VOYAGE AUTOUR DU MONDE LA FAVORITE PENDANT LES ANNÉES 1850, 1851.ET 185 RE à VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR LES MERS DE L'INDE ET DE CHINE EXÉCUTÉ SUR LA CORVETTE DE L'ÉTAT LA FAVORITE PENDANT LES ANNÉES 1850, 1851 ET 1852 SOUS LE COMMANDEMENT : : DE M. LAPLACE CAPITAINE DE FRÉGATE; PAR ms DE M. LE de AL. COMTE DE RIGNY. STRE DE LA MARINE ET DES COLON ie tte — TOME IL PARIS. IMPRIMERIE ROYALE. M DCCC XXXITT. Mo. Bot. Garden, 1827 VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR LES MERS DE L'INDE ET DE CHINE “x SUR LA CORVETTE LA FAVORITE PENDANT LES ANNÉES 1830, 1831 ET 1832. .%; CHAPITRE XI CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LA CHINE, SON GOUVERNEMENT, S RELATIONS AVEC LES EUROPÉENS. La Favorite était parvenue au terme le plus éloigné de son long voyage : les côtes d'Afrique, celles de l'Indos- tan, la presqu’ile malaise et une partie du grand archipel d'Asie avaient successivement passé sous nos yeux. Tant de pays, tant de peuples différents n'avaient point épuisé notre curiosité ; toujours , à travers les mers im- menses que nous parcourions, nos regards s'étaient ers. ; la Chine, et enfin les ancres de la cor- vette avaient pris fond sur le sol de cette contrée, plus curieuse que connué. Es 1 2 VOYAGE Jusqu'alors, dans presque tous les lieux que nous avions visités, j'avais trouvé la civilisation européenne aux prises tantôt, comme dans l'Inde, avee une reli- gion et des institutions aussi cruelles qu'absurdes, mais consacrées déjà par une longue suite de siècles; tantôt, comme chez les indigènes des détroits et de Luçon, avec l'ignorance et la férocité des sociétés primitives. Ces derniers cependant m'avaient offert un’ spectacle bien doux pour le voyageur qui étudie l'espèce humaine et s'intéresse à son bonheur : celui de la barbarie cé- dant peu à peu à l'influence admirable des sciences, des arts et de l’industrie. La Chine au contraire devait me présenter un sujet d'observations bien différent : j'allais voir une civilisa- tion dont les traces se perdent dans la nuit des temps, et qui depuis six cents ans lutte contre le joug tartare, deux fois changé et deux fois rétabli. On ne peut douter que sous le règne de ses souve- rains nationaux, la Chine n'ait joui, dans les temps passés, d'une prospérité bien supérieure à celle que nous 1e piton encore maintenant; du moins tout sem- ‘annoncer. En effet, ces travaux gigantesques, ces Les ea ss la province de Nankin, dont l'architecture hardie , quoique défigurée par leurs ruines, étonne en- core les Européens; les canaux navigables pendant plu- sieurs centaines de lieues pour d'innombrables bateaux, sur lesquels sont transportées les productions variées d'un empire i immense dont les frontières, d'un côté voisines de l'équateur, touchent de l'autré aux déserts DE LA FAVORITE. | 5 vlacés de la Sibérie, semblent les magnifiques restes d'une grandeur qui a résisté en partie à deux invasions, et que les premiers voyageurs génois et vénitiens, dont chaque jour vient maintenant constater la véracité, n'avaient pas trop vantée à leurs ignorants et incrédules contemporains. Mais si l’on fait encore attention que la Chine, po- licée dès les temps les plus reculés, était alors, comme aujourd'hui, entourée partout de peuples féroces et menant une vie nomade au milieu de plaines sauvages où ne se voit aucun vestige d'un état social plus avancé, on admettra facilement l'opinion soutenue par beaucoup de savants que la civilisation de la Chine n’a pu lui ve- nir du dehors, et que cet empire doit être considéré comme un des plus anciens foyers des sciences et des arts. Seulement il est vrai de dire que chercher à sou- lever le voile presque impénétrable qui couvre histoire de ces contrées, est une entreprise où ont échoué les plus illustres voyageurs : tous les systèmes que l’on a bâtis pour aider à la solution du problème, se sont paué ainsi trées ont été mieux étudiées, et Fobeurte € est Mouse aussi profonde qu'auparavant. Cependant les annales chinoises depuis la première invasion des Tartares sont assez connues pour permettre de décider qu'à cette époque le céleste empire était bien moins étendu que maintenant : beaucoup de provinces du N. et du N. E. et entre autres la Corée, étaient indépendantes et four- nirent même les troupes guerrières qui, franchissant la grande muraille, renversèrent le trône des: LS ai é li VOYAGE du sang chinois. À V'E., la belle île Formose n’est con- “quise que depuis deux siècles; au S., celle d'Haynan, séparée de la terre ferme par un canal très-étroit, est tombée plus récemment sous le joug de fer des man- darins; enfin le vaste empire des Birmans, celui du Pégu , au S. O., reconnaissent la suprématie de l'em- pereur de la Chine, dont ils dépendent cependant moins que le royaume du Thibet, lequel forme la frontière chinoise du côté du N. O. Mais toutes ces conquêtes ne furent jamais, vraisemblablement, l'ouvrage du peuple chinois, incapable en tout temps de défendre son in- dépendance nationale par les armes, et plus encore d'aller troubler des voisins redoutables qui n'avaient rien à perdre et tout à gagner, et qui, franchissant plusieurs fois tous les obstacles qu'une timide prudence leur avait opposés, soumirent à leur joug ces vastes contrées et une population presque égale à celle qui couvre aujourd'hui l'Europe civilisée. Ces hordes de Tartares, avant de perdre leur caractère belliqueux au sein de délices inconnues pour eux jusqu'alors, firent sentir également la supériorité de leurs armes aux peu- ples voisins de l'empire dont ils s'étaient emparés ; ils offrirent des conquêtes aux Chinois vaincus comme un dédommagement du grand nombre de sages et pater- nélles institutions qu'ils abolirent, ou dont ils ne con- servèrent que les dehors. Si nous adoptons l'opinion de beaucoup de savants anciens et modernes, que le nord de l'Europe et de V'A- sie a été la source d'où les torrents de barbares se précipitèrent sur l'empire romain, ravagèrent pendant DE LA FAVORITE. ) plusieurs siècles et replongèrent dans l'ignorance les parties de l'Europe alors civilisées, il nous faudra néces- sairement admettre que la Chine, plus exposée par sa position aux mêmes malheurs que l'Occident, a dû subir le même sort : cette grande muraille, dont l'ori- gine remonte à la plus haute antiquité, semble venir à l'appui de notre assertion et prouver également que les immenses plaines de la Tartarie, que Montesquieu appelle la fabrique du genre humain, inspiraient des in- quiétudes à la Chine, bien des siècles avant que By- zance eût vu pour la première fois les Huns, et tant d’autres tribus conquérantes plus terribles encore, ve- nir ébranler le trône des derniers Césars. Mais dans les deux parties du monde, les mêmes causes n'ont pas amené des résultats également heureux. En Europe, ces essaims de barbares méêlés aux peuples vaincus ont formé, après quinze siècles, des nations parvenues à une admirable civilisation. La Chine offre un tout autre spectacle : celui des vainqueurs et des vaincus aussi distincts entre eux qu'ils l’étaient le jour de la conquête; celui des arts et de l'industrie luttant contre un gouver- nement toujours mal assuré et toujours oppresseur, et obligé pourtant de ménager une immense population : tel est le sujet sur lequel j'exposerai quelques consi- dérations, trop générales peut - être , Mais qui me serviront, ainsi qu'au lecteur, comme d'une espèce d'introduction au récit de ce que j'ai vu, observé ou entendu dire à des personnes dignes de foi, dans le seul coin du vaste empire de la Chine qu'il soit permis aux Européens de visiter. Les jésuites et les autres mis- 6 VOYAGE sionnaires, plus portés, pour se faire valoir auprès de leurs mr -! à nr de la cour et des grands que rables d'un pays que, d’un autre côté, beaucoup d'Eu- ropéens, plus marchands qu'observateurs et plus oceu- pés de leurs affaires que des mœurs des habitants qui les entouraient, ont jugé trop sévèrement. Tous les renseignements de l’histoire autorisent à croire que l'invasion de la Chine en 1209 par les Tar- tares mongols, ayant à leur tête le fameux Gengis-Kan, est la première qui ait fait tomber du trône les empe- reurs chinois pour y placer une race étrangère. Trois siècles suflirent pour user cette nouvelle dynastie et faire perdre aux conquérants leur caractère guerrier : aussi cédèrent-ils presque sans combattre aux Tartares mantchous, que la soif du pillage fit descendre à leur tour des plaines de l'Asie septentrionale; mais ces tri- bus guerrières ne comptaient pas, à beaucoup près, autant de soldats que celles qui avaient accompagné Gengis-Kan dont elles venaient attaquer les descen- dants dégénérés : aussi les nouveaux souverains adoptè- rent-ils, pour affermir leur empire, une politique diffe- rente de celle qu'avaient suivie leurs prédécesseurs : les massacres , les dévastations, ces moyens de domination employésen Asie, n’eurent qu'une très-courte durée et lirent place à l'ordre et à la tranquillité ; le siége de l'em- pire, établi auparavant à Nankin, la plus belle ville des provinces du S., fut transporté dans celles du N.à Pékin, qui servit également de centre à la réunion des troupes conquérantes. De ce point, il leur fut plus facile de sur- DE LA FAVORITE, | 7 veiller les ennemis que les plaines de hi T artarie pou- vaient vomir encore, et d'étouffer promptement les révoltes formidables, mais toujours inutiles, que ten- tèrent des chefs puissants dépossédés par les dernières révolutions. De nouveaux mandarins prirent la place des anciens, enveloppés, avec leurs maîtres détrônés, dans une commune ruine; les impôts ne furent pas augmentés; et la multitude qui avait vu tomber sans regrets et sans lui donner secours le gouvernement des Mongols, reçut avec indifférence un joug nouveau, mais qui n'avait rien de plus lourd que celui qu'elle portait auparavant. En apparence rien ne fut changé: même culte reli- gieux, même organisation intérieure, même respect pour les anciens usages qui plaisent à la multitude trom- pée, et ne sont entre les mains des conquérants tartares qu'un moyen de plus d’asservissement: encore aujour- d'hui, chaque année, l'empereur daigne toucher pen- dant quelques minutes, à l'exemple des anciens souve- rains chinois, une charrue d’or enrichie de pierreries; et cependant, malgré cette vaine cérémonie, les ma- gasins d'abondance qu'un gouvernement national et pré- voyant avait jadis élevés au milieu de chaque ville, de chaque village, pour recevoir dans les années d’a- bondance le riz, si nécessaire à la nourriture des classes pauvres, restent vides et sont presque tous abandonnés; les habitants des campagnes, exposés à mille vexations, voient la plus grande partie du prix de leurs sueurs passer aux mains des mêmes fonctionnaires qui les protégeaient autrefois. I existe, à la vérité, des lois 8 VOYAGE très - sages pour défendre le faible contre le puissant, pour encourager l'industrie ; mais elles ne sont pas exécutées, ou sont rendues muettes en faveur de l'au- torité. | Tous ces vices du gouvernement chinois sont inhé- rents à la position où l'a placé la nécessité de ménager la masse de la population, qui, si elle se soulevait, étouf- ferait pour ainsi dire le petit nombre de ses conquérants. En eflet, les impôts étant très-faibles, le revenu ne peut sufhre à entretenir l'armée tartare qui, toujours sous les armes, réprime les fréquentes révoltes, garde l'empe- reur et veille aux frontières du N.; la même pénurie dans le trésor, force de n’accorder aux mandarins que des émoluments trop modiques relativement aux obliga- tions qui leur sont imposées : ainsi s'est établi, comme par un accord tacite entre le gouvernement et les dé- positaires de son pouvoir, un droit de concussion; chaque gouverneur de province, ayant acheté sa dignité à la cour, est obligé d'imposer aux peuples des taxes illicites pour venir à bout de remplir des engagements aussi onéreux que blämables, dont le fruit ne lui est même assuré qu'au prix de nouveaux sacrifices , renou- velés sans faute chaque année. Les grands mandarins pressurent la multitude de mandarins inférieurs, qui eux-mêmes pressurent la population par les plus iniques moyens: cette foule de petites autorités forment une espèce de réseau couvrant pour ainsi dire la surface du pays, et extrêmement lourd pour les classes riches, qui n'obtiennent pas toujours la tranquillité et la jouis- sance paisible de leurs biens par des tributs que la DE LA FAVORITE. 9 protection intéressée des mandarins exige impérieuse- ment; mais, d’un autre côté, comme les exactions ne pèsent que sur la fortune, que les impôts personnels sont légers ou même inconnus, la masse immense de prolétaires vivant du travail journalier de leurs mains est plus libre, plus heureuse à la Chine que dans tout autre pays du monde : le gouvernement la traite avec modération, assure même sa subsistance, et éloigne avec soin tout ce qui pourrait mécontenter et mettre en mouvement cette foule innombrable ; la crainte qu’elle inspire est la seule barrière contre l'esprit de concus- sion dont les autorités de tout rang semblent animées. Chaque mandarin répond de la tranquillité des habi- tants soumis à sa surveillance et de l'exécution appa- rente des anciennes lois. On conçoit combien il est difficile à la voix de l'opprimé d'arriver jusqu’au sou- verain à travers les obstacles sans nombre que tant d'intérêts particuliers lui opposent de toutes parts. Les premiers officiers de la cour sont pour ainsi dire enga- gés à soutenir les gouverneurs des provinces et à cacher des méfaits dont ils partagent les indignes fruits; mais siles réclamations parviennent jusqu’au pied du trône, si une révolte ou un mouvement vient annoncer le mécontentement d'une province, la punition du fonc- tionnaire coupable où maladroit est d'autant plus ter- rible que le souverain y trouve encore un moyen légal de remplir son trésor : les têtes accusées par la voix publique tombent à l'ordre d'un haut tribunal de la capitale, chargé de faire exécuter des lois sévères et anciennes, mais dont malheureusement la seule justice 10 VOYAGE n'a pas réclamé l'application. Les coupables, condamnés à la mort ou à finir leurs jours dans l'exil sur les fron- üères de la Fartarie, voient leurs biens réunis au do- maine de l'empereur et leur famille réduite en escla- vage; cette mesure, quelquelois inique, poursuit les accusés de rang en rang, br ‘à ce que le fisc ne trouve plus rien à récolter. Ne croit-on pas entendre Histoire des gouvernements de Europe au x siècle? Ces châtiments intéressés n'empêchent pas, quoiqu'ils soient fréquents, le mal de subsister dans toutes les provinces, la justice d'être vendue au plus offrant, la contrebande de se faire publiquement sous les yeux et même avec l’assentiment tacite de l'autorité locale, toujours occupée à étouffer les cris des opprimés et ne conservant qu'à prix d’or, auprès du trône, des protecteurs qui peutêtre n'ont pas mis ses prédécesseurs à l'abri d’un supplice mérité. Cependant le soin que le gouvernement prend des dernières classes, dont se compose la majorité de la population, l'espèce de repos et pour ainsi dire d’a- pathie où il les maintient, ne le garantiraient pas des attaques d'un aussi nombreux ennemi, si plusieurs causes qui tiennent aux localités et à la position respec- tive des diverses classes du peuple, ne l'en défendaient encore plus efficacement. En eflet, que pourraient contre près de deux cents millions d'habitants qui cou- vrent, dit-on, l'immense surface de l'empire chinois, une poignée de Tartares, dès longtemps ämollis par le luxe, par une longue paix, et concentrés autour du trône d’un empereur invisible pour ses sujets ? Mais les DE LA FAVORITE. 11 distances énormes qui séparent les différentes parties de l'empire, l'aversion constante des provinces les unes envers les autres, et. plus encore la crainte qu'ins- pirent aux rangs élevés de la population les classes inférieures, toujours prêtes dans cette partie de l'Asie, comme en Europe, à profiter des troubles et des dé- sordres pour piller et se livrer à tous les excès, isolent en quelque sorte les soulèvements partiels qui ont lieu fréquemment dans les provinces, et les forcent ainsi à s'éteindre d'eux-mêmes sur les points où ils étaient nés sans avoir fait de grands progrès, et souvent : même après avoir duré plusieurs années. Quelquefois cependant ces révoltes dort Louis lantes, surtout avant que la dynastie aujourd'hui ré- gnante se füt affermie sur le trône; mais l'ordre fut toujours rétabli, soit par les armes des troupes tartares, soit par la trahison, qui faisait succomber les chefs livrés ou séduits, soit enfin par des transactions passées entre le gouvernement et les rebelles. C’est ainsi que pen- dant le siècle dernier, un fameux pirate, après avoir ravagé, à la tête de trente mille hommes, les côtes de la Chine, battu plusieurs fois les armées envoyées contre lui, menacé Canton et exercé sur les peuples les plus horribles cruautés, fut fait grand mandarin, obtint des terres pour ses adhérents, et rendit enfin à ce prix la tranquillité à sa patrie; et, chose bien rare en Chine, le traité fut observé des deux côtés. En 1661, Coseng, fils d'un prince chinois du sang impérial, auquel la nouvelle usurpation avait coûté la vie, fut moins heureux que le pirate: vaincu par les troupes 12 : VOYAGE conquérantes à peine maîtresses de l'empire , il se vit obligé de quitter sa patrie, et à la tête d’une très-forte armée composée de Chinois, qui fuyaient comme lui le joug étranger , il alla conquérir Formose , et menacer les Espagnols sur les rivages de Luçon; mais la mort l'arrêta au milieu de sa carrière, et ses conquêtes vinrent ajouter encore à l'étendue de l'empire chinois. Ainsi dans le gouvernement de ces vastes contrées, une même cause fait naître des résultats bien différents ; él ent où sont les provinces de la capi- de. peuples entièrement livrés à la rapacité ad et met obstacle à tout progrès vers le bien, d'u pr Bitte côté il sert de barrière contre l'anarchie, et il a conservé, depuis l'avénement de la dynastie mant- choue, la tranquillité de l'empire. Les Chinois ignorent peut-être eux-mêmes quelle est la force des troupes tar- tares qui forment l'appui du trône de l'empereur; mais elles ne doivent pas être plus considérables qu’elles n’é- taient lors de la dernière invasion; car ces conquérants, toujours sous les armes depuis cette époque, occupés à repousser de dangereux voisins sur les frontières du N., en même temps qu'à étouffer les fréquentes ré- voltes des vaincus, et pouvant être considérés comme une garnison étrangère qui garde malgré ses habitants une place forte où elle commande, sont demeurés étran- gers à la population chinoise et ont conservé le sang de leurs aïeux dans toute sa pureté. Aussi ces Tartares … exercent-ils toujours, quoique amollis par les douceurs du luxe et de loisiveté, le même ascendant sur les peuples qu'ils ont soumis : des traits prononcés, la barbe DE LA FAVORITE. 15 et les moustaches longues et noires, des yeux noirs, un regard dur et assuré, les pommettes des joues saillantes, le nez aquilin, une chevelure longue et crépue, une taille au-dessus de la moyenne, des membres çant la vi- gueur, enfin une attitude hautaine et guerrière, font tou- jours distinguer les vainqueurs des vaincus. Au pouvoir des premiers sont tombées toutes les hautes dignités de l'empire : sous le nom de mandarins de guerre, ils se partagent le gouvernement des provinces, possèdent tous les grades de l’armée, et sont l'objet de la cons- tante sollicitude du souverain. Les. seconds, sous le nom de mandarins lettrés, occupent dans les adminis- trations, dans les tribunaux, tous les emplois où il faut apporter une instruction que ne possèdent pas leurs fiers rivaux, plus ignorants, mais toujours maîtres et compo- sant une véritable aristocratie militaire, dans laquelle on compte treize rangs de mandarins, tandis qu'il n’y a que neuf classes de mandarins lettrés; ce qui n’em- pèche pas que cette espèce de noblesse secondaire ne soit recherchée de tous les riches Chinois, lesquels, pour en obtenir les titres, payent à la cour de Pékin des sommes exorbitantes. Cependant Tamour - propre seul retire quelque avantage d'aussi grands sacrifices, qui vont encore grossir les revenus de l'empereur; car le nouveau mandarin ne jouit d'aucune autorité ni d’au- cun honneur extérieur; souvent même il tremble de- vant des mandarins d’un rang inférieur au sien, et leur fait de nombreux présents pour conserver sa tranquil- ments de sa dignité aux yeux de ses parents et de ses sue ps F lité; mais il s’en console en faisant parade des orne- 14 VOYAGE amis, qu'il est d'usage de réunir dans les grandes céré- monies de mariage et d’enterrement : ce sont des titres de noblesse que les conquérants vendent aux vaincus. Combien de fois, quand j'ai trouvé chez les différents peuples des institutions qui excitent comme celle-ci les observations. dédaigneuses des Européens, me suis - je rappelé ce vers d'Horace : Quid rides?. . . de te fabula. L'armée tartare est bien entretenue; la cavalerie sur- tout est, dit-on, fort bonne, ou du moins redouiée des nations qui avoisinent la Chine au S. O. et à l'O. : troupes sont armées de lances, d’arcs et de FRE et se servent d'armes à feu, mais semblables à nos plus anciens modèles et. d'une fabrication très-inférieure. Leur manière de se battre ne ressemble en rien à celle des Européens et indique une grande ignorance de la tactique militaire : les Tartares attaquent l'ennemi réunis en masse et en jetant de grands cris; l'air est obscurei de flèches et de dards ; les premiers rangs, composés des guerriers les plus intrépides, combattent l'ennemi corps à corps: de ce premier choc dépend le succès de la ba- taille. Malheur au parti qui en fuyant abandonne la victoire! car alors commencent toutes les horreurs du pillage et des massacres : le vaincu ne doit espérer au- cune pitié. Cependant jusqu'ici les souverains de la Chine ont toujours eu l'avantage dans leurs guerres contre les Birmans , le Pégu et les habitants plus belli- queux du Thibet. Mais ce n'est pas de ce côté que sont leurs ennemis les plus formidables : c'est au N. O. et au N. des frontières, du côté des plaines de la Tartarie, déjà fatales aux usur- DE LA FAVORITE. 15 pateurs du trône chinois, que se prépare une nouvelle invasion. Plusieurs tribus de tartares que leur désunion et la politique astucieuse bien plus que les armes de l'em- pereur avaient rendues tributaires de la Chine, s'étant naguère réunies contre l'ennemi commun, sous la con- duite d'un chef renommé, repoussèrent plusieurs fois les troupes impériales et envahirent le territoire chinois, dont le gouvernement, dans ces circonstances difficiles, eut recours à ses moyens ordinaires : la séduction, les promesses, et surtout la perfidie. Celle-ci triompha d'abord ; le général ennemi, attiré dans la capitale pen- dant une trêve, pour conclure la paix et recevoir de grands honneurs, meurt dans les plus affreux supplices, sous les yeux mêmes de l'empereur, et les lambeaux de son corps sont envoyés à ses enfants comme une me- nace du traitement qui leur est réservé s'ils ne se sou- mettent pas sur-le-champ; mais ceux-ci, animés par la vengeance, et guidés par leur oncle, homme d'un grand caractère, recommencèrent la guerre avec une nouvelle fureur. Lors de mon passage à Canton, les troupes de l'empereur avaient été plusieurs fois battues, et lon prévoyait de grands événements : les Chinois rappe- laient d'anciennes prophéties, contraires suivant eux à la dynastie régnante, et témoignaient hautement leur haine contre elle et le désir de son prochain renverse- ment. Il existe en Chine, dit-on, une foule de sociétés secrètes, qui choisissent leurs initiés dans les hautes classes de la population vaincue: leur formation, entiè- rement politique, remonte à la dernière invasion des Tartares; tous leurs efforts, ou pour mieux dire tous 16 VOYAGE leurs vœux, tendent à expulser les Amañres actuels de l'empire. Encouragés par le souvenir de la chute de la dynastie mongole, et accordant une entière croyance à de prétendues prophéties, les Chinois sont persuadés que la dynastie actuelle tombera du trône à son tour, pour l'abandonner peut-être à une nouvelle famille tartare, en attendant qu'une révolution plus heureuse y fasse re- monter le sang de leurs anciens souverains. Un concours singulier de circonstances semble an- noncer aux Chinois que si leurs vœux pour l'avenir ne sont pas exaucés, leur haine contre le sang tartare sera du moins en partie satisfaite. J'ai déjà parlé de l'ennemi qui ayant franchi les frontières, fortement ébranlé le trône de l'empereur, battu plusieurs fois ses armées, trouve, à mesure qu'il fait des progrès, de nombreux partisans parmi une population mécontente et avide de change- ments. Depuis le commencement de cette guerre, les révoltes, même dans les provinces du S., ont été nom- breuses et beaucoup plus alarmantes que par le passé; dans le sein même de la famille impériale il y a, dit-on, de la désunion et des germes de guerre civile. En .Chine, le titre de fils aîné du souverain n’est pas un droit au trône; et déjà plusieurs fois depuis deux siècles les plus jeunes fils ont succédé à leur père, mais non sans quelques débats dont les intérêts de la dynastie ont dû souffrir. L'avant-dernier empereur, qui avait été associé à l'empire du vivant de son père et qui lui avait succédé sans empêchement, était le cinquième fils. Un de ses derniers enfants , âgé de dix ans, qu'en mourant il désigna pour monter après lui sur le trône, fut moins e LI #- DE LA FAVORITE. 17 D heureux : le fils aîné de l'empereur décédé, le même qui règne de nos jours, profitant de la jeunesse du favori de son père, s'empara du trône ; mais oubliant aujourd'hui l'exemple qu'il a donné et les droits qu'il a fait valoir, ce souverain veut à son tour que son troi- sième fils lui sucéède , au détriment de l'aîné, regardé, depuis l'avénement de son père au trône, comme le véritable héritier. Les partisans de la famille régnante , dont l'accord serait si nécessaire dans les circonstances présentes, sont divisés en plusieurs partis qui n’atten- dent pour en venir aux mains que la mort de l'empe- reur, dépourvu, si l'on en croit les Chinois, des talents et surtout de l'énergie nécessaires pour gouverner un aussi vaste empire; et en eflet les événements semble- raient prouver qu'ils ont raison. Sous son règne le relâchement des ressorts du gou- vernement, la démoralisation de ses agents, l'inquié- tude de la population, avant-coureurs de la chute des trônes, ont fait de grands progrès: les Chinois, dans ces circonstances, en annonçant hautement une révo- lution aux Européens, paraissent attendre ses résultats avec la plus grande indifférence. Tel est le sort des gou- vernements despotiques : les peuples ne trouvent qu’à gagner à leur renversement. ét run problème pour les voyageurs qui ont cher- ché à connaitre les différentes parties du gouvernement qui pèse actuellement sur la Chine, ses forces quand elles sont réunies , l'eflet de ces dernières quand elles réagissent les unes sur les autres, que l'existence d'une dynastie sans racines dans le pays, et qui règne pourtant IT. 2 18 HOYAGE: ge. “ depuis près de trois siècles; on ne peut en trouver la solution que dans le pouvoir de l'habitude sur les Chinois, dans l'attachement invincible de ce peuple pour ses coutumes, dans l’égoïsme naturel aux Habitants de chaque province d'un empire immense soumis à un joug étranger, enfin dans les institutions, -consacrées par leur antiquité, et qui forcent pour ainsi dire chaque Chinois à rester-et à vivre dans la sphère où il est né. A l'exception des troupes tartares ou gardes de l'em- pereur, lesquelles sont en petit nombre comparative- ment à la population , l'empire n'a réellement pas de forces militaires ; car on ne peut donner ce nom à des espébes de mjices chargées de veiller dans de soldats présents sous les drapeaux. Ces troupes cl 14 n jises sont composées d'artisans, de laboureurs, d'h mimes de tous métiers qui, en abandonnant leur faible p paye aux mandarins de guerre qui les commandent, jouissent de - la faculté de vaquer librement à leurs professions. Mais … si une guerre se déclare, si les autorités de la province ; ou des villes voisines demandent des renfoi primer quelque soulèvement, de suit est ordonné; les misérables qui se | pi er reçoivent un habillement et des arraes, et sont dirigés * vers l'endroit menacé : leur marche jette la désolation dans tous les lieux. où ils passent; ces prétendus soldats pillent leurs compatriotes, commettent toutes sortes d'excès, et sont la terreur du pays qu'ils devaient pro- +éger. Que peuvent faire de pareilles troupes, comman- | DE LA FAVORITE, 19 dées par des officiers plus indisciplinés, plus brigands encore que leurs soldats ? Elles fuient lâchement devant l'ennemi : aussi, comme je l'ai déjà dit, les révoltes du- rent souvent plusieurs années, sans que la cour de Pékin paraisse beaucoup s'en inquiéter; car les distances qui séparent la capitale des grandes villes et celles-ci entre elles, s'opposent à ce que le mal fasse des progrès. De pareils moyens, pour enir l'ordre dans l'in- térieur des provinces et parm M 8 innombrable popu- lation, paraîtront sans doute bien incertains: cependant on a lieu de supposer que les crimes ne sont pas très- communs à la Chine, surtout dans les parties de l’em- pire éloignées de Canton; car dans cette ville, centre « commerce avec les Européens, et généralement es côtes, les habitants sont plus remuants et beaucoup moins doux que ceux de l'intérieur; différence qui a été servée dans tous les pays du monde. si r on + ges _ aux PEU des premiers voya- geurs P éens qui pénét dr. æ En avant # néstrée d'une manière admirable : schraddte aVait ses tribunaux qui dépendaient d’une haute cour siégeant au cheflieu de la province ; la moindre prévarication des t pumie; les phiintes des derniers Chinois trie dcétient : jusqu'au trône ‘et étaient toujours écoutées : l'empereur ne se tenait pas, invisible pour ses sujets, renfermé dans un vaste palais gardé par des troupes étrangères ; les armées, ibest-vrai, étaient peu nombreuses, et peu redoutables peut-être pour des. voisins inquiets et guerriers ; mais les provinces n étaient | 2. ” % # 2 LEA &: 20 VOYAGE! #4 pas troublées par des soulèvements sans cesse renais sants, ni fréquemment dévastées par les troupes appe- lées pour rétablir l'ordre; l'état protégeait les laboureurs, encourageait l'agriculture : aussi les terribles famines, si funestes dans ces vastes contrées aux dernières classes -du peuple, n'y faisaient pas comme de nos ; jours de fré- quentes apparitions. Ce temps a été l'âge d'or de la Chine; l'âge de fer a commencé avec la puissance tar are; les institutions sont restées, mais leur ancienne vigueur s’est presque entièrement évanouie; les tribu- naux subsistent toujours et en même nombre, mais les affaires civiles n'ont plus de fin et sont soumises à l'in- fluence des richesses ou aux caprices de l'autorité. I n'en est pas de même cependant des affaires criminelles; la peine du talion est appliquée avec la plus grande sé vérité, et bien rarement le prévenu peut y échapper, quelles que soient les circonstances qui militent en sa faveur; car le fisc et les mandarins, pour qui cette j jus- tice sévère et souvent inique est une source de profits considérables, sacrifient au désir de trouver le coupable l'existence de l’innocent. Les lois criminelles en Chine - ont de grands rapports avec la législation mes 50 ces peuples du moyen âge si vantés q aux Gau lois et aux Bretons leur joug et se: iiies Nossieux ontreconquis leur liberté, mais combien n'a-t-il pas Ali: de ME pour que notre législation criminelle arrivât Join e pi où elle est Mar vs de nos jours; juges un leurs és devoirs, ‘et désirs dis- "posés, comme la loi dont ils sont les organes, à CONCI- à 0 DE LA FAVORITE. 21 lier les intérêts de la justice avec ceux de l'humanité ! Ce : principe si humain, aujourd'hui consacré dans tous nos tribunaux, «qu'il vaut mieux laisser dix coupables impunis que de sacrifier un innocent, » est aussi inconnu des Chinois qu'il l'était en Europe dans les siècles pas- sés ; cependant Jes magistrats de cette nation ne sont pas incapables d'en ‘äpprécier la beauté : un événement qui eut lieu en 1927 à Canton, devant tous les étrangers , est uné preuve-de ce que j avance, et le récit n'en 4 raîtra peut-être pas dénué d'i intérêt. Vn:-havire français du commerce, fatigué par un long voyage et de grands mauvais temps, relàcha dans la baie de Tourane, principal port de la Cochin- chine : les avaries du bâtiment, la difliculié d'y faire les réparations absolument nécessaires pour reprendre la mer, et plus encore la mauvaise volonté calculée des autorités du pays, forcèrent le capitaine et l'équi- page de le vendre au souverain cochinchinois et de s'embarquer, avee ce qu'il y avait de plus précieux dans + la cargaison, sur une jonque chinoise, frétée pour. les porter à Macao. La traversée fut courte et dura néanmoins assez longtemps pour que l'équipage de la jonque pût tramer un horrible complot contre les Fran- çais et le mettre à exécution. Vainement un vieux ma- telot chinois essaya plusieurs fois par des signes d”: attirer l'attention du capitaine passager, et de lui faire con- naître le danger dont il était menacé; celui-ci se con- tenta de faire veiller quelques-uns de ses iatelots pendant le jour et surtout pendant la nuit; mais cette mesure, prise avec peine, fut exécutée avec d' autantplus 22 1 1 VOYAGE? de négligence que plusieurs de céès matelots, épuisés par les fatigues de leur navigation antérieure, avaient encore à lutter contre les fièvres ou la dyssenterie. Déjà la jonque était tirée en vue de la Grande-Ladronne, île élevée qui sert de point de reconnaissance pour l’en- “tirée de. Macao pendant la mousson du S. O.; tous les passagers chinois s'embarquèrent sur un bateau destiné pour les côtes voisines bordant la province de Fo-Kien, avec un empressement que les Européens n'auraient pas dû voir sans quelques soupçons, s'ils n ‘eussent té aveuglés par la plus imprudente confiance. La : nuit s'était écoulée tranquillement, et le jour, qui com- mençait à poindre, semblait annoncer aux Français une heureuse et prompte arrivée, mais il devait éclairer leur massacre. Ces infortunés, la plupart endormis, sont égorgés à coups de poignard ou de hache par l'équi- page de la jonque ; leur capitaine, assailli par les assas- sins dans la chambre étroite qu'il occupait avec ses offi- ciers, en tue plusieurs de sa main et suécombe enfin le dernier. Cependant un jeune matelot restait encore : #* è animé d’une barre de fer, il faisait, quoique blessé griè- vement à la tête, une résistance. désespérée ; arrivé sur le pont et près de succomber dans cette lutte inégale, il se précipite à la mer, et. paraît ainsi assurer Ps mort l'impunité à ses meurtriers: Heureusement échappé à cette catastrophe, notre brave compatriote nage vers le bateau de pêche le plus voisin , auquel il demande des secours qu'une cruelle prudence fait refuser ; d'autres pêcheurs plus hardis bui sauvent la vie et le débar quent bientôt après, de nuit we, # E.. DE LA FAVORITE. 23 et furtivement , sur le rivage de Macao. Ce malheureux, blessé et malade, après avoir erré dans des rues, au milieu d'une population entièrement étrangère pour lui, parvint enfin jusqu'à la demeure des missionnaires français, qui, par leurs soins et leur douce humanité, lui firent perdre en peu de temps le souvenir de tous ses maux. Dans cet intervalle, le consul de France, homme de talent et d'une grande fermeté, était revenu de Canton à Macao. L'affaire, portée devant les auto- ‘portugaises, fut poussée avec vigueur, et biem à. s mise entre les mains des mandarins chinois, qui en rendirent compte à l'empereur. Les hauts fonction- naires chinois, tout en affectant dans leur conduite et leurs actes publics le plus grand mépris pour les Euro- péens, qu’ils appellent barbares , ne paraissent pas moins jaloux de conserver sur eux, aux yeux du vulgaire, leur prétendue supériorité en sagesse et en civilisation : aussi, dans des circonstances aussi graves, les ordres les plus sévères pour arrêter et punir les auteurs du crime * furentils reçus promptement de Pékin. Par suite des. dépositions du matelot français, les passagers chinois qui avaient quitté la jonque la veille du massacre pour ne pas y prendre part, et s'étaient rendus en toute hâte dans leurs provinces respectiv es, furent mandés à Can- ton: l'on eut par eux tous les renseignements propres à faire connaître les coupables et leurs projets ultérieurs : un ordre du vice-roi mit lembargo sur tous les navires qui se trouvaient dans les ports des provinces de Quang Tong et de Fo - Kien; bientôt les meurtriers, arrêtés sur leur jonque et mis dans des cages de fer, furent envoyés 24 VOYAGE à Canton pour y être jugés. Ge fut à leur entrée dans cette ville que se passa le fait que je vais raconter et qui intéressa beaucoup tous les Européens, devant les- quels, d’après les ordres précis de l’empereur , les débats devaient être ouverts, le jugement prononcé, et les cou- _ pables mis à mort. Parmi les nombreux Anglais spectateurs de l'entrée des criminels dans Canton, se trouva par un heureux hasard l'interprète de la compagnie pour le chinois; ce savant qui a poussé la Dean. © cette langue difficile plus loin qu'aucun Européen , la parle et l'en- tend très-facilement, et il a même composé un diction- naire anglais - chinois fort estimé de ses compatriotes. M. Morisson reçut dans cette circonstance une bien douce récompense de ses veilles et de ses travaux; il entendit, à travers les barreaux des cages où étaient renfermés ces malheureux destinés au supplice, les cris d'un pauvre vieillard qui, protestant de son innocence, demandait le matelot auquel son secours avait sauvé da vie et dont le témoignage devait lui faire rendre la liberté : l'interprète s'approche, questionne le vieux Chinois, prend des renseignements, et le quitte en lui promettant son secours devant les juges. En efet, peu de jours après, accompagné du Français échappé au massacre, il se présente devant les mandarins , plaide la cause de son client, fait briller à leurs yeux ce prin- cipe d'une admirable philanthropie : « Mieux vaut laisser échapper dix coupables que condamner un innocent: » et enfin arrache au tribunal son consentement pour la confrontation du matelot et de l'accusé, qui se préci- DE LA FAVORITE. 25 pitent dans les bras l’un de l’autre en versant des larmes et attendrissent tous les spectateurs : les jages mêmes, étonnés des nouvelles pensées, des nouveaux principes de justice que M. Morisson avait développés devant eux, cèdent au sentiment général: le vieux Chinois est absous; sur quatre-vingts accusés , dix-sept seulement , condam- nés à mort, sont décapités, et leur chef coupé par mor- ceaux, en présence des étrangers alors à Canton. Leurs têtes, verse à Macao, furent placées le long du ri- vage, sur les pai de rochers les plus élevées, comme un sanglant témoignage de la justice sévère des Chinois, même en faveur des Européens. Une souscription ouverte parmi les négociants pro- duisit quinze mille francs, qui furent partagés entre le Français et le vieillard. Ainsi fut donné aux Chinois de Canton, par des hommes dont ils font si peu de cas, un double exemple de philanthropie et de générosité. Dans combien d’autres institutions de ce peuple trop vanté ne retrouve-t-on pas les traces de la barbarie qui faisait, il n’y a pas encore cent ans, la honte de l'Europe, et dont quelques nations, qui se croient civilisées , tra- nent encore après elles des lambeaux! Cette coutume instituée par le pouvoir arbitraire, cette peine que trans- mirent à nos aïeux les Romains, esclaves sous leurs em- pereurs, et qu'une sanglante révolution a pu seule extirper du so À de notre patrie, la confiscation des biens d’un condamné au profit du souverain, intéressé ainsi à trouver des coupables parmi ses sujets, est en Chine une loi fondamentale, exécutée avec la plus grande rigueur. Elle frappe également celui que l'on met à 26 VOYAGE mort, et celui qu'on exile aux frontières de la Tartarie septentrionale, Sibérie de l'empire céleste; c’est là que le riche Chinois, accusé du crime de lèse-majesté, ou de résistance aux exactions de l'autorité, et le man- darin qu'une intrigue de cour a renversé, ou que ses concussions ont amené devant l'empereur, vont dans un horrible exil et comme esclaves des mandarins de guerre qui veillent à la frontière, mourir de désespoir loin de leurs familles, vendues et privées pour toujours de la liberté. Cette peine, toute cruelle qu'elle est, paraît cependant moins affreuse aux Chinois que les horribles tourments qui terminent les jours des condamnés ou les forcent à avouer des crimes que peut-être ils n’ont pas commis. À l'exception des bûchers, dont nous de- vons aux moines l'heureuse introduction en Europe, les Chinois connaissent tous les supplices qui étaient usités en France et en Angleterre, dans les temps d’esclavage et de barbarie; ils ont même surpassé nos ancêtres en cruauté, et ils varient jusqu'au raffinement d'épouvan- tables souffrances que les bourreaux prolongent ou font cesser par la mort, suivant les sacrifices plus ou moins grands qu’un hideux contrat impose aux familles désespérées. D'après l’ancien usage qui subsiste encore dans toute l'Asie, et qui s'est maintenu en Europe jus- qu'à des temps peu éloignés de nous, les supplices les plus affreux sont, à ce qu'il paraît , réservés en Chine pour les individus coupables d'offenses souvent bien légères envers le souverain, ou de rébellion envers l'au- torité des mandarins et leur insatiable cupidité: aussi les dix-sept assassins exécutés à Canton; n'étant cou DE LA FAVORITE. 27 pables que d'un crime privé, furent tous, à l'exception du chef, décapités sans souffrir de tortures, mais après avoir été, il est vrai, enfermés dans d'étroites cages de fer, préliminaires dont la justice chinoise ne tient pas compte et auxquels elle soumet indistinctement tous les accusés. Combien 1e esse et Anglais doVéat être fiers de leur patrie, des lois admirables qui la gouvernent et assurent au dernier des citoyens une douce liberté et la jouissance paisible des biens de ses ancêtres ou du fruit de ses travaux, quand ils retrouvent chez un peuple dont le gouvernement était encore admiré de nos pères à la fin du siècle dernier, ces institutions nées de la barbarie qui couvrit si longtemps la plus belle partie de l'ancien monde, et que les lumières toujours croissantes ont fait disparaître entièrement ! L’esclavage, que le nord de l'Europe défend seul encore contre la civilisation , est enraciné à la Chine , où il opprime une grande partie des habitants. Cette coutume cependant n'a pas été dans ce pays, comme en Europe , le résultat de la conquête du sol par des armées étrangères; car il ne paraît pas que dans aucune de leurs invasions, les Tartares aient privé des populations entières de la liberté; en Chine l'esclavage semble avoir existé de temps immémorial et être inhérent aux mœurs et pour ainsi dire aux besoins des indigènes. Nous avons déjà vu que les familles des condamnés au bannissement ou à la mort étaient vendues et réduites en esclavage, après avoir été dépouillées de leurs biens au profit du trésor de l'empereur ; cette mesure abominable s'étend égale- 28 VOYAGE ment sur les femmes et les enfants des malheureux hors d'état de payer au fisc les amendes qu'ils ont encourues, ou les dettes contractées envers des créanciers exigeants; cependant il est probable qu'elle ne produit qu'une très- petite partie de la multitude d'esclaves qui remplissent les maisons des riches Chinois, et dont la plupart sortent des dernières classes de la population, auxquelles des lois plus humaines qu’elles ne semblent l'être permettent de vendre leurs enfants. En eflet, sans cette tolérance bien entendue, que de- viendrait, dans les famines qui désolent fréquemment unroyaume si populeux, cette foule de petits êtres faibles et délaissés par leurs parents, souvent aux prises eux- mêmes avec les horreurs de la faim? Alors l'enfant auquel sa mère réduite au désespoir ne peut trouver un maître qui le préserve des atteintes du besoin, est abandonné sur le bord des fleuves, et bientôt la pauvre petite créa- ture, entraînée par le courant de l’eau, devient la proie des poissons dévorants. Ces sacrifices ne sont que trop communs; la superstition en déguise l'horreur aux infor- tunés parents, qui s'imaginent avoir rempli leurs de- voirs en confiant aux soins douteux de la Providence des créatures que la nature avait placées sous leur pro- tection. À ces époques malheureuses, les Chinois aisés arra- chent à la mort, en les achetant ou en les recevant par pitié, de petits garçons et de petites filles qui, en avan- çant en âge, regardent leurs maîtres comme des pro- tecteurs et comme leurs uniques parents : en général ce joug est léger, surtout pour les jeunes filles, qui sou- DE LA FAVORITE. 29 vent, quand elles sont jolies, deviennent les concu- bines de leur maître, lui donnent des fils et obtien- nent ainsi pour l'avenir la liberté et une existence assurée. Les garçons, élevés avec bonté dans l'inté- rieur des maisons, et ensuite devenus artisans, vivent heureux sous le patronage de celui qui leur sauva la vie et prit soin de leur enfance. Ainsi s’est établi entre les classes riches et les pauvres un rapport naturel de bien- faisance d'un côté et d'attachement de l’autré, qui adou- cit l'esclavage et détermine en tout temps les familles du peuple, même celles qui sont à l'abri des premiers besoins, à vendre leurs enfants pour leur ménager un avenir plus heureux. Cependant, comme j'aurai bientôt occasion de l’expliquer, l'intérêt ou le libertinage vien- nent souvent jeter de tristes ombres sur le tableau con- solant que je viens de tracer. Une contrée couverte d'habitants paisibles et indus- trieux doit être bien cultivée; en effet, si l'on en croit les rapports des missionnaires, seuls Européens qui aient pu parcourir librement l'intérieur de l'empire, ou si l'on prend pour terme de comparaison les provinces maritimes et les environs de Canton, on ne pourra douter que dans l'intérieur de la Chine l'agriculture ne soit arrivée à une perfection que l'Europe n'a pas encore surpassée. Cependant, comme je l'ai déjà dit, il ne faut pas accorder une confiance entière aux relations de prêtres auxquels une longue absence avait peut - être fait oublier leur patrie; la considération qui jusqu'à la fin du siècle dernier environna en Chine les mission- naires catholiques, appelés alors à y jouer un rôle aussi ver 30 ; VOYAGE brillant que nouveau pour eux, dut naturellement sé- duire leur amour-propre, exalter leur imagination, et les disposer à jeter du merveilleux dans toutes les descrip- tions qu'ils nous ont données de la cour du souverain, de sa capitale, des grandes villes de l'empire, enfin des mœurs et des coutumes du peuple chinois. L'ambassade de lord Amherst à Pékin en 1816 a pu isole jeter quelques clartés sur ce sujet; mais les ren- seignements qu'elle nous a fournis ne s'accordent pas toujours avec les descriptions pompeuses des un et des autres missionnaires européens. Depuis lord Macartney, qui visita la capitale de la Chine en 1792, et malgré les propositions fréquemment renouvelées du cabinet de Londres, aucun ambassadeur anglais n'avait pu être reçu à Pékin, ni même pénétrer dans l'intérieur de l'empire, dont le souverain rendu prudent par les troubles que les prêtres catholiques avaient excités dans ses États, et devenu défiant depuis les tentatives des maîtres de l'Inde sur le Pégu et les pays voisins du Thibet, avait non-seulement ‘expulsé tous les missionnaires du territoire chinois, mais en avait sévèrement défendu l'entrée aux Européens et sur- tout aux Anglais. Lord Amherst appela la ruse à son aide pour parvenir jusqu à Pékin et auprès de l'empereur; mais il ne réussit qu'imparfaitement : la politique chi- noise et l'astuce des mandarins, intéressés à étoufler les réclamations qu'il était chargé de porter au nom de la compagnie des Indes, rendirent vains tous ses efforts. Une frégate, accompagnée de deux corvettes, débar: qua lord Amherst et sa suite à l'embouchure d’un fleuve DE LA FAVORITE. 51 qui passe à peu de distance de la capitale, éloignée de la mer d'environ trente lieues : les bâtiments recurent l'ordre d'appareiller sur-le-champ et de faire voile pour Canton; ce fut alors que l'ambassadeur fit connaître à la cour son arrivée, en même temps qu'il lui expri- mait l'intention formelle d'être présenté à l'empereur. Le retour des Anglais par mer était impossible, at- tendu le départ de leurs bâtiments : ül fallut donc que le souverain chinois consentit non-seulement à ce que lord Ambherst visitât sa capitale, mais encore qu'il lui permit de se rendre à Canton par l'intérieur. Une ré- ception magnifique cacha d'abord le mécontentement des mandarins, qui bientôt rompirent par leurs intri- gues toutes les espérances de l'ambassadeur anglais, auquel on soumit, peu d'heures seulement après son arrivée à Pékin, les conditions de sa présentation à l'em- pereur; ces conditions étaient inadmissibles et ne pou- vaient manquer d'être rejetées. Le lord anglais refusa de, se soumettre à toutes les humiliantes cérémonies exigées impérieusement et avec l'intention de le dé- goûter : aussi dès le lendemain de son arrivée, avant le lever du’ soleil, il était embarqué avec sa suite dans des bateaux couverts, et commençait par les canaux, pour aller rejoindre sa frégate au port de Canton, un voyage de quatre cents lieues qui devait durer quatre mois. ; Pendant ce court séjour dans la capitale de l'em- pire, les Anglais furent convenablement traités ; les Chi- nois leur laissèrent visiter une partie de la ville, le pa- lais de l'empereur et ses jardins, qu'ils regardaient sans 32 * VOYAGE dti comme ce qu'ils avaient à montrer de plus Queer pour leur amour-propre national. Cependant les voyageurs ne virent Fa leurs pro- me rien de vraiment grand et qui parüt digne d'a à des Européens du xnx° siècle : Pékin est une sn immense, remplie d'une innombrable popula- tion; les rues en sont plus larges que celles de Canton, dont nous aurons bientôt occasion de parler, et les mai- sons bien mieux construites; ce qu'il faut attribuer au besoin qu'on y éprouve de résister au froid souvent très-vif et plus intense même qu'il ne l'est dans cer- taines contrées d'Europe situées sous une latitude pbis septentrionale ; mais les Anglais n'eurent à y conte ipler aucun monument comparable aux chefs-d'œuvre d'ar- chitecture qui ornent Londres et Paris. Le palais de l'empereur est très-vaste; 11 renferme dans son enceinte une ville, des campagnes et des bois; un nombreux corps de troupes est logé dans l'intérieur. L'architecture de ses bâtiments, ou du moins ce que les voyageurs purent en apercevoir, est bizarre, chargé d'ornements, mais ne leur offrit rien de gracieux ni d'imposant. Les jardins fixèrent cependant l'attention des Européens par la variété des fleurs, leur beauté, et la manière aussi curieuse que brillante dont elles étaient disposées. Cette partie de lhorticulture est généralement très-soignée chez les riches Chinois, qui la plupart en font l'objet d'une véritable passion et dépensent des sommes énor- mes pour décorer les jardins des fleurs les plus belles et les plus rares, dont leurs femmes aiment beaucoup à orner leurs cheveux. DE LA FAVORITE. 55 Lorsque l'empereur sort de son immense palais, ce qui arrive rarement, il ést accompagné d’un magnifique cortège de troupes, de mandarins de guerre et de manda- rins lettrés; une garde avancée annonce son passage : les portes se ferment, les fenêtres sont closes avec soin , chaque habitant se retire dans la partie la plus reculée de sa maison pour échapper aux peines sévères portées contre tout individu qui a osé lever les yeux sur l’em- pereur, dont les fils mêmes n’approchent de leur père qu'en tremblant, prosternés sur les genoux et le front dans la poussière. Doit-on être étonné après cela de la _ profonde indifférence avec laquelle les Chinois virent renverser par les Tartares un pouvoir qu'ils considèrent comme entièrement étranger à leurs intérêts nationaux ? Ce fut dans les jardins du palais qu’eut lieu, en 1643, la mort tragique de l'empereur Hoay-Tsong, prince cruel et détesté de ses sujets, qui se soulevèrent, pri- rent la capitale sans livrer même de combat, et péné- trèrent jusqu aux portes du palais, où leur souverain, abandonné de ses mandarins et de ses troupes, n’atten- dit pas la mort ignominieuse que lui préparaient ses en- nemis, et mit fin lui-même à sa vie d’une manière digne de son règne; car il se pendit à un arbre, après avoir égorgé sa fille unique de ses propres mains. Avec lui s'éteignit la race de Gengis-Kan et la domination mon- gole. Mais les chefs révoltés ne jouirent pas longtemps de leur victoire; un prince de la famille impériale ap- pela les Tartares mantchous : ces formidables ennemis des Chinois ne se firent pas attendre ; ils renversèrent l'usurpateur et mirent à sa place le jeune fils de leur 11 3 54 VOYAGE roi, qui venait de mourir subitement pendant le cours de l'expédition. C'est ainsi que les faibles et indifférents Chinois passèrent du joug des Tartares mongols à celui des Tartares mantchous, qui, suivant toute apparence, ne tarderont pas à céder eux-mêmes la phoedianires conquérants , sai sortis des immenses pla du Nord. | Joe Les Anglais renvoyés de la capitale nd un aussi court séjour, trouvèrent un dédommagement dans le curieux voyage qu'ils firent pour aller rejoindre leurs bâtiments ; et 1l paraît que malgré les p précautions prises par un gouvernement défiant et soupçonneux, qui n'ayant consenti qu'à regret au retour de lord Amberst à Canton par l'intérieur de la Chine, employa toutes sortes d'expédients pour empêcher les étrangers de ju- ger par eux-mêmes Be. l'état de l'émpire, il paraît, dis-je, que les re illis dans cette circonstance par des savants et des observateurs sans préjugés, ont été considérés comme très-précieux. Suivant les récits de ces voyageurs, l'intérieur de la Chine ne présente pas tout à fait autant de sujets d'admi. ration que le feraient croire les relations des mission- naires. Nous avons déjà vu ce qu'est ce prétendu gou- vernement patriarcal; cependant il méritait ce beau titre, si on le compare au joug de fer qui pesait sur la plupart des peuples de l'Europe au xnr° siècle, lorsque Marco Polo et Oderic de Portenau vinrent faire con- naître la Chine à leurs incrédules concitoyens; et même plus tard encore, à l'époque où les Portugais ayant doublé le cap des Tempêtes, parurent en conquérants DE LA FAVORITE. 35 sur les côtes de l'Asie, et arrachèrent enfin le voile qui, depuis le temps d'Alexandre, avait caché l'Inde aux Européens. Per et nous en voyons desexemples dans les ccidentales de l’ancien monde, plus un peuple eux, plus les pays qu’il occupe sont cultivés avec mn CS tôt il arrive à ce degré de civilisation Chine, l'ordre | term: ls masses et la fañquiliité dans l'État. H est vrai de dire pourtant que l'agriculture et l'industrie chinoises ne parurent aux savants attachés à l'ambassade anglaise, mériter les louanges outrées des missionnaires, que dans les provinces coupées par de nombreux canaux, arrosées par de grands fleuves, et voisines de la mer, dont les rivages fournissent égale- ment une subsistance abondante à la population. Mille ingénieux moyens d'irrigation secondaient la fertilité des immenses rizières dont les terrains bas sont couverts, tandis que sur un sol plus élevé, de vastes champs de blé étalaient des moissons destinées aussi à aller s'en. gloutir dans les grandes villes du voisinage; celles-ci ont vivifié peu à peu leurs environs, couverts aujourd'hui d'une innombrable multitude d'habitants, qui commu niquent entre eux par des routes unies et bien entrete- nues , dont l'unique défaut est d'être un peu étroites. Mais lorsque les voyageurs, dans leur itinéraire tracé avec soin par le gouvernement chinois, s'éloignèrent des grandes villes, un tout autre spectacle s'offrit à leurs regards : tantôt ils traversaient des terrains presque in- 36 VOYAGE cultes qu'une population rare et misérable semblait habiter à regret; tantôt ils suivaient des chemins à peine frayés à travers une contrée montagneuse et presque inhabitée. Ts remarquèrent cependant, après avoir quitté Pékin, et en s'avançant vers le S., que la population augmentait graduellement, que les cul- tures devenaient plus belles et beaucoup plus variées. En effet, les provinces maritimes de Nankin et de Fo- Kien , ainsi que celle de Quang-Tong, sous le tropique, sont les plus belles, les plus riches, les plus peuplées de l'empire, dont elles doivent donner une haute idée aux étrangers, sous le double rapport de l'agriculture et du commerce. Ces provinces composaient, il y a huit cents ans, la plus grande partie de l'empire chinois propre- ment dit, avant que les armes des souverains tartares l'eussent plus que doublé par leurs conquêtes vers le N. et l'O.; elles sont situées à une immense distance des frontières de la Tartarie, et ont très-peu souffert dans les invasions des Mongols et des Mantchous, qui les considéraient/comme un trésor à conserver. Nankin; ancienne capitale et maintenant encore, assure-t-on, la plus belle ville de l'empire, n’a pas été aussi heureuse à l'époque de la dernière révolution, arrivée en 1643: le palais de l'empereur fut brülé par les Tartares, et une partie des habitants massacrée; la fameuse tour de porcelaine, autrefois tant célébrée par les voyageurs et placée par eux au nombre des mer- veilles du monde, échappa à la destruction; mais elle n'est maintenant pour les Européens, moins crédules , qu'une masse construite en briques vernissées à l'exté- DE LA FAVORITE. _# rieur, et surmontée d'une boule dorée que les mis- sionnaires, toujours exagtrateurs, n'ont pas ge << 8 de transformer en globe d’or massif. Alors sans doute la capitale de la France n'était pas encore embellie de ces grands et utiles monuments qui en font la première ville de l'Europe et un sujet d’orgueil pour ses habitants; le magnifique dôme des Invalides ne s'élevait pas majestueusement dans les airs, et sa coupole dorée n'avait pas éclipsé tout ce que les rêves des Orientaux ont imaginé de plus brillant : car autre- ment les édifices chinois n’auraïent pu frapper les voya- geurs de notre nation que par leur structure bizarre et cette teinte d'originalité empreinte sur les habitants et les arts de ce curieux pays. Cependant l’orgueil européen ne doit pas oublier que notre civilisation, tout admirable qu'elle est, ne date que d'hier, en comparaison de celle des Chinois, moins avancée sans doute sous beaucoup de rapports et depuis longtemps stationnaire, mais dont les commencements sont antérieurs aux plus anciennes époques de lhis- toire. Qu'étaient au 1x° siècle notre belle France et l'industrieñise Angleterre? Des pays couverts en grande partie par d'épaisses forêts; le reste, soumis à une grossière culture, nourrissait à peine une misérable population, abrutie sous le joug de conquérants plus grossiers, plus féroces encore que les vaincus; tandis qu'à cette même époque les côtes méridionales de la Chine offraient déjà l'image d’un commerce florissant : le port d'Émouy, dans le Fo-Kien, célui de Canton, bien plus important, et inconnu alors, même de nom, 38 VOYAGE aux marchands génois et vénitiens , recevaient une mul- titude de bâtiments qui transportaient dans les pays malais et dans les nombreux archipels de cette partie du monde les produits de l'industrie chinoise; les im- menses plaines des provinces environnantes, sillonnées dans tous les sens par un grand nombre de fleuves et de canaux, étaient aussi peuplées qu'actuellement et cultivées de la même manière ; tout ce pays, enfin, était alors ce qu'il est encore aujourd'hui, car rien n'y a changé sensiblement depuis trois siècles que les Euro- péens vinrent aborder pour la première fois sur les ri- vages de Macao. Le commerce intérieur d’un empire aussi étendu doit ètre immense : c'est uniquement par les fleuves navi- gables qui viennent de l'O. se précipiter à la mer, ou par les canaux que de petites rivières joignent entre eux du N. au S., que sont échangées les richesses des provinces les plus éloignées et dont quelques-unes sont situées sous des climats très-différents. Celles du nord qui entourent la capitale , tirent sans doute de la Tartarie les grands quadrupèdes employés à la guerre, au labou- rage et autres travaux de force, ou destinés:à la nour- riture des hommes. Celles du midi, semées d’une po- pulation plus considérable, et que le sol, quoique très- fertile, peut à peine nourrir, demeurent privées du secours de ces animaux bien utiles sans doute, mais qui consomment les fruits d'une grande étendue de terrain: tous les travaux sy exécutent donc par la main des hommes, et lesstransports s'y font par bateaux ; ainsi le sel embarqué près de leurs rivages arrive aux fron- DE LA FAVORITE. 39 üères de l'O. les plus éloignées ; le riz et le froment ré- coltés dans leurs plaines que les défrichements ont to- talement dépouillées de forêts, sont échangés dans le nord contre les bois nécessaires à la construction des maisons et des navires; les étoffes de soie, les tissus de coton, le sucre, que fournissent les manufactures de Nankin et de Canton, portés à Pékin et dans les autres grandes villes du N. de l'empire , servent à payer les mé- taux, les riches tapis, le vernis, les cuirs, enfin les pro- ductions aussi variées que nombreuses des climats tem- pérés, toujours avidement recherchées Par les habitants des pays chauds. Maïs la principale source de prospérité pour les pro- vinces méridionales de la Chine et de revenus pour le trésor public, c'est la culture du thé, dont l'usage, au- trefois restreint à cet empire et à une partie du grand archipel d'Asie, s’est étendu jusqu’en Europe et même Jusqu'en Amérique. Cet arbuste croit principalement dans le Fo-Kien et le Quang-Tong; cette dernière province fournit les thés verts, l'autre les thés noirs, beaucoup plus estimés. On a fait bien des conjectures sur la préparation des diver- ses espèces de thés, sans que jusqu'ici on soit arrivé à rien de certain; il est du moins très-difficile, au milieu de tant de versions différentes, de choisir celle qu'il faut adopter (1). Pour moi, après avoir écouté sur les lieux mèmes l'opinion de plusieurs Européens qui se disaient parfaitement instruits, je suis resté dans le doute où Jétais auparavant: On s'accorde à dire pourtant que plus les feuilles étroites et pointues sont jeunes et 10 VOYAGE petites, plus le thé est réputé supérieur : alors les soins. que l'on prend en les cueillant sont multipliés à l'infini. Les hommes chargés de cette tâche ont les mains couvertes de gants, pour que le contact échauffant de la peau n’enlève pas aux feuilles très-tendres l'arome précieux qui en fait tout le prix; mais à mesure qu'elles deviennent plus grandes et prennent une couleur verte foncée, la récolte diminue de valeur et finit par tomber dans les qualités les plus communes. . Les espèces de thé sont sans nombre et varient pour le goût et les prix, de même que les vins en Europe, suivant l'espèce des arbres, les soins donnés à leur cul- ture, les terrains où ils viennent, et enfin les procédés suivis dans les nombreuses préparations que subissent les feuilles avant d’être séchées et renfermées dans les boîtes: on concevra facilement combien les falsifica- tions doivent être faciles et multipliées. En effet, les thés inférieurs livrés à l'exportation sont mêlés avec des feuilles étrangères, qui leur donnent ce goût d'amertume que les qualités supérieures n'ont pas; mais celles-ci, déjà très-chères en Chine et vendues même au poids de Yor, reviennent à des prix exorbitants dans les pays lointains et ny sont que rarement transportées. Les thés noirs sont considérés comme les plus précieux, et on en fait généralement plus d'usage que des thés verts, très-peu employés par les Chinois, qui leur attribuent, ainsi que les Européens, des propriétés peu favorables aux nerfs. Les deux espèces proviennent d’arbustes qui n'offrent presque aucune différence et croissent dans les mêmes chimats et sur des terres tout à fait semblables ; DE LA FAVORITE. 4 il paraît que la culture en est répandue dans une grande partie de la Chine et qu'elle ne redoute pas les froids ; car on dit qu’à Pékin où les thermomètres tombent souvent l'hiver à 24° au-dessous de zéro, on trouve encore des plantations de thé; mais ce ne sont plus que des arbres rabougris et fournissant des récoltes peu estimées. Les provinces de l'intérieur produisent sans doute aussi cette précieuse substance, dont toute la population chinoise sans exception fait un usage habi- tuel, et dont lexportation enlève chaque année de l'empire des quantités prodigieuses. Une partie de ce thé expédié à l'étranger prend le chemin de la Russie à tra- vers les déserts de la Sibérie, que les froids de Thiver ont rendus praticables; il est transporté par des cara- vanes composées ordinairement de plusieurs milliers de chameaux , et d’un grand nombre de marchands chinois auxquels, depuis le commencement de ce siècle, les Russes ont abandonné les profits de ces voyages horri- blement pénibles et souvent aussi longs que dangereux. C'est par cette voie que les États du czar reçoivent les denrées et les marchandises de leurs voisins, des étoffes de soie, de la porcelaine, des nankins et surtout du thé, qui n'ayant pas subi deux fois, comme celui qu'on transporte par mer, l'influence fatale du soleil sous l’'é- quateur, est très-estimé dans le N. de l'Europe et en- tièrement consommé, quoiqu'on le vende à très-haut prix. Ces marchandises sont payées par la Russie avec des fourrures et des. métaux, auxquels elle joint des armes et d'autres objets tirés des contrées méridio- 42 VOYAGE nales de notre continent; mais les distances immenses que les caravanes doivent traverser, les dangers sans nombre qu'elles courent et qui quelquefois détruisent en un seul instant les fruits d'un voyage pénible, enfin la mésintelligence qui, malgré de nombreux traités , n’a Jamais cessé de régner entre les deux gouvernements, ont fait déjà suspendre à différentes fois ces relations commerciales , auxquelles, soit par politique, soit parce qu'elle n'en retire qu'un faible bénéfice, la Chine paraît tenir aussi peu qu'aux autres relations de même genre qu'entretiennent les Eu opéens sur les côtes orientales de ce vaste empire. La Chine, dont les immenses possessions s'étendent maintenant depuis le 50° degré de latitude jusque près e l'équateur, offre à ses industrieux habitants tous les trésors des tropiques et des zones tempérées; pour la population du nord, les fourrures, depuis l'agneau jus- qu'à la riche hermine, remplacent en hiver les draps et les autres étoffes de laine peu connues des Chinois, et cèdent la place dans la belle saison aux étoffes de soie et de coton sorties des manufactures du sud; tous les mé- taux tie ou précieux se trouvent dans les contrées centre de ni LLUVLIC par d'xvéllénts ouvriers; sleë fruits, toutes les cé- réales de nos climats, sont Séhighe sur les marchés de Pékin contre les plus belles productions des pays chauds. Que pouvaient donc apporter dans ces contrées, -ci- vilisées de temps immémorial, les marchands européens du xvrsièele? Is avaient , en suivant les traces des con- quérants espagnols et portugais sur les côtes du nou- DE LA FAVORITE. A5 veau monde et des îles du grand archipel d'Asie, trouvé des pays sauvages auxquels ils firent acheter les bienfaits d'une industrie encore imparfaite, au prix de l'or, du sang et de la liberté de leurs habitants. Mais lorsque la Chine fut ouverte aux spéculations de notre commerce, l'Europe vint y prendre des leçons et admirer une ci- vilisation inconnue à ses peuples; elle ne put rien donner en retour de tant de produits auxquels mainte- nant nous n’attachons que peu de valeur, et qui furent cependant précieux pour nos pères et leur firent con- naître et goûter pour la première fois les jouissances du luxe intérieur des appartements. Nous avons égalé, surpassé même nos maîtres, qui reçoivent à leur tour de nos manufactures des objets de luxe ou d'utilité qu'ils ne peuvent imiter; mais dans ce commerce d'é- change, ayant à lutter contre les préventions d'un peu- ple pour qui ses anciennes coutumes sont tout, contre l'aversion même que lui inspirent la nouveauté et les étrangers, enfin contre l'impossibilité de pénétrer dans l'intérieur du pays, les marchands européens ont tou- Jours eu le désavantage, quelques anomalies qu'ait subies le commerce dans ces contrées : la quantité de marchandises importées en Chine est très-peu de chose en comparaison de celle que l'on en retire chaque année, et qui; payée en argent, aurait bientôt épuisé le numé- raire de l'Europe, si la contrebande de l’opium ne réta- blissait un peu la balance en faveur de nos marchands, sur lesquels le joug de l'exigence chinoise semble main- tenant devenir de plus en plus lourd et même as intolérable. Al VOYAGE Lorsque pendant le xvr* siècle le commerce de l'Eu- rope avec cette partie de l'Asie commença son cours, les Portugais, qui les premiers en profitèrent ; se sou- mirent à toutes les conditions que la prudence inquiète du gouvernement chinois et l'avidité des mandarins voulurent leur imposer; mais alors et dans le siècle suivant , les bénéfices énormes que faisaient le peu de marchands qui n'étaient pas effrayés d'aussi longs voyages et .de l'absence de toute protection dans ces pays loin- tains, décidèrent les Européens à supporter une multi- tude d'humiliations et d’exactions. Toutes les relations entre eux et les habitants furent sévèrement défendues : les transactions de commerce, les réclamations, les af- faires politiques même, durent passer par les mains d'un conseil nommé hong, composé dans l'origine de quatre négociants chinois (nombre qui s'est accru successive- ment jusqu’à douze), et dont les membres sont nommés par l'empereur, auquel ils payent fort cher ces places qui naguère encore étaient fort lucratives. Des droits PRET IPRS 7: ESS . q F dans tous leurs mouvements ; le mouillage auprès de Canton ne put être atteint qu’au prix d'une foule de frais plus ruineux les uns queles autres; le droit d'entrée dans le Tigre est le plus élevé et ne monte pas à moins de plusieurs dizaines de mille francs pour les grands bâti- ments. Les capitaines, les équipages ne purent obtenir des vivres, des provisions que par l'entremise d’une es- pèce de fournisseur chinois appelé comprador, dont le choix et l'envoi faits par les mandarins furent encore l'objet d’un impôt très-onéreux, mais moins cependant DE LA FAVORITE. 45 que les dépenses dans lesquelles doit entraîner un agent le plus souvent infidèle et forcé de partager avec un pro- tecteur les bénéfices de son emploi. Dans tous les détails, même les plus petits, l’avidité insatiable mais prudente des mandarins prévint tout motif de collision entre les étrangers et les habitants ; les principales choses néces- saires à la vie furent taxées pour toujours et d'une manière absolue, trois fois au moins au-dessus du prix courant des marchés, sur lesquels les Européens ne purent paraître sans courir le risque de recevoir les plus grossières insultes et souvent même d'être maltraï- tés; aucune plainte ne put parvenir aux mandarins que par l'entremise d'un des membres du hong, auquel chaque bâtiment, pour obtenir l'entrée, devait être né- cessairement adressé : ce haniste seul payait les droits, gérait les cargaisons et devait surveiller les étrangers embarqués ou à terre, soumis pour ainsi dire à sa res- ponsabilité. Mais il dépend lui-même du vice-roi de Canton et de plusieurs autres grands mandarins de la province, qui peuvent facilement le perdre à la cour, et ne se servent de lui que comme d'un instrument pour exercer leurs indignes exactions sur le commerce étranger. Le temps et l'affluence toujours croissante des Euro- péens à la Chine n’ont fait qu'augmenter ces nombreux abus, qui puisent pour ainsi dire une nouvelle force dans leur ancienneté : l'avidité des mandarins n’a plus de bor- nes; elle impose chaque jour de nouveaux sacrifices aux hanistes, forcés pour y sufhire de diminuer graduelle- ment le prix des marchandises d'Europe, afin de trouver 46 VOYAGE de plus grands bénéfices dans la vente qu'ils en font au commerce chinois. Me réservant d'entrer dans de plus géstislé détails sur ce sujet quand je parlerai de mon séjour à Canton, je m'en tiendrai pour le moment à des considérations générales qui m'amènent naturellement à dire quelques mots du commerce de ces contrées avectoutes lesnations de l'Occident, parmi lesquelles, à Canton comme dans tous les pays que j'ai visités, l'Angleterre, dont les sujets souffrent si impatiemment en Chine l'état d’avilissement où sont tenus les pers occupe encore le premier ous. - bi Les relations eines de commerce entre la Grande-Bretagne et la Chine sont exclusivement entre les mains de la compagnie des Indes, dont j'ai déjà tant parlé à l’occasion d’une autre partie de V'Asie : je l'avais vue sur les côtes de l’Indostan maîtresse absolue, com- mandant en souveraine et dépensant ses trésors; à Can- ton, je n’ai plus trouvé que les agents d’une société de marchands recueillant d'énormes bénéfices au prix de mille humiliations. Ce rôle plus que secondaire con- vient mieux cependant aux véritables intérêts de la compagnie, et jusqu'ici elle a été assez sage pour ne pas chercher à le changer ‘contre un autre plus brillant, mais bien moins conforme au but de sa première for- mation : sa position, la nécessité même lui commandent cette humilité, qui est si loin du caractère anglais ; mais l'avenir s'annonce devoir être pour elle bien moins pai- sible que le passé. Les Anglais, ainsi que les autres Européens, en ve- DE LA FAVORITE. 47 nant à la Chine, au commencement du siècle dernier, partager avec les Portugais le commerce de ces con- trées, se soumirent également aux dures conditions imposées par les Chinois; et ceux-ci, loin de les exé- cuter fidèlement, n’ont.écouté que leur .insatiable avi- dité en établissant chaque année de nouveaux droits ou en augmentant les anciens. Nous avons déjà vu qu'en 1816 la compagnie anglaise, voyant ses plaintes étouf- fées, ses réclamations rejetées et ses intérêts lésés de plus en plus, obtint de son gouvernement l'envoi d'un ambassadeur pour exposer ses justes griefs au souverain chinois. Lord Ambherst parvint jusqu à Pékin ; mais il ne put remplir sa mission, au grand regret des direc- teurs de la compagnie, qui eussent préféré sans doute sacrifier un peu de l’orgueil national au succès de leurs espérances. Cette tentative inutile, en assurant une nou- velle impunité aux premières autorités de la province de Canton, accrut encore leur arrogance, qui amena bientôt des débats très-vifs entre le vice-roi et le comité di- recteur de la factorerie anglaise; celui-ci, qui avait à venger de nombreux griefs, soit dans l'intérêt général, soit dans l'intérêt particulier, n’écouta pas assez peut- être les conseils de la modération : les esprits en vinrent à un tel point d'irritation, qu'un très-fort détachement de matelots armés, tirés des bâtiments de la compa- gnie mouillés sur la rade la plus voisine de Canton, fut débarqué, contrairement aux traités, sur le terri- toire chinois, pour protéger la factorerie anglaise me- nacée, disait-on, par les habitants; ces démonstrations guerrières, qui n'avaient pas obtenu l'assentiment de 48 VOYAGE tous les membres du conseil, furent suivies en 1829 d'une rupture dont les résultats auraient pu être encore plus contraires qu'ils ne le furent aux intérêts de la compagnie. Sur le refus du vice-roi de satisfaire aux nombreuses plaintes formées par le comité des direc- teurs de la factorerie, le commerce des thés fut en- tièrement suspendu; les vaisseaux de la compagnie, arrivés d'Angleterre pour prendre comme de coutume leurs chargements, eurent ordre de mouiller sur une rade à l'entrée du Tigre et d'éviter toute relation com merciale avec les Chinois; on dit que cette dernière mesure ne fut pas très-rigoureusement observée. Cependant les mois s'écoulaient , l'époque du départ des bâtiments pour retourner en Angleterre approchait, et le vice-roi de Canton ne voulait nullement entrer en arrangement ; les navires de Bombay, de Calcutta et de toute la côte de l'Inde, entièrement étrangers aux débats et aux intérêts de la compagnie anglaise, avaient re- monté comme les années précédentes jusqu’à Canton et fait paisiblement leurs affaires avec les Chinois; les Hol- landais et principal mentles Américains, rivaux des An- glais, et an les conseils n'avaient pas peu contribué à inspirer dans cette lutte de l'énergie aux autorités du pays, repartaient avec leurs chargemgats : alors les agents de la factorerie anglaise, qui avaient été sur le point d'envoyer une escadre de bâtiments armés dans le fleuve Jaune, espérant par cettediversion obtenir des conditions meilleures, furent obligés de céder à une résistance qu'ils étaient loin de prévoir, et surtout à la crainte que les bâtiments de la compagnie ne manquas- » DE LA FAVORITE, 49 sent entièrement la saison de la traite du thé et Elle du retour en Europe. D'un autre côté, ces mesures violentes , prises peut-être dans un but louable, celui de soutenir l'honneur de la nation anglaise, et sans doute aussi dans la persuasion que le vice-roi de Can- ton, intimidé-des conséquences dangereuses que ces démonstrations de mécontentement pouvaient avoir pour lui auprès de l'empereur, réformerait une partie des abus, ces mesures n'avaient cependant pas obtenu l’assentiment unanime du conseil, mais seulement une faible majorité ; le président et plusieurs autres agents supérieurs, n'ayant pu empêcher cette levée de bou- cliers dont ils prévoyaient les suites fatales, s'étaient embarqués pour l'Europe. Non -seulement la compa- gnie était entraînée dans des pertes énormes, mais ses intérêts les plus chers se trouvaient compromis. Les thés, aussi nécessaires à l'Angleterre que les vins à la France, allaient manquer, sinon pour l’année qui finis- "n du moins pour la suivante ; les sommes consacrées à l'expédition des nombreux bâtiments alors arrêtés à l'embouchure du Tigre seraient dépensées en pure perte, et tous ces débats allafent prêter de nouvelles armes aux ennemis de la © compagnie, qui était sur le point de se présenter devant le parlement pour obtenir le renouvellement de sa charte. Toutes ces hautes con- sidérations, qui auraient dû inspirer plus de prudence et de ménagement aux principaux agents de la facto- rerie anglaise et les empêcher d'entrer dans une lutte dont ils ne pouvaient bien prévoir l'issue, leur firent déployer du moins, quand ils eurent enfin reconnu les II. Mo. Bot. Garder si 50 .. VOYAGE dangers de la route qu'ils suivaient, une activité qui répara le mal en grande partie : les vaisseaux remon- tèrent rapidement jusqu'à Canton, sans que les Chi- nois triomphants eussent l'air d'y faire attention et de considérerles différends qui venaient d’avoir lieu autre- ment que comme les suites d’un caprice. Les thés furent embarqués .dans l’espace d’un mois, et la flotte remit à la voile pour mn fort peu de temps après l’époque accoutumée. Cependant l'alarme était parvenue à Londres jus- qu'à la cour des directeurs, dont toutes les instructions prescrivaient aux agents de la factorerie la patience, la résignation et surtout l'économie; touteë ces recomman- dations leur parurent, et avec quelque raison, oubliées : l'immense éloignement du théâtre des événements , les rapports de personnes mécontentes et peu disposées à les présenter sous un jour favorable, les plaintes unanimes des capitaines et: officiers des vaisseaux de la compagnie ainsi que d’une foule d'autres intéressés qui avaient été fortement lésés dans ces circonstances, ayant empêché de prévoir l'heureuse fin de la querelle, furent cause que les directeurs à leur tour agirent avec une trop grande précipitation : tous les membres de la factorerie furent changés subitement, et je rencontrai sous Luçon et près d'arriver à sa destination le navire qui portait leurs successeurs, au nombre desquels se trouvaient plusieurs de ceux qui, n'approuvant pas les mesures prises , s'étaient embarqués l'année 20665 pour l'Europe. Ces changements furent un nouveau snitilé she pour $ DE LA FAVORITE. ol les autorités chinoises qui, malgré leur succès, redou- taient encore le caractère ferme et décidé du précédent directeur, contre lequel, dès qu'il ñe fut plus en fonc- tions, le vice-roi dé Canton lança une ordonnance rem- plie de toutes les injures dont les Chinois ne sont pas avares dans leurs relations officielles avec les Européens, et qui finissait par une injonction formelle aux manda- rins inférieurs d'arrêter le coupable partout où il serait rencontré, comme convaincu d'avoir fait envahir le territoire de l'empire par des troupes armées. Suivant l'usage, cette formidable ordonnance fut affichée sur tous les murs de Canton, à la porte de la faciorerie, envoyée à la cour de Pékin comme un témoignage de la fermeté du vice-roi et de son mépris pour les Euro- péens, mais ne fut nullement mise à exécution: l’ex-chef de la factorerie et ses adhérents, également Fapraciies se retirèrent paisiblement à Macao. Le conseil de la factorerie est donc changé; mais lanimosité qu'inspirent aux Anglais leur orgueil national blessé et l'insolence des Chinois ; n’en dirige pas moins les mesures des nouveaux membres, plus prudents sans doute, mais non moins disposés que leurs devanciers à réprimer, dès qu'ils en trouveront l'occasion favo- rable, l'espèce d'impunité que les grands mandarins de la province de Quang-Tong croient avoir obtenue par leurs derniers-succès. Déjà les relations politiques ont repris leur ancienne aigreur, et les esprits marchent rapidement vers un tel point d’exaspération, que tout semble annoncer de grands événements pour un ave- nir peu éloigné. #æ Lg 52 VOYAGE L'impatience assez facile à comprendre avec laquelle les agents d'une compagnie qui, dans tout le reste de l'Asie, traite de souverain à souverain avec les plus puissants monarques , supportent les humiliations dont ils sont abreuvés et les exactions dont on les accable, n’est pas la principale cause de l sise: 56 des Chi- nois pour les Anglais. J'ai déjà dit que les guerres heureuses soutenues par les maîtres du Bengale contre les peuples du nord et de l'est de l'Indostan avaient donné des inquiétudes à à la défiante cour de Pékin ; mais ces inquiétudes devinrent bien plus vives quand le souverain des Birmans, attaqué et vaincu par les troupes britanniques, demanda des secours à l'empereur de la , qui exerce une espèce de suzeraineté sur ces contrées voisines de ses États. La politique prudente des Chinois n'osa pas irriter un en- nemi redoutable, et refusa sous des prétextes spécieux la protection demandée; mais dès lors les moindres démarches des Anglais furent observées avec une soup- çonneuse attention, et leurs continuelles et justes récla- mations furent présentées à la cour de Pékin par les mandarins, intéressés à en cacher les véritables motifs, comme des __——. dangereuses pour la sûreté de em D'un autre côté, souvent les luttes ou les actions des négociants et même des agents supérieurs de la compagnie ont été absolument contraires aux anciens règlements qui régissent les rapports des étrangers avec les nationaux, règlements absurdes sans doute, mais établis par les Chinois pour lesquels ils sont lois de DE LA FAVORITE. 25 l'empire , et qui doivent être exécutés par les Européens comme une des conditions de leur admission dans ces contrées. C'est ainsi qué, | bravant la peine de mort qu'elle entraîne après elle, la contrebande de l'opium apporté par les Européens jette chaque année sur les côtes de la Chine des quantités énormes de cette perni- cieuse substance, dont, malgré tous les soins dn gouver- nement, l'usage et les funestes effets se répandent dans la population. Si l'on ajoute à ces actes répréhensibles | lemauvais effet queles débats continuels entre les agents de la compagnie et les autorités de Canton, pour des causes souvent injustes ou légères, doivent produire à la cour de Pékin déjà sera aisé de concévoir | ces derniers le souverain d’un vaste pays qui n'a nul- révenue contre les étrangers, il sloignement que montre pour lement besoin du commeree européen. Le thé, devenu absolument nécessaire à l'Angle- terre, ainsi qu’à une grande partie de l'Europe, et qui ne croît qu'en Chine, a rendu le commerce du monde pour ainsi dire esclave de l'Asie : nous avons vu cette compagnie anglaise des Indes si puissante, obligée de ployer sous la nécessité et de satisfaire la capricieuse avidité des mandarins pour assurer à l'Angleterre le thé nécessaire à la consommation d'une seule année : une position aussi précaire, aussi humiliante pour une grande nation pourra-t-elle subsister encore longtemps ? Tout annonce que non; et si la compagnie des Indes n’eût pas touché à un renouvéllement douteux de sa charte, l'embouchure-du Tigre aurait déjà été, suivant toute apparence , le théâtre de grands événements. * + + 4 +: VOYAGES Deux moyens se présentent à la compagnie des Indes, ou au commerce libre anglais qui peut-être lui succé- dera avant peu en Âsie, pour se soustraire au pouvoir arbitraire des autorités chinoises et aux droits aussi mul- _tipliés qu ’exorbitants que chaque année voit augmenter. LE. Le premier, dont on a beaucoup parlé à plusieurs re- prises, et qui n'en est pas moins inadmissible pour quiconque a vu la Chine, son immense population, la - version et le mépris mème des habitants pour les Euro- » péens, serait d envahir avec armée et de conserver pa la force les provinces maritimes qui fournissent le thé et qui sont en même temps plus riches de l'empire. Une telle entreprise est plie sans doute; l'exemple de l'Inde soumise au joug, le peu de popularité du gou- vernement chinois, le manque de courage et de dis- cipline de ses troupes, peuvent encourager à la tenter; mais si ne sen rapportant pas .. "p 1 à ces séduisantes appa- rences, on veut entrer dans les détails, on trouve des difficultés qui seraient sinon impossibles, du moins bien ialaisées à surmonter. La plus grande naîtra, non des troupes , elles fuiront; ni des villes, elles sont à peine fortifiées; ni du manque de subsistances , elles abondent sur tous les points ; ni enfin du-elimat, il est très-sain et tempéré ; mais de la force d'inertie qu’ à. ee une im- mense population. * Dans l'Inde, les Anglais ont armé les 4 des Lnidisité . mêmes-et s'en servent pour contenir les classes in- férieures et soumettre leurs ennemis; mais en Chine, où le système des castes n'existe pas, où des habitants De. # F . $ è DE LA FAVORITE. 29 ont le métier des armes en horreur, ce point d'appui manquera entièrement aux conquérants européens : il faudra donc, avec une armée que le grand éloignement de ces contrées et les frais énormes du transport par mer empêcheront toujours d'être très -considérable tenir sous lejoug des millions d'hommes , trop labo sans doute pour opposer dela résistance, mais qui, subi- 0008 affranchis du joug des mandarins auquel ils sont bitués, se livreront infailliblement aux plus grands ee | . . * désordres, et rendront nécessaire une surveillance à la fois générale et partielle impossible à exercer sans un grand développement de forces militaires. Les Euro- péens auront à combattre les meilleures troupes de l'empire, la victoire né sera même pas incertaine : mais contre une grande multitude, les combats re- commenceront chaque jour; les soulèvements avec les massacres et les dévastations, leur suite ordinaire, se multiplieront à l'infini ; le commerce sera interrompu et ne pourra dédommager des excessives dépenses d’une semblable expédition; enfin les conquérants, non vain- cus, mais fatigués, perdus où pour mieux dire étouffés au milieu de la foule, seront obligés de se retirer sus bords de la mer et de s'y cantonner : alors le grand but de la guerre sera manqué , le gouvernement chinois fer: méra les communications, arrêtera toutes les relations commerciales-entre l'ennemi et ses sujets, et pour prix de son-entreprise Y'Angleterre courra le risque de man- quer de thé pendant plusieurs années. Je‘n’ai raisonné Her as ci 4 dans hypothèse où les Anglais n'auraient à e que les Chinois; mais estil probable-que ss æ 56 VOYAGE les Hollandais et surtout les Américains, leurs rivaux dans les mêmes branches de commerce , restassent spectateurs bénévoles d'une pareille révolution, qui léserait si fort leurs intérêts? Non sans doute, etlAn- gleterre aurait de plus contre elle des ennemis sinon déclarés et puissants, du moins actifs, dévoués aux Chi- nois, qu'ils ont guidés dans leurs derniers différends avec la compagnie, et qui sont prêts à profiter de toute circonstance fatale au carRerce _… pour. le rem- placer. Il est à croire que toutes les difficultés que je viens de signaler ont paru fondées à la compagnie anglaise des Indes, car elle semble avoir tourné ses vues d’un autre côté; et ce second moyen d'assurer en Chine la liberté de son commerce, offre, comme on va voir, beaucoup moins de difficultés que le premier, et ne fait tort à aucune na ti ti on étrangère. Un g an d “nombre de personnes bien instruites et dignes de foi m'ont assuré que déjà plusieurs fois des ingénieurs anglais avaient parcouru, par ordre de la compagnie, les nombreuses îles groupées à l’entrée du Tigre et les canaux profonds qu'elles forment avec la côte du continent, afin de choisir un lieu convenable pour un établissement militaire et commercial en. même temps, dont les fortifications pussent défier les atta- ques des Chinois, et dont la rade pût recevoir et con- server en sûreté les navires anglais employés au com- merce de ces contrées. Suivant toute apparence, ces recherches ont eu de favorables résultats, car les vais- seaux de la compagnie retenus l'année précédente à DE LA FAVORITE. 57 l'embouchure du Tigre pendant les débats dont nous avons déjà parlé, trouvèrent un mouillage excellent, parfaitement abrité et où leur présence, qui dura à peine quelques mois, avait déjà attiré beaucoup de marchands chinois, malgré les ordres et les menaces des manda- rins. Combien le nombre de ces marchands augmen- terait rapidement, si les abords de la nouvelle ville étaient parfaitement libres pour tous les navires du pays, et surtout débarrassés de la surveillance des jonques de guerre, qu’un seul bâtiment européen armé ferait fuir et disparaître pour toujours! D'abord les fraudeurs d'opium, substance aussi nécessaire aux habi- tants de la Chine que le thé l’est à ceux de la Grande- Bretagne, accourraient en foule pour trouver dans leur aventureux commerce une plus grande sécurité; ils montreraient la route aux marchands de thé, aux acheteurs des marchandises d'Europe, affranchies de toute espèce de droits, et bientôt un nouveau Sinca- pour s'élèverait sur les rivages chinois et en braverait le souverain. Les craintes qu'un pareil événement inspire au gou- vernement ne sont pas étrangères à l’animosité qu'il montre contre les Anglais, dont jusqu'ici aucune dé- marche ne lui a échappé. Comment pourrait-il y parer? En gênant par tous les moyens dont il dispose l'ar- rivage du thé à l'établissement qui aura été fondé et pourra être facilement défendu contre toutes les troupes de l'empire? Mais quand même les hautes autorités si vénales, les mandarins inférieurs si avides, auraient renoncé, ce qui est fort douteux, à leurs gains illicites 58 VOYAGE. et feraient exécuter sévèrement les nouveaux ordres de la cour de Pékin contre le commerce avec les Anglais, ceux-ci, maitres de la mer, et bloquant l'entrée de Canton et des autres ports de la côte orientale, que leurs bâtiments pourraient tenir fermés en toute sai- son, n’auraient-ils pas bientôt amené le gouvernement chinois à des sentiments plus pacifiques et à se conten- tér de droits de sortie sur les thés et d'entrée sur les marchandises étrangères, non plus fixés comme aujour- d’hui suivant les caprices d'un avide favori de la cour, mais réglés d'une manière équitable par un pouvoir ca- pable de se faire respecter ? La ville de Macao, plutôt chinoise que Mann n'offrait qu'une partie des avantages désirés : elle ne possède pas un bon mouillage pour les grands bâti- ments, qui sont forcés de jeter l'ancre à une grande distance du rivage, entouré d’un large banc de vase. Cependant l'Angleterre a songé plusieurs fois à s'en emparer : une expédition composée de plusieurs navires armés fit flotter pendant la dernière guerre les couleurs britanniques sur ses fortifications, après en avoir chassé facilement les Portugais. Le gouvernement chinois prit fait et cause pour les premiers et faibles possesseurs de Macao, et rejeta avec dédain toutes les propositions que firent les Anglais : quatre frégates forcèrent alors l'entrée du Tigre malgré les batteries, et vinrent mouiller près de Canton ; le lendemain quinze cents hommes furent débarqués aux factoreries ; l'alärme régnait à la cour du vice-roi, qui était sur le point, disait-on, d'accorder la possession de Macao à l'Angleterre, quand tout # coup DE LA FAVORITE. 99 les troupes débarquées remontent à bord des bâtiments, qui reprennent sur-le-champ la route de Inde, d'où ils étaient partis. On attribua cette retraite précipitée à de nouveaux ordres venus de Londres, ou, ce qui est plus probable, à la crainte quede chef de l'expédition conçut d’avoir dépassé ses instructions et compromis, en mécontentant les Chinois, la traite des thés pour une année. Telle est la considération majeure qui a forcé jusqu'ici la compagnie à se conduire si prudem- ment envers la cour de Pékin, et l'a décidée à ne faire contre elle des tentatives hostiles qu'après en avoir as- suré d'avance les résultats; avantage difficile à obtenir sur un gouvernement défiant, rusé, versé dans tous les secrets de la politique, et habile à profiter des ri- valités toujours subsistantes entre les Européens des différentes nations, pour connaître et déjouer les pro- jets de son ennemi : c’est ainsi, par exemple, que, dans la crainte de laisser à l'Angleterre les moyens de se passer plus d'une année de la Chine, et de lui donner ainsi le temps d'assurer les résultats d’une ex- pédition, les mandarins veillent avec soin à ce qu'à peu près la même quantité de thé soit éxportée an- nuellement par la compagnie, qui de son côté, chargée d'une responsabilité immense et pour ainsi dire natio- nale, assujettie de plus par sa charte à des conditions très-sévères, se trouve ainsi, toute puissante qu'elle est dans une partie de l'Asie, soumise dans l’autre au joug le plus humiliant. - paire Pendant mon sé ot si : nest les néons cher- chaïent avec une inquiète anxiété à prévoir les événe- 60 VOYAGE. ments que pourraient entraîner la suppression presque probable du privilége de la compagnie des Indes, et la liberté illimitée du commerce avec la Chine pour tous les sujets anglais ; ces événements me paraissent dignes des méditations des hommes d'état dont l'horizon n'est pas borné par les frontières de leur pays ; et quoiqu'ils doivent se passer dans une contrée bien éloignée, les résultats qui en découleront n’en sont pas moins incal- culables pour le commerce européen. En effet, si après avoir considéré la position des marchands étrangers à l'égard des Chinois, les exactions, les humiliations auxquelles ils sont exposés, et combien la compagnie anglaise, malgré ses plus grands intérêts compromis et les ordres les plus positifs, a de peine à contenir l'irritation de ses agents, nous admettons pour un seul instant que le privilége de la compagnie soit abrogé, et que des centaines de navires du plus fort tonnage et armés de nombreux équipages partent de tous les ports de la Grande-Bretagne pour venir à la Chine profiter de la liberté du commerce des thés : autant de subrécargues, autant d'intérêts différents ; autant de ca- pitaines, autant de disciplines plus ou moins relâchées et insuffisantes pour contenirdes matelots anglais, géné- ralement débauchés et tapageurs. Arrivés à Canton, cette masse d'Européens remuants, jetés pour ainsi dire sans précaution au milieu de la population méchante et voleuse des faubourgs, amènera bientôt journellement des débats et des rixes sanglantes dans lesquelles des Ghi- nois succomberont : les autorités du pays réclameront les coupables pour les mettre à mort, suivant une loi DE LA FAVORITE. 61 immuable de l'empire ; les Anglais refuseront de les li- vrer. Ces affaires étant alors communes à tout le com- merce de la Grande-Bretagne, deviendront une cause nationale , et le gouvernement anglais sera forcé d’in- tervenir. D'un autre côté, les armateurs, généralement très-économes, voudront-ils se soumettre au joug révol- tant de ces compradors, qui s'enrichissent aux dépens des bâtiments que les mandarins leur abandonnent comme une proie? Et ces impôts, aussi multipliés qu'arbi- traires, pourront - ils être facilement perçus sur une . foule de marchands dont la concurrence diminuera les bénéfices , et qui n'auront pas, comme la compagnie, un intérêt bien direct à maintenir la tranquillité ? Ainsi donc, que la compagnie, soutenue par te gouver- nement anglais, qui trouve à sa conservation le double avantage de lever sans frais chaque année, et sans craindre une ruineuse contrebande, les droits établis sur le thé, obtienne le renouvellement de sa charte : bientôt après un nouveau Sincapour, entouré de fortifications couvertés d'artillerie et défendues par une forte garni- son, dominera l'entrée du Tigre, et concentrera en peu de temps tout le commerce de la Chine dans les mains des Anglais, qui termineront ainsi la longue ligne d'établissements militaires et commerciaux échelonnés pour ainsi dire sur les deux rivages opposés de la pres- qu'ile indienne, sur les côtes malaises depuis Bombay jusqu'au golfe de Siam, et de ce dernier point jus- qu'au centre des îles qui bordent le Tigre et entourent Macao. Mais si le monopole du commerce de la Chine, avec 62 VOYAGE ses priviléges, succombe devant da chambre des com- munes, dans la lutte terrible qui commence au sein de la Grande-Bretagne entre les usages anciens et les idées nouvelles, entre les préjugés, les privilégesides. classes élevées et limpatiente ambition, l'amour des change- ments qui fermentent dans les moyennes et les basses classes, quel nouveau et vaste champ de conjectures s'ouvre devant nous dans un temps si fertile en révo- lutions! À la suite des: flottes marchandes sorties de tous les ports d'Angleterre arriveront à Canton de nombreuses escadres; la force fera oublier la prudence et la modération: à la réforme des abus, difficilement obtenue, succéderont de nouvelles exigences de la pe du commerce mu froissements inévitables mépriser, causeront des troubles sérieux; enfin titi entre les deux nations sera la suite inévitable de.tous ces débats: maïs on peut croire que, les choses arrivées à cette extrémité, la Chine ne sera peut-être pas aban- donnée par les autres puissances commercçantes dont les navires fréquentent ses ports, et qui ont aussi un absolu besoin de ses Lee Les Anglais trouveront à Canton, comme par tout le monde, dans les Américains du nord, des rivaux qu'une animosité nationale: sur laquelle le temps n'a point d’eflet, et une industrie aussi active que crois- sante, rendent particulièrement dangereux : les navires des marchands de cette nation égalent presque en nom- bre ceux de la Grande-Bretagne; leur présence et les escadres qui les soutiendraient au besoin, forceraient DE LA FAVORITE. 65 les Anglais à beaucoup de ménagement ét prêteraient en même temps un puissant secours aux Chinois. Ajoutons encore que les Anglo- Américains, qui ont déjà supplanté leurs anciens maîtres sur les marchés du nord de: FEurope, qu'ils fournissent de thé, pro- fitant avec empressement des cessations de commerce que dans ses démêlés avec la Chine la Grande-Bre- tagne pourrait éprouver, porteraient encore de plus ter- ribles coups à son commerce extérieur et fourniraient même en contrebande le thé qui manquerait à la po- pulation britannique. L'idée que je crois avoir ane de la position de la compagnie anglaise à la Chine et des événements auxquels on peut s'attendre, sile ommerce libre vient à remplacer son privilége, p+ sans doute bien in- complète: une pareille question aurait exigé de grands développements, qui ne pouvaient trouver place ici; mais je croirai avoir atteint mon but, si le lecteur adopte mon opinion que, quelle que soit la solution donnée par la chambre des communes aux affaires de la com- pagnie, le commerce européen avec empire chinois touche à un changement qui, je le pense, précédera de bien peu de temps, hâtera peut-être même la révolu- tion qui se prépare en Europe, et pendant pois il faut du moins l’espérer, notre France reprendra dan toutes les parties du monde le rang qu'elle ras _ autrefois comme puissance maritime et commerciale, et que lui ont fait perdre des fautes sans nombre et de grands malheurs. Dans la liste des puissances qui trafiquent à la Chine, GA VOYAGE la France et l'Espagne sont les dernières; la Hollande passe avant elles; les États-Unis d'Amérique rivalisent avec l'Angleterre, qui cependant tient le pur rang a Canton. vs Le commerce de la Grande-Bretagne avec la Chine se divise en deux routes bien distinctes: celle que suit la compagnie, et l'autre établie entre les comptoirs de l'Inde et Canton, comme la première l'est entre la Chine et l'Angleterre, qui obtient annuellement par cette voie la quantité immense de thé nécessaire à sa con- sommation. Chaque mousson de $. O. amène à Canton de vingt à vingt-cinq vaisseaux de la compagnie, armés chacun d'un fort équipage et de quarante canons; le tonnage de ces énormes bâtiments varie ordinairement entre onze cents et quinze cents tonneaux. Ils -appar- tiennent à des armateurs-constructeurs, et sont loués pour un nombre fixe de voyages à la compagnie, qui en confie le commandement à des _capitaines de sa marine, secondés par des officiers faisant tous partie d'un même corps, dans lequel il est difficile d'entrer, et qui est toujours parfaitement composé; cependant, sauf quelques conditions à remplir et qui sont les ga- rants de la capacité des officiers commandants ou en sous- ordre, tout le reste se décide à prix d'argent. Le capitaine doit, avant de prendre son commande- ment, payer à l'armateur - constructeur une somme très-forte, qui parfois, suivant la concurrence, dépasse cent mille francs; il est vrai que les avantages accordés par la compagnie, les fortes sommes que payent les passagers qui recherchent avec empressement ces na- DE LA FAVORITE. 65 vires, enfin les chances peu aventureuses de ce genre de commerce , dédommagent grandement les capitaines des sacrifices qu'ils ont faits et assurent souvent leur fortune. ; Tous les bâtiments qui partent annuellement de la Tamise pour aller en Chine, ne suivent pas la même route : quelques-uns transportent les marchandises et les approvisionnements de la compagnie à Madras et à Calcutta; puis traversant les détroits, ils relâchent à Sincapour, et enfin arrivent sur les côtes ” la Chine en août ou en septembre. Les autres vaisseaux partis également du même point et qui ont pris une autre route, viennent directement au détroit de la Sonde et mouillent à Canton, souvent sans avoir relâché nulle part. Si dans le commerce que les Européens font avec la Chine, l'importation égalait l'exportation , tous ces vais- seaux de la compagnie pourraient contenir dans leurs flancs une immense quantité de marchandises fabriquées en Angleterre; mais ces marchandises ne Mrs FE * pas de consommateurs dans ces pays, tout en imposant pour ainsi dire à une grande née île la population de notre continent l'usage du thé et le goût des produits de leur industrie, n'ont voulu renoncer à aucune de leurs anciennes coutumes en notre faveur. H faut avouer cependant que, sans la concurrence des Américains et des Hollandais, la compagnie pourrait payer en marchandises une partie plus considérable des thés qu'elle tire de la Chine, et donner en échange les draps, les camelots, les toiles de coton blanches et 1L. 66 VOYAGE imprimées, le fer travaillé, l'acier, des approvisionne- ments pour Ja marine et d’autres articles moins impor- tants, provenant du sol ou des manufactures delaGrande- Bretagne. Mais nous verrons, quand il sera question du commerce des Américains, que la compagnie éprouve en Chine, où ses affaires sont gérées pourtant avec toute l'économie que permet une aussi grande masse d'intérêts réunis, les mêmes inconvénients que dans l'Inde ; incon- vénients inhérents aux grandes associations commer- ciales, et qui empêcheront toujours ces dernières de lutter avec les entreprises particulières, beaucoup plus économes et habituées à ne rien sacrifier aux considéra- tions personnelles. La compagnie, par exemple, grande et généreuse avec les capitaines et les officiers de ses navires, leur accorde la faculté d'exploiter plusieurs branches de commerce assez lucratives dont les béné- fices ne seraient pas sans quelque importance si elle seule les recueillait (2) : ainsi la quantité considérable d'objets d'Angleterre consommés à Canton et à Macao par les Européens et par quelques Chinois des classes supérieures, proviennent en grande partie de paco- tilles, auxquelles se joignent souvent des produits in- diens et malais embarqués dans les relâches, tels que le calin et le poivre de Sumatra; l'étain, les rotins de Bintang et des îles environnantes ; le camphre de Bor- néo; le bois de sandal, tiré des archipels de la mer du Sud ; enfin les nids d'oiseaux, les ailerons de requin et les olothuries dont les Chinois sont si friands. “ La vente des principales marchandises énumérées plus haut et dont la compagnie s’est exclusivement ré- + E. + DE LA FAVORITE. 67 servé limportation dans ces contrées, ne procure pas toujours de grands bénéfices, et donne lieu même, as- sure-t-on , à des pertes fréquemment renouvelées. J'en expliquerai plus:bâs les raisons. Le commerce de la seule compagnie anglaise avec la Chine, d'après les détails où nous venons d'entrer, doit paraître prodigieux; mais il est facile de voir que la ba- lance est toute en faveur des marchands de la Chine, qui, outre une immense quantité de thé, fournissent encore à la Grande-Bretagne de la soie brute, des nankins, de la cannelle, du camphre , du sucre, de l'alun, ainsi que de la porcelaine, mais en bien petite quantité depuis que les Européens ont égalé, surpassé même les pre- miers inventeurs dans cette riche branche d'industrie. Si, comme elle y fut longtemps forcée avant que le com- merce de l’opium entre l'Inde et la Chine eût été établi sur une aussi grande échelle, la compagnie avait continué à payer en piastres cette grande différence, les trésors de l'Angleterre n'auraient pu suffire à un commerce aussi désavantageux; mais l'active industrie de ses mar- chands est venue à son secours, et la passion effrénée des habitants de l'Asie pour une perfide substance, leur fait rendre en grande partie les nombreux millions de piastres que coûte aux Européens leur goût pour le thé. C’est le trafic considérable des grands établissements anglais de la presqu'île indienne avec Canton, qui four- nit à la compagnie le numéraire nécessaire pour payer une très-grande partie de la différence qui existe entre Vditon des marchandises anglaises en Chine et 68 VOYAGE l'exportation des produits chinois. En effet, les relations commerciales de Bombay et de Calcutta avec ce pays, étant entièrement abandonnées aux entreprises particu- lières, ont pris, depuis le commencement de ce siècle, le plus rapide accroissement : entièrement étrangères aux affaires de la compagnie, elles n'ont éprouvé au- cune interruption pendant les fréquents débats de cette dernière avec le vice-roi de Canton. Si les nombreux et grands country-ships de la côte malabare ou de l'Ougly, qui arrivent en foule chaque année sur les rivages chi- nois, n'y transportaient que les cotons bruts de l'Indos- tan, le riz si abondant dans cette partie de la presqu'ile, et cent autres productions du sol indien ou des pays malais , leurs chargements ne seraient pas d'une grande valeur; mais ils apportent aux Chinois l'opium, qui entre dans l'empire malgré les prohibitions les plus sévères, et y trouve, dans la population, une multi- tude de consommateurs qui payent ce poison au poids de l'or. C'est ainsi qu'est arrachée du gouffre où pendant longtemps l'argent de l'Europe alla s'engloutir, une forte partie des millions de piastres que la compagnie aban- donne annuellement à la Chine pour le chargement de ses vaisseaux; l'opium est toujours payé argent comp- tant, même avant d'être livré aux embarcations lé- gères des contrebandiers qui viennent le prendre à bord des bâtiments de l'Inde. Cette vente monte, année commune, à environ cinquante millions de francs, dont par suite de transactions commerciales trente-cinq à peu près passent aux mains des agents de la compagnie ; DE LA FAVORITE, 69 le reste retourne dans l'Inde sur les country-slups, ou sert à compléter en objets d'industrie chinoise les char- gements de ces navires, qui les répandent ensuite dans les contrées à l'E. et à l'O. du cap de Bonne-Espérance, dont les habitants étrangers ou indigènes en font une grande consommation. Les Américains ne cèdent que difficilement la pré- séance au commerce direct de la Grande-Bretagne avec la Chine : en effet, si leurs relations commerciales avec ces contrées sont moins brillantes en apparence et moins entourées de cette espèce de somptuosité que la compagnie anglaise attache à toutes ses entreprises ; si les marchands des États-Unis, moins hautains que leurs rivaux avec les Chinois, ont supporté plus pa- tiemment le joug des mandarins, et évité ainsi des démélés côntraires à leurs intérêts, ils ne le cèdent aux Anglais ni en richesses, ni en industrie, ni en acti- vité (35). En rompant tout à fait, à la fin du siècle passé, des liens que l'exigence de la mère patrie lui avait rendus insupportables , l'Amérique du nord n'en conserva pas moins les mêmes habitudes que l'Angleterre, et l'usage du thé y est encore aussi général que dans ce dernier pays. Déjà avant la révolution qui donna naissance aux États-Unis . les navires américains fréquentaient Canton, et le nombre en a rapidement augmenté de- puis : il était de quarante à cinquante dans les dernières années; celle de 1830 le vit considérablement réduit. Une loi nouvelle qui accorde la liberté du commerce des thés dans les États-Unis, pour le commencement 70 VOYAGE de 1832, avait fait suspendre cette branche de com- merce; mais déjà lors de mon passage à Canton, le nombre des expéditions attendues pour cette: époque était énorme et bien plus grand que dans les années précédentes. L’Angleterre, en perdant ses colonies, n'eut pas à déplorer seulement l'abandon forcé d'une population formée aux dépens de la sienne, et de riches provinces que ses trésors avaient fondées ; bientôt elle trouva dans ses enfants émancipés ce génie des spéculations, cette activité commerciale qu'ils avaient puisés dans le sang _ de leurs aïeux; partout elle rencontra, établie par eux, une concurrence redoutable que lanimosité nationale, des intérêts longtemps communs , et surtout l'impulsion de la liberté, firent augmenter chaque jour. Les mar- chands, les armateurs américains, moins riches d’abord que ceux de la Grande-Bretagne, adoptèrent et ont tou- jours conservé depuis dans les opérations maritimes un système d'économie qui leur donna sur leurs rivaux, auxquels il est inconnu, un très-grand avantage : peu à peu les treize étoiles des États-Unis vinrent se placer auprès du yac anglais sur tous les points du nord de l'Europe, dont les marchés furent approvisionnés par les Américains du thé de la Chine et des productions de toutes les contrées éloignées. Tel est lascendant que. cette économie dans l'armement des navires du commerce et dans leur entretien a donné aux mar- chands des États-Unis, qu'ils peuvent non-seulement laisser le fret à meilleur marché que les armateurs d'aucune autre puissance commerçante, mais encore DE LA FAVORITE. : vendre, dans les parties du monde où ils sont reçus, les marchandises prises en Angleterre, au-dessous du prix demandé par les marchands mèmes de ce pays, qui cependant n'ont pas payé les droits auxquels sont soumis les navires étrangers dans les ports de la Grande- Bretagne. C’est ainsi que l'on voit chaque année des produits semblables, également tirés des ateliers de Manchester, mais venus à Canton par ces deux voies différentes, être mis en concurrence et vendus, les uns avec perte par la compagnie, les autres avec bénéfice par ses rivaux. Dans cette lutte fatale au monopole du commerce de la Chine, l'Angleterre, à qui elle ouvre deux grands débouchés pour les produits de ses manufactures, reste neutre : mais si la liberté du commerce obtient la victoire dans sa lutte actuelle contre les priviléges ; si à ces magnifiques vaisseaux de la compagnie qui riva- lisent pour la tenue et l'armement avec les bâtiments de guerre, succèdent d'humbles navires, aux flancs larges et arrondis; enfin, si les nombreux agents de la compagnie , si richement rétribués , sont remplacés par des marchands économes ; alors les Américains ne trouveront plus peut-être à la Chine des chances aussi favorables à leurs intérêts. Cependant leur commerce d'importation ne se borne pas aux marchandises prises en Angleterre; les nombreux navires des États-Unis qui arrivent à Canton n’ont pas tous suivi la même route ; plusieurs de ces navires, en quittant Philadelphie, New- York, ou d’autres ports américains situés plus au N. ou plus au S., vieunent, après avoir doublé le cap Horn, $ v me VOYAGE échanger leurs cargaisons sur les côtes du Chili, du Pé- rou , ou de la Californie, contre des piastres, des lingots d'argent et du cuivre. Ces métaux précieux ou utiles, transportés ensuite aux Philippines et surtout en Chine, assurent aux armateurs de grands avantages dans l'achat de leurs chargements de retour. Autrefois les Américains apportaient à la Chine une grande quantité de fourrures recueillies dans les forêts septentrionales du nouveau monde; mais depuis quel- ques années cette branche de commerce a beaucoup perdu de son importance. Peut-être l'usage des étoffes de laine fabriquées en Europe, qui prend chaque année plus d'extension parmi les Chinois des hautes classes, est-il préféré, comme moins dispendieux, à celui des fourrures, dont nous avons vu que la Russie et les frontières du nord de l'empire fournissaient les mar- chés de Pékin. Une autre branche de commerce, éga- lement formée par les produits des forêts et du sol de l'Amérique du nord, n’a pas subi les mêmes change- ments : je veux parler des approvisionnements pour la marine, que les Américains portent en grande quantité à Canton comme à Manille, et pour lesquels ils trouvent un grand débouché, dans ces deux pays dont les côtes sont assaillies par des coups de vent aussi terribles que fréquents. Dans cette navigation difficile et dangereuse, les bà- timents des États-Unis rivalisent avec les country-ships anglais, dont les intrépides capitaines arrivent à la Chine ou en partent sans consulter les directions des mous- sons : ni les {y-fongs, ni les grands mauvais temps qui Ê DE LA FAVORITE. 75 règnent pendant presque toute l'année au N. de Lucon, ni les dangers dont les côtes de Palawan, de Bornéo et même le milieu de cette étroite mer sont hérissés, ne peuvent arrêter les navigateurs de ces deux nations, qui ont remplacé les Hollandais, autrefois si puissants dans ces pays, où ils ne paraissent maintenant qu'en petit nombre et pour ainsi dire en tremblant devant des rivaux que dans les temps passés ils humilièrent tant de fois. Ces anciens maîtres de l'Inde qui, par leur patiente persévérance plus encore que par leur courage, chas- sèrent successivement les Portugais de presque toutes leurs conquêtes, ont vu à leur tour leur commerce dé- truit dans ces contrées éloignées, par des marchands qui ne sont ni plus économes ni plus riches que les leurs, mais qui sont plus actifs et surtout plus entre- prenants. D'un autre côté, les longues guerres dont l'Europe a été le théâtre depuis la fin du siècle dernier jusqu'à la paix de 18:14, avaient dépouillé la Hollande de son commerce extérieur et de ses colonies; lorsque séparée de la France, elle rentra sous la puissance de la mai- son d'Orange, ses marchands, autrefois les facteurs de l'ancien monde et qui avaient regardé le commerce du nord et d’une partie du sud de notre continent comme leur propriété, trouvèrent partout les Anglais et les Amé- ricains régnant en maîtres sur les marchés ; et Amster- dam , déchue de son ancienne splendeur, n'eut plus re- cours à la Chine que pour l'achat du thé nécessaire à ses habitants. Java, dont j'aurai plus tard occasion de parler lon- ra $ 7 VOYAGE guement, est dans ces mers le centre de la faible puis- sance des Hollandais et de leur commerce déchu. C’est de Batavia que part chaque année pour la Chine avec la mousson favorable, pour revenir avec la suivante et re- tourner ensuite en Europe, un petit nombre d'assez forts bâtiments dont la tenue et les cargaisons témoignent que de temps et les malheurs des révolutions ont pu détruire la puissance des Hollandais, mais non ce EP com- si 1] ". mercial, cette p is leur patrie à un si haut pété de Mombicisé: En eflet, la plus forte concurrence qu'éprouve la compagnie anglaise dans quelques-uns de ses articles d'importation à Canton, vient des manufactures hollandaises, dont les produits sont parvenus depuis quelques années, dans certaines parties, à une perfection que les Anglais ne peuvent imiter. Ainsi les camelots apportés d'Amsterdam sont plus larges, plus forts, ont plus d'éclat, et sont préférés par les marchands chinois aux étoffes du même genre confectionnées en Angleterre. Mais ce qui est également honorable pour les deux nations, c'est une lutte de pro- bité qui a inspiré aux soupçonneux Chinois une confiance à laquelle malheureusement tous les autres marchands n’ont pas autant droit de prétendre. Les bâtiments de Ba- tavia chargent en outre pour la Chine du riz, du girofle des Moluques, du cuivre du Japon, de l’'ambre jaune ou gris, du benjoin, de l'étain des îles de la Sonde, du corail, des cornes de rhinocéros pour la médecine, du tabac, des perles, du poivre, des rotins, des nids d’oi- seaux, cent autres produits des îles du grand archipel d'Asie, qui sont échangés à Canton contre du thé, de la 3 LL DE LA FAVORITE. 75 soie brute ou ouvrée, des nankins et des sucres, et une foule d'ouvrages chinois très-estimés à Java et en Hol- lande. Dans l'état d’abaissement où est tombe Le commerce d'Espagne, il ne serait nullement question en Chine des navires de ce pays, si les Philippines n'étaient pas si VOI- sines de Canton. Les seuls bâtiments en effet qui mon- trent dans ce port le pavillon espagnol sont des caboteurs de Manille, apportant du riz, des bois de construction, du tabac, quelques perles, un peu d'or, et recevant en échange des étofles de soie, de la porcelaine commune, et tout ce qui est nécessaire pour meubler et orner les maisons de la population chinoise à Luçon, et même celles des Européens. Une partie de ces objets prend la route d'Espagne, sur quelques bâtiments qui retournent à Cadix. “ Quant aux Portugais, le nom de Macao et le sr que les Chinois veulent bien laisser flotter sur des rem- parts à moitié démolis, rappellent seuls dans ces contrées le souvenir d'un peuple qui fut autrefois la terreur des souverains d’une partie de l'Asie, et qui est maintenant avili sous la protection chinoïse, comme nous le verrons plus tard, quandil sera question du seul établissement que possèdent les Européens sur le sol du céleste empire. Quelle place assigner à la France dans la liste des nations commerçantes dont je viens de parler? La com- parerai-je à l'Angleterre dont les bâtiments couvrent les rades voisines de Canton et font trembler les Chinois, ou aux Américains, aussi riches et presque aussi nom- breux que leurs rivaux ? Puis-je établir un parallèle entre 76 VOYAGE le commerce hollandais, probe, économe, bien dirigé, digne d'inspirer la confiance, et quatre ou cinq bâtiments français tout au plus, qui paraissent chaque année à la Chine pour y apporter, comme dans l'Inde et dans tous les pays que notre commerce n’a pas été forcé d'aban- donner, des cargaisons composées du rebut des magasins de nos grandes villes, de marchandises mal choisies, et qui, mal conditionnées, arrivent le plus souvent en mauvais état à leur destination ? Ajouterai-je que bien souvent des marchands, peu soucieux de l'honneur de la France et de la réputation qu'ils devaient laisser après eux, ont abusé indignement de la confiance que les autres commerçants. européens ont inspirée aux Chinois, et que ceux-ei accordaient encore au souvenir de loyauté et de grandeur que leur ont laissé nos marchands d'autrefois? L'usage était alors, comme ül l'est encore aujourd'hui parmi les Anglais et les Hollandais, que chaque ballot de marchandises por- tât dans son intérieur la facture du contenu, signée des manufacturiers, pour être livré au commerce chinois et transporté aux extrémités de l'empire sans même avoir été ouvert. Une basse cupidité a spéculé sur ce mode loyal de transactions : nombre de ballots apportés par des bâtiments français et reçus avec confiance ont été rouvés plus tard incomplets et mêlés de marchandises inférieures à l'échantillon, non-seulement pour la qualité, mais encore pour les dimensions. Ce manque de bonne foi a jeté, comme on peut le croire, une fatale déconsidé- ration sur les faibles relations commerciales qui se sont renouées entre la France et la Chine depuis la paix. # DE LA FAVORITE. 77 Sans doute que notre commerce remontera un jour au rang brillant qu'il a occupé autrefois dans le monde; mais pour la Chine , il faut y renoncer; plusieurs causes majeures semblent de ce côté férmer son avenir. Tant que l'Europe fut tributaire des manufactures chinoises, dont les produits étaient reçus chez nous avec empres- sement et ne payaient que de très-modiques droits, les négociants français trouvèrent facilement à Canton des chargements d’une grande richesse et qui leur assuraient d'énormes profits : à cette époque les belles étofles de soie et les porcelaines de Nankin, les meubles en laque de Canton et tant d'autres objets de luxe ornaient les appar- tements de nos pères; mais à mesure que l'industrie fit des progrès, que les ouvriers de Lyon et de Nîmes tra- vaillèrent la soie suivant les modes adoptées par la po- pulation européenne, que les manufactures de porce- laine s’élevèrent dans plusieurs parties de la France, que les Indes occidentales fournirent du sucre en plus grande quantité, les produits de la Chine furent moins recher- chés ou soumis à de plus forts droits : à la fin du siècle dernier ils étaient presque entièrement abandonnés : le thé a dû l'être également, mais par des causes différen- tes; nos guerres désastreuses avec les Anglais et la ruine de notre marine marchande nous ont forcés de renoncer au commerce de cette substance, dont l'usage a tou- jours été fort peu répandu chez les Français, mais que nos marchands étaient jadis en possession de fournir à plusieurs nations du midi et du nord de l'Europe. Quels avantages pouvait donc offrir, après la paix de 1814, qui trouva toutes nos relations maritimes anéan- D ue VOYAGE ties depuis longtemps, le commerce de la France avec la Chine ? Pour favoriser nos manufactures, on prohiba | les marchandises chinoises, ou on les assujettit à des droits onéreux : aussi les expéditions furent-elles très- peu nombreuses et presqué toutes sans résultat; ce- pendant le gouvernement, pour les encourager, avait été obligé d'accorder aux armateurs des espèces de petits priviléges particuliers, des primes, des diminu- tions de droits sur les marchandises de retour, mesures toujours fatales aux intérêts généraux du commerce et qui prouvent que notre système de pm ile besoin de grandes modifications. En effet, en France merce extérieur lutte, et malheureusem en Li te grand désavantage, contre une foule d'obstacles éle- | vés dans l'intérêt, mal compris peut-être, des co- lonies et des manufacturiers : les unes exigent des dédommagements du joug sous lequel les tient la mé- tropole, et s'appuyant de titres que le temps et les évé- nements devraient avoir effacés, veulent imposer à la population de la France l'obligation de ne consommer que leurs seuls produits; les autres, avides de privi- léges et sacrifant l'avenir à quelques avantages pré- sents, font fermer nos frontières et nos ports à toutes les marchandises avec lesquelles les nations voisines ou lointaines auraient payé les produits de notre sol ou de l'industrie de nos nombreux ouvriers. Les partisans intéressés de ce système de prohibitions vont chercher en Angleterre des arguments en sa faveur; car là aussi les prohibitions ne sont pas ménagées : mais avouent-ils que cette nation, étonnée de la concur- M. At * ri + DE LA FAVORITE. 79 rence que lui fait éprouver maintenant l'industrie des peuples qu'elle avait longtemps approvisionnés, revient pas à pas chaque année vers un système de douanes plus libéral, et prépare ainsi une révolution générale dans le commerce du monde entier? La Grande-Bre- tagne , il est vrai, a fermé jusqu'ici ses ports aux mar- chandises manufacturées et aux productions des pays étrangers; mais ces dernières, prises en payement des produits de l'industrie anglaise, sont apportées sur les rades de nos voisins par leurs nombreuses flottes mar- chandes, qui de là vont les répandre jusque dans les _ contréésles plus éloignées. Où sont les flottes marchan- des de la France pour en faire autant? Quelles sont ses relations cominéctiales maritimes) Éesffits que jai cités répondront pour moi. Dans l’abaissement où est tombé notre commerce extérieur, ne cherchons donc pas à imiter des rivaux qui commencent eux-mêmes à des- cendre du faîte de la prospérité et des richesses auquel nos malheurs les ont fait parvenir. Le commerce de la France au contraire renaît de ses cendres; sacrifié de- puis seize ans à des exigences sans nombre, il n'a que peu ou point grandi: mais que des mesures plus larges soient adoptées en sa faveur ; que la longue liste de pro- duits étrangers prohibés ou fortement imposés soit di- minuée; que les intérêts de nos manufacturiers ne soient pas considérés comme les seuls à ménager; que nos marchands, protégés et soutenus dans toutes les parties CA puissent plus espérer de ces concessions du monde, “particulières, sources de jalousie et de mécontentement, et qui nuisent toujours au bien général : alors se trou- 0 __ VOYAGE veront remplies toutes les obligations du gouverne- ment envers le commerce extérieur, qui pourra sortir enfin de la mauvaise route où il s'est engagé, et sur la- quelle il marche avec rapidité vers son anéantissement total. Les résultats de ce nouveau système ne seront point spontanés; il faudra même bien du temps avant que le goût des spéculations aventureuses, la soif de béné- fices hors de proportion avec les chances ordinaires, enfin la mauvaise foi qui a ruiné nos relations com- merciales dans le Levant, en Asie et en Amérique, cèdent la place à un mode d’expéditions plus sage, mieux suivi, et à cette antique loyauté qui autrefois avait fait aimer partout les Français: mais on doit espérer que le bien naïîtra de l'excès du mal; que nos marchands, re- poussés de tous les marchés de l'ancien et du nouveau monde, seront forcés d'abandonner leur mauvais sys- tème; qu'ils apporteront, à l'exemple de nos rivaux, une stricte économie dans l'armement et les dépenses de leurs navires, et qu'ils finiront par comprendre l'a- vantage des relations suivies avec les mêmes contrées. Les gains seront d’abord peu considérables, mais suf- fisants et bientôt assurés, si les souvenirs laissés à chaque départ sont le garant d'une bonne réception pour le prochain voyage. Afin de parvenir à ce but, il faudra que les marchandises exportées de France soient de bonne qualité et confectionnées non suivant le goût des habitants de Paris, mais au gré des peuples qui doivent les payer. C’est alors que nos manufactures, trouvant des débouchés à leurs produits dans tous les DE LA FAVORITE. 81 pays d'outre-mer, seront dédommagées avec usure des _ légers sacrifices que l’État aura dû leur imposer dans le commencement, en faveur du commerce extérieur. EP aurai plusieurs fois encore, dans le cours de ce volume, l'occasion de revenir sur un sujet aussi intéres- sant et d'entrer dans de plus grands détails, qui éclair- ciront davantage la question. Pourquoi les manufactures françaises ne feraient-elles pas les camelots, dont la vente assure en Chine de grands bénéfices aux Hollandais ? Pourquoi ne fourniraient-elles pas des draps, des toiles de coton blanches ou im- primées , et tant d’autres marchandises que les Anglais et les Américains apportent à Canton? L'’opium de Tur- quie, que Marseille reçoit du Levant, est très-estimé des Chinois et a donné de grands profits à plusieurs bâtiments français. Les Européens établis dans ces contrées font un grand usage de nos vins; notre horlo- gerie, généralement plus gracieuse et moins chère que celle d'Angleterre, était préférée par les Chinois; mais trompés trop souvent, ils l'ont abandonnée. Cependant, avec une conduite différente, nos marchands peuvent réparer ce dernier échec; mais pour soutenir la con- currence des autres nations, il faut surmonter deux grands obstacles : l'armement beaucoup trop dispen- dieux de nos bâtiments, qui influe sur le prix des objets composant les cargaisons , et la difficulté que trouvent nos marchands à former celles-ci en retour. En eflet, le thé, qui forme actuellement la principale branche ‘ du commerce de la Chine avec l'Europe, n'est pas en France comme chez nos voisins d'un usage général; IT. 82 VOYAGE confiné même au fond des pharmacies, dans la plupart de nos provinces, il n'en est tiré que commé une méde- cine, presque autant redoutée de la population des pe- ttes villes et des campagnes que la rhubarbe et le séné : aussi, au grand et dédaigneux'étonnement des Anglais, le chargement d'un seul vaisseau de la compagnie ap- provisionnerait pour dix années notre patrie; et jusqu'à ce que la mode ou l'esprit d'imitation , si puissants tous deux en France, aient fait adopter à nos compatriotes, si vifs, si impressionnables, les coutumes de nos froids et flegmatiques voisins, le thé ne pourra être pour les bâtiments français destinés aux voyages de Chine, qu'un objet très-peu important dans les cargaisons de retour. Les manufactures de Lyon tirent en grande partie les soies écrues dont elles ont besoin du Piémont, de l'Ita- lie et même du Levant; celles de la Chine, dont les ou vriers font de si belles étofles, ne pourraient-elles être également employées? On m'a assuré qu'apportées dans nos ports, elles avaient été promptement enlevées, mais que les droits et les frais d’un long voyage en faisaient monter le prix si haut, que les marchands avaient renoncé à en importer une forte quantité. Si aux deux articles que je viens de citer on ajoute les ouvrages en laque, si prisés de nos aïeux et dont leurs neveux commencent à reprendre le goût, la liste des objets de Chine qui peuvent entrer dans les ports de France sera à peu près terminée. L'ile de Bourbon expédie aussi ne année plusieurs petits navires pour Canton; ils y portent du girofle, production de cette colonie, et quelques marchandises DE LA FAVORITE. 83 d'Europe; mais les dernières expéditions avaient eu presque toutes de mauvais résultats. Ordinairement ces navires font quelques voyages à Manille pour y prendre du riz et le porter à Macao; puis ils retournent à Bourbon avec le dernier chargement et quelques produits de l'industrie chinoise. Les bâtiments français ne remontent presque jamais le Tigre jusqu'auprès de Canton; les droits à payer, trop forts pour leurs faibles moyens, les forcent à rester au bas du fleuve, sur la rade de l'ile Lintin, mauvais mouillage pendant une partie de l’année et repaire des contrebandiers d’o- pium. Cependant, malgré le triste tableau que je viens de faire de notre commerce en Chine et l'oubli où est tombé le pavillon français, amené de dessus les facto- reries dans les dernières années du siècle passé, les . autorités chinoises montrent encore pour notre nation, dans les faibles rapports qu'elles ont avec les Français, une espèce de considération, si toutefois ce nom peut être donné à quelques concessions humiliantes faites par des mandarins qui méprisent tous les Européens sans exception, et emploient mille moyens pour inspi- rer au peuple le même sentiment. L'arrivée d’un bâtiment de guerre à l'embouchure du Tigre est pour le vice-roi de la province une occasion de déployer, dans une espèce d'ordonnance, tout le dédain qu'il affecte envers les étrangers : les noms de brigands et de voleurs ne sont pas épargnés, et la conclusion est une défense expresse aux sujets de l'empire de rien fournir au bâtiment armé, qui ordinairement est sur- 84 VOYAGE veillé à très-grande distance par des jonques de la ma- rine impériale. Cette formalité remplie, les choses n'en suivent pas moins leur cours ordinaire; c'est-à-dire que les officiers et les matelots étrangers vont à Macao, font leurs achats très-paisiblement, et se rendent même quelquefois à Canton, sans que les mandarins, qui perçoivent des droits sur toutes les dépenses des visi- teurs, aient l'air de faire la moindre attention à leur présence ou à leurs actions. Non-seulement nous jouîimes de cette liberté sur la rade de Macao, mais, par une faveur signalée, l’or- donnance de rigueur du vice-roi m'accorda l'entrée du . Tigre et intima aux mandarins l'ordre de faire fournir par les Chinois tout ce dont la corvette aurait besoin; il est vrai que notre relâche était impérativement limi- tée à huit jours et que le nom de barbares était bien souvent répété. | Une si favorable réception étonna les Européens; quant à moi, je ne pus l'attribuer, et avec quelque fon- dement, qu'à l'inquiétude que les derniers débats avec les Anglais avaient laissée dans l'esprit du vice-roi. La politique chinoise est parfaitement instruite de ce qui se passe en Europe : on dit même que les gazettes an- glaises vont de Canton à la cour de Pékin ; et comme généralement elles ne traitent les Français ni en amis ni en alliés, et que le bruit de nos dernières et sanglantes guerres s'est répandu dans toute l'Asie, on peut sup- poser, sans peut-être beaucoup se tromper, que le gouvernement chinois, redoutant avec raison l'esprit envahissant des Anglais, n'avait pas cru, dans cette DE LA FAVORITE. 85 circonstance, déroger à sa dignité en traitant avec moins de mépris te bâtiment de guerre d’une nation qu'ä a connue du temps de sa splendeur maritime, et qu'il ‘considère encore maintenant comme la rivale de son ennemi. TARTARES, 86 VOYAGE CHAPITRE XIL DESCRIPTION DE CANTON. —— MOEURS ET USAGES DE SES HABITANTS. DURS ‘histoire fun empire comme la Chine aurait exigé ‘de. grands développements qui ne pouvaient trouver place dans le cadre étroit que je me suis tracé : peut- être les considérations présentées dans le chapitre pré- cédent seront-elles trouvées trop générales ; mais elles sont du moins le fruit de mes propres observations, faites sur les lieux mêmes, et conformes au but que je me suis proposé : celui de donner une idée suffisante de ces contrées à la majorité des lecteurs, que de plus longs détails auraient fatigués, sans avantages pour leur instruction. En peignant à grands traits le commerce de l'Europe avec la Chine, j'ai eu à surmonter les miénies difficultés; mais si je suis parvenu à ouvrir les yeux de mes concitoyens sur l'état honteux de notre com- merce dans tous les pays éloignés; si j'ai réveillé l’or- gueil national en montrant la France riche, puissante, pourvue des The beaux ports du monde, couverte d'une population immense , industrieuse et entièrement homogène , et cependant repoussée avec dédain de tous les pays où elle régnait autrefois, par une nation rivale DE LA FAVORITE. 87 qui, sans posséder les mêmes éléments de prospérité commerciale, doit à un gouvernement protecteur éclairé du commerce, et qui connaît ses véritables intérêts, le degré de grandeur où élle est parvenue, alors je croirai en avoir dit assez sur un sujet qui ne peut que flatter la fierté de cette nation aux dépens de notre belle patrie, Je vais remplir maintenant une autre tâche : je vais essayer de peindre cette foule d'objets bizarres qui se sont succédé rapidement sous mes yeux; de rendre toutes les impressions fugitives qu'ils m'ont ré. mr ver. Pourrai-je parcourir un aussi vaste | tombér dans les longueurs qu’entraînent d'orditaire les descriptions? 4€ ne le pense pas; mais j'espère que les lecteurs, dont je désire satisfaire la curiosité, me tiendront compte de mes efforts. La Favorite étant mouillée en sûreté sur la rade de Macao, et toutes les dispositions prises à l'effet de pro- curer à son équipage des vivres frais et les distractions qui pEupaitin lui faire oublier les fatigues de la tra- versée précédente, je n'eus plus à penser qu'au voyage de Canton, objet de ma curiosité, et où le consul de France m'engageait fortement à me rendre pour assu- rer par ma présence le succès de plusieurs négociations auprès du gouvernement chinois. Un voyage aussi intéressant excitait#vivement les désirs de mes jeunes officiers, qui savaient par expé- rience que fatigues, dangers et plaisirs, tout était com- mun entre eux et leur commandant ; tous cependant ne pouvaient m'accompagner; le sort dut en décider : 88 VOYAGE il fut favorable à MM. Sholten et de Boissieu; mais en partageant le chagrin de leurs camarades désappoin- tés, je me promis bien de préparer à ces derniers un avenir plus agréable qu'ils n’osaient l'espérer. Avant 1826, aucun Européen, et surtout les of- ficiers des bâtiments de guerre, auxquels l'entrée du Tigre est sévèrement défendue, ne pouvait remonter à Canton sans avoir obtenu des mandarins une permis- sion qui coûtait fort cher; mais depuis cette époque, les débats continuels que ce droit, gênant pour le com- merce et bien souvent fraudé malgré les jonques de guerre , faisait naître entre les étrangers et les Chinois, l'ont fait abandonner : maintenant de jolies goëlettes, portant pavillon anglais ou américain, servent de pa- quebots et font ces voyages avec une grande célérité. Ce fut à bord d’un de ces charmants petits navires, frété par deux employés de la compagnie anglaise, dont l'hospitalité gratuite fut accompagnée de mille aimables procédés, que mes deux compagnons de voyage et moi nous quittûmes Macao dans la matinée du.2g no- vembre, et fimes route pour notre nouvelle desti- nation. Le ciel était “six la température assez douce pour la saison; mais une brise forte et contraire de N. nous forçait de louvoyer : je me consolai de ce contre-temps, qui me donna la facilité d'observer à loisir l'embou- chure du Tigre, les nombreuses îles dont elle est parsemée , et tous les objets nouveaux pour moi qui s'offraient à mes regards. De l'île grande et monta- gneuse sur laquelle est bâtie Macao à celles qui for- DE LA FAVORITE. 89 ment le rivage opposé, le bras du fleuve sur lequel nous naviguions peut avoir trois lieues de large : c'est un vaste bassin qu'environnent de tous côtés des masses élevées, dépouillées la plupart de végétation, séparées entre elles par des canaux profonds, et formant un en- semble sauvage et sombre. Parmi les îles que nous laissions sur notre droite, et dont les hautes montagnes aux sommets noirâtres et aigus semblaient amonce- lées à l'horizon, celle de Lintin, qui borde le fleuve, est la seule peuplée, mais par la plus méchante race d'hommes de toute cette partie de la côte. Cette popu- lation est presque entièrement composée de marins et de contrebandiers d’opium, les seuls Chinois peut- être qui soient doués d'énergie et de quelque déter- mination : en effet ces deux qualités leur sont néces- saires pour échapper aux jonques de guerre chargées de les surveiller, et pour défendre une vie condam- née d'avance à finir sur l'échafaud. Les embarcations qui servent à ce commerce aussi lucratif que dange- reux sont parfaitement construites , légères, quoique très-longues , ordinairement sans voiles, mais armées d'un nombreux équipage dont les rames les font voler sur les eaux, lorsque la nuit, après avoir pris furtive- ment à bord des bâtiments européens leur chargement, toujours payé d'avance, elles longent sans bruit les rivages écartés, ou se lancent dans le milieu du courant le plus rapide, afin d'échapper à leurs ennemis et de venir débarquer l'opium à Canton même, ou dans quelque anse voisine et isolée. L'expédition terminée, ces fraudeurs, laissant leurs 90 : VOYAGE bateaux amarrés contre les quais, descendent dans la ville, et se mêlent à la population , au milieu de laquelle il est cependant facile de les distinguer. J'en ai fréquem- ment vu chez les négociants qui font le commerce de l'opium : ils étaient généralement d'une taille élevée, leurs membres annonçaïent la vigueur et l'agilité; et quoique habillés de la même manière que les gens du peuple, ces hommes portaient dans leur tournure, sur leur visage bruni par le soleil et le mauvais temps, un air de hardiesse et de fierté qu’on retrouve rare- ment parmi leurs compatriotes. Les chefs de ces con- trebandiers inspirent cependant de la confiance aux Européens, qu'ils trompent rarement. Les mandarins, qui retirent d'eux des sommes très-fortes, les ménagent ; mais ils ne peuvent empêcher les jonques de guerre d'exercer à leur égard une surveillance d'autant plus grande qu'elle est intéressée ; cependant telle est la ter- reur que les fraudeurs inspirent aux bâtiments de la marine impériale, qu'il arrive rarement ” ceux-ci osent les attaquer. Nous approchämes très-près de la rade de bintin: elle était couverte de bâtiments européens, les uns oc- cupés à faire passer leurs caisses d’opium à bord de navires désarmés, espèces de magasins appartenant aux premiers négociants étrangers de Canton; les au- tres à recevoir des grands caboteurs arrivant de Manille où de Java le chargement de riz qui, d’après un édit de l'empereur, devait les exempter des deux tiers envi- ron des droïts à payer pour remonter le Tigre. Les résultats de cette sage mesure, déjà bien faibles si DE LA FAVORITE. 91 -on les compare à la pomlctié sont en grande partie annulés par la rapacité des mandarins, qui font haus- ser ou baisser, suivant leurs intérêts, le prix de cette denrée, si nécessaire à la subsistance des classes pau- vres. Ce mouvement et un cabotage considérable entre Lintin et Macao, d’où sont tirées toutes les provisions consommées par les équipages des bâtiments, achèvent de jeter de laisance parmi les habitants de la petite ville de Lintin, bâtie sur le bord de la mer; cepen- dant les Européens se louent très-peu de cette popu- lation qu'ils font vivre; elle est remuante, insolente, et surtout dangereuse pour les navires jetés à la côte dans les fréquents mauvais temps de la mousson de S. O., et que lon a beaucoup de peine à garantir du pillage. Le mouillage, situé sous la côte O., est abrité de la grosse mer, pendant la mousson de N.E., par les terres et un banc de sable qui s’avance à grande distance dans le S. : l'abord en est facile, et généra- lement les grands bâtiments y mouillent en remontant à Canton ou descendant le Tigre pour venir à Macao, malgré la loi rendue pour leur interdire cette faculté, mais qui, ainsi que beaucoup d’autres, n'est exécutée que pour la forme par les avides mandarins. À une époque de l'année dont les Européens sont prévenus d'avance, un mandarin monte sur une ma- gnifiqué jonque, se rend en grande cérémonie à Lin- tin pour s'assurer qu’il n’y a pas de fraudeurs d'opium, et que les navires étrangers {qui ont eu lé soin de s'éloigner) exécutent les ordres du vice roi; après une courte visite, l'envoyé, ayant reçu des présents, re- 92 VOYAGE tourne à Canton, fait un rapport qui est adressé à la cour de Pékin, et tout rentre dans l'état accoutumé. La rive opposée à Lintin, sous laquelle notre pilote vint chercher une mer plus douce et des courants moins contraires, est presque entièrement inhabitée et ne m'offrit pas un aspect riant: la contrée paraissait aride, inculte, montagneuse; les arbres étaient rares et ne se montraient que sur un plan éloigné ; à des terrains maré- cageux succédaient des élévations sans formes élégantes et surmontées à leur tour par un rang de montagnes sombres qui semblaient heurter la vue; parfois un sen- lier serpentait au milieu des rochers jusqu’à un amas de pierres formant sur le bord du rivage une espèce de pe- tit débarcadère, et annonçait qu'il devait se trouver près de là quelques cabanes de pauvres pêcheurs. Au cou- cher du soleil, nous n’apercevions plus les montagnes de Lintin que comme des masses bleuâtres; les deux côtés du fleuve, moins éloignés l'un de l'autre, com- mençaient à présenter un spectacle plus gai; quelques hameaux, entourés de terres encore mal cultivées et de rares bouquets d'arbres, annonçaient que bientôt nous allions trouver la fin du triste désert qui fatiguait nos yeux depuis le matin; mais la nuit et la marée contraire, qui força le pilote de mouiller pour quel- ques heures, nous firent remettre au lendemain l'espé- rance de trouver plus d'aliments à notre curiosité. Au lever du soleil, un autre point de vue se déploya sous nos yeux : le fleuve, que nous avions vu si large la veille, était alors resserré entre deux hautes masses de rochers dépouillées de végétation; mais nos re- DE LA FAVORITE. 95 gards découvraient avec plaisir, dans les intervalles que ces rochers laissaient entre eux, de jolis villages dont les maisons blanches, entourées d'arbres et de jardins, formaient un délicieux contraste avec la couleur sombre et les formes sauvages des hautes terres qui leur servaient d’abri; une foule de bateaux chinois, de constructions bizarres et diverses, avec leurs voiles faites en rotin et auxquelles la multitude de petites lattes partant d’un centre fixé au mât donne la forme d'un éventail, profitaient, ainsi que notre petite goëlette, de la brise de nuit qui bientôt allait nous abandonner. Plus nous approchions du passage, plus la scène s’animait et occupait notre attention; enfin Bocca de Tigris (Bouche du Tigre) se montra devant nous. Ce point, où le cours rapide du fleuve rétréci par les rives élevées qui le dominent, est encore gêné par une île ronde et haute qui en occupe le milieu, a été choisi comme position militaire; et en effet les Chinois l'ont fortifié aussi bien que le permettait l'ignorance de leurs ingénieurs. Des deux canaux formés par l’île du milieu, celui de droite, en remontant, est le plus large et le seul fréquenté : aussi est-ce là qu'ont été prodigués les moyens de défense, qui n’ont pourtant rien d'imposant pour des Européens. En entrant dans le canal, les bâtiments doivent pas- ser d'abord sous un fort armé de plusieurs canons, mais que sa construction antique et le mauvais état des murs rendent plutôt un objet de pitié que d’effroi. La vaste batterie que l'on rencontre ensuite à quelque dis- 94 VOYAGE. tance de la première, sur la même rive, dans la partie la plus étroite du passage, défendu de l'autre côté par île Ronde, couverte elle-même de fortifications , est très-blanche et probablement mieux entretenue, mais elle n'a rien d'effrayant. Cependant vingt canons de gros calibre, montés sur des blocs de bois dans lesquels ils sont enfoncés , paraissent à intervalles égaux au travers d'un mur assez épais, peu élevé et s'étendant le long du rivage l'espace d'environ deux cents pieds. (PI. 45.) Des deux extrémités de cette singulière fortification , placée au bas d'une colline en pente rapide, remon- tent deux murs qui vont se réunir près du sommet, et forment ainsi un vaste enclos au milieu duquel je n’ai rien aperçu. Là se bornent tous les moyens de défense que les Chinois ont pu inventer, et dont l'ensemble a quelque ressemblance avec une décoration d'opéra, sans avoir peut-être plus de solidité, comme le prouvèrent les canons de la frégate anglaise l’Alceste, qui en 1816, ayant voulu, malgré les traités et la défense du vice-roi de Canton, franchir Bocca de Tigris, fit dans un instant brèche aux murailles et mit en fuite tous les canonniers. C'était pendant la nuit; les Chinois, qui ne Ps M supposer encore qu'un bâtiment, même européen, c braver d'aussi formidables fortifications, avaien a- giné, pour inspirer sans doute plus de en: leurs ennemis, de placer à chaque embrasure de la batterie un énorme ballon en papier transparent , peint de plu- sieurs couleurs, qu'une lumière intérieure faisait res- sortir d'une manière aussi brillante que flatteuse pour l'amour-propre des canonniers chinois. Si leurs pré- Lire td DE LA FAVORITE. 95 tentions s'étaient arrêtées là, rien n'eüt-été plus paci- fique, et l'Alceste, dont une petite. brise. favorable enflait les voiles, aurait dédaigné ces ridicules dé- monstrations ; maïs le fort commença le feu : dans un instant, les canons de la frégate, qui s’avançait lente- ment et avec précaution pour éviter les hauts-fonds, pointés sur les fanaux, jetèrent le désordre parmi les belliqueux Chinois, qui prenant pour séclairer dans leur fuite, à travers l'enelos et les campagnes environ- nantes, les mêmes lumières qui avaient servi de but à l'ennemi, donnèrent aux Anglais un spectacle aussi ex- tr naire que plaisant. La frégate arrivée le lende- mail. près de Canton, reçut à bord un envoyé du vice-roi, qui venait féliciter le capitaine anglais sur son heureuse entrée, et le prier d'attribuer les événe- ments de la nuit précédente à un malentendu. Le pauvre mandarin du fort reçut, pour avoir trop peu fait, la punition que méritait sa lâcheté. Il est fort douteux que ce beau fait d'armes ait beau- coup plu aux directeurs de la compagnie, dans le mo- ment même où elle payait les frais énormes de l'ambas- sade de lord Amberst, lequel se trouvait alors à Pékin. Nous avons vu quels furent les résultats de cette ten- ès de sa majesté chinoise, qui ne dut pas être, moîïns.on peut le supposer, bien disposée en faveur de l'ambassadeur britannique, en apprenant la con- duite tenue à Canton par le capitaine de la même frégate qui l'avait apporté sur les côtes de ses États. Nous passâmes auprès de plusieurs jonques de guerre, que font reconnaître les nombreuses bande- * Pod 96 VOYAGE. roles déployées au sommet des mâts; la solitude qui régnait sur leurs ponts contrastait d'une manière ex- traordinaire avec l'activité qui de tous côtés se faisait remarquer sur les bâtiments chinois de différentes gran- deurs, forcés d'approcher pour présenter leurs billets de passe et peut-être aussi pour payer les droits. Les extrémités de ces masses flottantes sont relevées d’une manière très-peu gracieuse ; l'arrière surtout est lourd, très-enhuché, et le grand nombre de petites fenêtres que l'on aperçoit des deux côtés annonce les loge- ments du capitaine et des officiers; au milieu, qui est la partie la plus basse des ponts, sont rangés quelques canons de petit calibre rarement semblables, ayant la volée barbouillée de plusieurs couleurs éclatantes , parmi lesquelles le rouge tient le premier rang; sur ‘avant et sur l'arrière des vrais sabords, on en voit d'autres bariolés des mêmes couleurs, mais qui ne sont que figurés. Autant que j'ai pu distinguer l'intérieur de ces bâtiments, il m'a paru mal tenu et en désor- dre ; le peu de matelots que nous apercevions étaient sales et avaient un air misérable. L’extérieur ne donnait pas une plus haute idée de la marine impériale chi- noise; il était peint d'une manière bizarre et grossière ; $ les couleurs le disputaient à la malpropreté, ce qui me parut d'autant plus choquant à bord des jonques de guerre, que celles du commerce sont généralement bien entretenues; mais les mandarins de la flotte imi- tant la rapacité des mandarins de l'armée, donnent la liberté à un grand nombre de leurs matelots, dont ils reçoivent ainsi les vivres et la solde. Dans tous les pays DE LA FAVORITE. 97 les hommes m'ont paru les mêmes, et malheureuse- ment les progrès des lumières ne peuvent rien contre certains abus aussi communs que difficiles à réprimer. Bocca de Tigris, située à quinze lieues de la mer et treize environ de Macao, domine pour ainsi dire deux perspectives bien différentes : l'une, monotone, inhos- pitalière, avait attristé nos regards toute la journée pré- cédente; l'autre, qui se déployait devant nous à me- sure que le bâtiment laissait les forts de plus en plus loin derrière lui, commencait à justifier les espérances de notre impatiente curiosité; en eflet, le spectacle dont jouîimes alors, empreint pour ainsi dire d’une teinte étrangère, me fit éprouver des émotions succes- sives si rapides, qu'il me sera bien difficile de les faire partager au lecteur. Le fleuve, encore assez large dans cette partie, cou- lait paisiblement entre ses rives, sur lesquelles, aux rochers noirs et sombres, avaient succédé une suite de collines dont la pente douce et unie venait en mourant jusqu'au bord de l'eau; le terrain, parfaite- ment cultivé, était couvert de champs, que des haies ou de petits taillis partageaient irrégulièrement; parfois linelinaison plus rapide des terres, ou leurs inégalités plus saïllantes, formaient un contraste avec d’autres parties encore plus favorisées; mais elles offraient à nos yeux un exemple de l'industrie des Chinois et de la lutte des hommes contre les désavantages d’un sol que la nature semble avoir condamné à la stérilité. Dans ces petites vallées, abritées du vent de mer, étaient de nombreux villages; au milieu de jolies mai- IL. 7 98 VOYAGE sons blanches, entourées de jardins et de bosquets, l'habitation du mandarin se faisait distinguer par son étendue, somtoit en pointe relevé sur les côtés, et par les grands arbres qui l'ombrageaient. Sur le rivage, des débarcadères commodes et bien entretenus recevaient les passagers et les marchandises que venaient y dé- barquer les bateaux qui à chaque instant se séparaient de la flotte dont nous étions entourés. Si les yeux, se détachant avec peine de ces tableaux si animés, se por- taient vers l'intérieur du pays, nos émotions perdaient de leur gracieux coloris pour prendre une teinte plus sérieuse; la vue ne rencontrait cependant pas, comme à Luçon et sur les côtes malaises, le vert sombre de majestueuses forêts couvrant des montagnes en partie cachées dans les nuages. Ces boïs, aussi anciens que le monde, ornements des pays sauvages, ont disparu en Chine devant la culture des terres et une innombrable population; les bords du Tigre n'offrent que quelques bouquets d'arbres, qui indiquent la place des villages; mais ces plaines, émaillées de couleurs aussi variées que leurs productions, dont les ondulations vont finir à des collines peu éloignées et surmontées d'obélisques d'une grande hauteur, formaient un coup d'œil moins imposant, mais plus en rapport avec la faiblesse de l'espèce humaine. Le style d'architecture de ces le qui m'ont paru tous être à peu près de la même dimension, à quelque chose de grand et de majestueux ; le monument se compose d’une base carrée, peu élevée, d'où s'élance une colonne annelée pour ainsi dire par des espèces DE LA FAVORITE. 99 de corniches saillantes et à distances égales les unes des autres. Dans les intervalles de ces corniches sont pra- tiquées plusieurs fenêtres étroites qui, placées À chaque étage dans la même position, forment ainsi à la vue plusieurs bandes s'élevant de la base ; Jusqu'au sommet, terminé par une demi-sphère d'où s'échappent les bran- ches et les feuilles de petits arbrisseaux. Des ornements aussi éphémères m'ont paru diminuer un peu la beauté de ces édifices, dont, malgré mes questions multipliées, je n'ai pu connaître d’une manière positive la destina- tion. Les Européens supposent que ce sont des monu- ments religieux ; et comme, sans s'exposer à beaucoup de gets, ils ne peuvent aller s’en assurer par eux- mêmes, cette opinion a ressent prévalu parmi ee hélice, éloignés de toute habitation et si- tués sur le sommet des collines les plus élevées, s’a- perçoivent de fort loin : leur construction gigantesque a dû coûter de grands travaux et paraît remonter bien baut dans l'antiquité. Qu'on les ait érigés pour servir de temple à la Divinité ou pour consacrer le souvenir d'un événement mémorable, peut-être oublié mainte- nant, les Chinois ont ces monuments en vénération, mais n'en construisent plus de semblables. Serait - il donc vrai que ces masses de pierres, qui fatiguent la terre de leur poids, en attendant que les siècles les fassent rentrer dans son sein, doivent être considérées comme les marques de l'esclavage sous lequel ont long- temps gémi les peuples de l'ancien monde ? L'esclavage seul, en eflet, a pu réunir le nombre immense de bras 7: LS 100 VOYAGE nécessaires à l'achèvement de pareils travaux : la civi- lisation et la liberté ont renvoyé les populations à la culture des terres, dont les résultats, moins brillants peut-être pour la mémoire des souverains, sont bien plus utiles pour la pauvre humanité. Plus notre léger paquebot s'éloignait de Bocca de Tigris, plus sa navigation au milieu des bancs qui em- barrassent le cours du fleuve exigeait de précautions : la brise de nuit avait fait place à celle de N. E., qui nous était contraire, et malgré laquelle cependant une ma- rée favorable nous faisait avancer rapidement. Le ciel était clair, la température très-douce pour la saison; le fleuve, uni comme une glace, brillait sous les rayons du soleil, déjà élevé au-dessus de lhorizon; les bancs qui forment la seconde barre éloignée de cinq lieues des forts, étaient franchis; ce passage difcile est ainsi appelé parce que les grands bâtiments sont forcés, par le peu de profondeur du fleuve, de descendre jusqu’à cet endroit pour y compléter leurs chargements. Plu- ‘sieurs navires européens se rendant à Macao attendaient la marée pour franchir les dangers, sur lesquels je vis échoué et dans une position critique le grand trois-mâts anglais dont les passagers avaient reçu de moi, sous Luçon, quelques provisions; mais déjà les nombreux moyens de la compagnie étaient à sa disposition, et il fut mis à flot en peu de temps. Généralement dans les fleuves et les rivières, comme sur les côtes que borde la mer, la profondeur des eaux est prèsque toujours annoncée par l'apparence des terres les plus voisines. Des bords sombres et noirä- DE LA FAVORITE. 101 tres coupés à pic, hérissés même de rochers sur les- quels les lames se brisent avec fureur, sont moins per- fides aux yeux des marins que ces rives unies couvertes tantôt d'un sable blanc comme la neige, tantôt d’ar- bres touffus ou de prairies verdoyantes dont les eaüx viennent baigner doucement les bords, mais après avoir passé sur des hauts-fonds dangereux et difficiles à éviter. En remontant le fleuve, la scène avait pris un aspect de plus en plus riant : les terres hautes et rougeâtres avaient disparu; de beaux villages se succédaient sur les deux rives servant de bordure à des plaines im- menses, que les eaux conduites dans des canaux arti- ficiels arrosaient dans tous les sens; et pendant que le pilote inquiet redoublait d'attention pour éviter les bancs au milieu desquels la petite goëlette louvoyait, nos yeux se reposaient avec plaisir sur les vertes ri- zières qui allaient se perdre à l'horizon. Cest ainsi que nous parcourûmes les quatre lieues qui séparent la seconde barre de la première appelée Wampoa, qui peut être considérée comme la rade de Canton et le point où le fleuve cesse d'être navigable pour les grands bâtiments européens ; alors un spectacle d'un genre bien diflérent se déroula devant nous : au milieu du Tigre, large dans cet endroit comme la Seine devant l'hôtel des Invalides à Paris, était rangée une longue ligne de navires, parmi lesquels vingt vaisseaux de la compagnie se faisaient remarquer par leurs énormes proportions et leur bonne tenue : les uns, entièrement réparés des avaries de la traversée pré- cédente, couverts d'une peinture aussi nouvelle que 102 VOYAGE brillante et ayant la plus grande partie de leur charge- ment à bord, attendaient le moment favorable pour descendre le fleuve et ramener dans leur patrie de nombreux équipages et d'impatients passagers; les autres, arrivés plus tard d'Europe, avaient tous leurs mâts abaissés, et embarquaient avec empressement les innombrables caisses de thé que de grands bateaux chinois bien couverts leur présentaient de tous les côtés; plus loin, des country-ships exercés depuis long- temps à braver les moussons contraires, tiraient de leurs larges flancs les énormes balles de coton indien, apportées nouvellement de Bombay et de Calcutta; quelques bâtiments hollandais de moyen tonnage, mais propres et bien entretenus, se disposaient à retourner à Java. La rade de Wampoa était veuve cette année du commerce américain, qui devait en 1833 la couvrir de ses navires. J'aperçus le pavillon espagnol, même les couleurs portugaises : la France seule était oubliée de- puis longtemps. Nous avancions lentement au milieu de ces bà- timents et d'une foule d'embarcations chinoises qui se croisaient dans toutes les directions; le courant, qui avait favorisé notre navigation jusque-là, commençait à devenir contraire et força le pilote à jeter l'ancre pour attendre la prochaine marée montante. Nos pro- visions n'étaient pas épuisées, mais notre séjour à bord et l'espérance d’une prompte arrivée nous en avaient dégoûtés : j'acceptai donc avec plaisir la proposition que me firent mes deux aimables hôtes, de me présen- ter à bord d'un des vaisseaux de la compagnie et d'y DE LA FAVORITE. 105 faire un bon déjeuner en attendant le moment de par- ir ; je fus même enchanté de cette occasion de visiter in- térieurement un de ces bâtiments dont j'avais beaucoup entendu parler et-toujours avec éloges : je n’eus pas lieu de me repentir de ma curiosité. En effet je pus admirer, avant le repas impromptu qui fut préparé pour nous, les vastes dimensions et les emménage- ments de ces beaux navires; je parcourus cette longue file de petites chambres destinées aux passagers, ainsi que ces appartements plus grands, mieux aérés, voi- sins du logement qu'occupe le capitaine, et loués ordi- nalement à des personnes qui s'étant enrichies dans l'Inde ou à la Chine, peuvent payer jusqu'à trente et quarante mille francs l'avantage de voyager par mer aussi commodément qu'il se peut et avec la plus grande sécurité. Partout régnait le confortable uni à une ex- itrême propreté; mais je ne vis aucune trace de ce luxe que nos armateurs prodiguent généralement d’une ma- nière aussi extravagante que contraire à leurs intérêts, à bord de bâtiments que de nombreux matelots, une trop haute mâture, des formes fines et rétrécies, fe- raient prendre plutôt pour des corvettes de guerre que pour des porteurs de coton, de sucre ou de café, dont les propriétaires devraient au contraire chercher, par toutes sortes de moyens, à soutenir la concurrence des économes Anglais et des parcimonieux Américains. Je vis à bord de ce vaisseau de la compagnie une cale immense, véritable gouffre dans lequel allaient être arrimées, à l'abri de Fhumidité, des milliers de caisses de thé que d'ingénieux compartiments mettaient 104 VOYAGE à l'abri des chocs violents du tangage et du rouhs. La manière dont était emménagée la batterie annonçait la sécurité du temps de paix. Sans doute que pendant la guerre elle était mieux disposée pour le combat; car dans quelques occasions, ces bâtiments ont fait une honorable résistance avant de succomber sous les canons de nos frégates ; parfois même leur grand nombre et une contenance qui pouvait faire douter du rôle pacifique qu'ils étaient appelés à jouer, ont inti- midé nos croiseurs, dont bientôt après les capitaines , rendus plus clairvoyants par l'expérience, enrichirent Bourbon et l'Ile-de-France des magnifiques dépouilles de la compagnie. Nous trouvämes, les deux officiers de la Favorite et moi, une gracieuse hospitalité à bord du Castle-Huntlay, dont le capitaine, alors à Canton, fut remplacé dans cette circonstance par son second, qui eut pour nous mille aimables procédés, et les poussa même jusqu'à mettre à ma disposition une embarcation légère pour nous porter promptement , malgré la marée contraire, à notre destination. À Wampoa, le Tigre se partage en deux branches étroites, peu profondes, qui vont se réu- nir encore cinq lieues plus haut et sous les murs de Canton; celle qu'on appelle Rivière de jonques est la plus fréquentée par les embarcations chinoises et par celles des bâtiments européens qui ont des relations: conti- nuelles avec la ville, d'où ils tirent leurs chargements et leurs provisions journalières ; les environs de la rade, quoique couverts de villages, n’offrent que peu ou point de ressources aux étrangers, qui par compensation DE LA FAVORITE. 105 courent grand risque d’être rossés d'importance quand ils ont l'imprudence de s'aventurer, sans être bien ac- compagnés, au milieu d'une population qui déteste les étrangers, et que ses fréquents débats avec les matelots des navires mouillés sur la rade ne servent pas peu à entretenir dans d'aussi malveillantes dispositions. Mal- ‘ heur au botaniste, à l'observateur de la belle nature, ou à l'étourdi qui s’est avancé dans l'intérieur un peu loin du rivage ! Rarement il revient à bord sans avoir été maltraité et dépouillé d’une partie de son habille- meñt, à la suite de quelque querelle dont les Chinois trouvent toujours facilement le sujet. La seule arme offensive et défensive tolérée par les lois du pays est le bâton, qui même à la cour de Pékin voit fréquem- ment les mandarins se ployer devant lui; toute autre arme moins pacifique, dans les mains des Européens, pourrait causer un homicide qui coûterait irrévocable- ment la tête au coupable, sans qu'aucune circonstance atténuante püt être admise en sa faveur. Les Chinois ne sont pas braves, et malgré leur mépris pour les étrangers, ils savent qu'à moins d'être dix contre un ils ne peuvent espérer avoir l'avantage; dans ce cas même ils emploient des ruses de guerre qui font hon- neur à leur ingénieuse poltronnerie : au premier eri de détresse d’un voisin, les Chinois accourent en foule, armés de très-longs bambous, et forment un cercle autour de l'ennemi, qui tenu ainsi à bonne distance, est bientôt moulu de coups, sans avoir même l'espoir de se venger. Rarement les mandarins, qui tous parta- gent le mauvais esprit de leurs administrés, donnent 106 VOYAGE suite aux plaintes portées devant eux; quelquelois ce- pendant les battus, quand ils appartenaient à la fac- torerie anglaise, ont adressé au vice-roi de vives récla- mations; mais avant qu'à travers mille obstacles elles fussent parvenues jusqu'à lui, toutes les preuyes avaient été effacées par le temps. Autrefois les Français, les Hollandais, aussi bien que : les Anglaïs, avaient obtenu ou usurpé la jouissance d’iles inhabitées voisines du mouillage et qui avaient reçu le singulier nom de Folie suivi de celui de la nation dont les sujets pouvaient aller s'y promener avec quelque sécurité; mais soit que la population ayant beaucoup augmenté sur cette partie de la côte, par suite de la prospérité qu'un aussi grand commerce entraîne avec lui, ces îles aient été envahies, ou que le gouvernement chinois ait voulu enlever aux étrangers, dont il se défie, tout prétexte d'établissement, même temporaire, sur son territoire; soit que les Hollandais aient réellement tenté , du temps de leur splendeur, d'élever furtivement des fortifications sur la Folie hollandaise, les priviléges n'existent plus. Les officiers ainsi que les équipages des bâtiments ne descendent à terre que rarement et à leurs risques et périls, excepté à Canton, dans les fac- loreries, où ils se tiennent presque constamment. Nous avions été favorisés pendant la première par- tie de notre voyage; la dernière traversée fut encore plus heureuse sous tous les rapports : le temps était doux et magnifique, et le soleil, très-élevé encore au- dessus del'horizon, secondait parfaitement notre avide curiosité , quand nous quittûmes, dans une belle em- “de ol DE LA FAVORITE. 107 barcation parfaitement armée par des matelots anglais, le vaisseau où nous avions trouvé une si bienveillante hospitalité. e Le bras du fleuve que nous suivions en luttant con- tre une faible brise et la marée contraire, est bordé de terrains bas, inondés, entièrement dépouillés d’ar- bres, couverts de rizières et traversés par de larges canaux dans lesquels je vis naviguer d'assez fortes em- barcations. Si la vue des rives était un peu monotone, celle du fleuve m'offrait à chaque moment de nouveaux sujets d'observation; tout annonçait l'approche de la grande ville : une foule de bateaux de toutes les gran- deurs, de toutes les formes, couvraient le fleuve, qu'ils sillonnaient dans tous les sens: des flottes chargées de légumes et de provisions se détachaient des deux bords et remontaient avec nous. Je contemplais cette variété infinie de bateaux, l'excessive propreté de leur intérieur, frotté chaque jour avec du sable fin-et lavé avec le plus grand soin; l'extérieur n'en est pas peint, mais couvert d’un vernis brillant et bien entretenu qui conserve au bois sa couleur et produit un effet très- agréable à l'œil. L'adresse des Chinois, qui malgré un courant rapide évitaient parfaitement les abordages, exCitait aussi mon étonnement; j'eus moins sujet, je l'avoue, de me louer de leur urbanité envers les étran- gers ; car si je ne compris pas d'abord les noms sans doute peu agréables dont ils nous gratifiaient , leurs mouvements inverses m'en donnèrent assez la significa- tion. Cependant je ne pense pas que ce manque d'é- gards doive faire accuser cette classe d'hommes de tur- x # 108 VOYAGE bulence et de grossièreté, car je ne les ai jamais vus se battre ni mème se disputer fortement entre eux ; ils sont bruyants, mais gais et asseztinoffensifs : leur physionomie, généralement riante et ouverte, l'en- semble de leurs traits brunis par le soleil, a quelque chose de franc; il serait pourtant dangereux de se fier ici à l'apparence, car il est difficile de rencontrer des hommes plus fins, plus rusés et plus habiles à trom- per, surtout quand ils ont aflaire aux étrangers de rang inférieur, qui du reste, il faut en convenir, ne leur aban- donnent pas facilement l'avantage sous ce rapport. Leur costume est plus que simple, mais toujours très-propre; par-dessus la chemise, bien blanche, et le pantalon large , descend jusqu'aux genoux une vareuse assez sem- blable à celles que portent nos rouliers; l'ouverture, au lieu d'être sur le devant, est placée sur le côté droit de la poitrine et close avec des boutons d'un métal plus ou moins précieux ; les manches, très-courtes , laissent apercevoir des bras forts et musculeux auxquels le reste du corps ne le cède en rien pour la vigueur et les belles proportions : tous ces vêtements sont en étofles gros- sières de laine ou de coton et toujours d’une couleur sombre ; le-noir paraît réservé aux classes moins in- férieures; enfin la longue queue, le bonnet de laine brune à bords retroussés, ou, quand ïül fait chaud, le large chapeau de paille pointu, achèvent de donner aux hommes d'eau un air national, aussi singulier que différent de ce qu'un voyageur peut avoir observé dans tous. les autres pays du monde, Bientôt les premières maisons qui bordent les rives DE LA FAVORITE. 109 auprès. de Canton, firent changer le cours de mes idées : aux chantiers de construction, entourés de vastes magasins remplis de bois que de nombreux ouvriers mettaient en œuvre sur le rivage où à bord des ba- teaux amarrés à peu de distance, succédaient peu à peu, le long des deux rives, des maisons en bois soute- nues par des pilotis, et qui faisant saillie sur le fleuve, en rétrécissaient de plus en plus le cours : aux fenêtres de celles du côté droit où sont les faubourgs, étaient une multitude de sirènes dont les chants et les appas très- faciles à comprendre et à deviner, n'avaient rien de sé- duisant : leurs gestes licencieux s’adressaient aux mate- lots, fort peu disposés cependant à s'y laisser prendre ; car c'est principalement sur ces dégoûtants plaisirs que le bas peuple chinois exerce une surveillance fort dan- gereuse pour les étrangers: malheur encore à celui qui serait surpris dans une de ces maisons équivoques ! Après avoir été battu et dépouillé , il est conduit, au mi- lieu des huées générales, devant le mandarin, puis de là en prison, où il reste jusqu'à ce qu’il ait payé une forte amende, Peu de temps avant mon arrivée, deux jeunes Anglais, qui étaient venus en amateurs pour visiter Canton, tombèrent dans le piége, perdirent tout ce qu'ils avaient sur eux et de plus huit mille francs que leurs amis furent obligés d'apporter pour les tirer de dessous les verrous chinois. On ne peut attribuer cette susceptibilité ‘excessive des Chinois qu'à leur aversion pour les Européens et au désir de les rançonner; car je ne crois pas que dans au- cune ville au monde les mauvais lieux soient en aussi 110 VOYAGE grand nombre qu'à Canton, et le libertinage aMché avec une plus dégoûtante authenticité. Les malheu- reuses créatures condamnées à cet infäme métier étant toutes esclaves, sans aucune exception , et formant, d’après la coutume, une branche lucrative de revenu pour leurs propriétaires, sont multipliées à d'infini: elles composent plusieurs classes, dont les dernières ont été reléguées dans les faubourgs. Les autres passent leur temps à bord de grands hate) construits exprès pour cet usage et contenant des appartements très-pro- pres et convenablement ornés: ces bateaux sont tous réunis à l'entrée d'un des nombreux canaux que projette le fleuve du côté de Canton, et forment pour ainsi dire un quartier de la ville flottante, laquelle est, avec les faubourgs, autant du moins qu’il m'a paru, le seul en- droit où ces filles puissent exercer leur industrie; car Je ne les ai vues nulle autre part. Gette exclusion très- sage, dans un pays où les femmes, toujours renfermées, ne paraissent jamais dans les rues qu’en palanquin bien clos, ne gène pourtant pas les Chinois dans leur goût pour des infortunées, victimes d'un odieux pouvoir, et parmi lesquelles les hommes riches, sans blesser en rien les préjugés, choisissent souvent des concubines, destinées peut-être à leur donner des héritiers. Il est vrai que beaucoup de ces jeunes filles ont été élevées avec le plus grand soin pour les plaisirs de maîtres qui se sont bientôt dégoûtés ou qui sont morts avant d'avoir pu leur assurer un sort. Elles sont généralement jolies, très- blanches, bien faites, et parées avec autant de coquette- rie que de goût : leur physionomie, dans la classe supé- DE LA FAVORITE. 111 rieure, de laquelle seule je veux parler, est ordinairement douce, gracieuse, et n'offre rien d’effronté ni d’avili, mais seulement un air d'indiflérence, naturel à des femmes condamnées par le sort, dès leur première jeu- nesse, à un métier dont elles ignorent peut-être l'infamie. Un intérêt aussi pe que barbare les prive du doux nom de mère, que j'ai vu, dans les pays mêmes les plus : sauvages , faire l'orgueil des femmes, et les élever à leurs propres yeux. Lestraits de la plupart de ces Chinoises sont fins et agréablesÿ une bouche petite montre, quand elle s'ouvre, de jolies dents dont des lèvres légèrement rougies'ayvec du carmin font ressortir la blancheur ; des yeux bien fendus placés horizontale- ment et qui ne manquent pas d'expression, ornent un front large, élevé, que deux mèches de cheveux en bou- cles, ou collées le plus souvent sur les joues, garnissent de chaque côté; le reste de la chevelure, relevé der- rière la tête, est très-adroïtement arrangé, et ferait honneur aux artistes les plus distingués de Paris. Je vais en essayer la description telle que je l'ai reçue ou pu étudier moi-même de loin ; car il eût été fort dangereux de satisfaire d’une manière plus immédiate ma curio sité. Un petit bâton de cinq à six pouces de longueur, fait en métal ou en bois, est appliqué perpendiculaire- ment à la partie postérieure de la tête au moyen de tresses qui le serrent fortement; le reste de la chevelure est tourné autour de ce centre, auquel se fixe une tra- verse en or, en argent, où en bois précieux, qui pas- sant en dessous du petit bâton, fait arc-boutant des deux côtés et contient ainsi les cheveux. La partie infé: 112 VOYAGE. rieure de cette coiffure, commune aux femmes chi- noises de tous les rangs, prend, en descendant sur le cou, la forme du collet d'un casque, à quoi du reste elle ressemble assez bien par sa surface unie, lisse et frottée d’une substance gommeuse dont l'effet est de lui donner de la durée et un éclat que des bijoux ou des fleurs naturelles, toujours fraiches, et de riches pen- dants d'oreilles, rendent encore plus agréable à l'œil. Le reste de la toilette n'est pas moins original, et ne manque ni de grâces ni d'agréments : la robe, en belle étoffe de soie, richement brochée , tombe jusqu’au des- sous des genoux, moins bas par derrière que par devant ; elle est ample, légèrement fendue sur les côtés ainsi que sur la gorge, mais fermée d’une manière gracieuse au-dessus de cette dernière partie par des boutons d'or placés sur le sein droit; les manches sont larges, ne descendent que jusqu'à lavant-bras, ordinairement bien proportionné et à l'extrémité duquel se laisse voir une petite main dont la beauté naturelle est le seul: orne- ment. (PI. 47.) Une garniture foncée, qui fait ressortir la blancheur du cou, termine par le haut cette robe que rien ne serre autour de la taille, et qui en recouvre une autre tout à fait semblable, mais moins longue, dont 'étoffe plus fine est d'une couleur également claire et agréable à la vue. Ces deux robes tombent sur le pan- talon large en satin, que termine au bas de la jambe * une bordure de couleur éclatante; cette bordure sert à cacher les nombreuses bandelettes rouges qui montent jusqu'au genou, après avoir fortement serré le pied ;'na- turellement petit et bien fait, mais devenu, au moyen DE LA FAVORITE. 115 d'une opération douloureuse, commandée par l'usage ou conseillée par la plus inconcevable coquetterie, une espèce de moignon qui, malgré l'extrême petitesse du soulier brodé en or dans lequel il est enfermé, n’en inspire pas moins aux Européens un sentiment Fi peine et de dégoût. Afin d'obtenir ce résultat, qui estropie les femmes pour toute leur vie, les empêche de marcher, et ce- pendant est regardé par celles d'un certain rang comme un agrément absolument nécessaire à leur beauté, les doigts des pieds d'une fille qui ne fait à peine que de naître sont ployés sous l'orteil et tenus dans cette posi- tion douloureuse par des bandes serrées graduellement Jusqu'à ce qu'ils soient devenus pour ainsi dire adhé- rents à la plante du pied, replié ainsi sur lui-même : par suite de cette opération, le bas des jambes, cons- tamment enveloppé, ur et pepe un aspect re- poussant. Les femmes he der, À 2m qui vivent dans les bateaux sont gaemapies de cette mode aussi bizarre que cruelle, dont il m'a été impossible de découvrir lorigine, inconnue peut-être même aux Chinois. Je suis entré dans quelques détails sur l'habillement des femmes publiques, parce qu'il ne diffère que peu ou point de celui des dames du rang le plus élevé, qui ne peuvent être aperçues que furtivement et très-ra- rement par les Européens; d'un autre côté, ces in- fortunées, que les préjugés épargnent dans leur pays, sont plus à plaindre qu'à blâmer. Esclaves dès la pre- mière enfance, souvent livrées sans protection au liber- Il. 8 Pa * on VOYAGE tinage et à la cupidité d’un maître dépravé, quelque- fois aussi vendues ou enlevées, et vivantau milieu d’une population qu'elles ne connaissent pas, ces pauvres créatures passent de. main en main comme une mar- chandise, “jusqu'à ce que la vieillesse ou leurs charmes I les fassent reléguer dans le fond de la maison rnier maître pour y servir comme domestiques | de REA concubines auxquelles un sort semblable est peut-être réservé. Depuis le départ de Macao, j'avais pu, à force d'at- tention, observer la plus grande partie des objets aussi curieux que multipliés qui avaient passé sous mes yeux, et dont les descriptions paraïîtront peut-être se suivre avec aussi peu d'ordre que mes souvenirs; mais quand notre chaloupe fut entrée dans l'étroit passage que laisse au milieu du Tigre cette foule innombrable d'embarcations qui forment pour ainsi dire une seconde ville devant Canton, les cris des marchands embarqués dans des milliers de petits bateaux qui leur servent de boutique et de demeure, pour aller vendre des provisions aux habitants des jonques et des grosses barques; le tintamarre que faisaient les restaurateurs flottants, en frappant sur d'énormes cimbales de cuivre, appelées gong, pour prévenir les habitués que l'heure de la distribution était arrivées enfin l'assourdissante musique dont les équipages des bateaux arrivants ré- . galaient leurs amis, auprès desquels ils passaient, brouillèrent toutes mes idées, et me donnèrent, avec un violent mal de tête, le désir bien vif de retrouver un moment de repos, même aux dépens de ma curiosité. DE LA FAVORITE. 115 Ce fut donc avec beaucoup de plaisir que mes deux compagnons de voyage et moi nous nous trouvâmes à la muit tombante sous le toit hospitalier du consul de France, dont l'accueil ouvert et amical aussi bien que les manières distinguées justifièrent pleinement les éloges que j'avais entendu faire de M. Gernaert, à Manille et à Macao, par tous les Français et les étran- gers, auxquels sa protection et ses services avaient êté * utiles dans beaucoup d'occasions. Le corps et l'esprit également excédés de fatigue, et remettant au lendemain la suite de mes remarques, j'allai promptement, après le souper, chercher dans un appartement aussi commode qu'élégamment meublé le sommeil dont j'avais grand besoin; maïs je comptais sans mes nouveaux hôtes les Chinois, qui célébraient cette nuit-là même la nouvelle lune, dont chaque retour annonce pour eux le seul jour de repos qu'ils aient dans le mois: aussi ne se firent-ils pas faute de tapage et de plaisirs; les féux d'artifice, les pétards, les accords de la plus infernale musique se succédèrent lever du soleil; et comme les fenêtres de ma chambre Ménnaiènt sur le fleuve, théâtre principal de la fête, me fut impossible de fermer l'œil. Cependant, ayant oublié de bonne heure ma rancune contre les ha- bitants de Canton, je commencçai avec empressement à m'occuper d'eux, de leur ville et de la multitude d'objets singuliers «et nouveaux dont j'étais entouré ; les factoreries, au séin desquelles j'ai trouvé tant d’ai- mables connaissances et une si bienveillante hospi- talité, attirèrent mes premières observations : ce fut là 8. + + 116 VOYAGE que, pendant un séjour qui s'écoula comme un éclair, je rapportai chaque soir le fruit de mes recherches et des nombreux renseignements recueillis durant la jour née, pour les transmettre au papier quand le silence de la nuit me permettait enfin de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Le coup d'œil que sur la rive gauche m'avaient of- fert la veille les factoreries paraît réellement imposant à l'Européen qui visite ces contrées pour la première fois (PI. 39) : Anglais, Américain ou Hollandais, il voit avec orgueil le pavillon de sa nation déployé au som- met d'un mât élevé qui domine de beaux débarcadères, autour desquels se pressent une foule d’embarcations ; mais nos compatriotes cherchent vainement le pavillon français, dont les Chinois ont oublié les couleurs depuis bien des années. Le nouvel arrivé regarde avec plai- sir ces maisons magnifiques recouvertes de terrasses d'où la vue s'étend sur le Tigre et les faubourgs de la rive opposée, leurs vastes galeries couvertes, si fraiches pendant l'été, si agréables l'hiver pour jouir des rayons du soleil, et nécessaires dans toutes les saisons pour faire de l'exercice et conserver la santé. Ces galeries sont jetées comme des ponts, du premier étage, sur une rue parfaitement entretenue et’ qu'un haut mur ‘sépare du rivage, où sont débarquées les marchandises au milieu de grandes cours bien unies et sablées avec soin. La cour de la factorerie anglaise est ornée de plates-bandes de fleurs et de quelques arbres dont la plantation ne remonte pas plus haut que l'époque des derniers trou- bles entre les Anglais et le gouvernement chinois, auquel DE LA FAVORITE. H17 ces embellissements parurent une infraction aux traités, et causèrent de vifs mais inutiles mécontentements. La façade de ces beaux édifices, bâtis sur des mo- dèles européens par les Chinois, qui, d'après les lois de l'empire, peuvent seuls en être propriétaires, n’a qu'un seul étage; elle est bornée à gauche par un canal qui senfonce dans l'intérieur de la ville, et à droite, par une longue suite de maisons très-larges, don- nant également sur le fleuve, et précédées d'un large quai, que les bateaux assiégent de tous côtés. Dans ces dernières habitations, construites avec élégance, logent tous les marchands étrangers et même les agents de la compagnie; car la belle factorerie anglaise n’est destinée en grande partie qu'à la représentation. Des appartements bien distribués, dont les petites portes d'entrée sont ornées d'une plaque de cuivre portant le nom du locataire, bordent de longs passages clairs, très- propres, qui aboutissent ordinairement à une cour ornée d’arbustes ainsi que de fleurs, et entourée par les loge- ments des plus riches négociants : là est le centre des afaires et d’un mouvement continuel. J'y ai vu chaque Jour de nombreux écrivains ou interprètes chinois oc cupés à régler des factures, à essayer et à compter des piastres , dont les monceaux, tirés de caves bâties en pierre de taille et voütées pour résister au feu, sont encaissés avec. >-au tant d'ordre que de soin et envoyés à bord des s de l'Inde, après avoir toutefois payé un assez fort. doit, aux mandarins. Nous avons déjà vu que cette énorme quantité de numéraire qui, dit-on, a monté quelquelois à plus de cinquante millions par 118 VOYAGE an, est le produit de la vente de J'opium débarqué en fraude à Lintin; et comme la presque totalité des marchandises étrangères sont transportées dès leur dé- barquement dans les magasins appartenant aux mem- bres du hong, il arrive que les maisons dont je viens de faire la description ne contiennent que quelques boutiques et les demeures particulières des Européens. Partout j'ai vu le luxe et le confortable réunis, un ameublement somptueux, des tables sur lesquelles l'argent et le cristal prodigués retracent les souvenirs des capitales d'Europe où ils ont été façonnés. Dans ces dîners interminables où la tempérance ne préside pas toujours, les vins de France des plus recherchés, l'art de nos cuisiniers transplanté dans ces contrées lointaines et imité par leurs élèves chinois, semblent se prêter un mutuel appui pour faire oublier chaque soir aux convives les fatigues de la journée; mais au sein de ces belles demeures, au milieu de ces splen- dides festins, l'ennui et le dégoût viennent encore les chercher et leur faire sentir que les richesses ét l'opu- lence sont bien peu de chose, si elles ne sont pas em- bellies par la présence des femmes, qui seules peuvent adoucir ces durs frottements. qu'amènent entre les hommes l'ambition et la soif de l'or. Lés Européennes sont bannies de Canton par le gouvernement chinois avec une sévérité excessive ét qui n'a jusqu'ici éprouvé aucune modification, malgré les nombreux efforts ‘ten- tés par les Anglais pour se soustraire à cette mesure ; une des principales causes occultes du mécontentement qui existe entre des deux nations. 4 DE LA FAVORITE. 119 Dès l'origine de leurs relations commerciales avec les Européens, les Chinois n’ont considéré ces derniers que comme établis temporairement à Canton; et même encore maintenant, à l'exception de quelques négo- ciants qui exercent le commerce de l’opium, et dont les présents font fermer les yeux aux mandarins, tous les étrangers sont obligés d'abandonner Canton au mois de mars, temps auquel les bâtiments ayant quitté Wam- poa, la traite du thé est terminéé. Ce départ, fixé par une ordonnance du vice-roi, rapporte chaque annéé de fortes sommes au gouvernement chinois, qui fait payer très-cher aux négociants et surtout aux agents des facto- reries l'autorisation absolument nécessaire pour des- cendre à Macao par les canaux de l'intérieur, seule voie qu'à cette époque solennelle permettent les anciens usages ou les traités. Cette navigation, généralement préférée par les Européens comme plus agréable et même souvent moins longue que celle du Tigre, se fait dans des bateaux couverts et commodes, mais dont la location est d'autant plus élevée qu'une grande partie de sa valeur passe aux mains des mandarins. Les étrangers attendent pour la plupart avec impatience ce moment, qui doit les ramener auprès de leurs familles et faire cesser en partié l'isolement dans lequel ils ont vécu pendant six longs mois. La présence des dames à Can- ton ferait disparaître cet empressement, et amènerait surtout chez les Anglais le désir de ne plus retourner à l'établissement portugais, dont le séjour actuellement très-dispendieux pour leurs familles, n'aurait plus rien alors qui pt les attirer. Cetté concession obtenue: des 120 VOYAGE factoreries ne seraient plus abandonnées, les étrangers s'y établiraient en maîtres, elles deviendraient pour eux une nouvelle patrie, et bientôt Canton auraït subi le sort des plüs belles villes de l'Indostan : aussi le pru- dent et soupçonneux gouvernement chinois s'oppose de tous ses moyens à de si dangereuses innovations et laisse à l'ennui le soin d’éloigner pour six mois chaque année un ennemi déjà trop près à Macao, et dont la conduite envers les Birmans lui a dévoilé encore da- vantage les nn ee Toutes ces pré inutil ténacité Mhirénre à la politique chinoise et plus encore peut-être la fermeté intéressée des mandarins, les fac- toreries seraient devenues un lieu de distractions et de et sans la plaisirs, Les premiers agents de la compagnie anglaise don- nèrent, malgré Yavis contraire de la plupart de leurs compatriotes, l'exemple de faire venir leurs femmes à Canton : cet événement parut aux Chinois aussi extra- ordinaire qu'opposé aux traités; cependant ils accou- rurent en foule pour admirer les pins pemui lesquelles plusieurs pouvaient dig neur du beau sexe britannique. Il faut croire que le vice- roi craignit l'effet d'une pareille séduction sur l'esprit de ses sujets, car abrégeant les lenteurs ordinaires de sa diplomatie, il lança de suite un chop, ou ordonnance, dans lequel les belles Européennes étaient traitées un peu cavalièrement et recevaient l'injonction positive de quitter sur-le-champ le territoire impérial, « qui ne devait jamais être souillé par des coureuses et des DE LA FAVORITE. 121 femmes de mauvaise vie, tolérées seulement à Macao pour l'usage des étrangers débauchés. » On pensera, et avec raison, que de pareïls procédés durent mettre bien des amours-propres en révolution : en effet, dès ce moment, l'affaire fut considérée comme inhérente non-seulement à l'honneur, mais encore aux intérêts de la compagnie, qui sans doute ne demandait que du thé à meilleur marché. Toutefois de nombreux et anciens griefs furent réveillés; les ordres du vice-roi restèrent sans exécution : aux menaces qui furent faites d’expulser les belles dames par la force, on répondit par le débarquement de quinze cents matelots anglais pour garder les factoreries; alors survinrent les événe- ments dont j'ai déjà parlé; les vaisseaux de la compa- gnie restèrent à l'embouchure du Tigre, et les héroïnes de l'amour conjugal à Canton. Au milieu de ces grands intérêts en présence, les belles dames anglaises furent oubliées par le gouvernement chinois, jusqu'au dé- part de la flotte pour l'Europe; mais bientôt après les plaintes recommencèrent et ne furent pas plus écoutées. Les choses allaient encore prendre une tournure hos- tile, quand les nouvelles autorités nommées par la cour des directeurs à Londres arrivèrent, et quelques-uns des plus aimables sujets de la guerre suivirent les disgraciés à Macao; mais le cours de la vengeance chinoise ne fut pas arrêté par cette victoire. Pendant mon séjour à Canton, une dame y était encore, et son cœur résistait courageusement aux vexations que les mandarins fai- saient éprouver aux Chinois attachés à son mari, et répoussait mème les supplications de toute la famille 122 VOYAGE d'un haniste, qui fut mis en prison jusqu'à ce que les ordres du gouvernement eussent été exécutés; mais enfin l'indignation générale des Européens mitun terme à cette résistance déplacée sous tous les rapports. D’après un tel état de choses, il est facile de conce- voir combien doit être monotone l'existence des Euro- péens à Canton. Quelles douces, quelles agréables relations peuvent exister entre des hommes éloignés de tous les êtres qui leur sont chers; privés des soins, des consolations d'un sexe qui seul peut adoucir nos peines et nous faire oublier nos chagrins? Les réu- nions entre des négociants livrés au même génre d'af- faires, et courant vers le même but, ne doivent ja- mais être intimes ni bien franches : aussi sont -elles sans abandon; l'étiquette, les tracasseries, l'animosité mème, viennent s'asseoir au milieu de ces banquets, qui commencent avec une froide réserve, et finissent sou- vent par des excès. Les étrangers, parmi lesquels on compte eepéndant bon nombre de négociants aussi re- commandables par leurs talents qu'estimables par leur noble loyauté, se jalousent au dieu de se réunir. Non: seulement la différence des nations trace dans ces con- trées si lointaines une ligne insurmontable de démar- cation entre les individus, mais l'intérêt en établit de plus fortes peut-être encore entre les enfants d'un même Pays, et surtout entre les agents de la compagnie anglaise êtleurs compatriotes qui font le commerce particulier ; ceux-ci voient d'un œil d'envie les autorités de la facto- rerie tenir la tête du commerce, marcher d'un pas aussi rapide qu'assuré vers la fortune et vivre au sein du DE LA FAVORITE. 125 luxe, que leur permettent de soutenir d'énormes ap- pointements, quand eux-mêmes aux prises depuis la paix avec une active concurrence, voient chaque an- née leurs bénéfices diminuer et leurs dépenses augmen- ter par le goût d'ostentation ” fait continuellement de nouveaux progrès. : La factorérie anglaise Héinë l'exemple de cette peu sage prodigalité ; tous les agents vivent ensemble, ilest vrai, mais leur table est servie avec une recherche, une splendeur dont je fus ébloui; les appartements sont ifiquement décorés ; j'en ai visité un qui renferme une fort belle bibliothèque servant de lieu de réunion à tous les convives, ainsi qu'aux capitaines et'aux of - ficiers de la compagnie, envers lesquéls cette dernière exerce une généreuse hospitalité. Les frais énormés que doit entraîner nécessairement une pareille représentation montent, dit-on, annuelle- ment à plus de cinq cent mille francs, qui sont pré- levés sur les appointements de tous les agents, en proportion du ne » r -chacun d'eux occupe dans la factorerie. Lies re chef du comité et du second président peuvent s Mere année commune, à plu- sieurs centaines de mille francs; les autres facteurs sont rétribués avec une magnificence proportionnée. Le jeune homme arrivant d'Angleterre et admis à faire partie de cette administration, reçoit, m'a-t-on assuré, d'abord sept mille deux cents francs d'appointements fixes qui augmentent chaque année de deux mille cinq cents francs; ils sont portés, après cinq ans de service, à vingt-cinq mille francs; après dix ans, à soixante et 124 VOYAGE quinze mille, Jusqu'à ce que son ancienneté ou la pro- tection des directeurs à Londres, l'élève aux premières places de la factorerie, dont le président actuel n’a que trente-deux ans. Toutes ces dépenses, auxquelles d’au- tres presque aussi considérables viennent se joindre, n'ayant paru bien onéreuses pour la compagnie, je pris des renseignements sur la manière dont elle les supporte : mon étonnement fut grand quand on n'as- sura que deux et demi pour o/o sur la seule vente des thés en Angleterre couvraient tous les frais et audelà. Que l'on juge, d'après ce simple aperçu, des immenses résultats du privilége de la compagnie, et de l'impor- tance que peut avoir pour le commerce ps: sa presque inévitable dissolution. J'ai entendu assurer que la compagnie ins si elle est dépouillée du commerce exclusif avec la Chine, et qu'elle abandonne au gouvernement le sceptre de l'Indostan , est décidée à soutenir la concurrence contre les entreprises particulières qui s’établiront; mais alors elle apportera sans doute plus d'économie dans ses ar- mements et n'accordera plus à ses facteurs les mêmes avantages. Cependant, quelque excessifs que ces avan- tages doivent paraître , je les considère comme le juste dédommagement de l'espèce d’exil dans lequel ces An- glais passent ordinairement un grand nombre d'années, avant d'arriver aux hautes fonctions qui ont assuré de tout temps et qui assurent encore maintenant la fortune des individus. Pendant l'hiver, saison de la traite, qui retient à Canton tous les étrangers, ceux-ci, presque toujours renfermés dans leurs appartements ou leurs DE LA FAVORITE. 125 comptoirs, sont privés du plaisir de la promenade, dont leur genre de vie semblerait leur faire un besoin; mais la foule qui remplit les rues, et l'insolence de la popu- lation des campagnes, sont des obstacles si repoussants pour les Européens, que plusieurs d'entre eux m'ont assuré n'être jamais sortis des factoreries, si ce n'est pour retourner à Macao. Parmi les autres, quelques-uns plus jeunes s'amusent à manœuvrer eux-mêmes chaque soir, sur le Tigre, de belles embarcations apportées à grands frais d'Angleterre. Hs débarquent sur la rive droite du fleuve, dans des endroits dont les habitants sont intéres- sés à leurs visites, puis ces marins improvisés rentrent chez eux après avoir fait un exercice un peu fatigant, mais très-favorable à leur santé. Un pareil genre de vie serait donc insupportable, si des gains énormes ne donnaient au négociant l'espoir de trouver un jour dans sa patrie, au sein de lopu- lence , le dédommagement de ses ennuis passés : aussi chaque année plusieurs Européens quittent la Chine avec des capitaux considérables , gagnés le plus souvent dans le commerce de l'opium , pendant douze à quinze ans d’exil. Mais depuis la paix, le nombre des mar- chands ayant considérablement augmenté, les profits ont diminué en proportion, et les départs sont devenus moins fréquents. L'amour du luxe et de l'ostentation, cet ennemi du commerce, a également fait à Canton de sensibles progrès dans la plupart des maisons eu- ropéennes, qui se livrent-à des dépenses hors de pro- portion avec leurs revenus; et malheureusement, là comme dans la plupart de nos grandes villes de com- 126 VOYAGE. merce d'Europe, l'usage l'exige et empêche même les gens sages d'agir autrement. En effet, quel système d'économie est-il possible de suivre dans une maison avec ce comprador, intendant imposé par les manda- rins, et auprès duquel ceux de nos grands seigneurs d'autrefois n'auraient été que des novices en fait de ruse et d'avidité ? Lui seul achète et fournit tout; ses mé- moires ne peuvent être soumis à aucun contrôle ; car les prix sont fixés d'avance par une réunion de compradors, et approuvés par le mandarin, qui partage les béné- fices et repousse toute réclamation d’un maître indi- gnement trompé. Les domestiques chinois, dont les étrangers sont obligés de se servir exclusivement , for- ment une espèce de corporation soumise aveuglément au pouvoir des compradors, auxquels ils ne le cèdent ni en astuce ni en friponnerie. Le vol est pour ainsi dire organisé publiquement; des recéleurs chinois se char- gent, sans y mettre aucun secret, de vous livrer les vins et les liqueurs de la maison où vous avez dîné la veille: ils ne demandent que le temps nécessaire pour les faire apporter chez eux par les domestiques mêmes de l'hôte qui vous a traité : les Européens, ne pouvant s'opposer au mal, sont les premiers à ee de ces | séanda- leuses dilapidations. Ces domestiques sont les espions de Pantoéité, qui tient ainsi les étrangers dans une surveillance conti- nuelle, et peut d'un seul ordre les isoler entièrement dans leurs maisons. Mais ces hommes, faux, menteurs, rarement susceptibles d'attachement pour leurs maîtres, rachètent une partie de ces vices inhérents à leur classe, DE LA FAVORITE. 127 par des qualités que l’on trouve beaucoup moins com- munément chez les domestiques des autres pays : ils sont d'une propreté parfaite, sobres, soumis, empres- sés, très-intelligents, et servent avec une promptitude et une adresse si séduisantes qu'elles font fermer les yeux sur leurs nombreux défauts. Leur costume est le même que celui de M" classe aisée : la tête rasée, couverte d’une calotte noire en étoffe de crin ; la queue descendant jusqu'aux talons, et ornée à son extrémité de rubans de soie mêlés quelque- fois dans les tresses des cheveux ; le cou nu; la robe en soie noire tombant au-dessous des genoux, fendue sur la poitrine, mais boutonnée sur le côté droit: les man- ches pendantes et d’une grande ampleur ; le pantalon, large depuis la ceinture jusqu'aux genoux, est ensuite serré et boutonné comme des guêtres jusqu'aux pieds, lesquels sont couverts de bas de coton et renfermés dans des souliers à épaisses semelles; ajoutez à cela une taille généralement élevée et bien prise, un bel em- bonpaint considéré dans ces pays comme l'apanage de aisance et de la considération, une figure large, 1 front découvert, les yeux allongés et assez Lillints, mais peu ouverts, le nez petit, aplati dans sa partie supérieure, la bouche grande et généralement bien meu- blée, des oreilles larges et plates, une physionomie grave et rusée en mème temps, et vous aurez une idée assez juste du bourgeois de Canton aussi bien que d’un serviteur chinois. Quoique très- fortement rétribués, et employés en grand nombre dans les maisons euro- péennes , ces domestiques s'occupent exclusivement 128 VOYAGE du détail intérieur des appartements, qu'ils entretien- nent, ilest vrai, dans une admirable propreté. Les travaux de force, tels que l'embarquement et le dé- barquement des marchandises, les transports des far- deaux même légers, sont dévolus dans ce pays, où chaque classe a son genre d'industrie, aux hommes d’eau, ou habitants de la ville flottante, dont l'intéressante population m'occupera plus tard, et qui, pour être placée aux derniers rangs de la société, n'en est pas moins digne d'observation. Canton est partagé en deux villes également grandes et immensément peuplées, mais cependant bien dis- tinctes pour l'Européen : lune, sijuée à quelque dis tance des bords du fleuve, est, comme toutes les cités chinoises, ceinte de murs peu élevés dans lesquels on n’a pratiqué qu'un très-petit nombre de portes dont l'entrée est sévèrement défendue aux étrangers, qui s'exposeraient aux plus grandes insultes, s'ils osaient franchir pour un seul instant cette barrière opposée par la défiance à leur curiosité : tel est l'ancien Canton, qui renferme, dit-on, cinq cent mille âmes, et une multitude de maisons à un seul étage, construites en bois ou en pierre, entourées de jardins et séparées entre elles par des rues étroites, tortueuses, mais d’une grande propreté. Les manufactures ÿ sont en grand nombre: cependant il paraît que toute l’activité du commerce s'est portée dans la nouvelle ville, que sa position sur les bords du Tigre, entre Canton qu’elle touche d’un côté et les factoreries qu’elle environne de l'autre, fait supposer ne devoir sa fondation qu'à la présence des DE LA FAVORITE. 129 Européens : supposition qu'onne peut APPUyEr cepen- dant sur aucune des observations qu'offrirait l'agrandis- sement successif des divers quartiers ; car en admettant que la vaste étendue de: ce nouveau Canton n'oppo- serait pas à cette recherche des obstacles presque in- surmontables ; lincendie affreux qui le consuma en- tiérement il y a quelques années et n'en fit qu'un monceau de décombres, doit avoir anéanti tous les vestiges des anciennes constructions. Cet effrayant dé- “sastre, entièrement réparé maintenant, a laissé aux habitants de bien cruels souvenirs. Le feu se déclara pendant la nuit dans un des quar- tiers les plus populeux: en peu d'heures, l'inéendie excité par une ferte brise de N., eut embrasé les nom- breux magasins remplis de matières combustibles, et couvert la ville d'un torrent de flammes; les métaux mèmes les plus précieux coulaient au milieu des rués : bientôt cette population, la veille encore si riche, offrit un spectacle d'horreur et de désolation : les femmes et des enfants que le feu avait chassés des maisons . jusque-là leur unique patrie, les uns incapables de mar- LR les autres se traînant avec peine, étaient étouffés au milieu d'une multitude livrée au plus effrayant dé- sordre,; ou tombaïent au pouvoir de malfaiteurs dont les bandes s'étaient organisées en un moment: Les habitants de l'ancien Canton, craignant pour leurs propriétés, avaient fermé les portes de la ville à des com- patriotes malheureux: Sur le Tigre,les bateaux qu'une seule étincelle pouvait embraser, avaient fui de l'autre côté du fleuve, ou s'étaient éloignés avec la marée : les II, 9 150 VOYAGE petites embarcations seules, plus faciles à manœuvrer, vinrent offrir des secours, mais à prix d'or, à la foule qui, poursuivie par l'incendie, se pressait sur les quais ; mais ces malheureux, que la frayeur aveuglait, sur- chargeaient les bateaux et se noyaient par milliers dans les eaux du fleuve. Plusieurs Européens, témoins de cette scène d'horreur, frémissaient encore en me la ra- ‘ contant. Pendant trois jours, les décombres fumants furent le théâtre de tout ce que la soif du pillage et la férocité peuvent inspirer de forfaits les plus odieux. Les pauvres habitants, cherchant au milieu des ruines leurs femmes, leurs enfants, quelques vestiges de leurs richesses passées, étaient égorgés par les brigands at- troupés comme des oiseaux de proie sur les restes de Canton. Enfin, après une longue attente, trente mille hommes de troupe vinrent rétablir l’ordre et rendreaux habitants l'emplacement deleurs propriétés : le nombre des victimes était considérable; bien des familles avaient entièrement disparu ; toutes déploraient la perte de jeunes fillés ou d'enfants ensevelis sous les décombres ou entrainés au loin dans un esclavage éternel. Mais quels désastres le temps et l'industrie n’effacent-ils pas au milieü d'une nombreuse populati: n? Le Canton eu- ropéen sortit plus beau, plus brillañt de ses cendres ; les factoreries, rebâties sur des plans plus vastes, fu- rent augmentées et entourées de ces magnifiques bâti- ments dont j'ai déjà fait la description, et formèrent ainsi le long du Tigre un beau quartier, bordé de quais larges et bien construits. Les maisons se relevèrent de tous côtés comme par enchantement; et quoique à mon à DE LA FAVORITE. 151 passage en Chine peu d'anntse fussent écoulées de- puis cet effrayant incendie, toutes les traces en étaient disparues. J La nouvelle ville, rebâtie sur ses anciennes fonda- tions, est située au bord d'une plaine-qu’elle couvte de ses nombreux quartiers; elle n'a pas de clôture : aussi les Chinois la considèrent-ils comme formant de ce côté les faubourgs de Canton, dont elle n’est qu'ûne copie. -Si, laissant les factoreries sur la droite et le fleuve der- rière soi, on entre dans la ville, on trouve partout l'image de l'activité et de l'industrie; les rues, il est vrai, sont étroites, tortueuses, mais longues, très-unies et d’une admirable propreté ; les maisons, construites la plupart en bois avec une galerie couverte au pre- mier étage, ont un air d’aisance agréable à la vue : la forme particulière du toit qui fait saillie sur le devant, les ornements bizarres dont il est garni, les couleurs brillantes qui couvrent la façade, forment un spectacle difficile à rendre. Chaque corps de métier ant un quartier particulier, les boutiques de chaque rue ont une apparence uniforme, mais qui devient de plus en plus brillante, à mesure qu'elles sont plus voisines des factoreries. Dans cette partie de la: ville, les magasins ont pris pour ainsi dire une apparence européenne, et les deux rues principales, qui ont recu les noms anglais de New- China-Street et de China-Street ; ne dépareraient pas, sous le rapport de la symétrie, de l'élégance des boutiques et de la manière dont les marchandises sont disposées pour tenter les chalands, les plus beaux quartiers mar LE . 152 VOYAGE chands de Londres ou dé Paris. Ces espèces de passages pavés avec des dalles toujours très-propres, et qu'une tente défend contre les rayons du soleil, sont bordés de petites maisons contiguës , bien peintes et portant écrit en léîtres d’or le nom du marchand : c'est là que sont exposés les objets qui trouvent en Europe tant d'ache- teurs; que brillent tous ces meubles en laque aux formes ; singulière aux dessins plus bizarres encore, dont notre industrie, dépourvue des matériaux que la Chine et le Japon seuls produisent, n'a pu encore égaler la per- % fection. Nos ouvriers n'ont pas remplacé ce bois au grain spongieux et fin auquel s'attache si solidement le vernis, qu'une composition métallique, inconnue jus- qu'ici aux Européens, couvre des plus brillantes cou- leurs. À côté se faisaient remarquer, par leur blancheur et le fini admirable dustravail, une foule d'ouvrages d'ivoire , chefs-d'œuvre de la patience chinoise. Plus. loin de vastes bols à punch en porcelaine blanche, des- tinés peèe des clubs d'Angleterre, me prouvaient que si les premiers inventeurs de cette précieuse et. utile matière avaient été surpassés par les Français, leur supériorité était encore intacte dans la confection des vases qui ont le mérite d'offrir de grandes dimensions, de pouvoir être donnés à bas prix, et de résister par- faitement au feu. J'éprouvais un mouvement d'envie en voyant dans d'immenses magasins ces beaux crépons de nankin aux couleurs, si variées, parmi lesquelles le rouge, l'em- porte par,son brillant et sa solidité; ces belles écharpes de soie, brodées avec tant de magnificence ; des satins * % DE LA FAVORITE. _. 155 épais et lustrés, et tant d'autres étoffes de soie, toutes destinées pour les paÿs lointains que la France appro- visionnait autrefois. Nos manufactures de Lyon ont sans doute égalé, sur- passé même les Chinois dans la confection des tissus qu'admiraient nos pères; mais elles ne peuvent lutter pour la main-d'œuvre étle prix des matières premières, 1 * LE] . avec un peuple aussi sobre qu'économe et dont le s P dont le pays. produit de la soie en abondance : c'est'ainsi que les étoffes de soie travaillées à Canton et surtout à Nankin } ayant un poids et une force que celles de France, quoique plus chères, n'offrent pas, ont obtenu sur les marchés de l'Amérique du Sud, où nos bâtiments mêmes en transportent de fortes quantités, une préfé- rence qui achève de ruiner nos marchands. La patience, l'esprit d'imitation naturels aux Chinois, exploités par les négociants étrangers, viennent encore porter chaque jour de nouveaux et terribles coups à la seule branche d'industrie que nos malheurs ont laissée au ecommerce français. Ces objets de luxe, dont le goût et d'adresse des ouvriers parisiens font tout le prix, et que l'Europe entière recherche avec empressement, imités promp- tement à Canton, et livrés à des prix inférieurs dans lInde et sur les marchés du nouveau monde, sont encore partout préférés. Cette aptitude des ouvriers chinois se montre aussi dans la manière parfaite dont ils copient tous les modèles en orfévrerie qui leur sont présentés. L'économie que trouvent les étrangers dans ce genre d'industrie a fait naître une branche de commerce très-lucralive pour Canton, par la quantité + 154 VOYAGE d'argenterie annuellement exportée sur les bâtiments anglais. La bijouterie même n’est pas à dédaigner : j'ai vu des parures d'un très-grand prix, dont les perles et les diamants étaient montés fort délicatèment, Celles de filigrane d'or ou d'argent sont admirées dans les capitales d'Europe pour leur fini et leur légèreté. Au milieu de ces deux longues suites de boutiques, dans lesquelles brillaient les produits de l'industrie “elinoe mes yeux parcouraient tout avec une avide curiosité, et partout je trouvais des marchands qui se faisaient un plaisir de répondre à toutes mes questions. La plupart d’entre eux parlaient une espèce d'anglais dont l'accent nasal chinois a fait une langue particulière, mais qu'avec beaucoup d'attention et un peu d'habi- tude, je finis par comprendre passablement. Mais lorsque m'éloïignant des deux beaux passages qui m'avaient offert tant de sujets d'observation , je pé- nétrai plus avant dans l'intérieur de la ville, alors je retrouvai-la véritable couleur chinoise originale, sans aucune teinte européenne, et le secours aussi gracieux + quempressé du consul de France devint absolument nécessaire pour me guider et satisfaire ma curiosité. En effet, au milieu de ces rues étroites, d’une longueur interminable , et remplies d’une foule d'hommes affai- rés, il serait imprudent pour le nouveau débarqué de saventurer sans guide à quelque distance des facto- reries, seul endroit où les étrangers jouissent d’un peu de considération; celle-ci disparaît entièrement et fait place à Faversion du bas peuple pour les Européens , à mesure que l'on avance au miliéu des quartiers éloi- DE LA FAVORITE. 155 gnés du fleuve et formés en grande partie par les habi- tations particulières des marchands, dont les boutiques sont situées dans la partie de la ve : où se concentre le commerce. , Le malheureux qui s’est égaré ne voit rien de ras- surant sur les physionomies des hommes qui l'en- tourent en see avec un air mécontent : des rires grossiers et méprisants seront la seule réponse que ses signes obtiendront : malheur à lui si, entendant les cris répétés des porteurs du palanquin où est ren- fermée une dame chinoise, l'imprudent ne trouve pas une rue de traverse pour éviter cette fatale rencontre ; car alors, obligé de fuir par-la crainte d'être maltraité, son embarras devient de plus en plus grand, et ne cesse que quand, après bien des courses inutiles et les poches vidées par d’adroits filous, il parvient enfin à retrouver le point d'où il était parti. À cela près de quelques mouchoirs qui me furent enlevés avec beau- coup d'adresse, j'échappai assez heureusement à toutes les tribulations que je viens de décrire et auxquelles mes recherches m'ont plusieurs fois exposé. Dans cette ville immense tout semble avoir été sa- erifié au commerce : les rues sont bordées de deux longues files de magasins, toujours très-propres, et dis- posés à peu près comme ceux de nos petites villes de France. Un vaste comptoir bien simple en occupe le fond, où sont rangées les marchandises sur des plan- ches et dans des cases; derrière la boutique est une petite chambre où les hommes prennent leurs repas. J'ai déjà dit que les femmes, toujours enfermées , lo- ee 156 VOYAGE geaient ailleurs, loin des yeux de leurs parents. Au- dessus de la boutique se trouve l'appartement rempli de marchandises, où restent les commis, que la pru- dence commande d'y laisser la nuit, car le maître re- tourne chaque soir à la maison particulière, qu'habitent ses femmes et ses enfants. S Le marchand, ordinairement assisià la porte de sa - boutique, attend, en fumant gravement sa pipe au long tuyau, la venue des chalands, dont il accepte ou refuse les offres avec un imperturbable sang-froid. Les marchandises sont exposées suivant les désirs de l’ache- teur; mais à peine quelques mots viennent-ils en faire valoir la qualité ou le bon marché. L'aspect des rues varie suivant les corps de métiers qui les occupent exclusivement ; les plus bruyants et les moins élévés dans l'échelle de l'industrie m'ont paru relégués dans les quartiers éloignés des factoreries, près desquelles généralement les boutiques sont plus vastes, mieux ornées, les marchands plus avenants et moins taciturnes : ce fut donc là que par prudence je me dé- cidai à établir le centre de mes observations. Je tins cette résolution avec d'autant plus de facilité que la ville de Canton, celle du moins que les Eu- ropéens peuvent parcourir, ne possède point de mo- numents curieux; tout y annonce l'industrie la plus active, mais On n'y remarque aucun vestige de grandeur ni de goût pour les beaux-arts. De cé côté du fleuve les pagodes sont petites, mal entrelenues et pour ainsi dire abandonnées. J'entrai dans une des-plus grandes, où tous les objets du culte semblaient disposés pour une = , DE LA FAVORITE. 57 cérémonie ; au milieu de la cour et presque dans le sanctuaire, une foule d'ouvriers préparaient bruyam- ment des ballots de camphre et de plusieurs autres espèces de marchandises , destinées sans doute à être embarquées. Les demeures des premiers mandarins et des ha- nistes sont de grandes maisons en pierre ou en bois sans ornements e. un seul étage, qu'environnent de vastes cours ceintes de hauts murs; les portes, mas- sives e& grossières, ont plutôt l'air de fermer des pri- sons que des palais. Je voulus voir la principale entrée de la ville chinoise, le nec plus ultrà des Européens : elle est petite, basse, et je pus à peine distinguer les maisons situées de l'autre côté, lesquelles du reste me parurent ressembler tout à fait à celles qu'il m'était permis d'examinér sans danger. Mais ce qi, dans cette porte, avait excité particulièrement ma curio- sité, c'est le grand rôle.qu'elle joue dans les débats continuels des étrangers avec les mandarins: il arrive souvent que les premiers, fatigués , outrés même de ne recevoir aucune réponse à leurs fréquentes réclama- tions, et supposant avec raison qu'elles n'ont pas été envoyées au vice-roi, se réunissent au nombre d'une vingtaine , puis armés de bâtons, comme armes défen- sives , ils vont à l'entrée de la ville chinoise, s’aventu- rent quelques pas en dedans, frappent sur-les boutiques environnantes Afont le plus grand tapage possible, jus- qu'à ce qu'un mandarin inférieur vienne leur demander la cause d’un pareil scandale : le nouveau placet lui est remis; alors les conquérants ayant rempli leur but, s'en 158. VOYAGE ? retournent avec l'espérance que le grand mandarin, in formé de leur expédition par là voix publique, recevra la pétition. Ce mode de réclamation est parfois dangereux ; car, si les Chinois sont prévenus d'avance ou se trouvent en nombre sur les lieux voisins, les pétitionnaires sont reçus durement, et peuvent être rossés d'importance quand leur force numérique ou uné retraite précipitée ne les sauvent pas des mains dé leurs ennemis : c'est ainsi que se traitent lés intérêts commerciaux des na- tions les plus puissantes du monde, et cependant elles ont à Canton des factoreries et des consuls ! En vain j'ai cherché à établir quelques points de si- militude entre l'ensemble ou les différentes parties des scènes qui attiraient constamment mon attention par leur Le Sp variété, et ce qu'on voit dans les grandes villes d'Europe: au moment où je croyais avoir saisi quelque rapprochement qui pût servir de base à une description, la certitude que tout était nouveau pour moi, que tous ces objets curieux et bizarres qui frappaient mes. yeux, formaient pour ainsi dire une chaîne dont un seul anneau ne pouvait être arraché utile ; me faisait désespérer d'arriver au but vers lequel tendaient tous mes efforts. En effet quelle ressemblance peuvent avoir avec nos habitations, construites solidement et sur des plans ré- guliers, ces maisons chinoises dont les toits aplatis sont ornés d’une multitude de boules pendantes, ba- riolées de mille couleurs, et couvrent des fenêtres étroites et des galeries où le peu de largéur des rues F DE LA FAVORITE. 159 empêche le jour de pénétrer librement? (PL 46.) Comment rendre l'effet que produit la vue de ces en- .seignes qui, placées perpendiculairement et faisant saillie en dehors, des deux côtés de chaque boutique, sont couvertes de rouge et de caractères chinois dorés ? Cependant, si les apparences étaient différentes, je retrouvais les traces de ces coutumes que les progrès de la civilisation font naître également chez tous les peuples : ainsi à Canton, les murs des petités places sont couvérts d'affiches qui annoncent sans doute au public les ordres du gouvernement; plus loin des mai- sons qu'une bruyante société occupait et que de nou- veaux arrivants tenaient constamment pleines, étaient des auberges, annoncées du reste suffisamment par les individus un peu sales, auxquels un large couteau passé à la céinture donnait l'air d'importance ordinaire aux gens de leur métier dans tous les pays du monde. Is faisaient pour ainsi dire partie d'un étalage fort peu ragoûtant, au milieu duquel on me fit remarquer, et comme une chose consacrée par l'usage, des restes de chiens, de chats et même de rats, que les Chinois du peuple mangent sans aucune répugnance. Parmi cette immense population, dont la plus grande partie est condamnée à ne vivre que de riz et d'eau, et à la- quelle même cette chétive nourriture manque souvent, la faim peut porter les hommes à des excès qui doivent paraitre aussi horribles que dégoûtants aux peuples plus heureux. N'ai-je pas vu les infortunés parias dévorer lés cadavres impurs d'animaux morts de maladie! On prétend que si cette dépravation est.moins commune ” 110 VOYAGE dans les provinces du sud de la Chine que dans l'Inde, cest que les occasions de sy livrer sont moins fré- quentes, à cause de la rareté des grands quadrupèdes.. Dans les rues de Canton on ne voit ni charrettes, ni voitures, ni aucune bête de trait; rarement l'aboie- ment d’un chien ou le cri d’un autre animal domes- tique se fait-il entendre; et si des courriers à cheval, apportant les ordres du gouvernement, n'arrivaient parfois de la capitale ou des grandes villes voisines, on serait porté à croire que dans ces contrées les quadru- pèdes ont entièrement disparu. À toutes ces différences de Canton et de nos cités d'Europe, ajoutons l'absence totale des femmes, et nous concevrons plus facilement que la vue de tous les objets renfermés dans cette ville, objets très-curieux sans doute pour l'observateur nou- vellemeént arrivé, doit après quelque temps devenir monotone et inspirer même du dégoût aux étrangers forcés de résider longtemps dans les factoreries. Cependant ces passages, ces petites places publiques, ces rues qui retentissent dusbruit des marteaux, sont remplis, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, des flots d'un peuple qui fait un tapage assourdissant : il faut de grandes précautions pour circuler sain et sauf au milieu de cette multitude de marchands ambulants qui annoncent leurs marchandises par des cris difé- rents, mais également durs et baroques. La manière dont ils portent leurs fardeaux est très-ingénieuse, et malgré les dangers qu’elle semble faire courir aux pas- sants, les abordages sont très-rares et toujours évités avec une grande dexiérité. (PL. 48.) Ges hommes, dont DE LA FAVORITE. 141 un simple calecon compose tout l'habillement, portent sur leur large dos, qu'ombragent seulement les bords . d’un grand chapeau de paille pointu, un morceau de bois plat, flexible, mis en travers derrière le cou, puis assuré sur les deux épaules au moyen des bras, passés par-dessus, de manière à tenir toujours en équilibre les poids suspendus par des cordes aux deux extrémi- tés. Tantôt ces cordes soutiennent des baquets dont l'eau claire conserve des poissons encore vivants; tan- tôt elles ploient sous le faix de vastes paniers remplis de légumes et de provisions que les habitants des bou- tiques environnantes ont bientôt achetées ; tantôt enfin elles servent à porter des ballots de märchandises, dont la circulation a lieu sans accident au milieu de passages étroits qui, dans nos grandes villes, seraient considérés comme à peine praticables pour la foule des piétons. Tous ces portefaix paraissent être d'une grande vigueur : leurs membres, leur poitrine, qu'une chemise bleue recouvre quand la température est froide, annoncent la santé. Ils sont pauvres, mais toujours propgés ; leur physionomie, contractée par la fatigue et brunie par de soleil, n'a cependant rien de dur ni dé grossier : elle exprime la résignation jointe à la gravité. On ne voit jamais des luttes sérieuses, et on n'entend que rare- ment des débats bruyants, parmi cette multitude d'in- dividus des dernières classes; on remarque même chez eux une certaine urbanité, cet appui mutuel, qui prou- vent une civilisation aussi ancienne qu'avancée; et si parfois les Européens ‘ont à se plaindre de quelques procédés insolents, il faut attribuer ces procédés aux ds , de 142 VOYAGE préjugés de la population, que le gouvernement lui- même entretient de tout son pouvoir. Chacun exerce paisiblement son industrie : le marchand de comestibles pour les classes inférieures installe sa cuisine portative où il croit trouver le plus de chalands; à chaque coin de rue, un barbier, auprès de sa boutique en plein vent, passe sur la tête tondue de ses pratiques un rasoir trian: gulaire, avec autant de calme que s’il était dans une salle à l'abri des interruptions et des chocs dange: reux. (P1. 48.) Que l'on se figure un perruquier faisant la barbe à ses Eee au milieu des rues de Londres ou de Paris! Mais déjà à Cânton; dois cette dernière classe d’ar- tisans, l'effet des occupations moins grossières com- mence à se faire remarquer : leur costume, quoique très-simple, n'est point celui des porteurs : le chapeau de paille est remplacé par la calotte noire, annonçant un rang moins inférieur, et qui cache la longue et incommode. queue, roulée ordinairement sur le som: met del tête; la robe chinoise, en étoffe de soie ou de coton, mais toujours de couleur foncée ; couvre le pantalon qui descend sur des jafhbes terminées par de larges pieds nus : c'est ainsi que le costume change graduellement en Chine, à mesure que les individus s'approchent des classes élevées ; qui seules peuvent employer, dans leur habillement, des couleurs claires , à l'exception du jaune, réservé uniquement à l'empe- reur et à sa famille, et porter des bottes ainsi que d'au- tres attributs de leur rang ou de leurs dignités, dont J'aurai plus tard occasion de parler en détail. (PL 4.) .,» '. ea DE LA FAVORITE. 145 J'ai cru remarquer que dans la classemoyenne où mar- chande, l'élégance du costume était sacrifiée au con- fortable : des vêtements, en bonnes et fortes -étoffes de laine, défendent les Chinois aisés contre les variations de l'atmosphère, auxquelles ils paraissent très-sensibles, si l'on en juge par la quantité de vestes et de robes qu'ils entassent successivement sur leuf dos, à mesure que le froid devient plus vif; de manière qu'à Canton on ne demände pas de combien de dégrés le thermo- mètre est au-dessous de zér6, mais quel nombre de. vestes on porte dans ce moment : alors les marchands, assis dans le fond de leurs boutiques, ont plutôt l'air de ballots que d'êtres animés. Mais dans d'autre: saison leurs dimensions ont considérablement diminué; la robe que l'on porte à cette époque est en soie de cou- leur sombre, le plus souvent noîre, ornée de boutons en métal précieux; sous des manches larges et pen- dantes sont ordinairement croisées et ensevelies des mains armées d'ongles très-longs, attribut des occupa: tions libérales dans les classes moyennes comme dans les rangs les plus élevés de la société. Le on en étofle de soie ou de coton, suivant la nee tombe à longs plis jusqu'aux genoux; puis il serre les jambes en se boutonnant sur les côtés comme des guê- tres, et vient se joindre à des souliers de cuir noir, garnis d'épaisses semelles en liége ou en bois, que l'humidité peut difficilement pénétrer. Ces précautions pour la santé du corps, nécessaires dans des boutiques ordinai- rement sombres et humides, où les cheminées sont très-imparfaitement remplacées par des réchauds, de- Un VOYAGE vraient être bien plus grandes encore pour la tête, qui est toujours rasée avec beaucoup de soin. Je n'ai pu trouver à cette mode générale en Chine, quoique souvent nuisible, d'autre raison que le soin de la pro- preté, à laquelle cependant les longues queues ne sont pas toujours favorables. On rencontré dans les rues de Canton un grand nombre d'aveugles mendiants : ne pourrait-on pas supposer que cette cruelle infirmité qui afflige la popu- lation des provinces méridionales de la Chine, comme celle de tous les pays voisins des tropiques, est causée par l'impression d'une température très-variable, sur une partie dépouillée de l'abri et de lornement que la nature, toujours sage, lui avait accordés ? Les Chinois aisés cherchent à suppléer dans l'hiver au manque de cheveux par des bonnets de laine brune , ayant la forme d'une sphère, et dont les bords retroussés forment un bourrelet autour des oreïlles et du front. Cette coiffure, qui souffre encore quelques modifications, suivant le rang des individus, est aussi nationale que la calotte noire, à laquelle on reviént quand les chaleurs com- mencent ; cependant, malgré. re ces soins, j'ai remar- inde aintancac és Fes ee pres même les _ életée. Plus j'avance dans la tâche que je me suis imposée de donner une idée de la Chine, plus les difficultés samoncellent autour de moi: j'ai pu dessiner à grands traits les habitudes et la vie des Européens transplantés dans les pays éloignés de leur patrie, l'effet de la civi- lisation sur des naturels sauvages et féroces, dont les pr rmr0 oc ES Air DE LA FAVORITE. 145 mœurs , les coutumes n’offraient qu'un champ circons- crit à mes observations; mais à Canton, un tout autre spectacle se déployait devant moi : j'avais sous les yeux un peuple immense parvenu longtemps avant nous au plus haut point d'industrie et de commerce, et qui ce- pendant, on pourrait le dire, n’a de commun avec les Européens que l'hémisphère qu'il habite. Décrire avec détails des mœurs, des coutumes si étrangères à nos sociétés; peindre des caractères si éloignés de nos idées , exigerait plusieurs volumes et aurait demandé un long séjour dans ces curieuses contrées : je n'ai done pu que glaner, et avec la plus grande circonspection. J'ai vu et observé pendant une courte relâche, autant que mes faibles moyens me l'ont permis: les objets les plus différents passaient si rapidement sous mes yeux, il était si difficile d'obtenir des renseignements véridi- ques et surtout exempts de prévention, que ce que j'ai écrit ne peut être considéré que comme une suite de lueurs de la vérité. Combien de fois n'ai-je pas effacé le soir ce que j'avais écrit le matin, pour le modifier en- core le lendemain, suivant les éclaireissements qu’ob- tenaient mes recherches! Quels obstacles ne m'a pas opposés l’inconcevable ignorance des Européens sur les mœurs et les coutumes du peuple au milieu duquel ils passent leur vie! Enfoncés dans leurs spéculations de commerce, tout ce qui n'a pas rapport au thé ou à l'opium leur est étranger, leur est même inconnu: ce fut donc aux Chinois eux-mêmes que j'eus recours, et c’est d'eux que je tiens la plus grande partie des détails que j'ai pu donner. Cependant ces détails eussent été encore 15. 10 146 VOYAGE bien incomplets sans l’aimable obligeance de M. Ger- naert, qui voulut bien abandonner ses propres affaires pour m'accompagner partout où il crut que ma curio- sité pouvait être intéressée : il a été pour moi un guide aussi complaisant qu'éclairé. Si un Chinois, attiré par le commerce à Malaille ou à Bordeaux, voulait se former une opinion générale sur les mœurs des Français, d'après celle que ses rela- tions mercantiles lui auraient fait prendre de la classe inférieure, généralement peu considérée dans ces deux grandes villes sous le rapport de la moralité, serait-il plus ridicule que les Européens qui, ayant vécu pour ainsi dire isolés au milieu d’un peuple très-retiré dans sa vie domestique, peu communicatif, méfiant à l'égard des étrangers, et dont le langage leur est entièrement inconnu, ont calomnié toutes les classes d'une im- mense population? Sans doute que la ville de Canton présente d'abord à l'observateur vulgaire bien des cou- tumes, bien des usages qui heurtent nos goûts et nos préjugés : la multiplicité, la publicité même des lieux de prostitution; la coutume de vendre de petits enfants ou de les exposer sur les eaux, où ils deviennent la pâ- ture des poissons; l'incroyable facilité avec laquelle les bandes de brigands s'organisent aussitôt que le feu se déclare dans un quartier quelconque de la ville, peuvent donner une mauvaise idée de la moralité de ses habi- tants; convenons même que le bas peuple y est voleur, dépourvu de tout sentiment de probité : soustraire dans les maisons ou dans les poches des passants ce qu'il peut atteindre est pour lui un succès aussi cher à son DE LA FAVORITE. 147 amour-propre que favorable à ses intérêts ; mais existe- t-il moins de dépravation et de corruption dans la po- pulace de nos grandes cités, qui sont ordinairement les sentines de tout ce que renferment de plus vicieux, de plus débauché les provinces environnantes, comme Canton est le réceptacle de tout ce qu'il y a de pis dans le Fo -Kien et le Quang- Tong? Combien la nou- veauté, en aiguisant l'esprit de critique, ne peut-elle pas faire exagérer une foule d'abus, aussi communs pourtant dans notre patrie, mais sur lesquels l'habi- tude nous fait fermer les yeux! Combien encore de commerçants étrangers, trompés dans des espérances 1! de gains ps illicites, n'ont -ils pas été portés À juger sévè hands chinois, si clairvoyants pour leurs intérêts et qu'on ne trompe jamais deux fois! J'ai questionné des personnes recommandables, que leurs relations commerciales et un long séjour en Chine avaient mises parfaitement au fait du caractère des marchands avec lesquels elles étaient fréquemment en relation , et toutes leurs assertions ont été conformes à ce que ma propre expérience m'avait appris, que les commerçants chinois sont dignes d'obtenir la même confiance dont jouissent auprès d'eux les étrangers qu'ils connaissent, et que leur loyauté est au moins égale à celle des marchands de Londres et de Paris. Telles sont cependant les premières apparences qui frappent l'Européen nouvellement débarqué sur les ri- vages chinoïs ; mais si, fermant les yeux sur la vénalité, la rapacité des mandarins, et sur les désagréments qu'é- prouve un étranger dans toutes les villes où'il aborde 10. 148 VOYAGE pour la première fois, il cherche à observer les mœurs, le caractère des habitants de la Chine, leurs bonnes qualités lui paraîtront l'emporter sur leurs défauts. Le Chinois ; en effet, possède des qualités essentielles qui pourraient faire de ce peuple la première nation du monde s'il était bien gouverné. Il est patient, labo- rieux , intelligent, porté au commerce et fort industrieux ; il vit sobrement et se nourrit de riz, de poisson, de volaille et de végétaux; il fait très-peu d'usage des li- queurs fortes, et l'ivresse est un vice qu'il ne connaît pas; il entretient dans sa maison et sur sa personne une propreté parfaite. En Chine l'union, la tranquillité règnent dans l'intérieur des familles; les femmes légi- times gardent fidèlement la foi conjugale; le respect et l'attachement des enfants pour leurs parents est sans bornes ; enfin les classes pauvres trouvent de l'humanité et de la bienfaisance dans les rangs supérieurs de la société : les deux extrêmes de la population sont unis par des rapports de générosité et de reconnaissance. On accuse les Chinois d’être poltrons, défiants «et soupconneux; on leur reproche d’avoir été aussi sou- vent asservis gratiaqués pe les en mais ces mêmes barbares t e ré : beaucoup plus grande, quand ils éitalivent le Bas -Empire et soumirent nos aieux, presque sans combattre, à leur joug féodal? Dans ces temps reculés l'industrie, la ci- vilisation ont toujours cédé à la force brutale: le temps, les événements, plus que la violence, nous ont fait con- quérir notre liberté ; mais ces Chinois sont restés soumis A à leurs vainqueurs, à un gouvernement qui n’a dans DE LA: FAVORITE. 149 sa conduite aucun principe de loyauté, et dont les agents ne vivent que de rapines et tiennent courbée sous un réseau de fer la population de ces vastes contrées, où l'observateur étonné trouve le singulier contraste de la barbarie de l'Europe au xrm° siècle, exploitant pour ainsi dire une civilisation qui pourrait faire hon- neur à ce xm° siècle dont nous sommes si fiers. Aussi quels sentiments nobles et élevés: peut-on attendre d'hommes ainsi gouvernés depuis six cents ans ? Quelle importance le Chinois d'un rang”inférieur peut-il atta- cher ‘aux injures et même aux coups, quand il voit fréquemment les premiers mandarins de l'empire fla- gellés par les ordres de l'empereur? Chez un peuple privé absolument de toute idée de gloire et d'honneur et de ces sentiments élevés qu'en- fante la liberté, les femmes ne pouvaient jouer qu'un rôle secondaire et même absolument passif. En eflet, l'influence morale des femmes est nulle, en Chine; elles sont condamnées à la réclusion, comme dans le reste de l'Asie, mais jamais à des traitements cruels. Les concubines, qui n’ont cependant d'autre appui au- près de leur maître que l'affection qu'elles ont pu lui inspirer, expient leurs fautes, quelquefois nombreuses, par un nouvel esclavage, mais non par une fin tragique, comme en Perse ou en Turquie. Les femmes légitimes, même ‘coupables, ce qui est extrèmeément rare, sont protégées ne ue rss me mr à leurs familles, >. 11. 4e SR 5 qu'elles ‘ont , ces mal végètent dans la honite-et lefepehtir np Serie - L'existence entière d'une dame chinoise paraîtrait à 150 VOYAGE nos Françaises, si heureuses, si gaies, si adorées, un supplice continuel. La Chinoise, née dans la réclusion, doit y vivre et y mourir; cependant, comme elle ne connaît pas un sort plus heurewx , elle est contente du sien, Soumise en naissant à une cruelle mutilation, la jeune fille s’accoutume ensuite facilement à la vie sé- dentaire, qui devient pour elle un besoin : son édu- cation, entièrement dirigée vers les arts d'agrément, tels que le chant et la musique, lui donne tous les moyens de plaire qui doivent-captiver son futur époux; l'épo- que du mariage, souvent voisine de l'enfance, peut en être indéfiniment éloignée par l’exiguité de la dot; car en Chine, comme dans notre patrie, la fortune est né- cessaire pour trouver un mari; mais les Chinois, plus prudents, évitent l'obligation de compléter parde nou- veaux trésors les charmes qui manquent à la nouvelle épouse, en ne la laissant voir que lorsque les regrets seraient aussi irréparables que superflus. Celle-ci, tenue Jusqu'au moment solennel dans une retraite absolue et loin de tous les yeux, paraît alors, couverte d’un voile épais, devant ses futurs parents : les yeux de la partie la plus intéressée au marché qui vient de-se conclure, chercheraient en vain à pénétrer l'obstacle qui s’op- pose à sa curiosité; enfin le voile est enlevé, et le premier coup d'œil fixe le sort à venir de la pauvre jeune fille, sacrifiée souvent aux désits d'un vieux et dégoûtant mari. IL est- probable que toutes. .ces coutumes éprouvent dans quelques circonstances. des modifications, suivant que les familles contractantes y trouvenbleur intérêt. Si par exemple. la jeune fille: est DE LA FAVORITE. 151 très-belle, sans doute que le secret est beaucoup moins sévèrement gardé, et la dot plus facilement acceptée. 1 faut convenir que nous ne sommes pas encore ar- rivés en Europe à un aussi haut degré de civilisation , ce que, je pense, nos compatriotes jolies ou laides ne regretteront pas; cependant, quel que soit le genre de sentiments qu'éprouvent l’un pour l'autre les nouveaux mariés, leurs noces n’en sont pas moins célébrées avec toute la solennité que les Chinois déploient également à la naissance d'un enfant mâle ou à la mort de leurs parents; cet appareil est nécessaire dans un pays où l'état civil, les notaires sont également inconnus, et où , à l'exception des espèces de contrats que les parties échangent entre elles et gardent soigneusement, tous les actes sont pour ainsi dire confiés au souvenir du quar- tier et des voisins. Les Chinois, ordinairement économes et même in- téressés , étalent dans ces cérémonies un luxe, une pro- fusion souvent hors de proportion avec leurs moyens . Un hasard heureux me fit rencontrer le cortége de la nouvelle épouse du fils d’un haniste, au moment où elle allait prendre possession du logis conjugal ; en tête marchait une troupe d'hommes en uniformes aussi bi- zarres que brillants, et armés de lances ainsi que de boucliers. Ils étaient suivis d’une longue file de porteurs couverts de velours et d’étofles de soie brodées en or, qui soutenaient sur leurs épaules des chapelles couvertes d’anges et d’idoles dorés, et des jardins garnis de ma- gots plus laïids les uns que les autres, dont les têtes branlantes saluaient constamment la foule descurieux ; 152 VOYAGE venait ensuite une musique composée de flûtes, de tam-tams et de gongs, dont les accords discordants dé- chiraient les oreilles, mais ne dérangeaient nullement l'imperturbable gravité des acteurs, tous tirés de la classe du peuple pour jouerdes rôles dans la céré- monie. Après l'orchestre venait une bande d'hommes déguisés en exécuteurs des hautes œuvres; ils portaient d'énormes sabres, des instruments de torture , attributs et accompagnements ordinaires des mandarins, mais qui, dans cette circonstance, étaient figurés comme in- signes de cette dignité, dont le père du nouveau marié n'avait que le titre honorifique ; telle était la singulière société qui entourait le palanquin de la belle Chinoise, qu'un double rideau de soie, fermé avec soin, ne me permit pas même de distinguer. On me dit qu'elle res- semblait à ses deux petites sœurs, qui suivaient le cor- tége sous la conduite d'une vieille femme. Je pus les voir de très-près; leurs figures étaient charmantes , d'une éblouissante blancheur, et légèrement frottées avec de la farine de riz, moyen usité dans le pays pour conserver la fraîcheur de la peau. Leurs cheveux chà- tains pendaient sans aucune entrave : dans quelques années ils devaient être mis en tresses; et enfin, plus tard, relevés sur le derrière de la tête, quand la jeune fille aura subi à son tour l'épreuve du voile en- levé. La visite que le mari, jeune ou vieux, rend pour la première fois à sa femme, n'est pas moins dispen- dieuse : ilest accompagné d’une foule de domestiques portant lameublement aussi riche que complet de da maison qu'il doit habiter; mais l'usage exige que ces DE LA FAVORITE. 155 meubles soient distribués aux parents de la jeune épouse. Toutes ces cérémonies extérieures, ét plu- sieurs autres semblables dont quelques circonstances m'empêchèrent d'être témoin, ne forment encore qu'un épisode de la noce, dans laquelle la vanité des deux familles se montre aux yeux de leurs amis et de leurs voisins; ceux-ci furent réunis au nombre de plus de mille à un somptueux > : pour lequel je vis pro- mener en grande pompe, suivant l'usage,-sur des bran- cards dorés queportaient des hommes magnifiquement habillés pour la circonstance, plusieurs centaines de pores entiers rôtis, avec une multitude d'oies et de canards également prêts pour être : mangés ; enfin da marche était fermée par vingt-cinq jarres contenant une espèce de liqueur peu capable d’enivrer, faite avec du riz fermenté et que les Chinois appellent camchou, liqueur dont les classes élevées seules font usage et toujours très-modérément. Ces somptueuses fêtes, auxquelles les femmes ne peuvent assister, ne sont pas encore finies, et déjà la nouvelle épouse a commencé le genre de vie qu'elle doit toujours mener. Ses journées, que la coutume consacre à l'oisiveté, sont partagées entre les soins de sa toilette et le plaisir de fumer dans une pipe légère et brillante du tabac très-doux, dont la provision est renfermée dans la bourse richement travaillée, que les élégantes chinoises portent toujours pendue à la cein- ture comme un-bijou aussi nécessaire à leur parure que les colliers, tes pendants d'oreilles et les bracelets dont elles sont chargées. Tous ces ornements néanmoins ne 154 _ VOYAGE sont pas destinés à ne briller que dans de vastes appar- tements ou au milieu d'un jardin dont l'approche est défendue même aux plus proches parents; la réclusion des dames chinoises n'est pas-absolue : les amies se font des visites ; mais alors leur arrivée, annoncée d'avance, éloigne le maître de la maison où elles vont. Cette pré- caution, à laquelle les hommes se soumettent sâns balancer, est presque inutile, car la plupart des Chinois ne passent que la nuit dans la maison de leurs femmes; aussi dès que le coucher du soleil a marqué la fin des travaux de la journée, ils remontent dans leurs palan- quins et vont se reposer au sein de leurs familles, mais pour les quitter encore le lendemain à la naissance du jour. Ordinairement, dans les hautes classes, la femme légitime n’est pas seule maîtresse au logis; leur commande pas. Celles-ci, toujours plus jeunes et souvent plus jolies, emploient tous leurs moyens de séduction pour obtenir de l’ascendant sur l'esprit d'un maître de qui dépend entièrement leur état à venir, Tant de prétentions opposées troublent souvent la tranquil- lité intérieure des familles et forcent de loger les rivales jalouses dans des maisons séparées. Si la femme légi- tüme est mère d'un fils, celui-ci, après la mort du père, devient chef de la famille, et arbitre du sort de ses sœurs et de leurs mères; car les concubines, ainsi que les filles, n'ont aucun droit à la succession; mais ordi- nairement leur sort a été assuré par un testament. Dans le cas contraire, le fils ainé est tenu, d'après les cou- DE LA FAVORITE. 155 tumes , de soutenir convenablement les concubines de son père, et de marier ses sœurs suivant le rang de la famille. S'il manque à ce devoir, elles peuvent en ap- peler à l'autorité des mandarins ; mais ces circonstances sont très-rares. Les enfants mâles, légitimes ou non, partagent les biens. Quand faîné est fils légitime, il a deux fois autant que chacun de ses autres frères, et sa mère reçoit une part égale à la sienne. S'il est né d’une concubine, il ne peut prétendre à cet avantage. Les filles légitimes ne sont pas mieux traitées que leurs sœurs ; seulement elles reçoivent des dots plus fortes et con- servent la protection des parents de leur mère. On concevra facilément combien toutés ces femmes aspirent à donner des héritiers à leur mari : elles s’as- & surent ainsi dés droits à son affection et un soutien pour l'a car, en Chine, le respect et l'attachement des fils poûr leur mère sont portés jusqu'à l'idolâtrie. La mort serait un supplice trop doux pour l'homme qui manquerait d'une manière grossière à celle qui lui a donné le jour. Cependant les veuves peuvent se re- marier; mais, à moins qu'elles n'aient pas d'enfants mâles, très-rarement on les voit profiter de cette faculté : l'état de veuvage a sans doute quelque chose de res- pectable pour les Chinois, car la plupart des monu- ments, souvent très-beaux, que l'on rencontre dans ces contrées, ont été élevés en l'honneur de veuves fi- dèles à leur premier mari: Je n'ai pu savoir si, dans cette dernière position, et sans enfants mâles, elles avaient la jouissance de leurs biens par un droit po- sitif ou par suite d'un testament. 156 VOYAGE Tant d'avantages qui peuvent rendre pour les Chi- noises le veuvage supportable, sont entièrement enlevés à la femme divorcée; elle est privée de tous ses droits comme épouse et comme mère : cette condamnation est prononcée par les deux familles réunies: Aussi de pareils exemples sont très-rares; mais il n'en est pas de même pour les concubines, dont la sagesse, mise trop souvent à l'épreuve par les Lovelaces chinois, ne sait pas toujours résister; leurs ruses pour échapper à la surveillance d'un vieux jaloux, ne figureraient pas mal dans Boccace ou dans la Fontaine. Cependant l’exis- tence intérieure de ces jeunes filles est àtpeu près la même que celle de la femme légitime : plaire au maître, captiver son attention, chanter, fumer ou broder, se promener languissamment appuyée sur deux esclaves dans un jardin solitaire, telle est la triste ôceüpation d'une concubine, que le caprice ou la jalousie d'un maître peuvent abandonner au sort le plus affreux, celui ‘être vendue comme esclave. Car nous avons vu que la plupart de ces pauvres recluses achétées dans la pre- mière jeunesse , et élevées pour les plaisirs des hommes riches, sortaient -des dernières classes du peuple, et levenaient tout à fait étrangères à leurs familles, dont elles sont séparées par une ligne de démareation aussi tranchée que bizarre aux yeux de l'observateur. Dans les contrées asiatiques les __— des classes supérieures seulement sont soumises à la réclusion: celles du peuple échappent par leur pauvreté à des pré- cautions très -dispendieuses : mais en Chine, où les femmes, quelle que soit leur condition, ne peuvent DE LA FAVORITE. 157 paraître librement en public, que deviennent, comment vivent celles des derniers rangs de la société ? Je serais porté à croire que leur nombre est inférieur à celui des hommes, et que, parmi ces derniers, beaucoup ne sont pas mariés et ne prennent des femmes que lorsqu'ils ont les moyens de les entretenir convenablement. La grande quantité des lieux de prostitution, surtout pour le bas peuple; l'habitude qu'ont les Chinois émigrés de vivre dans le célibat; cette loi qui défend aux femmes de quitter leur patrie, et à laquelle on ne se soumettrait pas avec autant de facilité, si-elle n'était que politique, sembleraient justifier ce que j'avance. Cependant Can- ton offre une exception, qui tient sans doute aux loca- lités et à la multitude d'ouvriers qu'un immense com- merce a rassemblés sur les bords du Tigre. On estime à plus dé quatre-vingt mille âmes la population que contient la ville flottante, où l'on remarque de nou- veaux usages, de nouvelles mœurs et, pour ainsi dire, une autre espèce d'habitants. Là , chaque famille pos- sède un bateau de forme gracieuse et d'une propreté parfaite ; l'intérieur, recouvert au milieu par un léger toit de nattes imperméables à l'eau, est partagé en deux compartiments : l'un sert aux nombreux passagers qui traversent le fleuve; l'autre est l’étroite cabane où sont entassés:une mère, son mari et plusieurs petits enfants. Tous ces êtres bien pauvres, attendent du travail de chaque jour la subsistance du lendemain ; maïs, doux, sobres, industrieux, contents de leur sort, étrangers à l'aisiveté, ces pauvres gens sont plus heureux peut-être que les hautes classes dont ils sont méprisés. Les * 158 VOYAGE | femmes, ayant conservé l'usage de leurs pieds, sont actives, alertes, conduisent elles-mêmes le bateau avec une adresse particulière, soit pour transporter des pas- sagers d'une rive à Fautre, soit pour aller offrir les marchandises de leur petite boutique aux équipages des gros bateaux. Pendant la journée, les hommes réu- mis sur les quais ou dans les principales rues de la ville, travaillent pour les négociants européens ou chinois, “portent les fardeaux, font les commissions ; parfois, as- pirant à une plus haute branche d'industrie, ils se font marchands ambulants, vendent du poisson, des pro- visions , et viennent rapporter chaque soir le fruit de leurs pénibles travaux à leurs femmes et à leurs enfants. Combien de fois, fatigué de mes courses dans la ville, ne suis-je pas venu jouir des scènes animées et piquantes qu'offraient les quais devant les factoreries! C'était V'é- poque où les navires européens ayant terminé leurs chargements, quittent la Chine pour retourner en Eu- rope ou dans lInde: j'observais avec curiosité tous les mouvements des nombreux douaniers, auxquels un usage peut-être plus sage que le nôtre a interdit toute marque distinctive qui pourrait les faire reconnaître par les contrebandiers, au nombre desquels lés mate- Lis récalcitrants. Ceux-ci ayant trop fêté le départ, et ob- sédés par des Chinois aussi rusés que fripons, avaient bien de la peine à sauver des mains de tant d'ennemis et à mettre enfin en sûreté dans les canots de leurs b4- timenis les marchandises curieuses qu'ils avaient payées sans doute dix fois au-dessus de leur véritable prix, mais DE LA FAVORITE. 159 qu'ils destinaient peut-être à des parents, àdes personnes aimées dont le souvenir était encore présent à leurs cœurs dans ces contrées éloignées. Plus loin je voyais les Indiens plus sobres et plus défiants des country-ships de Bombay et de Calcutta, transportant avec peine jus- qu’au rivage d'énormes coffres qui, d’après la coutume autrefois en vigueur à bord de ces navires, n'auraient dû contenir que des effets d'habillement et quelques provisions, mais qui renferment maintenant de petites cargaisons dont la vente dans l'Inde ne laisse pas de faire tort aux intérêts de l'armateur. Généralement les doua- niers chinois, connaissant par silent la difficulté de faire entendre raison à d bi ts beau- coup plus disposés à faire le coup de poing qui payer les droits, réservent toute leur surveillance pour les ri- ches pacotilles des capitaines et des officiers des vais- seaux de la compagnie , ainsi que de leurs opulents pas- sagers. J'ai dit ailleurs que les autorités, aussi craintives que défiantes, ont cherché à éviter tout contact immédiat avec les étrangers, dont elles redoutent, peut-être avec raison, le caractère impatient et entreprenant. C'est -_ principalement dans la manière dont les droits sur l’en- trée ou la sortie des marchandises sont prélevés que ces prudentes précautions ont été prodiguées. Les sommes dues pour les cargaisons sont payées au gouvernement par les hanistes, qui en sont solidairement responsables et peuvent seuls être chargés des affaires des bâtiments. Mais ce système ne pouvait être appliqué à l'énorme quantité d'objets de curiosité exportés chaque année de la Chine, et qui forment-une des branches de com- 160 VOYAGE merce les plus lucratives pour Canton. Le moyen em- ployé pour les soumettre aux droits, qui ne vont pas à moins de 20 pour 0/0 du prix d'achat, est ingénieux et remplit le but des mandarins. Chaque marchand qui vend un objet pour l'exportation, est obligé de com- prendre le droit dans le prix de vente en l'annonçant à l'acheteur, et remet à celui-ci, avec la marchandise, un billet ou chop signé des autorités de la douane, et qui doit être présenté à l'embarquement. Les difficultés qu'entraine le manque de ces forma- lités sont facilement levées au moyen d'arguments irré- sistibles auprès des Chinois. Cependant il ne faudrait pas entièrement s'y fier, surtout si la valeur de la capture devait être plus forte que le prix de la séduction. Du reste, dans l'un et l'autre cas, les douaniers jouissent des mêmes priviléges que leurs chefs, avec lesquels sans doute ils partagent les bénéfices. Ces fonctions sont re- gardées à Canton comme les plus lucratives, et la place de hoppo ou directeur des douanes est enviée de tous les favoris de l'empereur. Nul peuple au monde ne s'entend mieux peut-être à frauder que les Chinois; en cela du moins ils ressem- blent à nos populations maritimes toujours en guerre avec les douaniers. Quand mes regards se tournaient vers le Tigre, je ne concevais pas comment cette mul- titude de bâtiments pouvait être surveillée; en effet, telle était l'affluence des embarcations, que le rivage sem- blait se confondre avec la surface du fleuve, qui présen- tait alors l'image d'une ville traversée par une grande rue, à laquelle venaient aboutir des passages plus ou DE LA FAVORITE. 161 moins étroits. Ce Canton flottant, qui reçoit par les ca- naux et les rivières les produits des provinces les plus re- culées de l'empire, m’offrait un spectacle aussi curieux que varié : je ne pouvais compter les différentes espèces de bateaux qui, rangées sur les côtés du fleuve, tournaient doucement à chaque marée. Les uns, destinés à porter du sel dont le commerce est si considérable entre les bords de la mer et l’intérieur de la Chine, m'’étonnaient autant par leurs vastes dimensions que par l'éclat bril- lant du vernis qui couvrait leurs parois, en laissant au bois sa couleur naturelle ; les autres, aussi bien entre- tenus mais moins grands, avaient apporté des thés ainsi que d'autres productions de la Chine, et se pré- paraient à repartir pour les provinces de l'ouest, avec des chargements de marchandises étrangères. Tous ces vastes bateaux renferment des familles nom- breuses dont ils sont pour ainsi dire l'unique patrie; car les hommes s’en éloignent rarement, et les femmes ja- mais; celles-ci appartiennent à la dernière classe du peuple, et ont conservé à ce titre le libre exercice de leurs pieds, qui sont toujours nus, mais petits et bien faits. Elles ont un costume très-simple : leur robe taillée suivant la mode chinoise , est en étoffe brune et grossière, de laine ou dé coton, et couvre une chemise de toile | blanche qui descend également au-dessous des genoux, sur un large pantalon de même étofle, plissé à son extré- mité ; leurs cheveux, relevés par derrière de la même façon que ceux des femmes d'un rang plus élevé, sont arrangés avec beaucoup de soin, et découvrent des traits brunis il est vrai par le soleil, mais souvent agréables 11 162 * VOYAGE et gracieux : une physionomie douce et paisible, des membres délicats, quelque chose de moelleux dans la taille et dans tous les mouvements, forment un en- semble qui plaît dans ces femmes et donne une idée avantageuse de celles de la classe supérieure, qui du reste, comme nous l'avons dit, viennent de la même origine; car la famine et les autres fléaux de l'espèce humaine qui pèsent principalement sur cette partie la plus pauvre comme la plus nombreuse de la popula- tion, la forcent souvent de vendre les petits enfants, pour les sauver de la mort ou dans l'espoir de leur assurer un avenir plus heureux. Fermons les yeux sur l'horrible coutume d'exposer ces faibles créatures sur le bord des fleuves, et en nous félicitant d’habiter des con- trées plus favorisées, plaignons celles qu'une trop grande masse d'habitants condamne à la nécessité de se débar- rasser violemment du surcroît de population qu'elles ne ss nourrir. ‘éprouvais ce sentiment en considérant la fourmi- lière d'êtres humains que le commerce avait réunis et faisait vivre dans un espace où quelques milliers d'Eu- _ropéens se trouveraient gènés; cependant la plus grande tranquillité, une parfaite harmonie règnent parmi cette population aquatique : tous ces bateaux de formes, de dimensions si variées, circulent paisiblement : jamais de querelles ni même de débats. Chaque bateau, por- tant des passagers ou des marchandises, conduit par une femme entourée de ses petits enfants, trouve par- toùt une bienveillante protection, grâce à laquelle, mal- € le courant rapide du fleuve, les accidents sont extré- DE LA FAVORITE. 165 mement rares. Quelle leçon pour les classes inférieures, si brutales, si grossières, chez des peuples qui préten- dent cependant être les mieux policés du monde! En Chine, les mêmes sciences, les mêmes arts qui ont fait faire de si grands progrès à l'industrie de la France et de l'Angleterre, sont peut-être ce qu'ils étaient en Eu- rope il y a plus d'un siècle; mais, je le répète, les Chinois nous sont bien supérieurs dans la véritable civilisation, celle qui dépouille espèce humaine de cette grossièreté , de cette ignorance qui, chez beaucoup de nations européennes, fait descendre les derniers rangs de la société au niveau des plus féroces animaux. L'aspect de cette ville de bateaux est bien différent de celui que présentent les rues de Canton. H règne dans ces dernières autant de mouvement, autant d'activité que sur le Tigre; les marchands ambulants y font au- tant de bruit; cependant une teinte uniforme dont les beaux-arts ne viennent pas rompre la monotonie ne tarde pas à fatiguer l'attention : on voit un peuple in- dustrieux, occupé, mais nulle apparence d’agréables distractions. Le fleuve au contraire offre un spectacle attrayant. Mes yeux parcouraient avec curiosité cette file inégale de vastes bateaux dont l'apparence rappelait à mon souvenir les bains que l'on voit sur la Seine à Paris: les dorures dont ils sont couverts extérieure- ment, les peintures, les lustres, que de larges fenêtres, ornées souvent elles-mêmes de figures fort dangereuses pour la vertu des passants, laissent facilement aperce- voir, les font tout de suite reconnaître pour des lieux consacrés au plaisir : c'est là que chaque soir, après le LES 164 VOYAGE coucher du soleil, se rend une partie des habitants de Canton. Lorsque les rues si bruyantes, si populeuses pendant les heures de la Journée, sont presque désertes et rentrent dans un profond repos, que toutes les bou- tiques sont fermées avec soin, et que les veilleurs de nuit, placés dans des belvéders qui dominent chaque quartier, veillent à la sûreté publique et au feu; alors le Tigre se couvre d'une multitude infinie de lumières , les salles de festin brillamment éclairées retentissent des sons baroques de la musique chinoise, et sont bien- tôt remplies par les visiteurs qu'apportent de tous les points des deux rives la foule de ces petits bateaux de passage, qu'une seule lumière annonce et fait ressem- bler pendant l'obscurité à des feux qui parcourent la surface de l'eau. Mais c'est principalement la nuit où la nouvelle lune fait sa première apparition que le Tigre offre un spectacle aussi extraordinaire que brillant : tous les bateaux sont illuminés ; les Chinois se rassemblent dans les lieux de plaisir; les gongs, frappés à coups redoublés, mêlent leurs sons rauques et sombres, qui ressemblent à un tonnerre lointain, avec le bruit d’une multitude d'instruments et les clameurs de la foule, dont les bords du fleuve sont couverts. D'élégants feux d'artifice éclatent de tous les côtés et lancent dans l'air des feux de mille couleurs : le jour seul peut mettre un terme à ces bruyantes réjouissances, qui avaient troublé mon repos la première nuit de notre séjour à Canton. Cependant les plaisirs des Chinois ne se bornent pas à ces solennités; parfois les principaux quartiers de la ville sortent de leur monotonie habituelle : une troupe DE LA FAVORITE. 165 d'acteurs vient en distraire les habitants, offrir un point de réunion aux curieux, et par conséquent attirer de nombreux acheteurs. De tous les arts que l'Europe a cultivés avec le plus de succès, l'art dramatique est celui où les Chinois sont restés le plus en arrière de nous; il est même encore chez eux au-dessous de ce qu'il était en France avant Corneille et Molière. Mais si l'on fait attention que dans ces contrées, le théâtre était dès longtemps sans doute parvenu au point où il est maintenant, à l'époque où les sauvages et féroces habi- tants des Gaules et de la Grande-Bretagne n'avaient pour tout spectacle, au mitieu de leurs sombres forêts, que les sanglants sacrifices des druides, peut-être, à mon exemple, les juges sévères deviendront -ils des admira- teurs. D'un autre côté, la coutume et les préjugés, qui défendent absolument aux femmes de paraître en pu- blic, sont-ils les seuls obstacles aux progrès de la scène chez les Chinois? On doit supposer que non, car il en était de même chez les Grecs et les Romains, et cependant Eschyle et Sophocle succédèrent à Thes- pis, servirent de modèles à Térence, et n'ont pu être surpassés que par les poëtes français. Quelle est donc la raison qui empêche le peuple chinois, si avancé en civilisation, d'avancer aussi dans les arts et dans les sciences et semble le condamner au seul génie de l'i- mitation? Le commerce et l'industrie perfectionnés se- raient-ils donc peu favorables aux beaux-arts, qui ne fleurissent qu'à la faveur du luxe et de la grandeur, comme les sciences ne peuvent prospérer qu'à l or de la liberté ? +: 166 VOYAGE Les comédiens chinois sont ambulants et s'installent . dans le lieu le. plus convenable du quartier dont les babitants réunis payent leurs talents. En peu d'heures s’élève en plein air un théâtre formé de toile et de plan- ches peintes avec soin; la scène, large de vingt pieds environ sur quinze de hauteur, est élevée au-dessus du sol, -de manière que la foule des spectateurs qui n’ont pu trouver place aux fenêtres des maisons voisines, puis- sent jouir du spectacle ; lequel se compose d'une seule pièce , qu'on joue ordinairement plusieurs fois depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher. Condamné à ne com- prendre ni la pièce ni le langage des acteurs, je me bor- nai à observer les gestes de ces derniers, pour en tirer quelques renseignements sur le sujet, qui ne me parut ni bien clair ni bien édifiant. Les décorations retra- çaient avec assez de vérité l'intérieur d'un appartement, dont le fond était double et servait à cachér les acteurs . lorsque, suivant leurs rôles, ils changeaient de costume ou quittaient la scène. Dis la représentation à laquelle J'assistai, les personnages étaient vêtus de longues robes blanches ; plusieurs convenaient assez bien, pour les iraits et le reste de l'habillement, aux rôles de femmes qu'ils remplissaient : leurs figures jeunes, pleines et im- berbes aidaient. parfaitement à l'illusion. L'intrigue de la pièce, autant que j'en pus juger par la pantomime, roulait sur, les ruses d’une jeune femme, concubine sans doute, trompant un: mari vieux el jaloux, en fa- veurdun jeuné homme qui finit, comme de--raison , par osser et mettre à la porte le maître du logis: Les auteurs chinois, comme on voit, ont puisé à la —. DE LA FAVORITE. 167 ième source que leurs confrères européens; ils ont mème devancé nos auteurs les plus modernes, en fait de hardiesse et d'innovations; car dans la comédie que je vis Jouer. et qui semblait causer un très -vif plaisir aux nombreux assistants, une femme, ou le Jeune acteur qui remplissait ce rôle au naturel, nous fit parcourir successivement tous les événements de sa vie un peu scandaleuse, depuis le moment où elle aban- donne l'état de fille, coram populo, jusqu'à celui où elle devient mère, sans que ses nouveaux cris et ses gé- missements parussent inspirer aux auditeurs un autre sentiment qu'une bruyante et très-peu morale gaieté. Ces bouflonneries, parfois aussi sales que choquantes, étaient accompagnées d'une musique dont les accords aigres et discordants pour tout autre qu'un Chinois, de- venaient plus ou moins vifs, suivant que les événements qui se passaient sur la scène excitaient plus ou moins l'attention et les rires de laudijgire, dont les cris témoi- gnaient la satisfaction. Une espèce de guitare, dont quelques acteurs jouaient tour à tour, et les petits cris aigus et nasillards qu'ils. faisaient entendre, probable- ment pour imiter la voix douce des femmes , me firent supposer que la pièce Mit entremèlée de couplets, et que j'avais sous les yeux un véritable vaudeville chi- nois, dont l'existence date peut-être de plusieurs milliers d'années; tandis qu'à Paris, malgré une forte dose d'es- prit, de bonne musique et beaucoup de scandale, un vaudeville vit à peine un mois! Les plaisirs du spectacle ne se bornèrent pas là; à peine. la pièce était-elle terminée, que les mêmes ac- 168 VOYAGE teurs, je crois, reparurent avec un costume beaucoup plus commode pour leurs nouveaux rôles, et composé d'une simple chemise, courte et sans manches, tombant sur un caleçon exigu. Un de ces hommes avait des formes colossales, et bientôt nous vimes des preuves de sa force extraordinaire. Debout et les jambes légèrement écar- tées, il reçut successivement sur sa large poitrine, portée en avant, tous les sauteurs, qui après avoir fait cette espèce de bond se rejetaient en arrière et tombaïent sur leurs pieds. Parmi les tours de force qui furent faits devant les spectateurs, le dernier me donna une grande idée de la vigueur du colosse et de l'agilité de ses Compagnons : quatre de ceux-ci, formant un cercle, les figures tournées en dehors, entrelacèrent fortement leurs bras autour du cou et des épaules du héros de la troupe, qui s'étant d'abord accroupi, les tint sus- pendus quand il se releva; trois autres sauteurs prirent sur ce premier groupe une semblable position; enfin un jeune homme vint former le sommet de cette pyramide vivante, dont toutes les parties se trouvèrent, après une culbute, promptement sur leurs pieds. De semblables fêtes, qui commencent ordinairement avec les solennités de la nouvelle lune, ne se renou- vellent pas souvent dans le même quartier; ce sont des espèces de foires qui donnent un moment de dis- traction aux ouvrièrs, et en même temps procurent une vente plus active aux marchands. J'observais les figures de ces derniers, qui garnissaient les fenêtres situées au-dessus de leurs boutiques, et à l'une des- quelles j'avais été parfaitement placé. Mes voisins con- DE LA FAVORITE. 169 servèrent durant le spectacle leur air de gravité, inhé- rent-en Chine non-seulement à l'âge mûr, mais encore à la fortune et aux rangs un peu élevés. La foule, qui se pressait au-dessous de nous sur la place, témoignait au contraire les sensations qu'elle éprouvait par de bruyantes exclamations. Le coup d'œil singulier que m'offrit ce champ de têtes rasées et dans un mouve- ment continuel, m’amusa pour le moins autant que les bouflonneries et les gambades des acteurs. Parmi les agréables connaissances que je dus aux bons soins de notre consul, celle d'un des principaux membres du hong; vieillard encore vert, d’une humeur gaie, d'un caractère aimable, qualités rares chez les Chinois, me fut extrêmement précieuse : je dois à cet excellent homme, qui m'a comblé d’attentions, beau- coup d’utiles renseignements, et un avantage que les Européens obtiennent avec beaucoup de peine, celui d'étudier dans son intérieur la haute classe de cette cu- rieuse population. Chaque jour j'allais causer avec ce bon Chinois, homme d'esprit, de moyens, et parlant passablement l'anglais : la franchise et l'abandon naturels au carac- tère de notre nation, et qui lui font pardonner si facile- ment sa prétendue légèreté, avaient entièrement dissipé la défiance de mon nouvel ami : par lui j'eus quelques ER sur la compagnie dont il faisait partie, sur la pros périté dont elle a joui, sur l'abaissement où elle est tombée par suite de l'avidité toujours croissante de la cour et principalement des hauts mandarins de la pro- vince, qui se servent du hong comme d'un instrument # 170 #: VOYAGE pour pressurer par les plus iniques mesures le com- merce. étranger. Depuis le commencement. du siècle, ce système de concussions est devenu si intolérable que sur les douze hanistes, plusieurs ont fait banqueroute de sommes-énormes dont, suivant les règlements de la société, le remboursement est resté à la charge de celle- ci; et comme la cour de Pékin ne répond à leurs de- mandes de retraite que par la menace d’un exil sur les frontières de la Tartarie, peine qui entraîne avec elle l'esclavage dep niiasi et la: confiscation de tous les biens, ces n ts voient le plus souvent arriver leur ruine sans ee l'éviter. Chaque année augmente la somme d’avanies auxquelles ils sont soumis : le chnngèragate es vice-roi où er hoppo, un mage ou 1, INA de pe rEG La sise occasions de Rae le hong ne peut refuser sans s'exposer aux plus cruelles persécutions. Peu de temps avant mon passage à Canton, un haniste exaspéré et presque ruiné par les exigences continuelles des grands mandarins, refusa de payer sa part du sacri- fice d’un. million , auquel la compagnie venait.d'être engagée par le vice-roi; il osa même dire qu'il.en ap- pellerait à la justice .de l'empereur. Un pareïlexemple de caractère pouvait être dangereux pour les intérêts des autorités chinoises : aussi s'entendirent-elles parfai- tément pour étouffer d'une manière terrible ce germe de liberté. Les troubles entre les Ang lais malheureux haniste , accusé auprès de l'empereur d avoir pris täeitement parti pour: des: ennemis, ne DE LA, FAVORITE. 171 put se défendre; ses réclamations furent étouflées, et après avoir été pendant plusienrs mois au moment de porter sa tête sur l'échafaud, il obtint comme une grâce insigne d'aller mourir de misère et de désespoir sur les frontières de la Tartarie. : D'un autre côté les Européens, auxquels les hanistes sérvent d'intermédiaires aüprès du gouvernement chi- nois, font'tomber sur eux toute leur animadversion; ils les accusent d'être, de connivénce avec les mandarins pour atigmenter chaque année les droits et diminuer le prix des marchandises européennes. Toutes ces: récla- mations, dont aucune jusqu'ici n'a “pi arriver jusqu l'empereur, à travers tant d'obstacles éle l'intérêt sont bien fondées sans doute; Pre “at bit dk hong n'ont aucun pouvoir pour Ÿ faire droit : à peine osent-ils. même les transmettre. au vice-roi, arbitre de leur fortune et de leur vie. C'est ainsi que les grands, mandarins, de Canton sont parvenus à éviter toute responsabilité exprès: de Jeu séYeraus et peu vent affecter la plus g nombreux griefs. des , rétrômgersà avec ANNEE n'ont. jamais de relation. Placés dans. üne. position aussi difficile et qui exige lés plus grands ménagements, les hanistes sont forcés à beaucoup de circonspection dans, leurs jet avec les Européens ; mais soit que mon brave de me de denrées démélés aÿec/nos æ 172 VOYAGE rivaux les Anglais, toutes les précautions ordinaires furent un peu mises de côté en ma faveur, et je pus satisfaire ma curiosité sur plusieurs points qui, sans cette circonstance, me fussent restés tout à fait in- connus. Les officiers qui m'avaient accompagné, mon ai- mable et complaisant guide M. Gernaert et moi. nous fümes invités à un grand diner chinois, et l'on devinera facilement quel dut être notre empressement à profiter d’une si heureuse occasion : je me rendis donc, ainsi que les autres convives, à la maison de notre hôte, immense bâtiment à un seul étage, bâti en pierre et en brique, et situé au milieu de plusieurs petites cours, en- tourées elles-mèmes de murs élevés et de vastes maga- _ sins remplis de marchandises; toutes ces constructions avaient un air triste et mal entretenu qui témoignait assez que, pour notre visite seulement, la maison occupée par les bureaux du haniste avait été transformée en lieu de réception. Nous y arrivâmes au commencement de la nuit, et fûmes reçus d'abord dans une petite salle par le maître de la maison et son frère, avec une ai- sance de manières et une bonhomie qui auraient fait honneur à l'amphitryon le plus distingué de Paris. Après quelques instants de conversation, nous entrâmes dans la salle du festin, qui me parut n'avoir d'extraordinaire qu'une quantité de grandes lanternes de papier bizar- rement peint et sur lequel étaient tracés de gros carac- tères noirs; les côtés d’une table carrée offraient à peine assez de place pour contenir les dix chaises de rotin dont elle était entourée, et qui furent occupées par les DE LA FAVORITE. 175 deux Chinois et notre société, à laquelle s'étaient jointes plusieurs personnes de la connaissance du consul de France, attirées comme nous par la curiosité. Le premier service se composait d’une grande quan- tité de soucoupes en porcelaine coloriée, contenant des mets froids excitants, des vers de terre salés, cuits et séchés, mais si menus que je ne pus savoir, heureuse- ment, ce que c'était que lorsque je les eus mangés; du poisson salé ou fumé et du jambon, coupés l'un et l'autre en morceaux très -minces ; enfin du cuir du Japon, es- pèce de peau noirâtre, dure, coriace, ayant un goût fort, très-peu agréable, et qui paraissait avoir été mise long- temps à macérer dans l’eau. Toutes ces espèces de hors- d'œuvre, ainsi que plusieurs autres ingrédients, au nombre desquels je reconnus le s0ya, liqueur faite avec une fève que fournit le Japon, et dont les gourmets d'Europe ont adopté l'usage depuis longtemps pour ré- veiller leur appétit ou leur goût blasé, étaient employés comme assaisonnement d'une foule de mets contenus dans des bols qui se succédaient sans interruption. Toutes les viandes sans exception nageaient dans la sauce. D'un côté figuraient des œufs de pigeon cuits dans du jus de viande, des canards et des poulets cou- pés par morceaux très-petits, noyés dans un liquide noi- râtre; de l'autre, des boulettes faites avec des ailerons de requin, des œufs fermentés à la chaleur, dont l'odeur et le goût nous parurent également repoussants, d'é- normes vers, des holothuries, des crabes et des che- vrettes écrasées. Placé à la droite de notre excellent amphitryon, + 174 VOYAGE j'étais l'objet de tous ses soins; cependant je n’en res- tais pas moins fort embarrassé des deux petits bâtons d'ivoire garnis d’or, qui, avec un couteau à lame lon- gue, étroite et mince, composaient tout le matériel de mon couvert, J'avais beaucoup de peine à saisir ma proie dans tous ces bols remplis de sauce;'en vain je cherchais à tenir, comme mon voisin, cette espèce de fourchette entre le pouce etles deux premiers doigts de la mäin droite; à chaque moment les maudits bâ- tons m'échappaient et avec eux le pauvre petit mor- ceau que je convoitais. ILest vrai que le maître de la maison venait au secours de mon inexpérience, qui l'amusait beaucoup, avec ses deux instruments, dont les bouts avaient touché, deux minutes auparavant, une bouche à laquelle les ans, l'usage du tabac et de la pipe avaient cruellement enlevé sa fraicheur. Je me se- rais bien passé d’un pareil auxiliaire, car mon estomac ne supportait déjà qu'avec beaucoup de peine tous les ragoûts plus extraordinaires les uns que les autres, dont bon gré, mal gré, j'avais dû goûter; je parvins toutefois à manger assez proprement une soupe faite avec les fameux nids d'oiseaux dont les Chinois sont si _ friands (4). Cette substance ainsi préparée est réduite en filaments très - minces , transparents comme de la colle de poisson : elle ressemble au vermicelle et- n’a que peu ou point de goût. Au premier moment je fus fort en peine de savoir comment avec nos bâtons nous pourrions goûter de toutes les sauces différentes qui composaient une grande partie du diner : déjà-le sou- venir de la fable du Renard et la Cigogne m'était re- DE LA FAVORITE. 175 venu à l'esprit, quand nos deux hôtes, en puisant à même dans les bols avec la tasse placée à côté de cha: que convive; nous montrèrent le moyen de sortir d’embarras. Pour des jeunes gens, naturellement fort gais, tant de nouveautés offraient des sujets inépuisables de plai- santeries ; quoique inintelligibles pour le bon haniste et son frère, ces plaisanteries n'en paraissaient pas moins les rendre heureux : aussi le camchou circulait à Ja ronde et les toasts se succédaient fréquemment. Cette liqueur, à laquelle je n'ai rien trouvé d'agréable, se boit toujours chaude; elle ressemble assez dans cet état au Madère pour la couleur et un peu pour le goût; mais ele ne peut enivrer que bien difficilement, car malgré la nécessité où je me trouvai de faire souvent raison à mon voisin, ma tête ne s'en ressentit nullement. On boit ce vin dans de petites tasses de métal précieux, ayant la forme d’une coupe antique, avec deux anses parfaitement travaillées, et que tiennent constamment pleines des domestiques chargés d'énormes cafetières d'argent. La manière chinoise de trinquer est assez singulière, mais elle a cependant quelque analogie avec celle des Anglais : la personne qui désire faire cette prévenance à un ou plusieurs convives, les fait prévenir par un domestique; ensuite elle prend la tasse pleine avec les deux mains, l'élève à la hauteur de sa bouche, et après avoir fait un petit signe de tête assez comique, en avale le contenu; puis elle attend que les parties intéressées aient imité ce qu'elle vient de faire; après quoi elle répète encore son premier signe de tête, mais 176 VOYAGE cette fois en tenant la tasse renversée en avant, pour prouver qu'elle est entièrement vide. À tous ces mets, servis un à un, et dont je vis avec plaisir arriver le dernier, succéda le second service, qui fut précédé par une petite cérémonie dont le but ma paru être de s'assurer si l'appétit des convives est satisfait : sur quatre bols, disposés en carré, on en mit trois autres également pleins de jus de viande, et surmontés d'un huitième, formant ainsi le sommet d'une pyramide, à laquelle l'usage est de ne pas tou- cher, malgré l'invitation du maître de la maison. Sur le refus des convives, tout disparut, et la table se couvrit de pâtisseries et de sucreries, au milieu des- quelles figuraient une salade faite avec de jeunes reje- tons de bambous et des carafes d'eau préparée, exhalant une odeur infecte. Jusque-là les hors-d'œuvre dont j'ai déjà parlé avaient été les seuls accompagnements de tous lés ragoûts qui s'étaient succédé ; ils servirent encore à assaisonner les bols de riz que les domestiques placèrent alors pour la première fois devant chacun des convives. Je consi- dérais d’un air fort embarrassé les deux baguettes avec lesquelles, malgré l'expérience acquise depuis le com- mencement du diner, il était fort douteux que je par- vinsse à manger mon riz grain à grain, comme l'on croit dans nos contrées que les Chinois ont coutume de faire : j'attendis donc que mon voisin commençât pour suivre son exemple, prévoyant d'avance que céte fois encore une nouvelle découverte viendrait nous l'inquiétude vraiment risible que nous moi irer de tous. 1 ta S: Lee El 5 DE LA FAVORITE. 177 En effet nos deux Chinois, Joignant adroitement les deux extrémités de leurs baguettes, qu’ils enfoncèrent dans le bol de riz, élevé au niveau de la bouche, ouverte de toute sa grandeur, y firent entrer facilement les grains, nON un à un, mais par milliers : ainsi mis au fait, j'aurais pu les imiter ; mais je préférai me dédom- mager sur les friandises du peu d’attrait qu'avait eu pour moi le premier service; le second dura beaucoup moins longtemps. Les domestiques enlevèrent tous les mets: avec la nappe qui portait les preuves de notre lresse et peut-être aussi du peu de soin des deux Chinois : bientôt la table fut jonchée de fleurs, plus brillantes les unes que les autres; de jolies corbeilles, remplies de fruits, alternaient avec des plateaux garnis de cent espèces de confitures délicieuses ainsi que de gâteaux, dont les formes étaient aussi ingénieuses que variées. Ce mélange de productions de la nature et de l'industrie flattait également les yeux et le goût des convives : l'orange, à la forme arrondie, à la peau fine et délicate, rivalisait avec la petite mandarine écarlate, si douce , si sucrée; à côté de la jaune banane se trou- vait le litchi, dont la peau -dure, inégale et d'un rouge éclatant, défend un noyau enveloppé d'une pulpe blan- châtre, à laquelle pour son goût fin et aromatique, bien peu de fruits des tropiques peuvent être compa- rés. Indigène dans les contrées qui bordent la mer de Chine, le litchi nouvellement cueilli offre à leurs ha- bitants un manger sain et délicieux pendant la belle saison, et forme, quand ik est sec, une précieuse pro- vision. pour l'hiver. Avec ces fruits des pays chauds JT. 12 178 VOYAGE \ étaient mêlés ceux des zones tempérées, apportés à grands frais des provinces du nord de l'empire : les noix, les marrons, plus petits et moins bons que ceux de France ; les pommes, les raisins, les poires de Pé- kin; ces dernières, dont les vives couleurs et l'odeur suave séduisaient d'abord, n'avaient aucune saveur et conservaient même toute l’âcreté des fruits sauvages. En Chine, où la pratique de l’agriculture est poussée au moins aussi loin que dans quelque pays du monde que ce soit, les fruits des régions tempérées sont géné- ralement mauvais. Je serais porté à croire, d’après ce que j'ai observé à Canton et à Macao, que l'art de greffer est ignoré des Chinois, ou qu'ils ne veulent pas l'employer. Tous les autres fruits qui couvraient la table, particuliers à la Chine et au grand archipel d'Asie, m'étaient la plupart inconnus, et me parurent plus curieux que séduisants. La conversation, fréquemment i jatéranipue pendant la première partie du repas, par la nécessité de faire honneur aux nombreux toasts de nos hôtes et à tous les prodiges de cuisine chinoise, qu'on avait réunis de- vant nous, devint générale et très-bruyante. Mon voisin surtout, peu habitué à une gaieté aussi expansive, était enchanté, et témoignait sa joie par de gros rires, aux- quels se mêlaient presque à tout moment les récla- mations sonores de son estomac un peu trop chargé. Suivant l'usage reçu dans le beau monde chinois, j'au- rais dû imiter cet exemple, comme témoignage d'un appétit plus que satisfait ; mais mon désir de complaire à notre excellent amphitryon ne put aller jusque-là. DE LA FAVORITE. 179 Cette habitude, qui semblerait plus qu’extraordinaire en France, n'avait rien cependant de nouveau pour moi; je l'avais déjà remarquée dans les meilleures so- ciétés de Manille: devais-je donc être étonné de trouver les Chinois aussi peu scrupuleux dans leurs habitudes de table, quand nos proches voisins les Espagnols n'ont pas encore secoué ce reste d’usages grossiers des anciens temps ? Enfin nous passämes dans le salon à côté pour prendre le thé, début et clôture obligés de toutes les visites et de toutes les cérémonies chez les Chinois. Suivant la coutume , les domestiques le présentèrent dans des tasses de porcelaine, couvertes chacune d’une soucoupe qui empêche l'arome de s'évaporer ; l'eau bouillante avait été versée sur les feuilles, réunies au fond de la tasse; l'infusion, à laquelle jamais les Chinois ne mêlent de sucre, exhalait une odeur aromatique délicieuse dont les meilleurs thés apportés en Europe peuvent à peine donner une idée; celui-ci, que la vanité chinoise du bon haniste avait choisi exprès, était aussi rare que précieux, ou pour mieux dire n'avait pas de prix. Du reste, la différence qui fait varier d’une manière énorme la valeur des thés de même espèce, étant soumise au goût, devient tout à fait hypothé- tique, donne un grand avantage aux négociants chi- nois, et pourrait causer de fréquentes contestations, si pour les préyenir et soumettre autant que possible une chose aussi incertaine que le goût à un arbitrage positif, le commerce étranger n’entretenait des goûteurs et, éprouveurs jurés de thés, aux décisions desquels 12. 180 VOYAGE on sen rapporte généralement. Leur manière de pro- céder est assez simple : ils mettent des quantités de thé égales et pesées avec une sévère exactitude, dans de très-petites tasses faites exprès pour cette opération; ils versent sur les feuilles de l'eau, portée à un certain degré d'ébullition, et qui n'y reste qu'un nombre fixe de se- _ condes comptées sur une montre d'un excellent travail : ensuite la liqueur est décantée, mise à part, puis goù- tée quand elle est refroïdie : le plus ou le moins d’arome qu'elle contient sert de base pour déterminer le prix du thé et sa qualité. Il y a sans doute quelque chose d’arbitraire et d’incertain dans de pareilles décisions, quoiqu'elles soient prononcées par des hommes d’une expérience et d'une probité reconnues; mais comme les Européens n'achètent que des thés de qualités infé- “rieures et qu’ils connaissent bien, les discussions sont très-rares, et le sont d'autant plus que les hanistes appor- tent dans ces sortes d'affaires beaucoup de loyauté. Sur un certificat signé à Londres, par des personnes con- nues, et attestant que des caisses de thé ont été trouvées falsifiées ou en mauvais état, les mêmes quantités ont toujours été remplacées à Canton sans le moindre débat. La soirée était assez avancée, et cependant j'eus de la peine à obtenir de mon hôte la permission de nous retirer: la connaissance était faite ; à la défiance ayait succédé une espèce d'abandon que l'absence de tout intérêt de commerce rendait assez naturel; la scène que formaient mes jeunes officiers, entourant le bon vieux Chinois, auquel ils adressaient des questions si singu- lières qu'elles excitaient les interminables éclats de rire DE LA FAVORITE. 181 des deux parties, me faisait faire d’agréables réflexions surd'accueil que le caractère gai et ouvert de notre nation avait assuré à l'état major de la Favorite dans tous les pays que nous avions visités. La complaisance du brave haniste n’eut plus de bornes : il nous engagea à venir voirle lendemain sa maison particulière, ainsi que le jardin de son frère, tous deux situés dans le faubourg sur l'autre rive du fleuve ,'et la société se sépara, non sans beaucoup de témoignages mutuels d'amitié. H fallut, pour retourner aux factoreries, traverser une partie de la ville : nous étions accompagnés par des serviteurs portant des lanternes de papier peint, dont les différents reflets produisaient un singulier effet en donnant successivement sur les côtés de ces rues si animées quelques heures auparavant, maintenant som- bres, désertes, silencieuses, et dans lesquelles on n'aper- cevait d’autres lumières que celles de notre cortège. Le lendemain avant midi nous étions disposés pour la visite dont notre curiosité attendait de si agréables résultats; en effet, cette journée et la suivante furent pour moi les plus intéressantes de toutes celles que je HER à Canton. + Un Chinoïs, qu'à son air digne et. insbgetinis je re- connus pour un des intendants du haniste, vint me prendre, ainsi que mes compagnons, dans un bateau élégamment décoré qui nous débarqua sur l'autre rive du Tigre, en face des factoreries. La plus grande circons- pection fut recommandée par notre guide, sous la pro- tection duquel nous étions; et je crus remarquer en effet que la prudence n’était pas inutile, au milieu de ces 182 VOYAGE rues, où les étrangers ne paraissent presque jamais, et où les hommes du peuple nous lançaïent des regards de mécontentement : quelques-uns même prononcè- rent sans doute des mots malveillants, car notre Chi- nois s'approcha d'eux et leur imposa silence d'un air d'autorité. Cette circonstance, aussi bien que plu- sieurs autres que je remarquai également bientôt après, acheva de me persuader que les mandarins avaient au- torisé notre visite dans ces quartiers. Cette partie des faubourgs m'a paru plus gaie et non moins vivante que les autres quartiers de Canton; elle est traversée par plusieurs canaux, bordés de beaux quais et de magasins, devant lesquels de grands ba- teaux chargeaient ou déchargeaient des marchandises. Des rues étroites, mais assez aérées, sont bordées de maisons solidement bâties, parmi lesquelles jen vis plusieurs qui ressemblaient tout à fait à de vastes cou- vents bien clos; il est vrai qu'elles renférment les femmes des riches négociants et des mandatins. Celle où nous fümes introduits n'avait pas une autre appa- rence : la première porte était voûtée et soigneusement fermée; un seul passage nous conduisit au point de réunion de plusieurs couloirs, dont quelques-uns sans doute menaïent aux appartements des femmes. Les suivantes n'étaient pas séquestrées sévèrement, car j'en aperçus plusieurs qui nous examinaient À travers les _ portes de communication, légèrement entr'ouvertes ; peut-être leurs maîtresses, cachées dans un coin, à abri de nos regards, satisfaisaient -elles aussi leur curiosité. Quelque vive que fût la mienne, je ne découvris que DE LA FAVORITE. 185 des femmes vieilles et bien laides, qui certainement ne nous donnèrent aucune velléité de manquer même par pensées aux devoirs de lhospitalité. Enfin, après plu- sieurs détours dans d'étroits passages formés par de petites maisons contigués les unes aux autres, toutes très - propres, et qui, je crois, sont des bâtiments de servitude, nous arrivämes à lhabitation principale, où le bon haniste nous reçut comme mue _con- naissances. Cette slltétion était bâtie en pierres et en briques, et-n’avait qu'un seul étage abrité contre la pluie et les rayons du soleil par un toit très-avancé. Je traversai plusieurs massifs de belles fleurs, qui entouraient des volières élégamment construites et peuplées d'oiseaux du plumage le plus brillant. Le luxe des appartements répondait à l'extérieur; l'ameublement était somptueux, commode même, mais il manquait d'ordre et de goût : les ornements, entassés sans discernement, se nuisaïent les uns aux autres; les murs, tendus d’étoffes de soie de différentes couleurs, étaient couverts de très-belles gla- ces, sorties des manufactures françaises, mais montées par des ouvriers chinois et de tableaux dont les sujets me semblèrent assez mal choisis. Dans toutes les salles des pendules, la plupart de grand prix, placées sur des espèces d'entablements ayant assez de ressemblance avéc des dessus de cheminée, jouaient les airs français les plus connus; et comme à mesure que nous quittions une salle, on les remontait à l'instant, le concert con- tinua pendant la durée entière de notre visite. La première pièce où nous étions entrés m'avait pari 184 VOYAGE destinée à la représentation : en face de la porte et ap- puyée contre la cloison, était une estrade peu élevée au-dessus du sol et recouverte de tapis très-fins, mais moins précieux cependant que celui qui ornait la table sur laquelle se servent le thé et la collation, lorsque, dans les solennités de famille, le maître de la maison ; ses parents et ses amis sont mollement assis sur de riches coussins, les jambes croisées à la façon des Orientaux. À l'exception des derniers ornements que je viens de décrire, les autres salles ne différaient pas beaucoup de celle d'entrée; elles communiquaient entre elles par des ouvertures que leur forme tout à fait ronde faisait paraître larges, mais qui cependant ne donnaient pas- sage qu'à une seule personne à la fois. Aux tableaux étaient substituées des sentences écrites sur les murs en caractères rouges ou dorés. La bibliothèque attira par- ticulièrement mon attention et me sembla témoigner en faveur de l'instruction du propriétaire. J'y vis des manuscrits parfaitement conservés. Quoique les Chinois connaissent l'imprimerie, ils n’ont que peu ou point de livres : aussi, malgré la bizarre configuration de leurs caractères, écrivent-ils généralement avec une parfaite netteté, au moyen d'un petit pinceau trempé dans une substance très-noire , que l’on obtient en frottant de l'encre de la Chine légèrement mouillée , sur un mor- ceau de marbre ou de pierre précieuse. Cette espèce d'encrier que je vis sur la table de la bibliothèque était d'agate garnie d'or; le milieu de la face supérieure ; d'environ trois pouces carrés, offrait un creux circulaire portant encore les traces du bâton d'encre de la Chine DE LA FAVORITE. 185 placé à côté, lequel, pour le grain et le brillant, était bien supérieur à tout ce que l’on apporte en Europe dans ce genre. Les Chinois écrivent beaucoup, et font un cas tout particulier de cette substance; il est pour- tant très-difficile de s’en procurer de bonne à Canton. Le papier sur lequel l'encre de la Chine sert à tracer des caractères, est jaunâtre, uni et doux au toucher, facile à déchirer, et souvent de dimensions auxquelles nos manufactures ne peuvent atteindre qu'avec peine: les Chinois en font un très-grand usage dans les arts de l'industrie et dans ameublement des maisons. L'Europe a cherché à limiter, mais n'y est pas encore parvenue ; aussi en tire-t-on chaque année de Canton une forte quantité pour les gravures et les lithographies. Les Chi- nois fabriquent aussi une autre espèce de papier dont on ignore même la composition : la blancheur en est parfaite, et le tissu si compacte qu'il ne peut être plié sans se rompre; les feuilles de ce papier sont petites, mais elles .ont un velouté qui donne aux peintures d'oi- seaux et de fleurs un coloris, une fraicheur +5 20 nos artistes n’ont pu encore égaler. À côté de ces vieux manuscrits, que le maître de la maison me dit, avec un air qui fit honneur à son respect fiial, être pour la plupart l'ouvrage de son père, homme très-savant, je remarquai une foule de raretés placées avec ordre sur des tablettes et contre les cloisons, et particulièrement des bois fossiles bien conservés, entre autres un tronc d'arbre coupé par le milieu dans le sens de sa longueur; la pétrification était complète; le marbre changeait de couleur suivant les veines du 186 VOYAGE bois. Plus loin, je distinguai de petites statues en bronze de la plus haute antiquité ainsi que des sculptures en relief, les unes et les autres ouvrages des Chinois, délicatement travaillés et d’un dessin assez correct. En France, dans la Grande-Bretagne et au sein de la Germa- nie, les antiquités témoignent d’un état de barbarie qui heureusement ne subsiste plus ; à la Chine au contraire elles attestent d'une manière positive un génie et des connaissances qui n’ont pu survivre à la liberté. Cette nation, dont les archives renferment des séries de calculs et d'observations d'éclipses qui remontent jusque dans la nuit des temps, se sert depuis deux cents ans d’alma- nachs calculés par des missionnaires chrétiens, con- servés et entretenus pour ce seul emploi à la cour de lempereur. Parmi les mandarins lettrés, dont la classe _ était, dit-on, si savante autrefois, on en voit bien peu maintenant qui aient quelques connaissances dans la géographie du globe, et qui ne soïent persuadés, comme le reste de leurs compatriotes, que la Chine occupe le milieu du monde, et que les pays qui commercent avec elle sont de petits satellites jetés autour de sa masse comme des points presque imperceptibles sur la mer immense qui lenvironne de tous les côtés. De là vient la haute estime des Chinois pour leur patrie, et leur mépris pour les Européens, que la cour de Pékin repré- sente dans tous ses actes comme des barbares, des hommes d’une espèce inférieure, turbulents, sans foi, mais possédant le courage et la férocité des bêtes de proie : et pourtant les Chinois ignorent peut-être encore l'histoire des croisades en Asie, la conquête de l'Amé- DE LA FAVORITE. 187 rique par les Espagnols, les guerres des meme et des Français dans l'Indostan. Notre excellent hôte, habitué à vivre au ris dés étrangers, paraissait les avoir jugés moins sévèrement et attacher même quelque prix à notre opinion sur son opulence et son savoir. [l me fit examiner dans le plus minutieux détail une foule d'objets du Japon, que les Chinois prisent beaucoup et payent fort cher, tels que des boîtes et dés meubles en laque bien supérieur, pour le vernis ainsi que pour l'éclat des couleurs métalliques, à ce que font dans le même genre les manufactures de Canton, Enfin nous montâmes dans les appartements supérieurs, formés d’une suite de pièces, qu’au désordre des meubles je reconnus facilement pour la demeure habituelle du maître de la maison pendant la saison froide, dans laquelle nous étions alors. En effet les vastes appartements inférieurs, dépourvus de chemi- nées et entourés de beaux jardins que je ne pus aper- cevoir qu'à la dérobée par les croisées, sont aussi hu- mides que froids depuis décembre jusqu'en mars, mais aussi le séjour doit en être délicieux le reste dé l'année ; ils sont, suivant toute apparence, destinés seulement à la représentation, car il s’en fallait béaucoup que les autres offrissent le même luxe d'ameublement. Je comiptai cinq ou six chambres garnies chacune d'un lit; ét en réponse à ma question , si elles étaient occupées par ses enfants, le Chinois me montra en souriant un escalier dérobé, voisin d'un lit plus grand que les autres et fermé de rideaux. Peut-être ce mystère est-il nécessaire pour prévenir les débats d'une jalousie bien naturelle entre 188 VOYAGE plusieurs femmes vivant sous le même toit et soumises aux caprices d'un seul maître. Îl est vrai qu'en consi- dérant la figure ridée, le corps cassé et sans grâces du vieillard que j'avais sous les yeux, je ne pouvais guère concevoir des sentiments passionnés pour un tel mari chez des femmes jeunes et sans doute belles; mais elles ne voient que lui, et le désir d'avoir des enfants mâles qui assurent leur sort à venir peut fort bien leur inspirer cette jalousie intéressée. Généralement les jeunes Chi- noïs qui ont de la fortune, adonnés de très-bonne heure au libertinage, sont usés avant l’âge mûr et ont rarement beaucoup d'enfants. Notre haniste avait trois fils, dont il me présenta les deux aînés quand nous descendimes dans la salle de réception, obunecollation était préparée. Les sucreries et les ss jouent un rôle important que des Chinois; elles sont les wthé, que lon ne manque ja- mais de vous offrir dès votre entrée dans une maison ; cette boisson est d’un usage d'autant plus habituel qu’elle remplace non-seulement le camchou , dont les habitants aisés ne boivent qu'à leurs repas, mais même l'eau pure, qui est considérée sans doute comme malsaine par les Chinois de tous les rangs, car “elle approche très-rarement de leurs lèvres. Dans cette chébilinet: du thé délicieux servit à étancher la soif que nous donnèrent des confitures de centespèces différentes, qui couvraient plusieurs larges plateaux, partagés en une infinité de compartiments, au milieu desquels la main de chaque convive, armée d'un poinçon d'argent, errait incertaine du choix. Comme DE LA FAVORITE. 189 au dessert du diner précédent, les fleurs et les fruits garnissaient la table et charmaient en même temps l'odorat et le goût. Notre bon haniste était enchanté: la société, moins nombreuse que la veille, et réduite au consul de France et aux officiers de la Favorite, lui laissait encore plus de liberté: aussi il répondit d’une manière ouverte à toutes nos questions et nous montra même avec empressement son grand costume de man- darin de deuxième classe, titre purement honorifique pour lui, que cependant il avait payé près d'un million à la cour de Pékin, sans pour cela être moins exposé aux vexations des autorités et à leurs ruineuses et arbitraires demandes d'argent, Le costume consistait en une robe verte, très-ample, qui descendait jusqu'au-dessous des genoux et avait une légère fente de chaque côté, pour laisser au corps la facilité des mouvements, que les manches, longues et larges, ne gênaient nullement; l'étoffe, forte et épaisse, était de soie brochée, dont les vives couleurs for- maient des dessins très -bizarres, mais qui avaient entre eux une certaine harmonie; sur le devant, à la bauteur de la poitrine, au milieu d'une grande ro- sace, paraissaient deux griffons d'environ dix pouces de long, placés horizontalement, face à face, et à se toucher; plus bas, des broderies très-riches représen- taient un édifice de construction singulière et sans doute symbolique, environné à sa base d’une multitude d’arcs de cercle qui simulaient des nuages d'où sem- blaient sortir des griffons et d’autres figures encore plus baroques, dont toute cette partie de la robe était cou- 190 VOYAGE verte; des fleurs, parfaitement imitées, ornaient le côté opposé ; des bottes de cuir noir, avec des semelles d’un pouce d'épaisseur et légèrement recourbées en avant, serraient jusqu'aux genoux le bas d’un très-large pantalon de soie de couleur claire pour l'hiver, ou de toile de coton fine et blanche pour la belle saison. Les plis de ce dernier vêtement retombaient sur les revers des bottes, qui étaient garnis de velours noir. Le chapeau de mandarin, partie très-importante dé costume, est de feutre bleu-violet, également garni de velours noir ; il ressemble beaucoup à un bateau évasé ; la forme en est ronde et plus élevée que les bords; des fils de soie rouge pendent du sommet, surmonté d'une boule légèrement assujettie à une monture d’or artis- tement travaillée. La couleur de ce dernier ornement, gros comme un œuf de pigeon, désigne le rang des mandarins : il est rose pour la première classe, rouge pour la deuxième, bleu pour la troisième et toutes les autres classes inférieures : notre hôte ne pouvait se parèr que de cette dernière couleur devant le vice-roi, quoi- qu'il eût acheté fort cher le droit de porter la boule rouge. Les mandarins chinois ne quittent jamais cette marque d'honneur, qui surmonte leur bonnet ou leur calotte, et que l'on peut comparer aux crachats et aux rubans qui font distinguer les grands personnages euro- péens, alors même que ces derniers n'ont pas tous les autres insignes de leurs dignités. Ceux des mandarins ne se bornent pas au chapeau et à la robe que je viens de déerire; il y faut joindre encore le collier, qui se com- pose de pierres précieuses bleues, vertes et roses, DE LA FAVORITE. 191 taillées en olive, et séparées entre elles à distances égales par quatre pierres de même espèce, formant des plaques® ovales enchâssées dans de l'or. Une de ces dernières, plus large que les autres et dont la couleur verte était rehaussée par un double entourage de dia- mants et de perles, tombait jusque sur la poitrine; une autre plaque semblable , mais moins brillante, descen- dait par derrière, au milieu du dos; plusieurs médail- lons d’agate et d'améthyste, d'énormes dimensions, soutenus par des cordons de soie jaune, faisaient le tour du cou et pendaient avec une certaine symétrie | au-déssus du plus riche des deux colliers. L'ensemble du costume que je viens de décrire ne manque ni d'éclat ni de grandeur ; les Chinois le portent bien : il sied à leur maintien sérieux et posé. Un man- darin, revètu de toutes les marques de son rang, et assis dans son fauteuil de cérémonie, doit avoir un air imposant, d'autant plus que, malgré les révolutions, l'usage est resté chez les Chinois de n'honorer de ces importantes fonctions que des hommes d'un âge mür, et qui ordinairement n'y parviennent qu'après de longs services militaires ou civils. Avec sa nomination, le mandarin des premières classes reçoit de l'empereur une espèce de bâton de commandement, fait de bois très-précieux, et incrusté quelquefois d'or et de pier- reries; ce bâton a la forme d’une $, dont les extrémités sont aplaties et représentent un trèfle sculpté délica- tement; au milieu est la poignée, garnie de velours rouge brodé en or. Cette marque d'une haute dignité est placée sous un bocal de verre, dans la partie la plus 192 VOYAGE L apparente de la salle de cérémonie, et le bon haniste ; ont un costume particulier pour les grandes circons- tances, et qu’elles jouissent de quelques priviléges dans les réunions de famille, seules solennités auxquelles il leur soit permis d'assister. On concevra facilement com- bien des femmes condamnées à vivre entre elles-et loin des yeux de l'autre sexe, doivent tenir à ces prérogatives : il paraît en effet que leur amour-propre est pour beau- coup dans les énormes sacrifices que font les riches Chi- nois pour obtenir un titre qui, ainsi que je l'ai déjà dit, ne confère aucun privilége. De l'habillement des man- darines je n’ai pu voir que les parures ; celles que nous montra notre ami chinois, qui dans le fond ne fut pas fâché, je crois, de nous les faire admirer, étaient ma- gnifiques et faisaient honneur à sa fortune et à sa gé- nérosité ; l'écrin, me dit-il, valait plus de deux cent mille francs. Parmi un grand nombre de bracelets et de boucles d'oreilles d’or, garnis de perles d’une très- belle eau et parfaitement travaillés, je remarquai des bijoux ayant absolument la même forme que l'orne- ment appelé sévigné par nos dames, et se plaçant éga- lement sur le milieu du front; celui qui attira le plus notre attention pouvait avoir un pouce de large sur deux de long; au milieu étincelait un très-gros dia- mant entouré de belles pierres; le tout tenait à une chaine de diamants, destinée sans doute à le fixer au- tour de la tête. Le collier de mandarine était à peu près semblable à celui de mandarin , moins massif peut DE LA FAVORITE. 195 être, mais plus éclatant.-Une partie de ces bijoux avait _ été donnée en dot par les parents de la femme ; le reste provenait des présents du mari. J'appris alors que dans aucune circonstance les concubines ne peuvent riva- liser pour le-luxe et la considération avec les femmes légitimes de leur maître. Le bon haniste avait promis de nous faire voir les petites filles de son fils aîné, mais la mère n'y voulut jamais consentir : alors, pour nous en dédommager, son second fils, jeune homme d'une figure assez agréa- ble, grand, bien fait, quoique un peu replet, joua, sur l'invitation de son père et sans montrer aucune répu- gnance, quelques airs chinois sur un instrument formé d'un morceau de bois creusé, qui pouvait avoir trois pieds de long et huit pouces de large. Cet instrument présentait sur sa partie convexe cinq cordes de diffé- rentes grosseurs, tendues au moyen de clefs semblables à celles d’une guitare, avec laquelle du reste il m'a paru avoir quelque analogie. Notre musicien l'ayant mis à plat sur la table, en pinça les cordes avec le pouce et l'index de la main droite, tandis que la gauche les pres- sait successivement avec une dextérité aussi fatigante que difficile, pour leur faire rendre des sons qui, mal- gré l'entraînement auquel le jeune Chinois, que lon nous assura être un amateur distingué, semblait s'aban- donner, nous firent éprouver un médiocre plaisir. Il exécuta quelques morceaux assez variés et tous notés; l'un de ces morceaux nous rappela même un air fran- cais; mais au résumé cet échantillon de la musique chi- noise ne m'en donna pas une haute idée. Les Chinois, II. 13 194 VOYAGE a même dans les classes les plus inférieures , sont géné- ralement graves et flegmatiques : la danse paraît leur être inconnue et la musique vocale n'avoir que très-peu de charmes pour eux : ils chantent sur un ton aigre et en fausset qui varie fort peu et déchire les oreilles. Les orchestres que j'ai entendus dans les cérémonies pu- bliques et surtout aux fêtes des nouvelles lunes, se com- posaient de plusieurs espèces de flûtes dont les mu- siciens tiraient des sons durs et criards qui, mêlés au bruit des gongs et d’un gros tambour, produisaient un abominable charivari. Après tout, cependant, il est possible que dans l'intérieur des familles et parmi des femmes élevées uniquement pour plaire à un maitre, la musique soit cultivée d'une manière moins impar- faite que ne le pensent généralement les étrangers, les quels ne peuvent en juger que sur des apparences souvent trompeuses. La journée était trop avancée quand nous termi- nâmes notre longue visite, pour nous permettre d’al- ler voir le jardin du frère de notre complaisant Chinois, ainsi qu'un couvent de bonzes, situé de ce même côté du fleuve, et doublement remarquable par son archi- lecture et son antiquité; mais le lendemain, sous la protection bien nécessaire du même guide qui nous avait conduits la veille, je pus examiner à loisir ces deux curiosités. Nous parcourûmes cette fois une autre partie du faubourg : j'y retrouvai une population aussi nom- breuse, aussi active et aussi mal disposée pour les étrangers : le vieil intendant chinois fut encore obligé re d'interposer son autorité pour faire cesser les réflexions DE LA FAVORITE. 195 peu agréables pour nous que faisaient les habitués de plusieurs jolis marchés couverts, à travers lesquels nous passâmes pour arriver à la maison que nous allions vi- siter, et qui était abandonnée depuis un mois par le propriétaire, désespéré de la mort d’une femme qu'il adorait; cependant tout yftait encore dans le meilleur ordre. Des accidents de terrain eréés à grand'peine occupaient la majeure partie du jardin; de longues et étroites terrasses, qui communiquaient entre elles par de petits ponts; des kiosques, aux formes bizarres, qu'ombrageaient et cachaient des bouquets d'arbres ; enfin, les domestiques chinois, dont les figures singu- lières achevaient de donner une couleur pittoresque au tableau, me retracèrent parfaitement les vues re- présentées sur les paravents que nos pères recevaient de la Chine, et les dessins qui ornent les ouvrages en laque, auxquels la mode en France attache aujourd'hui tant de prix. Assez généralement les peintures chinoises, qui commencent de nouveau à se répandre en Europe, sont copiées d'après nature, et donnent de ces contrées curieuses une idée plus exacte que ne pourraient le faire les descriptions les plus détaillées. | Entre la maison et les terrasses était un parterre immense divisé en plates-bandes que séparent des allées très-étroites , tantôt droites, tantôt circulaires, sans om- brage, et garnies non de sable fin, comme celles de nos jardins, mais de dalles très -unies, ou de briques très-bien jointes entre elles et enduites d'un vernis de plusieurs couleurs, dont la surface, sur laquelle l'eau ne peut séjourner, permet aux pauvres recluses de se 196 VOYAGE promener, ou pour mieux dire de se trainer, malgré les pluies de la mauvaise saison. L'horticulture est un goût répandu en Chine dans les hautes classes et coûte des sommes énormes aux riches Chinois; celui dont nous admirions le jardin avait réuni à grands frais les fleurs les plus rares et les plus belles des quatre parties du monde; malheureusement pour notre curiosité la saison était avancée, et la plupart de ces plantes atten- daient à l'abri le retour des beaux temps. Les fleurs, les arbustes mêmes des parterres sont contenus dans des pots; sous le climat plus froid des provinces sep- tentrionales de l'empire, on les réunit pendant l'hiver dans de magnifiques galeries entourées de châssis de verre, où les dames chinoises passent une grande partie de leur journée; c’est là qu'elles choisissent, pour orner leurs cheveux, les fleurs aux nuances si belles, si bril- lantes, enlevées aux plaines désertes de la Tartarie. Ces plantes peuvent sans doute obtenir par leur rareté la préférence aux yeux des fleuristes ; mais comme la plupart n'ont aucun parfum, leur éclat seul ne peut faire oublier au voyageur européen la majestueuse rose, l’humble violette, et tant d’autres charmantes fleurs qui viennent chaque année orner sans frais nos champs et nos jardins. Dans les jardins le ceux du moins que j'ai par- courus, il règne une monotone symétrie : partout la belle nature paraît flétrie par les travaux de l'art. Au milieu de ces bouquets d'arbres qui semblent regretter la liberté, et de ces kiosques au toit pointu, surmonté d'une boule et entouré de sonnettes dorées, bizarres DE LA FAVORITE. 197 conceptions d'artistes sans goût et sans génie, l'œil cherche en vain quelque chose de noble et de grand. Cependant l'éclat des fleurs, la multitude de vases de porcelaine blanche et bleue, les jets d'eau qui retom- bent légèrement dans des bassins dont les eaux suivent en murmurant les étroits canaux qui bordent les allées, plaisent un instant aux yeux et témoignent en même temps de la fortune et peut-être aussi de la folie du maître de la maison. D’autres objets vinrent éloigner ces philosophiques réflexions ; nous entrâmes dans un grand pavillon, contigu au principal corps de logis et - donnant sur le jardin; cinq petits garçons, fils ou petits- fils du propriétaire, y étaient réunis sous la surveillance d'un vieux Chinois, à la figure longue et blème, au cos- tume un peu négligé , à l'air enfin d’un véritable pédant de collège; les petits élèves, assis chacun à une table séparée , prenaient leur leçon d’après la méthode de l'en- seignement mutuel. Dédaigneux Européens, qui croyez avoir trouvé -quelque chose de nouveau, soyez per- suadés, comme l'ont dit inhiques savants sages et mo- destes, que nous pouvons p humain, qui tourne depuis bien des ins ondes dans la sphère où il est renferme, fait maintenant bien peu de découvertes que nos devanciers n'aient devinées ou indiquées. Ces enfants, dont le plus âgé pouvait avoir douze ans, étaient charmants : leurs yeux vifs, leurs physio- nomies éveillées, la gaieté qui se peignait sur leurs. fi- gures blanches et roses, -contrastaient d’une manière aussi plaisanté que singulière avec les traits amaigris 198 VOYAGE et patibulaires du précepteur, qui parut peu content de notre visite et des caresses que nous fimes au plus jeune de ses élèves : lui seul ne se leva pas à notre arrivée; mais je sus depuis que le haniste en ayant été informé , lui avait adressé des reproches très-vifs. Gé- néralement en Chine les enfants qui appartiennent à des familles opulentes reçoivent une éducation soignée ; quoique, suivant toute apparence, leur instruction se borne à peu près à parler et écrire correctement leur langue, elle n'en exige pas moins plusieurs années de ‘travail. En Chine il y a deux langues bien distinctes, celle que parle le peuple, et celle des mandarins, qui est employée dans les sciences, dans la diplomatie, et connue seulement des classes élevées; l’une et l'autre s'écrivent, et les noms qu'elles donnent aux mêmes choses ne se ressemblent nullement. Du reste, ne re- trouve-t-on pas cette différence entre la langue sacrée et la profane, dans l'Inde et VÉgypte, antiques berceaux de la civilisation? Mais si nous, considérons les diverses religions suivies par les habitants de l'empire de la Chine, nous remarquerons encore d’autres points de rapprochements beaucoup plus intéressants. La religion qu'établit Confucius cinq siècles enviro avant Jésus-Christ, est professée encore par les classes éclairées de la population, mais non sans avoirsubi l'in- fluence du temps et des événements; car lé livre qui renfermait les maximes religieuses de ce premier dégis- lateur des Chinois ayant été brûlé, deux cents ans avant notre ère, par ordre de l'empereur Chi-Hoang-Ti, ne fut écrit de nouveau que longtemps après, sur les ren- ee # DE LA FAVORITE. 199 seignements que put fournir la mémoire d'un vieillard. Ce fut postérieurement à cette dernière époque que la religion de Fo, mélange des superstitions indiennes mé- lées à celles des sectateurs de Bouddha et du grand lama, s'introduisit en Chine à la suite des guerres avec les Tartares du Thibet et avec les Birmans. La religion du Tien, la même sans doute que celle qu’enseigna Confucius, véritable déisme, ou croyance d'un seul Dieu, était trop pure, trop élevée, pour être bien comprise et surtout conservée par la partie igno- rante du peuple : aussi ces magnifiques obélisques élevés sur les hauts lieux en l'honneur de la Divinité, furent- ils abandonnés pour des superstitions grossières, que le gouvernement, aussi bien que les rangs supérieurs de la population, a été obligé d'adopter en apparence et de ménager avec soin. Voilà pourquoi, plusieurs fois dans l'année, les premières autorités de Canton vont, accompagnées d'une foule nombreuse, visiter la grande pagode , qu'avec la protection de notre excellent D. pas 855 les pauvres EE RIRE 4 bonzes : ces cochons CC V AICHIL oUUES 105 seuls coups du témps, ét vivre grassément jusqu'à leur dernier jour, aux frais des donateurs. 204 VOYAGE | Plusieurs, surchargés de graisse et d'années, pou- vaient à peine se trainer dans la cour basse et entourée de murs, où ils étaient entretenus, sans doute comme un sujet de mortification pour les religieux, car la chair de porc est si estimée des Chinois, qu’elle n’est mangée que dans les grandes circonstances. J'aurais voulu pé- uétrer plus loin dans l’intérieur; mais les fidèles, déjà _ mécontents de notre curiosité, s’opposèrent à ce qu'elle fût plus amplement satisfaite. 3 Des deux côtés de l'enceinte, et faisant des angles roits avec les pagodes, s’étendaient de longs bâtiments struits en pierres, peu élevés, sans ornements, Pbhis extérieurement, et divisés en petites cellules de huit pieds environ en carré, qui recevaient l'air et le jour par une porte très-basse, et à travers une étroite lucarne : le mauvais grabat, les images grossièrement enlumiñées , la table supportant une idole de bois peint, qui composaient tout ameublement de ces cellules, excitèrent moins ma pitié que leur malpropreté ne m'ins- pira le dégoût. Un de ces bâtiments renfermait une vaste salle ayant à chaque extrémité un petit autel plus que simplement orné, et dans laquelle je vis plusieurs longues tables et des bancs de bois à peine dégrossi. Un passage conduisait à la cuisine, dont une immense chaudière de fer, maçonnée sur un fourneau ‘et des- tinée à la cuisson du riz, occupait une partie; quel- ques grossiers ustensiles de cuivre ou de terre cuite étaient pendus à des murs d’une construction aussi s0- lide qu'antique. Le couvent, qui renferme, dit-on, plu- sieurs centaines de religieux, était désert, ee jour - là _. DE LA FAVORITE. 205 étant consacré à la quête; car, ainsi que les ordres men- diants en Espagne et en Italie, ces bonzes vivent d’au- mônes. La ressemblance entre ces moines, si différents de pays et de religion, ne se borne pas là. Plusieurs de ceux que je vis à la porte de leurs cellules, occupés à lire ou à travailler, sans que notre présence parût le moins du monde attirer leur attention, portaient une longue robe de laine blanche, sans capuchon et sans col; les manches, larges et pendantes, étaient retroussées au-dessus des poignets; un cordon de cuir faisait plu- sieurs fois le tour de la ceinture et pendait jusqu'a aux pieds, chaussés de sandales mal travaillées. Les de ces religieux, rasées et entièrement découvertes. donnaient à leur figure, calme et tranquille, un air vénérable que j'ai rarement observé dans les couvents européens; au lieu de cette corpulence qui annonce la paresse et l'oisiveté, ou de ces regards sans expres- sion, suite ordinaire de l'abrutissement du cloître, on remarquait chez eux une santé robuste, résultat du tra- vail et surtout d'une grande sobriété. Un grand jardin que ces bonzes cultivent fournit les légumes dont se compose uñiquement leur nourriture; des quêtes fré- quentes obtiennent des fidèles le riz nécessaire pour leur subsistance et l’étoffe commune qui sert à leur habille- ment, seuls besoins de ces pauvres religieux, entiè- rement étrangers aux idées d'ambition et à la soif du pouvoir, cachées si souvent en Europe sous la haire et le capuchon. Les bonzes ne jouissent en Chine de Pope aucune influence : ils n'ont guère ‘de relations qu'avec les der- 206 VOYAGE nières classes de la population, qu'ils entretiennent dans une dégoûtante mais en même temps très- inoffensive superstition, dont vous retrouvez partout les traces : dans chaque boutique de Canton , une idole barbouillée de rouge et couverte de dorures, tantôt seule, tantôt placée-entre ses deux enfants, aussi bizarrement habillés que leur père, semble toujours présider le comptoir dans l'intérêt du marchand, qui entretient une lampe nuit et jour allumée devant son dieu domestique. Il n’y a point sur le Tigre de bateau, si petit qu'il soit, qui n'ait également son idole, comme en Jitalie il aurait eu sa madone. Sans doute chaque dévot chinois choisit son saint et l'habille à son gré; car il est difficile d'en rencontrer deux qui se ressemblent. Cependant toutes ces idoles sont généralement fort laides et l'objet d'une multitude de pratiques absurdes, mais qui du moins n'inspirent- pas ‘au peuple, eomme dans beaucoup de pays, une dangereuse et fanatique superstition. Dans ces contrées, les mahométans sont en trop pe- tit nombre pour mériter d'être comptés : aussi, quoique la Chine eût éprouvé bien des révolutions, les troubles ME #4 y: avaient ue inconnus jusqu'à l'époque où portugais iutréfiirent, À peine un férquact tde siècle s'était écoulé, que déjà des rixes avaient eu lieu entre les nouveaux chrétiens et les autres habitants, irrités d'entendre chaque jour blasphémer sans aucun ménagement leur antique religion. À ces premiers ferments de discorde se joi- gnirent bientôt de coupables intrigues de la part des prêtres européens, pour obtenir des richesses et une DE LA FAVORITE. 207 plus grande influence à la cour de l'empereur, dont ils séduisirent de proches parents pour les mettre à la tête des chrétiens, et se faire ainsi un parti dans V'État. Un parti de ce genre, quoique peu nombreux et presque entièrement recruté dans les classes inférieures de la population, mais devenu un instrument entre les mains de prêtres fanatiques et intrigants, aurait pu être dan- gereux pour la tranquillité de l'empire. Heureusement pour la Chine que bientôt la discorde se mit parmi tous ces prêtres chrétiens de différentes nations, ri- vaux d'ambition et plus occupés de leurs intérêts que dévoués à ceux de la religion qu'ils étaient venus en- seigner. Les seuls jésuites français, qui s'étaient rendus utiles à la cour de Pékin par leurs connaissances et leurs talents, restèrent pour la plupart neutres dans ces débats : aussi furent-ils seuls tolérés en Chine, lorsque le dernier empereur, fatigué d’abord des scan- daleuses discussions des missionnaires entre eux, puis rendu inquiet par les soulèvements et les séditions san- glantes auxquels la nouvelle religion donna lieu dans plusieurs provinces, décida enfin l'expulsion de ces dangereux étrangers; mais l'inobservation de cette sage mesure ayant causé de nouveaux troubles au commen- cement de ce siècle, les chrétiens furent persécutés, et la peine de mort portée contre tout missionnaire chinois ou européen convaincu d'avoir prèêché la re- ligion chrétienne : la loi fut et est encore sévèrement exécutée. Deux années environ avant mon passage À Canton, un prêtre catholique, trouvé en contraven- tion à l'édit du souverain, avait été décapité publique 208 VOYAGE ment à Pékin : aussi le nombre des chrétiens, si l'on peut donner ce nom à des malheureux que la misère et l'intérêt ont convertis beaucoup plus qu'une religion qu'ils mêlent à toutes les pratiques superstitieuses de leur pays, a considérablement diminué, et aura entiè- rement disparu avant peu d'années, malgré les efforts et le dévouement de nos missionnaires, dont j'aurai occasion de parler quand il sera question de Macao, seul endroit où ils puissent résider en süreté. Au milieu de tant de curieux sujets d'observation, les jours, bien employés, s'écoulaient rapidement ; l'hospitalité franche et empressée dont j'étais l'objet de la part de presque tous les négociants étrangers, ame- nait chaque soir de nouvelles et toujours agréables distractions. Les officiers qui m'avaient accompagné étaient retournés à bord remplacer MM. Eydoux, Paris et Serval, que j'avais appelés auprès de moi pour leur faire partager à leur tour les plaisirs de Canton. Les gracieuses attentions dont nous fùmes tous comblés par M. Gernaert et ses amis, parmi lesquels le consul de Hollande a des droits particuliers à notre reconnais- ve ont laissé à mes compagnons €t à MOI un sou- agréable et quiss sera de longue durée. J'avais anglaise et des négoi É accueil généreux qui “avait ‘signalé nos relâches sur les côtes | e l'Indostan, et je trouvai dans les capitaines des vaisseaux de la maîtresse de l'Inde la bienveillante et cordiale assistance que je devais attendre d'aussi dignes et braves officiers, qui ont pour la plupart acquis DE LA FAVORITE. 209 dans la marine militaire leur expérience et leurs talents. Tout semblait s'être réuni pour rendre mon séjour en Chine aussi favorable à mon instruction qu'à ma santé : nous avions joui d'un temps toujours clair et très-beau , mais froid, et le thermomètre était souvent descendu de plusieurs degrés au-dessous de zéro : aussi les Chinois, peu habitués à une pareille tempéra- ture, avaient épuisé leurs garde-robes et restaient dans leurs boutiques, comme des marmottes endormies par lhiver. Cependant des froids aussi vifs ne sont pas rares dans cette partie de la Chine, et, comme par compensation , les étés y sont excessivement chauds; mais ces extrêmes durent peu, et la température est délicieuse le reste de l'année. Les pluies, rarement abondantes et de longue durée, tombent depuis juin jusqu’en novembre, époque à laquelle le soleil ramène les orages sur les pays situés entre l'équateur et le tro- pique N., et cause ces terribles {y-fongs dont heureuse- ment Canton, éloigné de la mer, ne ressent que très-peu les funestes effets. Mais lorsque, dans l'avant- dernier mois de l'année, la chaude et pluvieuse mousson de S. O. a cédé tout à fait à l'influence du vent de N.E.; le ciel devient clair et le temps agréable, à moins que la brise tournant au N., ne souflle trop fortement, comme elle le fit pendant la relâche de la Favorite à Macao. Sous un aussi beau climat et dans une contrée couverte d'une population immense il est vrai, mais très-sobre et généralement propre, les maladies épidé- miques ne doivent pas être communes. En effet, la peste et le terrible choléra ÿ sont inconnus; mais la HI. 14 210 VOYAGE petite vérole y exerce fréquemment ses ravages, sur- tout dans les provinces N. de l'empire, dont l'atmos- phère froide est plus contraire au rétablissement des malheureux que la maladie a frappés, et qui pour la plupart en portent de profondes traces sur leur visage. Les marchés de Canton sont approvisionnés de toutes les productions des contrées équatoriales et d'une partie de celles de nos climats; les légumes d'Europe s y trou- vent presque tous; la beauté en est remarquable et fait honneur à l'industrie des jardiniers chinois. Les bœufs, les moutons, élevés seulement pour la consommation des étrangers, sont excellents et comparables à ce que la France peut offrir de meilleur; mais ce luxe de table, inconnu aux habitants, coûte exorbitamment cher aux Européens. Dans un pays où la culture des terres a fait dispa- raître les forêts, le gibier doit être extrèmement rare ; et en eflet, le peu qu’on en trouve à Canton vient des îles inhabitées qui environnent l'embouchure du Tigre. Mais, en récompense, la mer, les rivières et les cours d’eau fournissent une grande quantité de poissons, dont la population fait sa principale nourriture. Cependant j'attendais, pour retourner à Macao, la réponse du vice-roi, auquel j'avais écrit, d'après les avis du consul de France, pour le remercier de la juste punition des meurtriers de l'équipage du navire fran- çais le Navigateur, et pour lui demander que certains droits imposés sur les bâtiments français fussent ré- duits au même taux que ceux que payent les Anglais. Les relations diplomatiques sont fort lentes dans tous DE LA FAVORITE. 211 les pays, même les moins civilisés; en Chine, elles ne finissent plus: les dépêches des étrangers doivent passer par les mains des hanistes, puis dans celles de plusieurs mandarins ; qui ont soin de retrancher, en les traduisant, tout eéqui pourrait être contraire à leurs intérêts auprès dela première autorité, qui reçoit enfin la pièce officielle tronquée et souvent même falsifiée. C'est ainsi que les réclamations des Européens, écrites ordinairement d'un style ferme et positif, arrivent tou- Jours au vice-roi non-seulement tout à fait affaiblies, mais encore chargées des expressions les plus basses, les plus rampantes que le peuple le plus esclave de l'Asie ait jamais pu inventer; et c'est dans cet état qu'elles sont livrées à la connaissance des Chinois. J'ai déjà parlé des scènes bruyantes que les étrangers vont faire à la porte de Canton quand ils veulent que leurs réclamations parviennent directement au vice-roi ; je ne me souciais nullement d’ employer ce moyen, aussi dangereux pour l'échine des députés qu'indigne de notre nation, et dont le succès est au moins très-incertain ; je priai donc le consul, pour éviter les longueurs, de faire traduire ma lettre en chinois, et de la remettre au conseil des hanistes. Mais cette manière de traiter les affaires n'étant pas conforme à l'usage reçu, ma missive fut renvoyée et dut suivre la marche ordinaire. Enfin, après dix-huit jours, la rép arriva (5); elle parut écrite d'un styleét , qui excita même la jalousie dés autres éiraigèrs; hahisisén, suivant toute parines à ne dre pre re ei la __. .— + AARIANFEUTLODe Fe L2 212 VOYAGE Pour moi, loin d’en être enchanté, je fis de pénibles ré- flexions sur lhumiliant abaissement où sont tenues à Canton les deux plus puissantes nations du monde. La France, il est vrai, peu occupée de ses relations avec ces contrées éloignées, à oublié que son pavillon flotta autrefois à Canton auprès des couleurs anglaises, hollandaises et américaines. La factorerie française a dis- paru avec notre prospérité commerciale, et si le gou- vernement veut que nos couleurs nationales prennent à Canton la place qu'elles y doivent tenir pour l'honneur de notre patrie et l'avantage de son commerce, il faut que, se débarrassant des entraves d’une étroite et aveugle parcimonie , il traite son représentant avec une noble grandeur, et que le titre de consul de France: et de pro- tecteur des Français se montre environné de l'éclat qui lui convient, aux yeux de nos rivaux et des Chinois (6). Le 14 décembre au matin, je quittai Canton et toutes les agréables connaissances dont j'avais reçu un si gracieux accueil. M. Gernaert voulut bien m’accom- pagner, et nous nous mîmes, ainsi que mes trois COM- pagnons ; en route pour Macao, par les canaux de f'in- térieur. Ce voyage de retour, auquel les convenances eurent au moins autant de part que la curiosité, devait compléter la faible somme de connaissances que j'avais pu acquérir sur la Chine pendant un si court séjour. Le soleil n’était pas encore levé quand notre bateau couvert, parfaitement installé pour ce genre de service, quitta les factoreries; nous remontâmes le fleuve l’espace de deux milles environ, puis laissant à gauche une pointe basse et avancée, nous entrâmes dans le canal DE LA FAVORITE. 215 naturel qui, après avoir fait cent détours à travers une plaine magnifique, va Gas le Tigre au milieu des îles qui entourent Macao. * Au froid et aux fortes brises de N. des jours précé- dents, avaient me * ? le calme et une température douce; le soleil levant vint éclairer un ciel presque sans nuages et nous faire jouir d'une vue délicieuse. Déjà une multitude de petites embarcations sillon- naient le fleuve; chargées de provisions de toute es- pèce, elles se dirigeaient vers la ville, sous la conduite des femmes, dont les maris commencçaient en même temps sur les quais et dans les rues leurs travaux de la journée. Les grands bateaux de passage se déta- chaient en foule des deux rives et faisaient route avec nous. Îls n'avaient point de voiles, et les vigoureux matelots qui en couvraient le pont, cherchaient dans leurs bruyantes conversations avec les passants une dis- traction à la pénible nécessité de tenir sans cesse deux énormes rames en mouvement. Une troisième rame, placée sur l'arrière , et qui servait à gouverner l'embar- cation ainsi qu'à en accélérer la marche, occupait quatre hommes, dont les épaules larges et nues, les traits _ pleins, la physionomie gaie et ouverte, annonçaient la force et la santé. Les nombreux passagers entassés sous le pont supérieur allongeaient à l'envi leurs têtes rasées par les fenêtres, pour respirer l'air frais du matin. Si je tournais les yeux du côté du rivage, je n'apercevais dans le plat pays au travers duquel nous passions, que des terres dépouillées d'arbres; et dans l'éloignement, qu'une montagne haute et isolée, située de l'autre côté 214 VOYAGE de Canton, dont aucune tour, aucun dôme au sommet aigu n'indiquait la place, quoiqu'il ne füt voilé que par un léger nuage de vapeur. Cependant à mesure que nous avancions, la scène changeait à chaque instant. Les bords du canal que suivait lentement notre bateau étaient revêtus de gazon et formaient des talus que sou- tenaient deux rangs de müriers blancs; des espèces de tranchées travaillées avec soin allaient, en serpentant, porter au loin l'eau et la fertilité au milieu des champs, tapissés d’une nappe de verdure, et que des haies d'euphorbe à feuilles de laurose séparaient entre eux. Tantôt un grand village entouré de bouquets d'arbres venait animer le second plan du tableau et en rompre l'uniformité; tantôt une foule de jolies habitations blanches, bien construites, se groupaient autour d'un débarcadère charte passagers et de marchandises, que des bateaux embarquaient ou débarquaient à la hâte, pour venir se joindre à la flotte, qu'un faible courant de marée favorable entrainait avec nous; par- tout sur les deux rives nos yeux rencontraiïent le spectacle de l'activité et de l’aisance, sans ce contraste de hideuse misère que les plus belles campagnes d'Europe offrent à chaque pas. Parfois j'apercevais, à l'extrémité d'un étroit chemin dont les sinuosités se dessinaient sur des terrains inondés par le fleuve, un hameau composé de quelques cases bien humbles, mais propres et couvertes avéc soin; et dans un petit champ voisin , des bananiers aux feuilles longues et vertes , et quelques plates-bandes de légumes en plein rapport. Là, un pauvre cultivateur chinois s’acheminait vers son jardin, courbé sous le poids DE LA FAVORITE. 215 de deux seaux d’eau puisée au rivage. Plus loin un autre, dont la chaumière était mieux située, arrosait son champ au moyen d'un grand panier doublé de toile et suspendu à l'extrémité d'une longue perche, tenue elle-même en équilibre par son milieu sur un montant élevé. Le panier, plongé dans le canal et rempli d’eau, était enlevé par la Les appliquée à ae rase de | ag et < dont l'eau Se ensuite se sure diet des dis 211 PR RE À bandes. C'est ainsi que, par gation, dont plusieurs ont exigé dest travaux unis; les in- dustrieux Chinois sont parvenus, sans le secours d’un seul quadrupède domestique, à cultiver de vastes plaines et même à entretenir des rizières assez loin des cours d’eau. Dans l'après-midi, nous touchâmes à un gros bourg, résidence d’un mandarin qui devait viser les papiers du bateau et recevoir un certain droit de passage; car en Chine chaque autorité augmente ainsi son revenu, le plus souvent arbitrairement, sans être pour cela plus disposée à dédommager les voyageurs par de la com- plaisance et de la célérité. Un des prédécesseurs du - mandarin auquel nous avions affaire dans ce moment, "avait été puni de son insolence et de sa paresse d'une manière assez singulière : M. Gernaert voulut bien me raconter cette histoire pour nous faire prendre patience et nous consoler de la nécessité où nous étions ” rester consignés à bord de notre bateau. * Un négociant anglais, appelé subitement à Maé par des affaires très-pressées et d'une importance ma- jeure, fut forcé comme nous de relâcher au même 216 VOYAGE village et pour la même cause; le moindre retard pouvait lui causer un grand préjudice , et cependant le mandarin refusait de signer le permis de passer, sous prétexte qu'il n'avait pas le temps et qu'il se reposait : après plusieurs tentatives inutiles auprès du nonchalant fonc- tionnaire, l'Anglais, excité par l'impatience et la nécessité de continuer son voyage, saute à terre, force l'entrée de la maison du mandarin, et le trouve mollement étendu sur son divan, fumant de lopium. Le Chinois, brusquement interrompu dans ses contemplations, se lève furieux et menace grossièrement son visiteur im- promptu; mais un vigoureux soufflet le couche sur le sol, au milieu des débris de la pipe qui l'absorbait tout entier quelques minutes auparavant. Pendant le tumulte, lAnglais rembarque, continue sa route et arrive heureusement à sa destination, où il attendit en sûreté les résultats des poursuites du mandarin. En effet, une plainte avait-été adressée au vice-roi, qui, après une ample information et les témoins entendus, demanda à la factorerie anglaise que le coupable lui fût livré pour être jugé; mais bientôt de nouveaux rapports constatérent que le plaignant fumait de l'opium et était protshienens ivre, Rose ke ns avait … commis : | LA à 3204 does sa cause, ft éassé de sa doisé, et reçut bon ni) de coups de rotin. Sans cebe heureuse issue du procès, l'impatient étranger aurait été forcé d'abandonner la Chine pour toujours, ou u%le rester longtemps sous les verrous, même après avoir payé une forte amende. L'histoire dont je ne donne ici -que les principaux DE LA FAVORITE. 217 détails était déjà finie que la permission de continuer notre route n'était pas encore accordée : nous eûmes donc tout le temps d'examiner la demeure du mandarin, ainsi que les objets environnants. L’habitation de ce fonctionnaire était voisine du rivage et séparée du bord de l'eau par un jardin enclos d’arbustes taillés en forme de haie; au milieu du parterre qui ornaït le devant de la maison s'élevait un mât surmonté d’une petite plate- forme, d'où pendaient des pavillons de plusieurs cou- leurs, remplacés la nuit, dans les solennités, par des lanternes de papier coloré. Sans doute que ces orne- ments sont les insignes extérieurs de la dignité des mandarins des classes moyennes, car ils m'ont paru très-multipliés dans tous les quartiers de Canton, et appartenir également, sauf peut-être quelque diffé- rence, aux possesseurs titulaires ou honoraires de cette dignité, objet de l'envie de tous les Chinois. La maison, construite en bois, n'avait qu'un seul étage peu élevé, surmontant une galerie extérieure qui faisait le tour du bâtiment, dont le toit attira notre attention par sa forme chinoise et ses bizarres orne- ments; les portes et les fenêtres, étroites et fermées par des treillis de rotin peints en vert, étaient ombra- gées par les hautes branches de plusieurs tamariniers; - et principalement de lauriers-camphres, dont le beau bois sert: également pour la charpenterie et la menui- serie , et dont les racines fournissent l'essence à laquelle l'arbre doit son nom. Plusieurs commis du mandarin, tous en robe de soie noire, costume de rigueur en Chine comme en Europe pour tout individu qui fait métier 218 VOYAGE d'écrire, paraissaient fort occupés à percevoir les droits que payaient une foule de bateaux chargés de marchan- dises et de passagers pour la même destination que nous. Sur notre droite, à très-peu de distance de nous, s'étendait le long du rivage un jardin qui se terminait en terrasse; Cest de ce côté que se tournèrent bien- tôt nos regards pour jouir de la vue d’une jolie Chi- noise qui, profitant sans doute du lieu et de la circons- tance, donnait libre carrière à sa curiosité. Son costume était simple, mais propre et élégant; ses cheveux, rele- vés par derrière et arrangés avec beaucoup de soin, embellissaient des traits fins et délicats. Une peau blan- che, des yeux grands et doux, de belles dents, une bouche petite, mais légèrement rougie, suivant l’ usage des dames chinoises, un gracieux abandon dans la taille et dans tous les mouvements, le jeu fort coquet d'un éventail qu’un mouchoir de soie rouge remplaçait suc- cessivement dans chaque main rendue au repos, ache- verent d'inspirer à mes jeunes compagnons de voyage, pour la charmante recluse, un très-vif intérêt, qu'elle- même , je dois en convenir, semblait également é éprou- ver. Heureusement que le départ fit cesser cette pan- tomime, à laquelle les habitants réunis en grand _ nombre sur le rivage auraient bien pu trouver une galanterie fort peu de leur goût. La marée contraire força notre bateau de rester à l'ancre une partie de la nuit. Pendant la journée sui- vante, nous traversâmes une contrée aussi belle, aussi bien cultivée que celle que nous avions vue la veille : des villages très-rapprochés, des débarcadères assiégés 4 DE LA FAVORITE. 219 par des flottes de bateaux, nous parurent des indices certains d’un commerce actif, Maïs déjà le canal s’élar- gissait peu à peu aux dépens des vastes rizières inondées qui s'étendaient sur la rive droite à perte de-vue. La rive opposée offrait toujours des sites charmants ; mais plus pittoresques que ceux dont nous avions admiré la beauté au commencement du voyage : les terres parais- saient plus hautes, moins unies, et des masses de rochers répandus çà et là annonçaient l'approche de Fembou- chure du Tigre et des îles arides dont elle est semée. : Parmi les nombreuses embarcations de toute forme et de toute grandeur qui se pressaient sur les deux rives, les unes faisant route pour Canton, les autres se ren- dant au comptoir portugais, je remarquai les bateaux à canards, flanqués d'immenses cages qui se projetaient un peu au-dessus de la surface du canal, dont le . courant venait doucement se briser contre les façons larges et plates du bateau, que les eris de milliers de canards annonçaient toujours de loin. Nous prenions plaisir à regarder avec quel empressement ces pauvres prisonniers se précipitaient du petit pont abaissé des cages sur la rive, pour aller courir dans les prairies voisines jusqu'au coucher du soleil, et rentrer ensuite au logis sous la conduite de quelques vieux canards tenant la tête du troupeau et veillant avec un instinct étonnant à ce que les plus jeunes de la bande ne s’écar- tassent pas étourdiment. Tous-ces canards proviennent d'œufs éclos dans des fours, seul moyen de suffire à énorme consommation qu'en font les Chinois, qui non-seulement les mangent dans leurs festins par cen- 220 VOYAGE taines bouillis ou rôtis, mais encore les font fumer pour leur provision d'hiver. Souvent dans notre route, emportés par le courant, nous avions de la peine à éviter une autre espèce de bateau, non moins utile et qui fait autant d'honneur à l'industrie des Chinois. Sur les côtés d’un vaste réservoir que ses formes arrondies et ses extrémités en pointe per- mettent de changer de place facilement, sont adaptées à l'extérieur deux roues que le courant fait mouvoir, et qui renouvellent sans cesse l'eau renfermée dans intérieur, où sont conservés beaucoup de poissons dé- licieux, dont généralement en Chine les cours d'eau contiennent une grande quantité. Ces machines sont trés-ingénieuses, sans cependant pouvoir être comparées à ce que nous voyons dans le même genre en Europe; mais, si lon réfléchit que le peuple qui s’en sert les a inventées il ya peut-être vingt siècles, elles inspireront un grand étonnement .. auquel succédera un sentiment d'orgueil, si on reporte sa pensée sur les progrès im- menses qu'ont faits depuis deux cents ans, dans nos contrées, l'industrie et le bien-être des populations. Nous passämes la nuit à l'ancre devant un bourg con- sidérable (PI. 43), où nous étions arrivés trop tard pour payer les droits et obtenir la permission de continuer notre voyage. Le lendemain matin j'eus tout le loisir, avant que le mandarin fût visible, de m'occuper dé nouveaux sujets d'observations. Nous avions dépassé les terres du continent; celles qui environnaient le petit port devant lequel notre bateau était mouillé of- fraient une tout autre apparence; c'étaient de grandes DE LA FAVORITE. 221 îles que traversaient des montagnes rougeâtres et pe- lées, sur lesquelles je voyais les traces des grandes brises de mer et des terribles ty-fongs. . Au milieu du canal, rétréci par les rochers élevés, le rapide courant de la marée amenait auprès de nous de grandes embarcations qui arrivaient de la mer : les manœuvres, les cris des matelots chinois, qu'une forte brise intimidait, formaient un spectacle aussi animé que bruyant. Mais bientôt des objets plus gra- cieux vinrent occuper notre attention : plusieurs de ces petits bateaux de passage, sur lesquels vivent des familles entières, s'étaient réunis autour de notre em- barcation, et pendant qu'ils attendaient l'occasion d'être employés par les nombreux arrivants, les femmes qui les montaient sollicitaient notre générosité d'une manière si douce, si décente, qu'il était difficile de refuser ce qu'elles demandaient. Elles n'avaient point cet air misé- rable, avili, parfois même insolent de nos mendiants d'Europe : une innocente séduction formait leur seul moyen de réussite. La plupart étaient mères et entou- rées de petits enfants, objets d’une sollicitude d'autant plus naturelle que ces petits êtres, courant sans aucun appui sur des planches étroites, au niveau de l'eau, doivent y tomber souvent; mais le secours des pa- rents, avertis par leurs cris, et une précaution aussi ingénieuse que singulière, empêchent presque toujours que ces accidents n’aient des suites malheureuses : au col de chaque enfant en bas âge est pendue une cale- basse qui fait, pour ainsi dire, partie de son habille- ment; de manière que s'il tombe dans le fleuve, le 222 * VOYAGE corps flottant soutient sa bouche hors de l'eau et lui permet ainsi de faire entendre des cris de détresse. Un évédement de ce genre se passa sous nos yeux et nous fournit un touchant exemple du sentiment de bienveil- lance qui, dans cette classe pauvre et méprisée, lie les familles entre elles. Le choc de deux bateaux fit tomber à l'eau un pauvre enfant ; sans-la calebasse protectrice i était englouti par le courant; à l'instant toutes les em- barcations voisines furent en mouvement et le naufragé rendu sain et sauf à sa mère. Avec quelle joie on le reçut! De combien de caresses, de soins ne fut-il pes comblé par toutes les femmes dont nous étions envi- ronnés, et qui, renonçant à l'espérance de nos pro- chaines largesses, se pressaient autour de lui! guy Je vis alors une cérémonie que la mère, après avoir réchauffé son enfant et changé ses humbles vêtements, fit pour remercier le bon ou peut-être le mauvais génie. Avec-un morceau de papier doré, couvert de signes magiques, et que la petite créature, encore tout elfarée, avait mouillé de sa salive, elle lui frotta le visages D ayant renfermé dans ce papier quelques grains di cuit, elle l'attacha sur deux légers bâtons, et nhendoisie le tout au courant du ae age bien des patins des génuflexions. Cette cérémonie paraîtra bien innocente sans dois mais qu'on se rappelle que, mûs par les mêmes supers- ütions, ces parents, qui montrent une si vive sollici- tude pour leurs enfants, les exposent souvent - à une mort cértaine, en croyant obéir aux arrêts de la Divinité. Nos yeux se dédommageaient alors de l'éloignement DE LA FAVORITE. 223 dans lequel la jalousie des Chinois et leur aversion pour les étrangers tiennent le beau sexe. Peut-être croira- t-on qu'une aussi cruelle prohibition embellissait à nos yeux les femmes qui nous entouraient en ce moment : je n'oserais soutenir le contraire, mais j'assurerai qu'elles pouvaient, quoiqu'elles appartinssent aux dernières elas- ses, donner une idée avantageuse des grandes dames de Canton, dont je n'avais entrevu qu'un très- petit nombre; car je remarquai, sous la robe d’étoffe brune de plusieurs de nos voisines, des tournures et des grâces dignes de la mousseline et du satin. Un pan- talon large et fermé par le bas laissait voir des pieds nus, mais petits et bien faits, dont le libre usage, enlevé aux autres Chinoises, donne à celles-ci une viva- cité de mouvements qui plaît d'autant plus qu’elle n’est accompagnée d'aucune licence et d'aucune grossièreté. Ces femmes, quoique bien pauvres, recevaient et par- tageaient nos dons entre elles avec décence et sans le méingre débat; lesplos jolies nbievaigni de nous la pré- | Ro LE LEE EE | L "7 = LE" FE n PA a: J} . es, Po: écoutées. Il est vrai A de footes ces tes nous ne comprenions que le mot camcha, qui veut dire présent; mais prononcé doucement par une bouche petite et meublée de belles dents, avec un air suppliant auquel de jolis yeux, des traits réguliers donnaient un nouveau prix, ce mot valait à lui seul toutes les longues et mono- tones litanies dont les mendiants se servent dans nos Les petites pièces de monnaie que nous distribuions 224 VOYAGE à ces pauvres familles, et que recevaient le plus souvent de jolis petits enfants, n'étaient pas demandées comme aumônes , mais comme un témoignage d'intérêt pour un sexe faible, de la part d'étrangers dont ces bonnes gens é téprouvé la générosité. Leurs vêtements, leurs halorses surtout sont d'une excessive propreté : : le prix que À les hommes retirent de leurs travaux à terre, l'argent # que gagnent les femmes en transportant des passagers, les font vivre bien portants et satisfaits de leur sort. Cependant , au milieu de toutes ces observations, la matinée savançait et l'heure fixée pour la visite que devaient faire à bord les commis du mandarin était depuis longtemps écoulée; la nécessité d'arriver avant la nuit à Macao avait réveillé notre impatience, cage jusque-là par les rapports trompeurs de plusieurs mes- sagers : aussi, lorsque enfin les visiteurs montèrent à our remplir leurs fonctions et profiter de la petite collation que, suivant l'usage, le patron chinois avait préparée: pour eux, le consul, outré de la 5 insolente dont ils reçurent ses plaintes, les cha bateau, et je ne pus m'empêcher de rire en l'air déconcerté des robes noires qui jetaient en yat un dernier regard sur le thé qu'ils étaient forcés d'a- bandonner; mais rendus au rivage, au milieu de leurs administrés, qui paraissaient enchantés de l'événement, ils oublièrent leur frayeur, et changeant d’attitude, com- mencèrent sur un ton menaçant des discours dont les éclats ne parvinrent bientôt plus j dors ’à notre bateau, J'ai rapporté ce petit épisode de notre yoyage comme ë DE LA FAVORITE. 225 un exemple des froissemenis continuels qui entretien- nent une aversion mutuelle entre les autorités chi- _noises de second ordre, accoutumées à gouverner des- potiquement la population, et les étrangers qui affectent = de les mépriser et saisissent avec empressement toutes ‘les occasions de les humilier; ce qu'ils peuvent faire avec d'autant plus d'impunité que les mandarins ayant toujours à craindre que leurs criantes.concussions n’ar- rivent enfin à la connaissance de l'empereur, et ne soient punies par l'exil, toujours suivi de la confisca- tion des biens, évitent prudemment le scandale; mais .ces fonctionnaires s’en vengent sur le commerce d'une manière, sinon flatteuse pour leur vanité, du moins très- -avantageuse à leurs intérêts. % Plus nous approchions de la mer, plus le pays chan- geait d'aspect, et bientôt il n'offrit à nos regards que des terres arides, hautes et désertes : nous étions parvenus au milieu des îles qui forment de ce côté, comme de l'autre, l'embouchure du ue” Tantôt notre bateau franchissait PRESS dominés par des masses ls la marée se préci- k le rivage pour trou- , nous _apercevions sur notre droite la haute mer agitée par la mousson de N. E. De longues pêcheries construites en bambous enfoncés dans la vase marquaient la place des bancs, et formaient des canaux sinueux au milieu desquels quelques jonques de guerre stationnaient à grande distance les unes des autres, pour effrayerles pirates, arrêter la contrebande, visiter les jonques du commerce et empêcher l'émigra- IL. 19 226 VOYAGE tion; mais les capitaines qui les commandent fuient au contraire lâchement devant l'ennemi, rançonnent les malheureux pêcheurs et sont la terreur des marchands qu'ils devraient protéger. Ces bâtiments armés font partie de la flotte chinoise toujours en station dans le port de Macao, devant lequel nous arrivâmes avant la nuit. Une embarcation m'attendait, et Je me trouvai quelques instants après, avec un plaisir difficile à expri- mer, au milieu de l'équipage de la Favorite et de ses offi- ciers dont j'étais séparé depuis vingt-deux jours. GROTTE DE CAMOËNS. s DE LA FAVORITE. 227 CHAPITRE XIII. MACAO. — DESCRIPTION DE CET ÉTABLISSEMENT PORTUGAIS. — DÉPART POUR LA COCHINCHINE. — ARRIVÉE DANS LA BAIE DE TOURANE. Lorsque, vers le commencement du ivr° siècle, les intrépides Portugais conduits par les Albuquerque et les Ataïde faisaient trembler les plus puissants souverains de l'Asie, et croyaient rendre immortel, à force d'ex- ploits, le nom de leur patrie maintenant presque oublié dans ces contrées, les flottes de cette petite nation, qui était alors la dep PRE maritime du ke 5 les Cbtés depuis la mer Réugé jusqu + Pégu, chi. rent les détroits sous la conduite de pilotes arabes, fon- dèrent Malaca, et abordèrent enfin, après bien des tentatives malheureuses, sur les rivages de la Chine, dont les marchands portugais avaient déjà trouvé les curieuses marchandises répandues she tous les pays malais qu'ils avaient visités. Les nouveaux arrivants furent reçus d abord sans dé- fiance par les Chinoï, et admis à partager les bénéfices du commerce immense dont le port de Canton et celui 12. 228 VOYAGE & d'Émouy, situé plus au nord sur la côte du Fo-Kien, étaient le centre dès longtemps avant cette époque re- culée. Bientôt la route tracée fut suivie par un grand nombre d'aventuriers qui vinrent, à travers des mers orageuses, hérissées de dangers, puiser des richesses à une source nouvellement découverte, et rapporter à l'Europe encore barbare le luxe et les commodités de ces pays, dont quelques années auparavant le nom était à peine connu. Alors le gouvernement chinois, redou- tant l'affluence de ces étrangers guerriers et entrepre- nants, dont la renommée publiait les victoires rempor- tées sur les peuples de l'Inde, et qui déjà avaient établi leur puissance dans le grand archipel d'Asie, sur les Moluques et les îles de la Sonde, ferma l'entrée du Tigre aux bâtiments portugais, et leur accorda seulement, comme point de relâche nécessaire après une aussi longue navigation, l'extrémité orientale de Négao-Men, île très-étroite, longue de dix lieues environ, située à la partie S. de l'embouchure du Tigre, et dont la sur- face est montueuse et aride : les Portugais l'occupèrent sur-le-champ, et Macao fut fondé. _ Cette possession n’était rien par elle-même; mais son heureuse position, un port et une rade défendus de la grande mer par de petites îles, assurèrent long- temps au commerce portugais dans ces contrées une grande supériorité sur celui des autres nations euro- péennes. | Bientôt la rade du nouvel établissement se couvrit chaque année de nombreuses flottes, dont une partie reprenait, au commencement de la mousson de N. E., * DE LA FAVORITE: 229 la route de Malaca et de l'Inde, tandis que l'autre en- trait dans le port de la Typa, que son peu d'étendue et les hautes montagnes dont il est environné mettent à l'abri des mauvais temps et surtout des ty-fongs. Ces avantages, que malgré la jalousie des Portugais les au- tres Européens vinrent peu à peu partager, firent ar- river rapidement Macao à un haut point de prospérité : des forts et des couvents couronnèrent toutes les hau- teurs d’une petite presqu'ile formée de rochers élevés, et dont les pentes rapides et inégalés furent couvertes de magasins et de belles maisons, qui composent , pour ainsi dire, la ceinture d’une anse de sable blanc, à la- quelle des quais larges et bien construits donnent en- core maintenant un air de grandeur et de richesse. Les Chinois accoururent en foule, s’établirent dans le voisi- nage des fortifications, et furent les seuls ouvriers de la colonie, dont tout le petit commerce tomba entre leurs mains : ils rendirent même nes x gorges des mon- tagnes voisines, dépouillé de toute végétation. C'est ainsi que Mseuo devint une cville considérable, dont le nom servit à désigner la Chine à la majeure partie des habitants de notre continent. Mais la fin du xvrr° siècle vit cette splendeur s'éclipser et suivre rapidement la décadence du Portugal. À cette époque, où la construction navale et l'art de là navigation avaient déjà fait d'immenses progrès, les Européens arrivèrent en plus grand nombre à la Chine; mais leurs bâtiments, beaucoup plus grands que ceux qu'on avait employés jusque-là comme seuls propres à naviguer le long de côtes dangereuses, furent forcés, 230 VOYAGE . par le peu de profondeur de la mer devant Macao, de prendre, à plusieurs lieues de terre, un mouillage sans abri contre les mauvais temps : alors ils remontèrent le fleuve; la rade de Wampoa se couvrit d'une multitude de bâtiments, et Macao se vit peu à peu abandonné au seul commerce portugais expirant. Une autre révolution, qui devait l'amener au point de détresse où il est arrivé aujourd'hui, s’opérait peu à peu au sein même de l'établissement. Tant que ses maîtres furent puissants en Asie et purent entretenir dans la ville une garnison forte et bien composée, les Chinois attirés par le commerce et établis en dehors des fortifications restèrent tranquilles et contribuèrent activement à la prospérité de Macao; mais quand les Hollandais, les Anglais et les Français se furent partagé les anciennes possessions des conquérants de l'Inde sur les côtes de Malabar et de Coromandel ainsi que dans le grand archipel d'Asie, Goa, seul reste d'une grandeur détruite, et presque délaissé lui-même par la mère patrie, à peine libérée du joug espagnol, n’envoya plus pour défendre le pavillon portugais sur les bords du Tigre que quelques Indiens, au lieu de soldats euro- péens, et pour fonctionnaires que des mulâtres, dont tout le mérite se bornait peut-être au souvenir des hauts faits qui avaient illustré les grands hommes dont ils por- taient les noms. Alors les remuants Chinois, excités peut- être par les autorités de la province de Quang-Tong, ne voulurent plus obéir à des maîtres trop faibles pour se faire respecter. Les gouverneurs portugais, intimi- dés par plusieurs révoltes, demandèrent au vice-roi DE LA FAVORITE. 251 de Cantéé des mandarins pour gouverner cette foule d'hommes, écume de la population des pays environ- nants; mais déjà, soit pusillanimité ou imprévoyance intéressée de la part des maîtres de Macao, beaucoup de ces dangereux voisins s'étaient établis dans la ville, où jusqu'alors ils n'avaient pu entrer de nuit. Bientôt les mandarins, sous le prétexte de rendre la justice, les y suivirent, et les Portugais virent dès-lors s'échap- per peu à peu de leurs mains les restes d’une puis- sance dont les nouveaux magistrats s are entiè- rement. Le revenu des douanes, celui des she furent perçus par les mandarins, qui exercèrent sur le gou- verneur européen une très-grande prépondérance. Tel est l'état d'abaissement où j'ai trouvé Macao: le pavillon portugais flotte encore sur ses murailles, mais il n’a pour soutien qu'une poignée de soldats in- diens, méprisés même des Chinois, et fussent-ils Eu- ropéens, ils ne pourraient se soustraire aux précau- tions sans nombre que les astucieux mandarins ont prises pour prévenir toute tentative contre leur pou- voir. Ainsi un simple ordre peut suspendre tout le com- merce; une surveillance exacte empêche des provisions de vivres d'entrer dans les forts où la garnison pour- rait se retirer; et au moindre mouvement hostile, la population chinoise pillerait les maisons des habitants et se porterait contre-eux aux plus horribles excès , sans que l'intervention des mandarins mêmes püt l'arrêter. Un terrible exemple de ce dont est capable cette mul- titude forcenée avait eu lieu très-peu de temps avant 252 VOYAGE notre arrivée, et depuis lors l'autorité portugaise a été tout à fait avilie. Un Arabe, soldat de la garnison, tourmenté aude longtemps par un ulcère, était en proie à des douleurs affreuses qui le jetaient quelquefois dans des accès de fureur. Parmi ses camarades, tous ennemis jurés des Chinois, se trouvait un prétendu sorcier qui lui per- suada que la chair d’un de ces derniers, appliquée sur la plaie, calmerait de suite ses souffrances. L'Arabe, aveuglé par la superstition et le désespoir, choisit sa victime, se précipite sur elle pendant la nuit, et armé d'un couteau préparé à l'avance, lui fait presque entiè- rement la section de la cuisse; maïs la foule attirée par les cris de la victime, qui expire un instant après, force l'assassin à fuir et à se réfugier dans la caserne. Bien- tôt l'exaspération est à son comble parmi les Chinois : le mandarin demande que le coupable lui soit livré ; le gouverneur portugais, alléguant les traités qui veu- lent que les sujets de chaque nation soient jugés par leurs compatriotes, s'y refuse, et n'obtient qu'après beaucoup de difficultés l'observation de cette clause; enfin l'assassin fut condamné à être décapité. Pendant la procédure, qui dura plusieurs mois, les esprits s’é- taient échauffés encore davantage : les bruits les plus absurdes avaient trouvé facilement créance parmi les Chinois, persuadés que le coupable serait épargné; tout enfin annonçait une crise aussi terrible que pro- chaine. La veille de l'exécution, le gouverneur, retiré depuis plusieurs jours dans la citadelle, espèce de fort suspendu pour ainsi dire au-dessus de la ville, convoque DE LA FAVORITE. 235 auprès de lui, sous le prétexte de tenir conseil, tous les principaux habitants sujets du Portugal, lesquels, à peine réunis en dedans du pont-levis, qui fut aussitôt levé derrière eux, apprennent, mais trop tard et à leur grand désappointement , qu'ils doivent servir de gardes à leur gouverneur jusqu'à la fin des événements. Leurs réclamations restèrent sans effet, et ces malheureux furent ainsi forcés d'abandonner leurs familles et leurs propriétés sans défense à la fureur d'une populace qu’ils avaient déjà appris à redouter. | A on%e heures du matin, la plus grande partie dé la garnison vint se ranger sur une esplanade au bord de la mer, en dehors de la ville; elle y fut accompagnée d'une immense foule de Chinois, préludant déjà par des cris furieux aux excès qu'ils devaient commettre plus tard. Bientôt le mandarin parut lui-même, au milieu de son cortége et suivi du condamné, que l'on ne fit ‘arriver au lieu du supplice qu'avec une extrême dif- culté, à travers la multitude, que les troupes ne pou- vaient contenir : la frayeur fit presser l'exécution du criminel. On l'avait à peine terminée que le désordre fut porté à son comble :1e mandarin , accusé de partialité en faveur des étrangers, est renversé de son fauteuil, maltraité cruellement et laissé pour mort sur le terrain. Le commencement du tumulte avait été le signal de la déroute complète des troupes portugaises, qui auraient dû l'empêcher. Les soldats s'étaient débandés en jetant leurs armes et avaient pris la fuite par tous les chemins: les officiers eux-mêmes donnèrent, dit-on, les premiers l'exemple de cette infäme lâcheté , sous les 254 VOYAGE yeux de leur digne gouverneur, qui des remparts du fort jugeait des coups, et n'était pas, malgré cet abri, entiè rement exempt de la terreur générale. Il put montrer un instant après, à ses pauvres administrés qui l'en- touraient, leurs maisons pilkées par les Chinois et leurs familles exposées aux derniers outrages. L'ordre ne fut rétabli que plusieurs jours après : alors la justice reprit son cours, et dix-sept mutins payèrent de leur tête les blessures, heureusement peu dangereuses, faites au mandarin. C'est cependant à une population de huit mille âmes que les Chinois, tremblant partout ailleurs devant les Européens, inspirent de si grandes terreurs et font éprouver de si indignes avanies. Mais aussi les descen- dants des Portugais forment la race la plus avilie, la plus paresseuse, enfin la plus laide que puissent offrir les colonies européennes dans les deux mondes; car, à l'exception de deux ou trois familles, dont le sang lusita- nien n'est pas mêlé, elle ne se compose que de mulâtres, d'Indiens de Goa et de nègres, plus ou moins noirs, plus ou moins éloignés de leur espèce originelle, mais tous Joignant aux vices inhérents pour ainsi dire aux hommes de cette couleur, l'orgueil et eme de l'oisiveté natu- rels à la nation dont ils prét t descen dre. Cette pein- ture, peu flatteuse, mais très-vraie, peut s'appliquer à tous les anciens établissements fondés par les Portugais et auxquels le voisinage d'Europe n'a pas fait éprouver des modifications. Ce peuple, malgré son orgueil natio- nal, n'apporta dans les pays lointains aucun de ces pré- jugés si défavorables aux indigènes et si contraires, au- DE LA FAVORITE. 235 jourd'hui surtout, à la prospérité et même au salut des colonies européennes. Soit politique, soit que le Portu- gal ne pût fournir un assez grand nombre de colons à ses immenses possessions, les conquérants s’allièrent aux ha- bitants devenus chrétiens, et donnèrent ainsi naissance à une race qui, fière du sang qui coule dans ses veines et libre du joug honteux sous lequel gémissent presque par- tout ailleurs les hommes de couleur, est toujours restée fidèle et dévouée à ceux qu’elle considère et respecte comme des parents. Ces hommes furent les sens rat compagnons des Portugais dans leurs de l'Asie : beaucoup d’entre eux dilastelnsté au siège de Diu et dans cent autres combats héroïques dont le sou- venir frappe encore d'admiration. Si cette race eût ap- partenu à une puissante nation qui se füt affranchie de la domination des moines, ses services auraient été sinon plus signalés, au moins de plus longue durée; mais tant de courage, de si belles qualités s'éteignirent avec la gloire et l'énergie du peuple portugais; et en voyant les hommes qui végètent dans les établissements où com- mande encore la cour de Lisbonne, jamais l'observateur ne pourrait trouver même un souvenir de ce que furent leurs ancêtres : à cet esprit chevaleresque, aventureux, qui fit faire tant de grandes choses à une si petite nation, l'orgueil qu'inspire le souvenir d'un passé glorieux, et une horreur invincible pour tout travail des mains, ont seuls survéeu parmi eux, comme pour rendre plus ré- voltants encore leur lâcheté, le relâchement de leurs mœurs et leur grossière superstition : tel est le tableau que présente au voyageur la population portugaise de 236 VOYAGE Macao, population incapable de travail, dépourvue de toute industrie, et vouée à la misère, suite naturelle de la paresse et de l'oisiveté. Cependant les hommes m'ont paru bien faits, d'une taille élevée, et d’une forte constitution : sous la cou- leur plus ou moins foncée de leur peau, on découvre des traits réguliers, des yeux noirs qui ne sont pas sans expression ; mais une attitude de mollesse et un air d'ennui, unis presque toujours à la malpropreté, sur- tout dans les classes inférieures, inspirent un profond sentiment de dégoût. Leur costume est un bizarre mé- lange de modes européennes, indiennes ou chinoises, suivant que les individus sont plus ou moins rapprochés de ces différentes races, dont ils ont eu soin de con- _ server tous les vices etrarement les qualités. L'autre sexe n’a rien de plus attrayant : il ne possède aucune de ces grâces qui, dans les colonies, embellissent les mulä- tresses aux yeux des Européens. Les femmes de Macao se traînent péniblement sur deux larges pieds, renfer- més dans des pantoufles de maroquin de différentes couleurs; une chemise serrée autour de la ceinture par un pagne qui descend jusqu'au bas des jambes, com- pose tout leur habillement. Malheur à l'étourdi qui, apercevant devant lui dans les rues une de ces belles dames suivie de quatre ou cinq esclaves déguenillées, croit trouver un agréable objet pour sa curiosité! Quel pénible désappointement quand, sous la mantilla espa- gnole, tantôt de mousseline blanche et légère, tantôt d'étofle de laine richement travaillée, il découvre des traits le plus souvent d’une laideur repoussante, une Ÿ di — + DE LA FAVORITE. 237 peau jaune, un nez épaté, une bouche énorme et mal meublée dont les grosses lèvres portent les traces peu séduisantes que la pipe y a laissées, enfin des yeux sans presque aucune expression et que surmonte un front bas sur lequel sont amassés des cheveux noirs et crépus! Je n’ai trouvé sur la figure d'aucune de ces dona por- t s ni la fraîcheur ni la santé, apanage ordinaire de la jeunesse : toutes semblent vieilles et entièrement dépourvues de ce désir de plaire que j'ai retrouvé chez les femmes des pays mêmes les plus sauvages. Cepen- dant cette extraordinaire abnégation d'amour - propre féminin que du reste la laideur semblerait devoir justi- fier, n’est pas un garant bien positif de la vertu de ces dames; car on dit que la dépravation des mœurs est portée très-loin à Macao. Elle est même devenue une espèce de commerce fort lucratif, dont les bénéfices tom- bent en grande partie aux mains d'une certaine classe de femmes, moins fières sans doute, mais plus gracieuses et beaucoup moins laides que leurs rivales, qui ne cè- dent pourtant qu'à repré leur … aux E'nénoniteilte étrangers. Parmi ces Etes drétéeniete assez se bien faites, d'une grande propreté et mises avec quelque goût, plusieurs sont nées de Chinoises et d'Européens ; mais la plupart d'entre elles proviennent de la multitude d’en- fants vendus par leurs parents aux habitants portugais, qui en font des chrétiens aussi misérables qu'eux. Les filles, condamnées presque toutes au libertinage par la misère ou par la cupidité de leurs maitres, vivent dans un commerce libre avec les étrangers; d’autres, 238 VOYAGE plus heureuses, achetées par les Chinois, deviennent leurs concubines et mères d'enfants mâles qui assurent leur avenir; d’autres enfin sont conduites dans les pro- . vinces voisines, pour y servir aux dégoûtants plaisirs de la population. Celles qui, à Macao, suivent la carrière du vice, jouissent d'une certaine réputation, même parmi les Chinois, pour leurs talents de séduction : ce sont elles qui, dans les parties de débauche, pré- parent adroïtement l'opium aux fumeurs; ceux-ci, cou- chés sur des divans et mollement étendus sur le dos, s'enivrent peu à peu et avec délices, en aspirant par un court tuyau la fumée que produit le grain d’opium qu'on a roulé et introduit avec une aiguille d'argent dans l'o- rifice très-étroit pratiqué au sommet d’une pipe de terre rouge et de forme conique. Approchée de la flamme très-vive d'une lampe, la matière noirâtre et visqueuse s'enflamme sur-le-champ; une seule forte aspiration la consume, et cette opération est répétée jusqu'à ce que les sens tombent dans une espèce de délire qui doit être bien agréable , si on en juge par la passion que mon- trent les fumeurs pour ce genre d'ivresse, dont les suites sont également funestes à la raison et à la santé. I faut croire que, pour a RSS l'effet de l'opium, on doit en avoir fait t'usag , car bon nombre d "Européens qui, par curiosité, en avaient plusieurs fois tenté l'épreuve, en y joignant tous les accessoires re- quis, m'ont assuré n'avoir ressenti aucune excitation morale ni physique. Canton est regardé par les Chinois comme le refuge de tous les mauvais sujets des pays voisins, et Macao # DE LA FAVORITE. 239 comme la sentine de Canton. En effet, l'espèce de conflit qui subsiste continuellement entre les autorités des deux nations, et les priviléges dont jouissent les étrangers, s'opposent à ce que la surveillance nécessaire au mi- lieu de tant d'individus, la plupart émigrés, puisse être exercée convenablement. Quoique la population chi- noise soit d’un caractère plus turbulent que celle qui vit sous la protection portugaise, elle est aussi démoralisée. que cette dernière, aussi intéressée, et portée à tromper dans toutes les occasions. Cependant c'est, suivant toute apparence, à l'industrie des Chinois, à leur patience, à leur amour du gain que Macao doit le grand nombre de belles maisons qui couvrent la presqu'île jusqu'à son sommet, et offrent du côté de la rade une si belle pers- pective. (PI. 42.) Lorsqu'on arrive au mouillage devant la vilie, on a sur la droite une côte sombre, rougeâtre, bordée de ro- chers sur lesquels la mer brise constamment ; devant soi, au fond d'une baie de sable, la muraille qui séparait autrefois les territoires des deux nations et que les Chi- nois ont franchie, mais qu'un étranger ne dépasserait pas impunément; et sur la gauche, à l'extrémité d'une pointe de rochers assez élevés, une batterie plus blanche que solide, surmontée du pavillon portugais, et armée de plusieurs canons qui n’ont servi depuis bien long- temps qu'à faire des saluts; cérémonie pacifique à la- quelle les modernes Portugais tiennent généralement beaucoup. Un peu au-dessus de ces fortifications, on reconnaît à ses hautes murailles et aux grands arbres qui l'entourent , le couvent de la Guia, où réside l'évêque, 240 _. VOYAGE première autorité de fait de l'établissement, et pour le- quel les Chinois superstitieux ont une espèce de vénéra- tion; mais à l'époque où je visitai Macao, le siége était vide, et le nouveau prélat devait arriver incessamment de Goa. Ce couvent (PL ho), qui fut le plus riche de Macao au temps de sa splendeur, ne renferme plus qu'un très- petit nombre de moines, dont les mœurs et la réputation n'ont rien d’édifiant : son étendue est considérable ; un bel escalier conduit à l'église, qui est petite et ornée sans goût ; l'ensemble se ressent des ravages du temps et du manque de soins. À côté est un couvent de femmes, presque entièrement abandonné. Si les regards s'élèvent dans cette direction jusqu'au sommet de la montagne, ils rencontrent la citadelle, ouvrage entouré de fossés et d’un mur capable peut-être de résister à des Chinois, mais qui pourrait tenir à peine quelques minutes contre des troupes européennes. L'intérieur ne répond pas à l'extérieur qui, blanchi avec de la chaux, a de loin quelque apparence. Les magasins pour les munitions de guerre sont vides et tombent en ruine; quelques bâtiments servent à contenir une partie de la. garnison et donnent asile au gouverneur et à ses principaux ofli- ciers quand les Chinois leur causent une trop grande frayeur. Entre ce fort, le couvent de la Guia et un autre mo- nastère situé sur la gauche, au sommet d’une colline entièrement rougeûtre et pelée, qui forme l'extrémité de la presqu'île, est comprise la ville qui s'étend en amphithéâtre depuis le bord de la mer jusqu'à la crête DE LA FAVORITE. 241 des rochérs. La demeure du gouverneur, maison d’as- sez belle apparence, mais plus que simplement ornée intérieurement, et la longue file d'élégantes construc- tions, occupées par les négociants étrangers dont j'aurai plus tard occasion de parler, bordent les quais et ont une vue magnifique. Sous leurs fenêtres, une multi- tude d'embarcations chinoises ou européennes de toute grandeur, de toute espèce, s’agitent, se croisent dans tous les sens. Des pêcheurs qui arrivent du large à pleines voiles, en doublant la pointe du couvent de la Guia, viennent vendre le produit de leur pêche, et prendre de nouvelles provisions pour aller encore à la mer jouir de leur liberté, loin des mandarins. Dans une autre partie de la petite anse, de légers paquebots anglais ou américains, aux formes gracieuses, semblent attendre impatiemment, en tournant doucement sur leurs an- cres, le moment où leurs maîtres retourneront à Can- ton. Les pavillons nationaux hissés au sommet des mâts de ces charmantes embarcations, aussi bien que les flammes aux couleurs brillantes qui servent à faire reconnaître l'armateur, tantôt mollement balancés par une faible brise, tantôt déployés par le vent des mous- sons, annoncent aux marins le temps qu'il fait en dehors. Quel aspect animé présentent tous ces bâtiments! Les uns approchant du mouillage, viennent y chercher un refuge contre le mauvais temps; les autres partant de la Chine pour les pays lointains, déploient toutes leurs voiles aux brises légères afin de sortir de la rade. Enfin la scène est terminée par les îles dont la chaîne, à peine séparée de l'extrémité de la presqu'île par un canal con- 16 II, à 242 ‘VOYAGE duisant à la Typa, s'étend ensuite circulairement pour former le fond de la baie de Macao et lui servir d’abri contre la grande mer; mais cette barrière ne peut arrêter les coups de vent qui désolent souvent les côtes de la Chine. À cette époque de l'année où le soleil, après avoir échauffé l'hémisphère N. , est sur le point de franchir de nouveau l'équateur, et lorsque la mousson de S. O. ex- pirante cède à regret aux premiers souflles du vent de N.E., le terrible ty- fong fait son apparition redoutée. Alors un spectacle à la fois majestueux et sinistre jette la terreur parmi les habitants de l'établissement portugais: l'ouragan souffle en un instant de plusieurs points oppo- sés, arrache les arbres, renverse les maisons: la mer, soulevée par un vent d'une violence inconnue en Eur rope, et refoulée dans le fond de la baïe de Macao, roule des lames monstrueuses qui viennent se briser-sur la côte d'une manière effrayante , et engloutissent les em- barcations trop fortes pour être halées à terre loin du rivage, sur lequel les grands navires, après avoir eu leurs mâts rompus en morceaux, viennent souvent dis- paraître au milieu des rochers, sans qu'aucun secours puisse être donné aux malheureux naufragés. L’écume des lames scintillantes, emportée par le vent, forme une brume épaisse qui couvre la surface de la mer. Parfois des nuages sombres et épais, se roulant sur eux- mêmes, voilent les sommets des montagnes ; une obs- eurité profonde succède au jour, et semble vouloir en- lever aux marins tout espoir de salut; cependant cette nuit lugubre, qui précède de quelques instants le cou- cher du soleil, est de moins mauvais augure qu'un ciel DE LA FAVORITE. 245 pur et brillant, qui annonce presque toujours un sur- croît de violence dans le ty-fong et de nouveaux désas- tres, dont le port de la side lui-même n'est pas tou- jours affranchi. + Un canal, bordé par une île élevée qui longe celle de - Négao-Men, forme cette espèce de port, très - long, étroit, assez: profond, et dont-les deux sorties condui- sent, l'une à la rade de Macao, l'autre aux passages obs- trués de bancs que nous avions franchis en revenant de Canton. Lorsque je le visitai, quelques navires espa- gnols, portugais où anglais y étaient amarrés : les uns se réparaient des avaries éprouvées dans un ouragan qui avait causé de grands désastres, au mois de sep- tembre précédent; les autres s’occupaiént à débarquer leurs cargaisons ou se disposaient à reprendre la mer. La plupart de ces bâtiments appartenaient à la classe des grands caboteurs de Manille et de l'Inde; parmi ces derniers, je comptai deux country-ships anglais en répa- ration. Quoique tous ces navires ne fussent que de moyen tonnage, ils avaient tous été forcés de s'alléger pour franchir le grand banc de vase dont la rade est _obstruée, et le haut-fond de sable qui ferme l'entrée du port. La Typa offrait sans doute autrefois une tout autre apparence de commerce que celle que jy observai, et cependant rien sur ses rives et dans les établissements de marine qui les bordent, n’annonçait une ‘activité présente ni même une grandeur évanouie. Le revers de. la presqu'île opposé à celui dont je viens de faire la description est également en pente rapide et couvert 10. PAT VOYAGE de maisons généralement petites et sales, comme les rues qu’elles bordent. Des quais mal construits, en- core plus mal entretenus, et interrompus sur plusieurs points ; quelques ateliers en désordre et presque dé- serts; de grands magasins où gisait une très-petile quan- tité de mâtures et de bois de construction; tout enfin présentait l'image de la misère et de l'abandon : les seuls ouvriers chinois (car les Portugais de la ville semblent ignorer qu'elle ait un port), avec les matelots indiens occupés à charger ou armer leurs bâtiments pour Goa ou Bombay, animaient un peu le tableau. Sur le bord du rivage se pressaient de jolis petits bateaux de pas- sage; un léger toit de paille tressée garantissait à la fois du soleil et de la pluie deux cabines étroites, mais dont la netteté aurait sufhi pour attirer les passagers, si les sollicitations, les agaceries même des femmes, seuls pilotes de ces embarcations pendant l'absence de leurs maris, occupés à terre comme portefaix, ne les avaient pas déjà entraînés. Dans la contenance de ces matelots féminins, je remarquai l'influence des mœurs relâchées de Macao : quelques-unes conservaient les traits agréa- bles, la propreté et une partie des autres charmes que j'avais observés avec plaisir dans cette classe de femmes quelques jours auparavant; mais elles ne possédaient plus cet air de douceur et de modestie, ce son de voix qui m avaient séduit, et que je trouvais remplacés par une hardiesse de maintien et une effronterie choquante; enfin les batelières de Macao me parurent mériter, grâce à la civilisation européenne, leur mauvaise répu- tation. # DE LA FAVORITE. 245 Les Portugais ne sont pas plus maîtres de la Typa que de la ville qu'ils ont fondée. Toute la partie du port voisine de la rade est occupée par les Chinois, et offre un spectacle de mouvement et d'activité que je ne me lassai pas de considérer : près du rivage, de nombreux et immenses bateaux à sel, chargés de ce tribut de la côte, allaient retourner à Canton et dans l'intérieur de empire par les canaux; plus loin, un double rang de jonques de guerre occupait le milieu du port; elles n'étaient ni mieux tenues ni moins dé- sertes que celles qui gardaient Bocca de Tigris; plu- sieurs longues bannières de différentes couleurs pen- daient à chacun de leurs mâts courts et massifs ; un seul pavillon jaune, chargé de deux bâtons de mandarin en croix, désignait l'amiral. Cette division, qui compose la station de l'embouchure :du Tigre, aurait dû être pres- . que constamment à la voile en dehors, mais elle ne quittait jamais la côte ni même le port. Quand un marin a vu cette espèce de bâtiments, leurs formes rondes et enhuchées, surtout aux extrémi- tés, la position des mâts, l'état du gréement , il ne peul qu'approuver la prudence des commandants chinois, dont les jonques, si elles tombaient, par une de ces circonstances trop ordinaires dans notre métier, sous le vent de terre, ne pourraient jamais remonter contre les grandes brises , et seraient obligées d'aller attendre dans quelque port éloigné que la mousson commencäât à souf- fler du côté opposé. La navigation chez les Chinois est, comme on voit, encore dans son enfance, et vraisemblablement ce qu’elle 246 - VOYAGE était il y a plusieurs milliers d'années. On ne peut attri- buer au manque d'industrie cette longue stagnation dans un art si nécessaire à un peuple qui possède des côtes très-étendues, et dont les innombrables bateaux de pêche pourraient être comparés à nos embarcations de même genre pour la construction et la marche; ainsi que ses matelots pourraient rivaliser avec les nôtres sous le rapport de la hardiesse et de l'habileté. Mais sous un gouvernement qui défend à ses sujets les navigations lointaines et l’expatriation , la marine n'a pu faire que peu ou poiñt de progrès : le moindre changement dans le mode de construction suivi de temps immémorial pour les navires, exposerait le no- vateur aux persécutions des mandarins, qui cependant, malgré les ordres de l'empereur, ferment les yeux sur de, nombreuses infractions aux lois, et laissent partir annuellement pour tous les points de la mer de Chine, et même pour Java, une multitude de jonques, qui rentrent ensuite paisiblement, moyennant de forts pré- sents à l'autorité- Ces voyages, toujours faits avec les moussons, qui favorisent alternativement tous les six mois l'aller et le retour, ne demandent pas de grands talents en naviga- tion. Rarement les marins chinois perdent de vue pen- dant plusieurs jours de suite les terres, qu'une vieille expérience leur fait toujours reconnaître facilement ; cependant, malgré cette précaution, les jonques pos- sèdent si peu de bonnes qualités à la mer, tét sont $i mal dirigées qu'il sen perd un grand nombre; et que souvent elles sont rencontrées au large égarées de leur DE LA FAVORITE. 247 roule, avec leurs équipages et leurs nombreux pas- sagers livrés à toutes les horreurs de la soif et de da faim. J'ai vu dans le port de Macao plusieurs de ces bâti- ments qui portaient jusqu'à mille tonneaux, et une foule d'autres moins considérables : les différentes couleurs de leur peinture désignaient la ___. à laquelle ils appartenaient. La plupart étaient du port denis centre du com- merce chinois pour les provinces méridionales; car Can- ion ne reçoit presque que des Européens. L'installation intérieure de ces énormes navires paraît aussi singu- lière que leur construction. La cale est partagée en une multitude de compartiments, séparés par d'épaisses cloisons calfatées avec soin, de manière à pouvoir con- tenir toute espèce de marchandises, même de l'indigo . liquide, qui forme une branche de commerce considé- rable entre la Ghine et ses voisins. Chaque ces est ess. æ ” ssngspren où à des RES qu X la < d' entse eux ne petrvant payer assez cher pour être logés entre les ponts, sont pendant toute la traver- sée exposés aux intempéries de l'air. Parmi ces caravanes navigantes, chaque individu porte ses vivres avec lui; et comme généralement les provisions sont faites avec la parcimonie qui caractérise les Chinois, peu sensibles d’un autre côté à l'amour du prochain, il arrive souvent que les contrariétés causent à bord, en allongeant les tra- versées, des famines affreuses, auxquelles viennent se joindre des épidémies produites par la malpropreté, aus EC" VOYAGE inséparable d'une nombreuse ‘réunion d'hommes dans un espace aussi étroit. Malgré tous ces dangers, le nombre des jonques qui font les voyages des Philippines et de la Cochin- chine est considérable : souvent les cargaisons montent à de grandes valeurs. Les marchands de Macao ne prennent à ce trafic qu'une très-petite part, qui com- pose à peu près toutes les relations commerciales de cette ville, autrefois riche et puissante. Si, aux toiles communes de coton, aux étofles de soie, à la porce- laine grossière, fabriquée dans les provinces voisines de Canton, aux fruits secs apportés du nord de l'empire, toutes marchandises échangées à Manille contre du riz, de l'or, du sucre, de l'indigo liquide et des bois de cons- truction, nous ajoutons quelques autres produits de la . Chine, exportés par les bâtiments portugais ou étran- gers qui mouillent devant la ville ou stationnent sur la rade de Lintin, nous aurons terminé, en y comprenant les énormes dépenses occasionnées par les réparations que les mauvais temps forcent souvent les navires de venir faire dans la Typa, le tableau des branches de commerce de quelque importance que possède Macao. Il n'y a que peu d'années encore que l'opium apporté de l'Inde était mis en entrepôt à bord d'un bâtiment mouillé à l'entrée du port, de manière que les contre- bandiers pussent venir y prendre avec sécurité les char- gements de leurs légères embarcations: mais les man- darins , après s'être emparés du pouvoir dans Yétablis- sement, trouvant que l'infraction des ordres sévères de” l'empereur, quoique avantageuse à leurs intérêts, était DE LA FAVORITE. er ‘2h49 trop patente et pouvait les compromettre, ont fait entiè- rement cesser ce commerce lucratif, dont les revenus formaient la seule ressource du gouvernement portu- gais. Celui de Goa, réduit aux mêmes extrémités, par suite de l'abandon qu'a fait dernièrement la compagnie anglaise du monopole de lopium dans ses comptoirs sur la côte malabare, ne peut venir à son secours; et telle est la détresse du seul établissement que les Eu- ropéens ont à la Chine, que les employés sont à peine payés de leurs modiques appointements : les moyens violents, iniques même, ont été épuisés; et si quel- ques changements, peu probables, danssla position actuelle du Portugal, ne viennent pas améliorer le sort des autorités de Macao, pressées entre la misère et le joug intolérable des mandarins, le pavillon portugais, qui flotte depuis trois cents ans à l'embouchure du Tigre, sera bientôt tout à fait abandonné. La Typa chinoise est le rendez-vous et le point de relâche des jonques qui viennent d'Émouy et de Nan- kin, ou qui, parties du nord de la Chine, se rendent dans les contrées plus proches de l'équateur : aussi cette partie de la ville offre-t-elle une activité, un mouvement qui contraste avec le repos, la tranquillité du côté op- posé. Les quais, bordés de mille bateaux de diverses formes, sont couverts d’une foule de matelots venus de toutes les parties de l'empire : un teint blanc, un air dur et déterminé, des membres d’athlète, habitués au froid et couverts de légers vêtements, font reconnaître facile- _ ment les hommes qui ont souvent bravé les mauvais temps des côtes voisines de Pékin; tandis que les autres 250 VOYAGE matelots, plus soignés dans leur costume, d’une taille aussi élevée, mais amollie par la chaleur, dont les traces sur des traits brunis laissent cependant paraître une physionomie fine et rusée, offrent, comparés aux pre- miers, la même différence qu'on observe dans notre continent entre les habitants des contrées froides et ceux des zones tempérées. En Chine, comme en Europe, les marins sont soumis aux mêmes superstitions, qui semblent dans tous les pays du monde être inhérentes à notre périlleux métier; mais ces superstitions ont toujours quelque chose de tendre et d’affectueux, et ces matelois, aux apparences si dures, si grossières, viennent déposer leurs vœux pour l'avenir et leurs remerciments pour des dangers évanouis, aux pieds de l'image gra- cieuse et révérée d’un être faible, d'une jeune fille, comme S'ils sentaient, plus que tous les autres hommes, combien est précieuse la douce et bienveillante solli- citude d'un sexe dont rious sommes condamnés à vivre presque toujours éloignés. Les bords de la Typa sont ornés de plusieurs pagodes construites et entretenues avec les ‘offrandes des équi- pages des jonques : tous les matériaux sont étrangers. La plus remarquable et en même temps la plus renom- ’ nid sil OR Li sas À mée mité de la presqu’ilè; dans cet en- droit, le rocher a été taillé peu à peu et avec des peines infinies par les dévots navigateurs : à force de soins et de dépenses ils sont parvenus à faite pousser dans les-exca- vdtions-des rochers des arbres touffus qui ombragent plusieurs pétites chapelles bâties sur d'énormes-blocs de - pierre ; autour-desquels ciréulent des sentiers sablés avec DE LA FAVORITE. 251 soin, et conduisant à la pagode principale; d'où l'on jouit d’une magnifique vue de la rade et de la, mer. Là encore j'ai remarqué, comme dans le couvent des bonzes à Canton, des tableaux, des statues représentant de jeunes filles assises, dont les traits, le costumé n'avaient rien de chinois: mais les autels de ces idoles étaient chargés de présents et de fleurs ; de tous côtés mes yeux rencontraient de longués inscriptions ; qui exprimaient les vœux, les remerciments et contenaient même les noms des donateurs. Toutes ces chapelles qui ressem- blent'à-des kiosques, et dont là plus grande m'a paru avoir quinze pieds en carré, sont bâties en briques et en bois. Au pied du rocher est un-mur qui longe le quai, et dont la face extérieure porte üné longue süîte de jolies sculptures en relief, sur marbre ou pierre blanche, qui représentent une procession et servent d'ornements à la porte de la pagode. Un peu en dedans et sur la droite de cette entrée principale, on trouvé plusieurs grands bâ- timents, précédés d’une tonnelle formée par le feuillage de cent arbustes, tous plantés dans des pots de porce- laine blanche et bleue. Les salles sont consacrées à des cérémonies religieuses, dont les festins font toujours partie, comme témoignages de joie ou de regrets, et auxquels, suivant l'usage, les bonzes logés à côté, et qui desservent la pagode, viennent prendre part. Les ban- nières, les gros tambours, les cierges, les lanternes de papier peint, composent un coup d'œil aussi riant que singulier, et qui, à ce que m'ont assuré plusieurs Chi- uois, donne une juste idée des pagodes de l'intérieur de Y empire. 252 VOYAGE Au moment où, ayant terminé mes observations, je quittais ce temple des marins, une procession allait y entrer (P1.44A) : en tête marchaient quatre hommes dans le costume ordinaire, portant deux grandes lan- ternes éteintes, fixées chacune au bout d’un long bâton, et deux bannières jaunes et rouges; venait ensuite une bande de musiciens armés de clarinettes chinoises, dont les sons aigus se mariaient, d'une manière désolante pour nos oreilles, avec ceux de plusieurs museites, qu'accompagnaient des tam-tams et des gongs, frappés à coups redoublés; puis s'avançaient, sur des bran- cards garnis d'étoffes précieuses, et portés chacun par quatre hommes, six petits autels peints en rouge et ri- chement décorés, ainsi que les toits pointus qui les surmontaient et sous lesquels j'aperçus des fleurs et des fruits arrangés avec beaucoup de symétrie. Enfin des acteurs habillés de deux couleurs différentes tenaient la queue du cortège; ils marchaient sur deux rangs, et l'air de recueillement qu'ils conservaient malgré le tapage infernal de l'orchestre et les cris des spectateurs, avait quelque chose de fort édifiant. Le cortége se dirigea vers deux grandes tentes momentanément dressées con- tre le mur extérieur de la pagode; le dedans de ces tentes était décoré de lustres et de lanternes de papier, orne- ments nécessaires le jour comme la nuit dans toutes les solennités chinoises. Il eût été imprudent pour un Européen d'approcher du sanctuaire : aussi, plus que satisfait d'avoir entendu pendant quelques minutes le bacchanal qui en sortait, je m'acheminai vers la ville, en remontant au sommet de la presqu'île, à l'extrémité DE LA FAVORITE. 255 de laquelle nous étions. Après avoir passé près d'une batterie construite sur le rivage (PL. 41), à peu de distance de la pagode, et entourée par les jonques de guerre , NOUS arrivames à un couvent situé sur une colline aride entièrement dépouillée de végétation; ce séjour doit être affreux pendant les mauvais temps de l'hiver et les chaleurs excessives de la mousson de S. O. : nul abri contre les ouragans ni contre les rayons du soleil, réfléchis par des murs de pierre, blanchis à la chaux. C'était autrefois, m’a-t-on dit, un lieu de péni- tence pour les moines portugais; mais soit que leur nombre ait considérablement diminué, soit qu'ils ne fassent plus pénitence, tant y a que le couvent est vide et à peu près abandonné. De ce point élevé on a une vue qui domine la rade et les îles environnantes, que des canaux étroits et profonds, mais infréquentés, sépa- rent entre elles. Sur la gauche, nous apercevions dans l'éloignement les gros vaisseaux de la compagnie an- glaise chargés de voiles, poussés rapidement hors des passes par une brise favorable, et mettant le cap vers les heureuses contrées d'Europe que la Favorite et son équipage ne devaient revoir que bien longtemps après. Sur un plan plus rapproché, un grand nombre de cabo- teurs européens et des jonques de toute grandeur, avec leurs voiles en éventail, gonflées par le vent arrière, venaient passer à nos pieds et mouiller dans la Typa. Derrière nous, et au delà des grandes excavations d'où les Chinois tirent les pierres dont ils bâtissent leurs maisons, paraissaient les premières habitations de la ville, dont ce peuple actif, jaloux de son territoire et se 254 VOYAGE portant en foule partout où le commerce lui promet quelques bénéfices, recule chaque jour les limites , qui bientôt, suivant toute apparence, M plus le pavillon portugais. Macao est vraisemblablement redevable aux Chinois de ses marchés couverts, si propres, si bien aérés, dont l'emplacement a été conquis sur la montagne à force de travaux: Toutes les provisions S'y présentent disposées de manière à tenter les acheteurs : les légumes du pays, la plupart de ceux d'Europe, s'y trouvent à profusion, “et sont généralement de bien meilleure qualité que les fruits originaires de nos contrées, qui ne peuvent pros- pérer ni à Macao ni aux environs de Canton, malgré l'industrie des jardiniers chinois. Les îles voisines ren- ferment quelques variétés de gibier, et les canaux qui les séparent fournissent aux pêcheurs plusieurs espèces de poissons aussi abondantes que recherchées, dont se compose la principale nourriture des habitants chinois où portugais. Négao-Men ne possédant aueun pâtürage, les bœuls et les moutons, tirés à grands frais de Canton, coûtent fort cher, et cependant la viande de boucherie, consom- _mée par les seuls étrangers, est généralement peu estimée. Les pores, la volaille de toute espèce abondent sur les marchés de Macao, et peuvent être comparés , pan la grosseur et la manière soignée dont ils sont s, à ceux que fournit l'intérieur. Mais de combién tion et même d'expérience les étrangers n'ont -ils pas besoin: ‘pour échapper aux ruses et à la friponnerie des marchands chinois, qui, ne vendant pas ici comme DE LA FAVORITE. 255 à Canton par l'entremise d'un comprador, ont recours, pour s'emparer de tous les bénéfices, aux moyens les plus révoltants! La substitution d’une marchandise de qualité inférieure à la place de celle qui vient d'être payée, des différences énormes dans le poids, passent pour des tours d'adresse ordinaires, qui ne font qu’ex- citer le rire du marchand quand ïls sont découverts, et dont l'Européen peut trouver bien des exemples sans aller voyager si loin; mais il en est d’autres aussi lucratifs et bien plus difficiles à éviter. Les volailles, vendues suivant l'usage, au poids, quoique vivantes, - ont été d'avance, bon gré, mal gré, farcies de petits cailloux; et les pauvres cochons forcés d’avaler une grande quantité d’eau, à laquelle toutes les voies desortie sont exactement fermées, prennent une apparence de santé qui séduit l'acheteur marin, bientôt désappointé après le départ de son bâtiment. Toutes les rues de Macao sont étroites , tortueuses, plus ou moins en pente, suivant le terrain inégal qu'elles parcourent ; mais la propreté des beaux quartiers témoigne en faveur de l'ascendant que les habitudes chinoises ont pris sur celles des Portugais, si sales, ‘si négligents dans la plupart de leurs établissements. Les rues de Macao sont généralement entretenues avec soin, et bordées de petites maisons de pierre bien bâties, la plupart à un seul étage; mais la chaux très blanche dont elles sont enduites leur donne extérieu- rement une pue à laquelle bien certainement le constructions qui loves rs quai du côté de la rade, 256 VOYAGE on voit encore, dans la partie la plus haute de la ville, de belles maisons, d'autant plus agréablement placées, qu'à une vue superbe elles joignent l'avantage précieux de jouir d’un peu de fraîcheur, lorsque dans les grandes chaleurs de l'été le soleil, échauffant les dalles des rues, rend insupportable le séjour des quartiers inférieurs : aussi est-ce là que j'ai trouvé le peu de verdure que peut offrir l'intérieur de Macao; quelques arbustes, quelques fleurs luttant avec peine tantôt contre les fortes brises, tantôt contre de longues sécheresses. Si l'un de ces tristes jardins n'avait contenu la grotte où l'illustre au- teur de la Lusiade écrivit son ouvrage, ils n'auraient eu qu'un bien faible prix à mes yeux. Cette grotte est com- posée de deux énormes blocs de rochers de formes irré- gulières, laissant entre eux un vide haut de six pieds : environ et large de trois, et d'un troisième qui forme le toit et supporte un petit kiosque, érigé sans doute longtemps après que le Camoëns eut abandonné ce monde, où il avait été si malheureux. Un art maladroit a taillé les rochers, et a ravi ainsi à la grotte son aspect triste et sauvage qui inspira peut-être au poëte portu- gais la sombre énergie de ses vers. De cette retraite solitaire , le Camoëns voyait à ses pieds la Typa, alors couverte d’une foule de bâtiments, spectacle bien beau, bien flatteur pour l'orgueil d’un Portugais des anciens temps; et ses regards se tournant ensuite vers la mer, allaient chercher de fortes inspirations au milieu de ces îles désertes, toujours battues par les lames du large et les mauvais temps, auxquels la nature les a opposées comme des barrières, pour protéger contre DE LA FAVORITE. 257 leur fureur les côtes basses et sablonneuses du con- tinent. À cette époque, la ville, à peine fondée, ne couvrait pas encore de ses quartiers les hauteurs, alors solitaires et hérissées de rochers, où le Camoëns, presque ignoré, élevait un monument immortel à la gloire de sa patrie et de ses compagnons. Maintenant le voyageur y cher- cheraïit en vain un souvenir du grand poëte, tout est changé. J'y ai vu une habitation occupée par des fa- milles anglaises, et un jardin dont les allées, tracées avec symétrie, serpentent au milieu de plates-bandes de fleurs desséchées, autour de bosquets sans fraîcheur et de bassins qui ne sont remplis pour quelques instants que par les pluies de la mauvaise saison. Si, quittant ces lieux et laissant la citadelle sur la gauche, on descend du côté de la rade à travers des rues bordées de jolies boutiques chinoises, où les mar- chandises d'Europe et d'Asie sont étalées avec autant d'art que de propreté, les yeux rencontreront d’abord plusieurs petites églises catholiques dont l'architecture rappelle le caractère sévère et élégant à la fois que les jésuites ont imprimé à tous les monuments qu'ils ont construits : plus bas encore on trouvera la porte de la ville qui est située très-près du couvent de la Guia, et donne sur une assez grande étendue de terrain en- touré presque de tous côtés par des montagnes rou- geûtres. Ces masses garantissent des ouragans et des fortes brises plusieurs beaux “villages chinois dont les à force de patience et d’in- dustrie, à tirer d'un sol natarellement aride et sablon- 5 RE 17 258 VOYAGE neux toutes sortes de fort bons légumes , que les facto reries de Canton consomment presque entièrement. Sur le penchant rocailleux des collines, je remarquai un grand nombre de tombeaux chinois absolument semblables à ceux de Malaca; plusieurs de ces tom- beaux, qu'entourent des arbustes, s’avancent jusque dans la plaine et forment le premier plan d’un tableau imposant et pittoresque, dont le fond est une haute terre au sommet de laquelle s'élève une tour conique que les Chinois ont nouvellement construite, proba- blement pour faire des signaux, et dont la blancheur se détachait agréablement d’un ciel sans nuages. De nombreuses sources arrosent les champs et fournissent de l’eau à des rizières qui pourraient être dangereuses pour la santé des habitants dont les cases couvrent les environs, si les vents opposés des deux moussons n’as- suraient pas à cette partie de Négao-Men, même au milieu des chaleurs excessives de l'été, un air très-sain que les malades de l'Inde viennent respirer pour re- couvrer la santé. Cependant les froids assez vifs et les brusques changements de température qui arrivent sou- vent plusieurs fois en un même jour dans cette île, de même que dans tous les lieux voisins de la mer, ren- dent les rhumes et les catarrhes assez fréquents, mais les transpirations abondantes les font promptement disparaître. La eécité causée par la blancheur des mai- sons et la brûlante réverbération des rayons du soleil sur les rochers arides, est “un mal fort commun à Ma- cao; mais, à l'exception de la petite vérole dont les ravages ont été terribles à plusieurs époques, les ma- DE LA FAVORITE. 259 ladies épidémiques y sont à peu près inconnues : Ty retrouvai pourtant, à mon arrivée des Philippines, celle qui avait attaqué la majeure partie des habitants de Manille, ainsi que les officiers et les matelots de la Favorite; mais le redoutable choléra ne vint pas à sa suite. Jusqu'ici Je ne me suis occupé que des populations portugaise et chinoise de Macao , qui soutiennent entre elles une lutte inégale, dont l'issue ne peut être éloi- gnée. Il en est une troisième moins considérable sans doute que les deux premières, mais qui leur inspire une crainte respectueuse par ses richesses ainsi que par son caractère ferme et indépendant. Je veux parler des étrangers qui, forcés d'abandonner Canton à la fin de la traite du thé, viennent passer six mois dans l’éta- blissement européen, auprès de leurs familles, et vi- vent parfaitement libres au milieu des Portugais, qu'ils ne voient même pas, et des mandarins qui les redou- tent et cherchent toutes sortes de moyens pour se venger de leurs mépris. Les plus jolies maisons de Macao sont entre les mains de ces négociants ; les agents des factoreries an- glaises, hollandaises et américaines occupent une grande ‘partie des belles habitations qui bordent le quai, et dont l'intérieur est orné avec un luxe qui répond à la fortune ou aux forts émoluments des propriétaires. Qui ne croirait qu'après un véritable exil de six mois passés à Canton, loin de leurs familles, les Européens revenus à Macao se livrent à tous les plaisirs, à toutes les distractions dont ils ont été privés si longtemps? Il 1 7- 260 VOYAGE n'en est rien cependant; et la société, quoiqu'elle soit ornée de femmes charmantes venues d'Europe à la suite de leurs maris ou de leurs parents, est presque aussi triste, aussi divisée qu'à Canton. La plupart des négo- ciants apportent dans leur nouveau séjour les mêmes sentiments de jalousie et les mêmes griefs souvent ima- ginaires ; ils ne se réunissent que dans les repas de cé- rémonie, et passent le reste du temps enfermés dans leur intérieur. En vain les femmes des premiers agents de la compagnie anglaise ont donné des soirées que leurs grâces et leur amabilité auraient dû faire trouver agréables : ces tentatives ont été sans succès, et Macao est resté triste pendant toute l'année. Il est encore un autre genre de plaisirs qui convien- draient mieux, il est vrai, à des hommes échappés pour ainsi dire à la réclusion des factoreries, et qui viennent respirer loin de la foule un air plus pur et plus frais. Mais les mandarins, trop lâches pour satis- faire leur animosité d'une manière ouverte, qui pour- rait compromettre leurs revenus, s'en dédommagent par des mesures vexatoires dirigées contre le bien-être et les plaisirs des étrangers. Il y a peu de temps encore que ceux-ci parcouraient en palanquin les rues étroites et tortueuses de Macao, où les équipages sont inutiles et même inconnus : mais l'autorité chinoise, devenue maîtresse dans cette ville, a mis en vigueur les règle- ments humiliants qui privent à Canton les étrangers de ce mode de transport aussi nécessaire qu'agréable. Gomme une pareille mesure ne pouvait être mise À exécution par la force sans causer de vifs débats, dans DE LA FAVORITE. 261 lesquels l'avantage ne serait peut-être pas resté aux Chinois, qui auraient eu à lutter cette fois contre des rivaux déterminés, que les classes inférieures de la population, mécontentes de se voir enlever une source abondante de profits, auraient favorisés, les mandarins employèrent des moyens détournés pour arriver plus sûrement à leur but; ils défendirent aux porteurs de leur nation, sous les peines les plus sévères, de conti- nuer à servir les étrangers, qui, malgré les offres d’un fort salaire, n'ont pu trouver à les remplacer parmi la paresseuse population portugaise. Cependant l'autorité chinoise obtint moins de succès dans ses tentatives pour empêcher les Anglais de se promener à cheval dans l'étroit espace compris entre les fortifications de la ville et la muraille qui sépare les deux territoires. Les courses sur les glacis extérieurs furent défendues, sous le prétexte illusoire du danger qui en résultait pour la foule des Chinois; on n'en tint aucun compte. Des fossés furent creusés pendant la nuit, les matelots européens les comblèrent pendant le jour. Enfinÿ après bien des difficultés, la victoire resta aux Anglais, peut-être déjà fatigués d’un plaisir très- borné et extrêmement dispendieux. Îl est encore pour eux un délassement que la rade permet dans les beaux jours, et sur lequel les jaloux mandarins ne peuvent exercer leur animosité. De belles embarcations appor- tées d'Angleterre et des États-Unis, de jolis bateaux de plaisance; ornés et installés à l'intérieur avec le plus grand soin, transportent légèrement , après le coucher du soleil, dans les différentes parties de la baie etrau F$ 262 VOYAGE milieu des bâtiments mouillés sur la rade, les familles des riches négociants qui viennent respirer la fraîcheur du soir, La musique, les collations rendent ces parties très-agréables pour des dames que plusieurs longues traversées ont affranchies du mal de mer, et pour des hommes auxquels le métier de marin offre un attrait tout particulier. Cependant sous un climat que le voi- sinage de la mer rend inconstant, sur des côtes avan- cées et qui voient souvent de très- fortes brises suc- céder rapidement au calme, trop de hardiesse ou le manque d'expérience doivent causer parfois des mal- beurs, et en eflet les sociétés de Macao se souviennent encore de la fin tragique de plusieurs jeunes gens qu'on a généralement regrettés. C'est principalement dans les traversées de Macao à Lintin, où le commerce de l’opium attire fréquem- ment les Européens pendant la mousson de N. E., que les nanfrages ont lieu : à cette époque de l’année les vents sélèvent subitement et soufflent avec une grande violence pendant plusieurs jours de suite; la mer de- vient très-grosse et ne laisse que peu d'espoir aux pe- tes embarcations surprises par le mauvais temps et entrainées au large, de rejoindre les îles ou le conti- nent. Telle est la position affreuse où s'était trouvée, quelques mois avant notre arrivée, une chaloupe armée par des matelots indiens et: portant quatre gentlemen que leurs affaires appelaient à Lintin. Un ciel clair annonçait que la brise déjà fraiche augmenterait en- core avee la nuit; mais les trop intrépides voyageurs comptaient franchir, avant le mauvais temps, les cinq DE LA FAVORITE. 265 lieues qui les séparaient de leur destination : bientôt le terrible vent de N. E. se déclare avec sa violence accoutumée, et la nuit arrive pendant que la chaloupe lutte en vain, pour rejoindre Macao, contre les vagues qui menacent à chaque moment de l'engloutir et l'en- traînent rapidement vers la haute mer. Déjà les mal- heureux, excédés de fatigue et glacés par le froid, avaient vu disparaître successivement dans l'obscurité ou derrière le nuage que les lames scintillantes élevaient autour d'eux, les dernières îles du groupe qui entoure l'embouchure du Tigre ; un rocher isolé , assaïlli de tous les côtés par des lames eflrayantes, restait encore der- rière eux; ils veulent y chercher leur salut et échapper au sort affreux qui les attend au large, mais leur cruelle destinée devait s'accomplir. Trois jours après, un ba- teau de pêche qui approcha du rocher recueillit à son bord deux matelots indiens épuisés de fatigue et de faim, au moment où ils allaient périr aussi misérablement que leurs compagnons, dont les cadavres ae on la mer gisaient autour d'eux. Le peu de distractions que les étrangers de irouver à Macao, sont même ignorées des missionnaires français ou espagnols , qui, chassés de la Chine et réfu- giés dans l'établissement portugais, ont retrouvé au sein du malheur toutes les vertus qu'ils avaient ou- bliées dans'la prospérité. Au milieu de cette population portugaise dépravée et avilie, de cette multitude de Chinois voleurs et méchants, nos pauvres prêtres, pres- qué sans ressources, et délaissés pour ainsi dire par leur.patrie , donnent un doux exemple de bienfaisance 264 VOYAGE | et d'humanité. Avec leurs richesses et ia faveur dont ils avaient joui à la cour de Pékin s'est évanouie leur influence sur les Chinois; le nombre des chrétiens a diminué à Macao dans la même proportion que dans l'intérieur de l'empire, où notre religion est presque tout à fait tombée, malgré le dévouement admirable des missionnaires, qui bravant les supplices et des fatigues inouies, vont porter des consolations à leurs frères persécutés. À Macao où ils peuvent encore exer- cer sans crainte leur saint ministère, leurs bienfaits vont chercher les pauvres et les malheureux : ce sont eux qui en les achetant sauvent de la mort un grand nombre de petits enfants mâles vendus par leurs pa- rents : tous ces enfants sont élevés dans le christianisme; les plus intelligents reçoivent les ordres et sont envoyés ‘dans les provinces intérieures; les autres apprennent des métiers, deviennent artisans, mais forment une classe toujours disposée à imiter l'exemple des Portu- gais, C'est-à-dire à vivre dans da misère et l'oisiveté. À ces demi-chrétiens se joint une autre espèce de néo- phytes moins nombreuse peut-être, mais plus active et aussi astucieuse : elle se compose des Chinois que leurs friponneries ont forcés à fuir de Canton ou des villes voisines, et qui en se faisant chrétiens obtiennent la protection des consuls étrangers ; les bons missionnaires jaloux de sauver d'aussi vilaines âmes et d'augmenter leur troupeau, n'épargnent ni soins ni dépenses pour convertir ces Chinois, qui profitent de ces charités Jusqu'à ce que le temps ou quelques circonstances aient arrangé leurs affaires et fait oublier leurs méfaits : alors DE LA FAVORITE. Fi 265 ils retournent chez eux moins disposés que jamais à suivre la bonne voie. Cependant on assure que, mêlant anciennes et nouvelles superstitions, ces néophytes, d'un genre particulier, règlent d'une manière assez singulière leurs comptes avec la religion qu'ils crai- gnent tout en l'abandonnant; chaque transfuge, en tra- versant le fleuve pour s'éloigner de Macao, fait un grand nombre de génuflexions devant la petite image de la Vierge qu’il reçut au moment de sa conversion , lui donne le baiser de paix, puis la jette dans le Tigre en l’engageant à retourner à l’église d'où elle était sortie. Je trouvai dans le chef'des missions françaises un homme de talent, instruit, d'un caractère aimable et ferme en même temps, digne enfin de représenter le clergé de notre nation. La plus touchante concorde régnait entre lui et les jeunes prêtres dont il était le chef. Les officiers de la Favorite et moi-même nous eûmes mille raisons de nous louer de leurs procédés aussi aimables qu'empressés, et ce fut avec un senti- ment de plaisir auquel l’orgueil national eut une grande part que je remarquai la considération dont la bonne conduite, la charité, le désintéressement de nos mis- sionnaires les faisaient jouir parmi la population entière de Macao. Plusieurs de ces ecclésiastiques arrivés de France depuis quelques années et ayant appris la langue et les usages chinois, se disposaient à parcourir l'intérieur du pays. Ils comptaient arriver au centre de l'empire en se cachant dans les villages chrétiens, où des guides sûrs devaient les conduire. J’admirai d'abord le zèle, ou 266 VOYAGE pour mieux dire le fanatisme religieux qui engagéait ces jeunes gens à braver un long exil et peut-être l'écha- faud ; mais bientôt, en y regardant de plus près, je crus reconnaitre qu une telle abnégation de tout intérêt per- sonnel prenait sa source bien moins dans la croyance religieuse que dans cette inquiétude , cette soif d'émo- tions fortes naturelle aux âmes énergiques, qui entraîna tant de croisés en Asie , fit découvrir ét conquérir une quatrième partie du monde, et qui maintenant encore fait embrasser avec joie à tant de jeunes gens notre aventureux métier. Nous vimes dans le respectable P. Amyot, vieil- lard très-avancé en âge et accablé sous le poids des in- lirmités, suite des persécutions ainsi que d’un long et honorable apostolat, le seul reste de ces missionnaires jésuites qui avaient joui de la protection du dernier empereur. Îl avait beaucoup souffert pour da foi, et ce- pendant son seul désir, le seul but de toutes ses sollici- tations auprès de la cour de Pékin, qui , en lui rendant les biens de son ordre, l'avait mis cependant à mème de.vivre dans un honorable repos, étaient d'aller mou- rir au milieu du peuple dont il portait le costume et avait adopté tous. les usages. Le bon père, éloigné de la France depuis quarante ans, regardait la Chine comme la plus belle contrée ‘du. mondé : mais la vue de ses compatriotes, la langue de son ancienne patrie, avalent rajeuni ses vieux souvenirs, réveillé dans son cœur cet orgueil, cet amour de son pays qui ne s'éteint jamais ; il voulut absolument , malgré la fatigue et les embarras: d'une traversée sur la rade , visiter un bâti- DE LA FAVORITE. 267 ment de guerre monté par des enfants de la France, et l'empressement de tout l'équipage fit couler des yeux du vénérable vieillard des larmes d’attendrissement. : Ces bons missionnaires nos compatriotes avaient fait tous leurs efforts pour rendre agréable à mes jeunes officiers le. séjour: du triste établissement portugais, presque entièrement déserté par les négociants étran- gers qui étaient alors à Canton pour la traite du thé. Cependant malgré la courte durée de mon séjour à Macao, je pus former parmi ces derniers quelques liai- sons d'amitié, dont le souvenir sera Dion agréable a mon cœur. M. Beal, négociant ang notre consul, me fit toutes sortes de prévenances et me combla d’attentions. Sa maison fut pour moi et pour les officiers de la Favorite le séjour de la plus: gracieuse hospitalité, et sa conversation agréable et instructive à la fois une source précieuse où ont été puisés en partie les renseignements dont je me suis servi pour décrire, mais malheureusement d'une manière bien incomplète, ces curieuses contrées qu'une très-longue résidence avait fait connaître parfaitement à ce _—— obser- vateur, Dans le jardin que M. Beal faisait entretenir avec le plus grand soin, je vis réunies les plantes les plus rares, les fleurs les plus brillantes d'Europe et d'Asie; ‘entre autres le superbe -hortensia maintenant naturalisé en Europe; l'élégante quamoclit de l'Inde, et le camélia, rival de la rose: Une vaste volière renfermait les plus curieux oiseaux de la Ghine et du grand archipel d'Asie: le faisan argenté, et le beau faisan doré; le courageux 268 VOYAGE coq de bruyère, si fier de son éclatant plumage; le doux et tendre canard mandarin, aux plumes bizarre- ment bariolées des nuances les plus vives. Ce dernier oiseau, véritable modèle de constance conjugale, ne peut survivre à sa femelle, que cependant la nature a privée de tous les avantages extérieurs. J'observai éga- lement avec curiosité un oiseau de paradis, le seul peut- être dans le monde que l'on conserve aujourd'hui vi- vant loin de son pays natal. Il avait été apporté de la Nouvelle-Guinée, pays sauvage, situé à l'est et non loin des îles Moluques, et d'où nous viennent les dé- pouilles de ces beaux oiseaux, dont il est difficile d'ap- précier, dans l'état de mort, le magnifique plumage, les formes élancées et gracieuses, et surtout la longue queue, qui toute fanée qu'elle est, brille encore au milieu des perles et des diamants, sur la tête de nos dames. a Mon hôte, aussi généreux que complaisant, me forca d'accepter une charmante collection de peintures re- présentant les plus belles fleurs de son jardin et la plupart des oiseaux curieux renfermés dans sa volière, admirablement peints sur papier de riz par des ar- tistes chinois formés par lui et travaillant sous ses yeux. a au Cependant le terme de notre relâche et le moment de faire nos adieux à nos nouvelles et aimables con- naissances étaient arrivés : la Favorite, plus gracieuse, plus brillante que jamais, et constamment remplie de visiteurs , semblait, ainsi que son équipage, avoir oublié les fatigues et les mauvais temps de la tra- DE LA FAVORITE. 269 versée précédente. Des vivres frais en abondance, de fréquentes promenades à terre, source inépuisable de distractions et de gais souvenirs pour les traversées sans nombre qui nous attendaient encore, avaient par- faitement rétabli les malades et ranimé chez mes Jeunes matelots, comme chez leurs officiers, la soif de nouvelles émotions et le désir de voir de nouveaux pays. Ces dispositions si favorables à la mission que j'avais à remplir, et dont la partie la plus épineuse allait bien- tôt commencer, reçurent encore un surcroit d'énergie par la nouvelle de la prise d'Alger, qu'un bâtiment amé- ricain arrivant d'Europe laissa sourdement circuler ; avec quel avide empressement nous ane peu de détails que nous pûmes obtenir sur cette belle expédition où la marine et l'armée de terre avaient rivalisé de courage et de dévouement! Nous étions fiers de la France, ses enfants partageaient sa gloire aux yeux des étrangers. O vous qui prétendez que ce nom de patrie ést un vain mot, que le sentiment d'orgueil qu'il inspire e$t moins fort dans les cœurs des Francais que dans ceux de leurs voisins, vous eussiez vu les nôtres palpiter de plaisir quand nous apprîmes le succès de ce brillant fait d'armes, et y trouver le dédomma- gement | des cruelles inquiétudes qu'un an passé sans er a vuvelle de nos familles et la certitude de n’en pas recevoir au milieu des pays sauvages que nous ‘allions parcourir, devaient leur faire naturellement éprouver. Le 18 décembre 1830, dans lamatinée, la Favorite 279 VOYAGE leva l'ancre par un temps clair et beau (7). La mousson de N. E; qui avait soufllé fortement à plusieurs reprises depuis le. commencement du mois, et rendu souvent aificijes nos communications avec la terre, s'élevait avec une nouvelle violence et me força de faire endre plusieurs ris aux huniers avant d'avoir dépassé l'ile. Fr Grande-Ladronne, qui. +. de point de re- connaissance dans le sud pour l'enti du Tigre, comme ] Lemma et Piedra blanca font reconnaitre les ses le nord; cette ile fut ainsi nommée par les premidié: navigateurs portugais à cause des forbans chi- _ nois qui en avaient fait leur repaire. ” «de Évpution] ique je venais de prendre ne fut pas inutile, car bientôt la Favorite ayant quitté Yabri des “terres, se trouva encore une fois aux prises avec la dans toute sa violence et au milieu d’une mer 2 ÉSétero st e. Mais les cconétänoes n'étaient plus les es e dans la précédente tra- versée; cette fois nous courions a ayant le cap sur les côtes de la Cochinchine, v ve Jeéuelles un vent favorable poussait rapidement {a° Favorite, qui devait trouver dans la baie de Tourane un «excellent Depuis Macao, la-côte de an court à l'ouest p Po chant un peu vers: 1 et de bancs de sable qui.s en dent au large de À ces parages dangereux pour les navigatéurs ; puis se di- rigeant brusquement vers le sud, elle forme une longue et “étilite presqu file dont l'extrémité n’est séparée de la igs eg er dé es + DE LA FAVORITE. 271 grande île d'Haynan que par un passage: tfés-étroit , rempli de hauts-fonds et de bancs de sable : un de ces derniers qui environne dans une immense étendue la ‘partie E. de la presqu'île, ne donne panregiepes ps caboteurs ou à des bateaux de pêche, dont la appartiennent aux man ports de ces rivages, qu'l habite le départ, et au jour les hautes montagnes d'Haynan parurent devant nous. Quelle perspective peu rassu- rante m'offrit cette côte, que je fis longer à moïns de deux milles jusqu'au coucher du soleil! Aucune trace de végétation ne se montre sur ces terres que la mous- son de N. E. semble avoir frap de stérilité, et. dont la couleur noire ou rougeâtre ressort ps ma- nière tristement pittoresque sur le vert soi forêts qui couvrent les montagnes de l'intérie ar. Partout ‘mes bizarres et aiguës, arrachés sans gecpar la mer durant le laps des siècles, luttent contre de grandes lames blanches ais ‘dans leur . bruyante fureur, semblent vouloir les € Le soleil se couchait quand nous passâmes à moins d’un demi-mille des petites îles Tinosa , mal placées sur les cartes, et dont la position fut rectifiée avec soin. Le tumt du vent et de la mer sur ses rochers dépouillés, mes assiégeaient de toutes parts avec un bruit effrayant ; Ja sombre horreur qui les entoudtié nous Aisient éprouver un sentiment indéfinissable d'effroi, mêlé d'admiration et de curiosité. Je pouvais changer de route à mon gré, mais cette vue n'attachait, et jé me 272 VOYAGE prenais plaisir à voir /a Favorite, sillonnant la mer comme un poisson, s'approcher à chaque moment da- vantage des rochers, puis les ayant déparsss s’en éloi- gner aussi rapidement. L'ile d'Haynan peut avoir cinquante lieues du N. E. au S. O., direction de sa plus grande longueur. La côte forme un arc de cercle assez régulier, dont la partie convexe , tournée vers le S. E., est éloignée d'environ vingt-cinq lieues de l'autre côté de l'ile, tracé en ligne droite sur les cartes, mais à peu près inconnu. Dans la partie S.O., que les terres élevées abritent contre la violente mousson de N. E., et que garantit * dela mousson opposée la côte de Cochinchine, éloignée seulement de cinquante lieues, on trouve une suite de baies vastes et sûres, dont en 1817 le capitaine de vaisseau Kergariqu. commandant la frégate fran- çaise la Cybèle, en mission dans ces. mers, dressa des les mauvais temps où le ésoin. de. virräti ford de relâcher sur cette terre inhospitalière sont reçus avec autant de di Mic alté que de défiance, et ordinairement ne peuvent rien ob enir; et cependant leur sort est bien moins à plaindre que celui des bateaux cochinchinois, dont les équipages, après avoir été presque entièrement dépouillés, ne peuvent. retourner dans leur patrie que sur des jonques chinoises. C’est ainsi que les man- darins empêchent toute relation entre les étrangers et File qu'ils oppriment.au nom de l'empereur de la » depuis environ un siècle. Les places lucra- tivel % peu de commerce qu'on ÿ fait, sont entière- ÉeTA “ie <é Ë DE LA FAVORITE. 2735 ment aux mains des conquérants, qui tiennent les in- digènes dans l'esclavage et la plus indigne abjection. Telle a été dans toutes les parties du monde, et même aux temps les plus reculés, la condition à laquelle ont été réduits les peuples sauvages, conquis par les na- tions policées. L'intérieur d'Haynan est couvert de forêts, au tra- vers desquelles les nâturels ont tracé des sentiers pour établir des communications entre quelques villages qui probablement sont en petit nombre ; car une population ‘aussi misérable ne peut être nombreuse. Les Européens ont toujours trouvé les habitants des côtes hospitaliers et confiants envers eux, mais défiants et craintifs à l'égard des mandarins, qui s'emparent ar- bitrairement du fruit de leurs travaux. Le pays sur le- quel pèse un semblable gouvernement à cependant reçu de | ve tous les avantages nécessaires pour Île pe bois superbes, leds our la c des navires et des maisons; du riz ,.des.bœufs, des vo- lailles; une grande quantité de cannelfé très-estimée pour faire de l'essence. Ges branches de commerce et cent autres encore , auxquelles le voisinage de la Cochin- chine et la présence des Européens pourraient donner tant d'extension, sont anéanties par un gouvernement qui étouffe toute industrie, arrête toute civilisation, et qui Pense sans doute longtemps l'enfance de ce + se aT: 18 " 3 FE 274 . VOYAGE car rien ne fait prévoir de révolution favorable pour lui, à moins qu'on ne suppose que les Anglais, ayant fondé un nouveau Sincapour à l'embouchure du Tigre, et voulant, : d'après leur politique accoutumée!, le joindre à l'ancien par une | chaîne d'étlbissements secondaires, viendront donner à ces malheureux insulaires des maî- tres plus doux , réveiller leur industrie par le commerce, et leur apporter une nouvelle civilisation, qui vaudra toujours mieux, quelles qu'en soient les suites, que Je joug de fer imposé par les Chinois. re f Déjà, en courant vers le S., nous commencions. Ps trouver dés changements dans le temps: le ciel, si clair, si brillant à notre départ de Macao, s'était peu à peu couvert de nuages qui, poussés par la mousson, alors _ * constamment très-forte, venaient couronner les hautes & montagnes d’'Haynan, que la nature semble ay “hr pla- cées devant le golfe du Tunquin, comme une : contré le terrible vent de N. E., qui, sans cet un. en rendrait les côtes inabordables durant six mois de l'année. Pendant la seconde nuit de notre Gselahé et la ma- tinée du 20, je fis contourner la partie S. O. d'Haynan, dont les cû élevées étaient toujours en vx abritaient ha en plus contre le vent et la mer. Les courants très - forts éprouvés les jours précédents, et qui, d'après les renseignements des pratiques, portent également sur da pôle de Cochinchine, dont la corvette | n'était éloignée. dèrent à faire # Fe + y + : s di que détrente-cinq lieues, me déci- “por franchir le canal , de manière DE LA FAVORITE. 275 à ne prendre que le lendemain , après le lever du soleil , connaissance du continent, dont après une nuit rendue irès-fatigante par vie mer terrible et un vent très-vio- lent, les hautes terres furent aperçues à de heures du matin. # ‘éprouvai un moment de vive ingéiétude , quand arrivés assez près du rivage pour voir la mer briser avec fureur sur les rochers qui le bordent, nous ne pûmes reconnaître les terres, couvertes alors d'une SE brume épaisse qui les cachait entièrement, ou ne les laissait apercevoir que comme de grandes ombres pa- raissant et s'évanouissant tour à tour. L'effet des cou- rants, qu'il avait été impossible d'apprécier depuis la veille ; la mauvaise apparence du temps; la force du | " vent; aa, portait, ainsi qu'une mer très-grosse, sur la côte, d'où en cas d'erreur ül aurait été bien difficile de se relever, rendaieñt notre position très-critique, d'autant du côté de l'O. est un enfoncement dange- reux qui ressemble beaucoup à l'entrée de Tourane, et que plus à l'E., c'est-à-dire vers le large, le courant, se dhiriges tau S. le long de la côte, est si rapide pen- dant la mousson de N. E,, que les navires qu'il entraine ne peuvent plus, tant qu'il dure, remonter vers le N. L à midi, la Mtitude observée et le résultat des s horaires pris le matin fixèrent tous mes doutes; À né était devant nous: je fis tou donner dans la baie à travers la brume; et à trois beut de l'après- midi, la Favorite, après avoir arrondi } longues ee ainsi qu'une petite île couverte bois et sur- : 16. #: « $ Æ % + si Mrs * sk 276 * VOYAGE ,° . montée d’une humble pagode, mouilla près du rivage, dans une jolie anse, parfaitement abritée des vents et de la mer du large par les hautes montagnes qui l’en- tourent de à côtés. és: + DE LA FAVORITE. 277 CHAPITRE XIV. DESCRIPTION DE LA COCHINCHINE. — MOEURS ET COUTUMES DE SES HABITANTS. — GONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LE COMMERCE FRANÇAIS DANS CES CONTRÉES. Si les lecteurs qui ont bien voulu suivre jusqu'ici les traces de la Favorite, jettent les yeux sur la carte d'Asie, ils remarqueront que dans la partie orientale de ce vaste continent, la côte de Chine, après avoir formé, sous le 20° degré de latitude, une presqu'ile étroite, assez longue, et séparée d'Haynan , comme nous l'avons déjà vu, par un canal très-étroit, revient brusquement sur elle-même dans le N. O., pour former ensuite, en arrôndissant j jusqu'au S. E. le golfe du Tunquin; alors, après avoir contourné à environ quarante lieues de distancé la partie méridionale d'Haynan, elle se dirige directement au S. et au S. O., et approche du 8* degré au N. de l'équateur. C'est là que le Gamboge confine à l'extrémité $. de la Cochinchine, qui, vers le N.0. bien près du 17° degré, a pour frontière le royaume du Tunquin. Ce grand développement de côtes annoncerait un + de + 278 VOYAGE. à empire puissant par son étendue ; cependant il n’en est rien : car une longue chaine de montagnes très- élevées et presque inaccessibles, qui bordent cette par- tie du continent l’espace de cent lieues, presse pour ainsi dire, entre elle et la mer, une bande de terre de vingt lieues d’étendue dans sa plus grande largeur, à laquelle était borné autrefois le royaume de la Cochinchine, que ses belliqueux habitants ont considérablement agrandi, depuis soixante années, aux dépens de leurs voisins du nord et du sud. L'origine des Cochinchinois, comme celle des peuples qui conquirent les grandes îles de l'archipel d'Asie, est restée jusqu'ici enveloppée d'une profonde obscurité; cependant quelque similitude dans la religion, dans les coutumes des deux peuples, et surtout dans ces pré- jugés, ces goûts qui se perpétuent dans les classes in- _férieures et résistent au temps et aux événements, pour- rait faire supposer que les Cochinchinois descendent des Chinois chassés de leur patrie par les invasions succes- sives des Tartares : dans cette hypothèse, les émigrants seraient venus, soit par mer, soit par terre en traversant le Tunquin, s'établir sur les rivages de la Cochin- chine, où ils peuvent avoir perdu, sous un climat différent et par leur mélange avec quelques tribus ma- laises, qui peut-être les avaient précédés, le caractère et même une grande partie des traits distinctifs de leur race primitive. ; + * IL est à croire que leseexilés ne conquirent pas facile- ment leur nouvelle patrie, qu'ils trouvèrent au pouvoir d'une population noire, nombreuse , guerrière, et aussi & DE LA FAVORITE. 279 sauvage que celle dont les Maures ont exterminé une partie et confiné le reste dans les forêts des Philippines et de Bornéo. Ces nègres , appelés Moyes, ne furent pas plus heureux : forcés de céder les bords de la mer, dont suivant toute apparence la nature les avait faits les premiers possesseurs, ils se retirèrent, mais non sans avoir opposé une résistance désespérée, dans les mon- tagnes du Laos, du profond desquelles, il n'y a pas en- core longtemps, ces tribus féroces descendaient comme un torrent sur les basses terres de la côte, incendiaient les villages, ravageaient les campagnes , et massacraient les habitants, auxquels cependant ils inspirent plus d'aversion que de frayeur. Les hommes de cette race sont plus grands, plus forts que les nègres de Luçon , avec lesquels du reste il paraît qu'ils ont une grande analogie pour le caractère et la barbarie. Quoique maîtresse des deux versants des mon-« tagnes et même de quelques plaines du côté de l'O. cette population est horriblement misérable : tout son com- merce, son industrie se bornent à récolter et à vendre les boïs précieux que renferment les forêts immenses qu'elle parcourt. Soumise dans ces contrées au même joug qui pèse partout sur la malheureuse race noire, elle fournit aux habitants des côtes des esclaves assez estimés pour leur force et leur patience dans le travail : ce sont de pauvres victimes de JÉS guerre, où des enfants véndus par leurs parents dans les temps de famine, dont parfois les suites sont affreuses parmi les nègiés dés montagnes du Laos. és : Vers le milieu du siècle dernier, les Cochinchinoïs #e # 280 VOYAGE n'étaient pas encore beaucoup supérieurs en civili- sation aux tribus qu’ils avaient vaincues: leurs côtes n'offraient aucune sécurité aux bâtiments européens, dont souvent les équipages avaient été massacrés ou réduits en esclavage par cette population toute mari- time et adonnée alors à la piraterie (9). Mais à cette époque commença une longue suite de révolutions san- glantes qui, au lieu d'épaissir encore dans ces contrées les ténèbres de la barbarie, y firent luire au contraire les premières étincelles de la civilisation. A l'extrémité méridionale de la chaîne des montagnes du Laos, par le 1 5° degré delatitude N., estleroyaumede | Tsiampa : la mer en borde les rivages, tantôt élevés et d'un aspect sombre, tantôt bas et inondés par des fleu- ves. Sa population, maintenant tout à fait semblable à celle des provinces de la Cochinchine, avait autrefois . une grande analogie avec les Malais, dont les pays avoi- sinent le Tsiampa vers le S. : elle était plus industrieuse, plus avancée en navigation que les Cochinchinois, mais ne leur cédait en rieñ pour la perfidie et pour le goût du brigandage, qui les avaient rendus également l'effroi des navigateurs. La paix et des alliances firent tom- ber, après de longues guerres, la couronne du Tsiampa sur la tête du roi de la Cochinchine; celui-ci, fier de sa nouvelle puissance, voulut encore l’augmenter en pro- fitant des troubles qui agitaient le Tunquin, pour le ppindre à ses possessions. Ce royaume était en proie à la guerre civile que se faisaient, pour disputer le trône, les deux fils du dernier souverain. Sous le pré- texte de soutenir le plus jeune, le nouveau roi du “& % ‘ ” DE LASFAVORITE. ” si Fsiampa , qui espérait les écraser tousyles deux, dé- clara la guerre à l'aîné; il fut cruellement trompé dans son attente : les Tunquinoïis, dès longtemps ennemis implacables des Cochinchinois, se réunirent contre eux, les vainquirent dans plusieurs batailles, s'empa- rerent de leur capitale, puis enfin de tout leur pays, dont ils forcèrent le roi à se réfugier dans le Tsiampa, que sa population guerrière et nombreuse M avec succès contre l'ennemi victorieux. La Cochinchine resta soumise aux de doi le souverain la fit gouverner par son frère cadet, première cause des hostilités, et qui régna, dit-on, fort sagement, Le roi vaincu mourut bientôt, laissant à son fils Gya- Long un trône’chancelant et un royaume épuisé par des guerres continuelles contre des voisins puissants. Le nou- veau prince , dans la force de l'âge, rempli de courage et d'énergie, assura d’abord les frontières en repoussant les Tunquinois dans plusieurs sanglantes rencontres, avec des succès qui ranimèrent l'énergie de ses adhé- rents. La tranquillité ainsi garantie à l'extérieur, il s'oc- cupa de la prospérité de l'intérieur; la piraterie, ré- primée sévèrement , n'inquiéta plus le commerce eu- ropéen ni celui des Chinois, qui furent principalement attirés dans la capitale Saï-Gong. Cette ville, située à quinze lieues de la mer, sur les bords d’une grande rivière , navigable pour les plus gros bâtiments, devint une place forte, entourée de magnifiques fortifications construites d'après les plans et sous la direction d'un colonel de génie français, que la générosité et la bril- lante réputation du roi de Tsiampa avaient détaché, ainsi LES L 4 _” 282 * VOYAGEL M + que d'autres officiers ses compatriote notre compagnie des Indes , alors ex irant. - La culture des terres et les mine) encoura- gées donnèrent des revenus qui rétablirent les finances; une grande quantité de galères, destinées à porter des troupes exercées à combattre également bien sur terre et sur mer, furent construites sous la direction des offi- ciers français qui ‘devaient commander les flottes; des bâtiméfits marchands achetés aux Européens reçurent des canons et de forts équipages. _ Tous ces prépafalifs terminés, les hostilités recom- mencèrent avec une nouvelle fureur et des chances moins favorables aux Tunquinois, peu habitués à la nouvelle manière de faire la guerre. qu'employaient léurs ennemis. En effet ceux-ci, montés sur des flottilles nombreuses, attaquaient à la fois plusieurs points des côtes, S'emparaient des villes, détruisaient celles qu'ils | ne pouvaient conserver, et augmentaient leurs forces de la Population soumise , qui revenait avec empresse- ment sous la puissance de ses anciens souverains; ce- pendant , malgré tous ces avantages, le courage des Tünquinois ft durer la guerre pendant dix ans; enfin * le roi Gya- Long rentra en vainqueur dans Hué-Fou, capitale de la Cochinchine , et dont les habitants virent peu d'années après tomber en même temps la tête de l'asurpateur et celle de son frère, souverain du Tun- quin, pays que Gya- Long réunit à ses États. Leroyaume de la Cochinchine était don devenu plus vasie, plus puissant qu'il n'avait jamais été; son armée, victorieuse et redoutée des pays voisins, soumit encore ". Ld DE LA FAVORITE. 285 le Camboge, dont le roi dut payer un Print annuel de Hué-Fou; mais les provinces étaient dévastées , dé- peuplées même par les guerres civiles; la plupart des villes avaient été brûléess la population , depuis LA . temps sous les armés, avait abandonné la culture terres pour courir au pillage et au combat. Tel était le malheureux état dans lequel le roi de la Cochinchine retrouva le royaume de son père; mais bientôt les lu- mières "et les avis de ses mandarins européens, qu'il r et aimer au sein de la bonne fortune comme au be de l'adversité, rétablirént la tranquillité et firent connaître à ce pauvre peuple une civilisation et même un bien-être qui pop: les traces des mal- heurs passés. Le système de gouvernement qui fut alors établi offre un singulier mélange de nos anciennes institu- tions avec l'arbitraire d’un pouvoir absolu. De mêmé qu'en Chine, tous les fonctionnaires publics nt die À et les” visés en deux classes : les mandarins de guer mandarins lettrés. Les premiers gouvernent les pro- Winces comme autorités Militaires, commandent les places fortes et les bâtiments du roi, occupent tous les grades dans les corps de troupes organisées qui, au nombre de dix mille soldats d'infanterie disciplinés à l'européenne et de quinze cents artilleurs environ, forment la garnison de Hué-Fou et la garde du sou- verain. Ces sôldats sont choisis dans les milices, com- posées de tous les habitants , qui doivent, fans auc exception , seize années de leur vie au service _. roi, # 284 VOYAGE et recoivent, quand ils sont appelés, une espèce d'uni- forme, du riz pour vivre et une très - modique paye. C'est par eux que sont remplis tous les services publics: surveillance des villes et des campagnes; construction des places fortes et des monuments; entretien de la grande et belle route qui traverse le royaume dans toute sa longueur du N. au $. Ce sont encore les milices qui fournissent les postes placés de distance en distance sur les chemins pour veiller à leur sûreté, et pour porter -de nuit comme de jour les palanquins des mandarins envoyés en mission par ordre du roi. Cette manière de voyager, dans un pays montagneux où les chevaux sont en très-petit nombre, est fort prompte, mais incom- mode; car ces prétendus palanquins ne sont autre chose que des hamacs couverts, suspendus par les deux extré- mités à un long bâton que portent sur leurs épaules six hommes, dont les mouvements n'ont rien du tout de la mollesse ou pour mieux dire de la cadence des porteurs indiens. Ceux de la Cochinchine ont encore une autre fonction à remplir : ils sont courriers des dépêches de la cour, et la manière aussi rapide qu'ingénieuse dont ce service est fait, montre un degré de civilisation qui était ignoré de nos pères il y a moins.de deux siècles, mais dont cependant, si l'on en croit les historiens, quelques traces ont été retrouvées chez les Mexicains au temps de la conquête de ce peuple parles Espagnols, alors moins policés peut-être que les vaincus. | Chaque courrier, # son départ de Hué-Fou ou de Saï- Gong, les deux capitales de l'empire, recoit du grand mandarin un bâton court, rond et creux, dans lequel 4. DE LA FAVORITE. 285 la dépêche est enfermée sous le sceau ske roi : le Cochin- chinois part en courant et EE 1 de grelots fixés à l'objet dont il est porteur, et qui ne doit lui être arraché qu'avec la vie. À ce bruit connu, un homme du poste voisin, éloigné seulement de deux lieues , se prépare, prend ses armes, reçoit promptement le bâton avec un papier sur lequel l'heure de son départ est inscrite, et continue la mission avec la même vitesse; jusqu'à ce qu'il soit remplacé, deux lieues plus loin, de la même manière : par ce moyen, les ordres sont transmis, malgré les msi distances, avec une célérité incontevabite La peine très-sévère dont est passible tout habitant qui, ayant rencontré un courrier blessé ou hors d'état de continuer sa route 5 n'aura pas pris sa place sur-le- champ, rend les retards extrêmement rares. Si à ces moyens de communication, toujours à la disposition des mandarins gouverneurs de provinces ou chefs de districts, on äjoute celui que fournissent les bûchers entretenus avec soin au sommet de hautes montagnes, pour donner par leur embrasement, la nuit et même le jour, avis du débarquement de lennemi ou de quelque autre événement dangereux pour la sûreté de l'État, on accordera que le gouvernement cochinchinois est aussi prévoyant qu sacs lligéeie ‘Le service des milices ne se borne pas aux red tions que je viens d'énumérer, car en outre, elles doi-. vent non-seulement cultiver les immenses propriétés du roi, mais encore chaque mandarin de guerre ou léttré a droit, suivant'son rang, à un certain nombre de À : RU A Es : 286 VOYAGE miliciens pour le servir dans sa maison, faire valoir les terres dont la jouissance lui est accordée par l'État, enfin pour accompagner dans les cérémonies publiques. à ï y de détails à remplir ont dû nécessiter la format état militaire considérable; aussi le gouvernement oùE il obligé de tenir toujours sur pied cinquante mille hommes de milices distribués dans le royaume; mais cette espèce d'armée permanente , divisée en régiments eten compagnies, dont les chefs prennent des noms analogues à ceux de colonels et de capitaines, ne paraîtra plus aussi disproportionnée pour une puissance secon- daire, quand ;’ j'aurai dit que tout Cochinchinois, arrivé à l'âge de dix-huït ans, est soldat, et doit, comme nous l'avons déjà vu, seize années de sa vie à | tat ; cepen- dant il peut se faire remplacer par opera déjà fait son temps de service. - cs Cette institution, qui sembl c dpiée sur nos anciennes milices, et à 1 ont été } jointes les corvées que l'on imposait autr aux habitants de nos campagnes, est cependant, toi tyrannique qu'elle paraîtra, devenue par ses conséquences un des plus grands bienfaits que le roi Gya-Long ait répandus sur ses sujets. En eflet, l'esclavage était établi dans ces contrées sur les mêmes "+ qu'en- Chine : une multitude d'enfants, vendus par leurs parents, perdaient presqu’en nais- sant la liberté pour toujours. Chez un peuple civilisé , cette coutume offrirait peut-être quelques avantages consolants pour l'hümanité; mais parmi une po- pulation à peine sortie de la barbarie et de guerres civiles aussi longues que sanglantes, elle devait être la DE LA FAVORITE. 287 source de mille odieux abus. Une loi qu'un souverain victorieux seul pouvait mettre à exécution, déelara tout € inois libre à dix-huit ans, époque à laquelle, Tai déjà dit, chaque habitant est enrôlé dans L'autre sexe fut également appelé à jouir de lar même faveur : u une jeune fille esclave depuis l'enfance a le droit de réclamer sa liberté à dix-huit ans, quand elle espere faire un mariage avantageux, circonstance qui se présente assez fréquemment dans les mœurs du pays; mais le plus souvent ces pauvres créatures sans appui deviennent concubines de leurs maîtres, et ne peuvent plus sortir de la famille: Les hommes rendus à la Hberté ne brisent que rarement les liens qui les unissent à leurs sale À maîtres, auprès desquels ils retournent ordinairement quanc Je temps du service militaire est terminé. Me © Le nombre des nés: letirés n'est pas moins considérable que celui des mandarins de guerre, et leurs fonctions sont aussi importantes, surtout en temps de paix. Ces deux autorités, indépendantes l'une de l’autre, et cependant réunies dans les villes et les villages, se jalousent presque toujours, comme du reste cela se voit dans toutes les contrées du monde; car il n’est que trop vrai que les hommes, ‘quels que soi ient leur pays, leur couleur ou leurs usages, ont oujours les mêmes passions, souvent les mêmes pégé et + sont müûs par les mêmes intérêts. Les mandarins lettrés remplissent toutes de places de l'administration intérieure du royaume, et perçoivent les droits sur le commerce étranger, ainsi que les impôts 288 VOYAGE sur les terres; ces derniers sont payés en nature et ne dépassent pas, dit-on, du moins légalement, 10 P. o/0. Ce sont encore les mandarins lettrés qui composent les tribunaux où se rend la justice, à laquelle le souve- rain législateur donna tous ses soins. Un certain nombre de eg a par le roi pure me s civils ou criminels; HARAS auquel assistent les premières autorités de la ville voisine sont publiques, les décisions doivent être gratuites , et b. & + roi, à l'approbation duquel sont soumises les condam- nations à mort ou à l'exil. Chaque individu a la faculté de E * lui - même son innocence où sa pro- priété , | et peut même espérer une justice impartiale , si toutefois la personne ou les intérêts du souverain 4 sont pas compromis dans la cause, car alors l'arbitraire asiatique reprend le dessus , et tout poauipes de légalité est oublié. La peine de tchrest) “pour dus crimes est peu où point usitée en Cochinchine, et des tourments qui font horreur n’accompagnent pas, comme chez les Chi- nois, le supplice des criminels condamnés à mort; mais la confiscation des biens, au profit de la couronne, était trop lucrative pour qu'elle fût omise ; et comme Je roi s'est réservé, à ce qu'il paraît, le droit de juger lui-même tous les dépositaires dé son autorité (attribut assez naturel d'un souverain qui peut, au gré de ses caprices, faire surgir des derniers rangs de da société un haut fonctionnaire, et l'y faire rentrer dans an ins- DE LA FAVORITE. 289 tant}, il arrive que les mandarins des classes élevées ne meurent pas toujours are à ni possesseurs de. la tune. qu'ils ont > as télé metite une ontrenbiie pater- ë cour de HuéFou, dans laquelle tion se et cruelle, qui met qplanlois le pauvre +: patient dans un p état mois. C'est en vain que nan choisit à faire mon racine aux institutions des peuples libres et policés sur un sol couvert d'üne population ignorante et esclave; la ci- _#wilisation doit croître graduellement, affaiblir peu à peu les préjugés, ainsi que les erreurs qui aveuglent les masses, et faire naître enfin ce sentiment d'honneur, le plus puissant mobile des s actions; autrement elle fera à l'espèce humaine plus de mal que de bien. Nous verrons plus loin que toutes ces institutions copiées en partie sur celles qui régissaient la France il y a soixante ans, et établies par un souverain plus avast. que son peuple, sont devenues, entre les mains de pote successeur, des instruments de tyrannie et des barrières inutiles contre la rapacité des mandarins.æ Cependant sous un règne qui fut long, paisible et prospère, la Cochinchine oublia non-seulement ses désastres passés, mais parvint à un point de D a Là éd. 290 VOYAGE inconnu pour elle jusqu'alors. La capitale Hué-Fou, Située sur les bords d'une rivière assez profonde qui arrose des plaines étendues et bien cultivées, avait êté détruite pendant les, guerres civiles : elle fut repeuplée et entourée de fortifications, construites sous la direc- tion d’un ingénieur français et d'après le plan, dit-on, de celles de Strasbourg. L'immense palais du roi, dont la rivière baigne en partie les murailles hérissées de ca- nons, reçut de nombreux embellissements et renferma dans sa vaste enceinte des casernes et de trbbétux ; jar- dins, dont un vaste étang entouré d’élégants édifices occupe le milieu. Le port, situé devant la ville à une lieue de l'embouchure de la rivière, fut creusé et mis en état de contenir plusieurs centaines de galères sinon légères et de formes élégantes, du moins solidement construites et pouvant chacune porter facilement cent soldats. Des ouvriers étrangers, attirés par les libéra-* lités du souverain, vinrent instruire les Cochinchinois dans tous les arts mécaniques; bientôt des canons de bronze, de la poudre, des armes blanches sortirent d’un arsenal bien approvisionné et que des chefs habiles di- rigèrent avec soin. Les rues de la ville furent tracées ré- gulièrement et bordées de maisons bâties la plupart en pierres dans un genre à peu près européen, pour servir de demeure aux mandarins qui avaient vieilli dans l'exil avec le roi, et versé leur sang dans les combats pour le replacer sur le trône Le souverain heurreux ne fut pas ingrat, et des bienfaits sans nombre enrichirent ses vieux compagnons, parmi lesquels les Français qui l'avaient si bién servi jouirent toujours de sa confiance DE LA FAVORITE. 291 et furent une des principales causes de la prospérité du paye: Malgré son heureuse position, si favorable à l'expor- tation de ses troie par mer, la Cochinchine propre- ne produisait encore, à la s guerres civiles, que ce qui était absolument Me à à la subsistance de ses pauvres habitants. Quelques champs de pistaches et d'i- gnames, dont les animaux sauvages venaient disputer la possession aux cultivateurs, entouraient de misé- rables villages. Des plaines fertiles, traversées par une multitude de petites rivières, qu'une pente douce amène de montagnes peu éloignées et couvertes de belles forêts, restaient en friche sous un climat déli- cieux et favorable à toutes les productions des tropi- ques. Mais, sous le sage gouvernement du roi Gya- Long, tout changea de face en peu d'années; les champs autrefois incultes se couvrirent de cannes à sucre, dont les produits, quoiqu'on les obtint par des moyens bien imparfaits, trouvèrent cependant de nombreux acheteurs à bord des navires européens et des jonques chinoises que les avantages du commerce et la protec- tion qui leur était assurée attirèrent dans les ports du royaume; une belle route, construite à grands frais, franchit la branche de hautes terres qui sépare, en ve- nant jusqu'au bord de la mer, la province de Hué-Fou ou Quan-Haï de celle de Tourane ou Quan-Ham. Cette dernière, quoiqu'elle soit pressée par les montagnes du Laos, qui dans cette partie semblent menacer la mer 19- 292 VOYAGE de leurs masses sauvages et majestueuses, n'est pas moins productive cependant que sa voisine. Son terri- toire, dentelé pour ainsi dire par la mer, est très-étroit, mais bien arrosé, parfaitement cultivé, et nourrit un grand nombre de bœufs et de buffles qui sont égale- ment employés au labourage et aux travaux de force. Cette province fournit du riz et principalement du sucre, dont une partie est embarquée à Tourane sur les bâtiments français ; le reste, acheté par les Chinois et transporté à Fai-Fou, résidence du gouverneur de la province, prend sur des jonques la route de Canton et d'Emouy. La ville de Faï-Fou est assez grande, bien bâtie et presque entièrement habitée par les Chinois, qui en ont fait le centre d’un grand commerce; sa position sur la côte, à l'embouchure d’une rivière assez profonde pour recevoir les caboteurs, lui assure des avantages qui augmentent chaque année, surtout maintenant que la baie de Tourane ne recoit plus que très-peu de bâti- ments européens. Chaque mousson favorable voit ar- river sur ce point de la côte de Cochinchine, ainsi que dans le port de Hué-Fou, une multitude de jonques venant de la Chine, d’où elles apportent du thé dont les Cochinchinois font autant d'usage que leurs voisins, de la porcelaine commune, des étoffes de soïe, des confi- tures, des fruits secs, qui sont échangés contre du sucre, du riz, des bois de construction, de l'or, de l'argent, enfin contre deux espèces de cannelle également in- connues à nos marchands : une est très-épaisse, hui- leuse et donne beaucoup d'essence; l'autre plus fine et DE LA FAVORITE. 295 supérieure même, dit-on, à celle de Ceylan, coûte ex trèmement cher et se trouve, comme la première, dans les forêts où les Chinois vont en caravane, à certaines époques de l'année, acheter une grande quantité de cette précieuse écorce aux sauvages noirs du Laos. Mais la partie la plus riche du chargement de ces jonques, qui s’en retournent ordinairement en juin ou en juillet avec la mousson de S. O., est composée de nids d'oi- seaux dont j'ai déjà parlé et que les indigènes récoltent sur les rochers élevés de la côte et des nombreuses îles qui entourent Fai-Fou, parmi lesquelles le seul groupe de Cham-Colao en livre au roi douze cents livres comme tribut annuel. Pendant longtemps les épaisses forêts qui descendent jusqu'au pied des montagnes du Laos servirent de re- traites inaccessibles aux nègres, qui en sortaient à l'im- proviste pour ravager les plaines voisines et massacrer les habitants; mais la guerre d'extermination que leur ont faite les Cochinchinoïis il y a quelques années, en a si fort diminué le nombre et tellement effrayé le reste, que depuis cette époque ils n'ont plus reparu qu'en pe- tites troupes et seulement pour commercer. Mais ces mêmes forêts servent aussi de repaires à d’autres enne- mis dont il est encore plus difficile de se défendre et qui portent la désolation parmi de pauvres cultivateurs: ce sont les animaux sauvages qui, malgré la plus grande surveillance, déciment les troupeaux et ravagent les plantations. Les champs de pistaches et d’ignames sont souvent bouleversés d’une manière incompréhensible , et que la charrue pourrait à peine imiter, par des troupes 294 VOYAGE de gros sangliers : une multitude de singes de la grande espèce ravagent les champs de cannes à sucre avec une désolante effronterie, que ni les piéges, ni les cadavres de pillards qui ont été attrapés et pendus aux arbres, ne peuvent réprimer. Tous ces différents ennemis com-. mettent leurs déprédations avec d'autant plus d'impu- nité que les habitants ne possèdent point d'armes à feu, et que les milices mêmes n'ont que des sabres et des lances, défenses bien faibles contre de nombreuses bandes d'éléphants, les plus grands que l'on connaisse au monde, et qui dévastent les campagnes, dépouillent les arbres, font disparaître dans une nuit les plus belles moissons, et se retirent ensuite dans les forêts avant le Cependant, malgré tant de raisons de redouter ces monstrueux quadrupèdes, les Cochinchinois montrent pour eux une espèce de respectueuse prédilection , ins- pirée probablement par l'intelligence extraordinaire de ces animaux , et par les grands services qu'ils rendent dans l'état de domesticité, auquel bien moins par force que par adresse on les réduit facilement. Tantôt les chas- seurs ayant reconnu, à certaines traces, l'arbre contre lequel un éléphant sauvage s'appuie la nuit pour dor- mir, le scient presque entièrement par le pied; le soir, l'animal sans défiance vient prendre son gite accoutumé, iltombe, et pendant qu'il fait de vains efforts pour se re- lever, on parvient à le placer, solidement attaché , entre deux femelles dont les forces réunies et les coups de trompe ont bientôt dompté sa fureur. Tantôt l'éléphant sauvage, tombé dans une grande fosse recouverte de DE LA FAVORITE. 205 feuilles, ne reçoit à manger que lorsque épuisé par-un long jeûne, il s'est laissé enchaîner et que deux femelles l'ont conduit jusqu'à la prochaine écurie. Alors com- mence pour le captif un nouveau genre de vie : après quelques jours de repos il reçoit les soins d’un cornac, dont les leçons, données avec douceur, captent en peu de temps son affection. Le Cochinchinois monté sur le large cou de son docile élève, qu'il lui est défendu d’a- bandonner un seul instant, le mène hors de l'écurie et dans les pâturages désignés. Par combien de témoi- gnages d'atiachement et de preuves d'un instinct aussi doux qu'admirable, celui-ci ne dédommage-t-il pas son cornac des peines et des rares moments d'inquiétude qu'il peut lui donner! Voyez-le dans tous les instants de la journée, quand il sent son conducteur assoupi par la fatigue ou par la chaleur, adoucir ses mouve- ments, respirer sans bruit dans la crainte de l'éveiller : d’autres fois, après avoir brisé les jeunes branches des arbres, il les lui présente pour se construire un abri contre les rayons du soleil. La bienveillance de l'éléphant s'étend même sur ses compagnons , qui employés à leur tour aux travaux, n'ont pu venir paître dans les champs ; il ramasse avec adresse et place sur son dos autant d'herbe et de feuilles qu'il peut en porter, et revient le soir à l'écurie, heureux d’avoir fait une bonne action , et annonçant son retour par des cris joyeux. Généralement cet animal, qui ne se multiplie pas en Cochinchine dans l'état d'esclavage , a gagné presque toujours, quand il est pris dans les forêts, son entier dé- veloppement. Son corps, quelquefois haut de plus de 296 VOYAGE douze pieds, est court, ramassé, sans grâce , recouvert d'une peau noirâtre, écaillée, raboteuse et salie par la boue ou la poussière que l'animal y jette constam- ment pour la garantir du soleil; mais sous ces formes grossières, l'éléphant cache une grande agilité et des forces prodigieuses dont son instinct sait parfaitement se servir. Cependant à une certaine époque de l'an- née, l'usage quil peut faire de ces mêmes forces exige une très-grande surveillance; car il entre par- fois tout à coup dans des accès de fureur effrayants, arrache les plus gros arbres, renverse les maisons, écrase les habitants et même son cornac, dont il ne connaît plus la voix. Mais celui-ci, responsable sous des peines très-sévères de la conduite de sa monture, veille à ce que de pareils malheurs soient prévenus ; aux premiers symptômes d'impatience, les femelles sont encore appelées et calment le rebelle amoureux, non par leurs caresses , mais par des coups de trompe aussi nombreux que durement appliqués. Si ces précautions n'ont pu être prises à temps, le cornac tue l'éléphant en lui enfonçant dans la partie supérieure du crâne un fort poinçon de fer, dont il est toujours armé et qui dans les circonstances ordinaires lui sert ne Res pour presser la marche de sa monture. Le gouvernement seul entretient à grands frais pour son service ces énormes animaux, qu'il emploie à porter l'artillerie et les bagages à la suite des armées: peut- être combattaient-ils comme chez les anciens, avant que les C hinchinoi tles armes à feu; mais maintenant, d'après ce que l'on m'a dit, leurs fonctions DE LA FAVORITE. 297 sont beaucoup plus pacifiques, et réunis en un certam nombre dans chaque province ils font partie de sa gar- nison. Celle de Quan-Ham en possède vingt auxquels on fait parcourir successivement pendant-l'année diffé- rentes stations, afin de trouver facilement la grande quantité de pâturages nécessaire à leur nourriture. Un pareil voisinage est redouté des habitants, dont ces animaux privilégiés dévastent souvent les propriétés, et dont les réclamations ne seraïent pas plus écoutées que ne le sont en Europe celles des fermiers dont les champs avoisinent les parcs royaux. Les écuries, du moins celle que je visitai auprès de Tourane, n’ont rien de cette magnificence dont parlent les histo- riens orientaux. C’est un immense hangar d’une grande hauteur, entouré de gros murs: de terre, et coùvert avec des feuilles de bananier : de l'un et de l’autre côté, je comptai dix compartiments que séparent entre eux de fortes poutres disposées à peu près comme dans nos écuries d'Europe, et dans chacun desquels le ter- rain forme un talus dont le sommet se termine par un renflement qui sert à l'animal pour reposer sa tête quand il est couché, et de point d'appui pour se relever, ce qu'il ne parviendrait pas à faire sans cette précaution, car, outre la difficulté qu'éprouve la bête à se remettre sur ses jambes, elle porte au cou une forte chaîne de fer fixée à un énorme poteau enfoncé profondément dans la terre. Je n'ai remarqué dans l'édifice ni gran- deur ni propreté; en dedans le sol était raboteux et aussi sale que les murs, sur lesquels on voyait les traces des pluies ; en dehors une mare infecte recevait les immon- 298 VOYAGE dices que plusieurs tranchées profondes y conduisaient. Tous les environs me parurent dévastés, les arbres dé- pouillés de leur feuillage et les champs de ia verdure; du reste, les-habitants soumis passivement à ce fléau, semblaient ne redouter que fort peu leurs voisins, dont sans doute ils avaient souvent éprouvé la douceur. Ce- pendant cette dernière qualité s'accorde mal avec un genre de fonction réservé par la coutume aux éléphants, qui s'en acquittent le plus souvent avec une répugnance marquée; il faut que les cornacs les excitent pour qu'ils brisent avec leur trompe ou écrasent sous leurs pieds les malheureux condamnés à ce supplice destiné aux meurtriers obscurs et principalement aux femmes, dont souvent les cris et les supplications attendrissent le compatissant animal. Les seuls éléphants mâles sont appelés à remplir dans les deux capitales du royaume un rôle plus con- (orme à leur force et surtout à leur courage. On les fait combattre contre de grands tigres sauvages, dans le vaste cirque construit, depuis peu d'années, au milieu de Hué-Fou. Le roi, entouré de toute la cour, assiste à ce spectacle : devant lui et dans l'arène se üient son bel éléphant blanc qu'avant d’être souve- rain il nourrissäit de sa main, et qui maintenant encore vient chaque matin faire ses génuflexions devant lui. Le superbe animal , objet de la vénération du peuple, semble: orgueilleux de la faveur dont il jouit; il est fier de or qui couvre ses défenses dont un acier brillant arme les extrémités, et des housses superbes sur Lésauellés son cornac est assis. Plus loin les élé- DE LA FAVORITE. 299 phants de la province rangés sur une seule ligne et excités par les acclamations de la foule, attendent impatiéemment le signal du combat : à l'autre extré- mité du cirque paraît leur féroce adversaire, dont une prudence peut-être injuste a raccourci les terribles grilles et limé les dents; une grosse corde fort longue , attachée à la partie postérieure de son corps et fixée à un poteau par l'autre bout, l'empêche de se précipiter sur les spectateurs ou de fuir ses rivaux. Ceux-ci vien- nent successivement le combattre; les cris, la fureur de Féléphant irrité par les blessures et par son aver- sion naturelle pour le tigre, les bonds prodigieux, les affreux hurlements de la bête sauvage réduite à une ré- sistance désespérée, offrent un spectacle effrayant. Enfin le tigre succombe dans ce combat inégal, mais non sans vengeance, et il expire déchiré par les défenses de ses implacables ennemis qui foulent avec fureur son ca- davre sous leurs pieds. Au milieu d'une de ces luttes itiniitéé 6 tigre étant parvenu à rompre sa corde, menaçait de tourner sa rage contre les assistants. Les éléphants étonnés par les cris de la multitude qui fuyait de tous les côtés, re- fusaient d'attaquer l'ennemi, intimidé lui-même et ne profitant pas de sa liberté. Le moment était critique: sur-un signe du roi, le superbe favori court au tigre . l'attaque avec courage, le met à mort après un combat acharné, et revient fièrement recevoir les caresses de son maître au milieu des 2646 applaüéisements des spectateurs. L'horreur que le tigre inspire à l'éléphant est behies 300 VOYAGE ment mise à profit pour habituer ce dernier à l'explo- sion de l'artillerie ; une petite pièce de canon est cachée sous la peau de la bête féroce empaillée, dont l'énorme gueule vomit à grand bruit du feu et de la fumée au moment où le novice combattant vient l’attaquer avec fureur. Gelui-ci effrayé recule d'abord en jetant de grands cris; mais ramené plusieurs fois contre l'objet de sa frayeur, il se familiarise avec l'apparence du dan- ger et finit par déchirer le mannequin. Ces tigres de la grande espèce sont tirés des forêts qui couvrent les flancs des montagnes du Laos, d'où ils descendent par bandes dans la plaine pour dévorer les bestiaux. Les ravages qu'ils causent ont été parfois si grands que le roi, assez indifférent d'ordinaire aux intérêts de ses sujets, accorde à présent une récompense de quinze piastres (77 francs) par tête de tigre, et une somme beaucoup plus forte quand l'animal est amené vivant pour paraître dans le cirque contre les éléphants, ou pour combattre les criminels, genre de supplice bar- bare imité peut-être de ces peuples anciens dont on nous vante tant les gouvernements et les mœurs. La manière de prendre cet animal redoutable est assez ingénieuse. Un passage étroit et obscur formé de bran- ches d'arbres, mène à une cage au milieu de laquelle est attachée une chèvre. Aux cris de la victime le tigre se précipite vers elle et franchit la porte, qui n'étant retenue que par un faible obstacle, se ferme der- rière lui et le livre ainsi au pouvoir des chasseurs. Mal- gré la récompense dont une bonne partie, il est vrai, reste aux mains des mandarins chargés de la délivrer, DE LA FAVORITE. s0L le nombre des tigres diminue fort peu, et il diminue d'autant moins que les Gochinchinois paraissent les re- douter beaucoup. Gependant, comme je l'ai déjà dit, ce peuple est courageux et guerrier; la conduite qu'il a tenue dans les dernières guerres et la crainte qu'il ins- pire à ses voisins, semblent le prouver d'une manière incontestable ; mais la civilisation qui, dans la plupart des contrées d'Europe, a fait conquérir à l'homme la propriété du sol sur les bêtes sauvages, est concentrée en Cochinchine dans les villes, et entièrement étran- gère au reste de la population qui est encore aux prises avec la misère et la barbarie. Les villages sont composés d’un amas de cases construites en bois et en terre, di malpropreté dégoütante et qui mettent lêurs habitants à peine à couvert des injures de l'air. Ces demeures qui ne sont pas, comme celles des Malais, élevées sur des pieux au-dessus du sol pour être à l'abri de l'humi- dité dans un pays où il pleut continuellement pendant six mois de l’année, sont infestées d'insectes dangereux et de pets dont la rapacité cause les plus grands dom- mages. L'intérieur des cases est, divisé par des nattes, seuls produits de l'industrie des indigènes, en plusieurs pièces qui n'ont pour ustensiles de ménage que des vases de bois ou de porcelaine commune de la Chine, et pour ameublement, qu'un grabat formé par des bam- bous, et recouvert de plusieurs grossières étofles de coton. Les ornements ne sont pas plus recherchés; ils se bornent à une image représentant d'une manière in- forme les traits d’un être humain de grandeur naturelle, avec une bouche, une langue et des yeux teints en 302 VOYAGE rouge, des cheveux hérissés, une longue barbe et des moustaches noires; hideux portrait d'un mauvais génie, le même vraisemblablement que celui des Chinois, car il ressemble parfaitement à la plupart des hideuses pein- tures que j'ai remarquées à Canton. Tel est à peu près, je crois, le seul point de similitude que les Cochinchi- nois aient conservé avec leurs ancêtres les Chinois, si toutefois ils ont la même origine, et je suis forcé de con- venir qu'il y a sous beaucoup de rapports une dissem- blance complète entre les deux nations. Les sujets du cé- leste-empire ne jouissent pas, il est vrai, de la réputation d'être braves et belliqueux, mais ils sont beaux hommes, industrieux et surtout d'une grande propreté, qualités que leurs voisins ne possèdent certainement pas; car parmi tous les habitants de notre globe il n’en est pas de plus laids, de plus sales que les individus des deux sexes chez ce pauvre peuple qui semble avoir pris plaisir à se rendre repoussant. Les Cochinchinoiïs sont généralement d’une taille au- dessous de la moyenne, ils ont les membres maigres et grêles; un turban de soie noire ou de coton bleu couvre leurs têtes garnies de longs cheveux; des yeux assez grands mais rarement bien ouverts, des pom- mettes saillantes, un nez large et court, un teint cui- vré, une bouche énorme rougie par le bétel et garnie de dents noires et malpropres, composent des figures fort vilaines, mais qûi, au moins dans les classes moyennes ou inférieures, offrent quelque chose de doux et de résigné, lorsque au contraire la défiance et la fausseté empreintes sur la physionomie de la plu- DE LA FAVORITE. 305 part des mandarins leur donnent un air encore plus hideux. ” L'habillement des hommes est simple et resilide beaucoup à celui des Chinois (PI. 55): la robe, ordi- nairement de même étoffe et de même couleur que le turban, n’a pas de collet, se boutonne sur le côté gau- che et tombe plus bas que les genoux par-dessus un pantalon large qui descend jusqu'aux pieds, ordinaire- ment nus; Car il n’y a que les mandarins auxquels il soit permis de porter une chaussure, et seulement de- vant leurs égaux ou leurs inférieurs. Diraï-je, pour ter- miner ce portrait avec la même vérité, que ces vêtements qui doivent tomber de vétusté sans avoir été jamais abandonnés un seul instant avant d'être remplacés, donnent asile à des myriades d'insectes dont les femmes disputent par gourmandise aux hommes le soin toujours renaissant de les débarrasser ! Ce goût extraordinaire est commun à tous les Cochin- chinois, même à ceux du plus haut parage; et refuser à un fonctionnaire le don qu'il vous fait d’une partie de ses richesses serait commettre une grande faute dont les Européens, qui ne sont nullement disposés à par- tager un semblable festin, ont souvent eu lieu de se repentir. Le beau sexe n'est pas mieux partagé au snba et n’a rien de séduisant même pour des marins auxquels une longue réclusion a fait oublier les femmes de leur pays. La Cochinchinoise va toujours nu-tête, ou mo- mentanément coiffée d'un grand chapeau de paille, abri nécessaire contre un soleil brûlant. Ses longs cheveux 304 VOYAGE sont relevés avec peu de soin et fixés sur le derrière de la tête au moyen d'un cordon et d'une longue ai- guille de métal plus ou moins précieux. Les traits de sa figure, la forme de ses vêtements, absolument sem- blables à ceux des hommes, n'ont rien d'agréable à l'œil. Cependant la nature n'a pas tout à fait déshé- rité ces pauvres créatures des attraits qui nous plai- sent dans les femmes de presque tous les pays. Un regard doux et bienveïllant, une taille bien prise à laquelle des seins conservés avec soin et légèrement couverts achèvent de donner un air de mollesse en- trainant, enfin des pieds petits et des mains délicates : pourraient faire surmonter la sensation pénible que fait éprouver la malpropreté qui voile ces charmes, si la vue d’une bouche bordée de grosses lèvres pendantes, d’où le jus rougeâtre du bétel découle constamment, et qui laissent apercevoir jusqu'à leur racine des dents entièrement noires et souvent corrodées par le contact de la chaux, n'inspirait un invincible dégoût. Les in- dividus des deux sexes, pour donner à leurs dents cette couleur qu'ils considèrent comme une grande beauté, les frottent pendant plusieurs jours avec du citron; puis quand elles sont suffisamment amollies par l'acide et qu'elles ne tiennent plus que très-peu dans leurs alvéo- les, ils les noircissent au moyen de caustiques tirés de certaines plantes, assez communes dans le pays. Quels avantages les Cochinchinoiïs ainsi que la plu- part des insulaires malais retirent-ils de cette diabo- lique opération qui les condamne à mille souffrances aiguës et à une abstinence sévère durant plusieurs DE LA FAVORITE. 505 mois? Pressés de questions, ils répondent que c’est la mode et que c'est beau. Quelle autre réponse auraient faite nos mères couvertes de rouge, de mouches et de faux cheveux, et quelle autre feraient maintenant nos élégantes et même nos élégants presque étouffés dans leurs corsets? La teinte de tristesse répandue sur les physionomies des femmes de la Cochinchine, leur éloignement pour la danse et pour tous les plaisirs bruyants, ne proviennent nullement de leur position, car, du moins dans les classes moyennes, elles jouissent, surtout avant d’être mariées, d'une liberté très-étendue et exercent beau- coup d'influence sur l’autre sexe, qu'elles surpassent en aptitude pour les affaires et le commerce ; aussi sont-elles ordinairement, dit-on, maîtresses au logis. De leur côté les hommes déploient dans les travaux des champs une intelligence qui prouve que ce peuple bien gouverné marcherait à grands pas dans la carrière de l'industrie. J'ai admiré souvent l'adresse avec laquelle les pauvres cultivateurs ménagent l'irrigation de leurs rizières, le soin avec lequel ils élèvent et entretiennent une multitude de petites digues pour contenir les eaux, enfin leur per- sévérance dans les fatigues qu'exigent les cultures au milieu de plaines inondées. La douceur de caractère du Cochinchinois paraît encore dans les soins qu'il prend des buffles compagnons de ses travaux; jamais il ne les maltraite, et l'animal, logé auprès de son maître, montre pour lui une affection qui développe son instinct d'une manière étonnante et double son utilité. LS 11. Li 506 ; VOYAGE La Cochinchine étant située sur les bords de la mer qui offre aux habitants une nourriture ‘abondante, aurait une population d'autant plus nombreuse, si les enfants ne mouraient par milliers de la petite vérole, que l'émigration est défendue sous des peines très- sévères. Je faisais observer à un mandarin le grand nombre de ces petits êtres. «Il y en a beaucoup sans «doute, mais il en mourra une partie quand il fera «chaud,» me répondit le fonctionnaire avec autant de sang-froid que s'il eût parlé de la pluie où du beau temps. Il y a peu d'années qu’un missionnaire introduisit la vaccine en Cochinchine, les expériences eurent un plein succès; mais le roi, après avoir fait vacciner ses enfants et quelques-uns de ses parents, défendit au bon prêtre de répandre davantage ses bienfaits. Quelles raisons purent déterminer ce souverain à repousser lheureux moyen de préserver ses sujets d’une affreusé maladie? La crainte sans doute que la masse des habitants n’aug- mentât trop et ne devint plus difficile à gouverner, ou peut-être encore cet égoisme qui paraît inhérent aux ins- titutions dé peuples de l'Asie, et dont on pourrait re- trouverdes traces dans celles de plusieurs autres parties de l'ancien monde : c'est lui qui porteles rangs élevés de la populition de ces contrées à considérer le trop grand aceloissament dès classes inférieures comme ne ent si souvent comme une conséquence néces- saire de la marche de la nature, ” moins fière que DE LA FAVORITE 507 entre la race humaine et les différentes espèces d’ani- maux, l'empêche également de trop se multiplier et de dépasser ainsi les bornes que, use sa sagesse, elle lui a fixées. Une très-grande sobriété met le Gobisichinoté à l'abri de la plupart des maladies suites ordinaires de l'intempéranee : l'usage de l'opium lui est à peu près in- connu; il mange fort peu, ne se nourrit que de poisson, de riz, d’ignames, de pistaches et d’une espèce de pois très-petits mais assez bons. Les habitants moins pau- vres joignent à ces aliments bien simples, du porc qui ne paraît que dans les grands repas, et des canards dont ils élèvent une prodigieuse quantité sans employer de moyens artificiels pour leur multiplication; mais ils partagent l’aversion des Chinois et de la majeure partie des insulaires du grand archipel d'Asie contre les poules, dont cependant ils conservent l'espèce pour avoir des œufs, que, par un goût bien extraordinaire , ils préfèrent couvés ou fermentés. Hs ne mangent pas les bœufs ni les autres grands quadrupèdes domestiques, dont les peaux forment cependant une branche considérable de commerce avec Émouy, et ils laissent multiplier paisi- blement les chiens et les chats, pour lesquels leurs voisins montrent un goût si décidé. Les vaches ne ser- vent qu'à la reproduction, et leur lait inspire aux mdi- gènes une répugnance à laquelle, je crois, la supers- tition a quelque-part, car, malgré des offres les lus séduisantes;-noûs n'avons jamais pu en obtenir p dant nôtre relâche: à Tourane. D'où peut provenir nt qu'éprouve ce peuple-pour le lait de ses 20: W 508 VOYAGE troupeaux et pour la chair de plusieurs animaux qui, partout ailleurs, servent à la nourriture de l'homme, lorsque au contraire le corps de l'éléphant tué par les chasseurs est partagé entre plusieurs villages et devient la cause de nombreux festins? Malgré toutes mes re- cherches, je n’ai rien appris de satisfaisant à ce sujet. Le Cochinchinois est naturellement triste, ne danse pas et ne chante jamais; il n’est ni bruyant ni verbeux dans la conversation, à laquelle une espèce de cadence dans le langage, un accent qui semble venir du nez, donnent quelque chose de monotone et de désagréable pour loreille d’un étranger, Cependant à l'époque où commence l'année cochinchinaise, ce qui arrive alter- nativement après la douzième ou la treizième lune, cette population si paisible et qui semble végéter, se réveille pour ainsi dire; tous les travaux sont suspendus; les amis, les parents se rassemblent ; la plus misérable case prend un air de fête; chaque famille tue son cochon, ses canards, et dévore dans le court espace de trois jours les économies de toute l'année; la tempérance ordinaire est mise de côté, et les hommes passent les nuits à boire une liqueur semblable au camchou des Chinois, mais qu'ils mêlent avec de leau-de-vie appelée rack, dont. la saveur est désagréable et l'ivresse presque mortelle pour les Européens. Cette solennité, ces jours d’intempérance ne -sont tant pas tout à fait les seules circonstances où les inchinois semblent oublier leur tristesse accoutu- mée et le ; joug de fer qui pèse sur eux. Les mariages et surtout les enterrements sont encore des occasions-de DE LA FAVORITE. 309 longs repas, que la présence des mandarins, convives de rigueur, n'empêche pas d’être souvent accompagnés de débauches qui durent toute la nuit. En langage cochinchinois, ces réunions sont dési- gnées par une expression qui veut dire faire un cochon, en l'honneur sans doute de la principale pièce du festin. Les indigènes du Tsiampa ne diffèrent que très- peu du reste de la population du royaume, avec la- quelle ils sont mêlés depuis fort longtemps. Cepen- dant, soit que le voisinage des peuples malais et des établissements européens sur les îles de la Sonde ou dans le détroit de Malaca leur ait fait faire de plus grands progrès en civilisation , soit que leur patrie, dont les dernières guerres civiles n'ont point troublé le repos intérieur, ait beaucoup profité du gouvernement sage et éclairé du dernier souverain, les indigènes de cette province sont plus industrieux et un peu moins mal- propres que les Cochinchinois. H est vrai que leur pays n'est pas aussi montueux que l'autre partie du royaume, et qu'il s'étend davantage en largeur à mesure qu'il s’a- vance vers le S. Les villages sont plus considérables, mieux bâtis, et liés entre eux par des communications + plus faciles. Les plaines, qu'entrecoupent de nombreuses rivières, produisent une immense quantité de riz, prin- cipale richesse de la contrée; les forêts fournissent du bois d’aloès, de la gomme-gutte et des bois de cons- truction aussi es que : teck de l'Inde. Toutes ces différentes p tées à Saï-Gong, chef-lieu de la province et centre dun grand commerce que les Chinois, seuls étrangers auxquels la jalouse défiance du le à Re 2 510 VOYAGE roi permet d'habiter ses possessions, tiennent presque entièrement entre leurs mains. Cette capitale est bien bâtie, ornée de plusieurs beaux monuments, et ren- ferme dans ses fortifications une armée considérable et bien exercée, de nombreux éléphants de guerre, enfin un arsenal maritime qui contient la flotte de galères toujours prête à prendre la mer pour attaquer ou repousser l'ennemi, et pour protéger les caboteurs dont le port est rempli. Tout cela est l'ouvrage du vice-roi Tacoun, eunuque de naissance, homme sage, prudent, beaucoup plus éclairé que la plupart de ses compatriotes, aimant les Européens et surtout les Fran- çais avec lesquels il a longtemps combattu pour re- mettre sur le trône le roi Gya-Long, dont il était l'ami et le meilleur général. Ce prince avait une si haute opinion de lui, qu'il déclara par une loi que « Tacoun « était trop vertueux pour pouvoir jamais devenir «coupable. » Le vieux guerrier a justifié cette noble confiance ; quoiqu'il soit adoré du peuple aussi bien que de l'armée, et plus puissant peu -être que son donne sa position, qu'en fa eur de la jus grandeur de sa patrie. Mais ue Tacoun- est très-âgé, et avant peu d’ années sa mort, en délivrant le souverain de la chinchine dust sujet trop puissant pour ne pas être craint et par conséquent haï, fera tomber le gouvernement du Tsiampa aux mains de quelque obscur favori, et cette province si belle main- tenant verra disparaître rapidement sa prospérité. Le Camboge , qui occupe une des extrémités les plus LS DE LA FAVORITE. 511 méridionales de l'Asie, forme la frontière S. du Tsiampa, et s'étend l’espace de soixante lieues le long de la côte S. E. du golfe de Siam. Les habitants de ce royaume étaient trop pacifiques pour résister à des voisins belliqueux; aussi sont-ils tributaires des Cochinchinoïs, plus braves qu'eux sans doute, mais moins industrieux. Leur pays est très-plat; une multitude de ruisseaux répandent la fertilité dans des plaines parfaitement cultivées, qui produisent en abondance du riz, de la cannelle, de la gomme-gutte, du cardamome très-estimé, ainsi que plusieurs plantes médicinales de grand prix, enfin du coton qui, trans- formé en étofles grossières, est vendu dans les pays environnants. Le Cambogien est d'une haute taille, et fortement constitué ; ses traits n'ont rien de repoussant; et tel est le caractère: doux et timide de cette nation, que mal- gré l'attachement qu +: + ss à son roi, elle n'a pas tenté une seule: fois de se Pouer #e joug de la cour de Hué-Fou. h rai que pour tomber sous la dépendar L di celle de Siam, , qui probablement au- rait dé] la conqu cette riche contrée, sans Ja crainte que lui i t les Cochinchinois. Non-seulement la - a donné au Camboge un sol fertile que couvrent de riches r moissons et des pro- ductions très-variées, mais encore elle l'a pourvu d'un bon port qui lui permet de les exporter par mer. En effet, ce royaume possède la rivière de Cambosa, dont l'embouchure, située quinze lieues au S. de Sai-Gong, offre aux plus grands navires un bon mouillage, d'aw 512 VOYAGE tant plus précieux qu'à l'exception du petit port de Cancao, sur le golfe de Siam, et dans lequel les cabo- teurs peuvent seuls pénétrer, toute la côte de Camboge, depuis ce port jusqu'à l'entrée du fleuve qui conduit à la capitale du Tsiampa, est basse, inondée, très-difficile à apercevoir, et bordée de bancs dangereux pour les bâtiments, auxquels une mer très-grosse, des brises pres- que toujours fortes et un ciel sombre font redouter ces parages pendant l'une et l'autre mousson. Le premier abri que les navigateurs trouvent sur la côte de Cochinchine, en remontant de la rivière de Cambosa vers le N., est donc Saï-Gong, que des terres d'alluvion séparent de la mer. Pour y entrer, le cap Saint-Jacques, terre haute et avancée, sert de point de reconnaissance aux pilotes du pays, qui sont toujours en station, par l'ordre du vice-roi, sur l'île de Poulo- Condor, que les grands navires doivent prudemment reconnaître avant d'approcher du continent. Un peu plus au N., par 10° de latitude, commence la longue suite de beaux ports et de bons mouillages que possède la Cochinchine. I n'est pas de pays au monde que la nature ait plus favorisé sous le rapport de la navigation : partout des pointes ou des côtes élevées forment des baies parfaitement abritées contre tous les vents; mais ces avantages si précieux sont restés inutiles jusqu'ici aux bâtiments européens, qui n’en profitent que très-peu, et seulement à la suite des mauvais temps. Cependant ces côtes sont couvertes d’une grande quantité de villages, où relâchent les nombreux bateaux qui vont d'une capitale à l'autre, suivant la direction des moussons. “hui. DE LA FAVORITE. 515 Parmi ces caboteurs, les uns chargent du sel dans les vastes salines qui entourent le cap Pandaran; les autres échangent le riz, les toiles de coton du Tsiampa et du Camboge, contre le sucre, les bois de construc- tion, les étofles de soie des provinces du N., et les marchandises européennes ou chinoises, apportées à Tourane et à Faï-Fou. Mais c'est principalement en mars que la navigation est le plus animée sur ces rivages : alors la mousson de N. E. ayant perdu de sa violence, laisse la mer plus tranquille et permet aux beaux temps de reparaître peu à peu; une foule de pêcheurs s'élancent au large pour aller prendre possession des nombreux rochers qui furent pendant longtemps effroi de nos navigateurs, et qui maintenant encore, quoiqu'ils soient mieux connus, assistent à bien des naufrages. Ces em- barcations, à peine pontées, dont la plupart ont jusqu'à cinquante pieds de long, sont construites grossièrement ; souvent une espèce de treillis d’osier très-serré, et en- duit de plusieurs couches de résine mêlée avec de la chaux, en forme seulement la carène; le rotin ‘rem- place les clous pour joindre les bordages, et des voiles de nattes font ployer les mâts de bambous. On voit pourtant qu'une longue expérience, que cette indus- trie qui, chez tous les peuples, a précédé les arts et leur sert souvent de guide, ont présidé à la construc- tion des bateaux cochinchinois, auxquels leurs extré- mités pointues et relevées, ainsi que l'énorme balan- cier qui les soutient de chaque côté, permettent de braver les grosses mers, sur lesquelles, emportés par trois voiles en pointe et parfaitement taillées, ils re- 314 VOYAGE montent avec une étonnante rapidité contre le vent. Cest en vain que j'ai cherché chez les pêcheurs cochinchinois cette propreté, cet air d’aisance et de santé qui mavaient tant charmé dans les équipages des bateaux dont les côtes de la Chine sont pour ainsi dire peuplées. Ici des corps maigres et fatigués couverts de haillons dégoûtants, annonçaient la misère et l’ab- jection : je ne retrouvais pas dans ces yeux ternes, sur ces physionomies lâchement résignées, ce regard assuré , cet air de hardiesse, cette mobilité d'imagina- tion, caractère distinctif du marin; et cependant, à l'empressement que ces malheureux mettaient à s'éloi- gner pour quelques mois des côtes de leur patrie, on voyait que leurs cœurs n'étaient point fermés entière- ment à l'amour de la liberté, En effet, les privations auxquelles ils sont soumis pendant plusieurs mois de l'année sur des récifs, ou sur de petites îles désertes, arides et dépourvues d’eau douce, doivent leur paraître, quelque cruelles qu’elles soient, moins dures que les vexations des mandarins; mais il faudra au mois de juin, quand la mousson de S. O. ramènera les mauvais temps, revenir encore sous le joug, et livrer à des tyrans subalternes la plus grande partie du fruit de longs et dangereux travaux, | ; La quantité de poisson salé et d'holothuries que ces pêcheurs rapportent en Cochinchine est très -considé- rable, et forme une branche lucrative de commerce dont les revenus ne sont pourtant pas supérieurs à ceux que la pêche journalière , à laquelle la plupart des “ habitants-doivent leur subsistance, donne au roi et prin- DE LA FAVORITE. 515 cipalement aux mandarins, qui, après avoir prélevé les droits imposés sur chaque bateau, s'emparent de ce qu'il y a de meilleur dans le chargement. En remontant toujours au N. et inclinant un peu vers lO., nous trouverons d’abord les ports de Quin- Hone et de Niatrang, villes fortifiées, ayant une garni- son et des galères sous les ordres de mandarins que l'on peut appeler à juste titre le fléau de la population des côtes; puis Faï-Fou, dont nous avons déjà parlé, avec son bon mouillage, que forme un groupe d'îles dont plusiéurs sont habitées; enfin nous arriverons, à quinze lieues environ de la capitale, dans la baie de Tourane, seul point du royaume ouvert aux navires européens , et par laquelle se termine la longue chaîne d'excellents ports qui tôt ou tard attireront l'attention des puissances de l'Europe, leurs armes et leurs pavillons. Les nombreuses embarcations appartenant à tous ces ports doivent employer, comme on voit, beaucoup de matelots; et si l'on fait attention que le transport des voyageurs et des marchandises se fait presque exclu- sivement par mer sur une foule de caboteurs, on ne sera plus étonné de la facilité avec laquelle Gya-Long était parvenu à faire combattre les Cochinchinois sur terre et sur mer avec une égale supériorité. Tel est le royaume que ce prince avait arraché, après de longues guerres, aux Tunquinois, puissamment se- condé , dans cette lutte, par ses fidèles sujets et surtout par l'évêque Dadran, missionnaire français auquel il avait confié l'éducation de son fils aîné, qui par ses belles qualités donnait les espérances les plus brillantes. L 1 516 VOYAGE Ge fut ce missionnaire qui détermina Gya-Long à en- voyer ce Jeune prince en France, pour solliciter des secours auprès du gouvernement de ce pays. L’héritier du trône parut en eflet, accompagné de son mentor, à la cour de Louis XVI en 1789, et signa un traité par lequel la France s'engageait, moyennant une cession de territoire et des avantages pour son commerce, à fournir au roi de la Cochinchine, alors seulement maître du Tsiampa, des troupes et des vaisseaux pour reconquérir son royaume. Ensuite le négociateur retourna dans sa patrie, accompagné de plusieurs officiers français, qui eurent une grande part aux succès de Gya-Long. La ré- volution, qui bientôt après éclata en France, empêcha les deux parties de remplir toutes les conditions du traité. Pendant la guerre, qui recommencça avec ‘une nou- velle violence peu de temps après le retour du jeune prince à Saï-Gong, l’infatigable évêque Dadran rendit les plus grands services. Excités par lui, les chrétiens, très- nombreux dans le Tsiampa, prirent les armes et com- battirent pour leur roi avec un courage et une persévé- rance admirables; ceux des provinces envahies vinrent augmenter l'armée à mesure que les Tunquinois furent repoussés vers le N. Le digne missionnaire, qu’une étroite amitié liait avec Tacoun , quoique celui-ci n'eût pas voulu abandonner la religion de ses pères, à laquelle le fils de son maître était aussi, dit-on, resté fidèle, as- Sura aux Français une grande influence dans le conseil des mandarins. L'évêque Dadran conserva longtemps auprès du roi de la Cochinchine , devenu paisible possesseur de son DE LA FAVORITE. 217 royaume, la considération que méritaient ses longs et importants services. Les chrétiens, dont le nombre avait considérablement augmenté, furent récompensés et jouirent du libre exercice de leur religion. Nos mar- chands obtinrent de grands priviléges, et si la France avait su profiter des circonstances, elle pouvait non- seulement s'assurer le monopole du commerce de ces contrées, mais encore obtenir la presqu'ile de Tou- rane, dont la cession formait une des clauses du traité de 1789. Des fautes sans nombre, un incroyable oubli des convenances affaiblirent de si favorables disposi- tions, et l’occasion fut perdue pour toujours. Une lettre de Louis XVIIT, accompagnée de présents peu dignes de la grande nation qui les donnait, fut portée au roi de la Cochinchine par le capitaine d'un . bâtiment marchand que le commerce du sucre attirait dans ce pays. Aussi lorsque plus tard, après l'avénement du nouveau souverain , nos frégates et même plusieurs bâtiments de guerre réunis ont visité la Cochinchine, les chefs d'expédition ont été tenus éloignés de la capi- tale, et les lettres dont ils étaient chargés par le ministre des relations extérieures en France sont restées sans réponse. L'évêque Dadran n'eut pas la douleur de voir ainsi détruites les espérances qu'il avait conçues pour l'avan- tage de son ancienne patrie; la triste fin de son élève, qui était mort d'une cruelle maladie, hâta la sienne. Il termina sa carrière en 1817, dans un âge très-avancé, universellement regretté des Cochinchinoïs, et surtout de Gya- Long, dont la reconnaissance lui éleva un ma- 318 VOYAGE gnifique tombeau, qui est le monument le plus curieux de la ville de Hué-Fou. Bientôt les événements firent sentir aux deux jeunes fils que l'héritier du trône avait laissés en mourant, combien ils devaient déplorer la perte de l us: Dadran ; leur protecteur et leur soutien. Le vieux roi, constamment préoccupé du désir d’ef- facer les traces des guerres civiles et du soin de contenir le caractère belliqueux de ses sujets, crut assurer la paix et la tranquillité du royaume en nommant pour son suceesseur au trône, à l'exclusion du légitime héritier, le second. de ses fils, nommé Migues-Man, né d'une concubine, jeune prince adonné aux sciences, et qui a composé en chinois, seule langue dans laquelle écri- vent les habitants de la Cochinchine, plusieurs ouvrages dont les’ mandarins lettrés font, à ce qu'on prétend: très-grand cas. :: à - Cette résolution, contraire aux coutumes suivies jus- qu'alors, trouva une grande opposition dans le conseil, surtout parmi les anciens mandarins de guerre, qui connaissaient le naturel vindicatif et tyrannique du futur souverain, et portaient de l'attachement aux en- fants du prince que si souvent ils avaient vu combattre au milieu d'eux. Cette opposition, qui du reste fut inu- tile, ‘alla si loin, qu'un des principaux:officiers de la couronne ayäntdônné son opinion avec une noble fran- chise qui déplut au roi, la renouvela par écrit et s'em- poisonna. En 819 Migues-Man monta sur le trône; et nai en peu de temps les craintes que son caractère avait Nu # D à: 4 Pa. æ "” DE LA FAVORITE. 319 inspirées : tous les mandarins anciens compagnons de son père, dont ils avaient partagé la mauvaise fortune , tombèrent en disgrâce; les Français que le temps et la guerre avaient épargnés eurent le même sort, et re- tournèrent dans leur patrie (10): ils furent remplacés par des hommes sans talents, sans importance, ins- truments faciles à briser et toujours disposés à obéir aveuglément aux caprices du maître. Les chrétiens, soupçonnés peut-être avec raison d'être peu favorables au nouvel ordre de choses, éprouvèrent des persé- cutions, et les missionnaires, après avoir été éloignés du royaume sous différents prétextes, nepurent plus y rentrer. Les sages institutions établies sous: le règne précédent et favorables au peuple, tombèrent. en dé: suétude ; les magasins destinés dans chaque grand _ village à recevoir, dans les années d'abondance, le riz _ nécessaire pour nourrir les classes inférieures, pendant heresse, furent en- les famines qu'amène souvent levés à leur destination ; et les appro sortirent que pour être échanges : avec d'énormes gains, contre le sucre des pauvres cultivateurs, dont les ré- coltes tombèrent entre les mains du prince, devenu ainsi le seul possesseur de la principale branche de commerce qui attire les Européens dans ses États. Les droits aussi forts qu'arbitraires qui les marchands étrangers durent payer, servirent à augmenter encore les immenses trésors que l'avarice du souverain amasse dans un lieu retiré du palais, qui, dit-on, renferme | plus de quarante-cinq millions de franes, auxquels viennent se joindre annuellement les produits des ri- 320 VOYAGE ches mines d'or et d’argent du Tunquin. L'étain, que fournit également cette dernière province, transformé en monnaie, les revenus des terres de la couronne, cultivées par les milices, enfin les impôts perçus sur les propriétés particulières, payent non - seulement toutes les dépenses du gouvernement, mais encore les dispen- dieuses fantaisies d'un despote capricieux. Arrivé au pouvoir contre les vœux de la plupart de ses princi- paux sujets, le prince, en suivant une pareille route, n'a pas dû diminuer le nombre des mécontents; il est en eflet considérable et augmente encore chaque jour : la plupart se retirent dans le Tsiampa, auprès du vice-roi, protecteur déclaré des chrétiens. La haine du peuple, l'esprit inquiet des Tunquinois, le peu de confiance que lui inspirent sa garde et sa cour, forcent ce malheureux prince à se tenir renfermé au fond de son palais, véritable citadelle toujours munie de deux ans de vivres, et dans laquelle il fait tenir, à ce qu'on prétend, des éléphants toujours prêts pour le trans- porter à la première alarme, avec ses trésors, dans les montagnes voisines ; et la crainte d'être poursuivi dans sa fuite l'a décidé même à faire venir de Calcutta un cheval anglais de grande taille, qui pût dépasser à la course les chevaux les plus vites du pays. Le bâtimeut cochinchinois chargé de cette intéres- sante mission fut forcé, par la mousson contraire, d'en- trer dans le port de Sai-Gong, et le voyage du précieux animal devint pour les habitants le sujet d'innombra- bles vexations : on le mit dans une énorme cage, et l'on établit, à des distances très-rapprochées, des relais DE LA FAVORITE. 321 de cent hommes, pour le porter jusqu à Hué-Fou, à travers un pays difficile et montagneux. Un aussi fat- gant trajet ne dut pas rétablir la santé de l'illustre voya- eur, qu'une longue traversée par mer avait déjà mis en assez mauvais état; aussi n'avait-il que la peau sur les os quand il arriva auprès du roi, qui en le voyant fut d'abord grandement désappointé, mais eut, quelques mois après, la satisfaction de voir son coursier, auquel les forces étaient entièrement revenues, laisser loin derrière lui dans sa course les chevaux et les éléphants. Cependant jusqu'ici rien n'a justifié ces précautions , et même la fortune semble vouloir afflermir de plus en plus le trône du roi de la Gochinchine : car non-seu- lement une formidable révolte des Tunquinois a été heureusement réprimée par les troupes, sous les ordres du vieux Tacoun, que le danger imminent avait fait ap- peler, mais des ennemis bien plus à craindre encore ont consommé eux-mêmes leur : ruine. Les deux jeunes princes petits - fils du précédent roi, et légitimes héritiers de la couronne, étaient le centre autour duquel se ralliaient tous les mécontents : l'ainé mourut d'une maladie de 4 ar, suite de ses débauches; bientôt après, son frère, aceusé et convaincu d'intimités criminelles avec sa propre mère, fut con- damné à une prison perpétuelle ainsi qu'à la perte de 1 son rang et de ses honneurs; sa complice, enfermée dans une étroite cage de fer et plongée dans la rivière, expira sous les yeux de toute la population de Hué-Fou. La même solennité avait été mise dans le procès et le jugement, auxquels assista en personne le vice-roi du 2 1 Lu 3522 VOYAGE Tsiampa, que les Cochinchinoïis considèrent généra- lement comme: Je protecteur de cette famille infortunée. C'est ainsi que “de souverain actuel a été débarrassé de deux compétiteurs dangereux; mais aux soucis que lui donnent toujours des sujets remuants et dont il redoute avec raison les entreprises, vient se joindre une cause d'inquiétudes plus alarmante encore : je veux parler du système d’envahissement que les Anglais suivent sans interruption dans cette partie du monde, et qui fera tomber en leur pouvoir les principaux points mari- times de la Cochinchine, quand ils le jugeront utile à leur politique ou à leurs intérêts. En effet, le maître de Hué - Fou, auquel les succès des Anglais dans leurs guerres contre les Birmans ont inspiré autant de frayeur qu'à ses voisins, a vu depuis cette époque ces redoutables ennemis s'approcher cha- que année davantage de ses possessions, que mainte- nant ils pressent pour ainsi dire par les deux extrémités : au N., ils sont, comme nous l’ayons déjà dit, sur le point de s'établir militairement à l'embouchure du Tigre, d’où leurs flottes domineront sur toutes les côtes environnantes; au S., le royaume de Siam, voisin du Tsiampa, et entièrement soumis à l'influence de Sin- capour, est pour l'Angleterre un allié dont elle dirige la politique à son gré. Déjà, en 1829, la mésintelligence a été poussée très-loin entre la cour de Hué-Fou et célle de Siam, dont les sujets avaient égorgé sur les frontières du Camboge un mandarin cochinchinois avec toute sa suite : un semblable attentat, dont la réparation a été aussi tardive qu'imparfaite, aurait, dans d'autres DE LA FAVORITE. 325 circonstances, amené une guerre terrible; mais le roi de la Cochinchine est arrêté dans ses-projets de ven- geance contre un ennemi trop faible pour lui résister, par la crainte de fournir aux maîtres de Sincapour un prétexte d'offrir leur médiation, qui deviendrait bientôt également fatale aux deux parties. L'état politique du royaume est donc aussi critique à l'extérieur que peu rassurant à l'intérieur, et doit cau- ser au souverain des craintes très-vives , qui ont peut- être influé sur son caractère et sur sa manière de gou- verner. En effet, ce prince, qui paraît insensible aux souffrances de son peuple, dur envers les mandarins, et sans cesse occupé du soin d'augmenter ses richesses, est, dit-on, affable et bon au sein de sa famille, aime à s'instruire, se fait traduire par un missionnaire fran- çais nos ouvrages de sciences, et possède même quel- ques connaissances en géographie. Avant d'arriver au trône, il a donné plusieurs fois des preuves d'une grande intrépidité : un jour il monta sur son éléphant favori, et s'exposa au danger le plus imminent, pour sauver la vie d'un de ses officiers, qui était sur le point d’être dévoré par un tigre monstrueux; enfin, juste admirateur du courage et du dévouement, jusque dans les derniers de’ses sujets, il fit colonel un simple soldat qui avait attaqué corps à corps et tué un tigre au moment où l'animal furieux, échappé du cirque, faisait fuir la mul- titude devant lui. Le roi aime la justice et punit avec une grande sévé- rité les plus légères prévarications; mais renfermé dans son palais et entouré de mandarins intéressés à lui ca- A2: 324 _ VOYAGE cher la vérité, peut-être ignore-t-il, eomme la plupart des souverains d'Asie, les vexations sous le poids des- quelles ses sujets gémissent ; car il faut convenir que tous les détails du gouvernement auxquels sa surveil- lance peut atteindre sont dirigés avec une activité et üne persévérance qui sembleraient justifier le choix qe son père a fait de lui pour son successeur. La marine militaire n'était encore vies il y a es années, que de grands bateaux et de galères dôné les derniers combats avaient fait sentir la faiblesse et les défauts ; l'arsenal de Hué - Fou manquait de chan- tiers, d'ouvriers et même d'une partie des matériaux les plus nécessaires pour construire des bâtiments sembla bles à ceux des Européens; cependant le roi voulut avoir des corvettes de guerre, et tous les obstacles furent surmontés : un navire bordelais, coulant bas, vint s'é- chouer dans la baie de Tourane; on démonta sa coque pièce à pièce; les morceaux, apportés par mer dans la capitale, furent imités parfaitement; et bientôt, sous les yeux du roi et par les soins d’un maître charpen- tier français , les ouvriers cochinchinois construisirent un beau trois -mâts, qui ne peut sans doute être com- paré à son modèle pour la grâce ni pour les instal- enr intérieures, mais qui est aussi solide et possède à peu près les mêmes qualités. Les mines de la Co- chinchine et du Tunquin avaient fourni le fer et le cuivre; les forêts donnèrent de beaux bois de cons- truction, et le Tsiampa offrit des mâtures dont les jon- ques chinoises connaissaient depuis longtemps tout le prix; enfin une plante indigène des provinces du 5. DE LA FAVORITE. 525 servit à faire des cordages qui sont aussi forts que les nôtres; mais comme ils ne prennent pas le goudron, l'humidité les détruit promptement. Un essai aussi heu- reux ne pouvait être le dernier : aussi compte-t-on main- tenant dans le port de Hué-Fou douze trois-mâts et vingt bricks, armés de canons de fer ou de bronze, mais qui sont peu redoutables entre les mains d'hommes mal dressés et commandés par des mandarins de guerre en- tièrement étrangers à la manœuvre de leurs bâtiments, dont la direction, quand ils prennent la mer, est ton- fiée à des marins européens, loués à Sincapour ou à Batavia. Cependant le roi avait eu, peu de temps avant notre passage à Tourane, la fantaisie de faire paraître dans les ports de France des navires de sa nouvelle ma- rine ; mais son amour - propre a craint, et je crois avec raison, que la vue de leurs équipages ne donnât en Europe une triste idée de la mine ainsi que de la pro- preté de ses sujets; et l'espèce de réprobation dont fut frappée dans le port de Calcutta une de ses préten- dues corvettes, dont la hideuse saleté fit craindre qu'elle n’eût la peste à bord, acheva de le détourner de son projet. Mais les marines militaires des puissances de l'Europe ont-elles eu des commencements plus brillants? Les bâtiments de guerre espagnols ou portugais sont - ils, même à présent, beaucoup mieux tenus, plus propres que ceux de la Cochinchine ? Je ne le pense pas, et ces derniers ont de plus l'avantage d'être armés par des matelots sobres, agiles, endureis à la fatigue et aux ; ”, L2 326 VOYAGE privations , et joignant le courage et la résolution à la douceur et à l'obéissance : avec le temps et de pareils éléments, la marine cochinchinoise, déja redoutée des nations voisines, pourra jouer un plus grand rôle dans ces mers. Les troupes de terre et leur armement ont égale- ment eu part à la sollicitude du prince : les dix mille hommes de garde royale sont tous uniformément ha- billés; leur costume a quelque chose qui plait dans sa bizarrerie : il est composé d’une espèce de blouse sans col et sans manches, d’étoffe de coton jaune, dont la bordure assez large et d’une couleur tranchante, sert à désigner le régiment ; ainsi que d'un pantalon, de toile bleue ou blanche, qui descend à peine au - dessous des genoux; enfin un petit chapeau de paille tressée, pointu et terminé au sommet par des plumes rouges et jaunes réunies en panache, un fusil français de mu nition, une giberne noire fermant à clef, achèvent de donner un air presque martial au soldat cochinchi- nois. (PL 54.) Mais c'est principalement sur l'arsenal que le roi semble avoir tourné ses soins : le nombre des ouvriers nationaux ou chinois a été considérablement augmenté, et les ouvrages en tout genre qui sortent de leurs mains, quoique imités pour la plupart, frappent d'éton- nement par le fini du travail. Le subrécargue d’un bâti- . ment français qui faisait depuis plusieurs années le . commerce avec la Cochinchine, avait apporté à ce prince un fusil à quatre coups et à piston, richement monté, ouvrage curieux d'un des meilleurs armuriers de Paris: DE LA FAVORITE. 527 à peine deux mois s'étaient-ils écoulés qu'un mandarin rapporta au marchand français le même fusil, avec sa copie, si parfaitement exécutée , qu'elle ne fut que dif- ficilement reconnue, Petit triomphe auquel, à ce qu'il paraît, lamour-propre du souverain tenait beaucoup. On peut conjecturer cependant que les ateliers royaux ne fabriquent les armes à feu qu'en petite quan- tité et à grands frais; car les quarante mille fusils qui sont tenus en réserve dans l'intérieur du palais ont été vendus par les négociants français, lesquels fournis- sent encore maintenant à la cour de Hué-Fou tous les objets de luxe et ce qui est nécessaire à l'armement des troupes; mais ces deux branches d'importation ont beau- coup diminué depuis qu'elles sont soumises aux ca- prices du roi, qui seul à présent leur donne quelque activité. Ç . Lorsqu'en 1815 la paix ouvrit de nouveau la route des pays éloignés à nos bâtiments de commerce, quel- ques armateurs, guidés sans doute par de bons ren- seignements, alièrent à la Cochinchine, et y furent favo- Lil é ie I hand: »] FRE g ! ÿ à n'avaient jamais paru ou étaient oubliées depuis bien longtemps dans ces contrées, dont les habitants ne commerçaient qu'avec les Chinois: mais à cette époque, le royaume commençait à éprouver l'heureuse influence de la paix et d’un bon gouvernement ; le vieux roi paya de ses trésors tout ce dont son armée, ainsi que ses arse- aux, était dépourvue; et la cour, qui depuis quel- ques années seulement avait quitté la vie des camps, voulut jouir des douceurs du luxe et d'une civilisation 328 ” VOYAGE avancée. L'honorable opinion que les mandarins français avaient donnée de leurs compatriotes, la grande in- fluence qu'ils exerçaient sur la population, firent accorder la préférence aux produits de notre industrie sur ceux des autres nations européennes, et assurèrent une pro- tection particulière à nos marchands. Aussi les expédi- tions furent heureuses et les cargaisons s'écoulèrent promptement : ces dernières étaient composées de fusils et d'effets d'équipement pour l’armée; de meubles pour les appartements; d'armes de prix; de quincaillerie; de cuivre, de fer et d'acier ouvrés; enfin d’une grande quantité de soufre pour fabriquer de la poudre, ainsi que de cent autres approvisionnements nécessaires dans les arsenaux. À tous ces différents objets, tirés de nos manufactures ou fournis par notre sol, se joignaient encore beaucoup d’étoffes communes de laine ou de coton, dont la consommation s’accrut rapidement dans les classes inférieures, trop pauvres pour payer les soieries de la Chine ou du Tunquin. En échange de leurs cargaisons, tes bâtiments fran- çais reçurent du sucre d’une qualité très-estimée pour les raffineries, et qui pourtant leur était livré à un prix d'autant plus modéré, que d'année en année les récoltes augmentaient, et en même temps la consommation des marchandises qu'elles devaient payer; l'or et principa- lement l'argent entraient pour une petite partie dans les retours, et offraient quelques avantages aux marchands. De si favorables commencements semblaient an- noncer que la France avait enfin trouvé une contrée où les produits de son industrie n'auraient point à redouter DE LA FAVORITE. 329 la concurrence de rivaux qu'elle retrouve partout ; mais cette incompréhensible fatalité qui semble présider aux destinées de notre commerce maritime, et s'attacher à toutes ses entreprises, est venue d'abord affaiblir de si belles espérances, puis les faire disparaître presque entièrement. Les nouvelles lois qui en 1825 imposèrent d'énormes droits sur les sucres de Manille, à leur entrée en France, dans l'intérêt peut-être mal entendu de nos petites co- lonies, firent sentir, comme nous l'avons déjà vu, leur effet désastreux au commerce de la Cochinchine, commerce exclusivement basé sur cette denrée : au lieu de cinq ou six navires qui arrivaient autrefois annuel- lement dans la bâie de Tourane, il n'y en paraït au- jourd’hui qu'un seul tous les deux ans; et encore l'ar- mateur, qui est forcé d'élever beaucoup le prix de ses marchandises pour compenser les pertes auxquelles il doit s'attendre, à son retour en France, sur la vente des sucres qu'il a reçus en payement, se défait difficilement de sa cargaison. Cet abandon commence à avoir des con- séquences fatales pour nos relations avec ce pays, car le roi, qui exerce, comme je l'ai déjà expliqué, une espèce de monopole sur les sucres, et qui en outre a planté de cannes une immense surface de terrain, ne sachant plus comment se défaire des produits dont ses magasins sont encombrés depuis plusieurs années, s'est décidé à envoyer ses bâtiments porter à Java, à Sincapour et même dans l'Inde des chargements de sucre qui, heu- reusement pour nos marchands, ont été mal vendus, ou échangés à grand'perte contre des diamants et d’au- 330 VOYAGE tres pierres précieuses, pour lesquelles ce prince montre depuis quelque temps un goût aussi prononcé que dis- pendieux : mais ces tentatives, que nos rivaux encoura- seront sans aucun doute, finiront par obtenir un plein succès , et les établissements anglais fourniront alors la Cochinchine des marchandises qu’elle recevait de nous auparavant. Ainsi donc la France laisse encore échap- per cette heureuse occasion de ranimer son commerce maritime , par les mêmes fautes qui depuis dix-sept an- nées de paix lui en ont fait perdre tant d'autres; fautes qu'ont fait commettre la partialité ou l'ignorance qui semblent avoir présidé jusqu'ici à la rédaction d'une foule de lois de douanes que chaque année voit mettre à exécution et l’année suivante rapporter. Un jour sans doute, et cette époque n’est peut-être pas éloignée, le commerce entre les différents peuples ne sera plus que l'échange libre des produits de leur territoire et de leur industrie; mais en attendant cette révolution, dont les résultats tendront à rapprocher les nations agricoles et les manufacturières , la France a bien des intérêts à ménager : celui de sa nombreuse population, celui de ses manufactures, celui de son » Commerce maritime, et enfin, le moins important de tous, celui de ses colonies : c'est entre ces partis Op- posés qu'est engagé dans ce moment un débat auquel les manufactures ne prennent qu'une part secondaire, et dont le commerce des sucres est le sujet intéres- Trenté millions de consommateurs attendent que le prix de cette derirée, qui est maintenant de première né- e DE LA FAVORITE. 351 cessité, soit abaissé ; quelques milliers de colons exigent au contraire que les produits de leurs habitations soient soutenus à une haute valeur; enfin notre commerce maritime expirant sollicite de l'occupation, mais en craignant d'être mis en concurrence avec des marines étrangères dont les bâtiments naviguent à beaucoup meilleur marché que les siens. Quelle que soit la solu- tion d’une aussi importante question, elle lésera sans doute bien des intérêts; mais il me semble que ceux de notre commerce extérieur doivent-et peuvent être mé- uagés. À n'envisager la question que sous ses rapports généraux, il est aisé de voir que le seul moyen de faire baisser le prix du sucre en France est de recevoir celui qui vient des pays étrangers. Mais cette mesure présente deux cas: les sucres seront-ils importés chez nous par les bâtiments étrangers concurremment avec les nôtres ? ou bien ceux-ci auront-ils seuls le droit d'y introduire cette denrée, quel que soit le pays d'où elle proviendra ? En admettant le premier cas, qu'arrivera-til? Les An- glais, et principalement les Américains, se précipite- ront dans nos ports; et telle est l'économie que ces étrangers mettent dans leurs armements et la préférence accordée dans tout le monde à leurs marchandises sur les nôtres, qu'ils pourront, malgré tous les droits dont on aura pu frapper raisonnablement les sucres apportés par eux, livrer au même prix que les armateurs natio- naux cetté denrée, prise peut-être par les uns et les autres à la même source. D'un autre côté, nos colonies, que le nouvel ordre de choses aura affranchies néces- sairement, et peut-être à leur grand regret, du monopole, 332 VOYAGE assurément fort illusoire, que la métropole exerce sur elles, vendront leurs productions aux marchands étran- gers. alors les bâtiments français, que la concurrence re- poussera des deux côtés, seront réduits à une condition pire que celle sous laquelle ils gémissent maintenant. Mais si la France, adoptant l’autre système, reçoit uniquement les sucres des Philippines et de la Cochin- chine importés par des bâtiments français, elle donnera, suivant toute apparence, de l’activité à son commerce maritime, à ses manufactures des débouchés qui pren- dront avec le temps une grande extension, et aux con- sommateurs le sucre à meilleur marché ; enfin nos co- lonies, quoiqu'elles soient sacrifiées à l'intérêt général, n'auront pas à craindre une concurrence que leur per- mettront de soutenir des droits bien balaneés et établis sur la connaissance certaine de la valeur du fret pour Manille et Tourane et du prix d'achat des sucres dans ces deux places. J'ai déjà montré, so il a été question de nos relations avec Manille, combien il était ficheux que la France eût négligé les avantages certains qu'offraient les Philippines; l'abandon dans lequel a été laissée la . Cochinchine doit aussi inspirer des regrets d'autant plus amers que des essais heureux promettaient de beaux résultats pour l'avenir, et que tout semble conspirer maintenant pour détruire même les NE que l'on aurait pu conserver. En effet les circonstances , si favorables d'abord pour nos marchands, ont beaucoup changé depuis quelques années, et nos infatigables rivaux cherchent à nous enle- DE LA FAVORITE. 333 ver un trésor dont nous n'avons pas su profiter. Depuis la fondation de Sincapour, qui, semblable à un phare élevé, projette sa clarté sur tous les pays environnants, les Anglais ont vu les avantages commerciaux que pou- vait leur offrir la Cochinchine , et dès lors ils ont cher- ché à les obtenir. Mais leurs marchands avaient à vaincre la défiance et la crainte qu'inspirent les maîtres de l'Inde aux souverains malais : aussi toutes les tentatives qu'ils firent pour s’introduire à Tourane ou à Saï-Gong furent déjouées ; les bâtiments, bien reçus en apparence, ne purent vendre leurs cargaisons et ne trouvèrent aucune production du pays à acheter. Le gouvernement de Sincapour ne fut pas dupe de ces ruses et adressa de très - vives réclamations à la cour de Hué-Fou contre la protection spéciale qu’elle accordait aux bâtiments fran- cais; ces réclamations n'ayant eu aucun résultat favo- rable, le gouverneur général du Bengale envoya en 1822 un de ses principaux officiers au souverain ac- tuel de la Cochinchine pour lui présenter une lettre et de très - beaux présents. L’Anglais débarqua à Tou- rane et fut admis dans la capitale, où il reçut un magnifique accueil; cependant, malgré ses instantes sol- licitations, il ne put voir le roi, en la présence du- quel, d'après l'usage, l'envoyé d’un souverain peut seul être admis. Les dépèches furent ouvertes par le man- darin des étrangers, qui du reste accorda, au nom de son lltre les demandes qu’elles contenaient, ex- cepté la plus importante pour les Anglais et la plus dangereuse par ses conséquences pour la cour de Hué- Fou, celle dont le but était l'admission d’un consul 354 y 7: VOYAGE britannique dans le royaume , et qui fut repoussée sous différents prétextes, dont le plus plausible était que la France avait précédemment éprouvé le même refus. Tous les résultats de l'ambassade se bornèrent à la pro- messe faite aux Anglais de n’exiger d'eux que les droits que payaient les Français : promesse dérisoire, car nos rivaux n'en reçurent pas un meilleur accueil dans les ports du royaume ; mais ce qui dut les ‘en consoler, c'est qu'elle fit perdre beaucoup à nos marchands, pour lesquels ces mêmes droits qui, jusqu'alors, avaient été assez équitablement fixés d’après le tonnage des na- vires, n'eurent plus d'autre tarif que les caprices ou les intérêts du roi et souvent des mandarins. Notre com- merce avec les habitants fut soumis à mille entraves et à des exactions sans nombre; enfin la cour de Hué- Fou englobant tous les étrangers dans sa haine contre les Anglais , et craignant par - dessus tout de donner encore lien aux plaintes du gouverneur de Sincapour, éloigne maintenant les Européens et s'oppose de tout son pouvoir à leur séjour sur le sol de la Cochinchine. Tel était, quand la Favorite parut dans la baie de Tourane, l'état peu riant de nos affaires, et que des éhenemegits ue es se venus compli- quer Au lieu du navire de e Bordeaux le Saint- Michel, dont mes instructions annonçaient la présence x un naufrage terrible comme par miracle, sséiiiaot de tout, en proie aux maladies et à toutes sortes de pri- vations, restait livré à l'insolence des autorités du pays. DE LA FAVORITE. 555 Notre arrivée changea la position de ces pauvres nau- fragés, qui trouvèrent dans les officiers et les matelots de la corvette des compatriotes et des amis, dont ils vinrent partager presque tous, pendant le reste de la campagne, l'existence aventureuse et les dangers. 1 est triste d'ajouter que, malgré les soins multipliés dont ils furent l'objet, plusieurs d’entre eux succom- bèrent aux suites des souffrances essuyées précédem- ment ou aux maladies contractées dans un pays malsain; les autres ont rivalisé de zèle et de dévouement avec leurs camarades de la Favorite, et je les ai toujours comptés parmi nos meilleurs matelots. Le consul, que le Saint-Michel apportait de France. avait subi le même sort que les autres passagers + ilétait comme eux réduit au dernier dénûment et habillé à la mode du pays. De semblables circonstances devaient être fort peu favorables au succès de son voyage, en- trepris dans le but de se faire accréditer auprès du sou- verain cochinchinois : aussi M, Chaigneau avait été ac- cueilli avec peu d'égards par le mandarin des étrangers, qui avait rejeté ses lettres de créance et ne tolérait qu'impatiemment son séjour à Tourane. Pour un gouvernement aussi défiant , aussi soup- soneux ue celui de la Cochinchine, pol Rens *: la , armée d'un à pot Ar devait être a -de vives inquiétudes; en eflet j'eus bientôt r re à démêler avec toute la diplomatie des mandarins , qui sans doute me soupçonnaient d'avoir des. re belliqueux, lorsque nous ne demandions que 356 VOYAGE du repos, un peu de liberté et surtout d'abondantes pro- visions ; ce fut justement cette dernière et bien inno- cente demande qui m'attira une multitude de tracas- series auxquelles notre départ seul put mettre un terme. J'ai déjà dit que les Cochinchinois mangent fort peu et ne vivent ordinairement que de riz et de poisson : quel dut donc être leur étonnement quand ils virent le grand nombre de bœufs, de cochons et de canards achetés chaque semaine au marché pour nourrir cent quatre-vingt-cinq Français de bon appétit! En peu de jours les villages voisins furent épuisés : il fallut avoir recours à Faïi-Fou, et cette énorme consomma- tion. persuada aux autorités que la Favorite contenait une armée. Ce bruit une fois propagé, et, suivant la coutume, exagéré encore à la cour par une suite de rapports journaliers, nos moindres démarches devinrent l’ob- jet d'un espionnage continuel; en vain nous évitions avec soin de donner le plus léger motif de plainte ou même d'inquiétude à nos surveillants, chaque jour n'en amenait pas moins de nouvelles vexations : fantôt les marchands, secrètement menacés par les manda- rins, refusaient, à leur grand regret, de nous vendre les provisions dont nous avions besoin; tantôt, sous quelque prétexte dénué de fondement, l'entrée du me: de Tourane, qui avait été interdite re sur lequel dominaient nos canons, il était suivi on à de &. F DE LA FAVORITE 557 sieurs soldats, qui parfois, devenant plus audacieux, le forçaient à revenir sur ses pas. En vain je portai des plaintes très-vives au mandarin de guerre et à son con- frère le lettré (PL 56), pauvres diables qui n'étaient ni guerriers ni savants, mais que les petits présents dont je les comblais | en secret avaient disposés en notre faveur; il est vrai que, surveillés eux-mêmes et tou- jours trémlilints: leur bonne volonté se bornait : à des promesses stériles. Enfin, après une ne attente, je reçus l'avis ofi- ciel qu'un grand mandarin favori du roi était arrivé lourane pour conférer avec moi sur les motifs de ma relâche en Cochinchine. Un vaste hangar cons: truit en bois et environné de nattes, espèce de n commune qui occupe le centre de presque tous les vil. lages cochinchinois, fut désigné pour le lieu de l'entre- vue et entouré de troupes que lon avait fait venir de plusieurs points de la province pour servir de garde d'honneur à envoyé du souverain. De mon côté, je fis mettre à terre soixante matelots en uñiforme des équipages de ligne, le casque en tête, le fusil au bras, et tous sans exception dans une brillante tenue. Ils formèrent la haie en dedans de la foule des soldats cochinchinois, depuis la maison commune jus- qu'au rivage, sur lequel je débarquai dans l'après- midi, entouré de ‘état major de la Favorite. (PI. 51.) darin fit la moitié du chemin pour ve- > moi, me présenta la main, et nous s cortéges sous le hangar, où nous trou- räipéune o echo servie sur une longue table, autour 22 358 VOYAGE | de laquelle tous les assistants prirent place ; et tandis que chacun d'eux, assis durement sur un banc de bois gros- sièrement travaillé, faisait avec beaucoup de gravité hon- neur aux confitures chinoises et au thé qu'offraient de sales domestiques, je fis connaissance avec la figure de mon diplomate, qui m'avait placé auprès de lui: ses traits étaient réguliers et composaient une physio- nomie qui, au premier coup d'œil, paraissait impas- sible et dépourvue de toute expression; mais une plus grande attention faisait découvrir dans les yeux quelque chose de faux et de rusé; quoique jeune encore, son corps maigre et fatigué n'annonçait ni la vigueur ni la santé. L’auguste personnage portait sur sa tête le bon- net de grand mandarin, espèce de calotte noire, ornée par devant d’une plaque d’or longue de plusieurs pouces, sur laquelle était écrit le nom du roi en caractères chi- nois, et garnie de chaque côté d’une aile de neuf pouces environ de hauteur, beaucoup plus large à son extré- mité qu'à sa base, et faite de gaze noire tendue sur “un fil de laiton. Une robe de soie verte brochée, sem- blable pour la forme à celle des mandarins chinois, et un pantalon de soie unie, dont le rouge éclatant faisait ressortir d'une manière peu agréable la couleur noirâtre des pieds.que des babouches semblaient conte- nir à regret, achevaient la composition de ce costume nie qui non-seulement n’avait rien d'imposant ni de gracieux, mais portait même l'empreinte d'une malpropreté que trahissaient tout à fait es parties du corps découvertes, et surtout les mains dont les ongles très-longs avaient une couleur qui inspirait plus que du * DE LA FAVORITE. 559 dégoût. (PI. 55.) Les autres grands fonctionnaires pré- sents, parmi lesquels était le gouverneur de Faï-Fou semblaient avoir cherché à faire briller, par l'excessive simplicité de leur habillement, la magnificence du fa- vori de leur souverain. Au bout de quelques instants je témoignai à l'envoyé du roi le désir que la conférence fût secrète; de son côté, il exigea l'éloignement de mes officiers : cette me- sure excita visiblement la mauvaise humeur des assis- tants cochinchinois, et principalement de la première autorité de Faï-Fou, dont l'air mécontent fit éprouver au diplomate un mouvement d’orgueil satisfait; mais ce ne fut qu'un éclair, et sa physionomie reprit mé à son impassibilité. LA Le mandarin avait conservé auprès de lui un indi- vidu négligemment vêtu, à la figure patibulaire, à la physionomie douteuse, au regard hautain et scrutateur, sans. doute un barbier du roi, car pendant la confé- rence, un seul mot de lui, dit à voix basse, changeait un instant. Son interprète était un jeune Co- chinchingh qu avait vécu plusieurs années à Bordeaux, d'où il était revenu sachant très-peu le français, mais passé maître en ruse et en friponnerie. Ce scélérat, qui fut chargé de nous espionner durant notre séjour à Tourane, empochait, très-secrètement toutefois, les présents que je lui faisais, et en échange nous rendait toutes sortes de mauvais offices auprès du souverain, dont il était l'âme damnée. Cependant, au sein de la faveur, le souvenir de la France le poursuivait : la par- eimonie de son maître, la crainte continuelle des coups gi 4 7 340 VOYAGE de rotin, lui faisaient regretter amèrement le jour où il était rentré dans sa patrie. ù De mon côté, je gardai avec moi M. Chaigneau, con- sul de France, que j'étais chargé de faire reconnaître en cette qualité, ainsi que le subrécargue du Saint-Michel, M. Borel, homme sage, prudent, de beaucoup de moyens, ayant fait plusieurs voyages à la Cochinchine, dont il connaissait parfaitement la langue, la politique et les usages. J'avais déjà acquis quelque expérience de la manière dont les mandarins chinois ou cochinchinoïis agissent dans les affaires: de leurs ruses, de leurs lenteurs cal- culées, que le caractère généralement impatient et im- périeux des Européens ne peut supporter longtemps. Ces diplomates, auprès desquels nos grands politiques sont des philanthropes et des anges de bonne foi, ont toujours conservé jusqu'à présent l'avantage dans leurs relations avec les étrangers et même avec les Anglais, qui, ainsi que nous l'avons déjà vu, ont oublié plusieurs fois, dans leurs différends avec le vice-roi de Canton, leur prudence accoutumée. La cour de Hué-Fou ne le cède en rien sous ce rap- port à celle de Pékin : même défiance, même mauvaise foi. Le grand mandarin des étrangers n'agit, ne parle que d'après les ordres secrets du roi, qui se réserve par ce moyen la faculté d'approuver ou: de désavouer les négociations de son ministre, suivant que les intérêts de sa politique le commandent; ce dernier, placé ainsi entre la crainte de se compromettre et le danger de déplaire à son souverain, auquel il est périlleux de dire | DE LA FAVORITE. 541 la vérité, et qui pourtant veut tout savoir, ne traite, au- tant qu'il le peut, les aflaires que de vive voix, ne recoit que très-rarement les lettres, n'écrit jamais et redoute par-dessus tout, de même que ses collègues, les événe- ments extraordinaires dont le bruit pourrait parvenir jusqu'au fond du palais. - J'eus donc à lutter contre une foule d'obstacles : à la ruse et à la duplicité, j'opposai la franchise et la fer- meté; mais comme la situation politique du roi de la Cochinchine envers les Anglais, situation dont j'ai parlé plus haut, était un obstacle insurmontable au succès de mes négociations, toutes les considérations que je pus mettre en avant n'eurent d'autre résultat que d'in- quiéter davantage la cour de Hué-Fou sur un danger présent, sans la décider en faveur d’une nation dont elle ignore la puissance, et qui par le fait, trop faible encore dans ces mers éloignéés, ne pourrait lui a que des secours tardifs et insuflisants. Dans les conférences ultérieures que j'eus avec d'au- tres grands mandarins, je reconnus de plus en plus chez eux une excessive crainte des Anglais, et même de tous les Européens en général : de là je conclus que si la France n’a pas l'intention de faire valoir d'anciens droîts, pour s'assurer sur les côtes de ces contrées un point militaire et commercial à la fois, propre à offrir, en temps de guerre, un abri à ses escadres, elle doit abandonner en Cochinchine ses marchands à leurs pro- pres forces, car toute apparence de protection, en ex- citant la défiance d’un prince soupçonneux, ne pourra que faire du tort à leurs relations avec les’ habitants. 342 VOYAGE L'entrevue dut se terminer assez froidement, car aucune des deux parties n'était satisfaite; cependant, . pour éloigner tout soupçon de mécontentement de ma part, j'acceptai les bœufs, les cochons, les volailles, ainsi que les jarres de vin du pays, qui me furent offerts de la part du roi; et prévenu depuis le matin que le mandarin , se conformant à l'étiquette cochinchinoise et peut-être aussi aux ordres de son maître, avait l'inten- tion de me faire une visite à bord de la Favorite, je l'in- vitai à s'y rendre, et le précédai pour lui en faire les honneurs. Après deux heures d'attente, nous vimes enfin sortir lentement de la rivière de Tourane une galère que mettaient avec peine en mouvement deux rangs de nombreux rameurs, tous soldats de la garde, dont l'uniforme jaune, les chapeaux pointus, surmontés de plumets jaunes et rouges, formaient un eoup d'œil auquel lenvoyé de la cour, gravement assis à la mode turque, au milieu de sa suite, sur une plate-forme qui dominait l'arrière de lembarcation, achevait de donner quelque chose de vraiment singulier. Après avoir été salué de neuf coups de canon à son arrivée, le grand mandarin, toujours accompagné de son aco- lyte de la conférence, se reposa quelques instants dans mon appartement, où javais fait préparer une collation, après quoi il visita l'intérieur de la corvette, dont tout l'équipage était aux postes de combat : ni l'éclat des ar- mes, ni l'imposant appareil d'un bâtiment de guerre dis- posé pour le combat, spectacle tout à fait nouveau pour eux, ne purent déranger la gravité étudiée de leurs DE LA FAVORITE. 545 physionomies; cependant ils observaient tout et sem- blaient compter les hommes; et comme mes deux es- pions en virent dans l'entrepont un bon nombre dont . l'emploi dans cette partie du bâtiment leur était in- connu, je suis persuadé qu'ils partirent avec la con- viction que la cale, qui était close, renfermait le reste de l’armée; car bientôt après leur retour à Hué-Fou, de nouveaux ordres de la cour vinrent restreindre le peu de liberté dont nous avions joui jusqu'alors, nos démarches furent soumises à une inquisition plus ty- rannique encore qu'auparavant, et l'abord de la plus grande partie des rives de la baie nous fut sévèrement défendu; il est vrai que leur éloignement et le peu d'intérêt qu'elles offraient à nos promenades rendirent, heureusement pour les miliciens qui gardaient la côte, cette marque d’inhospitalité fort indifférente à mes jeunes gens. En effet la côte dé droite, en entrant dans la baie de Tourane, est formée d'une ceinture de montagnes qui, entassées les unes sur les autres, semblent dans leur sombre majesté monter du rivage jusqu'au ciel, et dont les sommets aux formes aiguës, blanchis par les neiges et les pluies, se perdent dans les nuages une grande partie de l'année; les flancs de ces masses énormes sont cou- verts d’épaisses forêts aussi anciennes que le monde, et dont les éléphants, les tigres et les sangliers se disputent la propriété: Rae les bêtes féroces attendent les urs t se et escarpée qui, franchis- oyag sant la crête des montagnes, barrières naturelles entre les deux provinces, conduit de Tourane à Hué - Fou: # 544 VOYAGE Cette route, seule communication existante entre Fai- Fou et la capitale, est fermée dans sa partie la plus élevée par une forte muraille que, dans son inquiète prudence, le roi fait garder par de nombreux soldats, et que pas un Cochinchinois ne peut franchir, s'il ne présente au mandarin un passe-port indiquant son nom, son état et le but de son voyage, certifiés par les auto- rités de la ville ou du village d’où il est parti : c'est ainsi que le despotisme et l'anarchie peuvent se rencontrer dans le choix des moyens propres à assurer leur durée. Quand la route est descendue au pied des monta- gnes du côté de Tourane, elle passe d'abord au milieu de plusieurs misérables villages, situés sur les bords arides et rocailleux de cette partie de la baie; ensuite trav se des plaines dépouillées d’ ns couverles nstruites en terre et en paille, sur le terrain fan- geux dont est bordé le fond de la baïe et à l'embou- chure d'une petite rivière, mieux défendue par des bancs qui ne laissent entre eux qu'un passage étroit et très-peu profond , que par deux forts sur lesquels flotte verai cochinchinois, et que les pluies viennent détruire en partie à chaque mau- vaise saison. La rive droite de cette rivière est: moins souvent inondée que celle de gauche et commence à se ressentir du voisinage de la mer du large, dont elle n'est séparée que par un isthme très-étroit, d’où la vé- gétation a presque entièrement disparu, pour faire place à des dunés mouvantes que les grandes brises remuent Là DE LA FAVORITE 345 sans cesse. Cet isthme joint au continent la presqu'île qui formant le côté oriental de la baie, défend celle-ci des vents du large, et en fait un mouillage excellent. Quoique irrégulière, la forme de cette presqu'île res- semble un peu à celle d’une étoile dont les rayons par- tent d'un groupe de trois montagnes escarpées et cou- vertes de bois épais depuis le rivage jusqu'au sommet. Du côté qui regarde la baïe , de petites rizières, arrosées par les torrents, et des champs de pistaches auprès desquels on voit quelques cabanes de bâcherons, at- testent que la possession de cette terre n’est pas en- tièrement abandonnée aux sangliers, dont les bandes rs remplissent les bois et dévastent les plantations. En vain dans ce pays sauvage l'œil du. voyageur cherche ces points de vue délicieux sur lesquels il aime à se reposer; ces villages, dont les blanches mai- sons semblent se cacher derrière les bosquets; ces belles habitations qui, situées sur le penchant des col- lines, dominent la mer et annoncent au marin in fatigué par une longue traversée, qu’il va bientôt trouver des amis et un agréable repos au sein duquel il pourra blier pour quelques moments sa lointaine patrie. Détous les côtés où nous portions nos regards, nous n'aperce- vions que de tristes forêts ou de misérables villages habités par une race d'hommes dont la langue’et les ha- bitudes nous étaient également étrangères. Nous éprou- vions, en outre , tous les inconvénients de la mauvaise saison : le temps était presque toujours couvert et plu- vieux; les coups de vent se. succédaient sans interrup- tion et duraient souvent plusieurs jours; mais l'abon- je ë 0h 546 : VOYAGE dance des vivres frais, la pêche, les courses sur la pres- qu'ile , entretenaient le contentement et la santé parmi mes jeunes matelots, dont les officiers, entre lesquels régnait constamment une parfaite harmonie, jouissaient aussi avec gaieté du repos présent , en ns les fa- tigues dont nous menaçait l'avenir. * Le premier jour de l'an 1830 avait été fêté un peu winerent sur les côtes d'Espagne; nous célébrâmes le 1° janvier 1831 bien loin de notre belle France : mais la moitié de la campagne était à peu près écoulée ; nos cœurs avaient abandonné les souvenirs du départ pour les douces espérances du retour; et chacun de nous, en sOngeant aux épreuves heureusement termi- nées, en voyant la Favorite aussi solide, aussi brillante que jamais, ne douta plus qu'elle ne düt le nr sain et sauf auprès des siens. Dans T'anse de sable où nous goûtions une japan reuse tranquillité, la mer était toujours calme et pai- sible, alors même que le bruit des lames du large, qui brisaient sur la presqu'île, nous était apporté par des grains violents dont les hautes montagnes mettaient la corvette à l'abri. Ce petit mouillage, si solitaire, si désert avant l'arrivée de la Favorite, avait changé tout à fait d'aspect (PL 53): d'un côté, les pêcheurs que l'espérance de vendre leur poisson attirait bien plus que la dévotion à la pagode construite au sommet de la petite île de l'Observatoire, sur eme, j'avais fait es blir notre forge dont la fumée cour les arbres et les rochers voisins; de l'autre; nos embar- cations qui, toujours chargées de monde, arrivaient à + DE LA FAVORITE. 547 bord ou retournaient à la plage; les chasseurs qui par- couraient les sentiers étroits et escarpés de la montagne ; les baigneurs rassemblés sur le bord de l'eau; plus haut, le linge mis au sec, dont la blancheur contrastait avec le vert foncé des arbustes sur lesquels il était étendu, offraient, à certaines heures de la journée, une suite de scènes très-animées , auxquelles les miliciens cochin- chinois, que leurs casaques bleues et leurs plumets rouges faisaient facilement distinguer au milieu de nos matelots groupés sur le rivage, ajoutaient quelque chose de singulièrement pittoresque. (PI. 54.) Ces pauvres mi- liciens chargés de nous surveiller s'étaient familiarisés en peu dé temps avec les Français, dont le caractère gai et généreux en eut bientôt fait des amis, malgré les défenses du petit mandarin, qui succomba bientôt lui- mêmé aux tentations que je lui fis éprouver, et finit par nous laisser jouir d'un peu plus de liberté dans nos promenades. Cette faveur n’était pas d’un grand prix à nos yeux, car à terre les distractions étaient bien peu nombreuses, et nous eûmes bientôt exploré tous les endroits praticables de la presqu'île ; cependant chaque jour, pour faire de l'exercice, j'allais en pèlerinage à une chétive pagode qu’un pieux bûcheron avait fondée sur le sommet de la montagne, au milieu des bois où sans doute il avait pé- niblement travaillé toute sa vie. Le modeste édifice, dont chaque coup de vent emportait un débris, les nattes qui l'environnaient, Fidole grossière barbouiïllée de rouge et ornée de moustaches noïres, tout se ressentait de lhumbie condition du fondateur. 548 VOYAGE Je m'amusais à regarder les grimaces, les bonds, la fuiteet le retour d’une multitude de singes, à la robe d'un gris brillant, à la culotte couleur marron, qui peuplent ces épais fourrés; je tâchais de suivre de l'œil des fa- milles entières sautant d'arbre en arbre avec autant de vitesse que d’agilité, pour venir enfin se grouper sur un rocher élevé d’où elles surveillaient mes moindres mou- vements. Quelquefois , assis sur le tronc d’un vieil arbre renversé par le temps, j'observais avec une sorte d'at- tendrissement l'affection qui paraissait unir entre eux tous ces pauvres animaux : les caresses dont le père et la mère comblaient leurs petits, la “ne gs qu'ils montraient pour eux durant leur course à travers les taillis , l'appui qu'ils prêtaient aux plus jeunes pour fran- chir les ravins, me faisaient sentir mon isolement et me jetaient dans la rêverie. Mais bientôt, au bruit éloigné d'un coup de fusil, la troupé fugitive disparaissait, etje continuais mon chemin. La végétation qui m’entourait, quoique riche, n'était pourtant pas très-variée, et jeus promptement mis dans ma collection la plupart des espèces de plantes qu'offre la presqu'île; les médecins de la Favorite en trouvèrent pourtant plusieurs fort curieuses que je n’a- vais pas remarquées. Les arbres, généralement rabougris et viciés, ne donnaient asile qu'à un petit nombre d'oiseaux, dont le plumage était aussi triste, aussi sombre que le feuil- lage au sein duquel ils restaient cachés. Parfois cepen- dant, lorsque le beau temps et le soleil reparaissaient , quelques oiseaux-mouches aux ailes flamboyantes, avec DE LA FAVORITE. 349 une foule innombrable de brillants papillons, se jouaient au-dessus des fleurs qui émaillaient le fond des ravins, et qui pour la plupart ne répandaient point de parfum, mais dont les couleurs éclatantes et les formes diver- sifiées récréaient la vue. Pendant une grande partie de l’année la baie de Tou- rane n’est pas saine : les bois épais qui, du sommet des montagnes, descendent jusqu'au bord de la mer, entre- tiennent durant la saison chaude une humidité délé- tère ; les rizières et les marais exhalent, sous les rayons d’un soleil brûlant, un air méphitique également dan- gereux pour les habitants et pour les Européens, qu'un long séjour à terre expose aux fièvres intermittentes pernicieuses et à la cruelle dyssenterie. Bien des vic- times, dont rien ne rappelle la mémoire, gisent ense- velies dans le sable de ces rivages isolés : la croix de bois, dernière et bien frêle marque de souvenir qu'a- vant de retourner dans sa patrie, laissa sur la tombe de chacune d'elles un ami ou un compagnon, a été bientôt brisée par les coups de vent et emportée par les pluies d’un seul hiver. | Combien de fois, dans mes promenades au milieu des dunes qui bordent le mouillage, me suis-je arrêté auprès d’un tombeau solitaire, sans ornements, sans pierre, et que le sable apporté par le vent avait déjà presque éntièrement englouti! Sur une croix de bois inclinée vers la terre et que l'oubli semblait presser de tout son horrible poids, je lus avec difficulté le nom du général Martinez, dernier capitaine général des Philip- pines, victime des révolutions de sa patrie et de l'injus- Fe «43 Pr 350 VOYAGE tice de son souverain. Il mourut de chagrin à bord d'un bâtiment français retournant en Europe; et les restes d'un homme qui fut admiré, qui défendit avec gloire l'indépendance de Espagne, et donna dans les plus hautes fonctions des preuves d’une grande fermeté ainsi que l'exemple du plus noble désintéressement, abandonnés sur des bords sauvages, échapperaient sans doute maintenant aux recherches de ses enfants. Notre isolement fut encore augmenté par le dé- part du capitaine, du subrécargue et des officiers du Saint-Michel, parmi lesquels mon état major avait trouvé plusieurs aimables compagnons; et pour mon propre compte , je regrettai vivement M. Borel, dont le carac- tère doux, les bonnes manières et la conversation ins- tructive m'avaient fait souvent passer d'agréables ins- tants. Îls quittèrent Tourane pour se rendre à Sincapour sur une corvette du roi de la Cochinchine, qui dut s'estimer d'autant plus heureux de la faire naviguer sous d'aussi bons guides, que plusieurs de ses bâtiments, n'ayant pu probablement retrouver leur chemin au mi- lieu des détroits, ne reparaissaient plus. Celui-ci devait échanger à Batavia sa cargaison de sucre contre des dia- manis , des perles, et, s’il était possible, contre un bateau à vapeur, nouvelle fantaisie du roi qui , d'après les rap- ports de ses mandarins voyageurs, avait imaginé ce moyen de faire traîner plus rapidement de Hué-Fou à Tourane, et sur les autres parties des côtes du royaume, son harem flottant, espèce d'arche de Noé où il enferme ses femmes quand elles le suivent dans ses excursions DE LA FAVORITE. | 351 Les préparatifs de départ du bâtiment royal, son ap- pareillage, les manœuvres du mandarin-capitaine, qui en était alors à son second voyage, et que la vue de la terre rendait assez hardi pour lui faire repousser les avis des passagers européens, nous procurèrent une journée entière d'amusantes distractions; mais dès le lendemain notre genre de vie reprit une uniformité plus monotone encore qu'auparavant, et que je voulus rompre en faisant la partie d'aller déjeuner, avec tous les officiers et les élèves de la Favorite, aux Montagnes de marbre, nom pompeux donné à cinq rochers situés au milieu de la bande de sable qui joint la presqu'ile au continent, et que l’on considère avec raison comme la seule curiosité du pays. Nos dispositions faites dans le plus sol secret, afin que les autorités de Tourane n'étant prévenues de nos projets qu'au moment même de leur exécution, n'eussent pas le temps de demander des ordres à la cour, qui, je le savais d'avance, s ÿ serait opposée, nous quittâmes de bon matin la corvette dans deux embar- cations bien armées et munies de toutes les provisions nécessaires pour notre champêtre repas, auquel M. Chai- gneau voulut bien venir 7” part, comme inter- prète de l'expédition. Notre partie de plaisir faillit commencer par un évé- nement tragique : la brise était forte, et quoique le temps fût très-beau, la mer brisait avec tant de violence sur les bancs situés à l'embouchure de la petite rivière dans laquelle il fallait entrer pour arriver à notre destination, que mon canot, surpris par deux grosses lames, fut à 352 VOYAGE moitié boisé et sur le point de sombrer; heureuse- ment que nous en fûmes quittes, mes compagnons et moi, pour une relâche au village de Tourane, où nous séchâmes nos habits. Cependant, malgré la pré- caution que nous avions prise de cacher avec soin les armes des chasseurs, un si grand nombre de visiteurs mit tout le village en émoi. Aussi le mandarin de guerre et son confrère le savant arrivèrent-ils bientôt en grande hâte pour savoir quelles étaient mes intentions, et ne parurent nullement disposés, quand le consul de France leur en eut fait part, à les laisser mettre à exécution. Mais ce que j'avais prévu arriva : pris au dépourvu, manquant d'instructions de la cour, et craignant d'ail- leurs d'amener une rupture avec des étrangers qu'ils avaient l'ordre de beaucoup ménager, les deux fonc- tionnaires acceptèrent, après bien des difficultés, la proposition que je leur fis de nous accompagner ; mais le lettré, dont l'expérience prévit que cette transaction coûterait des coups de rotin à la justice royale, trouva moyen de se dispenser de venir avec nous. La rivière, que nous remontions malgré un courant rapide, n'offrait aucun agréable point de vue. Sur la rive gauche , nous distinguions, à travers quelques-bou- quets de bananiers et de citronniers, des cases basses et malpropres, au delà desquelles s’étendaient de mai- gres champs de pistaches, dont le terrain ne semblait pas susceptible d'une culture plus soignée. Sur l'autre rive, des falaises blanches et coupées à pic nous ca- chaient la mer, dont nous entendions les grandes lames se dérouler sur la plage avec un bruit sourd et mono- #3 ty LA Le à, ms, vi DE LA FAVORITE. : 495 tone. Quelques petites îles, qui rétrécissaient le cours de la rivière et en diminuaient la profondeur en plu- sieurs ‘endroits, étalaient parfois une verdure dont là couleur réjouissait nos yeux, fatigués de la blancheur =. éclatante des sables, sur lesquels donnaient les rayons du soleil, et de l'aspect uniforme des vastes marais que les pluies avaient formés dans la plaine le long du ri- vage opposé: À mesure que nous approchions des Moinisigue de marbre, qui se montraient dans l'éloignement, la ri- vière devenait dé plus en plus étroite; nous aperce- vions dans l'intérieur des terres les circuits de plusieurs canaux naturels, que sillonnaient de petits bateaux. Notre guide nous fit remarquer de pauvres cabanes si- tuées sur des rochers, et de petites pagodes construites au fond de jolies grottes dont le courant venait baigner le pied, comme des indices qui annonçaient le terme de notre voyage (PI. 50); enfin, après deux heures de navigation, que la chaleur étouffante du soleil nous avait rendues fort pénibles, les embarcations abordè- _rent dans une anse formée par des rochers surmontés d'une pagode, à lombre-de laquelle le déjeuner fut dressé, sur le sable, auprès de la case du gardien co- chinchinois. di Après le repas, sud nain convive fit banale de manière à épouvanter le brave mandarin et sa nom- breuse suite, toute la bande se disposa à franchir les hautes dunes qui nous cachaient le but du voyage. Notre surveillant, auquel le vin blanc avait fait oublier enfin ses inquiétudes et le désir de nous garder, se retira 23 IT. 354 VOYAGE Le pour dormir dans un coin. Bientôt nous parvinmes à 1 plaine sablonneuse du sein de laquelle les cinq rochers de marbre semblent surgir comme des sommets de montagnes englouties : alors le guide dirigea notre course vers le plus grand, dans lequel se trouve une grotte qui est un objet de curiosité pour les étrangers et de vénération religieuse pour tous les Cochinchinois. Nous marchions sur un terrain aride, sans aucune trace de végétation, et couvert dans beaucoup d’endroits de débris d’une substance calcaire blanche, brillante et dure comme le marbre, mais n'ayant pour le grain et la couleur aucune analogie avec la masse de pierre noi- ‘ râtre volcanisée , auprès de laquelle nous arrivämes en peu d’instants. La base de cette masse énorme, haute de plusieurs centaines de pieds, est oblongue et offre, du côté opposé à la mer, une cavité circulaire dans laquelle on a pratiqué une rampe, longue et rapide, mais unie et assez large, au haut de laquelle nous nous assimes, pour reprendre haleine, sur des bancs taillés dans le roc. Au-dessus de nos têtes étaient amoncelés des blocs grisâtres, couverts d'arbrisseaux et de plantes grim- pantes , qui formaient des massifs de feuillage, d'où une multitude de petits singes, possesseurs paisibles de ce lieu sacré, nous faisaient impunément les plus drôles grimaces. Devant nous se déployait une scène magni- fique : les quatre autres rochers, dont la couleur sombre perçait à travers la verdure qui en recouvrait la surface, se dessinaient à nos pieds sur la nappe de sable, que le soleil faisait briller d'un blanc éclatant ; plus loin, les yeux, franchissant la rivière, allaient se reposer sur une DE LA FAVORITE. 555 vaste plaine bien cultivée, arrosée de nombreux ca- naux, et que les hautes montagnes qui bornaient l’ho- rizon, un peu brumeux dans ce moment, semblaient vouloir écraser. Après un court moment de repos, nous entrâmes dans une gorge que forment les deux principaux som- mets du rocher, et dont le creux était occupé par de petits jardins, au milieu desquels s’élevaient plusieurs édifices ornés de peintures et de sculptures, et destinés sans doute à recevoir les dévots visiteurs de haut pa- rage. Quand nous eûmes traversé cet espace resserré mais assez riant, nous entrâmes dans un passage étroit, bordé de cellules construites en brique et en plâtre, qui aboutit à la partie N. du rocher : de là notre guide fit prendre à la bande voyageuse un sentier que des ar- bustes couvraient de leur épais feuillage; enfin, après avoir franchi plusieurs étroites issues, descendu un long couloir taillé dans le roc, et dont quelques mar- ches, placées de distance en distance, adoucissaient la pente rapide, nous arrivämes, au milieu de l'obscurité la plus complète, devant la grotte, où un effet vraiment magique étonna tout à coup nos yeux. (PI. 40.) Cette excavation, à laquelle la main de l’homme semble avoir fait éprouver de grands changements, peut avoir cinquante pieds de long sur quarante de large, et à peu près quarante-cinq en hauteur. De la porte, que flanquent de chaque côté deux statues de pierre colossales, représentant un être humain bizar- rement habillé et un animal féroce fabuleux, on des- cend par un escalier rapide jusqu'au fond de la grotte, 23. 556. VOYAGE qui reçoit le jour par une ouverture naturelle placée au milieu de laYoûte, d’où pendent en festons des lianes couvertes de feuilles et de fleurs, dont l'éclat produit un admirable contraste avec les couleurs variées et brillantes des rochers. Vis-à-vis l'entrée et dans un en- foncement élevé, auquel mène un petit chemin de bri- ques que terminent plusieurs marches, est placé le grand autel, orné de cierges rouges, ainsi que les chan- deliers qui les supportent; quelques autres ornements aussi simples entourent une statue de bois, de trois pieds de haut, représentant un homme assis, qui n'a pour les traits et l'habillement aucune ressemblance avec les Cochinchinois ni avec les Chinois, ni même avec les idoles de ces derniers : la forme de sa tunique, son casque pointu, ses pieds joints et posés à plat, ses mains étendues sur les cuisses, rappellent les idoles birmanes ou celles de la religion de Bouddha, qui a fourni aux Cochinchinois une grande partie de leurs grossières superstitions, et dont on retrouve encore dans ces contrées des monuments d’une antiquité re- culée. Ces superstitions exercent encore leur empire sur la cour de Hué-Fou, où les dogmes de Confucius sont à peu près inconnus, et dont les premiers manda- rins, aussi ignorants que le peuple qu'ils gouvernent, croient aux sorciers, au diable, aux bons et aux maur- vais génies, nourrissent enfin toutes les croyances ridi- eules dont nos pères eurent tant de | peine à se débar- raser, et qu'aujourd'hui même, dans certaines pro- vinces de France, beaucoup de leurs descendants n'ont pas encore abandonnées. # DE LA FAVORITE. . 397 Pour un Cochinchinois, les os de tigre mis en poudre, la cendre des cornes d’un cerf, enfin la cervelle d'élé- phant, ont des propriétés admirables : l'une donne du courage au poltron; l'autre rend le lourdaud léger à la course ; et la dernière, bien plus précieuse encore, peut faire d'un imbécile un mandarin lettré. Il est cent autres recettes aussi infaillibles que les Gochinchinoïs tiennent sans douté de leurs voisins les Chinois, qui pourraient très-bien les avoir transmises à des popu- lations beaucoup moins éloignées de Londres et de Paris. ; Partout l'espèce humaine est la même : aveugle, ‘superstitieuse , aimant le merveilleux. Heureuse encore lorsque, comme en Cochinchine, les hommes qui ex- ploitent ses faiblesses à leur profit n'ont ni pouvoir ni considération! Aussi je pardonnais de bon cœur l'état un peu négligé où je voyais ces petites pagodes, peintes en rouge, qu'on avait nichées pour ainsi dire partout où les parois de la grotte offraient des cavités; une des principales était couverte d'une toile grossière, qui n'a- vait pas empêché le dieu de bois d'atiraper, sur son trône doré, la pluie que dans la mauvaise saison l'ou- verture de la voûte laisse entrer quelquefois avec le jour. Dans une excavation que le travail de l'homme avait rendue régulière, je trouvai une petite source dont l'eau claire et limpide découlait goutte à goutte dans un bassin naturel : nous en bûmes avec délices; elle devait être sacrée, car un pareil bienfait de la nature, au milieu de sables arides et brûlants, an- nonce, bien plus que les temples et les pagodes, un 358 - VOYAGE dieu dont la sollicitude s'étend également sur tous les êtres animés. Notre guide nous fit remarquer, au milieu d’un cercle peint en noir sur la voûte, à trente pieds environ du sol, quelque chose de brillant incrusté dans le roc : c'était un lingot d'or, dont le roi, dans son dernier pèlerinage, avait fait présent au lieu saint. Qu'importe la manière dont les offrandes sont faites ou présentées, quand elles n'ont pas pour objet le soulagement des malheureux! Nous vimes bientôt des preuves que cette visite solen- nelle avait fait donner une grande extension aux embel- lissements de la pagode, car, après notre sortie de la grotte, nous entrâmes par deux portes voûtées, gros- sièrement construites, dans un assez grand espace cir- culaire nouvellement travaillé, que dominait de tous les côtés un mur de hauts rochers couronnés d'arbres, et dont quelques-uns étaient taïllés comme des dia- mants; On aurait cru voir des restes de ces ouvrages gigantesques que les peuples anciens nous ont laissés. Plus loin, dans une espèce de caverne assez profonde que de récentes-excavations avaient considérablement agrandie, chacun de nous put écrire son nom sur les rochers, à côté de ceux de nos amis les officiers de la frégate la Thétis et de la corvette l'Espérance, que la curiosité avait amenés comme nous dans ces lieux, dix ans auparavant. Je lus aussi, sur ces murailles souter- raines, de doux souvenirs, que la pierre conservait en- core : ils déposaient en faveur de la constance si calom- niée des marins. Je laisse à ceux de nos camarades qui DE LA FAVORITE. 359 suivront, aux Montagnes de marbre, les traces des ofli- ciers de la Favorite, le soin de faire pour les mêmes rai- sons un aussi juste éloge de nous. Mais lorsque, franchissant le sommet du rocher, notre guide nous eut menès, par un chemin étroit et rocailleux, sur le revers opposé à celui que nous ve- nions de gravir, le spectacle qui s’offrit à nos regards ramena chacun de nous à des réflexions moins riantes: à nos pieds, la mer, agitée par la mousson, venait se briser avec fureur et un bruit effrayant .sur la plage étroite qui la séparait de nous. Ces masses d’eau, dé- chirées par les écueils dont les têtes noirâtres repa- raissaient toujours au milieu des flots d'écume blanche qui semblaient devoir les engloutir; plus au large et presque cachés dans l'horizon embrumé, des bateaux de pêche et des caboteurs, battus par le mauvais temps et regagnant avec peine, à travers de longues bandes de récifs, le port de l'île Cham-Calao, qui se distin- guait à peine dans le lointain, rappelèrent à mes com- pagnons et à moi que nous avions encore une tâche difficile à remplir, et qu'avant peu de jours la Favorite devait la commencer. Le chemin par lequel nous descendiîmes passe auprès de plusieurs jolies habitations bien entretenues, ornées d’arbustes et de fleurs, et près desquelles coulait une source d’eau limpide : c'était là qu’une vieille princesse, sœur du roi, passait une grande partie de sa vie dans des pratiques de dévotion. Plus bas je vis des tombeaux, qui me parurent à peu près semblables à ceux des Chi- nois. Enfin, arrivés au pied des Montagnes de marbre, 560 VOYAGE nous rejoignimes les eml ti ès d Îles at tendait notre mandarin, dégrisé et sent à ses srétilots frayeurs : il croyait que les voyageurs allaient prendre ur er à Tourane la même route qu'ils avaient yen ir jusque-là; mais ce n'était pas notre 1p e. et entrant malgré lui dans un des canaux forinés par. a ri ière, nous commençâmes à parcourir la vaste plaine que du haut du rocher nos yeux avaient admirée. Plus ph embarcations, que suivait la pirogue de notre surveillant, avançaient à travers les canaux, plus nous trouvions les champs bien cultivés et couverts d'une belle végétation: le riz, le maïs, les pistaches se partageaient les terrains que les plantations de cannes à sucre n'occupaient pas. Je remarquai plusieurs jolies habitations entourées de bananiers chargés de fruits mûrs, de citronniers et d'orangers qui promettaient une prochäine récolte; je vis des ananas presque en matu- rité, et d'autres espèces de fruits des tropiques ; mais en vain je cherchai l'arbre qui porte le lombou ou fruit du roi. Ce fruit, indigène à la Cochinchine, est de la gros- seur d'une noix, pend par grappes et ne se mange que frais; sa peau, très-dure et de couleur jaune, renferme une substance blanche, à côtes, très-saine, d'un goût délicieux et qui rivalise avec celui du mangoustan. Mais malheureusement le lombou est fort rare : aussi chaque année des mandarins vont, accompagnés de soldats, marquer dans les forêts les arbres qui le portent, et dont la récolte appartient dès ce moment au souverain, sans que le propriétaire, qui en devient responsable, ait droit à aucun dédommagement. DE LA FAVORITE. 36! Dans plusieurs jardins fermés de haies vives, nous reconnümes quelques légumes potagers d'Europe; et déjà je craignais d’avoir jugé trop sévèrement les culti- vateurs du pays, lorsqu'un des maîtres de « S “jardins, amené par la curiosité sur le bord de la ri se pl ! La journée de l'ar à sortir de la baïe F à déterminer rs frolinte qui devaient servir de premières bases au travail que nous commencions. Le temps, clair et beau le matin, était devenu nuageux dans l'après-midi; les montagnes se -voilaient d’une brume épaisse; la brise, molle et in- Al certaine, abandonna plusieurs fois la corvette à une très-petite distance des rochers. Les inquiétudes que nous éprouvâmes dans cette circonstance, la grosse mer et les violents courants, contre lesquels nous eûmes à lutter pendant la nuit et la journée suivante, eurent le bon eflet de nous habituer dès le commencement aux dangers et aux contrarictés accompagnement or- dinaire du genre de navigation dans lequel nous débu- tions, et à la patience, qualité absolument nécessaire pour les surmonter. Le golfe du Tunquin, dont le nom est à peine connu même des marins, est d'une forme irrégulière, mais qui ressemble assez à une demi-circonférence, dont la partie concave, ouverte au S. E., peut avoir soixante lieues de profondeur, et quatre-vingt-dix d'ouverture du N. E. au S. O., c'est-à-dire depuis l'entrée de la baie de Tourane jusqu'à l'extrémité de létroite presqu'ile chinoise qui n’est séparée d'Haynan, comme je l'ai déjà dit, que par un canal. Cette dernière île semble destinée par la nature à servir de barrière à cette partie du continent contre la mousson de N. E., qui sans cela la rendrait inabordable pendant plus de six mois de lannée. Cependant cette barrière dont, à cause de sa position, une partie de la 566 VOYAGE côte de Cochinchine, voisine du Tunquin, ne tire au- cun avantage, n'empêche pas qu'il ne règne souvent dans le fond du golfe depuis décembre jusqu’en avril de grands mauvais temps, qui en rendent la navigation très-difhicile pour les bateaux du pays, principalement sur la côte N., où jamais les Européens n’ont pénétré, et que les Chinois, peut-être intéressés à exagérer la vérité, assurent être hérissée de bancs et de rochers extrêmement dangereux. Les habitants de ces rivages, disent-ils encore, sont méchants, adonnés à la pira- terie, et fréquentent les groupes de petites îles situées au large, d'où ils guettent les jonques que le commerce attire sur la côte S. La partie méridionale du golfe fut le premier point vers lequel je dirigeai nos travaux, que j'avais eu d'a- bord l'intention de commencer dès Tourane; mais les grosses mers, et surtout la brume qui couvrait cons- tamment les terres, me décidèrent à quitter ces parages, où jespérais trouver à mon retour, c'est-à-dire un mois plus tard, des temps moins contraires, et à remonter le long de la côte vers le N. O., jusqu'à ce que l'abri d'Haynan se fit sentir. Le 28 janvier nous étions à trente lieues .# point de départ: la côte ne présentait plus le même aspect que dans le voisinage de Tourane : aux montagnes cou- vertes de nuages avaient succédé des plaines unies et de hautes terres qui se perdaient à l'horizon; un sable très-blanc couvrait le rivage, sur lequel les lames ve- naient doucement se briser; de distance en distance paraissaient des villages, tantôt élevés sur les dunes, . à & d'est DE LA FAVORITE. 367 tantôt groupés au bord de la mer, dont de nombreuses pirogues de pêche franchissaient le ressac le matin pour aller au large, et le soir, afin de trouver sur la plage un abri pour la nuit. Ges pauvres pêcheurs, intimidés à la vue d'un grand bâtiment armé, qu'ils prenaient dans leur frayeur pour une corvette de leur souverain, s’en- fuyaient afin d'échapper aux exactions ordinaires des capitaines cochinchinois; mais après que nos matelots leur eurent fait, bon gré mal gré, plusieurs visites, et payé généreusement leur poisson, nos nouvelles con- naissances ne se firent plus prier pour monter à bord, lorsque le calme ou les opérations hydrographiques for- çaient la Favorite de s'arrêter. Plusieurs fois nous passâmes auprès de bourgs con- sidérables, que les fortifications dont ils étaient ceints, les casernes pour les milices et les vastes écuries pour les éléphants bâties dans leur intérieur, ainsi qu'un grand pavillon jaune déployé au sommet d'un mât, faisaient reconnaître pour des chefslieux de provinces ou pour des places frontières; ils étaient toujours situés à l'em- bouchure d'une petite rivière, vers laquelle se pres- saient des € caboteurs, qu ’à leurs formes massives et sans grâces, aidsi qu’à leurs voiles en éventail, on reconnais- sait aisément pour des bateaux tunquinois. Le gouverneur d'une de ces forteresses envoya à bord de la Favorite, comme elle passait à petite distance du rivage, un de ses officiers, auprès duquel M. Chai- gneau, devenu mon compagnon de voyage jusqu'à Java, me servit d'interprète avec une obligeance dont j'ai eu souvent à me louer. Le visiteur fit beaucoup p.” Fe La 368 VOYAGE de questions, ne répondit à aucune des miennes, exa- mina tout, puis retourna à terre; mais les renseigne- ments que j'obtins des hommes de sa suite me furent de quelque utilité pour connaitre une côte sur laquelle nous naviguions, on peut le dire, absolument à tâtons. Ainsi tout réussissait au gré de mes désirs ; le temps était constamment clair et beau; des brises légères ét favorables, la rapidité du travail de M. Paris, nous per- mettaient de relever un grand espace de côtes, de- puis le lever du soleil jusqu'à la nuit, moment où je faisais mouiller jusqu’au lendemain matin. La sonde et les hommes en vigie au sommet des mâts nous gui- daient le long du rivage et souvent au milieu des bancs et des écueils : c'est ainsi que je fis passer la corvette entre le continent et une petite île peu élevée et ar appelée ile du Tigre par les pêcheurs cochinchi qui : viennent de la côte voisine s'y établir temporaire- ment et trouvent beaucoup de poisson au milieu des brisants dont ce rocher: est hérissé de presque tous les côtés. Plus loin nous contournâmes de la res ma- | nière un autre rocher nommé Sud-W aicher sux v ne ca hypothétique du golfe; mais la position : place est tout à fait différente de celle que nos © vations lui ont assignée. a en. Huit jours après le départ nous Éniilitnne sous un gros ee appelé Boung - Quiona par les Cochinchinois. J'expédiai dans le canot major M. de Boissieu pour son- der un assez bon mouillage que forment à l'extrémité de ce cap trois îlots, dont le moins peti à l'explorateur. J'y allai moi-même dans mo: É L 1 DE LA FAVORITE. 369 visitai la côte, que je trouvai déserte, sablonneuse, bordée de récifs, et qui me parut entièrement dépour- vue d’eau douce ; cependant j'en fis dresser un croquis, auquel les capitaines que les circonstances obligeraient à mouiller dans cetendroit pourront accorder une pleine confiance. = Depuis la vale: le temps et la côte avaient égale- ment changé d'aspect : le ciel était redevenu nuageux ; la brise, qui soufflait constamment du N., et parfois avec violence, forçait la corvette de louvoyer; les hautes montagnes s'étaient rapprochées de la mer, et leurs flancs couverts de bois bordaient le triste rivage que “nous longions de très-près, et sur lequel nos yeux n’a- percevaient aucun vestige d'habitations. Dans le S. E. Thorizon restait clair; dans le N. O. au contraire, vers quel j je dirigeais notre route, il paraissait voilé d'une vapeur, qui par moments se roulait horizontalement sur les sommets des hautes terres, et les cachait tout à fait à nos regards; ce qui me fit penser que la corvette avait bis l'abri d'Haynan et que la mousson de N. E. ar- t jus ua à nous par-dessus la partie N. du golfe, dont er faisaient varier vers le N. et le N. O.: bien- tôt aprè : n° eus que trop lieu de reconnaître combien ma supposition était fondée. Pendant plusieurs jours nous luttämes contre toutes ces contrariétés, auxquelles étaient encore venus se foire un courant pue portant au S. NP oe Le 5 fév eize jours ésblernes soie le départ, nous étions à. ati re-vingts lieues de Tourané; alors la nu. : 24 . é à L À 570 VOYAGE côte se couvrit d’une brume si épaisse que, ne pouvant plus la distinguer, je fis mouiller à deux milles du rivage, dans l'espérance que le lendemain le temps serait moins contraire à nos travaux; mais là devaient échouer tous nos efforts et mes projets. (PI. 52.) hs ee Dans la nuit, le vent de N. commenca à soufiler avee force : la course rapide des nuages, la sombre apparence de l'horizon, l'agitation des baromètres, annonçaient le très-mauvais temps qui ne tarda pas à se déclarer. Le jour vint éclairer notre fâcheuse situation : la pluie tom- bait par torrents ; des lames courtes et élevées inon- daient souvent nos ponts, puis allaient se briser avec une fureur effrayante sur les rochers que le rivage pré- sentait de toutes parts dati nous, et dont nous ne LA can mer était trop grosse pour permettre à la Favorite, malgré ses excellentes qualités, de s'élever au vent; et quand même cet obstacle eût pu être surmonté; ke -cou- rant qui portait sur un groupe d’iles et de r s que nous relévions à l'E, aurait rendu toutes nos tentatives non-seulement inutiles, mais mê re très-dangereuses, en m'obligeant peut-être à prendre un nouveau mouil- lage plus près de terre et pire encore que | le premier. Je confiai donc les destinées de la F avorité À Lun de ses câbles-chaînes, et tins l'autre tout prêt à le remplacer au besoin. Combien de fois, dans le cours de la cam- pagne et principalement dans nos travaux hydr n'avons -nous pas béni le marin es le 2 ke de substituer les chaînes de. fe # pe Ceux -ci, le plus souvent & à de nous éloigner en mettant sous voiles, ; DE LA FAVORITE. 371 un long séjour à bord, exposent aux plus grands dan- gers, dans les mauvais temps, l'équipage du navire mouillé sur un fond tapissé de pierres ou de coraux tnabants; tandis que les autres, au contraire, tou- urs en bon état, opposent aux rochers un métal qu'ils le peuvent entamer, et aux efforts du vent et de la mer une amarre d'autant plus forte qu’elle ne se tend jamais. Mais la Favorite s était trouvée déjà tant de fois dans des circonstances difficiles, que nous y étions presque habitués; et quoique notre existence füt confiée à la solidité de chaque anneau d'une longue chaîne, notre unique crainte était que ces contrariétés ne fussent de longue durée. 17 février, la mer était plus calme et le vent môins violent : j'en profitai pour aller mouiller plus loin de la côte, dont le mauvais temps précédent nous get encore rapprochés. Cette précaution ne fut , car le soir même les graïns reprirent avec une- nouvelle intensité; mais alors la rupture de nos amarres n'aurait eu d'autre inconvénient que celui de nous forcer d appareiller pour aller au large. Il.est vrai que, dans ce dernier cas, les rochers et les bancs de sable dont, si lon en croit les Cochinchinois, le milieu du golfe est parsemé, eussent fait courir à la corvette, pendant les nuits obscures, un danger pour le moins aussi grand que celui auquel elle échappait. Nôus eûmes donc tout le loisir d'observer la côte - de laquelle la Favorite était arrètée : ces hautes montagnes, dont chaque matin nous venions chercher en vain les pies élevés , que cachait alors une brume im- 24. ME VOYAGE mobile, appartiennent au royaume du Tunquin , man- tenant oublié de nos navigateurs, mais que les mar- chands européens et principal t les français fréquen- taient beaucoup il n'y a guère plus d'un siècle : à cette époque les navires, guidés par des renseignements dont le temps a effacé toutes les traces, longeaient sans acci- dent les rivages que nous parcourions en explorateurs. Profitant des brises de S. E., qui règnent dans ces pa- rages pendant la mousson de S. O., ils se rendaient en peu de jours de Tourane à la capitale du Tunquin, si- tuée au fond du golfe et à l'embouchure d'un fleuve, sur les rives d'une baïe qui sépare, du côté de la mer, la Chine du territoire tunquinois. Le commerce qu'ils fai- saient dans ce port était très-lucratif : les étofles de soie, l'or, l'argent, le cuivre, l'étain du royaume, payaiént le fer, les draps, les armes que notre industrie, alors peu avancée, pouvait fournir à ces contrées éloignées. Quelles furent les causes de l'anéantissement de ces relations commerciales, c'est ce que je n’ai pu appro- fondir. Cependant on pourrait les trouver peut-être dans la crainte qu'inspirèrent à des marchands, trop peu nombreux pour faire respecter leurs propriétés, les révolutions qui agitèrent la Chine au xvn° siècle et du- rent se faire sentir dans le Tunquin, alors tributaire du céleste empire d'où, sans aucun doute, ses premiers habitants étaient venus. En effet si l'on considère la position de ce royaume, les mœurs, les habitudes et surtout le genre d'industrie de sa population, on sera bientôt persuadé que cette dernière descend des Chi- nois; mais l'on retombe dans le doute si l'on cherche DE LA FAVORITE. , 375 dans quélles circonstances, à quelle époque ces émi- grants vinrent s'établir dans un pays montueux, qui ne peut produire assez pour nourrir ses habitants, car une grande partie de sa surface est dépourvue, dit-on, de sources. et de rivières. Et l’on n’est guère plus avancé, si l'on cherche à savoir comment ce peuple a pu secouer le joug de ses anciens maîtres, dont il n'est cepen- dant pas défendu par des montagnes plus bautes ni plus escarpées que celles qui séparent le Tunquin de la Cochinchine, deux irréconciliables ennemis, dont les guerres continuelles et sanglantes composent presque toute l'histoire connue. Nous avons vu que, dans le siècle dernier, le souve- rain de Hué-Fou , ayant voulu intervenir dans la guerre civile qui déchirait le Tunquin, vit lui-même les habi- tants de ce royaume s'emparer de sa capitale, et bientôt après de son empire tout entier. Si les vainqueurs ont été depuis non-seulement chassés de leurs conquêtes, mais encore soumis au joug d’un ennemi ulcéré par ses défaites passées, ils n’en montrèrent pas moins un grand courage qui ne céda qu'à la supériorité d'une flottille redoutable, manœuvrée et conduite au combat par des Européens. Maintenant encore, malgré une possession ‘qui date de trente années, et quoique tous les mandarins vaincus aient été remplacés par des mandarins de guerre cochinchinois, dont les troupes occupent toutes les places fortes du Tunquin, ce pays n'en est pas moins le théâtre de fréquentes révoltes, + sont difhicilement étouffées. Un grand mandarin de la cour de Hué-Fou réside Es 374 * - VOYAGE dans la capitale du Tunquin, et prend le titre de vice- roi; mais l'avarice et la jalouse défiance de son maître le laissent sans richesses et sans autorité. Tous les actes un peu importants de son gouvernement doivent être soumis à l'approbation du roi, qui en même temps s'empare des revenus de la province et grossit annuel- lement ses trésors des sommes immenses que rappor- +: tent les mines d'or et d'argent qu’elle renferme. Ces mé- taux précieux sont transformés sur les lieux mêmes en petits lingots de trois pouces de long sur neuf à dix lignes dans les autres dimensions. À une extrémité de la face supérieure dont les arêtes ont été arrondies est em- preinte la première lettre du nom du prince, et sur l'autre on lit le nom du directeur de la fonderie. Le lingot d'or vaut à peu près trois mille francs, celui d'argent n’en vaut que soixante et dix. Ces espèces de monnaie, dont le titre est très-fin, ne sont mises que peu ou point en circulation ; car les troupes et la majeure partie des em- ployés du gouvernement ne reçoivent pour leur solde que de petites plaques d'étain appelées sapecs, de la gros- seur d'une pièce de deux francs, et portant les mêmes marques que les lingots. Chaque plaque est percée au milieu pour pouvoir être enfilée, avec beaucoup d’autres, sur un morceau de rotin, et composer ainsi de petites sommes, bien suffisantes pour les besoins d’une aussi malheureuse population. Malgré toutes les précautions prises pour tenir sous le joug lés Funquinois, le caractère belliqueux de ce peuple donne toujours beaucoup d'inquiétude au roi de la Go- chinchine , qui non content de faire garder par ses trou- … DE LA FAVORITE 379 pes lous les points fortifiés du Tunquin , et de dépouiller le pays de ses richesses, a défendu à sés habitants toute relation avec les étrangers, excepté avec les Chinois. Un bâtiment européen qui mouillerait devant la capi- tale de ce royaume, courrait le risque d'être confis- “qué. J'avais pourtant l'intention d'y conduire la Favorite, et la perte des renseignements curieux que j'aurais pro- bablement obtenus n'augmerita pas médiocrement mes regrets de voir tous mes projets renversés par le maur- vais temps. g Le Tunquin ne fait donc qu'un commerce très-borné,; il recoit du thé, de la porcelaine et quelques autres marchandises chinoises, par les jonques, qui prennent en échange de la soie brute et des bois de construction. I recoit encore, des caboteurs cochinchinois, des toiles de coton, du sucre et principalement du riz, qu'il paye avec des étoffes de soie communes qui servent à l'habil- lement des classes élevées de la population cochinchi- noise. SELS :L : Le Tunquinois est ge: éralement d'une taille élevée : il est-moins laid, moins cuivré et surtout moins malpro- pre que son voisin du sud , auquel il ressemble du reste tout à fait pour les habitudes et pour l'habillement. Les femmes jouissent même parmi le beau sexe de Hué- Fou d'une grande réputation de beauté et de coquette- rie; enr effet elles sont bien faites et assez blanches, leurs traits ne manquent pas d’une certaine régularité , mais elles mâchent du bétel, fument du tabac et se noircis- sent les dents. © + Lies hommes ont encore un autre genre d'avantage di 376 VOYAGE sur les Cochinchinois: ils sont plus doux, mieux policés que ces derniers; leur caractère fin et rusé les rend éga- lement plus propres au commerce. Cependant ils ne se livrent que peu à la navigation; ce qu'il faut sans doute attribuer à la position de leurs côtes, battues par les mauvais temps une partie de l'année, et dépour- vues de bons mouillages et de ports. L'intérieur du pays est, dit-on, très-peuplé, couvert de beaux villages bâtis dans le genre chinois, et communiquant entre eux par dès routes bien entretenues; enfin il paraît, suivant tous les renseignements qui m'ont été donnés, que cette contrée est supérieure à la Cochinchine en industrie et en civilisation ; mais les marchands euro- péens doivent attendre, avant de se présenter dans le Tunquin, qu'une nouvelle révolution l'ait rendu à la liberté. Cependant l'espoir que j'avais concu de faire des cartes qui eussent rendu facile pour nos marins la na- vigation de ces parages quand des circonstances plus penpress y ramèneront les navires français, était presque ent anéanti; nous avions à peine achevé la nbièié de ce travail entrepris avec tant d’empresse- ment, et déjà le mois de février touchait à sa fin; les jours s'écoulaient avec une désolante rapidité, et n’ame- naient dans le temps aucun changement favorable : par- fois le vent tombait sur le soir, et nous concevions quelque espérance pour le lendemain; mais le soleil, en se levant rouge et terne, pouvait à peine percer le large rideau de brume qui enveloppant l'horizon, cou- vrait les montagnes depuis leurs sommets jusqu’au bord . DE LA FAVORITE. 577 de la mer, et rendait également impossibles les obser- vations et les travaux hydrographiques. Enfin le 21 février, après avoir vu dix-sept fois notre attente cruellement trompée, je me décidai avec un bien vif regret à revenir vers le S., abandonnant ainsi une entreprise dont le succès, s’il eût été complet, au- rait jeté un grand lustre sur notre expédition. D'un autre côté , il ne restait à bord que pour cinquante jours de vivres; la relâche où je pouvais les remplacer était - éloignée, et nous avions à exécuter dans la mer de Chine d’autres travaux non moins importants. Nous dépassâines rapidement le cap Boung-Quioua, où nos interminables contrariétés avaient commencé, et peu d'heures après que la corvette eut laissé derrière elle cette limite des mauvais temps, le ciel redevint clair, une température douce fit disparaître l'humidité des parties basses du bâtiment et permit de faire sécher les effets de l'équipage, que les lames et la gs avaient tenus constamment mouillés jusque-là. Notre navigation était redevenue paisible et pédils mais lente : nous revimes les mêmes terres que nous avions relevées vingt jours auparavant; la corvette franchit de nouveau le canal de l'île du Tigre, et quel- ques lieues plus au S., M. Paris commença la carte de la partie de un 20 les brumes et la grosse mer nous t forcé d dès les premiers jours après notre départ de Tourane. Mais la saison était plus avan- cée, et nous trouvions un ciel clair et des brises favo- rables le long de ces rivages si dangereux encore un mois auparavant, lorsque le vent de N. E. auquel ils Lu 378 VOYAGE sont exposés faisait lever des lames terribles sur les écueils et sur les longues plages de sable qui les bor- dent, et au milieu desquels les caboteurs surpris par le mauvais temps viennent se briser par centaines. Aussi une loi du royaume défend-elle aux Cochinchinois de naviguer dans ces parages depuis octobre jusqu'en mars; précaution qui hé pèche pas que des flottes entières de bateaux chargés de sapecs du Tunquin pour Hué- Fou ne se perdent très-fréquemment. Le 25 février nous étions devant les forts qui dé- fendent l'entrée de la rivière sur laquelle est bâtie la capitale de la Cochinchine : le spectacle que le soleil levant vint éclairer satisfit agréablement notre curiosité. Aux deux extrémités de la barre, qui se déroulait alors doucement et imitait les brillantes ondulations d’une nappe argentée, s'élevaient sur la plage deux ouvrages circulaires, armés de nombreux canons : les blanches murailles de ces fortifications étaient surmontées de bouquets de bananiers et de hauts cocotiers, dont le vert feuillage , qui se découpait sur un horizon lointain et bleuâtre, formait au milieu de sables blancs comme la neige deux oasis sur lesquelles les yeux s'arrêtaient avec plaisir ; la mer, unie comme une glace, était cou- verte de pirogues que des pêcheurs empressés faisaient voguer vers le large pour profiter du beau temps; au- tour de nous une multitude de caboteurs, poussés par les premiers souflles de la brise qui arrondissait leurs voiles, hâtaient avec de longues rames leur marche lente vers le port. D'autres sortaient de la rivière, et, après avoir franchi la barre , sen éloignaient rapide- ” J f DE LA FAVORITE. 379 ment comme pour jouir de leur liberté: je eroyais voir d'industrieuses abeilles qui se pressaient pour apporter dans leur ruche les dépouilles des champs, ou qui al- laient chercher au loin un nouveau butin. Notre présence fit bientôt flotter sur les forts le pa- villon cochinchinoiïs, et au mo où, les opérations hydrographiques sur ce point étant achevées, la cor- vette allait continuer sa route, un mandarin arriva près du bord et monta sur le pont. À sa demande, faite d'un air douteux, si je voulais entrer dans la rivière, je ré- pondis que mon intention était d'aller à Tourane : il parut désirer savoir aussi d'où nous venions ; mes ré- ponses évasives ne le satisfirent pas; il se retira de fort mauvaise humeur, et alla probablement rendre compte de sa mission à celui qui l'avait envoyé. En dedans des forts la rivière forme deux nl: l'une remonte directement dans l'intérieur des terres jusque devant la ville : l'autre, que la main de l'homme a creusée en partie, se dirige vers le S. E. l'espace de plusieurs lieues, en longeant la mer, avec laquelle elle se joint par une tranchée, à endroit où les hautes terres qui entourent Tourane dans TO. succèdent aux falaises dont la blancheur éclatante fait reconnaître la côle qui avoisine Hué-Fou. Ce canal a été creusé, suivant toute apparence, pour assurer pendant la mauvaise saison les relations par mer de la capitale avec Faiï-Fou , et pour faire franchir avec sécurité aux bateaux cette partie où la côte est plus dan- gereuse que partout ailleurs. Plus loin, les hautes terres qui bordent le rivage offrent aux caboteurs, à des dis- 380 VOYAGE tances très-rapprochées, d'excellents abris que nous visitâmes tous pour en déterminer exactement la posi- tion; enfin le 27 février, jour où nous reprîimes sur la rade de Tourane notre ancien mouillage, nous avions terminé l'hydrographie de quatre-vingts lieues de côtes du Tunquin. Les deux cartes que nous avons dressées montreront le chemin du golfe aux bâtiments de guerre qui suivront un jour les traces de la Favorite dans ces mers: elles font suite à celles de la partie orientale de la Cochinchine, que M. Dayot, ancien officier de la marine royale de France, et depuis mandarin à la cour de Hué-Fou, a levées avec un talent et une exactitude d'autant plus remarquables qu’il était privé de montres marines et livré à ses seuls moyens. La tournée de la corvette dans le N., dont j'avais ce- pendant prévenu officiellement le grand mandarin dans mon entrevue avec lui, et principalement notre nou- velle relâche, avaient mis tous les fonctionnaires civils et militaires de Tourane en révolution : la garnison des forts, ainsi que les postes de milices sur toutes les parties de la presqu'île, fut doublée. Toutes ces démonstrations de frayeur ou de malveillance m'inquiétèrent fort p: car le seul but de mon retour était de faire de leau,du bois et surtout des provisions fraîches dont nous man- quions absolument depuis plusieurs semaines. Les deux premiers articles, que la presqu'île fournissait, étaient à notre disposition ; mais le troisième, qu'il fallait pren- dre au marché de Tourane, devint, bien plus encore que par le passé, le sujet de mille sourdes vexations de la part des nouveaux mandarins envoyés par le roi pour DE LA FAVORITE. 581 nous surveiller : les marchands reçurent l'ordre de ne rien apporter; il fut défendu, sous différents prétextes, de nous vendre des bœufs et des cochons. Mes plaintes, ou plutôtleurs propres intérêts, engagèrent les autorités à se relâcher bientôt de cette sévérité; mais alors elles défendirent à leurs pauvres administrés de recevoir nos piastres, sur lesquelles le Chinois désigné arbitrairement par le mandarin pour les recevoir en payement, nous fit perdre sur le change le tiers au moins de leur valeur. Cependant, malgré cet énorme sacrifice, nos mai- tres d'hôtel ne trouvaient rien au marché, et l'équipage manquait des rafraichissements si nécessaires à sa santé après les fatigues du voyage précédent. Tant d'indignités mirent enfin un terme à ma longue patience, qui peut- être avait enhardi tous ces mandarins aussi lâches que fripons : je leur déclarai que si dans les vingt - quatre heures toutes les provisions dont je leur fis remettre la note n'étaient pas livrées, à un prix équitable, aux agents des vivres et aux maîtres d'hôtel de la Favorite, je me ren- drais devant Hué-Fou et enverrais un de mes officiers au roi : à l'instant même j'ordonnai de faire les prépa- ratifs pour appareiller. Une telle menace était effrayante pour des misérables qui sans nul doute trompaient leur souverain; aussi produisit-elle sur-le-champ l'effet que jen attendais : les bœufs,. les cochons, les canards arrivèrent en abondance, et le 5 mars, quatre jours seulement après notre retour, nous mimes sous voiles, quittant sans regrets une relâche où nous avions essuyé beaucoup de désagréments et goûté de rares et très- courts instants d'agréables distractions. ès 382 VOYAGE La mer de Chine s'ouvrait encore une fois devant la Favorite ; mais cette fois les mois d'avril et de mai, seule époque où règnent les beaux temps dans ces pa- rages orageux, approchaient rapidement : déjà la mous- son avait abandonné les deux côtés du canal et ne faisait plus sentir qu’au large son influence; ces mers si terribles quelques semaines auparavant tombaient peu à peu; les navires, guidés par des observations qu'un soleil alors rarement couvert accordait journellement, couraient comme nous à pleines voiles vers le S. et redoutaient moins les courants , aussi dangereux que rapides, qui, trompant tous les calculs de l'expérience, font souvent trouver aux marins une fin ignorée sur de longues ban- des de brisants ou au milieu de chaînes de rochers dont la plupart.sont encore inconnus. Sur notre gauche était le perfide Paracel , labyrinthe de récifs et de coraux, sur lesquels le Saint-Michel, entraîné hors de sa route par les courants variables , s'était perdu pendant la nuit ; plus à lE.; les marins trouvent le grand bane de Maclesfeld, qu'un heureux hasard semble avoir placé à pour les di- riger au milieu de tant de dangers et pendant les mauvais temps de la mousson de N. E. Le plomb, en tombant sur un fond connu, indique d’une manière certaine la posi- ci tion du bâtiment, qui parfois, cependant, battu par-une mer affreuse et forcé de fuir devant le temps, ne peut manœuvrer pour sonder, et poursuit rapidement une route incertaine, que peuvent arrêter subitement les roches qui entourent Poulo-Sapata. Cette petite île aride, peu élevée, forme l'extrémité de la chaîne d'ilots et de bancs que le Tsiampa projette MR ce DE LA FAVORITE. 385 au large, par 10° de latitude, auprès du cap Panda- ran. Les deux courants opposés qui règnent alterna- tivement dans cette mer, comme les moussons dont ils sont le résultat naturel, semblent redoubler de violence sur cette partie de la côte de Cochinchine, pour ar- rêter les marins qui voudraient braver les saisons con- traires. Ges parages sont d'autant plus périlleux pour les navires pendant les nuits sombres et les orages, qu'à quarante lieues au large de Poulo-Sapata commence une multitude de récifs dont chaque nom rappelle un naufrage, et qui vont pour ainsi dire se grouper sur les rivages pans l'ile de Palawan et du N. de Bornéo. C'est là que la nature semblait avoir opposé une jen rière insurmontable à l'esprit entreprenant des naviga- teurs européens; mais que ne peut l'audace guidée par l'expérience et excitée par l'amour du gain! Ni l'exemple de mille naufrages, ni la crainte de la mort ou d’un escla- vage mille fois plus affreux encore, au milieu de la race d'hommes la plus atroce de la terre, n’ont pu arrêter des Anglais ni les Américains , qui profitant de petites brises __ favorables de terre, remontent jusqu’en Chine par cette % route tortueuse, hérissée d'écueils, en __— contre la mousson de N. E : Ces traversées sont moins top sans dé que celles des navigateurs plus prudents qui se rendent à Canton par le N. des Philippines, après avoir passé à VE. du grand archipel d'Asie. Mais par combien de cruelle$nquiétudes cette célérité n'est-elle pas achetée! Tantôt le bâtiment, environné tout à coup de réeifs 384 VOYAGE dont l’eflrayante blancheur perce l'obscurité de la nuit, laisse tomber son ancre pour attendre le jour qui arri- vera peut-être trop tard pour lui; tantôt #sailli près. des côtes par un coup de vent terrible, il n'échappe au naufrage qu'après avoir fait de grandes avaries qui le forcent à retourner à Java ou à Sincapour. Dans ces parages dangereux, que le grand archipel d'Asie borde à l'E. , et la presqu'ile du Camboge à l'O. la mer de Chine a soixante lieues de large; mais plus au S. la côte de Bornéo, en se dirigeant vers le S. O., et la presqu'ile malaise en se projetant dans le S. E. comme une pointe avancée, la rétrécissent considéra- blement. Au milieu de cet espace sont semés plusieurs petits archipels peu ou point connus des navigateurs européens, auxquels les brisants qui les environnent st de toutes parts inspirent un éloignement d’autant plus fondé que, malgré leur proximité de l'équateur, ces archipels n'en sont pas moins sujets à de fréquents mau- vais temps à l'époque où l’une et l’autre mousson souf- flent avec le plus de violence. Celui des Natunas prin- cipalement, le plus avancé vers le N., a souvent de novembre en avril ses rivages battus par une grosse mer et ses montagnes cachées dans les nuages, comme “% nous eûmes bientôt lieu de nous en assurer, car ce fut vers ce groupe d'îles, où jamais bâtiment européen n'a- vait pénétré avant la Favorite, qe je dirigeai notre route en quittant Tourane. Les calmes, les brises faibles et contraires, retinrent la corvette pendan plusieurs j jours sur la côte de Cochin- chine ; mais ayant retrouvé au large la mousson encore DE LA FAVORITE. 385 forte, elle avança rapidement vers sa nouvelle desti- nation. Le 12 mars dans la matinée, par un temps nuageux, les vigies aperçurent vers le S. une terre longue et étroite qui s’étendait dans le S. O. : c'était le Natunas du N., près duquel la corvette, poussée par une forte brise et la grosse mer, arriva en peu de temps. Ce début n’a- vait rien d'attrayant : nous avions devant nous, à très- petite distance, la pointe N. E. de l'ile que terminait un monticule au pied duquel la mer brisait sur des ro- ches avec une bruyante fureur; de ce point, la côte, formée de collines peu élevées et garnies de bois, se diri- geait d’une manière irrégulière vers le S. O. l'espace en- viron de trois lieues, et était bordée dans toute son éten- due par un cordon de récifs qui s'éloignait peu à peu du rivage pour venir contourner à deux milles environ la dernière pointe, qu'il dépassait ensuite de trois lieues dans le S. O.; puis, après avoir formé un large coude, ces mêmes récifs allaient rejoindre ceux dont fautre côté de l'ile était également hérissé. Nous suivimes lentement cette espèce de muraille que les lames couvraient d'une immense nappe d'écume, _ jusqu'au moment où M. Paris eut terminé lhydro- graphie de la partie N. O. de l'ile ; mais alors la journée était très-avancée, le vent avait redoublé de force 3; nous ne pouvions, sans courir de grands risques, passer la nuit sous voiles au milieu de ces parages remplis de récifs, sur lesquels porte un courant rapide et dont cependant la corvette ne devait p $ s'éloigner : aussi je me décidai, quelques instants av nt le coucher du s0- II. 25 +6 586 VOYAGE leil, à laisser tomber l'ancre par trente-six brasses d'eau (180 pieds), lorsque, après avoir contourné l'extrémité de la bande de brisants dont j'ai parlé plus haut, je l'eus mise entre le vent et nous, pour servir à la Favorite d’a- bri contre la grosse mer, qui augmenta encore pendant la nuit; par bonheur que, malgré le grand fond, l'ancre et la chaîne résistèrent parfaitement. Au point du jour, une brume épaisse, qui tombait en pluie fine, cachait entièrement la terre; et si le bruit sourd et lointain des récifs ne nous avait pas été apporté par le vent, on aurait pu croire que la corvette était mouillée en pleine mer. Cette journée, que nous passâmes tout entière dans une inquiétante position, était pourtant le mardi gras, époque de plaisirs dans notre patrie et que nos familles célébraient sans doute en pensant à nous. De semblables souvenirs sont trop chers aux pauvres exilés pour être négligés par eux : aussi le dernier jour du carnaval fut-il fêté, à bord de la Favorite, sur la côte inconnue et ora- geuse d'une île de la mer de Chine, avec une gaieté qui ne se ressentit nullement des tristes objets qui nous en- vironnaient : les provisions fraîches et le vin que je fis distribuer à l'équipage durent empêcher les réflexions tristes d'approcher des cœurs de mes jeunes matelots, et J'eus le plaisir de réunir autour de moi tout l'état major à un dîner où les santés ne furent pas épargnées. Le lendemain, au lever du soleil, le ciel étant clair, nous appareillâmes , quoique la brise fût encore forte, pour continuer nos travaux. Le Natunas du N. a la forme d'un triangle irrégulier, dont le sommet se dirige vers le N. E., et dont la base, DE LA FAVORITE. 387 large d'une lieue environ, regarde le S. O. Cette der- nière partie est probablement la seule peuplée; car, à l'exception d’un hameau devant lequel nous aperçûmes quelques bateaux caboteurs au mouillage en dedans du grand récif, tout le reste de l'ile m'a paru inculte et à peu près dénué d'habitations. Nous laissâmes à bonne distance sur la droite un rocher rond entouré de brisants, et situé à six lieues dans le S. O. du Natunas du N.; puis, quand tous les points eurent été déterminés, je donnai la route au S. pour aller reconnaître la plus grande île de l'archipel, dont nous n'étions séparés que par un canal de huit lieues, au milieu duquel s'étend un vaste banc de corail extrêmement dangereux. Plus la corvette approchaït du grand Natunas, plus il prenait un aspect inquiétant pour nous. En effet, à partir de l'extrémité N. de la grande pointe sur la- quelle nous gouvernions, la côte orientale de l'ile, que voilait une brume épaisse et que la mer couvrait d'é- cume, fuyait dans le S. S. E. jusqu'à un gros morne, après lequel la terre ne paraissait plus dans cette partie, tandis que du côté de l'O., le rivage, bas et sablon- neux, revenait brusquement à l'O. S. O., après avoir formé un large enfoncement, pour se diriger ensuite vers le S., qu'un sombre rideau de nuages arrêtés par le sommet des montagnes dérobait presque entièrement à nos yeux. Cependant, dans cette même direction, nous apercevions au loin une multitude de rochers et d'ilots qui obstruaient le canal formé par une île élevée, longue de plusieurs milles, et par la partie occidentale 29. 388 VOYAGE du grand Natunas, que pour plusieurs raisons, dont la suite prouva heureusement la justesse, je me décidai à attaquer par ce côté. Mais cette résolution ne fut pas exécutée sans quelque difficulté, car au moment où courant vent arrière, le cap au S. O., nous passions très- près de la pointe N., les vigies crièrent : Brisants dans toutes les directions devant nous! Le moment était critique : du parti que j'allais prendre dépendait l'accomplis- sement du travail commencé, et auquel, d'après mes instructions, je devais attacher une grande importance. Si, intimidé par les nombreux obstacles qui se présen- taient, je courais au large pour ÿ passer la nuit alors peu éloignée, le rapide courant que nous éprouvions, la brise très -forte et la grosse mer auraient imman- quablement porté le bâtiment sous le vent de l'archipel avant le jour, et détruit ‘tout espoir d'y revenir; si au contraire je persistais à suivre la même route, les bancs de coraux pouvaient fermer tout passage à la corvette et me forcer à la mouiller dans une position très-dan- gereuse et sans abri, d'où il aurait été bien difficile de la retirer; mais les avis unanimes de mes braves of- ficiers achevèrent de me er, et la Favorite donna au milieu des brisants. Le passage que M. de Dotsies en vigie au sommet du mât de misaine, signalait comme le seul qu'il crût praticable, était formé d’un côté par des récifs qui longeaient la côte à deux milles du rivage, et de l'autre par un immense plateau de brisants qui s éten- daïent à perte de vue; la mer, poussée par une forte brise dans cet étroit espace, se levait en lames énormes DE LA FAVORITE. 389 qui, se déroulant sur les écueils les plus voisins, sem- blaient vouloir dévorer tout ce qui s’opposait à leur furie. Le moment où la Favorite donna dans les passes eut quelque chose d’imposant qui le fixa pour toujours dans notre souvenir : le silence profond que gardait ‘équipage, disposé pour la manœuvre et attentif à mes commandements, n’était troublé que par les voix so- nores des sondeurs, qui annonçaient alternativement de deux minutes en deux minutes la profondeur de l'eau. Cependant le fond diminuait peu à peu, et chaque fois qu'il était annoncé, l'anxiété se peignait sur les physionomies et tous les yeux se tournaient vers moi. Il y eut même un instant où le plomb ne rapporta que trente pieds. . Un seul de ces blocs de corail que l'on voit fréquem- ment grandir à l'écart pouvait crever la corvette et la faire couler sur-le-champ; mais elle échappa encore à cette épreuve, et le fond, qui augmenta ensuite rapi- dement, fit évanouir toutes les inquiétudes. En effet, nous trouvämes bientôt, en arrondissant la côte, un abri contre le vent : la mer, brisée par les longues bandes de coraux, était devenue parfaitement tran- quille , et les petites îles au milieu desquelles mouilla la corvette, au soleil couchant, nous semblèrent, quoi- qu'elles fussent stériles, des lieux enchantés. J'ai toujours trouvé, au milieu des circonstances les plus difficiles de notre longue campagne, dans mon état major et dans l'équipage, cet ensemble, ce dévouement, cette bonne volonté qui rend tout possible au comman- dant d'un bâtiment de guerre; et jamais, sans un si 590 VOYAGE ferme appui, celui de la Favorite n'aurait osé tenter une semblable entreprise au milieu de pays inhospitaliers, avec un bâtiment isolé, portant cent quatre-vingt-cinq hommes, dont la moitié seulement aurait pu être, en cas de malheur, sauvée par les embarcations. Ce canal dangereux reçut le nom de la Favorite. Dès lors la corvette naviguant à l'abri d’une terre très- élevée, nos travaux n’eurent plus rien de pénible du- rant plusieurs jours. Les lignes bleuâtres dont la mer, unie comme une glace, était sillonnée, indiquaient d'avance aux vigies la présence des coraux, que nous venions ensuite déterminer, et la sonde servait de guide dans les passages très-étroits que forment entre elles les petites îles dont est garnie jusqu'à plusieurs lieues au large la côte O. et S. O. du grand Natunas. De tous les côtés s'offraient à nosyeux des scènes pit- toresques : tantôt nous passions auprès de l’île du Pic, que son sommet aigu doit faire reconnaître de fort loin, et dont les rivages couverts de bois épais et parsemés de troncs d'arbres énormes, apportés par la mer, avaient quelque chose de sauvage et de solitaire; tantôt du sein des coraux que recouvrait à peine un sable très-blanc s'é- lançaient des bouquets de cocotiers chargés de fruits, auprès desquels nos embarcations ne pouvaient parve- nir qu'en franchissant les bandes de récifs que ces ilots projettent dans tous les sens et sur lesquels l'écume des petites lames traçait un cordon argenté qui en trahis- sait facilement la présence à notre inquiète attention, d la mousson de S. O. souffle à son tour, ces brisants, que nous trouvions si paisibles, deviennent DE LA FAVORITE. 391 effrayants et servent de défense contre le ressac aux ri- vages bas et sablonneux de cette partie de la grande île , dont l'intérieur est formé de hautes montagnes. Jusque-là nous avions navigué au milieu d’une soli- tude profonde : sur les côtes, aucun vestige d'habitations, et sur la mer, pas une embarcation, pas une pirogue de pêcheur ne s'étaient offerts à nos regards. Enfin le 15, un peu avant la nuit, nous aperçümes à deux lieues de distance plusieurs feux sur une île dont la riante appa- rence nous avait charmés : des grains violents et des nuages épais m'empêchèrent d'en approcher, en me forcant de laisser tomber l'ancre pour attendre le len- demain : à peine étions-nous mouillés que plusieurs petits bateaux vinrent nous observer de très-près, mais nos signes ne purent décider les hommes qui les mon- taient à s'approcher davantage; ils retournèrent à terre pour y passer la nuit. Peu d'heures après le lever du soleil, la corvette mouilla à un mille de l'île qui formait depuis la veille l'objet de tous nos désirs; et quoique la réalité ne ré- pondit pas, ainsi qu'il arrive souvent, aux tableaux séduisants qu'avaient créés de jeunes imaginations, la nouvelle terre n’en fut pas moins appelée ile Belle, et j'accordai la journée entière à la curiosité, au repos et à l'exploration de la côte voisine, vers laquelle MM. de Boissieu et Paris se dirigèrent de bonne heure dans deux canots. M. Serval alla d’un autre côté sonder les environs du mouillage ainsi qu'un canal par lequel nous devions passer le lendemain, et je donnai son nom à un plateau de corail isolé dont il détermina la position. 392 VOYAGE ‘ile Belle est très-étroite et peut avoir une lieue et demie dans sa plus grande longueur, c'est-à-dire du N.O. auS. E.; de chacune de ses extrémités et même de son milieu s’avancent des pointes dont une se projette vers le S. O. et forme une petite baie dont le fond est rempli de bancs de corail sur lesquels nous fûmes obli- gés, M. Chaïigneau et moi, de débarquer assez loin du ri- vage quand nous allâmes, avant midi, rendre visite au raja, qui réside dans un village situé au milieu des arbres, sur la partie la plus resserrée de l'île et à peu de distance du bord de la mer, où nous attendaient un grand nombre d'individus dont les mines inspirèrent à mon compagnon et à moi de fort peu tranquillisantes réflexions. En effet les figures de ces hommes à demi sauvages me rappelaient exactement les féroces Malais que j'avais observés sur leurs pros dans le port de Sin- capour : mêmes traits hideux, même air de force, même fausseté peinte dans les regards; enfin un cos- tume, absolument semblable, achevaït de rendre la similitude trop parfaite pour ne pas me faire éprouver quelque inquiétude de nous être aventurés si loin de tout secours : et j'avouerai que, pendant notre court trajet au milieu des curieux dont le nombre augmentait à chaque pas, pour aller jusqu'à l'habitation du chef, les histoires tragiques que d’Après et Horsburgh racon- tent des Malais de Bornéo et des archipels voisins vin- rent en foule se retracer à ma mémoire. Heureusement le raja, prévenu de mon arrivée, vint au-devant de moi et me conduisit à son palais, véritable cage élevée en l'air sur des pieux, et dans laquelle nous entrâmes par une DE LA FAVORITE. 395 échelle faite de bambous dont l'élasticité n'avait rien de rassurant. L'intérieur de l'édifice répondait à la simpli- cité de l'extérieur : rien de superflu dans lameublement, qui consistait seulement en plusieurs bancs de bois gros- __ sièrement travaillés; le toit de feuilles de bananier, la charpente en morceaux de cocotier, liés entre eux par des cloisons de rotin, n’offraient certainement rien de somptueux, mais plaisaient par une certaine élégance et par leur grande propreté. Le plancher, formé de lat- tes très-rapprochées les unes des autres, était couvert de nattes assez fines, sur lesquelles je fus invité à m'as- seoir les jambes croisées, au milieu d'une partie de l'aimable société qui m'avait reçu à mon débarque- ment. Au moyen de beaucoup de signes et de quelques mots malais que mon compagnon connaissait, la con- versation se soutint assez bien; et comme mes hôtes n'avaient rien à perdre avec moi, et qu'ils espéraient au contraire avec raison que cette visite leur vaudrait quelques présents, la meilleure intelligence régna bien- tôt entre nous, le raja lui-même prit un air moins défiant, sans sortir toutefois de la gravité inhérente au rang qu'il tenait parmi les assistants, dont son costume et ses manières l'auraient fait du reste toujours distin- guer. I portait deux pagnes blancs bordés de rouge: l'un faisait le tour de la ceinture et tombait jusqu'aux pieds, renfermés dans des pantoufles ; l'autre flottait sur les épaules que couvrait une chemise blanche dont les manches courtes laissaient voir des bras vigoureux : sa taille assez élevée et bien prise quoique un peu replète, ses traits pleins et réguliers, annonçaient un homme 394 VOYAGE entre trente et quarante ans. Îl portait sur sa tête, que garnissaient de longs et noirs cheveux, un chapeau de paille de forme conique aplatie, recouvert d’une étoffe vernissée et peinte de plusieurs couleurs éclatantes. Cette coiffure était également celle de plusieurs assistants, qui . me parurent être les parents ou les conseillers du chef; mais le reste de leur.habillement, semblable en tout à celui de la plupart de leurs compatriotes, ne se com- posait que de deux pagnes bleus de coton, dont l'un cachait à peine la partie supérieure du corps, tandis que l'autre qui servait de ceinture et tombait au-des- sous des genoux, enveloppait dans ses plis deux longs crits dont les énormes poignées réunies sur la poitrine formaient un redoutable ornement. Plus la séance se prolongeait, plus la conversation devenait bruyante; car, parmi ces insulaires, il n’en était pas un seul qui ne crût s'assurer des droits cer- tains à ma générosité en m'étourdissant des noms de Batavia et de Sincapour, comme preuves qu'il connais- sait les Européens; et tel était leur désir à tous de fixer mon attention, que l'arrivée des cocos frais, du lait de buflle et des morceaux de cannes à sucre que l'on ser- vit en guise de rafraîchissements, put à peine inter- rompre pour quelques instants le tapage qui m'assourdis- sait, et dont je ne fus délivré que lorsque le raja et moi nous nous acheminâmes lentement, bras dessus bras dessous, vers la baie, pour aller ensemble dans mon canot à bord de la corvette, que ma nouvelle connais- sance devenue tout à fait confiante désirait visiter. Le village, que je pus alors observer à loisir, est DE LA FAVORITE. 595 agréablement situé au milieu des cocotiers, des bana- niers et d’autres arbres des tropiques qui ombragent plusieurs rangs de cases bien construites et élevées sur des pieux comme celles des Philippines. Le raja me . montra en passant sa demeure particulière, composée de plusieurs grandes cases, qu'un mur de nattes renfermait dans un seul enclos, et qui se groupaient, ainsi que plu- sieurs autres habitations moins considérables, devant une espèce de petit port formé par les récifs, dont les longues lignes coupaient dans tous les sens le canal qui sépare l’île Belle du grand Natunas. Je remarquai sur le rivage plusieurs grands pros en construction ou en ré- paration, dont les formes me parurent admirables et les bois parfaitement travaillés. La fréquente répétition du nom de Sincapour, par lequel les Malais croyaient ré- pondre à toutes mes questions, me fit penser avec quel- que fondement que ces belles embarcations étaient des- tinées pour l'établissement anglais. Cependant je crois que la rencontre de caboteurs de cette espèce est tou- jours à redouter pour un navire marchand. Tous les insulaires que la curiosité rassemblait sur notre passage étaient armés de crits, et leur air traître et féroce décelait, ainsi que leur tournure, des hom- mes plus habitués au brigandage qu'aux travaux de la pêche ou des champs (PI. 35) : une taille au-dessus de la moyenne, des membres gros et musculeux, des poi- trines larges, feraient de ces insulaires, s'ils étaient dé- terminés, des forbans très à craindre pour les bâtiments européens; mais à peine peuvent-ils se garantir eux- mêmes des attaques auxquelles ils sont constamment 396 VOYAGE exposés de la part des Maures de Bornéo, qui viennent pour les piller, et pour les faire esclaves. Peut - être devra-t-on attribuer aux inquiétudes continuelles que leur donne un aussi mauvais voisinage, la coutume car j'ai remarqué dans: FA archipels situés plus à l'O. que les habitants, quoiqu'il soient de la même race et soumis au même souverain, portaient rarement des poignards et paraïissaient moins brigands. Je n'aperçus pas une seule jeune femme; elles s'étaient toutes retirées; les petites filles mêmes se cachaient à notre approche, et probablement il aurait été im- prudent d'y faire attention, car chez ce peuple jaloux et méchant, un coup de crit punit la plus innocente li- berté prise avec un sexe pour lequel cependant il ne montre que très-peu d'égards et qu'il traite même sour- vent avec une révoltante inhumanité. Nous arrivâmes à l'endroit où attendait mon canot, dans lequel le raja sembarqua sans hésiter; mais au même moment une multitude de pirogues chargées de Malais poussèrent également de la côte et formèrent notre cortège jusqu à la corvette, dont je trouvai à mon arrivée le pont encombré de visiteurs, qu'il avait été d'autant plus difficile d'empêcher de monter à bord que ces hommes à peine civilisés se considèrent tous comme chargés de la garde de leur chef: je fis prendre les pré- cautions que la prudence commandait, mais en secret, car avec de pareils hôtes, toujours disposés à profiter des circonstances et de leur nombre pour piller, l'apparence de la crainte peut amener de grands malheurs. Heureu- DE LA FAVORITE. 397 sement que la plus parfaite tranquillité régna jusqu'à la fin; le raja et les principaux personnages de sa suite s’ins- tallèrent dans mon appartement, et reçurent les présents que je leur réservais et pour lesquels ils montraient une convoitise mal dissimulée : le chef eut en partage un beau sabre richement doré, et des colliers de corail pour ses femmes; les autres Malais furent également bien traités suivant leur rang, et tous parurent enchantés; mais comme le nombre des arrivants augmentait sans cesse, j'abrégeai la séance, et bientôt nous fûmes débar- rassés de ces dangereux visiteurs. île Belle, située par 3° 44° 4o" de latitude N. et 105° 4o' 36” de longitude E., offre de bons mouillages pendant la mousson de N. E.; mais dans l’autre saison les bâtiments n’y trouveraient aucun abri contre le vent de S. O., et quoique les indigènes prétendent que ce vent ne souffle jamais avec force, je pense que ce serait une grande imprudence de s’y fier. Un peu sur la droite de la grosse pointe devant la- quelle la corvette était mouillée, nous découvrimes plu- sieurs petits ruisseaux qui fournirent en peu de temps une quantité d’eau douce suflisante pour notre consom- mation journalière et pour remplir nos pièces vidées depuis le départ de Tourane : dans les environs, le rivage n'était garni que de cocotiers; mais les, hautes terres me parurent couvertes d'arbres très-bons pour faire du bois à brûler. Le reste de l'île est fort peu cultivé, et je n'ai aperçu que quelques champs de riz et d'ignames qui ne doivent pas suflire à la subsistance des habitants, lesquels, suivant toute apparence, tirent 398 VOYAGE des vivres de la grande île voisine. Cependant nos maitres d'hôtel se procurèrent à des prix assez modérés un bon nombre de poules, de canards et quelques ca- bris dont une partie fut distribuée aux matelots, que des travaux continuels sous un soleil brûlant, et une chaleur excessive la nuit comme le jour, avaient rendus malades. J'aurais vivement désiré pouvoir y joindre des citrons, des oranges, des bananes et des mangoustans dont l'ile produit une grande abondance, mais tous ces fruits ne devaient être mûrs que deux mois plus tard. Ainsi donc cette petite relâche peut offrir de l’eau, du bois et des rafraîchissements; cependant il serait im- prudent à un navire faiblement armé de s'arrêter non- seulement à l'île Belle, mais même dans les environs. Dans la soirée, MM. de Boissieu et Paris revinrent de leur exploration; ils n'avaient découvert aucun passage dans le vaste enfoncement que forme la côte du grand Natunas et devant lequel sont placés l'ile Belle et plu- sieurs îlots. Toute cette partie de l'archipel est sillonnée de bancs de corail à fleur d’eau, à peine praticables pour les pirogues, et qui finiront sans doute par lier un jour toutes ces terres séparées entre elles maintenant. J'accordai encore la journée du 1 7 au repos dont l'é- quipage avait besoin, aux explorations que MM. de Boissieu et Paris n'avaient pu terminer qu'imparfai- tement la veille, enfin aux observations astronomiques nécessaires pour déterminer d'une manière certaine la position de toutes les terres qui entouraient le mouillage. Le lendemain à la pointe du jour nous mîmes sous voiles par un temps superbe, et je fis gouverner pour donner DE LA FAVORITE. 399 dans le canal, large de deux milles, qui sépare la pointe S. O. du grand Natunas d'un groupe d'îles que je nommai îles Daperré en l'honneur de l'amiral qui venait d’illus- trer de nouveau la marine française au siége d'Alger ; et comme les pêcheurs malais m'avaient averti que cette partie de l'archipel était embarrassée de bancs et de pà- tés de corail, une embarcation alla en avant pour explo- rer la route que nous suivions au milieu d’une foule de récifs. Nous laissâmes sur notre droite le plateau Serval, qui brisait faiblement; et sur notre gauche une chaîne d'ilots, de rochers et de coraux, auprès de laquelle la sonde diminua plusieurs fois rapidement ; enfin la Favo- rite entra dans le canal que j'avais depuis le matin l'in- tention de franchir, et auquel les officiers voulurent bien donner mon nom. Le coup d'œil dont nous jouîmes alors avait quelque chose de pittoresque êt d'imposant : des deux côtés se montraient des terres très-élevées, et les bois épais qui en couvraient les pentes rapides jusqu'au rivage formaient des voûtes obscures sur le bord de l'eau : l'une et l’autre rive offraient également l'aspect d'une solitude sauvage dont aucun oiseau ne troublait le si- lence. La mer, aussi calme que dans un étang, cédait doucement le passage à la corvette, dont une faible brise enflait les hautes voiles, et les échos ne répétaient que | le bruit monotone des rames de nos canots qui étaient occupés à sonder les passes ou à chercher des aiguades le long de la côte, où ils découvrirent deux petits ruis- seaux sur les bords d’une des iles Duperré, dans le voi- sinage de quelques cases abandonnées. A00 VOYAGE Ce canal, au milieu duquel nous naviguions si paisi- blement par un fond qui ne variait que de seize à vingt-deux brasses, peut avoir deux lieues de long du S. E. au N. O., et deux milles dans sa plus grande lar- geur. Au N. E: et au S. O., de hautes terres le met- tent à l'abri des deux moussons et en font un mouillage très-sûr pour les plus grands bâtiments. Un seul récif, que M. Verdier sonda et qui reçut son nom, exige des précautions; mais un peu de surveillance le fera faci- lement apercevoir des marins, auxquels cependant Je ne conseille pas de naviguer de nuit dans ces parages hérissés de coraux. Nous sortimes de ce canal par un passage extrême- ment étroit, mais très-profond, qui le termine à son extrémité S., et qui se trouve sur une ligne S. E. et N. O. avec celui que la corvette avait pris pour entrer. Ce passage est formé du côté droit par un petit îlot de corail surmonté de cocotiers et qu'une ligne de brisants sem- blables à un cordon argenté unit aux îles Duperré. Cette verdure, sortant pour ainsi dire de la mer, formait un singulier contraste avec le côté gauche, d’où se proje- tait une pointe noire coupée à pic, haute de plusieurs centaines de pieds, et de laquelle nous passâmes si près que les rochers semblèrent un instant suspendus sur nos mâts. Nous étions alors parvenus à l'extrémité la plus méridionale du grand Natunas, que nous com- mençâämes à contourner vers l'E. La partie la plus dangereuse des travaux hydrogra- phiques de l'archipel était achevée; mais celle qui restait encore à faire pouvait offrir des difficultés insur- DE LA FAVORITE. AO1 montables. En eflet, nous retrouvions la mousson de N. E. sans aucun abri entre elle et nous; et si elle eût été forte, jamais la corvette n'aurait pu remonter contre le vent et le courant réunis : heureusement que les circonstances nous furent plus favorables que je n'aurais osé lespérer. La corvette, entraînée par un courant rapide, dé- passa dans un instant une belle baie ouverte au S. et abritée par deux grosses pointes : l’une, dont je viens de parler, s'avance dans le S. O.; l’autre est coupée carré- ment et regarde le S. E. Après cette dernière pointe, la côte, que borde constamment à deux milles de dis- tance une ligne non interrompue de brisants, remonte rapidement dans le N. E. l'espace de trois lieues, jusqu’à des terres basses et inondées par de petites rivières; puis elle se dirige vers le N. l'espace de cinq lieues jus- qu'au gros morne de l'Est que nous avions aperçu plu- sieurs jours auparavant, au moment où la corvette allait donner dans le passage difficile qui porte son nom. Après une nuit passée paisiblement à louvoyer sous petites voiles, je fis reprendre, au lever du soleil, l'ex- ploration des terres : le temps était clair et magnifique; à la brise de N. E., qui soufllait encore la veille, avait succédé une légère fraîcheur venant du S., au moyen de laquelle nous côtoyämes lentement les récifs pour déterminer avec soin toutes les sinuosités du rivage et plusieurs petits îlots; c'est ainsi que nous recon- nûmes, à quatre milles dans le S. du morne de l'Est, l'embouchure d'uné petite rivière les Malais assu- II. 26 402 VOYAGE rent être assez profonde pour recevoir des pros, mais dont labord est très-dangereux pour de plus grands bâtiments. Cette partie de l’île présente une surface assez unie, sur laquelle je distinguai, à l'ombre des cocotiers qui bordaiïent la mer, plusieurs petits villages et quelques pirogues halées sur le sable ; dans les environs des habi- tations, les terres paraissaient assez bien cultivées et parsemées de bouquets d'arbres et de plantations agréa- blement entremêlés. Au point du jour je fislever l'ancre, que le calme et le courant contraire nous avaient forcés de laisser tomber la veille au soir; et un peu avant midi, dans un moment où la brise de S. O. faisait à peine remuer les voiles de la corvette, nous vimes trois hommes, montés sur une pirogue , franchir les récifs, se diriger vers nous et venir à bord : ils furent récom- pensés de leur confiance, car non-seulement ils ven- dirent très-avantageusement tous les cocos qu'ils avaient apportés, mais encore ils reçurent une foule de petits présents, en échange desquels jobtins, il est vrai, quelques bons renseignements sur la côte. Ensuite ces pauvres insulaires, qui probablement étaient des es- claves, sempressèrent de-nous quitter, afin de revenir avec un nouveau chargement; mais la brise avait un peu fraichi, et bientôt villages et pirogues eurent dis- paru derrière les pointes que nous dépassions successi- vement. Cependant ce fut au moment où, habitués tout à fait aux dangers de la navigation aventureuse dont les pre- miers essais dataient du golfe du Tunquin, nous pen- : D" DE LA FAVORITE. 405 , sions qu'il n'était plus d'obstacle capable d'arrêter la Favorite, qu'elle courut les plus grands dangers. Nous avions doublé à deux milles de distance un ilot rond et entouré de .brisants, et déjà la pointe N. du grand Natunas nous laissait voir à cinq lieues le cou- ronnement de nos travaux, quand l'élève de première classe de Mieulle, alors placé au sommet du mât de misaine, cria: Brisants à tribord, presque à toucher la corvelte! En effet, à peine avais -je fait changer la route qu'un vaste plateau de récifs se déploya à nos yeux; il brisait faiblement, et les rayons du soleil, ré- fléchis par l'eau, avaient empêché de voir plus tôt le changement de couleur de la mer. M. Paris alla dans un canot sonder ce banc, sur lequel il ne trouva que quelques pieds d'eau, et qui reçut le nom de récif de Miealle. Je m'empressai de saisir cette occasion de témoigner aux élèves de la Favorite, dans la personne d'un de leurs camarades, combien j'étais satisfait du zèle et de la persévérance qu'ils montraient dans le service très- pénible que ma confiance en eux leur avait donné à remplir : celui de veiller en vigie, chacun à leur tour, pendant nos travaux hydrographiques, au salut du bà- timent. À partir du morne de l'Est, la côte est noirâtre, éle- vée, bordée de récifs, et court au N. O. pour former la pointe de l'ile, au N. de laquelle on voit encore, à deux milles de distance, un îlot allongé, lié à la grande terre par deux bancs de brisants qui contribuent à rendre ina- bordable toute cette partie du grand Natunas, couverte 26. 404 VOYAGE presque entièrement de hautes montagnes gänies de ) forêts jusqu'à leur sommet, et parmi lesquelles le morne du Milieu et celui de l'Est peuvent être, quand le ciel est clair, aperçus de fort loin. Le 20 au soir, la brise, en reprenant au N. E., avait ranimé le courant, qui nous aurait fait perdre penidant la nuit ce que nous avions gagné le jour précédent, si jé ne m'étais décidé à laisser tomber l'ancre dans le N. E. de la pointe la plus septentrionale de l'ile : aussi le len- demain, favorisés par un ciel clair et une petite brise, nous pûmes explorer le grand récif dont M. Paris avait déjà déterminé la position dans la matinée qui -suivit notre départ du Natunas du N. Comme le temps était très-beau , je conduisis la corvette le long des brisants, auprès desquels la sonde rapporta dix brasses d’eau. L'hydrographe anglais Horsburgh regarde comme plus que douteux ce danger qu'aperçut il y a plusieurs années le Succès, qui allait à la Chine à contre-mousson'; et pour- tant les relèvements donnés par le capitaine de ce bâti- ment du commerce sont d’une exactitude parfaite. Telle est l’incertitudé dans laquelle se trouvent constamment les marins qui s'occupent d'hydrographie : ou de couvrir les cartes d’une multitude d'îles , de rochers ou de récifs qui n'ont jamais existé que dans l'imagination frappée de quelques capitaines; ou bien, par trop de défiance, de ne point croire à l'existence de dangers qui ne sont pourtant que trop réels. En voyant ces longues lames blanches se déroüler avec fureur, quoiqu'il fit presque calme, sur des récifs à peine connus et dont les térribles brisants s'étendaient \ DE LA FAVORITE. 405 à perte de vue, au milieu d’un passage fréquenté par beaucoup de bâtiments qui vont à la Chine pendant les gros temps et les nuits sombres de la mousson N. E. , je ne pus me défendre de. pénibles pensées : une seule auit, un seul instant pouvaient faire rentrer dans le néant le beau navire, le nombreux équipage si courageux, si dévoué, dont les destinées m'étaient confiées. Mais bien- tôt la corvette, poussée rapidement vers l’île la plus re- culée au N. O. de l'archipel, qu'elle côtoya de très-près, m'arracha à mes réflexions sur un avenir incertain pour me rappeler au moment présent. Nous revimes du large la passe de la Favorite, l'ile Belle et les petits ilots que nous avions quittés depuis peu de jours; enfin, après avoir découvert encore plusieurs bancs de coraux et achevé de déterminer la position de toutes les îles Duperré, j'abandonnai les Natunas le 22 mars au soir, et donnai la route à l'O. 1/4-N. O. pour al- ler-reconnaître l'archipel des Anambas, dont nous de- vions également faire l'hydrographie. Le grand Natunas, dont la forme présente - analogie avec celle d’une poire, peut avoir treize lieues dans sa plus grande longueur du N. au S., et huit lieues de large, depuis le.morne de l'Est jusqu au côté occi- déntal de File. Si l'on accorde quelque confiance aux assertions silles Malais, qui rarement disent la vérité, eet archipel serait assez peuplé. Je vis, il est vrai, un assez grand nombre d'habitants sur l'ile Belle; mais la présence du raja pou- vait très-bien les y avoir attirés, et encore les esclaves m'ont paru composer une partie considérable dela po- . 406 VOYAGE pulation. Ces pauvres misérables qui ont été arrachés par les forbans aux iles du grand archipel d'Asie, ou capturés sur mer, cultivent les terres, exécutent tous les travaux de force et vont à la pêche pendant que leurs maîtres se reposent dans les cases où mènent à fin quelque entreprise de piraterie. Le commerce de ces îles se borne à des échanges de peu de valeur; les pros portent à Sincapour une grande quantité de cocos pour faire de l'huile, du poisson salé, et des holothuries pêchées sur les bancs de récifs, puis séchées au soleil. Les produits de ces deux derniers genres d'industrie, dont l'exploitation exige un grand nombre de bateaux et beaucoup d'esclaves, appartien- nent aux rajas ou au sultan de Rhio, maître des Natu- nas, et sont achetés par des marchands chinois ou étran- gers, qui les payent avec de la quincaillerie, un peu d'opium, du riz, enfin avec des étolfes communes de coton dont généralement les Malais font un grand usage pour leur habillement. Les commerçants de cet archipel portent aussi dans les établissements européens peu éloignés des fruits délicieux , qui sont pourtant venus sans aucune cul- ture, et des tortues de mer, parmi lesquelles on en trouve fréquemment d’une espèce particulière dont l'é- caille est précieuse pour la tabletterie. Ces différentes espèces de pêches, ainsi que le cabo- tage des îles entre elles et avec Sincapour, n’ont lieu que pendant intervalle de beau temps qui sépare les moussons; mais alors les bateaux ont à craindre des ennemis bien plus redoutables encore que les vents et À ne. x DE LA FAVORITE. 107 les grosses mers; je veux parler des pirates, qui font au commerce malais une guerre continuelle et l'empèche- ront toujours de prendre une grande extension, à moins qué les Européens n'interviennent pour empêcher un pareil brigandage, dont les progrès se font sentir davan- tage chaque année, et auquel il est d'autant plus dif- ficile de mettré un terme maintenant que, sous le prétexte de leur propre sûreté, tous les pros sont armés, et que leurs équipages se livrent, suivant les circons- tances , au double métier de marchands et de forbans. L'archipel des Anambas, situé à l'O. des Natunas, n'en est séparé que par un canal de quarante lieues, que les Malais de deux caboteurs que je visitai dans ces parages m'ont assuré être très-sain : la corvette le franchit avec une petite brise qui ne nous permit de voir les hautes montagnes des Anambas que dans la matinée du 23: mais comme le vent de N. E. vint à frai- chir un péu, nous n'étions plus, à quatre heures du soir, qu'à une lieue d’un groupe de petits îlots appelés Anambas du Nord-Est. Dans le S. se montraïent plusieurs iles, entre lesquelles je distinguai principalement vers VE. uné multitude de rochers et de bancs de corail qu'avait explorés en 1825 le baron de Bougainville, ca- pitaine de vaisseau, qui ne craignit pas d'engager la fré- gate et la corvette placées sous son commandement dans des passes étroites, inconnues et hérissées de bri- sants, pour faire de cette partie orientale de l'archipel une carte que j'avais alors sous les yeux. Je devais suivre un.si bel exemple , “et continuer les travaux hydrogra- phiques auxquels la saison avancée et d'autres circons- ee 108 VOYAGE tances contraires avaient empêché cette expédition de donner un plus grand développement; nous commen- çâmes donc à faire la reconnaissance des îles du centre et de la partie occidentale de l'archipel, où jamais Eu- ropéen n'avait pénétré avant nous. Ce nouveau travail offrait des obstacles semblables à ceux que j'avais surmontés avec tant de bonheur dans nos Opérations hydrographiques des Natunas : il fallait naviguer de manière qu'au moment où, après avoir déterminé la position des îles de l'O. et du S. O., nous serions descendus dans le S. de l'archipel, la corvette pût remonter vers le N. contre le vent et le courant pour relever les terres situées dans cette direction. Le soir, avant le coucher du soleil, les positions de toutes les terres les plus avancées versle N. étaient déter- minées, et le lendemain matin, après une nuit employée à lutter contre un fort courant qui portait au S. O., la Favorite, laissant à gauche la route suivie par le capitaine Bougainville, donna avec une belle brise et un temps clair au milieu des îles, les unes basses, petites et envi- ronnées de brisants, les autres élevées et assez grandes, qui, sur des plans plus ou moins éloignés, semblaient se grouper devant nous. Déjà la corvette avait doublé plusieurs pointes, très- près desquelles la sonde ne rapportait que de grands fonds, lorsque l'élève en vigie apercut deux pirogues ca- chées derrière une charmante petite île couverte d'une espèce de saules pleureurs, d'où quelques pêcheurs nous observaient : je fis gouverner pour en passer à petite distance, et enfin, après bien des hésitations, + DE LA FAVORITE. 409 les Malais s'embarquèrent et vinrent m'apporter une douzaine de cocos. Des miroirs, des couteaux , des ver- roteries et surtout des mouchoirs eurent bientôt trans- formé nos défiants visiteurs en amis dévoués : aussi s'empressèrent-ils de nous donner toute sorte de ren- seignements pour me décider à venir mouiller devant leurs habitations; je me rendis sans peine à leurs solli- citations un peu intéressées, et bientôt après nous aper- cûmes, au fond d’une baie que forment les extrémités de trois îles très-rapprochées l'une de l'autre un assez grand village, devant lequel nos pilotes mouillèrent la corvette dans l'après-midi. Un semblable bâtiment dans ces parages devait pa- raître une grande curiosité aux habitants : aussi avant même que l'ancre füt au fond, étions -nous entourés d'une multitude de pirogues dont je ne me lassais pas d'admirer les formes gracieuses et la vélocité : la plupart avaient quatorze pieds de long sur deux de large et se recourbaient lésèrement à leurs extrémités. La blan- cheur du bois des bordages, cousus parfaitement en- semble avec du rotin, était agréablement relevée par une large bande de bois rouge qui faisait le tour de la pirogue et l'exhaussait de près d'un pied au-dessus de l'eau. Chacune de ces jolies petites embarcations était gouvernée par un homme armé de sa pagaie et par un enfant, qui sans doute apprenait le métier de marin sous la conduite de son père; dans tous les cas, la douceur avec laquelle celui-ci donnait ses leçons m'ins- pira tout d’abord une bonne opinion du caractère de ces pauvres gens, qui avaient, ilest vrai, les mêmes 410 VOYAGE traits, le même costume que les Malais des Natunas, L1 maissans leur t pour tout le reste : une tournure mâle, un regard hautain et soupconneux, des membres forts et musculeux, la coutume de porter constamment des armes, trahissent dans ceux-ci les inclinations guerrières d'hommes adonnés au brigandage ét habitués à être souvent aux prises avec l'ennemi; les autres, au contraire, montraient dans leur ton, dans leurs manières, quelque chose de pacifique, de confiant même, qu'ils devaient probablement au voisinage de Sincapour, que la plupart d'entre eux avaient visité au moins une fois. C’est ainsi que l'établissement anglais, quoiqu'il ne soit fondé que tout nouvellement, a déjà répandu au loin parmi ces peuplades sauvages, par la seule impulsion du commerce libre, les bienfaits d'une civilisation dont elles avaient à peine une idée il y a encore peu d'années; car ces mêmes habitants, que je trouvais tranquilles, bienveïllants, désarmés, étaient signalés autrefois aux bâtiments européens comme des pirates dangereux. Espérons que d’aussi heureux chan- gements s'opéreront un jour dans les mœurs des féroces insulaires de Bornéo et des îles situées à l'E. de Java. En attendant, il serait à désirer que les Anglais, qui ont hérité de la grandeur des Hollandais dans ces mers, les eussent également remplacés dans la terreur salutaire qu'inspirait autrefois aux forbans la sévère surveillance de cette nation. | Malgré la mine très-rassurante de mes nouveaux hôtes et les offres de service que le raja me fit faire par un de ses principaux officiers, je pensai que la soirée était trop DE LA FAVORITE. A1 avancée pour descendre à terre, et je remis ma visite au lendemain. Au point du ÿ jour, la rebsiaupe rent à sil elle désituée en face du village, et dont l'onss dairée et Ltnide descend de la montagne à la mer par un bassin naturel que les embarcations peuvent approcher sans s'échouer. Au même moment, MM. Paris et de Boissieu païtirent dans des canots pour explorer les environs; enfin, à peine la propreté ordi- naire du bâtiment était - elle terminée, que déjà une foule-de pirogues, chargées comme la veille de poules, de canards, de cabris et de fruits, nous entouraient de les tous côtés; mais comme la multiplicité des demandes et l'inspection des cages vides avaient révélé à ces rusés marchands le secret de nos besoins, les provisions étaient devenues plus chères, et tous les petits objets ‘échange, si prisés par eux auparavant, ne comptaient plus pour rien dans les marchés, que les piastres seules pouvaient conclure promptement. À ces ruses mércan- tiles près, dont probablement ces bons Malais avaient trouvé de nombreux exemples parmi les Européens de Siñcapour, ñous n’eûmes pas la moindre plainte à por- ter contre leur probité ni contre leur tranquillité. [ls parlaient tous à la fois, il est vrai, mais je ne remar- quai aucune dispute entre eux, pas même quand flar- rivée un peu brusque d’une nouvelle pirogue mettait toute la légère flottille en mouvement. Cette activité, qui animait les alentours de la cor- vette, s'était répandue dans toute la baie, dont le coup d'œil: avait alors quelque chose de vraiment enchan- h12 VOYAGE teur pour des marins fatigués de la vue d'îles désertes ou arides, et de brisants qui n’offraient rien de bien attrayant à leur imagination. Sur la droite, un cap élevé qui s’avance en crochet du côté du mouillage, auquel il sert d’abri contre la mousson de $S. O., forme un petit enfoncement bordé de rochers, auprès desquels un grand nombre de pêcheurs prenaient d'excellents pois- sons qui nous étaient destinés; plus en dedans de la baie est une grosse pointe, que sa couleur rougeâtre faisait contraster. d’une manière agréable avec le vert tendre des bananiers et les rameaux des cocotiers, au milieu desquels on apercevait le village dont les cases, suspendues sur des pieux au bord de l'eau, formaient la ceinture d’une anse de sable blanc, parsemée de pâtés de coraux entre lesquels on trouve un passage profond. Derrière ces habitations, la montagne, coupée presque à pic et garnie de bois épais, semble s'être ouverte pour protéger de sa masse cet endroit retiré. Si nos regards laissaient encore sur la droite un canal, fermé à VO. par des récifs et qui termine le fond de la baie, ils venaient se reposer avec plaisir sur un massif d'arbres + le feuillage nos pi fruits défendait du soleil 1 Ns) ei LL ho marin AC de notre chaloupe: puisaient Jun ce oral: le linge, lavé par les matelots et mis au sec sur les arbustes voisins, les Malais que la curiosité ou l'intérêt avaient attirés en grand nombre auprès d’eux, faisaient pour ainsi dire de ce lieu, désert auparavant, le pe du wings situé vis-à-vis. Toute cette partie plis de la baie est smhabitéc: DE LA FAVORITE. A15 seulement , au fond de petites anses de sable blanc, on distinguait , sous des cocotiers ; de misérables cases de pêcheurs. La tranquillité profonde qui régnait sur ces rivages écartés, lorsqu'au même moment nos yeux, en franchissant un large et profond canal formé de ce même côté par deux îles, pouvaient apercevoir au loin la mer battue par la brise de N. E., nous faisait sentir tout le prix du mouillage où nous étions. L'ile sur laquelle est bâti le village s'appelle Sian- tann, et présente une surface très -irréguliére qui peut avoir deux lieues dans sa plus grande dimension S. E. et N. O.; les côtes, ainsi que l'intérieur, ne présentent que des terres élevées, tantôt dépouïillées de végétation, tantôt couvertes de forêts, et qui toutes semblent avoir été déchirées par des convulsions souterraines. Au N. de Siantann se trouvent deux îles étroites, allongées dans la direction du N. au S., et qui forment entre leurs rivages, hauts et coupés à pic, le canal dont je viéns de parler et dans lequel le vent de N. s’en- gouffre avec tant de violence que, lorsqu'en décembre et janvier il souffle de cette partie, le village de Sian- tann, qui est situé devant louverture de ce canal, est pendant des semaines entières exposé à des tourbillons d'une violence terrible, qui renversent les cases, em- pêchent d'allumer du feu, et forcent les habitants à se réfugier de l’autre côté de l'ile, après avoir mis les pros et les pirogues à l'abri sur le rivage opposé de la baie, auprès de l’aiguade, devant laquelle est, je crois, pour les grands bâtiments, le meilleur mouillage à toutes les époques de l'année. aka VOYAGE La plus orientale de ces deux îles est appelée Poulao- Mata; elle a cinq lieues de long, et une seulement dans sa plus grande largeur ; elle paraît montagneuse et n'a que peu ou point d'habitants. Sa voisine, Poulao- Mobour, est beaucoup moins longue et plus étroite; mais elle a l'avantage de posséder une petite baie ou- verte seulement au S. E., parfaitement abritée de tous les autres vents, et au fond de laquelle les navires des plus grandes dimensions pourraient facilement abattre en carène. Ce port a reçu le nom de M. Paris, qui en a dressé le plan; juste ga du zèle et de l'activité de cet officier. . ATE. du groupe dont je viens de faire la descrip- tion se trouve l’amas d'ilots et de bancs de corail au travers desquels la frégate la Thétis et la corvette l'Espé-. rance se frayèrent un passage en 1825. A l'O., au S. O. et au S. sont situées lés autres parties principales de l'archipel, dans l'exploration desquelles je fus guidé non- seulement par de très-bons renseignements obtenus des Malais, mais encore par un pratique que me donna le raja de Siantann. : J'allai de bonne heure à terre, accompagné de M. Chaigneau et de plusieurs officiers , faire ma visite à la première autorité, dont le beau-frère était venu à bord pour me servir de guide au débarquement. Je trouvai le raja gravement assis sous une galerie cou- verte qui formait le devant d'une grande case, espèce de hangar construit en bois et en nattes et suspendu sur des pieux, dans lequel j'entrai par une échelle faite de bambous liés ensemble avec du rotin. L’ameublement DE LA FAVORITE. 415 en était un peu moins exigu que celui de la salle d’au- dience de l'île Belle; car une table grossière, garnie de bancs et recouverte d’un mauvais tapis qui jadis avait été vert, ornait le milieu de la galerie. Mais tout ce luxe européen ne pouvait compenser à mes yeux la propreté et surtout l'originale simplicité de la demeure du chef des Natunas; je regrettai même le lait de buffle, les cocos, les cannes à sucre si rafraîchissantes, quand je vis servir la collation de rigueur, dans laquelle, pro- bablement à mon intention, figurait en place de thé, auprès des confitures chinoises, une espèce de café que sa couleur équivoque et une matière huiïleuse qui sur- nageaïit au-dessus de sa surface-rendaient également re- poussant : je me dispensai d'en boire, malgré les solli- citations de mon hôte, dont les manières annonçaïent un homme qui avait vécu avec les Européens; en effet, il était neveu du sultan de Rhio, maître des Natunas et des Anambas, que les membres de la famille de ce prince, créature des Hollandais, viennent gouverner tour à tour. La bonne mine de ma nouvelle connais- sance, ses traits assez réguliers, sa physionomie moins douteuse que celle de la plupart des chefs malais, me prévinrent en sa faveur : aussi, après quelques instants, je lui offris le présent que j'avais apporté avec moi pour en disposer suivant les circonstances. Il consistait en une fort belle paire de pistolets dorés, qui étaient renfer- més , ainsi que leurs ustensiles, dans une boîte d'acajou. Un pareil don devait paraître brillant au raja de Siantann, et cependant il ne le reçut pas comme je m'y attendais, et ne montra presque aucune apparence de 416 VOYAGE plaisir. Il est vrai que, le soir précédent, un personnage de sa suite avait témoigné à M. Chaigneau; qui toujours nous servait d'interprète avec la plus aimable complai- sauce, que son maître désirait ardemment une montre; mais malheureusement il n’était pas en mon pouvoir de contenter. la fantaisie du pacifique gouverneur des Anambas. La conversation Se es car notre répertoire de mots malais avait été bientôt épuisé : je témoignai donc, pour terminer l'entrevue, le désir de parcourir le vil- lage ; mais mon hôte, qui mettait sans doute de l'orgueil à nous montrer ses possessions, voulut m'accompagner, et la promenade n'eut pour moi rien de plus gai que la visite. Vues de près, toutes ces cases, la blupert misérables et mal construites, perdirent beaucoup de leur prix à nos yeux. Elles étaient rangées sur la plage, presque au milieu du ressac, dont lécume blanchissait leurs faibles pilotis, et séparées du pied de la montagne par un espace sablonneux et resserré. Dans un endroit où les rochers s'éloignaient un peu du rivage , nous vimes la mosquée, vaste hangar carré dont la base, assez élevée et bâtie en pierres de taille, soutenait de forts montants peints en rouge, sur lesquels un toit de paille était posé si légèrement qu'il semblait comme suspendu en l'air. À l'extrémité opposée à la porte principale figurait une espèce de chaire grossièrement travaillée, qui me parut être le seul ornement intérieur de cet édifice, dont l'extérieur n'avait non plus rien de remar- quable. DE LA FAVORITE. A17 Cependant nous visitâmes avec plaisir le joli bassin destiné aux ablutions des fidèles, dans lequel coule sans cesse l'eau fraîche et limpide d'un petit ruisseau que laissent échapper les bois voisins; très-près de là passe la petite rivière qui sépare le village en deux parties, l'une desquelles est habitée exclusivement par quelques Chinois, dont les cases annoncent l’aisance et la pro- preté : ces étrangers, qui aux Anambas comme partout ailleurs dans ces contrées, sont marchands, cultivateurs et manufacturiers, font des étoffes de soie très - fines, dont le travail ne peut certainement être comparé à ce que nos manufactures fabriquent dans ce genre; mais celles.ci pourraient -elles en livrer de semblables aux mêmes prix? À ces étofles, dont l'exportation est très-peu considé- rable, les insulaires des Anambas joignent d'autres pro- duits de leur industrie ou de leur sol, tels que des co- cos, du poisson salé, des holothuries séchées au soleil, et une grande quantité de sagou, qui sont échangés contre des toiles de coton d'Europe, des porcelaines communes de la Chine, de la quincaillerie , et enfin contre du riz, dont ces iles ne produisent pas assez pour la nourriture de leur population. Celle-ci cependant est si peu nom- breuse que le village de Siantann, chef-lieu de la partie occidentale de archipel, ne contient pas plus de trois à quatre cents habitants, dont la plupart sont esclaves et appartiennent presque tous, comme dans les Natunas, au sultan de Rhio, pour lequel ils vont à la pêche, quand la saison est favorable, et cultivent des terres : pendant le reste de l'année. Ces malheureux forment IT. 37 A18 VOYAGE une classe vouée au mépris et aux privations; ils vivent sur les bateaux ou dans de mauvaises cabanes, et ne peuvent rien posséder. Combien de fois avons -nous vu ces pauvres créatures cacher avec soin ce qu'elles obtenaient de notre pitié, pour le soustraire à la rapa- cité d’un maître qui un instant après venait le leur arracher! Dans l'espèce de port formé par les récifs devant le village, je ne vis pas, comme aux Natunas, de ces ma- gnifiques pros dont la destination m'avait paru suspecte; nous eûmes pourtant du plaisir à compter un assez grand nombre de caboteurs qui se disposaient à partir pour Sincapour; ils étaient petits, et pontés seulement avec des nattes étendues sur les barrots: mais leurs formes gracieuses et légères, leurs deux jolies voiles carrées, soutenues par des mâts de bambous, la cabine du patron sur l'arrière, enfin une extrême propreté, les faisaient paraître à nos yeux de charmantes embar- cations. Ces petits pros doivent bien marcher; mais combien le beau temps ne leur est-il pas nécessaire pour franchir le canal de quarante-huit lieues qui les sépare de leur destination! Il est vrai qu’ils font rarement plus de deux voyages par an; ils partent avec les dernières brises d’une mousson pour revenir avec les premiers souffles de l'autre, avant que les mauvais temps aient commencé. Cette manière de naviguer est suivie dans toute la mer de Chine, dont les côtes occidentales prin- . cipalement sont couvertes dans la belle saison d'ûne multitude de bateaux, auxquels l'éloignement de Bornéo DE LA FAVORITE. 419 et des autres grandes îles de l'E, toutes infestées de for- bans, et plus encore la présence d'un grand nombre de bâtiments européens qui vont à la Chine ou viennent chercher les détroits, assurent une certaine sécurité. Ma curiosité ne trouvait cependant pas assez d'ali- ments pour me faire braver longtemps le soleil, dont les rayons, alors perpendiculaires sur nos têtes, étaient ré- fléchis par les rochers voisins et le sable dans lequel nous marchions : aussi étais -je revenu de bonne heure à l'en- droit du rivage où mon canot m'attendait. Le brave raja et son principal conseiller s'embarquèrent avec moi; les autres individus de sa n vinrent sant des pirogues. Je remarquai que l'arrivée de tous ce ne dérangea en rien les Malais sé sur nie pont de la corvette ou le long du bord, à vendre leurs mar- chandises : cette circonstance acheva de me convaincre que le raja était plutôt une espèce d'intendant du sul- tan de Rhio qu'une autorité civile ou militaire. Dans tous les cas, les présents que je lui avais faits le matin, ceux que je lui fis encore de ne ne les principaux habitants qui l , quoique absentes, eurent ét établirent entre nous un étage de bons procédés; aussi me promit-il deux pratiques pour le moment de l'appareillage, que j'avais fixé au lendemain matin. Après une collation composée de pâtisseries, de con- fitures, ainsi que de liqueurs douces, dont mes visiteurs burent avec grand plaisir, quoique mahométans, le raja retourna au rivage, mais non sans m'avoir fait les plus belles offres de service, marchandise qui, dans 27- 420 VOYAGE aucun pays, ne coûte cher, et qui nulle part n'est épar- . gnée. Cependant, dans l'après-midi, une pirogue m ap- porta de sa part quelques poules et deux cabris, comme un témoignage de son amitié. Un peu avant le coucher du soleil, je descendis avec plusieurs officiers pour faire de l'exercice et conti- nuer plus à notre aise les observations du matin : ayant trouvé facilement un cicerone, nous parcourûmes le village, puis la montagne au pied de laquelle il est situé. En circulant au milieu de ces cases dont une échelle étroite et branlante est la seule issue, nos yeux, un peu ‘aux aguets, apercevaient de temps à autre de pe- tites figures qui n'avaient rien de masculin, et que la curiosité et peut-être un peu de coquetterie faisaient apparaître aux portes à demi fermées, ou aux fenêtres, closes par un treillis de rotin : de grands yeux noirs et doux, des traits gracieux, un front élevé, des cheveux arrangés avec soin sur le derrière de la tête, une gorge bien placée et légèrement voilée, charmes qu embellis- sait encore ce désir de plaire si naturel aux femmes de tous les pays, même les plus sauvages, formaient un ensemble que le souvenir des Cochinchinoises et deux mois d'isolement nous firent trouver séduisant. Les pauvres recluses, de leur côté, ne parurent pas trop fâchées de la petite distraction que le hasard leur offrait. La plupart d’entre elles portaient les colliers de corail que j'avais donnés le matin à leurs maris, et chacun de leurs regards était peut-être un remerciment. Mais comme un pareil langage, tout innocent qu'il pa- raissait à mes jeunes compagnons, aurait pu être fort DE LA FAVORITE. 421 mal compris par les maitres et seigneurs des princesses, j'entrainai la bande joyeuse dans la montagne, au mi- lieu de boïs épais où nous trouvâämes des sujets d’obser- vations moins attrayants sans doute, mais aussi beaucoup moins dangereux. Ces bois, au travers desquels serpentait un chemin escarpé, paraissaient aussi anciens que le monde : à » Fee LA E, 4 l # LOIIDAIIL chaque pas nous fi de vétusté ou renversés par les torrents, et qui formaient encore avec les faisceaux de lianes qu'ils portaient au- paravant des voütes sombres, d'où s'échappaient, à notre approche, des troupes de singes, lesquels parta- geaient avec une multitude de cochons sauvages la possession paisible de la forêt. Le sentier dont nous suivions les capricieux détours conduisait de l’autre côté de l'ile, que la pente plus douce des montagnes a permis de cultiver, et où sont quel- qués petits villages habités seulement pendant la pêche des holothuries, à laquelle se livre toute la population. Je désirais aller jusque-là; mais la nuit, qui approchait, nous força de revenir sur nos pas. En descendant vers le village, je remarquai les lits de plusieurs torrents qui, dans la saison des pluies, remplissent les ravins en se précipitant vers la mer: ils étaient alors presque à sec. En général, le terrain manquait d'eaux courantes : quel- quefois, cependant, un petit ruisseau, descendant du haut des montagnes, se glissait en murmurant à travers mille obstacles, et lorsque épuisé parune longue course, il était sur le point d’expirer dans quelque cavité pro- fonde, la prévoyante industrie d'un Malais avait pré- 122 VOYAGE senté à ses eaux un long canal de bambou qui les con- duisait ainsi de rochers en rochers, par une pente adoucie, jusqu'au bord de la mer, où elles se parta- geaient dans plusieurs autres tuyaux plus petits, faits également de bambous et légèrement suspendus sur de hautes perches, pour aller se distribuer dans chaque case et servir aux besoins des habitants. Après le cocotier, le bambou est le don le plus pré- cieux que la bienveillante nature ait fait aux contrées voisines de l'équateur. Le Malais du grand archipel d'Asie, comme le sauvage de la mer du Sud, n’éprou- vant aucune inquiétude sur l'avenir et dédaignant les douceurs d’une civilisation inutile pour lui, ne se cons- truit que des habitations fragiles, et ne se fabrique que des instruments simples comme ses besoins. Si le coco- ter le nourrit, le désaltère avec son fruit, lui donne son écorce pour faire des lignes de pêche ou les cordages nécessaires à la manœuvre de sa pirogue, le bambou lui fournit pour. celle-ci des mâts et un balancier : son bois dur, léger et couvert d’un vernis brillant que l'humidité _etles vers rongeurs ne peuvent attaquer, sert non-seule- ment à construire les cases, mais il en forme presque tout l'ameublement; le tronc, creux et divisé, par des anneaux, en cavités d'inégale grandeur, offre pour les usages domestiques. des vases de toute dimension. H sert également à confectionner la couche grossière du pauvre esclave et les meubles légers et élégants qui, en sortant des-mains des ouvriers chinois, vont orner les vastes demeures des sultans malais. C’est encore dans ces belles touffes de bambous dont les tiges élancées balancent DE LA FAVORITE, 425 mollement leur feuillage gracieux sur le bord des eaux, que les pêcheurs vont prendre des bâtons pour tendre leurs filets, ou choisir, pour faire des perches, des jets d'une longueur si prodigieuse, que malgré la profon- deur des rivières dans le lit desquelles leur pied est en- foncé, leur sommet surmonte la surface des eaux, et semble annoncer des hauts-fonds. Dans tous les pays qui possèdent le bambou, et que la Favorite a visités, j'ai vu cet arbre offrir diflé- rentes propriétés à l'instinct du sauvage ou à l'in- dustrie des peuples civilisés. Le Tagal lui dérobe le papier sur lequel il écrit; le Chinois, en le faisant servir à la fabrication de cette infinité de meubles si commodes dans les pays chauds, a rendu la partie po- licée du grand archipel d’Asie , l'Inde entière, ainsi que les établissements européens, tributaires de son adroite industrie. Aux Anambas, des bambous forment au milieu de la forêt un léger et gracieux aquéduc, que l'aile d’un oiseau renverserait; tandis qu'à Java, on prépare avec les sommités de leurs jeunes branches un manger sain et délicat. En arrivant à bord, je trouvai MM. de Boissieu et à, Paris de retour de leur exploration; ils étaient parvenus à réunir en aussi peu de temps, à force de soins et d’ac- tivité, tous les matériaux nécessaires pour dresser un plan du mouillage et de ses environs. Les pièces à eau avaient été remplies ; une assez grande quantité de pro- visions, vendues par les Malais, assurait pour quelque temps des rafraîchissements aux hommes malades; enfin la corvette était parfaitement disposée pour mettre sous C0] 42% VOYAGE voiles; aussi, après une nuit belle et tranquille, pen- dant laquelle les pratiques malais se rendirent à bord, nous appareïllâmes au soleil levant, avec un temps clair et une jolie brise de N. E. Ce mouillage, où nous avions goûté de trop courts instants de repos, reçut le nom de baie Tupinier. Cette marque de considération que tous les officiers de la Favorite réunis voulurent donner à mon beau-frère, conseiller d'état, membre de l'amirauté, directeur des ports et arsenaux, dont la bienveillante sollicitude s'était étendue sur tout ce qui pouvait assurer le succès de l'expédition, fut doublement douce à mon cœur, parce que j'y vis non-seulement une preuve d’attachement pour moi, mais encore un honorable souvenir d’une personne à laquelle je suis uni par les liens du sang et par les sentiments de la plus vive affection. La baïe Tupinier, située par 3° 15’ de latitude N. et 103° 28’ de longitude orientale, offre pendant lune et l'autre mousson un excellent mouillage aux plus grands bâtiments; ils y trouveront en abondance du bois, de cafe u et pour les malades de très-bons rafraïchissements. ae pense même que si Fe séjour était un Rs PE 5 EM 1 FR tf 1 des F ù en assez géidé quantité pour un équipage nombreux. Cette baïe est d'un abord facile en tout temps et de presque tous les côtés, car les îles élevées qui l'entou- rent à grande distance dans plusieurs directions sont très - retoRRaIsSables et peuvent être approchées sans danger. Les habitants nous ont paru doux. hospitaliers et DE LA FAVORITE. 425 favorablement disposés à l'égard des Européens. Cepen- dant, malgré ces apparences séduisantes, je ne conseil- lerais pas à un bâtiment marchand faiblement armé de séjourner longtemps dans ces îles, car il serait à craindre que la vue d’une proie facile ne réveillât chez ces Malais le goût de la piraterie, qui est pour ainsi dire inhérent au caractère de leur nation. Après avoir doublé la pointe la plus sie de la baie Tupinier, nous aperçümes dans le S. O. trois groupes, dont les îles paraissaient plus grandes et plus élevées à mesure que nous nous éloignions de Siantann. Le premier, composé de quelques rochers arides , fut laissé sur la gauche, et nous donnâmes dans un canal large de deux lieues qui le sépare du second, ,remar- quable par les formes coniques de ses îles, dont la plus grande reçut le nom d’ile du Pic; elle est couverte de bois et inhabitée, ainsi que ses voisines, qui forment avec elle des canaux profonds. Nous contournâmes par le S. ces îles à un mille de distance, puis je donnai la route au N. O. pour aller prendre connaissance de la pointe la plus septentrionale d’une grande île, à laquelle je conservai son nom malais., , de Djimadja et qu'un passage de trois lieues de large en-. viron sépare de l'île du Pic. Mais le soleil venait de se coucher, la chaleur avait été étouffante pendant le jour, et les petites brises variables, en nous contraignant à ma- nœuvrer sans cesse, avaient beaucoup fatigué l'équi- page; je laissai donc tomber l'ancre pour attendre le lendemain. La nuit fut calme; au point du jour je fis mettre à la 4 VOYAGE voile et gouverner pour passer dans le canal formé par la pointe N. de Djimadja et plusieurs autres îles, dont la moins petite s'appelle Poulao-Bessar. Le temps était magnifique; une jolie petite brise poussait la corvette au milieu d'un bassin formé par plusieurs iles d'aspects différents dont le soleil com- mençait à éclairer les sommets élevés, sans que ses rayons, cependant, pussent encore percer la brume qui nous cachait. le fond d’une grande baie de Djimadja, devant laquelle nous passions lentement. Toute cette partie de l’île offre un coup d'œil sombre et sévère; par- tout on voit des traces de la terrible mousson de N. E.; les plages sont semées de pierres et d'arbres apportés par la mer, lorsque dans les coups de vent elle roule ses longues lames sur ces rivages sans abri. À mesure que la corvette approchait de Djimadja, le canal se rétrécissait de plus en plus, et les deux côtés prenaient une apparence moins triste : aux rochers noirs et arides succédaient peu à peu des anses bordées de cocotiers chargés de fruits; le rivage de Poulao-Bessar présentait une ceinture de bananiers dont le vert tendre adoucissait les teintes plus foncées des bois qui cou- vraient l'intérieur de l'ile ; dans une charmante petite baie environnée de hautes terres, nous vimes des ba- teaux échoués sur le sable, à peu de distance de quel- ques cabanes, délicieusement situées très-près d’un ruis- seau, au milieu des arbres, sous lesquels était groupé un troupeau de cabris, que leurs gardiens avaient aban- donnés pour venir au bord de l'eau regarder la Favorite qui franchissait alors à leur grand étonnement la partie b & oi. DE LA FAVORITE. 427 la plus étroite du passage, dont ses vergues semblaient toucher les deux rives. Comment rendre les émotions que ressent le com- mandant d'un bâtiment de guerre lorsqu'il franchit un canal inconnu et dangereux, dans lequel le moindre changement de vent ou un courant inattendu, et tant d’autres accidents que dans notre aventureux métier la prudence même n'ose prévoir, peuvent amener une issue malheureuse aux plus sages combinaisons! À l'anxiété qu'il éprouve se mêle quelque chose de noble et d’élevé : il grandit avec le danger ; il fait partager aux officiers, à l'équipage la confiance dont il est animé, et leur inspire ce dévouement qui fait surmonter tous les obstacles. Ce sentiment de sa propre force, cette per- suasion qu'arrivé à des distances immenses de sa patrie, son expérience seule doit préparer, créer même des ressources pour le bâtiment et l'équipage confiés à ses soins, forment la plus belle prérogative de l'officier de la marine militaire et le seul dédommagement de tant d’inquiétudes et de soucis. Deux mois de travaux hydrographiques nous avaient déjà habitués, les officiers et moi, à naviguer, de nuit comme de jour, au milieu des rochers et des récifs. Les matelots eux-mêmes, familiarisés avec le danger, savaient parfaitement reconnaître les moments où leur présence sur le pont et leurs efforts réunis pouvaient ètre nécéssaires au salut commun : placés en vigie, leur attention était continuelle, et jamais je n’ai vu de na- vire où ce service si intéressant fût rempli avec plus de zèle et d'activité; aussi, dans le canal de Djimadija, à 4 sn. VE à 2 128 VOYAGE étais-je beaucoup plus occupé des grimaces singulières que faisaient nos pratiques malais, épouvantés de voir un grand navire engagé, malgré leurs. conseils trop pru- dents, dans des passes aussi étroites, que des risques auxquels pouvait être exposée la Favorite, qui dépassait doucement les unes après les autres une foule de petites pointes, comme pour nous laisser le temps de jouir des tableaux changeants que la nature sauvage présentait à chaque instant autour de nous. . Cependant, lorsque après avoir contourné la pointe basse et allongée qui termine Djimadja vers le N., j'eus fait gouverner quelque temps au $., le rivage offrit un aspect moins désert : la corvette passa devant une baie profonde, ouverte à l'O., mais abritée des vents de cette partie par plusieurs grands ilots, et au fond de laquelle nous aperçûmes un village, résidence du raja, qui in- formé probablement de ma-générosité envers son con- frère de Siantann, m'envoya un de ses affidés pour me promettre beaucoup de provisions si je voulais mouiller. Comme le temps n’avait pas une apparence rassurante, et que je voulais terminer tout de suite l'hydrographie Es es partie de l'ile, ces offres séduisantes ne firent Lis Aussi le soir nous laissâmes toi Lan au “es de la pit la plus méridionale de Djimadja. Cette île, la plus brmale de archipish, pin avoir cinq lieues dans sa plus grande longueur du N. O. au S. E:, et trois de large du N. E. au S. O.; mais sa forme irrégulière et très-allongée vers le N., ainsi que des baies profondes, diminuent considérablement sa surface, DE LA FAVORITE. 429 qui en outre est inégale et élevée. Cependant du côté occidental, les collines ont une pente beaucoup moins rapide vers la mer: aussi les environs du village dont j'ai parlé sont-ils bien cultivés et couverts de plantations de cannes à sucre et de maïs. Mais la plus précieuse pro- duction de Djimadja, c'estle sagou, qui compose la prin- cipale nourriture des habitants, et forme encore une branche lucrative de commerce avec les pays voisins. Cette substance blanchâtre et glutineuse provient d'un arbre de la famille des palmiers, dont le tronc droit et légèrement annelé parvient souvent à une grande hau- teur. On le coupe par tronçons : alors l'écorce, quoique unie et très-épaisse , se détache facilement et laisse voir une moelle blanche que les Malais réduisent en poudre, après l'avoir fait sécher au soleil; cuite ensuite à la va- peur, cette espèce de farine devient grumeleuse comme de la grosse semoule et peut se conserver longiemps à l'abri de l'humidité. Le sagou de Java est plus fin, plus blanc, mieux préparé; mais il m'a paru moins nOUrTIS - sant que celui des Anambas et même des Natunas, car toutes ces îles en produisent plus ou moins. Les rivages de Djimadja présentent de petites chaines d’écueils et d'ilots dans plusieurs parties; mais ils sont généralement accores et rarement bordés de coraux. Les deux grandes baies dont j'ai parlé sont les seuls mouillages de l'ile + la première, ouverte au ME. formeune bonne rade dans la mousson de S. O.; l'autre offre un excellent abri lorsque soufllent des. vents de N. E., et les bâtiments y trouveront de l'eau, du bois.et des provisions en abondance. Il est vrai qu ‘ils. seront 150 VOYAGE obligés de se touer au milieu de passes étroites et si- nueuses; mais cette opération pe. . je crois, aucun danger. Le 28 au matin, après une nuit pendant laquelle le temps avait été à l'orage et d’une chaleur excessive, je fis mettre sous voiles afin d'achever l’hydrographie de la partie S. E. de Djimadja. Mon intention était de re- monter ensuite, en passant par le milieu de l'archipel pour en déterminer toutes les terres et les rochers, jus- qu'au N. du groupe de Siantann; de là je comptais revenir encore vers le S., et finir nos travaux par l'exploration du côté oriental du groupe de petites îles que la Thétis et l'Espérance avaient traversé. Malheureu- sement, dans l'exécution de ce projet, nous ne fümes pas aussi favorisés que nous l’avions été dans les Natunas; car à peine la pointe S. de Djimadja eut-elle été dou- bléé que la brise de N. E. se fit sentir et le temps devint nuageux et se mit à grains. Cependant nous parvinmes à faire entièrement dans cette journée l'hydrographie du groupe du milieu de l'archipel, auquel je donnai le nom d'îles de Rigny, en Yhonneur de l'amiral sous les ordres duquel combattirent les forces navales françaises à Navarin, et dont l'habileté à tant contribué à rendre à notre marine militaire son ancien éclat. Nous étions obligés de lutter contre le courant et le , également contraires; et comme la brise, ordinai- t faible durant le jour, ne reprenait que le soir, gagner au vent je faisais louvoyer sous toutes voi- pendant la nuit, par des temps souvent douteux, au safe des:flots et des récifs : et cependant telle était la DE LA FAVORITE. A51 surveillance qu'exerçaient les officiers de quart et l'expé- rience qu'ils avaient acquise, que je pouvais goûter quelque repos, après les longues fatigues de la journée. Le 30 mars au soir, nous avions fait assez de chemin vers le N. pour pouvoir distinguer parfaitement, dans le S. E., la baie Tupinier, dont les terres semblaient alors deux collines isolées. Plus nous avancions dans la même direction, plus nous avions à lutter contre une mer grosse, des brisées fortes et un courant qui arrêtait notre route. Cepen- dant lorsque la Favorite fut parvenue près des îles si- tuées au N. de Siantann, elle trouva un faible courant de marée qui portait au N. E. pendant douze heures : grâce à ce précieux auxiliaire elle put doubler, le 31 au soir, le rocher auquel sa forme ronde et élevée de quelques pieds au-dessus de la mer a fait donner le nom de Guérite par le capitaine Bougainville. Get écueil, placé à une lieue au N. de Poulao-Mata, est très-ac- core; mais son isolement et son peu de hauteur le rendent dangereux la nuit pour les bâtiments. Enfin, le 1° avril dans là matinée, après un lou- voyage long et pénible, la corvette doubla les îlots du N. E., qu'elle avait déjà rangés de très-près le soir où nous primes pour la première fois connaissance des Mapa: je fis arriver sr vers le S., RS ON lieè d'un hassiet formé par ist g Darmé des- # 452 VOYAGE quelles il en est une qui reçut le nom d'ile aux Cocos. La pêche des holothuries, appelées trépan par les Ma- lais, se fait principalement dans cette partie des Anam- bas, où je vis, au fond des petites baies voisines du mouillage, un grand nombre d'embarcations qui atten- daient les beaux temps d'avril et de mai pour commen- cer les travaux. Cette pêche exige une grande patience et beaucoup de dextérité : le Malais, penché sur l'avant du bateau, tient, dans ses mains plusieurs longs bam- bous, disposés pour s'adapter les uns au bout des autres, et dont le dernier est garni d'un crochet acéré; ses yeux exercés percent la profondeur des eaux, alors unies comme .une glace, et aperçoivent aisément, quelque- fois à une profondeur de cent pieds, l'holothurie accro- chée aux coraux ou aux rochers : alors le harpon, descendant doucement, va saisir sa proie qui, ramenée à fleur d’eau, tombe ainsi au pouvoir du pêcheur. Rare- ment celui-ci manque son coup; mais la rareté du trépan qui, dans certaines années, se retire loin des côtes, et quelquefois le peu de durée des calmes, rendent les produits de cetie branche d'industrie fort incertains. Cependant on m'a assuré que la vente annuelle des ho- lothuries aux marchands chinois rapporte un assez gros revenu au sultan de Rhio et aux rajas chargés de veiller à ses intérêts. Je profitai du coin pour aller le lendemain , un ins- le lever du soleil, visiter l'ile aux Cocos. er . nom; car sa surface est entièrement DE LA FAVORITE. 153 tune pour les habitants de Siantann, entre lesquels ils doivent être d'autant pie exactement partages qu'ils sont sans doute d’un ra PP ort CC nsi idérable, si j'en juge par la somme assez forte que les gardiens exigèrent en paye- ment des fruits que. je fis acheter pour nos matelots, auxquels un semblable rafraîchissement faisait grand plaisir durant la chaleur excessive de la journée. La brise, qui se déclara de bonne heure, nous permit de lever l'ancre avant midi, et je fis gouverner vers le S. : alors, comme la corvette allait s'éloigner de plus en plus de Siantann , je renvoyai les pratiques , après les avoir récompensés au delà même de ce qu'ils espéraient ; et le patron de leur bateau, pauvre esclave qui avait été par le fait notre véritable pilote, fut également comblé de présents : l'embarras que lui causaient tant de richesses, le soin qu'il prenait pour les cacher, nous amusèrent beaucoup, et je fis promettre aux deux Ma- lais qu'il n'en serait pas dépouillé. Les forbans maures, ainsi que les pros qui reviennent de Sincapour à Bornéo ou à Palawan, visitent quelque- fois les petites îles au milieu desquelles nous étions, et cherchent à en surprendre les habitants, qu'une fuite précipitée et l'abandon de leurs bateaux ne peuvent pas toujours sauver de l'esclavage ou de la mort : aussi, à l'exception des bois de cocotiers, où des gardiens sont toujours établis à demeure, ces rivages ne sont habités es lépaque de = EE du trépan , pend elle ie, qui, ot ces iéoiniqus + jours quelques-uns. Il. 28 à 454 VOYAGE À deux heures, la grosse pointe noirâtre et d’un aspect sauvage qui termine la partie méridionale de Siantann restait derrière nous. La corvette explora les îlots dé- tachés qui sont situés dans le S. de l'archipel, et le soir elle mouilla sur la côte de Poulao-Riabou, île monta- gneuse et couverte de bois, la principale des îles de Ri- gny; enfin le lendemain au soir, tous les travaux hydro- graphiques sur les Anambas étant terminés, nous fimes route pour les géroits qui conduisent dans la mer de Java (11). Les cartes “4 deux es à faites avec le alle grand soin, doivent être d'autant plus exactes que, depuis le départ de Tourane, la marche des cinq mon- tres marines a été d'une précision admirable : ainsi les soins et les talents réunis de MM. Serval et Paris ont élevé au souvenir du passage de la Favorite dans ces mérs éloignées, un monument qui sera peut-être un jour précieux pour les navigateurs. Plus nous approchions de l'équateur, plus le temps devenait beau et le ciel clair; mais les brises diminuaient de plus en plus, et la corvette avançait bien lentement vers le S. : cependant nous n’avions plus que pour douze jours de vivres à bord; et Java, où je comptais relà- cher, restait.encore à cent soixante lieues. - Le 5 avril, nous primes connaissance d’une suite dé petites îles, parmi lesquelles était Saint-Julien, dont ues navigateurs français ont contesté l'existence et rai néanmoins très-bien placée sur les cartes avais l'intention de faire l'hydrographie du xipel du Saint-Esprit, situé par 0° .4o' de latitude DE LA FAVORITE. 455 N.; mais les courants au S. nous en éloignèrent si ra- pidement pendant le calme, que je fus forcé de renoncer à mon projet. La nuit suivante, la Favorite franchit l'équateur pour la troisième fois depuis son départ de Toulon, et entra, avec un beau temps et une jolie brise favorable, dans l'hémisphère austral. Déjà nous avions laissé sur notre droite le détroit de Sincapour et les grandes îles de Bintang, Bantam et Lingen, dont les côtes forment , avec celles de Suma- tra, des passages très-fréquentés par les bâtiments eu- ropéens qui se rendent dans la mer de Java, où ils n'arrivent toutefois qu'après avoir passé par le détroit long et sinueux auquel Banca donne son nom. Cette grande île abrite des vents de N. E. l'entrée d'une rivière profonde, sur le bord de laquelle est bâtie la ville de Palembang , où résidait autrefois un des plus puissants souverains de Sumatra. Longtemps les pros de guerre de ce sultan malais furent la terreur du commerce et isolèrent pour ainsi dire les côtes de ses États: mais le gouvernement de Batavia punit enfin tant de méfaits avec sa sévérité ordinaire. Des forces considérables parurent, en 1 Bai, devant la capitale du sultan de Palembang, qui, après avoir vu ses flottes détruites, ses troupes battues et dis- persées par les Hollandais, alla expier dans l'exil, aux Moluques, les brigandages de ses sujets. Malgré un si terrible exemple, ces parages n’er pas moins restés des repaires de forbans qui itta pendant le calmé les bâtiments faiblement able: ou attendent que des événements malheureux fassent tom- 25. sont nt 436 VOYAGE ber entre leurs mains, c’est-à-dire livrent à la plus hor- rible servitude ét au pillage, les équipages et les car- gaisons des navires qui se perdent ‘sur les nombreux écueils dont ces parages sont hérissés. Tel était le sort affreux que cette abominable race d'hommes réservait probablement à l'équipage de la frégate anglaise lAlcéste, qui fit naufrage en 1816 sur un rocher inconnu dans de détroit de Gaspar, situé par le 3° degré de latitude S., entre Banca et l’île Bülliton, lorsqu'elle s'en retour- nait de la Chine à Londres, avec l'ambassadeur lord Ambherst à son bord. Les naufragés avaient été forcés d'abandonner leur bâtiment et de se réfugier sur une île déserte; mais bientôt ils y furent assaillis par les Malais accourus des rivages environnants, et dont le grand nombre, qui allait toujours croissant, leur ins- pirait des inquiétudes d'autant plus cruelles qu'ils crai- gnaient pour le sort de la chaloupe dans laquelle lord Amherst était parti dès l’échouage pour Batavia. Ce- pendant les Anglais, quoiqu'une grande partie d'entre eux n'eussent pas d'armes, parvinrent par leur bonne contenance à en imposer à ces brigands, jusqu'au mo- mage. où plusieurs navires envoyés par le gouverneur e Java vinrent heureusement les tirer de cette dan- reuse situation. x La plupart de ces pirates: diet sortis des îlots et des rochers qui bordent la côte circulaire de Billiton, et la rendent presque inabordable pour les bâtiments européens. Cependant cette île sert de point de recon- naissance aux marins qui veulent aller de la mer de Chine dans celle de Java. Elle sépare deux détroits : à DE LA FAVORITE. 457 l'O. celui de Gaspar, par lequel passent ordinairement les navires ; et à l'E. celui de Carimata, large de qua- rante lieues, mais que les navigateurs fréquentent fort peu à cause des bancs et des récifs dont il est rempli. L’espérance de rendre encore quelques services à Thydrographie me décida pour ce dernier détroit : aussi, dès que nous eûmes franchi l'équateur, je fis gouverner au S. E., pour aller prendre connaissance de Carimata, île montagneuse, habitée par des Malais, et qui a donné son nom au passage devant lequel elle est placée. Nous laissions sur notre gauche, à vingt-cinq lieues de distance, la côte de Bornéo, qui se dirige au S. l'es- pace de quatre-vingts lieues, depuis le 1‘ degré de latitude N. jusqu'au 3° degré environ de latitude S. : là elle tourne brusquement à TE., et court ensuite parallèlement aux terres de Java. Gette longue étendue de rivages est sillonnée par un grand nombre de ri- vières qui ont leurs bords couverts de villages dont les féroces habitants obéissent à des rajas ” traitres, plus méchants encore que leurs sujets. H n'y a pas longtemps encore que ces Sn: montés sur de grands pros armés de forts canons, ré- pandaient la terreur dans les détroits et les pyauts environnants; mais les Anglais, après la prise de Java, et plus tard les Hollandais, ont plusieurs fois détruit les asiles fortifiés où ils se retiraient. Cepen- dant, malheur encore aujourd'hui au capitaine euro- péen ou chinois qui mouille son navire à l'embouchure d'une des rivières dont je viens de parler ! L'appât de bénéfices considérables, les plus séduisantes promesses, 458 VOYAGE tous les moyens de la plus insigne perfidie nu em- ployés par les chefs malais pour attirer dans leur will la victime sans défiance et obtenir le dé Fa d'une grande partie de la cargaison. ‘Ces di x points importants une fois gagnés, et au moment où p abusé croit avoir fait un voyage très-lucratif, il to: le poignard du iraître raja, après avoir souvent contri- bué lui-même, dans l'espoir de racheter sa vie, à la cap- ture de son bâtiment et à la perte de ses compagnons. Les Hollandais entretiennent pourtant sur trois points de cette partie des côtes de Bornéo des résidents pour surveiller la conduite des sultans voisins, . et protéger les caboteurs qui viennent y trafiquer; mesure pru- dente, mais inutile. La principale de ces résidences est Sambas, gros bourg situé par 1° de latitude N., :à l'embouchure d'une assez forte rivière, dont les bords, naturellement inondés pendant presque toute l'année, produisent d'immenses récoltes de riz. Cette denrée précieuse pour les populations malaises se trouve éga- lement en abondance dans la rivière de Pontiana, sous l'équateur, et enfin à Succadana, village situé deux degrés plus au S.:, au fond d'une baie dans laquelle plusieurs ruisseaux viennent se jeter, Pendant longtemps les marchands de Fe avaient exploité seuls le commerce de ces trois établissements; mais depuis quelques années les Chinois, qui sont venus sy établir en foule, leur ont enlevé presque entièrement cette source de richesses, et envoient à Sincapour-la grande quantité d'or, de diamants et d’autres marchan- dises précieuses qu'ils tirent de l'intérieur de Bornéo. DE LA FAVORITE. 439 ement le gouvernement de Batavia n’a pu em- u'ici ces étrangers remuants et industrieux nsi au commerce hollandais, déjà si fort ns ces, pays par les Anglais, mais encore il de tire alone de Bornéo : car les Chinois, après y avoir été reçus sans défiance, se sont révoltés, et ils tenaient encore, lors de mon passage à Java, leurs anciens maîtres bloqués dans les endroits fortifiés. : . Les Européens n’ont presque aucune notion certaine sur l'intérieur de cette grande île; dont les parties ma- ritimes sont inondées pendant neuf mois de l’année par des pluies continuelles qui en rendent le climat horri- blement meurtrier. Les Hollandais prétendent que plu- sieurs voyageurs de leur nation: sont parvenus très- loin dans les terres, où ils ont trouvé des lacs im- menses, des mines d’or et de pierres précieuses, enfin une population noire anthropophage , chez laquelle un homme ne peut se marier qu'après avoir mis aux pieds de sa future les têtes d’un certain nombre d'ennemis qu'il a dévorés. Mais toutes ces relations ressemblent trop à celles des voyageurs du. xu° siècle pour être facilement adoptées : bornons-nous à espérer que l'in- fluence du commerce européen, qui s'étend rapidement sur ces contrées barbares, finira par soulever tout à fait le voile qui les couvre encore maintenant. - Le 7 avril nous dépassâmes l'ile Carimata , dont nous avions la veille aperçu le pic élevé à vingt lieues de distance, et la corvette donna dans le détroit : le temps était magnifique , la mer unie comme une glace, et la 440 VOYAGE brise, qui se soutenait , avait varié au N. O. Nous mar- chions guidés par la sonde, avec une ancre toujours prête à tomber si les vigies eussent signalé quelque danger, et pendant la nuit la lune alors dans son plein éclaira notre route au loin devant nous. Dans l'E., nous distinguions les hautes terres de Bornéo, qui servent de point de reconnaissance pour diriger les navires au milieu des bancs. Ces parages, alors si calmes, de- vaient devenir dangereux deux mois plus tard par l'effet des grains violents et des temps sombres de la mousson de S. O. Déjà même, à mesure que nous avancions, la brise halait l'O. et l'horizon se montrait, par inter- valles, orageux du côté du S., mais le courant conservait toujours sa force vers le S. E, Le jour suivant, la brise fut très-faible et nous poussa lentement : je profitai de ce calme pour faire peindre la corvette à l'extérieur, et avant la nuit, les ravages du soleil et des mauvais temps avaient disparu sous une peinture brillante, qui rendit à la Favorite tout son éclat et la mit en état de soutenir dignement la réputa- tion de notre marine militaire sur la rade de Sourabaya. Le 9 avril au matin, nous entrâmes dans la mer de Java, sans avoir apercu depuis la veille les terres de Bornéo, qui sont très-basses dans cette partie et bor- dées de bancs extrêmement à craindre pour les navires; mais comme dans le détroit la profondeur de l’eau ne varie que de seize à vingt brasses, fond de vase, les bâ timents ont la faculté de mouiller toutes les fois que le temps où l'obscurité leur donnent quelque . sur leur position. DE LA FAVORITE. al La mer de Java, longue: et étroite, est soumise, comme celle de Chine, à l'influence de deux moussons oppéiles: Lorsque cette dernière mer est tourmentée par les vents de N. E., les navires trouvent dans l'autre de grandes brises d'O.; et quand la mousson de S. O. s'établit sur les côtes de Luçon, les vents d'E. com- mencent sur les rivages de Java. Il faut, je pense, attribuer cette différence entre deux mers si voisines, à leur direction : l'une est allongée du N. E. au S. O., l'autre de l'E. à l'O. : aussi, à mesure que nous approchions de la sortie du détroit de Ca- rimata, les vents, fixés d’abord au N. E., puis au N., tournaient peu à peu à O.S. O., et la brise annon- çait, en soufflant mollement, la fin de la mousson d'O. Le:ciel était devenu orageux, et quelquefois il tom: bait de la pluie : nous éprouvions une chaleur étouf- fante ; la brise variait sans cesse; pendant la nuit, et principalement à l'approche des grains, la mer, sil- lonnée par une multitude de poissons qui se jouaient dans le sillage brillant de la corvette, semblait une im- mense nappe d'argent; pendant le jour, un grand nom- bre d'oiseaux différents volaient autour de nous pour attraper des insectes de rase des demoiselles, dont nos agrès étaient couverts. Le 12 avril, les hautes terres de Java, dont nous étions alors à plus de vingt lieues, furent aperçues dans le S. E. par les vigies. J'avais donné la route au S. E. 1/4 S., pour atterrir sur la pointe Panka, qui forme un côté de l'entrée de Sourabaya. Mais comme les vents varièrent plusieurs fois vers le S. E., avec des 142 VOYAGE rafales auxquelles le calme succédait, nous ne primes connaissance de la côte que le lendemain et plus à l'O. que je n'aurais voulu. La nuit suivante je fis longer la terre, sur laquelle les vigies distinguaient un grand nombre de feux; et enfin à la pointe du jour, je recon- nus les montagnes voisines de Sourabaya, auxquelles des formes allongées, rondes et parallèles ont fait don- ner par les marins le nom de Cofiins ( cercueils). Cette analogie ne m'a pas semblé frappante; cependant, comme elles sont à peu près les seules hautes terres voisines de la mer dans cette partie, les navigateurs les reconnaissent facilement. À six heures du matin, la corvette se trouvait à deux lieues de terre; une foule de bateaux de diverses formes l'entouraient : les uns allaient pêcher au large; les autres , dont une brise favorable hâtait la marche, cherchaient à suivre la Favorite, qui, couverte de voiles, les dépassait rapidement. Le ciel s'était éclairci peu à peu, et le soleil levant nous montra Java dans toute sa splendeur : quel ma- gnifique spectacle! La côte s'élevait insensiblement, et de hautes montagnes paraissaient, dans l'intérieur, sur un plan éloigné; le rivage, que nous longions dou- cement à très- petite distance, offrait à nos yeux des tableaux enchanteurs ; une multitude de blanches ha- bitations, groupées sur des monticules ou disséminées sur le bord de la mer, occupaient des sites délicieux _ qu'embellissaient de mombreux bouquets d'arbres, chargés des fruits des tropiques. Plus loin, la vue se reposait sur des villages d’une jolie apparence et sur DE LA FAVORITE. 443 des champs très-bien cultivés: nous distinguions aussi de vastes rizières et des plantations de cannes à sucre dont les différentes teintes, qui allaient s'unir au vert sombre des hautes terres, formaient un admirable con- traste avec la nature sauvage, réfugiée dans les majes- tueuses montagnes amoncelées au milieu de l'ile Les forêts vierges et leurs solitudes, en faisant sentir à l'homme sa faiblesse et son néant, peuvent lui inspi- rer une respectueuse admiration; mais la vue de la nature cultivée, récompensant par mille bienfaits les travaux de l'espèce humaines est bien plus douce, plus consolante pour l'âme du voyageur. L'approche de la pointe basse et sablonneuse de Panka nous fut annoncée par le pavillon hollandais, qui flotte à son extrémité. À une heure, la corvette ran- geait de 3 un ed Je es les canons défendent la passe : la sonde rappo t vingt à vingt- cinq pieds, fond de vase, et j'allais faire mouiller, quand le pilote, que le pavillon bleu et blanc déployé au som- met du mât de misaine et plusieurs coups de canon avaient prévenu de notre arrivée, vint à bord et fit gouverner la corvette pour sa destination. Le canal que nous suivions est formé par les îles de Madura et de Java, qui le resserrent beaucoup dans cer- taines parties, où les bancs de vase dont les deux côtés sont bordés viennent jusqu'au milieu des passes et en diminuent considérablement la profondeur, car plu- sieurs fois la corvette passa sur un fond qui n'avait guère plus de quinze pieds; mais la vase cédait facile- ment. La marée, devenue contraire, nous força de A4 VOYAGE DE LA FAVORITE. laisser tomber l'ancre, au soleil couchant, devant un grand village javanais appelé Gressy, et à peu de dis- tance du fort d'Orange, construit sur le sommet d'un banc, et dont les fortifications, élevées autrefois par les Français, portèrent notre pavillon jusqu'à la prise de l'ile par les Anglais, en 1811. Le lendemain au point du jour nous remimes sous voiles par un beau temps, et deux heures après, la Fa- vorite mouilla devant la ville de Sourabaya. NOTES. Note 1, page 39. M. Eydoux, chirurgien major de la Favorite, s'est occupé d'une manière spéciale, pendant son s jour à Canton'et à Macao, de recueillir sur le thé tous les renseignements que pouvaient lui procurer les nombreux négociants européens avec lesquels nous étions liés ; et comme je ne doute pas que M. Eydoux n'ait choisi, au milieu de tant d'opinions différentes sur la préparation de cette substance, celle qui est le plus généralement admise, je joins ici la note qu'il a bien voulu extraire de son journal et me communiquer. NOTE SUR LE THÉ. Il est une chose digne de remarque et de fixer surtout l'at- tention du voyageur philosophe et observateur : c'est le soin avec lequel chaque peuple a cherché dans le règne végétal une subs- tance qui, mêlée à l'eau et convertie en boisson, pût flatter son palais et devenir _— a son jé journalier , un nouveau besoin. ET ti sav de recours au froit dun cafer; les Chinois, les Gapémnie et, ja suite de leurs relations commer- ciales avec ces deux peuples, les habitants du N. de l'Europe et de YAmérique, aux feuilles du thé; les peuplades sauvages de l'Océanie, à la racine du cava; les habitants de l'Amérique du S., aux feuilles du mathé, etc. ete... Enfin il n’est aucun peuple, on peut l'avancer hardiment, qui n'ait payé et ne paye cetle sorte dé tribut au règne végétal. Ce simple usage d’une boisson, devenu par l'habitude une nécessité, pourrait offrir aux yeux du philosophe un vaste champ d'observations. 1 serait, en eflet, EUTH NOTES. tout à la fois curieux et intéressant de remonter à la cause de ces usages; au but que chaque peuple s’est proposé en les adop- tant ; d'étudier leur eflet sur l'organisation, tant sous le rapport médical que sous le point de vue moral , et leur influence sur la société. Qui sait même, à une époque où le besoin de classifications en tout genre se fait sentir d'une manière si impérieuse, qui sait, dis-je, si un observateur habile ne parviendrait pas à s’en servir avantageusement pour établir la base d’une classification nouvelle des peuples ?... . toutes les substances consacrées ainsi au goût souvent bizarre des hommes, celle du thé, sans contredit, est une des plus généralement employées. L'arbrisseau qui la fournit, classé par Linné dans la palyandrie monogynie, vient naturellement en Chine et au Japon, où l'on donne cependant de grands soins à sa culture. 11 croît lentement et n'atteint son développement qu'au bout de six ou huit ans; à cette époque, son élévation est ordinairement de trois, quatre, ou cinq pieds au plus. en est toujours vert et se plaît dans les plaines basses, sur les et les revers de montagnes qui jouissent d’une température douce, quoiqu'on le cultive dans certaines provinces de la Chine où le froid se fait sentir d’une manière assez vive. Je ne parlerai ass ici sas ne er de _— seau à thé, ni de la m li le récolte mis: FE 4 P: FE ee. Li her aftreé y : ce PR mliuuinuec Disinie entier même parmilei Eusopéine-é sident à Canton, une grande divergence d'opinions sur l'origine des deux espèces de thé, le vert et le noir, je rapporterai seulement ce qui m'a été dit à ce sujet par des personnes dignes de foi et qu'un long séjour en Chine a mises à même de recueillir des ren- seignements sur tout ce qui concerne l'histoire du thé. Les thés noir et vert sont fournis par le même arbrisseau. Le mode seul de dessiccation apporte les différences que l'on remarque entre ces deux espèces. Pour obtenir la première, on expose quelque temps à l'humidité les feuilles qu'on a cueillies ; bientôt elles entrent en fermentation et perdent leur sq cou- NOTES. h47 leur verte pour revêtir celle d’un brun noirâtre ; puis on les fait sécher sur une grande plaque de fer, légèrement chauffée par du feu qui est entretenu au-dessous. Pour la préparation du thé vert, au contraire, les feuilles sont séchées presque immédia- tement après avoir été cueillies ; mais alors, au lieu de se servir d’une plaque de fer, on fait usage d'une plaque de cuivre. Je ne sais jusqu'à quel point la nature de la plaque métallique peut influer sur la coloration de ces feuilles, ainsi qu'on le pré- tend dans le pays : une action chimique qui se passerait sur la surface du métal pourrait seule en rendre compte ; mais je pense que le thé noir ne doit son changement de couleur qu'à l'espèce de fermentation qu'on lui fait subir préalablement; et d'ailleurs, ne voit-on pas le même phénomène avoir lieu sur toutes les feuilles soumises à cette opération ? La différence entre ces deux espèces de thé ne consiste donc point, comme on l’a cru longtemps, et comme beaucoup de per- sonnes le croient encore, dans l'existence de deux arbrisseaux différents, mais bien dans la fermentation que l'on fait subir au thé noir, et peut-être aussi dans l'emploi divers de la plaque de métal dont on se sert pour opérer la dessiccation. Dans ns et r anire de ee deux oepèee de ées rt snt foule de qu LE à ont aBecté-u un nom. Ces variétés jirovisoneut de là nature du ter- rain ou de son exposition ; de la partie de la plante où les feuilles sont cueillies (celles de la sommité de l'arbrisseau donnent les meilleures ); enfin elles résultent principalement de l'époque à laquelle on a fait la récolte : ainsi, lorsqu'on recueille les feuilles aumoment où le bourgeon d'où elles naissent vient de s'épanouir, on obtient un thé de première qualité; et plus on laisse ces feuilles grandir-et atteindre, pour ainsi dire, leur ri moins le thé qu'on en retire est bon. Note », page 66. Non-seulement le capitaine, mais les officiers mêmes de chaque A8 NOTES. vaisseau de la compagnie, ont le droit d'embarquer à bord une certaine quantité de marchandises ; ceux d’entre eux qui préfe- rent un profit certain aux chances hasardeuses du commerce , cèdent à des négociants d'Angleterre ce port permis pour une forte somme d'argent; les autres tentent la fortune et font parfois d'assez grands bénéfices. Mais on m'a assuré que depuis quelques années la compagnie ; forcée d'apporter de l'économie dans toutes ses dépenses, a diminué ces priviléges , et que les places de capi- taine et d'officier de ses bâtiments sont beaucoup moins lucra- tives qu'autrefois. Cependant telle était encore en 1829 la pue de marchan- dises embarquées ainsi à bord de ces navires, qu'à l'époque où les démêlés entre les Chinois et les Anglais forcèrent la flotte de ces derniers de rester à l'embouchure du Tigre, les pacotilleurs furent obligés, pour ne pas être entièrement ruinés par ce retard, de fréter un country-ship de trois cents tonneaux qu'ils chargèrent entièrement de leurs marchandises et expédièrent pour Canton. Nous avons vu qu'ils n'en portèrent pas moins de très-vives clamations auprès de la cour es teurs à Londres. R est vrai qu'une re Lacs 1 NY SE SOA Fr : see ae rcielieniafé de la compagnie a également beaucoup din je veux parler des nombreux passagers qui trouvaient à bord de ces navirés toutes les recherches du luxe et du confortable, et les payaient exorbitamment cher; mais depuis 1814, les prix des passages ayant considérablement baissé, à cause de l’économie à laquelle nos rivaux, moins heureux que. pif g: passé dans si nt forcés d nents a également diminué à bord des vaisseaux de la ri du reste jouissent toujours , et à juste Run “mA Seth d'être bien manœæuvrés , parfaite- ment tenus, et de pouvoir servir de modèles aux bâtiments mar- chands pour la décence et le bon ton, qui sont sévérement main- tenus à leur bord parmi les #5 A NOTES. hA9 Note 3, page 69. Lorsqu à propos du commerce européen aux Philippines, il a été question de celui des Américains avec ces contrées, j'ai com- mis une erreur que je m empresse de réparer ici , et dans laquelle m'avait fait tomber l'usage adopté par les Espagnols de donner éga- lement le nom d’'Anglais aux négociants de la Grande-Bretagne et a ceux de l'Amérique du Nord. J'ai dit que les affaires commerciales de ces derniers à Luçon étaient de peu d'importance en comparaison de celles de leurs rivaux ; je me trompais , car les armateurs des États-Unis, qui ont été les premiers étrangers admis au commencement de ce siècle dans Manille , sont encore à la tête du commerce de cette colonie, que non-seulement ils approvisionnent de produits des manufac- tures ou du sol de leur patrie, mais encore à laquelle ils portent les marchandises que leurs bâtiments vont prendre dans les ports de l'Angleterre, dont les marchands retrouvent ainsi à Luçon, de même qu ‘à la Chine, des concurrents qui, par leur excessive éco- nomie et leur grande activité dans les expéditions maritimes, obtiennent une supériorité incontestable sur tous les marchés des pays où ils sont reçus. Note 4, page 174. Ces nids précieux, dont la forme ovale a beaucoup de res- semblance avec celle d’une écaille d’huiître un peu profonde, se trouvent principalement sur les côtes de la Cochinchine. et des iles du grand archipel d'Asie. L'oiseau qui les construit, espèce d'hirondelle de mer au plumage noir, à l'air sauvage , au vol rapide et saccadé, fréquente les lieux isolés et situés près de la mer; et comme s’il cherchait à se mettre encore plus à l'abri des poursuites de l'homme, il se retire sur les rochers les plus hauts et les plus escarpés, € ire lesquels il colle pour ainsi dire, par un point de la FER Re son nid, dont il a choisi, dit-on, IL. 29 F4 4150 NOTES. les matériaux au milieu de l'écume de la mer. Mais que peuvent les précautions du pauvre oiseau contre l'audace d'un ennemi que l'espoir de s'emparer d'une proie qu'il vend au poids de l'or dé- cide à confier sa vie à une corde dont l'appui incertain lui fait braver les plus effrayants précipices! Alors le propriétaire dépos- sédé s'enfuit, mais revient bientôt se rebâtir une nouvelle de- meure qui, l'année suivante, lui sera sans doute enlevée de nou- veau , pour aller satisfaire la gourmandise de quelque riche Chi- nois. Cette substance si recherchée doit subir bien des prépa- rations avant de pouvoir être employée dans les festins, dont elle forme un des principaux mets et en même temps un des plus dispendieux. Dans son état primitif, elle est couverte d’un enduit noirâtre, grossier, qu'un long séjour dans l'eau tiède peut seul détacher de la partie blanche et transparente , laquelle ne devient telle qu'après avoir été épluchée avec un soin minutieux : alors on la divise sans peine en filaments très-minces, qui sont vendus au poids et à un prix exorbitant. La manière de les “employer dans la cuisine est cependant peu variée, car on les fait | où tout simplement dans une espèce de consommé, qui prend : une grande ressemblance avec notre potage au vermicelle, sans pouvoir lui être comparé pour le goût, du moins suivant l'avis de la plupart des Européens. Mais je serais porté à croire que les qualités aphrodisiaques dont les Chinois prétendent que ces nids sont doués, en font tout le prix à leurs yeux. é&. Note 5, page 211. Je donne ici la traduction de la réponse du vice-roi de Can- ton à la lettre que je lui avais adressée , pour mettre les lecteurs à même de juger du style diplomatique des mandarins chinois. traduction, bien plus complète que celle qui avait été faite par le révérend P. Amyot, ancien missionnaire jésuite à la cour de Pékin et résidant aujourd’hui à Macao , est l'ouvrage du savant orientaliste M. Klaproth. Se NOTES, 451 « Le cinquième des ministres d'état, président du département de la guerre et gouverneur général des deux Kouang {c'est-à-dire des provinces de Kouangtoung et de Kouangsi ), adresse cet ordre aux marchands hanistes, ete., pour leur faire savoir qu'il lui a été présenté le vingt-sixième jour de la dixième lune de la dixième année de Tao-Kouang , un placet de Tchi-na-cul (Gernaert), consul de France , dans lequel il expose que l’année dernière le brigand Ou-Kuen et autres ont tué plusieurs hommes de son pays. Après avoir scrupuleusement examiné cette aflaire, le gouverneur géné- ral a ordonné de saisir les criminels et de les faire juger selon les lois. «Comme les lois et les institutions du céleste empire sont sublimes et claires, elles ne permettent pas que des b igands et des vagabonds échappent au châtiment : le gouverneur général a agi selon son devoir et d'après les règles de la saine raison. H n'y avait donc aucune nécessité que ledit royaume en remerciât Pa eV PR et que son roi envoyät un bâtiment à Can- ur rendre des es actions de grâces. Au reste, on s'aperçoit, par ‘circonstance, qu'on reconnaît avec respect la vertu et là ne. du grand et auguste empereur. Une telle démarche indique beaucoup d'intelligence. Du reste, La-pa-sse, capitaine de ce vaisseau étranger, n'avait qu'à annoncer ce motif: il n'était pas nécessaire qu'il vint à Canton dt témoigner sa reconnaissance en personne. « Quant aux vaisseaux marchands de son pays qui entrent dans la baie de Canton, il demande qu'ils payent les droits de ton- nage de la même manière que les vaisseaux anglais, hollandais et américains de la même dimension. 11 demande en outre qu'on traite ces bâtiments de même que tous les autres qui entrent dans ce port, pour ce qui concerne les droits d’ amarrage et autres. À ce sujet, le gouverneur général déclare qu'il a été $tatué par les or donnances impériales que les bâtiments de toutes les nations doi- vent être partagés en égories, et payer les droits en conséquence : ainsi ls valisemux de chaque royaumé doivent payer les mêmes sommes que les vaisseaux anglais de la même # 20. 152 NOTES. grandeur. Ceci sera aussi le cas pour ce qui regarde les droits des compradors et ce qu'on paye pour les droits du port. Le soin de tout cela regarde le hoppo de Canton. « Cette ordonnance doit être transmise aux marchands hanistes pour qu'ils la communiquent aux étrangers en question. Qu'on la respecte et qu'on ne s’avise pas de l'enfreindre. « Tao-Kouang, 10° année, 10° lune, 27° jour. » Note 6, page 212. J'ai dépeint le luxe et la grandeur au milieu desquels vivent les chefs et même les agents de la compagnie, qui représentent | à la Chine le gouvernement et le commerce de la Grande-Bre- tagne. Nous avons vu que les États-Unis disputent dans ces con- trées , à l'Angleterre, le premier rang en richesses et en activité, mais non en splendeur et en représentation ; et si cependant cette république parcimonieuse n’a pas une factorerie aussi magnifique que celle de ses rivaux , elle n'en pen pe moins à son D Fgu des émoluments qui lui p WE r t soutenir UC convenable et sheet nécessaire pour inspirer du respéét aux Chinois. Mais c'est principalement dans la manière généreuse avec la- quelle l'économe Hollande traite son représentant à Canton, que l'on trouve une bien forte preuve de l'importance que devrait avoir cette dernière considération aux yeux des gouvernements dont les sujets trafiquent avec la Chine; car cette nation, qui n'envoie qu'un nombre très-borné de bâtiments dans le Tigre, donne qua- rante mille francs < d'appointements à son eonsul, auquel d’autres avantages permettent, de doubler cette somme chaque année. Si une petite puissance a jugé devoir agir ainsi par orgueil national et dans l'intérêt de ses marchands , que n'aurait-on pas à attendre de la France, si grande , si riche , et qui devrait employer tous les moyens pour faire revivre son commerce dans les pays où il fut si respecté autrefois? Elle n'a rien fait, et son consul en Chine ve reçoit annuellement que douze mille francs, somme à peine NOTES. 455 suflisante pour lui assurer un abri à Macao. Répéterai-je encore que cet esprit de parcimonie, qui fait attaquer chaque ; jour l'exis- tence des employés du gouvernement ; qui étend ses funestes eflets jusque sur les armées de terre et de mer, et diminue sans cesse le prix des services présents ainsi que la récompense des services passés, est encore bien plus fatal à l'honneur et aux intérêts de notre patrie dans les contrées lointaines, dont les ha- bitants, beaucoup moins avancés en civilisation que les Euro- péens, ne comprennent pas les principes qui nous régissent maintenant, et ne peuvent séparer la richesse de la considéra- tion ? Pour eux une nation n'est grande qu'autant qu'elle est représentée avec grandeur, et nous avons vu que toutes les puis- sances maritimes se sont soumises à celte manière de voir : la France seule croit, malheureusement pour ses marchands, pou- voir la braver, et, méconnaissant même tout à fait les véritables intérêts de son commerce, elle adopte aveuglément, comme moins dispendieux, l'usage suivi par ses voisins, de prendre pour consuls de simples négociants ; mais ceux-ci, toujours choisis par la Grande-Bretagne parmi les riches Anglais, sont entourés et soutenus par leurs compatriotes , et présentent ainsi à leur gou- vernement comme aux étrangers une honorable garantie. Peut-il en être de même de ces chargés de consulats de France, qui le plus souvent ne sollicitent ce litre que comme un moyen de ga gner de l'argent ou de rétablir de mauvaises aflaires, et qui, étant presque toujours les seuls commerçants français dans les pays où ils résident, manquent également d'appui et de considé- ration ? Plus un commerce est faible, plus il a besoin d’être protégé matériellement et surtout moralement : que le nôtré trouve dans toutes les parties du monde des bâtiments de guerre pour le dé- fendre et le soutenir; que des consuls bien choisis, noblement tribués, lui assurent dans les pays les plus éloignés l'appui de la considération dont ils auront su s’entourer par leur conduite et principalement par une digne représentation, et bientôt les chambres de commerce de nos ports remercieront les représen- A5 NOTES. tants de la nation cles légers sacrifices qu'un objet aussi se - tant aura Note 7, page 270. QUELQUES RENSEIGNEMENTS SUR LES MOUILLAGES DE MACAO, DE LINTIN, ET SUR CELUI QUI EXISTE EN DEHORS DES PORTS DE BOCCA DE TIGRIS. — TRAVERSÉE DE MACAO À TOUBANE. (Extrait de mon journal.) Dès que l’on est sorti du canal de Lantoa pour entrer dans la branche du Tigre qui conduit à Canton, le fond diminue si ra- pidement qu'à trois lieues de Macao il n'est plus que de cinq brasses, fond de vase. Les grands bâtiments mouillent ordinaire- ment là, pour se rendre ensuite, soit à Wampoa, soit à l'établis- sement portugais, dont la rade ne peut convenir, et seulement pendant la mousson de N. E,, qu'à des navires tirant au plus quinze pieds d'eau. Dans ce dernier cas, ils pourront laisser cou- rir jusqu'à ce qu'ils relèvent le fort Blanc (San Francisco), qui est placé sur la gauche de Macao , au N. 62° O.; Cow-Point, au S. 16° E., et la plus septentrionale des deux îles au N. 36° E alors ils seront par quatre brasses à marée haute, et par trois et dernie seulement à basse mer ; mais les capitaines pourront laisser tomber l'ancre sans inquiétude, parce que la yase qui tapisse le fond a au moins une brasse de profondeur. Dans cette position , les. bâtiments seront encore à une lieue au moins de Macao, dont un banc de sable dur, sur lequel il n’y a que quinze pieds d'eau, les empêchera d'approcher davantage; cependant ils pourront franchir cet obstacle en s’allégeant : alors ils trouveront devant la ville un bon mouillage et quatre brasses d’eau; mais s'ils veglent entrer dans la Typa, ils devront se déjauger considéra- blement ; pour passer sur le haut-fond qui s'étend devant l'entrée de ce port et la ferme entièrement. Là seulement les navires sont à l'abri des ty-fongs, auxquels ils sont exposés dans toutes les autres parties de la baie pendant la mousson de S. O. Lorsque NOTES. 455 règne l'autre saison , le mouillage est moins dangereux sans doute, mais les navires éprouvent beaucoup de désagréments : les cou- rants de marée sont très-rapides, surtout le jusant, quand les vents de N. E. soufflent avec violence; et la lutte de ceux-ci contre le flot qui porte au N. E., c'est-à-dire dans une direction opposée à celle que suit le jusant, fait lever une mer courte et très-dangereuse pour les embarcations, qui souvent pendant plu- sieurs jours ne peuvent communiquer avec la terre. La rade de Macao peut donc être considérée comme un assez mauvais mouillage pour tous les bâtiments en général : aussi, parmi ces derniers, ceux qui ne sont pas destinés pour Canton, vont mouiller devant Lintin, où ils se rendent directement en sortant du canal de Lantoa, sous la conduite du pilote de la Grande-Lemma. Cette navigation n'est pas difficile; cependant il faut prendre des précautions pour éviter l'extrémité d'un grand banc qui s'étend au large de la pointe méridionale de Lintin ; et les nombreux bâtiments à l'ancre dans le S. O. de l'ile pen- dant la mousson de N. E. , et dans le N. E. pendant que soufllent les vents de S. O., indiqueront parfaitement le mouillage. Géné- ralement les navires sont sur ces deux rades à l'abri des mauvais temps; cependant ils doivent être munis de bonnes amarres et principalement de chaînes de fer, car quelquelois il sort des ca- naux formés par les grandes îles environnantes des rafale pus violentes que subites. Malgré tous les avantages que présentent les mouillage à de Lintin, je pense que les bâtiments de guerre doivent éviter d'y faire un séjour un peu prolongé, parce qu'ils seraient exposés, sans même avoir le droit de s'en plaindre, aux vexations et à l'insolence des autorités de la province voisine, qui regardent cette île comme un repaire de contrebandiers d'opium, et parce qu'en même temps la surveillance dont ils seraient l’objet de la part des j jonques de guerre pourrait faire un grand tort aux af faires des armateurs de leur nation, et à celles des Européens en général. I est un troisième point de relâche où j'aurais conduit la Fa- 456 NOTES. vorite, si j avais mieux connu les localités; je veux parler d’une rade excellente, abritée de tous les vents, et sur laquelle les ty- Jfongs parviennent rarement, qui est située en dehors et très-près des forts de Bocca de Tigris. Plusieurs fois les frégates anglaises et américaines ont fait d'assez longues stations dans cet endroit, à toutes les époques de l'année, et toujours leurs relations avec Canton, d'où elles tiraient leurs approvisionnements, ont été facilement entretenues au moyen des canots , qui choisissaient le flot pour remonter jusqu'aux factoreries, et revenaient avec le jusant. Le voyage n'offre aucun danger, si l'on ne débarque nulle part, excepté à Canton. Cette précaution est d'autant plus néces- saire que la préserice d’un bâtiment de guerre aussi près des forts ne laissera pas de donner de l'inquiétude aux autorités chinoises, lesquelles , il est vrai, n'auront rien à dire, parue le bâtiment sera en dehors ef sf ss Tigris, mais qui n'en feront sur- veiller que plus sé moindres démarches des étrangers. Quid le fleuve soit des et à peu près débarrassé de bancs jusqu'à ce mouillage, le trajet depuis Lantoa exigera cependant une grande attention , car généralement les pilotes chinois ne doi- vent inspirer que peu de confiance ; on fera même bien de consul- ter continuellement les plans dressés par les hydrographes anglais, et avec lesquels on pourrait au besoin se passer des Eee chinois, qu'un bâtiment de guerre qui voudrait remonter jusqu'à Bocca de Tigris n’obtiendrait peut-être pas des mandarins de Macao, aux- quels il est d'usage de les faire demander par le bateau pilote de l'ile Lemma , aussitôt que l’on est mouillé par les cinq brasses, comme je l'ai dit plus haut. Dans le cas très-présumable où les autorités chinoises refuseraient les pratiques, et où le capitaine, ne connaissant pas assez le Tigre, n'oserait le remonter avec les plans seuls pour guides, on trouvera facilement dans l'établisse- ment portugais, ES les Éit des paquebots européèss d'excellents pilotes, ts anglais ot + “es s'em presseront de péccuer avec une né st complai " À Canton, aussi bien que dans l ablissémnent portugais, les approvisionnements de tout genre pour les navires, et princi- NOTES. 457 palement les vivres, sont exorbitamment chers; le vin, dont les équipages français ne peuvent se passer, ne s’y trouve qu’en très-petite quantité, parce qu'il n'y est jamais transporté en bar- riques et que les habitants n'en font aucun usage. Le 18 décembre dans la matinée, la Favorite appareïlla de la rade de Macao pour la Cochinchine, par un temps clair, mais avec une brise de N. E. très-fraiche. Comme je pensais que nous retrouverions au large la mousson dans toute sa force, je fis prendre deux ris aux huniers avant de dépasser la Grande-La- dronne, qu’à huit heures nous relevions dans l'E. , à trois lieues environ de distance, et qu'avant midi nous avions tout à fait perdue de vue. Déjà le ciel avait changé d'apparence; de brillant qu'il était le matin, il était devenu peu à peu sombre et nuageux, et en même temps le vent et la mer avaient considérablement aug- menté. À quatre heures, toutes les îles au S. de Macao restaient derrière nous : je donnai la route au S. O. pour aller reconnaître les îles Taya, dont est bordée l'extrémité N. E. d'Haynan ; mais à minuit, craignant que le courant, qui portait avec violence au S. S. O., n’entraînât trop rapidement la corvette sur la terre, que par un temps aussi mauvais nous n'aurions pu distinguer durant la nuit, je fis changer la route et gouverner au S. 33° O., jusqu’au jour : alors nous mimes le cap au S. 55° 0. ; et à huit heures , les vigies aperçurent, dans le N. N. O., une haute terre qui terminait la partie méridionale d'Haynan, et que sa forme élevée au milieu et en pente douce de tous les côtés me fit reconnaître facilement pour une des montagnes que les Anglais appellent téte d'Haynan. À dix heures, nous la relevions au N. 1/4 N. O., et la sonde rapportait quarante-cinq brasses, fond de vase noire. La corvette, poussée par une brise très-forte et une mer hou- leuse, avançait sed aussi à onze heures et demie distin- guait on p nt la côte d'Haynan fuyant dans le S. S. O. et _ bordée’de pligés de sable blane, sur lesquelles les lames se bri- saient avec fureur. À midi, nous étions par 19° 16° de latitude N. 158 NOTES. et 108 28° de longitude orientale observée. Le temps était nuageux et sombre comme la veille, et une mer très-mauvaise fatiguait la corvette; les terres, que nous longions à très-petite distance, disparaissaient parfois entièrement derrière la brume. Bientôt nous passâmes à l'O. et à moins d'un mille de False Tinosa, rocher aride, très-accore et qui, étant séparé de la grande erre par un canal d’une lieue de large, peut servir de point de reconnaissance. À six, milles dans le S. S. O. est située Tinosa, aussi nue que False Tinosa, mais plus grande et servant d’abri contre une houle terrible et le vent de N.E, à une petite baie, au fond de laquelle nous aperçümes quelques caboteurs et des ba- teaux de pêche. Ces deux iles sont placées quatorze minutes fr au N, sur les cartes d’ Horsburgh , édition de 1815; mais cette erreur a été corrigée sur l'édition de 182 7- D'après nos observations, False Tinosa est par 19° 0’ de latitude N, et 108° 21’ de longitude E.. et Tinosa par 18° 55’ de latitude N. et 108° 20° de longe orientale. Entre ces deux îles, la côte d'Haynan paraît haute et aride a jusque sur les bords de la mer. “. - Au coucher du soleil, le temps avait mauvaise apparence: je fis reprendre aux huniers le second ris qui avait été largué dans la matinée, et je me décidai à longer la terre jusqu'au lendemain ma- » comptant faire-route alors pour franchir le canal qui sépare Haynan de Ja Cochinchine.. Quelques instants après, je donnai le cap au S. 330 L». pour nous éloigner un peu de la côte, que mg. avions rangée jusque-là à à moins d’une demi-lieue ; et quand nous eûmes couru vingt-deux milles, je fis gouverner au S. 68 O., afin d'aller passer à einq lieues environ de la pointe la plus SE. de l'ile, dont je voulais prendre connaissance au lever‘du soleil. - À dix heures, le vent avait augmenté de violence, et la corvelte filant huit nœuds sous ses huniers seulement, je fis prendre le troisième ris; et deux heures après, quoique le temps fût obscur, les vigies aperçurent la terre dans le N. N. O.. à petite distance : ‘ alors je changeai la route, et nous mîmes de cap au $. 6° 0 1 » À NOTES. 159 Mais comme, malgré son peu de voilure, la Favorite filait en- core constamment huit nœuds , je supposai qu'à quatre heures elle devait être N. et S. avec la pointe la plus méridionale d'Haynan : je is mettre alors le cap au N. 68° O., pour contourner la côte, que j'estimai être à cinq lieues de nous, et dont bientôt és devions éprouver l'abri contre le vent de N. E.; en eflet, à six heures nous étions presque en calme, et je fus hist de mettre toutes les voiles dehors pour pouvoir faire gouverner la corvette contre la forte houle qui la maîtrisait et la fatiguait beaucoup . À six heures et demie, quand le jour fut arrivé, on découvrit au loin dans l'O. N. O. l'île d'Haynan, dont pendant la nuit le courant nous avait considérablement écartés : alors nous tinmes le vent tribord , et mîmes le cap au N. 40° O., pour aller reconnaître la terre, que nous apercevions ; mais comme la brise qui avait halé # N. talk si 2 faible et la sp rs. nous es mes pes de à midi, notré position 17° 51’ de latitude et 107° 23° Er Mn F7 quis la certitude que les terres en vue formaient l'entrée de la baie de Sichew, dont nous étions éloignés de dix lieues environ , et que, dans les dernières vingt-quatre heures , le courant nous avait entraînés de trente-six milles dans l'O. S. O., différence énorme et à laquelle je devais d'autant auoine m'attendre, qu'Horsburgh assure que, dans les parages où nous étions, les courants ne sont violents qu'à la suite d'un coup de vent ou pu ty-fong, Kanès n'avions éprouvé ni l’un ni l’autre. … Le | Cette nouvelle circonstance me décide à a ea de grandes précautions pour atterrir à la côte de Cochinchine, sur laquelle je ls gouverner en mettant le cap au S. 73° E.; mais le calme et la houle ne nous permirent de faire que très-peu de chemin jus- qu'à huit heures du soir : alors nous perdimes sans doute l'abri d'Haynan, car le vent reprit en peu de temps toute sa force de la veille, x, à corvette avança rapidement. Cependant, coname elle n'était plus qu'à trente-trois lieues de Tourane , et que je devais supposer, d’après l'expérience des dernières vingt-quatre heures, que le courant nous ferait faire une partie du trajet, toutes 460 NOTES. les voiles furent serrées, excepté les huniers, qui restèrent avec trois ris pris; malgré cette précaution, la Favorite fila constam- ment neuf à dix nœuds jusqu'à une heure du matin, que je lis mettre en travers, bäbord amures : le temps s'était éclair- ci; le vent soufllait du N. par rafales violentes, et les lames, courtes et élevées, brisaient avec tant de bruit et faisaient rouler la corvette avec tant de violence, que par moments nous aurions pu croire être au milieu d’une barre. J’attribuai cet effet à la ren- contre du grand courant venant du N. E. avec celui qui sort du golfe du Tunquin , rencontre où ces deux masses d’eau perdent sans doute leur impulsion, comme nous en eûmes la preuve le lendemain au point du jour ; car si le courant au S. S. O. eût été aussi fort que la veille, nous aurions aperçu, à septheures du matin, la côte de Cochinchine ; et loin de là, à huit heures les vigies n'a- vaient encore rien découvert : alors jugeant , et avec raison, que les courants étaient nuls, je donnai la route au S. pour aller re- connaître l'entrée de la baie de Tourane : le ciel avait pris un aspect ménaçant , les baromètres baïissaïent sans cesse, enfin tout annonçait un grand mauvais temps et rendait très-critique notre situation sur une côte battue perpendiculairement par le vent et par une mer H fallait chili trouver un abri pour la corvette qui , si elle fût restée au large, aurait été entraînée dans le S., sans aucun espoir de pouvoir remonter vers le N.: je me décidai donc à lais- ser courir sur la terre pour la reconnaître Pen ce qui n'était point facile , car l'horizon n'offrait de tous côtés qu’un large rideau de brume. sg à onze SLA et demie, on aperçut vague- ti S. 5. E., et au même instant on la distingua dans le S. O: es deux masses pointues et élevées qui s’étendaient du N.O. au S.E., et au pied desquelles la mer bri- sait violemment sur une pointe de rochers. La terre vue dans le S. S, E. avait une autre apparence : c'était un gros morne arrondi au sommet et formant le premier plan d’un tableau dont une chaîne de montagnes très-hautes , et qui paraissaient comme des ombres, formaient le dernier plan. NOTES. a6l Cependant nous avancions toujours rapidement, et déja l'on distinguait sans peine les lames qui brisaient sur la côte, dont les nuages couvraient toutes les parties élevées : alors je fis mettre en travers pour attendre le résultat des observations de midi. La latitude observée fut de 16° 15' N.; et comme elle con- cordait parfaitement avec les relèvements pris sur les terres les plus proches, je ne doutai plus que Tourane ne füt devant nous: je laissai donc arriver, et bientôt nous donnâmes dans la baie. Le gros morne aperçu d'abord dans leS. S. E. n'était pas autre chose que la petite île de Calao-Ham , que la brume faisait paraître beaucoup plus haute et plus éloignée du continent qu'elle ne l'est en eflet ; et les montagnes poiatues relevées au S. O., qui forment la presqu'île de Tourane, étaient voilées tellement par la brume, que les terres semblaient avoir une direction toute différente de celle qu'elles suivent réellement. Nous passämes très-près de la pointe de rochers sur laquelle la mer brisait avec tant de violence, et qu'il faut laisser sur bâbord pour entrer dans la baie; puis, après avoir successivement contourné à petite distance plusieurs autres pointes de la presqu'île, nous arrondimes une île auprès de la- quelle je fis mouiller par quatre brasses fond de vase, à environ un mille du rivage, dans une anse parfaitement abritée de tous les vents. Pendant la nuit , le temps qui devint très-mauvais augmenta encore à mes yeux le prix de la magnifique baie où nous étions , et sur laquelle je donnerai tous les renseignements nécessaires dans l'explication qui doit accompagner l'atlas des cartes du voyage de la Favorite. Note 8, page 305. Plusieurs voyageurs ont assuré que, dans l'intérieur de l'Afri- que, les nègres représentent le diable avec une peau blanche; par la même raison les Chinois barbouillent de rouge leur mauvais génie et lui mettent des moustaches noires, pour le rendre plus effrayant et plus hideux. Une e découverte n'a rien de bien flatteur pour les habitants du nord de l'Europe, qui sont si fiers de leur teint et surtout de leurs brillantes couleurs. 162 NOTES. Combien avait raison notre bon la Fontaine, quand il disait «qu'il n'y a point d'être animé au monde qui ne croie être sorti « parfait des mains du Créateur, et qui voulût rien changer à sa « forme ou à sa couleur!» Dans quel pays la vanité ou les caprices de notre pauvre espèce ne ra nt-ils pas la fable de la Besace, et ne he pas ss Rs 4 Æ lui-même paye aussi son tribut à l'humaine faiblesse ? Le noir habitant de l'Afrique ne peut concevoir que nous attachions quelque prix à notre chevelure fine et longue, et que nous n'admirions pas la toison rude et crépue qui couvre son crâne, durci par le soleil. La favorite d'un prince indien ou d'un sultan malais, à laquelle sa mère a fait acquérir, par mille expédients et au prix de mille supplices, un embon- point qui a pour ainsi dire confondu tous ces appas que les femmes de nos contrées sont si jalouses de conserver longtemps, régarde avec mépris la taille fine et élancée, la charmante tournure et les traits délicats de la Française transplantée en Asie. La Chinoise, toujours portée sur les bras de deux esclaves, compare avec orgueil son pied: brisé et informe au pied si gracieux, si bien fait d'une Parisienne, que, dans sa pitié, elle plaint de pouvoir marcher. Enfin , il n’est pas jusqu'au hideux Cochinchinois qui n’admire avec complaisance son nez large et aplati, sa bouche énorme et dégoûtante de jus de bétel, et même ses dents noires, sales et à demi rongées par la chaux , comme des avantages qi composent le suprême degré de beauté : à ses yeux, un nez long est une monstruosité, une aberration de la nature; des dents blanches et bien rangées, une peau dont la couleur le dispute au lis et à la rose ;1'obtiennent de lui qu un regard de dégoût et de pitié. Un des phincipaux officiers du gouverneur général du Ben- gale fut envoyé en 1821 en ambassade auprès du souverain de la Cochinchine, et emmena sa femme avec lui à Tourane. L’arri- vée de l’Européenne, jeune et jolie Anglaise, fut, comme on le pense bien, un grand événement pour les deux sexes eochin- chinois ; et partout où la belle étrangère, qui n'avait pu suivre son mari à la cour de Hué-Fou, allait se promener, la foule des curieux se pressait sur sès pas. Enfin le bruit en vint jusqu'aux L1 NOTES. 165 oreilles du roi, qui, ne pouvant satisfaire lui-même sa curiosité, expédia sous quelques prétextes un de ses favoris à Tourane, pour voir la jolie Anglaise et savoir si elle pouvait être comparée aux beautés cochinchinoïses. L'envoyé revint bientôt auprès de son maître, auquel il fit de l'Européenne un portrait qui était, comme on le pense bien, tout en faveur de ses compatriotes ; enfin le barbare le termina en disant , avec un air de profond dédain , «que l'étrangère avait des « dents de chien (blanches), et un teint de fleurs de patate (blanc «et rose). » Que l'on dise après cela qu'il y a des types de beauté! Note 9, page 280. Notre ancien et illustre hydrographe d’Après de Mannevillette, qui a laissé sur les mers de la Chine des documents auxquels ses successeurs, même les plus modernes , n'ont trouvé que peu de chose à changer où à ajouter, raconte, pour faire connaître les mœurs des habitants du Tsiampa et afin de donner une idée de leur caractère traître et méchant ,-ce qui arriva , au commen cement du siècle dernier, à une frégate française que le besoin d’eau et de rafraïchissements avait forcée de relâcher sur ces ri- vagés , alors inhospitaliers. J'ai copié textuellement le récit de d'Après, afin de lui con- server la teinte de naïveté et surtout de vérité dont tous les écrits de cet auteur sont empreints, et qui, j'en suis persuadé, plaira aux lc Qurs. « La côte entre l'île Vache de celle du Tigre forme une grande baie ou ae fr dans lequel se déchargent be ri- vières. « Ce fut en cet-endroit do. en 1720, la édite la Ga- latée, appartenant à la compagnie de France : elle était comman- dée par M. le Gaec, qui fut contraint d'entrer dans cette baie , où il espérait trouver de l'eau et des rafraïchissements. Il envoya à terre le canot du vaisseau avec deux officiers, demander aux habitants la permission de faire de l’eau et de traiter de quelques NOTES. 4. En approchant du rivage, ceux - ci, en grand nombre, parurent disposés à leur rendre service ; ils leur envoyèrent une pirogue pour les conduire à l'entrée d'une belle rivière d'eau douce ; dans laquelle il y avait plusieurs bateaux et de petites galères : c'était le seul endroit de la côte ou l'on pouvait aborder facilement. n se présenta encore là une troupe d'habitants, qui témoignèrent, par différents signes, souhaiter qu'on abordât et qu'on miît pied à terre. Les deux officiers y descendirent , après avoir ordonné au patron du canot et à l'équipage de rester jus- qu'à nouvel ordre, sans entrer plus avant dans la rivière. «Les principaux de ces habitants conduisirent ces officiers dans un village, composé de plusieurs cases ou maisons bâties sur le bord de cette rivière. Une heure après , un grand nombre d'Indiens vinrent, par des démonstrations , demander au canot de leur livrer les armes. Le patron les refusa ; et, sur ce qu'il aperçut qu’un des principaux montrait au peuple, avec des exclamations de joie , les épées des deux officiers dont il s'était emparé, craignant d'être surpris, il se disposa à retourner à bord du vaisseau, pour y faire le rapport de ce qu'il venait. de voir. Aussitôt deux grands bateaux armés sortirent de la rivière pour lui FRS cs RSR: mais il eut l'adresse de les éviter. « À cette nouvelle, M. le Gac fut d'avis d’ envoyer w 7 et le canot avec quelques troupes, pour obliger ces insulaires à rendre ses deux officiers. Au moment qu'on se préparait à exécuter ce dessein, on vit paraître deux bateaux , qui n’approchèrent qu'à la portée. du canon. Les deux officiers se montrèrent , et l'on envoya pt arler. Dè fat à la portée de la voix, | s lui wt RUE * | et de cacher les armes, parce qu'au moindre mouvement qu'il ferait, on menaçait de les poignarder. En eflet, ils étaient liés, et avaient t chacun auprès d'eux un In- dien, avec un poignard nu à Ja main. Îls dirent qu'étant des- cendus à terre, on les avait dépouillés, et qu'après plasieurs _ mauvais traitements , on leur avait fait passer la nuit au sep: Après cel entretien , terbuste s’en retournèrent à terre. 1 Espèce de: pilori. à ca Fi aue we NOTES. 465 «Le lendemain ils reparurent , et l'on apprit que le roi du pays, à qui l'on avait mandé l’arrivée de ce vaisseau , envoyait un mis- sionnaire pour s'informer de ce que c'était. «Deux jours après , le sieur Gouge, Français de nation , né en Picardie , et prêtre missionnaire , arriva de la part du roi. Il était venu en cette contrée en 1685, sur l'escadre de M. de Chaumont, et il y était demeuré depuis ce temps. Ce bon ecclésiastique mé- riterait ici un éloge particulier : son zèle ardent à rendre service aux deux prisonniers , le danger qu'il courut en s'exposant au ressentiment des habitants du pays, marquent le caractère d’un homme de bien , et digne de son état. « Le lendemain le fils du roi arriva au village. Informé du mau- vais traitement qu'on avait fait aux deux officiers, il venait s’en faire rendre compte : il écouta leurs plaintes, et promit de leur rendre justice , mais il voulut que le capitaine du vaisseau , ou son second, descendit à terre. On ne crut pas devoir se refuser à demande : M. Gravé de la Bellière, capitaine en second , se AA auprès de lui. Ce prince le reçut honorablement, et lui apprit que le roi son père l'avait envoyé pour s'informer des insultes que les étrangers avaient reçues , et leur en faire faire une réparation con- venabl ; et ite il les fit tous conduire chez un mandarin , où on eur servit un diner, qui fut suivi d'une comédie, le tout à la manière du pays. « Le spectacle fini, Lies furent conduits à lndiosé de prince, pour être témoins du châtiment des coupables. On les 50 sep au cou ; et on les fit asseoir le dos tourné devant ne" NE et ie EP Nora de bambou” sur les reins. « Après “cette exécution , M. ts eut permission Ért re- tourner, sous Piece cependant qu il reviendrait le lendemain , ettait de ttre les Miciers et de lui donner at FR ALIC 1 Cette somme vaut 35 4 écus 4 notre! méniie. 2 Gros roseau très-durs 11. 30 466 NOTES. des rafraïichissements qu'on faisait venir. On permit aussi à la cha- loupe de faire de l'eau. «M. Gravé ne crut pas devoir s'opposer à ce qu'on exigeait de lui : il partit, et revint le jour suivant auprès du prince , qui le reçut fort civilement , et l’invita , avec les deux officiers , à diner chez lui. Après le repas, on joua la comédie , qui fut interrompue par un mandoye ou courrier du roi, chargé d'une lettre adressée au prince, contenant en substance, que l'intention de sa majesté était “que le vaisseau levât l'ancre de la rade où il avait mouillé, pour « ans un meilleur port, et entrer dans une grande rivière , « éloignée de huit ou neuf lieues au delà ; que souhaitant voir les « Officiers ; il voulait qu'ils fussent conduits par terre jusqu'à Féne- « rie, où il faisait sa résidence. » « Cette lettre fut un motif au prince pour ne pas tenir da pro- messe qu’il avait faite le jour précédent. On eut même beaucoup de peine à obtenir de lui la permission d'envoyer à bord du vais- seau un des ofhciers informer le capitaine des nouveaux ordres du roi. I ne l'accorda qu'à condition que celui qu'on dépècherait reviendrait le même jour; mais pour ne pas se démentir de la bonne intention qu'il avait d'abord marquée, il envoya deux buflles , quelques cochons , et o'anirer rafraichissements. IH nèt-tod. OM de, by + JAoccoimn « 11 SL aise Ge VOIT % s'emparer du vaisseau, en l'attirant dn: un endroit d'où il eùt pas eu la liberté de prendre le large ; mais M. le Gac était per prudent pour donner dans le piége : il s'en excusa, sous pré- texte des vents contraires, et de quelques inconvénients qu'il fit sien Danger son qhissohe Sos jupes: il attendit pour voir où aboutiraient les menées de ces peuples ; et il ne voulut abandonner qu'à da dernière extrémité des ofhciers qui s'étaient sacrifiés pour le service et les besoins de tous. «On ne put pas de même éluder de voyage de Fénerie : il fallut s'y disposer et essuyer des fatigues incroyables; néanmoins le manque de vivres, les chemins presque impraticables , les incom- modités d’un climat brülant , ne leur furent pas si sensibles que la dureté et l'insolence de leurs conducteurs. Ces misérables eurent NOTES. A67 pour eux des façons si barbares, qu'ils furent plusieurs fois forcés d'en porter leurs plaintes au prince qui venait aÿec eux. «Après neuf jours de marche, ils arrivèrent enfin à Fénerie. Hs mirent plus de temps qu'il n'en fallait pour s'y rendre, parce qu'ils furent retardés sous différents prétextes : on les obligeait quelque- fois de retourner sur leurs pas , ou de s'écarter du vrai chemin ; on les conduisait aussi sur le rivage pour communiquer différents ordres , ou donner des avis à bord du vaisseau. « À leur arrivée , ils allèrent descendre dans la maison du mis- sionnaire, qui n'épargna rien pour les bien recevoir. Il leur pro- curatous les secours qui dépendirent de lui, jusqu'à se priver de son nécessaire. Plusieurs chrétiens du pays les vinrent visiter, et leur apportèrent des vivres pendant le séjour qu'ils firent. « Le lendemain , le roi leur envoya dire par un officier qu'il souhaitait les voir le même jour. Hs parurent, accompagnés du missionnaire, et passèrent à cheval une rivière étroite, mais pro- fonde de dix pieds. Is trouvèrent à l'autre bord une nombreuse populace, que la curiosité y avait attirée : de là ils furent conduits à la salle d'audience. L'édifice n’offrait rien qui pût charmer les yeux; in: fait relevé ni par l'architecture, ni par la richesse des ornements : | t une espèce de halle, composée de corp de bâtiments, sans étages, soutenus par des coliiianda is rouge fort simples. Le trône ou le roi était assis ne se ressenlait en rien de l'éclat et de la magnificence de ceux de ces rois orientaux, dont plusieurs voyageurs ont laissé de si pom- peuses descriptions. C'était un simple marchepied , élevé et cou- vert d’un tapis ; derrière il y avait un paravent de vernis de la Chine. L'habillement du roi consistait en une robe de damas noir, brodée d'or mêlé de nacre, avec des agrafes, et au-dessus une toile de coton fort fine, garnie par le bas d'une frange d'or, surmontée d'un petit galon d'or. Sa couronne était de drap rouge, sans piérreries, bordée seulement d'un petit galon d'or du Japon: H avait pour chaussure de petites bottines : j'obser- verai qu'il n'y a que lui à qui, dans le royaume, il soit porn d'être chaussé. 30. 468 NOTES. «La garde qui l'environnait était composée de douze hommes, vêtus de soie rouge, avec un turban de la même couleur. Cha- cun d'eux tenait un sabre, dont la poignée était garnie d'or. À sa gauche, on voyait quatre mandarins ou loyes, habillés comme le roi, à l'exception des bottines , et qui avaient aussi des gardes. À sa droite, un mandarin de la Cochinchine, ensuite plusieurs autres mandarins, placés chacun selon son rang, avec environ deux cents ofliciers, tous mis fort proprement. «On fit placer les étrangers et le missionnaire à l'entrée de la salle. Le roi, après les avoir considérés quelque temps, leur fit présenter le bétel , et leur fit dire qu’il était ravi de voir des Fran- çais, et charmé de faire plaisir aux sujets d’un roi dont la gran- deur, la puissance et la réputation s'étendaient jusque dans ses États. Leur réponse, qui marquait la reconnaissance qu'ils auraient de ses bontés, fut interprétée au roi : il leur témoigna sa satis- faction par une inclination de tête, et se retira avec sa suite. « Peu de temps après, on les introduisit dans la salle à manger. Le roi et sa cour étaient déjà à table. On en avait préparé une pour eux, servie de quatre quartiers de cochon, deux rôlis et deux bouillis, de quelques poules, et d’autres mets à ka mode du pays. Ce premier service fut relevé par des blancs de poules ha- chés, avec quelques confitures. Le roi leur fit donner de sa bois- son, qu'ils trouvèrent bonne; après quoi on joua la comédie. «A la fin du spectacle, un des principaux mandarins envoya demander à M. Gravé trente nécunes , qui font quatre cent vingt piastres d'Espagne. Il alléguait que cette somme était pour fournir le vaisseau de rafraichissements, et que l'usage chez eux était de payer d'avance. Sur ce qu'on lui montra que cette somme était exorbitante, il la réduisit à cinq, c'est-à-dire à soixante et dix pias- tres; mais M. Gravé ayant dit jai n'était pas alors en état d'y satisfaire, on lui permit d'envoyer à bord du vaisseau un oflicier chercher de l'argent. Dans cet intervalle, le roi lui fit demander s'il voulait voir son palais, qui n’était qu'à un quart de lieue; nl le remércia de l'honneur de cette offre, et se retira avec Îles autres. s NOTES. 469 : «Pendant ces feintes politesses, kassandarins linrent un couseil, où ils résolurent de faire venir da 8 un mandarin sl sols Lis menté dans la guerre, mn sieurs galères qu'ils enlever le vaisseau. Ils front à cet eflet défiler Je long: Fe côtes phases troupes, qui devaient se rendre à l cette expédition. Heu- reusement que quelques chrétiens donnèrent avis dù ce dessein au missionnaire, qui le communiqua à M. Gravé, et en informa le capitaine du vaisseau, à bord duquel il eut ordre de se rendre avec l'officier chargé d'aller chercher les soixante et dix piastres dont on était convenu : M. le Gac la-dessus songea à prendre:ses mesures. Sa première idée était de lever l'ancre; mais il eut honte d'abandonner ses officiers : d’ailleurs , un départ précipité eùt été, même pour le sieur Gouge , d'une fàächeuse conséquence. Ce mis- sionnaire représenta qu’ils étaient exposés à être dépouillés ; que lui-même ne serait pas épargné sur le soupçon d'avoir donné lieu à l'évasion; qu'alors abandonnés et errant dans le pays, non- seulement la misère les y accablerait , mais que la populace , maligne et umpiogabie exercerait sur eux mille cruautés , comme il était arrivé à l'équipage d'un vaisseau hollandais qui avait péri sur la côte, sans que son malheur eût pu toucher en rien ces harhaess E tnperdei ie que pen pe un tel récit dans des bein qui PA à blohls da ger Au retour du sieur Gouge et de l éfécies, M. Gravé et ses compagnons firent de nouveaux efforts pour leur liberté. Ils allèrent trouver le prince, dans l'intention de lui faire de fortes remontrances sur les mauvais procédés qu’on tenait à leur égard, contre le droit des gens et la bonne foi. Le missionnaire ne les y accompagna pas, jugeant qu'il était plus prudent de. se faire demander. La chose arriva ces il le pps hat Le prince, qui ne put comprendre ‘ils lui disaient ieur Gouge, qui lui fit un discours eq pathétique pour QE. leurs raisons. H répondit que le roi, les mandarins.et lui n’étaient pas de même avis ; que cependant leurs intérêts lui étaient chers; mais qu'il les priait de ne plus le voir, 470 NOTES. parce qu'il ne voulait pas se compromettre avec les mandarins du conseil. I les reçut, au surplus , avec beaucoup de franchise, les fit boire et manger chez lui, et poussa la galanterie jusqu'à leur offrir des femmes , dont ils le rémercièrent. « Le même jour, vers le soir, le missionnaire eut ordre du pre- mier mandarin d'aller à bord du vaisseau , demander de sa part les trente nécunes ou quatre cent vingt piastres qu'il avait deman- dées en premier lieu , et de faire en sorte que le capitaine montât avec son équipage à une lieue au-dessus de l'embouchure de la rivière Baria. Il ne s’acquitta de cetté commission qu'avec bien du regret : M. Gravé et les deux officiers lé chargèrent d'une lettre pour M. le Gac. Ils lui mandaient que, « désespérant de sortir des « mains de ces barbares ; il pouvait appareiller quand il voudrait, «qu'ils étaient déterminés à souffrir tous les maux qu'entraîne « après soi la captivité. » M. le Gac, pénétré d’une vive douleur, pria le sieur Gouge de proposer aux mandarins le rachat de ses officiers, pour la somme qu'ils demandaient; qu'il leur laissait quatre jours pour réfléchir sur ses offres ; que ce temps expiré, il mettrait à la voie ++ Ces ; » ET _ Joue Andes AéSl 2 muni Ni ah village vis-à-vis duquel était le vaisseau, pour en conférer avec les autres mandarins ; et en même temps, il fit partir pour le même endroit le sieur Gouge, M. Gravé et les deux officiers , faisant es- pérer de renvoyer de là les trois derniers à bord du vaisseau : niais le missionnaire apprit, par des chrétiens bien informés , que le mandarin allait dans ce village pour faire attaquer le vaisseau, L J Le] Lo] E : le prêtre et les trois officiers chacun dans une galère; et que si le vaisseau faisait la moindre résistance, ou que si quelqu'un des siens füt tué, il les sacrifierait à sa vengeance. « Is sé mirent donc en chemin, après s'être recommandés à Dieu , et ils allèrent coucher le même jour à une lieue du village où se méditait l’entreprise. Ils y trouvèrent le prince, qu'ils saluè- rent et dont ils implorérent la protection. 1 les assura qu'il _assistérait au conseil, qu'il y prendrait leurs intérêts, et qu'il NOTES. 471 tâcherait de rompre les desseins des mandarins. M. Gravé lui fit présent de son épée, sur l'envie qu'il en marqua ; mais ce prince, en l'acceptant , le pria de n’en point parler aux "FH parce qu'il avait des mesures à garder avec eux « Le lendemain aû matin, on éntéidié tirer un coup de canon du vaisseau, Le conseil fit demander à M. Gravé ce que cela signi- fiait : il répondit que c'était le signal du départ; dans le moment , les mandarins entrèrent en composition; de sorte qu'après plu- sieurs conférences de part et d’autre, le zélé missionnaire répondit sur sa tête de la sûreté des conventions ; savoir : que les trois officiers seraient embarqués dans un bateau avec huit nageurs ; él que le sieur Gouge les accompagnerait à bord de leur vaisseau pour recevoir les quatre cent vingt piastres de rançon. On fit aussi un second bateau, sous prétexte d’escorle, avec dix ou douze hommes armés de sabres et de lances , qui suivaient le pre- mier. Is arrivèrent à sept heures du soir prés du vaisseau : la chaloupe vint les recevoir. On fit au missionnaire mille remerci- ments pour les soins qu’il avait pris dans une affaire si épineuse , et pour l'heureux succès de sa négociation: on lui compta les quatre cent xibet piastres, et il s’en retourna à terre. « Le len au matin , le sieur Gouge revint à bord du vais- seau de la part des mandarins , demander la chaloupe pour faire transporter des buflles ; des cochons, des poules et autres rafrai- chissements qu'ils offraient. M. le Gac répondit qu'il les recevrait, si les mandarins voulaient les lui envoyer dans un bateau du pays; mais que pour lui, il n'était plus d'humeur de risquer désormais à leur caprice sa chaloupe ni personne de son équi- page Le missionnaire l'approuva, et, après avoir reçu de nou- velles marques d'amitié, il prit congé. A l'instant le vaisseau appareilla pour se rendre à Poulo-Condor, où il avait ordre de toucher avant d'aller à la Chine. La détention des officiers le fit rester trente jours à la côte de Tstampa. » A72 NOTES. Note 10, page 319. Parmi ls deg qui combattirent pour remettre le roi Gya- Long sur le trône de Cochinchine, MM. Dayot, Chaigneau et Vannier se firent particulièrement distinguer, non-seulement par leur courage et leurs talents, mais encore par une conduite sage et mesurée qui leur valut l'amitié et la protection particulière de leur nouveau souverain. À la môrtde celui-ci, qui arriva en 1819, deux seulement de ces mandarins français existaient encore : M. Dayot s'était noyé, peu d'années auparavant, sur la côte entre Tourane et Hué-Fou , alors qu'il commençait une nouvelle carte, qui devait compléter les superbes travaux hydrographiques exé- cutés par lui sur la côte orientale de la Cochinchine. Il périt vic- time de son désir de donner à la France les cartes de ces contrées peu connues. Quelques années avant la paix de 1814, M. Ghélpéois obtint du vieux roi Gya-Long la permission de faire un voyage dans la patrie qu'il avait quittée depuis tant d'années. Le dévouement et l'aflection dont, au milieu de la faveur qui l’entourait à la cour de Hué-Fou, il avait toujours donné des preuves à ses compatriotes, lui assuraient d'avance une honorable réception à Paris : aussi lorsqu'en 1821 M. Chaigneau retourna en Cochinchine ; il fut in- vesti du titre de consul de France dans ce royaume. Un pareil choix tombé sur un pe me | ns et d’une grande loyauté, À LE TE AE Ale oranrlie avantaves eràn g ges dans £ L ss ! 1 at conçues furent détruites me pue sù trône Fa souverain lequel ent hi +ÔH 1 mé “ému " de son en faveur de la __— ” none en sr ” M. Chai- gneau, qui, à anciens mandarins ses compagnons d'armes, ete eut à lutter contre la dé- fiance et la jalousie des favoris du nouveau prince. Cependant sa protection fut encore d'un grand appui pour nos armateurs; mais enfin ayant perdu tout espoir de regagner à la cour son ancienne "+ 5 & F : af; # RE NOTES. 475 influence , qu'il avait compté employer pour les intérêts de sa pa- trie, M. Chaigneau , accompagné de M. Vannier, dont les impor- tants services ab ul également payés d'ingratitude par le , abandonna pour PR cette con- sb en 1823. Ces deux Français, 3 ont noblement er pendant de san dae ré andesl2f0 d'une erre civile sanglante, la réputation de ge et de fidélité . «54 de la France, et duquel leurs ‘compatriotes sont redevabl la considération dont ils jouissent en Cochinchine, - 1eme retirés à Lorient, leur ville natale, y goûtent un repos honorable, au sein de l’aisance, fruit de leurs travaux. Note 11, page 434. TRAVERSÉE DEPUIS LES ANAMBAS JUSQU'A JAVA. (Extrait de mon journal. ) Le 4 avril dans l'après-midi, toutes les opérations hydrogra- phiques sur l'archipel des Anambas étant terminées, je fis gou- verner au S. E. pour aller chercher le détroit de Carimata. J'avais l'intention de vérifier la position d'une partie des petites îles dont ces parages sont semés, et parmi lesquelles Saint-Julien a désirais en outre faire la carte du petit archipel du Saint-Esprit; mais la violence du courant qui nous entraînait dans le S., et la faiblesse des brises, me forcèrent d'y renoncer. En effet, le lendemain au point du jour, les vigies aperçurent à toute vue dans l'E. Saint-Julien, dont la corvette aurait dù, d'après la route que nous suivions, passer à petite distance. Cette île, qui m'a paru peu élevée, est bien placée sur les cartes anglaises d'Horsburgh. À midi, nous étions par 0° 44! de latitude N. et 104° 2’ de longitude orientale : la sonde rapportait trente-huit brasses , fond de vase; le courant nous avait portés de trente milles au S. O., l'ile l Saint-Julien restait au N. 48° E., et la plus considérable des îles A74 NOTES. du Saint-Esprit, à grande distance dans le N. 48° E. Nous dé- passâmes également, avec une brise faible de N. E. et de N., qui ne me permit pas de les approcher, les îles Victori et Barren, ainsi que l'ile Barbe, plus grande que les deux autres, et qui, à six heures du soir, paraissait encore dans le S. 6o° E.-Au même moment, on relevait au N. 48° E. la plus grande ile de l'archipel du Saint-Esprit : alors le ciel était couvert et orageux. Nous eùmes le spectacle d'une trombe qui se forma au milieu d'un grain, mais elle dura trop peu de temps pour nous donner de l'inquié- tude; la brise était constamment faible et variable; enfin tout annonçait le hs der ses ss nous franchimes dans la nuit, etau S. d duquel us t es 1 i tin, 6 avril, au lever du soleil, un ciel dde host sans nuages et une jolie petite brise de N. E. À midi, nous étions déjà par o° 47° de lati- tude S. et 105° 19’ de longitude orientale : la sonde rapportait de trente à trente-cinq brasses ; nous gouvernions au S. 56° E., pour aller reconnaître l'ile de Carimata, dont les vigies aperçurent le pie à six heures , quoiqu'il füt encore éloigné de vingt lieues. Au jour, on relevait ce pic au N. 83° E., et la pointe la plus occi- dentale de Survol “île située à l'O. et très-près de Carimata, au S.610E ra en PI it pl ingt-sept b s, fond de vase, et déjà nous éprouvions des chimpenal isa dans le vent et dans la direction du courant. Celui-ci, qui d'abord avait porté au S. ©. s'était dirigé ensuite peu à peu vers le S.; en augmentant de force à mesure que nous approchions de l'entrée du détroit de Cari- mata; et enfin, lorsque nous donnâmes dans ce dernier, il se di- rigea vers le S. E.; mais dès lors il ne conserva plus constamment la même rapidité; ce que j'ai attribué à l'influence des marées ou des rivières qui viennent se jeter à la mer sur cette partie des côtes de Bornéo. Les brises souflaient de plus en plus mollement et variaient depuis le N. jusqu'à l'O. ; le temps était incertain etse couvrait plusieurs fois dans la même journée, puis redeve- nait serein; enfin tout annonçait la transition de la moussou de N. E., que nous quittions, à celle d'O. qui régnait encore dans NOTES. 475 la mer de Java , mais qui touchait à sa fin ; autrement cette tran- sition aurait été beaucoup plus brusque et ace0paguée de grains très-violents, d’orages et de torrents de pluie. à La violence du courant, qui nous porta au S. E. dès que nous fûmes près de Carimiata, me força de faire gouverner successi- vement depuis le S. 56° E. jusqu'au S. 33° E., afin de pouvoir laisser cette dernière île à l'E. Nous en passämes très-près, ainsi que de Souroutou. La première est montagneuse et très-élevée ; l'autre est assez unie et n'offre de collines que dans sa partie mé- ridionale, qui est couverte de bois, ainsi que tout le reste de l'ile. Le canal qui la sépare de sa voisine m'a paru très-sain. : À midi, nous passions très-près de ces deux terres : le temps était magnifique, les nuages avaient disparu, la brise soufllait faiblement du S. O. et de l'O. et agitait à peine la mer. A la nuit, on releva la pointe la plus occidentale de Carimata au N. 33° O.; celle de l'E., au N. 13° O. ; le pic, au N. 5° E. Le plomb rapportait quinze brasses, vase. Généralement toutes ces terres sont bien placées sur les cartes anglaises ; cependant nous avons trouvé qu'Horsburgh met Cari- mata cinq minutes trop à l'E. A cinq heures nous relevions cetté dernière île au N. 5° E. : alors je fis mettre le cap au S. 67° E. pour aller reconnaître la côte de Bornéo , le long de laquelle les sondes sont régulières, au lieu que de l’autre côté du détroit, il existe une foule d'écueils que rien n’annonce, et parmi lesquels il faut compter le banc de l'Ontario. Nous en passâmes, vers six heures du soir, à environ trois lieues. Dans ce moment, le cou- rant nous entrainait avec une vitesse de trois milles à l'heure : aussi, quoiqu'il fit presque calme, nous dépassions les terres rapi: dement ; une ancre était toujours prête à tomber, car dans ces parages , il y a plusieurs dangers qui sont à peine connus, mais nous n’aperçümes rien : le fond ne varia que de seize à vingt brasses , vase. La lune éclaira notre route pendant la nuit, qui fut belle, mais d'une chaleur étouffante. Au jour, les vigies distin- guèrent une haute montagne située sur les côtes de Bornéo, et marquée sur les cartes comme point de reconnaissance. À midi, 476 NOTES. nous la relevions au N. 81° E., à environ douze lieues de .dis- . tance : la sonde rapportait quatre brasses , fond de vase ; et comme le courant était beaucoup moins fort que la veille, et que, malgré le calme, la corvette gouvernait parfaitement, je me décidai à faire route toute la nuit, le cap au S., pour franchir les trente lieues qui nous séparaient de l'ile du Rendez-vous, et aller voir cette terre qui, placée sur la côte de Bornéo et entourée de sondes itement connues, sert de point de reconnaissance. Le plomb fut jeté à des intervalles très-rapprochés, et nous trouvâmes cons- tamment dix-neuf à vingt brasses, vase. Le 8 avril, au lever du soleil, la brise soufilait à peine et variait du N. O0. à l'O. : le ciel était couvert et orageux; cepen- dant les vigies découvrirent sur la côte de Bornéo une haute montagne, que j'ai supposé être High Peak, marquée sur les cartes anglaises, mais dont la position n'est pas assez bien dé- terminée pour servir aux relèvements. À onze heures du matin, un temps plus clair nous permit de prendre connaissance de Rendez-vous-island, éloignée de huit lieues dans ce moment, et dont il ne paraissait que les parties les plus hautes. À midi, nous étions par 4° 10" de latitude S. et 107° 32" de longitude orientale : alors, ; jugeant que notre position était bonne pour éviter les dangers qui s'étendent à l'E. et à l'O. du canal, je donnai la route au S. pour en passer à égale distance, et la sonde augmenta à mesure que nous fimes du chemin. À cinq heures, elle rapportait vingt-huit brasses, fond de vase, et nous avions dépassé la plupart des dangers. A six heures, les vigies reconnurent l'ile Basse et Poulao-Mancab , situées au S. de Rendez-vous-island et le long de la côte de Bornéo, qui est si basse dans cette partie qu’elle ne paraissait nullement. Les relè- vemenis pris sur ces petites îles et le résultat des angles horaires observés dans l'après-midi m’ayant donné la certitude que nous n'avions été portés ni à l'E, ni à l'O. par les courants, je fis con- tinuer de courir au S., afin de passer au milieu du canal, formé par les écueils et les bancs qui environnent la pointe S. O. de Borne et par les nombreux récifs que projetle à une 1e grande fe NOTES. 477 distance vers l'E. la côte dangereuse de Billiton. Nous eûmes pendant la nuit un peu de brise, et à quatre heures du matin, l'estime nous mettant par le travers du récif le plus avancé vers le S., nous gouvernâmes au S. 33° E., et la corvette entra dans la mer de Java. Je me suis borné à donner les routes que nous avons suivies dans le détroit de Carimata, non-seulement parce que mes ob- servations n'auraient pas été appuyées sur une assez grande connaissance de ces parages, mais encore parce que les instruc- tions d'Horsburgh sur la mer de Chine, et la belle carte dressée par les capitaines anglais Ross et Maughan ne laissent rien à dé- sirer sous tous les rapports. Ces deux officiers de la marine de la compagnie ont parfaitement déterminé toute la côte de Bornéo depuis l'équateur jusqu'au 9° degré de latitude méridionale, ainsi qu'une partie des dangers dont le détroit de Carimata est ma pen il ve en a encore beaucoup qui ont échappé he que, dans ces parages , la mer étant presque toujours rule on n'aperçoit les neo ou les récifs que très-difficilemen Il y a peu de temps encore es un bâtiment éntéosin a décou- vert un banc dans le S. O. et à peu de distance de Souroutou , sur la route même que suivent ordinairement la plupart des navires qui franchissent le détroit de Carimata : aussi les capitaines, inti- midés par la perte de plusieurs bâtiments, qui ont fait naufrage sur le récif l'Ontario et sur d’autres écueils voisins de Souroutou, préfèrent le détroit de Gaspar, quoique plus étroit, plus dange- reux même que celui de Carimata , mais qui est mieux connu. Je désirais vivement faire la carte de la côte orientale de Bil- elle est hérissée et de la multitude de forbans ion de repaire; mais le peu de vivres qui nous eee - ADR conan Dre PAU “Leg avril, à sept heures du matin, les vigies n'ayant aperçu la terre dans aucune direction , je donnai la route au S. 43 E. 178 NOTES. pour aller reconnaître la pointe Panka , qui forme un des côtés de l'entrée du détroit de Madura , dans lequel est situé Sourabaya, où je comptais relâcher. À midi, nous nous trouvions : par 4° 10° de latitude S. et 107° 32° de longitude E. : la chaleur se faisait sentir d'une ma- nière accablante; le ciel était sombre et pluvieux; la brise-d'O. soufflait par intervalles ; enfin tout annonçait que nous allions lutter contre la mousson d'O. expirante : aussi n'étions-mous, le 10 avril àmidi, que par 3° 15’ de latitnde S. et 108° 56° de longitude orientale. Cependant nous eommencions à apercevoir qüelques bâtiments européens et même des caboteurs, qui fai- saiént, comme la Favorite, route pour Java, et profitaient de la brise favorable ou louvoyaient contre les vents d'E. et de S.E., qui ordinairement amenaient des grains de pluie, auxquels suc- cédait une bonne brise de N. O., qui malheureusement ne du- rait pas plus de deux heures. Cependant le courant au S. se soutenait toujours; ce qui me fait supposer qu'il doit être bien violent pendant la force de l’une et de l’autre mousson, quoiqu'il suive des directions diamétralement opposées ; car, lorsque le vent de N. E. souffle dans la mer de Chine, il court au S. 0., S. et 8. E.5 et-au contraire, pendant la mousson de S, O., il porte au N. E., N. et N. O. Mais dans cette dernière saison les vents d'E. régnent sur les côtes de Java, et à mesure que les bâtiments re- montent vers le N., ils trouvent des coups de vent et des orages de plus en plus fréquents, qui rendent parfois fort dangereuse la ÈS AL EE MT PE D S D NÉ LE : < "LE où ft: Le 12 avril à midi, la latitude était de 5° 43° S..et 109° 18’ de longitude orientale: la pluie tombait par torrents; la brise va- riait du $. au N. E. par 10.; mais le temps s'éclaircit un peu dans la soirée, et les vigies aperçurent les terres de Java, dont nous SE alors à viigfcinq lieues environ : ‘je: lis gonvermer fu ir 8 E;, troie mme PA 54e 0. et dans le S. 24° O. NOTES. 479 Le jour suivant nous ne fûmes pas plus favorisés par la brise que la veille : elle resta toujours faible et varia du S. E: à l'E. À midi, nous nous trouvionss par 6° 18° S. et par 10g° 40’ de longitude orientale. Lubek restait au N. 48° E., et Java s'é- tendait de l'O. S. O. au S. : le temps était assez clair, et comme j'avais l'intention de faire route toute la nuit suivante, si la brise devenait favorable, je fis gouverner au S. 44° E., pour lon- ger la côte, et nous metre à même de doubler la pointe Panka avec le vent d'E. , que je devais redouter pour le lendemain , d'a. près l'expérience que j'en avais acquise le jour précédent. La brise se soutint jusqu'à minuit au N. et au N.E., puis elle fit place au calme, auquel succédèrent des grains dans toutes les parties de l'horizon ; un seul, qui vint du N.:0:, donna du vent, et nous en profitâmes pour avancer rapidement vers le S. E.; mais bientôt la corvette alla trop vite pour la sonde, et comme les feux que nous distinguions parfaitement à terre étaient une preuve certaine que nous en étions à très-pelite distance, je dis mettre en travers pendant une heure : l'horizon paraissait en- flammé par les éclairs ; le tonnerre se faisait entendre dans toutes les directions ; la chaleur était étouffante. À quaire heures je fis remettre en route: la brise avait varié au $. O. et se soutenait : aussi étions-nous , ns Ê à deux lieues de terre et à Jon environ de e se à Panka. ra FER À | gs par on des soin terres élevées , mais cles sénédins Vin rieur. Je n'ai vu près du rivage aucun point assez ee pour pouvoir servir d'amers; j aperçus seulement sur le bord de la mer une dune qui présente quelque ressemblance avec un fort crénelé. De cette dune à Panka, il y a six lieues environ; dans cet espace la côte est basse et uniforme; seulement on remarque la grande montagne auprès de laquelle est située Sourabaya, et à peu de distance de la mer on reconnait plusieurs collines placées ie parallèlement et d’une forme allongée. Elles sont appelées Cf. fins ( ils) par des marins hollandais et servent de reconnais- sance pour attirer sur cette partie de l'ile. 2 480 NOTES. À une heure, le pavillon hollandais, déployé sur un petit fort, nous fit reconnaître la pointe basse et sablonneuse de Panka, que nous contournâmes à très-petite distance; et au moment où, la relevant au S. O., j'allais faire mouiller près du fort, par quatre brasses, le pilot, que le pavillon bleu et blanc déployé au mât de misaine et pléioues coups de canon avaient prévenu de notre arrivée, monta à bord. La manière singulière dont les mâts et le corps de son embarcation étaient peints, la rendaient très-reconnaissable : c’est un bariolage noir et blanc qui se voit de fort loin; ce qui, du reste, est assez inutile, car la crainte des pirates malais empêche ces pilotes de venir prendre les navires au large; ils les attendent toujours à l'entrée des passes. Dans les environs de la pointe Panka les sondes sont très-fai- bles, mais diminuent à à mesure que l'on approche de son extrémité. Dans l'O., et à deux milles de terre, le plomb rapportait | huit brasses, vase ; plus au large, nous en avions trouvé vingt et vingt- deux dans des endroits où la carte en porte de trente à trente-cinq; en dedans de la pointe, on trouve encore moins de profondeur, car à trois heures nous franchîimes un banc de vase sur lequel il y avait pas plus de quinze pieds d’eau , et qui est situé à à la partie la plus resserrée du détroit : nous étions alors entourés d'une foule de caboteurs qui faisaient la même sv qe ls Favorite. . et demie âmes un banc de sable, sur de milieu duquel est bâti le fort d' rs qui défend la passe et n’est séparé de Java que par un cañal très-étroit et peu pro- fond. C'est dans cette partie du détroit que l’île de Madura m'a paru se rapprocher le plus de Java. Vis-à-vis Panka les deux terres sont à cinq lieues environ l'une de l’autre; et devant le fort d'Orange, à peine sont-elles séparées par un passage de deux milles; mais à mesure que l'on avance = vers le S., le fond augmente. Cependant le pilote n’osa pas enga- _ger la corvette dans ces passes étroites, avec la nuit qui commen- cait à devenir obscure : il demanda à mouiller, et l'ancre tomba par neuf brasses, fond de vase. NOTES. * 481 Nous relevions le fort d'Orange au N.; à trois milles environ. Les terres qui bordent les deux côtés du détroit sont très-basses , surtout celle de Madura, sur laquelle on n'aperçoit pas même une colline; mais dans l'intérieur de Java on voit de très-hautes montagnes. an Les rivages de l une et de l'autre ile sont couverts de villages , où beaucoup de pirogues, bien faites et blanchies à la chaux, qui re" le détroit, ne parviennent qu'après avoir passé sur des bancs de vase dont les bords s'étendent beaucoup au large et rendent les passes si étroites et si peu profondes , qu'à peine une frégate du second rang peut remonter jusqu’à Sourabaya. Pendant la ruit le temps fut orageux et très-sombre, mais il ne plut pas. Au jour, la brise souflait de l'O. et le flot commen- çait : alors le pilote fit appareiller la corvette. Nous passämes ra- pidement devant le village de Gressy, situé sur la côte de Java. Sa rade était couverte de caboteurs, parmi lesquels j'en remar- quai un bon nombre d'européens. On dit que cet endroit est le centre d’un commerce considérable et que les réparations des navires s’y font à meilleur marché que dans aucun autre port de Gressy est à environ deux lieues de Sourabaya , devant lequel nous mouillâmes à huit heures du matin, te huit brasses d’eau, au milieu de plusieurs grands navires, et à ” de distance d’une corvette hollandaise. FIN DU TOME SECOND. TABLE. dé Pages, * Cnaritre x. Considérations générales sur la Chine, somgouver- : nement, ses relations avec les Européens. FR 1 CnapitRe x11. Description de Canton. Mœurs et usages de ses : DORA RE: Re ris, Lit 86 CHAPITRE xu1. Macao. Description de cet établissement portugais! Départ pour la Cochinchi Arrivée dans la baie dé té ses de. 227 de OMAND 45.8, CHaprrRe x1V. Description de la Cochinchine. Mœurs et coutumes de ses habitants. Considérations générales sur le commerce français dans ces contrées... ...,,.. 277 CuapitRe xY. Départ de la Cochinchine et voyage d'exploration _ dans le golfe du Tunquin. Retour à Tourane. Travaux hydrographiques dans la merde Chine. Description des archipels Natunas et Añambas. 363 DR ses 32 nn Das ose Eu Cie 40 Arrivée à Java. ee Sie der à ta