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COLLABORATEURS DU MUSÈL DES FAMILLES.

RÉDACTEUR EN CHEF ; M. PITRE-CIIEVALIER.

Ti:xTii:.

ACii^nn (Aniodco). AMifir.K (J. .i.\ AXi.KI.OT {M"").

AIK.IKU .KmiliO, de lAini. fraiii.-. UAl,/,AC.(il>')- liKiiinoLU (llcnrv). LOITAlili.

•.OiM.o.MlEP. (Adam). tliKKiN Kriii'Sl). CaI.I IAS (llrlor du;. CiUSl.llS (l'hilartMo). CIIVTOI \II.LK (0. de). « OMi-.ri AM (.Osi-ai). CHISl'M. ^Maurice)- DELAVKiM': i Casimir). I)KI \Vlt.\K ((•'•rninii.n.

DKsr.or.nr.s-VAi.Mor.iUM""').

UKSl.llAMrS (rniilo). nr.>l>S\KTS (A fll'd). UK^LY^ (I liarlrs\. DUMAS (Alexandre^ tUMOiMlilLII (.lubirll.

KVAUI.T (Louis). I K VAL l'ail 1). K)l H\KL(Viclor\

CAl IIKI! (TllrO|lllill').

<;AV (M"" SnptiuM.

(;K()I 1 I'.mY SMM -IIILAlllli;|jiJ."l.

(;ii;aiîiiIn ^M"" Kmiie de;. (;')/,i.A> (L''onV c;i;a.mi:ii nii cassvgx.vc. c.r.Di.iKii (i'.-.\.). (;riZ()r, de l'vc.id. fianç. (.l'izor ;<;uiiiaiiiii-).

11\1 KVV il'.). ili> I liislilul.

MOI SSWK rArs(''in"';.

lll'(;() (Victor), di- l'Acad. fram;.

JACOI! (le bililiiii)liili'>.

JAI, liisioriofiraplic do la niaiiiio.

JAM\ JiilosV

JAS\11.\ (d Acon).

JllilAAL lAoliillot.

kaki; vAI|iIiciiisc).

LALA.XUliLLECG. de).

LAMAUTINF, (Alp.de), de l'Académ.

LA IlOUNAT (Ch. de).

L\ ViLl KMAUyUF, (V'de) de l'Iiist.

LK(;()U\fi. il'' iMad. fraiii;..

LilIlMK \U (W"" Jullulle).

.M \\(.l\ (vniiiirV

MAI'.CO I)lvS\I.\T-IllLAmE(li:.).

MAI'.Y-l.AION.

MAnSDX (Michel).

Ml. Il Y.

Mil :iii:i.i:t. moNXlicii (Henri). Ml 1,1 Kl'. iKii^èie). NVhAUi) (CiKiave). MSVl'.l), di- l'Acad. franc. I'\TIX. ■'p l'Ac.i-l. fraiig. l'HcOMAI. (Siméoa). l'I I ll'-Sl'AN.

i'iim;-(.iii;vALii£r,.

IM.OUUKIl.

1'()M;Y i.liarlcs).

l'O.XSAIlL) (l raiiçois), de l'Acad. fr,

l'ONT.EnviLI.R fd(>\do l'Acad. fran.

liOi.Kit nie liEAi voii;.

SAI.\r MAIli, (;il!AIU)I.\, de l'Aca-

di'inie Traiiçai-e. SAI.MIXi;.

SALVAXDY (de), de l'AraJ. fraiii;. .S.vXlil AU (J ll(•^). Sf.lUillC, de lAcailémie française. Sli; M. AS (.M"" All.lj}. SKi.CIi (A. de). TASTL' (\ln.' Ainabli'). T\\ KI'.MI'I! (d.' la .Nièvre). TIlilMVSSdX (LeopolJ). TOlll'.M UX (I iiaOllC;. TOi:ZK (l'abbc).

111,11 \(:ii (Louis),

\ I Kl ()\SI.\.

VIAI'.DOl' (Louis).

VlliNNEl', di' I Aradi-mie française.

VICXY (Alfred .le), de l'Acad, iVailC.

\V\LLUI' ii,!iarics\

WLV (Kraucis)

DESSIA'S.

BAR (de).

UKUTAI L.

lil'.KIltX.

(.ATKXACCI.

tUAM.

CIIEXAY (l'aiil).

CIlIiVloXAl'.D.

DAUniGXV.

DAMOimCTili;. DOKI'. ((liistave). DliVAU.V (Jules). I 1 LLM \X\.

lOL'i.niiiir..

1HA.\LK.

!FRr:YM\XX. CAVAlîXI.

(;IKAKI)KT iKarl).

(;iii'.Mi':i; (iLuri).

JACgUAXI). JAXI.T-LAXGIC. IjOllAXNOT (loiiy).

LANCRI.OT.

LAVIi;il,l,K (Eugène). LIX (1 rédérick). M Ml (Leopo.d). M MIC. MM'.HXI. MO.xxiEi; (Henry).

MOXTALA.M. M()l!l\.

XAXTi:iIIL(Ccleslin). l'AJOU (Au^iisle). l'AL'QL'Er.

l'oi ii\ (Henri). SALIÈIIES.

SAIIVAGEOT (Charles). STAAL (Guslave).

sroi'.

TMOI'.ICVY. VALICXTIN (IL). \V\I riEK. WUUMS (Jules).

GRAVUIŒS.

BEST, liliEVlICriE, BLAIZE, COSTE, DL'MOXT, FAG.MO.X, MOXTIGXELL, GltllARD, l'ISAN, POXTEMEH, TlUCHON, WiESEXEB, ETC.

N. D. La collaboralioii des écrivains et des artistes d'élite n'est point ici un vain ornement de prospectus, comme pour tantde iuiiniaii.x, qui se liaient des plus hcaux noms sans s'enrichir de leurs travaux; toutes ces signatures ligureut dans la collccliua du Maux des Familles et continueront d'y ligurer au-dessous des articles et des gravures les plus rcmarcjuables.

RENOUVELLEMENT D'ABONNEMENT

POUR i/an.née 1862-1 8G3 (30^ AiNNÉE). Tous les abonnements partent du mois d'Octobre et se font pour l'année entière.

Pour les départements : 7 FRANCS 50 C. PAU AN.

AVEC LES MODES VIIAIES: 13 fr. 70 c. Étranger. Musée des Familles avec Modes : Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, I:]spagne, Grèce, Hollamle, Italie, Portugal, Prusse, Russie, Sulnlc^ Turquie, ir 5(J.

Colonies françaises ou étrangères, Amérique, KlalsUnis, Indes orientales, par steamer ou via Suez, IG iV. DO. États Romains, 19 fr. DO.

Prix pour Paris : G FRANCS PAR AN. AVEC LES MODES VliAIES: 11 francs.

Ktu.inger. Musée des Familles seul ; Italie, Suisse, 8 IV. 10.

Allema,;iie, Anglelene, Aiilriclic, lielgiqne, Kspagne. Grèce, lioUan II', l'orlugal. Prusse, Russie, Suéde, Tnniuie^ 8 IV. 50.

Colonies lVani>-aiscs ou élrangeres, Amérique, Klals-UuiSj In. les 01 il' .laies, par steamer ou via de Suez, U IV. 50.

Étals Romains, 11 fr.

A i^aiis, ail bureau de raclmmistration , lue Saint-Roch, 29.

A )its ctujofjcons nos Jbonnés des départements et de rélranr/cr à nous envoyer directement ^ rue Saivt- /{och , 21), le ntonlnnt de leur abonnement , en un mandat de poste, ou un bon à vue sur Paris, de la somme de 7 fr. îiU c. pour le .Musée seul, et de 13 fr. 70 c. pour le IMusce et les iModes vraies réunis, dans k'S (li'iUirlcmcnls (Voir les prix ci-dessns [unir rélrangcr.) Enwtyer la dernière bande du journal.

J.'ailmiiu^lration ne peut répondre que (/e.s' abonnements qui lui sont demandés direcloinenf par lettres affran- chies; elle ne saurait cire responsable des retards qu'éprouvent les y4bonné< qui emploient toutes autres voies.

Tout abonne direct est sûr de recevoir le Mnsce e.\actement le 25 ou le 20 de chaque mois. 11 peut réclamer dans le mois, en cas d'erreur. Pour tout changement d'adresse, il doit ccrii'e franco avant le 10 du mois.

Les bureaux des Messafjeries impériales et générales se chargent également de faire les abonnements au Musée, sans au^m2nta- llonde\)rix Un sousrrit aussi auMu^r^i des Fa m il les chez tous les libraires de France et de l'étranger, sous leur responsabiliïé.

Toutes les lettres non affranchies seront refusées. Se pas envoyer de timbres-poste pour prix d'abonnement.

VLNGT-NEUF VOLUMES SONT EN VENTE.

Prix de chaque volume.

Pni.rPnri,: ( T^iorlié G fr. 1 (Voycz Ics prix ci-dcssus poup

Pour les départements, par la posle, le volume hroclié. 7 fr. Les!;

7 fr. 50 c. J l'étranger.)

Relié, 9 Ir.

Les M'y premiers volumes (réduction de 50 pour cerit):/i fr. le vol. pour Paris, an lieu de G fr. ; 4 fr. 20 pour lesdépart., au lieu de 7 Cr. ;iO Los 29 vol. en-(Miihle : Paris 129 fr Dôpart. i 44 fr. .'iO. ReiHliis/"r i'.i'liuie, I Ir. 60 p.ir voIumh'. Nota. La posle se charge des volumes relies, à i fr. 60 e. par volume.

Voir, pour plus de détails, les Avis aux lecteurs, sur la couverture du volume.

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Paris, 6 fr. par an. Départements, 7 fr. 30.

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Pans, Bareanx de l'Administraiion : rue Saint-Roch, 29.

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/musedesfamille29pari

MUSEE

DES FAMILLES

LECTUEES DU SOIR.

XXIX» ANNEE.

COLLABORATEURS DU MUSÈL DES FAMILLES.

RKDACTEUU EN CHEF ; M. PlTUE-CIIEVALlEll.

TLXTi:.

ACiiAnn (Aniéiléc).

AMltr.K (J.-J.\ AX' Kl or (M'"".

Al)(.IKU .Kmili-), de l'Acal. fraui;.

llAI./.At'.(.l.-).

itKi.iiioi'u (Uenr>). l;()lTAi;i).

I.OlM.O.NTIEn. (Ailam). l.l!KT().\ iKriii'si). CAl.l lAS (llclor du}. (:ilASl.i;s J'IiilarMo). CIIAKll \ Il l.l'. tCdo). ( OMKll A.\ I vOsoar). ClilSIM. tMatinci')- DKLAVIl.M-: i Casimir). l)i;i A\ li.NK (i.frni'iii'l). DKSI'.OIUil.S-VAI.MOUKiM"")- UKSCIIAMI'S (Kiiiile). |)K>K.>S\KTS (A lnM). |ih>l.Y-> (' liarhs). Dl'MAS iAli-xanilro\ UtJlU.Mi:iLll (.1 ubcrl^.

IvXALH.T (Louis). I K;\ AL l'a 11 1). KOl llvKL(Viclor'i. (;ai iiKi; (Tii'opliilo).

(;AY (M"" Sophicl. Cl'.ol lliiiY S\l.\r IIILAIIŒ JsiJ.\ (;ii;aui>I.\ (M»" Kmile de). Co/l.AN (Li'onV

(;i;ami:h hic cassvgxac.

r.r.Di.ii-ii ii'.-i\.). {.liizor, (k- l'Acii). fianç. cuizor ;<;uiiiaiiiii').

llALI'.VY (K.), (Il' l'iiislitul.

IIOI S-iAYIC rAr.'JrMoV

IIL(;o(Vici<)r'), (!'• l'Acad. fiaiir.

JACOIî ^le bihliopliil.'i.

JAI,, liisioiidiirapliL' di" la marine.

JAM\ Jiilesi.

JAS\II.\ (il Ai:pii).

jriîl.NAl. AchilUO.

KAI'J'. ^Alplioiise).

LALA.NDliLl.li (G. de).

I.AMAHTL\R Alp.de), du l'Acadétn.

LA l'.OUXAT (Ch. de).

LA VM.l KMAHyUR (V'de) de l'Iiist.

LrCCOUNÉ, d(' l'Acad. fraiii;..

LOK.MKKU {»•»' Julielle).

M V\(.l\ (\rlhiir).

MAliConKSVLVT-lHLAIKECE.).

MAKV-l.AI ON.

MAsSO.\ (Mieliel).

MI'liY.

MlilIKI.KT.

.MONXlKll (Henri).

Ml l.l Kl". iKu^èaf).

NMiAUi) ((JiKiave).

MS\i;i), di' l'Aeail. franc.

l'ATI.V. <'c l'Ac.i 1. frjui;.

rKCO.NTAI. (Siméoa).

IMi ll-SK\N.

l'iriUC-i.IllOVALIEU.

l'LOUvIKIi.

r()M;Y r(.liarles).

l'O.X.SAIll) (iTdiiçois), de i'Acad. fr.

l'OXr.F.r.VILI.K fdp\ de I'Acad. fran.

liOt.Ki; KIC liEAL VOIIi.

SAi.\r MAi'o. (;iKAKi)l.\, de I'acj-

(t^'iiiie Irançaiju. SAIMIXK.

SAI,\ A.\i)V (de), de l'AcaJ. fianç. .SA.Mtl AU (Jiie-j. SCr.lKE, lie rAcail(''iiiii' fraiiraisc. SKdM.AS (M"'» AlMls). SKI. (Mi (A. de). TASI'L' (M"" Amalili')- TA\KKMMl (d.' 1,1 .\i.;vre). TIIO.MVSSON (.LeopolJ). T()l'i!\l UX (I Uijèlie;. TOL/.K (l'iil)!)!'). l'l.l!Ai;il (Louis). \ll'.l.()\SI.\. VIAlîDOT (Louis). VlE\MCr, <li' l'Académie française. \l(;\V (Alfrcl lie), de I'Acad. franc. WvLLUr {(.liaries\ WEY (Kraiicis)

DESSINS,

BAR (do).

UKKTAI L.

IIUEION.

("ATKAAl^CI.

CIIXM.

CIIK.XAY a'aiil)-

CIltVlu.NAKO.

DAtniGXY.

hAMOlliKITIC. DOliK ((liisiave). laVAU.V (Jules). I I l.LM \.\\.

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CAVAlîXL

(.ir.Ai'.DKT (Karl). l<;iii'.\iKi; (lliiri). JACyUAM).

ijAXi;r-i.AX(;E.

IjOHA.WOÏ ( l'ony).

LANCKI.OT.

LAVII.II.I.IO (Kilgèiie) LIX (I rédèrick). MM'. (LeojJO.dJ.

n MIC. jni'.iAXi. .MO.XMKli (Henry).

MOXTALA.XT. MOIll\.

\AXTF.UIL(C6lestin;. l'AJOU (Au^usle).

PAL'ui'ur.

l'oiiiN (Henri). iALIEKES.

SAUVAGROT (f.iiarlcs).

STAAL (Guslave).

STOI'.

Tii()i;i(;xY.

VALKNTIN (IL).

\V\ iriici;.

YVUUJIS (Jules).

GRAVUIIES.

BEST, l!I!KVIl":p.E, CLAIZE, COSTE, DUMOXT, FAGMOX, IMOXTIGXELL, GERARD, PISAN, POXTEMEn, TI'.ICHON, WIESEXER, ETC.

A'. I>. La collaboiwliou des écrivains et dos arlisles d'élite n'est point ici un vain ornemcnl de prospectus, comme pour tant de journaux, qui se parent des plus beau.x noms sans s'enrichir de leurs travaux; toutes ces signatures (igurent dans la collcclion du Musée des Familles et continueront d'y (igurcr au-dessous des articles et des gravures les plus remarquables.

RENOUVELLEiMENÏ D'ABONNEMENT

PGUP, l'année 1802-1863 (30« année). Tous les abonnements partent du mois d'Octobre et se font pour l'année entière.

Pour les déparlements : 7 FRANCS bO C. PAU AN. AVEC LES MODES VRAIES: 13 Ir. 70 c.

Éthanoek. Musc'e des Familles avec Modes :

Allemagne, .\nglelerie, Aulriclie, Belgique, Espagne, Grèce, Hollande, Italie, Portugal, Prusse, Russie, Suéde", Turquie, 15 t'r ûO.

Colonies françaises ou étrangères, Améri(iue, Élats-Unis, lucles orientales, par steamer ou via Suez, 16 fr. 50.

Étals Humains. 19 fr.oO.

Prix pour Paris : 6 FRANCS PAR AN. AVEC LES MODES VRAIES: 11 francs.

Étkanour. Musée des F«mj7Zc5 seul: Italie, Suis.se, S fr. 10.

Allen!a,.;ni>, Anglclene, Aulriclie, lielgique, Espagne, Grèce, lloUan If. l'ortugal, i'russe, Russie, Suéde, Turquie^ .S tr. 50.

(',61. mies Iran^jaiscs ou élrangtMes, Aniériiiiie, Éiats-Uiiis, In. les 01 ie iiales, par steamer ou via de Suez, 'J fr. 50.

Étals Romains, H fr.

A Paris, au bureau de radminislration , lue Saint-Roch, 29.

A lits ciujarjcons nus abonnés des départements et de rétrangcr à nous envoyer directement, rue Saint- lîocli, 20, le montant de leur abonnement , en un mandat de poste, ou un bon à vue sur Paris, de la somme de 7 fr. 50 c. pour le Musée seul, et de 13 fr. 70 c. pour le iMiisce et les iModes vraies réunis, dans li>s (ii'iiork'iiu'iils (Voir les prix ci-dessiis pour l'élraiiger.) Envoyer la dernii^re batule du journal.

L'administration ne peut répondre que des abonnements qui lui sont demandés direclement par lettres affran- chies; elle ne saurait cire responsable des retards qu'éprouvent tes ^bonné< qui emploient toutes autres voies.

Tout abonn,'; direct est sûr de recevoir le Musc'e exactement le 25 ou le '2G de chaque mois. Il peut réclamer dans le mois, eu cas d erreur. Pour tout cliangemeiit d'adresse, il doit écrire franco avant le 10 du mois.

Les bureaux des Messageries impériales et générales se cliargent également de faire les abonnements au Musée, sans augmenta- lion de prix. On souscrit aussi au Musea di-s Fauiilles chez tous les libraires de France et de l'étranger, sous leur responsabilité.

Toutes les lettres non affranchies seront rejusées. A'e pus envoyer de timbres-poste pour prix d'abonnement.

VIMGT-NEUF VOLUMES SONT EN VENTE.

Prix de chaque volume.

Tîroelié G fr. i (Voyez les pri.\ ci-dessus pour

Pour Paris. . . ( .l'^?'^. _ r .^ <• >■,■,

IRelie 7 fr. 60 c. i lelranger.)

Pour les départements, par la poste, le volume Itroclié. 7 fr. 60 c. Relié, 9 Ir

J

Les 15 premiers volumes (réduction de TiO pour ceiit)::> fr. le vol. pour Paris, au lieu de G fr. ;

4rr. 20 pour lesdépart., au lieu de 7 Ir. TiU Les 29 vol. en^euihle : l^iris 129 Ir D/part. 1 '.4 fr. TiO. Rendus /"ranco.

JW'liuie, 1 Ir. 60 pu voliiiin', Nota. La poste se charge des volumes reliés, à i fr. 60 c. par volume.

Voir, pour plus de détails, \ci> Avis aux lecteurs, sur la couverture du volume.

PAI.IS, XVrOGKArUIE IIE.N^UVEB, P.UK DU BOULEVARD, 7-

Paris, 6 fr. par an. Départements, 7 fr. 30.

Paris, Bureaux de l'Administra lion : rue Saint-Roch, 29.

AVERTISSEMENT.

Ce vin"t-nenviènie volnine du Musée des Familles n'a pas besoin d'autre recommandalion que sa table des matières et la liste de ses collaborateurs.

Noire recueil, qu'on a surnouiiué le Trésor littéraire des Familles, et qui a toujours réuni, en eflet, dans ses colonnes les plus beaux noms des lettres et des arts, n'avait jamais groupé dans un seul volume^ comme il l'a fait dans celui-ci, autant d'illustrations et de talents aimés du ptd)lic.

Pas une grande Revue de l'Europe, pas un journal quotidien peut-être, ne pourrait oll'rir à ses lecteurs, en i^*02, des sommaires constellés de noms plus glorieux ou plus honorables, plus éminents ou plus poi)ulaires que ceux dont le Musée des Familles a la conquête depuis un an aux bénéfices de nos amitiés et aux sacrifices de sa direction.

Nous nous bornerons à citer ici :

Les Poésies d'EMiLE Deschamps, de M. E. Legouvé et de M. Viennet, de l'Académie française; les Bouquets, d'A^-rnoissu Kaiiu; le Renard, les Antiquités chinoises, et la Promenade à Florence, de M. Méry; le roman du Poisson d'or, de M. Pacl Féval-, le J.-J. Rousseau, de M. de Lamartine; la Première Com- munion et la Fête de r Aïeul, de M. Louis Enault ; le Baron Desnoyers, par M. F. IIalévy, de l'Institut; Merlin, par M. de La Villkmarqué, de l'Inslilut; Odette, par M. E. Di;scuamps; Madame de Maintcnon, par M. Jlles Jamn; Emilia Julia, par M. dk Lamartine ; V Histoire de la vapeur, par M. Tavkrnier (de la Nièvre); la Légende des Hirondelles, par M. E. Miller; les Courses d'Epsom et les Curiosités de Londres, par M. Am. Achard ^ les Héritages, de M. Cu. Deslys; les Prisons d'un serin, par Amoinette-, A la porte, par M. Verconsin; etc., etc.

L'opérelle de M. Cii. Wallut, le Dernier des Paladins, mise au concours public, a eu l'insigne honneur de produire quatre beaux talents de compositeurs, à qui le Musée des Familles sxnra ouvert, nous l'espérons, un brillant avenir.

Conunent soutiendrons-nous tant d'honneur en d 862-63?

En rouvrant dès demain nos colonnes à Paul Féval, pour un petit chef-d'œuvre de sentiment : la reine Margot et les Mousquetaires; en visitant l Amérique telle qu'elle est, avec le spirituel voyageur Oscar Comettaist; en donnant le Salon de M""" Ancelot, par M"' Ancelot elle-même, avec les célèbres tableaux son pinceau égale sa plume ; en suivant à Potsdam et à Sans-Souci Méry l'infatigable, qui publie dans notre Bibliollièque des Familles la Comédie des animaux, la quintessence de son talent, un livre destiné

à faire le tour du monde ;

Enfin, en inaugurant au premier mois la plus importante et la plus curieuse, la plus illustre et la plus piquante série d Etudes qu'ait encore publiée le Musée des Familles : la Comédie universelle, revue des tyi)es immortels de tous les grands créateurs de la scène, depuis Aristophane jusqu'à Molière, par des membres de l'Académie française qui honorent notre recueil de celle haute consécration. (Les types de Molière sont déjà dessinés par Bertall, et M. Emile Augieu nous promet le texte pour nos élrcnnes.)

Donc, amis lecteurs, persévérance et fidélité ! Nous comptons sur vous tous, et sur tous les amis de vos amis, à l'ouverture de notre trentième volume et de notre trentième année : Octobre 1862.

PITRE-CHEVALIER.

VilliTH-Bur-Mer, neplembrc 18G2.

MUSÉE DES FAMILLES

-ot.^sy^»_s>-

LES FÊTES DE LA FAMILLE ^'\

LE MAT^fiCF rHRÏ^lTIEN.

Le mmiapo. Compoiiiion de Saiivngcol. (I) Voyez lo r>a\thUne, livraison il'aoïll doniior.

OCTiinriF 1801. _ I _ MNf.T-NWVIKMK VOIfMK.

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LECTURl-S DU SOIR.

Lo mariapc oSl pins qiin la frlo de la l'aiiiillo. il on osl îi la fois la base et le coiiroiinemonl. Il osl la l'ainille inîymo dans son essence ri clans sa perpélnilé.

Aussi renionlo-il à l'oiigino iln monde, et Dion Ini a-l-il donné pour modèle sa propre union avec son Eglise.

Oii.md on songe, dit Chateaubriand, que le niaiiago est le pivot de loulc rdconomie sociale, peut-on supposer fpi'il soit jamais assez saint, cl Irop admirer la sagesse de celui (pii l'a marqué du sceau de la religion?

Aussi, (piels soins et quelles pompes Tliglisc apporlc- t-ellc à ce sacrement déoerné au même ùgc que celui de l'Ordre ! L'un fait les minisires du Fils de Dieu, Tantro l'ait les repn'senlanis de Dion le Père!

Quelle sagesse, quel libéralisme et quelle chasteté dans ces em|iôclicmcnls de mariage entre les proches, qui sauvent à la fois la pudeur et la force du sang, et empo- chent les biens de la terre de s'accumuler dans les mêmes familles.

Qu'ils étaient loin de 1;\ ces prétendus sages de la Grèce et de Rome : Claude épousant légalement sa nièce Agrip- pine, et Solon livrant la sœur à son frère maternel !

En revanche, l'Eglise a conservé et consacré les fian- çailles antiques. « Aniu-Gello nous apprend qu'elles fu- rent connues du peuple du Lalium ; les Romains les adop- tèrent ; les Grecs les ont suivies ; elles étoient en honneni- FOUS l'ancienne alliance et dans la nouvelle. Joseph fui fiancé îi Marie. L'intention de cette coutume est de laisser aux deux époux le lemps de se connoîlre avant de s'unir. Dans nos campagnes, les fiançailles se montroicnt encore avec leurs grâces antiques. Par une belle matinée dn mois d'août, un jeune paysan venoit cherclier sa préten- due à la ferme de son futur beau-père. Deux ménestriers, rappelant nos anciens minstrels, ouvroient la pompe en jouant sur leur violon des romances du temps de la chevalerie, ou des cantiques de. pèlerines. Les siècles, sortis de leurs tombeaux gothiques, sembloient accom- pagner cette jeunesse avec leurs vieilles mœurs et leurs vieux .souvenirs. L'épousée recevoit du curé la bénédic- lion des fiançailles et déposoit sur l'autel une quenouille entourée de rubans. On retouruoil ensuite à la ferme. La dame et le seigneur du lieu, le curé et le juge du 'village s'asscyoient avec les futurs époux, les laboureurs et les matrones, autour d'une table étoient servis le verrat d'Euméc et le veau gras des patriarches. La fête se fer- minoit par une ronde dans la grange voisine ; la demoi- selle du chîileau dansoit, au son de la musette, une bal- lade avec le fiancé, tandis que les spectateurs étoient assis sur la gerbe nouvelle, avec les souvenirs des filles de Jethro, des moissonneurs de Booz et des fiançailles de Jacob et de Rachel. »

La publication des bans est entièrement duc à l'Eglise. La lui civile l'a adoptée, comme la meilleure garantie contre les unions secrètes et illicites.

Après les fiaoçailles et les bans, « enfin le mariage chrétien s'avance, dit le Génie du chrisliamsmp. Sa dé- marche est grave et solennelle, sa pompe silencieuse et auguste ; l'homme est averti qu'il commence une nouvelle carrière. Les paroles que Dieu môme prononça sur le premier couple du monde, en frappant le mari d'im grand respect, lui di-^ent qu'il remplit l'acte le plus important (!e la vie; qu'il va, comme Adam, devenir le chef d'une famille, et qu'il se charge do tout le fardeau de la condi- tion humaine. La fennno n'est pas moins sérieusement insliuile. L'image des plaisirs disparolt à ses yeux devant celle des devoirs. IJiio voix semble lui crier, du milieu de

l'anlel : 0 Eve ! sais-tu bien ce que lu fais? ?ais-(n qu'il n'y a plus pour toi d'autre liberté que celle de la lonibe? Sais-!u ce que c'est que do porler dans les fiancs mortels l'homme immoitel et fait l'i l'image d'un Dieu? Chez les anciens, un hyménée n'étoit qu'une cérémonie pleine de scandale et de joie, qui n'enscignoit rien des graves pensées que le mariage inspire; le christianisme seul en a rétabli la dignité. »

Que dire de l'unité du mariage chrétien? C'est son chef-d'œuvre moral et social. Voyez ce que deviennent les nations polygames, et ce qu'a produit, en 93, le di- vorce révolutionnaire. Voilà le sultan lui-même qui forme son sérail et dit à la Turquie n)ouran!e : Sauve-loi par l'unilé de l'épouse. C'est le premier remède à l'agonie de tes mœurs !

Celui qui n'a point fait le bonheur d'une première femme, disent tous les philosophes, n'en rendra point heureuse une seconde; et réciproquement. Il faut ime longue vie ensemble, et beaucoup de mauvais jours com- muns, pour se juger et s'attacher l'un à l'aulre. Il faut se connaître jusqu'au fond de l'àme. Il faut que les mariés soulèvent dans fous ses replis le voile dont on les a rou- verts fi l'aulel. Ou n'aime réellement que le liien dont on est assuré, que le champ el la maison l'on est certain de mourir.

Tout, d'ailleurs, (end h l'unilé dans l'homme, parce que Dieu, qui le fit à son image, est un par-dessus fout. Le vrai mariage est celui qui aspire h coucenirer dans la famille le passé, le présent et l'avenir; le passé, par le bonheur des pères et des mères ; le présent, par le bonheur des époux ; l'avenir, par le bonbeurdes enfanfs. Un ménage qui rend ses parents ou ses enfants mal- heureux n'est point un ménage chrétien.

Voici, d'après Donald, de Maisire et Chateaubriand, le tableau d'un mariage complet.

Le père et la mère, les aïeux enfin, y régnent directe- ment ou indirectement, par leur présence ou leur mé- moire, par le respect et l'amour de fous et de chacun. Ils sont les chefs mystérieux, écoutés et vénérés do la famille entière, à qui leur influence, on l'a remarqué, porte Ion- jours bonheur; à qui leur oubli est toujours falal, selon le deuxième commandement de Dieu.

« Si tu as perdu ton père, ou s'il est loin de loi, dit h l'époux et à l'épouse un sage de l'Inde, cité par Lamartine, mets son portrait devant les yeux, et consulte-le, écoule- le en toute chose; dis-lui tes .secrets les plus intimes, et tiens-lui ton âme ouverte comme un livre. Tout ce que tu lui caches est sot ou mauvais, car ton père est ta conscience même. »

Au-dessous des parents respectes, le tableau du ménage est tracé de main de maître par Chateaidiriand. « L'é- pouse du chrétien n'est pas une simple moi folle: c'est un êli'e extraordinaire, mystérieux, angélique ; c'est la chair de la chair, le sang du sang de son époux. L'homme, en s'unissanl à elle, ne fait que reprendre une partie de sa substance; son âme, ainsi que son corps, sont incom- plets sans la femme. Il a la force ; elle a la beaulé. Il com- bat l'ennemi el laboure le champ de la patrie; mais il n'enlend rien aux détails domestiques, La femme lui manque pour apprêter son repas el son lit. Il a des cha- grins, et .sa compagne est pour les adoucir. Sans la femme, il serait rude, grossier, solilaire. La feunne sus- pend autour de lui les fleurs de la vie par sa tendresse, les fruits par son labeur et ses soins, comme ces lianes {l'\s forêls qui décorent les chênes de leurs guirlandes savon-

MUSÉE DES FAMILLES.

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rrusosot parfnméos. Enfin, ri'pnnx clir('>lipn o\ son ('po;i>o vivent, renaissent ot meurent cn^oiiihlc ; ensemble, ils élèvent les fruits de leur union ; en poussière, ils retom- bent ensemble, et se retrouvent ensemble par delà les limites du tombeau. »

Ajoutez à ce spectacle celui des enfants aimés par les deux générations, élevés, c'est-à-dire portés à Dieu, au bien, au beau, et non gâtés, c'est-à-dire livrés au ver corrupteur de l'égoïsme ; et vous aurez dans le mariage cbrétien, dans son principe, dans ses applications et dans SOS résultais, Fliistoire même et le tableau do tout ce qu'il y a do grand et de noble, do pur et de charmant sur la terre.

Quant aux cérémonies, aux fêtes et aux coutumes des

noces, vingt fois elles ont été racontées dans le Musér d s Familles; elles y seront exposées vingt fois encore ; car chaque nation, chaque province, chaque village, a, sous ce rapport, ses usages et ses habitudes particulières.

Nous nous bornerons aujourd'hui à renvoyer le lecteur an beau dessin de M. Sauvageot, en oubliant v(dontaire- ment la corbeille et ses vanités, celle grande affaire des coquelles et des imbéciles , comme disent Fcnelon et RJ"" de Krudener.

Ce n'est pas nous assurément qui démcnlirons de tels oracles.

{Rédigé sur les noies posthumes de Ladv Jane.)

P1TRE-C11E\ALIER.

ÉTUDES BIOGRAPHIQUES ET LITTÉRAIRES.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1).

Porirail de M'"*" <le Warcii:^. Roii.ssean à Turin. Le maître de fliapcllo. Noiie iiipralituile. Histrion, valet, prôcoptciir et sofivlîiiie. A Venise. Thérèse. Les infanlicides. Le Diogene moderne. A Montmorency. Les livres de Jean-.Tacques. Sa morL Condiisinn.

M"'" (le Wnrens clait une femme d'étrange naliu'o, de ligure ."-éduisaiite, de mysticisme romanesque, do bonté adorable, d'inirigne naïve, de faiblesse maternelle, au milieu des pins pressantes angoisses de forlune. La prc- scnlalion de la lettre do recommandation de Rousseau adolescent à cette jeune et belle protectrice, que Rousseau devait plus lard aimer, ruiner, déshonorer et immorta- liser; cette présentation est une véritable scène du roman grec de Daphnis et Chloé.

« Le lieu de la scène était un petit passage derrière sa maison, eniro un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église. Prête à entrer dans l'église par celte porte. M""' de Warcns se retourna à ma voix. Que (levins-je à eetle vue? Je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée; je vois un visage pétri de grâces, de. beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouis- sant, des formes séduisantes; rien n'échappa au rapide coup d'œil du jeune prosélyte, car jo devins à Tiuslant le sien, sftr qu'une religion prêchée par de tels mission- naires ne saurait manquer do mener en paradis.

« l-lile prend en souriant la lettre que jo lui présente d'une main Iremblaule, l'ouvre, jelte un coup d'œil sur laleltio (le M. Pousverrc (le goulilhonunn qui le recom- mandait), revient à la mienne, qu'elle lit tout ontiorc et (prello aurait relue encore si sou lacpiais no l'avait aver- tie qu'il était temps d'entrer. Eh! mou enfant, me dit- elle d'un Ion qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage, ou vérité. Puis, sans attendre ma ré|)onse, elle ajouta : Aile/ chez moi m'at- tendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la ine-se, j'irai causer avec v<uis... Elle avait vingt-huit ans.

(( Louiso-Éléouore (]o Wareus était une (leM)oisello iU^ l,a 'r(»m'de Pil, noble et ancioune famille do Vevay, ville

du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Wa- reus, de la maison do Loys, fils aîné de M. Villardin de Lausanne. Co mariace, qui no proiîuisit point d'enfants, n'ayant pas trop réussi, M""" do Warens, poussée par quoique chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-.\médée était à Évian, j^our passer le lac et venir so jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu'elle a ou tout le len)ps de pleurer aussi.

« Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa proleclion, l'envoya à .\nnccy, escortée par nu détachement de ses gardes, où, sous la diroction de Mi- chel-Gabriel de Rernex, évoque titulaire do Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visiiation.

« 11 y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle en avait alors vingl-buit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qii'elies sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne étail-cllo encore dans sou premier éclat. Elle avait »in air caressant et tendre, un regard très-doux, un sourire angéliquo, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la icndait très-piquante. Elle était petite de stature, courte même et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans (lifforn)ité ; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau hnsle. de plus bi'l'i-s tn.iins .•! de plus beaux bras. »

M"'" de Warens et le clergé de la ville envoient le jeune prosélyte à Turin pour le faire insiruire dans un hospice de catéchumènes. Il emporte, en .sou ccpur ému, sa conversion déjà faite dans l'imago ot dans le tendre accueil de la charmante femme, !.;■^ull^t il troque sa re- ligion contre nu vil salaire. .Miandonné à lui-même, il est réduit à chercher du pain dans la domesticité d'une riche famille i^ii'unonfaise ; des folies et des larcins l'en chassent. Il accuse, pour so justifier d'im léger soupçon, nue pauvre servante innocente et la déshonore, sinon

(1) Voyez la livrai.son de septembre dernier.

LECTURES DU SOIR.

sans remords, iln moins sans pilié (1). Il s'associo îi un vaijaliond pour nionlror, ^ iirix tic iietilo monnaie, un joiicl (If iiliysi(jiio au ptMiplo dos camp;ipni's; il roviont au seul asile qui lui reste, la maison el le cœur de M"'* de Waroiis. Il s'allaflM'h la forlnuo el à la piMSdune do celle cliaruianle prulcclrice ; cl.e reniniène avec elle à ( liain- Léry, dans la retraite délicieusement occupée des Char- mvUcs;cl\c y achève Téducalion lillérairc do son pro-

té^îé...

En récompense do tant d'amitié, de maternité et de sacrifices, Rousseau l'ahandonne et la flolril jusqu'au ridicule, en dividgiiaul ;^ la postérité les faiblesses de sa bienfaitrice.

Les lignes de J.-J. Rousseau sur M""" de Warens font le désespoir du cœur Iiuiuain ; on so défio même de ses \crtus en voyant counnont elles sont cliangées en vices et exposées au pilori des siècles par celui qui reçut de celte fomuie la douhlo vie du corps ot du cœur. Ce crime, selon moi, dépasse riiommc et no dépasse pas Rousseau.

M"» de \\'arens cultiva ou lit cultiver h ses frais tous les dons enfouis de son protégé, mc>me la musique. Il en avait l'instinct ; il en épela assez les principes pour composer plus lard le Devin du village.

Rousseau, comblé des dons de M-"» de Warens, qui s'appauvrit pour son élève, part pour Lyon avec son pauvre niailre de chapelle; il l'abandonne à son picmicr mal- heur, comme les chiens ne font pas de l'aveugle indigent, qu'ils condnisont aux portos dos liùpitaux.

A son retour à Chambéry, il n'y trouve plus M-"^ de '\;\'arens. « Quant à ma désertion du pauvre maître de mu- sique, dit-il, je ne la jugeais pas si coupable, w

Plus tard, copendaut, il se la reproche; mais le maître, à qui ou ava.t volé jusqu'à ses instrumouts, sa musique et son gagne-pain, était mort de cet abandon.

Eu attendant le retour de M"-" de Warens à Chambéry, Rousseau habile, avec un aventurier musicien, chez un cordonnier de la ville, dont il dépeint le ménage en traits méchiuls et ignobles, qui défigurent le pauvre peuple artisan, et font la caricature do ses mœurs et de sos mi- sères. Ce démocrate ne sent la beauté que velue de luxe et do vanité : son orgueil prévaut même sur la nature.

Il raconte plus loin, en stylo (Vune inexprimable déli- cates-e de pinceau, nue reuconlre qu'il fait, dans une vallée des environs, de deux jeunes personnes de haute condition el de figures gracieuses, qui allaient seules, à ciioval, passer une journée de printemps dans une lerme de louis parents. Théocrite n'est pas plus poêle, l'Al- bane n'est pas plus naïf, Tibulle n'est pas plus ému que Rousseau dans la description de celte journée bocagère.

Son voyage à Fribonrg avec une jeune servanh; de M-"' de Warens, fju'd reconduit dans sa famille, est nno autre scène de ce genre naïf comme une pastorale d'IIelvélie.

Au retour, il jonc un véritable histrionagc en quêtant de ville en ville, à la suite d'un faux archimandrile de Jérusalem. L'ambassadeur de France à Lucerne le re- cnoille par pitié pour sa jeunesse, et lui donne de l'ar- gent et des recommandations pour Paris; il arrive à Lyon, reçoit des nouvelles de M'""- do Warens, revenue JiCbaïubéiy, l'y rejoint, s'y fait arpenteur de cadastre, puis maître de musique.

(!) On nous monlrsil oncoro à Turin, il y a qnolquns sc- mnincs, le jour nn-iiio dns funénillos de .M. de C-ivour. léglisc du Saint E'^pril, oii l\ousscau 3l;jura en 1728, el le palais f/e/to Marr/herila (rue SaiiU-Doniinique), oii il fut valel de chambre dans la famille de ce nom. l' -G.

I! se détache bientôt de sa prolocfrice, voyage à ses frais dans lo midi de la France, s'y guérit d'une maladie imagmaire, entre comme préceplenr dans une maison noble de Lyon, s'y fait mépriser par qiH'iqnos larcins de goiu'maudise, quitte de lui-même ce métier, accoiu'l de muivoau aux Charnicttes, et, y retrouvant iM"" de Wa- rens ruinée par les dissipations d'un parasite, abandonne pour jamais sa malbourouse amie, et accourt A Paris chargé do rêvos, d'un système pour écrire la nmsiquo en cbillres cl du manuscrit d'une comédie plus que mé- diocre.

Dos lettres de M. de Maijly et de l'abbé de Condillac l'introduisent dans la société de quelques honnnes de lollros. Oidorot est lo plus digne d'èlre nommé. Esprit aventurier comme Rousseau, fils d'un aitisan comme lui, cœur bon et évaporé qui se livrait à tout lo momie, Di- derot fut le premier ami du jeune Genevois. Diderot eut bien h se repentir depuis de sa facilité à aimer im ingrat. Un hasard de société le lance de plein saut dans lo cercle le plus aristocratique de Paris. La commiséra- tion qu'il inspire à M""" de Broglie lui f;iil (ibtonir un emploi de secrétaire intime du comte do aïonlaigu, am- bassadeur de France à Venise, avec un appointement de cinipiantc louis.

Arrivé à Venise, il dénigre ouvertement son ambassa- deur; il pousse l'exigence du parveim jusqu'à vouloir dîner, malgré son patron, avec les lôles couronnées qui passent à Venise et qui invitent à leur table Tandja-ssa- dciir de France.

Dans une de ces scènes, amenée par la résistance du ministre aux ridicides prétenlions de Rousseau, M. do Monlaigu s'emporte et le chasse brusquement de sa pré- sence et de son palais. Rousseau alîecte de narguer son ciiof, reste à Venise malgré lui, emprunte à foules mains poiu' payer son retour en France, et revient victime de son orgueil.

Rentré à Paris, il s'acharne encore sur le caractère et l'inoptie de l'ambassadeur. Il n'en reçoit pas moins son salaire des mains de M. de îiîonlaigu (ii'.olque ton)ps après son r(!tour. Ces inveclivos l'éloignèrent des nobles mai- sons dans losqncllos on l'avait si l;i(Mi accueilli.

Ce fui l'origine de sa colère conire les rangs supé- rieurs, tant cultives par lui jusque-là; il a la han.irise un peu basse de l'avouer, El voilà aussi l'origine un Confiai social.

C'est ainsi que l'orgueil déplace font, pour se faire à lin-même l'inégalité à son profit.

Do ce jour-là, Rousseau cessa de prétendre à l'anibilion dos fondions iiublicpies, et ne prctoiidit plus qu'à la sin- gularité du désintéressement et de la pauvreté volontaire ; an lieu de tendre en haut, il tendit en bas. Le loma'au de Diogène, si Rousseau eût vécu à Athènes, auiait eu en lui son héritier, pourvu qu'il Rt du bruit dans ce tonneau. Ill)rit lo logonienl el la taiile dans nno pension d'Iiùles à bas prix, tenue par une pauvre veuve, dans une de ces ruelles obscures qui entouraient alors le jardin solitaire du Luxembourg; il y rencontra une jeune ouvrière de province, nièce de l'Iiôlesse, venue à Paris pour y vivre de son aiguille. Il s'attacha à elle d'une affection de hasard (et Thérèse eut le malheur de devenir son épouse, c'osl-à-dire la victime à perpétuité de son égoï>n)e).

Tliéièso n'est, en elî.'t, pour Roiis.soau qu une esclave dont il fait une ménagère, mais avec laquelle il ne veut d'autre lien «iiie son caprice. Ce caprice usé, il ne restera, pour la pauvre femme, que le hasard de riiidigonce et les charges de la malcinité.

MUSÉE DES FAxMiLLES.

Mais non, les fruits mêmes, doux et amers, de la mater- iiilé ne lui resteront pas pour charmer sa vie, pour sou- lager sa iiiiïère, pour soutenir sa vieillesse. On suit que, l'ar une férocité d'éguïsnie au-dessous de ^in^linct des Ijrutes pour leurs petits, J -J. Rousseau attendait au chevet du lit de Thérèse le fruit de leur union, et porta lui-niênie quatre ou cinq ans de suite, dans les plis de son manteau, à Tliôpilal des orphelins abandonnés, les enfants de Thérèse, arrachés sans pitié aux bras, au sein, aux larmes Je la mère ; et, par un ralfinement de pru- dence, le père enlevait à ces orphelins toute marque de reconnai>sance, pour que son crime fût irréparable et pour qu'on ne pût jamais lui rapporter celle char;:e oné- reuse de la pateniiic ! Les preuves, ù cet égard, ont été coM)plétées et agj^ravées depuis la publication des Confessions! - c v-. --

Or, pendant que Rous- seau accomplissait ces exé- cutions presque infiinti- cides, il écrivait, avec une affi'clalion de sensibilité, des malédictions systéma- tiques et fausses sur le crime des mères qui n'al- laitent pas elles-mêmes leurs enfants! Si la dé- nicncen'expliquait pasclia nlal.'Iement dans Rousseau mi tel contraste enlrc riiomrne et l'écrivain, fau- drait - il donc accuser riionime de perversité et le philosophe d'hypocrisie? Non, on sait que les soup- çons do conspiration uni- verselle contre nous sont une des formes du délire. Rousseau, honnête d'in- lention, était vicieux par folie. Il craignait, disait- il, que la société n'armât un jour contre lui le bras parricide de ses enfants !

Quel drame expiatoire il y aurait à faire entre un lils inconnu do Rousseau, devenu meurtrier par suite de son abandon, assassi- nant un étranger jiour le

dépouiller, et reconnaissant son père dans sa victime ! Qui sait ce que sont devenus ces lils de Thérèso jetés aux gémonies tout vivants par la barbarie d'un père in- sensé?

Elle était aimante et fidèle cependant, cette pauvre Thérèse, lille suivait la bonne et la mauvaise fortune do Rousseau, elle lui gardait avec soumibsiuii et tendresse son ménage intime au retour des palais et des fêles éié- gaules qu'il fréquentait pour y porter d'anlres hounna;;os auprès d'autres femmes de \illcctdo courcjui caros^aient mieux sa vanité.

Les nécessites de la vie et le goût do la musique le jettent dans la société artiste, lettrée, licencieuse de Paris,

Sa musifjue naïve et semi-italienne le révèle aux théâ- tres d'amateurs; ses comédies, ses poésies, ses romances,

M°» de '^Ya^cns. Dessin de Lis

lui créent une demi-renommée de salon. Les philosophes admirent la sobriété de sa vie, les femmes du monde sa sensibilité; Diderot, son ami, soupçonne son éloquence et lui conseille quelque sojihisnie hardi, insolent, con- tre les idées qui servent de fondement au monde. Il prend la plume, il commence contre la société, contre les arts, contre la civilisation, cette série de p.radoxes sur l'état de nature, c'est-à-dire l'état de barbarie : c'est là, selon lui, l'idéal de perfectibilité prêché aux hommes.

Une sncié:é corrompue alors jusqu'à la moelle sourit à cescontie-sens de la mauvaise humeur contre elle-même. Rousseau est parvenu à se faire regarder ; c'est un sauvage sublime, un ilote de la pensée, que la société admet dans

ses salons pour le voir avec curiosité ei pour l'entendre ^ avec complaisance.

En se voyant couronné par les académies, applaudi par los cours, encensé par les philosophes, il se prend lui-même au sérieux ; il adopte pour toute sa vie ce rôle de Diogène moderne. Il se cache connue l'oracle dans une vie vulontiire- iTiiMit ténébreuse alin de s'y faire rechercher.

Il se fait copiste de mu- sique à tant la page; ses patrons lui fournissent abondamnienl du travail et secourent, à son insu. Thérèse et sa mère, pour aider le pauvre ménage sans blesser bs suscepti- bilités de l'orgueilleux co- piste.

Son humeur s'aigrit: il commence à verser ses soupçons sur Diderot; il outrage Griunn; il calom- nie indignement ces deux hommes de cœur. Grimin s'indigne et s'éloigne; Di- derot déclare à voix basse, mais avec une amère dé- ception de cœur, qu'il a réchanlTé dans son sein un scélérat. Le succès des paroles et de la musique de l'opéra du Devin du viiluije, donné à Fontainebleau devant le roi, et à Paris raunce suisanle, ht éclater de nouveau le nom de Rousseau et lui donna cette popularité que le théàtio donne eu une soirée el que les plus beaux livres ne don- nent (ju'à force de temps.

L'ivresse monta ù la tète de la France el surtout des femmes ; sou nom courut avec ses notes sur toutes les lèvres. On crut boniir son àme dans ses mélodies, on no la senlail ipio dans les oreill s.

Le roi et M"» de Pompadour lui donnent chacun une gralilicalion en argent qui remet l'aisance dans sou ménage.

Dans un voyage à Genève, il passe avec Thérèse à Chambéry comniQ on repa>sc sur les traces de sa jeunesse dans un jardin couvert de ronces ; il y trouve M°" de \\".;-

LECi'LKi:s DU som.

reiis dans rabumlon et dans la niisèrc ; sa [lilié est IVokle couuue un [uissO lelVuidi.

11 se le ro|)ioclio, il jelto linéique modique aumône dans celle main qui a tenu aulrelois son cœur.

'J'iiérèsc, plus li'ndr<\ baise colle main ol y laisse une Iji'ine.

11 va à (ji.uè\o: il semble désirer de s'y lixer.

Le voisinaye de Ferney l'en éloigne. 11 revient à Ta- ris, cl acceple un ermitaye d'opéra dans le jardin de M"" d'Epinay, à l'ombre de la rorèldc Monlniurency.

L'ivresse de la nalure au priulemps le saisil lu première miil de son élablissemcnl ; il se senl délivré de la sociélé dos liomines. Mais, bêlas ! dès le lendemain, il n'est pas délivré de lui-môino.

Pour s'en distraire et pour propbéliscr dans le désert, il divague dans la politique, il veut conlrasler avec Mon- los(inieu, ce polilii|UO oxpérimenlal, et il ébauche lo ConlnU social en poli(i(pie in)iiginaire.

Une femme évaporée lui demande follement un Irailé d'éducation, à lui, riiommequi n'a jamais trouvé sa place dans le monde des lionmies, qui n'a reçu d'éducation que celle des aventuriers, et dont toute la règle a été de n'en point avoir! On en verra le résultai dans VÈmite, livre qui l'ail lanl d'iionueur à son talent de plume, comme rê- verie, et lanl de lionle à ceux qui l'admirèient connue code d'éducation.

Ce fut à celle époque, le milieu de la vie déjà passé, que Rousseau cliei cba dans sa seule imagination le fan- tôme de cet amour que son cœur ne lui avait jamais fait éprouver. 11 écrivit son Hiloïxe, roman déclamatoire connue une rhétorique du sentiment, disserlalioii sur la métaphysique de la pussion, passionné cependant, mais de cette passion qui brûle dans les phrases et qui gèle dans le cœur.

Pendant que Rousseau inq^rimait son roman, il ache- vait son Contrat social, et, pendant qu'il écrivait celte diatribe contre toute aristocratie, il se façonnail à la courlisanerie la plus obséquieuse dans la société très- aristocratique du prince de Conti et de la duchesse de Luxembourg,

11 accepta du duc et de la duchesse un appartement dans le pelil château dépendant de leur somptueuse de- meure dans le parc de Montmorency. Pour payer colle hospitalité, il fil pour la maréchale une copie manuscrite de la Nouvelle Iléloïse; il en Ut une autre pour M""' d'Hou- delol, qui dut y reconnaître le sentiment qu'elle avait inspiré à l'auteur. Rousseau vivait du prix de ces copies et de la musique qu'on lui commandait par le désir d'o- bliger un honnne illustre.

La Nouvelle Uéloise, roman d'idée autant et plus que roman de cœur, eut un succès de style cl un en'et d'élo- quence qui passionna toutes les imaginations pour l'écri- vain. Le nom de Rousseau se répandit et s'éleva aux pro- portions de l'engouement et du fanatisme.

Ce fut une ivresse qui dura un demi-siècle, mais qui ne laisse, maintenant qu'elle est dissipée, que des pages froides dans des esprits vides.

Rousseau écrivit presque en même temps VÈmile, livre d'un style admirable et d'une conception insensée. Ce- lait un singulier contraste qu'un homme écrivant un traité d'éducation pour le genre humain de lamémemiiin qui venait de jeter et qui jetait encore à cette époque ses enfants à l'hôpital.

On ne comprend pas aujourd'hui que l'engouement du di.\-huilième siècle ait piis un seul jour au sérieux un livre soi-disant écrit pour le peuple, et dont tous les cn-

S45ignemenls supposent dans les pères, les maîtres et les élèves la plus insolente aristocratie. Plalon n'a rien rêvé de plus incompatible avec les réalités de l'espèce hu- maine.

A la première rumeur produite à Paris par ra[q)arilion de son livre, Rousseau se sauve à Moliers- Travers, village de Ncufehâlel,sousla protection du roi de Prusse; il y levèl le costume d'Arménien, fantaisie grotesipio (jui ressemble à un déguisement et qui n'est qu'une alTicbe. Riontôl il entre en querelles é[)islolaires avec les mem- bres du gouvernement de Genève qui ont condanmé ses principes religieux; et, pour leur prouver son christia- nisme, il abjure le catholicisme et se reconvertit dogina- tiquemenl et pratiquement au calvinisme sous la direction du pasteur du village.

11 communie à Moliers-Travers, comme Voltaire à Ferney, mais moins dérisoiremenl.

Un nouveau caprice de son imagination le rejette à Paris. Son costume d'Arménien le fait suivre dans les rues, et il se plaint de l'imporluiiité qu'il provoque. Le grand historien anglais Hume a pitié de ses agitations: il se dévoue à le conduire en Auglelerre et à lui trouver, avec une pension du roi, un asile cbampêlro dans le plus beau silc du royaume [tour i)asser en paix le reste de ses jours.

Rousseau, déjà égaré par une véritable démence de cœur, reconnaît tous ces services d'un honnête homme en accusant de perfidie et de trahison cette [)rovidence de l'amitié. Hume s'étonne d'avoir réchauiré ce malade ramassé sur la route pour en recevoir les coups les plus iniques à sa renommée: il s'éloigne en le plaignant cl en le méprisant.

Rousseau revient à Paris, y continue une vie inquiète et inexplicable, moitié de génie, moitié de démence. Incapable d'activité dans la foule, incapable de repos dans la solitude, recueilli par la famille de Girardin, à Ermenonville, dans un dernier ermitage, il y meurt d'une mort problématique, naturelle selon les uns, volontaire selon les autres : le mystère après la folie.

Le moins raisonnable et le plus grand des éciivains des idées des temps modernes repose, jeté par le hasard, sous des peupliers, dans une petite île d'un jardin anglais, aux portes d'une capitale, lui qui, dans sa mort conune dans sa vie, sembla le plus misanthrope des hommes en société, el le plus incapable de se passer de leur enthousiasme.

Enigme vivante, dont le seul mot est imayinalion ma- lade. Homme qu'il faut plaindre, qu'il faut admirer, mais qu'il faut répudier comme législateur ; car il n'y a jamais eu un rayon de bon sens, d'expérience et de vérité dans ses théories politiques, el il a perdu la démocratie en l'enivrant d'elle-même.

Est-ce dans de tels vases, fêlés et empoisonnés, (jue Dieu verse ses révélations pour les communiquer aux peuples? Cet homme est-il un Zoroastre? un Moïse? un Confucius? un Lycurgue? un Solon? un Pylhagore? Quelles lettres de crédit apportées aux idées modernes, que ce livre erotique el orgueilleux des Conjcssions, dont la seule vertu est l'impudeur ! Confessions séduisantes, mais corruptrices, embusquées, comme une courtisane au coin do la rue, au commencement de la vie, pour ombaucher la jeunesse, pour dévoiler les nudités do l'âme à l'innocence, et pour se glorifier de tous les vices en humiliant toutes les vertus!

Non! un tel homme n'a pu être aimé des dieux, selon l'expression antique , el l'impureté de l'organe aurai! alléré, en passant par sa bouche, l'évangile même du

MUSÉE DES FA.MILLES.

peuple dont on a voulu le faire, quelques années après, le Messie.

Voyez cet évangile, dans son Conlral social. Evan- gile d'un peuple, en effet, mais d'un peuple qui avait Mira- beau et courait à Marat. Théorie digne des exécuteurs. Mensonge gros d'un crime. Demandez-vous, en finis- sant cette lecture, si vous vous sentez une vertu de plus dahsTiime.

LiseZj au contraire, les législations de Gonfulzéc, de rinde antique, du christianisme sur la montagne, de l'islamisme même dans le Coran, et demandez-vous si vous ne vous sentez pas soulevé d'autant de vertus de plus au-dessus de la législation du Conlral social et de la civilisation matérialiste de nos temps, qu'il y a de di- stance entre l'égoïsme et le sacrifice, entre la machine et l'àme, entre la terre et le ciel.

Voilà noire civilisation : la vôtre broute, la nôtre aime; choisissez!

ha monde s'arrêterait le jour la loi immobile de l'é- galité serait proclamée par les utopistes de J.-J. Rous- seau. Cette philosophie ne pouvait naître que sous la plume d'un prolétaire affamé, trouvant plus commode

de blasphémer le travail, la propriété, l'inégalité des biens, que de se fatiguer pour arriver à son luur à la propriété, à l'aisance, à la fondation d'une famille.

De tels hommes sont les Attilas de la Providence, car la propriété et l'inégalité des biens sont les deu.\ provi- dences de la société: l'une procréant la famille, source de l'humanité; l'autre produisant le travail, récompense de l'activité humaine! 11 n'y aurait pins d'injustice sans doute dans ces systèmes ; oui, parce qu'il n'y aurait plus de justice. Il n'y aurait plus de misère; oui, parce qu'il n'y aurait plus de pain ; la famine serait la loi com- mune.

Voilà la législation de ces philosophes de la faim : l'u- nivers pétrifié, l'homme affamé, le principe de tout mou- vement arrêté, le giand ressort de la machine humaine brisé. L'homme content de mourir de faim, iiomvii qu'aucun de ses semblables n'ait de superflu; constitu- tion de la jalousie, vice détestable, au lieu do la consli- tulion de la fraternité, heureuse delà félicité d'autrui, vertu des vertus!...

DE LAMARTINE.

FIN.

BOUQUETS BRETONS.

A LAURENCE J

APRÈS MA PREMIÈRE PROMENADE DANS LE Parc{i).

Tandis que vous donniez, Laurence,

Aux bras de votre ange vermeil, iMui, dont l'ange gardien s'appelle la SoulTrance, .le saluais, au Parc, ce lever du soleil. Qui, comme vous, enfant, se nomme l'Espérance.

J'ai foulé, dans les grands prés verts,

Les diamants de la rosée ; J'ai suivi, d'un pas lent, sur leur pente arrosée, Les rubans argentés des ruisseaux frais et clairs. J'ai vu les bois géants, et leur cime ii iséc Du layuu qui chassait l'ombre de leurs couverts; J'ai complé les bestiaux dans les grasses étables

Et sur les tapis du gazon ; Au verger, les beaux fruits mûrissant pour vos tables ; Au parterre, les Heurs, baume de la maison.

Je n'ai cueilli pour vous ni l'œillet, ni la rose.

Ni le géranium pourpré ; Ni la fleui' d'oranger sous les serres éclose, Ni le calcéolaire au pétale marbré... J'ai cueilli ce genêt, enfant de la campagne, Comme vous élancé, simple et franc comme vous ;

Et ces bruyères de Bretagne Qui vous rappelleront des souvenirs si doux.

Dans ce palais de la nature. Conquis par votre iièie, et qu'il vous offre en don, Restez toujours, Laurence, âme naïve et [lure, La bruyère sans art et le genêt breton, (jardcz-y les vertus de votre digne mère, Les sauvages |iail'iMiis de la SiiM[)licilé, Les fruits de la Douceur et de la Charité, Avec la corne d'or de l'Hospitalité...

Ces vertus sont le miel de notre coupe anière ; Car j'y songeais, oni'ant, dans ce Parc ench.iulé,

(I) Magiiiliquc propriclé cnlrc 6ainl-Lù cl .\\raaclics.

Oij la destinée éphémère Réunit tant de joie et tant d'adversité (2}.

Le Bonheur ici-bas est une hôtellerie Que chaque passager hante et quitte a son tour. Lorsque le premier maître, en sa villa fleurie, A mis tous les trésors que rêvait son amour : Et les chevaux fringants aux box de l'écurie.

Et dans les prés les étalons.

Et les orangers dans la serre,

Et les meubles d'or aux salons... Soudain l'ouragan passé... un seul coup de tonnerre

Le force à tourner les talons. Et sur ses pas alors un second maître arrive A l'ombre des massifs que l'autre avait plantés,

Effaçant ses cliiffros scul[)tés. Comme la mer (jui monte efface sur sa rive Les pas du voyageur par la vague hâtés...

Laurence, ce destin ne sera pas le vôtre!

La bruyère bretonne, enracinée an roc,

Des orages normands saura braver le choc.

Et vos enfants, un jour, viendront, l'un après l'aulre,

Dans les ruisseaux du Parc, sur ses lacs endormis,

A travers ses jardins, qu'eCil avoués Le Noire,

Relire votre nom, si cher à vos amis!

Au Parc, le 7 septembre I8G1.

PITUE-CHEVALIER

LA FLEUR DU WON r SAINi-MlCIiLL.

A MADAME M

Quand, relevant ses voiles, La nuit offre à mes yeux Sa couronne d'étoiles Sur son IronI radieux.

('2) I.c créaloiir ilii l'air olail un arinaleiir inillionnairc. <|u'un seul jour a ruiné ol lianui do son rli;He:iii au milieu de la conimlscialion ^«Muralc tyù ;\ suivi ï>on nulhour.

LKCTUHES DU SOIFL

Celle que je préfère. Dans I éi>rin de sa spliôrc, N't'sl |H)iiit Vénus, ni Mais, Kclataiit aux n-^^ards ! C'est la periiî inconnue Qui caclio dans la une, Au lidid de riiorizon, Son pâle ol doux rayon... Violellc divine. Dont mon âme devine La luniièio sans nom...

(Juand juin donne à la terre Ses étoiles d'été ; La reine du parlerrc, Pour mou d'il enclianlé, N'est point la rose, liC're De sa couronne allière, Ni l'œillet panaché A son sceiHre nllaclié... Non ! c'est la lleur timide, De larmes tout humide ; Planète du gazon,

Baume do la maison ; Perle de la ruine, Dont mon àuie devine Le doux charme sans nom

Dans ma course éperdue Au vieux mont Saint-Michel, Merveille suspendue Entre l'onde et le ciel, Le hrouillard qui le voile M'a montré cette étoile; A son flanc de douleiu' J'ai trouvé celte fleur... Nébuleuse charmante, Sourire en la touruientc, Auf^e dans la prison. Baume de la maison !... Cherchez-la sur sa roche... Votre âme, à son ap[u'oclie, Devinera son nom...

Avranchcs, 10 septemljre 1861.

PITBli-CIŒVALlEU.

LES MÉTAUX, SÉRIE PAR CHAM. L'OR.

L'or. L'adoration du veau d'or, renouvelée et augraeutée... par les Grecs.

A M. FÉLIX GODEFROID.

Vers iraprovisés après l'avoir entendu jouer de la harpe au bord de la mer.

Quand, au bruit de la rner formidable et profonde, Qui sur nos plages tonne et gronde, Ton lulli, ô doux magicien, Mêle son chant aérien,

Tu me lais remonter à la source du monde.

Je croi*; entendre sous nies pieds Les cris des démons foudroyés, l-;i ^ur niou troiil la voix des anges Qui b'écvtSdt à Dieu dans un chœur de louanges.

Alors, dans son élan, ton ciianl délicieux, Avec eux, avec toi, m'emporte jusqu'aux cieux.

Rappelle-toi, moderne Orphée, Ce Villers désormais consacré par Ion nom ; Que ta harpe revienne, en hienveillaiifc fée, A son charmant berceau porter un nouveau don Et, comme ton aïeul, le créateur des villes,

Tu verras, au son de tes chants. Les maisons s'élever sur nos rives tranquilles,

El les fleurs naître dans nos champs Pour entourer ion Iront de la verte couronne Que le talent conquiert et que Tainilié donne.

Villers, 24 août 1801.

PITRlî-CllLVAblEIl

MUSEE DES FAMILLES.

LES HÉRITAGES DE JOSEPH.

Le notaire Benard se prcsenlanl chez Joseph. Dessin de F. Lix

1.

A mon ami Payen.

ESPÈCE Dt PROLOGUE SUR i'aIR : a t'en SOUVIENS-TU? »

C'él;iit il y a six ans, vers la lin ih> juillet.

Nous (li'joiiiiioiis chez raïui Josi'pli, un Lravc cl digne garçon s'il eu fui.

Il avait déliulé d ins la vie sans aucune espèce de pa- trimoine, el,(lin'anl près de (juinze années, avait élé sim- ple commis dans l'un des plus grands magasins de nou- vciuilés (le la capitale.

Un soir, bon patron lui dit :

OCTOBRE 18G1. .

Il est temps (jne je me relire des affaires; vcux-lu nie succéder. Josej)!!?

Mais, palmn. je n'ai pas un sou vaillant... cl la mai- son vaut pour le nmins cent mille écus!

jMellons quatre cent mille francs, s'il te plaît. Or, lorscpi'il s"a}iit d'un pareil chiffre, trouver acquiircur n'est pas facile. Ceux qui se présenlent .«-ont ou des faiseurs qui nie duperaient, ou des maladroits (pii se mouraient dedans eux mômes. Je no veux pas cela ; je veu.x que la maison fondée par moi eoiilinue de prospérer, ol main- tienne lièrcment son illustre enseigne. Je n'ai pas d'en-

2 vi.Ncr-.M.uvitvji; volimi:.

10

LECTUHES DU SOIK.

fuiils,d'ailli'uis,eljc crois de mon devoir, ayant l'ail ici ma forlunCjdc laisser la place ù quelque honnête et laborieux {garçon du mélior, qui de urmiiu aj^isse à son tour, qui à bon tour devienne lieurenx et riche... par le travail. Il y a longtemps que je roule ce projet-là dans ma tête, vois-tu bien, Joseph ! Il y a lonytenq)s que je me suis dit : Mon successeur, ce sera mon premier commis... lorsque j'en aurai trouvé un qui me semble mériter cette faveur, et si celui-là n'est qu'un pauvre diable, tant mieux... le bon Dieu n'en sera que plus content de moi.

C'est bien cela! répondit enlin Joseph. Oh! oui, c'est bien, patron... Mais quatre cent mille francs !

A partir de demain, jour anniversaire de la fonda- tion do rélablissenienl, tu auras vingt-cinq pour cent dans les bénéilces ; l'année prochaine, trente ; puis trente-cinq, (juaranlc, quarante-cinq et cincpiantc. Donc, cinq ans d'association entre nous. Dans cinq ans, jour pour jour, heure pour heure, tu m'auras tout payé, tu seras chez loi, et, le serrant la main, je m'en irai n'inqiortc vivre en grand seigneur; mes moyens me le permettront. Seule- ment, connne il me semble juste que ces cinq années le soient un dernier temps d'épreuve, et que tu aies toute conliance en la parole que je le donne, sous condition, bien entendu, d'une bonne conduite persévérante , il n'y aura rien d'écrit entre nous, je ne te reparlerai de rien, si ce n'est dans cinq ans. Sur ce, comme voici dix heures qui sonnent, fais fermer le magasin, mon garçon... et bonsoir !

Qui resta coi? ce fut l'ami Joseph. Son patron venait de remonter chez lui, comme si rien d'extraordinaire ne se fût passé ce soir-là. 11 se comporta de même le lende- main, de même les jours suivants. C'en était au point ■que Joseph en arrivait à se dire : Est-ce que je n'ai pas rêvé!

A la (in de l'année, ou plutôt à la (in de l'inventaire, (pii donna près de deux cent mille francs de bénéfices, tous les commis de la maison furent augmentés, ou du moins reçinent quelque gratification... hormis Joseph.

Le patron ne desserra pas les dents pour justifier celle apparente injustice.

Seulement, lorsque arriva l'époque de la tournée bisan- nuelle dans les villes manufacturières :

Joseph, dit-il à son premier commis, je l'emmène avec moi en fabrique, afin que tu apprennes à acheter aussi bien que tu sais vendre.

Mais durant tout le voyage, qui, du reste, fut des plus cordials, pas un mol qui se pût interpréter comme un souvenir, comme un ra[)pel de l'association conve- nue... S. G. D. G.

Existe-l-elle, celle association ?... on n'cxiste-t-elle pas? se demandait souvent Joseph.

Il y avail plus. C'était une sorte de bourru bienfaisant que son patron ; il exigeait maintenant de lui double tra- vail, il l'observait, il le harcelait, il le surexcitait sans relâche, et souvent même avec une acrimonie, avec une brutalité jiresque révoltantes.

La seconde année .s'écoida ainsi, ainsi la troisième.

Une maison rivale fit alors des offres à Joseph, des of- fres magnifiques. On lui proposai!, je crois, le triple de ses appointements... aiipointemenls qui, dans son maga- •sin, semblaient devoir invariablement rester au même taux.

Joseph refusa.

Et, s'il vous plaît, sans en rien dire au patron.

Celui-ci, je ne sais plus trop comment, apprit la cliose, cl dit à son premier commis :

C'est bien, Joseph ! Mais ce hit tout.

Le quatrième inventaire donna des résultats ines|:ôrés, un éblouissant total.

Joseph, lui demanda son patron, es-lii conleni?

Très-content, répondit-il en se tenant à qiuilre pour ne poinl éclater enlin.

Et, tout bas, il ajouta :

S'il mcman(pie de parole... oh!... je me ferai sau- ter la cervelle !

Duiant la dernière année, soit que le patron eùl regrt L de sa généreuse promesse et voulût pousser à boni celui qui l'avait reçue, soit tout sinipleinent afin de l'éprouver mieux encore, afin de le plus rudement trenqiei- pour l'avenir, il devint un véritable despote commercial, un tyran de boutique.

Joseph endura tout sans se plaindre, et tint bon.

La suprême échéance enfin arriva; depuis plus d'un mois, Joseph ne dormait plus.

Il avait compté les jours, les heures; il comptait main- tenant les minutes.

La grande horloge qui figurait à l'angle du magasin sonna enfin dix heures.

Joseph cl son patron se trouvaient tous les deux aup. es de la caisse; les trente ou (piarantc commis de la maison étaient groupés çà cl tout à l'enlour, immol)ilcs et si- lencieux, dans l'altenle instinctive d'un grand événe- ment.

François , commanda le patron au domeslique , François, donnez-moi mon chapeau, mon manteau... ei faites avancer une voiture.

Puis, prenant dans son portefeuille deux papiers tim- brés :

Joseph, dit-il, voici les deux actes que j'ai fait dres- ser par mon notaire : signons.

El debout, sur le coin du comptoir, il signa le premier. Le pauvre Joseph se croyait le jouet d'un songe.

A ton tour, ne tarda pas à dire le patron en lui ten- dant la plume. Quant à vous autres, messieurs les com- mis, je viens d'abdiquer... jo ne suis plus rien ici... Jo- seph est désorn)ais le seul propriétaire, le seul chef, le roi de la maison !

Joseph était fou de joie ; Joseph eût voulu pi'oclamer hautement la généro.sité de son bienfaiteur.

Mais celui-ci se contenta de lui serrer la main en lui disant : « Bonne chance ! » et il s'esquiva.

Une heure plus tard, loisque Joseph, enfin remis de son émotion, courut chez l'honnête homme auquel il de- vait son bonheur présent, sa fortune à venir, il apprit que M. *" s'était fait conduire immédiatement à la gare du chemin de fer, qu'il venait de partir pour l'Italie.

Voilà de quelle façon notre digne Joseph se trouva de- venir tout à coup l'un des principaux commerçants de Paris ; voilà comment il put acheter plus lard la délicieuse villa dans laquelle, ce matin-là, nous venions de pendre si joyeusement la crémaillère.

On avail servi le café sous les arbres du parc, on allu- mait les cigares, lorsqu'une carte fut remise à notre am- phitryon.

Sur celle carte, il y avait écrit:

« Isidore Bénard, notaire à Fontainebleau. »

Ma foi ! dit Joseph, je ne me sépare pas de mes amis... je n'ai pas de secrets pour eux... Faites entrer M. Isidore Bénard.

C'était bien un notaire, un notaire de Seine-et-Marne. Habit noir, cravate blanche, souliers lacés, un grand

MUSEE DES FAMILLES.

1!

Iioricfeiiille à fermoir d'acier sous le bras, la pliy.siononiie soloiitu'llc et courtoise.

Monsieur, dit-il à Joseph, n'aviez-vous point pour parente une certaine dame Gausseman, antérieurement dame Guérin, qui s'était retirée, du vivant de son second mari, au village de Crémilly, près Marlolte?

Elïectivement, monsieur; Barnabe Guérin, le pre- mier mari en question, était le propre irère de mon père.

Apprenez donc, monsieur Joseph Guérin, que votre tante est décédée, voici de cela bientôt un mois, en sa maison de Crémilly.

Ah ! cette pauvre tante...

Vous la connaissiez, monsieur?

Trè.s-peu. Depuis près de trente ans, depuis la mort de mon oncle, et j'étais alors fort jeune, —je ne me rappelle pas l'avoir revue.

Il en est de même de tous ses autres parents, qui scndjlent fort nombreux. Nous avons écrit à tous ceux dont on a pu retrouver la trace; chose assez dilïicile, car la défunte, qui est morte subitement, vivait dans une claus- tration presque complète, et n'a laissé dans ses papiers que de très-vagues indications sur la famille de son pre- mier mari. Toute la fortune cependant vient de là; elle paraît assez considérable, et cela d'autant plus que la bonne dame était fort peu dépensière. On vous avait vai- nement recherché, monsieur. C'est par un pur ellet du hasard que, ce matin, me trouvant à Paris, votre nom a fiapiié mes yeu.\. Je me suis permis d'entrer au magasin, d'interroger vos counnis, et d'après leurs renseignements, conune cette maison de campagne se trouve précisément sur la ligne que je devais suivre au retour, je suis venu moi-même vous prévenir que demain, lOjuillet, à l'heure de midi, aura lieu la levée des scellés... ainsi que la lec- ture du testament, si testament il y a, comme j'ai tout lieu de le croire.

Ah! vous supposez...

Oui, monsieur ; il y a deux mois environ, dans mon étude, à Fontainebleau, la veuve Gausseman me demanda deux feuilles de papier timbré de sept sous, en laissant entrevoir l'usage qu'elle en désirait faire, mais chez elle, à son loisir. J'ose espérer, monsieur, qu'au cas échéant vous me conserverez la direction subséquente de celte alTaire ?

Assurément. Je me rendrai demain à Crémilly.

Pcrmettoz-iiioi de mettre ma voilure à votre dis- position. Lllc vous attendra demain à la gare de Fontai- nebleau, train de dix heures.

Grand merci, monsieur le notaire... A demain. Et le digne tabellion se retira.

Ce fut alors un assaut de compliments et de plaisante- ries de toute sorte.

Notre ami Joseph allait avoir un second million ! L'em- pressemenl, l'obséquiosité du notaire, n'annoiiçidenl-ils pas un formidable héritage? Il devait avoir tlairé quelque trésor enfoui dans celle mystérieuse maison, la vieille avaie avait vécu seule et seule était morte. L'argent va toujours à l'argent, comme va l'eau à la rivière : l'heu- reux Joseph allait devenir un Nabab, unCrésus, un Roth- schild, etc., etc.

Quant i\ lui, il se prêtait en souriant à toutes ces atta- ques, mais ne paraissait nullement croire à la succession de la tante Gausseman.

On linit par s'en éloimer ; on lui en demanda la cause.

Oh ! lit-il avec celte narquoise bonhomie (|ut le caractérise, oh! c'est que j'ai pour principe (pie l'argcnl gagné par son propre travail est le seul sur Ifijucl on

puisse réellement compter ; c'est, d'autre part, que je suis payé pour avoir peu de confiance aux héritages. Les Guérin étaient fort norubreux, ce notaire \ous l'a dit, une vraie tribu. Mon père avait quelque chose comme une dou- zaine de frères et de sœurs, qui tous s'étaient perdus de vue, qui presque tous avaient fait fortune et sont morts sans enfants. Toutes ces successions devaient donc me revenir, à moi le dernier des Guérin ; et plusieurs lois, au temps de ma pauvreté, des aubaines semblables à celle d'aujourd'hui sont venues briller à mes yeux : elles ont toujours abouti à des déceptions, à des mystiticalions complètes. Aujourd'hui, je n'y crois plus et j'en rirais. C'était dur alors, c'était parfois cruel. L'oncle d'Améri- que... qui revient tout exprès pour eniprunter cent sous à son neveu, je l'ai connu, c'était un de mes oncles! Une de mes cousines, que l'on disait pour le moins million- naire... ne m'a laissé qu'une perruche hors d'âge et qu'un king's-charles éclopé. Pour recueillir cette succession-là, j'avais fait deux cents lieues et dépensé un billet de cinq cents francs, juste la moitié de mes appointements de simple calicot! Et tant d'autres histoires... une surtout, celle de ma tante Francine !

A la façon dont ce dernier nom venait d'être prononcé, au sourire qui l'accompagnait, chacun pressentit quelque curieuse conlidence; on s'empressa de demander à grands cris la tante Francine et son histoire.

Après une courte résistance, Joseph finit par se rési- gner. Il n'y avait d'ailleurs que d'intimes amis, de ces amis auxquels on peut tout dire.

Mais, au moment de connnencer :

Voyons d'abord, dit-il, si Stanislas n'est pas à por- tée d'entendre.

Stanislas était un charmant ihéloricien, qui venait de déjeuner avec nous, et que le vulgaire prenait bien sou- vent pour le propre fils de Jose[)h, tant celui-ci l'avait élevé, le chérissait avec une paternelle tendresse.

En ce moment même, il se faisait seller un cheval, et presque aussitôt, nous saluant de loin d'un geste amical, il s'éloigna au galop.

Ecoutez donc, lit Joseph en revenant s'asseoir parmi nous.

Voici quel fut à peu près son récit.

II. .M.\ TAME FRANCIKE.

J'avais environ dix-huit ans ; j'étais alors employé dans une maison de commerce du Palais-Uoyal.

Un jour que, devant le magasin, je rêvassais, ado.ssé à l'une des grilles du jardin, je vis passer et repasser à plusieurs reprises une dame jeune encore et vraiment très-belle.

Sa toilette était d'une grande recherche : un splen- dide cachemire, des diamants. Deirière elle.àqur'. distance, marchait gravement un laquais en grande li\; .

Celle livrée, de môme que la magistrale prestance de celui ipn la portait, sentait de cent lieues rAllemagne.

Evidennnent aus>i, celle dame m'avait remar(pié , m'examinait de plus eu plusallenlivemenl.

lùilin elle m'aborda; elle me dil :

Ne vous nommez-vous pas Guérin?

Oui, madame.

J'aifi vous parler; suivez-moi.

Je pris mon chapeau, j'acconqiagnai lelrauiière jns- (pi'à rexlrémité île la galerie , jusqu'au péristyle du Théàlre-Frauçais.

Là, un autre valet, portant même livrée, s'empressa d'ouvrir la portière armoriée d'un riche carrosse. Ludanje

12

Lr.CTURES DU S(HH.

y monln, nriiuitaiil du gesie ù m'asseoii' à côlé d'oUe.

Puis elle jela an doincslique quelques mois que je ne conipi is point, et l"éi|uipai;e se remit en inonvemont.

L'aventure coiniiicii(,Mil à me paraître originale ; nn inslant j'eus presque la faluilé de inc croire en bonne furlnne.

Mais rétraiipère ne tarda pas à me dire :

Je vous ai reconnu à voire air de famille, monsieur; je suis votre tante.

Matante! me récrial-jc avec ëtonnemcnl; mais toutes celles que je me suis connues sont moi les.

Hélas! mon ami, vous ne m'avez jamais connue, moi... Je suis votre tante Francine.

Attendez, attendez... je me souviens... lorsque j'é- tais enfant, on m'a parlé de vous...

Votre père, sans doute?

Oui, madame.

Il est... mort?

Mort, il y a déjù dix ans.

Ce pauvre frère ! ce bon frère!... Oh ! vous lui ressemblez... voilà pourquoi je vous ai reconnu... pour- quoi je pleure en vous regardant... Oli l tenez, tenez... il faut que je vous embrasse !

Sans attendre ma réponse, la tante Francine me sauta au cou, me couvrit de baisers et de larmes.

^lais je crois m'aperccvoir, mes cliers amis... mes cliers auditeurs... que tout ceci demanderait qMclr(iies explications préalables; que vous avez besoin de savoir, avant tout, comment il se faisait que la taille Francine eût aussi complètement disparu; pourquoi elle semblait conserver à mon père un aussi reconnaissant souvenir.

Du reste, puisque nous reportons ainsi nos regards en arrièie, laissez-moi vous dire ce que c'était que Jacques Guérin, mon père.

Recueilli par l'un de ses oncles, un ancien capitaine de gendarmerie, devenu très-dévot sur ses vieux jours, il avait éié élevé au séminaire. Mais, au moment de prendre les ordres, il refusa net. Une querelle s'ensuivit, à l'issue de laiiuelle l'oncle cliassa le neveu. Il voulut même le poursuivre afin de le frapper; mais il (it un faux pas et, dans sa chute, se creva l'œil droit sur l'une des ferrures de la porte.

Mon père ne vit rien, ne soupçonna rien de ce mal- heur, tant il était uniquement occupé de s'enfuir à toutes jambes.

11 arriva ainsi jusqu'à l'autre extrémité de la petite ville, une petite ville normande, oîi passe la rouie de Paris à Brest.

Devant la principale auberge s'arrêtait précisément une chaise de poste, de laquelle descendirent deux offi- ciers de marine.

Le hasard voulut qu'ils s'adressassent à Jacques Gué- rin pourquelques renseignements. Par la même occasion Jacques Guérin leur raconta son histoire, et ces mes- sieurs, le voyant instruit, intéressant, lui proposèrent de venir avec eux... ce qui fut immédiatement accepté.

Voici donc notre séminariste qui soudainement se mé- tamorphose en marin.

Ceci se passait sous le Consulat ; à cette époque on al- lait vite.

Mon père gagna promptement un grade; mais il fut fait prisonnier par les Anglais, transporté sur les pon- tons.

Là, son intelligence le portant vers l'industrie, il obtint l'autorisation d'entrer dans une manufacture, et s'appro- pria quelques-uns des secrets de la fabrication anglaise.

Quelques années plus tard, Jacques Guérin s'en revint auprès de son oncle, le retrouva borgne, mais sans ran- cune, et, gi;\(e à sou g '-néreux concours, créa dans sa ville natale une petite usine.

Ce fut laque mon père se maria, que bientôt il fit venir la plus jeune de ses sœurs, qui n'avait alors que dix ou douze ans, qui n'était aiilic rpie Francine.

C'était alors une enfant charmante, ce hit bientôt une charmante jeune tille, mais déjà coquette, ambitieuse déjà. Peut-être pressentait-elle son avenir?

Alin de s'afhanchir d'une .lussi périlleuse responsabi- lité, afin surtout de lui assurer un sort, Jacques Guérin la conduisit à Paris et, sous la suiveillance d'une vieille parente, l'établit niodistc dans le [dus beau quartier d'alors : rue Vivicnne.

L'année suivante, les alliés entrèrent dans la capitale, et la gentille Francine devint le point de mire de toutes les œillades autrichiennes, prussiennes, russes, anglai- ses, etc.

Bref, un beau matin, sans en rien dire à personne, sans même laisser sa trace, la tante Francine disparut... à la suite de la Sainte-Alliance.

Depuis cette fugue, elle n'avait plus donné signe de vie ; dans la famille, on évitait même de parler d'elle.

Voilà pourquoi j'avais clé si fort étonné lorsqu'elle m'avait dit son nom ; voilà pourquoi, tout en recevai:t ses caresses, il restait dans mon rcizard. dans mon sou- rire, une certaine hésitation, une cerlainc malignité cu- rieuse.

Devinant ma pensée, elle s'empressa d'y répondre :

C'est sur une promesse formelle de mariage que j'avais quitté mon pays et si ce mariage n'a pu s'ac- complir que d'une façon morganatique, à cause du haut rang de l'homme en qui j'avais cru devoir plarer m;i conliance, je n'en suis pas moins aujourd'liui l'épouse légitime du prince de ***. Vous allez Ic-voir, mon ne- veu... C'est vers lui que je vous conduis en ce moment.

La voiture ne tarda pas à s'arrêter devant un superbe liôlel de la rue deGrcuelle-Saint-Germain.

Après avoir donné quelques ordres en allemand, ma tante Francine m'introduisit dans un riche salon, et me présenta à un beau vieillard de soixante-quinze à qua- tre-vingts ans environ.

C'était son mari, c'était le prince.

II me semble le voir encore, avec sa haute et majes- tueuse taille, son visage iniposar.l et bon, son maintien presque royal, son ample habit brodé, ses culottes et ses bas de soie, ses soidiers de daim à boucles de diaj.nants, SCS cheveux poudrés à frimas, avec des ailes de pigeon et une petite queue. Notez que nous étions alors eu 1836 ou 1837.

Jamais je n'oublierai son aimable et gracieux accueil, il me parla très-longuement de la princesse, de ma tante, vantant son esprit, sa beauté , sa bonté, sa vertu.

Puis, la tante Francine m'emmena dans son boudoiret me dit:

Par malheur, mon pauvre Joseph, je t'ai cherché longtemps et, dans quelques jours, nous repartons pour l'Allemagne ; mais, avant mon départ, je veux faire du bien à tous les parents qui nous restent. Tu vas m'en donner la liste.

Je m'empressai d'obéir. Dès le lendemain, elle se met- tait en course pour réaliser son généreux dessein.

Le grand nombre de nos cousins et cousines ne l'ef- fraya nullement. Elle dota celles-ci, elle établit ceux-là,

MUSÉE DES FAMILLES.

13

elle assura l'avenir de deux ou trois vieux oncles peu for- tunés. Enfin elle fit grandement les choses, je vous le jure... et si fous ceux qui portaient alors le nom de Giié- rin ne lui ont pas accordé large place dans leurs prières, oh ! c'est qu'ils ont été des ini/rats.

Lorsque toute cette répartition de bienfaits fut ter- miné», elle me demanda ce que je désirais moi-même.

Ma tante, lui répondis-je, ma bonne tante, vo- tre frèie Jacques est mort de chagrin. A la suite de la révolution de iS'M, il se trouva ruiné.., plus que ruiné ; il dût faire faillite... et le seul vœu que je forme aujour- d'hui, c'est de faire honneur à la sainte lâche qu'il m'a léguée en mourant, c'est de pouvoir acquitter enlin les dettes de mon père.

Bien, Joseph ! me dit-elle. Combien doit-il?

Au moins cent mille francs !

Le surlendemain, les cent mille francs étaient payés.

Mais, direz vous peut-être, tout cela ne te mettait pas un sou dans la poche? C'est possible, messieurs; mais l'un des créanciers de mon père se trouvait être précisé- ment mon dernier patron, et, s'il s'est si généreusement conduit envers moi, c'est peut-être en souvenir de cela. La fortune dont je jouis aujourd'hui, mon bonheur, je les dois donc à ma tanle Fraucine.

Quanta la mystification que devait plus tard me cau- ser son fabuleux héritage, ce ne fut nnlleuiout sa faute à elle... Oh! non... la pauvre femme, et je ne lui en ai nullement voulu; bien au contraire!

\.-

Josopli chez loin. Dessin de F. I,i\.

nile était repartie pour l'AIlcmagno, et, dm-aut [dus d'une année, je ne reçus pas de ses nouvelles.

Puis, elle l'i'éorivil que le prince de '" venait de mou- rir en lui laissant toute. sa fortune, près de huit millions.

Je veux tout réaliser, ajuiilait-ollc , et revenir passer mes derniers jniu's auprès de vous. Comptez donc sur la tante Fraucine, et cherchez-lui qnehpie apparte- ment provisoire i^ Paris. Dès que tout sera prêt, j arrive.

Je me mis en (pièle aussitôt, je no tardai pas à lui ré- pondre que tout élait disposé pour la recevoir.

Un mois se passa sans (|u'elle nu; ilonnàt nouveau signe dévie... puis deux mois, trois mois.

Je coniineuçais à me sentir inquiet, surtout au sujet de rapiiarlement, dont je pouvais rouler responsable.

Lidin, je reçus une lellrc no conlcnanl que ces quel- ques mots :

« Le 17 novendn'c prochain, vers le .«oir, je serai \ Tadrcssc que vous m'avez i:idi(pu''c ; a!lendoz-moi.»

Au jour dit, il l'heure dite, j'étais là, j'attendais.

Personne !

Personne non plus le lendemain, ni les jours suivants.

Le propriétaire de rapparlemcnt en question m'assi- gna chez le juge de paix.

Je me désespérais , lorsque tout à coup je fus mandé au ministère des affaires étrangères.

Ma taule Fraucine était morte, au moment même de se mellro en roule, et j'étais appelé, en concurrence avec

li

LECTînrs nu soin.

innlio nii cinq aiifrpsfiin'rin, fi faire valoir mos ilroilsà son In-rilape.

liiiil millions !

Lesnutros (înôrin mo cboisironl pour les roprésontor ; je bondis iniini'dialoMipnljnsqirau lin Fond de l'Aulriclio.

Il clait impossible, (ont ;\ fait impossible qnc cette im- monsc fortnne nons érliappât, car la tante Francine la possédait depuis (pieiquos mois à peine, et si, par hasard, elle avait faitnn testament, ce testament ne ponvait êlrc qu'on ma faveur.

J'arrivai donc, tout bouillant d'impatience, dans un mapnifiqnc château allemand, un cliùloan princ'cr, un cbàloaii nèrement assis sur Tune des plus pittoresques collines du Danube, et plus fièrement encore, en y en IranI, je me dis :

C'est à moi !

On leva dès le lendemain les scellés, on trouva en ef- fet un lesfamcul; mais, par ce testament..., la prin- cesse **' instituait pour sa légataire unique, universelle, une certaine demoiselle lola, sa filleule... on plutôt sa petile-fille.

Un premier mariage conclu en France, durant la pre- mière Rosiauralion. Un jeune lieutenant tué quelque^ mois plus fard à Waterloo. Le prince alors avait reparu, proposant le fameux mariage morganatique; elle n'avait pas osé lui (lire :

Je suis veuve, et je suis mère !

Pauvre tante Francine ! Sa fille avait grandi , s'était mariée, élait morte loin d'elle... Et, plus tard, tout en recueillant une orpheline dont elle se faisait la marraine, elle avait refouler au plus profond de son cœur cet amour de grand'mère, qui peul-êlre est le plus doux, le plus cher de tous les amours... Elle n'avait jamais eu la sainte joie de dire orgueilleusement à tous, en embras- sant lola :

Ce n'est pas seulement ma filleule, c'est ma petilo- fiile!... C'est mon enfant!

En revanche, elle lui laissait ses huit millions.

Mais elle était morte subitement ;mais nul doute que, si elle eût vécu, si elle se fût fixée à Paris, nul doute qu'elle n'eût prélevé sur cette immense fortune une petite part pour son pauvre neveu Joseph.

Alors cependant je ne raisonnai point ainsi. Je vous l'avouerai même franchement : j'étais furieux.

Je mo contentai donc de remetlre.au notaire allemand les dernières lettres de ma tante, afin qiie les dépenses faites pour elle incombassent à son héritière, et, sans même chercher à voir ma trop heureuse cousine lola, je m'en retournai i\ Paris, la mine toute penaude et Gros-Jean comme devant.

IMais il y eut mieux encore que cela Attendez

L'histoire de la succession de ma tante Francine devait avoir un dernier chapitre !

A quelques années de là, vers le plus fort des événe- ments de 1818, un soir que j'élais retenu chez nioi par une légère indisposition, l'un de mes camarades accou- rut tout effaré, tout essoufflé; le pauvre diable venait de monter quatre à quatre mes cinq étages.

Joseph! me cria-t-il, réjouis-toi, lève-toi, Joseph... On le cherche partout, pourun grand héritage !

Bah!

Un héritage en Allemagne.

Encore! Allons donc, farceur... j'en suis revenu!

Oh ! celle fois il ne s'agit plus d'un leurre... C'est du positif, et tout le monde au magiisin te salue déjà conune archi-miltionnaire.

Conimeul! an magasin ?...

Un monsieur est venu faire lont à l'heure d'énor- mes achats. C'est comme qui dirait un grand seigneur étranger...

Après?

Il a demandé si, par hasard, dans notre partie , on ne connaîtrait pas un nommé Joseph Guérin. Je lui ai tout naturellement répondu que c'était l'iiu de mes col- lègues, et alors...

Alors?

Il m'a prié, supplié, de l'apporter de suite celle carie, do te dire qu'il fallait de suite aller à son hôtel. Voulez- vous permettre que je te passe vos bottes, mon- seigneur !

Merci, répliquai-je en souriant; mais je suis trop malade encore pour sortir ce soir ; je n'irai (jiic demain-.

Durant ce temps-là, je regardais la carte qu'il venait de me remettre.

Sur cette carte, au-dessous de fitrt belles armoiries, il y avait gravé :

M. le comte Bachlriany, rue de Ponlhieu, n.*"

Ce fut en vain que mon camarade s'efforça de me pi- quer d'impatience ; je persistai à remettre au lendemain ma visite.

La nuit suivante, cependant, je dormis peu on, i!u moins, j'eus des rêves d'or.

N'élail-ce point une revanche tpie m'offrait la fortune? N'était-ce point celte fois une sérieuse et véritable espé- rance ?

Do grand matin j'étais debout et tout de noir vôlu : costume d'héritier présomptif.

Sitôt que l'heure me parut convenable, je' me dirigeai vers la rue de Ponlhieu.

Au numéro indiqué, se trouvait, se trouve encore peut-être un vieil et sombre hôtel, aux grandes murailles grises.

Très-peu de fenêtres sur la rue. A cbacnnt; de ces fe- nêtres, do gros barreaux de fer rouilles; derrière ces bar- reaux, d'épais volets de chêne, vermoulus et brunis par le temps.

Je frappai à la porte cocbère, une haute cl massive porte, çà et se crevassant, et qui ne paraissait que très- rarement s'ouvrir.

Elle s'cntre-bâilla seulement, et ne me porniil tout d'aborti d'entrevoir qu'un grand diable de laquais, à la mine étrange, aux longues moustaches farouchement hé- rissées, à l'aspect plutôt militaire que servile.

Cette espèce de grognard allemand ne comprenait pas un mot de français, et il fit de grandes difficultés pour m'admcttre. Mais enfin je montrai la carte du comte ; il me livra passage, et referma précautionneusement der- rière moi la porte, qui produisit en retombant comme un coup de canon.

Nous traversâmes une grande cour ayant de l'herbe entre chaque pavé. Le long des murailles, toutes enver- dies d'humidité, il y avait de grandes caisses d'embal- lage, soigneusement recouvertes de toiles goudronnées, la plupart très-extraordinaires de forme.

Sur la façade de l'hôtel, pas une fenêtre ouverte. Par- tout, des Persiennes hermétiquement closes ou de grands rideaux retombants, des rideaux de couleur bronze.

Dans tout cela, mais surtout dans l'allure roide et ré- servée de mon guide, il y avait quelque chose de triste, quelque chose d'éminemment mystérieux.

Je fus introduit dans une vaste salle, toute pleine de

MUSÉE DES FAMILLES.

iri

fusils, ce qui n'avait rien de très-siirprenant à celle époque révolutionnaire.

]\Iais ce qui l'élair. davanfa^c, c'est qu'il s'y trouvait aussi des drapeaux éliangcrs, des uniformes et des coif- fures bizarres, dej5 lances et des faux, des sabres, des poi- gnards, des pistolets, voire même deux petits canons de campagne... enfin loiit un arsenal en désordre.

Ab ça ! commençais-jo à me demander en souriant, suis- je donc?

Une vieille servante Iransylvaiiienne apparut, échangea avec mon guide quelques paroles que je ne pus com- prendre, et m'introduisit dans une petite pièce donnant sur des jardins ombreux.

se tenait une jeune et cbarmante femme, assise en- tre deux enfants.

Monsieur, me dit-elle de la plus gracieuse façon , pardonnez-nous de vous avoir dérangé. Je suis, du reste, un peu votre parente... voire tante Francine était ma marraine.

Ab ! fis-je assez intordit, mademoiselle lola?

La comtesse Bacbiriany, répliqua- t-cllc fièrement, la femme de l'im des cbefs de l'insurrection hongroise.

Ces derniers mots et quelques antres m'expliquèrent aussiiôt l'arsenal.

Dans un moment de trêve, le comte était venu ù Paris recruter des armes, des approvisionnements, des muni- lions, des hommes même, s'il était possible, pour la no- ble cause qu'il avait embrassée, pour la délivrance de la Hongrie.

Tout son patrimoine y avait passé, toute la forlune d'Iola.

Il ne leur restait plus qu'une dernière propriété ayant appartenu à ma tante Francine, et, pour la vendre, il leur fallait, d'après certaine loi allemande qui con- serve aux hérilicrs déshérités cette fiche consolatrice, il leur fallait mon consentement, ma signature.

Ajoutons cependant qu'on aurait pu s'en passer, mais après des foimalilés coûteuses, après de très-longs dé- lais... et la Hongrie était pressée; elle n'avait pas le temps (rallondre, celte pauvre Hongrie !

J'espère que, cette fois, la mystification devenait com- plète.

Avant de répondre, je regardai longuement ma cou- sine.

Elle était grande, élancée, très-aristocratique de for- mes, mais Irès-simple et très-avenanle de manières. Rien de parfait comme le galhc de son visage, mi peu pâle peul-êlre, et qu'encadraient à profusion les boucles ruisselantes d'une admirable chevelure mordorée. Il y avait surtout en elle im charme puissant, une indicible grâce, et dans ses grands yeux bleus, dans son mélanco- li(pie sourire, ce je ne sais quoi de triste, de bon, de doux et de tendre, qui sond)lc comme le cachot de celles qui sont deslinéos à moin ir jeunes !

Gardez-vous de supposer, néanmoins, que la comtesse Bachtriany fût une nonchalante cl langoureuse Allomanile. Loin de là, toute l'énergie du dévoueiiiciit seilovinait en elle ; c'était une vraie femme, la femme que l'on rêve à un lii'ros ; et lorsqu'elle se leva pour traverser le salon, lorsqu'elle revint pour présenter à ma signature les ac- tes nécessaires à raccomplisscment de son dernier sacri- fice, elle mo parut adorahlemcnt belle.

J'hésitais cependant, je la regardais sans pouvoir me déciilir enc(M'e.

Hefuserie/.-vous? demanda-t-elle avec une surprise inquiète.

Non! répondis-je vivement, non; mais...

Et, n'osant exprimer autrement ma pensée, je lui montrai ses enfants... deux garçons, les plus inléressanis et les plus beaux que j'aie jamais vus.

L'aîné pouvait avoir environ quatorze ans; il avait déjà l'attitude résolue, le regard martial et, tout en nous écoutant, promenait ses mains impatientes parmi des armes amoncelées auprès de lui.

Quant à l'autre, qui n'avait que deux ou trois ans do moins, mais qui paraissait beaucoup plus jeune de carac- tère, il jouait avec un grand étendard hongrois, dans les vastes plis duquel les fils du comte Bachtriany se trou- vaient comme enveloppés tous los deux.

C'était ce groupe héroïque et touchant que je venais d'indiquer à leur mère.

Je ne vous comprends pas? fit-elle toute sourianle d'orgueil.

Cette propriété que vous allez vendre, répondis-je, c'est fout ce qui leur reste !

Leur père l'a décidé ainsi, dit-elle, il y va do l'iif- franchissement de son pays. Signerez-vous?

Je ne le devrais pas...

Peut-être serait-il juste de vous offrir une indem- nité, reprit-elle avec une certaine bailleur, bien que sans la moindre intention de m'offensor. Pardonnez-moi, monsieur, de ne pas l'avoir fait plus tôt... j'y suis auto- risée par le comte...

.Madame la comtesse, interrompis-je non moins fiè- rement qu'elle, je dois à ma tanto Francine d'avoir pu réhabiliter la mémoire de mon père; c'est noire hon- neur à nous autres commerçants... Je ne veux pas être payé do nouveau.

Et je signai.

Merci, cousin ! répliqua-l-clle en me tendant la main.

Puis, se tournant vers les deux jeunes Bachtriany :

Embrassez votre parent, mes fils.

Je ne saurais vous dire, mes amis, à quel point ce sim- ple remerciement, cette franche marque d'amiii'», m'émurent le cœur. En embrassant les deux enfants, je me sentis des larmes plein les yeux. Etait-ce un pressen- limont de l'avenir?

Quelques instants après, le comte rentra.

C'était un homme jeune encore et d'une très-grande beauté, d'une suprême élégance. H y avait surtout en lui quohiue chose de généreux et de vaillant, comme une auréole de patriotisme et de gloire. Un digne énuilo de Bem et de Dembisky ; le portrait de Georgey, un vrai prince du Danube.

Son accueil fut des plus francs et , lorsqu'il eut appris que j'avais signé sans récompense aucune, ?n recon- naissance des plus sincères.

Merci p(Mir nous, dit-il en me serrant avec omonoii la main, et merci pour la cause hongroise ! Je italien- dais plus que celte signature; dès ce soir nous parlons. . Mais je veux que vous passiez ici celle ilernière joiiriu-e, avec nous ions, en famille.

J'eus lieau mo tléfendre de cet honneur, il fallut l'ac- cepter.

Que cet homme était noble cl graml , messieurs!... Que celle femme était aimable et cliarmaiile! Qin-U tré- sors d'avenir il y avait ilans ces deux admirables enfants !

Bien avant le soir, j'étais déjà devenu un ei)rai.'o Hon- grois. J'ailmirais le comie, je m'enlhoiisiasmais pour ses lils, je me sentais comme tmelièvro de dévouemeni pour leur mère !

•m

LECTURES 1»U SOIR.

Aussi, lorsqiionrriva le moment du (li''i)nrt, la poitrine opprossi^o, les vtMix tout on plonrs, jo lui dis :

JoscpiiGuoiiii n'ost (jn'nn pauvre dia!)le, madame... mais si ce pauvre diahle pouvait jamais vous être utile il quelque chose, n'oidiliez pas qu'il est tout ù vous!

Je m'en souviendrai , rt^pondit la comtesse. Adieu! El ils disparurent.

Je m'en retournai fi mon magasin, tout rôveur et tout triste.

A partir de eo jour-lfi, jo lus. je dévorai tous les jour- naux. Je suivis avec une anxiélé croissante, avec une ar- deur passioniu'>e, loule celle luVoï(|uo lulle d'un peuple suhliine, toule celle Oïlyssée lnuiiiroiso, se reirouvait à chaque pas la trace du couite Baclilriany, sans cesse cilé comme l'un des plus iiitré[)idcs, comme l'un des plus heu- reux lieutenants de Kossulli.

Puis, arriva l'heure de l'inlervcnlion russe, riiciirc de l.\ Ir.diison, riioure des revers.

Presque seul, avec tiuelqucs invincil)les, il tenait en- core dans les montagnes; il senihiait devoir ressusciter, pour ainsi dire, la guerre de l'itulépendance.

Hélas! un article à peu près conçu en ces termes ne tarda pas à passer sous mes yeux :

« Les journaux autrichiens annonçaient hier une cap- ture iniporlanle, celle du comie Bacliiriaiiy, doul la têle avait élé mise ;\ prix. Vendu par un traître, cerné dans sa dernière reiraile, il a fallu presque un siège en règle pour s'en empar^-r. Toutes ses nnmilions éiaieiit è[)ui- sces, tous ses compagnons avaient péri dans celte lutte suprême, y compris l'aîné de ses fds, un jeune homme de seize ans, mort en défendant son père. »

Puis, quelques jours plus laid :

« Hier, 27 avril, le comle Bachfriany a été fusillé sur les glacis de la forleresse de Bude. »

r;n lisant ces tristes lignes, il me sembla que jo rece- vais en pleine poitrine le conire-coup des balles qui avaient frappé le comte.

Il était mort, lui si brave et si beau, si jeune encore, lui qui pouvait être si heureux!

Et son fds aîné l'avait précédé dans la tombe... lui que j'avais vu si fièiement me sourire entre les plis du dra- peau hongrois; lui qui m'avait si chcvaleresqncmcnl serré la main; lui qui touchait à peine à sou dix-seplicmc priii- lemps! Ou l'avait tué, massacré à coups do baïonneUe sous les yeux mêmes de son père ! c'était affreux à pen- ser... Oh! pauvre enfant, pauvre enfant!

Mais que devait-il être advenu de son frère? Mais quel était maintenant le sort de la comtesse?

Durant bien des jours, durant bien des mois, je m'a- dressai cette terrible question, j'allai partout pour solli- citer des renseignements.

Personne ne savait ce qu'ils étaient devenus. Pas de nouvelles!

Certain soir enfin, on m'avertit qu'une dame me de- mandait chez moi... une dame étrangère, une dame en deuil, ayant avec elle un jeune garçon également vêtu de noir.

J'accourus aussitôt... Hélas! je ne m'étais pas trompé, c'était la veuve du comle Biclitriany.

Mais quel changement! Elle me revenait amaigrie et pâle comme une morte, avec un étrange sourire sur les lèvres, avec une sorte d'égarement désespéré dans les yeux. Pauvre lola ! dans sa douleur elle était belle encore, adinirablemunl belle!

Ne me demandez rien de ce qui s'est passé! me dit-elle d'une voix navrante et brève; nos malheurs.

vous les avez sans doute appris... ils sont de l'histoire! Deimis ce lemiis-h'i j'ai élé folle, j'ai élé prisonnière, j'ai été mourante... je ne sais plus, je ne sais plus ! mais vos dernières paroles m'étaient restées dans la mémoire, et nous voilà. Cousin Joseph, ayez pitié du dernier de mes fils! Quant à moi, je ne vous coûterai qu'une place au cimetière!

Oli! la pauvre désolée, la pauvre mère, la pauvre veuve !... elle disait vrai.

Quinze jom-s après, nous la conduisions à sa dernière demeure, Stanislas et moi.

Car le plus jeune des fils du comte Bachtriany, c'est cchu qui passe aujomd'liui pour mon fils; c'est cet aima- ble collégien, ce lier et charmant jeune honune que vous admiriez tout à l'heure, et (jne voici galopant là-bas, sous les peupliers qui bordent la rivière.

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f^e comle Stanislas Bachtriany. Dessin do F. I.ix.

J'avais tort, messieurs, j'avais tort de vous dire que l'héritage do ma lante Francine n'avail abouti qu'à une myslificalion. Elle m'a légué un devoir bien doux à rem- plir, et qui sera peul-êtrc le boidieur de ma vieillesse!

Espérons cependant que la succession Gausseman me sera autrement avantageuse, quand ce ne serait que pour accroître encore la fortune que je réserve au jeune comte Stanislas Bachtriany, à mon fils!

Du reste, nous .saurons demain à quoi nous en leiiir là-dessus. Qui de vous, mes amis, veut m'accompaguer au village de Crcmilly ?

Je m'offris, et dès le lendemain matin, Joseph et moi, nous partîmes.

ch. de-lys.

(La suite à la prochaine livraison.)

MUSÉE DES FAMILLES.

LE DERNIER DES PALADINS ^'^.

DRAME LYRIQUE EN UN ACTE.

17

la^f.

Of.Toniii. I8CI,

Personnogi's du ilr.inip Dc<sin de Cliam et cnrailromcnl de Savivagool.

^ VI^•r:T•^■F^VI^M|• voitMr

1S

LECTl^HKS \)\ SOIR.

PEHSONNAGES.

Lo iloctoiir BARBAno, oncle et liitoiirdo Léoiiora.

l'AiiFiuiios, son lioinnie do ronlianco.

Le o;i|til;iinc UnACdiio Foktk,

Léonoua, nièce du doclcur.

ISADELi.K, sa caniérisle.

Servileurs de liaibaro.

La scène se passe en Espagne, dans le château du docteur. Une grande pièce à peine nicnlilée, l'I d'un aspect sinistre. Portes latérales. Au fond, vaste t'cniMre avec ludcon.

Lr: DOCTEUU, PARFILADOS

,rar(ilailo« a d'énormes moustaches en croc et porte une ipéc démcsurénicnl longue. )

LE DOCTEUR.

Tti sais, Parfdado.?, que je dois faire livraison demain de ccnlarrobe.^ (2) do vin d'Amonlillndn h don Biscayos. Ho;) Bi-^cayos est mon nnii, mais il est vrlilleux en iiiïaircs, r\ si le vin ne lui arrivait pasù l'heure dite, il sérail liommo it nie le laisser pour compte.

PARFU,ADOS.

Soyez Invnqu'.lle, senor Barbaro, le vin partira ce .soir.

LE DOCTEUR.

Comnienl rcnvoies-ln?

PARFILADOS.

Voire Seigneurie sait parfaitement que, par les beaux cliemins que noire reine bien-ainiée («7s se découvrent) nou.< a donnés, i| est de tonte impossibilité de faire voya- ger le vin en tonneaux. J'ai donc me procurer un cer- tain nondiro d'onires que j'ai déposées dans celte pièce. (// (Icaignc la droilc.)

LE DOCTEUR.

l'orl bien! Alors je n'ai plus à m'en occuper?

PARFILADOS.

Votre Seigneurie peut dormir sur les deux oreilles.

LE DOCTEUR.

Je l'ai déjà dit que celle locnlion, qui nous vient des Français, est vicieuse, car il est impossible de reposer sur les dcu.x oreilles à la fois; mais celte impossibilité physi- que n'cx;slàt-elle pas, comment veiix-fu que je dorme tranquille quand j'ai une nièce et pupille comme dona Léonora? (// soupire.)

PARFILADOS, se fvisayïl la monsloche droite.

Eh! mais, elle me semble cbarmanle.

(1) Depuis longtemps, un grand nombre de nos abonnés nous demandaient un opéra- comique, paroli-s et musique, qu'on pilt jouer en société; d'autres, au contraire, réclamaient seule- ment les paroles, se réservant le soin de les mettre eux-mêmes en musique. Il nous sembla d'abord dil'licile de concilier tous ces goûts; nous croyons cependant y être arrivé avec l'œuvre présente. Le Dernier des l'aladins est un véritable opéra- bouffe, et l'auteur autorise cliacun des abonnés du Muste des Familles à on composer la musique; en même temps, pour ceu'i qui le préfèrent, des notes placées en Las des pages rem- placent les morceaux de l'opéra par d'autres morceaux écrits sur le rhyllime des airs les plus connus et les plus célèbres. Ue la sorte, le [Jcrnicr des l'alndins peut être, au clioix de nos lecteurs, soit uu opéra complètement inédit, soit un opéra com- posé sur la musique de nos plus grands maîtres.

{Note de la Ri'daction.)

(2) Arrobe, mesure de capacité.

LE DOCTEin.

Elle me fera perdre l'esprit, elle cl sa camérisle Isa- belle.

v\\\F\iAf)0)>, se frisant la inoiislachc (jaucbe. El que leur reproclnv.-vous, senor?

LE DOCTEUR.

Leurs idées absurdes. Je ne sais de quelles soltes lec- tures elles ont inenblé leur cervelle, mais, depuis que ma nièce et pupille a quitté le couvent de l'Annonciade pour venir ici, elle ne rêve qu'aventures, grands coups d'épée et chevaliers errants, lonlos choses heureusement passées de mode aujourd'hui. Tout ici est pour elle matière h roman, depuis ce vieux château bâti dans les gorges de la Sierra jusqu'à ton nom de Parlilados. Je sais bien que ce n'osl [tas la faute si ton père t'a affublé d'une éliqii'Mle aussi ridicule.

PARFILADOS, %'exê.

Il me semble que voii.s n'avez pas moins de reproches à adresser au vôtre, sefïor Barbaro. Mais que ne marioz- voiis doua Léonora ? Le mariage est un antidote aux pa.ssions.

LE DOCTEUR.

Je le sais encore en ma qualité de médecin ; mais elle refu-e tous les partis que je lui propose. Je ne puis poiir- taiil pas, pour plaire à ses beaux yeux, lui confectioniior nu mari semblable ;ui\ paladins d'aulrefois, avec une cui- rasse d'acier doublée d'une tunique abricot.

PAni'lLADOS.

Les enfants et les chiens courraient après lui.

LE DOCTEUR.

Chut! voici ma nièce, tu vas en juger loi-même. SCÈNE II.

LES MftMES, LKONORA, ISAHELLR, entrant par la gauclie. LE DOCTEUR.

Bonjour, ma nièce el pupille.

LÉONORA.

Je vous salue, seigneur.

LE DOCTF.UR.

Je ne suis pas un seigneur, je suis ton oncle ; el au lieu de me dire : Je vous salue, tu ferais mieux de m'em-

brasser.

LÉONORA.

J'obéis. (Elle Vembrassc.)

LE DOCTEUR.

C'est bien. Maintenant j'ai à causer avec toi de ilioses sérieuses, et si In voulais laisser reposer un instant les ailes, pour descendre sur terre, tes ailes et moi t'en se- rions reconnaissants.

LÉONOnA.

Que voulez-vous dire?

LE DOCTEUR.

J'ai reçu une lettre de mou ami don Biscayos qui me demande pour lui cent arrobes de vin d'Amonlillado, et la main pour son lils don José.

LÉONORA.

Et vous lui avez répondu?

LE DOCTEUR.

Que les cent arrobes partiraient demain, mais que j'é- tais moins sûr de lui envoyer ma nièce.

LÉONORA.

Vous ave/, bien fait.

LE DOCTEUR.

Il ne s'est pas tenu pour battu, et il m'annonce que don José, qui t'a vue je ne sais où, et qui t'aime je ne .sais

MUSEE DES FAMILLES.

i9

pourquoi, espère Iriomplier de tes refus et n'aspire qu'à la faveur de to présenter seslinminnges.

LÉONOKA.

Qu'il les garde ! Jamais je n'épouserai le fils d'ini négo- ciant en vins. Pouah ! l'idée seule m'en fait horreur (1).

MORCEAU.

LE DOCTEUR, Se fâChOTlt.

Pout-on traiter ainsi le fils d'un g.alaiit liorame, Qui m"acliele à la fois renl .nrrobes de vin

Et qui doit me payer la Fornrne

Sans avoir vu, tant il est fin,

Que dans mon Amonlillado

Je mets au moins les deu.x tiers d'eau?

LÉONORA.

C'e.>it fort honnête !

LE 'docteur.

Comme cela, I.éonora, Il ne porte pas à la tête.

LÉOXORA.

Mes compliments^ en vérité I

LE DOCTEUR.

Ce que j'en fais, c'est par humanité. LÈONORA, raillant. Je vous crois !

LE DOCTEUR, Se fâchunt de plus en plus. Apprenez, ma chère, Que je suis las de ces laçons. léonoua. Qu'entendez- vous donc faire?

(I) [.es abonnés du Musée des Familles qui ne composeraient pas la musique de l'air suivant, pourront le remplacer par ce dialogue :

LE DOCTEUR, Se fâchaut .

C'est ainsi que tu traites le fils d'un galant homme qui ma- ch'ele cent arroLes de vin, sans s'apercevoir que j'y mets les deux tiers d'eau?

LÉONORA.

Vous êtes fort honnête, recevez-en mon complimsnt.

LK lOCTECn.

("est pour qu'il ne porte pas à la tête.

LKONOnA.

A coup sur!

LE DOCTEUR.

Vous êtes une sotte et une impertinente!

PAiiFiLADos, cherchant à le calmer. Scnor !

LE DOCTEI'H.

Laisse-moi I Me croit-on homme à me laisser conduire par le l)out du nez. Apprenez, mademoiselle, qu'à dater de ce jour je ne suis plus l'oncle déhounaire, l'esclave de tous vos ra- prires, je redeviens voire tuteur et maître.

LÉONOIIA.

Fort bien!

LE DOCTEUR.

Qu'est ce à dire? votre geôlier, s'il le faut.

I KOJiOIl \.

De mieux en ini' ux !

LK DOCTEUR.

Je vous défends toute promenade dans le parc, el je fais mettre des grilles à toutes les fenêtres.

LKONOIIA.

\ merveille I

Li: DOCTE un.

Kncorel Je n'y comprends rien; aussi bien j'nime mieux la laisser que de perdre mon temps à lui parler le langage de la |.;,json Viens, mon (idéle Parlilados, et vous, scûorila, .sou- venez vous que vous êtes ma prisonnière. ( // sort furieux, SKi'i'i (/e l'firfilahis, qui ilicrrhr à le calmer. On l'entend fer- mer derrière lui la j'or/e ù double tuur.)

LE DOCTEIH

Vous avez besoin de leçons. Je ne suis plus un oncle débonnaire,

Un Bartholo, Je redeviens le docteur Barbaro. LÉosoRA, riant.- Oh! oh! oh! oh!

LE DOCTEUR.

Léonora '

LÉONOUA.

Ah! ah! ah! ah!

I NSEMCLE.

LB DOCTEUR.

De celle li'le folle,

J'en donne ma parol(>,

Je veux avoir raison ;

J'élouiTe de eolèic,

N'oubliez pas, ma chère. Riant de sa colère

Les murs de la prison. .Avoir fui de prison

LEO:(ORA. ISIBILLE ET PABFlUnOS.

Il me traite de folle. De cette tête folle, rt j'ai, sur ma parole. Si j'en crois sa parole. J'ai loule ma raison ; n compte avoir raison. Aussi hienlùt, j'espère. Je comprends sa colère.

Maisquepeuvcnldonc faire Les mur» d'une prison ?

LE DOCTEUR.

Plus de promenades ! Plus de cavalcades !

LÉOSORA.

Merci ! merci !

LE DOCTEUR, étonné. Que veut dire ceci ? Plus de ces peintures! Plus de ces lectures!

LÉONORA.

Merci ! merci !

LE DOCTEUR.

Que veut dire ceci? Et des aujourd'hui, jeune fille, .le fais poser autour de vous, A chaque balcon une grille, A chaque porte deux verrous.

REPRISE DE l'ensemble.

Le docteur sort furieux, suivi de Parfilados, qui cherche le calmer. On 1 entend fermer derrière lui la porte à double tour. )

SCÈNE IIL I.ÉONORA, ISABELLE

ISABKLLE.

Par ma foi, sei~ioia, je ne vous comprends pas. 'Vous exaspérez votre tuteur qui devient voire geôlier, et, nu lieu de vous dé.>oler de ce cliangeuieni, vous soinhlez au rnnlraire vous en réjouir.

LÉONORA.

A coup sûr ! Tn ne vois donc pas, ma chère Isabelle, que ces inesures de rigueur élaienl cei que j'appelais de

ISABELLE.

tous mes vœux ? El pourquoi cela?

LÉONOH.V.

C'est hien simple. Tant que j'étais lihrc et heureuse, quels claient les prétendants qui se prét^eiit.iicnl? Je no parle pasth' ceux que ma fortune pouvait loiiler»j'> parlf (h* ceux qui me trouvaient huniio et Julie, ou qui vou- laient hien me reconnaître un peu plus d'e«;|iril qn'.'i une autre.

ISABELLE.

\\\\ hien?

I.ÉONOBA.

tfinil-ce l.'i, je le le demande, les motifs qui doivini dé- cider de wo'i iilï' clions?

20

LECTURES DU SOIR.

Assiiiijmonl! Voiuliioz-viuis qu'on vous aimîll parce que vous seriez laide, tnécliaiitc bclc îi faire peur?

LKONORA.

io ne dis jias cola; mais lu convicndins qu'il est des n)ol)ilos plus nolilos, par exemple la pilié qu'inspire une gramlc iiiforluno, le ilésiij de se couvrir de gloire en bri- sant la porle d'un cachot.

ISABrU-E.

Ail! oui, oui! Je connais cette histoire pour l'avoir lue l'autre jour dans un livre que vous m'avez prêté. Je crois même cpie je me suis endormie.

LÉ0N0a.\.

Quelle insensible nature!

ISABrLI.E.

Mais, senora, c'était un roman, et un roman, chacun sait cela, c'est le revers de la vérité.

LÉONOnA.

Ainsi, même dans ce vieux chùtean dont chaque ombre semble respirer nn mysière, devant ces majestueuses mon- tagnes, la patrie-née des légendes et des paladins, tu ne crois pas aux héros?

ISABELLE.

Si fait ! si fait ! Un jour, à Madrid, je suis passée devant im grand bâtiment sur la porle duquel élail écrit en grosses lettres : Hôtel des Invalides; j'ai vu des héros.

LÉONOnA.

Tu vois bien!

ISABELLE.

Mais la gloire les avait fort endommagés. L'un avait perdu une jambe, l'autre avait égaré nn bias et n'avait jamais pu remettre la main dessus. Un troisième était borgne, un quatrième avait un nez d'argent. Je ne sup- pose pas que ce soient de semblables héros que vous ap- peliez.

LÉONORA.

Eh! qu'importe?

ROMANCE (1).

PnEMIKR CODPLET.

Aucune cicatrice Ne l)Iessera mes yeiix ; C'est l'ombre protccirice D'un passé glorieux. Tour moi qui suis plus sage Que mon sage tuteur, Qu'importe le visage? Je ne vois que le cœur.

DEUXIÈME COUPLET.

Qu'une autre, plus éprise Des dons de la beauté. Ou dédaigne ou méprise Un liéros amputé ! Pour moi qui suis plus sage Que mon sage tuteur; Qu'importe le visage? Je ne vois que le cœur

ISABELLE.

Quel enthousiasme, senora ! Je crains bien, pour vous, que voire rêve ne soit toujours mi rêve.

LÉONORA.

Et moi, je suis sûre du coiilrairc. ( On enlend sous la [cnctre le prélude d'un iui^lrumcnt. )

(1) On peut remplacer celte romance par la romance sui-

ISAREI.I.E.

Ne dirait-on pas un concert?

LÉONORA.

En effet. Regarde, Isabelle, et dis-moi ce que lu vuis.

ISABELLE, à la fcnélre. Un homme de mauvaise mine qui accorde tme mando- line. Chut! il va chanter. {Une voix chante au dehors.)

DALLADE (I).

inf.MIER COUPLET.

A son balcon la tendre Isaure

Im|ilore Le nojjlc et brillant cavalier Qui passe sur son destrier. On dit que je suis belle,

Dit elle, Ayez pitié de mon malheur. Et vous aurez gagné mon cœur.

DEUXIÈME COUPLET.

Charmante ou laide, sur mon âme.

Madame, Répond l'autre d'un ton brutal, Cela m'est tout à fait égal. Votre destin farouche

Me louche, Pour vous sauver, je le veux bien, Mais je ne vous demande rii.'n.

vante, sur l'air de : Parmi tant d'amoureux empressés à me plaire. ( A'oces de Jeannette, musique de V. Massé.)

PREMIER COUPLET.

Parmi tant d'amoureux, sagement je préfère,

Le plus valeureux,

Le plus courageux, Le courage seul à mon cœur sait plaire (bis).

Hélas ! gai printemps,

Fleurs de la jeunesse, Attraits, plaisirs, folle ivresse, Pour nous vous n'avez qu'un temps.

Beauté passagère,

Qu'on prise en amour,

Vous ne durez guère

Ici-bas qu'un jour.

]{Dis.)

DEUXIKME COUPLET.

Mais un vrai paladin, tout couvert de poussière,

Un noble soldai

Sortant du combat, Voilà, j'en conviens, ce qui sait me plaire [bis).

Qu'importe qu'il ait

Profonde blessure. Si ce n'est point sa ligure, Mais son cœur seul qui me plall!

Jeunesse éphémère,

Qu'on prise en amour.

Vous ne durez guère

Ici-bas qu'un jour.

(1) On peut remplacer celle ballade par la ballade sui' anlo, sur l'air de : Voyez sur cette ruclie. ( Fra-Diavolo, i"^ acte, musique d'Auber.)

PPEMIEU COUPLET.

Voyez la belle Estelle Qui gémit du matin nu soir, Au fond de son cachot noir,

Sans espoir, sans espoir.

Tout .^ coup, que voit-elle? Un nol)le et vaillant chevalier, Qui passe à franc élricr,

]{Bis)

MUSÉE DES FAMILLES.

21

I.ÉONORA, transporlcc. Eli bien, Isabelle, que te disais-jo? qu'il est encore de nobles cœurs sensibles à l'inforluac.

ISABELLE.

Laissez donc! C'est sans doute un mendiant, et une pièce de deux léaux fera infiniaieut mieux son affaire que votre reconnaissance.

LÉONOUA.

Y penses-tu ? Une telle injme !

ISABELLE.

Jamais une pièce de deux réaux n'a passé pour une in- jure, et je vais... [Elle avance vers le balcon ; le capitaine Bracchio Forte y parait tout à coup. H est manchot, et

porte au côté une épée d'une longueur inusitée et une man- doline sur le dos. )

SCÉiNE IV.

LES MÊMES, BRACCHIO FORTE. { H a le ton et la tenue d'un matamore, moustaches prodigieuses, etc.)

LÉONOBA, effrayée. Qu'avcz-vous fait, seigneur cavalier, et qui êlcs-vous?

BRACCUIO FORTE.

Le capitaine Braccbio Forte, pour vous servir, ma princesse. (// salue respectueusement.)

Dmcchio Forle escaladant le balcon. Dessin de Cliam.

iSABELLK, bas à Léonora. Cal peut-être un voleur! Voulez-vous que j'appelle?

I.É0>0RA.

Tais-toi ! [Au capitaine.) Le capitaine Dracchio l'urlc, je ne connais |)as !

Monté sur son coursier. A moi ! ciievalicr, dit Eslelle, Venez ! je vous api'clie. Chevalier ! chevalier ! Chevalier I

DEUxnbin cocrLET. A la voix de la iiclle Oui l'implore, le paladin S'amH.i ilans son chiinin, Puis s'i'liinic soiidnin, A la beauté lidi'le ; El lorsque son prand sabre hiil, Comme l'éclair ilans la nuit, A liiislaiil chacun luit. Trcml)U7. ! car son bras redoiitahlc Sait trouver le coupable. Le voici ! le voici ! Le voici !

BRACCHIO FORTE.

Est-il possible que le grand, l'illustre, l'incomparable capitaine vous soit inconnu?

GRAND AIR.

Je suis le dernier paladin De la Table-Ronde, Je parcours lo monde, Sans Irève ni lin, Tour la veuve el pour l'orphelin. Qu'une lille Sous la grille M'appelle, el voilà, «

Soudai') 'C suis là. Quand "'ai sis oueloue clio.-ic en tète, Rien ne m arrête. Sur mon coursier, Vrai chevalier. Aux plages loinlaines, A travers les plaines. Je saule les fleuves profon<ls, Ou bien j'escalade les monts I Proiiipt commi' l'orape, Ji' fends les déserts.

>■-)%)

LKCn UKS Dli SOIH.

Ou bien à la nage

Jf fniiichis k's mers. QuiiikI j';û mis qiuliiue chose en k^le,

Hicii ne ni'nrrùte. Je suis le dernier pahulia

Do la Table -Ilomle.

Je parcours le monde,

Sans trêve ni lin, Tour la veuve el pour l'orplielin. (1)

LÉONORA.

Ainsi, ce qui vous amène eu ces lieux, ca|)ilaine...

BRACCUlO FORTE.

C'obl le bruit do vos niailicurs, princesse. J'ui appris (ju'un lufcur slupide et barbare vous avait euferuice ihuis la tour (lu Nord. Est-ce la tour du Nord ou celle du Midi?

LÉONORA.

Ce doit être la tour du Nord. lit c'est uniquement [)arce que je suis malheureuse et persécutée que vous êtes venu?

BRACCUIO FORTK.

Uniquement.

LÉONORA, à Isabelle. Me croiras-tu, désormais ?

ISADELLE.

Je suis convaincue.

BRACCIIIO FORTE.

Et quel autre motif pourrai.s-je avoir? Vous n'êtes pas laide, mais j'ai vu des femmes beaucoiq) plus jolies que vous; vous n'êtes pas bête , mais j'ai connu des femmes qui avaient beaucoup plus d'cs|;rit. LÉONORA, (tonnée.

Vous dites?

(1) On peut remplacer ce morceau par le morceau suivant, sur l'air de : Je suis capitaine d'aventure. ( La Heine Topaze, l"-'f acte, musique de V. Massé. )

Je suis capitaine d'aventure On reconnaît à sa tournure

Le paladin

De 1 orphelin ; Je suis capitaine d'aventure.

Quand j'ai rais quelque chose en tôte,

Tuteurs, époux, (Jruels tyrans, rien ne m'arrête,

Malheur à vous. Fr;inchissanl barrières el plaines,

Fleuves profonds. J'arrive des plages lointaines,

A travers monts,

Je suis capitaine d'aventure, On reconnaît à sa tournure

Le paladin

De l'orphelin; Je suis capitaine d'aventure.

A l'ombre de ma renommée,

Partout je vais, «fout s'ouvio (lovant mon épée

Quand j'apparais. Je pourrais, faveur peu commune,

Chacun le sait, l'rendre d'assaut soleil ou lune.

S'il le fallait.

Je suis capitaine d'aventure, On reconnaît à sa tournure

Le |)aladiu

De loriiheliii ; •'c suis capitaine d'aviilurc.

BRACCniO FORTi:.

Il est vrai que vous êtes mallieureuse ; il est vrai qu'il y a ici de nouveau.v lauriers à moissonner : voilà pourquoi je viens déposer mou ('pée ù vos pieds el vous ollrir l'aide de mon bras. ( Il s'incline devant Lèonora. Atc.rs seule - ment celle-ci el Isabelle s'aperçoivent qu'il est manchot.)

ISABKLLK.

De votre bras ! Le mot est heureu.x, car il me sendjle que vous n'en avez qu'un.

LÉONORA, inquiète. En effet.

BUACCJUO FORTE.

Ne faites pas attention, j'ai oublié l'autre en Moréo, dans une rencontre contre les Turcs.

LÉONORA.

Combien vous avez dvi souffrir !

BIIACCIIIO FORTE.

Non! mon père m'a transmis en mourant une recette qu'il tenait de mon gnmd'père, qui la tenait de mon oieid, qui la 'enait j'ai oublié de qui, et cetle recette est celle d'une pommade vraiment miraculeuse qui cicatrise et guérit en une seconde les blessures les plus graves. Aussi en ai-je toujours un petit pot dans ma poche.

ISABELLE.

C'est une excellente idée que vous avez là, seigneur capitaine.

BRACCmO FORTE.

Je n'en ai jamais d'autres.

SCÈNE V.

LES MÊMES, PARFILADOS.

PARFiLADOS, entrant par la droite. Il me semble avoir entendu un bruit de mauvaise mu- sique. (Il aperçoit le capitaine.) Par les cornes du dia- ble ! un homme ici. ( // tire sa grande épée. )

BRACCniO FORTE.

Quelle est cette flambertie avec un homme au bout?

LÉONORA.

C'est le plus cruel de mes geôliers.

BRACCniO FORTE.

Alors, tant pis pour lui ! ( Il tire son épée.)

ISABELLE.

Épargnez-le !

BRACCniO FORTE.

Son heure est venue !

PARFILADOS.

C'est ce que nous allons voir. ( Ils croisent le for. ) Traître! ton épée a trois centimètres de plus que la mienne.

BRACCHIO FORTE.

Je t'accorde cet avantage. ( l'arfilados mmpl en se battant et sort par la porte de droite, poursuivi par le capitaine. ]

SCÈNE VI.

LÉONORA. ISABELLE, puis BRACCIIIO FORTF.

LÉONORA, se promenant triomphante. Ah ! voilà donc une aventure. Que di.sais-tu que le ro- man est le revers de la vérité?

ISABELLE.

Pourvu que le capitaine ne fasse pas de Parfilados un trop grand héros.

LÉONORA.

C'est ainsi seulement que l'on vil, à travers les énio-

MUSÉE DES FAMILLES.

23

lions, les ciaiiUi's, les dangers. { Bracchio Forte réparait à la porte de droite, cl remet son épce au fourreau après l'avoir essuyée sur sa manche. Il a un bandeau qui cache une de ses oreilles.) \l\\ bien ?

BRACCHIO FOr.TE.

Il a vécu !

LÉONORA, poussant un cri d'effroi. Ah!

ISABEfXE.

Le spadassin !

LÉONORA, voyant le bandeau. Mais vous-même, capitaine...

BRACCHIO FORTE.

Oh ! moins que rien. Le drôle, d'un revers de sa lame, m'a coupé l'oreille droite.

LÉONORA, interdite. Encore une oreille!

ISABELLE.

Il a bien fait !

BRACCHIO FORTE.

Ça lui a réussi, parlons-en. Comme il se découvrait, je me suis fendu, et c'est alors que... couic !

ISABKLLE.

Couic ! Il a des mots qui font frémir.

LÉONORA.

Permettez-iudi au moins, seigneur capitaine, de panser moi-niênie cotte blessure, que vous avez reçue en défen- dant ma cause.

BRACCHIO FORTE.

Inutile, princesse; j'avais mon petit pot dans ma poche, et c'est guéri.

ISABELLE, à part. Je n'en suis pas moins aise qu'il ait perdu une oreille.

LÉONORA.

El puis-je vous demander ce que vous avez fait du

corps?

BRACCHIO FORTE.

J'ai pensé que sa présence pourrait vous comproiuel- tn', cl, coininc je voyais dans la pièce inic quantité in- vraisemblable d'outrés vides, je l'ai mis dedans.

LÉO.NORA.

Ouel homme!

ISABELLE.

Quel brigand !

La voix de barbaro en dehors. Parfdados! est mon (idùle Parfilados?

LÉONORA.

Ciel! mon tuteur.

BItACCniO FOUTE.

Je l'attends de pied feniio.

LÉONORA.

Non, non, fuyez! il est accompagné.

BRACCHIO FORTE.

Que m'importe le nombre! En Murée, n'ai-je pas oc- cis à moi seul trois mille trois cent Ironte-lioisOsmanlis?

ISABELLE.

Et une fraction.

LÉONORA.

Je vous crois, jt^ vous crois. Mais songez à ma répu- tation ! Si Ton vous rencontrait ici...

BRACCUIO FOUTE.

Cette considération nie décide.

iSAiiEi.LE, à part. C'est ddiiimagc! J'aurais eu [iluisii .1 I'' voir assommer à son tour.

BRACCHIO FORTE."

Par oij faut-il fuir?

" LÉONORA.

Par ce balcon. {Le capitaine enjambe le balcon. )

BRACCHIO FORTE.

Au revoir, princc.-so.

LÉONORA.

Au revoir, capitaine. [Il disparait par le fond ; lis deux femmes se sauvent h gauche. )

SCÈNE VIL

LE DOCTEUR SCUl .

(Il entre par la droite, une vieille arquebuse à la main.)

On assure avoir vu un homme s'introduire dans le châ- teau, et, à tous risques, j'ai décroché ma vieille arque- buse de Tolède. Ce ne peut être qu'un voleur. [A la fe- nêtre. ) Ah ! le voilà qui marche sur mes plate.s-bniides. Il va casser mes cloches! Attends, coquin ! ( // tire. ) Il est tombé \ { A la cantonade. ) Courez, et quon Vd[>- porte ici.

SCÈiNE VIII.

LE DOCTEUR, LÉONORA. LÉONORA.

Ce coup de feu ! mou oncle.

LE DOCTEUR.

Ah! ma nièce, vous voilà! êlcs-vous plus raisonnable?

LÉONORA.

Est-il blessé?

LE DOCTEUR.

Le voleur? Il est mort, pour le moins.

LÉONORA,

Lui ! un voleur! Dites plutôt le plus noble des hommes.

LE DOCTEUR.

Un bandit, tedis-je.

LÉONORA.

Le capitaine Biacchio Forte !

LE DOCTEUR.

Quel Bracchio Forte? Lo grand Bracchio Forte?

LÉONORA.

Vous le connaissez?

LE DOCTEUR.

Qui ne connaît pas l'illustre capitaine, la gloire de la chevalerie, celui qui est manchot!

LÉONORA.

Il est cssorillé maintonant. Eh bien, mou oncle, c'c.-t lui que vous avez tué.

LE DOCTEUR.

Ah ! malheur de ma vie ! Je ne m'en consolerai jamais. SCÈiNE IX.

LES MÊMES, ISABELLE. ISABELLE.

Ou apporte le capil.iiue ici; il n'ost que blessé»

LE DOCTEUR cl LÉONORA.

Dieu soit loué!

SCÈNE X.

LES MEMES, HRACClilO FORTE. (Le M|>il:iino .t un lundcau

sur l'œil. )

i.K DocTRUR, allant au-devant de lui. Ah ! cupilaine, que d'excuscs j'ai à vous (aire!

LECTURES DU SOm.

BnACCIllO FORTE.

C'osl un nuileiUeiitlii, inVl-on dit. Très-bien! j'acccplc vos excuses.

LtONORA.

Muis vous êtes blessé?

BnACCllIO FORTE.

La liiille m'a crevé l'œil ilroit. Vous voyez. {Il moulrc son biimkini. )

LÉONORA, ('(fvaijce.

liiicore un œil !

iSAUtLLE, à pavl. y en suis ravie.

Li; DOCTIXR.

Ail! cniMliiiiie, couinicnl vous c.\|irinicr mes regrets?

BUACCIUO FOUTE.

Vous nie désobligeriez fort en parlant davantage de

celle misère : je n'en suis pas h un œil près. El d'ailleurs n'ai-je pas ma pommade?

LE DOCTEUR.

Quelle pommade? Alors vous ne m'en vouioz pas trop?

BRACciiio FORTE, lui sertanl la viain. Mais point du tout, mon cher monsieur.

LE DOCTIX'R.

Quel homme ! {Bas à Lcunora.) N'est-ce pas le mari de tes rêves?

rroNORA, faisanl une làjhvc moue.

i^ le trouve uu peu... Comment dirais-je? Je uc le trouve pas assez...

LE DOCTEUR.

Je le trouve splendidc, moi. Mais je me demande com- lucnt ma balle a pu lui crever un œ'.l, pendant qu'il me tournait le dos. Isabelle, pour achever ma réconcilia-

Duel de Braccliio Forte cl de Parfilados. Dc-sin du Chani.

lion avec le grand homme, va nous chercher, dans l'ar- moire de ma chambre, ime respectable bouteille de xé- rès. Vous me rendrez raison, n'est-il pas vrai?

DUACCIIIO FORTE.

Avec plaisir.

LE DOCTEUR.

Isabelle, ne te trompe pas d'armoire; lu sais je mets mes drogues et mes poisons?

ISABELLE.

Oui, senor. {Afarl, ensorlani.) Mânes de Parfilados, inspirez-moi !

LÉONORA, à part. Il ne pense plus à moi ; je crois que j'aime autant cela.

LE DOCTEUR.

J'aperçois Isabelle et la respectable bouteille de xérè^, l'ime portant l'autre. (Isabelle rentre., Icnaul unchouleille cl (1rs rrrreg sur un plateau. ) Vous n'avez pas vu mon lidcle ParfilaJos?

BRACCmO FORTE.

Non.

ISABELLE, à part. Il n'a pas sourcillé, le sort en est jeté. LE DOCTEUR, versanl un verre de vin au capitaine. Grand homme ! je vuus recommande ce vin, il est di- gne de vous,

BRACCIIIO FOUTE.

Le verre me semble petit. (// boit. )

LÉONORA, à part. Les héros sont singulièrement allcrcs.

LE DOCTEUR.

Recommençons. {Il verse.) Et pendant que vou^ goû- terez mon xérès, je vais vous chanter la chanson di verre.

BRACCUIO FOUTE.

Ne vous gênez pas ; faites comme chez vous.

iMUSÉE DES FAMILLES.

2o

LE DOCTEUR.

CHANSON A BOIRE (I).

Oh ! la douce chose Qu'un verre bien plein De ce jus divin; Plus de sort morose ! A travers mon vin Je vois tout en rose.

Qu'un sombre souci île inelle en colère, Remplissez mon verre, El soudain voici Qiic la liqueur claire M'a rendu l'oubli.

Que dans la rivière A son sort malin Un fou mette fin ; Pour moi je préfère Noyer mon ciiagrin Au fond de mon verre.

Cuvons donc, amis, El disons : Arrière La raison sévère ! Plus de noirs ennuis! Je vois dans mon verr;- Briller un rubis.

[ Quand le docteur a fini, il se relourue vers le capitaine. Celui ci, au.x dernières mesures, est tombé sur la labié, comme un homme ivre. )

Le dcfilc des outres. Dessin de Cbam.

LE DOCTEUR.

Eli bien, qu'a donc le grand lionimc?

(1) On peut remplacer ci-lle chanson à boire par In cli.Tuson suivanle, sur l'air de : Le Hourguignon, dil-on. (Quenlin Dur- tvard, i" acte, musique de Gevaerl. )

Le bon vin vieux Fait mieux Que le docteur et son grimoire, Douce liqueur, Au cœur, De mes printemps me rend l'ardeur. De Bacduis félons la mémoire. Veuillez m'en croire [bi^]. Lorsque l'on a tiré le vin (hii),

OCTOBRE 1861

ISADELLE.

Il est ivre ! voilà tout.

Le verre en main (bix), Amis, il faut le boire [bis).

Dans ma maison. Dit-on, Chacun prétend m'en faire accroire; Le verre plein, Eh bien ! Je ris de tout et ne rr;iins rien. D^s ennuis je perds la mémoire,

Veuillez mon croire [bis), Lorsque l'on a lire le vin {bis). Le verre en main [dis). Amis, il faut le boire [bis)

i VLNCT-NtlMtUE VOLIUE.

20

LLCi'LllES DU SUlll.

Oli!

LKo>ORA, scandali.ire.

LE DOCTEUR.

Impossilile ! Les ileux verres de xérès qu'il a bu no |>t'u\eul avoir produit cet ellel. (Il rcijardc la boulcille el powise un cri. ) Ali !

I.ÉOJiORA .

Oh'n a-l-ii?

LE DOCTEUR, à Isabelle. Petite uiallicureuse ! as-tu pris celte bouteille'/

ISABELLE.

Dans l'armoire qui est au pied de voire lit.

LE DOCTEUR.

Juste ! l'armoire aux poisons! Que favais-je dit?

ISABELLE.

C'est vrai. ( .1 2)a/7. ) Parfilados, lu peux dormir en paix!

LE DOCTEUR, la main sur la poitrine du capitaine. Son cœur a cessé de battre.

LÉONORA.

Ociel!

LE DOCTEUR.

Oli! grand homme ! c'est la seconde t'ois que j'allcnte à les jours. Mo pardonneras-lu? Je te ferai élever une tombe digue de toi. Quel malheur, mon Dieu ! quel mal- heur !

ISABELLE.

Mais songez doue, senor, qu'il restait si peu de chose du grand capitaine.

LE DOCTEUH.

Que veux-tu dire?

ISABELLE.

Vous n'avez plus qu'un bras, un œil et une oreille sur la conscience, puisque les autres avaient déjà déménagé.

LÉOiNORA.

Ah ! cruelle. (Elle feint de pleurer. )

LE DOCTEUR.

Tu as raison, je n'y avais pas songé ; mais je reinLu- que auïsi que la perle des derniers restes du capitaine a doublé ses mériles aux yeux de ma nièce. Maintenant une chose m'inquièle, conimcnl faire disparaître celle fraction du grand homme?

ISABELLE.

Je n'en sais rien.

LE DOCTEUR.

Si mon fidèle Parfilados était là, il me donnerait u:i bon conseil. Tu ne l'as pas vu?

ISABELLE.

Non, mais j'ai une idée. Prenez le corps par les pieds, je le prends par la tète, et venez. {Ils soulèvent le corps el l'emportent dans la pièce à droite. )

LE DOCTEUR.

me conduis-tu?

ISABELLE.

Laissez-moi faire. ( Ils disparaissent à droite. )

SCÈNE XI.

LÉONORA, seule.

C'était un grand capitaine, mais ce n'était pas un lioiiune aimable. N'importe, je me dois à moi-même de lui donner quelques larmes.

SCÈNE Xll. !j';oNouA, isadelll;.

[ Isabelle rcnlre par la ilroile, à reciiloii.s, en regai claul derrière elle.)

LÉONORA.

ILU bien?

ISABELLE.

Eh bien, il le fallait.

LÉONORA.

Qu'est-il devenu?

ISABELLE.

Nous lui avons donné le même tombeau qu'à Par-

filados Horreur!

LEONORA.

SCÈNE XI!

LliS MKMES, LE DOCTEUR el des serviteurs portant des outres sur leurs épaules.

LE DOCTEUR.

Prenez bien garde !

CHŒUR (1). Avançons en silence ! De la prudence! Allons jeter notre fardeau A l'eau!

LE DOCTEUR.

Adieu, noble ami!

LÉO.NORA.

Adieu, noble héros !

ISABELLE.

Adieu, mon pauvre Parfilados!

LE DOCTEUR, à Lconora. Il vivra toujours dans Ion cœur, n'est-il pas \rai?

LÉONORA.

Toujours !

LE DOCTEUR.

Que n'ai-jc pu l'appeler mon neveu !

REPRISE DU CHOEUR.

( Le docteur et Isabelle suivent les porteurs qui s'éluigncnl.)

SCÈNE XIV.

LÉONORA, seule.

Quelle agitation ! quelle terreur ! Mais je ne nie com- prends plus moi-même ; cette terrible mort qui devrait nie frapper si douloureusement... Serais-je ingrate?...

SCÈNE XV.

LÉONORA, LE DOCTEUR.

LE DOCTEUR, accourant tout bouleversé. Ah ! ma nièce, ma nièce ! l'étrange nouvelle !

LÉONORA.

Expliquez-vous?

(I) On peut remplacer ce chœur par le chœur suivant, sur l'air de : livnsoir, nwnnieur l'antuloit. ^ Bonsuir, t/tonsicur Pantalon, musique de Grisar. )

Notre vie est bien peu de chose. Et se llelrit comme la rose, Allons donc le jeter à l'eau. Adieu, seigneur Bracchio.

ISIIJSÉE DES FAMILLES.

"il

LE DOCTEUR.

Le grand homme n'est pas mort; il n'était qu'endormi. Au nioniciil nous allions le lancer dans l'éternité, il a élernué. Quel génie ! Un autre eût éternué après, et il eût été tro[) lard.

LÉONORA.

Serait-il vrai?

SCÈNE XVL

LES MÊMES, ISABELLE.

ISABELLE, accourant.

Ah! sefiora ! seîiora! vous savez qu'il est ressuscité, mais vous ne savez pas quel eflet le vin du docteur lui a produit.

LE DOCTEUR.

Mon xérès?

ISABELLE.

11 lui a paralysé la langue. Le grand homme est muet.

LÉONORA.

Il ne lui manquait que celle perfection.

LE DOCTEUR.

Qui eiit dit cela? N'importe, cette nouvelle et qun- Irièine infirmité ne doit nous rendre le grand homme que plus cher. N'est-ce pas, ma nièce? Le voici.

SCÈNE xvn.

LES MÊMES, BRACCHIO FORTE.

(Bracchio Forte va à Léonora. prend sa main et la me) sur son cœur. )

LÉOKORA.

Que signifie?

LF, DOCTEUR.

C'est sa manièie de le dire qii'il t'aime, 1-INAI.E.

LE DOCTEUR.

Rendons grâce à la Providence,

Qui vient de combler tous nos vœu.\ ; Témoignez-lui votre reconnaissance,

Je vous Ijénis, soyez lieureux! (A Lwnora.) Tu soigneras sa cruelle l)Iessure, Garde-malade assise auprès de lui; Tu caluieras, de la niaiu douce et sûre, El ses douleurs et sou proi'oud ennui.

LÉOKOK.V.

ISon^ non, jamais!

Li: nocTKUii,

l'iaisanles lu, ma chère? Kxplique-loi.

LKONOIIA.

G'csl fait de moi.

I.K DOCTKUB.

Lorsque je crois te satisfaire.

i.r;oNoiiA. Hélas! hélas! d'un tel honneur. D'un tel lumlieur Je suis indigne . Je me. résigne ! Je rougis de imiu vœuv, ni;us un tel aviiur Me l'ail Irémir.

l.K UDCTbUU.

(,lu'riiteuds-jc?

LÉONOIU.

J'élais folk I

LE DOCTEUn.

E.\cusez-]a, magnanime héros! Chaque âge a ses défauls. Mais je serai fidèle à ma parole.

LÉONOIW.

Jamais! jamais! 0 mon tuteur De ma folie Je suis guérie ; Je meurs de peur.

ISABELLE.

Mademoiselle !

LE DOCTEUR.

Quelle injure I

LÉOSOBA.

Donnez-moi don José!

LE DOCTEUR.

L'ai-je bien entendu? Et l'épouseras-tu?

LÉONORA.

Je vous le jure !

LE DOC.TEl'R.

Eh bien, qu'il soit donc fait comme tu l'as voulu.

(Bracchio Forte, qui. peifdant cette scène, a donné des signes du plus violent désespoir, retire alors le bras qui était serré le long de son corps, enlève les ban- deaux qui cachaient sou œil et son oreille, arrache sa perruque et ses moustiiches, et parait en jeune et élé- gant cavalier.)

LËONOBA.

Que vois je?

IlON JOSÉ.

Don José lui-même. Don José qui vous aime.

SCÈNE XVIll

LES MÊMES. PARFILADOS, eulraul par la droite.

Li;o:iORA. Et celui-ci ?

PARFILADOS.

Parlilndos! Mis à mort par votre héros. Ileureusemenl, de sa pommade Il m'avait donné le secret.

ISABELLE, à Léonora, montrant don José. Je le préfère lel (|u'il est.

LE DOCTEUR, se frottant les mains. Enlin j'ai guéri ma malade.

LÉONORA.

Se peut-il I

Li: DOCTEUR.

Il se peut.

DON JOSÉ.

Mais José tremble un peu. Lui pardounerez-vous sa sotte comédie? LÉONORA, lui tendant lu i/uiin Je vous en remercie, Et je VOUS promets De ne plus chauler jamais : Qu'une autre, plus éprise Des dons de la iieaute. Ou dédaigne ou méprise Un héros amputé. Pour moi, qui suis plus sage Que mon sage tuleur, Qu'inipoile le visage, Je ne vois que le cœur (1)1

(I) On peut remplacer le liuale par le dialogue suivant

I.ÉOMUIA.

Oh tiol :

28

LEGTUIŒS DU SUlU.

LE DOCTEUn.

El niainlenanl, rciulons gi-;'ice à la rrovidence qui a préservé les jours ilun sc>nil>lal»lc héros. Quant à niui, j.' me niuls, j'a- voue mes loris, il esl eucore de nulles cœurs Livtwraj, cl c'esl à loi qu'il apparleuail de payer nos délies.

l£onuu.\.

A moi !

LE DOCTtun.

A coup sur! n'est- ce pas le mari de les rêves? Sois heureuse, je vous bénis.

Mr de Li Favoritk : Pour (mif d'amour (l)oni/.elli). Pour taiil d'amour, pour un si grand courage, Tu dois vouer la vie el Ion liouliour. Garde malade, en son Irisle ménage. Tu soigneras rliumalisuic cl douleur [bis]

LtONOUA.

LE DOCTEUR.

Jamais ! Qu'est-ce à dire?

LÉONORA.

Mon oncle, vous me traiterez de folle, d ingrate, comme vous voudrez, mais ce sacrifice est au-dessus de mes forces, un Ici avenir m'effraye: j'y renonce! {ISracchio Forte fait des gcslcs di' désespoir.)

LE nocTEim.

Qu'iiilcnils-je? {A Dracchio Forte.) Excusez-la, le Ijonliciir lui Iroiible la lèle.

LKOSORA.

Jamais! jamais! Ji; meurs de peur.

LE DocTtcR, à Léonorn. Ah ! celle fois, mademoiselle, vous obéirez.

LÉONORA.

J'aime mieux épouser le dernier prétendu que vous m'avez offert.

LE UOCTtL'R.

Quel prétendu ?

LÉONORA.

Don José.

LE DOCTiaR.

liien vrai ! lu l'épouserais ?

Li';oNon\. Je vous le jure !

LE DOCTEl'R.

Qu'il soit donc fuit comme lu l'as voulu! ( liraccliio Forte retire alors son déguisement et apparail sous son véritable costume. )

LÉONORA.

Que vois-je?

DON JOSÉ.

Don José lui-même, qui vous demande pardon de la part qu'il a prise à une pelile comédie imaginée par un tuteur.

LÉONOR V.

Lli quoi ! ces blessures, ce combat avec Parlilados ..

SCÈNE XVIII.

LES MÊMES, TARFILADOS.

PARFILADOS.

l'arlilados! présent !

ISABELLE.

Et ce grand coup d'épée?

PARF.LADOS.

l.e héros m'avait donné au préalable la recette de sa pom- made.

DON JOSÉ à Léonora. Et maintenant, scûora; me pardonnez-vous ?

LÉON FIA.

Non ! Je vous remercie. [Elle lui tend la main.)

LE DOCTEUR.

Que vous disais-je ?

LÉONORA.

Et vous promets de ne plus chanter jamais .

Parmi lanl d'amoureux, .sagement je préfère Le plus valeureux, etc. ^Voir scène 111. )

Cn. WALLUr.

LES MÉTAUX, SÉRIE PAR CIIAM. L'ARGENT.

E.virail du roulement Je rHôlcl des Iii valides, revu et aufjmentè par M. Cliam : vCcs messieurs sont pries de ne pas rcnlrcr trop lard, à cause des voleurs, qui pour- raieul s'emparer de leurs objets de valeur. »

M. Cham, qui invente tant de choses, n'a pas inventé celle-là. Ilclas, oui! on a vu des débris de la grande- armée, dévalisés le soir, sur l'Esplanade, de leurs nez de conséiiuence el de U'nin mentons de prix. Quelques- uns mêinc ont payé de leur vie la gloire in>iyne d'avoir conquis, à Marengo ou à Auslcilitz, un nieiilon d'ar- f^ent, au lieu d'un bàlon de maréclial...

E.\< inplc, le dialogue sui- vant, échangé entre un pié- sidciil de Cour d'assises et le chourincur ici\n lliroiix, ini- morlalisé [uir l'auteur des Scènes populaires.

Les mélau.x

L'argent.

Dessin de Chara

Accusé , que faisiez- vous, à deux heures du matin , sur l'Esplanade des Invalides?

Mon pré.<;idenl, j'atten- dais le passage d'un omnibus.

Vous attendiez une victime. Et cotte victime a été nn ancien caporal de la garde impériale, nn soldat d'Eylau et de Moscou , un héros chargé de blessures et d'années , un vieillard de qualre-vingl-neuf ans. Pour- quoi avez- vous assassiné ce malheureux? Quel intérêt avicz-vous à comme! tre un tel crime... Quel mal vous avait l'ail le caporal Du- ménil ?

Aucun mal, mon prési- dent. Je n'avais pas l'hon- neur de le connaître...

Alors, pour quel motil l'avez-vous tué?

Il avait un menton d'ar- gcul! [Sensation dans l'au- diloirc. ) ' l».-C.

MUSÉE DES FAMILLES.

29

LE COLLIER D'UNE REINE.

MONOGRAPHIE DE LA PERLE,

Confidences d'une perle à une jeune reine, Son berceau. Ses premiers pas dans le monde. Sémiramis. Cléo- pâlre. Un chef de tribu sauvage. Son arrivée en France. Marie-Anloinetle. Perle d'un académicien. Formation des perles. Chevelure de Vénus. Cuisse de Jupiter. Coquille d'hullre. Pêche de la perle. Plon- geur. — Fraise et noisette. Chinois péchant la perle. Perles fausses. Perles de Turquie. Perles de Venise. Il faut souffrir pour être jolie. Perles historiques. Perle de Jules César. Servilia, Perle de Philippe II. Perle du schah de Perse estimée un million et demi. Léon X cl Rodolphe II. Perle de Louis XIV ressemblant à un buste d'homme. La reine couche la perle dans un étui d'or. Regrets et soupirs de la perle.

Une jeune reine du Nord, nprès un bal magnifique elle avait été la plus belle, rentrait seule et inquiète dans ses appartements.

Quelle pensée tourmentait ainsi cette cliarmante reine? L'Etat courait-il un danger? Ses généraux avaient-ils perdu une grande bataille? La couronne était-elle cban- celante sur celte jolie tête?

N'en croyez rien. Voyez-vous cette belle et grosse perle qui brille au centre de son collier ? Eli bien, à cause de sa grosseur même, la reine la croit fausse, et c'est d'où lui vient tout son chagrin.

Pauvre siècle de défiance, le faux se glisse partout et fait douter du vrai! Aujourd'hui, on doute du génie, du dévouement, de la vertu. Les reines, les pauvres rei- nes, doutent du mérite de leurs perles.

Bientôt la belle accusée fut condamnée ! Deux doigts charmanls, chargés de l'exécution de la sentence, l'exi- lèrent du collier royal et la jetèrent dans une coupe d'dl- bàtre comme une vile intrigante.

Mais, ô prodige ! la porle devint tout à coup plus rouge que du corail et s'enveloppa peu à peu d'un nuage aux reflets mélancoliques, comme pour cacher son humilia- tion; puis, de ce nuage, sortit une voix douce et plain- tive, une voix de perle arfligée qui disait :

—Quelle honte pour une perle comme mni d'êlre traitée ainsi ! Oh! si tu savais qui je suis, reine injust* !

La reine, qui n'avait jamais entendu de perle parler, se récria d'admiration, s'approcha discrètement de la coupe, et, d'un geste bienveillant, engagea la perle à lui faire ses confidences.

Apprends d'abord, continua celle-ci, (juc lu n'es pas la première reine dont j'aie paré le col de mon éclat. Je suis la fameuse perle de Cléopàlre.

A ces mots, la reine tressaillit, salua presque la perle et se mordit les lèvres.

Tu le voK, je ne suis pas tout h fait une parvenue, et ma noblesse en vaut bien une autre. D'ailleurs, je n'é- tais pas de la première jeunesse quand j'onirai à la cour de Cléopîltre.

11 y a plus de trois mille ans que je suis née au fond de l'océan Indien, au milieu des ;dguos marines, des co- raux et des madrépores étincelanls. Un gracieux coquil- lage de palcllc fut mon berceau, et nmn ravisseur trouva la mort en m'arrachant à ma verle pairie.

D'abord, ma beauté me lit rentarciiu'r d'une reine ap- pelée Sémiramis, qui me prit en grande amitié.

Je me souviens que celte roino habitait une ville

magnifique et possédait les plus beaux jardins du monde. Mais combien je leur préférais les plaines azurées de la mer que j'avais perdue !

Je brillai longtemps au front de Sémiramis. Que devins- je ensuite? Je ne puis le dire. J'ai plus de trois mille ans, je le répète. A cet âge, une perle est bien excusable de manquer un peu de mémoire.

Mais ce que je n'ai pas oublié encore, c'est mon sé- jour chez la reine Cléopâtre. C'est dans son palais que l'ai vécu avec la plus brillante société de perles rares, de pierres précieuses, de diamants éblouissants. Aujourd'hui nous sommes tous dispersés ! Beaucoup n'existent plus, et puis-je espérer de revoir ceux qui vivent encore !

De mauvaises gens, qu'on appelle, je crois, dos his- toriens, ont fait courir le bruit que Cléopàlre m'avait fait dissoudre et m'avait bue.

Cléopàlre me boire, moi qui l'embellissais, moi qu'ai- mait Antoine qu'elle aimait tant, moi sa confidenle, son amie, sa sœur! Cléopàlre boire sa perle ! mais ces gens, CCS historiens, sont simplement absurdes.

Quand Cléopàlre mourut, Antoine, prenant pitié de ma douleur, me suspendit au col de la statue de Vénus Anadyoniène.

C'était Vénus, mais ce n'était plus Cléopâtre.

Toulici-bas a ses jours d'exil et de d^uil, les perles comme les peuples et les rois. Tout à l'heure vous m'a- vez...

Ici la reine fit un geste suppliant, et la perle, touciiée de son repentir, continua son récit.

—Ainsi, j'ai passé plus de vingt ans accrochée au bout du nez d'un chef de tribu sauvage. Pour comble de honte et de malheur, j'avais pour compagnon de captivité un affreux petit morceau de verre ridicule et grossier. Pen- dant vingt ans, nous sommes restés en lace l'un de l'autre, moi pendue à la narine gauche, lui à la narine droite. Jamais honnête homme envoyé au bagne et collé à \in bandit ne souffrit plus que moi !

Ce qui est pis encore , c'est que nous passions tout notre temps à la guerre, sans aucun égard pour ma con- stitution délicate et mes instincts pacifiques. Un jour, j'ai failli être brisée par une flèche ; nu autre jour, écrasée par un coup de massue. Je me souviens qu'une fois j'ai été toute couverte du sang d'un ennemi que mon tyran avait tué d'un coup de hache. Je suis restée plu- sieurs années ensevelie sous ce sang !

Quelques siècles après être sortie de ma prison cel- lulaire, c'est-à-dire du noz de mon sauvage, j'arrivai dairs un beau pays qu'on appelle la France. La reine eniondil parler de moi, voulut me voir, et bientôt je devins sa perle favorite. J'étais fière de lui appartenir; je ne .«ais quelle était la plus blanche de nous deux, et janiais je ne fus portée avec autant de gi àce et de majesté. Mais bien- tôt mon bonhtMii- s'évanouit; il arriva que la disette se lit sentir dans tout le royaume, et la misère devint atTreiise. Alors la reine me vendit pour faire des aumônes. Cette reine s'appelait Marie-Antoinette.

Je me trouvai heureuse de servir à ime bonne action, et ce souvenir m'est encore plus doux (pie celui du temps passé à la cour de Cléopàlre.

Maintenant, belle reine, je suis à loi ; si lu me trouves

30

LECriHKS DU SUIR.

encore qiii'liino tk'lal, aimo-nioi cninine Ch'-opritre ni'ni- mail, pros(Mvo-nioi siuloiU dos nez s;uivaj^os, el si les peuples sont un jour inallionreux, vcnds-nioi, comme Mario-Anloinelle, vcnds-nioi pour soulaper leur misère. « Si, au contraire, tu me trouves flétrie el lionne à rien, aie néanmoins quehjues éyards encore à cause de mon grand Age.

La reiue, charmée el allendrie, approclia ses lèvres de la perle el la baisa. Ce fui un gracieux spectacle. Deux merveilles ensemble! Corail sur perle! Après ce baiser de réconciliation, la reine dit à la perle :

Pourrais-tu m'appreudre maintouanl, ma perle bien- niméc, les mystères de ta naissance? Dis-moi comment, vous autres perles, vous venez du fond des mers parer le front dos souveraines.

Volonliers, répondit la fille des huîtres; je n'aurai qu'à me rappeler ce que m'a enseigné une vieille perle fort instruite qui s'est ennuyée plus de trente ans sur la cravate d'un académicien. Mais malheur e\ tes illusions! car mon récit ne sera pas très-poétique.

On a dit que nous étions des larmes d'étoiles qui toni- !)aiontdans la mer; ou a dit aussi (|ue nous nous déta- chions de la chevelure de Vénus, quand cette déesse déroidait ses blonds cheveux. Toutes ces belles choses ont é!é aflirmées par des poètes, gens Irès-polis, très-galants, mais Irès-mcnteurs.

La vérité est que nous ne sortons ni de la chevelure de Vénus, ni de la cuisse de Jupiter, mais tout simple- ment de la coquille d'une huître ; oui, d'une huître, ou diiu autre mollusque, tel que la patelle, la moule, l'o- reille de mer. Je le dis sans rougir: l'Jiuîlre n'est-elle jias bonne et intelligente? 11 faut être spirituel ou plutôt stupide comme l'homme pour la taxer de bêtise. Du reste, l'homme mange l'huitrc. Que penser d'un pareil juge?

iAlais laissons l'homme sur la terre, oi!i je désire qu'il soit heureux, et revenons au fond de l'Océan. Nous som- mes formées d'une substance qui n'est autre chose que la concrétion du coquillage, comme la soie est la concré- tion du ver. Cette matière est fort commune, c'est la tenture dont les huîtres, les patelles et les moules ornent l'intérieur de leur demeure. Celte substance qui abonde s'appelle la nacre. Mais, parfois, le mollusque est trop riche, trop fécond, il continue à produire même après qu'il a tapissé sa coquille; c'est alors que la sidjslancc nacrée se concentre sur un point, s'arrondit, grossit ; c'est cet excédant de richesse qui produit la perle.

Voilà d'où nous venons.

Tu sais sans doute , ma jeune reine, que, pour être parfaitement belle, il faut qu'une perle réunisse trois conditions essentielles: la forme, qui doit être tout à fait ronde; l'eau, c'est-à-dire la couleur, qui doit être d'un blanc azuré; et enfin l'orient, c'est-à-dire ce chatoie- ment nacré d'un éclat doux et profond qui fait de la perle le plus gracieux trésor des parures féminines.

Il paraît qu'autrefois, continua la perle avec un petit air de vanité, je réunissais à un certain degré ces trois conditions essentielles.

Voici maintenant de quelle façon on nous pêche ou plutôt ou pêche les coquillages qui nous abrileul : di- sons d'abord qu'on ne vient pas nous prendre au fond de la mer, comme on cueille dans les bois la fraise ou la noi- sette.

C'est une terrible chose que cette pêche, un vérita- ble combat qui coûte la vie à d'innombrables ciéaturcs humaines. Mais en sommes- nous la cause? Pourquoi vient-cn nous chercher dans notre patrie? Demanduiis-

I nous à venir briller sur la terre? Non, mais il faut Mon que les feunnes se parent de notre éclat.

Les femmes ne se trouvent jamais assez belles. Dix hommes ont péri dans les flots. Mais, qu'importe, une perle a été trouvée ; un soir, elle brillera au col d'une grande dame, à (pii chacun dira : Quelle belle perle ! elle vous sied à merveille!

Ce compliment vaut bien la vie de dix hommes.

Je reviens à ces pauvres pêcheurs de peiles.

Le plongeur attache à ses flancs une ceinture à la- quelle est fixée une corde dont ses camarades gardent l'exlrémité, afin de pouvoir, au besoin et en cas d'arei- dont, le ramener à la surface du gouffre. Il porte sous l'aisselle une sorte de besace en cuir, destinée à recevoir le produit de sa pêche ; il lient suspendu à un de ses poi- gnets un large couteau à deux tranchants, qui lui servira à détacher les huîtres.

Si le plongeur est habile , il peut rapporter dans sa besace jusqu'à cent cinquante huîtres; dès qu'il sent ses forces s'épuiser, il remonte, dépose sa provision, reprend haleine, et recommence jusqu'à ce que le sang jaillisse par les yeux, par les narines, par les oreilles.

Quand celle laborieuse journée est finie, les barques vont déposer à terre leur riche cargaison ; les huîtres sont jetées pêle-mêle dans de vastes enclos soigneusement gar- dés et on les laisse jusqu'à complète corruplioii, pen- dant huit à dix jours. Vous voyez bien que je n'avais pas tort de vous qu'il n'y avait rien de très-poétique en tout ceci. On jette alors ces huîtres corrompues dans de grands réservoirs remplis d'eau de mer, on lave avec s;. in les écailles, on met de côté celles qui portent à l'intérieur la précieuse excroissance et on la livre ensuite à des ou- vriers spéciaux chargés de détacher la perle,- opération délicate qui exige une adresse et une siireté de main ex- traordinaire.

Quand les perles sont détachées, on les classe par grandeurs, par qualités, on les perce, on les léunit en chapelets et le commerce s'en empare pour Iransporter cette merveilleuse parure sur tous les points du globe.

Les Chinois, qui font tout à leur manière, s'y prennent ainsi pour pêcher les perles : ils prennent dc> huîtres el, sans les sortir de l'eau, ils percent l'écaillc et introduisent une aiguille de métal dans l'intérieur. Celle aiguille blesse riiuîlre, et vous conviendrez qu'il y a bien de quoi; elle fait alors .ce que font les chiens: elle lcc!ic sa blessure; elle dépose autour de la lige métallique des couches de nacre et forme. une perle.

Quand la perle e-t formée, le Chinois repêche l'huître à coup sûr. Gela n'est pas absolument maladroit.

J'ai entendu dire qu'on fabriquait des perles fausses : les hommes ne reculeront donc devant rien? Imiler la perle! L'homme peut bien abattre les montagnes, dessé- cher les fleuves, se promener dans les airs; mais il n'imi- tera jamais la perle. La perle, c'est le secret de Dieu.

J'ai vécu qiu'lque temps avec une pcrh fausse qui m'a confié en toute huniililé sa Irisle origine.

Voici, à ce qu'il paraît, par quels nioyens on arrive à celle fabrication :

On |)ile d.ins un mortier de fonte des pétales de roses fraîches jusqu'à ce qu'ils soient en pâte bien unie qu'on fait sécher à l'air ; avant que la dessiccation soit complète, on les pile de nouveau avec de l'eau de rose, on fait sé- cher et l'on répète celle opération jusqu'à ce que la pâle soit très-fine. Alors on leur donne la forme convenaiile, on les perfore afin de pouvoir passer un ruban dans les espèces de perles qu'on en forme, puis on les fait sécher,

MUSÉE DES FAMILLES.

31

et quanti elles sont devenues irès-dures on les unit et on les polit, après quoi on les frolte avec de l'eau de rose, afin de leur donner plus d'odeur et plus de luslre. A l'aide de ce procédé, la pâte de fouille de roses prend une couleur noire Irès-proiioucée par l'action de l'acide gallique des roses sur le fer.

Avec de semblables pâtes faites dans un mortier de marbre, on peut fubriijuer des perles blanclies, vertes, ronges, etc., suivant les principes colorants qu'on ajoute à la pâte.

Ces perles qu'on fabrique avec de la paie de feuilles de rose sont appelées perles de Turquie. Pauvres perles de Turquie! On m'a rapporté qu'on fabriquait aussi de fausses perles à Venise. Que d'efforts! que de patience, grand Dieu ! pour arriver à l'imitiition et quelle imitation encore! écoute plutôt :

Lorsque la matière est en fusion (cette matière se com- pose de sonde, de potasse et de sable siliceux), un ouvrier Irempe dans le creuset l'extrémité d'un tube de fer d'en- viron cinq pieds de long, appelé canne, et le rapporte i liarcé d'une certaine masse de pâte au milieu de laquelle, h l'aide d'nn instrument, il pratique une large onveilin-e.

Un second ouviier îipplique contre ce trou une antre canne garnie aussi d'un peu de verre en fusion, et les deux oiivrieis s'éloignent l'un de l'autre avec la plus grande rapidité. La pâle s'étend et finit par n'être plus qu'un Inbc percé d'un'bout à l'autre et plus ou moins gros, se- lon la distance qu'ont parcourue les ouvriers. Avant le re- froidissement de la matière, ils filent ainsi quelquefois des tubes forés de la grosseur d'un clieven et de plus de cent |)icds de long. Ces tubes prennent eux-mêmes le nom de canon. Ou les casse par morceau de deux pieds qu'on re- met ensuite à un ouvrier margaritaire. Le margaritaire, à l'aide d'im Iiadie-paille, coupe la canne par petits mor- ceaux dont la longueur égale le diamètre. Les morceaux tombent dans nu baquet plein de poussière de cliarbon et d'ar;j;ile infusible qui, s'introduisaut dans les trous de la pprie, ddit euqiêclier qu'ils se remplissent lorsque, pour

airondiretabattre les angles, on lui faitsubir une deuxième lois l'action du feu.

Pour cette deuxième opération, les perles, mêlées avec une certaine quantité de poussière destinée à les empô- clu r de se mêler entre elles par la fusion, sont placées dans un cylindre de fer de forme ovale berméliquomenl fermé ; ;'i l'aide d'une manivelle on les tourne sur le feu jusqu à co que le récipient soit rouge.

Quand on relire les perles, il ne reste plus qu'à les laver et à les ap[iareiller selon leiu' grosseur.

Ce qui se pratique en les faisant successivement passer par plusieurs cribles percés de trous de diamètre différent.

Ou dit que pour être jolie il faut souffrir, croyez-vous que ces pauvres perles de Venise souffrent ! Encore si elles étaient jolies! elles sont un peu plus laides que celles (le Turquie. Voilà tout.

Uu reste, morceau de pâte ou morceau de verre, tout cela se vaut.

Dis-moi, ma petite perle, n'as-tu pas des connais- sances, des amies, des pelles célèbres coinnie loi dnut lu pourrais me parler?

Suns doute; d'abord, j'ai été très-liéo avec lu perle de Jules César.

Cette perle, quoique fort remarquable, est moins cé- lèbre par sa beauté ipic par ses aveutines. César la paya un million et l'olTril à une illustre Ilomaine du nom de Servilia. Scrvilia accepta ce don impérial et aussitôt elle lit appeler nu célèbre ouvrier; elle lui ordonna de placer

cette perle sur le pommeau d'or d'un glaive qu'à son tour elle offrit au glorieux vainqueur des Gaules.

Jules César prit le glaive, le brisa, et rendant le trésor à la belle Komaine, il garda le fer dans sa main : Il n'y a pour les liommes, dit-il, que deux parures : le fer et l'u- mour d'une femme.

J'ai connu aussi une perle de Panama qu'on offrit h Pbilippc II en 1579. Elle était pres']ue aussi grosso qu'un œuf de pigeon, mallieureusement sa forme ne répondait pas à sa laille; elle était assez mal faite; elle avait la forme d'une poire.

Un diamant que j'ai beaucoup fréquenté m'a dit avoir été longtemps marié à d'une perle sans pareille qu'il avait rencontrée à la cour du scbali de Perse et qu'on estimait un million et demi.

C'est possible, mais ce diamant était parfois menteur. Je l'ai éprouvé à mes dépens...

On raconte que le pape Léon X aclieta, d'un joaillier vénitien, une merveilleuse perle au prix de trois cent cinquante mille francs. C'est encore possilile, mais tout le monde sait que Léon X était généreux et que les joail- liers sont quelquefois voleurs.

J'ai au^si entendu parler de la perle que rempcreur Rodolplie II l'avait fait placer sur sa couronne im] ériale. Elle pesait, dit-on, cinquante karals ; ce serait bien beau, si c'était vrai ; mais il faut convenir que c'est absurde, par la raison que cela suppose une perle grosse connue le poing et qu'il n'y a pas d'buître perlière capable de con- tenir une perle de cette dimension.

Une belle perle, ma foi, et que j'ai vue moi-même, est celle qu'un gentilhomme génois offrit à Louis XIV; elle n'avait qu'un défaut, une malheureuse ressemblance avec le buste d'un homme.

La plus belle perle du monde se trouve, dit-on, d lus le musée de Zozima à Moscou; elle répond au nom de Pellegrino. C'est, dit-on, une merveille; il est bien dom- mage qu'elle ait une tache.

A ces mots la reine sourit, puis : il me semble, dit- elle, que, pour une perle, tu es assez médisante. J'admire comme tu fais le procès de tes illustres camarades !

Que veux-tu? chacun a ses défauts; pour être perle, on n'est pas pariaile ! Je suis médisante, dis- lu ! Eh ! mon Dieu! cela ne prouve qu'une chose : c'est que les perles sont un peu femmes.

Mais le jour entrait déjà par les grandes fenêtres du palais royal.

La reine plaçt la perle, qui tombait de sommeil, dans un charmant petit étui d'or et lui promit une place digne; d'elle, au milieu de sa couronne.

.Merci, lui répondit la perle, merci de cet honneur; mais depuis trois mille ans je cours de palais en palais, me posant loin- à tour sur des couronnes ilc reines ou des sceptres de rois.

Je suis fatiguée des gr.mdeurs, et je donnerai> bien vo- lontiers tant de gloire pour qiieltpie repos. Qui me fera l'aumône d'un peu d'eau et d'un peu do liberté? Qui me rendra à l'Océan, ma chère patrie?

La reine se mil à lousser et fit semblant de ne pas comprendre.

Ou n'entendit plus que la perle qui soupirail eu mur- muKint :

—Je resterai prisonnière, d'une couronne. C'c>l le sort des reines! Toute reine est femme; louie femme est co- quelle!...

Pauvres peiles !..,

PURE CIIEVALIEU.

3-2

LECTL'RKS DU SOIR.

HISTOIRE NATURELLE EN ACTION.

LES r,lI>PES.

Voir, pour lo I>c;'.ii ctili', tes Alicillcs, do Méry (t. XXVI, p. i\}0, lin Muscc des Familles), et, pour le ni.iuvais côléje dessin ci-desïoiis de M. Ulysse Parent, dessin fait

d'après nature, en Normandie, jardin do la Fr;inoo cl pa- trie des bonnets de colon. Inutile d'ajouler aucun commenlairc à ce dos.;in. Il est

Les guêpes. Composition d'Ulysse Pavent.

pi(pinnt cl parlant. Nons n'avons à y joindre qu'une dé- converto annoncée solennelleinonl par VUnion médicale, et qui opérerait, si elle se confirme, une révolulion dans l'opinion publique en faveur des puôpes.

Un laboureur d'IIiiclnia avait une opiitbalmie incurable. Une abeille le pique à l'œil droit. Iiinammalion, douleur aif^uè tout un jour, et, le lendemain, amélioration sen- sible. Le surlendemain, gnérison complèle de l'œil ma- lade. Le laboureur se fait bien vile piquer l'œil gauclie. Même résultat, et guérison radicale des deux yeux en quatre-vingt-seize beures.

D'autre part, M. de Gasparin, homme de crédit, affirme s'Otre délivré, par l'application de guêpes au lieu de

sangsues, d'un rbumatismc articulaire qui le condamnait à des souffrances cruelles, à rimmobililé absolue, et d'une broncbile compliquée d'un catarrhe chronique, déses- poir de tous les médecins.

De sorte que nous verrions bientôt des ordonnances ainsi conçues : «Deux guêpes à la poitrine; trois abeilles aux tempes; quatre à la chule des reins, etc. Manière de s'en servir : couvrir les guêpes d'u:i vase, jusqu'à ce qu'elles s'engourdissent; les saisir alors avec de petites pinces, et les appliquer à l'organe malade. » Avis au Co- dex, dont nous allendons la sentence. P.-C.

Paris. Typ. ITEîtNCïEB, rue du Boulevard, 7.

ir.

MUSÉE DES FAMILLES.

3:]

LA SCIENCE EN FAMILLE.

HISTOIRE ANECDOTIQUE DE LA VAPEUR (I).

Portrait de Denis l'api n, d'après une slalue de Calmels. Dessin de Salii'rcs. QUATIUI'MK KNTUKTIl-N.

Eclinuffi'nionl de l'enii. Formalion de Itulles do vapeur; leur rliiplacnnenl. Khtillilion. Température de l'eaii Imuil- l.inle et de sa \:i[uur. Dispei-sion lolnle de i'caii. Kor- iiialion d'un dépôt dans la bouilloire. Minéralisation des eaux de source. Incrustation d'objets de curiosité. Analogie entre les deux dépôts. Vapeur chauflee en vase clos.

A pré.-^oiil, clièrc cousine, nous voii.\ arrivis ù iiolro point lie départ, h la vapeur d'eau Ijouilianle, qui vous a NOM:Miitu; 18()l.

si bien effrayée et quelque peu brûlée, lors île l'explosion de notre cafetière.

Votre impatience va donc recevoir satisfaction pK-ine el entière, si tléj^ vous ne vous sentez pas f.ili^uée des dé- veloppements un peu étendus que j'ai donnés à la pre- mière partie de notre sujet.

Pans le cas de la vapeur libre, météorologique, si jo puis m'expriiner ainsi, je n'ai eu h faire passer sous vos ycu.x que des pliénomènes que vous connaissez, qui se

(1) Voir, pour les premières parties, les livraisons précéJenlej f) viNCT-Nri'vf-Mi; ^ollMl.

;u

LECTURES DU SOIR.

rcproiliiisont clinquc saison, avec plus ou moins tl'inloii- silé; c'éliit un simple appel ;^ vos souvonirs. J'ai voulu seulement Ic'î lixer par des explications basées sur qiiel- (jues principes lliéoiiquos. Les pliéuomèiies sont vieux comme le montlo ; leur théorie plausible, au contraire, est de ilale récente.

Je n'entrerai pas avec vous dans l'historique détaillé du progrès de la science, ce qui nous mènerait trop loin et pourrait diminuer un peu l'intériH du sujet. Nous al- lons attaquer dès Ji présent celte question brûlante de la vapeur chautTée et surchauffée, avec laquelle on produit tant de choses extraordinaires; mais, d'abord, prenons la vapeur à sa naissance, et voyons ce qu'avec un peu de feu et un peu d'eau nous pouvons obtenir.

Lorsque vous mettez, le matin, chère cousine, une bouilloire remplie d'eau sur le feu, si vous regardez ai- lenlivement ce qui se passe, vous voyez, nu bout d'un in- stant, une légère vapeur se former au-dessus de la surface de l'eau, analogue à celle que nous avons remarquée au-dessus de l'eau de la rivière pendant un grand froid.

Celte vapeur terne, brumeuse, représente encore le nuage qui se produit à mesure que l'air chaud et humide s'élève le long des flancs d'une haute montagne.

Un peu plus tard, celte vapeur augmente ; le fond du vase se couvre de petites bulles semblables à des perles répandues à profusion.

Chacune d'elles se détache pour monter à la surface et disparaît dans le trajet, comme anéantie en route, car vous ne la voyez pas arriver en haut. Que s'est-il donc passé?

Cette bulle, comme toutes les autres, s'est formée an contact immédiat du fond du vase qui repose directement sur le feu; et la couche d'eau infiniment mince, dans laquelle elle prend naissance, se trouve îi une tempéra- ture plus élevée que la couche liquide qui la recouvre ; de sorte que, an moment la bulle formée par la va- peur vie..t à s'élever, celle-ci, rencontrant une couche d'eau moins chaude, lui abandonne sa chaleur propre et revient à l'état liquide.

Le même phénomène se produit pour chaque bulle qui tend à monter à travers la niasse. D'autre part, les cou- ches de liquide échauffées à la partie inférieure, de- venant plus légères, se déplacent, arrivent à la surface et produisent ainsi un courant, qu'on peut apercevoir quand l'eau est chauffée dans un vase de verre.

De ..es deux actions combinées, formation de bulles de vapeur et ascension de l'eau chaude, résulte réchauffe- ment continuel de la masse.

Bientôt les premières bulles que vous avez observées, mesdemoiselles, se multiplient, se grossissent, se réu- nissent, pour n'en former qu'une seule qui se détache du fond du vase et arrive jusqu'à la surface, en laissant en- tendre un bruit de bourdonnement et de sifflement qu'on nomme frcmisscmenl ; i\\<)rs l'eau s'agite, sa surface perd sa forme plane, elle devient de plus en plus inégale, elle bout à gros bouillons; c'est la vapeur qui s'échappe en masse et lui imprime Ions ces mouvements désordonnés. Dans cet état, l'eau a acquis le plus haut degré qu'elle puisse prendre; car la chaleur que lui fournissait la va- peur, depuis le moment de sa formation jusqu'au mo- ment de l'ébullition, a établi l'équilibre; et celle-ci passe librement sans rien perdre de sa température.

L'eau, une fois en ébullition, ne peut donc plus s'é- chaufl'er. Le thermomètre accuse alors 100 degrés. Si ce- pendant on continuait de faire bouillir, si on augmentait le feu, qu'arriverait-il?

L'eau formerait toujours de la vapeur qui s'échapperait conlinuellement dans l'air, en formant, fi une ceriainc distance au-dessus du vase, un nuage épais, dans lequel vous pouvez mettre la main, qiuî vous retirerez toute mouillée ; gardez-vous de la mettre à l'endroit transparent qui sépare le liquide du nuage formé, vous vous brfderiez ciuellement ; la vapeur, îi cet endroit, possède encore ses 100 degrés de chaleur!

Mais enfin que devient l'eau du vase?

L'eau finit par disparaître, elle se répand entière- ment dans l'air à l'état de vapeur; il ne reste sur les parois de la bouilloire qu'une couche blanchâtre pro- venant des sels de nature terreuse qui se trouvent en abondance, surtout dans les eaux de puits ou de source. Cette couche s'épaissirait à chaque nouvelle ébullition et finirait par former une croûte dure, sui' le rôle de la- quelle nous reviendrons plus tard, au sujet des chau- dières à vapeur.

En attendant, et puisque nous y sommes, permettez- moi, mesdemoiselles, de faire une petite digression au sujet do cette incrustation artificielle.

L'eau, avons-nous dit, contient certaines matières ter- reuses en dissolution; ces matières sont en bien petite proportion, comme vous le pensez; mais elles varient de quantité, suivant lent; nature et suivant celle du ter- rain à travers lequel l'eau coule. Lorsque celle-ci filtre dans des terrains de craie, qu'on nomme carbonate de chaux ; lorsqu'elle passe dans des carrières de plâtre, qu'on appelle du sulfate de chaux, ou successivement dans des terrains composés de chacune de ces substances et de bien d'autres encore, elle se charge de ces principes minéraux qu'elle dissout en abondance, surtout lorsqu'cn même temps elle rencontre des gaz qui, comme l'acide carbonique, favorisent leur dissolution.

Dans cette circonstance , l'eau qui s'échappe d'une source est tellement saturée de sels calcaires, qu'au mo- ment où elle vient sourdre à la surface du sol, l'acide s'éebappant, le sel se dépose presque instantanément sur les bords et sur le fond de la fontaine, en formant de jolies cristallisations.

Cette propriété merveilleuse a été mise à profit par les habitants pauvres des environs de cqs sources pour obtenir des incrustations ou pétrifications sur des feuilles, des fleurs, des fruits, des nids, des animaux entiers qui gar- dent parfaitement leur forme et se conservent ainsi indé- finiment.

Plusieurs de vous, mesdemoiselles, ont vu de ces char- mants paniers de fruits, do ces élégantes tiges de chardon pétrifiés; l'autre jour encore, votre amie, ma jolie cou- sine, me faisait voir un nid rempli d'oeufs, dans lequel chaque brin d'herbe, chaque crin, chaque plume et chaque œuf étaient isolément encroûtés d'une couche légère de carbonate de chaux, assez forte pourtant pour assurer leur conservation indéfinie.

J'ai voulu, à l'occasion de l'ébullition de l'eau souvent renouvelée dans le même vase, vous parler de la nature de ces dépôts et de leur mode de formation naturelle ou artificielle.

Ne voyez-vous pas l'analogie? L'eau de voire puits contient des sels calcaires; vous la faites bouillir, le gaz en excès qu'elle peut contenir est chassé par la chaleur; l'eau elle-même passe en vapeur, et le résidu solide se dépose.

Revenons â notre sujet.

Prenons maintenant li- ras l'eau qu'on fait bouillir

MUSÉE DES FAiiILLES.

est renfermée dans un vase clos, et voyons ce qui ar- rivera :

Eu s'écIiîiulTant, l'eau forme de la vapeur, et, comme celle vapeur n'a pas d'issue pour sortir, elle s'accumule au-dessus de la surface du liquide et se comprime de plus en plus, à mesure que l'eau conlinue à en produire de nouvelle; de sorte que, de deux choses l'une : ou les fer- nielnres, bouchons, robinets, etc., céderont, et la vapeur s'échappera, ou bien les parois du vase éclateront ; il y aura explosion et projection de la vapeur, du liquide et des débris du vase, comme cela s'est produit à la fin de noire dîner de fête.

Il faut croire que, dans cette circonstance, le tube de communication entre l'eau et le vase au café en poudre était bouché. La vapeur s'est formée, accumulée, com- primée, jusqu'à ce que sa force d'expansion fiât capable de vaincre la résistance de la cafetière de porcelaine; alors celle-ci a cédé et a volé en éclats, comme vous le savez. C'est l'explication de toutes les explosions qui ont lieu dans les chaudières se forme la vapeur en grand. Seulement, ces vastes appareils produisent des effets aussi formidables que ceux qui résultent de la dé- flagration de la pouilre à canon.

La vapeur ainsi renfermée est doue une force redou- table qu'il faut pouvoir {gouverner; c'est à quoi ont tendu les efforts des successeurs de l'illustre Denis Papin.

CINQUIÈME ENTRETIEN.

Idée erronée que les anciens se faisaient de la vapeur jusqu'à Denis Papin. Explication des tremblemenls de Icrre par •Séneqiie. Eolipyle. Diverses coml)inaisons dlléron, d'Alexandrie. La voi.x de Biisterick. Une plaisanterie d'urcliilfcle en 5Ô7. L'arcliitonnerrc d'Archimëde. Voyafje de la Trinité, de Colibre à liarcclone. Eolipyle appliqué au tirage des cheminées, au tournebroclie.— Artil- lerie de Rivaull, 1G05. Salomon de Caus, études sur la vapeur. Rapport du volume d'eau à celui de la vapeur, par le Père Lcurechon. Machine à pilons de Giovanni IJranca. Les cent inventions de Worcesler, IGG3.

Le Fraiiçais dont j'ai prononcé le nom en terminant notre dcrnicrc causerie, le célèbre Denis Papin, est le seul lionime qui, mal^ué les revendications injustes et mal fondées des Anglais et des Américains, ait entrevu que la vapeur d'enu avait une force élastique dépendante de la lempéralurc, et que celle force s'anéantissait par le refroidissement. était toute la théorie de la vapeur, ou du moins était le germe qui, fécondé parla méi\a- niquc, nourri par les pcrfeclionnemonts, devait s'élever aux proportions colossales qu'il a atteintes. Kt, pour vous doniMu-, mesdemoiselles, une idée de la lenteur avec la- (juclle procèdent les esprits les plus solides lorsqu'ils ne sont pas guidés par tnic lliéorie toute faite; pour vous bien faire connaître le mérite de notre compatriote, cl pour assiuor sos droits à votre reconnaissance, il est né- cessaire (|uc je vous fas.se, aussi brièvement que possible, l'histoire, non |>as de la vapeur en tant que force réglée, on ne la connaissait pas encore, mais de la vapeur produite de difféicules manières, et servant à expliquer des iiln'nomènes terrestres, à appuyer les oracles divins, ou bien à souffler le feu.

Il est iuilispensable que je vous appreinie quelle idée on s'en faisait deux siècles avant l'ère cluélienuo, et coinmi lit la comprenait encore Claude Perrault, le frère de notre conteur, en 16S8, deux ans avant que la décou-

verte de Papin ne flit inscrite dans le recueil des Actes des Erudits de Leipsick.

Les anciens ne voyaient dans l'eau chauffée que de l'air produit; mais ils accordaient à cette transformation une puissance énorme, car Sénèqiic, qui vivait dans le siècle qui précéda l'ère chrétienne, attribuait les tremblements de terre à des vents souterrains engendrés par le bouillon- nement des eaux au contact du feu central de notre globe.

Vilruve, architecte romaUi de la même époque, con- naissait léolipylo, petit instrument fort simple, dans le- quel se résumait toute machine à vapeur, chez les anciens, et qui ne leur servait qu'à activer la combustion du bois.

Cet appareil, de forme variable et toujours très-simple, était composé d'une bouilloire terminée par un îubc mé- tallique eflilé et courbé en cou de cygne. Ce vase n'avait d'autre ouverture que celle, très-étroite, que préseniait l'extrémité de ce tube.

Pour faire entrer le liquide, ou chauffait la panse vide de la bouilloire, et on plongeait rapidement le bec du tube dans l'eau; l'air chassé par la chaleur était remplacé par de l'eau à mesure que s'opérait le rcfroidisseineut. On mettait ensuite l'éolipyle sur quelques charbons ar- dents, l'eau cuirait eu ébuilition, la vapeur sortait ave^; effort, frappait sur les tisons et déterminait un vif cou- rant d'air qui activait la combustion.

Tel était l'instriuuent dans sa plus grande siinpilcilé; depuis, il a changé de but et de forme, muis le principe est resté le même.

On attribue à Héron, d'Alexandrie, mécanicien distin- gué, une foule de combinaisons i)lusou moins cinicirsc^, dans lesquelles l'issue de la vapeur déleriuiuait un moti- vementrotaloire; par exemple, celui d'une boule cicuse, percée de deux ouvertures auxquelles il soiiil.iiL deux tubes eftilés, coudés en sens contraire. La boule, en équi- libre, était mobile entre deux pivots, qui lui servaient d'axe dans le sens opposé aux tubes coudés.

L'inventeur, après avoir introduit de l'eau daiis la boule, chauffait le tout; la vapeur, en s'échappant do chaque tube, faisait tourner l'appareil comme dans le cas d'un soleil d'artifice que la poudre fait tourner en iiupri- niant un mouvement de rotation au disque de bois, mo- bile à son centre.

A une époque plus rapprochée de nous, quoique bien éloignée encore, les anciens Germains avaient donné une application nouvelle à Téolipyle. Il tonnait les ma- lédiclioirs du dieu des Teutons sur le peuple elTrayé.

Ce dieu, ou celte idole, du nom de Busterick, avait la tête creuse; mais il voulait faire du bruit pour se faire craindre, et ses grands prêtres, qui savaient manifester ses volontés à propos, plaçaient dans l'intérieur du crâne une amphore remplie d'eau, la chaunaicnt à outrance, a|)rès avoir fermé l'ouverture de la bouche et un trou placé sur le front, avec des tampons de bois.

A un moment calculé, le inccontenlemenl divin écla- tait par une sorte de coup de toimcrre, suivi bientôt après d'ini nuage épais qui remplissait l'euceinlo sacrée. C'était l'eau de l'amphore qui, passant à l'étal do vapeur comprimée, ciiassail violemment les tampons avec un bruit terrible et se dégageait ensuite sous la forme d'tiu image formidable.

Les mêmes effets, variés à l'infini, suivant qu'on voulait produire l'effroi ou l'admiration, étaient api«liqués à des machines diverses; mais, dans aucun cas, on n'avait la prétention de développer autre chose que de l'air dilaté.

Vous allez voir, mesdeinoisolles, que la vapeur n'a pas toujours servi, même dans ces temps éloignés à faire pro-

I

* \:i

LECTURES DU SOIR.

noncer les oracles el îi opouvanicr les peuples ; quelques facétieux de grande distinction l'ont mise au service de ours petites auimosités.

Un certain Antln-iniiis, aroliitocto, qui vivait en ri'H, époque ;^ laquelle il bâtit Téglise de Sainte-Sophie ;\ Con- slanlinople, avait à se plaindre d'un de ses voisins, nommé Zenon, philosophe, qui occupait le premier étage, alors que rarchitecte habitait le re/-de-cliau'^h'ée.

Voulant se venger du bruit incessant qucriiabilantdn pivinier étage faisait au-des-us de sa lêto, notre intolérant Anihéniins résolut de simuler un tremblement de terre, afin de faire croire ù son bruyant voisin que la maison menaçait ruine, et par \h do le décider à s'en aller.

Pour arriver à son but, il fixa solidement sur une chau- dière des tuyaux de cuir, qu'il prolongea jusqu'au niveau de son plafond en les soutenant avec des supports con- venablement disposés.

L'appareil ainsi préparé, la chaudière fut mise sur un feu ardent soigneusement entretenu.

Bientôt h vapeur se dégagea en abondance et vint frapper le plafond par secousses intcrmillenles, que, sans doute, le vindicatif architecte savait produire au moyen de clefs on do soupapes qu'il fermait ef ouvrait à volonté.

Le voisin, effrayé, ne jugea pas prinfent de rester dans une maison dont le plancher était vacillant et les murs probablement peu solides; il déguerpit sans rien dire à son voisin tlii rez-de-chaussée, espérant bien le voir écrasé sous les décombres, tandis que, de son côté, notre chan/fcursQ frottait les mains d'aise du succès qu'il avait obtenu.

C'est peut-être à celle mauvaise plaisanterie que son auteur doit l'honneur immérité qu'on lui a fait d'avoir découvL'rt la poudre à canon.

Quoi qu'il en soit, jusqu'au quinzième siècle, il n'est pas question d'applications plus sérieuses de la vapeur en vase clos; cependant il paraît qu'Archimcde, qui vivait de 287 fi 212 avant notre èri\ avait imaginé un canon à vapeur, dont il n'a été pailé nulle part jusqu'au moment oij on en trouva le dessin et la description dans les car- tons du célèbie Léonard de Vinci.

Ce canon, fort peu maniable et d'une construction gros- (■%c, présente pourtant le germe d'une machine à va- peur proprement dite ; il Uni en prendre dalc. 11 est fonr:é d'une grosse caisse figui'ant un carré long, dans laquelle se trouvent en avant du fou et une chaudière formée, mais pouvant communiquer avec un tube canon, chargé d'une balle du poids d'un talent et demi ; en arrière, se trouve de l'eau qui, au moyen d'une vis, peut être projetée dans la chaudière fortement chauffée. Celte eau produit subitement de la vapeur qui chasse devant elle la balle, seul obstacle à sa libre expansion; le tout est supporté par des roues. Sur la caisse, on remarque des inscriptions écrites de droite à gauche et à l'envers, qui signifient : architonnerre, invention d'Archimède.

Remarquons-le en passant, mesdemoiselles, nous n'a- vons encore véritablement Ih qu'un éolipyle dans le tube duquel Archimèdc a placé une balle! Mais cependant, il faut le reconnaître, il y a progrès, dans ce sens que la chaudière est chauffée d'avance pour permettre h. l'eau de se vaporiser instantanément, et que le tube d'échap- pement est fermé par un corps mobile capable d'èlre lancé vers un but. Archimède n'en a rien dit, et il fallut qu'on trouvât ce dessin dans les cartons de Vinci pour lui en faire honneur.

En 1o}3, un Espagnol, Blasco de Garay, capitaine de navire, proposa h Charles-Quint une machine pour faire

aller les bfilimenls de toutes dimensions, même en temps calme, sans le secours de rames ni de voiles.

L'essai fut accepté, et l'expérience eut lieu sur la Trî- nitc, navire de doux cents tonneaux, chargé de blé; ce navire était commandé par le capitaine Pierre Scarza,qui devait conduire son chargement de CdHbre à Barcelone.

Le voyage eut lieu en rffi>t sans encombre; mais, mal- benrenscmont pour les Espagnols, qui revendiquent un droit il la priorité, l'auteur n'a pas voulu faire voir sa machine, il n'a laissé aucune pièce descriptive, de sorte que nous en sonmics réduits aux conjectures.

Si cet appareil était h vapeur, ce devait être, d'après Arago, un éolipyle h réaction, fait d'après les idées d'Hé- ron ; et par conséquent nous n'avons pas encore une vraie machine à vapeur.

Dix-nouf ans plus tard, on trouve qu'un nommé Malbc- siiis indique, da;is un recueil de sermons, la possibilité de consti uire des appareils dont l'action est semblable à celle de nos machines h vapeur modernes. « Au moyen, dit-il, de l'eau, du vent et du feu, et moyennant de beaux mécanismes, l'eau et le minerai s'élèveraient des profon- deurs des mines avec une grande diminution dans la dépense. »

L'exposé est bien vague, comme vous le voyez, el il reste à savoir si la machine produisait son effet au moyen de l'air dilaté onde la vapeur, ou si l'auteur entendait dimner la dénomination d'air dilaté h la vapeur formée.

Pour suivre pas à pas tout ce qui s'est fait dans l'ordre d'idées qui nous occupe, il me faut vous faire traverser une période de cent quarante-quatre ans, près d'un siècle et demi, avant de sortir des inveiilions foiidécs sur réolipylc.

C'est que l'esprit peu sérieux, à cette époque, peu dis- posé à l'observation des faits les plus faciles à constater, s'obstinait à ne voir dans la vapeur d'eau que de l'air dilaté.

Philibert Delormc, le célèbre architccle, l'auteur des plans des châteaux d'Anet, de Mclidon, de la cour des Valois à Saint-Denis, et du palais des Tuileries, recom- mande l'emploi des éolipyles dans les cheminées pour les empêcher de fumer ; c'est un moyen excellent, en effet, qu'on a mis en pratique de nos jours.

En passiint par le foyer, la vapeur délermine un énorme courant d'air et active la combustion. Le lourncbroclie s'est vu associé à cet instrument et a tourné à la vapeur.

Le professeur de malbémaliques de Louis XllI, David Rivault, parle bien, il est vrai, en IGOo, de l'invcnlion, description et démonstration d'une nouvelle artillerie qui, ne se chargeant que d'air et d'eau pure, a néanmoins une force incroyable; mais, comme vous le voyez encore, cela ressemble beaucoup au canon dessiné par Léonard de Vinci; la vapeur, dans ce cas, n'est pas employée toute faite pour expulser le projectile; elle n'est pas non plus employée seule : on adjoint l'air â l'eau, et il est probable que l'air joue le plus grand rôle dans l'effort d'expulsion du boulet.

Salomon de Caus, ingénieur normand, a fait diverses expériences dans lesquelles il démontre très-bien que l'eau chauffée suffisamment pendant longtemps peut se résoudre entièrement on vapeur, lorsqu'on laisse h celle- ci une issue ; qu'elle ne perd rien de son volume si on empêche la vapeur de s'échapper; et qu'enfin, si le vase fermé n'est pas assez résistant, ou s'il est chauffé à ou- trance, il peut, â une certaine tempéiature, se ronij^ro en éclats avec un bruit formidable.

Mais s'arrêtent ses vues ; il n'a pas su rapprocher

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MUSÉE DES FAMILLES,

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ses expériences de celles de ses prédécesseurs, en tirer des conclusions et faire des applications importantes, et pourtant il était sur la voie !!!

Le père Lenreclion, jésuite lorrain, ne voit lui-même dans tout ceci que des boules à souffler le feu; il en donne, dans son traité imprimé en 1626, une définition, et il on indique l'emploi comme soufflet.

Toutefois il va un peu plus loin; il calcule la quantité de vapeur que peut fournir un volume d'eau déterminé, et il en évalue le rapport à 1,000. C'est-à-dire que, sui- vant lui, 1 litre d'euu devait fournir 1 ,000 litres de vapeur à 100 degrés, bien entendu. Il était encore loin de la vé- rité, cari litre d'eau fournit environ 1,700 litres de va- pjur ; mais il approchait^ et déjà la tendance de son esprit

aux comparaisons et aux rapports était d'un bon exemple, il introduisait le calcul dans la question.

Giovanni Branca, ingénieur romain, a été jusqu'à faire une niacliine à pilons pour broyer les corps qu'il voulait mettre en poudre; cette machine n'est encore mue que par le souffle d'un buste d'airain, dans l'intérieur duquel se trouve de l'eau chauffée par la base. La vapeur sort avec effort de la bouche et vient frapper le bord d'une large roue ; celle-ci fait tourner un axe qui, par certaines dispositions mécaniques^ accroche les liges des pilons, les élève, et ensuite les laisse successivement tomber d'une certaine hauteur. Tout cela, comme vous le voyez, ne s'éloigne pas des éolipyles; je ne vous en parle que pour en compléter l'historique et vous faire remarquer com-

bien l'esprit est lent à arriver au but qu'il se propose, et combien il se traîne longtemps sur des redites avant de faire un bond qui le sorte de l'ornière tracée! Dans ce dernier cas, il est à remarquer (pie, pour la première fois, la vapeur est emi)loyée comme moteur à un usage indus- triel ; mais ce n'est pas ce que nous entendons par machine à vapeur.

Vous parlerai-je des travaux des pères Kirclier cl Seliott, celui-ci élève du premier, cl Dobrzenski, jésuite do Uolièmc? Ils n'ont fait (jue des appareils de physique aiiiusanle, par lesquels ils forcent de l'air chauffé à i)asscr à travers de l'eau, ou à presser su surface, de manière à l'élever en jets. Ce serait nous arrêter inulilemenl; nous conslalerons seulement (pie ces trois lévérends ne voyaient dans Umu's expériences que l'action plusuu moins puissante de l'air rarclié, suivant qu'il était plus ou moins chaud.

La statue de bron^o. Composilion de Salières.

11 faut arriver à 1663 pour admiier l'esprit fécond d'un

marquis de Worcesler qui, à son du'e, avait fait ou per- fectionné tant d'inventions, qu'il est réduit à cataloguer tontes celles dont il se souvient! Il a nialheuieusement perdu ses premières noies, et il a pour d'oublier ce qui lui reste dans la mémoire; c'est pourquoi il intilnlc mo- desteniiMit son calaloguc : A cenlur^ of invculiims, et, jilus fort de sa perle que de ses inventions elles-mêmes, il se fait ailjuj;er par le Parlement, qui le croit sur parole, un brevet pour un procédé par lequel il fait monter qua- rante mesures d'eau froide avec une seule mosine d'caii ranfirc par la chaleur, éclater un canon rempli aux trois (piarts d'eau, fermé par une vis à la bouche et à la lu- mière , et chauffé en cet élat pombint vingt-qualro luMiies !!!

Dans ce temps-là, les Parlemenis étaient bien bons cl bien crédules, vous en conviendrez; ils accordaient, sur

II

.?G

LECTURES DU SOIR.

noiicer los oracles el h épouvanter les peuples ; quelques facétieux de graiule disiluction l'ont mise au service de leurs petites aniuiosités.

Un certain Autliôinius, aroliifoctc, qui vivait en l\'M, époque ;^ laqiu>lle il bàlit l'église de Saiule-Sophie ;\ Cou- stanliuo|ile, avait à se plaindre d'un de ses voisins, nouiiné Zenon, philosophe, qui occupait le premier élage, alors que rarciiitecte habitait lo rez-de-clKUbsée.

Voulant se venger du bruit incessant que l'habitant du premier étage faisait au-des-us de sa tête, notre intoli'raiit Anlhémius résolut de sinuiler un Ireuiblement de teire, afin de faire croire ù son bruyant voisin que la maison menaçait ruine, et par de le décider à s'en aller.

Pour arriver à son but, il lixa solidement sur une chau- dière des tuyaux de cuir, qu'il prolongea jusqu'au niveau de son plafond en les soutenant avec des supports con- venablement disposés.

L'appareil ainsi préparé, la chaudière fut mise sur un feu ardent soigneusement entretenu.

Bientôt la vapeur se dégagea en abondance et vint frapper le [ilafond par secousses inlermittcnles, que, sans doute, le vindicatif architecte savait produire au moyen de clefs ou do soupapes qu'il fermait ef ouvrait ù volonté.

Le voisin, cflraxé, no jugea pas prinfcnt de rester dans une maison dont le plancher était vacillant et les murs probablenieut peu solides; il déguerpit sans rien dire à son voisin du rez-de-chaussée, espérant bien le voir écrasé sous les décombres, tandis que, de son côté, notre chauU'eurse frottait les mains d'aise du succès qu'il avait obtenu.

C'est peut-être à celte mauvaise plaisanterie que son auteur doit l'honneur immérité qu'on lui a fait d'avoir découvert la poudre à canon.

Quoi qu'il en soit, jusqu'au quinzième siècle, il n'est pas question d'applications plus sérieuses de la vapeur en vase clos; cependant il paraît qu'Archiniède, qui vivait de 287 Ji 212 avant notre ère, avait imaginé un canon à vapeur, dont il n'a été parlé nulle part jusqu'au moment oii on en trouva le dessin et la description dans les car- tons du célèbre Léonard de Vinci.

Ce canon, fort peu maniable el d'une construction gros- f-%e, présente pourtant le germe d'une machine à va- peur proprement dite ; il iV.iil en prendre date. Il est foruié d'une grosse cais-:c figui'ant un carré long, dans laquelle se trouvent en avant du feu elune chaudière fermée, mais pouvant communiquer avec un tube canon, chargé d'une balle du poids d'un talent et demi ; en arrière, se lrou\e de l'eau q;ii, au moyen d'une vis, peut être projetée dans la chaudière fortement chauffée. Celte eau produit subitement de la vapeur qui chasse devant elle la balle, seul obstacle à sa libre expansion; le tout est supporté par des roues. Sur la caisse, on remarque des inscriptions écrites de droite h gauche et h l'envers, qui signilicnt : architonnerrc, invention d'Archimède.

Remarquons-le en passant, mesdemoiselles, nous n'a- vons encore véritablement qu'un éolipyle dans le tube duquel Archimède a placé une balle! Mais cependant, il faut le reconnaître, il y a progrès, dans ce sens que la chaudière est chauffée d'avance pour permettre à l'eau de se vaporiser instantanément, et que le tube d'échap- pement est fermé par un corps mobile capable d'être lancé vers un but. Archimède n'en a rien dit, et il fallut qu'on trouvât ce dessin dans les cartons de Vinci pour lui en faire honneur.

Rn 13i3, un Espagnol, Blasco de Garay, capitaine de navire, proposa îi Charles-Quint une machine pour faire

aller les bâtiments de toutes dimensions, même en temps calme, sans le secours de rames ni de voiles.

L'essai fut accepté, et l'expérience eut lieu sur la Tri- nilê, navire de deux cents tonneaux, chargé de blé; ce navire était commandé par le capitaine Pierre Scarza,qui devait conduire son chargement de Colibre à Barcelone.

Le voyage eut lieu en effet sans encombre; mais, mal- lieurenscinent pour les Espagnols, qui revendiquent un droit à la priorité, l'auteur n'a pas voulu faire voir sa machine, il n'a laissé aucune pièce descriptive, de sorte que nous on sommes réduits aux conjectures.

Si cet appareil était h vapeur, ce devait être, d'après Arago, un éolipyle à réaction, fait d'après les idées iTIlé- ron; et par conséquent nous n'avons pas encore une vraie machine à vapeur.

Dix-neuf ans plus tard, on trouve qu'un nommé Malhe- sius indique, dans un recueil de sermons, la possibiiilé de construire des appareils dont l'action est scmbla!)Ie à celle de nos machines à vapeur modernes. «Au moyen, dit-il, de l'eau, du vent et du feu, et moyennant de beaux mécanismes, l'eau et lo minerai s'élèveraient des profon- deius des mines avec une grande diminution dans la dépense. »

L'exposé est bien vague, comme vous le voyez, cl il reste à savoir si la machine produisait son effet au moyen de l'air dilaté ou de la vapeur, ou si l'auteur entendait donner la dénomination d'air dilaté à la vapeur formée.

Pour suivre pas à pas tout ce qui s'est fait dans l'ordre d'idées qui nous occupe, il me faut vous faire traverser une période de cent quarante-quatre ans, près d'un siècle et demi, avant de sortir des inventions fondées sur l'éolipyle.

C'est que l'esprit peu sérieux, à celte époque, peu dis- posé à l'observation des faits les plus faciles à constater, s'obslinait ù ne voir dans la vapeur d'eau que de l'air dilaté.

Philibert Delorme, le célèbre archilccle, l'auteur des plans des châteaux d'Anet, de Melidon, de la cour des Valois à Saint-Denis, et du palais des Tuileries, recom- mande l'emploi des éolipylcs dans les cheminées pour les empêcher de fumer ; c'est un moyen excellent, en effet, qu'on a mis en pratique de nos jours.

En passiinl par le loyer, la vapeur détermine un énorme courant d'air et active la combustion. Le tournebroclie s'est vu associé h cet instrument et a tourné à la vapeur.

Le professeur de malbémaliipies de Louis XIH, David Rivault, parle bien, il est vrai, en IGOo, de l'iuveiilion. description et démonstration d'une nouvelle artillerie qui, ne se chargeant que d'air et d'eau pure, a néanmoins une force incroyable; mais, comme vous le voyez encore, cela ressemble beaucoup au canon dessiné par Léonard de Vinci; la vapeur, dans ce cas, n'est pas employée toute faite pour expulser le projectile; elle n'est pas non plus employée seule : ou adjoint l'air à l'eau, et il est probable que l'air joue le plus grand rôle dans l'effort d'expulsion du boulet.

Salomon de Caus, ingénieur normand, a fait diverses expériences dans lesquelles il démontre très-bien que l'eau chauffée suffisamment pendant longtemps peut se résoudre entièrement en vapeur, lorsqu'on laisse à celle- ci une issue ; qu'elle ne perd rien de son volume si on empoche la vapeur de s'échapper; et qu'enfin, si le vase fermé n'est pas assez résistant, ou s'il est chauffé h ou- trance, il peut, h une certaine température, se rompre on éclats avec un bruit formidable.

Mais s'arrêtent ses vues; il n'a pas su rapprocher

MUSÉE DES FAMILLES.

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ses expériences de celles de ses prédécesseurs, en tirer des conclusions et faire des applications importantes, et pourtant il était sur la voie !!!

Le père Lcnrechon, jésuite lorrain, ne voit lui-même dans tout ceci que des boules à souffler le feu; il en donne, dans son traité imprimé en 1G2G, une délinition, et il en indique l'emploi comme soufflet.

Toutefois il va un peu plus loin; il calcule la quantité de vapeur que peut fournir un volume d'eau déterminé, et il en évalue le rapport à 1,000. C'est-à-dire que, sui- vant lui, \ litre d'eau devait fournir 1,000 litres de vapeur à 100 degrés, bien entendu. Il était encore loin de la vé- rité, car 1 litre d'eau fournit environ 1,700 litres de va- p jur ; mais il approchait, et déjà la tendance de son esprit

aux comparaisons et aux rapports était d'un bon exemple, il introduisait le calcul dans la question.

Giovanni Branca, ingénieur romain, a été jusqu'à faire une machine à pilons pour broyer les corps qu'il voulait mettre en poudre; cette machine n'est encore mue que par le souffle d'un buste d'airain, dans l'intérieur duquel se trouve de l'eau chauffée par la base. La vapeur sort avec effort de la bouche et vient frapper le bord d'une large roue ; celle-ci fait tourner un axe qui, par certaines dispositions mécaniques, accroche les tiges des pilons, les élève, et ensuite les laisse successivement tomber d'une certaine hauteur. Tout cela, comme vous le voyez, ne s'éloigne pas des éolipyles; je ne vous en parle que pour en compléter l'historique et vous faire remarquer corn-

La statue de Lroiue. Coniposilion de Salières.

bien l'cspiit est lent à arriver au but qu'il se propose, et combien il se traîne longtemps sur des redites avant de faire nn bond qui le sorte de l'ornière tracée! Dans ce dernier cas, il est à remarquer ipie, pour la première fois, la vapeur est employée connne moteur à un usage indus- triel ; mais ce n'est pas ce que nous entendons par machine à vapeur.

Vous parlcrai-je des travaux des pères Kircher et Scholt, celui-ci élève du premier, et Dobrzenski, jésuite do IJolième? Ils n'ont fait (|U(', des aitpareils de [ihysique aniusanle, par lesquels ils forcent de l'air chaulTé à passer à travers de l'eau, ou à presser sa surface, de manière à l'élever en jets. Ce serait nous arrêter inutilement ; nous couslaterons seulement (pie ces trois révérends ne voyaient dans leurs expériences que l'action plus ou moins puissante de l'air rarélié, suivant qu'il était plus ou moins cliund.

Il faut arriver à 1G63 pour admiier l'esprit fécond dua marquis de Worcester qui, à son dire, avait fait ou per- fectionné tant d'inventions, qu'il est réduit à cataloguer toutes celles dont il se souvient! Il a malheureusement perdu ses premières notes, et il a peur d'oublier ce qui lui reste dans la mémoire; c'est pourquoi il intitule mo- destement son ealalopue : A century of inventions, et, plus fort de sa perte que de ses inventions elles-nièmes, il se fait adjuger par le Parlement, qui le croit sur parole, nn brevet pour nn procédé par lequel il fait monter qua- rante mesures d'eau froide avec une seule mesure d'eau rart'fice par la chaleur, éclater un canon rempli aux trois (piarts d'eau, fermé par une vis h la bouche et à la lu- mière , et chauffé en cet état pendant vingt-qualre hem es !!!

Dans ce Icmps-là, les Paricmcnis étaient bien bons cl bien crédules, vous en conviendrez; ils accordaient, sur

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LECTURES DU SOlIl.

parole, un brevet à un lioninio (|ni se rappolail les cx|>é- lionoosdo Siilonuin de Caus el ilo Branca, ol qui se les ald'iliuail sans aulro l'a^-on.

Laissons donc de côlé ce uiarquis de WoiccsIli', Iionmic vanilenx, que ses coin|ialriotos oiix-MiiMues se sonl chargés île llagcilcr; car la probité est de tous les pays, elle u'a qu'un poids cl une mesure.

SIXII'M!': l'NTRRTlEN.

("•ri.^iiie lie Denis Piipin. ComiiiiMU Papiii a élo mené à re- chercher la force de la vapeur. Invenlion de la soupape. Uevenilic;ilion. par Robinson, en faveur île Kooke. l'u- blicitlioii imprimée îles trav;iu.N de Papin en IGS'2. Re- clierches pour oblenir le vide. Découverte de la conden- sation de la vapeur par U- froid. Application au mouvement de va-et-vient. Transformation de ce mouvement en tous autres. Explication de quelques termes techniques.

Notre si.vièmc soirée commence, et votre question n'a pas encore reçu la réponse qui convient à toutes les par- ties qu'elle embrasse ; c'est que, chère cousine, vous m'avez engagé dans une dos plus longues el dos plus ar- dues théories de la physique.

J'ai été long, très-long même, et pourtant je n'ai pas été prolixe; je n'ai pas fait inlervonir les lois de lu cha- leur, auxquelles se trouve particulièrement soumise la vapeur ; j'ai abrégé beaucoup, et il me reste encore beau- toiqi à vous dire.

Dois-je continuer dans le même sens, ou bien faut-ii tuiirner court el arriver tout de .suite à la Un?

Votre signe do tète m'en dit assez; je poursuis. Mais, avant d'aller iilUs loin, remarquons que, dans la longue énuméralion que je vous ai faite des expérimentateurs et (le leurs expériences, nulle part^ bien que j'aie eu le soin de vous présenter toutes celles qui élaicnt un peu sail- lantes, celles aussi qui avaient l'air de se rapprocher du but : nulle part, dis-je, nous n'avons rencontré traces de maciiincs à vapeur.

A aucune époque nous n'avons pu remarquer qu'un auteur s'inquiétât de la force ou tension de la vapeur correspondant à une température doiiiiéo ; qu'il s'occupât lie la mesurer par un appareil exprès ; qu'il appliquât cette |)uissance à une machine à piston capable de produire un mouvement accéléré ou continu à volonté. Jusqu'à pré- sent nous n'avons rencontré qu'éolipyle primitif lançant lie la vapeur contre des charbons ardents pour les faire brûler plus vite ; qu'éolipylcs mobiles, diversement con- Ijurnés, mis en mouvement par la réaction impétueuse de la vapeur ; puis le même système enfermé dans la tête d'une idole, servant à manifester le mécoiitenlemeiit du dieu par un éclat de tonnerre, la rancune d'un voisin par un tremblement de plancher. Nous avons bien vu qu'un bâtiment pouvait être conduit; mais par quel moyen? l'auteur est mort avec son secret. Le canon attribué à Archimède n'est lui-même qu'un éolipyle per- fectionné, dans ce sens qu'il produit sa vapeur inslanla- p.ément. L'application au tirage des cheminées et au tournebroche ne fait pas avancer la question, vous en conviendrez. Le canon que fait éclater Salomon de Caus ne pi ouve que la force de la vapeur ; le rapport du vo- kiine de l'eau à celui de la vapeur, bien que faux, est un pas vers le progrès ; la machine qui soulève et laisse échapper des pilons est encore une application [)lus avancée de la partie mécanique, c'est vrai; mais le mo- teur est toujours la vapeur soufflée.

Jusqu'à présent donc, rien, absolument rien de ce que nous chorchous ne s'est présonlc.

Eli bien! nous voilà arrivés en iGSI, c'est-à-dire à une époque d'où date le principe qui fait mouvoir les machines à vapeur foiu;tioiinant de nos jours.

Je dis le principe et Jiou le mécanisme; car, dans ces .sortes de choses, le principe est tout, ainsi que l'iiulique le mot.

Comment pourriez-vous faire un mécanisme qui ne s'adapterait à rien?

Je vous comprends : vos regards expriment l'impa- tience, vous êtes désireuses de connaître le nom de l'in- venteur et vous vous demandez si nous avons riionneur de le compter parmi nos compatriotes. Cette impatience me flatte et vous honore ; vous n'êtes pas insensibles aux gloires de notre pays, vous êtes Françaises, je le vois à votre émotion. Soyez donc heureuses; son nom est... DicMS Papin.

L'histoire de cet homme de génie nous a été faite par M. le docteur Ducoux, ancien représentant du peuple en 1848, dont les aspirations génércua ,set patriotiques ne le cèdent en rien aux vôtres.

D'après ce travail rcmaripiable, couronné en 1837 par la Société académique de Blois (1), et auquel nous ferons de larges emprunts, avec la permission de l'auteur, Denis Papin serait dans cette ville, le 22 août 1647, d'une famille considérée, qui professait la religion calviniste, et qui, poiu' ce fait, fut obligée de s'expalrior à la regretta- ble époque de la révocation de l'édit de Nantes.

Pour de plus longs détails historiques sur |a vie de l'homme illustre dont je veux vous faire connaître les travaux relatifs à la vapeur, je renvoie chacune de vous à la notice que je viens de citer, et j'arrive sur-le-cham[) à sa découverte.

L'idée fondamentale qui a mené Papin à mesurer la force de la vapeur tire son origine d'un appareil dans le- quel il voulait faire cuire économiquement des substances alimentaires.

Cet appareil, fort simple, consistait en deux cylindres creux, dont l'un, beaucoup plus étroit, contenait les ali- ments qu'on voulait faire cuire et entrait dans le second, qui renfermait un peu d'eau. Un couvercle ajusté à frol- tiMuent, et fermant herméticjuement le faraud cylindic, était encore assujetti par de solides écrous. Le tout ainsi disposé sur un feu ardent formait un bain-marie à haute température qu'il appelait digesleur.

Papin, ayant fait fonctionner son appareil, en reconnut les défauts, qu'il signale ainsi :

« Cette machine est sans doute fort simple et peu su- jette à se gâter, mais elle est incommode en ce qu'on ne regarde pas dedans aussi aisément que dans le pot ordi- naire ; et, comme elle fait plus ou moins d'effet, selon que l'eau qui y est se trouve plus ou moins pressée, et aussi selon que la chaleur est plus ou moins grande, il pour- rait arriver quelquefois que vous tireriez vos viandes avant qu'elles fussent cuites, et d'autres lois que vous les laisseriez brûler ; ainsi il a fallu chercher des moyens pour connaître et la quunlilè de pression qui est dans la machine et le degré de chaleur.

«Il n'y a qu'à faire un petit tuyau ouvert des deux bouts, et, l'ayant soudé sur un trou fait au couvercle, il faut appliquer sur l'ouverture en haut de ce tuyau une petite soupape bien exacte et garnie de papier.»

Vous le voyez, mesdemoiselles, nous arrivons, pour la

(i) ln-12, S^eédit., 1854; Henri Morard, Blois.

MUSËE DES FAMILLES.

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première fois, à tine soupape. Continuons nos citations/

Afin de pouvoir estimer facilement la force intérieure qui soulèverait la soupape, Papin faisait peser dessus une verge en fer, à l'extrémilé de lacpielle il suspendait un poids; la tige et le poids avaient été préalablement éprouvés.

c Lorsque la soupape laisse échapper quelque chose, je conclus que la pression dans le baiu-marie est environ liuit fois plus forte que la pression de l'air, puisqu'elle peut soulever non-seulement le poids qui résiste à six pressions, mais aussi la verge que j'ai éprouvée, qui ré- siste à deux; et ainsi, en augmentant ou diminuant le poids ou en le changeant de place, je connais toujours à peu près combien la pression est forte dans la machine. »

Non-seulement nous avons, à celte époque (1081), une soupape de sûreté (qu'on emploie même à présent), mais encore notre inventeur mesure la tension intérieure de la vapeur et l'apprécie avec des poids.

Ceci était imprimé à plusieurs éditions en 1682, au sujet du digcsteur; et pourtant un certain docteur Ro- binson n'a pas craint d'avancer que « le docteur Papin, Français d'origine , inventa, vers iG99, un moyen de dissoudre les os et autres matières animales solides ; mais que, loiiglemps avant lui, c'est-Ji-dire en 168i, Kooke, son ami intime, avait signale ce procédé ! »

A propos de procédé, \ious conviendrez avec moi, mesdemoiselles, que celui de feu mon malencontreux confrère Robinson n'est pas des plus délicats, ni des plus heureux à l'endroit de la chronologie. Barème, qui a bien son mérite, est venu nous apprendre que 1681 et 1682 sont avant 1684 ; par conséquent nous laisserons peser de tout son poids sur la poitrine de l'historien, volontai- rement infidèle, le mensonge qui l'a conduit à aller cher- cher la date de 1699 pour en faire l'époque de l'inven- tion de Denis Papin au profit de son compatriote Kooke, et nous dirons désormais avec l'honorable M. Ducoux : « Denis Papin inventa, en 1682, la soupape de sûreté.»

Vous voudrez bien retenir cette date importante dans l'histoire de la vapeur et l'opposer à toute autre, qu'en vain on voudrait faire prévaloir sur celle-ci, avec toute l'assurance que donne la conviction. C'est pour établir votre opinion, c'est pour la former d'une manière iné- branlable que j'ai f;iit remonter l'histoire de la vapeur à l'origine des éolipylos et l'ai suivie jusqu'à celte époque de glorieuse mémoire pour les arts et pour la Franco, afin de vous montrer que jusque-là on ne connaissait au- cun moyen de mesurer la force de la vapeur et de la maintenir au même degré de tension. Il faut aimer sa patrie, mais, avant tout, il faut aimer la vérité.

Avis aux Hobinsons de notre époque.

Papin avait fait un grand pas en inventant la sou- p;ipe de sûreté, à l'aide de laquelle il doniiail à la vapeur telle force expansive qu'il voulait; mais il n'avait pas en- core un mouvement de va-et-vient; et c'était fout le problème. Poin- obtenir ce mouvement, il fnllait que le vide lût fait dans le cylindre qui servait de corps de pompe.

lispéranl chasser cet air si gênant, les cliorcheurs cu- rent recours à l'inflammation de la poudre à canon.

Suivant l'idée (pi'on s'en était faite, la fiauime devait occuper lout l'intérieur du corps do pompe ; l'air cédait sa place, cl le pisldu descendait jusqu'au fond du cylin- dre. Il n'en fut rien ; la poudre, brûlant, dégageait du gaz; elle dilalait l'air, il est vrai, (huit l'excédant sortait du vase; mais il en resinit encore dont la pré,sence ré-

duisait beaucoup l'effet qu'on voulait obtenir dans le jeu de la machine.

«Ce qui cause, dil Pa[>in, deux différents inconvé- nients : l'un est qu'on perd environ la moitié de la force qu'on devrait avoir, de sorte qu'au lieu d'élever trois cents livres, le piston n'en soulève que cent cinquante; l'autre est qu'à mesure que le pis!on descend, la force qui le pousse en bas diminue de plus en plus. »

Ces cijnsidéralions déterminèrent Papin à continuer ses recherches. Dans le nombre dos expériences qu'il fit, il remarqua qu'un petit tube, fermé à une extrémité, contenant de la vapeur, se remplissait immédiatement d'eau fioide lorsqu'on le plongeait dans ce liquide, comme si celui-ci eût été attiré par succion.

Ce fut un trait de lumière pour notre expérimentateur.

Pour que l'eau entrât ainsi, il fallait que la vapeur eût perdu toute sa force de résistance, et cette perte ne pou- vait résulter que de l'abaissement de température. Dès lors il eut le seciet de celle grande loi de la vapeur, sa- voir : qu'elle perd toute foire élastique en se condensant par le froid. 11 reconnut que ce devait être un moyen puissant pour opérer le vide qu'il n'avait pu obtenir jus- que-là ; aussitôt il en fit rap[)licalion à ses machines à piston :

1" Comme vapeur assez éjevée en température poiu' vaincre la pression atmespliërique et mouvoir un piston de bas en haut;

2" Comme vapeur condensée, perdant ainsi lout ressort élastique et ne pouvant opposer aucune résistance à la colonne atmosphérique pressant le piston de haut en bas.

Le voilà donc obtenu, ce mouvement de va-et-vient indispensable pour avoir un mouvement continu, que la mécanique se chargera d'obtenir et de tiansformer.

Je m'explique : un mouvement alternatif de haut en bas ou vertical, comme celui qu'on imprime à un pilon dans im mortier, une fois obtenu et entretenu à volonté, peut être transformé en un mouvement allernalif ho- rizontal, ou d'avant en arrière, comme celui du labot entre les mains du menuisier. Il peut encore être changé en un mouvement continu circulaire vertical, comme celui d'une poulie, ou en mouvement continu circulaire horizontal, comme celui du jeu des chevaux de bois.

Vous voyez, mesdemoiselles, les conséquences énormes de la découverte de ce simple mouvement de va-et-vicril, et à combien d'applications il va servir. La mécanique intervenant fabriquera des machines plus ou moins com- pliquées ; elle les adaptera à tous les besoins de rindu>- liie. Ceci sera l'affaire du temps; mais le principe c>t découvert : la vapeur chauffée acquiert une force élas- tique capable de produire los plus grands efforts; refroi- die, elle se transforme en eau et no présente plus aucune résistance. Hounoiu" à Denis Papin!

Avant d'aller plus loin, je dois vous donner quelques explications sur des termes techniques que j'ai déjà em- ployés, qui reviendront assez souvent dans le cours do celte narration, et que j'aurais peut-être vous expli- quer plus tftt; mais cela amait internunpu les idées; je préfèro m'y arrêter maintenant.

Je vous ai parlé et vous parlerai de nouveau de corps do poiupo, piston, lige de piston, sonp;qic, etc. ; cl j'ai bien vu, à vos ligui-es expressives, à votre air inlerroga- teiu', que je m'écartais de mes promesses. Ne m'en veuil- lez pas, je m'exécute.

Toute pompe, comme ce4les que vous avez vues dans vos cours ou sur certaines places, à la campagne, est composée d'im tube creux en bois, ou en fer, ou on cui-

•H)

LECTLUES DU SOIU.

vre ; c'est le corps do la pompe. Dans ce tube ou cylin- dre se trouve une rondelle épaisse, de mèuie diamètre, l'ermaul oxacleuieul l'intérieur du tube; elle peut être abaissée ou moutée par une lige à laquelle elle est unie ; t'est le piston et sa ti^e. Généralement ce piston est percé d'iuie ouverture qui peut s'ouvrir ou se fermer seule mécaniquement, dans certaines circonstances bien délerminées. La pièce qui exécute cette fermeture se nomme soupape. Nous aurons à parler aussi de chaudière, bouilleur ou gcnéialcur. Ces trois expressions vous in- diqueront le vase de forme quelconque plus ou moins grand, toujours très-solide, dans lequel se trouve re;iu deslinée à former la vapeur qui doit donner au piston le mouvement de va-et-vient que nous avons signalé pré- cédemment.

6EPTIÈ.ME ENTRETIEN.

Motifs de l'emploi de la vapeur comme force motrice. Expo- silion des idées de l'apiii sur ses macliines et les applicalioiis qui |)Ourront en èlrc faites ultérieurement, traduites del'ori- pinal par M. Uucoux. Uescriplioii des appareils. Quel- ques explications.

Nous voilà, mesdemoiselles, arrivés à la première pliase de l'invention, je veux dire de l'application de la force de la vapeur aux diverses macliines qui doivent remplacer avec avantage la force du vent, des eaux, des animaux, des hommes même.

Le vent, cette force si puissante et si peu coûteuse, n'est pas toujours à notre disposition.

Les cliutes d'eau ou les eaux courantes ne peuvent pas être non plus employées partout. il s'en trouve, leur action, leur masse, leur rapidité, leur niveau, va- rient souvent assez pour faire complètement défaut dans les temps de sécliercsse ou de golée, par exemple.

Les animaux et les hommes employés à faire mouvoir les combinaisons mécaniques sont d'une location dispen- dieuse. Tous ces motifs réunis ont fait naître le désir et sentir le besoin de se procurer une puissance qu'on pûl produire, augmenter, diminuer et diriger à volonté, en tous temps, en toutes saisons, à toute heure, et sans trop de frais.

Je crois qu'il est utile, avant d'aller plus loin, pour vous faire bien saisir les progrès qui ont été réalisés de- puis la découverte de Papin jusqu'à nos jours, de vous exposer en quels termes cet inventeur s'exprime. Vous verrez par son propre récita quelles séries de déductions l'a amené une découverte qui, modifiée, étendue, per- fectionnée, devait faire la fortune du monde entier.

Je n'ai plus à raconter, je vais lire ; après quoi je vous donnerai les explications que nécessitent certains pas- sages qui, sans être obscurs, pourraient ne pas cire bien compris.

MÉMOIRE INSÉRÉ DANS LES ACTES DES ÉRUDITS DE LEIPSICK, 1G90, TRADUCTION DE M. DUCOUX.

Nouvelle méthode de Denis Papin pour obtenir à bas prix les forces motrices les plus considérables.

« Dans la machine destinée à l'essai de la poudre à canon, et dont la description se trouve dans les Actes des Lrudils, pour l'an 1(J88, mois de septembre, on dé- sirait surtout que la poudre allumée dans la partie infé- rieure du tube remplit de nainme la cavité entière, pour que l'air lut complètement chassé et que le tube en des- s(;iis du piston restât tout à fait vide d'air,

« On a dit que le résultat n'avait pas répondu aux souhaits : en elTet, malgré toutes les précautions alors décrites, il était toujours resté dans le tube environ la cinquième partie de l'air qu'il peut contenir, d'où il ré- sulte un double inconvénient: parce qu'on n'obtient ainsi que la moitié de reflet désiré, de sorte qu'on n'é- lève à la hauteur d'un pied qu'un poids de centciiupianle livres au lieu de trois cents, qui auraient être élevées si le tube avait été parfaitement vide ; "i" parce qu'à me- sure que le piston descend, la force qui le presse diminue, comme on l'a également observé.

« Il est donc indispensable de recourir à quekpic moyen, afin de diminuer la résistance dans la même proportion que la force motrice elle-même, pour que celte même force motrice puisse la surpasser jusqu'à la fin. De même que, dans les horloges portatives (les mon- tres), on ménage avec art la force inégale du ressort qui meut toute la machine, afin que, pendant tout son trajet, il puisse vaincre avec une égale facilité la résistance des roues, il serait bien plus commode d'avoir une force mo- trice toujours égale depuis le commencement jusqu'à la fin. On a donc fait, dans ce but, quelques essais pour obtenir un vide parfait à l'aide de la poudre à canon; car, par ce moyen, comme il n'y aurait plus d'air qui ré- sistât au piston, toute la colonne atmosphérique supé- rieure, en pressant le piston, le pousserait jusqu'au fond du tube avec une force uniforme.

« Mais jusqu'à présent toutes les tentatives ont été in- fructueuses, et, après l'extinction de la poudre enflam- mée, il est toujours resté dans le tube environ la cin- quième parlie de l'air.

« J'ai donc essayé de parvenir, par une autre route, au même résultat; et comme, par une propriété qui est na- turelle à l'eau, une pctile quantité de ce liquide, réduite en vapeur par l'action de la chaleur, acquiert une force élastique semblable à celle de l'air et revient ensuite à l'état liquide par le refroidissement, sans conserver la moindre apparence de sa force élastique, j'ai cru qu'il était facile de construire des machines l'eau, par le moyen d'une chaleur modérée et sans frais considérables, produirait le vide parfait que l'on ne pouvait obtenir à l'aide de la poudre à canon. Parmi les différentes con- structions que l'on peut imaginer à cet effet, voici celle qui me parait préférable :

«A est un tube d'un dianièire partout égal, exactement fermé dans sa partie inférieure ; B est un piston adapté à ce tube ; D, un manche fixé au piston ; E, une verge de fer qui se meut autour de son axe en F; G, un ressort qui presse la verge de fer E, de manière à la pousser né- cessairement dans l'ouverture H, aussitôt que le piston et la tige sont élevés à une hauteur telle que l'ouverture soit au-dessus du couvercle 1 ; L est un petit trou pratiqué dans le piston, par lequel l'eau peut sortir du fond du tube A, lorsqu'on enfonce pour la première fois le piston dans ce tube (1).

« Voici quel est l'usage de cet instrument : on verse dans le tube A une petite quantité d'eau, à la hauteur de trois ou quatre lignes, puis on introduit le i)iston et on le pousse jusqu'au fond, jusqu'à ce qu'une parlie de l'eau versée ressorte par le trou L. Ce trou est alors bou- ché par la verge M, puis on place le couvercle I sont pratiquées les ouvertures nécessaires pour le passage de la verge M et de la tige D ; en l'exposant à un feu mo- déré, le tube A, qui est d'un métal très-mince, s'ccbaulTe

(Ij I.c tube en question est le cylindre même dans lequel se meut le piston; c'est le corps de pompe.

MUSÉE DES FAMILLES.

Ijiculôt, et l'eau, cliaiigée en vapeur, exerce une pres- sion assez forte pour vaincre le poids de l'almosphère et pousser en haut lo piston B jusqu'au moment le trou H de l;i tige D s'élève au-dessus du couvercle I, et que le bruit annonce que la verge E a été poussée dans le trou II par le ressorte. Il faut, dans ce moment, ôter aussitôt le feu, et les vapeurs rciilermées dans le tube à minces parois se résolvent bientôt en eau par l'action du froid, et laissent le tube i)arfaitement vide d'air. On fait tourner

ensuite la verge E pour qu'elle sorte de l'ouverture H et permette à la tige de redescendre; aussitôt le piston B éprouve la pression de tout le poids de l'iitmosphère, et le mouvement désiré a lieu avec d'autant plus de succès que le diamètre du tube est plus grand, et on ne peut douter que tout le poids de l'atmosphère ne fasse agir sa puissance diins les tubes de cette espèce; car j'ai reconnu par expérience que le piston, élevé par la cha- leur jusqu'au haut du tube, redescendait peu après jus-

Jlachines diverses ; tolipyle; 1' Machine altribuce à Héron ; 3"

5" Digoslour; Machine à vapeu

qu'au fond, et cela à plusicius reprises, en sorte que l'on I ne pi'ut soupçonner la moindre (luantité d'air oppi)sant. j

« Or, mon tube, dont le diamèlrc n'cxcide pas deux doigts (0'",04), élève cependant un poids de soixante livres (30 kilogrammes) aussi vile (juc le piston est re- foulé dans le Iule. Et le tube liii-mi*me pèse à |tcine cinq onces (153 graunncs). Je suis donc convaincu cpi'ou pourrait faire dos lubos posant au plus quarante livres, (pii, copendani, à cluKiue mouvemoiit, pourraient élever NovtsiuKi; ISOI.

Canon de Léonard de Vinci; 4" Macliine à broyer de Branca, r (le l'apui. Dessin de Salières.

à quatre pieds de haut (l^.SS) un poids de deux mille livres.

« J'ai en outre éprouvé qu'une minute suffit pour que lo piston soit poussé par un feu modéré jusqu'au haut de mon tube ; cl, comme le feu doit (ire proportionné à la capacité du tube, les grands lubos pourraionl Cire échaulTés presque aussi vite que les polils, ce qui prouve quelles forces motrices immenses on pourrait oblenir au moyen d'un procédé si simple et si peu coùIoun.

G VINGT-NEtVli.ME VOLIUK.

i:î

Li:cTUHES dl; SOIU.

« On sait en oITet que le poids do la colonne d'air a}j;issanl sur ini liibo d'nn pied do diiunèlre éj^alo à peu près deux mille livres; que si lo diauièlrc est de deux pieds, le puids sera environ de huit mille livres, et (|uc la pression aujinientera ainsi de suite en raison triple desdia- mèlros. 11 suit de Ift que le feu d'un fourneau quianraitun peu plus (le deux pieds de dianièire sulTuail poiu' élever i^i chaque minute huit mille livres pesant à une ha'.ilcur de (juatro pieds; si l'on pri'p;irait des luhes de celte liauleur, le feu, renfermé dans un fourneau de fer un peu mince, pourrait ôlre facilement transporté d'un tube ii un autre, et ainsi le mf'ine feu procurerait continuellement, soit dans l'un, soit dans l'autre tube, ce vide dont les efl'ets sont si puissants. Si l'on calcule maintenant la grandeur des forces que l'on peut obtenir par ce moyen, la mo- dicité des frais pour acquérir une quantité de bois sufti- sanle, on avouera, sans aucun doute, que notre méthode est beaucoup supérieure à l'usage de la poudre à canon, dont on a parlé, surtout depuis qu'on obtient ainsi un vide parfait et qu'on obvie aux inconvénicnis que nous avons signalés.

« 11 serait trop long d'éuumércr comment on pourrait employer celle force pour tirer des minières l'eau et le minerai, pour lancer des globes de fer (boulets) à une grande dislance, pour diriger les vaisseaux contre le vent et faire beaucoup d'autres applications. Mais chacun, dans l'occasion, doit imaginer un système de machines appropriées au but qu'il se propose.

« Je ferai oitscrver ici, en passant, sous combien de rapports une force motrice de cette nature serait préfé- rable à l'emploi des rameurs ordinaires pour mouvoir des vaisseaux en mer.

« Les rameurs ordinaires surchargent le vaisseau de tout leur poids et le lendent moins propre au mouve- ment ;

« Ils occupent un grand espace, et par conséquent embarrassent beaucoup sur le vaisseau ;

«3' On ne peut pas toujours trouver le nombre d'hom- mes nécessaires ;

« Les rameurs, soit qu'ils travaillent en mer, soit qu'ils reposent dans le port, doivent toujours être nourris, ce qui n'est pas une petite augmentation de dépense.

« Nos tubes, au contraire, ne chargeraient le vaisseau que d'un poids très-faible; ils occuperaient peu de place; on pourrait également se les procurer en quantité suffi- sante, s'il existait une fois une fabrique fondée pour les confectionner, et enfin ces tubes ne consumeraient du bois qu'au moment de l'action et n'entraîneraient aucune dépense dans le port. Mais, comme des rames ordinaires seraient mues moins commodément par des tubes de cette espèce, il faudrait employer des rames tournantes, telles que je me souviens d'en avoir vu dans la machine construite à Londres par le sérénissime prince palatin Rupert. Elle était mise en mouvement par des chevaux, à l'aide de rames de cette espèce, et laissait bien loin derrière elle la chaloupe royale, armée de dix rameurs.

« Ainsi il est hors de doute que nos tubes ne pussent im- primer un mouvement de rotation à des rames fixées à un axe, si les manches des pistons étaient garnis de dents qui s'engrèneraient nécessairement dans de petites roues également dentées et fixées à l'axe des rames : il serait nécessaire seulement que l'on adaptât trois ou quatre tubes au même axe, pour que son mouvement pût conti- nuer sans interruption.

a En effet, tandis qu'un piston toucherait le fond de son tube, et ne [lourrail plus, par consé(pienl, faire tourner

l'axe avant que la force de la vapein- ne l'eût élevé au sommet du tube, on pourrait aussilôL éloigner l'arrêt d'un autre piston qui, en descendant, conlinuerait le mouvement de l'axe. ^Un autre piston serait ensuite itoussé de la même manière et exercerait sa force motrice sur le même axe, tandis que les pistons abaissés en premier lieu seraient de nouveau élevés par la chaleur et se re- trouveraient ainsi en état de mouvoir le même axe de la manière précéd(>mtnent décrile. D'ailleurs, un seul four- neau et un feu médiocre suffiraient pour élever successi- vement tous les pistons. Mais on m'objectera peut-être que les dents et les manches des pistons (crémaillères), étant engagés dans les dents des roues, devraient, en mon- tant et en descendant, donner à l'axe des mouvements opposés, et qu'ainsi les pistons montants empêchcraionl le mouvement de ceux qui descendraient, ou ceux qui des- cendraient empêcheraient le mouvement de ceux qui devraient monter. Mais cette objection est facile à résou- dre, car les horlogers comiaissent parfaitement le moyen d'affermir les roues dentées sur un axe, en telle sorte qu'étant poussées vers un côté elles font nécessairement tourner l'axe (ou essieu) avec elles, tandis que vers le côté opposé elles peuvent tourner librement, sans donner aucun mouvement à l'essieu, qui peut avoir ainsi un mouvement tout opposé au leur. La principale difficulté consiste donc à ériger une manufacture pour fabriquer aisément des tubes légers et d'un diamètre régulier, ainsi que cela s'est dit plus explicitement dans les Actes des ÈrudUs en 1688, et cette nouvelle machine que je pro- pose ne doit pas peu engager à suivre mon conseil, car elle démontre clairement que des tubes ainsi faits peu- vent très-commodément s'employer à plusieurs usages importants. »

Voici les quelques éclaircissements que j'ai à vous don- ner, mesdemoiselles, sur ce qui vient d'être lu :

Dans l'appareil il est fait usage de la poudre à ca- non, comme dans celui la vapeur fonctionne seule, Papin employait un corps de pompe ouvert par le haut, dans lequel se mouvait la têle du piston. La poudre à canon ou la vapeur, après avoir fait effort, laissait ou de- vait laisser vide l'espace compris entre le fond du corps de pompe et la têle du piston. Dès lors, cet organe mo- bile, n'étant plus poussé ni soutenu par en bas, se trou- vait invinciblement abaissé par le poids de l'atmosphère qui pesait dessus, comme l'aurait fait une colonne d'eau do même diamètre de trente-deux pieds de haut, ou une colonne de mercure de vingt-huit pouces, ou bien, en décimales, une colonne de dix mètres trente-trois centi- mètres d'eau, ou de soixante-seize centimètres de mer- cure, c'est-à-dire la hauteur du l)aromètre.

Nous savons pourquoi la poudre à canon a été rejetée, et quels sont les avantages de la vapeur seule. C'est uni- quement de l'emploi de cet agent que nous parlerons désormais en décrivant la machine à vapeur almosiihé- rique à simple effet, ainsi nommée parce que dans son jeu l'almosphère fait abaisser le piston que la vapeur a pour effet unique de soulever.

se terminent mes observations et mon récit sur les droits incontestables de Denis Papin, non parce que je n'ai plus rien à en dire, vous verrez par la suite que les perfectionnements qui ont été introduits dans l'applica- tion me forceront à rappeler son nom et ses idées, mais j'ai entrepris de vous faire l'histoire de la vapeur chauffée en vase clos, et non pas de vous faire l'éloge d'un lio'nnw

illustre.

P. TAVERNIER (di; la NiÉvnii).

MUSËE DES FA:J1LLES.

43

SOUS LES ORANGERS DE NICE.

BOUQUETS D'ALPHONSE KARRO

SECOND BOUQUET A LA JEUNESSE.

Richesse et pauvreté. L'indigence et l'obscurilé produisent la vigilance, l'économie, quelquefois le génie, presque toujours la richesse. La richesse engendre Toisi- velé, les plaisirs, la vanité, qui reconduisent à Tindigencc.

Cessez donc de vous plaindre de la société, jeunes gens, vous n'y changerez rien. Vous avez beau gémir sur le sort de ceux qui boivent de bons vins et épousent de jolies feinnios, vous n'en ferez pas j)asser la mode ; vous irem[)êciierez pas qu'à l'heure le riche et le pauvre disent leur l'aler nosler le matin et demandent au Ciel leur pain quotidien, ils n'entendent tous les deux par leur pain quotidien des choses assez dissemblables : le pauvre parle littéralement : c'est le pain de chacpiejour qu'il demande, du pain bis même au besoin, mais du pain pour lui et sa famille; le riche entend par le pain quotidien toutes sortes d'accessoires et de condiments de toutes les parties du monde qui lui ajoutent beaucoup de saveur.

J'ai souvent parlé du nombre de mètres que doit avoir aujourd'hui, pour nepasétre ridicule, la feuille de figuier telle que l'ont niodifiée les femmes de ce temps-ci ; je vous dirai de même que certains hommes entendent, par le puin quotidien qu'ils demandent, quelque chose qui se sert à trois services dans des plats de porcelaine peinte et de vermeil, tandis que saint Macaire d'Alexandrie ne mangeait qu'une feuille de chou crue chaque di- manche.

A ceux qui répètent aujourd'hui contre la société et le siècle présent les lamentations que l'on retrouve dans les anciens livres, il faut leur montrer l'habit d'un bossu. Quoi affreux habit! s'écricront-ils. Quoi est le barbare (pii a coupé et cousu un pareil habit? comme il est mal fait ! » Miiis non .. il est fait à la fiiille et à la mesure du bossu ; il faut bien qu'il mette sa bosse quehpic pari.

Chiens .ET AMIS. Puisque le chien est l'einhlème de l'amour et de l'amitié, de l'avis de tout le monde, il est clair, il est évident que c'est à proportion qu'un huinine se rapprochera de ce type qu'il |)assora pour mériter la qiialilicalion d'ami et d'amant véritable et sincère. Aussi l'amour et rainiliô sont-ils féconds en désappointements et en récriminations, chacun demandant aux autres de l'or pur et sans alliage contre un billon quelconque, de sorte (pto le plus souvent, sauf deux cas, c'est-à-dire si l'un dos deux amis est de la nature du chien, ou [)orle la domesticité jusqu'à la noblesse et l'héroïsme, ou si doux hoiiinios voient d.ins r.imilié une alliance ofl'on^ive et (léfoiisivc, (pii fail (pie cli;icun réunit la force de deux hommes dans toutes les circonstances de la vie, sauf dans ces doux cas, eniro doux amis, il n'en est (pi'un (pii soit l'ami de l'autre. Chacun veut avoir un ami, mais per- sonne ne s'occupe d'en être un.

l'ersoiine plus (pio moi n'a le droit de dire la vérité aux amisot aux chions. J'ai apparlcnu pendant dix années à un très-beau chien de Terre-Neuve ; outre nous, lesre-

(II Yoii l;i livraison de septembre dernier, t. X.XMII. ji.rtT'i.

lalions ordinaires étaient renversées : j'étais soumis, liuin- ble, hdèle comme un chien; il était capricieux, bizarre, ingrat comme un homme. C'était moi qui étais son ami. Eh bien ! après une liaison de dix ans, il a entrepris par deux fois de me dévorer, et m'a forcé de résumer ainsi notre amitié : les chiens ne valent pas mieux que lus hommes; 2" mon chien m'aimait comme on aime le bifteck.

Encore le respect de l'âge. Alphonse le sage , roi d'Aragon. a Entre tant de choses que les hommes re- cherchont, il n'y a rien de meilleur que d'avoir de vieux bois pour se chauffer, de vieux vin pour boire, avec de vieux amis ou de vieux livres ; tout le reste n'est que babiole. »

MONTAIGNE. «Il faut sccourirct étayer la vieillesse. »

CHAMFORT. « M***, counu par son usage du monde, me disait : Ce qui m'a le plus formé, c'est d'avoir su aimer des femmes de quarante ans, et écouter des hommes qui en avaient quatre-vingts. »

fontenelle. a J'avais quatre-vingts ans. Je m'em- pressai de ramasser l'éventail qu'une femme jeune, belle et mal élevée avait laissé tomber. Elle me remercia d'un ton dédaigneux : Ah! madame, lui dis-je, vous prodi- guez bien vos rigueurs. »

J'ai souvent entendu reprocher aux vieillards l'endur- cissement de leurs cœurs. 0 sainte et maternelle Pro- vidence, que tu as bien fuit! Hélas! combien déjà j'ai enterré de gens que j'aimais et de gens que j'admirais!

Croyez-vous qu'on sorte tout entier du cimetière, quand on vient d'y entendre la terre tomber avec un bruit sourd sur le cercueil de ceux qu'on aime? Croyez- vous qu'on enterre rien de soi avec eux?

Si un vieillard, autour duquel la mort a fait une morne solitude, sentait ses pertes comme on les sent dans la pre- mière moitié de la vie, un grand âge serait la plus ter- rible punition que la Providence pourrait iniliger à riiouune.

Et pourtant, au moment même je bénis celte Pro- vidence d'avoir diminué la sensibililé du cœur dos vieil- lards, je pense que je ne redouterais rien tant an monde, si je dois devenir un vieillard, que ilc lossenlir moins douloiirousomenl la perle de mes chers morts. Ce serait les perdre une soooiule fois dans mon cœur. 11 en est dont la mort ne m'a laissé qu'une consolation : la certitude do ne jamais me consoler.

MODESTIE. Une belle invention, c'est la modestie. Je parle de celle qu'on impose aux autres.

Cette invention est due à des gens qui, sûrs de ne com- metlre jamais ni une bonne ni une belle action, ni uw bon ouvrage, vouilraient cacher ce (pie les autres penvenl laire de bien; de même que (pielipies femmes (pii avaient do gros vilains pieds ont imaginé, il y a quelques années, les robes trop longues qui cachaient à la fois el leurs su.«!dits gros vilains pieds et les pieds étroils el cambrés dos antres femmes. Les envieux égoïstes s'efforcent d'éionffor el do cacher le bien fail par autrui ; mais ils se sont dit : « Nous n'en viendrons jamais à boni ti ces gens-là ne nous aidciil

u

LECÏUHIÎS DU SOIR.

pus; il faut leur persuader qu'il vaut mieux uc ps douiier (le pain .^ un pauvre que de laisser voir cpi'on lui eu donne. Il faut leur l'aire croire que celui qui re^;arde un lionnne se noyer est iuliuinient au-dessus de celui qui risque sa vie pour le sauver, mais qui ne réussit pas à cacher son action connue on caclie un crime. Bien plus, s'il s'avi>e d'en parler, il faut dire que, iion-scidement il a giité son action, mais (pi'il est couvert de ridicule; il l'aiit élaliiir que, de toutes les belles actions, la plus belle est sans coniredit de cacher son mérite. Notez que ces iionuêtes pens partagent l'inlirmité comumnc de l'humanité; ils ne sont jias non plus exempts de vanité, seulemeni, ils sont tiers d'avoir dos bottes vernies ou des fiants jaunes, d'avoir des cheveux frisés ou séparés au milieu du front par une raie correcte, ou d'ajouter h leur nom un petit (le clandestin; et ils ne pardonnent ni à un poëte, ni à un soldat d'être fiers d'un beau livre ou d'un trait de courage.

Je me rappelle, an sujet de lu modestie, ce passage d'une oraison funèbre :

u ... Et, messieurs, si vous ne voyez pas ici une foule de pauvres, dont sans doute le défunt prenait soin, c'est que, conformément au précepte, sa main gauche ignorait ce que faisait sa main droite, et qu'il leur cachait ses bienfaits prol)ables. »

J'aime mieux la vanité qui porte un homme à partager son bien avec les pauvres, et à leur distribuer des soupes, que celle qui consiste à mettre son chapeau sur l'oreille pour avoir l'air formidable. J'aime mieux la vanité qui jette un honmie dans les flammes pour en retirer un autre homme que celle qui se contente de tenir adroitement un lorgnon entre Fœil et le nez.

GAn:Ti'; fi\a>t..use. Je suis triste aujourd'hui : parlons de la gaieté, jeunes gens. Le peuple français a été long- temps un peuple spirituel, gai et léger ; il en a encore la réputation, et il n'y a pas une géographie un peu dé- taillée où on ne le désigne par ces trois épilhètes. Il n'y a pas de jour où, dans l'échange de lieux communs qui forment la plupart des conversations, il ne se trouve quelque prétentieux qui dise d'un air capable : « Le Français est léger ! » en ayant soin, par son attitude grave et sévère, de faire entendre à ses auditeurs qu'il se range lui-même dans une honorable exception.

Oui, le peuple français a été bien longtemps un peuple clourdi et léger; mais, depuis quelque cinquante ans, il a la prétention de se ranger, de [)asser peuple sérieux; il fait des affaires. A partir de ce moment, il est devei.u grave et morne. Il était grand en riant et en se jiuant ; il était nécessaire au monde; le reste du monde n'aurail pu se passer de lui. Il était l'échanson universel: il goûtait et essayait les us et les idées II imposait ensuite ses idées, ses modes, sa langue, ses chapeaux, ses rubans et ses livres; l'un poitant l'autre arrivaient dans le monde en- tier et y faisaient loi. Celait lui qui décidait si les femmes du monde civilisé porteraient cette année la ceinture sur les hanches ou sous les bras, les cheveux longs ou courts, plats ou frisés; si l'on aurait un front ou si Ton n'en aurait pas. Aujourd'hui il ordonnait qu'on eût le nez retroussé, et on avait le nez retroussé; il voulait qu'on se collât sur le visage des pains à cacheter noirs, et tout le monde mettait des mouches. Il écrivait à toute la terre : « Les fennnes seront grandes celle année, » et on inventait les hauts talons. H prononçait : «Hommes et femmes auront les cheveux blancs, » et on se couvrait la tête de farine. Un autre jour, il décidait qu'il se ferait entre les gens comme il faut un échange de chevelures, et que per-

sonne ne porterait la sienne. Aussitôt les perruques du giand siècle étaient adoptées partout. Une autre fois, tonl le monde devait être blond. Un jour, il ordonnait (pi'on ne verrait plus les jambes des hommes, et la cu- lotte disparaissait pour céder la place au pantalon ; im anti'i! jour, que les fennnes se peindraient le visage eu rouge; plus tard, qu'elles seraient pâles; plus tard, que 1rs hommes seraient tous myopes et iiorleiaienl des lu- nettes ou au moins un lorgnon, etc. Tout cela s'exécutait à la lettre dans tout l'univers.

Et en môme temps les Français imposaient aussi de beaux ouvrages, de grandes idées, et on acceptait pêle- mêle toutes ces décisions.

Et ce peuple léger menait despotiiiuement le monde entier, et ce peuple gai faisait faire toutes les choses sé- rieuses.

Mais voilà qu'un jour, soit qu'il eût réellement vieilli, soit qu'il trouvât mauvais et ennuyeux de s'entendre tou- jours appeler peuple gai et léger, il se jeta dans la Ré- forme (1), il voulut être sérieux. De même que les femmes coquettes passent par-dessus la sagesse et arrivent du premier coup à la pruderie, le peuple français est de- venu d'emblée morose et pédant.

pour la guerre, le Français est un homme d'action. Il n'y a pas de guerre sans soldat gaulois, dit Piaule :

Nullum bellum sine milite gallo. Les Romains, dit Salluste, combattaient avec les autres peuples pour la do- mination, mais avec les Gaulois pour leur salut : jyro dominationc ^ pro sainte.

Mais,— en dehors de la guerre, le Français doit rester un peuple gai et léger; il perd toute sa grâce et toute sa puissance à vouloir prenilre l'air refrogné et actif. Il lui passe d'ailleurs tant d'idées par la tête, que, quand il se met à agir, il veut les appliquer toutes, quelque contra- dictoires qu'elles soient, et qu'il tourne en rond bien plutôt qu'il ne marche.

Cessons donc de nous masquer en hommes sérieux : nous y avons perdu presque tous nos avantages, et nous n'y avons pas réussi. C'est en vain que nous avons, poiu' nous déguiser, adopté pour toutes nos actions la livrée du deuil On va à l'enterrement, à la noce et au bal en babil noir; il n'y a que pour naître qu'on ne soit pas forcé de mettre un habit noir.

Tout cela ne sert de rien. Renonçons à celle masca- rade; — reprenons le rôle qui nous convient et que nous jouons à merveille; redevenez, jeunes femmes, les reines de la mode, reprenez, jeunes gens, le sceptre de l'esprit: c'est un sceptre qui en vaut bien un autre;

il e.-t fort et lleuii conmic le tliyrse de Bacchus, le vaintpieur de l'Inde.

U.N VRAI jEUMi HOMME. Uu officicr français, assistant â l'exercice à feu d'un régiment autrichien ou prussien, admirait l'ensemble et la précision des tireurs.

Eh bien, lui dit le colonel de ce régiment, que pensez-vous de cela?

Je pense comme beaucoup de mes camarades : nous voulons prier le ministre de la guerre de supprimer dans l'armée française l'usage de la [)0udre, et ch) ne plus ad- mettre que l'emploi de la baïonnette.

Alpiio.nse KARR.

(l'j C'est, en effet, depuis rélablissemeiit du prolestan/i'srne in l-'rance, qu'on y a vu le pédan/isi7»e anglais, le n\si\.\cAsme geriu.iuiqiie, et tous les ismcs, si spirituellement notés pur Mel- Icrnich : panllicfiiHC, républicamsme, socialisme, saiul-siiiio- nistne, fouiriérisme, niagné^'swe, spiri/isme, etc., eic. (Voir notre élude sur Metlernicli. ) [Noie de la R''daclion.)

MUSÉE DES FAMILLES.

4.n

LES CONTES EN FAMILLE.

L'ENCHANTEUR MERLIN , LE ROI ARTHUR ET LA TABLE RONDE (0.

La merc de Merlin cl le coffret de son histoire. D'apros un tableau du Titien. Dessin d"A. Pajou.

I. COMMENT Mr.nUN FUT LE F;15 DU DIADLE.

En ce Icinps-là vivait un prnd'liominc riche comme Jul), cl qui fut aussi mallicurcux sans être aussi patient

(I) Ceci est le conle par cxccncncc, le conto royal et popu- laire, fantastique et guerrier. Merlin ! AuTiiin ! la Tadi.f. «ondk I Toutes les poésies, toutes les croyances, toutes les traditions du moyen âge, tous les beaux rêves de nos aïeux, toutes les visions (le notre enfance, tous les récits de nos commères, sont com- pris dans ces noms mapiqucs. Mais autant ces noms sont restés j:lorieux et rliarmanis dans la mémoire de chacun, autant se sont effacés les événements et les souvenirs qui s'y ralhrhent. Quelques savants h peine seraient en mesure de rappeler au-

que lui. Sa femme, qui avait fait \\n pacio, avec le diallc, attira rKnncmi (Satan) dans sa inaioii. Celui-ci jeta un

jourd'hui ce fameux conte de Merlin l'enchantntr, qui fut au- trefois la légende du monde entier, que les (îaulois av;iiiiit emprunté aux Celtes et que les Francs cmprunlérenl aux Gau- lois. Il appartenait h lingcnieux auteur des Chants cl des Contes pointliiires de la Grande et do la pelile Dretagne. au vi- comte Th. Ilersart de La Villemarqué, de l'inslilul, à notre éminent et rher collaborateur*, de remettre en lumière les

* Ici plus curieux et \en plus boaux chanlf populairM in«crés dnn* notre Brilagne ancienne et moiierne nom ont *l<^ rotnniuni<]ui^< par notre ami ot condisciple, M Th ITorfirt de I.a Vil'rnj.irqui'. comme nous lui de- Tons aujourd'hui la communication du conte de Uorlio, P.-C.

.\c,

LECTURES DU SOI[{.

sort sur les Jroupcaux el les chevaux ilu prud'lioinino, qui porircuf. El le riche, daus sa colùrc, ayaut douué nu diable (out co qu'il possédaif, sou (ils s'élraugla, sa femme se pendit, une de ses (illcs l'ut enlerrée vivante pour un grand crime, el lui même mourut de chagrin.

De toute la famille, il ne restait plus que deux jeunes filles, deux sœurs.

Un bon ermite, appelé Biaise, apprenant leur mallieur, vint les voir et les consoler (I). Il leur demanda comment cette aventure était arrivée.

Nous n'en savons rien, dirent-elles, sinon que Dieu nous hait, puisqu'il nous a fait tant de chagrins.

Le hou ermite répondit :

Vous ne dites ni vrai ni bien. Dieu ne hait personne, mais au contraire il est marri quand le pécheur se hait lui-nK'me. Sachez donc que c'est riinnenii qui a perdu votre famille. Venez souvent à moi, je vous conseillerai de mon mieux, à l'aide de Dieu Notrc-Seignour.

En l'enlendant parler ainsi, la plus jeune se moqua de lui et ne tarda pas à s'en repentir, étant morte de mort violente, peu de temps après, comme le reste de sa fa- mille. L'aînée, au contraire, écouta les consoils de Blajse, et eut lieu de s'en applaudir.

Si l'Ennemi profita d'une prière oubliée ou d'un accès de colère pour épouser la jeune fille, le bon ermite, qu'elle alla bien vite trouver, la releva en la bénissant et plus fard il engina à son tour le diable en lui enlevant son fils par la force du baptême.

Ainsi advient-il à plusieurs, devait dire un jour Merlin (car c'est de lui qu'il s'agit), qui pensent euginer autrui et qui s'enginont eux-mêmes.

Tout en ayant le sang et le pouvoir du diable, l'enfant n'eut pas la méchanceté de son père. Grâce à la vertu du baptême, et pour l'amour do sa pauvre mère inno- cente, il l'ut doué d'un heureux naturel, et, au lieu de tromper les hommes, il fut destiné à les servir.

La première preuve qu'il en donna eut lieu (c'était trop juste) en faveur de sa mère elle-même.

L'Ennemi, furieux d'avoir été pris dans son propre piège, avait trouvé un prétexte pour la faire brûler toute vive. Le bûcher était déjà allumé, et on y conduisait la jeune femme dépouillée de ses vêtements, excepté de sa chemise, quand elle trouva sur sa route son petit en- fant. Elle le prit entre ses bras et marcha ainsi à la mort. Mais, à la vue du bûcher, Merlin entra dans une grande colère, et, quittant les bras maternels, il s'élança vers le juge, le convainquit d'injustice et lit éteindre le bûcher.

Le bon ermite, témoin de cette délivrance, revint avec la mère et l'enfant, s'émerveillant de voir tant de puis- sance dans une si petite créature; et, comme il faisait allusion à l'origine attribuée par le vulgaire à cette puis- sance mystérieuse, Merlin lui dit très-sagement:

faits el gestes de l'enchanteur Merlin, di^roi Arltiur et des che- valiers de la Table ronde. C'est ce qu'il vient de faire, av°c son érudition palienle el son charme haliiluil. dans un grand ouvrage qui est le complément de toutes ses œuvres précé- dentes. Son amilié nous l'a confié d'avance, el en voici le mor- ceau capital el inléressanl, en attendant l'analyse que nous donnerons du livre, aussitôt après sa publication. Merlin, per- sonnage romanesque, ef,i la reproduction de la vie de ce curieux devin, telle que l'ont comprise el traduite les troubadours el les trouvères, pères de la langue française. P.-C.

(1) Ce personnage n'esl autre que saint Loup, évêque de Troyes, l'apôlre des Bretons du cinquième siècle, dont le nom latin, Lupus, es{ traduit par lUaidd (qu'on prononce Ulaiz) dans la légende galloise [Myvijrian, t. II, p. 2i'J), el s'écrit Dleiz, en dialecte armoricain.

C'est la coutume de tous les mauvais cœurs do voir plutôt le mal que le bien dans les choses de ce bas monde.

Tuis, sentant que son rôle allait commencer, il de- manda une grAce à Biaise :

Fais un livre, lui dit-il, tu écriras mon histoire à mesure qu'elle se passera ; je t'apprendrai, pour que tu les y mettes, des choses que nul, excepté I)ieu, ne te pourrait dire. Beaucoup de ceux qui liront ou enlenLlrout lire ce livre en seront meilleurs et se garderont du péché.

Aussitôt l'ermite prit la plume et commença l'histoire de Merlin, à partir du roi qui régnait alors dans la Grande- Bretagne.

(La mère du devin en recueillit les feuillets dans un coffret précieux, qu'elle élevait chaque malin au ciel, au- dessus de sa belle tête coilTée de perles fines.) (Voyez la gravure ci-dessus. )

II. PREMIERS EXPLOITS DE MERLIN.

Ce roi de la Grande-Bretagne était Vertigier, connu aussi sous le nom de Guortigern.

Ayant contraint à fuir en Berry Uter et Ambioise, fils du légitime souverain de la Grande-Bretagne, Vertigier faisait son plaisir de toute l'île comme si elle eût été à lui, et aimait les Saxons, lesquels Haienl des Sarrasins venant des parties de Rome (I ), en guerre contre les chré- tiens. Même il avait épousé une de leurs princesses, ce qui affligeait les fidèles, qui s'en allaient disant :

Tel a perdu la foi pour avoir pris femme qui no croit pas en Jésus-Christ.

Voyant que tout le monde le ba'issait, et craignant que les fils du roi légitime ne revinssent, Vertigier con- sulte ses magiciens. Ceux-ci lui conseillent de bâtir une tour pour se mettre en sûreté, et, comme elle ne peut rester debout, d'occir un enfant .sans père, dont le sang la rendra solide.

A l'approche des messagers du roi, Merlin, qui sait ce qui doit lui arriver, va trouver le bon ermite Biaise.

Tu ne viendras pas avec moi, lui dit-il; va de Ion côté, marche vers le îs^ord, et demande ime terre qui a nom Northumberland. Cette terre est pleine de grandes forêts, elle est inconnue aux gens du pays eux-mêmes, car il y a telle partie nul n'a encore été.

0 Dieu ! que j'aurai \h d'ouvrage ! Oh ! les nobles eœiu's que j'y trouverai ! Mais apprends et mets en écrit (\m mon plus grand travail ne commencera qu'avec le quatrième roi, lequel aura nom Arthur.

Merlin alla donc d'un côté avec les messagers du roi Vertigier, et le bon ermite d'un autre, el tout se passa de la manière que Merlin l'avait annoncé ;\ Biaise, car Vertigier fut brûlé dans une tour par les deux jeimes princes dont il retenait injustement la terre.

Après leur victoire sur l'usm'pati'ur, comme Uter et Ambroise songeaient à mettre le siège devant un château occupé par les étrangers, et qu'on racontait devant eux l'histoire de Merlin, le plus grave de leurs conseillers leur dit :

Celui-là vous enseignera bien le moyen de mettre

(I) La critique me fait un devoir de maintenir au romancier ses opinions en ethnographie cl en géograpliie, comme en loiil le reste. Je prends pour guide messirc Robert de Itorron « du sang des gentils paladins des Barres. » C'est du mafînificiue manuscrit de Merlin, de la grande bibliothèque de Paris, n''C709, 3U.\ armes de France, de l'écriture du triizièmc sii'cle, que je me suis généralement servi.

MUSÉE DES FAMILLES.

47

les Saxons liors de notre pays; car c'est le pins sage liornmc du monde.

Apprenant que Merlin demeurait dans les forêts du Norlhumberland, les jeunes princes l'y envoyèrent clier- clicr.

Leurs messagers étaient depuis trois jours en route pour cette mission, moins désagréable que celle des mes- sagers de Vertigier, quand ils rencontrèrent au coin d'un bois un hi'iclieron qui avait une barbe si longue, des clie- veux si bérissés, des vêlements si peu suffisants et un aspect si faroucbe, qu'ils le prirent pour un sauvage. La voix du personnage, au moment il ouvrit la boucbe, n'était pas faite pour les détromper :

Ab! ail ! mes seigneurs, s'écria-t-ll do loin, je sais bien qui vous cbercbez; c'est le devin Merlin. Mais vous ne le cbercbez pas bien ; si j'étais à votre place, je le trouverais plus tôt quo vous.

Les messagers surpris lui demandèrent:

Vous savez doue il est? L'avez-vous vu?

Si je l'ai vu? reprit le sauvage; oui, vraiment, je l'ai vu, et même il m'a dit que vous le cbercbiez pour savoir de lui comment prendre le cbàteau demeure Hengist et comment mettre lesSaxons bois du pays. Mais quand bien même vous le trouveriez, dit-il, il n'irait pas avec vous ; il ne vent aller qu'avec le roi, et, si le roi en personne ne vient le cbercber, ou ne remmènera pas. Quant à la ville assiégée, aussi vrai que celui qui a con- seillé d'aller cbercber Merlin est mort, on ne. pourra la prendre tant qu'Hengist sera vivant.

En acbevant ces mots, le bùcberon s'enfonça dans le bois. (Il faut dire que la ville assiégée était inaccessible au milieu de rocs gigantesques, et foriiliée par la nature plus encore que par les bommes.) (Voir la gravure ci-dessous.)

Les messagers revinrent vers le roi et lui racontèrent ce qu'on venait de leur dire.

Le roi demeura interdit : son conseiller venait effecti- vement de mourir. Résister à un signe pareil n'eût pas élé sage; il dit donc à son frère :

Continue le siège, il faut que je parte. Mais bien- tôt, je l'espère, je serai de retour avec celui qui nous fera prendre la ville et mettre les Saxons liors du pays.

Arrivé avec sa suite dans le bois ses premiers mes- sagers avaient rencontré le bùcberon :

Voyez! voyez, seigneur, cet idiot si laid et si con- trefait, h qui des bêtes sauvages obéissent! s'écrièrent ses compagnons.

l']t ils lui indiquaient un personnage singulier, vêtu d'une robe de bure, une grosse massue à la main en guise de boulelle, et gardant un trou[icaude daims.

Si je suis idiot, je ne le suis pas assez pour ne pas savoir qui vous cbercbez, 6 roi Ambruise! dit le gar- deiir de daims. Continuez voire route j Merlin n'est pas loin d'ici ; demandez de ses nouvelles au premier uion* (liant que vous rencontrerez.

Sans s'arrêter à écouler le pauvre sol, le roi poursui- vait son cbciiiiu, quand le mendiant annoncé parut. .Mors il eut bien du regret d'avoir dédaigné inoins .sage que lui en apparence, et, ne considérant ni la condition mi- sérable ni les vêlemenls décliirés du inendianl, mais ce (pi'il pouvait savoir, il rinterpella :

Au dire d'un idiot que nous venons de rencontrer, lu peux nous donner des nouviMles du fameux devin Merlin, (pie je cbcrcbc depuis longlemps.

Merlin ! répéta le mendiant en secouant ses bail- lons sans vergogne; Merlin ! mais c'est lui (jui vient do vous parler; c'est le sot que vous avez renrouiré gar-

dant les daims du bois ; c'est le bùcberon que vos messa- gers ont pris pour un bomme sauvage ; c'est lui-même qui m'envoie vers vous pour vous apprendre une bonne nouvelle : Hengist est mort, votre frère Uter l'a tué.

Est-ce possible ! s'écria le roi émerveillé.

C'est certain, répondit le pauvre.

Et comme le roi le regardait attentivement, l'autre le tira par son manteau et l'entraîna à l'écart dans le bois. Là, au lieu d'un misérable déguenillé, le roi eut devant lui un enfant cbarmant.

fit l'enfant lui dit:

Je veux être bienvenu de vous et de votre frère Uier. Sacbez que je suis ce Merlin que vous êtes venu cbercber.

.Merlin parlait encore, qu'on vint annoncera Ambroise que, dans une sortie, Hengist avait été pris par Uter et décapité. Le roi se bâta donc de retourner vers son frère pour le féliciter et metire à probt l'événement.

A la vue du roi, suivi du bon devin, les assiégeants coururent au-devant d'eux ; de tous côtés on entendait crier : Voilà Merlin ! voilà le meilleur devin qui soit au monde ! il va nous dire comment prendre la ville ! Quelques-uns s'adressaient au roi :

Sire, demandez-lui qui de nous ou des Saxons remportera ; sacbez que, s'il le vent, il vous le dira bien.

Le roi interrogea (Jonc Merlin, et le devin répondit:

Pour que les Bretons recouvrent leur terre et leur couronne, il faut que les étrangers disparaissent; qu'ils soient donc sommés de retourner dans leur pays et qu'on leur fournisse pour cela des vaisseaux; sinon nous les ferons périr par la famine ou par l'épée. Qu'ils le sacbent et qu'ils acceptent nos propositions.

Les étrangers finirent en effi.'t par accepter, s'eslimant bcureux de quitter l'île sains et saufs, et l'on vit bientôt avec joie s'éloigner les navires qui les emportaient.

III. LE DRAGON QUI JETAIT DES FLAMMES.

C'est ainsi que, par le conseil de Merlin, le roi Am- broise et son frère renvoyèrent les étrangers. Comme il se disposait à partir, les deux frères le conjurèrent de rester près d'eux ; mais il résista à leurs prières.

Par ma nature, leur dit-il, je ne puis vivre dans le monde ; cependant, soyez-en certains, par;out je serai, ce sera de vous plutôt que des autres hommes que je me souviendrai.

Les deux frères furent bien affligés de son départ; ils le crurent fâché contre eux, et craignirent qu'il ne re- vînt plus. C'était mal connaître le bon devin : au bout de quelque temps il reparut.

Je vous aime tiop pour ne pas revenir auprès de vous, leur dit-il. Vous souvenez-vous des Saxdiis que vous cbassâtes do celte terre après la mort d'Hengisi? Hh bien, ils viennent la re|irendre. Pour un soldul (|iic vous avez ils en ont deux, et, si vous n'agissez sage- ment, ils iavageioJ>et conquerront votre royaume.

Alors le devin leur proposa nu stratagème qui devait perdre les ennemis. Il fallait les laisser débarquer san- obstacle et s'avancer dans la plaine de Salisbury. Une fois engagés bien avant dans les terres, les clnélien-;, sortant (rime embuscade, leur couperaient le cbeiniii de leurs vaisseaux. Un dragon paraîtrait dans l'air, (pii serait le signe (le la défaite des ftaïens.

Comiire les clirétieus étaient en route pour aller sur- prendre l'ennemi, les deux frères domandèrenl à Merlin :

Pour Dieu. Merlin, dis-nous si nous mourrons dans celle balaille.

48

LECTURES DU SOIR.

Il leur rt''ponilit :

Celui (lui meurt on défenilant son droit, iracconl avec Jésus-Christ et avec la sainte Église, ne doit pas redouter la mort. 11 n'y a pas eu de notre temps, et il n'y aura jamais de plus grande bataille que celle qui va être livrée : l'un de vous iloux y mourra; oui, je vous le ré-

pète, un de vous deux y mourra; mais, CdUiino je veux que chacun de vous soit hion prépaie à paraître devant le Seigiionr, et (pie chacun de vous meure en brave, je ne vous dirai pas lequel doit mourir.

Cependant les païens claient débarqués, cl ils s'avan- çaient sans crainte à travers la plaine de Sali^bul■y. Tout

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A coup de grands cris s'élèvent dcirière eux. C'ét.iient les chrétiens conduits par Merlin, qui, sortant de leur embuscade, les attaquaient à l'improviste. En ce moment un monstre apparaissait dans l'air; il avait la figure d'un dragon vermeil, et jetait feu et flammes par les naseaux et par la gueule. Les païens en eurent grand'peur; les

chrétiens, au contraire, sentirent redonblerleur courage.

Voici le signe prédit par Merlin, s'écria le roi ; courons-leur sus! ils sont vaincus!

El ils leur coururent sus aussi vite que leurs chevaux purent les porter, et ainsi coninionca la bataille ue Sa- lisbury.

MUSÉE DES FAMILLES.

40

Fallail-il qu'an milieu de la victoire la prédiction de Merlin concernant nn des deux frères reçût son accom- piis?emcnl? Mais son désir aussi fut exaucé, car, si Am- Lroise mourut, il mourut en brave, et parut en chrétien devant le Seigneur.

Après avoir honoré le roi mort, Merlin honora le roi

vivant. 11 fit fondre pour lui un dragon d'or à cause du- quel Uter fut surnommé Pcnn-drajzon; et désormais il porta lui-même ce signe en guise d'étendard à la tête de l'armée chrétienne. Puis, ayant fait couronner le prince, il retourna vers l'ermite Biaise dans les forêts du Nor- thumberland pour lui raconter ce qu'on vient de lire.

« Ils trouvèrent Mt-rlin sous la forme d'un voyageur à qui uno iVmnie ilonnall à boire d (chnp. V). Dc.-siu il L'iysso P.m. ni

d'après un tableau de Jean Sloiii.

IV

LA TAIU.F, nONDF. r.T I.F.S CINQIJAMF. CUr.VAI.IF.US.

Quand Dlaisc ont tout mis en écrit, Merlin lui dit : lù'outc-moi bien : fi présent je vais le parler d'un pr.uHl mystère, c'est celui de la Tahlc rondo, la table Noire- Si'iguour Jé.nis-Christ mangea et but avec ses dis- ciples; elle était perdue, je l'ai retrouvée, et je la veux

NOVFMiinF. ISGI.

rétablir on ce temps du roi PiMin-dragon. il y fera asseoir cinquante des meilletu's chevaliers et hommes de bien du royaume. Mais ceux qui s'y assoiront sous le règne do sou lils, le roi Arthur, seront encore meilleurs cl plus re- nommés. Je m'en vais à Cardueil, en Galles, pour dresser celte table. Merlin vint donc ou Galles à la fèlo de la Ponl.'côto 7 viNr.T-Nr.rviiMK voi.imk.

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LI-C'IUllKS DU soin.

(lù lo roi liMiail sa oonr dans la ville ik; Cariliioil, et il y porta la Talil»; loiulo, à laqiiollo il lit asseoir les oiiiqiianlo meilleurs chevaliers ilii (eiiips; cl le roi coiniuaiula iiifils fussenl servis, aimés, et honorés coiuine son corps. Il viiil môino les voir à leur table, et il leur doniantla s'ils s'y trouvaient bien. Les chevaliers répondirent :

Sire, nous nous y trouvons si bien, (|ue nous vou- drions y rester toute notre vie, et ne jamais la quitter. Avec votre permission, nous allons faire venir en cotte ville nos fenunes et nos enfants, et nous vivrons ainsi ensemble dans la paix de Noire-Seigneur Jésus-Cluisl ; car nous n'avons tous qu'un seul cœiu'.

Le roi leur dit :

N'avez-vous vraimeul tous (|u'un cœur?

Oui, rien qu'un seid ou vérité, lépoiulirent Icsclie- valiers, et nous nous étonnons beaucoup de voir com- ment cela peut Mre, car chacun de nous n'est rien à l'autie; nous ne nous étions jamais vus; il y en a peu d'entre nous qui soient de la même famille. Cependant nous nous enir'aimons autant et plus que de bons frères aiment leurs frères, et jamais, ce nous semble, nous ne cesserons de nous aimer; jaimiis nous ne nous sépare- ions; la mort seule nous séparera (Ij.

Le roi l'ut bien joyeux de ce qu'il voyait et entendait, ol ainsi fut établie celle lable fameuse pai- Merlin, au leir)ps d'Uter Penn-dragon.

Mais ceux qui n'avaionl pas été trouvés dignes de s'as- seoir à la Table londe eu voulaient à Merlin, et, comme il était retourné à ses forêts selon son habitude, ils firent courir le bruit qu'il élail mori, qu'un vilain l'avait liu' dans un buis du Norîhundjerland.

Une place restait vide à la Table, place niystérieuse et réservée. Le devin avait annoncé qu'il arriverait malheur à quiconque serait assez haidi pour s'en emparer sans en avoir le droit.

Or un des ennemis de Merlin, voulant le braver et nuire à sa réputation de prophète, se présenta un jour dans la salle les cinquante chevalieis étaient attablés :

Vous allez voir, s'écria-t-il d'un air fanfaron, si ce siège est dangereux, comme vous croyez sur la foi du prétendu devin Merlin.

Et, s'avançanl, la tête haiile, vers le siège qui se trou- vait vide entre deux dignes chevaliers de la Table ronde, il s'en emi)ara et s'y inslalla insolemment. Mais à peine y était-il assis qu'à la vue de tout le monde il fondit comme fond un morceau de plond) an feu^ el nul ne sut jamais ce qu'il était devenu.

Lu ce moment, Merlin reparaissait dans la salle, et c'est alors qu'il dit au roi celle parole devenue célèbre :

Ainsi advient-il à plusieurs qui cuident cnginef autrui, et qui s'enginent eux-mêmes (2).

Il ajouta :

Et tu peux bien saveir si c'est vrai, sire, puisqu'il disait et faisait entendre qu'un vilain m'avait occis.

Le roi lépliqua :

C'est la vérité qu'il l'a dit.

Et il allait continuer, quand il s'aperçut que le devin n'était plus là.

V. NAISSANCE ET ENFANCE d'aIITHUR.

Alerliu était retourné près du bon ermite ; mais celle fois il ne lui annonça pas quels nouveaux services il allait

(1) On roconiiall l'origine cl l'esprit (la la chevalerie. (2] La l'oiilaine, la Grenouille et le liai. liv. IV, fable ix.

rendre h Penn-dragou, cl comment, grùce à des herlics niagi(pu>s dignes d'un meilleur usage, le roi devait pren- dri' la ressemblance d'un duc de Cor!U)uailles et devenir lière d'Arlhur. Le saint ermite lui aiiiail reproché sa fai- blesse, comme de manquer à sa promesse en participant au |)éclié.

Lors(|u'il revint de nouveau vers rermite, ce fut à la suite d'mie catastrophe dont Biaise devait sans scrupule nielire par écrit le récit.

Le roi était malade, les païens de retour, et ses barons refusaient d'obéir h celui qu'il avait chargé de défendre le royaume h sa place, sous prétexte qu'ils élaii'ut aussi nobles que lui, el aussi riches, sinon plus.

Ou vint lui annoncer celte nouvelle, et que les pa'iens avaient mis sous leur obéis-^ance une grande partie du pays. Presque en même temps, on lui apprit un autre événement qui ne le consterna pas moins.

Un petit vieillard appuyé sur une licqiiille, les yeux cachés sous son ca]iuclion, et vôlu d'une robe brime, comme un ermite, s'était présenté à la porte du palais, avait pris dans ses bras le petit Arthur sous prélexle de le caresser, et s'était enfui avec l'enfant.

Alors, vint souvenir au roi du Seigneur Dieu qui l'é- prouvait, et il pleuia.

Il pensa ensuite à Merlin :

Meilin, mou bon conseiller, es tu? Pourquoi ne viens-tu pas me visiter dans ffies malheurs? Tu m'avais promis que partout lu serai«, tu le souviendrais de moi, qu'à peine j'aurais besoin de loi, je le verrais accourir ; mais certainement lu es mort, car si 111 vivais, tu viendrais me consoler.

Me voici, dit une voix douce; et le roi vit Merlin debout près de son lit.

J'ai entendu tes plaintes, continua le bon devin, et mon cœur n'a pu y tenir.

Ali! Merlin, que de malheurs depuis ton départ! les païeiKS vainqueurs! moi malade! mou (ils enlevé! sais-iu qui a enlevé mon fils? sais-tu est Arthur? le sais-tu?

Merlin sourit :

^ Ne te mets pas en peine de cela; sache que l'enfant est eu bon lieu, qu'il est beau, qu'il grandit, qu'il esl bien nourri. Quant aux païens, n'en aie iiulle piuu'. Tu feras réunir Ions les gens que tu pourras, et, quand ils seront rassemblés, tu le feras poi'ter sur ton lit, h leur tôle, et tu iras ainsi conibalire rcnnemi. Sois-en sûr, lu auras la victoire. Elle vient du cœur et non du bras. Elle vieil! do Dieu et non de l'Iiomme. Mais aussi, après la victoire, lu feras pour l'amour de Dieu ce que je te coiiiinanderai.

Le roi promit de suivre le con.seil de Merlin. Il (il rassembler autant de sfddats qu'il en put trouver, el donna ordre qu'on le portât dans son lit à la tète de son armée.

Les païens, le voyant venir, se mirent à rire.

Quel roi que celui-ci, qui guerroie du fond de sa bière, et qui en bière va à la balaille !

Mais leur orgueil leur coûta cher. Le roi, les enlen- ddiit, se redressa sur son lit :

Mieux vaut être couché dans sa bière qu'êlrc bien portant et vaincu; mieux vaut mourir avec honneiu' que vivre longtemps dans la honte; mais monlrons-leur (priiu homme à demi mort saura vaincre des hommes vivants.

El les chrétiens, animés par la parole et par l'exemple de leur i»rince, assaillircnl si lièreinent les païens cpiils les taillèrent en pièces el les chassèrent du pays.

MUSÉE DES FAMILLES.

51

Le lendemain de la bataille, comme Merlin était assis près du lit du roi victorieux, Penn-dragon lui dit :

Merlin, je sens que je n'ai plus longtemps à vivre. Me quitterez-vous avant que je meure, et ne vous rever- rai-je pins?

Merlin lépondit :

Une fois seulement.

Alors, pour Dieti, Merlin, apprenez- moi ce que je dois faire uiainlenant que j'ai eu la victoire et que je vais paraître devant le Seigneur.

Parlage tes richesses entre les pauvres et les indi- gents, pour l'amour de Dieu, dit Merlin, allii que tu trouves là-liant la joie du paradis. Toutes les choses de la vie ne |,euvoiil valoir une bonne lin; tu n'emporteras rien de ce siècle, sinon tes œuvres. Je t'ai bien aimé et t'aime encore; mais, n'en doute pas, nul ne peut t'aimor au- tant que toi-même.

Le roi fit donc apporter devant son lit les coffres élaient ses (résors, puis il manda les pauvres et les indi- gents dn pays, les femmes veuves, les orphelins, tous reiix qui avaient eu le plus à souffrir de la part des païens sous son règne, et, devant eux, il fit ouvrir ses coffres, et leur distribua son lré.-;or pour l'amour de Dieu.

Ainsi fit le roi par le conseil de Merlin, et il monirasi bien à tous qu'il aimait Dieu, et la s;iinle Église et son |ieupli'. que ceux qui étaient ]h pleuraient. Merlin, en s'en allant, pleurait comme les autres.

Le bon devin n'était pas encore loin du palais, quand le roi malade, ayant partagé tout son trésor entre le> pauvres, .s'affiiihlit tout à fait, perdit la parole, baissa la lèle; et l'on entendit répéter d'un bout à l'autre du pa- lais : M Le roi est mort ! »

Au bout de (rois jours, Merlin reparaissait. Chacun l'enloura :

Hélas! hélas! Merlin, il est mort le roi que vous aimiez lant.

l\lorlin répondit :

Vous ne diles pas vrai. Nul ne meurt quand il fait une aussi bonne fin que lui. Mais je sais bien qu'il n'est pas encore mort.

Ils répliquèrent :

Cela n'est que trop certain; il y a trois jours qu'il ne parle plus.

S'il plail à Dieu, il parlera, dit Merlin en soin-inii( ; menez- moi il est.

On conduisit le bon devin dans la chambre mortuaire. Les fenèlrt'S en étaient fermées. Au milieu était couché le roi, dans le même lit qu'au jour de la vicloire.

Voyant tous les signes du deuil autour du lit du rui, Merlin parut étonné, et allaut il la fenêtre, il l'ouvrit. L'air et le jour entrèrent, et un rayon vint éclairer le visage du roi.

Ceux qui veillaient près du lit s'approchèrent du prince et lui dirent :

Sire, voici Merlin que vous aimiez lant.

Le roi, se relournani, ouvrit les yeux et reconnut son ami.

Alors Merlin dit aux assistants :

(juc celui qui veut entendre les dernières paroles du mi s'approrhe; et s'approclianl lui même du chevet du roi, il lui dit à l'oreille :

Tu fais une bien helle lin, si ta cmiscience est ce qu'elle p.u'.iît. Sache en vérité ipu- c'est moi (jniai enlevé ton fils et (jui le fais élever. Ton fils Arthur sera roi après la nnut pu- la vertu de Nolre-Seigneiu' Jésus-

Christ, et il achèvera l'œuvre de la Table ronde que tu as fondée.

Quand le roi entendit Merlin parler de son fils, ses yeux brillèrent de joie :

Arthur! n)on fils, mon [lauvrc enfant! pour Dieu, qu'il prie Jésus-Christ pour moi!

Ceux <[u\ élaient présents étaient tout ébahis de voir que Merlin aviiit fait parler le roi; mais, n'ayant pas en- tendu la prophétie de Merlin :

Que lui avez vous donc dit? lui demandèrent-ils. Merlin ne répondit pas, et quittant brusquement la

cour, il retourna près de l'ermite Biaise, dans les fo- rêts du NortlnuTiberland.

VL

LE COURONNEMENT D ARTHUR

Si le roi Penn-dragon s'était endormi plein d'espoir en Dieu et dans les promesses de Merlin, ses peuples élaient dans un grand trouble par suite de sa mort.

Ils envoyèrent chercher Merlin pour le consulter.

( Ils le trouvèrent, celte fois, sous la forme d'ini voya- geur au repos, à qui une bonne femme donnait à boire devant sa porte.) (Gravure ci-dessus.}

Vous êtes très-sage, lui dirent les envoyés, et vous avez toujours bien conseillé nos rois, nous le savons. Voilà que le royaume est sans hiritier ; enseignez-nous ce que nous devons faire, et apprenez-nous le moyen de trou- ver un roi qui soit pour le salut, pour le bien et pour le profit du peu[>ie. Puisse Dieu vous donner bon conseil!

Merlin écouta leurs prières et les suivit dans la ville, le peuple l'altendait. Quant tout le monde eut fait silence, il se leva, et parla ainsi :

J'aime bien ce royaume et tous les bonunes qui y de- meurent : puisque vous voulez avoir mon conseil, je vous le donnerai bon et loyal, .selon Dieu et selon le monde. Voici que le grand jom- approche naquit le Rui des rois. Or, je vous annonce et à tous ceux du royaume, que si dans ce jour vous voulez dévotement prier Notro- Seignenr, il fera un miracle pour vous faire trouver im roi. Adressez lui donc cette prière :

« Seigneur, Dieu tout-puissant, qui à tel jour daignâtes « naître de la Vierge .Marie, roi des rois et soigneur des « seigneurs, (pi'il vous plaise de montrer lequel de nous « est digne d'être roi, pour bien gouverner et entretenir « le peuple en la foi chrétienne ; faites (pi'un signe ap- « paraisse devant tous, montrant quel est le plus digne de « régner sur nous. »

Si vous priez avec ferveur, continua Merlin, vous verrez, très-certainement, l'élu de Jésus-Clirisl lui-même.

En prononçant ces mots, il s'éloigna.

Quand la fête de Noël arriva, saint Dubriz , arche- vêque de Carlion, chanta trois messes, et ii la messe de minuit il monta en chaire pour rappeler aux chrétiens qu'ils devaient faire trois prières :

La première, pour le salul de leurs ànies;

La .seconde, pour l'amour du peuple et lo bien du pays;

La troisième, pour le miracle qiu Pieu, selon la luo- nu'sse de Merlin, devait faire cette nuii W nom l'i'li.llon d'un nouveau roi.

Vicomte TH. HLKSAUl Dli LA MLLL.MAllQUt.

(du l'iusu'ul}. {Fm fil) à /(« pvochnhic livraison.)

iii

LECTURES DU SOIR.

LES HÉRITAGES DE JOSEPH

(0

III. —MON ONCLE TriAJAN.

Le premier mari de M°"' Gansscman, me dit en roule Joseph, se nommait Barnabe Giiérin, et n'clait tout sim- pIoii:0!il qu'im tailleur.

Mais l'un clos premiers laillonrs de Paris, s'il vous plalt!... du Paris de 1820. Kmplaccmcnt : au coin de la rue de Valois; enseigne : « Au Iriomplie do Trajaii ! «

Ce qui fait que, dans mon enrance, je l'appelais mon oncle Trajan.

Autant que je puis m'en souvenir, car je l'ai peu connu,— c'était un fort hravclioinmc, qui u'cîU pas mieux demandé que de remplacer auprès de moi son l'rère Jac- ques, en me servant de second père.

Mais sa femme y mil bon ordre.

Celait une disgracieuse et revêclie Luxembourgeoise, liaulc et roido comme un grenadier prussien, âpre à la recolle, serrée quant à la dépense, Iiargnouse aux parents pauvres et, vis-à-vis surtout de son mari, despotique en diable.

]\Iais elle n'est plus, et nous allons dans une maison qui fut la sienne ; j'en ai déjà trop dit, le Ciel ait pillé de son âme !

Saclie-Ie néanmoins, mon oncle Trajan, qui n'avait rien d'impérial que son enseigne, mon pauvre oncle Tra- jan n'était guère heureux en ménage. Je crois le voir en- core, trottant menu vers sa clienlèle avec quelque paquet enveloppé de lustrine noire sous le bras et toujours, lors- que par hasard nous nous rencontrions, me glissant une pièce de dix sous en cachelle. Il était très-généreux, lorsqu'il se trouvait hors de chez lui ; il se comportait eu vrai Roger Bontemps, grâce surtout aux quelques vieilles bouteilles qu'il vidait assez régulièrement en chemin... sans doule pour se consoler de ses infortunes conjugales.

Un certain jour qu'il se trouvait dans une de ces situa- tions réjouissa»les, il nvinlroduisit d'autorité dans son entre-sol de la rue de Valois, ma très-chère tante m'en avait expatrié définitivement, et je fus témoin d'une des revanches qu'en pareille occasion il prenait sur elle.

C'était vraiment plaisir de le voir alors, portant haut la tète et le ventre, tapageant à son tour, et se promenant d'un air superbe à travers le magasin, les deux mains derrière le dos, comme Napoléon, Oh! ces jours-là, je te l'affirme, c'était bien mon oncle Trajan !

Il avait surtout un corlain : Taisez-vous, madame ! que je n'oublierai jamais.

Puis il s'endormait pour le moins vingt-quatre heures, et c'était comme aiilaiit de gagné sur l'ennemi.

Par m.alhenr, il prit tellement de goût à cette sorte de conquête, qu'à la suite d'une de ces triomphantes grise- ries, d'un de ces bienheureux sommeils, mon pauvre oncle Trajan ne se réveilla plus !

Comme toute sa famille s'était pieusement réunie au domicile du défunt pour lui rendre les derniers devoirs, l'insensible Luxembourgeoise s'oublia jusqu'à nous dire :

Ilcgardoz bien la maison, c'est la dernière fois que vous y mettez les pieds, moi vivante !

Pour ma part, je me dispensai donc d'y revenir.

Seulement, chaque fois que je passais par la rue de Va- lois, je regardais renseigne.

(1) Voir, pour la première partie, la livraison précédente.

Jour pour jour, à l'expiration de Tannée légale, je re- marquai sur celle enseigne un notable cliangemenl.

Au-dessous du luaguiliquc laliloau qui représentait Tra- jan dans tout l'éclat de son triomphe, il n'y avait jilus seulement écrit : « B. Guérin, tailJeur, mais : Guérin- Gaussoman. »

L'inconsolable veuve avait épousé le premier ouvrier du défunt, luie espèce de Prussien comme elle.

J'évitai désormais de passer par la rue de Valois.

Mais j'appris, et avec une certaine satibfarlion, que le second mari s'était fait le vengeur du premier, que le Gausseman traitait vertement sa payse, et même quelque peu la scblagiiait... à la prussic?ine.

Trois ou quatre années plus tard, ils se reliièrei.l à Crémilly, en emportant avec eux l'enseigne qui disparut, comme tant d'autres.

Depuis litrs, je n'en avais plus ouï parler.

Ah ! si fait copendaul. Ma tante Guérin, de passage à Paris, se trouva faire emplette un jour chez nous, en com- pagnie du Gausseman.

Elle daigna me reconnaître, et m'appeler nâonsieur son neveu.

Puis, à la dérobée, me serrant la main :

Ah! fit-elle à voix basse, combien je regrette votre pauvre oncle !

Hum ! hum ! hennit Gausseman, qui sans doute avait enlondu.

La Luxembourgeoise me jeta un regard de désolation profonde, et disparut au bras de son tyran.

Quelques années plus tard, lors de la mort du Gaus- seman, elle m'adressa une leltre de faire part, sans doule pour m'aunoncer sa délivrance!

Voilà tout ce que je sais de la défunte; la lecture du testament nous apprendra bientôt la suite.

Car nous arrivons à la gare, et voici là-bas, si je ne me trompe, la voiture de notre complaisant notaire.

Effectivement, le notaire en question ne larda pas à s'a- vancer à noire rencontre; quelques minutes plus lard, nous étions tous les trois installés dans sa bonne vieille calèche provinciale.

Bien que l'on fût au milieu de juillet, le ciel avait une apparence hivernale, et la pluie commençait à tomber.

Avant d'arriver à Crémilly, il nous fallait traverser la forêt de Fontainebleau. .

Bientôt l'orage éclata dans toute sa violence. Les grands arbres ruisselants gémissaient sous les rafales, et parfois nous laissaient entrevoir, à travers l'écarlouiont de leur feuillage, de monstrueuses pierres gtises qui, tantôt illu- minées par l'éclair, tantôt se replongeant dans l'ombre, semblaient tout à l'entour de nous se mouvoir connue dans une sorte de sabbat cyclopéen, comme dans quel- que fantastique ballade allemande.

C'était un spectacle effrayant, mais sublime.

Tout à coup, à quelques pas de nous, sur le chemin, la foudre tomba.

Les chevaux épouvantés s'abaltirenf, en rompant leurs traits.

Ecu'l heureusement, la voiture s'clait arrêtée contre l'un des talus de la roule.

MUSÉE DES FAMILLES.

53

Le cocher s'empressa de descendre, afin de réorgani- ser son ailcla^e.

Quant à l'onige, il semblait vouloir s'éloigner ; mais la pluie tombait toujours.

Qu'as-lu donc? me demanda Joseph, en voyant que moi aussi je m'apprêtais à sauter à terre.

Il m'a semblé, lui répondis-jc, qu'au moment de l'éclat du tonnerre j'entendais un cri.

Moi de même, lit mon compagnon ; mais c'était piMit- êlre le bruit de quelque branche brisée, une des voix de la forêt ?

Non. Celait bien une voix humaine... la voix ef- frayée d'une femme, ou le cri de douleur d'un enfant.

Cherchons aux alentours, conclut le bon Jobe[ili, en n.e suivant hors de la voilure.

Tout d'abord, notre recherche fut vaine.

Mais enfin, à quelques pas en arrière de la calèche, sous un groupe de grandes pierres plates réunies en forme de dolmen druidique, nous aperçûmes un minois enfan- tin, ic hasardant avec un reste de terreur à l'entrée de son refuge.

A notre approche, une pauvre petite voix toute trem- blante s'écria :

Messieurs... oh! messieurs, ne me faites pas de mal !

Ne crains rien, fit Joseph. Calme-loi, mon enfant... nous ne sommes pas des bandits... viens, viens!

Ces encourageantes paroles eurent un plein succès, cl presque aussitôt nous vîmes sortir de la grotle une jolie petite filietle savoyarde : jupon brun, mentonnière rouge et la vielle au dos.

Les voyageurs découvrant Jeannette cachée

Rien de plus mignon, rien de plus rosé que son frais visage, encore tout frémissant de peur.lîlle avait dos Irails fins et délicats comme ceux des figurines de vieux saxo ; une fosselle dans chaque joue, sans compler colle qui s'é- panouissait au beau milieu de son menlon; des lèvres non moins vermeilles que les cerises; des dents écla- lantos do blancheur, et de Irès-grand^, très-grands yeux noirs.

Jamais Greuzc n'a point rien de plus gracieusement gentil. Telle devait être la célèbre Fanchon, lorsqu'elle ;;rriva, enfant encore, de son village.

Que l',iisais-lu donc la'? lui demanda Jose[)h.

Je m'abrilais contre la pluio, mon bon monsieur.

Mais d'où venais-tu?

De par delà Chambéry.

sous un dolmen druidique. Dessin do F. Lix.

i A pied '!

Mais certainement. N'est-ce point ainsi que fout tous les enfants de chez nous...

Quel est ton Age?

J'aurai douze ans lorsque reviendra la S-iint-Jean, qui est aussi !non patron.

.\insi lu le nonnnes Jeanne?

Joannolle, mon bon monsieur, pour vous servir, lit elle nous fit la révérence.

Mais, quoslionnai-je à mon tour, mais au moins Ion long voyage a-t-il un but?

Oui, monsieur... et je n'ai plus qu'à traverser celle forèl, m'a-l-on dil, pour y arriver enfin. Jo vais au vil- lage de C:émilly.

.\ ce nom. ipie nous devons déguiser cl pour cause.

:;i

LECTURES DU SOIR.

Josoph ne pnl se (lofondro d'un premier moiivenionl de surprise.

Puis, comme le cocher nous criait, de loin qtfil était pri'l .\ re|iarlir:

Ma foi! dit-il, le digne notaire ne le refusera pus une |)lace, ma pauvre petite, et ta dernière élripe s'achè- vera du moins en calèche. Viens avec nous, viens !

Jeannette Inî-silait, tonte stnpcfailc d'imc semhlahle proposition, tcnite lionteuse de tant d'honneur.

Joseph la prit dans ses bru<, et l'emporta vers la voi- lure.

Lorsque la jeune vielleuse se vit assise sur un moelleux coussin, un coussin d'un si beau jaune qu'il dni lui pa- raître tout en or, elle resta immobile et la bouche bé- ante, n'osant plus même sourire à son na'if bonheur.

;\Iais Joseph ne tarda pas fi lui dire :

Voyons, Ji>annette.., causons un peu. Dis-nous ce qui t'amène à Crémilly, chez qui tu vas?

Chez M™* veuve Guérin-Gausseman, répondit-elle. Pour le coup, nous lûmes tous les trois très-éloiinés,

y compris le notaire.

Impossible ! se récria même Joseph, c'est impossible !

Oh ! que non, réplifpia Jeannette, qui commençait .'i s'enhardir, c'est bien le nom que M. le curé a écrit sur la leitre que je dois remettre i\ cette dame, à ma parente. J'ai bonne mémoire, et je sais lire... Voyez plutôt !

Elle avait ramené sa vielle sur ses penoux, elle fil jouer le ressort d'un petit tiroir secret, elle en tira sa lettre de recommandation pour la présenter à Joseph.

Le notaire et moi, nous nous rapprochâmos vivement alin de rei^aider l'adresse; elle portait bien réellement cette suscriplion ;

« A iTiadame veuve Guérin-Gausseman, Propriétaire,

« A Crémilly, près Fontainebleau « (Seine-et-Marne). »

La rencontre tournait singulièrement au roman.

Ce fut bien autre chose encore un instant après.

Joseph ayant demandé à la petite Savoyaide quel était sou nom de famille, et comment il se faisait que cette dame fût sa parente, elle lui répondit :

C'est ma propre grand'tante, monsieur... je m'ap- pelle Jeannette Guérin.

Et Ion père s'appelait?

François Guérin... et son père à lui, Joseph Guérin.

Ce Joseph Guérin n'était il pas un soldat français?

Assurément, monsieur. Je ne l'ai point connu, mais j'ai bien .'^onvent entendu dire que mon grand-père était un grenadier de France, qu'il avait été blessé dans nos montagnes et que, soigné chez nous, il y était resié pour devenir le mari de ma grand'mère. Oh ! je me souviens bien ('u vieil uniforme; on le conservait comme une re- lique !

Plus de doute ! s'écria notre ami avec une émotion croissante, plus de dnuto... c'était ce frère aîné de mon père qui disparut dans la première campagne d'ilalie, cet oncle en souvenir duquel on me nomma Joseph. Embrasse- moi donc. Jeannette... nous sommes cousine et cousin !

Pas possible ! fit la petite vielleuse de plus en plus ébaubie.tont incrédule encore. Oh! vous vous gaussez de moi, mnnsiem?

Mais lorsque sou cousin Josepli l'eut attirée sur ses ge- noux pour la mieux embrasser, lorsqu'elle lui vil des lar- mes dans les yeux :

Je vous crois! s'écria-l-elle avec une explosion de

na'ivc joie qui la rendait cent fois plus ravissnnte encore, je vous crois, cousin Joseph... Oh ! je le savais l)ieu moi, lorsque M. le curé m'a bénie au départ. . je savais bien que cette bénédiction-là me porterait bonheur!

Ces dernières paroles de Jeanuelle nous ramenèrent tout iiatiu'ellement au souvenir de la lettre.

Après nous avoir consultés du regard, Joseph rompit le cachet en disant :

Ma foi ! puisqu'elle n'est plus, puisque je suis le der- nier Guérin... majeur, je crois pouvoir m'adjuger d'a- vance... et par-devaul notaire, celte part de son héritage.

Et il commença h haute voix la lecture.

Voici ce qu'écrivait le digne pasteur savoisicn à la veuve Giu'rin-Gausseman :

«Madame,

«Que le Ciel vous récompense de voire généreuse iu- .spirationà l'ég.ird de Jeannette Guérin, votre pelite-uièco. Oui, la solitude est mauvaise conseillère, même à votre âge, et Jeannette vous deviendra bieulôl nue loutc dé- vouée compagne. Ce n'est encore aujoiu-d'bui iju'une en- fant, mais une enfant sage, intelligente et pieuse. J'augure beaucoup de son avenir, et crois pouvoir vousassurerque, le Ciel aidant! notre pauvre petite orpholinc sera pins fard une vertueuse fille, une honnête femme.

«Quanta la crainte manifestée par vous qu'on ne vienne la réclamer plus tard et vous la reprendre, n'appréhen- dez rien de semblable, madame. Je vcuis le répèle, Jeanne Guérin n'a plus en ce monde d'autres parents que vous. Son père et sa mère sont morts depuis dix ans, enseve- lis tous les deux sous une avalanche. ï^a grand'mère, qui l'avait recueillie après ce malheur, ne tarda guère à suivre au l(unbeau ceux qu'elle pleurait. Elle n'était pa.s plus riche qu'eux; elle ne laissait rien non plus à sa petite- fille. Je dus alors la recueillir au presbytère, ma sœur l'a élevée. Je ne vous le cacherai pas, matlame, c'est avec un bien vif regret que nous nous en séparons ; c'est parce que je crois qu'il est de son devoir de répondre à votre appel en allant entourer de soins votre vieillesse, mais nidlemenl à cause de riiérifage que vous voulez bien me faire espérer pour elle. D'ailleurs, nue autre orpheline va reprendre auprès de nous sa place, et votre jeune nièce n'y a plus droit, puisqu'elle retrouve une parente riche.

« J'eusse désiré recevoir avec votre sccoude lettre le peu d'argent que je vous avais demandé pour les frais du voyage de Jeanne, et n'ai pu, suivant votre vœu, lui en faire iavanee. Notre paroisse est bien pauvre, madame, et plus pauvre encore son pasteur. Mais je me suis ar- rangé de façon à ce qu'elle puisse, nonobstant, vous arri- ver, avec un peu de retardement peul-èire, mais sans dommage aucun pour sa santé, sans aucim péril pour son innocence. Je dirai même plus, cela vaut mieux ainsi.

« Notre bonne Jeanuelle part avec de dignes Savoi- siens qui vont faire leur lour de France, et qui veilleront fraternellement sur elle jusqu'à Paris. De jusqu'à Fou- lainobleau la distance n'est pas grande, surloul piuir notre chère petite voyageuse. Oh! c'est une vaillante lillc que Jeanne !

« Plusse Dieu la bénir en chemin, comme aussi durant tout le cours de cet autre voyage qui s'appelle la vie! Puisse-t-elle vous donner toute la satisfaction que vous êtes en droit d'espérer d'elle, madame, et que je vous soidiaite. »

A la suite de cette simple et touchante lettre, venaient quehpies lignes ajoutées par la plume sans expérience de

MUSÉE DES FAMILLES.

55

la sœur du bon curé : la liste du trousseau plus que mo- ileste que Jnannetle emportait soigneusement roulé sous sa vielle, à savoir : deux chemises de grosse toile, deux paires de bas, deux mouchoirs de colon, une marmotte de rechange. Puis, quelques renseignemculs hygiéniques sur le lempéiament particulier de la petite montagnarde; la recommandation de lui faire boire tous les malins une tasse de hou lait chaud, attendu qu'elle avait la poitrine délicate... comme aussi de la conduire au moins tous les dimanches à la messe, attendu que c'est de commande- ment, et qu'elle aimait bien le bon Dieu.

Il y avait dans tout cela quelque chose qui vous faisait venir les larmes aux yeux, Joseph et moi nous pleurions franchenionf, voire même noire compagnon, un notaire !

Quant à Jeannette, son visage ruisselait comme une rose après la pluie.

Lorsque la lecture fut achevée, elle ne put contenir aavantagc l'émolion qui l'étonffait ; eHe éclata en sanglots, elle s'écria :

Oh! la chère maman Madeleine... Oh! le bon curé... ils ont voulu que je les quitte, mais mou cœur est avec eux resté, il y restera toujours... toujours!

Ce fut à qui de nous trois consolerait, calmerait, em- brasserait Jeannette.

Puis, on se mit à commenter la lettre.

Comment la tante Gausseman avait-elle pu retrouver les traces de l'enfant? L'enfant elle-même l'ignorait; c'é- tait maintenant le secret de la mort. Mais tout Thonneiir devait en revenir à l'oncle Xrajau. Sans doute, il avait eu jadis connaissance de la misère dos parents de Jeanne, et de la naissance de leur fille. Sans doule, n'ayant pas d'enfants, il s'était mis en tête d'adopter l'orpheline; sa femme avait s'opposer à ce généreux projet; mais elle s'en était ressouvenue plus lard, et seule, ennuyée, surprise par ce besoin d'alTertion qui souvent, vers le dé- clin (le l'âge, est le châtiment des êtres sans cœur, elle avait voulu avoir aujirès d'elk une jeune compagne, peut- être une servante, moins les gages; elle s'était décidée soudainement h écrire au curé savoisien, mais sans se départir assez de sou avarice pour avancer les frais du voyage !

Jeanne arrivait trop tard.

D'après ce que nous connaissions de la Luxembour- geoise, fallail-il en plaindre Jeanne?

Comme nous nous adressions encore celte question, la voilure roula tout à coup sur le pavé; nous arrivions i\ Crémilly.

Ce n'est que là-bas, nous dit le notaire, tout à l'au- tre extrémité de la graud'rue. Mais permettez-moi de vous le dire, monsieur Joseph Guérin, j'ai grand'peur mainte- nant pour votre héritage.

Ponnipioi donc?

Souvrnezvous des deux feuilles de papier timbré, dont l;i défuul(! était venue se pourvoir à nmn élude.

Lli bien?

Ce devait être précisément à l'époque on lui an- nonçait l'arrivée de sa petite-nièce, et d'après mon cal- cul...

Ce serait elle qui serait l'hériliôre? acheva Joseph. F.li bien ! tant mieux... tant mieux, monsieur le notaire... Oh! mainlenant j'y mettrai de racharnement... pour Jeannette !

La \oitine en ce moment s'arrêtait devant une vieille porte cochère, qui s'euire-bàillait au milieu d'une lon- gue et déiMipile nimailb' grisàlrc.

.\u-dessus de cette muraille, dont la ;:irolléo sauvajie

fleurissait chaque crevasse, s'élevait de toutes parts une épaisse agglomération de feuillage, qui rendait celte de- meure impénétrable aux regards et lui donnait en outre une sorte de mystérieuse apparence.

Joseph y pénétra le premier, nous le suivîmes.

C'était tout d'abord une froide cour, au pavé verdâtre.

A droite, une grande vigne, jadis pali-sée contre la maison voisine, et qui maintenant pendait, aux trois quarts décrochée de la muraille.

Vers la gauche, et comme séparation avec le jardin qu'on entrevoyait à peine, un grand treillage formant berceau, dont les lattes vermoulues, décolorées, titu- bantes, s'affaissaient sous un lourd enchevêlrement de clématites, de capucines et de volubilis, le tout se livrant h toute la folle exubérance d'une entière liberté.

Un ancien puits , aux ferrures déchiquetées par la rouille, à la margelle brisée, servait, pour ainsi dire, (!e sentinelle avancée à la maison qui, vaste et jadis assez confortable, accusait maintenant une telle incinie.un tel délabrement extérieur, qu'elle semblait depuis long- temps inhabitée, abandonnée.

La porte, en ce moment toute grande ouverte, nous donna accès dans un vestibule humide, à la gauclic du- quel se trouvait le salon, également accessible fi tout venant.

Ce salon tranchait complètement avec ce que nous avions vu jusqu'alors. Il avfiit la vie; il semblait même entretenu avec un très-grand soin.,, le soin d'un nvnr'.

Mais personne encore... personne.

Noiisciimes donc tout loisir d'examiner rauiouMemenl.

Il datait du premier Empire, sinon du Directoire.

Le canapé h têtes de sphinx et les deux grandes chaises curules en satin bouton d'or, avec ornementations égyp- tiennes ; les autres sièges pareillement revêtus, mais en forme de lyre; le bureau à cylindre, reposant sur quatre pieds de faune; la table ronde à galerie de cuivre; la I endnie en bionze doré , qui représentait Trajau lui- même ; tout cela était grec ou romain, toul cela pro- venait évidemment du magasin de la rue de Valois, v compris deux grandes psychés, à colonnes corinthiennos, que fTanquaient encore quatre de ces monumentalsqnin- quels en usage chez les tailleurs du temps.

C'est joliment beau ici ! ne put se défendre do dire Jeannette.

Au bruit de cette voix, la première qui Iroubiàt le si- lence de la maison, répondit de la pièce voisine un éter- nument si vigoureux, que nous eûmes tous les trois un soubresaut, puis un sourire.

L'invisible personnage qui se manifestait ainsi n'était autre que le garde champêtre, gardien des scellés.

Il venait probablement de se réveiller en sursaut ; il .s'empressa d'accourir, afin de constater que tontes les bandes apposées sur les meubles et sur les armoires conseï valent leurs cachets parfaitement intacts.

Une fois rassiné l'i cet égard, il daigna nous dévisager enlin, reconnut le notaire, lui fit un salut grave, et cli- gnant lie l'œil de notre côté :

Ces messieurs sont des collatéraux de la feue dame Guériu-Gaussemau ? dcmauda-t-il en homme très .iu cou- rant de .sou funèbre office.

Le notaire, non moins solennel que le garde champê- tre, inclina allirmativement la tête,

Mais.., reprit le gardien en désignant Jeauuetlc, mais, (pianl il celte peiiio Savoyarde.,.

C'est une parente aus.-i, interrompit Joseph, cl, se- lon toute pn>l)al)ilité, la légataire uni\er.scl|c

:i(i

LECTURES DU SOIIJ.

Donnez-vous donc la poinc ilc vous asseoir, madc- inuisolle ! se récria viveiiienl le i^anle cliain[)êlre on avan- çant vers Jeaniieltc une des superbes chaises curules qui l'avaient si fort éblouie, cl dans laquelle l'installa triom- plialeuient Joseph.

Nous nous assîmes également.

Î\I. le juge de paix n'est point encore arrive, pour- suivit le gardien dos scellés, qui seul restait debout et dans une altitude conforme à la circonslance ; si ces me>siours, ou bien celle demoiselle, désiraient, en l'at- tendant, visiter la maison...

Inutile, Ut le notaire, nous aurons suffisamment à l'examiner tout à riicurc^ lorsque besoin en sera.

J'ose espérer que ces messieurs seront satisfaits du gardien et ne l'oublieront pas... Ne souh,iitenl-ils point quelques renseignements ?

Sur ma tante. ..volontiers, dilJoseph; apprenez-nous un peu ce qu'elle était devenue.

Après s'être un inslant recueilli, après avoir toussé, craché, pris une pose oratoire, le garde champêtre ré- pondit :

Ce qu'elle était devenue, messieurs? une vieille femme très-maigre, très-sauvage et Irès-délianle. Mal- gré sa fortune, et l'on prétend qu'il y a de l'or caché partout dans cette maison, elle ne vuulu! jamais y ad- mettre un ouvrier qui la réparât quelque peu, un jardi- nier qui émondàt au moins les arbres; pas même une servante. Elle faisait elle-même son ménage et sa petite pot-bouille. Celait moi qui, tous les deux jours, allais lui acheter ses provisions, et là, dans la cuisine, elle avait dos balances, afin de vérifier tout ce que je lui apportais. Elle ne sortait que doux fois l'an pour se rendre à la ville, chez son notaire, qui était M.*", et, dans ces occasions- là, je restais de faction dans la cour, avec ordre de ne jamais pénétrer dans lu maison. Doux seules personnes y étaient admises, à savoir, M. le chevalier des Ecluseltes et M"« sa sœur, deux vieux grigous du même genre, mais pas Irès-rentés ceux-là, et qui vouaient chaque soir, régulièrement, faire sa partie de domino. Le domino, messieurs, c'était la passion de la défunte. Quant à l'on- jou, pas d'argent, des haricots. J'ai su que, dans le der- nier mois, elle leur en avait r;iflé deux litres;' car, dans l'espoir sans doute de capter son héritage, les dos Eclu- settes la laissaient gagner toujours. Il se pourrait bien, eh! eh! (ju'ils fussent sur son testament! S'il en était ainsi, comme on le disait hier chez le marchand do tabac, quelle culotte ! Espérons cependant qu'ils en se- ront pour leurs soissonnais... et que la défunte ne leur a laissé qu'un double blanc!

Le digne garde champêtre, enchanté de sa propre fa- cétie, se prit à rire.

^lais, demanda Joseph, comment est-elle morte?

Comme elle avait vécu, monsieur... seule, et sans même un serviteur qui lui formât les yeux. C'était il y a déjà plus d'un mois; j'arrivai le malin pour remplir mon office de pourvoyeur et frappai, comme d'habilude, à la grand'porte. Mais, colle fois, le guichet, à travers le- quel me regardait tout d'abord son œil gris, ne s'ouvrit point. J'iippelai ; réponse aucune. Elle dort sans doute, pcnsai-je; cl je revins vers le soir. Même silence. L'in- quiéiude alors me prenant, je courus avertir M. le maire. On enfonça successivement les deux portes; on trouva M"" Guérin-Gausseman étendue sans mouvement sur le carreau de sa cuisine, et le visai^e à demi carboiiisé dans l'ûire éteint. On supposa tout d'abord un assassinat; mais le médecin ne tarda pas à reconnaître que la dé-

funte avait été frappée d'apoplexie au momoiit même elle se penchait vers la panade qu'elle pré; arail pour son repas du soir, et qui s'était desséchée dans le poêlon vers lequel restait étendue sa main droite, encore armée d'une mouvelle. Si ces messieurs désirent se reuibe un compte plus exact de la position du cadavre, et voir l'en- droit même nous l'avons relevé...

Merci! se hàla d'interrompre Jo^opll,qui, de même que nous tous, désirait bien plutôt se soustraire à la triste et glaciale innuonce de celle étrange maison, de ce récit plus étrange oiicore. Merci, mon brave homme... nous préférons un tour do jardin.

A votre aise, messieurs; vous y rolruuvoroz les au- tres héritiers.

Les autres héàlicrs... Garde à nous, Jcaunclle !

'1^ Vi. IL-- ^ N. \ \

M. et M"» des Ecluseltes. Dessin de F. Lix.

Et, tenant par la main noire petite Savoyarde, Josop!i se dirigea vers l'autre extrémité du corridor, déjà le .notaire et niui nous avions précédé leurs pas.

De ce côlé de la maison s'élendait le parterre. Pas une fleur, rien que des légumes, mais cultivés sans au- cune espèce de symétrie, et déjà, pour la plupart, en- tièrement disparus sous les mauvaises herbes.

Au delà, vers la gauche, c'élail uiie sorte de parc assez vaste. Son état complet d'abandon, il ne rap[iorlait rien, le rendait des plus curieux, des plus amusants à parcourir.

Depuis près de dix années que les arbres ni les arbustes n'étaient plus taillés, leur capricieuse végétation s'en donnait à cœur-joie. C'était un immense fouillis, un amas désordoinié de folios pousses et de libre feuillage, tuutes les espèces se croisaient, se nièlaiont,se perdaient et tourbillonnaient dans une sorte de carnaval végétal, à liavers lequel le chèvrefeuille, la vigne sauvage, les grands liserons, les églantiers, les lierres et toutes les autres plantes grimpantes que sème le vent du hasard,

MUSÉE DES FAMILLES.

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s'élaient niullipliés à rinfini, se faufilaient en serpen- tant de toutes paris, de toutes paris suspendaient leurs lianes enlacées, leurs efflorescenles guirlandes. Il y avait des lilleuls qui semblaient porter des roses ; des aca- cias avec des grappes de raisin ; des sapins tout blanchis par les neigeuses ombelles du sureau ; de grands syco- mores tout garnis de clochettes aux mille couleurs; bref, une vraie forêt vierge.

A l'cxceplion de Jeannette, qui bondissait ù travers cet ombreux dédale ni plus ni moins qu'une jeune chèvre

sauvage, nous avions grand'peine à news frayer un che- min ; toutes les allées avaient disparu, sauf la plus grande, rherbe montait jusqu'aux genoux.

Elle aboutissait à un rond-poiut, enlièrement tapissé de mousse, et qu'entouraient les débris rompus, verdissants, presque méconnaissables d'un ex-banc de pierre.

Sur l'un de ces tronçons, deux personnages, ou plutôt deux longues caricatures vivantes, étaient assis, et pa- raissaient causer avec une certaine animation aigre- douce.

Le campement des Allemands sous

Avant même que le notaire nous les eût nommés, nous avions reconnu le fameux chevalier des Ecluselles et sa sœur.

Revoir, pour leurs portraits, les comédies de Picard.

Ils se levèrent ii notre a[)proclic et vinrent honorer le notaire, celui-ci d'un grand saint automatique, colle-li d'une profonde révérence.

Des parents de feu M"'" Gnérin-Gausseman, dit-il en nous présonlanl aux deux fidèles joueurs do domino, qui soudainement se renfrognèrent.

Ils Iioudent, murmura Juseph,

Ils passent, lui re|)ondis-jc sur le mtnic Ion ; car déjà le cliov.dier (Un lùiiuseltos et su sœur ^'éloignaient d'une alliiKi niideiiienl uia]i'blui'uso.

>' iVl MliKIi ISGI.

le vieux plalaue. Dessin de F. Lix.

Nous continuâmes noire excursion.

Tout à coup le sol se creusa sous nos pas, découvrant à nos regards une sorte d'abîme circulaiie, daus les pro- fondeurs duquel s'entrovovaionl dos cavernes beautés, de souterraines galeries, çà et lii fermées par de vieilles ferrailles.

Un repaire à brigands, un décor de mélodrame.

Co sont d'anciennes carrières, nous expliqua le ta- bellion ; c'est de que sonl sortis le palais cl la ville de Fontainebleau.

Puis, nous montrant de hantes cheminées qui héris- saient les alentours:

Autrefois, ajouta-l-il, il y avait là-dessous des ha- bilalions.. un \iliago iiiviMido.

9 VI.\CT-.NLLV|i:.Mt VOLIME.

:)8

LKCTIRES m' soin.

Joseph, et siirloni Joaimollo, voiilmvnt y dcscoiidrc.

Lu oncoro, cello bonne l'ôo qm s"a|i|H'llo la nalinc s'é- tait pin à lôpanilro à profusion ses fantaisies les plus piKorosfpios.

Dans cliaoïin des puits, une nmllilndc» d'arbustos avaient poussé, avaient j^randi, cberclianl le soleil. On y reinar(|iiail snrioul un ^ii,'anl('S(]iie plalane (|iii, s'élc- vanl de toute sa cime aii-dessns du principal oiilice, lui formait coininc une coupole de verdure, à rexlréniité de obaipie branehe de laquelle pendaient loules sortes de festons grinipanls, de lianes lleuries. Le long des parois de l'excavalion, jusque dans les profondeurs des caver- nes, il y avait du lierre, partout du lierre.

Après avoir admiré ce verdoyant alûme, nous parcou- rûmes queltpies-unes des galeries, retrouvant çà et de véritables logements, des cheminées et des sièges taillés dans le roc, voire même des inscriptions sur les murailles, lividemmenl, le noiaire ne se trompait pas ; plusieurs géuéralions humaines avaient vécu là.

Quel dommage ! me pris-je à penser ; quel dom- mage que celte singulière propriété n'ait pas été connue de Balzac !

En ce même moment, comme nous revenions sur nos pas, un I mit de voix parvint jusqu'à nos oreilles.

Je sais ce que c'est, dit on souriant le tabellion, venez toujours.

Sous l'ombrage du vieux platane, à la place déserte quelques instants auparavant, nous a|ierçûmes une de ces bandes allemandes qui descendent en France à l'é- poque de la maturité des céréales, et qu'on appelle, en raison de cela, les hirondelles de la moisson.

Ils étaient une dizaine environ, hommes, femmes, en- fants, tous hàlés et forts, tous du même blond pâle, tous avec les mêmes yeux hh us et naïfs.

Leurs faux et leurs faucilles étaient disposées en fais- ceaux à rentrée de la caverne ; tout alentour, des ha- vre-sacs (le voyage et des couches de fougère annon- çaient qu'ils avaient choisi cet endroit pour campement durant tout le cours de la tâche agricole qu'ils avaient entreprise aux environs.

Ils déjemiiuent en ce moment, et de si bon appétit, qu'ils ne parm'eut guère remarquer notre approrhe. A peine quelques-uns des enfants nous regardèrent-ils, entre {\c\\\ bouchées de pain bis.

Mais, ne pns-je ni'empêclier de demander au no- taire, mais comment ces gens-|à onl-ils pu s'installer ici, dans une propriélé close de murailles?

C'est leur droit, me répondit-il, vous voyez on eux des concurrents à l'héritage... la tribu des GdUiscman.

Bah !

El les parents aussi de feu sa veuve, ses seuls et véritables parents luxembourgeois. Tant qu'a vécu le second mari, dans leurs migrations périodiques, ils ne manquaient jamais de passer par ce village, et le cousin Gaussemau les régalait ici. Leur cousine, Gausseman aussi de naissance, n'avait pas donné suile à cette gé- nérosité annuelle. Mais aujourd'hui les voilà de retour, non moins exacts à leurs iiffaires qu'à leurs travaux, comptant bien moissonner tout à la fois et les blés du pays et l'héritage de la défiuUe.

"_ Impossible ! se récria Joseph ; mais c'est impos- sible... puisque loule la forlunc venait de mon oncle

Guéri n !

Aussi j'espère bien fine c'est aux Guérin qu'elle

reviendra. Cependant défunt Gaussemau m'avait bien recommandé, au cas sa fenuuc mourrait après lui,

d'écrire immédiatemeul h leur parenté luxetnl)ourgeoiso. Ainsi j'ai l'ail ; c'était mou devoir.

A peine achevait-il ces mois, que la clocho de la mai- son retentit soudainement poiu' nous rappeler tous.

Le juge de paix vcn;dt d'arriver sans doule, et le digue garde champêtre nous annonçait ainsi la levée des scellés,

Voici le grand moniont, Joaniielte ! dit Joseph à sa jeune protégée; bonne chance, mou enfant, bonne chance !

Je vous remercie bien, monsieur, lit-elle; mais, si j'avais loul, vous n'auriez rien, ce me semble.

lîali ! conclul-il, moi, je suis riche.

Tandis que s'échangeaient ces quelques paroles, nous étions ressorlis des carrières. Mais, avant de nous en éloigner, comme d'un commmi accord, nous jetâmes im dernier regartl sur la famille Gaussemau.

Les fonnnes et les hommes, les enfanisméme les jdus Jeunes, étaient agenouillés maintenant eu cercle.

Au milieu de ce cercle, le père, ou peut-être le grand- père, un calme et beau vieillard, était seul debout, te- nant une Bible à la main et les yeux levés vers le ciel, comme pour lui demander de bénir en cette occasion sa nombreuse lignée.

Pans ce tableau, qu'éclairait nu oblique rayon de .so- leil, il y avait quelque chose de simple, de touchant, de patriarcal.

Oh ! murmm'a Jeannette avec une émotion char- mante, ils aiment bien le bon Dieu; ce sont de braves gens !

Lorsque la prière fut terminée, toute la lrii)U Gausse- mau, guidée par son patriarche, se mit en nuiuvement sur nos traces.

La cloche sonnait toujours, et, dans ses aigres accents, si longtemps enroués par le silence et par la rouille, il y avait comme une voix gémissante et levèche qui s'im- patienlail, comme la voix de la défunte elle-même.

Sur les pas du notaire, nous nous bâtions de revenir par un plus court et plus facile chemin, qui longeait la nuiraille.

Vers le milieu de cette nuiraille il se trouvait une pe- tite porte donnant sur la campagne, et qui con.servaif, du côté du jardin, les couleurs à demi effacées d'une gi- gantesque et vieille image.

En .s'en rapprochant de plus près, Joseph ne put rete- nir un cri de surprise, mêlé de quelque allendrissement.

C'était l'ancienne enseigne du coin de la rue de Valois, le Triomphe de Trajan , Va gloire de l'oncle BarnaL'é Guérin !

Gausseman, l'irrévérencieux Gausseman, s'en était fait une porte de jardin !

Ce dernier trait couronnait le reste.

Nous étions arrivés cependant, nous étions tous instal- lés dans le salon, y compris le chevalier des Eclnsettes et sa sœur, la tribu Gau.sseman au grand complet, le juge de paix cl son greffier, un des clercs ilu notaire et le garde champêtre; ce dernier, dans une attitude im|ior- lante et fière.

Après le préambule d'usage, au moment on allait briser le premier scel, le grand vieillard luxembour- geois se leva gravement et remit au juge de paix deux actes jaunis par le temps.

Il V eut un premier mouvement d'émotion chez tout ce qui n'était pas Gausseman.

Le juge de paix parcourut les actes, puis les résuma à haute voix.

C'était, premièrement : une donation en bonne forme

MUSÉE DES FAMILLES.

oO

de tons les biens du sieur Barnabe Gucrinàla dame Ger- trude Gausseman, son épouse.

Secundo : l'acte de mariage de la susdite Gerlrude Gausseman, veuve Guérin, avec son parent, Conrad Gausseman ; acte par lequel ils s'enlre-donnaienl tous leurs apports et subséquents acquêts, sans réserve au- cune, nu dernier survivant.

C'est une communication d'une certaine iuipor- tance, dit le juge de paix, et ces actes me paraissent par- taitrment eu règle. Qui vous les a remis, mon brave liomme?

Notre cousin Conrad lui-même, il y a plus de dix ans de cela, répondit ou plutôt baragouina le vieil Alle- mand, et comme sa femme était également une Gausse- man, une cousine à nous, c'est à nous qu'appartient l'Iié- rilage.

S'il n'existe pas de testament! se récria le notaiie.

Fn possédez-vous un ? demanda le juge de paix.

Non ; mais tout me porte à croire qu'il doit s'en trouver un ici.

Clierclions, messieurs, conclut le maj^isfrat, cher- chons.

On rouvrit tout d'abord le bureau ; il ne contenait que (les papiers sans importance, force chiffons, quelques vieux pots d'onguents et fioles pharmaceutiques.

Il en fut de même dans les tiroirs de la table ronde et dans les armoires du salon.

Cette première recherche, néanmoins, ne laissa pas que d'être fort intéressante, en cela surtout qu'elle of- frit celle particularité d'une foule de petits paquets, de petits rouleaux, soigneusemcul enveloppés dans un mor- ceau (le journal ou de chiffon, toujours formés par une épingle, et dans lesquels on découvrait, tantôt quelques bagatelles sans valcm' aucur:e, mais tantôt aussi de vieux bijoux, des pièces d'or, des billets de banque.

Dans un vieux bas roulé , épingle comme le reste, il s'en trouva dix de chacun mille francs.

Quand je disais qu'il y avait ici des trésors! s'écria Iriomplialenieut le garde champêtre.

A l'exception de Jeannette, qui, moitié par fatigue, moitié par indifférence, s'était endormie déjà dans un des grands fauteuils, nous commencions tous à nous pi- quer au jeu, à farfouiller fiévreusement dans cette Cali- fornie bizarre.

11 n'y a plus rien dans le salon, messieurs, ne larda pas à déclarer le juge de p:iix; visitons les autres pièces du rez-dc chaussée.

lilles étaient au nombre de quatre, y compris la cui- sine.

Partout, jusque dans les vieux poêlons hors d'emploi, jus(prau foiul des casseroles de cuivre qui, depuis Irès- iongtt mps, n'avaient servir qu'à cet usage, on déni- chait des couverts d'argent emnudllotlés de la même layon, des sommes et des valeurs de toute nature.

Islles atlciguirent bicnlôl, rien que pour le rez-de- chaussée, le chifire appruxiiHalif de (piiuy,(> mille écus.

Mais pas de testament encore... tnujoins pas de testa- ment !

Il doit s'en trouver un ! répétait obsliuémiMil !•• no- taire. Où sont ces ^Wu\ feuilles de papi'-r tinduM' dont elle esl venue se pourvoir à in(Hi cluilc, que moi-même je lui ai remises?...

Et que nous lui avons vues ici enire les mains, ma sœur et nu)i ! ajouia l'anxieux chevalier des Kclusellos. Je raifirme, je le jure par mes ancêtres!... C'est noiis- uiciues qui avions donné ce conseil à M"" Guérin- Uuus-

seman... Elle nous les a cent fois montrées, avec pro- messe formelle d'y mettre notre nom... Il nous les faut, il nous les faut !

Et ce marquis de Carabas, moins les terres et les beaux habits galonnés d'or, Ireuddait, haletait, claquait des dents comme un vieux casse-uoisetle épileptique.

Qiiautà mademoiselle sa sœur, une marqui.sc de Pré- tenlaille des plus déchues, des plus rafalées, elle était jaune, elle était verte, mais sèchement digne encore, et, pour corroborer l'assertion de son frère, elle répétait in- cessamment d'une voix [tiucée :

Elle nous a dit cela... Nous lui avions vu cela... Nous lui avions conseillé cela...

Plaise à Dieu, iiiterrompit eufiu Josc[i!i, phii-e à Dieu que j'aie avons en remercier... de la part de Jean- nette !

On ne vous parle pas, monsieur, répliqua nerveu- sement le chevalier.

Et, bien que sans avoir compris Joseph, ils lui lireni tous deux la grimace.

On moulait en ce moment l'escalier.

Tout à Tentour d'un vaste palier, qui servait d'anti- chambre au premier étage, il y avait de grandes armoires à douille battant.

Leur contenu fut des plus divertissants.

Dans celle-ci, des coupons d'étoffes datant de 18:20, et des vêtements de toute sorte dont la coupe attestait poiu' le moins le même âge : culottes de daim ou de soie, habits avec des manches à gigots, des parements déme- surés; lévites et spencers aux tendres couleurs; carriks blancliàlres à triples collets ; voire niènie nu uniforme de garile du corps et im grand costume cérémonial de pair de France ; en un mot, tous les restés-pou: compte du magasin en général, et de la révolution de Juillet en piu-- liculier.

Une autre armoire renfermait les anciens livres de la maison, ti nus avec une orthographe impossible, mais at- testant con)bien laclientèle élait illustre. Puis, une grande quantité de lettres, la plupart sollicitant un plus longcrc- dit, quelques-unes signées de noms qui faisaient dans ce capharnaûni une assez pileuse ligure. De vrais autogra- phes, et des plus curieux, par ma foi! Tout un côté do l'histoire de la Hestauration, toute une série de curieuses révélations sm- les hommes d'alors élait là, chez ce tail- leur. On en aurait publié les Mémoires !

Plus loin, c'était un amas de vieux journaux : le Dra- peau blanc, la l'ribune, la Gazette de Fiance et les pre- miers lunnéros du Conslilalionnel, encore tout polit connue les autres. Sans compter le Mercure galant, le ("ourricr des Ihédlres , force brochures et quantilé de canards, (huit quelques-uns dignes de figurer dans une collection d'amalour.

Vint ensuite la revue d'une interminable kyrielle d'ob- jets réformés, recroquevillés, douatmés par la moisis- sure et par l'âge, llieii ne .s'élail perdu dans ce;le mai- son ; rien n'avait été ni donné ni jeté ; rien dont on se fût servi ne mampiait à l'invonlaire.

lit partout, oiilre les fouilles des registres, dans la doublure dos étoffes rongées par les vers, jm luilioii des paip\ots de journaux , jnsipic ilans un parapluie fossile, parl(Mit onliu il y avait de poliles somuu's cachées, dos rouleaux de louis ou des bank-uotes, qui bieulol montè- rent au total de plus de cent mille francs, d'après l'esli- malion du garde champêtre.

Mais de lestament, toujours point !

Regardez donc le chevalier Doulde -six cl inade-

(iO

LEGTURKS DU SOIi^

inoisclle As-blanc ! nous dit le nolaire ; c'est ainsi qu'on surnoMimc ici ces doux illustres adeptes du noble jeu de domino.

Le fait est qu'ils allaient devenir liydropliobcs, lors- qui', aiHcs avoir exploré les diverses pièces du premier é'aye, nous pénélrâuios cnlin dans le sanclum sanclorum, dans la chambre l'i couclior de la défiinlc.

Ce fut principaUiuont, ce fut dans la commode ven- true, dans le secrélaire en bois de rose, dans la table à ouvrage au grand sac do soie verte, et parmi la garde- rube grolesquonuMit anlédiluvionne do la vieille folle, que se mulliplièrent à Tinlini les pelilspaquels et les pe- tils rouleaux, les trouvailles el les sniprises.

Enlin,^ dans la plume de son oreiller, quelques dia- mants, mystérieux compagnons do son sommeil.

A celte vue, les besicles de maJemoisollc des Eclu- selles lancèrent un éclair de convoitise, et son frère so prit à bondir par la chambre, ni plus ni moins que s'il eut marché sur des charbons ardent?.

.Mai<, tout à coup, chacun s'arrêta, devint inmiobile.

Dans un dernier tiroir que j'avais ouvert par hasard, dans le tiroir de la table de nuit, sauf votre respect, comme ne manquerait pas de dire un de mes bons amis de Villervillo, je venais de découvrir une large enve- loppe non cachetée, dans laquelle se laissaient entrevoir les doux fameuses feuilles de papier timbré. Gomme sus- criplion, ces quatre mots magiques :

Ceci est mon testament.

Domino! s'écria le chevalier Doublc-six, en s'efîor- y.int de me l'arrachor.

Je le passai au nolaire. Tous les Gausseman avaient pâli. Le patriarche luxembourgeois leur montra la ciel,. comme pour dire :

Mêlions en lui notre dernier espoir, et soumellons- iious sans murmure à son airêt.

Ce groupe, dont la calme résignation devenait dos plus intéressantes, complétait admirablement le tableau.

Il y eut un profond silence, durant lequel on entendit Datlre tous les cœurs.

Le notaire sortit les papiers de l'enveloppe, les déplia, les sépara dans chacune de ses mains, les regarda tour à

tour avec slupéfaclion puis enfin, les relournant vers

nous, montra que les deux feuilles étaient restées blan- ches.

La défunte n'avait pas eu le temps d'écrire sa volonté dernière ; riiérilagc levenait aux Gausseman.

A genoux ! commanda gravement l'aïeul, à genoux, mes enfants, et remercions Dieu !

Les des Ecluscttes protestèrent par un glapissement de rage.

Joseph aussi semblait furieux, non pas pour lui, miiis pour Jeanne.

D'ailleurs, cette fortune qui s'en allait à des étrangers, c'était celle que son oncle Barnabe avait gagnée, qui de- vait légitimement revenir aux Guérin.

. Le testament existe peut-être sur papier libre! s'écria-t-il, peut-êlrc est-il caché dans un do ces vieux orii)eaux... Cherchons encore... cherchons toujours!

Oui ! oui ! applaudirent en chœur les des Eclusettes. Mais , comptant sans doute rencontrer meilleure

chance ailleurs que dans 1 1 chambre ù coucher, ces deux grotesques fouille-aii-pot disparurent. Sur un signe du juge de paix, les héritiers redescen-

dirent îi l'élagc inférieur, ainsi que le notaire, le greffier, le garde chanqiêtre.

Jo.voph et moi, nous rcslàmcs seuls, et lout aussitôt, nous aimant chacun d'un canif, nous nous mîinos à dé- chirpieler fui ieusemcnt toutes les vieilles nippes éparscsà l'eutour sur le lit, sur le plancher, sur les meubles.

Hélas ! nous no découvrîmes rien qui pût cm icliir no- tre chère petite Savoyarde ; mais seidemenl, dans la man- che outrageusement ballonnée d'un ex-spencer rose, une dernière somme de cent mille francs en acîious do la I],ii;(|ne de Franco, au poi leur.

C'est le gros lot, dis-je étoiwdiment ; si nous glis- sioiis cela dans la vielle de Jeanuetlo ?

Y songes-tu? réiiqua sévèrement l'honnête Jose|)h. Et il s'empressa d'aller rejoindre le juge de paix, de

lui remettre cette fortune qu'il eût pu si facilement s'at- Iribuer, qu'il restituait loyalement aux Gjussoman, eu leur disant d'une voix presque souriante :

Voici de l'argent, messieurs, qui vous revient encore !

Au même moment, les des Eclusettes rentraient d'un autre côlé.

Leur mine consternée, leur allure déconfite, attes- taient hautement que leur suprême recherche avait élé vaine.

Ils en sont pour leurs-z-haricots ! me dit à l'oreille le garde-cbampêlre.

Quant à la pauvre petite Jeanne, elle ne s'était même pas réveillée; elle dormait toujours de son charmant sommeil.

Que va-l-elle devenir ?deman(lai-je à Joseph.

Eh pai bleu ! me répondit-il, elle vient avec nous. G'eslmaparl dans la succession de mou oncle Trajan ; c'est un hérilago dans le genic do celui do la tante Eraucine. Mon fils Stanislas sera bien content, va... il a maintenant une sœur !

IV

LPILOGUE.

Je ne vous dirai point ce que sont devenus les des Eclusoltes, ni s'ils renouvellent auprès de quelque autre richarde de leur connaissance le dévouement du domino, du boslon ou du bezigue.

Quant aux Gausseman, après avoir démoli pierre à pierre la maison et fouillé tout alentour le sol, ni plus ni moins qu'un placer californien, ils s'en sont paisible- ment retournés dans leur village. Puisse la fortune Ks rondic heureux. . car, au demeurant, c'étaient do braves gens!

Grâce au bon Joseph, Jeannette s'est complètement Irausformée ; elle est devenue la plus ravissante et la plus gracieuse jeune Ollo que je connaisse.

Tant et si bien que, voici de cela tout au plus uiî m(;is, on célébrait, à la mairie du troisième arrondissement, le mariage do mademoiselle Jeanne Guérin avec le jeune comle Stanislas Bachlriany.

Puis, nous sommes tous partis pour la Mauiionne, afin que la bénédiction rcligiouso lut célébrée par le digue curé savoisicn. Tel avait été le vœu de Jeanne.

An retour do l'église, et comme tous les amis rassem- blés au presbylèro avaient encore des larmes dans les yeux, Joseph Guérin dit à ses enfants :

Je suis riche et, très-probablement, ma fortune vous reviendra un jour. Mais, sachez-le cependant, le seul parent, le seul oncle sur l'hériLige duquel ou ait vraiment droit de compter, c'est celui qui s'appelle le Iravail! Cu.DESLYS.

MUSÉE DES F.-LMILLES.

m

CHRONIQUE DU MOIS.

KxpoMlions île ISOI. Sainic Thérèse, pastel de Léopold Mar. Dossin do raulcur.

COURIUHR D'AUrOMNli.

Le prinlomps on automne. Troyon à Villcrs. I.ps noiivoaiitôs du mois. Thoàties. Kxposilions. Sahitc Thvrcse. Le roi de l'russe à Compii'pne. La gramlcs manœuvres, l.c champ de liottpraves. Le Chasseur de Biirger. Mort de Rose Chéri. Gitdas, par M. Francis Wcy. Un compositeur anonyme. An cliàtcau do M"", MM. Giii/.ot, Tossicr, llalévy, U'. prince V" il"', l'opéra do Sud. Le pavillon dorilanville. Un l.ou- quel d'i'imile Deschamps, etc.

l'avillon de Yillers-sur-Mcr, 2" oclohre.

Est-rc rauloiiiiic ou lo ininlcmps? Ma fonMro osl ou- vcrlo .'^iir la mer. L'air est iloii.x, le soleil liéilo, le ciel

pur, la mer emlormie, lo janJiii eu fleur. Je vois n.iç;er, dans une lumière bleue, ces caps du Havre doul Casimir Delavignc a dit :

Apres Conslantinople, il n'est rien de plus beau.

Le moyen de quitter ces merveilles pour aller inau- gurer le boulevard de M.ile.>;lierbe.<:, ou le parc de Mon- ceaux ; assistera l'eulroe du roi de Prusse ou du roi de Ihdlandc h (lompièf^no ; aux nouvelles expositions du palais de riialu-trie et du boulevard des Il;diens ; aux reprises du Trouvère, au (Îraud-Opéra ; du Une Joh, à la Comédie-rrançaise; des Mousquetaires de la rriiif . avec Roger, à rOpéra-Comique ; aux débuts Iriompbanîs de

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LKCTUUl'S DU SOlli.

Victor Capunl ; ."i la réouvorluro tlii iliràlrc-llalieii ol du Ïli(''i\tre-Lyii(iii(>; aux succès du Ncrcu de (itdlivtr, avec LoforI, do l'inslitulrice, de M. P.uil rouclié, ol des Vdciinvcs du docteur, de M. Amédée Uoll.uid, îi l'Odéon; de L\l(l(tch(' d'ambassade, de M. Meilliac, au Vaudeville; du Ueau iS'arcisse et des Danses frauraiscs aux Variétés; de Piceoliiio et de la Poitiire aux yeux (un i)ijou), au Gyuiiiase; de la Venyeance de Pierrot et des Métamor- pliosesd'un cors(t,im Palais-Royal; i\\\ Lncdr Glniaslon, ilc M. d'IÎMiiery, à rAiiibit^u ; de la Prise de Pékin au Cirque ; aux lenaissaiices du Pied de Mouton et du Coiir- rier de Lyon à la Porle-Sainl-Marliii et à la Gaielé ; aux lolies des Petits Pioditjes, de la Poll,a des sabots, et de M. de f/ion/Zeuri/aux BoulTes-Parisiens?

Tout c5la vaut-il un rayon de cet admirable soleil, nue mélodie de celle nier ouchanlée, une feuille de ces prés- bois oubliés par rauloiniie ?

Demandez au spirituel modeleur Eugène Décau , (jui ébauche ici sa Famille de saltimbanques, des Calloteu relief, doul la renomuiée vous pariera cet hiver.

Demandez à noire illustre paysagiste Trôjron, arrivé par hasard ù Villers, pour y flâner vingl-qualre heures, cl qui y travaille avec acharnement, aVec extase, depuis trois ou quatre semaines, et qui ne peut s'àt-racher de ce paradis terrestre, et qui veut, dit-il, y vivl'é el y mourir, et qui s'écriait hier, en peignant au boiit de mon jardin : « Ce coin du monde est la réunion de foules les merveilles de la nature. C'est la véritable et com- plète académie du paysnge. On devrait y envovof les grands pi ix de TEcole des beaux-arts, pour les initier au dernier mol du pittoresque.»

Demeurons donc ici avec ce grand maître, et analysons notre correspondance pour y trouver les nouvelles de Paris :

« Les expositions se rouvrent partout, nous écrilTun : expositions d'Iiorlicidture et de peinture, -- fleurs des parterres ctfleurs des ateliers, à Paris, à Nantes, à Caeu, à Baveux, à Ponl-l'Evêquej etc. J'ai i'elrouvé à Paris des connaissances du dernier Salon, que j'ai revues avec plaisir. Je vous cite et vous envoie, entre autres, le beau pastel de Léopold Mar, la Sainte Thérèse, la sainte par excellence. Sujet loiijoin'S ancien el toujours nouveau, parce que sainle Thérèse, c'est l'infini, c'est l'amour. M. Mar l'a rajeunie par le meilleur moyeii, par la simpli- cité. Celte tête grave et douce, ce livre enti'onvert entre deux croix, ce manteau et ce voile tombant d'eux-mêmes, celle auréole d'en haut sur ce front pur, ^ ne vous donncnl-ils pas envie de relire le Chemin de la Perfec- tion?

« Je viens de voir passer le roi Guillaume de Prusse, à Compiègne, nous écrit l'autre, et un seul détail vous peindra la galanterie de la cour de France pour le prince allemand. Toutes les dames qui l'entou- raient étaient velues de bleu de Prusse! Nous avons remarqué qu'il n'y a point eu de grandes manœuvres militaires, comme on l'avait annoncé. Le motif de celle suppression est des |)lus nobles et des plus touchants, si j'en dois croire une chronique du château. Il fallait, pour ces manœuvres, risquer d'écraser les moissons ou les se- mences, à quelques lieues à lu ronde. On s'est rappelé l'aventure récente de la reine Victoria, racontée ainsi par la Gazette de Coloijne :

« Le même roi de Prusse onVail à la souveraine de Ja Grande-Bretagne le tableau d'une petite guerre sur la frontière nord de sesElats. La reine, entraînée par son ar- deur, poussa son cheval sur de vastes champs la mois-

son faite laissait une entière liborlé aii\ liunpos de toutes armes. Elle voulait suivre les opéralious, mêlée ^i l'état- major. Parfois les groupes se divisaient el, elle .se trouvait, les cavaliers lui laissaient prendre la tête. Elle ar- rive ainsi devant un immense champ de belleraves qui la séparait du point raclioii était engagée. Q le faire? Le toiH' du champ ? Quelle période l('ni|)s pour l'imagination d'une royale amazone ! Car le champ n'avait pas moins de quinze hectaios !... Cependant là-has , dans le champ de guerre, la fusillade, le canon grondait... Le mari do la reine, le prince royal, commandait un corps en personne. La piiucesse jette un regard autour d'elle, elle voit l'im- paliente ardeur sur toutes les physionomies... elle n'y résiste plus; elle applique un violent coup de cravache à son cheval qu'elle lance dans le malencontreux champ de belleraves... et la voilà partie au galop, suivie d'un nombreux élat-major, et bientôt de tout un coips de ca- valerie et d'artillerie.

« Qu'airiva-l-il? C'est que les pauvres betteraves, si mûres et près d'être envoyées aux grandes ralTincries de Cologne, lurent hachées, pilées et mises en marmelade, sous les sabots glorieux de l'arméi' royale.

«Ce coup de tête, ou, si l'on veut, de cravache, coûln à l'Etat vingt-cinq mille francs, comme légitime indemnité envers les piopriélaires, pour destruction d'une superbe récolle de soixante arpents,

« On s'est rappelé aussi peut-être la maguifi(pie ballade de Burger (ce n'est pas un prince allemand qui peut l'oublier j. M. Beliard la traduit fort à propos, non-seu- lement pour les rois, mais aussi pour les chasseurs.

« Le chasseur du poêle était un comte féodal des bords du Rhin. Par un beau dimanche, au moment les clo- ches a[)[)ellent les (idèles à la prière matinale, il monte à cheval et s'élance, suivi de nombreux piqueurs, à travers les champs et les bois. A sa droite se place un ciivalier beau comme un rayon de soleil du prinlenips; il est monté sur un coursier plus blanc que le cou de Lenore ou que la blanche hermine. A sa gauche, sur un cheval couleur de feu, vient un cavalier pâle et sinistre, dont les yeux lancent des éclairs. Soyez les bienvenus! leur dit le comte en lançant en l'air son chapeau, il n'est pas, après la guerre, de plus beau et de plus noble plaisir que la chasse !

« Le cavalier de droite remonire avec douceur que le bruit du cor s'accorde mal avec le son des cloches et le chant des fnlèlcs; le cavalier de gauche entraîne le comte et nargue l'imporiun conseiller.

« Aussitôt un cerf paraît dans le lointain : les chas- seurs se précipitent à sa poursuite. Quelques-uns tom- bent et sont écrasés; mais faul-il pour de si minces ac- cidents interrompre les plaisirs d'un noble chasseur?

« Le cerf se cache dans un champ de blé; un vieux laboureur se jette aux pieds du comte :

« Miséricorde, mon bon seigneur, ne détruisez pas les moissons du pauvre!

« Arrière! crie le comte excité par le cavalier de gauche el sourd aux représentations du cavalier de droite.

« Les épis sont foulés aux pieds. Le cerf cherche un refuge au milieu d'un troupeau de bœufs. Le berger de- mande grâce ; mais le féroce chasseur n'épargne ni l'homme ni le bétail.

« Enfin le pauvre cerf aux abois, la bouche balelante, la robe blanche couverte d'écume el de sang, cherche un asile dans la chapelle d'un ermite. Le vénérable person- nage se présente sur le seuil, qu'il sonune le comte do respecter. Celui-ci n'écoute rien.

^iusi':e ues familles.

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« En avanl! dit-il.

« Mais .soudain tout disparaît autour de lui ; il est seul ; il eiiiLouche son cor et n'en peut tirer aucun son ; il est environne d'épaisses ténèbres et une voix terrible pro- nonce sa sentence : le chasseur est condamné à e: rer jus- qu'au dernier jour, poursuivi f^r des meutes infernales...

« Ce qu'il y a de vraiment beau dans cette poésie de Biiîger, a dit M"" àa Staël, c'est la peinture de l'ardente volonté du cliasseur. « Cette volonlé était d'abord inno- « tente, con me toutes les facultés de Tâuie, mais elle se M déprave toujours de plus en plus, chaque fois que « l'homme résiste à sa conscience et cède à ses passions. « 11 n'av.'iit d'alord que l'eniviement de la force, il ar- » rive enlin à celui du crime, et la terre ne peut plus le « porter... »

« Pour se dédommager de la privation des grandes ma- 1 œuvres, le roi de Prusse a passé une revue de quelques bataillons de la g.irde impériale dans une cour du château de Conipiègne. On m'assure que le spectacle a regagné en intérêt ce qu'il perdait en grandeur.

« Le prince a été charmant, les soldats charmés, et pcr>onne n'a souffert de cette modeste parade.

« N'y a-l-il pas de quoi consoler... de bien des vic- toires?»

« ... Nous en étions de notre apologie du rire, nous écrit Edouard Fournier, en interrompant un feuille- ton dramatique, quand la plus douloureuse, la plus ter- rible, la plus foudroyante nouvelle nous est parvenue et Udus a ramené aux larmes. M"* Rose Chéri-Montigny, du Gymnase, est morte hier matin, victime de son amour maltrnel. L'aîné de ses trois enfants était gravement malade d'une angine couenneuse ; elle l'a soigné jour et nuit, malgré le conseil dos médecins, qui craignaient que la fatigue ne donnât contre elle trop de prise à la contagion. Elle fut en effet atteinte et, en peu d'heures, elle succoMilia. Pendant que la malheureuse mère mou- liiit étouffée, le petit malade revenait à la vie, et M"'« Rose Chéri put avoir un dernier sourire pour le fils quelle avait sauvé. Noble femme ! modèle de vertu et de talent, elle fut de ces trop rares artistes qui ne veu- lent de joies que les pures joies du ménage. La mort l'est venue prendre au milieu de son bonheur, comme pour le consacrer, le sanclifier et le donner en exempl'\ Elle Cil morte iiière de famille et martyre (I). »

« Je viens de lire, nous écrit ini critique sévère, le Gildd'i de M. Francis Wey (2), roman complètement inédit, chose rare, par les feuilletons qui [ileuvent. C'est une histoire simple et noble, saine et touchante; nue étude de caractères profonde et délicate, un ppli( drame plein d'intérêt et de charme, une scène douce et poétique, encadrée dans un grave paysage do Brelaghe ; un souvenir personnel de l'anleur, sans doute, car les personnages ont un relief, et les tableaux une vérité qui s.iisissenl conune la photographie. La moralité est édi- fiante, ce qui ne nuit jamais à un livre, et ce qui oii complète toujours la valeur.

« Voulez-vous un €xein|>le de la forme précise et char- niinile du narrateur? Lisez ce court épi.sode, (|ui forme le nœud (lu roman :

(I La jeune fille était d'une remarquable beauté ; brune,

(I) Vow7. notre notice sur M"' Rose Cliéri-Moiitifrnv et son porlniil. l. .\.\ili (lu Musée des l-'amilUs, p. '2.i-i ('2; Un \o\. in 18, ilacliclle. Bil)1iollic'que des cliciuius de 1er.

! « avec des traits fins, réguliers et doux, et cette angé- « lique mélancolie bretonne. Vêtue de blanc et de noir, « comme les paysannes à demi monastiques de ces can- « tons, elle portait avec une instinctive dignité sa coiffe ((étrange, qui rappelait l'ajustement des figures gothi- (( ques des vieux maîtres... Carpolot prit la rame de h (( barque, tandis que sa pnssagère y montait en le re- (( mercianl... Le voyant bientôt fort empêché, elle sourit « et s'empara de l'aviron... Il ne put se défendre d'ad- a mirer la grâce que le mouvement donnait à la taille (( élancée de la jeune fille. Ses mains n'étaient point rus- (( tiques, son langage et ses manières l'étaient moins en- ((core.... Ce qui acheva de l'intimider, ce fut d'aperce- (( voir ses amis inspectant son aventure entre deux uiassifs ((de broussailles... une secousse les lui fit oublier. La «quille avait touché sur un objet résistant... la jeune fille ((était tombée à genoux sur le bord. Carpolot se jeta de «son côté pour la relever... la barque acheva de perdre (d'équilibre, et la villageoise fut précipitée dans la rl- (( vière... Ce charmant visage s'enfonça dans les flots, les « yeux levés au ciel, avec un sourire désolé. Au fond « de l'eau noire, une illusion étrange évoqua devant Car- (( polot le souvenir de sa mère... Il tendit les bms et, s'ou- ((bliant pour sauver sa compagne, il s'élança dans les « vagues.. . La barque allégée le suivit et lui passa sur la a tête. »

(( L'auteur de Paul et Virginie n'eût-il pas signé cette page?»

«^ Me voilà bien embarrassé, m'écrit un troisième critique, un dilettante de premier ordre. J'ai sous les doigts sept compositions délicieuses : une grande polka, les Souvenirs de Dieppe; quatre valses bondissantes: Rose et Papillon, l'Ange des fénèbrcs, Eglanline l'I Pâquc- relte ; i\eu\ polkas-iuiizuikes : Anlonia et les Souvenir.'! de Trouville. Je voulais crier à chacun de les jou^r comme moi, c'est-à-dire de les admirer, de les jouer mieux que moi, c'est-à-dire de les faire admirera tous; mais on m'assure que ces fruits défendus ne sont point dans le commerce, que l'auteur les a mis sous le bois- seau, tout frissonnants encure des bravos de Trouville et de Dieppe ; qu'il serait indiscret et dangereux de le nom- mer au pul'lic ; que ses graves fonctions lui interdisent la gloire nnisical?, etc., elc. Préjugé d'un autre âge! Eh bien, je vous livre ces bijoux ; l'aites-les graver dans le complément du Musée des Familles (!}, et invitez le compositeur à noter le Dernier des Paladins. Ttuit le monde le reconnaîtra, mais personne ne dira son nom !

« M. Auguste de Croisilies est un gentilhonnne moins fier; il signe bravement deux jolies romances, deux vraies rfiélodies (rara avis) : le mol Toi, et AV/iV/d, pa- roles d'Eugène de Lonlay. Celles-là , du moins, vnus pouvp^, les demander à l'éditeur, M. Contai, luihior, à Caen. *

(]tiâteau de M"*, prbs Lisieux^ chez le prinic \"' M'".

Toujours le printemps jaune ! connue dit Méry. Aussi, en rentrant à Paris le plus lentement possible, je me èiiis arrêté nH château de M***, le vrai castel normand, flanqué de Si chapelle gothique, entre des communs princiers, (Ih fflllien des gras herbages, des boisé; 's

eaux vives, au fond d'une vallée de la Sui>>o oii i - nées. Quoi de plus parisien, d'ailleurs, que ce qui m'al- tendail chez le noble amphitryon : M. Guizot. rilhistro

(1) C'est ce que nous ne ni.inquerons [las de f;iire dans la saison des b»ls.

C4

LECTURES DU SOIR.

lioinme tl'iiua ( qui n'est plus rien, si ce n'est aradémi- cioii, mais qui ost pins que jamais un liommo do génie, c'o>l-à-ilirc lin roi inviolable), M. Guizot lisant sa bio- cliuie sur lÈffUse cl la société chrétienne ; M. Tessicr, (Je rinstimt, ot M. Menant rendant aimables les in- scriptions cunéiformes ; F. Ilalévy, notre prand com- positenr, nous donnant nn avant-goût de cet opéra de Aoc qui va inonder l'Académie impériale d'un déluge do merveilles et faire courir le monde entier Ji l'arclic ik'fiiera la Création; le prince y*** H*'* mariant, dans cette oasis il oublie les splendeurs do la Grèce, la naissance avec le talent, la fortune avec la science, la grAcc avec l'hospitalité !

Le lendemain, nous admirions un rival du cliMeau de M***, l'élégant pavillon de Glanvillo et son parc si varié, si fleuri, si agreste, M. le président do la B'" a réalisé tous les rêves d'un homme d'esprit et d'un homme de goftt.

Tout cela ne valait-il pas deux jours, en vérité, et ne sera-t-il pas temps demain de rentrer, au glas du jour des Morts, dans les brouillards et dans les illumiiialions, dans les fanges et dans les gloires de Paris?

PITRE-CHEVALIER.

P. S. Terminons par une bonne nouvelle : notre éini- nent et cher collaborateur, Emile Deschamps, a retrouvé aux oaux do Contréxevillc la santé, c'est-à-dire la verve pt la gr;\cc immorlellos. Témoin ce bouquet d'automne, que nous volons dans le poétique jardin de M. A. Cordier.

BOUQUET D'UN ABSENT.

A M™" ***.

Il est de tristes Heurs qui flonrissent fanées,

Aux crevasses des murs, sous les tours ruinées;

Le soleil les accable, et le vent orageux

Les déchire, cruel comme nous dans ses jeux.

On les voit cependant qui se pressent d'éclore,

Comme si dans leur sein devait pleurer rAin'orc;

Comme si la bergère, en rclTcuilIaiit un jour,

Devait y consulter l'oracle de l'amour!

Car tout suit une loi fatale : que l'on boive

Le nectar ou l'absinthe, hélas! que l'on reçoive

Le jour comme \m bienfait ou comme un cbâliuiiMiI,

Il faut nailre, il faut vivre, il n'importe comment.

Ainsi mes pauvres vers, floraison languissante, Eiitr'onvrant leur calice à la rosée absente, Sous les coups de l'orage, au sifflement moqueur, S'obslinenl fi jaillir des fentes de mon cœur, Dans l'espoir qu'attendrie à je ne sais quel charme, Vous leur pourrez donner l'aumône d'une larme, Et que, même à la fête, l'on vous aime tant, Votre grâce en fera sa parure un instant! Tout meurtris, laissez-les vous chercher et vous suivre. Et qu'ils meurent du moins comme je voudrais vivre; Ou si, par un miracle, on les voit refleurir. Qu'ils vivent à vos pieds, comme on voudrait mourir. (Album de M. Adolphe Cordier, chalet de Trouville.)

EMILE DESCIIAMP3.

LES MÉTAUX, SÉRIE PAR CÏIAM. LE MÉTAL D'ALGER.

Déception d'un volour. Sapristi ! c'est du méUil d'Alger! Voleur de rc?lauraleur'

Pari».— T)p. Ugnnuyer, rue du Boulevard, 7.

m.

MUSËE DES FAMILLES.

or,

LA SCIENCE EN FAMILLE.

HISTOIRE ANEGDOTIQUE DE LA VAPEUR (1).

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rs.-^k<;.-o2e-^-'

rrcniicr iKiviro à Yai)Piir, con.liiil pnr Fullon sur les (loiivos (rAmôriqiic Dessin de Félix Tlioiigny.

IIUITIKMK ENTIIKTIEN.

Revue dos travaux (lui ont (^lé faits sur les nineliiues h va- peur depuis l'apin jusciu'à Wnil, de lO'jr. jusiiuà \~{\7^. Savery. Savery, Cowley et Newcomen. lujection inl.- rieurc avec une pomme d'arrosoir. Déeouverled'IIumidiry Tolter. Jonathan Huiles, mouvement liori/.onlal con- tinu — (lensanne et de Moura, régulateur et lialiuuier. Filz Gérald, mouvement de rotation. - De l>ii:ny, application DÉcKMiini; I8GI.

il l'élévation des eaux. En 1750, Watt élu.lie I.t m.iehinc de Papiu et de Newcomen ; il reprend loutes les propriétés de In vapeur, remplace la machine atmosphérique par la machine à doulde elïel; détente, volant, tiroirs, parallélo- gramme articulé, régulateur à force centrifuge, manomètre, soupapes de siireté, llolteur ou tubes de niveau.

Ho Papiii à W'.iltjOn lomarquc beaucoup ireffiMls ton- (1) Voir, pour les premières parties, les livraisons précédenlra. U vim;t-m ivifjii: voit vi:.

lii;

LECTLUI-:S DU soin.

les, lie beaux résiillals oblcMiiis, mais aiicuiio dccoii- voi'lo capilale ; co sont (onjoiirs los iiidicalionsdii tuaîlrc, a|)i>liqiii'cs plus ou moins lieuiouscnioiil par une l'oulc de goiis qui s'en disent les inventeurs.

En premier lieu nous citerons un certain Tiiomas Sa- very, capitaine anglais, qui prit, le 2ri juillet 1(i98, une patente pour une machine soi-disant pcrrectioiini^,c et mise en état de fonctionner d'une manière utile. Le litre n'est pas menteur; c'est une machine susceplible de l'onc- tionner, eu elTot, et de faire monter l'eau ; mais c'est tout simplement la niarmitc de Papin, qui, par le vide que produit sa vapeur on se coiulensaul, attire allernalive- mcnl l'eau située à une certaine profondeur, et la re- pousse de plus en plus haut, dans un autre tube, par sa force élasticiuc, jusqu'au réservoir.

Encouragé par le succès de celte machine, Savery s'as- socia avec deux ouvriers inlelligents, Newcomen et Cowley, le premier, serrurier ; le second, vitrier à Dar- nionlh.

Newcomen, qui avait connaissance, par les travaux do Papin, (lu principe do la condensation de la vapeur au moyeu du refroidissemeiil, proposa de la favoriser en pro- jetant d'> l'eau sur le corps de pompe, ce qui accélérait sensiblement le jeu du pislon. Mais une circonstance for- tuite vint encore h son aide pour condenser la vapeur avec plus de promptitude : une ouverture s'était faite par iiasard dans la lèti! du |)is!on, et l'eau qui se trouvait au- dessus pénéira, sous forme de pluie, dans le cylindre et activa tellement la course du corps mobile, que Newco- men résolut d'adapter désormais aux machines atmosphé- riques une ouverture en pomme d'arrosoir, qu'on ouvri- rait et fermerait à volonté. Celle nouvelle disposilion permettait de supprimer l'arrosement extérieur, et de donner au mouvement une plus grande rapidité ; mais il fallait )me main inloUigonle pour ouvrir et fermer le ro- binet au moment le piston se trouvait en haut ou en bas de sa course. C'était un inconvéuieni ; cependant, un enfant fut chargé de ce soin ; mais, ennuyé de la monoto- nie do sa besogne, ccImI-cI chercha un moyen de .s'en af- fraucliir. Cet enfant^ Huiiiphry Polter, dont l'histoire a enregistré le nom, fit, sans s'en douter, une fort belle dé- couverte. 11 imagina d'atlacber à chaque extrémité de la manivelle du robinet le bout d'une licelle, et l'antre bout à chacun des deux balanciers qui, par leur mouve- ment allernalif, ouvriraient et fermeraient le robinet. Cette combinaison réussit très-bien à son auteur, et va- lut à ce mécanisme le nom de scogqan (paresseux), mé- canisme informe et rudimentaire, il est vrai, mais impor- tant, qui fut bientôt remplacé par des crampons et par des ressorts, et définitivement par un autre système de l'invention de Beiglon. N'cst-il pas curieux de voir connue le hasard .s'est cb;irgé de remplir les vues de Papin, lors- qu'il disait : « On pourrait trouver quelque manière de faire que la machine elle-même tournât le robinet dans le temps qu'il faudrait! » Après Newcomen, on cite Leu- pold, d'origine allemande, comme l'auteur de l'escjuisse d'une machine à haute pression et à piston. Cette ma- chine se fait remarquer surtout par un robinet à quatre ouvertures pour l'entrée et la sortie de la vapeur ; celte disposition avait été indiquée par Papin, elle est actuel- lement remplacée par un autre système qu'on nomme ti- roirs, et dont nous parlerons plus tard.

Vient ensuite, en \~'M'>, Jonalhan llidics, auteur d'une machine « pour faire sortir les vais.seaux et navires des rades, poris et rivières, aussi bien contre vents et marées que par un temp- l'.dine. »

Il s'agit ici d'un bateau à deux roues ù palettes, situées à l'arrière du bàliment.

C'est sur la descriplion assez dilTiise do celte machine que les Anglais basent leurs prélenlions îi l'invention des bateaux à vapeur. Or, mesdemoiselles, vous savez ce que notre compatriote éci'ivait, quaianlc-six ans avant, dans les Actes des èrudits de Leipxick ; vous vous rappelez qu'il s'étendait assez longuement sur les avantages de la va- peur, en remplacenient des rameurs, pour être édifiées sur les prélentious de nos envieux voisins. CopendanI, afin de ne pas tomber dans le travers que je leur reproche, il faut loin' accoider (pi'ils ont su les premiers metiro à pro- fit les indications données par Papin, et que Huiles a le mérite d'avoir produit un mouvement horizontal continu qui, jusqu'alors, n'avait été mis en usage qu'on horloge- rie. C'est une heureuse extension du mécanisme des hor- loges au mouvement des pislons; car, dans ce cas, comme dans celui do la machine à double effet do Papin, il fmt deux corps de pompe, doux pislons en jeu pour faire exécuter une révolution complète à l'axe siu" lequel ils agissent.

Cet axe, au moyen d'une roue dentée à laquelle il est invariablement fixé, peut transmottro à une aulre roue, également doutée, le mouvement dont nous venons de parler. Jusqu'en 1766, nous ne rencontrons pas encoi'c d'améliorations bien notables. Vers cette époque seule- ment, un mécanicien français, Gensanne, et un gentil - liomiiio portugais, de Moura, attaclièrenl chacun leur nom à une iniiovalion importante, le premier au régu- lateur, le second à l'invention du balancier.

Cette partie mécanique vous est représentée par le fléau de la balance. Si vous imaginez qu'à chaque extrémité de cette barre d'acier, prenant appui en son milieu, on ait fixé la tige de chaque piston, que l'une s'abaisse pendant que l'autre monte, vous aurez compris le n)ouvement de bascule qui doit en résulter; puis, par des combinaisons d'engrenage, le mouvement alternatif fut converti, on 1758, par Filz-Gérald, en un mouvement de rotation.

Lorsque déjà la machine à vapeur eut subi un assez grand nombre d'améliorations, et qu'elle eut acquis un succès industriel, si je puis m'exprimer ainsi, il était na- turel do s'occuper do l'économie du combustible; c'est ce que firent sans beaucoup de succès de Payne, Smeaton et Brindiey, en 1759.

Enfin, vers 1760, Louis-Guillaume de Cambray, sieur de Digny, appliqua la vapeur à Télévation des eaux de salines. Il publia à Parme un traité sur la matière, et donna ainsi un nouvel essor à l'esprit de recherche.

Depuis lois, jusqu'en 1801, les macliincs à vapeur su- bissent des liansformations capitales, grâce au génie de riioimne dont l'Augloterrê s'enorgueillit à bon droit, et qu'elle peut et doit mettre en tôle do la liste de tous ceux (pii ont contribué à sa gloire et à sa fortune. J'ai nommé Watt.

Watt, jeune encore, fut attaché en qualité d'ingénieur à l'université de Glasgow, on 1756, par le docteur Ko- binson, qui professait les sciences pliysiques.

Le cabinet de l'école renfermait plusieurs spécimens de machines qui, plus défectueuses Icl; unes que les autres, étaient fort empêchées de fonctionner quand arrivait le moment des démonstrations. C'est en relouchant, lépa- rant, arrangeant ces modèles pour les melire en élat de fonctionner au moment de la leçon du docteur R(djinson, que le jeune préparateur se familiarisa avec leur méca- nisme, et que son attention fut éveillée par l'imporlanco lies machines à vapeur.

MUSEE DES FAMILLES.

Dans leurs tenlalivcs communes de reslauralion, le professeur avait été conduit à penser qu'on pourrait bien ne pas borner l'aclion delà vapeur au travail de machines fixes, cL qu'il serait possible de l'appliquer à des corps mobiles, à des roues de voilures, par exemple. 11 appela sur ce sujet toute la puissance de méditation du jeune in- génieur devenu sou ami. Quelques essais furent tentés dans ce sens; mais comme le succès ne répondit pas tout de suite à leur attente, ils les abandonnèrent momen-

tanément.

Walt, d'ailleurs, comprenait bien qne les macbines fi.xes li'avaient pas atteint la perfection dont elles étalent susceptibles. Mais, pour aller [)lus loin, il sentait aussi qu'il lui manquait quelque cbose , la connaissance i)ar- faite des propriétés de la vapeur, les rapports qui devaient exisler entre le feu et Veau.

Il reprit la marmite de Papin, l'étudia de nouveau, dé- termina le volume de vapeur que jieut fournir une cer- taine quantité d'eau cliauffée h un certain degré ; la force élastique de celte vapeur à ce même degré ; la quantité de charbon nécessaire à cette vaporisation ; le poids de vapeur dépensé à chaque coup de piston d'un cylindre dont le volume est connu; la quanlilé d'eau froide qu'il faut injecter dans le cylindre pour donner à l'oscillation descendante du piston une force déterminée; enfin l'élas- ticité même de la vapeur à certaines températures bien mesurées.

Comme vous le voyez, Walt prenait la question dans son ensiMuble pour agir ensuite d'après les données de l'expérience. C'est ainsi qu'on doit faire en toute chose. Après cette élude longue et consciencieuse, fort des ré- sidlals obtenus, éclairé par la lumière des faits. Watt n'béhite plus, il va de modification eu modification, de peifeclionnemeiilcn perlectionuement, jusqu'aux limites que son génie peut atteindre.

Il aperçoit tout de suite les vices dominants de la ma- chine de Newcomcn :

La lêle du piston était recouverte d'eau froide pour empêcher la vapeur de s'écliapi)er par les pertuis qui existent toujours entre le corps de pompe et le piston. Ku .s'abaissant, cette eau refroidissait les |)arois du cylindre.

2" L'injection d'caii, pour condenser la vapeur, refroi- dissait encore la partie ini'érieure de ce même cylindre, et la va[)eur condeusre était entièrement perdue.

Toutes ces soustractions de chaleur se traduisaient en fniis de combustible, et par consé(pienl en perte d'argent.

Watt entrevoit le moyeu d'y remédier.

11 supprime l'eau qui se trouve sur la tête du piston, et entoure les bords frottants de celui-ci d'un corps éias-

tique, il les enduit de graisse pour empêcher la sortie île la vapeur et faciliter le mouvement. Il préserve le cylin- dre du refroidissement brusque eu lui mcllant un cou- vercle feinianl hcrmélicpienuMit, percé d'une ouverture à travers buiuelle passe à frollement la lige du piston. 11 supprime l'action atmosphérique et la remplace ei\ fai- sant passer pardessus la tète du piston de la vapeur chaude, [uMidant (juc celle (pii se trouve en dessous se comlense, et du même coup il transforme les machines atmosphériques en machines à double elTct.

Il élablil ensuite une comnnmicatiun entre .son corps de pompe et un autre vase, (pi'uu robinel ouvre et ferme à volonté ; ce vase, vide d'air et de tout lluide élaslicpie, ne conlieut qu'mi peu d'eau froide. Par cette nouvelle disposition, voici re (pii devra se [tasser ; lorsque la va- peur aiu'a fait monter le pistou, et (prelle aura produit tout sou olTet, le robinet de couunuuicutiou sera uuvcil;

vapeur, par sa facile expansion, pénétrera dans le va.so auxiliaire que nous appelons condenseur, s'y précipitera à l'état d'eau. Le vide ainsi fait successivement dessus et dessous, le piston s'abaissera et s'éièvera sans que le corps de pompe ait été refroidi par la pluie d'eau froide de Newcomen. Jusque-là, tout va bien; les prévisions de Watt sont réalisées, il fait une énorme économie de com- bustible qu'il augmente encore en entourant son appareil de laine et de planches pour le préserver du refroidisse- ment par l'air extérieur.

Pourtant un inconvénient se présente : l'eau du con- denseur, à force de refroidir de la vapeur, s'échauffe elle- même, laisse échapper de l'air et de la va[iein-, qui vien- nent mettre obstacle à l'élévation ou à la descente complète du piston. L'auteur y remédie en injectant le condenseur comme jadis on injectait le corps de pompe, puis en en- levant l'eau échauliée du condenseur par une pom[ie dite à air.

Malgré ces beaux résultats, malgré l'économie de plus des deux tiers de la dépense, sans perle aucune de puis- sance, noire ingénieux mécanicien se ruine, et avec lui tous ceux qu'il s'était iissociés.

Voilà mènent souvent les plus belles inventions!

lleureuscment, le Parlement lui vint en aide, [irolou- gea de vingt-cinq ans la patente qu'il avait primitivement accordée, et qui avait duré juste assez pour qne l'auteur piil consouuner sa perte. Lnlin, celui-ci contracte une nouvelle association, fabrique de nombreuses machines pour les usines du SlalTordshire, du Sliorpshire, etc., on employait les macbines de Newcomen.

Les avantages de ses machines sur les anciennes étaient si consdérables que Wall ne les vendait pas; il les don- nait, ne demandait connne prime que le tiers des béné- fices réalisés sur le combustible, et cédait celle mémo |)rime pour soixante mille francs jiar an et par machine.

Revenu à la vie, c'est-à-dire de la détresse à la for- lune. Watt ne se crut pas dispensé de toute élude, de toute observation; il continua ses travaux sur les ma- chines, et porta leur perfection à un degré qui n'a plus permis que des modilicalions Irès-secondairos, en tant que mécanisme au moins, motivées par leur appropria- tion à certains usages. Après s'être associé à Bolton, qui lui vint en aide de sa caisse et le releva de sa chute, Walt observa un phénomène bien remarquable, dans lu ma- nière dont se couqiorle la vapeur chauffée.

Il vit que la vapeur fournie par le générateur n'avait pas besoin, pour produire l'elTet désiré, d'être lâchée [len- daut tout le temps que le piston mettait à parcourir si course, et qu'il suflisail de n'en faire arriver au-dessus ou au-dessous que la quantité nécessaire pour déterminer seulement la moitié ou les trois quarts de la marche, par exemple, et que l'autre moitié ou le dernier quart serait l'ait par l'elTort seul de la vapeur contenue dans le cylin- dre, bien (pie sé|»arée de celle que fournit le généraleur.

C'est ce complément d'action obtenu par l'élaslicilé ilo la vapeur isolée dans le corps de pompe qu'il nomma ilcUnlc.

Celle observation, comme vous le voyez, est fort iin- porlaute, car elle prévient des choes et des ruptures iné- vilalilesdaus ra|)pareil, et économise la moitié ou le<piart de la vajieur retenue.

Clette détente produit un second elTort qui vient s'a- jouter au premier en faveur du mouvement du piston. De plus, ( ouiuie celle force acce soire, ajtiulée à la f(MCe élastique normale, donne lieu à une puissance considé- rable, il élail important do la régulariser. Pour cela, noiru

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LIXTIRES DU SOIR.

infatignblc chcrcliciir imnpina d'augmciUor la masse i\ luotivoir, (lo niaiiii'ic îi rôpurlir \o niouvomont oniro plu- sieurs organes; et pour celle rqiartilioii, il ajoiila aux pièces mues par le piston une grande roue, on un point de la circonréroncc de laquelle se trouve une masse de plomb. C'esl le volant. Celle pièce addilionnelle fait par- tie de toute la masse ; elle tourne sur son axe, et partage avec le système entier le mouvement général. 13'aulrc part, la soupape on clapet do Murray, dont nous avons parlé, t'orméc par un polit cône susceptible de s'élever ou de s'abaisser pour ouvrir ou lormcr l'issue donnée à la vapeur qui transmet la force au pislon, présentait des inconvénients dans son jeu trop irrégulier, trop incer- tain. Walt eu reconnaît le vice, et d'un trait de génie le supprime, comme un monarque, d'un trait de plume, supprime un arrêt de mort.

Au clapet il substitue les tiroirs, qui consistent en des plaques glissant alternativement en liant et en bas pour ouvrir ou fermer l'ouverture par laquelle s'introduit la vapeur.

Cet effet se produit par le seul jeu do la macliino, comme autrefois le robinet à quatre ouvertures de Denis Papin, mis en jeu par les (iccllcs du jeune Potier, ma- rœuvrait par l'oscillation du balancier.

A celle époque encore, les tiges des pistons étaient fixées au balancier par une corde on une cbaîne qui, ti- rée par cbaque brandie du balancier dans son mouve- ment de bascule, inclinait la lige du pislon lorsque celui-ci arrivait au plus liant point de sa course. Celle déviation était désastreuse, il fallait y remédier ; Walt imagina une combinaison mécanique qui permit à la tige du piston de s'élever vorlicaloment ; c'est ce qu'on appelle le parallé- logramme articule. Les améliorations se succédaient ra- pidement, comme vous le voyez, mais l'inventeur n'était pas arrive à la perfection ; la vapeur entrait quelquefois trop abondamment et trop brusquement dans les cylin- dres, lorsque le feu était trop vif; d'autres fois elle n'en- trait pas on assez grande abondance et sa force de ressort faiblissait, lorsque le feu perdait do son intensité. Notre ingénieux mécanicien, que les difficultés ne prenaient ja- mais au dépourvu, sentit qu'il fallait remédier à un tel état de cliosos. 11 comprit qu'une bonne macbine vrai- ment digne de ce nom ne devait dépendre que d'elle- même, qu'elle devait pourvoir à tous ses besoins, mettre un frein à ses dépenses et régler toutes ses actions, sui- vant les circonstances; supérieure en cela à beaucoup de gens qui se disent inlelligents, et ne savent pas même se tracer un plan de conduite et subvenir aux choses de la" vie qui leur sont le plus nécessaires. Il se mit donc à l'œu- vre cl fil contribuer la force cenlrifuge à l'amélioration qu'il méditait. Vous connaissez, mesdemoiselles, ces jouets d'enfants qui consislent on de petits bons-liommos de bois, dont les bras et les jambes llottent libremont dans l'air; ces bonshommes sont fixés par le corps sur un pe- tit moulant de bois qu'une licelle qu'on tire peut faire tourner; pendant ce mouvement de rotation rapide, les membres s'écartent du c: rps.

Eh bien, c'est à ce principe que Walt eut recours : il communiqua le mouvement de la macbine à une tige veilicale i)oiftiiit de chaque cûlédcux pendules terminés en boules. Lorsque l'arbre ou la tige tourne trop vite, que le mouvement est accéléré par une trop grande force de la vapeur, conM-queinmcnt par une trop grande inten- sité du feu, les boules s'écartent de la lige verticale, iin- prinicntà des leviers une impulsion d'élévation ; ceux-ci ferment un disque qui règle l'entrée de la vapeur. Si, au

contraire, la chaleur du foyer baisse, la force élastique de la vapeur diminue, le monvemontde rotation se ralentit, les iiuules se rapprocliont, les leviers permettent au dis(iuc de se mettre de champ et de laisser une plus grande ouverlure à la vapeur; d'où une compensation, par la quantité plus grande qui pénètre.

Ce remarquable appareil a reçu le nom de régulateur à force centrifuge ou de pendule conique.

r.nfiu, pendant qu'il était on frais d'imagination, l'in- génicux inventeur ne voulut pas s'arrêter on si bon che- min ; il poussa l'exigence jusqu'à faire que le même appareil réghlt aussi l'intensité du feu en ouvrant et fer- mant un registre qui commande le tirage de la cheminée, et qu'il distribuât le charbon dans le fourneau de con- sommation par un distributeur mécanique.

Tout n'était pourtant pas encore fait pour arriver à la perfection ; il fallait transformer le mouvement de va-et- vient, qu'il avait eu tant de peine h régulariser, en un mouvement de rotation continue. Celte transformation cot'da à Walt de grandes recherches et de nombreux ef- forts d'imagination, et, parmi tons les projets qui s'é- taient présentés à son esprit, aucun ne répondait mieux à ses vues qu'une simple machine tonte faite, dont il se servait cbacine jour, et à laquelle il n'avait pensé qu'en dernier lieu : c'était la manivelle du rémouleur.

Dans ce simple mécanisme, la meule se sert de volant à elle-même, et le pied entretient un mouvement con- tinu.

Le problème que s'était posé l'habile mécanicien était donc résolu, cl désormais sa machine pouvait répondre à tous les besoins; car, la transformation du mouvement étant trouvée, l'application du volant devait l'entrelenir et le régulariser. IMais que de peines pour arriver à ce point !

Il ne restait plus qu'ù apprécier la puissance de la va- peur agissante et à constater directement le niveau de l'eau dans la chaudière; car, si la force de la vapeur dé- passait la résistance que pouvait lui opposer le géiiéra- Icur, celui-ci devait nécessairement faire explosion. Nous en savons quelque chose !!!

D'autre part, si la formation de la vapeur dépensait plus d'eau que la pompe n'en amenait dans la chaudière, les parois de celle-ci pouvaient rougir au-dessus du ni- veau, et, par une oscillation quelconque, le liquide, ve- nant à baigner leur surface, produirait encore le même effet.

C'est pour parer à ces doux inconvénients également dangereux que divers indicaleurs furent placés sur la ma- chine, en communication avec la chaudière.

Le premier est le manomètre, qui indique à combien de pressions atmosphériques correspond la force de la vapeur; en cas de force exubérante, dos soupapes de sûreté donnent issue dans l'air à l'excès de vapeur formée.

Le second est un (lottonr, ou mieux deux tubes qui in- diquent le niveau de l'eau dans le généralcur. L'un est plongé jusqu'à une profondeur au delà de laquelle l'eau ne doit pas descendre; J'autie à une profondeur moin- dre au delà de laquelle l'eau ne doit pas monter. Chaque tube sort au dehors de la chaudière et est fermé par nu robinet.

Pour que le niveau soit convenable, il faut qu'il se tienne entre ces deux hauteurs, c'est-à-dire que, la va- peur étant produite , l'eau doit s'échapper du premier tube lorsqu'on ouvre son robinet, tandis que c'est la va-

MUSÉE DES FA:M1LLES.

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pciir qui doit s'élancer lorsqu'on ouvre le robinet du second.

C'est celle manœuvre que vous voyez faire de temps en temps sur les iocoinolives, et c'est celle vapeur qui , on sortant, donne un coup de sifflet si aigu, lorsque le mécanicien a un signal à faire.

Tels sont les immenses travaux de Watt, telles sont les inventions dont cet homme de génie a dolé son p;iys cl le monde entier.

Tout ce qui a c!é exécuté depuis lui ne sort pas du cadre des améliorations cl des perfectionnements, cl il

ne pouvait en être autrement: Watt avait tout prévu, tout calculé, tout exécuté.

A un siècle de distance, nous rencontrons deux génies égaux, complétés l'un par l'autre : Denis Papin a fait le plan, a posé la pierre fondamentale sur lesqui'ls Walt a biti l'édifice. Peut-être que, sans Denis Papin, nous n'aurions pas connu Watt, et, sans Watt, peut-être n'au- rions-nous encore que les moulins à eau ou à vent pour machines fixes, et les diligences, les coucous et les ba- teaux à voiles ou à rames pour locomoteurs.

Honneur donc à Watt comme à Denis Papin !

1, chariot à vnpcur de Ctignol; 2, hélice des baloaux à vapeur; 4, premier bateau à vapeur construit par I'"ullon ; 5, première

NEUVIÈME ENTRETIEN.

le premier pas se fait sans qu'on y i»ense. Machines loco- molivcs. Walt et Hobiuson. Cupnol. Olivier Kvans. Maeliinesà haute jiression Diligences à vapeur sur les roules. 1813, éludes de Hlackelt sur les rails. Georges Slephenson, première locomotive sur chemin de fer. Chau- dières tubulaires de M. J^éguin. Pellilan, injection de la vapeur dans le loyer. Ualeau.x à vapeur. Denis Papin, l'î07. 1780, essais du marquis de Jouiïroy. Fullon, sous le Consulat. 1807, Fidlon fait son premier voyage de New- York à Alhany sur te Cleniuml. ISIC). premier liàlinienl à vapeur, de fabrique anglaise, qu'on ail vu sur la Seine, à Paris. 180"), hélice par Dallery.— Delisle. Sauvage. Classe sociale des inventeurs. Applications diverses.

3, appareil moteur du bateau à vapeur du marquis de Jouffroy; locomotive construite par Truvithick et Vivian. Dessin de Salières.

Un habit fait en douze heures, en commençant par la ma- tière première.

Je me suis aperçu à ma dernière phrase que je ni'cn- fcrrais de plus en plus, et, îi certain sourire narquois, j'ai vu (]ue le seul mot locomolcur allait m'enlr.iînor plus loin (|ue je ne voulais.

J'ai compté sans votre impitoyable exigence, mcstlc- moi^elles, je le vois ; aussi vais-jo, sans me faire prier, vous parler des machines mobiles, de celles qui font mouvoir les voilures et les bateaux, et je terminerai par les applications industrielles.

Nous allons donc romonlor à 17G9 et descendre jusqu'à 1820, tout en causant de voitures et de bateaux à vapeur.

:o

LKGTliHES DU.SOIR..

Nous piiroûiirroiis ainsi respaco qui sépare la promièrc concoplion du (lt5volop|tenienl ciilior de ces deux friandes crralioiis.

Le pi'ol'i'ssi'iii- Robiiison, l'ami du jeune Wall, availeu ridée d'appli(|uer racliou de la vapeur un coips mo- bile, cl, s'il vous en souvienl, il avail appelé rallenlion de sou aide sur ee sujet. C'est vers 17uS) ou 17U0 (ju'ils firent en coniuinn quelcjucs essais; mais Robinson et Walt n'avaient pas encore de données assez positives sur la vapeur, et la machine de Newcomeii était Irop impar- faite pour que leurs tentatives fussent couronnéL's de succès. Ils abandonnèrent ce projet, et depuis lors on ne s'ocou|)a que des machines fixes. Watl cludiait. . Dix ans plus lard, un aiilre essai lut tenté. Ou en trouve la rolalion dans les Mémoires sccrels j)our sertir à l'histoire de In république des IcUres. Ces nuhnoires 0!il été rédigés par Baclianmont et publiés en Mil.

11 résulte de celle note que, le 2.3 octobre 17G9, « on a fait en France la première épreuve d'une machine sin- gulière qui, adaptée à un chariot, devait lui l'aire par- coni ir deux lieues en une heure, saiis chevaux, et qui n'a avancé que d'un qiunl delieue en soixante minutes; en présence de M. de Gribeauval, lieutenant général à l'arsenal. »

Le l" décembre 1769, une seconde expérience fui tentée avec la même machine ; l'efftM, produit l'ut plus satisfaisant, sans toutefois qu'on pût .s'en contenter. « lîiilin, le mardi 20 novembre 1770, d'après Baclian- mont, la machine dont nous venons de parler a traîné <!a!!srArsen il une niass? de cinq milliers servant de .socle à un canon de quaranle-huil, et a parcouru cinq quarts de lieue en une heure. «

L'auteur des Mémoires secrets attribue par erreur celle invention à M. de Gribeauval; elle appartient bien cer- taiiiemenl à un ingénieur français du nom de Cugnot. On lit, en effet, sur un exemplaire de l'ouvrage de Par- tintîton, une note écrite en marge par feu Gengcmbre, ainsi conçue :

«... Cette machine se voit encore au Conservatoire des arts et métiers à Paris; l'auteur est M. Cugiiot, mon premier maître de malliémati(]ues ; j'avais treize ans quand il m'a fait monter sur .son chariot. »

Nicolas-.Toseph Cugnot était à Void en Lorraine, le 2o l'éviicr 1725 ; il est mort à Paris en 1801. Il a été employé en Allemagne et en Belgique comme ingénieiu- ; puis il est revenu à Paris en 1703. Avant son retour, il avait exécuté à Bruxelles un cabriot qui n'était que par le feu et la vapeur d'eau.

Le duc deChoiseul, minisire de la guerre, informé des essais et des demi-réussites de Cugnot, le chaigea de faire construire une grande voiture sur le même prin- cipe. La machine fut faite, elle existe encore ; mais la trop grande violence de ses mouvi'menls ne permeltait pas (le la diriger avec facilité; aussi, dès la pi'cmière épreuve, fut-elle buter contre un pan de mur qu'elle abat- tit, sans qu'il fût possible de la détourner. D'autre part, sur les registres de l'Institut, de l'an IV, on lit qii'u le Com- mission, composée des citoyens Coulomb, Perrier, Bona- parte et Prony, était chargée de faire un rapport sur une vfùtnre mue par la vapeur, dont le citoyen Cugnot est l'auteur. Malheureusement le mécanisme était trop im- parfait; les pièces n'étaient pas calculées sur l'effet qu'elles (levaient produire, et, au lieu d'avancer la solu- ti iU du problème, irt échec ne lit que la relarder par le découragement qu'il jeta dans l'esprit des chercheurs.

Ce fut en Amérique que ce projet reçut un commence-

nieul d'exécution, à trente années de distance, par un nonnné Olivier Evans, l'inventeur des machines à haute pression.

Watt s'était arrêté aux machines à double efl'et, agis- sant îi basse ou à moyenne pression, c'est-à-dire fonc- tionnant à une atmosphère et demie ou à deux on trois atmosphères au plus. L'Américain lùans avait trouvé Walt trop modeste dans le développement de sa force ; il voulut en créer une beaucoup plus puissante.

A cet cITct, il établit des machines capables de faire travailler la vapeur sous une Ircs-forte pression, parcon- séqiuîiit à une tempéialuie très-élevée. Alors il ne con- densait plus la vapeur, nue fois l'effet piodiiit; elle était abandoimée et répandue en plein air, ce qui exigeait beaucoup d'eau alimentaire.

Par ce système les machines acquéraient une puis- sance énorme. Cette hardiesse et les inconvénients inhé- rents au principe les fiieul rejeter par ses compatiiotes, pourtant assez aventureux par nature.

Ces machines à haute pre.«sion éprouvèrent, comme on le pense, les plus grandes diflicnltés à s'introduire en l'urope ; et ce fut seulement vers 1801 que deux con- structeuis anglais, Trevithick et Vivian , adoptant les idées d'Evans, appliquèrent à une voiture ordinaire, es- pèce de diligence, une machine fondée sur ce principe. Le foyei' et la chaudière étaient derrière le coltre entre les deux grandes roues ; le mécanisme était sous la caisse et fonctionnait de n)anière à agir directement sur les roues de derrière ; les roues de devant se mouvaient li- brement en tous sens et servaient (le directrices. Le con- dncteiu' pouvait suspendre à volonté l'action d'un cngrc- nag(> sur l'une ou l'autre des roues motrices et tourner ou suivre les sinuosités de la roule. Mais l'énorme frol- temenl qu'il fallait vaincre sur le terrain, l'effort im- mense de traction qu'il fallait surmonter aux pentes ra- pides, présoiitaienl tles difficultés telles que les inventeurs diu'cuL renoncer à leur entreprise. Toutefois ils n'aban- donnèrent pas complètement leur projet et entrevirent dans l'emploi de rails en bois on en fer, déjà en usage dans les mines, une chance de salut. Un préjugé très-en- raciné faisait croire, à cette époque, que les roues n'ayant pas de prise sur les rails glisseraient sur elles-mêmes et ne feraient pas avancer le chariot. C'était une erreur, (er- reur malheureuse, qui entraîna une perte de temps con- sidérable pour le développement de l'industrie du rou- lage à la vapeur, et jeta les inventeurs dans une foule de modilications toutes plus irréalisables les unes que les autres. Ce ne fut qu'en 1813 que Blackett étudia cette question à fond et qu'il reconnut que les rails de fer pré- sentaient assez d'aspérités poiu- que le roulement eût lieu avec déplacement. En 1815, Georges Slephenson, ancien ouvrier mineur, construisit la première machine qui ait fonctionné sur un chemin de fer. Quoique fort imparfaite encore, la locomotive de Sle|ihenson lit sortir l'industrie de l'état languissant elle se trouvait. Alors les machines Irop faibles ne donnaient pas une impul- sion suffisante aux chariots; la forme des chaudières ne permettait pas à la vapeur de se produire assez rapi- dement et en (juantité suffisante. Toutes ces imperfec- tions diminuaient beaucoup rinq)ortance des services qu'on attendait du nouveau moteur; et si un change- ment radical apporté dans la construction des générateurs ne fût intervenu, il eût été impossible de se contenter d'une puissance qui ne pouvait développer qu'une vitesse d'une lieue et demie à l'heure. La cupidité des compa- gnies des trois canaux, cpii seules opéraient les transports

MLSEE DES FAMILLES.

des marchandises du comié de Lancastre, suscita des ré- criminations et des réclamations furibondes de la part des commerçants. Ceux-ci, voyant qu'on pouvait opérer le transport du cliarhon dans les mines par les luacliines k vapeur, voulurent qu'on adoptât le même procédé sur les routes.

Une compagnie se forma, sans trop savoir quel mode de traction elle adopterait, mais elle commença le per- cement d'un chemin de fer.

Je ne vous dirai pas toutes les tribulations qu'elle eut à supporler, toutes les difficultés qui furent élevées par les gens intéressés à l'exislencp des canaux, d'une part; par les propriétaires chez lesquels il fallait passer, d'autre part; enfin par la nombreuse classe des ignorants, qui s'opposent d'abord à l'essor de toute idée neuve qu'ils ne comprennent pas, mais qu'ils combattent, pour faire croire à une capacité quelconque. Injures, menaces, opposition armée, tout fut bravé, méprisé, vaincu.

La première ligne de chemin de fer qui fut ouverte, fut celle de Stocklon à Dariington, en I82S; Stephenson en était l'ingénieur. Celle-là était encore très-lente dans ses moyens de locomotion, comme nous l'avons dit plus haut; on lui doit d'avoir fait éclore l'ère des voyages à la vapeur.

Le bruit de ces succès retentit à Liverpool et à Man- chester. Sieplienson fut prié de se charger du tracé d'une ligne entre ces deux villes commerçantes; il accepta, et fit adopter par le Parlement son projel. Après des tra- vaux d'art gigMulesques, dont la réussite paraissait impos- sible alors uaprès des allern;itives de succès et de revers, .'■pul de son opinion, Sieplienson soutint le cour.ige dé- fnilhmt des direcleurs de la Compagnie, qui voyaient avec effroi que 11,500,000 francs avaient déjà été eueloulis, et parvint enfin à obtenir une roule ferrée solidement assise sur des marais et des tourbières.

Mais ne s'arrêlèrent pas les difficultés, les contro- verses et les oppositions; il fallait déterminer quel serait le mode de traction auquel ou donnerait la préférence... Une foule de projets étaient proposés : prendrait-on des chevaux, des machines fixes, placées de di.<lancé en distance, ou bien des locomotives? Le moteur serait-il de l'eau du gaz hydrogène, de l'acide carbonique, la pression atmosphérique ?

Sieplienson, si-ul encore de son avis contre tous les ingénieurs les mieux autorisés, mais fort de .ses succès, de son expéiience et des ressources qu'il puisait dans son génie, opta énergiquement pour les locomotives à la va- peur ; il ad|ura la Compagnie de s'en tenir à ces machines; d'eu faire l'essai, au moins; et il se chargeait d'en con- struire une qui fi'il supérieure, pour la vitesse, à tontes ct'IU'S qu'il avait coiislrnitts jusqu'alors, et qui remplirait toutes les conditions de régidarité, de solidité et de sû- reté (pi'on pouvait désirer.

Ebranlés par les raisons plausibles que donnait Sie- plienson contre les argumenis des ingénieins les plus émi- neuls d'Angleterre, les directeurs se décidèrent à offrir pulili<iuemcnt une prime de .MK) liv. st. (12,.'>00 francs) pour la locomolive qui, placée à jour fi.\e sur les rails, satisferait le mieux aux conditions délerminées par un prouraninic.

Sieplienson, aidé de son fils, .se mit aussitôt en devoir de construire sa fameuse machine de concours, la Fuser (lloikel).

Le jour du concours, le G octobre \H-2\), cinq machines furent présentées: la Fusée, de Sieplienson père et lils ; la Nouiraulr, de MM. Biailliwaite et Krickson ; lu Sai\s-

Pareille, de M. Tiraothy Backwoith; la Fersévèranrc, de M. Burstal, et la Cyclopède, de M. Brandrelh. Cette dernière devant être mue par des chevaux, ne remplissait pas les conditions du programme ; elle fut retirée.

Les quatre premières machines, locomotives à vapeur, purent entrer en lice; mais celle de Stephenson fut la seule qui remplit toutes les conditions du programme comme poids, comme force et comme vitesse. La Fusée dépassa même de beaucoup la vitesse exigée ; c'est que, beineusement pour Stephenson, un ingénieur français conçut l'idée d'augmenter la surface de chauffe et, par conséquent, de rendre plus efficace la même quantité de combustible.

Cet ing''nieiir, M. Seguin aîné, dont le nom restera illustre dans l'histoire de la vapeur, reconnut que la forme de la chaudière de Stephenson n'était pas favorable à la production rapide de la vapeur, et il eut l'idée de faire traverser la cliaudière et l'eau qu'elle contient par grand nombre de tubes métalliques à travers lesquels pourrait passer la chaleur du fourneau. Par ce simple procédé, qui n'est autre chose qu'un trait de génie, M. Seguin donna aux machines roulantes la possibilité (le parcourir dix, douze et quinze liei;es à l'heure.

Stephenson avait connaissance de ce perfectionnement introduit dans les générateurs de vapeur, et il comprit tout de suite tout le parti qu'il pouvait en tirer pour les voyages à grande vitesse; c'est à cette nouvelle disposition que sa machine doit d'avoir surpassé toutes les autres.

L'inauguration défiiiilivc du chemin de fer de Liver- pool à Manchester, le premier qui eijt été établi dans ces conditions et sur cette échelle en Angleterre, eut lieu le lo .'^eplembre 1830.

Huit locomotives sorlant des aleliers de Stephenson étaient sur la voie; de fortes palissades avaient été dres- sées des deux côtés des tranchées profondes qui avoi- sinent Liverpool, pour prévenir les acddents qui auraient pu régulier de la pression de la foule. Des coiislables et des soldats en grand nombre étaient chargés de tenir la voie libre. Le duc de Wellington, alors premier ministre, et sir Robert Peel, secrétaire d'Etat, avaient cru devoir assister à cette cérémonie, ainsi qu'une foule de personnes marquanles, comme à un événement national.

Le Norihumhvian ouvrit la marche, suivi des aiims locimotives et de leurs convois, portant environ six cents personnes. De toutes parts éclataient les applaudissemenis d'un immense concours de spectateurs, émerveillés à la vue de ce grand convoi, lancé avec une vites.sc de vhufl- qnalrc milles à l'heure, et filant tantôt sous leurs yeux, tantôt au-dessus de leur têle.

Dès lors la locomotion à la vapeur fut résolue. Au lieu de la borner aux matériaux, elle fut étendue aux trans- ports des voyageurs, qui n'auraient pu s'accommoder d'une vitesse plus lente que celle qu'ils obtenaient de leurs berlines ou des diligences.

Cependant il y avait encore quelque chose à désirer: pour faire circuler l'air chaud à travers les tubes, Tin- génieur français était obligé de placer un veiuihilour qui établissait un courant rapide dans le fourneau ; mais ce ventilateur était nul lui-même par la vapeur produite et employai! une partie de la force que celle-ci développait. Pour remédier à cet inconvénient, un physicien fian- çais, M. Pellelan, proposa de faire passer sous le four- neau la vapeur qui s'échappe du eyliiulre et que le piston rejette avec force dans ralmo>phère.

C'est, comme vous le voyez, mesdemoiselles, l'acliuii I de l'éolipyle renouvelée du temps de Vilrnve. Ces deux

LECTUIŒS DU SOIU.

dcriiièfes découverles sont d'une imiiorlancc capilnle jioiir la vito>si' lies locomotives; olles se résiiiiuMit ainsi : proiliiclioii iiiomplc et iiijoudaïUe de vain'iir ilis|)oiiiblo |);ir lin iVii vil' (iiraclive iiiccssainiuonl un courant rapide d'air et de vapeur perdue.

Les bateaux à vapeur eurent aussi, cl pendant le même temps, beaucoup à compter avec les inventions, les amé- liorations et les perlVotionncmonls, pour arriver à l'aire unvoyayo lra!isatlanli(|iie en (pioiiiucs jours; lourmarclic rencontra autant de dil'licnltés (jne les voitures, (jiioiiprils reposent sur un support jdus glissant que les routes.

Vous vous r.iiipelez que Denis l'apin a indiipié dans les Acli's des cntdils de Leipsiek (1G90) la possibilité de faire mouvoir les bateaux par l'action de la vapeur. Eh bien ! en 1707, il en construisit un sur la Fulda, ainsi qu'il ré- sulte d'une lettre qu'il écrivit de Cassel, en date du 7 juil-

let, à Lcibnitz, pour le prier d'obtenir la permission de laisser passer le sien dans le Weser. Ayant attendu on vain l'autorisation, que Lcibnitz avait demandée pour lui au bailli de Mùnden, Papin résolut de passer outre, afin d'échapper à toutes les vexations dont il était l'objet de la part de certains i^ersonnages jaloux de sa supériorité.

Arrivé il cette ville, située au conlluent de la Fulda et de la Wera, précisément commence le Weser, il ren- contra une opposition formidable de la part des mari- niers, qui, sans doute excités par le bailli Zeuner, mirent tout en pièces.

Celui-ci, dans une lettre d'excuses hypocrites, rejette l'odieux de celte action sur la brutalité des ^cns du porl; mais le bout de l'oreille perce, et on voit clairement qu'il n'est pas étranger à cette mauvaise action doul il re- doute la juîtc punition

Le jeune Polter allachant la ficelle

Je vous ai parlé aussi des prétentions de Savery et de Jonallian Huiles, en 1724.

Il faut faire un bond jusqu'à 1780 pour arriver aux es- sais que le marquis de Jouiïroy fil successivement sur le Doubs et sur la Saône, avec un bateau à roues, muni d'une machine de Watt, à deux cylindres, il est vrai, mais à simple effet.

Quoi qu'il en soit, il lit en 1776, sur le Doubs, une pre- mière expérience, qui réussit parfaitement bien, avec des roues garnies de palettes articulées qui se déployaient pour appuyer sur l'eau, et qui s'ouvraient pour en sortir, quand l'ctïet était produit.

Après avoir changé ce système pour des roues à aubes, c'est-à-dire dont les rayons étaient garnis de planches fixes, le marquis de Jouffroy put remonter et descendre la Saône, de Lyon à l'île Harbe, avec la plus grande fa- cilité. Ce succès ines[)éré fut constaté par des milliers de spectateurs, et procès-verbal en fut dressé par Icsacadé-

au balancier. Dessin de Sali'ercs.

micicns de cette ville. On aurait pu croire qu'im événe- ment aussi important aurait excité l'intérêt des industriels et du gouvernement; malheureusement il n'en fut rien.

Les sociétés ne voulurent se constituer qu'après avoir obtenu une concession du ministère, et celui-ci ne voulut l'accorder qu'à la condition que l'Académie des sciences de Paris se sérail prononcée sur un fait que tout le monde, à Lyon, avait vu, que l'Académie de cette ville avait en- registré.

La docte assemblée exigea que l'expérience fût repro- duite sur la Seine; le ministre deCalonne mit des condi- tions exorbitantes à la délivrance du privilège, et chacun s'arrangea si bien, que le malheureux marquis, ruiné par ses expériences en [irovincc, ne put réaliser des capitaux suffisants pour les recommencer à Paris. Bafoué par la noblesse, qui, à celte épo(pic, croyait déroger en coopé- rant à une UMivre industrielle, alors même que cette œuvre pouvait apporter honneur et profit à son pays, délaissé

MUSÉE DES FAMILLES.

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par les personnes qui l'avaient aidé de leurs capitaux, il n'eut ni le pouvoir ni le connige de surmonter les diffi- cuKés de tous genres qui lui élaient suscitées. Le cœur rempli d'ainerlume et de dégoût, Tinventeur ab;indonna sa Leilc découverte; la révolulion éclata sur ces entre- faites, et il fut cliorclier parmi les émigrés le pardon de la faute qu'il avait commise, d'avoir voulu être utile à sa patrie. Vingt ans après, l'Amérique réalisait cette ma- gnifique conquête de riiommc sur les eaux.

A cette époque, Watt avait donné le dernier perfec- lionncment à ."^cs machines; il ne s'agissait (pie de k's adaptera un bateau; Fulton eut celte gloire, mais au

prix de combien de peines, de sollicitations, de démar- ches et d'essais arriva-t-il à immortaliser son nom ! Ce serait une longue histoire à faire, et le temps me manque pour vous l'exposer. Qu'il me suffise de vous dire qu'ar- rivé en Europe Fulton débarqua d'abord en Angleterre, puis en France, il vint proposer des moyens pyro- techniques pour attaquer sous l'eau et faire sauter dc.«; bâtiments ennemis; qu'après avoir porté successivement toutes les facultés de son esprit inventif sur les bateaux plongeurs et sur les bateaux dirigés par la vapeur, il offrit allernativeinent ses inventions à la France, qui lui avait généreusement donné des fonds pour ses recherches, par

Concours dus locomotives en Anglclcrre, G octolire ISiiO. La Fusce, Uc Slcphcnson, clc. Dessin de SaliiTCS.

les mains du premier consul; cl ^ l'Angleterre, dont lo giiuvernemenl ne voulait aoht.ier son idée que pour on faire un secret.

Malgré les démonstrations lionreiises de Fullon sur la possibilité de faire rcnionlor et descendre un bateau à vapeur sur la Seine; malgré le succès qu'il obtint devant l'île dos Cygnes, entre la barrière des Bons-hommes et la pompe à fou do Cliaillot, le premier consul refusa de prêter plus longtenqis l'oreille à ses projiositions. Dès lors Fulton s'embarqua pour rentrer dans sa patrie. Fort de ses reclierohes personnelles, connaissant à foiul tous les essais qui avaient été faits on France, en là'osse et aux lilals-Unis sur le même sujet, il résolut d'établir sur DÉCEKIBRb 18UI.

les lacs cl les fleuves d'Amérique un service régulier ilci bateaux à vapeur; et, pour arriver ;\ ce but, il fil con- struire par Walt une machine qu'il disposa convcnable- inont dans un grand bateau île cent cini]uante tonneaux, le Clcninmt, destiné au transport dos vovageins cl des marchandises, de New-York à Albany, sur l'iludson.

Ce lleuve, connue vous le savez, mesdemoiselles, a été découvert en 1(50'.) par un navigateur qui lui a donne son nom ; il prend sa source dans les montagnes qui se trou- vent i^ l'ouesl du lac Chanqilain, près de l'Ontario, ilUis- Iré par le ihannanl rcrit de Fonimoro Cooper. Après un cours de ipiatro cent cinquante kilouièlros, ilse jollo dans l'océan Atlantique, au-dessous do New-Voik ; mais il csl

10 VI.SGT».\LLVn,Mt VOLLHE.

<4

LKCTUKliS DU SOIK.

mis 011 ('(iiiiiminicalioii pur des canaux avec dilTcrciils lues et rivières, qui éleiuleiit an loin les rohilions de New-York avec le iKU'd-onesl de rAniéri(ine.

l.adélaveni' ([ne Fnilon renconira en linrope le pour- snivil chez ses concitoyens d'adoption ; nii seid lioinme liant plaeé pai' sa t'orlnne et sa position sociale, le chan- celier Livinyslon, lui vint en aide et seconda ses elïorls, malgré les crilii|uos amères des Now-Yorkois. qui dési- f^naient l'entreprise sons le nom de la Folie Fullon. Mais, eoninie (onjours, les évaluations des dépenses pré- snniées étaient au-dessous des dépenses réelles; un mo- ment de gêne se fil sentir, et Fnilon et Livingston, son associé, proposC-rent le tiers de leurs droits à qui voudrait prendre une part proportionnelle dans les dépenses. Per- sonne ne se présenta; chacun vit dans celte offre nn aven d'inipidssance.

Cependant, à force d'expédients, au mois d'août 1807, le Clermonl étant terminé, un premier essai fut tenté ; le hàlinient fut lancé. Fidion, sur le pont, affronta avec cou- rage les huées, lessilllets, les rires moqueurs d'une foule stupide, qui aurait préfère la chute d'une si hellc con- ception à la honte d'avouer son ignorance. Ceux qui avaient refusé leur concours pécuniaire craignaient un succès dont ils n'avaient pas voulu profiter; c'étaient des ennemis de la pire espèce, des envieux!

Malgré les vociférations, le haleau marcha; la vapeur ne se laissa pas déconcerter, cl Fullon, parfaitement maî- tre de lui-même, ne s'occupa que d'examiner le jeu des machines et les défauts auxquels il faudrait remédie!'. Dès lors la scène changea; aux huées succédèrent des ac- clamations enthousiastes ; les jaloux, les envieux, les igno- rants voulurent se donner le chiinge à eux-mêmes; ils n'avaient jamais douté de la réussite, ils n'avaient jamais eu d'autre inlention que de mettre .'i l'épreuve la con- fiance de l'auteur dans son œuvre admirahle... Il en est toujours ainsi après le succès. A celte occasion, Cohden, l'ami et le biographe de Fuiton, écrit:

«Rien ne saurait surpasser l'admiration et la surprise de ceux qui furent témoins de cette expérience. Les plus incrédules changèrent de façon de penser en quelques minutes et furent totalement convertis avant que le ba- teau eût fait un quart de mille. Tel qin', à la vue de cette coûteuse embarcalion, avait remercié le Ciel d'avoir été assez sage pour ne pas dépenser son argent à poursidvre un projets! fou, montrait une physionomie différente à mesure que le Clermonl s'éloignait du quai et accélérait s? course ; nn sourire d'approbation étiit sensihlemenl remplacé par une vive expression d'étonnement.

«yiielques hommes dépourvus de toute instruction cl de tout sentiment des convenances, qui essayaient de lancer encore de grossières plaisanteries, finirent par tomber dans un abattement stupide, et ce triomphe du génie arracha à la multitude des acclamations et des a|>- pliiudissements immodérés. «

Mais Fuiton, aussi fort contre le sentiment d'orgueil qu'il l'avait élé contre celui d'indignation, ne se laissa pas dislraire de ses observations; après avoir noté les défauts qu'il avait reconnus, il lit faire les modifications qu'il jugeait convenables pour obtenir une augmentation de vitesse.

Après quelques jours de travail, il fit annoncer dans les journaux que son bateau, destiné an transport régu- lier de New-Yoïk à Albany, partirait le lendemain même pour sa destination. Malgré l'espérience décisive, des doutes, des répugnances invincibles se manifestèrent, et personne ne se présenta an déjiart ; Fuiton partit seul

avec ses hommes d'équipage. Le trajet d'une ville à l'au- tre se fit sans accidentel les soixante lieues qui séparent New-York d'Albany furent franeliies eu ti'enle-denx heures pour aller, et en trente pour revenir, sans avoir recours aux voiles dont on s'était muni.

Ce voyage, qui se fit jour et nnil, jeta dans l'esprit des rares populations établies sur les rives luxuriantes de riludson l'elTroi qu'aurait prodnil un monstre marin vo- missant sur son passage des torrents de feu et de fumée. Ils n'avaient jamais rien vu de pareil et cliacim se signait, se prosternait cl recMumandail son àme à Dieu.

En allant à Albany, Fuiton avait, se résigner à partir seul avec ses inalelols ; au retour, un lial)il;int de New- York demanda fi prendre place sur le Clermonl (pii de- vait descendre le fleuve; il s'adressa à bord à un homme occu[)é à écrire.

Ne devez-vous pas descendre riludson avec votre bateau ?

Oui, répondit Fullon (car c'était lui ) ; je vais faire mon possible.

Voulez-vous me donner passage sur votre bateau ?

Volontiers, si vous n'avez pas plus peur que nous.

Combien me prendrez-vous?

Six dollars.

Les voilà.

El le passager les mil dans la main du maitre du navire.

Contemplant cette petite somme avec une émotion bien facile à comprendre, absorbé dans ses pensées d'a- venir, Fullon, ne disant rien, paraissait rêver on êlre indécis. Le passager, croyant s'être trompé, lui dit :

Mais n'est-ce pas ce que vous m'avez deinaud('' ? Fullon, arraché à ses pensées par celte question, lui

répondit, des hirmcs aux yeux et dans la voix :

Excusez-moi, je songeais que ces six dollars sont lo premier argent que je gagne par mes longs travaux sur la navigation à la vapeur...

Et donnant une poignée de main à l'étranger, il ajiuda:

Je voudrais bien consacrer le souvenir de ce mo- ment en vous priant de partager avec moi \\n& itonteille de vin; mais je suis trop pauvre pour vous l'olïrir, je n'en ai pas à mon bord. J'espère pourtant êlre en état de me dédommager la première fois que nous nous ren- contrerons.

Quatre ans après, la rencontre désirée eut lieu et le vin ne manquait pas.

Arrivé sans encombre à New-York, Fullon lil connaî- tre par les journaux le succès de son voyage, par une note HÏiisi conçue :

A l'éditeur du Citoyen Américain. Monsieur,

« Je suis arrivé cette après-midi, à (iiiatie heures, sur mon bateau à vapeur parti d'Albany. Comme le succès de mes expériences me fait espérer que de semblnlilcs bateaux sont appelés à prendre une grande importance dans mon pays, afin de prévenir une opinion o:ronée et donner aux amis des inventions utiles la satislactiou qu'ils désireraient, je vous prie de vouloir bien donner do la publicilé aux lésiillals snivarits:

« J'ai quitté New-York lundi à une heure, et suis arrive à nue heure le lendemain mardi, c'est-à-dire en vingt- quatre heures, à Clermonl, habitalion du chancelier Li- vingston : distance, cent dix milles. J'ai quitté Clermoiit le mercredi à neuf heures du matin et suis arrivé à Albany à cinq heure; de l'après-midi : temps, huit heures; dis

MUSÉE DES FAMILLES.

/[)

lancoj quarante milles, c'est-à-dire avec la vitesse de cinq milles à l'heure.

« Robert Fllton.»

On ('tait en -1807 ; c'est de ce moment que date la n;ivigiilion à la vapeur.

lleslreinte d'abord aux fleuves et aux canaux, elle s'é- tendit bientôt en Amérique, en Angleterre et en Ecosse ; puis elle envtdiit le domaine des mers: on vit des bateaux à vapriu' faire un transport lé^^ulier entre l'Anglelcrrc et l'Irlande.

La France, encore émue de sa grande défaite de 18 IS, n'avait pris aucune part à cette conquête industrielle. Ses titres à la priorité déjà anciens, dataient de Papin et de Jouiïroy, ils étaient presque oubliés. Ce ne fut qu'en •181G qu'apparut sur les bords de la Seine le premier bâ- timent à vapeur, de fabrique anglaise, et encoie son ap- parition fut-elle de courte durée.

De 1825 à 1830, l'industrie des bateaux à vapeur se développa sérieusement en France. On commençait à n'avoir plus besoin d'envoyer cberclier les macbines à Londres; les ingénieurs s'étaient misa l'œuvre, les usines se multiplièrent, et notre pays put non-seulement se suflire à lui-même, mais encore fournir aux puissances euro- péennes une partie des machines et des navires dont elles curent besoin; et telle est la souplesse de l'esprit français, mesdemoiselles, que ce que nous n'inventons pas nous l'avons bientôt appris, et nous pouvons l'ensei- gner aux autres.

J'aurais à peu près terminé l'esquisse de la vapeur appliquée aux bateaux, si je ne voulais vous faire appré- cier un moyen de propulsion destiné à remplacer les glandes roues si disgracieuses qui flanquent de cliaque côté nos bâtiments à vapeur et en augmentent démesu- rément la largeur; je veux parler de l'hélice, défmitivc- UM'ul adoptée depuis une dizaine d'années, et déjà pro- posée, i]ii<' 1803, par le malheureux Dallery.

Après avoir englouti sa petite fortune, cet innovateur demanda au ministère de lui venir en aide pour terminer son œuvre; n'ayant pu rien obtenir, et désespéré de voir Fullon faire manœuvrer son bateau d'essai sur la Seine, avec ses roues à aubes, il prit la résolution héroïque de mettre son bateau en pièces et d'en finir avec des gens d'Ftat qui ne considèrent que la dépense présente sans s'occuper de la grandeur du lésultat. Eh bien! cette idée lumineuse, qui lais;iit entrevoir à Dallery qu'on pouvait pousser un bateau [lar une espèce de vis tournant dans l'eau, à l'arrière du navire, fut reprise par le capitaine du génie Delisle en 1823; cet officier démontra par des calculs la possibilité de celte substitution et les avantages d'une semblable transformation sur les roues à aubes ; sou travail n'eut pas un meilleur sort, il fut rejeté par le ministre tic la marine.

Sauvage, consiructeur à Boulogne, comprenant bien toute la supériorité attachée à ce genre de propulsion, voulut aussi, en 1813, essayer h ses risques et périls de nouvelles expériences pour faire prévaloir l'action im- porlaniede l'hélice; ses efforts lurent inutiles : lui aussi se ruina, devint fou, et donna luu; fois de plus la pi cuve qu'en France aucune invenlidu de preuiicr ordre ut? peut échire, si Taiiteur n'est assez riche pour se passer du con- cours de l'Etat et des financiers.

Ce furent encore des Anglais, MM. Smith et lleniiie, qui léalisèreiil les idées de nos trois compatriotes.

Vous allez saisir au premier mol, mesdemoiselles, l'im- portance qui se ratlache à celle question. En nn'r, lors-

que les vagues conclient le bâtiment sur l'un de ses côtés, la roue du côté opposé tourne dans l'air, mais elle ne fonctionne plus d'une façon efficace et, par suite, le na- vire manœuvre mal ; les roues sont exposées à toutes les avaries que produit un choc sur les récifs ou contre les rochers; en gueire, elles sont le point de mire de l'ar- tilleiie ennemie, car, sachez-le bien, lorsqu'une roue est cassée, le bâtiment est hors de service.

L'hélice, au contraire, est plongée dans l'eau, à l'ar- rière et sous le navire; elle n'est exposée à aucun clioc et ne peut être brisée par un boulet; elle n'occa<ionne pas ce remous si funeste aux berges des canaux; enfin, elle n'auguiente pas la largeur du bateau; avec elle on peut passer partout!

Nous avons fini l'histoire de la vapeur ; j'ai appelé voire attention sur les innombrables difficultés qu'il a fallu vaincre pour faire de cet agent un puissant ouvrier. J'ai mis sous vos yeux l'énorme quantité de génie qu'il a fallu déployer pour arriver à la construction de tous les or- ganes mis en jeu; j'ai confié à votre mémoire les noms des hommes qui ont coopéré à cette grande œuvre avec plus ou moins de bonheur. Tous, vous l'avez vu, ont eu à combattre énergitpiement pour sortir vainqueurs de la lutte. Tous, ou presque tous, se sont ruinés; quelques- uns ont perdu la raison; très-peu d'entre eux ont re- cueilli les fruits de la victoire; mais, semblables aux guerriers qui se baiteiit pour l'indépendance de leur pays, ceux qui ont disparu de la scène ont légué pour héritage aux survivants les conquêtes qu'ils avaient faites, ou celles qu'ils avaient préparées; conquêtes de l'esprit sur la matière, dans lesquelles l'inventeur expose seul sa for- tune, sa vie et sa raison, pour concourir au bien-è!re de tous.

On pourrait croire que ces gens d'élite, ces gian Is es- prits, ces chercheurs infatigables, aux vues étendues, sortaient des classes les plus fortunées et les plus instruites de la société; qu'ils avaient fait des éludes solides, et que, munis du bagage de Ions leurs devanciers, ils s'é- taient jetés dans les recherches d'application avec la qiiasi-cei titiide d'une prompte réussite, ce qui expliquerait leur espoir d'attacher leur nom à une découverte glo- rieuse. Détrompez-vous, mesdemoiselles; tous ces bien- failems du genre humain, à l'exception d'un liès-pelit nombre, étaient des gens illelliés, sortis du sein de la masse populaire, de la plèbe, comme ou dit, ou de celte classe moyenne de la société dans laquelle on rencontre généralement unis le savoir el la pauvreté.

Celaient de ces hoimnes enfin (pii, ne pouvant trouver en eux des ressources pécuniaires suffisantes pour faire exécuter telle ou telle conception, étaient obligés d'éco- nomiser sur le pain quotidien pour donner mi corps à leur idée.

Le doctem- Papin, proscrit, fut obligé de donner dos leçons lie matliémati()ues pour vivre, et surtout pour faire face aux dépenses (pie nécessitaient ses expériences; en Angleterre, il fut chargé d'exécuter les expériences de la Société royale de Londres, el de copier Icscoires- pondances, ce (pu lui valut un Iraitemenl de soixante- deux francs par mois !

TliDinas Savery était un ouvrier des mines qui s'éleva au grade de capitaine de marine et devini nii . \. i i! ni ingénieur.

Thomas NewconuMi el Jean Cowley étaient, l'un ser- rurier, et l'autre vitrier à |)aruioulh.

James Walt, lui-nu"'me, n'était (]u'iiu jeune ouvrier mécanicien (|uo son goût pour l'élude des sciences avait

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LEOTUliES DU SOIR.

fait roinarqiicrdcs professeurs ilc runivcrsilc de Glasgow.

Cugiiol, iluiil le succès a si mal répondu à son alloiUe, était uu inj^i'iiioiir français pauvre, qui avait mis sou sa- voir ati service do diverses puissances étrangères.

Georges Stoplienson, auquel les Compagnies anglaises ont fait éi igor une statue ou hronze dans la ville de Li- verpiuil, était un ouvrier mineur.

L'Américain Filcli, était venu oflVir à la France un projet de bateau à vapeur dont il inésenta le modèle à la Convention nationale, (jui lui refusa les moyens d'exé- cution. Ahandouné par une Société qu'il avait formée, ruiné par ses essais et par ses voyages, réduit à la der- nière misère, il se précipita dans l'AUcgliany, il trouva UM terme à tes déceptions.

Bumesy, antagoniste du précédent, après deux ans d'essais et de perfectionnements, mourut nu moment il allait faire une expérience décisive (jui devait décider les capitalistes à entrer avec lui en participation,

Fidton , issu d'une famille irlandaise éuiigrée dans ILlat de Ponsylvauie, ne reçut (|u'une très-failjle in- struclion avant d'être apprenti chez un joaillier do l'iii- ladelpliic ; et, lorsqu'avec son bateau il entreprit sou voyage d'essai sur l'IIudson, il n'avait pas à sa disposition une bouteille de vin qu'il pût boire en signe de réjouis- sance avec le premier et l'unique voyageur qui consenlil à faire sur le Clcrmonl la traversée d'Albany à New- York.

Notre compatriote Charles Dallcry, d'Amiens, avait été successivement fabricant d'orgues, d'horloges en bois, de moulins à veut et de ces montres microscopiques qui se portaient montées sur une bague.

Lorsqu'il affecta les trente mille francs qui compo- s;'.iont toute sa fortune à la propulsion des bateaux |)ar l'hélice, il ne lui manquait plus qu'un peu d'aide pour arriver. 11 s'adressa à l'Etat, l'Etat refusa; il mit son ba- teau en pièces et mourut à Jouy, près de Versailles, à l'âge de quatre-vingt-un ans, avec le regret de voir son invention exécutée en Angleterre et admise dans toutes les marines de guerre.

Frédéric Sauvage, qui lui succéda dans ses recherches, à quarante-six ans de distance, se ruina ù son tour et, vieux et malade, mourut fou, en 1857, dans une maison de sauté de la rue Picpus, passant son temps entre un violon et une volière pleine d'oi.<eaux.

Qideques années avant les communications de Sauvage àl'lnstilut, uu fermier anglais, M. Smith, réalisait par la prati(iue les travaux théoriques du capitaine Dclisie et détrônait déhnilivement les roues à aube qu'il rempla- çait par l'hélice.

Eutin, terminons par une gloire nobiliaire, malheu- reuse dans ses résultats, mais qui arrivait au but lors- qu'elle abandonna la partie : je veux parler du marquis de Jouflroy. Oificier sans fortune, il profita du pardon que la France accordait à ses enfants égarés, et trouva aux Invalides une retraite honorable.

Tous ces chercheurs convaincus, poussés par l'intui- tion, voyaient la possibilité de créer une force univer- selle ; ils comprenaient que, la force une fois obtenue, ils la dirigeraient à leur gré ; ils sentaient que la partie mécaniciuc devait se plier à toutes les applications. Ils avaient raison.

Quelques-uns, moins heureux que leurs émules, sont restés en roule; Ils sont morts pour le bien de l'huma- nité. On leur doit au moins d'avoir comblé l'ornière tra- cée, d'avoir circonscrit le champ des recherches ; leurs erreurs mêmes ont été une leçon. Honorons donc au moins leur mémoire eu inscrivant leurs noms.

Que me rcstc-t-il donc ;\ vous dire ? Faut-il vous indi- quer avec détail les innombrables services qu'on obtient de la va|)eur et tous les usages auxquels on reuqiloie? nous n'en finirions pas. Je me bornerai seuleuieul à une revue par catégories.

Eu circulant dans des tuyaux calorifères, la vapeur porte une douce chaleur dans tous les endroits le feu de cheminée serait impuissant; elle chauffe avec écono- mie de vastes locaux dans toutes leurs parties.

Dans les établissements d'équarrissage, elle cidt à la fois une demi-douzaine de chevaux écorchés, pour eu obtenir séparément la graisse, la viande et les os; faire avec l'une des bougies stéariques, avec l'autre, un pro- duit desséché qui sert d'engrais ;\ la terre, et avec ceux-ci du noir animal et des objets de tabletterie.

Comme ouvrier, aux champs elle laboure, elle sème, elle fauche et récolte.

Dans les mines, elle épuise les eaux de sources sou- terraines ou d'infiltration, et élève les minéraux jus- qu'au niveau du sol.

Dans les filatures, elle transporte les matériaux, elle file le colon, la laine, le lin ; elle tisse tous ces fils qu'elle transforme en tissus réguliers.

Dans les usines de métaux, elle forge, lamine, tourne, lime, rabote avec la plus grande précision les pièces les plus volumineuses ou les plus délicalos;

Dans la bâtisse, elle fait les mortiers, elle eidèvc les pierres ;

Dans la papeterie, elle effile le chiffon, le broie, le met en pâte et le restitue au fabricant en feuilles de papier sèches et collées, sans interruption. Qui de vous n'a vu, dans la chocolalerie, remplacer le mortier, le pilon et le rouleau classiques par de magnifiques iiiachinos qui broient le cacao, en font une pâte fine et homogène, la placent toute pesée dans des moules qui viennent la pren- dre d'eux-mêmes et la porter au rafraîchissoir?

On croirait vraiment que celt(! force est intelligente ; elle règle et numérote les livres de conunerce, elle pèse les pièces d'or nouvellement frappées, met d'un côté celles qui ont le poids et rejette de l'autre celles qui sont trop lourdes ou trop légères.

Il n'est pas jusqu'aux gens de guerre qui n'aient invo- qué sa puissance, comme si la poudre ne leur suffisait pas pour détruire les homuies. Parkeus, physicien anglais, a construit et essayé une machine à vapeur qui lançait les balles avec une telle précision et une telle rapidité, qu'elles coupaient une cloison en planclies comme si on l'avait sciée en deux.

Enfin, elle remplace toutes les forces brutes ou intel- ligentes ; le vent, l'eau, les animaux, l'homme même disparaissent devant elle; son énergie et sa promptitude d'action suppléent à tout ; et, pour vous en donner une idée nette, je lerudnerai par cette anecdote assez re- marquable. Un fabricant de drap. Américain, avait parié qu'eu douze heures il ferait un habit dont la laine serait prise sur des moulons vivants.

En douze heures les moutons sont tondus, la laine dé- graissée, séchée, cardée, mise en quenouille, filée, lis- sée; puis le drap mis en couleur est tondu quatre fois, pressé, taillé, cousu, et... endossé par le parieur !!!

P. TAVERNIER (de la Nievae).

Fl>.

[Reproduction inlcrdilc,)

MUSÉE DES FAMILLES.

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POÉSIES ET CHANSONS.

LA RETRAITE.

SONNET.

Sur la place Vendôme, un soir de paix profonde, J'entendis de tambours un roiil<,'ment si f:rand, Que, tout à coup mon être à l'unisson vibrant. Je crus que l'on partait pour conquérir le monde.

Lancée aux quatre vents, la fanfare qui gronde M'emmène au pas avec un bruit moins enivrant ; Nous marchons ; mais bientôt, de mon orchestre errant Chaque instrument s'éloigne et se perd à la ronde.

Longtemps j'en suivis quatre, et trois, et deux, puis un... Dans la nuit taciturne il eut le sort commun... Et je m'en revins seul, l'âme sombre et distraite...

Maintenant je me dis, songeant à ces tambours, Mêlés dans ma mémoire à d'autres échos sourds : « Ainsi mes rêves d'or ont sonné la retraite ! »

Alexandre COSNARD.

LA DOUBLE VENTE. A M"« '

I. LES EFFETS DU MAKI.

Un manteau, non pas de satin. Des lorgnettes, mais en besicles; Un chapeau qui sait le latin, Et quelques autres gros articles. Tout cela, madame, entre nous. Coûta bien cinq cents francs, je gage; Si l'on en donne trente sous... N'en demandez pas davantage.

II.

LES EFFETS DE LA FEMME.

Des gants qui vous serraient la main ; Des nœuds qui vous serraient la taille; Le bouquet mort sur votre sein. Un jour de fête... ou de bataille. Tout cela, soyons un peu francs. Coûta bien trente sous, je gage; Si l'on en donne cinq cents francs. Ah ! domandcz-en davantage !

EMILE DF.SCHAMPS. (Album du chalet de M. Cordier, à Trouvillc )

LES MÉTAUX. SÉRIE PAR CHAM. LE CUn'RE.

Inconvénient d'avoir trop d'oreille en niu-^iiiur.

Ou ilcmantlail à M. Cnani si ce dessin était un souvenir du Tanhauser , ou de V Etoile du Nord, ou de certains concerts d'AIlcinagno, ou de l'orcheslre anglais qui

présidait à l'inauguration du vaisseau-monstre {(Ircat' Eastern). Un peu de tout cela, répondil-il, en taillunt son fin crayon ; les cuivres m'ont altéré la mémoire.

LFXTCKES nu S(MI{.

LES CONTES EN FAMILLE.

L'ENGHANTEUH MERLIN, LE ROI ARTHUR ET LA TABLE RONDE (0.

VL I.E COUnONNEME>T d'aRTHUR (SUITE).

Lo miracle iip s:î fil pas allenJi-e.

Comiiio rarclievô(]tio linissail la messe do rauroro, la foule, en sortant de la calliédralc, fut surprise de voir de- vant le poi lai! de l'oglise un perron de marbre de trois degrés, cl sur ce perron une large enclume d'acier, et dans cette enclume une épée enfoncée. Or, sur la garde de répée on lisait écrit :

Celui qui me retirera.

De par Jrsus-Chrisl roi sera.

L'arclicvèqiic lut riuscription au peuple, et engagea les grands du royaiunc à l'aire l'épreuve l'un après l'autre. Mais aucun des six rois do la Grande-Bretagne ne put, malgré tousses cfforls, parvenir à tirer l'épée. Les barons lenlÙM'ont aussi vainement l'avonlure. Les chevaliers vin- rent ensuite sans plus de succès, puis les écuyers et les sergents, puis les bons bourgeois du pays. Tousperdiicnt leur temps.

L'archevêque, voyant que les grands et les forts ne pouvaient réussir, voulut que les petits et les faibles fussent admis tiu concours, et il appela les enfants.

Ils avaient écbor.é comme les autres; il n'en res- tait plus qu'un seul dont personne ne connaissait le père, et qui était venu à la messe avec un vieillard appelé Antor, qui l'avait adopté et nourri. Saint Dubriz ne crut pas devoir l'oublier, et malgré les rires des seigneurs, il lui fit signe d'approcher.

0 prodige! à peine la petite main di; l'enfant toucha l'épée qu'il la tira aussi légèrement de renclumc qu'une flèche d'un carquois.

Voyant cela, l'archevêque le prit dans ses bras, l'em- brassa lendrcmcnt, et l'élevant au-dessus de sa tête pour le montrer an peuple , il commença à chanter : Te Deum laudamus.

Les barons ne riaient plus. Les uns disaient tristement: Est-il possible (pi'un si jeune garçon devienne notre roi !

D'autres ajoutaient : Encore ne >,iil-uii qui est son père. Nous ne laisserons pas gouverner par un inconnu un aussi beau royaume que celui de la Grande-Bretagne.

Mais l'archevêque alors dit tout haut celle hardie parole :

Sachez que, quand le inonde entier serait coiilre cette élection, reniant sera roi; Dieu le veut !

Et s'adrcssant à l'enfant :

Va, mon fils, tu os roi.

Quand le menu peuple entendit les paroles de l'arclie- vcque, il en fut réjoui, et se mit à innudiio ceux qui voulaient empêcher l'éiection. Se rangeant du parti du clergé, il disait : Honnis soient ceux qui voudront nuire an roi nouveau. Celui (jui l'a élu le connaît mieux que nous.

Alors il arriva que Merlin vint à Carlion. Los barons le mandèrent au |ialai,s, et en le voyant apiiroclier ils allè- rent au-devant de lui avec de grands semblants de joie.

(1) Voir, pour la première partie, la livraison précédente,

Puis ils le menèrent il leur conseil, et se mirenl à le rai- sonner, lui demandant ce (pi'il lui scndjlait de ce nouveau roi que l'archevêque Dubriz voulait couronner sans leiu' permission.

Certes, dit Merlin, l'archevêque fera bien, carsacliez que cet enfant est plus grand qu'aucun de nous, el qu'il n'est pas fils d'Anlor, si ce n'est de nourriture.

Comment! s'écrièrent les barons, qu'est-ce que vous dites là?

Je dis, reprit Merlin, que sivous voulez causer quelque dommage à mon seigneur Arthur (car cet enfant est Arthur lui-même, le filsd'Uler-Penn-dragon), vous y perdrez plus que vous n'y gagnerez, car Dieu, le grand roi, à qui est la puissance sur toute la terre, en tirera vengeance, et vous serez honnis.

Les barons se mirent à rire et à se moquer de Merlin :

Ah ! l'enchanteur, comme il parle bien, l'encbau- teur !

Cependant la Pentecôte était arrivée, et l'archevêque (le Carlion ne crut pas devoir relarder pins longtemps le sacre du jeune roi. Il lui posa donc la couronne sur la tête, en sa cathédrale, en présence de tout le jieuple, lui mil le sccpire à la main, et prenant sur l'autel l'épée qu'Arthur avait tirée de l'enclume, il la lui ceignit. Or, elle jela une grande clarté. Son nom était Escalibor, lequel est un mot hébreu qui signifie en français tranche-fer (I), c! Merlin la connaissait bien.

Alors le nouveau roi dit aux barons :

Je vous pardonne de bon cœur; queNotre-Seigueur vous pardonne aussi.

Puis il fit distribuer à tous des armes, des chevaux, des robes de pourpre et de soie, de l'or et de l'argent aulant qu'il en restait dans le trésor royal.

Les barons virent bien qu'ils ne pourraient trouver en lui aucun mal. Leur jalousie n'en diminua pourtant nul- lement, et ils ne tardèrent pas à se révolter. Mais ils devaient en être punis, comme le leur avait prédit Mcilin.

VIL

SIEGES ET BATAILLES.

Assiégé dans sa capitale, Arthur eut recours au bon devit) :

J'ai oui dire que vous avez rendu de grands services au roi Uter-Penn-dragon , mon père; vous m'avez déjà beaucoup aidé moi-même. Je vous prie donc, au nom du Ciel, de me donner conseil, el d'avoir pitié de moi el de mon peuple.

•Merlin remit au roi une liannièr!' de la forme de celle qu'il avait lait faiie à Penn-drajjon, mais encore plus ailmirable, car le nouveau dragon avait la queue encore plus longue et plus tordue que l'antre. Il était plus lé- ger, plus facile à manier, et jetait feu et flannnes par la gueide. En le voyant élevé dans l'air, au bout d'une i.uice, on n'osait le regarder, et on se demandait o\> .Merlin l'avait. pris.

Lorsque Merlin eut arboré cette bannière, el que le roi

(1) Bien entendu le mol n'est pas hébreu, il est d rigii;c celtique; mais il a réellement le sens que lui donne le roman- cier. (.Voir les Romans de la Tahle ronde, \^. 20.)

iMUSËE DES FA.^IILLES.

70

Arlliur fut prêt à repousser l'ennenii dont les tentes et les pavillons couvraient au loin la phiine, il monta an soMimctde la plusliaiile tour, et lit un tel enchantement que tout Tair se remplit de flammes et de fumée, si bien que les assiégeants ne savaient se réfugier, et auraient voulu être à cent lieues de là.

Les voyant dans ce désarroi, Merlin descendit vers Arthur et lui dit :

A eux mainlenanl!

Et les portes ayant été ouvertes, le roi chargea si vive- ment les barons, déjà étourdis par renchantemeut de Aferlin, qu'il les rejeta de l'autre côté de la rivière. Mais, dans celle chiirge, son cheval s'abattit, et les barons, le croyant mort, reprirent courage et recommencèrent le combat.

Les barons allaient avoir la victoire, et les chevaliers d'Arthur reculaient déjà, quand le menu peuple, aperce- vant du haut des murailles le roi démonté, accourut armé de haches cl de massues, en criant : Nous aimons miou.x mourir que de voir le roi souffrir le moindre mal.

Et ils frappèrent si fort sur les gens des six rois, avec leurs haches et leurs massues, qu'ils en massacrèrent un grand nombre, et mirent le reste en déroute.

Pendant ce temps, Merlin, du haut de sa lour, conti- nuait à faire pleuvoir le feu du ciel sur les pavillons en- nemis : tout y fut bridé, hormis la vaisselle d'or et d'ar- gent, dont le vainqueur lit de grandes largesses à ceux qui l'avaient secouru.

En voyant tant d'amour, les pauvres gens du pays jurè- rent qu'ils conliinieraient à servir le roi jusqu'à la mort.

De grandes fêles fiuent célébrées à la suite de la vic- toire, mais Merlin n'y voulut point assister. Le bon prophèlc avait prédit aux barons que, s'ils guer- royaient Arlliur, ils auraient plus de perte que de gain, et les barons venaient de l'épiouver. Mais ils l'éprouvè- rent mieux encore une fois arrivés cheze'.ix. Les Saxons, prolilaul de leur absence et de leurs démêlés avec Arlliur. avaient fait venir trente mille de leurs compatriotes, et ils ét.iient entrés sur les terres des six rois, ils avaient tout brûlé cl ravagé, emportant un riche Initin vers la capi- tale de la Cornoiiailles, qu'ils espéraient prendre d'assaul.

Arthur apprit le danger étaient ses barons, et, vou- lant leur rendre le bien pour le mai, il vint à h-ur se- cours. Do son côté, Merlin, admirant la bonté du roi, ne tarda pas fi le icjoiiidn'. Du plus loin qu'il apei(;nt les lentes des Saxons, il excila contre eux une telle lempêle, q';c les pavillons ennemis, soulevés par les tourbillons (l'un vont furieux, tombèrent sur la lêle de ceux qui éiaii'iit dedans et les écrasèrent presque tous. Arthur y Irousa le butin fait sur les terres de ses barons, et il le distribua entre les plus pauvres de leurs chevaliers et sergents, d'après le conseil de Merlin.

Vlll. LES OIES SAUVAGES.

Le roi était «le retour à sa cour et .Merlin à ses bois, quand un jour, du liaul de la fenêtre du palais, <i'uù il regardait les jardins, les prés et la rivière, Arlliur vit venir un grand paysan le long de roan, un arc à la main el un faisceau de flèches sur l'épaule.

Trois oies sauvages au plumage blanc allaient se bai- gnant dans la livièie; le paysan bande son arc, la llècho part, une oie sauvage tombe, puis nue seconde, puis une troisième. Le manant ,, va les ramasser, les pend par le cou à sa ceinture de peau de chèvre, et se dirige vers le palais le roi se trouvait, .Malgré la mauvaise mine du

rustre et son air cruel et félon , Arthur, qui causait volontiers avec les gens de toutes conditions, l'appela cl lui dit:

Vilain, veux-tu me vendre un de ces oiseaux?

Je le veux bien, seigneur.

Combien les vends-lu? Le paysan ne répond mot.

.le te demande combien tu les fais?

Combien je les fais? répète l'autre en gromn^elant. Je ne les fais d'aucun prix. Je n'estime pas nn roi qui aime son argent. Maudit soit le roi regrallier qui n'ose faire d'un pauvre homme un homme riche, quand il le pourrait aisément ! Je vous les donne pour rien, mes oies, tout gueux que je suis. Mais ce n'est pas, sachez-le bien, pour votre honneur, à vous qui avez un si grand trésor enfoui.

Qui vous a dit cela? demanda le roi.

Un sauvage comme moi, répondit le paysan ; un sauvage qui a nom Merlin.

Et, entrant dans la cuisine, il trouva Keule séné- chal, frère de lait du roi :

Tenez, faites plumer ces oiseaux, lui dit-il, et que voire maître les mange avec aistaut de plaisir que je les lui donne.

Arthur étant survenu, le p.iysan ajouta entre ses dents :

Et ce n'est pas le premier don que je lui fais !

Que dis-lu? demanda le roi étonné. L'autre se mit à rire :

Comment ! vous ne reconnaissez pas Merlin? car c'est Merlin lui-même qui vous parle, Merlin qui vous a tant aimé, Merlin qui vous a tant servi !

Le roi se signa, tout émerveillé:

Jamais je ne vous vis en pareil équipage ;

Ne vous en étonnez pas, sire -, Merlin vous fera voir bien d'autres changements et il prendra bien d'autres formespar force d'art el de nécromancie. S'il se change ainsi, c'est qu'il y a dans ce pays beaucoup de gens ipii voudraient le voir mort.

Le roi Arthur lui dit:

Je sais bien que vous m'aimez, Merlin ; vous m'avez duiiné de si bon cœur vos oiseaux, que je les mangerai do même pour l'amour de vous.

Merlin était venu pour prémunir le roi contre les ruses de ses barons, que ses bontés n'avaient pas encore ga- gnés. Ils se disaient souvent l'un à l'autre :

Sachez que le dommage que nous éprouvons de la part d'Arlhur est le fait des conseils de Merlin. Tant que Merlin sera contre nous, nous ne pourrons rien contre Arlliur. Nul n'est ni si grand ni si sage (|u'il se puisse défendre de renchaiileur. Prenons donc garde à nous et fortifions nos ch.Veaux.

Ils forlilièront donc leur meilleur château, (pu était Nantes en Bretagne.

l.\. LA BELLE GEMEVRE,

Tandis que Merlin se trouvait encore auprès d'Arihiu, Léodagan, roi d'Ecosse, envoya demander du secours au roi et aux chev.diers de la Table ronde, de retour depuis peu de leur expédilicui lointaine. Il était attaqué par le géant Hion, roi d'Islande, de Danemark el de Saxonie, et sur le point de voir sa résidence prise d'assaul.

(C'était un petit palais d'élé. ombragé de fetiilliges, aux sources d'une rivière.) (Voyez la gravure page 80.)

Arthur no.se lit pas [nier, el Merlin l'accompagua.

Le bon devin marchait à la lêle des chevaliers de la

80

LECTURES DU SOIR.

Taille roiulo, porl.iiit liii-iiiôinc la bniinièro dont il avait fait pro>-ciil au roi, et tout eu innrclianl il chaulait :

Si vous aimez vos corps, suivez luou élentlard eu queli]iiclieu que vous le voyiez.

I']t les chevaliers no penlaienf pas tic vue le dragon de Merlin, qui ce jour- Iimu' seuihlait i)ien avoir la queue longue d'une toise et demie, et ouvrait une gueule énorme, t>t ai^iiail sa langue sanglante avec fureur, et de ses yeux lanvait des éclairs.

Merlin chevauchait à grande allure, tant qu'il attei- gnit une troupe de Saxons qui emmenaient nue riche proie, et il la leur enleva. Trois rois, suivis de quinze

mille hommes, accourent pour la lui reprendre. 11 jette un coii|) desilllet, etaussilôt un tel orage éclate, qu'aveuglés |)ar la pluie, la grMeet la poussière, li>s ennemis prennent la fuite. Malheureusement, en fuyant ils fout prisonnier Léoilagan, et l'emiuèuenl au roi Uion, qui se tenait assis devant sa tente, sous les murs de la résidence assiégée.

Grand fut l'émoi des chevaliers d'Arthur. Plus grand encore celui de la fille de Léodagau, la helle Genièvre. Du haut ilu palais, la jeune princesse avait vu emmener son père prisonnier. Le géant lUon était célèhrc par ses- manies aussi orgueilleuses que cruelles. Il avait entrepris de se faire un manteau fourré avec les baibes des rois

Le pclil palais d'clé do Léodngan (cliap. ix)

qu'il tuerait, et en voyant venir Léodagau prisonnier, il se réjouissait k l'idée d'avancer, grâce à lui, l'ouvrage. Mais sa joie fut de courte durée. Merlin indigné y mit un terme. Enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, il cria aux siens :

Suivez-moi ! A eux, francs chevaliers ! Vous êtes tous morts si un seul vous échappe.

Ils le suivent, le roi est délivré, et il rcconnail l'en- seigne de celui à qui il doit son salut.

Les compagnons de Merlin avaient un peu ralenti leur course :

Francs chevaliers, que faites-vous?

Et il leur montrait sous les murs de la place assiégée les chevaliers de la Table ronde adossés à leurs chevatix morts, et combattant à pied, terribles comme des san- gliers. Et toujours en avant du front de bataille, au galop, ses éperons dans les flancs de son cheval, son enseigne à la main, il allait.

Il allait d'une telle allure que tout son coursier dégout- tait de sang et de sueur; et son dragon vomissait vers le ciel de tels brandons de feu qu'on en voyait la clarté au loin d'une demi-iieue et plus. Quelle joie que celle des che- valiers de la Table ronde à son arrivée ! Quels coups ils frappèrent ensemble! Que d'ennemis tombés! Que de

MUSÉE DES FAMILLES.

31

coursiers fiivant, la bride entre les jambes! Ali! il en sera parlé fongtemps! Ils firent bien leur devoir, les compagnons !

Arthur aussi fit son devoir. Un géant, vassal de Rion, bravait tout le monde. Le roi breton accepte lo défi. En vain les vieillards veulent l'en déloumer. Meriin l'ap- prouve et l'encourage. 11 attaque le géant, et d'un revers d'Escalibor il en fait deux tronçons.

Genièvre, de sa fenêtre, vit le coup, l'aJmira et de- manda qui l'avait f lit. ,

En apprenant que c'était le jeune clievalier qui avait délivré son père, elle trouva le vainqueur doublement admirable, et dit entre ses dénis :

Biciilieureuse sera la dame qu'un tel preux requerra en mariage, et lionnie soit celle qui récomluirail !

Merlin de son côté avait remarqué qu'Arthur était loin d'être indifférent aux cbarmes de Genièvre, et il dit un mot à l'oreille d'im dos barons du roi, qui demanda à Léodagan pourquoi il ne mariait pas sa fille :

Ah! je voudrais bien lui trouver un ci;onx comme

La belle Genièvre el les cliovalicrs de la Tal>le ronde. Dessin de Crclon

j'en connais un! répondit le roi d'Ecosse; elle serait mariée avant ti ois jours, et pourrait dire qu'elle aurait le plus beau et le plus preux; mais il est trop puissant pour moi.

ÎSIerlin se mita rire ; toutefois, ne trouvant pas encore le moment venu, il parla ainsi à Arlliur:

Sire, pendant que nous souunes ici à perdre notre temps, votre cou<in le roi de la Pelite-Rrelague e>t atta- qué par celui du Uerry, qui ne veut plu< vous obéir; cl vos (pialre jeunes neveux, Gauvain, Ivain, Galeriet et Galécliin, sont assiégés dans Cainalol par les Saxons, qui iiKcrMiiiir. ISOj.

font endurer le martyre au menu peuple du pays. Il fau- drait avoir le cœur plus dur que la pierre pour ne pas pleurer en les voyant massacrer les fenmies descliréliens avec leurs enfants dans leurs bras; el quand il advient que le pauvre peuple se cache en cave ou en souterrain, ils y mellenl le feu et brûlent ceux qui sont dedans. Ceux qui échappent s'enfuient avec leurs troupeaux el leurs récolles vers les ;jranil(s forêts du Norlbumberl.ind. Il me convient d'aller d'abord les aider, el vous irez i\o voire côté au secours du roi de la Pclile-Brolagne, près duquel je vous rejoindrai.

Il vi\;-.T-Nri v:i;mf voi i ME.

8-2

LECTLiHES IJU Sullt.

Le roi dit à iMorliii :

Pour Dieu, doux ;iini, ne nous quittez pas pour louf^loiiips.

Moilin rc|ion(Jil :

Je vous aiuic autant et plus que moi-môine. Avant ()u'aucuu mal vous arrive, je serai près de vous. Je vous recouunaiide à Dieu.

Le lendemain matin, le jeune Gauvain, neveu d' Arthur, étant avec ses compagnons sur les murailles de Camalot, occupé à regarder les flammes rouges qui s'élevaient de tous les villages brûlés par les païens, disait :

Voyez-vous ce paire à ciieveux blancs qui mène son troupeau vers la ville? Comme il pleure et comme il crie ! Que lui est-il donc arrivé ? Approche, vilain, et ap- prends-nous pourquoi tu le lamentes ainsi?

Le vilain fait la sourde oreille, et, frappant la terre de sou bâton, comme un forcené, il cunliuue de crier. Puis il chasse devant lui ses bêles, comme s'il eût voulu s'en- fuir vers la forêt.

Gauvain, l'appelant trois fois d'une voix plus forte :

Dis-moi. vilain, qu'as-tu donc?

A la première fois, le vieillard ne répond rien ; à la seconde, il s'écrie :

Ah ! bons chevaliei-s de Bretagne^ qn'èles-vous de- venus? que n'êtcs-vous ici pour sauver ces enfants?

A la troisième fois, il lève vers Gauvain sa grosse tête grise et hérissée, et le regarde, un œil fermé et l'autre ouvert; puis il fait une grimace de la bouche et desdents, et. clignotant, comme quelqu'un que le soleil gêne, il lui répond :

Que me vottlez-vous ?

Je veux savoir pourquoi tu pleures, et pourquoi tu Liâmes les bons chevaliers de Bretagne.

Parce qu'ils ne défendent pas bien notre terre, et qu'ils vous laissent tons tuer, Hies pauvres enfants !

Kst-ce que tu la défendrais mieux, toi ?

Donnez-moi un cheval et des armes, et vous verrez ce que je sais faite.

On lui donna un cheval et des annes; et trois cents chevaliers sortirent qu'il conduisit vers les païens.

Alors vous l'eussiez vu, hardi et puissant, l'épée à la main, s'élancer ; et autour de lui, armes reluire, enseignes flotter, hauberts briller, coursiers lu nnir et courir, en ti- rant du feu des cailloux, et tous les cœurs bondir à sa suite.

Les païens furent repousses, mais qu'était devenu le vainqueur? Ou ne retrouva que son cheval, qui s'enfuyait tête levée, les arçons tout ensanglantés.

11 aura élé tué, dit Gauvain en pieuraul. Ciier- chons-le.

Mais ils le cherchèrent en vain. Et comme ils ren- traient sur le soir, tout découragés, dans la ville, ils rencontrèrent à la porte un jeune garçon tenant à la main un Ironçon de lance, qui semblait s'être bien biittu et qui les salua gaiement.

Comment, sage Gauvain, tu ne devinas pas quoi était ce joyeux garçon!

Peu de temps après, Merlin racontait àBlaisc, eu riant de bon cœur, son aventure de Camalot et toutes celles qui lui étaient arrivées depuis leur dernière entrevue.

X. LE LION ET LA LOUVE. VIVIANE.

Mai quand il eut tout raconté, il devint grave, et l'er- mite lui en ayant demandé la raison :

Je pars, lui dit-il, pour la terre que je dois le plus

redouter, si douce et si belle qu'elle soit. La Louve est dans la forêt. Elle liera le Lion sauvage avec des chaînes qui iieseioiit ni de fer. ni d'acier, ni d'or, ni d'argent, ni d'étaiu, ni de plond), ni de bois, ni de rien de ce ipie produisent la terre, l'air et l'eau; et elle le liera si étroi- tement qu'il ne se potu'ra plus remuer.

Le saint ermite conq)rit bien le sens de cette prophétie.

Comu)ent, Merlin, la Louve serait plus forte que le Lion! Explique-moi cela.

Je ne vous en dirai pas plus long, maître Biaise: c'est la destinée.

Et ^lerlin s'en alla en Gaule pour rejoindre Artlnn', comme il le lui avait promis; et quand Arthur eut déli- vré le roi de la Petite-Bretagne et remis le Berry sous l'obéissance des Bretons, il prit congé de lui pour huit jours, et revint seul vers son pays par les grandes forêts des Gaules.

C'était à l'entrée du mois de mai, au temps nouveau et joli ; les oiseaux recommençaient à chanter, les feuilles à s'ouvrir, les fleurs à embaïuner les -airs de leur parfum, les douces eaux à murmurer, et toute chose à s'en- flamuier.

Merlin cheminait de grand matin, à la fraîcheur, pour éviter la chaleur du jour; et la pensée lui étant venue de faire comme le temps nouveau, il avait pris l'habit et la ligure d'un jeune écolier en vacances.

Tandis qu'il cheminait ainsi sous les bois de Brocé- liande, il trouva une belle fontaine. A celle fontaine venait souvent jouer une jeune demoiselle d'une merveil- leuse beauté. Elle demeurait dans un manoir près de là, au pied d'une montagne. Son père se plaisait parmi les rochers cl les bois, les fontaines et les rivières. Il vouait souvent habiter son manoir de Brocéliande pour les belles eaux elles beaux arbres de la forêt, et il était si gracieux que tous ceux du pays l'aimaient. La mère de la demoi- selle était une fée de la vallée. A la demande de son père, l'enfant avait été douée, le jour de sa naissance, de trois vertus si grandes qu'elle devait être aimée de l'homme le plus sage du monde : faire faii'e à cet homme toutes ses volontés, sans qu'il pût jamais la forcer à consentir aux siennes; apprendre de lui toutes les choses qu'elle vou- drait savoir.

Elle avait reçu de ses parents lo nom de Viviane, qui signifie, en chaldécn : Je ne ferai rien {\).

A peine Merlin était arrivé à la fontaine que Viviane y arrivait aussi. Il resta longtemps debout, sans rien dire, à la regarder, pensant en lui-même qu"il n'était pas assez fou pour s'arrêter aune lillettc. Cependant, quand il eut assez longuement pensé, il ne crut pas devoir s'en aller sans la saluer. En personne bien élevée, Viviane lui rendit son salut :

Que celui qui connaît les pensées du cœur, dit-olle, vous en envoie de telles que vous vous en trouviez bien, et qu'il vous donne autant de""bouheur et d'honneur que j'en voudrais avoir pour moi-même.

Merlin, en l'entendant si bien parler, s"assit au bord de la fontaine, puis après un moment de silence, il lui demanda son nom.

Je suis lille, dit-elle, d'un gentilhomme de ce pays; et vous, doux ami, qui êtes-vous?

(1) Viviane, qui n'est qu'une altération du nom celtique ChwibUan, ou Vivlian, est traduit, avec raison, par Vj/wjp/jc, dans les dictionnaires gallois. (Owen, édil. de 1826, p. '2D.) Le romancier l'apiplique à celle que MerUn a appelée jusqu'ici sa sœur, sa Gwendydil ou sa GaaiéJa.

MUSÉE DES FA.MILLES.

83

Demoiselle, je suis un écolier qui va rclrouvcr son UKiîlre.

Et que vous a-l-il enseigné, votre maître?

Oli! bien lies choses, demoiselle.

Mais quoi encore ? Que savez-vous faire ?

Je pourrais bâtir ici devant vous un cliâteau, et y mettre tant de chevaliers que ceux qui voudraient l'as- siéger ne viendraient jamais à bout de le prendre. Je pourrais faire encore autre chose : faire couler, par exemple^ une rivière jamais goutte d'eau ne coula, et même je marcherais dessus sans enfoncer ni me mouiller les pieds.

Certes, dit la demoiselle, vous êtes bien savant, et je donnerais beaucoup pour en pouvoir faire aulant.

Ce ne sont que des jeux d"enfants, lit Merlin ; j'en sais d'autres pour divertir les plus hauts barons et les rois.

Eu vérité, seigneur écolier! oh! si cela ne vous déplaisait, je voudrais bien connaître. ces joux-là : je vous offrirais on échange mon amitié sans vilenie.

Par ma foi , demoiselle , vous me senddez si douce tl si gentille que je ne saurais refuser de vous en apprendre une partie, seulement pour votre amitié, sans vous demander rien de plus.

Je vous l'accorde, dit Viviane.

iMerlin s'éloigne de quelques pas et trace sur la bruyère un cercle du bout de son bàlon. Puis il revient vers la demoiselle, et s'asseoit auprès d'elle au bord de la fontaine.

Ils n'élaieut pas assis depuis longtemps quand Viviane regnrde et voit sortir de la forêt une foule de dames cl de chevaliers, de demoiselles et d'écuyers qui, se te- nant par la main, s'avançaient en chaulant. A leur lêlc marchaient des joueins de flûtes, de tindjales, de lani- bourins, de toute espèce d'inslrutnenls; et tous se diri- geaient vers l'endroit Mei lin avait l'ait son cercle, et l(jrs(prils ftnent dans le cercle, ils connnencèreut à danser le plus joyeusement du monde. Or, comme ils dansaient, appaïut siu" la bruyère, à la lisière de la l'urêt, un château maguilique; et devant ce chùleau un jardin délicieux dont les arbres avaient auiant de fleurs (pie de rtuilles, et aulant de fruits que de fleurs, et d'où souf- II lit un air suave qu'on respirait de la fontaine. Viviane était si ébahie de la merveille qu'elle voyait, et si occu- pée iî regarder les diuiseurs, qu'elle ne prit pas garde h. leur chanson, dont le refrain élail :

L'amour arrive en chantant, El s'en retourne eu [ileurant.

Non moins émerveillés semblaient cenx du manoir du fond de la vallée, à la vue du chàleau et du jardin ap- parus sur une colline jamais fleur n'avait poussé, el à la vue des bellrs dames et des gentilles (lenioisclles, ar- livées on ne savait d'où.

La fêle dura depuis le m.ilin jus{|u'an suir. Quand vint le moment de se reposer, les danseuis, omiuenant leurs danseuses, entrèrent dans le jardin, et allêrenl s'asseoir il rond)re des arbres chargés de fruits et de Heurs, sur riicrbc verte ot fraîche.

Alors Merlin prenant la main de Viviane :

Que vous en semble? lui demanda-l-il.

Heaii doux ami, je suis ravie.

Vous me lietulrez parole, n'est-ce pas?

Oh ! certainement, dit Viviane ; mais vous ne m'avez encore rien ap[ins.

Je vous apprendrai tous ces jeuxlà, cl you.^. les mettrez par écrit, vous qui savez si bien écrire.

Et qui vous a dit que je sais écrire?

Mon> maître lui-même; je sais par lui tout ce qu'on fait.

Tout ce qu'on fait! Vous po.ssédez le plus grand savoir dont j'aie jamais entendu parler, el le plus néces- saire en tous pays, et celui que je désirerais le plus avoir; mais des choses (jui doivent arriver, n'en savez-vous rien?

Si fait, douce amie, ime bonne partie.

Dieu merci! et que cherchez-vous donc? Certes, vous pourriez vous dispenser d'aller à l'école, si tel était voire plaisir.

Tandis que Merlin et Viviane discouraient ainsi, les dames et les demoiselles étaient rentrées en chaulant sous le bois, et le château avait disparu. Poin- le jardin, il ne disparut jias. A la prière de Viviane, Merlin le con- serva, et ils l'appelèrent le Jardin de joie.

Le soir venu, Merlin dit à Viviane :

Je m'en vais, car j'ai à faire ailleurs.

Connnenl! doux ami, et les jeux que vous deviez m'apprendre?

Ne soyez pas si pres^ée, douce dame, je Vwus les apprendrai quand il en sera temps; mais vous ne m'avez encore donné aucun garant de votre andlié.

Quel garant? demanda Viviane. Dites, et je vous le doinierai.

Belle amie, jurez-moi de faire ce qui me plaira.

Viviane savait bien qu'elle ne courait pas grand dan- ger, grâce h la vertu dont sa mère l'avait douée à sa naissance.

Nonobstant, elle réfléchit un peu.

Doux ami, j'y consens, dit-elle, mais pr, nn^tlez- moi, de votre côté, de m'enseigner d'abord toutes !--• choses que je demanderai.

Je vous le promels, répondit .Merlin.

Et Viviane, en échange, lui jura tout ce (pi'il voulu!. Merlin allait continuer sa route ; elle lui deMnaiida quand il reviendrait.

Dans un an, douce amie; la veille de la b.nni Jean d'été.

Viviane trouva le terme bien long ; mais il fallut se résigner.

Merlin, comme il l'avait dit à Viviane, avait fort à faire ailleurs : Arthur l'attendait pour é[iouser Genièvre.

XL l.E .M.VRI.VGE d'.MITULK.

A son retour de la Petite-Bretagne, le loi l'avail ob- tenue sans peine de son père, et, comme Léodagan lui demandai! que! jour seraient les noces :

Le jour qu'il vous plaira, avail répondu .Vrlhur; mais il nn^ faut nmn meilleur ami; je no puis me marier sans celui à qui je dois ma terre et ma coin"onuo.

Le sage Gauvain avait ap[niyé les paroles île son oncle, disant (pie certainement Merlin ne nianquorait pas d'arriver à temps, puisipie le roi l'attendait; et, sur son avis, on s'était décidé à retarder les noces de huit jours.

Gauvain ne s'élail pas trompé ; Merlin arriva la veille du mariage.

Comme il avait assisté saint Dnbriz quand il s'était agi de l'éleclion d'Arthur, il l'assista de nou\eau quand rarclievê(pie bénit le mariag(' du roi ; mais il lui rendit, dans celle circonslance. un autre service qu'on no doit pasmellrecn oubli.

81

LIXTl^RF.S DU soin.

Ail luomont de coinliiire la mariée ;\ la clianilne niip- tialo, Genièvre, n'aynnl plus do mère, était menée par sa \ioiil(' çouvornanle, et loules denx traversaient nn jardin ijni sé|i;irait les apparicnients dn'roi de cenx de ra fdle. Tonl paraissait calme au doiiors ; on n'entendait que le clapolemiMit do Peau tpii liallail inie nef amarrée an lias du jardin conlait la rivière, et le Lrnit du vont dans le feuillage d'un pommier planté près du bord.

Or, au fond de la I):iiqiie il y avait des hommes d'ar- mes, et, dès que Genièvre parut, ils s'élancèrent, la pri- rent dans leurs bras et se bâtèrent de retourner, avec la reine, ii leur bateau. Mais le pommier cachait aussi des hommes armés sous son feuillage, et IMerliu était avec eux. Sachant ce qui devait arriver, il se tenait \h aux agiiels, et quand les ravisscms passèrent, il se précipila snienx, mit les Iraiires en fuite, délivra Genièvre; puis il alla chercher Arthur pour le conduire à la cbiimhrc nuptiale.

Le lendemain des noces d'Arthur, Merlin était dans rermilage do Biaise.

lui apprenant ce qu'avait fait son ami dans la forêt de Brocéliando, le bon ermite le gronda doucement :

Que le Lion sauvage prenne garde à la Louve ! l-'t, parlant sans figure :

J'ai grand'peur que la prophétie s'accomplisse. Merlin répondit brusiiueiiiont :

Qu'on reproche la laule quand elle sera failc!

Ce serait grand dommage qu'elle le fût, dit Biaise, el. si je pouvais l'empêcher, j'y mettrais volontiers ma peine.

Merlin ne répondit pas; mais, changeant de discours, i! dit h son maître :

Aussitôt que je vous quitterai, j'irai vers les rois de la Politc-Brotagne et vers ceux dos deux royaumes de Coruouailles, pour les inviter tous à se rendre près d'Ar- thur; et de mainte autre terre il en viendra de non moins vaillants pour l'amour de Dieu et de la chré- tienté ; car sachez qu'une grande bataille se prépare, ccumne jamais on n'en aura vu, et que, réconciliés enliii avec Arthur, les six rois ses vassaux s'uniront à lui pour exterminer les païens.

^lerlin prit ensuite congé de Biaise, qui le recom- manda tendrement à Dieu, tremblant et priant.

Arrivé dans la Pelite-Brolagne, Meiiin se rendit à Gaël, près du roi Ban le Benoit, puis à Lamballc, près du roi Bohor, et leur dit :

Plissez la mer sans plus tarder, avec autant de gens que vous pourrez en réunir; allez à Salishury, vous trouverez beaucoup de chevaliers qui y seront venus pour la même cause que vous, et ne bougez pas avant mon retour.

Puis, comme la Saint-Jean était le lendemain, il re- prit sa figure d'écolier et alla voir Viviane.

Xn. LE JAHD N DE JOIE. COMBATS ET FÊTES.

Son amie l'altcudait. L'apercevant de loin, elle courut au-devant de lui, le prit par la main et le conduisit dans le Jardin de joie, un joyeux repas était servi sur l'herbe, au bord de la fontaine.

Si Merlin avait trouvé Viviane bien belle la première fois qu'il la vit, il la trouva plus belle encore cette fois, lù'it-clle vécu jusqu'à la fin du monde, on ne lui aurait donné que quinze ans, sa peau était si fraîche, si hlaii- clie et si polie !

Quand elle fut sûre qu'il lui élait dévoué, elle le pria (le lui apprendre les secrets qu'il lui avait promis. Mer-

lin lui en enseigna trois, savoir : à faire coulrr de l'eau jamais eau ne coula ; à changer de forme ît son gré : à enddrmir qui elle voudrait.

Dovinaul sa pensée louchant ce dornioi' point, I\Ieiiiu résista quelque temps ; mas un jour elle lui parla d'une voix si douce, (pi'il lui apprit les trois paroles à l'aide (lesquelles on endort. Dieu, notre seigneur, le voulait ainsi.

Après liuil jours passés dans le Jardin de joie, Merlin revint trouver Arthur, lui annonçant l'arrivée à Salis- hury de cinquante mille chevaliers de la Pelilo-Rrela- gne, et, chose encore plus heureuse, celle des six rois ses vassaux; puis il le conduisit au lieu du rendez-vous.

Arlliur, eu voyant cette armée, ne savait comment re- mercier Merlin :

Doux ami, je no sais que vous offrir; mais je veux que vous soyez toujours mon gouvernenr et mou sei- gneur; c'est par vous que j'aurai ma terre franche et libre.

Libre et franche en cfTet fut bientôt la terre du roi. Le matin de la grande balaille qui devait délivrer la chrélienlé des païens, I\Ierlin lui ayant fait part de ses projets, et Arthur lui ayant dit de faire ce qui lui con- viendrait, qu'il s'en remettait enlièremeut à Dieu et à lui, le bon devin visita l'un après l'autre les six rois dans leiH's pavillons, et les prévint de se tenir prêts à combattre pour le lendemain.

Le lendemain, au point du jour, monté sur son cheval noir et portant la bannière du roi, il s'avança devant l'armée, et, montrant rennemi :

Les voilà, dit-il, ceux qui ont pris et ravagé notre terre. On va voir aujourd'hui comment il en sera tiré vengeance; aujourd'hui, c'est le jour le pays de Bre- tagne sera vaincu ou honoré. Que notre douce terre, je vous en conjure, ne perde son prix, son honneur et sa rciiommée par la fatite d'aucun de vous !

Tous les chefs s'écrièrent:

Nous ferons ce que vous voudrez.

Vous le jurez?

Nous le jurons.

Eh bien, vous venez de promettre fidélité au roi Arthur. Je vous le dis : jamais ces païens n'auraient été chassés, jamais ils n'auraient été détruits tant qu'au- raient duré vos discordes.

Aucun des rois ne contredit Merlin; tous mirent leur main dans sa main, et cette paix fut accueillie par les transports de toute l'armée.

Si la joie fut grande le malin, elle le fut encore plus le soir; culbutés et repoussés jusqu'à la mer, à la voix du bon devin, les païens périrent tous par l'eau ou par l'épée.

Vous voilà délivré des Saxons cette fois pour tou- jours, disait alors Merlin au roi, toute la chrélienlé s'en réjouira; moi, je retourne à mes affaires.

Et, moulant à bord du navire qui ramenait le roi de la Petite-Bretagne, il dirigea la nef dans la traversée, la main à la barre du gouvernail, et attentif aux vents et aux étoiles.

Ses affaires, comme il disait, étaient encore d'aller voir Viviane. Sou amie lui (it grande joie, car, malgré sa caulèle (quelle est la dame qui n'en ait pas un peu?), clic l'aiiiiait d'affection sincère.

11 demeura huit jours près d'elle on fête, et, pendant ces huit jours, il lui raconta son histoire, à commencer par celle de sa naissance, dont elle ne fut pas peu sur- prise.

MUSÉE DES FAMILLES.

85

Comme AuJardindejoic, c'était fêle au palais d'Arthur. La mi-août approchant, il avait dit à son neveu Gauvain:

Beau neveu, je veux tenir une cour si grande et si notable, que tous les princes et chefs de rOccidcnt y viennent de près et de loin. Je veux faire fête et joie à tous, telles qu'il en soit parlé longtemps.

Gauvuin lit si grandement les choses, que la ville de Ciunalot ne put suflire aux invités et qu'il fallut dresser des tentes sous les murs : repas, tournois, quinlaines et danses, rien n'y manqua. On n'avait jamais vu pareille fclc en Grantie-Brclag;ie.

Naturellement, les jongleurs et les ménestrels y ac-

coururent en foule. Au banquet, comme le sénéchal, mcs- sire Keu, revêtu de sa pelisse d'hermine, servait le pre- mier plat sur la table du roi, arriva un joueur de harpe qui attira l'allenLion de tout le monde.

Il portait une cotte de satin et une ceinture dorée, ornée de pierfes précieuses jetant une telle clarté que les yeux en étaient éblouis. Ses cheveux blonds retombaient en boucles sur ses épaules ; sur lu tête, il avait une couronne d'or, comme un roi ; à son cou il portait une harpe d'ar- gent ciselé. Par malheur, avec de fort beaux yeux, il était aveugle. A sa ceinture pendait une chaîne; celle chaîne retenait un lévrier plus blanc que neige, portant un col-

Le joueur de harpe. Dessin de Brolon.

lier en vermeil ; et ce lévrier, de lui-n)ême, l'avait con- duit devant le roi.

Or, il chantait sur sa harpe d'une voix si douce nn l;ii breton, que c'était niorvoillo de l'ouïr. Au refrain de son lai, il saluait le roi et la reine cl tous les compagnons de la Table ronde.

Le sénéchal restait debout, muotd'élonnement, ne se lassant pas d'admirer le har[icur breton.

XIII. l,E MANTEAU DE BAUDliS. AUTHL'R ET niON.

\\\\ ce moment arriva un messager royal, avec une Itllre scellée de dix sceaux. Il la présenta au roi, qui lu donna à lire à rurchevêiiue Dubriz. L'archevêque la dé- ploya et lut :

« Le roi Rion, seigneur cl gouverneur de toute la terre d'Occident, au roi Arthur.

« Sachent tous ceux qui ces lettres verront et enten- dront, que j'amène avec moi neuf rois couronnés et les chevaliers de leurs royannies. De tous les rois que j'ai vaincus à la pointi» de mon épée par mon courage, j'ai pris les barbes avec la peau, cl, en souvenir de mes vic- toires, j'ai fait nn manteau de salin que j'ai fourré de barbes royales, (".e manteau est prêt et garni de ses at- taches, il n'y manque plus que la frange. Or. ayanl en- tendu parler des hauts iails d'armes du roi .Arthur, dont la renonnnée court le monde, j'ai voulu ipi'il lût plus honoré (pie tous les autros rois. Je le prie donc de m'en- voyer sa barbe pour faire la frange do nion manteau,

8G

LECTDUES DU BOIR.

Qu'il nio renvoie par un îles plus vaillanis roiii|iai;iions tic sa Table ronde, sans quoi j'irai rarraclior nioi-uirnie lie mes propres mains. »

Rioii vonlaii promlrc sa revanche de réciiec qu'il avait subi en allaqiianl Loodagan.

On se ligure assez l'indignation do rarclievêquc elles cris dos ohevalicrs d'Arihur. Ils allaient nieltro fi uuirl l'insolent messager, quand le roi, se levant avec calme cl caressant sa longue barbe :

Mon ami, va dire à ton maître (pril peut venir ciier- clier ma barbe lorsqu'il voudra.

Le lualonconlieux messager une t'ois parti, le jeune niéncslrol aveugle continua de jouer de la liarpe et de clianlor, d'une table à raiilre; et les convives ne ces- saient de récouler avec admiration, car ils n'étaient pas liabilucsà voir un tel joueur de harpe. Pour lui, ramené devant le roi par son lévrier, il lui dit:

Seigneur, s'il vous plaisait, j'aïu-ais la récompense de mon service.

Certes, mon ami, c'est bien juste; demande ce que lu voudras -.sauf mon honneur, mon royaume, ma femme et mon épée, je ne le refuserai rien.

Loin de perdre votre honneur, vous en gagnerez, au contraire, répondit le ménestrel.

Parle donc hardiment, dit le roi.

Domiez-moi, seigneur, votre enseigne à porter a la première bataille.

Le roi sourit :

Mon ami, ce ne serait pas chose à mon honneur ni à celui de mon royaume, et pas davantage h la gloire de mon épée. Quand Notre-Soigneur Jésus-Cbrist t'a privé de la vue, conunenl y vcrrais-tu pour porter l'enseigne royale, qui doit être le refuge et la sûreté de l'armée ?

Ah ! ab ! fil le harpeur, Dieu saura bien me guider. N'est-ce pas lui le vrai guide? Il m'a conduit en maints lieux dangereux. Je vous le répète, ce serait à votre profit.

Les barons s'émerveillèrent. Le roi de la Pctile-Brc- tagne regarda de près le ménestrel, et se rappela qu'à l'âge de quinze ans il avait vu Merlin sous celte forme arriver à la cour. Il dit donc au roi :

Accordez-lui sa demande ; il ne semble pas homme à cire rebuté.

Comment! s'écria Arthur, y pensîoz-vous? Donner mon enseigne à une personne qui n'y voit goutte !

A peine il achevait ces mois que le ménestrel disparut. Alors le roi se souvint de Merlin et demeura silen- cieux, regrettant de ne pas lui avoir accordé sa demande.

Par ma foi! dit le roi de laPelilo-Brelagne, vous deviez bien le reconnaître!

C'est vrai, répondit Arthur; mais ce qui m'a dé- routé, c'a été de le voir conduit par un chien, lui qui sait conduire une armée.

Qui éfait-ce donc? demanda Gauvain, survenant.

Mon neveu, dit Arthur, c'était Merlin, notre maître h tous,

En effet, remarqua le sage Gauvain, il se déguise souvent ainsi pour nous réjouir et nous divertir.

Il parlait encore, qu'on vit paraître dans la salle un enfant de huit h dix ans. Il avait le teint livide, la tête rasée, des yeux hagards à fleur de tête ; il était nu-jambes et im-pieds; il portait un fouet en sautoir; il avait tout l'air d'un fou.

S'agenouillanl devant Arthur :

Le roi Rien, dit-il, arrive; préparez-vous à mn-

clier contre lui. Ofr est votre bannière ? (pi'on me la donne à porter !

Ceux du palais se mirent à lire ; mais le r(ti cette l'ois ne rit pas :

Vous l'aurez, mon ami, je vous l'accorde de bon creur.

Et bien vous faites, répouJit le fou; elle ne sera l>,is en mauvaises mains.

Merlin alors, reprenant sa figin'e ordinaire, dit au roi Arthur qu'il allait prévenir les alliés.

Cependant le roi (b>s îles, à la tête de sou armée, s'avançait contre celle d'Arthur.

Quand elles eurent combattu quelque temps, le géant Riou, voyant la grande tuerie qui commençait de part et d'aulre, saisit un drapeau cL alla au-devant do son adversaire : ^

0 roi! pourquoi cette boucherie? Rendons nos gens joyeux. Qu'ils se retirent, el eoud)attons tous d(!ux.

Arthur accepta le duel. Quel duel ! on n'en vit jamais de semblable.

Le combat que le roi breton avait soutenu sous les yeux de Genièvre contre un autre géant n'avait été qu'un jeu auprès de celui-ci. La chair des deux rois paraissait à travers les Irons de leurs cuirasses d'or; leur sang foripail une mare autour d'eux; leurs chevaux n'étaient qu'une plaie.

Comme ils reprenaient haleine, Rion parla ainsi:

Je n'ai jamais trouvé ton pareil. C'est dommnge que tu doives mourir si jeune ; prends pitié de toi-même, et conviens que tu n'en peux plus. Je te laisse la vie, cl je renonce à finir mon manteau.

Arthur rougit de colère ; pour toute réponse, il fil voler, d'un coup d'épée, la tête du cheval du géant, el, renversant sous lui son adversaire :

Rends-toi, ou lu es mort !

J'aime mieux mourir ! hurla le géant.

Vis pour achever Ion manteau ; liens, vcdlà de quoi le finir.

Et Arthur lui coupait la barbe.

Je suis^ honni, je veux mourir.

Relève-toi, te dis-je; finis ton manteau, vis joyeux et bois.

Le roi des îles ne voulait pas vivre humilié, et, comme son généreux ennemi lui tendait la main pour le relever, il lui porta un coup de traître.

Arthur chancela, puis tomba ; mais, dans sa chute, la bonne épée qu'il devait à Merlin avait envoyé la lêle du géant perfide baiser celle du cheval mort.

Transporté à Camalot, Arthur fut longtemps à se re- mettre de ses blessures; mais enfin, grâce aux soins de Genièvre et de Merlin, elles se fermèrent.

XIV. LE BUISSON ENCHANTÉ.

Voyant le roi rétabli, les pa'iens chasses, les grands vassaux réconciliés avec leur suzerain et la paix rétablie dans tout le royaume, Merlin dit à Arthur:

Maintenant que vous n'avez plus besoin de mes ser- vices, permettez-moi de vous quitter.

A ces mots, le roi devint triste et répondit en soupi- rant:

N'ai-je pas toujours besoin de vous? Puis-je rien faire sans votre aide? Je voudrais vous garder éternelle- ment près de moi. Pourquoi me quitter?

Merlin ne fil point connaître ses raisons ; il se con- tenta de répondre :

Quand il le faudra, je reviendrai.

MUSI-:e des FA.MILLES.

87

El quand le faudra-t-il ? demanda le roi. Merlin répondit :

Quand le Lion, fils de l'Ours et de la Panthère, arrivera dans ce royaume (1).

Et, laissant le roi ébahi de cette réponse énigmatique, il partit.

Mais il partit si brusquement, que ceux qui le virent s'écrièrent: Merlin a perdu la raison ! Il partit si vite, que ni cheval ni cerf n'aurait pu l'attiindre. Il s'en alla droit à la forêt, et de la forêt à la mer, et, à travers la mer, à Rome; et il se montra sous la forme d'un cerf, puis d'un homme sauvage ; y fut pris, enchaîné, conduit devant l'empereur, lui expliqua un songe des plus inté- ressants po\u' son honneur, recouvra la liberté, courut à Jérusalem, il donna à un autre prince des preuves de ' sa puissance divinatoire, et enfin, harassé de sa course furieuse, sinon guéri de la passion qu'il voulait peut-être étourdir, il revint, pour se reposer, dans l'ermitage de son maître Biaise.

Après être demeuré quelque temps près du bon er- mite, et lui avoir fait le récit de ses voyages, il lui dit ;

Il faut que je vous quitte, je veux voir Viviane.

En vain l'crmile le conjura de n'en rien faire, Merlin persista dans sa résolution :

Je n'aurai jamais le courage de l'abandonner ; ce- l'.endant je sais bien qu'une fois auprès d'elle je n'aurai plus la force de revenir vers vous.

Puisque vous savez ce qui doit vous arriver, n'y allez pas.

J'irai, car je lui ai promis. C'est moi, d'ailleurs, moi seul qui lui ai donné son pouvoir, et je l'augmenterai en- core. Elle saura tout ce que je sais ; je ne m'en pourrais, je ne m'en puis, je ne m'en veux défendre.

Le bon ermite, le tenant pour fou, se mit à pleurer; il l'embrassa, et Merlin partit, pleurant aïkîsi, lui, de quitter son cher maître.

Quand .Merlin revint vers Viviane, les églantiers étaient en fleur, au bord de la forêt, comme au jnur il vit son amie pour la première fois. Comme alors, il avait pris sa mine éveillée, ses cheveux blonds bouclés, sa cotte et sou chaperon d'écolier.

Viviane le trouva si charmant, qu'elle lui témoigna plus (i'amilié que les autres fois. Cependant elle se dé- solait à l'idée de le voir la quitter encore, et cherchait comment elle pourrait le retenir près d'elle, ainsi jeune et beau, pour toujours; mais vainement elle imagina vingt moyens et vainement elle les employa ; Merlin seid eût pu lui venir en aide. Voyant cela, elle so mit à le coMililer de fl. literies comme elle ne lui en avait jamais fait.

Mon doux ami, il y a encore une chose que je ne sais pa-:, et je l'apprendrais volontiers; je vous prie de \w l'enseigner.

Merlin, quoiqu'il devinât sa pensée, lui demanda ce que c'était.

Doux ami, je voudrais savoir comment emprisonuer (piriqu'uu sans pierres, sans bois cl sans Icr, el seule- ment par euchaulemenl.

Merlin hocha la iMe et soupira.

pourquoi soupirez-vous? dil-elle.

Douce dame, je vois bien re que vous pensez, et

(I du \t)il ■11. ■< liMiinMit .Merlin icpiic-iilrc, ■;(iii ii\ r.- ii>' pro- ]ili( lus :i 1;» m.iin.soiisli' ri'pne (lii A'o/i, c'i'<l;i-iljri' d Henri !"■, luiiirservir les sujets opprimés d'ArlIiur. G'csl ù oereioiir idéal i)iie le roiiKiii lail ailnslcii.

que vous voulez me retenir; mais je me sens si faible, que, bon gré, mal gré, il faudra que je vous accorde ce que vous demandez.

Viviane, avec une joie d'enfant, lui sauta au cou :

Mon doux ami, n'est-il pas juste que vous soyez mien, puisque je suis vôtre? Tout mon désir, toute ma pensée, n'est-ce pas vous? Sans vous, ai-je joie ou bon- heur? En vous est toute mon espérance, je n'attends de bien que de vous; j'ai bien droit que vous fassiez m \ vo- lonté, comme vous avez droit que je fasse la vôtre.

Jlerlin "répondit :

Oui, je la ferai de tout mon cœur, ma douce amie; c'est justice ; demandez-moi ce que vous voudrez.

Je veux, reprit Viviane, que ce Jardin de joie ne soit jamais détrnil, que nous y vivions toujours tous les deux, sans vieillir, sans nous quitter, sans jamais cesser de nous voir el d'être heureux.

Je ferai ce que vous désirez, répondit Merlin.

Ne le faites pas vous-même, mon doux ami; mais dites-moi comment m'y prendre.

Merlin lui apprit donc comment elle devait s'y pren- dre, et Viviane en fut si ravie qu'elle redoubla ses ten- dresses.

Or, un jour qu'ils se promenaient, sons les feuilles nouvelles, à Brocéliande, ils trouvèrent un grand buis- sou d'aubépine tout chargé de fleurs. Ils s'assirent des- sous, à l'ombre, parmi l'herbe verte, el, passant ses doigts dans les cheveux blonds de l'enchanteur, Viviane finit par l'endormir. Lorsqu'elle sentit qu'il dormait, elle se leva et tourna neuf fois son écbarpe aniour du buis-on d'aubépine fleurie, en faisant neuf enchanlemenis que Merlin lui avait appris. Puis elle revint s'asseoir près de lui, pensant que ce qu'elle avait fait n'était qu'un jeu, cl qu'il n'y avait rien de sérieux dans ces enclianlements.

Jlais quand Merlin ouvrit les veut et regarda autour de lui, la forêt, le jardin, Taubépine, tout avait ilisparu, ot'il se trouvait dans un châleau enchanté, couch.'> sm* un lit de fleurs, prisonnier de Viviane.

.\h! Viviane, s'écria-t-il, je croirais que vous avez voulu me tromper si vous me quittiez jamais !

Mon doux ami, répondit "Viviane à son cher captif volontaire, pourriez- vous le croire? Pourrai-je vous quitter jamais?

Et elle lui tint parole.

Ici finit le roman de Merlin, conchil M do La Villc- martiué, roman qui, en tous lieux chevaliers de langue française demeuraient, était aimé et recherché au-de>sus des autres ouvrages répandus parmi les peuples, et plaît toujours et plaira tant que le monde durera. «Du grand livre que fit messire Robert de Borron, poursuivrai-je avec sou parent et compagnon d'armes, le chevalier f^lie. de Borron, j'ai pris quelques fleurs, cl de ces fleurs, j'ai lait une couronne ù Merlin, w

Je ne franchirai pas le seuil du diàleaii il dori, toujours jeune et beau, près de Viviane; qu'il me suflisc d'eu avoir enlr'onverl la porte d'ivoire.

Encore nmins suivrai-je rcnchanlcur ;i travers les fan- taisies des coiiliuualeurs et des imitateurs de son noble panégyriste. L'espril grivois el goguenard y remplace progressivement l'esprit moral et grave passé de la Ira- diliou bretoiinodaus rtriivrc française priitiilivc. Le sen- limoiit est chassé Irop souvent par le rire; ce (|ui est élevé, par ce qui est plat; le sérieux, par l'amusanl. \ h fin. .Merlin sera [*U\< "O nniin-; iu>iiil<> Mir le tvpe scol.i--

88

LECTURES DU SOIR.

liqiio et Yulgaii'o du s;iv;iiil tlovcmi fou (J'or;4Ucil, du sn^je Salouiou, que séduisent les roMinu's olraiigères, du poëlo Lucrèce, que la perfide Lucilo empoisonne; du vieillard lie la coinôdie, violinie de sa solle pas-^ion. Et la verve do Rabelais, pas plus que l'art de Tcunyson, ne parvien-

diout coniplétenient à vaincre la pitié qu'inspirera celle

(iyuro loinLaule.

V'o ïii. IlEUSAUT DE LA YILLEMARQUÉ.

FIN.

LA MORALE DU CONTE. LE BILLET DANS LES FLEURS.

Voilîï un vrai conlc de fée, un conte merveilleux et cliaruiant, dit une dame alleulivc au gracieux récit du vicomte de La Villemarqué. Je comprends qu'il ail bercé toutes les t:énéralious de l'Europe depuis deux on trois mille ans. Je suis lière et ravie de connaîlre, autrement que de nom, ces types immortels et populaires : Mer- lin, Aribur et les chevaliers de la Table ronde. Mais quel est le sens intime, quelle est la morale de cette liistoiie? Je regrette de ne pas les deviner, et j'en demande l'ex- plication. Merlin n'a pu remuer ainsi le monde sans être un symbole liistoriquc imporlaul.

Cette question vous fait honneur, madame, reprit un docte personnage; M. de La Villemartiué l'avait pré- vue, el je vais y répondre avec lui, après vous avoir coule une petite anecdote :

11 y avait une fois une jeune fille de dix-huit ans, pleine de grâce, d'esprit et de beauté. Tout le monde l'a- dorait et lui envoyait des fleurs. Dp sorte que la vie lui semblait une série de bouquets fanés et renouvelés chaque jour.

Un malin qu'elle s'était faite plus belle que jamais, que l'or massif de ses cheveux se groupait sur son cou de neige, que sa collerette de dentelle découvrait ses épaules éblouissantes comme un champ de lis, que son manlelet de velours noir tombait à larges plis sur sa jupe de taf- fetas blanc, elle reçut un bouquet plus maguilique que tous les autres, et entre deux roses, tout humides encore, elle trouva un billet parfumé et cacheté.

Vous jugez des rêves qui s'échappèrent de ce vélin mystérieux ! Celait tout au moins la déclaration du plus joli visage et de la plus savante cravate de la jeunesse do- rée. C'était peut-être le fils d'un empereur ou d'un roi qui offrait à notre héroïne une couronne avec son nom cl sa main. Nos révolutions, qui sont les fées modernes, s'amusent à perpétrer de ces miracles.

Quoi qu'il en fût, le tableau de la jeune fille, du bou- quet et de la lettre, était si parfait qu'un de nos habiles jieiulres, M. Tuulmouche, le traça d'un pinceau facile, et le lit admirer à la dernière exposition, le Musée des Familles eut le privilège de le dessiner.

Or, voiei ce que contenait le billet caché dans les fleurs :

«Mademoiselle, vous croyez que l'existence est une guirlande de roses. Soit; mais souvenez-vous que toute rose a ses épines, que toute fleur doit produire son fruit, que tout bouquet renferme une lettre, si vous savez l'y trouver; —que toute fable a son emblème et sa mo- rale; que voire éclat de rire lui-même est une perle à tirer de son hmire. Ces mois sont destinés à vous l'ap- prendre et à vous expliquer le langage des (leurs qui vous les apportent : Plus fraîche que ces roses, vous vous fa- nerez comme elles. Ne vivez point en serre chaude comme ces camélias. Acceptez des tuteurs comme ces oeillets. Pratiquez la modestie de ces violettes, pour en exhaler le parfum. Kl que toute votre vie soit comme ces produits de roraiitjcr : fleur cl fruit en même temps, baume cl saveur

(i la fois; doux el utiles aux yeux el à l'âme, à l'esprit et au corps, à ta vialadie et ii la santé.

« Cette leçon vaut bien un beau bouquet, sans doule. »

On assure que la jeune fille en profila, et qu'on habile alchimiste elle tira de toutes les fleurs qui suivirent une éducation complète.

Vous clés, madame, njoula le savant, comme celte jeune fille, après la lettre. Voici donc le billet qui se cache dans cette couronne de Merlin, tressée par M. de La Villemarqué :

Pour tout le monde d'abord, comme pour les rois Penn- Dragon, Léodagan et Arthur, l'enchanteur Merlin, c'est la Conscience, qui doit nous inspirer le bien et nous épar- gner le mal; qui semble toujours disparaîlre cl qui repa- raît toujours; qui prend les formes el les langages les i)lus divers; qui arrive sans cesse au moment opportun el dif- ficile, cl qui nous conseille, nous dirige et nous sauve, jusqu'au jour fatal oîi elle s'endort dans le buisson des voluptés, personnifiées en Viviane.

Pour les Celtes cl leurs descendants des deux Bre- tagues, Merlin est la tradition nationale, vivace el im- mortelle, — la fille ou la sœur des sibylles anliqucs cl des oracles indiens, « la bonne vieille qui a vu i)asser toutes les générations, » qu'ont rencontrée, consultée cl tra- duite saint Patrice, le berger gallois de Myvyr, les trou- vères du moyen âge, le romancier Waltcr Scoll, le com- mentateur Tennyson, Ions les hislorieus de Bretagne cl d'Anglelerie, notre Augustin Thierry et M. de La Ville- marqué. C'est le dieu Marsus des païens, V Apollon des Grecs, VOdin des Scandinaves, le Z)»:: des Gaulois, le iJ/ar/Zim des Bretons, le il/(/r(//un des Gallois, \c Meiziar des Ecossais, le Merlin de la France. C'esl, en un mot, le syndjole de l'indépendance patriotique, endormie |)ar- fois, mais jamais éteinte, et toujours prèle à ressusciler.

Pour les Français, Merlin est le prophète et le prédé- cesseur, le Jean-Baptiste du Messie de la délivrance, le précurseur de notre Jeanne d'Arc! Ne souriez pas, mes- dames; lisez plutôt les savantes pages de Christine de Pisan,de Quicheralet d'Henri Martin. Mais d'abord lisez Merlin lui-même :

«Alors, dit le prophète (quand on croira la nation cel- tique perdue), alors du L'ois chenu sortira une vierge qui arrêtera le fléau. Après y avoir employé tous ses ar- tifices (selon le texte breton], après avoir visité toutes les citadelles (selon le texte français), elle tarira de son souffle les fontaines malfaisantes, puis buvant à longs traits l'eau de la fontaine du salut, elle portera dans une main la fo- rêt de la Calédonie el dans l'autre la Tour de Londres. Quand elle marchera, sous ses pas jaillira une flamme avec une fumée de soufre... Puis on la verra ruisselante de larmes de pitié, et elle jettera un cri terrible qui rem- plira l'ile de Bretagn? (l'Angleterre). »

Or, le Bois chenu était justement le nom du bois des Marches de Lorraine, iia(iuit la Pucelle d'Orléans.

«On a trouvé dans l'histoire, écrivait Chrisliue de

MUSÉE DES FAiMILLES.

89

Pisan en 1429, que Dieu a prédesliné la Pucelle c\ sauver le royaume : Merlin Ta vue en esprit il y a plus de mille ans, et l'a annoncée comme le remède aux maux de la France. »

«Quand je vins trouver mon roi, dit Jeanne elle- même en son interrogatoire, on me demanda s'il y avait dans mon pays un Bois chenu, paroe que de ce bois sor- tirait une pucelle qui ferait des merveilles. »

Et elle eut beau ajouter : « Je ne crois pas aux prédic- tions de iMcrIin ! » tous pensèrent qu'elle avait mission

de les accomplir, surtout ses juges et les Anglais, qui la briilèrent pour se rassurer.

Il ne fallut rien moins que les foudres du Concile de Trente pour rejeter Merlin dans le domaine de la ficlion, M. de La Viliemarqué prétend le maintenir, mais d'où M. Henri Martin l'arrache pour le restituer à Thistoire.

Voilà, conclut le docle personnage, le Irès-sérieux billet qui se cache dans les fleurs de ce conte populaire.

P.-G.

Le DUkt dans les (leurs. Tableau médaillé de Toulraouche. Salon de ISGl. Dessin rtc Manani

VOYAGE SCIEINTIFIOLE AUTOUR DE .UV CllAMBHE,

PAU M. AHTIini MANGLN.

Voici 1.1 préface (pie M. Pilro-Chevidii'r nii't on lèle du livre de M. Ai lliur Man^in. C'cil la meilleure recominan-

UECEMUUIi; 16G1.

dulion que lo Muscc des FainilUs puisse donner à ce

cliaiinaiil oiivrag'*. (Voyez la coii\orluic île la livraison.)

12 viNor-.M:LVii..Mt volume.

00

LIXTIUES DU SOm.

PREFACE-ANECDOTE.

Une opinion d'Arago. Au Rocher de Cancale. L'exemple et le procopte La science est dans lont. La praliqiio de Policiii- iiello et celle d'Arago. Un idiol trahi par lui-niènie. Le livre de M. A. Mangin.

« Une CDcyolopédio amusante peut entrer dans les (jiiHiro cenls paizosd'uu livre l»ien l'ait, comnie le niontle onlior doit tenir dans les sept mètres carres de la cluunbrc d'r.n liommc d'esprit.»

Celle pensée, ipii est le pro|iramme de Tonvrage de M. Arlliur Mangin, n'appartient ni à lui, ni à moi.

Je revendique seulement la forme que je viens de lui donner.

J'ai entendu le grand Arago la développer, il y a qua- torze on quinze ans, dans un dîner qu'il présidait, au Rocher de Cancale, et auquel j'assistais, comnie tniMubrc du Comité des gens de Icilres, avec MM. Victor Hugo, de Balzac, de Salvandy, Vienne!, F. Wey, Méry, Goziun et vingt autres confrères.

L'illustre oracle de l'Inslitut, de l'Observatoire et du Bui'eau des longitudes, l'éloquent auteur de VAslronomic pnpulaire, le doele et cliarmant causeur qui n'a point été remplacé, nous démontrait, avec sa verve intarissable, qu'une des plus hautes missions de notre siècle, et il ajou- tait : une des plus faciles, est de rendre Ja science acces- sible et aimable à tout le monde.

Il joignit l'exemple au précepte, en nous enseignant tout ce que nous ignorions ou savions à denii , à propos des cent objets que nous avions sous les yeux. Un turbot nous initia de la sorte à la zoologie et aux mystères de l'Océan; une salade, à la 'boianique et à l'agricidture; un verre de Champagne, à l'industrie et au commcfco ; une lampe Carcel, à la mécanique et à la polarisation do la linnièrc ; une cafetière funiaulo, aux merveilles de la vapeur ; une pipe d'ambre, aux miracles de l'électrioUé-; un morceau de charbon de terre, à la géologie et i^ la minéralogie; une lasse de calé, à la chimie et à la mé- decine ; une boule de billard, à lu physique et à la théo- rie des mondes, etc., etc., etc.

Moi, qui poursuis depuis vingt ans, dans le Musée des Familles , le but qu' Arago nous proposait à tous ce soir-là, j'écoutais ses moindres paroles comme \in Évan- gile scientifique ; et je conçus dès lors la série do pu- blications qu'ouvre aujourd'hui le Voyage de M. Artliiu'

Mangin.

Quand le secrétaire perpétuel de l'Académie des 'sciences nous elit fait faire le tour de l'univers et des connaissances humaines dans notre salle à manger, je l'a- bordai devant la cheminée dont il «vait fait sa tribune, et j'eus avec lui l'entretien suivant, dont ma mémoire n'a pas perdu une syllabe :

Noble mission, en effet, cher maître, lui dis-je en reprenant sa thèse,— mais mission des plus dilficiles pour tout autre... qn'Arago !

Comment l'entendez-vous? s'ëcria-t-il vivement.

Pour transmettre la science, il faut être un savant ; pour la faire aimer, il faut être un homme d'esprit. Or, rien de plus rare qu'un savant spirituel ou qu'un homme d'esprit savant. Le savant est, de sa nature, grave et en- nuyeux; l'homme d'esprit, ignorant et léger. L'un fait craindre et fuir la vérité, l'autre propage l'erreur ou le mensonge. Je ne connais que vous en France capable de donner aux gens du monde la docte et charmante leçon ipie nous venons d'entendre, et que vous renouvelez deux lois par semaine à l'Observatoire ; tous les mardis,

il l'Académie des sciences, etcliaquc année, danr, l'.ln- nuairc du liurcau des loïKjlliides.

Simple affaire de procédé ! répliqua l'aimable ora- teur. Que les savants prennent les cansein's et les écri- vains pour organes ; que les écrivains et les causeurs prennent les savants pour conseils, et le problème sera résolu, au profit de tout le monde. Ce n'est pas plus compliqué que la pratique de Folicbinelle, que Charles Nodier empruntait aux petits théâtres des Champs-Ely- sées. Vous savez cette piquante histoire?

Et Arago, relevant la voix, la raconta au milieu d'un chœur d'éclats de rire (i).

Voulez-vous, conclnl-il ensuile en me parlant à l'oreille, que je vous donne, comme Polichinelle à No- dier, ma pratique de l'Observatoire, pour l'aire compren- dre et aimer la science la plus abstraite aux esprits les plus oblus ou les plus futiles?

Donnez, maître, donnez! in'écriai-je. Je passerai celle pratique à tous mes collaborateurs, dussent-ils l'avaler les uns après les autres!

Mon système est tout moral ; le voici on deux mots: dès ma première leçon, je choisis dans mon audi- toire la figure la plus niaise, la pins slnpide, un cré- tin, si j'en trouve un, et je ne le quitte pas des yeux jusqu'à la fin de mon coiu's. C'est à Inique j'adresse mes démonslralions les plus compliquées. Je les recommence et les répète jusqu'à ce que sa physionomie s'éclaire et me dise; «J'ai saisi la chose!» Q"''"i'l 'non idiot m'a compris, je suis sur d'être compris do tout le monde. Et voilà comment j'ai mis la science à la portée de la foule. Tenez, ajouta-t-il en ramenant autour de lui le cercle attenlif, mon cours de cette année sera le meilleur, le plus amusant et le plus popidaire que j'aie jamais fait.

Pourquoi cela? demanda Salvandy.

Parce que j'ai avisé, à l'ouverture, un de ces imbéciles complets, qui sont un trésor pom- moi, et que je suis parvenu à lui faire avaler quatre leçons sur la lu- mière polarisée !

Un dénoûment sublime, qu'eût envié Molière, couronna le plaisant récit d'Arago.

Comme il achevait sa dernière phrase, la porte de la salle s'ouvrit, et on annonça un de ces amis des lettres connus par le style... de leurs cravates, et qui ne nian-

(1) La voici en abrogé : Nodier avait la passion do Policlii- nclle, et voulait imiter sou langage. 11 al)orde, un jour, le di- recteur du théâtre en plein vent, ce drame éternel se joue devant les enfants, les l)onnes et les soldats.

Mousieur, comment faites-vous pour donner à Policlii- nellc celle voix nasillarde qui fait rire de si bon cœur?

Rien de plus simple, monsieur, c'est la pratique.

Ail ! oui, l'habitude. 11 faut s'y exercer longlomps!

Non, monsieur! la pratique... voilà tout!

Qu'est-ce donc que la pratique?

C'est ce petit instrument!

El le directeyr, Bamhochinct ou Gringalet, tira de sa bouche et offrit à Nodier une lentille de fer-blanc, creuse et percée au milieu.

L'auteur des Souvenirs de jeunesse la prit avec ardeur, t'es- saya avec conscience, et parla comme rolichinelle.

Il était ravi et ne s'arrêtait plus...

Prenez garde! s'écria l'homme à la baraque... Ces pra- tiques-là, c'est dangereux... On est sujet à les avaler...

Bah! esl-ce que vous avez déjà avalé celle-ci?

Trois fois depuis deux jours !

Nodier cracha la pratiqu<' avec horreur, et s'enfuit jusqu'à PArsenal... Mais, chemin faisant, il en achrln mw toute neuve, qu'il employait seul... et avalait à loisir... - . -

MUSÉE DES FAMILLES.

01

qiifiiU pas une occasion de se rapprocher des nolabililés parisiennes.

M. *** fit trois saillis au cénacle, et resta pétrifié de joie devant Arago.

-^ Ah ! maître, s'écria-t-il, quel I)onncur pour moi de vous rencontrer ici et de vous contempler face à face ! Vous me reconnaissez sans doute ! je suis cet auditeur assidu de vos cours, que vous ne quittez pas dos yeux depuis un mois à rampiiilliéàtre de l'Observatoire !

Vous imaginez l'immense éclat de rire de l'assistance, dans laquelle figuraient les trois hommes d'Elat du Charivari!

M. *** ne comprit rien à cette polarisalion du rire, mais il pressa avec effusion la main du grand Arago.

En donnant à M. Arthur Mangin le sujetdeson Voi/açje scianlifiqin' autour de ma chambre, je lui ai raconté colto anecdote instructive, et je lui ai communiqué la pratique de rincomparaljle professeur.

i'Ilo lui réussira d'autant plus sûrement, qu'il n'en avait pas besoin près de ses lecteurs, entre lesquels il chercherait en vain un Al. ***.

Il arérllement fait le tour du monde dans sa cliam])re, et ratlachc à son mobilier l'encyclopédie moderne, l'en- cyclopédie à la fois exacte et amusante.

Géographie, histoire, calorique, force et mouvement, physique dans l'art de fumer, éléments anciens et nou- veaux, air et physiologie, histoire naturelle, Ihermo- nièlre et baromètre, minéralogie et géologie, vapeur et électricité, chimie et alchimie, astronomie et philoso-

phie, etc., etc., voilà tout ce que vous apprendrez, sans effort et sans fatigue, en vous promenant avec l'aulcur dans sa chambre, qui est la vôtre, en tisonnant avec lui, en inspectant sa cheminée, ses meubles, son musée, sa bibliothèque, sa table de travail et sa table à manger.

Ses enseignements sont précis, gracieux et faciles. « Le conte fait passer le précepte avec lui. » La vérité se parc (les ornements de la fable. L'anecdote s'épanouit en souriant, comme la fleur, —sur l'arbre de la science, et laTille d'Eve la plus scrupuleuse y cueillera le fruit du bien, sans y jamais trouver le fruit du mal.

Nous présonlons le livre de M. Mangin à la jeunesse, aux feuimos, aux gens du monde, aux savants et aux let- trés, aux enfants grands et petits, à la famille entière, en un mot, comme un des plus grands services et un dos plus précieux trésors que puisse leur offrir un savant doublé d'un homme aimable.

Après avoir charmé le salon, le cabinet et la chambre, le Voyarjc scientifique rejoindra dans la bibliothèque, pour en revenir souvent au coin du feu^.les ouvrages po- pulaires d'Arago et le Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre.

Eu empruntant au premier sa science et sa pratique;

au second, son titre et son humour; à son dévoué confrère, son programme et son but, M. Mangin a su écrire un livre original, nouveau, marqué de sou cacbol,

qui est bien à lui, et qui couronnera son nom on complétant son talent.

PITRE-CHEVALIER.

LE LIVRE MYSTÉRIEUX.

A M"^ V. M.

Il y avait une fois un roi et une reine qui régnaient sur un polit royaume: Yvetot, Monaco, ou quelque autre de môme importance. C'étaient, s'il faut en croire la Iradi- lion, de fort bonnes gens. Le roi élait un savant et im philosophe; il jwrtageait son temps entre les affaires de I lilat, qui n'étaient pas bien grosses, les petites l'êtes de famille qu'il offrait à ses amis (car il avait des amis, non des courtisans), et l'élude, qui était son occiqiatiou l'avo- rito. La reine peignait dos fleurs, enluminait de beaux livres, jouait de la mandoline, et dirigeait sa maison avec l'économie d'une i)onne ménagère ; mais elle consacrait surtout ses soins à l'éducation de sa lille.

Car Leurs Majestés avaient une fille. Ne demandez pas si elle élait belle, sage, bonne, gracieuse... cela va' sans dire, et si les soupirants foisonnaient; songoz! une prin- cesse douée de toutes les perfections!... Des chevaliers, des barons, dos iTiar(|uis, dos ducs, des princes de sang royal, briguaient <\ l'onvi l'honneur de ré|»ousor.

Mais Yolande, c'était, s'il vous plaît, le nom de colle chaiiiianto personne, Yolande se souciait pon d'être riche et puissante. Elle n'avait point d'ambition, ol pourvu que son mari fût joune, Ikmu, spirituel, bravo, tondre et constant, elle ne lui domandait rien do plus. On n'est pas moins exigeante, n'esl-il pas vrai?

Ncanmoius, ne trouvant, parmi ses nouibroux ado- rateurs, personne qui lui parût posséder ces (pi, dites essoiitiollos fi un degré suffisant, elle m> se pressait pas de faire choix d'im époux.

Ses parents s'en désni-.iiont, mais ils ne voulaient |ioinf

la contraindre, et se contentaient de lui offrir de nouveaux partis; à quoi elle répondait :

Tous ces gens-là ne sont point mon fait : j'aime mieux attendre que mal prendre.

Enfin pourtant, comme on la pressait nu jour plus vive- ment que de coutume :

Vous le voulez, dit-elle, cliers et vénérés parents? Soit: faites donc savoir, mon pore, à vos sujets, à vos voisins et à vos alliés, que je serai la femme de celui (pri pourra trouver le livre mystkrif.ux l'on apprend à rendre sa fennne heureuse.

Qu'est-ce à dire, s'écria le roi. et de quoi livre parles-tu? J'en puis remontrer aux plus érudils, en fait de livres, et je ne connais pas celui-là.

Moi, je le connais bion. répondit Yolande, m.iis ii^ ne veux pas le dire.

Même à Ion père et roi?

Même à mou roi et père.

Tu es folle, dit la reine.

Non, ma mère, j'ai ttuite ma raison.

Mais si personne ne pont Irouver ce livre?

Alors, je resterai lille, sauf votre plaisir. .Mais ras- suroz-vous, \\ ni> manque pas d'habiles gens d;ius voire beau royaume, et je gage qu'il s'y roncoulrora ini galant cavalier assez avisé pour satisfaire à ma douiando.

Eh ! vive Dieu! lit lo roi, il m'est avis que je l'en- tends, ma fille, et ton idée n'est point mauvai.so. Eia- brasso-moi. Je vais de ce pas faire publier l'cdil.

Voyant (pie son auguste époux approuvait le projet do sa fille, la reine ne fit plus d'objeclions.

I>ès le lendemain, de> hérauts allaient porlor dans umii. -

0-:»

LECTUIIUS DU SOIU.

les provinces ihi royaume et dans les Elals limilroplics la iioiuollo (le la résoluliou prise par l.i princesse.

Un mois était accordé aux concurrents pour se pré- parera l'épreuve, et Ions étaient convuqués pour le trente et unième jiMir, la princesse devait se prononcer devant tous les grands personna;^es de rClat.

La plupart des seigneurs qui s'étaient jusqu'alors flallés d'olilenir la main iPYolande liirenl, ;\ vrai dire, fort dés- ai'poinlés en apprenant le tour de force qu'on exigeait d'eux. Ils étaient tous ignorants, ne sachant lire que la messe et écrire que pour siizner leur nom. Ali ! s'il se fût agi de donner un bon coup de lance ou d'éiiée!... Mais déterrer, dans quel grenier? un livre dont personne ja- mais n'avait ouï parler, (pu peiil-être n'existait pas!...

Beaucoup pensèrent qu'on vuulait se mocpicr cl se dé- barrasser d'eux par une myslilicalion ; d'autres, que la princesse était folle. Quelques-uns allèrent consulter les sorciers et les aslrologues. Les plus orthodoxes s'adres- sèrent à leur curé ou bien aux moines du plus prochain couvent. On en vit cnliii (jui se mirent à fouiller couia- gcusement les bibliolhèqiies et se plongèrent jusqu'aux yeux dans la poussière des bouquins.

Or, il y avait alors dans la capitale du royaume un jeune clerc de bonne mine, nommé Marcel, fort bien avec les dames, estimé des honnêtes gens, et auquel on reprochait seulement un caractère trop romanesque.

Il était rare que la princesse sortît sans qu'il se trouvât sur sou passage, s'agenouillant derrière elle à réglise, et même osant, lorsqu'elle se [iromenait dans la ville le jour (ic sa fêle, jeter à ses pieds de gros bouquets.

On ne douiait pas qu'il ne fût épris d'elle, et souvent on l'en raillait; mais il laissait dire et n'eu faisait ni plus ni moins.

Quanl à la belle Yolande, elle l'avait remarqué sans nul doute, car les femmes ont des yeux de lynx pourvoir (]ui les admire et les aime; mais daignait-elle prendre à merci dans son cœiu' cet hundjie soupirant?,..

Quoi qu'il en soit, le jeune clerc, par hasard, se trouva tout !e i)remier devant le héraut chargé d'annoncer de- vant le palais même, aux amés et féaux sujets du roi, comme quoi la très-haute et noble damoiselle avait décidé de prendre pour époux celui qui montrerait le livre mystérieux l'on apprend à rendre sa femme heureuse.

Ayant entendu cela, il devint tout pensif et fut s'en- fermer tout le mois dans sa chamhrette.

Mais le matin du jour fixé pour l'épreuve, on le vit sortir, vêtu de ses plus beaux habits, et se diriger vers le pal. lis.

Il était fort pâle, mais ses yeux étaient plus brillants que de coutume, et il marchait d'un pas ferme et la tête haute, comme un guerrier résolu de vaincre ou de mourir.

Les gardes, ayant ordre de laisser passer tous ceux qui se pr(Vsen feraient, pourvu qu'ils fussent gentilshounnes, ne cherchèrent point à l'empêcher d'entrer et se bor- nèrent à hausser les épaules et à sourire en le voyant.

La grande salle du palais était pleine de seigneurs ma- gnificpiement costumés et de dames en toilettes éblouis- santes. Au fond, sur une estrade couverte d'un riche lapis, s'élevait un trône le roi siégeait à côté de la reine, La princesse Yolande était assise à leurs pieds, sur un tabouret de salin rose à franges et h broderies d'argent. Elle portail sur la tcle, pour tout ornement, une couronne de roses blanches qui, avec sa toilelle élégante et simple, faisait briller sa beauté virginale de cet éclat naturel que l'art acconq)agne sans y pouvoir rien ajouter

On lisait sur son charmant visage une émotion mal coulenue, et de temps en temps elle promenait des re- gards inquiets et furtifs sur le double rang des prélcn- danls (]ui se tenaient debout en face d'elle.

Marcel, en enirant, alla se placer dans un coin d'où il pouvait, sans élre remarqué, tout voir à son aise.

Km effet, les nobles personnages qui se trouvaient ne firent nulle alleiilion à lui, le prenant poiu' quehpic page ou varlel de la maison du roi.

Mais Yolande le reconnut tout d'abord. Ses yeux même renconlièrent un inslaul ceux du jeiuie homme, et ses joues |)rirent tout à coup une vive teinle d'incarnat, tandis que celles de Marcel, au contraire, devinrent plus pâles encore qu'auparavant.

Cependant, la séance ayant été ouverte avec le céré- monial en usage dans les grandes circonstances, le roi invila les prélendanls à venir successivement, dans l'ordre que leur assignaienl leur rang et leur âge, plier le genou devant la [)rincesse et lui soumettre le résultat de leurs recherches. Je vous fais grâce du récit de cet examen, qui dura fcut longlemps. L'un présentait une Bible, l'autre un Mi-sel, plusieurs apporlaient de vieux cahiers de par- chemin, dont ils eussent été fort embarrassés de déchiffrer quatre mots. Et à cha(|uc fois la princesse secouait sa jolie tête en disant :

Messirc, ce n'est point le livre mystérieux.

Et le prétendant s'en retoiu'uait confus à sa place.

Bref, le défilé s'acheva ainsi sans qu'aucun eût pu dire le mol de l'énigme.

Je me trompe; il restait encore un candidat à inter- roger : c'était Marcel. Il fit quchpies pas en chanceiarit.

Et loi aussi, s'écria le roi ; loi aussi, je(uie insensé ! Marcel, pour toute réponse, fit un profond salut et vint

en tremblant s'agenouiller devant Yolande, non moins tremblante que lui,

Allons, parle, reprit le roi, et voyons si tu as trouvé le livre mystérieux,

Sire roi, dit Marcel en hésilant, il me semble (pie le seul livre l'on puisse a|iprendre à faire le bonheur de la femme qu'on aime, c'est,..

Eh bien, c'est?...

C'est SON coF.un, dit enfin le jeune homme d'une voix plus ferme, tandis que son regard interrogeait anxieuse- ment celui d'Yolande.

Celle-ci ne put retenir un faible cri de joie.

Par ma couronne, s'écria le roi, l'enfant a dil vrai! Mais quoi! ma fille, consentirais-tu vraiment?,,.

Yolande ne le laissa pas achever. Elle tendit vivement à Marcel sa petite main, qu'il inonda de larmes. -Qu'il soit donc fait selon ta volonté ! reprit le roi. Et, s'adressant aux assistants :

Messeigneurs et mesdames, ajouta-l-il, ce jeune homme est dès à présent mon gendre et mon héritier.

Je vous laisse à imaginer la piteuse mine des prélen- danls vaincus. Ils ne furent pas moins obligés de crier Vivat cl d'ofl'rir leurs félicitations au nouveau prince.

Le mariage d'Yolande et de Marcel fut célébré peu de temps ajjrès, avec des fêles cl des réjouissances qui mirent pendant trois jours tout le peuple en liesse. On n'avait vu jamais un couple plus charmant ni mieux assorti. Jamais ou n'en vil de plus parfailemenl heureux.

C'est qu'ils savaient lire couramment dans le livre mystérieux, c'est-à-dire dans le cœur l'un de l'autre.

AuTUUft MANGIN.

MUSÉE DES FAMILLES.

93

Le livre mystérieux. Yolande, Marcel et le roi. Dessin de Sauvagcol.

CIIROMQUE DU MOIS.

LES FÊTES DE COMPIÈGXE. - LES THÉÂTRES DE PARIS.

I,n réceplion. L'éliquette et la liberté. LŒil-de-bœuf. Les va- lets féeriques. Trois toilettes par jour. Le duc d'Oporlo. Machelh, lu seras roi' Trois chasses historiques. La Sainle- Œufs génie. Le spectacle au palais. Les nouveautés drama- tiques.

Un invité, de nos amis, nous écrit de Compiègnc (27 novembre) :

« Voici comment j'ai élé reçu au palais. En arri- vant à la gare, j'ai trouvé une voilure de la cour, qui m'a transporté comme une llèclic au château . On m'a indiqué le numéro de mon appartement, une belle cham- bre et un grand cabinet, que j'ai occupés à l'instant même. Mon cabinet donne sur des jardins dont la fraî- cheur me rappelle Nice et Monaco. Le soir, avant le dî- ner, le chambellan de service m'a présenté àrEinperour. Les jours suivants. Sa Majesté m'a aitordé d'elle-même en se rendant Ji la salle à manper. On déjeune ù onZc heures et on dîne à sept. Les réunions ordinaires du soir commencent à neuf heures. J'ai été charmé de voir com- bien l'étiquette y laisse de place à la liberté. Les assem- blées et les réceptions solennelles, les chasses à courre ou à tir, les promenades en forêt, les bals et les specta- cles sont annoncés par des communications ofUciclles. Avant le repas, tous les invités se rendent dans le grand .salon d'attente des appartements impériaux. C'est comme l'ancien Œil-di:-ba'uf, et la chronique y bavarde en toute

facilite. L'Empereur et l'Impératrice passent, et chacun va se mettre à table après eux.

« Le lendemain de mon arrivée, je n'avais pis quitté mon appartement depuis dix minutes qu'un valet et une femme de chambre Pavaient rangé avec une promptitude et une habileté féerique. Du déjeuner au dîner, notre temps nous appartient complètement. Nous sommes li- bres tout autant, que dis-je? beaucoup plus que chez le moindre châtelain de Bretagne ou de Normandie. Nulle obligation de prendre part aux indications des program- mes. Il faut dire qu'on s'y conforme avec d'autant plus d'empressement. Les seules sujétions sont celles de la tenue, qui est, pour les hommes, runiforme ou l'habit de cour; pour les femmes, une moyenne de trois toilettes par journée. Au bout de quinze jours, cela forme un assez joli chilTrc et un bon revenu pour les modistes et les in- dustries dn luxe. Demaniiizà lady Cowley, à la princesse de Metternich ou l'i la comtesse de Persigny...

« Les fêtes ont élé tristement interron)pues par .a mort du jeune roi de Portugal et par le brusque départ du duc d'Oporto, qui a quitté Compiègnc pour aller ré- gner à Lisbonne. Ce prince, neveu du duc de Nemours, a plu ici il tout le monde par son esprit curieux et actif, par ses manières simples et douces, et par sa bienveil- lance de caractère. La dernière chasse îi l.iqnelle il a as- sisté manpiera dans les annales de la vénerie. On .«avait déjà la famille royale menacée .\ Lisbonne, et les fata- listes croyaient cnteiulro, à chaque détour de la forêt,

Oi

LF.CTUIUIS DU SUIU.

les soriiiTs ilo Sli;iks|u\iro crier au duc crOporlo : Mac- beth, lu seras roi! Il niiprit, ou elTol, au débotlé, lo péril iuiniiiioul de ses frères, ol arri\a pour recueillir sa couronne sur deux tombeaux.

« M. Ku^'ène Cliapu-î compare celle clia>sc suprême aux irois chasses hisloriques déjà célèbres îi Compiè^ne: celle de Louis XIII, se trouvait le l'ameux duc de But kiiiyliam, semant ses diamants aux [ùeds d'Anuo d'Aulriclic; celle de Napoléon l'\ le duc de Mas- séna reçut un forain de plomb dans l'œil, et celle du roi Charles X, en compagnie du roi de Naples, en 1830, à la veille des «xWolutions qui allaient justilier le mot de Sal- vandy : a C'est une fêle napolitaine; nous dansons sur « un volcan! »

« La Sainlo-Kupénie, remise parle deuil du roi de Por- tugal, n'a rien perdu pour attendre. Le bal donné par les znuaves et les guides de la garde a été splendido cl joyeux. L'1-mporeur y est entré dans son costume de chasse, qu'il n'avait pas eu le temps de quitter, et les dames de la cour en toilettes de promenade. Cette improvisation a doublé la gaieté de la danse.

«Le lendemain, la chasse à courre a élé snperl)e, sauf le coup de pied de cheval reçu par le docteur A. D'**, qu'il a fallu emporter sur nue litière.

« Les spectacles n'avaient jamais élé phis piquants : on a joué, dans la salle du fesliu, un proverbe i\ trois personnages, interprété par M"* la comtesse d'Aigue- vives, M. de Sancy et le baron Lambert; puis une cha- rade très-amnsanle sur le nom de l'Impératrice : OEufs- (ji'uic. .Me Irouvera-l-on indiscret d'en livrer le programme en abrégé ?i-t'G('n(c de la France sort d'un œuf, et cet œuf esl celui de l'aigle. Les acteurs ont brodé sur celte trame une arabesque de bons mots, d'éclats de rire et de fines allusions.

« Le bouquet dramatique du mardi suivant a élé le ravissant proverbe posthume d'Alfred de Musset : Ou ne badine j)as avec l'amour.

« Il a rejoint à la Comédie-Française la Pluie cl le beau temps, autre bijou de Comp:ègiic, ciselé par Léon Gozlan, notre collaborateur, et par M"'" Aruould-Plessy, qui ajoute lanl d'esprit à celui des autres.

« On nous promet encore Nos Intimes, de M. Sardou, qui font fureur au "Vaudeville avec M"^ Fargeuil, î\ni. Febvre, Parade, Numa et Félix, et Poudre auœ yeux, par les heureux auteurs de M. Perrichon, qui est de la poudre d'or pour le Gymnase. « Je n'aurai donc plus à voir, en rentrant à Paris, que VAlccsle magistral de Gluck, avec M"'^ Viardot, au Giaud-Opéra; ibidem, l'Etoile de Messine, de MM. Paul Foncher et Gabrielli, et les débuts heureux de M'"* de Tliczy, dont le Musée des Familles avait prédit le succès sous un autre nom; aux Italiens, le nouveau triouq)hu- tenr Délie Sedie et M"® Battu dans /îi(/o/e«o; auTliéàlre- Lyriqup, le Café du roi, de MM. Meilliac et Deffés, avec Warlel et M"^ Girard, et la Nuit aux gondoles, de MM. L'arbier et Pascal, avec M"* Faivre et.Moreau,— très-jolis lendemains de la reprise toujours courue de Jayuarila, de maître llalévy et de Marie Cabel.

« Dites-moi si je dois inscrire aussi sur mes tablettes... de soirées les Varances du docteur, de M. Roland, à rOdéon ; la Mansarde du crime, par Arnal, aux Va- riétés; la rentrée d'Henri Mounier au Palais-Royal, avec son Roman chez la portière; la re[)rise de la (trace de Dieu, à la Porte-Saiut-Marlin ; Valenline Darmcntière, de M. d'Enncry, à la Gaieté ; la Prise de Pékin, au Uiique-lmpérial; la Baronne de San Francisco, aux

RoulTes-Parisiens ; et les nouveaux prodiges du Circpio Napoléon, dont on m'a dit merveilles.*

« Agréez, elc. Comte Dii ***.

« Palais (le Conipiogiiu, '27 novembre 18G1. »

LFS ANECDOÏFS DE LA GUERRE •D'AMÈRIQUIÎ.

L'Amérique .s'amuse. Le fond de la question. Un n'egre qui vaut cinq millions de dollars. Aventures cl aventuriers. CtiarJes- town. Un coup de crayon (lui altenil des coups de fusil. Ta- bleau cl anecdote. Le général MacClelland.

L'Amérique s'ennuyait, comme la France en 1818. Elle s'est mise à se ballre pour s'amuser, et pour amuser l'Europe.

Les El.ilsUnis se disloquent, iuii(picment parce qu'ils élaieul trop grands et trop hem-eux. Ils ont voulu cliau- ger de nom, et s'appelleront désormais les l-llals-Sépai es. Grand bien leur fasse !

Les braves gens qui croient que l'esclavage et la ques- tion des nègres soûl poiu" quelque chose là-dessous n'ont (iu'à lire et à méditer l'anecdole authentique que voici :

Un hounne de couleur arriva dernièrement à New- Vork d'un pays étranger. Il rentlit visite à un négociant de la ville avec qui il avait élé en longues relations d'af- faires, et, comme celui-ci en avait tiré de grautls btué- lices qui avaient aidé à sa fortune, il regarda comme uu devoir de l'aire à son visiteur toutes les politesses conve- nables. Le dimanche venu, il l'invita à venir à l'ég ise avec lui et le conduisit à son banc, situé près de la chaire. On sait qu'aux Etats-Unis l'église —lisez le tem- ple— est le rendez-vous par excellence, comme chez nous le théâtre, le café, les Tuileries ou le bois de Bou- logne. Dans les plus grandes villes d'Amérique, les nn*;- mes établissements sont tour à tour, et parfois en même temps, églises, théàlres, bourses, restaurants et bazars. Il n'y a que l'enseigne à changer pour la métamorphose. C'est aussi commode que... respectable.

Parmi l'assemblée fashionable se trouvait un membre émiiient de la congrégation qui, placé djxns le voisinage de l'étranger, ne pouvait leveuirde sa surprise en voyant une brebis noire au milieu du troupeau. La surprise fit bientôt place h l'indignation, partagée du rcsle par bon nombre d'autres assistants, et notre congréganiste réso- lut de s'en faire l'inlerprèle.

Après le service, il prit à part le négociant coupable d'avoir accueilli le sombre étranger.

Qu'est-ce que cela signifie? lui demand;t-l-il, rouge d'éuiolion. Quoi ! vous amenez un nègre dans celle église !

Le banc est à moi.

Le banc est à vous, hein ? Et, parce qu'il est à vous, vous vous croyez en droit d'insulter toute la congré- gation ?

Mais mon invité esl intelligent cl bien élevé, objecta le négociant.

Et que m'importe ! C'est un nègre.

Mais il est mon ami.

Et après? Est-ce une raison pour insulter la nation américaine?

Mais il est chrétien et appartient à notre culte.

Eh! qu'est-ce que cela me fait? Qu'il aille prier Dieu avec les cinéliens nègres.

Mais il est trois fois plus riche que vous cl moi, mon- sicw, il vaut cinq millions de dollars.

MLSÉt: DES F.A_MILLES.

03

Il vaut quoi?

Cinq millions de dollars, monsieur!

H fallait donc le dire tout de suite! Ponirainourdu ciel, piésentez-moiàSon Excellence.

Tel est le vrai fond du sac... américain. Qucition de colon, de sucre ou de duHars; c'est tout un !

Trois cents Etats-Unis vivaient en pai-v... Une [Joule... c'csl-à-dire une piastre survint...

El voilà la guerre allumée !

Quand et comment flnira-t-elle ?

Vous êtes bien curieux, répondrait Talleyrand à celte interrogation.

Elle finira par hasard... comme elle a commencé, répondrait M. de Metternich.

L'Amérique est le pays classique des surprises, des aventures... et des aventuriers. Témoin l'affaire du Trenl.

Témoin aussi les trois quarts des généraux (I) qui se disputent l'immensité de ce champ de bataille du Sud et du Nord.

Il y a tant de marge pour leur stratégie, qu'ils ne se rencontrent presque jamais, si ce n'est sur le papier des gazettes.

Vous voyez ce fort colossal de Piuclmey-Charlestown- Harbor, dans la Caroline du Sud, un des piomiers Eiats qui aient arboré le drapeau de la séparation. Etat consi- dérable. Capitale de 30,000 àme-s, fondée par les Anglais sous Charles II. Beau port. Quatre forteresses, comme notre échantillon. Palais fédéral. Hôiel de ville. Douane. Théâtre. Evêché catholique. Evêché protestant. Ecole de droit. Bibliothèque. Sociétés savantes et industrielles. Commerce immense, etc., etc.

Eh bien, quand cette ville se détacha de l'Union, cnlraînant vingt autres villes, qui en entraînèrent cent autres, et formèrent, selon l'usage, un gouvernement provisoire, avec président, vice-président, ministres, dé- putés, ambassadeurs, et tout ce qui s'ensuit, les journaux officiels du vrai gouvernement, de l'ancien, du délinilit', du fédéral, annoncèrent à grand bruit que la révolte allait être étouffée dans son aire, qu'on allait re- prendre, écraser, foudroyer Charlestown et ses quatre ci- ladelles.

Do sorte que jM. Mariani tailla bien vile son crayon le plus rapide, et dessina ce géant de pierre et de bois, ce CasKc Pinclirwy, qui allait voir tant de batailles sur terre et sur mer.

Or, six more se sont écoulés depuis ce coup de crayon, une llolle et une armée rôdent autour de Cliarlestuwn; et nous attendons encore les coups de fusil qui de- vaient en faire une actualité.

On s'est battu, il est vrai, au mont Vernon d'Alexandrie, ù Bonneville-.Missouri, à Uich-Mountain, à Bulls-Uun, à Muujton-liill, à Leesbourg. On s'est menacé, on se me- nace encore, on se menace toujours sur le Polomac

mais M. Mariani assure qu'il n'y a rien à dessiner de ce tôté-là, sauf le drapeau de l'Union : étoiles et bandes ronges sur fond blanc, et le drapeau de la réparation : bandes rouges et blanches à coin bleu étoile.

Des correspondants humoristiques nous racontent, jusque dans le Moniteur, ce qui se passe sous ces ban- nières :

, I ) Tils que nos compatriotes Bcauroganl el Frémont, liomnies d'audace el de valeur, doul nous raconlcrons bii-ulùt 1.1 vio romnnesque. Fn-mont est d'un Français devant ce f'jil do CliaïK'.-^towu gravé à la liu de nos page^.

c(New-Yoik, oii l'on ne p.irle que de giieire, ne res- pire nullement la guerre. On voit flotter partout, il est vrai, les drapeaux de l'Union, mais ils se confondent avec beaucoup d'autres qui ne sont que des annonces de commerce. 11 y a quelques mois, pas un cheval d'omni- bus ne pouvait paraître dans les rues sans avoir la tête eaipanacliée du drapeau fédéral, et il n'était pas jus- qu'aux gigots de mouton exposés en vente qui ne fussent ornés de cet emblème de loyauté. Le niême drapeau flotte tout naturellement à la porte des bureaux d'enrô- lement, qui se distinguen!, en outre, par un tableau, grossièrement peint, représentant un général à l'air mar- tial. Je ne saurais dire ce qui, de cette perspective d'ar- river aux grades élevés de l'armée, ou de la prime de cent dollars offerte pour l'engagement, attire le [dus la jeunesse américaine ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que la presse n'est pas excessive à la porte de ces bu- reaux. Et pourtant le simple soldat reçoit ici par mois une solde de treize dollars et coûte en moyenne à l'Etat, tout compris, un millier de dollars par an. Aussi est-il un gentleman et se regarde-t-il comme l'égal de son oificier.

« Bien que la guerre ait d'abord effrayé le commerce, on s'esl déjà accoutumé à cet état de choses. Les Amé- licains, avec leur esprit spéculateur, n'ont pas tardé à découvrir les bons côtés de la guerre elle-même pour leur négoce. Je ne vois point de boutiques fermées ; tout semble aller comme d'habilude.

« Les soldats font une bonne impression ; ils sont par- failemenl vêtns, et leur tenue sous les armes est bien meillonre que je ne l'attendais. Us ressemblent tous beau- coup plus à des Français qu'à des Anglais. Les zouaves rappellent ceux que j'ai vus à Paris, bien qu'ils n'aient pas l'allure aussi décidée, l'air de témérité insouoianle. Mai.< cela viendra après quelques victoires, sur lesquelles on compte positivement,

« Il fait ici un temps comme au mois de juillet en Alle- magne. Nous avions hier (27 novembre) 74 degrés Fali- ronlieit.

« Les régiments dans le camp séparatiste organisent constamment des meetings pour pner, des pi-iJchc^, des assemblées religieuses et des associatio ' ; gens

chrétiens; les colonels donnent des i >, les

majors prêclient, les sergents récitent des prières et les bainilloiis marchent ^en cliaiii 'ixtraenl une

sorte de cantique dont voici la ..,. . :

« Le vieux John Brown gît en poussière dans son tom- « beau, mais son âme marche avec nous. Alléluia! tillc- « luia ! »

«Ce couplet se répète ainsi à l'infini, en variant seu- lement la place des alléluia. Jamais armée n'a élé pou. - vue, en prévision de tous les événements, d'une telle quantité de chapelains; et, dans l'esprit de nombre dhonnnes, ce n'est pas une guerre qu'ils entreprennent, mais une croisade pour le triomphe de la vérité dans le monde...

« La situation du général Mac Clelland (de l'Union) a ceci de parliculier, qu'il se trouve en présence d'un en- nemi en quelque sorle élastique, qui lui échappe dos qu'il vont le presser; de plus, on croyait si peu à une guerre nationale, qu'il n'existe pas une seule carlo mili- taire de la Virginie.

«Je veux vous donner une descri|ttion du quartier gé- néral de Mac Clelland.

u 11 est situé dans une cliaiuiante n.aison, ù l'augle

OG

LECTURES DU SOIR.

d'iin sqiKiro. I.o jour, les portes cl los fenôlres sont oii- vortos; une stMit'mollo en tunique lili'ue, iiantalon bleu, liiuinet bien, se jMoniîMie ilev;uil de long en l:irgft, nno pipe on MO cij^aie ît la bonelic. Des chevaux de drapons sont an piipict, allaciiés à des arbres ; les ordiumauces se tiennent ^ la porte ; ce sont deux garçons intcliigenls et polis, (jiii forment un contraste avec les soldats indé- pendants, que l'on voit, assis sur les bornes, lire los jour- naux et discuter les nouvelles. Le général occuje or- d nairenienl le premier étai^e, et il a dos cerbères en

uniforme qui savent le rendre invisible quand il le vent. Ce jeune boniine était, il n'y a jias longtemiis, simple em- ployé lin cbemin de fer île rillinois; mais il a passé depuis lors plus d'iuie nuit sur les cartes inilitaires et il étudie SUIS ri'làcbe tous les mouvements de notre courte cam- pagne d'Italie.

« Dès le matin ?i cheval, il emploie ses journées à par- courir le camp, à passer des revues , à examiner des équipements, îi étudier les mouvements de l'ennemi ; il mange il pcuL cl il ne rentre qu'à la nuit. C'est un

Tiiûâlre de h guerre d'Amérique ; le fort Pinchncy, à Charleslown (Caroline du Sud). Dessin de M-iriani.

homme simple, mais vigilant et prudent ; il est plein de vie, mais profondément calme et pensif; il fume sans cesse; c'est l'Iionime aux récits fabuleux, Pllaroun-al- Rascbid des journalistes. On raconte qu'habillé en vi- vandier 0!i l'a vu aller s'assurer de la qualité de la îiière ; nu autre jour, vêtu en simple volontaire, il parcourt les magasins de l'intendance et s'assure par lui-même de la qualité du pain et de la viande. Il fait le métier de ve- dette et survcilfe les avant-postes; enfin les anecdotes ne tarissent pas sur son compte. Il semble prendre modèle sur la jeuni>sse de Bonaparte, » etc.

N. B. Pour ne pas scinder en deux articles notre llnue de ianncc I8GI, et pour l'écrire sur desdocuments plus complets, nous la renvoyons à la livraison de jan-

vier 18G2, ainsi que les notices nécrologicjues sur le Père Lacordairc et sur Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire.

PITlŒ-CIlEVALinR

N. Ji. Nous reprendrons, dans notre livraison pro- chaine, lu série des Bouquets d'Alphonse Karr, avec le portrait de l'auteur, d'après la magnifique photographie de Pierre Petit, et la vue du jardin d'Ali»lionse Karr, d'après la photographie de M. Crette, premier photo- graphe du roi d'Italie.

Pons. Typ. IIbnwbïe», rue du Roulcvard, 7.

IV.

MUSI^E DES FAMILLES.

07

LES FETES DE LA FAMILLE •\

LE GATEAU DES ROIS. LA PART DU BON DIEU. ANECDOTE.

Le p.ileau des Rois. La pari <lii bon Dieu Composilion «le Fallu (1 ) Vo\ez les livrjisons ilaoùl el (roclol)r.' il.'rniem. JANVu.n lS('i:2. {"^ vinct-neiviîmi: voi.ihk.

98

LKCT11I5ES DU SOIli.

I

Il y a aujoiiiirimi viii^l-i'inq ans à pou |)rôs. On lirait le j;;\loau dos Rois chez M. Michel Lainberl, riche négociant du (luailior de la Fosse, îi Nanics.

Surtout, s'écria-t-il on acceptant la royaulé do l'a- mille, n'oublions pas la pail du bon Dieu !

lit, mettant do côté les [dus gros morceaux do brioche, il envoya son pelit-lils chercher dans la rue le premier l>auvrc qui passerait.

Alborl roviiil,au bout do {|uelqucs minutes, avec une jeune t'enunc malade, chargée d'un garçun il'un an, jdus malade encore.

Ils lurent introduits dans la .salle à manger avec un personnage que nul œil no voyait, mais qui n'a pas échappé au crayon do M. Isilii, avec l'ange de la cliaiilé, (pii est l'ange gardien des malhcureu.v.

!\I. Landiert félicita son messager sur son choix.

Tu nous amènes «n vrai polit Jésus, lui dit-il ; les Mages, doni nous célébrons la lèlo, n'élaionl pas nueux guidés par l'éloilo au berceau du Sauveur.

II

En prononçant ce mot de Sauveur, h négociant no se croyait pas un prophète...

Il lit asseoir la mère cl l'eidant au banquet do iannllo et les régala de son nneux, salis oublier les morceaux do brioche, qui furent om[)a(|uelés comme provision.

Cunmieut m'acquillor do tant de boutés? demanda la pauvre femme.

V.n nous racontuiil votre histoire, répondit Albert: ce sera ma i>lus belle récompense.

Los onfanis sont curieux et les mères conliantos.

Thérèse llamelin lit naïvement sa biographie, qui est relie (le lant de ménages du peuple.

Misère an début ; jeunesse inq)rudtMite. Mariage au hasard. Incondiiile et inoit de l'époux. Veuvage et aban- don dans le travail et la doidenr. Hspérancc unique sur latêlc du polit garçon.

III

Le grand malheiu'de Thérèse élait de ne pouvoir pnypr un terme de loyer de quarante l'raïus.

Celte somme était jusleinenl celle qu'Alberl avait roçui- pour ses élrenucs.

lient une idée, qui venait do son roMir. Il reuiil s^s quarante rrnnc« à la joime mèro

Or.

Oui iloiiiio ;iii piiiiMi' iMi'lc ;i l>it'iil

A dit le poète, Victor IlugO, Voici (|uels furent les intércN du |i!cl (rAiberl.

IV

Vingt an>

après, ce nième joiu dos I\ois trouvait M. Landiert et sa famille ruinés à fo.nd,=^ et rassemblés à im repas sniiRgAleati, —on le pain suriisait à peine aux alTainés...

Produit nol des iévoliili()iis, des folies du mmide et des banqueroutes.

Le négociant n'avait qu'une ressource: le dégagement de son petillils Alberl, tombé à la conscription, chas-

seur d'AI'riquo depuis quatre ans, prêta occiqter une place (pu sauverait la fannllc, et dont il devait payer le r(Mn|ilaçanl le loudomain.

Or, la somme sur laquelle il comptait [)(iiir cela venait do hn man(pior.

Albert ne [lourrait donc revenir, et tous les Lam- bert étaient perdus.

Tel élait leur gàloau des Rois, lorsque la porle .s'ou- vrit — îi un chasseur d'Arri(pie.

Ils poussèrent un cri do surprise et de joie, car ils crurent fi un miracle et au retour d'Albert.

Ce n'était pas Albert cependant.

Celait Louis llamelin, le (ils de Tiiérèso,

Celui-là même qui avait reçu la part du bon Dieu.

11 élait devenu un jeune honune do méiite ; il avait su les peines de ses bienfaiteurs, et il s'était engagé pour rcuqilacer Albert.

M. Land)ert reconnut le doigt do la Providence, et accepta le salut qu'elle lui envoyait.

VI

Depuis ce moment, Albert a relevé sa famille entière par son travail, et Loius Hainclin a fait en héros les cam- pagnes d'Italie, d'Afrique et de Chine.

Il est encore dans l'extrême Orient.

lit, au dernier jour des Rois, le Laudjort, diiianl avec Thérèse, ont réservé, sur leur gi\leau, outre la part de Dieu, la part de l'absent.

On sait la touchanlo croyance qlii s'allacbe à celte [larldo l'absent.

Elle se gâte, dit-on, s'il est malade ou s'il memi.

Elle reprend sa pm-oté, s'il guérit ou llionqilie.

Or, quelques jours après celui dos Rois, une grande alarme avait agité la mère et les amis de Louis namelin.

Sa part de gâteau semblait moisir sous le verre qui la couvrait.

Tout à coupj avant-hier, on la reirouva IValcho et saine à sa place.

Et on apprit bieHtf)t, au minislêro de la guerre, (pie le sergent Louis avait fait un exploit gloiieux , es-iiyé une blessure dangereuse, échappé ù la miut pur miracle, et reçu la croix avec l'épaulotlc.

Vil

Une lotlrc de luianmmçait Imit cela, co matin même.

Colle lettre se lorminait ainsi:

« 11 élail bien nonnné la part du bon Dieu ce morceau de brioche qui me fut donné, il y a viugt-cin(| ans, par la fannlle Landjort.»

MOnAI.ITÉ.

(îardez-vous donc de sourire, égoislos et iucn'dules, (|uand on vous conseille de ne janiids rompre le g!\lcaii dos Itois sans réserver, c(unine vos pères, la pari di' IVieii et la part des absents.

Voire souiire serait niais et fatal.

La vieille pratique vous portera bonheur.

miU'-cHLVALirn

MUSÉE DES FAMILLES.

00

LES OISEAUX DE PARIS.

Il existe à Paris deux catégories d'oiseaux, les oiseaux cnplifs et ceux qui vivent en liberté. Je ne parlerai point d'une froisièiiie catégorie qui compiend les oiseaux nocturnes de plusieurs espèces : celle-ci ne mérite pas que nous nous en occupions.

Les [ireniiers sont l'objet d'un commerce important, sur lequel nous nous étendrons plus longuement tout à riieure. Après avoir passé par des mains mercantiles, cm|(orlés piir leur bon ou mauvais destin, ils s'en vont partager la vie intime des demoiselles liors d'âge, de celles qui sont trop jeunes encore pour songer à des affections plus sérieuses, ou bien des veuves qui, de plein gré ou forcément, ont renoncé aux douceurs ité- ratives et chanceuses du lien conjugal. Quelques-uns deviennent le jouet des enfants, ce qui est pour eux la pire fortune.

Le serin nglt et passe sa vie dans l'esclavage, mai.-) son esclavage est si doux qu'il n'en éprouve nul chagrin ; la liberté, dont il ne soupçonne ni le prix ni l'usage, serait pour lui uu fardeau et le conduirait infaillible- ment à sa perte, h moins, toutefois, qu'une main tnté- laire, devançant la griffe des chats, ne le replongeât dans les joies de la captivité.

Qu'il ait pour résidence un appartement doré, la man- sarde d'une ouvrière ou la loge d'un portier, il se trouve heureux partout et le lémoigne par le joyeux entrain de ses chants. Je ne me charge point de décider si la phi- losophie des serins est préférable à celle de certains oiseaux qui n'estiment la vie qu'avec l'indépendance sous la voûte incommensurable des cieux, et ne voient dans la cage la mieux approvisionnée qu'une affieuse prison l'ennui, le dépérissement vont être pour eux les avant- coureurs d'une mort prochaine. Dans tons les cas, les serins, à mon avis, ont fait sagement d'accepter gaiement leur condition, plutôt que de ressend)ler aux autres oiseaux étrangers comme eux, que le changement de climat condamne à la nostalgie et à une fin anticipée.

Pourtant, à Paris comme ailleurs, il y a des oiseaux exotiques fpii s'accommodent assez bien de la double |)erte qu'ils ont faite et de leur patrie et de leur liberté ; de ce nombre senties perroquets. Ceux-ci égalent, s'ils ne le surpassent, rattachement des serins h leur maître, avec cette différence néanmoins que, résignés à l'escla- vage pour leur compte persoimel, ils s'abstiennent de procréer une génération d'esclaves : c'est un phénomène fort rare que de voir un perroquet enfreindre le vœu de célibat (pi'il s'est imposé en abordant nos contrées; il ne faut rien moins pour cela qu'une erreur des sens.

Sauf (pielquos exceptions, la plupart des oiseaux de notre pays, le merle, le geai, la pie, le sansonnet, même le moineau, lorsqu'ils sont retenus en captivité, se ro- fusont également à fournir nue progéiiitin'o d'esclaves. Quant à la tendre tourterelle, qui emploie tous les in- stants de sa vie à prouver que la félicité conjug;ile n'est point nue chimère, on sait que, do temps imn'-'»norial, on l'a proclamée rcmltlème de l'anmur le plus ptM'. Ja- louse de conserver et de transmettre à sa race nu titre si charmant, elle apporte une ardeur constante îl cette dé- licitMisi' préocenpalion, sans appréliender ([ue srs enfants, (|u'ils soient libres ou non, dénuMiliMit jamais la tradition de famille.

Bien dilïéreuts do la tourterelle, la pie, le coi iieaii, qui,

vingt fois durant la journée, désertent leur prison pour aller au voisinage faire l'école biiissounière, puis, au coucher du soleil, y rentrent bénévolement, la pie, le corbeau semblent avoir oublié les douces émotions de la famille pour leur substituer la coupable passiiMi du vol: je ne pense pas que, sous ce rapport, personne entre- prenne de les justifier; le drame de la Pie voleuse en est la preuve.

J'ai connu, il y a deux ou trois ans, uu superbe corbeau qui tenait avec son maître une boutique de charbonnier au bas de la rue Saint-Roch. Trottinant de long en large sur les marches latérales de l'église, il se plaisait à agacer les gens de sa connaissance ou bien il échangeait uu bonjour avec le savetier, son voisin. D'autres fois, sta- tionnaireà la porte du magasin, il amusait les pratiques pendant que son patron les servait plus ou moins con- sciencieusement. Fort souvent on le voyait au milieu do la rue délier chevaux et voitures avec une audace que chacun admirait. Tout à coup je cessai d'apercevoir maître corbeau le charbonnier; lui est-il arrivé malheur ou lui a-t-il pris. fantaisie de courir à la recherche de son ancêtre qui ne revint plus à l'arche de Noé? C'est ce que je me suis abstenu de demander, par la crainte d'apprendre une nouvelle tragique ou de réveiller dans ma peiiséc d'anciens souvenirs d'ingratitude.

Les marchands d'oiseaux sont nombreux à Paris ; ils choisissent de prélérence, pour établir leur négoce, les quais, les boulevards et les rues qui y aboutissent. On se rappelle sans doute que les plus achalandés et les mieux fournis se partageaient, il y a quelques années, avec les marchands de bric-à-brac, d'armes féodales, d'estampes, de bouquins et autres vieilleries, le va-te espace com- pris entre la place du Carrousel et le Louvre. Cet endroit de Paris formait un misérable enclos ayant pour enceinte des palais, des monuments splendides, les galeries du musée. Avoir cet encombrement de masures, d'échoppes et de rues ébréchées, on eîit dit une ville ruinée tombée au pouvoir d'une population de bohémiens ou de Irali- quants juifs. On pouvait y distinguer encore, presque dans leur entier, la rue Saint-Thomas du Louvre où. étaient les écuries royales, les rues Pierre-Lescot, de Roban, celle du Doyenné avec les bureaux de la Gnzdlc de France à côté d'un débitant de cidre; enlin riiolel de Nantes sur la même ligne que la caserne des Suisses qui formait la limite de la place du Carrousel.

Napoléon 1", Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe songèrent plus d'une fois ii faire disparaître ces anoma- lies désagréables à la vue ; mais tous avaient reculé de- vant la dépense. lùdin, une volonté puissante et hardie ordonna un jour de balayer tout cela ; le colossal achève- ment du Louvre s'effectua en moins de temps qu'on n'en mot îi construire une villa ; si bien (praujourd'hui notre capitale peut s'enorgueillir du plus bel éddice de l'Europe et d'une place qui n'a point de pareille.

Les marchands d'oiseaux ont poiu* étalage, au dehors comme au dedans do leur devanture, une multitude de cag<'s, de volières belles ou laides, dont le personnel einplumé attire du geste et de la voix les passants orni- thomaues, mais ne plaît pas toujours aux boutiquiers voisins.

Outre les établissements lixes qui se trouvent tians divers ipiarliers, ainsi que je viens de le dire, il se lient,

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LECTURES DU SOIR.

lo cliiiiaiulio (le olia(|iio soinainc, un marclu! ou foire aux oiseaux dans les rues Lobincau et Kéliliieii, qui font l'angle autour du ninrclié Saint-Germain. Ces deux rues, d'ordinaire Irisics et désertes, s'animent tout à coup ces jours-l;"! el prennent nu aspect des plus vivants. On y voit allliier i\c^ oiseaux de toutes espèces, des |)i- geons en quantité, dos pallinacés, des canards, sans compter bon nombre de lapins, de cochons d'Inde, d'é- cureuils et de souris blanclies.

C'est surtout pendant la saison des nichées (pie celte foire présente le jdus d'attrait, mais quel attrait ! hélas! un bien triste pour les âmes sensiiiles. Combien do malheureux orphelins qui n'étaient pas nés pour l'escla- vage, sont apportes lii avec le nid qui les a vus éclore, mais sans leurs parents qu'ils ne doivent plus revoir ! lixposés aux rayons d'un soleil brûlant, eux accoutumés j^ la fraîcheur des bçis, ils expriment le chagrin qui les mine en piaulant leur Dr pri)fiiniUs, et ne s'interrompent que pour avaler l'anVeuse boulellc qu'introduit violem- ment dans leur bec le cupide marchand, qui trouve son compte ù prolonger le plus possible leur misérable exis- tence. Ce supplice continue jusqu'à ce qu'un amateur, après avoir longtemps marchandé sur le prix, s'approprie les pauvres petits, soit isolément, soit en compagnie de leurs frères et sœurs, puis se bâte de rentrer chez lui leur préparer un meilleur asile, avec l'espérance, sinon de les élever, au moins d'apporter quelques douceurs à leur agonie.

Le biouhaha qui résulte de toutes ces voix réunies, celles des vendeurs, des acheteurs cl de la marchandise elle-mème,n'a de comparable que le brouhaha de la Bourse, qu;ind vient Theuic s'y rassemblent les vautours et les pigeons.

Le serin, ai-jc dit, se voit recherché par le pauvre comme par le riche ; exceptons-en toutefois la variété dite hollandaise, dont le prix élevé n'est accessible qu'aux vrais amateurs ayant de quoi la payer.

Le merle obtient, avant tout, les préférences du mar- chand de vins. Le sansonnet, le geai, la pic sont, en général, recherchés par la IViiilicre, par le cordonnier et certains artisans. Plus délicats el plus difliciles à nour- rir, le rossignol, la fauvette, le roitelet, la mésange sont plus particulièrement destinés à aller habiter la boutique de l'herboriste, presque côte à côte avec le serpent, le lézard, la salamandre, lem's ennemis naturels, à ce que l'on prétend. Tous sont réunis, sauf le mince treillage qui les sépare, à l'enlrée de l'oflicine, pour servir de complément à l'enseigne et y être la preuve vivante des profondes connaissances du maître dans les sciences na- turelles. L'alouette, la caille, la perdrix, la grive échoient au Jeslauratenr, au marchand de comestibles, pour faire savoir qu'à toute heure ou trouve à rétablissement quel- ques-uns de leurs semblables rôlis ou prêts à être mis à la broche. Quant au lapin, le plus souvent, hélas! il ne quitte la rue Lobincau que pour aller se transformer en gibelotte; si ce n'est lui, ce seront ses enfants.

S'agit-il d'un pinçon, un sot, un brutal marchand, afin de le vendre jjIus cher, ne man(pic pas de faire remar- quer qu'il a eu soin de lui crever les yeux, comme moyen infaillible d'ajouter à la beauté de son chant. Préjugé barbare ! le pinçon, en pleine liberté, chanle- t-il avec moins de verve el surtout avec moins de gaieté que le malheureux de son espèce qu'on a condamné à une cécité perpétuelle !

Jadis, le marché aux oiseaux avrWt lieu, les dimanches et fêtes, sur le pont au Change, se trouvait alors une

double rangée de maisons qu'occupaient d'un cAlé les orfèvres et de l'autre les changeurs, d'ouest venu le nom que ce pont a toujours con.-ervé depuis : d'abord, on l'avait appelé le Grand Pont et aussi le Pont aux Oiseaux. A celte époque, les oiseliers, pour avoir le droit d'étalage dans celte rue .suspendue au-(lessus de la Seine, étaient assujettis à une condition que toute personne douée d'un bon eceiu" voudrait, bien certainement, voir se renouveler anjourd'liui : on les obligeait, chaque fois que nos rois el nos reines faisaient une entrée solennelle et au moment de leur passage, de donner la volée ;\ deux cents douzaines d'oiseaux. Ces alTianchissements d'oiseaux, qui ne .s'étendaient pas encore jusqu'aux serfs, devaient se répéter fort souvent, puisque le P.ilais, à présent le Palais de Justice, fut longtemps la résidence habituelle de la Cour.

Je ne terminerai pas la série des oiseaux captifs sans faire menlion de qnel(]ues-uns d'entre eux qui ne sont ni esclaves ni libres. Citons d'abord les cygnes que l'on voit se promener en nageiuit sur le grand bassin des Tuileries, au Luxembourg, au bois de l}ouli)gne et dans d'autres jardins publics. Pour le cygne, dont l'inlelli- gence n'a pas une grande portée, toute pièce d'eau ayant une certaine étendue représente l'univers. Il n'est donc pas étonnant que ceux de ces oiseaux qui peuvent y cir- culer à leur aise et ont, de plus, l'avantage de trouver ;\ toute heure une abondante nourriture dans la cabine construite à leur iulenlion, se regardent comme élaiit complètement libres, avec d';iutaiil plus de r;ii-on qu'ils n'ont [las la moindie idée de l'espèce de mutilation que, dans leur jeune âge, ou a l'ail suhir à leurs ailes.

Celte considération peut s';ip[diqu(,'r également aux oiseaux aquatiques du jardin des Piaules, non aux ca- nards et aux oies domestiques, qui ne tiennent point à s'élever dans les airs, mais aux oiseaux voyageurs, tels que les grues, les pélicans, les cigognes, les cormorans, les mouettes, les goélands, les hérons. Cependant, à l'air de tristesse qu'alTeclent ces individus, nonobstant leiu- (pialité insoliic de bourgeois de Paris et le vaste enclos (|u'ils liabiteiit, on devine qu'il leur manque quelque chose, la faculté de pouvoir s'élancer vers les nues.

Puisque nous sommes au jardin des Plantes, donnons un coup d'œil à la grande volière construite en éventail avec son immense réseau de (il de fer. La pliqiart des oiseaux qui s'y trouvent peuvent, jusfpi'à un certain point, se figurer qu'ils jouissent de leur liberté; ils ont de l'air, de l'espace, une nourriture appropriée, nu [ilet d'eau qui leur tient lieu de rivière; aucun ennemi ne vient les troubler: en général, ils paraissent assez cou- lents.

Ces conditions, qiioi(|uc fort raisonnables, ne sauraient néanmoins suflire à ceux de ces oiseaux donl les mieurs ne s'accommodent point aux compartiments d'une vo- lière. Le pluvier, la poide d'eau, le chevalier, le com- baltanl, l'huîlrier ou pie de mer, tous ces oiseaux, accou- tumés ;\ courir le long des fleuves, au milieu des marais ou sur les rivages de 1 Océan, pour y faire la chasse aux vers, aux mollusques, aux petits poissons, semblent tout houleux de se voir parqués dans un li(!ii léiréci, réduits à ne se baigner que dans un petit bassin conte- nant quelques litres d'eau et à se contenter d'une nour- lilure qui n'est pas toujours celle qu'ils aiiiaieiit pré- férée.

Plus heureux, les perroquets du jardin des Plantes ont une habitation capable de les induire en erreur sur les avantages dont ils pourraient jouir dans leur véritablû

MUSÉK DES FAMILLES.

iOI

pairie. C'est pourquoi, ces perroquets, si heureusement partagés, sans ég.ird pour leur vœu de célibat, se pcr- nicticRt quelquefois de se marier et d'avoir des enfants; n'ayant qu'un seul maître pour tous, le valet chargé de les soigner, il leur faut des affections plus intimes.

Mais les grands oiseaux de proie, l'aigle, le vautour, la gyp..ëti>, le faucon, le milan, eux hahilués à |)lancr tout le jour au plus haut de l'espace aérien ; et le con- dor, ce géant, dont les ailes de treize pieds d'envergure lui ont été données par le Créateur pour aller respirer

l'atmosphère dans des régions qui laissent Lien au-des- sous les cimes les plus élevées des Cordillères, y compris le Chimborazo ; tous ces rois de l'air ont été condamnés par le sort à passer leur vie dans un triste hangar de quelques mètres carrés, sans jamais dépasser la hauteur d'un ignoble perchoir. Ce cachot infect semble les avoir abrutis, à tel point qu'ils n'ont plus qu'une seule pen- sée, celle de compter les heures et de deviner le moment oîi leur pourvoyeur a coutume de leur apporter quelques morceaux de viande plus ou moins infecte. Je sais bien

Le marché aux oiseaux de Paris. Ancien Carrousel. Depuis rue I.oljineau, aujourd'hui au marclié SainI JJailin.

Dessiu d'Ul. Parent.

(lii'à la rigueur on pourrait alrcsser àces prisonniers de haut paragc l'apustropho .-uivanle : Vous étiez des bri- gands, des ravisseurs, des assassins : vous voilà réduits à rimpuissance de mal faire, c'est justice. La justice des hommes, et non celle de Dieu, seraient-ils en droit de répondre A leur tour.

Cependant, il ne faut pas se le dissimuler, la science, qui est le privilège exclusif de l'honimo, la science a besoin de victimes; elle exige parfois qu'on lui fa>sc des sacrilicfs, même celui do la vie ; les savants sont les pre- miers à se dévouer, et puis, redisons ce ([ue personne

n'ignore, l'homme est le roi des animaux ; sa volonté devient une loi suprême : Ego nominor Ico!

Mais lai-sons do coté ce bavardage pliiloso;.hiquo ;\ propos d'oiseaux, et, avant de quitter le jardin de:j Plan- tes, livrons-nous à des reflexions moins sérieuses en ce qiii concerne ce second KJen, créé par les naturalistes français. Les savants directeurs qui composent son adInini^lr,llion, puissamment secondés par l'Llaf, s'oc- cupiMil aciivemont d'amener à la perfection ce superbe élahli.ssemenl, qui laissait encore beaucoup à dô>iror, il faut bien en convenir. De vastes projeis sont à l'eludo,

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LIXITUUKS DU SOIR.

ils s'cxt'ciiloroiil, je l'cspèro, cl nous ne tarderons pas à voir se rodiiscr nn yrand nombre d'aniélioialions iin- poilanlos, capables de concilier ce qno riiiiinanilé doit aux aniinaux avec les besoins de la science et la satis- faction du public : le jardin des Plantes ne inérilcra roelionicnt d'être réputé connue une merveille cjuc lors- qu'il sera parvenu à représenter dans son enceinte tontes les zones du globe, en miniature sans conlreiiit, mais au naturel et le tout soigneusement étiqueté, ce qui manque en grande partie au Jardin des Plantes tel qu'il est, au grand déplaisir de ceux qui cliorcluMit à s'in- struire, même à la promeuado. Le Jai'din des Plantes fut élevé le niagnilique cèdre du Liban, ne se laissera point éclipser, j'en suis sûr, par le Jardin zoologiquc du bois de Boulogne, qui ne date que d'iiier, mais dont la réputation n'a pas attendu le nombre des années; tout deux rivaliseront de zèle pour oITrir aux promeneurs un cours permanent d'histoire naturelle.

LES OISEAUX LIBRES DE LA VILLE DE PARIS.

Il nous reste îi parler maintenant des oiseaux qui se sont fait de la ville de P.uis un champ de liberté, sans tenir plus de compte des lois, des ordonnances et règle- menls de police que s'il n'en eût jamais existé.

Mentionnons d'abord les hirondelles, ces infatigables voyageuses qui savent diviser l'amour de la patrie en deux parts égales : aux approches de l'hiver, elles fuient le pays qui les vit naître pour nn autre dont elles seules connaissent le chemin, mais elles ne manquent jamais d'y revenir au printemps.

A Paris, l'Iiiroiiilelle ne s'effraye nullement du bruit qui se fait, tant que dure la journée, dans cette immense cité. Pour peu que le temps soit à la pluie, on la voit abaisser son vol, ra-er les fenêtres, frôler le visage des personnes qui s'y trouvent, ou bien effleurer raindemeut le pavé, suivant la longueur de la rue, comme pour nar- guer la lenteur des chevaux.

Avec une hardiesse que rien n'intimide, elle va atta- cher son nid aux frontons du Louvre, des Tuileries, du palais de rinslitul, des arcs de triomphe de l'Etoile, de la place du Carrousel, ainsi que des autres monuments les plus magniliques, les plus respectés. Toutefois, ce n'est ni l'ambition ni la vanité qui l'attirent; elle se soucie fort peu des grands souvenirs que rappellent ces constructions glorieuses et chèrement payées. Quoi- qu'elle semble accorder une sorte de préférence au pa- lais de l'Institut, si, de lenqisà autre, il lui arrive de pé- nétrer dans la salle des séances et de planer nu dessus de l'illustre assemblée connue autrefois le Saint-Esprit sur la tète des apôtres, ce n'est point pour y apporter la lu- mière, puisque celte asseniiilée est elle-mêuie un foyer de lumière; ce n'est pas non plus pour distribuer à cha- cun des membres qui la composent un tribut d'admira- iion et de louanges : l'hiroudelle ne songea rien de tout cela. Ce qui la préoccupe exclusivement, c'est d'attraper des moucherons, c'est d'assurer l'existence de sa jeune postérité, qui hieniôt sera en état de l'accompagner dans les airs et de s'élever bien plus près du ciel que les ou- vrages des hommes et que les plus hautes reuouunées. Sécurité, commodité, voisinage de l'eau, voilà ce que recherche l'hirondelle, et la preuve, c'est que la plus himdde maison, pourvu qu'elle réunisse ces conditions, devient à ses yeux préférable.

Les corneilles s'élaicnl avisées de disputer au.xliiron- dolles la dcmeuie de nos souverains; mais le croasse- ment, les cris tumultueux, les disputes et autres désa-

grémenls que causait le trop grand nombre de ces hôtes, j'allais dire de ces courtisans incommodes, obligèrent, contrairement aux usages reçus, de les expidscr totale- ment des Tuileries, ce paradis terrestre des oiseaux, ainsi que nous ne tarderons pas à le voir.

Le moineau, on le sait, représente dans tous les pays nn-e société non moins bruyante; rien n'égale sa gour- mandise et surtout sou audace. A Paris, celte audace passe toutes les bornes ; assuré contre les coups de fusil des apprentis chasseurs qui le tiennent en alerte autour des fermes, le moineau de la capitale ne le cède en au- cune façon à l'effrontorie du gamin de Paris. H brave les passants au milieu de la voie publique jusque dans les rues les plus fréquentées. Qu'une miette de pain vienne à tomber ou à être lancée sur un point quelconque, au même instant vingt moineaux partis de je ne sais accourent se la disputer, et le plus agile ne parvient à l'emporter sans combat que si d'autres miettes, arrivant ù propos, déloiirucnl l'attention de ses concurrents.

Le moineau va se poser sans façon sur la tête ou sur les bras, des plus belles statues et y laisse trop souvent dos marques de son incongruité, contre tout respet pour les personnages célèbres que représentent ces chels-d'œuvre de l'art.

C'est surtout au jardin du Palais-Uoyal et |)Uis encore au jardin des Tuileries que la familiarité de ces oiseaux est extrême ; ils affluent par troupes nombreuses à l'ap- proche de certains habitués qui, à heure fixe, viennent se distraire eu leur distribuant la picorée; on dirait une population de basse-cour se ruant autour de la servante chargée de pourvoira sa subsistance quolidieime.

Les personnes qui habitent depuis longtemps le quar- tier des Tuileries doivent se rappeler le fait que voici :

Il y avait, rue de Rivoli, au coin de celle du Luxem- bourg, si je ne me trompe, une Anglaise, miss ***, j'ai oublié son nom, qui occupait un appartement avec ter- rasse au quatrième étage. Cette dame avait contracté la singulière habilude d'offrir chaque jour, hiver comme été, un repas copieux aux moineaux. Dès que le premier coup de trois heures sonnait à l'horloge du château, les pierrots ailés invités ou non invités arrivaient par cen- taines de tous les coins de la capitale ; c'était un rendez- vous général. Il y avait table ouverte pour tout le monde sur la terrasse était dressé le couvert. Alors commen- çait un vacarme, des cris de joie, des vivais à assourdir. Les promeneurs du jardin des Tuileries se pressaient à la grille des Feuillants, étonnés d'un pareil bruit survenu tout à coup. Allants et venants, tout le long do la rue de Rivoli, s'arrêtaient bubilemenl, oubliant de continuer leur chemin ; on croyait assister à un festin patriotique, au plus beau moment de la fêle.

Le repas terminé, chacun des convives s'en allaita ses affaires ou bien rentrait chez soi ; nul n'était assujetti au quart d'heure de bienséance.

Ces dîners de moineaux, qui commençaient à devenir célèbres, ne furent interrompus que par la mort de l'am- phitryon femelle. Les journaux de l'époque racontèrent plus d'une fois les prodigalités de cette Anglaise à l'égard des moineaux; le respect que Ton doit à la vie privée nous empêche de nous demander si ses libéralités s'éleii- daienl au delà.

Il existe au jardin des Tuileries une autre espèce d'oi- seaux qui attire vivement raltenlion ; je veux parler des pigeons ramiers.

Il n'est pas de chassetu" qui ne sache combien le ra- mier est sauvage ; on ne peut l'approcher à portée de

MUSÉE DES FAMILLES.

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fusil que par hasard et avec les plus faraudes précautions. Pris tout jeune dans son nid, il ne s'apprivoise que fort difficilement ; jamais il ne s'accoutume dans un colom- bier; jamais il ne se reproduit en volière comme le pigeon domestique. A Paris, le ramier a subi une métamorphose Complète : comment cela a-t-il pu se faire? La chose me paraît facile à expliquer; qu'on me permette de l'essayer en quelques mots.

Ceux de ces oiseaux passagers qui d'abord remarquè- rent les gigantesques massifs que forment les arbres du jardin eurent la curiosité de s'y reposer. De ce point élevé, ils se mirent à regarder avec complaisance les vastes carrés de parterre tapissés de verdure, surchargés de fleurs cl d'arbustes. La vue des bassins toujours rem- plis d'eau limpide les invita à venir s'y désaltérer. Li- sensiblemenl, ils se résolurent à y passer la nuit et s'aven- turèrent à descendre, le matin de bonne heure, avant l'ouverture des grilles. Les premiers promeneurs dment les effrayer sans doute, mais les aibres leur servaient de refuge comme une forêt inaccessible. A la fin, voyant que personne ne songeait à les inquiéter, et qu'aucune détonation d'arme à feu ne troublait le silence de l'air, ils devinrent plus hardis et s'accouliimèrL^nt par degrés à ne plus tant redouter la présence de l'homme. Séduits de plus en plus par la fraîche beauté de ce site enchan- It'ur qui leur promellait les délices de Capoue, ils y pro- longèrent graduellement leur séjour et finirent par s'y installer tout à fait.

Les ramiers d'aujourd'hui sont nés à la cime des mar- ronniers du jardin ; ils ont perdu la conscience du danger, parce qu'ils ne l'ont jamais vu. Suivant la mesure de leur instinct, la tradition s'est substituée au naturel; en nii mot, ces animaux si farouches se sont civilisés, sans abdiquer pourtant le goût de la liberté, qui est un des caractères primitifs de leur espèce. Ils nous offrent, à mon avis, un exemple frappant des transformations qui, à l'aide du temps, se sont opérées dans l'organisation comme dans les mœurs des autres animaux qu'on a vus se plier à l'empire de l'homme, ce tyran du monde en- tier; est-il nécessaire de nommer le cheval, le bœuf, le mouton, l'âne, le chien, le chat, les gallinacés, etc. ? Si les ramiers avaient assez d'importance par rapport au prolil qu'on en |ieul tirer, ceux des Tuileries auraient fait un grand pas vers la servitude. Contrairement à leurs habitudes normales, ils voltigent bravement au-dessus des régiments qui défilent, tambours et musique en tête. Sans s'incpiiétcr de l'immense (piantité de monde que la belle saison et les jours fériés attirent dans le jardin, ils viennent avec une entière conliauce s'abattre au milieu des parterres, soit seuls, soit en nombre. On les voit se promener gravement dans tous les sens, ù travers le ga- zon, ou bien étaler leurs ailes sur le sable échauffé pur les rayons du soleil.

Chaque fois que quelqu'un s'approche de la bahistiade et se met à leur jeter du pain, de la brioche, aussitôt ils dirigent leur marche de ce cftté ; ils arrivent constam- ment escortés d'un essaim de moineaux (pii, beaucoup plus lestes et pillards consommés, enlèvent la majeine partie de ce qui vient de tomber et même de ce (jui est en train de tomber. }>hU eux, pleins de bonliouiie, n'en paraissent nullement offensés; ils attendent patiemment, et, luesque toujours, la main cpii donne a soin de lancer à lein- portée quehpies morceaux d'honneur, qu'ils ava- lent tout d'une pièce, en dépit des criailleries des nioi- tieaux.

Il v a (les habitués de<' Tuil ries qui se sont attachés à

faire plus ample connaissance avec les ramiers. Alors l'oiseau s'aventure à monter sur la barre de fer qui borde la balustrade et à venir becqueter le gâteau à la n)ain de son ami. J'ai vu maintes fois un jeune homme qui, de celle façon, obligeait le ramier à s'avancer sur son bras pour venir saisir le morceau placé entre ses lèvres, à monter jusque sur son épaule et même sur son chapeau. Mais ces petits repas familiers n'ont lieu que lorsque, à cause du mauvais temps ou de l'heure matinale, il y a fort peu de monde au jardin et quand l'abondance des vivres ne se trouve pas en rapport avec les besoins de la consommation.

Un vénérable ami, dont les souvenirs remontent un peu plus haut que les miens, essayait dernièrement de me persuader que la civilisation et l'éducation des ra- miers devaient être attribuées aune dame dont le cœur, après une longue série de printemps, était définitivement échu aux oiseaux. A l'appui de son opinion, mo!i ami me racontait que, dans sa jeunesse, il n'allait pas une seule fois le matin au jardin des Tuileries, sans voir la brave dame arriver les poches pleines de gâteaux, de graines, de brinborions de toute espèce. Un petit cri dont elle avait contracté l'habitude faisait accourir ses élèves ; chacun d'eux tour à tour était appelé par son nom, ce qui fait supposer que l'œuvre de civilisation avait commencé par la voie du baptême. L'un venait se poser sur le bras de la dame, un autre sur son épaule, et les privilégiés sur son doigt qui les transportait à la bouche pour y recevoir le baiser maternel. Alors commençait la distribution et nul n'était oublié. Voilà ce que racontait mon ami; mais, comme il n'est point un Malhusalem, il ne faudrait pas conelure de son récit que l'apprivoise- ment des ramiers ne remonte qu'à l'époque quil lui a3- signe; du reste c'est un point d'hisloire qui s'éclaircira lout à l'heure.

L'hiver n'a jioint de rigueurs pour les habilauts em- plumés des Tuileries ; an défaut de verdure, la neige est pour eux une nappe blanche qui ne fait que mieux res- sortir la variété des mots qu'on ne cesse de leur apporter.

Attirés de plus en plus chaque joiu' par le bon accueil et les prévenances dont ils sont l'objet, les ramiers vien- nent à présent volontiers se promener à terre sous les marronniers et les tilleuls, tout près des enfants, de leurs bonnes et de leurs nourrices, ramassant çà cl les frag- ments de gâteaux, de biscuits, de plaisir, qui ne cessent de leur tomber de la bouche ou qu'on jette à leur inten- tion. Il y a quelques jours, pondant que j'étais à causer avec un des gardiens, dans une allée, près de la maison- nette où se tient la loueuse de journaux, trois ramiers s'empressèrent d'arriver près do nous connue pour se mêler à la conversation ; à la vérité, leur langage mue!, qu'appuyait un regard expressif, n'avait d'autre but (jue de solliciter quelques friandises.

Le merle, lui aussi, fait élection de domicile aux Tui- leries et y perpétue sa lignée; mais jaloux de conserver intacte sa réputation, fin comme un met le, ce qui ne reMqH"'che point de .se laisser prendre comme un nais aux différents pièges qu'on lui tend, le merle, dis-je, se montre beaucoup plus déliant que les autres oiseaux qui grossissent le nombre des habitants de Paris. Ou le voit, la queue retroussée, sautiller, folâtrer en pleine verdure, |>arcourir les allées des plites-bandes, s'avancer jiarfois, à moitié caché par les toulTes de fleurs. Néanmoins il ne s'aventure janiais justju'à la barrière ; il laisse les plus pressés, moineaux et pigeons, s'en donner à bouche que veux-tu, et se contente îles bribes égarées.

l'iV

LECTCHIlS du SOIK.

Quoi qu'un dise l'ami que je viens de ciler, celle faini- liarilé des oiseaux de Paris n'a pas coniineiicé avec notre époque, à parlir du jour les peuples perdirent tout respect pour les rois; la conta;^ion n'y a eu que peu de part. Les registres de la Clianibre des comptes, à la date de 1398, nous apprennent que Charles VI, lor.Nqii'il ha- bitait la tour du Louvre, se vit obligé de faire poser aux fenêtres des treillis de fer d'arclial, alin d'empêcher les pigeiius et autres oiseaux de venir semer leurs ordiu'es dans son appartement el de dévaliser ses provisions de bouche, (piaud, tonlefois, ou ne l'eu laissait pas manquer, ce (pii n'arrivait que trop souvent à ce malheureux roi.

Les oiseaux des Tuileries ont eu, jusqu'ici, quelque

peine à s'accoutumer aux illuminations, aux feux d'arli- iice (luiontlieu à l'occasion des lètes du gouvernement. Réveillés en sursaut par l'éclat des lumières et par le bruit des pétarades, ils fuient épouvantés, gaj^ncnt à tâtons les forêts voisines et y restent plusieurs jours. Mais bientôt s'apercevant (ju'il y a pour eux moins de sûreté, cl qu'au lieu de les choyer on leur fait la clias.se, ils s'em- pressent de regagner leur délicieuse résidence, à l'ex- ception de quelques-uns qui ont péri viclimes de mau- vaises rencontres.

Quand venaient à éclater les révolutions périodiques dont Paris ne s'est pas fait faute depuis tienle ans, sans compter les précédenlcs, il est arrivé que les conqué-

Les oiseaux libres au jardin des Tuileries. Dessin d Ul Parent.

rants des Tuileries, armés de fusils, de pistolets, d'es- pingoles, ont exercé une horrible boucherie sur les oi- seaux du jardin. Ces pauvres oiseaux, le matin si joyeux et n'ayant nul souci d'une cause qui n'était pas la leur, s'en allaient, le soir, au château, compléter le festin de l'insurrection, après avoir passé par les casseroles roya- les. Ceux des malheureux pigeons, moineaux ou merles qui avaient écliafipé au massacre auraient iiu en porter la nouvelle à l'espèce entière et soulever une cxécraliou générale contre le voisinage des hommes. Mais non, ces sortes d'événements, qui se proiluisent sans cesse sur toute la surface du globe depuis que la famille de Noé s'est trouvée assez nombreuse Dour former des nations, s'effa-

cent aussi vite de la mémoire des oiseaux que de celle des autres habitants de Paris. La tempête ne s'est pas plutôt dissipée que, dès le lendemain, chacun retourne, comme si de rien n'était, à ses occupations journalières, à ses plaisirs, à ses habitudes, à son insouciance, aux menus détails de son ménage. Dieu, sans doute, l'a jugé nécessaire, afin d'empêcher que le souvenir de malheurs passés ne devînt une source intarissable de regrets, de chagrins, un supplice perpétuel. C'est pouniuoinous de- vons nous attendre à ce que cet ordre de choses se repro- duise invariablement jusqu'à la lin du monde.

Maurice DECIIASTLLUS

MUSÉE DES FAMILLES.

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ÉTUDES MORALES.

LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Les sept pôctiés capitaux. Composition do L Crcli'ii.

Nous livrons aux médiliilioiisJc nos lecteurs et de nos lectrices colle cniynic au crayon, iniilcc de rii.mdville. Cliacun y trouvera son conipailinionl, poul-iMie niènio SCS coniparlinuMils, s'il n\i |>as d.ui> l'ivil la pnulro do la fable.

Qui n'a pas son \itc ici-Las? connue di.-ail le prince do Tallcvrand.

j.\Nvn.i\ ISGl.

Il osl vrai qu'à lui on les attribuait tous, Iduioin ce mot du duc de S*", eu lui offrant mic prise de tabac.

Kn usez vous, prince?

Merci, duc; je n'ai pas ce vice capiîal.

-- Oh! si c'était un vice capital, vous l'auriez!...

r, C.

Il VI.NCT-NtlVILJIE VULIJIE.

KJC)

LECTUIIES DU SOIIl

SOUS LES ORANr.EHS DE NICE.

BOUQUETS D'ALPHONSE KARRO.

Pm:MIl-.R BOUQUET AUX AMIS.

Un ili'jeuuer choz Alph. Karr. Le berceau à manger. Troia mille oranges. Le ruisseau et la mare. Souvenir lic Sainlc- Ailresse. Les merveilles ilans l'herbe. Un c.onle de fée. Les petites pranileurs de Dieu. La modestie de la violette. A table. Les bouquets monslros. Knvoi à l'ami '". Mon rêve. Les neurs el les Guêpes. La philosophie de l'amitié. Le miel d'Alpli. Karr. Avis aux lecteurs.

Ce jotir-là, iioiisiléj(Miiiioiis sons le berceau d'Alplidiiso Karr, la plus belle .salle à manger qui .soil au nioiulc, s'écriail le jioo.U; Tiiéodore de Banville : une tonnelle do, rosiers qui jolto devant la maison ime ombre épaisse comme celle d'une forêt vierge ! Fait de Heurs jaunes, pourpres, ccarlales, blanches comme la neige, rose vif et rose clair, cet immense plafond, d'une fabuleuse richesse, inlercoplo le soleil en laissant passer la brise odorante, et, par peliles places seiilcnienl, l'adorable azur. Sur la nappe blanche damassée, le reflet des fleurs jetait des rayons roses, et sur les angles des cristaux ctincelaiont des rayons de flamme. Deux énormes vases de Chine, écrasés sous des 'montagnes de fleurs, étaient posés aux extrémités de la table, et pour entrer dans ce salon do féerie il f.dlait écarter de longues branches, couvertes de roses qui, pareilles à des reines, laissaient traîner sur le sable leurs parures éblouissantes et dédaigneuses.

Un des convives, qui n'avait pas vu le jardin depuis deux jours, y remarqua un vague changemciil dont il ne pouvait se rendre compte.

11 manque qiu'lqiies oranges, dit Alphonse Karr, on en a cueilli trois mille hier.

11 en restait tant sur les branches, au milieu des fleurs, que l'absence de ces trois mille pommes d'or était à peine sensible.

Nous parcouriîmcs l'oasis, tandis qu'on achevait de mettre le couvert, et nous restâmes en extase devant le ruisseau et la mare, si artislement rendus par M. Creltc, premier photographe du roi d'Italie. (Voir la gravure ci-dessous.) Oui, c'était bien une mare de village, ce n'é- tait pas un bassin de parc. Il n'y avait ni margelles de pierre, ni degrés de marbre, ni jets d'eau ridicules! Du gazon frais, des fleurs naïves, des joncs sauvages, des plantes étalées sur l'onde endormie. Au bord, de grands arbres variés; h droite, une cabane agreste, avec un palmier en éventail. Tel était le lac en miniature. Mais quel doux souvenir do ce ruisseau de Sainte -Adresse, dont notre amphiiryon a rendu l'histoire immortelle!

« Le ruisseau (|ui traverse mon jardin sort des flancs d'une colline couverte d'ajoncs. C'a été longtemps un lieuroux ruisseau : il arrosait des prairies toules sorles de charmaules fleurs se baignaient ou se miraient dans ses ondes; puis il entrait dans mon jardin. Là, je l'atten- dais, je lui avais préparé des rives vertes. J'aviiis planté sur ses bords, et dans ses eaux, toutes les piaules (jui fleu- rissent dans le monde entier. Il traversait mon parterre en chantant sa mélancolique chanson. Puis, tout par- fumé de mes fleurs, il soitait de mon domaine i)ar une seconde prairie, et allait se précipiter dans la mer îi tra-

(I) Voir les livraisons de septembre el de novembre derniers.

vers les flancs abruptes de la falaise qu'il couvrait d'écume. C'était un heureux ruisseau ! 11 n'avait absolument rien à faire que ce que je vous ai dit : couler, rouler, être lim- pide, murniui er entre des fleurs el des parfums.

« Il menait la vie (pic j'ai choisie et que je mène, quand on veut bien me laisser tranquille.

« Mais le ciel et la terre sont envieux du bonheur et de la douce paresse.

«Mon cher frère liugène, un jour, et l'habile ingénieur Sauvage, l'inventeur des hélices, causaient sur les bords de ce pauvre rui.sseau, et parlaient assez mal de lui : Ne voilà-t-il pas, disait mon frère, un beau fainéant de ruisseau, qui se promène, qui flâne sans boule, (|iii coule au soleil, qui se vautre dans l'iieibe, au lieu de travailler et de payer le teriain qu'il occupe, connue le doit un honnête ruisseau? Ne pourrait-il pas moudre le café et le poivre ?

« Et aiguiser les outils? ajouta Sauvage.

« Et scier le l)ois ? dit mon IVère.

« Et je tremblai pour le ruisseau ; et je rompis l'entre- tien en criant très-fort, sous prétexte que ses envieux, ses tyrans, bienlôt p(!ut-êlre, nuircheraient sur mes vcr- giss meinnicht. Hélas ! je ne pus le protéger que contre eux. 11 ne tiu'da pas à venir dans le pays un brave honnne (pie je vis plusieurs fois rôder sur ses rives vertes, du côté il se jette à la mer. Cet homme ne me Ht point l'eflet d'y rêver ou d'y chercher des rimes ou des souvenirs.

« Mon ami, disail-il au ruisseau, tu es que tu te promènes, que tu te prélasses, que tu chantes à faire envie; moi je travaille, je in'éreinte... Il me semble que tu pourrais bien m'aider un brin ; c'est pour un ouvrage que (Il ne connais pas, mais jeté l'apprendrai; tu seras bien vite au courant de la besogne ; tu dois l'ennuyer d'êlre comme cela à ne rien faire ? Ça te distraira de faire des limes et de repasser des couteaux.

« Bientôt une roue, des engrenages, une meule, furent apportés au ruisseau. Depuis ce temps, il travaille ; il l'ait tourner une grande roue qui en fait tourner une petite qui fait tourner la meule; il chante encore, mais ce n'est plus cette même chanson doucement monolone et heureu- sement mélancolique. 11 y ados cris et de la colère dans la chanson d'aujourd'hui ; il bondit, il écume, il travaille, il repasse des couteaux. Il traverse toujours la prairie et mon jardin, puis l'antre prairie ; mais, au bout, l'iiomuie est qui l'attend et qui le fait travailler. Je n'ai pu faire qu'une chose pour lui : je lui ai creusé un nouveau lit dans mon jardin, de sorte qu'il y serpente plus long- temps et en sort plus tard ; mais il n'en faut pas moins qu'il finisse pour aller repasser des couteaux. Pauvre ruisseau ! tu n'a pas assez caché ton bonheur sous l'herbe ; lu atn-as murmuré trop haut ta douce chanson ! »

El tout autour de la mare, quel hou chapitre à écrire sur le ventre, en contemplant Icîs bijoux de la nature dans récrin du gazon !

« Etendu sur le ventre, et le visage à quelques pouces de terre, je vois plus de merveilles que ceux qui courent les montagnes et les lorrculs avec des chevaux, des ânes, des chameaux ou des rennes... Cette mousse verte me semble dos arbres cl les insectes qui errent sur son ve-

MUSÉE DES FAMILLES.

107

loiirs, des cerfs ou des chevreuils dnns une forêt. Voici les liclieus dont le chevalier Di^'by faisait des remèdes souverains pour la beauté des dames sous le grand roi Louis XIV ! Voici les fougères que les savants appellent ophynglosses boslrychiums ! (0 mon Dieu! avcz-vous permis aux savants de persécuter ainsi les plantes et de chercher à les rendre odieuses à ceux qui les aiment? ) Mais Dieu s'occupe moins des savants que des pelils oi- seaux. — Voici, étalés dans l'herbe, la m;irgoline, le mou- ron blanc, qui fait pour eux, de la terre, une table servie toute l'année ! Voici la violette, que vous qualifiez de mo- deste. Erreur profonde ! Pourquoi ne diîes-vous pas plutôt que l'or, les diamants et les perles sont modestes, eux qui se cachent dans les entrailles de la terre et dans les gouffres de l'Océan? La violette modeste ! Elle est née dans riierbe, il est vrai ; mais que d'intrigues pour en sortir! Outre les couleurs qu'elle affecte et qui la signa- lent, n'exhale-t-elie pas ce parfum provoquant qui la fe- rait découvrira un aveugle? La violette modeste! elle qui couvre de sa livrée les chefs de l'Eglise, les évoques et les archevêques ; elle qui est le noir des rois et le deuil de la pourpre ! elle qui s'est fait proscrire, exiler et per.-écuter par coquetterie ! elle que deux cents reines du monde affichent tous les soirs au grand Opéra! Elle qui se refuse obstinément aux distillations des plus habiles parfumeurs! Vous vouiez respirer mou odeur, niadame, a! tendez que je revienne ! Respirez, d'ici là^ des roses et des jasmins! Vos chimistes les mettent en bouteille! Quant à moi, attendez que je refleurisic ! Ainsi pirle la modeste violette. »

Voici,— toujours pi es de la mare, un brin de séneçon ; une clienille, foruicc d'anneaux noirs et jaunes, y diuc de bon appétit. Elle se laisse tomber, s'arrondit en boule et ne fait |)lus aucun mouvement. Elle va se filer bientôt une petite coque mince, d'où elle sortira papillon, mieux velu (jue Salonion dans sa gloire ! Voici les foiu'mis qui marchent, travaillent, combattent et font des travaux d'Hercule entre ces brins d'herbe, comme des pofiula- tions hiunaines dans les forêts et dans les villes ! Elles prennent des ailes pour quitter la terre et aller s'aimer da.is le ciel... Et quand elles en descendent, elles jettent ces ailes pour se livrer aux nécessités de la vie ! Ne fai- sons-nous pas comme ces fourmis, à l'âge des illusions charmanles et à l'âge des calculs honteux?

« N'êti'S-vons p;is surpris, conclut Alphonse Karr, des merveilles (pii entourent i'Iiomme et qu'il ne se donne pas la peine de regarder, et les miracles de mou ruisseau cl de mon gazon ne vous rappellent-ils pas ce conte de fée qui charmait notre enfance :

«Trois [iriucos sont envoyés au hasard par le roi leur père pour lui rapporter des merveilles des pays lointains. Celui dont le présent sera le plus extraordinaire lui suc- cédeia sur le trône. Le plus jeune, que le couleur fa- vorise évidemment, apporte une noix ; ses frères sou- rient dédaigneusement. On ca.sse la noix, il en ."-orl une noisette ; la noisette renferme un pois, le pois une graine de cliènevis, la graine de chènevis un grain de millet; (ui ouvre le grain de millet, et l'on eu lire une pièce de liiile de vingt aunes de long!

(i Eh bien! voici une petite graine beaucoup plus petite que celle du millet, voici une graine d'œtiuthère ; jelcz-la (lans le sol, à vos lueds, il eu sortira une gramlo et belle plan le a vec des feuilles et des lieu rs et imeodeiu ravissante, jiuis cinq ou six cents graines pareilles, d'où .sortiront oncoie cin(i ou six cents belles plantes. Cette seule petite graine contient pour toujours des géuéiations infinies de \

plantes semblables, avec leurs feuilles, leurs fleurs et leurs parfums ! Vous la mettez en terre aujourd'hui : eh bien ! tous les hommes qui couvrent le globe seront morts, qu'il continuera à sortir d'elle d'autres fleurs et d'autres graines qui engendreront d'autres fleurs indéfiniment. est maintenant votre mauvais miracle, ô fée des contes ; sont vos malheureuses vingt aunes de toile? Pourquoi mettre vingt aunes de toile dans votre grain de millet? Il contenait bien plus que cela, pauvre fée! il contenait pour toujours de belles tiges avec de longs épis pendants ; il en contenait de quoi couvrir la terre entière en moins de dix ans; six mille oiseaux s'en nourriraient à cœur- joie, eux et leurs petits! etc., etc. Mon Dieu, que vous êtes grand ! et quel beau spectacle vous nous avez donné dans les plus petits de vos ouvrages, dans ceux que vous avez cachés sous l'herbe ou dans l'épaisseur des feuilles ! Est-il une plante, sur celte mare, qui ne soit un prodige bien au-dessus de toutes les mytiiologies de tous les temps et de toutes les nations? Est-il un insecte qui ne parle mieux de vous et de votre puissance, ô mon Dieu, que ces avocats ridicules qui disent sur vous tant de sot- tises et d'absurdités! »

Mais il nous fallut quitter la mare pour le berceau à manger, et le ruisseau pour le vin de Marsalla. Une sur- prise délicieuse nous attendait en nous mettant à table. Chacun de nous trouva à sa place un gros bouquet d'Al- phonse Karr, un de ces bouquets monstres dont il a le .secret, mélanges inouïs de richesse et de grâce, de splendeur et de goût, de couleurs et de parfums, de vrais tableaux de Jordaëns ou du Titien, des symphonies de Beethoven ou de Mendeissohn.

Alphonse Karr lui-même fut plus étourdissant encore que ses bouquets. Il nous raconta un chapitre d'histoire qui sera un de ses chefs-d'œuvre, s'il ose jamais le faire iuiprimer : l'annexion de Nice à la France. Il nous dit encore son entrevue si piquante et si philosophique avec le roi Victor-Emmanuel, épisode oublié de la vie de Henri IV et de Sully, ou plutôt du Béarnais et de Mi- chaud. Puis il nous décrivit à sa façon, qui n'est point celle des cicérones, l'adorable pays de Nice, de Villa- Franca, de Monaco et de Meiiton. Nous reconnûmes le lendemain, en parcourant ces édens de la Méditerranée, la justesse prodigieuse et fine de son coup d'œil et de so!i coup de pinceau.

Le déjeuner se termina par un toast aux amis absents,- et je remaïquai, à ce mot, un sourire narquois dans lu Larbe d'Aljdionse Karr.

Pui>q^ue vous Imuvez ce biiuquel pnrlanl, me dit-il en me montraul la botte de fleurs que je tenais à la main, envoyez-le donc, ce soir, à mon ami *" à Paris, cl dc- niandez-lui ce que ce bou(iucl lui aura chanté de ma part.

Nous avions tous reconnu, dans le nom prononcé, celui d'un de ces prétendus amis ipii sont les ennemis les plus dangereux, c'est-à-dire des renards couverts de peaux de nutulon.

Rentré à mon hôtel, je fis n)eltre précieusement le bouquet en caisse, le pieil on haut, les fleurs on bas, et je l'expédiai à l'adresse que m'avait donnée l'auteur des Guipes.

Puis je me couchai en songoanl à la surprise de Vami, et voici le rôve, ou plutôt le cauchemar, qui traversa mon sommeil :

Je vis le bouquet arriver chez M. *" ; je vis celui-ci ouvrir la caisse, en tirer les admirables fleurs, y rocon- naitre, avec un cri d'admir.iliou, le chef-dicuvre du jar- dinier de Nice, cl le poser sur son plus beau guéridon

108

LEGTl HES DU SUIU.

cil inos;iu|iie, (I;iiis son vase do Cliiiie li> plus pit'CUMiv. iM.iis à [leiiie le iioii(|iiet fiit-il ainsi iiilroiiisf', je vis une guêpe sortir lic cliacpu' flt'iir on lioiirdomiaiit et en aiT.icliant, qui nu pôlulo, (pii luio l'eiiillo, qui un pis- til, clianj;és aussilol eu petils rnoiooaux do papier... Los pnopos coniposèreul un escadron do guerre, sonnant lu rliargo et aocalilant Tanii do leurs cliaiils et de leurs |ii- (jùros, taudis que les pelils papiers, s'assoinblanl sur la lahio. lurniaient des pages olincelanles, je lus cette jihilosoiihic de iamiitc :

rnoiiLii uouQuiiT aux amis.

Cent volumes ne sufliraient ni à moi m à iiersonuo, pour énuniérer le mal (jne riiomnio a l'ail à riiomnic. Il n'est pas (|no>tion d'autre cliose dans l'iiistoiro, et ce se- rait tout siui|)leiucnt écrire riiisloire universelle.

Lorsipruu iialuralisle ou un philosoplic vous dit : « l.'iioniuio est le roi de la nature; c'est pour lui, pour son usage, que le monde a éic créé, » vous vous trom- periez fort si vous pensiez qu'il s'agit, dans son esprit, ries autres hommes. Fonilleloz les nalin-aiislos et les plii- losoplios, et vous verrez le rosidiat (jiic vous ohtiondroz.

(i L'homme est le roi de la nature, il est fait à l'imago {]i^ Pion, etc. »

Que pensez-vous des Italiens? demandez-vous à un Français.

L'Italien, vous répond-il, est superstitieux et traître. Si vous domaiidioz à un Ilalieu ce (ju'il pense des Fran-

çiis, il n'Iiôsilerait pas pour vous dire :

Peuple brouillon, léger, futile, etc.

Pcrsonnellcmonl, je n'adople pas ces zones géographi- ques de Ciiraclèies; les Français qui demeurent sur une des rives du Rhin ressomhlent bien plus aux Allemands qui sont siu' l'aulre rive qu'ils ne rc<send)lenl aux Fran- çais liniilro|)!ies de l'Espagne, aux Français de Bayonnc, par exemple. Tout le monde se mêle et se confond par les bords et par les lisières; cl d'ailleurs, sur un champ de bataille ou dans un congrès, les frontières peuvent tliaugor de place.

Tour abréger, je ne consulte qu'un Français.

Lt les E-^pagnols? demandorez-vous au susdit Fran- çais.

Les Espagnols, dira-l-il, vaniteux, matamores, etc.

E! les Anglais?

Auglotorrc, perfide AlI)ion, Cartbage moderne; l'Anglais, liounôîo pour lui-même, est capable do tout pour raccroissement de la prospérité commerciale do son pays. La guerre n'est pas pour lui un moyen do gloire : c'est un moyen d'échiner les autres épiciers. Il ne fait ni conquôlos ni prisonuieis, il fait des pratiques.

11 n'y a pas un pouiilc sur lequel votre interlocuteur n'ait des invectives et dos dédains tout prêts.

El les Français?

France! reine du monde! la [latric do tout le monde, la patrie de ceux qui n'en ont jilus, la [)atiie dos exilés, la Ciipilale de l'Europe! Le Français, spirituel, brave, le plus iM'ave, le i)lns spiiituel dos [)ouples!

Tiès-bien. Votre opinion, je vous prie, sur la Nor- mandie?

Le Normand, ami des procès, chicaneur par excel- lence : (I L" Normand a son dit el son dédit. »

El le Cliamponois?

Ah! vous savez le proverbe Qualre-vingl-dix- neuf moulons et un Champenois... »

Le Mauceau ?

Un Manccau vaut un Norinaud et doini.

L'habitant do la Touraiuo?

A Tours, ce que fonnuo veut, Uieu le veut.

Do la Hourgogue?

.\piôs le coup, Bourguignon sage.

F'aiios-lui maintenant quohpies (jucslions sur los quar- tiers do. Paris; le faubourg Saint Germain? La no- blesse, les préjugés, le passé.

La Chans.>oo-d'Antin?— La Banque, les loups-ccr- viers d(! bi Bourse.

L'île Saint- Louis? Des momies.

Mais abus, demandez-vous, cpud est le (piarlier bon à babiler?— il vous désignera celui qu'il habite; le fau- bourg Sainl-Ilonoré, pur cxcm[ile.

Parlez-lui maintenant des différentes piofossions : il aura des sarcasmes contre toutes, excepté conlro la sienne.

Nous arrivons, nous brûlons. Eu effet, voilà déjà que l'homme, dont il faut enlondre qu'il est le roi de la na- ture et l'image de Dion, habile le fau!)ourg Saiut-IIonoié, et n'est ni avocal, ni médecin, ni marchand, ni ouviirr; car, si vous parlrz des ouvriers, nolio homme vous dira : ttFi! le peuple, la populace, la vile mullUuilr! Parli'Z- moi dos gens comme il faut! » Les gens comme il faut, ce sont les gens comme lui ; mais il ne vous cache pas qu'il n'y en a pas beaucoup.

Parlez-lui de sa rue : le cùlé opposé à celui qu'il habite est au nord ; il faut être bien niais pour se loger au nord !

Examinons la maison. Qui habile le premier élagc? Un niaicband enrichi... un adorateur de Mercure.

Le second? Un imbécile.

Le quatrième? Un fat.

Le troisième... c'est son étage; mais il y a un autre locataire sur le même carré : c'est un avare, et lu femme de l'avare... csl une coquette.

Pai lez-lui alors de son meilleur ami : il commencera par vous en faire l'éloge, non [lour que vous le croyiez, mais pour que vous voyiez et aduiiriez comme il fuit bien l'éloge de son ami. En effet, ayez l'air de prendre au mot ses louanges, qu'il a un peu exagérées dans l'espoir de vous agacer le bon sens et de vous faire faire des objec- tions ; enchérissez sur lui, vous ne tarderez pas à obtenir l'aveu des défauts de cet ami.

En résumé, riiomme, roi de la nature, image do Dieu sur la terre, et le Français, le [dus brave, le plus spiri- tuel des hommes, vous (inirez par voir que, dans l'opi- nion de l'homme que vous aurez confessé avec un peu de soin, c'est simplement et uniquement lui-même ; qu'd n'estime, qu'il n'admire que lui-même, cl qu'il n'aime que lui-môme.

Dans l'ordre physique, quand un homme tombe dans la rue, tout le monde rit, tous ceux qui le voient tomber sont coiilonts, heureux ; ils ne voudraient pas n'èlio pas sorlis ce jour-là, ou n'avoir pas passé par cette rue, ou n'y avoir pas passé préciséuicnl à celte heure.

Il on est de môme dans l'ordre moral : les plus grandes' joies humaiuos consislontà voir tomber lesaulreshounnos, tomber d'une haute position, tomber d'une grande for- tune, tomber d'une éclalanto gloire. On ne se fait pas même grand scrupule de pousser un peu ceux qui ne tombent pas assez vile.

Cette haine de l'hoiunie conire l'homme est si achar- née, si aveugle parfois, (juo, de temps on temps, oubliant qu'on est soi-même, et se rappelant qu'on est homme, on se joue per.-oiinolk'uieut une foule de mauvais tours, on s'allrapc, on se myslilio, on se ruine, on se calomnie, on se détruit, on se lue soi-mêiue. Lu un mot, je le ré-

MUSIΠDES FA^^LLES.

109

pèle, riioinme n'aime fine lui, cl encore ne s'aimc-l-il guère.

Four bien voir la haine dont Tliomme se poursuit lui- même, suivons-le dans quelques-uns de ses plaisirs, au théâtre, par exemple. Croyez-vous que ce monsieur si triomphant, celle dame si décolletée, jouissent du spec- tacle et do la musique? Non, la femme s'occupe de rcffet de sa coiffure ; elle pense aux chagrins que celte heureuse innovation va faire aux autres femmes, lis ne viennent pas voir le spectacle, ils viennent êlre le spectacle. L'homme a livré aux regards la moilié de sa femme pour se la faire envier sur éduinlillon ; la femme a été admirée sans es- time, critiquée avec passion. Tous deux rentrent en- chantés de leur soirée.

Une fois rculrés, vous pensez hion qu'ils no s'occupent pas du spcclacle ! la femme ci ilique la toilette ou les charmes des femmes de sa société ; l'homme critiipie les airs des hommes de sa connaissance. Pendant ce temps-

on s'occupe d'eux dans les autres maisons, surtout s'ils ont réussi à briller, à éblouir. Fcoulons un autre ménage.

I.A FF.MMK. Avez VOUS rcmaïqué M"'* *'*?

LE MARI. Je l'ai aperçue.

I.A FF.MMR. Elle était oulrageusement décolletée. Et quelle coiffure I la manie de se singulariser... Parce qu'on met des fleurs dans ses cheveux, elle y met des fruils ; je ne désespère pas de la voir demain aux Italiens avoc des légumes, des petits radis roses et du persil,

LE MARI. Son mari avait-il l'air assez empesé, assez niais! Mais, ce pauvre garçon, il n'a pas inventé la pou- dre. Quelle livrée ! quels chevaux ! Dieu veuille que ça dure! Sa l\n de mois à la Bourse n'a pas déjà été si bril- Lmte, etc.

.Mais iVIphigènie et de Guilluume Tell il n'en est pas plus question dans ce second ménage que dans le pre- mier.

Le mari se prépare à faire une visite d'amitié à l'homme

'v.'y-'}-'%^^'!.'^l. './^--dEL -^^"^^-^

[,e ruisseau «-t In mare d'Alpli Karr. Possin de Pignoux, dapiLs

dont il vient de parler avec tant de dédain, et à ne rien négliger pour lui enlever un peu de son argent.

La femme se demande si c'est chez Billon ou chez Naltier qu'elle ira, dès le leiidemai:i matin, cnmmander une coiffure pareille à celle qu'elle vient de déclarer si ridicule.

Je connais un homme qui a passé toute sa vie à oher- clicr un ami. Tout le monde veut avoir un ami, mais prrsonne ne s'ocou|)e d'en être nu. Entre deux amis, comme entre deux amaiils, il y on a un (pii aime et l'au- tre qui est aimé. Oernièreinent, j'ai rencontré un homme, il avait le visage rayonnant.

EnliUjine dit-il, j'ai trouvé mon affaire : j'ai un ami.

Je vous félicite, luidis-je. i-^t lui, en a-t-il un? Il ne daigna pas répondre à cette plais. interie.

Longtemps, me dit-il, j'ai rêvé un i\viaile ou un Euryale. J'ai trouvé plusieurs variétés d'amis: j'ai eu

la ph'Mograpliie de Crelle, firomior plidograpfie du roi d'iialie

des amis qui ne se souciaient pas de moi, et dont je ne me souciais pas. J'ai eu des amis qui me haïssaient, cl que je n'aimais pas davantage. J'ai essayé. ne trouvant daus |iersonne l'étolTe d'un ami, —j'ai essaye d'en prendre deux. ainsi que le paysan qui n'a pas de bœuf laboure avec deux ânes. Celait assez commotlo : \ chacun d'eux je me plaignais de l'autre; c'est ce qui m'a duré le plus longtemps.

Voici comment j'ai trouvé enfin un véiilahle ami : j'avais pour voisin un journalier asstz intelligent; je l'allai tiouvor.

Combien gagnes-lu par jour?

Troiilo sous, «piand j'ai de l'ouvrage.

Seiai-i-lu lonlent d'avoir quarante sous par jour?

C'est tout ce que je désire.

Eh bien ! je le prends à la journée. Tu viendras tous les jours chez moi. Tu ne liens pas.'» i;n (.nvr.igo plutôt qu'à un autre? Ton ouvrage sera d<' venir avec

110

LECTURES nu SOIP,.

moi Ji la pî^clio ou à la proinonade, do l;iii o iino Jinrlic (lo boules ou de caries.

Je IViai tout ce que vous voudrez.

Mon homme arriva le lendemain dès l'aube du jourol entra eu exercice. Depuis ce join-, je suis le plus beu- reux des hommes, j'ai cnfiu un ami dans les prix oxirèmcment modérés do quarante sous par jour.

Vous ne vous fijim'e/, pas comme c'est couunodc ; je lui dis, parce que l'amitié exige des é^jards : « Veux-tu venir l^ la pi'cbe ou h la promonade? » Il ne prend que lo temps do mettre son chapeau. «Veux-tu jouer aux cartes ou aux boules? » Il ne demande pas mieux. Il me ramasse les boules et bat les cartes, absolu- ment comme j'étais avec mes antres amis. S'il y a du monde et que je veuille avoir l'air exirèmcment spiri- tuel, je le prends pour plastron de mes s;ircusnies, pour but de mes traits les plus piquants, absolument comme faisaient mes anciens au)is avec moi. Tous les soirs, je lui donne ses quarante sous, et tout est dit. A six liem'os du malin jusiju';"! dix heures du soir, il vient être mon ami avec une régularité parfaite. Du reste, il sait que je ne badine pas sur les devoirs do l'amilié ; s'il commençait à m'aimer le matin un quart d'heure trop lard, s'il cessait d'avoir pour moi une affection sincère et dévouée un quart d'heure trop tôt, il sait bien que je retiendrais sur ses quarante sous le quart d'heure dont il m'aurait fait tort. Il a la nuit pour se reposer.

Fontenelle et l'abbé Dubos, vieux amis, mangeaient souvent ensemble. Tous deux étaient connaisseurs en bons morceaux, et aimaient à ne pas mung(îr toujours avec des ignorants. Tous deux aimaient les asperges; mais Fon- tenelle ne les aimait qu'à lu sauce; l'abbé ne les man- geait qu'à l'huile. Ce grave débat se décidait d'ordinaire aux échecs, tous deux se piquaient d'êlrc d'une cer- taine force. Un jour, c'était la Iprcmièrc fois de l'an- née qu'ils en devaient manger, leur débat se renou- vela avec une nouvelle force.

Quel dommage, disait l'abbé, de gàicr de si magni- liqucs asperges par un odieux brouet l)lanc !

J"aime mieux n'en pas manger que de les manger à l'huile, répondait Fonlcnolle ; si on les fait à l'Imilc, vous les mangeiez toutes, et demain je m'enfermerai seul pour eu manger à mon aise, à la sauce.

On plaida avec esprit, avec talent, de part et d'autre, mais cela ne servit qu'à alTermir les deux adversaires dans leur opinion. On apporta les échecs. Jamais com- bat ne fut plus sérieux, jamais victoire ne fut disputée avec plus d'acharnement. L'abbé gagne la première partie, Fontenelle gagne la seconde. La troisième, la belle, celle qui décidera la question, va commencer; elle commence : les deux ennemis sont silencieux, ils respirent à peine; les pions ne marchent qu'à des intervalles inusités; on ne veut rien laisser au hasard, on ne risque rien ; il ne se commet pas une faute, pas une imprudence. Mais il vient un moment il est évident que la guerre n'aura pas de résultat. Chacune des deux armées est devenue trop faible pour faire mat le roi do Tantre. On se battrait toujours sans se vaincre jamais : la partie est nulle. Lu recommeucera-t-on une autre? Les combattants sont épuisés, haletants. D'ailleurs, on joue trop cher. Manger pour la première fois des asperges et les manger mauvaises ! ou ne veut plus en courir le risque. Le Dieu des armées, en laissant la viftoire incertaine, a donné son avis: on fait venir la cui.^inière; elle divisera les asperges, la moitié à la

snuoo, la moitié à l'huile, (lliaouu donne ses avis ot fait SOS lecommandalinus, ot l'on altoud le dinoren par- lant d'autre chose. Il faisait chaud; le jeu achaïué des échecs occupe violeimnent l'atlention et porte le sang à la tète. Tout à coup l'abbé rougit, pâlit, chancelle et tombe sans moiivomont: une cougoslion subite l'a tué. Fontenelle s'élance mv la sonnetle, ouvre la porto et cric, du haut de l'escalier, à la cuisinière qui accourt: Toulex à la sauce, les asperges!

Il est tout simple de laisser sa carte chez un ami que l'on no roncontro pas, pour que le portier ou les doniesliques n'oublient pas de dire que vous êles venu; mais envoyer sa carte par un délégué, au lieu de témoi- gner d'une atlenlion ou d'une intention, no peut, en bonne logique, qu'aflirmer que vous êles très-décidé à ne pas vous déranger pour voir les gens. Ces cartes pour- raient s'appeler des caries de non-visites.

Cela l'cssemblo à cet usage ancien qu'avaient les rois d'envoyer une voiture vide à l'enterrement d'un de leiu's fidèles serviteurs, dont ils voulaient ainsi honorer la mé- moire. — Si tous les amis d'un mort, qui, lui, ne peut se faire remplacer [lar un cercueil vide, suivaient cet exem- ple, cola donnerait aux enterrements une gaieté qui leur nianipio trop souvent. En elTet, si vous envoyez votre voilme, moi j'enverrai mes bottes, et je vous délie de me prouver que ce ne serait pas exactement la même chose.

Quand un homme est malheureux, il est abandonné (le ses amis; c'est un lieu commun ressassé en vers, en prose et dans toutes les langues : Tempora si faerinl nuhila, etc.

Les amis qui abandonnent le malhciu'eux ne lui fe- raient que la moitié du mal qu'ils lui font, s'ils se con- tentaient do l'abandonner ou s'ils disaient franchemont qu'ils l'abaudonnent parce qu'il est malheureux ; mais ils auraient honte de cet aveu, et ils lui inventent ou même lui trouvent des torts (pi'ils donnent pour cause de leur abandon.

Eh bien, pour qui juge sainement, celui qui dirait tout net: «J'abandonne mon ancien ami*** parce qu'il est malheureux, » ne serait pas un moilèle d'ami constant, je le veux bien ; il resterait liien loin en arrière d'Oroste et de Pylade, de Nisus et d'Euryale, de Damon et do Py- thias, etc., etc., mais il serait moins mallionuôlc et moins grcdin cent fois que .s'il disait : a J'abandonne mon ami parce qu'il est coupable ; » et cependant, dans le second cas, il prendra un certain relief, dans l'opi- nion du vulgaire, de cette apparente austérité.

Celui qui a dit : « J'aime Platon, mais j'aime encore mieux la vérité que Platon : amicus Plalo, sed mayis arnica verilas ;y> celui-là voidait parler d'une amitié à dislauce ; c'était la philosophie de Platon qu'il aimait et non Platon lui-même.

Il faut choisir son ami parmi les cœurs lionnêtcs, les intelligences élevées; mais, une fois l'amitié liée, on de- vient solidaire l'un de l'autre. Il faut empêcher tant (pi'ou peut son ami de faire des sottises ou des crimes; nuiis, .s'il les counnet, ce n'est pas une raison de l'aban- donner. On ne pense pas à s'abiuidonner soi-même, quoi qu'on fasse, parce que c'est absurde et physique- ment impossible. Eh bien ! il y a une inqiossibiiité mo- rale, qui, pour cerlaines personnes, est du moins aussi forte qu'une impossibilité physique, à abandonner son ami : si votre ami est criminel, tout ce que vous pouvez faire, c'est d'en souffrir et d'avoir des remords avec lui.

iMUSÉE DES FAMILLES.

ill

et encore faudra-t-il iieiit-êlre le lui dissimuler! Résu- mons :

Dans la plupart des amitiés, ne demandons pas à nos amis de ne pas nous abandonner dans le malheur ( ce ser;iit demander aux hirondelles de ne pas quitter nos climats quand le froid a tué les moucherons dont elles se nourrissent) , mais prions-les de ne pas nous prêter des torts et des crimes, de nous abandonner dans le trou nous sommes tombés, sans nous donner en partant un coup de pied siu' la têle.

Les amis. l^n ami, c'est un homme armé contre le- quel on combat sans armes.

C'est un homme qui sait sur quel coup précisément il vous prendra en tirant l'épée.

C'est un homme qui connaît l'escalier qui conduit chez voire femme; qui sait les moments de froideur et les inslanis vous êtes dehors et l'heure précise à la- quelle vous rentrerez.

Un ami, c'est Judith qui vous assoupit dans ses bras et vous lue au milieu des songes agréables qu'elle vous fait faire.

C'est Dalilah qui connaît le secret de voire force et de votre faiblesse.

On prend des amis comme un joueur prend des cartes; on les garde tant qu'on espère gagner.

L'homme qui a un ami, qui s'assimile un autre homme, présente une surface double aux coups du mal- heiu". On peut lui casser quatre bras et lui fendre deux têtes; il portera le deuil de doux pères; il aura le tracas de deux femmes.

Entre deux amis, il n'y en a qu'un qui soit l'ami de l'aiilro.

Entre tous les ennemis, le plus dangereux est celui dont on est l'ami.

.\ la (in de sa vie, on découvre qu'on n'a jamais autant soulïert de personne que de son ami.

Ce serait pourtant une belle el sainte chose (|ue l'a- milié. Mais qui comprend Tamitié? Chacun, je le répète, vent avoir un ami, mais personne ne veut être l'ami d'un aiilie. On emprisonne ce qu'on appelle son ami dans ses jiropres idées à soi, dans ses goûts ; on lui trace la route ()u'il doit suivre. Il y a des limites l'amitié cesse. Si vuti e ami prend un parti, avant de le suivre, vous exami- nerez s'il a tort ou raison. Ce serait ce qu'on devrait faire piiin- un indilîérenl ; mais un ami ! s'il est malheureux, un doit être malheureux avec lui ; criminel, on doit êlro criminel avec lia. Tout ce qu'il fail, ou en doit supporter la lespousabililé comme on supporte celle de ses propres actions ; deux am.is doivent se suivre dans la vie comme s'ils ne faisaienl qu'un. L'amitié ne doit pas être un pacte, mais une assimilation ; on ne doit pas prendre un ami, on doit devenir lui.

IN piiovKKin:. J'ai connu nu homme, jeune, bien fait, à moitié spirituel, passablt.inent brave, riche; en un mol, fort dis|)Osé à ôlre heureux. Pour y parvenir, il ré- solut de mettre en prali(iue cet aphorisme ; // fauf urnir des (t mis pailottl,

llermann donnait à dîner, prCtait de l'argcnl, permet- tait à cpii voulait de rendre ses chevaux poussifs ; la bien- veillance généiale était une des conditions de son exis- tence. Il jou.iit aux échecs et perdait ; il dansait, et dansait gauchement; enliii, il n'avait de stq)ériorité dans aucun ^'(Mire et ne pouvait exciter l'envie, si co n'est par sa for- luni'; mais -a forluue n'était pas à lui.

Tout le monde était son ami; tout le monde le In- |..\,;il : ilélail eiii-hanlé. pi'ut-êlre, s'il eûl rei:ardé d'un

peu près les bénéfices de celte amitié universelle, eût-il vu que les gens qui ne chantaient jamais, parce qu'ils avaient la voix fausse, ne s'en faisaient aucun scrupule devant bu. L'hiver, on le mettait loin du feu pour donner la meilleure place à un étranger. On lui donnait à dîner avec la soupe et le bouilli : on ne se gêne pas avec ses amis ; on servait tout le monde avant lui, et les en- fants essuyaient leurs tartines sur ses vêtements.

Un jour, un de ses amis lui écrivit une lettre en ces termes :

« Sauve-toi ; je suis entré dans une conspiration qui vient d'être découverte ; on a saisi mes papiers. Comme lu es mon ami, comme je sais que l'on peut compter sur toi, je t'avais mis un des premiers sur la liste des con- jurés. Notre affaire est certaine; nous serons tous con- damnés à mort. Fuis sans perdre un instant. »

Ilermann demeurait dans un quartier de la ville assez éloigné; l'homme chargé delà dislribulion des lettres s'aperçut que la lettre destinée à Ilermann était la seule à porter dans son quartier; il pensa ne pas devoir se gêner avec un ami; il remit au lendemain pour porter la lettre, en même temps que les autres qui ne pouvaient manquer de venir pour le même quartier ; il ne porta la lettre que le surlendemain. Derrière lui arrivaient les soldats char- gés d'arrêter Hermann.

Le chef de la troupe était un ami d'Hermann ; il ne voulut pas avoir la douleur de l'arrêter lui-même, et resta à la porte ; les soldats, sans chef pour les réprimer, mal- traitèrent fort le prisonnier.

Néannmins, sous prétexte de s'habiller, il passa dans un cabinet cl sauta par la fenêtre.

Il tomba précisément sur son ami, que sa sensibilité retenait malheureusement à la porte; l'ami jeta un cri qui donna l'alarme; il fut repris et conduit en prison.

On instruisit son procès ; tonte la ville était convaincue de son immcence ; mais la plupart des juges se récusè- rent pour ne pas avoir, en aucun cas, à condamner un amt.

L'accusateur, quiélail son ami, comiu'it qiie sa rcim- lalion d'impartialité se trouvait singulièrement compro- mise par sa liaison connue avec l'accusé ; pour combat- tre celte prévention, il se vit forcé de le charger plus qu'il n'avait jamais chargé aucun antre. Son avocat était tellement ému, car il le chérissait, que, lorsqu'il voiihit parler, sa voix fut étouffée par ses sanglots; il reprit un peu courage, mais sa mémoire était troublée ; les arguments sur lesquels il avait le plus compté ne se présentaient plus qu'à travers un nuage ; sa voix était faible et mal accenluéc. Hermann fut condamné à l'una- nimité.

L'autorité, vu le nondire infini de ses amis, redou- tait un coup de main pour forcer la prison el l'enlever; aussi fut-il mis aux fers, et ne lui laissa-t-on la consola- tion de voir perstume. Le jour de son supplice arriva ; un moment, le désespoir lui prêta des forces; il se dé- liarrassa de ses liens, échappa aux soldats, el se serait enfui, si la foule immense des gens qui lui èlairnl atta- ches eût pu s'ouvrir assez vite pour lui livrer passage ; il lut rattrapé el garrotté. Le bourreau, qui l'avait brau- conp aimé, avait peine à contenir sa douloureuse émo- tion ; sa main, mal assurée, ne put séparer la tête »lii tronc qu'an cinquième coup. .\i.riio>sr. KAIUt.

Quand je me réveillai, j'eus pitié de ce pauvre M. '•'. Je V(udus empêcher le départ de la caisse el du liotiqncl Il était trop lard !

412

LrCTURES DU SOIR.

Jp roiiioiiliii, Ali Uv(M tlii vulcil, sur lo ('(ilcuii de Nico, cl jo laconl.ii ù Alplioiiso Kiir mon irvo i\c la nuit.

S'il se ri^iiliso, iiio n'-pondit-il, '" n'ania m (|iie ce (ju'il ninito. I/cspiit est la raison arnii'-c. TcrliillicMi di- sait : Il y a dos cliosos dont on doit so niii(|ii('r avec joio. r.'t'st ;\ la vérité qu'il appartient do rire : elle est sereine et yaie. File se jonc de ses envieux, parce qn'clle est sûre de la victoire. Platon, Dio^^ùne , Siicrate, saint Jérôme, saint Gré-joire, le pape Benoît XIV, étaient « de prands disem-s de bons mois. « La vraie pliilosopliie, selon Montaigne, est joyeuse ; « elle n'a pas la mine triste cl Iransye. » C'est à ceux qui clierclicut si le verbe

grec Ilallô a denx / au futur, à se chants cn.\-mêmos se savent el so la gaieté des lionnêtcs gens, et la amis, entre eux, est de rire aux A '** mon bouquet d'Iiier et mes miel ;:iijourd'liui, et demain mon A la bonne heure ! repris-je J'annonce cclio liein'euse nouvelle (les Familles. Ce sera le second aux vrais amis.

rider lo front. Les mé- sentent justiciables de consolation des vrais dé|)cns des faux amis. guêpes ; il vous, mon Histoire de la rose. en lui serrant la main, aux lecteurs du Musée bouquet aux amis,

PITRE-CIIEVALIER.

Alphonse Karr. Dossin de L. Hrolon, d'après la photograpliie

des lioinnies

LE PAPILLON ET LA LUMIÈf^E.

FABLE ARADE.

Un papillon aimait une lumière : Cruelle, lui disait-il, Pourquoi repousser mon amour? Tu vois ma peine, mon (ournicnt, Tu m'as rejeté à tes pieds, souffrant, meurtri; Vois encore, j'avais cru qu'un moment alfendrio,

Tu me laisseiais l'a|ipriirlu>i', Une nouvelle blessure vient de m'alleindre! Ah! poifide! tu jouis eu silence do mes tortures. Cejiendant la lumière jetait moins d'éclat. Pauvre papillon, lui répondit-elle,

(le Pierre Pelit. {Pfwtographie des Deux- Momies et Galerie du jour.)

Tant de plaintes, tant de bruil Pour quelques lé;:ères blessures. Pour un bout d'aile à peine effleuié ! Kegarde-moi, à ton tour, en silence! Ma propre flamme m'a consumée tout entière, J'ai soufl'ert jusqu'au bout sans me plaindre. Je t'ai aimé. Adieu !

(Souvenir de la tente, rapporté au clialel de M Ad. Cor- dier, à Trouville, 11 août 1801.)

Ferd. de LESSEPS(I).

(1) C'est l'illustre créateur du canal de Suez, à qui nous devons celle louchante imilalion de l'arabe. {.S'oie de la liddaction.)

MUSÉE DES FAMILLES.

H3

REVUE ANECDOTIQUE DE L'AMVÉE 18G1.

I..-S joios ,1e Ihiv-M- „,,. ,s .,.. ,.,.o no.nposi;ion -lo CI. Snu>np.ol. Uy.z pi;e s,m^;.:.u.] DLUILS DK JSr.l. - JOli;s DV. ISC-J. I .liront l.vs lin.nciers, Irs iit.IiHlriols cl !.-. co.miorf 1^t^'

A,„.e .. crue. .•i„,„.,„„o e, „. „,„..., v„„. ! . i^^^ssri;::^":^^;::^:!;;^'^

JANVIKR I.SG2. i-

1.) viNr.TNr.i virvF vonJiK.

il4

LKC/rrRi.s nu hOiH.

roi (le Priisso Fri'dôiii'-Giiillanmc IV, mort jnslomciil lo 1'^'' janvier ; la diuliessc d'Albe, sœur de riinpôialrice, ciilorroo le iLMidoiiiaiii eu Esjjayne ; ie roi de Portugal Pedro V et ses rrères; la diicliL'ssc de Kent, reine iiièio de la Graiule-Brelai^nc; la l'aineiise Ilaiiavalo, reine de Rladayasear; le prince Albert, roi-époux de Vicloria ; le sultan Abd-nl-Medjid; le coiiile de Cavour; le niarécliul Bosquet ; le prince Adam Czarlorisky; les pères Lacor- daire el Ventura; Euj;ène Scribe; Isidore Gcolîioy Sainl- Ililaire; le comte Téléky; Henri ftlurger; Avissean, le potier de Tours (1); Eugène Guiiiot cl Paul d'Ivoi, les deux chroniqueurs émérites; Nos Seigneurs de Mazenod, Menjaud, Fijalkowsky (arclievr^qie de Varsovie); le sta- tuaire Georges Sieboïdl; Frédéric Zwirner, rarchileote de la calliétlrale de Cologne ; l'apôlrc Jean Joiirnet; les comédiens Locière, des Variétés, cl Rose Chéri, du Gymnase ; le puëte norciitiii Niccolini ; les peintres Abel de Ptijol cl C;d)ral Bejarano; Macaluso, le presliiligita- leur; le vtlj^ageur Antoine Fauciiery, etc., etc.

Année Uc rédexioiis, de réformes et de pénitence ! viius dirolit les philosophes et les historiens, en rappelant le célèbre Ulcmoirc de Sulhj sur les sages cl royales ironomics de Henri le Grand :

« Les causes de la ruine ou de raffaiblisscmenl des monarchies, disait le prudent ministre au bon loi, sont les subsides outrés, les monopoles, le négligenieiit du commerce et du labourage ; les frais, les lenteurs de la justice;

« Le luxe et totit ce qui s'y rapporte ; « La débauche et la corrupticfh des mœurs ; « Les guerres injustes et ini|ii ildenles; « Le despotisme des souverains; leur allacheniciit aveugle à certaines personnes ;

« La ciipidilé des ministres et des gens en faveur; L'avriissement de_s gens de qualilé; «La tolérance des méchantes coutumes et l'infraction des bonnes lois;

« La multiplicité des cdits embarrassants cl des règle- ments inutiles. »

Si bien -guc l'année 1802, voyant sa stÈur aînée partir avec tant de convois mortuaires, repcnliis et de douleurs, a voulu nous dédommager en airivant, le sou- rire aux lèvres, à travers uii Noël r,ldieux, par un beau soleil sur une belle gelée, au inilieu du gai cortège que M. Sauvageot intitule les Joies de l'hiver.

Ne com[)léz pas trop sur leur durée. Les Peines de riiiocr accourront demain, pendant que le dessinntciir les crayonne. Et après le récit des fêtes et des plaisirs, vous trouverez, quelques lignes plus bas, les oraisons funèbres. Mais, pour ls> moment, vive la joie et saittt Janvier! comme disent en chantant les Napolitains,

si les Napolitains chantent encore. * Car leur Vésuve sC joint aux révolutions pour lès

écraser. Volcan stir volcan ! Si les n)alhemenx en ré- chappent, — nous irons le dire ù Rome. En attendant, lioils ne vous paHerorts ni des élrenries,

qui font des économies comme le minisire de Henri IV,

ni des bals de l'Opéra, qui ont repris leurs grelots; ni des speclacles, ni des concerts, des soirées, des prome- nades au bois, toujours les niêm.es en 1862 comme en 1861.

Nous vous raconterons, avec deux aimables chroni- queurs des Joies de l'hiver, deux histoires charmantes

(I) Le lîernard Palissy de notre siècle. Voyez t. XVIII, p. 179. four Vcnlinn, l. Xl.\, p. 189; poin- Rose Glicri, t. XXIif, p. 2iô; (lour le sidlan, t. XXIIF, p. ôO").

cprils ont recueillies au repas des Rois, le 6 janvier, fête de l'Epiphanie.

Ces hisloires compléteront, sans faire double emploi, celle (pii oiivie la présente livraison.

Quand on prend de l'anecdote, surtout de Tanec- dol' édiliante el curieuse, on n'en saurait trop piendre.

A'oici la première histoire :

UN ROI... QUI S'EN VA.

Donc, le jour des Rois, .M. le baron W**, richissime étranger, avait été invité à dîner dans mie des meilleures maisons de Paris, dont les maîtres fêlaient leur relour de la campagne en réunissant l'i leur table une vingtaine de convives choisis parmi les personnes de leur société.

Le gàléau Iradilionnel fut servi au dessert, et le ha- sard adjugea la lève à une jeune et très-jolie femme, M"'» Ad. de Ch.

La Veine élut pour roi le baron de N'**.

Le baron se leva el salua la reine en disant :

Je suis excessivement flatte de votre choix, ma- dame, cl je vous prie d'agréer l'exprl^ssion de ma grali- tilde. Pui3 il reprit, en s'adressant à l'asscttibléo : Peut- on le fuser la royauté?

Cette question produisit un éloiinement général. Le baron, qui débute dans le monde paiisien, s'y est pré- senté avec d'excellentes recommandations; on l'avait annoncé comme un homme parfaitement élevé, [)lein d'esprit et de courtoisie ; il avait montré jusque-là do bonnes manières el une politesse exquise : aussi ne com- prenait-on rien à ses étranges paroles qui furent accueil- hes par un silence glacial. Le baron re|)rit :

Ce serait avec un profond regret que je me verrais contraint de décliner l'honneur qui m"est fait et d'abdi- quer cette royauté qui me rendrait heureux el lier. Je vous supplie donc de ne pas mettre obstacle à mon avè- nement, que je ne puis accepter qu'à une condition.

Elle est accordée d'avance, dit gracieusement la reine.

Ma condition, reprit le liaron, c'est que l'on nu; laissera exercer le pouvoir comme je l'entendrai, et que. personne n'aura le droil de refuser rien de ce qu'il me plaira d'offrir.

Cela dit, le baron porta majestueusement à. ses lèvres une coupe pleine de vin de Champagne, el les convives s'écrièrent d'une voix unanime :

Le roi boit !

Sa royauté, telle qu'il la demandait, étant consaciée par celle acclamation, M. de N"* ajouta :

Notre bon plaisir est d'abord de vous offrir imepelile fête, mais je suis obligé de l'ajourner, car je n'ai pas encore quitlé l'hôtel garni je suis ilescendu en arri- vant à Paris, et oii je ne pourrais vous recevoir conve- nablement. Ainsi ddtic, à huitaine, comme on dit au Palais.

Le baron, qui comptait passer Tliiver cnlicr à Paris, iltait résolu de se loger chez lui dans lin appartement qu'il meublerait, mais il ne .s'était pas pressé, ne pré- voyant pas qu'il aiu'ait une fête à donner dans la première quinzaine de janvier.

Il fallait se In'iler pour réparer ces lenteurs. Le baron déploya la plus grande activité. Dès le lendemain du dîner des Rois il louait mi bel appartement daiis la Chaussée d'Antin. Les tapissiers se mirent à l'œuvre aushilôt, el 1\L de N*'* fit exécuter avec une célérité féerique les pro- diges rpie l'on opère toujours à Paris avec beaucoup d'ar- t-ent.

Il

MUSÉE DES FAMILLES.

115

Dans l'espace d'une semaine tout fut prêt, et ;ui jour fixé, c'csl-à-(liic jeudi dernier, les invités du baron élaicnl reçus dans un appartement magnifique et s'as- seyaient à un splendide festin.

Les convives étaient au nombre de vingt-quatre, douze dames et douze messieurs.

Toules les reclicrchesde la bonne obère, les plus mer- veilleux cbefs-d'œnvre de l'art culinaire, composaient cet incomparable dîner. Les vins les plus précieux et les plus rares y furent prodigués et animèrent des causeries pleines de grâces et peiillanles d'esprit.

Le dessert fut particulièrement remarquable. On y servit une abondance de fruits qui étaient des merveilles de conservation ou des miiaclcs de primeur : des [;ê- cbes admirables, des fraises vermeilles, des grappes d'un raisin aussi frais, aussi ferme, aussi doré qu'il Test le jour de la vendange.

Au milieu de la table, à la place que le gâteau avait occupé(' au dinor des Rois, s'élevait sur un piédestal ar- tistement scidpté un plat d'argent recouvert d'une cloclio du même métal.

Ce plat mystérieux inlniguait les convives. Il v avait indubilalilement une surprise sous clocbe.

Le baron laissa s'écouler quelques minutes avant de satisfaire l'ardente curiosité des convives. Il proposa galamment im toast à la reine, qui fut suivi d'tme ré- plique en rbonncur du rui. Puis l'ampliitryon lendit le bras, et d'une main sur laquelle étaient fixés tous les re- gards il enleva la cloclic.

Les regards furent éblouis. Le plat était ciiargé de joyaux élincelants : c'étaient douze bracelets d'un grand prix, symétriquement rangés en cercle et surmon- tés d'un diadème en diatnants, éuieraudes et rubis.

M. de N*'* se leva et posa le diadème sur le front de la reine, puis il fit le tour de la table en présentant le plat à cbaquc dame et ciV la priant de prendre un bra- celet.

Quoiqu'il ne soit pas d'usage qu'une dame reçoive de tels piésonts d'mi liomme qui n'a aucun titre do Iiaule parenté pour les lui faire, elb's ne piuivaient ici les refu- .«^er. Le baron avait posé ses condiiions. On était convenu d'acfeptor ce qu'il offrirait comme roi. Les dames étaient troj) loyales pour faillira b'ur engagement. Elles se rési- gnèrent donc î> étouffer leurs sci upules, à 1 lisser de côté pour celle fuis l'usage et les convenances, et elles accep- tèrent sans murmurer les joyaux qui leur étaient offerts.

Après le <liiier on passa dans les salons, cent cin- quante nouveaux invités se trouvèrent réunis pour en- tendre un intermède musical exécuté par des artistes de premier ordre. Un bal In illaul suivit le concert et se pro.- lougea jusqu'au jour, de sorte que la fête fut complète.

On a calculé que la royauté du baron de N*'* devait lui avoir coulé environ soixante mille francs.

Mais il est immonsénuMit riclie, et il a saisi avec joie cclti- occasion de faire parler de lui, de montrer sa libé- ralilé et de se poser av;intageusement dans le monde parisien, do;it il sera cet hiver un des botes les mieux traités.

Vous conviendrez qu'un tel début est généreux pour une saison (|ui supprime les crédits supplcmcnlitires.

Il faut iliie que le baron de N'** n'a pas besoin de vire- vinilx dans son budget; c'est un vrai grand seigneur d'Autriche, ce pays traditionnel du bon plaisir, qui n'est jamais plus opidenlque lorsqu'il a l'air ruiné.

La seconde bisloire a été racontée à un autre diner des Rois, auquel assistait un ancien rbronitjueur de In Palrk.

Nous changerons peu de détails à sa version, et nous abrégerons seulement ks préliminaires.

LE PRIX D'UNE AIGUILLE.

On dinait donc somplueusemeul chez un banquier de la rue Laflille. Ses convives remarquèrent, à la fin du re- pas, qu'il attachait .sa serviette avec une aiguille gros- sière, une véritable aiguille de village.

On lui en demanda la raison, et il répondit de la sorte :

Cette aiguille, ramassée dans la rue, a fait le bon- heur de mon ami Salomon, comme l'épingle de M. ***, ramassée dans son cabinet, a fait la fortune de Jacques Laflille (I).

Il y a vingt-cinq ans, Salomon était un petit vagabond- de dix ans, qui errait, pieds nus, dans un village du Jura, mendiant des sous. Le paresseux ne voulait vien faire, et sa famille, véritable tribu de Bohémiens, le laissait libre de suivre cette carrière, moins facile qu'on ne le croit.

Par une belle matinée d'avril, Salomon se promenait dans l'unique et poudreuse rue du village; il dévorait une croûte de pain, seule obole de la journé<j. Tout à coup quelque chose brille à terre. Salomon se baisse, regarde et ramasse. Ce quelque chose était une aiguille.

L'enfant recueillit machinalement l'outil féminin. Qu'en pouvait-il faire? Sa fortune; et vous allez le voir.

Cependant il continuait à grignoter sa croûte, el il était sur le point de rejeter dans le chemin la mince épée que manient les mains blanches et roses des femmes.

Le petit Salomon passait en ce moment devant une maisonnette tapissée de vigne. Sur le seuil une petite lille, de quelques années moins âgée que lui, pleuiait en tra- cassant HOU ouvrage. Il la. regarde d'un air hébété avec celle cruelle et indiscrète curiosité des enfants. Puis, usant d'une familiarité qui est la franc-maçonnerie de l'enfance, il lui dit :

Pourquoi pleures-lu ?

Parce que j'ai cassé mon aiguille et que ma mère me battra.

Tiens, voilà une aiguille que j'ai trouvée, prends- la. Ta mère ne le battra pas.

Jlerci, petit pauvre! mais tu manges Ion pain sec. Veux-tu une pomme que j'ai dans ma poche? j'y ai déjà mordu, mais elle est bonne tout de même.

Je veux bien.

Salomon s'éloigna en dévorant la pomme. A quei(ines jours, de c'était la foire du village. La petite, que je nonnnerai Rebecca, rencontra son bicnfai- teui'. Elle venait de recevoir pour cadeau quatre [laquots de belles el bonnes aiguilles anglaises. Elle ne savait comment remercier le jeune inemlianl. Enfin, poussée par je ne sais quel insliiict, elle lui donna deux petits paquets illustrés du lion el do la licorne, eu lui disant :

Tu les revendras rt tu acbèloras dos ponmies pour manger avec ton pain.

Salomon prit les deux paquets daiginllos et les reven- dit à dos connnèros de rendrtdl. Mais cet inciilent avail éveillé en lui le génie du connncrce. Avec le prix dos aiguilles île Rebecca, il en acheta d'autres, qu'il revoudit encore avoc bénéfice. De ce jour, ce no lut plus mi va- galioiul. Bientôt il oui une petite pacotille d'aiguilles, d'épingles, do lacets el de dés eu cuivre. Les affaires de ce négociant en herbe n'allaient point mal. Il devint fran- chement ce qu'on appelle un poite-hallo. Il parcourut la Suisse, la Savoie, faisant la pelote de neige, cl prouvant que parfois pierre qui roule amasse umusse.

(I) Voyez le tome .\XIII du Mwi* (ffs t'amilUs. p. '223.

110

LECTURES DU SOIR.

A viiij^l ans il s'a^soci.iil avec tin caiiiarado et fnmliiit, à Lyon on aillcnrs, comme vons voudrez, un magasin île iiouvoaulôs. A Ironie ans, il possédait deux cent mille francs et en risquait la moitié à la l^ourse. Doué d'une raie inteliiiienco. possédé du démon du mercanlilisme, il ga- gnait liiontol un uiillion.

Alors il songea il la pauvre pelile aiguille tronvéc sur le cliomin et i^ rcnfant au\ liuigs clievonx noirs, qui jileu- rail parce qu'elle avail peur d'être battue. Il rolourna au village il mendiait jadis.

Pounpioi? Pour savoir ce fpi'élait devenue Robecca. Elle était devenue nue belle fi!le, mais, si l'on veut, une vieille lille, car elle avait vingt-six ans, et nul ne son- geait à demander sa main : elle était pauvre. Salomon lui dit :

Mademoiselle, j'ai un million.

Monsieur vent se moquer de moi.

Mademoiselle, vous souvenez-vous du pclit men- diant à l'aiguille?

Oli ! oui. Il avait l'air si doux, et il a mordu avec des dents si binnclies ù la pomme que j'avais déjà goiitéo !

Lli bien! mademoiselle, ce petit mendiant, c'était moi. Les pépins de la pomme m'ont donné de beaux pom- miers, et si vous voulez être ma femme, je serai bien lienreux !

Le mariage s'est fait. Et, si vous doutez de mon récif, je vous invile à dîner au printemps chez Salomon, dans la d('licieu.<e villa qu'il possède sur les bords du lac de Genève. Sa femme est une véritable femme de la lîiMo, bonne et utile au ménage. Salomon n'est pas seulement riclio, il est lieurenx, ce qui prouve que Dion a mis le boidionr sur notre route. Il ne s'agit que de se baisser un peu et de le voir, comme fit mon trouveur d'aiguille.

Quand le banquier eut aciievé ce récit, chacun remar- (pia que sa femme rougissait; tous rccoiinurent en lui le Salomon de l'anocdole, en elle la Rebecca, et s'expli- quèrent la conservation de la bienheureuse aiguille.

Voilà une joie d'hiver que les plus petits peuvent se donner comme les pbis grands, selon la chance et se- lon leurs moyens. Ramasser une aiguille et faire nue bonne action, c'est-à-dire pratiquer réconomio et la fra- leruilé, conduit tout le monde à la fortune et au bonheur relatifs.

dessus, nous vous souliaitons foules les antres joies de notre gravure : les doux entretiens à l'éclat des lustres, aux parfums des fleurs et au son de la musique; les jouis- sances du speclaclc dans une bonne loge; le régal des crêpes guettées par le chat et l'enfant; les fatigues sa- luhres de la chasse au canard et du patinage on du traî- neau, sur les lacs du bois de Boulogne ou de Vinceunes.

Et nous reprenons l'histoire et les convois de l'an- née 1801.

Nous vons renvoyons à nos Chroniques du mois pour le roi de Prusse, pour la duchesse d'Albc (dont voici le gracieux porlrail [1]), pour le roi do Portugal, jiour Avis- sean, pour Eugène Scribe, pour Rose Cliéii, etc. Et nous saluons tout d'abord les deux rois de l'cloquence et de la science : Lacordairc et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.-

(I; Vovpz, sur In rluchosse dWllie, noire Heine de I8G0 (t. XXVJll, p. 'JO). lillo n'a été iiiliumée qu'en IStJl, à ValiMicc, dans la clinpcile dorment tous ses aïeu.x, depuis celui qu'on appelait le grand duc d'AUjc. Au n/ilieu des slalues de ces clie- valiers, de ces prands d Kspagne, de ces honimos de fer et de bronze, l'imfiéralrice Eugénie a fait sculpteur, en marbre blanc, sa jeune it charmante sœur, morte à la Heur de l'âge et de la beauté, soutenue par ses deux curants orphelins.

MORT DU R. P. LACOHDAIRE.

Nous avons raconté sa vie et donné son porlrail (I). Voici ce qu'on nous transmet sur sa mort. C'est un té- moin oculaire qui parle.

La scène est à Sorèze, dans celte école qui a été le dernier chef-d'œuvre de l'illuslre dominicain.

Le mercredi (5, à neuf heures du matin, après avoir fait ses adieux intimes au P. Mourey, son ami, il lui di;- manda les derniers sacrements, qui lui furent administrés par colui-ci, en présence des religieux de l'école et des élèves de l'inslilut.

Le vénéré malade seul, calme au milieu des sanglols, répondait à foules les prières, et réclama la dernière onction que son hls troublé négligeait de lui faire. Puis, sur la demande du P. Moin-oy de bénir, comme provin- cial et comme père, la communauté dont il l'avait fait prieur, il adressa à Ions les pères de l'école ses adieux, ses remcrcîmenls, la recommandalion de rosier lidolos à l'œuvre, fidèles surtout à l'école, et de se serrer toujours davantage autour du prieur qu'il leur avait donné. Puis il les bénit en les embrassant chacun à son tour.

Il reçut et embrassa au front son neveu, qui lui re- présentait sa famille et ne l'avait pas quitté depuis plu- sieurs jours, et chaque élève de l'inslilut, en lui disant : « Adieu un tel... adieu, mon ami ; c'est pour la dornière « fois... soyons toujours bien sage, » et il les bénit, eux et leurs parents.

Dans l'après-midi, il demanda le saint viatique et dit au P. Mourey : « Mon ami, je vous reconimandc mm « domestique; ayez soin de lui; gardoz-lo toujours avec « vous et faites-lui tous le bien que vous pourrez, en « mémoire de moi. » '

De ce jour jusqu'au dimanche au soir, il cn!ra dans un grand silence , rarement inlenompu par quoique courte visite des religieux de son ordre et de ses amis, et par quelques mots de confiance sur l'avenir de son écolo; son fime par.Ussait s'entretenir avec Dion, et comme ou lui demandait s'il pouvait le prier, il répondit : « Non; « mais je le regarde. »

Dimanche au soir, disait un hiillelin, un mieux ines- péré s'est fait sentir; ce mieux se maintient; ou lo pio- lége par l'isolement le [dus absohi ; tout le mondo, à Sorèze, est encore incertain entre la crainte cU'ospérauco.

Peu de jours après, res|iérauce s'envolait au ciel avec la grande àme du P. Lacordairc.

« Il a conservé jusqu'à l.i fin, dit la France centrale, son admirable intelligence, et il s'est endormi du somnioil éternel avec un calme et une sérénité incoinpaïalilos. Son corps a été transporté immédiatement dans iiiio dos chapelles de rélahlisseinnnl, oi'i il est resté exposé sur un lit, revêtu de ses habits religieux. »

Ainsi a fini le plus éloquent orateur de ce siècle, dans le sens que l'aiitiquilé prolait à ce mol, dans lésons d'improvisaleur et d'ins[iiré.

Voilà pourquoi le P. La(-ordairc, si merveilleux et si unique dans la chaire de Notre-Dame, n'a point sou- tenu cette supériorité au miliou des rhéteiiis et des écri- vains de nos Clunubrcs législatives cl de notre Académie fr.iiiçaise.

Aigle véritable à la trilmnc sacrée, les tribunes pro- faiios lui coupaioiit los ailos.

Lo P. Lacordairc laisse deux frères, l'un militaire et l'autre ingénieui', qui dirigeait naguère la manufacture

(I) Voyez le tome XII du Mttsde des Familles, p. 189.

MLSÉE DES FAMILLLS.

il"

(les Gobcliiis, cl qui a été rccemmcnt appelé à d'aulrcs fondions.

Celte mort laisse un second fiiuîoiiil vacant à l'Acadé- inie française , qui aura à remplacer en inêinc temps Scribe cl Lacord.iiro, l'cclat de rire et la foudre.

MORT D'ISIDORE GEOFFROY SAINT-HILAIRE.

Comme novcmijre avait décapité réioquence religieuse en frappant le restaurateur des dominicains, il a décapité les sciences naturelles en enlevant Isidore Geoffroy Sainl-

Le comte Camille de Cavour. Uessiu de Marc. (Voyez page suivante.)

Il'Iaire. Celui-1'i aussi a été raconté et peint en pied dans nos colonnes (I). Sa glorieuse et cliarniantc amitié nous pcrmellail de l'élndier, depuis vingt ans, dans l'inliniilé de son foyer et du nôtre.

Si nous n'eussions appris trop tard, à soixante lieues de lui, sa iiKirl prématurée, nous aurions pu dire sur sa tombe, avec M. Milne-Edwards :

La vie trop courte d'Isidore Geoffroy (cinquanlc-

rinq ans!) a élé bien remplie. Son lonips était partagé cuire les devoirs de renseignement public, les invcsli-

,1) Voyci nohf tomo XVI, pagos 75 i-l 105.

galions du zoologiste et les travaux destinés à étendre les bienfaits que la science peut rendre à riimnanité (I).

(I) Il élail à la fois direclour do lAcadémii' des sciences, conseiller et inspecteur général honoraire de l'Inslruction pu- blique, directeur el profi'sseur- administrateur au Muséum d lii-^loire naturelle, professeur de zoologie en Sorbonne. membre libre de l'Acjdemie impériale de médecine, président de la .*^o- ciete d acclimalalioa, membre du Conseil d administration des Amis des sciences, meinbro de presque toutes les Académies el Sociétés savantes françaises el étrangères, commandeur de la Légion d'honneur, de la Ilo$c da liiesil, de Charles 111, du Christ, chevalier de l'Étoile polaire, clc , elc,

118

LIXITUKKS DU SOIH,

D'anlres voix vous racoiileront ce qu'il a fail comme pio- fessourel adiiiiiiislralonr au Miieéimi d'Iiisloiro iialiircilo, il lempliiça son père on 18 il ; (.'oimm' pioIVssiMir Ji la Faciillé (les sciences, où, dix ans plus taril, il succéda à Blainvillt". cl connue foiidalour do la Société zoolti,^i(pie li'accliiualalion, qui dale de 18.^4; mais j'ajouterai qiio, dans Ions ces élablissemenls, sa mori esl un sujet do deuil profond, et sa mémoire reslera élornelloment vénérée.

liu clîet, ce n'est pas seulement le natmalisie célèhre dont nous déplorons la perle. Isidore GeolTroy était aimé autant quVslimc de tous ceux qui le connaissaient. Son cœur était bon, et le souvenir des services qu'il a remins l'ia couler plus d'une larme sur sa tombe.

Pendant lonj;temps il avait eu tout ce qui peut contri- buera rendre un bomme beureux.Sa compagne ciiarmail tons les cœurs par sa prâce tendre et délicate, sa bonté, la dislincliou de ses manières el l'élévation de son esprit ; ses enfants ne lui laissaient rien à désirer; sa mère ne l'a- vait pas quitté un uKunent; ses nombieux amis lui pro- dii;uaient des témoignages d'estime et d'affoclion; cidin, il jouissait pleinement de la gloire de son père et il voyait cbaqiie jour son nom grandir dans l'opinion pu- blique. Mais une félicité si parfaite ne devait i)as durer autant que lui. Il eut d'abord à ressentir les longues souf- frances d'un être aimé tendrement dont on sait que les jours sont comptés; puis il se trouva séparé de celle qu'il cliérissail le plus en ce monde, et on le vit chercher dans un travail sans rclàcbe roid)ii de ses peines; mais rien ne pouvait cdacer de sa pensée le souvenir de son bonheur perdu ; il usa ses forces, mais il ne guérjt pas les bles- sures de son cœur; enfin, sa constitution, mime pai' les fatigues et par le chagrin, n'a pu résister à un mal qui n'a paru être grave que dans les derniers jours de sa vie, cl, le 10 novembre, il expira entre les bras de son (ils, de sa fdlc cl de sa vieille mère.

La veuve d'FJienne Geoffroy Saint-IIilaire a eu le triste privilège d6 survivre à son illustre mari et à tous ses en- iauls. Sous l'impression du coup suprême dont elle vient d'être frappée, son cœur doit être insensible aux choses de C13 monde et n'aspirer qu'au moment Dieu ne re- tiendra plus son âme loin des objets de ses plus chères affections.

Nous aurions pu ajouter,et nous répétons avec M. Drouyi) de Lhuys :

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait adopte la devise d'Etienne : UlilHali. Dans son ardent aunnu- de riiuma- nité, il voulait, suivant la belle parole de Fénelon, que la nature élargît ses entrailles pour être plus féconde et multiplier les produits destinés à la sidisislance et an bien-être de l'homme.

Il voulait (pie la science descendit sur la terre, qu'elle se fit chair et qu'elle habitât parmi nous. Suivant lui, la vraie science n'est point comme ces soleils de théâtre qui brillent sans échauffer. L'arbre qu'elle cultive peut por- ter sa tôle dans les cieux, pourvu que ses rameaux lais- sent tomber sur la terre des fruits abondants.

Telle est la pensée qui l'inspirait, lorsqu'il jetait les fondeuienis de la Société d'acclimatation et qu'il traçait le plan du Jardin zoologique du bois de lioulogne. C'était son œuvre de prédilection. Il n'y a pas un mois, sentant sa fin prochaine, il se fit poiler chez son lils, près de ce jardin, auquel il voulait dire un adieu suprême. C'est que, pour la dernière fois, ses yeux presque mourants contemplèrent cette belle nature qu'il avait tant aimée ! A ceux qui taxaient d'hétérodoxie sa vie et ses doc- liine?, Mùu> pouvons lépondre qu'il a reçu, à ses derniers

moments, les secours religieux du" cardinal archevêque de Paris.

Isidore Geoffroy, —en allant rejoindre sou illustre père, laisse un nom et une œuvre aussi grands que ceux d'Etiemie; et il laisse de plus (il y a des dynasties élues) un lils digue et capable de les coulinner.

Nous rappelons à Albert Geoffroy qu'Isidore nous avait promis, avant de mourir, pour le Musée des Vamilks, quelques-unes de ces pages il remiait la science ai- mable et familière. Albert les trouvera parmi les maté- riaux de la belle Jlisloire des mammifères, ou dans les curieux documents destinés à la Société d'acclinuitatiou.

PIÎDRO V, ROI DE PORTUGAL.

Un mot encore sur ce jeune roi, tombé à vingt ans, avec SCS frères, du trône au tombeau (I). Le dérider trait (le sa vie prouve à quel point il était digne de régner.

On sait que la fièvre jaune avait fait explosion à Lis- bonne et exerçait ses ravages parmi les populations épou- vantées.

Le soupçon, dit M. Xavier Raymond, était venu au jeune prince qu'an milieu d'une mortalité aussi considé- rable il se pouvait faire (pi'ou désespérât trop vile des mourants, el il s'était promis de visiter non-seulement, les malades, mais aussi ceux que l'on regardait coamie morts. Un joiu' donc, il arriva au lit d'un soldat, un clai- ron d'infanterie sur qui les infirmiers \euaient d'éten- dre sa capote militaire pour dire que c'en était fait de lui. Le roi trouve le corps encore chaud; il se penche, il entend le cœur qui bat faiblement; il s'écrie que l'homme n'est pas mort, et il demande ce que l'on pour- rait essayer pour le sauver. Les médecins couseillenl une friction. Le roi envoie aussitôt-chercher le médica- ment désigné, et, relevant les manches de son habit, il applique de ses propres mains une vigoureuse friction au pauvre malade. Peu à peu le patienl .s'agite; il n'a pas encore conscience bien nette de son élal, mais il proimuce (juelques mots comme pour demander ce qu'on lui veut. C'est le roi qui vient, savoir de leS nouvelles. Je suis bien malade. Pas autant que lu le crois; dans quinze jours tu seras rétabli, et le jour lu sortiras de l'hôpital je le recommande de venir pren- dre mes ordres au palais. Le soldai l'ut sauvé, el depuis lors l'admiration populaire est restée convaincue que le roi avait fail un miracle, miracle qui n'a pu le garan- tir lui-même, hélas! de la contagion niorlelle.

LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.

Ce vénérable chef de l'émigration polonaise est mort à Paris, à quatre-vingt-onze ans. Adam Czartoryski, de la souche (Jes Jagellons, était à Palavvy, le 14 jan- vier 1770. Peu (i'exislences ont été aussi .glorieusemenl remplies et aussi rudement éprouvées.

Au milieu des vicissitudes Jes plus profonde:, le prince Czartoryski n'a eu qu'une pensée, rendre la liberté po- litique et religieuse à sa patrie. Toute sa vie a été con- sacrée à cette œuvre, impossible aux yeux des politiques, mais dont il n'a jamais désespéré, parce qu'il y voyait la cause de Dieu et de la civilisation chrétiemn\

Le prince Czartoryski eut la douleur d'assister aux trois partages successifs qui anéantirent sa nation el le condamnèrent à être sujet de la Russie. En 1798, il cum- ballit sous les ordres de Kosciusko, cl, à la suite des dé- sastres suprêmes de sa cause, ses biens furent confisqués.

(1) Voyez noire Chronique, de décembre I8G1, cl le pu:ti;iil <?t la uolice ilc Pedro V, I. .\.\lil, p. 'Jô, «Ji.

IMUSEE DES FAi\ULLES.

119

PJds tard ils lui furent rendus, sur les instances de l'Au- Iriclje, mais à la coiidilioii qu'il liabilorait Saint-Péters- bourg, oîj il conquit rauiilié du prince Alexandre, qui devint empereur en 1800. Cette amitié lui fit espérer pendant vingt ans le rélablissement pacifique de sa pa- trie. Ce fut dans ce but qu'il accepta divers postes poli- liqucs émincnts. Il fut successivement ambassadeur de Hussie en Piémont, puis devint ministre des alîaires étrangèies sous Alexandre, en 1803.

Dans ce poste, dont il refusa le traitement, il s'allachu à relever rinstruction publique en Pologne et surtout en Lithiianic; il réorganisa avec des soins constants l'uni- versité de Wilua.

« Cette œuvre, disait un de ses successeurs, a retardé d'un siècle la fusion de la Pologne avec la Russie. »

De iSIS à 1830, ayant failli à Vienne devenir vice- roi (le son pays, le prince Czartoryski disputa pied à pied jiar les armes morales la nationalité polonaise à la domi- natidu russe.

iMais, on 1831, l'insurrection souleva la Pologne cu- tièro. Le prince, bien qu'il repoussât ce moyen, dont il savait d'avance l'issue funeste, ne voulut pas rester neu- tre et préféra être victime. Il clierclia la mort sur les cliamps de balaille et ne put la trouver. La Providence lui réservait l'exil laborieux et fécond il a vécu parmi nous, et dans Icqind, à force de dévouement et de pa- triotisme, il a constitué et maintenu les débris de l'émi- gration polonaise.

Sa lin, liâlée par les événements de Varsovie, a été celle d'im véritable saint.

Après avoir reçu les derniers sacrements, le noble vieillanl a béni ses onfants et ses petits-enfants; puis, dans un élan suprême, il a adressé à Dieu une prière en faveur de la patrie absente, à laquelle il avait voué sa vie entière. Alors les assistants, à genoux autour de sou lit, entrevirent en lui un second Jacob léguant à ses fils, pour adieu, cetle propbétie sublime : a Après ma mort, Dieu vous visitera et vous fera retourner de cetle terre dans la terre qn'ifa promise à Abraham, à Isaac et à Ja- cob. «(Genèse, L, v. 23.)

Le prince Czartoryski laisse deux fils : les princes Wi- told et Ladislas, et nue fille, la comtesse Dzialynska, qui ont déjà une nombreuse famille, alliée aux grandes mai- sons de l'Europe.

On sait que la princesse Czarforyska est la providence et la sœur d<; charité des exilés de la Pologne en France.

LE COMTE DE CÂVOUB. ANECDOTES.

Un si grand personnage polilique ne pouvant entrer dans notre liumble cadre, avec les événemenis par lesipiols il a remué le monde, nous nous bornerons à ro|)roduire ici les fragments de quelf^nes lettres que nous écrivions de Turin à un ami, en a.ssislant à la mort et aux obsèques du comte de Cavoiu".

i( Mon clier Edmond, « Je suis rentré h Turin avec une nouvelle terrible. Il y a quelques jours, M. de Cavom- dînait chez M. Ua- lazzi. Il dînai! bien, trop bien, selon sa coutinne, lors- qu'on lui iiuuonça une lettre imporlanic. Il se lève de table, gagne son hôtel avec M. de Nigra, ouvre sur .son balcon la dépêche fatale, cl la leuanl d'iiiio main, taudis que son auire main leuail un cigare allmué, il tombe ;i la renverse, frap|»é de congestion et d'apoplexie. Une cITroyable indigestion se déclare, avec des vomissemenls qui durent toute la nuit! Les journaux vous ont dit la

suite, les saignées si fréquentes et si vaines, les dé- lires reprenant d'heure en heure, rabattement profond des intervalles lucides, etc. La ville de Turin tout -entière a.ssiége la porte du malade. L'Italie, l'Europe, le monde, fatiguent le télégraphe de questions... Celle tête portait un tel fardeau et de telles responsabilités ! On s'obstine à espérer autour de moi... Quant à moi, je suis convaincu que M. de Cavour ne se relèvera pas...

« 0 fragilité de la vie, des projets, des talents, de la gloiie humaine ! Il y a quinze jours, j'étais au Parlement de Turin... On discutait une de ces lois d'unification qui excitent tant de rivalités en ce pays de rivalités sé- culaires. Je suivais de l'oreille et de l'œil le comle^e Cavoin-, plein de force, de confiance, d'activité... Je l'a- vais vu entrer à la Chambre, sa petite canne à la main, piétinant d'impatience et radieux de gaielé. Figurez-vous RI. Thiers, un peu grossi. Même expression narquoise et concentrée, même regard étincclanl sous le verre ûcs lunettes; même taille ramassée et trapue; même viva- cité de gestes et d'allures. Ajoutez seulement un fond d'audace ardente, avec les formes les plus souples; une fermeté inébranlable sous les apparences de la bonho- mie; un aplond) et un sang-froid napoléoniens, avec les grâces mobiles d'un prestidigiialeur sur ses tréteaux. Ni pose, ni phrase, ni majesté, ni action savante à la tri- bune ! la main dans la poche, les jambes croisées, le franc-parler le plus inouï, l'éclat de rire mêlé aux éclats de la foudre. Tel était le comte Camille de Cavour: di- plomate, révolutionnaire, orateur, ministre, qui n"a trouvé qu'un maître au monde, el qui l'a trouvé à Pa- ris. Ce jour-là donc, il s'agissait d'enlever d'assaut un vole impossible. Le comte parla un qiiarl d'heure, avec la lucidité du soleil, avec la précision aiguë de l'éclair, puis il s'en alla de banc en banc recruter des voix. Tout le monde, en cette question brûlante, aurait opiné con- tre tout autre que lui ! Eh bien ! loul le monde lui donna la main et lui accorda sou suffrage ! Je n'ai jamais vu une assemblée gouvernée et matée â tel point par un homme d'Etat...

« El voilà pourquoi toute l'Italie, en ce moment, aies yeux tournés vers cetle chambre M. de Cavour ago- nise !

« On ne veut pas croire qu'il soit en danger ! Ou ne veut pajse figurer (|n'il peut moinir! Vingt officiers de Milan, de Naples, de Florence, qui jiabilent avec moi Ir Grand-Hôtel de la Ville, ils sont venus pour la fête nationale el pour Tanniversaire de Magenta, me racon- tent gravement que l'illustre malade va beaucoup mieux, qu'il sera sur pied demain, a|)rè.s-demain à la Chambre et dans huit jours à Fontainebleau!... Si je leiu- disais que leur sauveur sera enterré dimanche, ils me riraient au nez, on me feraient un mauvais paili.

« Je quille le médecin du comle. Il ne m'a jtlus laissé d'ospiiir. « Cet homme de fer, m'a-t-il dit, s'est brisé « par l'excès du travail. Depuis cinq nuits, il ne dormait « plus, el se promenait pieils nus sur le marbre de sa « chambre pour éteindre l'incendie qui le dévorait. Il « travaillait seize heines par jour, ne marchait que de (( son hôlel an Parlement, menait de front trois niinistè- « res à la fois et correspondait avec tous les gouverue- « mculs de l'Iùirope. »

« J'étais hier soir, avec trois dépuh's, d.ius le salon du malade, quand deux hommes ou palelolsont outrés dans la chaud)ro. J'ai reconnu le roi Viclor-Euunanuel et le prince de Cariguan. Mais M. de Cavour ne les pas re- connus, liu, cl le roi et le prince sont sortis morues el

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LECTL lŒS DU Sulll.

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désespérés. Les (loriiieis socoiirs de la leli^^ion oui élé porlrs ail ('(111110 d.iiis rapiôs-midi par U; fi("'ie Jao(|ii(>s, cuié do NoIio-naiiio-dos-Aiigos. Une aiigoisso iiiimonso, iiidiiiblo, nu cauclieniar de plomb pèse sur la ville de Tiiiiii.

« H est sept heures du malin. Je quille la porte de riaticl Cavour. J'y ai lencoiUré le docteur b"'.

0 Lli bien, clocieur?

.' lili bien, signor. è frcdo ! (11 est iVoid )

«C'est ainsi que les Italiens désignent la nioil, cpTils n'appellent jamais par sou nom.

u Je rentre, et j'annonce lu fatale nouvelle.

(( Personne n'y vent croire, et cliaciinse précipilc vers la maison. Lîi, il l'anl bien adineltrc la vérité. Il fanl bien comprendre la mort h ras|iecl du cadavre!

(( Le conile de Cavour a rendu l'âme à sept heures moins qnebjnos minutes.

« Imaginez une étincelle éleclrique, un vent mortel Iraversaiit la capilale italienne. Toutes les boutiques se lermenl comme i)ar ressort... Turin est une ville morte, errent des l'anl()mes causant à voi.\ basse.

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L'impératrice de la Chine. La (l(ichesse d'Albe. L'cx-reine de Naples. Dessin de L. Urcloii, d'apr'es les pliolograpliies de M. Disdéri.

1res du Sénat. J'ai cru voir la Péninsule entière allant s'enterrer elle-même. Tout ce qui la représente a défilé trois heures durant sons mes yeux. La pluie ajoutait à ce tableau sinistre, sans lui rien ôter du nombre et de la grandeur. J'ai reconnu, dans celte revue funèbre de l'I- talie, tous ses fonctionnaires, tous ses officiers, tous ses uniformes, tous ses costumes tous ses types si variés : princes, magislrals, armée, g.irde nationale, dépulalions innombrables, figuraient Kossulh et Klapka, les chc- miàes rouges de Garibaldi, les confréries avec leurs ban- iiicics, les moines avec leurs robes, elc, etc. Six che-

vaux du roi traînaient le corps de son ministre. L'un d'eux s'est abattu, au retour, à l'angle de la rue du : pronostic qui a elîrayé beaucoup de spectateurs.

((U:i dernier détail caractéristique vous donnera l'idée de l'ensemble (le ce lableau. Deux à trois cents dames de Turin, cl des plus grandes dames, suivaient le cor- bill ird du comte de Cavonr, en liabits de deuil, à pied, dans la boue, .-ous la pluie torienlielle, etc. »

« PlTRE-CabVAUEn.

1 Turin, juin 18G1.

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« Je rentre, et j'annonce lu fatale nouvelle.

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« Le comte de Cavour a rendu l'àme à sept beures moins quelques minutes.

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L'imperalrice de la Chine. La (luchesse d'Albe. LV.x-reine de Naples. Dessin de L. lirelon, d'apr'es les pliolograpliie.s de M. Disderi.

très du Sénat. J'ai cru voir la Péninsule entière allant s'eiilorrcr elle-même. Tout ce qui la représente a défdé trois beures durant sous mes yeux. La pluie ajoutait à ce tableau sinistre, sans lui rien ôter du nombre et de la {grandeur. J'ai reconnu, dans celte revue funèbre de l'I- talie, tous ses fonctionnaires, tous ses ofliciers, tous ses uniformes, tous ses costumes tous ses types si variés : |iriuccs, maf^istrats, armée, f;;irde nationale, députalions innombrables, figuraient Kossulb et Klapka, les clie- mises rouges de Gaiibaldi, les confréries avec leurs baii- iiiéic^, le5 moiiies a\ec leurs robes, clc, etc. Si.\ clic-

vaux du roi traînaient le corps de sou ministre. L'un d'eux s'est abattu, au retour, à l'angle de la rue du : pronostic qui a cllrayé beaucoup de spectateurs.

« U:i dernier détail caractéristique vous donnera l'idée de rensemblede ce tableau. Deux à trois cents dames de Turin, - et des plus grandes dames, suivaient le cor- bilfud du comte de Cavour, en babits de deuil, à pied, dans la boue, sous la pluie toricnliflle, etc. »

« PiTRE-CllLVALIEn.

» Tuiiii. juin ISGl. i.

MLSÉE DES FAMILLES.

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LECTUUliS DU S(»ll{.

UN CONTllASTi:. L'IIKUOIM' Dlî GAUTls.

l']l quinze jours après, nous recevions, à noire (oui, à Genève, une lettre île Rome, qui se lerniinait ainsi :

« Hier, mon cher confrère, fêle de saint Pierre et voire fùle, nous étions, dès l'aurore, dans la niélroiMile raljio- liqiic.

« Nous aperçûmes deux jeunes femmes, à g>MU)ux sur le pavé, et confondues parmi la foule des |iaysans cl des paysannes de la Sabine, qui assistaient dévotement aux messes des premières lieures.

« La toilette noire de ces dames, bien que fort simple, avait cette anqMeur des robes du temps, et se délacliait sur les vêtements aux couleurs vives des paysannes.

« Elles restèrent pendant toute la durée du saint sa- crilioe dans la même altitude recueillie.

« Puis, lorsque le prêtre eut quitté l'autel, elles se le- vèrent et s'acheminèrent vers la statue de bronze du prince des apôtres,

u Elles appuyèrent à leur tour leurs lèvres et leurs fronts siu" ce pied à demi usé par l'amour des généra- lions chrétiennes, et pendant (jue nous nous approchions nous reconnûmes, avec un mélange d'attendrissement et de respect :

«S. M. la reine des Donx-Siciles, l'héroïne du bom- bardement de Gaële, et sa sœur, S. A. R. M"^<= la com- tesse de Trani.

« Comte DE N***. » a Rome, 50 juin. »

Je relus, après celte lettre, les lignes suivantes, qui m'avaient frappé, six mois auparavant, dans le Monde il- hislrè du 29 décembre 1860 :

« Depuis que les Piémontais, vainqueurs, ont occupé les formidables positions des Capucins et de Santa-Agalha, depuis que le roi et la reine de Naples, avec leur petite garnison, se trouvent complètement investis dans Gaële et menacés jusque dans l'intérieur de la ville, on a re- marqué que chaque jour, vers quatre heures, se réveillait une recrudescence dans la force du tir de la place assié- gée... Les journées même le feu n'avait pas élé très- vif, ou était sûr qu'une forte canonnade d'ime heure allait gêner et décimer les travailleurs du général Cial- diiii. Les officiers des extrêmes avant-postes, placés dans les lieux d'observation et armés de longues-vues, clier- cliaient à découvrir le motif de ce redoublement de vi- gueur. Ils remarquèrent qu'une jeune femme, vêtue du costume calabrais, venait tous les jours à la Ballerie de la reine, et assistait et présidait au tir. Elle arrivait souvent en voilure, parfois à cheval, bravant la mitraille qui pleuvait sur son passage... Or, cette jeune femme, dont l'intrépidité rappelle la fameuse duchesse de Monlpen- sier tirant sur Condé, son frère, le canon de la Bastille, à la balaille de la Porte Saint-Antoine; cette jeune femme, dis-je, n'est autre que la reine de Naples en per- sonne. CoilTée du chapeau calabrais, et drapée dans le vaste manteau national, l'héroïque épouse de Fran- çois II semble symboliser ici le génie de la résistance. »

Celte fenmie régnait encore à cette époque sur un trône de poudrières incendiées et de casemates en ex- plosion... Elle est tombée quelques jours après, au mi- lieu des sympathies universelles, tandis que le comte, deCavour, triomphant, moulait au Capitule... de Turin, faulç de pouvoir gravir le Capitole de Rome.

Aujourd'hui, le comte de Cavour est morl, et la reine de Naples baise le pied de saint Pierre dans sa ba-

silique... N'est-ce pas le ç^s ijc répéter avec Massiilon : (i Dieu seul est grand ! »

LE SULTAN ABD-UL-MEDJID ET SON SUCCESSEUR ARD-UL-AZIS. ANECPUTES EX-ORIENTALES.

Voici ce qu'un témoin oculaire nous écrivait de Con- stanlinople, le 25 juin 1801 :

Aujourd'hui, vers une l|purc de l'après-midi, le nouveau sullan Abd-nl-Azis cstsorli du vieux sérail, ac- compagné du grand vizir, du sérasUier cl du capilau pa- cha. La cour du palais préscnlail le ni^llip aspect qu'aux cérémonies du Beïram. Le trône était placé sous le L-raud portique; les troupes rangées en cercle cpnlenaient lu foule ; en face du trône se trouvait |c corps de la mu- sique impériale et, sur les côtés, étaient rangés les ser- vileurs du palais, qui, pendant toute la durée de la céré- monie, devaient faire enlendre la formule en usage aux jours de fêle : « Que Dieu conserve le sullan mille an- nées ! » Abd-ul-Azis prit place surle trône, au son de la nuisique et an bruit des salves d'arlillerie, pendant qu'im nnuinure de satisfaction s'élevait parmi.les specta- teurs à l'aspect de la démarcJie virile du nouveau souve- rain.

Après une courle prière, le baise-mai|i commença. Le grand amiral était à la gauche du sultan, et, rcuiplisbanl les fonctions habituelles du chamljellan, tenait à la main les franges du trône que devaient baiser les l'onctiounairos d'un rang inférieur. Abd-ul-Azis, après ijvoir reçu les hom- mages des dignitaires de l'empire, se retira dans l'inté- rieur du palais, toujours suivi de ses ministres, pour y sa- crifier un mouton. Il monta ensuite dans son caïk de parade et retourna -im palais de Dùlma-B-igtclié, accom- pagné cette fois du grand amiral seulement.

Au moment le sultan Abd-u|-Azis prenait place sur le trône, des crienrs publics avaient élé envoyés dans tout.es les directions pour annoncer au peuple la mort d'Abd-uJ-Medjid et l'avènement de son successeur.

Il venait de s'éteindre, en effet, à la fleiu' de l'âge, ce pâle et doux roi fainéant de la Turquie mourante, Abd-nl- Medjid-Klian, trentième successeur d'Osman, fondateur de rem[)ire des Osmanlis.

le 23 avril 1823, successeur, à treize ans, de Mah- moud II, son père, Abd-ul-Medjid eût élé le plus parfait des sultans, il y a deux ou trois siècles. Alïablc et hu- main, éloigné des violences et ennemi du sang, insou- cieux de ses finances et absorbé dans son haf'em, ce jeune prince fut battu à Nézib, avant cje régi)ef, nar Jiléliém"t- Ali, d'Egypte. Il proclama dans le Imm-sçhcvif de Gid- hané, des réformes qu'il ne sut on n'osa pas accomplir. Il se laissa enlever de fait la Moldavie et la Valacliie en 1849. Il joua, dans la dernière guerre d'Orient, le rôle passif et docile que nous n'avons pas à jijger. Il proclama derechef en 1856 un halli-humayoïnn pavé de bomies intentions .sans résultat. Il vit ses derniers jours troublés par des désordres et des dilapidations, qui coûtèrent la vie aux chrétiens de la Syrie et du Liban. Bref, il linit comme il avait commencé, méritant, s'il eût élé chré- tien, qu'on chantât sur sa toiT)|}C : Paix aux hommes de. bonne volonté I

Lepremieractediisullan Abd-nl-Azis, successeurd'Abd- nl-Medjid, a élé une révolution plus radicale que le mas- sacre des janissaires : l'abolition de la polygamie iin-

(1) Voyez sonT)orlrail tome XXIII, page ?05,

MISÉE DES FAMILLES.

123

périale et la dispersion des femmes et des gardiens du séiail.

En vérité^ s'écrie à ce sujet un de nos confrères, en vérilé, rOrient s'en va! Le magnifique suilan Abd-ul- Motljid l'a em[)orlé dans sa tombe. Depuis la mort de ce dernier Osmanli, le harem de Byzance u'exis[e plus, le liarem, ce dernier mystère ! Un édit vient de disperser dans toules les directions ces jolis oiseaux qui becipie- taicut les fruils les plus rares sur le perchoir du sérail: perles du Coromandel, diamants de l'Oural, de Golconde, de Polosi, rubis de Péf^u et de Ceyla, émeraudes de Si- bérie, opales irii-ées, toutes les richesses engloulies au fond des océans et dans les entrailles dt; la terre. Un beau n)aliii, le dernier muet, précédé du dernier gardien, est endé inopinén)cnt dans l'asile inviolable, et, ouvrant la porle de la cage d'or, il a chassé sans pilié la nichée galanlc. Plus de sultanes, plus de favorites, plus d'esclaves splendidement parées, amenées des confins de l'empire et élevées à grands frais pour le fils d'Osman. Le vieux parti turc, en apprenant celte nouvelle, a déchiré ses vê- iemenls et s'est voilé la face. Comprenez-vous, en effet, un sultan sans harem, un sultan épousant légitimement une femme et déchirant ce fabuleux mouchoir, déclara- tion muette nonchalamment jetée à toules les iiouris de riùlen oriental ! Eh bien ! le sacrifice est accompli, le mouchoir n'est plus qu'un souvenir de la légende. Adieu, galant mouchoir !

Malgré son doux nom, qui semble avoir été cueilli sur (juelque frais rosier du jardin de la poésie persane, Ahd- ul-Azis est, à ce qu'il paraît, un personnage austère. En fermant pour toujours, dès le début de sou règne, le pa- lais des Mille et une Nuits, il annonce à ses sujets qucle tetnps de la poésie est décidément passé, et que, s'ils veulent vivre en Europe, les Turcs doivent, comme les autres peuples, se résigner aux finances bien tenues, à la justice, aux constitutions, aux chemins de fer, aux mi- nistres avec et sans portefeuille, etc. Tout cela sans doute, poursuit notre confrère, ne sera pas aussi agréable que les sultanes du harem ; mais ce harem, il coûtait si cher! L'empire turc n'était plus assez riche pour se payer im si grand luxe dans la personne de son sultan. Des meubles d'or et d'argent massif, des monceaux de dia- mants, cent soixante femmes ayant chacune un nombreux domestique, une arméede serviteurs blancs etdeserviteurs noirs, les revenus de vingt provinces engloutis dans un palais et sacrifiés à rénervemenl d'un homme ! VA quelles intrigues imuées par ces mains charmantes et pares- seuses ! quelles dilapidations, quelles dépenses insensées ! On dressa un jour le bilan des sommes consacrées pen- dant l'année 1858 à l'entretien du harem. Total : cent soixante millions de francs, le quart des revenus de Tempire!

Un riche joaillier d'.Amsterdam vint à Stuttgard au moment de l'entrevue de l'empereur des Français et du czar. Il appi)rt;iit un énorme diamant d'une valeur do six millions. Ce diamant, il parvint à le présenltM'à tons les souverains qui étaient venus se grouper autour des deux empereurs, mais tous reculèrent avec effroi devant les .•^ix millions.

Deux ans plus lard, notre confrère rencontra le joail- lier à Paris, a Kt le fanuMix diam.iul? lui demanda-l-il. Vendu an -nllim. Six millions? Dix huit. Dix- huil millimisl Notre maison, dit le joaillier, n'a lou- ché que six millions, nuiis le sultan Ta payé un peu plus cher. 11 a fallu présenter ce diamant à nu personnage qui a prolové un million pour sa complaisance. l.e deuxième

personnage l'a présenté à un troisième, qui l'a fait par- venir à un quatrième, qui l'a déposé aux pieds d'un plus grand personnage encore, qui a chargé enfin la «ultane Validé de le remettre à la sultane favorite pour le faire accepter par le sultan. A mesuie que le diamant passait par une main, il augmentait naturellement, non de valeur, mais de prix, et il augmentait hiérarchiquement, c'est- à-dire en proportion de la puissance toujours croissante du bienveillant iulermédiaire. » Voilà comment un gros diamant du prix de six millions a été payé dix-huit mil- lions par Abd-nl-.Medjid. en passant par l'inévitable filière du sérail. C'est décidément une belle chose que la hié- rarchie, surtout la hiérarchie orientale!

Ce diamant, payé par le sultan le triple de sa valeur, n'est point un fait isolé, accidentel. Snv tous les objets achetés pour le sérail, meubles, voilures, parures, etc., les intermédiaires officietix ou officiels pr-élevaient une remise honnête. C'est l'usage, .du reste, dans toutes les cours d'Orient, et même d'ailleurs. Un Européen, connu de notre auteur, mais qu'il" ne veut pas nommer, offrit, il y a deux ans, à un prince musulman une tabatière qu'il avait payée 7,000 francs. « J'en ai déjà une sem- hlable, dit le piince en remerciant, elle m'a cbi!ilé 40,000 francs, et, comme la vôtre, elle vient de Paris. » 11 paraît qu'Abd-ul-Azis est décidé à rompre avec ces ha- bitudes et à ne payer les choses que ce qu'elles valent. Et tout d'abord, pour acquitter les dettes énormes de son fière, il a commencé par faire fondre les meubles d'or et d'argent entassés dans le harem ; les diamants, les perles fines, les bijoux, les parures, tons ces colifichets ont été vendus; la vente à l'encan de la vieille Tur- quie ! On ne sait si, par suite de la dispersion du h ireni, Mahomet lui-même ne sera pas mis au nombre des objets de rebut, la polygamie étant la clef de voijte de Tédilice musulman. Quoi qu'il en soit, ne laissons pas partir sans les saluer d'un compliment de condoléance ces fonction- naires absolument dépourvus désormais de toute fonction et qu'on riomme les gardiens du sérail.

LE MARÉCHAL BOSQUET.

La gloire a écrit sa vie ; la France a pleuré sa mort. Nous avons fait graver son portrait (1). Il ne nous reste qu'à inscrire ici son nom et ses titres : Pierre-François- Joseph Bosquet, le 8 novembre 1810, élève de l'E- cole polytechnique, officier en Algérie de 1834 à 18jI, général de division en 185.3 ; commandant du deuxième corps en Crimée, sénateur et maréchal de France en 1856, mort à Pau en 1861. Campagnes d'Afriipie elde Crimée, batailles de Sitii-Lakdhar, de la Kaliylie, de l'Aima, d'inkermann, du Pelil-Carénage, du Mamelon- Vert, de Malakofl'et de Séba^topol. Une ailmiraiile odys- .sée de courage, de talent, d'honneurs et tle blessures. Une mort irré|)arable à cinquante ans (5) !

(1) Voyez ce portrait et nos .nrtirlos sur la Crimée, t .XXH. p. 8'J h l'i.J: l. X.\lll. |i .".(> à VITk >2.V2 ; i, XXV. p 5 el M.

('2) Nous avons été témoin (l'un fait qui prouve à quel point le iiiaréiliid Itusquel joijjmdl le sanj; iVoiil axi rouiiipe. la science au niélier, le cou|i d œil au coup de main. La veille do son (lépail pour la Crimée, nous déjeuniens avec lui cl des ofliciers supcrieurs chez le pénér.il ninn|uis de l,:i\vivsliiie, ciimni;init:inl en elief de la {jante nationale de Paris. (Ili.iciin se mil a liai Ire les Ilusses en théorie, à prendre Sr|ias'ii|.ol cl Cronsladl, à brûler Sainl-l'etersbourg. elc. Au chauipapne, c'était rafl'aire de deu.\ mois; au calé, trois semaines sufiisaienl; au.x ciijares, on se conlenlait d'une victoire cl <tc quclrjii. s i >urs.

Mc^^icurs, dit praveincnl le niarécti.il U)s<iiici. siliinieux

1-21

LKCTLIŒS DU Som.

III'NIU ML'U(.i:u.

Ne à Paris en 1822, fon(l;ilonr du Cttslnr, journal île la chapellerie, rédacteur de la Silhouelle, du Corsaire cl i\c la Ixcntr des Deux-Mondes, autour do la Vie de Bo- hème sous loiilos SOS formes, dans le rouiau cl aulhoàlie. C'olait inallioiuousemcnt sa propre \io, ce qui a fait périra troiito-liuit ans un talent diMioat et lin de poolo et «le i»rosatoin-, u:i esprit enjoué et cliarnianl, un oarac- lore aimable et facile, trop facile pour éviter IMiôpital, il a suivi Gilbert et Morcau,

Quand nous aurons dit encore que l'année 1801 a vu mourir le Père Ventura, dont nous avons raconté la vie ol apprécié le talent (t. XIX, p. ISO , le comte Tki.éky, le martyr hongrois, marlyr jnstpi'au suicide (t. XVI, p. 3bO,elXVll, p. 12, 73, 171, Élude sur la Ilougrie); l'architecte Z\viR>ER, qui adievaiirimmense cathédrale do Colofjue; Paitôtro Jean JouR^ET, qui se croyait un mes- >ip, et qui n'a trouvé ni baptême, ni passion, ni Calvaire ; l'acteur Lecléue, ancien soldat (jui avait pleuré aux adieux de Fontainebleau et qui faisait rire tout le monde au théâtre des Variétés; Uui^èue Guinot et Paul d'Yvoi, conteurs aimables et féconds, qui avaient créé 1.1 clirouiipio amnsaiile sans scandale ; Aboi de Pl'jol, peintre d'hisloire, et de vastes pl.ifouds, que Meis- >oimicr, le miniaturiste à l'huile, vient de rempi icer à l'Académie des heaux-aris ; le poëte florentin Nicco- i.'M, (jue les Italiens appellent l'émule d'Allieri et de Machiavel, qui a donné son nom au grand théâtre de Fldrence, et à sa patrie les drames de Nabucco, d'Ar- naldo di Brc\cia, de Foscarini, de Giovanni di Pro- cida. ctc ; nous pourrons quitter les défunts pour les vivants, - et vous présenter, entre autres, giàce à la photographie de M. Duchcsne de Bellecourt, noire char- mante ennemie,

L'IMPÉUATIIIGE DE LA CHINE.

Mon Dieu, oui, la souveraine du Céleste Empire s'est laissé piiolographior! Qu'on dise encore que la Chine n'est pas ouverte ! Cette conquête... du portrait de l'im- pératrice a été pour les artistes le résultat le plus sérieux de la prise de Pékin. Si l'impératrice eijt élé laide et viedlc, M. Duchosne de Bellecourt aurait perdu son tenqis et son objectif. Mais Timpéralrice est jeune, jolie et coquette; elle a peimis an soleil de nous gratifier de son image. La cérémonie, d'ailleurs, n'a pas été longue. Le modèle est arrivé sur une terrasse, voilé des pieds à la tête. Il s'est découvert une dcmi-miimte, le temps d'ouvrir et de fermer la lunette. L'opérateur lui-même n'a fait qu'entrevoir la ligure sacrée... Mais heureuse- ment l'épreuve était excellente, et la voilà tirée à cent mille exemplaires, grâce à l'Illuslration et au Musée des Familles,

et souriant jusque-là, je ne suis pas aussi confiant que vous. Les Russes sont rladmiraliles soldais de défense. La guerre de Crimée sera longue ri sanglante. Nous ne triompherons que par des prodiges d'audace et de patience; et si nous entrons dans Sébastopol. je parie pour quatre ou cinq grandes batailles, une perle de plus de 'lO.t'OO honiines cl un siège d'une année, au Las mol.

Nous primes noie, on rentrant, de celte propîiélic, réalisée depuis par les événcnienls la pari de l!os(iuel fui si glorieuse.

PlTr.E-CuEVALIEn.

(Note de YAlmanach du Musée des t'amilles de 1802. i

Le poëte pourra chanter avec comuiissance de cause :

Celle que j'aime à présent est en Chine; l'',lle demeure avec ses vieux parents, Ilans uni' tour de poicelaine fine, Au lleiive Jaune, sonl les cormorans.

Klle a des yeu.K retroussés vers les tempes, l'n petit pied à tenir dans la main, l.e leiiit plus clair que le cuivre des lampes, Les ongles longs cl rougis de carmin.

Par exemple, ne nous demandez pas le nom de l'im- pératrice. Le général de Montauban lui-même, qui lui ;i pris sa capitale et sou palais, ne connaît jias la première lettre de ce nom ! Nous vous dirons plutôt celui de I hôte le plus aimable et le plus brillant des fêles de Coiu- piègue(l),

GUILLAUME 111, ROI DES PAYS-BAS.

Celui-là ne s'est point caché. Et il a bien fait. Il est encore jeune. Il est beau, il est grand, il est blo:i(l comme sa patrie. Il a toule Taristocralie des races du Nord. Elevé au trône de Hollande en IS-iO, cousin, par sa tnèrc, de rempcreur de Russie, cousin, par sa femme, de l'empereur des Français, il a fait ap[)l.iudir eu Frr.iicc un roi comme on en voit pou, un roi qui a réduit sa liste civile de moitié (I,G9;3,000 francs), qui a canalisé ses Eiats amphibies, desséché la mer de Harlem ol sil- lonné son pays de chemins de fer. Guillaume III, qui suc- cédait au roi de Pru-^se à Compiègne, y a conquis Ions les suffrages par sa dignité, sa grâce et son instruction étendue. Excellent musicien et amateur des heaux-arls, il a applaudi en connaisseur les artistes du palais, ce qui ne l'a pas empêché de briller au premier rang dans les chasses à courre et à tir.

TRAVAUX DE PARIS. - LES HALLES CENTRALES.

L'année 1861 a vu inaugurer, à Paris, les boulevaids de Malesherbes et de Bcaiijon, conliimer les boulevards Saint-Germain et de Sébastojiol, ouvrir le parc de Mon- ceaux, le quartier du nouvel Opéra, la place de la Comé- die française, l'Eglise russe, tomber le pavillon de Flore aux Tuileries, achever la Bibliolhèque impériale et les deux théâtres Lyrique et du Cirque, jaillir le puits arté- sien de Passy, couvrir le canal Saint-Martin, courir de rue en rue l'égoiit collecteur, ce grand ennemi de la circulation, et doter les halles centrales d'une se- conde basilique de verre et de fonte, digne de la pre- mière, c'est-à-dire un des plus curieux monumcnisde notre civilisation.

En attendant le travail complet que nous publierons sur ces merveilleuses Inlles centrales, nous donnons au- jourd'hui la vue des six piomiers pavillons ; et cette vue, si bien prise par M. Thorigiiy, justifiera le tilie de basilique, écliappé à notre enlbousiasmc.

Oui, c'e-^t bien la cathédrale gastronomique du Gar- gantua parisien. Elle a remplacé, entre les rues Saint- Denis, de la Tonnellei le et de la Cossonnerie, sur une étendue de vingt mille mèlres cairé.s, les voies tortueu- ses et infectes des Chartreux, Traînée, de la Fromagerie, de la Réale, de la Friperie, des Prêcheurs, et les marchés ignobles de la Viande, dos Œufs, des Pois.sons, des Draps, etc. Sur im mur de briques, aux dessins agréa- bles, se dresse l'immense palais de fonte et de verre,

(I) Voyez nos Clir>niquçs de novembre el décembre derniers.

MUSÉE DES FAMILLES.

1-2:

solide et léger, lamiiieiix et aérien. L'air y circule librc- mcnr. par les baies siipcrionrcs, à travers des persiennes en cristal dépoli. De vastes lanternons, pratiqués sur les toits (le zinc, laissent entrer le soleil jusqu'au centre de l'édifice. Les galeries intérieures sont dallées de pierre et d'asplialle. L'aménagement, propre jusqu'à l'élégance, se compose de logos de deux mètres, séparées par des treillages à larges mailles, de grandes iilanclies sur des tasseaux de fer, d'étaux en marbre et de comptoirs à claire-voie. Les noms des marchandises et les numéros

des marcliands sont inscriu au fronton des cabines. Dans la halle aux poissons, ces cabines sont remplacées par de longues tables à quatre compartiments, et par des bancs de vente à la criée, flanqués de bureaux d'en- registrement.

Aux heures les plus encombrantes, avec la foule h plus serrée, l'ordre est prodigieux dans ces admirables galeries.

C'est alors que le spectacle intérieur est le plus saisis- sant.

Ciiiilaimir m, roi îles l':iys-l!:is I.e siiiian AlMj-iil-\zis. I,e piiiicc A.lani Cz.nrlory»ki. Dessin de Uoiin.

Notre gravure (loiin:int ri.lée (!e Paspoct o\!érioui-, nous n'avons plus qu'un mot A dire du tableau souter- rain.

Car les balles nouvelles ont b lU's soutrrrains, |)liis élonnants encore que leur palais visible. Sur le sol, \ous ne voyez que la montre et l'éclnnlillon des denrées. Sous le sol, vous eorili'inploz les intarissables provisions, renouvelées chaque nuit. (Iliaque cabine a sa cave cor- respondante et son escalier de service. C'est un pandé- monium ordonné, divisé à l'infini, éclairé au gaz (I),

(1) C'est dans res raves que se f;iil. n In Inmii-rr. le tnirage

ariosé d'eaux vives, et si solidement établi, que la voftte en bi i(iues et en fer béloniiés ne forme plus qu'un seul monolithe. Ou Ta bien vu quand une colonne supérieure tomba un jour de tout son poids de trois mille kilo- grammes. Pas une brique des caves ne fut ébranlée dans sou alvéole.

dei œufs. Personne n'i{inore que la fraklicur d'un œuf se jupe à sa transparence; mais tout le nionile ne sait pas que, sur tes deu\ cent mille oeufs vendus chaque jour à l'aris, il n'en e-^t pas un qui ne subisse l'épreuve du viiragf. Aussi le métier dd ntireur d'ivufs es! -il, dil on, un exci'lleni m^lier.

MLG

LECriMUiS DU SOIR.

n'c>l \h le (-liof-d'œiivrc tic M. Hallnrd, rarcliilccle de CCS pnniipos inoilornos.

Mais l'i'iiciiaiilciii" n'a pa;; dit son dernier mut. Sivoz- vons son projet diMinilir? 11 vent l'aire circnier dans ces poiilerrains des raiiways qni joindionl régoiit dn bon- levard de Sébaslopol et les qnais de la Seine, ilc soile qne les halles ceiilrales seront approvisionnées par des wa|.'f^ons invisibles, (pii amèneront à ce v'aste estomac do Paris, sans qnc l'.nis s'en aperçoive, tons les pro- dnits de la France, de l'Europe et du monde !

Quand M. Ballard aura ceuronné son œuvre par ce trait de yénie, nous proposerons de lui élever luie slatuc au sommet des halles centrales.

Il sérail juste pent-èlre d'y joindre les trois bustes do M. riachal, qui a réalisé, dans l'armature de fer, son mol cliarmanl ^ rEm|)ercin' : Il laul que les pavillons des halles soient de grands parapluies ouverts ; de M. Ruiier-Gonsanll, qui a fait rimmense bnirnilnro des verres dépolis ; et de M. Paul Garnior, à qui l'on doit les horloges électriques installées aux frontons.

L'ÉGOUT COLLECTEUR.

Ceci est le revers de la médaille... du nouveau Paris, cl ce revers a clé une des calamités de 1861.

Faisiez-voiis qnehiues pas dans la rue, sur les places, siu' les boulevards, vous rencontriez un lyran qui se dressait devant vous et vous barrait le passai;e. L'évitiez- vons en prenant une autre direction, l'opiu'essrnr repa- raissait, ])lns obstiné, plus menaçant, plus terrible que jamais. Impossible de courir à vos alîaires! Plus de moyens de vous piomener ! Le flâneur ne savait plus flâner. El le provincial, traqué dans Paris par le monstre, regrettait les ruelles de son chef-lien d'arrondissement, riu'lles parsemées d'herbe jaunâtre, mais indidgenles à l'innocent piéton !

Or ce lyran, cet oppresseur, ce monslre, était l'égoul collecteur, l'égout central destiné à relier tons les au- tres, — celui-là même qui doit recevoir un jour les rails cl les waggons aboutissant aux halles de Paris. Une mer- veille, quand il sera terminé 1 Un fléau pétulant sa lon- gue confection ! Figm'ez-vous un g(unniet assistant dans sa cuisine aux préparatifs de son dîner de Lucullns! Tfil a été le sort du Parisien, en 1861, devant ce redou- table égont collecteur! lia régné dans la grande ville pendant ies'deux tiers et demi de l'année pour le moins. Un slalislicien de nos amis prétend qu'il a régné quinze mois sur douze, de la Madebîiiie à la Basiille cl de la gare de Stras! ourg à l'Observatoire. Vous le retrouviez partout en n)êmo temps! Le boulevard dos Ilaliens était un précipice; la place de la Concorde, un marais; le quai, des Tuileries, un glacier du pôle ! Par on se diri- ger, s'il vous plaît? Vous traversiez un pont : voici une tranchée au bout, avec deux cents ouvriers et quarante tombereaux! Vous faisiez un circuit el gagniez une place, libre et déserte la veille : une montagne de sable et une barricade de pavés vous rapf)elaient les mauvais jom's de nos émeutes (le 18i8! Ce n'était pas la Révolution qui vous faisait cc^ agréments. C'était l'égout collecteur. En vain Paris criait : Grâce et merci ! Je suis assez beau comme cela ! Ne me décorez pas davantage ! Pardon ! c'est inie dernièie main à meltre à votre luilelle. Après l'égout collecteur, vous serez propre et coquet d'un bout à l'antre. Et en 1802 vos rues seront connue des par- terres, vos boulevards seront terminés, voire macadam immobile, tous vos pavés en place, toutes vos maisons alignées, et, regardant par leurs millions de fenêtres

comme par autant d'yeux ouvcris, burs habilants se liiomener, heureux et dispos, sur leurs irolloirs défîni- lifs ! Ainsi soil-il !

Le fait est qne le (irand collecteur, comme rappol!e l'édililé, semble avoir terminé ses tranchées et ses mon- tagnes. Et les maisons neuves sortent de terre, superbes cl blanches, le long des boulevards de Sébaslopol, de Beaujon, de Maleslierbcs, de l'Aima, de Saint-Ger- main, elc, etc.

Nous voudrions seulement (s'il nous est permis de récla- morune merveille de plus, an milieu de lanl de merveilles), nous voudrions trouver (juelque variété d'archileclure dans ces palais de notre capitale régénérée. Quel esl, je vous prie, cet éilifice à colonnes corintliiennos, fron- ton, etc.? C'est une église. 'Et cet autre édifice à colonnes et fronton ? C'est un théâtre ! Et ce troi- sième, â colonnes, fronton? C'est une gare! Et ce quatrième, copié sur les trois autres? Une prison ! Elcelui-ci etceltn-là, tonjoms pareils ? Unecaserne ! tni ministère! etc., etc. Les maisons particulières ne sont pas plus diversifiées. Prenez un Parisien, bandrz-lni les yeux el promenez-le sur les nouveaux boulevards, en lui en- levant le bandeau, de quart d'heure en quart d heure. Nous gageons qu'il ne dislingiuna pas le boulevard de Sébaslopol du boulevard de Maleslierbcs, ni le boule- vard Saint-Germain du boulevard Beaujon.

Paris naquit un jour de l'uniformilé.

Prenez-y garde! ceci est un défaut. Avis aux archi- tectes de 1802!

LA COMÈTE DE 1861.

En renvoyant au prochain numéro la Revue scientifi- que, littéraire cl artistique de l'année (la science, les leltres et les arts peuvent attendre, car ils sont immor- tels), nous devons accorder un souvenir à la comète de 1801.

Etait-ce lu comète de Charles-Quint ou celle de Vic- tor-Emmanuel? M. Babinet opin;nt pour Charles-Quinl ; mais M. Arsène Ilonssaye pour Noé et pour Bacchns, ce qui ne l'empêchait pas de rappeler la chronique du cou- vent de Saint-Just :

Un beau jour, après son abdicalion, se promenant aux alentours du coilvent de Saint-.lust, le vieil empe- reur espagnol rencontra Pedro de San Herbas, qui avait élé â Cli;nles-Quinl ce qu'avait été à François I*"^ Tri- boulet. Il lui lira son chapeau, el, le voyant élonné de celle politesse iniiltendne : Mon pauvre ami, dit-il, c'est tout ce que je puis aujourd'hui faire pour loi. "Vous regrettez le pouvoir, Majesté? dit le fou. L'ancien monarque respira fortement, mais répondit avec un air de parfaite insouciance : Tu me connais mal. Mon empire élait le plus beau du monde ; par conséquent il me donnait plus de tracas qne ne m'en auraient donné tous les aulres ensemble, .l'ai en la sagesse de m'en déli- vrer, de montrer que je possédais l'empire et que l'em- pire ne me possédait pas. El je suis heureux. Quelles nouvelles? Sire, il vient de paraître au ciel une énorme comète. Qu'est-ce donc qu'une comète? Ah! je me rappelle, une de ces étoiles qni ont de grandes queues. Elles sont irè.^-uliles quidqind'ois , ces comètes, elles amusent le peuple. Dans le temps, il y en avait à Milan une qu'on voyait en plein midi -^ Celle dont il .s'agit est énorme, sire. Le roi de France et le pape sont malades de frayeuf, ils croient que la lin du monde est proche. Bah ! mou cher, la fin du monde pour le pape, ce se-

iMUSEE DES FAMILLES.

127

r;iit si les Turcs prenaient Rome, et pour Iler.ri, si 1 1 reine Ciiliierine se fàciiait avec madame Diane de Poi- lii Ts. Eli ! Majesté, interrompit Pedro de San Herbas, ne confondons pas nos rôles. Nons sommes ici un empe- reur et un fou. Si vous faites de l'esprit, je vais me croire empereur.

On voit que Charles-Quint n'avait pas grand'peur de sa comète. Il mourut dans l'année, cependant, mais on sait qu'il s'était fait enterrer d'avnnce.

En somme, la comble de J8G1 n'a pas été plus mé- diaiile que la comète de Trissotin, dans les Femmes sa- raulrs, de Molière :

Je viens vous annoncer une grande nouvelle. Nous ravon;:, en dormant, raadamCj échappé belle. Un monde auprès de nous a passé tout du long, Esl chu loul au travers de noire tourbillon; Et, sil eût en chemin rencontré notre terre. Elle eiil été liriséc en morceaux comme verre.

LES ARTS LNDUSTRIELS. BIJOUX ARTISTIQUES DEM. LEMAIRE.

Un mot, en finissant, sur les arts industriels, ces arts parisiens par excellence, qui viennent de préluder à la prochaine cxliibilion de Londres par une exposition spéciale au palais des Champs-Elysées.

Nous y avons siucèi ement admiré la belle armoire à trois portes du Gréco-Ilalien Mazaroz; le bahut vrai Henri II de .M. Jeanselme ; le meuble à trois couleurs de M. Ilubel; Tel eue monumental de M. Bailhoven; les li-. gncs douces et charmantes de Vieux père et fils; les glandes exécutions du biillaut (■hercheur cl trouveur Sauvrczy, elc. Le petit salon de repos de M. Henri Penon était tme admirable étude du mariage des genres, de l'acccrd des tons, des nuances, des plis et de la lumière. Il fallail, il est vrai, à M. Penon, dit M. Augusie Luchet, le critique émciile, nu décoraleiu" comme M. Reuion, un peinlrc cotlune M. Hlazerolle, un architecte comuie m. Pirq, Pcs trois partenaires dans ce quatuor ravissaut. Il a eu de plus M. Lerolle pour lui fournir un Ihurifère et linn Vénus; or, M. Lerolle est un de nos grands bronziers parisii'us. Sou père travaillait pour Palaggi, qui fui le président de l'Académie de Milan ; et il est ar- ticle vrai, coitime son père. La maison pompéienne du prince Napoléon (allée d«s Veuves) lui doit des bronzes très-sérieux.

Los moulages sur nalurc morte de M. Rougeau nous ont frappé aussi, et bien plus encore ceux de M. Guy Richer sur nature vivante. « Ainsi que Cnglioslro arrêtait, dit-on, la parole au milieu du cri, le bras à nioilié du geste, M. RiL-her saisit un oi.-eau qui s'envole et le rend immobile dans son élan ; puis il le moule ot nous le donne : Que dis-je? M. Richer moide un homme tout enlier en trois minutes : vivant il l'a pris, vivant il le rond. C'est le dernier mol de la idaslique. »

Un autre mouleur merveilleux esl M. Desachy; avec de la tuile ot du plaire, il moule des antiques tels qun l'Aruspice, le Sophocle, la Vénus de Milo, le Parihénon, qui lèsent connue de la galvaimphislie, c'est-à-dire presque rien, et ne se brisent point eu toud)aul. « Cela s'appelle ùu staff, vient pur el superbe à l'œuvre, et peut servir à toute belle ornemenlalioii vouliu', sans charger pins (pi' il n'est pnulont nos pauvres constructions à l'eu- iropriso. »

Car, nous l'avons déjà dit et nous le répétons, el celte thèse appartient au Miiscc des Familles, l'art, menacé de périr dans notre civilisition, no pont se relever qu'on

so faisant domestique, familier, ornemaniste, à la me- sure de nos habitations, de nos routines el de noire bourse. «Nos châteaux sont rares et petits, et nous n'a- vons plus de palais : les vrais riches de Paris, ceux qui ne sont pas en plaqué, logent au troisième élage ! 11 nous faut de l'art que l'on puisse déménager ; nos musées de famille ne dépassent guère le dessus de la cheminée. PUisieurs maisons pensent comme nous, el pnrmi elles la maison Gelot, les bons faiseurs Evrard el Berlin, qui sont les moines du bronze; et Gervais, el Perrault, el lanfd'aulres ; et Moigniiz surtout, le magicien Moignicz, qui fait frémir el respirer le bronze de ses aniriîaux ; et M"" Bérens, qui des poupées fait des princesses ; et M. Soccaille, avec ses boites à musique; et MM. Adam et Siméon, avec leurs miroirs ornés d'anges et do fleurs ; et M. Duponchel avec sa poterie éclatante ; et MM. Deck etdo Beaumont, qui ressuscitent les merveil'es de l'Ilalie et de rOrient; el M. Hermann, avec ses vases en pierres dures, en porphyre, en granit, en jaspe; el MM. Gui- chard et Réveillon, qui ont exposé une cheminée,— mo- dèle d'intelliqence, de goût et de simplicité. »

Miis personne ne nous a semblé mieux comprendre cette nécessité de l'art familier et à la portée de tous, que M. Paul-Edmond Lemaire, l'heureux el habile créa- teur de la bijouterie artistique.

Vous avez sans doute remarqué son écusson magistral rue de Rivoli, près du Louvre. Il porte les armes célè- bres que Philippe-Auguste octroya, en il 89, à la cor- poration des bijoutiers de Paris : en haut, des Iliîurs ila lis sur champ d'azur; au bas, trois croix flanquées do ciboires et de couronnes. La devise explique ces al tri- buts : In sacra inque corona (I). Ce qui veut dire : Tra- vaillez à la fois pour le sacré et pour le profane, pour l'autol et pour le liône, pour Dieu et pour le roi.

M. Lemaire travaille, eu effet, pour tout" le monde. El nous signalons l'adresse el le goijt avec lesquels il applique l'art aux matières les plus simples et les plus abordables. Il sait que la valeur de ses œuvres esl dans l'idée et dans l'exécution, bien plus que dans le métal et dans la pierre. L'argent oxydé, le bronze, les ors de cou- leur, les émaux, les onyx, les pierres intermédiaires sont la base ordinaire de ses produits les plus délicats.

Nous avons admiré, dans son exposilicm, cl tous |os vrais connaisseurs admireront comme nous :

Un bracelet en argent, avec émoraudos et perles fines, entre-doux d'émail, milieu en émail L(uiis XV, véritable chef-d'œuvre de demi-tcinle cl de douce harmonie;

Une parure complète, de ce style, ferait une reine du goût sans ruiner une femme du monde ;

Des bagues tu vieil argent, tittîC le groujiB dos Vertus théolosales, arrangé d'Une façon exquise et d'un fini in- croyable, dans Une si pelile dimonsiou ;

Des broclies-eiti(ilrc, dont M"'» Récamicrcùt été fièro, il y a cimpianle aiis;

I3es broloipies rococo. ntec dos enfants jouanl du cha- lumenti el de la violt^j un r^vo de Innégencc, i{ son plus gracieux moment ;

Des hnguieis en onyx, avec chiinèros adossées, pieds en arabesques et inoiiladls d'une délicatesse inouïe; snrioul le modèle oxôculé pour M. le duc Taseher de La Pagerie, sénateur et premier chambellan de l'impéra- trice ; Une broche en vieil argent, ors verts, émaux, perles

(1 ) Le pi'UJlro a écrit corL version nous «eniMnnl inir

'-; ne savons pourquoi, ciiio

1:28

LECTIRKS DU SOIR.

Inies cl améiliisios; encore une liarmonie cliarmaiile Les améHiislcs pemlciit, en s'élagcaiir, comme des lar-

mes, dont la poulfe oxIrPme est figurée par des perles ;

Des braccicis en aliiniiniiim, avec des enfants cou- chés, retenant des guirlandes de fleurs tombant d'un médadlon à cliiffre entouré do ruhis, ors rouges, jaunes et voris, enroulés d'oiseaux, do lézards et do serpents;

D'autres bracelets golliiqiies, avec les Vertus ibéolo- pales dans des niches cise'ées, qui rappellent les tours de force et de patience du moyen ftge ;

Des vide-poches do tontes grandeurs, chargés d'ara- besques l)yzantines; des crucifix d'argent sur ébène, avec les clous en ornements aux bouts de la croix; des colTrels en bronze doré, d'une fantaisie simple et riche, incrustés d'oiseaux exquis ou de miniatures des deux derniers siècles, etc.

Nous avons choisi,— et nous avons fait dessiner, comme spécimens de ce riche mnsée de famille : Un conrelù bijoux, de trente centimètres de haut, en vieil argent , avec des ornements û\n- sur maroquin verl, siyle du treizième siècle. Le collier, posé sur le socle,'

•" "-S^^vSs:*^s^î^^;s^^^^is-s:-.-^''

Bénitier, en argt-ni o^ydi, de M. l'.-lvlMioiii F.eni.iire. Des-îin f'.e L Drelon.

ColTri'l iiiipli;il h liiiniix, en argent oxydé el en maroquin. Collier cl l.iMcelct, de M P. Edm. I.cmaire. Dessin de l'cliniann.

est en or, émeraudes et rubis ; le bracelet est en vieil argent, or et grenats ; 2' Un i)énilier de cin(pianle cen- timètres de haut, en argent oxydé, d'un ton vigoureux el splendide. Il représente l'Ange de la nuit, inclinant légèrement lu tête, les pieds posés sur un nuage fanlas- litiue, les ailes tombant avec grâce jusqu'à ses genoux, la chiamidc se relève par nu nœud et nue agrafe ; les mains déroulant un étendard semé de croix et d'étoiles, d'où semble s'épancher le sommeil calme de l'innocence. Benvenuto Cellini eût signé celte petite merveille. La mariée la plus difficile serait glorieuse de la suspendre au chevet nuplial, et les beaux-aris doivent remercier M. Lemnire de li;s introduire au foyer domestique avec tant de succès et de talent. PlfuR-ClIF.VALliïH.

(I.a fin à la prochaine lirraiïon. notamment la no- lice a nccd clique f:nr le prince Ai.uki'.t.)

Pari» Typ IleNNCVEn, rue du Bvnilevard, 7.

V.

MUSÉE DES FAMILLES.

129

LES JOIES DE LA FAMILLE.

LA FÊTE DE L'AIELL. LÉGENDE DE BOHÊME C).

La fi'le (le l'aieul. Types et cosliimos do la Bolifmc Composilion cl dessin de M. Saiivagi o(. Ki.vmiR 18G2. 17 vi.ict-nf.lvifmk voli^ce.

130

LECTURES DU SOIH.

I

C'est un beau cliùleau que le ciiàtoau do Stoizenberg, dont la Molclaii, le lleuve royal do la BolitMiie, baigne le pied do sos Ilots vcris coiniiie rôincraiulo. Des clo- chetons pyramidant au milieu dos nuages ; une grande tour massive et carrée ; des créneaux, des barbacancs et des macliiconlis, lui donnent un aspect à la fois gran- diose et sévère qui frappe les plus indilTérenls. On no peut le contempler sans Tadmircr et sans le craindre.

Par une froide mais luniineuso matinée do janvier, en Tan de giitco i5i2, un riche seigneur, encore dans la lleur de la jeunesse et dojil dans la force do l'âge viril, Henricli, comte de Stoizenberg, se promenait à pas lenls sur nne largo terrasse qui s'éloudait devant le château et dominait au loin la campagne et le lleuve. Le comte Honricli était une de ces grandes et fières ligures héroï- ques dont le type semble aujourd'hui perdu, mais que le moyen âge féodal sut tirer fi tant d'exemplaires dans les ciiùteaux de Franco et dans les burgs d'Allemagne. Il avait la mine haute, l'air ouvert, loyal et franc; de la bonté sur les lèvres et do l'audace dans les yeux. Il allait et venait du porche gothique, par lequel on pénétrait dans le clifUeau, jusqu'il la balustrade en pierre sculp- tée qui bordail la terrasse, el que décorait une statue co- lossale de saint Jean Népomùck, le courageux martyr du secret de la confession, le saint patron de la Bohême, élondautses doux mains conurie pour bénir la campagne et le village, dont on apercevait dans la distance le clo- clier rustique. Deux grands lévriers aux jambes minces, au corps svelle, au poil rude, au museau de brochet, gam- badaient autour de lui et venaient de tenq)s on temps lécher ses mains et mordiller lo bout de ses doigts. Hen- rich les repoussait d'un geste affectueux, et continuait sa promenade. Parfois, aux fenêtres du premier élagi^, un rideau s'enlr'ouvrait, et une belle tète pensive, une tête de femme, se montrait, puis disparaissait, mais pas assez vile pour que l'on n'ait pas eu le temps de surprendre sur ses traits une expression de tendre sym- paiiiio.

Tout à coup le promeneur s'arrêta, releva le front, et porla tout près de son oreille sa main arrondie en conque, avec le geste d'un homme qui veut écouler. Les lévriers s'arrêtèrent comme leur maître, tournant leurs têtes pointues du côté de la Moldau. La fenêtre s'ouvrit, et la tête de lenune, que nous avons seulement aperçue derrière la vitre brodée d'arabesques par le froid, se montra dans toute la splendeur de .sa beauté blonde...

N'as-tu rien entendu, Ucnrich? demanda-t-elle au jeune homme.

Et toi, chère Bcrlha?

Le son du cor, là-bas, derrière les grands sapins. Elle n'avait pas encore achevé ces mots, que les deux lé-

(1) Celle légeiule, ciselée diiiis le vieux crislal de liolième, est la bienvenue, au Musde des Familles, de M. Louis Enaiill, l'éic- ganl el déjà populaire auteur de la Terre sainte, des Qtutranle Pèlerins, de Conslanlinople et la Turquie, des Voyages en La- ■ponie et en Noruègc, de Christine, de la Vierge du Uhau, A'Mha, d'Hermine, cl de tant de récits qui ont fait rêver les tiommes et pleurer les femmes. Apres la Fête de l'aïeul. M.Louis Enault donnera à nos leclcurs la Première communion, la Légende des fêles chrétiennes, n'cueilllc par l'auleur sur les lieux saints, c'est-à-dire ail.x sources mômes du clirislianismc, depuis la crèche de Belldéem jusqu'à la monlagne du Golgo- Ihri; cl iiienlot un rûni;in du plus puissant inlérêl el de la plus vive aclualilé, dont nous annoncerons le tilve cl le sujet quand le moment en sera venu. (Note de la liédadion.)

vriers, cessant leur.s ébats, demeurèrent un moment immobiles, pointant leurs oreilles droites ; puis ils jious- sèroiit un aboiement sourd, et, bondissant par-dessus la balustrade, ils s'élancèrent vers la poterne do la cour d'honneur, dont le pont-levis s'abaissa.

/Vu même instant le galop d'un cheval retenlit sur la terre sonore, cl bientôt un courrier botté, éperonué, fu- mant, mit pied à terre au bas de la terrasse cl présenta au jeune comte un pli oacbelé...

Ciel ! de mon père, et le premier mot de lui depuis sept ans! s'écria Ilenrich en brisant le fil de soie enroulé deux fois autour du message et (ixé par une bulle de cire rouge, portant l'en)preinle des armes dos Slolzenberg.

Oui, de votre père, de Me' le comte Magnus, ré- pondit le courrieron s'inclinant.

Et (pie nous apprend-il, ce bon père? demanda l'ai- mable Bertlia, accourant pour savoir la cause de l'émotion de son mari ; ets'appuyant, souriante et tendre, à l'épaule du joiine homme, elle lut en même temps que lui :

« Mon liis, mon Ilenrich bion-aimé, disait la Icllre, les hommes nous ont séparés, mais Dieu va nous réunir : il a louché les cœurs do ceux qui nous persécutaient ; il a fait luire sa lumière aux yeux des princes : Henricli, je «iiis libre... Quand vous recevrez ces lignes, je serai bien près de vous... 0 mon fils, mon cher fils, je vais donc to revoir. Ah! je sais bien maintenant que l'on ne meurt [)as de bonheur ! Si la vieillesse et la captivité, plus rude encore, n'avaient roidi mes membres et ployé mes vieux reins, tu ne me lirais point : je te verrais ; je serais main- tenant dans tes bras, sur ton cœur, Henrich ! Mais le temps n'est plus mes genoux nerveux serraient le flanc des cavales dont la course folle m'emportait à tra- vers l'espace, et je partais de Prague pour Dresde ou pour Vienne sans compter la distance. Maintenant je me halo lentement ; j'ai poiirlanl fait vingt lieues sans m'ar- rêlor, au sortir de mon donjon... maisje suis brisé... Il faut que je me repose : je passerai la nuit à Kolowrath... demain malin, je repartirai. Aujourd'hui, je ne pourrais...

«Et puis, Ilenrich, faut-il tout dire? La joie fait peur! Au moment do te revoir, je sens le besoin de me recueil- lir et de rappeler mes forces... Tu vis! Je sais que lu vis ; mais c'est fout ce que je sais: ils n'ont rien voulu me dire de plus. Depuis sept ans, tu n'as pas reçu mes lettres, je n'ai pas reçu les tiennes. Qu'e.s-lu devenu? que fais-tu? J'ignore tout de toi; un prisonnier vit dans le silence el dans l'oubli... Jamais un mot de toi n'a percé les murs de mon cachoL.. Vivant, j'étais un mort. Je n'habitais pas un donjon, mais une tombe...

«0 l'isolement cruel! Et pourtant Dieu, qui connaît les cœurs, sait si je leur pardonne... Le peu qui me reste à vivre ne sera pas empoisonné par la haine et la ran- cune, mais je n'ose pas rentrer dans ma demeure, peut-être tout est changé... peul-êiro on ne me re- connaîtra plus... Pardonnez-moi, mon fils, le malheureux doute de tout !... »

Oh, comme il a souffert! fit Bertha en se rappro- chant de Henrich.

« Do tout... continuait la leltre, excepté du cœur d'un nis. Je ne sais même pas si lu es marié? Celle chère créature, la lille de mou meilleur ami, Bertha de Téplitz, que je te destinais, est-elle aujourd'hui la femme? As-tu suivi les conseils d'un père qui voulait ton bonheur?... »

Il m'a toujours aimée, murmura la jeune l'emme.

Non, chère àme, c'est moi qu'il aimait.

« La Irouvcrai-jc heureuse, près de mon fils heureux? Mon vieux château esl-il plein de rires et de ciian;:ons?

iMUSËE DES FAMILLES.

131

sont mes pelits-lils? J'oublieraisle mal que Ton m'a fait, j'oublierais que l'on a brisé ma vie, si je la vois renaître et refleurir dans ces chères créatures nées de ton sang et qui porleronl mon nom. Mais à bientôt, mon fils; je ne sais pas pourquoi ils m'ont pris; je ne sais pas pourquoi ils me rendent. Dieu, sans doute, leur a envoyé une pen- sée clémente ; que son nom soit béni! Vingt -quatre heures après mon messager, je reverrai les tours de Stol- zenberg, et je presserai mon fils dans mes bras.

« Magnus, comte de Stolzenberg, »

Oh ! Henrich, le Ciel a donc écouté ma prière , dit Berfha on serrant la main de son mari dans les siennes, tandis que ses regards humides s'arrêtaient sur les yeux du jeune homme; mais que vas-tu faire maintenant?

Peux-tu le demander? Courir au-devant de mon père : il doit avoir une si graude envie de nous revoir tous!

Et toi plus que tous, Henrich !

Je vais partir dans une heure : j'irai le trouver à Kûlowrath ; connue il sera surpris de me voir! mais non, je suis certain qu'il m'attend. Demain, à midi, nous se- rons au château; pendant que je cours l'embrasser, c'est toi, Berlha, que je charge de lui préparer un accueil di- gne de lui.

Sois tranquille; ton père verra bien qu'il est tou- jours parmi les siens. Mais, j'y pense, n'emmèneras-tu point ton fils avec toi? Tu vois comme il aimera, comme il aime déjà ce cher enfant sans le connaître , que sera-ce donc quand il aura retrouvé en lui sa vivante image?

Non, répondit Henrich, le petit Magnus est encore délicat : il ne supporterait pas les fatigues de la route. D'ailleurs, j'ai mon projet. Demain, pas un mot de lui à mon père.

Ici le comte Henrich tira deux notes aiguës d'un petit sifflet d'argent qu'il portait toujours sur lui. Un serviteur parut.

Trois hommes à cheval ; la haqtienée blanche et un valet ; je monterai Corne d'acier; que l'on soit prêt à me suivre dans une heure.

Le serviteur s'inclina sans répondre ; il était de cette race qui se fait rare aujourd'hui et pour laquelle, comme dit l'Orient dans son beau langage, entendre, cesl obéir.

Une heure après, Henrich échangeait avec Bertha des adieux humides, et il parlait pour rejoindre son père.

II

A l'époque se passent les événements que nous ra- contons, l'esprit moderne n'avait pas encore donné ù la société nouvelle ces fortes garanties de liberté personnelle que nous regardons aujourd'hui comme la plus précieuse de nos conquêtes : la Bohème féodale était livrée, plus peut- être qu'aucun aulre pays d'Europe, au règne du bon plai- sir. Le ca|)rice des grands était lro[) souvent la loi des petits; la meilleure raison était toujours la raisoi\ du plus fort. Enlicé dans les liens étroits et durs de la féodalité la plus sévère, le comte Magnus de Stoizenberg, un moment su^pect à si'S suzerains, s'était vu saisi dans son burg sous une accusation aussi terrible qu'elle était peu fondée. Les preuves ne furent pas jugées assez lonvaiuo.inlos pour entraîner une condamnalion qui eût lait tomber cette tête superbe; mais le soupçon suflil potu' qu'une longue captivité assurât la paix de ceux qui lui faisaient le dangereux honneur do le craindre, il [tassa sept ans dans uu château fort dont les portes, au moment il avait

laissé toute espérance, se rouvrirent pour lui, grâce à je ne sais quelle influence mystérieuse et puissante.

Le lendemain du jour commence ce récit, la cour d'honneur du château de Stolzenberg présentait, sur le coup de midi, un coup d'œil magnifique. La comtesse Berlha, se conformant aux inlenlions de Henrich, avait convié les habitants des châteaux voisins, et convoqué le ban et l'arrière-ban de ses vassaux. Tous s'étaient rendus à son appel.

Au moment la sentinelle qui, du haut de la plate- forme de la tour carrée, surveillait la campagne aux alen- tours (c'était ce que l'on appelait chez nous Veschan- gfueWe [guetter es champs]) eut donné le signal, la comtesse Berlha, velue d'une de ces robes de brocart qui se te- naient debout toutes seules, apparut sur le seuil de sa porte; à droite et 'i gauche, on voyait rangés de chaque côté les nobles hôtes qui étaient accourus près d'elle ; dans la cour d'honneur, les vassaux et les hommes d'ar- mes aux couleurs du comte étaient placés au poste qu'as- signait à chacun son rang dans la hiérarchie féodale.

C'était un beau jour d'hiver : l'air était pur et trans- parent, l'atmosphère sereine et lumineuse; sur la crête des montagnes voisines, la neige immaculée reflétait le rayonnement d'un soleil éblouissant.

Bientôt on entendit l'appel des trompes de chasse, et le cortège se présenta à l'entrée de la cour d'honneur. H n'était pas nombreux : c'était un petit groupe de quatre ou cinq hommes, au milieu desquels on avait vite fait de de distinguer, à droite de son fils, sur une haqiienée blanche, monture de femme, de prêtre ou de vieillard, le comte Magnus de Stolzenberg.

Le comte portait fièrement le poids de la vieillesse : la vieillesse était pour lui une couronne et non pas un fardeau. Il se tenait ferme sur sa grande selle, droit sur ses élriers, sans perdre un pouce de sa haute taille long- temps courbée sous le malheur et qui se redressait tout à coup au souffle de la liberté. Son fils semblait le cou- vrir d'un regard attentif, respectueux et tendre.

Au moment il aperçut l'antique demeure de ses aïeux, le château s'était écoulée son enfance naïve, sa jeunesse insouciante, il avait vécu les jours heu- reux et pleins de sa virilité, d'où il avait été arraché tout à coup, et il revenait mourir, il s'arrêta. Uu monde de pensées se pressait dans sa tête : il porta sa main à ses tempes comme pour les contenir. Mais pas un sentiment amer ne vint jeter sur son noble visage une expression douteuse, et ce fut un sourire de paix que l'on vit errer sur ses lèvres, et ce fut une larme de bon- heur et de reconnaissance qui roula sous sa paupière flétrie.

Il n'y eut parmi les vassaux et les hôtes de Stolzenberg ni ex[)losion, ni cris, ni transports. Ce lut, au contraire, quelque chose de silencieux et de recueilli, une joie in- time, calme â foice d'être profonde ; c'était vraiment le retour il'un père parmi ses enlants.

Berlha vint tomber dans les bras du vieillard, qui linl la jeune fenunc louglemps pressée contre sa poitrine. Ma lillc, ma fille chérie, que je suis heureux que tu sois ma fille! Ce lut tout ce qu'il put lui dire.

Mais un soupir gonfla sa poitrine, et il promena tout alentour des regards inquiets : Toute seule, Berlha? ajouta-t-il.

H n'osa pas achever sa pensée.

Berlha détourna la tête et no répondit rien.

Cependant l'cchanson, tenant on main uu grand vidro- come en verre de Saxo, (jui ropréscnlait dans ses émaux

132

LECTURES DU SOIR.

élincelaiils roiiipeieur irAlli'iiiagiu; et les sopl électeurs siilTiagmls de sa couronne, lui offrit riiydromcl écu- iiu'iix, en signe de bienvenue : le vieiil.ml on hiit une poi^t'O, ot liiiis y Iremiièrenl lenrs lèvres après lui. Puis lli'rllia anx tresses d'or prit son bras, et ils franciiirent eiisend)le la volée de larges niarrlies du perron anlicpic. lïpiiisé par la fatigue de la route non moins que par les émotions du retour, iMagnus se laissa toiid)er, plutôt qu'il ne s'assit, sur le banc de chêne à l'entrée du vesti- bule tout rempli d'armures.

Quand j'étais seul, dit-il à Herllia, j'avais plus de courage; maintenant je puis bien être faible avec mes enfants.

On conduisit le comte dans la chambre d'honneur, la chambre du maître, celle qu'il avait toujours habitée, et que son lils n'avait jamais voidii occuper à sa place.

Il était venu avec les habits du prisonnier, vieux, délabrés et misérables. Les serviteurs le vêtirent comme devait l'être un homme de son rang : les bas de soie montant au-dessus du genou, les hauls-de-chansscs de satin à raies alleriiativemeiit noires et mordorées, l'ha- bit de velours, large, ouvert et flottant, comme celui i]iie nous voyons dans les beaux portraits de Cliarles- Qniiil et de François I^', et le médaillon suspendu sur la poitrine par une grosse chaîne d'or travaillée à Venise lirent de lui nu autre homme. Car riiomme est ainsi fait, que CCS misérables petites choses de la vie matérielle, quand il en a été privé longtemps, lui causent une vé- ritable joie, et le transfigurent à nos yeux et aux siens. Le vieux comte, en retrouvant ces vestiges de son an- tique s[)leudeur, éprouva un sentiment de bien-être intini.

iMais il avait l'orgueil de la race, l'instinct de la fa- mille et l'amour du nom; il soulîrait ii la pensée de voir s'éteindre en son (ils le lustre qu'il avait reç(j de ses a'ieux, et qualie siècles de gloire sombrer dans l'oubli. Aussi ce fui en hochant tristement sa tète chauve qu'il suivit les serviteurs au moment ils vinrent l'avertir que le festin du retour l'attendait dans la salle des banquets.

III

C'était un beau coup d'œil celui qu'offrait en ce mo- ment la noble salle du château de Stoizenberg. Le pavé aux dalles de marbre noires et blanches disparaissait sous une jonchée odorante de branches de sapin et de genévrier; de grandes tapisseiies tissées dans les Flandres et ligiirant mille sujets empruntes aux scènes de la vie joyeu-e alter- naient sur les murailles avec les blasons et les étendards des Stolzi'id)erg et des familles auxquelles ils s'étaient alliés; sur les hauts drL'^soirsd'éllène, incrustés d'ivoire et de nacre, on apercevait les lianaps ciselés dans la corne et le métal, les vases en cristal de roche, les vidrecomes aux riches couleui s et les faïences italiennes, plus pré- cieuses que l'argenterie massive à laquelle on les mariait dans l'ordonnance du repas. La table elle-même éiince- lait de gigantesques surtouts étalant orgueilleusement toutes les ressources de l'orfèvrerie du lenqjs; la bière moussait dans d'unorines brocs d'étain ; le vin de Hon- grie brillait de sa douce lueur de topaze à travers les fla- cons taillés à facettes ; quatre énormes candélabres, grands connue des arbres de Noël, portant chacun qua- rante b()Ugi(!S en cire jaune, indiquaient assez (pie le re- pas, commencé en plein jour, se prolongerait dans la nuit. On ne servait pas alors, comme à présent, ces chefs- d'œuvre culinaires, savants et impossibles, qui sont une énigme pour la sagacité du convive, en même temps

(jn'un leurre pour sa faim, ^lais de bons plats résistants et solides bravaient l'attaque des plus fougueux appétits. Les faisans et les coq>; de biiiyère de la montagne Blanche f.iisaient avec les st^ rlets de la ^loldau une agréable di- version aux chevreuils et aux sangliers de la Transyl- vanie. Tout cela était plus rassurant pour un estomac à jeun que les merveilles de nos Carêmes.

Le comte Magnus s'assit au haut bout de la table, cl promena sur toute chose un regard satisfait qu'il airêta longtemps et doucement sur sa bru. Bientôt la cordialité joyeuse qui fait le charme des festins de famille régna entre tous les invités.

Ce jour-lili l'Eglise fêlait les Rois, fête chrétienne entre toutes, vivant symbole de réternelle égalité (jui doit régner entre les fils du même père, qui reçoivent de la fortune seule leur royauté d'im joui-.

Deux varlels, précédés de l'échanson, firent le lourde la table en portant le gâteau gigantesque, pétri dans la fine Heur de froment, et qui repiésonlait, dans sa fragile architecture, le château même de Stoizenberg.

Bertha, ma lille, dit le vieux comte de sa voix grave, de mon temps on n'oubliait jamais la part des pauvres.

Père, répondit la jeune femme, ils ont été les pre- miers servis... Mais, le jour nous le tons le retour de notre père, ce n'est pas un morceau, c'est un gâteau tout entier que nous avons offert aux hôtes du bon Dieu.

ISla nile répond à tout et ré|ioiul bien, dit le vieil- lard satisfait.

Puis, au bout d'un instant, il reprit :

Quel est donc le plus jeime de nos hôtes? Jadis, c'était un enfant qui distribuait les parts.

Bertha et Henrich échangèrent un coup d'œil d'intel- ligence, mais personne ne dit rien.

Il y a aujourd'hui soixante et dix ans, continua le vieillard, j'ai dîné pour la première fois à la table de mon^)ère. J'avais cinq ans ; ma tète touchait à |)eine au bras de son fauteuil... Je portais à chaque convive sa part du gâteau... C'est en souvenir de cette fête que voire aïeid, Henrich, fit peindre le tableau que vous voyez en face de moi, et l'artiste a reproduit les traits de nos parents et de nos amis... Hélas! ajouta le comte avec un soupir, il n'est pas de belle fête sans enfants!

Il parlait encore, lorsque, au signal donné par leur maître, deux serviteurs firent glisser sur leurs tringles la tapisserie de haute lice qui servait de portièie à la salle du festin.

Un bel enfant, tête blonde et bouclé,!, œil souriant, joue en n(!ur, apparut sur le seuil.

Il portait exactement le même costume que le coude Magnus. alors enfant coujuie lui, avait dans le ta- bleau du festin des Rois vers lequel plus d'une l'ois le grand vieillard avait porté les yeux.

Apitroche, enfant, et viens tirer la fève, lui dit la comtesse Bertha.

L'enfant, toujours soin-iant, fit quelques pas dans la salle. Son grand œil naïf, â la fois sauvage et doux, connue est souvent l'œil (.les enfants, alla tout de suite au vieux comte, dont il ne se détacha plus. Celui-ci passa une main sur ses yeux, et, comme dans un rêve à demi éveillé, s'elTorça de rappeler â lui ses idées fuyantes et troublées... Mais la beauté de l'enfant, sa vague ressem- blance avec Henrich, sa ressemblance plus h'appaute en- core avec lui-même, qiuind il avait le même âge, mille détails enlin, le frappaient connue autant de traits de lu- mière.

Sans rien dire, il lui tendit les bras.

MUSÉE DES FAMILLES.

i;j3

L'enfant regarda la comtesse Berlha et courut à lui.

Comment t'appellcs-lu, mon bel ange?

Magniis (le Stoizonberg, comme grand-père! dit l'enDinl en joignant ses petites mains sur la main large et vaillanie de son aïeul.

0 mon Dieu! c'est trop de bonlienr à la fois, mnr- mnra le vieillard ; pourquoi me reste-l-il si peu de temps à vous remercier?

Puis il posa l'enfant sur ses genoux et caressa long- temps son iront, ses clieveux et ses joues. On eût dit qu'il ne pouvait pas rassasier sa vue de celle grâce et de celte beauté.

Tous les convives se levèrent spontanément, comme entraînés par un impétueux mouvement de synipalliie vers ce noble vieillard, que Dieu avait fait si bon, cl que les hommes n'avaient pu rendre méchant.

Joie et longue vie au comte M.iguus de Slolzen- berg! s'écrièrenl-ils tout d'une voix en tendant leurs coupes vers le vieux seigneur.

Longue vie à celui-ci ! répondit Magnus en élevant son pelil-lils dans ses bras ; pour moi, tout e^l fini, je suis ;m bout de la carrière ; ce qui me reste de jours est comySfé. Mais, comme le vieillard Siméon, je remets mon âme entre les mains du Seigneur, et je lui rends glace, parce que mes yeux ont vu ce petit enfant, qui est pour le salut de ma maison, et afin que le nom de mes aïi'ux ne s'éteigne point!

Un formidable hourra servit de réponse à ses paroles et en confirma l'augure— qui fut justifié par les événe- ments. Le vieux Magnus vécut assez pour voir grandir sous ses yeux, en âge et en vertus, le rejeton de si race antique. L;i Bohême comjite encore aujourd'hui plu-ienrs descendants des Slulzenberg, et c'est un comte Maguns qui occupe, à l'heure nous écrivons, l'antique manoir de ses pères sur b-s bords de la Moldau.

Qu'il trouve ici nos remercîmenls pour rhospilalilé que nous avous goûtée chez lui !

Louis ÉNÂULT.

ÉTUDES SUK L'ITALIE.

PROMENADE DANS FLORENCE 0).

Le liabyeiM- lics rues. île florciuc. Dessin il ypics n;ilan', di' M Slo[>.

i'U

LKcrunKS 1)1 ; soiu.

opinions sur l'Iliilie. Les arlisics el le parterre du Pied de mouton. Los [uivilépos tle Florence. Eglises, places el mo- iiumenls. Les Casliines. Mœurs el caracltres. Uu ami dont j'ignore le nom. De Florence à Rome.

Il y a lies villes iliTlieniics qui n'ont pas le bonlicnr ilc satisfaire tout le monde : c'est dans les cahiiies des pa- quebols méditerranéens que la critique s'exerce, et que le touriste donne son oi>iniou ;\ sou voisin de lit, (|uand le mal de mer n'est pas trop violent. Que dites-vous de Rome? demande une voix. Rome, répond l'autre lit, est ime ville triste. D'abord , je dois vous dire que je n'aime pas les ruines, moi; j'aime les monuments en bon état, connue la Madeleine et la Bourse. Les ruines sont des pierres, voilà tout; c'est ce qu'on voit sur tous les clianticrs de construction. Ah ! par exemple, ré|:;lise de Sainl-Pierre me iilail beaucoup. C'est superbe! mais quand on a vu Saint-Pierre, ou a tout vu. J'étais logé à la Torrclld. Il y a des lits durs comme dn marbre, et des mousquites. Un soir, j'ai vu un lézard au plafond de ma chambre. Avec cela, on n'y fait pas la plus petite af- faire. Rome est une mauvaise place. Il n'y a qu'un ban- quier; c'est-à-dire il y en a deux, mais l'autre ne s'oc- cupe pas de banque. C'est un savant, h ce qu'il m'a dit, et il m'a refusé de m'escompter un papier bon comme du Rothschild.

Telle est l'opinion de la majorité des voyageurs sur Rome. C'est la ville éternelle, jugée par le parterre des trois cents représentations du Pied de moulon. Les ar- tistes sont toujours en minorité infime au parterre du théâtre du monde : ils occupent la pointe de la pyramide sociale ; tout le reste habite la base, et couvre la surface immense de sa largeur.

"Voici une opinion sur Naples que j'ai photographiée sur les lèvres d'un voyageur de la base.

On m'avait dit beaucoup de bien de N;iples; eii bien, à vous parler francliement, je n'aime pas Naples. Il y a des rues affreuses et pas une belle église. On y crie trop. Je n'ai pas vu une jolie femme dans la rue de To- lède en deux mois de séjour. On m'a dit que c'était la faute du climat. C'est un petit Sénégal. Moi, j'y maigris- sais à vue d'oeil. Un ami a voulu me montrer Hercula- num. C'est un souterrain, on y descend comme dans une cave, avec des torches. Moi, je déteste les souterrains, el j'ai dit au guide : Bonsoir, je ne descends pas ; et je lui ai donné trois pauls, trente-trois sous, que j'ai bien re- grettés. C'est un peu cher pour ne rien voir. On m'a conduit deux fols au théâtre... Ah 1 un beau théâtre! je me suis enJcrmi. Je ne comprends pas l'italien; mon cousin m'a montré ce Vésuve dont on parle tant ; ça ne vaut pas la peine d'être vu. C'est une montagne déboisée qui a l'air de fumer une cigarette. Aussi, dès que j'ai eu lini mes affaires, j'ai réglé mon compte à l'auberge de la Victoire, el je suis parti.

Gênes la Superbe n'est pas plus heureuse; un membre du nombreux public dn Pied de moulon a jugé celte ville, à bord (lu Phaïamond, dans les termes suivants :

Gènes est une ville mal tenue et toute remplie de rues étroites, sombres et sales. La Bourse des négociants est uu horrible trou. Il n'y a pas de quais sur le port; il n'y a pas d'arbres, pas de boulevards. On m'a montré une belle église, mais elle n'a pas de clochers. On y parle gé- nois. La cathédrale semble passée au charbon. Il y a une

(1) Voyez, pour l'Ilalie tu général, el pour les vues spéciales de Florence, les Tables générales des viugi premiers volumes, il celles des lomes XXI à XXVIII.

rue avec deux on trois hôtels, assez beaux, mais tristes connue des tondieaux de uun'bre. Je n'ai pas vu nu équi- page à Gênes, pas un cheval passable. Ce qu'il y a de |)lus curieux, c'est un pont d'une seule arche tpii passe sur des nuiisons. Je l'ai vu trois fois. Oh, quel [»onl! mais ôtez ça, il n'y a rien.

J'ai fait une collection de tous les jugements fornmiés avec la même justice, el je les publierai un jour dans toute leur exactitude photographique; anjounlhui, l'é- chautillou me suffit.

Une seule ville a trouvé grâce devant la justice voya- geuse ; c'est Florence. Lcpourquoi ? reste sans imiceque. Ville heureuse entre toutes, elle n'a que des amis et des admirateurs! les tables d'hôte et les cabines neMui trou- vent pas un défaut !

Florence appartient au Midi par son climat d'été, uu Nord par son climat d'hiver; elle a les zéphyrs prinla- niers de l'Italie et les brumes froides de Pans ; les lièdes haleines qui plaisent aux orangers et les âpres brises qui conviennent aux ifs, frigora taxi. Cette lenqiéralure mixte la fait adorer des Anglais, ces ifs voyageurs, qui se transplantent si volontiers sur les terres étrangères, malgré leur passion pour Val home, le toit natal. Les hô- telleries lloreiiliues et les campi sanli sont encombrés de listes d'Anglais vivants et d'épita|ihes d'Anglais morts. Le spleen ne fait jamais une victime dans celte cité amu- sante ; l'insulaire y meurt d'abus de vieillesse, parce qu'il faut en arriver dans tous les pays. En adoptant Flo- rence pour son séjour de prédilection, l'Anglais prouve qu'il comprend la vie, cette éternelle ennemie de la mort. Toutes les autres villes sont comme des sœurs trappistes qui semblent vous dire à toute heure, et dans la langue des ruines : « Frère, il faut mourir. » Rome a inventé ce re- frain funèbre ; chez elle, tous les jours de l'année sont des mercredis des Cendres ; au Forum, au Colysée, au Pa- latin, aux Catacombes, au chemin tumulaire d'Appia, aux limites du camp prétorien, aux Thermes d'Antoniu, à la pyramide de Caius Sexlius, à la rotonde de Vcsta, Rome secoue sur les pas du voyageur tous les trésors de sa poussière de ruines, et vous crie l'ennuyeux Memcnlo, préface du carême : « Homme, souviens-toi que tu es [jous- sière et que tu redeviendras poussière ! » C'est la ville de ceux qui ont adopté la sublime devise de sainte Thé- rèse; mais ils sont rares ces amants de la mort, et, en général, on aime assez à vivre quand on est riche et An- glais. L'éternelle mélancolie qui forme ralmosphère de Rome donnerait le spleen à Cupido Palmcrstou lui-même, ce folâtre gentilhomme d'iital. L'Anglais traverse Rome, et, secouant la poussière de ses bottes vernies, il arrive à Florence après avoir effrayé les lézards de Pompéia el d'Herculanum, ces deux éternels cimelières, ces deux lugubres musées de la mort. A Florence, la vie est par- tout; les stalues de la rue sont même plus animées que les choses vivantes; le voyageur n'y trouve aucune tiaco de décrépitude ; rien n'y rappelle la dévastation ; la pierre n'y montre pas les cicatrices de la guerre ou des luttes civiles; c'est par excellence la ville élégante, jeune, soignée, la seule qui ait un air heureux, avec ses |)alais superbes, ses maisons charmantes et ses rues calmes; les visages n'ont que des sourires, le peuple qui passe ne trouble jamais par un cri discordant la plus harmo- nieuse langue du inonde.

J'ai vu la foute anglaise au Strand de Londres, à Cliiu-ch- Street de Liverpool , à New-Slreet de Uirmiugliam , à Uay-Market de Manchester, à Sakeville de Dublin, dans toutes les grandes artères des grandes villes de la triple

RICSËE DES FAMILLES.

43'

Albion, etj'affirme que je n'ai jamais renconlré, sur leurs trottoirs, une face anglaise décorée d'un sourire. J'ai vu rire vingt Anglais au moins à Florence, sur la place du Palazzo-Veccliio, le plus sérieux de tous les palais 1

Le chemin que la nature a creusé à travers les excrois- sances de l'artère apenninc, pour conduire le voyageur à Florence, est ime charmante galerie les eaux vives de l'Arno chantent un trio italien avec les pins des col- lines et les cloches des couvents. L'industrie moderne a fait tout ce qu'elle a pu, dans son intérêt mercantile, pour dcpoéliser ce chemin avec ses rails et ses gares; mais les fleurs ont triomphé du fer. d's lugubres appel- lations, stations et convois, disparaissent dans la mélodie qui accompagne les syllabes d'Fmpoli et de Ponlo d'Era ; seulement ou passe trop vite de Livonrue à Florence, de la ville du commerce à la ville des arts ; on ne savoure pas, comme autrefois, le bonheur, le plaisir des transi- tions et le spectacle des perspectives lointaines; on passe tout h coup du nez bourgeois d'un vis-à-vis de waggon au sublime campanile de Giotfo ; je ne voudrais plus re- faire aujourd'hui, dans la vapoiir du charbon, ce même chemin que je fis autrefois dans l'azur du ciel.

Joie du souvenir! c'était aux ides du printemps étrusque et du mien. Je me promenais eu Italie, le bâ- ton à la main et le cignre à la bouche, comme je faisais sur le boulevard Italien de Paris. L'Arno coulait à ma gauche, avec des méandres de saphir; les collines me caressaient de leurs molles inflexions; les jardiniers tos- cans mariaient la vigne à l'ormeau, en se souvenant des (jcoigiques ; les villas ouvraient leurs persiennes vertes et laissaient voir des anges de Fiesole ; les jeunes lilles d'Fm- poli tressaient des chapeaux de paille et chantaient en par- lant; tout coup le vallon se fil plaine, et je découvris Florence, baignée dans l'azur des collines de Sau-jMiniato et de Sirozzi; une sérénilé inefljdjle renq)lissait l'air, s'élevaient la tour du Palais-Vieux, le clocher de Giotio et le dôme radieux de Sainle-Marie-des-Flcurs. Il man- quait à ce tableau divin la pensée triste qui accompagne toute joie hiunaine, el je la trouvai, malgré moi, dans l'hisloire du passé.

De même que Mantoue, comme dit Virgile, subissait le malheur d'être Irop voisine de Crémone, nimium vi- cina Cremonœ, Florence était trop voisine de Pise. Ces deux villes, si favorisées du Ciel, siunblaient être nées pour vivre eu bonnes sœurs; elles avaient tout ce qui fait la vie heureuse : la beauté du ciel, la suavité du paysage, l'intelligence laliin,', la langue de l'amoiu', la pai^sion des arts; il ne leur manquait rien que le nialbeiir, l'Iles parvinrent ii se donner ce supplément, et leurs champs de bataille furent des jardins de fleurs. L'Arno roula du sang, le parfum du carnage courut dans le val ; les cadavres donnèrent leurs engrais à cet Eden de l'Ita- lio, et Pisans et Florentins imitèrent alors les Sarmales, les Ilérules, les Huns, ces peuples byperboréens et slu- pides, qui, déshérités de tous les dons de l'inlelligonce et des faveurs du Ciel, inventèrent la guerre comme re- mède h leurs incurables ennuis.

Le temps a fait un pas, el la trace de ces luîtes fra- tricides a dispiiru; si l'histoire ne les racontait pas, per- sonne ne se douterait t|u'clles ont ensanglanté le plus beau pays du momie. L'histoire ne devrait léguer à l'a- venir, comme exemple à suivre, que les époques heu- reuses de riiumanité : elle obligerait pent-èlre ainsi les iiommes i't imiter le bien, eux qui ont la fatale manie d'i- miter le mal.

« Il faut être poli, même envers Dieu, « dirait Gré-

goire XVI à lord C"*, qui troublait les fonctions, dans la chapelle du chœur à Saint-Pierre; cette sage réflexion m'a donné l'habitude de faire ma première visite à l'é- glise cathédrale, lorsque j'entre dans une ville pour la première fois. Le Dôme de Florence est la plus belle église de l'Italie; je le préfère à l'Annonciade de Gênes et à Saint-Paul, extra muros, de Rome; elle n'a rien copié en architecture religieuse; elle est sortie comme une inspi- ration des mains de ses deux architectes , Arnolfo et Brunelieschi. A l'extérieur, rien n'est majestueux comme ses belles coupoles dont les incrustations resplendissent au soleil ; à l'intérieur, rien n'est imposant comme la nudité sévère de ses murs, et ses arceaux qui s'élèvent démesurément comme pour donner un libre passage à la parole de Dieu. Un édile intelligent a fait placer sur le parvis les deux statues colossales des architectes du Dôme. Quand on passe devant elles la nuit, ou croirait voir les fantômes d'ArnoIfo et de Brunelieschi sortir de leurs tombes pour admirer leur ouvrage. Non loin de là, le pied s'airêle de respect devant une pierre qui porte cette in- ; scripliou : Sasso di Dante. C'était le siège de repos I venait rêver le grand poète de la Divine Comédie, lors- qu'il venait de lancer le Quo ruitis, cives? aux agitateurs , des luttes fratricides. L'infaillible tradition populaire a ' donné à ce granit fruste une consécration émouvante. O41 aime à respirer dans cet espace d'air, le poète semble avoir laissé quelque chose de lui; on récite ses strophes divines ou infernales sur le sol qui les vit éclore comme des Heurs, ou jaillir comme des tisons. Je me suis ainsi récité Virgile de mémoire, sous les pins de Tibur; Sliaks- peare sur les berges de l'Arno, et Dante sur la pierre du Dôme, et c'est alors que j'ai bien compris ces trois grands poètes dans leur lettre, leur saveur, leur [larfum et leur esprit.

Devant le Dôme s'élève le Baptistère, avec ses merveil- leuses portes ciselées par Ghibcrti ; la naïve légende af- firme que ce sculpteur les a dérob^'es au paradis, pen- dant que saint Pierre dormait, et Dieu laissa commettre ce vol par affection pour Florence. Un prêtre artiste, et plein de cette foi qui transporte les montagnes, me disait un jour : Ces portes sont un travail surhumain ; il u'esl donné à aucun sculpteur d'en ciseler de pareilles. Si un homme avait fait celles-là, il en aurait fait d'autres. La légend(! a raison.

Je m'inclinai. Il est si facile d'être croyant. L'incré- dule se livre à de trop rudes travaux, il décourage le paresseux.

Le campanile de Giotio (1) m'a bien l'air aussi de sortir de la même manufacture céleste. C'est un clocher qu'il faudrait mettre sous cloche, s'il n'avait pas (rois cents pieds de hauteur : il est revêlu d'incruslatinus de marbre multicolore, el brodé, do base en cime, comme la lunitpie nuptiale d'une reine d'Orient. Il y a des Florentins qui passent lem- vie à contempler ce foiinidable chef-d'œuvre avec une patience île soleil. Isolé, devant le parvis, il ressemble à un fruit des jardins du ciel, qui aurait poussé sur terre, et dont le tienne aurait été déposé par un ca- price de la main de Dieu.

La seconde visite doit être rendue à l'église Sanla- Maria Novella, un des plus précieux joyaux do la chré- tienté. C'est que tous les pénilenis de Florence, dans leurs longues robes percées à hauteur des yeux, vien- nent s'incliner devant la première des madones, la Viergo de Cimabuë, celte noble aïeule do l'art florenlin. La

(I) Voyez la gravure du Campiinile, l. WL p. 545.

<3C

LECTURES DU SOIR.

suinte imngc, tonte rnyonnanlc du Ion Jes bougies, est placée dans la iliap''"*î J^'s Rucellaï. semlilc dôlilor un coiiô^o de pieux por.-omiafjos, iicinls jiar les arlislos de l'école iiai-sante. Depuis cinij siècles, les moines de Sanla-M>iria Novella enlonrent de soins ce tableau qui créa un nmnde et fut i orlé tiiomplialement à celte é^li.-e, à travers les populations des canipn^nes, sous des arcades de fleurs. Jamais plus adorable relique ne s'éleva sur le tabernacle d'un autel. Les yeux de l'artiste pèlerin se baignent de larmes, quand ils s'ouvrent pour la pre- mière fois sur celte madone primitive qui se révélait à Florence, à l'heure le croissant de Maliomct se mon-

trait à riiorizon du Bo>pliore ponranéanlir l'art byzan- tin et rcplon;;er le monde dans la barbarie. Le ^énic pro- videntiel de Florence préparait déjà un asile aux f^lorieux proscrits du 29 mai 1453; la Vierye de Ciiualiiië leur tendait les bras, les encourageai! de ses souiiies, les illu- minait de son auréole. La pléiade des peinircs se levait sur rx\rno, pour venir en aide à sa sœnr byzantine; un berger enfant, messie de l'art italien, aussi dans une crècbe au val d'Fmpoli, Giotio, qtiitlail la lionlellc du pâtre pour le pinceau de Cimabuë, son mailre, et le légua aux frères Gaddi, à Orgagna, à fra Ang(;lico, à Simone Memmi, à Spincllo d'.\rezzo, à Bouozzo Gozzoli, à Buf-

Les Cashincs de Florence. Types et costumes d'après natiir

comme l'indiquent les

fainalco, à Mazaccio, à Gbirlandaïo, qui créa Miclicl-Ange, i à Perngino, qui créa Rapliaél.

Après le pèlerinage pieux, vient la promenade profane sur les places publiques. Florence est la rue l'on coudoie les btaliics en se [iromenant. El quidles statues! c'est le Sainl Georges de Donalelio, qui garde la balle des mar- cbaiids; c'e>l le David i\c iMiclicl-Aiigo, qui sort de senti- nelle à la porte du l'aiais-Vieiix ; c'est le Pcrsre de Ben- vcimlo Cellini ; c'est toute la famille de Jean de Bologne; c'est tout nn peuple immobile an milion d'un peuple mou- vant; airain, marbre et cliuir unt le mémo épidcrmc. La

e, de M. Stop. .V. B. Dessin anléi'ieiir à la guerre d'ilaiie, costumes autrichiens.

vie est partout. Chemin faisant, on rencontre des édiliccs qui appartiennent à l'architecture du Vilruve des rêves; c'est le Palais-Vieux, Alhambra rebâti, avec sa cour do marbre et sa tour moresque; c'est le Bargello, avec son escalier dantesque et sa ta[)isscrie d'écussons, un morue édifice qui garde ses secrets du moyen âge, et semble ha- bi'é par des fantômes de guelfes et de gibelins. Allons chercher d'autres émotions dan> la cba|telledo Laurent de Rlédicis, rotonde funèbre, l'on trouve la mort vivante, dont parle sainl Augustin, mors riva. Les statues gi- gantesques de la N'iit cl du Jour sont admirables, sans

MUSRK MRS FAM!I.f,r:<.

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doiilc, mais un redoutable voisinage les tue; c'est la mer- veille de la slatiiaire ; c'est le Guerrier penseur de iMicliel- Anf:e. Impossible de délaciicr ses regards de ce marbre prodigieux ; il faut rester iinniobile et penser comme lui. Pbidias, Scopas, Praxitèle sont vaincus par le ciseau chrélien. L'antiquité voluptueuse et sereine ne [daçait dans ses lemples que de gracieuses images, descendues de cet Olympe sensuel qui s'enivrait de nectar et d'amour. Dieux et déesses s'étalaient sur les piédestaux des tem- ples, avec des faces joyeuses qui amusaient les adorateurs.

et ne les mettaient jamais en rêveries. Apollon tuait le serpent Python avec une élégance gracieuse et une par- cimonie de costume qui excluait toute pensée de re- ligion ciiez les dévots du temple. Bacclius, le tliyrse à la main, le fiout couronné de lierre, les tempes décorées de cornes d'or, aurco cornu décorum, connue dit Horace ; Bacclins, dieu et bélier, homme et brute, invitait, du haut de son autel, l^s adorateurs aux baccli. maies, au.v fêles dyouisiaques, aux nuits d'ivresse, aux luttes des li- bations. Vénus se multipliait sous toutes les formes et

C-^„'A t

Les marchandes de fleurs de Florence. Dessin d'après nature, de M. Slop.

prenait tous les noms, cl, à la faveur de ses mille lem- ples et (le ses nuUamorplioses, elle f.iisait un si grand mo- nopole de dévots que Diane et Minerve ne voyaient au- tour d'elles (jue des marbres déserts et des prêtres ruinés. Tout à coup, le souflle de Nazareth et le rayon du Thabor vinrent pnrilier le monde; les saintes voluptés de la tris- tesse et de la rêverie nacpiircnt d'une larme tombée au jardin des Oliviers; le dernier accord de la harpe de David bri>a la flùle de Pan; nu ordre nouveau, chanté par Virgile, changea la face du monde, l'esprit triom|>lia de la forme, la pensée de la matière : une révolution sn- liilc se manifesta dans ces légers emblèmes le pin-

Fl.VRlKIV 18()2.

O'Mu de l'artiste maléri.dise ses rèves, ses caprice?, ses fantaisies; h'S frivolités décoratives des olria do la Giande-Grôce dispanu'eut avec leurs inscriplioiis épicu- riennes; la ro^o de Pœslum , ellletnée par l'ade de Zépliire, avec sa légende : Vila brcvis, carpe dicm, céda sa place sur les murs à la colo:nbc qui rapporte le ra- me.iu, à l'arc-en-ciel do l'alliance divine et humaine, avec CCS mots: Arcum nieum pomim in nubibua, et (vit niijnum faulcris; et (pi.iiul les catacondies onvnrent à la persécution leurs autels et lems sépulcres, la peinture légère, ce premier vagissenn'ut de l'art, prodigua ces em- blèmes pii'iix et ces inscriptions sur les parois el Ks

IS VI>OT->F.LVIF.ME VOl.L'MK.

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LECTURES DU SOIIt.

pierres des cryptes, et nous les avons vu reparallro dans leur naïveté priniilive, recueillis par des mains pieuses et incrustés sur les murs de l\ longue galerie valicane qui conduit au nuisoe de Pie VI, sous cotte inscription: Tombes des anciens chrétiens, monumenla vcterum chiis- liationim ; épilaphos et peintures ont banni la pompe du pinceau et l'éclat de Pex|irossion; ce n'est plus raitoillc de Poinpcia qui donne au papillon le miel de la vie ; c'est l'oiseau du ciel (pii nuMUt et renaît de ses cendres; le vilii dulci friicrc s'est évanoui devant \'ex cincre rcdi- vivHs. 11 y a entre les deux aris naissants tout l'abîme qui sépare Dieu de riionnuo, l'Olympe du Ciel !

Ainsi, le jour Micliel-Ange, ce Titan de l'art, ce Prométhée cbrélien, voulut animer le marbre et lui don- ner la majesté biblique ou la pensée morale, il laissa les maîtres grecs bien loin derrière lui dans le domaine de l'art ; leur égal par la forme qui éblouit, il les surpassa par l'esprit qui fait rêver : son Moïse du tombeau de Jules II a foudroyé tous les Jupiter du Valican et du Ca- pitole ; son Guerrier penseur de Florence est la plus "rande ciéation qui soit sortie des mains de l'iiomme, par l'idée révélée de l'art cbrétien. Ce guerrier on n'ose pas dire cette statue est assis, la tête appuyée sur une main, dans Taltiludc du plus profond recueille- ment; un demi jour l'éclairé, et, adoucissant la rudesse des formes, semble faire palpiter la cbair sous la cuirasse. Les imagos de la mort couvrent les murs do la funèbre chapelle; c'est l'intérieur d'une tombe, et aucun bruit n'y vient troubler le silence de la mort. Il est lîi, ce for- midable rêveur, et rien ne peut le distraire ; il interroge les niystèies de la vie, les arcanes de l'infini, les visions du sommeil éternel, les sphinx de la sagesse antique, les hiérophantes des sciences occultes, les prêtres de la nou- velle loi , et il attendra éternellement une réponse, avec une paliencede marbre; mais eu examinant avec at- tention celle figure si expressive, on parvient à écouter la pensée qui le console dans ses doutes; s'il se levait un jour, il donnerait un sourire à la mort ; il aurait enfin échangé le doute contre la foi du Centenier.

C'est Florence qui donne aux voyageurs et aux pèle- rins ces graves pensées ; Florence, la ville des fleurs, la ville des fêtes, des bals, des concerts, la ville qui, sur son beau théâtre de la Pergola, préparait notre Duprez, dans Bosmonda d' Inghillerra , aux triomphes de Guil- Inume Tell! Florence est la ville des contrastes. On sort de la chapelle de Saint-Lam-ent la tête remplie de sombres pensées, et on va se rafraîchir le front au musée de la Tribune pour voir la Vénus de Médicis, cette anti- thèse vivante, j'allais dire morte, du Guerrier do Michel-Ange. Quel musée ! quels tableaux! quels maîtres! il faut tout voir et tout admirer : Venise et Florence, l'école de la forme et l'école de l'esprit, avec leurs il- lustres chefs, Pérugin et Raphaël, Titien et Paul do Vé- rone; la réunion de toutes les beautés du corps et de l'àme. En parcourant cet Olympe et ce Ciel, je regrettais de ne pouvoir mettre mes pieds à la place de mes ge- noux. Elle est là, dans sa pose charmante et peu divine, la déesse de Gnide, de Cythère, de Paphos, d'Amathonte, la Vénus retirée d'une fouille par la main d'un Médicis, son parrain. C'est une jolie femme qui ne vont humilier aucun adorateur en lui rappelant la divinité. Si elle mar- chait, elle ne trahirait pas la déesse, comme celle de Virgile ; elle marcherait connue une Parisienne : c'est une nièce, à la mode bretonne, de la Vénus de Milo, cette puissanle déesse de Chypre, polcns diva Cypri, comme la qualifiait Horaee, qui se connaissait en Vénus, et n'aurait

pas donné la toute-puissance à la jolie filleule do Médi- cis. Il faut dire, pour être juste, quo colle malhourousc statue a bien soulVorl dans sa vie, qu'elle porte sur son corps charmant les cicatrices de la barbarie et celles de la civilisation; son épidémie a pordu la blancheur du marbre de Parus, et atlesto beaucoup de soiilïrances su- bies dans le terrain humide dos inhunuilions et les ca- hotements de nombreux voyages. Il en iaïuhail moins pour cliaug(>r une déesse olympienne en simple mortelle. On l'aiino encore, on l'admire même dans sa louchante décrépitude, mais, telle qu'elle est aujourd'hui, les an- tiques Guidions ne l'adoreraient plus.

On éprouve le besoin de respirer à l'air libre, après ces visites, et la promenade des Cashines vous olTrc ses fraîches ajlées et les berges de son fleuve : c'est le Long- champs de l<"lorence, mais un Longchamps avec dos ar- bres sérieux et dédaignant la symétrie du quinconce, chère à Colbert. La noblesse et le peuple se confondent sur les pelouses, comme au temps d'égalité des républi- ques italieunos. Los hommes et les femmes tic la cam- pagne viennent, les jours de fête, se mêler aux citadins sur celle promenade avec leurs costumes pittoresques, et la belle langue qu'ils parlent ne détruit pas l'unisson, dans l'harmonieux concert des douces voix toscanes ; il n'y a pas, comme chez nous, un rude accent de b:-i\- lieue ; le manent vesligia ruris n'est pas applicable aux agriculteurs de San-Miniato, de Ponto d'Era, d'Eiiipoii et de tout le val d'Arno. L'enirotion de la foule est une mélodie sereine, comme la musique dos pins d'Ilalio On devine, en l'écoutant, que ce peuple est le plus pu;, ot le plus doux qui soit au monde, et que nos gazettes de tribunaux et noire sixième Chambre ne feraient pa» lor- tune avec lui. Ce n'est pas chez lui absence de passions; il a tous les nobles instincts ; il est possédé d'enthou- siasme pour les fêtes de la religion et dos arts; depuis la marchande de fleurs- en grande toilette jusqu'au ba- layeur de la rue, si bien croqués au passage par M. Slop, c'est toujours le même peuple qui accompagnait do ses hymnes de joie la révélation de la peinture, dans l'œuvre primitive de Cimabuë ; qui saluait de ses chants naïfs l'aurore de la mélodie avec Gui d'Arezzo, son compa- triote ; qui conduisait en pleurant les funérailles do Ma- zaccio; qui déposait les armes à la voix de Dante; qui accueillait de ses plus vives acclamations Michel-Ange, lorsque ce grand artiste déposait sa palette et son ciseau pour prendre l'épée de général et défendre Florence de- vant la tour qui porte encore son nom. Aux époques de calme, ce peuple se passionne pour la paix, le travail, le chant et la musique. Il naît avec le sentiment de l'accord patfait; c'est le meilleur élève de ce conservatoire de la nature que Dieu a créé sur les deux versants des Apennins, et quand il se donne à lui-même un concert religieux dans la plus humble des églises de village, il charme les oreilles et ravit le cœur.

Tous les jours, un peu après midi, une mode tradi- tionnelle conduit les équipages de la noblesse à la pro- menade des Cashines, Les cavaliers sont aussi nombreux que les calèches découvertes. Le défilé se fait dans le plus grand ordre et se passe de toute intervention pro- tectrice. Il ya un rond-point qui sert de rendez-vous et de station à tout le monde. Là, on s'arrête pour se sa- luer ot causer de calèche à calèche. Ce sont des visites qui se font et se rendent en plein air. Autrefois, de mon temps, on y causait du ténor Tacchinardi, toujours jeune à soixante ans; de sa fille Persiani, mélodieuse étoile (jui se levait sur l'Arno ; du célèbre sculpteur Barlolini, qui

MUSËE DES FAMILLES.

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terminait Bacchanle pour le duc de Devonshirc ; du peintre Marini, qui achevait de mettre en lumière les belles fresques d'André del Sarto sur le parvis de Sanla- Croce, ce Panthéon florentin ; d'un vers obscur de Dante qu'un savant venait d'expliquer à la Société anthologi- que; de l'opéra nouveau que Donizelti avait écrit pour la saison de la Pergola; du bal qu'avait donné, la veille, la comtesse di Bagno, plus belle que la Vénus de Médi- cis; de la fête spicnditlc de la Loggia, M"»' Catalani et sa fdlc avaient chaulé tous les airs de Norma. Au- jourd'hui, probablement, on parle encore, à cette sta- tion des Cashines, de toutes les nouvelles des arts, mais la politique y doit toujours intervenir avec son maintien grave, et le télégraphe y joue le rôle de premier inlcr- loculeur. Fasse le Ciel que l'avenir soit beau à ce peuple toscan, si digne d'être heureux !

11 y a toujours, dans les fièvres morales de la sanlé, un hasard heureux qui se fait médecin et vous donne une potion calmante. La vie enivrante des voyages serait mortelle à l'artiste, s'il ne renconliait pas ces remèdes lénitifssur son chemin. Le célèbre voyageur Caillaud me raconlait un jour une histoire que beaucoup d'autres peuvent raconter, avec d'autres noms et d'autres pays. Cet explorateur de l'Egypte, négligeant les faus-es indi- cations de la carte de Bruce, avait enfin découvert le cheujin qui conduit à la presqu'île de JMéroé, berceau des gymnosophistes, selon Hérodote. Tous les voyageurs, Bruce eu tête, niaient l'existence de Méroé ; on la trai- tait de fabuleuse. Caillaud, monté sur un dromadaire et n'ayant qu'un Arabe pour guide, aperçut un soir les lioinles de |)!usieurs pyramides qui ne pouvaient appar- tenir qu'à Méroé. Sa joie fut immense. « Enfin, se di- sait-il, je vais, moi, obscur orfèvre, je vais fouler un sol sacré, vierge depuis vingt-cinq siècles ! je vais voir ces nopals privilégiés les antiques Egyptiens trouvaient le scarabée vert. Quelle gloire pour moi! quel triomphe pour la science! » Et le voyageur était saisi de celte lièvre d'artiste qui brûle le sang, dans les heures solen- nelles des grands pèlerinages. 11 arrive ; il descend de dromadaire, essuie des larmes de joie, pour mieux exa- miner la iiremière pyramide, et aperçoit sur la base une jeune Anglaise qui la regardait aussi, mais avec un lor- gnon, en disant : Vcry niccl L'éclat de rire que poussa (Jaillaud le guérit subitement de sa lièvre. 11 y avait toute une colonie d'Anglais qui buvaient du Champagne, et portaient des habits noirs et des gants blancs.

Il est permis de comparer les petites choses aux gran- des, dans le pays de Virgile ; ainsi, après Caillaud, je puis parler de mon aventure.

Après ime de ces journées d'émotion qui duiinenl Tin- somnic aux nuits, je lenconlrai à Via buga un de ces joyeux amis qu'on improvise en voyage en leur deman- dant du feu sur le pont d'un pacpiehot. Nous nous serrâ- mes alTeclueusement les mains, comme si nous eussions fait ensemble le lour du monde, et comme j'ignorais son nom, je l'appelai mon cher ami.

Apiès l'insigniliant prélude de toute rencontre, il mo désigna im palais à sa droite, en me dis.iul :

Qu'est-ce que c'est que ça '?

C'est le palais Biccardi, lui dis-je.

Tiens! reprit-il, cela ri's-end)lc à une prison. Quelle rage avaient-ils do construire des palais si sdui- bres?

Ah! mon cher ami, lui dis-ic, les palais iliccardi, 'Pilli, Slrozzi, étaient hiUis en prévision des lul!es civi-

les, et au dehors ils ressemblent à de petites forteresses à l'usage des bourgeois.

Tiens! fit mon ami; en voilà une que je ne savais pas! cela ressemble un peu à la maison de M. Pourtalès, rue Tronchet.

Et comment vous traite le séjour de Florence?

Assez bien, assez bien; c'est une ville charmante; il paraît qu'on parle très-bien l'italien ; on m'a cité le proverbe...

Lingua romana in bocca loscana...

C'est cela; je l'avais oublié ; il est vrai que je ne sais pas l'italien; mais c'est inutile en Italie, tout le monde y parle français.

êtes-vous logé?

Chez ^1""= Hombert, Porta rossa... Est-ce que je prononce bien?

A merveille. Vous n'avez commis que deux petites fautes de prononciation... Vous amusez-vous à Flo- rence?

Je ne m'ennuie pas. Cette ville me plaît beaucoup, les rues sont très-propres. Il y a de belles boutiques. La vie n'y est pas chère. On dîne très-bien pour cinq pauls, et beaucoup mieux qu'au Palais-Royal, aux Cinq Arcades. J'ai acheté pour ma femme un chapeau de paille trente francs; on me le ferait cent cinquante rue Vivienne... Ah ! je viens de voir une chose bien curieuse...

Quoi donc?

La foire aux fromages de parmesan, sur la place du marché. C'est vraiment curieux. On m'en avait parlé à Rome. Connaissez-vous ça ?

Non.

Ah ! il faut aller la voir ; ça mérite d'être vu. Figu- rez-vous qu'ils font, avec des piles de parmesan, des colonnes, des pilastres, des portes, que sais-je, moi? un temple bâti en fromages; et à mesure qu'on achète, le temple se démolit pièce à pièce, et va saupoudror les brodo, les mineslra, sur toutes h's tables triiole et dans tous les restaurants. Savez-vous ce que rend le com- merce du parmesan ?

Non.

Quatre millions de notre monnaie. Il est vrai qu'on le met à toute sauce, en Italie.

Oui, j'avais remarqué cela... Mais, il parait que vous ne perdez pas voire temps à Florence?

Oh ! en voyage, je ne laisse rien perdre; et K- soir j'i'cris tout sur un petit album pour ma femme... Hier, j'ai vu tailler \Apii'l\a dura. C'est encore très-cnrieu.\... Avez-vous vu tailler la...?

Non.

Avez-vous visité la nianufaclmo de porcelaines'.'

Non.

Mais vous n'avez donc rien vu? à quoi donc pas- sez-vous votre temps ici?

. Au café Donel. Il y a boaiu'tnip de nos compatrio- tes, et nous causons France el Paris, en fumant.

Allez voir la manufacture de porcelaines ; on y fait de la plus belle marchandise tpi'à Sèvres et en Angle- terre... Oh ! ne riez pas... c'est un fait roconnu. La por- celaine de Florence a toujours joui d'une grande répu- tation... Vous ne saviez pas cela?

Non, mon ami.

On la demande aux Indes, pour les tables liclics; les Anglais vous le diront, eux ipii sont jaloux k\c I.miI ! ..

.Iiiai voir la manulacluie.

A votre retour, si vous p>i--v/. vm ixomana, de-

I iO

LKCTI'KKS nn SOIH.

iiiiiiitltv le c.ibinel (raiiatomio... car je suppose que vous ne Piivi'z pa-; vu.

(^o-l vriii.

Il n'.i lien vu !.. Mais vous n'êtes pas curieux!

Ali! iinaiiil ou a vu Paris ! dis-je avec un profond aocenl île iiifiani-iilicpif enllmusiasine.

C'est juste ! Aussi je ne vous dirai pas : Allez voir le jaidin llolioji, allez vnir les Casliines, parce cpie, lorsiju'on a vu nos Tuileries el nos(;:iiain|is-Kly>ées, il n'y a jilus trar- bres à voir; mais le cabinet d'analoniie ! oli ! c'est autre chose! Tous les chirurgiens viennent éliniier la nature, là, sur la cire, une cire qui l'ait p'nir connue une chair niorle. Ce cahini't a coulé dos millions... J'oublie, en causant, que j'ai une visite à rendre, là... via di Coco- mno... quels drôles de noms ils donnent à leurs rues !... Nous nous rencontrerons au café Donet, u'cbl-cc pas? et à bienlot.

i;t mon ami me qnilla lestement, et d'un air de trioin- [ihaienr. Que de choses il avait apprises à un ignorant!

Un jour, à mon grand regret, je repris mon bâton de pèlerin, pour quiller Florence avec le dessein bien ar- rêlé de ne plus la revoir. C'est la seule ville à laquelle j'aie dit adieu sans retour. Au lieu des joies de mes jeu- iies souvenirs, j'y trouverais les mornes tristesses de l'âge mûr. Vue de loin, celte délicieuse ville m'apparaît en- core dans son aiuéole d'azur; je n'y apporterai pas mes images du Nord. Une réflexion adoucissait l'heure de mon départ : j'allais à Rome, la ville de mes rêves d'en- fant et que je connaissais déjà, paienne ou chrétienne, avant de l'avoir vue, comme si je l'eusse habitée, sous Angiisic et sous Léon X. Ma première étape de pèlerin siu" la crèlc apennine était le village de Poggi-Donzi. Je suivais une pente assez rude qui me conduisit à un point culminant l'horizon s'agrandit autour de moi. Je m'arrêlai pour regarder en arrière, et Florence, la ville que je ne voulais plus revoir, m'apparut dans un lointain lumineux, avec .ses tours, ses coupoles, ses clochers, ses collines, qui découpaient leurs arêtes vives sur un fond d'horizon d'une limpidité admirable. Je connaissais le chainie de tout ce que je quittais; j'allais à l'inconnu, chose toujours triste ; une (léfaillance me saisit, et je fis queUpies pas dans le sentier du retour et du parjure. Je voyais Florence sous un aspect tout nouveau; la cité femme, parée des grâces du printemps, moitié à l'om- bre, moitié au soleil, m'atlirailà elle avec les irrésisti- bles séductions d'une Circé chrétienne ; le nom de Roma, prononcé à mon oreille par un pâtre des Apen- nins, nie remit sur la bonne voie, et je me sentis lieu- reux cl fier de fouler l.i scmile fleurie (pie suivit Ilapliaèl lorsqu'il abandonna Florence pour aller peindre dans la sacristie du Dôme de Sienne la sainte histoire du pape Pie H. C'était alors le beau temps, comme disent tous les vieux ; on ne prenait pas le chemin de fer de F'io- rencfi à Livonrne pour coiuir à la vapeur jusqu'à Civita- Vecchia et remonter à Rome en express-train. On sui- vait celle roule de contrastes et de surprises (|ue le piéton parcourait en huit jours et qui l'iniliait à tons les secrets de l'Italie intérieure et de tout le désert élrus- (ine. La vapeur a déliuil Porsenna, Annibal, Calilina, et son lieutenant Manlius, qui avait relégué à Poggi-Boiizi son aigle d'argent, nquilam argcnleam, ce létiche de la conspiration, si bien raillé dans la Cnlilinairc. A la se- ctinde étape, on arrivait à Sienne, autre Florence, qui s'est retirée, comme une anachorète, sur une cime des Apennins, pour s'entretenir de son passé, à l'ombre de son merveilleux Dôme, en montrant à l'angle do ses

murs le blason de son municipc, la plus noble de toutes les armoiries, la louve allaitant les gémeaux de Rotnc. On descendait de Sienne dans les gorges désolées et les marécages de Riccorsi, passèrent les Gaulois d'An- nihal, ceux de la Gaule Transpadanc, aujouidliui Pié- niontais; on côtoyait le lac de Dolsena et ses deux îles vertes, berceau des adeptes de l'immortalité; et Monte- liascone, aux riches vignobles. On traversait la lande volcanique qui descend de Radicofl'ani et ressemble au cIuMiiin de l'enfer; on retrouvait la vie sur les hauteurs de Ponle-Centino, limite des domaines de Porsenna; on retombait dans la mort en gravissant la sombre forêt de Viterbe par un chemin bordé de croix funèbres, la forêt des drames anciens, toute pleine de vieilles légendes d'assassinats; on découvrait à travers les arbres le cra- tère de Vico, changé en lac sulfureux; on passait en courant sur Ronciglione, qui garde le souvenir d'un in- cendie, comme un village du Palalinat; puis, l'immense horizon annonçait (jnelquc chose d'émouvant, tout près d'apparaître; Baccano se révélait au milieu de sa plaine de verdure ; Baccano, se réfugia le pape, après le sac de Rome, en 1527 ; enfin, on éprouvait un saisissement ineffable lorsque, des hauteurs de la Slorta, on voyait poindre le dôme de Saint-Pierre, celte huitième colline que Michel-Ange a ajoutée à la ville de Romulus. Dans ce voyage de Florence à Rome, il y avait certainement beaucoup de privations à subir, beaucoup d'aubergistes allâmes à plaindre, beaucoup de lits pierreux et brûlés par rinsomnie, beaucoup de jeûnes et d'abstinences non indiqués dans le cabmdrier de Rome, mais la jeunesse qui voyage est friande de ces ennuis qui deviennent les voliqitésde l'arrivée; avec quels éclats de rire on enten- dait, à Riccorsi, une voix de pauvre aubergiste qui ré- pondait piteusement: Je n'ai rien, à des piétons expirant de faim ! Quiconque ne portait pas dans ses bagages de quoi nourrir l'aubergiste passait à l'état d'Ugolin, moins les enfants. Qn'es-lu devenu, café di Buon guslo, café ù'Acqua-Pcndcnlc, je fus porté en triomphe par le peu[tle, (pii m'avait vu prendre une tasse de chocolat et donner généreusement deux sous au garçon? C'était un dimanche des Rameaux ; on me fit escorte jusqu'à San- Lorenzo Rovinato (Saint-Laurent le ruiné); trioujpbateur et cortège, nous étions tous dans l'état de ce village; mais que de gaieté partout, sur les visages et dans le ciel ! qiH^Ilcs richesses nous pleuvaient du soleil, ou montaient on parfiuns du fond des abîmes de verdure! Tous les buffets des stations, toutes les vingt minutes d'arrêt ne m'ont jamais donné des joies pareilles. Qu'es-lu devenue aussi, humble auberge de Bolsena, le maître nous servait avec tant d'orgueil une grillade de poissons sulfureux faits avec des arêtes? Fermée sans doute par cause de chemin de fer. On se levait de table sans avoir rompu le jeûne, c'est vrai; mais quel dessert! On allait au bord du lac respirer les senteurs péiiélranles des pins et des orangers; on admirait ces beaux paysa- ges qui ont posé devant Poussin, l'hôte chéri de Bolsena ; et on se servait, comme plat de consolation cette pensée si douce: Demain je dînerai à Rome, via di CondoUi, chez I^epri, le célèbre restauraleur des élèves de Monle- Pmcio. Ce mot magique, Rome ! infuse le courage au cœur le plus énervé. C'était le mol que jetait Annibal à ses soldais sur celle rude voie apennine. A son époque, les fournisseurs et les Ouvrard n'existaient pas; on ne connaissait pas les fourriers de logements, les vaguemes- tres, les intendants de siibsi.stjuces, les pourvoyeuis de riz et de sel. Pul}lie et Tilc-Live ne disent pas un mol

MUSÉK DES FAMILLES.

UI

l.i-(Je>.sus cl ne nous donnent aucun délnil ; le Tliiers an- cien nous manque. Coinnieiit (lîn;iienl les vainqueurs de la Trei)ia, du Tésin, de Trasiniènc, ces Gaulois doués d'une faim homérique ? Les troupeaux de Itœufs étaient raies dans ces montagnes pelées; les villages élaient abandonnés, les étables vides. Bêles et gens, tous fuyaient à rapproche du terrible Carthaginois. L'aïeul même de

mon aubergiste de Riccorsi et de mon cafetier d'Acqua- PenJente avaient déserté leurs postes pour ne pas êlre dévorés par les lions bipèdes de Barca. Il y avait alors, dit riiistoire, beaucoup de séditions dans cette armée toujours victorieuse, mais toujours affamée, et Anuibal calmait ces impatiences avec un seul mot, Rome! Du haut des Alpes, la pointe de son épée leur désignait les

Les pénilenU tlt> Florence. Dessin d'après nature, de M. Slop.

riches plaines arrosées par l'Eridan ; du haut des Apen- nins, elle monliail Rome à riiorizon ; cl les plus mutins buvaient l'eau du torrent, rclevaicnl la lêie ou s'endor- maient pour rêver d'un souper romain.

Pendant vin^t ans, ce rusé Annibal leur a servi le même re|)as.

Aujourd'hui, c'est-à-dire avant le chemin de fer, les vetiuritii font la même [)laisanteric punique aux voya- geurs affamés qui vont de Florenoc à Uiimo.

La vapeur vient do briser cette tradition. Il y a des buffets sur l'aiilre route, la roule de la mer ; le corps se nourrit et l'espril subit le jeûne.

Les Angl.iis prennent tous aujourd'hui II roule de l:i mer, et. de Florence à Rome, ils ne Irouvonl que Li- vourne, la ville desmaichandset dos colporteurs.

\A<2

LECTLRKS DU SOIU.

HISTOIKE NATURELLE EN ACTION.

LE LOLiP-CERVIER.

Le loup-cervicr. Sa beauté. Une (jueue Irop courte. Mailame n'a pas de cliemise. Le loup-cervier chasseur. Loopold I", Lynx gourmet. L'ours el la tabatière. Le sanglier chirurgien. Un serpent sensible. Loup- garou. Les Pailenicnts de Lyon et de Paris. Un lianré loup-garou. Un mariage rompu. Anecdote, un paysan du Périgord. Le chien de M. le maire. Mon général, je suis loup-garou. Sur les bords de l'.Mma el du Mincio.

Coininoiiçons par iléclarer que le lotip-ctM'vier, dont le vorilablo nom est le lynx, n'appartient pas au genre loup, mais an genre ciiat.

Pourquoi l'a-t-on appelé loup-cervier? Parce qu'il est carnassier intrépide et que le cerf est son mets favori.

Le loup-cervier est un cliannant animal.

.\ussi agile que fort, il grimpe sur les arbres avec une merveilleuse facilité pour surprendre les oiseaux dans leur nid. Quand il lui prend fantaisie de manger du pois- son, il se jette à l'eau comme un simple canard, dévore carpes et brochets, et finit son repas en croquant quel- que oiseau aquatique.

Il est plein de grâce et de légèreté : son œil est bril- lant, mais cependant doux et expressif; comme le chat, il est d'une propreté recherchée et passe des heures en- tières à lisser sa helle fourrure, qui est fort estimée. Le blanc, le brun, le gris, le roux et le noir, composent le dessin de sa robe. Ses oreilles, droites et pointues, sont surmontées de deux jolis bouquets de poils noirs en forme de pinceau et longs d'un pouce et demi.

Malheureusement pour lui, le loup-cervier a la queue un peu courte.

On ne peut pas tout avoir.

On reconnaissait autrefois à l'urine du lynx l'admira- ble propriété de se changer en pierre précieuse ( lapis lyncarius), et l'on assm'ait que cet étrange animal avait la faculté de voir à travers la muraille et encore sans lu- nette. Cela me rappelle la plaisante anecdote de ce pri- sonnier belge qui prétendait lire une lettre enfouie sous terre. Un jour, deux dames vinrent le voir dans sa prison.

Après les avoir saluées, il partit aussitôt d'un grand éclat de rire.

Qu'avez-vous donc? lui dit une de ses visiteuses.

C'est que, madame, vous n'avez pas de chemise. La dame s'en alla toute confuse. Le prisoimier avait

dit vrai.

D'après les savants d'autrefois, le lynx serait au moins de la force de notre Belge.

Voici qui est moins extraordinaire, mais plus vrai. En Perse, en Suède, en Russie et au Malabar, on dresse par- faitement le lynx à la chasse.

Les chasseurs sont à cheval et portent le lynx en croupe.

Quand le gibier gazelle ou élan apparaît, le chasseur le montre au lynx. Celui-ci descend, se glisse douce- ment derrière les buissons elles rochers, rampe dans les hautes herbes, s'approche en louvoyant et sans bruit, toujours se démasquant derrière les inégalités du terrain, s'arrètant subitement et se couchant à plat ventre quand ilcriiint d'être aperçu, puis reprenant sa démarche lente et insidieuse; enfin, quand il se croit assez près de .su

victime, il calcule sa distance, s'élance tout à coup en cinq à six bonds i)rodigieux et d'une vitesse incroyable ; il l'atteint, la saisit, l'étrangle ; il lui fait ensuite un trou derrière le crâne, et, par cette ouvcrtiu'c, liiLsucc la cervelle à l'aide de sa langue hérissée de pctiles épines.

J'ai remarqué que chaque animal avait sa façon favo- rite de tuer.

Par exemple, l'ours s'avance vers sa victime eri lui tendant les bras comme à un ami, et lui ouvre le crâne comme nous ouvrons une tabatière.

Quant au sanglier, il ne manque jamais de commencer par ouvrir le ventre de son adversaire, comme s'il voulait faire son autopsie.

En Amérique, il existe un serpent qui crève d'abord les yeux de sa viclimc. C'est peut-être par délicatesse, pour lui épargner le spectacle de sa mort.

Je reviens au loup-cervier.

L'empereur Léopold 1" avait deux lynx, aussi bien apprivoisés que des chiens.

Quand il allait à la chasse, un de ces animauv sautait sur la croupe de son cheval, et l'autre derrière un de ses courtisans.

Aussitôt qu'une pièce de gibier paraissait, les deux lynx s'élançaient, la surprenaient, l'étranglaient et revenaient tranquillement, sans être rappelés, reprendre leur place, l'un sur le cheval de l'empereur, l'autre sur celui do son courtisan, puis ils se mettaient à lisser modestement leurs pattes comme si de rien n'était.

Le loup-cervier chasse le cerf, l'antilope, l'élan, la gazelle et l'écureuil. Il est très-friand du lièvre, du faisan, du lapin et de la perdrix.

Avouons qu'il n'a pas trop mauvais goût.

Vous voyez le loup-cervier beau, familier, intelligent, gourmet, grand amateur de perdreaux. Eh bien, le loup- cervier n'est autre que le fameux et terrible loup-garou des légendes. 11 a été la terreur de nos aïeux, el les sor- ciers étaient obligés de revêtir sa peau tous les vendre- dis, depuis le lever de la lune jusqu'à son coucher.

Chose singulière! étrange folie! beaucoup de malheu- reux, accusés de magie, avouaient non-seulement qu'ils avaient assisté au sabbat, mais encore que, sous la forme de loup-garou, ils avaient dévoré des chiens et mangé des enfants.

En 1720, il y avait à Etampes une espèce de fou qui se précipitait sur les passants, les mordait, et criait ou plutôt Imrlait qu'il était loup-garou. Quelqu'un lui fit observer qu'il était fait comme tout le monde.

Mais ma peau de loup, dit-il, s'est retournée en de- dans ; on le crut, et on l'écorcha pour voir la redoutable peau, qui persista à rester invisible. L'infortuné mourut le jour même.

Laroche-Flavm rapporte un arrêt du Parlement de Lyon, du -18 janvier 1574, qui condamne au feu Gilles Garnier, lequel ayant renoncé à Dieu et s'étant obligé par serment de ne plus servir que le diable, avait été ciiangé en loup- garou. En 1778, le Parlement de Paris condamna Jacques Rollet, convaincu d'avoir, en qualité de loup-garou,

MUSÉE DES FA.MILLES.

U3

mangé bonne partie d'un petit garçon qui lui était tombé sous la dent.

Cliaqiie ville, au moyen âge, avait son loup-garou. C'é- tait le moine bourru à Paris, la mala beslia à Toulouse, louloup nègre à Clermont, le grand loup à Dlol;, le roi Hiigon à Tours, grande gueule à Dijon, griffes de fer à Bourges.

Le tlievalier de Beauvous raconte qu'un jeune liomme de Cbâteauroux, appelé Hugues Rosin, était sur le point d'ôpoiiser une demoiselle qu'il n'aimait pas beaucoup. Le jour du contrat arrivé, Hugues déclara d'une voix timide qu'il ne pouvait pas se marier.

Est-ce (]ue ma fille ne serait pas jolie? insinua la mère de la prétendue.

Est-ce qu'elle n'a pas une belle dot? ajouta le père.

Je ne puis me marier, répéta Hugues, je suis loup- garou pour dix ans.

Il jota aussitôt sur le parquet une tête de cliien toute saignante, et s'enfuit en poussant un liuilement terrible.

La demoiselle trouva qu'attendre dix ans ce serait un peu long, et Hugues Rosen resta libre.

Je termine par une anecdote que je déclare aussi iné- dile qu'aullienlique.

Il y a seulement quelques années, un paysan du Péri- gord paraissait devant le Conseil de révision ; il avait le

numéro 1 et il se portait comme un charme. 11 fut déclaré excellent pour le service.

Messieurs, dit-il, je ne puis pas partir; il faut que vous m'exemptiez.

Êles-vous fds de veuve? lui dit le général.

Non, monsieur; mais je suis loup-garou. Dernière- ment, j'ai mangé Papillon, le cbien de M. le maice, et j'ai failli croquer un dimancbe l'enfant de Toinette Gou- nou ; mais il était un peu maigre, puis il avait la rou- geole.

C'est bien, répliqua le général, alors on vous mettra dans le régiment des loups-garous; c'est toujours lui qui marche le premier au feu.

Mais, mon général, c'est donc vrai qu'il y en a des loups-garous?

Vous ne l'êtes donc pas, vous?

Je l'ai peut-être été, mon général, mais il y a bien longtemps ; je vous jure que je ne le suis plus.

C'est fâcheux, continua le général; mais vous en- trerez dans le régiment des loups-garous, ça vous appren- dra à mentir.

Quelque temps après, notre paysan entrait dans un ré- giment de zouaves, ces glorieux et terribles loups-garous qui ont si bien hurlé sur les bords de l'Aima et du Mincio.

PITRE-CHEV.ALIKH.

POÉSIES ET IMÉLANGES.

PETITE VIOLETTE. (apologue.)

Petite Violelle, un jour, venait de naître

Sur le bord d'un ruisseau, dans un vallon caché.

Lorsqu'elle dit, mettant le nez à la fenêtre :

« Relie lleur, j'ai le front vers la terre [)enché :

« Qui le squra? personne. Et puis, près de cette onde

« Qu'e.st-ce que je verrai? Rien du tout. Et les fleurs

« Sont failes pour le monde... (( C'est donc raison d'aller prendre racine ailleurs. »

Tout en parlant ainsi, petite Violette, Avec les pelils doigts de sa petite main. Tire ses petits pieds du sol, fait sa toilette

Et se met en chomin. « La montagne, au Iront bleu, qui dans l'air se dessine, « Me conviendrait, dit-elle, et s'offre à me servir. « A son premier plateau si je pouvais gravir, « Pour voir le monde au loin, j'y serais à ravir... « C'est donc raison d'aller prendre, là-haut, racine. »

Petite Violette a, d'un agile pas,

Gravi le monticule, au soleil qui le dore;

Mais, à peine installée, elle n'y trouve pas

Son compte, et soupiraPil encore : « D'ici l'on no voit pas grand'chose... Il me faut tout! « Ali! du second plateau je pourrais, j'imagine, « Voir le monde, et cela de l'un à l'autre boni... «C'est tlouc raison d'aller prendre, plus liaul, racine.»

Sitôt dit, sitôt fait, sous l'orage et le vent Petite Violette, enflammée, intrépide,

Monte la côte plus rapide. Le voyage est déjà plus dur qu'auparavant; Toutefois la voici, bien ou mal arrivant, Sur le second plateau que baigne un lac limpide.

Mais à peine installée : «Ah! que faire? d'ici

« L'on n'aperçoit le monde encor qu'en raccourci!

« C'est... du dernier sommet, qui perce et qui domine

« Les grands nuages enir'onveris,

« Que l'on peut voir tout l'univers; «C'est donc raison d'aller y prendre, enlin, racine.»

Et sans plus réfléchir à rien. Comme sous l'aiguillon dune voix qui l'appelle. Notre folle bondit et repart de plus belle

Pour son voyage aérien.

La roule est, cette fois, bien autrement mauvaise; Pour mieux dire, il n'est plus ni nulle ni sentiers. Petite Violelle éprouve un grautl malaise; Elle retournerait sur ses pas volontiers.

Mais elle a connue le vertige;

Mais la tête lui tourne : alors,

Se haussant aux derniers efforts,

Par une sorte de prodige, Elle arrive le cœur bien gros, le corps bien las. Sur ce pic, noble but de tous ses vœux .. Hélas !

Pas une herbe, pas une mousse ; Le sol est un granit aride, rien ne poa>>->c ;

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LECTURES DU SOIR.

LU M'iil j^lacial souille iiiiloiir avec (iirt'iir.

Va l'li(iii/.iin n'ost plus (]irim(> l)rnmoiise liorrcur.

l'olilc VioloUo, iiii liiiiit des iiv.ihiiiclics,

Troiiiblo il(î froid et do teneur

Dans toutes ses peiiles brandies ;

Elle met sa tèlo à couvert

Sous son polit lalilier vert ;

'Ses petites mains s'aloiirilissenf,

Ses petits pietls nus s'enpourdissonl. Voilà (pi'clle se prend à pleurer. Tout le bleu De sa petite joue a pâli peu ;\ pou ;

Et ses pleurs, dessé( liés sur i)lace,

Y pendent en landjeaux do glace... Soudain, dans l'ouragan se perd un petit cri : « Que ne suis-je restée aux bords j'ai (louri ! »

Polile Violette, épuisée et qui soulTio Tout ce qu'une fleur peut souffrir,

Se tord, roidit sa lii:e et roule, et dans un gouffre Elle aclièvo enlin do mourir.

As-tu dans le vallon une calme cliaumine,

Trois arbres au soleil... c'est tout ce qu'il te faut...

No clierclie pus à t'en aller plus liant,

Tu ne ferais qu'élever ta ruine !

EMILE DESCHAMPS.

ÉCRIT SUR UN TO.MBI-:.\U.

Le corps est au tombeau comme un grain dans la terre; Il ne se détruit pas... il germe ! Et/qiielque jour, Comme l'épi nouveau jaillit de la poussière, Ce corps s'élancera de sa couclie do pierre Pour aller refleurir dans un nouveau séjour.

E. LEGOUVr-,

de l'Académie française.

BOUTADES.

On gagne à obliger même un ingrat, car, si son cœur oublie nos bienfaits, son aspect nous en l'ait souvenir.

L'àmo de l'athée, issue d'un Dieu qu'elle méconnaît, resscndile à l'oiubie, pour qui resie invisible la lumière dont elle émane.

Notre prédilection pour les morts ne provient-elle point de ce qu'on leur jjrouve son amour à meilleur mar- ché qu'aux vivants?

Une enveloppe de modestie couvre nos défauts et ga- rantit nos talents de l'envie : c'est la blouse qui cache les méchants habits et préserve les bons.

A mille traits brillants lancés dans la conversation Dieu préfère un seul mot que la charité retient sur nos lèvres.

L'opulent fripon trouve dans la considération des gens qui ne voient que sa richesse un dédommagement au mépris de ceux qui en connaissent la source.

I.'auioiu el la li.iihe s'en vont eu les Liisaiil, ii.ai.-- la (leiiiière revient seule.

I.a plupart des ingrats n'oublient pas les bienfaits; au contraire, ils s'en souviennent Irop!

La mort d'une mère est le premier chagrin qu'on pleure sans elle.

Oli! si les conliuuolles souffrances diininuaionl comme la jùlié de leurs continuels témoins!

L'iiilérêt personnel est Irop souvent le soul'lleur de nos consciences.

j, PETIT-SENN.

(De rinslilul de Genève.)

LES MÉTAUX. SÉRIE PAR CIIAxM. LE ZINC.

Ail ! sapiibli !

Monsietw veut II que jo lui vorso encore de leau boiiil- biile?

Ati ! le brigand ! le scéléral I le pendard ! il a juré de nie faire cuire I

SUR LES ÉTRENNES.

«J'ai encore reçu des étrenncs... Restons enfants jus- qu'au bout; c'est le meilliMir lot. La Saint-Sylvestre nous vieillit d'une année; mais le jour diî l'an nous rajeunit d'un lustre. Illusion charmante! Le Rouhomme-Éliennes est lo Robcrt-IIoiulin de l'exislence. Il escamote dans un sourire la dont qui tombe, el il fait, du cheveu qui blanchit, un rayon dans les cheveux noirs. »

(Journal de Ladv JA.NE.)

MUSÉE DES FAxMTLLES,

iio

SOUS LES ORA^GERS DE NICE.

BOUQUETS D'ALPHONSE KARRÎO.

^,:§gi>

V^^^

I.ps ftmnips, composition do Breton. La femme comme il laiil.

faut. La femme comme

FRE.MIEFl BOUQUET AUX FEMMES.

I.A CIERRE PES POMMES ET DES FEMMES.

Avant de commoncer, je dois me défendre conirc une ' nccti-silion que je vois déjù su.^pcnduo sur ma tête. Quel- i qiies-unes de mes lectrices diront : « Fi ! voilà un homme { qui n'aime guère les femmes. » Je les prie de ne pas admet- : Iro li'gùrement une pareille accusation et de prendre en ' considération les arpuuionlstjue voici : Lorsque les femmes me rhoqncnl, c'est lorsque, ct'-dant ^ une mode ridicule ou , iuuie idée fausse, elles .semblent. s'efforcer d'être moins fem- î

(1) Voyez les livraisons «le septembre et novembre 1801 ol de janvier 18C2, tomes .XXVIII et XXLX du }his<'e. Hvniiii I8(i2.

2o La femme comme il ne faut pas. ô» La femme comme il en il n'en faudrait pa.;;.

mes ; c'est lorsqu'elles veulent se dépouiller de quelques- uns de leurs cliarmes, et s'e.\posenl à perdre de leur pré- cieux empire et de leur cliére tyrannie. Dirait-on qu'un lioiTime n'aime pas le vin, parce qu'il prendrait tous les soins possibles pour ne rien lui lai.sser perdre do sa sa- veur et de son aronie? L'histoire ne nous montre-t-elle pas tous les grands détracteurs des femmes n'être que des fanfarons qui expient par un esclavage particulier la li- herlé de leurs discours publics? Salomou, qui, d.ins ses Proverbes, ne leur ménage pas les duretés, qui les dé- clare « plus aiucres <|Ut' la mort, » leur sacrilie jus«|u'aii Dieu des Hébreux. Euriiiide, qui, dans ses traj-édies les traite généralement fort mal, leur était si dévoué dans le

1*1 VIM.T-Nrt VIKMK VDllMK.

140

llctiuIlS du SUIU.

|);irliculier, qtraii rapport d'Alliénéo il avait épousé deux ieminos ainsi que la loi le penucltait, et allait encore vo- loiiliois cliorclior au doliors uu suppléuicut lux oliaîues dont il parlait avec tant de dédain.

Il est curieux devoir le concert de mauvais propos tenus sur les femmes depuis PoriLiine du monde, et de lo rap|Moclier de l'empire qu'elles ont exercé sans iiilir- \alles sur les lioujuies de tous les temps. Ecoutez Sa!o- mou : « La yràco de la femme est trouipeuse et ^a bouté M'e>t que vice, » dit-il dans ses Proverbes; et plus loin : M L'Iiounne amoureux suit la t'enimo comme le bœuf que Ton mène nu sacrdicc. »

« Autant il y a de poissons dans la mer. disait Codrus, autant il y a d'étoiles au lirmanien!, autant il y a de l'our- beries dans lo cœur de la leuune. »

Le iirave Uippocrate reproche aux lommcs « leur ma- lice uaiurelle. »

Socrale disait : « tt vaut nueux demeurer avec un dra- ;^on (pi'avec une femme, » ot il ajoutait : « Il faut craindre lamour d'une femme plus que 1;» liaine d'un lionnne. »

Saint Paul rappede aux femmes leur subjeclinn à l'homme; elles doivent à rhoiuine, suivant eut apôtre, tout le respect ipie l'homme doit à Dieu. Il k>iir dflend sévèromeiil de parler dans l'église et même de mêler leur voix à celle des prêtres pour chanter les louanges du Seigneur.

L'histoire et la Fable attiiLuent de concert aux femmes tous les maux qui ont afiligé l'espèce humaine. Eve, Dalila, Pandore, Déjanire, Hélène, les lilles de Dauaùs, etc.

Les chrétiens défendent aux femmes les fonctions sa- ceidoialcs; la jurisprudence leur interdit le barreau. ;\lahomet les exclut de son paradis, et cependant il y donne place au mouton, qui remplaça le (ils d'.4braham an moment il allait êlie sacrifié; à la baleine, qid avala Jonas; à la fourmi, que Salomon, dans ses Proverbes, propose à l'homme pour modèle, et au perroquet de la reine de Saba.

« En général, dit Tite-Live, les femmes sont plus douces en public qu'à la maison. »

« Il ne faut pas choisir entre les femmes, dit Piaule : aucune ne vaul rien. »

Saint Cbrysoslome dit encore pis. Sénèque le Phi- losophe prétend que a la seule chose qui puisse faire .-upposer la vertu chez une femme, c'est la laideur. »

« La femme la plus naifve, dilliraiilôme, vend au mar- tln'' riiomme le plus retors, sans qu'd s'en prenne garde. »

Et Montaigne : « De bonnes lemmes il n'en est à dou- zaines, comme chascun sçait, et notamment aux dcbvoirs ilu mariage. »

A son réveil, d'Eilen le preraier hôte

A ses cùlés, en place de sa côte. Vit « la chair de sa chair et les os de ses os, » Ei son premier sommeil fui son dernier repos.

Il Le renard est bien rusé, dit un proverbe espagnol, mais la femme est plus rusée que le renard. »

« Voulez-vous, dit M^^Neckcr, faire prévaloir une opi- nidU? Adressez-vous aux femmes. Elles la reçoivent ai- sément parce qu'elles sont ignorantes, elles la lépandent rapidement parce qu'elles aiment à parler ; elles la sou- tiennent longtemps parce qu'elles sont têtues. »

a Savez-vous, mesdames, disait en chaire un prédica- teur moderne, pourquoi, apiès sa résurrection, Jésus- (Jlirist apparut d'abord aux femmes? C'est que, sachant ' leurinclinalion à parler, il ne pouvait mieux faire que de

leur apprendre d'abord uu mystère qu'il voulait rendre public. ))

Eh bien, malgi'é celle guerre acharnée, sans Ircvo ni merci, que les hommes font aux femmes, le pouvoir de ce sexe faible et timide n'a pas été le moins du monde entamé ni amoindri depuis le commeucen^ent du monde.

LE UANGLU UE LA GUEKRH.

Cotte conspiralion des hommes contre les femmes n'a jamais amené pour celles-ci qu'un danger réel, c'est de li'S dégitùler de leur sexe, de les abuser siu' lem" empire, de les faire croire à leur prétendue infériorité, et de Iriu' faire faire de tenqis h autre quehpies invasions dans les prénig.itives cl dans les corvées dont les hommes se sont arr(ig(? et réservé le privib'ge.

Il semble encore voii- un die» descendre de l'aidel on lui oITre des .sacrifices pour venir, les pieds dans la boue, se mêler à la foule de ses adorateurs, et se faire coudoyer par eux pour le plaisir d'envoyer concurrem- ment av(<c eux de l'encens à su niche déserte. Qiiel- (jiies femmes vont plus loin et seudilent faiie des elïorts pour se mélamorpho.ser en hommes et en premliel'aspecl. On les a vues sacrifier à celle absurde leniaiive leur thar- mante chevelure et se coiffer eu cheveux couris conano les honnnes; on les voit encore, pour monlei à cheval, joindre à la jupe longue, qiu donne tant de majesté et de décence, le chapeau, qui est la p:irlie la plus laide de l'ajustement masculin, et, depuis quelque leuq)S, d'au- cunes ont essayé de mettre des gilets de piqué blanc, des cravates noires et des cols de chemise empesés comme les honuues. Je voudrais bien savoir ce que ces femmes pen- seraient d'un homme qu'elles renconlreraionl, au bois de Bcmlogne, trottant à cheval avec des bottes à l'éciiyète, une culotte de daim et un chapeau de crêpe à plumes ou un bonnet orné de Heurs ou do rubans sur la lêle.

Pour ce qui est des gilets, leur règne éphémère avance grand train : au piqué blanc succède le satin et le bro- cart— les boulons sont déjà en pierreries, et on onvie les gilets du haut pour laisser voir le col ; le gilet est en train de redevenir un corsage décolleté.

OIUGINE DE LA TOILKTTE.

La femme était née; le serpent, le plus rysé des ani- maux, s'approcha d'elle et lui ujurmura à l'oreille: uQue vous clés belle ! » Puis il lui conseilla de manger le fruit de l'arbre de la science. Voilà, dit-elle, un cavalier qui m'inspire une grande confiance par sa franchise; il est évident qu'il ne voudrait pas me tromper. Elle cueillit le fruit et en donna la moitié à .\dani.

Mais celui-ci fit cette première fois ce qu'il a toujours fait depuis; au lieu de conqirendre que, puisqu'il allait céder et obéir, alors il valait autant le faire de bonne grâce, il marchanda, il se défendit, il refusa, puis il finit par mordre.

Mais Eve avait employé tout le temps de son hésiiation à grignoter sa pomme de ses belles peliles dents blan- ches ; elle avait déjà la science du bien et du mal qu'A- dam était encore tel qu'il avail été pétri. Puis, quand il se décida, lors(iu'il mangea sa moitié do pomme, lors- qu'à son tour il s'ingéra la science du bien et du mal, la femme avail im (juarl d'heure d'avance sur lui, et elle l'a toiijours conservé. C'est ce qui fait et fera toujours notre infériorité relative.

Elle comprit tout de suite, le diable aidant, l'impor- tance de ce quart d'heure, et elle se hàla de l'employer

AlUSÉE DES FAMILLES.

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à donner des buses solides à son empire. Elle fil lionteà Adam de leur déhriiilié, et lui inspira l'idée de cueillir des ftMiillcs de (igiiier pour y obvier. En disant à Adam : « Mon ami, vous êles plus grand et plus fort que moi, alleignez et cneillez-moi, je vous prie, une dos feuilles do cet ariire, » olle créait à la fois la pudnin' et la coquet- terie, la jalousie et la prétendue supériorité tles forces de l'Iioinnie.

De ce moment, leur sort à tous doux fut fixé, ainsi que le sort de (ons leurs descendants. La l'ouune con- serva et a conservé celte avance d'un quart d'heure. Elle sait tout, au moins un quart d'iienre avant nous. Un petit garçon n'est qu'un galopin qui ne pense qu'au cerceau, à la balle et i\ la toupie; une petite tillo n'est qu'une femme pins petite.

Quant à riiomme, snus prétexte qu'il est plus grand, ](lus lorl et plus iulelligont, il n'a rien laissé à la femme des corvées de la vie. Du reste, ses forces, son courage, son énert;ii' lont eulièrcs ont do tout leuips été dépensés de la même manière. Eve dit toujours à Adam : « iMon ami, cuedlcz-moi celle feuille de figuier, » et .4dam se damne pour alleiudie la feuille de liguier.

DÉVELOPPEMEM DK L\ FEUILLE DE FIGUIER.

La fouille de liguier a subi de grandes modilicalions depuis la promièii! Èvc.

Vers la quairième génération, on mit à la mode le ficux rcptns à très-petites feuilles. Cela s'appelait alors se décolleter ou s'habiller, comme aujourd'hui de mettre des robes à peu près sans corsage.

Au ficus rcpcns succéda le ficus nympheœfolia ; les filles li'Ève se parèrent des fouilles immenses du macro- pliylla, puis on revint an ficus repcus, aona le nom de ficus scamiens, puis au ficus elastica, puis graduellemeiit on passa à la soie, au brocart et au velours...

La feuille de liguier aujourd'hui n'a pas moins diî qua- torze mètres à cause di's vol.nils, et Eve dit toujours à Adam : « Mou ami , dunnez-nioi cette feuille de li- guier. »

Et Adam, pour donner la feuillo de liguier, travailltî, passe les nuits, vole, pille, assassine et se damne.

La première feuillo, celle que l'on voit encore aux li- guiorsde nos jardins, ne tombe et n'est renouvelée qu'une fiiis par an, taudis que, de progrès eu progrès, celle qu'emploient les femmes tombe et doit être remplacée l(Milos les semaines.

Oiilie les modilicalions successives de la fouille de li- guier, Èvo a inventé des acce.ssoircs, et, se servant lia- bilomoul du (juart d'heure d'inlelligonce (|u'elle a d'a- vance sur rhomme,elle lui a présenté la nécessité de ces accessoires sous un jour favor.ible. «Mon ami, luia-l-ello dit, vous êles le plus fort, vous èles le maître, vous êtes mou soigneur. Je suis lière d'èlre à vous, je vou.x porter la maupie de ma serviliide. Percez- moi le nez et les oreilles en lémoignage d'esclavage, et meltez-y des an- neaux i\o chaiiio. Mollez-moi dos chaînes au bras, pour rappeler à tous les yeux que je ne suis ipie voire sor- vaule. »

Do 1.1, les pondants d'oreilles et les bracelets.

Quohiues Adams se laissent persuader «pie, de mémo (jue l'on l'ail Iraiisporter les vins précieux dans une dou- ble hitaillo, il bcrail prudent (reiilernier (Cve dans iiiio doubio eiivoloppo, dans doux fouillos {la liguier : la se- conde s'a|ipello une voilure, ol on y attelle dos chevaux.

Enliii, Unis ces hommes ipii s'agiteni, ipii marclieiil, qui t'oureul, tpii se couckiient, tpii se builciil, qui s'oti-

Ire-tuent, c'est toujours Adam à qui Eve a dit : « Mon ami, cueille pour moi celte feuille de figuier. » Aiijom- d'hui, la mode n'admet que les feuilles des plus hautes branches, ce quî l'ail que presrjiie tous s'écorchenl les mains et le genou fioiir y atieindre, et qu'un grand nom- bre se rompent les os.

PHILOSOPHIE DE L.\ MODE.

«En définitive, les belles choses sont pour les belles, »

dit Sliakspeare.

Les femmes ont un goût naturel pour tout ce qui est beau, élégant, éclatant et riche; c'est un goût auquel il faut attribuer les plus grands progrès de l'industrie et des arts.

Les parures sont pour les femme.s un tribut payé à lu légitime royauté d(; leurs charmes; elk'S sont une re- connaissance de ce pouvoir, elles augmentent pour une femme la conscience de sa beauté, et en donnent une preuve aux autres femmes. La femme parée n'est pas seulemonl la femme qui croit sa beauté augmentée par ses orneinenls, c'est le Huron portant ii sa ceinlure les chevelures, témoignages de ses victoires; c'est le soldat orné de ses épaulelles et de .ses croix. C'osL la diviniié piïoiino, qui, non salisfaite de humer l'encens clos hu- mains, veut encore voir ses autels chargés d'offrandes el d'ox-volo, el exige qu'on immole des victimes grasses et qu'on fa-se des sacrifices à sa puissance.

Ainsi, pour la plupart des femmes, il ne suffit pas que les olîiaudes soient des objets riches et éclatants, il faut encore qu'ils soient un peu extravagants, et qu'ils allos- lent que la piéié de leurs adorateurs va jus(prà la folie.

Les femmes étant ainsi faites et ainsi élevées, il s'en- suit un désordre moral qui doit olîensor tout esprit droit.

Toules les circonstances de la vie des femmes ont ptuir résultat et souvent pour cause un changement de robe,

les robes divisent la vie des femmes en une foule d'ères et d'hégires : « Tel événement est ariivé à l'é- poque oh j'ai eu celte robe de velours violet, tel autre (luaiul j'ai acheté ma robe de satin broché. » El pour les dates plus précises et plus rappochées vous entoiulrez : « La première fois qu'il m'a vue, j'avais une robe bleue. »

Quand on ne se marie pas uniquement pour ineltre eu- lin la toilette de la mariée, soyez cerlain que celle pen- sée entre au moins pour linéique chose dans le maiiage.

Ou va confier son bonheur et sa vie tout entière a uii honnnc presque inconnu, on va subir des devoirs nou- veaux el plus sérieux qu'on n'en a eu juscpio-là; on va quitter la maison on est née, les [larouts qui vous ont élevée. Eh bien, tout cela disparait, mi au moins s'olTace beaucoup el se range parmi les sensations liu .-e- cond plan, on face des [iiéoccupalions de la toilolle do la mariée.

Ou perd une parente; la douleur e»t piuioiuio, mais elle sera bieulôl siispeiuluo par le soii» du douil; il ne se passe pas une heure sans que

L'on se soit dciuanilé

« Que porte-t-on? i ommeiil léinoignc-l-on sa douleur cello aiiuoe? » Quand vyus faites une vi>ile à une amie, elle vous dit : « Viuis avez dune perdu votre cousiiio "•, c'est un évéïieiueiit lioirible. Vous avez un ravissant cliapoiiu... —Elle élail loulo jeune,.. Esl-cc toujours

Oui, elle me coilîc depuis trois ans.

Il vous sied on no poul mieux. Je pieuds bieu part à votre chagrin.

148

LF.CTURKS nu SOIR.

Je l'.iim:iis coniine iino sœur, c'est un grand vide (|u'ello laisse dans ma vie. Comment tiouvcz-vons celte (^loiïe?

Ailiniralde. l'avez-vous eue?

Au Sarcopiiage... Elle laisse deux pauvres petits cnlanls. »

Et l'amie vous porte envie; elle perdrait volontiers quelqu'un pour pouvoir porter ce clinpeau et celte robe, et elle se dit : « A mon premier deuil, j'irai au Sarco- phage. »

De même que tout événement, tonle alliance, toute nmilié sert de prélexte à une robe. Une amie donne un bal : robe ; elle se marie : robe ; elle meurt : robe, robe, et toujours robe.

LE DIEU INCONNU.

Puisque rien dans rédiicaiion des femmes ne tend sé- riouseuii'iit à diminuer ce ciillo de soi-même, il faut donc, lofîiquoment, direz-vous, que ce diamant iii- vraiseniblable, ce maf,'nilique cbfdc de l'Inde, cette étoffe nouvelle et précieuse, que la plus belle récompense eu- lin soit pour kl femme la plus sage, la plus vertueuse, pour celle qui a mis le plus de fidélité dans l'accomplis- sement de ses devoirs.

Eh bien, en raisonnant ainsi, vous vous tromperiez grossiÎM'cmcnt. Le riche clifde de l'Inde, l'étoffe nouvelle et précieuse, le diamant invraisemblable, ont mille chan- ces contre une d'être destinés à quoique intrigante, la- quelle relaiera en loge à TOpéia ou aux Italiens, à la grande inmiilialion des aulres femmes.

Aussi les femmes de la sociélé sont-elles tombées dans ce mauvais goût de s'occuper singulièrement des beautés vénales qui doivent quelque célébrité à la sottise de leurs adorateurs.

Cependant la femme réellement intelligente doit re- chercher dans la parure, non ce qui la fait paraître ri- che, mais ce qui augmen.ie sa beaulé, et la femme hon- nête ne doit penser à être belle que pour l'homme qu'elle aime. H faut dire, hélas ! que presque toutes les femmes ne se parent ni pour un mari, ni pour un amou- reux, et que leur toilette est l'autel que les Grecs avaient élevé tt un dieu inconnu.

LA CONSCIENCE DE LA BEAUTÉ.

Qui est-ce qui fait la mode? Quelques femmes, sans doute. Qui est-ce qui la suit? Toutes les autres. Il est bien humble à toutes de se soumettre ainsi à la décision de quelques-unes.

Brantôme raconte que lorsque la reine Marguerite fut menée par sa mère au roi de Navarre, son mari, elle dit : « J'achève d'user mes belles robes, car quand j'arriverai à la cour, j'y entrerai avec des étoffes et des ciseaux pour me faire habiller selon la mode qui courra. »

La reine sa mère lui répondit : « Pourquoi dites-vous cela, ma mie? car c'est vous qui inventerez les belles fa- çons de s'habiller, la cour les prendra de vous et non vous de la cour. »

« Comme de vrai, « ajoute Branlômc,

A la bonne heure ! voilà ce que j'appelle la conscience de la beaulé. Si les modes sont créées par les femmes, pourquoi n'en crérz-vous pas vou?-mêmes? Croyez-vous que celles (pii invenlent les modes ne les accommodent pas h l'assaisonnement particulier de leurs propres agré- ments? — Soyez certaines qu'une mode imaginée par une autre femme aura pour but toujours de cacher un défaut chez elle, ou de le monlrer chez vous, ou de cacher

une beaulé chez vous, ou de la mettre chez elle en évi- dence. — La femme qui vous impose une n-.ode arrive ù ce résultat d'habiller, non-seulement elle, maisaussi vous- même, nu bénéfice de sa propre beaulé. Celle qui a in- venté les jupes tramanles, qui du reste ont de la majesté, cachait en même temps ses pieds qui étaient gros et plats, et les vôtres qui sont élroils et cambrés.

UNE DÉFINITION.

Voici une définition du mot habillée comme l'enten- dent beaucoup de femmes du monde : Moins on est vêtue, plus on est habillée,

LA CniNOLlNE.

Les lois de la mode sont les seules auxquelles on obéisse dans notre pays. Je crois même qu'il n'y a pas en réalité d'autres lois. On porte telle année des jupes trop longues et des idées au moins libérales; telle autre des chapeaux trop petits et des idées au moins réaction- naires.

On a vu des Parisiennes faire savoir au monde entier, sous le règne de Louis XVI, que le visage des femmes serait à l'avenir,, et jusqu'à nouvel ordre, au milieu du corps, elle monde entier a obéi... Aujourd'hui il a été décidé que les hanches changeraient de place, et elles ont changé de place. Le diable sait elles sont !

Il est une sorte de femmes pour qui ces révolutions sont faciles: ce sont celles auxquelles la nature pares- seuse a confié le soin de se faire elles-mêmes. Celles- n'ont aucune peine à se conformer aux lois qui se succèdent: elles sont dans l'ordre physique ce que sont dans l'ordre moral les hommes sans idées et sans convic- tions.

Mais, pour celles auxquelles la nature n'a pas témoigné la même confiance, pour celles qui ont reçu leurs formes toutes faites, pour celles qui sont en général les plus belles, il se présente d'immenses difficultés, et il est bien rare qu'elles arrivent à ne pas être vaincues par les pre- mières. Ces charmes un peu artificiels ne doivent être servis aux regards que tout prêts, et il est d'une incon- cevable imprudence de laisser pénétrer le public dans les coulisses de ces artistes en beaulé.

Eh bien, c'est sur celle imprudence que je veux ap- peler l'allention des femmes. Il n'y a pas aujourd'iiui dans Paris une seule rue dans laquelle il ne se trouve une boutique l'on fasse l'exhibition publique, aux vi- tres et dans la montre, d'objels bizarres en étofl'es de crin, qui trahissent le secret qu'il y a des marchands de hanches et de mille aulres choses.

Cette révolution ne peut manquer de produire l'in- crédulité qui a déjà attaqué et renversé tant de choses, et qui menace incessamment de renverser le culte et la religion de la beauté.

Je ne parlerai pas de l'inconvenance de semblables exhibitions ; je pense qu'il suffit de ce qu'elles ont d'im- prudent cl de dangereux pour engager toutes les femmes à défendre à leurs fournis.«;eurs, sous peine d'abandon, d'exposer ainsi aux regards ces secrets terribles.

11 est cruel pour les hommes, en passant dans la rue, de voir des choses qui vous forcent à vous demander si voire cœur n'a pas battu plus d'une fois pour des attraits empruntés à la crinière d'un cheval de fiacre, et de se dire : « Je ferai peut-être dans quinze jours des folies pour cette élolTc de crin-là ! »

Alphonse KARil.

(Prochainement le second bouquet aux fe»imes.]

MUSÉE DES FAMILLES.

I iît

VEILLÉES D'AUVERGNE.

LA MÈRE JEANxNE.

La inere Jeanne contant sou histoire à la veillée. Dessin de Salières.

Quoique je sois, du fond du cœur, admirateur pas- sionné de lu camp;i{^nc, et (ju'à celte vie douce et simple des cliamps se rallaclient les meilleurs souvenirs de mon enfance , je ne professe pas un culte bien fervent pour les bons villageois, les rudes paysans et les naïves berbères. Les pastorales ne sont plus de saison, au village comme à la ville; la vul^jarilé domine et le pittoresque disparaît.

Je suis allé bien souvent à la veillée, dans los établcs ou sous la liante clieminée des fermes ; j"ai entendu bien des cliansons cl des contes; mais j'ai beau clierclier dans

mes souvenirs, décidément la poésie n'était pas prodi- guée avec e.vcès dans ces causeries patriarcales du cercle campa;;nard. Une seule fois, j'ai été vivement ému ; je m'en souviens encore. J'ai reçu la révélation de tonte une e.vislence monotone, douloureuse et résignée. J'ai compris quelle était la vertu de ces pauvres femmes que nous voyoïis.ceurbéessous le soleil, suivre les sillons en }:lanaiit leur misérable gerbe; ou, transies par les broui!- huils d'Iiiver, ail.inl demander aux bois une triste au- mône pour leurs foyers. Pauvre vieille, je lu vois d'ici, tressant macliina|j.'nienl

irio

LKCTIHES DU SOIR.

•Jos l)r'ms flo paille cl laissant tonilior sa tf'.lo alourdie sur rot Immhlp travail, qiio son domi-soiiinioil iriiilononip;iit niT'iiio piK. I,os nilolti's riaiont do sa pationc»! :

JirM'c Ji'anne, (iisnioii'-ollos, avec loiilo la pailltMpio vous iwn tressée, on |)onrrait faire un cliapean an Pny- de-nriii)o.

l'ille sonriait donrement :

Petites, répondait-elle, ee n'est pas d'Iiier (pie je travaille.

An vrai, l'on ne savait pas son à^iv. Kilo avait vn la Jurande révolnlion et avait pu jouer dans son eid'anco avec les yironetlosseif;n(Miriales ahaltiies ; olle nous chan- tait des chansons du la sanglante époque. :

Ils sont venus nu cliAleaii d'Anzeral,

Ils ont rourlié les liaaies tours dans l'heriie.

Bah! son répertoire remontait encoro hion plus haut; olle savait des rolrainscpii senluienl terrihionient la poudre à ranihro :

Noire seigneur est un lulin Kulinanl toujours les bergère^.

Celait un vrai type (|iio la mère Jeanne, cpiidoit main- tenant dormir en paix dans le petit ciuielièro. A 1 1 voir t(;ns les jours la même, travaillant sans jamais se plain- dre, souriant à la jeunesse et fredonnant tous ses vieux souvenirs, nous ne devinions certes pas des pensées anu'M'os sous sou pauvre front tout ridé. Et pourtant quelles Irislcsses !... l-llle avait souffert de la misère en comprenant sa misère; elle avait pleuré son isolement en songeant aux honlicurs désaffections de famille.

î^on hisloirc est dos plus simples; mais je plem'ais prosipH^ en récoutant, et, en y songeant, je me sens froid au cœur.

Klle nous la disait nu .soir de tioveml)re, à la ferme de Il Valérie : les houviorsel les vachères riaient bêtement, tandis qu'elle réveillait les douloureuses impressions de son passé :

Raeonlez-uous des histoires de revenants, disaient- il<, l'est plus ilrôle!

Bons villai-'eois, frissonnez donc aux récits de f;irfadots, de loups-parous, etc. ; réservez voire pilié pour les victi- mes des lavandières nûcturnes ; mais celte souffrance qui vous Jtniclie et que vos pères ont coudoyée sans cher- cher à l'adoucir , cela no peut vous intéiesser, et une bourrée serait bien plus amusante, n'est-ce pas? i\|a foi ! vivent les mœurs de la campagne! Ues cœurs y ont con- servé tous leurs bons insliiiols, etc., etc. Il y a des pliriises tonles fiites, qui no sniil pas ioules vraies.

C'était donc un soir de novembre; Il y avait nopt- Jjreiisc assemblée h la Valérie. Los premières neiges tombaient sur les champs, et l'on se serrait aulour de l'àlre, en songeant avec béaiilude qu'il faisait bien froid an dehors. On nous avait servi un bon souper de lioudins tout nouveaux, arrosés de larges rasades d'un vin égale- ment tiuit nouveau, liélas! mais il y avait eu un semblant de ( omèlc cette année-là , et chacun s'extasiait sur ses qualités.

Fu tons cas, il avait délié les langues; les chan-^ons avaient succédé aux récits, et la mère Jeanne avait fait SI partie dans le rustique concert. Elle en savait tant et de si jorn's!... Sa voix tremblait un peu; mais elle était douce, sympathique et juste, chose rare parmi les prime- donne de bergerie.

J'ai été fine chaulenso dans mon i"inps, disait la mère Jeanne, et mes chansons m'ont épargné bien des larmes.

Et comment cela, mère Jeanne?

En me consolant, mes amis.

Ah ! mère Jeanne, lui dis-je ce soir-lJi,('onle/.-itûns donc votre hisloire !

Elle se fit un peu prier, puis elle consentit :

An l'ail, dit-elle, il n'y en a plus guère de ceux (jui pourraient vous la dire. Ji; vous ai tous vus naîlre , mius j'en ai bien vu mourir. Quand ce sera mon tour, il faut bien que vous sachiez qui vous porlez en terre.

Elle allongea ses pieds vers le, fen pélillaiii, entrelaça, de nouveaux brins de pailli; à son inlermiiiable Iresse.et, chacun s'étant groupé autour d'elle, elle nous lit le récit suivant :

Mes enfants, on m'a ramassée sons nneliaio, h deux lieues d'ici; j'avais environ trois semaines. Mes pareiils, Dieu leur pardonne, ils n'avaient !)ien *.ûr pas de pain! je n'ai jamais su qid ils étaient, et ce fut la grande peine de ma vie. Le métayer qui me Irouva allait au pacage avec ses vaches, si bien qu'il put me donner tout de suite quelques goulles de lait, car je criais la faim déjà- Il était bon, cet homme, mais pas riche ; il me plia cliaudeiiient dans sa veste, et , le soir, me porta jusqu'à la ville, oîi l'on me recueillit dans un conveiii.

Quand je commençai à avoir ma connaissance, les re- ligieuses m'apprirent à prier. Encore une bonne chose et qui soulage!... Dans ce couvent, j'étais presque heu- reuse, je ne .'^eniais ni faim ni froid, et je commençais à chanter des cantiques h la chapelle. Je n'avais jamais songé à mes parents; là, personne n'en avait; nous ap- pelions toutes les religieuses: ma mère! sans compren- dre ce que nous disions. Mon grand plaisir élail, quand ou ne nie voyait pas, de monter tout en liant du clocher, et là, par les Incarnes, je regarduis la ville, cl, par-di'ssus les toits, dans les champs, les arbres et les montagnes. J'y restais tant que je pouvais et j'y chan- tais mes plus beaux canliques, mais tout bas, pour ne pas me faire sui prendre. Il me prenait grande envie de m'en aller dansées plaines que je vnyais au loin ; je me disais qu'on devait être heureux sous ces arlires et près de ces ruisseaux qui brillaient au soleil comme la rolie d'argent de la sainte Vierge.

Un jour, pendant que j'élais en train de faire tons ces rêves, j'enleiidis un grand bruit d.ius la ville : on criait, on clianlail ; mais ce n'étaient pas des canlupies, an moins ! C'élaionl des chansons qui faisaient peur et (]ui semblaienl jurer k bon Dieu. i(\ vis par les rues uwc grande troupe d'hounnes avec des fusils et des fourches, et des feninies avec des bonnets rouges; tous hurlaient comine des damnés. Us vinrent frapper à la poric du couvent et, comme on n'ouvrait pas, ils renfoncèrent. Vous pouvez penser si. je tieinbiais au haut de ma tour, et si j'osais descendre... Dans ce temps là, bonnes sens, il se passait de tristes choses... Les hommes étaient bien mécliauls ; ils prirent les pauvres religiiMises et les emme- nèrent à la prison, non sans injures et bourrades. Je les vis passer an pied du clocher je restai jiisfpi'à la nuit, me (Icmaudani ce que j'allais devenir. Quand il fil bien noir, je descendis à pas de lon|)et m'euruis h travers les rues désertes.

Je n'avais qu'une idée : m'en aller vers ces champs que j'avais admirés tant de fois, et demander mon pain dans les villages. Quand je no vis plus les murs aulour de moi, je sentis seulement la faligue et le chagrin. Je marchais au hasard, me cognant aux pierres et toute mouillée par la ro^ée de la miit. J'avais bien faim ; beu- reusemenl que le sommeil me prit, et, me couchant au

Ml^SÉE DES FAMILLES.

iol

pied d'un arbro, j'oubliai pour un moment toutes mes poinos.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour, et tout me parut si beau autour de moi que je ne songeai plus à pleurer. Celaient de grandes iierbes pleines de mar^j^we- riles, des baies vives couvertes de cbèvrefpuille, el, pour la première fois, j'entendis le rossignol. Je ne regrettais plus ce couvent tout noir et triste; il me semblait que j'allais commencer à être lieureuse. La faim me prit au milieu de ma joie. Je n'en avais pas l'habitude alors et j'allais me remettre à pleurer, quand je rencontrai une l)ravo femme qui gardait sesmo':lons par là. Elle me fit dire mon histoire et m'emmena chez elle comme ser- vante. Elle avait bon cœur, car, dans les commence- ments, je ne gagijais guère ma vie, et pourtant elle ne me laissait manquer de rien ; elle m'apprit à filer, à faire le pain, à garder les bestiaux, sans jamais me don- ner des coups ni me dire de gros mots. Le chagrin me venait seulement quand je lui voyais embrasser sa fille. J'étais bien enfant de jalouser cette petiie, ma première camariido ; mais j-^ ne pouvais me retenir quelquefois. Ça doit être si bon les dorlotemcnls et les soins d'une mère ! Il me fallait bien comprendre que je n'étais pas comme les autres; qiiejp n'avais ni chez moi ni parents .. Vous ne savez pas combien c'est pénible d'être partout comme ime étrangère. Je n'ai pas été trop maltraitée, mais on m'a bien privée de caresses. Aussi, quand je vovais les petites filles pendues aux jupes de leur mèro, el si libres, et si gâtées, je me sentais venir des larmes dansles yeux. Je vous l'ai dit. ce qui me consolait le plus, c'étaient mes chansons; en cardant mes bê'es, je me rnp[)elais celles que j'avais eniendues, et cherchant et chantant tous ces airs, je redevenais contente.

J'ai vécu touie la vie comme je vous dis, mes enfants, servant les autres, ppusant à tou'es les amitiés qui me manquaient et à ma mère surtout, qui ne m'a jamais em- brassée. C'est peut-être un péché de le dire, mais sûre- ment elle était méeluMito femme; sans cela elle n'aurait pis laissé une piuivre |ieliîe louie seule, cherchant sa vie rhez le monde charitable, et sans une compagnie, sans une caresse pour cousolatinn.

Mes père et mère m'ont fait la vie bien malheureuse, et, alors que j'étais enfant, ce n'était pas mou plus mau- vais temps (ont de mêim' ; je pensais à leur absence, je nu; plaignais de ne pas les avoir à aimer ; mais, plus laid, quand je devins grande fille, c'est bien une autre priva- tion que j'ai sentie.

Je n'avais jamais été, comme vous voyez, l'enfant de personne; je vis bien, jifiis lard, que je ne ser.iis non plus la mère d'aucun joli poupon et qu'il me faudrait viediir toute seule corn ne j'avais grandi. Les épouseurs n'abondent pas auprès des pauvres filles oouime moi. Tandis que les garçons recliercbaieul mes camarades, je restais toujours seule , au pacage comme à la danse; aussi, le croiriez- vou>? mes peliies. je suis arrivée à mon grand âge sans jamais avoir ajipris à danser ni bourrée ni montagnarde. Pour les chauler, c'était aiilre chose, et j'ai bien fait sauter les jeunesses, aux moissons C(uume aux vi'iulanges. On venait me cliercin'r pour toutes les noces, tant je chantais d'une manière dansante. Le gosier était bon et je no songeais pus au repos de mes jambes.

Du moni'Mil que je vous raconte nmn histoire, il faut que je vous dise tout, même les plus grandes .souffrances (le mou cœur.

Ici , la mère Jeanne s'inlerrompil un instant et nous

pûmes entendre plusieurs gros soupirs. J'étais tout saisi de tristesse, h laudilion de ces douleurs vul^iaircs, mais profondes. Le langage rustique de la vieille paysanne, que je lâche de rendre le plus exactement possible, était si empreint de sincérité, que je me sentais plus ému par ce simple récit que par les plus émouvantes tirades d'un drame romantique. Les villageois bâillaient et trouvaient l'histoire longue ; plus d'un s'était endormi.

J'avais dix-huit ans, poursuivit la mère Jeanne, lors- qu'un garçon se mit à me rechercher. Je le rencontrais souvent dans les champs, il braconnait plus qu'il ne labourait. Il n'avait pas bonne renommée dans le pays, et, les filles ne cherchaient pas sa rencontre; il est vrai qu'il aimait le vin et les batteries. La première fois qu'il me parla, je commençai par avoir peur; mais il me dit des choses bonnèles el qui me mirent le cœur à l'aise. Par la suite, je le trouvai souvent dans les pâturages je me- nais les moulons, el, sans la crainte de faire jaser, il ne m'aurait pas laissée souvent seule. Enfin, il me fit voir nue bonne amitié el je compris que c'était bien autre chose que les témoignages des autres amis.

Cette pensée me mit grande joie au cœur et mes sou- cis me quittèrent. Je ne songeai plus à mes parents in- connus, à ma solitude; je vis que je pouvais devenir plus heuieuse même que si, dans mon enfance, j'avais eu tout ce qu'ont les autres. Et cependant, malgié l'espé- rance, je ne chantais plus que des chansons tristes ; sans doute c'était le sort qui m'avertissait.

Un jour, Pierre me proposa le mariase ; je m'y atten- dais presque, et pourtant ça me fit tant d'effet que j'eus peur et me misa pleurer. Mais il vit bien que j'étais con- tente au fond, et il me dit qu'il allait en parler à sa famille.

Vois-tu, Jeannette, me dit Pierre, tu es la femme qui me convient. Ta figure est bien plus avenante que celle de toutes ces mijaurées qui n'ont pas déià de si beaux yeux et qui se sauvent devant moi comme devant le loup. Je ne suis pas fier et ça m'est i gai que tu n'aies rien ; mon père a de vieux écus et il faudra bien qu'il en tire de son coffre.

Moi, je lui dis : D'ailleurs, nous travaillerons, Pierre ; je sais Inen que c'est une fl.ilterie, quand tu dis que je suis belle ; mais je ne recule pas devjirt lou- vrape et je saurai tenir une maison. Tu as été très-bon en me montrant de l'amitié en place de dédain, comme les autres, el je ne demande au bon Dieu que de [>ouvoir tra- vailler pour ton boidieur.

Mais je pleurais toujours en pensant tpie ça tourne- rait mal Pierre voulait me rassurer.

Laisse donc, dil-il ; le vieux n'est pas généreux, c'est vrai ; mais je suis .«^on fil- uni(|ue et il sait bien (pie je suis têtu. H se plaint toujours de n'avoir pas de fille pour tenir la place de ma pauvre mère à la maison. Eh bien, si j'avais une sœur, je voudrais quelle fût comme loi, el encore je ne l'aiiiieiMis juis comme je t'ainie. Laibse-moi faire, je me charge de lui taire enlenùre rai- son , et à bientôt nos liaiiçailles.

Ce n'était pas l'audace qui lui mnnqua.t. Lu me quittant, pour la première fois il voiliit m'ombrasser ; mais je lui dis :

Je vais prier pour que je puisse bienlôt te donner devant ton père le baiser de fiançailles.

Il partit el je me mis à prier de bon cœur, mais, tout en plenraiil, car j'avais peur toiil de bon. Son père était un gros termier, aimant l'argenl el dur aux pauvres. Je jH'ii<ais bien qu'il ne me prendrait pus pour bni. moi qui

Uv2

LECTLlUiS DU iJUli;.

n'iivais ni tcrros, ni arfzoïit, ni faiiiillc. Je n'avais pas ré- lléclii auparavant ; car, si je l'avais fait, j'aurais piMisc à ma mauvaise cliaiicc ot je n'aurais pas tanl ospné.

Pierre fut mal reçu par ses parents, quand il leur lit sa ilemamle. Son père, sans se fàclicr, lui dit:

Mon gar(,-on, épouse la Jeanne, si c'est ton idée; mais ne compte pas qu'elle entre jamais chez nous, ni que je te donne un son pour ton méiiayo. Tu iras en jouruéo pour iiouirir la i'einino et les entants (pii ne man- quent jamais à la misère. Tu n'es pas fort au travail et la soupe sera inaiyre chez toi.

Pierre voulut s'emporter et dit à son père que, s'il n'était pas plus raisonnable, il se Icrait soldat de Tlimpc- rcur. ]\lais le vieux ne lit que lui répondre :

L'année procliaiuc, l'Empereur te prendra bien de gré ou de force, et ce que tu dis me 'fait comprendre ton idée : tu l'es fait une mauvaise réputation dans le pays, comme fainéant et comme ivrogne; les filles lo tournent le dos et tu rcclierdiais la Jeainie, faute de mieux, pour te sauver de la conscription. Allons, mon gars, tu n'as pas plus de courage pour la guerre que pour le labour.

C'était par mécliancelé que le vieux disait cela ; car il savait bien que Pierre ne manquait pas de hardiesse et de braveric, et qu'il tenait mieux un fusil qu'une pioche.

Quand je le revis, en revenant de parler à son père, je m'aporçus que les choses allaient mal. Il était tout co- lère ; il riie raconta ce qui s'était passé, qu'il avait fait une mauvaise réponse à son père et qu'il allait s'engager à l'armée pour faire voir qu'il n'était pas lâche. 11 me sendilailù moi que ce n'était pas le vrai moyen et qu'on ne l'aurait pas accusé, si on l'avait vu se mettre au tra- vail en boa ouvrier et tenir ses promesses vis-à-vis de moi; mais j'eus beau prier et pleurer, il n'entendait rien et n'avait qu'une idée en tête. Je connus bien qu'il ne m'aimait pas tant qu'il le disait et que c'était l'orgueil qui le conduisait. J'eus beau faire, il partit le lendemain ; c'était piîc qu'un démon ; il avait passé la nuit dans un cabaret pendant que je pleurais au lieu de dormii'.

Mes cnfanis, tout le temps qui suivit, je vous réponds que j'étais bien à plaindre ; je n'avais goût à rien qu'à rester longlemps seule dans les champs, pensant à Pierre et oubliant mes meilleures chansons. Eu pins, les lan- gues marchaient sur mon compte, et ceux qui ne m'in- sultaient pas se moquaient de moi. Les parents de Pierre me reprochaient tout haut ce qui s'était passé. On en dit tant que je n'osais plus me montrer et que je piis le parti de m'éloigner du pays pour aller cherciier ailleurs du travail.

J'cnliai comme servante dans un domaine d'un au- tre canton, oià l'on ne me connaissait pas ot je pus vivre tranquille avec mes regrets et mes souvenances. Ma tris- tesse ne passait pas vite : eu ce temps-là, les jeimes gens n'abondaient pas dans les campagries ; ils parlaient tous pour les régiments, et les mères pleuraient en voyant grandir loiirs petits garçons. On ne parlait que des ba- tailles. Ceux qui revenaient racontaient la guerre et tou- tes les morts qui .s'y faisaient. .Moi, je plep.rais en son- geant au pauvre Pierre et je croyais bien ne jamais le revoir. Je le revis pourtant, six ans après son départ. Ou me dit qu'il élait rentré chez lui cl je ne pus me ii'teidr de retourner au village. J'allai voir mon ancieime maî- tresse, complaiit bien y apprendre les nouvelles.

Celait vrai. Pierre étail revenu, mais avec un bras de moins et de gro-Êcs moustaches, il était bien changé et

je le reconnus à peine. Son père était mort, laissant du bien, et l'on disait chez nous que le soldat aurait bien- tôt bu l'hérilage. S'il avait voulu se ressouvenir de sou ancienne amitié, j,'aurais été bien heureuse de le soiguir et de le servir comme une bonne femme. Je lui avais con- servé lidélilé et grande tendresse ; mais lui ne songeait plus à moi. Quand je le rencontrai, il ne me reconnais- sait pas et il me lit peur avec ses moustaches et ses jure- nicnls de païen. Lnlin il linil par dire :

La Jeanne , lu es cause que je suis manchot. Je ne t'en veux pas, car j'ai bien servi l'Empereur et ça vaut mieux que de rcnmerla terre. Tu étais jolie lille, dans le temps ; ça t'a passé, c'est comme mon pauvre bras qiùesl en Espagne. Ta beauté est diablement loin!

11 me lit grand'peine en me parlant ainsi, et poiu'- lant je n'étais pas coquette et je ne songeais guère à ma figure ; mais les vérités paraissent plus dures dans la bouche de ceux que l'on aime. Je repartis du village, si triste, que je connus qu'en y allant j'espérais un peu. On veut toujours croire à ce qui rendrait heureux. 11 fallait êlre bien simple ; j'aurais me douter que la chance ne serait pas pour moi.

Depuis, je n'ai plus revu Pierre ; on parlait mal de lui de tous les côtés ; il ne travaillait pas et mangeait sa pen- sion de soldat et le bien de son père dans les auberges, avec les mauvais sujets. Quelques années après, la guerre élait finie et les Cosaques étaient venus en France ; il yen avait des bandes dans la ville. C'étaient des hommes ef- frayants, qui avaient toujours soif et buvaient souvent sans payer. Il y en eut qui se prirent de querelle, dans un cabaret, avec Pierre et d'autres .soldais de l'Empereur. On se battit rudement et Pierre reçut un mauvais coup. Que le bon Dieu en ait pitié! Il mourut sans confession. J'ai bien prié pour lui et, au fond, il n'était pas méchant... Il sera peut-être sauvé.

Depuis, mes enfants, j'ai passé mon temps comme vous le voyez, allant de domaine en domaine, gardant les bes- tiaux et tressant ma paille. Mon histoire n'est pas longue ni plaisante à entendre. C'est toujours la même chose : de grands moments de misère et d'autres de plaisir, quand je me trouve auprès de bonnes gens qui me traitent comme de leur famille et me font oublier que je n'en ai pas eu. Je suis bien vieille, et c'est peut-être là-haut que je ferai connaissance avec ceux que j'aurais tant voulu ai- mer pendant ma vie.

Je ne vous ai pas amusées, fillettes; mais vous l'avez voulu et vous savez ce qu'est la mère Jeanne. Au lieu de me faire raconter toules ces vieilleries qui vous donnent sommeil, vous auriez mieux fait de me demander une de mes chansons qui m'ont tant consolée dans mes mi- sères et qui me rappellent ma belle voix de bergère et les amusements de tous les vieux amis qui n'y sont plus. La mère Jeanne se tut après ces paroles. L'auditoire était plongé dans un recueillement qu'il élait facile de prendre pour du sommeil. Les bons paysans n'avaient compris ni rintérêtde ces tristes luttes d'un cœur isolé contre son abandon et sa solitude, ni cette navrante mo- ralité que le récit de la vieille paysanne proclamait : les préjugés sont les mêmes dans toutes les classes ; la faute de la naissance, la seule faute involontaire, est celle que l'on expie le plus douloureusement.

Moi seul j'avais été intéressé et ému ; le premier clic

seul peut-cire j'aimais la mère Jeanne Puissiez- vous

être de mon avis!

lltrsRi DE lUBBEUOLLES.

MUSÉE DES FAAIILLES.

153

CHRONIQUE DU MOIS.

LE NOUVEL OPÉRA.

Il n'est pas encore sorti de lerre ; muis le crayon de Fcli.x ïliorigny est une bagueUe de fée, et il vous nionlrc

d'avance le superbe édifice, uu droit de la magniliqiic rno de Rouen, derrière ce colosse des hôtels déjà élevé sur le boulevard, et qui se nomme YHôlcl de la Pair. On sait que le nouvel Opéra se construit sur les plans

Vue de l'IIOlel de lu Paix cl du futur Cpcra, prise à 1 angle de la luo de la Paix, par F. Tliorigiiy.

de M. Garnior, arcliilccle inconnu il y a deux ans, et à qui le concours a donné eu un jour la fortune cl la gloire.

(Ju'on dise encore du mat des concours!

La forme du monument est un parallélogramme à an- gles émoussés, fl.inqué sur les faces latérales de deux pavillons eu saillie, coupés dans l'axe de cliacuiie des rues qui doivent y aboutir. Le pavillon occidental, celui qui

(1; Nous complcloiis, par les arlitlcs suivanis, lu liaue ancc- dolique de laiinrc 18(51. ^^oy^■^ iioMe prcccdi.'iilc livraison. )

riivmttv 1802.

fait face à la rue de Roiicu et que vous offre notre gra- vure, est destiné à l'enliée particulière du souverain ; lo pavillon do l'Est, celui qui a vue sur la rue de Laf.iyclte, donnera accès aux éijuipages. La façade principale, ré- servée aux piétons, est une œuvje d'un grand aspect ; elle a quelque analogie avec celle du Garde-Moublo, mais sa colonnade est composée de colonnes couplées, comme celle du Louvre.

Les personnes qui arriveront par le pavillon de l'tsl (en équipa::''^ ilesceiulioiii di- vDiiuie m.iu> une gi'erio

iO Vl.\orM.L\IL.VE VOLLME.

l.'i'l

LKCTUUl'S 1)11 S()l|{.

conviMlt\ foii(Inis;inl, ;"! un siilon (r.'itleiilc de ronuc cir- culaire, placé cxacliMnciit aii-dcssous do la sallo; ce sa- lon a quelque ressemblance avec le vcsiihule du Tliéàlre- rraiiçais. Aiitotir de celle pièce se développe une fialeric circulaire coMiniuiiiipiaiil avec la pièce d'arrivée.

Le fjraud escalier a quelque analogie avec celui du palais Dor4a h Gênes; cel escalier ne conduira qu'aux premières loi^es et aux places d'élite. Aux cxirémilés du veslihule se développeront doux escaliers secondaires, mais dignes du numumenl néanmoins, pom- desservir Ions les étapes de la salle. Le svsièine de ces escaliers, dont le plan est un demi-cercle ouvert par son diamètre, consiste en ime succession de rampes en hélice à jour, soulenues |iar des arcades superposées.

Ou arrive au grand escalier par un vestibule central, et aux deux autres par des galeries latérales s'ouvrant sur le large péristyle qui occupe toute la façade du côté du boulevard. Ce péristyle, sorte de salle des jias per- dus, communique à da: galeries qui permettent de par- courir il couvert tout le périmètre de l'édilice. Le plan de M. (îarnier est renfermé dans la circonscription (|ui résulte des aligiiemenls tracés par la voirie municipale ; car ces alignements, malgré les vives critiques dont ils ont été l'objet, ont été fort peu modifiés, ou plutôt jtas du tout. Ces consiruclious couvriront ime supiulicie de li,2:2li mètres carrés, le double de l'Opéra actuel avec ses dépendances; or, 1-4,000 mètres ayant été afîeclés par le projet de loi, 2,774 ujctres resteront pour les squares et les plantations. Les travaux commenceront le 1»' août; ils seront terminés dans trois ans et coule- ront à |>oii près douze millions de francs.

Voici l'histoire des pérégrinations de l'Opéra, depuis son installation à Paris (1J: '

Du Jeu de Pamne de la rue Mazarine, il est en 1009, il a traîné son provisoire rue de Vaugiraid (1072), de au Palais-Ruyal (1073), puis aux Tiiileiies (1674), puis au Palais-Royal encore (1770), à la Porle- Siinl-.Martiu (l78l), à la place Louvois (I70S), sallo Favart (1820), rue Le Pelletier ;182I), « roule longue et accidi'utée, dit M. Alphonse Schmilh, mais pavée de bonnes intentions par lous les gouvernements, par tous les conseils nninicipaux, j'allais presque dire par tous les architectes (|ui se sont piqués, cjiacun h son tour, de faire un projet d'Opéra : demaïKJez aux livrets des e\|)osi- tions depuis les temps les plus reculés. Le projet d'O- péra était la tragédie de collège de tous les élèves d'ar- chitecture ! »

Oulre la beauté du monument, de grands progrès d'aé- ralion et d'acoustique seront réalisés, dit-Qu, au nouvel Opéra.

Nous pouvons déjà signaler la suppression de la rampe, galanterie octroyée dans la salle actuelle. Cette barrière de feux élabliiî entre la scène et la salle, et dont le moin- dre inconvénient était une palissade de verres à quin- quet peu faite pour l'illusion, blessait en outre les yeux des spi>ctaleurs et des artistes, nuisait par son éclat aux jeux lie physionomie, desséchait la voix des chanteurs et interposait entre eux et le public un véritable ridi'au d'air, perpétuellement ébranlé par les vibrations pailles de l'orchestre et montant en ligne droite de l'avant-scènc au cintre, l'attirail rappel du lustre. Les émanations du gaz non brûlé, la chaleur plus ou moins infecte, vi- ciaient encore l'air déjà raiélié ; enfin il n'était mallieu-

(J) Voyez la belle élude de M. F. Ilalévy : llisloire de l'opéra en France, t. X.WIl du Musée des Familles, p. 540.

reusi'ment pas rare que le feu prit à une jupe d'élolT; légère, et que la représentation lui terminée iiaruii h'U- rible accident.

Ces observations ont frappé l'administraliou do l'O- péra, qui, sans tenir compte des réclamations que l'a- mour de la routine arrache même h ceux qui en souffrent le plus, a imaginé de descendre sous le plancher de la scène la rampe placée dans un réflecteiu' (lemi-cylin- (lri(pni (pii renvoie indirectement la Inniièie adourie par nu obliuateur on verre dépoli, pendant cpie l'air échauffé et (îorrouipii par les émanations du gaz est conduit au dehors au moyen d'un tuyini. L'idée est ingénieuse et simple ; elle a réussi, et en effet, artistes et public, tout le monde doit la goûter ; « mais nous sommes ainsi faits, (lil encore M. Schmilh, que ce qu'il faut le plus applaudir ici, c'est la hardiesse d'avoir fait du nouveau et de nous avoir rendu service à peu près malgré nous. »

NOUVEAUX PROGRES DR LA PllOTOGRAPHir!:.

M. DAGnON. M'"'' MOniSS.

Nous avons déjà cilé, à propos de l'exposilioii itlioto- graphique, les prodigieux microscomesde M. Da.^ion, qui enferme dans une bague les portraits de tonte une fa- mille. Nous crovions que c'était le dernier mot de la photographie. Nous comptions sans l'ingénieux artiste, qui vient de doidjier son tour de force. Dans ses premiers bijoux, il n'y avait qu'un bout à la lorgnette. Maintenant il y en a deux. El par chaque- bout vous voyez des por- traits et des sujets différents. Hier, nous regardions ini de ces tubes miraculeux apparaissaient, dans le cha- ton d'un anneau, les images d'un de nos amis, de son père, de sa mère, de sa femme, de ses frères, sœurs et enfants. « Retournez le tube, » nous dif-il. Nous le re- tournâmes, et nous aperçûmes dans l'autre bout les vues très-distinctes de toutes les propriétés de notre ami : châteaux, chaumières, ruines, tourelles, etc. De sorte que l'heureux possesseur de cel anneau porte à son doipt, en même temps, toutes les peisonnos et lous les objets qui lui sont cliers ici-bas. C'est h tirer l'échelle ! Com- ment s'accomplissent de tels prodises? Allez le voir,— et devinez si vous pouvez (!). O'i^ut à nous, nous don- nons notre langue qux chiens, comme disait M"'" de Sé- vigné. Mais à quelles épithètes se fût vouée l'aimable marquise, si elle eut porté au doigt, en 1673, fonte la cour et tous |es palais de Louis XiV^ avec .ses châ- teaux des Rochers et du Binon par-dessus le marclié !

Autre progrès, celui-ci moral et artistique à la fois el tout à fait dans l'inlérôl dos familles.

Jusqu'ici, les photographes étaient tous du genre mas- culin. Une femme, niu) jeune fille qui voulaient poser élaioul obligées de le faire devant un homme, de lui conter, ou plutôt de lui cacher ses petits .secrets de toi- lette, d'infirmité peut-être, toutes ces choses de pudeur, de coquetterie et d'intimité qu'on ne peut guère confier (ju'à son sexe et à son miroir. C'était un véritable em- barras pour les daines, et nous en savons beaucoup (pii, à cause décela, ne se sonl jamais livrées à la pho- liigraphie.

Une femme de goût, de tact et d'esprit, une femme du inonde, une mère de famille, une aitisie de premier ordre, en outre, la meillouic élève du célèbre Nadar,

(1) Voyez le Musée des Familles, d'aoïU 1801,

mlsp:e des familles.

vient de combler celte fâclieuse lacune en onviiinl un atelier do portroils pliolograpliiques, les dames et les jeunes lilles ont affaire à une des leurs, à M"^ Moiiss elle-même : c'est le nom de celle arlisle si lienronse- nient inspirée. Nous nous faisons un devoir de signaler cette Ijonne fortune à nos mères, à nos sœurs et à toutes les familles. Nous avons admiré chez iM"** Alori>s, dans la cité d'Orléans, dos portraits arrangés avec imc coquet- terie et une habileté qu'on demanderait en vain aux hommes les plus galants et les plus experts. On voit tout do suite qu'une femme a passé par là. Ce qui n'empêche pas M"" Moriss de rendre morveilleusemenl los hommes, témoin ses beaux portraits de Félicien David , de Dapralo, de Strauss, de Monlaubry, et une foule de no- tabilités mâles, qui n'ont fait que gagner à se s<iumeltre au goût féminin. Demandez plutôt à Alphonse Karr, en respirant son bouquet ci-dessus.

PITRF-CHEVALIER.

LE PRINCE ALBERT. ANECDOTES.

l.e mari de la reine. Le rôle du prince Alliert. Création des Expositions universelles. Education allemande I>es Ijals du Gaslliaus. La pipe et la valse. Mariage du prince. Le panta- lon l)lanc. Le cabriolet du corale d'Orsay. La farailie du prince Albert.

Celait, dit M. Edmond Texier, qui l'avait vu de près, c'était un prince aim ible et une intelligence vraiment distinguée, ce prince Albert dont la disparition a élé si brusque. Bien peu d'autres, dans la |)osition diflicile, dé- licate, et, pourquoi ne pas le dire? ridicule il se trouvait tout d'abord, eussent su conquérir dans l'citimc de la nation britannique la place qu'il parvint à y occu- pera force de tact, lie bon sens, d'esprit et d'|jonnê!clé. Êiie le mari de la reine, c'est-à-dire ne pouvoir sortir (le ce cadre étroit sous peine de blesser la susceptibilité du plus su'-ceptible des peuples, et cependant s'y rcidro utile et s'y faire respecter au j'oint de relnuler dasis l'es- pril de Ions l'idée sarcastique qui ne demande qu'à se faire jour, cela n'était pis facile, surioul si l'on songe que le pi ince Albert avait vingt et un ans à peine lorsfju'il vi it s'asseoir sur les n)arches de ce tiône auquel il lui était défendu d'aspirer. Ne pouvant se mêler au moins direclement à la vie active de l'active Aiiglelerre, il se, lit dans les conseils intimes de la couronne h', représentant des sciences et des lellres, de l'industrie, de i'agricul- Inre, l'avocat des innovations créatrices et le protecteur dévoué (les beau.\-arls. Ce rôle à part, que personne ne songeait à lui disputer, il sut le remplir avec complai- sance, avec gràio, avec esprit de suite, et les qualités dont il lit preuve en parcomant cette voie (ju'il s'était frayée, la seule permise à son ambition, prcmvèrent q l'il eût été digne d'une destinée, sinon plus haute, du moins plus libre. Ce fut lui (jui le premier conçut l'idée d'une exposition universelle, idée leconde dont nous Ji'avons |iu encore apprécier tous los résultats, mais qui est le point de départ d'une ère nouviHo. C'était aussi au prince Albert que s'étaient adressés tout doriiièremenl les négociants anglais pour provoipier une nouvelle ex- liibilioii dans ce jardin de Hydo-Park, qui avait vu, en ■JSi)l, le premier congrès du travail do tontes les nations, et qui ne rovcrra pas, nialliemeusemcnt, à l'expo. ilion i]v ISfi'iî, celui (pii avait élé le promoleiir si intelligent et si dévoué de ces grands concours intornatioiiaux.

Albert-Francis- Augusle-Charles-Emmnnuel de Saxc-

Cobourg était le second fils d'Ernest, dernier duc de Saxe-Coliourg. et de Louise, fille unique du duc de Saxe- Gotha. Il naquit le 26 août 1819. trois mois après la prin- cesse Victoria. Le duc son père résolut de se consacrer lui môme à l'éducation de ses enfants, et le prince Albert, ainsi que le duc Ernest, duc actuel de Sixe-Cobourg- Golha, durent à la surveillance paternelle de recevoir l'instruction la plus solide et la plus variée, et d'être con- fiés aux meilleurs maîtres de l'.AIIeinagne. Le prince .Al- bert semlle avoir voulu rendre à ses enfants, par la ma- nière dont il dirigea plus tard leur éducation, les soins qu'il reçut à cette époque de son père.

Dès qu'il fut e:i âge de quitter le pays natal, on le fit voyager. Eu 1836, il visita pour la première fois l'AuL-le- terre. Oii co:iserve encore le souvenir de la favorable impression qu'il y laissa. Il se rendit ensuite auprès de son oncle, le roi Léopold de Belgique, il poursuivit ses éludes jusqu'à son entrée à Bonn. le prince prit part à la vie libre des universités aile i andes. « C'est un étu- diant calme, laborieux, simple, écrivait de lui un de ses professeurs; il est adoré de ses camarades, et a l'hon- neur (l'être souvent accueilli par rilliislre Scblegel, qui pourtant pedoiile un peu la société des Altesses. »

Pondant loiit le temps qu'il resta à Bonn, raconte M. Texier, le jeune prince fut étinliant allemand dans tonte l'acception du mot. Il fréquentait assidûment non- senlemonl les cours universitaires, mais aussi les réimio:is du Gaslliaus et le bal qui s'ouvrait deux fois par semaine d.;ns le jardin d'une licslauralion située à deux pas dtî ri^niversilé. Je ne sais ce que sont devenues ces contre- danses n:.ïves, m lis à celte époque le menuet de nos pères eût paru croustillant, comparé à ra en avant f/cH.r ger- maniques où Werther el Charlotte faisaient vis-à-vis à Faust et à Marguerite. Anges du ciel ! rien ne vous eût enipêchés de descendre des demeures célestes et de con- templer ces gaietés rhénanes. Le royal étudiant posait sa pi|ie sur Une table, puis, .s'avaiiçant en rougis aut vers une jeune lille, il lui prenait le bout des doigts et restait aupics d'elle .sans dire un mot jusqu'au moment rc- sunnait l'orchoslre. Le tourbillon de la valse ne durait que trois minutes; après qiioi valseurs ol valseuses se faisaient un giaml salut et se séparaient. Celle-ci allait .se rasseoir sur sa chaise, celui relonrnait à son cruchon (le bière. A quelle distance n'éiait-on pas de Paris? à combien de lieues de la Cbaumière. de la Closerio des lilas, du bal Mabille et de tous les établissomontsoù lègnc la souveraine française, la Terpsychore écliovelée !

Tous les goûts qui devaient remplir ol honorer la vie du prince Albert se font jour dès cotte époque de sa joii- nes.-e. Il éliidia particulièrement la jurisprudence el l'Iiis- îoiio; il s'occupait aussi de musique; il publia même, eu collaboration avec son fièro le duc lirnosl, un poëiiie il- lustré de leur crayon, avec des nunances, paroles el mii- si(|ue, le tout au bénolice des pauvres iW Hnnn. C'est, en effet, par un exercice constant de la char. lé, que le prince Alberl sut laisser à Bonn dos souveuiis «pii vivent encore. Mais l'art ampiol l'illuslro oliilianl s'adonna avec un g'iût particulier était la |ioiuluro, ol il existe dans la galerie de la Heine un tableau de sa main fuit à celle époque. Ses éludes fiirenl terminées par un voyage eu Halle.

l.ii 18.^9, le roi Léopold vint faire une visite en An- pleleri e el fut suivi peu après par les deux jeunes princes do Saxo-Cobouig. Le iS novembre {\o la même .iiiiioo, la reine réunit lo Conseil privé à Biickingham r.ilaco, ol déclara officiellement son intention d'épouser le prince

150

LKOTUHES DU SUIU.

Albert. Le inariaj^o cul lieu à Londres le 10 février 1840. Le |M iiu-e fut u.ituralisc Anglais, élevé au raii^ d'Allesse nivale, de rcld-inaréi li:d, de coiiseider privé, el eut droit à une liste civile de 30,000 liv. st. (750,000 IVaucs).

lùilin, aiirès une foule de distinclions et do charges diverses, il reeiil le lilre de [Mince-é|iou.\ par lettres pu- leutos du 25 juin 1857, aliu de lui donner la préséance sur les autres Alles>es royales des cours étran|;èrcs,

M. Texier caractérise, par une auocdole curieuse, la {galanterie du prince Albert poiu" les prélent'ons auj^laiscs.

J'assistais un jour îi rouverliiro tles jaidins de Kew : c'était vers la (in de mai (le mois de mai, au delà du dé- troit, n'est pas toujours le mois des roses), et cette an- née-là il resscndjlait, à s'y méprendre, ù l'un de ses pré-

décesseurs, à février ou à mars tout au moins. Tout le monde était en paletot, et sans les misses (]ui avaient ar- boré l'ouibrelle jjour se conformer à VcliqucUc d'une sai- son qui n'existait encore que sur le calendrier, on aurait pu se croire dans inie Sibérie encadrée de fleurs et de verdure ; à un certain moment, un mouvement se lit dans la foule et je vis s'avancer, suivi des commissaires qui éliiient allés le recevoir, un jeune homme cléjj:ant vêtu d'une redingote légère et d'un pantalon blanc : c'était le prince Albert. Sauf moi peut-être, personne ne parut surpris de celte mise priiilanière. Lu réception faite au prince fut d'une cordialité qm dut lo satisfaire. Hommes cl femmes semblaient ravis. Le soir, j'apptis qu'en se présenlant par ce temps froid avec un pantalon de coutil

l'orlrail du piince Allicrl. Dessin di! Cli. Dcnoisl.

blanc, l'époux do la reine avait voulu llaitor l'aiiioiu- propre national, qui n'entend [)as plus raillerie sur le cli- mat de l'Angleterre que sur tout le reste.

Si les peuples aiment le breuvage sucré de la (lattc- rie, les souverains non plus ne s'en font faute. L'u matin d'hiver, par un froid de douze d(!grés, un capitaine aux chevaliers-gardes, qui venait de jouer et de perdre son manteau, est renconlié sur la perspective Nowski par le czar Nicolas. « Pouiqtioi n'as-lu pas ton manteau? Sire, parce qu'il ne l'ait pas froid dans les Etats de Votre Majesté. » L'empereur, flatté, passa sans insister. 11 avait trouvé un honune qui no croyait pas à Ibiver russe. Le prince Albert, lui aussi, répondait par son pantalon blanc à la calomnie propagée p ir les étrangers contre le cli- mat de la vieille Angleteiie.

Ce fut le niénic jour, ajoute notre confrère, et dans

ces mêmes jardins de Kew que je vis pour la première fois cet aimable comte d'Orsay, dont l'astre, naguère éclatant, commençait à disparaître derrière un nuage do créanciers. Le prince Albert s'était approché de lui cl avait bien voulu lui adresser quelques compliments à propos d'un certain cabriolet vert-pomme qui, la veille, avait f;iit sensation dans la grande allée d'IIyde-Park. «C'est le jilus joli cabriolet de Londres, lui avait dit le prince. Ne [louvant plus avoir qu'un cabriolet, répon- dit d'Orsay, il fallait au moins que j'eusse le plus joli: le jour je ne pourrai plus avoir qu'un parapluie. Votre Altesse peut être assurée (jue ce sera le plus joli para- pluie.» La réponse de d'Orsay au prince Albert circula le soir dans les cercles de Pall-Mall et eut autant de succès que son cabriolet. Huit enfants sont issus du mariage du prince Albert

MUSÉE DES FAMILLES.

ih:

avec la reine Victoria ; cl à fou? la souveraine et son époux ont donné celle éducation simple, pratique et étendue, dont le duc de Saxe-Cobourg avait, comme nous l'avons dit plus haut, tracé lo plan à son fils. La mort du prince Albert a été, en quelque sorte, Timage de cette vie in- time ; il s'est éteint avec calme le ii décembre, sans souf- frir et en gardant sa connaissance, la reine et toute sa famille entourant son lit ; les seuls absents étaient la prin- cesse de Prusse, retenue auprès de son époux, et le prince Alfred, qui sert l'Angleterre h bord d'un des navires de la station d'Amérique. «C'était, disent les comptes ren- dus, un triste et touchant spectacle que la sincère et sainte douleur de toute cetle famille, et la nation entière a été unanime pour s'associer au deuil de sa souveraine et de ses enfants. »

UNE VLSITE A M. DE LAMARTINE AU CHATEAU DE MONCEAUX.

Lettre à M. Pitre-Cheval icr (I).

Cher monsieur.

Tandis que la saison d'élé élnit radieuse, ce qui ne vous empêchait pas de recevoir la pluie et les avorses, pluie de fleurs et averses de bravos jetés à votre Lionne de Trouville ; voyageuse ignorée, je cherchais des sa- tisfactions de cœur, gravissant les collines du Maçonnais, pour cueillir les souvenirs au bord du sentier, m'atten- drissant à la vue d'un clocher, du clocher de Saiut-Sorlin, qui, cliaque dimanche, appelait autrefois mon père et ma

Vue de Sommeré. Dessin de M. Ch. Rciioisl, d'après M Perret.

graiid'nière .\ la p.ière matinale. Alors ils accouraient de Souiméré, pauvre village sans église, assez éloigné pour donner du mérite à leur pèlerinage.

J'ai ouï dire que par tous les temps ils étaient exacts au modeste rendez-vous que Dieu daignait leur accorder. Agenouillés pieusement, ils le remerciaient des belles vendanges ou lui coulaient avec naïveté leurs inquié- tudes quand elles étaient douteuses. Puis ils s'en rclour- naient tranquilles et heureux de ces saintes audiences.

neutres au logis, si la fraîcheur de l'air les avait saisis trop vivement, ils faisaient jeter des sarments dans l'àlre. AUirs ils causaient comme on cause de mère à enfant, comme les jielils oiseaux en leur nid ; le cœur ouvert aux tendres ép.;nchements. Si l'atmosphère était tiède, accou- dés au mur d'appui du jardinet, ils regardaient pensifs et

toujours émerveillés ces nuages immobiles qui révèlent à riiorizon la cime neigeuse des Alpes. Car, mou père et ma grand'mère avaient en eux la poésie simple cl vraie

(1) Un à-propns fatal vient d'^Ire donné à cciu> Idlre. au moment môme oii nous la millions sous presse Les journaux ont annoncé la saisi»; du mol)ilier de M. «le l.amarline el do ses domaines do Saint -l'oint cl de Monceaux, celui-ci déjà engagé au Crédit foncier. Celle impossible saisie, nous fospérons, sera lovée par le coucours de la France et de rF^uro[>o, par lous ceux qui aimenl encore la lilléralure el la ploire du pays Au grand poêle déjà dépouillé volontairomonl de sa terre nal;»le de Milly, el qui louche au but de son r.ichal par un travail si exemplaire el si infalipalde. chacun de nos leclours peut rendre ce chftloau de Monceaux, oii nous I introduisons aujourd hui. en souscrivant à deux chefs-d'œuvre, à une coU«»clioii de chcf.«>

lo8

LECTUIŒS DU SOIU.

ijiio Dirii mil ilans la cliansoii tie raloiielle, tl;ms lo calice de la fleur : la poésie (|iii s'enivre des clarlés de l'auljc, qui ^olllit au liiyoïi. lin lace d'une vaste cl liannonienso nalnre ; danslo voisinage de la lyic (jiii tléjù en modulait divinement les beanlés, mon père aimait à se Ciire petit et mocicvie. lùilre les liiens qu'il |)0>séilail en Bourf;o;^ne, sa mnisonnelte deSommôré était sa retraite de choix. Le {i''U\\\ porcli", surnionlé d'iu) toit pointu qui lui doiinail rinnnlilc apparence d'un preshylèie, le cliarmiiit II avait toujours peur de tenir plus i\e place que le moucheron de Sterne dans rimmensilé !...

Le teiups, eu s'éconlant, avait abreuve riiahitant de Soinméré de si infimes chagrins, de si cruelles décep- tions, qu'un jour il ferma la porte de la maison dont il rcmil la clef aux mains d'un étranger. Sa |)Aleur était exlième. Il soupira et s'éloigna suivi des bénédictions et des gémissements de ses vignerons eu pleurs.

Le petit vignoble était vendu!...

Apiès beaucoup d'années, je vis, un soir, mon père snfl'oqné d'émotion. Les feuillets d'un livre Iremblaienl cuire ses doigis pemlant que ses yeux iiumides brillaient (reutliousiasme.

Je m'approcliai du volume, voulant savoir quel génie torturait, en l'enivrant, ce pauvre cœur déjii si éprouvé.

Celaient les Confidences de M. de Lamartine, les pages sur Alilly II ou était à ce passage :

« Le petit mur tiède au midi, nous nous rangions, nos livres à la main, au sohnl, comme des espaliers, on aii- tomuo; les trois lilas, les deux noisetiers, les iVaises dé- couvertes sous les feuilles, les prunes, les poires, 1p.s pèches trouvées le malin loîilcs gluantes de leiu' gomme d'or et toutes mouillées de rosée sous l'arbre ; et, |)lus tard, le berceau de charmilles que chacun de nous, et moi surtout, cherchait fi midi pour lire en paix ses livres favoris ; et In souvenir des imprcssioiLs confuses qui nais- saient on nous de ces pages; et plus tard encore, la mé- moire des conversations intimes tenues ici on là, dans telle on telle allée de ce janliu ; et la place oîj l'on se dit adieu en partant pour de longues absences, celle, l'on se retrouva au reloiir, celle se pas.'>èrent quelques-unes de CCS scèiH's intimes, palliéru|ues de ce drame caché de la famille, l'on vil se rembrunii' le visage de sou père, notre mère pleura eu nous pardonnant, l'on lond)a à ses genoux en cachant son front dans sa robe; celle l'on vint lui annoncer la mort d'une fille chérie, celle elle éleva ses yeux et ses mains résignées vers le ciel : toutes ces images, tontes ces empreintes, Ions ces groupes, toutes ces figures, loulos ces félicités, toutes ces ten- dresses peuplent encore pour nous ce petit enclos comme ils l'ont peuplé, vivifié, enchanté pendant tant de j(Mns, les plus doux des jours, et fout que, recueillant par la pensée notre existence extravasée depuis, dans ces mêmes allées, nous nous enveloppons pour ainsi dire de ce sol, de ces arbres, de ces piailles nées avec nous, et nous voudrons que l'univers commençât et finît pour nous avec les murs de ce pauvre enclos ! »

Telles étaient les pages que mon père lisait ; ces pages (pie depuis vous récitiez, monsieiu', car on les a tou- jours dans le souvenir ! que vous récitiez dans le salon

il'œuvie : aii.\ Enirelipns litléi aires de M. (Ir Lam.'irtinc (20 fr. par an ) cl à l'édiliuii pi'isdiincllt;, unique cl splemliile, de ses Œi'Vres complètes (102 volumes contenus en 40 volume;!, dont 15 inédits. 5"20 fr , payaljlrs m quatre ans; 80 fr. par année.) Clir/. M. de LamarlMic lui-mènie, rue de la Ville riivêque, -^"i.

[Note de la liédaclion.)

(le .Monceaux ou l'absence du maître, taisant foudre en larmes amis et serviteurs (I).

Vous comprenez, cher monsieur, avec quelle joie mé- lancolicpie et cpudle admiration passimmée je revis der- nièrement les vignes de Siunméré , la vallée de Saint- Point, le toit de Milly et leclià!e.mde Monceaux!

J'étais attendu par de jeunes rejetons de ma famille paternelle qui ont poussé au versant d'une colline, dans un village ils se cachent à l'omlire de vieilles mu- railles, menant une vie sauvage qui lait un peu sou|iirer, iU'iW fillelles déj."! trop gentilles pour se contenter du suf- frage de leur miroir.

(Jne n'ai-je la plume de George Sand jionr dépeindre ces caractères à la fois nobles, même léu'èrement hau- tains par le cœur et sinqdesdans leurs habiludes privées, de l'iiçou à vous rappeler cpie vous approchez de la Suisse!

A seize ans et à dix-huit ans, ces jeunes filles jouent di' la guitare en chaulant Fleuve du Tarje avec un sé- rieux, mm conscience, ime voix fraîche, qui seuls vou.s enq)èchent de supposer qu'elles veident parodier quelque arrière-grand'iante restée céhbataire.

Les visiiges de ces culanis ont une pureté de conlonrs et leurs tailles ont une roideur qui rappellent le lype ingénu des vierges dont nous devons les images naïves aux peintres anciens.

Avec un grand air, une démarche calme et simple qui ajoutent encoie à lem' distinction native, avec des mains très-blam lies, mes belles cousines savent quitter lo salon pour aider leur père à dételer sa jument favorite au retour de quelque pi emenade ; car aucun servilrin' n'est digne de soigner la trotteuse passablement mutine.

Je ne me la.ssais pas d'élndier ces mœurs si dilTérenlcs des nôlles et ces adniiiables fillettes dont la candeur me laisait oublier les façons souvent beaucoup trop dégagées des jeniH's premières du grand monde, si habiles à manier l'éventail, à étaler l'ampleur de leurs jupes traînailles.

Pourlant, malgré leur innocence, et peul-êlrc iiiômcà cause de cette innocence, les damoiselles de la mon- tagne parlaient volontiers mariage , mais avec un si Iranc sourire, que j'augure au moins aussi bien de ces petites hardiesses que des yeux baissés de quelques ingé- nues des salons parisiens.

Elevées sous l'aile d'une mère vertueuse, sous le re- gard caressant d'un père toujours épris de sa compagne, commeiil ces enfants n'accepteraient-elles pas en toule Couliance des liens qui leur semblent laciles et bénis?

Un l'itère de vingt ans, beau de visage, à riiuinenr ai- mable, au cœur généreux, anieul à la chasse, tendre auprès du foyer, leur donne nue opinion avantageuse de la jeunesse actuelle. Mais celui-là aussi dillére de nos élégants au sourire .sceptique, au Iai'j5age sentencieux, (jui donneraient leur âme pour un million.

Le \" octobre dernier, vers deux heures après midi, je quittai ma famille pour faire seule et dans un complet recueillement le cher pèlerinage de Somméré.

Le tem|)S était d'une merveilleuse sérénité.

La maison des vignes m'apparul Iclleque je la voulais. Son porche désert semblait attendre encore un retour hélas! impossible. Ses volets clos lui doiiiiaienl un as- pect do deuil. Le silence de rabseiicc, du sommeil ou de la mort, [danait sur riiuinble habitalion. lUen de changé. Seulement quehpies noyers inampiaienl dans le verger. La vieillesse les avait détruits sans doute.

(1) Voyez, à la lin de la lellre, la note de M. l'itre-Ctievalicr.

.MUSÉE DES FA:\ÎILLES.

459

Je rc^nrclai loiii^lomps celte dcinieure sans déliance, ouverte, à tous venants. Les traces du passé y étaient pour ainsi diie visiljlcs, et si j'avais vn inon père monter le pi>rron de cinq marches élirécliées et francliir cette porte pdur rentrer dans la maison, c'eût été ponr moi une ivresse immense, un honlienr à donner le veilif^e, à faire éclater le cœur, mais ce n'eût pas été un étonne- mont.

Je roslai, j'allendis, aucun pas ne vint réveiller l'en- clos. Enfin, je sortis en me signant^ comme on sort d'un saint lieu.

Aux' légitimes et profonds reiziels il faut de nobles consolations. Je me diri;.:eai vers Monceaii.x.

Là, j'allais clierclier, non pas le poëte immortel, non pas l'illuslre orateur: trop grande eût été ma timidité, j'allais simplement trouver le cœur sublime qui avait écrit les pages sur Milly.

Je vis M. de Lamarline assis dans une pièce au rez- de-chaii.ssée, qui pouvait être un salon ou un ca!)inet de travail ; mais en ce moment mon émotion ne me permit de distinguer que sa personne^ les livres et les journaux épars à ses côtés.

En m'cntendant annoncer, quoiqu'il ne m'eût encore jamais vue, il vint à moi et voulut bien m'assiner qu'il me recevait d'autant plus volontiers que nous étions pa- rents. Il appuya gracieusemiMit sur le mot. Je lui fis en- tendre du mieux que je K; pus que, s'il y avait modestie de sa part à en convenir, il me cau.sait en même temps une bien orgueilleuse satisfaction.

Quand ou lit et qu'on entend .M. de Lamarline, on trouve la langue françai>e non-seulement riciie,mais opulente; et quand on veut le louer, on la sent si indigente, qu'il vaudrait mieux se laire pour admirer en silence.

Rion n'est comparable à l'affabilité de son sourire, à l'allrait de son regard si profond et si avidement bien- veillant ! Le son de sa voix est toute une séduction. Il ne faut ;:as moins que l'éloquence involontaiie de son lan- gage pour distraire de cette harmonie qu'on écouterait seulement |)our le charme des inflexions.

Il causa de ses voyages, de ses travaux, de sa situation avec une dignité vaillante. Sa santé est parfaite, malgré les latigiH's (|u'il s'impose. Sa taille, ('fincée est toujours élégante. On relit encore très-couramment sur son visage le beau portrait qu'il faisait de Raphaël.

Avec une tourloisie cliarmaiite il voulut in'acconipa- gnei' pres(|ue jus(prà la demeure d'une ancienne amie <le mon père;, et cela à pied, par un soleil aeonbiant.

Je craindrais de paraître me vanter si je racontais fidè- lement l'accueil qtn^ je i-eçus à Monceaux' et tout ce (pii me fut dit d'iulininuMil giacieux. IMon illustre itarent, m'avanl fait passer par un vaste salon en forme de galei ie dont plusieurs portes vitrées donnent siu' im balcon, me montra de délicieuses perspectives, jetant çà et quel- ques mots qui mettaient encore mieux en lumière les luonlagnes, les rochers et les sentiers furtifs que lo soleil lui-même.

Avec ce tact du cœur qui sait si adroitement caresser les senliments intimes, M. de Lamartuie fit l'éloge de la maison au petit iiorcbe, la compaiant à des habitalions qu'il avait viu-s en Toscaiu'.. Il finit par m'en demander le croi|uis, et jamais je n'eus plus de regret de ne pas savoir tenir un crayon. Pointant, co désir était trop llat- leiir pour n'èlre pas aceueilli avec reconnaissance. Le talent d'iui uiiislu de Màcon nie vint en aide. .M. i'crrcl,

dont je suis heureuse de dire ici le nom, fit en peu d'heures le paysage demandé.

Il ne f;iut pas être ingrate, cher monsieur : votre sou- venir, évoqué dans la conversation, et celui de votre collaborateur, M. L. Ulbach, autre sympathie de M. de Lamarline, y jetèrent un véritable inlérêt. Je m'étais un peu parée de vos plumes.

Du plus loin que mes sauvages parents de la montagne me virent revenir, ils accouiurent et me crièrent :

«Vous l'avez vu! vous l'avez entendu! » puis ils me regardaient cm ieusement, comme si quelque beau reflet doré de cet astre eût biillé dans mon regard.

Je ne rapportais, hélas! que mon admiration mal ex- primée. Mais je fus l'objet d'une extrême vénération de- puis ce jour.

Mes cousines, m'ayant entraînée dans un petit bois, me coulèrent à voix basse tpi'un matin leur frère, aîné, brû- lant du désir de connaître le dieu du pays, était allé se- ciètement le visiter, déguisé sous les traits délurés et sous la faconde qiiebjue peu hribleuse d'un commis voya- geur offrant les échnntillons d'un vin moins frelaté que le personnage qu'il jouait.

La réception pleine d'urbanité qui lui fut faite lui laissa le plus cbaiiuant souvenir et le plus sincère remortls ; mais j'esfière pouvoir un jour présenter mon jeune cousin sous son nom véritable, afin qu'il confesse son mensonge et qu'il en obtienne le pardon.

Emiliane du MÉRAC.

NOTE DE M. PITRIÎ CHEVALIER.

Voici la simple vérité sur notre passage à Monceaux, auquel la parente de M. de Lamarline vionl de faire al- lusion :

Niuis revenions d'Italie au mois de juin dernier. Nmu> résolûmes de visiter l'Iiabilation de l'auteur de Joccliju, comme nous avions visilé celles de Virgile, du Dante et de Pélraïque.

Nous parlînies de Màcon avec deux jeunes gens (|ui aiment encore mieux un beau vers (pi'un cigare, avec deux magislrals très-graves et avec une jeune leinnio très- aimable.

(lliemiii faisant, nous apiuiines les principales causes de la 1 uino du poëte : des héritages indivis, dont il gar- dait les charges cl dont il abandonnait la jouiss.iiui» ; tous ses voisins et tous ses inférieurs secourus par lui dans leurs embarras; la charité exercée h la manière antique; la |)orte et la table ouvertes, depuis trente ans, à lou> les pauvres et à tous les malheureux, sans compter les aumô- nes de la main droite ignorées de la main gauche. Que ceux qui se ruinent ainsi lui jelleiil la première pierre. Là-dessus, nous entrâmes à Monceaux, (|ue. nous m; dé- crirons point après M'"« du Mérac. Un mot seulement sur la chambre do Lamartine : un lit de camp, une table, un grand fauteuil, tles livies épars, de beaux chiens d'O- rient, voilà tout le luxe du châtelain. Des jels de vigne entraient par la fenêtre ouverte, comme pour voir si c'était le niMÎtre qui revenait au logis. Je pris dans les livu'N un volume des OEitvrcs, et nous allAines nous a.s- seoir dans le grand salon, eu face de l'admirablo vue des montagnes. C'est qu'en effet nous récitâmes la Terre luitale et la page des Cou/UUnas sur Milly, -

iOO

LECTURES niJ SOIR.

Milly, (lue ratilonr vonnit do vendre pour sa rançon! Quand nous anivâiiu's ii ces vers :

nii>ntiM ppii(-êtrp... écarlo, 6 mon Dion! ce présage I lîitMiliM im t'Iranper, inconnu du viUapo, Viendra, l'or à la main, s'emparer de ces lieux Qu'lialiile encor pour nous Tombre de nos aîeuv... F.l d'où nos souvenirs des berceaux et des lombes S enfuiront à sa voix, comme un nid de colombes... Ah ! que plutôt cent fois, aux vents abandonné, l^e toit pende en lambeaux sur le mur incliné !

Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines, Sur les parvis brisés germent dans les ruines !... Et vous qui survivrez à ma cendre glacée, Si vous voulez charmer ma dernii're pensée, Un jour élevez- moi.. Non! ne m'élevez rien! Mais près des lieux dort l'humble espoir du chrélien, Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie, Kt ce dernier sillon, germe une autre vie!

Alors, il est très-vrai, devant ce pressentiment du poêle si cruclleinent réalisé, devant celte prière su-

Vue du château de Monceaux, habitation de M. de Lamartine. Dessin de FeUmann, <i"apres une phologr;i|.liit>.

blime et déchirante, en face de ce Milly vendu qui se perdait à Tlinrizon, le livre des Harmonies nous tomba des mains, notre voix expira dans un sanglot, et tous nos auditeurs versèrent un torrent de larmes...

Un mois après, nous étions à Paris chez M. de Lamar- tine. Il nous racontait cette scène, que lui avaient écrite les gardiens de Monceaux, sans pouvoir nous désigner; et il nous demandait le nom du pèlerin qui récitait la Terre natale... «C'était vous! » dit-il en nous recon- naissant à notre émotion, et en donnant un dernier soupir à ce Milly, dont il parle encore dans le Commen- laire de sa dernière édition :

« Le lierre planté par ma mère restera allaclié à celle

maison ; inais les enfants seront forcés de la quillor pour jamais... Milly sera vendu dans peu de jours... Moi, j'i- rai en Orient, dans les terres que m'a données la Porte ottomane. J'y bâtirai un toit; je l'appellerai Milly; j'y emporterai un rejet du lierre maternel; et je retrouverai dans ses feuilles cette sévc des larmes de ma mère, le faux Simo'is de Virgile. »

Non! .M. de Lamartine n'ira point en Orient Noire Virgile gardera Monceaux, son vrai Simoïs.

PITRïï-CllF.VALIER.

Pari! Typ. Hs^incteb, rue du BiHilcvard, 1.

VI.

.MUSÉE DES FArvIîLLES.

\V»\

L'AUT ET LES ARTISTES FRANÇAIS ''\

LE BARON DESNOYERS, GRAVEUR.

I,;i ImHi- junlin'MTi', d ;nnvs 1\;i1i1i;h1. lH'>.Niii de V. I,i\.

Avis iir, i.v lunAf.TioN. Ci-lto liisldiio, si parf.iilc Pi si I li'iit ans, riiisloiio en nclioii do la ^-raviiro moilfrno.

iiili'it s-.iulc, t!ii juiiico lit' la yraviiiv l'iançai o au dix- Toih no-? loctoiirs seront do noire avis quand il> auront

jioiiviC'mtî si»>tle, rovonail de droil an Muxir di-s Fa- étudié les papes de M. F. Ilalt^vy sur le baron Dosnoyei-s;

milles, qui est lui-niênio, dans sa colioctioii do|iuis vingt- jamai-; la plume maiiistralo do riilusire seorolaire porpé-

(I) Voir, pour l;i sCric, la TaMe générale c\. celles dos lomis .\.\ l'i I d" lAradémie dos |.onn\-arls n'avait encre 6lô plus

àXXVllI. experte ol plus élt'ganle, pins précise et pins fine ipio

M.Mis 1S(;2. -I viNr.TNKrviiMF: voiivi:.

Uri

U'XTi i{Ks i»r som.

tiaiis les jiij^LMiionls solides cl los anecilolcs chaniiaiitos qiroii va lire. P. C.

1. Uccii dans un jardin. rremilTcs années. Vocalioii. lUclicsse ol ruine. Les lerrains de ropérii. Délnit. Tardieii. Raphaël.

Plusieurs persoiiues se trouvaieul réunies chez M. Des- luiyeis, clans le jardin de sa maison de Saint-Germain. Celait par une douce journée de l'aulomno de 18a6. La vieillesse de .M. Desnoyers élail belle et sereine, el nul de nous ne pensait cpie celle année, qui s'avançait vers son déclin, devait marcpier le terme de son existence. On l'in- terropeait snr ses éludes, sur ses travaux. Oïdinairement calme et ré>ervé, il fut soudainement toncln'' de la mé- moire du passé, el de nicine qu'un peiiilre, de retour d'un pays lointain, dessinerait des esqidsses rapides des lieux qu'il a visités, M. Desnoyers retraça Pliis'oire de sa vie. C'était celle de ses travaux; les événements y Icnalcnl peu de place.

Nous avons gardé la mémoire de ce récit de M. Dcf- noyers; nous essayerons de le re|)rodiiire, Jienreux si nous iionvons lui couservcr quelque chose de riiilérft qid s'alla( lie aux souvenirs d'un lionune illiisire que le tenqis a couronné, et que TAge n'a pas afinilili.

« Ce séjour modeste, nous dit M. Desnoyers, celle mai- son que m'a laissée mon père, ce jardin, ces ombrai^es, ces arbres toujours jeunes qui ont vieilli avec moi, pins je les vois, plus je les aime. Tout est changé autour de nous, l'aspecl de ces lieux s'est transformé, mais les sou- veniis sont restés fidèles; qiniiuj mon esprit s'allachc au spectre du [lassé, le passé lout enlier se réveille el re- prciid sa place dans mon âme rafraîchie; et dans ces rêves pleins de charmes, le coem' s'ouvre à do chères images, les premièreo tristesses ont autant de grâce (pie los premières joies.

«Des arlisles célèbres ont vu leurs jeunes années as- sombries par la pauvreté, et leur penchant couiballu, au nom de celle pauvreté même, par des parents inquiets de l'avenir. D'autres, plus hemeux, sont nés de faniilies l'art était déjà entré. Ceux liouvaienl la roule ou- verte, le chemin facile, l'art semblait les appeler à 'lui. Que'ques-nus ont reçu les enseignements d'un père, ar- tiste el dévoue, mais obscur, dont le nom est di'venu il- lustre à jamais. Aucune de ces destinées n'a élé la mienne. Je suis riche, d'une famille que je pourrais appeler patricienne. Si ma vocation native ne l'ut |)as conirar ioe, rien autour de moi, personne parmi les miens, ne m'in- vitait au culte de l'art, ne m'initiait h ses beaulés. Mais j'étais avec une passidn véritable, à laquelle je me livrai sans contrainte et qui sut me dirij;er. J'aimais les tableaux, les slalues, les estampes, el j'admirai avant de comprendre. Dès m«s piemières années je copiais d'un crayon téméraire les estampes qui me senibiaienl les plus belles. Bienlôl j'allai plus loin : obéissant à l'instinct qui me dominait, je voulus graver aussi ; je cherchai alors à me rendre compte des dilTérents travaux du graveur, A l'aide d'un cbiu, d'une pointe quelconque, j'essayais sîir de petites pla(pies de métal, que je me procurais à grand'peine, d'imiler le pointillé, les lailles, les hachures, tous les procédés du burin, reslant attaché pendant des heures entières à l'œuvre que je m'imposais, On était loin df penser alors que l'unique héritier d'une fortune inqiortanle serait un jour obligé, pour vivre, de lirer parti de ces disposilions naturelles, de ce penchant sin- gulier, qu'on ne tolérait dans la maison [uiternelle que pour l'agrément futur des loisirs qu'on me croyait promis.

« Un joui', en 1789, j'avais dix ans, je fus conduit à

l'exposition qui avail lieu dans le salon du Louvre. Celait la première fois que j'étais admis à ce spectacle. J'en fus vivement frappé. Mes jeunes regards lurent éblouis de tant de splendeur. L'exposiliou était à la fuis riche et nonihieuse. Je voyais des œuvres dues à des hounnes illnslrcs, dont le nom relmlissail à mes oreilles depuis que j'étais au monde, que je respectais sans les connaître, el (pi'on respecte encore aujourd'hui. Vien, Vincent, Jo- seph Vi'ruel, Robert, Vau-Spaendonck, David, Ri'gnaidl, brillaient parmi les peintres. Pajou, Caflieri, Uouilon, Roland, Chaudet, avaient exiiosé des groupes, des bustes, (]o,> marbies, des terres cuites; Moreau, Saint-Aubin, Massard, di's dessins et des gravures. Plusieurs de ces lidinmes étaient les chefs de l'Hcole française et les di- gnitaires de l'Académie. Car celle Académie, mi'ssieiu's, n'était pas vouée à la douce égalité qui nous unit auioin- d'hni d'un lieu si précieux et si cher. lîlle avait une hié- rarchie el Conférait des grades. Elle conférait inênie un litre institué par la galanleiie de nos pères, par lein- jus- lice peut-être. La loi salique n'avait pas pénéiré dans ce royaume de l'art, et j'ai vu, messicm's, des aradémi- ciennes. Celaient M"'" Le Brun, Coster el Guyard, la première encore célèbre, les deux autres oubliées. Tuules Irois avaient pris part à l'e'xposition. el y avaient envoyé un grand noud)re d'ouvrages. C'étaient, en général, des portraits. M""^ Le Brim en com|)lait neuf pour sa part. Ces dames ne s'endormaient pas, vous le voyez, dans le faulenil académique.

a Quelque temps après cette exposilion, mon père se décida à me donner un maître, et son choix tomba sur M. Darcis, graveur an pointillé, dont le nom n'a pas mé- rité de venir jusqu'à vous.

« Ce fut vers cetleépoqne qu'un grave événement vint toul changer autour de moi.

« J'étais dans la pension célèbre do M. de Wailly ; mon père me rappida près de lui et se chargea seul du soin de mon éducation. Je me rapiielle l'élonnement doulou- reux dont je fus saisi, quoique bien jeune encore, lorsque je vis qu'un régime ausière avait succédé aux habiUidi s assez larges de la fandlle. Un voile sombre s'était étendu sur la maison. Les chevaux et les voitures avaienl di.s- paru, les serviteurs étaient moins nombreux, les visites devenaient plus rares, la solitude se faisait anionr de nous; alors la tristesse entra dans mon cœur, cl j'eus peur de la pauvreté.

« Je ne sus que plus lard la cause de ce changement.

« Quand vous passez sur ces boulevards si brillants se réunissent les élégances diverses de la vie p.u'isicnnc, vous foulez le sol commença la ruine de mon père. De vastes lerrains étaient encore vacants sur celte pro- menade déjà très-recherchée à celle époipie. Mon père les acheta; ils élai< ut voisins de l'hôlel de Clioiseul, (|ui n'existe |)lus aujumd'hui, et sur l'euqilacemeul dncpud s'est élevé l'Opéra, qui, déjà entraîné dans le courant de lapides el merveilleuses Iransformalions, va recevoir bienlôl une demeure pins splendide. Les terrains étaient bien choisis; ils convenaient à de riches habitations dont les plans étaient déjà dressés. L'entreprise, bien conçue, offrait toutes les ciiauces probables d'un gr,;iid succès. Suivant les calculs les plus prudents, la l'urtiine de mon père devait en sortira peu près doublée. Llle yfnt en- gloutie en grande partie. Un homme trompa la con- fiance de mon père et celle de beaucoup d'honnêtes gens. ^00,000 francs, c'était beaucoup alors, di»e!il les riches d'aujourd'hui, disparurent entre les mains de cet homme. Les malheurs des tcitips vinrent compliquer

MUSÉE DES F.V.M1LLES.

1ij:j

celte situation, enlever à mon père une posilion hono- rable, el forcer mes parents à s'expatrier.

« Mon père était commissaire de la maison militaire de Monsieur, frère du roi, qui devint depuis le roi LdiiisXVIlI. Ma mère était d'une ancienne maison de Pi- cardie. Elle se nommait Marie-Soj'Iiie de La Tour, el était fille d'un capitaine aux gurdes françaises, clicvalier de Saint-Louis. Dénoncés comme suspects, ils durent quill'r Il France.

« Une nuit, on vint m'ôveil'er, et je vis mon père de- bout près de mon lit. Il m'apprit son départ et celui de ma mère, en m'en cachant la cause. «J'ai pourvu à (ont, . me dit-il; dèsdeuiain, M LeThièreJe peintre habile que vous connaissez, vieiidi a vous chercher, et vous serez à même de cultiver chez lui votre poût pour l'étude du dessin; à Dieu ne plaise que je veuille contrarier voire penchant ! mais on va former une Ecole dans laquelle je serais hi'ureux de vous voir entrer; préparez vous en mômf temps par d'autres éludes à vous rendre digne d'y être admis. C'est mon vœu le plus cher! Adieu, mon fils; venez embrasser votre mère qui vous allcnd ! dans peu nous serons de relour. » Je fus bieniôl dans les bras de ma mère qui versait d'abondantes larmes. Ils partirent. Je les suivis jusqu'à la forte de la mai-on, je restai, muet, immobile, Irappé de surprise el de dimleur. jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans l'ombre de la rue déserte, el tant que le bruit de leurs pas parvint à mon oreille.

M. Le Tliière s'intéressa à moi. et je lis, sous sa direc- tion, des études variées, qui me furent profitai le.s. L'ana- tiimii', le dessin, la peinture à Thuile, l'aquarelle, la miniature, occupaient tous mes instants. J'étais jeune, tout animé de l'ardeur que donnent l'amour du travail et la passion de l'art.

Il .Mais j'eus encore un autre maître, messieurs, et celui- fut, je crois, le meilljur de tous. C'est un de ces maîtres qui dorment dans la tombe, mais dont l'œuvre est vivante et siiflit à nous instruire. C'était le iiraveur aimé de Raphaël, .Marc-Antoine Raimondi : j'étudiai ces belles estampes, faites sous les yeux du peintre. Je lus dansées t! ' s lidèles, et c'est que j';ip[»ris d'abord à chérir,

e: ^ - re à comprendre Ripbaël.

« L'Ecole désirifit n)e voir entrer mon père, con- tinua M. Dosnoyers, se non'iinail alors V Ecole centrale. Elle prit bienlôl un autre nom, et devint cette célèbre Ecole polytechnique d'où sont sortis tant d'hommes ilhislios, honneur du temps et du pays. Mai> je n'essayai pas d'en franchir les portes. Je n'en eus ni le coura{;e ni l'iirgiitil, et lorsque plus lard, après la leinpêle apai.sée, mon père revint à Paris, il me trouva entièrement voué à la gravure. Il me laissa désormais libre de poursuivre ma carrière.

o Je me tournai alors avec confiance vers l'art qui avait éclain; mes premières années. Je pris d'une main ferme le cr.iyoM qui avait réjoui mon enfance, j'en lis l'inslru- ment de ma destin-e nouvelle. Je demandai à l'art de me rendre plus que je n'avais perdu dans les désastres de ma famille et dans les orayes des révolutions, ime for- tune foiuléc sur le travail, et qtiel(|ue renonmu'e, due mi joiu' HU talent que je voulais acquérir.

Ou était sous le Directoire. (Chacun sait avec quelle ardeur Paris se précipitait vers le plaisir. Le tenips n'é- lail pas l'uvorabh; au.x productions sérieuses de l'art. Je rom|i(i>ai, dessinai cl ^nivai nue petite estampe (pii me piuut conforme au ^uf\l du jour, el je la | ubiiai.

« Lue jeune fille, éveillée au milieu do lu imit, s'est levée à la liAte, dans le plus simple appareil. Elle a al-

lumé une boupie, et, dans son trouble, elle protège la flamme vacillante d'un pli du seul vêtement qui la couvre. Cette composition, d'un goût détestable, eut un immense succè.-. Si j'en parle aujourd'hui, c'est que je suis véri- dique et que je ne veux pas me faireà vos yeux meilleur que je ne suis.

tt Je m'étais lié, dans mes études o'académie, avec quelques jeunes peintres. Nous élions jeunes il y a soixante ans. Je m'associai à leurs travaux. Je gravai im Délire d'amour, d'après Giévedon, Tlélolse et Abtilard^ d'après Robert Lofèvre, et Vénus désarmant l' Aiui'uv. d'api es le même peintre.

« Ce dernier ouvrage marque un progrès dans mes éludes et une époque dans ma ciirrière. Mon maître, M. Le Thière, voulut qu'il fût exjiosé, et je fus pour 1 1 preuiièra fois, en 1798, admis aux honneurs du Salon. J'avai-s dix- neuf ans. J'olftins un prix et fus chargé do graver une planche. J'entrai alors dans l'atelier de M. Alexandre Tardieu, pour apprendre à graver en taille-douce, sen- tant bien que c'était le côté sérieux de mon art.

« M. Tardieu a été depuis membre de l'Institut, il fut appelé dans sa vieillesse. Il appartenait à une île ces rares familles le talent, qui a parfuis des caprices aristocratiques, s'établit pour plusieurs générations, se transmet de père en lils, ou ^'étend vers des collatéraux. Cairache, Scarlatti, Bach, Edelinck, Audran, Drevel, Coustou, Vernet, noms illustres, races fécondes, vous avez chaulé, taillé le marbie, animé la toile, dessiné sur l'airain et parcouru ainsi tout le domaine de l'ait. Plus d'une fuis aussi une alliance a uni le génie de deux fa- niillcs. C'est ainsi que Gérard Edelinck do na sa lille à Robert Nanteuil.

« J'éludiai avec ardeur le burin et l'eau-turte, et. quand je me sentis le courage et la foice de traduire Rapiiaël, j'entrefiris la planche de l.i Belle Jardinière, que m'avait demandée, pour le Musée, Lucien Bonaparte, minislte de l'intéiieur; celle gravure fut expo.sée au Salon de 180.3, cl obtint la grande médaille d'or.

« Maintenant, continua M. Desnoyers, je n'ai plus rien à raconter; je n'ai que des esliunpes à montrer A dater de ce jour, nia vie n'a été qu'un long el per>évéraiit la- beur. Elle est là, toul entière, el je vais la mellre sous vos yeux. »

II. L'œuvre de Desnoyers. L'arl de la gravure. D'apri-s Ra- phaël. Anecdotes. La Uelle Jariiinière Eilelinck ni.npuiliif r. Eu Italie. ÂlJjerl Durer. Marc-Antoine Rainiundi. 1 r.iudes el conlrcfaçons.

On avait, d'après les ordres de M. Desnoyers, apporté les portefeuilles qui, comme il le disait, renferuiaienl l'œuvre de sa vie. Nous parcourûmes avec lui ce^ belles estampes que nous connaissions tous, mais qui, rappio- chées ainsi l'une de l'autre, se prêtaient le mutuel rellet de lems beautés, el couunauilaienl une plus haute Cstiinc pour les travaux du grnml artiste. Au niilieu de cette riihe galerie : la Belle Jnrdinific. le Bélisairc. la l'icrj/c de Foliyno, la Vurije aus Hochcrs, la iuiiisfi<j<niiiH>u, resplendivsiienl d'un plus vif éclat, connue on \v'n des chefs, dos généraux, des rois briller dans un corlége, au milieu des soldats.

Pour èlii' maître dans l'art de lu gravure, &! Mdiu* dans >es moyens, si varié dans ses eiïeis, il ne suflil pas de savoir, |iar de qn

piiU'os d'une cu: , , ,ié-

senlor aux yeux les chairs, les draperies, les dentelles, les marbres, les bois, il ne suffit pas de savoir, sur le dur

Itii

LECTT'nF.S DU SOIR.

niétiil, nssouplir les contours, répniulro la himiôrc, Ira- (liiiio la couleur : ces pratiques si laborieuses ne sonlqnc les moyens de Part; il faut aussi, il faut surtout, re- proiliiire rcffct général du tableau, en fairo comprendre la peu^ée, exprimer la beauté, la fijrce, l'iutellijience, pénétrer dans l'àmo du peintre, associer ainsi sou âme îi la sienne, et, par le sentiment soutenu d'une admira- tion qui ne se fatigue pas, élever son esprit et son cœur an niveau du génie du maître.

Oui, le graveur en taillc-douco doit, pent-Ciro plus que tout autre artiste, êlre animé d'une foi courageuse, liupatient de produire et patient au travail, il avance pas â pas dans la longue carrière qu'il a depuis longtemps dévorée du regard ; à moins qu'il n'ait recours au pro- cédé rapide de l'eau-forte, qu'au reste beaucoup de gra- veurs célèbres ont employé, et qui, entre les mains de Callot, est devenu l'inslrumeul d'un génie fi'cond et vrai, le bénéfice de l'inspiration soudaine lui est interdit, et c'est surtout dans la pratique de cet art qu'on doit dire que le génie est l'aplitude à la patience.

M. Dcsuoyers était doué à un haut degré de cette apti- tiule. Il était, de plus, animé d'un sentiment élevé du beau. C'est Lion un artiste do la grande école française. Sa manière est simple et Iiardie ; il se montre toujours beaucoup plus préoccupé de saisir le caractère du maître auquel il s'attache, que de faire élalagc d'une grande ri- chesse d'exécution. L'ensemble de ses gravures est tou- jours d'im effet simple et large, et, s'il a parfois plutôt interprété noblement ses auteurs qu'il ne les a traduits exactement, il est toujours resté fidèle au génie du maître dont il s'inspirait.

M. Desnoyers a beaucoup gravé d'après Raphaël ; c'é- tait son niaîire de prédilection, celui qu'il comprenait et qu'il inlorpréîait le mieux. 11 a produit d'après ce maître, outre la Belle Jardinière, la Vierge de Foligno et la Tranfffiçiuralion, que nous avons déj<^ cités, l'Es- pcranee, la Foi et la Charité, la Vierge à la chaise, la Vierge au linge, la Vierge au poisson, la Visitation, Sainte Catherine, la Vierge de la maison d'Alhe, la Vierge au berceau. Sainte Marguerite, la BclU Jardi- nière de Florence, et enfin la Madone de Snini-Sirte, à Dresde. Il a gravé, d'après le Poussin, Moïse sauvé des eaux, Eliézcr et Rèbecca ; les Muses et les Piérides, d'a- près un tableau longtemps attribué à Périno del Vaga, attribué aujourd'hui au Rosso ; d'après Gérard, et sur sa demande, liétisaire, les portraits de l'Empereur, du Roi de Uortie, de M. de IIumboH, de M. de Talleyrand; la Phi'dreûc Guérin ; deux statues antiques, Psyché elTÂ- mour, d'après de beaux dessins de M. Ingres; le Camée antique d'Arsinoc, dessiné aussi par M. Ingres pour l'I- conographie de Visconti. 11 a su exprimer avec une haute intelligence, avec un excellent goût de dessin, les gé- nies si divers de Raphaël, de Léonard, du Poussin et des maîtres modernes. Le Uélisairc, comme vérité d'effet, comme harmonie, atteint à la perfection. Le portrait du Riiide Rome est d'une délicatesse et d'une finesse ex- quise. La tête du po; trait de M. de Talleyrand est d'une admirable exécution.

Plusieurs de ces estampes rappelèrent h M. Desnoyers des souvenirs qui y étaient attachés. Lorsque la Belle Jardinière fut exposée, le pape Pie VII se trouvait à Paris pour le sacre de rEmpereur. Dans une visite qu'il lit au Salon, il fut vivement frappé de la beauté de cette estampe. L'Empereur en fut informe ù l'instant même, et, lorsque le pontife rentra dans ses appartements, il trouva dans son cabinet, magnifiquement encadrée à ses

armes, une des meilleures épreuves de la gravure qui avait mérité son attention.

Une scène assez singulière se passa au Salon do 1809. M. Desnoyers avait été chargé de graver le portrait de l'Empereur d'après Gérard ; ce portrait devait figurer à ri-ixposilion, mais une maladie avait empêché M. Des- noyers de le terminera temps. «L'Empereur s'approcha de moi, nous dit M. Desnoyers, et me demanda avoir ce portrait qu'il s'attendait, à ce qu'il paraît, à trouver à l'Exposition. Je dus avouer que ma gravure n'était pas achevée. « Je le regrette, nie dit l'Empereur, cette croix «vous était destinée, w II remit dans l'écrin une décora- tion de la Légion d'honneur que je voyais briller entre sfs mains et s'éloigna. J'aurais me souvenir que des hommes tels que Napoléon et Louis XIV n'aiment pas à attendre. Je restai consterné et fus longtemps attristé : je n'avais pas la philosophie du grand graveur Gérard Edclinck. »

Et, comme nous lui demandions quelle avait été cette philosophie :

« Gérard Edclinck, nous dit M. Desnoyers, n'avait qu'une ambition, et elle vous semblera bien modeste. Tenez pour vraie la petite anecdote que je vais vous con- ter, quelque bizarre qu'elle puisse vous paraître :

« Au temps vivait Gérard Edeliuck, il était très-dif- ficile d'être marguillier de sa paroisse. Les artistes ne pouvaient prétondre à cette dignité, mais seulement b-s marchands et les procureurs. Edeliuck, après de vains efforts pour y parvenir, y avait renoncé ; résigné, il vi- vait heureux, et c'est \l\ que je place sa philosophie.

«Un jour vint Louis XIV voulut honorer les In- vaux d'Edelinck; il le fit venir et lui demanda ce qu'il désirait. A cette parole royale, l'ambition d'Edelinck se ralluma et lui monta au cerveau : « Sire, répondit-il « fièrement, je voudrais être marguillier de ma paroisse. » Le roi sourit, le nomma graveur de son cabinet, luidor.na une pension, un logement à l'hôtel des Gobelins et le cordon de son ordre de Saint-Michel. Cela n'empêcha pas Edclinck d'être nommé, peu d(î joiu's après, marguillier de sa paroisse.

« Quant à moi, je ne retrouvai pas de sitôt l'occasion perdue. Je ne reçus la croix que onze ans après, en 1820, des mains de M. le comte Siméoii; ministre de l'inlérieiir; j'en appris la nouvelle à Londres, je m'étais rciuln pour copier /a Vierge de la maison d'Albe et la Sainte Catherine, que j'ai gravées depuis. i>

Avant de passer en Angleterre, 1\I. Desnoyers avait employé deux ans à visiter l'Ilalie. 11 avait quitté i'.iris vers la fin de 1818, après avoir terminé une de ses meil- leures estampes, VEliézcr et Rèbecca on Poussin, et .s'é- tait rendu tout d'abord à Rome, but principal de sou voyage. Ce n'est pas seulement en voyageur, en admi- rateur, qu'il visita les églises, les galeries cl les ruines ; Rome, pour l'artiste, est tm immense musée qu'entourent des mursantiquesctque traverse le Tibre. M. Desnoyer.s parcourut ce musée le crayon à la main, et tout ce qui lui parut ignoré, ou du moins oublié au milieu de tant de ri- chesses et de magnificences, il le dessina. Puis il visita Naples pour copier les peintures antiques de Pompéi et d'ilerculanum; puis Bologne, Florence, Venise, Rlilan, Turin. De retour à Paris, il fit un choix parmi tant de souvenirs, grava quelques-uns de ces des>ins, fit exécu- ter les autres sous sa direction, et publia, sous le titre de : Recueil d'Estampes gravées d'après les peintures anti- ques, italiennes, tilc, un vohmie composé de trente-qua- tre planches, avec un texte explicatif l'on trouve des

MISÉE DES FAMILLES.

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rcmarf|ucs curieuses et des reuseignements qui ont de l'intérêt.

Il existe à l'Acadéoiic de France, à Roino, un usage louchant, qui, nous le croyons du moins, date de sa lou- dation et s'est conservé ju.squ'à nos jours. Lorsqu'un lau- réat quitte la villa Médicis, iiulde séjour de celte licol'\ ou lorsqu'un arlisle célèbre, IVançais ou élrangi'r, quille Home, l'Ecole entière lui fait ses adii-ux. Les lauréats, réunis le soir dans une des paieries du [uilais, reroivent

riiôle qui va s'éloigner. Comme dans une fêle romaine, on l'accueille la coupe à la main; les vins du Lalium, du Vésuve, de Svracnse, se clioriuont aux vins de France. Ou apporte un lré|.ied plein de cliarhons ardents, et sur ce nieid)lc antique on allume... j'allais nommer le symbole onvaliissour de riiosfiilalilé moderne. Puis on se met à lœuvro : peintre, sculpteur, arcliit<'ctc, graveur ou mu- s'ci' II, chacun a pris le pinceau, le crayon ou la plume, cl Ton oITre au voviig^urle liibut de l'albu'.n inif^ivisé,

\

l'oilr.iil (lu haron Dosnover

qui coulient les r(>grels do Ions. On se rcliouvora plus lard dans la pairie ou sur la terre élia;igère. M. Des- rioyeis roriil ce jusl»; lioinmaL'C et recueillit dans sa soirée d'adiciLV des souvenirs (pi'il conserva avec soin. Plu- sieurs de ceux qui prenaient par! à celle fêle, et qui ve naienl de recevoir le prix, ont maiiilenaut riioiiiieur de le décerner, cl ils couroiin Mit avec joie ces jeunes lau- réats (pii vont remplir, à la villa Médicis, la place qu'ils y ont occupée il y a (piaranle ans.

M. Dcsiioyers avait pour le génie et les œuvres de Ua- phaél un culte vérilable, nue admiration sincère. Dans son zèle iuraligable, il s'occupa pendant de longues an- nées de rccliTr r qmdtpu's erreurs échappées à M. iluatre- inère de (Jiiincy, coiicoriiaul di\eiscs ci:coiislai'.ceà de

graveur, licssiu deUrolou.

In vie (lu peinlro (rL'rbin et quidqucs-uns de ses ou- vrages (I).

Dans les paues (pii servonl d'iiilrodiiclion à ce travail, M. Desnoyers l'ait voir qiudle inuiiensc iiinuouce a exercée Raphaël, cl nous dit quelle a été son œuvre. Il le montre inspiré, chargé d'une liaulc mission, pressé do l'accom- plir : de sa niaiii inorlellu sort l'iinage de Dieu. 11 des- cend sur la lerre, lonl ce qu'il y a »le grand cl d'aii- gusle appartient à son pinceau. 11 féconde tous les arts, puis il meurt, léguant son œuvre au monde.

Il semble (pic Dieu ail \ou!u, à celle époque laul

(t) Appoidicc à l'ouvriuic in^lulè : Hisloire de la vie tl des omr,iQcs i.'e lUiihaù'. par M. 0.:.dici5ibro lîc Quiiiry.

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LECTURES DU SOIR.

de riéroiivcrtos allaient enricliir l'Iinmiinité. l;iiit de f:»''nies divers deviiieiil se reneontrei', eiéor (iin'lqMes no- bles niotièies de riiilelli;;eiice (]iii préside aux l)e;ui\-arls. Pour que ces modMes fussent accomplis, Dien leur livi;i lepénie de l'arl ton! entier, ne leur radiant aueuii de ses seerels, et douant cliacun de ces hommes d'mic liimièro si vive et si puissante qu'elle suffisait i\ loiit animer autour d'eux. C'est alors (pie hrilèrent Raphaël, Micliel-Anpe, Léonard de Viiiei, fi la fois peintres, s(Milplenrs, atclii- lectcs, poêles, musiciens. Dieu les avait créés pour éclai- rer le monde. Ceux qui vinrent ensuite se parlaf^èrcut les domaines de ces maîtres puissants, comme les suc- cesseurs d'A'exandre s'étaient partagé son empire. Le poût de l'art se répandit alors, mais perdant quelque clio'^e de sa tirandeur, de sa force et de son unité.

C'est VOIS ce temps aussi que furent invcnlés Pimpri- iiierie et l'art de l.T gravure, afin que les lumières de la science, l'amour des letires et la cnllure de Tari pussent se répandre sur le vieu^ monde, et rayonner ensuite sur le monde nouveau ouvert au génie de l'homme; elle premier graveur célèbre qui parut alors était, comme les antres n.iiîlres que nous avons nommés, peintre, sculp- teur, architecte : c'était Alhert Durer.

Ce grand artiste, un des pères de la cravure, a offert, nn des piemiers, l'exemple illustre d'une de ces luttes dont nous avons parlé, lutte d'une vocation sincère contre la misère de la maison paternelle : « Mon père, dit Alhert Durer (1), pauvre ouvrier orfèvre, n'avait pour lui, pour sa femme, pour ses enfants, que le plus slricl né- cessaire, un pain dur et noir, gacué péiiililement. Ajou- tez à cela toutes sortes de tiiliidalions et des adversités de tout genre. Mais il était paisihle et doux, bon el mo- deste, et soumis à la Providence. Il mourut, regardant le ciel, il est maintenant. Pour moi, je me sentais plutôt artiste qu'orfèvre, et je priai mon père de me permetire de peindre et de graver. Méconient de ma demande, il me refusa pendant longtemps. Il céda à la fin, et, le jour de ^aiiU-Aïu'ré, en 1-^80, il me plaça chez le maiire gra- veur Michel Wolilgemulli. » Ou voit avec quel soin reli- gipux Alhert Durer mentionne le jour qui fut celui de sa délivrance.

Il est inutile de rappeler ici les dilTérences qui séparent le style d'Albert Durer de celui de Raphaël. Hlles parais- sent parfois tellement profondes, qu'on peut trouver élrange que des œuvres si dissemblables soient le iiro- diiit d'un art contemporain. Ces difl'érences, au reste, s'expliquent nalnrellement. Le peintre italien était nourri de l'antiquité, que le graveur allemand ne connaissait pas. Cependant l'élégance italienne, qui avait hérité de l'art charmant des Grecs, fut séduite par la naïveté ger- manique, expression d'un art un peu rude, (jui n'avait pas d'ancêtres, et ne devait rien qu'à lui-même. Raphaël aima cette vérité grave el sérieuse qui n'exclut ni la grâce ni la finesse, et il admira le merveilleux travail du gra- veur. Marie! te i2), annotateur insi nul, collecteur véridiqnc de ces détails qui font vivre l'histoire, el qu'on pour- rait nommer, en tout bien tout honneur, le Tallemant desRéauxdes/(«.v<or/c«esde l'art, nous dit que « Uapli,iël, tout partisan qu'il était de l'anticpie, ne put s'empêcher d'admirer les ouvrages de cet excellenl homme; et, a(in que les louanges qu'il leur donnait parussent plus sin-

(i) Lellres de Durer à son ami Willihad Pirlilieimer. (Voir le Journal puitr Cithloire rlrs arts, de la Wti-ralure de de Miirr, l.X.)

[1) Aberedario, t. H, p. 148. Ldition pnldiéc par MM. de f^lieuevieri' cl de Moiilaiglon.

cères, il exposa dans son propre cabinet les estampes gi'iivées par Albert. »

Celle circonstance, si simple en appareuee, inius pa- raît avoir une hante portée, qui conserve aujourd'hui loule sa valeur. F.lle fait naîlre d'ailleurs d'iiiléressants souve- nirs. On ose soulever le voile qui défend l'entrée de celle retraite interdite an vulgaire, ont élé conçus tant de chefs-d'œuvre; on entre dans le cabinet de Raphaël. Çà et lu, des marbres antiques, des fragments précieux; sur les murs, sur les tables, des croquis, des ébauches, des études, d'où sortiront des frescpies immenses, et au mi- lieu de ces richesses, les estam|ies du modeste artiste de Nuremberg. Raphaël est là. Des modèles exquis, hi Belle Jardinière, la Fornarina, encore rayonnants aujour- d'hui d'une jeunesse éternelle, apportent à son divin pinceau les trésors de leur beaulé. Puis viennent des amis, d'illnslres visiteurs, chefs de ITglise, poètes, ar- tistes, Beinho, l'Ario-^te, Bramanle, Miehel-Aiige peut- être, puis, b leur côlé, l'élève cliéii, Jules Romain. Ou est alors louché du sentiment loyal qui animait Raphaël lorsqu'il attestait ainsi son admiraiion pour le graveur étranger. A Rome, séjour d'un art jaloux, il prend son- sa sauvegarde le bon et simple Albei't. Il le montre aux plus grands, il le proclame leur égal, il le déclare son Ilote, bien plus, son ami. Admelire l'œuvre dans ce sanc- tuaire ani:usle, c'était (hmner à l'auteur une place dans son amitié. Il le d "fend ainsi, il l'élève, il riionore. Et il nous semble, en réveillant ces souvenirs lointains, qu'on rend nn égal hommage à la mémoire de ces deux grands artistes.

Marc-Antoine, le graveur de Raphaël, eut aussi une grande admiration pour Albert; mais il la témoigna d'une manière toiile dilîérente.

Des biographes racontent que Marc-Antoine, dans sa jeune.s.se, ayant vu à Venise des estampes d'Albert Durer, se prit d'une grande passion pour ci s beaux ouvrages. Il s'enferma dans son atelier, se cachant même à ses amis, copia les plus belles de ses estampes, el il réussit si bien, il imita d'un burin si habile les différenls travaux du graveur allemand, que les yeux les plus exercés y furent trompés. Mais il faut reconnaîlrc que ce n'était pas un pur amour de l'arl qui le guidait dans celte entrepilic difficile. Une mauvaise pensée lui était venue. Les gra- vures d'Albert étaient très-recherchées dans tonle l'Italie; Marc-Antoine, à ce qu'il semble, n'était pas doué de lu- mières très-précises au sujet de la coutrefaçcui, art tout jeune, qui venait de naîlre avec la gravure el l'imprime- rie, mais qui comptait déjà des maîtres II tionva naturel de signer ses copies du nom du véritable auteur, et de les céder, en secret, aux marchands el aux amateurs qui se lesdispiilaient. C'était une fausse monnaie qu'il émettait sans sciupnle, et qui circulait sans difficulté el à son grand avantage.

Un étranger arriva sur ces entrefaites à Venise, et fut surpris de trouver dans les palais des nobles, dans les boutiques des marchands, des estampes illégitimes, qui portaient son nom el ses armes, mais qu'il ne jtouv.iit reconnaître. L'œil d'un père ne pouvait s'y méprendre, et Albert découvrit sur-le-champ, à des signes certains, à des imperfections adroilement dissimulées, la fraude dont il élait victime, le tort grave poi à sa renommée el à SCS intérêts.

On dit quApelles, étant venu à Rhodes, courut d'a- bord chez Protogène, qu'il ne tionva pas au logis. Intro- duit par une servante dans l'alelier, il traça sur une ta- bletlc toute préparée pour la peinture une ligne, nn

MUSÉE DES FAMILLES.

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Iniil (l'une précision et d'nne finesse remiu'quajjlrs, cl se relira sans se l'aire connaîU'c. ProtOfiène, de rctnnr, 's'é- cria : a Apclies lui seul a pu tracer celle ligne! » Celle pellle liisloire est nn peu obscure pour nous, mais elle esl.adniisn. M. Qiiatremcro de Qiiincy Ta expliquée en disant qu'il s'agissait sans doute d'un dessin, d'une es- quisse au trait. Cela est vraisemblable, mais nous la ra- conlons avec simplicité, comme Pline nous l'a transmise. Quoi qu'il en soit, il est reconnu que Prologène connut ainsi, par cette ligne ou par ce trait, qn'ApelIes était venu dans son atelier. C'était comme une carte de visite qu'il lui avait laissée.

Il ne fut pas plus difficile à Albert de deviner, a l'ha- bilelé de l'inalaieur, que Marc-Antoine, qu'ilconuaissait de ré|)Ulation, devait être l'auteur de la Iraudc, Albert éiiiit nn cœur modeste et droit ; il se plaignit doucement, comme il conviont à un galant homme. Sa plaiiile fut mal accueillie; de magistrat à magisirat, elle arriva jus- qu'au Sénat, qui ne prit pas grand intérêt à cette affaire; il ordonna seulement qu'à l'avenir le graveur italien ne devrait plus marquer ses imilalions du chiffre de l'arlisîo allemand, mais il lui laissa le droit de vendic librement ses contrefaçons ainsi amendées. Tel est le premier ju- fioment, en matière de contrefaçon, dont nous ayons connaissance dans l'histoire de l'art. Albert cependant avait d'illustres amis; l'empereur Slaxiniilien l*-" l'aimait cl l'IioMoraif. Albert avait gravé avec un art admiiable nn petit crucifix sur le pommeau de l'épée de Maximi- lien; mais la République était alors eu guerre avec l'em- pereur, et l'épée ciselée par Albert fut impuissante ti le protéger.

lit La Traiisfiffuralion. La Madone de Dresde. Lilbograpliie et pholoprnpliie SiipériorKé de la gravure. Un vœu. Conclu- sion. Mort de De.snoyers.

Nous sommes entrés dans de trop long détails sur celle avenlure,qui> nous n'avons coulée que parce que M. Des- noyeis, dans un second voyage qu'il fit à Ronn; en 183.S, fut victime d'une fiaude plus coupable encore. Il vit à Homo plusieurs de ses estampes Irès-liabilement imilées et signées d'un autre nom (pie le sien. Il se plaignii, et ne fut pas plus écouté à Rome que ne l'avait été Albert à Veni.-e trois sii'cles auparavant. Il voulut protester par la voie des journaux : ses lettres ne furent pas insérées. Il revint en France sans avoir obtenu satisfaction, mais consolé par celte pensée et par cette jiislice qu'il se ren- dait à lui-même, que le tort dont il soidTrait élait nn liommage rendu h son talent.

Ce second voyage en ilalie fut encore plus fructueux que le premier. M. Desnoyors allait à Rome poiu' faire nue copie h l'huile de la TntnsfiijXiralion. Il avait depuis limglemps le désir de graver celle œuvre magnifiipie; mais, par respect poiu' IVIoighen qui en avait donné une gravure, il résistait à ce désir. La mort de .M(ugh('u vint le dégager de loiit scrupule, et il comuiençi a ors celle "raui'.e l'Ulri'pi isc, (|ui ne l'ut achevée (juc six ans après, en 18;i9. Ce tableau, le plus beau du numdi', a noiile- menl inspiré Desuoycrs. Seul, après plusieurs graveurs célèbres, il esl parvenu à eu rendre le grand caractère, l'admirable beauté do dessin, et il a l'ait S(Ui chef ir(cu- vre du chef-d'd'uvre de Raphaël. Le nom du graveur fraM(;aissc trouve ainsi associé à jamais à cebii du peintre d'Urbin.

D'autres travaux remplirent le voyage de M. Desuoyers en Italie.

Puis il revint à Paris exécuter la gravure de la Ma- done de Dresde, et jouir paisiblement de sa belle posi- tion, de .sa haute renommée. Il avait été appelé à l'In- slilut dès 181G; il avait clé nommé plus tard chevalier de la Légio!) d'Iioimeiir, chevalier de Saiiit-Micliel, baron, premier graveur du roi, conseiller des mu.sées royaux. Assidu à nos séances, il nous apportait le con- cours de son expî'rience, de son goût élevé, de .sa con- naissance de la meilleure direction de l'art. Les jeunes artisifs le trouvaient toujours prêt à les assister de ses conseils, de son influence, de sa bourse au besoin.

La gravure, pendant la longue carrière de M. Des- noyers, a été deux fois menacée, par la lithographie d'a- bord, puis par la photographie.

Peu satisfait des résullats de la première, M. Des- noyers y renonça bientôt ; faute de pratique probable- ment, il n'obtint que des contours mnns et une repro- duction lourde. La lithographie a faii son chemin depuis, et nous sommes heureux de proclamer les services qu'elle a rendus et les succès légitimes qu'elle a mérités à des mains habiles ; mais l'art de la gravure n'a rien perdu dans la lutte, il a gardé sa place.

La phot()graphie est une rivale plus redoutable.

Si quelque peintre de l'antiquité, rappelé sur la terre, élait témoin des merveilles de la photographie : « Apol- lon, s'écrierail-il, oui, tu es bien le dieu du soleil et des arts; en promenant ton char dans le ciel, d'un rayon de ta lumière féconde tu traces des imaiies plus parfaites et plus vr;iies que les peintures d'Apellcs ! »

On répoudrait à ce peintre païen qu'Apollon a tardé bien louglomps à manifester aux mortels cette science qui lui coule si peu, et que la lumière qui de>sino si bien peut effacer les chaiinanles images qu'elle produit. Nous avons encore d'autres merveilles h vous montrer, ô pein- tre ! L'homme dompte aujoiu'd'hui et l'espace et le temps, et ce dessin rapide est bien l'art qui convient à ce siècle pressé. Mais voyez ces planches d'airain gra- vées par un artpalienlel ingénieux! Elles recèlent dans leur sein d'innombrables empreintes qui traversent les siècles. La main d'un artiste habile, guidée par une àme inlelligente, a creu-^é ces sillons; de iikêiiie qu'on taille des statues dans le marbre, dans le granit, dans le por- phyre, ou confie an cuivre, à l'acier, au bois des images qui ne vieillissent pas; et si votre Apollon eût enseigné aux Aliiéniens cet ait durable et niagistral qui conserve et muliiplie, il eût sauvé peut-être des œuvies perdues pour jamais, et nous aurions les peintures d'Apellcs côté des poëiiies d'Ilomère.

Oui, voilà ce qui fait la puissance de la gravure. Elle procède de riulelligence, et sa solidité sait résister au temps. La photographie a grandi, de nouveaux progrès rallenilenl, elle appartient à la science comme aux arts; auxiliaire ulile et cliarmaul, reflet soudain de la vérité, le monde lui est ouvert ; mais l'art de la gravuie ne pé- rira pas, il saura conserver sou mérite et .si force. Des dé.enseurs illuslres lui resleni, qui le sontieuneul par le talent et par la foi. Il sérail désirable qu'une éco c pra- tiipu» de gravm'e, ouverte à Paris, vînt rassurer (pielques courages ébranlés (1). Napoléon avait voidu créer celte école; déjà M. Reguault de Sainl-Jean d'Augoly élait chargé de l'établir ; Desnoyers, Bervic et Morgheu étaient désignés pour y |)rofe.sser ; mais ou était eu 181.1, les

(I) Ce vœu de notre illustre rollaboralour a tMé accompli de- puis qu'il a l'rrit ces lignes, du moins pour la pravure .sur bois.

108

LECTl Rl'S nu soin.

loiiips nKilhoiiroux oiiipôclioroiit la pcnsdc t^('Mit5rcu>.e de s';ircoiiiplir.

Lors(|iio uo\\<. t'ùiiU'S iU'liovo tle paicoiiiir l'œuvre do Posiioyors : w l'.uiioiiiioz-iiioi, nous dil-il, lo leuips que, e vous ai ravi ; paiiloiuie/.-nioi surtout de vous avoir si lonpiicmcut raoonlé les récits de ma jeunesse. Les sou- venirs du matin do la vie ne s'offaciMil jamais. Il me semble parfois rju'un génie, un anj^o peuL-ùtre semblable

à ceux qu'a devinés Rnpliaël, a trace dans ma méuioiic des traits dont le contour s'est affermi sous la main du temps. Supposez, messieurs, unepcinlurc, due à nu pin- ceau habile , nn tableau de Claude Lorrain. L'ombre couvre les premiers plans ; mais le soleil se coucbe au fond du tableau, et dore de ses feux le temple, les bois, la ville antique qui se perd dans le lointain, (l'est ainsi qu'ap[iaraisbenl les souvenirs du pusse : ils brillent tout

Sainte Catherine d'Alexandrie. Gravure de Dcsnoycrs, d'apr'cs Uapliaèl. Dessin de F. I.ix.

au fond de la vie, et, à mesure que grandit l'ombre des doiniers jours, ils se colorent d'un reflet plus cbaud et plus harmonieux. »

Pendant que M. Desnoyers parlait ainsi, le Soleil éclai- rait de ses derniers rayons le pay.=agc qui s'étendait au loin. Il disparut bientôt; la nuit se lit obscure et silen- cieuse, cl tout s'éteignit dans l'ombre. Puis quelques étoiles brilli'rent au ciel, et la lune vint éclairer de sa piilo himièro la vallée tranquille et profomlo.

I\!. Desnoyers est mort à Paris, le 16 février ISriT li y était ne le 20 décembre 1779. Son non! reslera attaché aux {grands souvenirs de notre Lcole ; il lui a conservé la supériorité que lui ont léguée sans interruption, de- puis Louis XIV, les maîtres ses prédécesseurs, et que UKiinliendront ceux qui restent après lui.

V. IIAl.ÉVY,

Srcrclaire prrpclucl Je l'AcadCiiiic dts bcaus arl--.

MUSÉE DES FAMILLES.

169

QUELQUES CHANSONS POPULAIRES.

COMBIEN J'AI DOUCE SOUVENANCE!

Co:. bien j-ai iloucc ïouvcaancc! (lin liaul, cl.ùlcau ^W C -n! u-.irg ) Comro.silion «le r.ah.

^J - VI>t,T->tt\l;.ML YOl-U.VU.

170

LKC'IUMI'S l)i: SOIR.

Je ii'oiihliorai jainiiis les (jualrc circonsl.inccs i|iii oui gravé (liUis ma tiR'imiiro ce pclit clief-il'œiivro. tic sonli- liii'iil cl ilo i-'iàic, airarlii^ par le mal ilii [liiys à la grande ànii' (lo Clialraiilriaiui, ol placé .par lui tiaiis ;-oii roman du Deitiicr Abcncmagc.

Ci'tix fpii ne savoiil pas comme moi colle cliaiison par tœ:ir soroiil bien aises île la relroiivor ici, pour com- preiulre le joli dessin de M. Falli, et pour s'inléresscr à ma simple liisloirc :

Ci'niliien j'ai douce souvenaïuc

Du joli lieu de ma naissaiiie !

Ma sa-ur, qu ils clHicnl be:iux ces jours

De France ! 0 raon paysl sois mes amours

Toujours !

Te souvienl-il que noire m'ere, Au foyer de noire chaumière. Nous pressai! sur son cœur joyeii.x,

Ma cliere'? El nous baisions ses blancs cheveux

Tous deux.

Ma sœur, le souvienl-il encore Du ctiàleau que baipnail la Dore, Kl de celle laiil sieille tour

Du Maure, Oii l'airain sonnall le retour

Du jour?

Te souvient-il du lac tranquille Queffleurail l'hirondelle agile; Du venl <iui courliail le roseau

Mobile, Kl du soleil couchant sur l'eau

Si beau ?

Te souvient il de cette amie, Tendre compagne de ma vie? Dans les bois, en cueillant la lleui

Jolie, Hélène appuyait sur mon cœur

Sou cœur.

Oh! qui me rendra mon Hélène, Et la monlagne, et le grand chêne? Leur souvenir lait tous les jours

Ma peine: Mon pays sera mes amours

Toujours !

I. RUE d'enfer.

La première fois rpie je visitai Cliateanhriand, en 1834, à mon arrivée à Paris, je le trouvai dans sa maison de la nie d'Cnler, près de cet asile de iMarie-Tliérèse, ([u'il a laissé depuis aux invalides du sacerdoce.

J'enicndis, de la [(élite cour d'entrée, le son d'un piano mêlé an son d une voix.

La voix clianlail :

Combien j'ai douce souvenance, etc.

Je m'arrêlai, la main sur la porte, el j'écoulai jusqu'au dernier couplet. Pour un enlaiil de la Bretagne, qni re- oaidail Paris comme un exil, la coïncidence était éniou- Viinle, et j'essuyai mes yeux au vers linal.

Je vis aussi une larme sur la joue du grand- homme eu lui pressant la rnain,— el je lui demandai bientôt Diistoire de sa cliaiison.

C'est un air, me dit-il, que j'entendis pour la pre- mière lois dans les montagnes de l'Auvergne. Il nv fiappa singulièrement, et je le reconnus plus lard en Bretagne,

ofi il passe également pour national. Los clioscs simples cl vraies sonl de tous les pays. Quand la nostalgie nie prit on Amérii|ue, cel air me revint bnisqucinonl au ccciir; j'y adaptai les paroles qui ont l'ait le tour du moiido. el jo les envoyai à ma sœur du fond de ma lente des Nal- clioz. Quand vmis êtes entré, je me les faisais cbautor en souvenir do Sainl-Malo et de Comboiirg, que je n'ai pas revus depuis ciinpiaiite ans, et je ne relournerai que pour occuper ninn tombeau.

H.

SAINT-MALO.

Cinq ans après, j'étais moi-même à Saint-Malo. J'Iia- bilais, à ['Hùlcl de France, la cliauilnc naquit Clia- fcaubriaiid. J'y relisais, un soir, la page éloquente il raconte son retour au pays nalal, ses émolions eu recon- naissant l'ilol du Grand-Bé,— son cri de joie on voyant briller une iiuniorc à la fenêtre Julie altendait Uoné, la sœur guettait Parrivée du frère.

Tout à coup, dans Touibre et le silence de la unit, an pied même de ce Grand-Bé se dressait déjà la tomlie de Clialeaiibriaiul, j'onlondis la voix d'un pécheur qui jetait aux échos de l'Océan :

Combien j'ai douce souvenance!

Le lieu et le moment, la circonstance el la scène, l'à- propos ciilin. étaient tellement saisissants, que lo livie ino tomba des mains...

J'écrivis à Chateaubriand que ses compatrlnles no l'oii- bliiiienl pas plus qu'il n'oubliait lui-inêiiie sa patrie, cl je reçus de lui une invitation aux lectures de ses Mé- moires chez M""* Récamier, à l'Abbaye-au-Bois.

III. l'abbaye-au-bois.

J'assistai notamment à celle que fit M. Ampère, en 1842 ou 1843, des admirables cliapities de 1 onl'ance ot de 1.1 jeunesse de René; luiis de son exil à GmikI, en l81o, avec le roi Louis XVIIl, dont il était alors ministre in parlibus.

Devant tous ces souvenirs si frais, si présents, si fami- liers, de Saint-JMalo, de Comboiirg, de la Dore, du lac, de riiirondelle, du roseau, des couchers de soleil, des baisers niatoruels, de la tour du Maure, de la cloche du iTialin, de la fleur des bois, du vieux chêne et de la mon- tagne, de l'amie ot de la sœur si tendreineiit cliories. la ciianson des douces souvenances se mit à voltiger d'elle-même sur mes lèvres, el je la murmurai h l'oreille de M"'* Viardol (Pauline GarciaJ, la plus grande caiila- trice du monde, près de laquelle j'étais assis dans l'il- lustre cénacle.

El comme, cinq minutes après, on demandait à celle-ci un intermède nmsical entre les deux lectures, elle se mil au piano et enlonna de sa voix sans égale :

Combien j'ai douce souvenance Du joli lieu de ma naissance, etc.

Vous imaginez l'effet d'un tel chant, par nue telle ar- tiste, à une telle heure et devant un tel auditoire !

Chaleauliri.ind faillit s'évanouir.

M. Amijère reprit le manuscrit d'Ou<rMo»i6e, et pas.sa à la lecture du chapitre de Gand.

C'était le jour solennel el terrible de Waterloo. Cha- toau'riaiid racontait qu'il se pnunonait le soir dans la campagne, songeant à ces deux grandes armées, l'année de l'Europe eUl'armée de la France, qui allaient se ron- contrer et changer la face du monde... Tout à coup, à travers le silence du crépuscule el les gémissements dos

MUSÉE DES FAMILLES.

171

ponles d'eau/ il reconnut, à Tliorizon lointain, le bruit foimidaltle et sourd du canon ! C'en est fuit ! los na- tions se choquent et leur sort va se décider! Que fait alors l'émigré, l'ennemi de l'empereur, le ministre de Louis XVIll. l'allié des souverains coalisés? (Relisez cette page suliiiine dans ses Mémoires.) II. ne voit plus que la Franco, son pays; il oublie son maître et son roi, son lilre et son avenir, ses ambitions et ses vœux... Il flécliit le genou ilans la solitude, et il prie Dieu de donner la vicloire à Napoléon !

L'émotion de M. Ampère lui coupa la parole. Tous les audileurs se refianJèrent avec un frémissement, et moi, je' regardai le vieux Chateaubriand, assis sous le tableau de Corinne.

Deux grosses larmes roulaient de ses yeux éteints sur ses joues flétries, et sa vuix cassée, comme colle de Bossuet à sa dernière oraison funèbre, murmurait le refrain de la chanson de sa jeunesse :

Blon pnys spra mes amours Toujours I

Le conmienlaire n'était-il pas digue du chapitre?

IV. LE GRAND-BÉ.

La dernière circonstance me frappa plus vivement en- core. Il y avait cette fois plus de trente mille témoins, et j'en appelle à leur souvenir à tous. Après avoir vu crouler le gouvernement de Juillet, dont il n'avait cessé de pro- pliéliser la chute, Chateaubriand avait dit le Nunc cli- j/n"«<s, et la France accompagnait sa dépouillée Saint- Alalo, sur cet îlot du Gratid-Bé, il avait creusé ca propre tombe. Les pompes do ces funérailles sont dans la mémoire de tout le monde. La Bretagne entière était accourue au-devant de ce lils illu>tie, de cet autre Ar- thur, — immorlel connne celui de la légende, qu'elle rappelait et attendait en vain depuis cinquante ans, et qui ne lui revenait que dans son cercueil, pour dormir sur son rivai:e au bruit de ses flots tourmentés. Paris avait envoyé des dépulatious nombreuses et impo- santes. Ou peut dire que la Gloire y était représentée par tous ses enfants. M. Ampère était venu au nom de l'Académie française, et son discours fut une des émo- tions de la journée.

Mais l'événement par excellence fut le détail le moins prévu, le seulqn'eiit omis le programme do la fête.

La cérémonie était achevée à l'église. L'i nmense pro- cession , après avoir jeté l'eau bénite sur le corps, .se disposait b 1<^ suivre an Grand-Tombeau (c'e-t le nom même du Grand-Bé). La foule rempli.ssai' encore la nef, et couvrait de sa double haie les rues et les remparts de Saint- ilalo, le rivage et la mer, et cet antre rocher de Sainte-Hélène qui attendait l'antre N.ipoléon. Au mi- liou du silence universel, on n'entenilait qno le bruit sourd de la vague sur les écueils .. Tout îi coup, l'artiste qui était à l'urgne eut une inspiration d'en liant. Ou- bliant les morceaux officiels qu'il venait jouer, reje- tant les maîtres passés et présents, et les De profundis et les licquiemik Mozart et de Palestrina, il lit chanter à l'inslrumont sacré la simple chanson du défunt:

Comliien j'ai douce souvenance Du joli lieu de ma naissance!

Ce fut comme un réveil électrique, prodigieux, indi- cible. Les cœurs les plus froiils et les yeux les plus socs se remplirent de larmes. De l'égli-e an tombeau, à tra- vers la muliiiude et la cité, léclio de l'orgue passa fris- sonnant, comme l'étincelle télégraphique. Cet air, qui éiait dans l'âme de chacun, éclata sur h'S lèvres d- tout le ;nonde. Toutes les musiques civiles et militaires le saisirent an passage et le répétèrent à l'infiui. Le vent et la mer semblèrent le moduler avec b'urs gémissements. Et quand on déposa Chateaubriand dans sou caveau de granit, sous cette petite croix sans nom, « il espère recevoir quelques boulets des eiinemis de la France (!).» en face de la chambre il était né, devant la fenê rc l'avait alleudu sa sœur, nous crûmes tous entendre le vieux Breton murmurer lui-même le refrain de sa jeu- nesse :

Mon pays sera mes amours Toujours !

Vous comprenez maintenant pourquoi cette chan-on est gravée si profondément dans ma mémoire, et pour- quoi je l'ai mise en tête de cette simple étude sur quel- ques chansons populaires.

PITRE -CHEVA LIEU.

L'IMITATION DES DAMES

(2)

SIMPLES LECTURES SUR QUELQUES FEMMES CÉLÈHRES.

IUTnODL'CTION.

An mois d'avril dernier, dans un salon de Paris, plu- sieni s demoiselles brodaient ou festonnaient autour d imo grande table, à la douce clarté d'une lampe avec son abat-jour fleuri, tandis que je leur racontais je ne sais quelle histoire (pli les intéressait fort, malgré le peu dé- loqueine du narrateur, parce qn il y était questi(Ui de douleurs soulagées, de vertus récompensées... et [leiit- (•Ire de mariage. On se sépara quebpies instants après; puis, qnelipies jours plus tari, ce lut bien une autre .sé- paration. Toutes ces demoiselles s'eiiruirent à droite elà gauche dans les champ>, avec leurs familles, ù l'appari- tion delà premièiehiroudelle. Le zépliir les dispersa comme des Heurs (|u"el,es smit. Mais, avant de s'en aller, elles

daignèrent me commander un livre et exiger que j'arran- geasse, pour le retour de la campagne, plusieurs soirées semblables je leur ferais des lectures pendant qu'elles travailleraient : cela donne cœur à l'ouvrage... à moins que cela n'endorme.

Quoi (jifil eu soit, je ne songeais qu'à obéir, cl j'ima- ginai, alin d'être au moins de quel(|ue utilité, si je ne pouvais être d'un gr.ind agréinenl, de prendre pour thème la vie d'un certain nombre de femiiics célèbres qui peisoiiiiilieiaient les gloires et les mérites de leur se.\e , Je manière que chatpie vertu, chaque lah nt ,

(I) K.xprcssions de ChaleauliriMiul tlans une Icllre qu'il m'ailressHil à Saint -Malo en \Siô

('2) Nous n'avons pas besoin do rrcoinniamUr co inri' oi c^ iio oeuvre u nos lecteurs cl surtout à nos lectrice.*. Qui pouvait

17-2

LliCTLHES DU SUlH.

chaque {^iMiule qiKililé porlàl un nom de femme, et que ronsomblo pûl foiincr, -sans comparaison, une soile iVIinitalion des dmnes. Je n'ai alleiié ilans ce travail au- cune prétenlion liisloriqiie, ni même biographique. La fantaisie v dumine et donne le Ion et la l'orme à clia(pie composition. Icllemoiil (|m', sins piéniédilalion, j'ai j'ai de sainte Catherine en vers, la poésie m'elanl arrivée

et ne le lan^jage naturel en nialière sacrée, et de

M"" de Sévigné dans une lettre, ce (jui est une conve- nance bien téméraire.

Ouehiucs sourires, (pielques larmes seraient toute mon ambition.

C'est au.\ jeunes personnes du monde que je dédie cette œuvre, dont les pensées et le ton général sont apiiropriés à leurs habitudes et à leur éducation; ayant toujours été couvaincn, pour ma part, que la jeunesse dos classes éle- vées a anlanl besoin de conseils et d'avertissements que celle des plus humbles conditions, et qu'il n'y a même aucune possibilité de moraliser les masses, si les per- sonnes en vue dft tous, comme les plus haut placées, ne donnent pas l'exemple du bien.

PREMIËIŒ LEGTURH.

ODtTTt DE CllAMPDlVERS, SURXOM.MÉE LA PETITE ROÏNt:

LE DLiVOUEMLXr.

.\ujourd'liui que le ciel est noir, et que le mauvais lcmi>s lait penser aux temps mauvais, je m- trouve pas de couleurs pour vous peindre d'écialanlcs célébiités, et le nom obscur d'ime douce et modeste lillc me revient d'a- bord à la mémoire : OJelle de Cliainpdivcrs, une onl'anl du quatorzième siècle, qui n'eut aucun des bonheurs de la terre, mais qui ne lut point malheureuse pourlant, puisqu il lui lut donne de consoler des douleurs, et les

miciix fi'.ic M. Kmile Deschamps écrire une Imitation des Dames? (C'est nous qui liaplisons ainsi son ouvrage, eu usant (!e notre droit de pub'.icaleur. Sa modesli'.! prolesle et récaiiu;. Tant pis pour sa modestie! Le nom resSera, et il sera celui d'un livre excellent et délicieux.)

IL'iiieiix le Musée des Familles d'en être le confident et le propairateiir !

Livrons d'avance et dès aujourd liui le secret entier de notre éciineiit confrère ;

l.'lmitalion des Dunes comprendra :

1 OutTïE DE CuAMrDivKRs [Ic devouemcnl] ]

1" ni.AxcuE DE Castille {l'amoiiv matemcl) ;

5' JcANSL d'Auc {l'héroïsme);

4; Sainte Catueuine (la saintelé]',

iV. li. Le Musée des Familles ayant déjà piildié une Saitite C«//if»-i'ie de l'auteur, il trouvera bien une aulrc sainte poiir notre Imilalion;

5^ Jeanne Gray {la résiQnation] ;

(;o Ci.tMKNCE IsAL-iiE ( t'iH5|iirn/(o» loéliquc)',

1" Olympe de Stcun {l'amour conjugal);

8' M""" DE Se VIGNE (l'espril);

îl> M'" DE Maintenon {le caractère);

10^ PiiAfcoviE LopocLOF ( !a piété filiale ) ;

li" Conclusion [les albums), surprise à deviner.

M. Lmile Descliamps appelle cela « desimpies conversations liltéraires cl morales » Nous appelons cela, nous, cl nos lec- Icurs seront de notre avis, un mélange exquis de religion et de morale, d'histoire et de roman, de drame et de comédie, d'instruction cl d'amusement. Si nous voulions détinir cette Imitation d's Dames, nous ne trouverions qu'un mot, deux pcut-ttre : GiiACE r.T t»\r.ME. Mais ces deux mots sont depuis trente ans les synonymes des noms de l'autour, de son nom de bapicmc et de son nom de famille. {So'.e de la Rédaction )

plus cruelles... de royales douleurs! Odetle, pauvre pelit ange gardien ipti se rencoiilra, un joiu', dans le cheuiin de l'inforliuié Charles VI, cet UEilpe sans .Antigoue, ce roi Lear sans (]ornélia.

A Charles V, dit le Saije, avait succédé son lils Char- les VI, frappé de démence presipie aussitôt (ju'il eut l'âge de rai--on (les [lères ne transmettent à leurs enfants que des noms et des trésors; Dieu se réserve, d'après une règle my^lérieiL-e, le partage inégal du génie et de la beauté) : la fortune de la France prit la res.semhlance de ces deux rois; florissant et solide sous le sage monanpie, l'L^lat tondja dans le trouble et le désordre avec le monarque insensé. Donc, à aucune époque, le beau royaume de France ne fut autant menacé d'une fui prochaine que sous le malheureux Charles Vf.

Ileslé orphelin à dix ans, témoin craintif et doiduureux des fureurs ambitieuses de quarante-six princes du sang, (jui existaient alors en France, courbé sous la tutelle fu- neste du duc d'Anjou, à qui revenait, de droit, la ré- gence, comme l'alné des frères du feu roi, quoiqu'il en fût de fait le moins digne; écrasé d'avance ccunnic sou- verain i)ar les deux puissantes et terribles factions de suu frère, le duc d'Orléans, et de Philippe, due de Bourgo- gne, son oncle; enfin, poiu' dernière fatalité, marié trop jeune à Isabelle, c'est-à-dire à Isabeau de Bavière, car ce monsirc ne devait rien avoir d'une femme, pas même le notn ; sans cesse ballotté des horreurs de la guérie ci- vile aux horreurs de riuva>ion étrangère... faut-il s'é- lonner que le Dauphin, qui devait èlie Charles VI, ait senti, de bonne heure, s'affaiblir et se Iroubler ses or- ganes (iélicats, et que, plus tard, la couionne fi!it posée sur un roi sans tète ?

Ce jeune prince, grandi au milieu des trahisons cl des révoltes, assiégé de récils siipcrslilieux et d'horoscopes sinistres, portait en lui-même une Irislesse maladive et nue vague terreur des hommes et de la destinée. Son âme, douce et tendre, se réfugiait en Dieu seul, et y trouvait de la résignation, mais poiiU de force et d'as- surance. Sa raison, comme une lumière débile, pouvait s'éteiiulre au moindre soulflc. Tout était prodige et pié- desliualion à ses yeux.

Un soir, c'était dans les environs de la ville du Mans, ,ic- compagné de ses chevaliers, il traversait nue sombre l'orêl. T()iit à coup une espèce de géant, à nsoitié nu, sort d'un chêne creux, et les yeux sanglants, les cheveux désur- donnés, la voix ell'rayanle, il .s'élance à la bride du che- val de Charles, en criant :

Roi, n'avance pas, tu es trahi!...

Et il disparaît.

Peut-cire était-ce un fou échappé, ou qnehiui» mi o- rable soudoyé par un grand ambitieux. Le roi y voit mu apparition surnaturelle, qui le plonge dans une morne torpeur, et semble évoquer, du fond de sa mémoire, mille autres fantômes plus affreux.

Sorti de la ténébreuse forêt, il cheminait silencieux, laissant traîner la ceinture d'or de sa robe de velours noir dans un sable brillé des feux du soleil couchant, lorsque la lance d'un de ses pages tombe, par accident, sur le casque d'un homme d'armes. A ce bruit soudain, réveillé de sa somnolente rêverie, Charles s'imagine qu'il est en effet trahi et que ses jours sont en danger. Exas- péré de frayeur, et ne voyant que des assassins dans les iidèles serviteurs qui l'entourcnl, il se précipite sur eux, ré|;ée au poing. Quatre sont frappés de mort, le resie s'est enfui. Demeuré seul, le roi, riant d'un rire funèbi?,

MUSÉE DES FA.MILLE3.

173

s'assied sous un aihrc du clicmiii, et, d'un œil farouciie, examine longiemps, sans les reconiiaîlre, les corps tout san^!;ui!s qu'il vient d'étendre à .^os pieds.

Quelques gens de sa suite o>ent se rapprocher de lui pour le tirer de ce lieu de malheur : il ne fait aucune résistance, il se laisse enimcnor comme un enfant docile. Couché sur son lit, il passe deux nuits et deux jours anéanti dans un léthargique sommeil, qui ressemble à la mort... et dont sa raison ne s'est phis réveillée !

Ce fut alors que, ramené dans sa honne ville de Paris, Charles VI fut abandonné, dans le fond de son grand l)ô!el Saint-Paul, aux soin.-; mercenaires de quelques do-

mestiques grossiers, tandis que ses courtisans clson épouse courtisane étalaient insolemment le lu.xe etlalionlc de leurs orgies nocturnes.

JIoii Uicu ! que serait devenu le pauvre monarque si vous ne lui aviez envoyé cette geniiile Odette! Car il avait conservé pour toute raison la conscience de sa folie et de l'ingr.ilitiidc des hommes, et son malheur sans bornes pouvait s'agrandir encore par les mauvais traite- ments et les privations du cœur. Mais le Seigneur, quia mis des sources dans le désert et le baume à côté du poison, fit entrer Odette dans le morne palais de Char- les Vf, comme une fleur dans un cachot.

OiIlUc jouaiil aii\ cjnli's avec Cliarlis VI. I)(S>iii l'.c i.ix. ( Piigc suivimli'.)

C'était un jour de Pâques; le bon roi revriiail de sa rliap(>lle, par la grande allée des lillcuis, chaulant à pliMue voix, comme im pauvre insensé, qudipies versets d'un psaume latin, qu'il terminait loujoius par le refrain (l'une vieille chanson à boire, ce qui réjouis-ail ft)rl les lionuues qui le gardaient. Ces misérables ricanaient si liant, que Charles VI s'arrMa tout ù coup, cl que deux grosses larmes roulèrent pénildoment sur ses joues.

Une jeune fille, qui s'était rangée contre les arbres pour laisser passer le roi, voyant cela, se prit aussi îi pleurer beaucoup, et toutefois, Ircmblaulc d'atteiulris'-c- ment et de piuleur, elle entonna, d Une voix d'archaugo cl eu tombant à genoux, le /)(>minc, salnnii fiir rrijrni ;

puis elle cacha bien vite sa jolie lêle dans so^ belles mains, comme tout rfl'iayée de son au. lace ot toute hon- teuse de son bon mouvement.

Mais Charles tourna ses pas vers elle, et, l'ayant relevée avec boulé, il lui dit, avec im sourire plus lri*:|e que les larmes :

Venez, jo n'ai pas peur do vous!

lii, s'appuyant sur sou bras, il continua sa route sans plus chauler ni parler, mais non saiH regarder fréquem- n c 11 la douce et blonde enfant, (pii bii baisait les mains eu lui disant des yeux mille choses pleines de vénération et de respectueuse pitié, tellement qu'à chaque pas les images s'éclaircissaieni sur le Iront du roi, oi (pie, en Ira-

il A

LECTLHES DU SOIR.

v.^rsanl lo pnnul voslibul.» de Pliôtol Siiiiil-l'.iiil, su tôle so releva, coimnesi elle eflt encore porté le dinilème, et avec une expression de joie e( d'or{;noii qui semblait dire aux ^jardes alignés ponr lui reiulrc encore qnchiues vains honneurs:

lit moi aussi, j'ai quelqu'un qui nraime ! Le roi do France a Ironvo \m cire (|iii ne rit pas de lui ! C'est ma lille; je puis être inlirnie. devant elle ! C'est ma (ille ; elle ne s'apercevra pas de l'infirmité de son père, si ce n'est ponr la cacher aux antres et me l'adoucir à moi- nême !

El il remonta l'escalier royal, toujours appuyé sur le bras de sa f^enlill' Odette, el suivi de ses quatre servi- teurs, qui étaient renliés dans un respect hypocrite.

Odette de Chainpdivers était (ille d'un marchand de chevaux de la cour, très-peu riche, ciiinmc ayant tou- jours été très-hoiinôte homme. Pris par la mort, le jour même la pauvre enfant atteignait sa quinziè.ue an- née, ses dernières paroles furent:

Ma fille, je vais rejoindre votre mère. Je vous laisse seule au monde, sans parents, sans fortinie, et, par suite, sons amis; voilà pourquoi je pleuic. Oh ! si le roi Charles n'était pas malade, je ne mourrais pas dans l'inquiétude de votre sort, car il n'a fait que du hieu, tiiut qu'il a pu faire quelque chose. Mais, hem-euse ou malheureuse, ser- vez et hénissez Dieu ; priez pour l'àmo de votre père et pour la vie du roi.

Odette venait do quitter le deuil, et non la tristesse, quand elle rciicoutra Charles VI sous la grande allée des tilleuls.

Le soir do ce jour, le roi no voulut jamais que la jeune fille s'en allât ; il fallut qu'elle cou( liai avec les ft mines de la reine, et que, le lendemain, elle se trouvât au ré- veil de Charles.

Comme on cherchait moins à guérir le roi, dont lo mid paraissait incurable, qu'fi l'amuser et à le distraire par toutes sortes de puérilités, Lsahean fut la première à vûidoir lui attacher la jeune Odette, dont les grâces et le charme innocent lenq)éieraient sans doute les violents accès qui le prenaient souvent, et pendant lesquels il s'échappait et allait déconcerter, par son aspect lamen- table et ses cris terribles, les machinations on b'S débau- ches de la cour. C'est ainsi qu'on jette un jeune chien dans la cage d'un lion royal.

Odette, avec cette justesse d'esprit que donne la droi- ture du cœur, saisit tout de suite les diflicullés et la beauté de son rôle. Ou voulait faire d'elle une sorte d'es- pion du roi, elle vonhil être son bon ange ; et la pieuse charité d'une enfant fut plus forte et plus habile que la vieille astuce des courtisans et la noire duplicité d'isa- beuu de Bavière.

Odette acceptait leurs présents , disait ce qu'il fallait dire, taisait ce qu'il fallait taire dans l'intérêt du roi, et cet or de la corruption, elle l'épurait en le faisant servir au bien-êlre et aux petites jouissances de son prisonnier.

F.l cependant, combien de jugomenls calomnieux, de railleries outrageantes |)our sa pudeur, do basses envies lui fallait-il sidjir! Condnen de gens de cour lui re[)ro- chaicnl-ils les moindres faveurs comme un larcin qui leur était fait! car les rois sont enveloppés d'un réseau d'intrigues jusque dans lein- exil ou dans leur prison; et une hydre d'ambitions subalternes s'agite encore autour de leur chute, comme autrefois autour de leur puis- sance. Les rois déchus ne sont délivrés que des oiseaux chanteurs ; les oiseaux voraces leur restent fidèles.

Fh bien, loisqne, ù travers tant de choses navrantes, elle était parvenue îi ramener un éclair do sourire sur le lionl nuageux du nionaïque, Odette rendait grâces à Dion de sa journée dans sa prière du soir !

Hélas! la pauvre enfant avait de plus grands combats à soutenir dans sou |)ropre cœur, blessé d'un vertueux amour. Le moment approchait elle avait permis à Hubert, un jeiine éciiyer, do lin parler de mariage... .Mais, de|)nis la sainte mission qu'elle remplissait aiqirès de Charles VI, tout souvenir, tout dé^r d'un boidieiu' étran- ger lui apparaissait connue un remords; et pourtant, elle avait seize ans et elle était orpheline!... 0"clle serait sa vie quand lo roi mourrait? cpiand Robert aussi, fuite d'ollo, aurait présenté sa poitrine à quelque épée anglaise on boiirguignonno ?...

Elle n'eu continuait pas moins son service angélique avec un vi.sage serein et des chants joyeux. Quand elle entra, la première fois, dans rappaitcment du roi, on avait arraché les tentures et emporté les plus beaux inen- blos, dont Isabeaude Bavière gratifiait ses vils favoris. V.n peu de temps, Odette, par son travail et le polit trésor de ses épargnes, avait regarni les murs d'élégantes tapis- series et remplacé tout ce (pie Charles paraissait regieticr. Charles se lai.ssait toujours conduiie pai' Otiotle, tandis que, dans ses sombres humeurs, il résistait aux prières et aux menaces de ses chambellans et de ses domesliqnos. Par un caprice inexplicable, symplôme trop ordinaire do folie, souvent il refusait de changer de linge. La pclile ïioyne, car c'est ainsi qu'on appelait Odette, les uns par moquerie, les antres par flatterie, la petite Royne alors lui souriait d'un air suppliant, on le menaçait de sou in- différence, et le roi, dans l'espoir de lui plaire ou dans la crainte de n'en être pins aimé, faisiiit tout ce qu'on exigeait de lui. Quelquefois, (jiiand la démence était trop opiniâtre, elle trouvait, pour le faire obéir, des moyens singuliers, et, en apparence, insensés comme lui. Par exemple, elle entrait brusquement dans sa chambre avec dix ou douze hommes bizarrement costumés et le visage tout noirci, qui lo prenaient sans dire un mot, l'Iiabil- 1. lient et le désliabillaionl, le mettaient au lit ou l'en re- tiraient. Le roi avait peur et n'opposait iilns de résistance. Mais Odette, pendant ces Iristes cérémonies, s'agenouil- lait dans un coin, et, du fond de son cœur, demandait pardon à l'iufoi luné prince dos rigueurs ignominioiisos qu'elle avait ordonnées pour son bien. Elle était long- temps à se consoler ; il lui semblait avoir vu maltraiter sou père.

Tous les soirs, elle demeurait seule dans la chambre du roi, lui faisan! quel(]ue pieuse lecture, dont il retirait de loin en loin quelque soulagement, ou jouant avec lui à ce nouveau jeu des cartes, inventé pour distiaire la folie, et qui , depuis , a égaré tant de raisons. Elle trichait contre elle-même pour le faire gagner, ce que le bon roi aimait fort.

Un soir qu'il avait dans son jeu la dame dépique, il la prit tout â coup pour Isabeau de Bavière, on ne sait à quoi propos, et celte \i>ion l'irrita an point qu'il courait autour de l'appartemenl en proférant mille imprécaliuns contre sa femme. La reine, qui, en ce moment, écoulait à la portière de tapisserie, s'inrigina qu'il était ainsi exas- péré contre elle par Odette, et, entrant furieuse, elle chassa la jeune fille de la chambre et du pabds. Lo b'ii- deinain, Charles VI, ne voyant plus ,sa gentille garde, tomba dans un état de stupeur et d'anéanlissemonl tel, qu'lsabeau craignit ponr les jours de son époux, car il convenait â sou ambition que le roi continuât de vivre,

MUSÉE DES FAiMJLLES.

175

ou plnlôt de végéter, aimant mieux régner sous son nom (jue (le courir les chances liasardenscs d'une régence, au milieu des factions rivales qni se partageraient la France et le ponvdir.

Odeilc fut donc rendue au roi, qu'elle trouva vieilli de dix ans pour qiiaranle-hiiit heures d'absence; et elle en pleura des larmes de reconnaissance et de douleur. Ce fut pende jours après qu'elle n çul un gentil message de récnycr Roliert, touchant la permission qu'elle lui avait donnée de l'aimer et de prétendre à sa main un an après son deuil fini. Robert s'était distingué dans l'armée, la forlune et les honneurs lui étaient venus et attendaient son heureuse épouse... Ce n'est pas toui cela qu'elle re- gretta, ce fut Robert. Une flamme subite lui iiionla au vidage à la réception de la lettre chérie ; mais, ayant trempé srs doigts dans l'eau bénite et fait un signe de croix, elle pria qu'on allât chercher Robert. Elle le reçut dans la chambre du roi, qui dormait alors, et, lui mon- trant celte vénérable et douce fiiiure :

Robert, dit-elle, voulez-vous que je le fasse mourir en le quittant !...

Et les deux beaux enfants s'agenouillèrent devant la (Oiiche royale et se jurèrent un veuvage éternel.

Charles, depuis qu'il avait cru Odette perdue pour lui, exigeait qu'elle ne le quittât pas d'un instant. 11 ne vou- lait prendre de noinritine que de sa main seulement, et il la faisait coucher dans sa chambre en travers de sa porte. Quelquefois, les nuits, il se réveillait saisi de ter- reurs soudaines et poussant de longs cris de désespoir. Odette se levait, vive et lé;;ère, alhiit bercer son vieil cn'ant et lui chantait de> chansims de sa nourrice, qu'il répétait machinalement pour se rendormir, ou bien elle lui dressait sur son lit un petit repas très-appétissant (ear les fous mangeraient toujours) et très élégamment servi ; et le bruit et l'éclat des ciistaux et de la vaisselle d'étain rappelaient l'attention du pauvre égaré ; et puis, elle avait faim pour lui tenir compagnie, et elle lui disait mille agréiibles choses... qu'il était fiei- et heau, qu'il était un grand roi, un vrai clievalier, qu'une fée avait ainoncé sa guérison et toutes sortes de miracles pour Pâques fleuries!... Que sais-je ? tout ce qui lui venait au cœur, pomvn qu'elle parlât sans cesse. Si bien qu'elle l'enivrait tcllemeul de suaves paroles et de gracieuses cajoleries, (|ue le roi s'émerveillait et s'esjonissail par degrés, et qu'il buvait amplement à la sauté d'Odelle et de son cher royaume de France, et qu'il confessait enfin n'avoir goùlé tant de liesse et de vrai conlenlement dans les galas de son sncre de Reims, Louis de Sancerre et le connétable Olivier de Clisson servirent à cheval les plats du bauqui't royiil.

De minute en minute les rires elles exclamations des nocturnes orgies d'isabeau arrivaient jus(|M'aux deux convives sidilaires ; mais, certes, il n'y avait pas dans toutes les fêles de toutes les salles de l'hôtel Saint-Piiul autant de jdie réelle qu'à ce petit souper de lu démence et de la pitié.

Une chose très-tonchanle, et qui payait Odette de toutes ses peines, c'était, lorsqu'elle acc()ni|)agn;iit le roi dans ses promenades, de voir qu'il ne manquait jamaisde s'arrêl<'r devant l'arbre il l'avait rencontrée poiu' la première fuis, et que il lui imprimait au front un baiser tout paternel, sans proférer une parole, mais quel di>cours aurait eu celle éloquence?... l'eutlanl bien des années, Odette conlinnn celle vie d'iunnolalion ii une inlirmili', n'ayant d'autres douceurs, selon le monde, que ramerlume du sacrifice même. Oh ! interrogeons nos

cœurs, et jugeons combien, dans la balance de< justices divines, doit être léger un acte sublime, un fait héroïque, auprès de toule celte vie modeste, offerte jour à jour, et comme un bolocausle ignoré, pour rendre bien rarement un peu moins malbeiireux le plus malheureux des rois, et p.ir conséquent des hommes.

Un malin, un matin de iwvembre, froid et pluvieux comme celui-ci, la reine, un rouleau de parchemin sous le bras, entra d'un air impérieux dans la chambre de Charles VI.

Odette, qu'on me laisse seule avec le roi. Allez, et ne reparaissez que dans une heure.

Quand Odette revint, elle trouva Charles se promenant à grands pas, l'œil animé, mais nullement égaré. 11 lui dit des choses pleines de sens et de bonne politique sur le vertueux assassinat du duc de Bourgogne par Taune- guy-Ducbâlel, au pont de Monlereau, sur la marche du monarque anglais vers les murs de Paris, l'appelait une reine infidèle, une mère dénaturée; sur la sentence mortelle qui déliait les Français de toule obéissance en- vers le Dauphin, qui fut plus tard Charles Vil, et sur les vi(deuls remèdes qu'il fallait tenter pour- sauver la France et la maison régnante de TalTreuse mdadie qui les ron- geait... Puis, soudain, comme si un fantôme eût passé devant ses yeux, ou [dulôt comme s'il se fût rappelé tout à coup qu'il venait de signer lui-même la sentence de son fils et l'abandon de la couronne au roi d'Angleterre, il retomba dans un délire plus terrible que jamais, et se mit à courir dans tout le palais, en criant:

Isabeaii! Isabeau! rend—moi ma signaliire !

Puis, il ajoutait des mots sans suite, entrecoupés d'cf- f'oyabies rugissements.

.\ partir de ce inomeiil, il n'en eut plus un seul de lucide. Une fièvre ardente le saisit. Odelte le veilla trente-sept jours et trente-sept nuits, et ce fut seulement quelques minutes avant sa moil, que, se levant sur son séant tians une convulsion, il lui dit :

Ma fille, je le donne... ah! j'oubliais... je n'ai rien; le roi de France ne possède rien, et ne peut donner que sa bénédiction, mais il te la donne du plus profond de son cœur de père.

El il expira en balbutiant vaguement:

Odelte! Odette!... mes chevaliers... mon fils... Odette... .. là...

Aucun prince, aucun seigneur de la cour, aucun domestique , n'assista aux indigentes funérailles de Charles VI, dont un neveu de Tauneguy-Duchàlel lit les frais. Seulement, le peuple enlier de Paris, qui n'avait jamais oublié sou roi, suivit le cercueil en ver.-iant beau- coup de larmes sur cet infuiluné prince, (pi'il ne cessait do nommer pendant sa vio et après sa mort : Charles le Bien- Aimé! El un jeune page blond, qui avait l'air do conduire ce triste cortégi", accoin|iagna le cadavre jtis- qn'au dernier caveau... et jamais aucun œil humain ne revit Odette.

Quelques-uns disent qu'elle était tombée morte dans le sépulcre du roi; d'autres, qu'un cluilre inconnu cacha dans ses ombres pieuses le peu do jours qu'elle vécut encore... le chagrin avait déjà tué Robert ; Ions, qu'elle avait cueilli dans le ciel la palme de son combat lorreslro.

Heureuse dans l'élernité, l'âme qui s'est dévouée dans fa vie pour l'iiifortune et la douleur! Mei rouso, lioîs fois heureuse, la pauvre Odette de Cliam|>diverb !

FIN DE LA i>Rb.\IIKRt: LtCTlHK.

Emile DliSCllA.Ml'S.

riG

LEGTLIil-S DU SOIR.

FARLKS-PROVIJIBES

PAR M. R1"RL0T-CIIAPUIT(I).

LA VIGNE ET I.'ORMKAU.

Comme itiio prévoy.'mlo mère Soutient son {".lible iMil'.iiil ;ivoc une lisière,

On voyait n'i clinmiièlre ormeau Prèler oMijiçoanimonl son verdoyant rameau Aux sarnienlcux contours d'une vifjne (Icxihlc.

Mais l'arbre meurt. Alors le cep, sensible

*^li

La vigne et rormonn. Dcjsiii de Daubigny.

Au touillant souvenir d'un généreux appui,

Vm sa lige reronuaissanle S'unil fi l'orme sec d'une amilié constante, L'arbnslc était meilleur (pi'on ne l'est aujouiil'hni.

(I) Avec une Inlrodiiclion île M. de Lamartine, et de magni- fiques gravures d'après les dessins de T.Dsa iJonlieur, Cerlall, Daiiliigny, Jules David, Gavarni, P. Roiisseaii. Un lies-l)eau volume grand in-S" vélin, 8 francs, ctiez Garnier fieres, rue des Saints-l'ercs, G. Nous reparlerons de ce livre exccplion-

Le couronnant de sa grappe mûiio, Se-; jiainpres vermeils il marie Aux rami'aux dénudiis de son vieux protecteur.

Faisons-nous des amis qui gardent on leur cœur, Comme on le voit dans cette simple liistoire, Le culte de notre mémoire.

net, dont nous nous bornons aujoiud'lmi à donner une idée h nos lecteurs, qui ne sauiaienl nieUre une plus riclie édition dans leur hibliolliéque.

MUSÉE DES FAMILLES.

r

L'ANE CANDIDAT.

Sorli J'tine pauvre cnl)ane

niignère il était i)â!é,

Rustaud, le stupide et gro? ;"inc, Devenu riche, veut, qui n'a sa v.inilc?

Se faire élire député.

Comment le roussin d'Arcadie,

A l'esprit stérile et pesant, A-l-il l'espoir de faire tin souple courlisnn'

Nous montrer blanc le noir, lorsque l'on négocie. Ne peut être que l'art de la diplomatie.

Qu'y faire!... en dépit des rieurs,

La fortune aspire aux lionneurs. L'animal, oubliant son ancienne litière, La dague d'un côlé, de l'autre la rapière,

Celait la mode en ce temps-là; Les baudets de nos jours sont plus fringants que ça ; L'âue se rendait, dis-je, à la cour du vieux prince.

Le lion, roi de sa province,

~- ^j^/"'-^'- ^r

l/âne candiitat. Dessin de Bort:ill.

Afin d'entrer au parlement

Avec son noble a'^seutimcnt.

La ilém irclii^ n'était pas milice. Quoique cliamané d'or en son accoutrement, Notre solliciteur, à l'eunuycux braiment,

Sentait son grisou d'une lieue.

Il avait, beau gesticuler :

Pour lui, comment dissimuler Le bout de son oreille et do sa longue queue !...

Son langage à Leurs Majestés

MARS 18()2.

S'émaille de cuirs veloutés, El son discours confus déraille et s'enclievêlrc.

Le souverain, n'étant jilus maître De conserver le ton ijui sied h la grandeur,

D'un geste rapide et moqueur,

Congédia le téméraire.

Un âne chargé d'or ne laisse pas île braire.

RiniLOT-CHArulT. 2.'l vi\T.T->rLvirvE voiimk.

178

LiaiTLUKS DU SUUI.

LE POISSON D'OR.

SOlllÉE CHEZ LA MARQUISE.

I

C't^ait une figtiro carrée, souriante, quelque peu nar- quoise, sur un cou gras et trop court. Los intonations de sa voix rappolaiont un peu le chaut de certains oiseaux aqualicpies, (lualité de sons fort répandue dans le dépar- tement frilte-ct-Vilaine et qui étonna Rome par l'organe de Seipion Nasioa. Le mot distinclioi}, dont on fait un ajjus si cruel dans les salons siliiés derrière les bouliqiies, ne pouvait point lui être appliqué. Vous l'eussiez pris potu* lin riverain des Dtiuubcs de Normandie, ou pour un procureur angevin osant son premier voyage de Paris.

Dans sa personne, dans son cosimne, dans ses manières surlont, il y avait un sans façon qui n'était pas tout à fait de Paisance. La houlioniie du conquérant est facile à reconnaître. Cependant, le mot cynisme serait infiniment trop pros pour caractériser les nuances de ce rôle du parvenu sachant vivre, qui ne pèche pas du tout par ignorance et calcule avec sang-froidia limite précise qui doit liorner ses audaces. Un héritage se garde tout seul, souvciions-nons de cela, mais il faut défendre le bien venu par la victoire.

Une fois, en travaillant avec Louis XVIII, notre homme s'était oublié jusqu'à déposer sur la table royale son mou- choir et sa tabatière.

Mettez-vous à votre aise, avait dit le père de la Charte en riaul, videz vos poches, monsieur le comte!

La réponse est célèbre et notre homme la laissa tom- ber sans s'émouvoir :

Sire, poches qui se vident valent mieux que poches qui se gonlient.

On citait de lui beaucoup de ces mots gaulois. Il avait quelques douzaines d'amis pUus ou moins dévoués et des millions d'ennemis : c'est le succès en France. Pour comble, Barllrélemy et Méry avaient pris la peine de le chanter en beaux vers qui claquaient comme des fouets de poste. La satire ne sert qu'à proclamer la royauté de la vogue.

Dès qu'il eut pris place dans le fauteuil consacré qu'on appelait la aellfllc, le cercle de la marquise fit silence; seulement, la belle duchesse de D***, qui était la nièce de Talleyrand et qui n'aimait pas du tout le minisire, chu- chota :

Son Excellence va nous révéler quelque bon petit secret d'Etat.

Mesdames, répliqua Son Excellence, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez. J'ai dans ma poche la der- nière circulaire électorale et cinq projets de lois tous plus jolis les uns que les autres. Mais, si vous m'en croyez, vous me laisserez dire à ma guise. Voilà quinze grands jours que je vous prépare, dans le silence du cabinet, un conte de ma mère l'Oie : le Poisson d'or...

Il y eut un murmure générai. La marquise et ses fidèles n'entendaient point raillerie sur un sujet si délicat. Son Excellence, sans doute, avait tenu tête à bien des orages, dans une autre enceinl<\ comme on disait alors; mais Son Excellence était ici pour plaire ; clli! promena

sur l'auditoiie le plus souriant de ses regards et répéta :

Le Poisson (Por, mon Dieu oui, belles dames ! Je vous supplie de ue point me condamner sansm'enlendre. J'ai mission de vous divertir pendant une heure ou deux : c'est grave. Désespérant d'arriver à mon but en déta- chant un épisode de ma carrière politicpie, toute unie et surtout coimuc comme la biograpbicdu loup blanc, j'ai fait appel à d'anciens souvenirs. Avant cQrlainc soirée oii Sa Majesté me fil l'honneur do me demander : « Comment va M. le comte (le Corbière,» je n'étais pas même M. de Cor- bière ; j'étais Corbière tout court, assez bon petit avocat du barreau de Rennes, et à l'époque fui péché le pois- son d'or, j'aurais été l'homme le plus étonné du monde si quelque sorcier breton m'eût prédit que je m'assoirais un jour sur ce fauteuil, trône des illustres conteurs.

En l'an do grâce 1376, Jean II, chevalier, sire de Pe- nilis...

Eii quoi ! s'écria la duchesse, vos souvenirs de jeu- nesse remontent-ils vraiment jusque-là, monseigneur?

Belle dame, repartit le ministre, votre chère et charmante sœur, la comtesse de Chédéglîse, porte mon poisson d'or Sur champ d'azur dans son écusson d'alliai'.ce, et M- le prince de Talleyrand, votre digne oncle, qui a la bonté de croire en Dieu parfois, quoi qu'on en dise, a tenu pendunt toute une soirée le vieux curé de Plœmeur par un boulon de sa soutane pour écouter mieux la lé- gende du merlus du Trou-Tonnerre...

Et, h ce propos, vous me permettrez d'autant plus vo- lontiers une petite digression préliminaire, que vous sem- blcz moins curieuses de connaître mon pauvre conte. Le merlus est un poisson du genre (jade, tiès-commun sur nos côtes de Bretagne et de Normandie; on l'appelle, à Paris, morue fraîche ou cabillaud. Il me paraît donc bien étalili, tout d'abord, que le merlus, en lui-même, n'est pas un personnage fantastique comme les dragons et le? mandragues des récits de chevalerie.

On dit là-bas, en manière de proverbe : « Maigre comme un merlus. » C'est le vendredi du pauvre chrétien. Entre Avranches et Saint-Nazaire, on fait une soupe de merlus pour deux sous : une colriade, si vous voulez le vrai nom Uo la bouillabaisse breloune.

Il n'est personne ici, excepté moi, qui n'ait ses raisons pour connaître quelque peu la noble science du blason. Ces daines n'ont peut-être pas toutes lu Jean d'Arras, le Père Etienne, ni même Brantôme, mais ces messieurs pourront témoigner que l'histoire héraldique des maisons de Lusiguan,de Sassenage, de Luxembourg et de Uohan, serait on ne peut plus pâle sans la fée Méhisine. La fée Mélusiuc était un poisson, au moins par sa queue. Presque tous les vieux auteurs écrivent iVIerlusine. De merlusinc à merlus, je m'adresse à votre conscience et je vous de- inande s''il y a plus large que le doigt.

Or, si l'on établissait devant vous, preuves en mains, que cette merveilleuse sirène des temps chevaleresques, Méhisine, fille de Pessiue, tête de vierge sur un corps (l'anguille, est venue, ces années dernières, en plein dix- neuvième siècle, pousser ses trois cris fatidiques pour sauver un descendant du premier baron chrétien, un fils

.MUSÉE DES FAMILLES.

179

(]ps (liics de Brclapne ou un Iidrilier des rois de Cypre, voire cnriosiié serait vivementexcilée.EnBretagne,Pcni- lis s'allie, depuis cinq cents ans, à Rohan, à Rieux, à rhairnuliriand, et son merlus vaut la mélu»-ine.

J'ajoule^ pour clore ma préi'acc, que Pcnilis ost aussi noblement apparenté à Paris qu'à Quimpor. Madame la duchesse, qui a appris un peu de breton à l'occasion du mariage de sa sœ;!r, sait que Cbédéglise (chef ou lête d'église) est lu traduction exacte du nom celtique Pen- llis.

Ce fut en l'an de grâce 1376, le quatorzième jour de juin, un dimanche, que les chartes constatent pour la première fois la pêclie du poisson d'or, opérée à l'aide de certaines pratiques, déjà traditionnelles à cette époque, par Jean If, chevalier^ seigneur de Penilis, de Lok-Eiliis- en-l'Ile, de Kerpape et du Talud.

Le bon gentilhomme avait été ruiné par procès et par guerres. Il ne possédait plus ce qu'il fallait pour aller en décent équipatre à la croisade. La pêche miraculeuse lui fournit do quoi motîre îi cheval sept lances, qui accompa- gnèrent avec lui le Riche-Duc en Palestino.

Cinq autres fois, et dans des circonstances diverses, le poisson d'or vint au secours des Penilis, comme il ap- pert des chartes authentiques déposées au château de Chédéglise. La septième et dernière pêche, qui eut lieu au mois de juillet 180i, est le sujet de la présente his- toire.

J'étais, jeune, je travaillais ardemment à me faire un nom, m;iis Rennes est une admirable pépinière d'avocats, et, malgré tous mes efforts, je restais étoTiffé sous le boisseau de la concurrence. Pmir briller à coup sûr, il faut choisir ses causes; Dieu sait qu'il ne m'était pas per- mis de faire le difficile; le plus pauvre 'des clients était pour moi une aubaine et je me cramponnais à lui comme à une proie.

Un matin, le bedeau de la paroisse de Toussaints, j'avais coutume d'accomplir mes dévotions, vint me voir avec un personnage de haute taille, très-maigre, et dont le costume annonçait la gêne. Je reconnus en lui l'éter- nel client du jeune avocat : le plaideur pour qui l'on parle gratis et à qui, par-dessus le marché, on est oblipé de faire un peu l'aumône.

Voilà .M. Keroiilaz, de Port-Louis, me dit mon be- deau d'un air Irionipiinnl : ça avait des mille et des cents avant la révolution, mais dame ! vas-y voir !

Hélas! de mon bureau j'étais, je le voyais assez. M. Keroulaz, de Port-Louis, me fit un grave salut, et Fayet, notre bedeau, reprit :

Avocats, lèche-plats, pas vrai? Procureurs, voleurs, allez donc ! Ceux de Lorient ne veuloni pa'^plaii'or pour lui rapport au Judas, riche comme un pnils et qui a le bras long. Larrons en foire, dites donc! Si vous priez Mandrin d'arrêlci Cartouche, il vous répond : Serviti'ur !... J'ai donc dit : Il y a le petit Corbière qui man;;o son pain sec, quand sa mam in oublie do cuire le pot-au-feu. C'est voire affaire. Il irait plaider à Rome et donnerait encore un écu pour la peine. lié hé! dites donc ! Le mot pour rire! Ah dame !

Ici, Fayet mo pointa son doigt dans la poitrine. Avant d'être d'église, il avait balayé les salles d'armes.

J'exnminais M. Keroulaz, qui restait debout et décou- vert devant moi. Sa ligure m'intéressait, d'autant qu'il ne prêtait aucune allention au bavardage iuiperliueut du bc- dc;iu. J'i'lais, ce matin, d'humeur onihragi'usi> ; si M. Ke- roydaz eût seulement somi, je l'envoyais cbercber Ibrlune ailliMirs. Mais b> pauvre homme n'avait garde <W sourire;

il souffait, cela se voyait, et rien qu'à le regarder, le cœur se serrait. L'idée me vint qu'il avait faim. Aussi, dès que Fayet, remercié, fut retourné à ses affaires, je Gs asseoir M. Keroulaz et lui proposai à rafraîchir. Il me refusa en rougissant. Je ne suis ni trop délicat,'ni trop timide ; pourtant, je n'osai pas insister.

Y a-t-il longtemps que vous êtes à Rennes, mou- sieur? demandai-je.

Troi< jours, me fut-il répondu.

Avez-vous déjà consulté quelque avocat?

Cinq avocats.

Ma physionomie dut parler, car il baissa les yeux et reprit d'ime voix je sentais les larmes :

J'aurais bien renoncé, mais j'ai ma pctile-nile...

Je ne sais pas dire l'effet que produit sur moi une vio- lente émotion modérément exprimée. J'étais déjà l'avo- cat de M. Keroulaz. J'aime mieux ce mot que celui d'ami, mesdames. Il y a des choses si grandes que la raillerie du vulgaire, celle dent de serpent patiente ot envenimée, s'use à les vouloir mordre. Les gens les plus raillés parmi nous sont les prêtres, les avocats et les médecins. Cher- chez bien : vous trouverez sous chaque épigramme au moins une ingratitude.

Sur mon invitation, M. Keroulaz me fit l'exposé de son procès. C'était une de ces affaires très-simples au point de départ, mais qui, par la mauvaise foi d'un côté, par l'imprudence de 1 autre, deviennent à la longue inextri- cables. 11 s'agissait d'une presse à sardines. M. Keroulaz, homme de qualité, réduit au besoin par suite des événe- merits, s'était mis dans le commerce. A partir de l'em- bouchure de la Vilaine jusqu'à Brest, la principale indus- trie de nos côtes est la pêcheet la manipulation de la sardine ; M. Keroulaz, habitué depuis son enfance a vivre parmi les pêcheurs, avait embrassé avec résignation son nouvel et modeste état. La presse, située sur la plage de Gavre, devant le Port-Louis, lui avait été cédée par le citoyen Bruant, Arabe de première force, que les sardi- niers appelaient le Judas, moyennant une somme de douze mille francs, dont M. Keroulaz avait, à son dire, effectué le payement intégral. Aucune quittance, néanmoins:, n'existait entre ses mains, et ceci vous sera expliqué. Des années avaient passé, sans qu'il y eût eu réclamation, lorsque fout à coup le citoyen Bruant, devenu M. Bruant, intenta une action en revendication de l'objet vendu, affirmant qu'il n'avait jamais reçu un centime.

Il faudrait beaucoup de paroles, mesdames, pour vous faire comprendre comment un homme de loi, en l'ab- sence de toutes preuves, en l'abseu' <• mème.de ce que la jurisprudence nomme présomptions, peut se faire, du premier coup, sur le plus ténébreux counit. mie convic- tion lucide et inébranlable. Après avoir entendu M. Ke- roulaz, jiMlemeurai persuadé de son bon droit et j'en fus pres(pie fâché, tant je voyais pou de jour à le tirer de peine, .^ussi, lorsqu'il me dit, compléiaul loyalcuieul ses explications, que son adversaire n'était pas éloigné de transiger, m'écriai-je :

C'est un coup du Ciel ! Transigez, à tout prix, tran- sigez!

Cela ne se peut pas, monsieur, répliqua froidement le vieillard. Il demande trop.

P(inri|imi? (Jue demande- l-il?

La main de ma pctitc-lillo.

Ici, M. do Corbière fut interroni[ u pu un i. ni

qui se lit tiaus le s;dou. Chez la marquise, il \ > i»- fense d'annoncer, fùl-cc le roi, quand une histoire éLiit entamée, et la personne qui venait d'entrer fusait de son

<so

LFXTURES Di: SOIU.

mieux pour passer inaperçue, mais son nom courut de lioiiclio PU boiiclio. I.o récit du ministro n'était pas de ceux (]iii saisisMMit hrusquoiiicnl la ciiriosilé ; riulcrôt y graniiissait pou .^ pou à l'aide de corlaines Iialiilotés ora- toires. On sait que le hasard aime ù favoriser les lialiilos: le nom de la nouvelle venue rehaussa tout d'un coup de cent pour cent les actions du conteur.

Le ninrninre discret desiuvilé^ allait répétant : M"" la comtesse douairière de Chédéglise.

Celait raclualité du récit qui entrait.

La duchesse courut à la rencontre de la nouvelle venue, et la prit par la main. La comtesse douairière de Chédé- glisc était la belle-mère de sa sœur.

Chère dauie, dit- elle étourdiment , vous devez connaîlre l'histoire du poisson d'or et de M. Keronlaz, le marchand de sardines, qui avait un procès avec Judas?...

La comtesse était une femme de quarante ans l'i peine, très-belle encore, et dont la physionomie remarquiibic- ment expressive annonçait la fermeté douce des grands cœurs. Elle fut frappée, car elle pâlit, et sou rej^anl in- quiet lit le tour (lu cercle. A la vue du ministre qui res- tait un peu décontenancé, une nuance d'élonuement passa sur son visage et fut remplacée bientôt par le calme souriant qui rarement rabaiulonnail.

Mignonne, répliqua-t-clle, vous ne dites pas tout le nom de ce marchand de sardines qui avait un procès avec Judas. Je l'ai beaucoup connu, en cfTot : il s'appelait Yves-Marie Cosquer du Mcltray, marquis de Keroulaz, et c'était mon grand-père.

Elle déposa un baiser sur le front de la duchesse dé- contenancée et passa.

J'ai fini, murmura Son Excellence, qui fit mine de qnillcr la selletlo.

Ce fut un terrible moment pour la marquise. Ses deux mains se crispèrent comme pour retenir l'histoire qui fuyait. Mais M""^ de Chédégiise la rassura d'un sourire.

Que ma présence n'empêche rien, dit-elle. Puis, s'adrossant au conteur :

?»Ionsieur Corbière, ajouta-t-elle sans lui donner ni titieni parlicide, si votre mémoire fait défaut, je vous viendrai en aide.

En même temps elle s'approcha de lui et lui tendit sa joue, le ministre, rougissant comme une fillette, dé- posa un gros baiser tout ému.

Pour le coup, la belle duchesse s'assit sans mot dire ; la marquise se casa solidement dans son fauteuil. Parmi l'auditoire silencieux, vous eussiez entendu la souris courir.

en étais-je? demanda brusquement le ministre. Je ne vous savais pas à Paris , madame et bien bonne amie... Enfin, n'importe... A la fin de mon entrevue avec M. Keroulaz, j'étais parfaitement fixé sur ce point, qu'il ne pouvait accorder la main de sa fille à M. Binant, dé- testable coquin s'il en fut, et sur cet autre point, que, devant le tribunal, sa cause était perdue d'avance.

Néanmoins, le lendemain matin, je dis adieu à mon monde et je pris place dans la diligence de Lorienf.

C'est une ville toute neuve, née du commerce, vivant de l'administration , et qui s'inquiète peu des souvenirs. Tout le monde y mange le pain du budget et tout le monde, par conséquent, y fait un peu d'opposition. Je ne pu s pas me vanter d'être un voyageur, mais, parmi les villes que j'ai parcourues, je n'en ai rencontre au- cime l'on soit si ardent au plaisir. C'est preuve d'en- inii, comme la gloutonnerie démontre l'absiinence. Toute l'aunéc, Lorient danse, -court le spectacle, se promène it

la mer, étale ses pique-nique sur l'herbe et bûille à tire- larigot.

Mais sa rade est un miracle. II n'y a pas au monde un plus riant point de vue. La première fois que je vis le soleil se lever derrière les grands pins de Caudau, éclai- r.int Petmiané, le roc couronné de ruines, le vieux cou- vent de Sainte Calherine, l'île Sainl-Miebel, Port-Louis, qui ressemble à une ville des Antilles, Kcrnevel, pareil ù une bourgade de l'IIindoustan, Keroman, l'antique manoir perdu dans ses futaies, et ce joyeux cIuMeau du Ter, au sommet d'un amphithéâtre de forêts, je restai eu extase. La rade étincelait au milieu de tout cela, baignant les quais, balançant par-dessus les maisons li>s mâts des na- vires de guerre; d'im côté, pénétrant profondément la côte par le canal du Scorff et la verte tran(;hée du Blavet, de l'autre, par l'étroite passe qui est entre la citadelle cl Lirmor, s'élançanl vers l'itnmensilé. Je me sentis ma- rin des pieds à la tête, et j'affrontai sans trembler ces ondes plus unies qu'une glace, pour aller â Port-Louis rendre visite à M. Keroulaz.

La traversée, mesdames, ne fut signalée par aucun événement dramatique. J'arrivai sain et sauf chez M. Ke- roidaz, qui me fit remise d'im volumineux dossier. Il ha- bitait le plus haut étage d'une grande maison grise, dont les croisées regardaient le sud. Par-dessus les ormes des terre-pleins, inclinés sous le vent, il voyait l'île de Gioix, coupant la ligne bleue du large. Dans sa chambre, il n'y avait qu'im lit, une table, une chaise et nu grand écus- son à vingt-quatre cantons (pii parlait du passé mélanco- liquement. M. Keroulaz n'était pas de ces hommes qui expliquent leur aff.iire à tout bout do champ. Il ne se plaignait jamais. Au milieu de l'absolu dénûineiit je le trouvais, son air restait libre et digne; je n'aperçus réellement aucun cliangement dans la douce noblesse do ses manières. Je ne peux pas employer de grands mots et pourtant je voudrais rendre la grande émotion que ]'(>- prouvais près de lui. Ces choses sont difficiles;! dire. Tout est difficile, maintenant, dans cette histoire.

Au moment je prenais congé, il appela Jeanne... Je ne cache pas que j'avais préparé un portrait cliarmanl ; je comptais beaucoup là-dessus : c'était un vrai médaillon ; mais comment voulez-vous que je vous fa.sse le porli'ait de Jeanne, puisque M""» de Chédégiise a jugé à propos do venir?...

Ce fut la comtes.se elle-même qui répondit à celte ques- tion.

Bon ami, dit-elle en souriant, je vous permets do faire le portrait de Jeanne, qui avait alors seize ans, et que personne ne reconnaîtra aujourd'hui. Vous avez carte blanche.

C'est égal ! c'est égal ! murmura le ministre ; vous me gâtez tous mes effets.

Puis, d'une voix légèrement attendrie et avec une grâce que sa tournure ne promettait point, il reprit :

Jeanne était M"'' de Keroulaz. On ne fait pas le por- trait des anges. Tant pis pour vous, madame et bonne amie, je dirai tout uniment ce que je ressentis: il me sembla qu'un rayon de soleil éclairait l'austère nudité de cette cellule. J'eus un sentiment de respect pieux, et ma paupière se mouilla quand le vieillard me dit du haut de son orgueil paternel :

Monsieur Corbière, vous voyez bien que je ne suis pas si pauvre !

Jcaïuic était pour me remercier. Je ne .sais pas ce qu'elle me dit, mais je sais bien qu'en quittant M. Kerou- laz, je m'écriai, dans mon enthousiasme imprudent :

MUSÉE DES FMllLLES.

181

Qnnnd ce Bruant serait le diable, nous aurons rai- son de lui!

Il était environ dix heures du matin. C'était une jour- née de juin radieuse, mais brûlante. Il n'y avait pas un nuage au ciel. Au lieu de retourner vers Lorient, je passai le bras de Loc-.Malo et je me dirigeai du coté de Gavre. Mon prétexte, vis-à-vis de moi-même, était de visiter la presse à sardines, objet du procès. Je ferais six fois le tour de Paris pour ne point traverser la place de la Con- corde en plein soleil, tant je suis poltron contre la cha- leur, et pourtant je m'engageai sans sourciller dans ces .sables arides la réverbération de l'eau chauffait l'at- mosphère à plus de quarante drgrés centigiadcs. Je me crcM-ais la lête pour trouver des mojjcns, comme on dit au l'dlais, et, eu dépit des rayons qui m'aveuglaient, j'es- sayais de lire mon dossier. Mesdames, plus de vingt ans se sont écoulés depuis celte jounié;', qui, selon moi, a décidé de tout mon avenir. J'ai gardé de chacune de mes impressions un souvenir si net et si vif, qu'il ne m'est pas posiibic de les taire.

Je me vois encore sur cette plage, marchant à grands pas et ne cherchant même plus le but de mon excursion. J'allais, je mi croyais absorbé dans une lecture qui, par le fait, n'occupait que mes yeux. J'étais marié déjà et déjà père; je ne voudrais même pas que l'idée d'une passioii subite et romanesque vous vînt un seul instant à l'esprit. Et cepend:ml, cela est bien certain, mon trouble avait tous les caractères de la passion.

Ce n'était pas à moi que je songeais. Il n'y avait, oh ! je laiTiruie, rien de personnel dans ma préoccupation. Et néanmoins, tant il est vrai que l'égolsme est l'essence même de notic nature, c'était moi qui étais, à mon insu, an fond de ma propre émotion. Je m'explique : tout en- f.iite:iient dégage une fièvre, et celte heure était gro>se de ma ilesliuée. Mon étoile naissait, dirais-je, si je n'étais trop peu pour avoir une éloife.

Pendant que je m'efforçais, soliicitauf mon cerveau comme s'il cijl été en man pouvoir do convertir à mon gré les faits de la cause ou la conscience du trihnual, un grand mouvement commença de se faire autour de moi, à Gavie j'étais, an village de Larmor, dont les vitres brillaient pinui les roihes siw l'autre rive et aussi sur les grèves lointaines de file do Groix, silhouette sombre au milcn de la mer cnnamiué •. Le long des sentiers, des groupes munlireux desi endaicnl égayés déjà par le cidre, malgié riiciire matinale. Les hommes étaient en plein coslnuic des diiiii'.nches : je ne coimaissais pas encore le langage de i es costumes si variés et pour la plupart si beaux, proclamant au loin le pays de ceux qui les per- laient ; sans cela, j'aurais reconnu d'un coup d'œil le noir uniforme (rilenneboii, la cben.is(! plissée de Carnac, le \as:e bvaijou-hms de Belz, le démon bâtit un pont |Our saint (^ado en une nuit, et le feutre chevaleresque (les gars de Sainle-.\iine d'.\inay. Quebiues-uns venaient de bien plus luiu encore avec leurs femmes, seudjiables ù des nonnes, allant à pied d'un pas viril, (piand elles n'étaient pas juchées .«-ur de hauts chevaux de labour ou entasiéesilaus des charrettes tkint les os.sieux travaillaient avec des cris d'aigle. C'était fêle. Les rubans éclataient it tous les corsages et, en tournant mes regards vers la mer, je vis que toutes les barques aussi étaient pavoisécs. C'était grande fête.

Chez M. Keroulaz, on ne m'avait prévenu de rien. Dans ces m.iisons de la (hudeur, ou ne sait pas parler de fêles. J'interrogeai une charretée de femmes dont le roîenlii-

sant babil devait s'entendre à trois lieues au large, et il me fut répondu par dix bouches à la fois :

Celui-là veut se moquer de nous! Se peut-il qu'on ne sache pas que c'est aujourd'hui la bénédiction des couraux, la messe des sardines et le pardon de la mer?

C'est un Français! ajouta-l-ou avec tout le mépris suprême contenu dans cette outrageante dénomination.

Et la charretée de bon nés femmes continua de descendre vers la côle, en s'étonnant que Dieu, autein- de tant de I elles choses, eût commis celte erreur de créer aussi des Français.

Je regardai mieux et je fus distrait un instant, car le spectacle prenait des proportions grandioses. Au milieu du splendide décor, une mise en scène inattendue se fuisuit. Des deux côtés de l'écueil la Jument, marqué par

rorlrail de M. de Corbière. Dessin de F. I.ix.

unn tour noire, la rade vomissait une véritable cohue de barques grandes et petites, toutes chargées à couler bas. Il y en avait de mille sortes, depuis le lourd bateau de passage jusqu'à la barque de pêche appelant de son é .orme mi^aine la biise qui ne venait point; depuis riiumiilc plate du douanier jusqu'au vaniteux canot, tout rempli de dames voyantes et protégées par la marine de l'Hlal; depuis le sloop de plaisance, lin, haut voilé el lesté ù ou- trance, jusqu'à la baleinière volage roulant h la crête du flot comme une coquille d'oeuf. Tout cela glissait el grouillait, forêt vivante, agitant avec paresse, aux baleines esseul'llées du calme, toul nu feuillage de pavillons, de drapeaux et d'oriflammes. On n'eût point su dire lequel brillait le plus violeuunenl des dames amies de l'admi- nistration, des embarcations repeintes à neuf ou des plis

182

LECTURES DU SOIU.

uniliileux du drapeau Incolore. Je vis des cousines d'cii- seij:iios de vaisseau qui élaioiit |»liis Incolores qrie le dra- peau lui-mômo. Je vous parle de lonjjleiiips el j'espère qui', iie[iuis lors, la plus belle uioilié de Lorient a mis uile sourdine à sa loilelle.

Peudaiit que la mer présentait cet aspecl, le clocher de Port-Louis sonna un carillon lonl el grave, auquel ré- pondit sur le même ton la tour de Nplre-Dame de Lar- uinr, loue de yranil terne el ruineux, somltlahle à un j^igaulesque coquillage. Lt de loin, de bien loin, la brise l'aible apporta une sorte de soupir métallique qui était le son lèlé des cloches de l'île de Groix, là-bas, au delà de la mer.

Le tambour invisible battit aux champs derrière ces robustes murailles que Vauban inclina autour de Port- Louis ; on eulendit le sonore éciio des commandenienls inililaires, cl une triple ligne de mousquels élincela sur les reujparls.

En même temps, la porte de la citadelle s'ouvrit. Ban- nière el croix en têle, le clergé mit le pied sur la grève, escortant le dais, sous lequel rayoïmait ce soleil d'argent qui protège la France. Les blancs surplis éployèrent leurs iiiles do gaze, la broderie des chappes scintilla, tandis que le serpent d'airain soutenait de son mâle accompa- gnemenl les phrases courtes et fermes de la psalmodie.

C'était |)areillement àLarmor la procession, descen- dant la jetée cyclopéenne, me renvoyait comme un reflet de ces religieuses magnilicences avec un écho affaibli du plain-chant. L'encens briilait sur l'une et Taulrc rive, et tout là-bas, sur la plage de Groix, une troisième théorie, que la distance Taisait muette, apparaissait au travers de la brume poudroyante des beaux jours, semblable à un mystérieux mirage.

Quand la litanie se taisait, la musique militaire em- bouchait ses cuivres et battait ses cymbales vibrantes, qui remuent si étrangement le cœur.

Et, de loin comme de près, les cloches sonnaient, son- naient toujours, disant aux pèlerins attardés sur la lande : Hàlez-vous vers la fête de l'élé, venez sanctiiier la mois- sou defOcéan, ce sont aujourd'hui les grandes Rogalions de la mer !

D'où sortaient toutes ces barques ? Elles couvraient l'eau entre Gavre et Larmor comme l'écailie habille le poisson. Nul n'auruit su en dire le nombre. Il y en avait pour tous et pour toutes. Plus les chevaux abondaient, plus les charreltes i'oisonnaient, plus les piétons se ser- raient à la grève comme les fourmis, quand un pas im- prudent a bouleversé leur république, plus il y avait de barques vides, attendant les nouveaux venus.

Quatre sous la place pour la bénédiclion des cou- raux, aller, retour et séjour! Quatre sous poiu' entendre parler le sous- préfet, pour voir l'es trois curés el la ma- rine ! Ou s'arrête à Larmor, si l'on veul, pour boire une écucUée de cidre chez maman Tabac et dire uu Aoc à Noire-Dame. Quatre sous les hommes et les femmes, deux sous les petits enfants !

Comme par enchantement, les barques vides s'emplis- saient, enl'uuça;it leur plat-bord au niveau de l'eau. Et d'autres venaient : quatre sous ! C'était le cours. Ou marchajidait bien un peu, mais on y passait. Ce n'est pas tous les jours fêle.

Le bateau du clergé, orné comme une chapelle, poussa an large au bruit du canon de la ciladclle; les cloches redoublèrentlcurs carillons, et, dès que la poudre se lui, un cantique chanté par dix mille voix monta jusipi'au ciel. An même instant les prêtres de Larmor et ceux de

l'Ile de Groix avaient quitté le rivage. Ils mnrehaieni à la renconire les uns des autres, lenlemenl et suivis à dis- lance par la l'oide des embarcations proianes.

Bientôt l'espace entre Larmor et Gavre fut complète- ment dégagé. Les cortèges, formant trois flottes dis- tinctes, convergeaient vers le milieu descouranx était à l'ancre une cabolaine de l'île de Groix. surnionlée d'nu dais de velours. Malgré la distance, je pouvais distinguer sur le pont l'autel dressé et les cierges qui attendaient l'allumoir.

Le bruit des cantiques s'adoucissait à mesure que les chœurs s'éloignaient, et tontes ces voix raii(|ues arri- vaient à former ainsi une naïve et suave harmonie. Il ne restait sur la plage que moi et ceux qui n'avaient pas quatre sous. Chacun suivait la céréiuonie avec ri'CueiUe- menl. Le silence, pourtant, était rompu parfois par un murmure soudain el sourd. Chacun montrait alors la mer, que je voyais briller à de certLiins endroits comme si elle eût été parsemée de clous d'acier taillés à facet- tes. Et, tout autour de moi, on répétait à voix basse :

La sardine ! la sardine !

Bon augure ! la sardine était aussi de la fête ; la sar- dine, manne de ces pauvres contrées, richesse des loris, pain des faibles.

Sois le bienvenu, petit poisson d'argent, la plus éblouissante des perles de la mer! Tu ne viens que .pour périr, hélas! Mais riiomme vit-il autrement que par la mort de tout ce qui le sert? Nage à fleur d'eau, éclaire de tes reflets la fête de tes propres funérailles. Le bœuf illustre que Paris adore au Mardi gras marche aussi glorieux vers l'abattoir.

Je n'ai pas l'esprit très-poétique, mais cette solennité produisait une im[)ression profonde sur mes nerfs déjà ébranlés. Le spectacle était grand, malgré l'immensité écrasante du décor. Ces cantiques lointains berçaient en moi renchantemenl d'un rêve.

Involontairement je songeais à ces fiançailles d'or Venise la Belle mariait son doge à l'Adriaticpie esclave. La mer est la beauté idéale. J'excuse et j'aime toutes ces idolâtries de la mer.

Il se fit soudain un grand silence. Les trois cortèges se rejoignaient, formant désormais trois points mobiles et plus sond)res dans l'espace ruisselant d'étincelles. Je vis les trois croix s'incliner et s'embrasser, selon l'ex- pression consacrée. Les clergés quittèrent leurs barques et montèrent sur la cabolaine. Tout le monde autour de moi se mit à genoux sur le sable et pria.

II

Pendant que le conteur reprenait haleine, essuyant la sueur de sou front avec ce célèbre mouchoir à carreaux qui s'était égaré jusque sur la table du roi, nous tradui- rons au lecteur deux expressions locales fré(iuemment employées dans son récit.

. Sur nos côtes de l'ouest, les couranx sont des passes situées entre les îles et la terre ferme. Il y a les couraux de Belle-Isle, ceux de Groix, ceux de Glenan el d'autres. Les couiants de marée, qui sont l'origine de leur nom, y amènent le poisson, et ces divers couraux sont renom- més pour la pêche.

Une cabolaine est un petit navire ponté, servant à transporter la sardine à Nantes, à la Rochelle ou à Bor- deaux, roulage maritime. Les marins de Groix, réputés pour les plus hardis de la côte, ont des cabotaines d'une marche tout à l'ait supérieure.

Groix, dont l'étymologie celtique parle de sorcellerie

MUSËE DES FA.M1LLES.

183

et de (Iruidisme, est une petite île située en face de la rade de Loricut, à deux lieues au large. Les Grcbillons, comme on appelle vulgairement se^ habitants, n'ont pas une renoniuiéc de ijiuljilé à toute éprouve.

Ces descriptions, dit cependant la marquise, pre- nant d'un regard l'opinion de son cercle, sont intéres- santes au dernier point; mais l'histoire, monseigneur, l'histoire !

L'excellente et fanatique marquise 1

Nous y voici, repartit Son Excellence docile à la critique. Avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais d'ailleurs a.chever celte description qui vous ennuie, mais à laquelle les événements qui suivirent donnent pour moi une importance presque solennelle. Sans le savoir, et peu à peu, j'avais contiimé de marcher, longeant toujours la grève, afin de me rapprocher d'au- tant du point se faisait la cérémonie. J'avais dépassé le village, la chapelle antique qui sert de marque aux gens (le mer, et même la presse du citoyon Bruant, ob- jet du procès. J'arrivais aux roches qui l'erren'l rexlrênie pointe de Gavre, et j'allais encore, entouré déjà par le ressac dont la blanche écume se jouait en festons de toutes paris. Je n'étais pas l'homme du grand air ; mes jours et mes nuits, acharnés au travail de cabinet, ne- m'avaient pas aguerri contre ces impressions extérieures que supporte si aisément la jeunesse. Je me souviens qu'à un certain instant j'eus vaguement frayeur, parce qu'un éhlouissemenl soudain teignit en rouge les goé- mons qui m'environnaient ; la frange d'écume elle-même prit une nuance de sang. Cela dura le quart d'une mi- nute à [leine, puis j'eus une fugitive sensation de lan- gueur, après quoi j'éprouvai un grand mouvement de force et de gaieté. L'idée me vint que j'étais ca|)able de lejuindre à la nage toutes ces barques groupées au milieu dîs conraux. Je m'assis néanmoins, parce que ma tête liiurnait, et je me mis à rire tranquillement, comme j'ai v;i faire aux ivrognes qui ont le vin paisible. A dater de ce moment ce fut un rêve; la cérémonie lointaine sur- git ù nies yeux connue un mir;ige, puis disparut. Je m'endormis, à moins que ce ne lut l'évanouissement qui acj;ompagne les congestions cérébrales.

Je m'éveillai au contact de ce qui me pariil être un plein seau d'eau vigoureusement lancé à ma figure. Je sautai sur mes pieds et je demeurai frappé de stupeur. Mou prétendu seau d'eau était une lame. Le vent du sud |)Oussait la marée montante, et le Ilot dansait tout autour de moi ilans les roches. La seconde lame, qui vint eu fai- sant gros dos, et que je ne songeai même [las à éviter, me terrassa. Je me relevai d'instinct et je pris tout bon- nement ma course vers le suc, j'eus le bonheur d'ar- river sain et sauf, mais trempé comme une soupe.

Quel'iUL's minutes après, j'étais assis, envelop[ié dans une couverture de laine, sous le manleau enfumé de la cheminée du [)ère .Mikelic, à l'enseigne du Cygne de la croix. C'est le meilleur cabaret de Gavre ; il balance la renommée de la mère Tabac, (pii est l'orgueil et la con- solation lie Larmor. Ou m'avait revêtu de cette couver- ture, alin de |)asser à l'eau douce mes vêlements impré- gnés (lu sel, et qui, sans cette précanlion, n'auraient |iu sécher.

Le jour allait baissant. Je ne puis pas dire (pjc je fusse alisiihimiMit remis de la secousse qui avait ébranlé mon intelligence. .Ma pensée restait un |)eu étonnée et con- fuse. Cei)endaul je n'éprouvais aucun malaise et je me sentais un très-bel appétit.

Il y avait beaucoup à boire, chez le père Mikelic, mais

rien à manger, comme me le déclara Mouette, sa ser- vante, demoiselle d'une cinquantaine d'années, (lui fu- mait dans un coin une petite pipe noire dont lus vapeurs me turdaient la gorge. Les cabarets de la côte ne font en effet que prêter la marmite aux équipages pour la co- triade, et les équipages les payent en consommant abon- damment le cidre. Monette était un peu plus noire que le fourneau de sa pipe, et son parler ressemblait au bruit d'une poignée de cailloux qu'on remuerait dans un ^ac. Bonne fille, du reste, et qui buvait ses trois chopiues d'eau-de-vie quand les messieurs de Lorient voulaient s'amuser.

Et ne pourriez-vous, demandai-je, m'aller chercher un morceau de viande froide quelque part?

De la viande froide ! répéla-t-elle.

Elle ôta sa pipe pour rire à son aise et dit en breton, pour ne point m'humilier :

Sont-ils bêtes, ces Français! mon Dieu, sont-ils bêtes !

En ce momenî, le père Mikelic remonta de la cave, portant un pot de cidre dans chaque main. Il ouvrit une petite porte, située à droite de la cheminée, et au tra- veis de laquelle j'entendais rire et chanter depuis mon arrivée. La porte ouverte donna passage à une loime odeur de cui.îine qui exalta incontinent mon appétit. Je glissai mou regard de ce côté : cinq ou six bons gaillards étaient a^sis autour d'une table dans un trou. C'est à peine si le crépuscule permettait de distinguer leurs vi- sages.

Amène ! papa Mikelic ! s'écria l'un d'eux d'une voix forte mais enrouée, et laisse la porte ouverte, rapport à Vincent, qu'a l'estomac délicate comme une demoiselle... On te donne le restant de la marmiléc, comme quoi on a eu, ce soir, les yeux plus grands que le ventre... et Ule!

Par alors, me glissa Mouette à l'oreille, vous aurez de quoi qui vaut mieux que de la viande froide.

On ne mangeait pas souvent des ortolans, chez ma- man Corbière ; mais le peu qui paraissait sur notre mo- deste table, à Rennes, brillait du moins par'nne exquise propreté. L'idée de partager la gamelle de ces braves me causa une certaine frayeur, et, quand Mouette eut mis sur mes genoux une épaisse assiette de terre brHue rem- plie d'une sorte de brouet sans forme ni couleur, j'é- prouvai un instaUc d'hésitation. .^lais l'odorat roclifia le jugement de la vue, tandis que l'appétit combattait avec avantage mes répugnances d'enfant gàlé. Cela sentait merveillensoment bon. Je trempai une croûte de pain dans mon brouet et j'en mis la grosseiu' d'un pois sur le . bout de ma langue. Il ne fallut qu'une épreuve. L'instant d'après, je dévorais à belles ilenls.

Une cotriade, mijotée selon l'art, est un des mets les plus délicieux ijui se puissent goûter.

Mouette me dit la conqiositiou de celle que je savou- rais avec tant de plaisir ; deux congres noirs, deux raies bouclées, quatre mulets, une dorade, six maquereaux et un demi-cent de pelons (petites dorades de la deuxième année), avec poivre, sel, oignons, piments et filet do vi- naigre : en tout, une soixantaine de livres de poisson. A Paris, ce serait beaucoup plus .cher qu'un plat de gibier aux Iruiïes.

Mouette me quitta parce qu'on demandait :

De la chandelle ! de la chandelle!

Ce .soir, mes voisins du trou ne ."^e refusaient rien.

Deu\ pois du plus roide ! Seveno va conter une his- toire !

Cric ! prononça Seveno solennellement.

iSi

LEGTIJllES DU S01l\.

Crac! fut-il it'poiulii en cliœiir.

!,(> ffii olioz Mikolic. !

Li j^oiiUc clioz la Tabac!... voilà dt)uc ([ui est coiiimo ça, mes gaiçailles... Le Judas, au jour d'aujour- d'hui, a je 110 sais |)as ooinliiou de navires, son clianlicr de Naiiles et sou cliaulior de Lorieut... quatre presses, trois fricasscries... et plus de bonnes terres qu'il ne nous en faudrait à trelous pt)ur l.i passer douce jusqu' a(/ ri- tam œlcnuiin,amrn... Na;^e à bâbord, Vincent... charge mon écuelie... N'enipôcbc (ju'il était {^ucux comme un rat à répO(|uc, j'en lève la main, et failli pécheur, par- dessus le mariiié . .. (in'il n'ôlioiinait pas, quelquefois.

quand nous amenions la dorade, deux à deux, là-bas, au Grand-Banc ou à la Baleine... Ali! niiiis!... et je pcux- l'i'u parler, Tayant-z-eu un temps pour mon matelot, fai^nant, rapiu comme un Grésillon, ficelle comme un marin de la f^uerrc, et tous les délauli, quoi, en grand, vMà sa ressemblance... N'ayant rien pour lui, sauf de bien tirer la brasse, ploiiijer et faire des tours de force dans l'eau pour deux sous... qui n'est pas dij^ne d'un Breton... lié lio ! passe le pot ! Le Judas à bas! Re|:ardc voir au bout de ton nez d'où vient le vent. Toute fleur n'est pas dos pommes ! Pare à boire un coup, mes gar- çaillcs ! bo lié !

L'arsenal de Loricnt, vue prise Je la mer. Dossin de F. Lix.

Le salon de la marquise rendit ce murmure qu'on en- tend an théâtre quand la pièce arrive à un effet d'auteur ou d'acteurs. C'était ici uu effet d'acteur. Son Excellence, changeant de note bruscjuement et quittant le ton du récit pour jouer la comédie, présentait à son auditoire le matelot conteur avec une telle franchise et une telle perfection, qu'il enlevait le succès. Ce n'était pas seule- ment le langage qui était reproduit, il y avait aussi la voix, l'accent et jus(|u'.iu gi'sle. Ou était, en véiilé, à Gavre, au cabaret du père Mikelic, à la porte du paradis la cliandolle fumait aussi généreusement que les pipes.

Pendant qu'on boit un coup, mesdames, poursuivit le mini-Ire ouvrant une paienlhèse, j'ai besoin de vous

avertir que vous êtes ici en présence de personnages très-importants. Ce Vincent, dont le nom a été prononcé en passant et qui a reçu mission de charger l'écuelle de Seveno, est tout uniment notre héros, et je proclame avec plaisir que je lui dois les trois quarts des suffrages qui m'envoyèrent h la Chambre des dé|iutés aux premiers jours de la Restauration. C'était lui que je voyais le mieux; il s'asseyait en face de moi sur un billot. Sa tête, cou- verte de grands cheveux blonds embrouillés, recevait en plein la lumière de la chandelle. Il était très-jeune et me parut tout d'abord appartenir à celle catégorie d'en- f.inls sacriliés qu'on appelle cj: Bretagne des innocents, catégorie d'où sortent, cliosc bizarre, presque tous ceux

MUSÉE DES FAMILLES.

18.>

qui font leur chemin au travers de la vie. Chez nos Bre- tons, rinnocent est celui qui ne ressemble pas à tout le monde. Or, jugez!

Vincent ne ressemblait pas à tout le monde. Le liâle n'avait pu voiler enlièrement la blancheur de sa peau, et sa chevelure en désordre faisait ressortir la délicatesse singulière de ses traits. Au milieu de ses compagnons tra- pus et carrés, la longueur juvénile de sa taille lui prêtait

une apparence de f lihlesse. Bien qu'il fûl vêtu de toile à voile comme les autres, sa vareuse avait je ne sais quelle grâce qui ne venait point de Tart du coupeur. Vincent élait beau, presque comme une femme. Il occupait l'em- ploi de mousse à bord de la Sainle-Anne, sardinière dont Sevono était le patron. Sur le rôle d'équipage, il avait nom Vincent tout court, mais chacun savait bien qu'il était le quatrième fils du comte de Penilis, mort à Qui-

Lc patron Seveuo, au cabaret, contant son hisloirc. Dessin do V. Lix.

hcron, cl que les Français a[ ^)claient le colonel do Ché- di'glise.

Le qualrième et le dernier, il ne rcslait plus que lui pour .souffrir de la ruine complète de sa famille.

Là-bas, jcnesaispour(iuoi les décadences sont si rapides et si vite acceptées. Je connais chez nous des centaines do gentilshonuncs en sabots. Il y a dans le caractère breton une résignation qui fait les cliutcs ii réparables.

MARS 1 S62.

Vincent élait nu mousse, et rien de idiis. Il buvait mal, il fumait peu ; on n'avait guère re-poir de le voir homme un jour venant. Il ne savait ni lire ni écrire pourtant, et c'était la seule chose dont on pût lui tenir compte.

Jo mentirais si je vous disais que Vincent attira Irès- fortemenl mou attention. Seveuo était de tout point beaucoup plus remarquable. Seveuo avait des épaules

-i VIM-,r->ElJVIEME VOLLME.

186

LECTURES DU SOIR.

i

d'Alliis, su|>|)orl;iiit une {j;iosso lèle celtuiiio, coultuir de bronze roiij^e. Ses i-lieveiix coupés ras laissaieiil voir un crâne monlueux, toutes les bosses du docleur Gall, mauvaises et bonnes, se dévelop|)aienl outre mesure. Sous doux toulTos énormes do sourcils j^risonnanls. ses yeux rieurs clii;nolaient et raillaient. 11 avait la plusbolle ligure à pipe qu'il m'ait été donné d'adndrer ; ligure à pipe dans riionnèle accoplion du mol s'onlond, et (pii ne ros- send)lait en rien aux lèles de butors ou de vautours qui peuplent les brouillards de nos cabarets parisiens.

Malgré la clialour, Seveno boulonnait un épais nor- oiias ou paletot do l'ulaine anglaise sur sa clieniise de toile brune. C'était la marque de sa position élevée. Il avait des boucles d'oreilles en or, une tabatière de corne, une blague en cuir et une boîte de cliiiiueur en laiton. Rien ne lui manquait.

Les trois autres convives, Jean-Pierre, Marec et Cour- Iccuisse, équipage réglementaire de la Sninle-Anne, res- bemblaieut à tout le monde et n'étaient par consécpient pas des inuoceMt>. La Saintc-Annc avait pour armateur M. Bruant, dit Judas, ma partie adverse et l'un des plus ricbes négociants du Morbihan.

Ça y esl-il ? Cric !

Crac !

Le feu chez Mikelic !

La goutte chez la T;djac !.. Comme quoi vous allez voir que le Judas pêclia tout de même le poisson d'or!... C'était du temps de la Terreur, comme l'on dit; notre paroisse de Uianlec restait ouverte, mais il n'y avait plus de prêtres, ni à Lorient, ni à Port-Louis ; les nobles s'en allaient de leurs châteaux et le reste. Vous pouvez bien vous souvenir de ça, vous autres, excepté le Vincent, qu'était trop jeune...

Vincent rougit et baissa les yeux.

Quoique, reprit Seveno dont la voix s'adoucit pen- dant qu'il le regardait à la dérobée, l'enfant a mangé son pain blanc le premier, et qu'il doit se rappeler qu'il couchait dans de la hue toile, à l'époque, quinze domes- tiques au château, dix chevaux à l'écurie... Ecoutozdonc! Le colonel élait not' maître, au bourg de Uiantec. Il ai- mait le bon Dieu et le roi ; . il est mort pour eux, faut pas lui en vouloir. Non.

11 y avait donc que Bruant avait été domestique au château. On a dit et redit qu'il s'élail fait mettre dehois pour avoir volé ; connais pas, mais pour en être bien c.i- pable, ça y est. Il venait à la pêche avec nous sur un li- gneur de Loc-Malo ; je n'avais pas de matelot, je le pris. Mauvaise pratique.

Un soir, il paya à boire.

Es-tu malade? que je lui dis. —Je veux te deman- der un conseil. —Nage !

Voilà donc qu'il me fait : Matelot, nous sommes tous des citoyens égaux devant la loi, pas vrai? Je répondis; A preuve que tu n'es qu'un propre à rien et moi tou- jours solide au poste. Navigue 1 Matelot, étant tous égaux devant la loi, il n'y a plus aucun passe-droit de privilège ni autres. A preuve qu'il reste éternelle- ment des commissaires plein le port et que c'est pas moi qui mange le turbot (lue je pêche. Allume! i'\Iatelot, c'est pour dire que ci-devant les gueux de Penilis avaient seuls la chose de pêcher le poisson d'or an Trou-Ton- nerre, et que maintenant... Je te défends d'iiisolen- ter les Penilis, qu'est mes anciens maîtres. File ton câble. Et que maintenant, matelot, tout un chacun peut s'en donner l'agréinent.

Il est sûr, mes garçaillcs, que chacun savait ça d'au-

Irefois. C'était peine perdue de couler son plomb au Trou-Tonnerre, si on n'était pas un Ciiédégliso. J'ai sou- vent ouï dire à not' papa, qu'élait pilote lamaneur, qu'il on connaissait plus d'un pour avoir essayé. Mais la ligne lUait toujours, toujours, quand même elle avait cent brasses de long, sans pouvoir toucher jamais le fond do la mer... A quoi (|ue tu penses, Vincejit, failli? Charge mon écuellc, bourre ma pipe eJ, pare à écouler !

Bien du contraire, quand un Penilis voidait tenter l'aventure, il n'avait qu'à botter son hameçon avec ce qui n'est ni ver de vase, ni blanc de niorgalto, ni cancre franc, et du premier coup le grand merlus avalait son fer. C'est connu. Guillaume de Penilis, le père du colo- nel, et ton aïeul, Vincent, sans cœur qui n'écoule pas, alla mouiller comme ça â l'ouest de Groix en l'an 05, au mois de juin, la nuit même qui suivit la bénédiction des couraux ; car il faut ça : les autres nuits, rien à faire î II venait de Paris, il avait mangé ses fermes, .'-es mml- lins et ses cliâloanx ; c'était une moitié de Français, et ce fut lui le premier qui se laissa appeler M. de Chédégliso. Il était seul dans sa barque, comme de juste; ceux di; Groix le virent au clair de la lune, depuis neuf heures du soir jusqu'aux environs de minuit, et ils l'entendirent aussi, car il chantait en vidant des bouteilles de vin mousseux qui avaient un goulot d'argent. Il avait l'air d'attendre quelqu'un ou quoique chose, et su ligne res- tait enroulée sur son chevalet. Comme il y a un jour, il y a une heure. La boite endiablée doit toucher l'hauie- çon au moment le premier coup de minuit tinte au petit clocher de la chapelle de Lokeltas-en-l'ile...

Ici Vincent demanda, et la mâle sonorité de sa vuix me fit tressaillir :

Patron Seveno, quelle est donc cette boîte l'on ne pont piquer l'hameçon sans pécher mortellement, et qui n'est ni cancre franc, ni ver de vase, ni blanc de morgalte ?

Je dois vous dire, mesdames, que le umt boite, dont la langue anglaise a fait bail, est absolument technique sur les côtes de Bretagne, même dans les localités l'on parle le français. Il désigne la matière, qi\el!e qu'elle soit, qui sert d'appât pour prendre le poisson. Seveno vient de nous énumérer trois des priuciiiales boites en usage dans les couraux de Groix. Il faut y ajouter la chair du pelon et du mulel, les crevetles, le contenu de la moule, et surtout les abatis de sardines, qui consti- tuent la plus abondante et la meilleure de toutes les boites.

Père Mikelic ! s'écria Seveno, un [lot do dur, l'in- iiocenl a parlé !

Et les quatre matelots demandèrent en riant :

Mousse, as-tu la fièvre ?

Il paraît que, d'ordinaire, ce beau Vincent n'était pas bavard.

Les uns disent que c'est ceci, reprit le patron d'un ton grave, les autres cela; mais tous s'accordent à convenir que la chose se prend au cimetière ou à l'é- glise... et qu'elle coûte cher, l'enfant!... Car entre ceux qui ont péché le poisson d'or il n'y en a pas un qui soit mort dans son lit... Et cric !

El crac !

M. Guillaume avait pris sa boîte, ça ne nous re- garde pas. Il en avait de la bonne. Quand le premier coup de minuit tinta à la chapelle de Lokellas, on ce.ssa de l'entendre chanter ses malincs à boiie.Mais voilà le plus diôle : la barque, que le clair de lune montrait comme en plein jour, disparut tout à coup dans une brume si

!\IUSÉE DES FA.MILLES.

iSl

éj^aiise, qu'on l'aurait prise à poignée comme du blé noir. Au Loul d'une demi-douziiine de minutes, juste le temps de parer la ligue et de la couler, un cri s'éleva au dedans du brouillard, puis une lueur brilla comme qui dirait au travers d'une serpillière. C'était fait. L'instant d'aprè<, on vit rembarcalion de M. Guillaume sortir de la brume et tiler comme un goéland sous sa bripantine, sa flèche et ses doux focs ; car c'était un cotre qu'il avait. Le brouillard rcïta jusqu'au mutiu à la même place, haut et rond comme une tour. ^J, Guillaume racheta ses moulins, ses fermes, ses futaies ; mais, trois ans après, jour pour jouur, heure pour heure, il fut tué à Rennes, sous un réverbère, par un diable déguisé en oflicier du roi. Vincent leva la tète et demanda :

Patron Seveiio, quelqu'un de Groi.x ou d'ailleurs a-t-il vu le poisson d'or [)êcbé par mon aïeul, M. Guil- bume?

Bourrez ma pipe et taisez ton bec! Comme

quoi Bruant n'était pas du pays, c'est vrai, puisqu'on n'a jamais su d'où il sort, mais ayant servi au château il sa- vait cette histoire-là et bien d'autres avec. Et vous allez comprendre : son idée n'était pas bête, à cause que, dans ce temps, les pauvres gens étaient autant que les nobles. On avait fait rasibus de tout, excepté des commissaires, qui ne meurent jamais, ayant sur les os la peau de Satan.

Voilà donc qui est bon. Le vent soufflait d'aval à dé- corner les vaches. C'était marée. On entendait la barie d'Elel qui hurlait comme une femme en peine d'enfant. Ce n'est pas que j'aimais beaucoup le Bruant, mais, étant son matelot et le vuyant décidé à tenter la chose, je lui dis : Td voile ne te servira de rien, cette nuit; si tu veux, je te donnerai la main jusqu'à Groix, je coucherai chez Ktrgren, au fort de l'Ouest.

Pas de danger, me répondit-il en riant tout jaune. Ils ont béni les couraux cette après-dinée, et la mer n'est pas assez fond pour me noyer.

J'avais oublié de vuus fane mention que c'était le soir de la fêle. Malgré le malheur des temps, le curé de Kianlec avait niunté en barque et fait la cérémonie .tout ^eul, pour obtenir du bon Dieu le pain du pauvre n.onde.

Ça m'étonna que le Judas ne viuilait point de mon aide. 11 était poltron comme un lièvre à la mer, quoique nageant mieux qu'un poisson. Mais ça me lit [daisir aussi, car un chrétien n'aime [)as à se mêler peu ni beau- coup dans des alTaires pareilles, et rien que de tirer sur l'aviron avec lui jusqu'au lieu de sa pêche damnée, ça devait être un péché pas mal lourd.

Va bien. On est curieux, pas vrai ? Je lui demandai s'il avait la boite qu'il fallait, et il me répondit que le sa- cristain lui avait vendu pour un ccu de six livres...

Quoi? demanda Vincent ardenunent, parce que Sevono semblait hésiter.

Le nido matelot eut une pâleur qui lui passa sur le visage. Il se signa maladroitement et murmura :

Ça ne se dit [tus, l'enfant. Au prochain gros lenip>, on pourrait s'en ressentir. Je vous ai (irumis de vous con- ter comment le Judas ût sa fortune, et vuilà. Il avait lu boite qu'il lallait, et le sacristain s'était damné pour un ét-U de six livres.

Dès huit heures du soir, le Bruant poussa au large, et il nétail que temps, vu le vent qui suulflait en tourmeule, droit debout à sa ruute. Pour un failli matelot comme lui, quatre hcure^ de godille ce n'était pas de trop pour

doubler les couraux. Si quelqu'un m'eût demandé mon avis, j'aurais dit : Mon Bruant n'ira pas seuinneut jus- I qu'aux Errants qui sont à demi- lieue de Larmor.

Il s'embarqua ici près, au milieu de la grève de Por- pus, sur une plate appartenant au sous-brigadier de la douane. Il nagea d'abord tout le long de la côte pour profiter du remous et s'abriter contre le vent. 11 mit une grande heure d'hurloge à gagner la [lointe. Jf restais à le regarder. Il ramait de sou mieux, mais la fatigue le gagnait déjà, car je le voyais à chaque instant essuyer la sueur de son front avec sa manche. Neuf heures sonnant, je cessai de l'apercevoir, parce que la nuit tombait tout à fait. Il était en train de doubler les roches et n'avait pas fait le demi-quart de son chemin.

Je passai par Gavre, je bus chopine pour me ré- chauffer le cœur, car j'avais le malaise en pensant à cet homme qui peut-être allait mourir en état de grand pé- ché mortel, puis je regagnai ma case, sur l'autre grève, du côté de l'est. Il ne faut pas dix minutes pour traverser à pied la langue de terie, mais j'avais trouvé des amis à l'auberge, et Port-Louis sonnait dix heures quand j'arri- vai à ma porte. Avant de rentrer, je regardai la mer pour deviner le temps du lendemain. Je m'attendais bien à ne pas voir une coque de noix sur l'eau entre Gavre et Quiberon ; l'orage venait ; la côte était blanche d'écume.

A quatre ou cinq cents pas au large, une embai cation allait avec le flot, menée par un seul homme. Du premier coup d'œil, j'aurais juré que je reconnaissais le bateau du sous-brigadier et mon Judas nageant comme un peidd.

Ce n'était pas sa route, pourtant ; il tournait le dos à Groix en grand et naviguait vers l'anse, entre le feu de Loc-Malo et le clocher de Plouhinec.

Ho! du bateau! que je criai. Point de réponse.

Ho ho ! Bruant I mon matelot !

Rien. La barque glissait comme un bois mort monlé par un revenant, voilà qui est vrai.

Je pensai : Bruant est-il déjà au fond de la mer? Est-ce son avènement que je vois sous le vent?

Je récitai un bout de prière et j'allai au lit tout triste, quoique le Judas n'en valait pas beaucou[t la peine. C'é- tait mon matelot.

Le lendemain, au petit jour, je m'éveillai et je crus faire un rêve. H y avait quelqu'un qui soufflait le feu dans ma cheminée. J'avais encore mes idées de la veille e! je demandai tout bas :

Matelot Bruant, es-tu vivant ou mou :

Je suis mouillé, me répondit-il en ricanant avec effort, et je me sèche.

Je me mis sur le coude. 11 était mouillé, eu elïel ; ses habits ruisselaient.

Viens-tu du Trou-Tonnerre?

Avec la marée et le vent.

Ce n'était donc pas toi, hier, que j'ai vu le long de la côte, ici dedans?

H haussa les épaules, mais en tournant la tète, et je cessai d apeicevo.r siin vi.-age.

El es-tu arrivé à tenqts au lieu de pêche, matelot?

J'avais jeté mon grap|)iii depuis cinq minutes, quand l'heure a sonné à la chapelle de Lokellas.

.Minuit?

.Minuit.

.Api es?... domandai-je encore. As-lu eu le merlus? Sa Voix trembla un peu pendant qu'il répondait:

Je l'ai eu.

188

LECTURES DU SOIR.

Monirc ! m'ccriai-je sans croire, mais pris par la curiosiit».

Il fit 1111 pas vers la table cl vida dcsins un longsac de cuir (lii il y avait bcaucdiip de pièces d'or. J.ni.iis je liai ouscrt bs yeux si j^rands de ma vie.

m tout ca est à loi, iiiatciol? que je lis.

Je l'ai bien gafiiié !

- Tu l'as irouvù dans le nierhis ?

Dans le merlus.

lU c'est de la bonne arjienl ?

lleyarde !

Il mil dans ma main une poignée de louis de viiifit- qiialre francs avec la lèledii roi Louis XV. C'est pour le coup que j'avais la berlue ! Je s:iulai à bas de mou lit. Il mil le couleau à la main, car il me jiipea d'après lui- mî-me, et il crut que je voulais le voler. Mais je ne me fâchai pas, j'étais coulent pour lui.

lit que vas-tu faire de ce trésor-là, matelot?

La commune de Port-Louis a mis les biens des émi- •;iés en veille, me répondit-il en serrant ses louis daus le .sac de cuir.

Tu vas les acheter?

Je vas acheter le château deCliédéglisc et les terres de Kerouinz...

Mes garçailles, c'est beau à voir un tas d'or qui reluit au soleil. Le premier rayon du matin entrait par la fe- r.ûlrc, et les louis brillaient comme si chacun d'eux ciît clé une étincelle. J'étais pire qu'un enfant Je voulus savoir comme était fait le merlus magique et par quel prodigieux moyen on extrayait l'or monnayé do ses flancs. Brunnl se lit beaucoup prier ; il préli'ndait ne pas pouvoir sans péril révéler ce secret redoutable, mais enfin il céda et voici son récit... Qu'as-lu donc, loi, rnifaiil?

Viuconl essuyait à pleines mains son froni^d'oili ruisse- lait la sueur.

Rien! répliqua-t-il d'une voix Irès-allérco, dites, patron Sevcno!... dites vile!

Parait que ça vous amuse, mes bijoux? Je n'ai fail 1' cric crac que trois fois, preuve qu'on ne s'endort pas..! V.i bien... Il y a donc que !e Bruant en avait mis [lour six francs au bout de sa ligne après un hameçon à con- gre... Minuit sonnait encore, que le merlus avait déjà mordu... Mais ce n'est p;is le tout de croclier une bête de c'te numéro-là, faut l'amarincr... Et c'est fort... comme parlait Di uant, il croyait avoir un remorqueur au bout de ta ligue... c'est pas l'embarras!., appuie!., tiens bon !.. souque! va-z-y voir! le poisson l'emportait en grand, et si Bruanl n'avait pas filé sa corde, il passait par-dessus le bord... Comme quoi ça aurait été le merlus qui aurait pé- ché le Judas... Faut bien rire un peu, mes neveux... Mais tant y a que ce nom de nom île merlus avait tout de même trouvé son maître... Mon Bruant, après avoir joué avec lui pendant un gros quart d'heure, finit p^ir le haler à bord... Ah ! ah! ça vous lient de savoir comment qu'il était bâli de sa personne ? Ouvre l'oreille partout ! Il était gros comme un veau de quatre semaines; il avait une tête de grondin rouiie avec deux cornes, un corps de ho- mard et une queue d'Iiiiondelle... Aussi vrai comme Dieu est Dieu! Et il parlait...

Ll il pai lait ! répéta d'une seule voix l'équipage de la Sainle-Annc.

Comme père cl mère... Qu'il dit donc au Judas

d'une voix de bœuf: Tes-t-uii lin finaud de matelot, ma

vieille ! T'as deviné que les |)rivilégcs des ci-devant

étaient à tout le monde, et tu les as pris pour toi tout

eul ; l'as mon estime. Découds-moi le ventre propre-

ment, si c'est un effet de la complaisance, et lu y trou- veras la fortune.

Voilà donc qui est bon ! Mon Bruant ne se le fil pas dire deux fois. Ces tonnerres de mirlu^, ça a au milieu du ventre nue coulure à surjcl, raballue avec du fil à voile, qu'un point ne dépasse pas l'autre, et tapée à la papa! .Mon Bruant prit son cuslaihe et coupa miguon- neiuenl le lil sans lairc crier la bêle. Va bien. Au lieu de boyaux, le merlus rendit un sac de cuir conlenaiit douze niiile francs en pièces de vingt-quatre livres. Après quoi il lit une culbute par-dessus bord cl s'en retourna chez lui.

Seveno fit une pause pour boire d'un seul Irait sa chopiiie. Il y avait silence, Seul, Vincent grommela :

Douze mille francs !

En présence de ce récit qui toiichail de si près aux in- fortunes de sa race, ne songeait il donc qu'à l'argent, ce fier et beau jeune houimo, dont le froiu pensif attirait de plus en plus mon intérêt?

Il se leva, el je vis que son pas chancelait. Il était le seul pourtant qui eiU laissé son écnolle pleine.

vas-tu, l'enfant? lui demanda Seveno avec un singulier mélange de tendresse et de pitié.

Ma télé brûle, répliqua l'innocent.

Alors fais un tour, ma poule, et tâche de voir sur la grève si j'y suis.

Seveno secoua la tête en le regardant s'éloigner.

Un joli brin de mâle, pourlanl ! pensa-t-il tout haut. Mais on dirait que ça ne lui fail rien d'être le fils de sou père. Je le guclle quand il regarde le Judas... Le sang ne vient jamais à ses yeux.

Le Bruant a agi comme bien d'autres, dit Conrle- cuissc; il a aclielé du bien national sous la république...

Coupe la langue, loi... Un pot de dur, Mikelic!... N'einpêclie que .si l'enfant était resté là, je n'aurais pas pu tout dire, car il y a du sang là-dedans... Ces Cliédéglise élaienl des cœurs de lion... Si le der/iier d'entre eux doit, ce n'est pas à moi de l'éveiller...

Autour de la table, il y ont à ces mois un moiivenicnl. Les iiiatelots de la Sainle-Annc se rapprochèrent du j a- tron, qui avait perdu son air gouailleur et qui élail tuut pâle.

Il y avait longtemps que mon bi'ouel élail achevé. J'écoutais depuis plus d'une heure, el je ne songeais point à me retirer.

-Comme quoi, repril le vieux Seveno, le nom de Judas ne lui est loiil de même pas vcinu pour des prunes. Vous vous souvenez bien que, la veille au soir, j'avais signalé, de l'autre côte de Gavre, une barque qui ressemblait au bateau du sous-brigadier de la douane?.. Il n'y a rien de changé, depuis le temps, voyez-vous, mes garçailles; ce qui élail est encore, comme dit cet autre... Le poisson d'or ne peut mordre qu'à l'hameçon d'un Penilis.

Bruant, mon matelot, (juand même il eût valu deux fois ce qu'il valait, n'aurait pu gagner cette nuit-là contre le vent el la mer. Il y a loin des roches de Gavre à la pointe ouest de Groix. Bruant avait menti en disant qu'il était mouillé, minuil sonnant, au Trou-Tonnerre, qui est à la pointe ouest de Groix.

jri (j'iin. Alors, d'où lui venait le sac de cuir avec les douze mille francs en louis d'or?

La barque que j'avais cru reconnaître pour le bateau du soirs-brigadier avait le cap sur les grèves, entre le feu de Loc-Malo el la lour de Plouhinec. C'est qu'est le château de Peuilis.

Etait-ce bien le baleau du soins-brigadier, et Bruanl

MrSîtE DE? FAMILLE5

189

élait-il dans le bateau? 11 faisait trop noir. Je ne pourrais pas en lever la main devant des luf^es. Mais voici ce qui se passa celle nuit-là entre la tour de Plouhinec et le feu de Loc-Malo :

Tons les Ponilis étaient déjà en émii-'ralion, sauf le fds aîné, M. Jean, qui ne courait pas la même bordée que sa f;niiillc et qui était un peu du parti de la révoiution. M. Joan était bon, généreux et brave comme ceux de sa race; à l'époque Bruant fut soupçonné et chassé, c'é- tait M. Jean qui l'avait empêché d'aller en prison. Bruant allait bien souvent lui demander l'aumône, et bien souvent aussi Bruant disait qu'il se ferait couper par morceaux pour M. Jean, vicomte de Penilis.

Or, ce n'était pas l'amitié des nobles que les commis- saires souhaitaient ; ils voulaient leurs biens, et puis c'est tout. M. Jean, malfiré qu'il était membre du club de Port-Louis, fut mis hors la loi, comme on disait, parce qu'il entretenait des relations avec son père et ses frèros. Il fit argent de tout ce qu'il put et se décida enfin à sauver sa peau.

Ses mesures éiaient prises. Celte nuit dont nous par- lons, une goélette anglaise l'attend.iit au vent de Groix. Il dut s'adresser à quelqu'un pour qu'on le mît à bord A qui .s'adressa-t-il? Je ne peux pas dire que ce fut à Bruant, puisque je n'en sais rien, mais Bruant avait sa confiance.

M. nrunnl, dil le .Iiulas. Dessin de F. Lix.

Ce que je poux d i(\ c'e-t que Brunit devint riche celte nuil-l'i, et (pio crlto nnit-iù .M. J;Mn fut assassiné par riionmie à qui il avait donné sa confiance.

On trouva, le lendemain matin, son corps sur le sable, entre Loc-Malo et la tour de Plonhiiiec. Il avait une grande plaie au bas de la poitrine et l'épaule droite écra- sée d'un coup d'aviron.

l't la justice?... demanda un des matelots. Le patron Imussa les épaules.

Ce n'était (prun ci-devant de moins! répliqua-t-il. On mit les terres de Pendis en vonlo, et Bruant les acheta i>oiir un morreau de pain.

Mais depuis?

-- Di'puis?... (Jiind (.'••l'/ii- arriva, le citoyen Druniit était archiuiillionnairc. Cric !

Crac !

Le feu chez Mikelic !

La goutte cliez la Tabac! A la niche, caniches !.. On embarque demain à trois heures... bon temps, bonne brise ; je nous souhaite vinul-cinq mille de sardines et premiers au quai de Larmor. V.h lu> !

Ils se levèrent tous et quittèrent l'auberge. Je fis comme eux, après avoir repris mes vêtements. Je n'en avais pas fini pourtant avec cette étrange his-

190

LECTURES DU SOIR.

loiro. Cominc jo. cliominais vers lo pnssnRC da Loc-Ma!o lioiir roniror ,\ Porl-Loiiis, j'aporçiis doux ninbios qui marcliaifiU lonlomont côlo fi côlc. Jo rocoiimis d'un roiip d'(ril la taillo ôlanci^ft du mousse et la vaslc car- rnro du patron.

ViiiciMit oiScvono causaient. LesaLle t'Ioiiiïail lo briiil do mes pas. Je pus les approolier d'assez près pnnr en- londrc ce lambeau de leur conversaliim :

L'enfant, disait le patron donoement. lu n'as plus madame fa mère l't soutenir, et tu es trop jeune pour ai- mer l'arpent pour l'argent.

Il mo faut douze mille francs, répondit lo mr.usse d'un ton fernie.

Crois-tu donc ;\ celte bêle d'Iiistoiro du poisson d'or ?

J'y crois. Sevcno s'arrêta.

Monsieur Vincent, dit-il tout à coup avec une gra- vilé qui me frappa vivemont, vous êtes le fils de mes maîtres. Ce qui est mort peut ressusciter. Si vous me dites : Jo veux, j'obéirai.

Je AOMx-, prononça résolument le jeune homme, je veux savoir an juste quelle boîte ceux qui tentèrent cette pêclic accrochèrent h leur hameçon.

Le patron répondit, après une courte hésitation :

Je l'ai ouï dire par plus de cent, et toujours de la môme manière. -On a le choix entre deux boîtes dont l'emploi est pareillement un péché mortel.

La première? fit Vincent avec impatience.

La première est un morceau de la sainte hostie. Vincent recula, puis il dit, en baissant la voix :

La seconde?...

La seconde est un lambeau de la chair d'un chré- tien.

Vincent resta immobile et muet.

Voulez-vous toujours? demanda Seveno après un silence.

Vincent ne répondit pas tout de suite, et je le vis es-

suyer la stieur do son front. Mais tout i\ coup il redressa d'un mouvement plein d'orguoil la richesse iléjà virile do sa taille.

Je suis un Penilis, dit- il, j'ai droit. Minuit sonnant, je serai au Trou-Touncrro, lo poisson damné aura la boîte qu'il lui faut, et je jure Dieu que je ne commettrai pas un sacrilège !

Il s'éloigna à grands pas.

Veux-tu de moi pour nager, l'enfant? lui cria do loin Seveno.

Mon grand-père n'eut besoin de personne, répliqua le mousse, dont la silhouette so perdait dans lo noir.

Les nuits de Port-Louis sont désertes de bonne heure. Les gens de Port-Louis qui rendent des visites le soir reviennent avec des falots ou lanternes à main, comme on faisait à Paris sous Louis le Débonnaire. Comme je traversais la ville pour gagner les quais, je passai sons les fenêtres de mon pauvre client, M. Keroulnz. Il y avait encore cliez lui une croisée qui brillait. Do l'autre cfllé do la rue, dans l'embrasure d'une porte, une ombre im- mobile se dressait. J'allais passer, sans remarquer autre- ment cette ombre, lorsqu'une lanterne, précédant pom- peusement deux vieilles joueuses de boston ou de rcver.si, éclaira l'enfoncement de la porte.

Je reconnus lo beau visage de Vincent, qui avait les yeux pleins de larmes.

Si peu que ce soit, chacun a en soi son petit grain de poésie. Le roman ici prenait corps et me sautait aux yeux.

C'était douze mille francs, en effet, quo l'enfant su- perstitieux et hardi allait chercher au Trou-Tonnerre ; c'était aussi douze mille francs que M. Bruant réclamait à mon client, M. Keroulaz.

Et là-haut, à cette croisée qui brillait, le modeste ri- deau de percale me laissa deviner une gracieuse sil- houette de jeune fille.

Paul FÉVAL.

( La suite à la prochaine livraison.)

CHRONIQUE DU MOIS.

LA POÉSIK DANS LES SALONS.

m"« yEMILIA JLLIA ***.

En ces trois derniers mois, nous avons traversé bien des salons de Paris, depuis la salle impériale ^\c^ Maréchaux jusqu'à l'atelier de l'artiste dans sa mansarde ; nous avons vu bien des quadrilles étoiles de beaux yeux et de dia- mants, de cravates blanches et de fleurs d'orangers; nous avons entendu bien des concerts de Géraldy, de M"* Ga- veaux-Sabatier, de Mario, de l'Alboni, de M'"^ Carvallio, de M. Dcllo-Sedie, de Victor Capoul, de Moniaiibry, de M"*» Battu et Montrose, do Louis Lacombe, de Gode- froid, de Seligman, de M""* Escudier, etc.

Nous n'avons pas rencontré, dans tout ce beau monde et dans toutes ces fêles, de surprise plus merveilleuse, 'phis charmante, plus flatteuse pour notre amour propre national, quo cette scène dont nous avons été témoin dans le salon de M"'» Ancelot.

Il y avait là, comme de coutume, des princes et des princesses, des grands seigneurs, des académiciens, des journalistes, des femmes aimables, des gf^ns d'esprit de

toutes classes. La maîtresse de la maison en fournirait à ceux qui n'en ont pas, comme d'autres fournissent lo Ihé, le chocolat et les sandwichs.

Au milieu du silence, une jeune fille s'est levée do son fauteuil, une jeune fille éclatante de ses printemps, éfoilée de ses beaux yeux, couronnée de ses cheveux noirs.

M"* iEmilia '**, a dit M""^ Ancelot: une Anglaise qui réclame l'indulgence pour des vers français de sa composition.

Et, d'une voix inspirée, d'un geste simple et naïf, d'un ton modeste et juste, avec une décence angéliquc et un accent étranger plein de charme et de gràco, la jeune lille a récité les vers suivants, que nous avons re- tenus jusqu'au dernier:

LOUIS XVII.

Dans ce lieu sombre, affreux, la clarté céleste. Comme au.x l)or(ls de l'enfer, s'arrête sur le seuil, Oiiels sont ci-s IVonls courl)és sous un arrêt funeste, Celte famille en deuil?

MUSÉE DES FAMILLES.

191

Des femmes qui, pleurant leur époux et leur père, Le cœur gros de douleur et d'angoisîe élouffantj Demandent au Dieu juste en qui le faible espère Grâce pour un enfant.

Et. pour raffinement à si dure souffrance, A leur oreille arrive une voix de démon : « Louis de France est mort : vive Louis de France. Dix-seplicme du nom! »

Celte airoce ironie h leur grandi>ur passée, Cet avilissement qu'on les force à subir. Vers un temps qui n'est plus reportant la pensée, .Assomiirit l'avenir.

Sous leur rage est tombé cet arbre séculaire Qui les abritait tous; mais ils tremblent qu'un jour- Le sang qu'ils ont versé n'apporte son salaire, Par un juste retour.

Il reste un rejeton abattu par l'orage, Qui. même loin du tronc qui devait le nourrir, Pourrait prendre racine : on le fait sous l'outrage Dessécher et mourir.

On l'arrache à sa m'ere, à sa mère qui brave La hache, pour parer ce coup inattendu, Qui se lord île douleur comme la pauvre esclave Dont le fruit est vendu.

n Barbares ! sur mon sein vous dres.sez ces murailles Qui p'escnt sur mon fils, nuit et jour l'étouffant ; M'eres qui m'entendez, n'avez-vous plus d'entrailles Pour voire pauvre enfant ?

(t La femme la plus vile, aussitôt qu'elle est mère, Sent de joie et d'amour épanouir son cœur; Des ce jour, elle est sourde à toute insulte amère Iiont rougit la pudeur.

« Et moi, moi, m'ere aussi, parce que je suis reine, Vous croyez que mon âme est morte nu cri du sang? Lâches, vous rejetez tout le poids de ma peine Sur mon fils innocent !

«JJais, hélas! c'est en vain qu'une reine s'abaisse, Mon enfant! on se rit de ses cris insensés; On te mure au cachot, encor chaud de caresse De mes bras enlacés ! »

Là, son hideux gardien, vil abrutisseur d'âmes, Veut le rendre à jamais indigne de ses droits : Il enseigne des chant.>, des paroles infâmes Au fils de tant de rois.

Au bord de son chevet veille la calomnie : Elle espère arracher, le serrant do plus près, Quel(iue mol, pour traîner sa m'ere à l'infamie, El l'immol.T apr'es.

On vint lui dire uu jour : t t.n[iel, In niere csi morte .Sous la hache : veux- lu .savoir qui la perdit? Qui, p.nr un mot cruel, la lua de la sorte? Toi même, ù fils maudit ! «

L'rnfant-roi répondit par un regard farouche. Leva le.; yeux au ciel, et, morne do slupeur, E'oufla ses sanglots et n'ouvrit plus la bouche... Il avait une sœur.

O Dieu! le suivre ainsi dans la lento agonie, Enlant de saint Louis! le voir pâlo, affamé. Par des raflinemenls d'abjeclc lyraunie Lentement con.sumé!

Te voir sur tes genoux blotti contre la porte. Pauvre esclave ! écoutant les pas de tes bourreaux Etonnés, chaque jour, qu'un frêle corps supporte Tant de tourments nouveaux!

Le geôlier reparut, lorsqu'une mort prochaine Pour l'affranchir enfin venait comme un ami; Le captif, plein d'effroi, sous le mal qui Tcnchalne Se soulève à demi :

a Si le peuple. Capel, qui le hait et l'opprime. Te rendait le pouvoir, que ferais-tu de moi? Je vous pardonnerais. Fais pardonner ton crime. Le crime d'être roi ! »

Ainsi disant, ce tigre assassine cet ange. Pour sa mort, point de fer, point de briilanl poison : Il suffit d'insomnie, et lentement il change En tombe sa prison.

Sa cendre fut mêlée à ile> cendres vulgaires; Sa race fut bannie et son nom fut proscrit; Mais ce nom doil revivre, après vingt ans de guerres^ Avec du sang écrit.

Le meurtre grave un seing qui jamais ne s'efface; Il poursuit l'assassin en tout temps, pu tout lieu, Ton supplice, ô martyr, et celui de ta race Crie encor devant Dieu !

Il a porté malheur aux destins de la France : L'invasion souilla ses drapeaux triomphants. Et de la liberté la plus ferme espérance A déçu ses enfants.

Un antre soir, cliez la princesse do '**, I.t môme jeune Dlle se levait encore, el disait ces slroplios à une .ninic ;

Dieu rend à notre terre, après la sécheresse, Le printemps et l'été, la pluie et le soleil, Et, pour faire oublier ses maux à la jeunesse, Il garde le sommeil.

Il donne aux malheureux lassés de l'existence. Après quelques instants, le calme de la mort ; .\u plus grand des pécheurs repos el confiance, El bénit sou reraord.

Il donne au désespoir l'espérance secrète; Au rossignol aveugle accont el chant divin. Et la gloire immortelle aux accords du poète Qui mendiail son pain:

.\ la vierge au cœur pur un beau n'-vo-opiioniore, Une humide patience au momenl des douleurs; Un doux lait à l'onfant, el l'extase à la mère... A la ft mme ses pleurs.

Savez-voHS beaucoup de Françaises de vingt ans ca- pnliles de com|iosor des vers pnroils, et n'ost-i! p.ns doux el gloriiMix pour noire langue, pour notre P.iris, de faire éclore de telles lleurs sur les lèvres d'une ëlt an- père?

Elles somblenl naître aussi faciiomont que le sourire des Grâcns sur la bouche de M"' /Einilia Jidia '".

On nous assure qu'elle a publié. .^ seize ans, un volume... deu.\ volumes, et qu'elle ou prépare d'aulros. Nous allons lesclierclier et les trouver. Nous nous empresser. 'lis d'eu rendre compte , et, s'ils valent les spécimens que nous venons de citer, nous «serons fiers d'avoir les prc-

102

LECTunES nu som.

iiiicrs donné le droit de cité on France i\ ce noble et mervt>i:li<iix i^i'nie. Il fera plus que le canon et la di- plomatie pour supprimer le détroit de la Manche.

nruR-ciiEVALinR (i).

(1) Nous apprenons à l'instant que le juge par excellence, 51. lie l-;iniarliiu', a di'jà signalé dans son 58» Entretien litté- raire les poésies de M"' /trailia Julia '*'.

« Je parlerai surtout, dil-il, d'un tiasard ou plutôt d'un bon- heur de génie, dans une rcncoiilre qui nous a donné et qui donnera probablement à 1 Angleterre, ù la France, h l'Europe, d'étranijes étonnemenis et de vives admirations quand l'heure sera venue. Voici comment ce miracle de la nature nous fut révélé, comme il le sera à tout ce qui lit.

n C'était par une sombre matinée de novembre, à Paris, quehiues années après la révolution de 18i8, qui m'avait rejeté seul, meurtri et nu, sur le rivage, après ce grand naufrage j'avais été moi-même aussi naufragé que pilote.

« On m'annonça une jeune lille parlant le français avec un accent étranger et demandant à ra'entretenir; j'ordonnai de la faire entrer. Je passai une main dans mes cheveux, soulevés par l'inspiration, pour présenter un front décent à l'étrangère, et je jetai ma plume fatiguée sur le guéridon qui portait, à côté de moi, le monceau de pages écrites à la lampe et au soleil le- vant depuis cinq heures du matin. Je ne m'attendais pas à un rafraîchissement d'esprit si charmant, mais j'en avais besoin : « Ce néiait pas la saison des roses, » comme dit le poète persan Saadi.

« Je vis entrer une rose pourtant; mais une rose pale, une rose du Nord, une jeune (ille, presque nne enfant, dont les traits, à peine indiqués par la nature, étaient plutôt, comme la Psyché ùc Gérard, une ébauche de la beauté, une esquisse de la grâce, qu'une beauté palpable, qu'une grâce éclose.

« On eût dit que ce corps si léger n'aurait pas eu besoin de ses pieds pour le porter ; ce n'était qu'une âme habillée. Je crus voir marcher, ou plutôt glisser sur le tapis, l'Inspiration.

« A vez-vous vu un buste de lord Byron adolescent ? Cette jeune fille lui ressemblait, comme une sœur plus jeune à son frère : elle, aussi belle que lui, lui, moins étliéré qu'elle, tant son vi- sage était d un enfant; mais les yeux étaient d'un être qui a fini sa croissance.

« Ces grands yeux ne pouvaient rien acquérir de plus achevé par les années (que des larmes peut-être) ; ils luisaient comme deux étoiles de première eau sous l'arc d'un front proéminent; l(Mir seule impression, c'était le génie. Or, l'expression du gé- nie, dans des yeux de femme, savez vous ce que c'est? C'est ce qu'on appelle le surnaturel. Je renoncerai donc à vous définir te regard.

« J'étais, je le confesse, intimidé par cette véritable appari- tion de lumière dans mes ténèbres. Je l'interrogeai avec le res- oect presque tremblant d'un homme qui ne craint aucun homme, mais qui tremble devant tous les anges.

« J'appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise, d'une famille aristocratique et opu- lente de 1 lie d'Emeraude; qu'elle était fille unique d'une mère veuve qui la faisait voyager pour que l'univers fût son li- vre d'éducation, et qu'elle épelftl le monde vivant ri en relief .sous ses yeux, au lieu d'épeler les alphabels morts des biblio- thèques; que j'avais parlé, à mon insu, à son imagination nais- sHnle ; qu'enfant, elle avait balbutié mes poèmes; que, plus tard, elle avait confondu mon nom avec les belles causes perdues des nations; que, debout sur les brèches de la société, elle avait adressé à Dieu des prières inconnues pour moi; que, renversé et foulé aux pieds, elle m'avait voué des larmes qu'elle- même était poêle mal;rré elle ; que ses émotions coulaient de ses lèvres en rhylhmes nic^lodieux et en images colorées. Elle m'en récita quelques-uns, dont j'étais l'objet. Ces vers semblaient avoir été pensés par Tacite et écrits par André Chénicr; quoi- que composés par elle dans une langue étrangère (le français\ ils jaillissaient du cœur et des lèvres comme des flèches de l'arc intérieur allant au but d'un seul jet Je sonne en tombant, twn

parce qu'on m'a mis une cloche aux ailes, mais parce que je suis d'or. Ces vers ne chantaient pas, ils frémissaient : leur seule musique était leur vibration on touchant l'Ame. J'étais confondu d'entendre une voix plus virile que celle de Talma, plus tragique que celle de Rachel.

« Je ne fis ni geste ni exclamation : les compliments étaient hors de s;iison devant un miracle. Tout était sérieux dans ce gé- nie, austère dans celte grâce; je compris que j'étais en face d'une sœur du jeune Pic de la Mirandole. quand celte intelli- gence surnaturelle, incarnée dans un bel adolescent, comparut devant le pape, les cardinaux et le congrès de tous les érudits d'Italie, pour répondre sur toutes les matières et dans toutes les langues à ce cénacle de l'intelligence hum.iine. De question en question, j'arrachai à celle jeune fille, modeste autant qu'uni- verselle, le secret de tout ce qu'elle savait à l'âge l'on ignore tout. Elle écrivait avec la même facilité en anglais, en allemand, en français, en italien, en grec, en hébreu, éloquente et poète «irdix instruments antiques ou modernes, sans distinction et presque sans préférence; musicienne qui Joue avec tous les claviers. La jeune fille avait seize ans, et de plus elle était un grand poète. Tant de sciences chez elle n'étaient que les jouets de son enfance et les outils de son génie. Quel rayonnement ne sortira pas d'une telle étoile? Le siècle le saura plus tard, et je vous le dirai moi même bientôt.

« Je la reconduisis, tout ébloui d'intelligence, jusque sur le palier de ma petite maison; elle marchait devant moi dans le soleil, et j'avoue qu'au lieu d'une trace d'ombre derrière elle, elle me semblait laisser une trace de lumière sur les dalles qu'elle avait foulées en se retirant.

a Le monde l'appelait miss B*'* ; je ne sais quel nom lui donnera la poésie^ mais elle en aura un.

« LAMARTINE d

LES MÉTAUX. SÉRIE PAR CHAM. L'ACIER.

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i ^ :4%!

« J'cspbrc que je ne fais pas de mal ;i monsieur

Paris Typ IIïMvcTEn, rue du noulcvarl, 7.

VII.

MUSÉE DES FAMILLES.

Î9.']

ÉTUDES RELIGIEUSES.

LA VIE ET LES AVEiNTURES D'UN MISSIONNAIRE (1).

Cl y \ v'^

Vue de S.iiiil-Louis, :iu.\ Kl Is-Unis Hessm de C.li. Bonois-l.

I. A vingt ans Départ. Au Texas. La pnsle. Le lit de voyape. Un grenier. Ctianl fiançais. Un compagnon. Caslroville. Misi-TC. Un cheval et un serpent. Deu.x (vuTs pour trois.

Les Annales de la Propagalion de la Foi ne donnenl que dos rclalioiis p;irliellos de la vie d'un mis.'^ionn;lire, l'ou- vrage do Tablié Doinenecli, que nous venons de lire, nous Avnii. 18(li>.

initie nonscnicmcnl à sa vie, mais encore ;i ses sonli- nients de cliaqno jour.

C'est avec une émotion profonde titic nous avons éUidié ces toiielianls récils, et nous espérons communi- quer celle éinolion à nos lecteurs.

(I) Journal d'un missionnaire au Texas et an .Uc.ri'/vp. par l'abbé Domenerli. Un vol in-S'. Taris, daunie, nie Cassette. 4:i— VlNf.T-M:i VIEMF. VOLLVE.

194

LKCTl HI<:S DU SOIR.

M. r)(»menocli ;i vingt ans ;i peine, il se sent poiissé p;ii' une main invisible vers cet avenir inconnu de dévonenienl et tl'éprenvfs (|u'un pieux évè(|uc(l) déroule fl ses yeux. Il part ! Un beau" voilier américain remporte vers la Nonvolle-Orléans. Le ciel est sans nuages, la mer calme et unie, ou dresse un autel sur le pont du navire cl l'air retentit de cliaiUs solennels. Los passagers, la tôle dé- couverte, assistent ù Toffioe dans le plus profond re- cuefiiement.

Tout va ;\ l'âme dans les grands spectacles ; le jeune npôlre est bercé |)ar l'infini de la mer et jiar l'infini de ses pensées. Il songe aux pays lointains oii il va porter la parole de l'Evangile. Il voit des colonies nouvelles, des peuplades nombreuses qui, dispersées dans les soli- tudes, vivraient sans les secours et les bienfaits de la reli- gion, si des prêtres dévoués ne les suivaient résolfunent au milieu des plaines, des montagnes ot des bois. Oli ! comme alors il trouve sa vocation belle et généreuse ! comme il est encouragé dans ce pieux dévouement (pie riiommo du monde admire parfois, mais ne saurait com- prendre, car les seuls mobiles d'un apôtro sont une con- viction profonde et une cbarité sans bornes !

Et cependant l'abbé Domenech n'achève pas son beau voyage sans (|Uo des larmes secrètes mouillent ses yeux, c'est qu'il pense que ce départ n'aura peut-être pas de re- tour. Il n'est pas donné à tout homme de pouvoir se sevrer brusquement de ses alTections de famille, de s'é- loigner de ses amis, cl de rompre avec de chères habi- tudes sans que la nature soit affectée de ce sacrifice.

Il arrive aux Etats-Unis, il reste deux ans au séminaire de Saint-Louis pour achever ses études et se préparer à la vie apostolique des missions. Ce temps écoulé, il re- descend le Mississipl jusqu'à la Nouvelle-Orléans et il s'embarque de nouveau sur un steamer qui va à Galves- ton, principal port du Texas et en même temps siège épiscopal de celte vaste contrée.

Riais l'évêque craint le séjour de Galvesfon pour la santé du jeune prêtre. Il l'engage à se rendre à San-An- lonio, dans l'intérieur du Texas. L'abbé accepte avec d'autant pins d'empressement, que son désir le plus grand est de rejoindre l'un de ses compatriotes, l'abbé Dubuis, dont la résidence principale est près de San-Antonio.

Après un court trajet on bateau à vapeur, de San-An- tonio à Houston, c'est par terre que se termine le voyage. Los arbres odorants, les lauriers-roses toujours en fleur, imprègnent l'air des phis suaves parfums ; mais comment donner une idée de ce sol brûlé par le soleil, de ces cohortes de niaringoins dont les piqûres sont si doulou- reuses, et de ces éternelles colonnes de fourmis qui se promènent en tous sens et s'insinuent dans les vêtements sans qu'il soit possible de s'en débarrasser?

L'abbé Domenecli prend la posle pour aller de Houston à San-Antonio.

La poste est une charrette, une espèce de tombereau attelé de quatre chevaux vigoureux. On franchit à fond

(1) Mk' Odin, vicaire apostolique du Texas. Disons tout de suite ici que lesévèques missionnaires et leurs prêtres (Ijeau- coup de personnes l'ignorent sans doute) ne reçoivent aucun trailemenl ni du gouvernement, ni de l'Eglise, ni de personne. Leurs seules ressources pour leur existence,, leur entretien, leurs vovagis, la construction dcséglisos,liôpilaux, écoles, couvents, séminaires, sont leur propre industrie, la cliarilé publique ou privée, et les secours de la Propagation de la Foi. Mais la moins- valuc de l'argent fait qu'un évêque qui reçoit vingt mille francs par exemple (qualru mille piastres), ne louche en réalité qu'une valeur de cpjalre mille francs. La piastre, aux Llats-Unis, équi- vaut à peu pr'es pour la dépense au franc de France.

(le train un pont large de six pieds et fait de deux pièces de bois et de branches mal jointes; ou court à toute bride dans les bois, on passe sur les troncs, on se heurte contre les arbres. La nuit, qui vient sans crépuscule, précipite la charrette dans un ravin.

Avez-vous quelque chose de cassé? dit le cocher.

Non, répond le pauvre abbé.

En ce cas, ce n'est rien !

Et les chevaux repartent. Ils s'arrêtent devant la porin d'tnie ferme. C'est lu que la posle doit passer la nuit.

Le lit du voyageur est un carré long fait avec des branches d'arbres, une couverture de biiiie est dessus en guise de matelas. L'abbé y ajoute ses habits et se couche brisé, mort de fatigue. Mais an point du jour, lorsqu'il cherche encore une position Icnable, il faut se lever, car l'étape est longue à faire.

En sortant de la ferme, ce sont des prairies, des coiu's d'eau au doux murmure, des massifs de fleurs éclatantes, de vieux chênes épars qui ravissent le jeune prêtre. Les cotonniers sont couverts de fleurs rouges ou blanches ; bientôt les arbres se rapprochent, l'œil ne peut plus les compter ; les lianes sont gigantesques, une vigne sauvage enlace de ses puissants rameaux les sommets des plus grands sycomores et s'étend à plus de cent mètres ; c'est l'Amérique des poètes, c'est la forêt vierge !

Avant la fin de la journée, on a tué une panthère qui s'était élancée au poitrail du premier cheval ; on a es- suyé un affreux orage, et traversé, près d'Austin, le Rio- Colorado (fleuve coloré). A l'auberge de San-Marcos, auberge faite de sapins et de paille, il n'y a que deux lits fort grands et fort larges, l'un pour les hommes et l'autre pour les femmes.

A Braunsfels, grande colonie allemande, c'est le sabbat d'une élection qui empêche le pauvre abbé de dormir. Les électeurs sautent, se dé'mènent, loninont, ch.inicnl à briser le tympan ; des groupes avinés font de la politique le cigare à la bouche et le verre à la main.

Enfin, après ce voyage chaque heure a amené des péripéties, des émotions et des dangers, l'abbé Domenech arrrive à San-Antonio.

Il se présente aux desservants, qui sont des prêtres es- pagnols. Faute de chambre, on le loge dans un grenier 011 sèchent des légumes. Le mobilier se compose d'une table, d'un mauvais lit de sangle sans matelas ni paillasse. Un cercueil, destiné à transporter les pauvres, lui sert de siège. Une petite fenêtre donne sur la route du Mexique, une autre sur le cimetière. Le toit laisse passer les rayons d'un soleil brûlant. Il ne sait pas l'espagnol, il ne peut s'entretenir avec les desservants. Il n'ose sortir dans la ville à cause de la chaleur; ni au dehors, î'i cause dus In- diens, qui poursuivent les colons pour les scalper ou les percer de flèches.

« Ainsi, dit-il, j'étais confiné dans ce grenier, étouf- fant, ne pouvant travailler, mourant d'ennui. Je regardais à travers mon étroite Incarne les lombes bri"décs par les ardeurs du .soleil et sur lesquelles vieillissaient des croix rustiques de bois ou de pierre blanche ; j'avais des sou- pirs sur les lèvres et des larmes dans les yeux, je laissais ma pensée errer en désirs vagues, aux pieds du Dieu consolateur. »

Un jour que le pauvre jeune missionnaire est livré plus que jamais à ses sombres pensées, il entend une voix rude chanter en français les paroles suivantes :

Oh ! surtout cache-lui

D'oii vient mon ennui... v

MUSÉE DES FAMILLES.

195

D'un bond il est à sa lucarne et il aperçoit un iriaçon qui Iravaille à un mur voisin.

Vous êtes Français ! lui crie-t-il.

Mais oui, je le suis et même Comtois, pour vous servir. .Mais qui êles-vous, et que diable faites-vous à cette lucarne?

Je suis également Français, je me destine aux missions duTe.xas, et Tévêque m'a envoyé ici pour éviter les fièvres de Gai veston. Ne connaissant personne, je ne quitte mon grenier que pour aller à l'église ; aussi la voix d'un Français m'a-t-elle fait bondir le cœur de joie.

Vous ne devez pas vous amuser beaucoup ainsi tout seul ; mais si cela vous fait plaisir, après ma journée, j'irai vous Voir et nous causerons ensemble.

Deux mois après son arrivée à San-Antonio, l'abbé Domenech est au bout de ses forces pbysiques et morales. Sa trislesse est empreinfe.de découragement, il veut re- tourner à Galveslon , il est sans argent, et cependant il pense sérieusement à entreprendre, à pied, le voyage qu'il a fait au milieu de tant de périls, sur la cbarrette de la poste.

Mais à ce moment de défaillance la Providence lui envoie l'abbé Dubuis, son compatriote et son ami.

L'abbé Dubnis promet au jeune prêlre de l'associer à ses travaux et de l'emmener avec lui à Castroviile, sa prin- cipale résidence. Il excite et relève son courage, il lui montre le bonbeur de donner à quelques pauvres âmes un peu de consolation sur la terre et une couronne dans le ciel!

«Je n'bésitai plus, dit l'abbé Domenech, j'étais seul, séparé de tout ce qui m'était cher, je voyais s'ouvrir une vie d'isolement et de misères perpétuelles. Je trouvai le calice amer; mais Dieu me donna la force de ne sentir aucun regret dans mon âme, et cependant je faisais le sa- crifice de ma vie et de tout mon être. »

Ils partent pour Castroviile. La maison du missionnaire est telle, que le plus pauvre Européen ne voudrait pas l'acceptor pour logis; elle a des angles disjoints qui livrent passage aux lézards et aux serpents, accompagnés de rats, de fourmis, de scorpions et de tarentules. Dans le jardin est la tombe de l'abbé Cliazelle, dernier col- lègue de l'abbé Dubuis. 11 est mort de langueur, de nos- talgie et de misère.

tt La vue de cette tombe, à peine fermée et déjà toute recouverte et parfumée de résédas, me fit venir les larmes aux yeux, dit l'abbé Domenech, mes genoux tom- bèient sur le lit de repos de mon prédécesseur, et je priai Di( u ardemment ! »

Le pauvre ménage de l'abbé Dubuis est approvisionné d'un peu de porc, de lard fumé et de quelques morceaux de chevreuil séché qui rossomblont àdes éponges.

Ces viandes causent une telle répugnance au jeune abbé, qu'il les couvre d'un mélange de poivre, de piment et de vinaigre à empoiter la bouche. Au risque d'être mordu par les serpents ou scalpé par les Indiens, il va cueillir sur les montagnes de la salade sauvage qu'il assai- sonne avec du lait. Un jour il se procure quelques œufs, il ramasse du bois pour les faire cuire. En revenant, il frappe de porte en porte, demandant un peu de beurre pour les accommoder, un peu de maïs pour faire du pain. Ou lui refuse le plus poliment possible, et ce n'est qu'a- près de nombreuses visites qu'il obtient de la rouii):is-ion d'une bonne vieille femme de quoi manger ce jour-là. Ce- pendant les habitants de Castroviile paraissent accorder quoique intérêt et quelque sympathie à sa grande jeu- nesse. Parfois on lui fait cadeau d'un peu do légmnes cl

de viande fraîche. Quels mets exquis! comparés nu f^li"- vreuil séché et même à la salade!

Il cherche à se distraire de tant de misères en faisant une collection de minéraux et d'animaux curieux. Les serpents n'y manquent pas. Ils sont si nombreux dans le pays, qu'on marche dessus et qu'on les écrase quelque- fois sans y faire attention.

Les deux collègues possèdent un maigre cheval qu'il', laissent paître en liberté dans les prairies. Un soir, ce cheval ne se retrouvant plus, ils vont à sa recherche. L'un se poste dans un lieu découvert, l'autre va à droite et à gauche. Tout à coup l'abbé Domenech aperçoit à ses pied.s sortant de l'herbe, un serpent à sonnettes. Il s'enfuit; mais, songeant à sa collection, il revient sur ses pas. Il jette sur la tête du reptile une grosse motte de terre qui l'étourdit. Puis il lui serre fortement le cou avec un lien. Sur ces entrefaites, l'abbé Dubuis retrouve le che- val et les voilà qui s'acheminent tous les deux vers Cas- troviile, l'un tirant le cheval et l'autre le serpent. Peu à peu celui-ci reprend ses sens et commence à s'animer d'une façon terrible. Il agite toutes ses sonnettes et im- prime au bras de l'abbé de rudes et rapides secousses. En arrivant, on s'en rend maître en l'attachant à un banc de bois.

Le lendemain : ils sont trois à table, les deux mission- naires et un jeune commerçant français qui se nomme Charles. Le menu se compose de deux œufs!

Si nous mangions le serpent!... L'abbé Domenech fait appel à toute sa science culinaire, et bieniùt le serpent paraît sur la table, coupé en morceaux, cuit à point et assaisonné de piment. Mais quel soulèvement de cœur, quelle répugnance!

Ils ont pour coffre-fort une tabatière ronde quel- ques petites pièces de monnaie sont éparses. Ce son! les cadeaux des paroissiens à l'occasion de rares baptêmes et de mariages plus rares encore.

Un jour, une vieille femme apporte une pièce de dix sous. Tenez, monsieur le jeune curé, dit-elle, dites là-dessus autant de messes que vous pourrez.

Pendant quelque temps, l'ubbé Dubuis et l'abbé Do- menech n'ont à eux deux qu'une soutane. Quand l'un la porte, l'autre ne [leut sortir. Ils se font un vêtement avec une jupe de coton bleu qu'un veuf leur donne pour payer l'enterrement de sa femme. Un dimanche, l'abbé Dubuis ne peut prêcher, il n'en a pas la force, n'ayant rien mangé depuis quarante-huit heures!

Mais rien ne ralentit leur zèle, ils fondent une écolr, ils règlent les différends, ils encouragent et consolent les malheureux, ils Iravaillent sans cei«e à l'auiéliiirnliuii morale et matérielle des colons.

II. Un exemple. Les pistolets du missionnaire. Le vieil uWe- mand. Le mustang. L'égli«e de Castroviile. La quête. Départ avec Charles. La nuit du poêle. Dést-urlianlemtnls.

Dans ces pays les lois sont insuffisantes pour la protection des particuliers, il faut déployer une. grande énergie et beaucoup de présence d'esprit pour n'êlre pas à la merci du premier venu. Tout le iiiuntlc e>t plus ou moins armé. Si les armes ne sont pas trê<-apparenles, on risque d'être insulté surtout par les (pierelleurs avinés, race fort nombreu-^e et fort redou'able.

Un jour, l'abbé Domenech veut faire respecter les justes et salutaires rigueurs de l'Eglise et donner un exemple nécessaire. Il s'agit d'im colon mort au milieu de la ru9

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LITTURES nu SOIR.

et dans un olal d'ivresse qui lui élait habituel. Ce mnl- liciiroMX n'avait jamais mis los piods dans iY;jlisc. L'abho refnso conimn prèire et comme h.djilant do Caslrovillc d'assister fi son onlorroniont.

Si vons ne rcntorrez pas de bon prô, lui disent les paroiils (hi mort, nous vous lo forons l>ion rnterrpr de force.

Alors il quille tranquiilemonl sa souiauc et leur dit :

Maintenant vous n'avez plus affaire fi un prêtre, mai-; h un Français qui saura se faire respecter.

Nous Verrons i)ien!

Oui, nous verrous.

Ils s'en vont et reviennent en nombre une demi-lieuro après. Ils sont armés ot veulent proliahlemont effrayer le jeune abbé. Mais celui-ci saisit ses pisloiets qui ne sont pas cbarpés, il ouvre sa porte et dirige ses armes inof- fensives sur la poitrine des deux premiers.

N'avancez pas, dit-il, ou je fais feu !

Ils s'arrêent, croyant peul-êlre à nu danger sérieiix, on se laissant imposer par son allilnde.

Si le jeune curé menace de faire feu, dit l'un d'eux îi ses couipa^'uous, soyez sûrs qu'il fera feu.

Ce mot les décide à hallre eu retraite. Lorsque le clioléra sévit avec intensilé au Texas et fait d'affreux ravages, les deux zélés missionnaires courent d'un lit à l'autre et de l'église au cimetière. Ils ne voient plus qu'agonie, mort, enterrement; ils aident à exécuter les ordonnances du médecin; ils s'occupent à la fois de l'ùme et du corps,

Bieniô! ils sont atteints eux-mêmes. Le médecin de- meure trop loin, que fai' e? Un verre est bien vite rempli d'alconl cnmpiné, de laudimum, de poivre en grain et d'eau de Cologne. Ce mélange violent est passé à travers un linge et cliacim en boit sa part.

Le sommeil s'empare d'eux et les tient sans mouvement pendant vingt-quatre lieiu'es. Au réveil ils sont soulagés et remis; ils reprennent leurs occupations.

Comment raconter les dangers de leurs excursions lointaines, lorsqu'ils vont exercer leur pieux ministère dans les colonies confiées à leurs soins et disséminées sur une immense étendue? Les Indiens sont très-nombreux dans le nord et dans l'ouest du Texas. Quoiqu'ils soient nomades par nature et par nécessité, ils ont néanmoins des élablissenients ils séjournent durant une certaine période d'années. Les camps de San-Autonio, de Dlianis, de la Léona, sont élahlis pour réprimer leurs incursions; mais le nom seul de leurs diverses tribus est un sujet d'é- pouvante pour les colons.

Un jour, trois Alsaciens et un enfant disparaissent; on retrouve leurs cadavres mutilés et percés de flècbes, la poitrine de l'enfant est coupée en croix et le cœur en a été arracbé.

Une autre fois, c'est une femme nue attachée à un arbre, entièrement scalpée et donnant encore quelques signes de vie; à ses pieds, trois cadavres scalpés et nus comme elle!

Ces affreuses tragédies sont si fréquentes, que l'on est étonné <le trouver, au milieu de si clTrayants récits, Tbis- toirc d'un bon vieux prêlre allemand qui eut un jour l'idée de parcourir seul rinlervallc qui sépare Brauiifels de Frédériksburg, afin de recueillir des curiosités scien- tifiques.

Il part un beau malin, n'ayant pour tout équipage qu'une double paire de lunettes sur son nez, une boilc de fer-blanc suspendue à ses épaules et quelques provisions 'Je bouche. Dès les premiers jours, sa boîte se remplit de

plantes rares, ses poches se chargent d'échantillons miné- ralogiques, son chapeau se couvre d'insectes piqués avec des épingles, et comme il a tué plusieurs serpents, il les noue et les laisse pendre autour de son corps. Il marche gravement dans cet attirail; il cberclie tonjnurs de quoi surcharger encore son accoulrement bizarre.

Lorstpi'il a épuisé ses provisions ot qu'il commence fi scnlir la faim, il dirige ses pas du côté des colonnes de fumée qu'il voit soi tir d'une clairière et il tombe au beau milieu d'un camp de pcaux-rouges.

A la viio de l'étrange promeneur, les Indiens jettent dos cris et se lèvent pour s'enfuir. Le bon prêlre prodigue les signes les plus éloijucnts pour leur faire comprendre qu'il meurt de faim. N'osant pas se mettre mal avec un génie inconnu, les Indiens, trend)Iauts, lui présentent du calé, du maïs, de la viande de mulot, qu'il mange comme un simple mortel; et il revient tranquillement à Fiédé- riksburg.

Les Lipaus semblent avoir été instruits autrefois dans le christianisme, leurs croyances en conservent un carac- tère frappant. Un dimanche, soixan'2 Lipaus viennent ù Castroville, pondant la grand'messe. Ils imitent tous les mouvements de l'assemblée, ils sont enthousiasmés. La fille d'un de leurs chefs, âgée de dix-huit ans et d'une beauté remarquahle, est conduite chez le fondateur de la colonie. Lorsqu'on joue du piano devant elle, elle écoule la bouche ouverte et les yeux égarés. Puis elle touche le bois de l'instrument, regarde dessus, dessous, et se met î» pleurer et à rire tout à la fois. Chaque note semble Té- lectriser et frappe certainement ses nerfs en remuant profondément son àme.

Et cependant rien n'est plus commun qu'un piano eu- ropéen chez les riches texiens et mexicains.

Dans une de ses excursions, l'abbé Domcnech, mou- rant de faim et de fatigue, aperçoit à travers les mosquites et les chênes une cabane auprès de laquelle sont couchés des bœufs et des moutons. Il frappe et demande (pielque nourriture. Entrez, répond une pauvre femme, et pen- dant que je vais préparer votre repas, vous vous distrairez avec le piano.

Les fonctions apostoliques des deux prêtres s'étendent sur les soldats catholiques qui servent dans les régiments américains. En allant au camp de Dlianis et à celui de lu Léona, l'abbé Domenech rencontre un jour une expédi- tion scientifique et commerciale, chargée par le gouver- nement américain de recueillir des renseignements de localité. Les ingénieurs et les savants intéressent au plus haut point le jeune prêtre; ils ont trouvé dans une vallée des cactus de ciufj à six pieds de diamètre; ils rapportent un mastodonte fossile presque entier. Leurs aventures, leurs découvertes, leurs récils décident l'abbé, à rester un jour avec eux. Le lendemain, la pensée que l'abbé Dubiiis peut s'inquiéter de son absence se présente à son esprit, et il demande au commandant de vouloir bien lui prêter un cheval.

Y pensez-vous, lui dit le commandant; faire qualre- vingls milles dans une môme journée! Savez-vous bien monter à cheval?

Je suis sûr, répond l'abbé, de ne tomber qu'avec la bête.

Le commandant, pour le défier, fait amener un mus- tang ou cheval sauvage pris dans les prairies.

Le cheval, quoique tenu par des soldats, fait des écarts et dos bonds offriiyants. L'abbé, piqué d'honneur, saute d'un seul coup sin- la selle. Le cheval part, dcscon.J la colline, traverse la rivière au milieu des hourras des sol-

MUSÉE DES FAMILLES.

•JT

dais. Le cavalier a des éblouissements, il ne peut que diriger la course ciïrénée du luuslaiig. Sur la route, ef- frayé par des peaux de paullièie qui sèchent au soleil, il se jelle par une porte ouverte dans un ericlos rumi- nent paisiblement des taureaux. Les taureaux {toussent des beuglements effroyables; le cheval, ahuri, saule d'un bond prodigieux par-dessus la clôture. L'abbé se main- tient en selle et fend l'air plus furieusement que jamais. Enfin, près de Quibi, le cheval, à la vue d'un serpent à sonnettes qui se dresse devant lui, se heurte épouvanté contre un ironc d'arbre et se casse un pied. L'aijLé le

traîne par la bride et fait à pied les douze milles qui le séparent encore de Caslroville.

L'église de Caslroville était une petite cabane de bois et de boue, quelques familb^s à peine pouvaient se réunir; les fidèles assistaient aux olfices en dehors. On emprunta une clochelle à un colon suisse qui, selon l'u- sage de son pays, l'avait pendue au cou de sa vache ; on assembla au-dessus du toit de ré.:lise quatre pièces de bois surmontées d'une croix, et ce fut le clocher. Quelque petite que lût celte cloche, l'air est si pur au Texas, que les tintements du métal argentin étaient en-

Types el costumes du Missouii

tendus dans la plaine et sin- les montagnes, surtout le malin el le soir. L'abbé Domcnecb fait des vases avec du bois liiurné, il y met des fleurs cueillies dans les bois et dans les plaines; les cierges brûlent au milieu de la verdure.

« .'Ml! dans les belles églises de France, dit-il, l'or, les cristaux, le velnuis, les lumières ébloiiissenl les yeux, parlent à l'iinaginalion; ici (ont parle au canir! l'honnue semble l'Ire placé d'une manière plus immédiate sous la lulelle de son Créateur. »

La piété des lidèlcs, leur foi sincère et tout hanic ré- compense parfois les deux pauvres missionnaires, et ce- poniiant ils vivent toujours dans le déuùment le plus complet, dans rindigenco la plus absolue.

(t du Mississipi. Dessin de Follinann.

a Ce qui fait le succès d'un missionnaire calliolitpie dans la propagation des lumières lie l'Lvangile, c'est l'ab- négation, le dévouemcn'., le désintéressement, la coii- lianee! Los hommes lui marKinenl, mais Dieu le juMlége visiblement et récompense ses travaux et ses fatigues. Le prêtre (|ui se dévoue aux missions étrangères peut bien dire, comme son divin maître : Mon loyaiimc ii'csl pas de- ce monde. Il sait que pour lui toutes les épines no sont l'as dans les forèls sauvages, et tontes lesdonlein's sur les plages désertes; mais Dieu, (pii a soin du passereau soli- taiic et du lis des champs, donne à l'homme qui a con- (iance en lui (pulque chose de plus précieux que le paiu gagné à la sueur du Iront : c'est la foi, la charilé et l'es- pérance! Avec cela on u'osl jamais pauvre, jamais sou-

Ii>8

LECïUUr.S \)V SOIM.

cioux (lu lemlcinain, et l'on brave loiilos les Icnipêles de

la vie. »

Les deux iiiissiomiaires convoiveiit un jour le hardi IMojot de bùlir une éf;lise. Celle église est uuc iiécessilé jioiu- la colonie et doit lui donner une yrande importance. L'abbé Donienecii fait un plan, un dessin, des calculs mimitioux, et pour avoir de l'arj^ent il preml le coura- t^oux parti d'aller en (pièler, dùt-il parcouiir tous les États-Unis.

Il voyagera avec sou auii Charles, le jciuie couiniorçanl

Iran^'ais.

Un soir, ils disent adieu ;\ l'abbé Dnbuis, ils partent! Ils vont oanipor dans le chaparal de la Léona. Les che- vaux sont dessellés et attachés à des inesqnilos ;iuloui- des(pu'ls croît une herbe abondante. Quant ;\ eux, ils s'étendent sur l'horho, on.'cloppés de leurs couvorlures.

« La nuit élail l'ort belle, dit l'abbé Donienech, ce beau ciel (les Iropiriues faisait descendre de ses millions d'é- loiles une lumière pâle et douce ; aucun uuago ne gri- sonnait sur ce dôme immense d'un bleu pur et foncé, parsemé de paillettes d'or; une brise légère, apportant la Iraîchcur, courait dans le feuillage et nous berçait de ses murmures. J'avais lu dans un poêle moderne qu'il était beau de dormir ?a sein d'une nuit tropicale, sur un lapis de verdure, dans un air tiède et embaumé et plongé dans la molle splendeur des rêves. Certainement, Tair était doux, la nuit majestueuse, le ciel scintillait; mais c'est le tapis qui était affreusement dur! Je ne trouvai aucune position qui ne fût une douleur. Je restai forcé- ment très-cveillé et peu disposé à rêver ; mais les in- sectes étaient encore plus éveillés que moi; ils me pi- quaient liorriblement. D'autres bêtes plus grosses rôdaient •aux alenlours; les coyotes aboyaient, les bjups hurlaient, les panihères et les chats-tigres miaulaient. Je .savais que ces animaux ont peur de l'homme et qu'ils ne l'attaquent que lorsqu'ils sont affamés; mais cela n'empêchait pas mon cœur de battre plus vite qu'à l'ordinaire. Afin que rien ne manquât, la rosée de la nuit me refroidit, et comme nous n'avions pas allumé de feu, de crainte d'at- tirer les Indiens, rhumidité me gagna et j'eus des Iris- sons continuels. Tout cela était d'un prosaïsme désolant. J'en conclus que le poëtc qui vantait les délices d'une iniit pareille y songeait dans un fauteuil, auprès d'un

bon feu. »

Charles dormait cependant, et d'un sounncil profond. Pendant tout ce rude voyage, il ne quitta jamais cette humour joviale que les Français perdent.rarement, même dans le» circonstances les plus critiques de la vie.

UL Vèlu par souscription. Nuit d'angoisses. Tigre cl panthère. Relour à Caslroville. Le prêtre ouvrier. La l'àques. Inaugu- ration de l'église. Relour en France. Sur une lorabe. La porte de la mère.

Les deux voyageurs vont successivement à Victoria, à Lavaca,àGalveston, les habitués de l'évêché se coti- sent pour donner à l'abbé Domenech une redingote, des chemises et des souliers.

Partout il quête pour son église, partout il reçoit ou un peu d'argent, ou des ornements, ou des étoffes pour en faire. A Natchez, àThibaudeauville, il visite quelques familles catholiques et il en tire quoique chose. .

A la Nouvelle-Orléans, il apprend que le choléra sévit de nouveau à Caslroville et que l'abbé Dubuis est accablé de travail. 11 fait à la hàle ses préparatifs pour voler au secours de son bien-aimé collègue.

Quel voyage que le voyage du retour! La pluie ne cesse de tomber et défonce les chemins. Ils avaient loué une chai relie et lui conducteur pour transporter les vases de Heurs, le linge, les ornements d'église, les cadeaux de toutes sûi'les qu'ils avaient reçus. Us campent la iniit sous celte charrelle, qui ne les abrite pas; un de leurs che- vaux est perdu ou volé; l'abbé monte le seul (pii reste, cl Charles se met sur la charrette.

Au dernier campement, après des luttes et des difli- cultés de toute espèce, la nuit les surprend en pleine forêt. Le conducteur, sans aucun souci, s'enveloppe de sa couverture et s'étend sur les caisses dans la charrette. « Charles et moi, dit l'abbé Domenech, nous passâmes la nuit contre un arbre, assis sur nos selles, les i)ieds dans l'eau. L'orage devint plus fort qu'il ne l'avait en- core été; les roulemonis du loiuierrc élaient inces- sanls; la fondre sillonnait l'espace presque sans inter- ruption, tandis que le vent agitait avec fureur la forêt et faisait craquer les arbres les uns conire les .mlros. L'in- sonniic, le froid, la faim me donnèrent la lièvre. Le dé- labrement de ma santé , répuisemcnt de mes forces augmenlaient pour moi les dangers ^^une telle niiil. Je grelottais,' tandis qu'une sueur brCdaulc coulait par tout mon corps. Des bruits étranges bourdonnaient à mes oreilles; des vomissements de sang m'affaiblissaient de plus en plus.

« Charles, dis-je, à mon compagnon à moitié en- dormi, si je restais ici, je n'en sortirais pas, je vais con- tinuer ma route.

a Quelle imprudence! me répondit Charles; vous ne connaissez pas les chemins, vous vous égarerez.

« Oh ! dis-je, je ne puis rien craindre de pis que ce que j'éprouve en ce moment!

« Je selliiis mon cheval, je cherchais de tous côtés mie issue ; les éclairs, ma seule clarté, n'en nmniraient au- cune. L'obscurité, la foudre, la maladie me donnaient des vertiges, j'élais là, dans cette double leinpêlcde mon être et de la nature, perdu au milieu de ces solitudes, seul, sans guide, sans direction, sans forces! Je lançai vers le ciel un de ces regards suprêmes dans lesquels l'ftme tout entière semble parler. Je sentis la protection de Dieu et je laissai mon cheval aller bon lui sem- blerait. Tout à coup il s'arrête, il semble écouter, il est inquiet, il souffle avec bruit.

« Un miaulement efl'royable retentit, et deux linnières phosphorescentes brillent à vingt pas de dislance. Je reconnus un tigre ou une panthère, peut-être plusieurs, car ma tête, pleine de vertiges, me faisait voir de Ions côtés des yeux ardents fixés sur moi. Je n'avais (|ue deux pistolets. L'obscurité et la fièvre ne me permettaient pas de viser juste, je tirai en l'air. Mon cheval, fou de terreur, se cabra ; mais je lins bon en selle, et il repartit connue un trait. Bientôt j'entendis un clapotement d'eau sous ses pas, je sentis le froid qui me saisissait les pieds et montait à chaque enjambée. Mon cheval, enfoncé jus- qu'au poitrail, s'arrêta brusquement, il sendjlait de

marbre. '

«J'attendis qu'un éclair me montrât j'étais; à sa lueur raiiide, je vis devant moi un lac formé par la pluie, je n'aperçus aucune kerbe à la surface, ce qui prouvait une profondeur assez grande pour qu'il fût insensé de tenter le passage. Je rebroussai donc chemin ; mais n'osant retoiuner dans le bois, je descendis de cheval et m'appuyai contre un arbre, ayant de l'eau justiu'aux ge- noux, tenant mes pistolets à la main, les abrilanl sous ma couverture et faisant face aux panihères qui cluient

MUSÉE DES FAMILLES.

lyj

revenues. Mais elles rôdèrent autour de moi sans appro- cher, poussant des rugissements terribles. Mon cheval avait tellement peur que, quoique non attaché, il resta immobile à mes côtés. La foudre vint tomber avec un fracas horrible à quinze mètres de moi. Elle forma comme une pluie d'étincelles qui mit en feu les herbes de la forêt. Le feu se propagea, et je crus un instant qu'il allait me chasser de ma position ; mais la pluie l'éteignit. Enfm celte terrible nuit fit place à la douce clarté du jour. Je me remis en marche, mon cheval chancelait et trébu- chait comme un homme ivre. Je songeai plusieurs fois à descendre pour le soulager; mais j'étais incapable de me tenir sur mes jambes. Le découragement s'empara de moi, je m'étendis sur l'herbe pour faire sécher mes habits au soleil. J'avais les mains blanches et ridées comme la peau d'un noyé.

« Une heure après, j'aperçus une charrette et je re- connus notre conducteur et Charles qui dormaient sur les caisses. Je croyais sortir d'un autre monde. J'étais si heureux de les revoir, que je les réveillai pour les em- brasser. »

Enfin l'abbé Domcnecli est de retour à Castroviile, il y levienl riche <lc doux à trois mille francs. Toujours aidé de l'abbé Dubuis, il se fait charpentier, menuisier, maçon, peintre, sculpteur, architecte !

Et au milieu de ces liavaux, si pénibles pour eux, ils ne négligent aucun de leurs devoirs; les enfants de l'é- cole étudient jusqu'à midi, ensuite ils vont chercher de l'eau, du saille, ils font le mortier. La curiosité et l'in- térêt entraînent les colons à prêter leur concours. Les machines manquent, on enlève les poutres et les pierres à la force des bras.

Que de pages attacha:, tes que les bornes d'une analyse nous forcent à passer sous silence !

Enfin, le jour de Pâques 1850, l'église paraît dans tout son éclat. Ce succès dépasse toutes les espérances des deux missionnaires; mais aussi il a usé ce qui leur res- tait de force. Us reprennent le chemin de Gaîveston pour obtenir de leur évêque la permission de revenir en France.

« Je ne quittais pas sans la regretter, dit l'abbé Do- menccli, celte nature vigoureuse, luxiu'iante, torride, au sein do laquelle j'avais trouvé des émotions si diverses. En me sé|>aranl do tua pauvre cabane, qui, ouverte ù tous les vents, laissait pénétrer la pluie, pousser les herbes, fouiiniller les in.secles, je ne pus retenir mes Kirmcs;

des soupirs d'attendrissement oppressaient ma poitrine. En regardant une dernière fois mon hamac, je m'étais si souvent endormi sous un ciel étoile, je pensais aux longues rêveries qui me rendaient si chère l'heure du silence, du repos et de l'obscurité; à la brise chargée du parfum des forêts qui venait rafraîchir mon front brûlant ; à la voix plaintive do l'oiseau de paradis, de la veuve, conmie l'appellent les habitants du pays, dont le cri mo- notone et mélancoirque dominait les longs murmures de la rivière et du feuillage. En disant adieu à la tombe so- litaire de l'abbé Chazclle, en m'agenouillant encore une fois sur ies résédas touffus qui la couvraient et l'embau- maient, je pleurai comme un enfant et je songeai que mes mains n'y répandraient plus leurs soins assidus, ni ma bouche ses meilleures prières. »

L'évêque de Gaîveston ne consentit pas à perdre à la fois deux missionnaires, il avait plus que jamais besoin de monde, car plusieurs prêtres étaient morts, et le cho- léra venait encore d'en emporter un à Judian-Point. Il permit à l'abbé Domenech de partir et à l'abbé Dubuis de prendre du repos.

L'abbé Domenech remonte le Mississipi jusqu'au Cairo, puis rOliio, jusqu'à Cincinnati; il traverse le lac Erié, il visite les belles et imposantes cascades du Niagara; il met le pied au Canada et il s'embarque à New-Yoi k pour l'Angleterre.

Après quatorze jours de traversée, il est à Southanip- ton, il voit Londres, il s'embarque de nouveau, et le même soir il salue les côtes de France !

Deux jours après, il arrive à Lyon à dix heures du soir; il sonne à la porte de sa mère.

Qui est là?

C'est moi !

Emmanuel !

Ma mère !

Et le lendemain il se présente à ses parents, à ses amis; mais il est obligé de leur dire son nom et d'af- firmer son identité. L'homme hâve, jaune, aux joues creuses, aux tempes ridées qui est devant eux, est-il bien celui qui les avait quittés, il y a quatre ans à peine, dans toute la force et la fleur de la jeunesse ?

Le pauvre missionnaire n'a été reconnu que par le cœur de sa mère !

M"'* Makik \ialli:t.

(La fin à la prochaine livraison.)

SOUS LES ORANGERS DE NICE.

BOUQUETS D'ALPHONSE KARH.

PHEMIEll BOUQUET AUX FlîMiMES (suitk et fin)(1).

AVIS AUX JKUfSKg FILLES.

le suis allé un peu dans le monde l'hiver dernier, et j'ai remarqué dans les habitinlos des jeunes lilles dos cliangeinents qui ne m'ont pas paru heureux. Aiilrefois, au bal, les jeunes tilles étaient toutes vêtues d'étoffes blanches et flotlantes, qui corrt'S|)ondaieiil morveilloii- seuient aux idées d'innocence; cela faisail penser à des anges enveloppés dans leurs ailes. Elles n'avaieni

(1) Voyez la livraison de février dernier.

que des fleurs dans leurs cheveux et point de bijoux. An- jouririiui elles portent des robes magnifiiiiics d'éttilTos liès-riclies et très-chères dont je ne sais pas trop bien les noms, ces robes ne doivent pas paraître beaucoup (le fois dans un hiver. On rehausse encore tant d'éclat par de gros bijoux et des pierreries. Ces robes blanches n'étaient variées que par des ceintures roses, blanches, bleues, lilas, etc. ; tout le luxe de ces parures con^islait en fraîcheur ; une robe et des rubans ne devaient pas être plus froissés (|ue ne le sont les ailes d'un papillon ipii sort de sa chrysalide, cela ne disait pas qu'une jeune fille

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LECTUHF.S DU SOI H.

était riche, niais cela faisait penser qu'elle était propre, soigneuse, jeune, pudique, innocente. Riais aujourd'hui les toilettes niagniliiiues, variées, et pom* ces deux raisons niineiises. inêlonl d'autres idées aux idées riantes et poé- ti(|ues qu'inspire la vue d'une jeune lille : on calcule involonlaireinent le total des dépenses faites eu rohes pendant un hiver, et on se demande si on est assez riche pour épouser une tille dont la heaulé est d'un si coûteux oniretien. Beaucoup de filles pardent plus longtemps qu'elles ne le voudraient ce titre ret'|)ectable à cause de cet appareil dont elles croient leurs charmes fort accrus, et qui n'a pour résultats que d'eu détruire la puissance sur le plus grand nonihre des épouseurs. Outre celte ré- volution dans les ajustements, j'en ai vu une autre dans les manières : certaines jeunes tilles secouent la main aux jeunes gens de leur connaissance, leur parlant h haute voix, forment entre elles, dans un coin du salon, des groupes auxquels viennent se mêler des hommes, et l'on rit aux éclats.

Je voudrais pouvoir dire aux jeunes filles tout ce que ces façons de se conduire leur enlèvent de charmes. Ja- mais une jeune lille ne devrait être touchée par personne ; ses formes encore grêles et élancées, l'incertitude de son regard, tout semhie lui indiquer que sa beauté est sur- tout faite d'innocence, de chasteté, d'ignorance. Sa beauté doit parler à l'âme et à l'imagination, et non aux sens, comme celle des femmes.

De même qu'en donnant la main à un homme on doit ôler sou gant, parce que la poignée de main est un signe de bonne foi et de conliance, l'ancienne civilité avait très-délicatement institué qu'un homme ne devait jamais présenter la main ù une feniiiie que gantée. On paraît au- jourd'hui ne pas comprendre tout ce que ce respect ha- bituel ajoute de ravissements à l'amour.

LES MIRACLES A l'ÉGLISE.

Une des bénédictions qu'attire incontestabloniiMit la dévotion sur les femmes qui la pratiquent assidûment, est d'augmenter à un très-haut degré certaines facultés. Ainsi, je suis souvent frappé de l'accroissement de la mémoire chez certaines personnes qui vont régulière- ment à l'église « les dimanches et fêtes. » En eiïet, n'est- il pas surhumain de voir une femme qui a passé une heure cl demie dans une église, qui y a prié, qui y a suivi la messe sur son livre sans en passer une ligne, pouvoir ce- pendant vous détailler, sans en oublier la moindre pièce, la toilette de chacune des deux cents ou trois cents fem- mes qui s'y trouvaient en même temps qu'elle? Elle n'ou- bliera ni la chaussure, ni les gants, et n'attribuera ja- mais à une des hdèles les dentelles ou les bijoux d'une autre. Non-seulement cela exige, comme je le disais, un grand perfectionnement de la mémoire, mais encore un singulier et phénoménal développement de la vue, car les ferventes personnes placées à droite, à gauche, derrière elle, ne seront pas plus oubliées que celles qui sont pla- cées devant, et elle les aura vues, elle aura retenu avec précision tous les détails, même les plus Insigni- Oants en apparence, de leur parure, sans qu'on ail à lui reprocher des distractions notablement apparentes, ni des mouvements de tête trop réitérés.

DICTION.NAIRE DES FEMMES.

Élve comme tout le monde. Cela veut dire : avoir des robes , des dentelles , des chapeaux en nombre égal, en magnificence égale à celle des femmes que Ton connaît qui a le plus de robes chères , de dentelles

hautes et de chapeaux frais, et les avoir un peu plus chères, un peu plus hautes et un peu plus frais qu'elle.

IS'avOIR PAS UNE ROBE OU UN CUAI'EAU A SE METTRE.

Il y a des maris qui répondent sottement à ces paroles : « Je n'ai pas une robe, pas un chapeau à me mellre,»- par une énuméralion des jupes et des chapeaux variés (pi'ils connaissent à leur femme. C'est qu'ils n'ont pas compris la phrase. «Je n'ai pas une robe, pas un cha- peau àwie mettre, » veut dire qu'il se présente une oc- casion ou un prétexte d'avoir une robe neuve ou un nouveau chapeau, et qu'on n'en a pas proiilé : un change- ment de saison, une fêle, un mariage, un deuil, une re- Itrésentalion extraordinaire, une course de chevaux, une étoffe nouvellement arrivée de Lyon, une très-belle robe ou un Irais chapeau arborés par une amie.

Il fait si froid, qu'il faut bien acheter une robe de ve- lours, — qui commencera au-dessous des épaules.

Il fait si chaud et le soleil est si ardent, qu'il faut bien acheter un chapeau de paille d'Italie, qui commencera derrière la tête et no garantira absolument rien.

Qu'une femme paraisse dans un salon, très-parée, que ses ajustements riches, somptueux, de bon goût, effacent à l'instant ceux de toutes les autres femmes, il lui sem- ble que rien ne manque à son bonheur, et son visage s'embellit de l'idée de ce précieux triomphe. Il faut ce- pendant avertir les femmes d'une chose h ce sujet : c'est qu'il sulfit à une feinnie d'avoir une robe nouvelle, ou un chapeau neuf, pour que toutes les autres femmes soient prêtes à accepter, comme chose prouvée et incontestable, et à propager avec empressement, toute calomnie qu'il plairait à n'importe qui de débiter sur elle ce jour-là.

Alphonse KARR.

LES MÉTAUX. SÉIUE TAR CIIAiM. UE PLOiMlJ.

OEBAl-tO.

Voleurs décampant avec le (oit d an monsieur.

MUSÉE DES FAMILLES.

201

LES PEINES DE L'HIVER

Les Peines de Chker. Dessin cl composition de M. Sauvageol (Voyez les Joies de l'Iiiver, janvier dornifr )

AVRIL ISGiî. 20 VlNGT->EUVJtME VOl.lMI..

202

LECTUHKS DU SOIU.

Voyez, iiour le ooniraste, les Joies de l'hiver, dans no- tre livraison de janvier dernier. «Les Peines les suivroiil de près, » disions-nous alors; mais le temps va plus vile cncoie (]uo l'habile crayon de M. Suuvagcof, de sorte (jue les Peines de Vhiver se croisent ici avec lt>s joies du luinlemps. Puissent celles-ci faire oublier les tristes ta- liliMux do notre artiste : le voyageur enseveli dans la neige et découvert par le nez, ou plutôt par le cœur de son chien ; Tenfant qui grelotait sous le réverbère de la rue; la mère récliaulTanl son (ils dans ses bras, près de la marmite renversée ; les vieillards ramassant le bois mort dans la forêt, et le mari emportant sa femme à travers les Ilots de l'iuondalion.

11 y a un ange à Paris (jui n'a pas oublié les misères de l'hiver, même au milieu des richesses du printemps. C'est la Charité, l'ange gardien de la grande ville. Ce moment de l'année est l'époque de ses travaux et de ses exploits les jilus efficaces: bals et concerts pour les pauvres; sermons pour les bonnes œuvres; loteries, quêtes et ventes oiganisécs par les belles dames, au profit des mal- ln'uroux, etc.

Nous avons été témoin, hier, l'une de ces ventes de ch:irilé, d'un fait qui restera dans les annales de la phi- lanliiropie giilanle.

M"'« de B'**, une de nos élégantes les plus connues par la liberté de ses allures, l'excentricité de son esprit cl l'audace de ses entreprises... bienlaisanles, la lionne des [)alronesscs, en un mot, tenait un comptoir de foulards dans un magasin de charité du boulevard des Italiens,

Arrive devant son étalage le marquis de R***, qui pas- sait pour aspirer à sa main, et qu'elle repoussait, disail- on, parce qu'elle le soupçonnait d'un peu d'avarice.

Vous ne vendez que des foulards, madame ? demandc- t-il d'uM air désappointé.

Oui, monsieur, des foulards de quarante sous ; mais ils coûtent ici vin^t francs chacun, répond la belle dame avec un mouvement de lête qui l'ail onduler ses opulents cheveux blonds, admirés de tous les connaisseurs, et peints, au dernier salon, par un de nos plus grands ar- tistes.

Ah! madame, reprend le marquis enthousiasmé, si, au lieu d'un foulard, vous me vendiez une boucle de vos cheveux?

M""' de B*'* prend les ciseaux qui lui servaient à dé- biter ses foulards, coupe une grosso mèche dans sa che- velure, l'enveloppe d'im papier de soie, et la présente au marquis en lui disant :

C'est cinq cents francs pour les pauvres.

Cinq cents francs un pareil trésor et un tel sacrifice ! s'écrie le marquis éperdu ; cela vaut au moins cinq mille francs, madame, et les voici.

Il remit à la vendeuse cinq billels de banque, et lut remercié par un sourire qui valait un million ; car, ju4i- (ié ainsi de sa prétendue avarice, il va épouser M™" de B"* après les fêtes de Pâques.

P.-C.

LE POISSON D'OR <»l

SOIRÉE CHEZ LA MARQUISE.

III

M. le comte de Corbière demanda cinq minutes pour souffler. La marquise se montrait très-sobre de ces per- missions, son opinion étant que, dans un récit, les points sont un luxe et les virgules une prodigalité condam- nable; néanmoins, comme Son Excellence fit observer que la Cour, an temps il plaidait, et la Chambre, de- puis qu'il gouvernait, l'avaient habitué à ces cinq mi- iiulcs de grâce, M™" la marquise crut devoir céder.

Dans le salon, des conversations murmurantes s'éta- blirent aussitôt. L'intérêt avait peut-être lardé à venir; mais il était venu, plus vif que si le récit eût été com- biné selon l'art du romancier. Sous le conte à dormir debout, comme l'avait titré son auteur lui-même, on voyait poindre l'aclioa réelle et d'autant plus dramatique qu'elle était la vérité vraie. La présence de M"' la com- tesse douairière de Chédéglise était ici comme un vi- vant contrôle et comme un gage d'autiienlicité irrécu- sable.

Ceux qui ne savaient pas prolitèrent de cet instant de vacance pour demander à ceux qui savaient rex|)liea- tion de certains termes maritimes ou popidaires un peu trop abondants dans la bouche du patron Seveno. Un très-jeune homme, fils d'un docteur-médecin qui avait

'^Ij Voir, pour la première partie, la livraison précédenle.

la vogue dans le noble faubourg, Eugène Sue, bientôt médecin lui-même et déjà poëte, donna les origines ma- telotesques du fameux cric crac. A bord, pendant les nuits de calme, le conteur du gaillard d'avant est spé- cialement chargé d'éloigner le sommeil qui rôde autour de la bordée. Quand il voit faiblir une on plusieuis pau- pières, il lance l'interjection : Cric ! tout le monde, sans exception, doit aussitôt répondre : Crac! Ce serait trop peu; on peut prononcer eu dormant ce monosyllalîe ; aussi la formule a-t-elle deux autres rimes qui varient et dont la richesse est généralejnent médiocre. Les plus appréciées sont celles-ci :

Un tonnerre dans ton lit !

Une rose dans ton hamac !

Combien serait utile une pareille mécanique à certains professeurs en Sorbonne," ainsi qu'à certains orateurs parlementaires !

La belle duchesse, toujours pressée de savoir, s'était euqiarée de la comtesse douairière de Chédéglise.

Dites-n)oi bien vile, chère madame, supplia- l-elle, si M. le comte s'appelait Vincent de son petit nom?

La comtesse souriait déjà pour repondre, lorsque la redoutable marquise, fantôme de la loi, se dressa entre deux et rendit cet arrêt :

Ma nièce, n'anticipez pas! vous tuez ainsi l'intérêt dans son germe.

MUSEE DES FAMILLES.

203

Mesdames, reprenait en ce moment M. de Cor- bière, voici que tout est dit, à peu de chose près, sur mon voyage de Lorient. Dès le lendemain, je m'enfer- niiii dans ma cliambre, à l'iiôlel de France, pour étudier sérieusement l'affaire. Je suivis aussi les audiences du tribunal, afni de prendre langue auprès de mes confrères du barreau de Lorient. Ces deux épreuves étaient pour moi également défavorables à mes pauvres clients. Le dossier de JL Keroulaz, tourné et retourné en tous sens, ne contenait aucune pièce probante, tandis que sa cor- ros|iondance, imprudente comme la bonne foi, fournis- sait des armes légales à son adversaire, déjà trop fort. L'opinion du barreau me parut toute faite et celle des juges mieux arrêtée encore. On me regardait presque en pitié : M, Bruant tenait le pays par tous les bouts ; il était à la fois le plus riche commerçant et le plus opulent ]M(ipriélaire du département.

Je me souviens d'un rude accent bas-breton qui me mit un soir cette gracieuseté dans l'oreille :

Foi de Dieu! confrère, pour venir plaider de pa- icilies loques jusque chez nous, il faut que le pain blanc soit rare chez vos boulangers de Rennes !

Je n'étais pas trop bien vu à l'hôtel, M. Bruant dé- jiensait bien, bon an, mal an, deux petits écus de trois livres. Mais notez qu'aux puissants on tient compte de tout, même de leur ladrerie. Si ce colossal Bruant avait voulu, le maître de l'hôtel de France aurait mis son buste sur la cheminée de la salle à manger. Les garçons et les servantes m'appelaient « le petit avocat râpé qui vient se frotter à M. Bruant. »

Je ne peux pas vous dire, moi, mesdames, comme ce nom de Bruant sonnait à Lorient et à Port-Louis. Dès que quelqu'un le prononçait tout bas, on l'eût entendu d'une ville à l'autre, par-dessus la rade. On ne l'aimait pas, certes, bien au contraire, mais on l'admirait, ce qui vaut mieux, et surtout on le redoutait. Le culte dont la dévotion publique l'entourait se traduisait par celle phrase, assurément signihcalive : Il est capable de tout !

Il y avait un bon vieux juge du tribunal qui portait la main à sa toque en parlant do lui.

Dans les rues, on commençait à me connaître. Los pauvres ne me demandaient pas l'aumône. La marchande de tabac servait tout le monde avant moi.

Ma seule consolation était de traverser la rade parfois et d'aller m'asscoir une heure entre M. Keroulaz et sa lille. Quand j'aborde ce souvenir, il me semble que je vais me répandre en dét;iils honnêtes, gracieux et chai - mauls. Mon cœur est plein ; mais, à mielix regarder, ces humbles reliques sont d'allache et ne se peuvent point exhiber au dehors. Ce qui emplit mou cœur y reste. Je ne saurais comment déchiffrer tout haut cette chère page de ma conscience.

Non, madame et bonne amie, ce n'est pas ici votre présence qui me gêne. J'ai pris mon parli de tout dire, et d'ailleurs qu'y a-l-il à cacher? Mais il faut l'omhro pour repousser la lumière, et il n'y avait point d'ombre dans l'admirable placidité de cet intérieur. A ce loyer, je me sentais [ilus chrétien et meilleur. C'était un saint, ce lier et doux vieillard; il avait pitié de son ennemi victorieux et plaçait chaque soir le nom de Bruant dans sa prière.

Dans- celte maison, j'interrogeais peu, et il eût fallu positivement interruger pour savoir. M^n aventure au cabaret Mikelic avail lait nailre eu moi de nombreux et graves sou|içons ; je craignais de les voir conlirniés, tant je me sentais au-dessous do mon rôle de vengeur.

Je ne suis pas encore entré dans les détails du procès Keroulaz. Il y avait aussi des présomptions très-va- gues, mais décidément lugubres. Je dois avouer que, dès lors, Bruant était pour moi un malfaiteur de la pire espèce et que mes yeux voyaient du sang à ses mains. Mais j'étais en quelque sorte complice de la lâcheté gé- nérale qui me paralysait. Je ne pense pas que j'eusse dès ce temps le moyen de soulever le voile ; eu tous cas, je ne l'essayai point.

J'éprouvais à la fois de la frayeur et du dégoût. L'idée que cet homme avait demandé la main de Jeanne me faisait frissonner. Je ne l'avais jamais vu. Au demeurant, je ne savais de lui que son âge, sa richesse et son ava- rice. Les gens de Lorient, qui le connaissaient bien mieux que moi, ne voulaient point- croire à ce roman de la demande en mariage. Ils disaient que M. Keroulaz se vantait. Etant donnés le caractère de M. Bruant, l'é- I)oque et le courant d'idées qui menait alors le monde, il est bien sûr que les gens de Lorient avaient la vraisem- blance en leur faveur.

Il y eut un point cependant sur lequel je pris des in- formations discrètes mais précises. Vous vous souvenez de mon grand beau mousse adorant cettQ lueur qui bril- lait au troisième étage? Je voulus savoir au vrai quelles relations existaient entre Vincent et Jeanne. Voici ce que j'appris : Keroulaz et Penilis étaient cousins, mais Jeanne ne connaissait pas Vincent.

J'ai dit que j'étais un esprit po^-itif. La nature de mes études et mon précoce acharnement au travail de cabinet m'avaient éloigné de plus en plus du pays des rêves. Dussé-je me perdre auprès de vous, mesdames, je puis affirmer que je n'ai pas eu de jeunesse. Huil jours me séparaient déjà de cette étrange journée, unique dans ma vie, six heures durant j'avais laissé mon imagi- nation galoper la bride sur le cou. J'avais désormais dé- fiance de moi-même au sujet de l'impression qui me restait de celle journée. Qu'était-ce, eu somme? Un sonnneil de ma raison, bercé par une absurde légende.

L'impression subsistait pourtant, au point qu'à cer- taines heures de faiblesse j'entrevoyais un dcnoùmcnt fantastique aux cruelles réalités qui m'entouraient.

Espérais-je que Vincent, mystérieux chevalier de ma belle opprimée, avait péché le Sainl-Graal au Trou-Ton- nerre? La boîte mystique et sacrilège avait-elle tenté encore une fois le poisson d'or? Je n'es|)érais pas cela, puisque je ne cherchais nullement à savoir ce qui étuil advenu de la téméraire tentative du dernier des Penilis.

Qu'allendais-je donc? Eu vérilé, je ne saurais le dire au juste, mais j'éprouvai un désappointement profond la veille du jour l'alïiiirL' Ki'roulaz devait venir à Tau- dieiice. Je vis à bord d'une chaloupe de pèche qui était à quai mon Seveno aux larges épaules et son équipage. Il fumait sa pipe magistralement à l'arrière, tandis que les quatre matelots comptaient des cents de sardines dans les paniers. Vincent, rose comme une cerise, les jambes nues et les cheveux hérissés, passait cl repassait la phinche d'abordage, une corbeille dans cIkkiuc mai:i. Il chantait je ne sais quoi de monotone el do lonl, connue un bon gars dont les aïeux sont niorls partout ailleurs (pi'à la ciiMsade.

Evidemment, mon Vincent n'avait pasrrnrh/- le damné merlus du Trou-Tonnerre.

Le lendemain, M. Keionlaz, sur ma plaidoirie, perdit son procès avec dépens devant le Irihiuial civil de Lo- rient. Les juges nie donnèrent à entendre que le clioix d'une semblable cause ne lémoignail pas on faveur do

204

LKC'rruKs \)v soin.

ma moralilé, rc qui lit sourire mes conirèrcs. Comme je revenais à riiôlel, les polissons mo clianlèreul pouillc et iiit's coiivivos (!e la l;ililo d'Iiolo nie ileiiiiiiulLMCiit si je ne retournerais i)iis bienlol à lU'nnos. Quanti je pris congé dos Keroulaz, Jeanne me dit :

Cela coûle-l-il bien clier pour aller devant la Cour d'appel?

Trop cher, répondis-je. l'Ile ajouta :

Mon grand-|ière en mourra... et pouitanl je ne peux pas être la femme de M. Bruant !

Le grand-père m'apprit que, ce jour-là même, iM. Bruant avait renouvelé sa demande.

Comme je moulais en diligence, on me mil dans la main lui petit panier recouvert de paille. Il faisait nuit déji!i ot j'élais préoccupé; je repoussai l'objet, disant :

Cola n'est pas à moi.

Excusez, monsieur l'avocat, repartit une voix qui me fit tressaillir. Je ne sais pas écrire, sans ça j'aurais mis votre nom dessus.

Je levni les yeux. C'était Vincent, la joue rouge et le regard baissé. Il me vit hésiter et dit encore, la larme à l'œil :

Je vous prie bien de ne pas me refuser, monsieur Corbière. Allez ! c'est de bon cœur !

La voilure s'ébranlait, je n'eus que le temps d'y pren- dre ma place. Vincent me remercia d'un geste qui me remua le cœur, et les polissons rassemblés ayant voulu saluer mou départ d'une dernière huée, Vincent ferma les poings et les dispersa comme une volée de moineaux. J'avais un anii, à tout le moins, parmi cette population hostile. Le panier de Vincent contenait deux superbes hon)ards que maman Corbière trouva frais comme des roses.

A peine étaisjc de retour à Rennes, que le courant de mes occupations me reprit. Il me semblait que je perçais; je plaidais fort souvent, et Ton commençait à compter avec moi au Palais, mais les résultats matériels venaient avec une cxtrôaie lenteur. On eût dit que les bonnes causes me fuyaient, et j'élais décidément l'avocat des désespérés. Ce travail qui fait passer sous les yeux de riioiinne de loi tant d'intérêts divers, tant de faits bizarres ou dramatiques, tant de subtilités, tant de complications de toute sorte, est absorbant au dernier point, et si nn clou ne chassait pas l'autre, ce serait à devenir fou. Je ( ile donc, comme un fait à part, l'obstination de ma pen- sée à revenir sans cesse vers le procès Keroulaz. Dès que ma lâche de galérien me donnait un instant de répit, je cherchais les moyens de confondre ce coquin de Brnani, je m'offoiçais, je me creusais la tète, je plaidais à vide, comme don Quichotte combollait des fantômes. Ma femme et ma njère furent d'abord jalouses de colle idée li.\e qui ressemblait si bien à une passion, puis, auprès d'elles, du moins, je gagnai ma cause et je conquis, en effet, dos alliées. Aux repas, je leur expliquais l'affaire Keroulaz minutieusement, surabondamment, non point telle que je Pavais plaidée devant des juges malveillants cl prévenus, mais comme je la façonnais en moi-même, comme je l'éclairais de rayons factices, comme je l'onlou- rais de mes propres inductions. Ainsi faite, la cause de mon vieux ci-devant et de sa petito-riile était simple comme le bon sens et plus claire que le jour. Les deux chères, les deux excellentes créalnres qui ont été mes anges gardiens dans ma lutte si louglemps stérile, parlè- rent bientôt de faire une bourse pour subvenir aux frais d'un appcL

Mais je ne sais, mesdames, pourquoi j'ai tant tardé à vous instruire, car, de ce fameux procès Keroulaz, vous ne connaissez que deux fails : la vente par le citoyen Bruant d'une presse à sardines située à Gavre, et l'ac- tion en revendication inienléc par le même contre son aeheleiir insolvable. A celle action, l'acheteur lépondait par son al'(irmalioii d'avoir payé le |)rix de vente intégra- lement, avec les intérêts et frais. Le vendeur répliquait; « Fournissez votre quillance. »

H n'y avait pas aulie chose (pie cela dans l'affaire jior- tée devant le tribunal de Lorient, mais, Dieu merci, ma cause à moi, la cause que je plaidais et que je gagnais malin et soir par-devant les deux dames Corbière, ne resseuiblail point ù celle plate exposition. En manière de préface, je faisais d'abord la biographie de Bruant, dit Judas, ancien domesli(|ue des Ponilis, puis matelot, puis millionnaire La prétendue pêche du poisson d'or, source de sa fortune, était touchée ici de main de maître, et je montrais sa barque glissant sourudiseinent, non point vers le Ïrou-Tonnerre,. mais vers celle grève fut trouvé le corps d'un homme assassiné.

Le voilà riche tout d'un coup et achetant d'abord, pour la vingtiènie partie de leur valeur, les biens de ses anciens patrons, puis d'autres biens, car le mauvais do- mestique et le niiiuvais matelot s'est révélé usurier de première force. Il manœuvre ses capitaux avec une ter- rible habileté, il acquiert de toute main, des chàleaux, des terres, des navires, des établissements industriels, et il revend à son loisir avec des bénéfices extravaganis. Ainsi, dans notre espèce, la presse cédée aux Keroulaz pour une somme de douze mille francs avait été ache- tée, deux ans auparavant, au prix de cinq cents écus!

Je dis les Keroulaz, car ils élaient deux dans ce temps- là, le père et le fils : le ci-devant marquis et le ci-de- vant comte, mieux connu sous le nom de M. Yves, et père de notre Jeanne.

Quelqu'un ici a se demander, tout comme nos ju- ges au tribunal de Lorient, pourquoi M. Keroulaz ne pouvait fournir quittance, si vraiment il avait soldé le prix de sa presse. M. Keroulaz avait soldé le prix de sa presse, mais il n'avait jamais eu de quittance.

Le 16 octobre 1802, terme (ixé pour le payement, M. Bruant vint à la presse de sa personne en homme ponctuel qu'il était, et réclama son dii. Il manquait à M. Keroulaz, qui avait rassemblé toutes ses ressources, quelques centaines de francs pour parfaire la somme, et M. Yves devait, le soir même, rapporter cet appoint de Vannes. Bruant accorda jusqu'au lendemain, parce que Jeanne brodait auprès du bureau de son aïeul. Jeanne avait alors seize ans, et M. Bruant lui caressa le menton paternellement, disant qu'elle était mignonne comme un ange. Le lendemain, M. Yves revint de Vannes avec l'argent. Il prit h peine le temps de déjeuner et se rendit au château de Pcnilis, le Judas faisait sa demeure. M. Bruant était absent; M. Yves r.ittendit jusqu'au soir, et ne sortit de chez lui que fort tard. Depuis lors, son père et sa fdie ne le revirent jamais.

Pendant celte soirée et la nuit qui suivit, il y eut grande lempôle. On supposa que M. Yves avait pu se perdre en traversant la rade.

M. Bruant déposa lui-même devant le commissaire de police de Poi t-Louis que, le dernier bateau do passage étant parti, M. Yves lui avait emprunté son canot de plai- sance pour regagner Lorient. Ce canot était une balei- nière de Dunkerque, qu'un seul homme pouvait aisément manœuvrer.

Ml'SKE DES FAMILLES.

203

La bî'.loinièro était perdue.

.le dois f.iirc observer que, de la p!;ige de Sainle-Catlie- rinc. la baleinière de M. Bruant était amarrée, jus- qu'à Loricnt, on ne compte pas plus d'une demi-lieue par mer, mais que, par terre, il faut remonter le Blavet pour trouver le pont d'Hennobon, ce qui donne un voy;ige de plus de cinq lieues. M. Yves, l^n marin qu'il ét.iit, avait donc intérêt à risquer le passage en bateau, malgré le gros temps et l'Iicure avancée.

La baleinière de M. Bruant fut retrouvée plusieurs jours après , dans les roclics du Trou-Tonnerre , à la pointe ouosl de Groix. C'est là, direclemcnf, que porte le cou- rant du jusant, à la sortie de la rade. La baleinière avait touché; elle élait presque désemparée. Il fut constaté qu'elle ne contenait point d'avirons et que son bordage manquait de tolets.

Les lolets sont les cbevilles qui servent de point d'ap- pui à la rame.

Il y eut des gens pour dire que, si la baleinière avait eu ses agrès, M. Yves aurait dormi tranquillement dans son lit une heure après avoir quitté Sainte-Citheriuc ; mais le matolot qui avait la garde de la baleinière affirma sons serment qu'il y avait laissé, le soir même, trois avi- rons et quatre bons tolets de fer.

Cet homme eut, peu de jours après, une place lucra- tive dans le chantier de M. Bruant, à Nantes, il mourut avant la fin de l'aimée.

Dernier délail : le préposé de garde au Kernevel et celui de Larmor déclaièrenl avoir vu pas-er dans le che- nal un objet blanc. Il venlait de l'ouest à décoiffer l'église de Port-Louis, et cependant l'un et l'autre avouèrent qu'ils avaient cru entendre des cris de détresse. Mais il faut autre chose qu'un doute pour lrou!)ler le placide sommeil d'un préposé de la douane dormant debout dans sa gué- rite.

La baleinière de M. Bruant élait peinte en blanc.

Il n'en fui que cela quant à l'enquête judiciaire. M. Ke- roulaz fit sonder tout le long de lu côte ouest de Groix et fouiller les roches, niais le corps de sou fils ne se re- trouva point.

Le temps passa. La pauvre maison Keroubiz fut pen- dant plusieurs mois loul entière à son deuil. Bien que le grand-père n'rùt rien en lui des qualités d'un homme d'.iff.iires, :iu bout de l'an, suii bon sens le porta à récla- mer un double de la quittance perdue. Bruant ne dit ni oui ni non. 11 [larla du malliiMueux événcmenl, et répéla sur tous It^s Ions cette phrase, si terrible dans la bouche des trafiquants : IS'ovs nous vnlcudruns tnujour-i bien. Du reste, il ne demandait point d'argoni, ce qui, chez un usurier de sa force , élait une bien formelle recon- naissance du payement off-clué. Il venait de temps en temps vister la presse, qui marchait conmic il faut; il était aimable autant que iaire se pouvait. Un jour, il ap- porta dans sa ijoclie un vieux bout de massepain pour la levrette de Jeanne. Les trancbeuses de sardines pronos- tiquèrent qu'il allait mourir.

Jeanne, depuis la mort de M. Yves, tenait les écri- tures de la petite usine.

Les trancbeuses se trompaient, .M. Bru ml n'était pas en danger de mort : il avait son idée. Il vint s'asseoir tout contre le bureau de Jeanne et lui ofli il un coriiol de pastilles de chocolat qu'il avait eues à bon compte, pour cause d'avarie. Jeanne avait instinclivoment horreur de cet bomnic. File ne répondit point comme il le soidiailait quand il lui demanda si elle ne serait pas bien contente d'épouser l'homme le plus riche de Poil-Louis. Cela mé-

rilail réfluxiuu; Jeanne n'eu lit poinl; Jeanne relusa du même élan son bonheur et le cornet do pastilles avariées. M. Bruant s'en alla furieux. Pour la première fois, depuis la catastrophe, il dit au grand-père, qu'il rencontra sur son chemin :

Quand donc parlerons-nous de nos aff.iires, mon bon monsieur Kenmlaz?

Le vieillard saisit la balle au bond et réclama sa quit- tance. Le Judas répondit :

A merveille! Nous nous entendrons toujours bien. Demain, je vous enverrai quelqu'un h qui causer.

Il tint parole. Un homme de loi vint le lendoinain, qui déclara nettement au grand-père qu'il fallait paytr ou déguerpir.

Jeanne el Bruant. Les pnslilli'S. Dessin do F. I.ix.

On élait encore sous l'empire de celle législation con- fuse où le droit romain, l'ancien droit français el la cou- tume de Brel.igne .s'ainalganiaieut pour foi mer un mons- trueux amas de contradictions. Le Cmle Napoléon esl loin d'atteindre la perfection, mais quand je me reporte aux barbares prorédures que j'ai suivies, dans ma jeunesse, devant cette Co'ir do Bennes qui est une des plus illustres du royaume, j'en ai encore le frisson. Le Code de pro- cédure civile ne fut rendu obligatoire qu'en J808, et nous avions, à 1 époque le procès s'eng.igea, des pro- cureurs de la vieille roche, capables de nojcr sous le flot impur de leur encre la lumière même du soleil. Do la première cililion au jugement, la coulcsialion la plus simple pouvait vivre une couple d'années. Quand j'arrivai au procès, il durait depuis vingt mois, et il y avait un an que M. Kerouliz avait été dépossédé de sou usine par provision.

^206

LECTUUliS DU Sun;.

Après la porlo du iiioct"

M.

vaillèroiit (ont uiiiinont ilo leurs mains; lo gram

Koronlaz ot .loanno Ira- liôrc

corda dos lignes de crin, la pelilc-lillc moiitail des hon- nels. Ils in'i^ci ivaiiMit souvenl ; nous pleurions en lisant leurs lettres; ils disaient, cependant, qu'ils étaient heu- reux.

Quant à M. Bruant, il conlinuait de jouir de la pu- bliipie vénération, à cela près qu'on l'appelait tout bas le Judas à Ions les étages île toutes les maisons, et que cha- cun, du liant en has de réchclle sociale, le regardait coninic un effronté scélérat dans son for intérieur.

En ce monde étrange nous sommes , les clioscs vont ainsi parfois jusqu'au l)out. Je pourrais citer des coquins comuis, avérés, des marauds célèltrcs qui ont poussé la plaisanterie jusqu'à mourir entourés d'hom-

mages.

Les gens d'esprit de Lorient disaient :

Si celle petite Keroulaz n'était pas une sotte, elle vous le prendrait pour mari, et puis gare dessous !

A Lorient et ailleurs j'ai admiré, en effet, des demoi- selles qui eussent été de cruelles vengeances. Mais Jeanne n'était qn'ime sotte, à ce" qu'il paraît. Figurez-vous que, pendant et après le procès, le Bruant ne laissa pas passer une semaine sans renouveler sa demande, directement on non. Il avait du plomb dans l'aile en quantité. Le pro- cès n'était qu'une galanterie à rebours. Il s'était dit : « Je réduirai la place par la famine. »

Un soir d'été, un an après mon excursion morbiban- naise, je reçus doux lettres à la fois, toutes deux de Port- Louis. Mes bons amis Keroulaz ne me laissaient jamais bien longtemps sans nouvelles, mais aucune des deux adresses ne portait la mignonne écriture de Jeanne. J'ou- vris la première, dont voici textuellement le contenu, sauf orthographe :

« A monsieur Corbière, de Rennes, en propre, à lui- même.

« Mon cher monsieur, quoique n'ayant pas l'avantage d'êlre connu réciproquement, vous recevrez par le rou- lage Morel et C*. rue Nantaise, une caisse contenant qua- rante bouteilles de vin d'Espagne ; désirant lier amitié avec une personne dont les bons renseignements le mé- ritent, à cause de mes acquisitions de terrain dans l'illc- et-Vilaine, sachant qu'outre l'avocat vous faites aussi la régie des biens et propriétés foncières moyennant le tant pour cent, auquel nous nous entendrons toujours h l'amiable, d'un commun accord, si vous voulez vous char- ger de cette affaire avantageuse. Réponse, s'il vous plaît, et que vous avez bien reçu le vin.

« Votre serviteur, etc.

« Signé : J.-B. Bruant. i>

« Posl-scripUim. Il y a contre moi plusieurs clabau- dages des calonmiateurs, mais j'ai tous mes titres en règle, ayant suivi constamment le sentier de l'honneur avec probité. »

Cette lettre m'étonna médiocrement. Pendant mon sé- jour à Lorient, je n'avais jamais rencontré M. Bruant; je ne le connaissais pas de vue, mais je le savais par cœur. Du haut de leurs millions, ils ont peur très-souvent ; leur conscience est comme un enfant dans les ténèbres, elle fiissonne au moindre bruit.

Le récit du patron Seveno m'avait donné dès l'abord la clef du caractère de M. Bruant. Mon enquête sourde •!l patiente, qui marchait dejjuis un an, conlirmait de tout point mon impression première : M. Bruant était un coquin admirablement doué pour réussir en un milieu

ignorant, à une époque troublée : il était enVoulé, mais prudent; il était astucieux, mais naïf. Je n'aimerais pas vous voir sourire, mesdames, quand je vous dirai que sa fable du poisson d'or au venire cnusn et décousu était imaginée fort heureusement, cl prouvait un lact peu or- dinaire. Cela devait réussir, et sous l'inerédulilé même de Seveno il restait un doute.

Je parle ici an point d^vue popidaire. Devant la jus- tice, M. Bruant avait tous ses titres en règle, et cela suf- fisait.

Pourtant il n'était pas tranquille. J'étais honnne de loi ; je le gênais; il voulait m'avoir. Entre nous deux, notez bien ceci, la guerre était déclarée tacitement; il le sen- tait : une guerre à mort. Son avarice seule, dont je vais parler tout à l'heure, l'avait empêché de parlementer plus tôt.

Il était avare incomparablement et avec celte naïveté qui était le fond de sa nature. Je prononçais naguère le mot conscience. Ma persuasion est que certains hommes n'ont pas du tout de conscience, dans l'acception philoso- phique du mot. Au fond du sac qui aurait contenir une conscience, M. Bruant avait trois choses : son ava- rice, sa passion pour Jeanne et sa peur.

Son avarice était née de sa fortune. C'est le cluMiment ordinaire. Cet liounne qui avait eu des gourmandises de toute sorte au temps de la misère, vivait de rien mainte- nant qu'il possédait des millions. Il amassait sans trêve ni relilche ; il n'était bon à personne, ])as même îi lui; son argent était au fond d'un trou, et c'était devant ce trou que les bonnes gens de Lorient dévotement s'age- nouillaient.

Bruant savait cela : c'est en quoi je reconnais sa force. Son argent était l'armure dont il revêlait sa peur. Chaque louis d'or devenait une maille ajoutée à sa cuirasse. La logique instinctive de son avarice lui criait sans doute : A force d'être riche, tu seras invulnérable.

De sorte que, chez lui, l'avarice était un mode do la peur.

J'en dirais volontiers autant de sa passion pour Jeanne, du moins au point de départ. L'idée avait dii naître en lui d'éteindre ainsi des droits hostiles et d'annihiler nn menaçant souvenir, mais ici, en jouant avec le feu, il s'était brûlé profondément; l'obstacle avait grandi sa fantaisie jusqu'à la L-oulîrance, et nous verrons bientôt l'idée de son mariage avec Jeanne le poursuivre comme une folie.

Il avait trente ans de plus que Jeanne : excellente con- (lilion pour exlravaguer quand on aime.

J'en étais à délibérer avec moi-même sur la question de savoir si je devais retourner l'envoi du Judas .sans réponse ou si mieux ne valait pas entrer en négociations avec lui, dans l'intérêt des Keroulaz. Il y avait du pour et du contre. Sa démarche me le livrait un peu, mais pas assez, et peut-être la prudence diplomatique conseill. ni- elle d'irriter son caprice par un refus, La seule chose qui combattît cet ordre d'idées en moi, c'était le désir véritable que j'avais de voir enfin cet homme et d'en- tamer avec lui une bataille réglée. Je ne peux pas pré- tendre que j'eusse des opinions arrêtées bien solidement sur le double assassinat que les apparences mettaient à sa charge ; j'étais déjà trop imbu des prudences du Palais pour me laisser entraîner au vertige des présomptions, mais un problème était posé, je voulais passionnément le résoudre.

A quelque degré que cet homme fût coupable, indé- pendamment même de la querelle sacrée que j'avais à

MUSËE DES FAiMILLES.

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défendre, je voulais me servir de lui comme l'apprenli médecin se sert du sujet élcndii sur la lablc de disscc- tioi). Je l'avais voué à mes éludes, il me le fidlait.

Tout en réfléchissant, j'ouvris machinalement ma se- conde Jelire de Port-Louis. Elle était d'une écriture large et lourde comme celle des enfants. Elle disait :

« Monsieur ravocat,

« Je vous apporte encore deux homards avec moi et je vous prie de dire à vos valets de me recevoir, car j'ai à vous consulter pour affaire de vie et de mort.

« Signé : CHÉDÉGLISR (ViNCE^ix).

« P. S. Je prends la malle et j'arriverai le même soir de ma lettre. »

Vincent! mon beau Vincent! J'appelai aussitôt tous mes valets, c'est-à-dire la vieille Goton, notre factotum, et je lui ordonnai de recevoir un grand jeune homme à la ciinière blonde et euihrouillée, rouge en figure^ très- timide, (rès-déhraillé et probablement pieds nus.

Bonne pratique ! gronda Goton, qui, chez nous, tenait un peu la caisse.

Attends donc! m'écriai-je en ressaisissant la lettre. Pieds nus! Ah! bien oui!... Je n'ai pas la berlue! 11 a pris la malle-poste! Est-ce qu'il aurait enfin croche le poisson d'or!

Golon me regarda d'un air compatissant. Elle ne me considérait pas comme ayant la tête forte.

Entrez, monsieur, dit maman Corbière au bout du corridor.

Peuflaul que je faisais la leçon à mes valets, ma bonne mère avait été obligée d'ouvrir la porte. Le monsieur entra; c'était Vincent avec ses deux homards. Mais com- bien il avait gagné ou plutôt perdu, hélas ! Sans le panier lorienlais, je ne l'aurais pas reconnu. C'était Vincent, mais il avait des souliers ; c'était Vincent, mais ses grands cheveux blonds étaient coupés; au lieu de sa chemise débraillée, il portait une redingote noire. Mon mousse resseud)lait à un séminariste.

Il entra, les yeux baissés. La seule chose qu'il eût conservée intacte, c'était un pied de rouge sur le front.

Bien le bonsoir, monsieur l'avocat, me dit-il en .saluant rospeclueusoment, voilà les homards avec les complimonls de M. Keroulaz et de M"'' Jeanne.

J'avais pensé à ce bon garçon tant et tant de foi.'; depuis im au, qu'il était pour moi comme une connaissance in-- tinio. Il ne pouvait pas deviner cela, aussi Inuiba-t-il de son haut- quand je lui tendis familièrement la ni.iin. lui vérité, il n'osait pas toucher la mienne.

Hh bien, Vincent, eh bien, lui dis-je, qu'y avait-il dans le ventre du poisson d'or?

Il recula d'un pas et fixa sur moi son œil presque ha- gnrd. Il avait, certes, une opinion fort exagérée des mé- rites de M. l'avocat, mais, pourtant, il ne le croyait pas si sorcier (jiic cela. Je fus obligé de lui dire eu deux mois le hasard qui m'avait rendu maître de son secret.

J'ai bien étudié (le|niis un an, nmruinra-t-il d'un air sérieux cl modcsle. Je suis encore un ignorant, mais je n'irais plus maintenant au Trou-Tonnerre.

Il avait donc été au Trou-Tonnerre !

Ma mère et Goton venaient de partir. Nous étions seids. Je rapprochai mon siège vivement.

Vincent eut, ma foi, un sourire. C'est étonnant comme il s'était formé !

Voyous! m'écriai-jc, moquez-vous de moi tant que vous voudrez, mais racontez-moi l'histoire!

Me moquer de M. l'avocat ! repartit Vincent avec une sorte d'effroi.

Il ajouta en baissant la voix :

Faudrait n'avoir jamais parlé avec M. Keroulaz ni avec M"^ Joanne !

L'histoire, Vincent, l'histoire!... Allâles-vous la nuit même de la bénédiction des couraiix?

Puisqu'il ne sert de rien d'aller les autres nuits...

Et la boîte?...

Oh ! répliqua-t-il en rougissant, j'avais mon idée pour la boîte.

La prîtes-vous à l'église ou au cimetière?

Pour quant à ça, monsieur Corbière, lit-il en se re- dressant comme malgré lui, j'ai été enfant bien tard, et il n'y a pas six mois qu'on m'appelait encore l'inno- cent... Mais je me suis toujours souvenu de la comtesse de Chédéglise, ma mère, et je serais mort avant de com- meltre un sacrilège... Voyez-vous, j'avaismon idée pour la boîte... Patron Seveno me pria bien de lui dire le (in mot, maïs bernique ! Ça aurait été des si et des mais. Quand on est déterminé, pas vrai, faut marcher. J'obéis- sais à Seveno ù bord de la Sainte-Anne, c'est vrai, mais la bonne créature m'aurait nourri de poulet rôti si j'avais voulu, et, des fois, il me traitait tout d'un coup comme le fils de mon père... II avait levé la main sur moi un soir que j'étais à la barre et que le bateau pensa toucher sur les dangers du Groaisus. Tout le long du chemin, il ne me parla plus et je croyais qu'il était fâché contre moi, mais, à la maison, quand on alluma la résine, je vis qu'il avait des larmes dans les yeux. Il me dit: «Si j'avais tapé, je m'aurais puni de mort ! »

Ceux qui connaissent patron Seveno savent bien qu'il fait ce qu'il dit...

Monsieur l'avocat, s'interrompit ici Vincent avec un sourire modeste perçait toute la candeur de son or- gueil, j'ai appris pas mal de choses depuis le tenip?. Je lis dans le moulé et aussi dans l'écriture; c'est moi que je vous ai tourné ma lettre de ma propre main.

C'est au mieux, Vincent, mais la boîle?...

Ah! ah ! la boîte! Monsieur l'avocat a envie de sa- voir. C'est drôle tout de même ce qui m'est arrivé là-bas, et je suis venu pour vous dire tout comme ù mon confes- seur... Je fus donc à Port-Louis en quittant l'auberge du père i\Iikelic et j'achetai trois lignes à congres pour les mettre bout à bout, avec un hameçon de trois pouces, et puis je dis un ave sous les fenêtres de M"' Jeanne, car c'était pour elle et son grand-papa que j'allais au Trou- Tonnerre.

Il était dix heures quand je poussai au large avec la plate du vieux Crozic : un bateau de pauvre, monsieur l'avocat, rapiécé partout comme la veste d'un chercheur de pain. Je dressai lo mût, je bordai la voile, percée de plus de trous qu'une écumoire, et me voilà parti, profi- tant du vent et de la mer. Beau temps, vous souvenez- vous? Je ne mis pas plus d'une heure à traverser les cou- raux. C'était désert comme si on avait été à cinq cents lieues de la côte, rapport à la fête qui mettait tous les équipages au cabaret. Je dis la vérité : à Lorient ni à Port-Louis, personne n'a eu -connaissance de ce grain-là qui me prit, vers les basses de Crcsscoret, à une demi- licue de l'île. Mon màt fut brisé comme un tuyau de pipe et ma voile s'envola le diable sait où. Un grain sec, pas un nuage au ciel, des étoiles à boisseaux, et qui brillaient comme un million de chandelles! Qu'est-ce cpie ''éîail? Demande/ à un plus savant, tout de même. La mer so mit à danser fameusement, ma plate vira bord sin- bord et

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LECTIUES DU SOIR.

j'aurais jiirô que lous les lonnoiros dii ciel caiionnaieiit uii-(lossii> lie ma lôlc. Je coniinonçai à vider avec mon chapeau, car je ne (ronvais pas réciiclle, et la lame em- liarcpiait en f:raiui, comme chez elle. Si j'avais été imi état (le péché, gare à moi ! C'est l.'i que je fus content de n'avoir pas sur moi la damnée boîte. Je dis un bout de pa'ciiôtre cl, aussi vrai que nous sommes tous deux, monsieur l'avocat, je n'eus pas peur.

N'empêche qu'un grain pareil, ça ne s'est jamais vu.

J'avais bordé mes avirons pour me tenir debout à la lame, et j'en vaux un autre quand j'ai du bois dans les deux mains, mais je t'ensouhaiie ! Autant gouverner une baille! J'allais à la dérive, tantôt de ci, tantôt de \h, vi- rant au reuious, puis au courant, quand tout fi coup calme plat! La mer était autour de niui douce comme de riiuile, et les rociics du Trou-Tonuerre faisaient ombre au-dessus de moi.

Le petit clocher de la chapelle de Lokellas tinla le coup qui piécède l'heure. Je n'avais que bien juste le temps pour couler ma ligne avant minuit. J'ôtai ma veste et ma chemise, j'affutai mon couteau sur le fer du grap- |iin avant de mouiller, et je taillai sur la chair de mon bras gauche une jolie tranche que mon hameçon y passa et repassa six fois sa pointe. Ça tenait dur. C'était mon idée, monsieur l'avocat : je donnais au merlus la boîte qu'il fallait, sans rien prendre à l'église ni au cimetière, iMa chair est celle d'un chrétien, pas vrai?

A l'eau le plomb ! La longueur de mes trois lignes y passa. Mon bras me faisait dnreinent mal, mais je pen.sais aux douze mille francs. Avec douze mille francs, on payait le Judas, et le grand-papa était beureuv. Je souriais, parce que je voyais le sourire de M"» Jeanne...

L'idée ne me venait même pas que ma boîte pût aller e:i vain au fond de la mer,

Miimit sonna. Au dernier coup, je sentis comme une caresse faible au bout de ma ligue et je me dis : Voilà la bête; ne nous pressons pas! Quand on pêche, on devine bien ce qui se passe sous le bateau ; la ligne parle et dit aux doigts si le poisson mord ou si le pidsson s'amuse. Parfois la boîte arrive devant un animal qui vient de prendre son repas ; alors il joue, 11 me semblait que je voyais le damné merlus jouer autour de mon hameçon. -Mords donc, fainéant, qu'on te pique !

Tâche! il jouait toujours comme un quelqu'un qui fait des boulettes avec la mie de son pain au dessert.

Auquel cas faut lui retirer l'objet tout doucement, pour lui faire envie. Les poissons, ça ressemble au monde. Ce qu'on craint de perdre, on le croche. Je balai sur ma ligue. Attention ! y avait quelque chose au bout. L'ani- mal avait mordu à la sournoise. L'animal? Il n'y a pas dans la mer d'animal si lourd que ça! C'était la roclie. On aurait joué un air de mu>ique sur la corde, tant elle était tendue ; mes mains se déchiraient et l'effort faisait ruisseler le sang de mon bras.

Tiens bon, pourtant! Ça venait un petit peu, Cen'élail pas la roche, car j'avais bien déjà trois ou quatre brasses de ma corde dans le bateau J'avais ouï conter à Seveno qu'il avait péché au Glenan la grand' raie qu'on appelle un posteau; elle pesait soixante-seize livres, mais elle gi- gottait, fallait voir, et le bateau allait comme ime balan- çoire. Ici, rien : on aurait dit que je montais un seau d'eau du fond d'un puits.

Etait-ce Dieu possible? J'amenais peut-être le poisson d'or, le vrai. L'or, ça n'est pas une chose vivante. Un poisson tout en or ne peut pas remuer.

Je balais, L'idée me vint i|ue je balais un noyé.

Mais les noyés ne pèsent pas si lourd.

Je no pourrais pas dire tout ce qui me passa parla tête. Je n'avais pas encore étudié, Mais maintenant que j'ai étudié, je n'en serais pas plus fin de beaucoup.

J'avais quarante brasses dans le bateau. Il en restait bien encore une fois autant, car c'est long, trois lignes bout à !)fiut. J'eus comme nu rêve et je vis à travers l'eau une baleine moite. Il en vient de temps eu temps jusque chez nous. Ma sueur et mon sang coulaient à la fois; je râlais, tant j'avais de fatigue,

Hnliu le paquet monta ; je dis bien , le paquet : un monceau de {joëmous, lesté par un tas de petites roches, des grandes feuilles huileuses, emmêlées avec ce qui me parut être des guenilles. J'eus la conscience de passer

La pêche de Vincent. Dessin de F. Lix.

cela par-dessus bord et je tombai épuisé au fond de la plate.

Mon hameçon n'avait plus la boîte, et ma ligne était mêlée c(unme une liguasse de petit grésillon qui n'a pas été peigné depuis sa naissance.

Mes pauvres douze mille francs, monsieur l'avocat! Ma pèche ne valait pas douze liards, c'est sûr! 11 était Lien une heure du matin quand je me sentis assez fort pour lever mon grappin. J'avais maintenant contre moi le vent et la marée, et j'étais faible par le sang que j'avais perdu avant de bander mon bras. Il fallut pouitant nager et nager ferme, car je voulais arriver avant le jour. La boule me tenait; il me semblait que tout le monde allait dire, en me voyant passer : Voici Vincent, l'iimocent, qui revient de pêcher le poisson d'or!

MUSÉE DES FAMILLES.

200

Les nuits sont courtes en juin. Les couraux se cou- vraient déjà de barques quand j'accostai à la pointe de Gavre. Je ne poux pas dire non, monsieur l'avocat, l'es- poir est quelque cliosc d'entêlé : avant de quitter ma plate, je voulus éplucher le las de goémons que j'avais amené, pour voir si, dedans, il n'y avait rien de bon à prendre. Le fond delà mer est plein de trésors. Quand je n'aurais trouvé qu'un gros diamant ou une poignée de perles fines! On dit que ça vaut cher.

Il y avait des crabes morts et vivants, des coquilles

d'iuûires, des pinces de liomaids, des roches, du coiail, des herbes de toute sorte et en quantité, car le paquet pesait plus de deux cents livres, mais il n'y avait ni perles ni diamanis. Au centre du tas, c'éfait.'comtnc je l'avais cru voir dans l'obscurité, un amas de guenilles, de vrais lambeaux d'étoffes restaient des débris in- formes d'ossem-^nls humains. Le cadavre d'un noyé avait été le premier noyau de celle bizarre agrégation. Le doute n'était pas possible, car une portion du costume restait presque entière : c'était une capote en toile cirée,

Vincent demandant la main de Jeanne. Dessin do V. l,i\.

à laquelle des myriades de coquillages s'étaient attachés. Le soleil se levait derrière les blanches mai.sons d'niel, que j'élais encore à fouiller mon misérable trésor. Je le rejelais à la mer ;\ itleine poignée, et bientôt il n'y eut i)lus dans le bateau (|uo la capote cirée. Elle allait suivre les autics débris, lors(]ue je sentis dans la poche un objet dur. Je retournai vivement le vêtcnioni, qui pe- sait bien (piarantc livres avec ses lourdes brodiMies de coquilles, et je m'emparai d'une boîle de fer-blanc cylin- drique, pareille ?i celles les patrons abritent leurs rôles wrm. 1S02.

et aulres papiers d'équipage. Il y avait des papiers dnni celle boîte. Je ne savais pas lire, mais je gardai la belle et les papiers. Ce fut lout le produit de mon expédition. Seveno voulut m'inlerroger à mon retour; jo lui for- mai la bouche. Chose singulitre, ma mauvaise chance, au lieu de m'abaisser vis-à-vis de Seveuo, me rendit plus ombrageux et presque fier. RitMi loin de se fAcher, le bonhomme doscondil d'un cran et prit à l;\c lie de dimi- nuer ses familiarités h mon égard. Ses malelots, mes ca- marades, firent comme lui. J'étais toujours mousse ik

^7 VINCT-MîlVliMF von MK.

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LECTURES nu SOIR.

hovd i\o la Saiiili'-.iunc, mais il ni rivait ?ouvont qu'on me parlait le boiiiiot ;\ la main. iMonsionr l'avocat, il faut voir iHHU" comprendre ce ipril y a de brave honlé dans ces cd'urs-K'l.

Je fus malade un mois, pas tout de snile, mais quand vous entes quitté Lorient, bion malade; ma plaie était mauvaise, elle eut grantrpcine à so fermer. Il y avait loiijoin"s auprès de moi un de nos marins qui veillait i^ mon chevet connue une mère. J'avais le meilleur méde- cin de Lorient. Un jour que le docteur avait lioclié la tète en examinant ma blessure, Seveno eut des larmes plein les yeux.

Il l'ant te repiquer, Vinceut, me dit-il. Les temps son! uîoilleurs, et tu coucheras peut-être bientôt dans lo lit de Ion père.

Je lui fis signe d'approcher et je lui dis à l'oreille :

Je voudrais la voir avant de mourir.

Il savait tout, et ce n'était pas grand'chosc , allez, monsieur l'avocat. Mon secret était que j'allais îi la nuit sous les croisées de M"" Jeanne et que je bridais des cierges à Notre-Dame de Larmor pour son bonheur. Nous ne nous étions jamais p-irié. Keroulaz etChédéglise sont cousins, mais, outre que j'étais tombé bien bas, il y avait eu entre les doux familles des procès et des que- relles à main armée. M"" Jeanne me connaissait un petit peu, cependant. Elle rougit quand Seveno la pria de venir me voir. Certes, elle eut accoidé celte grâce à tout autre malade. Sa vue me lit mieux que toutes les médecines. Dès qu'elle fut partie, je me sentis plus fort à la pensée qu'elle allait prier pour moi , la douce sainte.

File vint trois fois à Gavre ; la troisième fois, je pus la reconduire un petit bout de grève, et, huit jours après, je piis le chemin Port-Louis pour parler au grand - père. En route, j'étais bien tremblant ; je pensais (jiie j'aurais allumer au moins un cierge à Larmor pour le succès de mon entreprise; mais, dès que le grand- père m'eut demandé ce que je voulais, je uie sentis du courage plein le cœiir.

Pour sûr, Jeanne priait, et ma force, c'était sa prière.

Je vivais avec de bien pauvres gens; mais la pauvreté do ceux qui ont les mains rudes n'attriste pas comme l'indigence qui ('lait autour de moi, pleine encore du souvenir des jours meilleurs. Sans la prière de Jeanne, je serais resté muet, tant j'avais de compassion et de respect.

Je suis Vincent Penilis, dis-jc; il n'y a plus que moi. Voulez-vous me fiancer votre petite-fille?

Il me regarda de la tôle aux pieds. Je m'étais pourtant habillé de mon mieux, mais la rougeur vint sous ses che- veux blancs. Ce qu'il pensa, il ne le dit point, et ses seules paroles furent celles-ci :

Nous avons Ions été ce que nous ne sommes plus. Après un silence pendant lequel mon cœur tremblait,

il reprit :

Vous êtes bien jeune, mon cousin Penilis.

Vous savez quelle généreuse bonté il y a dans son âme, monsieur l'avocat. 11 voulait me refuser, mais il ne voulait pas m'humilier. La Vierge m'inspira de répondre:

Vous êtes bien vieux, mon cousin Keroulaz.

Il leva sur moi ses yeux, le sourire allait naître, et murmura:

Cela est vrai.

Si Dieu vous appelait à lui par malheur, poursui- vis-je, M"« Jeanne n'aurait plus personne.

Je vis bien qi4'il avait envie de me tendre la main,

mais une idée lui passa, et smi front se rembruni! pen- dant (pi'il disait loul bas :

Il n'y avait point de sentier du château de Keroulaz an château do Penilis.

Il n'y a plus ni château de Penilis ni château de Keroulaz, repartis-je. Que la paix soit entre les moris !

Tu parles comme un homme ! pcnsa-l-il loul haut. Il appela Jeanne, qui vint souriante et blanche, connue

une promesse de bonheur. Ils causèrent ensemble si bas, . que je ne les entendais pas, mais je voyais le rose mouler aux joues de Jeanne, et j'iiivoipiais, avec Jésus et Marie, tons les saints du paradis. Apiès une minute, qui me sembla longue comme tout un jour, M. Keroulaz ren- voya sa pctile-lille d'un geste, et je restai de nouveau seul avec lui. On venait do méjuger; il allait prononcer l'arrêt.

Vincent, me dit- il, je n'ai jamais en de haine contre les tiens; si j'avais eu do la haine, ton iière, le colonel, aurait forcé mon pardon en mourant comme un martyr. Je te prends pour mon fils, mais il faul gagner Jeanne. Tu l'as dit: je suis vieux; après moi, elle n'aura per- sonne. Tu n'es rien, sois quelque chose. Un simple ma- telot...

Je ne suis que mousse, rinlerrompis-jo ; mais je vous comprends, et j'ai du cœur.

Que sais- lu ?

Rien.

Apprends donc tout, garçon, et hâte-loi. Jeanne a promis de t'altendre. Nous ferons la noce le jour tu seras re(,'u patron au cabotage.

J'eus comme un éblouissemcnt de joie, et je sortis pour commencer mes études. J'achetai un alphabet de cinq sons. Je n'avais aucune idée de ce qu'il fallait ap- prenilre pour devenir patron au cabotage, mais il me semblait que j'allais devenir savant en quelques joiu's.

Par le fait, monsieur l'avocat, la science du patron au cabotage n'est pas le Pérou, à ce qu'il paraît ; mais je ne suis pas près do passer mon examen. J'ai la loto diu'o, et, sans l'idée de Jeanne, je jetterais mes bouquins par- dessus le bord...

Celui qui parlait ainsi en ISO'J, mesdames, s'inler- ronqiit M. de Corbière, devait, dix ans plus tard, siéger avec éclat à la Chambre des pairs et venir en aide, pres- que seul parmi ses collègues, aux efforts éloquents de Berryer et de Dupin, lors du procès du maréchal Ney ; il devait porter jusqu'au chevet de Louis XVIII sa vail- lante protestation et, en présence du roi lui-même, je puis lo garantir, j'étais présent, imposer silence au duc de Duras, qui conseillait de ne point entendre les supplications de la duchesse de la Moskowa.

Celui-là, qui était si loin de son humble examen de patron au cabotage , devait être le contre-amiral comte de Cbédéglise, membre de l'Inslitul, et l'une des plus incontestables lumières de notre marine sons la Restau- ration.

Nous devions changer de rôles, voyez-vous, et vous pardonnerez à l'émotion qui met un temps d'arrêt dans mon récit. De protecteur que j'étais ce jour-là, je devai.s devenir protégé.

Mais poursuivons. Il était assis siu' le coin d'une chaise dans mon très-modeste bureau, et me parlait avec plus de respect que jamais solliciteur ne le fit en mon cabinet ministériel. Il fallait, pour l'encourager, tout l'intérêt évident et profond que je prenais à son histoire.

Je fus six mois à connaître mes lettres, monsieur l'avocat, reprit- il. Ce n'étaient pas les professeurs qui

MUSÉE DES FAiMILLES.

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me manqnaieni, bien nu contraire. Je n'osais pas m'a- flrosscr à M. Kt-ronlaz, et je faisais le fanfaron auprès; de RI"* Jeanne, qui croyait à mes prétendus progrès sur pa- role; mais j'avais Scveno et les quatre nialelots de la Sainle-Anne. Sevcno était le plus instruit de tous, comme de raison, et n'en savait pas beaucoup plus long que moi ; les autres à l'avenant; mais tous avaient de la bonne vo- lonté h revendre, et l'équipage entier se réunissait pour me faire perdre la tête. Le grand secret avait transpiré ; personne n'ignorait à bord que je marchais à la conquête (le M"" Jeanne; chacun voulait m'aider. La Sainte-Anne devenait une école : après la journée, on allumait une résine, et en avant la croix de Dieu !

Ils travaillaient comme si la science eût entrer dans ma tête en passant par leur cervelle. Ça vous aurait fait rire et peut-être pleurer aussi, monsieur l'avocat, de les voir tous les cinq épelant à grand effort l'alphabet déjà désemparé. Je tenais le centre; on commençait à m'appeler monsieur Vincent, bien malgré moi ; toutes les lêtes, penchées sur le malheureux petit livre, travail- laient. Seveno ne contait plus d'histoires; il s'agissait d'étudier h six, pour que je fusse patron au caljotage.

J'ai omis de vous dire que le Judas avait eu vent de mon entrevue avec M. Keroulaz. Il fit venir un soir Seveno et lui ordonna de me débarquer. Seveno l'envoya paître, selon son expression, et nous quittâmes la Sainle-Anne pour faire la pêche, à noire compte, sur une barque de rebut. J'étais toujours le mousse, c'est-à-dire le dernier de l'association ; mais j'avais une manière de lit dans la cabine, tandis que patron et matelots couchaient à fond de cale.

Plus nous allions, plus le monsieur Vincent devenait d'usage. Un joiu", Seveno me dit, et je répète ses propres paroles : On peut se passer de toi, ces lemps-ci, mon- sieui' Vincent, ma garçaille. Tu resteras à la case et tu mangeras ton livre en grand toute la sainte journée. Par quoi, ce sera autant de pris. Nage à la maison !

L'équipage applaudit et vida cinq pots chez Mikelic en l'honneur de l'idée. Non-seulement je restai tran- quille à la case, mais on me donna la femme de Goin'te- cuisse pour faire ma colriade. A dater de ce moment, je mordis à la besogne et je fis de véritables progrès. Ce fut grande fête, la première fois que je lus à l'équipage stu- péfait une page de gazette qui avait enveloppé deux sous de tabac. On but je ne sais combien de pots chez Mike- lic, et Seveno déclara qu'il avait vu bien des commis- saires à qui j'aurais donné le tour.

Enflé de ce succès, j'allai à Port-Louis m'offrir à l'exa- men de .M. Keroulaz, qui me dit : Penilis, mon gar- çon, il faut, aller à l'école, sans quoi Jeainie risque de l'attendre cent ans.

La bonne chance accompagnait notre vieille barque , qu'on avait baptisée ta Jeanne Keroulaz, eu l'honneur (le mes amours. Quand je revins, bien triste, conter h mes braves amis le résultat de mon épreuve, Seveno cassa d'un coup de poing une table vermoulue, qui était la meilleure de tout le mobilier de Mikelic.

Nom de nom de nom de nom ! gronda-t-il, ça n'est pas juste 1 L'enfant lit tous les coriu'ts à tabac comnn' père et mère... N'em|»ècbe (pu', si le vieux l'a dit, monsieur Vincent, faut te patiner différemment et mcllro le cap sur l'école. Allume !

Le lendemain, je lis mon entrée il l'école, je fus placé dans la classe des petits enfaïUs. Il y a un mois de cela, monsieur l'avocat, et j'ai bientôt Uni. Je n'ai plus h vous dire que le motif de mon voyage.

Il y avait près d'un an déjà que j'avais jeté ma ligne au Trou-Tonnerre. Je ne peux pas dire que j'avais oublié cette nuit-là ; mon bras, qui restait faible et douloureux, m'en faisait souvenir à chaque instant ; mais l'ardeur que je mettais à mes pauvres études avait éloigné de moi toute autre pensée. Il est certain que, dans les premiers jours qui suivirent mon é(iuipée, j'avais un ardent désir de savoir lire pour prendre connaissance des papiers qui étaient dans la boîte do fer-blanc trouvée dans la poche du caban de toile cirée, mais peu à peu cette préoccupa- tion avait disparu, et l'étui de fer-blanc était absolument sorti de ma mémoire ; ceci, à tel point que, sachant lire et tenant, par conséquent, dans ma main la clef de ce mystère, je ne songeais pas à m'en servir. Il fallut un hasard. Jeudi dernier, patron Seveno se plaignit en ren- trant que ses papiers étaient tout trempés, parce que son élui dessoudé faisait eau.

J'en ai un ! m'écriai-je.

Et je courus à mon coffre, je trouvai la boîte de fer- blanc sous mes anciens habits de mousse.

Ça n'est pas du fer-blanc, ça! me dit Seveno. l'as-tu eu, monsieur Vincent?

Au Trou-Tunnerre, répondis-je.

Le patron di-posa l'objet sur la table comme si ses doigts avaient touché un charbon ardent. Les autres se mirent en cercle et regardèrent avec curiosité,

Ou dirait de l'argent! firent-ils. Et Courtecuisse demanda :

Qu'y a-t-ildonc d'écrit sur le couvercle?

Je n'avais [las remarqué qu'il y eût rieii d'écrit. Je pris- la boîte vivement, et je restai tout ébahi en lisant ces deux noms : Yves Keroulaz.

Vous êtes aussi étonné que moi, monsieur l'avocat ; mais attendez !

Vous pensez si j'eus vile fait d'ouvrir la boîte. Mes mains tremblaient. Je songeais que ces haillons pleins d'ossemeuls, mêlés parmi lesgoëiuons, avaient appartenu au père de M"e Jeanne, et qu'au lieu de mettre ses restes en terre sainte, je les avais rejelés dans la mer.

Le premier papier qui me tomba sous les yeux fut une quittance timbrée et signée J.-B. Buuant : une quittance de douze mille francs pour solde du prix de la presse à sardines vendue à M. Keroulaz...

Vous avez cette quittance? m'écriai-je en saisis.sant le bras de Vincent.

Je suis venu tout exprès pour vous la remettre, monsieur l'avocat. Lu voici.

IV

Bon ami, dit la comtesse douairière de Chédéglise qui temlit la main à M. de Corbière, vous avez passé sous silence une bonne moitié du bien que vous files en ce temps-là. Je voudrais qu'il me fût permis de ra- conter le restant de l'histoire.

Non pas, non pas! s'écria le ministre ; c'est mon premier succès de roman ! j'y tiens! et je continue. Faites la police, madame la manpiise ! Quicompie inter- rompra donnera un gage '

Notre beau garçon de Vincent sortit de sa poche le fameux élui d'argent. Il y avait déjà six mois (ju'il no balail plus sur l'aviron. Ce fut d'une main fine el blan- chetle (pi'il me remit le papier timbré, bien el dûment signé par ce coquin de Bruant.

Avec ça, me dit-il, numsieur l'avocat, l'aflaire est dans le sac, pas vrai?

Je soupçonne, mesdanu^s, «pu; vous partagez l'avis de

212

LECTURES DU SOIR.

Vincent. La possession iriinc iiiiice si importante doit assurer ii vos yeux le ;.;ain ilo notre canse, et vous voyez déjà le Juilas confomlu comme il le mérite. Il y a la jus- tice de tout le monde et la Justice avec un grand J, la vieille Tliémis , qui porte nue balance sur tous les fron- tons des temples Ton plaiile. Personuc ne peut m'ac- cu<er de ne pas aimer celle Justice-là, qui m'a fait, en dolinitive, ce que je suis; mais j'aime encore mii-nx l'au- Iro. Je ne sais pourquoi celte balance elle-même n\e fait peur; je la comprendrais entourée d'un fort grillage, alin qu'aucune main subtile ne pût adroilement y glisser un faux poids.

Il y avait déjà moitié de chose jugée. Devant le pre- mier Irilinnal, cette pièce, miraculeusement retrouvée, nous aurait sans doute donné la victoire. Sans doute, ici, veut dire nu peu plus que peut-être, mais pas beaucoup, à canse de l'absence de grillage. Maintenant il fallait faire casser le jugement. Romorcions Dieu, mais n'entonnons pas encore le cliant triomphal.

Pendant que je réllêchissais, tournant et retournant dans mes mains la quittance, qui était fraîche et intacte comme si elle eût dormi depuis le temps dans les cartons d'mi garde-notes,. Goton entra à grand bruit, précédant nn commissionnaire qui portait la caisse de viu d'Fspa- gnc. Voyez déjà l'utilité du grillage 1 L'avocat ne lient pas la balance, il est vrai ! mais ces perfides petits ca- deaux se trompent paifois de porte et nioutenl plus haut que l'avocat. Pour ma part, je le voudrais si serré, le grillage, qu'il pùL servir de paiapluie ùDauaë, et d'écran aussi contre vos rayons, belles dames.

Surtout contre vos rayons. Pour Thémis, en effet, je ne crains pas trop l'argent, G donc ! Je me moque des caisses de vin d'Espagne, quoique Thémis ait coulracté sur l'Olympe même riiabilude du nectar, mais sur le marbre austère de celte statue sait-on l'effet que produit un sourire !

L'arrivée de la caisse changea subitement le cours de mes pensées. Cela dut paraître sur mon visage, car notre Vincent, qui restait inquiet devant mon silence, respira bruyamment tout à coup et s'écria :

Ça mord, monsieur l'avocat, pas vrai?

Ça mordait! Et c'était le poisson d'or, celte fois, qui chatouillait mon hameçon ! La vue de cette caisse de sapin m'éblonil; mon cerveau vibra an contact d'une de ces grandes idées qui gagnent les batailles.

Monsieur de Chédéglise, dis-je, il faut entrer au lycée de Rennes et regagner le temps perdu. Vous allez être un riche gentilhonune !

Vincent changea de couleur.

Il ne s'agit pas de moi, monsieur l'avocat, mur-

mura-l-il.

Aidez le commissionnaire à recharger sa caisse, Vincent... Il s'agit de vous, parbleu!... M. Bruant n'a- l-il pas le château de Penilis comme il a le château de Kcroulaz'?

Il resta immobile, et ses yeux semblèrent s'agrandir en se lixanl sur moi.

Puis sa prunelle brilla, et il pensa tout haut :

Si on pouvait fouiller le fond de la mer...

11 y a quelque chose de plus dilircile à sonder que la

mer, mousieiir de Cbéiléglise, l'iiiterrompis-je, c'est la conscience d'un scélérat. Et pourtant Dieu permet tôt ou tard qu'une lumière se fasse au fond de ce gouffre... Ai- dez à recharger la caisse... La bataille est commencée, entendez-vous, et je vous donne ma parole d'honneur

d'y perdre tout mon laliu, ce qui est le sang de l'avocat, avant de reculer d'une semelle.

Je riais en parlant, mais mon accent démentait ma moquerie, car j'avais, en vérité, de l'enthousiasme plein le cœur.

Vincent obéit; il prit la caisse de vin d'Espagne et la remit sur le dos du commissionnaire étonné. Je dis à ce dernier :

Reportez celte caisse aux messageries pour comi)lc de M. liruant, propriétaire à Port-Louis.

Viiiceiil mm-mura :

Ah ! ah ! c'élait le Judas !..

Goton regarda partir la caisse avec chagrin et me dit sans façon :

Quoique vous ne rouliez pas beaucoup, vous n'a- masserez jamais de mousse !

Vincent avait apporté la procuration notariée de M. Keroulaz. Dès le lendemain, je consignai l'amende d'appel au grelTe de la cour impériale, et TalTaire fut mise au rôle. Le lendemain aussi, je plaçai sous bande la missive de M. Bruant et je la lui renvoyai. Séparément, je lui écrivis la lettre suivante :

«M. Corbière, avocat, prie M. J.-B. Bruant de vou- loir bien, dans le plus bref délai possible, passer à son cabinet, pour affaire grave qui le concerne. »

Personne, je le pense, dans l'heureux et noble audi- toire qui m'entoure n'a reçu de pareils billets. On se dé- range quand ou vent vous entretenir, mesdames, cl vous aussi, messieurs, lïil-on notaire et s'agîl-il de vous an- noncer la mort d'un oncle avec la naissance d'un héri- tage. Vous ne pouvez savoir, par conséquent, quelle impression singulière produisent ces lignes laconitpies et mystérieuses.

Tout homme qui s'occupe d'affaires et qui écril sur du papier tiud)ré possède ce pouvoir exorbitant de procurer une mauvaise nuit au meilleur dormeur de son départe- ment et une migraine à la plus forte tête.

Ici-bas, entre ces deux catégories bien tranchées, les gens honnêtes et ceux qui ne le sont pas, il existe une infinité de nuances : toutes les dégradations [irismaliques qui séparent le noir du blanc.

Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer,

disaitcet insolent Despréaux en parlant d'aulre chose. Moi, je ne précise rien, mais j'ai rencontré dans ma vie bien peu d'âmes assez vigoureuses pour éviter le petit mouve- ment de lièvre que [U'ocure cet avis de l'avocat, de T huis- sier ou du notaire. Je ne parle même pas de la cédille, émanant du parquet ou de la prélecture de police.

Connaissez-vous beaucoup de consciences qui aieiît gardé intacte la blancheur de la robe nuptiale! Notrc- Se:gneur ne trouva personne pour jeter la première pierre, dès qu'il eut mis la condition de se sentir sans péché.

N eût-on point véritablement de péché, il y a le doute.

N'eût-on pas môme le doute, car je sais des gascons qui sont absolument sûrs de tomber comme des plombs au lin fond du paradis, reste encore cette crainle salu- taire qu'inspire la Justice avec un grand J. Dès que ces re.-peclables bassins, qu'une raillerie du hasard appelle des jlcaux, se meUeul en branle, tout le monde livmhle. Gare à la balance infaillible! Elle a ses jours. L'œil au- quel rien n'échappe joue parfois à colin-maillard d'une façon limenlable. J'ai fait ce rêve, qu'il y avait au iiionde un portrait vivant de votre serviteur, nommé Diihuscq, comme le Sosie de Lesurqne, ou autrement, cela importe

MUSEE DES FA:.11LLES.

213

peu, et que je nrévcillais guillotiné, parce que cette seconde épreuve de moi-même avait eu l'indélicatesse d'arrêter la diligence. Ce sont des songes pénibles. Et tenez! Je vis hier la (ille de ce I.esurque, dont la femme est morte folle. J'ai voulu railler, mais me voilà qui tremble. La fille de Lesurque venait me demander la ré- habilitation de son père, déshonoré par erreur, assassiné par mégarde. Moi, ministre, je n'ai pas pu : la statue de Tliémis ne veut pas. Nous sommes allés chez le roi, la liile de Lesurque et moi, et, en chemin, elle me disait : Autrefois, je suis allée déjà chez l'empereur.

La statue de Théniis ne veut pas ; l'empereur n"a pas pu, le roi ne pourra pas.

Vous voyez bien ! Dès que bouge un des suppôts de la déesse, P innocent a quelques raisons pour trembler. Mais le coupable?

Ah ! vous ne savez pas, et nul ne sait, je l'affirme, dans quelle élrange proportion la conscience humaine est troublée. Ce n'est pas l'homme d'Etat qui vous parle ici, c'est le vieil avocat, vétéran de l'inquisition de Palais, le légiste qui passait pour retors et qui, à tout le moins, peut se vanter d'en avoir vu de toutes les couleurs.

Il y a des milliers de degrés dans le mal, comme il y a des milliers de nuances dans l'inquiétude produite par cette vngue menace de la loi.

Chose singulière, devant ce premier symptôme du réveil do I,i Providence, tel liomu.e hardi s'affaisse qui résistnail vailhunnicnl à une accusation plus formelle. C'est riiiconuu; ce sont les ténèbres; c'est la voix re- doutable, venant on ne sait d'oij, et prononçant à l'oreille un nom oublié, une date perdue.

Qui nio les revenants? Moi, j'ai vu des centaines de fanlôines!

Mais, pour arriver tout d'un coup à notre cas spécial, s'il s'a:.;it vraiment d'un criminel, l'effet produit est pour la iilnpart du :c.i;ps le vertige.

Je reçus poste pour poste une très-longue lettre do RL Bruant, dans laquelle il rejetait bien loin l'idée de me venir trouver. Quelle qiKdité avais-je pour déranger tin persoiiMagfî de sa sorte? Il me faisait le compte de ses revmiis; il plaidait la différence do nos Ages; il me demandait si j'étais fou.

Le soir même, il était dans mon cabinet, arrivant ainsi deux heures a|irès sa ici Ire.

Je ne vous ai donné jusqu'à présent, mesdames, au- cune idée (le la personne physique de M. Bruant, parce que je désirais vous mettre dans la posiiion je fus n.oi-mème la premièie fois(|u'il se présenta devant mes )uux. Je m'étais fait un Bruant d'in)aginalion, un Judas (le fantaisii-, selon la coutume ; son aspect m'éloniia; je m'altend.iis à tonte autre chose.

M. Bruant était un homme de liante taille qui gardait la tournure de la jeunesse, bien qu'il fût près d'atteindre les plus extrêmes limites de l'figo mûr : il louvoyait, en eflel, selon le dire de patron Seveno, entre cinquante- cinq et soixante ans. Ses cheveux nuancés de gris, mais gardant des reflets blonds dans leur masse, étaient dis- posés avec soin ; il ne portait pas de barbe; ses traits étaient aquilins fortement, son front un peu fuyant avait de la liiUJlem'; ses yeux, d'un gris lrès-cl;iir et presque perlé, lâchaient leur primelle do roiigo comme s'ils eus- sent été de jaspe ; ils brillaient subilenient parfois comme des yeux de chat sauvage; d'autres fois, elle plus souvent, ils fixaient dans le \ideleuis regards atones. L'impi espion qu'il laisail était celle d'un hoiumc bien élevé ; j" pein-

drai plus vivement ma pensée en disant qu'il avait l'air d'un vieux noble admirablement conservé.

Biiffon ne le connaissait pas quand il écrivit son fa- meux a|iophthegmc sur le style et sur l'homme ; il est, du reste, acquis que cet illustre auteur ne connaissait pas beaucoup les animaux qu'il a si agréablement dé- crits. On se serait trompé du tout au tout en jugeant M. Bruant d'après son style, lors même qu'on eût amendé sa coupable oithographe.

Il fit grande impression sur Golon, qui me dit tout bas, en l'introtluisant :

Excusez ! voilà un ci-devant qu'a du foin dans ses bottes !

Il entra d'un pas brusque, mais qui ne sonnait point sur le carreau. Ses mouvements étaient ceux d'un

Coriiicrc montrant la quillancc à Bruant. Dessin de F. I.i\.

homme de trente ans. Il n'est pas, du reste, hors de propos de faire observer ici qu'il était rompu à tous les exercices du corps, excellent tireur d'armes, chasseur hors ligne ; de rappeler .«surtout qu'il avait acquis en Bre- tagne une véritable renommée par son étonnante habi- leté comme nageur. On racontait qu'il était parti de Port-Louis avec le jusant, qu'il avait fait le tour de Groix et qu'il était revenu avec la marée, ce qui donne pour le moins six lieues de pays.

Bonjour, mon clier monsieur Corbière, me dit-il Irès-doueement, mais d'un ton de protection que lui permettait, certes, sa position de fortune vis à-vis d'un pauvre praticien tel que moi, j'ai relli chi. Vous devez être accablé de travail, avec votre talent, cl moi, je n'ai rien à faire; \ous ne roulez pas sur l'or, cl moi, je suis

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LECTUUKS DU SOIR.

forl à mon aisf, c'était à moi de me ilérangi'r... évidciii- inoiit... évidemiiiciit... Coiiiineiit va?... El les alïiirosï... La pôclie s'annonce i\ miracle, chez nous, celle année... Vons ne croyiz pas aux binits île guérie?.,. Ass(>z de yuene, hein?... Qu'on nous laiî^se sunlller... Ce sonl les travailleurs qui manquent... Misère! j'ai eu assez de peine à roriuer mes équipages... Il y avait longtemps que j'a- vais envie de l'aire votre connaissance.

Il dit ces diverses clioses, qui n'avaienl pas beaucoup de suite, à la file et sans reprendre haleine. Son débit, en parlant, ne manquait pas d'aisance, mais sa présence même trahissait ses craintes, et je devinais son trouble au travers de ses efforts.

'Veuillez prendre un siège, monsieur Bruant, lui dis -je avec toute la fioideur dont on peut l'aire usage sans tomber jusqu'à l'impolitesse.

Bien honnête, répliqua-l-il, bien honnête. J'ai de bonnes connaissances ù Rennes. J'ai en le préfet an château, lors de la tournée, quand il était à Vannes... et j'ai dîné avec le procureur général, à Lorient, chez l'a- miral... Voyons! de ijuoi retourne-t-il, monsieur Cor- bière? J'ai idée que vous allez faire, ce soir^ une bonne pelilc affaire avec moi, hé, hé!

De la lettre renvoyée ni de la caisse de vin d'Espagne, pas un mot.

Personnellement, monsieur, répliquai-je, je ne suppose pas que je puisse avoir aucune affaire avec vous. J'ai mon client, dont les inlérèts sont opposés aux vôtres.

Mais du tout! s'écria-t-il, mais du tout! Voilà l'erreur! En quoi opposés? Ce bon vieux Keroulaz est entêté comme une mule. Je lui ai dit : Donnez-moi votre lille en mariage...

Pardonnez-moi si je vous interromps, monsieur Binant, prouonçai-je avec sécheresse. Mes instants .sont précieux, et il ne s'agit absolument pas de M"^ de Keroulaz.

11 fronça le sourcil et pâlit d'une manière visible.

Est-ce que vous avez la prétention de m'effrayer? inurmura-t-il assez hors de propos.

El, voyant tout de suite sa maladresse, il ajouta :

Cartes sur lubie, monsieur Corbière. Le billet que vous m'avez écrit a paru, à mes amis comme à moi, fort peu convenable.

Je souris involontairement, et mon sourire signifiait si bien : « Vous n'avez montré ma lettre à personne, » qu'il intercala précipitamment :

Si fait, monsieur, si fait... j'ai consulté à ce pro- pos... Je consulte toujours... Oh ! oh ! vous avez écouté Jesclabaudages... les clabaudages... les clabaudages...

11 répéta ce mol par trois fois, et ajouU' :

Je suis en règle, voyez-vous, j'ai tous mes titres, moi. Bah ! bah ! L'expérience vient avec l'âge. Sa- vez-vous ce que c'est qu'une petite ville, vous? Je soigne ma fortune; ça empêclie-t-il les blés du voisin de pousser? Pour leur plaire, faudrait-il jeter mes écus de six livies par la fenêtre? Combien gagnez-vous bon an, mal an, vous?

Monsieur... voulus-je l'iiiterroiripre.

Je Vous dis : caries sur table ! Que diantre ! on ne peut pas devenir riche sans exciter l'envie de ceux qui reslenl pauvres ; admettez-vous cela? Oui. Eh bien, tout .se suit. Les ivrognes ne m'aiment pas, parce que je ne bois que de l'eau rougic. Les ci-devant me délestent, parce fjue je sors du peuple. J'ai été domestique, el me voilà maître : ça m'honore... J'ai donc une maroUe

comme tout le monde, c'est d'aimer une fillette dont je serais le père graiuleuienl... voilà... faul-il me pendre?... Je n'y vais pas par quatre chemins, moi, et je dis les choses comme elles sont : je n'ai ni vices, ni défauts, ni haliiludos ; je voudrais une femme pour lui dunuer mes cent cinquante mille livres de rentes, comme à un petit enfant chéri... oui... oui...

Sa voix se prit à trembler et son œil devint lar- moyant.

Il disait vrai : il n'avait ni vices, ni défauts, ni habi- tudes, tout ce qui sert à dépenser l'argent lui manquait. Il ne se connaissait aucun goût, aucune manie ; son ava- rice était d'une stérilité absolue. Il aimait l'argent pour l'argent. Avec son argent conquis, il faisait trop bon ménage ; il s'ennuyait ; son avarice n'était pas assez ro- buste pour lui donner le bonheur complet.

Ou pliilôt, le véritable avare a besoin d'une passion coûteuse à comballre ; il faut cela pour la lui le néces- saire à toute existence. M. Bruant n'avait pas de passion. Quand il avait remué ses écus, tout était dit; il ne leur voyait, point celte paire d'ailes qui rend les écus bien plus clicrs. C'étaient toujours les mêmes écus. Jolis écus, mais qu'on ne craignait point de |>erdre.

M. Bruant n'avait, pour se divertir un pou, que ses vilenies. Il en faisait tant iju'il pouvait.

J'ai dit que l'intérêt avait été le premier mobile de l'amour chez ce bizarre personnage, l'intérêt ou la peur de perdre, ce qui est tout un. C'est mon appréciation; mais quel que lut le point de départ, l'amour était soli- dement enraciné désormais, enraciné si bien, que la peur ne pouvait plus lui imposer silence.

Monsieur Corbière, reprit-il, je vous mets cent louis dans la main... cent louis... si vous voulez faire quelque chose pour moi... Ne vous fâchez pas... je sais que vous êtes un jeune avocat bien vertueux... mais c'est une bonne œuvre... cela éteint des procès... et quand elle sera M""= Bruant, voyez-vous...

Elle ne sera jamais M™' Bruant! l'interrompis-je avec une impatience oîi se mêlait quelque peu de pitié.

Deux ceuts louis, monsieur Corbière !.. Il y a des jours j'agis, je parle comme un fou... Je m'y suis mal pris... Il fallait l'enlever, n'esl-ce pas?... Avec la for- lune que j'ai... el toutes mes pièces en règle... Ecoutez! vous avez vu le jeune Chédéglise, je sais cela... On cla- baude... on clabande... Je suis capable de faire quelque chose pour ce gaiçon-là, s'il veut quitter le pays.

M. de Chédéglise ne quittera pas le pays.

Oh ! oh! M. de Chédéglise ! répéta Bruant avec un timide sarcasme. Pourquoi pas M. le comte? Comment gagne-t-il sa vie depuis qu'il n'est plus mousse? Vous verrez que la police se mêlera de tout cela, monsieur Corbière !

Je le crains pour vous, monsicurBruant, repartis-je aussi froidement qu'il me fut possible.

Celait la première menace. 11 n'en comprit point la portée et me demanda d'un Ion provoquant :

Les Bourbons sont-ils revenus, cette nuit, en cachelle?

Toujours froidement, mais appuyanl un peu plus sur les mots, je répondis :

L'empereur, à votre avis, n'est-il pas assez puissant pour faire justice?

Bon ! bon ! mùrmura-t-il. L'empereur connaît ses amis...

Puis, avec une sourde colère :

J'ai acheté à la nation, monsieur! j'ai mes titres eu

MUSËE DES FMULLES.

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règle! je suis ferré à glace... à glace!... Voyez-vous bien, vous êtes dans les ciabaujJages jusqu'au cou ! sans pièces, on ne peut pas soutenir un piocès... Je joue car- tes sur table, moi. Mes contrats sont cliez Le Hor- dec, notaire à Lorient, et il y en a plein trois cartons... Oli! mais! oli ! mais! Je veux bien faire la charité à cet innocent, M. le mousse ou M. le comte; mais si ou me pousse h bout, morbleu!...

Il s'interrompit brusquement. Depuis une minute, je jouais avec la quittance de douze mille francs que je te- nais pliée entre mes doigts. 11 était de ceux que le pa|)ier timbré attire et fasicine. Certes, il ne pouvait deviner l'étrange importance de cette pièce, mais elle lui sautait aux yeux, eu quelque sorte; elle le troublait; il n'en pouvait délaclier son regard.

Monsieur Bruant, lui dis-jc d'un ton qui le (it tres- saillir, vous nous avez dépouillés cruellement. Voici longtemps que nous n'avons plus besoin de notaire, et nous pouvons nous passer de carions pour serrer la seule pièce qui nous reste.

Je tenais la quittance entre l'index et le pouce. Je vis ae grosses gouttes de sueur qui perlaient sous ses cheveux gris.

Ses prunelles, tout à l'heure incolores, mais qui main- tenant avaient d'ardents reflets, essayaient de percer l'épaisseur du papier.jC'était un regard de chat-ligre, et j'eus conscience un instant de n'être pas en sûreté vis-à- vis de cet homme.

Le papier disparut dans ma poche.

11 fit effort pour sourire.

Je suis bon, grommela-t-il, je suis trop bon. Ils sa- vent bien cela et ils me traitent comme un enfant... Est-ce pour me vendre ce chiffon que vous m'avez dé- rangé, monsieur Corbière?

Pas précisément, monsieur Bruant... et néanmois, si vous en donniez un pri.x sortable...

Qu'appelez-vous un prix sortable ?

lin argent, je ne sais pas, n'ayant point sous la main les éléments d'un pareil compte, mais, en nature, le château de Keroulaz, ses dépendances, les futaies de Cos- quet, les trois fermes du Mettray, le moulin do Locmener, la grande pêcherie de Kermoro et généralement tout ce que possédait avant vous l'illiislre et honorable famille dont je viens de prononcer le nom.

M. Bruant, cette fois, se mit à rire.

Voilà une bonne [ùèce ! s'écria-t-il, el qui vaut gros! J'ai donné aux biens de Keroulaz une jolie plus- value, monsieur Corbière : ça va à quatre-vingt mille li- vres de rentes, savez-vous cela?... et j'en possède presque autant d'un autre côté avec l'ancien avoir des Penilis et autres... Le tout en règle. Pas un pouce de terrain qui n'ait son titre ! Je ne voudrais pas d'un million sans contrat!... EU bien, eh bien, mon jeuni; ami, je ne dé- teste pas la plaisanlorie ; on peut rire avec moi, et je vous invite à sou|>er à l'Iiftlel de la Corne de Cerf, je suis descendu ; en ètes-vous ?

J'ai le regret de vous prédire, monsieur Bruant, répondis-jo, que vous iic serez pas en appi'lit ce soir.

11 fronça le soiu'cil et me regarda (M1 face.

J'avais fait le premier pas, mesdames. Il fallait aller de l'avanl, mais Dieu sait ce que j'aurais doinié poiu- avoir une heure de rôllexion et tracer à tèlo reposée mon pian de balaillo.

Je n'hésite pas à déclarer, contrairement peut-èiro à riionnètelé de vos impressions, ^\\n'• imin atlacpu* était téméraire el folle. Au [)oint de vue des affaires, cet

homme était bardé de pied en cap, et je n'avais, moi, qu'une arme de hasard, bonne tout au plus à provoquer la révision d'un tout petit procès. Je parlais de millions et il ne s^agissait que de douze mille francs dans ma quittance.

A un point de vue plus élevé, quelle preuve, je dis même quelle preuve morale avais-jc contre cet homme que mon instinct accusait d'assassinat?

La fortune, dit-on, favorise les audacieux, mais encore faut-il que l'audacieux ne soit pas un extravag.mt appe- lant en duel, le fourreau vide à la main, un maître d'es- crime qui brandit une épée.

Monsieur Corbière, reprit le Judas avec calme, vous êtes beaucoup plus jeune que je ne croyais. Ceci n'est pas un mauvais compliment, bien au contraire : la preuve, c'est que j'augmente mes offres, tant pour vous que pour vos amis et clients dont le sort m'intéresse. Je consens à doter le jeune Chédéglise, quoique je ne lui doive rien ; je m'engage à tester en faveur de M"" de Keroulaz... par-devant notaire, s'entend... si M"* de Ke- roulaz comble mes vœux en devenant ma femme... Ainsi finiront foutes les contestations et... voyons, ne liardons pas : mille louis, monsieur Corbière, cela vous vat-il ?

Mille louis d'un coup ! Ce pince-maille qui, tant en revenu qu'en gain de commerce, touchait plus de deux cent mille francs par an et trouvait moyen de ne pas dé- penser mille écus! Ce fut comme le son de trompette qui réveille l'ardeur engourdie du soldat.

Monsieur Bruant, répliquai-je, poussé malgré moi dans cette voie aventureuse oiî j'étais entré un peu à l'aveugle, oseriez-vous demander la main de M"« de Ke- roulaz à son père?

A son grand-père, voulez-vous dire?

J'ai voidu dire et j'ai dit : à son père. Le cercle de ses yeux se teignit de sombre.

Il est mort... balbutia-l-il.

Je tirai pour la seconde fois de ma poche la quittance, et je la dépliai lentement.

Ce fut comme un voile livide qui tomba sur son visage. Il répéta pourtant, sans avoir conscience de ce qu'il disait :

Il est mort... bien mort !

Ces gens ont la mémoiie du papier timbré comme les brocanteurs se souviennent d'un tableau, ou les maqui- gnons, d'un cheval. Au premier coii|) d'tril, il avait re- connu la quittance, que je lui montrais pointant à distance respectueuse.

Il resta un instant comme frappé de la fouilre, puis il frotta ses paupières injectées de rouge, el tout son corps eut un mouvement convulsif.

Vous voyez, dis-jc, que j'avais mes molifs pour vous déranger, monsieur Bruant.

Clabaudages ! lit-il par habiludo, clabaudages! J'ai des ennemis... des jaloux... Tous les ci-devant sont li- gués contre moi... mais je suis en règle... Laissez-moi examiner cela.

Il mettait déjà ses lunettes. Je refusai catégorique- ment (le lui c(»ntier la (luittancc.

Alors, c'est \\n faux! s'écria-t-il. D'où cela sort-il?

Ce n'est pas un faux, et vous le savez bien, mon- sieur Bruant. Regardez attenlivemeiit : M. Yves de Ke- roulaz pi'^se pour s'être noyé il y a quitre ans. Ce papier a-t-il l'air il'ètre resté sous l'eau pendant (piaire années?

Le Judas jela sournoisement un regard rapide autour de la chambre. Ses yeux s, inglanls roulaient et il ressem- blait à une hètc fauve qui va s'élancer, mais il était moms

2IG

LI^CrUHES W SOIU.

teilible au fond qu'on apparence et je ne peux pas me van- ter d'avoir ou lunioinilie lulle ùsoulonir. J'ai vu cela plus d'une lois dans ma carrière juiliciaire, mesdames : un coijuin onriclii manque de couraj^e comme un loup repu.

Il vouUil paiior, cl sa voix resta dans sa gorge ; il es- sava lie <c lover et retomba sur son siège, en proie à une terrible attaque de nerfs. Nul ne peut savoir ce qu'il m'eût accordé en ce premier instant d'épouvante.

Me voilà donc dans celle singulière position d'être riiôle forcé de mon Judas. I/atlatiue de nerfs fut suivie d'une longue syncope. Je mis la maison sons dessus dos - sous; des méilocins furent appelés, ol M. Bruant coucha dans mon propre lit.

Vers deux heures après minuit, je m'étais jeté sur un matelas, ù côté de ma table de tiavail, et je chorrhiis en vain le sommeil, malgré ma fatigue extrême. J'étais tour- menté plus que je ne puis le dire ; je me demandais la- borieusement ce qui pouvait résulter de tout ceci. Le premier mouvement de bravoure était passé ; je jugeais sévèrement et justement mon escarmouche que l'im- promptu seul pouvait excuser. Toute cette histoire me semblait désormais un roman mal fait, dont l'absurde agencement ne pouvait pas avoir une chute hcmeuso.

El cependant mon instinct, sinon ma raison, s'ob.'-tiuait à voir au fond de celte mêlée des éléments de victoire, lui tout cas, mon hésitation n'allait point jnsi^u'à cou-

II I 11

Il I I I

L'attaque tle nerfs de lîruant. Dessin de V. I.ix.

ccvoir seulement la pensée d'abandonner mes amis Ke- roulaz. La quiltancc n'était pas pour moi une pièce va- lant d(»uze mille francs ; au fond même de mon endjarras, je voubiis mes millions ou rien. Le sort en était jeté.

La sonnette de ma chambre à coucher retentit faible- ment dans le silence nocturne. J'entendis le bruit d'un pied MU dans le corridor, et la voix eflVayéc de Gotuu me dit tout bas :

Dormez-vous, monsieur Corbière?

Qu'y a-t-il'.' demandai-je eu sautant, tout habillé que j'étais, sur mes pieds.

C'cjt le monsieur de Loricnl qui a le grolct (le râle)

de la mort et qui ne veut pas de prêtre... Miidame le prêche, mais il dit comme ça qu'il n'ya pas de bon Dieu.

Goton se signa, car chacun sait bien qu'en ces cas-là le diable rôde du haut en bas des maisons.

Je ne fis qu'un bond jusqu'à ma chambre h coucher, M. Bruant ne râlait pas du tout, mais bien se lamentait en criant que c'était sa dernière heure. Il voulait, disait- il, me faire sa confession avant de mourir.

Paul FÉVAL.

( Voyez la suite ihis bas, même livraison.)

MIJSlilE DES FAMILLES.

■217

LE TRIPTYQUE DES DAMES DE LYON.

Le lii|i(y(iuc ferme, (lomposilion

de Tal.au l'cinlures de Janmol. (Voir, pages 22Ï cl 2'1\, le UMe el le triptyque ouvert)

_ 28 VINOT-NKLMUME VOLIME.

IIS

LECrUUKS DU SOIM.

CUKONigill-: DU rUhNlKMl'S.

LE JAnUIN d'acclimatation. 1.A SERRE DE M. COURTOIS.

Lo |)riiitL'iii|»s lie 1802, qui rossemhie déjà à rôle, jello des flots de Parisiens aux deux exticuiités de la {grande ville: au bois de Iloulojiuo et au bois de Vincenues.

Au bois de Douioguo, le reudez-vous favori est lejaicliu d'accliMialalioii. que nous avons décrit ici avec détail, el (|u'il luius faudra bientôt décrire dercclief pour consta- ter ses merveilleux progiès. Son nouvel aquarium ob- tient un succès à la fois aristocratique et po|>ulaire. C'est un avant-poût ingénieux du Paris port de nier; on y voit, en effet, dans une suite de réservoirs de cristal, remplis d'eau salée renouvelée sans cesse par un chef- d'œuvre liydraulique, on y voit le fond de l'Océan, avec tons ses secrets inconnus, ses végétations animées, ses poissons, ses coquillages, ses ptdypcs, etc.; tout cela vi- vant, agissant, frétillant, et môme mangeant à cerlaino heure; car on assiste au repas de colle nation marilime, comme on assiste au repas des lions, au Jardin des Plan- tes. Nous reviendrons bientôt, à la plume et au crayon, sur celte nouvelle el grande curiosité parisienne.

Sur le cbemin du bois de Vinccnnes, cucnre dans le cahos de sa renaissance, les élégants elles belles dames, les vrais amateurs de la nature el de Tari s'arrôienl rue de la Moelle, chez le célèbre liorliculteur Courtois, dont les arbres camellias sont tout simpleinenl une des mer-

veilles du niouile. Nous sommes encore éblouis de ce tableau prodigieux. Figurez-vous la serre la plus mo- deste au dehors, une espèce de chaumière de fer et de treillage. Vous croyez entrer chez le Bon Jardinier en personne; vous vous trouvez chez un vo'i ûva Mille cl une Nuils, dans le palais de Sémiramis d'Armide. Vous avez sous les yeux, sur la tête, à vos pieds, à droite el à gauche, une véritable forêt de camellias en pleine lleur. Et quels camellias! el quelles fleurs! Des arbres^ géants de leur espèce! Les camellias liistori(pies du pre- mier iùnpire el des deux lu)|iératrices ! Des fleurs par milliers de milliers ! Toutes de choix exquis, de carnation vivante, de couleurs et de nuances rêvées! Les toms de force de l'art mariés aux richesses de la nature, quelque- fois sur la même branche, éloilée de camellias blancs et loses I

Cette .serre, sans rivale, de M. Courtois (dans laquelle nous écrirons, un de ces beaux jours, riiisloire fan(asli(pic du camellia) est dn môme temps une fêle pour les yeux el une leçon pour l'esprit el le cœur. Rien pour l'appa- rence, tout pour la vérité! Pas d'aulre luxe que la créa- lion et ses merveilles. Symbole charmant des grâces naïves el des vertus réelles. La femme qui emporte une Heur de ce sanctuaire rougit de ses dentelles et de ses bijoux, et ne veut plus que cette fleur pour parer sa beauté et sa modestie.

PITRE-CHEVALIER.

LE POISSON D'OR ''\

SOIRÉE CHEZ LA MARQUISE.

IV (suite).

J'ai ouï prétendre par lesTlIyageurs que les crocodiles ont aisément la larme à l'œil. Personne ne pleurait plus volontiers ni mieux que M. Bruant. Dans les livres de cette époque, vous savez comme on abuse de celte al- liance de mots : les cœurs sensibles. Eli bien ! notre Judas était de la confrérie des cœurs sensibles, dont Jean-Jac- ques Rousseau est le président, el qui eut l'honneur de compter Marat parmi ses membres les plus humides.

Il fondait en eau quand j'entrai; je lui trouvai néan- moins assez bon visage, et je rassurai maman Corblôre, qui croyait sentir déjà une odeur de soufre,

Vertueux jeune homme! s'écria M. Bruant dès qu'il me vit, je suis bien près de mon dernier soiqiir. Je m'in- cline devant l'Etre su|irêuie, mais ma raison repousse tous ces dogmes, inventés par des pontifes astucieux...

Enipuds-lu, garçon ! l'interrompit ma mère. Je lui fis signe de sortir el je dis au Judas :

Nous voilà seuls : pas de phrases. Si vous avez une révélation à me faire, faites.

Après avoir |)Oussé deux ou trois longues plaintes, il étancha ses paupières, (jui coulaienl comme deux fon- taines, cl commença ainsi :

Monsiein Corbière, j'ai été mal jugé, croyez-moi, la parole des mourants est sacrée. Monandjitiou était de réparer les torts de la fortune envers une famille respec- table qui ne s'est pas bien conduite avec moi. Je ne

(1) Voyez {)lu8 haut, même livraison.

suis pas sous des lambris dorés, et les convenances d'âge n'y sont pas, j'accorde cela; mais, à pari ces deux circonstances, indépendantes de ma volonté, j'ai vécu el je mems digne de M"' Jeanne de Keroulaz, à qui, si l'Eternel me prêle vie, je veux faire don de toute ma fortune.

Ce disant, il s'accouda sur son lit et me regarda d'un air si étrange, que je reculai mon siège involontairement. Déjà, dans la soirée, j'avais cru apercevoir en lui des symptômes de dérangement intellectuel, mais ce regard parlait tout haut de folie.

Toute ma fortune! répéta-t-il avec emphase. Que dites-Vous de cela, monsieur Corbière? Rien? C'est hou, El j'ajoute que je suis à bout de patience,., el qu'où me forcera à prendre une aulri! femme... el que la jeune personne alors n'aura pas un suu de moi,., pas Un sou... pas un traître sou!... Croit-on que je sois eu peine de trouver un parti?

Il s'arrôia comme pour attendre ma ré|iouse. J'en cherchais une qui fût désormais en rapport avec sa si- tuation mentale apparente, lorsqu'il poursuivit brus- quement :

Des mendiants, mon cher monsieur! Pas l'ondjre d'une ressource ! Vous me faites rire avec votre quit- tance ! Je distingue un papier faux d'une liélie, moi, voyez-vous! Triste afl'aiie ! Vous êtes dans le pétrin jusqu'au cou ! Savez-vous ce qui arriverait, si vous vou- liez m'assassiner? Avant d'entrer chez vous, j'ai fait ma déclaration au commissaire de police... El j'ai dit aux

MUSÉE DES FAMILLES.

219

deux médecins qui m'ont tâté le pouls ici : méfiance ! 11 y a un coup inonlé contre moi... Tout ça vous étonne? Hé, ! On prend plus de mouches avec du miel qu'avec du vinaigre. Si la quillance n'était pas fausse, elle porte- rait des traces d'eau de mer... Il fallait être gentil à mon égard et me donner la demoiselle.

J'étais abasourdi. M. Bruant, qui avait en ce moment la ligure d'un homme ivre, se mit à battre des mains et à chanter la Marseillaise.

Puis il reprit d'un ton comparativement calme :

S'il était vivant, vous me l'auriez montré, jeune liomme, c'est clair! On vous aura dit que j'étais fou? Va-z-y voir ! S'il était vivant, vous l'auriez fait sortir de quelque liou, comme un diable d'une tabatière, pour m'épouvaiiler... Et qid suit si je n'aurais pus trouvé ré- ponse, même à cela?... Je suis rusé comme un singe, lié, lié ! vous verrez bien !... Pas plus fou que vous, dites donc!... Voulez-vous parier trois francs que tout s'ar- rangera, en fin de compte, et qu'elle sera U."'" Bruant bel et bien?... C'est mon idée ; quand j'ai une idée, je n'en démords pas, c'est moi qui vous le dis !... Et vous aurez perdu mille louis avec une caisse de vin d'Es- p;igue !

Je ne savais plus que penser. Il y a des folies qui rai- sonnent. Les yeux du Judas devenaient h.igards de plus en plus, mais son effrontée divagation était pleine de logique, et sous le décousu de sa parole il y avait une argumentation serrée.

Avez-vous sommeil, monsieur Corbière? me de- manda-t-il tout à coup en fixant sur moi sa prunelle moqueuse. INloi, je ne cache pas que je passerais bien en- core une petite heure à causer avec vous. Rapprochez votre chaise... pourécouter la confession d'un mourant... hé, hé!... c'est curieux... Je n'ai confiance qu'en vous et je ne voudrais pas d'oreilles indiscrètes derrière les portes. Je n'ai jamais dit à personne comment se fait la pêche du poisson d'or... Ce sera pour vous tout seul... Y êtes-vous?

Son sourire essayait toujours de railler, mais un voile de pâleur tombait sur son visage.

Je rapprochai mon siège et je dis : J'y suis.

Un instant je pus croire qu'il allait reculer, car il hésita visiblement et ses paupières vibrèrent avant de se baisser. JVlais elles se relevèrent; ses yeux gris avaient changé d'expression et brillaient d'un l'eu sombre.

Chacun son tour! coniniença-t-il d'une voix très- b.issc et avec un singulier accent de résolution. J'ai été doinesti(|ue. Les chiens aiment leur maître : je ne suis pas un chien. On dit que les Penilis étaient bous pour leurs serviteurs. Est-ce que je sais? Quand j'étais tout petit, chaque fois qu'un cheval ruait devant moi et jetait bas son cavalier, je disais : C'est bien fait ! S'il allait plus loin, écrasant la tôle d'un cou|) de |)ied, je criais : A la bonne heure! M;iis c'est tout; le cheval qui se venge do son maître ne peut pas prendre sa place et devenir cava- lier il son tour. Ce n'est jamais qu'un cheval.

Il n'y a que l'homme pour se venger comme il faut. La vengeance, c'est d'hériter. Pendant dix ans, j'ai rêvé de coucher dans les draps du comte do Chédéglise.

Voili\ le poisson d'or, c'est d'être riche avec l'argent de ceux (pii vous ont humilié. On le pêche comme on peut. Moi, j'y ai risqué ma peau bravement. Qu'ils fas- sent nioitii! de ce (pie j'ai fait ceiiv <pii m'appellent pm- pre à rien ! Et ceux tiui me Irailenl de fou, qu'ils esMiyeut de jouer mon jeu!

Combien payeriez-vous la présence d'un témoin, mon- sieur Corbière? Vous entendrez cela tout seul : j'ai acheté les biens de Chédéglise avec l'argent de Chédéglise. C'est le couteau, ce n'est pas l'humeçon qui pique le poisson d'or ! Allez m'accuser devant les juges, ils ne vous croi- ront pas. Vous êtes seul : j'ai de l'argent. Jamais je ne me suis si bien amusé que celte nuit. Vous sau: ez tout et ce sera comme si vous ne saviez rien. Dites un mot, et vous allez en prison ! Pas si fou, hein? J'aurai M"'' Jeanne : les Keroulaz ont été insolents avec moi au temps jadis. A la revanche !

Dieu m'a vu. Il n'a donc ni bras ni jambes! Au com- mencement, j'ai eu peur de Dieu. Bêtise! mettez Dieu avec votre quittance, et n'en parlons plus.

Il eut un rire rauque, et continua sans s'arrêter :

Avez-vous ouï dire, jeune homme, que j'étais bon nageur? Ce n'était rien que le Penilis, car il ne se dé- fiait pas de moi. La tempête, voilà reuuemi! Quand je fus dans la plate du sous-brigadier, mes mains étaient plus froides que le marbre, et je tremblais coir.me la feuille en pesant sur mes avirons. Il fallait doubler la pointe de Gavre. J'aurais donné la moitié de l'affaire à Scveno pour ravoir sur le banc derrière moi. Une plate, ça ne gou- verne pas par le gros temps. C'est égal! va toujours!

Doublée la pointe! c'était pourtant bien facile au bon Dieu de m'arrêter là, dites donc? Je vis et j'entendis Seveiio qui me hélait de la grève. Tâche ! Le lils aîné de Chédéglise m'attendait sur l'autre grève, entre Loc-Malo et le château. Croyez-vous que j'aurais favorisé la fuite d'un traître à la patrie? La frégate anglaise peut croiser au vent de Groix. Hé, ! le Chédéglise emportait le restant de ses écus.

Ho ! notre monsieur ! Est-ce loi, Bruant? C'est moi : embarque !

Le feu de Loc-Malo brillait rouge, et quand la lune se dégageait d'un nuage, je voyais le clocher de Plouhinec pointu comme un poignard. Ma tête brûlait, j'avais du sang plein les yeux : c'est égal ! va toujours !

Attention ! prends le<(p^de cuir, mon ami Bruant. Il était dans l'eau jusqu'au nombril, car la plaie ne

pouvait pas accoster. Je pris le sac; il pesait lourd. Em- barque !

Garçon, nous aurons du bonheur, si nous pouvons doubler les Chats cotte nuit.

Les Chats, c'est la pointe est de Groix; je ne comp- tais pas aller si loin que cela.

Vous donnerez un coup de main, notie maître.

Il s'assit devant moi et nous cominençànies à tirer. Quelles lames! La mer flambait : avez-vous vu ça tpiel- quefois? Nos avirons trempaient dans du feu: un fou blanchâtre et livide. La plate craquait. Va toujours! c'est égal !

Le sac était au fond du bateau. C'est noir, le cuij-, et c'est épais. Comment se fait-il que je voyais l'argent re- luire au travers?

Je le louchais avec mon pied el cela me donnait la lièvre. Une fois, ma main a effleuré le (ichu de Jeanne, qui sera ma femme ; c'est la même chose.

Garçon, nous sommes encore dans les eaux de Ga- vre. Hardi, il moi, là! poussons! la lame sera plus longue une fois la pointe doid)lée et, dans une heure, nous au- rons courant de jusant. Ferme!

Eerme ! En |)oussaiU, mon pied avait glisse sur le sac de euir, oii les louis d'or pailérenl. Avais-je besoin do cela? J'élais derrière le lils aîné do Penilis, je me levai

5-20

LECTURES DU SOIH.

sur mes deux jambes et, rcciilani jiisqu'îi l'avant de la plate, je lui (lécli;n;;i'ai un coup d'aviioii ï^tir le ciâiic... Vous vous alleiulicz à cela, inoiisieur CorI)ièrc ? 11 y a dos lois coiitic les calomniatours. Kssayez de. faire croire aux conseillers de la Cour iinpériaie (jue je vous ai nioi- nicnic raconté celle histoire !...

Le Judas s'arrèla. Il eut uu rire sec et pénible. Il y avait des iuslauls je doutais eucore, ne sachant si c'é- tait forfanterie ou démence.

11 avait raison, du reste, de le dire : je m'allcndais à ci'Ia. Et pourtant, je croyais faire un n:auvais rêve. L'hor- reur figeait mon sang dans mes veines.

Le refjard de M. I5ruant était maintenant lixc et froid.

Après m'avoir entendu, iioursnivit-il avec lonteur, vous saurez mieux ii qui vous avez alïaire. Ce que j'ai f.iil pour papner ma fortune vous dira ce que je puis faire pour la garder, .le n'ai pas lini. Essayez! Il n'y avait pas de témoins là-bas, il n'y a pas de témoins ici. Quand j'a- gis ou que je parle, il n'y a jamais de témoins.

Je ne me vante pas : j'étais uu bon nageur, vous allez voir! Aussitôt que mon aviron ne lit plus contre-poids à celui de Pendis, la barque vint en travers et fut remplie en un clin d'œil. Le roulis violent qui eut lieu dérangea mon coup; le tranchant du bois tomba sur l'épaule du ci-de\ant et la brisa. Il se retourna en criant. Je voulus redoubler, mais je glissai dans l'eau et m'en allai à la ren- verse ; la barque ne coula pas fout de sidte ; il eut le temps de se jeter sur moi. Sa main serra ma gorge; une lame nous sépara, submergeant la misérable plate. Est-ce le bon Dieu qui Ht cela, jeune homme?

Le sac de cuir! hé, lu''! Le vent avait sauté; nous dé- rivions vers l'est; nous étions à une demi-lieue de terre, l'n ji'u d'enfant, n'est-ce pas? Mais le sac! et le jusant venait pour nous pousser au large!

Au moment la plate sombrait, je saisis le sac à deux mains et je coulai; l'idée de m'aider me vint quand j'eus besoin de respirer. Jusque-là, j'avais embrassé le sac cnmiKC un noyé s'accroche à ce qu'il tient. Le sac clail lourd, mais je remontai d'un seul effort, et je vis Penilis qui se débattait d'une main : l'autre était morte. Penilis était nion élève, c'est moi qui le menais baigner quand il était enfant. S'il avait eu ses deux bras, cette nuit, j'aurais eu de la peine, car le sac me pesait, et, pour ma \ie, je n'aurais pas lâché le sac, maintenant qu'il était à moi. Il y avait sur la lune des nuages épais comme une muraille"; la pluie commençail à tomber en larges gouttes, et dos zii;zags de l'eu déchiraient le ciel. Oh! oh! cette nuit-là m'est restée, et je peux b'en dire que je sui-s" un bon nageur. Je n'ai pas gagné mon argent à la loterie.

Un éclair me montra Penilis à vingt brasses de moi ; il tournait comme un poisson blessé, mais de l'autre côté de lui un aviron flottait, et il essayait d'atteindre l'avi- ron. J'eus beau faire, il toucha l'aviron avant moi et paivinl à le passer sous son bras malade : comme cela, il ne tourna plus.

Je l'aurais laissé mourir tranquille, si je n'avais pas eu besoin de l'aviron.

J'attendis l'éclair; il fut longtemps à venir. Les deux feux de Groix nous regardaient comme une paire d'yeux, et il me sendilait bien que nous dérivions toujours au large. Il ne fallait pas que ralleutc lût trop longue.

Savez-vous? Penilis me croyait mort, car je l'entendis qui disait : « Dieu l'a puni. » Je lis quand j'y pense ! Je nageais debout pour prendre mon couteau dans ma po- che. Dès que je l'eus, je l'ouvris avec mes dents.

Dion bùr, monsieur Corbière, si vous racontiez la

chose à l'innocent de Vincent, il ferait un mauvais coup contre moi, et je serais débarrassé de lui à tout jamais. C'est mon rival, hé, ! je tiens à Jeanne comme je te- nais au SIC de cuir.

Depuis que le monde est monde, on n'a pas vu ce que vous voyez : un homme qui se met le cou sous la guil- lotine, lié , hé! je vous délie de tirer la ficelle. Ça h[nh\ monsieur Corbière. Il n'y a pas seulement un tout petit endroit pour la prendre !

L'éclair vint, je mis ma tê'e sous l'eau, .\vez-vous vu tomber le tonnerre? Ils disent que Dieu dirige la foudre : failli canonuier alors, car j'étais là, et il me manqua; le tonnerre tomba à trente brasses de moi. J'eus peur, mais qu'est-ce que cela fait?

Le tonnerre ne tombe pas deux fois à la même place; je me coulai jusqu'à Penilis et je lui donnai de mon cou- teau dans l'eslomac. Il poussa un grand soupir et dit : « iMon Dieu, ayez pilié de moi ! »

Toujours Dieu qu'on invoque et qui n'entend pas!

J'avais l'aviron, je mis la sacoche à cheval dessus, et je nageai tranquillement vers Gavre. L'Anglais tira trois coups de canon pour presser celui qui était en retard, mais Penilis avait fait son dernier voyage. C'était bien changé, depuis le temps je cirais ses souliers, dites donc ? Bien changé, oui.

Le moment était bon ; ils vendaient beaucoup de terres pour peu d'argent. Mon poisson d'or et moi nous arri- vâmes à la grève. Dieu dormait. J'achetai un domaine de prince.

A bas les privilèges des nobles, monsieur Corbière! A bas les piiviléges des prêtres et tous les privilèges, ex- cepté les miens! J'.d cinquante mille écus de rentes au soleil. J'en aurai cent mille dans dix ans. Qui s'y fiolte s'y pique ! , ! Voilà le jour qui vient et je vais m'en aller...

Il se leva avec un calme si iusolent, que je renonce à le peindre.

Je ne tenterai même pas non plus, mesdames, de vous dire la ligure que je faisais en écoulant celte incroyable bravade. J'ai ouï conter une ie[)o!issante histoire : l'his- toire d'un cynique bandit venant dire à un jeune prêtre, sous le sceau de la confession, conmie quoi il avait dés- honoré, ruiné et lue par le chagrin son père el sa mère. C'est horrible à penser. Eh bien, j'étais dans la position du jeune prêtre. Nul vœu ne fermait ma bouche, mais je ne jiouvais pas parler. Le scélérat avait mille fois raison dans son extravagante audace. A quoi bon parler? Quelle créance espérer? Comment persuader aux juges ou au monde qiic l'assassin était venu chez moi, avocat de ses victimes, tout exprès pour me conlier son sanglant se- cret?

J'étais garrotté, j'avais un bâillon ; l'idée de mon im- puissance me peignait à tel degré, (]u'à mon tour j'aurais été peul-être capable d'un acte de Jolie. Je ne connais guère de vie plus paisible que la mienne, mesdames, et pourtant il ne faudrait pas me demander ce que j'eusse fait si le démon, à celle heure de lièvre furieuse, m'avait mis uu pistolet chargé dans la main.

11 n'y avait plus trace de malaise chez M. Bruant, qui se portait comme vous el moi. Il fredonnait en raju>lanl les plis de son ample cravate, et se regardait dans mon miroir avec la complaisance d'un bon bourgeois qui fait sa toilette.

Une autre fois, reprit-il en venant à moi pour pren- dre congé, je vous dirai la petite anecdote de Sainle- Caihcrine... l'affaire de M Yves Keroulaz... hé, hé!...

MUSEE DES FAMILLES.

221

ça no inaiif|iic pns non plus d'intérêt... A Ions ces gens-l.'i, il faut tenir la tête au-dessous de l'eau. Mais c'est assez pour aujourd'hui. Bien le bonjour, monsieur Corbière.

II me salua fort poliment et se dirigea vers la porte.

Avant de passer le seuil, il Iiésila, puis il se retourna vers moi, qui restais comme pétrifié. Son regard était craintif et cauteleux; il eut un rire contraint : évidem- ment, sa pensée venait de tourner.

Vous avez bien compris, n'est ce pas, jeune homme? niurmura-t-il. Pas un mot de sérieux dans tout cela : liisloirc de plaisanter, hein? Je n'ai jamais fait de mal à une mouche... je vous ai rendu seulement la monnaie

de votre pièce pour la finisse quittance... car elle est fausse... ce n'est pas ma signature... Peine perdue de jouer ce jeu-là avec moi... Les morts ne reviennent pas... et Jeanne de Keroulaz sera ma petite femme... et nous finirons par nous entendre nous deu.x... , !

Il poussa la porte. Je pus suivre son pas dans mon corridor, tandis qu'il allait répétant doucement :

Bien le bonjour, bien le bonjour!... histoire de plaisanter... Pas un mot de vrai dans tout cela !

Paul FÉVAL. -

{La fin à la prochaine livraison.)

crmoNiouE du mois.

LA MORT DE F. IIALÉVY.

Par une coïncidence h la fois triste et glorieuse pour le Musée des Familles, le célèbre auteur de la Juive, Fromoiilal Ibdévy, mourait à Nice, pendant que nou;im- piimionsson dernier écrit : la Vie du baron Desnoyers; et lo jdur même ce bijou d'érudition, de style et d'espiil p;irai>sait dans notre recueil, l'immense corlége des illustrations parisiennes, suivi d'une population in- nombrable, conduisait notre éminent collaborateur et noble ami du palais de l'Institut au cimetière de Mont- martre.

Nous raconterons ici la vie et la mort, le ciiractère et le t^ilent do cet homme charmant et supérieur, qui fut une dos gloires de noire siècle. Mais nous ne pouvons résister à cilcr, dès aujourd'hui, un trait rapporlé par M. do Sainl-Goorges dans la France musicale, et qui point le cœur simple ol grand do l'romental llalévy :

S'il exista jjiniais nue nature syuipatliiqiio et modeste, ce fut celle d'ILilévy. Lui soûl semblait ignorer son im- mense mérilo.

Quand l'Liaopo enlièrc rolonlissait du bruit de son noM), ([uand lo public lui décornait ces beaux triomphes, si fié(pients dans sa carrière, il doutait, tremblait, s'in- quiétait et se refusait à croire à lour glorieuse éviilenoo.

« Jo sids ench luté !... me disait-il un jour avec su spi- riluollo bonhomie, mon concierge vient do ni'arrèler sous ma porte cocbôrc, pour mo faire son com[tlimont sur nos Mousqucinires de la Reine! »

Lo soir mémo, la pièce fut jouée aux Tuileries, devant la cour.

Lo roi Louis-Philippe adressa les compliments les plus llatlours au musioion sur sa ravissante parliliiui.

Puis, quand nous fûmes tous de ix bculs, daii'; la voi- tiu'o (|ui nous ramenait :

« Pousos-tu, mo dit-il avec émotion, que ce soit un succès?

Ma foi! mon ciier, lui répondis-ji', il faut bien linir par lo croire, puis{pic tout le monde to l'assuro, (lo|)uis le roi do Fianco juscpi'ù ton portier! »

Nous connaissons vingt anecdotes aussi touohanlos, et nous les rocuoillcrons dans une notice qu'illustrera lo portrait d'Ilalévy.

PnilL-ClILVALlLU.

S.4L0N D'ERARD.

CONCERT DE M. EDOUARD CtlOI.. SA .MÉTUODK.

Parmi les dernières fêtes du beau salon Érard, nous avons remarqué, avec tout le monde, le brillant coiicort de M. Edouard Chol, lo digne président dos ariislos do l'Hôtel de ville; concert tous les exécutants ont ri- valisé de zèle, do talent et de succès.

On a parliculièrement applaudi , bi>sé ot rappelé MM. Lebrun, violon, et Gallois, pianiste, élovo do M. (lliol, dans le duo du Barbier de Sévilte (Osboriu! ol iW Bériol);

M. Anthiome, le ténor aimé, le iiou dos lliéàires du Mjdi,ctî\I. Comte-Borohardl, le baryton du grand Opéia. dans un autre duo du Z?ar6/cr([lossini);dans lair fameux : Âh! quel plaisir d'èlre 5o/rf«< (Boïcbliou); dans les. Vo:c« di Figaro (Mozart), et dans la di licieu.sc romance do Mazini, le tout détaillé avec une finesse, nu cliarmo et un lioidieur parfait ;

M""" Berihe Baretti, sœur cadette de la ciiarmanlo artislodu théâtre Lyrique, élève comme elle de M. Lagol. le savant professeur du Con-^ervatoiro, dans le grand air de liobin des liois (Weber), et la romance do la iollro des Porcherons, chanlés avec nue voix fraîche o! un goût exquis, qui annoncent im sérieux avenir drama'iipie ;

M. Lebrun, le célèbre violoniste, dans deux laiiaisi.s inlittdéos : / IoH(6rtn7/ (Vieuxtomps^ ot (hiis /•( Fille du Régiment (Alaid); noble maiulion, pureté do sou, jus- tesse irréprochable ot charme iidini ;

MM. Blanvillain et Gallois, dans un trio pour hari'O, vicdon ot piano, (d'après Gitillaumr Tell, par Croise/' ;

Et M. Gallois eneoro, dans la Grande fanlaisic i\(>. Hertz, et dans la Sicilienne do Ravina, qui ont mouJré toute la supériorilé i]o la mélliodo do M. Chol, par l'adun- rahlc jeu do son élève, déjà couronné au Ctuisorvaloiie,

Cette méthode de M. Chol doit èlre signalée liauto- ment aux amatoius ot aux ariislos (!o noire nombreux public.

C'est la réforme de tous les défauts ol lo tlovoloppo- mont de loulos les qualités du piano.

Plus de son brusque, inéj^al ol saccadé, mais, au conirairo, nu chaut facdo, lié ot prolongé, un sou égal, on un mot, produit [tinrégalilè des mouvcmonis.

Cola est simple cl nicrvcilloux, comme toutes les belles découvertes.

2-2-2

Ll-XTLHKS Dr SOII{.

l/iin|iiilsioii vient des doigts, oxoroôs cl (l(^l;icli(''s, ot non pins ik' l'avanl-bras, qni est néccssairenienl lirnlal.

Tout est !

Uno l'ois ce principe si nalnrol admis et applique, les cflVts son! inraillililos cl les propres miracnloiix.

I/exisIcncc entière du savant profosseur a été employée il résoudre ce prolilènie; et celle solution sera tine rc- voliiIioM dans la musique, le jour elle dominera ren- seignement du piano.

Les premiers virtuoses de cet instrument le savent bien, eux qni se sont faits les disciples de M. Cliol pour arriver à la perfection, et qui en ont plus appris de lui en quelques semaines que de Ions les maîtres oKiciels en dix années. Il suffit de citer M""" Clara Lowday, Matmann, Boicliardt. F'feiffer, MM. Oshorne, Anscliùlz^ Aniliiome, et M. Bernardin, pour le violon.

Qiumt aux simples élèves, nous en connaissons qui en deux mois sont arrivés ;"i des résultats inouïs.

Il faut ilire que M. Cliol est un apôtre de l'art, et qu"il joint la chaleur de l'exposition à la précision de la mé- tliodo.

]\le\ erbeer et George Sand no l'ignorent pas ; car, ils ont été réduits à déménager par le voisinage de l'ardent professeur.

L'illustre Orfila était si frappé de l'excellence du sys- tème de M. Cliol, qu'il y voyait un progrès hygiéni- que autant que musical, et voulait le transporter h l'École de médecine en même temps qu'au Conservatoire.

C'est la vie d'un homme, et l'avenir du piano! s'écriait le grand maître Bériot, le mari de laMalibran.

Et M. Vilain XllII, le célèbre ministre belge, écoulant Anscbiilz jouer d'après la méthode de Chol, lui disait en toute sincérité : Vous venez de me rappeler les plus beaux jours de Thalberg.

Quand on songe à tout ce que les autres systèmes gas- pillent de force et de temps pour former des pianoleurs, c'est un devoir sérieux de recommander aux familles une méthode qui produit en quelques mois des musiciens et des virtuoses.

DICK MOON EN FRANCE,

JOURNAL d'un anglais DE PARIS, PAR FRANCIS WEY (I).

Voici le digne pendant des Anglais chez eux, qu'a pu- blié dans nos colonnes M. Francis Wey, notre éminent collaborateur. Après avoir admiré les jugements si pro- fonds et si fins de l'anleur sur l'Angleterre, tous nos lecteurs voudront connaître l'opinion de son ami Dick Moon sur la France. Vérité pour vérité ! Voilà la guerre que nous aimons, la guerre du bon sens, du goût et de l'esprit. Los deux nations en tireront un égal avantage. Plus on lira M. Wey des deux côtés de la Manche, plus l'alliance sera cordiale et fructueuse dans le succès même de l'écrivain. Ce succès sera sans bornes, car jamais notre confrère ne s'est élevé plus haut, comme critique, comme observateur, comme conteur et comme touriste. Pas un Français n'ira à l'Exposition de Londres ; pas un Anglais ne fera le voyage de Paris, sans mettre cha- cun dans sa valise, cl côte à côte, les Anglais chez eux et Dick Mfion en France. Ces deux livres so battent à coups d'éclairs et d'étincelles; et jamais duel ne fut plus charmant à voir. C'est le vrai Jugement de Dieu, rendu par un talent de premier ordre ; si toutefois le jugement est rendu ; car M. Francis Wey n'a jamais tort, et Dirk Moon a toujours raison, attendu que c'est

{\) Uu beau volume in-18. Hachette, éditeur; 3 fr. 50

Francis Wey qui jtlaide les deux causes, et cela sans se contredire! Voilà le moindre lourde force de cet ingé- nieux avocat, de ce juge intègre cl de ce causeur sans rival.

Lisez soidemnnt ces dix lignes sm- l'Académie fran- çaise : « M. X"* (candidat de transaeti(m) fui élu. Ses visites l'avaient présenté comme uu piiénix qui pouvait seul succéder au défunt. Son discoms fui la pins humble confession de son indignité et de la faililesse do ses la- Icnls. On lui prouva pendant trois quarts d'heure qu'il avait raison, et que c'est à cause de cela qu'on l'avait choisi. »

Tout le livre est de cette valeur. Lisez donc tout le livre, et vous le relirez ensuite.

PITRE-CIIEVALIEH.

LE TRIPTYQUE DES DAMES DE LYON (I).

L'art n'est d'aucun parti. Sans préférence pour le vain- queur ou pour le vaincu, il célèbre la victoire ou plenin la défaite, car il ne prend point la passion, mais la poé- sie des choses humaines. Le vers, branche de l'art la passion entre le plus, garde cependant, lui aussi, sa su- blime indifférence. Pour en revenir à cette vieille, mais charmante fiction qui personnifiait dans de belles femmes toutes les notes de la pensée, les Muses sont des déesses an front serein comme le marbre, cl leurs oreilles ne saisissent dans les bruits de la terre que le son épuré qui est le Beau. Les poêles peuvent être d'opinions dilîé- rentes , chaulei' l'un les Grecs et l'anlrc les Troyens, mais pour la Muse, Priam vaut Agamemnon. Jamais 0!i n'a pu découvrir pour qui des deux batlail le cœur d'ilo- mère; je crois qu'il était pour Agamemnon, lorsque le roi superbe convoquait l'Agora, et|)Our Priam, lorsque le père consterné venait en suppliant à la tente du meur- trier de son fils.

Qui sait! le vers célèbre :

Victrix causa diis plaçait, sed vida Caloni,

s'applique peut-être à l'art, qui n'est pourtant pas tou- jours un Calon. Gela doit être, s'il est viai que la douleur est plus riche en poésie que n'est la joie. Il faudrait titer à ce propos un autre cri ausonien répété à travers les siècles depuis qu'il a élé poussé, et caché au fond des âmes de tous depuis la naissance de l'homme :

Ahi, nuir altro che pianto al mundo dura 1

C'est-à-dire que le mode mineur est plus riche en har- monies que le mode majeur: toutes les mélodies primi- tives sont en minem*.

Enlin, sans [)rondre part aux luttes de ce monde, l'art y assiste, de temps à autre, pour élever après la bataille des monuments de triomphe ou de deuil. Te Dcum au vainqueur et consolation au vaincu. Les derniers événe-

(1) M. Tahan, le créateur sans rival de l'art mobilier, a I)ien voulu nous donner les moyens de laire graver ici un de ses cliefs-d œuvre, dont toute la presse artistique a déjà parlé avec enliiousiasme, et qui doit figurer, nous dit on, à l'Kxposilion universelle de Londres. Ce monument, élevé par les dames françaises au courage et au maltieur d'une femme, revcnail de droit à la galerie du Musre des Familles. Nous avons confié le soin de le décrire à un juge déjà connu par sa compétence et son talent, à M. Hector de Callias, un des [ilus élégants rédac- teurs de CArtiste, et qui sera désormais un de nos piécioii.s, collaborateurs. (Note de la liédaclion.)

MUSÉE DES FAMILLES.

223

monts qui ont ngilé la Péninsiilo italique lui ont fourni dfis motifs, comme il lui en a été fourni depuis les temps antiques. Les vainqueurs ont échangé groupes, statues, lîusies cl médaillons en souvenir du combat : le ciseau et le pinceau ont travaillé à consacrer leur gloire ; mais les vaincus n'ont pas été laissés seuls.

Car un point particulier de Tltalie avait été le théâtre de choses qu'on n'oublie pas facilement. A quelque parti qu'on appartienne, il y a certains spectacles auxquels on applaudit toujours : le courage, la fermeté, le dévoue- nioiit ne sont point l'apanage d'une opinion, et il faut tou- jours les admirer parlout ils se montrent, ne fiil-ce que par sentiuient estliélique du bien. Les dames de la ville de Lyon ont sans doute pensé ainsi, lorsqu'elles ont of- fert à S. M. la reine de Naples le triptyque représenlé par noire gravure.

L'idée première de ce petit monument de sympathie, offert par des femmes à une femme, a déjà, selon moi, un grand ruérile. Il dit ce qu'il doit dire, et rien au delà; et dans les œuvres de ce genre, la limite est très-diflicile à conseiver, Plus d'ini n'eût pas résisté à la tentation de présenior une hydre affreuse et victorieuse; le dragon terrassant saint Michel, ou toute autre de ces allégories si faciles à rclourner pour l'un ou pour l'autre parti, Dnns cette époque, soi-disant amoureuse des idées, il ne manque pas d'artistes à idées, dont les idées ne sont pas ar- tistiques, et qui se précipitent avec fureur sur une pareille occasion d'éluciibrer une composition hiéroglyphique, mêlant, dans le tumulte du chaos, le symbole et le por- trait pour la plus grande gloire de l'idée.

Deux écueils étaient donc à éviter, l'énigme et le cri do colî're. La parole de douce consolation a fort bien été suivie par M. Janmot, chargé par les dames de Lyon de peindre le triptyque. Elève de M. Ingres, il a compris le caraclère qui convient au triptyque, cette forme singu- lière qui impose à la peinture quelque chose de la séré- nité naïve des anciens maîtres, et si nous. avion» un re- proche à lui faire, ce serait de ne pas avoir osé pousser la naïveté assez loin ; fra Angelico et Genlile Belini, peu agréables dans un cadre ordinaire, charment dans un mi- lioii hiératique ; on y comprend les Vierges byzantines découpées sur un fond d'or. On les aime par la inême nison qu'on aime les enluminures étranges des missels et la couleur conventionnelle de certaines fresques, parce que la destination de l'œuvre fait partie de l'œuvre ellc- n)ême, et que le beau est dans l'harmonie des parties.

Alais imposer à l'artiste la ligne qu'il doit tracer, la cou- lour qu'il doit répandre, n'est point l'affaire do la cri- tique ; elle prend les œuvres telles qu'elles sont, les blànie, mauvaises, et les applaudit, bonnes. Or, la sonimo de l'œuvre dont il s'agit est bonne. En s'adressant ii ÎU, Jan- mot, les dames de Lyon savaient bieri ce qu'elles faisaient, elles dont co peintre a fixé sur le jiapier en dessins vi- vants les types gracieux et distingués. Car son album, que j'ai eu la faveur de voir, est ime vraie collection, qui pour- rait fournir bien des niodèies à la célèbre galerie de Beauté du roi do Bavière. Au dernier salon, le départe- ment (les desbins occupait une série de carions fiirt re- marquables de slylo, représentant en quel(pie sorte le pèlerinage do l'âme â travers la vie humaine. La pensée y était matérialisée sans effort, sans sortir du domaine propre de lart plastique. C'était, du reste, la suite à ime série antérieure qui avait obtenu, lors de son ap|>ariliou, les éloges de tous les connaisseurs, en lôtc desquels se placèrent iM. Ingres, le maître, M. Flaïuhiu et M. Tln'o- pliilc Gautier. Une fort belle toile de M, Janmot éiait la

Fleur (les champs, régnait toute la pureté de M. Flan- drin, avec une teinte de la mélancolie germanique d'O- verbeck. Le pinceau avait rencontré un type beau sans être convenu, nouveau sans être é'range, expressif sans être tourmenté; il avait, en fixant des traits mortels, créé un personnage dans le monde de l'idéal. Le der- nier plafond que ]\i. Janmot a peint pour l'hôtel de ville nous a beaucoup moins plu; il n'avait su ni rester dans la peinture proprement dite, ni entrer dans la fri sque, et il avait à côté de lui, même de chaque côté de lui, les tentatives hardies de M. Puvis de Chavannes, qui, malgré bien des imperfections, étaient fièresdu souvenir des maîtres. Les œuvres ont leurs hasards, et toutes les pages ne sont pas la bonne. Heureux encore qui la fait une fois, la bonne.

Le portrait du R. P. Lacordaire, le trait a saisi au vol l'àme ardente de l'illustre dominicain, a plus que racheté l'erreur d'un moment.

Pour le triptyque dont il s'agit, M. Janmot a eu nn collaborateur, qui est un maître dans son genre, je veux parler de M. Talian, l'auteur du cadre, ou plulôt du meu- ble, de la châsse destinée à protéger la peinture. M. Ta- lian a, lui aussi, très-bien compris ce qu'on attendait de lui, et ce qu'il fallait faire. Il a réuni en leur aspect sé- vère l'ébcne et l'argent: l'éhène composant un fond som- bre comme la nuit, l'argent l'étoilant de (leurs de lis; le grand emblème royal de la maison de Bourbon a pris une grâce toute majestueuse dans les fermoirs. Çà et là, la sévérité est tempérée par la finesse; c'est bien le meu- ble qui convient à une reine et à une femme. Couronné par les armes royales de N.iples, ayant pour supports deux lions couchants, le triptyque porte encore à la serrure, d'un côlé les armes particulières de Sa Majesté, et de l'autre un écusson d'azur à lion couchant, surmonté de la couronne murale, emblème de valeur. Ces blasons, avec leurs écartèlenienls héraldiques, rehaussent beau- coup l'ensemble, en lui ajoutant quelque chose d'augusie.

Oubli^mt la grandeur, et reportant l'image sur une mu- raille tapissée, on croirait voir la porte sacrée d'un .sanc- tuaire, d'un oratoire nsystérieux.

Les portes ouvertes, on aperçoit aussitôt la sainte Vierge, et sur ses genoux l'Enfant Jésus, tenant à la main sa coiu'ûune d'épines ; ces deux ligures forment le cor[)s du triptyque ; sur l'une des ailes est peint, avec une al- lenlion toute délicate, saint François, et, sur l'autre, sainte Sophie, martyre, â qui M. Janmot a donné, je crois, ini peu des traits de lu reine, La composition du centre ((st d'un gr.ind charme â cause de la mansuélude con-o- lalrice du visage de lu Vierge ; les draperies sont jetées avec slyle sur dos corps bien étudiés ; le fond, imité des nmiirob italiens, roprésiiite un lac dont les eaux calmes, aux rives bleuâtres, font penser avec bonheur au g.ill'e (le Naples. Je ne sais si cette intention est Uo l'arliste; plusieurs personnes l'ont vue, et M. Jaiunol est assez liomme desprit poiu' l'avoir trouvée à lui tout seul.

J'oubliais le socle, qui porte ces mots gravés en carac- tères archaï(iues sur bande d'ébène :

Hommage des dames de Lyon à S, U. la rtint de Naples.

Ce n'est pas de la rhétorique ; mois tout ce qui doit y être dit y est dit, et rien de plus. Par (•onsé(pienl, les dames de Lyon sont aussi savantes que l'Académie dos inscriptions et belles-lettres.

Hf.ctor dk C.ALLIAS.

o-^V

LEfTCRKS DU SOm.

I

Le Irijilyque des dames Lyon, ouvert. Composition de Tahan. Peintures de Janmot. Dessin de Fcllmann.

Paris, Tjrp. lixiiKCYSB, rue du BouleTord, 7,

VlII.

MUSÉE DES FA-MILLES.

2-20

ÉTUDES RELIGIEUSES.

LA VIE ET LES AVENTURES D'UN MISSIONNAIRE (!).

Vuf de nio-Grandf-Cily. Le missionnaire elles InJit^ns. Dessin tie Varin.

IV. Le mal des missions. L'aumône de Pit> IX. A Urownsvillc. Les incrédules La loi de Lynch. Anec-doles. Les chiens du shérif. Le docletir-boucher. Les mélhodistes.

Chose étranpe ! riioiiimc qui a vi'cu dans les pay.-; lointains, qui a snpporlô lanl de fatif^U'^-^, conrn laiil MAI IS(;-2.

. d'avenliiros; relui qui dans sa pauvre c.:hanc de Caslro-

ville reporlait Ions ses souvenirs vers la France et re-

I voyait eu songe son pays, son berceau, ses amis, sa

(T Vciir. l'Oiir la première parlic, la livraison précédent'^

5') VIM.l-MIVf-.V» VdUX:.

•>2f.

LKcri iu-:s DU soin.

iiièic; ce missionnaire onlin qne nous avons suivi avec tant il'inli i»*( diins los qnalro lu'oniièros annéos de sa tariii'ic a|)oMoli(iue, et que nous avons laissé à Lyon, au niiliou do ses amis, au sein de sa lamille , il ne peut se plier aux li-dùliules euro|H^enues; il rcprclleles piandos scèiios de la natine, les {ziandes éniolions du rœur. Les missions n'ont plus pour lui le ciiaiine de Pimonnu, il sait combien sont cruels l'isolement et la souffrance, il sait les épreuves el les douloius de l'exil. Mais la vie bourgeoise, les inléiéls personnels, les préjuj^és étroits, les misères el les plaies du nmndo civilisé lui senddent insnppoi laMes. Ses pauvres colons i\{[ Texas avec les- quels il a vécu, qu'il a insiruils, puidés. éclairés, sou- tenus, reviennent sans cesse ît sa pinsée. Il veut achever sa liulie couiMii'ncée, il se décide à icpartir. Ses forces ne sont pas revenues, sa santé est encore faible; mais son zùle et sa conliance en Dieu l'entraînent et le sou- tiennent.

Il ne possède rien; seulement, il a obtenu du minislre de la marine la permission de voyaiicr pialis sur les na- vires de l'Elat; il sait par expérience qu'il est plus dif- ficile de pai courir sans arj^ont los pays civilisés que les pays sauvages; mais rien ne l'arrête II vlmiI parler au pape de sa cbère mission de Caslrovifle : il s'embarque (lour Civita-Veccliia et de 1,^ il va à Rouic, comme les mililaiies, à [tied, par élapes. Il se présente au Vatican, il est reçu par le saint-père :

Puisque vous voyagez pour le compte de la Pro- vidence, lui dit Pie IX en souriant à sa [lauvreté, son vi- caiie fera les frais du voyage.

Et un rouleau d'or accompagne cestouclianles paroles.

.Après cette visite à l'aiiiioste clief de l'Etilise, l'abbé Dofuenecli, encomagé et animé d'un nouveau zèle, fait voile une seconde fois pour l'Amérique. De fabuleux ac- cidenls lui font croire pendant tout le lenips du voyage qu'il n'arriu'ra jtas à sa deslinalion ; mais Dieu veille sur lui, et après deux mois de navigation il revoit les peu- pliers, les sycomores, les lianes el les plantes des tro- piques dans toute la pompe de leur magnifique beauté. Une cruelle déception l'attend à Galvestou : son évêqiie, au lieu d'autoriser son retour à Castroville, l'envoie à Biownsville, sur les frontières occidentales du Texas. C'est un éternel adieu à ses cliers colons, à sa petite église, à son excellent ami et confrère l'abbé Dubois.

Dieu le veut! Ces trois mois rayonnent sur le sacrifice du prêtre qui immole sa volonté, ses alTeclions, ses es- pérances à un ordre supérieur; ces trois mots sont la paix de son âme.

C'est donc à Biownsville que nous allons suivre l'abbé Dominecb, c'est dans cette résidence qu'il- va passer deux nouvelles années reujplies, comme les premières, de sa charité et de ses évangéliques vertus.

PlusieiMS villes el villages, échelonnés sur les bords du Hio Grande, dont les eaux jaunâtres et sablonneuses baignent les jardins de Brownsville, dépendent de la missi(m qu'il vient d'accepter. La ville elle-même compte à peine quatre années d'existence, elle doit son nom à Brown, colonel américain (pii avait construit en face de Maïamocas un fort dans UMpiel il fulas>assiné et enterré. La position étant excellente pour le commerce de transit, des nuircbands américains et français, ainsi qu'un grand nombre de familles mexicaines, s'établirent autour de ce formidable tondieau.

La population de Brownsville est de cinq à six mille âmes el conqiosée presque entièrement de Mexic.iins.

L'é';li<e est en planches, el peut contenir deux ou

trois cents personnes; les murailles sont fendues d'é- toffe (le coton, et la cure, qui fait corps avec l'église, forme un carré divisé en quatre petites cliandires, dont l'une sert de sacristie. Aucun meid)le ne garnit la pauvre demeure, l'abbé est forcé, la première nuit, de coucher sm- le plancher.

Le lendemain, un jeune officier île la g:u'uison lui offre sa table, sa bourse et lui donne les choses les plus indispensables à la vie. Ce secoms adoucit les épreuves el les privations des premiers jours.

Du reste, l'indigence et la faim ne doivent plus être ses compagnes inséparables; c'est contre l'ignorance, la superstition, l'immoialilé, c'est contre une incroyable indifférence qu'il va lutter désormais. Ses imuveaux pa- roissiens n'ont aucime idée du dévouLMnenl d'un mis- sionnaire, la plupart le prennent pour un homme que l'on a déporté loin de sa patrie.

Qu'avez-vous fait, lui diseiit-ils, pour être envoyé ici?

Personne ne m'a envoyé, je suis venu de mon plein gré.

Comment, vous n'avez pas été obligé de quitter la France pour quelqui; raison grave?

Pas le moins du monde; je suis venu pour vous instruire. Lorsqu'un prêtre se conduit mal, l'Eglise l'in- lerdit; mais elle ne l'envoie nulle part.

Alors vous venez ici comme les soldats vont à la guerre , afin d'avoir de l'avancement et de devenir évêque ?

Encore moins; l'éplscopat est un fardeau que je n'ambitionne pas.

Et ils branlent la tête en signe d'incrédidilé.

La nouvelle de l'arrivée de l'abbé Domenecli se répand bientôt dans les environs de Brownsville. Il écrit une lettre d'installation et invite ses paroissiens à venir le voir afin de counailre plus rapidement leurs besoins spi- rituels. Quelques catholiques viennent le dimanche; mais dans la semaine il est absolument seul dans l'é- glise. « Je sonnais ma messe, dit-il, je la disais el me la servais la plupart du temps, n'ayant pas une seule per- sonne autour de moi. »

Les Américains des frontières fexiennes forment un pou{>le étrange. A côté de ceux qui se font remaripicr par leurs connaissances, leur intelligenee, leur earaclèrc bonoiable, se trouvent des individus d'une dépravation et même d'une barbarie telle, que rien ne peut en donner une idée : beaucotqi de ban(|ueroutiers^, de repris de justice, d'anciens volontaires sont venus chercher des aventures et des profils illicites dans un pays qui n'a pour ainsi dire aucun pouvoir judiciaire constitué. Les grandes villes de l'Union possèdent bien une police; mais siu' les fromières on élude la loi et on lui résisie.

La loi de Lynch était en pleine vigneiu' à Brownsville avant l'organisation municipale, c'était alors le seid moyen d'iulimidation.

Un soir, d.ins im fandango, un Américain ivre .se que- relle avec un Mexicain et le trappe d'un coup de cou- teau ; les danseurs se Uiellent à la poursuite du meur- trier, il est |)ris au moment il se jeile dans le Ilio- Graiide, espérant le traversera la nage. On le garroUe et on le garde à vue toute l.i nuit. Le, lendemain, au bruit du tambour, on assemble la population. Un homme se met à l'écart et, sans préaudnile ni pré|)aration tiraloire, il prononce ces paroles d'une voix lorie : Que ceux qui votent la mort du coupable passent de mon côté, que les autres restent ils se trouvent'

iMUSÉE DES FAMILLES.

5-27

Le prévenu est condamné à riinanimitô. On lo place sur une charrette, et le cortéjj;e de mort se met en marclie vers Tiibatloir, car il n'y a [);is de polcnco. Ce lien in- fect est un pi'tit espace découvert s;ins toit et sans om- brage. La charrette s'arrête sous les poteaux qui servent à hisser les hœufs que l'on doit écorcluT. Comme on s'y prenait maladroilement, le condamne, qui n'a pliH les mains liées, fait lui-même le nœiul fatal et se le passe autour du cou ; puis, s'adressant à la foule :

C'ot l'ivresse, dil-il, qui est la seule cause de mon crime. J'ai une grâce à vous demander : ne meitezpas mon nom dans les journaux, alin que ma mère puisse igudrer mon soit le plus longtemps possible!

Après ces quelques paroles qui iirent une vive im- pres>ion sur son audiioire, il crie aux chevaux de mar- cher, la chiirrelte s'ébranle, son corps reste suspendu et se balance dans le vide.

La justice du pouple avait ainsi précédé la mort du Mexicain, qui n'expira que le lendemain de rexéculion de son assassin.

A défaut d'organisation régulière, la direction de la justice expéditive est confiée à des gens dont les anlé- cédenls sont de nature à intimider les plus rccalcitraiils, et si l'on avait pendu à Brownsville tous ceux qui méri- taient la potence, c'est par eux certainement que Ton eût conimeiicé : le shérif cCil été pendu le premier.

Ce shérif est im homme d'une figine sauvage, d'une haute slaluie. Il porte à sa ceintme uu rev(dver à six coups, et dans sa main un fouet en nerf de I œuf. Ltu's- qii'il se met à la poursuite d'un maliaileur, on est sûr que le nudl'aiteur ne reviendra plus, il l'exécute lui- même.

Pdur rendre impossibles les évasions de la pri-nn Je Brownsville, il a élevé deux é|ionvanlal)les blood- hounds (I), espèces de bull-dogs, et ces féroces gardiens sont mis en liber:é pendant la nuit dans l'enceinte de la pri-on. En revenant d'exercer son pieux ministère, l'abbé est plusieurs fois obligé de prendre la fuile de- vant les chiens qui franchisseni la clôlure et le poursui- vent avec d'iilTreux aboiements. Il va trouver le shérif, et celui-ci accueille fort m;d sa plainte.

Mon cher shérif, dit l'abbé, la première fois que vos chiens m'aitafpu'ronl, je les liieiai.

Ah ! ab ! vraiment! répond le shérif d'un air iii- crédule et moqueur.

Qiiebpii's jours après, l'abbé est appelé ?i onze heures du soir au chevet d'un nuturant. Il [ireiid ses pislolels et son assommoir {lifc préserver). Il se dirige, par nu ma- guiHque clair de lune, vers la prison, devant laquelle il f.uit piiSM'r Les chiens s'élancent. En une minnle l'abbé brise le crâne à l'un et la mâchoire ù l'autre, (jui s'euluit en hurlant.

Le lend(Mi)aiii, le shéiif, lurienx, arrive chez lui.

(/est vous(|ni avez lue mes cbieus?

Oui, vous étiez averti.

Le shérif lève sun fouel ; mais Palibé, (|ui le surveille lie près et qui est sur ses gardes, l'arrête avec le canon de son pistolet.

Slierif, je ne suis pas un Mexicain, et si vous tenez à voire vie, trailez-nioi eu gentleman.

Le fouet loud)e des mains de I Hercule, il devient pâle comme la mort et essaye de sourire.

(I) Diiiis la piierre de la Floriilc, lo pemr.il Tiiylor Innçail des chiens, bluud-huuud!,,h la poursiiile îles Imliens pour les df^couvrir et les (li'-viMer,

Voyons, dit l'abbé, touchez-moi la main et rcsions amis.

Diable! répond le shérif intimidé, vous êtes plus décidé que je ne pensais.

Ce shérif est tellement redoutable, que. lorsque dé- velo[)pement de la ville nécessite l'organisatioi; d'une municipalité, c'est à lui que Ion conlie l'exi-cution du décret qui ordonne l'alignement des rues ; on est sûr que l'elfroi qu'il inspire en hâtera racconipli-ssement. En ef- fet, il fait publier que sous huit jours les maisons non alignées seront détruites.

On ne voit plus que maison en voyage, les unes avan- cent, les autres reculent; on les fait gli.>>ser au moyen de grands rouleaux. Le leriain est inégal et sablonneux; à chaqu'î instant des maisons allant ou venant se ren- contrent. Arrêtées,. elles s'accunnilent, la circidalion est obstruée, il s'ensuit des cris, des disputes, des collisions sérieuses.

An terme fixé, le shérif arrive accompagné d'une vingtaine d'hommes aimés de haches. Les maisons en roseaux, en brandies d'arbre n'ont pu bouger; elles simt impitoyablement abattues. Nul ne peut obtenir un seul jour de délai.

Une chose encore à signaler dans les mœurs texiennes, c'est la facilité avec laquelle l'on change de profession. Les examens, les diplô nés, les cerlilicals de capacité sont incoiiiius. Chacun peut quitter le commerce pour de- venir à son giéjuge, méilecin, avocat, administraleur et même ministre de religion. On e.\erce sans di.ficnllé plusieurs professions à la fois, de IJf une ignorance in- croyable.

La magistrature est loin de donner des garanties à la sécurité publique, La parliiilité des juges est révollante, c'est la meilleure jnstilic;ilion de la loi de Lyiirh. i uvers les II lind^iis et les Mexicains on use d nue rigueur qui ressemble à de la hiine de caste et de religion ; c'est aussi un senliment de lâche cruanlé envers leslaible.s.

« J'ai vii Binwnsville, dit l'abbé D.»m<-uech. des Mexicains que le shérif meurtrissait à coups de nerf de bœuf; ils étaient attachés, à moitié nus, avec des cor- des, les bras tendus contre b'S pentes de la prisoii. On les renvoyait sans les juger, le corps menriri ; que ques- nns sont morts des suies de ce tr;i:teinent haibare. »

La science médicale n'e>t gnè:e mieux repié>eiilée que la magislranire. Le docteur (pii a le plus do malades à Bro\vii>ville est un Yankee (I). Four faire l'atniuit.ilioii d'une jjmbo, il va chercher la scie d'un binirher. Le pa- tient meurt avant même que cet atroce supplice soit terminé, (.e docteur lue tant de monde et si vile, que l.i rumeur publique le lorce à prendre une antre profes- sion. Il se l'.iil iiominer reprcsMiianl au congrès d'Au^tiii. La session liiiie, il revient à Brownsville et se relait docteur. On rit de ses leiuèiles cuiniiie un rit des ex- ploits du slii'ril. Il liiiit par se porter candiildl |ioiir une place vacante de juge de paix.

L'abbé Doiiienech, aprè> avoir parlé de la magi>liu- lure, de la science médicale cl «le ililïérentis coiitumes, donne qnelipies curieux déJails sur .nos adversaires les métliodisles et les presbytériens ; « Les m>iiisires pro- leslants, dit-il, ne sont pas un obstacle à la piupagiiliou

(I) Yankee, nom donné dérisoirenionl par les .^nglais «nx lialiil:nits (les VAA* Unis issus des preiniors toîoiis anglais cl pniRi|i;ileiiit>iil à l:i liourgeoisie cumniciçaule : re nom rsl une iiiiiUitioii de l:i manière dont les iicizres cl les Indiens pronon- cent le mol l\n()li>h

■:^s

LECTURES DU SOIR.

du cnllioliciMue au Texas; ils sont trop violents contre les pit'lics rallioliqiics, et la violence est toujours un mauvais moyen. »

V. A Matnnioras. La fiirour du jeu. Le péon. Voyage sur le Iîio-i;i;iiuU'. Nciil' Iiulifns. Le cm vie et la mort. L'isolenicnl du cœur

lîio-liiaiuU'. Nciil' Iiulifus. Le curé de Caniargo. liiilre la

Pour se faire une idée plus exacte de la vie mexi- caine, l'abbé prie le consul de lui servir de guide etdin- IroducliMir à Malainoras, ville sitnéo en face de Browns- ville, de l'aulre côté du llio-Grande. Quelques coups d'aviron les transportent siw l'autre rive, et l'abbé foule avec bonlieur cette terre merveilleuse du Mexique, tou- jours couverte d'une végétatinu luxuriante et règne le clinial le plus délicieux de la terre.

Autres temps, autres mœurs ; les ceintures de plumes, les colliers de perles sont remplacés par un costume moins primitif, et la monnaie de cacao par une monnaie plus solide et plus précieuse (1).

L'abbé décrit la ville, raconte ses visites aux auto- rités, donne qiieliiues détails sur les ranchcros, liabilauls des rives du Uio-Grande. Ces ranclieros sont des paysans qui ont presque tous, dans la mollesse et l'indobmce de leurs lialiiludcs, l'usape de la mandoline et de la (guitare. Sans jamais avoir appris la musique, ils s'accompagnent avec luitanl de goût que de talent. Ils ont, du reste, un sentiment très-vif des boaiitcs de la nature, et leur lan- gage est empreint d'élévation et de naïve poésie. Des troubadours ambiil.mls vont de ranclio eu rancbo (do ferme en ferme) cbanter en s'accompagnant de la man- doline.

Une autre particularité remarquable chez les Mexi- cains, c'est la passion du jeu qui va jusqu'à la fureur. Quand on a perdu tout ce que l'on possède, on joue sa liborlé pour cinq ans, dix ans, vingt ans; quelquefois pour toute la vie.

Un jour, l'abbé rencontre sur les bords du Rio-Grande, dans un bois isolé, deux Mexicains jouant aux cartes sur le sable ; l'un avait perdu jusqu'à sa cbemise et se dé- pouillait déjà de son caleçon pour le jouer. Dix minutes après, le perdant engageait sa liberté et devenait péon.

Le péon est un esclave qui, pendant un temps plus ou moins long, doit être entièrement au service de son maître. Le maître est tenu de subvenir à ses besoins; en général, le maître et l'esclave portent des vêlements semblables. C'est le jeu particulièrement qui multiplie les pcones.

Un mois après son arrivée à Brownsville, l'abbé Do- menech entreprend un voyage de reconnaissance parmi les populations disséminées sur les deux rives du Rio- Grande, Il s'embarque sur le bateau à vapeur le Co- manche et il remonte le cours du fleuve. Après deux ou trois jours de navigation, le bateau s'cngrave ; le capi- taine est obligé de l'alléger pour le remettre à flot, et chacun continue sa route par terre.

L'abbé se réunit à des marchands juifs, méthodistes, ou frpc-lhinhcrs (libres penseurs). La caravane trouve des cliev.iiix et des guides dans un établissement amé- ricain et elle se met en marche sous un soleil de feu. Tantôt les voyageurs passent sur des chemins bordés d'arbres odorants et de lianes parfumées; tantôt sur une terre aride et nue, sur des terrains calcaires qui n'ont

fl) Les Mexicains se sont servis de cacao en guise de mon- Daie.

pour toute végétation que des cactus, des nopals ou des Iilaiilcs épineuses sans feuilles. Aucun oiseau n'anime de ses chants ces solitudes bridantes. Enfin le cri du coq et les mugissements des troupeaux annoncent un ranclio. C'est le soir, les honnnes et les bestiaux prennent le frais çà et sous les arbres. Les voyageurs sont accueillis avec empressement, on leur sert un repas et une tasse de lait. La caravane s'arrête ainsi à Reynosa-Vieja, à Camargo, à Rio Grande-City ; partout l'abbé s'informe des besoins et de l'état religieux des localités. Il va seul à Ronia, à l'Alamo, à Mier. Dans ces pérégrinations si pénibles et si dangereuses, il acquiert la preuve que le missionnaire français en Amérique se concilie aisément la sympathie d'une multitude de juifs et de protestants, pourvu qu'il leur montre de la confiance et de la bonté, tout en demeurant inflexible dans l'accomplissement de ses devoirs.

Au retour deMier, à Rio-Grande-City, l'abbé est seul, sans guide ; il entre dans un fourré les épines et les brandies d'acacia et de mesquite mettent ses vêtements en lambeaux, son visage et ses mains en sing. Tout à coup, il se trouve en face de neuf Indiens au visage couleur de vermillon , de bleu de Prusse et de gomme- gulte. Trois étaient des femmes, les six autres étaient armés de flèches.

Je suis, leur dit l'abbé, sur les bords des grandes eaux, le chef de la prière ; je viens de visiter, dans l'inté- rieur des terres, les adorateurs du grand Esprit et je re- tourne dans ma cabane.

Pourquoi, dit l'un d'eux, le chef delà prière ne prend- il pas le grand sentier? Le chemin des grandes herbes est dirficile.

C'est vrai, mais le souffle du grand Esprit y agite les feuilles des arbres, il rafraîchit le front, et les branches des mesquites empêchent les feux du ciel de nuire au voyageur.

L'abbé tremble qu'il ne leur prenne envie de le tuer pour avoir son cheval et ses armes ; mais ils le laissent partir sans lui faire aucun mal.

Ces Indiens étaient heureusement des Manzos (doux).

L'abbé ne s'arrête pas à Rio-Grande-Cily, il va prendre un peu de repos, du samedi au lundi, à Camargo, cliez le curé. Ce digne curé est logé dans une cabane formée de pieux fichés en terre et de branches dont les interstices sont bouchés avec de la terre glaise.

« Le dimanche, dit l'abbé Domenech, j'assistai à la grand'messe. La musique sacrée était exécutée par une grosse caisse, un trombone, deux clarinettes et plusieurs violons; du reste, tous faisaient de leur mieux, et cet orchestre singulier ne proiluisait pas un trop mauvais cfl'el. Une grande surprise m'était réservée. Pendant l'é- lévation, on se mit à jouer la Marseillaise. Eu un pareil lieu et à un pareil moment, le choix était bizarre. Il est vrai que /a il/arsdi/a/se est clianlée dans toute l'Amérique. Souvent, dans les salons ou sur les steamers, on m'a prié d'entonner l'hymne révolutionnaire; peut-être même, dans l'église de Camargo, l'a-t-on joué ce jour-là en mon honneur. »

Le curé de Camargo procure à l'abbé un guide et deux chevaux, et celui-ci se remet en route. Il assiste par hasard à une noce à laquelle son guide était invité, et on lui ap- porte de toutes parts des images, des médailles, des croix, des chapelets à bénir. Le propriétaire de chaque objet choisit nn parrain et une marraine qui deviennent avec lui et le prêtre compudrc et comadre de bénédiction. Cet usage constitue une espèce de parenté qui donne le droit

MUSÉE DES FAxMlLLES.

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de s'installer, sans façon, chez les parents et même les amis des parents. On ne reçoit pas riiospitalité, on la prend sans la demander, comme une chose due naturel- lement.

Enfin, après s'être égaré dans les détours d'une forêt, après avoir été transpercé par des torrents do pluie, après bien des fatigues et même des périls, l'abhé renirc à Brownsville, amaigri, les vêtements en lambeaux, la li- gure noircie. Il tombe malade, et pendant quinze jours il est entre la vie et la mort. Un jeune et pauvre Irlan- dais, nommé Phillip, abandonne ses affaires avec une

abnégation touchante pour le soigner. L'abbé ne se relève de cette maladie qu'affaibli et vieilli de dix années.

Des maladies contagieuses sévissent dans le pays, et malgré son état de faiblesse l'abbé est obligé de porter les secours de son ministère à toute heure du jour et de la nuit. Souvent il moule à cheval sans prendre le temps de manger. Ou est à la lin du mois d'aoiît, le soleil a des rayons perpendiculaires. La chaleur qui s'é- chappe de la terre trouble l'air comme la vacillation de la flamme, il faut passer à travers cette fournaise ardente.

Mùilccin Osage, Iroquuis el Cliippeway, li;ibilints

Une grande é[ireuve vient jeter dans l'âme du pauvre prèlre le lroul)le et la tristesse. Il s'était lié d'une étroite amitié avec l'ollicier qui, aux premiers jours de son in- stailaliou, lui avait olîerl sa bourse, sa maison cl ses services. Cel ollicier partit pour les Klals-Unis.

L'isulcrnciit du cœur, ce voile sombre (pii répa:)il tant de tristesse sur les natures dévouées, va donc désormais envelopper sa vie!... Le soir, sons la galerie de sa mai- sonnette, il ne parlera plus a\ec un ami la langue ma- ternelle... Au retour de ses longues et pénibles courses, son chien liilèle sera st-ul à allendre son retour on l'oiis- sant des hurieuienis plaintifs!... Dieu veut le détacher de toutes les consolations terrestres !

Le pauvre missionnaire se jellc aux pieds do son cru-

du lac Supérieur cl de l'Arkansas. Dessin de ^Valkc^.

cifix... Il songe aux souffrances iiirmies qui couvrent l.i terre, et qu'une prière, un regard vers le ciel rendent si légères!...

VI. Eludes locales. La secte des Vandoiix. Les ranchcros. .*îer- nions el prières. L.i poule el ses poiiSMiis. La coniiminion pascale. Ou souvenir de Virgile. La reiraile du missiouniiire.

11 reprend ses travaux; il étudie les superstitions cl les difleienlcs sectes dos ranchoros. La .-orle do.>; Van- doux, originaire dWfiiiino , o>t tiès-roi>aiuluo. lille in- spire nue telle frayeur, cpi'il est diflicile de pénétrer les [traliques niyslérieuses de ses adeptes. Ils ont pour

23U

LECi'LlŒS DU yOlU.

moliiles l'iiiliMi^l, In nipitlitô i-l l.i vonpoanco. llspossôtlonl lies secipis mit les piopi iolt's do qiioI(|ii('s phinlcs, ils ont des parfums on dos poisons dont los oITcls sont Irès-di- vcrs : les mis tMonl Iciilcmoiil, (l'aulrcs coiiimc la fondre, et (l'aiiiri's ail;iqiii>nl la raison ù dilTéivnts dcgiés.

Unjoiir, l''s V;indoiix invilcnt à tlînt'r un limdpiu'n dont ils ont à se venucr. A la lin dn repas, des veiligi's, ac- coMipapnés d'alTreiises donl.'ins de lèle, prennent le nialluMuiMix Convive, el sa raison est peiilne.

Loiif^lemps après, dans un iiunin'iit de liicidilé, il donne salislactidii aux Vandoux et, comme par enclian- temeiil, >a raison revienl.

L.i police lidère ces actes arbitraires e! cruels; il esta croire f|ii'clle a elle-nême piiir des Vaiidmix.

LessorcitMes sont aussi exliêmenienl noiiihrensesdans les raiiclios des IVontièios Elles sont enloiirées d'un res- pect snperslilieiix mêlé de heanconp de crainte. Klles surprennent les pauvres Mexicains par des preslij;es, on le> époiivaiilenl par des arlilices. L'altiié, dans des con- versalioiis familières, explique aux lanelieros les moyens dont elles se sei vent ; mais il ne réussit pas à les discié- diler coiiipli'lemenl.

La plupart lies grandes tiilins qui formaient l'empire dn Mexique avaieni di's dieux l;nes. On trouve encore nue qiiiiniiié de slaliietles , de lii^iirines en terre cnite, en marlire, jaspe, or ou arpent, queli|nefois composées de dilléienres ma ières et ornées de précieux inélanx. Ces frafiiiients en mine on! été de petites divinités On en dé( ouvre heauconp dans les profoiuleurs des hois, les Indiens les ont enfoncés après la coïKpièle de Feriiand Corltz.

La snpersiition el l'amour du merveilleux sont portés an plus liant point chez ces peuples indolents encore plongés dans la plus grande ignorance.

Loisqne l'alibe Dnmeiiecli lénnil autour de lui les ha- bitants d'un rancho, après les avoir lonf^uement entre- tenus de Dieu, il leur pane de la France, de sa puissance, de son ayricnlluie, de son armée, des insliintions civiles el religieuses, des vieilles cathédrales. Les chemins de fer et le léléyraplie éleclri(|ne sont pour eux des merveilles incoinpréliensililcs; ils écoulent avec le pins grand intérêt el lénioipnenl à Tabhé la plus vive sym|ialliie.

Un jour, ceux qui Pont ainsi écoulé pendant une parlie de la niiil s'endnrmenl à côlé de lui, sur l'herhe d'un rancho. Le lendemain malin, Paltbé prend nue clochette et invile tout le monde à assister au saint sacrifice de la messe. Un autel Miiprovisé se dresse an pied d'un gifian- tosque sycomoie, ou suspend le crucifix du pi être au mi- lieu de la nious,-e et des fleurs, contre l'arbre séculaire.

« Les rancheros, dit-il, étaient agenouillés sur l'herbe aniour de l'aulel, ombia;:és par les feuilles du sycomore. A|irè> l'éviingile, je me retournai du cô'é de mon audi- toire, selon maconlume, e! me mis à prêcher sur la p:ira- bdle dn père de laniille qui veut ensemencer son champ. Je ne pus nrempêcher d'admirer en ce moment le ta- bleau qui se présentait devant moi. Cette foule bigarrée et silencieuse, assise à la façon orientale sur riierbe des chainps; cet autel si simple el si frais sous un dôme do \erdure, au milieu d'une vaste campagne; le soleil qui dorait celle nature si riche, les oiseaux qui chaulaient leurs plus joyeuses chansons; lout cela produisait en moi une impression de poésie et de bonheur que je n'aurais pas échangée contre la joie du cœur la plus Iiruyante.

« Après avoir parlé pendant un quart d'heure, je m'ar- rêtai quelques minuies pour essuyer la sueur qui ruisselait

sur mon visage, car, malgré la saison avancée, il faisait tiès-eliaiid.

« Durant cet intervalle de repos, nu vieillard plus qn'octogénaire, au front chauve el à la figure vénérable, prit la parole.

« Il y avait une fois, dit-il à hante voix, une poule « qui avait douze poussins qui ne la quittaient jamais, plus « trois poussins (pii bee(|iietaient toujours loin d'elle La « poule fai-ait loul ce (jn'clle pouvait pour nourrir sa cou- rt vée; mais le champ était stérile el le grain manquait. « Un j'Uir. nu faucon qni chi-rdiail une proie vit la poule « el la couvée; il l'oiiditsiir eux. La poule effrayée apjiela « ses petits, les douze poussins qui ne la quillaienl p.is se « réfugièrent sous son aile et furent sauvés; mais les trois « poussins trop éloignés ne renlendiront pas cl furent « mangés. Seigneur curé, ajouta le vieillard, vous « êtes la poule; les douze poussins sont les chrétiens de « Brownsville, les trois poussins éloignés sont les ran- « clieros, le lauron c'est le diable, qui fait toiijouis « quelques victimes parmi nous. »

« Celte allégorie, qni ne fit rire personne, venait d'un bon vieux prêtre mexicain tombé en enfance depuis qnehpies années. »

Nous ne pouvons, dans les bornes que nous nous sommes prescriles, raconler les épisodes de l'insurrec- tion de Caiv;ijal, en 1855, et les cruautés du général Avalos, commandant des forces mexicaines,

L'.dibé Dmnenech, dans ces faits qui appartiennent à riii-loire, se montre plein <le courage el toujours dé- voué à tous ceux qni sonlTient. Des condamnés à mort, proieslanls el Américains, sont assistés par lui, prêtre français el calholique. Dans ce drame lugubre, il alTroiile les plus grands daiig rs, elsa noble conduite lui concilie l'eslime el le respect des populations entières. Quelques consolations lécompensi'nl enfin tant de zèle. Le di- manche, son église est remplie de rancheros fervents. Il béiiil des mariages, il administre les .saciemcnls; les soldats de la garnison viennent quelquefois, musique en tête, embellir les pieuses cérémonies des grandes fêtes.

Le jour de Pâques, une foule de catholiques s'approche de la table sainte.

« Profondément émn, dit-il, je répandais des larmes en prêchant sur les bienfaits de la religion; mes parois- siens, attendris par mon émotion, pleuraient aussi pour la pliipart. Nous sentions tous la vérité de ces paroles du Sauveur du monde : Monjomj est doux et mon fardeau lê(jev. »

Après la solennité de Pâques, il va visiter la partie sud de la mission. C'est une côle que les Hspagnols avaient nommée Costa déserta; c'est un vrai désert.

Un village est à l'embouchure dn Rio-Grande, l'abbé y reçoit l'IiospiLdilé ; mais les luariiigouins ne lui laissant prendre aucun repos, il \a faire une piomenude sur le bord de la mer. C'est la nuit. « Un brillant ciair de lune guidait mes pas, dit-il, je gravis les dunes de sable blanc qni bordent le rivage; je m'assis sur un débris de nau- frage, baigné par les Ilots. Je conlemplai l'étendue de celle mer calme el belle que la lune envelnppait de lu- mineux rayons argeiiiés. Les vagues mouraienl sur la grève avec un bruit monotone el régulier. De légers nuages planaient dans le ciel, le cri des oiseaux de nuit s'unissait au bruii des flots, taudis qu'une hri>e légère ral'raichissail ratmospheie tiède de celte solitude. Je me sentais comme inspiré. Je perlai mes regards du côlé de

MUSÉE DES FA]\!ILLKS.

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la France, dont j'étais éloigné de plus de trois mille lieues; je songeai que, si la morl ne m'arrêtait pas au mi- lieu de ma mission, je serais bientôt obligé d'alli-r traîner dans ma patrie un corps di'bile, une exisience désormais inutile. Pour la seconde fois, mes forces m'avaient trahi au moment de récoller le fruit de mes travaux; pour la sectmde fois, ma frêli- nacelle se brisait sur l'écueil de la souffrance au moment d'altiimire le port. Le sic vos non vobis de Virgile me revint alors à la mémoire... »

Le découragement effleure l'esprit du pauvre mission- naire; mais il revient à de douces pensées en songeant que Dieu lui tiendra compte de son passé, de ses lubeurs, de ses fatigues, de ses sacrifices. « Il finit par s'endormir sur les é|iaves de la grève, sous le ciel étoile, bercé au bruit monotone des vagues mourant sur le rivage. »

Le lendemain, l'abbé consacre sa journée à visiter les iiabitaiils de ce triste village, lis demeurent pour la plu- part dans des mnisonnettes en planches, fort basses et adossées contre les dunes de sable du rivage. Ils passent leur vie à pécher et à chasser.

Le Brazo'^-Santiago n'étant éloigné de remboucliiire du Rio-Grande que de quelques milles, l'abbé y va à pied en suivant le bord de la mer. Il découvre au Brazos plu- sieurs familles irlandaises, « il passe de longin;s heures à causer de la verte Erin, leur chère patrie, aux souvenirs poétiques; la terre privilégiée des fées, des revenants, des bail.idcs et des fégendes. »

A Bagdad, misérable village près de remboiicliure du Rio-Grande, l'abbé ne trouve que quelques huttes de ro- seaux recouvertes de bouc et de coquilles d'hnilres. Les hiincs (PlMiiires, très-nombreux sur les côlos du Texas,

sont généralement à fleur d'eau, ce qni rend la pèche facile.

Après être resté huit jours dans ces parages, il retourne à Brownsville par la voie de terre.

Ce dernier voyage a tout à fait épuisé les forces da pauvre missionnaire De retour à Brownsville, il est obligé de se borner à la visite des malades. Des spasmes ner- veux , des vomissements de sang l'interrompent dans Tex rcice même de son ministère: il est hors d'état de continuer ses fonctions apostoliques. Il va à Galvestou pour chercher un remplaçant et pour prévenir son évêque de la nécessité de son retour en France.

Son départ est plus triste encore que celui de Castro- ville. « J'étais, dit-il, comme un de ces in-trnments hors de service et inutiles, que l'on suspend dans un coin et que la rouille va dévorer lentement...

« Et maintenant, ajoule-t-il encore, aux heures de so- litude, les souvenirs du passé se groupent tristement dans ma pensée et répandent dans mon âme une mélan- colie suave et rêveuse! M s regards ne peuvent se fixer dans cette atmosphère étroite la souffrance m'a con- duit. Le cloître me sourit comme une île désolée dans laquelle je me réfugierais après le naufrage.

« Assis sur les bords du fleuve de la vie, je vois passer devant moi ces pages déjà lointaines de mon exisicnce, comme autant de feuilles emporiées par le vent vers l'o- céan de l'éternité; et avec des larmes dans les yeux je murmure ces paroles : Seigneur, que voire volonté soit faiic! »

M°" Marie VIALLET.

FIN.

CHRONIQUE SCIENTIFIQUE.

LE MERRIMAC ET LE MONITOR.

Le Musée des Familles a cité plus d'une fois avec éloge, et récemment encore dans Vnisloircâela vapeur, le nom M. John Ericsson, intrénieur suédois fixé en Amérique.

Ce nom vient de remplir le monde d'un seul coup de tonnerre, qui est im des plus formidables coups de théâtre de ce siècle, et qui opère une révolution dans la science militaire et navale.

Voici le fait raconté par les exjierts ;

Le 8 mars dernier^ devant le New-Port-Ncws, sur la eftle de Virginie, les frégates de l'Union (Nord), le Cum- herhiud. le Congrès et le Minnesota, croisaient tranquil- lement à reinhouehure de la rivière James.

Les étpiipages de ces navires, fiers des bouches à feu (jui se montraient par tous les sabords, passaient le temps aussi paiement et avec autant de tranquillité que peuvent le faire nos garnisons à l'abri de remparts faits selon toutes les règles de l'art et montés par des canons à longue portée.

Cepeuiianl on voit descendre de la rivière James une masse informe sortant à peine de l'eau e( s'approchant avec une giande vitesse. C'était le Mrrriniar,{\c la ma- rine coniédérée (Sud), vieux navire en bois que l'on avait coupé à un mètre de la flotlaison. revêtu à l'exté- rieur de pla(pies de fer de cinq pouces d'épaisseur, armé d'un éperon de fer à l'avant, de deux canons d'un très- fort calibre et muni d une puissante machine vapeur. Aucun niàt ne sortait de l'eau ; c'est à peine si l'on voyait

l'extrémité d'une cheminée surgir de l'ouverture à*r;u mèlre de large qui rè^ne tout le long de la toiture de fer de ce nouveau monstre naval.

m

A l'approche de cette machine, la flottille de l'Union fit feu de toutes ses pièces, et les boulets, dit un témoin ocidaire de cet étrange combat, tombaient dru comme grêle sur la carapace du navire, et rebondissaient impuis- sanls dans la mer. La toiture et les bordages étaient à l'épreuve des projectiles ordinaires, et le Merrimac s'a- vançait sans s'occuper du feu de ses ennemis.

Il manœuvra droit sur le Cumbertand. et, l'abordant par le travers, le poignar^la de son éperon et le fil som- brer. Pendant ce temps, le Congrès cl le Minnesota lan- çaient des volées de boulets contre leur ennemi, qui, évoluant autour d'eux avec la plus grande facilité, les attaquait à bout portant sur les points qui lui semblaient le plus vulnérables. Le Congrès, dé»euqiaré, s'écluuia bientôt, se rendit, fut brîilé sur place; et la victoire allait rester au navire des confédérés, quand survint un nou- veau coniliallaiit. C'était le Monilnr, de l'Union.

Con>lruil sur les plans do M. John Ericsson, le Moni- tor, ainsi nommé pour avertir \,\ m.iriiie de bois que ses jours sont finis, arrivait par hasard au tort .Monroë ipiand le bruit de la canonnade l'appela sur le lieu du ron)bat.

La forme de ce navire est des plus compliquées : ce sont deux vaisseaux l'un dans l'autre. Son pont ne s'é- lève pas à plus de deux pieds au-dessus du niveau de l'eau, ses flancs sont en fer d'un demi-pouce d'épaisseur.

LECTURES DU SOIR.

couvert de bois de cliênc do viiigl-six pouces, recouvert lui-mônio d'une aiiniue de fer de ciuq pouces.

Mais ce u'ost pas tout : au-dessus de sou pont s'élève uuc tuur en placpu>s de fer superposées les uues aux au- tres, au nouibre de ueuf ou dix, et reliées entre elles par des écrous. Cotte loiir est alirilée |)ar un toit en fera l'épreuve de la Lonihe et du houlet, et renlcrnie deux canous; elle est moulée sur des galets comme les phupies tournailles des cIiiMuiiis de fer, et peut présenter labouciie de ses canons dans tons les sens.

Nous voilà doue revenus, dit M. Bénard, aux tours ronlanles, aux béliers el aux catapultes di-s anciens!

Il était dix benres du soir, lorsque le A/crr/Huic et le ilonitor se trouvèrent eu |)résence, sur les débris des frégates assassinées. Le duel des deux monstres marins fut remis au lendemain diinauclie.

.-\ liuil lienros du niatin, raconte M. Oscar Comettant, l'écrivain «pii connaît et décrit le mieux l'Amérique *, le iJcrrimac s"avan(,-a à trois milles du Minnesota, et ne senibla l'aire aucun cas du Monilor. Ce dernier laissa s'approcher sou adversaire jusqu'à la dislance d'un mille. Puis, à l'injilalion do ces boxeurs émérites qui lancent à leurs adversaires un coup de pointa assommer un bœuf^ et les regardent en souriant comme pour leur dire : C'est moi! le Monitor envoya au Mcrrimac un boulet dont le clioc fui tel, que la marche de ce dernier en fut ralentie. Quand les deux mouslres ne furent plus séparés l'un de l'autre que par un quart de mille, ils se canon- nèrentà cœur joie. Le Mcrrimnc tirait quatre coups de canon conlie le Monilor un. Qu'importe! M. Ericsson n'avait-il pas dit que son engin n'avait rien à craindre de personne, et que tous dev.iieut tremlilcr devant lui?

Le Merrimac alors, pi enant son élan , se précipita comme un furieux, à toute vapeur, sur le Monilor, es- pérant le couler bas dans le cas il ne pourrait le trans- percer.

Le choc retentit comme un coup de tonnerre ; mais les éperons du Merrimac s'émoussèrcnt contre le Moni- tor, qui ne sombra point. Des accl.imalinns frénétiques partirent de tontes les bonclies unionislcs, et le vain- queur de la veille, vaincu à son tour, ne songea pins qu'à fuir. Le Monilor, qui n'avait nullement souffert de celle lullc corps à corps, poursuivit le Merrimac à coups de canon.

Le Merrimac avait fui, mais ce n'étail que pour prendre fiuelque repos. 11 revient sur sou adversaire, el le com- bat recommence avec une vigueur nouvelle de part et d'autre.

Pendant une heure, ils jouent du canon sans qu'il ré- sulte une avarie apparente ni d'un côté ni de l'autre. A onze heures, on put craindre pour le Monilor, car, à son tour, il battit en relraile, et alla se placer derrière la fré- gate Minnesota qui se trouvait échouée. Ce n'était heu- reusement que pour donnera ses canons le temps de se refroidir. Mais alors la rage du Merrimac se tourna conlic la pauvre frégate, qui l'ut ciiblée de boulets et de mi- traille, et dont le pont fut jonché de morts et de blessés. Bicnlôt le Monilor repai ut, et cette fois le combat allait être décisif. Après une demi-lieiue de tir à une dislance d'un demi-mille, le Monilor trouve que la distance est encore trop éloignée ; il se rapproche donc de son adver- saire, et de si près, qu'', si les hommes n'eussent pasélé cnlerméssous la carapace respective de leur ballerie, ils

(1) Nous publierons dans nos prochaines livraisons l'Amé- rique telle qu'elle est, voyage anecdotique de Marcel Bonneau raconté par M Oicor Coiucilan!.

eussent combattu corps à corps. C'est à bout portant que le Merrimac et le Monilor se canonueut, conliauts tous deux dans la force de leiu' cuirasse. Ce fui nu spec- tacle uni(pie dans les annales des guerres maritimes.

Mais il n'est point de cuirasse (|ui n'ait son défaut, et c'est en visant an défaut de la cuirasse de sou adveisairc que le Monitor va s'en rendra maître. Six fois moins gros que le Merrimac, nous l'avons dit, le Monilor a sur ce dernier, entre autres avantages , celui de la légèreté. Passant rapidenuMil derrière le Merrimac, le Monilor lui pointe un de ses formidables boulets sur son hélice, qu'il alteint. Puis il lui lance un nouveau boulet sur une autre de ses œuvres vives.

Tout fut dit alors, et il resta au monstre gravement blessé, faisant eau de toutes parts, juste assez de force pour fuir vers l'ile Crânez, et rendre le dernier souffle de sa vapeur.

Un inmiense hurrah, achève M. Comettant, s'éleva des remparts et de toute la côle pour acclamer ce triomphe décisif du Monilor.

L'état-major de celle machine infernale se composait de deux lieutenants, de deux seconds, d'un comptable, d'un chirurgien et de trois ingénieurs.

Voilà tout ce qu'il faut désormais pour anéantir celle merveille si savante et si admirable du génie huuiaip qu'on appelait une escadre et une flotte !

On annonce que les Liais de l'Union vont décerner une récompense nationale à M. John Ericsson.

Mais que diront le philosophe el le chrétien devant cette omnipotence de la force brutale, devant une ba- leine de fer, armée d'éperons et de bouches à feu, qui, montée par une bande de forbans, siU'firail à détiuire l'œuvre de trente siècles de civilisation?

PlTRE-CUEVALIER.

LES MÉTAUX. SÉRIE PAR CHAM. LE FER.

Le monsieur. Failes-donc alleulion, garçon !

Le o.mu.o.n. Monsieur ne trouve pas le ter assez chaud?

MUSÉE DES FAMILLES.

233

LE POISSON D'OR^^

SOIRÉE CHEZ LA MARQUISE.

La ilaiise à Larinor. Types cl cosiumcs ilu pays do I.oiiont. Dessin de F. Lix. V

Je passai la joiirnôo ciilièrc dans mon cabinet, conti- i)ua M. do Corbière après une courle pause, la lèle cnlrc (l; Voir, pour les premières pnriics. les livraisons proccd.

mes mains, clicrolianl un plan d'allaquc inipos>iblo. Je ne vodlus voir pcrsdinio. pas môme ma mère. Le soir venu, je me sentis eiïrayé en sondant le \ide de ma cer- velle : j'étais aux trois quarts fou. J'entrai dans des accès de rage on songeant à ces

■!'> VI.\(,T M IVlt.ML VOLIME.

23'»

LECTURES DU SOIU.

avoiix poidiis ilo l'a^^sassin, qiio nulle oroillo oxooplé la mienne n'avail pu recueillir. La voix du Jiulas me reve- nait comme la lyraunie de cerlaius lelVaius, el ré|)élail aniour de moi : « Je lui dounai de mou couleau daus l'csiomae. »

Cela n'était pas vrai, non! L'iioirihlc snugfioid du narraleur démenlail ses paroles, il uy a pus de seuihla- Me peivcrsilé.

Mais la liu ? Histoire de plaisauler ! l.e regret d'eu avoir trop dit, même à un léuioiu qui avait la laugue paralysée ! Oh ! cela était vrai! tout était vrai !

Comment faire? Ciunmeu! forcer les autres à croire ce dont, par instants, je doutais moi-même?

Moi qui avais la preuve! moi qui ne pouvais fournir à aulrni aucune preuve !

Comuie je n'avais rien pris depuis la veille au soir, ma mère et ma femme vinrent me clierclier, à l'heure du souper, el m'enlraliièreut d'auloiiié dans la salle ;'i man- cer. Ici commença u e aulre comédie : n),iman Corhière avait vu dans la journée le curé de Toussaints, et le pre- mier vicaire était venu rendre visile à ma feunne.

Vois un peu couime on fait des jugements témé- raires, fils, me dit la maman : ce M. Bruant est un Jiomme charmant!

Un peu original, ajouta ma femme en se louchant le front, et qui, daus ces momcnis-là, parle un peu à tort et à travers... mais un saint, au fond!

Un saint ! répélai-je.

licouie donc, reprit la mère, il paraît que tes Ke- ronlaz ne sont pas le bout du monde... el pour quatre homards que t'a donnés ce petit pataud de Cliédéglise...

Je lançai un maître coup de poing à la table. C'est le seul que j'aie eu à me reprocher depuis ma naissance.

Maman Corbière, mesdames, était une excellenle et pénérensc créature. Mais le curé qui l'avait endoctrinée élait aussi la perle des bous cœuis!

Je devinai, dès celte première minute, je \is le Ilot des influences prêt à monter autour de moi el à me sub- merger.

M. Bruant n'avait pourtant passé qu'une journée à llenues, mais pendant que je me brûlais le sang dans mon cabinet il avait iravaillé.

As-lu confiance en M. le vicaire? me demanda ma femme avec un commencement. d'aigreur.

Et ma mère solennellemenl :

Je suppose que lu n'en es pas à te défier de M. le

curé !

M. Bru;ml a fait cadeau d'un ornement...

Et il a laissé un billet de mille francs pour les pau- vres.

Ali bien! ah bien! s'écria Goton, qui fit dans la salle h manger une entrée lumullueuse (le mot ne s'ap- plique qu'à une foule, mais Goton, à elle seule, quand elle voulait, était toute une cohue), ah bien! ah bien! misère! Jésus Dieu, sauveur du inonde! Voilà enlin un client couïme il faut, celui-là, pour sûr et pour vrai !,.. c'est M. Fayel, le bedeau de la paroi^se, qui sort de ma cuisine... el qu'il se reproche bien de nous avoir engaii- lésde ce Keioiilaz!... Il a dit: a Je parie que. dr cccôlé-ià, M. Corbière n'a pas eu encore une pièce de quarante sons... Attends voir!... Les autres avocats, c'est tous lèche- plats... comme procureurs voleurs, qu'a dit M. Fayel... Mais M. Corbière esl trop bon de moitié... "Viendront les vieux jours, et qui amènera l'eau au mou- lin?... Fais ta pelote, pendant que tu es jeune... on ne travaille qu'un temps... » Et quoique ça, M. Fayel a raison

tout de même... Et pour quant à ce râpé de Koroulaz, di'piolcz un galeux, vous trouverez les petites bêtes sous le cuir... Pas d'houunes ruinés sans le vice!... El que ce M. Bruant adonné vingt-cinq louis d'or pour les crè- ches... cent bonnes |)ièces de cent sous... et que les pau- vres l'iuit coniluit ju>qirà la diligtMice en tri()ui|ilial...

Ici seulement elle reprit haleine, mais ce fui pour ajouter :

Le cher homme! il n'est pas cause d'avoir un petit grain... que daus .ses attaques, il parle un peu à tort el à travers des prêtres et de tout... mais, au fond, c'est un saint, quoi, qu'a dit M. Fayet, un viai saint!

Notre tante, la bonne religieuse de la Visitation,. vint nous faire une visile ce soir. Je dus entendre un qua- trième el onctueux panégyrique de M. Bruant, qui avait laissé je ne sais (pmi à la communauté.

Morbleu ! de[)uis le collège, j'ai toujours passé pour nu ferventchrélieu. Ma dévotion m'a même fait bien souvent jeter la pierre par ceux qui prêchent la tolérance à bras raccourci, mais voilà que j'étais déboidé de tous côtés! Je passais, bien malgré moi, dans le camp païen, puisque J.-B. Bruant devenait article de loi. On l'a dit souvent, cl, certes, je ne veux pas appuyer là-dessus : rien n'est facile à tromper, rien n'est difficile à détromper comme les gens pieux. Cela prouve la bonté de leur âme, mais garez-vous, à l'occasion.

En quittant le salon de ma mère, j'avais la tête brû- lante, je sortis pour prendre l'air; à dix pas de notre porte, un bras se glissa sous le mien et une voix amie me dit :

Corbière, Corbière , vous vous engagez dans un cliemiu glissant ! Êles-vous bien sûr de ces Keroulaz? El ce roman du mousse gentilhomme, qu'est-ce que tout cela?

C'était un de mes camarades de l'École de droit, B***, qui était subslitut du procureur impérial et que ses ta.- lents ont élevé depuis aux premiers grades de ja magis- Iralure. Nous avions conservé ensemble des relations très-étroites, et je le regardais connue mon meilbuir ami.

Enfin! m'écriai -je, voici quebpi'un avec qui dis- cuter; c'est un véritable soulagement pour moi que de vous expliquer...

Expliquer quoi? m'interrompit-il. Je ne suis pas ici sur mou petit laliouret d'apprenti avocat général. Je vous paile en ami, Corbière ! La Cour s'étonne de votre entêtement dans cette affaire. Le tribunal de Lorienl n'est pas très-fort, et nous lui dimnons parfois les étri- vières, mais ici, c'est clair comme deux et deux font quatre, mon vieux Corbière, c'est simple comme bon- jour... Que diable! quand on a acheté et qu'on n'a pas quittance...

Mais si on a quittance?... rinlerroinpis-je.

Elle a mis un an à pousser, cette graine-là ! fit-il en ricanant.

Ne peut-on retrouver?...

Si fait, si l'ait! Ecoulez donc, Corbière, chacun a sa conscience, mon bon. Je vous crois un parfait lion- nêle homme... N'y a-l-il pas une jeune personne...?

Il m'adressa cette question uégligeLumcnt. Je rougis de colère.

Bien! bien!... très-charmante, à ce qu'on dit... Mais vous êtes le parangon des époux, Coibière !

U reprit après un silence, car je n'aurais pu répondre de sang- froid :

Voilà, mon bon, c'est drôle, que voulez-vous? Je n'ai pas besoin de vous apprendre que l'appel est vu de

MUSÉE DES F.\-M1LLES.

23:)

mauvais œil. iM. Bruant a beaucoup pin au premier président et, à Plieiire qu'il e<t, il achève de ra- conler son liisloire cliez le procureur général. C'est prodigieux, celle liisloire, mais c'est vrai .. Ou n'in- venle pas ces ciioses-là. Il a nu succès fou ; ces dames se r;irraciient... d'autant qu'il s'avoue lui-même un peu...

Au lieu d'aclicver, il se toucha le Iront comme avait fait ma femme.

C'est étonnant comme les dames aiment la fêlure, ajouta B*'*, qui était un observateur. Moulez- vous au cercle? Non. Je vous quitle. Réfléchissez, croyez-moi : la quillance a mauvaise odeur.

L''s commencements de l'avocat ont leur histoire dans un seul mut : la lutle. Celle lulte est pénible toujours, souvent cruelle. J'avais, jusque-là, subi le sort commun, et j'alfirmo que je ne donnais pas sur un lit de ro.^es, mais je ne me souviens point d'avoir éprouvé deux fois le même décourapemeut. Il n'y avait en moi qu'amer- tume : j'étais vaincu avant d'avoir entamé la bataille ; mon adversaire ne m'avait pas encore porté le premier coup (pie déjà J'étais désarçonné.

Ce soir, il m'apparaissait comme un colosse de diabo- lique a-tuce. Je ne m^ rendais pas coinplo de ce l'ail, que la popiilarilé est nu jeu de pair ou non et que mon Judas avait en outre, parmi ses caries, cet atout éternellement victorieux qu'on appelle million. En somme, je le cmi- naissais, ce prétendu diplomate; il avait bien sa valeur pour le mal, mais j'en avais rencontré cenl plus forts que lui C'était un homme illettré, qui mentait mal et gKissièroment, un charlatan de bas étage, maladroit quand il irétait pas insensé.

J'étais jeune, mesdames; j'ignorais encore, paraîtrait- il, le prix de la grossière imposture. Pour mentir, il ne faut pa> être trop subtil.

Quant à sa folie, je ne prendrais pas même la peine de noter cet axiome banal, que la folie est un précieux in- strument, si l'uliliié de la sienne ne sautait aux yeux dune manière frappante.

Sa folie, c'était la vraisemblance du naïf roman qu'il donnait comme étant une biogra[thie.

Sa folie expliquait tout dans son présent, après avoir, en quelque sorle, iKunologué son passé.

Il y a bien mieux : sa lolie garantissait son avenir.

Supposez en effet l'impossible, supp isez qu'il me fût permis un jour de mettre en usage l'arme dérisoire ()ue sou efl^ronterie m'avait donnée, supposez que je pusse exposer publiquement, dans toute sa hideuse réalité, le diame de celle nuit il avait péché le poisson d'or. Fulie!

Folie, lors même qu'on eût établi sur preuves irréfra- gables que l'aveu élait sorli de sa propre bouche. Folie douille, triple! folie curieuse! loiie à montrer [lour deux siui>!

Ala nuit, comme ma journée, se iiassa en lùle-à-lèle avec Bruant, qui était inoii idée li.\e. J'avais la lèle sur l'oreiller il avait reposé la sienne, et cela me causait une supersiilieiise frayeur. Il emplissait la s(ditude de ma chambre ; |e le voyais et je l'enleiidais si parfailemeiit, que, |)ius d'une fois, ma bouche s'ouvrit pour lui parler cl prendre revanche de mon niulisme de la veille. Si, par hasaid, vaincu parla fatigue, je lonibais dans un eiigcuir- dissetuenl «le queltpies minutes, Biiiaul \enail, Biuaiil le maielut, apportant la barque du sous-brigadier de la douane et la iiiiil de tempête. Nous nagions tous deux, moi devant, lui derrière, et je sicnUis le leiid.iui de Mtn

aviron suspendu sur mon crâne. Je criais alors comme un désespéré, et Golon venait m'éveiller disant :

Aussi vrai, mimsieur Corbèi e, pas moins, c'est un rosaire qu'il faut pour les âmes du purgatoire.

D'ordinaire, c'était mon remède : piier quand je souffrais; mais, celte odieuse nuit, je ne pouvais pas, je cherchais, je me torturais la cervelle; j'inventais, pour exterminer le Judas, des machines dans le genre de sa propre histoire; moi qui suis à feau comme un chien de plomb, je me battais avec lui au fond de la mer. J'avais la flèvre chaude.

Et pourtant ce fut cette nuit que me vint, je ne dirai pas une idée, mais un vague crépuscule d'idée. Certes, avec un pareil homme, il n'y avait pas de ménagements à tarder ; d'ailleurs, quand l'avocat a celle opinion, que la justice se trompe ou va se tromper, le droit naîl pour lui d'agir à outrance. M. Bruant était fou à un certain degré qui devait aller croissant : ne pouvait-on le prendre par sa folie ?

Je ne me flattais pas de le connaître en dé'ail, mais j'entrevoyais assez bien la masse de son caractère. D'une manière quelconque, il allait aluiser de son triomidie et me berner vaincu ; j'étais sûr de cela. Quelques jours après, en elTet, je reçus de lui la lettre suivante :

« A monsieur Corbière, avocat, de Rennes, en mains propres.

« Mon cher monsieur, la présente est pour vous re- mercier avec reconnaissance des propositions que vous m'avez faites concernant la régie des biens de ma for- tune. Je vous aurais pris à mou service volontiers sans quoi que j'ai ce qu'il me faut en une personne de con- fiance. Pour tanl qii'à la fausse quittance, je vous réitère que je ne l'achèterai pas un sou, ne reconnaissant pas ma signature (pour cause que je n'ai pas pu signer à au- cune époque de ma carrière un reçu de ce que je n'ai pas encaissé), mais je vous donne le certificat que vous êtes un honnête homme, plus trompé que Irompeur. et n'ayant pas usé de violence avec moi pour me forcer à transiger, comme cela se dit dans les sociétés, à Bennes. Si vous aviez fait comme moi, n'écoulant jamais lescla- baiidages des calomiiialeurs, vous ne vous seriez pus mis dans l'embarras et les mauv.iisi'S connaissances. Il est en- core temps de m'imileravec toutes les pièces et toujours en règle, malgré ma cruelle maladie de ma lèie, que je perds lemp(uairement. Je vous envoie une cais>e J. B., contenant quarante bouteilles de vin d Espagne, pour vous récompenser des soins de votre hospitalité, que ma cruelle maladie m'a mis dans le cas de vous déranger, et je vous salue avec politesse.

« J.-B. BnuANT. »

a P.-S. Ayez l'obligeance de faire savoir à .M. le premier président et à M le procureur généial qrie je n'accepterai pas leurs aimables iiivitaliuiis, ne cumptiint pas prendre la peine de venir à l'audience d'aftpel, comme quoi ça sera bien jugé sans moi par-dessous la jambe, dépourvu de fondement. »

Je la connaissais, la cais-se J. B. ! El vous aussi, mes- dames. Celaient les mêmes bouteilles du luème vin d'E-pague Le coquin avait de l'e-pril à sa manièie et dontiail supérieurement le coup de pied de l'àiie.

Souvenez-vous que je lui avais renvoyé sa pn'iuièie lettre, et admirez comme il exploitait mon dédain ' Il sa- vait bien que je ne iiiunlreiuis pas celle-ci. Il me rnu- lail en grand, pour employer le style tle patron Seveno.

Néaumoins, je no renvoyai point cette seconde l'.U-

î>30

LKCTUHES DU SOIH.

sive; J43 gMiJai môme les (|iiaiaiilc bouteilles de vin d'iîspaj^iie dans leur caisse de sapin. Mon plan de coii- duile était changé. Je cédais en apparence à la pression opérée sur moi de tous côtés îi la fois, par ma famille, par mes amis ilu dehors, par les direoleiu's de ma coii- scicnoe et aussi par les (pielipics membres de la Cour impériale cjui voulaient bien s'intéresser ù mon avenir. Il y avait unanimiti'. Je n'ai |tas le temps de vonsdire en (lélail, car il faudrait pour cela un volume, comment Bruant s'y était pris pour donner la berlue à tout ce momie et transformer le loup en agneau, mais il est cer- tain que les Keroulaz, mourant de faim et de chagrin dans leur grenier, opprimaient, selon l'opinion com- mune, ce pauvre J.-IJ. Druant, regorgeant d'or dans ses châteaux.

C'est une belle chose (pie l'opinion commune, et mon éloquent ami l'abbé do Lamennais, qui fonde là-dessus sa philosophie religieuse, ira loin !

J'avais l'air de céder. A quoi bon battre le briquet pour combattre des aveugles? Vous connaissez le pire sourd du proverbe. De toutes mes aflaires, l'appel Kerou- laz était la seule négligée. J'avais donné ordre à l'avoué de suivre mollement et de se désistera la dernière heure, avant de produire la pièce principale. Nous él ions admi- rablement servis en ceci par le mauvais vouloir de la Cour, car il faut remarquer qu'il s'agissait de biens nalionaletucnt acquis. Ces biens étaient alors favorisés comme ils ont été persécutés depuis. Chez nous, les choses vont et viennent.

Riais, à l'abri de cette fausse trêve, je combattais sour- dement et sans relâche. C'était désormais chez moi de la passion.

Un jour, la cour du lycée vit un curieux et allachant spectacle. Cinq matelots, porlant le costume tradition- nel, vinrent demander un des élèves internes et i'em- Ijrassèrent en pleurant devant tout le monde. L'élève était Vincent, qui, par parenthèse, faisait de merveilleux progrès ; les visiteurs étaient patron Seveno et nos quatre loups de mer du cabaret Mikelic.

Ils n'étaient pas venus à Rennes pour voir Penilis, qui s'appelait décidément aujourd'hui Vincent de Chédéglise; ils étaient venus pour voir M. l'avocat.

Et M. l'avocat les avait stylés de main de maître. Honni soit qui mal y pense ! La guerre sainte était déclarée ; désormais, toutes les armes m'étaient bonnes, depuis l'épingle jusqu'au canon...

Ici, Son Excellence s'arrêta pour écouter les douze coups (le miiniit qui sonnaient à la pendule. La marquise haussa les épaules avec dépit; elle avait de ces impa- tiences contre la marche inexorable du temps. Elle de- vii:a la pensée du ministre sur ses lèvres et s'écria inqié- tueuscmcnt :

N'abrégez pas, monseigneur, au no!u du ciel! Une histoire abrégée est comme un dîner ré. haiiiré. J'ai beau faire, la pendule avance toujours, et, Dieu merci, nous avons le temps.

Demain malin, murmura M. de Corbière, nous a\ons conseil chez le roi.

La marq^iisc fit une réponse digne des Romains de Corneille.

C'est égal! dit-elle.

Son Excellence sourit, s'inclina et reprit :

Je n'ai jamais eu la pensée, mesdames, d'entrer dans les détails de ma liilte contre le Judas. Pour cela, ce n'est plus un volume qu'il faudrait, mais bien toute une bibiiulhèque. Je ne prétendais pas arriver à une

restitution complète: à vrai dire, il n'en était pas besoin. Je voulais pour mes pauvres amis ime aisance indé[ien- dante et honorable, |ias davantage.

A ce prix, je ne demandais pas mieux que de laisser mourir l'assassin dans son lit. En sunnne, ma mission n'i'tait pas de punir.

Mais cette réparation, je la voulais avec une ténacité de fer, et, pour l'oblenii-, j'aurais dressé l'échafaud sans hésiter.

Avant d'arriver à la scène étrange qui doit terminer ce récit, je dois vous cx|)oser brièvement deux ordres de faits, remplissant l'inlcrvalle d'une aimée.

iM. Bruant venait de prendre la fourniture de la divi- sion de l'Océan, ce qui doublait tout d'un coup sou im- portance. L'attaquer dans son influence croissante sur les hautes classes sociales, c'était désormais l'impossible. A Lorient, il était roi : restait donc la classe populaire.

C'est ici ma confession : j'ai été «ne fois en ma vie un révolutionnaire et j'ai [)u me rendre compte, hélas! de l'extrême facilité du métier. Au début, je n'avais guère pour moi (pie Seveno et son équipage; après deux mois, tout ce qui portait la vareuse, depuis Elel jusqu'au Pouidu, se signait en parlant de Bruant, comme s'il se fût agi du diable.

Personne ne songeait à user de violence contre lui, et moi moins que personne, mais une électricité latente se dégage des sentiments du peuple. Bruant se sentait mau- dit, et il jugeait autrui par lui-même : la peur d'être as- sassiné lui vint.

Il était lâche au milieu de ses audaces. Aussitôt que celle frayeur fut née, il risqua un pas vers la capitulation, et j'entendis parler de lui de nouveau. Il lit plusieurs voyages de Rennes ; toute sa forfanterie tombait graduel- lement, à mesure qu'il me devinait mieux derrière la ré- probalion qui l'entourait.

Chose plus grave, il ne jouait plus avec sa folie. A son dernier voyage, il m'aflirma que sa guérison était com- plète.

Je ne le lui demandais pas. J'en conclus que sa folie l'inquiétait sérieusement, et je pris des informations à Port-Louis. Je récoltai deux observations seulement, car il avait grand soin désormais de se tenir enfermé quand ses accès le prenaient ; on l'avait vu fuir le long des grèves de Porpus, criant et demandant secours contre des assassins imaginaires ; dans le salon du préfet mari- time de Lorient, il avait versé des larmes, disant qu'on le séparait d'une jeune fiancée qui l'adorait.

Sa double manie était donc de voir des meurtriers at- tachés à ses pas et de se croire aimé de Jeanne.

Comme Dieu se venge !

Au mois de juin 180G, deux ans après mon premier voyage à Lorient, presque jour pour jour, je reçus un bil- let de Jeanne, récriture s'eiïaçait sous les larmes. Le billet me disait que RI. Keroulaz, bien malade, désirait voir Vincent et s'entretenir avec moi avant de mourir. Quelques heures après, Vincent et moi nous prenions le courrier de Brest.

M. Keroulaz et sa fille habitaient maintenant le village de Larmor, en face de Gavre, de l'autre côlé de l'eau. Les loyers étaient moins cliers qu'à Port-Louis, et ils avaient un air plus pur. Leur maisonnette touchait presque au fameux cabaret de maman Lhermitc, surnommée la Tabac, à cause do l'usage immodéré qu'elle faisait de ce narcotique sous triple forme. C'élailune croyance géné- lale parmi les sardiniers (pie son corps avait clé ailielé et [layé d'avance par un Anglais, pour voir, au moyen de

MUSl'E DES FAMILLES.

2.17

l'aiilopsie, combien il conlenait de labac. Je ne saurais nonibrer, du reste, la quantité de cboses que ce même Anglais fantastique aclicle sur nos rivages de l'ouost.

La brune tombait, quand notre barque, parlie du quai de Lorient, accosta la jetée de Larmor. Le jour môme, par une singulière coïncidence, on avait fait la bénédiction des couranx, et, comme le vent soufflait d'amonl, nous avions croisé en chemin toute une flotte de bateaux at- tardés. Nos bateliers, en nous montrant dans la rade une coquette embarcation de plaisance qui courait des bords contre le vent, avait dit : Voilà le cotre du Judas.

Au moment oij nous prenions terre, le côlre du Judas changea de bordée et nous laissa voir son arrière, les derniers rayons du couchant mettaient de rouges étin- celles. Vincent me serra le bras en pointant du doigt celle ligne brillante. Je lus : le Poisson d'or.

Vincent ne connaissait rien du drame noclurnc qui s'élait dénoué par In mort de son frère aîné. 11 pâlit et tourna le dos avec dégoût, car l'instinct vaut parfois la certitude.

Nous montâmes la jetée, puis la côte à pic. C'est à Larmor surtout qu'on fête la bénédiction des couraux. Ar mor veut dire la mer en langue bretonne, et c'est l'ancien nom de la Bretagne. Larmor a donc bien le droit de célébrer comme sien ce pardon de la mer.

Les cabarets regorgeaient de chalands, et, sur la place de l'église, les danses commençaient à se former aux sons du biniou, soutenu par la bombarde. Alathurin était là; Malhurin, l'illustre sonneur, multiple et immortel comme le Pharaon d'Egypte. De l'autre côté de la place et vis-à-vis de l'église, l'auberge de maman Lhermile chantait par toutes ses fenêtres ouvertes. Comme nous passions d'un pas rapide, je m'arrêtai brusquement pour écouter.

Cric ! disait la bonne voix du patron Seveno.

Crac ! répondait le chœur enroué.

Le feu chez Mikelic !

La goutte chez la Tabac !

El en avant l'histoire merveilleuse du merlus du Trou- Tonnerre ! C'était de saison. Patron Seveno la racontait tous les ans à la même époque.

Je mis la tête à la croisée pour lui demander des nou- velles du grand-père, comme on appelait M. Keroulaz. Quoique le grand-père fût au plus mal, nous eûmes bien de la peine à esquiver la cliopine de diu". Là-bas, il est des solennités il faut boire, même auprès d'un ago- nisant.

Ah! ah! monsieur Vincent! fut-il dit de tous cô- tés, vous voilà déjà trop brave et trop beau pour rester patron au cabotage ! C'est l'épauletle qu'il vous faut, monsieur Vincent !

Et la foule s'assemblait déjà pour voir l'ancien inno- cent, devenu flambant et fier comme un aide de camp de l'amiral !

Nous avions notre baloau à quai. J'ignore si ce fut un pressentiment qui me lit dire à Seveno de nous attendre avec ses hommes.

Nous trouvâmes le grand-père fort afl'.iissé, mais jouis- sant de toute sou inleiligcnce et parlant encore sans trop de difliculté. Jeanne n'avait que ses larmes ; elle faisait pilié, mais elle était belle comme l'ange des douleurs. Moi-même, je sentis mes yeux se mouiller quand le vieil- lard me dit :

Honjour, monsieur Corbière, et grand merci d'être venu. Voilà donc l'enfant qui va rester seule au monde !

Je ne répondis point; il me tendit la main et serra faiblement la mienne en ajoutant :

Puisque vous êtes venu, c'est que vous ne voulez pas l'abandonner.

Vincent, qui était derrière moi, s'approcha.

.Monsieur Keroulaz, murmura-t-il, j'ai fait de mon mieux et ma femme ne manquera de rien.

Le vieillard eut presque un sourire. Son regard s'ar- rêta longtemps sur ce beau jeune homme à l'œil vaillant et doux. Il ht signe à Jeanne d'approcher. Elle obéit, et, sur l'ordre muet de son aïeul, elle présenta son front pâle à Vincent, qui l'elfleura de ses lèvres.

M. Keroulaz jiarvint à se mellre sur son séant; sa

Keroulaz fiançant Jeanne à Vincont. Dessin de F. Lix

main tremblante Ht le signe de la croix et il dit en éle- vant la voix :

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, soyez promis l'un à l'autre, mon lils et ma fille.

Il voulut me parler seul à seul. Les fiancés se retirè- rent dans la chambre voisine en se tenant par la main. La croisée restait ouverte, à cause de la chaleur élouf- fanle ; on entendait tous les bruits du dehors : la danse des sabots, l'inépuisable haleine du biniou, les cris des buveurs, les rires des jeunes filles, et par-dessus tout le grand murmure de la mer, car il ventait du bas el il y avait tempêic au large.

Pendant plusieurs minutes, M. Keroulaz garda le si- lence ; il semblait rêver. J'allendais.

C'est bien vrai, dit-il tout à coup, répondant à sa propre pensée, un temps qui fut, je souliailai de me ven- ger. L'homme a tué mon liN avant de me voler moo

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LECTLhhb uV SOll{.

donner morceau ilo pain. Ou voit clair à l'iicuio ilo nioiirir, allez, monsiour Corl)iùre : riiomiiie a tué! Mais voilù bien des joins (jiie jo inc. sens faihiir, fiiililir : c'est r;"lf,'e un peu, hoauioup la peine. Di'puis bien des jours aussi, ji' no uic sens plus de coièic ; Yves, mou cher lils, ét.iit un cil élieu : je le vois d;ins le ciel... La preuiièrci'ois tjuoviins m'avez pai de Iransaoliou, monsieur Corliiùie, vous avez fait bien dum.il ;\ mon orj^iieil. Souvenez-vnus : ils ont |.u couper ims lôles, mais n^n jms les coin her. Il y a dos mots que nous ne comprenions pas, nous an- Ires, les vieux ^;eiilils!ioinmos dt} la Bielaj;ue. Transiter, c'e-t eéd r. Nous avions dans le cœur la rude devise que l'Anglais nous a empruntée : Dion et mon droit. Pauvie parole, monsieur Corbière ! Quand on a dit Dieu, il ne fa'it rien ajouter.

Voilà im mois, connne disent nos bonnes gens, j'ai lavé mon linj^e pour le grand voyage. Mon confesseur m'a grondé de n'avoir pas ouvert à l'homme qui frappait à ma porte avec des sentiments de repentir, peut-être. J'ai dune ouvert ma porto quand l'Iininmo est revenu...

Ali ! m'écriai-jo, vous avez vu M. Bruant !

Pins d'une fois... !• t quelque chose me dit que je le roverrai encore, quoique mes heures soient comp- tées...

Qne vous a-t-il proposé ?

Tous ses millions pour la main de ma polile-rdlc... des actes de donation.. , ses poches sont loiijonrs pleines de parchemins... Il souiïio, dès ce monde, les tourments de l'enfer...

A-l-il en des accès de folie devant vous?

Il vient clioz moi seulement quand sa manie le lient.

Comment snpporte-l-il vos refus?

Il pleure... Il me dit que ma fille l'aime... Il me supplie à genoux de ne pas le faire assassiner.

Parmi les bruits de la fête, une rumeur d'un Innt aulrc genre montait ; cela ressemblait au.\ grondements de la mer et ce n'était pas la mer. Qneiiines-unes d'enire vous, mesdames, ont ouï dans nos mauvais jours la co- lère de la foule. On n'oublie jamais cela.

M Keroulaz et moi nous ne prîmes pas garde, mais pendant qu'il me donnait des détails sur les bizarres visites do nriiant, tantôt marchandant son pardon, lanlôt menaçant du haut de .>on opulence, tantôt demandant grâce, sons le poids de .ses terreurs, le luinulle augmen- tait au dehors et bientôt un nom se dégagea de ce con- cert de clameurs :

Le Judas î à l'eau le Judas !

C'e>t lui j dit le vieillard. Je le sentais venir.

La porte s'ouvrit violemment. Un homme entra, tout défait et plus pâle que le moribond lui-même. Ses che- veii.x se hérissaient sur son crâne, et ses dents s'entre- choquaient avec un son de casiagnettes.

Je n'avais jamais vu .\I. Bruant dans ses accès. Malgré les dernières paroles du grand-père, je le reconnus seu- lement à sa voi.x, quand il dit :

Protégez-moi, mon bon monsieur Keroulaz!... Ils veulent mon sang .. mon pauvre sanj: !

Il avait fait plusieurs pas dans la chambre en courant, comme s'il eût été poursuivi. An moment il m'aper- çut, il recula jusqu'à la porte. .

Ah!... miirmura-t-il d'une voix étranglée, c'est cela! .. Je vois la cmispiralion !

Il sorti! et se trouva face à face avec Vincent. Ce fut pour lui la lète de Méduse.

C'est cela ! c'est cela ! répéta-t-il en s'affai.ssant au

coin de la porto, en dedans. Ils sont tous ! c'est la lin ! c'est la (in !

Faut -il le jeter dehors? me demanda Vincent. Dehors, les cris redoublaient :

A l'eau le Judas ! à l'eau !

On eu oubliai! la danse. J'entendais qu'on escaladait lo mur du petit jardin sur lequel s'ouvrait la croisée. J'allai à la feiiêire et je dis :

Que personne n'entre. Respectez le logis d'un mou- rant.

Le bruit cessa aussitôt.

M. Bruant me regarda stupéfait. Il se releva et vint à moi à petits pas.

Est-ce que vous voulez les mille louis? glissa-l-il à mon oreille. Je vous les promets. Je ne les ai pas sur moi, mais je suis prêt à signer. Il faut être eu règle.

M. Keroulaz avait fermé les yeux. Lo calme de son visage faisait im étrange conlra^te avec la détresse peinte sur les traits du misérable. Moi, je cherchais laliorieu- sement à me dresser un plan do conduite, mais je ne trouvais en mon cerveau que trouble et doute. Que f liro, en etîet?

S'ils me tuaient, reprit le Judas, un peu remis de sa terrem', vous n'auriez rien... pas un centime, enten- dez-vous?

Et me saisissant le bras :

La jeune lille m'aime! ajon!a-l-il avec une roii- viclion profonde. Ce n'es! pas par inlérêl ! Elle a «le i œiir d'un ange... Quand on lui dit que j'ai fait ceci ou cela, elle n'eu croit pas un mot... (llahandages ! clabaiida- ges!... Il ne faut pas faire de chagrin aux jeunes lillos, n'est-ce pas, monsieur Corbière?...

Il prit un Ion solennel pour achever :

On a vu dos jeunes filles qui se tuaient par amour ! Un frôlement léger se ht derrière mon dos. Je louruai

la tête et j'aperçus une domi-douzaine de rudes figuies qui s'encadraient dans la baie de la fenêtre. C'était pa- tron Seveiio avec son équipage. Us venaient voir si rien de fâcheux n'arrivait à Ai. l'avocat.

En ce moment, le grand-père rouvrit les yeux et les fixa sur M. Binant. Son regard avait un éclat étrange.

Cet homme-là va mourir avant moi, dit-il.

Pas encore ! s'écria le Jmlas, «pii tendit ses doux mains vers les matelots. Je n'ai rien fait! jamais de mal à personne! ce n'est pas moi! Je consens à jurer sur l'Evangile !

La main de Dieu est sur lui, dit encore le vieil- lard.

Et c'était grave comme une prophétie. Je me sentis du froid dans les veines.

S'agit-il de Dieu? fit cependant M. Bruant, dont la face hâve s'éclaira soudain d'un sourire moqueur. Bien ! bien ! monsieur Keroulaz. Nous avons le temps !

Il reprit presque aussitôt d'un ton tout autre, car la raison lui revenait :

«

Au fait, -on ne tue par les gens en pleine foire. Voici des témoins ! Mes amis, vous avez été à mou ser- vice. Bonsiiir, Seveno, matelot... hé, ! nous sommes de bien vieux camarades... Je ferai quelque chose pour loi... pour vous tous... Je suis bien plus riche encore- que vous ne le croyez, mes enfants... A vous revoir, à vous revoir : il est Iheure de rentrer chacun chez soi.

Je n'avais pas encore parle.

lle?.tez! i»runuiiçai-je d'une voix impérieuse.

Il s'arrêta, mais il me demanda, en lâchant île gaidor son calme :

MUSÉE DES FAMILLES.

239

De quel droit m'arrêtez-voiis, monsieur Corbière?

Vous avez dit le mot, répliquai-je; je vous ar- rêle, monsieur Brunnt, comme un f^endarme prend un inali'iiileiir ;ui collet !

Son accès faisait trêve et laissait renaître à vue d'œil son cffronlcrie nalurolle. Quant à moi, j'ai dit quelle élait mon impuissance; depuis mon arrivée à Lurient, aucun lait nouveau ne s'était produit qui pût me mettre une arme meilleure dans la m.iin, et pourtant j'étais poussé eu avant [lar une force invincible.

Monsieur Corbière, repartit le Judas froidement, je ne crains que la violence et u:a maladie. Mes accès ne me prennent jamais deux fois dans le même jour, et, quand je suis en sauté, eussiez-vous à votre service tous vos va-nu-pieds de la côte, vous n'oseriez pas vous atta- quer à moi.

Merci, matelot, dit Seveno qui battait le briquet dans le jardin. On causera ensemble tous deux une fois ou l'aulre !

M. Keroulaz était, pour le moment, immobile, les yeux an [ilal'ond, les mains en croix siu" sa poitrine.

C est cette nuit que Penilis pêcliera le poisson li'or.. murmnra-l-il.

Vincent me lança un regard, et son regard voulait dire : Voici que commence le délire de l'agonie. Jeanne, qui élait restée jusfju'alors dans la pièce voisine, vint s'a- geuouillor silencieusement au pied du lit de son aïeul.

Moi, j'ai une foi enfantine à la parole des mourants. J'avais le cœur serré par un vague espoir, et je m'atten- dais prescjne à un événement surnaturel.

l£st-ce que vous avez -déniché une autre quittance, monsieur Ctubière? me demanda insolemment le Judas.

Vincent avait laissé la porle libre v.n se rapprochant du lit, et pouriant M. Bruant n'essayait plus de sortir.

J'étais venu ici dans une intention de charité, re- prit-il; je ne puis plus rien pnur le b'iave homme qui bat la campagne, mais je propos(! de me charger de sa petile- fdle eu tout bien tout honneur.

Vincent, hors de lui, leva la main.

Tape, monsieur! cria d'une seule voix l'ancien équipage de la Sainte- Anne.

Patience, enraiil! ordonna le grand-père.

Il ajouta, avec un sourire qui couru! comme un froid par tout mon corps :

Nous avons d'autres yeux qui ne s'ouvrent qu'à la dernière lieiM'e. Je vois ce que je n'ai jaujais vu. Avant qu'il soit une heure, Vincent de Ciiétb'glisc, tu risqueias la vie pour sauver celle de cet homme !

Son ri'ganl, fixé au plaftmd, se tourna lentement vers le Judas, (jui perdit quelque peu de sou assur.mce. Je pris alors la parole malgré moi et comme si une voix étran^^ère m'eût dicté une pensée qui n'était pas la mienne :

Il n'y a pas besoin de deux i|nitlanccs, dis-je, ré- pondant à la dernière provocation du Judas.

V(in<av('z bien vu ce cju'elle valait... couMnença-l-il.

Klle viMidra mieux, rinleirom[»is-je, si deux mille témoins viennent l'appuyer.

Le grand-père m'adressa un signe de souriante appro- bation el mes malidols ballirent des mains.

Deux mille témoins! ré|)éla Bruant. les pren- drez-vous?

lUi'ii que sur vos bateaux de pêche, j'en aurai cent.

1{| dtî (pioi lémoigueroiit-ils?

De ce que tout le monde sait, monsieur Bruant. Vous avez eu chez nmi votre premier accès de folie. Vous

en sonvenez-voiis? La nuit vous avez couché dans mon lit? Depuis lors, vous avez eu bien des accès et vous avez toujours conté la même histoire. Sa joue se rida et prit des tons verdàlres.

Tu mens! balbiilia-t-il, tandis qu'une frange d'é- cume venait à ses lèvres.

Toujours la même histoire, toujours ! s'écrièrent vingt voix dans le jardin.

Ci'ux qui' étaient trouvaient enfin un défaut à Pef- fronlée cuirasse du Judas et frappaient de (oui leur cœur.

Vous nuMitez ! répéta-l-il en montrant sou poing fermé, vous mentez !

Mais on lui répondit :

La même histoire, toujours la même histoire ! Et qin^lqiies-uns ajoutèrent :

Assassin! assassin !

Tons les animaux sauvages ont le même regard, quand ils se sentent acculés ; M. Bruant eut ce regard qui de- mande grâce et qui cliiMclie fuir.

Quelle histoire ? inlerrogea-t-il pouriant, essayant de lutter à la fois contre ses terreurs et contre son accès qui revenait.

Ce fut moi qui répondis :

L'histoire de la plate du sons-brigadier, l'histoire de l'aviron et du couteau qui tous deux frappèrent tour cl tour, l'histoire du sac de cuir étaient les trente deniers.

Et le chœur des matelots :

L'aviron et le couteau, assassin! Les trente deniers, Judas !

C'est donc bien lui qui a tué mon fière aîné! gronda sourdement Vincent de Chédéglise.

Vinc'nt, Vincent ! supplia Jeanne, car le misérable faisait graud'pitié.

Le mourant prononça d'une voix assurée :

Tais-toi, petite-fille, c'est la main de Dieu. Nul ici ne se vengera, sinon Dieu. Cet homme a tué Ion père comme il a tué le frère aîné de ton auii.

Jeanne joignit les mains et s'alTaissa au pied du lit. Bruant s'écria :

Voyez si elle m'aime !

Le sang remontait à ses joues et ses yeux de chat-tigre luisaient.

Qu'on la laisse libre ! poursuivit-il ; elle va se jeter dans mes bras. Est-ce qu'elle m'aimerait, si j'avais tué son père? Tenez! vous qui croyrz en Dieu, suis- je coupable? Alors, que votre Dieu me foudroie!

11 croisa ses bras sur sa poitrine, provoquant le ciel du regard. Un grand silence l'entoura cette fois, car cliacim atlendail la foudie. Il eut un rire couvnisif; son exaltation croissait et ses idées se brouillaient.

Au milieu du silence, le mourant dit :

Chrétiens, priez poin' lui !

Binant haussa les épaules el lit un geste de carnaval. Il était lou en ce moment, autant que le plus fou qui soit à Charenlon.

J'ai diiiécliez le premier présitlent de la Cour impé- riale, prononça-t-il avec fierté. Le procureur général est nu)n ami... mou ami intiuu»... il viendra chasser sur nr's ti'rres aux vacances... J';ii lait pour dix mille francs d'au- nioues el de cadi'aux h Ht'iines... Corbière est un petil avocat meurt-di'-faim. . il e-^l vendu à Pitt et Cohonr^i !... l.eciiH'l vaut mieux d'un luilriole ou d'un émigré?... Honneur et patrie!... Mes enraiits, je paye dix pots de cidre à chacun de vous... vingt pots el du dur!... Cla- bamlages ! clahaudages!... Le-; pauvres «ont jaloux tles

i>io

I.F.r.TrRFS DU SOIR.

riclios... Je suis en vv^lW, je connais la loi, j'ai toutes les pièces... Venez boire I

L'impression ipio je ressentis vivra en moi jusqu'à mon ilernier jour, mesdames. Quand le Jtulas eut lini (le parler, nous eulendimes trois bruits distincts : la mer au loin, la d:inse ^nr la place, dans le jardinet un mur- mure lent et monotone. Le j;rand-i)ère avait dit : (llui'- liens, priez pour lui. Les marins, obéissant, récitaient tout haut le De profundis.

Pirsonne, parmi ceux qui étaient présents, n'avait eu la pensée d'u>er de violence : pas plus Vincent dans sa juste colère que les marins dans leur vieille et robuste aversion, mais la pensée île mon était dans tous les es- prits : (lan^ le mien plus encore peut-être (jiren aucun autre. Le grand-père avait dit : Cet lionune mourra avant moi.

Bruant fou. Dessin de F. I.ix.

Bruant resta un instant immobile, étonné, effaroudié. Il écoutait la prière latine, écorchée par ces rudes voix. Il était frappé vivement. Un nuage tomba sur sa forfan- terie, et sa physionomie, qui h chaque instant changeait, trahit une forle souffrance physique.

Quand patron Seveno prononça le Requiem œlernam dona cix, Domine, il eut un tressaillement par tout le corps.

£■( lux perpclu'i luccnl cis, répondirent les matelots.

Ce fut le grand-père lui-même qui récita d'une voix claire et calme :

Rrquicscnl in pace !

Bruant courba la télé, et sa poitrine rendit un long soupir.

Amen! dit le chœur.

Puis vint un grand silence an dedans Au dehors, la voix de la mer s'enflait. Et de l'autre côté du mur, le billion exhalait sa dernière note, tandis (jue la cruelle gaieté des danseurs retrouvait son refrain, un instant oublié :

A l'eau le Judas, à l'eau !

M. Bruant lit un pas vers moi et me demanda réso- lument :

Que me voulez-vous?

J'étais pris à l'improvislo, mais je vivais en quelque sorte dans cette (piestiou, et je répondis sans hésiter :

Nous voulons une large réparation.

En même temps je fermai la houclie à Vincent, qui, sans doute, voulait protester contre tout arrange- ment.

Chiffrez, dit le Judas avec froideur.

La moitié de tout ce que vous possédez.

Sm-le-champ ou après mon décès?

Snr-lc-champ.

Son calme était un mensonge. Entre ses lèvres serrées, j'entendais ses dents qui grinçaient.

Bonne affaire! dit-il en ricanant. Les deux domaines no rapportaient pas cinquante mille livres, et, avec les iiéiiélices de ma l'ourniture, je vais avoir cent mille écus de revenu...

Puis, avec une soudaine exaltation :

A l'aide! au guet apens ! Je te mènerai jusqu'à l'échafaud, Corbière ! Es-tu plus fort que le premier pré- sident? Pèses-tu seulement une demi-once contre le pro- cureur général? Ce sont mes amis ! Le préfet maritime est mon ami ! El le commissaire de police ! El l'inspec- teur de la navigation ! Les petits et les grands! A Rennes, à Lorient, à Port-Louis, partout ' J'enverrai des cadeaux à Paris ! Vous conspirez contre l'Empereur! Je prouverai cela. Je suis le bienfaiteur du pays. Je lais travailler quatre cents paires de bras. Je vais fonder un hôpital ! Il y a des gendarmes; je les ai vus en passant. On assassine un patriote ! Au secours! au secours !

En parlant, ou plutôt en rugissant, il se démenait comme un possédé. C'était le paroxysme de la crise. Nul ne lui répondit, et je vous demande pardon, mesdames, de reproduire à vos oreilles les seules paroles qui furent prononcées. Seveno, à cheval sur le mur du jardin, dit aux danseurs le plus tranquillement du monde :

Les gars et les filles, venez voir crever un cliien enragé !

Tout n'était pas fini, cependant. Bruant, épuisé, se laissa tomber sur un siéi;e et mit sa tête entre ses mains pour pleurer, selon son habitude. Il n'était, en vérité, plus question de l'agonie du grand-père, dont le visage pâle et doux exprimait la suprême sérénité. C'était pour le Judas que Jeanne, compatissante, nous implorait du regard.

Après quelques secondes, et dans ces situations les se- condes sont longues, Bruant découvrit sa figure. Ses yeux gris essayaient un sourire patelin.

Vous êtes un jeune lionnne vertueux, monsieur Cor- bière, me dit-il humblement. Mon bon monsiein- Kerou- laz, je respecte votre état. Réfléchissez seulement im l)fitit peu, et vous verrez que rien ne me forçait de venir. Savez-vous pourquoi je suis venu? Je n'ai pas d'enrants, pas d'héritiers... Hein, ma petite Jeanne? M""' Bruant aura des voitures, des diamants et des cachemires!

Jeanne fit un geste d'horreur.

Que (liriez-vous, continua le Judas du ton qu'on prend dans les familles bien unies pour annoncer la nnïve

MUSÉE DES FAMILLES.

2 il

surprise du jour de l'an aux petits enfants curienx, que (liriez-vous si j'avais mon testament dans ma poche?,., lié, lié! monsieur Corbière, vous ne vous attendiez pas à cela? ,, C'est avec le miel qu'on prend les mouches, lié, hé! non pas avec du vinaigre... Je veux du bien à cette famille-là, moi, qui m'en empêche? Ai-je des fils on des filles pour réclamer mon héritage? Pas un neveu seulement! Vous croyez que je ris?

Il mil la main à sa poche cl en relira un rouleau de parchemin.

Ai-je oublié de menlionunr ce détail, que, dans 5a passion pour les tifres, Bruant faisait timbrer exprès des feuilles do parchemin pour minuter ses moindres con- trats? II voulait des pièces impérissables, cl le papier, pour lui, n'était pas assez fort.

C'était bien un testament, un testament olographe en

Le leslamenl de Bruant. Dessin de F. Lix.

bonne et due forme. Malgré la clarté de ses dispositions, pouvait-on le regarder comme le produit d'une heure de folie, ou bien n'élait-cc qu'une machine de guerre, un moyen de parer i"» un mauvais cas, comme celui pré- cisément M. Bruant se trouvait aujourd'hui?

Je ne prétends ajtpreudre h personne ici qu'un testa- ment est chuse fragile. Ilien au monde ne ressiMiihle si bien au bon billet qu'avait La Chaire. Pour révo(|uer le roi des testaments, il suffit d'un mol, d'une signature et d'une date.

Le testament ne produisit pas du lout sur moi l'cITet qu'en avait attendu M. Bruant; mais nos matelots, qui MAI 1802,

faisaient foule mainlenanl au dehors, battirent des u'i\\n< en disant :

C'esl ça! puisqu'il s'amende, il va mourir!

Je pris le parchemin d'un air froid et je le dépliai. Jo vis d'un coup d'œil que M. Bruant y instituait Jeanne sa légataire universelle, sans restriction, codieille, ni con- dilioii. Lui mort, c'était tout; tant qu'il vivait, ce n'était rien.

J'ouvrais la bouche pour dévoiler la grossièreté de la ruse et maintenir ma proposition première, lorsque M. Bruant poussa nu cri éloulïé. Il eut comme nn ver- lige, et SOS yeux s'injectèrent de sang. Avant que je

.'M - VINf.T->TUVirME VOLLVF..

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LECTURES DU SOIR.

pusso me ineliro eu défense, ses mains se nouèrent au- tour de ma gmge. 11 m'édanglait avec fureur. Et je l'entendais qui disiit eu serrant :

Je suis fou ! ah ! je vois bien que je suis fou ! Il n'y a pas de testament postérieur! UiiMi n'est en règle ! S'ils me tuaient, ils auraient tout. Rends-moi mon bien, brigand ! brigand de Corbière, rends-moi mon bien !

Je pense que je fus le soûl à entendre ces paroles que le Judas prononçait à son insu. Si j'avais été en tê!e-;i- têle avec lui, c'en était fait de moi. Wa torture ne dura qu'un clin d'aMl, parce que Vincent, d'un côté, mes ma- telots, de l'aulre, s'élancèrent à mon secours. Mais, pen- dant qu'on m'asseyait sur un fauteuil, tout haletant et prêt ;\ perdre connaissance, Bruant parvint à m'arrachor le testament. Dès qu'il Peut, prolitant de la confusion qui régnait, il réussit à s'enfuir.

Appuie partout ! cria Seveno en s'arracbant les cheveux ; nous faut l'écrit ! Deux pots ^ qui repêchera l'écrit !

Il se lança directement à la poursuite de Bruant, tan- dis que les autres enjambaient la fenêtre et franchissaient le nuu' du jardinet pour couper au court. Ils voulaient l'écrit, le testament; toute cette fortune volée était pour eux dans l'écrit. Bruant n'avait qu'A courir!

Nous restions seuls dans la chambre , le grand-père, Vincent, Jeanne et moi. Le choc avait été rtulc ; mais on n'étrangle pas un homme en deux h4tton»ies, et j'étais déj;"! debout. Au dehors, une clameur formidable s'éleva. 11 pouvait être neuf heures du soir ; c'était le beau mo- ment de la danse ; la place était comble. Un millier de voix se mit à crier :

A l'eau le Judas ! A l'eau ! à l'eau !

Il faut' le sauver ! dit Jeanne à Vincent. Et le grand-père ajouta :

Ne laissez pas mourir celui qui est en élat de pé- clié mortel !

Vincent sauta par la fenêtre, et moi, je pris la porte, courant de mon mieux et suivant le tapage, qui .s'éloi- gnait dans la direction du Kernevel. Au bout d'une cen- taine de pas sur la plage, je rencontrai la foule qui reve- nait en tumulte; on avait suivi une fausse pisle. Les hommes et les femmes allaient répétant :

Il s'est musse du côté de Kerpape ! A ce coup-là, il faut faire la fin de lui !

On avait bien bu une vingtaine de barriques de cidre, cesoirlà, à Larmor, sans compter le vulnéraire et let'm ardent (eau-de-vie).

Je voulus parler, mais la meute me bouscula et passa. Je ne savais pas oi!i était Vincent. Je me mis à la suite de la cohue qui courait pieds nus sur les galets, chacun jouant des castagnettes avec la paire de Sjibols qu'il por- tait à la main, et chacun aussi, je dois le dire, se diver- tissant comme un bienheureux. Il faisait beau ; on avait assez dansé; et puis la chasse au Judas par le clair de lune n'était pas dans le programme de la lête.

Us ne sont pas méchants, là-bas, mais Bruant était la bête noire du pays, et ils ont parfois le cidre mauvais. La faveur dont Bruant jouissait auprès des autorités de Lorient augmentait la colère publique. Les cris : A Peau! à l'eau! s'enrouaient, mais croissaient en ferveur. Won inquiétude était mortelle.

A moitié chemin des étangs qui sont entre Larmor et Kerpape, il y eut une turbulente mêlée. Une autre foule revenait de ce côté sans avoir rien trouvé. Pour la se- conde fois, on me passa sur le corps en reprenant à pleine course le chemin du village. Je cherchais parmi

la presse Vincent, Seveno ou quelqu'un de son équipage, mais aucun d'eux u'élaitlà.

Le Judas est devers le fort ! on l'a vu avec un pa- pier qu'il a volé au mourant. A l'eau le Judas, à l'eau !

Et le galoj) sourd des pieds nus siw la lande ! et la mu- sique des sabots! et les grognements de la meule, qui s'enivrait à perdre haleine !

Rien jusqu'au fort, dont les noires murailles coupaient carrément le ciel bleu. J'avais pris à travers champs, abrégeant la roule pour savoir plus vite ce qui se passait à Larmor. Rien encore ju.squ'au village. Mais, en arri- vant aux premières maisons, je vis un homme qui cou- rait, les bras étendus, brandissant un objet blanc au- dessus de sa tête, et criant :

Vous ne l'aurez pas ! vous ne l'aurez pas !

Il s'élança sur l'étroite marge qui longe le roc, devant la caserne des douaniers. Derrière lui, une troisième meute détalait :

A Peau le Judas ! à l'eau !

Ils passèrent à cinquante pas de moi comme un tour- billon, et cette fois je reconnus patron Seveno avec son équipage. Ceux-là ne s'étaient pas trompés de pisle; ils chassaient à vue ; ils étaient littéralement sur les ta!ons de leur gibier.

J'appelai de toute ma force, les nommant tous par leurs noms.

En avant ! en avant ! monsieur l'avocat, dit Vincent auprès de moi. Ils ne vous entendront pas! ils m'ont battu ! Mais Jeanne veut qu'on le sauve, en avant ! Il e.Srt peut-être encore temps d'empêcher un malheur !

Us Pavaient battu, ou plutôt il s'était batlu contre eux, et, grâce à cela seulement, le Judas avait gardé son avance. Je m'accrochai à sa main comme eût fait un en- fant, tant j'étais hors d'haleine, et nous suivîmes nos gens qui atteignaient déjà le môle rustique de Larmor. Derrière nous, le gros de la chasse arrivait en hurlant.

Comme nous atteignions l'extrémité de la douane, le môle et la jetée s'offrirent à nosyoux, brillamment éclai- lés par la pleine lune. On y voyait, en vérité, comme en plein jour. C'était la grande marée de juin. La lame énorme déferlait jusqu'au pied des maisons. Ensemble nous étouffâmes un cri et nous nous arrêtâmes : nous arrivions pour voir Bruant piquer une tête du haut des roches et disparaître dans la mer.

Il y eut une sauvage acclamalion tout le long de la côte ; les uns avaient vu et battaient des mahis, les au- tres applaudissaient de confiance.

A l'eau le Judas ! à l'eau ! à l'eau ! à l'eau !

Il y était, à l'eau ; sa tête apparut, noire, parmi l'é- cume du ressac. Quelques-uns lui jetèrent des cailloux, car l'ivresse de la foule est impitoyable. Mais il se mo- quait de la foule maintenant. Il riait, on l'entendait bien. Il agitait au-dessus de la lame l'objet blanc qu'il tenait à la main, et il répétait avec triomphe :

Vous ne Paurez pas! vous ne l'aurez pas ! Quand nous gagnâmes le rivage, Vincent et moi, la

foule était déjà au regret et disait:

C'est pourtant bête de rejeter le poisson dans Peau I Us se repentaient de n'avoir pas eu l'idée du feu.

Bruant était de ces nageurs qui ne coulent pas quand on leur garrotte les deux mains et les deux jambes. Pour le mettre au fond, il eût fallu encore une corde et une roche. Mais Seveno ! était Seveno ? Nous le cherchâmes de Pœil ainsi que ses matelots. Aucun d'eux n'était parmi la foule.

Il

MUSÉE DES FAJMILLES.

2i3

Borde en douceur ! commanda une voix auprès de nous.

C'était la Jeanne Keroulaz qui poussait au large. Se- veno dit encore:

'— Gouverne à lui couper le chenal.

Nous saulâmes à bord au moment oii la barque s'éloi- gnait de terre. Nos amis ne nous attendaient pas, et Se- veno nous reçut mal.

—Pas moins,monsieurravocat, me dit il assezpéremp- toirement, ce n'est pas ici votre place. Il n'y a rien à plai- dasser pour l'instant... Quanta toi, monsieur Vincent, ajouta-t-il d'un ton tout à fait provoquant, si vous faites votre tête, on te débarque à la mer, sans cérémonie, comme quoi je suis le maître ici et que tout m'y regarde !

Je serrai fortement le bras de Vincent. Nous nous as- sîmes tous deux sur la vergue de misaine. La Jeanne Keroulaz avait déjà dépassé les écueils qui défendent la jetée et sur lesquels il y avait en ce moment douze pieds d'eau. Bruant n'était pas loin de nous; il faisait la plan- che tranquillement et jouait avec la lame. Il s'était dé- barrassé de son ample redingote, qui flottait entre lui et nous. Il n'avait plus peur; il nous parlait, il nous nar- guait. Quand il découvrit la manœuvre de Seveno, il éclata de rire.-

Matelot, cria-t-il, je n'ai pas envie de rentrer sitôt chez moi. Faisons-nous une promenade? Fournis-moi de vivres et je te mènerai jusqu'en Amérique !

Le mouvement que nous avions fait vers le chenal le mettait entre le rivage et nous. Il plongea et resta quel- que temps sous l'eau.

Marquez l'endroit, mes garçons, dit tout bas Se- veno , il est descendu mettre l'écrit sous une roche.

C'était positivement la vérité. J'avais déjà remarqué que Binant essayait de couler son parchemin, qui surna- geait toujours. Sa tête revint sur l'eau.

Vous ne l'aurez pas! murnmra-t-il en se parlant à lui-même.

Sur l'eau, on entend tout.

Nous l'aurons, réitlitiua Seveno, qui donna un coup de barre pour se rapprociier de lui, ajoutant : 11 fait assez jour pour prendre la marque.

Il faisait assez jour, en effet, car tous les points de la côte apparaissaient distinctement. Mais pas n'était be- soin de prendre la marque. A côté de Bruant, qui se re- posait sur le dos comme dans son lit, un objet blanc se montra. C'était le diable de testament qui revenait sur l'eau.

Sauve la guenille, Jean-Pierre ! ordonna le patron. Nous passions auprès de la redingote. Jean-Pierre

l'attrapa d'un coup de gaffe. De terre, on nous criait :

Etonnez-le d'un coup d'aviron, cl vous l'aurez !

Mes amis, dis-je, pensant que Bruant faligué allait bieulôt se rendre, tous ceux qui nous excitent au crime seront des témoins contre vous, une fois le crime commis.

Un crime ! fit Seveno, incrédule. On ne peut donc pas marcher sur une couleuvre, à présent !

Et je vous préviens, ajoutai-je, que cène sera pas moi qui vous défendrai en Cour d'assises.

Il y a des mois qui frappent connue des massues. Les avirons fuollircnt autour de la barque. Bruant se mit à nager vers nous.

Attention ! cria-l-on de terre.

Attention ! répéta Bruant, qui exécutait à la crôte des lames d'admirables tours de force. Je vais faire le tour

de vous de bout en bout, mes fils. Nagez voir comme des marins.

Seveno étouffa un juron.

Faut pourtant qu'on ait l'écrit! gronda-t-il.

L'écrit ne signifie rien, repartis-je, tant que le tes- tateur est vivant.

Pour sûr, murmura Seveno qui promena un re- gard interrogateur sur son équipage, on ne veut pas le tuer.

Quoiqu'il l'a bien mérité, soupira Jean-Pierre.

Alors, dirent les autres, autant relourncr chez la Tabac.

L'avis fut appuyé unanimement. Bruant chantait. Ceux de la côte s'impatientaient et nous injuriaient. Vincent dit :

Mes enfants, voici les propres paroles Je y\. Kerou- laz, qui est un saint homme et q.ii va paraître devant Dieu: «Ne laissez pas mourir celui qui est en état de péché mortel ! »

Seveno arrêta le mouvement qu'il imprimait à la barre pour virer de bord. Les matelots murmurèrent:

Quoique ça, c'est bien vrai qu'il est en état de péché mortel !

Des pieds jusqu'à la tête, en grand !

Et plutôt cent fois qu'une.

Et le grand-père voit en dedans, puisqu'il est pour rendre son âme. t>

ho ! propres à rien ! héla Bruant. A quand la danse? Dites au biniou de sonner!

Le biniou lentendit de terre et emboucha l'air des prêtres du Pouliguen, qu'on sonne d'ordinaire aux funé- railles. Une longue risée s'éleva de la foule. Bruant sortit ses deux mains de l'eau pour applaudir. Seveno mit le cap sur Larmor.

Allons donc! fit-il; sauver un quelqu'un qui se moque de nous et qui ferait trois fois le tour de Groix sans se gêner... Nage!

M. Bruant est un fou, répliqua Vincent doucement. C'est graud'marée et voici le jusant qui force. Dans un quart d'heure, il n'y a bumme ni diable qui puisse dou- bler le courant du chenal.

11 abordera de ce côlé-ci, donc.

Vincent lui montra du doigt le rivage. Tout le lont; des grèves et dans les roches, on voyait grouiller des crialurt'S humaines.

Nage! répéta Seveno d'un ton résolu. Je suis le maître.

Scie partout ! commanda Vincent, qui se leva. Entre ces deux ordres contraires, les avirons indécis

resièreiit en suspens.

Foi de Dieu ! s'écria Seveno, vas-tu me débaucher mon monde, monsieur Chétléglise!

Je vous prie de m'écouter, patron, répliqua Vin- cent d'un air soumis.

Puis, s'approcbant de Seveno, il ajouta tout bas:

M"* Jeanne m'a dit de le sauver.

Le patron dourui un coup de barre à chavirer le ba- teau.

Mamzolle Jeanne ! mamzelle Jeanne ! ;:rouiIa-t-il. Le Judas ne lui a donc pas fait encore .assez de mal?... Si ça l'amuse, il peut nous conduire coimne ça jiis(|u'aiix Glenans! C'est un pois<on, quoi !,.. Et je paiie bien qu'il pense déjà à nous attirer dans les roches... .Mai<, pifi-ipie mamzelle Jeanne l'a dit, allume, vous autres! et du nerfl

Vincent lui lendit la main.

Nous restions en dedans de ce cap d'écueils tju'ou

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LF.CTrHES nu POIlî.

iioiniDO les Saisies de Lannor et qui forment la rude du côlé du sud-ouest. Le bateau iio sentait pas encore le courant. Sur nos tèles, le ciel était spleudide, mais le vent d'aval rraîcliissail de plus en plus et produisait une véritable tourmente en contrariant le rellux. Mal;:;ré le grand clair de lune, la mer semblait sombre au loin,.! cause des ombres profondes, portées par les lames. Bruant prit chasse, dès (pie noire clialoiipe vira de bord ; au lieu d'allor vers les Saisies, qui formaient en ce mo- ment une immense liyne de brisants, il coupa droit au chenal dans la direction de Port-Louis.

Nous avion-s quaire avirons, emmanchés vigourousc- ment ; mais ces clialoupes de pêche sont lourdes à la rame, et, dès que le courant de jusant nous prit, nous fûmes entraînés par une violente dérive. C'était merveille, en vérité, de voir Bruant lutter conire la mer. Il dérivait aussi, mais chacun do ses élans, solides et réguliers, élar- gissait la dislance qui nous séparait. Nous pûmes croire un inslant qu'il couperait le courant selon une ligne dia- gonale et qu'il pourrait aborder à rcxtrêrne pointe de Gavre, tandis que nous serions repoussés, nous, au delà des Errants.

Borde la misaine ! ordonna Seveno,

Deux avirons seulement restèrent dehors, et la large todo, déployée avec fracas, prit le vent. Bruant cria:

Borde la grand'voile ! et le foc ! et tout, mon bijou ! Il (it en même temps le plongeon et disparut.

La chaloupe se pencha jusqu'à tromper sa toile dans l'écume que soulevait son avant; elle bondit sur la lame qui la prenait par le travers et nous inondait périodique- ment. Le vent valait mieux que le courant. Seveno lofa et nous courûmes grand largue dans la direction de la citadelle.

Les matelols se disaient entre eux :

Ouvre l'œil! il va se montrer tout à l'heure, et quoique ça soit la vermine des vermines, on n'est pas poiu' lui passer dessus.

Le voilà, dit Jean-Pierre, à bâbord, sous le vent! Lofez, patron!

Seveno inclina la barre sous le vent, et nous allâmes debout, au courant, qui rabattait avec une force terrible, entraînant des épaves de toute sorte.

Le voilà ! cria Courtecuisse, à tribord ! Arrive, pa- tron, sans vous commander... Ah ! le banian ! c'est de l'ouvrage!

Seveno revint au veut. Chez lui et parmi son équi- page, il n'y avait ni entrain ni conviction. D'un côlé, la besogne ne leur plaisait pas; de l'aulre, ils étaient con- vaincus d'avance de l'inutilité de leurs efforts.

Loin, bien loin derrière nous, une voix se prit à chanter la Marseillaise.

Amène ! grinça le patron qui ferma les poings. Il a gngné au vent. Tout le monde aux avirons !

La voile tomba, et la chaloupe, emportée par le cou- rant, fila comme une flèche.

Ce fut Vincent qui découvrit le Judas, à quaire ou cinq cents pas de nous, sur la lisière du chenal. En deux minutes, nous perdîmes tout ce que nous avions gagné; les lumières de Larmor et celles de Gavre s'enfuirent derrière nous, mais il me sendjlait que la distance entre le Judas et nous restait la même.

Vincent se mit debout sur l'avant et cria :

Monsieur Bruant, m'eutcndez-vous?

Le doute était permis, à cause de la violence crois- sante du von! ; mais le vent apporta un éclat de rire mo- queur avec cette réponse :

Un pou, mon neveu !

Que gale ! grommela Seveno, non sans une nuance (l'admiration.

Monsieur Bruant, reprit le jeune Chédéglise, nous ne vous souhaitons pas do mal. La crampe peut vous prendre et il n'y a i)liis do bon nageur avec la crampe. Accostez : je vous donne ma parole d'honneur que nous vous mellroiis à Porpus.

Bruant ralenlit ses efforts et se laissa gagner d'une centaine de brasses. A celle distance, on le voyait par- t'ailoment, étendu siu" le dos et nagoani sans fatigue.

L'avocat est-il avec vous? demanda-t-il.

Vous pouvez avoir confiance, monsieur Bruant, répondis-je.

Un second éclat do rire plus strident nous arriva, avec cette bravade :

Ça va-t-il comme vous voulez, monsieur Corbière? Prenez garde au mal de mer ! Je sais bien ce que vous cherchez, mais vous ne l'aurez pas. Je me moque de vous comme de la crampe, hé, ! Tu n'auras pas ma rose, l'onflé !

Puis, changeant de ton et avec une agitation sou- daine :

Je vous dis qu'elle m'aime ! reprit le Judas. Pour- quoi faire du chagrin à une jeune fille? On a vu des jeunes filles qui mouraient par amour... Veillez bien au- tour de la maison, tas de brigands ! Je reviendrai ! j'en- lèverai ma petite MincUe. Je lui donnerai des châles et des bijoux! Nous irons à Paris, la grand'villc. Je me moque de vous ! je me moque de vous !

Il prononça ces derniers mois quaire ou cinq fois de suite, puis, faisant une culbute, il se mit à détacher la coupe avec une merveilleuse aisance et s'éloigna vers l'ouest.

Nage à bâbord ! cria Seveno. Il nous a mis dedans, le scélérat !

Une lame, haule conmie un premier élage, nous mon- tra tout à coup sa crête écumante. Nous élions en plein sur les brisants de la Truie, à l'ouest des Lrranls. Tons les marins firent le signe de la croix, ce qui ne nuisit on rien à l'oxéculion précise et hardie de la manœuvre. La montagne liquide nous souleva sans encombre et vint éclater à cent pas de nous, contre la tour noire qui mar- que ce dangereux écueil.

Canailles! hurla le Judas qui nous avait crus per- dus. C'est à refaire.

Les vieux, dit Seveno d'un Ion grave, ronfaul a parlé vrai : celui-là est fou comme un lièvre, quoique sa ruse indique encore bien de l'idée. Si on le laissait se périr à l'heure qu'il est;, il tomberait comme un plomb dans l'enfer, pour sûr!

Et ça nous resterait sur la conscience, ajouta Jean- Pierre.

Seveno reprit :

Le voilà loin de terre, et, pour remonter ce cou- rant-là, faudrait la remorque du diable ! Je parie deux pois que nous allons biciilôt l'outendre crier : Au se- cours ! Puisqu'on y est, allons jusqu'au bout, les vieux!

Allons jusqu'au bout ! fut-il répondu à l'unanimité. Et les aviions pressèrent leur mesure. Désormais,

noire équipage élait converti à l'idée de sa mission. De plus, chaque matelot, pour sa part, se sentait piqué au jeu : il y avait le retour et les railleries des camarades. La lourde chaloupe sailla de l'avant, pour employer le verbe local, et nous finies de la roule. Mais le Judas aussi serrait sa partie; jusqu'alors il

MUSEE DES FAMILLES.

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avait folâtré sur l'eau, laissant faire le courant et jouant avec nous, qu'il supposait incapables de l'atteindre ; mainlenant que la poursuite devenait plus sérieuse, il chauffait peu à peu, comme on dit sur les bateaux à va- peur, et déployait l'une après l'autre les ressources de son admirable talent. Loin de diminuer, la distance qui nous séparait augmentait plutôt, et pourtant il élait bien évident que le Judas ne prodiguait point sa force.

L'œil, une fois habitué à ce clair-obscur élincehmt, dont la lumière fausse et trop durement repoasséc par le noir des ombres le fatigue d'abord et l'éblouit, de- vient à la longue maître de lui-même ; il se fait au mou- vement tumultueux de ces mille paillettes qui s'agitent dans le sombre et finit par acquérir une perception irès- iictte des objets nicMue loinlains. Pour ma part, je voyais distinctement M. Bruant à cinq cents brasses de nous environ ; j'aurais pu dire les différentes allures qu'il prenait et qui étaient au nombre de cinq ou six, pour le moins. Il en avait deux principales : la brasse ordinaire et la planche, desquelles il obtenait une vélocité mira- culeuse, sans précipiter jamais ses mouvements. A voir la puissance de détente que gardaient ses articulations, à voir surtout la régularité facile de sa propulsion, l'idée de riiomme-poisson revenait toujours, et l'on se prenait à penser que ce virtuose de la natation était infatigable comme les habitants de la mer.

Nous avions dépassé les Errants de plus d'une demi- lieue et nous étions dans les couraux de l'ouest. Eu avançant, notre marche subissait des altérations nota- bles, à cause du courant, irès-variable en ces parages. Le courant de jusant ou de reflux, qui va de la rade vers le large, se compose de toute l'eau que le flux a engouf- frée dans le Scorf, dans le Blavet et dans la rivière du Ter. Aux grandes marées, c'est une immense masse liquide qui forme au milieu de l'Océan un véritable fleuve et qui conserve fort longiemps sa vitesse acquise.

Mais le cours de ce fleuve marin est capricieux, ou du moins Irès-divisé. La carte qu'on en ferait ressem- blerait assez à ce réseau de rivières, formé par les em- bouchures du Rhône, entre les Saintes-Mariés et la tour do Bouc. Au sortir de la rade, le courant unique se di- rige plein sud ; l'écucil des Errants le coupe en deux, envoyant la plus forte portion vers le sud-est, l'autre vers le sud-ouest : ce sont les routes d'Espagne et d'An- glclerre qui passent des deux côtés de l'île de Groix. Au delà des Errants, cependant, un troisième courant se fait, produit par les remous des deux premiers. Ce- lui-là va droit à l'île, dont l'approche l'épanouit et ren- voie la majeure {lartie de ses eaux vers l'ouest. C'est ce qu'on appelle proprement les couraux : chose vague, fantaisie géographique qui varie de jour en jour, selon les marées, comme changent, dit-on, autour du Mont- Paint-Michel, les dangers des sables mouvants.

Le Judas piquait droit à la pointe ouest de l'île et se dirigeait sur le pliare; nous le suivions; par conséquent, le courant nous prenait jiar le flanc gauche et nous for- çait à tenir le cap sur le centre de l'île pour ne point trop dériver. Le vont, qui sans cesse augmentait, n'stait de- bout et avait beaucoup de prise sur la coque volumineuse de la chaloupe, taiulis que le Judas échappait complète- ment à son influence contraire. Il savait cela; il avait choisi sa roule.

Nos hommes ruisselaient de sueur et ne se plaignaient point ; patron Sevono était silencieux à la barre ; Vincent douMait Jean-Piorre, qui ven.iit d'avoir les fièvres et qui fatiguait à son aviron. J'éi;iis debout, à l'avant et

mes yeux ne pouvaient se détacher du Judas, qui, après deux grandes heures d'efforts, semblait aussi frais qu'à la première minute.

Car il y avait deux grandes heures que tout cela du- rait. Le vent nous apportait déjà les bruits de Groix, et je venais de compter onze coups au clocher de la pa- roisse.

Il n'avait pas besoin de nous! pensai-je tout haut. Seveno m'entendit et murmura, d'un ton qui excita

ma curiosité :

Levez le nez, monsieur l'avocat.

Je levai le nez, ou plutôt les yi'ux, et un cri m'échappa. Groix, qui, depuis notre départ de Larmor, a|tparais>ait à l'horizon comme une ligue sombre, avait démesuré-

La barque de chasse. Dessin de F. V\^.

ment grandi dans tous les sens et ne conservait plus ses profils si bien connus de moi.

Groix est un roc d'une lieue do long, coupé carrément à ses deux extrémités, qui de loin dominent la mer comme des murailles de château. Non-seulement Groix me sembl.iit six fois fois plus haut qu'à l'ordinaire, mais ses cxtrémilés s'étendaient de droite cl de gauche à perle de vue ; c'était une ligue plus noire que l'encre ; elle fermait 1 horizon dans un bon tiers de sa circonférence, englobant les deux phares qui s'étaient rapprochés l'un de l'autre. Au-dessus, le ciel brillait d'un incoinparablo éclat, et p:is un image n'était autour de la lune.

Qu'e~l-ce que cela? demamiai-je. stupéfait.

Le Judas ne chuite plus, répondit Sevemi. Celait vrai. Il y avait plus de vingt minutes qu'on

n'avait entendu la voix i\c .^I. Ui uant.

2iG

LECTURES DU SOIR.

iMiiis (|irfsl-co (|iie cela?

Co ne fut pas Seveiio qui me répomlil : ce fut cela.

Cela se iléoliira soudain on une lif;ne brisée en zig- zaps. Il on sortit une Inoiir livide cjni destina dans le noir les vrais contours do VWo do Groix, telle que je la con- naissais.

Cola n'élait pas l'île do Groix. qui n'avail point grandi. Cola c'élail un nuage énorme, din't mont accusé, rigide , comme s'il oui été tracé sur le bleu laiteux du ciel par un pinceau trompé dans du cirage.

L'éclair amena un coup de tonnerre sourd, long, loin- tain, qui lit reloinner les rameurs. Vincent dit :

Le vent du su-snr-ouas (sud-sud-ouest). Et patron Seveiio commanda :

Appuie p;irtoul !

Je ne sais comment ce ciel splcndide et cotte mer mi- roilante pririMil tout h coup à mes yeux une apparence sinistre. Les impressions sont vives et piofondos, la nuil, an milieu de l'Océan. Tout, autour de moi, se teignit de deuil. Dans le silence qui suivit, j'enlendis une gigan- te^^que rumeur qui no partait point d'un endroit ilétor- miiu», mais qui venait de partout à la fois et enveloppait l'àme de fiayeur.

On nageait dans ce bruit sourd, tnais immense, plus terrible que la voix même de la foudre.

La foudre se faisait. Le nuage montait, dévorant petit îi polit les marges lumineuses du firmament. L'éclair ne se renouvela point.

Mais le vent, qui tout à l'heure faisait rage, tomba comme par encbnniement. La lame, appesantie, s'étala en larges houles, formant une succession de montagnes et de vallées dont les surfaces étaient listes et huileuses. Vous eussiez dit du cristal noirci. L'air se fit étouffant jusqu'à opprimf^r la respiration.

Il n'y avait plus de clapolis; autour de nous, tout était muet, sauf l'aviron grinçant sur le bordage ; mais, au loin, le bruit augmentait dans une proportion formi- dable.

Le Trou-Tonnerre chante, dit Seveno.

Je parle pour moi, désormais ; je ne sais ce que res- sentaient mes compagnons, silencieux et accomplissant leurs devoirs avec une régularité mécanique. La chaleur était écrasante, et pourtant une angoisse subtile donnait, froid à mes os.

Je ne suis pas marin, et l'habitude est pour quelque chose dans le courage. Je n'ai pas honte de dire que j'aurais donné beaucoup pour avoir le pied sur la terre ferme.

Est-il fort, votre bateau, patron? demandai-je.

Quant à ça, monsieur Corbière, il en a vu bien d'autres, répondit Seveno avec calme. Mettez-le grand largue devant le temps, avec deux ris à sa misaine, et quand il venterait la peau du diable, il ira son chemin jusqu'en Hollande... Mais ce n'est que du bois; il faut de la toile pour soutenir le bois. Ces deux perches toutes nues le faiiguenf, vous voyez b'en... et la houle le se- coue parce qu'il ne se défend pas... sans compter que si le Judas nous mène là-bas parmi les roches de l'ouest, écoulez donc, les cailloux sont des cailloux et le bois n'est que du hois!

Pour sûr, approuva l'équipage tranquillement. J'ignore si, par ce discours, patron Seveno comptait

me rassurer.

Il se leva à demi, sans quitter la barre, et jeta un re- gard perçant par-dc:5sus les têtes des rameurs.

Ça y est, grommela-t-il ; nous ne pouvons plus virer de bord.

Pourquoi? demandai-je.

Parce que l'olibrius commence à peiner : il a peur.

J'avais perdu de vue M. Bruant depuis quehpies ins- tants, tout occupé que j'étais des menaces du ciel. Je cherchai noire nageur à la distance je l'avais laissé; je ne le trouvai point : nous l'avions gagné d'au moins deux cents brasses, dans ce court intervalle, non qu'il nageât moins vile, mais la chute du ycnt avait supprimé le piincipal obstacle que nous eussions à vaincre. Il ne me fallut qu'un coup d'oeil pour reconnaître qu'en effet nous ne pouvions plus virer de bord ; M. Bruant n'élait plus le même homme : au lieu de coordonner ses mou- vements avec celte lenteur magistrale qui est le principe même de l'art du nageur, il précipitait brasse sur biasse et gaspillait ses forces comme un enfant épouvanté par le froid de l'eau. Ses élans étaient saccadés; il ne leur laissait pas le temps de produire leur effet et semblait avoir perdu font à fait ce calme efficace, celte savante économie d'elTorls qui naguère excitait mon admiration.

Cette phase dura peu, il est vrai. Au bout de deux ou trois minutes, il reprit conscience de lui-même et re- trouva, si l'on peut ainsi dire, le rhyihme de son allure, mais la cause de son trouble subsistait ; quelle que fût sa vaillance à soutenir la lutte, il avait un ennemi de plus, un ennemi qui ne pardonne pas.

Des fois, par l'orage, dit patron Seveno en manière d'explication, il a comme ça des petits coups de sang. C'est connu.

Ainsi, M. Bruant venait d'avoir un petit coup de sang.

C'est aussi la foudre. Il n'est point d'homme à qui ce mot ne donne une secrète épouvante. Les plus braves peuvent redouter l'apoplexie, au coin de leur feu ou dans leur lit, entourés qu'ils sont de leur famille, à portée de leur médecin, pourvus enfin de tous les secours que l'affection et la science peuvent prodiguer pour vivre, la religion pour mourir.

Mais l'apoplexie au milieu de la mer, quand la tète seule se soulicnt hors de l'eau et que le corps est déjà noyé! L'apoplexie quand la mort vous entoure étroite- ment, vous presse de toutes parts, vous enveloppe et vous embrasse; quand on a besoin, pour tenir seuUnuent son souffle au-dessus de l'asphyxie, de toute sa présence d'es- pril, de tout son sang-froid, de toute sa vigueur et de toute son adresse ! Mesdames, j'eus pitié de ce malheu- reux homme sur qui la main de Dieu semblait si lourde- ment s'appesantir!

Appuyez ferme ! appuyez ! m'écriai-je. Vous serez récompensés, mes amis !

nous en sommes, on ne travaille plus pour or ni pour argent, monsieur l'avocat, me répondit Se- veno sans s'émouvoir. Mais ne vous faites pas de mal pour le Judas : un quelqu'un de son numéro ne peut pas couler comme ça tout de suite. Y a l'habitude. On l'a déjà repêché en attaque à Port-Louis. Il avait perdu la boule, sauf le respect que je vous dois, et il faisait tout de même la planclie comme un cœur.

Un souffle de vent chaud nous caressa le visage. En même temps, un voile se répandit sur la mer en avant de nous. Je levai machinalement la tête. Les choses avaient marché haut plus vite que je ne l'aurais ima- giné. Ce grand nuage, qui semblait immobile dans sa niasse compacte et sondire, montait, montait. 11 mordait en ce moment la pleine lune, et son bord opaque alta- quait si nettement le disque lumineux, qu'on eût dit le

MUSÉE DES FAMILLES.

2i7

croissant du premier quartier. Cela dura un instant, puis la lune disparut, laissant à la lèvre du nuage une trace argentée qui s'éteignit à son tour. Derrière nous, la mer étincela encore pendant une minute. Elle se voila, et après elle la côte, qui tout à l'heure montrait ses grèves blanches, se cacha dans la nuit.

Ecoutez ! fit Seveno.

Les avirons restèrent suspendus.

Il harbote, dit Jean-Pierre. Nage, les enfants! C'était en effet (îî>mme le bruit d'un malheureux qui

se débat dans l'eau. Chacim de nous essaya de percer l'obscurité, mais ce fut en vain : on ne voyait plus le Judas. En revanche, parmi les tumultueux fracas de la tourmente qui approchait, un cri lugubre, un cri dont jamais je n'entendis le pareil vint à nos oreilles. Puis la voix de Bruant qui râlait, disant :

On m'étrangle! on m'étrangle! Au meurtre! A moi! à moi !

L'écume jaillit sous l'avant du bateau. Je me penchais au dehors pour examiner la mer, car la voix m'avait paru être tout proche, et à chaque instant je m'attendais à dé- couvrir le corps flottant du Judas. Mais rien : ni cor{is, ni voix. Nous allions dans une obscurité profonde, gou- vernant 5 l'aide du feu de l'ouest, sans savoir désormais si nous courions après Bruant ou si nous l'avions dé- passé. Patron Seveno marmottait entre ses dents :

Pas de danger ! pas de danger ! Y a du temps qu'il a comme ça ses petits coups de sang. Il ne mourra qu'à son tour.

J'étais en train de recarder la mer, quand soudain elle s'illumina à porte de vue d'une lueur livide, mais si vio- lente, que je couvris mes deux yeux de mes mains pour n'être pas aveuglé.

Le voilîi ! balbufiai-je. Je l'ai vu !

Une effroyable détonation, sèche et déchirante, coupa la parole sur mes lèvres ; le tonnerre éclatait juste au- dessus de nos têtes, renvoyant son fracas élargi et plus grave à tous les échos de la teire et de l'air.

Patron Seveno ôta sa cas(]uette pour dire gravement :

Sainte Barbe, sainte Claire, gardez-nous du ton- nerre.

L'équipage répondit en chœur :

Quand le tonnerre tombera, sainte Barbe nous en gardera.

Pas un coup d'aviron ne fut perdu pour cela, et la courte prière se termina par un : Ainsi soit-il général. En ma vie, j'ai rencontré des esprits forts qui avaient grand'pfiur du tonnerre, mais qui auraient eu grande honte aussi d'appeler à leur aide sainle Claire ou sainte Barbe. Nos bonnes gens n'avaient ni peur ni honte. Néanmoins, quand il fait beau temps et que l'orage est Idin, ce sont les esprits forts qui se moquent des bonnes gens.

Je l'avais vu ! j'avais vu le Judas, et c'était miracle : loin de l'avoir dépassé, c'est ù peine si nous avions ga- gné sur lui quohjucs brasses. Il fondait l'eau avec une vigueur nouvelle et la lueur de l'éclair me l'avait inouiré dans celte posture particulière que les nageurs émériles choisissent pour lutter contre un courant : le corps in- cliné, l'oreille dans l'eau, le bras droit en avant, la main gauche décrivant un douii-cercle du sonuni't île la poi- trine îl la chule des reius. C'était à croire que nous nous étions trompés et qu'un autre avait poussé le cri de dé- tresse, tant il semblait en parfaite possession de tous SCS moyens.

Seul, je l'avais aperçu. Les rameurs tournaient le dos,

et un autre objet dont je vais parler tout à l'heure avait accaparé l'attention du patron Seveno. Quand l'oraison normale fut achevée, il me demanda :

Etes-vous bien sûr de l'avoir signalé, monsieur l'a- vocat?

Comme je suis sûr d'exister.

C'est que ces éclairs vous en font voir de toules les couleurs, quand on n'a pas l'habitude... A quelle dis- tance?

La même.

Oh, oh!... Il a un diable dtns le corps, c'est cer- tain !... Comment gouvernait-il?

J'hésitai, ne sachant répondre à celte questions! sim- ple en apparence. Patron Seveno la mit tout à fait à ma portée en la traduisant ainsi :

Les pieds étaient-ils à droite ou à gauche de la tête?

Le tout ne formait qu'une ligne, répliquai-je.

Va bien, alors !...Nage, monsieur Vincent, à la place de Jean-Pierre, qui vase mettre à cheval sur la poulaine... Nous sommes dans les eaux de Groix, par un millier de brasses tout au plus, sous le vent du trou-Tonnerre... Veille aux roches de Cresscorrec!

C'était Groix qui avait attiré l'attention de Seveno pendant que je regardais le Judas; Tîle de Groi.v, que le prochain éclair fit jaillir hors de la nuit, fantôme splen- dide et sinistre. Bien souvent, je l'avais contemplée de loin, sombre au milieu de la riante mer, et pareille h un phoque puissant qui séchait au soleil le pelage verdàtre de son dos. De près, ce n'était plus cela. Le rapide pas- sage de l'étincelle électrique me montra le travail des cyclopes : un château-fort d'une lieue de long^ dont les murailles de granit repoussent depuis le commencement du monde l'assaut terrible de l'Océan. Je vis à ces lueurs qui creusent les ombres et donnent aux plus vulgaires objets de terribles apparences, je vis des tables énormes, soutenues par une force inconnue et pendant au-dessus du vide, des plans noirs et lisses comme les murs de diamant des citadelles de l'Arioste, des fentes béantes, aux lèvres desquelles se tordaient, semblables à d'é- tranges chevelures, les tiges désolées des broussailles marines; des grottes haut voûtées, pleines de ténèbres et d'oflVoi, des ruines prodigieuses assez vasles pour lo- ger tous les lutins de Bretagne, et autour de ce rêve, la mer en furie, turbulente comme une cataracte, la mer pleine de hurlements, la mer qui dispersait jusqu'aux fanta-stiques festons de ces créneaux les gerbes folles de son écume.

Elles étaient deux îles sacrées, Son à l'occident. Groix à l'orient ; de l'une â l'autre, les génies de la tempête se donnaient la main. En ce temps-h'i, des forêts impéné- trables, détruites par des cataclysmes dont l'histoire n'a pas gardé souvenir, couvraient le sol, partout oii le feu druidique n'avait pas fait place nette pour le temple qui abritait les sacrifices humains. Les forêts sont mortes, les temples restent, sanctuaires bizarres qui proposent l'énigme éternelle au temps perdu de la science.

Juste en face de nous se dressait ui1 de ces sphinx iu- formos : grossier obélisque de granit qu'on pouvait pren- dre pour un spectre, debout au faîte des roches.

Celait que debout aussi, livrant aux vents déehalués le lin de son voile et les blomles tresses de sa chevelure, la Velléda inclinait pieusement tievant l'éclair les bran- ches de gui avec la serpe d'or. Celait là. L'oraue con- naissait la puissance de sa voix virginale; les floLs en courroux obéissaient à son sourire.

C'était là. Autour d'elle se rangeait le sénat des prêtre.*

^2i8

LECTURES DU SOli;.

à barbe blanolic. Bélémis écoutait, vautre parmi les nuises; et la Cybèlc gauloise, nageaul dans le brouillard, uiur- mu;ail d'incomproheusibles oracles.

C'était bien l;V Le vent y garde comme un écbn du sa- cré Muiimure dcscliênes vieillards, et voyez : ù colle ta- ble inclinée que supportent trois quartiers de granit, voici encore la rigole par coulait le sang chaud et rouge de l'adolescent égorgé.

Groix est restée ce qu'elle était en ces jours païens : l'ile des tempêtes, la foiloresse qu'assiège sans cesse et toujours en vain l'Océan. Elle n'a point de port propre- ment dit : on y aborde par le beau temps dans trois criques

misérables les bateaux ont grande peine à se garer; par le mauvais temps, on n'y aborde pas du tout : j'en- tends les bateaux du dehors, car les bateaux de Groix se gréent avec de la corde de pendu. Les roches ne les cas- sent pas; ce sont eux qui cassent les roches.

A mesure que nous avancions, l'île nous servait d'abri et la mer devenait relativement calme, quoique la tour- mente lut dans toute sa force. Le bruit du ressac, brisant sur la grève qui commençait à se découvrir, était do- miné p;ir des bruits plus lointains et bien autrement as- sourdissants. Ces bruits venaient du large et de la côte sud de l'île l'effort de la lame se portait. L'obscurité

Un délail de la côte de Groix. Dessin de F. Lix.

était si profonde, que, d'un bout à l'autre de la barque, nous distinguions difficilement les objets. Cependant, l'œil s'habituait à ces ténèbres et détachait confusément du ciel noir la silhouette plus noire de Groix. Quant h dé- couvrir un objet quelconque sur la surface de l'eau, im- possible.

Les éclairs étaient rares et faibles entre ces grands dé- chirements qui mettaient le feu aux quatre coins du ciel. Il s'écoula un assez long intervalle avant que nous pus- sions apercevoir Bruant de nouveau. Nous savions il était, néanmoins, par ses cris, qui se renouvelaient péi io- di')ucmcnt et que nous entendions plus rapprochés,

quand les rafales portaient de noire côté. Au lieu de se diriger vers la grève, il inclinait à l'ouest, ce qui allon- geait sa route, et cependant ses plaintes plus fréquentes et plus faibles annonçaient une rapide diniinution de forces.

C'est malin, les fous! murnmra Scveno. n Jean-Pierre répondit :

Nous allons en perdition... roches à bùbord !

Roches à tribord ! annonça de son côté Vincent. Mon aviron s'est pris dans les goëmons !

l'AL'L FÉVAL. ( Voyez la fin ^lus bas, même lioraison.)

MUSÉE DES FAMILLES.

249

L'EXPOSITION DE LONDRES.

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MAI 18G2.

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250

LECTimES DU SOIR.

L'exposilion tli' Loiulres va s'ouvrir au moment nous écrivons co-s liynos; et, grùcc ^ l'obligeance do M. Cliarlcs Chrislofle, nous pouvons servir iravauce à nos leclenis nn des plus nierveilleux plais de ce hancinet uni- versel. C'est le grand surtout d'argent envoyé par rEnipc- reur au maréchal de Mac-iMalion, duc de Magenta, pour illustrer le dîner liistoriipu> donné par cet ambassadeur de France au nouveau roi de Prusse, l'i Berlin, à l'uccasion des fêtes du couronnement. Ce monument d'orfèvrerie représente les moissons, la veiulange, la iièclic et la chasse, c'est-à-dire les dilTérentes sources du Inxe gasironomi- qne. Figurez-vous un tel surtout chargé de fruits et de fleurs, étincclanl de Imnièrcs, couvrant le centre d'une table inunense, entourée de plusieurs familles royales et de l'élite des notabilités du monde.

Ce chef-d'œuvre sera bientôt rejoint ?i Londres, par le service exécuté pour l'hôtel de ville, sur des modèles dus au ci>eau de nos plus grands sculpteurs.

Los ambassadeurs japonais, admis chez M. Chrislofle à visiter ces pièces, avant leur départ pour l'Angleterre, ont vivement admiré la finesse des ci.>-elurcs, la fidélité de la reproduction des (leurs, des plantes et des fruits, et les procédés si curieu.x de dorure et d'argenture gal- vanoplastiques.

La rapidité des dépôts d'or et d'argent sur les métaux soumis à l'action du courant électriciuc les a confondus de surprise. L'un d'eux, le docteur Metzukuri, a pris des notes sur les différentes opérations et sur les substances qui y sont employées.

Parcourant ensuite les ateliers de polissage et de bru-

nissage, ils ont vu réunies plus de cent cinquante femmes occupées à ce travail qui, réparti avec intelligence sur les pièces d'orfèvrerie, leur donne tant d'éclat et de va- leur.

Dans les ateliers d'orfèvrerie, la fabrication du repoussé cl celle du soudage au gaz les ont particulièrement in- téressés; le premier ambassadeur s'est lon|.'fcnips arrêté devant les tours ovales dont il a surtout admiré l'ingé- nieuse combinaison.

P. S. Nous apprenons que l'Exposition de Londres est ouverte. Le plus beau tiône qui ail jamais clé élevé sur- gissait, dans le palais de Kensingtou, entre les galeries anglaises et françaises. On accédait an fauteuil par huit marches. Les bustes de la reine et du prince Albert se dressaient sous un immense dais de velours, exhaussé de quarante pieds. Le trône est resté vide pendant la céré- monie, la reine étant absente et le prince défunt. Les autres princes et les commissaires royaux, en grand cos- tume, occupaient des pliants de vcloure, sur les premiers gradins. Une foule innombrable rcmplis.sait la nef. On a dit les prières d'usage, et déclaré l'Expositio!! ouverte, au bruit d'un orchestre composé de deux mille exécutants (umsique d'Auberl, de Moyerbeer, de Benelt et de Verdi). Le grand spectacle a été celui du cortège, formé de toutes les illustrations et de toutes les curiosités religieuses, militaires et civiles de l'Angleterre, avec leurs robes, leurs perruques, leurs uniformes, leurs insignes et leurs physionomies si étranges et si caractéristiques.

P.-C.

LE POISSON D'OR ^'\

SOIRÉE CHEZ LA MARQUISE.

V (suite).

Un troisième embrasement se fit, qui nous montra au- tour de nous une forêt d'écueils. Le Judas était à cent pas de nous, vers l'ouest, et touchait presque la base de ce gigantesque éperon qui défend Gmix contre le vent du couchant. Il se déballait, mais il triomphait, car, au moment de l'éclair, il tournait sa face vers nous, et nous entendîmes son cri insultant, suivi d'un râle profond qui voulait être un éclat de rire.

L'explosion retentit effroyablement dans les roches.

S;iinte Barbe, sainte Claire, dit le patron, gardez- nous du tonnerre !

Quand le tonnerre tombera, sainte Barbe nous en gardera.

Je joignis ma voix à celle de l'équipage.

Un bon coup tout de même, ajouta paisiblement Seveno ; la mer dèchale , mes petits canards. Appuie ferme, ou la prochaine grand'lame va nous casser nos œufs, c'est moi qui vous le dis!

A Groix, en marée, par le gros temps, la grand'lame fait remonter le niveau de l'eau d'un mètre pour le moins sous le vent de l'île et de deux mètres au veut. Nous étions à l'extrême pointe, et nous n'avions plus pour abri que l'éperon lui-môme. La grand'lame vint, non plus devant nous, comme au large, mais par derrière, et

(1) Voyez plus haut, même livraison.

je la vis le premier écheveler au loin sa crinière d'écume> C'était une vraie montagne ; je donnai mon âme à Dieu, attendant le choc de celle masse furibonde.

Attention ! commanda Seveno, qui ne se retourna même pas. Siétez-vons au fond de la barque, monsieur l'avocat, et tenez bon. Veille à lui, Jean-Pierre... Ferme partout, les autres ! Voilà le tabac ! Eh houp !

Eh houp ! fut-il répondu presque gaiement.

La montagne d'écume arrivait, noire à sa base, blan- che à son sommet, comme la lueur du phosphore. J'ai vu tomber l'avalanche : c'est cela. Un fracas que nul mot ne peut rendre nous enveloppa. J'étais fasciné et para- lysé : je n'aurais pas pu faire un mouvement pour sau- ver nui vie. Je me crus fou, quand la masse bouillante fit voûte en quelque sorte au-dessus de nos têtes. Je fermai les yeux et mou cœur se déchira, parce que je pensai à ma maison tranquille et à mon pauvre bonheur : ma mère, ma femme, mes deux petits enfants...

L'arrière se souleva terriblement ; il me sembla que je descendais, la tête en bas, tout au fond de la mer.

Eh houp!

Tiens bon à bâbord!

Une douche formidable m'écrasa, puis me mit à flot. J'aurais été emporté si une main de fer n'eijl saisi ma chemise à poignée sur ma poitrine.

J'entendis qu'on riait : cela me plongea au plus pro- fond de mon vertige.

MUSÉE DES FMULLES.

-231

En même temps, le souffle me manqua; j'éprouvai la sensation d'un liomme réduit à l'état de corps inerte, qui serait lancé dans le vide par un engin puissant : une ba- lisle ou une catapulte. Puis, autour de moi, tout mourut : j'étais mort.

Quand je m'éveillai, Jean-Pierre était en train de me secouer, disant :

Eh ! monsieur l'avocat ! Eh ! monsieur l'avocat ! J'étais resté sans connaissance un quart d'heure à peu

près. J'ouvris les yeux avec une peine extrême : désor- mais, le balancement désordonné du bateau me faisait subir une véritable torture. Je dus prononcer le fameux suis-je? car patron Seveno me répondit :

Encore en vie, monsieur l'avocat... c'ie damnée {îrnnd'lame nous a remorqués hors des brisants à la papa... N'empêche qu'il y fallait la façon, comme on dit, et que le vieux Seveno a donné deux ou trois coups de barre qui vaut do l'argent !

La mémoire renaissait; mes yeux recommençaient à voir. Autour de moi, la scène était si étrangement changée, que cela tenait en vérilé du prodige. Le vent souiflait de nouveau avec violence, mais la lune brillait au ciel, voguant parmi la course précipitée des nuages. Deux matelots seulement restaient aux avirons, pour maintenir le bateau, pendant que le restant de l'équipage hissait la misaine qui claquait comme un fouet. Nous étions au large, à un demi-quart de lieue de Groix, qui se montrait maintenant nettement éclairée, au milieu de sa vaste ceinture d'écume. Juste en face de nous, le rem- .part de granit se fendait, présentant une profonde et té- nébreuse anfractuosité l'œil ne pénétrait point. A cet endroit, le ressac était d'une violence sans pareille, et chaque fois que le flot acharné brisait contre cette ou- verture, une détonation large et sourde se propageait dans l'air.

Le Trou-Tonnerre cause tant qu'il peut à c'te nuit, dit Seveno. Souque, garçon!... Appuie!... souque!... Encore un coup!... Amarre!

La voile était parée. Le bateau vint au vent, grand largue, et bondit comme un cerf.

Et M. Bruant?... balbutiai-je.

Seveno pointa du doigt le fond de la barque, et je me reculai comme si, tout à coup, je m'étais vu près d'im serpent.

Il n'est pas tout à fait défunt, murmura Jean-Pierre. Le Judas était couché près de moi, presque sous mes

pieds. 11 n'avait point de blessure, mais sa face décom- posée et livide parlait d'agonie. Sa bouche restait béante ; do chaque côté de Sf s lèvres, deux plis profonds se creu- saient ; ses yeux démesurément ouverts montraient une marge blanche tout autour de sa prunelle vitreuse et im- inoliile.

11 ne bougeait pas, mais ses lèvres tremblaient impor- ceptiblenicnt.

Ecoutez voir, monsieur l'avocat, me dit le patron en clignant de l'œil; il marmotte comme ça tonjdins la même chose... La cei vello n'y est plus du tout... Il a ou trop de petits coups de sang!

Je me penchai au-dessus de M. Binant, et, malgré ma répugnance, je mis mon oreille tout contre ses lèvres. Distinctement j'enlendis ces mots, qui revenaient comme un refrain cent fois répété :

Vdus ne l'aurez pas! vous no l'aurez pas!...

Le lestanienl! pcnsai-jc tout haut.

Va bien, répondit Seveno, l'écrit est à bord, et le

grand-père avait bien dit tout de même que M. Chédé- glise pocherait, c'te nuit, le poisson d'or !

Monsieur Corbière, prononça une voix faible der- rière moi, ce n'est pas pour avoir cela que j'ai risqué ma vie!...

Je me retournai vivement. Vincent de Chédéglise était couché à l'avant, sur la grand'voile. Il avait la figure en- sanglantée, et de larges plaques rouges tachaient sache- mise.

Oiî êtes-vous blessé ? m'écriai-je.

Quant à ça, un peu partout, monsieur l'avocat, re- partit Seveno. C'est lui qui l'a voulu... Mais pas de dan- ger... Largue l'écoute, Courtecuisse!

J'avais le testament sur mes genoux. La double feuille de parchemin était fatiguée comme si on avait fait effort pour la déchirer; elle portait même des traces de mor- sures, mais elle restait intacte, en définitive, et la lueur de la lune me montrait l'écriture parfaitement distincte.

Mes amis, demandai-je, que s'est-il donc passé? Patron Seveno mit aussitôt la barre sous son aisselle et

prit sa pose d'orateur.

Comme quoi, dit-il, on n'a pas eu le temps d'em- barquer une chopine d'eau-de-vie, et c'est dommage... Bourre-m'en une, Jean-Pierre... Voilà donc, monsieur l'avocat, qu'en sortant des roches, nous avions perdu les deux avirons de bàborJ contre un voleur d'éoueil qu'a nom le Cochon de lait, sauf le respect qui vous est dû. Il faisait noir comme dans l'enfer et le diable chantait SOS litanies sur l'air de : « J'allume ma pipe au fond d'un puits. » Voyant comme ça qu'on ne battait plus que d'une aile, voilà une lame qui s'amuse à nous prendre par le travers. Va-z'y voir ! C'est que je me suis aperçu de la chose que vous aviez perdu la boule, e.xcusez, car vous vous laissiez noyer sous le banc tout doucement... At- trape à vider!... et partage les avirons... Bah ! ce n'était pas trop de quatre morceaux de bois, pourtant, pour te- nir la barque debout au temps !... mais on se met deux sur chaque, quoi, et ce n'est pas tous les jours dimanche.

C'est bon. Nous avions doublé la pointe et nous ran- gions le Trou-Tonnerre plus près que nous ne voulions. C'est connu que le Trou-Tonnerre vous attire quand on pas^e tout contre. Que voulez-vous? « Veille au Judas, Jean-Pierre, » que je dis, quand l'idée m'en revint, car je l'avais un petit peu mis de côté. Jean-Pierre me fait : « Patron, faudrait une chandelle. » J'étais trop loin pour avoir le plaisir do lui allonger un coup de pied. Un éclair ! « Allons, cherche ! v'ià la chandelle ! » Pas plus de Ju- das que sur la main ! Un second éclair ! Ou braque tous les yeux, ici et là, près et loin : quaiul il n'y a rien, on ne peut rien voir, pas vrai? Pas de Judas !

Je voulais virer do bord, pour le coup, mais M. Vin- cent avait sa chanson ; il radotait : « M"" Jeanne m'a dit de le sauver. «C'est bon, mais il y a quarante bra.^scs de fond, et comment faire pour le sauver, s'il était déjà au tond de l'eau?

Faut vous dire que le Trou-Tonnerre est la porte do chez Satan, On sait ça. Vous l'avez entendu bavarder tout à l'heure, qu'on dimit un demi cent do canons qui cliucholont tout bas. Ça vient de ce qu'il est fait on en- tonnoir avec une porte, et que quand le flut s'y engouf- fio : fiMi l'artoul! la nu'caniqiii» éclate. .\ mi-marée, de- vant la itorle, le ràlelior conuni'uce à découvru". Le râ- telier, t'est une rangée de dents pointues: des pierres, comme do ju>-le. Eu voilà assez ; vous allez comprendre. Depuis im polit moment on n'onlondail plus le Jm.'as, cl je me disais : C'est rapport au tintamarre, ou bien qu'il

OtvO

LECTL'IŒS Dr SOIH.

est parvenu à proiidre loire, quoique la roche soit liante et lis<c comme un mur.

ftliiis vuilà un cri d'étranglé : « Au secours! au sc- coiii s ! » ça? Dans le trou même. Ma inuole ! l'enragé avait passé avec la lame par-dessus le ràlclicr.

Moi, je réponds :

Hepassc, matelot, puisque lu as passé : nous allons te jolor une liyne.

Alors, son ramage ordinaire :

Canailles ! caïmans ! pcaux-bleucs ! Vous ne l'aurez pas! vous ne l'aurez pas!

C'est égal. J'amarre un plomb au bout de ma meilleure ligne, et jo parviens à le lancer juste dans le trou.

Empoigne !

Il empoigne, le scélérat, et souque si fort, que me voilà ù plat ventre contre le bordage. Il a eu ma ligne, le failli! tifiite brasses de corde neuve : j'avais ôté l'hame- çon, crainte de le piquer.

El tout de suite après avoir fait le coup :

A l'aide! à l'aide! mes chrélions! au secours! Quoi ! Les petits coups de sang. C'est connu.

Nous nous soutenions en face du trou sur les deux avirons, et les matelots savent ce qu'ils ont sué d'eau à ce jeu-là !

Un éclair! un vrai, que toute la mer en a flammé. Nous voyons enfin le Judas qu'il essayait de s'accrocher au.\ bords du (rou. Faudra visiter ça, monsieur Corbière, c'est la curiosilé du pays : fait en dedans comme une bouteille de verre, et se rapetissant par le haut. Pas seu- K-ment la moindre des choses pour s'y prendre : ni fente ni avance. On eut pilié, quoi ! Il avait les yeux hors de la tôle et ses ongles saignaient.

Je lance la ligne de Courlecnisse ; il me la coupe avec ses dénis, connue un sauvage. El des sottises au panier! predins! voleurs! racailles ! jusqu'au prochain petit coup de san^r, il cric à feinlre l'ànic :

An sccom's, n:cs aini>, je me noie.

Ah ! quelle pratique! Ça dure comme ça pas mal de temps, si bien que la mer dcchalo toujours et que le râtelier ne couvre presque plus quand vient la lame. Encore deux minutes et il pourra s'accrocher aux dents. Je t'en sou- haite! Vous croyez donc que le bon Dieu ne grince pas, à la (in des fins!

Au prochain éclair, voilà ce que nous signalons : un chien mort dans une mare. Ma parole sacrée, on y a ptmsé, tout l'équipage et moi : que l'infortuné flottait les bras étendus, la bouche ouverte et les yeux éteints, cl que l'eau, en allant et venant, le faisait tourner lentement autour de la tasse.

Ça donne des figures aux choses, les éclairs : on a eu froid dans les os, quoi !

J'ai dit : Paraît qu'y a eu un petit coup de sang un tantinet plus carabiné qu'à l'ordinaire... Pare à virei !

Mais M. Vincent s'est rebiffé de bout en bout, qu'il a commandé sans porte-voix :

Plaisantons pas ! M"« Jeanne m'a dit de lo sauver! Aborde !

J'ai mangé le pain de Chédéglise; je sais comme ils sont faits, ayant la tête dure comme la roche, de père en lils. J'ai objecté la sagesse, il m'a engagé à taire mon bec en silence. C'est bon.

Mais comment aller pêcher le Judas, puisqu'il ne valait pas mieux qu'un bout de planche ? Celait le hic. Vous croyez ça? Du tout! M. Vincent avait son idée. Los Clié- dégfise, c'est du monde qui n'ont pas froid aux yeux.

Une corde ! qu'il a demandé.

Rapport à la fête, on n'avait pas embarqué les lignes. A part la mienne et celle deComlecuissc, pas un brin de corde à bord, excepté la grosse amarre, la bosse et les agrès. Tout ça, c'est trop lourd. Jean-Pierre a tapé dans ses iiKiins, criant :

V a la ligne de M. Vincent, avec quoi qu'il a essayé l'an dernier de pêcher le poisson d'or!

C'est vrai qu'on l'avait mise à part dans la chambre d'arrière comme une relique. Voilà rpi'esl déjà drôle, hé, monsieur l'avocat, l'histoire de c'te ligne?

M. Vincent vous la dévide en deux temps et saute à l'eau la tête la première. Il aborde le râtelier : vlan ! la lame le toque contre les roches et je me sens la sueur froide par tout le corps. Mais, avant que j'aie seulement jeté mes souliers, il s'est rattrapé aux dcnls cl il a repi- qué une tête dans la tasse.

Il y a plus drôle que la ligne, vous allez voir! C'est connu que, pour pêcher le grand merlus du Trou-Ton- nerre, faut un Chédéglise, le Chédéglise y était; c'est connu qu'il faut au bout do la ligue la chair d'un chrétien, quand on n'a pas l'autre hoile que je n'ose pas nommer ici, entre la vie et la mort : y avait la chair d'un chrétien au bout de la ligne; c'est connu que l'heure de minuit doit sonner... quoi! vrai connne Dieu nous voit, minuit a sonné justement à la chapelle de Lokeltas-en-rile.

Nous nous sommes regardés, les matelots et moi. Au douzième coup, M. Vincent a crié :

Je le tiens! soulage !

Et nous avons halé c'ic bêtc-là, qu'est bien le poisson d'or, ayant sous son gilet l'écrit qui vaut des millions et des milliasses !

Ayant ainsi parlé, patron Seveno, tout en fumant sa pipe, laissa tomber de sa boîte de corne, sur le dos de sa main, une copieuse prise de tabac, après quoi il glissa dans le coin de sa bouche une chique de taille vénérable qui enfla sa joue comme deux lluxions. On n'est pas par- lait : patron Seveno avait une grande quantité de mau- vaises habitudes.

Du train dont nous allions, il ne nous fallut pas plus d'une demi-heure pour atteindre la jetée de Larmor. La côte était déserte et tranquille ; les fêtes, dans nos cam- pagnes bretonnes, ne durent pas jusqu'à une heure du ma- tin. Il ne restait personne sur la place de l'église, na- guère si bruyante, et tout le monde dormait au cabaret de la mère Tabac. Dans tout Larmor, il n'y avait qu'une fenêtre éclairée : celle Jeanne de Keroulaz veillait au chevet de son grand-père mourant.

M. Bruant fut déposé chez le docteur T**', médecin de la marine, qui avait sa maison de plaisance à Larmor. Il survécut deux jours entiers au dernier petit coup de sang qui l'avait pris dans le Trou-Tonnerre. Dès qu'il fui mort, Lorient et Port-Louis dirent de lui pis que pendre. Le royaume des millions est de ce monde, même quand ils sont à peu près bien acquis; il leur faut payer jusqu'à leur épitaphe.

M. Bruant ne recouvra pas nn seul instant sa connais- sance ; jusqu'au dernier soupir, il niurnuira des paroles inintelligibles pour ceux qui l'enlouraicnl. Ces paroles, toujours les mêmes, selon le rapport du docteur T***, élaient celles-ci ou quelque chose d'approchant :

Vous ne l'aurez pas ! vous ne l'aurez pas !

Une fois, pourtant, peu d'instanis avant que d'expirer, il dit d'une façon plus distincte :

Elle m'aime... Il y avait douze mille francs dans le sac de cuir... Sais-je ce qu'est devenu son père?... Vous ne l'aurez pas! vous ne l'aurez pas !

ML"si':n: des familles.

•2.^3

M. Keroiilaz rendit son âme à Dieu quelques lieurcs après le décès du Judas : ainsi toutes ses prédictions se trouvèrent accomplies, depuis la première jusqu'à la dernière...

Et c'est tout? demanda la marquise, voyant que Son Excellence se taisait.

C'est tout, répondit le ministre; pardonnez les fautes de l'auteur.

Et voilà, reprit la belle nièce du prince de Talley- rand, d'où vient la forlure de ma sœur?

M"' la comtesse douaiiièrc de Cliédéglise eut un peu

de rouge au front. M. de Corbière, qui était sur le point de prendre congé, se rassit vivement et s'écria :

Pardon, pardon ! Je demande la parole ! Belle dame, nous sommes de la Bretagne et nûn du Périgord. Voire sœur ne s'est point mésalliée, je tiens à établir cela, moi, qui suis toujours l'avocat de Keroulaz. Il y a longtemps que Tr-illcyrand et Chédéglise sont revenus des croisades : ce qu'ils ont fait depuis, qu'un autre le dise pour Talley- rand, pour Chédéglise, moi, je le dirai. Nous étions pau- vres, mais honnêtes, pour parler comme tout le monde, et s'il fallait comparer...

^rr

Jeanne, comlesse de Cliédéglise. Dessin de F. Lix.

Bon aivii, l'iulerronipit la comtesse en lui tendant la main, on ne nous allaquc pas.

Aussi, Dieu me garde de vous défendre, chère (lame ! j'ajoute tout uniment une page à mou histoire qui n'avait pas de déunùuienf. Notre fortune nous venait de nos pères; les anciens amis de jM. de Tallcyrand nous l'avaient prise pour la vendre an citoyen Bruant, lequel l'avait payée du prix de noire propre sang : voici le f.it principal; je ne voudrais pas enlever au citoyen Bruant les sympathies de M™« la duchesse, mais qu'elle s'en prenne ^ Dieu seul, car Dieu seul frappa le meurtrier de Chédéglise et de Keroulaz.

Nous étions presque des proscrils encore, à l'époque dont je parle. La justice élnit do volro asi<, madame, et

prolégeail I3 citoyen Bruant. Nous étions faillies, veuillez coiiiprer.dre cela, et nous n'avions pa> le pain quotidien.

Dans ces livres nouveaux qui font vos délices, dans C'.'.> pièces do théâtre doit vous faites lo succès, voulez- vous me dire ce qu'on voit toujours ol toujours, ce qui rend le dénoûmcnl joyeux, ce qu'on désire tout le long de la lecluro ou de la représenlalion, ce qui arrache, en un mot, les applaudissements do la lin? C'est le châti- ment du crime bien plus encore que la récompense de la vertu. L'homme est ainsi ; jen suis fùclié, mais qu'y faire!

Je vous mets au déli, vous personnellement, madame, de prétendre que vous n'èlos pîJS enchantée chaque fois que l'auteur a la bonne in'îpiralion de mellro une anno

254

LECïl'RES DU SOIR.

vengeresse dans la mai» du (ils ilc la victime. Ces élé- ganles brooliiires éparsos sur voire giiériilou admolloiit toutes la loi du talion : Œil pour œil, dent pour dent ! crienl-ollos. La Coméjio-Fraiivaise le répèlc en beaux vers; sur tous les tons, l'Opéra le eliantc : c'est la su- prême jurisprudence de l'art.

Eh bien ! Vincent de Cliédéglise n'était pas à la liau- teur; c'était uu pauvre doux jeune homme, brave couuno un lio:i, il est vrai, mais chrétien des pieds à la tête, et Jeanne de Keroulaz, imbue de ce travers, le pardon des injures, eût fait une bien triste héroïne de roman. Vous voyez si je la défeiuls! Oh ! ces deux-lù, madame, le mari et la femme. Jeanne et Vincent, n'ont pas besoin d'avo- cat! Dieu les aime et le monde les vénère. Votre sœur ne s'est point mésalliée.

Le citoyen Bruant avait tué le frère aîné de Vincent et le père de Jeanne. Jeanne ordonna de le sauver, pour arracher une âme à la punition éternelle, et Vincent obéit. .

Pour obéir, il risqua sa vie. Pardonnez-lui, pardonnez- leur de ne point ressembler aux acteurs de vos drames favoris. Chacun va selon sa conscience, et notre Breta- gne est bien arriérée dans la voie du progrès.

Mais il y a le poisson d'or, n'est-ce pas? Le testament, qui valait cent mille écus de rentes? Bonne pêche! trop bonne pêche ! Votre exquise délicatesse, belle dame, reste effarouchée. Je ne sais pas pouniuoi vous gardez ainsi rancune à la Providence qui répare le mal : néanmoins, je vais rassurer votre délicatesse exquise.

C'était à eux, c'était bien à eux, cette fortune, moitié du chef de Kerouluz, moitié du chef de Penilis. Leur droit n'était pas dans le testament, car, en saine morale, le voleur ne peut pas disposer de son larcin ; le testa- ment n'était qu'une clef qui permettait aux spoliés de rouvrir la porte de leur propre demeure. Je suis honnête liomme avant d'être homme de loi, et j'affirme que j'au- rais, pour mon compte, accepté le bénéfice du testament sans scrupule.

La nuit même oii se passèrent les événements que j'ai racontés, je déposai le testament sur le lit de l'ago- nisant. Je vous prie d'écouter ceci, madame. Le grand- père médita et pria, puis il dit :

Deux parts. La première aux pauvres, la seconde pour vous, mes enfants.

Ah ! ah ! fit la marquise avec un accent de triomphe. M. de Corbière sourit.

Jeanne et Vincent gardèrent le silence, reprit-il ; puis Jeanne embrassa son aïeul, en murmurant:

M. Vincent de Cliédéglise a parlé à l'armateur; il est second à bord du lougre le Kergrist. Désormais, il peut nourrir sa femme.

Vincent se mit à genoux devant elle et lui baisa les deux mains.

On ne dit plus un mot, mais les regards se parlèrent; le parchemin alla dans le foyer oîi chauffait le breuvge du malade. Il fut longtemps à brûler ; on aurait pu se raviser et l'y reprendre.

Le gruud-pèrc bénit ses enfants; sur son visage trans- figuré, je vis couler .sa dernière larme.

Madame la duchesse, la belle-mère de voire jeune sœur resta seule ; son grand-père était moi't et son mari voyageait au loin. Si je ne craignais de vous faire honte, je vous avouerais que M'"« la comtesse de Cliédéglise fut obligée de travailler pour vivre. Il n'y avait que moi, ce- pendant, îi regretter le testament détruit.

Que le Ciel procure fi vos chers enfants de pareilles mésalliances dans l'avenir ! Je ne puis dire tout ce que je sens, et la présence; de M""* la comtesse a gâté mon histoire.

Vincent ne resta qu'un mois lieutenant du commerce. La guerre venait d'éclater entre la France et l'Angle- terre. Les ports de l'ouest remontaient les caronades de ces héroïques navires qui furent la gloire de notre ma- rine : je veux parler des corsaires bretons. La vocation de Vincent s'éveilla tout d'un coup : il était soldat sans le savoir. Il fit la course sous Magon de La Vieuville et sous Potier de La Houssaye, l'ami, le parent et le rival de Robert Surcouf. En 1810, M. Surcouf lui donna le Victor- Amédée, trois-miMs portant seize canons, et dont tous nos matelots connaissent les aventures légendaires.

Ce futla France, madame la duchesse, qui, en ISir», rendit aux familles de Penilis et de Keroulaz, désormais confondues dans la maison de Chédéglise, les biens que la France leur avait pris à une heure funeste. L'uni(jue héritier de M. Bruant avait été, en effet, jusqu'alors l'Etat. M. le comte Vincent de Chédéglise fut nommé capitaine de vaisseau et pair de France ; il entrait dans sa vingt-huitième année. A cet âge, Alexandre le Giand avait déjà conquis le monde, et M. le prince de Bénévenf, évêque d'Autun, sa première sentence d'excommunica- tion. Je m'en vais heureux, madame la duchesse, si je vous ai mis l'esprit en repos. Le roi m'attend; je me sauve .

Il s'enfuit, en effet, que le roi l'attendît ou non, et se frotta les mains depuis la rue de Varennes jusqu'aux Tui- leries. La douairière de Chédéglise le suivit, sans oublier de donner le baiser de paix à la belle duchesse.

Quand il ne sera plus ministre... murmura celte dernière.

Chère mignonne , l'interrompit la marquise avec son imperturbable bonne foi, ces détails manquaient ab- solument et vous avez bien fait de provoquer une expli- cation... Seulement Son Excellence a la dent dure... et n'aime pas votre respectable oncle.

La duchesse ne faisait jamais longtemps la moue, parce que son sourire était un enchantement.

Le roi peut tout, dit-elle, excepté savonner un vilain ! .;,

Puis elle ajouta en modulant un perfide soupir :

Ma sœur n'en a pas moins les trois cent mille li- vres de rentes de ce pauvre M. Bruant !

Paul FÉVAL.

CHRONIQUE DU MOIS.

LES AMBASSADEURS JAPONAIS.

L'arrivée d'une ambassadejaponaise en France est peut- être la plus grande cuiiquête morale du siècle, car il n'y avait pas de i>ays aussi rebelle que le Japon à la civilisa- tion européenne.

H y a quelques années, l'émigration était considérée par la loi de cetElatcomme uu crime capital. Un navire améri- cain, ayant rencontré une jonque japonaise désemparée et presque perdue, recueillit l'équipage et le ramena jusqii'i'i un port de l'empire. Au lieu de remercîments, le c;qn- taine ne reçut que des reproches. «Fallait-il donc laisser

MUSÉE DES FAMILLES.

255

périr vos compatriotes? » disait-il aux autorités du lieu; et celles-ci lui répondaient : « Cela eût mieux valu. »

Les noms des ministres du Japon sont tenus secrets ; personne, à l'exception des princes impériaux, ne con- naît le nom du micado ou daïri, chef de la religion, au- quel une existence enfouie au fond d'un palais donne une sorte d'immortalité apparente.

Les ambassadeurs qui ont tant occupé Paris, et qui sont aujourd'hui les lions de Londres, représentent le roi temporel, le siogoun Mina-Molto P% qui a signé un traité avec la France.

Le sang-froid de ces personnages devant les merveilles de nos sciences et de nos arts montre clairement qu'ils estiment leur civilisation à l'égal de la nôtre. On sait que l'un d'eux a désarçonné un de nos docteurs en lui de- mandant des nouvelles de l'application de la photographie au thcrmomcire. On sait encore que les grands seigneurs japonais ont des chemins de fer et des locomotives dans leurs propriétés particulières. Avis à MM. Rotschild et Péreire, qui n'ont pas trouvé cela.

Dans la capitale de Jeddo, dit un correspondant du Times, la manie de la propreté est telle, que nous avons vu deux ou trois dames assises dans des baquets devant leurs maisons et se lavant tranquillement, sans se préoc- cuper des passants ni du mouvement de la rue.

Dans la résidence impériale, le pittoresque n'est point oublié, et le correspondant anglais en trace un tableau des plus attrayants. Du point le plus élevé des fortifica- tions on découvre un splendide panorama de cette ville immense, dont la population monte, assure-t-on, au chif- fre fabuleux de deux millions et demi d'habitants.

Le Japon, conclut le voyageur, surpasse toute autre par- lie du monde pour la douceur de son climat et la beauté en- chanteresse des paysages. En même temps il est peuplé par une race d'^hommes et de femmes dont les qualités sont des plus aimables et des plus attrayantes, et sur laquelle la prospérité matérielle est distribuée avec assez d'égalité pour assurer le bonheur et le contentement de toutes les classes. « Jamais le touriste anglais n'a vu deux citoyens de JediJo se quereller. » 11 ne dit pas s'il en est de même entre maris et femmes.

Les Japonais ont une manufacture de verre dont les produits sont de très-peu inférieurs aux nôtres. Ils ont des capitaines et des ingénieurs qui commandent leurs vaisseaux de guerre, dont trois sont des steamers ; ils con- naissent le télégraphe électriijue ; ils ont des baromètres, des Ihcrmoiiièîres, des théodolites, et, je crois, des ané- roïdes. Leurs lunettes et leurs microscopes sont de boune qualité et à très-bon marché.

Ce que nous pouvons attester de rj5U, c'est que du haut de leur balcon du grand hôtel du Louvre, les lunettes japonaises de Leurs Excellences functionnaicnt très-sou- vent dans la journée, dirigées tour à tour sur loscuiienx qui s'arrêlaient sur la place, ou sur les bâtiments du Louvre, ou sur le palais de leur voi.-in, le prince Napo- léon.

Chez M. Nadar, le célèbre photographe, les Japonais se sont montrés aussi arti.-les que lui-même.

L'un des officiers de la suite prit dans l'atelier de pose l'album de la maison, et tirant de sa poche encre et pin- ceau, pria M. Nadar de poser pour lui. M. Nadar ne s'y refusa pas; mais il se fit au>sitôl donner un crayon et une feuille de papier, et les di'ux caricaturistes se mirent à travailler face à face aux grands éclats de rire des am- bassadeurs, qui allaient de l'un à l'autre, examinant les progrès du travail.

On conçoit, après cela, l'indifiérence des Japonais de- vant les chefs-d'œuvre de notre civilisation. Cette indif- férence inspire à M. Edmond Texier une boutade philo- sophique et spirituelle :

On leur montre, dit-il, le Louvre, on leur montre les Tuileries, la rue de Rivoli, le boulevard de Sébaslo- pol, et ils regardent en marmottant un monosyllabe qui signifie « cela n'est pas trop mal. » On les conduit à l'O- péra, on fait déûler sous leurs yeux les décorations les plus brillantes, les escadrons de jambes les plus déliées, et ils ont l'air de dire que l'Académie de musique et de danse de Jeddo est bien autrement merveilleuse, et qu'on y voit des bayadères autrement belles et parées ! Un beau jour, le chef de l'ambassade exprime par une pan- tomime expressive le désir d'acheter des étoffes fran- çaises ; on court aussitôt dans un de nos plus grands ma- gasins; on choisit le plus fin, le plus beau, le plus cher, et l'on déballe le tout devant Son Excellence, qui déclare, par la bouche de son truchement, que le dernier bour- geois de clieï lui dédaignerait ces splendeurs parisiennes et n'eu vêtirait pas ses domestiques. Ces Japonais sont décidément des barbares, s'écrie notre confrère, ils por- tent des robes de soie et des chapeaux en forme de pa- rasol, et tout le monde sait, à Paris surtout, que le signe manifeste de la civilisation est l'habit en drap d'Elbcuf et le chapeau en tuyau de poêle. La cause est entendue.

A Jeddo, ajoute M. Texier, très-malicieusement, le soin de mettre en ode, en dythirarabe, en madrigal, voire en poëme, à la quatrième page des journaux, les qualités d'une étoffe, l'utilité d'une denrée, les vertus d'une drogue quelconque, ce soin, je dirai presque cet art, loin d'être confié, comme en Europe, à des plumes subalternes, est disputé avec fureur par les plus fameux gratte-papier do l'empire, et ils n'obtiennent pas tou- jours cet honneur. aussi il y a de grandes dames, des dames titrées, des veuves de colonels, de généraux, pour disputer aux académiciens de Sacaï la rédaction de l'ar- ticle-réclame. Le Japon a eu des écrivains illustres, dos poètes dramatiques de premier ordre; mais il y si long- temps de cela, que c'est à peine si l'on se souvient de leurs œuvres. Pour le quart d'heure, la peinture des mœurs, des caractères, le jeu des passion?, tout cela a été remplacé sur les scènes japonaises par des machines à décorations, des bayadères singulièrement décole- tées se démènent en des contorsions absurdes, sous le re- gard hébété des spectateurs. Un grand pays qui s'affaisse, ce Japon, et qui aurait besoin d'un vigoureux coup d'é- peron intellecluel et moral!

LE MIUOIR DES SAGES ET DES FOUS. Par Etienne Catalan, l'iéfiice de Louis Ulbadi (i).

M. Etienne Catalan es! connu de nos lecteurs par des fables reiiiarqualiles, et de tout le monde par son Ma- nuel des ïwnmUs tjcns{Philosoiihie de Montaigne), et par stài Fables et Fabliaux, arrivés à leur troisième édition. Son iliroir des sages el des fous, qui rejoindra ses deux pr.iniei s livres dans les bibliollièquessérieuses,est adini- rablement défini dans l'excellente préface do Louis Ul- bach. « Oui, c'est un miroir, mais non pas fragile, cas- sant, acconnnodé aux petits visages et aux petites coquetteries du jour. C'est le miroir offert par ces eaux calmes el profondes, qui réflèltMil, en même temps que tous les fronts penchés sur elles, l'azur inliui du ciol et

(l) Un vol. lu- 18. 3 fr. Cii. Ooiiniol, rue de Tournon, -^.-J.

256

LECTURES nu SOIR.

toiitos les spleiuloiirs do I;\ nadiro. Hoininc imiliii, on- faiil cMprifioiix, qui l'iiiitos parfois contre la glace tu vois ta laideur, tu ne briseras pas celle-ci de ton poing furieux : ta main s'y reFroidirait en y plongeant, et mul- tiplierait ton image en multipliant les fljls. Quant ù loi, songeur austère, qui ne redoutes que les illusions, ne crains pas ce miroir aux aspects tranquilles... Quoique chose de triste et d'inlini s'ajoute au visage qui s'y re- garde, et lui donne une ressemblance divine, qui met en déroute les satisfaolions vulgaires et les vanités terrestres. C'est le Miroir des sagrs, puisque toutes les Ames pacifiées l'cslimeront; c'est le Miroir des fous, puisque toutes les grimaces liunuiinos y paraissent au vif. »

Dire que ce livre est digne d'une telle définilion, c'est

tout dire en un mot. Vn tel ouvrat:c est, d'ailliMirs, ini événement et un exemple dans noire siècle improvisa- teur. Il a coûté trente années de travail à son auteui-, et il résume tout ce qu'il a lu, tout ce qu'il a pensé, tout ce qu'il a observé, depuis Tàgc de raison. Aussi la solidité du fond n'a d'égale que la correction de la forme. Ou reconnaît dans l'ensemble un de ces blocs formés par les siècles au centre de la terre, et qui sont comme l'essoncc de toutes les forces de la natiu'C; on reconnaît dans chaque détail une de ces perles arrondies par le temps et la vague au fond de l'Océan, qui ne les donne qu'ache- vées et parfaites au diadème des rois. Diamant pur et perle linc , tel est le cadeau royal que M. Catalan fait au public.

PlTRE-CIilîVALlliR.

LES PLAISIRS DU PRINTEMPS. LA PÊCHE.

1. Cliul! ça mord ! 2. Quelle bonne matelote nous mangrerons ce soir! 5. Au secours I No 4. Ils sont sauvés, le poisson aussi. Composilion d'Ulysse Parent.

Paris. Typographie HBNNUYEn, 7, rue du Boulevard.

IX.

MUSÉE DES FAMiLLES.

287

VOYAGES SUR LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS. -MIDI.

DE PARIS AUX PYRÉNÉES. IV. PAU (').

LETTRE A ARSÈNE IlOUSSAYE.

Vue (lu cliàleau Je Pau. Dossiii il.' V. Thoiigiiy

I,p cli;ilcnu (If Pnii, Son origino. Sa coiir (J'Iionnrur.

IK-lild' lU's illcslios: les ('.(Miliille, Gaston Pliébus, Gaston XI,

François Pliébus. Henri II, MaiRiicrite de Navarre, .leanne

d'AllMYl, Henri IV, Callievine do Dcarn, Mart;iierité de Va-

JliN 1S02.

lois. l,ps ijpparlenienls. .M.d-el-Kader. - In .llner du moyen a^je Le compagnon d armes de Itcrnadotte. La

(!) Voyez l. XXVI, pages -40, liô et '207

.1! viNOT NK.ivinii V(M t «n.

:>58

LECTURES DU SOIR.

statue (le loit uouste Henric. Villages béarnais. I,a jnlota. Ilisloirc (lo Marc-Jean et de sou ours. Au Jurançon.— Les Anglais de Pau.

La cour du cliàlo.ni ilo Pau est triangulaire, ol»Ionguo, bordée de cdii.-^lniclions iii(<gales en liiiiileiir el d'Ages dinert'nt.><. Une haliislr.ide les relie par ses découpures de pierre. Çii el là, des lonrs, soil massives el iuiposanles, soi! svelles el gracieuses, se délaclient sur rimiromiilé des niutailles; elles fonl saillie avec leurs fenêtres à ar- caluîc sculptée, leurs jours de soulTranco, leurs portes basses et cintrées. L'épaisse maçonnerie semble avoir clé façonnée pour l'éternité, tandis que la beaiilé du climat a protégé les lestons el dentelles de rorncmeiitalion.

sont-ils les maîtres qui oui fondé, qui ont aninié ce cliâleau de Pan, qui lui ont donné l'empieinte de leur propre caractère? c.ir il y a entre l'Iiomme el la pierre (pi'il remue el taille une assimilalion extraordinaire. De même que riioinmc parle la langue du siècle anipiel il appartient, en profe.-^se les idées et en a les mœurs, de même le momunent que l'homme fait surgir de terre a le langage, le type extérieur et, en quelque sorte, aussi le costume du siècle vivait son fondateur. Et si, comme à Pau, par exemple, plusieurs se sont succédé qui ont poursuivi à intervalles distants l'œuvre de rédilicalion, il arrive alors que le monument porte des dates succes- sives non moins lisiblement écrites que si elles étaient tracées en lettres majuscules au-dessus des portes ou des fenêtres.

Ce château, par exemple, appartient à tous les temps, h tous les styles. Nul ne s'est préoccupé de la besogne de ses devanciers. Chacun a apporté son caprice et rangé son bâtiment auprès de ceux qui déjà s'y trouvaient. De là, un inexprimable fouillis; à tout instant, l'œil est arrête par un détail qui ne ressemble en rien à ce qui précède ou à ce (jui suit. Et cependant ce mélange, celle con- fusion, si l'on veut, n'a rien qui ciioque. Peu importe si le donjon est tout en briques, tandis que les autres tours sont en pierre ; si ses contre-forts, du côté de l'est et de l'ouest, s'élevant jusqu'à la hauteur des mac|)i= coulis, ne sont point placés aux angles comme le vou- draient les règles, mais au milieu des faces, tandis que les faces sud et nord n'en possèdent pas; peu im[)orle que la tour Monlauset (en béarnais Monle-Oiscuu) ai la tour de Bilhères, au toit pointu, soient dominées parce donjon massif. Elles ont tant de grâce, et le donjon a tant de majesté, leâ arcs de leurs mâchicoulis sont si bien des- sinés et contribuent si bien à l'effet général, qu'on ne voudrait pas que le château fût autrement encadré.

Vieux souvenir dn pasîé , comme il est campé lière- menl à l'ouest de Pan, sur celle butte que souliennent des talus parementésen [ùerres de taille! Pes fossés puis- .sanls, ayant pour contrescarpe un mur vertical, l'isolaient de la ville : du cAlé de la campagne, les eaux du Gave on du joli rui:i»eau qu'on nomme |e Uédas snflisaieul pour les remplir et en faire une défense complète. El puis il y avait lieux ponts-levis, dont l'un fut délrillt bh 1H^4 .seulement, et dont l'autre, jeté du côté des jardins sur le Hédas, Hiisait face à la porte de Corisande. Mais, avec lo temps, la forteresse féodale devint un palais [)aisible ; les couloirs étroits disparurent; un pont joignant le palais à la ville fut consliuit par les soins de Louis XIH, et les anciens fossés devinrent une promenade allrayaiile. Au temps de Henii IV, un troisième pont-levis s'abais- sait devant le donjon. Dans ces bàtimeuls de noble struc- ture on reconnaît une pensée de guerre ; évidemment,

ces loms ont été antre chose qn'im ornement : témoin les créneaux qui les couronnent (!l (ju'on a bouchés en |)arlie; témoin les mâchicoulis, d'où les assiégeants devaient re- cevoir une pluie de projectiles.

Qnehpii; iulérèl(pii s'aLlache aux appartements tant de personnages illustres ont vécu, souffert ou brillé, notre atlenlinn principale fui tout d'aboid concentrée sur la cour d'honneur, si bien ornée de médaillons, d'enca- drements'en arabesques aux fenêlres et aux portes. C'est que les seulpleuis italiens amenés par Marguerite de Valiiis (irent ce que le Prin)atice (il pour Fonlainchlean, et vinrent dépenser à profusion sur la pierre leur ima- ginaiion splendide. Ne demandons pas d'unité à ces ca- piices d'arliste : chacun promena l'arahesipie à sa façon, el quand on plaça les pierres un peu au hasard, plus d'un dessin accusa diverses mains. C'est ce qu'on a restauré avec le plus de soin depuis quelques années. Et bien heu- reusement la cour d'honneur avait élé mieux respectée que le reste par les arcliilecles plus ou moins adroits qui, depuis 18.'{5jusqu'à IHiS, oui mutilé poiw réparer, et défi- guré par amour de la régularité à oiilrance.

Quoi qu'il en soit, la. trace du passé est assez forte encore pour imus consoler des ravages commis par une reslauralion peu intelligente. Le passé a laissé une em- preinte qui parle avec une éloquence de bnil siècles. Car il y a huit cents ans au moins que ce castel est (iebont. Tout semble démontrer que le cuslcUum ou caslrum de Palo, ou caslel de Pau, date du onzième siècle, et que la ville vint grouper ses maisons sons la protection de l'en- ceinte palissadce (I).

Ce mol de proleclion n'est que juste. Le castel sem- blait tourner contre tout assaillant ses défenses redoutables. Malheur à quiconque se fût heurté à ses murailles de deux mètres d'épaisseur, si épaisses, en elîet, qu'on a pu y pratiquer maint escalier. Pau devait dominer la contrée et assin'er à ses maîtres une prépondérance dans les af- faires du Bigorre, du comté de Foix, de la Uuscogne et de 1.1 Navarre. Nrdle pari les souvenirs du passé ne vien- nent pins éloquennnent solliciter la mémoire el l'esprit; nulle part on ne se sent pins disposé à vivre et à conver- ser avec les morts.

,.,,. C'était de grand matin. Entraînés par une curiosité irrésistible, nous avions couru au chàleau, comme doit le faire tout voyagciu' qui veut bien placer ses émotions. On a toujours le temps d'examiner une ville; mais lors- qu'un vieux manoir vous parle le langage de ses mille drames, lorsqu'il vous montre ses brillants acteurs qui se suivent dans une espèce de délilé processionnel, pouvcz-vous songer à voir d'abord autre chose? Vous devenez l'homme du temps écoulé j il vous semble avoir assisté déjà au spectacle que vous évotjueî, «voir pris part aux événements qui palpitent 9Ur la pierre et le marbre.

Assis contre la muraille et atlentjant que fût arrivé le moment les gardiens guident |e voyageur à travers les méandres du chàleau, nous nous perdimes peu à peu dans celle contomplalion fixe qui anime les objets el ieiu" rend la vie avec le mouvement, il nous sembla alors que la poile cintrée de la tour de Bilhèroâ s'ouvrait doucement sous un doigt mystérieux. Un peu d'ombre nous apparut à l'intérieur, et sur cette ombre commencèrent à se des- siner avec des contours indécis, puis plus fermes, plus accentués, des figures qui marchaient à la file pour aller s'évanouir à l'extrémité de la cour d'honneur, après nous

(1) Pals, d'oii dérive sans doute le nom de Pau.

MUSEE DES FAMILLES.

239

avoir jelé leurs nom?, qui sont toute une longue histoire de vaillance, d'amour, de gloire ou de souffrance, de luttes et d'infortunes. Il y avait de nobles fronts et de nobles statures; des têtes radieuses, des visa<ïes gracieux, des voix vibrantes ou harmonieuses; des hommes au regard fier, des femmes au maintien royal. Puis une foule respectueuse qui agitait les bannières aux vaches de Béarn.

Ils se suivaient dans l'ordre des âges, musée animé dont les costumes offraient une variélé toute pittoresque.

Ce furent d'abord ces vicomtes Centulle, dont le qua- trième reconstruisit Oloron, ruiné par les Normands, et emliellit Morlaas, sa capitale ; physionomies graves qui emprunlaient au dixième siècle son myslicismc et son austérité. Venait ensuite leur digne successeur Gaston IV, guerrier et législateur, qui fut le meilleur ami et le bon compagnon de Godefroy de Bouillon devant Aniioclie et Jérusalem, et qui, toujours animé du même zèle pour la foi du Christ, alla périr en combattant contre onze rois maures pour la cause d'Alphonse le Batailleur (1). Il nous apparut aussi ce Gaston X, le Louis XIV du Béarn, que ses contemporains appelèrent Phébus, et qui joignait une incomparable beauté à une vaillance sans égale, à la li- bérable et à l'amour des lettres. Cette intrépidité qu'il portait dans ses yeux éclata d'abord à la bataille de Weaiix, le jeune Béarnais eut l'honueur de commander l'armée française contre les Jacques ; elle se manifesta contre le puissant Edouard 111 pour maintenir l'indépen- dance du Béarn, et aussi contre le comte d'Armagnac, que Gaston délit dans les champs de Launac. Il nous sem- blait apercevoir, planant au-dessus de lui, saiut Volusien de Foix, qui, la veille de la bataille, lui apparut dans sa tente et lui annonça qu'il remporterait la jouruée. A l'aspect de Gaston Pliébus , ces murailles doivent tres- saillir, comme le cœur des enfants devant un père bieu- aimé : car elles furent son œuvre ; et si l'entreprise pre- mière appartient aux Centulle, du moins Gaston Phébus en ordoniia-t-il raclièvement. Il couvuqua vingl-ciiiq maîtres maçons et leur accorda deux ans pour exécuter ses volontés; les viugt-ciiiq maîties maçons ne trou- vèrent rien de mieux que de clio sir p.irini les cngols les artisans les plus habiles. Chaque jour, ceu.x-ci rece- vaient quatorze deniers, et le prince fournissait trois paires de bœufs pourchairier les pierres; cl pour la bonne exécution des travaux les parties contractantes avaient juré sur le corps de Dieu sacré. L'œuvre liuie , quelle spleudide demeine pour Ga>ton-Phébus, et comme il l'anime par sa vie active ! soit qu'il mène la causerie et se fasse lire des sirventes et des virelais dans sa salle de parlement; soit qu'il assiste, du haut de sou bakon, au jeu de fronde, aux exercices de paume, et distribue des couronnes d'or aux vainqueurs; soit qu'il dicte à ses secrét:iires quelque page de son Miroir des déduicls delà chasse; ou, mettant en action ses préceptes de vénerie, s'élance vers les forêts d'Orion ou de Mixe, suivi de ses seize cents chiens. Mais nous aimons umiiis eu lui le Nemrod infatigable que le poêle qui chanta luélauculi- qucnicnt, eu contemplant les Pyrénées:

Aqiirres moiinlapncs qui la liantes soun, M'empùdien de liédé mas anious oiin soun.

Si sal)i las béilé ou las roncoiintra, Passéry l'ayguclle chens pou de ni'nepa.

(1) 11 fui enterré à SaraROsse, oii l'on montre ses éperons et son cor de guerre.

Aqucres mountag;nes que s'abacliéran Et mas amourelles que parécliéran (J).

Un autre Gaston, onzième du nom, un autre noble prince, marche entouré des prélats et du clergé, des barons, des cavers, des dom mgers, des jurais, des gardes, des prud'hommes, et il n'y a pour lui que des regards d'amour. Comme son prédécesseur, il a continué le châ- teau et il en a exhaussé les remparts en y joignant de vastes parcs; comme lui, il a agrandi son domaiu'', apiès avoir conquis pour la France Dax, Saint Sever, Tarlas et Bayonne.

Et quelle héroïque figure que son pefit-Pds Gaston, duc de Nemours, le compagnon d'armes de Bayard !

Un jeune homme doux et triste parut ensuite : c'était François Phébus, qui fut couronné roi de Navarre, à Pampelune, au milieu des cris de rentliousinsme général, et qui succomba à seize ans sous l'étreinte d'un mal subit, mystérieux et terrible, frappé de mort après avoir ap- pliqué ses lèvres à une Ilùte. Un jour, J.aune d'Albret trouvera à son tour la mort dans une paire de gants.

Ah! comme le vieux château tressaille encore! A côté de Henrill d'Albret, l'ami à toute épreuve de François I'% il revoit la mignoinie sœur de ce monarque, la belle et incomparable Marguerite de Navarre, la Marguerite des marguerites, la quatrième Grâce, la dixième Muse. Auprès d'elle sont les artistes qu'elle manda tout exprès pour dé- corer son château de Pau, quand les Tuileries et le palais Médicis n'existaient pas encore, et les hommes habiles qui, sur scm ordre, lui tracèrent de beaux j(in//na(/c*. Si bien que tout le pays avait fait et répétait ce dicton :

Qui n'a vist lo caslaig de Pau, Jamais n'a vist aray de taii.

Marguerite va le front penché. Ce n'est plus l'auteur des contes licencieux de \' IJcptamcron, c'est la chré- tienne repentante (pii a tant pleuré la mort de sou illustre frère et a écrit ces Médilaliuns de l'àme pieuse, qu'une aulre reine, Elisabeth d'Angleterre, devait traduire im jour.

Jeanne d'Albret passa fièrement. C'était bien celle de qui Agrippa d'Aubigné a écrit : « Princesse n'ayant de femme que le sexe, l'âme eut. ère aux choses viriles, l'esprit puissant aux grandes affaiies, le cœur invincible aux adversités. »

Nous voulûmes oublier, en ne nous souvenant que de son litre de mère du grand Henri, lou nousie Uinric, comme disent encore les Béarnais, les persécutions qu'elle infligea aux catholiques, les sauvages exécutions qu'elle encouragea, le sang (pi'elle laissa ver>er à (lots par la main féroce de Moutgomery, les tombes vio ées, les autels profanés, les processions intertiiles, les églises saccagées el le massacre de dix nobles béarnais dans ce même château de Pau. Le calvinisme de Jeanne d'.\I- brel avait quelque chose d'étroit, de farouche el d'im- pitoyable; mais, encore ime fois, Jeanne nous donna Henri IV.

Le voici lui-même, non pas avec la majesté d'un roi de Fraïu'e, mais prince de Béarn et tel qu'il était lors-

(1) Ces nionlapnes qui sont si hautes

M'cnipèclienl de voir oii sunl mes amours.

Si je savais les voir ou les rencontrer. Je passerais leau sans peur de me iioycr.

Hais ces nionlagnes s'abaisseront El mes «mours repaiallronl.

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LECïURi:s nu ?oh{.

que, sorti tlos mains de sa gouvcriianlo, Suzanne île Bourlioii, liaronno do Miossens, il |ircliidait, par ses jonx el SOS lutles avec les petits paysans de Coarra/.e, aux combats de sa vie avciilnreusc ; tel qn'il était lorsqu'à Paris il suivait les cours du rollégo de Navarre où, con- duit par son maître, La Gaucherie, il siégeait entre le duc d'Anjou et Henri de Guise. Si nous étions sur la (our de Billierès, nous ponriions distinguer dans le vil- lage de ce nom la maison di' la nourrice do Henri, Jeanm» de Fouicado, femme du laiiourenr Lassancàa. Louhoitslc llcnric ! Jamais naissance de prince n'avait causé plus de joie que la sienne; aussi Palma-Cayct put-il écrire ii bon droit :

lîéarn, ainsi enricliy sainclemcnt Par cet enfant, drosse si liaulemcnt Son chef en l'air, qu'il baise les cieux.

Aujourd'hui encore cette popularité n'est pas affaiblie. Nous avons interrogé des paysans béarnais, tandis que nous gravissions ces coteaux de Jurançon qui ont donné leur nom ;\ un vin célèbre. Ces braves gens seuddent être restés à l'époque le vaillant lils de Jeanne d'Al- brel assistait à ciiKj batailles rangées et au siège de cent villes. Ils ont renlliousiasme de leurs pères; coinme si le chàleau de Pau était toujours habité par cette char- mante Catherine, sœur de Henri, et comme si à la cour de cette aimable régente on voyait se presser encore Auguste de Tluni, l'iiislorien, le comte de Moret, Anto- nio Perez, Palma-Cayet, Sully, la belle Corisande et le noble comte de Soissons, à qui Catherine, ne pouvant l'épouser, garda vingt-cinq ans sa foi ; comme si enlin le bon Henri revenait, entre deux batailles, revoir ses amis du iJéarn et ouvrir ses mains pleines de largesses pour rebâtir les bordes et maisons brûlées, pour nourrir les enfants pauvres et orphelins, pour envoyer et faire guérir aux Iiaux-Cbaudes les soldats blessés.

Cette grande figure jetait tant d'éclat qu'à peine lais- sait-elle Voir la gracieuse Marguerite de Valois, qui fut coupable d'injustice envers le château de Pau, elle ne put se plaire ni demeurer, encore qu'elle eût eu soin d'apporter avec elle toutes les richesses el les séductions de .ses parures, el qu'elle se lit admirer sous ses robes de satin blanc à clinquant etbordiues incarnadin, ou de ve- lours ou de drap d'ur frisé, et (ju'elle ravîl loule la gen- lilhommerie béarnaise quand elle chantait en s'accom- pagnant du luth ou dansait le pazz/nncnlo.

Ici se leruiina le délilé des ombres illustres.

La voix d'un huissier disait : —Messieurs, voulez-vous entrer ?

Cette voix trop réelle avait détruit la vision qui s'en- vola, ne laissuiU après elle que des nmrs noircis et des échafaudages.

Qu'il eslbon parfois de pouvoir réussir à se créer une petite fantasniiigorie! et comme on vivrait double si plus souvent ou avait soin d'associer au pi osent ceux qui jendenl le lui'illeur témoignage du passé!

Rien d'iUonnanl comme l'escalier principal du châ- teau. A chaque palier se modifient les arcs des voûtes : l'arc est tantôt ogival, tantôt de plein cintre. Les niolifs d'ornementation non moins variés offrent des cais-^ons carrés à feidllesou des nervures croisées à clefs de voûte, ou des nervures losangées, etc. On y voit aussi l'écus- sou complet des diverses seigneuries et alliances des rois de Navarre.

Personne mieux que vous le poëlc et l'artiste ne connaît l'hôtel Cluny, ce vaste magasin de vieux ba-

huts et de fort belles pièces tant du moyen fige que de la renaissance, entassés, amalgamés tant bien que mal. Ici c'est un peu la même chose. Un château 1 âli jadis pour une race souveraine et qui, survivant à ses mailles, traverse d'autres âges au milieu d'habitudes et de mœurs pour lesquelles il n'a pas été construit, un château semblable est bien isolé et perdu. Quelque soin qu'on nielle â le restaurer, il a de la peine â reprendre nu ensemble harmonieux; quelques frais qu'on fasse pour le remeubler, le touriste qui le parcourt sent que ces meubles, d'ép0(pies diverses et de slyles dis[)ar,iles, jetés en manière de décoration dans des salons iidiabi- tés, sont nécessairement froids comme ces salons.

Le premier nous entrons est une sorte de boudoir orné de tapisseries d'après Boucher. Boucher et ses co- quetteries de trumeau ne conviennent guère à ce manoir. Dans les grands appartements, la plupart des meubles sont nmdcrnes; les porcelaines portent l'estampille do Sèvres : tout cela est trop neuf. La salle de réception des anciens rois de Navarre n'a conservé du passé qu'une cheminée reslaïu'éo avec soin el habilelé en 18.38 par M. Pifpienol. Les tapisseries, par exemple, datent de François I", qui les avait commandées en Flandre pour le château de Chambord. Nous sommes dans la coideur locale. C'est aussi de la Flandre qu'est venu ce joli cla- vecin â deux claviers qui décore le salon de famille. Comment ne nous intéresserait-il pas quand nous ap- prenons qu'il fut porté au petit Trianon et qu'il résonna sous les doigts de Marie-Anloinetle? On nous montra lu chambre de l'Empereur, ancienne chambre à coucher des rois de Navarre. Ce n'est pas la moins bien décorée, à en juger par le bahut du seizième siècle et surtout par ce coffre gothique auquel on assigne une origine presque fabuleuse, en disant qu'il fui envoyé à saint Louis par le Vieux de la Montagne. Je l'ai dit, quelle que soit la beauté de certaines parties de l'ameublemeuf, il n'a point assez le cachet historique qu'on voudrait trouver dans tout l'intérieur du château de Pau. Nous avons été plus saisis de respect dans la chambre de la reine Jeanne. 11 y a une gravité qui arrête : ce lit béarnais qui date de 15G2, etoù, sur un des panneaux, ou remarque un guerrier endormi avec un hibou, n'a sans doute pas appartenu à Jeanne d'Albret, mais il est bien dans le sentiment de l'époque.

Voici que nous entrons dans la chambre de Henri IV, celle salle l'on pense que naquit le grand roi. se trouve l'écaillé qui lui servit de berceau el qui fui mer- veilleusement sauvée pendant la Révolution. Les ta- pisseries s(Mil de Flandre ; le bahul est du temps de Louis Xlll; le lit, d'une antiquité incontestable, est ma- gnifique ; il porte sur ses panneaux soixante-quinze figu- res de rois couronnés ou de chevaliers. Que de peu ées s'éveillent dans celle chambre I Toute la longue série des princes béarnais .s'absorbe dans un nom.

Franchissez trois portes encore, el vous vous trouve- rez en face d'une figure grave, poétique el triste.

Un homme au manteau blanc, à la barbe longue et noiri', aux yeux pleins de feu, au teint pâle, aux traits amaigris, se tienl constaininenl dans cette cinquième salle, d'où les beaux meubles ont été enlevés el ou lui a mis un lit modeste à côté de la cheminée. C'est un caplii", un prisonnier de guerre. Jadis, en reconnaissant l'éclair de son sabre, les populations se soulevaient et les combattants accouraient au vol de leurs chevaux arabes. Cet homme était un saint, un prophète, un émir. H avait fnlre[iiis pour sa nationalité une lutte inlré[iide

MUSÉE DES FAMILLES.

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conlre la France ; longtemps, ennemi insaisissable, il avait (léCié tous les efforts de nos soldats jusqu'au jour où, trahi par la fortune et reconnaissant son impuis- sance, il vint se livrer à la nation {généreuse qu'il avait tant combattue. Cet homme est devenu un penseur, un philosophe, un poêle : il ne veut point d'une liberté qui lui est limitée, et pas une fois il n'a passé le seuil du château pour aller respirer l'air frais du parc. Cet homme, c'est Abd-el-Kader.

Tout à 1 heure notre promenade en ville nous con- duira devant la maison une inscription rappelle qu'en

ce lieu naquit Bernadotlc, ~ autre grande figure, autre grande destinée.

Avant que nous montions sur le balcon d'où apparais- sent le Gave, les coteaux de Jurançon et, à gauche, l'am- philhéàtre des montagnes, entrons, s'il vous plait, dans cette vaste salle à manger jadis se réunissaient les Etats du pays. Le duc de Montpensier y donna des ban- quels de ceiit couverts : mais qu'est-ce que nos festins modernes, l'on mange du bout des dénis, à côlé du repas incroyable qu'offrit, en ce même lieu, Gaston XI à l'ambassadeur du roi de Hongrie !

'-'""•^ |,e roclier poilr par douze liommes, au banquet île Pau. Dessin de F. Lix.

Ce n'éiail pas une table unique qui, en jour-là, réu- nissait les convives; il y avait douze tables; et parmi ces convives on pouvait compter la reine de France et les piinces et princesses de la Tunihe royale. Et les maîtres d'hdtel ne s'a|>pelaient rien moins que les comtes (le Foix, de Dunois, de la Marche et le grand sénéchal de Normandie, liiuumérer les plats qui furent servis à l'appétit inratigahic des convives, ce serait une lAchc iKip longue. Je ne sais combien d'oiseaux arrêtés dans leur vol, et des plus beaux, comme paons et cygnes, vinrent s'abattre rôtis sur les tables. Or, comme spéci- men do ce faste, j'ajouterai qu'à chaiiue service il fall.iit pour chaque table cent quarante plais d'argent : la uiul-

lililicalion serait effrayante. :\Iais le plus curieux, c'c>l le côté artistique du repas, le côté imagier.

Douze hommes entrent gravement ; ils portent sur leurs épaides un roclier couronné d'un château à quatre tours: chacune de ces tours a quatre fenêtres; à chi- enne de ces fenêtres se tient une jolie figure de femme. Le tout est aux armes de France et sera croqué.

Six hommes entrent en dansant, et sur leurs épaules danse aussi un énorme tigre, qui non-seulement ouvre une gueule menaçante, mais encore jette du feu par la gorge.

Attendez! ce n'est rien. Voici pour entremets une iiioiilagiie portée par vingt-quatre lionnnes. De celle

'l&l

LECTUItES DU 80ll{.

inon(;ij;nt> coiiliMil h flots clnirs doux fonlaiiios, ruiic d'eau lie rose, i'aiilio d'i'aii iiiiiNtjiu'c. Chegu.slo!

Mais il lie siilTisait p.is ù la oonrloisie du prince de fnirc lospiicr dfs parl'iims exquis; il voidait ime les fleurs inèiiies fussent an rorsaRc des dames, i'jitre une iniape de cheval porliW' par des hommes et portant elle- même une fiiçon d'ccnyer qui avait dans les mains un jardinet de cire tout incrublé de roses et de fleurelles jo- lies.

Ce court aperçu peut donner, ce me semble, une idée des m.ifiniliccnces de la coin- de Béarn. Mainlenanl, al- lons l)ien \ile voir une autre nia^uiliceiice qui ne passe pas comme une fôle. Je veux parler de ce parc si admi- ralilement vaiié et ombreux, et dont le teriain avec ses ondulalions prête tant au pilloresque. 11 est précédé d'un simple quinconce qui sert de promenade liabilm-lle et de rendez-vous aux dé-œiivrés; si bien que le viai jiarc avec ses arbres centenaires, ses cliàlaif:;uiers touffus, ses fourrés épais, est la plupart du temps désert et reçoit seu- lement les rêveurs et les contemplaleur.s. Les voilà, ces jardinages tant vantés jadis; les voilh, ces allées qui s'é- garent et sous lesqiu'lles les deux Margueiite, la sévère Jeanne d'Albrel, la douce Catherine de Béarn, la belle Corisandc et tant d'antres femmes illustres passèrent en poursuivant leurs visions poétiques. Ce balcon du châ- teau, si vaste el si bien exposé au soleil, que de fols il reçut brillante compaLiuie qui ensuite descendait au parc et qui. du parc, s'élançait à cheval vers les riants coteaux de Jurançon !

Tel fut aussi notre itinéraire. Mais, comme nous al- lions quitter lesj.irdins royaux après avoir embrassé d'un dernier regard les tours imposantes qui le dominent, notre piiide nous fif remarquer un vieillard (ont courbé sous un nuiforme décoloré qui rappelait les costumes militaires du premier empire.

Tenei, dil-il, cet homme-là en a vn et en sait long ! Mais ne lui demandez rien sim' les anciens niaîires du château. Ce n'est pas Henri IV qui est sou héros favori, c'en est nn antre, qu'il a connu et aimé .. Parlez-lui de noire célèbre compatriote Bcrnadollc, vous remarquerez comme il redressera la tête.

Le conseil était bon à suivre. Nous saluâmes le vieil- lard et nous assîmes sur le même banc que lui. Il ne prit pas Larde à nous et se recida d'un air grognon. Si j'osais nous comparer à Alexandre, je le compaierais à Dioyène réclamant l'inviolabilité de son rayon de soleil. Je m'a- dressai, non au vétéran, mais à notre finide, pour faire par ricochet tomber la conversation sur le premier.

Vraiment, dis-jc, le château de Pau est une de ces merveilles qu'on doit avoir vues une fois dans sa vie ; et le proverbe béarnais a bien raison :

Qui n'a visl lo casiaig de Pau, Jamais n'a vist aray de tau.

L'invalide ne bougea point. Avait-il entendu seulc- menl?

Le parc aussi, ajoutai-jc, est d'une graiîde beauté, surtout par les perspectives qu'il commande.

L'invalide se mit à tracer quelques linéaments sur le sable avec le bout de son bâton.

Alors le guide me lança un regard et un sourire d'in- telligence en disant :

Avouez, monsieur, que nous avons, au château, une salle bien ornée par ces beau,x vases en porphyre que nous envoya noire grand concitoyen Bernadotte.

L'effet était infaillible. A ce nom, l'invalide (il im mouvement el se tourna nu peu de notre côlé.

Je suis si bien de voire avis, m'écriai-je, que j'ai admiré surtout cette salle, et que je me suis promis d'al- ler, en sorlant du parc, lire l'iiiscriplion (jui se liduve sur la maison nafpiit Bernadotte, cet autre rui donne à l'histoire par le Béarn.

Ici l'invalide se tourna tout à fait vers moi. Je vis la teinte ron^e de l'éumlion colorer sa joue d'un jaune de liarciieiuin. Sa tète braillante s'agila jibis encore que de coulume. et ses yeux reprirent (pielqiie feu. Nous avions touché l'idée qui était la vie, la pensée, l'alTecliou, l'in- térêt unique du vieillard en ce momie. Dès que le nom qu'il vénérait venait d'être prononcé par nous avec nn juste respect, nous devenions pour cet homme autre chose que des étrangers indifférents et même incommo- des : nous avions pénétré dans son cœur. Le ressort étant rcuconiré, la mécanique se mit à prononcer un certain nombre de mois qu'elle devait avoir ré[iélés des cen- taines de fois au moins dans le même ordre et sur le même ton, comme il arrive à ces Curlins qui, la baguette eu main, décrivent les richesses historiques d'un cabinet de figures de cire.

J'ai connu beaucoup Bernadotte, dit-il en soule- vant le bord de sa casquette de drap bleu. J'étais bien jeune quand je me trouvai sous son commandement. J'arrivais du pays; on me présenta à lui. Il m'accueillit comme un père accueillerait son enfant. Etre de Pau! c'était à ses yeux le meilleiu' titre. H était si bon, si gé- néreux, si simple !... et pas fier, quoique |)as familier... ce qu'il fallait enllu pour être un vrai général... Et il n'a- vait pas volé son grade. Parti le sac sur le dos eu 1780, il ne voulut accepter ses épauleltes de général qu'en 96, après la bataille de Fleuriis, et de la main de Kléher en- core. Je l'ai vn à Maeslricht... et c'était une fameuse oc- casion pour le voir : toujours eu avant de la troupe ; ses yeux jetaient des éclairs, ses grands cheveux noirs vo- laient au vent et sa belle taille dépassait les plumets des grenadiers. Tous les camarades de l'armée de .Sainbre-et- Mcuso pourraient vous le dire comme moi... s'il en reslait beaucoup de camarades de l'année de Sambre-et-i\leu>e, ajouta l'invalide avec nn soupir. Les années ont jiassé, les batailles ont moissonné aussi; et tout ça en.semble, le temps et la milraille, a fait de rudes trouées dans les rangs. Un jour, j'entendis raconter que le Béarnais allait passer roi de Suède ; ça me fut agréable pour mon pays. En attendant, je servais toujours dans mon petit grade do sergent, et je m'en allai en Russie. Ah dame! ce n'était pas tout à fait notre beau soleil de Pau... et encore moins quand, fait prisonnier, je fus conduit eu Sibérie à coups de bois de lance. Je croyais bien que je finirais dans ce vilain pays il n'y a guère à récolter que de la neige et de la glace... lorsqu'un malin on vient me prendre, on m'emballe sur un chariot et, après m'avoir fait tra- verser un tas de gouveruenicnls qui n'eu (inissaient pas, on médit: Allons, mon brave, suivez-moi. Celui qui nie parlait ainsi n'était pas un Cosaque, mais bien mi of- ficier suédois, car j'étais à Stockholm. Me voibà crâne- ment étonné, mille canons ! Je me laisse conduire... ou plutôt traîner ; car j'avais tant souffert, qu'à peine avais-je la force de pousser une jambe devant l'autre. Voilà qu'on me fait entrer dans un petit cabinet un parti- culier était assis à une table et en train de faire ses écri- tures. Il lève la tête en souriant; je le reconnais et je ne peux pas retenir un cri... C'était lo roi Charles XIV Jcanl...

MUSÉE DES FAMILLES.

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Mon général !... mon roi !... que je m'écriai.

Appelle-moi seulement général, dif-il avec une bonlé (|ue je n'oublierai jamais. C'est donc toi, mon pau- vre Michel !

Oui, mon général ; et si je me trouve ici, et si je vous y trouve de même, ça me paraît fièrement éton- nant.

Tu as raison, dit-il, c'est étonnant. Il a fallu pour cela des circonstances exlraordinisires. Nous sommes tous deux partis de notre petite ville de Béarn ; imiis avons tous deux fait la guerre; moi, je suis en Suède, oîi j'ai conquis une nouvelle familli!, ma vie s'est ré- glée sur cette devise : L'amour du peuple est ma ré- compense. Mais, crois-moi, Michel, je n'ni pas oublié la famille béarnaise ; mon cœur s'intéresse toujours à ce qui se passe là-bas.

Et aux soldais béarnais qui sont en Sibérie, mon général ! car, j'en suis sûr maintenant, si je suis sorti de ce maudit campement, je le dois à voire bonlé.

Le roi de Suède sourit.

Ecoute, dit-il ensuite, que préfères-tu? entrera l'hôtel des Invalides ou retourner à Pau ?

Je ne pouvais pas hésiter, notre beau soleil m'appe- lait, .le l'avouai avec franchise.

Tu es heureux, plus heureux que moi, me dit-il alors ; tu reverras le Jurançon, la vallée d'Ossau, Argelès, le pic du Midi !.,. .le comprends la préférence. Retourne au pays et souviens-toi de ton ancien général. Quant à tes moyens d'existence, ne t'en inquiète pas.

Il me congédia en me remplissant la main de bonnes pièces d'argent. C'est vrai, dejuiis que je suis de retour au pays, j'ai trouvé une petite pension qui m'attendait et qui m'a été servie exactement. Vive à jamais le général Bernadotte !

Il faut croire que telle était la conclusion inévitable de son récit toujours uniforme; car, sitôt qu'il eut for- mulé ce dernier cri, qui s'échappa comme par un élan, notre vieillard retomba dans son précédent silence et cessa de s'occuper de nous. Les rouages intérieurs de l'auto- mate avaient accompli toute leur évolution et s'arrê- taient jusqu'à ce qu'ils fussent remonics. Je ne répon- drais même pai5 qu'en ce moment noire présence lui fût Irès-dénidnlrée. Nous le quiltàmes eu admirant que, chez ce vieillard, la mémoire et la reconnaissance pussent ainsi tenir lieu de raisonnement et de sens pra- li(jue.

ftlais pourquoi fallait-il qu'en allant jouir de la vue splendide (pii se déroule à l'exlrémilé de la place Royale, * charmaule promenade plantée d'arbres, bordée décales, et d'où l'on croirait toucher les rnonlagues, nous ;iyons été ramenés à Henri IV par la conlemplation dune maussade statue en marbre blanc consacrée à l'efligie du héros, et qui nous parut fort peu exacte ! Les traits ne constilnenl pas une pliysionomie, un caraclère, et M. Raggi a oublié (pie, chez Henri IV, la bonlé doit s'unir h la (lignit('', la linesse au courage. Le Henri IV é(pieslre de Bosio est bien autrement vivant el éloqiu'nt (pie celui de la place Royale de Pau. C'est dommage : il en est des fautes de la slatiiaiie comme de celles de l'archilec- ture. Le temps ne les répare pas; on gratte une mauvaise peinture, une statue mamiuée resie sur son piédestal.

Cependaul que mon regret d'artiste ne m'empêche pas d'e\|Miiiu'r le plaisir (pie j'ai éprouvé ù |)arcourir cette aimable ville de Pau. Sauf le pavé pointu, (pi'il serait convonablo de remplacer enfui par un macadaini- sago bien entendu, Pau no laisse rien à désirer. Su si-

tuation pittoresque fait la moitié au moins de sa beauté. La partie des rues qui baignent dans le Gave le pied de leurs maisons est posée en contre-bas, de sorte que l'exlrémilé de leui's toils ronges semble atteindre le rez- de-chaussée des maisons qui les dominent : d'où il ré- sulte une sorte d'ampliithéàlre de l'effet le plus saisis- sant. Il arrive souvent qu'eu passant par une porte char- retière on s'engage dans un long couloir qui, par une pente marquée, mène droit au Gave. Ces maisons en bor- dure ont presque toutes un balcon saillant, abrité par le toit, dont la charpente avance comme les marquises de nos hôtels parisiens. Ce balcon, consiruit eu bois, quel- quefois en marbre, forme une salle aérienne la fa- mille peut, à certaines heures, respirer librement et causer à Taise. A quelques pas coule le Gave de Pau, mais un gave large et qui prend des airs de (leuve, car il lui arrive d'êlre abondant el majestueux. Quand nous le vîmes et le traversâmes sur im beau pont en pierre, jeté vers l'extrême limite du parc, il était tout ensablé et envahi sur les bords par d'épais fourrés de roseaux qui lui donnaient la physionomie agréable d'un étang.

Au delà sont des moulins que la rivière de Lousse met en mouvement avec un bruit terrible.

Ensuite une jolie route conduit à quelques villages béarnais, dont les habitations sont semées avec une es- pèce de désordre qui ne messied pas à l'ensemble du paysage. C'est Bizanos, c'est Assal, c'est Conrraze, riche encore des ruines du caslel fut élevé Henri IV. Ciia- qiie village a son église, au style presque toujours roman; la forme en varie peu : un portique très-simple soute- nant un clocher carré dont les jours sont prolégés par des auvents ardoises; au dedans, des murailles nues. On n'arrive au temple qu'en traversant le cimetièie, bordé d'un petit mur et très-soigneusement tenu, car le Béar- nais n'a point pour ses moris cette apathique indifférenee que ressent le Landais; il parle d'eux, il leur consacre des (leurs; il veille à la conservation du monument fu- néraire et il ne manque pas de célébrer à sa manière le bout de l'an par un grand repas.

Plus d'une fois nous nous arrêtâmes dans ces cime- tières, placés toujours sous la protection d'une grande croix de mission. C'était bien ce que l'on pourrait appe- ler les jardins de la Mort. Les linuls cy|irès. les roses épanouies l'herbe épaisse, la senteur exquise de l'air et le chaud rayon du soleilimprimaient du charme an Campo Santo; ce n'élail plus celle teinle grise qui afllige l'âme sous nos froides régiohs de l'Ouest el du Noid, mais une seconde vie calme el animée loul n la fois; el alors plus d'une foi-; aussi j'évoquai dans ma Étiéuioire ces beaux vers signés de votre nom :

Le printemps en mon cœur revient .Tpres l'exil, R.imeii;inl sur ses p.is mille l)l;uulifs colomlios, El mon cœur relleuril ;iu doux soleil d'uvrii^ L'herbe n'est-elle p;is plus verte sur les lombes?

Le village béarnais a toujours son mail planté réguliè- rement eu quinconce et s'ébatleiil les enfants, les chiens, les oies, les pourceaux el, à certains moments, les joueurs de paume ou pilota. Elle était belle la partie à laquelle le hasard nous lit assister. Assis sur un des bancs (pii se trouvent là, el (pii sont formés de gro.-ssos charpentes équarries tant bien que mal, nous vîmes les coud>allaiils préluder par le règlement des condilions, puis mellro bas la veste, attacher sur leur tête un ivsi'aii on un mouchoir, serrer plus éliMilemenl leur ceinluro rouge, nommer le jury du jeu, puis courir sur deux li-

56 1

LEGTIJUES DU SOI II.

giios avec une agilité d'isanl. Les vieux au liérol hloii, à la grande veste, aux braies pcntlantos, les regiirdaienloii se rappelant loin- jeunesse et en dissertant sur le mérite des coups; les femmes (iiaient ou Iricotaicnt, elles tri- cotaient surtout, car, dans les Pyréiiéos, on ne lait ipie cela: les sonuuunlmles de ce pays doivent se relever la nuit pour tricoter. La partie fut menée avec une habi- leté, une énergie, une prestesse dont on ne peut guère avoir une idée d'après nos derniers joueurs de paume parisiens. Ce n'est qu'aux Pyrénées, et surtout dans le pays basque, que s'est cou-^ervé dans ses belles traditions ce noble jeu, qui jadis était pratiqué à l'égal de l'escrime

par les gentilshommes et les rois. Certaines femmes y excellent. Nous eûmes ensuite le régal de Vdir lancer la barre de fer, autre exercice qui demande une rare vi- gueur, et dans lequel brillent les Béarnais. Ce fut en préludant [)ar cette gymnastique virile que Henri IV de- vint le premier capitaine de son temps.

C'est peu de chose encore quand la gymnastique en question ne s'exerce que sur une balle de paume ou une barre de fer; mais elle devient sérieuse à certains mo- nieuts : lorsqu'il s'agit, par exemple, de franchir les ïnoulagnes, avec des ballots de contrebande sur les épaules, par les temps do gelée et de neige, ou bien de

Fauliourg et village de Jurançon. Vue priso de

poursuivre l'isard sur les pointes de rochers; ou enfin d'aller traquer Vours dans sa retraite inacces.-îible. Je souligne ce dernier genre d'exercice comme transition pour vous conduire chez Marc-Jean Bédos, un robuste I)aysan qui, une fois, vit la mort de si près, qu'il peut savoir parfaitement quelle ligare et quelle expression elle a.

Marc-Jean est la curiosité vivante de Coarraze. Cha- que localité lient à posséder sa curiosité particulière. Les gens de l'endroit seraient très-humiliés s'ils ne pou- vaient dire : Nous avons un fameux monument qui a été construit (/a/i* /e (cm;)5 par des malins... Ou bien:

la place Royale à P.iu. Dessin Je F. Tliorigny

Nous avons un malin qui a joliment faitparlt r de lui dans le temps.

Donc, nous demandions une gentille posada pour boire frais et caresser une tranche de jambon avec une mé- ture (I).

Ah ! dit une femme qui tricote, allez chez Marc- Jean Bédos.

Allez chez l'homme à l'ours! dit un jeune homme qui rajuste sa veste après avoir accompli des hauts faits dans la partie de jeu de paume.

( i ) Galclle de miUoc ou grain de maïs.

MUSÉE DES FAMILLES.

Î65

Allez chez riioirime à la peau d'ours ! dit une fil- lelte sous son capiilet de laine blanche, le premier ca- pulet que nous eussions encore aperçu.

Allons chez Marc-Jean ! nous écriâmes-nous, puis- que tout le village nous l'indique. Mais il a un nom ter- rible : rhomme à la peau d'ours !

Soyez tranquille, me dit le guide ; il ne mord pas.

Oui; mais peut-être il êcorche, ce cabaretier! dis-je tout bas à mon compagnon.

El voilà vingt gimins aux pieds nu? qui s'emparent

de nou;, qui nous entourent de leur cercle frétillant, bruyant, et nous mènent jusque chez l'homme à la peau d'ours. J3 frémissais d'émolioii. Les jeunes Pyrénéens ne nous laissèrent pas oublier qu'ils ont une certaine af- fection pour les sous.

L'entrée de la maison Bédos ne ressemblait pas à une caverne : une vigne l'encadrait, qui mariait ses rameaux fli'xibles aux branches noueuses d'un rosier grimpant. La vigne annonçait ses grappes et le rosier donnait libé- ralement ses fleurs; charmant vestibule dont se fussciil

Vallée d'0.-!san. Vue prise de la roule

accommodés Anacrcon et Tiiéocrilo. L'o-cnlior est en i Lois épais et solide ; les meubles sont d'érable, très-pro- pres et très-lnisanls ; rideaux en indienne à ligures ; po- terie rouge, faïence du (icrs; solives richement garnies de jambons, de chapciels d'oignons et antres comesti- bles. Marc-Jean plumait un poulet. Nous roslàmcs slupé- faits devant le type débonnaire de cet hôlclier. Nouseu- lenicnt il nous servit ses provi.-ions, mais il ne se fil nullemeul prier pour nuus servir aussi son iiisloire cl satisfaire noire curiosilù en même Icmps que noire ap- pétit.

de I aruns. Dessin de V. Thorigny.

pour |. r.-:, messieurs, il y a de ccia dix ans, j'habi- tais Pierrelille... un endroit il y a une gorge noire comme le fond d'un puits... vous verrez ça !... Tant y a qu'un ouïs infestait la montagne, croquait les moulons et aurait bien mangé le ^(WoHr s'il avait fail mine de ré- sister. Les messieurs de la ville avec leurs bonnes cara- bines vous auraient arrangé une jolie partie pour aller liatjuer ce mauvais ours; mais c'é;ail la fin do l'au- louiiie et tous les messieurs étaient partis. Çi ne pouvait pas durer cependant. Alors v'l,\ qu'on demanda s'il y avait des chasseurs déiorminés. des braves, quoi ! Je me

^Vi Vl.NuT-MXVIUHi; VOLUME

■2m

LECTURES DU SOlU.

Iiroscnlo, t'I avec moi se préseiitt ut deux cousins; car iN ne venieiit p.is iju'il soil tlil (prélaiit île l.i t'aniillo ils m'oiil lais c aller tout seul. Nous vMà donc trois avec des Miunilioiis, nos lusils et des vivres. Nous trouvons la piste de la Itèle. Altenlion ! Qu'est-ce (jui vaut le Hjieux ? s'embusquer ou aller au-devant de l'ours et le tirer i|uan(i il se uu)ntrera à l'enlrtV' de sa lanière ? Ce derniei' parti est ado|)lé. Je me place au milieu, un cou- sin il ma droite, un cousin à ma gauche, et nous grim- pons. Tout à cou]t, ;t un endroit le roc surplonduiit, nous entendons un grognement sourd et nous voyons deux petits yeux qui se fixaient sur nous avec i'ureur. L'ours avait faim. Il ne délibère pas; il clierclic son point d'appui et se inel i\ descendre vers nous. Les cousins perdirent la tèle, et je ne sais pas comment ils (ireiit leur compte, mais chacun lila de son côté; et, comme je redescendais à recn'ons sans quitter la bête du regard, je servais soid de but à l'ours. Renianpiez bien que je ne nie (lonlais pas que mes deux gaillards m'avaient piaulé là. Ali dame ! le plus solide peut fclrc déconccité quand l'onrs va droit lui. Vous verrez ça, messieurs, s'il vous arrive d'en rencoiilrer dans vos promenades. Cependant l'ours se !a|)procliait de moi. Je n'iiésilai plus et, appe- lant mes cousins : Camarades, feu ! 11 ne partit qu'un coup de fusil... Je mien... L'ours n'était blessé qu'à l'é- paule. Il entre dans une rage, une rage !... En un bond il est sur moi et se dresse, et broie le canon de mon fusil et m'enronce ses ongles dans les é|iaiilcs et me mord avec ses terribles dents... Je lui plonge ma main dans la gueule pour lui saisir la langue et l'étouffer... il se re- jette en arrière et m'enlraîne... Tout à coup le pied lui manque, et Ji moi aussi par conséquent... pour se ratlra- pcf il ouvre ses énormes pattes et me lâche... Je roule en crisp.inl mes doigts... et voilà (jue je rencontre un buis solide..* Le !)on Dieu voulut que je me sois cram- ponné à l'arbuste... La pente était fameuse. .. Les rochers dentelés formaient partout des saillies et des pointes... roches sur roches, et en bas le Gave qui bouillonnait... Je prête l'oreille, j'appelle au secours... Inondé de mou sang qui coulait par vingt blessures, je suis au moment de me laisser rouler dans l'abîme... jMais les cousins s'é- taient raVisés ; on me tend une grosse corde, je passe mes bras dans les nœuds, on me hisse ; j'arrive au bord du chemin, je suis sauvé 1...

F/i bien, interfompis-je, et l'ours? est-ce qu'il se promenaif [lendant ce temps?

L'ours? il n'existait |»ius. Il était tombé jusque dans

leOave, après avoir plus de cinquante fois peut-être tourné sur lui-même, et il était mort. Mes deux cousins avaient requis tout le village ; on descendit avec de grandes pré- cautions, on retira l'ours de l'eau après l'avoir talé piu- demment; on lui enleva sa peau, et, quand je fus guéri, on m'ai>porta cette dépouille arrangée avec soin. Ce n'est pas tout : chaque année, au jour anniversaire de ce com- bat, les parents et amis ne manquent jamais de me don- ner un grand dîner. Au dessert, on étend sur le milieu de la table la peau de l'ours, et l'on boit tout autour à la sanlé de votre serviteur. Et voilà !

Bravo ! bravo!... telle fut l'exclamation générale.

El, dcmandai-je à iMarc-Jean, est-ce qu'il n'y a pas moyen de voir la peau?

Si fait, monsieur, répondit-il en ouvrant la porte de sa chambre.

Nous aperçijmes, accrochée à quatre gros clous, une fourrure épaisse que le temps avait un peu rongée, mais qui gardait encore une assez belle apparence. La tête de

l'animal était entière, sauf un œil de verre qu'elle avait perdu. Mais l'autre œil menaçait pour deux, et les dents grinçaient d'une terrible façiui.

En revenant à notre table, je pi-oposai un toast an bcl- li(pieux Marc-Jean, (pioique n<ius ne fus--iiHis pas au jour anniversaire de sa victoire; il raccueillit avec reconnais- sance, et quand nous nous quittâmes , nous étions les mi'illeiirs amis du monde.

Eorliliés par celle halte et la collation, nous gravissons un cbemin sinueux et montant qui, paifaitement ombragé d'arbres variés, contourne les iienles roides des coteaux. Admirable solitude que venait à peine rompre de temps en temps un i)aysan avec son mulet, ou une paysanne avec son âne. Partout, au-dessus de nos têtes, les branches en se rejoignant formaient un berceau continu et impénétra- ble aux rayons du soleil. Çà et une éclaircic trahissait retendue et la richesse des vignobles. Mille petits oiseaux sautillaient en gazouillant et sans paraître s'cItVayer de notre approche. C'était un calme que nous ne devions plus retrouver ailleurs et qui, avec un plus beau ciel et une température plus vivifiante, pouvait rap|)eler certains sites de Normandie. Nulle part dans le reste des Pyrénées, on ne respire au même degré celte exquise senteur de bois, d'un bois qui a relleuri avec le printemps sans étaler f éternelle mais triste verdure d'un rideau de sapins. Les sapins semblent ne jamais mourir, mais aussi ils n'ont jamais cette apparence de vie, de végélalion luxuriante, de floraison prospère que possèdent les ar- bres à feuilles larges et mouvantes. Ailleurs, nous allions assister à la lutte constante des gaves contre les rochers, nous allions voir partout le granit saillir du sol, le schiste entasser en murailles grises et sinistres ses millions de planchettes d'ardoise; voir les torrents se piécipiter en cascade, jaillir en pluie d'écume; voir le sentier rocail- leux glisser, âpre et abrupt, sous le pied de l'homme ou le sabot du cheval ; voir la neige s'amonceler sur le sommet des pics et délier fardeur du soleil; vou' enfin les nuages grisâtres se heurter aux flancs des montagnes; mais nulle |)arl nous ne devions jouir de celle sérénité extatique que nous éprouvâmes aux coteaux de Jurançon.

Nous comprîmes bien alois la réputation qu'on a failc à la bonne ville de Pau, et ponr(|noi tant de valétu- dinaires vont y chiTcher leur guérison; tant d'Anglais aussi une jolie retraite, un séjour agréable et peu coiileux. Les Anglais finiront par créer à Pau une véri- table colonie; ils y font le ton, ils y donnent des fêles, leurs équipages sillonnent les rues, leurs chevaux de prix y piaflent avec l'orgueil de leur race. Et même notre dernière soirée de Pau nous était confisquée par nn raout britannique, raout sim])le et dansant, auquel nous ne pûmes nous soustraire. C'était dur; les soirs sont si bons à la place Royale, dans la tiède atmosphère des quin- conces ! Mais il fallut se procurer des gants paille et profiler de la gracieuse invitation qui nous était faite.

11 n'y avait que deux Français dans ce salon. C'était nous. Par une double altenlion dont le molif délicat ne vous échappera point, nous mettions dans la conversation tout notre anglais dehors, et nos hôtes mettaient en évi- dence tout leur français. On dit que les gens d'outre- Manche sont froids, qu'ils ne savent rien admirer, ni s'a- muser de rien. C'est là, je pense, une de ces erreurs qui se propagent, grandissent, poussent d'immenses racines et ne sauraient plus être arrachées des esprits.

Les Anglais ne sont graves qu'en apparence, et personne ne rit plus facilement qu'eux, ni de meilleur cœur.

MUSÉE DES FAMILLES.

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2" On croit qu'ils s'ennuient partout, et, au contraire, ils apportent dans le plaisir plus de fougue peut-être que nous. Avec des formes plus expansives , plus gracieuses et plus vives, nous sommes au fond plus f^ravt'S que les Anglais. J'ai l'air de faire un paradoxe, mais je crois être dans le vrai. Quant à l'admiration, la leur ne se traduit que par ces deux monosyllabes : Oii! oui. Mais ils ne les épargnent pas ; et à toutes nos questions : N'est- ce pas que le château est un bien curieux monument?

0I] ! oui. N'e.->t-ce pas que le parc est bien dessiné?

Oli ! oui. N'est-ce pas qu'on est heureux dans celte ville? Trois salves de : Oh! oui. Mais, comme j'insi- nuais, par une très-innocente malice, qu'on devait être mieux à Pau qu'à Londres, les Oh ! oui cessèrent sur toute la ligne.

Règle générale : les Anglais de Pau sont comme les Anglais dt; Paris, de Florence, de Bruxelles, etc. Ils n'ha- bitent jamais Londres, mais c'est égal, Londres est la plus belle ville du monde.

Une heure du malin.

Nous voici de retour à notre hôtel do la Dorade. Le

piano retentit encore à nos oreilles ; nous voyons encore, par les yeux de l'im ginalion, passer de blondes lêtes de ladies roses et blanches, avec des robes de mousseline, des ceintures flottantes, des grappes de cheveux on- doyants, des dents éclatantes et des rires frais et eiifan- tins. La valse à deux temps nous poursuit de sa mesure rapide, et le quadrille des Lanciers nous fait ses grands saluts de menuet.

Et cependant il nous faut boucler nos malles. Demain, à sept heures, le départ. Bientôt nous serons dans ce noir défdé qui s'appelle la gorge de Pierrefilte

Adieu, bonne ville de Pau; adieu, mes braves Béarnais; adieu, souvenirs palpitants des d'Albret, des Bnurboiis, des Valois, de Napoléon et de Cliai les-Jcau. Nous pou- vons bien vous quitter pour les montagnes qui nous lé- clament, puisque nous avons pu déjà quitter pour vous l'Océan !

Alfred DES LSSAllTo.

( La suite prochainement.)

HISTOIRE NATURELLE EN ACTION

(0

LE RENARD EN MARAUDE.

Un jour, j'assistais, malgré mon horreur pour la chasse, à une chasse au renard, sur les terres du baronnet James L'**, de l'autre côté de la Mersey, rive gauche, dans le Lancastre. C'était ennuyeux à faire mourir tout le monde, excepté les renards; mais les femmes de la société du baronnet suivaient la chasse en calèche, et de très-loin, et je m'élais réfugié cIick elles pour prendre une leçon d'anglais, et ne pas perdre mon tenq)s avec les lenards.

On chassait depuis deux heures, et les renards ne se montraient pas; nous les cliassio;)s trop bien. La calèche s'arrêta sur ime berge fleurie du beau fleuve, et je pro- posai aux dames de ne plus si ng^r aux renards et de contempler le magnifique panorama qui se déroulait de- vant nos yeux. Nulle part, dans le monde, le commerce et l'industrie ne se montrent au voyageur avec tant de magnilicencc ; nous admiiicuis l'iuimeuse ville île Liver- pool, qui s'élève en amphithéâtre sur la rive droite de Mersey, avec ses six mille navires à l'ancre, ses (pui- ranle docks aux écluses cyclopéennes, sa douane su- perbe, en marbre brun du Lancastre, et ce mouvement continuel de vaisseaux qui remontent et descendent le grand fleuve, et entrclienuenl conuuerce avec les extré- rnités de l'univers.

Ce spectacle valait bien un renard.

Le baronnet et sa suite chassaient toujours à travers les taillis, et les échus s'obstinaient à gartler le silence, faute (le coujis de fusil.

Je hasardai alors une |il,iisanteri(' anglaise, qui ne pou- vait èlie cunqirise (|ue dans le Lancasliire.

Mesdames, dis-je, je crois que nos honorables ba- ronnets chassent aux loups.

Les dames i)rolilèreut de ce mot pour montrer, ilans un éclat de rire, les plus merveilleuses dents qui aient

(I) Voir, jiour la série, les laides des ciiHi derniers volumes.

humilié les perles, chez le beau sexe de Liverpool, le plus beau de tous les beaux sexes du monde. La réputa- tion des femmes lancastriennes est faite depuis long- temps.

Il n'y a pas de loups en Angleterre, me dit lady Ka- triua W**, mais les renards abondent, et leur nombre est un fléau. Il sera difficile aux chasseurs de nous en dé- livrer, comme on a fait des loups.

Milady, lui dis-je, puisque nous causons renards, permettez-moi de vous demander si les renards méritent leur réputation de finesse.

Qui leur a fait cette réputation? demanda lady Ka- Irina.

Les fabulistes.

C'est encore une de leurs fables, reprit la jeune .\n- glaise en riant; le renard est slupide comme une goose. Comment voulez-vous qu'il soit fin, avec cette énorme et bruyante queue qu'il traîne après lui, et qui le dénonce à cent jards à la ronde?

Milady, repris-je, je les croyais moi-même, jusipi'à ce jour, les plus rusés des animaux, après les serpents...

Ah! les serpents sont ruses aussi î interrompit l'.Vn- glaise; qui vous a dit cela? un fabuliste encore?

Non, milady, c'est la Bible... et même une Bible méthodiste. Voulez-vous que je vous cile le texte laliu?

Citez.

Callitlissimus omnium animanlium, etc.

Au reste, iuterrompil lady Katrina. tous les animaux sont lins à égal degré puisqu'ils se mélieul de riiomme.

Lt ils ont bien raison^ ajoute noire Jean-Jacques Uousseau.

Ah ! votre Rousseau a ajouté cela?

Oui. milady, après votre phrase.

Cela me rends lière... d'ailleurs, .MM. les fabulistes sont obligés de donner à chaque animal une spécialité do

208

LEC/miiES DU soin.

car;iclèrc, pour les faire figurer dans leurs drames ; l'un e>l rii.M', l'autre osl poltron ; celui-ci e.-l courageux, l'au- tre est bon enfant. La linesse a été dévolue exclusivo- mciit aux renards. L'arrivée du baronuct suspendit la conversation.

Mauvaise cliasse ! dil-il ; ces rascals de renards sont plus lins (pic nous.

Vuuj parler comme un fabulislCj dit lady Kitrina.

Et elle remonta en calèche pour ne pas subir le regard de vainqueur que je lui lançai.

Toute la société rentra au cliAtean.

Les clinsseurs élaiont consternés. « Les ronards ont suivi les loups dans leur émigration au continent, » di- saient-ils; et on proposa d'adresser une pétition à l.i Clianibre dos communes pour repeupler de renards le comlé do Lancastre.

Le Renard en maraude, pastel de Léger Cherelle. Dernier Salon. Dessin de laulour.

Il est vrai de dire que l'Iiiver, qui est l'été de l'Angle- terre, serait intolérable s'il n'y avait pas de renards pour amuser les ennuis des baronnets.

A deux heures après minuit, toute la société du châ- teau dormait de ce profond sommeil que donne la chasse aux renards, lorsqu'un coup de l'eu relcnlil dans le si- lence du clair do luno, pcr arnica silcnlia lunœ, et nous réveilla tous en sursaut.

Voici ce qui venait de se passer dans la faisanderie du baronnet.

Un renard tiès-lin avait franchi ou troué les haies vives du parc, pour venir chasser sur les terres de l'homme. Il choisissait une pleine lune alin de mieux voir les pièges, les embûches de toute sorte, comme doit faire un bon stratégistc en pays ennemi. Tous les animaux n'ont pas des yeux de chat et des binternes sous la paupière, comme les hiboux.

il marcha prudemment sur le sable fin des allées du parc, et, alléché par l'odeur, il arriva devant le miir de la ruisandorie. Les provisions abondaient de l'autre côléj

MUSl'E DES FAMILLES.

200

Tair élail rempli dexliiiluisons friandes. Quel fcslin ! di- sait en lui-même le ruse maraudeur.

Il so servit de sa queue, comme un écureuil de la sienne, pour se hisser, à la faveur des branches voi- sines, jusqu'au sommet du mur, et de h, semblable à Annibal contemplant du haut des Alpes les riches plaines lombardes, il admira les richesses excitantes d'une basse- cour d'Anglais; une Californie d'oiseaux.

Il faut les ménager, ces rencontres sont rares,

(lit le renard, comme le loup de La Fontaine ; voyons, ajonta-t-il, je ne puis pas tout emporter, faisons un choix. Donnons-nous la part du lion.

Il vit des pintades sur leur perchoir; des oies endor- mies sur une mare ; des poules protégées par des coqs ; des canards amoncelés en famille ; tous ces mets étaient exquis et lui faisaient venir le snng à la bouche, mais il craignait de réveiller toute la bande, s'il s'attaquait élourdiment au premier club venu, et il connaissait, par expérience, le fracas que font, dans la nuit, quinze coqs laucastriens, réveilles en sursaut, dans leur harem.

Trop de richesses h prendre rend la convoitise per- plexe ; notre renard, sur le mur perché, se livrait à de sages réflexions.

Tuut à coup, un rayon de lune, clair comme un rayon (le soleil, lui montra un paon superbe, endormi du som- meil de l'innocence, dans un massif de lauriers-roses. L'oiseau de Jiinon, malgré ses cent yeux, n'est pas très- clairvoyant, lorsqu'il est réveillé, et, malgré sa beauté radieuse, il est sliipide comme une goose. Son orgueil lui avait même conseillé de chercher une alcôve aristocra- tique, bien h l'écart des vulgaires oiseaux, prolétaires de la basse-cour.

L'orgueil conseille toujours mal les hommes et les animaux.

Le renard retint son souffle, replia sa queue en pa- nache sur sa tête, et, toujours évitant les feuilles sôclies que l'automne prodiguait à la terre, il marcha comme un fima:nbule sur une lisière de gazons veloutés, et, (l'un coup de dent brusquement appliqué au cou, il sai-

gna le paon, comme le plus habile des cuisiniers lancas- triens.

L'oiseau venait de passer de la vie à la mort sans pousser le moindre cri. Il continuait son sommeil.

Le renard, ivre de joie, traîna le paon sur le gazon, avec une lenteur mériculeuse, sans se laisser emporter par une impalic. ce îsien naturelle, et qui fut fatnie à Orphée. Parvenu au [)ied du mur de clôture, il po.-a le paon en pal, comme un oiseau héraldique, en élevant la lôtc de l'oiseau jusqu'à la plus grande hauteur possible, et on l'assujettissant dans un réseau de plantes parié- taires. Cela fait, il monta sur le mur, al'ongea son mu- seau pointu jusqu'à la tête du paon, et, soulevant l'oi- seau, il le lança sur le terrain public.

Un de ces jardiniers qui, dans le Lancaslre, ont reçu le nom de moon friend, ami de la lune, avait vu des- ceiulrc le renard, et, toujours muni de son fu-^il de pré- caution, il l'attendait à la sortie, et, le voyant reparaître, il lui décocha une balle en plein poitrail. Le rcnanl poussa un cri et fit une culbute qui exprimaient par la gamme et la contorsion tout le désespoir que peut res- sentir un Tantale affamé auquel on arrache un paon rô:i avec une balle de plomb qui lui donne la mort.

Le baronnet s'était levé le premier, comme un sei- gneur châtelain surpris par une attaque nocturne, et il arrivait dans le parc avec deux pistolets d'arçon.

Une fenêtre s'ouvrit, et une voix mélodieuse dit, dans un éclat de rire : C'est le renard qui chasse au ba- ronnet.

Nous mangerons sa chasse à dîner, dit le baronnet, mais dans trois jours. Il faut qu'un paon soit faisandé.

Décidément, dis-je à la fenêtre qui avait fait en- tendre la voix, eu cachant le corps ; décidément, les renards ne sont pas fins.

Dites cela aux fabulistes de France, répondit la fenêtre.

Et j'ajouterai au texte une illustration, belle mi- lady ; le plus joli pastel de Léger Chcrelle au dernier Salon de peinture.

MÉRY.

BOUQUET AUX MÈRES ET AUX ENFANTS (fin).

M est dans le jardin des Tuileiies, entre une muraille élevée, tapissée d'une charmille, et im carré de fleurs et do gazons, un coin à l'abri du nord et exposé au soleil. Ollc partie du jardin appartient, de temps imméuiarial, aux enfants et aux vieillards ; tout h; monde la connaît sous le nom de petite Provence. C'est une température excep- tionnelle ot un jardin à part dans le jardin des Tuileries. La toilette n'y est pas de rigueur : les douillettes les jjIus oxccniriques et les spencers dos vieillards n'y causent aucun éumneincnl ; les mt'ros, tout on surveillant les jeux des enfants, lisent ou festonnent. Los jeux y sont libres ot sans contrainte, ot on y voit souvent un bon vieillard renvoyer avec sa canne une balle égarée ou un cerceau irrévérencieux, ot se nu'ler on souriant aux jeux de cotte g('néraliou (pii va les remplacer et héritor successivoment (le leurs travaux, de leurs plaisirs, de Icins passions, d«; leurs chagrins ot de leurs rhuuiatisnn's.

Mais certaines mères ont commencé |iar défendre à leurs enfants déjouer avec les onfanis médiocrement vê- tus; puis elles ont lini par molli e un lormc à une habi-

tude qui exposait des enfants couverts de soie otde velivirs à n'avoir qu'un seul et même abri, \m seul ot même so- leil, ave ; des enfants vêtus de blouses et de simples vestes do drap ; et ellosont abandonné avec leursenfants la petite Provence pour aller loiuler, plus près du château, aux environs d'tui des petits bassins, le molher's club fa>liio- nahlo, où, abusant du mol deCornélie,mèredesGracqiios, qui disait on montrant ses onfanis : « Voici mos bijoux ol mos ornomenis, » elles ont fait d'une foule de petites ciéalures imioconlos une collection de poupées, riclic- nicut el l)i/;uiement vètiu's, nno sorte de complément à loin- ju-opre parure, se piipiant d'avoir dos enfants bien mis, rommo on so pique d'avoir un bel équipage et do beaux clievaux.

Il est vrai (pi'il n'y a pas l'abri i\o ce bon mur de la polile Provence qui arrête le vont ol reflète le soleil, que l'air y est fqiro ot le soleil nu)ins doux.

(^e n'était pas assez de couvrir loius poupées vivantes de soie, de voliuirs cl de dontollos, les mères ont cher- ché à se distinguer encore d'uno autre façon : il a fallu

270

LECTURES DU SOIR.

avoir dos boiitus txrcnlriqiio'5, des niiilàircssos avec le iiiadnis sur lu lèlo, des Noiinaiides avoc le lionnot caii- cliois, des Provençales couverles do paillollcs. Deniiorc- nieiil M""- '" a ou un frrand succès avec une lionne russe en cosiunio nalional : un cliapeau-diadônie doié, et une sorle de cafeian en velours nacarat, relevé de passenicn- lorios d'arjjont.

On demande des Laponnes vêtues de peaux de renne, et des iloilenloles velues de leurs cheveux ; elles auront de bons j^apos et des éfrards.

Il est vrai que ces enfants pai lagent la vanité dos mères, niellent do la prôlontion dans leurs jeux, et deviennent de pelils acteurs sur un lliéàlre.

Il est vrai que, entre ces petits masques liabillés selon

les plus vaniteux caprices, quelques-uns, déguisés en Ecossais ù jambes nues, sortant d'un appartement cliaud, ils ont les jambes couvertes, cotneut les plus grands dangers et sont parfois violets de froid; il est vrai que les petites filles de six ans jouent de la prunelle et parais- sent prêtes à tout; il est vrai qu'à liuit ans elles ont des airs langoureux et semblent désillusionnées et revenues dos déceplions de la vie; il est vrai que toutes ces pe- tites marionnettes sont très-ridicules, et reçoivent une éducation de vanité qui en fera une génération sotte, in- capable et insupportable; mais le molher's club fashio- nable est constitué, et à coup sur ce n'est pas pour l'amé- lioration des enfants.

ALPH0^sb; KARU.

LE MUSÉE NAPOLEON IIL

Le Palais de l'Industrie sert d'asile provisoire à un trésor artistique appelé naguère Collection Campana,el maintenant Musée Napoléon III. Ceux qui ont fait, dans ces dernières années, le pèlerinage de la ville éternelle, l'ont déjà admiré dans le |)alais de la rue del Babuino et dans la villa de Saint-Jean de Latran. Les Romains viendront maintenant le voir à Paris; car ce musée a un intérêt que ne possède au même titre aucun musée de l'Europe. Florence, Naples, Dresde, Munich et le Louvre renferment des œuvres plus belles en elles-mêmes, mais le musée Campana a le mérite unique d'être une histoire de l'art. Un seul volume y manque; nous en reparlerons tout à l'heure; mais il est facile de le rassortir.

« Les livres ont leur destinée, » dit le poète. Les mu- sées aussi. D'abord, chaque chose qui compose le musée a son histoire , sa biographie, qui est toujours assez cu- rieuse, puisque son couronnement est d'être exhumée, étiquetée, cataloguée, emballée, expédiée, rangée et ex- posée sous une vitrine, avec l'avorlissement sacramentel: Ne louchez pas, S. V. P. L'armurier qui a forgé et fa- çonné ce casque ne savait pas qui le porterait, ou bien, au contraire, il l'a travaillé avec amour pour quelque pro- che parent, son fds peut-être, comme Vulcain le bouclier d'Achille. Mais, vanité des prudences humaines, le coup mortel n'a point frappé le casque, il a pénétré sous une jugulaire mal attachée. Un combat épique s'est engaizé autour du guerrier mort, et les cadavres sont tombés sur les cadavres amoncelés en montagne funèbre. Les amis du guerrier, en sacrifiant la brebis noire aux divinités in- fernales, n'ont pas lu dans les entrailles de la victime que la tôle du héros, restée dans son casque, irait figurer dans un monument silencieux comme un chapitre de l'histoire des siècles. Comme on a passé au-dessus de celte tête, depuis le temps ou Cornélius Cassus, tribun militaire, déposa dans le temple de Jupiter Férétrien les dépouilles opimes deTolunmius, roideVéies! Que de soldats, de voyageurs, que de processions de toute sorte ; que de fois le sol a trembler jusqu'à la profondeur du tombeau, et que vraiment cette pauvre tête a deman- der ce qu'on lui voulait, le jour elle a été heurtée [lar la bêche de l'exhumateur !

Quant à toutes ces statues, tous ces vases, toutes ces aiguières, lous ces tableaux, tous ces bijoux, toutes ces armes, fort étonnés de se trouver ensemble, quelques- uns peut-être se retrouvent. Cette bague ne fut-elle pas mise au doigt d'une épouse par le posse.sseur de cette

pique, par l'artiste même qui peignit cette amphore? Quant à la collection enfin, elle a eu ses aventures. Les individus ont leur histoire comme les peuples, ou plutôt les peuples ont leurs aventures comme les indivi- dus. C'est déjà une aventure, je pense, que d'avoir fait condamner un homme à vingt ans de prison. La chose est lexliielle. Le marquis Campana, l'auteur de la collec- tion qui porte son nom, et la portera toujours en sous- titre, a été condamné à vingt ans de prison. Il était fort riche et passait sa vie à convertir sa richesse en capitaux artistiques. L'archéologie, et l'archéologie intelligente et synthéliquo,élait sa seule passion. Les passions mangent les patrimoines, et rarchéologie mangea le patrimoine du marquis Campana. Par bonheur pour l'art et par malheur pour le marquis, il se trouvait remplir à Rome les fonctions de directeur du mont-de-piété. Je dis rem- plir, mais je devrais dire occuper, parce que je doute qu'il ail beaucoup administré celte institution et vaqué à son poste, du reste très-important à Rome. Il convertit aussi les capitaux du mont-de-piélé en capitaux artisti- ques, de sorte que, bon gré, mal gré, les Romains prêtaient leur agent aux fouilles et à la formation du musée, et on vil un spectacle auquel je ne connais pas d'analogie : celui de Rome moderne mettant ses nippes au mont-de- piété pour retrouver Rome ancieime. Il y avait indélica- tesse, mais je ne voudrais pas dire qu'il y eût brèche béante à l'honneur, puisque le marquis ne cachait nul- lementses bonnes fortunes archéologiques, et encombrait de Dieux et de Césars jusqu'aux salles du mont-de-piété. Le mont-de-piélé est, depuis, largement rentré dans ses avances, et puisque le gouvernement français a estimé la collection Campana à quatre millions huit cent mille francs, il fallait destituer le marquis Campana pour le nommer à une sinécure artistique quelconque, il n'eût point à manier les fonds de l'Klat.

Quoi qu'il en soit, le Palais de l'Industrie est en ce moment le Palais de l'Art, une encyclopédie historique du sentiment du beau cbez les hommes, depuis l'époque lydienne et étrusque jusqu'au siècle de Léon X. Le seul volume manquant, c'est l'époque barbare, qui, dans tonte sa grossièreté, avait encore son idéal. Quelques fauteuils et quelques armes du temps de Dagoberl, quehpies figu- rines de portail sufliraient à remplir le vide, à nouer tous les anneaux de cette chaîne, dont les anneaux sont d'or, d'argent ou de fer, mais se tiennent toujours ensemldeet se continuent sans fln. Depuis le vestibule du rez-de-

MUSÉE DES FAMILLES.

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chaussée du palais, commence rexposilion, jusqu'au veslibuledu pavillon sud-est, elle flnil, on marche à travers les galeries d'éblouissement en éblouissement. Tout n'est pas chef-d'œuvre, mais tout est curiosilé. Dans les peintures qui forment le trait d'union eulre la renais- sance l)yzanliiie et Pôrugin, on suit pas à pas tous les tâtonnements d'un art qui se crée ; il semble qu'on assiste à tous les orages d'une âme qui s'ignore et cherclie à son insu sa voie à travers les liasards et les broussailles de l'inconnu. Il y a vingt salles en tout, et vingt ans ne suf- firaient pas à en fiiire l'histoire comfilète.

Je n'aime pas à aller seul au théâtre ; je n'aime pas non plus à visiler seul une exposition. Pourtant, je m'étais acbeminé seul vers le musée Napoléon IlL Au moment je passais par le tourniquet caraclérislique, afhrmanf ma présence par le craquement de sa machine, j'entendis denièrc moi un craquement précipité, qui se confondit avec mon craquement comme le craquement de deux capsules qu'on fait partir à la fois sur un fusil à deux cou|is, et je sentis une main se poser sur mon épaule. C'était un mimsit'ur dont j'ai eu l'honneur de faire la connaissance au Salon de 1861, et d'une manière assez singulière. La critique dudit Salon m'était échue ht'Ar- tislr, al, ci\ ma qualité d'Arislarqiie, jo me promenais avant dix heures et avant la foTile dans les «aleries de ce même Palais de l'Industrie, où, par parenthèse, le jour n'était pas tamisé avec autant d'Iiabilelé qu'il l'est aujourd'hui. Pour aider ma mémoire, j'annotais mon livret de signes cabalistiques, tantôt rouges, tantôt bleus, au moyen d'un crayon pa/en(, bleu à un bout et rouge à l'autre. Au bout de deux joins de cet exercice, je m'aperçus que j'étais suivi, traqué par un visiieur à cinq francs, homme d'ap- parence cosmopolite et distinguée, du reste, portant pour âge Ircntc-deux ans. Je le pris d'abord pour un artiste étran- ger qui voulait voir son juge avant Tandience. Mon pre- mierarlicle Salon n'ayant pas encoie paru, ce ne pouvait être un ligre altéié de sang de ciilique. Les dehors n'a- vaient rien de Irnculant. Le troisième jour, il me parla. Son désir était bien innocent. Il appartenait, par sa famille, à Joutes les nations de l'Europe. Il était gentilhomme, un peu hidalgo, un peu lord, un peu hospodar. Il était con- tem|ilateur. Il avait vu les œuvres admises par le jury ; maintenant il voulait voir les œuvres refusées par le jury, et me demandait, pour ce, l'appui de ma jjrotection. Je l'abouchai avec un jeime peintre, excellent garçon, qui avait eu quatre toiles reçues et une refusée, devenue na- turellement la plus clièrc à son cœur. Ce peintre lui lit

voir la géhenne; comment? c'est une aiïaire entre eux et le gardien. Je dois même dire que le monsieur refusa 'zé- néreusement d'acheter le tableau refusé de mon Appelles, et acheta plus généreusement encore les quatre autres, à propos de quoi ils se brouillèrent.

Je visitai avec ce monsieur le musée Campana, traî- nant de salle en salie, nous asseyant sur les canapés de couronne pour mieux nous plonger dans les siècles per- du.s, ou plutôt dans les siècles retrouvés. Au milieu de nos pérégrinations, mon homme avait un air inquiet, mélancolique et chercheur, qui me frappa un peu. J'attri- buai celte disposition à la nécessité il se trouvait de voir le musée un jour tout le monde peut le voir, je savais que son rêve était d'entrer au Louvre un lundi, parce qu'on balaye ce jour-là, et je n'y faisais pas grande allenliou. Pour le distraire, je lui fis admirer les bas-reliefs d'Apollon et du satyre Marsyas, de Phèdre et d'Hippolyte, les bustes, les bijoux, les panoplies, les am- phores, les vases étrusques, grecs, les louibeaux lydiens rapportés par M. Renan et qui complètent hi bien le musée Napoléon III, par l'étroite parenté qu'ils affichent avec les morceaux de l'art étrusque. Il ne me dii rien.

Enfin, arrivés au tombeau de Séuèqne, qui se trouve à la sortie, regardant du côté des Tuileries, et seuls, je lui demandai s'il avait lu le Traité sur la clémence.

Oui, me répondit-il; j'ai lu aussi \e2'railé des devoirs.

Celui-là est de Gicérou.

Je lésais bien. Mon cher monsieur, le musée est superbe, immense. J'étais seulement en peine de cette petite tète sans nez que vous voyez là-bas, et dont on m'avait parlé, mais je l'ai trouvée, je suis content. Il n'y a pas eu de choix fait, n'est-ce pas, tout y est ?

Le musée >apoléon III est bien complet, lui dis-je en le rassurant. Dans l'ancienne collection Campana il y avait bien quelques choses que 1@ gouvernement romain a vendues à la Russie pour quelques centaines de mille francs. Mais cela n'ôte rien à la valeur de ce que nous possédons.

Quelles sont ces choses?

Un vase de Cumes surnommé le roi des vases, deux casquci étrusques, l'un en bronze, orné d une triple cou- ronne d'or; l'autre en argent massif; im Jupiier colos- sal, et un bas-relief des i\io6«(/ejî.

C'est bien, dit mou houimo à son tour en secouant la lète; adieu. Je m'en vais.

Où?

A Saint-Pétersbourg.

Hector de CALLIAS

UN BILLET D'INVITATION SOUS LOUIS XV.

La marquise et le conseiller devisaient tranquillement au coin du feu. J'ai tort de dire Irauquillemeut, parce que la marquise n'était jias tranipiillo. De minute en mi- nute elle regardait la glace en appart iice poiu' lui de- mander si ses mouches ne changeaient pas de place, ^ réalité, peur jeter sur la peudideun coup d'œil l'nrtif.

Finissez donc, monsieur le conseiller, dil-i'llc tmit à coup, vous m'agacez les nerfs, en tisonnant perpétuel- lement ces malheuienses bûches.

Ah! belle manpiise, c'est (ju'il ne lait pas chaïul, au vingt-quatre lévrier, l'aquilon souille.

Toujours du paganisme, pour me dire que nous sommes au viugl-qualre février.

Heureuse date, marquise, puisque aujourd hui notre roi Louis XV, le Bien-Aimé, nunie Louis son lils, dauphin de France, avec la i>rincosse Marie-Josèphede Saxe. Il y aura un très-beau bal à Versailles.

Monsieur le conseiller, je veux que vous sachiez condiieu v\\ peut être impertinent sans le vouloir. Vous nu' rcballez les oreilles de vingl-ciualre féviier, de ma- riage et de bal à Versailles. Eh bien ! savez-vous que j'ai t'ait demander un billet â Bonneval et que je l'allends encore'?

Ne l'attendez plus, vous ferez mieux. A propos, (luel est donc ce faquin'? Est-ce ce poêle m.lnceau si fé- cond et si médiocre auquel nous devons Alomus au ccr'

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LFCTIRES DU SOIR.

de des dieux, ou bien est-ce lo UoDiieval qui a (iiii clioz les Turcs?

Non, il n'a 616. loule sa vie qu'inlondaiif des nionus plaii^irs et niaîlio do hallel ; il a lait dansor à rOpéra le Roman merveilleux. Il «'appelle Michel, et l'anlrc Uoné.

J<' le remets niaintenaiil. C'csl un faquin. Allez ù Versailles sans ce billet.

Vous êtes fou. Du temps de feu le marquis, cela ne se serait point passé ainsi. Caprice do femme, si vous vou- lez, mais je donnerais je ne sais quoi à qui m'apporterait co chiffon de papier décoré de la grilTe de Donucval.

Kn co moment on annonça le chevalier, qui entra Pair fort satisfait de lui-nuMiie.

Vous me paraissez plus fat que de continue, lui dit la marquise. Avez vous à l'improvistc reçu votre lieuto- nnnco?

Non, marquise, j'ai mieux que cela.

Je ne vous interroge plus alors.

Pourtant cola vous touche.

Vous êtes une énigme, clievalior.

IL^-pardoz plutôt.

Et le clicvalier remit ù la marquise un papier sur le-

Invil.ition de l)al, d'après Cochin. Dessin de Fellmann

quel elle lut îi haute voix avec un tressaillement de plaisir :

Bal paré à Versailles, pour le mariage de monseigneur le Dauphin, le mercredi 24 février 174o.

Signé : De Bonneval.

Donucval est ua honnête homme, dit le conseiller.

El vous nu homme charmant, ajouta la marquise en jetant sur le chevalier un coup d'œil aussi humide do reconnais-^aiice que si elle eût été sauvée du danger lo plus grand. C'était, en effet, un grand danger que ce'ui de ne pas aller ii Versailles ce jour-là. C'était perdre sa réputation de femme de grand ton.

Quelhi,\e! s'écria le conseiller dans un enthousiasme de véritable amateur. Il possédait un cabinet d'es- tampes. — Lf^ liillct est gnivé par Nicolas Cochin, celui

dont le père est de l'Acadétnie de peinture et l'auteur du beau portrait d'Eustacho Lesuour. C'est un garçon d'un grand avenir. Voyez quelle grâce dans ce groupe de l'A- mour et de rilyménée. Qiu^l goût dans ces ornomenls, dans cet écusson, dans ces iustrumonls de musique, dans ces guirlandes do roses. RIa parole d'honneur! on aurait envie de se marier, quand ce ne serait que pour com- maniler à Cochin des billets de mariage (1). La marquise se pencha vers l'oreille du conseiller : Pensez-vous, dit-elle tout bas, que, si je demandais à Cochin d'en graver pour moi, il lo forait?

James CLAUENCE.

(1) I.a jolio carte d'invil.nlion que nous reproduisons ici fait naturellement suite à I.t série que nous avons cinprunicc à la riche collection de l'émincnl docteur Piogey, si gracicustmcnl coninuiniquéc par lui à notre journal.

MUSÉE DES FAMILLES.

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LES PRISONS D'UN SERIN.

AVIS AUX LF.CTF.UnS.

Collft œuvre, d'iiiio fmossc, d'une pi Aoo ol il'iiiio mora- lilc^ si rom;ir(|iiiihIos, est le dernier ouvrage, promis par nous, de l'aulourdu Père Rèmy, du Pclil iiussionnnire et JUIN 1802.

Les oiseaux des llos Fortunées. Dessin de Freeni.in.

du Conxnil, de celte Amoinette (Olympe Minci) dont nous avons nivelé lo talent au publie, et d(nil la mort SiMilc nous a appris lo nom. ( Voyez VArcrlisscmcitl de notre tomo XXIIl'.) Flic a quille ce monde en écrivait pour nos lecteurs les Prisons d'un S.'rùi, donl il n.us a .^" VINGT NtL'vitJîE voll::c.

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LECTURES DU SOIR.

fallu achever la seconde partie, d'une main respectueuse et iiisiiriis.nito. Do le retard de cctle insertion. On doit bionlùl réunir pour les bililiotlièiiucs les petits cliefs- d'œuvre d'AMoiNETTE, publiés dans \c Musée des Familles et dans la Presse.

I. INTRODUCTION

Oiseaux du ciel, louez le nom du Seigneur, Bètos sauvages, troupeaux, reiililes.

(l's. G\I,V11I.)

J'ai tant lu cl tant médité le bon La Fontaine, (pic j'ai fini par entendre comme lui le langage des bêtes.

Voilà comment j'ai pu écrire sous la dictée d'iui serin cette bistoirc véridique, tandis qu'il la disait à sa compa- gne accroupie sur ses œufs, pour abréger les licurcs et charmer les ennuis de sa tiiclic malcrnolle.

Etendue dans mon fauteuil de malade devant ma fenê- tre ouverte, je n'ai pas perdu un seul mol de ce qui se disait à la fenêtre de la maison voisine immédiatement en face de moi, et, pensant (pie les lecteurs du Musée dos Familles partageront riuléièt que m'inspiraient les aven- tures de ce petit philosophe en robe jaune, je les ai transcrites à leur intention,

II. RÉCIT DU SERIN. I.A PATRIE.

Tu veux, chère épouse, que je te parle do ce beau pays que j'ai à peine entrevu et loin duipiel tu es née.

Que te dirai-je? Le soleil y est plus radieux, l'aurore plus vermeille, le couchant plus splendide, les grains plus savoureux , les feuilles plus parfumées qu'en aucun autre lieu de la terre, et les hommes lui ont donné le nom d'iles Fortunées.

(l'o-i là, qu'au milieu d'oiseaux resplendissants de toutes les couleurs, dans nn nid suspendu aux hraiiclies d'un laurier-rose, mes yeux ont vu le jour pour la première fois. Nous étions quatre frères, et j'étais le plus robuste de la couvée : c'est ce qui explique comment j*ai pu sur- vivre aux malheurs qui ont accablé notre infortunée fa- mille.

Mes flores et moi nouf5 comptions déjà trois semaines d'existence ; déjà des plumes avaient remplacé le duvet dont nous étions revêtus en sortant de notre co(piillo; quelques jours encore et nous allions prendre notre voldo. Le soleil brillait au zénith, et notre mère, se fiant à sa vivifiante chaleur pour la reiiqilacer quelques instants près de nous, avait enfin quitté le nid pour essayer ses ailes engourdies. Elle décrivait joyeusoment au - dessus de nous des cercles rapides en nous jetant au passage de petits cris de défi et d'encouragement auxquels nous ré- pondions en agitant nos ailes de plaisir.

Hélas ! ce furent ces manifestations de joie qui nous perdirent. Un homme, attiré par nos cris, s'approcha du laurier-rose, vit notre nid, et, tirant de sa poclie une ser- pette, coupa la branche à laquelle il était suspendu, puis il partit en emportant son trophée.

Notre mère le suivit en poussant des cris de désespoir auxquels nous répondîmes par des cris de détresse, puis, folle de douleur, elle vint s'abattre sur le nid nous nous débatti(ms, en étendant sur nous ses ailes protec- trices. De la main qui lui restait libre notre ravisseur la recouvrit brutalement: elle ne fit aucune résistance; se sentant impuissante à nous défendre , elle ne voulait que partager notre sort. Chez les oiseaux comme chez les hommes, le cœur d'une mère est le chef-d'œuvre de Dieu.

Que dut penser notre pauvre père, lorsque, chargé du

butin recueilli avec tant de soin pour le repas de sa fa- mille, il ne trouva pins que le vide et le silence à cette place rattoiidait d'ordinaire nn si joyeux accueil? Sa compagne, ses enfants, sa demeure, tout avait disparu ! Si quelque ouragan eût bouleversé ratinosphôre au point de briser la branche qui portait son nid, l'arbre tout entier en eût subi rinfluencc; si quelque animal carnassier eût dévoré la couvée , quelques plumes, quelques débris eu.sscnt attesté le meurtre ; mais non, l'air était caimo, le laurier exhalait à l'eutour son suave et amer parfum sans se soucier de la branche perdue ; rien n'était changé dans la nature : seulement un homme avait passé.

III. LE NÉGRIER.

Cet homme, c'était le capitaine d'un vaisseau marchand, mouillé à quoique distance de la côte. Il descendit ra- pitleinent la petite éminence au versant de laquelle était siliiée notre demeure, et gagna le bord de la mer l'at- tendait une chaloupe. A peine y fut-il entré que les quatre hommes qui la conduisaient lais.sèienl tomber leurs lauies avec ensemble et voyuèrenl rapidement vers le vaisseau.

Pendant ce temps, le capitaine ôlait le chapeau de paille qui lui couvrait la tête, y introduisait noire nid avec précaution, puis, posant par-des.sus son mouchoir, il le fixait à l'aide d'une ficelle, et fermait ainsi notre piison.

A peine sur le pont du navire, il siffla d'une façon par- ticulière. Aussitôt un enfant pâle et chétif, dont les grands yeux avaient quelque chose d'un peu hagard, se présenta devant lui.

•—Ecoute-moi bien, Taloche, lui dit-il d'un ton bourru, il y a dans mon chapeau cinq serins, que je destine à ma fille ; c'est à toi que je les confie. Il .s'agit de les ame- ner en France en bonne santé, siin.n il t'en cuira! Tu m'entends?

Oui, capitaine , dit l'enfant d'une voix tremblante. Mais comment dois-jc les nourrir?

De la mie de pain , du jaune d'œiif , quelque gre- naille. D'ailleurs, demande au maître coq comment il nourrit ses volailles ; tout ça c'est de la même famille.

Le pauvre enfant prit en soupirant le chapeau des mains du ca[)itaine, et, descendant un escalier obscur, il nous porta dans la cabine , sur la table de laquelle il posa le chapeau.

Deux heures après, grâce à ses soins , nous étions in- stallés dans une cage à perroquet, que quelque passager avait oubliée dans le navire. Le pauvre enfant avait pou.'^sé la précaution, vu l'écartcment des barreaux, jusqu'à la recouvrir d'un filet, précaution bien inutile, hélas! En ad- mettant que nos ailes nous eussent permis de fuir, com- ment traverser l'espace qui nous séparait déjà de la terre natale et qui s'augmentait d'instants en instants? Non, notre malheur était consommé; il ne nous restait plus qu'à nous résigner ou à mourir ! C'est ce que fit dès le troisième jour de notre captivité le plus chétif d'entre nous.

Tu sais ce que je t'ai promis, dit froidement le ca- pitaine au pauvre Taloche qui pleurait; mais, comme ce- lui-là était le plus chétif, tu n'auras que dix coups de corde. Pour les autres la ration sera doublée; il faut de la justice. Va !...

Quelques instants plus tard, dos cris étouffés nous an nonçaient que l'arrêt du ca[)itaine était exécuté.

Ces cris n'étaient pas les seuls qui eussent frappé nos oreilles depuis notre séjour sur le navire. Plusieurs fois déjà des gémissements étaient montés jusqu'à nous; ils semblaient sortis des entrailles du vaisseau et poussés par

MUSÉE DES FAMILLES.

27:

de nombreuses poitrines. Nous eûmes bientôt l'explica- tion de ce mystère. Le lendemain de la mort de mon frère, un autre navire nous accosta. Un liommo en sortit et passa sur notre bord, salua familièrement le capitaine, et tous deux vinrent s'asseoir dans la cabine notre cage était suspendue, devant une bouteille de rbum et deux verres.

Vous dites donc, compère, fit le capitaine étranger, que vous n'en avez que quarante?

J'en avais quaranle-cinq, répondit notre capitaine avec liumcur; mais depuis trois jours que vous me faites droguer à vous attendre, deux sont morts de la fièvre, un troisième s'est pendu ; les deux autres, qui étaient des femmes, sont mortes de chagrin, et, si vous aviez un peu de conscience, compère, vous prendiiez sur vous la moi- tié de la perle.

Merci, fit l'antre en riant. D'ici à New-York j'aurai aussi du déchet, sans compter ces damnés Anglais qui font bonne garde, et qui m'ont déjà forcé une fuis à jeter ma cargaison à la mer. En vérité, le métier devient im- praticable ; il n'y a plus d'eau à boire.

Nous disons donc quarante , reprit notre capitaine en inscrivant sur son carnet à mesure qu'il parlait. Vous avez, vous?

Cent dix balles de sucre Bourbon, quarante cale Mar- tinique, et douze tonnes de rbum, répondit son interlocu- teur, plus le reliquat que vous savez.

La balance est en votre faveur, fit notre capitaine, après avoir aligné des cbilîres qu'il additionna. 11 n'en serait pas ainsi, ajouta-t-il en soupirant, si ces cinqgre- dins ne m'avaient fait faux bon!

Plaignez-vous donc! dit l'autre; votre affaire est finie. Dans quelques jours , vous débarquez à Bordeaux, les sucres sont en hausse ; vous empochez votre argent et vous êtes blanc comme la neige. Ni vu, ni connu ; tandis que moi!... Ah! les Anglais! les Anglais! au diable leur philanthropie !

Tandis qu'il parlait, notre capitaine comptait lentement une pile d'écus, et, la plaçant devant celui qu'il appelait son compère :

Comptez, lui dit-il en soupirant de nouveau ; mais je fais un mauvais marché, vrai !

Farceur, dit l'autre en empochant l'argent, ce serait alors la piemière fois de votre vie.

Et, choquant encore leurs verres avant de sortir , ils quittèrent la cabine en causant comme de vieux amis, pour procéder à l'échange de leurs marchandi.ses.

Delà fenêtre de la cabine, nous fûmes témoins de cette étrange o|téralion. D'abord les deux bàliments s'approchè- rent de façon à affleurer presque leurs manœuvres. Puis on jela d'un bord ;\ l'autre une espèce de pont volant, et bientôt les balles de sucre, les tonnes de rhum, etc., passèrent à notre bord, dirigées par les matelots du billi- ment voisin.

Notre capitaine les inscrivait au passage. Quand le compte y fui :

A vous maintenant! cria-t-il à son compère.

En ce moment il se fit un grand mouvement tlans l'in- térieur de notre navire. Les cris dont j'ai parlé recom- mencèrent plus dt'chirants que jamais; des ricanenu'iils et des blasphèmes y répondirent. En lin, un nègre parut à rcxirémilé du pont volant, un coup de fouet retentit.

Un, cria le capitaine.

Un, répéta son compère en poussant brutalement à son bord le malheureux quo lo coup de fouet avait

fait bondir de douleur, et qui s'était hOlé de traverser la planche.

Deux, cria encore notre capitaine en cinglant de nouveau son fouet sur les épaules d'une nouvelle victime.

Deux, répéta son compère d'une voix impassible. Trente -neuf fois cette lugubre litanie .se répéta à la

face du ciel, puis il y eut un temps d'arrêt. On entendit des cris, des jurons, des blasphèmes.

Qu'est-ce donc? demamln notre capitaine.

Capitaine, dit un matelot, c'est le grand diable noir qui ne veut pas marcher. Il m'a mordu comme un enragé qu'il est. Voyez!

Et il montrait sa main tout ensanglantée.

Ça prouve qu'il se plaît avec nous, répondit le ca pitaine. Mais mon compère n'entend pas raillerie. Il lui faut son compte; dépêchons !

En ce moment le tumulte augmenta, et celui que les matelots nommaient le grand diable noir parut enfin. C'était un magnifique nègre de vingt-cinq ans, aux lormes athlétiques, et dont la physionomie , animée par la lutte qu'il venait de soutenir, exprimait à la fois la douleur, la colère et le désespoir.

Quarante , criait notre capitaine en détachant un dernier coup de fouet plus vigoureux que tous les autres. Au dernier les bons !

Le malheureux noir s'élança sur la planche , mais, ar- rivé au milieu, il s'arrêta court, regarda le ciel, l'horizon, le vaisseau l'attendaient un autre bourreau et les mêmes souffrances, et, prenant un élan prodigieux, il s'élança dans les flots en poussant un cri de triomphe.

Ali ! le brigand ! je suis volé, hurla son acquéreur. Vite, enfants, une chaloupe à la mer, et vingt francs aux sauveteurs.

Pendant ce temps, notre capitaine riait en se tenant les côtés.

Vous n'avez pas de chance, compère, criait-il ; c'é- tait le plus beau de la bande.

Un torrent d'injures répondit à cette plaisanterie.

Une voile à bâbord! cria en ce moment du h.iutdu grand màt la voix grêle de Taloche.

Alors il s'opéra en quelques sccomles un véritable chan- gement à vue. Le pont volant lut enlevé. En un clin d'œil les sauveteurs regagnèrent leur bord, abandonnant le nè- gre à sa destinée. Les deux bûtiments s'écartèrent l'un de l'antre, et, quelques minutes après, chacun d'eux voguait dans une direction opposée.

A partir de ce jour, nulle plainte ne monta vers nous des entrail.es du navire, mais trois fois omoie des cris de douleur retentirent sur le pont. C'était le inous.se Taloche qui , selon la grossière mais pittoresque expression des matelots, chantait l'office dos morts des serins.

D'abord ce furent mes deux frères. Nous étions seuls, ma mère et moi, dans ce nid naguère trop étroit pour con- tenir notre bouroiise famille. Un matin enfin, je m'éveillai sous la pression d'une masse inerte et glacée, qui me fi- geait le sang dans les veines.

Mère! mère! Au secours! m'écriai-je d'une voix étouffée.

Pour la première fois ma mère ne répondit pas à mon appel ; elle était morte ! morte au poste que lui avait assi- gné .son (lévouemonf. Une mère ne déserte jamais! . . .

Moi aussi, je comptais, je voulais mourir ; pourtant uno réfli'xiiui me rattachait encore ù la vie. Ce pauvre enfant (pii qu.ilre fois déj.'l avait subi le ciultimeiU d'une faute imaginaire, le condamnerais-je volontairement à un snp-

"276

LECTURES DU SOIH.

plico do plus? ino foiais-jc \c complioo do son bourreau? Collo poiisf^o m'empêcha soulo de me hriser l:i lèle ooiUro les barreaux de tua prison.

Patienoo, mo disais-jo , ailondons oncoro quelques jours. Uu iusiinel secrel me dit (pie nous approchons do la terre. J";ii cru voir voler des insectes ; j'ai cru s^entir des énianalious de Heurs. Allcndoiis, j'aïu'ai toujours, hé- las! des barreaux l'i mou service ! lin etïet, deux jours après la mort de ma mère, notre navire entrait à pleines voiles dans le port de Bordeaux.

IV. cniz i.\ jfxm; riu.E.

Le lendemain un homme entrait dans la cabine, cY'Iail notre capitaine. Je no le reconnus pas d'abord ; il ôt.iit litléralement transformé. Rasé de frais, lo linge blanc, les mains propres, il ne ressemblait en rien au {grossier per- sonnage que je connaissais pour mon malheur, et qui, sauf l'autorité dont il faisait uu si cruel usage, ne se distinguait en rien dos autres marins du bord. Il tenait à la inaiii uno cage élégante, qu'il ap|)rocha de la mienne, et dans la- quelle je m'empressai d'onlrer do moi-même pour éviter son contact, sitôt que je devinai son intention.

Ici, Taloche, cria-t-il aussitôt.

Taloche, transformé lui aussi, parut dans la ca])ine. Il portait une jaiiuetlc de drap bleu à boulons d'argent, le pantalon pareil ; une casquette posée sur l'oreille lui don- nait un petit air crâne, et il souriait, le pauvre enfanl. C'était la première fois que je le voyais sourire ; cela mo fit du bien; c'est si triste un visage d'enfant qui ne sourit jamais.

En roule, mauvaise troupe, fit le capitaine en lui niellant la cage dans les mains; puis il sortit de la cabine, suivi do Taloche et de moi, l'un portant l'autre.

Nousqniltimes le vaisseau et gagnâmes une belle mai- son siîuée sur lo quai. mon maître entra chez lui, monta Pcscalicr du premier étage et entra dans une chambre à la porte de laquelle il nous laissa, Taloche et moi.

L'instant d'après nous enleiidimes un cri do joie poussé par une fraîche voix de jeune fille, puis un bruit de bai- sers, puis dos exclamations de surprise et de plaisir.

Mh 1 père! cher bon père! quel i)laisirde te revoir! j'étais si inquièlc, si triste de ta longue absence !

Et moi, obère mignonne, disait lo capitaine d'une voix toute changée, j'avais besoin de tes caresses, de ta pré- sence. Mais comme te voilà grande et belle maintenant! Sais-tu que je suis fier de toi?

El il l'embrassait de nouveau.

Chose étrange, cet homme avait un cœur! il était aimé ! Après ces premiers épanchements, le capitaine appela Taloche :

Tiens, niloti.c, dit-il à sa (illo en lui présentant la cage, voilà ce qui s'appelle un serin pur sany. Il arrive en droite ligne des îles Canaries; ils étaient cinq, mais celui-ci a seul survécu. C'est ce polisson -là qui en était chargé, ajouta-t-il en tirant, d'un air bonhomme, l'oreille de Taloche, et c'est i lui qu'il faut t'en prendre si tu n'as pas la couvée tout cnlièro.

Oh! mademoiselle, dit Taloche d'une voix trem- blante, j'ai fait ce que j'ai pu, je vous jure ; mais ils élaicnt si jeunes; et puis c'est l'air de la mer qui ne leur allail pas ; cl puis le chagrin. Songez donc ! être enlevé comme cela tout d'un coup à son pays, à son père, c'est bien triste, mademoiselle.

Et le pauvre enfanl se mit à [ilourcr. Sans doule il fai- sait un retour sur lui-même. Lui aussi, il était loin des siens, de son pays !

Pauvre petit, dit la jeune fille avec bonté, ne t'af- fiige pas ainsi. Ce n'est pas la faulo, j'en suis sure, et pour te le prouver, ajouta-t-ellc en cherchant son porte-mon- naie, voilà ciiKi francs pour ta peine.

A la vue do celle grosso pièce, le visage de Taloche rayonna do honlicnr.

Oh ! merci, merci, mademoiselle, et que Dieu vous bénisse ! s'écria-l-il.

Puis il baisa la pièce avec amour.

Tu aimes donc bien l'argent? dit la jeune fille sur- prise.

Non, dit l'enfant, mais j'aime tant ma mère! quel bonheur de pouvoir lui envoyer une si grosse somme !

Elle est donc bien pauvre?

Il faut (jifello soit bien pauvre, mademoiselle, pour m'avoir laissé partir en mer, moi, son unique enfanl! mais elle no pouvait me nourrir, et j'étais trop jeune pour gagner mon pain à uu autre métier.

S'il en est ainsi je double la dose, fit la jeune fille en ajoutant une seconde pièce à colle que l'enfant tenait déjà.

Eh bien ! eh bien ! dit le capitaine, moitié riant, moi- tié facile, est-ce ainsi que nous faisons sauter les écus?

Ne to fâche pas, cher petit père, (il la jeune fille en lui sautant au cou, mais col enfant m'intéresse, et puis cet amour do serin vaut bien dix francs pour lo moins, con- viens-en?

Mais en ce cas c'est à moi qu'il fallait les payer, dit son pore, car c'est moi qui ai cueilli son nid sur une bran- che de laurier-rose, et qui l'ai rapporté au vaisseau dans mon chapeau.

Toi, tu auras dix baisers, vingt baisers, cent baisers pour la peine.

Et s'asseyant sur ses genoux, elle se mit à le caresser avec une cliarmante càlinorie. Le terrible capitaine élait désarmé.

Allons, dit-il à Taloche, file plus vile que cela ; va faire ton envoi à ta mère, et que je te retrouve à bord à six heures, sinon !...

Sinon quoi? demanda sa fille.

Il a compris, fit lo capitaine on souriant. Taloche élait déjà loin; il avait compris en effet. Alors toute l'attention de ma jeune maîtresse se reporta

sur moi :

Qu'il est joli, mais qu'il a l'air triste! dit-elle. S'il n'allait pas chanter! si c'était une femelle!

Ce doit être un mâle, dit son père, car c'était le plus fort de la bande.

Cher petit, continua la jeune fille, tu seras heureux avec moi, lu verras! je lo rendrai la vie si douce (jne tu no regrelloras pas ton pays.

Et elle courut vers une armoire d'oii elle lira du sucre el un biscuit, qu'elle ajouta aux provisions qui garnissaient ma cage.

Pendant ce temps le capitaine feuilletait un livre resté ouvert sur la table, et par lequel l'altention de sa fille semblait complètement absorbée lorsqu'il était venu la surprendre.

Tiens! tu lis celte bêtise-là? lui dit-il en haussant les épaules.

Cette bêtise! fit la jeune fille surprise; la Case de Voncle Tom, une bêtiso?

C'est plein d'exagération, et je ne comprends pas que ta taiilo te laisse lire ainsi des romans qui te fausse- ront les idées.

En ce moment la personne à laquelle il faisait albision entrait dans la chambre. C'était uiio vieille demoiselle

MUSÉE DES FA-MILLES.

:i/7

d'une cinqiiantuinc d'années, cousine germaine du capi- tjiae, et que h jeune fille nommait : ma tante. Elle eût pu tout aussi bien dire : ma mère, car celte excellente personne lui tenait lieu depuis son enfance de celle qu'elle avait perdue.

Bonjour, cousin, dit-elle en embrassant le capitaine, j'apprends votre arrivée en rentrant de la messe, et je viens vous souhaiter la bienvenue avant d'ôter mon cha- poau. Comment vous va?

Comme un homme qui vous en veut beaucoup de laisser lire des romans à sa lille, dit celui ci en désignant le volume qu'il leuail à la main.

Mais ceci n'est point un roman, cousin, dit la vieille demoiselle, c'est de l'histoire, ou peu s'en faut, malheu- reusement.

Qu'en savez-vous? dit le capitaine ; croyez-vous que l'auteur n'a pas assombri à dessein ses couleurs pour don- ner plus d'intérêt à son récit?

Je l'admets, dit-elle, mais le fait n'en existe pas moins, et la traite des noirs est une iniquité qui crie ven- geance au ciel.

Aimoz-vous le café, cousine ? demanda le capitaine,

Beaucoup, dit elle.

Sucré ou non ?

Taloche, la cigo h la ma

>— Sucré, bien entendu.

Kl toi, filletio, aimcs-lu le chocolat ?

Qui est-ce qui n'aime pas le chocol.il? dit-elle.

Alors il faut vous résigner i\ la traite des noirs; qui v»'.:! la lin vont les mnyons.

.\hî |)hitôt m'en pi iver toute ma vie, s'écria sa fille avec exallalion, que d'acheter celte jouissance au prix des crimes cpii se commcllont. Avant la docouviMte de l'Amé- rique nos pères ignoraient l'usage du sucre, du chocolat, du col(ui, ot ils savaient s'en passer.

Ll le commerce? objecta le capilaim' ; la ne vois

m

. Dctsiii d'Ed. Moriii.

pas que du même coup lu le mets sous la roniisc. Qui a fait ma fortune? Qui fournira la dot? Ce sucre, ce café, ce colon dont tu ne veux plus.

V.h bien ! dit-elle, nous les planterons en Algérie. Je lisais il y a quoique temps dans un journal (pie le café y vient pari'aitenuMit.

lit crois- tu donc qu'il fasse si bon au pied de l'Atla.»., entre la dent dos lions et les hallos dos Kabylos? Sans compter que le soleil y lapo dur aussi. Crois- lu ip.o les pauvres diables do colons qui viuil s'y clablir u'ont pas à souffrir une infinité do misères?

•278

LEGTUREt? DU SOIH.

Si fait, mais ce» misères ils les subissent voloiilai- remeut; ils travaillent pour eux et pour leurs eulanls ; ils se ilisent : Dans dix ans, dans vin^t ans, nous aurons amassé mi petit pécule, et nous irons linir nos jours dans la mère pairie. Jamais le fouet d'un conlre-uia'ilre n'a crileuré leurs épaules; leurs femmes et leurs enfants sont à eux ; personne n'a le droit de les conduire au marché comme une denrée. Ce sont des liommi<s enlin, tandis que l'on a fait du malheuicux noir (pieUpie chose d'inler- médiaire enire l'homme el la hrule, sans se rappeler que ce (inclqitp chi)st> axail une âme. Malheur ;\ ceux (jui Pont ouMié. ils s'en souviendront, mais trop tard, ù l'heure de leur mort.

A mesure que sa fdle parlait, le capitaine baissait la tête ; il me sendtla même (|u'il avait pâli. . Cet homme aurait-il donc une conscience, me disais-je de plus en plus surpris; et ce que n'a pu faire l'aspect de la mort dési'spéiée du malheureux noir, la voix de sa fille innocente l'ainail-elle ohleiiu?

Evidemment ce.te conversation pesait au capitaine; aussi, faisant un effort pour sourire :

Vous êtes des négrophiles, dit-il aux deux femmes.

Eh ! certes non 1 s'écria la vieille demoiselle. J'ai au contraire pour ces pauvres diables une répulsion qui n'a rien de chrétien (car ce sont mes frères au bout du compte), et, lorsque je dîne chez le consul des E'als-Uuis d'Amérique, le cœur me lève en recevant l'assiette que me tend une vilaine patte noire, et je suis toujours ten- tée de l'essuyer. Je les trouve laids comme des diables ol bêles comme des oies, mais tout cela n'est pas une raison pour que les blancs en fassent des martyrs ou des bêles de somme. Laissez les dans leur Congo, ou, si vous ne pouvez vous passer d'eux, arrangez-vous pour payer leurs services. L'appât du gain vous fera toujours trouver des hommes de bonne volonté.

- Vous n'entendez rien à cela, cousine, dit le capi- taine en se levant. Les réformes sont toujours faciles en paroles.

Je ne dis pas qu'elles soient faciles ; loin de \h, cousin, mais il siilfit qu'elles soient justes pour être nécessaires.

Allons, adieu, dit-il en embrassant sa fille. J'ai affaire à trop forte partie; et d'ailleurs, ajouta-t-il en re- gardant sa montre, j'ai un rendez-vous pour deux heures.

Et il s.rfit accompagné des deux fenmies.

A partir de ce jour une nouvelle ère commença pour mni. Non-seulement je ne pensais plus à mourir, mais je voulais vivre pour jouir de la douce existence que me faisait ma jeune maîtresse. Nous vivions dans une intimilé charmante. Ma cage ne pouvait passer pour une prison, puisque la porte en restait toujours ouverte ; j'y entrais pour y dormir ou pour y prendre mes repas, le reste du temps je circulais dans la chambre. Je me perchais sur .sa têie et lui tirais les cheveux; je prenais le bout d'un pe- loton de fil et je m'envolais par la cinnnbre, à la grande joie de ma maîhesse, qui riait aux éclats. Puis, quand j'avais tout emmêlé de façon à rendre le fil hors de ser- vice, je revenais près d'elle recevoir les baisers et les caresses que ne manquaient pas do m'attirer de pareils exploits.

L'hiver entier se passa ainsi. Puis vint le doux mois de mai ; je devais compter un an d'existence, mais je n'a- vais pas encore chanté. Privé de la société des êtres de mon espèce, rien ne m'y invitait; je n'y avais jamais souj^é, lorsqu'un jour (c'était la fête de ma maîtresse), elle avait reçu beaucoup de fleurs dont elle porta une par- tie dans sa chambre. Dans le nombre se trouvait un laurier-

rose en pleine floraison, que par hasard elle mit sur sa table près de ma cage. A l'aspect de cet arbuslc, tous mes souvenirs se réveillèrent en foule ; je revis mon berceau, ma famille ; j'entendis la voix de mon père chantant sur les plus hautes branches du laurier-rose , et j'entonnai d'une voix éclatante les airs de mon pays !

Quand ma maîtresse rentra chez elle je chantais en- core. Je chantai jusqu'à ce que le souffle me manquât. Elle était aux anges.

Cher petit ! est-il aimable de me donner ainsi con- cert le jour de ma fête, disait-elle. Mais tu seras bien ré- coujpensé et cela pas plus tard que demain. Maintenant que j'ai entendu ta voix de ténor, je suis lixce.

En eflet, le lendemain elle sortit de bonne heure et rentra bientôt portant dans une toute petite cage une jeune et jolie serine (moins jolie que toi pourtant); mais j'étais jeune el isolé... je l'aimai! En même temps ma maîtresse accrochait dans un des coins de la salle un nid tout garni qui n'attendait que des hôtes. Il ne les atlendit pas longtemps, et trois mois après j'étais père de famille ; laçage solitaire avait maintenant six habitants.

Nous passâmes ainsi le plus heureux des hivers, mais le bonheur ne se raconte pas. Il n'en est pas de même, liélas! du malheur, ainsi que tu vas le voir par le récit do tous les maux qui furent mon partage, jusqu'au jour la Providence m'envoya dans cette maison bénie je devais te connaître et t'aimer !

Ma maîtresse sortait souvent avec sa tante, elle habi- tait moins sa chambre qu'autrefois. Elle sendjiait en outre préoccupée, sinon triste, et ne prêtait plus qu'une faible attention à mes agaceries. Plusieurs fois même elle ou- blia de renouveler nos provisions et de nettoyer notre cage, ainsi qu'elle le faisait naguère avec tant de soin. Nous n'en souffrîmes pas néanmoins, car nos mangeoires étaient assez abondamment pourvues pour braver un plus long oubli, mais cet oubli lui-même me faisait grand'- peine. Ma maîtresse ne m'aimait-elle donc plus?

J'eus bientôt l'explication de celte indilîérence pour ses plaisirs d'autrelois. La jeune fille se faisait femme ; elle allait se marier : mon règne était fini !

Bientôt tout fut en mouvement dans la maison. La chambre était encombrée d'élofîcs ; chaque jour ma maîtresse essayait de nouvelles robes; elle souriait à son miroir; elle ouvrait son écrin, essayait ses bijoux. Com- ment eût-elle songé à moi?

Un jour elle amena dans sa chambre une jolie jeune fille d'une douzaine d'années.

Ma chère Malhilde, lui dit-elle, c'est à toi que revient de droit mon héritage de jeune fdle puisque je n'ai pas de sœur. Tu auras ma montre de première communion, mon bracelet de corail, mes livres d'étude ; g.irde tout cela en mémoire de moi. Mais il est un souvenir que je te recommande entre tous: ce sont mes serins. Si je n'épousais un militaire je ne m'en serais jamais sépa- rée ; mais, obligée de suivre mon mari de garnison en garnison, je ne puis prendre l'embarras d'un gros bagage, et je serais tôt ou tard obligée de m'en défaire. Je pré- fère te les confier aujourd'hui. Une seule chose m'in- quiète, c'est ton chat. C'est une bêle charmante, je le sais, mais enfin c'est un chat, c'est-â-dire l'ennemi na- turel des oiseaux, et si je savais qu'ils dussent un jour lui servir de pâture, je préférerais mille fois leur donner la clef des champs.

Eh! sois tranquille, dit la fillette, Mischief ne sera jamais seul avec eux, et j'aurai soin de faire poser un

ML'SÉE DES FAJSULLES.

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clou tout en haut de la chambre pour qu'ils soient en sûreté la nuit.

A la bonne heure, dit sa cousine, car, je te le ré- pète, ce serait un vrai chagrin pour moi s'il leur arrivait malheur.

Deux jours après cette conversation, ma maîtresse sor- tait de sa chambre, couronnée de fleurs et vêtue de Liane... je ne la revis plus !

Le lendemain sa jeune cousine Mathilde retournait à Paris, elle résidait avec sa famille. Fidèle à sa pro- messe, elle nous entoura de soins, et :.;arda notre cage sur ses genoux tout le long du voyage. Ce fut ainsi que je fis mon entrée dans la grande ville.

V. MISCHIEF (i).

Mischief ! oîi est Mischief? Telles furent les premières paroles de la jeune fdle en rentrant dans le domicile paternel.

Aussitôt un gros angora noir accourut à sa voix ainsi que l'eût fait un chien, avec des signes de satisfaction non équivoques. Mathilde lui rendait caresse pour caresse, en lui prodiguant les mots les plus tendres , auxquels Mischief répondait par un formidable ron-ron.

Voilà notre cimemi, pensai-je ; il a pourtant l'air bien bonne personne.

Au moment je faisais cette réflexion, les yeux de Mischief rencontrèrent noire cage que sa maîlresse avait posée sur une table en arrivant. Alors leur expression changea tout à coup ; de doux et clignotants qu'ils étaient ils devinrent dilatés et féroces, et, quittant brus- quement les genoux de sa maîtresse, il s'élança sans façon sur la table.

Aussitôt Mathilde intervint.

Tu vois ces oiseaux, lui dit-elle d'un ton sévère, si tu as le malheur d'y toucher ou même de les regarder, c'est à moi que tu auras affaire !

Mischief s'en fut d'un air penaud, et moi je restai sous l'impression de ce fcgard flamlioyant qui n'avait été qu'un éclair. C'était l'éclair précurseur de l'orage !

Avertie par celle manifestation de son chat, Malhilde se hâta de faire poser un crochet au plus haut de sa chambre, et y suspendit immédinlemenl noire caf?e ainsi qu'elle l'avait promis à sa cousine. Celte mesure me ras- sura un peu ; elle élait en efl'et bien utile, car lorsque lo soir ma maîtresse eut soufflé sa bougie, j'aperçus dans l'obscurité les deux prunelles ardentes de Mischief obsti- nément fixées sur notre cage.

Ce chat nous sera fatal, pensai-je. Un instant d'oubli, la moindre négligence, et nous sommes perdus !

Ma femme et mes enfants dormaiont tranipiilles, et je me gardai bien de leur faire part de mes inquiétudes. A quoi bon leur donner conscience d'un danger que nous étions impuissants à prévenir? Moi-même, au bout de quelques jours, je repris un peu de conlianre en voyant Mathilde per.'>évérer dans ses précautions; mais je regret- tais amcrouH'nt le temps de mon séjour à Bordeaux, où, libre de totile crainte, je pouvais m'ébaltre en liberté à travers la chambre.

Un jour, ce regret était devenu si vif, que, prolilani du moment loù Malhilde avait enlevé le idanchcr de la cage afin de le nettoyer, je me glissai par l'espace laissé vide, pour faire une niche à ma maîtresse et engager une de ces bonnes parties d'autrefois que je regrettais si fort. J'étais sûr d'avoir vu sortir Mischief... je ne l'avais pas

(1) Pour muc/iievotu, eu anglais, malicieux, méchant.

vu rentrer. Mais à peine avais-je fait un pas dans la cham- bre, que le monstre bondit sur moi du coin il se tenait blotti, et me saisit entre ses mâchoires acérées. Je poussai un cri d'angoisse, qui attira l'attention de ma maîtresse. Il était temps! S'élancer sur mon ennemi, le saisir par la peau du cou, lui appliquer force claques en lui adressant des paroles de menace, tout cela fut pour la jeune fille l'aflaire d'une seconde. Ainsi mis en demeure, le njonstre dut lâcher prise, et je tombai pantelant dans la main de ma maîtresse.

Grâce à sa prompte intervention, j'avais eu pourtant plus de peur que de mal, et les soins qu'elle me donna me rappelèrent bientôt à la vie ; mais l'impression que j'avais éprouvée fut ineffaçable, et de ce jour je me sentis fatale- ment destiné, moi elles miens, à servir de proie à l'hor- rible Mischief.

Mes pressentiments ne me trompaient pas. Un mois à peine après cette terrible aventure, la jeune Mathilde en- tra un soir toute radieuse dans sa cliambre. Une amie de sa mère la menait en grande loge aux Italiens. Le coifTeiir lissa ses beaux cheveux blonds, lui mit un camellia sur l'oreille ; la femme de chambre lui passa une robe neuve qui lui allait à ravir, et la petite coquette, heureuse de se voir si jolie, oublia ses précautions ordinaires, et sortit de sa chambre sans s'être assurée, ainsi qu'elle le faisait toujours, qu'elle n'y laissait pas Mischief.

Moi au«si, je le croyais absent; mais à peine Malhilde se fut-elle retirée avec la lumière, que j'aperçus ses pru- nelles ardentes qui luisaient dans l'obscurité comme des charbons. Néanmoins je croyais que nous étions hors de son atteinte dans la position élevée qu'occupait notre cage, et je ne pris pas l'alarme tout d'abord. Il changea plu- sieurs fois son poste d'observation, et j'apercevais tantôt dans un coin, tantôt dans un autre, ses terribles prunelles. Un moment je cessai de les voir et je supposai que de guerre lasse il s'était endormi, lorsqu'à ma grande frayeur je l'aperçus de nouveau au sommet d'une armoire à glace, à quelque distance de notre cage, mais presque à la même hauteur. A cette vue, je ne pus retenir un cri d'effroi, qui réveilla ma famille, dont l'épouvante et les cris de détresse ne firent que stimuler l'ardeur de notre ennemi.

Un seul espoir me restait. Pour atteindre notre cage, il lui fallait faire un saut prodigieux, et j'espérais qu'il re- culerait devant la crainte d'une chute à se briser les reins. J'ignorais l'ardeur qu'un chat peut mettre à la chasse pour s'emparer de la proie qu'il convoite : elle est égale à sa persévérance.

Mischief se ramassa sur lui-même, oscilla un moment sur la corniche de l'armoire, puis, prenant son élan, vint toTnber juste assez près de notre cage pour se cramponner aux barreaux inférieurs ; puis, renionl.int d'étage en otage à l'aide de ses griffes, il |)arvint ù se hisser jusqu'au som- met dans rétroit espace laissé vide entre la cage et le plafond.

Tout était dit; nous n'avions plus qu'à mourir, et Mischief n'avait qu'à pêcher sa proie en insinuant sa pulle entre deux barreaux qu'il força facHement. L'in- stinct de la conservation m'avait fait chercher un refuge sous la mangeoire, qui s'était renversée au moment de la secousse inquimée à la cage par la chute de Mischief; de j'assistai au massacre de tous les miens, et, lorsque le monstre se laissa lourdement tomber sur le parquet, mon désespoir était si grand que je regrettai amèrement la circonslancc qui m'avait sMiivé la vie!

Lorsque Mathilde rentra dans sa chambre ver:» une

280

LECTURES DU SOIR.

Iioiire (lu ni;itii), v\W fui surprisi' do soiilir sous ses pioils Uiio qiMiilité de graines qui craiiuaient à chaque pas qu'elle faisait, lillo leva la tète, et, voyant la cage en place, elle supposa que, dans sa précipitation à raccro- cher, elle avait renversé la inauf^eoire; mais lorsqu'cn approchant de son lit elle aperçut Misrliief (pii dormait sur l'édrcdoM, elle pfdil, et, saisissant sa lumière, elle s'é- lança sur une ciiaise, elle examina avec anxiété l'inté- rieur de notre cage.

Mangés ! il les a tous mangés ! dit-elle avec con- sternation.

Alors, folle de douleur et de colère, elle hondit sur Mischief comme une petite lionne, et, le traînant îi demi

éveillé près de notre cage, elle se mit à le battre avec une telle fureur que le misérable poussait des cris de dé- tresse. Alors elle le lança au bout de la ciKunbre au risque (!c lui briser les os, et, se jetant dans un fauteuil, elle .se mit à pleurer il chaudes larmes.

Que dire .^ ma cousine? sou[)irait-elle à travers ses sanglots; elle m'avait bien prédit ce qui devait arriver! Je suis plus coupable que ce malheureux chat que je viens de rouer de coups ; il n'a fait que suivre son instinct, tandis (|ue moi je n'ai pas eu la simple prévoyance du geôlier qui répond de la vie de ses captifs. Jamais, non jamais je n'aurai plus d'oiseaux. Pauvres petits! ils étaient si jolis! ils chantaient si bien !

Mattiildc arraclianl le serin au

Alors j'eus pitié de sa douleur, et je poussai un cri plaintif du fond de ma cachette, elle me découvrit aussitôt, tllc me prit dans ses mains et me couvrit de baisers,

Tu dois me haïr, disait-elle, moi qui, par ma négli- gence, ai causé la mort de tous les tiens. Mais je sais un moyen de réparer ma faute; en échange du bonheur, tu auras la liberté. C'est le bonheur aussi, surtout pour les oiseaux. Dieu les a faits pour la liberté, puisqu'il leur a donné des ailes; les retenir captifs, c'est méconnaître ses desseins.

Ce disant, elle ouvrit sa fenêtre, et, me donnant un dornii'r baiser, elle avança son bras au dehors. J'hésitai un moment à quitter celle petite main tiède pour me

cliat Misclùet. Dessin d'EU. Uorin.

lancer à travers l'espace et affronter l'inconnu. Matbilde s'en aperçut sans doute, et déjà elle retirait sa main, lors- que la pensée de Mischief me revint à l'espril. Deux fois déjà, pensai-je, j'ai échappé comme par miracle à la dent du monstre ; rester davantage serait tenter le sort.

Au moment je faisais cette réllexion, le premier rayon du soleil, qui se levait derrière les maisons voi- sines, vint éclairer le ciel. A cet aspect, toute hésitation cessa. Je déployai mes ailes et m'élançai en poussant un cri de bonheur vers l'astre bienfaisant qui éclairait l'au- rore de ma liberté !

ANTOINETTE (Olympe Minel).

( La fin au prochain numéro. )

MUSÉE DES FAiMlLLES.

281

LA SAINT-NICOLAS EN HOLLANDE.

La Sainl-Nicolas en Hollande, d'après une estampe de Ilubrac (i660). Dessin de Wallier.

« Souviens- loi, enfant, qu'une soirée viemlra, la soirée

C'est la Noël des enfants du pays. Ils déposent leurs souliers, la veille, au pied de leurs berceaux ; et ils y trou- vent, le lendemain, en s'évoillant, tout ce que vous repré- sente la jolie gravure de Hubrac : joujous, gâteaux, pou- pées, etc. A la dernière Saint-Nicolas, un cillant de nos amis trouva dans son soulier, ù côlé d'un beau jioli- cliinelle, une [)ièce de vers dont nous offrons la Iraduc- lion à tons ses camarades :

« Le jeu n'est que le repos du travail. Joue donc pour mieux travailler. Quand le soir arrive, (piand l'oiseau, l'abeille, le labotnour, l'ouvrier se délassent, rends compte ù la mère do ta journée. As-tu fait ce que lu lui avais promis le matin? As-tu ap[iris cuelquo clio.se? As-tu pardonné? As-lu aimé?

JLiN 1SG2.

du jour de la vie. Tu seras las encore, mais non d'avoir Irop joué. Tes yeux se fermeront comme aujourd'hui. Ce sera la graud'Saint-Nicolas du bon Dion, qui di.slribucra les récompenses à chacun selon ses mérites. Puissent ton cœur et ton front être alors aussi puis qu'en ce moment ! Si tu as rempli ta vie d'œuvres utiles et de plaisirs sagos, si tu as exercé la symp ilhie, la charité, l'amour envers tons, tu verras sans trembler la nuit venir, et tu t'endor- miras sur le sein de Dieu, connue lu faisais, à la Saint- Nicolas, sur le sein de la mère. »

riTUKCUKVALIER.

3C> - VINCT-NEUVMIMEVeH'ME.

282

LECTURES DU SOIK.

CHRONIQUE DU MOIS.

LES EXPOSITIONS ET LES NOUVELLES.

L'Exposition des exposilions, c'esl en ce inomenl-ci l'Exposilion de Londres {llie grcal London Hshibilion). Tout le monde en |>;irle, et personne n'eu Siiil entoro grand'cliose. On sait qu'il fait mauvais temps, puiu* la couliMU' locale seulement, ipie Verdi n'est pas cnnient, qne M. Costa se frotte les mains, et voilà loiit. Ce n'est pas assez. Nous attendons de Londres des nouvelles plus précises pour parler des merveilles, si merveilles il y a, et ne pas nous borner à dire, après les aulrc^s, que Ura- nionte n'a pas été l'architecte du judais, et qne les recelles sont inférieures de moitié aux rocetlos correspondantes de ISul, style de Bourse. En fait d'information directe, nous n'avons que ce fragment d'une épîlie adressée par une Anglaise de Londres à une Anglaise de Paris, et que nous publions sous toute réserve, avec la permission do cette dernière.

« My dear. Le temps a été horrible hier, mon om- brelle (I) d'alpaga a été transpercée, en dedans de l'Ex- hibition, et mon joli petit chapeau blanc, qui ne mo prend que le chignon, et qui est orné d'un joli petit co- libri, a été mouillé, de sorte que les plumes de l'oiseau pendent misérablement. Il tombait des chiens et des chats (lisez dos hallebardes), pourtant c'était un jour à cinq shillings. Le palais est beauliful. H ressemble à une grande baraque (caserne), comme celle demeure mon frère avec son régiment, h Cliatam. Ce qu'il y a de plus charmant, c'est qu'il y a partout à manger, partout on rencontre des buffets. A propo?, my dear, il faut qne je vous dise que, pendant mon dernier j^éjour à Pai is, j'ai acheté des gants dans une boutique près du boulevard de Sébastopol, je ne sais pas juste où. J'ai pris !jix dou- zaines, et je m'aperçois qu'il me manque une paire. Vous seriez bien aimable, vous qui demeurez h Passy, de trouver la boutique, et de réclamer won paire. Je n'ai pas la note. »

En attendant, nous avons eu à Paris l'exposition de la Société d'horticulture, qui a itlspiré à Edmond Texier une page du style le plus chatoyant sur les serres de Ken- singion. Voici son appréciation de la serre du i'.alais de l'Industrie : « Les gazons sont charmants, les allées ra- tissées, tout est parfait, mais les fleurs sont rares. » A pro- pos de celte même exposition de fleurs, Jules Lecouite se plaint de la barbarie des dénominations botaniques et des singulières galanteries qu'elles font commettre à l'oc- casion.

Voici un exemple : « Docteur Andry (variété de ricin), tige très-longue, à base torse, croissance maladive jus- qu'en août, demande à élre Ircs-arrosé le soir. »

Des fleurs aux poules il n'y a pas bien loin, c'est pour cela qu'on empêche les poules de pénétrer dans les jar- dins. Aussi voulons-nous citer un fragment du joli dis- cours prononcé par M. Drouyn de Lhuys, au Jardin d'ac- climatation, à propos d'une distribution de prix faite à des poules, lui qui, au collège, en a tant reçu et distribué.

«Au commencement de ce siècle,M.Chaplal, ministre de l'intérieur, (it dresser une statistique des œufs récoltés

(1) Ombrelle, en anglais, veut dire parapluie. Parasol veut dire uvilrelle. Le parasol est une ficlion légale créée pour fa dignité du pays.

en France, et trouva que la vente de ces produits don- nait à l'agriculture un revenu annuel de soixante millions. Ce conmierce s'élève actuellement au chiffre éviorme de cent cinquante millions, auquel il faut ajouter la valeur de la chair des volatiles.

Je no voudrais pas remonter à la colombe de Noé, ni mémo aux oies du Capitule. Permettez-moi, néanmoins, de placer le modeste domaine de la basse-cour sons la pro- tection do glorieux souvenirs et de hautes autorités. So- crate élevait des poubs; il supportait patiemment leurs cris, disait-il, parce qu'elles lui pondaient des œufs, et il ajoutait, avec plus do malice que do galanterie conjugale, qu'il supportait également les murmures de sa femme Xanlippe, ])arco qu'elle lui donnait des enfants. Cicéron, au livre IV des Questions académiques, parle des grands prolits que les habitants de Délos tiraient de leurs poulail- lers. Tout lo monde connaît les instructions de l'empereur Charlemagne à son intendant pour l'exploitation de ses basses-cours, et un grand roi ne trouvait pas de meilleur vœu à faire pour le bonheur de son royaume, que de sou- haiter que chacun y pût mettre la poule au pot. Puis- sions-nous voir bicnlôt réalisé le vœu do Henri IV!

En février 1838, la grande galerie du palais de Syden- liam, en Angleterre, était occupée par quatorze cent soixante-six cages, rangées sur quatre lignes et conte- nant trois mille six cent cinquante-six individus. Nous n'admettons pas le prix hyperbolique de vingt-cinq mille francs indiqué sur une cage renfermant trois oiseaux d'é- lile, mais nous connaissons un coq et une poule de la race de Brahma-Poulra, qui ont été vendus dix-sept cents francs, et une foule d'autres sujets de races perfection- nées dont les prix, par tête, ont atteint la valeur d'un cheval ou d'un bœuf.

La reine d'Angleterre s'occupe avec sollicitude de sa basse-cour, et elle y trouve de nobles distractions. En France, nous pourrions citer plusieurs femmes distin- guées qui ne dédaignent pas de présider à l'amélioration de ces précieuses races, et de les propager dans les cam- pagnes avec autant de zèle que de patriotisme.

Dans nos champs, la basse-cour est l'apanage de la fer- mière : c'est h'i qu'elle règne et gouverne. Rien ne manque à ce petit empire ; il a, comme vous venez de le voir, de nombreux sujets, d'abondants revenus; il a ses histo- riens, ses poètes, ses peintres, ses philosophes, peut-être même ses flatteurs -, grâce aux expositions, il a aussi ses palmes et ses couronnes : nous allons les distribuer. »

Le mois de mai a vu à Paris deux souverains : le roi de Hollande et le vice-roi d'Egypte. C'est que Paris est une cité souveraine, dirait Shakspeare.

Le monde intelligent vient de faire une perte qui sera vivement ressentie par tous ceux qui ont connu la famille qu'elle a frappée.

Henri-Victor Jacotot, à Dijon, le 14 juillet 1798, vient de mourir à Paris, le 19 mai 1862. Second fils du fondateur de l'enseignement universel, etdocteur de l'uni- versité de Louvain, il voua gratuitement ses soins à l'ap- plication du système d'éducation inauguré par son père. Jacotot compta des élèves éminents dans les sciences, les lettres et les arts. Etait-ce la méthode, était-ce le profes- seur? — La question ne nous appartient pas. P.-C.

MUSÉE DES FA.M1LLES.

283

ÉTUDES HISTORIQUES.

LA RÉDEMPTION DU CAPTIF, MOEURS DES FRANKS (VI« SIÈCLE).

I. L'fivêque et sou filleul. La femme du prisonnier. L'évêque en voyage. Le royaume de Clovis. Les noces d'un Frank. Le festin et ses suites.

Entre les évêques contemporains de Clovis, Hilaire, qui occupait le siège de Mende, était l'un des plus re- nommés pour l'intégrité de sa vie, la pureté de ses mœurs, l'éminence de sa doctrine, surtout pour sa bien- faisance et sa cliarité inépuis;ible. Sans cesse on le voyait prêt à aider de ses conseils, de son intluence et de sa fortune, cpu.\ qui avaient recours à lui. Que de victimes des commolions sociales il avait arrachées à l'oppression et à la misère ! Que d'hommes puissants il avait contenus dans les bornes de la justice et de la modération ! Grâce à sa prudence, le diocèse qu'il gouvernait échappait aux horreurs qui, dans presque toute la Gaule, accompa- gnaient les invasions des nations du Nord.

Un soir que, retiré dans la chambre la plus solitaire de sou palais, il se livrait à de profondes réfluxions sur les événements qui venaient de s'accomplir, et à la suite desquels la puissance des Visigolhs, ces conquérants de la Gaule méridionale, s'était écroulée sous les coups du roi des Fraiiks, on lui annonça qu'une jeune femme, dont les manières et les vêtements étaient ceux d'une Romaine, demandait instamment à lui parkr. Aussitôt il ordonne qu'elle soit introduite. Elle s'avance, et Hilaire reconnaît avec étonnement la jeune épouse d'Egidius , l'héritier d'une des plus nobles familles de son diocèse.

Dans ces temps, le baptême établissait entre le parrain et son fdleul une parenté spirituelle souvent plus forte que la parenté véritable, ainsi que l'attestent une foule d'exemples et des plus touchants. Hilaire, qui avait tenu EgiOius enfant sur les fouis baptismaux, qui lui avait fait connaître, dans un âge plus avancé, les premiers élé- ments des lettres humaines et qui avait imbu cette âme encore tendre des principes de la foi chrétienne, était attaché à son élève par des liens aussi étroits que ceux qu'aurait produits la nature même. Naguère il avait béni avec joie son mariaj^e et appelé par des prières ferventes les faveurs du ciel sur ces époux chrétiens.

Aussitôt que la jeune dame fut en présence du saint évêque, elle leva son voile ; son visage était pâle, ses yeux étaient baignés de larmes. Dans l'excès de son alfliction, elle avait peine à s'expliquer. Le vieillard énm,qui pressen- tait(iuel(juc grand malheur, lui adresse plusieurs question^, lui demande avec intérêt des nouvelles d'Egidius. Elle lui raconte alors, non sans interrompre IVéquennnent son récit par des larmes abondantes, que son mari, qui com- battait à la tête d'un corps de Romains, avait été lait prisonnier à la bataille de Vouglé par un parti de Franks à la .solde d'Alaric, roi des Visigolhs. Elle ajoute (ju'il a élé vraisemidablement emmené sur les bords du Rhin, près de Trêves, patrie de ces barbares. Elle demande au prélat par quel moyen elle pourra lairo parvenir de si loin et d'une manière sûre une rançon c ipahie d'obtenir la liberté de son époux ; elle le prie même d'employer son crédit auprès d'évêques aimés de Clovis pour faire échanger Egidius contre quelques prisonniers de lu tribu

ennemie. L'évêque lui fait voiries difficultés et l'incer- titude d'un pareil moyen; il lui demande qu'elle s'en repose sur lui, ajoutant qu'il sera peut-être assez heureux pour faire remettre son mari en liberté. La jeune femme, qui connaît toute la tendresse du vénérable évêque pour Egidius, se retire un peu moins triste.

Hilaiie, demeuré seul, songe comment il remplira la promesse qu'il vient de faire à l'épouse de son ûileu!. Après avoir longtemps réfléchi, il ne voit qu'un parti qui lui paraisse sûr, c'est d'aller lui-même le relirer d'entre les mains des barbares. Il ne se dissimute point les longueurs et les dangers d'un tel voyage dans des pays infestés de brigands; il connaît la n;auvaiie foi et la cupidité de ces guerriers féroces ; mais il se dit aussi que son caractère de prêtre est respectable même aux yeux d'ennemis idolâtres; qu'il n'est pas sans exem- ple que des entreprises faites pour des motifs aussi sacrés se soient accomplies heureusement. Plein de ces idées, il prend la résolution de se rendre chez les Franks Ri- puaires.

Peut-être le désir de connaître ces peuples avec les- quels tous les membres du clergé pouvaient avoir des rapports, soit pour négocier, soit pour leur prêcher la loi chrétienne, peut-être cette pensée entra-t-elle aussi dans le dessein du pieux évêque ; et en effet, pour qui- conque avait vu les splendeurs de la civilisation romaine, n'était-il pas curieux d'observer de près les mœurs et les coutumes d'hommes étrangers à toute culture intellec- tuelle?

Il pourvoit aux afl^aires de son diocèse, et un matin, après avoir invoqué les saints qui protègent les voya- geurs, il se met en route. Il traverse le Rouergue, l'Au- vergne, provinces qu'un des fils de Clovis allait prochai- nement arracher à la domination des Visigoths ol réunir aux Etais de son père. Il reçoit l'hispitalité tantôt dans les abbayes fortifiées, tantôt dans les villœ, vastes exploi- tations rurales et quelquefois industrielles, pui.sque de nombreux artisans y exerçaient les divers métiers, il voit avec douleur disparaître de plus en plus les Iraces des arts, des institutions des Romains et apparaître les coutumes, les habitudes germaniques, Dès lors il voyage avec plus de précaution; il a soin de prendre des saur- conduits des comtes ou de leurs lieutenants ainsi que des gouvatieurs des villes; il se fait reconunander par les hauts irigiiitaires civils et ecclésiastiipios ; enlin il entre dans les pays qu'avait soumis récemment le roi des Franks.

A quelques lieues de Tours habitait un des seigneurs qui s'étaient convertis avec Clovis au chrisliani après la bataille de Tolbiac. 11 possédait une tcire e, dérable, antérieurement le domaine d'un noble romain qui, ayant porté les armes contre le vainqueur, s'était vu dépouiller de ses riches po>;se>sions. A peine installé dans cette terre, le capitaine fr.nik s'y livrait au plaisir de la chasse avec la même ardeur qu'il se livrait précédem- ment aux expéditions guerrières; il avait une meule nombreuse et, de plus, une grande quantité de faucons dressés et de cerfs aiiprivoisés.

tiSi

LKGTLlUiS DU SOlll,

Ililaire se dallait avec raison d'êlre lion accueilli (riii» clief {|iii f;iis,iil ]iroressiuii du cliiisliaiiismo el qui d'ail- leurs exoivuil noblemeul riiospilililo, ainsi qiio la plu- part des lioinmes de sa nation. Eu ce moment il célé- brait les noces d'un de ses neveux qui épousail la liUo du gouveruiur d'une des cilés voisines : il voulut abso- lument que l'évêque restât avec lui pendant ces jours de réjouissances, el l'évêque, toujours préoccupé du désir d'étudier les IiahiUidcs de ce peuple, ne se refusa i)as à cotte invilalion.

Quelle fut le lendemain la surprise d'Hilaire quand il vit le corlépe qui se rendait au-devant de la uîaiiée ! En tête marchait le neveu du seigneur, orné d'un vèlenienl d'écarlate et de soie blanche enrichi d'or. Ses compa- çnons le suivaient, vêtus de casaques bigarrées serrant les hanches et dosoenJaut à peine au jarret; les manches do CCS casaques ne dépassaient pas le coude. Par-dessus ce premier vêlement était jetée une soie de coultMu- verte iiordée d'écarlale, puis une rhénone, ou manteau de peau (Te loup ou de mouton, retenue par une agrafe. Ils étaient chaussés de peaux de bêles garnies de tout leur poil ; leurs jambes, leurs genoux étaient nus. A un étroit ceinturon étaient suspendues leurs épées; dans la main droite ils avaient des piques à deux crochets ou des ha- ciics à lancer; leur bras gauche éLait caché par un bou- clier aux limbes d'argent et à la bosse dorée. Ililaire re- marqua que le jeune chef portait une longue chevelure partai;ée sur le front et retombant sur les épaules ; elle était luisante et paraissait avoir été imprégnée d'iiuile. Les autres Franks avaient leurs cheveux coupés en rond h la hauteur du cou, parce qu'il ne leur était pas permis de les laisser croître.

L'élonnemenl d'Hilaire fut encore plus grand quand il aperçut les invités qui se rendaient au château. C'étaieiit des Gaulois, des Romains, des Fraid^s, appartenant à di- verses tribus. Suivant leur habitude, ces derniers élaient armés tout comme s'ils se fussent préparés pour le com- bat. Quelques-uns venaient de loin ; des flacons de vin, de cidre ou de cervoise élaient suspendus à l'arçon tie Icurs'selles. 11 y en avait qui paraissaient de véritables sauvages; ils étaient enlièroment habillés de fourrures. Leurs manières élaient pour le moins aussi rudes que leur aspect; leur visage respirait l'orgueil. D'autres ce- pendant semblaicnl s'êlre adoucis au contact de la civili- sation romaine ; à leurs manières polies el insinuantes, non moins qu'à leurs costumes, on reconnaissait les nobles gaulois.

Le cortège de la fiancée parut enfin : on l'apercevait dans sa rhède attelée de quatre chevaux. Sa chevelure était arrangée en nattes mêlées avec des bandeielles. Quelques-unes des femmes (pii raccompagnaient avaient sur la tête des coiffes semblables à des mitres ; leurs tu- niques élaient de plusieurs couleurs.

Les futurs époux étant l'un et l'autre chrétiens, les noces se célébrèrent selon les cérémonies de TEglisg.

Témoin de cette solennité imposante, le vieillard re- portait sa pensée sur les profanations qui accompagnaient l'union des époux chez les païens. Mais avec quelle dou- leur il se rappela qu'il avait assisté aux noces de son til- leul, lesquelles, de môme que celles qu'il avait sous les yeux, promettaient d'êlre si heureuses! Quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis celte journée, et son élève chéri était captif loin de son pay-^, une tendre épouse était en proie à la tristesse, et une famille honorée gé- missait de se voir privée de celui qui faisait autrefois tout son orgueil.

Après le mariage d'Euric (ainsi se nommait le jeune Frank), tous les conviés passèrent dans la salle du festiu. Le seigneur avait voulu que les invités lussent servis à la manière usitée dans leur nation. Sin* la table des guer- riers franks étaient placés de larges quartiers de bœuf, de porc ou de sanglier rôtis ; pour boisson, on avait mis â côté d'eux de larges vases de vin ou de cervoise, dont ils remplissaient des cornes de buffles. Sur la table des invités gallo-romains brillaient des ustensiles de diverses matières, des plais d'argent très-profonds, sur les bords desquels ou lisait quelques sentences morales; des coupes ornées de pierreries el ciselées industrieusemeut. La table du festin était décorée de roses; le sol était jonché de lis argentés, de pavots de pourpre ; les vases mêmes élaient couronnés de fleurs. D'une part, c'était une joie qui se traduisait en plaisanteries grossières, en rires bruyants; à l'autre table, le plus grand contraste se fai- sait remarquer : des manières concertées, une politesse froide et obséquieuse, des propos mesurés. A la tin du repas, la mariée, accompagnée de toutes les autres fem- mes, quitta la salle du festin. Pour le plus gi'and nombre des convives, et particulièrement pour ceux de la nation franke, c'était le signal de se livrer à leurs goûts pour la boisson; c'était aussi le moment pour les uns et les au- tres de se porter des santés à la ronde. A force do santés, une bonne partie des Franks avaient perdu la raison. Ili- laire considérait avec surprise ces coutumes étranges, que faisait plus vivement ressortir la tenue des Gallo- Roniains. Il avait été placé par honneur à côLé du marié ; renlendant parler de la fameuse bataille Clovis avait défait les Visigolhs, il lui demande s'il connaît le Romain Egidius.

Le jeune homme fait un cri de surprise : .

Si je connais Egidius ! C'est mon meilleur ami. J'étais avec lui dans la mêlée; mais je sais qu'il a com- battu aux premiers rangs; que sa valeur l'a emporté dans un groupe de guerriers franks, auxiliaires du roi Alaric; qu'il a été fait prisonnier. Ah ! mieux eût valu pour lui périr dans le combat!

Ililaire, attendri, prit la main du Frank, et, la serrant avec émotion, lui dit :

Brave jeune homme, Egidius ne périra pas; un do ses amis .se prépare à lui tendre une main seeourablc et à pénétrer jusqu'à lui malgré tous les périls, tous les obstacles.

Euiic fut surpris de ce discours.

Ntiblc vieillard, dit-il, seriez- vous le parent d'Egi- dius? Votre voyage aurait-il pour but de le racheter? S'il en est ainsi, votre entreprise est, en effet, bien dange- reuse ; ignorez- vous que tout le nord de la Gaule estclia- qiie jour en proie aux guerriers de diverses tribus, dont la plupart sont encore livrées à l'idolâtrie ? Ne craignez- vous point d'être massacré par quelque parti ennend de noire roi et de notre religion ?

Ililaire répondit;

J'avais prévu ces obstacles avant que de partir; mais je n'ai pas balancé à tenter tout pour rendre â sa ver- tueuse épouse et à sa noble faniille celui que j'ai enfanté à la vie spirituelle en le tenant sur les fonts de baptême. Il n'est plus temps désormais de reculer.

Dieu bénisse voire dessein ! reprit le guerrier; puis- siez-vous réussir dans un projet qui n'a pu vous être dicté que par une tendresse toute particulière. Quant à moi et à mon oncle, nous vous servirons de toutes nos forces.

ÎMUSÉE DES FAMILLES.

5Bo

II. Les bandes guerrières. Une rencontre. La justice franke. Sacrifice sanglant. Festins sur festins. L'intérieur d'un sei- gneur frank. Jcu.x et banquets. Les ghililes. Dernier repas. Le captif racheté. Le prix du dévouement.

Hilaire partit le lendemain, après avoir pris crtngé de .<:es hôtes, qui lui donnèrent des avis sur les chemins qu'il devait tenir, sur les moyens qu'il aurait à employer pour trailcr avec les peuplades frankes. Ils l'adressèrent en outre à de puissants guerriers de leur nation, voisins de la frontière.

C'est à partir de la Touraine que le vénérable évêque reitunrqiia plus que jamais, au milieu de la masse indigène, de petites bandes de guerriers cantonnées de loin en loin. Les populations se défendaient diflicileraent de leurs in- cursions et de leurs pillages. Ces bandes se multipliaient

à mesure qu'on avançait vers le Nord. Les premières qu'il rencontra dans son voyage se composaient de vas- saux militaires ; les autres étaient à moitié guerrières, à moitié agricoles. Le prélat put s'apercevoir combien son habit ecclésiastique le servait au milieu de ces soldats féroces; il reconnut aussi combien Clovis avait pourvu à la sûreté des prêtres chrétiens dans ses nouveaux Etals : il apprit quelques jours après que, parmi les diverses com- positions fixées pour la punition ou le rachat des crimes, celle pour le meurtre d'un évêque était la plus forte; elle n'était pas de moins de neuf cents sous d'or. Toutes les fois qu'il lui arrivait de passer près d'un camp de ces barbares, on le considérait avec une attention pleine de respect, preuve de l'influence qu'exerçait sur ces âmes sauvages la supériorité intellectuelle. Il arriva plus d'une

Types cl costumes de la Gaule, au VI» siècle. Dessin de Salières.

Romain.

Soldat franc.

GloTis.

fois que des soldats lui demandèrent des culogies, pain liénit que dans les jours de fôte et dans d'autres occasions lo clergé disiribnait aux fidèles dans les églises. L'évoque faisait signe qu'il n'en avait point sur lui, et il continuait tranquillement sa roule.

Près de la cité d'Orléans, il rencontra un soir deux jciini's gurrriers franks qui, l'ayant salué affcctueuscincnt, demandiront i\ faire route avec lui. Hilaire y consentit : ces jeunes gens lui apprirent que leur père avait été tué quchpies jours auparavant (hms un banquet son adver- saire, pris do vin, s'était emporté jusqu'à lui dire (ju'il était timide comme un lièvre; qu'à cette iM.<;u!le, lu plus sanglante (pi'on pût faire à un Frank, leur père avait ap- pelé l'agrt'SM'iw à un combat singulier; mais que cet iiommc, aidé do ses proches, s'était jeté sur h-ur père et

Un évoque. Femme de chef franc.

l'avait massacré Iftclicmcnl. « Nous étions éloignés, dit l'aîné de ces jeunes gens : aussitôt que nous apprîmes col assassiniit, nous dénonçons la frfuli' ou la vongoance à co Iraîire. Il nous a été impossible d'obîenir ih lui la satis- faction usitée en pareille circonstance. Aussi sommes- nous résolus de rexlerminor, lui et sa famille, pour laver jusqu'à la dernière goutte du sang de noire père.— Nous serions déshonorés, ajouta le plus jeune, si nous laissions impuni un pareil crime.» Le prélat leiu* représenta vive- ment qu'ils puniraient \\n crime par d'auîres crin^es; mais on vain ; (putiqu'ils fussent ohri'tions, les oxborla- lions les plus prossanles ne purent les faire renoncer à un préjugé qu'ils avaient en quelque sorte sucé avec lo lait. Hilaire se reposa dans la ville d'Orléans Le lendemain,

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LEGTrUES DU SOIR.

qui était un jour ilc grande fête, il assista îi une cérémo- nie assez ordinaire dans corlaines éf;liscs. A l'occasion do la IraïK^lalion du corps d'un martyr, le clergé de la cathé- drale faisait servir un repas à tous les fidèles. Dans do vastes salles étaient dressées de longues tables couvertes de mots simples, mais abondants. A[)rès q\j'on eut ilil le Bemdicite, K- vidame, ou oflicier de l'évêque du diocèse, fit signe que Ton commençât. De nombreux servitems s'empressèronl de iiourvoir à la sul)sistance de la foule. Hilaire vit avec plaisir ce repas régna la plus grande décence, et il se félicitait que les anciennes agapes chré- tiennes ne fussent pas partout tombées eu désuéliide.

Mais quel contraste lorsque, quelques jours après, ayant été arrêté par un chef qui espérait tirer do lui une rançon considérable , il vit un de ces sacrifices les Frauks idolâtres déployaient tontes les profanations. Rassemblés près d'un lac, ils furent occupés pendant trois jours à immoler des animaux. Ils faisaient des libations aux fausses divinités, leur offraient des viandes toutes san- glantes, puis se livraient à de longs repas ils buvaient et mangeaient sans mesure. Hilaire craignait d'abord que le chef de celle bande ne lui fit subir d'indignes traite- ments, soit par zèle de religion, soit par cupidité. Aussi fut-il surpris, lorsque, après avoir été retenu quatre on cinq jours, on lui laissa la liberté de se retirer. 11 rendit grâces au ciel d'être échappé aussi heureusement d'un semblable péril.

Quoique le prélat fit roule dans des pays les plus riches domaines des nobles romains avaient passé à des seigneurs franks, il ne laissait pas que de recevoir fré- quemment l'hospitalité dans les villat qui se trouvaient sur son passage. Il s'y dérobait de son mieux, mais enfin il ne refusait pas toujours de prendre un peu de pain et de boire un peu de vin : c'était la communion de l'hospita- lité. Quelquefois, à la veille des fêtfs surtout, on avait l'attention délicate de lui préparer un potage avec de la volaille et des pois chiclies, parce qu'on savait que la plupart des prêtres de ce temps ne .se nourrissaient que de légumes, de poissons, de volailles, et qu'ils rejetaient les grosses viandes comme trop substantielles.

Le bon évêqne ne dédaignait point de s'entretenir avec les passants, de quelque condition qu'ils fussent : il ap- prenait ainsi toutes les choses concernant la vie sociale des pays qu'il parcourait. Il rencontrait des excommuniés tant et plus; ces gens cherchaient à lui prouver combien la cause de leur excommunication était injuste : c'étaient ou des concubinaires, ou des bigames, crime fort comnnm dans ce temps, ou des meurtriers. Il rencontrait aussi des esclaves votifs, fidèles qui s'étaient voués au service des églises.

Il fut témoin un jour de deux jugements assez singu- liers, prononcés dans le mail des juges franks. Un anstru- lion du roi, maître de terres considérables, possédait un fort beau cheval. Il était jaloux de le monter seul, et n'eût voulu pour rien au monde qu'il servît à quelque autre. Un de ses plus intimes amis qui lui avait souvent demandé la permission démonter le cheval, et qui n'avait pu l'ob- tenir, profile un jour de l'absence de l'anstrution, va droit pendant la nuit à l'écurie du cheval, le selle, le bride, monte dessus, pique des deux et ne revient qu'au bout de trois jours. Il ramène le cheval à l'écurie, en donnant pour excuse qu'il n'a pu s'empêcher de faire un voyage, monté sur un aussi beau coursier. L'anstrution était h la cour du roi; quand il fut de retour, on lui fait part de la fantaisie de l'ami : la chose ne lui plut nulle- ment. Aussitôt il l'assigne à comparaître devant le mail.

Au bout de quarante jours, celui-ci comparait, assisté de ses cojuranls, qui ont beau attester que ce qu'il avait fait, il no l'avait point fait à mauvaise intention : il n'en fut pas moins condamné à une annnide de trente sous d'or. A la même audience, un Icudo vint demauder justice d'un de ses voisins, homme très-violent, qui lui avait tué un esclave qu'il soupçonnait injustement de lui avoir volé dos fruits. Le meurtrier de l'esclave fut con- damné h payer une composition de trente-cinq sous : la loi des Frauks n'exigeait pas davantage. Le prélat ne put s'empêcher de maudire une coulunic (pii prononçait à peu près la même peine pour celui qui monlail un cheval sans permission que pour celui qui tuait un homme.

11 remarqua dans tout son voyage que nulle cérémonie chez ces barbares ne se terminait sans boire ou sans man- ger. Inaugurait-on un roi : après qu'il avait été porté sur un bouclier trois fois autour du camp, plusieurs jours se passaient on réjouissances, en combats simulés et en festins somptueux dans lesquels il faisait à tout venant les honneurs de son domaine.

Transférait-on un héritage, l'ancien propriétaire don- nait un repas. Puis c'était le tour de l'acquéreur, qui, sur le même tonneau l'on avait mangé précédemment, faisait servir aux mêmes conviés un pareil plaide viande hachée et bouillie.

Entreprenait-on une grande chasse, on mangeait avant, on mangeait après, mais cette fois des sangliers, des daims tout entiers rôtis.

Perdait-on un parent : grand festin , après avoir longuement parlé des vertus du défunt, on ne s'en souve- nait guère plus, à la fin du repas, que s'il n'avait jamais été. Quelques cornes de vin ou de bière avaient fait sur tous les invités l'effet qu'on attribuait, chez les païen.s, aux eaux du fleuve Léthé.

Quelque notable allait-il chez le roi, on l'invitait à boire un coup. Il en était de même chez les plus pauvres particuliers.

Si on investissait un guerrier d'un bénéfice militaire, sans doute on l'investissait d'abord par la francisque, le kang ou angon, mais aussi par le gril, la marmite et les coupes.

Une coutume presque générale chez ces peuples, et dont ne pouvaient se défaire ceux même qui étaient con- vertis au christianisme, c'était l'usage de boire dans le crâne de son ennemi. L'évêque frémissait d'horreur toutes les fois qu'il était témoin de cet usage atroce.

Son voyage avait duré plus d'un mois et demi : il avait fait route par les pays les plus tranquilles et les plus sûrs pour les voyageurs. Déjà il était hors dos Etats du roi Clovis, et il approchait du terme de sa longue pérégri- nation. C'était près de la ville de Trêves que demeurait le seigneur frank dont Egidius était prisonnier. Une es- corte que l'évêque avait eue d'un puissant favori du roi des Franks Ripuaires le protégea contre les insultes et les violences dont il eût infailliblement été l'objet de la part d'idolâtres. il put se convaincre combien le con- tact avec les Gallo-Romains avait adouci les mœurs et les habitudes des Franks sujets de Clovis : les nouvelles tribus qu'il avait devant les yeux conservaient toute la rudesse et toute la férocité de leur origine. encore plus que jamais il vit le règne des passions brutales, le mépris de tout frein, de toute règle. Jour et nuit ces barbares étaient occupés â méditer ou à exécuter des invasions. Pour eux la paix était une horrible calamité, et ce n'é- tait pas seulement chez les peuples d'une autre origine

MUSEK DES FAMILLES.

28:

que la leur qu'ils portaient le fer et la flamme ; c'était aussi cliez les peuples d'origine germanique,

Hilaire arriva enfin à Trêves. Les quelques lieues qui le séparaient de son cher élève lui semblèrent bien lon- gues. 11 voyait déjà la grande ferme qu'on lui avait indi- quée comme la propriété du seigneur frank auquel ap- partenait Egidius. A peine était-il à la grande porte du châtoau, qu'il fit avertir le seigneur qu'un ami du captif Egidius demandait à lui parler. Celui-ci s'avance au- devant du prélat : il reconnaît un de ces honnnes pour lesquels tous les guerriers de sa nation, soit clircliens, soit idolfllrcs, professaient tant de vénération. Hilaiie lui dit quels sont les liens qui rattachent ù Egidius, et qu'il es- père que, moyennant la forte rançon qu'il lui apporte, les fers du captif seront brisés. Le seigneur ému contemple avec attendrissement ce vieillard qui vient de si loin et à travers tant de dangers pour racheter celui auquel il ne tient pas par les liens du sang. « Romain, lui dit-il, quelle force te pousse donc, loi et les prêtres de ta religion, à venir retirer de l'esclavage ceux que la guerre a fait tomber entre nos mains? Va, rassure-toi, je te permets de voir Egidius, et peut-clrc demain, avant que le soleil ait fini son cours, je t'aurai laissé libre de ramener dans ses foyers ce jeune guerrier. Je l'estime : il s'est vaillamment comporté dans la bataille ; aussi j'ai eu soin que sa cap- tivité ne fût point dure, w II avait insensiblement amené le vieillard dans une grande et large cour oii plusieurs guerriers se livraient à divers jeux d'adresse : quelques- uns s'exerçaient à sauter, demi-nus, au milieu des lances et des épées ; quelques autres s'escrimaient à pied avec des massues, des maillets, des marteaux, des framées, des angons h deux crochets, des haches ù deux tranchants ; d'autres caracolaient sur de légers coursiers. « Tiens, lui dit-il en hii montrant un jeune cavalier qui maniait son cheval avec une adresse surprenante, le reconnais- tu? » A ces mots, Hilaire court au-devant du jeune homme. Celui-ci n'a pas plus tôt aperçu le vieillard, qu'il saute à bas de son cheval et se jette dans les bras de l'évêque. Leurs' larmes se confondent : « 0 mon père ! est-ce vous? s'écria lo guerrier. Quoi! seriez-vous ici pour m'arrachcr de Pescl.ivage? car je ne puis croire qu'une autre raison vous amène on ces lieux. » Le vieillard lui dit qu'il n'a réellement entrepris ce voyage que dans la vue de rendre son filleul h une épouse adorée, k une fa- mille honorable plongée dans la plus profonde tristesse. Le seigneur, que louchait cette tendresse mutuelle, in- vita les deux Uomains à une gliilde qm se tenait le lende- main chez lui.

Quand ré\ùque eut satisfait aux nombreuses questions

de son filleul, il lui demanda quelles étaient ces ghildes dont il avait souvent entendu parler. Egidius lui ré- pondit que c'étaient des associations de guerriers qui se réunissaient pour combattre, pour sacrifier et pour faire des banquets; que les membres des ghildes étaient unis par serment ; que ces sociétés étaient fort communes dans tous les pays du Septentrion ; que, dans les Etats de Clovis, le clergé s'efforçait de les abolir; mais que les Franks nouvellement convei'tis au christianisme croyaient faire assez en mettant leurs associations sous l'invocation de la Vierge et des saints et s'imaginaient ainsi pouvoir en conscience se livrer à leurs goûls eflrénés pour la bonne chère.

Le lendemain, dès la huitième heure, le manoir se remplit de tous les membres de la ghikie; ils s'assirent aux tables drossées dans le ghildeskalen, ou salle de réu- nion, à laquelle étaient annexés une cuisine, des celliers et des offices. Les convives étaient présidés par un vieux guerrier : le chef frank lui avait cédé volontairement cet honneur. Hilaire ne remarqua point, dans ce festin, la délicatesse qu'il avait observée dans les repas auxquels il avait précédemment assisté. C'étaient de grosses pièces de viande, des quartiers de venaison bouillis, rôtis ; c'étaient dos tonneaux de bière ranges dans le lieu du banquet, et dont les convives s'abreuvaient avidement. Le chef frank avait fait placer Hilaire et Egidius à côté de lui. Après avoir longtemps bu et mangé, les convives portèrent des toasts aux braves morts sur les champs de bataille, puis aux guerriers vivants qui s'étaient rendus fameux dans la tribu. Le seigneur, plein d'attention pour ses hôtes, les prévint qu'on allait aussi porter des toasts aux dieux et s'entretenir d'expéditions prochaines. Les deux Romains demandèrent à se retirer. Rentrés dans leurs chambres, ils entendirent longtemps la joie bruyante des convives: ils reposèrent quelques heures. A leur réveil, ils apprirent qu'à la suite d'une violente dispute deux guerriers franks avaient été tués, trois autres blessés. Egidius était étonné qu'il n'y en eût pas davantage. Le lendemain, le pieux évêque obtenait la liberté de son cher élève.

Après une seconde journée passée sous le toit du Frank, tous deux lui rendirent grâce de ses attentions. Enfin ils prirent congé de lui, et, sous la conduite d'une escorte qu'il leur fournit, ils atteignirent la frontière du royaume de Clovis et reprirent le chemin de la Gaule mériiiionalc.

Peu de jours après, Egidius essuyait les larmes de sa jeune et tendre femme, cl le vénérable prélat, rentré dans son diocèse, cherchait d'autres infortunes à soulager.

A. CHARGUÉRAUD.

PAUTITIONS DU DEIINIER DES PALADiI\S.

DÉCISION DES JURYS.

Nous disons des jurys, car nous eu avons ronslilué plusieurs, afin d'éviter tout soupçon de parlialilé. Nous ne (levions pas moins à l'illustre mémoire (rH.\i,KVY, (jui nous avait promis de présider à ce concours.

Voici lo résultat combiné des différents rapports que nous avons reçus :

Sur les seize partitions envoyées, dix méritaient l'oxé- cution et l'éloge.

Le prcniior prix, à l'unanimité, est décerné, f.r<r(7Ho, à M. l'AiiAnn et à M. Holz. L'un et l'autre ont «l'élolTo dos coinpo<ilours. »

M. PAi.iAnn : « Joliment ot facilement écrit. Musicien de praii(]ue ot qui sait son affaire- De riusi>iration, de la gaieté, de l'originalité, de la verve, du talent, w

288

LECTURES DU SOIR.

M. HoLz : « Cliannanlo paiiilion, très-bien menée. Plus orifîinal encore que M. Palinrd.»

Second prix, ex œquo : M. Coufin, ^I M"*, do Caen, M. n'AcuMAR.

M. Conr.N : « Bonne faclnrc. Trop sérieux pour le sujet. Marche des oulres Lien réussie. Talent. »

M. M'", do Caon : « In?piralion distingiiéo. Tlièmes excelleiils. Harmonie reniarqualde. {]n pou de manque de pratique. Vocation inconicstable. Talent. »

M. D'At.i'U-An : « Dno inasislral. Boléro caractéristique. Eulonle du drame. Quelques fautes d'harmonie. Avenir sérieux. »

Mentions honorables : M.SiMioT : «Expérience et métier. Tlii'mos bons. F'acfure un peu uniforme.»

M. SouBiLs: «Bien fait. Du style, mais pas assez scéni- que. Trop sérieux.»

M. PE Vii/.iAN: « De l'oripinalité. Jolies choses, incom- plèlcs. Qiialnor trop développé. Un peu de manière. »

•M'" GLTZKNrc : «De l'orif^inalité. Des idées. Du senti- ment. De la grâce. Belle organisation. Manque de savoir- fa ire. »

M. Laicnkl : « Facililé mu'^icale. Bonne mémoire. Thèmes nu peu faibles. Manque d'harmonie. »

En résumé, le concours du Dernier des Paladins a révolé deux lalenîs fai(<, Irois talents d'avenir et cinq bouiies or^'anisaiions musicales. C'est plus que nous n'espérions, et c'est assez pour que les théâtres imi- ti'iit iiofre exompIi\

Nous adjurons les quatre théâtres lyriques de Paris de mollre au concours de bons livrets en un ou deux actes,

et l'Acadéniie et la direction des Beaux-Arts de pro- vof]ucrct de pioléger ces concours.

Nous avons prouvé qu'ils foraient éclore des talents et développeraient l'art ot la carrière musicale en Franco.

Nous proposons â MM. P.iliard et IIolz de présenter et de recommander leurs partitions au choix d'im des théâ- tres lyriques de Paris.

En (put cas, l'une des deux sera exécutée, à la saison prochaine, dans un concert ou dans un salon important, ainsi f(u'uno ou plusieurs dos partitions du second prix,

autant que la cho^e nous sera possible.

M. Charles Wallnt adresse ses félicitations cordiales et ses vifs remercîtnents aux compositeurs que son opérctin a si heureusement inspirés.

PITRE-CHEVALIER.

Les autres partitions sm' à la disposition des auteurs, au bureau du Musée des Familles.

On vient de nous adresser une brochure dont nous n'avons point à rendre compte, car elle est politique et traite de la vcrilè vraie sur la Pologne; mais elle nous a vivement frappé et frappera tout le monde, au point de vue pbilo-ophiqiioot lilléraire. Elle est signée : IJn Con- seiller dl'llat, et on l'allrihuc à un grand scigncin- russe. Les plus habiles écrivains français s'honoreraifnt de la vigueur do pensée, de la générosité d'opinion et de la perfoction do siylo qui distinguent cet ouvrage. Témoin la page suivante :

« Le droit et la force se disputent l'empire du monde et décident des événements. Le droit est un principe de l'intellect et s'appnyant sur la raison. La force n'est

(pi'nn fait dérivé de nos mauvais instincls ; elle dédaigne le raisonnement, frappe en aveugle et passe. Kn d'autres termes, la force est la négation du droit; or, comme celle-ci se base sur la vérité, ses doctrines sont néces- sairement saines et invariables; en dehors d'elles, il n'y a qu'erreur et mensonge. De plus, comme le principe du droit implique celui du devoir, il arrive que , dès qii'on oublie l'un, on ne tarde pas à voir enfreindre l'au- tre, et que du défaut d'équilibre général naissent toutes les perturbations... Alors disparaissent, sous le coup de la violence, la sécurité et l'harmonie universelles. »

Sous le titre de Fragments philosophiques, le docteur F. Alliot a résumé les principales idées qu'il a si bien dé- veloppées dans son grand ouvrage de la Philosophie des sciences. Démonstrations nouvelles de l'existence ('o Dieri. De la puissance des lois chimiques. Du progrès, tels sont les litres intéressants de quelques-uns des cha- pitres du nouveau livre de M. F. Alliot.

UNE PARADE DE COCIllN.

Nous complétons, par ce joli dessin, la série des caries et invitations des deux derniers siècles (voyez notre li- vraison de mai dernier). Cette parade , découverte par M. Waltier, n'avait été gravée dans aucun recueil. Le même dessinateur nous donnera bientôt une suite de cos- tumes de fôte du dix-huitième siècle , également incon- nus et curieux.

P. -Cil.

>r \NATTf£R

P.irnrle d'après Cocbin. Dessin de Wallicr. « Pclile estampe, en liautcur, (le la gr.imieiir d'une carie à jouer, qui a servi de billet d'entrée pour les diverlissemcnls parlicullers donnés au roi Louis XV par la marquise de l'nmpailour. sur le Ihéalre des petits appartements, vers la fin de 1 année 1759. s

Paris. Typ. nsn^oïEn, rue du BoulcvarJ, 7.

X.

MUSÉE DES FAMILLES.

289

LES FÊTES DE LA FAMILLE

(1)

LA PREMIÈRE COMMUNION.

Les fôîcs de la famille. La premioro coramuuioii Composiliou et ilessin de Sauvagcot.

JUILLET 1802. "' VINGT- NF.LVIKME VOLUME.

200

LECTURES DU SOIR.

La première Communion ! A co seul mot, no voyez- vous pas se lever devant vous ressaini des doux el purs souvouiis! 0 ma jouuesse ! vas-lu revenir ?... Dopuisce jour béni, les joies et les douleurs de la vie nous ont apporté tour à tour bien des cniolions couUaires ; au- cune n'a pu elTicer celle-là!

Oli, la belle nialinée do mai! dit cet lionnne au Iront pensif, que tant de soucis dévorent; que le ciel était limpide et bleu ! que ma mère élail iienrciise! connue mon aïeule, pencliée sur le missol, était pieuse- ment recueillie ! que le bon curé lut éloquent, el connue la grande voi.^ de l'orf^iie se mêlait bien à nos chants qui tremblaient!... L'autel était paré; l'église rusli(|ue sélait faite bien belle; on avait mis des lleurs partout, et leur parfum s'exhalait avec les myslupu^s vapeurs de l'encens. La fête était auloin* de nous comme en nous!

La première connuunion, placée entre l'enfance qui va linir et l'adolescence qui va commencer, marque de sa date solennelle la première étape de noire vie et pré- lude en qnel(|ue sorte à l'exislence nouvelle qui va com- mencer pour nous. Sommes-nous de ceux à qui la néces- sité impose le rude labeur el la tâche quolidieinle, c'est à partir de ce moment que nous allons quitter les jeux du premier âgé, et, près de ceu.v qui jusque-là ont tra- vaillé pour nous, porter à notre tour le poids du jour et

de la chaleur; avons-nous, au contraire, le privilège de l'opulence, et le choix d'une cari ière nous est-il |iermis, c'est mainlenanl qu'il va falloir diriger vers un noidebnt notre sérieuse activité. Ainsi, qui quo nous soyons, lils d'artisan ou lils de prince, la première Communion est notre vrai début dans la vie; ce jour-là, nous revêtons la robe [)rélexle connue les enfants romains ; mais la robe du chrétien n'est pas trempée dans la pourpre de Tyr; c'est la robe blimche du catéchumène, la robe blanche, syndjole du cœur pur et de Tàme innocente.

Ain^i, toutes les poésies se léunisséiil et s'accordent pour enchanter celle pretinère aube (Je la vie lliurale, éclairée de la divine lumière de la religiim, el eolëveil de riiomme dans l'enfant, uu-devaul duquel Dieu des- cendant du ciel s'avance, eOillme tifl toi qui Vlëlidiuit recevoir un lils bicn-aiiné iiu seidl tie son pillais j et, lorsque tant d'événonienls d'iilie diili- jllus rcceillli S'ef- facent et pâlissent dans la méilloil'tî ihlidèle, (iL*llil-là, toujours présent, rayonne d'un éclat t5lt'|-m'lb'iiielll ji^iiiic. Tout le monde sait le mot de remiieleilt Napoléon l"' : tt Le jour de notre première coiliiliniliOii ë.>t jOiir de notre vie nous sommes le plus lieiiteUx. ri

Louis LNÀllLït

LES PRISONS D'UN SERIN ^'\

VL A LA BELLE fefÔlLE.

Ce fut comme une espèce d'ivresse : ce rayon de lu- mière exerçait sur mol une allraction irrésistible. Pour la première fols j'éprouvais la délicieuse sensation tlô l'air circulaiil Salis obstacle aulout' de moi; pour la pre- mière fois je {îouvaisme lancer eit dvant sans trouver des barreaux. Je volai ainsi jusqu'à ce que, pris d'une sorte de vertige, ébloui par l'éclat du soleil, je sentisse les forces me mamiuer tout à coup. Je regardai autour de moi; partout l'espace, partout le vide! Alors mes yeux se fermèrent) et je tombai d'une prodigieuse hauteur sut" un toit que la Providence mit heureusemeill sur ma roule» ou plutôt dans une gouttière, qui, placée enlrë deux mal-ons mitoyennes, formait un ruisseau ploittb au fond d'une vallée de tuiles.

feh bien! eh bien! qu'est-ce que c'est? dit en moment une petite voix effarée ; un peu plus, cet imbé- cile lond)ait sur mon nid.

J'ouvris les yeux et vis la jolie tête noire d'une hiron- delle, qui sortait d'un nid appliqué le long d'une chemi- née, tout près de l'endroit j'étais tombé.

Pardon, dame hirondelle, lui dis-jc d'une voix plain- tive ; mais, pris de vertige pour avoir trop longtemps fixé le soleil, je suis tombé j'ai pu, et je regrette de vous avoir effrayée.

Lffrayée! dit-elle d'un petit air crâne; sois tran- quille, l'ami, lu ne m'as pas effrayée du tout ; il faut autre chose qu'un serin poiir effrayer une hirondelle. Mais^ continua-t-elle d'un ton railleur, je croyais que l'aigle

(1) Voyez, pour la première partie, le numéro précédeut.

seul avait le privilépe de fixer l'astre du joilf ; il payait que les serins s'en mêlent aussi,

Si vous saviez, repris-je, à quels dan{*efs je viens d'échapper et quels malheurs je viens de subii-j Vous fi'au- riezpas le courage de railler lin infortuné sanë asile, sans famille et sans patrie.

Si tu es hialhcureiix , c'est différent, ilit-elle en changeant de ton. Voyons, conte-moi les peines ; c'est déjà un moyen de les adoucir.

J'avais, en effet, besoin de m'épancher et j'éprouVal un amer plaisir à passer en revue tous les malheurs de ma vie. Quand j'eus fini :

-— lit que vas-lu faire mainlehfttlt, illtJrt paUVrë flmi ? me demanda l'hirondelle avec intérêt.

—Jouir de cette liberté qui me coule si ciiëf ! lil^Cridi-je. Je veux revoir mon pays, les oiseaux de mon espèce. Là, je construirai un nouveau nid, et je le placerai si haut que ni homme ni chat ne pourront l'atteindre.

Revoir ton pays ! mais comment y rtrriveras-tii, mal- heureux ? Il le faut traverser les mers et rester des heures, des jours entiers sans trouver te percher pour leposer tes ailes. La nature, qui nous destinait à des miginlions perpétuelles, nous adonné celte faculté; mais toi, pauvre serin, qu'elle destinait à une Vie sédentaire, il te serait impossible d'enlreprendre un pareil Voyage.

Et si je me joignais à l'une de vos colonnes ft l'é- poque de votre départ?

Tu serais distancé dès la première heure et nul ne S'occuperait de toi. Les chefs répondeni lin salut de tous et ne souffrent pas que l'on S'ailêie Itôtll' Ult individu isolé. Ce qu'on ne fait pas pour une hirondelle, oii le fera encore moins pour un serin. Ciois-moi, renonce à celte idée et cherche parmi les hommes une meilleure condi-

MUSÉE DES FAiMILLES.

29 J

tion. Tout le inonde n'aime pas les chais comme ta der- nière maîtresse, et les amateurs d'oiseaux, en général, n'en ont jamais chez eux.

Non, m'écriai-je, j'ai dit un éternel adieu à la de- meure des hommes. Libre je suis né, libre je veux mourir, et, puisqu'il m'est ini[)0ssible de revoir ma patrie, je veux m'acclimater dans ce pays et vivre aux champs comme les autres oiseaux.

L'été, ce sera bon; mais l'hiver, que deviendras-tu? Comment trouver ta nourriture sur la neige? Comment résister à la rigueur du froid, qui tue bien des oiseaux chaque année ?

Je ferai comme eux, je mourrai ! dis-je d'un ton ré- solu ; j'aime mieux mourir de froid que sous la dent d'un chat.

A la bonne heure, dit l'hirondelle ; va, mon pauvre ami, et que le ciel te protège. Tous mes vœux t'accom- pagneront.

Je remerciai la bonne hirondelle, et la quittai aussitôt pour mettre mon projet à exécution. Je volai longtemps au-dessus de cet océan de maisons que l'on nomme Paris; et, lorsque j'aperçus la campagne à quelque dislance, je me reposai sur la dernière cheminée, afin de ne pas épui- ser mes forces. Je me souvins alors seiilcmenl, aux solli- citations de mon estomac, que je n'avais rien mangé de- puis la veille, et le besoin qui me pressait m'engagea bientôt à me remettre en route. Une fois dans la campa- gne, pensais-je, je trouverai bien quelque grain à mettre sous la dent. Je ne me trompais pas, et je n'eus que l'em- barras du choix parmi une foule de graines et de fruits qui m'étaient inconnus, et dont l'instinct que nous a donne la nalure me faisait reconnaître les propriétés.

Tandis que je réparais ainsi mes forces, plusieurs oi- seaux s'étaient approchés de moi.

Tiens, un serin ! s'écria l'un d'entre eux; d'oîi diantre sors-tu, canari? Tu t'es sans doute échappé de ta cage pour faire l'école buissonnière?

J'en suis sorti pour n'y rentrer jamais, répondis-je. Je viens vivre parmi vous, je veux être votre ami, votre frère...

Notre frère ! dit un pinson d'une voix aigre ; mais alors il faudrait quitter cette robe jaune qu'aucun de nous ne porte. Les frères se ressemblent, chez les oiseaux du moins.

Qu'importe la robe, repris-je, si le cœur est le même?

C'est cela, dit-il, pour que nos filles s'amourachent de toi, ne fût-ce que pour la nouveauté !

Eh bien ! vous me donnerez l'une d'elles, et je vous réponds de son bonheur.

lit vos enfaiils, quel nom leur donnera-t-on dans la famille des oiseaux? Seront-ils serins, linots ou fauvettes? Non, ce seront des mulets, des métis, que sais-je? Si de- puis la création nous nous étions livrés à de pareilles al- liances, où en serions-nous aujourd'hui?

Pointant, repris-je, le soleil luit pour tout le monde, et la graine ne manque pas dans vos champs.

Sans doute ; et si lu arrivais ici avec ta femelle, nous vous laisserions vous y établir à vos risiiuos et périls.

Et c'est parce qu'un chat cruel l'a dévorée, parce que je suis seul et isolé sur la terre que vous me repous- sez avec celte dureté?

C'est malheureux pour loi; mais l'intérêt général avant tout.

Failes-Ie au moins chanter, dit une liiiollo, que nous sachions co que c'est que la voix d'un serin.

Ça ne vaudra toujours pas celle du rossignol, dit uu gros moineau franc, qui n'avait pas encore parlé.

Qu'il chaule ! qu'il cliante ! crièrent à la fois toutes les femelles, qui semblaient évidemment s'intéresser à mon sort.

Je ne demandais pas mieux que de me faire entendre, persuadé que mon chant allait enlever tous les suffi âges, et je me hâtai d'obéir. Mais, hélas! encore m'attendait une cruelle déception. Soit que les émotions de la luiil ou la longue course que je venais de fournir eussent agi d'une manière fâcheuse sur mon larynx, toujours est-il que je ne me sentis pas en possession de mes moyens or- dinaires.

Tiens ! ce n'est que ça ! dit bientôt un gros merle en m'interrompant; ce n'était pas la peine de faire tant d'embarras.

J'avoue que je suis fort enroué, répondis-je. J'ai quitté ce matin l'atmosphère chaude d'une maison dès le lever du soleil, et riiiimiciité m'aura saisi.

C'est le serein, dit le merle en riant ; c'est cela même. On voit bien que tu as fréquenté les honnnes. Leurs lénors ont toujours un rhume à leurs ordres pour dissimuler leur impuissance. Tu parles de vivre aux champs, et lu ne peux supporter l'humidiié d'une matinée d'automne! En voilà un drôle de campagnard!

Puis, élevant la voix :

Eh! rossignol, mon ami, viens un peu, je te prie, et montre à ce présomptueux serin ce que c'est que chanter! cria-t-il.

A quoi bon humilier cet étranger? dit alors d'une voix douce un petit oiseau de couleur fauve, qni se mon- tra tout à coup sur la bramhe d'im marronnier ; (i'ailleurs ce n'est pas mon heure de chanter; laissez-moi faire ma sieste.

Et il disparut de nouveau sous le feuillage.

Original, va ! fit le merle avec humeur; il n'en fait jamais d'autres!

Puis, se tournant vers moi :

Ainsi c'est entendu, l'ami, me dit-il avec autorité; que demain on ne te retrouve plus ici; telle est la dé- cision de la majorité.

Notez que la majorité n'avait rien di'cidc du tout. Deux on trois oiseaux lui avaient imposé leur opinion, sous prétexte d'inierprcter la sienne, ainsi qu'il arrive souvent ailleurs que chez les oi.seaux, à ce que j'ai enlendu dire.

Sitôt cet inique arrêt rendu , rassemblée se dispersa afin de chercher un gîte pour la nuit, car le soleil appro- chait de l'horizon ; et je me trouvai seul, brisé de faiigue et de douleur.

Tâchons de dormir, me dis-je enfin à moi-môme et d'oublier pour quel(]ups heures la cruauté du sort. De- main, au lever du jour, il me faudra quitter ces beaux lieux (où il m'cùl été doux de vivre), grâce à régoismo de leurs hemeux habitants.

Et je cherchai instinctivement uu abri sur les branches du marronnier j'avais aperçu le ro>sii;nol

ANTOINETTE.

(Fin du manuscrit d'Antoinette (Olympe Minol). Ce sont les dernières lignes qu'elle a écrites et que la mort no lui a pa-; iiermis d'achever; elles nous furent adressées, bientôt après, au Musée des Familles, avec les unies sur lesquelles nous avons fait achever Us Prisons d'un se- rin; notes qui se résumaient en celte recommanda- tion spéciale : « PlactM" l'oiseau dans une grand-' maison de Paris, il ail l'occasion d'observer les diHéreules

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M-CTruEs DU soin.

clas^os lie la société, au milicn d'une crise qui les nielle en Inllc, par oxomple, la rôvolulion de 1848. »

C'esl le pio;:ramine que nolri' collahoialcnr MAC-l.f.Non a roinpii avec un soin religieux ol avi^c un talcnl dunl nos Icclours scronl juges. (Noie âe la flcdacdjn.)

SUITE DES PRISONS D'UN SERIN, Achevées par MAC-LÉson.

\'il. I.A MIT.

C'était un nrlirc coiilonairc, dont la cime ;^ demi brisée alloslait les ravaposdu lomps. Une sévc encore puissante avait couronné sa I»ase do ranioanx vigoureux. Je m'é- lançai vers l'un dos plus élevés, et je m'y établis solide- mont sur une petite branche.

Rentrant avec douleur dans la réalité, je me pris îi re- proller la cage élégante oii j'avais connu le bonlicur d'aimer.

Une Troide liumidité engourdissait mes ailes. L'ol>scii- rité, tonjoiirs croissante, ajoutait une vague inquiétude à mes souffrances.

Bionlôl je vis de près le monde inconnu des insectes nocliirnes, dont je n'avais jamais entendu que les bour- dttnuemenl';. Qu'ils furent loin de me rappeler les bril- lantes couleurs de ceux des îles Fortunées, qui, miroitant an soleil comme des pierreries, prennent le soir l'éclat de la flamme !

Tout à coup, au milieu d'un concours des oiseaux de proie, qui m'inspiraient déjà une terreur folle, un cri afficiix rentenlit si près do moi, qu'il me glaça jusqu'au fond de mon être. Ace cri aign,€irnant, prolongé comme un soupir de l'autre monde, succéda un silence plus pro- fond encore! Je n'entendais plus que les ballcnienls de mon cœur...

La \oix f(irmid:iblc se reproduisit par intervalles régu- liers, iuiplacabli', et si près de moi, que je croyais sentir sur n;on aile le souffle qui la produisait...

Bientôt le roulement loititain du tonnerre accompagna, comme ui;e basse, ce terrible clumtenr...

Avec des tremblements et d(>s soins inlinis, je tournai la lêlc vers le Ironc de l'arbre (horreur!). Deux yeux ronds, fixes et brillants, semblaient dévorer l'espiice!

iliscbief! Miscliief! est-ce loi t-ont la baine me poursuit eiicore?...

Magnétisé par ce regard, je me sentais perdu quand, soudain, un éclair brillant jaillit du nuage et nous ren- dit la lumière.

J'eus le tenqis d'apercevoir mon ennemi : sa grosse tête ronde, qu'entourait une collerette blancbe et légère, él;dl suru'.outée de plumes noires simulant des oreilles d'une mobilité extraordinaire (I).

Ma terreur allait peut-être se calmer. J'avais remarqué que cette bêle affreuse, comme tous les mécbanls, élait blessée par la lumière, et que ses yeux terribles s'étaient voilés vivement devant l'éclat de la foudre.

Un vent formidable s'éleva, secoua le marronnier à le déraciner; mes pattes, privées du ressort que leur donne le s.mnneil (2), menaçaient de làrher la brandie. J'ache- vai de jicrdre ce qui me restait d'intelligence en \oyant mon tffioyable ennemi s'avancer, déployer ses ailes et

(I; I.c prand duc, gi'aiil des oiseaux de proie.

(2) l'ar une slruclmc parliciilime des nmsclos des pattes, les oiseau.x sonl daulanl [dus solidi-ment ;illacliés aux l)ianclies dans le somnu'il qu'ils sont plus attaisîés sur eux-mêmes.

s'envoler lourdement en écrasant au passage ma pauvre retraite. Je sentis un choc violent, suivi d'un vertige in- descriptible, et je perdis le sentiment de mon existence.

VIII.

ROSE.

Je sortis de ma létbargie quand le soleil, élevé sur riiori/.on, eut ramoné la circulation de mon sang. Avec quel bonheur je me sentis renaître ! Les oiseaux essayaient autourde moi leiirconcert matinal. J'auraisvoidu, comme eux, romercior le Créateur, (pii, par un sourire, rend la paix à la terre. Je ne pus que relever la tête, mes ailes et mes pattes étaient paralysées par la souffrance.

Un incident nouveau attira bieniCit toute mon alien- tion : un bruit léger s'entendait dans l'Iiei be, je reconnus les pas cadencés d'une jeune fille qui s'avançait d'un pied joyeux C'était une fraîche pay.sanne des enviions de Paris : bonnet rond, tablier à bavette, robe printa- nièrc, mine éveillée, sourire charmant. Rose (je sus bientôt son nom) m'aperçut avec étonnement et, s'avan- ç.int sur la pointe du pied, me saisit sans peine de sa main mignonne.

Je le tiens, pauvre petit ! que tu es gentil ! quel beau plumage ! Mais qu'as-tu donc ? Tu ne peux te soutenir, tes pattes sont humides et glacées?...

Elle s'assit sur le gazon et, me caressant de ses doux mains, elle me réchauiïait de son soufUe...

Rose se rendait à Paris, sa tante lui avait trouvé une place de femme de chambre chez un négociant, ha- bitant, comme elle, l'hôtel d'Ileiblay. Pendant qu'elle s'occupait de moi, la voilure publique qu'elle devait prendre passa au bout de l'avenue sans qu'elle l'aperçût et descendit rapidement le coteau. Le bruit des grelots éveilla, mais trop lard, l'atlonlion de la jeune fille, qui d'abord demeura interdite, puis, se ravisant proniplnuient, résolut de gagner Paris à pied, et d'acheter une cage à son petit oiseau avec l'argent qu'elle venait, forcément, d'économiser.

A l'autre extrémité de l'avenue, le père de Rose, con- cierge du marfiuis d'Heiblay, ouvrait en ce moment la grille du château pour laisser passer une magnifique ca- lèche, dont les chevaux s'irritaient de l'allure trop lente qu'on leur imposait. En effet, leur maître les précédait à pied en paraissant savourer la l'iaîclieur de celle matinée cliarm;uMe, cl en se relournant quelquefois vers sa belle villa italienne, qui se délacliait toute blanche entre les massifs de, verdure.

Le maiïiiiis pouvait avoir soixante ans ; sa taille mince et droite malgré son âge, sa noble physionomie, ses che- veux blancs, la distinction de sa déniarche, tout annon- çait en lui une nature d'élite. Il avait beuicoiip souffert : resté seul h l'âge oîi riiomme consacre passionnément ses beiii es à préparer pour sa famille un avenir heureux cl biiilanf, il avait cherché sa consolation dans l'amour de la science, des arts, et dans le bonheur qu'il ré|)au- dait autour de lui.

Kh quoi ! c'est toi. Rose, je le croyais partie. Mais que portes-lu avec tant de soin?

Voyez, monsieur le marquis, dit la fillette avec sa plus gracieuse révérence, j'ai trouvé dans la rosée ce pauvre petit serin presque moin'ant. Comme il ressemble à celui de M"' AMoiNtTTE. la jeune malade qui écrit de si belles histoires et qu'affectionne tant M. le curé ! Mais le sien ne clian'e pas, et celui-ci est bien plus beau. Son nid serait-il dans nos bois? Chantera-l-il pour me remercier?

MUSÉE DES FAMILLES.

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C'cbt un ambassadeur étranger, dit le marquis en souriant; liabit dore, talon rouge; beau parieur et beau mangeur. Donne-lui des graines et du sucre; oui, il te payera, en eflet en cliansons.

C'est peul-ê!re, reprit Rose, dans le pays de cet oiseau que voyage mon cousin P;inl, lui aussi bien malheureux!

Maliicurenx, poiir(|noi?

lîmbarqné, conune mousse, à la mort de son père, lui aussi est loin de nous! et son maître est si mécbant, il est si souvent battu, que, nous écrit-il, ses camuradcs l'ont surnommé Taloche !

El Rose essuya une larme avec le coin de son lablier.

Gonsoic-loi, mon enfant, et pour ne pas te fatiguer

à faire à pied cette longue route avec ton petit bagage, monte sur le siège près de mon cocher.

La calèche prit une allure rapide, et peu après elle s'arrêta devant la boutique d'un oiseleur, le bon mar- quis fit choisir à Rose, ravie, une jolie ca^e pour moi.

Arrivée à riiôtel, pendnnt que le marquis gagnait ses somptueux appurtemenls, Ro>e grimpa joyeuse les cinq étages de sa tante, it je rentrai avec elle dans ce monde que j'avais déjà enirevn, et que j'iillais étudier celle lois du haut en bas, aux divers étages de l'iiôlel d'IIerblay, et à travers des évéiiemenls lonchauls et lerribles.

La mansarde de Catherine, propre et rangée, était égayée par une fenêtre donn;jnt sur la rue : uao petite

La villa du marquis d'Ile

caisse d'oranger, un réséda, des capucines empêchaient les rayons trop vifs du soleil d'y pénétrer.

IX. L\ MANSARDE.

Quand Rose entra, un tid)leau louchant s'offrit à sa vue : nu tout jeune homme, élendu sur b' faulenil de Caihc- rinc, la tèle penchée sur Pépaule de la vieille fennue, semblait se reposer avec délices. (!e'.le-ci souriait à tra- vers ses larmes et le couvrait de baisers. Rose demeura un instant iunnohilc sur le seuil; mais que son émotion fut douce (piand elle reconnut, malgré sa pâleur, le petit Paul, si rose et si joullbi il y avuit trois ans ! Ah! tpi'il portait Irislement sur sa douce ligure la justification du

rliKiy. (Page précèdoiite).

nom de Taloche. En apercevant Rose, il bondit verse'le, et ces trois êtres si bons coufoudiront leurs cœurs d.ms une même élreiiile.

Moi aussi j'étais ému ! je venais de reconnaître l'ex- cellent enfant qui m'avait soigné pendant la traversée. .Ma tendres-e s'exhala souilain en chants joyeux <pii ré- vélèrent ma présence.

0 le charmant oiseau! s'écria Rose r.idi>Mise. Il n'.;- vait pas encore chanté. Tiens' mon cher Paul, il veut fêler ton arrivée. Vois qu'il est joli ! El, me saisissant adoitemeni, elle me dépo-a sur la main de son ami.

Tiens! ou dirait le pauvre serin (pii m'a valu mes deux premières pièces de cent sous. Mais t'est lui-même !

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LECTURES DU SOI H.

Cette petite marque h la patte ne laisse aucun doute. Moi aussi ]c raimo, car ces liitMiluMironsos pit^oos que j'ai con- servées si li)iij;lcinps oui paye mou rclonr près de vous!

i:(, mellaul uu clou à sa fenêtre, Paul plaça ma cage au luiliiMi dos fleurs ol couiuicuça son liisloirc, qu'écou- taioul avidi'uuMit Ho^o et Cailicriuo.

Il eu élail au récit des dernières cruautés du négrier, qui l'avaient décidé à fuir, loiS(pi'uue voix ranque et biiitale se lit euiemlre dans l'escalier, enlonuaut l'air pa- triotique : Mourir pour la pairie, qui retentissait alors dans toutes les rues de la capitale.

Un homme entra : coslinne de travail, tablier de serge verte, petit sac ù la uiaiu reufermaut des outils de tapis- sier. Il venait de poser les tapis chez le marquis, qui l'a- vait poliment remercié et payé généreusement. Cepen- dant la vue des richesses qui décoraient l'apitarlement avait sans doute excité chez lui des sentiments envieux, car il murmura en se laissant tomber sur sa chaise :

Oh! ces riches! tout leur api^rtient, et cepen- dant ils tremblent, puisqu'ils sont généreux.

Puis, avisant Paul et Rose :

Ah! c'c>t foi, petit! déjà revenu ! tu pouvais bien rester marin! Il faiidia travailler, si tu demeures ici, je n'aime pas les fainéants. Et loi, m'amselle, on te voit bien souvent à Paris. Il n'y fera pourtant pas bon bien- tôl ! e.-l mon journal? Aristide est-il venu? Aurons- nous réunion ce soir?

Catherine prit sur la cheminée un numéro de la lié- /brmf , jourui^l que prêtait à son mari le négociant du se- cond étage, et le lui passa en soupirant.

N'y va pas, mon cher Michel, reste avec nous pour fêter l'arrivée de ces enfants! Il est convenable, d'ail- leurs, que tu présentes Rose chez M. Bonnefoy, puis- qu'elle y doit coucher ce soir.

A la bonne heure, celui-là! dit Michel, c'est un bon; il trav.^ille pour la reforme et ne manque pas un banque! ! Il a même porté un toast à rémancipalion des travailleurs !

Tout pq parlant, Michel lançait vers moi des regards hostiles; u^es chants l'irritaient; enfin, regardant Cathe- rine, il (Ijl :

Qirest cette nouvelle soltise? Je ne veux pas d'es- clave chez moi; rendez la liberté à cet oiseau... qu'il retourne dans sa patrie!

Ouvrant viyement ma cage, Michel chercha à me sai- sir; effiayi;, )p çœuf plein d'angnisses, je jetai un rt'giird de détresse vers Pi» ni Pt fiosp, pi, pi'enfuyanl aypç un cri d'effroi, je volai d'un Irait vers une fenêtre ouverte de l'élage iulérieur, j'apercevais uu riant paysage qui me rappelait les îles Fortunées.

X. QUAND UN SEFim EST A UNE FENÈTUE, IL n'y est pas SEUL.

Hôte charmant, que me veux-tu? s'écria la voix d'un jeune homme. Viens-tu poser sur ce cadre? Tu y fais vrai- ment de la couleur locale !

Et craignant de me voir m'envoler, le peintre ferma doucement la fenêtre.

Je n'avais garde d'essayer de fuir. Une sympathie étrange s'emparait do moi à la vue de ce beau jeune hoiimie.

Albert avait vingt-cinq ans, une physionomie intelli- gente qui attirait le regard et le retenait charmé ; ses grmds yeux d un brun doré, frangés de longs cils noirs, avaient cette limpidité qui annonce la rêverie sérieuse. Ils formaient avec une abondante chevelure blonde un

contraste liarmoîiiriix. Son nez droit, une bouciie pleine de bonté, sur laquelle s'épanouissait le beau soinire de l'espérance et de la jeunesse, une taille élancée, des mains superbes, tout annonçait dans mon nouvel ami une na- Ime d'iMile.

Paul avait apporté ma cage chez le peintre, et dès lors je devins le commensal de l'atelier. Choyé par mon nou- veau maître, qui travaillait beaucoup et vivait dans la solitude, mon affection pour lui s'accrut très-vile. Il avait remporté le grand prix de Rome. Arrivé depuis peu de temps de la ville éternelle, il avait passé deux ans à étudier les maîtres, il regrettait celle terre classique de l'art, les chaudes couleurs du ciel ont dévoilé le secret du coloris à tant d'artistes immortels. Cependant plusieurs de ses tableaux, fort remarqués à la dernière exposition, lui avaient valu une médaille d'honneur.

Albert, issu d'une honorable famille, mais sans fortune, avait cru que son nom, déjà connu, lui assurait une exis- tence large et facile par le travail. Cette illusion, hélas! avait peu duré : les commandes avaient été rares et di- minuaient tous les jours ; les préoccupations politiques de cette époque étaient désastreuses pour les artistes, qui, presque tous, voyaient la gêne arriver dans leur intérieur, et la misère menacer leur seuil.

Un matin, de très-bonne heure, le soleil resplendis- sait sur la fenêtre ouverte. Ma cage, ombragée de mou- ron frais, avait été accrochée dans l'embrasure. Je sautais joyeusement en chantant mes plus beaux airs. Albert souriait en partageant avec moi un petit pain, qu'il dé- vorait avec un appétit de vingt ans.

Peu après, il se remit au travail avec son ardeur ordi- naire ; il achevait une magnifique peinture : une vue du Colisée, à la manière de Claude Lorrain. Les ombres vi- goureuses ressortaient puissantes sur un fond embrasé par le soleil à son déclin ; dans un coin du tableau, la lune commençait à monter sur l'horizon avec la sérénité d'une belle nuit. On eût dit Apollon tombant dans l'abime, entraînant le paganisme tout entier, et la Vierge chré- tienne venant consoler le monde avec un sourire, sur le sol inondé du sang des martyrs.

Albert, tout entier à l'inspiration, ne voyait pas, comme moi, vis-à-vis, à l'étage inférieur, une belle jeune lille souriant à une femme de chambre qni lui apportait des gâteaux et des fraises. Elle plaça le plateau sur une jolie lab|e, près de la fenêtrp qu'elle ouvrit. Je reconnus Uose, pt, sifflant d'une nianière particulière, voletant contre les barreaux, je cherchais à attirer son attention. Albert releva la tête et, s'approchant de ma cage :

Tu voudrais ta liberté, pauvre petit! mais elle est remplie de dangers \)om toi!

Cependant il ouvrit la porte. Hésitant d'abord, je m'a- vançai sur le seuil, regardant, .sautillant; enfin, prenant mon vol, je vins m'abatlre au milieu des fraises avec mille cris de joie, regardant alternativement Rose et sa maîtresse, qui, étonnées et ravies, souriaient elles-mêmes.

Albert demeura ébloui du charmant tableau que ma fuite lui fit admirer : au milieu d'un fouillis de (leurs en- cadrant la fenêtre, Marie Bonnefoy resplendissait comme la marguerite des prés! son profil antique, son abondante chevelure, dont les tresses dorées semblaient un poids trop lourd pour son col élégant; la grâce de ses mouve- ments et l'innocence de son sourire, ravirent le jeune artiste jusqu'à l'extase! Retenant son souffle, il demeura immobile dans sa contemplation :

Enfin ! je ne suis plus seul, pensa-t-il, j'ai un rtve animé !

MUSÉE DES FA^ULLES.

20"

Et longtemps il regarda la belle Marie qui, enchantée de ma gentillesse, me prodiguait ses gâteaux et ses fruits. La présence de Rose m'avait apprivoisé bien vile, et j'ac- ccplai pour perchoir le doigt effilé de sa maîtresse. Je m'enhardis même jusqu'à sauter sur sa blanche épaule et sur ses cheveux blonds comme les épis. Tout h coup Ma- rie dit à Rose :

Ce visiteur est charmant; mais pendant qu'il nous amuse, une antre ploiire peut-être? Appartient-il h uno jfunc ouvrière dont il est la seule compagnie, ou à une pauvre vieille femme dont il endort les douleurs par ses chants?

rt, tout émue à la pensée de l'inquiétude du maître de l'oiseau, Mnrie regarde toutes les fenêtres de l'iiôtol don- nant, comme la sienne, sur le jardin.

Albert saisit ce naïf regard au passage et, faisant h la jeune fille un profond salut, il semble lui présenter dos excuses de mon indiscrétion. Marie, étonnée à la vue de ce beau jeune homme qui la salue avec tant de respect et d'élégance, lui rend la révérence la plus gauche qu'elle eût faite de sa vie, et disparaît en rougissant.

Peu après Ro'^e me rapportait îi mon maître, qui lui fit mille questions sur la famille Bonnefoy, afin d'arriver par une suite de détours, savants dans leur ingénuité, à dire à Rose combien Marie était charmante...

Il fondait son espérance sur la discrétion des sou- brettes !

Eu effet, Marie ne perdit rien de cet entretien. Il fut même plus accentué en passant par la bouche de Rose, et le soir, celle-ci étant allée voir son père, venu pour quelques heures à Paris, trouva moyen d'arriver jusqu'au marquis, et de lui vanter, comme des merveilles, les ta- bleaux du peintre Albert.

Petit poisson deviendra grand, aurait pu dire la fil- lette, si elle avait lu les fables de La Fontaine.

XI. MONSIEUR BOURGEOIS ! VOUS ALLEZ VOUS BRULER

LES doigts! (G. Nadaud.)

Souvent Albert passait des journées entières dans les environs de Paris à faire des éludes d'après nature. Il priait Rose d'avoir soin de moi pendant sr-s absences, et je remarquai le redoublement de tendresse qu'il m'ex- primait quand j'avais passé la journée près de Marie. Celle-ci, aussi, me voyait avec un plaisir toujours plus vif. Elle me prenait dan.s sa main, me caressait et me comblait de friandises.

Un jour, je fis connaissance avec son père ; M. Bon- nefoy, négociant en gros, avait gagné une belle position dans le couimerce des objets de Inxe dits iirlicles de Pa- ris. Il ambitionnait depuis longtemps le titre de député ; son désir, irrité par l'insuccès, avait amené ses opinions politiques du centre à l'exlrême gauche. Il était l'iui des plus chauds partisans de la réforme, si!'- laquelle il comp- tait beaucoup pour son élection, à cause des nombri'ux ouvriers dont il élail connu, et sur lesquels ils se plai- sait à conslaler son infliiiMice, quand, après les avoir tlat- tés, il leur donnait (pn-lques giallficalions.

A celte époque, très-rapprocliéi' de la lévoliilinn de février, le prél'i>t de la Seine donnait des lêlis le graïul commerce luttait de toute la splendeur de ses loi- b'Ites avec la linance et les hauts fonctionnaires du gou- vernement.

M. Honnefoy, heureux de faire parler de lui dans les salons, connue dans les ateliers, résolut de conduire sa fille, pour la première fois, fi un bal de la préfecture ; il

espérait augmenter son influence de l'effet que produirait la beauté de M"" Bonnefoy.

Marie, candide et curieuse comme une pensionnaire, partit enchantée pour le bal ; cependant, quand elle se vit entourée de ce monde brillant, de ces flots de lu- mière, de ces regards qu'elle attirait tous, elle fut très- inlimidée ; quand elle entendit le murmure flatteur qui la précédait et la suivait partout, murmure qu'elle ne com- prenait pas, mais qui la troublait, elle se prit à regretter amèrement sa mère, cette prolectrice ualurplle, près de laquelle une jeune fille peut braver l'admiration du monde ; et au lieu du plaisir qu'elle avait rêvé, elle sen- tit ses yeux se remplir de larmes quand l'orchestre donna le signal d'une contredanse. Elle avait été placée à côté d'une grande Anglaise peu aimable qui, ne s'occupant nullement de sa jeune voisine, s'entretenait dans son idiome avec quatre ou cinq misses aussi peu gracieuses que leur mère ; la pauvre Marie sentait la jalousie des femmes la froisser autant que l'ailmiraiion des hommes la faisait rougir. Elle baissa les yeux pour se recuei||ir et échapper autant que pqssible aux regards de tous.

Plusieurs jeunes gens se précipitèrent vprs elle pour obtenir la première contredanse; l'un d'eux, plus em- pressé et pliis habile, lui offrit le bras et la conduisit au milieu du sajou.

Quelle fut la joie de Marie ep reconnaissant, dans ce jeune homme, son voisin l'artiste Albert.

Marie lui adressa un gracieux salut, et se rassura en se sentant ainsi protégée...

Albert mit tant de grâces à raconter à Marie la scène de leur première entrevue, il parla avec tant d'éloges de ma gentillesse, il décrivit si bien tous les souvenirs de cette Platinée, que Marie, charmée, émue fies niêmes sentiments, lécoutait en silence, non sans laisser lire sur ges traits candides qu'à elle aussi ces souvenirs étaient précieux.

Albprl, enhardi, sollicita et obtint trois contredanses, et quapd il reconduisit Marie â sa place, ce fyt d'une voix bien émue qu'il murmura à son oreille :

Mademoiselle, celte soirée me laissera deg snnvenirs plus sérieux que ceux d'un oiseau, ei qui ne s'envoleront pas comme lui.

Albert parla peu en somme, mais je cœur va plus vite que la poliliiiue !

M. Bonnefoy, au contraire, parlait beaucoup avec les officiers de la garde nationale, et sa candidature n'obte- nait qu'un succès d'eslime. L'aide-major, avisant Albert après la contredanse, l'appela en disant au négociant :

Permettez-moi, monsieur Bonnefoy, de vous présen- ter le premier danseur de voire lif e ; c'est le li!s de mon meilleur ami.

Enchanté, monsieur, de faire votre counais>ance, dit le conunerij'anl avec un salut prutecleur; je crois que di'jfl nous ne souunes pas étrangers l'ini à l'autre, et que vous ha[)ilez, comme moi, l'hôtel d'Ilerbiay !

Albert salua res|>cclueusement et se relira avec discré- tion.

Pauvre jeune honune, ajouta le major, son père perdit sa fortune en IS.'ÎO. el le choléra le laissa orphe- lin! mais c'est un cœur lioimêle et rempli de courage, qui, livré à ses propres Tgrces, a su, malgré sa jeunesse, se l'aire un nom dans les arts.

Quebpie temps après colle soirée, M. Bonnefoy, coiffé du lielliipieux bonnet ît poil, el superbe dans son uniforme de garde national, allait partir pour le poste du chàloau, il avait riiouueur de mouler la garde entre le cliarcu-

"!{)(>

LEGTUUi:s DU SOIU.

lier (lu cuiii o[ le coilTeur do sa (ille ; celle confusion de lu soriélé f.iisail son bonlieur, il liùnait dans celle éga- illé (rtin jour.

Qiiaihl M. Boniietoy était do j^in'do, il avail riiabilude d'aller embrasser sa lille avant de se rendre au iioslo, et il trouvait mémo d'iiif:;énioux préloxies d'y rosier lo plus l>uigtom|>s possililo, admirant dans la psydié los f^iàoes do sa lournuro, et s'éhuliaMl à pioiidro des poses marlialos.

Ce joiir-là, il dit à Marie d'un air gravi; :

Ma lillo, lu vas avoir dix -huit ans, In as le mailiriir d'élre privée de ta mère ; il laiit donc (juc je pense à l'é- taMir. Tu es trop raisonnahlo piuir refnsor d'assurer le crédit de Ion père par uno hoiiue alliance!

Mario. los jeux baissés, iinij^c comme une cerise, écou- tait son poic avec trouide...

M Bonnofoy iJL'vnrit la psyché de sa fille. Dtisi^in de Monn.

Il le fa;il un t'poux aimant le travail, et ayant ac- quis .«a fortune en pas'^ant par tous les degrés de sa pro- fossio:). Mou ami Coquonard, aujourd'hui tiès-richo épi- cier en gros, quoique un peu fl^é pour toi, sérail u:i jiarti superbe. Je crois qu'il s'ennuie du célibat, et sa fcmuic serait la plus heureuse des femmes : rien à faire qu'à se promener elii montrer le crédit de son époux par do ri- ches loiloltes; je crois mémo (iuc Coqucnard se huidrait d'niie voiture et de deux chevaux!

Mario, devenue pâle et tremblante, ne répondait rien. Son père, s'apercevanl de son- malaise, la baisa au front en lui disant :

N'en parlons plus aujourd'hui, puisque cela le tour- merito, lu y réfléchiras.

El il la quitta en murmuranl :

Drôle de cli0:.e ! Elles désirent toutes se marier, ces

lilleltes, mais aussilôt qu'on leur en parle, les voilà proies ù pleurer!

M. Bonnefoy prit son fusil et sortit majestueusement de l'appartement. Siu" le palier il rencontra le concierge qui lui remit une lettre pressée. En connnerçanléméritc, M, liouneloy rentra dans sou cabinol pour en prendre connaissance. Celle lellre, d'une écrilure line el éUî- ganie, fermée par un cachet artistique, lo sm|iiil !out d'abord, (les cachets étaient rares dans la maison IKinne- foy cl C'« ! Le contenu l'élonna bien davantage :

« .Monsieur, « Parilonnez-moi la liberté de celle déniardie, je n'ai pas riionueur d'être couiiu de vous... La rraiichise la phis entière sera mon excuse, comme votre cœur pater- nel est mon espérance! J'aime, d'inie affodion qui n'a d'égal que mon profond respect, mademoiselle voire fdle! ses admirables perfections me font rêver de lui consacrer les soins el le dévoucmonl de ma vie tout enlière. Je ne [mis lui ofTiir aujourd'hui qu'iui nom sans tache, mi pro- fond amour du travail, et lo i)eu de talent que mes mal- Ircs ont couronné en m'accordanl lo grand prix de Ilome ' et depuis mon retour la médaille d'honneur, etc.. »

Eu lisant cette lettre, M. Bonne'oy passa plusieurs fois du rouge au violet, et pensant l\ moi loul à coup :

Ce diable d'oiseau, s'écria-l-il, m'éclaii'e trop lard ! sa cage aurait-elle servi à cacher des bihels, comme celle missive?

El tirant violemment la sonnette :

Rose, dil-il, reporte celle cage et son oiseau à son maître, et dis-lui que je l'ai menacée do le chasser si j'en- tends encore ici ce chanteur agaçant!...

Puis, laissant la femme de chambre interdite, il prit vivement le chennn du poste, il devait arriver trop laid !

Eu enirant au corps de garde, M. Bonuefoy vit tout d'abord Albert en l'action; lui aussi était de la garde iia- liouaie ! Le m'gociant, lui jetant un regard furieux :

Ah ! c'est vous, monsieur, qui usez si largement du droit de pclition !...

Alors, lournaul lo dos, il entra solenne!lenicnl daiis le poste.

Il apprit aussilôt que, n'ayaiit pas élé présent au pre- mier appel, il élail porté pour mie garde supiilénuMilaire. M. Bunnefoy ne manijua pas une si belle occasion de van- ter son industrie cl de prouver son palriolismc.

Les affaires, messieurs, les affaires sont si mulli- pliées chez moi, que... mais je suis content de col inci- dent qui n)e permettra, nue fois de plus, de prouver mon dévouement à la |)alrie el à la garde nationale.

Dans la soirée, M. Boimefoy i)érora tout à son aise sur l'abaissement du cens électoral el sur le droit au travail, dont il ne soupçonnait pas les conséquences...

Le bruit s'élant répandu que le banquet de la Réforme avait des chances d'èlre autorisé à l'aiis, il doiina, le soir même, un punch patriotique, ou but à sou élec- tion prochaine.

Aiheil bit Irop heureux d'une nouvelle faction au de- hors qui lui évita la torture d'une pareille réjouissance quand il avait la mort dans le cœur.

Eu rentrant cIkz lui, il aiquit de l'euranl qui jjréparait ses couleurs comment Uose m'avait rap[)orlé el ne pourrait plus venir me clierclicr désormais; mais il sui aussi que Marie avail pieu: é eu se séparant de moi.

MAC-LÉNOR. ( La fin à la prochaine Uoraison.)

MUSÉE DES FAMILLES.

■2d:

ASPINWALL.-LE CHASSEUR SENOR VALRAN.

Types, coslunies et maisons de bois des liabilanls d'Aspiiiwall. Dossin df LIariani.

I

Les Aiiiéiiciiins sont, avec les Anglais, le plus voracc pciipli! de proie qui ait jamais cxislé ; ils courent, ils boxent, ils chassent, ils combattent, ils s'enrielii-sont d'un pftie il l'autre; ils ont une âme de lioiiille, un poing de l'or, un esprit de l'eu, cl. se lanccnl à toute va- jtiLLcr lS(i2.

peur, connue leurs waggons et leurs sleamboals, c;i faraud danger d'éclat ou de collision.

Qui poiuiait s'opposera l'œuvre d'assimilation de ces iiilié[iides Auj^lo-Américains qui s'étendent dans le nou- veau monde, renversant les obstacles, conwno le (lot de la mer montante détruit les faibles barrières élevées par la main des enfants? Qui pourrait arrêter cello mar-

38 VINGT-Ntl VItMt VOLIME.

■2HS

LECTURES DU SOIR.

clio prpsqiio !":i(a!o do ces liardis civili>aloiirs qui ne vc- (loMloiil ni los rt'vors do la forlune, ni les souffrancos, ni laniorl? Ils ont puisé dans lour sang brilaniiiqne ceKo prando vertu des nations fortes, la persévérance, dont ils ont lait une arme terrible : les mers fi fran- chir, lesmonlaf:ncs à percer, la terre ;\ l'onillcr dans ses profondeurs, les déserts à transformer on contrées fer- tiles, rien qne tout cela; une question d'hommes et de capitaux: qo on: La mort et la faillite les suivent, il est vrai, de près, montent en croupe et galopent avec eux ! Qu'importe! go on! toujours go on ! En Amérique, comme dans la lamonse ballade allemande, les morts vont vile, mais font peu de bruit; un homme tombe, cenf le remplacent; (piaut ;'» la faillite, c'est le baplêmo pres- que obligé (le l'homme lancé à la piste de la fortune, et personne ne songe îi y trouver du déshonneur.

Grâce à celle insatiable activité, le nouveau monde, liier dans l'enfance, se peuple et se civilise ; l'Amérique centrale n'échappe pas i\ la suzeraineté inlellectucllo d(îs Anglo-Américains, qui, armés du revolver et de la pio- cho, éc;irtcnt d'abord l'ennemi de vive force et piaulent ensuite victorieusement et toujours sans remords leur drapeau commercial. Les premiers, ils ont compris l'ave- nir du grand islhme de Panama, et, avant que les Com- pagnies colombiennes aient eu le temps de se former, ils avaient jeté les fondations de la ville d'AspinvFall sur les rives de la mer des Antilles, et, par ce seul fait, ouvert une puissante voie de progrès à toute la région orientale du monde de Colomb.

En Amérique, un hameau met souvent moins de temps h prendre ses droits de cité qu'on Europe une maison à se peupler d'Iiahitanls. Il y a douze années, l'île de Manza- niella, c'esl-ù-dire l'emplacement qu'occupe aujourd'hui Aspiiiwall , était couverte d'impénétrables forêts, ba- layées chaque jour par les vagues de la mer, qui surpre- nait dans leurs ébats les caïmans, les manitus, les singes et cent espèces de perroquets babillards.

Le plus courageux voyageur européen n'aurait osé se frayer un chemin au milieu de ce repaire de reptiles fourmillant sur le sol et s'abrilant dans les épais fourrés de vignes vierges et de mangliers. Les bâtiments qui parcouraient ces parages se gardaient bie:: de relâcher sur ces rives inhospitalières, les fièvres putrides n'é- taient pas le moindre fléau prêt à frapper les voyageurs. Cependant, tout en côtoyant ces rivages insalubres, les navigateurs ne pouvaient s'empêcher d'admirer la ma- gniticencc de ce paradis de bêtes féroces et l'aspect à la fois grandiose et effrayant de ces forêts vierges, habitées par un nombre prodigieux d'animaux de toutes les espè- ces, depuis les moustiques bourdonnant dans l'air jus- qii'aux jaguars, ces chasseurs noclurnes qui, dans ce séjour fermé à l'homme, sans crainte de concurrents, n'avaient qu'à sortir de leur tanière pour trouver une proie facile; c'étaient une foule de macaws aux plu- mes irisées, mêlant leur voix railleuse aux cris rauquos des singes, qui se suspendaient gracieusement aux lianes ou poui suivaient des perruches ou des moqueurs ; c'é- taient des iguanes agiles grimpant aux rotangs et se ba- lançant au sommet de leurs tiges élancées, des boas qui s'enroulaient paresseusement autour du tronc du palé- tuvier, des caïmans alignés sur le sable, ouvrant leur large gueule au soleil et se précipitant dans l'eau comme, chez nous, les grenouilles dans une mare.

Les Français qui montaient les emliarcations assez té- méraires pour s'avancer auprès de Manzaniella se con- tentaient, pour la plupart, de jeter au vent des cris d'ad-

miration ù la vue de cette nature luxuriante, mais se hàl.iienl de presser le capitaine de gagner le large et do quitter au plus vite des parages maudits la mort se te- nait blottie sous chaque loulTe d'herbe et se cachait dans le souffle du plus doux zéphyr. Les Yankees, moins artistes, s'exaltaient médiocrement au spectacle magique de cette végétation tropicale , mais promenaient un re- gard ambitieux sur la baie majestueuse ouverte h côlé de îilanzaniella, outre les promontoires de Limon et de Çhagrès, puis parcouraient le pont h grands pas, sous le coup d'une vive préoccupation, se frappaient le front con]me pour en faire jaillir ime idée , et s'écriaient en- suite, à l'imitation d'Archimède, qu'ils avaient trouvé le nœud (le la grande question de l'union des deux Océans.

Un célèbre capitaliste de New-York. M. Aspinwall, fut, en I80O, un des premiers h s'emparer de l'excellente idée de la jonction de l'Atlantique au Pacifique par un chemin de fer allant de Manzaniella h Panam;i. Ou le vit soucieux pendant quinze jours, et, durant son soinmoil, on le surprenait articulant sans ordre jes noms de rail- w^ay, de Chngr(''s, do Panama et de Manzaniella. Après avoir réfléchi, il i)rit une résolution irrévocable, procla- ma parlout que désormais les deux Océans se joignaient, puisqu'ils étaient joints déjà dans .sa volonté, envoya au plus vite des ingénieurs à Chagrès, et mit, aussitôt après, les ouvriers à l'œuvre. Le travail était certes bien fait pour décourager les plus braves: il ne s'agissait pas de lutter, comme en Suisse, contre des accidents.de ter- rain, de creuser des tunnels ou de construire dos viaducs au-dessus des fleuves; mais il fallait rehausser, consoli- der un sol marécageux cl conquérir une voie au milieu des jungles infestées de toutes les bêles féroces des tro- piques, depuis les repfctles les plus dangereux ju.squ'aux espèces félines les plus redoutables. Du sein de ces ef- froyables marécages s'exhalaient des miasmes pestilen- tiels, plus malfaisants que ceuxdiiRin ou du Niger, et qui enlevèrent en quelques semaines plus des trois quarts des nouveaux arrivés.

On ne peut s'imaginer les soufl'rances inouïes qu'endu- rèrent les malheureux travailleurs: un soleil de fiMi cal- cinait leurs membres, des myriades de uioust'.ques achar- nés, implacables, avides de sang, pénéhMicnt, en d'''pit des gazes et des voiles, jusqu'à leur ppaUj p|, les dévo- raient ; chaque coup do pioche ou de machèlc dans les broussailles mettait à découvert des familles do reptiles, qui se montraient récalcitrants aux euipiélemenls des étrangers, et, derrière les hautes herbes, atlendaient à l'affût des chats-ligres ou des PSÏiïJijns pi'él^ à IliirHP •-'" pièces les infortunés Yankees.

Dans cette œuvre de destruction de l'homme par la na- ture ennemie, la mort employait ses moyens les plus mul- tiples, les plus raffinés; un homme toinbail-il, par mé- garde, dans un cours d'eau, aus.sitôl des niilliers de petits poissons caribes le dépeçaient, sans qu'il eût le temps de jeter (lus cris de détresse; la fatigue forçait-elle les ou- vriers à se reposer sur l'herbe, quelques heures après l'on no relevait plus que des cadavres.

Celte efl'royable hécatombe, qui, chaque jour, comptait des victimes de plus en plus nombreuses, n'ébranla pas M. Aspinwall, qui regretta les perles d'argent auxquelles celte calamité l'obligeait, mais alla droit à sa caisse, en sortit de nouveaux sacs de piastres, doubla les salaires, et fut immédiatement assiégé par des Irlandais avides de profiler des avantages exceptionnels qui leur étaient of- ferts.

La presse américaine, toujours favorable aux grandes

MUSÉE DES FAMILLES.

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pensées humanitaires lorsqu'elles ont pour promoteurs de puissants capitalisips, se fit l'interprète de la Compagnie, et I'i>pre55-//f>ra/d, journal fort accrédité, publia un long article dans lequel se trouvaient ces phrases mémorables : « Il faudrait remonter au temps des patri.irches pour rencontrer un exemple d'abnégation, de dévouoment, de générosité égal à celui d'une Compagnie américaine qui vient de se former pour la sublime réalisation d'un che- min de fer interocéanique ; peu satisfaite d'offrir aux ar- tisans de la civilisation des soldes deux fois plus fortes que les conventions ordinaires le réclament, la Compa- gnie ouvre ses trésors et les verse à pleines mains dans la bourse des travailleurs. Aussi, de tous les points du globe, voit-on accourir des ouvriers jaloux d'entrer en lice et de jouir du magnifique climat de l'Amérique centrale; dans ce nouveau paradis terrestre, toutes les productions de la nature se pressent en abondance : le gibier et les fruits les plus délicats font de cette contrée une véritable terre de Chanaan, chacun voudrait pouvoir placer ses dieux pénates. Du côté du levant, une ville est construite sur les bords d'une baie splendidc et sous la brise vivifiante des vents d'est : les travailleurs du progrès y rencontre- ront des demeures spacieuses et saines; et à soixante- douze kilomètres, à l'ouest, sur les rives du Pacifique, à quelques centaines de lieues au sud de la Californie, se dresse, comme une brillante jeune fille, la belle ville de Panama , destinée à devenir une des métropoles du monde! »

Eblouis par l'appât du gain et par les peintures colo- rées (les journali>tes, une foule d'émigrants partirent des Etats-Unis, d'Europe et même de Chine : tous eurent riiùjjijpur de concourir à la grande œuvre de l'union des deux ijiers, métamorphosèrent l'île de Manzaniella, y fon- dèrent une ville, l'appelèrent Aspinwail en reconnais- sance dii dévouement du grand capitaliste yankee, cla- blirenj le chemin de fer entre les deux mers et moururent dans d'effrayantes proportions; on n'évalue pas à moins de toisante mille le nombre des étrangers qui succom- bèrent dans cette entreprise philanthropique !

Les maux de toutes sortes ont si cruellement frappé les travailleurs, qu'il est passé en proverbe que le che- min de Panama a coûté une vie d'homme par traverse posée sui' la voie ; aujourd'hui, si la mort s'adresse moins souvent aux ouvriers, elle n'en continue pas moins son œuvre implacable et moissonne annuellement quelques centaines d'émigrants.

Qu'on s'imagine une voie formée de rails mal joints, sujiportés à des linuteurs prodigieuses par des échafau- dages Iremblanis ou à peine élayés; qu'on se souvienne qu'un pareil chemin de fer est exploité par des Améri- cains, et l'on comprendra le péril auquel sont exposés les

voyageurs.

Mais aussi, le lendemain d'une catastrophe est un jour de parfaite, quiétude pour les Yankees, car les slati.stiques constatent qu'il n'y a pas d'exemple de deux grands mal- heurs arrivés coup sur coup sur la même voie : ce jour- là. on organise des trains de plaisir.

Du reste, les Américains Tmt bon marché des acci- dents: le train déraille-t-il? on fait la part du feu en abandonnant les morts et les mourants; on jette, pêle- mêle, les blessés d.ins une voiture, on replace tant bien que mal les waggons sur les raiU, et Pou repart à toute ; vapeur. Une chaudière de locomotive éclale-t-elle? Les ' voyageurs, toujours pressés d'arriver à l'une des deux mers, s'attèlent aux waggons, et les poussent triompha- lement en chantant des hymnes à la gloire de la liberté.

Aspinwail se composait de quatre à cinq cabanes en 18oo; aujourd'hui, le voyageur qui arrive par mer voit s'étendre sur un large quai une magnifique rangée de maisons blanches, surmontées de guirlandes et d'oriflam- mes multicolores; l'embarcadère se dresse orgueilleuse- ment sur les bords de l'Océan, et la voie ferrée qui en part passe au milieu de la cité et disparaît plus loin entre les cocotiers et les palétuviers. La civilisation y est défi- nitivement entrée, et chante à toute heure son air de victoire par le sifflement des locomotives etia trompette des mécaniciens.

La population d'Aspinwall compte plus d'ancêtres en Afrique qu'en Europe ; les nègres et les mestizos y trou- vent le bonheur ou plutôt l'oubli des maux dans le brandy (eau-de-vie) qui s'y vend ù bas prix, et une nourriture suffisante dans les noix de coco que la nature fournit gratuitement; on les voit sur la plage se dorer au soleil comme des épis de blé, et ne se réveiller que pour por- ter de temps à autre au chemin de fer les ba£rac:es des voyageurs qui profitent du Central american railwny, pour gagner la Californie ou les îles de l'océan Pacifique,

II

A la fin du mois de novembre 1860, un bâtiment fran- çais entrait dans le port, et la foule des portefaix se pré- cipitait sur le pont du navire pour s'emparer des mar- chandises et des bagaces des étrangers; au milieu des voyageurs, pour la plupart émigrants, on remarquait un jeune homme d'environ vingt-huit ans, d'apparence frêle, aux yeux bleus révélant une excessive franchise, aux cheveux blonds bouclant gracieusement, mais sans aucune prétention, autour d'un large front paraissait stigmatisée l'empreinte d'une de ces tristesses profondes qui datent de loin et qui ne doivent jamais être effa- cées (1).

Le gros nègre José fit main basse sur le léger bagage du voyageur, et sortit le premier triomphalement du vaisseau.

Arrivé sur le quai à la suite de ses efl'ets, le jeune homme, que nous appellerons désormais Georges, parut surmonter une douloureuse pensée, et articula ces paroles avec une feinte fermeté :

Connaîirais-tii la maison du sefîor Valran?

Oh ! oh ! senor Valran ! repartit le nègre ; moi, bien vouloir indiquer, mais pas pouvoir; senor Valran avoir bella villa, bien bella villa à Aspinwail. mais senor Val- ran jamais habité.

Eh bien ! reprit le jeune homme, qui avait suivi avec anxiété la réponse de José, conduis-moi à la maison du senor Valran.

José obéit, et, quelques minutes après, le jeune Fran- çais entrait dans une rue presque exclusivement Irdtitée par des hommes de couleur; de chaque côté, se tenaient accroupis ou â moitié étendus sur la chaussée des nè- gres et (les mulâtres; au détour de la rue, le vent porta aux oreilles du voyageur la voix d'une femme qu'accom- pagnait im inslrunienl â cordes; bientôt il aperçut la chanteuse presque entièrement couchée sur le sol, et pa- raissant charmer par sa mélodie africaine tme jeune mu- lâtresse d'environ quinze années, qui se livrait en plein vent â des préparatifs de toilette.

Maison et fille senor Valran, dit alors Jo<:é en met- tant â terre son fardeau et en tendant la main pour rece- voir son salaire.

(1) L'histoire qu'on va liro nVst maltiPiiroii^cmcnt que trop réelle; elle r%\ arrivée à 1 un <ii' nos meilleurs amis.

300

LECTURES DU SOIR.

A coite iiifiiriuiition. il se passa qiiel(iiic rliose (riiiilt'"- fiiiissable sur la iiliysioiioiuie de rélraiif^'T, (iiii, coiubat- taiil sa pénible éiiioUon, se dirif^ea vers la jeune lille et la pria, avec une apparente l'roideiir, de lui donner des ren-ei^neniouls sur le maître de riiabitation.

Mou pC're, dit nonclialainuient la jeune personne, ne vient qu'à de rares intervalles à Aspinwall; il chaise dans les l'oiêls à quarante milles d'ici.

Veuillez doue, madeuioisclb', repiit le voyageur, me faire connaître son adresse précise.

Mon Itère, répondit avec insouciance la mulàiresse, s'est construit, je crois, un ramho dans la l'orèl de Ta- rama...

lît elle lit signe à une négresse de continuer à dis[>oscr les nattes de sa clievolure. Le jeune Français remercia poliment, ordonna à José

de reprendre ses bagages et de lui trouver un pionnier; le nègre, qui se cruyailaii but de sa corvée, ne parut (pie médiocrement satisfait de la nouvelle tache qu'où lui im- posait, et. tout eu murmurant, chargea sur ses épaules les malles et les v;dises.

Arrivé sur une |dace, José lit entrer le voyagoui- dans une sorte de cabane meublée de casse-tête, de carquois, de haches, de lioud)Ions, <le tout un arsenal de nuut; un grand hounne sec, au teint de bronze, à la physionomie rude, mais néanmoins cordiale, alla droit au-devant du iiuuveau venu, lui secoua familièrement la main et s'in- forma de ses intentions ; le jeune Français lui exposa ses projets, et, sans plus attendre, le pionnier chaussa ses grandes guêtres, prit sa ceinture, chargea ses pistolets et sa carabine, jeta sur ses épaules un sac de provisions et dit à son compagnon qu'il était ù ses ordres.

Incendie Je la forit pr'cs des habitations. Dessin de Mariani.

Après trois jours de voyage au milieu des hautes herbes, des broussailles cl des forêts vierges, le guide atteignit la base d'un monticide couronné par une pierre taillée bizarrement par la main de la nature; il sortit de sa ceinture une corne, et en fit trois fois retentir le sou criard à travers les échos des bois. A cette voix d'appel répondit dans le lointain une autre voix.

En ce moment, on aurait vu de grosses larmes de bon- heur rouler sur les joues de Georges, qui, réiirimant les sanglots qui gonflaient sa poitrine, voulut continuer sans relâche sa marche vers la retraite du chasseur.

De temps à autre, tout en avançant, le pionnier lançait au vent le son de sa corne, auipiel l'autre voix réfion- dait invariablement et servait pour ainsi dire de guide. Les voyageurs arrivèrent enlin à une sorte de carrefoui-, espace privé d'arbres, qui avait été incendié afin d'éloi-

gner K s bêtes féroces, et diiigèrent rapidomout leurs pas (UuôLé d'un ranclio,que le [)ioimier désigna comme étant la demeure du senor Valran. Ce fut alors que l'émotion du jeune Français redoubla et qu'il sentit son cœur battre avec force en songeant à l'entrevue qu'il allait avoir; il se présrnla le preiuitjr dans la cabane et embrassa d'un regard troublé et curieux son nniijue h^djitant, qui sem- blait, au premier abord, tenir plus du sauvage que de l'homme civilisé.

Qu'on se ligure un de ces vieux tiappeurs si bien dé- peints par Cooi)er.Son visage hâié était encadré par une chevelure longue et une barbe grisonnu.uo; autour de ses larges épaules s'enroulaient des peaux de cougiiar, retenues par des lils d'agave; ses jambes dis[)araissaient dans de grosses boites de peau de boa, et sa ceinture rou^e retenait deux revolvers et une longue lunic d'acier.

MUSÉE DES FAMILLES.

301

Qui qiio tu sois, liospilalilé pour toi ! s'écria le vieux cliasseur.

Ce que je suis ! reprit le jeune homme, je viens de France pour vous le dire!

Et, ne pouvant plus longtemps se maîlriser, il se pré- cipita dans les bras du vieillard, en rappelant son père.

Quelques heures après leur émouvante rencontre, la nuit étant venue, le senor Valran et son fils causaient au- tour d'un grand feu que le pionnier avait allumé pour éloifïner les animaux sauvages.

Mon fils, (lit Valran, ma conduite a hcsoin de com- mentaires; toutes les apparences sont contre moi ; je vous ai laissés, la mère et toi, il y a dix-huit ans, dans le

plus complet altandon ; mais voici quelles furent les cir- constances qui m'entraînèrent, pour ainsi dire, f.itale- ment à cet acte de désespoir. En 1840, j'eus le malheur d'invenier un procédé qui, tout en abrégeant le travail, meltait, je l'avoue, en grand péril Tindustiie routinière de la plupart des hlaleurs; on ht reloge de ma décou- verte dans le monde scientifique, mais on la maudit dans le monde industriel, et j'en fus la victime; ruiné sur toutes les. faces, je me souvins que j'avais fait autrefois quel- ques années de médecine, et rencontrai, précisénienl à celte époque, un cei tain colonel italien, M. Duzzica, qui recrutait des colons pour un établisscmont dans la Nou- velle-Grenade, non loin de terrains aurifères; ses pro- positions m'éblouircnt.

Uansc des ni-gros alïiniic

Doclcnr, me tlit-il avec sa prononciation franco- italienne, l'Auiériquc est la terre du libre essor du zénie, cl ze vous emmène dans ma souperbc ville d'Utopia.

Fort bien! Mais c>l située votre ville?

0 uiou cer! ma ville s'élève dans une po^iticm ra- vissante ! Un cours d'eau limpide d'un côté, une co'line Cduvorte de la plus riante vézi'tation do l'iiulro. Mais, nioii cer, ze veux vous montrer le plan de ma cilé.

M. Ddzzica déroula devant moi une grande pancarte, me dési;;iia sa ville, me (il admirer la larj^ciu- d.'S voies et leur hem-euse dislrihution, me lit ri'mart|uer le grand nombre (riiabilalions, et nie dil, en pl.içaiil le doiyl sur un petit carré ronge placé tout près d'une figure ayant la fmiiie d'une cmix :

liis Dosïin de Miiriani.

Mon cor, voilù votre maison ; vous serez ir.on voisin et vous n'aurez (ju'à descendre de co vous pour remer- cier le bon Dieu !

J'abrège. Après cet entretien, je songeai à no're misère et à la fortune qni m'attendait piobablement d.uis la magnifique cité de M. Dozzica, cl je partis.

A peine débar(|ué dans le nouveau monde, je fis l'o- pieuve de mon laleiil médical sur une vinj^laine de mes compagnons de roule, qui prirent la fièvre j luue cl won- riireui tous.

Il y avait entre le port de débarquement el la \illo de noire chofun espace d'envinxi soixante-dix lieues; pour ma pari, je m'attendais Ji ftre transporté en voilure, et j'en parlai Irès-sérieusemeul à M. Dozzica, qui me dis-

302.

LECTUUES DU SOIR.

suiidu do ce désir, en iiréteiulant qu'en allant à pied nous aurions sur noire ciieniin le divertissiMuent d'ad- mirables oliasses; le fait élait juste, car trois des nôtres furent dévorés par des caïmans.

Nous prîmes à notre service une vinf^tuine de nè^;rcs, qui portèrent les plus lourds fardeaux, et nous pénétrâmes hardiment dans d'étroits sentiers que le colonel nous dit ôlre un cliomin de traverse infiniment plus court que la grande route conduisant à Ulopia. Nous marchâmes pen- dant un mois, et arrivâmes, le tretitième jour, sur un mon- ticule verdoyant placé entre un ruisseau bourbeux et un coteau dénudé.

Mes cers, mes très-ccrs, nous dit alors M. Dozzica en plantant en terre sa longue canne, c'est ici rempla- cement de noire ville !

Ce fut un cri universel de fureur : plusieurs colons voulurent mettre en pièces le chef de l'expédition qui nous avait si cruellement mystifiés; mais les plus sages eurent le bon esprit de faire comprendre que la ven- geance n'avait pas le pouvoir d'améliorer la situation, et nous engagèrent à accepter courageusement la mauvaise fortune.

Nous retombâmes pour la plupart dans la vie primitive, c'est-à-dire que nous chassâmes pour pourvoir à notre existence. Je ne te conduirai pas à ma suite dans les bourses que je fis au milieu des pani[)as et des forêts ; ^tielques mois après, blessé très-gravement par un ja- yilai", je fus recueilli par une négresse affranchie, qui me soigna avec un dévouement dont je croyais la mèie seule capable; que tedirai-je? J'étais depuis si longtemps privé d'alîection, que je finis par aimer cette pauvre femme de couleur et par l'épouser; elle est morte, mais sa fille, que je dois aussi appeler mon enfant, vit et demeure à As- pinwall.

Un silence se fit; le vieux trappeur laissa sortir de sa poitrine un profond soupir et continua son histoire...

Le leiidemainj ie seiïor Valran et son fils reprirent les causeries de la veille, passèrent en revue les dix-huit années écoulées et s'inquiétèrent de l'avenir.

^ Mon père, dit le jeune homme, me serait-il permis d'énoncer le plus ardent mes souhaits?

Je le comprends, reprit Valran, tu veux m'arracher à mes chères forêts; eh bien! nous partirons; mais avant je brûief-ai de la poudre avec toi en l'honneur de tties bêles féroces.

Qiielqlies jours après, Valran et Georgê^^ ftilinis longues carabines, se faufilaient audacieusement au mi- lieu des lianes et des mangliers; un nègre armé d'une lance les précédait, et faisait de son mieux l'oflice de chien de chasse en frappant les broussailles. Tout à coup, le pauvre enfant d'Afrique s'écria avec une indéfinissable épouvante :

Serpent cuaïma ! cuaïma !

Alerte ! exclama Valran en armant son revolver et en se mettant sur ses gardes.

Le serpent cuaïma, le plus redouté de tous les reptiles venimeux de l'Amérique, ne larda pas à se montrer ; il avança en ligne directe sur Vdlran avec une incroyable vitesse, et, n'étant plus qu'à cinq ou six pas, se dé[)loya eu orbes, puis se dressa sur lui-même, prêt à bondir; un coup de feu retentit, mais la balle ne toucha pas ; il se passa une seconde, longue d'un siècle; le ser- pent, de plus en plus furieux, o.scillait et s'élançait sur le chasseur, lorsqu'une balle l'atteignit au cou et le ren- versa demi-mort sur le sol.

Laissons ce monstre hideux se débattre contre l'a- gonie ! s'écria Georges en voulant entraîner son père.

Abandonner aux vers une cuaïma? répliqua Valran; ne sais-tu pas que les chasseurs les plus déterminés ont rarement osé déclarer un duel à ce formidable adver- saire? Je l'emporterai en Europe comme mon plus pré- cieux trophée de chasse !

Ln parlant ainsi, le trop audacieux Valran, qui avait vu si souvent la mort de près sans la craindre, s'appro- cha du serpent, lui asséna plusieurs coups vigoureux sur la tôle, et le prit par le cou, tout en cherchant à lire sur le visage de son fils l'impression que lui produisait le terrible reptile.

Mais achevons cette scène, qui devait avoir une issue si fatale : la cuaïma, par un dernier effort, se tordit subi- tement sur elle-même et mordit à la main le téméraire chasseur, qui poussa un cri, chancela et perdit immédia- tement connaissance; le venin eut une action presque foudroyante : trois quarts d'heure après, le vieux trap- peur avait cessé de vivre.

Georges erra quelque temps à travers les forêts en proie à une poignante douleur : il rendit les derniers devoirs à son père et retourna ensuite à Aspinwall, afin d'annon- cer la triste nouvelle à la fille du senor Valran ; mais il frappa inutilement à la porte de sa demeure, la senorita était au bal.

En franchissant une place, son attention fut attirée par une singulière agglomération de nègres des deux sexes, se pressant autour d'une table sur laquelle gesticulaient plusieurs musiciens burlesques. Tout d'un coup, l'or- chestre part sans le moindre signal, et le peuple se niëé en branle : la danse prélude par une sorte de mat-cllê cadencée, dont le mouvement va toujours croissant. Peu à peu les intonations de la musique augmentent, le \iÔ^ Ion gémit et grince, la clarinette exhale des sons de pld3 en plus perçants, les fifres sifflent, le tambour gronde éï les chants se transfornient en clameur diabolique; ufl grand nègre balance en mesiire deux fioles remplies (iê ferraille et semble le génie de cette scène sataiiiquéj mais les danseurs s'animent progressivement, s'exaltent} s'enivrent par leurs propres contorsions, leurs bras s'a- gitent en tous sens, leurs jambes trépignent, ils vdtl- fèrent, ils sautent, ils bondissent^ ils se renversent, ils fié roulent, ils se tordent, et l'effroyable ronde continue to(i= jours, plus frénétique, plus démoniaque que jamais.

Lorsque les danseurs, brisés, rompus, tombent dans \i pou.ssière, on les entraîne au dehors, tandis que d'auti^ëS se précipitent pour prendre leur place.

En attachant ses regards sur la foule, Georges aperçoit la jeune mulâtresse au milieu de ce tourbillon humain, et s'élance vers elle :

Senorita, s'écrie-t-il, sortez d'ici, votre père est mort il y a trois jours !

Mais la mulâtresse promène des yeux égarés sur le jeune homme, répond qu'elle l'ignorait, et, n'écoutant que la passion furieuse de danse qui s'est emparée de tout son être, se mêle à la ronde avec une nouvelle dé- mence. Georges ne pouvait croire à une telle aberration du cœur, à un tel oubli du sentiment filial, qu'explique seule l'ivresse élrange oiî >ont alors plongés ces grossiers enfants des tropiques. 11 quitta ce lieu d'affreux plaisir le cœur plus navré que jamais, cl la semaine suivante le paquebot l'emportait du côté de l'Europe.

Richard COUTAMBERT.

MUSÉE DES FAMILLES.

303

FABLES NOUVELLES ^^

LE LÉZARD ET LA SALAMANDRE.

Un lézard, insulté par une salamandre,

Pour un molif fort innocent, Fut de ses coups de dent forcé de se défendre,

El du la mordre jusqu'au sang. Mais \i lézard est bon, et de cette querelle Il eut en [leu de jours perdu le souvenir, Tandis que, lui jurant une haine éternelle,

La salamandre, plus cruelle. De sa peile en secret nourrissait le désir. L'occasion ne la fit point lan;^uir. Le lézard, un matin, s'étant mis en voyage,

El suivant un étroit sentier,

Fut arrêté par un brasier Dont les charbons ardents lui barraient le passage. La salamandre arriva sur ses pas;

Et, fondant sur son embarras Un projet infernal dicté par la colère.

Lui dit d'ime voix débonnaire :

« Pourquoi donc ne passes-tu pas? J'ai peur, dit le lézard, ce brasier m'épouvante.

Cette chaleur est si brûlante,

Et je crains d'y laisser ma peau ;

Qu'en pensez-vous? Pauvre étourneau 1 Répond-elle en riant, ta crainte est ridicule.

Je vais parcourir devant toi Ce feu dont la chaleur te cause tant d'effroi ;

Et tu verras si je m'y brùlo. » La perfide à ces mots s'élance dans le feu, Sautillant, bondissant comme sur la verdure. De ces charbons ardents semble se fan'e un jeu, Et sort enfin sans la moindre brûlure. A cet aspect le lézard se rassure ; Dans le brasier, comme elle, il entre en étourdi;

Mais à trois pas il jette un cri.

Dont trioni|ihe la salamandre; Recule en se traînant, brûlé, cuit à demi;

El vient ex[)irer sur la cendre, Reconnaissant trop tard qu'il ne faut jamais prendrt!

Les conseils de son ennemi.

LA POUTRE ET L'ORAGE.

Une poutre de chêne et d'un poids assez lourd

Gisait au bord d'une rivière. C'étail, pour les enfants des hameaux d'alentour,

Un rendez-vous d'école buissonnière. Après avoir cent fois cabriolé, sauté

Autour de ce bloc inunobile, 11 leur prit fantaisie, il leui- parut facile De le faire changer de [dace on de cOttf; Les voilà tous à l'œuvre; ils sont trente, lilUjuante;

Us s'encouraient de la voix. Leins épaules, leurs mains agissent à la fol§; Mais en de vains eflurts leur orgueil se tourmente. La poutre inébranlable à leur ligue impuissante

Oppose sa masse et son poids,

(l) Lues à la dernière séance annuelle des cinq Académies.

Quand survient tout à coup un violent orage, Une trombe effrayante, un de ces ouragans Qui, brisant tout sur leur passage. Changent les ruisseaux en torrents. Le fleuve s'enfle, monte et franchit son rivage; El la poutre, cédant à ses flots débordés. Vogue et roule au hasard dans les champs inondés. Elle a perdu sa force en perdant son assiette.

Si dans son lit le fleuve elait rentré.

Un seul enfant, armé d'une baguette, La ferait mouvoir à son gré. Mais elle est le jouet du torrent qui l'entraîne;

A vingt écueils elle va se heurter.

Ne sachant plus la vague la mène.

Ni sur quel bord elle va s'arrêter. Ainsi, quand des parlis l'andjilieux délire A d'autres ouragans abandonne un empire. Malheur à l'imprudent qui se laisse emporter! Il ne s'appartient plus, n'agit plus de lui-môme. Va d'écueil en écueil, et d'extrême en extrême, Sans savoir le flot voudra le rejeter.

LES SINGES DU CONGO.

Las de vivre en républicains. Les singes du Congo, sur les bords du Zaïre,

Se rassemblèrent pour élire Un roi, qui désormais réglerait leurs destins. Des candidats nombreux prétendaient à l'empire. C'était un des pays le moindre goujat

Se croit fait pour régir l'Élat. Tout se passa suivant notre coutume. Caisse à deux clefs, président, scrutateurs.

Cabales et solliciteurs. Bulletins imprimés, bulletins à la plume, Sërulin secret enfin; et sur mille électeurs

Un pongo qui, parmi les sages,

Passait pour êlre des meilleurs.

Obtint les deux tiers des sulïrages; El, comme en tout pays, les vivat, les bravos. Les cris joyeux troublèrent les échos

Du Zaïre et de ses rivages. Les opposants grognèrent bien un peu;

Mais ils surent cacher leur jeu, El, quoique grimaciers, composer leurs visages,

Si bien que dès le lendemain Ils Vinrent tous en foule a[)porlor leurs hommages

Aux pieds de l'heureux souverain. Tolls le félicitaient, proleslaient de leur zèle, Le proclamaient des ruis le plus parlait modèle,

Le désiré, le bien-aimé.

Tous en un mol l'avaient nommé. Aucun no prit pour lui les suffrages contraires;

Et lo plus lin des adversaires

Dit en raillant que les lutins

Avaient changé les bulletins. On rit et tout hit dit. Qu'aurait gagné leur maître

A démêler les monteurs des amis? Mieux vaut prendre les gens pour ce qu'ils veulent être

Que s'en faire des ennemis.

301

LECTURES DU SOIR.

Ll-S HUOCllI'TS.

Un liclie amalour de poissons En avait jclô par centaines D.ins nn étang de ses domaines, (rétaicnt des trniles, des sanmons, Dn fretin de carpe on d'anguille. Hors le brochet, exclu pour sa voracité; Les habitants des lacs n'avaient point de famille

On mon homme n'eût recruté. Des produits de sa pêche, an gic de son ciivie, Si tahie fui longtemps abondamment servie. Mais un beau jour son œil dcmoura slupT'fait, Quand, au bout de sa ligne l'i son bras disputée, H vif, an bord de l'eau bruyamment agitée,

La gueule énorme d'un brochet. Grande fut sa surprise cl surtout sa colère, La tête de Méduse eût causé moins de p(Mn'. Il pri'vil e:i tremblant que ce grand ravageur De broclioloiis nombreux devait être le père, Et voidut éclaircir ce mystère d'horreur. Par cent bras, qu'animait sa voix impatiente, L'étang fut mis à sec, ratissé, nettoyé. Sous SCS yeu.x avec soin le poisson fut trié,

Remis dans des baiiucls pleins d'une eau transparente.

Tous les brochets, gros cl menus, Furent traqués, emportés et vendus;

Et quand sa haine vigilante

De celte race dévorante Crut avoir extirpé le dernier rejeton, Il rendit îi l'étang ses eaux et son poisson.

Soins supeifliis, peine inutile! Un peu de vase aux balais échappé. An frai de mes hrociiofs avait servi d'asile ; r,i dans son fol espoir l'amateur est trompé. Mais cette double épreuve éclaire sa folio ;

Il se résigne à supiiortcr

Les maux qu'il ne peut éviter; Et, loin de s'engouer de leur folle utopie, Nus grands réformateurs devraient bien imiter

Celte saine pbilosopliic. Quoi qu'ils puissent rêver, leurs efforts seront vains. Les vieux temps leur diront ce que disent les nôtres,

Qu'on ne rofoiid pas les humains. Chez les meilleurs des rois ou des républicains, Il en viendra toujours qui mangeronl les autres.

VIliNNET, de l'Académie française.

ANCIENS TYPES DE PARIS; L'ÉCRIVAIN PUBLIC "\

ECRIVAIN PUBLIC

L'écrivain pubhc. Composition et dessin de Damourelle. (1) Voyez, pour la série des anciens types de Paris, les tables

des quatre derniers volumes.

MUSEE DES FAMILLES.

305

LA NOUVELLE MACHINE DE MARLY.

La nouvelle tnacliine de Marly. Dessin et composition de Fellroann.

JUILLET 18f)2. :\\) VlJiCT-NKlVlfMK VOLIMB,

:i06

LIiCTURl'S DU SOIR.

L'anoit'iuio iiKichine do !\l;irly t''l:iil ro^nrdro coiiimo «ne lies nioivoillt's du imiiido ol coiiitiu' le clii't'-d'œiivro. scicnliliqiifi dii règne de Louis XIV. M. Louis Ulbacli vous l'a dorrile et raconlôe ici niônip, de sa pliinic la plus haliilo (I); et après vous l'avoir dessinc^o alors dans sa splendeur prcinièro, nous vous l'avons montrée encore dans sa ruine, avanl sa destruclion suprême (2).

Il nous reste h vous faire roiuiaîlre la nouvelle macliine, construite par ringénieur DulVayer, inspecteur des eaux de la couronne, et qui attire l'attention aussi vivement et bien plus sérieusement que le loin* de force épuisé du baron de Ville et de Ueuuequin Swalem.

Ce qui frappe tout d'abord dans l'œuvre actuelle, c'est sa simplieilé puissante et calme, eu regard de la compli- cation ruineuse et bruyante do l'œuvre ancienne.

Aujourd'hui, comme autrefois, le problème était do faire monter l'eau de la Seine au sommet de l'aqueduc de Marly.

Il avait fallu, pour cela, aux ingénieurs de Louis XIV, l'accaparement du lit et des eaux du fleuve, quatorze roues liy(lrauli(]ues de douze mètres de large, soixante- quatre poui|>es pour un premier puisard, soixante-dix- neuf pour un second, soixante-dixliuil pour un troisième, en tout deux cent vingt et une pompes, sans compter les i)oinpes auxiliaires du jeu do la machine ; il avait fallu la plus incroyable quantité de chaînes de fer, de balan- ciers, de chevalets, de mauivollos, de bielles et var- /e^<;, etc., couvrant un espace de sept cents mètres et as- sourdissant le pays d'un bruit si infeinal. (jue les environs étaient inhabitables; tout cela pour produire quoi? «Un mince lllel d'eau qui désenchaniait l'œil au sommet de raqiiediic, et qui formait à peine la sixième partie du résultat possible (3). »

La montagne accouciiait d'une souris!

Pour suppléer à celte insuffisance, Vauban et Lnliire avaient entrepris d'amener les eaux de l'Eure à Ver- sailles. « Plus de trente mille hommes furent employés à ces tiavaux, dignes des Romains, s'ils eussent réussi; un tiers de ces huuimes était composé de maçons et d'ou- vriers ; le reste appartenait à vingt régiiuenls comman- dés par le marquis d Uxelles. On creusa, sur qii:irante mille mètres, un canal de cinq mètres sur trois, de Poiit- gouin à Bergère-le-Margot, la vallée de l'iùire devait être franchie sur un immense aqueduc do cinq mille neuf cent vingt mètres de lon^, avec deux cent quarante- deux anudes doubles et triples, ayant jusqu'à soixante- huit mètres de hauteur. » Après avoir traversé ainsi le val de Maintenon, l'Eure serait entrée en triomphe à Versailles, par des canaux à ciel ouvert et une série de larges étangs. Près de neuf millions (cinquante millions d\i ()réseiu) furent engloutis là. Puis les mortalités, la giieiie, lu détresse des finances, interrompirent cette œuvre gigantesque, chantée par Racine et par les poètes du temps, et dont il ne reste plus que les débris des ar- ches de Maintenon.

M. Biunet, sous Napoléon 1% parvint à rajeunir la vieille machine de Marly. La Restauration la fortilia d'une machine à vapeur, aujourd'hui abandonnée.

Enfin Malherbe vint, etc.

M. Dufrayer et ses dignes collaborateurs, de 1857 à

(1) Voyez le Musée des Familles, t. XV, p. 57.

(2^ Voyez le Musée des Familles, l. XXIV, p. 47.

(3) M. de Prony, biographie universelle, article Rennequin.

18.")*), en deux années seulement, sans Iner ni bles.-er personne, sans ruiner le pays qu'ils ont alireiivé, avec trois roues à palettes enfermées dans un bâtiment disposé pour six, ont plus fait que le baron de Ville, que Hen- iieqnin , que Vauban, que l'armée et les millions do Louis XIV.

Le 8 juin 1859, le fameux aqueduc de Mansart vit arri- ver sur sa tour l'eau do la Seine, abondante et régulière, telle qu'on l'atlenilail en vain depuis deux cents ans.

Voilà la puissance réelle de notre siècle, puissance mathématique et précise, rapide et infaillible.

La science est grande aujourd'hui, et M. Dufrayer est son prophète! s'écriait un roi musulman, faulre jour, en admirant la machine de Alarly.

Les roues sont en fer forgé, les palettes en bois d'orme. Chaque roue mène quatre pompes aspirantes et foulantes, à piston plongenr. L'eau, puisée aux deux tiers de la chute, est lancée par deux conduites latérales qui se réunissent dans la montagne pour gagner le sommet de raqueduc.

Calculées pour marcher à trois tours par minute, les trois roues ne marchent qu'à deux tours et demi, à cause do la petitesse des anciennes conduites. A cette vitesse, dit jM. Friès dans le Moniteur universel, elles montent d'un seul jet six à sept mille mètres cubes d'eau par jour, soit soixante-neuf à quatre-vingt-un litres par seconde, à cent soixante mètres de hauteur verticale, sur un parcours de treize cents mètres de tuyaux. En dehors des travaux de mines, c'est la plus grande élévation d'eau d'un seul jet que l'on connaisse. De l'aqueduc, l'eau passe dans les ré- servoirs des Deux-Portes (I), d'où elle se rend à Marly, à Versailles, à Saint-Clond et aux localités environnantes. Après avoir fourni à tous les besoins de ces populations, aux fontaines publiques, aux réservoirs particuliers, aux rues, aux places, aux maisons et aux jardins, elle suffit encore à faire jouer les grandes eaux de Versailles avec une magnificence qui éblouirait Louis XIV.

Que sera-ce donc quand il y aura six roues, au lieu de trois, et quand les conduites élargies donneront à ces six roues toute leur vitesse et toute leur puissance?

La simplicité, l'ensemble, la précision, le calme par- fait, le résnllat énorme et certain du nouvel éiablisse- ment font le plus grand bonneui' aux administrateurs de la liste civile et à l'ingénieur, M. Dufrayer. Le nom de celui-ci vivra d'autant mieux dans la mémoire des hom- mes, qu'il a été à la fois le baron de Ville et le Rennequin, le créateur et l'exécuteur de la machine de Marly.

Ce dernier mot de la science hydraulique a tellement frappé les esprits, qu'il a été question de l'appliquer à Paris même, à celte Babylone qui meurt toujours de soif, et qu'il s'agit d'abreuver des eaux de plusieurs fleuves et rivières de France.

Le bâtiment qui renferme la machine de Marly est en pierre blanche et en briques rouges. La charpente élé- gante est en tôle de fer, la couverture en zinc cannelé. Si l'effet dans le paysage est moins accidenté que celui des quatorze roues de Louis XIV, il est assez pittoresque encore pour ne pas nuire au gracieux tableau représenté par notre gravure.

PITRE-CHEVALIER.

(1) Gardés depuis Louis XIV par la même famille Laillel et Jorre, avec une fidélité qui est une sorte de noblesse.

MUSÉE DES FAMILLES.

30:

HISTOIRE NATURELLE EN ACTION.

LA LÉGENDE DE L'OIE.

Une légende. Un saint et une oie. Supplice de l'oie. M. Joisnaux. Oies aveugles. Boite de sapin. Oies spirituelles. Le philosophe Licinius. Oie réveil-matin.

Les oies détrônées. Chasse des oies sauvages. Tir à l'oie. Décret de la Convention. Sa sensibilité. Dinde et faisan.

Voici la léjïcnde de l'oie :

Un saint piêcliRit lEvanaile en Allemagne : un jour il rencontra une oie qui venait de pondre un œuf dans Tan- fractuosité d'un rocher. Le saint niourait de fatigue et de faim.

Oie, ma sœur, dit-il en s'approchant du nid, per- mets que je prenne un œuf, car je suis défaillant.

Mais l'oie se jeta sur lui et Téloigna à grands coups de bec.

Hélas! lui dit le saint, pourquoi me refuses-tu un seul de tes œufs? Ne peux-tu pas en pondre d'autres, et même plus qu'il ne t'en faut pour couver?

L'oie ne répondit à ces paroles qu'en redoublant de fureur. Alors le saint s'éloigna en disant :

Toi et ta race expierez cruellement ta méchanceté. Avouons que la prédiction du saint s'est bien réalisée. La vie de l'oie n'est qu'un martyre continuel.

Je laisse volontiers raconter à M. Joignaux, dans ses Conseils à une jeune fermière, les incroyables supplices de l'oie :

«En octobre, au commencement de la mue, tu plu- meras de nouveau cette volaille, mais légèrement, car il y aurait imprudence à trop la déshabiller à l'entrée de l'hiver. Pendant la saison rigoureuse enfin, lu engraisse- ras les oies pour les tuer, et les plumeras une troisième fois, au>silôt la bêle morte et avant qu'elle ait eu le temps de se refroidir; sans cela les plumes perdraient de leur qualité.

« Il y a diverses manières d'engraisser les oies: je vais t'indiquer les principales. Il y en a qui les enferment dans une futaille percée de trous juste assez larges pour qu'elles puissent y passer la léte et se nourrir en dehors. Il y en a d'autres qui mettent les oies sé()arément dans des pots de terre sans fond, et assez étroits pour que la bête qui s'y trouve engagée ne puisse se retourner et se mouvoir. J'en sais encore qui coniniencenl par enlever aux oies quelques plumes des ailes et du croupion, et qui les mettent ensuite douze par douze dans dos caisses étroites et basses, elles ne pouvent ni se tenir debout, ni se remuer librement. On met à leur portée de la pâ- tée et beaucoup d'eau. »

Le fait est que ces pauvres bêtes doivent avoir assez chaud pour être altérées.

« Quand leur appétit baisse, on leur bourre le jabot deux lois par jour d'ahord, et ensuite trois fois, au moyen d'un entonnoir, dans bquel on verse du grain, et, au fur et à mesure que le jabot se remplit, on relire l'enlonnoir et l'ori offre à l'oie une écuello d'eau dans laquelle les Alsaciens mettent du sable et du charbon de bois en j'ou- dre. J'en sais d'autres enfin qui enfernu'nt les oies, jeunes et maigres, dans une boîte étroite dont lo fond est ;"» jour pour le passage des orduros. C'est l;\ qu'elles vivent et se développent jusqu'à n'y plus tenir... Cette boîte ne pré-

sente qu'une ouverture qui permet à la bête de manger et de boire dans une auge mise à sa porlée. Il y a même des éleveurs barbares qui crèvent les yeux aux oies et leur clouent les pattes sur des planches pour obtenir le re- pos parfait et éviter toute distraction. »

Toule distraction est charmant.

Je voudrais bien savoir si, quand Dieu a permis à l'homme de se nourrir des animaux, il lui a permis de les torturer de la sorte !

« Il te faudra trois semaines au moins pour bien en- graisser une oie, et de vingt ou vingt-cinq kilogrammes de maïs ou d'orge. Dès le mois de novembre, tu te met- tras à la besogne, et avant d'emprisonner les oies mai- gres, tu los plumeras sous le ventre. Tu choisiras ensuite un lieu étroit, assez frais, à demi obscur, silencieux et éloigné du voisinage des oies criardes. »

Décidément la distraction ne vaut rien pour les oies.

« Les éleveurs qui mettent chaque oie dans un pot de terre défoncé obtiennent une graisse plus rapide en les nourrissant de la même manière. Souvent, au bout de quinze jours ou de trois semaines, on est obligé de ca-ser les pots pour en sortir la volaille à lengrais. »

Avouons que c'est bien dommage.

« Je n'ose te conseiller ni la troisième ni la quatrième méthode, parce qu'elles sont plus dilOciles et en même temps plus cruelles. i>

Très-bien, monsieur Joignaux !

« La dernière surtout, celle qui consiste à mettre l'oie jeune et maigre dims une boîie de sapin, a pour but prin- cipalement (Je développer une maladie du foie et de le faire grossir pour la préparation de ces fameux pâtés de Strasbourg qui font les délices des gourmands. »

N'est-ce pas le comble de l'art et de la barbarie !

Mais voici un dernier et horrilde détail qui a >ans doute répugné à la bonhomie de riiouorable M. Joignan.x : dans les environs de Toulouse, d honnêtes itidusiriels, de bons villugeois, clouent les oies sur des planches, les tiennent devant un grand feu, les boiinent de nourr-ture au moyen d'un entonnoir et les privent de bois>oii.

Voyez-vous ces pauvres bêtes! elles se biûlent et ne peuvent que tortiller leur long col . Elles sont clonéos. Elles ont soif, et comme rafraicliiSïement on leur olïre un feu ardent.

Di>ons qu'elles se vengent qucbpiefois en étouffant, et nous les en félicitons.

Quelle souffrance! mais qu'importe? l'industriel s'en- richit et le gouiiiift est satisfait : il mani:e du foie fjras e.xcellent, et repose agréablemeul sa tête sur le moelleux duvet de ces victimes.

Paris consomme en moyenne par an soixante-quinze mille kilogrammes de foies gr.is et six cent mille oies.

Que de tortures! que de douleurs représentoes par ces six cent mille cadavres!

Je crois que si, d.ins un grand dîner, il arrivait à une oie de se dresser sur ses pattes, de si'couer son liiuiMil de graisse et de raconter son martyre, pas un convive n'oserait en manger.

La lonuévile de l'oie e<t fort grande ; on a vu des oies arriver jusqu'à Tàge de soixante ans ; ajoutons qu'elles

3t8

LECTURES DU SOIR.

n'avaient pas\t?cn clans les pots ilo terre ou dans les boî- tes (le sapin.

Mais ce nVst point assez d'ôlre torturée, l'oie est ré- pn'éi' sliipide.

L Iiotnine ne jiipe que sur l'apparence, et avouons que l'oie ne paye ^nère de sa personne. Quand elle niarclie, son coipsIi'Urd el di-pr.icifiix se h;d>iiice comme mi ivro- gne sni des jinidifs lorses, et ce corps est siirmoiilo d'un ciiii (|iii n'en (iiiil pas. Ajoutez h cela que l'oie parle tou- jdiiis el (]ii'i'lle paile du nez. M il;iié cel cxlérieiir, l'oie osi iiilelliyeiile et Lionne, susceptible du plus {^raiid at- tacliement.

Le pliilosoplie Licinins avait une oie qui l'iiccompa- puinl ;') l;i pronicnaile, an bain, et qui percliait aii-dcssns l'e son dievel. Le malin, aux premiers rayons du soleil, l'oie becqnelait le front du pliilosophc qui se levait. Celle oie était sa compapne, son amie et son léveille-ni.ilin.

De Idiil lemps la cliairde l'oie a «'ti' fort appréciée. Elle a loin à tour trôné sur les tables des Epv|iliens, des Grecs, di'N C:irtlia<:in()is el des Romains, qimiqne ces derniers lui dussent le s;dnt du Capilido. Enlin la dinde vint, et la royauté passa entre ses pattes. L'oie av;iit régné.

Q:ielqnes^(iiiitnels iié.inmoinspiélèient l'uit'à I:i dindi\ suriout l'ttie sanv:i^e, qui est liès-rccliiMcbécdans b'Nord.

Voici comment le savant cbroni(pienr de la Pairie, M. Sam, raconie la diasse aux oies sauvages en Ecosse:

« Le.- oies sauvages forment la principale et pour ainsi dirt' la seule ricbesse de la jielile île écossaise de Kilda, la plus occidentale de toutes les Hébrides. Elles y niclient par graiidi'S familles au pied {\C:^ rocbers et des écueiis baignés par la mer. Pour les prendre, les babilants s'en- tourent le corps d'une longue corde tressée avec des la- nières de cuir de vaclie. Cette conJe, soit dit en passant, sert ordinairement de dot aux jeunes lillos, qui emploient plusieurs années à la façonner.

«Deux chasseurs se ceignent de la corde, chacun par un

de ses bouts; le plus adroit plonge dans l'abîme, tandis que le plus robuste se tient cramponné sur une pointe avancée. Quand le premier a rempli d'œufs un sac atta- ché à son cou, et accroché autour de ses reins, entre ses jambes, sur son dos et sur ses bras, toutes les jeunes oies qu'il a pu prendre, il donne un signal, et son compagnon, enionlanl la corde autour de son corps, remonte le hardi chasseur. »

Nous allons terminer par quelques détails sur le tir à l'oie.

Ou attachait la pauvre bêle par le col h une potence : les jouteurs s'avançaient armés de bâtons qu'ils lançaient ;"l l'inrortunée pendue. Le vainqueur élail celui qui lui coiipait le cou.

C'est un décret de la Convention qui a prohibé ce jeu, pour cause d'inhumanité.

Admirons, en passant, l'exquise sensibili'é de cette bonne Convention, qui ne peut supporter la vue du tira l'oie. Ce spectacle irrite .sa douceur et froisse ses prin- ei[H's pliilo<o[>bi(iues. Elle a bien fait rouler quelques inillieis de têtes sur l'écbafaud, mais il ne s'agissait que de chair humaine; la volaille était légalement prolégée.

Je me suis demandé poiinpioi cette sympathie des ter- roristes pour l'oie. Aurait-elle par hasard fait preuve de civisme' l'oie est bavarde; aurait-elle dénoncé quelque ci-devant, comme elle dénonça autrefois nos ancêtres?

Non, je ne crois pas que l'oie ait fait de politique de- puis son affaire du Capitole ; mais elle occupe un rang démocratique dans le peuple des basses-cours. C'est une volaille essentiellement prolélaire.

A sa place, la dinde, volaille bourgeoise et d'une caste plus élevée, serait restée à la potence.

Quant à l'aristocratique faisan, je garantis qu'il aurait été déclaré suspect et envoyé à la guillotine ou à la table du vertueux Danton.

PITRE-CHEVALIER.

POÉSIE. LES ANGES.

Je veux bien croire à vos philosopliies, Gens de mon temps, à vos plans généreux, A vos travaux, même à vos utopies, Même aux progrès faits dans l'art d'être heureux ! Mais lai;sez-n;oi d'une foi sans mélanges, Ciimine y croyaieul nos mères avant nous. Comme un enfant, laissez-moi croire aux Anges: C'est si charmant, si facile... et si doux !

Je crois à l'Ange appelé Gabriel, Qui descendit dans un rayon du ciel Pour annoncer le Sauveur à Marie. Je crois ù 1 Ange ayant nom Haiihael, Qui conduisait loin des champs d'Israël, Le lils pieux de l'aveugle Tobie.

Je crois encore à l'Ange menaçant Pour le faux sage et l'injusle puissant, Qui d'un bras tort déma>que l'arlilicc; Qui terrassa, sous nu genou de 1er, Le grand vaincu, l'orgueilleux Lucifer... C'est saint Michel, Aiijie de la justice !

Qui peut nier cet Angf familier, Comme un grillon, vivant dans le foyer. Aux jeunes yeux voilant la vie amère; Qui nous endort avec des chants joyeux. El qui, de nous pour se faire aimer mie-ix, A toujours pris les traits de noire mère?...

Avec Jacob, qui lutta corps à corps. En répuisani par une nuit d'efforts, Mais lui laissant au jour des forces neuves? Qui, sur l'enfant d'Abraham éperdu. Retint dans l'air le glaive suspendu? .. Je crois à lui : c'est l'Ange des épreuves!

Comment douter de cet Ange au front pur. Chargé d'ouvrir ses deux ailes d'a/iir Entre le mal el la fraîche innocence? Ange sacré des iiremières pudeurs, H défendit nos mères et nos ."^œurs... Croyons à lui par la reconnaissance!

Qui consolait Agar dans le désert? Qui ranimait, par un divin concert.

MUSÉE DES FAMILLES.

309

En leurs tourments les frères Machabées ? Qui couronnait Dnniei de rayons. Qui TolTrait calme à la dent des lions En relevant ses forces succombées?...

C'est l'Ange fort, c'est l'Ange de la foi ! Soldat du ciel, ennemi de l'effroi, Vainqueur du doute et des lâches alarmes: Qui sous le feu nous jette les i)remicrs, Combat en nous et nous fait chevaliers Le lendemain de la veille des armes !

C'est Raphaël, peintre dos cicu.\ ouverts. C'est Michel-Ange, étonnant l'univers,

Qui m'ont fait croire à l'Ange du génie; Ils lui devaient leurs |)inceaux immortels. Il leur laissa leurs beaux noms éternels Déjà portés dans la sphère infinie !.

Je crois toujours à l'Ange du pardon, Qui, dans sa mort et dans son aiiandon, A consolé le Christ au mont Calvaire ; Qui de l'injure ordonne à tous l'oubli. En nous disant de songer à Celui Qui seul a droit d'être un juge sévère.

Je crois de même aux Anges chérubins, Qui vont jouer parmi les blonds bambins,

Anges el entants.

Anges d'en bas dont le jeu les attire; Car si l'iui tourbe, une invisible main. Sur ses deux pieds le remcltiint soudain, Change ses pleurs en beaux éclats de rire.

Si chez le pauvre habile la gaité,

Soir et matin c'est qu'il est visité

Par l'Espérance, Ange au malheur fidêlo...

Et si le riche est parfois attristé.

C'est que parfois l'Ange de charité

Auprès de lui passe sans qu'il l'appelle !...

Dessin de Falh.

Lorsqu'un vieillard, après de longs travaux, Pour la rouvrir au p.iys du repos Sur celui-ci va fermer sa paupière; Eu souriant s'il outre dans le port, C'est qu'il se lie à l'Auge de la mort. Domptant pour lui la teinpùlc dernière !

Us sdut partout! dans les airs, sur les mers, Siu' les souMuets, sous les feuillages vcils, Dans les hameaux, les cités, les prairies; Dans tout chemin le vieux monde va,

:jio

LECTURES DU SOIR.

Accomplissant aux yeux de JtMiov.ih

En tous les temps d'innombrables féeries?

Je veux bien croire .'i vos pliilosopliics, Gens de mon temps, à vos plans généreux, A vos Iruvuux, nicnie à vos utopies,

Môme anx progrès faits dans Part d'être heureux ! Riais laissez-moi d'une foi sans iiK'lanf^os, Comme y croyaient nos mères avant nous, Conmie un enfant, laissez-moi croire anx Auges: C'est si charmant, si facile... et si doux !

ÉDOLAUD PLOUVIER.

MA DERNIÈRE PIPE.

Je demnndais nn jour h Franz;

Fume l-on afin de Irouver nn prétexte pour perdre du temps, ou bien pour avoir l'air d'employer le temps qu'on ainait perdu si on ne fumait pas?

Il resia deux minutes fi comprendre ma question et trois minutes à Irouver sa réponse.

Je n'en sais rien, dit-il enfin.

Mais que faites-vous, quand vous fumez sans rien fair.?

Je pense, me répondil-il sans paraître préoccupé delà forme absurde et aiiligrammaticale de ma question.

Et tes pensées ont-elles un but, mie niilité?

Certainement ! Non pas une utilité directe qui puisse se démontrer; mais sur celle niasse informe de pensées et de rédexions. jetées çà et dans le cerveau, quelques- unes germent et portent leurs fruits.

Je comprends une chose, dis-je à Franz; notre so- ciété positive trouverait bien bizarre un homme qui se coucherait sur son lit ou s'accouderait à une table pour penser! on ne serait pas éloigné de le regarder comme un fou, tandis que, lorsqu'on allume une pipe, on est dispensé d'avoir l'air de faire autre chose. On fume ! Et sous l'égide de ce chaperon respectable qu'on nomme Yliabitude, la jeune et ardente pensée peut se permettre tous les écarts sans encourir le blâme et sans craindre le qu'en dira-t-on. Mais cette liberté d'esprit qui vous est accordée comme concession à l'habitude n'anrait-elle pas, dites-le-moi, un grand avantage à Être exploitée régu- lièrement? Ces pensées vagues, pour me servir de votre comparaison, sont bien une semence jetée sur le terrain, mais elle y est répandue sans intelligence; et les fruits qu'elle porterait par une culture sérieuse seraient autre- ment beaux et autrement nombreux.

Si je vous comprends à mon tour, repartit Franz, il faudrait, lorsqu'on allume une pipe, se dire d'avance sur quel sujet on va réfléchir, puis rester exactement dans cette voie ; penser, non pas vaguement, mais mélhodique- ment, comme si on causait, comme si on écrivait.

Vous exagérez un peu, lui répondis-je ; cepen- dant, c'est Lien cela. Faites une chose, le soir, après voire diner, lorsque vous passez un quart d'heure à fumer au balcon ; pensez avec suite. Peu importe le sujet, il vaut mieux même que le hasard seul vous le fasse trouver ; ce sujet portera le cachet d'une impression tantôt joviale, tantôt mélancolique. Mais une fois entré dans une voie, restez-y, et ne livrez pas votre esprit au pétulant vaga- bondage qui le fait passer d'un sujet à un autre aussi fa- cilemi'ut qu'une girouette tourne du nord au sud.

Vous avez raison, me dit Franz, il sciait bon de dresser l'état civil de la hliatiou intellectuelle; la gé- néalogie des pensées, si singuliète quelquefois, donnerait il l'observateur de bons sujets d'étude. Tenez, voulez-vous

savoir à quoi je pensais lorsque j'ai fumé ma dernière pipe?

Volontiers.

Dans mon pot à tabac j'ai trouvé un cahier de papier à rig;iretles. Les nombreuses marques de fabrique qui convient ce produit industriel et les contiel'açoiis dont il est l'objet m'ont amené, par une transition bien simple, à songer au système prohibitif (c'était à l'époque du fameux traité de commerce) ; de là, ma pensée s'est portée natu- rellement sur l'Angleterre et ses habitants, sur les distinc- tions de castes et de nationalités.

A ce propos, je me suis souvenu d'avoir vu une chose an muséum du Jardin des Plantes. Il y a dans ime vitrine quatre ou cinq squelettes, placés par ranf; de faille, qui portent les dénominations d'Italien, Anglais, Français, Flamand. La physionomie de l'Anglais m'a particulière- ment amusé. Cet insulaire aux dents longues et jaunes semble de trè.s-mauvaise humeur. On devine sur ses lèvres absentes le goddam traditionnel que notre homme pro- fère, sans doute, humilié de se voir en si piteuse com- pagnie. Effectivement, dans la même salle, on trouve des assassins, des empalés, des nègres, des mulâtres, toutes sortes de gens de peu. Notre Anglais, lui, doit être un homme de high life, de bonne société; rien qu'à la manière dont il porte la tête, on devine l'habitude de la cravate la plus officielle; les bosses phrénologiques donnent les meilleurs renseignements, les extrémités paraissent délicates, tout plaide en faveur de cet intéressant squelette.

Pourquoi avoir mis ce brave lord ( car c'est un lord pour le moins) en si mauvaise compagnie?

On a dit cela à propos de la mer; suivant le point de vue d'où on envisage les choses, les réponses faites à une même question sont bien différentes.

Exhibez ce squelette et demandez ce qu'il était de son vivant.

C'était un homme d'un mètre soixanlc-douze cen- timètres, cheveux et barbe blonds, yeux bleus, nez long, buuche grande, menton carré, front carré, visage rond; signe particulier : une cicatrice à la joue gauche, vous répondra un fonctionnaire.

C'était nn homme intelligent, instruit, observateur, rempli de jugement, vous dira un |)hysiognomoniste.

C'était un sujet faible, lymphatique, exténué, vous dira un médecin.

C'était un enragé tory, dira une dame.

C'était un homme charmant, dira un whig.

C'était un homme fort riche, dira un héritier.

C'était un homme bien lourd, dira un eui[)loyé des pompes lunèbres,

C'était un sot, dira un envieux.

-— C'était un bon père, un b"on époux, un bon citoyen, dira une épitaphe.

MUSÉE DES FAMILLES.

311

EIi bien, puisque chacun se permet d'avoir un point de vue différent, pourquoi n'aurais-je pas le mien, si ex- centrique qu'il soit?

Je me suis demandé, moi qui pense si longtemps à cet Anglais, quelles séries de réflexions plus ou moins longues il avait pu inspirer aux nombreuses personnes qui ont passé devant la vitrine et examiné son squelette. Et puis, contre toutes les lois connues des fonctions cérébrales, je me suis demandé aussi ce qu'à son tour pouvait penser cet Anglais depuis le temps qu'il est renfermé dans sa vi- trine. Supposons pour le moment que le cerveau soit resté dans le crâne et continue à fonctionner.

Les personnes qui visitent le Muséum entrent d'abord dans une longue salle se trouvent des squelettes de cachalot, d'ours, de lion, de chien, etc. Ces spécimens d'ostéologie ne sont pas de nature à inspirer une violente répulsion. Mais, après avoir visité cette salle, vous moulez quelques marches et vous vous trouvez dans la petite pièce qui conlicnt l'Anglais et ses compagnons d'infortune. Alors la vue de ces squelettes humains, les pre-iiiers qu'on aperçoive au muséum, doit provoquer une vive impres- sion de dcgdûl chez les curieux qui n'ont pas l'hahitude de ces sortes de choses. Notre paiivic insulaire est placé comme témoin de cette première impression ; il ne doit voir que d'affreuses grimaces, des fronts plissés, des nez en raccourci, des bouches dont les coins tombent dédaigneusement.

Mais j'oublie une chose : si j'ai accordé un cerveau à mon Anglais, je ne lui ai rendu ni les yeux ni les oreilles; il doit donc se trouver parfaitement insensible à tout ce qu'il ne voit pas et n'entend pas. Ses pensées, à l'abri des distractions, peuvent s'étendre à leur aise.

A quoi peut-il donc penser? au présent? Il n'en est pas pour lui; aucune sensation extérieure ne lui révèle qu'il existe. Le souvenir? Mais il n'a de valeur que comme comparaison. Il en est de même de Tespérance, Ces deux choses, la mémoire du passé et la prévision de l'avenir, sont notre plus grande force ; mais ce ne sont que les béquilles sur lesquelles s'appuie pour marcher le débile présent. Qui n'a pas de présent ne trouve plus de joies dans le passé ni dans l'avenir.

Si je pensais ici pour d'autres que pour moi, j'aurais un vil débat à soutenir. Il faut que vous supposiez votre Anglais un bien grand égoïste, me dirait-on. Admettons que la privation des sensations extérieures lui donne la plus grande insouciance pour l'avenir et mette le passé, vu l'absence de comparaison présente, au rang des choses secondaires. Mais cet homme a avoir des affections; et, [iiiisquc vous lui su|>posez le souvenir, son esprit doit se porter vers les objets qu'il a chéris pendant sa vie ter- restre ; il doit se représenter leur image, leur souhaiter

une longue et heureuse carrière. Cet Anglais est mort peut-être depuis cent ans, mais dans la nouvelle existence qu'il mène au muséum, comme il ne doit pas avoir la conscience des heures écoulées, rien n'empêche qu'il suppose encore ses amis pleins de vie et se flatte tous les jours de l'espoir qu'ils sont heureux.

Vous oubliez, répondrais-je au contradicteur, que notre pauvre nature humaine ne perçoit rien que par l'entre- mise des sens. Si votre âme éprouve pour un être quel- conque un vif sentiment damour ou d'amitié, c'est que d'abord vos yeux ont pu voir sa figure, vos oreill s ont entendu sa voix, votre main a pressé la sienne; de ces rapports sans cesse renouvelés vous avez éprouvé une sympathie physique et morale à la fois. Lor>que l'âme est séfiarée du corps, dans la mort ordinaire, elle quitte en même temps le cerveau, c'est-à-dire la source du sou- venir. C'est une harpe dont on a coupé les cordes, elle ne vibre plus. Dans le cas de notre Anglais, nous avons supposé le cerveau existant, c'est vrai ; muis nous avons conclu que le souvenir tombe tout à fait au rang secon- daire lorsqu'il manque de comparaison dans le présent. Or, l'être que nous avons admis ne perdra pas tout à coup, comme les autres hommes en mourant, le souvenir du passé et de ce qui s'y rattache, mais ce souvenir l'affai- blira bien vite par le manque de compaiaison. A quoi servent les yeux à un bonjme toujours plongé dans l'obscu- rité?

Ainsi, ce pauvre squelette à qui nous avons cru rendre un si grand service en lui restiluaut sa cervelle ne saura absolument que faire de cet accessoire superflu. Plus de corps qui lui communique les impressions extérieures, plus d'âme qui reçoive ces impressions et en profite pour son perfectionnement. L'âme ainsi emprisonnée dans un cerveau oisif me ferait l'effet d'un grain de blé semé sur des cailloux.

L'Anglais du muséum n'a donc pas de cervelle; et s'il en avait une, ce serait absolument comme s'il n'en avait pas!

Alors j'ai secoué mélancoliquement la cendre de mon tabac éteint.

Voilà, termina Franz, tout ce que j'ai pensé en lu- manl ma dernière pipe. Est-ce un argument pour voire système?

Je crois fort que non, répondis-je sans rire ; cnr tout ce que vous avez pensé et rien^ c'est absolument la même clinse.

D'où nous concluons?

Que peu importe ct^ni sort d'une pipe ou d'un ci- gare, ce n'est jamais que de lu luniée au veut.

Léopold TIIO.MASSON.

CHEMINS DE FER DE L'OUEST. HONFLEUR.

INAUGURATION DE LA SECTION DE PONT-L'ÉVÈQUE A IlONFLELTl.

La ville de Honfleur attendait depuis longtenips son chemin de fer. Elle se souvenait des grands jours de sa prospérité quand le Havre n'étail (pie sa succursale,' avant d'être son chef-lieu maritime ; quand elle tenait les clefs de la Seine et presque île Paris; (ju.uiil ses vingt mille liahilauts étaient les rois du commerce de 1 Oue>l, et conslruisaienl, armaient et lançaient tant de navires

chargés des richesses du monde; quand elle jouait dans l'hisioire le rôle d'une capitale et d'une forteresse de premier ordre; quand Charles Vli la reprenait aux An- glais en l'iriO; quand les calvinistes en faisaient leur bou- levard en IG()5; quand le duc d'Aumale la leur enlevait celle année-là même; «luand il lallait à Henri IV luutc son habileté pour y redevenir le maître, etc.

312

LECTURES DU SOlli.

Deux rivali's s'ôlaioiit élevées près do Uoiifloiir : le Havre avec ses hassitis, son activité, son commerce im- nieii-es; Trouville avec ses bniiis ù la mode, ses villas fleuries, son salon brillant, sa plafie d'or et d'émeraude. Mais les llavrais eiix-mêines allaient encore admirer le port al)iilé de lloiilli'ur, ses vastes cliaiitiers de conslrnc- tion, sa jetée dont la vue est si belle et si vivante; et la promenade la plus recliercliée des baif^iienrs de Troiivillo était loiijom's cette merveilleuse route qui conduit ù la Cùte-de-Gràce, nn des panoramas magiques do la cam- pagne et (le la mer.

La nouvelle lipjue de Pont-l'Évèque à Uonflenr, que la Compagnie de l'Ouest vient d'inaugurer le 6 juillet, sera donc nue des artères les plus fécondes et une des excur- sions les plus inléressautes du réseau normand.

Le train des invités a pu en juger d'une gare à l'autre, entre midi et quatre lienrcs. Il a revu d'abord, avec un plaisir toujours nouveau, cette série de vallées splcndides que nous avons décrites ici même (1), et sont assises, connne des reines dans un jardin , les jolies villes de l'oissy, de Meulan, de Manies, d'Évrenx, de Conciles, de Saint-Mars, de Lisieiix, etc. De \h, le convoi s'est engagé daus le Graud Jardin de Pout-rÉvêque, au milieu des gras pâturages aux ruisseaux d'argent et des bœufs blancs marques de roux, qui rappellent le refrain de Pierre Du- pont. A Ponl-l'Évêque commençait la nouvelle ligne, qui termine dignement cette « promenade dans un tableau. » Le mol est d'un connaisseur, et nous en garantissons la justesse. Le Calvados est le seul département de la France la verdure est d'autant plus riante qu'on se rapproclie

Sortie du souterrain d'IIéberlot,. à Quelteville. Dessin d'apr'es nature, de M. Jacques Coùé.

davantage de la mer. De Pont-l'Évêque à Hondeur, un peintre ferait un croquis à cliaque pas, mais la vapeur ne laisse pas tant de loisir au crayon, et celui de M. Coùé n'a pu surprendre au passage que la sortie pittoresque du tunnel d'Hébertot. C'est un des points les plus saisissants du voyage, à côté d'un château princier et de l'illustre tombe de Vauqnelin.

La Compagnie de l'Ouest et la ville de Ronfleur ont rivalisé de galanterie pour les invités de la fête : béné- diction, discours, banquet, musique, bal, illumina- tions, etc., rien n'a manqué au programme du jour et de la nuit, pas même la précaution du retour, par un train qui a sauvé mille curieux du danger de la belle étoile.

Ronfleur n'a qu'à multiplier ses restaurants et ses hô- tels. Son chemin de fer n'apportera pas seulement l'ac- tivité à son port, la richesse à ses magasins; il amènera aussi une foule de pèlerins et d'artistes à sa fameuse cha- pelle de Notre-Dame de Grâce. (Voyez la gravure ci- contre, et relisez notre chronique et notre description de cette chapelle, t. XXV, p. 287, 288.)

En même temps qu'on inaugurait solennellement le chemin de fer de Paris à Honfleur, un simple chemin de terre, mais un chemin féerique, s'ouvrait sans bruit de Trouville à Dives, relié à l'admirable route de Trouville

(1) Voyez : De Paris à Trouville et Une saison à Trouiille, t. XXIV, p. 300, et l. XXV, p. 275.

MUSÉE DES FAMILLES.

3!3

à Honfleur, et formant un boulevard maritime plus admi- rable encore par Deauville, Villers, Houlgate et Beuzeval, à travers toutes les splendeurs et toutes les grâces de la vallée d'Auge.

Ce boulevard, prévu par Casimir Delavigne, lorsqu'il s'écriait, en contemplant le golfe du Havre de la rive op- posée :

Après Conslanlinople, il n'est rien de plus beau !

ce boulevard est déjà baptisé la route de la Corniche nor- mande, et il rivalisera bientôt avec la route de la Cor- niclie italienne. N'oublions pas d'ajouter que cet Eden français, —mis

aux portes de Paris par la vapeur, et déjà semé de cot-

tages

baignés à la fois d'ombre et d'eau salée, les pieds

dans l'Océan et la tête dans le feuillage, se complète en ce moment par les bassins de Trouvilie, le pont et le canal de la Touque, les palais élevés par M. Brenney à WM. de Morny, Donon , Olliffe, Cliurles Lalitte, Boi- telle, etc., l'hippodrome immense de Deauville entre la mer et les prés bois, etc.

On y arrive, cette année même, en quelques heures, par Pont-rÉvèque. On y arrivera direcleinent , dans quelques mois, parle chemin de fer de Paris à Trouvilie, qui sera alors le rival du chemin de fer de Paris à Bade.

PITRE-CHEVALILR.

La cliapelle de Notre-Dame- de-Grâce, a Honfleur. Dessin d'après nature, de M. Jacques Couè.

CHRONIQUE DU MOIS.

ROME ET SAINT-PÉTERSBOURG.

Depuis longtemps déjà on se plaint parmi nous de la JUULET 18G2.

vie monolonc. Noire siècle est anathémalisé. Il est ac- cusé d'avoir perdu la poésie dos autres sioiles. Los hom- mes les moins poêles et les moins pooiiijuos, les moins

iO Vl.NCT-.NEtVltME VOLIMK.

314

LECTURES DU SOIH.

romanliqiips ol les moins roiiiaiicsqiu's, se preniit'iil, à riieiirc o'j liiiil le liesserlelcominence le cale, à rof^rctler les romans et les poëines des âjîes écoulés. « La va- peur, (lisent-iN, a totil tué. L'électricité essaye de galva- niser un cadavre; mais le cjidavre reste inerte. Les che- mins sont plats; le marais est le seul accident du voyage. sont les monlagnes. les vallées, losforéls, lossleppes, les lli'uves, les océans? L'univers est un iirand iiolager, planté de clioux. 0 quinzième siècle ! 6 seizième siècle! Dagues, casiels, batailles, incendies, rapines, routiers, désolations ! Fêtes, pompes, majestés, couleurs, éclats, plaisir des yeux 1 sont les grandes convulsions de la \ie des peuples?»

Retournez-vous et les contemplez. Je vais devant vous faire passer deux visions. Voici d'abord une église, une cathédrale, le temple commun de toute'une reli- gion ; un but de pèlerinage pour le monde entier. Kl sa splendeur égale sa grandeur. Ce sont des voûtes perdues dans rinlini, des espaces immenses plantés de colonnes aux énormes chapiteaux. Le génie l'a dessiné, construit, orné, décoré. Il est beau comme la nature, parce qu'il est aussi l'œuvre de Dieu. Riais ce n'est pas tout. Au- juurd'hiri on a paré la parure, décoré le décor. Les étof- fes splendides, les pierreries, les précieux métaux habil- lent les murailles et les colonnes, les lampes et les cierges brûlent le jour tamisé par les vitraux en vapeurs bleues, qui baiguiMit les choses dans une auréole mystique. Sem- blable îi un nuage dans l'air, flotte un dais au-dessus d'un trône. Un cortège s'avance vers le trône, avec une mu- sique inconnue, qu'on entend seulement. Ce sont des cardinaux au visage patricien, des évêques mitres venus de toute la chrétienté ; des moines, tête nue et pieds nus, revêtus du silice ; des soldats costumés par Michel-Ange, armés de hallebardes ciselées par Benvenuto. Sur ses épaules cette foule porte un pontife, un roi. Voilà la première vision, ftlaintenant lisez votre journal.

« Dès six heures ilii matin, le saint-père, précédé et suivi d'un immense cortège , et passant entre la double haie des prêtres français et de la garde noble, quittait le Vatican et se dirigeait vers Saint-Pierre. Pie IX avait la triple couronne au fioiit et était porté sur le siège gesta- toire. Au fond de l'église se dressait un trône réservé au souverain ponlile. Aussitôt que le pape est assis, les car- dinaux et les évoques viennent se prosterner au pied du trône. Après des chants et des cérémonies, après le Vent Creator, entonné par le pape d'une voix sonore et vigou- reuse. Pie IX, debout, sa chape tenue par douze prélats, lit le décret de canonisation des martyrs japonais. La cé- rémonie, qui a été très-belle et très-niajeslueuse, n'a pas duré moins de cinq heures.

a Le lendemain, il y avait un consistoire général des cardinaux et des évêques dans la salle royale. Le pape prononça une longue allocution en latin, dans laipielle il exprima sa joie du concours des prélats et des prêtres de la chrétienté. »

Seconde vision. Parlons pour la Russie. Nous assiste- rons à une soirée de Saint-Pétersbourg, qui n'a pas son Jose[ih de Maistre. Il s'agit d'une chose bien simple. La Russie brûle. Saint-Pétersbourg brûle au nord, au sud, à l'est et à l'ouest. Tout un ministère est détruit avec pa- piers et archives. Et puis le Chouknoï Dworr est détruit aussi. Le Chouknoï-Dworr est un bazar deux fois grand comme la place de la Concorde, composé de deux mille boutiques, tenues ])ar des marchands dont un seul, il y a un mois, achetait pour un million de roubles de coton- nade. Deux cent mille ouvriers sont sur le pavé. Cela

prend le lundi de la Pentecôte, le jour de la fête des Fiancées, le même jour auliefois la fille à mai i(<r du marchand russe, vêtue en fête, allait avec son père au jardin d'été, sa dot dans une cassette sous son bras, atten- dre un mari. Un vent violent fait marcher la flamme et l'épouvante. Les fous de peur jettent tout par la fenêtre ou se précipitent eux-mêmes dans le canal, dans la Neva. On demande par télégraphe des pompes à Moscou. Mos- cou répond : *( Moscou bi ûle. »

L'autre jour, l'incendie dévora plus décent millions de roubles— quatre cents millions dii francs . L'avanl-veille avait commencé par six incendies et fini par l'anèanlis- sement de cinq cents maisons. Les faubourgs brûlent par quatre-vingts maisons à la fois.

En allendant, le sultan Abd-ul-Azis vient d'acheter un lit de sept millions. Comme on doit dormir dedans ! L'oreiller est sans doute en pierreries. Vous savez qu'à son avènement Abd-ul-Azis promettait d'être le sultan Grandisson. A la vérité, on se bat à Belgrade.

UNE FUSÉE DE FEU D'AllTIFICE.

Passons à des choses moins tristes, sinon plus gaies. M. le vicomte d'Albens , le spirituel chroniqueur du Pays, nous cite le salon de M"* de S'** comme le théâtre d'une causerie semblable à un feu d'artifice plein d'étincelles et d'éclat. Il a raison de dire : « plein d'étincelles etd'èclat, » car un feu d'ariifice sans éclat et sans étincelles est un pauvre l'eu d'artifice. Quoique la maîtresse de la maison ait l'esprit de ne pas faire d'académiciens, tout en les recevant tout faits, on parlait de ce thème éternel des élections d'immortels.

Savez-vous, dit un homme de lettres contemporain d'Henri de Latouclie, l'histoiro de l'élection de Ballauche?

Non ; vous allez nous la conter.

Eh bien. M""» Récamier s'était mis en tête de faire réussir la candidature de Ballauche à l'Acadéuùe fran- çaise. Son auteur avait de notables avantages : il était si profond, que personne n'avait eu le courage de le lire ; aussi jouissait-il d'une grande réputation.

Entre autres voix, M"^ Récamier sollicitait celle de M. Etienne.

Je suis désespéré de vous refuser, répondit l'auteur des Deux Gendres ; mais je ne puis voler pour un homme dont je n'ai jamais lu deux lignes. Est-ce qu'il a écrit quelque chose, votre M. Ballauche?

Comment! s'il a écrit quelque chose? Il a écrit quatorze volumes.

Quatorze volumes! Et sur quoi, bon Dieu?

Sur la métaphysique. Je vous les enverrai demain malin; vous les lirez...

Je les lirai ! Tenez, madame, je donne ma voix à votre protégé. Quatorze volumes ! j'aime mieux Vèlirc que de les lire.

UN DINER ÉGYPTIEN A PARIS.

Tous les journaux ont dit que l'héritier des Pharaons avait donné un dîner à l'héritier de Napoléon le Grand. Tous les journaux n'ont pas cité le menu et le service de ce repas historique. Nous l'empruntons au mieux in- formé. A l'entrée de Leurs Majestés, des servileurs leur ont présenté de riches aiguières, les invilaiii à se laisser verser de l'eau sur les mains, selon la coutume égyp- tienne, puis chacun des augustes convives a pris place autour d'une table basse , sur laquelle était dressé un grand plateau d'argent ciselé, couvert d'arabesques d'un admirable travail. Les plats étaient d'or massif, les cou-

MUSÉE DES FAMILLES.

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verls de même métal. Un seul plat était apporté à la fois, et chacun se servait sans se préoccuper de son voisin. Cette coutume égyptienne, j'espère, ne s'introduira pas chez nous, quoiqu'elle simplifie les devoirs des maîtresses de maison. Après la première partie du repas, les ser- vileuis ont changé de plateau. Le nouveau était d'or mas- sif. Les couteaux, fourchettes et cuillers étaient enrichis de diamants et de perles fines. Sur les genoux de chacun des convives se dépliait une serviette aux angles brodés de filigranes d'or, aux incrustations de diamants et de grandes perles fines.

Dans le menu on a remarqué les mets suivants, déli- cats, mais peu orientaux : potage à la fraise de veau, agneau rôti, haricots verts à l'huile, fonds d'artichauts, poulets farcis, pieds de mouton en galantine, plats sucrés, pâtisserie en losange. Les plats les plus coloristes étaient le pâté au fioriiage et les feuilles de vigne farcies.

Par une toute sultanesque fantaisie, Méhémel-Saïd avait fait venir d'Egypte sa musique spéciale pour jouer trois ou quatre petits airs pendant le repas. Ces airs étaient peut-être les mêmes qui autrefois inspirèrent à Félicien David les Mélodies orientales, ces aïeules de Lalla-Roukh.

LES TOUAREGS MYSTÉRIEUX.

Il est venu en France, jusque sur le boulevard Italien, (rois chefs Touaregs. Qu'est-ce que les Touaregs? Ce sont des arclii-Arabes qui se sont fait photographier à Mar- seille par MM. Joux et Bergignac, le visage couvert, sans doute pour garder plus strictement l'incognito. S'il faut en croire les rapports de certains journaux, ils ont pour cela de bonnes raisons. On assure que ces enfants du dé- sert « connaissent admirablement les étapes des cara- vanes, les points doivent se dresser les tentes, les puits et les oasis les voyageurs ont coutume de s'ar- rêter, » et qu'ils se servent de ces connaissances utiles pour arrêter les convois et les caravanes, alin de s'en faire six mille livres de rente. Les Touaregs s'offrent pour con- duire à Tombouctou quelques jeunes gens de bonne fa- mille, et se chargent de leur faire voir toutes les curio- sités du grand Saliara, les chameaux, le simoun, et bien d'autres choses encore.

LE PROGRÈS PAR LES PATINS.

M. Girard vient d'introduire un perfectionnement dans les chemins de fer. Il supprime la locomotive, il suppriinc les roues des waggons. Le train marchera désormais tout seul, c'est-à-dire au moyen d'un appareil ingénieux que je ne décrirai pas ici, mais qui consiste â faire glisser le train, au moyen d'une sorte de patin, sur le rail humecté d'eau. L'Empereur, qui s'est intéressé à cette invention, avait institué, pour suivre les expériences de M. Giiard, une Commission composée de MM. Delaunay et Favi', ses aides de camp, et Lissajoux, professeur de physique. Los ap|tareils fonctionnent eu ce mouu'ut ù la JouchiMe. Nous souhaitons bonne chance à M. Girard , bonne chance à ceux qui perfectionneront encore son perfectionnement. A ce propos, un faiseur de boutades uic disait l'autre jour : Quand cela finira-t-il? Voyez Phisloire des pei tVctioii- nenients. On a connnencé p.ir marcher, puis on s'est f.iit porter par son semblable, à l'instar de l'enfant dans les bras de sa mère. Ensuite est venu le char, aucètre du coucou. La locomotive a remplacé le cheval. On sup- prime la locomotive, et maintenant le coucou marciio tout seul. Si on supprime aussi le coucou, on en revien- dra au système pédestre.

Dans certain chef-lieu de département que je ne nommerai point, la voiture est encore inconnue. Les ha- bitants n'y croient pas plus qu'à la navigation aérienne. Mais ils ont la vinaigrette, uue chaise à porteurs, avec des roues, ce qui fait la chaise à traîneurs. Sous le règne précédent, ils n'ont pas voulu que le chemin de fer tia- versât la ville, parce que beaucoup de monde y serait venu, et cela leur aurait fait dépenser de l'argent.

M. INGRES, SÉNATEUR.

J'avais envie de vous parler de ces malheureux Amé- ricains désunis, qui se dévorent les uns les autres avec tout l'acharnement des frères ennemis et toute la furie scientifique de l'art militaire moderne. Ou les a trop plai- santes ici même quand ils s'observaient l'aime au bras: ils ne se parlent plus qu'à coups de baïonnette et de canon rayé. Mais, en vérité, cette chronique contient des choses assez tristes sur la Russie pour n'en pas répéter de Irisles sur l'Amérique. J'aime mieux vous rapporter un mot qui a été dit sur M. Ingres, à Tinsu de celui qui l'a dit. Un étranger, le comte de M***, qui, tout en sachant le fran- çais, n'en sait pas tous les mois, entendit un monsieur dire du nouveau sénateur : M. Ingres est le doyen de nos peintres. Le lemleinain . le comte de M*** affirma très- vivement que Gustave Doré était le doyen des dessina- teurs. Pour lui, doyen signifiait le plus grand.

Hector de CALLI.AS.

Et maintenant, nous cédons la plume au chroniqueur par excellence, à notre éminent collaborateur Amedée AcHAiiD, qui adresse de Londres au ^f usée des Familles cette pétillante étude des mœurs anglaises :

CROQUIS ET PAYSAGES.

LES COURSES d'epSOM (I) ET l'eXPOSITION DE LONDRES.

A M. Pitre-Chevalier, directeur du Musée des Familles.

Londres, juillet 18G'2.

Mon am. Jacques n'avait jamais vu l'Angleterre, et de- puis un mois il n'était question partout que de l'Exposi- tion, — great international Exhibition, comme disent nos voisins. C'était une occasion. Il y a bien la mer! in.iis elle se fait si petite de Boulogne à Calais, qu'elle n'a ja- mais le temps de noyer personne! De plus, ces vilains passe-ports qu'on demande aux voyageurs qui passent le Rhin, on ne les demande pas à ceux qui passent la Manche. Jacques partit donc un matin.

Et puis c'était le temps le grand Derby allait être célébré sur la pelouse d'Epsom. Mon ami Jacques n'était pas fâché de se donner à peu de frais les coquettes appa- rences d'un sportsinan.

La vapeur sillle, le convoi part, Jacques éternne; on est à Creil.

El il y a des gens qui nient le progrès! dit Jacques.

11 y en a, répiuid son voisin.

Jaecpies s'apoiyoit aloi^s qu'il a parlé tout haut; il sa- lue; la connaissance était faite. Le voisin avait la physionomie d'un honnête voyageur

(1) Nous rappoions ici à nos lecteurs rétude de M Aniédée Aciiard sur k- Sport et les Sporlsmru. piiltliéc aM"c tuai de succès d;ins le Musée des Familles (l. .\X11. p '211 '.:7.") Ce la- Me.ui ilts courses d'Ep>oni coiiromie (ligneineiil le premier tra- vail de l'auteur. C'est le bouquet du feu d arlilice. l'iihE-Cic.

;nf.

LECTURES DU SUlU.

qui a \ih\)é qnoUjucs itMitos dans \o Jôsort do la vie. Son linge était blanc, en belle loile de Hollande, sc^^ mains panlées, et il regardait le paysage de l'air indifférent d'nn lionime qui le cunnait.

Par les portières, on voyait la pluie.

Joli siie, reprit le voisin.

Ce n'est pas la première fois que monsieur va en Aujilolorre? dit Jacques de sa voix la plus câline.

Oli ! non! c'est la quatrième au moins, si ce n'est la cinquième.

.Ml! diable!

Je m'y rends de nouveau pour assister aux courses d'Upsom.

Et moi aussi, répond Jacques qui prend un petit air de gentleman.

Jacques se mouclie, le convoi s'arrête, on est à Amiens.

Messieurs, vous avez quatorze minutes pour déjeu- ner, dit le conducteur.

Jacques se précipite dans la salle du buffet. Elle est envaliie. Trois cents personnes interpellent dix garçons, qui tourbillonnent. Cliacun prend ce qu'il peut.

Du pâté de canard pour deux ! crie Jacques.

Voilà! répond un garçon, et on lui apporte une cuisse de poulet.

Un coup de sonnette retentit.

Messieurs, en voilure! s'écrie le conducteur.

La vapeur siffle ; Jacques court ù la reclicrclie de son

vvaggon.

Dépèchez-vous, reprend le conducteur, nous avons dix-liuit secondes de relard.

.Mais le déjeuner?

On ne déjeune pas, on avale. Le convoi est en route.

La diligence avait du bon, poursuit Jacques.

Le coclie aussi, répond le voisin.

Mais le progrès, monsieur, les lois inflexibles du

progrès !

Certainement; c'est pourquoi Slcrne déjeuuail en Picardie, tandis que nous...

Jacques se mouciie. Ces petits accidents arrivent même en voyage. Le convoi s'arrêle.

Ticket, sir! crie une voix avec un accent britan- nique fortement prononcé.

Ciel! sommes-nous en Angleterre déjà! dit Jacques.

Nous sommes à Boulogne... B. sur M., comme di- rait Victor Hugo.

i\lais alors pourquoi ne pas dire : Vos billets, mes- sieurs! Ce serait plus français.

Monsieur, Boulogne est une annexe du comté de Kent; les voyageurs anglais l'ont conquise. On y parlo anglais, on y mange, on y dort, on s'y marie en anglais.

La clieminée du bateau à vapeur fumait. Un flot de passagers s'élance sur le pont; les roues battent la mer; la côte fuit.

Monsieur, je m'attaclie à vos pas, dit Jacques qui remarque que son voisin a le pied marin.

Monsieur, attacliez-vous ; je m'appelle Ricliard.

Un nom presque anglais.

Oui, monsieur, un nom anglais du Limousin.

La tempête faisait relàclie; les vents dormaient dans les cavernes d'Eole. On aurait voulu avoir le mal de mer, qu'on n'aurait pas pu. Jacques soupira.

Stop ! cria le capitaine.

Voici Folkslone, reprit le voisin,

Cela tient du miracle ! dil Jacques

Oui, monsieur, le progrès a supprimé l'émotion.

C'est une économie... Quelquefois, cependant, un peu d'émotion ne nnil pas.

Une locomotive trépignait d'impatience sur un rail. Ou s'assit.

Diable ! j'ai faim ! dit Jacques.

Vous dînerez à Londres, répondit llicbard.

La locomotive avait mis toute vapeur delinrs. On dis- paraissait. L'horizon vert était tacheté de chèvres et de bœufs.

L'Angleterre est un grand Troyon, dit Jacques.

Oui, monsieur; un pré avec de l'eau tout autour.

Tout à coup on aperçut un paysage de toits et de che- minées, entre lesquels s'enfonçait le convoi. Vingt mille toits, cent mille cheminées!

Voici Londres, dit Richard.

Une belle ville, répondit Jacques dont le regard se noyait dans la brume.

Oui, monsieur; une ville noiie à la surface, jaune au fond. Le noir, c'est la fumée; le jaune, c'est la brique.

Les deux amis montèrent dans un cab et s'élancèrent dans Londres à la recherche d'un hôtel. Les hôtels n'é- taient pas difficiles à trouver, les logements l'étaient da- vantage.

A Fanlon'shotel, on demandait quinze shillings d'une chambre; à Long's holel, dix. Il y avait ccriains hôtels, ornés de laquais poudrés, on en demandait vingt.

Fuyons, dit Jacques.

A présent, c'est moi qui vous suis, répondit Ri- chard ; cependant permettez que je vous guide.

Le cab repartit au grand trot,

Prévenez-moi seulement quand vous verrez au clair (In gaz cette inscription : To let, sur une maison, pour- suivit Richard. Ce totet anglais est le synonyme de noire à louor français.

Au bout d'un quart d'heure, les deux amis étaient pos- sesseurs de deux chambres, qu'on leur faisait payer une couionne, cinq shillings en tout.

El riiôle, un pharmacien, leur offrait le déjeuner par- dessus le marché.

Noble Albion! murmura Jacques dans un bel élan de reconnaissance.

Dès le lendemain commencèrent les négociations re- latives aux courses d'Epsom. l\ s'agissait d'être acceptés comme passagers à bord d'un mail frélé pour le Derby.

On m'a parlé de vingt-cinq francs à Paris, dit timi- dement notre ami Jacques.

C'est maigre, répondit Richard ; cependant on essayera.

Vingt-quatre heures après, il n'avait rien trouvé; om- nibus, breaks, dog-cars, cabs, tout était loué. H y avait une hausse formidable sur les roues et les brancards.

Je crois bien qu'il faudra pousser jusqu'à cinquante francs, dit Richard.

C'est volé, répondit Jacques avec dignité. Et tout bas il murmura :

Grand Dieu! que dirait le juge de paix de mon eu- droit s'il savait qu'un homme qui est presque conseiller municipal s'abandonne à de telles prodigalités dans une saison les hannetons pullulent?

Le jour d'après, Richard entra comme un coup de vent dans la chambre de Jacques, qui buvait le llié du pharmacien.

Victoire ! dit-il, nous avons deux places à bord d'un

break.

Garanties?

J'ai parole d'un compatriote, un gentleman qui parle

MUSÉE dp:s familles.

317

anglais comme M. Disraeli, et qui a nolisé une voilure à quatre chevaux, avec deux jockeys. Nous serons conduits à la Daumonl. Nous sommes douze voyageurs. Jacques jeta son sucre en l'air.

Richard, vous êtes un grand homme 1 s'écria-l-il.

Je m'en suis toujours douté; mais la gloire se paye ; ce sera cher.

Combien ? demanda liardiment Jacques.

Cent francs.

Jacques courut après le sucre.

Cent francs! quatre livres sterling en or.

Ni plus ni moins !

Bi^re !

Richard prit l'nttifude d'un orateur de l'opposition qui foudroie le minisière.

Mais snngpz, malheureux! que c'est le Derby! s'é- cria-t-il. Comprenez-vous? Le Derby, par un grand D, un D majuscule. Or il n'y a qu'un Derby au monde, un Derby p.ir an ! Toutes les voitures de Londres sont en réquisition; c'est une razzia ! La nôlre arrive de Wind- sor. C'est le chemin de fer qui l'amène! Toute l'Angle- terre sera sur le lui f : le Parlement, la Chambre des lords, la banque, le Times, les clubs, lord Palmerston, M. Cob- den, et vous hésiteriez. Arrière les calculs d'une bour- geoise économie! Songoz que le Derby, c'est le mardi gras anglais multiplié par la descente de la Conrlille ! C'esl un jour l'Angleterre fait divorce avec la gravité et rompt avec le bon sens. On rit, on boit, on chante pendant vingt-qiialre heures! Oh! le Derby! le Derby! c'est un phénomène, un prodige, une saturnale sous la lumière du soleil. Figurez-vous lout un peuple criant Evohé en anglais, un royaume fou de joie; songez que nous serons conduits royalement; mieux que cela, d'une manière sportsmanesque... Et, de plus, nous déjeunerons.

Nous déjeunerons, bien sûr ?

Je le jure !

Alors va pour cent francs! cria Jacques électrisé. Cependant il dormit mal, et il vit en rêve la Morale en

robe bleue qui fronçait le sourcil, un trousseau de clefs à la main.

Le grand jour sonna. Dès huit heures du malin Jacques et Richard se rendirent à Long's hôtel, était le lieu du rendez-vous.

Les rues de Londres présentaient le spectacle d'une grande animation. Oii fermait les boutiqu!\s qu'on avait à peine' cntr'ouvertes. Celles qui débitaient des comes- tibles se faisaient remarquer au contraire par un luxe de poissons, de homards, de jaudjons et de langues, qui prédisposaient à l'appétit.

Force gens devant l'hôtel, mais point de breaks.

Le monstre! l'aura-t-on corrompu fi prix d'or? dit Jacques.

Rassurez-vous! nous lui intenterons un procès; il .':era jugé dans cinq ans; nous le gagnerons; il nous coû- tera six mille guinées, et nous serons vengés.

Dans un coin de la salle à manger un garçon de Thô- lel, blond, armé de favoris ébouriffés, d'ime cravate blanche et d'un habit noir, rangeait, dans un vaste |)a- nier, force pièces froides, telles que volailles, jeunes ca- narils et galantines. Les pièces s'engouffr.iienl dans l'a- bluie, et le panier n'était jamais comblé. C'était un tonneau des DanaïJes en osier.

A cf)lé, une formidable corbeille recevait une provi- sion fantastique de bouteilles de vin de Chiirnp.igne A goulots d'or, accnipagnées d'un respectable contingent

de bouteilles de vin de Bordeaux et de flacons de soda- water. Richard poussa l'ami Jacques du coude.

Cela est pour nous, dit-il.

Tout?

Tout.

Jacques estima que l'ami de Richard avait le goût bon.

Neuf heures avaient sonné ; dix heures sonnèrent. Point de brenks.

L'inquiétude commençait à se répandre sur les visages. Le garçon, seul, utilisait les petits coins de sa corbeille et de son panier pour y glisser des gâteaux et certains menus fours appétissants.

Il y aura des œufs de vanneau, dit Richard ù son ami Jacques pour le consoler.

~ Je no les connais pas, répondit Jacques.

On les mange, et si c'est bon on continue. Voilà le moyen de faire connaissance.

Un bruit de roues et de chevaux entrant dans la cour de l'hôtel les interrompit. On se précipita. C'était un break, attelé de qiia're chevaux bais, conduit par deux jockeys en veste bleue. 11 arrivait de Windsor.

C'est lui ! cria Richard.

0 terreur! le break n'avait que huit places.

Les passagers échangèrent des regards menaçants. Il fallait jeter quaire hommes à la mer; non, sur le maca- dam. Et il avait plu !

Tirons au sort! dit l'organisateur du break.

Déjà on écrivait les noms des complices pour les jeter dans un chapeau, lorsqu'il se trouva quatre Curt'us. lis se drapèrent dans leur dévouement et leur maekintosch, et, sortant de la cour :

Montez à bord, dirent-ils, nous allons chercher des rivages plus hospitaliers !

Et ils s'éloignèrent en toute hâte. Jacques s'attendrissait, lorsque Richard, clignant de l'œil :

Voilà un trait d'héroïsme qui leur rapportera quatre livres. La vertu est toujours récompensée, dit-il.

Quoi ! vous croyez?

Je crois tout, poursuivit Richard. Seidement, si les fugitifs nous empruntent des œufs de vanneau, nous leur en olTrirons les coquilles.

Le break au complet, une voix prononça le mot sacra- menlel : AH righl! Et les chevaux allongèrent le pas.

Bientôt on toucha aux bords de la Tamise. Des co- lonnes épaisses de voitures encombraient Loiulnn Bridge, W.iterloo-Bridge, Westminster-Bridge, Vauxhall Bridge. D'autres colonnes les suivaient. Ce u'élait partout (jue mails, coachs, breaks, cabs, landaws, calèches, phaétons, briskas, tilburys, dog-cars, omnibus! Un fleuve de roues, une avalanche de chevaux, un tourbillon de jockeys, une armée de grooms !

Les maîtres, les heureux de la terre, étaient dehors, en plein air, oui sidc; les domestiques, laquais ou valets de pied, dans l'intérieur.

On aurait dit les gardes affligés du récit de Tliéramène. Quels profils lugubres! quels regards désespérés!

A mesure que les lilesse rencontraient au détour d'une rue, elles se fondaient dans la caravane immense qui accourait de tous les coins de Londres. On n'en voyait ni le commencement ni la fin. ('haque route avait sa foule de voilures, grossie à toute nunule par de pelils flots qui arrivaient des ruelles voisines. Jacques ne croyait pas (pi'il put y avoir autant de voitures que cela dans le monde entier.

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LECTCHES DU SOIU.

M»'lte/, li's courses do Cliantilly .^ la qiioiio dos courses tlii liois (le Boiilof^iie, iimlliplicz les courses i\o Salory et les stcpple-cliasc de la Marclie par tous les handicaps do Franco et de Navarre, et vous n'aurez qu'un petit coin des courses d'I-'psom.

Tout le long du chemin on ne voyait que curieux assis sur des chaises, ;\ l'onibrc de ces arlires (^normes qu'on ne rencontre qu'en Angleterre. Les jeunes misses en- voyaient des souriies aux voyageurs. Les maisons succé- daient aux maisons, les cottages aux collages, les villas aux villas. Autant de nids dans le feuillage. Six lieues de nids! On marche toujoiu's et on découvre toujours.

Londres se relie à la campagne par dix kilomètres de jardins.

Çh et des gamins, des gamins anglais, qui le croi- rait! couraient sur les bas côtés de la route en faisant la roue. Leurs pieds leur servent moins que les mains. 11 y avait des gamins noirs, des gamins rouges, des ga- mins biens. Tous en guenilles, demandaient l'aumône dans des chapeaux sans fond. Leurs vêlements se com- posaient de trous, plus de Irons que d'étoffe.

Quelquefois un penny tombait dans la poussière. Alors c'était nno vague do gamins s'abattant sur le sol. Les sportsmen riaient, Jacques ne riait pas.

Dans cette marée de voilures erraient çà et là, pareils à des Léviathans, des chariots équipés par des bras- seurs et des charbonniers. Tel un éléphant manœuvre dans un troupeau de moulons. On comptait sur le lillac de ces navires à quatre roues quarante-huit passagers. Jacques frémissait ;\ la pensée d'un abordage.

Ne tremblez pas, dit Richard, sur la loute d'Epsom on ne verse jamais.

Pourquoi?

Parce que si quelqu'une de ces voitures tombait, elle ne pourrait choir que sur sa voisine, qui dégringo- lerait sur une autre, forcerait celle-ci à en renverser une quatrième; or, on n*a jamais vu, le cas de tremblement de terre excepté, dix mille voitures mordre la poussière, comme on dit en style noble.

Ce mot de pouasière ramena Tattention de Jacques sur ce qui se passait en l'air. 11 nageait dans un nuage. On apercevait les objets au travers d'un voile blanc qui on- dulait, tombait, se relevait, et rappelait par son vol cette colonne de fiunée qui jadis guidait les Israélites pendant leur fuite dans le désert.

Voilà qui est miraculeux ! dit Jacques, la vieille An- gleterre qui entre en lutte avec la Provence! De la pous- sière ici! donc est la pluie?

Ou l'a destituée, répondit Richard; si vous étiez un peu pins au courant des mœurs anglaises, vous sauriez que jamais la pluie ne tombe le jour du Derby, c'est une affaire de tradition ; hier il a plu, il pleuvra peut-être de- main, mais si la pluie s'avisait de montrer le bout du nez aujourd'hui, un policeman lui mettrait la main sur le collet. Les Anglais reconnaissants appellent ce temps qucen's timcs, le temps de la reine.

Tout en ^jarlaut, on marchait toujours. Les curieux qui faisaient la haie, sans solution de continuité, avaient l'air quelque peu mélancolique. Vivre et ne pas aller au Derby! On sait des gens qui se tuent pour moins que cela.

Cependant le chemin de fer faisait concurrence aux chevaux. Les locomotives étaient en permanence. Elles souiflaient, sifflaient, suaient, gémissaient, et de l'Iiori- zon sortaient, panache au vent, de longues colonnes de waggons qui se précipitaient à grand bruit vers Epsom.

Celles-ci passaient, d'autres revenaient, les unes vides,

les autres pleines. On aurait dit la navette d'un tisserand, une navette de fer et de feu.

Quelquefois les caravanes, que traînaient au pas vingt mille chevaux, se henrtaiimt contre une barrière. Tout s'arrêtait. Un homme tendait la main, un voyai^enr payait, et chaque voiture traversait la frontière au pas. A la cin- quième barrière, Jacques eut un mouvement d'impa- tience.

Quoi! s'écria-t-il, tant de cerbères que cela dans le pays de la liberté !

Économisez votre étonnement, répondit Richard, c'est ici le pays des surprises, parce que c'est le pays des antithèses.

Il y avait des instants les escadrons poudreux fai- saient halte devant des auberges. On voyait alors les filles en bras nus, les garçons en gilets rouges, les mains char- gées de brocs et de verres, courant et répondant an ha- sard, tandis que des bœufs surpris regardaient par-dessus la haie voisine; c'étaient comme de gigantesques Van Oslade, d'immenses Van der Meulcn improvisés par le hasard du voyage.

Il n'est si longue route qui ne finisse. Au détour d'un chemin, on vit une tribune. C'était Epsom.

Ah! mon Dieu! dit Jacques.

Rien de pins légitime que cette exclamation. Le champ de course était comme une fourmilière. Vingt mille voi- tures étaient rangées en hataillc par réciments, ou çà et dispersées par groupes, mêlées, serrées, enchevêtrées, les roues contre les roues, les limons sur les limons, les brancards dans les brancards, et, le long de cent cordes retenues par des piquets, des milliers de chevaux brou- tant, hennissant, piétinant. Partout des hommes! Les tribunes étaient comme des ruches : cinq étages de têles si pressées, qu'un gant n'aurait pu tomber à terre! Un flnx et un reflux de créatures humaines allant et venant, ondulant comme une mer frappée par le vent, et de cette immense coupe verte agitée et mouvante sortait un mur- mure pareil à la respiration de l'Océan, un bourdonne- ment sans fin qui montait et se répandait en éternelles vibrations.

Jacques mit pied à terre et se jeta dans cette multitude.

Il y avait çà et de grands espaces vides. Des Anglais jouaient, des bâtons volaient en l'air, menaçant d'autres bâtons fichés dans le sol et au bout desquels on voyait suspendues des noix de coco. Il fallait se garer des bâtons aériens: l'entrepreneur ne répondait que des noix.

D'un autre côté, on découvrait des tirs à l'arc. Trois pantins en costume de grenadier servaient de but; ils portaient une cocarde à la place du cœur.

Prenez garde ! cria Richard à Jacques.

Il était trop tard. Une flèche venait de percer la redin- gote de Jacques.

Sacrebleu ! s'écria Jacques, on devrait bien faire at- tention! un peu plus haut, j'avais le dos piqué.

Mon ami, vous avez tort, dit Richard, la flèche va elle peut; l'affaire de retitreprcneur est d'établir un but, la vôtre est de vous en éloigner.

De grands cris les interrompirent. Un âne venait de prendre le mors aux dents; d'autres ânes, égayés par l'exemple, cornaient à perdre haleine, de ci, de là, pour- suivis par des gamins. Des cavaliers, qui n'étaient plus il jeun, partirent au galop. Qui tombait se relevait. C'était comme une razzia.

Des rues faites de baraques et de chariots s'ouvraient sur un côté de la pelouse. On y voyait force bateleurs et force saltimbanques, avec une armée d'animaux bizarres.

MUSÉE DES FAMILLES.

319

de géantes, de nains, d'hommes sauvages, de serpents boas et de monstres singuliers. Des acrobates et des clowns faisaient rage. D'autres rues se prolongeaient dans une autre direction, improvisées en une heure avec des pans de toile, pour les folies d'un jour.

Jacques hasarda un coup d'oeil sous ces plafonds aériens et leva les bras au ciel.

0 Pantagruel, es-tu ! murmura-t-il.

II venait d'apercevoir des montagnes de roatsbeef, des collines de cliester, des Pyrénées de langues fumées, des Alpes de jambons, ties Himalaya de gigots froids. Autour des tables bouillonnaient des cascades de bière. Cette rue lui donna une idée formidable des appétits qui devaient battre en brèche ces remparts de victuailles.

Au demeurant, on mange partout, dit Richard.

Non pas, dit Jacques, on dévore.

Jacques mettait de la modération dans son langage. On engloutissait. Voir une langue de veau et l'avaler, c'était tout un. Cli.'ique voiture, omnibus ou cab, était une salle à manger. Il y avait cent cinquante arpents de réfectoires. Tous les paniers étaient évenirés, toutes les corbeilles prises d'assaut. Chaque convive avait les dents d'un ogre et la soi de Tantale.

Le champ de haïa-lle était jonché de débris: carcasses de poulets tiiêlées à des queues d'écrevisses, carapaces de homards pêle-mêle avec des pattes de canards, détri- tus de pâtés confondus avec des coquilles d'œufs. Nul n'aurait pu compter, eût-il été de la force de quatre arithméticiens, la quantité de bouchons épars sur l'herbe.

Dans de petits coins, des Anglaises, à qui de longues boucles éplorées donnaient l'apparence de saules pleu- reurs blonds, faisaient circuler des tasses autour d'une bouilloire qui (hantait.

Au hasard, le visage noir, le regard noir, les cheveux noirs, ei raient les bohémiens, vêtus de déchirures; ils ramassaient les os, cueillaient les montres, et disaient la bonne aventure. L'extrême misère auprès de l'extrême opulence.

Jacques avisa de petits garçons qui se faufilaient de groupe eu gionpe, glissaient sous les voilures, rampaient dans les rues et pruuienaient de tous côtés leurs yeux vifs et leurs mains agiles.

Ce sont des négociants, dit Richrird. Jacques interrogea son ami du regard.

Faites allenlion et vous allez voir, reprit l'autre. Bientôt après les jeunes rôdeurs sortirent de la foule,

les mains et les bras chargés de boulcilles vides; une boutique n'était pas loin leur cargaison était échangée contre des penny, et ils parlaient pour une nouvelle ex- pédition.

Le Derby n'est pas l'ennemi du commerce, observa Richard.

D'ailleurs, OD vidait les bouteilles plus vite encore qu'on ne les ramassait.

Cependan! Richard, à l'exemple d'une foule d'Anglais, venait de tirer un calepin de s-a poche et iusciivail sur la page idauche des chiffres et des mots cabalistiques.

Que faites-vous? demanda Jacques.

Je [inie, répondu Richard.

pour qui et contre (jui !

Pour qui, je ne sais pas, naais contre Marquis, je le sais.

Quoi! Marquis n'est-il pas le favori?

C'est pour cela.

Hu ce moment, Jacques jeta les yeux sur le champ do course.

Un homme rouge à cheval ! dit-il.

C'est le juge! Voici le Derby! place au Derby!

La multitude avait la fièvre. On la vit se fendre en deux parts, comme un nuage déchiré par le vent. Plus de dé- jeuners, plus de lunchs! On laissa la bouteille à demi pleine, le verre à moitié vide, et tout le monde fut de- bout en deux secondes.

Cent millions, que sais-je, deux cents millions allaient être perdus ou gagnés!

Bientôt Jacques aperçut une casaque rouge, puis une casaque verte, puis une casaque bleue. Il en parut six, il en parut douze, il en parut vingt. Tous les yeux les re- gardaient.

Vous savez qu'il y a eu deux cent treize engage- ments? dit Richard à Jacques.

Et qu'il y a trente-huit chevaux inscriis, répondit Jacques.

En tout, le prix officiel est de cent soixante et dix mille francs.

Il y avait alors sur le sommet des mails et des breaks, et du haut des tribunes cent mille binocles occnpésà cher- cher Marquis. On le vit tout à coup essayant son galop sur le velours de la pelouse, et une furie nouvelle de paris s'empara de la foule.

Les saltimbanques pariaient, les cochers pariaient, les acrobates, les jockeys, les hobémiens, les mendiants pa- riaient, qui un shilling, qui un penny.

Les concurrents il y en avait trente et un se diri- gèrent vers le point de départ. Quelle agitation partout, quel frémissement, quel tumulte! La même pensée, la même impatience anime tous les cœurs.

L'homme rouge abat le petit drapeau qu'il tient à la main : l'escadron part, un frisson parcourt la mnllilude, les chevaux Oient sur le gazon! On les suit 6iir la piste que leur élan dévore... Ils passent, ils approchent, ils arrivent.

J'ai gagné! dit Richard.

Quoi ! Marquis, le fameux Marquis!

Il est st'coml... Caraclacus est son vainqueur.

Un immense hourrab retentit ; un gigantesque numéro, le numéro 17, se hisse au sommet du poteau, la foule, comme une mer, envahit le champ de course, les rivaux reviennent à pas lents, le fin réseau des veines gnnflécs sous la peau, et Caraclacus regagne l'enceinte du pe- sage, porté par un (lot d'admirateurs. C'est à qui voudra le voir, l'approcher, le flairer, le toucher.

Richard eflleure du doigt l'épaule de l'ami Jacques et lui «lit ce simple mot : Regardez!

Et des yeux il lui montre le ciel.

Jacques regarde. Deux ou trois douzaines de pigeons lâchés tout i\ coup tracent dans le ciel de grands cercles, puis s'élancent à tire-d'aile dans l'espace et disparaissent à l'horizon.

Ce sont les messagers de la fortune, dit Richard. Ils vont dire tous les clubs de l'Angleterre que le favori a perdu et qu'un inconnu a gagné.

Le grand Derby avait duré deux minutes quaranle-«»pt secondes et demii>. N'oublinns pas la demie! Uirquis avait perdu d'une demi-longueur de museau. Voilà à quoi servent les museaux!

Amkdek ACIIAUD. {La fin à la prochaine livraison.) Après les curiosités des courses d'Epsom, M. Amédée

:]io

LECTURES DU SOIR.

Acliard nous piirlera des curiosilés de l'Expoçilion de Londres, les Anglais ont réuni, comme on sait, tous les chefs-d'œuvre de leur école de peinture. En voici un des plus célèbres spécimens : le Duncan Grey, de Wilkio.

ce prétendant de la légende d'Ecosse, dont les présents euient le sort des présents d'Artaxerce.

pitue-ciievamrh.

Duncan Grcy. Tableau de Wilkie. Dessin de Henri Poltin.

Paris. Tjrp. IIemxuteh, rue du l!oule\ard,7

1

XI.

MUSÉE DES FAMILLES.

321

QUELQUES CHANSONS POPULAIRES.

NOUS N'IRONS PLUS AU BOIS.

cNous n'irons plus au bois, p Coniposilion de G. Falli. Parmi toutes les rondes et cl.ansons (radilionnellos j onHuUinsJa ronde inli.ul.o >o..^ qui lornicut lo n^pcrtoire de nos airs nationaux et semi- | est certanuMuenl ,ine de^ rlu> jol,o>. Nous AOUT 18G2.

_ \\ _ YINGT-NFIMKMK VOLl MK.

li'H

LECTURES DU SOIR.

sions que le premier couplet, celui que tout le monde connaît, et, vonlant en savoir la suite, nous nous sommes adressé ù M. FKixland, l'intelligent étlileiir de nmsiqiie, qui a eu la boulé de nous coiniiiniii(|uiM' les paroles que nous communiquons ni)us-niêmcs à nos lec- teurs, suivant un encliaîncment liiérarcliiqiie et néces- saire des clidses de ce bas monde.

Les paroles une fois Irouvécs, notre amhilion s'est agrandie et a pris un vol plus andacieu.x, toujours sui- vant Tordr.' et la marche des passions humaines. Nous avons pensé que vous seriez bien aise de savoir quelque chose sur l'ori^'ine de cette pelile chanson, lillc a cer- tainement eu un auteur, car iM. Toui-le-Monde, comme disait M. de Griinm, a beau avoir plus d'esprit que Vol- taire, Vollaire faisait des vers, M. Toul-le Monde n'en fait pas, n'en a jamais l'ail et n'en fera jamais. Il s'est bien Irouvc des érudils pour aKirmer d'un ton doctoral qiie ï'iliade était l'œuvre de M. Tout-le-iMonde , c'esl- îi-dire de tous les premiers venus qui se menaient il chauler, nue brauVhe de lamierfi !a main. Cor(ain(>ment ['Iliade est l'œuvre de tout le monde, d'abord d'Hélène e! de Paris, puis des Grecs et des Troyens, qui se sont tués pendant dix ans sous les murs d'iïion, la cité aux belles ruas ; ensuite des nuages du ciel, des vagues de la mer, des vents, des nmgissements, du soleil, d'une femme; un peu enliii des rapsodes, et suriout de Dieu, qui donna le génie à Homère, c'est-à-dire la force de jeter tous c<s souvenirs et loules ces aspirations dans nu vasie creuset, et d'y couler le poème qui est la source de toute poésie depuis tiois mille ans.

Nous ne sonunes pas Homère, et nous nous laissons entraîner; nous voulions seidement dire que rien ne se fait tout seul, pas pus V Iliade que Nous n'irons plus au bois... Nous n'avons pas trouvé d'auleur, et, chose mer- veilleuse ! pas de counnentaleur ! Voici toujours les pa- roles de la ronde :

Nous n'irons plus au bois, les Inuricrs sont coupés. La belle que voilà, la lairons (l)-nous danser? Entrez dans la danse, Voyez comme on danse,

ShuIpz, dansez, Embrassez qui vous voudrez.

La belle que voilà, la lairons-nous danser? Mais les lauriers du bois, les lairons-nous faner? Ënirez dans la danse, etc.

Mais les lauriers du bois, les lairons-nous faner? KoD, eliacun à son tour ira les ramasser. Ënirez dans la danse, etc.

NôO, ebacun à son leur ira les ramasser. Si la Cigale y dort ne faut pas la blesser. Entrez dans la danse, etc.

Si la cigale y dort, ne faut pus la blesser, l^e chant du rossijïnol la viendra réveiller. Entrez dans la danse, etc.

Le chant du rossignol viendra la réveiller. Et aussi la fauvette avec son dou.\ gosier. Entrez dans la danse, etc.

Et aussi la fauvette avec son doux gosier, Et Jeanne la bergère avec son blanc panier. Entrez dans la danse, etc.

Kl .leanne la herperc, avec son blanc panier, Allant cueillir la fraise et la lleur d'églantier. Entrez dans la danse, elc.

Allant cueillir la fraise et la fleur d'églantier. Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter. Entrez dans la danse, elc.

Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter, Car les lauriers du bois sont déjà repoussés. Entrez dans la danse, etc.

Vous direz sans doute comme Alceste de h chanson de la Mie au gué :

La rime n'est pas riche, et le style en est vieuK.

C'est vrai; la rime est tantôt insuffisante et tantôt sur- abondante Mais le rhytlnne ne manque point de grâce. Celle répélilion de vers en vers est bien dans le carac- tère d'une ronde. Deux enfants commencent par danser ensemble. A chaque couplet, un nouvel enfant entre dans le cercle, jiisipi'à extinction d'eiifauls et de couplets. S'il n'y a pas assez de couplets, on recommence. C'est la chaîne sans lin. A ceux qui

Savent discuter vers, prose, et naïf dani l'art,

comme disait Alfred de Musset, nous recommandons chacun de ces couplets. La teinte y est d'une fraîcheur que rien ne surpasse. La cigale dormant au bois, cl qu'il ne faiil pas blesser, révedlée par le rossignol et la fau- velle avec son doux gosier, ou Jeanne la bergèfe avec «on blanc panier, esl une chose charuunite, une de ces lu- mières humilies de la nature matinale, qu'on ne trouve pas souvent après avoir lu cent pages.

Nous n irons plus au bois esl devenu une espèce de proverbe. Mais le proverbe a une expression mélanco- lique, comme Adieu, paniers, vendanges sont failes ! et sont les neiges d'anlan? et encore : Il bel lempopas- salo non rilorna più, de la romance italienne. Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés ! devrait être le proverbe des poètes. Il dit tout le néant de la gloire. Pour combien les lauriers ont-ils été coupés, et pour combien ne sont-ils jamais poussés !

James CLARENCE.

FABLE.

UNE GUËRHE DE POULAILLER.

Les poules d'une bnsse-cour S'étaient en deux partis follement divisées. Leurs querelles sans fin, par des riens attisées, Éclataient à chaque heure, à chaque inslant du jour. Elles se distinguaient par leur divers plumage:

(1) LaiïMruDf

Les unes l'avaient blano, lés autres l'avaient noir. Elles se déplumaient du malin jusqu'au soir,

El se disputaient avec rage L'eau, l'avoine, le son, les auges, le perchoir.

Jamais Florence, au moyen âge, N'avait montré sous les mêmes coideurs

Plus de combats et de fureurs.

1

MUSEE DES FAMILLES.

m

Une pjule plus débonnaire, N'ayant ni noir ni blanc sur sa queue et son dos,

Voulut terminer cette guerre, Et rendre au poulailler son antique repos. Elle éiait fort diserte, et le don d'éloquence Souffle 5 qui le possèile un peu de vanité. Cette poule en avait et se dallait davance Qu'à sa faconde, à sa loiile-puissance

Aucun parti n'eijt rés sié. « Quelle rage, dit-elle, à la f;içon d'Homère, Quelle fureur vous pousse à vous entr'égorger ? Vous êtes sœurs, et vous... » SLiis il faut abréger Uji discours qui fut long comme c'est l'ordinaire,

Et qui ne fut point sans danger. On l'écouîa d'abord; mais, quand sa voi.x sévère En vint à signaler les torts des deux partis.

Les deux jetèrent les hauts cris. Aucun des deux n'avait de reproche à se faire.

Sur la pauvre prêcheuse éclate leur colère. Sous les becs, les ergots con'n^ elle réunis.

Ses plumes tombent en débris.

Les blanches l'appelaient noiràîre. Les noires l'accusaient de tourner à l'aUjàtre ;

Et si le coq uVûl prolégé ses jmirs, La pauvrette eût subi la mort la plus cruelle Sous ks coups des partis, do.it ses nobles discours

Voulaieut terminer la querelle. Bien des gens, dont le cœur s'est enfin endurci' A voir des factions l'intraitable délire. Diront (pi'nn épervirr aurait mieux réussi;

Mus je ni'^ g;iide de le dire. Je soutiens senlcmenl qu'en ces jours de malheur des pa tis armés la colère s'escrime,

Le rôle de médiateur Est un rôle de dupe et sonvonl de victime.

MENNlîI, lie l'Avaduiùis française.

LE SPECTACLE EN FA.AnLLE.

A LA PORTE. COMÉDIE EN L^ ACTE EN PROSE.

PERSONNAGES.

Round Deul>ay, artiste, vingt-huit ans.\ B-althazar, quarante ans. ( (1).

Un cocber. )

Une dame, vingt-cinq ans.

L'acliuu se passe de nos jours, à Paris.

Le tt)é.itre représente une rue de l'Ile Saint Louis Au fonti, une port.- cocticre, donl le cinlri- déborde la porte n.tme «t peut faire aliri : à pauche. une encoignure formée par finéga- lilé d ;iiignemenl de.-; maisons II esl une tieure du malin ; un bec de gaz, placé au dessus de la porle cothère. éiic-ire U scène. La rue esl en réparaliou. iV B. Dans un salon, ce docor peul êlre remplacé par une porle quelconque, et le resle iuUiqué par uue aoaouce ou une afiiche.

SCÈNE I".

Une musique en sourdine peut jouer j)endanl toute la première scène et durant une partis de la seconde, jus- qu'à ce que la dame s'écrie : Cocher! paru !

LE COCIlEn, L\ D.\ME.

[Au lever du rideau, le roulement d'une voilure se fait entendre, puis une voix de femme s'écrie, au moment elle s'arrête) ; l'ius loin, cocher, plus loin.

Le cocher, apparaissant. M.idamc voit bien qu'on ne peul avancer, la me est eu réparation. Nous tombons dans un embellissement de Paris.

La d.viie, entrant. C'est bien. Veuillez descendre ma malle. [Elle sonne.)

Le cocHtii disparaît et reparait avec une grosse malle qu'il dépose près de la porte cochère. Ouf! je ne suis

(1) Un seul acteur, au besoin, peut remplir ces trois rôles.

pourtant ni frêle, ni maladif, mais je ne voudrais pas porter ce joujou-là jusqu'au nouvel octroi de Paris. (// rit bruyamment. )

La dame, lui donnant une pièce de Cinq franco en or. Tenez, p:iyt'z-vou<, cl rendez- moi la moniiaio. {Elle sonne de nouveau.)

Le cocher, fouillant longuement dans ta bourre de cuir. La niunii;iie ? .Allons, bon! j-^ n'ai pas la minn re moniiiHc .. et à mie heure du nMtiii lci> wh^ingcurs sont couchés dans l'île Saiiif-Lfiiis.

La dame. (l'est bien, gardez le lonf.

Le cocher, à part. Le tour esl fiiit! (f/au(.) Merci, ma petite dinie.

La damk, sonnant une troisième fois. Ah çà ! m'ou- vrira-l-mi?

Le cocher Madame ne «onnc pa^ assez fnrf. On diriit qn'elh? a peur de i éveiller le concierge. . .Mnlanie v ni- elle me permellrc... (// tire violemment ta sonnette.) La... cette l'uisU cuteuJra... Serviteur, madame, (i/ «oit.)

SCÈ.NE II.

La dame, seule, essayant de pousser la porte. Mnis il n'entend pas davanage. [Elle rtnl sonner de nouveau.) Eli hieti! il n'y a plus do ié.H>laiice... Mais l.i-stiiiin-tto est cii»éi». . C'est mon cncher qui a cas~é l.i soniietie... (Elle appelle.) Cocher! cocher! .. [Lu vu tare s'éloujne et cesse de se faire entendre.) P.irli ! mo:i Di n, (pm \a;s-je faire? .Ah : je vais happer! Le inarlu.iii e>l li\é. [Avec depil ) Cela devait êlre... Mais alor'> je n'ai plus aucun moyeu du rentrer chez moi. Me voilà seii:i>, la niiil, dans une rue déserte. C'e>l affieiix, cela! si seu- lement il payait un sergent de ville. J'u.i ai renciMiiié tout le long du boulevard ; ii\.u> dans ce ipiui her p< r.iu, pas un seul... ils piéicrenl les endroits livqiieiilé>!... [l'iftant l'oicille à un bruit lointain.) J enlend> un pas i»ourd, uu pas su»pecl, uu pas de mudiv>uiièl« huiuui«...

lin

LECTURES DU SOIR.

11 vient; non, il passe, il est passé... Ah! je suis loulo tremblante !

Une voix, fredonnant à quelque distance sur l'air des Noces (le Jeaniielle. An di.ilile l'Iiyrnénée!

La damk. Kn voici un aiilre... no antre ninlfailcur, bien certainement. Il clianio pour me tromper sur ses inlentioiis... le voiKV.. je suis morlo... [Elle se réfugie dans l'cncoiynurc d gauche.)

SCÈNE m.

ROLAND, LA DAME.

( Roland .ipparalt, il porle un paletot dont le collet est relevé. 11 a un caclicnez, un cigare à la bouche, des gants Lianes, une caunc.)

Rot.ANP, n'apercevant d'abord que la malle. {A part.) Une malle fi ma porle! elle ddit être à moi. [Apercevant la dame.) Une dame ;^ ma porte... elle doit être... Ali! non, cependant. [Ifaul.) Madame...

La damiv, èpouvanti'c cl lui offrant sa bourse. Voici ma bonrso, monsieur le voleur, mais laissez-moi la vie...

Roland, surpris. Pardon, madame, je ne suis pas... je suis artiste.

La dame. Ail ! merci, monsieur.

Roland. (1 n'y a pas de quoi, madame ; c'est par goût que je préfère ma prol'ession à celle que vous m'attribuez si généreusement.

La DAME Ah! pardonnez-moi, monsieur; mais j'avais perdu la lêle.

Roland. Quelqu'un vous aurait-il offensé, madame? (// agile sa canne.)

La DAME. Du tout, monsieur. Voici la détestable aven- ture dont je suis victime : j'arrive de voyage, et mon concierge, qui a l'oreille dure comme...

Roland. Diies: comme le mien, madame; je vous défie de trouver un meilleur ternie de comparaison. Hier, j'ai sonner vingt-trois fois avant de me faire ouvrir... Voyons si aujourd'hui... [Il va pour sonner.)

La DAME. Vous lialiitez donc cette maison?

Roland. Oui, madame, au cinquième; c'est un peu liant... mais la maison tasse beaucoup...

La dame. Alors c'est vous, monsieur, qui cliaque soir, vers minuit, prenez voire violoncelle et faites trembler tonle la maison sous votre archet magique, mais... [Elle hésite.)

Roland. Désagréable, à pareille heure.

La dame. Oli ! je n'ai pas dit...

Roland. Je vous aide, madame... Pardon, ne serait-ce pas vous qui, dès l'aube, entamez sur voire piano une série de gammes et d'exercices, méthode Kalbrenner, je crois?

La dame. Oui, monsieur.

Roland. Ali! vous a\cz un fort joli talent, mais bien maliiuil, et que, pour ma part, je serais à même d'ap- précier bien mieux s'il consentait à se lever un peu plus lard,

La dame. J'allais précisément vous prier d'attaquer votre violoncelle un peu plus tôt.

Roland. Vos vœux seront exaucés, madame.

La dame. Votre prière entendue, monsieur.

Roland, s«/u'/«<. Madame!...

La dame saluant. Monsieur!...

Roland. Avouez qu'il y a sympathie entre nous. Vous aimez le piano, j'adore le violoncelle ; vous ne pouvez ren- trer dans votre domicile, je suis à la porte... de ma porte.

0 les concierges, madame ! Lt l'on prétend qu'ils sont institués pour tirer le cordon, quelle erreur! Ils tirent... le meilleur parti de leur prol'ession; ils tirent... à vue sur leurs locataires, au jour de l'an. Mais ils ne tirent pas le cordon ; vous allez voir. (// veut sonner, le bouton de la sonnette s'allonge d'un pied.) Tiens! la sonnette est cassée !

La dame. Hélas ! c'est mon cocher qui vient de faire ce joli coup.

Roland, aineymnt le cordon. En effet, la question est parfaitement tranchée, et nous n'avons plus qu'une res- source, c'est de réveiller le locataire du premier, qui ré- veillera le concierge, qui réveillera sa femme, qui... vous devinez le reste. [Après s'être fouillé.) Pardon, vous n'au- riez pas sur vous un projectile quelconque, une simple pièce de dix centimes ?

La dame. Je n'ai que de l'or.

Roland, vivement. Gardez votre or, madame. [Prenant itne pièce de cinq francs en argent dans son gousset.) Voici une pièce de cinq francs qui nous ouvrira tontes les portes. 0 puissance de l'argent!

La dame, l'interrompant. Que voulez-vous faire?

Roland, s'appiétant à lancer la pièce. Il est des cir- conslances dans la vie, madame, il faut savoir jeter l'argent par les fenêtres.

La dame. Arrêtez. Vous savez bien que le premier est vacant! Le propriétaire en veut un prix énorme.

Roland. C'est, ma foi, vrai ! [Déclamant ) Jnsqu^'S à quand, propriétaires, augmenterez-vons vos loyers? [Re- prenant le ton fumilicr.) Je vais casser un carreau au second... Ah! non, non. Le second est occupé par un ancien officier d'artillerie, qui a de bonnes raisons pour rester sourd à toutes mes tentatives... Attaquons le troi- sième.

La dame. Mais, monsieur...

Roland, se méprenant sur la pensée de la dame. Oh ! je suis sûr de moi. An collège, j'étais très-adroit îi la balle. C'était même ma meilleure faculté ! Par malheur on n'allait pas au concours dans celte facullé-là.

La dame. Ignorez-vous que les locataires du troisième sont encore à la campagne?

Roland. Je l'ignorais ; montons au quatrième.

La dame. Puisque c'est moi, monsieur...

Roland. Ah! j'oubliais... Diable! mais c'est moi qui habite le cinquième, et il n'y a pas de mansardes. Ces architectes sont d'une imprévoyance! Allons, madame, allons, noussomniesirrévocableinenlà la porte... [Frappé d'une nouvelle idée.) Ah! sommes-nous b... suis-je bête, grand Dieu! Puisque notre domicile nous est interdit, allons à l'hôtel, madame, allons à... Il est digne de re- marque que les idées les plus simples ne viennent jamais qu'en dernier lieu.

La dame. Et ma rnalle, monsieur?

Roland. Votre malle ! Eh bien? Ah ! oui, au fait, votre malle? les voitures sont rares à deux heures du matin dans file Saint-Louis. Diable ! mais c'est un obstacle sé- rieux, cela.

La dame. Du re.sie, monsieur, si je ne puis quiller celle malle, qui contient des valeurs, je comprends que ce n'est pas une raison pour que vous passiez la nuit h la belle étoile, et je vous engage...

Roland, V interrompant. Que dites-vous? J'irais me reposer lâchement dans... les délices de Capoue, dans une chambre d'hôtel , et je vous laisserais seule, ici, exposée à mille dangers! Ah! vous oubliez, madame, que la France est le pays de la chevalerie.

MUSÉE DKS FAMILLE?.

323

L.\ DAME. Monsieur...

Rou^ND. Et que je dois descendre de cet cidre sacré, si j'en juge par le nom de baplême qui a toujours été donné aux enfants màlcs dans ma fumille : je m'appelle Ro- land, madame. Mais soyez sans crainte, je ne suis pas furieux.

La dame. Vous le voyez, monsieur, j'accepte votre loyale protection, à moins cependant...

Roland. Oii ! pas d'amendement, madame; nous ne sommes pas dans la cliauibrc... au contraire.

La dame, souri'snt. A moins que nous ne puissions transporter ma malle au plus prochain hôtel.

RoL.\>D. Le plus prochain hùlel est à un quart d'heure d'ici... Mais n'importe, je veux essayer {arrêtant la dame qui se dispose à l'aider,) sans votre collaboration,

de grâce . . . de transporter ce. . . colis. ..( // essaye de sou- lever la malle. ) Diable ! ( // la fait mouvoir avec peine.) Je la soulève, vous voyez que je la soulève ; mais je me déclare incapable de la porter à plus de vingt-cinq pas... Comme nous dégénérons, madame !

La dame. Suis-je confuse et désolée!

Round. Moi, je suis enchan:é <le cette occasion de faire votre connaissance, madame. Nous allons passer le reste de la nuit ensemble, gentiment... nous bavarderons un peu... nous nous raconterons des histoires. (// regarde sa inonlre.) Nous avons le temps, il n'est pas deux heures. Ah 1 mais pardon, madame. Je vous tiens debout. [Il lui indique la malle.) Veuillez donc vous donner la peine de vous asseoir... Attendez, je vous prie, que je reinbourre votre siège avec mon paletot. (// ôte son paletot.)

Le monsieur et la dame, assis sur la malle. Dessin de Bertall.

La dame. Du tout, monsiiur.

UoLA.ND. Mad.uno, la nnil est douce comme au prin- temps. Le premier décembre, c'est une alloiition dôli- cale de la Providence... '// étend la main.) Ah! je crois sentir quelques goulteleltes.

La damk. Uenietlt'z vite votre paletot. [Lllc s'assoit sur la malle dans le coin de la porte et s'enveloppe de .von manteau de voyage) Me voilh on ne peut mieux. [A part.) 11 est vrainii'ul pk-in de |névenanccs. [Elle lui indique l'extrcmiic de la malle.) Que ne vous asseyez-vous aussi? C'est bien le moins que je vous fasse les honneurs de l'unique siège que je possède... Vous lie serez pas très- bien.

HoLAND. Ah! madame, [leut-on être mieux... (]u"auprès d'une jolie femme? (// s'assoit à côte d'elle.)

La dame. Des compliments! {Souriant.) Avouez que l'heure est mal choisie.

Roland. Il est toujours l'heure de dire la vérité, ma- dame, elvous vous en défendriez vainement, vous êtes jolie. Ètes-vous mariée, madame?

La dame. Je suis veuve, monsieur.

Roland, avec intérêt. Vrainunt ! Mais c'est un bon parti que vous avez pris là.

La dame, choquée. Monsieur...

Roland. L'indépendance est une si belle chose ! Pour la conserver, nuii, madame, je me suis voué au célibat... Gageons que votre mari vous rendait fort malheureuse.

La dame. Oh ! bien involontairement.

Roland. L'avaisjc deviné? Ces maris sont lorriblos. Il était jaloux, d'csI-cc pa>?

.?2(5

LI-XTIIHKS DL' SOIH.

La oamt, snupirnnt. Ali ' si ce n'.ivait élé que celui

R0LA>D. Hmiiiulé? qiiiiilciix?

La dame. Ah ! >i ce n'nvail é'é que cela !

Rol.^^D Avare |)pnl-êlit'? Inlillon? joueur?

La damk. Ah! si to n'nvail é!ê...!

HouND Eicore' (^ /)rn(.) Qu'élaii-ii ilonc, grand Dieu! CéiiW |ipul-élre iiii lorçat évadé... Cela s'est vu. {Haut.) Qn'c ail-il ddiio, niadanie?

La n\MK. Ilélaii paralysé, monsieur, et sou caractère...

Ilou>D. Para...?

La l'AMi:. Lvsé.

Roland. Tumis! liens! fions!

La Dame. Le Ciel in'est Icinnin, cependant, que je le soi^îiiais avec loiil le dévoneineul qu'une fonime doit <1 POU niari. Mais il était aigri par sou inlirinilé uiêuie, |)ar son îipe...

Roland Ah! il avait aussi la vieillesse pour lui?

La Damk. Bref, il m'a donné une lâcheuse opinion du niariai-'o, el ..

Roi AND Et vous avfz j'iré qu'on ne vous y reprendrait pln<; je coMipnMuJs cela, inail.inio! D'ailleurs, uni> veuve. qui se remari" u'i'iail pas digne de l'èTe. Mais (pii dune vous avaii j lée tjans ce guel-apens conjugal?

La dame. Ilélas! monsieur, mon inaiia^'e fui de tons points une liistuire assez Irisle. iMa famille, ou pluiôl mon oncle...

Roland, nver indignation. 0 les oncles! ô la famille! ô la sociélé! ô tout! (l'/ès^t/ouççrnfn^.) Veuillez oonli- nner, niailame.

La Dame. Reslëc orplieline h quinze nn«...

RoL\ND. Orpheline ! {Il lui (end la mnin avec effusion.) Pcrmollez-mui vous téinoiguer un iulorpl bien légi- time.

La dame, cmhnrrfinxf'e. Jo vous remercie. Orpheline à quiiixe ans, je fus mise par umn nncio et liilcur dans un pensidtïnat des Champ>-liiysées. J'y passai les plris doux insianisde ma jeimessp, quand, un jom-, mon oncle vint m'en faire sortir et me proposer de l'éponser.

Roland. L'imperiinenl! (// lend la main à la dame)

La dame, retirant sa main. Mais, monsieur...

Roland C'esl l'iniérM, madame; veuillez continuer,

La dame. Il rno parla tle ina solitude dans le présent et d.ins ravenir.

Roland 11 vous offrit sa fortune !

La uamf.. L'ai. ri de son nom, dft son affection : j'avais seize ans à peine, je ne connaitsais rien de la vie, j'ac-

cepiîii ! Roland. Innocente victime! {Il lui Icnd la main.)

La dame Mais, monsieur...

Roland. C'est l'intérêt, madame, veuillez achever.

La dame, froidement. J'ai loul dit. ILl mainlcnaut, si nOMs fs^av'ons de nous reposer un instant?

Round Pl.it-il?

L\ damk. Je viens de faire soixante lieues en chemin de ter et je sens que je sommedierais volontiers. {A part.) Cest l'iniique moyeu d'arrcler celte conversalion déli- cate. {Hnitt.) Que ne Ifichez-vous de voire côié ..?

Roland. Je ne saurais dormir dans la lue... le manque d'habitude.

La dame. Alors, bonsoir, monsieur. {Elle s'enveloppe ft x'nppitie d,ws le coin de la porte.)

Roland Quoi! vraiment, vous allez...

La dame, comme s'endormanl. Donsoir, monsieur.

Round, à part. Pauvre petite femme! il est cerlain qu'elle doit èlre épuisée de fatigues, d'émotions. ( // la mniemple.) Enveloppons-la mieux que cela. Et maintenant

veillons sur son sommeil. {Pause.) C'est égal, si elle dort comme cela lon^itemps, je vais m'enuuyer à périr, moi! Etrange situation! veiller dans la rue aiqirès d'une femme charmante... car elle e-t charmante... P(mm'vu qu'elle n'ait pas l'roid, mon Dieu !... {Il pose son pahtol sur les pieds de la dame.) Elle a le pied de Cendrillon... la main... de Cendrillon aussi... Cendrillon devait avoir une très-jolie nniin... Eh! eh! si l'on ajoutait foi à la chiiomancie, la délicate harmonie de celte main indi- querait un caiactèie angélique... Voyons donc sa ligne du cœur. {Il avance la main pour prendre celle de la dame. )

La dame, se levant Eh bien, monsieur!

Roland, à part. Elle ne dormait pas! elle trichait !

La dame. Ah! c'est mal ! Sortez, monsieur!

Roland. Ib-iii! Mais je suis aussi sorti que possible.

La dame Je ne plaisaule pas.

Roland, Madame, j'examinais..

La dame, vivement. Si vous ne voulez vous retirer, c'est moi qui vous céderai la place {Elle va pour s'éloigner.)

Roland. Arrêtez! Mais vous ne pouvez pourtant demeu- rer seule.

La dame J'y tiens, monsieur, absolument. {Fausse sortie. )

Roland. Je m'en vais, madame... voilà que je m'en vais... (A part.) .^aiiri.'îti ! Mais elle est très-bien !

La dame Eh bien?

Roland. Je m'en vais, madame. {A part.) Elle est très- bien, très-bien ! (// .sort par la droite.)

SCÈNE IV.

La dame, seule. Décidément, les hommes sont tons des êtres sans délicatesse Ce jeune homme lui-môme qui [varaissail sj docile, dont le dévouement me rassuiaif, el qui avait su, [lar sa joyeuse humeur, égayer notre inésuveiitiire... le voilà, comme les autres, incapable de niener à lin une, bonne action... C'est désespérant cela, el la vie est pleine de déceptions. {Une voix se fait en- tendre dans la coulisse.)

La voix C'est drôle, je manque toujours de tomber... du côté je penche.

La dame. Encore une rencontre ! Mon Dieu, protégez moj.

SCÈNE V.

LA DAME, BALTIIAZAR, un peu aviné.

Balthazar, achevant sa phrase. Du côté oii je pen- che... {Apercevant la dame.) Une femme! Seule, la nuit, c'est pas prudent. Iloureusemenl me voilà! {Il s'approche d'elle en trébuchant.)

La dame. Mais il n'est pas dans son sang-froid.

Balthazar. Madame, je vais vous protéger.

La dame. Laissez-moi !

Balthazar. Non pas. Vous pourriez rencontrer des gens malintcnlionnés... ou des ivrognes... Allons, prenez mou bras.

La dame, épouvantée. Ciel ! Au secours! {Elle s'enfuit.)

SCÈNE VI.

Balthazar, seul. Partie ! Eh bien, elle a tort. Les rues sont peuplées d'ivrognes le lundi, et... Crisli! que j'ai soif. J'ai un incendie dans la poitrine! {Ses regards tom-

MUSÉE DES FAÎSIILLES.

327

henl sur la maison de la dame.) Tiens! c'est ma maison, je suis devant ma maison ! Comme le temps passe vile qiiaml on rencontre beancoiip d'amis en roule ! Je m'en vais me couclier. {Il va pour sonner.) La sonnette ne sonne plus. M;iis, ce n'est pas une sonnette si elle ne sonne pas, c'est clair, ça ! Je ne peux pourtant point pas- ser la nuit dehors, comme un iiomme sans conduite. {Appelant. ) Père Jfan ! {Il écoule.) Personne. {Appelant de nouveau ) Madame Jean !... Personne. Parbleu, je m'en vais les réveiller, moi! (Criant.) An feu! au feu! (A part.) Le fait est que j'ai un incendie dans la poitrine. U.NE VOIX, en dedans. Qu'y a-t-il? est le leii? Balthazar. C'est pour rire, madame Jean. Ouvrez, c'est moi, Balthazar. (^4 part.) Je .savais bien que je les réveil- lerais.

La voix. Allons, c'est ouvert. Rentrez, et surtout re- fermez l;i porte.

Balthazar. Tiens ! Comme si je ne savais pas qu'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée... Quand on est ma- chiniste au Tlieâlre-FrançaiNjOU sait bien qu'il faut qu'une porte soil... {Changeant de ton.) Ah bien oui ! .M:ds, si je ferme, les autres ne pourront pas rentrer, puisqu'il n'y a plus de sonnette... Ce ne serait pas gentil de ma part de les enfermer... dehors... Laissons la porte tout contre... tout contre... Ils n'auront qu'à la [lousser. (// entre. La porte reste enlre-bàillée, mais de façon non apparente.)

SCÈNE VII.

La dame, entrant avec crainte et regardant de tous cô- tés. Enfin, cet homme a disparu... Mon Dieu ! quelle nuit ! quelK; nuit! Elle ne finira pas... Il me semble pourtant que voilà un siècle qu'elle dure... Quelle heure est-il donc? {Elle regarde à sa montre.) Trois heures... trois heures seulement. Et encore j'avance sur Paris. Hélas ! qu'une pauvre femme est piufois à plaindre de vivre seule, sans protecteur! En vérité, il est des instants l'on regretterait d'être veuve.

SCÈNE VIII. LA DAME, ROLAND.

Roland. Pardon, madame.

La dame, sévèrement. C'est encore vous, monsieur?

RoLA.ND. J'avais cru vous entendre crier au .secours, et je suis revenu pour vous défendre.

La dame. Je vous remercie, le péril est passé.

Roland. Mais il peut renaître, madame, et j'ose im- plorer mon |iardon d'abord, puis un rapprochcincnl en- tre nous. Rassurez-vous, d'ailleurs, je" vous protégerai à distance, à cinq pas, madame, cinq grands pas.

La dame. Albiiis, il faut passer par vous voulez.

Roland, avec enthousiasme et s'approchanl d'elle. Oh ! vous Êtes grande et généreu.se!

La dame. Eh bien, voilà comme vous tenez vos pro- messes.

Roland, reculant d'un bond. Oh ! j'oubliais. Celait la joie. ( Traçant une ligne imaginaire à ring pus de la (lame.) Voilà ma fronlièie, madame, une frontière infr.in- chissablo, un rempart d'airain.

La dame, à part. Singulier garçon ! 11 est un peu lé- ger, mais il a du bon.

Roland. Pardon, madame. (// se place sur la limite de .«(i frontière et se dressant sur la pointe des pieds.) Au-

riez-vous l'extrême obligeance de me donner mon cache- nez que j'ai laissé sur votre malle. Il bruine et je sens que je m'enrhume.

La dame, placée sous la saillie de la porte cochère. Voyons, monsieur, si vous me promettez de vous montrer désormais digne de ma confiance.

Roland Oii ! madame, madame ! vous n'avez pas seu- lement In beauté extérieure qui passe... La dame. Hein 1

Roland. QhI pa.»:se à mes yeux pour avoir bien sa va-' leur; mais vous possédez encore la beaiilé de l'àme, la perfection du cœur. Oh ! heureux, bien heureux, celui qui remplacera... l'anlre... La d.xme, surprise. Plaît-il? Roland Le paralytique... quand vous convolerez en secondes noceSi

La dame. Pardon, mais vous l'avez dit vous-même : on ne m'y repremlra pas... Une veuve qui se remarie n'était pas digne de l'êlre !

Roland Oh ! ce sont de ces paradoxes qui courent le momie et qu'on répète .sans y ajouter foi. La d.ame. Pourtant.

Roland, à part. Changeons la conversation : madame, après les terribles émotions de cette nnil, me permellez- voiis de venir prendre de vos nouvelles, de vous rendre visi!e quelquefois... souvent, entre voisins.

La dame. Pardon, monsieur, mais je vis fort retirée, et je ne reçois guère qu'une ou deux tantes â-écs.

Round, avec clan. J'ai juslcmenl deux vieux oncles, j'emporterai... {se reprenant) j'einiocncrai mes vieux on- cles.

La DA.ME. Je suis fâchée de contrarier vos projets, mais dans ma position vous devez comprendre que les visites d'un jeune homme me sont interdites. Roland Interdites! Ainsi, je ne vous verrais plus! La DAME. Qui dit cela? N'avons-nous pas, au con- traire, vingt occasions de nous rencontrer?

Roland, avec désappointement. Oui, dans l'escalier n'est-ce pas, madame? Se peut-il qu'après cette rencon- tre merveilleuse vous me pioposiez tranquillement, "aie- ment même, de redevenir étrangers l'un à l'autre, de ne plus nous connaître que pour nous saluer froidement dans un escalier?

La dame. Mais, monsieur.

Roland. Que le destin banal, qui, d'ordinaire, nous rapproche ou nous sépare les uns des autres, nous laisse le plus souvent indilTéreiils, cela se coiiçuil; n)ais il y a quelque chose de si particulier, de si providentiel dans l'aventure unique qui nous arrive...

La dame. Pardon. Couihicn avez-vous eu déjà de ces avenlures... uniques, comme vous dites?

Roland, surpris. Combien? Jamais, madame, jamais... Je me rappelle bien une aventure de mou extrême jeu- nesse, et dont le gracieux souvenir est resté vivjuil. je dois le dire, dans ma mémoire ; mais elle n'aurait .uicun intérêt pour vous...

La dame. Voulez-vous me la conter".'... Puisque nous devions nous raconter des histoires.

Roland. Soil, madame. J'achevais ma philosophie el j'élais interne au lycée... Dans une de iit.b promeiiados ilii jeudi... vous savez, sans doute, que le jei;ui... La dame. Je s'ais.

Roland. J'aperçus, non loin des lertres aujourd'lmi disparus des Champs-Elysées, et dans le jardin (l'iiii pcn- sioimat de jeunes filles, j'a|ieri;us une chai manie enfant qui se promenait seule et triste au milieu de ses rieuses

3-28

LECTURES DU SOIR.

compagnes. Je ne saurais vons rcmlrc compte île léiuo- lion (jiie je ressentis à la vue de celte pauvre enfant (pii pleiuuil (car elle pleurait, madame). Je ne puisque vous attester le fait et vons dire que je fus pris de l'ardoiit dé- sir de lunnaîlre le motif de son cli.ii^rin.

La DAMi:. N'allcz-vous pas escalader les murs tin cou- vent?

RoL\ND. Non, mais je pris ma balle d'écolier, j'écrivis sur son blanc contour ces mots au crayon : Pourquoi phurcs-vous? El je lançai ma balle dans le jaidin du cou- vent, en véritable gamin, j'en demeure d'accord avec vous. La dame, Iroublic. Après?

RoLA^D. La balle fut ramassée, et ma nouvelle amie me répondit sur-le-champ en me montrant sa robe de deuil. La dame, à pari, Ircs'émue. 0 mon Dieu ! Roland. Elle était on deuil, oui, mad.une. Que vous dirai-je? je m'en revins tout songeur au lycée. Mais le jeudi suivant, au collège, on n'a le droit de faire des romans (pie le jeudi et le dimanclie, le jeudi suivant, je revis ma petite pensionnaire. Cetic fois elle ne pleu- rait plus; même elle jouait au volant avec ses compagnes... Tout à coup le volant saute par-dessus le nmr et vient tombera mes pieds... je le rainasse. La dame, vivement El vous le gardez? R0L.OD. C'était un échange... Mais comment savez- vous? La dame. Je devine.

Roland. Jlais, bêlas 1 ce volant fut le premier et le der- nier cliapilre de mon gentil roman. [Soupirant.) Il faut croire que je suis destiné au.\ romans inacbevés. Les se- maines, les mois se succédèrent et je ne revis plus mon inconnue. Sans doute elle avait quitté son couvent. La dame, rêveuse. Elle l'avait quitté ! Roland. Eli bien, madame, vous rirez peut-êlre de mon enfanlillage, mais j'ai gardé précieusement le doux souvenir de celte avenlurc de jeunesse. Bien souvent j'ai revu .. en rêve, ma blonde pensionnaire.— Elle était blonde... comme vous, madame, et aujourd'hui en- core, après dix années écoulées, si je la rencontrais... La dame. Vous ne la reconnaîtriez pas. Roland, avec conviction. Oh ! si fait, madame, la mé- moire du cœur est élernelle.

La dame, insistant. Vous ne la reconnaîtriez pas, vous dis-je, même après une heure de causerie intime avec clic. Roland. Je ne vous comprends pas. La dame, timidement. Monsieur Roland, qu'avez-vous fait du volant que vous m'avez dérobé?

RoL.^ND. Comment! C'était... grand Dieu! En effet, vous m'avez dit qu'orpheline... à quinze ans... dans un pensionnat des Champs-Elysées... Ah ! madame ! La dame R'meKez-vous.

Roland, Ircs-cxaltc. C'était vous ! Eh bien 1 avais-jc raison de soutenir que ce retour fortuit et simultané, à deux heures du matin, que cette rue déserte, celte son- nette brisée, votre effroi si touchant, celte malle... si lourde, que tout cela était l'œuvre du Ciel lui-môme, qu'il y avait de l'aveuglement, à le méconnaître ? La dame. Il devient fou !

Roland. Non, madame, mais je deviens amoureux, ou plutôt je le suis depuis longtemps, depuis dix ans, et (avec une solennité comique) j'ai bien l'honneur de vous demander votre main.

]ji dame, stupéfaite. Ma main!... {Riant.) Et votre vœu de célibat, monsieur.

Roland. Je le romps, madame.

La dame. Mais...

Roland. Eh I madame, l'homme est plein de contra- dictions. D'ailleurs, vous connaissez le proverbe : Il ne faut jias dire : Fontaine... je ne me marierai pas.

La dame. Mais enfin, monsieur, je n'ai môme pas l'iion- neur de vous connaître.

Roland. C'est ju>le : je m'appelle Delauuay, madame, ma famille est honorable ; vous pourrez prendre des iu- formations.

La dame. Vous seriez M. Delaunay... ce jeune peintre déjà célèbre, et dont j'ai tant admiré, cet été, les ra- vissantes compositions!

Roland. Dont vous avez tant admiré, cet été, les ra- vissantes... non! Eh bien, ces compositions-là, madame, cesont les miennes!

La dame. Vous ne sauriez croire, monsieur Roland, combien votre talent m'est sympalhique.

Roland. Je vous le disais, madame, la sympathie était préexistante entre nous ; la Piovideiicc avait des vues arrêtées sur nous quand elle nous donnait la même pa- trie, quand elle nous réunissait dans la même ville, dans la même rue, sous le même toit, quand enfin elle nous réservait ce rendez-vous suprême, sur la même malle, en tenant à bon escient cette porte close pour nous. [Sa main s'appuie sur la porte qui s'ouvre.) Tiens ! elle était ouverte !

La dame. Ouverte!

Roland. Voilà qui lient du miracle.

La dame. Comment, monsieur, cette porte était ou- verte! nous pouvions rentrer chez nous ! et nous avons gratuitement passé la nuit dans la lue, nous...

Roland. Arrêtez. Il me semble que vous allez blasphé- mer.

La dame. Je me tais, mais rentrons au moins.

Roland. Sans que vous m'ayez répondu !

La dame, embarrassée. Mais je ne puis... comme cela... de suile... (Se rapprochant de laporte.)On ne met pas ainsi les gens au pied du mur. D'ailleurs, j'étais dé- cidée à ne jamais me remarier.

Roland, avec désespoir. Madame ! La dame. Voyons, ne vous désolez donc pas ainsi. Vous savez par expérience que les résolutions les [dus arrêtées ressemblent parfois à celle porte...

Roland. Achevez.

La dame. Avec le temps, elles cèdent. [Elle entre )

FIN.

E. VERCONSIN(l).

(I) Cftle pelile cométlie, inédile pour le public, mais con- sacrée par les liravos dans quelques salons privilégiés, se recommande d'elle-même à nos lecteurs par l'originalité des situations, la convenance des sentiments, et la gaieté des mots et des traits. Tous voudront et pourront la jouer en famille, comme ils ont joué les deu.x premiers proverbes du même au- teur: Infanterie et cavalerie et tes llêves de Marguerite. A la porte aura partout, nous en sommes convaincu, le même succès que dans les lieureu.v salons de Paris, oii M»'= Gaveau.x-Sabatier et M. liiéval, ces gracieu.x maîtres du genre, ont fait applau- dir avec tant d'éclat la comédie de M. Verconsin, rehaussée encore de la jolie musique de M. Aristide Hignard, le compo- siteur si mélodieu.x et si brillant du Théâtre-Lyrique et des Doulïcs l'arisiens Si le jeune maestio publie, comme nous l'es- pérons, les couplets et la parlilion de : A la porte, nous ne manquerons pas d'en informer nos lecteurs.

(iS'o/e de la Rédaction. ]

MUSÉE DES FA.MILLES.

329

VASE DE LEPAUTRE.

Vase de Lepautre. Dessin de Fellmann.

Ce vase de Lepatilrc, copié à la Bibliollièiiiie, a une riclicssc et une ampleur très-rares. Ce n'est pas le dessin sévère, la ligne do l'antiquité ; mais c'est le fasle du grand siècle de Louis XIV. U est colossal quand on le couii.arc à la taille de ces hommes qui ont raison do rester devant lui comme des points d'admiration. Peu de vases pareils se trouvent à l'E.xpo.sition de Londres. Autrefois, et sur- tout au temps des anciens et de Bonvenuto Cellini, on fai- sait do plus beaux vases qu'à présent, parce qu'on s'en servait. Us renlormaienl dans leurs lianes précieux le fa- lerne ou le malvoisie. Aujourd'hui, ce ne sont plus (juc des ornements. On n'y met pas toujours des fleurs. AOUT 18(>1.

Et puis Jean Lepautre ou Lopotre était un prand ar- tiste. Il était frère d'Antoine Lepaulie, premier archi- tecte du rui, et de Monsieur, pour qui il construisit les deux ailes du château de Saint-Cloud. Jean Lepauire, i:é en 1G17, avait appris chez un menuisier les premiers élé- ments de son art. Le caîaloyue de Mariette porte nu chilTro de quatorze cent quarante p;èces les dos>ins de son œuvre, pris par lui à l'eau-forte. Eu 1G77, il fut ro^u membre do l'Académie. Il mourut en 16Si. Son neveu, Antoine Lepautre, est l'auleur du groupe û'L'nce et An- cliisc, qui se trouve au jaruin des Tuileries.

11. DE C.

il VINGT- MX VILME VOUHE.

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LlT/ri |{KS DU S(tl|{.

LES PRISONS D'UIN SERIN ^'^

\I1. FÉvniKR 1848.

Alborl rentra tard et désespéré. Moi-même, je ne chaulai plus. Il iJépiuya plusieurs journaux et clierolia dans leur lecture «ne occnpalion t'orcée ; malgré lui, cependant, son regard suivait liien souvent une petite lumière qui lirillail (Jerrière le rideau de iMarie.

Un soir qu'il rêvait à sa l'enôlre. dans l'obscurité, de- vinant, à travers la mousseline, l'élégant profil de Marie, il se prit à désirer passionnément que cette fenêtre s'ou- vrit, et il concentra loule sa volonté dansTardour de son désir. Anirée, sans doute, par cet irrésistible magnélisme, Marie parut en elTef.

Elle était inquiète, agitée : elle sembla écouter les bruits de la rue. Dieniôl un senliuienl plus doux pénétra son Ame. Elle s'appuya pensive, et, se croyant seule, regarda longtemps la lenêlre d'Albert.

Le vent murmurait dans les arbres du jardin qu'il dépouillait de leurs dernières feuilles; celle mélanco- lique harmonie accompagnait les rêves de la jeune lille. Tout ù coup elle tressaillit : il lui sembla avoir entendu sonpiier son nom !...

Une lueur subite, jaillissant du foyer de l'atelier, lui fit entrevoir la tête d'Albert penchée au dehors...

il était ! pensa-l-e|le, et, se retirant, elle ferma doucement la fenêtre.

Lesmoisqui suivirent augnienlèrenl de tristesse. L'hi- ver était venu. Ma cage, toujours renfermée dans l'ate- lier, me semblait bien étroite; mes graines aussi étaient bien insipides! Je regrettais la douce chaleur du soleil, la cbamlre de Marie, les sonates de Mozart et d'Haydn qu'elle jouait si bien, la gaieté de Rose et... les frian- dises!... Mais, comment nie pldiiidre, en voyant l'ordi- naire modeste de l'artiste dégénérer de jour en jour et môme manquer quelquefois!

Un malin, j'entendis des bruits étranges : le tambour battait le rappel à chaque instant ; tout le monde avait la fi"ure bouleversée; on s'abordait sans se connaître. J'a- vais vii M. Bonnefoy sortir de chez lui en uniforme, cher- chant à cacher des préoccupations visibles.

Ce vaillant citoyen, père avant tout, n'était pas sans inquiétude en laissant sa fille seule avec Rose ; il lui avait dissimulé ses craintes sur l'issue de la journée.

Marie écoutait les bruits du deliurs Son regard suivait les méandres de la llamme. Elle jirit et laissa vingt fois sa broderie. Elle comptait les heures trop lentes.

Soudain elle entendit des airs révolutionnaires plutôt vociférés que chantés par une foule qui s'arrêtait cl frap- pait à la porte de l'hôlei. Bientôt les coups redoublent avec violence, ébranlent la porte et font résonner la voùle. Marie ouvre sa fenêtre et cherche, avec un effroi croissant, la cause de ce tumulte. La porte cède et une multitude sans nom se rue dans la cour en criant : « Des armes! !... »

Plusieurs forcenés, escortés de femmes coiffées du bon- net phrygien, les bras nus et armés, commencent à gravir les degrés de l'escalier de service.

Marie, folle de terreur, appelle Rose et s'enfuit avec elle par le grand escalier, espérant trouver un refuge dans la mansarde de Catherine. Les insurgés, tournant

(1) Voir les deux livraisons précédentes.

le couloir, ont été plus prompts qu'elle : déjii elle entend, dans les roinbles, des voix aiipelanl la mnilitude.

Elle n'ose plus mouler... elle ne peut descendre.,, elle est perdue !...

Une porte s'ouvre devant elle... Albert lui apparaît radieux !

Sauvez-moi, monsieur, sauvez-nous!

Vous savez bien que ma vie est à vous, répond Al- borl, qui fait entrer Marie et Rose dans son atelier et les cache derrière ime draperie.

" Ils cherchent des arme.s, mais ne sont pas hostiles ; ils vont partir, dit, en accourant, Paul, qui lui-même clierchail Rose pour la détendre.

Albert, le cœur palpitant, vint offrir la main à Marie:

Mademoiselle, daignez accepter I hospitalilé d'un ami qui voudrait vousoffrirun dévouement sans bornes!... Cet asile est un sanctuaire j'évoque sans cesse un ange invisible! Lon;;lemps il m'apparut sous les tiaits adorés de ma sainte mère! Aujourd'hui, transformé, il joint à ce caractère vénéré toutes les grâces de la jeunesse! Il console ma solitude, il retrempe mon ardeur au travail; par lui, tontine semble facile...

Une émotion profonde se lisait sur les traits de Marie rougissante... Elle lit, avec Albert, et sans quitter .son bras, le tour de l'atelier, étudiant, avec un \if intérêt, les détails de celte vie d'artiste, auslère et laborieuse...

Un beau fauteuil gotlii(|ue, recouvert d'une superbe tapisserie de Beau vais, siège babil uel du peintre, formait à sa jeune ligure le cadre le plus poétique. Quelques souvenirs de famille, objets de prix religieusement con- servés au milieu des privaliuns, composaient loule la richesse d'Albert. De splendides paysages illuminaient l'atelier, car presque toutes les œuvres do l'artiste allcn- daient, hélas ! des temps plus heureu.x.

Le cœur épanoui, moi aussi, du bonheur de mes deux amis, j'appelai leur attention de mon côté, en silllant mon air le plus tendre.

Cher petit! dit la jeune fille, il salue mon arrivée ! et elle soupira en pen.sant à notre séparation. Mais quels sont ces deux superbes portraits? ajuuta-t-elle bientôt.

Dans un cadre ovale, un homme, jeune encore, sem- blait sourire avec bonté. Ses traits distingués étaient rehaussés par un costume dont la pourpre et l'hormiiie révélaient une position dans la magistrature.

Près de lui, une femme loule jeune, offrant au même degré ce cachet de grandeur moiale, retint longtemps les yeux de Marie. Sa beauté avait le caractère artistique de celle du jeune homme et, comme le sien, son doux regard pénétrait le cœur.

Mon père et ma mère, dit l'artiste avec une émo- tion profonde que Marie comprit et respecta.

Mais que devint-elle en apercevant au-dessous d'eux, et évidemment sous leur protection, son propre portrait dans une esquisse charmante, représentant la scène de mon arrivée chez elle par sa fenclre encadrée de fleurs.

Voici mon bon ange ! murmura Albert ù l'oreille

de Marie

A cet instant. Taloche, resté à la fenêtre avec Rose, s'avança vivement vers eux en disant :

Les insurgés s'en vont en emportant les fusils qu'ils

MUSÉE DES FAMILLES.

331

ont trouvés dans la maison. Leur chef promet que, dé- sormais, i'hôlel sera respecté et il en donne pour preuve ces mots qu'il écrit sur la porte : Armes données !

Et voici M. Bonnefoy qui renire, dit Rose en s'ap- proch.int à son tour. Mon Dieu! qu'il a Pair inquiet.

Conduisez-moi à mon père, dit Marie au peintre : que je lui dise de joindre ses remerclments aux miens...

Hélas! mademoiselle, je ne le puis... M. Boniiofoy connaît mes senlimeiils et les repousse... Je ne puis que respecler sa volonté, allendre et espérer, si vous daignez le permelire, jusqu'à mon dernier soupir...

Des larmes, douces et amères en même temps, s'é- chappent des yeux de Marie. Tendant ime main à Albert, qui la presse respeclueusement dans les siennes.

Espérez, mun>i('ur! dit-elle avec un sanglot.

Et saisissant vivement le bras de Rose, elle s'élance dans l'escalier...

Mon Dieu! dit Taloche, j'ai eu peur pour la pre- mière fois de ma vie, mais c'élait pour Rose!. . . .

Le soir, Alberl partit en uniforme et ne revint pas le lendiMuain. Les mêmes agilalions se renouvelèrent dans la rue, les mêmes inquiétudes partout.

A la nuit, des lueurs sinisires rougissaient le ciel. Elaifut-ce les feu.\ des insingés bivaf|uaut sur les places publiques, ou des incendies allumés par la guerre civile? Enfin, vers trois heures, Albert renira harassé, .se jeta sur son lit et s'endormit du sommeil de la jeunesse.

La malinée était déjà avancée quand un coup léger se lit entendre à la porte de l'aleiier.

Albert se leva sans appeler le petit Pierre, ouvrit la porle, et s'inclina respectueusement eu reconnaissant le marquis d Htrblay.

Parilon, monsieur, dit celui-ci, d'une visite aussi matinale : dans les temps de révolution, les voisins doi- vent être des amis. Permettez-moi de vous prier de venir ni'aider à garder quelques objets d'art que renferme mon apparlemeni, et acceptez en même tenqismon induence pour proléger vos œuvres, s'il en est besoin.

Comment vous exprimer ma reconnaissance, mon- sieur le marquis, et mon admiration pour le sentiment qui vous dicte une pareille démarche près d'un pauvre artiste inconnu et malheureux!

Acceptez ma main, jeune homme. Tous les partis n'abdiquent pas la noblesse des senliinents : il existe en- core des minorités qui comprennent la gloire au milieu de la dévastation qu'on voit autour de nous ! Le respect de l'art .s'en va avec le respect de l'autorité, et ou ne peut s'empêcher de jeter un regard douloureux sur ces temps chevaleresques la multitude , moins éclairée peut-être, était plus jalouse des nionmnents nationaux. Le peuple, dans ses plus ardentes convulsions, savait, à Florence, protéger les œuvres des maîtres. Les artistes alors étaient des rois! leur génie, encouiagé, dota leur république de chefs-d'œuvre inimitables ; dans les mêmes circonstances nous auties, nous ne savons que détruire.

Le jeiuie lionuue, debout, l'écoutait avec respect. Le maïquis se leva et, s'a|)prochant du chevalet, considéra longtemps le dernier tableau d'Albert, sans que l'artiste, énni et surpris, osât rompre le silence. Enfin, 1" manpiis, ébloui, et plus ému encore de rencontrer tant de talent chez un si jeune homme, lui dit :

Je voudrais être (^harles-Quinl pour ramasser voire pinceau!... Je ne t-uis pas, hélas ! un si grand seigneur, mais si vous y consentez, ce superbe paysage sera le chef-d'œuvre de ma collection. Venez vous-même choisir sa place dans ma galerie.

Pendant la conversation d'Albert et du marquis, un orage violent éclata sur Paris : la foudre et le vent dé- chaînés semblaient prendre part à l'agilaiinn populaire, ou menacer de la colère divine les démolisseurs.

Tout à coup un nouveau tumulte se produit devant la porte de l'hôiel. C'est Aristide, à la tète d'une... bande sans nom, qui vient chercher Michel pour lui confier le commandement en second. Le concierge parlemente longuement et refu.se l'entrée. Aristide devenait mena- çant, quand heureusement on voit arriver M. Bonnefoy, trempé de pluie et privé du belliqueux bonnet à poil que vient de lui enlever l'ouracan.

En voyant l'énieule assiéger la porte de l'hôtel, l'idée de sa fille restée seule le met à la torture. Il s'avance résolument, et, profitant de l'ascendant que ses opinions lui ont donné depuis longtemps sur les ouvriers :

Aristide, dit-il, situ viens pour proléger ma lilie, tu as bien mérité de la patrie !... mais à présent qu'elle re- trouve son protecteur naturel, éloigne les amis, voici ma bourse...

Aristide, séduit, fait entendre un formidable cri de : «Vive M. Bonnefoy ! vive notre député ! » Puis il entraîne, par son exemple, (ouïe sa bande.

Un jeune apprenti cependant, qui n'avait pas d'armes, avise le fusil de M. Boimefoy, s'en empare et lui dit: Vous n'en avez plus besoin, citoyen! armez-moi che- valier à mon tour. Et le dangereux gamin disparaît avec une pantomime railleuse bien connue.

Albert et le marquis, inquiets de la tournure que pre- nait cet incident, étaient sortis de l'aleiier et arrivaient sur le palier du second comme l'inlorluné B^mueloy y arrivait à son tour, essoufflé d'une montée rapide et d'une colère trop dissimulée.

Eh bien! quelles nouvelles? dit le marquis.

Nous sommes joués, monsieur le marquis! nous ne voulions que la réforme et nous avons la république ! Le roi est parli, les Tuileries sont envahies, on parle d'un gouvernement provisoire... Et le pauvre Bonnefoy se laissa tomber sur la banquette en tirant vivement le cordon de sa sonnette.

A l'instant la porte s'ouvrit, et Marie, plus belle que jamais, avec les yeux rem[ilis de larmes, entoura le cou de son père en l'embrassant Tu ne me quitteras plus, dit-elle... l'inquiétude me fait mourir!...

Albert se découvrit respeclueuseuieut devant la jeune fille, et le marquis, saluant avec la galanterie d'autrefois, dit au négociant ;

Voici l'arc-en-ciel après l'orage! Vous êtes bien heureux, mou voisin, d'avoir chez vous l'espérance !

Un profond sou|)ir suspendit sa phrase et, s'appuyanl surle bras d'Albert, il descendit avec l'artiste.

XIU. .M0>- AMI COQUK.NARD.

Les mois qui suivirent ces événements furent tous semés d'incidents pénibles, bien que quelques-uns d'entre eux semblent burlesques après vingt ans! On ne se ballail plus, mais on se menaçait toujours. La rue s'em- plissail-elle de blouses le leudeniain, la superbe garde nationale, avec un vrai courage celte fois, se levnil en masse pour proléger rAsscmolce. Si une rue dormait tranquillemeul un soir, une bande arrivait on chantant:

« Des lampions! des lampions!!...» El une illuminalion, improvi.-ée par la pour, siiigis.sail au dehors, à l'aide de la lum|ic du foyer, dos bougiez d'un bal et même de la voillouso d'un moribond.

Les artistes, sans commandes, réduits aux dernières

n32

LECTURKS DU SOIH.

nécessités, se voyaient, pour la plupart, forcés de parl.i- gcr, avec la lie de la population, un travail Oéyradaiit par son inutililé U'op visiMc.

Albert, cliez qui M. d'ilcrlilay avait reconnu la noblesse de ses propres senliinenls, trouvait en celui-ci nn appui tlialenreux qui le sauvait de ces oxlréniilés. Il Iriivaillait avec ardeur ù achever le tableau choisi parle rnar(|iiis; mais celui-ci, non content de lui assurer l'avenir, ou lui payant vin^t mille francs ce premier chef-d'œuvre, lui allégi'ait le présent eu le forçant d'accepter dos à-coni|)to et trouvait, eu outre, mille ingénieux [uétexles pour re- tenir mon maître chez lui.

Le coinmcrcc arrêté luttait parlont conire la banque- roule. M. Bonnefoy passait les nuits et les journées à re- passer pénibleuicnt des comptes. La ruine de tous mcua- Vait d'alleiiidre le négociant. Une forte échéance, celle du 30 juin, paraissait pour lui presque impossible. Rien ne rentrait, malgré ses efforts, et il tremblait d'êlrc forcé de suspendre ses payenienis.

Une nuit, dans sa déircssc, les souvenirs de sa jeunesse se présentèrent en foule à son esprit; il revit son auii Coquenard eu tablier bleu, à la porte d'une vieille bou- tique de la rue des Lombards, broyant, à force de [)ia3, la cannelle de son jialron, ou (icolant avec dextérité les paquets de chandelles qu'il remettait aux pratiques im- palienles... Il le revit encore le jour ce niC'me Coijue- nard, ayant recueilli l'héritage de sou père, s'élablissait modestement dans nn quartier éloigné, cmprunlaut à la boin'se de son ami Bonnefoy les petites économies que celui-ci fut heureu.x de lui confier, et qu'il retrouva an bout de l'année avec un intérêt de six pour cent que Co- quenard avait su leur faire produira.

A ce dernier et attendrissant souvenir, M. Bonnefoy se frappe le front et s'écrie :

J'ai fait injine à l'amitié en ne pensant pas plus vite à toi, cher Coquenard ! Tu dois être ma providence, toi qui as su, en restant garçon, éviter les charges et les dépenses d'un ménage. Tu ne méconnaîtras pas un vieil ami un peu gêné à son lour, cl qui a besoin pour quel- ques mois d'une misérable avance de vingt mille francs! La fortune colossale que tu as faite m'est un sûr garant de la reconnaissance, puisqu'elle te permet aujourd'hui de considérer celle somme comme plus minime que les douze cents francs que je te prêtai en 1830.

Le pauvre Bonnefoy, un peu consolé par celte nouvelle espérance, fait nue toilelle iMintanièro : pantalon de nankin, habit bleu barbot et cravate blanche; ainsi paré et rasé de frais, il vint embrasser sa fille, qui sourit joyeusement en voyant son père reprendre sa sérénité qu'elle ne lui connaissait plus! et, détachant un petit boulon de rose entouré de quelques violettes, elle en dé- cora sa boutonnière...

Le négociant prit l'omnibus, afin d'arriver, dans sa fraîcheur, rue de lu Verrerie, son ami Coquenard avait un entrepôt considérable et un somptueux appartement. Vis-Ji-vis la porte s'élevait un gigantesque peuplier, en- touré de drapei.ux et de devises égalilaires. La rue était silencieuse et presque déserte : beaucoup de boutiques s'étaient fermées.

Monsieur Coquenaitl, demande Bonnefoy à une es- pèce de cerbère en bonnet rouge, qui chantait une chan- son révolutionnaire.

Montez, citoyen, dit le chanteur.

Toutes les portes étaient ouvertes ; le négociant par- courut une antichambre et des salons décorés avec une richesse de mauvais goût cl que semblaient sauvegarder

les portraits de Robespierre cl de RIarat, placés k\ depuis peu de temps... à la place de ceux de la famille royale.

Tiens ! pensa Bonnefoy, mon ami Co(pienard m'a l'air enlhousiaste connue un républicain du lendemain, ce doit être par peur. Proliions de celte découverte : il n'osera rien refuser à un républicain de la veille...

Quand je dis répulilicaiu, je ne l'étais pas même la veille; mais c'est un nom (ju'on nous donne.

Poussant la porte du cabinet Coquenard dépouillait sa correspondance étrangère, il l'aperçut. Celui-ci s'a- vança vivement vers le nouveau venu :

lih bien, mon ami_, quelle catastrophe ! la banque- route est imminente! on ne voit plus d'argent nulle part, L'Europe va nous faire la guerre, je ne sais ce que nous deviendrons.... Des impôts... des manife-lalions... des discours... Je voudrais être avocat, il n'y en a que pour eux... Mais, pardon, mon ami, je devrais respecter tes opinions ; c'est toi qui as tout jiréparé, je l'en féli- cite, puisque tu en recueilles le fruit.

Mon ami, balbutia Bonnefoy , comment le porte - tu?... Je suis très-heureux de celle circonstance qui nous réunit... mais je ne recueille rien, que...

Ce cher Bonnefoy ! dans l'orgueil de son triomphe, ce souvenir de son ancien ami, c'est un trait superbe pour un républicain de la veille ! Je te demande ta pro- tection... je ne suis pas fier, va !... Mais dis-moi donc pourquoi vous avez piaulé tant d'arbres de la liberté?... Kst-ce pour nous en donner l'ombre ?

Ah ! c'est vrai, il y en a un à ta porte... Mais, nu contraire, mon ami, c'est moi qui viens implorer ta...

Oh ! j'en suis sûr, tu viens me proposer une petite [larlie d'autrefois ! Ou s'amuse beaucoup au Luxem- bourg ! Hé! hé! ce cher Bonnefoy... quel patriote ac- compli ! toujours sous les armes à la moindre manifes- tation, et, dans rinlimité, nn petit air régence... Le scélérat! un boulon de rose à la boutonnière, quand je croyais qu'il ne llonrissait plus que des cocardes !. .Vas-tu chez le citoyen Caussidicrc? pourrais-tu... là... en ami, veiller sur mes ontre|iôts , que, du reste, j'ai presque vidés par une opération avec l'Angleterre. Lui qui fait de l'ordre avec le désordre, il pourrait empêcher mon a|)partement d'être pillé en mon absence.

Comment ! lu pars ?... Mais ce n'est pas prochain, j'espère.

Tout à l'heure, nmn ami ; le chemin de fer n'attend pas... tout à riieure !

Mais moi aussi, objecta Bonnefoy au désespoir, j'ai quelque chose à le demander?

Comment va la fille, la jolie Marie ?

El Coquenard mettait des papiers, des billets de ban- que et des rouleaux d'or dans ses poches, et se dirigeait vers la porte. Enlin, tentlant la main à son ami :

Tu m'écriras! cria-t-il. El il disparut en se disant: Oh! la bonne visite! Je parierais qu'il venait me de- mander de l'argent !

M. Bonnefoy, abasourdi du départ de son ami, vetit le suivre, l'appeler... Ses genoux fléchissent, lui refusent le service. Les sentiments les plus poignants le torturent; tant d'ingratitude chez un ami, cl dans un pareil moment! Deux larmes, s'échappant enlin de son cœur brisé, sil- lonnent lenlcment son visage.

Le négociant sort, la tête basse, et marche au hasard sans savoir à quoi il doit se résoudre. Les cabinets de lecture étaient nombreux à cette époque: il entre dans l'un d'eux et parcourt niachinalemcnt les mille feuilles quotidiennes qui cnipoisounaienl alors Paris. Il lit sans

]musi':e des familles.

33:{

comprondro, cnr il cnleiul comme iiii glas fiirKjbre ces mois terribles : « Ecliéance du 30 juin ! » Il n'a trouvé aucun moyen d'y fnire face. Que faire? que devenir ?

Le malheureux Bonnefoy regagne péniblement son logis et s'enferme dans son cabinet pour éviter le regard de sa fillCj à qui il n'ose avouer sa ruine iuiminenle.

XIV. JOURNÉES DE JUIN 1848.

Albert, toujours au corps de garde ou chez le marquis, me négligeait forcément; je voyais Rose et Marie à leur fenêtre, inquiètes des jours que je passais dans l'oubli. Mon eau n'étant plus renouvelée, je ne pouvais plus me baigner ni boire; mes graines s'épuisaient; malgré le soleil, je ne clianfais plus.

Un jour, le petit Pierre m'avait accroché à la fenêtre et m'y oublia. J'entendais le canon et la fusillade recom- mencer d'une manière terrible. Le soir, une lueur rou- geâtre se fit voir dans la cour et éclaira ma cage , j'étais frissonnant. Peu après, Rose, tremblante, entra sans bruit dans l'atelier et, me cachant sous son tablier, me monta dans la mansarde de sa tante.

Quand elle entra, Catherine et Taloche priaient et pleuraient. Michel était parti pour la bataille de la rue ricpuis midi. Rose s'unit à eux dans une fervente invo- cation à Marie; puis, me donnant tout ce qui me man- quait, me cacha en haut d'une armoire en disant à sa tante : Ne crains rien, il ne chante plus !

La nuit fut affreuse jusque vers deux heures, otî tous les bruits s'apaisèrent. Michel rentra, souillé de boue et noirci do poudre. Il se jeta sans parler sur le lit de sa femme, et s'endormit d'un sommeil agité.

De bonne heure la balaillc recommença, plus furieuse et plus rapprochée. Rose vint voir si Michel était rentré. Celui-ci dormait encore; on n'osait pas respirer.

Enfin il s'éveilla en maugréant, ouvrit la fenêtre et vit d'énormes barricades élevées comme par enchantement dans la rue même. Des ouviiers, armés d'une manière fantastique, les gardaient et étaient prêts à les défendre. Par instants, on entendait la musique des régiments de ligne. Bientôt le feu s'ouvrit; la fusillade se rapprocha,, envahit la rue, et la mêlée devint générale. Michel compte ce qui lui reste de cartouches, et dit à Catherine :

Femme, prends le plomb de la gouttière et fonds des balles dans ton à coudre. Il fera chaud aujour- d'hui, et les munitions pourraient manquer.

C;itherine fait le signe de la croix et répond à Michel d'une voix douce, mais ferme:

Michel, mou cher Michel, tu es bon au fond; ne te laisse pas égar(îr par de mauvais conseils; reste dans la maison h garder ta femme et ta nièce ; je te conjine de ne plus le mêler à des malheureux qui vont tout détruire. Les soldais sont des enfants du peuple comme vous; pensez à leurs mères et tondez-vous la main au lieu de vous égorger !

Lt la pauvre femme, suspendue au cou do sou mari, s'opposait îi sa sortie de la mansarde. Rose, muette, mais îi genoux entre lui et la porte, semblait lui dire : Mar- chez sur moi, si vous l'osez !

Michel rugissait de rage; sans s'inquiéter s'il blessait la pauvre Catherine, il se débarrassa rudement de son étreinte. Paul, bondissant connue un jeune lion, se pré- cipite pour défendre sa mère, et dit à Michel d'un ton résolu :

Père, croyez votre femme; respectez ses supplica- lions... restez avec nous!

Toi aussi, In oses parler |

El l'insensé Michel, repoussant Paul d'un violent coup de poing lancé dans la poitrine, l'envoie tomber lourde- ment sur le rebord de la fenêtre, on ébranlant dans sa chute la caisse d'oranger, qui roule dans la rue.

Une clameur affreuse répond à cette chute; elle est suivie presque immédiatement de plusieurs coups de fusil dirigés vers la mansarde, et dont les balles s'enfon- cent dans le plafond.

L'une d'elles, faisant ricochet, atteint Michel ?i la jambe et le renverse évanoui. Au même instant, des voix menaçantes, des cliquetis d'armes retentissent dans l'es- calier. La porte de la man^^arde est enfoncée ; une troupe de soldais furieux l'envahit, criant : Oij est l'assassin?

Paul faisait à sa mère nn rcmpirt de son corps

Allons, allons, marche devant nous et pas de façons, dit le sergent. Quant à l'autre, il a son aff;iire !

Catheyne et Rose, suppliantes, se jettent à genoux.

Il est innocent ! rendez-moi mon fils ! Grûce ! Tout fut inutile ; le brave et malheureux Paul fut em- mené devant le conseil de guerre

L'hôtel avait été transformé en ambidance. Le mar- quis, à la tête de ses domestiques, transportait les blessés, à quelque parti qu'ils appartinssent, dans les salles du rez-de-chaussée, oiî ils recevaient les soins d'un chirur- gien. Marie et les autres femmes de la maison coupaient du linge et faisaient de la charpie dans le salon, qui était la pièce lapins retirée de la maison. Celte triste et admirable occupation était accompagnée de larmes, de cris de terreur, mais n'était jamais suspendue.

Au moment de l'arrestation de Paul, les cris de Cathe- rine, de Michel et de Rose furent entendus d'Albert, qui ne put empêcher le départ du jeime homme, mais parvint à arracher au sergent le nom do la prison on le con- duisait et le motif qui déterminait celle rigueur.

La caisse d'oranger, en tombant dans la rue, avait blessé des soldats, devenus déjà furieux par les coups de feu qu'ils recevaient des mansardes environuantcs.

Le marquis d'Hcrl)lay survint peu après le départ de Paul. Il visita la blessure de Michel, jugea qu'elle offr.iit nue certaine gravité, car il le fit descendre et installer dans son propre appartement. La balle fut extraite, et Catherine et Rose furent chargées de soigner le malade.

C'est étonnant, se dit Michel, je croyais que ces riches no pensaient qu'à eux ! et ce marquis, sans s'in- quiéter de gâter ce beau lapis que je lui ai posé l'autre jour, me donne une si belle chambre et me visite avec intérêt... Me serais-je troni|>é?

La rue de l'hôtel était l'une des artères nécessaires à la défense de l'insurrection ; après l'avoir perdue une pre- mière fois, elle (il des efforts surhumains pour la repren- dre, et la porte du marquis fut de nouveau forcée par une bande de pillards qui, celte fois, ne dissimulaient plus leuis iutenlions. On courut appeler M. Bonnefoy, qtii vou- lut s'interposer ; mais sa voix ne fut plus écoutée. Il fut rudoyé, hué et trop heureux de rentrer près de sa fille pour lui faire nu rempart de sou corps.

Montez, montez, mes amis, hurlait Aristide ; Michel m'a dit bien des fois que des richesses sans nombre sont au premier étage.

Sur le seuil du marquis ils Irouvonl Albert, décidé à périr plutôt que de laisser saccager les collcclious do son bioufailcur. Son attitude résolue arrête la foule un instant.

Les arts, s'écrie-t-il, sont nue propriété nationale ; ils représentent le génie d'un peuple et sont sa gloire

;J3i

LKCTUHb-S DU SOIH.

devuril réliaiigtr. Les artistes sont presque tous des en- l'aiits du i>ou[ilc! Lequel d'outre vous serait assez lâche pour brisfrl'œuvre d'uu l'rère!... Venez, venez, liommes qu'on éjiare, juger avec voire cœur le cœur du marquis d'llerl4;iy. Voici Micliel, voire camarade, Miciiel l)Iessc ! Iiilorroi;cz-lo

Lmiis par les exiiortalions de Michel, les insurgés con- sentent enfin à s'éloigner , coniirniés d'ailleurs dans leurs généreuses résolutions par le hrnit des roulements de tamliour se rapprochant et annonçant à tous que l'ordre avait enfin vaincu.

XN'. LA CUAKITÉ DE L' AMOUR EST BIEN UN PEU INTÉRESSÉE, SI ELLE EST INTÉRESSANTE.

Le lendemain, le calme renaissait partout, excepté dans l'esprit de M. Bonnefoy. Rose avait vu pleurer la helle Marie à son réveil.

Mon Dieu ! mademoiselle, qu'avez-vous donc? Tout est tranquille, et nous allons respirer.

Ah ! Rose, ce n'est pas lu révolution qui me déchire le cœur, c'est l'altitude de mon père... Pauvre père! il deviendra fou ! Il ne durl plus, ne mange plus... Que peul-il avoir? Ses regards évitent les miens, il élude toutes mes questions.

Elle parlait encore, quand M. Bonnefoy entra. Ses yeux rougis témoignaient de ses insomnies, sa démarche lipsitanle, de sa faiblesse, le son de sa voix, d'une résolu- tion désespérée.

Chère enfant, dit-il en couvrant Marie de baisers, pardonne à Ion père de n'avoir pas su prévoir les consé- quences des agitations populaires. Notre fortune est com- promise... Je suis ruiné et je l'entraîne avec moi ! C'est une terrible expiation !

Et les larmes du vieillard coulaient abondantes sur le cou ot les cheveux de sa fille.

Mon père, mon cher père, n'est-ce que cela? Con- sole-toi; je suis jeune, je saurai m'liai)iluer aux priva- tions et au travail. Nous devons encore remercier Dieu de nous avoir conservés l'un à l'autre dans ces convul- sions terribles qui ont fait tant d'orphelins et ravi tant d'enfants à leur famille !

Ma pauvre fiile, je ne puis faire face à mes enga- gements; je n'ai Irouvé de crédit nulle part; mon ami Coqnenard lui-même... Ah ! les hommes! les hommes! qu'ils sont affreux à connaître !

Pendant que Marie, par sa douceur, cherchait à mettre un baume dans le cœur de son père, Rose, essuyant ses larmes, prit le chemin de l'atelier; elle me reportait à mon cher maître et je lui servis d'introducteur.

Tu as du chagrin, Rose, dit l'ai liste. Le pauvre Paul t'inquiète; calme-toi, mon enfant, le bon marquis s'oc- cupe de lui avec sollicitude, et tout fait espérer qu'il prouvera son innocence.

Ah! monsieur Albert, j'ai le cœur bien gros en pensant à Panl, c'est vrai; mais ce n'est pas mon seid chagrin : M. Bonnefoy est ruiné, faute de vingt mille francs, et ma chère maîtresse est dans les larmes en voyant le désespoir de son père. J'ai pensé, monsieur Albert, qu'il était de mon devoir de vous annoncer cette catastrophe, et que peut-être vous pourriez venir en aide à notre demoiselle, que vous regardez avec des yeux...

Ah! merci, chère Rose, merci ! dit le jeune homme en rougissant de plaisir.

Tiens ! c'est drôle, on dirait que vous êtes con-

tent... Mais je n'ai pas besoin de comprendre; ça doit Mre heureux, puisque vous souriez ainsi !

Allieit rajusta sa inilelle, ouvrit nu curieux cabinet de la Renaissance et prit dans un tiroir secret un porte- feuille de m:\roquin, cpi'il mil dans sa poche. Un instant après, il sonnait eu tremblant chez M. Bonnefoy et de- mandait à lui parler en particulier.

Le négociant ne put retenir un geste de surprise en voyant entrer l'artiste ; mais, se remeltant aussitôt, il ilit avec une douceur timide :

Qui peut me prociu'er l'honneur d'une visite aussi matinale, mon courageux voisin? J'admire encore votre belle conduite dans les crises que nous traversons.

Difficiles est le mot, monsieur, dit Albert d'une voix mal assurée en saluant profondément. Pendant ces jours de bataille, j'ai éprouvé des embarras et des in- quiétudes dont personne ne soupçonnerait l'origine.

Le commerçant répondit par un regard interrogateur.

Il y a une chose si connue, monsieur, reprit l'artiste, qu'elle a l'air aujourd'hui d'une banalité; c'est l'aveugle- ment de lafortunc. J'avais vécu pauvre et heureux jusqu'au jour je vis que les richesses sont enviables, car, dans notre société moderne, elles peuvent tout payer... même lebouhi'iir! Cette découverte me révolta d'abord: eh bien, monsieur, le jour même je vendis un de mes tableaux uu prix si élevé, que lu révolte de mon esprit dura peu. Je caressai cet argent, comme une espérance lointaine dans mon cœur brisé ; je le cachai à tous les yeux, et, comme l'avare, je ne songeai plus qu'à le multiplier par mon travail assidu... Vous pouvez peut-être comprendre , monsieur, ce que j'ai souffert pendant cette affreuse guerre civile, cachant mou trésor, tanlôl sur mon cœur, tantôt dans les endroits les plus retirés de inon atelier, tremblant toujours qu'il devînt la proie des brigands.

Oh! dit Bonnefoy, si vous avez été maliieureux, d'autres l'étaient bien plus de ne pouvoir, à cause de ces mêmes désordres populaires, faire face à des engage- ments antérieurs! Avez-vous pensé, monsieur, aux mal- heureux pères de famille, menacés de la ruine, du déshonneur par des événements qu'ils n'avaient pu pré- voir, on dont ils n'étaient plus maîtres?

Albert, voyant la pâleur du négociant, l'interrompit et reprit sou assmance :

Oui, monsieur, cette pensée salutaire m'est venue et c'est elle qui a dicté la démarche que je me permets en ce moment. Vous êtes en position, monsieur Bonne- foy, de connaître les embairas du conmierce, vous pou- vez prévoir et empêcher peut-être des malheurs que je ne soupçonne inême pas; acceptez ce portefeuille, je vous en prie, vous en ferez un noble usage, et vous me ren- drez l'insouciance et le sommeil qui m'ont quitté...

Le sang de Bonnefoy reflua violeunnent du cœur à la face; ses yeux se remplirent de larmes.

Monsieur, je ne puis com[)rendre à quel titre j'ai mérité une si noble confiance... Vous ne connaissez pas ma position personnelle... je dois vous...

Pardonnez, dit Albert, j'ai un rendez-vous impé- rieux avec le marquis d'Merblay : nous umssons nos ef- forts pour obtenir la mise en liberté du malheureux Paul, si injustement accusé; le tccnps presse, la jiLstice, sous l'état de siège, étant si prompte, que le moindre re- tard pourrait être irréparable. Pardonnez-moi, monsieur, de vonsquitler précipitamment et agissez avec mes pleins pouvoirs... je serai toujours voire obligé.

Albert disparut, suivi de Bonnefoy courant après lui, avec mille gestes d'élonnement, de reconnais.sance et

MUSÉE DES FAMILLES.

33r.

d'admiration accompagnés de sons inarticulés, mais bien éloquents pour le cœur d'Albert.

XVL LA REVANCHE DU MARQUIS.

Quelques jours après, le marquis d'Herblay rentrait de bonne lieure à riiôlel accompagné du jeune Paul, rayon- nant de joie et de reconnaissance pour son bienfaiteur, qui l'avait arracbé à la déportation par son noble témoi- gnage... Michel avait pu se lever ce jour-là pour la pre- mière fois; il était dans un grand fauteuil à la fenêtre du jardin ; Catherine rentourail de soins intelligents et ila- rie, accompagnée de Rose, était venue l'encourager. Cet homme, si prévenu contre les riches autrefois, laissa tomber ime larme d'attendrissement à la vue de la belle jeune fille.

Oh ! mademoiselle, dit-il en ôtant son bonnet, je ne mérite pas tant de bonté... pardonnez-moi de rester assis, je ne puis encore me soulevrr tout seul.

Restez, restez, Michel, voilà un beau soleil pour vous réjouir, ne souiïrez-vous plus autant?

Oh ! non, mademoiselle, monsieur le marquis est si bon, il m'a fait si bien soigner, que j'espère bientôt cou- rir comme un jeune lioimne.

Oh ! dit Catherine, nous serions bien heureux si nous avions notre pauvre Paul ! M. le marquis répond de sa vie, mais on parle de déportation dans des pays perdus... Mon Dieu! faites que mon pauvre enfant ne soil pascon- foiidu avec tant de malheureux qui ont bien mérité celte peine !...

Et la pauvre mère,jf>ignant les mains, leva vers le ciel un regard suppliant... En même temps la porto s'ouvrit, et Paid, ivre de joie, se précipita an cou de sa mère, qu'il pressa sur son cœnr! Puis, se découvrant devant Marie :

Pardon, mademoiselle, dit-il, mais permettez-moi d'embrasser Rose.

Et moi, dii Michel, viens m'erabrasser aussi ! Sans l'avouer à personne, je priais avec ta mère.

Paul embrassa son beau-père avec elTusion. Il était dans un moment la tondiesse déhorde assez du cœur, pour créer en un clin d'œil une affection nouvelle et durable.

Marie s'était éloignée un peu pour laisser plus de liberté à ces braves gens ; elle trouva le marquis sur le seuil n'osant entrer et jouissant de son ouvrage.

Monsieur le marquis, dit-elle, vous files la provi- dence.

Hélas! pensa le marquis, je ne l'ai jamais été pour moi-même; serai-je pins heureux pour celte jeune fille?

Le cœnr épanoui du lioidienr qui l'entourait, rêvant à parfaire encore ce bonhenr, le marquis se promenait dans .son jardin. Les roses, dans leur bel éclat, formaient des |jouquet> mnilicolores, oub'élançaienl en giiiilandesodori- féraiites jusqu'aux fenêtres élevées , lesoiseau.v revenaient fi leurs nids commencés, que le bruit du canon leur avait fait abandonner, et chantaient de plaisir.

Moi-même, récliaulîé par un beau soleil, je témoignais ma joie par mille tours et mille roulades; la vie, un in- stant suspendue par la terreur, semblait revenir aux créa- tur(!s de Dieu, comme après une convulsion de la nature.

Tout à coup M. Bonueloy apparaît au boni d'une allée, conduit par le vieux valet de chambre :

M. le marquis est par ici, qui se repose au soleil ; entrez, mousioiu'...

Le négociant, avec un air de bonheur dissimulé par l'embari as, s'avança en saluant à plusieurs reprises, tous- sant, hésitant.

Monsieur le marquis, je suis bien heureux d'avoir l'avantage de vous voir!...

Votre très-humble serviteur, monsieur Bonnefoy... Mademoiselle Marie se remet-elle un peu de ses terreurs? Moi-même, voyez, je reprends possession de mon jardin avec plaisir...

Mille grâces, monsieur le marquis, ma fille est plus calme, mais encore un peu mélancolique ; j'espère que cela ne durera pas ; le commerce a tant souffert, qu'elle n'a pu s'empêcher de partager mes inquiétudes.

Serait- il vrai, monsieur Bonnefoy, auriez-vous aussi des appréhensions fondées? dit le gentilhomme avec un vif intérêt.

Je les ai eues, monsieur le marquis, j'ai passé bien des nuits sans sommeil, en pensant à l'avenir de ma pauvre enfant compromis par ces événements affreux : mes cheveux en ont blanchi... Je ne pouvais faire face à mes engagements, et aujourd'hui, comme par enchante- ment, mon crédit est relevé, mes correspondants m'ho- norent de leur plus grande confiance, et, si nous avons un peu de tranquillité, la maison Bonnefoy et €•• va de- venir célèbre dans les fastes du commerce... ilais, mon- sieur, cette prospérité a une source si extraordinaire, que je ne puis, sans votre généreuse entremise, m'ac- quitter jamais envers ce brave jeune homme...

Bonnefoy s'attendris.-ait d'une manière visible, et ce fut avec un embarras croissant qu'il raconta la démarche d'Albert près de lui et la remise du portefeuille.

Brave cœur... répondit le marquis, que son désin- téressement est louchant! Vous n'avez qu'un moyen de vous acquitter, monsieur, c'est de lui donner voire fille en mariage.

En effet, monsieur le m.irqnis, j'ai cru m'aperce- voir que Marie... mais j'ai d'abord rudoyé ce pauvre jeune homme... je ne sais comment lui dire à présent...

N'est-ce que cela? je m'en charge... Préparez seu- lement mademoiselle M.irie à une petite promenade à ma campagne, demain malin; je vous emmène tous, et vous rendrai bien facile la reconnaissance, en forçant Albert à devenir votre débiteur.

XVII. L*0UBLI DANS LE BONHEUR.

Conclusion.

Le lendemain, je vis Marie et son père, rayonnants de bonheur, monter dans la calèche du marq'iis d HerMay. Albert, sur un beau cheval, caracolait à la portière. Rose, encore sur le siège, souriait à Paul qui conduisait une petite carriole, dans la(]uelle était .Michel, étendu sur un matelas, à côté de Catherine.

Le bon marquis avait voulu accélérer sa convalescence en lui fiiisanl respirer l'air pur de la campagne.

Tous parliienljoyenx sans jeter un regard de mon côté. Je demeurai bien Irisle, me croyant abandonné.

Enfin, le pelit Pierre entre, met de l'ordre dans l'ate- lier et lerme les fenêtres. Arrivé à celle était ma cage, il la prend en disant :

Allons, cher pelit ! notre maître l'a donné à moi. Je n'ai pas le moyen de le garder, helas ! mais je vais le motiru entre les mains du bon Dieu!

Nous traversons ensemble quelques rues cl le petit Pierre frappe à la porte du sacristain de la paroisse.

.Monsieur, j'ai promis de souscrire pour l'œuvre de la Sainte-Enfance. Je n'ai pas d'urgent. Voulez-vous m'atheter ce charmant oiseau pour me permellre de tenir mon engagement?

336

LECTl'RES DU SOIR.

AociiUoz, (lit le promior vicairo, qui se Ironvail lii. J'ai promis «ronvoycr un serin i^ JI. l'auinfinicr du mar- quis d'Ilerlilay : l'occasion est heureuse. Ihious vient du paradis, appoi pnr un petit ange!... nuirez, mon eufaul, je vais vous compter l'argent dont vous voulez faire un si noble emploi, et j'y ajouterai de belles images.

Peu de temps apics, j'élais installé chez le digne au- mônier, où je vis le bonheur de la terre en présence de celui du ciel.

Le premier m'apparut joyeux et brillant.

Celait un double mariage :

La belle iMaric, conduite par son père à la chapelle du marquis, conduisant lui-même Albert dont il remplaçait la famille ot qu'il adoptait pour son fds ;

Et, à cô:é d'eux, riieurcux Paul (jadis Taloche) épou- .sanl sa chère Rose.

Le bonheur du ciel m'apparut radieux sur la figure vé-

nérable du prêtre appelant sur les jeunes gens les béné- dictions d'en haut, et les laissant dans leur bonheur pour continuer sa mission près des malheureux!...

Près du château, au milieu d'un bouquet de châtai- gniers, était ime modeste maison, calme retraite d'où le bonheur de la terre était parli! Une respectable mère et deux sœurs y entouraient une malade amaigrie par la souffrance et dont la vie semblait concentrée dans des yeux limpides et brillants.

xvin.

MOnT I) ANTOINETTE.

Le soir du mariage, M. le curé vint dans cette maison, apportant ma cage pour amuser la malade. Elle demanda qu'on me fît entrer dans celle elle avait une petite fe- melle qui ne savait pas chanter : notre doux ramage de- vait la distraire.

./

V

•• H-

Le départ pour la camp

Eu effet, elle s'amusa quoique temps de nos gentillesses; puis tout à coup, devenant sérieuse, elle dit au saint prêtre :

Mon père, je sens que le bon Dieu nrappelle à lui ! Recevez mes remercîments pour les consolations divines que vous m'avez proJiguées, et continuez-les à ma mère et à mes sœurs! !... Ne plouioz pas, mes bien-aimées : je n'ai pas connu le monde, il n'a pu corrompre mon cœur... Dieu est un père, il attend son enfant!! Il a pré- paré pour ses élus un séjour radieux! c'est que je vous attendrai...

.le le vois! ! Ah! que les anges sont admirables! quelles douces clartés! quels concerts harmonieux ! Voici Marie qui tend la main à sa fille... Qu'elle est belle ! quel inef-

lagne. Dessin de Morin.

fable sourire ! ! Quelle esL cette vive lumière dont je ne puis supporter l'éclat : elle m'attire avec délices! C'est un rayon de la charité divine! Oh! souvenez-vous que c'est notre patrie et qu'ANTOiNETTE vous y attend...

La figure de la malade resplendit d'un rayonnement de bonheur céleste. Ses traits, désormais immobiles, eu gardèrent l'auguste empreinte. Un rayon du sideil cou- chant entourait son front comme d'une auréole...

Elle est au ciel! dit le prêtre en s'agenouillant de- vant elle, comme s'il eût prié la sainte, au lieu de prier pour la morte.

MAC-LÉNOR.

Fm.

I

MUSÉE DES FAMILLES.

337

L'IMITATION DES DAMES ^'\

MADAME DE MAINTENON (LE CARACTÈRE).

M"' de Mainlenon. Dossin de F. I.ix.

Ce fut trop longtemps, parmi nous, imc mode injnsic et cnicllo de mallriiilerM"" de Mainlenon. Le dix-liuilième

(1) Celte série, ouverte avec tant de grice par M. Emile Ih'sctianipf:, sera conlimiée par les plus illustres el les plus «lignes collahoraleursilu Musce des Familles. Voiiidéjà M Jilis JANIN, le premier de tous, le premier k tant de litres! car

AOtlT \M]\1.

siècle lui avait été pou f.ivornlilo, et l"oii vou> dira, en- core anjonrd'lmi, que son tomlu'an fut, à deux n^priscs, le

ccsl lui qui posa la pierre angulaire de lédificc de M Imiie lie (îirardin en rcri\anl la piél-ioe même de noire recueil en I85r>, en traçant le plan si hnireux que nous n'axons crssé il'eMTuler, el m assurant, de sou nom et de son talent, le suc-

ÎT) MNf.r Niivi<\iF voi iMf.

338

LECTUKES DU SOIU.

jouet dos pspiils forts. Grflce ii Dieu! nous appiirlcnoiis îi une Diilioii (|iii icvioiil tics-voloiUiors aux anciens res- pects, aux pldircs d'.jilrefois C'est un orpueil parmi lions, mieux qu'un orpneil, un vcritalilc iionnenr. do di^inontir les injiisliios, les impiolés, les scandales. Quelle lèle, on elTel, plus dif^ue d'une àinc lioniièlc cl d'un e^plll d(î lionne vidonU^. roniollrc on lumière oclalanic une j^iiire cou\eile de nua'^os injustes ! La .^lalue esl ciuicliéo au mi- lieu de la poussière; une finerro, une énieiiii', un iri'in- blement de teiro, ont renversé le beau marlire de son piéileslal éleriioi, venez, mes (ils, accourez, mes (illes, et par nos tiïorls rénuis, que celle iinaso angu.>te soit re- placée au milieu des louanges unanimes, sur les autels mcrilés par sa piàcc et par ses vorlus.

M"" de Rlaintouou, qui fut, avec M"* de Scvigné et pcul-êlre aussi M"" de Lafiiyeltc, une des reines de la France au di.x-seplièmc siècle, appartenait à la rate anti- que, « i'i la race guerrière», coniuic elle disait avec or- gueil. Kllc appartenait aussi à la race des poêles; elle comptait dans sa famille un vrai poole. qui fui en même temps un grand capitaine, appelé Tliéodoie-Agi ippa d'Au- bigiié, lion soldat et digne ami de Henri le Grand. Cet Agrippa d'Aultigné, dans un temps dilficile, et tout rem- pli de l'ardeur sanglante des guerres civiles, lisait Plalon dans sa langue; il savait par cœur les tragiques: Eschyle, Soplioclc, Euripide, ces grands esprits nourris des reliefs du leslin dilomèie. Il lisait Ciccron, Tilc-Live et Tacile au bivouac. Dès Tiige le plus Icndre, il s*clail niôlé aux plus féroces batailles entre proteslants cl catholiques, et comme un jour il passait par Amhoise, on croupe, à che- val avec son père, le père arrêta son cheval tout piès de l'échafaud, palpitaient encore les victimes de cette conjiualion d'Ainb()ise :

Or çà, mon lils, lui dit-il, ayez courage el regardez ces malheureux compagnons que le bourreau a frappés; l'heure viendra de la vengeance, et si jamais vous y épargniez votre vie, à coup sûr je vous inaudiiais!

Si bien qu'Agrippa d'Aidjigné n'eut pas d'enfance; <i treize ans, il était au siège d'Orléans, déjà il se fit remaïqucr par son courage; et deux ans plus tard, il était à Lyon, sous le prince de Coudé, faisant de la |iro- pagandc à coups d'cpée, en riionncui' de la religion ré- formée. Ils ressemblaient quelque peu b desluigands de grand chemin, ces soldats d'aventure ; ils signalaient leur passage par le meurtre el la ruine; ils reiiveisaicnt les églises, ils pillaient les cliîileaiix ; à peine s'ils épargnaient la chaiimièrc. Eu ces batailles de sauvages, protestants et catholiques ne valent guère mieux les uns que les autres, ils obéissent ans mcuies emportements, ils sont aveuglés de la même fureur.

Tel est frappe qui frappe, et meurt content s'il tue! Heureusement que cette guerre impie eut hienlôt ren- contré son maître, à savoir le jeune roi de Navarre, et celui-ci, qui sera bientôt Henri IV, eut bien vile adopte pour son poêle et son compagnon Thcodore-Agrippa d'Aubigné. Ce fut à la cour de la reine mère, Catherine

ces qu'il vient confirmer et agrandir encore npr'es vingt huit ans. C'est plus qu'une bonne Ibrlune, c'est une véril;ihle lèle pour nos Italcurs que ci; relour aimable de M. Jules Jiinin à î un des berceaux de sa gloire, lou,ours jeune el toujours nou- velle. On le verra liien en lisant Madame de Mamlenun, (nic nous seuls n'avons pas le droit d';ippeler un modèle d'érudi- tion el de crilii|ue, de goût el de slyle, de cliarnie el d'iulérèt, de justice aussi el de courage, après les dilTamalions qui oui pesé soi.xantc ans sur ce grand caractère et celle noble mémoire.

PlTnE-CHEVALIER

de Méilicis, et de son fils, que ces jeunes gens, le roi et le soldat, liront entre eux celte grande amitié qui ne s'est jamais démentie. Ils avaient le môme ;lge, ils étaient em- porlés par les mêmes passions ; avec les mêmes ennemis, lem- religion élail la même. Ah! qu'ils élaieiit jeunes et pleins d'espoir! Comme ils se iiiénaient du roi lleiiri de Valois! C(Mnmc ils ha'i-saieiil le duc île Guise! Et ciuand le jeiiiH' rni de Navarre écha()pa par la tuile à la ser\iludc royale qui l'enveloppait de jour ou jour, le premier qui aidait à sa fuite était Agripfia d'Auliigné.

On le rencontre l'i toules les batailles pour le Béarnais et, la fmerie achevée, on le retrouve h la cour de ce grand prince, assez méconlent de son maître. Il n'était guère reconnaissant, le roi Henri IV, et si par hasard il avait h accorder qiie!que faveur, il l'accordait plus volontiers à la conquête d'un nouvel ami de sa fortune, qu'à la sa- tisfai'tion d'un ami sur lequel il com|)tait. Ni les plaintes, ni les représentations de ses frères d'armes ne tronhlaicnt le Béarnais, et pour leurs gaaos, il leur permettait de se plaiiulreà liaiile voix. Une nuil même (puî messire Agrippa (rAuliignc élait couché dans la garde-robe du roi avec le duc de La Force, il lui dit lout haut i

Convenez avec moi, La Force, que notre inaltro est un ladre verd, et qu'il n'y eut jamais mortel plus ingrat sous la calotte du ciel ?

A quoi M. de La Force, réveillé en sursaut, répondit à d'Auhigné :

Qii'e.Nl-ce que tu dis là?

H te dit, s'écria le roi, que je suis un ladre verd, et le mortel le plus ingrat qu'il y ait jamais eu sous la ca- lotte du ciel.

Bon, bon, reprit Agrippa d'Aubigné, dormez, sire, et laissez- nous parler; nous en avons i)ie!i d'autres à dire!

Et le roi se rendormit, sans demander sou reste.

Il laissa jusqu'à la fin son ami d'Aubigné sans récom- pense, ou peut être il n'oul pas le temps de reconnaître en toi tant d'esprit, de mérite et de courage. Après celle mort funeste d'un si grand prince, dont il avait l'estime, Agrippa d'Aubigné pensa mourir de douleur, et quand il ont bien pleuré ce compagnon de sa jeunesse, il appela l'histoire el la poésie à son aide, et, chose éli ange ! il se trouva que cet homme était un grand écrivain. Il y a dans son Jlis- loire universelle des pages dignes des plus grandis maî- tres; il y a dans ses tragédies des .scènes qui font pies- seulir le grand Corneille. Et de même que, sans effort, il élait terrible et pathétique, il élait sans peine un bon plaisant, qui savait rire el se moquer avec une délicatesse extrême. Aujourd'hui encore, un lioinmc de goût et bien élevé, un bon esprit ami des belles choses, vous récitera dos clinpitres entiers du Baron de Fœnesle, un dialogue écrit à la Rabelais, une ironie, un persillage, une gaieté, voisines de la Satire .Ménippée.

Il esl un maîire, Agrippa d'Aubigné, un maître railleur, un esprit fertile, un [mëte comir|ue. Il se moquait des plus grands seigneurs, ses camarades ; il racontait volontiers qu'il avait été condamné quatre fois à avoir la tête tran- chée, « lesquelles conilamnalious m'ont fait honneur et plaisir!» disail-il. 11 mourut à Genève, le 29 avril IC30, âgé de quaire-vingis ans, fier et superbe encore, et son nom devint tout de suite un nom jjopulairc et glorieux. Que d'histoires on a failes sur son couipte! Que de bons mots on répèle encore du célèbre Agrippa trAuliigné ! Ses hisldires, ses aventures, ses discours furent dans tontes les mémoires jusfpi'ù la fin du dix-huitième siècle, et les églises du désert invoquèrent Agrippa d'Aubigné comme un vengeur de sa petite-fille, Françoise d'Aubi-

MUSEE DES FAMILLES.

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gné, marquise de Mainlenon, que les proteslanls fugitifs ont clinrgôe Siins pitié de toutes leurs iiaines et de tous leurs désespoirs.

De ce vaill.inl capitaine et de ce prnnd poète, exposé à des fotfnnps si diverses. M""" de Mainlenon élaii sortie, élaiit (illo du iroisième (ilsd'Agrippa li'Anbipné, Constant d'Anbigné. Celui-là avait apporté, en venant au monde, la léinérilé de son père ; avec sou amour pour la dépense, et son imprévoyance en toutes choses, il n'avait onlilié que ses. rares mérites, son courage et son talent. Les temps d'ailleurs élaient changés, cl la guerre obéissait à des lois p'us sévères que sons le. roi Henri IV et le roi Louis XIII. A celle heure, il l'allait obéir; la guerre avait rarement ses hasards et ses pillages, et qui eût parlé au roi Louis XIV comme Agrippa d'Aubigné parlait à Henri IV, eût élé perdu sans rémission.

Ce Constant d'Anbigné, que nous voulons ménager' par respect potir M™- de Mainlenon, ne méritait guère d'appartenir à cette illustre race. Il était sans lidélité, sans probité, ajoutez sans pitié. Il avait tué sa première femme à coups de poignard, puis il avait pris la fuite, et mené dans le royaume, hors du royaume, une vie hon- teuse et misérable. Il fut coutlainné à mort filusienrs fuis, puis e.xilé, puis emprisonné dans toutes les prisons du midi et du nord : la Uochelle, Angers, Paris, Bordeaux, une autre fois au chàleau Trompelte, sous la grave accu- sation d'un mauvais commerce avec les Anglais. Il était encore à la prison de Niort, l'avait suivi sa seconde femme, Jeanne de Cardillac, lorsque vint au monde, sur le grabat des prisonniers, Françoise d'Aubigné, reine de France, Ali! cpii donc eût prévu lesdeslinées auxquelles était réservée une enfant si misérable et si lière?... Elle avait sept ans, sept ans de prison, lorsque la lille de sou geôlier étalant devant elle une robe neuve :

Oh! bien, dit la petite Françoise, à la bonne lienre ! et pavane-loi, je me console en pensant que je suis de- moiselle.

Elle sentait déjà sa race; au fond de ces abîmes, elle se souvenait qu'elle était de bon lieu.

•Mais qimi! ces grandes familles ne sont jamais tout à fait perdues; ces anliqnes maisons, vous les croyez à ja- mais abattues, soud.iiu elles se relèvent! Il y a toujours quc!qii'(m, autour de ces précieux enlants, qui les recon- naît et qui les adopte. Ainsi accourut eu aide h sa nièce, Françoise d'Au!)igné, une des Mlles d'Agrippa d'Aubi^zué, M"'* de Villetle, et elle emmena renfanl dans sa maison. Elle la lit élever avec son [iropre fils, et quand le cardinal de Richelieu l'ut mort, el ipie sa moit eut ouvert les [)orles de la piisou à Constant d'Aubigné, M'"* de \ illelte eut un vrai chagrin de rendre ù ce père indigm; cette ai- mable enfant qu'il emmenait avec lui dans les Antilles.

Les Antilles élaieni la dernière ressource et le dernier espoir de ce malheureux; c'est (pie le gouverneineiit du roi envoyait tous les sujets dont il voulait se défaire. Ou était à peine ù moitié ciieinin de la Martiu'ipie, Conslant d'Anbigné a\ail nu em|iloi, que la pelile Ftaii- çiiise, entre les brus de sa mèie éplorée, expirait d"uu mal sans nom. La voilà morte, encore un baiser île sa inère, encore nu regard de son père, el la pauvre enfant aura l'Océan pour tombeau. Doiiié divine ! ce petit cœur batlait encore, et ce léger halleineiit averlil la mère. Ainsi l'eniaut l'ut sauvée. A peine arrivée ù la Marliiiupie cl convalescente, un gros serpent, comme elle poriait à ses lèvres une tasse de lait, plongea sa lèle horrible au fond de la tasse, el d'une seule aspiralioii lit disparaître le doux breuvage.

Oh bien ! madame, on ne revient pas de si loin pour peu de chose, disiiii à M"* de Mainlenon le digui- évcqne de Me!z, un jour que, devant le roi liii-mêMie, elle ra- contait ces deux histoires. L'évêfpie avait raison J.i Pro- vidence veilhiil sur cel'e enlant f|ui deviiit donner l'ordre an royaume. Ils vécurent tant bien que mal à la M-.rli- nifjiie, el peut-être M. d'Aubigné se fût tiré d'affaire, s'il n'avait piis apporté dans le nouveau monde le corlé^e de tons ses vices. Le jeu le ruina, el le perdit une dernière fois. Les voilà de nouveau |)loii;;cs dans la misère el dans le mépris des malheureux rpii sont mallicureux par leur faute. A ces coups de la fortune, .M"" irAiibigné, qui était vraiment la femme forte, a[ipe!a tout s(Ui courage; elle se roidit contre la pauvreté; un instinct secret lui disait, quand elle reganiait sa lille, que la force éta'rt là, toute la force cllout l'avenir de sa m.iisoa.

Non, non, mon enfant, disait-elle à la jeune Fran- çoise, il ne faut pas désespérer, quand on a l'honneur d'appartenir, comme vous, à ce grand homme appelé Agrippa d'Aubigné. Croyez en lui, ma bile; il vous a laisse sa vie et son âme, et son exemple. En toute espèce de fortune, la plus liante et 1 1 plus malheureuse, il s'est montré supérieur à sa fortune.

En même lemps, cette femme admirable apprenait à lire à son enfant, déjà pensive, dans la Vie des hommes illus- tres de Plutar(pic. Elle Ti'Iev.dt à celte l'oilc nonriitnre. Ainsi le précepieur d'Achille a nourri son divin élève avec la moelle des lions. A la fin, brisé par la peine el pai' le remords, honteux de lui-même et de sa \ie à Pa- bandon, mauvais père après avoir clé un mauvuis fils, Couslanl d'Anbigné moiii ut de la lièvre, cl disparut couime un mauvais coinparse, après avoir joué, sons un grand nom, un rôle infime dans une infime tragédie.

Anssilôt qu'elle fut veuve et maîtresse absolue de ses actions, la veuve héroïque de ce malheureux se reprit à l'espérance. En quillant la France, elle avait l.iissé bien des droits en litige, et désormais tout sou espoir c'élail de revenir ù Paris même avec ses enfanls, et de redemander à la justice les biens d'Agrippa d'Auiiigné. Mais elle était si pauvre, qu'elle fut forcée, ô misère ! de laisser eu gage un de ses enfants, le plus précieux, Françoise, et elle partit seule avec sou fils. Six mois après, les créanciers de celle mère au désespoir, voyant qu'il lui clail impos- sible de dégager sa parole et de reprendre sa lille, se co- tisèrent pour la lui envoyer à leurs frais. Elle revint seule, abandonnée à la charité des passagers et des malelols.

Elle avait déjà treize ans; sa bonne et chère tante, M"" de Villetle vint la reprendre et l'emporla li iomphaule en son hos|)italière maison, la pelile orpheline rciKonlra les meilleures tendresses. Elle élail déjà grande el foi le el brave entant : une vénlai.le d'Anbigné. liomnie son grand-père el sa tante, clic élail hugiienoie, el les po- leslaiils français, charniés de ce iium de bon augure, d'Aubigné, disaient entre eu.\ qu'elle ferait Inmiienr à la relifiion. Vaine espérance! Une parente des d'Aiibig é, SI"" de Neuillanl, l'aviirice n.êiiie, an dire de Saiiil-Si- mon, (dilini île la régente Anne d'Aiiliiche ordie d'ar- rai lier Françoise d'Aiiliiiiiié à sa laiile la hiiLiuenole, et de Il fine rentrer dans le sein de l'E.iilisc romaine Ali! que' de l.iiiiiesdn iô:é de renfanl, el du lôié de la laue. une sei onde mère ! Il fallut ubéir, il f.illnt suixre en sa mai- son sordide celle cousine impiloy.ihlc, el celle-ci, apiès tant de promesses, lit de M"' d'Aubigné une servante.

Je commandais dans la basse-cour, disait M"* de Mainlenon. plus tard, aux jeune!» filles de son cher royaume

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Li:CTUHES DU SOIR.

de S;iinl-Cyr,cl c'est par ce gouvernemenl que mon règne a comrneiici'.

S'il fjiiit tour vous dire. M"» de Neuillatit avait fait de celle lier ilir'ie d'im si praiid nom une pardense de din- dons, ol ili:ujiii' malin, une <ir\u\c à sa main {.'anléc, im loup sur le visaye alin de préserver la hianclienr de son teint des ardeurs dn soleil, un cliiffun de pain his diins sa poclie, et des sabots à ses |)ieJs, la petite d"Aidiij;né allait par lescliamps, menant la troupe indocile cl lisant, pour se fiirmer l'esprit et h' ra-nr, les leçons d'imc morale l'i demi rimée, inlilidée les Quatrains de l'ibrac.

On ferait une jolie image, avec cetie enfant déjà belle ot grande an milieu de ces campagnes dévasiées. et tonte semlilahli' h rApollon chez AdinC-le. Un sincère ami des livres donnerait nn gros prix de cet exemplaire des Qua- trains de Pibrac, exhalant encore l'odeur prinlanière de la belle liseuse. Il arriva pourtant qu'im grand cri d'in- dignalion se fil enleniire autour de M"" de iNenilhiMt. la marAlre, et que l'enfant fut arracl;ée à celte triste mai- son. Colle fois elle fui roufi^'o aux bons soins de mesdames IcsUr>ulines de la rue Saint Jacques à Paris, et ilésiu'inais entourée de tendresse et d'affeclion, de bons exemples et de sages conseils, heureuse avec tontes ces mères (pii l'aimaient comme une enfant de leur adoplion, elle sen- tit londier son orgueil, elle écouta l'enseignement des docteurs catlioliqm s, et quand elle eut bien discuté, la Bible en main, avec les prêtres qui la c;riéchis,iieut, elle Gnit par dire à son tour, comme l.i Pauline de Pohjeucle : a Je crois, je vois! » Sa conversion fut fervente et sin- cèri' ; elle resta jusqu'à la fin une lidèle catholique, et Ton peut voir dans ses lettres, impérissable monument de modestie et de piéié. qu'elle était vraiment, comme on l'app' lait, une mère de l'Eylise Hlle l'était, à ces deux grands titres : la science et la charité!

Klle avait quatorze ans, lorsque les Ursulinesla rendi- rent à sa mère, cl maintenant, plus que jamais, celte enfant de la pauvreté et de l'abandcm mèneia une vie austère et triste. Ilél.is! tous les efforts de M"'* Cons- tant d'Aubigné pour retrouver quelques-uns des biens que son indigne mari avail dilapidés furent inutiles. Elle disputait à des parents tout-puissants une forlime indignement gaspillée; elle s'adressait aux mêmes juges qui avaient condamné son mari au supplice des traîtres et des faussaires. A peine on la recevait dans ces grandes antichambres de messieurs du Parlement, et l'on disait que c'était pour elle, en effet, que M. Portai, premier piésident dn Parlement de Paris, avait fait graver quatre fois la leltre Psur la muraille de son hôtel, à en croiie la traduction des malheureux qui s'adressaient à sa justice : Pauvres plaideurs, jrenez palience. Donc, la dame, à la lin, s'était avouée à jamais vaincue ; elle avait courbé la tête, et, résignée, elle vivait du travail de ses mains, dans un grenier de cette rue des Tournelles, que M"' de Sévigub ren)plira tantôt du bruit de sa fortune et de l'ineffable enchantement de son esprit.

Sous les toits, dans nue chambre Iiumide en janvier, fournaise en juillet, la future M"'* de iMaintenon vivait, calme et sérieuse, et soutenue par un orgueil qui tournait sur le dédaigneux. Qui donc maintenant va venii à son aide? Hélas! si première protectrice. M"» de Villette, était morte, et sa mère était mourante. Pas un ami, [las même nu protecteur! Un seul homme à Paris se montra bienveillant pour cette abandonnée, et cet homme, ap- pelé le chevalier de Méré, conune s'il eût prévu que le plus grand monde, et môme une existence souveraine, attendaient SI"» d'Aubigné, lui prodigua les leçons du

bol esprit et, comme on dirait en ce temps-là, do la belle galanterie.

On eût difficilement rencontré un précepteur mieux fiit pour n?ie pnreille élève, que le chevalier de Méré ; il fut pi'ur M"' d'Anhigné ce que Ménage était, à la même heure, pour M"« de Chantai. Ménage était l'ami de M. de Méré; Pascal ne dédaignait pas ses conseils; Balzac lui faisait l'Iiouneur de le consulter; il était une espèce d'o- racle dans le cercle des précieuses. Un mot du cheva- lier de Méré était une si>ulence chez M""' la duchesse de Lesdiguières et chez M""* la maréchale de Clércinbaidt. Demi -pédant, deir.i-ga'ant, ami sincère, il avait sur- nomme M"* d'Aubigné la Jeune Indienne, et la recom- mandait de toutes ses forces : « C'est une admirable écolière, écrivait-il, je ne sais pas de plus cbarniantc ado- lescente, un meilli'ur cœur, un esprit plus éclairé, une personne à la fois plus sérieuse et pi is digue d'être ai- mée.» On voit même, en certains passages de ses lettres, que le chevalier de Méré eût offert volontiers sa forlunc et sa main à M"' d'Aubigné; mais si son nom était an- cien, sa forlunc était peu de chose ; il était vieux, criblé de dettes ; il écrivait des livres que pas un ne voulait lire.

Ah! le chien de style, disait M™« de Sévigné, et l'on n'a jamais rien dit de nùeux de ce précieux, qin triait ses participes et vannait ses adverbes, même en écrivant à son procureur.

A l'heure M"» d'Aubigné perdit sa mère, au beau milieu du Marais, le rendez-vous des beaux esprits et des belles daines, et non loin de la rue des Tournelles, vivait nn homme étrange, appelé Paul Scarrou, un poêle, un boulTon, nn romancier, un malade, nn mendiant. Il était riche, il venait de bon lieu; son père était con- seiller au Parlement; mais le père avait chassé sou fils de sa maison, et le fils, livré à lui-même, avait accompli mille folies, plaisantes si l'on veut. Sa dernière folie avait été une mascarade, en plein carnaval ; cette mascarade lavait forcé de se cacher au milieu des roseaux de la S irtlie, le froid le saisit et en fit l'homme le |)lus contrefait du royaume de France. Il perdit le même jour sa fortune et sa santé, son père étant tombe dans la disgrâce du cardinal de Richelieu. Le voilà donc malade et pauvre, et poëte, ce qiu représente une assez grande quantité de misères sur une seule tète. On a conservé des plaidoiries de Scarron, pour sa maison, une requête en sUjlc burles- que, et plusieurs détails se rencontrent assez cui ieux dans ce faclum : pour Paul Scarron , doyen des malades de France et malade de la reine. « Depuis onze ans, dit-il, ce malheureux Scarron est aussi pauvre que malade ; il n'a pas d'autre bien que son procès ; il est endetté par-dessus la tête, et Françoise Scarron, sa femme (M"" de Main- tenon), n'ayant pas le moyen d'aller en chaise, gâte quan- tité de beaux souliers.» Le factum est joli, sans doute... il fit perdre à Scarron ce dernier procès, qui était tout son bien. Le voilà vivant du travail de sa plume et des gentillesses de son esprit.

Ne croyez pas cependant que cet écrivain, tombé si bas, de nos jours, dans le souci des lecteurs vulgaires, n'ait pas eu ses heures de popularité et ses jours de suc- cès. Peu d'instants avant Molière, au moment la co- médie était si proche, on applaudissait à outrance les comédies de Scarron ; il régnait sur le théâtre avec Jode- lel. mailreel valet; a\oxJodelet duelliste; avec Vllérilier ridicule et le Marquis ridicule. Il était la ressource uni- que des comédiens et des tréteaux. Ses romans se li- saient à la ville, à la cour, dans tous les lieux la langue françni'^e était déjà en honneur, en attendant

MUSÉE DES FAMILLES.

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qn'ille fût partout viclorieiise. Scarron est l'aiiteur de Don Japhel d'Arménie, un des grands succès qui aient pré- cédé le Cid de Corneille. Encore aujourdMiui, le Roman comique occupe une place intéressante dans les hiblio- llièques bien coinpdsées. On doit à Scarron le premier Crispin, on lui doit VEcolier de Salamanque et le Prince corsaire. Il avait un grand mérite, et très-rare, il éiaii gai ; sa bonne liumeur coulait de source, et son beau rire

était nue des grâces de Paris avant que les Précieuses ridicules, le Médecin tnalgré lui et l'Ecole des femmes eussent enclinnlé la ville et la cour.

La Giganlomachie et le Virgile travesti de M. Scarron faisaient les délices du coinniandeur de Souvré, du duc de Sully, des Cliasteau-Neuf et des Biissouipierre. A la ville, à la cour, dans la rue, on clianiail ses cliansons, on répétait ses épigrauimes. Les plus grands seigneurs

Scarron exaiuiiianl ,si.'ii pourpoiiil Dessin île l". I.ix.

se dispulaient ses dotiicaccs. l'onr nous servir d'une expression vulgaire, et qui dit très-bien ce que nous voulons dire, ce brillant Scarron faisait pour vivre et pour s'amuser tout ce qui concernait sa prol'osvion ilo poi'le : ode au prince d'Orange, à la duclicsse dWiguillon ; ode il M. le chancelier. Il a l'ait des épitres chagrines et des ë[)Urcs burlesques ù la comtesse do Tiesqiu», ù M"" du Lude, à M"* de Névillan. Qne de chansons il improvi- sait, ce paiivic diable, i\ la jeunesse, à la bouteille, Ji M. l'abbé d'Hspagny ! Que de sonnets! dont plusieurs sont cliarmanis; celui-ci, par exemple, écrit sous les yeux de M"'' d'.Aubigné :

Supeibes nionunu'nls do 1 orj^ucil ilcs liuni.Tin.s, Pyramides, toniluanx, dont la vainc .<;lruc;ure A lénidipni' que larl, par ladrc-se dos main;'-, I:;i l'assidu travail, poul vaincre la nalurc I

Vionx palais niinos. chefs d'œuvro des Unmains, Kl les derniers otïorls do leur aroliiloolure, (■olisée, oii souvent ces peiiplos inliutuains Ue s'cnire-assassiner se dounaionl lablaluro ;

Par linjure des ans vous Oies abolis.

Ou du moins, la plupart, vous êtes di^molis!

Il n'est pas do cmunl <iue lo lemp< no dissoude

M-î

LECTURES DU SOI H.

Si vos mrjrlires si ilnrs oui sonli sou pouvoir,

l)ni<j»> lioiiMT inaiivnis (luiin iii''(ti;iiil pourpoint noir,

Qui m a duré deux ;ins, soil percé par le coude?

Tn''S-r:irili'mciU on rotrniivorail Ions los amis cl Ions les proloclrnrs tic Piidl Siainin dans srs œtivros. Les plus pramls noms s'y inoiilniil dès liMir nais-ance : A M""» (le Si'vij^nr, à M. Coriicillo, an prinrcilc Gnoméné, à la ihicliossc (lt> Ralian,aii du;: de Saint-Ai;innn,au pic- sidiMil di>, Bidliôvit», à M'"" d'Ilaiilerorl. lis y soni Ions, les bravos pons qni dcvaiinU onvrir d'une main délicale elvaillanle les portes dn grand siècle. Avant de rendre les armes à Corneille, à Moljt're, à Uacine, à La Fonlaine, au roi Louis XIV, ils saluaipiil le cardinal de iMazarin, ils savaient par cœnr les vers de Scarron, ils claicnt aux pieds I c la reine mère. N'onhlions pas deux helles enlre les belles, qni avait-nt lenrs jurandes entrées chez le car- dinal duc de lliilielicn : Marion de Lorme,

Félicité des yeux cl supplice des àracs I

el M""" de Lenclos,

La belle et charmante Ninon, A laquelle jamais on ne répondra : Non I

Le duc d'Engliien, qui sera tantôt le. gr^nd 6ondé, fut ans<i nn des proleclenrs dn boidioinme. ainsi que le duc de Veniadonr, à qui le duc d'Uacs cass^ uti bvasçfl lotOr bant sur lui dans un carrosse :

Dieu vous préserv* de la tombe, Et du duc U'Uzés quand il tomba,

s'écriait Scarron, tout chagrin du bras cassé du duc de Venladour.

Ajoutons la grande Mailemoisclle, dans tout l'éclat do sa jeunesse et de sa royale lieanlc; S.irra/in le pnële, l'ami Voilure et le conim.mdeiir de Sotivré. Tel était le fond de celle belle compagnie, assez voisine, on le vail, par les no us dont elle se composait, du célèbre hôtel de Ramiioiiillet.

Ce fut dans le salon île Scarroit que M"^" de Mainlenon vit pour la première fois le surinleiwlant Foiiqnot, qni fut lin instant le uiaiire absolu de la Fiance, et son digne ami Pelliàson. M:ynard aussi était de cette compagnie, il fut piésenté par M"» de Scndéri. A ce compte, la maison dn [loëlc était la réunion de la meilleure compa- gnie en liommes et rn femmes. Sa correspondance indi- que également quantité d'amitiés illustres; il écrivait les meilliMires tendresses à .M""= de Villarcenx, à la reine de Suède Ciiristine, iiiie reine errante et sans couronne, qui ciait pourtant la fille de Gustave Adolphe, le héros proicstant. Scarron est pins sérirux dans ses lettres que dans ses poésies; il parle à tons ces seigneurs comme nn égal. Sa lettre an cardinal de Ri-lz, le nouveau cardinal, est de bon slyle et de bon goût; ses b'Itrcs à la reine mère ont l'accent vrai. H écrivait à la comtesse de Brionne : « Ah! mad mic, permeltez-inoi d'êlre amou- reux de vous.» An maréchal d'Albrct, son coiislant pro- tecleiir, il écriviul ce louclianl déiail sur la |)anviclé de sa remmc : « Hélas! elle ne va ipie si ses amis la mè- nent, failli' de carrosse. Elle ne peut se réM)ndre à vous écrire qu'elle n'ait vu anpaiavanl qir lipreiijoiii'ment dans vos letlns... Elle est appelée an Broiiage par .M"'' de Manciiii, cette incomparable Uoinaine, dont elle a con- quis la bienveillance, et je ne saurais m'en séparer : elle

est l'alliait de ma petite maison; chaque jour, nous sommes forcés de répondre aux princes, dues et o'Iicicrs do la conroiine, que notre mai-oii est trop pelile. (!t nous lili-lions beaucoup de pens de la cour et de la ville, tant est grande l'ambilion d'êlre admis dans notre humble so- ciété. »

Rien n'élait plus vrai ! Grâce à coite exquise branlé, à ce bel esprit séiienv, fi celle jeune femme allenlivc à loiili's choses et rendant fi cliaciin les respects el les devoirs mérités, la maison du poêle bmloqiie était de- venue un rendez- vous de toutes les élégances et de loiiles les naissantes grandeurs du grand siècle h peine com- mencé. Trop heureuse encore M"« d'Aubi^iié, d'avoir rencontré ce bonhomme a|irès la mort de sa mère ! Il fut fi: ppé tout d'abord de celle beaulé suprême et de ce grand air d'innocence; il éiail pauvre et gloi ieux, il prit en grand respect cette pauvreté glorietise, et tout de suite il proposait h celle belle persoiine de lui faiie une dot, si elle voulait entrer en religion, ou de l'épouser? Peu de scènes plus touchantes ont été arrangées par les poêles de profession.

Un jour que J\l"« d'Aubigné, se tenant à l'écart, dans ce salon, plein de causerie et do récits qui n'étaient pas toujours du meilleur monde, avait à peine obtenu une parole, un regard de Ions ces hommes et de lontes ces femmes dont le meilleur et la pli:s belle n'allaicnl pas à sa coiiilmv, il advint que l'auleur du Roman comique et {\\\ Virgile iravesli, prenant avec respect la belle main de Fiuiiçoi.se d'Anbigiié dans ses mains fn-mblanles d'une admiration naïve : « Econtea-moi, lui dil-il, madame, il l'anl à tout piix que vous sortiez d'une silnalion indigne de voire esprit, de vos beauléset du nom de mon frère le poêle. Agrippa d'Auhigué. Une demoiselle comme vous n'a que deux rossonrcos : le mariage ou le couvent. 'Vou- lez-vous être religieuse? ch bien ! je payerai votre dot; vonle?-vous m'éponser? me yoilà, tel que jo suis, dif- forme et pauvre, à TanmÔHe de tant de gens que je flatte et que je n'estime pas toujours. »

Et quand M"* d'Anhigné, rougissante et tremblante aussi de ce qu'elle allait répondre, eut répondu qu'elle acceptait la main qui lui était offerte, et qu'elle tiendrait compte à M. Scarron de son dévouement, de sa bonlé, Scarron, tout joyeux, fait appeler le notaire et dresser le contrat.

Quelle est la dot de madame? demandait le notaire au poêle.

Ecrivez, répondit Scarron : Deux grands yeux bril- lants comme l'éloiledu soir, la taille d'une reine et l'es- prit d'un ange.

Et, reprit le notaire insistant, quel douaire?

Ecrivez, reprenait le fiancé : Un nom qui ne saurait périr.

11 ne croyait pas si bien dire... elle ne croyait pas si bien faire. Elle trouva dans ce galanthomme nn père,nn ami, un nmi de toiiles les h 'ures, hieiiveillanl et souriant. Jusqu'à la (in de sa vie, il lui fut facile et tendre, avec mille complaisances, une tendresse inlinie, une fiçnn de l'aimer tonte pateriielle, une oliéissance, tin dévouement, une élude à lui pi, lire en toute chose. Or, voici jnsiement dans les letties mêmes de Scarron, que nous retrouvons, oubliée et mgligée, une lettre adressée à M"* d'Anhigné par Scarron lui-même, et nous nous demandons par quelle négligence un |iareil docmnenl devait échapper jnxpi'i ce jour aux meilleurs biographes de M'"* de Mainlenon?

Il n'y a rien de plus rare, et qui davantage explique

MUSÉE DES FAJSllLLES.

;U3

aux incrédules comment il se fit que M"* d'Aiibigné con- sentit si vite et si bien à devenir M°" Scarron :

« A Mademoiselle d'Aubigné.

« Mademoiselle,

«Je m'étais toujours bien doulé que cette petite fille que je vis entrer il y a six mois d:ins ma cliiimbrc avec une rolie Irop coiirlo, et qui se mil à pleurer, je ne sç;ii pas bien pourquoi, élail aussi ,«piri(uelle quelle en avait la mine. La lellre que vous avez écrile à M"° de Siiut- Hcrmant est si pleine d'espril, que je suis mal coulent du mien, de ne m'avoir pas fait connaître assez tôt le mérilc du vôIre. Pour vous dire vrai, je n'eusse jamais cru que dans les Isles de l'Amérique, ou chez les reli- gieuses de Niort, on apprit à faire de belles lettres; et je ne puis bien m'imatiiner pour quelle raison vous avez apporté autant de soin à cacher voire esprit, que chacun en a de mnnlrer le sien. A celte heure que vous êtes dé- couverte, vous ne devez point faire de difficullé de m'c- crire aussi bien qu'à M"^ de S.iinl-llermaul. Je ferai tout ce que je pourrai pour faire voir une aussi bonne lettre que la vôtre, et vous aurez le plaisir de voir qu'il s'en faut beaucoup que j'aie autant d'esprit que vous; tel que je suis, je serai loiile ma vie, mademoiselle, votre très- humble et très-obéissant serviteur.

« Scarron. »

Les jours qu'elle a passés chez l'ctrango époux que lui avait donné sa pauvreté vaillante font le plus jirand hon- neur à M™" Scarron. Elle accepta volontiers les devoirs les plus difficiles ; elle se dit, tout d'abord, qu'elle serait la providence de son pauvre estropié (c'est ainsi qu'elle l'appelait) et qu'à sou tour elle lui sera douce et bieu- vcillauie, induljieute aussi; car le b'uiliomme aiuiait à dompter ses doulein's par des railleries, des quolibets, des vantardises, toutes choses malséantes, que peu à peu réprimait celle aimable feinuie en le lançant duuceun'ut, si bien qu'en peu de temps disparut le burles.pie, el l'on n'eut plus que l'agréable et le bon plaisant. Aulour de cet liouiuio, heureux dans SOI) mariyie, accouraient les meilleurs et les plus grands esprits, attirés dans ce pauvre lof^is nu peu par l'esprit du luari, beaucoup par l'allilnde et le calme ingénu de la femme. Au premier rang des assidus (le cette maison élaionl Turenne el MiguanI, le duc de Vivouue cl lo marquis de Coligriy, M"« de La Sa- blière et iM™» de Sévigné. W"« de La Suze, toute la fleur du panier, el djaipie jour, c'élaieut des cause- ries, des rires el Ues improvisations à riufini, chacini s'cITorçant de faire oublier au bouhomme ses diuileurs cha(|ue jour graudissunles, et ses Iccleurs devenaul plus rares chaque join*.

« iMes amis, disait-il, c'en est fait de moi, j'ai perdu mon iiuirquisal de Qllilui.^) Quiut'l élaitsou libraire; son marquisat vlii'ii ses droits dauteui, i|ui n'étaient plus que peu de chose. « Hélas! disait Seairon, mon esprit moiirl avant moi; voilà mes chefs-d'œuvre oubliés; que de- viendra ma pauvre femuic? » El, la regardant d'un re- gard si tendre et si dévoué : «Vous êtes, lui disait-il, mu seule iiupiiélude. El que ferez-vous sans voire malade?» En même leuq)s il cherchail à gagner quelipie argent, en levant un corps de iroupes pour accouqiagner les di- verses marchandises ipii circulaient dans le royaiune. Il disait aussi qu'il eût préféré maucpier à la reine clle- nièuie, que do manquer à sa l'ennne. Il l'Inmorail de toutes les forces de son àuie. Cependant 1 liounuo allait cliafpic jour s'affaiblissant ; il n'avait pas cinquante ans

que déjà la mort était proche II la vit venir sans trembler, et ne regrettant que le peu de bien qu'il laissait à celle aimable compagne. « Ilélas ! disail-il, vous n'avez rien, voilà toute ma tristesse. » En ses derniers iusianis, il avait encore le mol pour rire, et ce qu'il appelait son tes- tament fut encore une plaisanterie. « Je lègue aux deux Corneille, disait-il, cinq cents louis de patience ; à Des- préaux, une dose de bonne humeur; à ma chère femme, ici présente, la permission de prendre un mari noble, et riche et bien fait, non pas tel que je suis, un raccourci de la misère humaine, un gourmand, un paresseux, un malade... » M ajoutait : « C'est pourlant assez facile, après tout, de se moquer de la mort. »

Scarron mourut le 14 octobre ICGO, au plus beau mo- ment de la jeunesse et du règne de Louis XIV. Sa veuve le pleura avec des larmes sincères; il avait été si bon pour elle! il l'avait entourée à plaisir de tant de respects, modérant, pour lui complaire, ses saillies un peu vives et S's mots trop salés pour une femme en sa vingt-cinquième année et de l'esprit le plus délicat du monde. Un portrait de M"* Scarron la représente en ce bel âge. la dou- leur même a les apparences d'une certaine joie. Elle était grande cl de belle taille; un teint fort imi et fort beau; de beaux cheveux d'un châtain clair accompai,'naient di- gnement ce visage enjoué, modeste cl de la plus parfaite beauté, tant il était admirablement éclairé par ses deux grands yeux, pleins d'éclat, d'esprit, d'iulclligeuce el de passion. Ce visage élail enchanteur par un mélange ex- quis de grâce el do naturel, d'imc joie inefrd)le à la sur- face, el d'une mélancolie irrésistible aux heures som- bres; un parler juste, un accent vrai, im esprit semblable à sa beauté, agréable et bien lom'ué, avec cela beaucoup d'orgueil, peu de vanité, une gramle austérité dans sa vie, un charme infini dans la moindre action. Elle plai- sait infinimenl, disait iM. de Saint-Simon, qui pourtant ne raimail tinèrc.

Restée ici-bas seule encore une fois, plus que jamais elle appelait la prudence h son aide : A moi, prudence ! el la prudence aussi, jusqu'à ce jour, l'avait sauvée. Elle vivail comme une récuse en celte maivon du lionhomme Scarron. el se n»ôlalt à la gaieté générale, afin de la maintenir dans de justes bornes. Un jour de réception, son valol lui vint dire à l'oreille : « Ah! madan)c, encore ui:e hisîoire, cl ces mcNsienis oubheronl le rôti qui nous man(pie. » Dans les jours de carèn»e, elle mangeait un ha- reng au b(Ui! de la table, cl bientôt se retirait dans sa cliand)re; elleavaitconqirisqu'iine coudiiilc moinsexacie, à l'âge elle élail, pourrait nuire à sa répnlalion. l'n effet, c'était sou rêve : alteindrc aux lioniieurs d'mie bonne renonnnée, el n'en plus siutir. Elle n'avail |ias d'antre an)bition. « Je veux être estimée» éhil sa volonté suprême, cl tanl d'estime, en effet, reuloiira, que la reine mère, apprenant les grâces et les vertus de celle femuïe de la maison d'Aubigné, non-seulement lui con- linna les quinze cents livres de pension (pi'elle faisait à Scarron, en (piaillé de sou malade, mais elle augmenta la pension de cinq cents livres. « lexpielles cinq cents livres je destine aux pauvres gens ! » écrivait-elle à M"'" la miréchalo d'Albret, son amie; et le mot n'est pas lro[) fort.

La maréchale d'Albrel, difficile en fait trtmilié, y re- gardait à deux fois avant d'ouvrir sa porte à mie jeuno Icinine de vingl-ciiK) ans. el Ion peut dire tpie l'Iiôlel d'Albret élail comme une forlercsse, accessible à la bonne conduite, à riioniienr. à la verlu, à la probité. «Cela me faisait honneur, disait M"* de Mainlenon, de m'en-

M\

LECTURES DU SOlll.

nuyrc iliiiis celle maison austère, et je préférais cet ennui honorable aux diverlissemeiits des plus belles compa- gnies. » En cet liôlel irAlbrct se réunissaient, comme in un centre commun de modestie et de bel esprit, M"* de (boulanges, M""' de Lal'ayetle, ftl"" de Sévif^né, M*"* de Tiiianyes et M'"* de Montespan, M"» do Pons, la marquise de Sablé, le duc de Larocliefoucauld ( l'aulcur des Masimcs). Bref, tonio la belle et bonne oompaj^nie, el sans niéhinj^e. A l'iiôlel de Richelieu, UK'me fcle et inpme accueil. On eût dit une succursale de la cour,

cet hôtel de Richelieu, qui bienlôl ne connut guère de plus rare ornement que cette belle veuve, en habit modeste cl bien vêtue d'une honnête étamine de Lnde, et bien chaussée, en beaux jupons (même on l'appelait la dame aux beaux jupons), digne habitante du couvent des Hospitalières de la place Royale.

« Eu ce temps-là, disait-elle, j'étais si contente et si riche avec mes deux mille livres de pension ! Je ne con- nai>sais ni le chagrin, ni rennui,ni l'ambition ; les femmes vcnaienl à moi, parce que j'étais douce cl facile à vivre;

M"* de Mainlenon écrivant ses Ménioires. Dessin de F. Lix.

les hommes me suivaient pour les belles grâces de ma jeunesse, et de toutes parts j'entendais les honnêles gens qui disaient du bien de moi. »

De son côté, un des hommes les plus habitués à la médisance, et qui la disait à merveille et n'épargnait personne, Bussy-Rabulin, s'inclinait devant riionnêtelé et la vertu de .M"'* Scarron, subjugué qu'il était par celle glorieuse el ivre fulable pauvreté. «Je l'ai cent fois, di- >ait M. de Basville ( un Lamoignon, qui fut le tyran du Languedoc) ramenée en mun carrosse des hôtels d'Albret

el de Richelieu dans la rue Saint-Jacques, elle demeu- rait; j'étais pénétré pour elle du même respect que j'au- rais eu pour la reine. Son seul regard imprimait le res- pect, et nous étions tous surpris d'une si belle personne, alliant lant de vertu à tant de jeunesse, et tant de pro- bité à lant de charme. »

Telle elle était. Son confesseur, l'abbé Gobelin, un vieux prêtre qui avait porté l'épée , un très-honnêlc homme, avait accepté la direction de cette âme élégante, et la trouvant sans péché, il s'en prenait à son esprit

MISÉE DES FAMILLES.

3i:i

pour la vaiiicre. « 11 tn'a commandé de me rendre en- nuyeuse, afin de morlificr la passion de mon esprit, qui veut plaire. Il veut que je me retranche aussi sur ma toilette, et quand je lui dis : Voyez, mon père, je suis vêtue en petite bourgeoise; il n'y a rien à retranclier, pas un ruban, pas une dentelle, il me répond: Je ne sais ec qu'il y a, ma très-honorée dame, mais quand vous venez vous confesser, je vois tomber à mes pieds une

quantité d'étoffe qui a irop bonne grâce et vous sied trop bien. » Le vénérable abbé Gobelin cherchait le mot de celle énigme; il n'y a qu'un mot qui serve : élégance! une suprême élégnnce de l'habit, de la personne et du maintien; cette élégance qui charmait, à leur insu, les dames les plus difliciles : M"^ de Coulanges, Fa prin- cesse des Ursins, la marquise de Monlchevreuil, la prin- cesse de Nemours, qui fut plus Icrd reine de Forlugal,

I.n comédie à Sainl-Cyr. Louis .\IV distribuant les billets pour la comédie à Sjinl-Cyr. De.vsln de F. Lix.

et qui voulait emmener M"" Scarroii avec elle. Les unes cl les autres, elles s'ingéniaient de la meilleure amitié du monde ;i trouver une position (pii fût digne d'elle, à cette aimable femme, dont elles savaient la réserve et dont elles avaient fait leur conlidente. Elles avaient même trouvé un homme do la cour, Irès-riche cl d'un grand nom, qui l'ciil épousée; elle refiisa la main de cet homme uniquement, répondit-elle, parce (ju'elle no pouvait pas l'estimer.

AOOT \8{M.

Elle vivait ainsi depuis tamôl six années, à l'abri de l'envie et do la médisance, quand la mort de la reine mère la plongea encore une fois dans la pauvreté. La pension do la reine s'éteignait avec la reine, et l'on vit bientôt (la pauvreté est une contagion) s'éloigner de celte femme, abandonnée h elle-même, la foule qui na- guère l'enlouiail. Seul, l'abbé Testu re>ta fuièlo à celte amitié bienséanle. Il écrivait des pl.icels au roi pour sa protégée, cl le roi, do mauvaise humeur, lisait ces placeU

!( Vi:«GT-NH VIÈMKVOUUF.

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LECrURES DU SOIH.

sans y n'|i(iiiilri'. Une fois im'mo il s'écrin, on froissant riniinblc lotlic : « VJ\ (|iioi! toujours la veuve Scarron ! Oni, sire, ii'prit M™" do MoiilospaM, et les lionnMcs gens s'élonntMil (ioco tine Voiro M.ijoslé n'ail pas encore i>\ancé la pclitf-lilio d'A^rippa d'Anbiyné. qui fnt l'ami d'IliMiri le Grand, voire aïeul. » Snr (pioi lo roi, vaincn, rétablit la pension de la veuve Scarron, cl quaml elle vint pour lui lénioijjncr sa reconnaissance cl Ini poricr ses res- pecls, le jeune roi, la trouvant au gré de son esprit et de SOS regards, lui lit bon vlsngo, et juignnni la grâce au bienfait, il lui dit, avec son gosic irrésistible et tout royal : « Madame, pardounoz-inoi de vous avoir fait al- tendie; mais vous avez lanl d'amis que je n'ai pas voulu perdre à vos yeux l'honneur de vous agréer. »

C'était Plicure, eu ce Versailles splendide, oij M"'' de La Vallière allait o.xpier, dans les horreurs de In plus fervente pénilenee. les égarements de sa jonncsse; riicure encore M"'* de Monlcspan, dans tout l'éclat de sa majesté via- gère, voyait à ses pieds charmants le roi, la cour, tout le royaiune. Il serait malséant de maltraiter M""" de Mou- tospan et de lui faire o.xpier, plus ciuellemciU qu'elle ne l'a fait (lli; mémo, une royauté qu'elle n'avait pas cher- chée. Aussiiôt qu'elle eut deviné le penchant du roi pour sa heauté, elle voulut fuir et rentrer dans sa maison ; sa maison lui fut fermée; elle resta à la cour malgré elle, et dans ce comble inouï de puissance et d'autorité elle ne laissa pas un seid jour sans se repentir. Celait un mé- lange accompli de toutes les beautés, de tous les remords, de toutes les joies, de toutes les douleurs. Elle était tout ensemble allicre, humble, impérieuse, affligée, et dans l'abîme et sur les nues. Elle passait sans cesse et sans fm du rire aux larmes, de l'espérance au désespoir, de la poui pre au cilice, et de la couronne aux plus violentes afflictions de rame liumaine. Et jamais, entourée de toiUes les splendeurs de lu royauté, ou bien en pleine disgrâce, elle ne se délit de l'extérieur de reine qu'elle avait usurpé dans sa faveur, et qui la suivit dans sa re- traite. Princes et princesses la venaient saluer avec un air de grand respect. Elle ne rendait sa visileà personne. Elle fut belle comme le jour jusqu'au dernier moment de sa vie, avec des grcàces qui lui faisaient pardonner son incroyable orgueil. Vainement eussiez-vous cherché dans la cour la |dus polie et dans la France du grand siècle une égale à M"" de Moulespan dans toutes les choses de l'espiil, de la politesse, de l'éloquence et du savoir-vivre. Elle était un exemple; elle était l'accent même du beau langage qui se parlait à Versailles, et tant de ferveur, tant de piété, tant de pardons pour les scandales qu'elle avait donnés ù tou| ce royaume ; et des tendresses infinies pour ses enfants, dont elle fut si longtemps privée. 11 ne faut pas l'accuser, il faut la plaindre. Elle a chèrement payé quelques journées de triom|ihe. Elle fut véritablement la protectrice la |;lus puissante de la veuve Scarron. Elle lui couda les secrets les plus chers de sa vie ; elle força le roi de lui comman- der d'avoir soin de cet enfant qui devait s'appeler le duc du Maine. Eu ce temps-là, le nom du roi renversait l'obstacle; il n'y avait [lar, d'objection à ces simples mots: «le roi le veut». C'est parce que le roi l'a voulu, que la lille des d'Aubigiié éleva les enfants du roi, et bientôt même elle eu fut la vraie mère. Elle les entoura de toutes les veilles, de toutes les bontés maternelles, et quand il fallut quitter la retraite elliî les avait cachés, quand, jiour récompense de celle esiièce d honneur un peu sin()ulicr, elle accompagna ces enfants mystérieux à Versailles, plus que jamais elle redoubla de prudence. Il fallait l'en-

lendre elle-même racontant toutes les peines qu'elle s'était données !

« J'étais seule, et toute la lâche était pour moi. Je remplaçais les ouvriers, je surveillais les nourrices, je veillais toute la nuit, et chaque jour, api es m'ètre haliil- lée, je montais en carrosse pour aller à l'hôtel d'Albret ou de Richelieu, aliu que ma société ordinaire ne sût pas que j'avais un secret à gaider. » Elle croyait au secret... La ville cl la cour le savaieni aussi bien qu'elle-même. Un jour que la nourrice du duc du Maine fut rencontrée par le roi, le roi lui dit :

A qui cet enfant?

Sans doute, reprit la nourrice, à celte dame qui en prend tant de soin.

El le père ?

Oh! reprit la nourrice, c'est pour le moins quelque président au Parlement.

Voilà comment peu à peu le roi s'accoulumait ù la veuve Scarron. Le roi se méfiait des femmes beaux es- prits; il u'aim;iit pas qu'une femme en sût autant (]ue lui-mônic en l'art d'interroger, d'écouter, de répoudre. Il se méfiait de celle dame entourée de tant de louanges, pour sa sublimité. Mais enfin il se rendit à son tiuir à ce calme, à ce sang-froid, à celle modestie, à celle façon de supporter les violences et les colères de M"'« de Mimtes- pau, lorsqu'eufiu M"* de Monlcspan eut compris qu'elle était vaincue, et qu'entre elle et la veuve Scarron le roi ne serait pas longtemps indécis. C'en est fait, la modestie el la bonté l'emportent à jamais sur la violence et sur l'or- gueil ; chaque jour ajoute à la défaite de M"" de Montes- pan, chaque jour ajoule au triomphe de M""* de Mainle- non, c'est le nom que le roi lui avait donné en lui donnant le marquisat de, Maiuleuon. Quels furent alors les regrets de M™» de Montes()au ! Quelle douleur, quand il fallut renoncei-, d'un renoncement si cruel, à l'autorité, à la majesté!

Ou était à la semaine sainte de l'année lG7o, M"" de Moutospan s'était retirée de la cour pour obéir aux jeûnes, aux aumônes, aux abslinences, à l'austéiité du carême, et le roi, resté seul, dans cette cour allristéo par tant de désordres, écouta, docile aux bons conseils, ces trois amis de sa gloire ici-bas, les garants de son pardon là- haut : Bossnet, le duc de Moulaus:er et M"'« de Mainte- non. Pensez donc à leur joie eu trouvant ce roi, jeune encore, si voisin du repentir.

Je lui parlai, disait M™" de Mainlenon, en olué- tienne, el eu véritable amie de M™* de Moulespan ; je lui représenlai le poids de ces chaînes qu'jl «'osait pas bri- ser.

Il s'agitait, il se repentait, il rappelait la feuime ab- sente, et sitôt qu'elle reulrail en yràce, alors reconnnen- çaienl pour M'"* de Muiutenon les plus ciuolles angoisses.

«Je ne saurais comprendre, écrivait-elle à l'abbé Go- belin, que la volonté de Dieu m'ait si cruellemeut livrée à M"* de Monlcspan. Elle me bail, il se passe, entre elle et moi, des choses terribles... »

Telle fti-t la dernière lulle entre ces deux femmes. La reine, une sainte, honorait M"" de Mainlenon, qui Tcn- lourait de respects. Elle niourul en la bénissanl, le .'ÎO juil- let IGS.'J Le roi était veuf, il pleurait, il se lamentait de la mort de celte reine « qui ne lui avait donné que le chagrin de mourir. » Déjà M"" de Mainlenon se retirait, quand le ducde Larochefoucauld, ia poussant dans l'ap- paiteiiionl du roi ; « Madame, lui dil-il, ce n'est pas le temps de le quitter, il a besoin de vos consolations. » Les amis du roi l'emmenèrent à Fontainebleau, M""* de Main-

MUSEE DES FAMILLES.

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tenon fut (]ii voyage. Le roi l'avail fnite dame d'atours de W™' la Daupliiiie, et désormais délivré de M"* de Mon- tespan, il trouva ralléj^eance et le repos à celle ombre iiigônicuse et ciénionte. On a gardé de M"* de Mainte- non une lettre qui se termine ainsi : « Soyez, sire, aussi bon ciirél en que vous êtes grand roi. La reine a vécu, elle est morte comme une sainte; elle est au ciel, et de- mande à Dieu le pardon de vos pécliés et la grâce dos justes.» A CCS paroles consolantes, le roi fut alicnlif, le roi reconnut l'accent du devoir, le roi pensa qu'il pouvait tout sauver encore avec une vieillesse honorée et respec- tée. A quarante-cinq ans qu'elle avait à la mort de la reine, M"«de Mainlenon était encore d'une grande beauté que son esprit faisait valoir. «C'était, au dire de Féne- lon, la sagesse parlant par la bouciie des Grâces. » Et plus le roi obéissait au charme, et plus la France entière ap- plaudissait à celte conversion inespérée. «A Tàgc je suis arrivée, écrivait RI"* de Maintenon à M"* de Fron- tinac, il n'est ])lus temps de plaire, mais la vertu est de tout âge... il n'y a que Dieu qui sache la vérité... Le roi me donne les plus belles es|)érances, je le renvoie tou- jours affligé et jamais désespéré. »

Voilà tout le secret : elle le consolait, elle écoutait sa plainte, elle acceptait ses espérances. A la fin, le roi, qui ne voulait ni garder le célibat, ni rentrer dans un état qui troublait sa conscience, offrit à M""' de Mainlenon une union légitime et secrète. Il voulait une épouse, et sa propre majesté lui défendait d'en faire une reine de France. « 0 miracle! disait un évêqno de ce temps-là, la veuve de Scarron devenir l'épouse de Louis le Grand, et le captivant par sa piété, par sa vertu ! Le voilà donc fixé, le plus volage de tous les cœurs pendant plus de trente années consécutives, et songez que celte admirable épouse a captivé le grand roi par la douceur de son esprit, par le ménagement de sa gloire, en s'oubliant elle- même. » Ajoutez que les plus grands amis du roi, et M. de Louvois, son premier ministre, ayant appris le pro- jet de ce mariage élrange, y résistèrent de toutes leurs forces; Louvois, se jetant aux pieds du roi son maître, et les mains jointes, le conjura de renoncer à ce projet, qu'il appelait une dégradation. Peu s'en fallut que ce minisire, indispensable aux projets de Louis XIV, ne perdît ce jour-là toute sa faveur. La cour, pendant vingt- qualre heures, parla de la disgrâce de M. de Louvois; il était perilu sans M""' de Mainlenon, et ce retour de Lou- vois fut une des bonnes actions de sa vie. Ainsi le ma- riage était irrévocable, et remarquez, pour détruire en passant, nu de ces préjugés trop communs dans les fails principaux de notre histoire, qu'à l'heure de son mariage et de sa conversion, le roi Louis XI V éiiit dans toule la lorce et tout l'éclat de sa maje.>té. Ses armes agrandissaient la France et lecnlaienl nos fronlicres. Ses plus grands en- nemis se taisaient, [ileiiis de respect. Alger tombait, Al;:er, ce nid (le vautours, au dire de Bossnet. Ce mariage du roi et d(! M""" de Mainlenon n'a pas laissé de traces au- theniiquos, et, cependant, pas un n'en doute. Au mois de juin 1081, dans un des cabinets du roi, à minuit, sept personnes se réunissaieul eu grand iiiy>lère, à savoir : l'archevêque de Paris, qui donna la béuédiclion nuptiale; le confesseur du roi, qui dit la messe, ei Biinlem|is, le va- let de chambre, qui la servit. Etaient témoins les mar- quis de Louvois et de Moulcbevrenil. Et ce mariage étant accompli, chacun des assistants |ionssa si loin le mystère ei la probité, qu'on ne sait rien encore aujourd'hui, rien de légal et d'anlbenliqne. Elle-même, M"" de Mainle- non, avant de mourir, prit grand soin de faire disparaître

les moindres témoignages de cette union qui la glorifiait. Mais les respects de tout Versa' lies, les dél'éiences du roi, ' les honneurs intimes dont celle dame était coml)lée, un appartement de plain-pied avec l'appartement de Louis XIV, et quand elle assistait aux offices de la cha- pelle, la tribune réservée à la reine, une aulorilé sans bornes et ce privilège royal, la libre entrée eu tous les monastères de France... autant de témoignages irrécu- sables de ce mariage de conscience. Un jour même que M"" de Mainlenon frappait à la grille des grandes Car- mélites :

Madame, lui dit la supérieure, vous savez nos usages, c'e.'ît à vous à décider.

Ouvrez toujours, ma mère, ouvrez, répondit M™» de Mainlenon.

Le roi l'appelait «Madame», et M. le Dauphin implorait sa bienveillance ; les Parlements, les provinces, les villes, les cardinaux, lesévêques, tous les grands du royaume, et jusqu'au souverain pontife, imploraient la grâce et l'autorité de M"" de Mainlenon. Jamais reine de France ne fut plus entourée, avec des respects plus unanimes; mais aussi quelle tâche elle avait acceptée! Occuper di- gnement les loisirs d'un prince lassé de tout, plaire à cet homme accablé de louanges, changer en belle humeur ses tristesses profondes, passer sa vie à interroger un geste, un regard. Conseiller en tremblant, supporter tous les reproches, rendre au maître absolu tout l'honneur. Pas de trêve et pas de repos; toujours la patience, et toujours la résignation, telle était la tâche acceptée avec tant de courage, un si complet dévouement. A ces grandes vertus, celle reine ajoutait la vertu qui les vaut toutes : la charité.

Son premier soin, quand elle fut arrivée à ce comble auguste de la plus rare et de la plus complète dignité, ce fui de venir en aide aux demoiselles nobles et sans for- tune; elle se rappelait si cruellement ses journées de misère et d'abandon! Elle commença par réunir autour de sa vigilance quelques orphelines sans asile, et hienlôl, sa charité augmentant avec sa grandeur, elle on vint à rêver ce grand établissement de Saint-Cyr, qui est resté une des plus belles institutions du grand siècle. «Jamais reine de France, disait le roi, n'a rien entrepris de sem- blable. » 11 hésitait encore; elle lui rappela tant de ser- vices de tant de gentilshommes que la guerre avait mi- nés, et le roi, vaincu par de si bonnes raisons, fonda la maison de Saint-Cyr.

Sainl-Cyr est un village silué au bout du grand parc de Versailles, à une lieue du château. A ces limites ver- doyantes commencent les plaines dorées de la Beauce. Louis XIV chargea Mansart d'élever en ce lieu une mai- son simple et de bon goût, qu'il dota de deux cent mille livres de rente, après l'avoir fournie abonikuumenl de toutes choses : babils, linge, meubles, orncmeuts d'é- glise. M"" de Mainlenon lit mieux encore, elle éciivil de sa maiii nette et ferme ïc^ conxtilutions iic, Sainl-Cyr; elle arrêta le costume de ses lilles bien-aiméos; elle le von'iil élégant, plein de grâce et de modestie ù la fois. Elle-mèaie, ell<; remplit l'une après l'autre pres(pie toutes les charges de la maison, et cumine elle voulait liabiliier de loiiue heure ces aimables enf.mts qui portaient si lé- gilimement les plus grands noms de la Franco et les plus glorieux, à bien parler noire langue, un de nos plus rares honneurs, elle conunaudait à l'auteur {i'Andromitqtte, iV l})hiyrnie et de Uajazcl o une Iragétlie qui apparlieu- driit tout entière à Sainl-Cyr et ne sérail nullemeul cou- nue du public. » A la voix de M"» de Mainlenon, Racine

;t is

LECTUUKS DU SOIH,

écrivit doux cliors-il'œiiviv : Eslher, Athalie, el la repré- seiilalioii ô'Lsther esl roslce un des grands souvenirs du grand siècle.

A ce propos. M"" de Se vigne écrivait une lellro ailo- rable : « C'est une chose qui n'est pas aisée ù re|)résenler et (]iii ne sera jamais imitée; c'est un rapport de la mu- sique, des vers, des clianis, des personnes, si parlait, si complet, qu'on n'y souhaite rien; les tilles qui l'ont des rois et des personnages sont faites exprès; on est atten- til", et l'on n'a point d'autre peine (jne celle de voir finir une. si aimable pièce ; tout y est simple, tout y est inno- cent, tout y est sublime et touchant. Cette fidélité de l'Iiis- loirc sainte donne du respect; tous les chants convena- bles aux paroles, qui sont tirés des Psaumes ou de la Saijcsse et mis dans le sujet, sont d'une grande beauté qu'on ne soutient pas sans larmes; la mesure de ra|ipro- bation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'allention. J'en fus charmée el le maréchal aussi, qui sor- tit de sa place pour aller dire au roi combien il était con- tent, et qu'il était auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir vu IHsthcr. Le roi, avec un air d'èlrc chez lui qui lui donnait une douceur très-aimable, vint vers nos places, et, après avoir tourné,, il s'adressa à moi et me dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été con- « tonte. >) Moi, sans m'étonner, je répondis : « Sire, je « suis cliariuée, ce que je sens est au-dessus des paroles.» Le roi me dit : a Racine a bien de l'esprit. » Je lui dis : « Sire, il en a beaucoup ; mais, en vérité, ces jeunes pcr- « sonnes en ont beaucoup aussi. »

Tels furent les grands jours de Saint-Cyr, les beaux jours de M'"' de iMainlenon. Celte aimable maison était un repos pour elle; elle arrivait souvent à six heures du maiin, pour être au lever des demoiselles, el suivre toute leur journée, eu qualilé de première maltresse. Ele aidait à peigner et à habiller les petites; elle était une institu- trice, elle était uwg mère ; elle dînait avec ses enfiuits, elle s'inquiétait à les doter pour le jour de leur mariage. «Ayez soin du corps et de l'àme, disait-elle... Il faut qu'elles travaillent, qu'elles obéissent, qu'elles soient so- bres, et savantes dans la science de Dieu. » Ainsi elle lit à ces enfants de sou adoption une vie heureuse , en plein calme , en pleine sérénité : « N'épargnez rien pour lonr santé etpour /fMT tai7/e.« Elle les veut fortes, elle les vent belles, sérieuses, intelligentes, «ennemies des subtilités, et marchant droit leur chemin, sans emphase et simple- ment. » Si bien que l'esprit de M'"* de Maintenon vivait à Sainl-Cyr.

Llle conduisit à Saint-Cyr, à peine arrivée en celle cour de Versailles, qui devait porter son deuil éternel, la jeune duchesse de Bourgogne, cette dernière joie et le dernier espoir de Louis XIV vieillis-^ant. elle fut éle- vée; elle apprit aux écoles de Sainl-Cyr à honorer celle dame sérieuse, comme elle l'appelait. Jusqu'à la (in de Saint-Cyr, le souvenir de la duchesse de Bourgogne a rempli ces saintes murailles; tous parlaient avec des larmes mal contenues de sa gaieté, de sa jeunesse et de sa grâce, avec le roi, avec M""^ de Mainlenon, sa tante. Hélas ! cette fleur de la couronne de France, elle fut bien vile éteinte : «Avec elle s'éclipsèrent joies, amusements, plaisirs, et toute espèce de grâces. » A la mort de la du- chesse de Bourgogne, tout devient sombre; on n'entend plus parler que de ruine au dedans, de misère au dehors, el les échos de ces douleurs retenlissaient dans les jeunes cœurs de Saint-Cyr. Ceci est toute une histoire; elle n'est plus à fuire, elle est laite, par un habile et savant homme, appelé M. Théophile La vallée. Il vous diia toutes les ré-

volutions de ce doux petit coin terre, survécurent, niênie après la mort du roi Louis XIV, son génie et sa volonté dernière.

A soixante-di.\-sopt ans, dans une verte el très-inlclli- geiite vieillesse, exjnra le roi Louis XIV, n'ay.int plus, à son lit de mort, que cette épouse et celte amie,' attentive à ses siqirèmes douleurs. M'"* de Mainlenon avait alors quatre-vingts ans , el malgré sa vieillesse et ses inlirmités elle veilla plus d'une fois quatorze heures de suite au chevet de ce maître adoré de tant de gens, qui fut roi jusqu'à la dernière heure. Il contempla d'un regard calme el fier celte mort approchante ; il déclara ses dernières volontés à M. le Dauphin, au duc du Maine , à M. le duc d'Oiléans; puis, se tournant vers M™» de Maintenon, il lui dit : « Qu'allez-vous devenir, vous n'avez rii'ii? » Vous n'avez rien! est une grande louange adressée à cette reine. Après la mort du roi, elle se relira dans sa maison de Saint-Cyr. C'était le port après le naufrage, le repos après la fatigue. A peine si quelques bruits venus du dehors, la visite du czar Pierre V\ par exemple, arrachè- rent M""" de Maintenon à sa solitude. Au bout de quatre années, passées dans celle retraite profonde, tout était pour elle prières, travail et bonnes œuvres, elle expira doucement, dans la piété la plus fervente, le IS août 1719, à quatre heures du soir : « Elle fut près de trois heures h l'agonie, elle avait l'air d'une personne qui dort tran- quillement , et son visage paraissait plus respectable et plus beau que jamais. » A peine si le monde, qu'elle avait rempli de son nom, apprit qu'elle était morte. Tout Sainl-Cyr la pleura. Elle avait ordonné qu'on l'enlerrât dans le cimetière avec les religieuses, m;iis un tombeau lui fut élevé dans le chœur de l'église. Hélas ! désormais Saint-Cyr était vide; un règne allait venir, misérable et sans respect pour le passé, qui devait prendre en haine une si grande mémoire, et plus tard, quand le roi Louis XV aura parcouru ce cercle abominable de scandale et d'inep- ties, une révolution viondia, sauvage cl sans pitié, qui s'en ira dans les caveaux de Sainl-D.'uis pour souiller la cendre des rois. Dans les ruines de SaintCyr, la Révolution sans pitié devait arracher M""^ de Maintenon à son cercueil. Quelle misère! et quelle étrange profanation de celle royale maison de Saint-Cyr. qui devait jeter dans la P"'rancc entière l'exemple des jlns rares et des plus modestes vertus. C'est vrai pourtant! La maison fut déviislée ; on vendit les meubles, les livres, les cercueils. Ils brisèrent le tombeau de M'"' de Maintenon, et son cadavre étant dépouillé de ses habits, ils la traînèrent par une corde, au milieu des insultes et des risées, dans un grand trou elle fut précipitée : «Ainsi jusqu'à la fin, elle fut trai- tée en reine. » C'est une belle parole de M. le duc de Noailles, un des héritiers de M"'" de Maintenon.

Ce ne fut que bien plus tard, en 1836, sous le bon roi Louis-Philippe, que fut rolrouvé, dans l'ancien caveau de Saint-Cyr, \u\ cercueil de bois vermoulu, qui contenait encore les débris du linceul, ime croix d'ébène, un sou- lier de femme el quelques lambeaux. C"s reliques pré- cieuses furent déposées dans un mausolée en marbre noir, posé sur un socle en marbre blanc. Voilà tout ce qui reste aujourd'hui de M-»* de Maintenon, la reine, et de celle antiqiu; maison de Saint-Cyr, furent si digne- ment élevées, par une si admirable institutrice et Uière, ces nobles filles, si françaises, qui se glorifiaient surtout d'appartenir à la race des soldats.

Jlles J.\NIN.

MUSÉE DES FAMILLES.

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CHRONIQUE DU MOIS.

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LECTURES DU SOIR.

PALAIS DK L'1-XPOSITION Dlî LONDIŒS.

Nous oiïniiis ;i nos looloiirs une vuo de ce fameux palnis de Kciisiii^lon, laiil crilii|m; par tant de tnoiide. Il avait un grand cnnenii : c'est le Palais de cristal de 18GI, f|ui ëlait peiit-èire pins oripiiial avec son arcliileclure essen- liellenient moderne et ses nialérianx p!iis moiit-rnes en- core, le verre et le fer. Le palais de sir Joseph Paxion était, en quelque sorîe, le palais (h> l'avenir, et puis il était veiin le premier, ce (jni est u\) prand boidicur el d'un grand e-prit dans les choses d'ici-bas.

Le palais de Kensington n'a point été dessiné par Bra- mante; mais il n'est pas aussi dérechieux ([u'on l'a dit: tout au phis laisse-t-il un peu filtrer la pluie ; mais il faut bien que la pluie soil représentée à l'Exposition de Lon- dres, comme produit anglais.

L'Exposition intei nalionale se coutiiniera jusque dans le mois d'odobre; maison n'a pas voulu prolonger jus- qu'à ce terme les anxiélés des exposants sur une question qui a bien son intérêt pour eux el pour les nations qu'ils représeulenl : je veux dire la queslion des récompenses. Le jury les a décernées an milieu du mois de juillet.

Il Y avait six cent q'iiuze jurés. Tout considér.ible qu'est ce cliilTre, il était bien petit devant douze mille ré- compenses à répartir sur un nombre incommensurable d'oxposanis. Douze mille élus ! Combien y avail-il d'ex- posants? Dieu seul le sait, et le livret. Les six cent quinze jurés ont accompli leur tàclie à la satisfaction générale, ce qui est prodigieux. La France, pour commencer, a en trois mille récompenses, presrpie une par tête d'exposant, c'est-h-dire à elle seule le quart des récompenses totales. Elle peut être fière, et elle ne s'en privera pas. Les ré- compenses se divisaient en médailles et en mentions : sept mille médailles et cinq mille mentions.

Par une heureuse idée, la médaille était unique; la mention aussi. La médaille est assez belle et assez bien gravée. La face représente la liguie symbolique de la Grande-Bretagne, accompagnée du lion, assise sur un trô;ie et couroimant d'un bras l'Agriculture, de l'autre rindnslrie, suivies de pelils Génies. L'exergue porto ces mots : Exhibilion of Ihe Works of industnj of ail na- tions. London, 18G2.

. Il est bien entendu que la distribution des récompenses a donné lieu à une très-belle fêle, dont les aciminislra- teurs ont su tirer parti au point de vue linancier. L'entrée était, ce jour-là, de dix shillings par tête, c'esl-à-dire de douze francs cinquanle centimes. C^'ut cinq mille per- sonnes sont venues. Les- ressources ordinaires dn buffet avaient élé triplées. A cinq heures de l'après-midi, il ne restait plus un atome à manger ou à boire, et le peuple avait faim. On a calculé que, tout compté, celte fêle avait produit un million et demi de francs.

Les estrades, dans toute fête il y a des estrades, étaient organisées sur l'aile du palais qui fait face aux serres de la Société royale d'horticulture.

Chaque nation avait son eslrade avec ses écussons et ses drapeaux. Sur l'eslrade française étaient rangés bs mend)res de la Commission française, revêtus de leurs habits de cour, ornés de leurs déi-oraiions. Ils étaient flanqués par les sous-officiers des zouaves et gendarmes de la garde, qui étaient venus avec la musique de leurs régiments. Sur l'estrade principale était la procession, c'est-à-dire le duc de Cambridge, représentant la reine, éloignée de la fêle à cause de son deuil ; les Commissions royales, les dépulalions, les magistrats de la cité de Lon- dres et les ambassadeurs. Discours de lord Granville,

président de la Commission royale, de son rapporleiu' et du duc de Cambridge.

La musique a joué. M. Sianhope remettait les récom- penses aux commissaires respeclifs des différenles na- tions. La musique a repiis. Il y avait la musicpie de la garde, déjà nommée, l,i musicpie des guides belges, la niiisiipie orientale du vice-roi d'Egypte, qui jouait peut-être nu air de Lalld-Jioulih, -^ el eidiii, dit-ou, la mu>i(pie d'un vaisseau danois égaré dans les eaux do la Tamise.

i;t puis chacun est reniré dire soi» car la morale de toutes les fêtes et solennités, gales Iristes, c'est qu'il faut rentrer chez soi.

Allons-nous-en, pens de la nôftftj Allons nou8-en cliacun cliez nous.

Tenez, voici Aniédée Acliard qui vous dira comment on rentre des courses d'Epsom.

Hector de CALLIAS. CROQUIS ET PAYSAGES.

I.KS COURSES d'ePSOM (1) ET LfeS CURIOSITÉS DE LONDRES.

A M. Pitre-Chevalier, directeur du ^^i^s('e des Familles.

Londres, juillet 18G2.

Cependant on mangeait toujours. Les vainqueurs bu- vaient pour célébrer leur victoire, les vaincus buvaient pour se consoler de leur défaite. On vidait force bouteilles, on en cassait beaucoup.

Jacques traversait le champ de bataille avec quelque consternation dans l'âme. Il tire Richard par la manche de son babil.

Manger, c'est bien... dit-il.

Boire est encore mieux, a dit un sage.

Mais encore faut-il revenir. Or, il y a dix-huit ou vingt milles d'Epsom à Londres... Comment tout ce monde reviendra-t-il?

Et la Providence, malheureux! Apprenez qu'un co- cher anglais ne conduit jamais mieux que lorsqu'il est gris. Or, tous les Anglais sont cochers de naissance.

Déjà cependant la partie dileltanle de la fashion venait de partir, comme parlent les raffinés afirès la cavatine de la prima donna. Le Derby pour eux, c'est assez et c'est tout.

L'heure vint enfin où, comme l'eau bouillante s'é- chappe d'un vase trop plein, la foinnaise d'Epsom vit la foule déborder de son enceinte. Quelle confu.-ioii alors et quelle fuite! Une mullilude faite de cent midtitudes bat- tait les pentes du vallon ou roulait en flots bruyants sur le plaleau. L'échevcau des voilures se débrouillait, les at- telages repus regagnaient leurs brancards, les jockeys rattrapaient leurs selles, les maîlres se hissaient à bord des mails en partance, les domcsiiqnes chancelants em- paquetaient la vaisselle, les bohémiens se glis.saient par- tout comme des anguilles, les saltimbanques se déme- naient, les omnibus roulaient sur le gazon. On aurait dit un peuple en émigralion. C'était un [iciiple en vacances.

Quant aux roules, on ne les voyait plus. Elles disparais- saient sous un tourbillon de runes. Aussi loin que le re- gard pouvait aller, on n'apercevait plus que voilures courant dans la même direction. Ce fleuve ambulant avait quinze bras, quinze lits, et il débordait.

Ça va être un elTondreinenl, dit Jacques.

(1) Voir le numéro de juillet.

MUSEE DES FAMILLES.

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Il n'y aura pas un clioc, pas un accident, répondit Ri- cliartJ.

Et Richard avait raison. On n'aurait pas pu faire passer Pailo li'un oise.iu-moiiclie enire los roues, cl les roues ne se rencontraient pas. Elles se saluaient en passant les or- niè es. Les cochers se dodelinaient sur leurs sié;;es, les jockeys se balaiiçnient sur leurs chevaux, mais les mains savaient encore tenir les hrides.

On était arrivé au pas; Jaeques fit cette rcllexion, qu'on s'en allait au petit pas,

Huui! nous avons mis quatre heures pour venir, dit-il.

Nous en mettrons cinq pour nous en retourner, re- partit Richard.

Une i'.luie de noisettes coupa cet échange de rédexions philosophiques. Le feu partait d'un omnihus voisin, qui coi;v(iy;iilie hreak. Les amis de Jacques, ayant prévu celte attaque, i'élaient pourvus de projectiles sur le champ de course, ils ripostèrent par une fusillade bien nourrie.

Un mail qui passait , un mail de haut hord , iiavifîua dans les eaux du break et lui envoya une bordée d'o- rang-\'.

G(=!'.c ^jrosse artillerie ne fit que rendre plus animé au coml;. t réqnipage du hreak.

Canouniors à vos poches! la mitraille partout! cria Richard.

Et, joiguriiîl l'exemple au précepte, il accabla son ad- versaire d'ui:-i grêle de poupées.

Ce fut alors '.omme un feu de file. Les poupées volaient, pirouettaient, tombaient pariout. Les oranges et les noi- settes faisaient rage. La bataille gagnait toute la ligne. Tous les comballants avaient leurs chipeaux tout garnis de poupées piquées dans la ganse, les bras en lair et lan- çant (les coups de pied dans l'espace.

Jacques, exalté, s'en fit une couronne.

D'une orange lancée d'une main sûre il venait de dé- coiffer le capitaine de l'omnibus ennemi.

Un hurrah accueillit ce beau fait d'armes.

Maintenant on ne donnait plus de pcnuy aux bar- rières; on donnait des contre-marques délivrées an pas- sage. Mais, par exemple, il n'était pas d'anherge ou de taverne devant laquelle on n'échouât. Et servantes d'ac- courir, et pintes de se vider.

Ou appelle cela rafraiehir l'équipage, dit Richard. Et. le long de la loiite, les deux haies de cinicux qui

n'avaient pas remué battaient des mains, agitaient leurs mouchoirs, et poussaient des hourras!

Quels pounmns ! niurumrail Jncques.

Et quels estomacs ! reprenait Richard.

Toujours rnarchaut, toujours couibatiani, toujours bu- vant, cet immense boa, don! la queue se déroulait encore sur la pelouse d'Epsom et dont la tête atteignait la Ta- mise, perfora Londres d'outre en outre et se répandit comme un torrent dans les rues,

Ou (!st blanc de poussière, rouge de fatigue, et si je ne craignais de connueilre un calembour, j'ajouterais: gris d'alcool, dit Jac(pies.

Osez ! répondit lUchard. le Derby autorise tout. Jacques s'en aperçut une heure après.

Un bras du fleuve roulant s'eng.igeail dans une rue qui ne conduisait ni dans le Wesl-Èud ni dans la Cité, Jac- ques interrogea les maisons devant lesquelles il passait. Il n'en reconnaissait aucune.

courons-nous? dit- il comme une tragédie.

Nous courons vers Crémorn, ré|uuulit Uichard. Trois mille voitures marchant à la lile leur en indi-

quaient le chemin. Des becs de gaz brillaient dans le loin- tain. Une rumeur vague et profonde sortait de la nuit.

Qu'est-ce donc que Crémorn ? demanda Jacques.

Vous allez le savoir tout à l'heure, répondit Richard.

Bientôt après, Jacqu"S le sut en eiïet.

Des arbres, des lumières, un jardin, un orchestre, des bosquets, des illuminations, des restaurants, des contre- danses, des curieux, des curieuses, du vin de Champagne, du porto, de la musique, des sandwichs, de Taie, des cris, des polka«, des beefsteacks, du jambon, des éclats de rire, des inconnus qui s'embrassaient, des amis qui se séparaient, des lunchs après minuit : c'était Crérnorn.

Je comprends , dit Jacques, c'est le jardin Mabill multiplié p:u" la Maison d'or.

Ce qui létouna le plus, c'est qu'on pût encore manger.

Quelqu'un a-l-il calculé la quantité d'indigestions qu'on pa^ne à Epsoni? dit Jacques.

Impossible, murmura Richard.

A l'heure la timide aurore apparaît sur l'horizon, la foule quitta les parages hospitrdicrs de Crémorn. La dernière voiture avait fui. Le cah lui-même, le cab, ami fidèle du Voyageur, était une illusion.

Le cri tragique de Shakspeare revint à la mémoire de Jacques,

Un cheval! un cheval! ma couronne pour un che- val! murmura-t-il.

D'alioid, mon ami, vous n'avez jamais eu de cou- ronne, et puis il n'y a plus de cheval, repartit Richard.

Pas de cheval, et nous sommes en Angleterre, et tout à l'heure il y en avait trente-sept mille huit cent vingt-neuf sur le macadam! sont- ils?

Ils dorment* C'est l'heure les rues de Londres ne sont émaillées que de policcmen. Voyez : leurs cha- peaux couronnés de toile cirée luisent dans l'ombre. In- terrogez les; ils vous diront que Long's hôtel est dans New-Dored slreel, à cinq milles d'ici, et qu'il faut avoir le courage de npus y rendre à pied,

Jacques obéit; il comprenait vaguement que l'heure fatale, l'heure du quai t d'heure de Rabelais, allait son- ner. Elle sonna au premier rayon de soleil.

Ce rayon était représenté par la pluie (pii tombait.

On voit bien que le Derby est mori, dit Hichard. Cependant il se grattait l'oreille. Mauv.iis signe! Mé- fiez-vous d'un lionnue qui se gratte l'oreille.

Jacques, reprit-il, le cas est grave, je supprime le monsieur. Il y a eu des traîtres qui nous ont abandonnés au miunent du péril. Seuls nous avons combattu, seuls nous avons vaincu, mais c'est cher.

Vous l'avez déjà dit.

Alors je dis: c'e.-l très-cher!

Combien? dit Jaccpics.

H ne s'agit ni de (piaire guinécs, ni de cent cin- quante francs... Les œufs de vanneaux sont hors de prix, et vous en avez croqué douze, imprudent!

C'est triste, mars c'est vrai.

Alors payez! Il s'a^^it de neuf loui.s, et souvenez- vous du Derby.

Je m'en souviendrai cent quatre-vingts fois! dit Jacques.

Et il lira stoïquement cent quatre-vingts francs de sa poche. Tout au fond il trouva cinq noisettes et deux poupées.

Allons, pcnsa-t-il, je n'ai pas tout perdu.

Amédke ACIIARD. (A la prochaine livraison les Curiositfs di Londres.)

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LECTURES DU SOIR.

MUSÉI- NAPOLÉON III.

Nous avons i]ô']h pnrlé du imist^c Napoléon 111. N(.(rc praviire en ulTio tuic soiio tlo synthèse. A propos dn col- liiM-, piobabieinent Irouvcdans un tombeau, commcloiis les ol'jels préi'ienx des babilanls de l'Ktnirie, cl rjni csl nn échanlilKm de l'ail éliusqno, un art indépendant, ijuni qu'on ait dit de l'art grec, on lira volontiers quel- (pies lignes extraites d'un mémoire présenté par M. Cas-

tellani , le célèbre artiste, ;\ l'Académie des inscrin- lions.

« Les imperfections mêmes et les onblis volontaires conservent constamment an travail de la joaillerie chez les anciens celle physionomie artistique qu'on cherche- rait en vain dans la plus grande partie des bijoux mo- dernes. Reproduits avec une uniformité falig.inle, ces derniers prennent une apparence de banalité qui ôte à l'art du joaillier ce caractère intime dont l'atlrail est si

V. LiLTREL.DFL'ss^

Musée NfipolL'on III : 1, Collier étrusque en or et émoraude; 2, Casque avec lêle de mort; 5, Vase en pâle noh-e de Ccrvelri; 4, Vase grec; 5, Plat en faïence du quinzième siècle; G, Coupe de Chiusi. Dessin d'après nature, par Loulrel.

grand dans la bijoulcrie anti(inc. Nous fimes venir de Sanl' Angelo in Vado quehpies ouvriers auxquels nous enseignâmes l'art d'imiter les bijoux étrusques. Héri- tiers des procédés de patience qui leur avaient été lé- gués par leurs pères, ces hommes réussirent mieux que tous ceux dont noiis nous étions entouré jusqu'alors. Quant à la soudure, en la réduisant en limaille impal- pable, en suhsliluant an borax les arséniales comme fon- dants, nous obtînmes des résultats salisfaisants. Toute- fois, nous sommes convaincu que les anciens ont eu

quelque procédé chimique, que nous ignorons, pour fixer ces méandres de petites granulations qui courent en cordonnets sur la plupart des bijoux étrusques; en effet, malgré tous nos efforts, nous ne sommes pas arrivé à la reproduction de certaines œuvres d'une exquise fi- nesse, à laquelle nous désespérons d'atteindre, à moins de nouvelles découvertes dans la science.»

H. DEC.

Paris. Typ. IIsNSDfBR, rue du Boulevard, 7.

XII.

MUSÉE DES FAMILLES.

L'HISTOIRE DES HIRONDELLES.

LÉGENDE (l).

Les hirondelles au doparl cl ïi l'arrivcc. Dessin cl composilion tic FalU. SF.rTEMRi\r 1«f.-2. - ''' - •""• ^1" t; voi.lmk.

:i54

LECTURKS DU SOIR.

Je litMis ctMti' lii<lt)ire d'un vieux s;iint oniiiti» (]ui, à force irinnooeuce ii';\ine, était parvenu Ji conipieiuire le lanpape des plus intiocenles créainres du hon Dieu, c'est- à-dire des oiseaux, des papillons et tnêinc des plantes, qui on! tous, n'en soyez pas surpris, des langages aussi bien que nous.

Vous avez vu, n'est-ce pas, vers la fin du mois de sepleuilire, le r.issenililenienl des hirondelles qui sont à la veille de partir? Vous savez qu'elles se rendent tontes en quelque endroit élevé, par exemple, au clocher du village. Elles sont posées en si grand nombre, et si près les unes des autres, qu'on dirait que la vieille tour a mis sur sa tête des cents aunes de dentelles noires, comme pour prendre le deuil de la belle saison qui va finir.

Quand on est au pied de la tour et qu'on écoute, on cnleuil, h de certains moments, nn grand bruit pareil à celui que ferait une (ine grêle battant les vi'res... puis ce grand bruit s'achève, et alors ou n'entend p!n.s qoe la voix d'une seule hirondelle, qui parl^ f>eiid3nl que l-'s autres font un sifem-e complet... puis, (jueUpies iiislans après, le bruit recommence, et s'arrête encore; et l'hiron- delle seule parle de nouveau... Ainsi à plusieurs reprises.

Enfin, toute la troupe s'envole; les hirondelles rôdent encore quelque temps dans le pays; et bientôt on n'en voit plus aucMBe ; car elles sont parties toutûs pour ne revenir qu'au nouvel avril.

Si alors vous demandez à ceoK qui passent pour savants la cause de ce rassemblement, et l'endroit vont les liiiondelles, ils vous répondront qu'ils n'en savent rien.

Je le sais, moi, et je veux vous le dire :

Les liirondeiles se rassemblent ainsi pour écouter une liisloire que leur conte la plus vieille d'entre elles, celle qu'on entend seule par moments.

Mais, comme il est donné aux oiseaux de ne parler qu'en chaulant, il s'ensuit que ffeistoire dite par la vieille hirondelle est une sorte de ebawson, et à celte ciianson il V a des refrains, que les attires hirondelles disent toutes ensemble p^n^lanl les repo» ^e prend la conteuse.

Vous vaifâ instruit sur ce premier point ; reste à vous dire vont feshironde^îesiors^pi'elles quittent la terre: sachez donc qu'elles vont au cLel, et si vous en doutez, écoulez l'histoire que conte la vieille hirondelle aux autres liiroiidelles rassend^lées.

Je vais vaus la répéter, cette histoire, telle que me l'a dite le vie«.i saint ermite qui comprenait le langage des oiseaux, des papillons, et même des plantes, et qui l'avait entendue maintes fois.

La vieille hirondelle parle, ou plutôt chante ainsi : tt Mes filles, vous me connaissez ; je suis la plus vieille d'entre vous. Quand nous sommes parties du ciel, il y a une demi-année, c'est moi que le bon Dieu a chargée de vous conduire sur la terre, pour y demeurer jusqu'à ce qu'il envoie un de ses anges m'avertir du retour. Or, ce matin, l'ange est venu à moi avec le fflemiaE rayon de soleil, et m'a dit:

« Le commandement du bon Diett est que les hiron- delles retournent au ciel. »

(1) Celle gracieuse légend» de M. E. Muller, l'auteur de la Mion^lle, des liécils enfantitts et de Madame Claude, ne fait point double emploi avec l'Histoire nalurelle et ancciloliqiie de l'hirondftie, que nous a promise el que nous donnera M. J. Mi- clielet, l'illusire auteur de l'Insecte et de COiseau.

{Note de la Rédaction.)

« J'ai donc envoyé mes tilles les plus proches vous faire savoir à toutes de vous rendre ici pour convenir de l'heure du départ et aussi pour entendre, avant de partir, comme c'est la coutume, l'histoire que chaque hirondelle doit savoir.

« Vous qui êtes nées cette année, portez attention à cette histoire, que vous entendez pour la première fois, et qui vous apprend comment il arriva que le bon Dieu Ht les liiiondelles, et pourquoi les hirondelles vont, cha- que année, de la terre au ciel, du ciel à la terre.

« Vous qui l'avez déjà entendue, écoutez-la encore par vénération pour nos premiers parents. »

Quand la vieille hirondelle a dit ces paroles, elle se repose nn moment, et pendant ce temps toutes les autres disent ensemble :

« Ecoutons, mes sœurs, écoutons cette histoire qui nous apprendra comment il arriva que le bon Dieu lit les hirondelles, et pourquoi les hirondelles vont, chaque année, de la terre au ciel, du ciel à la terre; écoutons, mes Meurs, écoutons. »

II

Et la vieille hirondelle reprend :

« Il y a longtemps, bien longtemps, mes filles, que ces chose* arrivèrent ; il y a des mille ans.

« Le bon Dieu, ayant fait la terre, avait fait aussi le piemier homme et la première femme.

« Et il leur avait donné pour domaine un jardin Irès- grand, très-beau, la saison était toujours douce et belle ; et diins ce jardin, ils vivaient heureux, sans dou- leur, sans souci du lendemain, sans travail imposé. Mais un jour ils manquèrent d'obéissance au bon Dieu, et le bon Dieu les mit hors du jardin.

« Ils furent dès lors réduits à s'en aller par le resle de la terre, fa saison était rude et laide. Et ils étaient «bligés, pour se nourrir, de travailler la terre, qui ne produisait que de pauvres herbes et de maigres racines.

a Et ils avaient des maladies, et ils étaient tourmentés par le souci du lendemain.

« 11 en fut ainsi pendant beéiucoup d'années, parce que le bon Dieu, grandement irrité de leur désobéissance, ne songeait pas à leur pardonner.

« Pourtant, quand il vit que d'eux étaient nés des en- fants, pères aussi d'autres enfauls qui avaient même des enfants ayant des enfants et que tout ce nombre d'hom- mes et de femmes souffraient pour la faute de leurs pre- miers parents, il. dit :

« J'ai pitié : je veux pardonner.

a Je ne remettrai pas les hommes dans le jardin d'où je lésai chassés, parce que je craindrais que le bien-être extrême ne les rendît encore oublieux et désobéissants; mais je leur donnerai dans d'autres pays de la terre des marques certaines de bonté et de bénédiction.

« Tuut (l'abord je leur rendrai la saison douce et belle qu'ils n'ont plus, La terre, qui ne produit maintenant que de pauvres herbes et de maigri s racines, se couvrira de plantes fleuries et d'arbres qui porteront des fruits excellents.

« Le souci du lendemain ne tourmentera plus les hom- mes ; ils n'auront besoin de travailler que pour chas- ser l'ennui. Ils seront délivrés des maladies ; et pour être entièrement heureux, il leur suffira de vouloir m'ainier et me témoigner de la reconnaissance ; car je ferai ipie cet amour et cette reconnaissance soient, pour le cœur qui en sera plein, la plus délicieuse félicité. »

«Cette résolution prise, le bon Dieu, pour les charger

MUSÉE DES FAMILLES.

335

de porter aux hommes son pardon et ses bénédictions, fit deux pelits oi<eaux, dont le plumage était aussi blanc que les pures robes des lis.

« Comme ces oiseaux blancs essayaient leurs ailes en voletant autour du divin trône, le bon Dieu tendit ses deux mains, et chacun des deux oiseaux se posa sur une des mains du bon Dieu, qui les baisa l'un et l'autre de ses lèvres saintes, et qui leur dit :

« Vous vous appellerez hirondelles ; vous serez, vous et vos enfants, les oiseaux de bénédiction. Vous irez sur la terre, il y a maintenant la saison rude et laide, porter aux honimes la saison douce et belle, qui fera naîlrc les (leurs et mûrir les fruits. Vous demeurerez parmi les hommes, pour qui la couleur blanche de voire plumage sera une marque de pardon. Vous mettrez vos nids aux loils de leurs maisons, et ces nids seront des sifjues de bénédiction. Allez, partez, hirondelles ! »

Et le bon Dieu baisa encore les deux pelits oiseaux blancs, qui ouvrirent leurs ailes et se rendirent sur la terre, en suivant un raynn de soleil.

« C'est ainsi, mes filles, que le bon Dieu fit les hiron- delles.

« Ecoutez maintenant la suite de cette histoire, qui vous apprendra ce qui advint à nos premiers parents, après qu'ils eurent quitté le pays des anges pour le pays' des hommes. »

Et la vieille hirondelle se taisant, toutes les autres di- sent ensemide :

« Ecoutons, mes sœurs, écoutons ce qui advint à nos premiers parents après qu'ils eurent quitté le pays des anges pour le pays des hommes. Ecoulons, mes sœurs, écoulons. »

III

Puis la vieille hirondelle reprend :

«Les deux petils oiseaux blancs partirent donc; et aussitôt qu'ils furent arrivés sur la terre, la saison douce et belle y fut répandue : l'air s'atliédit, les champs ver- dirent et fleuriront, et les arbres promirent des fruits dé- licieux.

« Les deux petits oiseaux blancs mirent leurs nids aux toits des maisons des hommes, et aussitôt les hommes se trouvèrent délivrés des maladies, ne furent plus tour- mentés p;ir le souci du lendemain, et n'eurent plus be- soin (le travailler que pour chasser l'ennui.

« Et les hommes ravis de joie se dirent les uns aux autres;

« Aimons le bon Dieu, qui a envoyé vers nous les oi- seaux de bénédiction, et soyons-lui reconnaissants. »

« Et, leur cœur étant plein d'amour et de reconnais- sance pour le bon Dieu, ils possédaient par cela tnôme la plus entière félicité.

« Il en fut ainsi pendant quelques années. Les hommes étaient hoiircux, et aussi les hirondelles; car les lionimes se gardaient de causer le moindre mal aux oiseaux qui leur avaient apporté le pardon et la bénédiction du bon Dieu,

«Les hirondelles avaient mis leurs nids aux loils des maisons des hommes, et elles avaient élevé paisiblement leurs enfants, car les hommes prenaient grand som de ne pas détruire les nids des hirondelles.

« Mais ré|)oque vintoù les hommes oublièrent d'aimer le hou Dieu et de lui être reconnaissants. Alors, dans leur cœur, (pii n'était plus rempli de la IVlicilé (pic donne l'amour et la reconnaissance, il y eut place pour lu pensée du mal.

« Un jour donc, des hommes s'avisèrent, par jeu, d'a- battre im nid que les hirondelles achevaient de construire, et, le voyant tonijjer, ils en rirent beaucoup.

«Alors les hirondelles, effrayées, se dirent le.s unes aux autres :

« Fuyons, mes sœurs, quittons la terre, nous avons apporté le pardon et la bénédiction, et les hommes rient du mal qu'ils nous ont causé. Partons, mes sœurs, retournons au ciel. »

« Et, sans plus tarder, elles se mirent toutes ensemble à voler vers le ciel.

«Mais à mesure que les hirondelles s'éloignaient de la terre, avec elles s'en éloignait aussi la saison douce et belle ; et l:i saison rude et laide s'y répandait.

« Alors les hommes qui avaient abattu les nids des hi- rondelles levèrent les mains, et crièrent d'une voix la- mentable :

« 0 blancs oiseaux de pardon et de bénédiction, reve- nez, revenez! ne nous abandonnez pas. Ne faites pas supporter à tous les hommes le châtiment de la faute que nous avons commise nous seuls, et que nous ne com- mettrons plus jamais. »

« Du haut des airs, les hirondelles entendirent ces pa- roles, et aussi celles des autres hommes qui disaient :

« Supporterons-nous tous le chàliment d'une faute counnise par quelques-uns? »

a. Et les hirondelles redescendirent, ramenant avec elles sur la terre la saison douce et belle, au lieu de la saison rude et laide, qui fut encore dissipée.

« C'est ainsi, mes filles, que les hirondelles revinrent sur la terre, après avoir voulu la quitter pour échapper à la méchanceté des hommes. Mais écoulez la suite de celte histoire, qui vous apprendra comment les hommes tinrent compte de leur promesse. »

El la vieille hirondelle se taisant, toutes les autres dirent ensemble :

« Ecoulons, mes .«œurs, écoutons la suite de cette his- toire, qui nous apprendra comment les hommes tinrent leur promesse. Ecoulons, mes sœurs, écoulons. »

IV

Et la vieille hirondelle reprend :

«Les hirondelles continuèrent donc en toute confiance d'habiter la terre, et de mettre leurs nids aux loiLs des maisons des hommes.

« Mais voilà qu'une nuit, pendant que les hirondelles dormaient dans leurs nids, quelques hommes les prirent tontes, et, les ayant prises, les enlennèrent dans une tour haute.

« Et comme les hirondelles enfermées poussaient des Innienlalions qui s'entendaient du dehors, lui nombre d'hounues vinrent au pied de la tour, et crièrent à ceux qui avaient enfermé les hirondelles :

« Uendçz la liberté aux blancs oiseaux de pardon et de béuivlielion.»

« Mais alors, les hommes qui avaient enfermé les hi- rondelles dirent aux autres hommes :

« Èles-vousdouc si simples que de no pas comprendre notre dessein ? i'uisquc ces oiseaux portent avec eux la pardon et la bénédiction, et que do leur séjour sur la terre dépend le séjour de la saison dducc et belle, n'est- ce pas faire sagement que de leur oier le moyen de nous quitter'^ Supposer que, par liasard ou inùnie par jeu, il arrive à (pielipie homme do causer une peine à ces oi- seaux, ils s'envoleront eiiciue loin do la leire, el la saixin rude et laide sera sur nous. Puis encore, qui vous as:>uro

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LECTIMŒS DU SOIR.

ciii'uu jour ils n'auront pas le caprice de s'éloigner sans tjiie nous ItMn" ayons fait aucun mal ?

u En les laissant libres, voilà h quoi nous serions ex- posés; mais en les tenant soigneusement enfermés, nous n'avons plus rien à craindre de leur départ, et nous pro- lilerons à toujours des bénédictions qu'ils portent avec eux.»

« Quand les hommes de la tour eurent ainsi parlé, les autres hommes tous ensemble trouvèrent sans doute que ce qui avait été fait était bon, puisqu'ils ne demandèrent plus que la liberté fût rendue aux hirondelles.

« Et comme, malgré ce manque de foi, la saison douce et belle continuait d'être sur la terre, les hommes se ré- jouiront h l'idée qu'ils s'étaient assuré pour toujours les bénédictions que les oiseaux blancs avaient apportées avec eux.

« Et, ne se croyant plus obligés à aucun amour ni à aucune reconnaissance, ils allèrent jusqu'à mépriser la bonté du bon Dieu, et jusqu'à rire de sa puissance.

« Ils tenaient donc les hirondelles soigneusement en- fermées, et semblaient sourds aux lamentations qu'elles poussaient en réclamant leur liberté. Et ils étaient d'au- tant moins touchés de la plainte, et d'autant plus enor- gueillis de leur action que la saison douce et belle con- tinuait toujours d'être sur la terre.

« C'est ainsi, mes filles, que furent emprisonnées les premières hirondelles. Mais écoutez encore, écoutez la suite de celte histoire, qui vous apprendra et les souffran- ces de nos premiers parents et le châtiment que Dieu imposa aux hommes. »

Et la vieille hirondelle se taisant, toutes les autres di- sent ensemble :

« Ecoulons, mes sœurs, écoulons encore la suite de celle histoire, qui nous apprendra et les souffrances de nos premiers parents, cl le châtiment que le bon Dieu imposa aux hommes. »

Et la vieille hirondelle reprend :

« Voilà qu'un des hommes qui avaient enfermé les hirondelles, le plus méchanl de tous assurément, se prit à dire aux autres :

« Nous sommes maintenant maîtres des oiseaux blancs, et nous veillons attentivement à ce qu'ils ne nous échap- pent point; mais un jour peut venir celui que nous chargerons de garder la prison manquera de vigilance; et cilors les oiseaux blancs, s'échappanl, s'enfuiront pour toujours, emportant avec eux la saison douce et belle.

« Croyez-m'en, frères, ce n'est pas une préc;iulion suffisante que d'enfermer ces oiseaux: plus prudent serait de les mettre hors d'état de s'enfuir, alors même qu'ils parviendraient à sortir de la tour. Arrachons-leur les plumes des ailes, et nous pourrons, s'il nous plaît, laisser la tour ouverte, sans craindre qu'ils nous quittent pour retourner au ciel. »

« Et, sans même attendre l'avis des autres hommes sur le conseil qu'il venait de donner, cet homme entra dans la tour, suivi d'un autre, qui pensait comme lui ; et, cha- cun de ces deux hommes ayant pris une hirondelle dans ses mains, ils montèrent enfcmble au sommet de la tour, et ils commencèrent d'arracher les plimies des ailes aux hirondelles, jetant au vent ces plumes, à mesure qu'ils les arrachaient.

« Les autres hommes réunis au pied de la tour regar- daient, et ne faisaient rien pour empêcher ce crime, ap-

prouvant ainsi l'idée du méchant qui avaitconseillé celle action.

« Los hirondelles poussaient des cris lamentiil)les dans leurs souffrances ; mais aucun des hommes n'avait pilié d'elles.

a Los deux hommes arrachaient toujours les plumes, qu'ils jetaient au vent, et qui s'éparpillaient.

« Mais tout à coup, comme les hommes d'en bas, re- gardant les plumes s'éparpiller, levaient les mains pour les recevoir, alors qu'elles tomberaient, il arriva qu'au lieu de recevoir dans leurs mains des plumes sèches et duveteuses, ils reçurent des flocons humides et froids, qui leur engourdissaient les mains tant ils élnionl froids.

« Et l'air se trouva bientôt si plein de ces flocons froids, qu'on ne pouvait plus voir du bas au haut de la four.

« Etonnés, effrayés, les hommes qui étaient au bas de la tour crièrent à ceux qui étaient dessus :

« N'arrachez plus ! n'arrachez plus les plumes des oi- seaux blancs! »

« Mais, bien que les hommes de la tour, efl'rayés aussi, ?c fu.ssent interrompus, les flocons froids ne cessaient point de remplir l'air et de tomber sur la terre, qui ne tarda pas à en être couverte.

« En même temps, le ciel se voila d'un voile gris, l'herbe verte et les fleurs des champs disparurent, les feuilles et les fruits loinlièrent des arbres. Un vent âpre souffla qui faisait Iroiublcr les hommes.

« Jamais plus rude saison n'avait été sur la ferre.

« Pris d'une grande terreur, les hommes de la tour laissèrent tomber au dehors les deux hirondollos qu'ils tenaient, et qui se tuèrent dans la chule, leurs ailes sans plumes ne pouvant plus les soutenir.

« Et les flocons froids remiilissaienl toujours l'air, cl tombaient toujours sur la terre, qui en était de plus en plus couverte.

« Et comme les hommes, agenouillés autour des deux ' oiseaux morts, prioieuf, pleuraient, demandaient pardon, se frappaient le front et la poitrine, un rayon de soleil, perçant le ciel voilé, se posa sur la tour oij les hirondelles étaient enfermées.

« Ce rayon de soleil fit une ouverture à la tour, à l'endroit il la loiiclia. Au bord de celle ouverture les hirondelles parurent toutes.

« Alors une voix parla dans le rayon, qui dit :

« Oiseaux de bénédiction, revenez au ciel. »

«Aussitôt leshirondelles ouvrirent leurs ailes blanches, et, après avoir volé en cercle, en poussant des cris plaintifs au-dessus du corps des hirondelles mortes, elles prirent la route du ciel, en suivant le rayon, qui se relira derrière elles.

« Les hommes jetaient des cris de désolation et de repentance. Mais la terre resîa couverte de flocons froids et livrée à la plus dure saison.

« Telle fut, mes filles, la méchanceté des hommes pour les hirondelles, et tel en fut le châtiment. Pleurez, mes filles, pleurez la mort cruelle de nos premiers paients. Puis écoutez ce qui advint après le retour des hirondelles au pays des anges. »

Et la vieille hirondelle se taisant, toutes les autres di- sent ensemble :

« Pleurons, mes sœurs, pleurons la mort cruelle de nos premiers parents!... pleurons, mes sœurs. Puis écou- lons ce qui advint après le retour des hirondelles au pays des anges. Ecoulons, mes sœurs, écoutons. »

MUSEE DES FAiMlLLES.

VI

Et la vieille liirondelie reprend :

« Quand les hirondelles eurent rcgngné le ciel, le bon Dieu, courroucé de la inécliancelé des hommes, leur dit :

« Restez toujours au ciel, oiseaux de bénédiction ; ne retournez plus sur la terre, oij l'on vous emprisonne, l'on vous fait souffrir, l'on vous tue. Les hommes de- meureront livres à la saison rude et laide : ils n'nuroiit plus jamais la saison douce et belle. Ce sera le châtiment de l'oubli et de l'ingraliinde de leur cœur. »

« Et le bon Dieu se lut.

« Mais les hirondelles, en quittant la terre, avaient cnlendu les cris de désohilion cl de repeninncc des hom- mes. Elles avaient aussi, av.iut de partir, vu combien l;i terre couverte de Ilocons IVoids élait triste, et combien la rude saison faisait sonfliir les hommes, et par le sou - venir des souffrances qu'elles avaient endurées en prisoii, elles savaient combien les .-oulïiancos sont choses cruel- les. Et l'âme des hirondelles élait émue de pitié pour le sort des hommes. »

Alors les hirondelles parlèrent ainsi au bon Dieu :

« Faites miséricorde, divin père, faites miséricorde aux hommes ! S'ils ont été méchants envers nous, ils n'ont fait que céder aux convcils miuivais de quelques- uns d'entre eux. Ne les condamnez pas tous [lour la faute de quelques-uns!... Ils auront, cette fois, souvenir du châtiment et ne négligeront plus de vous aimer, de vous être reconnaissants. Laissez les hirondelles reporter sur a terre la saison douce et belle. Faites miséricorde, di- vin père, faites miséricorde aux hou'.mes! »

« Le bon Dieu garda un instant le silence, puis il dit aux hirondelles :

« Oiseaux de bénédiction, oui, je ferai miséricorde aux hommes, mais non point miséricorde entière, car bien vile encore ils oublieraient et l'amour et la recon- naissance qu'ils n'.e doivent.

« Vous retournerez sur la lerre porter la saison douce et belle; mais, en mémoire du deuil que la méchanceté des hommes vous a c.iusé, la plus grande partie de votre plumage deviendra noire, et celle marque de deuil sera comme un avertissement disant aux hommes:

« Malheur à ceux qui causeront de la peine aux hiron- delles, en détruisant leurs nids ou en luant quelques-unes d'entre elles!

« Ils auront la siison douce et belle, mais seulement pendant une moitié de l'année; car, cha(pie année, vous reviendrez passer six mois au pays des anges.

« El après votre départ, la saison rude et laide sera sur lu terre comme un souvenir toujours nouveau du châti- ment éternel que j'auiais pu faire du crime.

«Etpenilant les six mois de votre absence, il arrivera plus d'une fois que l'air s'emplira de flocons froids dont la terre sera couverte, ('onune an joiu' les hommes arrachaient aux ailes de vos premiers parents les [ilumes qu'ds jetaient au vent.

« Pendant votre séjoiu' sur la lerre, vous mettrez vos nids aux toits des maisons des houunes, et les maisons que vous aurez choisies seront bénies. Toutefois, je lais- serai aux hommes l'obligation de travailler pour se nour- rir, et je leur laisserai aussi même les maladies.

« Par le tiavail, ils échapperont aux pensées du mal. Par les souffrances endurées pendant les maladies, ils apprendront à n'imposer aucune soulTranre aux autres êtres (pie j'ai créés.

« Allez, hirondelles, reournez sur la teire pour y de-

meurer jusqu'à ce que j'envoie un de mes anges vous avertir du retour.

« Et chaque année, désormais, il en sera ainsi. Mais comme chaque année il y aura des hirondelles nouvelle- ment née:3, ignorant la cause du départ, chaque année, avant de quitter la terre, la plus vieille d'entre vous con- tera cette liistoiie devant toutes les hirondelles rassem- blées, afin qu'aucune n'ignore pourquoi les hirondelles vont chaque année de la terre au ciel, du ciel à la terre.»

« Après que le bon Dieu eut parlé de la sorte, les hi- rondelles—dont le plumage était en deuil retournèrent sur la lerre, elles demeurèrent avec la saison douce et belle, jusqu'à ce que l'ange vînt les avertir du retour.

« Et (le[>uis, il eii a été de même chaque année.

« Telle est, mes lilies, l'iiistoire des iiirondelles.

j*âg^

^vcH^--

Les liiroiidellcs sortant de la lour. Dessin de .Morin.

« Et maintenant préparez- vous à partir, car l'ange esl venu ce malin m'apporler l'ordre du bon Dieu. Il faut partir, mes filles, il faut partir. »

Et, ces paroles dites, la vieille hirondelle prend ^on vol, et toutes les autres s'envolent aussi en répélanl :

« Il faut partir, mes sœurs, il faut partir! Ce matin, l'ange est venu apporter l'ordre du bon Dieu ; il fuit partir, mes sœurs, il faut partir !.. »

l"t bientt^l après l'on ne voit plus iriiirondelles dans le pays ; car elb's sont retournées au pays des anges, pour ne revenir qu'au nouvel avril, avec la saison douce cl belle.

Et pendant leur absence, la saison rude et laide est sm" nous : et plus d'une fois l'aii' s'emplit de flocons froids dont la terre est couverte, comme au jour les lioinmcs arrachaient aux ailes des premières hirondellos les plumes qu'ils jelaieiit au vent.

El•cF.^F. Mui.i.r.n.

a^B

LECTURES DU SOIR.

LES DIAMANTS DE LA COURONNE.

M"" (lo Rys était jV^!p^T•o qn'ollo osl encore joiiiic et liollo. Elle avait un mari cxccIltMit et Irès-pri'siMilaitlo, deux qualités qui no sont pas toujours réunies dans le ni^uio imlividu, c<> qui constitue une dos causes prin- cipales de nos niallu'urs sim' celte terre. M"" de Rys avait un très-beau salon an premier étage, et cela n'est pas la chose la moins agréable et la moins utile îi une femme du monde. Ce salon était blanc et or. Les peintres n'aimeul pas les salons blanc et or, parce que les tableaux qu'on y accroche ne paraissent pas à leur avantaj^e. Quoi- que j'aime beaucoup les peiuties et les tableaux, j'adore les salons blanc et or, parce que après tout on peut les faire décorer par Bmiclier on par Chaplin. Ces murs blancs, dorés sur tranche, liiulteiit moins le reiiard que tonte aidre couleur, et font paraiire la pièce |)ius faraude; ils s'harmonisent mieux avec le parquet nu, do sorte qu'on peut y danser, et surtout y ciiaiiler.

Connaissant les précieuses qualités de son salon, plus heureuse que les laboureurs do Virgile, M""" de Rys avait résolu d'en faire profiler ses amies et amis. Elle donnait nue soirée. Un soir de février, quelques jours avant le grand soir, ^1°"= de Rys entra dans le ca- binet de son mari. M. de Rys était occupé à écrire.

Que faites-vous, mon ami? lui dit-elle.

La cent quulre-vingl-qnalorzième.

La cent quatre-vingt-quatorzième quoi, mon Dieu?

Invitation, ma chère. Le lilhographe nous fait les cartes, niids il ne met pas d'adresse sur les enveloppes. Je n'ai pas de secrétaire, et je ne puis pas confier ce grand soin à Vincent; j'ai essayé, et, pour son coup de maître, il a commencé à tracer, en caractères fantasti- ques, au lieu de « I\l. l'amiral d'Anhet, quatre, rue Ciiau- clial, « regardez: Alôsicul l'animale Puntlet caliu chaud chat. Et puis, nous n'avons décidé qu'hier (pie nous fe- rions danser. Il faut que je rajoute à la main, h côté de On fera de la musique. Eh bien! vous ne riez pas? Ma parole d'honneur, on dirait que cela vous fait de la peine.

Cela n'a rien de si gai.

La cent quatre-vingt-quinzième.

Vous savez, le bijoulier est en retard.

Autrement il ne serait pas bijoutier. Que doit-il vous apporter?

Mon diadème.

Quel diadème ?

Pour compléter ma parure.

Votre parure de perles?

Non ; ma panne de diamants.

Ah ! c'est vrai.

Vous êtes bien bon de vous en souvenir; mais il paraît que le bijoulier ne s'en souvient pas.

La cent quaire-vingt-dix-sepiièuie. On dan-se-ra au pi-a-no. Depuis combien do temps vous la doit il, cette parure ?

Il me l'avait promise pour avant-hier. J'y suis passée hier avec la calèche; il a promis pour ce matin. Il est neuf heures du soir.

On ne viendra plus.

Vous croyez?

H est même probable que vous ne l'aurez pas pour

le jour de la soirée. Quand les fournisseurs se mcHenl à faire attendre, il faut s'attendre à attendre.

C'est affreux!

Vous mettrez la parure de perles.

Oii non !

Elle a un diadème.

Je lai promenée partout; je ne peux plus me mon- trer avec.

Ma chère amie, je suis à peu près dans le même cas. Allez-vous m'eiifermer aussi au fond de quelque boîio dont la mignonne clef sera dans votre tiroir?

Mon cher ami, rien n'est bêle comme un homme qui croit faire de l'esprit.

C'était donc de l'esprit?

Non ; mais vous l'avez cru.

Enlln, la deux centième. M™* la baronne de Man- sfeld.

Vous envoyez une invitation à M™^ de Mansfeld ?

Comme vous voyez. Pourquoi pas?

Vous tenez à celte invitation?

J'y tiens, comme aux autres.

Moi, je n'y tiens pas du tout.

Abs(dnment comme moi. Cependant, pourquoi cet ostracisme?

C'est une langue pointue.

Je ne dis pas non ; mais... si nous épluchions d'une manière bien serrée tous nos invités! Nous envoyons trois cents invilali(ms, il viendra deux cent cinqiiinle personnes. M™' de Mansfeld est une langue pointue, soit; mais, parmi les autres femmes, ne s'en trouvera-t-il pas quelques-unes qui auront des défauts plus graves? J'en- voie, pour ne désigner personne, une invitation à X"', qui est un imbécile; mais il n'est pas bien sûr que Z*** ne soit pas banqueroutier.

Voilà bien des mais!

Dans la vie il y a toujours un mais.

Enlin , persistez-vous à inviter M™« de Mansfeld?

Non, puisque cela vous chagrine ; mais ce sera une impolitesse.

Je la mettrai sur le compte d'un oiddi.

Oubli et impolitesse se touchent de bien près; et puis vous voilà obligée de mentir.

Qu'est-ce que cela vous fait?

Pesle !... Aie ! que je suis bête ! je ne devinais pas.

Qu'avez- vous deviné?

Parbleu! M""' de Mansfeld a une superbe parure de diamanis, avec un diadème. Fameuse langue pointue!

C'est une calomnie !

Non, seulement luie petite médisance de votre part.

Vous ne me comprenez pas. C'est odieux ce que vous diles !

M. de Rys se leva.

C'est abominable! continua M"" de Rys.

Vraiment, dit froidement le mari, à votre colère on dirait que j'ai deviné juste.

C'est indigne ! dit la jeune femme; vous me ca- lomniez et vous dites ensuite que je suis en colère.

Ceci était dit en frappant du pied. Quand il se livre à celui des péchés capitaux qui n'est beau qu'au théâtre, riiouuno assène volontiers un coup de poing sur une ta-

MUSÉE DES FAMILLES.

3o9

Me, cliarf^ée ou non d'objets fragiles. La femme frappe du pied. Il faut prendre au sérieux la colère d'un homme lorsqu'il frappe du poing, non lorsqu'il frappe du pied. Le coup de pied de M™» de Rys avait retenti dans l'ap- partement solitaire. Il avait ébranlé tout le corps de cette femme, ordinairement si gracieuse, avait dérangé sa coiffure et bouleversé ses traits. La colère fait île la tête de Junon la tête de Méduse, la plus laide des Gorgonos, élu dire de la myliioNigie. Junon ressemiilait souvent à Méduse, parce qu'elle était colère. Des historiens digties de foi assurent qu'elle se corrigea un peu après que Ju- piter lui en eut fait l'obsorvalioii. M. de Rys n'était pas un dieu païen, il n'était même pas païen du tout. Mais il lui vint nue idée semblable à celle de Jupiter et, pri'uaut un air olympien, il saisit d'une main, sur sou bureau, un flambeau à (rois branches, de l'autre la main de sa femme, qu'il qiiilia seulement pour ouvrir la porte du salon.

Ji; ne l'aurais jamais cru d'un galant liomire, s'é- cria la malheureuse, vous me chassez de cliez vous !

Le mari allnuia tranquillement deux flambeaux sur la cheminée, puis mena sa femme devant la glace vis-à- vis.

M™« de Rys vit la tête de Méduse.

Et aussitôt, arrachant le flambeau à la main de M. de Rys, elle le jeta contre la glace. Les glaces sont de verre ; son image se brisa. Pour toiilo réponse, elle se sentit tournée vers la j:lace de la cliemini'e, brillait une tête de Méduse plus affreuse encore que la première.

Cette fois ce fut un des flambeaux de la cheminée qui vola.

Madame, votre robe a une tache de bougie, dit le mari, et il se relira. Eu rentrant dans sa chambre, il re- garda avec mélancolie un suave portrait de Vidal.

M*"" de Rys restait donc seide dans son salon blanc et or. Tout d'un coup elle entendit un tintement argentin. Elle tressaillit, pensant qu'un fragment de glace tombait à terre. Ou avait sonné à la porte. Elle se réfugia dans sa chaudire. La bonne vint lui annoncer que quelqu'un voulait lui parler.

Qui?

Je crois, madame, que c'est la petite demoiselle de chez le bijoutier.

Quelle idée ! venir à cette heure-ci. Faites entrer. Celait nue jolie fille du peuple parisien. Quinze ans,

un peu pfile, mise décemment, mais pauvrement.

Je vous demande pardon, dit-elle avec embarras. J'ai fait attendre madame.

Pourquoi ne vous a-t-on pas envoyée plus loi?

C'est ma faute à moi, madame. Voici le diadème. M™' de Hys posa l'écrin sur une table.

Madame ne veut-elle pas essayer si le diadème lui va bien ?

Ce disant, la jeune fdie approchait une bougie de l'ar- moire ù glace. Son bras fut arrêté.

Non, merci.

Madame a l'air fflché ! dit l'enfant. Pourtant, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour arriver à temps. Mais je n'ai pas pu quitter grand'|ière.

Qu'est-ce qui est arrivé à votre grand-père?

Rien, madame; il est un peu blessé.

Blessé ! par qui?

Ah ! madame, je ne veux pas vous raconter cela, parce que nous n'avons fait que ce que nous devions faire.

Comment? dit M"» de Rys commençant à s'inté- resser.

Mon Dieu ! madame, dit l'enfant, vous savez que j'ai au monde mon grand-père, et voilà tout. Le choléra a pris mon père, ma mère et un frère aîné que j'avais. Il a laissé, moi parce que j'étais trop jeune, et mon grand- père parce qu'il était trop vieux. Je travaille chez votre bijoutier. On m'avait donné à sertir les diamants de votre coiffure. Grand-père est menuisier. Un homme m'avait vue sortir de chez le patron. Il m'a suivie et m'a offert cent francs, cinq pièces d'or, si je voulais lui donner ce que je portais. C'était votre parure. J'ai couru. Il n'a pas osé courir après moi, parce qu'il avait mauvaise mine, et parce qu'il y avait des sergents de ville. Mais il m'a suivie de loin. Nous demeurons rue Vieille-du-Temple. J'ai dit cela à grand-père. Grand-père est boiteux, à cause d'im rabot qui lui est une fois tombé sur le pied. Le .soir, je travaillais, et grand-père recollait un de ses outils, quand nous avons entendu du bruit dans la serrure, mais ce n'était pas une clef. Grand-père se leva d'un air inquiet, et prit sa béquille de la main droite. La porte s'ouvrit. C'était l'homme. Je dis à grand-père : C'est lui ! Grnnd- pèro frappa un grand coup et s'élança sur l'escalier. J'en- tendis un grand cri, puis plus lien. Je tremblais, mais je pris la chandelle, et j'allai voir. L homme n'y était plus, mais grand-père était tombé dans l'escalier. Il est au lit en ce moment. J'ai passé la journée à côté de lui, à le soigner. Il avait la fièvre. Il voulait boire de l'eau froide, et je l'en empêchais. J'avais peur qu'il ne voulût s'en al- ler. Enlin il a dormi un peu plus Irauquillement, et je suis venue.

C'en était trop pour les nerfs surexcités de M"» de Rys. Elle fondit en larmes en embrassant l'enfant. Celle-ci pleura aussi. Mais, après le premier moment d'abandon, elle se dégagea un peu confuse.

C'est égal, dit-elle, je dirai que ce n'est pas vrai quand on dira que vous autres, belles dames, vous n'avez pas de cœur.

Attendez-moi un instant, dit M»» de Rys.

Elle se dirigea vers le cabinet de son mari. Le salon était illuminé d'une manière féerique, et les glaces bri- sées produisaient de superbes effels de kaléidoscope. M. de Rys était assis sur un canapé et lisait l'histoire d'An- glelerre, à la page il est dit que Wellington ne rem- plaça jamais les glaces de son hôtel, brisées |tar le peuple de Londres, un jour qu'on avait oublié Waterloo. M. de Rys avait l'air un peu Wellington.

Que faites-vous là, mon ami? dit-elle.

J'ai écrit la trois cent unième invitation. Je regarde l'effel (pie nous produirons demain.

Elle sourit, s'assit auprès de lui, et lui conta ce qu'elle venait d'entendre.

Je comprends, dit-il à la fin, vous voulez que je fasse atteler. Mettez votre chapeau.

La petite ouvrière moula la première. Le cocher reçut effaré celle adresse : rue Vieille-du-Tem[»le, ii" **'.

Le cheval anglais acheté chez Drake les mena bon train jusqu'à la rue Vieille-du-Teniplo, à travers le bou- levard, qui est tous les jours illuminé en fête. Le soir, on voit admirablement bien les boutiques du boulevard Ita- lien, parce que la lumière du gaz lait pénétrer Ttiul jus- (luau tond. Le jour, ou ne voit que l'étalage, la supe. Iicie. A la montée qui se trouve vers la rue Louis-le-Graiid, M"" de Rys jeta à la portière du coupé un coup d œil inquiet. M. de Rys regarda aussitôt.

Vous voulez arrêter? demanda-t-il à sa femme.

Si vous voulez, mou ami. répondit-elle doucement.

.3 GO

LECTURES DU SOIR.

Les arislocraliques époux dcsceiulirent chez leur inai- cliaiid Ue ylacos. M"* do Uys acheta deux glaces niagui- liques, et ordonna de les porter clioz elle lo lendemain ù lu première heure. On lemonta en voilure, et on arriva à la maison restaient le vieillard et sa iielite-lille. On monta six étages et on s'arrêta, jjarco que plus haut n'existait pas. La petite lille ouvrit la porte, dont elle avait la clef, alluma i\ tùtons une cliandellc^ |)uis se re- tourna en mettant un doigt sur sa bouche :

Il dort, dit-elle.

M"» de Rys contempla un instant la tète du vieux lilcssé.

Venez demain malin chez moi, dit-elle, et n'y man- quez pas.

Uéin^lallée avec son mari dans la voiture, elle son- geait au cadeau qu'elle pourrait bien faire à ce vieillard et à cette enfant.

A minuit, M. de Rys était assis dans son cabinet avec

Le grand-pere et la pelile-Clle. Composition de Salières.

M™' de Hys devant un grand feu M. de Rys jetait une à une les invitations si laborieusement écrites. M™» de Rys comptait sur ses doigts effilés.

Cela leur fera bien trois mille francs? demandâ- t-elle.

Vous deviez avoir des chanteurs et des pianisles toutes les fois?

Oui.

Mettez cinq mille. Comptez en billets de concert h dix francs.

Oui, mais... les glaces du salon, dit-elle on rece- vant de la cheminée un reflt;l trcs-rougc.

Je les paye. Il ne faut pas voler ces pauvres gens.

A propos, demain, mardi, vous viendrez montrer votre , diadème aux Italiens. On le verra mieux que chez vous, j Dans la journée, je prendrai cinq mille francs chez mon banquier, et, si vous voidcz, nous les porterons rue Vieille du-Temple.

Vous êtes bon !

Non, je suis calme.

riTRE-CllEVALIER.

MUSÉE DES FAAIILLES.

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ANTIQUITÉ CHINOISE! PARADOXES, SOUVENIRS ET ANECDOTES.

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Anliquilé chinoise, d';i|M es le Voyage dans la Mongolie du baron Uolom. SKPILMIilii; 186-2. _ ifi Vl>(;T-NFrVlfcMK\01.lMt.

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LECTURES DU SOIR.

Anliqiiilé chinoise! voilà un lilre effrayant ! L'antiquité commence an quatrième siècle avec le moyen ftj^e ; elle remonte ensuite et se perd dans la nuit des leinps fabuleux, avec la civUlsalion, ou la harhaiie inconnue, sous les assises de la tour de Babel et sous les eaux lénélireuses des lacs di' Nicaragua.

On nous montre au Louvre trois statues ftgécs de cinq mille ans.

« Tout cela n'est rien! disent les Chinois. Nos man- darins affirment que la Cliine existait dix mille ans av.int la création du monde. »

Les mandarins de l'Académie de Ming-Tang, «la pre- mière Société savante de l'univers, » ajoutent-ils, ont prouvé, pièces en main, iju'après le chaos des premières races commence la dynastie des Jin-Hoang, les empe- reurs des hoiuwes, dont les successeurs fincnt les Ty- lloang, les empereurs de la terre. Arrivent ensuite les glorieux règnes des dynasties des cinq frères Lonng et des soixante -quatre Chéty : puis les règnes de Konng- San-Clié, deTclieu-Min, de Y-ti-ohc et les règnes bien phis illustres encore de soixante et onze familles, tous ce- pendant effacés par l'avénenn'iit de l'ionnortel empe- reur Ki, « le plus grand musicien du monde et l'invcu- teur de la jxjlitessc chinoise. » Telle est la Genèse du monde chinois !

Le mandarin, auteur de la première carte chinoise, nonnnée Taï-Thsing-I-Thoung-Tcki, le savant Tcheon, va beaucoup plus loin ; il prouve que le ciel autrefois n'était pas borgne et qu'il avait deux lunes ; l'autre, celle qtii manque an firmament, tomba sur la terre el se fit Chine. Cette opinion du jeune prince Tcheon, surnommé ]•'. Prince de la Lumièie, a paru un peu hasardée, au ju- gement des doctes Européens.

En examinant avec attention le genre humain chinois, on serait tenté d'admettre que son espèce n'appartient à aucune des races fondées par Sem, Cbam et Ja|)het, et que ses molécules organiques, tombées de la Inné et ta- misées par notre atmosphère, ont germé sur notre sol en produisant des êtres dont le visage ressemble à une pleine lune. Cette théorie serait assez conforme aux idées émises par le savant M. Slider, dans son curieux ouvrage, les Mystères de la crèalion dévoilés.

Le cube fervent dont les Chinois entourent les images de la lune; le rôle considérable que joue cet astre siu- pide dans la théogonie chinoise, donneraient une certaine autorité à l'opinion du prince Tcheou. L'origine lunati- que semble révélée dans les actes, les cérémonies, les fêtes et même les costumes des Chinois. La lune est par- tout. Le soleil brille chez eux par son absence, et, lors- qu'il y a une éclipse, c'est toujours pour la lune qu'ils tremldent et qu'ils appellent à son secours l'artillerie de leurs tamboiuset de leurs gongs.

Paris compte avec effort deux savants qui sont payés pour s'occuper de la Chine. Un jour, j'eus l'honneur de les consulter pour coimiiîlre leur opinion sm- tous ces mystères apportés en Europe par Tavernier, lord Wit- more, Maccartuey et les missionnaires. Le plus fort de ces savants garda le silence et poussa un soupir. Le se- cond prit un accent sibyllin et me dit : ft La Chine est un lac immense la sagesse croupit. » Cela m'instruisit peu.

Un jour, voyageant à travers la Grande-Bretagne, je m'arrêtai à Oxlord, ù l'hôtel du Lion-Uouge, Ited-Lion.

Oxford, ville universitaire, est peuplée de savants. Un Marseillais, nommé Lieutaud, y professait alors le chi- nois en public, et formait des diplomates. Je m'adressai

à lui, et il me présenta le lendemain à deux sinophiles qui avaient habité trois njois le faubourg franc d'Ilog-Lane à Kanlon.

Ces deux savants sourirent... à l'anglaise, et ils me proposèrent une partie de short-whist, à une livre la liclie. Ils avaient entendu parler de mes gamcs à Reforni- Club, et ils me faisaient l'honneur de me regarder comme un comnds voyageur en whist continuant sa tournée en Angh'tfrre. J'acceptai.

J'avais pour moi la science du jeu, ils avaient pour eux les atouts. Je perdis toute ma fortune ; je me déposai en nantissement à l'auberge du Rcd-Lion. C'était en 18;i7. J'éciivis h M. Emile de Girardin, qui me dégagea, et je n'appris rien de nouveau sur la Chine, sur le ciel bor- gne, sur la chute de l'autre lune et sur le princeTcheou. A mon retour à Paris, M. Emile de Girardin, profi- tant de mon ignorance c hinoisc, me demanda un romin chinois pour la Presse, qui faisait de si glorieux débuts. J'écrivis alors Anglais el Chinois, et le succès de ce roman faillit me faire passer mandarin. Je savais seul que j'étais fort ignorant ; mais je me gardai bien de le dire, pour ne pas arrêter l'aniuence des abonnés.

Dans ce roman, j'eus la hardiesse de faire insurger les Chinois contre les Anglais. On cria an paradoxe, comme on cria plus tard, lorsque je fis insurger les Indiens, dans ma Guerre du Nizam, contre la métropole. J'étais habitué à ce cri: /*«rfl//o.re.' depuis mon premier, qui datait du Guillaume Tell deRossini; j'avais soutenu, seul contre tous, dans nn journal, que cet opéra était un chet'd'œnvie. Uuprez n'était pas encore venu en chan- tant: Suiwez-rnoi /

Quelques années après la publication de mon roman chinois, je fus honoré d'une visite dont le souvenir restera gravé dans mon cœur.

M. de Lagrené, ambassadeur de France en Grèce, ar- rivait d'Athènes et venait me serrer la main avec une affection qui m'étonna el me rendit heureux, car je croyais être un inconnu des plus obscurs pour lui.

Ce glorieux voyageur, qui a parlé de la France à la Chine, lorsque lord Elliot lui parlait de l'Angleteire, est mort le mois dernier, et ses notices biographiques ont été rares. Les services rendus en pays lointains s'oublient aisément chez nous.

Monsieur, me dit-il, nous avons lu, à Athènes, ma femme et moi, votre roman chinois, dans la Presse, et cette lecture nous a inspiré le vif désir de connaître la Chine. L'occasion est ou ne peut plus belle. J'ai sollicité l'ambassade du Céleste Empire, et M. Guizot a parfaite- ment accueilli ma demande et nommé mon successeur à Athènes: c'estM. Piscatory, 'Voyons maintenant, ne mé- nagez pas le service ; que voulez-vous que je vous rap- porte de Chine ?

Un morceau de la tour de porcelaine, répondis-je en riant, et une théorie quelconque sur l'antiquité fa- buleuse de ce pays.

Ce sera fait, me dit M. de Lagrené en me serrant la main, counne pour engager sa parole.

Quatre ans ajircs cette entrevue, je reçus la lettre suivante, que je conserve comme une relique.

Doulens, le 2G juin 184G. « Cher monsieur,

« Vous savez déjà que la tour de porcelaine esta votre «disposition. Vous l'auriez depuis longtemps si je savais « vous prendre. Lundi, je serai à Paris, 57, rueNenve- « Saint-Augustin ; veuillez, de grâce, m'y faire savoir

MUSEE DES FAiMlLLES.

363

«l'adresse je dois envoyer la preuve que voire sou- avenir ne nous a pas quittés pendant nos plus lointaines pérégrinations.

« Serez-vous assez bon pour déposer aux pieds de « M""* de Girardin mes plus respectueux hommages. J'es- apère être assez iieureux pour les lui faire agréer moi- amême avant la (in du mois.

«Au revoir, cher monsieur; vous ne doutez pas, j'en «suis sûr, de mon bien aflectueux attachement.

« De Lagrené. »

A ma première rencontre avec Tillustre voyageur, je reçus une boîte en laque du meilleur goût chinois, que M"=» de Lngrené avait eu l'extrême obligeance de com- mander au plus habile ouvrier d'Hog-Lane; et dans cette boîte était incrusté le morceau de porcelaine conquis sur la tour, à ma demande. Une foule d autres cadeaux entouraient cette relique, et le savant et spirituel docteur Yvan, le compagnon de M. de Lagrené l'ans l'expédition de Chine, voiilul bien ajouter encore à ces richesses un service de thé, nue collection de porcelaines et tout l'at- tirail d'une orgie d'opium.

Ce dernier cadeau du docteur Yvan était une allusion au rêve d'un fumeur d'opium, que j'ai décrit dans mon roman (\''Anglais el Chinois, ot qui, par un double hasard d'invention, a figuré dernièrement dans le drame de Pékin, au Cirqne-Imfiérial.

Le lendemain, j'eus l'ijonneur de dîner chez M"'' de Girardin avec M. de Lagrené. C'est jîi que nous causâmes Chine, et que j'appris de la bouche de l'ambassadeur les choses les plus curieuses sur ce pays. La théorie de Tcheou fut mise sur le tapis, ou, pour mirux dire, sur la nappe, et M. de Lagrené, avec son érudition nouvelle- ment acquise, me confirma les assertions du père Voise- neaii, qui avait parlé le premier des deux lunes et de l'origine lunatique des Chinois.

J'avais écrit déjà plusieurs volumes sur la Chine et les Chinois, et je croyais en avoir fini avec ce peuple fantas- tique et son pays inhumain, lorsque le dessin ci -joint, rc\iTéscnUml une Anliquitè chinoise, me tomba sous les yeux. Cf fut une (iurprise et une révélation. Il m'a fallu reprendre la plume et la tremper dans l'encre de Chine une dernière foi»,

A quel âge do l'antiquité chinoise remonle cette peiii' ture? Appai lioul-elle à la dynastie des Jin-Iliang ou des Ty-Hoang? Kst-elle antérieure à l'ère adamiqtie ? Sort- elle de l'ittelier d'un artiste qui florissait sous le règne de l'immortel Ki, le César Auguste et le Léon X de la Chine? C'est ce que personne ne saurait affirmer, h moins d'a- voir la science infuse du premier mandarin de Ming- Tang. Contenions-nous d'admirer cette curiosité , qui amuse et enchante comme un rêve d'Orient matérialisé par le pinceau.

Celte antiquité nous reporte au temps heureux la terre était servie par deux lunes. Il n'y avait pas de nuits obscines. Le service trilliimination était complet.

Deux esprits intermédiaires, deux anges, comme nous disons, planaient dans l'élher. et dirigeaient les deux lunes pour les empêcher de .se heiuter élonrdiment, comme deux billes de billard. Tout allait bien, lorscprime comète vagabonde prit l'une de ces lunes au Cdllcl (voir à gauche) el la précipita ^ur la terre, avec un Chinois, une Chinoise et l'esprit créalenr.

Un grand désert se fit dans la partie de la terre qui allail èlre chinoise, et la lune tombée laissa une longue traînée de brume entre les deux sommets d'un palais

merveilleux, destiné à devenir le premier temple ùes Chinois. L'image de l'astre des nuits fut placée sur pié- destal, avec tous ses attributs, son altitude calme, sa tu- nique nocturne et sa figure douce, qui se laisse regarder et n'a pas l'orgueil égitïsle de la figure du sob'il.

Deux jeunes Chinoises, en costume d'alcôve, se met- tent à la fenêtre des deux côtés du palais et adorent la lune. Les prêtres lui apportent, comme présents, des vases de fleurs. On sacrifie niêiiie, si je ne me trompe, deux viclimes humaines, pour apaiser probablement l'autre lune, furieuse d'avoir perdu .sa sœur. Au bas du tableau, les plus belles filles de la Hure chinoise, le Invan- lera, la rosa sinensis, le yancjs, s'élèvent devant l'image de la lune, et deux paons, emblèmes de la beauté, déco- rent le piédestal. C'est l'apothéose de la lune; c'est un rêve dicté à un mandarin par un grand poète endormi.

Cette peinture manque à la riche tapis<erie que M. de Lagrené a rapportée de sa glorieuse expédition. Corimie elle complélerait admirablement ce travail ou cfi poëme ! la tapisserie résume tout le rêve chinois, peint sur laque, sur émaux, sur papyrus jaune, sur crêpe nankin : les paysages sans perspectives entassant les kiosques, les pa- godes, les miaos, les femmes accoudées aux balcons, les grappes de marsanas, avec leurs clochelles d'or, les touffes d'yangs, les tiges d hibiscus et de spondias, ser- vant de perchoirs à \'aiis splcndida, emplumé d'éme- raudes ; les [lalanqiiins rayonnent, à travers le rideau, deux yeux obliques et des visigos frais et ronds ; les lacs émaillés de fleurs de néniifar; les troupeaux de chèvres du Tliibet grimpant sur des collines d'or ; de graves petits Chinois jouant avec des chais écai laies; des femmes préparant le thé; des mandarins ayant l'air de méditer au pied d'une tour de porcelaine; des jardiniers inven- tant des fleurs pour narguer la nature ; des pleines lunes larmoyantes, étranglées par des dragons noirs; un peu- ple de magots à face narquoise ; un congrès de savants muets, assis sur leurs talons; des miniatures de pagodes aux tuiles d'or; des balcons aux auvents anguleux, se- més de clochettes ; des vases remplis de toutes les flem*s et de tous les fruits que la nature oublia de créer ; eiilin un éblouissant chaos de luiiles les lolies adorables, lilk-s d'un coup de soleil tropical, el matérialisées par des artistes tombés de la lune, comme des aérolilhes vivants. Ajou- tez à ces élrangelés sublimes le tableau de Winliquiié chinoise, que le Musée des Familles reproduit avec tant de soins, et vous aurez (ouïe lu Chine sur un mur de sa- hm, le poëme, sans lacune, de ce pays émouvant qui va devenir prosaïque, bourgeois et ennuyeux au pre;nier jour, mais qui fera d'avantageux traités do commerce avec les Anglais.

Celle dernière réflexion me remet en mémoire des versqiie j'envoyai à Théophile Gautier, en I83x, etdont la publicité me paraît aujourd'hui assez opportune.

ADIF.U A LA CllI.NE.

Tout voile est décliiro, loiile illusion morte,

Le bout (le luiiivers esl Uevaiit noire porte ;

Plus de ces beaux pays, d'un lointaiu Lilmleuxl

AiIk'u le llcuve Jaune et tous |os contes bh-us '

Que vas-tu devenir, fabuleuse planète,

Toi, qu un \me Kirchur vil avec sui lunolle,

Pelil monde, grelfe sur le nôliv, dit on,

Ei dont le péiislyle esl au purt de Kaiilon?

On la nommait lu Chine, el, pour nos rêveries.

Kilt' existai! au moins sur les tapisseries;

Fille du grand Soleil, elle nous coubolail

L'hiver, quand nous prenions du tbé noir dans du lail

3t;.i

Ll'CTURES DU SOIll.

Derrière un paravent, et que, la lasse pleine, Nos doijîls, avec respect, serraient la poreelaine, RiaiU labU-au d'omail, oii, sur un palamiuin, Passait, au bord d'un lac, la IVnnne de Nankin. Dornier rùve de l'honimo, illusion deinieie ! Laissez au fer ant;lais Unir sa double ornière, Kl nous allons apprendre, un jour, en nous levant, Qu'il tant briser les dieux de noire paravent, Que la chinoiserie était folle dépense, Que la Chine n'est pas ce qu'un vain peuple pense, Kt qu'après sa muraille on n'a rien découvert Qu'un plat pays bourgeois, sans magots ni thé verti

Qui tu'cùt dit, lorsque j'envoyais ces vers à Théophile

Gantier, en 1838, qu'au mois de mai 18G2 je lirais dans

es journaux celle phrase : « L'empereur de Ui Chine

va introduire le gouvernement représentatif, avec dcii.v ClianiLiros, dans le Céleste Empire? » Je lesouhiile pcnir le bonheur de ce f^rand pays et de sou malheureux pcu- lile, mais les poêles regretteront toujours rauciciinc Chine mystérieu.'^e et inabordable, l'empire du Calliay, tombé de la lune, et fermant ses portes aux EuropéLMis railleurs. Encore un progrès, et un coup do pioche dans l'ithsmc de Suez, tout le monde ressemblera à tout b; monde; Paris dictera ses lois à sa province du globe; il y aiua des vaudevilles français ù Stamboul cl à l'ékin, et des crinolines dans tout l'univers. La reine des Ovas vient de faire une commande parisienne pour !e laid se.xc féminin de Madagascar.

MÈIW.

L'ABBAYE DE SAINT-VANDRILLE.

Abbaye de Saint-Vandrille (Normandie). Dessin de Pignoux.

L'abbaye de Saint-Vandrille est certainement une dos plus anciennes abbayes de Normandie. Elle a eu des sorls divers que nous raconterons dans une autre occasion. Mais riiistoire qui n'est pas la moins ciuieuse est celle de son fondateur, saint Vandrille ou Wandrille.

Vandrille n'était pas un de ces pauvres sublimes qui s'élevaient par la prière et la science jusqu'à la dignité de la robe monacale ou même aux splendeurs de l'épis- copal rochet, et que la vertu chrétieimc conduisait à la canonisation. Vandrille était un courtisan de la cour de Dagobert 1". Il vivait donc au septième siècle. Su famille était noble cl puissante, et sitôt qu'il fut en âge, ou lui obtint une charge à la cour. Mais n'était point son désir. C'était une curieuse époque que le septième siècle après Jésus-Christ. A une grande Icmpclc avai-t succédé un repos comparatif, et les esprits cultivés, réfléchissant, étaient pris d'une immense et mystique mélancolie.

Vandrille remplit sa charge. On le maria à une jeune fille dont l'histoire n'a pas conservé le nom. Le premier jour de son mariage, il lit part à sa femme de son désir de quitter le siècle. La jeune femme était aussi une sainte. Elle se retira dans un cloître. Vandrille mit tant de pré- cii)italion à son départ, que Dagobert le fil d'abord re- joindre, puis le releva de sa charge; alors il erra de mo- nastère en monastère, en Ilalie, sur le Jura, puis vint se fixer à Fontenelle, dans le pays de Caux. On pense que c'est la même terre d'où l'illustre secrétaire perpétuel de l'Académie, Le Boyer ou Le Bouvier de Fontenelle, tirait son nom. Il y existait déjà une abbaye; Vandrille en fit reconstruire les bâtiments, et elle a pris son nom. Il y mourut dans un âge fort avancé, après avoir dirigé pen- dant longtemps les affaires ecclésiastiques de Normandie.

11. m. C.

MUSEE DES FAMILLES.

36Î

RAFFET, SA VIE, SES OUVRAGES ET SA MORT.

11 n'est pas Iroplard pour venir entretenir nos lecteurs de l'artiste éminent que la France a perdu l'an dernier; car son nom est de ceux qui, loin de vieillir et de s'effa- cer, prennent avec les années un éclat plus considérable et brillent d'une lumière plus vive. Nous avons connu

personnellement l'homme dont nous allons parler. Nous ne dirons rien qui ne soit de la plus parfaite exactitude, mais nous aiderons et compléterons nos souvenirs de tous les renseignements que nous fournira l'ouvrage de M. Bry. M. Bry a élevé à la mémoire de notre ami un monument

l'orlrait de Rnffet. Dessin tlo .1 Uuvatix. sur un cror,iiis d'aprè:'. r.alui'c, d Aig L'ry.

durable, et s'est cjilouré, avec un soin pieux, des docu- menls les plus positifs pour mener ii Lionne fin celle œuvro de fraloruollc affection (I).

Eii'.rous donc eu inu'.ièrc immédiatement, parla porte de la municipalilé.

Dt'nis-Augiistc-Marie Raffct naquit ?i Paris, rue de Jony, n" 18, le 1" mars 1801. Son père. Claude-Marie Raffo'l, servit d'abord dans le corps des volonlairos de la {larde

(1) Raffet, sa vie et srs œuvres, par Aiip fîry, chez F. Ui^nlii, liluMiroédilcur, Palais Royal, palcricd'Oilians. lO.r.tris, 18<'il.

nalioMak' du bataillon de Saint- Roib, puis dans le 9' n^- giment de hussards, compagnie do .Monlinayrur, «l lit les rnmpagncs de Belg'ciue. Roniit* dans la vie civile, il entreprit un petit rommcrce, d'abord rue des Orlics, Il ' 2r.2 f iii'oiinriiui n" 2* ; puis après il alla se fixer à .Maffliors, pi es risIoAdam (Soino-cl-Oise), où, le 29 ven- tôse de lan III. il épousait Mario-Cliarlollo Ponrqiiel, lille d'honnêtes commerçants de retle co:iniiiiiie. Lo frère aine de son père, Niiolas Ralfol, après avoir anias.s«5 en .\mérii|ne une assez belle fortune, revint en Frar.cc à

36()

LECTlllES DU SOIU.

ràjie lie trente ans, onihrassa avec ardeur la cause de la révolution (>n 17s9, devint, î» réleclion, capitaine do la 3»coinpai;nie des volontaires de la iiarde nationale pari- sienne, se distingua dans plusieiu's rencontres, fui Idcssé, nommé ;i(ljudant général, clief de britiade, puis cnfiu général de brigade près les Iroiipcs do l'armée do l'inté- rieur cl pour le service particulier de la garde nationale à Paris. Le général Raffet, îi la (in de Tan III, (initia le service et moiniit îi Paris à la lin de ISO.*^, dms un état voisin de l'indigence; carde mallieureuses spécula- tions, la révolte de Saint-Domingue et la dépréciation des assignats avaient anéanti sa l'ortune.

Quant au père de notre artiste futur, on le trouva un jour assassiné dans le bois de Boulogne, et volé d'une petite somme d'argent qu'il venait de recevoir comme facteur de la poste aux lettres.

Jusqu'à celte époque, Raffet ne témoignait que des goûts militaires assez prononcés, mais qui ne taisaient rien présager pour ravenir. Réunir des soldais de huit à dix ans, les diviser en deux camps, commencer la bataille en se réservant le commandement de l'armée fr.mçaisc, couiirà la victoire et rentrer couvert de gloire et de poussière, c'est beau sans doute, mais peu significatif. Aussi cet enfant de neuf ans fut-il brusquement éternel- lement réveillé par l'affreux événement qui lui enleva son père, et c'est de cette époque que date sa lutte sérieuse avec la vie.

Raffet entra comme externe dans une modeste institu- tion du voisinage, et, jusqu'à l'âge de treize ans, fut l'nn des premiers pour ses devoirs, tout en subissant parfois des punitions provoquées par les premières effusions de son lenqiérament artistique. Ses caliiers se couvraient de croquis et de caricatures; mais le maître ne soupçonnait pas le germe de son génie futur.

Bientôt cependant un amateur, M. Richer, devinant l'étoffe généreusé'dc cette jeune nature, engagea M™^ Raf- fet à faire donner des leçons de dessin à son fils; mais ce surcroît de dépense excéda bientôt les ressources de cette pauvre femme.

C'est alors que nous voyons Raffet se présenter coura- geusement cbez un tourneur en bois du faubourg Saint- Antoine, et travailler, comme apprenti d'abord, puis comme habile ouvrier, pendant trois ans. Vers dix-liuil ans, ses goûts artistiques se réveillèrent plus vivement que jamais. 11 trouva moyen d'aller dans \n\e petite école de dessin, et là, se liant avec un jeune élève peinire en porcelaine, il fit tant et si bien, qu'il devint lui-même peintre, doreur et décorateur sur porcelaine. An bout de quelques mois, gagnant six francs par jour, prix des bons ouvriers de cette époque, il put aller dessiner d'après le modèle vivantjCbez Suisse, et c'est qu'il rencontra trois élèves de Cliarlet : Théodore Leblanc (depuis capilaine du génie, tué à l'assaut de Constantine), de Rudder, peinlie d'histoire, et Juhid fils, mort eu 1830.

Raffet brûlait du désir d'être présenté à Charlet. Ce fut de Rudder qui se chargea de la négociation et(|ui amena sou nouvel ami près du maître. Là. Raffet travailla avec tant d'ardeur et de succès, qu'il fut admis à l'Ecole des beaux -arts après moins de six mois passés à l'atelier. Tuiit allait donc pour le mieux, moyennant quelques pe- tites commandes de dessins à la sépia et quelques pein- tures sur porcelaine, lorsque la petite vérole vint arrêter pendant deux mois l'essor de notre artiste. Après avoir achevé sa convalescence, il voulut se mettre à faire de la lithographie; mais il n'osait pas questionner Charlet sur les procédés à suivre. Enfin, avec les indications de son

camarade de Riulder, novice encore lui-même, il fit sa première pierre. C'était VAllnque d'un village. Ce pre- mier dessin fut vendu vingt francs, à condition que l'on ferait un pendant. Raffet ne se sentait pas de joie. uCom- ment,un pcuilant? disait-il; mais j'en ferai cinquante, si •l'wi veut ! » Pendant près de trois années il produisit un grand nombre de pierres; puis enfin, pour se livrer à des éludes plus sérieuses que celles qu'il avait faites jusque- là, il entra chez le baron Gros, dont l'atelier était à l'In- stitut. II travaillait sans relâche, de sept heures du matin à midi, et recevait parfois les encouragements de, son illustre professeur, bien que ce dernier ignorai coui|tlé- tement son nom, comme le prouve l'anecdote suivante. Au commencement de l'année 1830, RalTet fit paraître nu album dans lequel on remar>juait deux planches capi- tales : la Moskowa et surtout Waterloo. Un jour que notre grand peintre de batailles passait sur le quai, il s'arrôle devant l'étalage d'un marchand d'estampes:

Combien oc Waterloo?

Un franc.

Puis, après l'avoir examiné attentivement :

C'est beau, très-beau ! De qui est ce dessin ?

D'ini jeune élève de M. Gros, qu'on appelle Raffet.

Vous êtes dans l'erreur; M. Gros n'a pas d'élève de ce nom.

Pardon, monsieur, mais c'est la vérité que je vous dis; plusieurs de ces messieurs me sont connus, et c'est ainsi qu'ils appellent un de leurs camarades d'atelier.

Vous n'avez pas sans doute la prétention d'être mieux renseigné que moi. Je ne connais pas ce Raffet et je suis le baron Gros.

Le marchand salua en ajoutant :

Je n'avais pas l'honneur de vous connaître, mon- sieur le baron ; mais je vous répète que je suis parfaite- ment sûr de ce que j'avance.

Arrivé à son atelier, M. Gros demande s'il y a parmi les élèves un nommé Raffet ; plusieurs de ses camarades répondent affirmativement, et notre ami se lève en disant à son maître :

C'est moi.

Ah ! c'est vous qui avez fait cela? lui demanda-t-il en lui montrant la lithographie qu'il venait d'acheter. Et d'après qui avez- vous fait celte planche?

Mais, d'après personne, répond timidement l'élève. J'ai lu les relations de celte grande bataille et j'ai com- posé mon sujet.

.\lors, que venez-vous faire ici?

Je viens apprendre ce que j'ignore.

Soyez moins modeste, mon ami, vous n'ignorez pas grand'chose, lui dît le grand artiste en lui frappant fami- lièrement sur l'épaule, et vous savez qu'en fait de ba- tailles je m'y connais!...

Vers la fin de 1830, Raffet, cédant aux conseils de ses amis, et même du baron Gros, concourut pour le prix de Rome; puis une seconde fois en 1832; mais toujours sans remporter la palme, bien que ses toiles aient mé- rité d'être distinguées. Nous ne pensons pas que ces échecs aient été regrettables pour l'art; car, dès ce moment, sa réputation ne fit plus que grandir, et chacune de ses compositions, que la pierre et la gravure ont populari- sées, devint un succès.

Raffet, voidant enfin voir de ses yeux des opérations militaires sérieuses, alla, dans les derniers mois de 1832, rejoindre l'armée française devant .\nvers, et revint à Paris avec des porlefeuiUes pleins de croquis et de (!es- sins, qu'il publia en vingt-quatre planches. Pendant plu-

MUSÉE DES FAMILLES.

307

sieurs années, en dehors de ses travaux d'illiistralion pour les éditeurs et pour le journal VArlisle, Raffet don- nait nn ailjum de lithographies, toujours vivenient re- chercliécs par les vrais amateurs, et dans lesquelles sou- vent il doublait la valeur pittoresque du dessin par des phiases cariiclérisliques et remplies d'entrain. Mais ce fut en 1837 que, dans le dernier de ses cnhiers annuels, il donna cette inagnilique pierre de la Revue nocturne, sublime conception qui assurerait à elle seule Timmor- talilé an nom de notre artiste. Tout le monde se rappelle le délilé tumultueux de ces vieux guerriers morts et se relevant une dernière fois pour paraître, à l'heure de mi- nuit, devant le César décédé!... La réalité et le fantas- tique se donnent étroitement la main dans cet étrange poëme et en font une des plus saisissantes créations de Part moderne ! Enfin, à cette époque, Raiïet donna les six magniliquos planches de la première expéditirm de Conslanline, qui mirent le sceau à sa réputation; et ce- pendant il n'avait pas vu l'Afrique.

Voici donc notre ami en possession d'une réputation glorieuse et incontesiée, et nous allons le voir grandir encore. M. le comte Anatole Demidoff, dont le nom res- tera désormais attaché à celui de l'artiste, allait entre- prendre un grand voyage scientifique dans la Russie mé- ridionale et la Crimée. Aux ingénieurs et aux savants il fallait joindre un peintre dessinateur. Après des pourpar- lers assez nombreux (R.iffet ne voulait pas laisser sa vieille mère et craignait les évenloaiités d'une pérégrination lointaine), les obstacles furent levés et le voyage com- mença. L'Autriche, la Hongrie, le cours du Danube, la Valachie, la Moldavie, la Be.-s^arabie, Odessa, la zone mé- ridionale de la Russie, la Crimée, le détroit de Kertsch et le pays de Taman, au pied du Caucase, furent succes- sivement explorés. Au retour, la peste, qui venait d'éclater à Odessa, fit réembarquer les voyageurs sur un vaisseau qui appareillait pour Constantinople. Cet incident imprévu fut accepté avi'C transport par Raffet, qui, les Dardanelles franchies, mit pied à terre àSmyrne, à Malle, puis aborda enfin à Marseille.

Il faut lire, dans l'ouvrage de M. Demidoff, la part qui revenait à notre artiste dans toutes ces excursions, et voir les superbes planches dont fut illustrée cette grande publicalion. Pour nous, nous nous lappellerons toujours un épisode que Raffet nous conta lui-même, avec ce sens pittoresque et ces gestes significatifs qui n'appartenaient qu'cà lui.

« J'étais occupé à faire des croquis au camp de Vos- nessousk, nous dit-il, étudiant de mon mieux ces soldats si nouveaux poin* moi. J'avais autour de moi lui assez grand nombre d'oflicier.-», lor.-que tout h coup, en rele- vant les yeux, je me Iroufe seul, assis sur mon pinekard ; mes admirateurs étaient à une distaoco respectueuse, et j'entends une voix qui me dit : « Bonjour, naonsieur «Raffet!... » Je me retourne et je mes Irouve face à face avec un hounne de haute taille, l'empereur de toutes les Russics!... Je porte vivement la main à ma casquette, et, fort interloqué dans le pi eiuier moment, je balbutiai luie réponse assez coafuse. L'empereur voulut voir mes des- sins, me répéta mou nom plusieurs fois, et enfin me doima un ollicier d'état-niajor pour nie piloter comme bon me semblerait. J'offris à Leurs Majestés un Souvenir du camp (atiuarellc), et je reçus en échange deux joyaux emichis de diamants. »

En 1841, S. A. R. le duc d'Orléans lui confia l'illustra- tion de la partie militaire de sou ouvrage intitulé : Jour- nal de l'expcd mondes Portes de fer. 11 y fit quatre-vingt-

trois dessins. En 1847, M. D-midoff entreprit une intéressante excursion sur le littoral de l'Espagne; Raffet fut du voyage et fit une ample récolte de vues, types, costumes, etc. A Grenade, il fut appréhendé par une sentinelle et prisonnier pendant deux heures. Voici pour- quoi : l'artiste dessinait des grenadiers antiques, sculptés du temps de Philippe V pour le moins, sur la porte d'un grand édifice, qui n'était autre qu'une caserne d'artillerie. Or, l'officier du poste ne voulait pas relâcher le peintre, d'abord parce que Grenade est une ville forte, en-uite parce que la maison était un lieu essentiellement mili- taire, d'où le crayon était proscrit. Raffet recouvra sa liberté après une détention préventive de deux heures,' « qui nous priva, dit M. Demidoff, de quatre croquis au moins, pleins de vie et de vérité, comme il savait les faire. »

L'année 1848 vit se terminer le voyage en Russie; puis, après la révolution, Raffet trouva une généreuse hospita- lité dans le palais de San-Donato, près Florence, chez le prince Anatole Demidoff. De il p.irtit pour parcourir la Suisse, l'Ilalie, le champ de bataille de Novare, pour voir Rome délivrée par nos soldats, et recevoir enfin la croix de la Légion d'honneur, qu'il avait si bien méritée. En 1851, il visitait l'Expo.-ihon de Londres, appelé parle prince; puis San-Mailino (l'île d'Elbe), XI. Demidoff fondait nn musée napoléonien. De il aHa en Hollande, à Berlin, à Vienne, elc, en Ecosse; puis revint à Vienne, il passa dix-huit mois, toujours ardent au travail, et ayant même ébauché deux grandes toiles pour San-Do- nato. C'est qu'il fil presqtie toutes les coinpobitions de son Siège de Rome. Enfin, le 13 janvier 1860, Raffet revenait à Paris, et le 9 février il reprenait le chemin de Florence.

Arrivé h Gênes, il se trouva tellement malade, qu'il fut obligé de s'arrêter. Hélas ! le mal fit des progrès si ra- pides, qu'il succomba le 16 féviier. Son corps fut em- baumé et ramené en France. Ses amis raccompagnèrent au cimetière Montparnasse, quelques paroles lou- chantes fi\rent prononcées par son lidèle ami M. Bry.

Nous n'avons pu donner qn'im rapide aperçu des voya- ges et des Iravaux de Raffet. Il ressort de sa vie un enseignement suprême, à savoir : ce que peut une orga- nisation d'élite fécondée par la volonté. Nous n'en don- nerons qu'une preuve. Quand nous avons connu Raffet, il traduisait Tacite, seul, le soir, à la lueur de sa lampe. Il n'avait pas lait d'études classiques, et il avait as^cz de coiuage pour s'inilier, k vingt->ept ans, dans ce monde iucoimu qui promettait tant de jouissances choisies à son intelligence. Son naturef était gai, sympathique. Doué d'un grand bon sens, d un esprit vif et d'un excellent cœur, il était volontiers fauseur et vous surprenait par la variété de ses vues; rn*ii il pro» édait toujours, si je puis m'ejprimer en peintre, p(n la masse, et revenait ensuite sm détail. Mais an mil'ien de toutes les choses nouvelles que lui offrirent ses noud)reux voyages, on peut affirnv r (pi'il garda toujours l'instinct de l'eufaul du faubourg Saint-Antoine et l'amour passioimé du soldat. Il eut le rare bonheur d'être fort apprécié par ses cou- frères les artistes, cl, de son côlé, il renilait justice à ceux qui n'étaient pas dans sa voie.

Maintenant doit-on regretter qu'il n'ait pour ainsi dire pas l'ait de peiiitine à I huile '? Nous ne le pensons pa-;, et, sans nous appuyer sur les essais plus ou moins réussis que nous avons pu voir, nous dirons que sa pensée, claire et poétique, était de celles qui veulent être disséminées et répandues i\ un nombre «onsidérahle d'exemplaires.

30S

LECTLRKS DU SOlIl.

H;ifri'nosfora grand, dans riiistoiro de l'arl, pour avoir \ inlimo des pays qu'il lui a élé donné de parcourir et expiiiiu', avec un crayon incisif, les mœurs niililaircs de d'éUidier. plusieurs époques et admirablement pénétré dans la vie I Eue. TOURNEUX.

PHYSIOLOGIE DU BONNET DE COTON.

-J^f^ô/i^.

1. Naïf.

2. Miijosluciix.

Composition de Breton

3. Canquéranl.

4. Anlisternulatoire,

MUSEE DES FA.^ÎILLES.

3G9

PAYSAGES KT CROQUIS^').

CURIOSITÉS DE LONDRES.

L'audience du présidi-ul Mtliolson dans une lavcinv- an;5l;iisc. i'.s;!u i. : i- . i.ix.

QimMil 011 a vu F.p<oin on a vu nii coin do PAiif^lclorro, le coin le jibis sioyiilior, li' plus t'Ir.inyo, coliii le pit- toresque manque le moins ; quand on a vu Londies on en a vu le cœur.

J.icquos, aguerri par le rude assaul du Doruv, cl lou-

(1) Voir la livr ison d'aoûl dernier. SEPTi Muni: ISGiî.

joins aoconipaj,'iié lU son ami Iliclard, piit sa cour.-c à travers la jurande ville.

IV.iill.'urs, le vent soufllail, et il se niéfiait «les cap icos d'Anipliilrile.

Tout le monde u"c t pas l»' Juif orrani, c'est pouripi-ti on ne visite pas Lundi es à pietl. Jacques, qui bVn dou- tait, ayant avisé un cal», le héla.

17 vi\&T->KivirMr; voi vmk.

370

LEGÏURKS DU SOIH.

Jt' \i(us |ii(iul> .1 riieiiio, ilil-il.

Oli i/cs, rt'iH)iulit 11' coclier. Ridiiinl ii':iv;iil smilflé mot.

DtMix sliilliiitîs p;ir liciiro, ce n'est pas trop, re- prit J.ic(pies tMicoiirayc parce ^ilencc... Les cab», dil-oii, vont si vile !

Au lio;il (le cinq illimités, il remarqua, non sans une sliipiMaelioii pioluiide, que le cab niarcbait au pas.

Un cheval paresseux, quel miracle ! dit-il.

Dites plutôt un coclier inlclligonl, répondit Richard.

(Jue voulez-vous dire?

C'est fort clair; les cochers pris à l'hcnre sont te- nus de l'aire quatre milles à l'heure, rien de plus. Le tarif les y engage, et ils obrissciit au tarif. Voyez.

Le cheval avait [iris le liot un instant, |iar élonrderie. Le cocher venait de le retenir et de lui infliger une correction.

Que faire? s'écria Jacques.

Levez le judas que vous voyez là, au-dessus de volitî tôle, et criez seulement ces deux mots : Trois

,'S

si

sliillin: Jacipies obéit.

Oh ycs, dit le coclier.

Le cheval paresseux parlit comme une flèche.

Il n'y a rien de tel que de savoir l'anglais, l'anglais pratique, reprit Richard.

Une chose ne cessait pas d'étonner Jacques. C'était le mouvement silencieux de Londres. Deux coupés français font plus de bruit que vingt omnibus anglais. En re- vanche, ils vont moins vite. Tout le monde marchait, personne ne se promenait. Chacun avait l'air de s'occu- per d'une alïaiie (|iii ne pouvait souffrir aucun retard. Quehpiefois cependant un passant saluait un autre passant.

Çà! dit Jacques tout ù coup, ces gens-là n'ont donc rien à dire?

Ils ont à faire, répliqua Richard ; la parole a été donnée aux Anglais pour se taire. S'ils pouvaient expri- mer toutes leurs idées par un signe, ils deviendraient muets. Un de leurs économistes a dit : La conven-iation est du gaspillage.

Ils ne causent donc jamais?

Non, ils discutent quelquefois. Voyez les chien.'*. D'abord vous en verrez fort peu; ils courent en per- sonnes intelligentes qui connaissent le prix du temps : Time is money, dit le proverbe. Les chiens anglais no flairent jamais et n'aboient que lorsqu'ils chassent. Los oiseaux ont l'air de coiirliers ailés. Tout ce qui vit cl respire marche à la vapeur.

Comme Richard péiorait, un cab lancé trop vite en accrocha un anire qui sortait d une rue voisine. Les deu.X cochers descendirent silencieusement de leur siège, s'ap- prochèrent silencieusement do leurs chevaux, remirent les choses en leur place silencieusement el repartirent sans échanger un mot.

Quoi ! pas un cri, pas une injure ! dit Jacques, pas même un coup de fouet!

Ami Jacques, repartit Richard, le fouet est un in- strument de correction, point un inslrument de bruit. A Londres il frappe et ne parle pas. Quant à se disputer, pourquoi? une dispute e.-t une perte de temps, c'est-à- dire de capital.

Soudain le cab qui emportait les deux amis s'arrêta. On était alors dans l^iccadilly, à la hauteur de l'hôtel de lord Palmerslon. Di'ux liles de voilures s'allongeaient ju.-qii'à l'arc de triomphe (jui couronne la statue de lord Wellington. Jacques pencha la tête hors du cab.

Ah ! qu'on voit bien que vous n'êtes pas Anglais! s'écria Richard.

Poiinpioi ?

Hegardcz si personne autour de vous a remué; cette véiiéraiile lady dans son landau flanqué de valets de pied poudrés, ce marchand dans son hansome, cette jeune miss dans sou coupé, tous ces passants dans cet oiiiiiibus, ce cockney dans son dog-cai! C'est que tous savent que si leurs véhicules ne marchent plus, c'est paico ipTil y a une raison.

Mais encore peut-un bien chercher à la connaître?

l'oiir(iuoi faire? Elle est, cela siillit.

Les files s'ébranlèrent devant llyde Park, des poli- ceinen à pied mainteiidient l'ordre. C'était l'heure oîi les jeunes Anglaises se piomèneiit à cheval dans la longue avenue sablée. Il y en avait mille, il y en avait deux mille, il y en avait trois mille.

J'avais vu des régiineiitsde hussards et de dragons, je n'avais jamais vu des régiments d'amazones, dit Jacques.

Elles n'ont plus de flèches, répondit Richard.

Elles ont leurs yeux, répliqua Jacques d'un air galant.

Autour de lui on trottait et on galopait. Les sabots (les chevaux seuls faisaient du bruit en frappant le sable. Celait un murmure continu, égayé par un léger gazouil- lement. Quelques misses causaient presque en se rencon- trant. Point de mères, point de pères, quelques frères çà et là, et des laquais en livrée partout.

Que me disiez-voiis donc, que les Anglais ne se promenaient jamais? reprit Jacques.

Distinguons ! Il y a Anglais et Anglais : ceux qui produisent et ceux qui consomment. Vous avez ici une colleclion des derniers.

Quelle injustice!

Perineltez ! Ceux qui consomment ne sont pas oi- sifs; ils administrent, ils gonveriicnt, et ce n'est pas une mince affaire! à eux appaiiieiit le royaume de la poli- tique. Ces aristocrates, comme on dit chez nous, gardent les Indes, au besoin il les reconqiiiêieiit. Ils parlent à la Chambre des communes, ils parlent à la Chambre des loids. Ils sont le cerveau et le bras de l'Anglclerre.

L'heure des amazones avait passé ; l'heure des équi- pages lui succédait. Ce fut une marée. Jacques eut un souvenir de [lilié à l'adresse de l'avenue des Champs-l^ly- sées et du bois de Boulogne. Chez nous, des fiacres par douzaines; ici des landaus et des calèches par milliers. Des troupeaux de moutons paissaient tout auprès.

Que font ces mouton» 7 demanda Jacques; un paysagiste les a-t-il placés pour le plaisir des yeux?

' Ces moutons s'engraisseiil, et vous conviendrez qu'ils ne sauraient rien faire de mieux. Us |inyeni, en honiiêles personnes'qu'ils sont. Une redevance au ra/i(/t'r du park.

Vous avez dit?

Le ranger. C'est le lord qui a la charge ou la mission d'entretenir le park. C'est nu honneur. Le prince Albert, que loul le monde pleure en Angleterre, était de son vivant ranger de Régent Park. L'aristocratie anglaise n'a pas pour seule fonclioii de forcer les renards.

Vers le soir, Jacques eut envie d'entendre la com- pagnie italienne qui chante à Covent-Garden : Tainber- îick, Faine, .M"^" iMiolan.

Allons, dit Richard.

Cependant, chemin faisant, il hasarda un coup d'œil timide du côté de Jacques, qui avait arboré un habit noir

iMUSÉE DES FAillLLES.

371

siiperbe, un f;ilet Ijlanc loiit neuf el un panlulon gria co- qu(il ; il semblait marcher à la conquête de la Toison d'or.

Hum ! fit-il, voilà un pantalon gris qui m'épou- vante !

Mon pantalon? Un pantalon qui a vu le jour rue Vivienne! ce qu'il y a de plus délicat en fait de gris!

On l'arrêtera au conlrôle, voire pantalon; pour les Anglais qui veillent aux portes de Covent-G.irden :

Rien n'est beau que !e noir, le noir seul est aimable 1

Richard parlait encore, que déjà on apercevait le pé- rislyle de Coveiit-Garden.

Jacques, un peu inquiet, cambre sa taille et veut pas- ser. Une voix l'arrête.

Monsieur, lui dit cette voix, vous avez un pantalon gris...

C'est vrai, mais j'ai un habit noir, un gilet blanc...

Cela ne suffit pas. Le noir partout, le noir à perpé- tuité.

Allez, dit Richard à Jacques, vous ne perdrez qu'un air, deux ciiœur», un duo et un quatuor. Quant à vaincre l'obslination du contrôle, n'y comptez pas,

Jacques, un peu confus, partit el revint. Tout le West- End était à Covent-Garden. Les femmes étaient décol- letées, en toilettes de bal, les hommes en grande tenue, gants paille, babils noirs, presque tous en cravates blan- ches. Pendant les enir'actes, ils se promenaient dans le foyer, nu-lêtev C'était moins un tbéàlre qu'un .salon. On voyait sur la porte de chaque loge, dans im car!ouclie, le nom du pro|)riélaire. C'était connue l'aruiorial des Iles- Brilanniqiies. Richard prit le bras de Jacques, émerveillé.

Venez par ici, lui dit-il.

Qu'est-ce encore? dit Jacques.

Richard, sans répondre, le conduisit dans un coin du foyer. Il y avait une machine éleclrique, et tout à côlé, dans un cadre, des feuilles de papier l'on pou- vait suivre les débats du Parlement. Les dépêches arri- vaient de quart d'heure en quart d'heure. On savait quel oraleur avait la parole, el cela presque instantanénient, quels arguments il faisait valoir, quelle motion était à l'ordre du jour, quelle attitude avait le ministère ou l'op- po.-^ition, quel incident se pioduisait.

Celle pelilc machine introduisait la vie politique dans le théâtre. On avait tout à la fois le discours et la cava- tine.

Qu'en dites-vous ? demanda Richard à son ami Jacques.

Il me semble que l'Angleterre est un pays... répon- .dit Jacques.

Je le crois.

Un soir, Jacques fut présenté dans un salon i! y avait nombreuse compagnie. Les jeunes misses allaient et venaieni avec l'aisance el la grâce des colombes qui errent dans les l'orêls natales. Un monsieur eulra. Il fil quel- ques pas, chercha dos yeux le maître de la maison, le découvrit, s'approcha et lui tendit la main. Le niaitre prit cette main et la serra. Cela fait, le nouveau venu se dirigea vers un coin du salon il y avait un groupe de femmes; il en lraver>a le cercle el salua la maîtresse de la maison, (|ui, à son tour, lui lendit la main.

Depuis quand de retour ? lui dit-elle.

Je suis arrivé il y a un quart d'heure, répondit l'in- connu.

Ce ne furent bientôt plus, de ci de là, que poignées de niaiii.

Voilà un garçon que tout le monde connaît ici, dit Jacques.

Comment ne le connaîtrait-on pas? C'est sir John B***, le fils de céans, répondit Richard.

Ah ! il arrive sans doute de la campagne?

De la campagne? C'esl selon commeuî vous voulez prendre les choses. Il arrive des grandes Indes.

Do Calcutta?

Oui ; et il y a sept ans qu'il a quitté l'Angleterre.

Et c'est ainsi qu'on le reçoit au sein de sa propre famille? sont les cvls, la joie, les embrassements, l'émotion ?

En dedans. On l'aime fort, ce garçon, mais on l'aime à l'anglaise. Dans ce pays, les hommes sont comme les oiseaux: aussitôt qu'ils sont grands, ils ouvrent leurs ailes et quittent le nid.

Mais le père et la mère?

Ils se marient dans cette prévision. Tenez, vous voyez là-bas celle jeune femnif^ blonde qui sourit. Elle a les yeux et le regard d'un jeune ange. Eh bien, hier, elle a bravement conduit son fils dans un collège voisin de Birmingham, à trente lieues d'ici. Elle le verra au moins trois fois l'an.

El quel âge a l'enfant?

lliiil ans, tout au juste.

Ah ! bon Dieu !

Ami Jacques, ne vous effarouchez pas... Avec celte éducation on étouffe un peu la sensiliililé, je n'en dis- conviens pas; mais on fait des hommes.

Le lendemain soir, Richard prit Jacques par le bras.

Snivez-moi, dil-il, si tel est votre bon plaisir; je prétends vous faire voir aiijciurd'iiui un petit coin des mœurs nocturnes de la grande ville.

Il y avait un grand mouvement dans les rues, ce grand mouvement qui commence tard et qui finit tard. Les grenadiers de la garde, en habits rouges el en bonnets à poils, se promenaient devant lier Majesly's Théâtre. Des voilures, des policemen. des becs de gaz partout. On fu- mait presque comme sur le boulevard des lialiens. L'in- Hnonce du continent a passé la Manche.

Richard s'arrêta devant une purle bâtarde illuminée par un rénecleur, lira quoique monnaie de sa poche, prit deux billets à un guichet, et, suivi de Jacques, s'en- gagea dans une allée sombre, étroite et d'aspect sinistre, qui le couilnisit, par de bizarres détours, en face d'une porte grinchue et sordide. Richard la poussa, lomit les ticlcels à un gardien qui sommeillait, et il pénétra dans une taverne.

Cinquante personnes buvaient de la bière ou du sherry autour de petites tables garnies de vilains bancs ; la salle était irrégulière, basse, assez laide, mai^^roment éclairée et peu réjouissante à rœil. Auenn bruit. Une toile glissa sur nue iringle au bmd de la salle, et ou aperçut sur un plateau moiiile un groupe île f m nos velues en déesses, qui prenaient des attitudes ['.lylbologiquos.

Des tableaux vivants ! n'est-ce que cela î cria .' co- ques.

Allcndez!

La luile se referma, le tableau disparut.

Ilienlôl après, on vit passer devant la rampe un homme en co>liuno de jugi', la robe au dos, lo rabat au cou, la perru(|Ui' en lêle ; m\ autre le suivait, deux avocats pa- rurent, im greffier survint, un huissier se glissa entre les banqiieltes, le tribunal s'assit et le président appela la cause.

c;», i.)ù diable sommes-nous? demanda Jacques, que

372

LECTURES DU SOIR.

cet npparoil dnns une taverne ne laissait pas de sur- prendre lin peu.

Nous sommes chez le grand juge Nicliolson.

Un JML'e !

I'"l les jiiiés sont I;V

Le peste de Hirlinid indiquait les buveurs.

Un des avdo.ils prit la parole, le grelTior saisit sa plume et le procès conimeiiea.

Les jurés écoulaient, Ituvaientet riiiiMit.

Les iléhats send)l;denl fort vifs. Il y avait des interpel- lations, des répliques, des inleiruptiuns, des interroga- tions.

Comprenez-vous? reprit Rieliard.

Si je comprends, je uo comprends guère, répondit Jacques.

Sachez donc que le grand juge Nicholson est quel- que chose comme un directeur de llicàlie; seuleuieiit, au lieu de jouer des pièces, vaiulevilles ou lUiModrames, il joue des procès. Les plus fameux sont les meilleurs. Il les reproduit en cliMrge avec leurs incidents, et chacun des acteurs imite de son mieux le geste, racceni, les iiahiludes oratoires des avocats qu'on met en scène. Ce jury de fantaisie que vous voyez conlirme ou casse le jugement des véritables juges. Quand un bon procès manque, on en improvise un autre qui biillc par son cx- travacaiice, les lazzis pleuvenl et les attoi'ueys ne man- quent pas de glisser dans leurs plaidoiries des allusions aux événements du jour. Tout coulribue aux frais de leur éloquence, la politi(pie, l'adminislralion, les choses et les hommes. Ou louche à tout, sauf à la reine.

C'est la caricalure en action.

Et personne parmi les plus écorchés ne s'avise de crier.

Une affiche porlée à dos d'hommes par une procession de pauvres hères qui allaient à la (ile avait frappé Jac- ques dans la journée. Elle représentait un nègre qui ra- clait du violon.

lion ! je sais ce que c'est, dit Richard.

Le nègre au violon demeurait à Oxford Hall. Ici la dé- coration changeait. La salle élait immense, splendide- ment éclairée, garnie de tables de maibre et couronnée d'une galerie. On payait à la porte et on consommait à l'inlérieur force grogs qui auraient arraché des grimaces à la bouche de Belzébuth.

Il faisait dans la salle wnc température de vers à soie. Bcaucoiqi ii'hommes, quelques femmes, immcnsénumt de grog^. Un Américain assis à la galerie laissait pendre ses jambes par-dessus la balustrade.

Sur la scène car il y avait une scène sept on liuil chanteurs des deux spxi s attaquaient, non, dépiécaicnt vigoureusement un air quelconque. Un orchcsUe tapageur en étouffait les gémissements.

Point de nègres, si ce n'est sur l'afriche.

Allendez, dit encore Ilichaid.

Les grogs succédaient aux grogs. Chaque bouche était armée d'un chalumeau.

L':iir cxiiira au milieu des cris de l'orcheslre, et après un intervalle de quelques minutes employées h remplir les verres vides et à vider les verres pleins, une négresse apparut en toilette d'Andaiouse.

Une Andalouse, murmura Jacques.

Et qui diable soubz-vous qui danse une cacbuclia, si ce n'est une Espagnole ! répondit Richard.

La négresse, eu effet, élait année de casiagnelfes. A la négresse succéda un nègre , au fandango le violon. Lin.strunicnt élait impossible, le jeu fantastique.

Des grincements, des contorsions, des bomlisseimnts. L'artiste élait en guenilles, il avait un chapeau qui n'é- tait plus un chapeau.

L'archet, le vi(dou, le chapeau, les guenilles, venaient de s'cfl'accr derrière la coulisse, lors(iu'on apporta sur la scène une table. Un murmure de joie parcourut rassem- blée, il y eut redoublement de grogs ; l'Américain de la galerie fil passer sa jambe gauche sur sa j.iinbc droite, et un nouveau nègre se montra à riiorizoïi.

Ce nè^TC était un orateur, il tenait un parapluie à la main. Ce parapluie phénoménal rappelait avantageiisc- nienl le parapluie historique que poriail Reilrand dans la fameuse épopée de l'Auberge des Adrets. Un grand trou porté par des baleines.

Comme autrefois Samson lirait sa force de ses cheveux, de même le nègre tirait son éloquence de son parapluie. Que de coups sur la table, quelb; gesliculalion, lorsq'io rimproxisalion ne coulait pus avec assez d'abondance! et quelle pantomime!

Quelquefois, cependant, l'orateur s'arrêtait court et se grattait la lêle d'un air perplexe. L'idée le fuyait et il poursuivait l'idée à grand renfort de parapluie. Four se tirer d'affaire, il interpellait le public, et c'étaient alors des trépignements de joie! L'Américain en faisait volti- ger ses jandics par-dessus son front.

La question que traitait le nègre efflourait lont ; il cri- blait son discours de noms célèbres. L'esclavage et le co- lon, le pape et Garibaldi y figuraicnl, l'Exposition y avait une place.

Cependant, le front de Jacques s'obscurcissait ; il avait le regard inquiet, le sourcil froncé et ses yeux consul- laieiit un binocle qu'il venait de tirer de sa poche.

Pourquoi cetle attitude? lui demanda Richard.

Regardez le bras... au-dessus du poignet.

Eh bien?

Il est blanc I

Mais alors, ce nègre n'est pas nègre?

Sans doute.

Et

la négresse.

Vous savez, l'Andalouse?

C'est nue Anglaise.

Et moi qui riais!

Riez toujours! que voulez-vous? ou n'a pas dfs ora- teurs nègres aus>i facilemeiU, el faute de nègres...

On a pris des blancs !

L'orateur venait de tourner les talons subitement. C'é- tait sa manière do terminer son discours.

On le rappela. Il revint, ouvrit la bouche, leva son [larapluie et s'en alla.

Une certaine désillii.-ion allrlslait l'Ame de Jacques quand il sortit d'Oxford Hall, Uichaid le conduisit vcis les parages bruyants de Lciceslcr square. régnaient Carini et l'Alhambra.

Tlic cchbra(cd N(((h(iJie illustrait l'Alhambra. Une af- liche, deux afiiclics, dix aflichcs le proclamaient. La salle arabe était traversée de haut en bas, c'esl-à-dire de la rampe aux cintres, par une corde roide. Nathalie pirouet- tait .-ur un parterre de grogs, de chopes et de cigares. L'onlliuusiasme était à sou comble.

Ne vous étonnez pas de cette cxaltaiion, dit Richard, La vollige tient du sport, cl, selon les Anglais, sans le sport point d'hommes.

Le père immobile attendait sur la scène, cl quand la fille descendait, il l'embrassait tendrement. Oli ! le bon père.

MUSÉE DES FAMILLES.

373

Ce baiser paternel imprimait un nouvel essor aux ap- plaudisscinoiils.

Mais j'ai vu ihc cckbralrd Nathalie au Cirque des Cliainps-Élysccs! dit Jacques subitement.

Oui,

Alors passons.

A Ciiritii, la pirouette ne s'élevait pas à plus de deux pieds au-dessus du sol. On dansait. Ou buvait surtout. La polka n'exclut pas le piog. Quelques Augluises, pri- vées de familles apparemuieni, semblaient prendre des leçons de belles manières sous les auspices do jeunes Parisiennes portées par le vent du hasard sur les bords do la Tamise.

Lu bonne volonté y était, le résultat n'y était' pas. Cei)endanl la foule, répandue dans Haymarket, dans le Quadrant, à Piccadilly, s'éclaircissait.

Voulez-vous prendre une lasse de thé? dit Richard. Jacques lit un sipne de tête affirmalif, et ils entrèrent

dans un couloir. Riclnrd cogna du doigt contre une porte, un gicliet s'ouvrit, un visage parut dans l'ouver- ture et les regarda. L'inspection terminée, une main tira le verrou.

Il paraît que nous n'avons pas tout à fait la mine de brifzands, dil Jacques d'un air bonacc.

Ils se trouvaient alors dans une petite salle fort pro- pre. Deux personnes considérables par leur embonpoint

l.a ronroiiU'c de deux Ciijis Dessin do F. I,ix.

se trouvaient derrière le conqitoir. L'une d'elles prit un lorfzuon et ex-unina allonlivcmeut les deux Français. Le lorgnon leur fut favorable; elle daigna soinire.

Ces deux damesavalent foice pierreries aut(un' du cnn, force ba.u;ues aux doigis, force broches, force bijoux, les bras uns, les épaules nue^; elles rappelaient ces reines de conq)loir qui faisaient la joie et i'admiraliou des lan- ciers eu 1811.

Autour d'elles, un cerlain nombre d'individus élaieut assis, buvant silencieusement du porto ou du sherry. Ces messieurs avaient pour la [)lii|iart des habits noirs et des cravates blan.;lies.

On aurait ()u se croire chez Torloni après um* rcpré- scnlaiion aux llaliens. Ces messieurs si bien mis n'claient jias seuls. D'admirables couqia^;ncs leur tenaient tète vaillauunent. rcrsonne ne causait , personne ne riait.

On n'entendait (|ue le bruit des verres qu'on reposait sur le marbre des tables. C'était lugid)re.

Que l'ont lu ces gentlcnuMi ? demanda Jacques.

Ils s'anuisenl.

Mon Dieu ! tpio feraient-ils donc s'ils s'ennuyaient! Tant de plaisiis comuieMç;iieiii à rép.nulri> des llois de

mélancolie dans l'àmi' i\c Jaccpies. Il lui semblait qu' i était entouré de faulùmes méditant s(U" les ilislractions du [uirijatoire ; nue tri>tesso noire l'envahissait.

Si je m'amusais longtemps connue cela, j'en mour- rais, (lit il.

Quand il sortit, les policemen qu'il rencontra lui pro- iluisaient l'elTet de spectres; les |)assanls avaient dos atiitudes de goules. 0 i voyait des formes vagues le long des muraille^; (pu'lques imes de ces formes cliaulon- naient d'une voix chevrotante, d'autres se blotti saienl

374

LECTIIUES DU SOIR.

tlnns les coins avec des affaissements spoiilanés cl si- nisiros.

Voici i'Iionro lo jiiii le porter ont raiïon de ces soifs iiiexliiipiiililos, dit Richard.

Londres s'eni|ilissail do léiièhres, plus d'oniiiihns sur le macadam, plus de baleaux à vapeur sur la Tamise. Les cinlis seids resplendissaioiil de vie et de lumière. Ces clubs se coucliaienl lanl pour se lever tard.

Chemin fai^nnl, nue chose avait frappé Jarrpies. C'était la qiiaulilé pliéiioinéuale de poissons (jui ^'élalenl siu" le marhre des boutiques. Celait nu luxe surprenant de lur- boN et de saumons, une débauche de liomanls, une sa- tnrnale de soles et de maquereaux, des rassemblenienis de carpes et de truites, des fouruiillcres d'anfïnilles, et tout cela frais, blanc, rose, gras, dodu, appclissant. Pour- quoi, en Angleterre, tant de. homards à la caïajjace (ine et lustrée, aux pinces énormes, lorsqu'on a tant de peine, en France, à trouver des langoustes à la croûte hérissée ?

Pour les homards, que cela ne vous éionne point, dit Riclia'd, il y en a des établissements... des bancs de lioMiards comme non-; avons des bancs d'huîtres... on les élève et on les engraisse dans des parcs. Chaque ninlin, le clieiiiin de fer en apporle à Londres ce qu'il en faut pour la consommation de Londres. Quant aux |)oissons, c'est une autre alTaire. Les mêmes flots baignent les deux rivages. Pomquoi tant de pêches miraculeuses sur les côtes de l'.Auglelerre, poimpioi si peu de poissons à Pa- ris? Gpiix-ci prctend(Mit que les balpau^ ^pgiais, plus nombreux et niieux outillés que les nôtres, vont pêcher sur les çple§ (jp îioriHîjndie et de Brelagiipj ceux-là allir- ment f]i|e, les côtes des Iles-BritaniTupies étant tournées du cô:é du niidi, le poisson s'y plaît davantage et s'y U)ultiplie plus qbondaiiiinent.

iMoi, dit Jac(|ues, j'ai toujours en colle pensée, qu'il y avaii ipielqiip part, dans un cmlrcql sauvage et secret, nue manufacture de poissons (pie les ^pgliiis l'abriqueut par il(;< procédés j|)p6nnus. On est si fort e|j qliinde au- jourd'lnii !

lu) sortant du JJoolngicnl Garden, Jacques avait as- sisté aux ébats (le deux jeunes tigres jouant comme des cl als, un hasard l'amena dans une galerie située en plein cieur du West- laid, p|| des ligures de ciie honnêlemenl liabillées alleildajeilt lu yisjledes passants.

Si vous aimez les coquins, on en a mis partout, lui dit Richard. Il y avait tout un congrès de .scélérats de la pire espèce, les héros des Cours d'assises, les brigands légendaires, tous les arisiocrales du crime, Papavoiue, Lacenaiie, Fieschi, Poulmann, et le dernier, le plus si- nistre, Dumolard, un uionslre, un phénomène, une ab- straction!

L'assassin des servantes de Lyon portait ce méchant costunui que la photographie a popidaiisé : la blouse, le gro< gilet, le chapeau hideux. Aujirès de lui, on voyait M""" Dumolard, la femelle de ce do^^ue. I\lais ce n'était pas tout. Au fond de la galerie consacrée à ces annales (Ju meurtre, un instrument horrible dressait ses ais si- nistres, ses planches, ses portants. Le couteau (glissait dans la rainure, le panier était rempli de son, la lunette ouvrait sa dcmidune, l'échelle s'appuyait contre la plate- forme.

Il ne manque rien que le bourreau ! dit Jacques.

Ne le demandez pa^l ou l'y mettrait.

On avait beaucoup parlé à Jacques de la déscspéranle longueur du dimanclte à Lmidres, de la monotonie et du silence de ce jour solennel que tant de distraclions ac-

cueillent à Paris. La fin de la semaine ramena le jour dominical. Le sileiu^e réveilla Jacques. Il descendit dans la rue. Personne. Çà et quebjues rares passants. Deux ou trois omnibus erraient d'un air contrit. Point de bou- ti(iue ouverte. Jacques avait négligé de souper; il eut faim, et voulut entrer dans une taverne. Les portes étaient closes. La terreur le gagna et il pensa à Ugolin.

Ne tremblez pas, lui dit Ilichard ; il est avec le ciel des accommodements, même en Angleterre.

Un omnibus passait courant vers Richmond. On prit place à bord. Le chargement élait compli>t. Deux dou- zaines d'insidaires se sauvaient subieplicement pour goûter un peu de repos, d'air frais et de beefstcak à la campagne.

Londres a des Saint-Germain, des Bongival, des Vin- cennes,desSaiiit-Cloiid qui .s'appellent Greenwich. Ilamp- ton Court, Windsor. Richmond ; on s'y rend volontiers, et la règle, austère dans la ville, se fait bonne personne dans la banlieue. Le temps est venu on donne à dé- jeuner, à Richmond, aux heures des offices! C'est l'aljo- minalion de la désolation. Jacques usa de précautions pour demander quelque chose à mettre sous la dont, il ciaiguail, tant il avait été prévenu, de sentir sur son épaule s'appesantir la main d'un constable. Le garçon lui répondit par un sourire.

Un moment après, à midi, heure sacro-sainte, on servit quatre réchauds sur la nappe.

Voici le dîner qui vient, murmura Jacques joyeu- sement.

Tout s'en va! répondit Richard. Et il attaqua un poulet fmnant.

Un piano chantait non loin de là, et il était presque encore midi.

Un piano, un (déjeuner, tout cela le dimanche, à midi, reprit Richard. Les traditions sont mortes!

De la fenêtre au coin de laquelle ils se trouvaient, ils voyaient une floltille de yoles, de pirogues, de youyoux, de gigs, de péniches, de canots amarrés sur le rivage. Des cam)liers passaient l'aviron siu' l'épaule, portant la va- reuse de laine et le petit chapeau de paille.

Un reflet d'Asnières! dit Jacques.

Avec moins de crinolines et plus d'arbres, ajouta Richard.

Le vaste paysage qui se déroulait jusqu'à l'horizon rap- pelait celui (jifoii aperçoit du haut de la terrasse de Saint- Germain. Mais en place des taillis et des buissons qui ornent le bois du 'Vé-^inel, ce n'étaient que hautes futaies et massifs de grands chênes.

Jacques fit cette réfl xion, que les arlires anglais sont tous séculaires de naissance. Ils ont vu presque tous'la guerre des Roses. Si on les interrogeait, ils parleraient de Cromwell. Plu-ieurs ont connu Kdouard le Confesseur.

Les A!)glais devraient bien nous en prêter quebiues- uns pour ombrager le bois de Boulogne, dit Jacques.

Une locomotive qui sifflait par le conduisit à Wind- sor.

La chapelle du cliâleau royal était ouverte; il crut voir un joyau de pierre; une voiture lui fit parcourir Virginia Waler. Il fallut suivre une avenue d'ormes gigantescpies pour en atteindre les profondeurs. Quatre kilomètres de titans branchus et verdoyants! Tout au bord, des trou- peaux de bœufs fauves et blancs enfoncés dans l'herbe; plus loin, des bandes sans nombre de daims errant sur les pelouses. Au bout de cet enchantement, un bois in- venté pour le plaisir des yeux. Des buissons épais de rhododendrons, des catalpas, des chênes, un gazon frais,

MUSÉE DES FAMILLES.

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(les lacs, des ruisseaux, des saules éclievelés sur la rive, des faisans trottant parmi les herbes, des lapins filant d'un air espiègle, des ramif^rs voletant çà et là, et de lointaines perspectives s'ouvrant dans les futaies.

A riiorizon, le château de Windsor ferme sa ceinture de tours.

On dirait une vallée de Tempe couronnée par un châ- teau golhique.

Il n'y avait pas de nymphes, mais il y avait un restau- rant. Les bosquets ne chômaient pas, les salons non plus.

Jacques finit par comprendre qu'à Londres le diman- che n'était pas si terrible rpi'il en avait l'air. C'est un instrument dont il faut savoir se servir.

Ce qui ne laissait pas non plus d'exciter son attention, c'était l'énorme quantité de moustaches fornndables et de barbes monstrueuses qu'il découvrait sur des visages anglais. Des lavoris, bien, cela rentrait dans la tradition; qu'ils fussent ébouriffés, hérissés, et pareils à des chevaux de frise, il n'y voyait aucune trahison, mais tant de barbes que cela! Pourquoi et comment?

Cela intriguait fort notre ami Jacques, et il en toucha quelques mots à son voisin. Richard sourit et lui montra un omnibus qui filait grand train. Cet omnibus avait l'air d'un petit bataillon,

11 y avait en dehors six caporaux, deux sergents, qua- tre tainhours, trois fifres et un officier. Un tas de sim- ples grenadiers remplissaient l'intérieur. On en voyait un ou deux en équilibre sur le marchepied.

Tous avaient lu sabre au côté et le fusil en main.

Un autre omnibus suivait ce premier omnibus, et un troisième accourait du fond de la Cité avec les mêmes gibernes et les mêmes baïonnettes.

D'uù vient cet appareil guerrier? s'écria Jacques; les vigies ont-elles signalé une invasion de Danois? Voit- on quelque part une flotte montée par d'autres Nor- mands?

Les omnibus sont une révolution, repartit Richard.

Expliqnez-vous.

C'est fort simple ; vous avez devant vous une com- pagnie de volonlaires, et ces volontaires se rendent à l'exercice.

Bon! une garde nationale! je sais ce que c'est, j'en fais partie !

Non pas! Une milice qui ne relève pas du gouver- nement, qui a payé son uniforme, qui l'a choisi, qui .s'équipe à sa guise, nomme ses chefs à son gré, achèle ses canons, ses fusils, ses tanihours, et manœuvre comme elle l'entend. De ces barbes et ces moustaches. La France n'en a plus le monopole.

Des volontaires en relard se rendaient à l'exercice en cabs. D'autres par files, conduits par un officier qui mar- chail l'épée nue, longeaient les trottoirs. Ceux-ci ne por- taient pas le uiiiusriuet sur l'épaule, comine chez nous; ils le tenaient de la main gauche. Cliaqiie compagnie avait un iniiforme particulier; cela dépendait du q'i.ir- tier. Il y avait des cluisseuis, des grenadiers, des mon- tagnards, des tirailleurs. Les é(piipe[nents étaient gris, noirs, marron, fauve, rouges, ou bruns.

Il y a le bataillon des étudiants, des avocats, des mar- chands, des conimis, des médecins, des ».omliris, la ca- valerie du Strand, les artilleurs de Porlland-place, les fu-iliers de la CMé, les dragons de Charing-cross, les rif- llemen de Chelsea, les carahiniers de Pall-.Mall.

Tiindis que Richard parlait, il semblait à Jacques en- tendre le Tasse faisant le dénondirement de l'armée de Godefroid de Bouillon, avec celle dilïéreuce, cependant.

que les croisés de Godefroid allaient en guerre, tandis que les volontaires de Londres restaient chez eux.

C'était d'ailleurs le moment Londres est le plus bril- lant; la saison le Parlement discute, l'aristocratie prend ses vacances mondaines, ses vacances eu ville, dans le West-End, les larges avenues de Hyde Park semblent trop étroites pour la foule de cavaliers qui les parcourt, la grande saison enfin. De plus, l'Exposition décennale ouvrait ses immenses galeries.

Les gentlemen avaient abandonné leurs châteaux, plus de lords dans leurs terres. Jacques ne pouvait passer à Grosvenor-sqnare, à Hanover-square, à Belgrave-sqiiarc, à Waterloo-Terrace, à Cavendish-squaie , à Porlland- place, à Piccadilly, sans voir partout des laquais poudrés, des cochers poudrés, des valets de pied poudrés.

Or, sachez qu'ici la vanité paye un impôt, dit Ri- chard. Ne poudre pas ses gens qui veut. Passez d'abord chez le collecteur des impositions. Et l'œil de pondre est taxé fort cher.

Ces beaux messieurs poudrés se paraient d'un air ma- gnifique et digne que n'ont pas leurs congénères de France. Ils avaient la mine calme, le geste sobre, l'at- titude grave. Us semblaient dire : Nous coûtons beau- coup d'argent, regardez-nous ! Ils croyaient à leurs fonc- tions.

Jacques avait vu l'aristocratie à Hyde Park, à cheval à deux heures, en voiture à cinq ; il voulut la voir à l'Exposition, Il s'y rendit donc un samedi.

Samedi est le seul jour de la semaine l'entrée coûte une couronne, un peu jdns de six francs de notre pplite monnaie. C'est donc le samedi que la gentry a choisi pour ses promenades. Or, ce qui frappa le plus Jacques, ce ne furent d'abord ni les teints éclatants, lu la luxuriante br-aulé des cheveux emprisonnés dans des résilles, ni la fraîcheur vermeille des bouches taillées en cœur, ni la limpidité cristalline du regard, non, ce fut l'audace in- solente des crinolines.

Ah! pauvres crinolines de Paris, modestes cages, que tant de lèvres mascidines ont maudites, que vous êtes vengées ! Quelle envergure en Angletei re, quel dévelop- pement, quelle ambition ! Il en passe deux, et une rue est obstruée.

Quelle peine n'eut-il pas, ce malheureux Jacques, pour se frayer un passage dans la galerie de peinture ! Des escarpements de jupes, des promontoires de crinolines! Mais ce fut dans ces parages qu'il lui fut donné de faire connaissance avec une certaine école de paysagistes qui lui parurent avoir été mordus pr.r la tarentule de l'arc- en-ciel. Jamais il n'avait eu le rêve d'un tel accès de cou- leurs. Des tourbillons de jaime et d'azur heurtant des valses de vermillon et de lilas, des courants de vert bruyant se mêlant à des vauues de cinabre en éhidiilion, une (léliauche de tons exaspérés, une fièvre d'empale- ments nuillicolores! Cela criait, cela hurlait, cela sautait aux yeux et s'y cramponnait.

Vous voilà tout ébahi, dit Richard à Jacques, qu'il surprit en arrêt devant un soleil couchant luribond, lui pré livrant bataille à un lac. C'est là, cependant, les pro- duits d'une école nouvelle qui a reçu le nom de rapliaé- lesquc.

Pourquoi raphaélesque ?

On ne l'a jamais su.

Jacques proposa de donner à ces coloristes furieux des médailles de découra;;emenl. On pouvait craindre qu'ils n'eussent des petits.

Ah ! cela vous surprend, s'écria Richard, eh bien,

370

LECTURES DU SOI H.

qiiilloiis pour une liome ces jolis escadrons do crinolines coiffés de petits casipies enipanucliés, et snive/.-nioi un National Gallery, c'est que vous verrez le prince do la fantaisie.

J.ieqnes, cnioustillé, suivit son gnido à la paierie na- tionale et il vit face à face les toiles de Turner !

Fil quoi! se (lit-il en parlant coninie nn nionol >pne, nii p:iy^ existe, de toiles danses macabres voltiiieni à l'œil Mil, nn pays possède ces fanlasmngories que mille pa lelte n'.i rêvées, et, dans ce pays, il y a i\cA lioinines que le spleen piécipile dans la Tamise! mais ils n'ont donc jamais vu Turner! Quoi ! on peut à tonte heure dn jour s'arrôier devant ces délires encadrés, et on songe îi moii- lir! Ou est libre de voir ces brouillards et ces abîmes, ces locomotives et ces bateaux à vapeur, ces soleils et ces océans, ces ciels et ces brumes, cl on ne ril'pas éter- nellement, et une iniinenso hilarité no s'empare pas d'une fouie qui voit ces Vénus bizarres cliassaiil en coiiip-.ipnie d'Apidlons vertigineux! mais le rire a-l-il donc été donné à riiomme pour pleurer? 0 Turner, loi seul as voulu sauver celle nation, et cette nation, au lieu de danser des sarabandes autour de les tableaux et de se réjouir, l'admiie.et le prend au sérieux. Elle croit ù ta peinlurc, Celte nation intelligente, elle croit à ton génie, et celle erreur, se mêle nn giain de folie, lui fait mécoiiiiaîlie les bienfaits! 0 Tnriier, je le le jure, quand je serai al- lei;it d'un accès de mélancolie, je traverserai la Manche cl j'irai te rendre visite !

Ainsi parla Jacques, et il retourna à rExposiiion.

il fui (loncemenl ému en voyanl ipiel soin les coin- mis>aires de ce graïul édifice de vilaines briques jaunes avaient apporté dans l'adminislratiou du déjeuner. Quatre kilomètres de salles, disposées en galeries au rez-de- cliaiissée et au premier étage, ont été réservés aux ap- pétits cosmopolites. Le rez-de-chaussée appartient aux viandes froides, le premier étage aux repas chauds. Les l;d)Ies sont en permanence.

D'autres réduits s'ouvrent pour les pâtisseries. On y voit des pyramides de sandwichs, des monticules de brioches, de tours de babas, des amoncellements de petits gàleaux. Tout est grignoté, savouré, dégusté.

L'admiration creuse, a dit un sage.

Jacques remar(]ua avec alteiulrisscment que, si l'Expo- sition réservait une large place à la porcelaine, aux den- telles, aux velours, aux satins, aux moires, aux faïences, aux bijoux, aux pierreries, aux broderies, elle donnait asile aux canons Que de canons ! des canons de tous les pays, eu bronze, en fer, en acier, et tous rayés, et tons envoyant des projectiles foudroyants. A la vue de ces en- gins destructeurs et de l'attention respectueuse qu'on leur accordait, il comprit que les idées de paix étaient eu progrès.

Un ennemi déguisé en ami voulut entraîner Jacques dii côté des instriimenls de musique. Il y en avait truis mille rangés en bataille; Jacques prit la fuite. Vingt-quatre pianos parlaient à la fois.

La foule qui se pressait autour des perles de M. de D***, et cel'e qui s'éloulTait autour du saphir de M™^ la com- tesse B*'* indiqu lient assez combien le mépris de la ri- chesse s'était emparé des âmes.

Jacques avait vu les docks, vingt mille vaisseaux versent les produits de toutes les latitudes; la Tour de Londres, «ardée par des liommcs d'armes du temps de lleuii Vlll; Saint-Paul, Wcslminsler et ses tombeaux, le I3rilisli Muséum etses collections; pouvait-il quitter Lon- dres sans avoir rendu visite à Sydcidiain ?

Et d'ailleurs il l'aurait voulu, qu'il ne l'aurait pas pu. Des afliclies par milliers, des hoiiiiiies-aiinonccs par cen- taines, lui répétaient en lettres bleues, rouges, vertes, que I)!oiuliii, le fameux Bloiidin, le lîloiulin du Niagara, illus- Irait le palais de Cristal de sa présence!

Jacques parlil donc. C'est alors (pi'il put voir de quels rails sans noinbie les environs de Londres sont sillonnés. Les cbeiiiins de fer passent les uns sur les autres ; viaducs et tunnels s'enirc-croiseiit, se côtoient, se rencontrent, s'éviienl, se poursuivent; ce ne sonl que rails sur rails, rails partout... un éelieveau de locomotives eUle lenders, et aussi loin que l'œil jieut embrasser le paysage, des cbemins de fer en construction !

Le soleil frappait le palais de Cristal et en faisait luire le dôme comme nn phare.

Une longue galerie vitrée monte du débarcadère â Sy- deiibaui. Les annonces en peuplent le vide. C'est fort pratique et loi t laid. Tout en haut commencent les mer- veilles. La vue. saute par-dessus cinq ou six lieues de piairies et atteint Londres; un océan de verdure fermé par un océan de maisons. Les jardins s'élagent [lar ter- rasses remplies d'arbres monslrncux.

Tout à l'exlrémilé de ces jaidins, des formes étranges se dessinent au-dessus de la ligue de riiorizon, dans une île que t;ipisse une végétation exotique. Ou regarde, on approche, et, parmi les rochers chevelus, les buissons au long feuillage, on reconnaît une forme gigantesque d'a- nimaux antéililuviens taillés dans la pierre.

Quels adversaires, si un souffle de vie venait à les ani- mer tout à coup !

Une corde suspendue à une hauteur énorme, entre deux tours, démontrait la présence de Blondin. Une grande mulliludo était accourue. Une coup do vent se leva, la longue corde oscilla.

D able ! fit Jacques.

Bah ! quand on a franciii le Niagara !

Blondin parut, son balancier la main. Il était permis de croire qu'il allait s'euvolcr. Point. Il prit son élan et passa par-dessus l'abîme.

Il n'y avait plus à en douter, Blondin était une vérité.

Blondin voulait traverser l'espace en poussant devant lui une brouette sa femme eût été assise, dit alors Richard. Il avait essayé déjà ce petit tour de force au Niagara; mais, au premier bruit de celle exhibition, la police est intervenue.

Pourquoi?

On a fait remarquer à Blondin que, sa femme devant résider partout il lui [ilairait de la conduire, il avait penl-être abusé de riniliience que lui accordait la loi pour la contraindie à résider dans une brouette. Celait un abus, une tyrannie. Donc on lui faisait défense de la promener eu l'air au-dessus du sol anglais ; mais on ajouta que si un Anglais majeur et jouissant de toutes ses fa- cultés se trouvait pour l'accompagner dans son trajet, l'Anglais était libre de s'asseoir dans labrouelle.

L'ère des tavernes est en décroissance et l'ère des res- taurants en progrès. Si Ilamplon Court, Uiclimond, Wind- sor ne ravaienl pas prouvé àJac(jnes, Suleiihain le lui auiait démoiilré; mais, au moment de passer une porto derrière laquelle il voyait des tables et des comestibles, Richard le tira par la niauclie de son haijil.

Ne dérogez pas, lui dit-il; ceci est la salle réservée aux personnes munies de billets de seconde classe. Passez, je vous [irie. à la salle des billets de première classe.

Et Richard disait vrai !

Le respect qu'il devait à son billet conduisit donc Jac-

MUSÉE DES FAMILLES.

377

f|iios vers mie aiilre salle plus belle, plus vaste, mieux décorée, on meilleure exposition, un bataillon de gar- çons en habit noir attendait les convives. Tel apparaît le pavillon de Henri IV aux yeux ravis des consommateurs.

Il est vrai que riialnt noir et la cravate blanclie se payent; mais il faut respecter les mœurs des pays oiî l'on voyage.

Tout en payant, Jacques fit celle obscrvalion et ce n'était pas la première fois que le chef de rétablisse- ment faisait sauter les pièces d'or et d'argent sur le marbre

du comptoir, et tandis que le métal rebondissait, il en écoutait le tintement.

Qu'est-ce à dire? exclama Jacques.

Cela veut dire que ce pays est plein de fausse mon- naie, dit Richard ; on en fabrique que c'est une bénédic- tion. De vient que tout marchand, avant de l'accepter, s'assure de la qualité de la pièce qu'on lui offre. On est homme de précaution en Angleterre. Voyez de quel air un cocher tourne dans sa main et pè^c la monnaie qu'il reçoit. Ce n'est pas un soupçon... c'p.st une précaution.

Le neyrc et son parapluie à O.xford Hall. Dessin de F. Lix.

Tn ce moment le garçon, qui tenait la carte entie le pouce et riiidex, revint. Il présenta une couronne à Jac- ques.

Monsieur, bii dit-il, cette pièce est fausse.

.— Comment, fausse ! c'est le chemin de fer qui me l'a donnée !

Voyez, monsieur.

Cl' garçitu i>rit la couronne entre ses dents, serra les mfichoires, et deux marques vigoureuses s'imprimèrent dans le métal.

SIITIMUIIK iSC.i.

hh bien, pensez-vous qu'on ait tort? repiil Ui- cliard.

Jacques soupira et lira une guiuée do sa poche, et quand on lui rendit la mouuaio, il mordit toutes les pièces les unes après les autres.

Ou m'a mordu, je mordrai, disait- il.

Mais le lendemain le veut lombu et, jugeant que la mer lui serait piopicc, Jacques partit.

Ami^pée ACIIAIU).

FN. -IS VINOT-M.LVli.ME VOUMK.

378

LI'XTUHES DU SOIU.

CHRONIQUE DU MOIS. COURRIER DE TROUVILLE.

r.nris à Troiivillc Les ânes cl la princesse de Melleniich; Jl"' DiiinMil au clialel Corili.T et à Villors-sur-MtT Les mer- veilles (le Ucauville. Le prelVl de police peint sans le savoir. Lts l'êtes de Dives. Guillaume el ses cou.pagiions. L'Arcadie normande.

Trouville, septembre 18G2.

Les deux piaiitls contres de iiutivelles sont, deimis deux mois, Biule el Ifouvilie, sans cutiipter Londres, d'où noire ami Amédée Aeli.ird nous adresscle courrier spé- cial el cliarniaiit que vous venez de lire.

Jamais l'aiis n'avait été plus notnbieiix à Tiouvillc que cette année. Tout le beau monde a voulu y contempler la princesse de Metlernicli, promenée dans un panier *(lclé d'ànes, moulés en jockey par îles genlilliomines de loi- sir. Quaiil à nous, qui aviuis néglif^é ce speclacle, nous avons eu la hoiine fortune de retrouver, au chalet de M. Adolphe Cordicr (I), raiicienne comédie française et MuHère en personne, ressuscites par riiicomparable W"^' Diqiont. Elle a dit la grande scène de Frosine el de l'Avare avec celte largeur, celle franchise el ce slylc dont elle garde le secrel. Les heureux privilégiés de celle fête ne l'oublieront pas.

M"" Duponl gâte la Normandie. Elle a posé sa lente à Villors-sur-Mer, avec M""^ MainviellcFodor, Godefroid, llernuiiiu, Lyon, M"* Coche, Sarrazite, Decan, etc., toute une colonie d'artistes d'élile. Quand la pluie en- ferme les baigneiH-saii Casino, on demande une scène ou une fable à M"^ Duponl, et l'éclat de rire remplace le so- leil de la canicule.

Heureux Villers! peiidani ce temps-là, une belle route le met aux portes de Trouville, c'esl-à-dire de Paris; Troyon el Belly, les rois du paysage, exposent, à Londres et au boulevard Italien, les merveilles de sa plage et de sa cainpagne ; et Belly reçoit la croix de la Légion d'hon- neur pour ses Vues du chaos de Villers, qui sont des chefs- d'œuvre, parce qu'elles sont vraies, tant celte nature est pittoresque cl saisissanle, sauvage et délicieuse!

Eu allant à Villers, qui est leur bois de Boulogne, les baigneurs de Trouville visitent les travaux du bassiUj de la gare du chemin de fer, el la splendide création de Deaiiville, improvisée dans le désert par MM. de .Morny, Donon, OllilTe, Charles Lallitle et Brenney. Un miracle de noire civilisation, que nous avons le droit de vous ra= conter, car nous l'avons prédit il y a huit ans, et que nous vous raconterons, l'été piocliain, sous ce titre : Comment on fonde les villes ait dix-neuvième siècle!

M. Boitelle, le jiréfct de police de l'Empire, fait bâtir une maison ù Dpauville. Après y avoir donné ses ordres, la semaine dernière, il alla, comme tout le monde, ad- mirer le beau clialel de AL Cordier el la jolie maison nor- mande du seizième siècle, que cet homme de goût par excellence a plantée sur la grève, au bas de ses féeriques jardins. (Nous la ferons certes dessiner quelque jour.) 11 y avait alors devant ce bijou archiledural une petite charrette à bras, portant un appareil pliolographi(iue sur une boîte fermée, grande comme une niche à chien. Comme M. Boitelle passait devant l'objectif, il fut saisi et portraité au vol, sans s'en douter. Puis l'habile [)liologra- phe de la rue Vivienne, M. Franck, sortit de la boite, et montra au préfet de police ébahi que le soleil était plus fin que lous ses limiers, puisqu'il l'avait croqué au pas-

(I) Voyez la gravure de ce chalet, t. XXIV, p. 368.

sage fi son insu. Et de rire, comme vous le pensez bien. M. Franck est un sorcier, qui n'en est [las à ce coup d'essai.

Les Parisiens de Trouville ont eu encore ime belle fête à Dives, à la place même Guillamne s'embartiua avec son armée pour la conquête de l'Angleterre. On y avait déjà iuauguié, en 1801, une coloime commémora- live. anprè.s du cbàleau de M. le comle Foucher de Ca- reil, le conseiller général du pays, l'éloquent interprète de Leibnilz. Cette année, on inaugurait, dans la vieille église gothique, les noms des compagnons de Guillamne, qui forment encore l'aristocralie anglaise, cl une partie de l'aristocratie normande, représentée au banquet par d'illuslres descendants. Nous y avons applaudi l'excel- lont discoiu's de M. deCaimmnt, l'urganisateur de la jour- née, l'infatigable président de l'Association normande, de M. le comte Foucher de Caieil, qui a parlé comme au Corps législatif; de M. le duc d'ilarcoml, rex-and)assa- deur, qui a eu un succès d'esprit ; de MM. de Rossi, Hip- peau, Ciialle, Travers, Amel, Reuatdt, etc. L'église était pleine, la plage pavoisée, le festin conforlable, la umsiiiue parfaite. Le soleil avait seul manqué au rendez-vous, et l'Angleterre n'était représentée que par... la pluie!

Nous n'en avons pas moins admiré la splendide rési- dence do M. Foucher de Careil, au sommet de la côle de Dives, entre l'immense vallée de ce nom, la mer de Nor- mandie el la charmante coulée de Beiizeval à Villers, celle Arcadie de l'Ouest marilime. Devant le panorama de tant de merveilles, on ne comprend pas que Guillaume ait pu quiller le pays d'Auge pour l'Angleterre.

DIBLIOTIIÈQUE DU MUSIÎE DES FAMILLES.

NOOVELLE PUBLIC.\T!OS.

LA COMÉDIE DES ANIMAUX,

niSTOIRE NATURKLLE EN ACTION, par MÉI\Y (1).

En vente le l^r octobre.

Avons-nous besoin de recommander à nos lecteurs ce beau livre, tranchons le mot, ce ciiek-d'ceuvre de Méfy, qui parait demain aU.x bureau.x du Musée des Familles? Ne savent-ils pas lous avec quelle supériorité d'exactitude, d e.Kpérience, d'inté- rêl, de grài:e, d'esprit et de style, notre illustre collaborateur sait traiier l'histoire naturelle? Ils l'ont vu par les fragments de l'ouVrage dont nous leur avons donné l'avant goût : le Sa- vant ei le Crocodile, le Rat, l' Abeille, le Tigre, etc. Ces frag- ments ayant fait le tour du monde, el prouvé à tous que Méry est à la fois le »rai savant, le poêle, le voyageur, le romancier, le causeur uriiqne et inimitalde de l'histoire naturelle, nous lui avons dit : « lleprenez ces fragments, cher ami, revoyez-les, complétez les, ajoutez-y des pag(!S inédiles, étincelantes, comme les pages d'Hi'vU. de la Floride, de ta Guerre du .\izam; et faites de tout cela iiii ens'rtilile harmonieux, charmant el in- connu : la Cdtiiédie des animaux, l histoire naturelle, véri- table, amusante, dramatique, en action; c'est-à-dire un livre sans i-ival, (jui ravira le pi^e el l'enfant, la femme et le mari, le docteur el 1 ignoiant; qui sera le plus beau livre de biblio- lliéque el de tamille, de prix el d'étrennes de l'année de grâce 18IJ5, el qui restei'a pour la posiérilé, comme la Divine Comé- die du Dante et la Coniédie liumaine de Balzac- »

Méry a fait cela. Morin et Gérard y ont joint des gravures splendides, et nous n'avons plus qu'à vous dire : Toile, lege.

Un seul mot, qui est du critique le plus sévère de la presse, après avoir lu en épreuves la Comédie des animaux de .\,éry : « Cet ouvrage, est à la /ois le plus solide et le plus amusant qui ait paru depuis le commencement du siècle. »

PITUE-CHEVALIER,

(1) Un beau volume in-8» jésus, illustré de gravures hors texte. Prix, broché, 5 fr.; franco, 6 fr. (Voir l'annonce sur la couverture. )

MUSÉE DES FMIILLES.

379

TABLE MÉTHODIQUE DES MATIÈRES DU VINGT-NEUVIÈME VOLUME.

POKSin, FAItLES, MCSIQDE.

BouqiK is bretons. Pilre-Cht-valier. 7. A. Kclix God-froid. l'ilrc-Chevalifr. 8. Bouquet (] un abscni. Emile Descliamps. 64. La r.eiraiie. Eniilt- Uex-liamps. 77. l'eliie Violette, liniile Kesclianips. 143. Sur un loiiibeau. I.Cf!(iu\é. 144. Fablis-I'roverbes. lierlot-Cliapuit. 176. Fables nouvelles. Vienncl. 3o3. Les Anges. Ed. l'iouviir. 3o8. Guerre de poulailler. Viennel. 322.

ÉTUDES RELIGIEUSES.

Le Mariagi! chrétien. l'iiri'-( hevaler. '2. Mortilu R. I'. Larordaire. Piiie-chevaiicr. 1 16. Vie et Aventures d'un missionnaire. .M"*Viallei.

193, '225.

La iTi mière communion. Louis Enault. 289. Saliil-Vaiidri le. H. de c. 3Gi.

HISTOIItE, KIOUItAPIIIE, ACTUALITÉS.

Jean-Jac(iues llousstau. De Lamartine. 3.

RoseClieri. l'Iire-Clievalier. 63.

Les Aneed îles de la guerre d Amérique. Pilre-

Chevaliir. 9i. Alphonse Karr. l'iirc-Chevalicr. )()6. IsiJore Geolîioy Sainl-llilaire. l'itre-Ghevalier.

117.

Pedro V. Piire-Chevalior. 1I8.

Adam Czartoryski. Piire-chevalier. H8.

M. de (;av()iir. Pilrc-Lhevalier. Ii9.

Le maréchal Bosquet, l'ilre-t.hevalier. 123.

Le Sultan .\b J-ul-Azis. Piire Chevalier. r.>2.

Nécrologie de 1S61. Piire-Chevalier, 124.

L'impératrice de la Chine. Pitre-Chevalier. 124.

Le priuce Albert. Anecdotes. Pitre-Chevalier. 135.

Visite à M. de Lamartine. Du Mérac. Pitre- Chevalier. 1.^9.

Le baron Desnoyers, graveur. F. Ualévy. 161.]

Odette de Cliampdivers. Emile Uesrhamps. 172.

Itl>'' Kmilia Julia. De Lamartine. i92.

Mon de r. llaievy. l'itre-ch'-valier. 221.

Les Ambassadeurs japonais. Pitre-Chevalier. 25 i.

J.iCOtOt. P. C. 282.

ajœurs des Kranks. Charijuéraud. 283.

Incendie de Sainl-Pi^ler.-bourg. De Caillas. 314.

Ktienne et halljiiche. De Callias. 315.

M. Ingres. De Callias. 3i5.

M'"" >le Maiiitenon. Jules Janin. 337.

UalTct. Tourueux. 36 j.

SCIEXCES, I.N'DUSTRIE, ACTUALITÉS.

Le Collier d'une reine. Pitre-Chevalier. 29.

Les Guêpes. P. -C. 32.

Ilisidire anecdotiqiie de la vapeur. Tavernier

(de la Mevre). 33, 65. Voyage scienlifique. Préface. Pitre Chevalier.

b9. Les ll^dles centrales. Pitre-Chevalier. 124. La Comèle de 18G1. Pitre-(.lievalier. 126. Merrirnac et Moniior. Piire-Chevalier. 23i. Nouvelle machine de Marly. Piire-Chevalier.3u.j. (.hfiiiin de fer à patins. De Callias. 313.

BEAUX AKTS, ACTUALïTÉS.

i'.ijoiix de M. Lem.iire. Pitre-Chevalier. 127. Le nouvel Opéra. Pilrfi-(;hi'valier. 153. l'roj^rès de la Photographie. M. Dagron.

M'"- .Monss. I iire-chevalier. 151. Tripljque des dûmes de Lyon. 'Oe Callias. 22,'. I.e miisee Napoléon III. Lie Cailia?. 2Î0, 352. Vase de Lepauire. II. de C. 329.

IIISTOIHK KATI'IIELLB.

Les Ois^'aux de Paris. Oechasielus. 68.

Le l.oiipeervier. Pitre-). hevali>'r. 142.

Le Jjrdin d'acclimai aiuo. Pitre-Chevulief. 218.

I.e lleciard. Méry. 'J67.

M. Drouyn de Lliiiys et I -9 poules. P. -G. 282.

La Lei^ende de l'Oie. Pitre-i.hevalier. 307.

Les llironlelles. Eugène .MuKer. 353.

GÉOGliAPIIIE, VOYAGES, MŒURS.

Promenade dans llorence. .Mery. 133-.

l'iiu. Des Essarts. 257.

La Sainl-Mcolas en iloliandc. Pitre-Chevalier.

281. \spiii\vall. Cortamberl. 297. lliinfliHir. Pitie-Chevalier. 34. l.iS Touaregs. De Callias. 3i5. Les Courses d'Epsom. AmédeeAchard. 3I3, 350. Antiquité chinoise. .Méry. 361. Curiosiles de Londres. Amedée Achard. 369.

NOUVELLES, CONTES, .MORALITES.

Les liériiages de Joseph. Ch. Deslys. 9, 52.

Le Menion de l'invalide. P.-C. 28.

nouqiiel ,i li jeunesse. Alphonse Karr. 43.

L'Kiichaiileur Merlin. De La Villiniarqué. 45, 78.

Le IJilli t dans les fleurs. P.-C. 88.

Le Livre mystérieux. Slangin. 91.

La Part du bon Dieu, Pitre-Chevalier. 97.

Les Amis. Alphonse Karr. lôs.

La Fêle de r..Ieul. Louis Enault. 129.

Bouta les. Pelit-Senn. i44.

Sur les Elnrines Lady Jane. 14».

Les Femmes. Alphonse Karr. 143.

la mért- Jeanne. De llibln rolles. 149.

Jombien j'ai douce souvenance. Pitre-lJieva-

li''r. 169. Le l'oisson d'or. Paul Feval. 178, 202, 2l8, 233,

250. Li's Jeunes Tilles. Alphonse Karr. 199. ilaria.:e et Charité. P.-C. 202. wéies et Eiifams. Alphonse Karr. 269. Inviialion sous Louis XV. J.imes Cl.ir>-nce. 272. l'risoiis d'un serin. O'ynip'» Minel. 273, 29i.i, 3J0. Senor Valraii. Cortamberl. 297. Wa d rniére pipi'. Thomasson. 310. .\ lis n'irons plus an bois. James Clarence. 32i. Les Diamants de la couronne. Pitre-Chevalier.

358.

CO.MÉDIËS PROVEKUES.

Le Dernier des paladins. Ch. Wallul. I7.

Id. (Décision des jurys sur) l'itrc-ChevaliiT.

287. A la porle. Vercotiiln. 323.

CRITIQUIC. BinLlOGIlAPIItK.TIlÉATRES,

SALo.^s, A<TUALrri;.s.

Troyon à Villers-sur-SIer. Pitre Chevalier. 62.

La reine Victoria el Hurler. Pilre-Chevalier.62.

Gildjs. Pitre-ch 'valn r. 63.

Lompièïiie. Pitre-chevaher. 93.

Keviie de raiméc I86i. Pilrc-i heralier. U3.

M"' . milia Juiia. Piire-Chevaiier. i9o.

. onccrt de M. (,hol. Piire-Clievalier. 22l .

Dick Moon Pitre-i hevalier. 222.

Exposition de Londres. P.-C. 250, 262.

Le .Miroir des sages et des fous. Piire-Clieva-

lier. 255. Exposition de Heurs. P.-C. 282. liroohure par un (.onseillcr d'Etat. P.-C. 2SS. I ra;;menls pliilosopliiqui-s. P.-C. 2»S. I.e chemin de fer a IloiiQeur. Pitre-Chev-ilier.

312. Fêles de la canonisation h r>ome. De (".allias. 3i4. Diiier du vice-roi d'Egyple. lie Callias. 311. l.xposiiioii de Londres. Disiribuliou c^es recom-

pi nsrs. De callias. 350. Courrier de Trouville. Piire-Chevalier. 37S.

TABLE ALPHABÉTIQUE DES GRAVUBES.

Acier (L'). 192.

Amérique du .\ord. Types. 197, 229.

Ane cainiiJai (L'). 177.

Anges et l.nfanis. iva.

Antiquité ciiinoise. 36i.

Argent (L'). 28.

Aspinwall. Types, 297, 300, 301.

lEaiiquel ancien a Pau. 2iil.

Belle Jardiinëre (La), tableau de Baphael. i6i.

Bénitier en argent. 128.

Billet djiis les fleurs (Le), tableau de Toulmou-

che. 89. lioliéme. Types. Frontispice. i29. Uuiiiiet (le eoton (Physiologie du). 368. CulTrei iiuplial. I2U. Cuiiibien j'ai douce souvenance ! Frontispice.

169. Cominiinion (La Premiéie). Iroiitispicc. 289. Cuivre (Lr). 77.

tiiinean (^ley, tableau de Wilkie. 320. ■Ceiivaiii public ^L'). 304. l'\'mmi'S (Lis). U5. Fer (Le). 232.

Florence. Typis. 133, 136, 137, 141. Uateaii des llois (Le). 97, Gaule. Types. 285. Graiid-pèru el Petite- (iHo. 360. Guêpes (Les). 32. Ilcrilages de Joseph (Les). Gravures. 9, 13,

16, 53, 36, 57.

Hirondelles (L'histoire des). Gravures. 353, 357.

Hiver (Les Joies de r). Eroniispice. Ii3.

Hiver (Les Peines de I'). Erontispice. 201.

iivilaiion de bal. Par Cochin. 272.

liivre mystérieux (Le), yj.

Londres. Types. 369, 372, 377.

iB.ichine de .Marly (La nouvelle). 305.

M.iiclie aux oiseaux (Le), loi.

.Mariage (Le). 1.

Mère Jeanne (La). 149.

.Merlin (L Enchanteur). Gravures. 45, 48, 49,

«0, Si, 83. Meta! d Alger (Le). 61. iMonsieur (Gn) <'t une Dame. 325. \oiis n'irons plus au bois, l-ronlispice. 321. <»lijels d'an du .Musée .Napoléon III 35-'. Odi lie et Chailis VI. 173. Oiseaux libres (Les). I04. Or (L). 8. l-aladins (Le Dernier des). Gravures. 17, 2i,

2 1, 25.

Pai.ide. P.ir Gorhin, 288. Pa)sa:;e8. La Vigne el l'Oimeau. Dessin de Dau- bigiiy. i7b.

i'<^eiie ^Plui>irs de la). 256.

l'eehes capitaux (Les Sept). 105.

Plomb (I.e). 200.

Piiis-iin d'or ^Le). C.r.ivutes. 181, 181, 185, 189,

vos, 2(18. 209, 213, 216, 233, 237, 240, 241,

2*.'>, il». 25i, OJO.

PoiiTRAiTs. .M-"' de Wareiis. 5. Pipin. 33.—

Sainte Thérèse. 61. Alphonse Karr. ni. Le comte de Cavour. ii7.— L'iinperaince de la Chine. La duchesse U'Aibe. Lex-reiue de Naples. 120. Le roi des l'ays-Uas. Le Sul- tan. Le prince Adam i zariuryski. 125. ~ Le prince Albert. i5d. Li- biioii Desiioyers. 105. .M""- de Mai:iieiii)ll. 3J7, 314.— Sear- roii. 341.— Louis XIV. 345.— HjlTcl. 365. Prisons ii'un serin (Les). Gravures. 273, 277,

29j, 296.

Ilen.ird en maraude (Le), pastel de Cherellc.

Nainte Caihi riiie, labie.iU de Uaphatil.

.saini-Nico as (La) en Hollande. 281.

Sniiout iniperl.il. 2t9.

■l'npljque de T.ihan. 217,221.

Vapeur i.ilisioire anecdolique de la). Gravures. 37, 65, 69. 72, 73

Vase de l.ep.iiilre. 329.

Vies : Du fort l'iiuhney i Charloslown. 96. La .M.ire d'A. Karr. io9. Les Halles cenira- le.i. lit. L'ilOtel de la l'aix el le nouvel Opéra. 153, Sommeré 15'. Le i.lii e^u ilo .MnnceaiiX I6U. l.orienl. IS4 S.>llll-Loiiis JilX Klals-Unis. I»J. Rio-Graiid.- l.iiy. 225. Le Clidieau de Pau. 2S1. Jurançon. 264. iJk v.illee d'Ossan. 26S. Il lierioi. Ht. No're-Dame de <.r,1fe. iionfleur. Ji3. Pa- lais de l'Expusiliun de Lon ire.'. 3tV. L'Ab- bA)v de Saint-Vandrille. 364.

Zinc i,Le). i4(.

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LECTURES DU SOIR.

LES MÉTAUX. SÉRIE PAR CIIAM. L'ÉTAIN.

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La casserole mal étamce: « Je suis enchanté. Voilà un magnifique cas d'empoisonnement! v

EN VKNTE, AU MUSÉE DES FAMILLES, LE i" OCTOnRE 1862 :

LA COMÉDIE DES ANIMAUX, HISTOIRE NATURELLE EN ACTION, par Mi5uy; un beau volume in-S» jésus. Gravures

liors texte, dessins de Jlorin. Trix, broché, 5 fr. ; franco, 7 fr. (Voir l'arlicle ci-dessus et l'annonce sur la couverture. )

A NOS LECTEURS. RENOUVELLEMENT DE L'ABONNEMENT.

Kous rappelons à nos souseriplcurs (soit du Munnp seul, soit du Musée et des Modes vraies réunis) que leur abonnement pour 1801-1802 expire avec la présente livraison de scpteniljrc, qui compilée noli'c vinjit-ncuvieme volume.

La livraison d'octobre lS(j'2, premi'ere du trentième volume (■|8(5-2-l8tj.j), ne pourra élre envoyée exacteniciil qu'aux per- sonnes qui. d'aujonrd'bui au 10 octobre, auront renouvelé li.'ur abonnement pour KSii'2-l^il)"), en vci-sanlou en envoyant franco i\ nos iuireaux. soit : pour le Musée seul. (> l'r. par an pour i'aiis, 7 Cr. 50 c. pour les départements ; pour le Musée et Its J\lodes vraies réunis, 11 fr. par an pour Paris, 15 l'r. 70 c. pour les déparlements.

On ne peut s'abonner aux Modes vraies sans s'abonner au Musée: maison peut toujours s'abonner au Musée seul, auquel rien n'est changé.

N. li. Les abonnés qui pourront renouveler d'avance et au plus tôt leur ab:innfiment nous pei-mrtlrout ainsi d'accélérer, dans 1 inlérét de tous, noire tirage et noire service de plus en plus considérables par l'accroissement des souscripteurs.

|y:0OES PRÉFÉRABLES D'ABONNEMf.NT POUR LES DÉPARTEMENTS,

Nous ne répondons personnellement de l'exactituile du ser- vice qu'envers les abonnés qui s'adressent d/j-er7e»)r'n/ et franco à nos bureaux, comme il est dit ci-apr'es. A ceux-là seulement nous garantissons la réception exacte et franco du Mttsé,' le '25 ouïe '213 de chaque mois, selon la distanc(!. En cas d'erreur, ils peuvent réclamer dans le moi^ courant, (^eux qui s'ai)onnent chez des intermédiaires ne doivent demander compte qu'à ceux-

ci des retards ou des peitcs éprouvées ; leurs réclamations pr'es de nous resteraient sans réponse.

Ou sait d'ailleurs que. grâce à la réduclion de la taxe des let- tres, la p'Slcesl désormais la voie d'abonnement la plus prompte, la plus sûre et la plus éconoiuiciue à la lois.

Voici un modi'lede souscription qu'il sul'iilde transcrire el d'a- dresser franco au Musée des Familles, rue ij' lloeh, '2'J, à i'aris, avec la dernière bande du journal :

« Je m'abonne ( ou je renouvelle mon abonnement ] au llvsf.r. DF.s Familles (1), que je recevrai franco par la poste, pour la somme ci -jointe de 7 fr. 50 c. (2), le 25 de chaque mois, du 25 oclcbre 18i;2 au. 25 septembre 18(j3 inclus »

Kerire lisiblement son n(nn et son adresse, et remettre cette lettre alfiaiuliie an premier bureau de poste, avec b" prix de labonuemeiil, contre lequel tout directeur des postes doit expé- dier un bon de ladite somme.

Pour l'étranger, voyez les prix à la premi'ere page de la cou- verture.

On peut aussi s'abonner direclement par tous les bureaux des Messageries impériales et générales.

Voyez, à la quatrième page de la couverture, le programme du prorliain volume du Musée, celui des .Modes vraies, celui de la Collection, de la table générale, de.s volumes détachés de la ISiUiotlièqud du Musée des Familles, etc.

(I) Ajouter : «et aux Diodes rrote.ç, » si on veut les recevoir avec le aiuséc, (2) lii'Crire en ee cas « i3 fr. 70 c. »

Paris. Typ. IIennuvi:ii, rue ilu noiilevarJ, 7,

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