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MYSTÉRIEUX PASSÉ

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format in-8°.

QUELQUES ANNÉES DE MA VIE d VOl.

SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE , . 1

Format in-18.

LA FILLEULE DE MONSEIGNEUR 1 VOl.

UNE DIVORCÉE 1

LA JEUNESSE D'UNE MARQUISE 1

LE VŒU DE BÉATRICE 1

PETITE RÉGINE 1

LE DÉLAISSÉ 1

l'autre 1

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.

EMILE COLIN ET Cu IMPRIMBRIB DK LAONT

MADAME OCTAVE FEUILLET

MYSTÉRIEUX PASSÉ

*****

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

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MYSTÉRIEUX PASSÉ

Tous les deux cheminaient au pas lent de leurs chevaux, sous les hautes futaies de la forêt d'Andaine, à quelques lieues de Bagnoles- les-Bains.

Lui, était un homme jeune encore, aux traits fortement accentués, quoique sans dureté, aux sourcils noirs, aux tempes légèrement teintées de gris. Sa taille était belle, souple, élancée. Il tenait les rênes d'une main ferme et gracieuse. En le voyant sur son coursier à la robe bronzée, les faunesses des bois devaient s'écrier : « Quel beau cavalier ! »

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À MYSTERIEUX PASSE

Elle, était une jeune fille, un printemps, une rose, une créature radieuse au rire éclatant, à l'attrayante jeunesse. Ce rire frais comme l'air du matin résonnait dans le feuillage pareil au son d'une cloche joyeuse tintant dans l'espace ensoleillé. Son nom était Aurore, et c'était bien en effet l'aurore dans sa clarté lumineuse qu'elle représentait.

Monsieur et mademoiselle de Forbac termi- naient leur promenade et regagnaient leur jolie villa, bâtie sur le sommet d'un coteau domi- nant la foret, la légende prétendait que Jules César avait passé avec ses triomphantes chevau- chées. Des fenêtres du petit château, on aper- cevait, s'élevant au-dessus de l'immensité de verdure, pareil au clocher d'une cathédrale, un vieux chêne au pied duquel, disait encore la légende, le grand vainqueur s'était reposé.

Le vieux chêne n'abritait plus qu'une petite madone nichée dans une entaille faite à son tronc gigantesque par la hache d'un bûcheron. Souvent, les animaux blessés par les chasseurs

MYSTERIEUX PASSE 6

venaient mourir là, et leur sang rougissait les racines de l'arbre séculaire.

La villa Forbac était voisine du magnifique domaine de Tramant, dont le château royal avait été construit par Mansart. Cette splendide demeure était habitée par le comte Jean de Tramant, un vieillard de belle race, veuf et père d'un fils lieutenant de vaisseau.

Le comte de Tramant, au temps des chasses à courre, recevait chez lui toute la noblesse du pays et quelques sportsmen de Paris. Plusieurs de ces messieurs avaient sollicité la faveur d'amener leurs femmes à ces chasses, et ces dames arrivaient armées en guerre, les unes à cheval, les autres en automobile, quelques- unes en ballon, le ballon étant le dernier cri du sport actuel.

Bientôt cette cour d'élégance fatigua le vieillard. Les hommes seuls furent admis, et le château de Mansart reprit son aspect sévère.

M. de Tramant s'était lié tout d'abord avec M. de Forbac quand celui-ci était venu habi-

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ter le pays, il y avait de cela deux années. Un léger malentendu, au sujet de la poli- tique et des élections, avait divisé ces deux hommes si bien faits pour s'entendre. La brouille était à peu près complète. On se sa- luait quand on se rencontrait sur les routes et sous le couvert des bois : c'était tout. A l'église, les bancs des Forbac et des Tramant se touchaient presque ; mais ceux qui les occu- paient s'arrangeaient de façon à se tourner le dos, et quand le prêtre, du haut de sa chaire, prêchait la fraternité et la conciliation, chacun mettait le nez dans son livre, tâchant de ne pas écouter, pour n'avoir pas à se convertir.

La maison de M. de Forbac était, sans con- tredit, la plus hospitalière du pays. Il y rece- vait également des gens de sport, des artistes, des littérateurs et souvent des étrangers. Il avait beaucoup voyagé et s'était créé partout beaucoup d'amis.

Lors de son dernier séjour au Brésil, il s'était marié, disait-on, sans prévenir personne,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 5

et quelques mois plus tard il était veuf et ra- menait en France une petite fille, rejeton d'une courte union dont il n'évoquait jamais le sou- venir.

Il n'avait plus de famille, une seule cousine avec laquelle il avait conservé de rares rela- tions par correspondance. C'était une femme âgée, malade, d'un caractère fâcheux. Il ne pouvait songer à lui confier la petite Aurore, à peine entrée dans la vie. Qui pourrait donc élever l'enfant, puis la jeune fille, dont le des- tin le laissait seul protecteur?

Un ami lui découvrit au fond de la province une vieille demoiselle d'une bonne et honnête famille qui, pour assurer un peu de bien-être aux siens, consentit à veiller sur l'orpheline. Elle s'appelait mademoiselle Masson.

Dès que mademoiselle Masson eut pénétré dans la maison, la petite Aurore se blottit dans ses bras et ne la quitta plus.

En arrivant de l'étranger, M. de Forbac s'était installé à Paris, avenue du Bois-de-Bou-

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logne, dans un appartement dominant les pe- louses et les bosquets de cette belle promenade. Ce fut qu'Aurore grandit, sous l'égide pro- tectrice de mademoiselle Masson.

Quand elle eut une quinzaine d'années, on la fît voyager un peu. Puis ce furent quelques sé- jours aux eaux. Enfin, M. de Forbac se décida à acquérir une propriété en Normandie., pour y fixer sa vie pendant l'été.

Son dernier déplacement avait eu lieu à Aix- les-Bains, d'où il avait amené à la villa For- bac quelques-unes des personnes qu'il y avait connues.

A la fin du mois d'août, éclatant de beauté, mais d'une chaleur tropicale, le père et la fille venaient, dans de quotidiennes promenades à cheval, chercher la fraîcheur matinale sous l'ombre épaisse de la forêt.

Allons dire bonjour aux cerfs et aux che- vreuils, s'écriait gaiement Aurore en sautant sur son cheval.

Et elle partait, souriant à la nature rafraî-

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chie, aux fougères humides, aux sentiers pleins de fleurs, de ces petites fleurs pâles et dis- crètes qui aiment la solitude et le mystère des bois.

Pourquoi rentrer déjà? dit ce matin-là mademoiselle Aurore à M. de Forbac, tout en flattant de sa petite main l'encolure nacrée de sa jument, la blanche Médine, achetée par M. de Forbac lors d'un de ses voyages en Orient.

Tu ne veux donc pas déjeuner ce matin? dit M. de Forbac regardant sa montre. Onze heures ! il faut rentrer vite : un temps de galop.

Non, pas de galop, mon père, encore le pas doux et lent qui permet de causer. C'est si beau de vivre à nous deux dans cette grande liberté et sous ces beaux ombrages. Quand nous serons là-bas, vous ne serez plus à moi, tout le monde vous prendra.

Qui, tout le monde ?

Mais vos chasseurs, vos paysans, made- moiselle Organ, les Méran, madame Ancey, madame Ancey surtout.

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Pourquoi surtout?

Parce que celle-là vous accapare tout par- ticulièrement. Depuis qu'elle est notre invitée, vous êtes un père subjugué, un père ingrat.

Ni subjugué ni ingrat.

Et M. de Forbac ébaucha un faible sou- rire.

Je voudrais savoir, ajouta-t-il, quels sont tes griefs contre madame Ancey, je ne me les explique pas. Elle paraît charmante pour tous, pleine d'attentions délicates. Depuis son arrivée à la maison, elle multiplie envers toi ses preuves d'affection. Sans cesse elle te loue, sans cesse elle te gâte. Elle rend notre villégiature fort agréable. C'est une femme qui est remplie de talents dont sa modestie cache la moitié. Très bonne avec cela, très généreuse, je t'assure qu'on sent en elle une âme élevée, une âme qui vaut beaucoup. Elle a été fort malheureuse, fort éprouvée dans la vie. J'au- rais vraiment un réel chagrin si je te voyais la méconnaître au point d'en faire une ennemie

MYSTERIEUX PASSE b

quand je crois pouvoir t'affirmer que c'est une amie sûre que tu finiras par aimer.

Aurore arrêta subitement son cheval, sem- blant vouloir donner plus de solennité à la réponse qu'elle préparait. M. de Forbac fit stopper également le sien. Les yeux du père et de la fille se rencontrèrent. Ceux d'Aurore, francs et bien ouverts, ceux du père, légère- ment fuyants et tristes.

Mon père, dit la jeune fille laissant flotter les rênes et se penchant avec câlinerie jusqu'au cou de Médine qu'elle enveloppa de ses bras, comme si elle eût cherché un point d'appui pour trouver le courage de dire ce qu'elle avait à dire, mon père, permettez-moi de ne pas porter le même jugement que vous sur madame Ancey. Sans parti pris, sans ressentiment, je sens que ce n'est pas l'àme désintéressée que vous dites et qu'elle n'est pas une amie sûre.

Encore une fois, d'où te viennent ces soupçons?

Ce ne sont pas des soupçons méchants,

10 MYSTÉRIEUX PASSÉ

c'est plutôt un sentiment que je ne puis définir et qui me fait craindre cette femme comme un être dangereux que vous avez admis sous notre toit. Je vois en elle, comment vous dire cela? une personne rusée, poursuivant un but comme certaines aventurières, le but de se faire aimer, non pas noblement et délicatement ainsi que vous pensez, mais plutôt avec la pen- sée d'acquérir un beau nom et de se faire un bel avenir.

Que veux-tu dire par cette accusation?

Je veux dire, répondit mademoiselle de Forbac en relevant la tête, que depuis son récent veuvage, elle doit rêver de vous épouser. Vous ne consentirez jamais, mon père, n'est-ce pas que vous ne consentirez jamais?

Quelle folie! s'écria M. de Forbac, je suis sûr que madame Ancey ne songe point à pa- reille aventure :

Et si elle y songeait?

Ce qui se passerait alors me regarde.

MYSTÉRIEUX PASSÉ il

Aurore osa continuer, malgré le ton sec de la réponse :

Vous savez qu'elle pose sans cesse pour une victime de son premier ménage et qu'elle jette toujours les yeux sur vous quand elle parle de ses détresses conjugales, ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs d'aimer le monde et de courir les eaux.

J'ai connu de très honnêtes femmes ai- mant le monde et cherchant à s'y rendre aimables, malgré les soucis delà vie, affirma M. de Forbac. En tout cas, ordonna-t-il, je te prie de modifier tes impressions à l'égard de madame Ancey et de ne plus la juger avec cette cruelle légèreté ; rappelle-toi qu'elle est notre hôte : le plus simple devoir t'impose de l'épar- gner.

Aurore pâlit, ses joues blanches se couvrirent de plaques rosées.

Tout le sang de son cœur affluait sur son visage.

Je vous demande pardon, père, dit-elle.

i2 MYSTÉRIEUX PASSE

Et reprenant ses rônes abandonnées, elle se remit en marche.

Plus un mot ne fut échangé entre les deux promeneurs. Quand ils vinrent à passer devant la petite madone du vieux chêne, M. de Forbac souleva son chapeau, Aurore jeta vers elle un regard suppliant qui était une prière.

II

Au moment les chevaux s'arrêtaient de- vant le perron de la villa, toutes les fenêtres de la maison se peuplèrent de têtes inquiètes.

Que s'est-il passé? criait-on de toutes parts aux arrivants. Près d'une heure de retard, vous deux si exacts habituellement.

Sur les marches du perron, mademoiselle Masson questionnait aussi d'un ton lamen- table :

Je voyais déjà la petite couchée sur la route, piétinée par Médine, le bras cassé ou la tête ouverte, disait-elle aux gens accourus sous la véranda.

14 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Enfin, racontez-nous l'aventure, réclama toute la compagnie.

Il n'y a pas d'aventure, dit Aurore en riant de son joli rire, un oubli du temps seu- lement, pardonnez-nous. Nous ne pouvions nous décider à quitter les bois, ils étaient déli- cieux ce matin, plus délicieux que jamais, n'est-ce pas, mon père?

Les bois étaient en effet délicieux, répondit M. de Forbac en descendant de cheval ; mais ce n'était pas une raison suffisante pour faire attendre nos amis et leur donner de l'inquié- tude. Que tout le monde veuille bien nous excuser. Ma fille est une jeune folle qu'on fait rentrer difficilement au logis.

Ma chère enfant, j'ai eu bien peur aussi, dit une belle personne en grand deuil, parais- sant réellement émue et qui s'avançait rapide- ment vers Aurore pour l'embrasser.

Comme vous êtes nerveuse I dit la jeune fille en rendant froidement le baiser à madame Ancey.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 15

Oui, très nerveuse, répondit celle-ci; mais ce ne sont pas mes nerfs qui ont souffert au- jourd'hui : c'est mon affection.

Trop bonne, chère madame, murmura distraitement mademoiselle de Forbac.

Pendant que son père et elle s'échappaient pour procéder à une rapide toilette, les habi- tants de la villa rentraient au salon, discutant sur l'événement, en attendant le déjeuner après lequel ils soupiraient depuis longtemps.

Les estomacs vides ne sont généralement pas indulgents. A peine remis de l'anxiété éprouvée, plusieurs des invités commentaient le singulier retard.

Bien sûr, on nous cache quelque chose, grommela mademoiselle Agon, une vieille demoiselle qui peignait la miniature et préten- dait, en étudiant le visage de ses modèles, découvrir leurs aptitudes, leurs vices et leurs vertus. Cette petite Aurore abrutit son père avec ses exigences, continua-t-elle. Je me suis bien doutée, dès ma première séance,

i6 MYSTÉRIEUX PASSÉ

lorsque j'ai fait son portrait, que c'était une fille égoïste, indifférente à la vieillesse, irres- pectueuse et désordonnée. Il faudrait le fouet à ces filles romanesques qui sacrifient leur devoir et la plus simple politesse au plaisir de galoper dans les forêts de Jules César.

Pour moi, Aurore sera tombée de che- val et ne veut pas l'avouer, car j'ai vu des traces de boue sur son amazone, déclara made- moiselle Lucy Méran, une jeune personne qui se disait l'amie de mademoiselle de Forbac. Aurore a sa petite vanité. Elle prétend monter à cheval comme une écuyère de cirque.

Jolie gloire ! riposta mademoiselle Agon.

Elle arrivera bientôt à crever des ton- neaux en papier, murmura la jeune sœur de mademoiselle Lucy, la petite Suzanne, une fillette très éveillée.

Qui sait d'où tout cela sort? dit à son tour la mère des deux jeunes personnes en se penchant à l'oreille de mademoiselle Agon. Quelle est l'origine de ces gens-là? M. de Forbac

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a passé sa jeunesse à courir le monde. Tantôt les Indes, l'Amérique, le Brésil, le Venezuela, tantôt les glaces du Nord, tous ces voyages, soi- disant pour la science, mais enfin, nous n'en savons rien! Puis un beau jour, il revient en France avec une enfant et une nourrice, mène une vie cachée à Paris, finit par venir échouer dans ce pays normand, il n'a aucune racine, aucun ancêtre qui puisse inspirer quelque con- fiance; d'après ce mystère, ne peut-on pas tout croire et tout craindre, je vous le demande, mademoiselle Agon? Quant à nous, nous l'avons connu aux eaux d'Aix cette année. Il nous a fait quelques avances et nous a invitées, mes filles et moi, à venir quinze jours chez lui, ni plus ni moins, comme sous l'Empire, les séries de Compiègne et de Fontainebleau. La grande vie, enfin ! Tout cela afin de jeter de la poudre aux yeux, pour les épouseurs de sa fille. Il se trompe s'il se persuade que ce tapage suffira et aidera à la marier. 11 n'y a pas seulement la poudre aux yeux pour les épouseurs,il y a aussi

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i8 MYSTÉRIEUX PASSÉ

la considération. Tout le monde se demande quelle était la famille, quelle était la source de la fortune, enfin quelle était la mère d'Aurore. Personne ne s'en doute, et ceci est pour moi le point délicat. Avez-vous remarqué, made- moiselle, qu'on ne parle jamais ici de madame de Forbac? que mademoiselle Masson, qui de- vrait tout savoir, reste muette comme une carpe quand on la questionne à ce sujet, qu'Au- rore elle-même n'évoque jamais le souvenir de cette mère légendaire ? Toutes ces choses sont vraiment très bizarres et doivent faire très mauvais effet parmi des gens moins tolérants que nous. Il est des jours je sens que cette histoire doit cacher quelque drame ou quelque vilenie.

Je ne sais rien de plus que vous sur la fa- mille Forbac, dit mademoiselle Agon. On pré- tend que le père était de petite noblesse méri- dionale, qu'il s'était engagé pendant la guerre de 70 et avait été tué à Sedan ; voilà tout ce qui m'a été conté ; quant au reste, néant ! Comme

MYSTÉRIEUX PASSÉ 19

pour vous, parfait silence sur la mère d'Aurore, mais si vous m'en croyez, nous questionnerons là-dessus madame Ancey, qui paraît connaître les Forbac plus intimement que nous. A Aix, je l'ai aussi rencontrée, elle ne les quittait pas.

Après le déjeuner, si nous arrivons à déjeu- ner, reprit madame Méran avec mélancolie, nous ferons causer, si vous voulez, madame Ancey, pendant que les jeunes filles joueront au tennis?

Mon Dieu, répondit mademoiselle Agon, cette campagne ne nous servira peut-être pas à grand'chose; mais il est toujours bon de se renseigner et de savoir sur quel terrain on marche.

C'est mon avis, continua madame Méran.

Qui parle de se renseigner ? Se renseigner sur quoi? demanda un tout jeune homme, M. Renaud de Véry, plongé dans une bergère et dans la lecture du journal l'Auto et qui avait entendu la fin de la conversation si bien- veillante de ces dames. Ce n'est pas à moi,

20 MYSTÉRIEUX PASSÉ

mesdames, que vous devez demander des ren- seignements sur quoi que ce soit. Je ne sais jamais rien, je ne suis au courant de rien. Vous voyez en moi l'être le plus indifférent du monde à ce qui se passe sur notre singulière planète. Je vous avouerai que je ne m'inquiète jamais des gens ni des choses, je me laisse vivre simplement.

Jolie nature, dit tout bas mademoiselle Agon.

Il y a bien les jours de noce, continua le petit monsieur, je sors de ma divine torpeur, après, il me faut le repos, non pas seulement le repos corporel, mais plutôt le sommeil de l'esprit.

Ce n'est pas ce qui vous manque, riposta Lucy Méran tout en caressant son éventail.

Oui, je dors, je m'abrutis, reprit le même jeune homme avec béatitude, en allongeant dé- mesurément ses jambes, je bois l'oubli, le déli- cieux oubli ! Il est des heures je suis tout à fait comme un buveur d'opium, absolument

MYSTÉRIEUX PASSÉ 21

inconscient de ce qui se fait, de ce qui se passe, de ce que le ciel a créé. On me dirait, par exemple, qu'on pêche des moules dans la rivière qui coule au fond du parc, que le diable m'em- porte si j'en serais étonné.

Et vous iriez même les pêcher? ajouta mademoiselle Méran.

Non, parce qu'il faudrait quitter mon fau- teuil. Sainte indolence ! dit-il, en se renversant dans la bergère il s'était enseveli.

Quelle génération ! soupira mademoiselle Agon, qui conservait quelques beaux senti- ments malgré ses méchants bavardages.

Et si nous avions la guerre, jeune homme, reprit-elle, que feriez-vous de votre sainte indo- lence?

Je la secouerais momentanément pour aller fumer mon cigare en Suisse.

Vous ne partiriez pas, mon enfant, avant que je vous aie flanqué mon pied dans le der- rière ! s'écria le général Bérard, un récent in- vité qui venait de se rapprocher du groupe.

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Alors, le jeune inconscient se leva et salua le général d'un air bête.

Ah ! quelle frottée vous mériteriez tous ! dit le général en s'éloignant d'un pas grave.

Et vous l'aurez cette frottée, affirma made- moiselle Agon, Guillaume nous guette.

Je m'en f..., murmura le petit monsieur entre ses dents.

Durant ces différents colloques, on apercevait la silhouette élégante et grave de madame An- cey, causant avec le Père Excellemans, un domi- nicain expulsé, que M. deForbac avait recueilli momentanément sous son toit.

Enfin, parurent le père et la fille, tous les deux renouvelant leurs excuses. Aurore, déli- cieusement jolie, dans sa robe aussi rose que son visage et dont les frou-frous légers s'en- volaient autour d'elle.

Mesdemoiselles Méran ne purent s'empêcher de pousser un cri d'admiration en la voyant entrer, ce qui ne les empêcha pas de se mur- murer à l'oreille :

MYSTÉRIEUX PASSÉ 23

Quelle élégance de mauvais goût à cette heure matinale !

Aurore ne les entendit pas et leur serra gen- timent la main.

Maintenant, dit la jeune fille en prenant le bras du Père Excellemans, rattrapons le temps perdu, n'attendons pas l'avertissement solennel du maître d'hôtel, passons vite dans la salle à manger, vous devez mourir de faim, mon Père?

Et elle ouvrit la marche avec le dominicain.

M. de Forbac et madame Méran suivirent, puis le général et madame Ancey, enfin la bonne Masson et mademoiselle Agon; puis, les demoi- selles Méran, jabotantavec le petit sans-patrie.

On se mit à table, chacun oubliant les graves questions du moment, l'affaire du Maroc, la guerre, l'antimilitarisme. Les dames, après avoir parlé chiffons, autos et ballons diri- geables, entreprirent le général sur ses hauts faits d'armes, et à voix basse, sur ses hauts faits d'amour.

24 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Que de malheureuses vous avez faire, général! susurra madame Méran, voyons, racon- tez-nous vos dernières campagnes dans le royaume du tendre, mais sotto voce, car nous avons ici un prêtre et des jeunes filles.

Mon Dieu, répondit le général, les der- nières campagnes dont vous parlez remontent au temps j'étais lieutenant, je me suis marié, et vous n'étiez pas née, madame.

Trop poli, général.

Elles ne vous offriraient aucun intérêt, pas plus que ma vie tout entière, à part quel- ques combats dans l'Indo-Chine et sur les côtes fiévreuses de Madagascar; je n'ai, dans ma car- rière d'autres faits d'armes dont je puisse être fier, que la naissance de mes onze enfants.

Mais c'est très beau, général, minauda ma- dame Méran, visiblement déconcertée de ne pouvoir arracher quelques jolies grivoiseries à son partenaire, au lieu d'apprendre de sa bouche qu'il avait onze enfants.

Le silence se rétablit entre elle et son voisin.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 25

Alors, madame Méran se retourna du côté du Père Excellemans, qui traitait à travers la table, avec M. de Forbac, la question brûlante de la séparation de l'Église et de l'Etat.

Mon Père, demanda-t-elle tout à coup au dominicain, cherchant adonner à son interro- gation un air naïf, presque enfantin, pour en cacher l'indiscrétion, veuillez nous dire si vous aimez mieux confesser les hommes que les femmes ?

Je ne confesse ni les uns ni les autres en ce moment, répondit le Père, je suis simplement autorisé à dire la messe, je travaille les maîtres de l'Église, j'étudie saint Vincent de Paul et saint Augustin, je vis beaucoup avec Lacordaire et préfère ces grandes ombres aux vivants d'au- jourd'hui.

Mais ce n'est pas votre seule mission, ha- sarda madame Méran. Vous devez aussi, mon Père, nous conduire s.ur la voie douloureuse et nous consoler dans la souffrance, recevoir nos aveux et nous absoudre.

26 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Puisque vous m'avez fait l'honneur, ma- dame, de me demander tout d'abord si je pré- férais votre confidence à celle des hommes, je vous répondrai en toute vérité sur ce point-là, et vous dirai que j'aimerais mieux confesser le régiment tout entier du général Bérard, que d'avoir à discuter péché avec une seule d'entre vous.

Voilà qui est dur à entendre, mais nous direz-vous pourquoi vous avez ce sentiment?

L'homme y va plus carrément, plus loya- lement, parce qu'il n'a pas de réticence, pas de petitesses dans ses aveux. Et puis, chez lui, la contrition est plus parfaite et donne plus d'espoir au prêtre qui cherche toujours à cor- riger les âmes. Chez vous, mesdames, l'espoir nous manque. Vous ôtes des êtres faibles, qui retombez facilement après vous être relevées. Vous avez, avouez-le, des fautes de récidives, difficiles à pardonner ?

Et le Père ébaucha un fin sourire.

Non, mesdames, reprit-il, vous ne savez

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pas lutter, vous sortez de nos confessionnaux sans chercher à combattre le mal, avec la même légèreté que vous avez apportée en y entrant. Vous comprenez la confession dans l'habitude, dans la simple règle de votre vie chrétienne, sans avoir le désir formel qu'elle serve à votre sanctification.

Quelle indignité ! s'écria irrespectueuse- ment mademoiselle Agon, et pourquoi ne prêtez- vous pas aux hommes ces mêmes sentiments ? Notre civilisation protège toujours les hommes contre nous, qui nous rendra donc justice?

Je ne cherche pas, croyez-le bien, made- moiselle, à méconnaître cette justice que vous invoquez, loin de là; je constate seulement que l'acte régénérateur et consolateur de la confes- sion est souvent accompli par vous toutes, sans plus de souci que vous n'en apportez à tremper votre doigt dans le bénitier d'une église. Les hommes, quand ils reviennent à nous, le font avec plus de réflexion, plus de repentir, de vaillance et de franchise.

28 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Toutes les femmes ne sentent pas comme celles que vous venez de nous dépeindre, ob- jecta doucement madame Ancey. Il y en a beau- coup qui puisent dans la confession des conso- lations, beaucoup qui apportent au prêtre la ferme volonté de ne pas retomber dans leurs fautes.

Je m'incline devant celles-là, répondit le Père Excellemans.

J'espère que vous comprenez les présentes dans cette catégorie ? demanda timidement ma- demoiselle Masson, la plus fervente catholique de la catholique Normandie.

Ici, dit le prêtre en se levant au moment où, le déjeuner fini, M. de Forbac s'apprêtait à quitter la table, ici je donne à tous l'absolu- tion.

Et sa main erra sur toutes les têtes, peut- être un peu ironiquement.

Irons-nous au tennis quand on aura pris le café ? s'écrièrent les jeunes filles, en entrant sous la véranda le thé et le café attendaient

MYSTÉRIEUX PASSÉ 29

les hôtes sur des tables chiffonnées de den- telles.

Ah ! oui, certainement ; le tennis, dit Aurore, c'est si amusant !

Comment va-t-elle faire avec sa robe de bal? dit à sa sœur l'aînée des demoiselles Mé- ran.

Eh bien, répondit l'autre, elle fera comme nous, elle ira prendre ses jupes courtes.

Troisième toilette de la matinée, reprirent aigrement les deux sœurs. Tout cela finira par suffoquer le Père Excellemans qui tapera alors sur nous toutes sans discernement.

Mais nous saurons nous défendre, dit ma- demoiselle Agon en passant rapidement près des deux jeunes filles.

III

Mademoiselle Agon était d'une curiosité extraordinaire.

Elle passait son temps à épier les colloques, à recueillir ce qu'elle pouvait des conversa- tions prises au vol, tout cela, disait-elle, pour ses études de caractères.

Madame Méran lui avait ouvert des hori- zons nouveaux en proposant de questionner madame Ancey, sur feue madame de Forbac, lorsque l'heure du tennis aurait sonné. Elle n'eut garde d'oublier la chose, et, quand les jeunes filles s'acheminèrent vers leur jeu favori, elle-même se mit en marche pour s'emparer

MYSTÉRIEUX PASSÉ 31

d'une place voisine de celle qu'occupait habi- tuellement madame Ancey pendant que les joueurs s'envoyaient leurs balles.

Madame Ancey n'aimait pas le tennis. Elle préférait broder ou dessiner à l'ombre des bos- quets touffus. D'autres fois, elle songeait seule- ment, son regard profond semblant aller cher- cher la rêverie au delà des vastes horizons qui l'entouraient.

C'était une très belle personne que ma- dame Henriette Ancey, la muse de la mélanco- lie, mais d'une mélancolie sereine, jamais maus- sade. Ses traits de statue grecque, malgré leur gravité, avaient un sourire. On aimait en la considérant la suivre dans ses songes.

Parfois, au milieu des causeries animées, auxquelles elle se mêlait d'une façon spirituelle et charmante, on sentait tout à coup sa parole s'éteindre, son front s'assombrir et quelques lueurs douloureuses passer sur ses yeux si beaux. Ceux qui la fréquentaient dans l'intimité pensaient que le souvenir de ses déceptions

32 MYSTÉRIEUX PASSÉ

conjugales était la cause de ses tristesses sou- daines. On connaissait aussi son chagrin pro- fond de n'avoir pas eu d'enfants et de vivre solitaire au milieu d'un monde insuffisant à l'étourdir.

Elle recherchait sans cesse 1a jeunesse. Elle adorait les fillettes, les enfants qu'elle rencon- trait dans la rue ou sur le seuil des chaumières dans la campagne. Depuis son retour à Paris, elle allait s'asseoir devant le Guignol pour en- tendre le rire des petits spectateurs.

Quand elle avait connu Aurore en Savoie, elle avait espéré se l'attacher, s'en faire une amie, mais on a vu combien la jeune fille était récalcitrante à cette affection. Madame Ancey s'en montrait intérieurement affectée et blessée, se demandant d'où pouvait venir cette sorte d'antipathie que rien n'expliquait.

Orpheline de père et de mère, mademoiselle Henriette Chauveau, aujourd'hui madame An- cey, ne connut point de jeunesse heureuse. Élevée dans un couvent d'Auteuil, jusqu'à ses

MYSTÉRIEUX PASSÉ 33

seize ans, son tuteur la maria à un homme plus âgé qu'elle de vingt ans, lequel occupait un poste élevé <lans les ambassades.

M. Ancey emmena la jeune femme dans les pays lointains comme on enlève une proie conquise, profitant de la belle fortune qu'elle lui apportait pour continuer une vie de luxe et de débauche. Joueur effréné, il risquait la dot de sa femme dans les salons et dans les cercles il passait ses jours et ses nuits, livrant cette femme charmante à toutes les tris- tesses et à tous les dangers de l'abandon.

A peine rentrée en France après la mort de son mari, les chagrins prolongés ayant atteint sa santé, les médecins l'envoyèrent à Aix, elle se lia intimement avec monsieur et made- moiselle de Forbac. Les heures vécues entre Aurore et mademoiselle Masson lui donnaient un peu le sentiment de la famille dont elle n'a- vait pas connu les joies.

Malgré le décousu de son existence, elle avait trouvé moyen de perfectionner son instruction,

3

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de cultiver son intelligence, de s'intéresser aux arts, non pas seulement pour distraire sa pen- sée, mais encore pour se préparer une vieillesse mieux remplie.

Depuis son arrivée à la villa Forbac, ma- dame Ancey avait repris avec passion ses crayons et ses pinceaux ; elle faisait de l'aqua- relle et remplissait ses albums de jolies vues et d'études sérieuses. Les villages normands avec leurs chaumières, leurs toits rustiques, la vieille église ébranlée, le petit coin verdoyant coulait la rivière et tournait le moulin, étaient des modèles plaisant à ses yeux et à son âme.

C'était pour elle la paix de la vie après ses combats.

Les joueurs de tennis lui avaient demandé plus d'une fois de les croquer et avec sa bonne grâce accoutumée elle avait accueilli leur vœu et préparé, ce matin-là, sa palette.

Elle était déjà installée dans son abri de verdure quand la troupe joyeuse des jeunes

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filles parut ; elles galopaient toutes comme des chèvres allant au pâturage.

Elles étaient accompagnées de loin par le gé- néral légèrement essoufflé et par madame Mé- ran portant un parapluie chinois pour s'abriter des rayons d'un soleil brûlant.

Madame Méran et mademoiselle Agon ne tar- dèrent pas à s'asseoir sous le parapluie et sur des sièges rustiques, le plus près possible de madame Ancey. Là, elles déroulèrent leurs ou- vrages.

Quel talent vous avez ? dit tout à coup ma- dame Méran à madame Ancey en jetant un œil inquisiteur sur l'aquarelle commencée. Tous vos personnages parlent, s'agitent, tous vos paysages se fondent dans des teintes exquises. Et pourtant, ce n'est pas léché, ça ne sent pas la pommade. Vous peignez à grands coups, tape î tape ! tape ! comme c'est la mode aujourd'hui, mais vous savez tout allier, la mode et les saines traditions de nos maîtres, le charme et aussi la vérité. Ingres

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disait : « Je n'aime pas la peinture à coups de torchon », et c'est ce que font présentement nos jeunes peintres. Ils ne savent plus dessiner, ne voulant plus se donner la peine de suivre les cours et de faire des académies. Ils préfèrent la fantaisie, l'inspiration, le flirt avec les mo- dèles. On dit que l'École des Beaux-Arts n'est plus qu'un mauvais lieu ! Jamais de cette façon ses élèves n'apprendront à faire une oreille et un torse. Ils se contenteront de nous montrer dans un brouillard indécis des personnages qui ne sont ni hommes ni femmes, ni nègres ni blancs, mais des formes effacées ou brutales, presque toujours hideuses.

Vous êtes dure pour les jeunes, répondit doucement madame Ancey.

Madame Méran exprime bien ma propre opinion, s'exclama mademoiselle Agon. On pié- tine par trop aussi sur la vieille école. Les mi- niaturistes sont encore plus malheureux, plus incompris que les autres artistes. On ne veut plus de nos fines et suaves figures. On aime

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mieux les femmes de Manet, qui ressemblent à des momies égyptiennes dont elles ont la cou- leur terreuse et le masque cadavérique, plus encore aux torturés du naufrage de la Méduse par feu Géricault.

Je vous assure que nos modernes ont aussi beaucoup de talent, répliqua madame Ancey ; voyez Besnard.

Je vois Besnard et je ne l'aime pas, ré- pondit aigrement mademoiselle Agon.

Vous êtes difficile, mais je sens avec vous, chaque jour, et de plus en plus, que de tous côtés nous mourons du manque d'idéal.

Vous n'avez pas encore songé à faire un portrait d'Aurore, chère mademoiselle, inter- rompit madame Méran, voilà pourtant un joli Greuze.

Non, jamais, sa physionomie est trop dif- ficile à saisir.

Et vous, madame Ancey ?

C'est aussi mon avis.

C'est étrange, continua madame Méran.

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Aurore n'a rien de son père. Aurore est une mousse blanche et rose, un petit chiffon sou- riant ; M. de Forbac est au contraire un type fortement accentué, très beau certainement, mais d'un aspect si énergique qu'il touche par- fois à la dureté.

Aurore doit tenir de sa mère, reprit made- moiselle Agon.

Sans doute, dit madame Méran, mais de cela nous ne pourrons jamais juger, car il n'existe ici aucun portrait de madame de Forbac.

Madame de Forbac est un mythe, répondit mademoiselle Agon. J'ai cinquante fois essayé de parler d'elle aux gens de la maison et tou- jours j'ai eu d'eux la même réponse : « Mon- sieur garde sur madame un silence absolu. On dirait que cela lui fait du mal de prononcer son nom. » Un jour, je me suis même hasardée à demander à Aurore si elle regrettait sa mère. Je le faisais en tremblant, car on n'aime pas à être indiscrète. « Je n'ai pas connu ma mère, m'a répondu la petite, et mon père ne m'a ja-

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mais parlé d'elle. Les hommes n'aiment pas à se souvenir des choses tristes. Une seule fois, mon père a rappelé sa mémoire. C'était le matin de ma première communion. Comme nous entrions dans l'église : Prie pour ta mère, m'a-t-il dit en m'embrassant sous le portique. Depuis, il n'a fait aucune allusion à la pauvre morte. » N'est-ce pas étrange, mes- dames? demanda la vieille fille. Voyons, madame Ancey, ne trouvez-vous pas la chose étrange? N'êtes-vous pas d'avis que ce silence sera dé- favorable à l'établissement d'Aurore? Qui vou- dra épouser une jeune fille dont on cache ainsi la provenance maternelle?

J'espère, répondit madame Ancey, que l'honorabilité de AI. de Forbac et les charmantes qualités d'Aurore suffiront à lui faire faire un beau mariage.

Et vous ne savez rien vous-même sur ce qui nous préoccupe en ce moment?

Rien.

C'est dommage, reprit mademoiselle Agon,

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nous comptions sur vous pour nous en ap- prendre davantage, pour nous dire, enfin, ce qu'était cet être légendaire qu'on appelle ma- dame de Forbac.

Je ne puis vraiment pas vous renseigner, répondit madame Ancey. Je n'ai jamais ques- tionné, n'étant pas curieuse, et les secrets des autres m'intéressent peu.

Nous ne tenons pas non plus à nous ini- tier au mystérieux passé des familles, répondit mademoiselle Agon, c'était seulement par affec- tion pour Aurore que nous nous inquiétions de la chose. En résumé,' qu'Aurore soit la fille d'une grande dame ou d'une femme de chambre, d'une honnête demoiselle ou d'une gourgan- dine, cela nous importe peu.

En effet, répondit madame Ancey, l'ori- gine de mademoiselle de Forbac doit vous être personnellement indifférente, du moment que vous trouvez chez elle et chez son père une si généreuse hospitalité.

Je suis trop vieille pour recevoir des le-

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çons, reprit mademoiselle Agon sur un ton blessé. Celle que vous me donnez est la pre- mière. Je n'en accepterai pas une seconde.

Et elle se leva vivement et disparut avec sa broderie.

Quant à madame Méran, elle ne quitta pas la place et essayait de reprendre discrètement le questionnaire, lorsque le Père Excellemans vint à passer, lisant son bréviaire. Il gagnait le bois, pas à pas, les yeux fixés sur les pages jaunies de son livre.

« En voilà un qui doit en savoir plus long que les autres, se dit madame Méran, je me le réserve! »

IV

L'événement de la soirée fut la visite de la jeune comtesse de Nauvilliers en séjour chez la marquise, sa belle-mère, laquelle habitait un pavillon faisant partie d'une ancienne abbaye ayant conservé ses cloîtres, sa chapelle et la crypte contenant encore les ossements des reli- gieuses qui y avaient vécu.

La marquise, qui n'avait jamais quitté Paris, s'en était éloignée, il y avait quelques mois, pour fuir, disait-elle, « la société moderne », l'envahissement de ce qu'on est convenu d'ap- peler le progrès.

Sa belle-fille la regardait comme la plus gê-

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nante et la plus encroûtée des belles-mères et ne partageait sa vie qu'à de rares intervalles et pour obéir aux injonctions de son mari, lequel était le plus respectueux et le plus soumis des fils.

La vieille marquise portait encore le deuil de son mari, mort il y avait bien une vingtaine d'années. Elle le portait en même temps que celui de la France et de tout le passé.

On la voyait au fond de son repaire monacal, rigide et froide, souvent muette, pleurant les choses respectables qu'elle avait connues et respectées, la religion tourmentée, l'union des familles, la discipline militaire, jusqu'aux modes de Napoléon III, tout cela en silence et dans un morne ressentiment contre ceux qu'elle appe- lait les gens d'aujourd'hui.

Tout ce qui faisait allusion au fameux pro- grès et à la politique la froissait et l'inquiétait sur l'avenir de notre nation, selon elle en com- plète décadence. Quand elle ouvrait la bouche, c'était pour comparer cette décadence à celle

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des Romains, succédant à l'apogée de leur gloire et des jouissances humaines.

La pourriture envahit notre patrie, disait- elle sur un ton de pythonisse. Les vers grouillent déjà sur nos institutions. Les hommes qui nous gouvernent valent encore moins que ceux de la première Révolution. Ceux-là cou- paient nos têtes, sans abaisser nos âmes. C'était beaucoup!

Pour éviter de constater journellement le mal moral qui la faisait souffrir et la marche rapide du fatal progrès, elle avait résolu de s'enfermer au fond de sa province, loin de tout ce qui pouvait lui rappeler les fêtes, les lois, les mœurs de l'existence nouvelle.

La porte de l'abbaye fut bientôt défendue aux journaux, et la marquise ne garda qu'une brève correspondance avec de rares amis ; aussi, le facteur était-il parfois des semaines entières sans sonner à la grille du pavillon.

Le curé, quand il venait dîner le dimanche, avait l'ordre de ne pas parler des élections, ni

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du Président de la république, que la marquise appelait, dans sa haine, Caligula.

Au fond de sa demeure fermée, elle voulait oublier qu'il y avait des guerres, des Russes, des Japonais, un empereur d'Allemagne, des ballons dirigeant leur course à travers les espaces, des automobiles qui écrasent, des apaches qui tuent, des ménages qui divorcent, des créatures qui ne croient plus.

Le dimanche, on la voyait traverser le cime- tière, se rendant à la messe et enjambant les tombes avec ses jupes bouffantes, lesquelles rappelaient la crinoline du second Empire. Elle ne pouvait se décider à mouler son corps dans ces étoffes légères et collantes que les coutu- rières emploient aujourd'hui et qui permettent, disait-elle, de compter les veines et jusqu'au moindre bouton que Ton peut avoir.

Quand madame de Nauvilliers entrait dans le sanctuaire, elle renversait les chaises avec ses bouffants, ce qui troublait les fidèles et boule- versait le curé.

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Sa place était près de la chaire, mais elle la fit changer, dans la crainte d'entendre le ser- mon du prêtre, qu'elle trouvait trop tolérant depuis qu'il avait servi Dieu sous le ministère Combes.

Elle allait prier près de la sacristie en se bou- chantles oreilles, et rentrait chez elle, évoquant, dans la paix de sa solitude, l'ombre de ses dieux d'autrefois.

Lorsque sa belle-fille tombait chez elle à l'improviste, aussitôt la guerre s'allumait entre ces deux femmes si opposées de goûts et d'ha- bitudes. La vieille femme sentait rentrer en sa maison la vie moderne. La jeune comtesse y sentait monter l'ennui.

A chaque instant, elle scandalisait sa belle- mère par sa liberté de langage, par ses mots d'argot, sa désinvolture de garçon, ses vête- ments masculins, son indifférence pour le de- voir, son affolement pour le plaisir.

Puis, c'étaient constamment des discussions et des reproches sur la manière dont elle élevait

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ses enfants, les semant sur les routes entre les nourrices sèches et les précepteurs. Elle en avait de tous les âges et se plaignait amèrement de sa fécondité, aussi, pour se rendre libre, en laissait-elle quelques-uns à sa mère, d'autres à ses tantes, d'autres enfin couraient pour s'ins- truire, après les jésuites, dans les pays étran- gers. Le dernier né, d'une santé délicate, faisait ses dents à Berck sous la surveillance d'une bonne allemande, que la vieille marquise pré- tendait être une espionne.

Dans ce désordre, disait madame de Nau- villiers à sa belle-fille, vous n'avez plus de mai- son, plus d'intérieur, plus de famille, plus de réunions de vrais amis. De mon temps les jeunes femmes aimaient à se créer un salon, elles régnaient en souveraines au milieu des bibelots et des Heurs. Elles avaient aussi des enfants dont elles ne savaient pas se séparer et dont elles se faisaient gloire. Maintenant l'in- térêt de ces dames, l'unique but de leur vie, se porte vers les courses, l'automobilisme, les

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expositions, les lunchs, le bridge, les cabarets montmartrois, les spectacles scandaleux, les flirts dans les magasins ou chez les couturières, enfin les longs voyages sur terre et sur mer qui les éloignent pendant des mois de leur ombre de foyer. Voilà ce qui remplace pour vous toutes aujourd'hui les joies saines, les joies intimes et les joies intelligentes d'une existence plus recueillie et plus propre.

Ce n'est pas le bridge qui me damnera, répondait la comtesse, ni la tasse de thé que je prends chez Rumpel Mayer, ni la Boîte àFursy, j'entends taper sur le gouvernement, ni le Grand Guignol l'on voit plutôt des scènes macabres. Quant aux voyages, je ne fais que ceux de Paris à Puteaux et de Paris chez vous, ce qui ne m'enlève pas le temps de penser que je suis mère. Pour ce qui est du flirt, rassurez- vous, le flirt ne me connaît pas. Les hommes me dégoûtent. Ce qui me fait aimer la vie, ce n'est pas l'amour qu'elle pourrait m'octroyer, c'est sa fièvre, son emballement, son surme-

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nage, si vous le voulez sa folie, enfin ce qui vous fait courir vers la mort sans vous laisser l'heure d'y penser.

Jolies dispositions pour l'au-delà, soupirait la vieille dame.

Puis accablée par la lutte, elle se taisait, re- prenant des forces pour le combat nouveau.

Mon Dieu ! disait-elle chaque soir en se mettant au lit, délivrez-moi de cette folle qui est pourtant la femme de mon fils !

Le domaine de l'abbaye que la comtesse appelait « la Thébaïde de ma belle-mère » était situé aux confins de la forêt à vingt kilomètres des habitations de M. de Forbac et de M. de Tramant. Les alentours étaient d'une profonde tristesse : partout des plaines non défrichées, de hautes bruyères, des arbres brisés par les vents soufflant presque toujours en tempête, çà et des blocs de granit recou- verts de végétations que les chèvres venaient brouter, et tout au loin, fermant l'horizon, des monts crayeux et dénudés.

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Les ruines de l'abbaye formaient le centre du décor. Elles n'étaient pas éloignées du village entouré de marronniers qui semblaient former une oasis au milieu de ces espaces dénudés.

Ce n'était certainement pas gai de vivre là, même pour un temps assez court ; aussi, la jeune comtesse bâillait-elle d'ennui toute la journée dans son donjon en attendant la nuit, elle y mourait de peur. C'était le cri des chouettes dans les lierres, l'aboiement dou- loureux du chien de garde, le passage des che- mineaux ivres, rasant les vieux murs.

Durant une de ses nuits d'insomnie, alors qu'elle était en proie au plus complet décourage- ment, madame de Nauvilliers résolut pour se distraire de fraterniser avec les gens du voisi- nage, et, sans en rien dire à sa belle-mère, d'échanger avec eux quelques visites, d'en attirer quelques-uns vers l'impénétrable de- meure de la marquise.

Au moment elle se demandait par quel moyen elle pourrait donner suite à ses projets,

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le ciel lui vint en aide, si toutefois on peut mêler le ciel à de pareils agissements.

Par une nuit d'orage, la foudre tomba sur le village, brûla l'église. L'incendie gagna le pres- bytère, on fit sortir le curé par le toit. Le vicaire reçut une poutre sur la tète. L'insti- tuteur périt dans les flammes, plusieurs en- fants furent blessés. En face, trois maisons s'ef- fondrèrent, ensevelissant bêtes et gens.

De ces ruines fumantes, de ces brasiers sor- taient des cris de détresse, des sanglots, des appels à la pitié !

Tout le pays se trouva bientôt sur pied ; chacun recueillant chez soi les malheureux in- cendiés.

Les dames de Nauvilliers furent les premières sur le lieu du sinistre.

La marquise, dans un élan de charité dont elle était coutumière, reçut chez elle l'auber- giste et ses enfants, pleurant sur les ruines de leur maison. Elle promit à tous les malheureux sans asile et sans pain, qui se groupaient au-

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tour d'elle, une somme de dix mille francs pour parer aux premiers désastres.

Sa belle-fille, discourant au milieu de la foule et aidant les pompiers, s'écria de son côté qu'elle allait s'intéresser à la population éprouvée. Elle annonça qu'elle allait organiser une vente de charité, une kermesse, qui rapporterait le double de la somme que venait d'offrir sa belle-mère.

Je suis sûre, disait-elle, que le pays tout entier se rendra à mon appel. J'aurai des ven- deuses de toutes les villes environnantes, des quêteuses, des conférenciers, des tziganes. Je me déciderai même à réclamer un secours du gouvernement pour mon œuvre.

Je vous défends bien, tant que vous serez sous mon toit, de réclamer aucune faveur du gouvernement, protesta la marquise indignée. Je préférerais vous donner dix mille francs de plus pour ces infortunés que de vous voir en relations, même passagères, avec le gouver- nement. Et puis, ma chère, dit encore la vieille dame, en parlant d'installer cette kermesse ou

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cette foire chez moi, vous ne songez ni à ma santé, ni à mon âge, ni à mon besoin de repos. J'aimerais mieux vous faire cent autres con- cessions que de vous laisser envahir ma de- meure à la tête du département.

Je n'ai nullement l'intention de faire pé- nétrer le département et la foire chez vous, ma mère, répondit la jeune femme. Je vous deman- derai simplement l'autorisation de placer mes jeux et mes boutiques sous les arcades de vos cloîtres, ce sera d'un effet charmant, le soir, avec des lanternes vénitiennes suspendues en guirlandes, d'ogive en ogive, quand l'heure du bal viendra.

Vous n'y pensez pas, ce serait un sacri- lège.

Pas du tout, ma mère. Je réserve la cha- pelle, vide de tous ses emblèmes, pour l'or- chestre. Je mettrai mon conférencier au de- hors, en plein air, et comme saint Bernard, sur un tertre.

Un orchestre et saint Bernard ! répondit

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la marquise, mais ce sera épouvantable. Je pars demain pour Paris.

Ce serait donner à vos paysans et à vos serviteurs une triste idée de votre charité, reprit la belle-fille.

Votre charité à vous, ma chère, répondit madame de Nauvilliers, n'est que de l'ostenta- tion. Je lui préfère la mienne et ne céderai pas.

Comme il vous plaira, madame, mais si vous ne me concédez pas le cloître pour y ins- taller jeux et boutiques, je transporterai le tout chez notre sénateur, le marchand de bestiaux, qui a un grand local, à deux pas d'ici, et qui ne se refusera pas à me l'abandonner, attendu que cela aidera à sa popularité.

Ce local du sénateur socialiste fît pousser les hauts cris à la marquise, laquelle, pour éviter un pareil scandale, promit de livrer l'abbaye à lafoule, à l'orchestre, aux lanternes vénitiennes, à saint Bernard et à son extravagante belle- fille.

Ceci fut accordé en maugréant et au bruit du

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tocsin, sonnant encore à toute volée dans les vieilles tours des églises lointaines.

Le lendemain de ce jour néfaste, pendant que des cendres encore brûlantes sortaient de courtes flammes pareilles à des feux follets et que les pompiers attentifs lançaient leurs der- niers jets d'eau sur la terre et sur les mu- railles noircies, madame de Nauvilliers faisait chauffer son auto de soixante chevaux et par- courait le département à une vitesse verti- gineuse, pour intéresser à son œuvre les villes et les campagnes.

Elle arriva fort tard à la villa Forbac, juste au moment se terminait le dîner, et tout le monde s'installait sous la véranda pour y prendre le café.

M. de Forbac connaissait peu la visiteuse. Pendant ses rapides séjours à l'abbaye, il la rencontrait parfois sur les routes, en chemin de fer, à la sortie de l'église le dimanche, quand il prenait fantaisie à la comtesse de venir entendre la messe à cinq lieues de chez elle. En ces diverses circonstances, il n'y avait eu que des mots échangés, des saluts et des sourires ; jusque-là, pas d'autres relations.

Madame de Nauvilliers tomba comme une bombe au milieu des hôtes de M. de For- bac, s'excusant de sa visite à une heure aussi tardive. Puis enlevant ses monstrueuses

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lunettes, elle raconta l'objet de cette visite et en même temps se lit une gloire de confier au cénacle réuni qu'elle avait fait dans la journée plus de quatre cents kilomètres dans son in- comparable auto, une pure Mercedes.

Hein ! général, comme c'est marcher ! s'écria mademoiselle Agon qui avait la rage de se mêler de tout.

Le général garda le silence et se contenta de suivre avec peine les récits précipités de la jeune femme qui mélangeait au drame de l'in- cendie ses projets généreux, ses rêves artis- tiques et ses griefs contre sa belle-mère.

Ma belle-mère est très bonne, très bonne, affirmait-elle, mais d'une originalité qui deman- derait des soins.

Et elle portait la main à son front ombragé par de jolis cheveux blonds, s'échappant de sa casquette, pour exprimer que la tête de la vieille marquise ne conservait que des idées saugrenues.

Les siennes, à elle, lui paraissaient admira-

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bles, d'une conception surhumaine. Elle déroula, avec la rapidité qu'elle avait mise à franchir les distances dans son auto, ses plans de fête et son désir de recueillir autour d'elle toutes les bonnes volontés, toutes les hautes personnalités du pays.

La création de ses boutiques lui donnait beau- coup de peine, plus de peine qu'elle ne l'avait pensé d'abord. Elle ne trouvait pas de vendeuse dans cette province arriérée. Les mères des jeunes filles, auxquelles elle s'était adressée, se refusaient à mettre leurs filles en évidence.

Je ne peux cependant pas confier le soin de ma vente aux hommes. Voyez-vous le géné- ral offrant des fleurs ? dit-elle en minaudant de- vant cet homme de guerre. Et le curé vendant des jouets d'enfants? Non, il me faut le con- cours de ces demoiselles.

Et, elle tourna des regards suppliants vers Aurore et ses jeunes amies, les demoiselles Méran. Elle lança les mêmes regards du côté de leur mère et de madame Ancey, réclamant aussi leur aide.

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Quant à mademoiselle Agon, elle lui desti- nait, dans sa pensée, ce qu'elle appelait sa pou- ponnière, une boutique l'on vendrait du lait cacheté et des biberons, le physique de made- moiselle Agon lui rappelant d'ailleurs celui d'une nourrice sèche.

Voyons, mademoiselle de Forbac, dit enfin madame de Nauvilliers, en s'avançant vers Au- rore, faites-moi le grand plaisir d'être notre bou- quetière. Je vois déjà votre charmant visage, au milieu des fleurs. Que de gens vous achète- ront un œillet pour avoir un sourire!

Je serai très heureuse de vous être agréable, dit Aurore, mais c'est mon père qu'il faut con- sulter.

Mon Dieu, madame, répondit M. de For- bac, je suis un peu comme les dames de notre province arriérée, je trouve ma fille encore bien jeune pour tenir place dans le monde, mais il s'agit de charité, il s'agit de vous, et devant de pareilles raisons, je ne puis que m'in- cliner et rejeter au loin mes scrupules.

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Aurore rougit déplaisir.

Quant à ses compagnes, elles acceptèrent, avec non moins de plaisir, la boutique de jouets d'enfants et celle des chapeaux et des rubans.

Mademoiselle Agon refusa énergiquement la pouponnière.

Je ne veux pas être grotesque, dit-elle en redressant son buste large et plat.

Malgré mon deuil récent, dit timidement madame Ancey, je m'offre de grand cœur à remplir le rôle que refuse mademoiselle Agon, si cela peut être utile à l'œuvre de madame de Nauvilliers, je tâcherai de faire valoir de mon mieux le lait cacheté et les biberons.

Quelle charmante femme ! dit la comtesse en se penchant vers M. de Forbac, je voudrais connaître son nom.

Madame Ancey, répondit celui-ci.

Tiens, dit madame de Nauvilliers à voix basse, j'ai connu, il y a quelques années, pen- dant l'un de mes voyages, un monsieur Ancey qui était une canaille !

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Hélas ! ça devait être son mari, murmura M. de Forbac.

Il n'en fut pas dit plus long sur ce triste sujet, et l'on revint à l'organisation de la fête. Ma- dame Méran accepta de vendre des programmes avec le jeune Renaud de Véry, le petit monsieur qui devait aller rêver en Suisse pendant que nous reprendrions l'Alsace et la Lorraine, et M. de Forbac promit de faire un boniment à la porte de la kermesse pour y appeler les acheteurs.

Heureusement pour le Père Excellemans qu'il s'était retiré de bonne heure dans ses apparte- ments, sans quoi, il est certain que la comtesse lui eût demandé de faire une conférence sur le terlre de saint Bernard.

Il fut aussi question d'un bal, avec l'orchestre des tziganes, les entrées fixées à vingt francs, et d'une illumination des ruines par Ruggieri.

La comtesse, n'ayant pas mangé depuis le malin, accepta le souper que M. de Forbac lui fit servir, et comme cette maison hospitalière

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semblait lui sourire, elle s'y installa pour la fin de la soirée.

Les jeunes filles disparurent alors du côté du parc, pour leur promenade habituelle au clair des étoiles, pendant que M. de Forbac et le gé- néral fumaient leur cigare au dehors.

Quant à ces dames, elles s'étaient groupées autour de la grande lampe du salon.

Toutes travaillaient.

Madame Ancey faisait une merveilleuse bro- derie, rappelant certaines tentures du moyen âge ; madame Méran traçait des hiéroglyphes sur des carrés de filet ; mademoiselle Agon lais- sait courir fiévreusement ses doigts sur un mé- tier à dentelle dont les fuseaux clapotaient bruyamment.

Il y avait aussi, dans ce vertueux cercle, la bonne mademoiselle Masson, qui confectionnait des petits sachets en soie de diverses couleurs, dans lesquels elle glissait de la poudre d'iris et qu'elle fourrait ensuite dans toutes les armoires de la maison.

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Mademoiselle Masson dirigeait le ménage, de concert avec Aurore. On la voyait peu dans la journée. Elle était à ses occupations, mais le soir, elle apparaissait avec ses soies, ses rubans et ses parfums, son air aimable et ses jolis che- veux blancs.

Madame de Nauvilliers ne tarda pas à se plaindre de sa paresse.

Ah î mademoiselle, dit-elle tout à coup à mademoiselle Masson, passez-moi donc quel- ques-uns de vos brimborions pour que j'aie l'air de m'occuper à quelque chose, cela ne m'arrive pas souvent de travailler. Il y a bien dix ans que je n'ai eniilé une aiguille, et j'adore pourtant travailler pendant que l'on me fait la lecture ou que l'on me raconte des histoires.

Mademoiselle Masson a le privilège des histoires, dirent ces dames.

Je ne sais aucune histoire, répondit made- moiselle Masson, j'ai simplement recueilli dans ma longue vie quelques souvenirs qui n'ont pas la prétention d'être des romans ou des aven-

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tures et que je réserve à ces dames pour les heures d'ennui.

J'aimerais à connaître ces souvenirs, dit madame de Nauvilliers, j'aime à vivre dans le passé des autres, le mien n'est qu'un fouillis, ne laissant aucune trace; au lieu de l'évoquer, je le fuis.

Mon passé est comme le vôtre et ne laisse pas de traces, répondit mademoiselle Masson. J'ai beaucoup vécu en province dans une mo- deste famille, les jours s'écoulaient douce- ment, comme un parfum qui s'évapore. Que vous dire de ces vies-là? En quoi pourraient- elles intéresser la vôtre?

Mais, justement, mademoiselle, je serais fort aise de connaître, grâce à vous, un peu de ces existences tranquilles dont vous parlez; cela me changera.

Il en est qui ont aussi leurs agitations et leurs drames intimes, affirma mademoiselle Masson; ainsi, j'ai eu jadis un pauvre ami, dont la pensée me hante encore chaque jour et qui a

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connu dans la paix de notre vieille ville, toutes les passions, toutes les douleurs que peut con- tenir un cœur humain.

Eh bien, voilà une histoire, s'écria madame de Nauvilliers, dites-la-nous, mademoiselle.

Pendant que ces dames se rapprochaient de la conteuse pour mieux l'entendre, M. deForbac et le général, qui avaient fini de fumer, s'ins- tallaient à une table de jeu, tandis que le petit Renaud de Yiry savourait un verre de liqueur, sous la véranda.

Mademoiselle Masson, ne voulant pas se faire prier davantage, commença aimablement son récit.

J'ai passé ma jeunesse, dit-elle, dans la petite ville de Falaise, mes parents avaient une maison située dans la rue la plus obscure de la ville ; un ruisseau passait au milieu sur les pavés pointus et entrait dans le salon les jours d'orage.

m Comme compensation à la tristesse de la façade, nous avions derrière la maison une ter-

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rasse d'où l'on avait le plus joli panorama du pays : vallées, rivières, vieux châteaux déman- telés et au loin, tout au loin, une succession de bois, d'un vert sombre.

» D'autres demeures, pareilles à la nôtre, s'échelonnaient dans la rue ; presque toutes étaient habitées par les notables de l'endroit, ceux qu'on appelait les gens riches et les aris- tocrates.

» Nous avions pour voisins immédiats les derniers débris de la Révolution, un médecin militaire retraité, encore coiffé d'une queue en catogan, laquelle battait comme un martinet le col graisseux de son habit. Un peu plus loin habitait un prêtre, marié pendant la Terreur et qui expiait solitairement sa faute, dans l'obscu- rité de cette vieille rue. Enfin, une famille noble ayant pour fils un garçon infirme et dis- gracié, que les gamins de l'endroit poursui- vaient sans pitié à travers la ville, l'insultant et riant de ses misères.

» Quelques-uns l'appelaient le bossu. 11 était

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bossu en effet, tout tordu, tout penché, avec de grands bras battant l'air et des mains aussi larges que les pattes d'une otarie. 11 boitait, avec cela, effroyablement. Le visage était hideux malgré l'intelligence des yeux, de couleur ter- reuse, avec des taches brunes, couvertes d'é- tranges végétations, pas de cheveux et des oreilles d'une grandeur démesurée.

» Par une ironie du sort, ce pauvre monstre se nommait Célestin, être céleste ! Comme les gamins de la cité, son parrain avait se mo- quer de lui à son apparition dans notre triste monde.

» Ni moi ni les miens ne redoutions Célestin; sa laideur, nous inspirait, au contraire, intérêt et pitié. Nous nous prenions à aimer ce malheu- reux auquel notre affection était secourable, et vinrent des jours nous ne sûmes plus nous passer de lui, il devint nécessaire à la dou- ceur de nos habitudes. Ce fut bientôt l'ami de toutes les heures, celui qui partagea nos plai- sirs et aussi nos chagrins.

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» Célestin, si maltraité de la nature, avait reçu d'elle, moralement, de précieux dons, un sentiment des arts et la passion du beau. La musique lui faisait passer des heures heu- reuses. Ses mains maladroites trouvaient en- core moyen d'ébaucher des sonates sur son vieux piano. Il dessinait et peignait proprement, composait des arabesques pour les tapisseries de sa mère et tressait des paniers de paille pour mettre ses pelotons.

» Les fleurs étaient sa passion dominante. Il en avait de merveilleuses dans son tout petit jardin. C'était lui qui greffait ses rosiers, taillait ses chèvrefeuilles, alignait ses plans d'œillets, palissadait ses poiriers du Japon, dont les fleurs écarlates égayaient les vieux murs. Je n'ai jamais vu de plus jolies roses de mai ; il en faisait des couronnes pour la Vierge de la ca- thédrale.

» Célestin était très pieux, sa foi profonde l'aidait à supporter les disgrâces et les dou- leurs de sa vie sans avenir.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 69

» A la nuit tombante, il restait de longues heures enfermé dans l'église, guettant au pas- sage le prêtre qui recevait ses fréquentes con- fessions et l'encourageait à suivre sans mur- mure son triste destin.

» Les cérémonies du culte étaient pour lui des consolations. Le matin de la Fête-Dieu, il por- tait au reposoir de la place voisine tout ce que la maison paternelle contenait de précieux, vases, lampadaires, étoffes et tapi3. Son jardin était mis au pillage, il emportait sur l'autel des boisseaux de fleurs, semant des pétales de roses sur la route que devait suivre la proces- sion.

» La nuit de Noël, il venait nous chercher, ma mère et moi, habillé comme pour un ma- riage, marchant devant nous, une lanterne à la main. Je le vois encore nous guidant dans l'ombre de l'antique cité, fuyant avec sa lu- mière comme une énorme luciole volant au- dessus d'un fleuve noir.

» Arrivé à l'église, il nous quittait et se glis-

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sait au fond du chœur, au milieu des chantres, et entonnait d'une voix superbe Y Adeste fidèles. Dieu lui avait donné la plus belle voix que j'aie entendue pour célébrer ses louanges.

» Cette piété très ardente ne l'empêchait pas d'aimer ce qu'on appelait le monde à Falaise, soirées musicales, charades, petits jeux de so- ciété.

Enfin, ce que nous aimons tous, inter- rompit mademoiselle Agon qui avait laissé re- poser ses fuseaux.

Célestin était de toutes les réunions, con- tinua mademoiselle Masson, parce qu'il savait se rendre utile à l'heureuse jeunesse. Il pré- parait la table de whist des douairières et jouait des valses aux jeunes filles.

« Les parents de Célestin donnaient eux- mêmes un bal chaque année. La noblesse des environs y était conviée et arrivait par es- couades dans ses vieux coches armoriés.

» Dans la journée, Célestin s'occupait à pré- parer les rafraîchissements. Cela se passait gé-

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néralement dans un vaste placard servant d'of- fice. Je vois toujours Célestin dans sa niche, préparant le punch destiné aux invités du soir. Éclairé par les flammes bleues du liquide, il semblait un sorcier alimentant ses feux.

» On dansait jusqu'au jour, aux sons des quadrilles, des polkas et des valses que jouait Célestin.

» Que de fois, en m'arrêtant toute haletante devant lui, au bras de mon danseur, j'ai vu des larmes glisser de ses yeux sur les touches du vieux piano qu'il faisait résonner pour la joie des autres.

» A lui, que de joies lui étaient défendues!

Pauvre garçon ! s'écria madame Méran. Je vous jure que je l'aurais très bien épousé par dévouement, par pitié.

Je ne crois pas, dit franchement mademoi- selle Masson.

Et elle reprit son récit.

Les vrais, les seuls plaisirs de notre ami étaient la chasse et la pêche, dans la propriété

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que ses parents possédaient aux environs de la ville. Cette campagne s'appelait le Bois-Joli. On y accédait par des chemins bordés de genêts et de hautes fougères.

» 11 n'y avait pas de manoir à Bois-Joli, rien qu'une ferme et un débris de tourelle, dernier reste d'un château seigneurial, dans laquelle Célestin s'était organisé un lieu de retraite.

» La vieille tour disparaissait sous l'ombre épaisse que projetait sur elle un immense groupe de sapins dont les lourds rameaux for- maient une voûte pareille à celle d'une cathé- drale à la tombée du jour.

» Des milliers d'oiseaux venaient chercher la paix dans ce noir hémicycle, et des fleurs éga- rées y poussaient comme en pleine lumière : anémones blanches, muguet, jacinthes bleues, fraises des bois, s'éparpillaient sur la couche de mousse.

» A travers ces floraisons, on voyait sauter les écureuils et glisser les belettes.

» Célestin vivait comme dans un temple.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 73

Parfois, il tirait un coup de fusil sur les écu- reuils et sur les oiseaux, sur ces jolis piverts aux ailes d'émeraude, sur les loriots au ventre jaune, sur les roitelets couronnés d'or.

» Un jour, il me rapporta un petit loir vivant qu'il avait capté sous une touffe de sylvies.

» Le loir est un petit être étrange, au poil doré, de la grosseur d'une souris, et qui vit seulement pendant six mois. Le reste du temps, il dort, ne boit ni ne mange, et ne fait aucun mouvement rappelantl'existence. Roulé comme une boule, il attend sous les fleurs sa résurrec- tion.

» J'avais pris en passion le loir que Célestin m'avait donné. Aux heures de son long som- meil, je le glissais parfois dans mon corsage, ne sachant pas m'en séparer et voulant me rendre compte que son cœur battait contre le mien.

» Qu'on me pardonne cette digression qui m'éloigne de Célestin, mais je veux encore vous dire qu'un soir, allant au bal de la sous-

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préfecture, j'eus la fatale pensée d'emmener l'animal avec moi. Je le cachai sous le flot de mes mousselines et me mit à danser la polka.

» Voilà que dans un saut un peu brusque le loir sortit de sa cachette, culbuta et s'en fut rouler sur le parquet, à la stupéfaction des assistants. Il se fit grand bruit autour de la pauvre bête et, malgré mes cris et mes appels à la pitié, la botte d'un polkeur s'abattit sur elle. Son sommeil devintalors éternel : ce fut le premier chagrin de ma première jeunesse.

A ce moment, mademoiselle Agon eut une larme pour le loir, et les autres dames s'atten- drirent un peu, ce qui laissa à mademoiselle Masson le temps de respirer.

Pendant de longues années, reprit-elle enfin, Célestin vécut à côté de nous de la vie douce que je viens de retracer. Les jours suc- cédaient aux jours, ne lui apportant que des joies pareilles, toujours consolantes, toujours pures. Tout à coup, le malheur tomba sur lui, son père et sa mère lui furent enlevés presque

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en 'même temps, et la grande maison resta vide !

» Durant son deuil, Célestin résolut de s'installer à Bois-Joli, la complète solitude de la campagne devait adoucir sa douleur.

» Parfois, il revenait à Falaise et frappait à notre porte, mais il ne nous témoignait plus, à ma mère et à moi, cette affection, cet intérêt, ce dévouement de chaque heure qu'il nous avait toujours montrés. Sa pensée était ailleurs, nous la croyions près des siens, dans le petit cime- tière où il les avait conduits ; elle s'en allait vers des régions moins saines, la paix de sa vie allait sombrer.

» Qui eût cru qu'au déclin de sa chétive existence, les passions humaines s'éveilleraient soudain dans son âme et dans son cœur en- dormi ? Comment penser qu'il lui eût suffi de rencontrer une jolie fille, à l'accueillant sourire, pour lui faire oublier ses principes religieux, sa foi consolatrice et la dignité de sa vie ?

» Devant les séductions de Georgette, l'être

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déshérité, surpris, ébloui, avait laissé l'amour pénétrer dans ses veines. A travers cet enivre- ment, il avait rôvé que la bouche fraîche qui lui avait murmuré de tendres paroles ne saurait jamais mentir. Il pensait que par un miracle de charité et de générosité, cette jeune femme s'était vouée à l'accomplissement de son tardif bonheur. Il croyait en elle. Il croyait à une âme, éprise de pitié, se donnant comme une aumône à celui qui n'avait rien reçu des autres femmes. Il la bénissait de l'aimer sous son enveloppe repoussante.

» Bientôt les fleurs de son jardin, celles qui croissaient sous les ombrages du Bois-Joli, ne connurent plus le chemin des églises, aux- quelles il les consacrait jadis. Les roses qu'il effeuillait parles rues le jour de la Fête-Dieu, il les effeuilla désormais aux pieds de l'Idole remplaçant les pieuses images qui avaient charmé sa foi et consolé ses premières tris- tesses. Il oublia le prêtre qui avait tracé sa route et soulagé ses misères. Il abandonna ses

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amis. Dans son délire d'amour, il engloutit l'héritage recueilli à la mort de ses parents. Ses modestes rentes glissèrent de ses mains dans les mains de celle qui avait pris sa vie.

« Il la para de bijoux et de dentelles et l'ins- talla dans une coquette maison. Il étendit à ses pieds des tapis précieux et s'agenouilla devant elle. Le gouffre et la ruine étaient à deux pas, il n'en voyait pas l'horreur. Il ne connaissait que les enchantements de cette passion incon- nue de sa jeunesse misérable et que son âge mûr lui révélait dans sa terrible intensité.

» Les notes, les traites, l'apparition des huissiers, l'écroulement du patrimoine n'in- quiétaient pas sa pensée, un baiser de cette femme grisait son esprit, étouffait ses juge- ments, faisait mourir sa conscience.

» Le maître de nos destinées l'éclaira tout à coup ; il était trop tard, l'infirme n'avait plus d'âme, il ne lui restait que son corps atrophié.

Célestin cesse de m'intéresser, dit brusque-

78 MYSTÉRIEUX PASSÉ

ment mademoiselle Agon. Votre ami devient un bien vilain monsieur.

Un être très malheureux, répondit ma- dame Ancey ; mais, de grâce, laissez continuer mademoiselle Masson.

Un triste matin, reprit celle-ci, la pro- priété du Bois-Joli fut vendue, comme l'avait été la maison paternelle. Le nouveau proprié- taire, un jeune Parisien, vint s'y installer pour le temps des chasses.

» Ce dernier sacrifice coûta cependant quel- ques larmes à Gélestin.

» Tu pleures, cela m'ennuie, lui dit son amie. Tu sais, si tu allais te repentir d'avoir été bon pour moi, ce serait l'adieu !

» Sur cette menace, Célestin sécha ses yeux :

» Reste ! reste ! s'écria-t-il en tendant les bras vers la jeune fille, reste, je suis heureux !

» Heureux, il ne le fut plus longtemps. A mesure que ses dernières ressources s'épui- saient, il sentait monter l'indifférence, presque le mépris au cœur de son amie. Sans cesse,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 79

celle-ci trouvait des prétextes pour le quit- ter, pour fuir le joli nid qu'il lui avait bâti. allait-elle ? que faisait-elle pendant ces longues heures d'abandon ? Pourquoi son œil distrait, et si mélancolique, quand elle ren- trait à la maison ? Pourquoi, le soir, n'ou- vrait-elle plus son piano et ne chantait-elle plus les chansons qui les égayaient tous les deux ? Pourquoi écrivait-elle à chaque ins- tant d'interminables lettres qu'elle tenait à por- ter elle-même à la poste, ne voulant les confier à personne?

» Quelle effrayante correspondance ! lui dit un jour Célestin. A qui donc écris-tu?

» A qui je veux ! répondit-elle d'un ton fâché.

» Célestin n'insista pas, mais toutes les tor- tures de la jalousie envahirent son cerveau. Il la vit tout à coup lasse de lui, dégoûtée de sa laideur, cherchant dans les bras d'un autre l'amour qu'il n'avait pas su lui donner!

» A cette pensée, tout le sang de ses veines

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monta de son cœur jusqu'à son front, rougit ses joues, obscurcit ses yeux et se changea bientôt en pleurs dont son pauvre visage fut inondé. Il se retira dans sa chambre et y passa de longues heures inquiètes, souffrant et s'interrogeant.

« Ai-je le droit d'être jaloux ? se demanda-t-il dans sa détresse. Puis-je en vouloir à cette jeune et belle créature d'abandonner un aussi triste amant? Ne suis -je point cruel et déloyal de vouloir jouir plus longtemps de ses charmes, de scruter son avenir, d'opprimer sa liberté au moment je ne peux plus lui imposer que la misère ? »

» L'âme désolée, mais rendue à des senti- ments plus sains, il se jura d'avoir avec Geor- gette un entretien plein de franchise, dans le- quel il lui dirait : Je t'aime trop pour accepter plus longtemps ton sacrifice, oublie-moi, oublie l'infirme, le déshérité, celui qui demain ne saura plus te donner du pain, reprends la vie heureuse, la vie libre, la vie d'amour.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 81

» Le soir de ce même jour, Georgette se montra plus douce, plus confiante, elle rede- vint presque tendre. Lui, la sentant ainsi, ne trouva pas le courage de parler de séparation à l'heure elle parlait de retour.

» Il redevint l'esclave !

» Tu sais, lui dit Georgette tout en travail- lant à sa tapisserie, pendant qu'il crayonnait son portrait à la lampe commune ; tu sais que si tu m'as vue plus soucieuse qu'à l'ordinaire ces temps-ci, c'est que je ne savais pas com- ment faire pour payer ma couturière, n'ayant plus d'argent.

» Plus d'argent ! s'écria Célestin blêmissant. Hélas ! je n'en ai pas moi-même en ce moment. Je croyais t'avoir donné cinquante francs il y a quatre jours?

» Oui, mais je les ai prêtés à ma mère qui va monter un magasin. Tu ne peux pas con- damner mon action.

» Je ne la condamne pas, mais que faire? répondit Célestin d'un ton désespéré.

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82 MYSTÉRIEUX PASSÉ

» MonDieu! faire attendre la couturière, si tu ne peux pas la payer ; mais les dettes, c'est chose bien ennuyeuse.

» Puis elle ajouta timidement :

» Je t'avouerai que je désire encore autre chose et que j'aurai un chagrin fou si je ne pou- vais l'obtenir de ta bonté !

» Et ses deux grands yeux s'élevèrent en suppliant vers Célestin.

» Oui, si tu m'aimes encore, il faut que tu te procures la somme nécessaire pour m'acheter un médaillon, entouré de petits diamants que j'ai découvert chez le bijoutier, à côté de l'é- glise. Je serais si heureuse d'avoir ce bijou, ce serait une relique, un éternel souvenir !

» Là-dessus, Georgette se frotta les yeux, espérant les rendre humides. Ceux de Célestin restaient comme hébétés, et le crayon, traçant les traits de la jeune femme, tomba de ses mains.

» Un silence se fit pendant lequel Georgette finit par trouver des larmes. Ce que voyant,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 83

Célestin dans un clan de tendresse douloureuse promit le médaillon.

» Alors, Georgette se leva et jetant en l'air sa tapisserie :

» Que tu es bon ! dit-elle, et comme je vais t'aimer !

» Et, se rapprochant de Célestin, elle colla son charmant visage contre le masque grima- çant de son amant.

» La soirée est si belle, dit-elle ensuite ; viens respirer les fleurs.

» Ils partirent alors vers le jardin, d'où s'échappait le parfum des résédas et des hélio- tropes, et disparurent sous les arbres odorants. Puis ils s'assirent sur un banc Georgette s'endormit.

» Pendant qu'elle rêvait à ses côtés, la tète penchée sur son épaule, Célestin songeait à l'acquisition du médaillon et à sa bourse vide.

« Plus rien, plus rien, se disait-il, plus même quelques sous pour le boulanger ! »

«4 MYSTERIEUX PASSÉ

» Et il passait en même temps sa main dans ses poches, les retournant avec égarement.

C'est horrible ! s'écrièrent toutes les dames d'un commun accord.

Le lendemain matin, continua mademoi- selle Masson, je rencontrai Célestin marchant à pas lents vers l'un de nos faubourgs. Il était suivi de son chien qu'il tenait en laisse, la pe- tite Diane que j'avais vue naître chez lui, au Bois-Joli. C'était une magnifique bête, intelli- gente et tendre ; Célestin l'adorait.

» Il y avait de longs mois que notre ami nous avait abandonnés, moi et les miens. Il me reconnut, mais sembla me fuir. Je n'osai l'appe- ler ni aller à sa rencontre et le laissai disparaître, rasant les murailles des dernières maisons.

Il me parut vieilli, courbé, encore plus dis- gracié qu'à l'ordinaire, et sombre comme s'il allait commettre un crime.

» Hélas! c'était presque un crime qu'il proje- tait : il allait vendre Diane, sa petite Diane, à un marchand de chiens qui lui en avait offert

MYSTÉRIEUX PASSÉ 85

plus d'une fois un gros prix, le prix du mé- daillon de Georgette.

» Le marché fut vite conclu, et lorsqu'il eut fait ses adieux à Diane, il gagna, en refoulant ses larmes, les premiers sentiers de la cam- pagne.

» Georgette n'aimait pas à le voir pleurer, il voulait sécher ses yeux avant de rentrer près d'elle.

» Dans la paix matinale, dans la clarté de ce lumineux jour d'été, il sentait le bienfait de la solitude, la douceur du silence. La fraîcheur des prés, l'épanouissement des fleurs cham- pêtres sous la rosée semblaient rafraîchir éga- lement sa pensée et assainir son cœur.

» Il se reposa au pied d'un fossé près duquel coulait un petit ruisseau, son murmure cristal- lin chantait à ses côtés. Il eut envie de goûter l'eau transparente et se penchant sur le ruis- seau, il y trempa ses lèvres. Alors, sa hideuse image lui apparut comme dans un miroir.

» Il recula avec effroi. .

86 MYSTÉRIEUX PASSÉ

» Comment pourrait-elle m'aimer tel que je suis? se demanda-t-il. Elle a menti !

» Puis il releva la tète comme pour se fuir lui-même et pour tâcher de s'oublier.

» Bientôt alors, une voix presque aussi douce que le chant du ruisseau se fit entendre. C'était une voix de femme passant sur la route, der- rière la haie il s'était abrité. Une voix d'homme répondait à celle de la femme et les deux promeneurs échangeaient de tendres propos.

» Célestin prêtait l'oreille en contenant son cœur. C'était bien la voix de Georgette que lui renvoyaient les échos. C'étaient les mômes mots d'amour qu'il avait entendus tant de fois sortir de sa bouche et qu'elle répétait à un autre.

» Se hissant sur ses jambes grêles jusqu'au sommet du fossé, il aperçut, suivant le sentier, le couple marchant les bras enlacés. Il s'enfon- çait dans un petit bois succédant au pré.

» Quand l'homme retourna la tête, Célestin

MYSTÉRIEUX PASSÉ 87

reconnut le jeune Parisien acquéreur de Bois- Joli. Celui qui lui avait acheté sa maison et maintenant lui volait son amie.

» Pauvre Céleslin, plus de gîte, plus de pain, plus d'affection, plus d'amour, même plus de chien !

» Dans le vide et la désolation de son âme, il se mit à errer par les champs, tantôt s'arrê- tant pour pleurer, tantôt s'asseyant sur une pierre pour écrire, avec un bout de crayon, ses adieux à l'infidèle, tantôt reprenant sa course les yeux secs, l'esprit égaré.

» 11 alla ainsi jusqu'au soir, ne songeant au retour vers la ville que pour se demander il passerait la nuit, sous quel toit il irait reposer sa douleur.

» Dans sa détresse, l'idée lui vint de retourner chez le marchand de chiens et de lui demander asile, puis il espérait que cet homme consenti- rait à lui rendre Diane pour le prix qu'il l'avait achetée. Revoir Diane, retrouver ses caresses, sentir son œil doux s'arrêter sur le sien, lui re-

88 MYSTÉRIEUX PASSÉ

prochant son abandon, tout en lui rendant sa tendresse, voilà qui lui sembla sa seule conso- lation.

» Dans cette espérance, il hâta le pas et arriva chez le marchand.

» Diane! appela-t-il en mettant le pied dans la cour il l'avait laissée, pleurant après lui, Diane, c'est moi, ton pauvre maître!

» Diane n'est plus là, lui répondit le garçon du chenil, nous venons de l'expédier à Londres.

» Etes-vous sûr qu'elle soit heureuse chez son nouveau maître? demanda Célestin, tout tremblant.

» Vous m'en demandez trop, répondit l'homme. On n'a pas le temps ici de s'occuper du bonheur des chiens.

» Là-dessus, Célestin sortit et reprit sa marche vers la ville, ses larmes tombant sur les pavés de la rue. Les magasins se fermaient partout. Les passants se faisaient rares, l'aban- don de l'être déshérité se faisait de plus en plus grand.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 89

» En rasant les murs de la cathédrale, il s'aperçut que l'une de ses portes était encore ouverte. C'est seulement, se dit-il, qu'on m'accueillera peut-être.

» Alors, il entra timidement comme un servi- teur qui s'est fait chasser et revient avec humi- lité au foyer de son maître.

» D'une main tremblante, il déposa dans le tronc des pauvres l'argent qui lui avait été remis pour la vente de Diane et dont la destina- tion profane torturait maintenant sa conscience un peu plus calme; il fut s'agenouiller devant le confessionnal il recevait jadis les exhor- tations du prêtre. Le confessionnal était vide, mais il s'en échappait un parfum de consolants souvenirs.

» Dans l'ombre de la nuit, passant inaperçu aux yeux du sacristain qui faisait sa ronde, il détendit sur les dalles, comme une statue sur une tombe, s'endormit et ne se réveilla pas.

» Et voilà comment nous perdîmes l'ami que Georgette nous avait pris. On trouva plus tard,

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parmi ses croquis et ses dessins ébauchés quelques pages écrites de sa main et dans les- quelles il épanchait ses tristesses et ses re- mords, et dans la poche du vêtement qu'il por- tait, un mot adressé à ma mère, lui deman- dant pardon de l'avoir oubliée, et lui confiant tardivement ses douleurs.

L'auditoire de mademoiselle Masson était en pleurs, sauf la comtesse de Nauvilliers qui s'était assoupie, dès le début de l'histoire, dans son vaste fauteuil. Elle rouvrit les yeux lorsque la voix de la narratrice, épuisée, se tut. Elle pré- parait quelques excuses quand les trois jeunes filles, rentrant de leur promenade, envahirent le salon.

Chut, chut, chut ! murmurèrent ces- dames, ne voulant pas remuer devant elles les cendres des amours de Célestin.

Pourquoi ces chut? demanda madame de Nauvilliers., qui n'avait rien entendu du tou- chant récit de mademoiselle Masson.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 91

Parce que, lui répondit-on, nous ne de- vons pas parler devant les jeunes filles de nos impressions sur cette tragique idylle.

Il faut ménager les âmes pures, soupira mademoiselle Agon.

Sur cette recommandation, tout le monde s'essuya les yeux et se prépara à un autre entretien.

Cependant, madame de Nauvilliers revint à la charge et voyant Aurore et les petites Méran occupées à surveiller le jeu du général et de M. de Forbac, elle demanda de nouveau pourquoi l'on prenait tant de précautions pour sauvegarder ces âmes pures destinées à tout connaître de la vie.

Ne vaut-il pas mieux, dit elle, les préparer peu à peu aux désillusions de l'amour, leur faire flairer le danger, au lieu de les y précipiter tête baissée? Quel est le jockey qui ne montre pas l'obstacle à son cheval avant de le lui faire franchir? Mes filles, ajouta-t-elle, ne seront pas élevées avec la rigidité dont vous parlez. Je

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compte au contraire leur lâcher la bride de bonne heure, leur laisser voir autre chose que Guignol, lire autre chose que Walter Scott. Elles iront au théâtre, recevront chez elles leurs amies et les amis de leurs frères, sans que je sois collée à leurs jupes. Dans nos réunions, leur présence ne fera pas taire nos conversations, elles entendront ce qu'elles doivent louer et ce qu'elles doivent blâmer, elles se feront un jugement sur les hommes.

Pourquoi ne pas les envoyer voir les lutteurs? demanda mademoiselle Agon.

Mais je n'y verrais pas d'obstacle, répon- dit madame de Nauvilliers, pas plus que de les faire voyager seules avec leurs fiancés, comme la fille du président Roosevelt; ne vaut-il pas mieux s'étudier à fond avant de se lancer dans le terrible aléa du mariage?

C'est aussi mon avis, objecta madame Méran ; d'un autre côté, quand on se connaît trop, il arrive souvent qu'on ne s'épouse pas.

Avec les théories que vous émettez, ma-

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dame, hasarda timidement madame Ancey, il faut alors dire adieu à la vraie jeunesse, à cette première allégresse de la vie, qui ne se doute pas des mécomptes qui lui sont réservés, qui ne croit pas aux trahisons du cœur, qui sourit à l'amour comme elle sourit aux fleurs, au so- leil, à l'avenir ! Si plus tard les déceptions arrivent pour nos filles, si le mal et les laideurs que nous leur avons cachés leur sont enfin dé- voilés, elles auront au moins connu des heures sereines, des heures confiantes, des heures de grâce, dont le souvenir pur rayonnera sur leurs tristesses et sur les dégoûts de l'âge mûr et de la vieillesse.

Très intéressantes, chère madame, vos appréciations sur l'éducation des demoiselles, dit la comtesse ; quant à moi, j'ai à peine le temps de songer sérieusement à toutes ces choses. D'ailleurs, je puis attendre encore, mes filles ne sont que des bébés et les années pour- ront apporter des modifications à mes plans ma- ternels. Mais en attendant, s'écria-t-elle après

94 MYSTÉRIEUX PASSÉ

avoir regardé l'heure à la petite montre sus- pendue à son corsage, le temps marche et j'ai encore six lieues à faire avant de me jeter dans les bras de ma belle-mère !

» Qui aura la bonté de demander mon auto?

Moi, madame, répondit Aurore qui s'avan- çait d'un pas léger vers le groupe de ces dames, pendant que ses deux compagnes taquinaient le général, lui désignant du doigt, par-dessus l'épaule, les fautes qu'il faisait au jeu.

Tandis que l'auto soufflait comme un monstre marin, au pied de la véranda, madame de Nau- villiers revenait encore sur sa vente, tout en préparant son masque hideux et en passant sa houppelande de fourrure.

Avec sa verve endiablée, elle rappelait à chacun ses promesses et faisait à tous une nouvelle description de ses projets merveilleux.

En traversant l'antichambre au bras de M. de Forbac, suivie par ces dames, elle aperçut le parapluie chinois sous lequel madame Méran s'abritait pendant le tennis.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 95

Je l'emporte si vous le permettez, dit-elle à M. de Forbac, je l'installerai le jour de ma fête sur la tète de Botrel, quand il dira ses chansons, c'est une idée charmante qui me pousse tout à coup.

Charmante, en effet, répondit M. de For- bac, et je me ferai un plaisir de vous offrir mon parapluie, si toutefois madame Méran, dont il est l'ami pendant les heures de soleil, consent à s'en séparer.

Je ne mets aucune opposition au don du parapluie, répondit aigrement madame Méran, d'ailleurs il n'est pas à moi, son sort n'est pas entre mes mains.

Et elle mit violemment le parapluie dans les mains de madame de Nauvilliers. Après quoi, elle ébaucha des révérences d'adieu qui n'a- vaient rien de conciliant.

Cette femme trouve qu'elle a des idées charmantes, murmura-t-elle en rentrant dans le salon, moi, je les trouve bêtes et en dehors de la plus simple politesse.

96 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Longtemps encore, dans la nuit étoilée, les habitants de la villa entendirent le bruit sourd de l'auto, fuyant à travers les sentiers de la forêt, et le mugissement de la sirène, réveillant les chevreuils endormis.

VI

Tout reposait dans la maison. Plus de fenê- tres éclairées, si ce n'était celle du Père Excel- lemans, qui veillait sans doute avec le Père Lacordaire. Un faible rayon filtrait aussi entre les rideaux d'Aurore, attirant les papillons de nuit et les lucioles.

Aurore, au fond de sa chambre, dans un joli déshabillé, ses longs cheveux dénoués sur ses épaules, la tête penchée sur son bureau aux bronzes ûnement ciselés, écrivait d'une main rapide sur un papier parfumé.

C'était un simple mot, dix lignes à peine,

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98 MYSTÉRIEUX PASSÉ

qu'elle destinait à son père et qu'elle voulait glisser sous sa porte avant le lever du jour.

« Cher père, je vous ai attristé ce matin pen- dant notre promenade. Je l'ai senti, je le sens encore. La journée m'a été longue avec un tel remords sur le cœur.

» Ce cœur est jaloux!

» Il vous aime trop, n etes-vous pas tout pour lui? A-t-il jamais connu d'autre affection que la vôtre?

» Je veux encore vous dire que je me corri- gerai, non pas de vous aimer, je ne le pourrais, mais je tâcherai de vous aimer avec moins d'égoïsme, d'être meilleure pour vos amies.

» Celle dont je vous ai parlé il y a quelques heures m'inquiète toujours, mais pour vous plaire, j'essaierai de prendre confiance en elle.

» Mon père chéri, je suis votre fille repen- tante et tendrement respectueuse.

» aurore. »

MYSTÉRIEUX PASSÉ 99

a P. S. Je n'aurais pu dormir, si je ne vous avais pas envoyé ce billet. »

Mademoiselle de Forbac venait de rentrer chez elle et se disposait à se mettre au lit, quand elle entendit frapper discrètement deux petits coups à sa porte.

Qui est là? dit-elle presque effrayée.

Moi, votre voisine, madame Ancey. Aurore courut ouvrir.

Mon Dieu, qu'y a-t-il ? demanda-t-elle stu- péfaite de voir arriver madame Ancey chez elle à pareille heure, dans sa toilette de nuit.

Ily a, répondit celle-ci, que je me suis in- quiétée de voir de la lumière chez vous, quand je vous croyais endormie depuis longtemps, et puis j'ai cru entendre des pas dans le couloir, tout cela m'a tourmentée, je vous ai crue malade et j'arrivais vous proposer mes soins.

Sa voix était légèrement troublée.

Votre sollicitude me touche infiniment, madame, dit Aurore, maisjeneme suis jamais

100 MYSTÉRIEUX PASSÉ

mieux portée. Veuillez entrer quelques instants pour bien vous en convaincre.

Et la jeune fille fît signe à madame Ancey de s'asseoir près d'elle sur sa chaise longue.

Il est bien tard pour commencer une cau- serie, dit madame Ancey, je craindrais d'être indiscrète en prolongeant ma visite. Mainte- nant que je suis rassurée sur votre compte, je vais vous dire bonsoir, mais avant de vous quitter, ajouta-t-elle, je veux vous gronder de veiller si tard. Le sommeil est nécessaire à la jeunesse.

J'ai écrire ce soir, répondit Aurore. Et puis, j'aime à flâner dans ma chambre, revoir, dans la solitude de la nuit, mes bibelots, mes livres, les bijoux que m'a donnés mon père.

N'est-ce pas, vous l'aimez follement votre père?

Follement; songez donc, madame, que je n'ai jamais connu que lui, que je n'ai jamais eu d'autre famille près de mon berceau, que toutes mes pensées sont les siennes, que nous nous com-

MYSTÉRIEUX PASSÉ 101

prenons comme deux camarades, que nous nous aimons comme deux amis, que nos deux vies n'en font qu'une, aussi combien j'en voudrais à ceux qui chercheraient à nous séparer !

Que voulez-vous dire ? Qui donc songerait à commettre une si cruelle action ?

Je me crée probablement des chimères, poursuivit Aurore, mais je m'imagine qu'il y a des gens qui poussent mon père à se marier une seconde fois. Si cela était, j'en aurais un mortel chagrin et je garderais un profond res- sentiment à ceux qui m'auraient enlevé mon bonheur.

Pauvre enfant! soupira madame Ancey.

Je sais bien que je n'ai aucun droit pour peser sur les décisions de mon père, reprit Au- rore, que mon devoir est de respecter ses senti- ments et ses volontés; mais je redoute, comme on redoute une immense douleur, de voir entrer chez nous une étrangère, de partager l'existence avec cette inconnue, de devenir sa fille, et d'être moins celle de mon père.

102 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Il est probable que vous vous marierez avant M. de Forbac, dit madame Ancey avec un doux sourire, et qu'une affection nouvelle vous dis- traira de celle que vous croiriez diminuée.

J'avais toujours rêvé, dit la jeune fille, de rester près de mon père en me mariant. Avec une belle-mère, quelle qu'elle soit, la chose de- vient impossible.

Pourquoi donc?

Non, jamais, jamais, j'aimerais mieux le cloître.

Pauvre petite, murmura madame Ancey, de qui tenez-vous ces sentiments exaltés ? Serait- ce de votre mère ? Vous a-t-on quelquefois parlé d'elle, de ce qu'elle était, de ce qu'elle souffrait, de ce qu'elle aimait?

Je ne sais môme pas son nom, je ne sais pas est sa tombe.

Que cela est triste !

Ni mon père, ni mademoiselle Masson qui m'a élevée, n'ont entretenu sa pensée dans mon cœur.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 103

Jamais, jamais? répétait madame Ancey, ses yeux questionnant tristement ceux de la jeune fille.

Non, jamais. Quand j'étais toute petite, continua Aurore, et que j'appelais maman dans la maison pour faire comme les petites filles qui jouaient avec moi et qui avaient des mères, on mettait un doigt sur ma bouche et l'on me disait : « Tais-toi, chérie, c'est papa qu'il faut dire! » Un seul jour, mon père m'a permis de prier pour l'absente, ce jour-là, je l'ai vu pleu- rer, alors, j'ai compris que pour lui éviter des larmes je devais lui épargner le souvenir. Je n'ai plus questionné.

Et vous avez oublié cette ombre de mère? demanda encore madame Ancey. Et le temps a achevé d'effacer sa trace?

Hélas ! je dois vous avouer que c'est la vérité.

Ainsi, votre mère ne manque pas à votre vie ?

Mon père seul la remplit.

104 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Les premières lueurs du jour rempla- çaient la lumière de la lampe. Les coqs chan- taient dans la volière et l'on entendait au loin le gloussement des faisans, tandis que le crois- sant de la lune s'effaçait dans le brouillard et que les étoiles s'éteignaient.

Je suis folle de vous avoir retenue si long- temps, dit madame Ancey en se levant et en écartant les rideaux de la fenêtre pour bien se convaincre de la clarté matinale. Si je vois, dans quelques heures, vos joues pâlies, je penserai que c'est ma faute, que j'ai retardé votre som- meil et ravivé ce que vous appelez vos chi- mères, et cela m'attristera. Maintenant, je vais prier Dieu qu'il vous rende le calme et la con- fiance, qu'il vous laisse le cœur libre et heureux.

J'étais heureuse il y a quelque temps, tout chantait en moi, et, aujourd'hui, je reste l'âme inquiète, dit la jeune fille.

Ne soyez plus inquiète. Qui sait si l'ombre de la mère oubliée ne veillera pas sur votre destin ?

MYSTÉRIEUX PASSÉ 105

Je vous remercie beaucoup de remettre un peu de paix dans mon esprit, répondit Aurore.

Puis, après un moment de silence, elle re- prit :

Si j'osais, voyant l'intérêt que vous voulez bien me porter, oui, si j'osais, je vous deman- derais quelque chose.

Demandez !

Mais, c'est quelque chose de très délicat, de très difficile.

Demandez toujours !

Eh bien, je voudrais, si mon père, qui pa- raît avoir grande confiance en vous, vous con- sultait un jour sur quelque projet de mariage, que vous l'en dissuadiez complètement.

C'est en effet très délicat, répondit ma- dame Ancey, mais j'essaierai si l'occasion s'en présente. Je tiens à vous devenir chère.

Vous le deviendrez en agissant ainsi, dit gravement Aurore, et je vous remercie déjà très affectueusement.

106 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Elles se quittèrent sans bruit pour ne pas réveiller la maison, madame Ancey s'avançant vers la porte au bras d'Aurore. En disant le dernier bonsoir à la jeune fille, elle saisit sa jolie tête entre ses mains, et déposa un long baiser dans la masse emmêlée de ses cheveux blonds.

VII

Pendant que toutes les dames se livraient le lendemain à leur toilette ou prenaient le thé et le chocolat dans leurs chambres ensoleillées, le général Bérard essayait sa première pipe sous la véranda, à l'abri de hauts palmiers et de nombreuses plantes odorantes.

« Qu'il fait bon vivre en ce moment ! » pen- sait le général, tout rafraîchi par huit heures de sommeil.

Les yeux mi-clos comme ceux d'un chat de- vant une jatte de crème, il portait des regards reposés et ravis vers le fouillis des bois, qui

108 MYSTÉRIEUX PASSÉ

s'échelonnaient en ombres variées jusqu'à la rivière coulant au fond de la vallée.

« Encore du beau temps pour aujourd'hui, se disait-il en relevant la tête vers le ciel d'un azur implacable Encore une sacrée chaleur de midi à cinq heures, par exemple ; mais après cela, une température délicieuse, comme le retour de celle que nous avons maintenant. Un air pur, un parfum de feuilles mouillées par l'ar- rosage de pompes qui vous rappellent les douches du Hammam et vous en apportent la fraîcheur. Véritablement, tout ici est combiné pour vous faire croire au paradis. Forbac est un heureux !

Il prononçait cette dernière phrase, presque à haute voix, au moment le maître de la maison apparaissait sous la véranda, précédé par un joli bull anglais, tout frétillant et aboyant aux oiseaux.

Déjà debout, mon général ! s'écria M. de Forbac, les mains tendues vers son hôte.

Debout et émerveillé, répondit le général.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 109

Vous voyez en moi, mon eher, quelqu'un qui savoure cette matinée, quelqu'un qui sent la joie de vivre, quelqu'un qui remercie Dieu de lui avoir fait de tels loisirs, et en remontant à la source, qui vous bénit pour votre hospitalité si généreusement donnée.

Général, toute la douceur en est pour moi.

Non, mon cher, vous ne saurez jamais le bien que j'éprouve à me trouver dans ce beau pays, par ces magnifiques journées. Que de choses j'oublie en ces heures de grâce et de soleil !

En disant cela, le général ouvrait sa large poitrine aux brises parfumées lui arrivant du fond des campagnes.

M. de Forbac s'était assis près de lui et ache- vait son cigare.

Ah ! s'écria le général, après un moment de silence, que le calme dont je jouis chezvous est une douce chose ! Avec quelle béatitude, au milieu de cette belle nature, j'envoie promener

HO MYSTÉRIEUX PASSÉ

la politique et le sacré gâchis dans lequel nous vivons !

C'est aussi ce que je ressens, dit M. de Forbac, et je prolongerais volontiers mon sé- jour ici jusqu'à l'hiver, si je ne tenais à ren- trer à Paris pour faire suivre à ma fille ses derniers cours, lui faire donner ses dernières leçons.

Ah bah! elle en sait assez long, votre fille, moi, je la trouve parfaite, charmante en tous points. Très instruite, bonne maîtresse de maison. Joli galbe à cheval, belle tournure à pied, vous en avez fait, à vous tout seul, un être accompli. Certes, mon cher, acheva- t-il, vous allez trouver promptement à la ma- rier.

Ce sera plus difficile que vous ne pensez, répondit M. de Forbac. Aurore ne veut épouser qu'un homme ayant les habitudes, les goûts, les sentiments tout à fait opposés à ceux de la génération actuelle; de plus, ma fille a pour moi une si profonde tendresse qu'elle veut

MYSTÉRIEUX PASSÉ 111

m'imposer à son mari et me faire partager leur vie ; là, sera encore l'obstacle.

Pas du tout, elle a parfaitement raison et tout ce que vous me dites en ce moment me rassure sur le sort de votre fille que j'aime sin- cèrement. Je vois avec satisfaction que les craintes que j'avais formés en arrivant ici ne se réaliseront pas.

Quelles craintes, mon général?

Eh bien, je m'étais imaginé, dans ma ca- boche de militaire, que vous projetiez pour ma- demoiselle de Forbac un mariage avec le petit drôle que j'ai remis hier à sa place. J'ai nommé le jeune Renaud de Véry.

Non! jamais celui-là, mon général.

Alors, me permettrez-vous de vous de- mander pourquoi vous l'admettez chez vous sur ce pied d'intimité. Il n'est vraiment pas digne de l'accueil que vous lui faites.

Son père était un de mes camarades de jadis. Il m'avait rendu de très grands services pendant ma jeunesse vagabonde. Je n'ai pu

112 MYSTÉRIEUX PASSÉ

l'oublier. Je reçois le fils pour être agréable au père, voilà tout.

Sacrédié ! quel sacrifice à l'amitié, reprit le général.

Hélas ! continua M. de Forbac, nous ne devons pas nous hâter de marier nos filles, car tous ou presque tous les jeunes gens de ce siècle sont pareils au jeune de Véry, ce sont des jouisseurs qui ne jouissent de rien, des indifférents qui ne s'aiment pas eux-mêmes, des êtres mort-nés qui ne croient à rien, pas même au bonheur. C'est affreux à dire, mais la géné- ration ne se relèvera que par quelque baptême de sang qu'on lui imposera.

Quelle race!... s'exclama le général. En attendant f.... moi tout cela dans une compa- gnie de discipline.

Il n'y a plus de discipline, mon général. Il n'existe qu'une liberté bête dont on ne sait pas se servir.

Et vous ne me parlez pas de la fraternité. Elle est propre, avec ces grèves l'on s'égorge,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 113

et la politique d'où surgissent les haines mor- telles. Et la délation, dans notre admirable armée! Voyez-vous,, mon cher, si je n'aimais pas ce qui reste de la patrie comme on aime une maîtresse, il y a longtemps que j'aurais serré mon épée et que je serais allé finir mes jours avec ma femme et mes enfants dans une campagne comme celle-ci, loin de ces corps à corps entre hommes civilisés.

La lutte, mon général, la lutte des hon- nêtes gens jusqu'au bout, malgré les déceptions et les rancœurs. La lutte pour les saines croyances et pour le vieil honneur, et cela, comme vous dites, tant qu'il nous restera un lopin de la terre de France.

Vous êtes superbes, vous, sportsmen dis- tingués qui prêchez la lutte et le dévouement à la patrie, tout en tirant vos perdreaux ou en salissant des cartes dans vos cercles ; pas un d'entre vous ne sacrifiera la chasse ou les courses au devoir de porter un bon vote dans les urnes électorales, à celui d'entraîner vos

114 MYSTÉRIEUX PASSÉ

paysans vers la bonne cause en leur servant d'exemple, en les défendant contre ceux qui leur prêchent le matérialisme et le détachement de leur pays, à ceux qui ne veulent plus de soldats, plus de drapeau et qui gardent leurs fils pour les intrigues révolutionnaires.

Vous êtes dans le vrai, mon général ; aussi je tiens à vous dire que je ne suis pas le sportsman distingué dont vous parlez. J'ai des plaisirs plus dignes et des vues plus hautes. Je vis avec mes fermiers. Je leur fais des confé- rences, je les instruis. J'essaie de les mora- liser et je ne vais pas à la chasseles jours de bon combat. Tenez, c'est même à notre dernière bataille électorale, que nous nous sommes brouillés, monsieur de Tramant et moi ; nous avions travaillé, je peux dire vaillamment, cha- cun pour notre candidat.

Pourquoi n'aviez-vous pas le même, sa- crédiéV Voilà ce qui nous perd, nous, honnêtes gens, ce sont ces puériles rivalités devant d'immenses intérêts patriotiques. Je le répète,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 115

le tort est d'avoir chacun son candidat. Les gens de bonne opinion ne devraient-ils pas reporter leurs suffrages sur la seule tête d'un brave homme, sans s'occuper de leurs préférences, de leurs besoins, de leurs sentiments personnels. Cette abnégation serait le meilleur moyen de fermer les portes à la canaille.

C'est encore mon avis.

Alors, pourquoi vous êtes-vous déclarél'ad- versaire de Tramant? C'est ainsi que vous avez laissé passer àladéputation le radical-socialiste Pignatel. Vous avez fait une belle besogne. De plus, vous vous êtes brouillé avec le plus parfait, le meilleur, le plus galant des hommes, et tout cela, pour nous servir Pignatel. Non, à tous les points de vue, cette histoire est lamen- table. Voyez-vous, mon cher, il faut revoir Tramant, oublier ce qui vous a séparés et qui n'est qu'une petite affaire et prendre la réso- lution de marcher désormais tous les deux la main dans la main pour le bien du pays et aussi pour l'agrément de chacun. Voyons, pen-

H6 MYSTÉRIEUX PASSÉ

dant que je jouis de votre hospitalité, j'espère que vous consentirez à ce que j'arrange la ré- conciliation avec le voisin. Je connais Tramant depuis de longues années, c'est un cœur aussi généreux que le vôtre, et je parierais ma tête qu'il sera ravi de rentrer en grâce avec vous.

Je ne sais, c'est un intransigeant, un en- têté, répondit M. de Forbac ; avec cela, très dominateur, très hautain. Il ne cédera pas, et moi, je suis décidé à ne pas faire de plates avances.

Mais qui vous parle de faire de plates avances? s'écria le général. D'ailleurs, dans cette réconciliation que je désire ardemment, c'est moi qui ferai tout, ne vous occupez de rien.

Alors, mon général, du moment que celte tentative de rapprochement est entre vos main s, il faut m'incliner, absolument confiant dans la responsabilité que vous voulez bien prendre. Il me sera d'ailleurs facile de suivre votre conseil, attendu qu'en y réfléchissant, il ne

MYSTÉRIEUX PASSÉ 117

s'est passé rien d'irrémédiable entre monsieur de Tramant et moi. Un refus de concours réci- proque sur le vote électoral, quelques boutades sur le terrain politique, un peu de morgue des deux cotés et c'est tout !

Vous m'avouerez que c'est stupide, conti- nua le général ; mais, comme je vous le disais tout à l'heure, tout s'arrangera. Dites-moi, Forbac, ajoula-t-il sur un ton plus allègre, vous savez que le fils Tramant, le petit lieute- nant de vaisseau, est ici. Il est arrivé l'autre soir par le même train que moi. Nous nous sommes trouvés dans le même wagon. Il m'a dit avoir un congé de trois mois.

Je l'ignorais.

C'est un garçon remarquable, vous savez, très bien physiquement et moralement encore mieux, pas du tout le petit de Véry, je vous en réponds. Il aime son métier, sa carrière, son pays. La foi lui reste et aussi le respect de la famille et l'amour du devoir, égale- ment l'amour de la vie. Pas blasé, celui-là,

118 MYSTÉRIEUX PASSÉ

heureux de tout et de rien, un caractère béni, mon cher, aussi le diable m'emporte si, quand vous serez réconcilié avec le père, je n'essaie pas d'organiser un mariage entre le fils et votre charmante Aurore.

Ah! mon général, c'est aller trop vite. Je vous l'ai déjà dit, ma fille sera très difficile à marier et elle n'a que dix-sept ans.

Au même instant, mademoiselle de Forbac apparaissait sur le seuil de la véranda, et y restait, souriante.

Encadrée par les lianes et par les touffes de fleurs éclatantes, elle rappelait certaines prin- cesses peintes par Nattier, enlacées d'amou- reuses guirlandes.

Bonjour, général, bonjour, père, cria-t-elle de loin aux deux causeurs.

Elle s'avança vers eux d'un pas léger, si léger qu'on eût cru qu'elle marchait sur la mousse.

Mon Dieu, dit-elle, comme vous avez l'air absorbés tous les deux, de quoi parliez-vous si

MYSTÉRIEUX PA.SSÉ 119

sérieusement ? Je suis sûre que vous étiez plon- gés dans cette odieuse politique.

Tu as raison, dit M. de Forbac, nous y étions plongés et pourtant nous étions résolus à l'oublier ; mais quoi qu'on fasse on y revient toujours, c'est une maudite obsession. Et toi, demanda-t-il en embrassant sa fille, à quoi rèves-tu par ce beau jour et dans ce joli pei- gnoir enrubanné?

J'attends vos ordres, mon père, pour notre promenade accoutumée, je ne rêve pas autre chose.

Mais nous ne pourrons pas la faire au- jourd'hui, cette promenade, répondit M. de Forbac, le temps a marché et nous serions en- core en retard comme hier si nous sortions maintenant.

Quel regret! soupira la jeune fille.

Ne t'en prends qu'au général de ta décep- tion, ajouta M. de Forbac, son intéressante conversation m'a fait oublier les heures.

Je pardonne, dit Aurore en tendant sa

120 MYSTÉRIEUX PASSÉ

petite main au général qui la baisa à plusieurs reprises paternellement. A mon père, je par- donne aussi, dit-elle.

Et elle posa ses lèvres fraîches sur les joues brunies de M. de Forbac.

Chérie, lui dit celui-ci à voix basse en l'at- tirant dans ses bras, ta gentille lettre m'est une douceur. J'ai confiance en elle et en toi.

Oui, ayez confiance, je renouvelle ici mes promesses.

Après quoi, la paix étant faite, Aurore, du même pas léger, regagna la maison.

En cette matinée, madame Méran avait pris la résolution d'assister à la messe du Père Excellemans et de rentrer avec lui à la villa, en suivant des chemins solitaires leur tête-à- tête ne serait pas troublé.

Elle suivait son idée fixe de se renseigner près du dominicain sur l'origine d'Aurore.

La curiosité chez certaines femmes devient parfois une passion à laquelle elles sacrifieraient toutes choses, même si le résultat de cette

MYSTÉRIEUX PASSÉ 121

passion ne devait leur procurer ni utilité ni agrément.

C'était bien le cas de madame Méran et de mademoiselle Agon. Elles mettaient, de plus, une certaine gloire, chacune de son côté, à éclaircir la première le mystère qui les préoc- cupait.

Le Père Excellemans terminait son oraison, la messe dite, et regagnait à pas lents la porte de la vieille église, quand madame Méran quitta son banc, se signa, salua le Christ et sortit discrètement, suivant de loin le Père à travers les sentiers du cimetière.

Elle le rejoignit sur la route, et la conversa- tion s'engagea.

Quel air pur! dit-elle tout en marchant. Que la campagne est belle, des fleurs partout, des oiseaux sur toutes les branches, et ce par- fum des foins et des blés! Vraiment, Dieu est bon!

Meilleur que les hommes, dit le Père.

Il reste encore des gens excellents, con-

122 MYSTÉRIEUX PASSÉ

tinua madame Méran, des âmes d'élite, mêlés à la tourbe d'aujourd'hui ; ainsi, voilà nos amis Forbac, ne sont-ce pas des natures comme on n'en voit plus? Monsieur de Forbac, si bon., si généreux., si chrétien, et sa fille, une créature idéale, déjà femme de devoir tout en étant femme du monde accomplie. Si touchante avec cela, par la grande affection, parles attentions pieuses, par le profond respect qu'elle a pour son père. Je la cite toujours comme exemple à mes filles, un peu de la génération nouvelle, hélas! Quelle délicieuse mère de famille sera cette petite Aurore! Mon Dieu, que je voudrais la marier, lui trouver un mari digne d'elle, mais pêcher cet oiseau rare ? Sitôt mon retour à Paris, je m'occuperai de cette trouvaille.

Pourquoi tant vous presser, madame, ma- demoiselle de Forbac est heureuse près de son père. Elle est si jeune! laissez son cœur s'épa- nouir encore dans la quiétude de la vie, avant de l'enserrer dans des liens, lesquels, quelque doux qu'ils soient, sont toujours des liens.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 123

Aussi je n'agirai qu'à coup sûr.

Le croyez-vous?

Et le Père eut un malin sourire.

Oui, vraiment, mon Père, j'ai à cœur de faire le bonheur de cette enfant, mes plans sont déjà très arrêtés, mais avant de me lancer dans une pareille aventure, avant de prendre une telle responsabilité, il me faudrait avoir plus de renseignements que je n'en ai, et sur l'origine de M. de Forbac dont on ne connaît pas grand'chose, et surtout sur celle de ma- dame de Forbac dont on ne connaît rien du tout. J'ai pensé, mon Père, que vous pourriez peut- être répondre à deux ou trois de mes questions sans y voir un sentiment d'indiscrétion, qui n'est nullement dans mon caractère. Il me semble que vous seul pouvez me dire, en toute vérité, les choses que j'ai besoin de savoir pour le bien d'Aurore. N'êtes-vouspas l'ami de mon- sieur de Forbac, ne devez-vous pas connaître mille détails de son passé et sans trahir sa confiance, m'en révéler quelques-uns?

124 MYSTÉRIEUX PASSÉ

D'abord, madame, je ne suis qu'un ami très récent de monsieur de Forbac. Il a bien voulu suivre à Paris mes conférences et quelques-uns de mes sermons à Notre-Dame, et l'on peut dire que nous nous sommes connus à l'église. Depuis, une correspondance s'est établie entre nous, mais sur les plus graves questions poli- tiques et religieuses. D'après les lettres de mon- sieur de Forbac, j'ai appris à connaître son âme saine, sa haute intelligence, et plus tard, sa parfaite bonté. Maintenant, tout ce que je vois de lui confirme les jugements que j'ai portés sur son caractère et sur son cœur.

Justement, on sent que vous avez pour lui affection et reconnaissance.

Comment en serait-il autrement, madame? Quand il a connu nos persécutions, il m'a tendu la main comme à un frère, il m'a ouvert sa maison lorsque la mienne s'est fermée. J'ai accepté son hospitalité pour quelque temps. J'y trouve le repos, presque l'oubli, et je vous avouerai qu'il ne m'est pas venu une seule

MYSTÉRIEUX PASSÉ 125

fois à la pensée de chercher d'où venait cet homme de bien, ce père admirable ! Que m'im- portent ses ancêtres, si je trouve en lui des qua- lités qui n'ont peut-être jamais existé chez ceux dont il descend.

Yous ne croyez donc pas à l'atavisme?

J'v crois d'une certaine façon. Je crois à la transmission des maladies. Je fais quelques restrictions sur la transmission des caractères, des sentiments et des vices. Je dirai même que souvent les défauts des parents, leur conduite plus ou moins louable donnent aux enfants le besoin de sentir et de vivre autrement. Yous connaissez sans doute le proverbe : « A père avare, enfant prodigue. » On peut dire aussi : « A femme légère, fille sans reproche. » Ne voyons-nous pas tous les jours les mères et les épouses coupables donner à leurs enfants l'édu- cation la plus sévère et les enfants chercher dans des vies tranquilles et honorables l'oubli et presque lexpiation de la vie de leurs pa- rents?

1 26 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Eh bien, mon Père, je vous demanderai la permission de ne pas penser tout à fait comme vous. Dans mon faible jugement, je me répète au contraire cet autre proverbe : « Tel père, tel fils; telle mère, telle fille », et c'est pourquoi, voulant m'intéresser de tout cœur au sort de mademoiselle de Forbac, je désire savoir quelle était sa mère et quelles sont les raisons pour lesquelles on entoure sa mémoire de silence et de mystère. Soyez sûr que les meilleurs épou- seurs auront à ce sujet le même sentiment que moi, affirma madame Méran.

Croyez bien, madame, reprit le Père, que je suis loin de désapprouver votre sollicitude pour mademoiselle Aurore, mais j e me demande avec un certain étonnement pourquoi vous m'avez choisi comme bureau de renseignement.

Je vous l'ai dit, parce que je vous savais être son ami.

Je vous l'ai dit aussi, je suis un ami de la dernière heure, qui ne connaît rien du passé de ceux auxquels vous vous intéressez, mais

MYSTÉRIEUX PASSÉ 127

cependant assez leur ami pour n'avoir pas cherché à surprendre des secrets qu'on ne vou- lait pas me confier; c'est assez vous dire que je ne puis, à mon grand regret, vous être utile en la circonstance. Je n'ai d'ailleurs jamais entendu parler de madame de Forbac, je ne sais rien de sa vie ni de sa mort.

Je pensais qu'au moins, on vous aurait fait dire quelques messes pour le repos de son àme, c'est affreux d'oublier ainsi ceux qu'on a aimes, dit avec componction madame Méran.

On peut aussi prier pour eux dans le si- lence de son oratoire et c'est sans doute ce qu'a fait plus d'une fois M. de Forbac, répondit le Père.

Et il accéléra sa marche.

« Je n'en saurai pas davantage de lui, pas plus que des autres, » pensa madame Méran, ce qui fît qu'elle se tut, tout en continuant à trotter derrière le dominicain.

VIII

En cette même matinée, que fait madame Ancey pendant que tout le monde s'éveille et que le jour grandit?

Elle est dans sa chambre, les stores baissés, et lit à la fenêtre des lettres dont le papier jauni prouve qu'elles sont vieilles de quelques années. Elle les tient dans ses mains qui tremblent un peu, les lit, les relit, et les baise.

Pourquoi des larmes, qui semblent brûlantes, tombent-elles sur le papier jauni?

Tout est mystère en cette demeure !

Un moment, elle entend des pas dans l'anti- chambre, croit à l'arrivée d'une visiteuse im-

MYSTÉRIEUX PASSÉ 129

portune et s'empresse de remettre les lettres dans le tiroir de son bureau.

Les pas s'éloignent. Elle reprend ses lettres. L'une d'elles s'échappe de ses mains, elle la ressaisit vivement.

Celle-là semblait lui être chère entre toutes, elle s'en répétait à elle-même quelques passages et ses joues blanches s'empourpraient.

Nous étions si jeunes alors, se dit-elle après s'en être pénétrée, et nos cœurs étaient si pleins d'amour ! Dans ces pays de feu, sous les étoiles, par ces nuits plus belles que les jours, nous vivions dans l'éternité d'un rêve! Mais quel réveil ! ! ! Et aujourd'hui, que d'heures inquiètes succèdent à ce roman de jeunesse, ou plutôt à ce drame ! Combien j'aime toujours celui que j'aimais alors, pensait-elle.

Bientôt, elle rassembla de nouveau les lettres, les entoura de leur ruban fané et les remit dans le tiroir dont elle prit la clef, qu'elle glissa en- suite dans son corsage.

Il fallait cependant procéder à sa toilette, ses

9

130 MYSTÉRIEUX PASSÉ

hôtes l'attendaient sous la véranda. Elle enten- dait sous ses fenêtres la voix autoritaire du gé- néral et la voix rieuse des jeunes filles déjà réunies. Celle d'Aurore la troubla étrangement.

Elle s'achemina enfin vers son miroir et com- mença par étendre sur ses joues une pâte trans- parente, pour effacer les sillons que ses larmes avaient creusés. Puis elle défit ses cheveux et en arracha quelques-uns qui avaient blanchi.

Malgré ses trente-six ans accomplis, madame Ancey restait encore dans tout l'éclat de sa beauté, que rehaussaient d'ordinaire ses vête- ments de deuil et le petit bonnet de veuve, dont le bandeau blanc ceignait son front d'une pâle auréole.

Ce matin-là, fatiguée par sa nuit sans sommeil, son visage avait pris une expression maladive, qui la rendait plus belle encore. Elle paraissait aussi blanche que la neige d'un glacier, ce qui donnait à ses grands yeux noirs, attristés par les larmes, un éclat extraordinaire.

En lui passant sa robe et en ajustant son cor-

MYSTÉRIEUX PASSÉ 131

sage, sa femme de chambre ne put s'empêcher d'admirer, à travers les crêpes transparents, ses bras et ses épaules si parfaitement modelés.

Madame a un corps magnifique, dit Julie, la femme de chambre, et pourtant on dirait que madame a un peu maigri.

Vous croyez, ma pauvre Julie ?

J'en suis certaine, madame, cinq centimè- tres de trop à la ceinture.

Ça m'est égal de maigrir, si vous saviez, Julie, comme ça m'est égal.

Madame est dans ses découragements?

J'y suis pleinement.

Pourtant, continua respectueusement Julie, madame a devant elle l'avenir qui s'annonce meilleur pour elle que le passé. Je puis me per- mettre de parler ainsi à madame qui a bien voulu m'honorer de sa confiance dans ses jours de malheur. Autrefois, madame pouvait pleurer, il y avait de quoi, mais aujourd'hui, madame peut être heureuse, madame peut se refaire une vie. Que madame m'autorise à lui dire que le

132 MYSTÉRIEUX PASSÉ

temps voulu pour son veuvage une fois passé, madame ferait bien de songer à se remarier; on n'est pas deux fois malheureuse comme l'a été madame.

Ah, ma pauvre Julie, que d'heures tristes nous avons partagées ! Il y aura bientôt quinze ans, n'est-ce pas, que vous êtes entrée à mon service?

Oui, madame, il y avait à peu près quatre ans que madame était mariée, quand elle me fit venir de France au Brésil. Madame avait besoin près d'elle d'une compatriote.

Oui, c'était un peu tromper l'exil.

Alors, je suis arrivée, et j'ai tout de suite aimé madame.

Jamais, Julie, je n'oublierai votre dévoue- ment pendant cette longue période de mon existence.

Madame était si malheureuse !

Mais quel heureux retour pour nous deux! Vous souvenez-vous, quand du bateau nous avons aperçu les côtes de France, quel soulage-

MYSTÉRIEUX PASSÉ 133

ment ! Quel oubli de ma détresse ! C'est alors que j'ai compris l'épanouissement du cœur. Oui, j'avais le cœur épanoui, le cœur ouvert à toutes les sensations douces et profondes, à tous les rêves, àtouteslesespérances, àtouslesbonheurs, j'avais soif de la vie ! Mes chaînes étaient brisées, je revoyais mon pays après dix-huit années d'absence. La patrie n'était pas un mot vide, je lui donnais une âme, c'était un être aimé, respecté que je retrouvais. J'étais folle, Julie, absolument folle. J'avais envie de crier ce que j'éprouvais, à la mer, à la terre, aux matelots, je ne pou- vais garder pour moi seule l'intensité de cette immense joie ; il me semblait qu'elle m'eût étouffée.

Et depuis, pourquoi madame n'est-elle plus heureuse, pourquoi souffre-t-elle du présent qui est si consolant?

Parce que le passé est avec ses souve- nirs, ses souffrances et ses remords. Oui, Julie, les remords me poursuivent et ravivent mes anciennes douleurs. Ce retour vers des années

134 MYSTÉRIEUX PASSÉ

que vous n'avez pas connues, celles qui ont suivi mon mariage, me laissent un égarement dans la pensée et usent ma vie.

Madame me fait peur. Oserais-je demander à madame de se confier complètement à sa vieille servante ? Les peines dont on parle, les fautes que l'on confesse, sont moins lourdes à porter. Que madame me pardonne une indiscré- tion inspirée par une respectueuse pitié. La pitié des humbles touche quand même le cœur et lui fait parfois du bien.

Vous avez raison, Julie, et ce n'est pas la première fois que j'ai cherché près de vous cette pitié dont vous parlez ; mais présentement les soucis qui m'oppressent ne peuvent être divul- gués, quelqu'un les partage avec moi, je ne suis pas seule maîtresse de vous les confier.

D'après cela, madame fera bien de ne pas trop parler, car c'est ici la maison des potins et des fausses nouvelles. Si madame savait comme on est méchant !

Je m'en doute.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 135

Si madame savait ! On va jusqu'à mal parler de monsieur de Forbac, dont on mange le pain chaque jour.

C'est odieux en effet ; mais que peut-on dire de lui?

On dit que c'est un aventurier, un faux noble, de plus, qu'il n'a jamais été marié, par conséquent, qu'il n'est pas veuf, et que s'il cache sa position, c'est qu'il doit avoir de drôles de choses sur la conscience. On dit que la mère de mademoiselle Aurore était une femme de mœurs légères, qu'il a cueillir on ne sait où, et dont il a honte maintenant de prononcer le nom. D'autres affirment la mort de la personne, et ce serait certainement, pour la jeune fille, la meilleure combinaison si on veut la bien éta- blir. On demande moins de vertu aux morts qu'aux vivants, ajouta Julie.

En effet, tous ces méchants bruits sont inquiétants pourla jeune fille, murmura madame Ancey,vous avez raison, Julie, il vaudrait mieux que sa mère fût morte.

136 MYSTERIEUX PASSÉ

C'est ce que tout le monde dit, reprit Julie.

La cloche du déjeuner sonnait en môme temps que Julie terminait son oraison funèbre.

Il faut donc aller rejoindre les méchants, dit tristement madame Ancey en sortant de sa chambre.

Et elle disparut au fond des corridors comme un fantôme noir.

« Madame vaut mieux que les autres, » pensa Julie en remettant de l'ordre chez sa maîtresse.

IX

Tout le monde, à la villa Forbac, paraissait avoir oublié la vente de madame de Nauvilliers, quand celle-ci réveilla les mémoires endormies en envoyant une lettre qui appelait les ven- deuses à l'abbaye pour préparer la mise en scène de sa fête charitable qui devait avoir lieu le sur- lendemain.

Ce fut alors une grande agitation dans la ruche. M. de Forbac prépara le départ avec activité. Bientôt le drag fut attelé et tous les invités s'y installèrent avec entrain.

C'était M. de Forbac qui conduisait les quatre chevaux. Aurore était à ses côtés, rayonnante.

138 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Quant au général, il fumait son cigare, ense- veli sous les jupes des dames et n'en paraissait pas marri.

Pourquoi mademoiselle Agon n'est-elle pas des nôtres? demanda-t-il tout à coup à ma- dame Ancey, pelotonnée au fond de la voiture.

Sans doute parce qu'elle veut terminer le portrait qu'elle exécute en ce moment du Père Excellemans, très beau, paraît-il, dans sa robe blanche de dominicain, qu'il a revêtue de nouveau pour la circonstance.

J'espère pour le Père que son portrait vaudra mieux que celui de ma fille, dit aigre- ment madame Méran ; ma fille a un teint mer- veilleux, mademoiselle Agon lui a donné celui d'une Annamite. Sitôtarrivée à Paris, je cacherai cette belle œuvre au fond d'une armoire, mais ce n'est pas cela qui me rendra les mille francs qu'elle m'a coûté.

Ne regrettez rien, chère madame, reprit le général, vous faites une bonne action en ai- dant à vivre une vieille et honnête personne

MYSTÉRIEUX PASSÉ 139

comme mademoiselle Agon qui n'a d'autres res- sources que son talent.

Et quel talent ! dit madame Méran dans un éclat de rire amer. Je suis sûre qu'en de- hors de moi, mademoiselle Agon n'a pas gagné cent sous cette année avec ses commandes.

C'est pour cela qu'il faut la plaindre, ré- pondit le général, la plaindre et l'assister comme vous l'avez fait jusqu'ici.

Quant à cela, général, vous me permet- trez de vous dire que rien ne m'oblige à sou- tenir toutes les vieilles demoiselles qui s'oc- cupent de peinture et nous forcent à manger leurs croûtes.

Elle termina sa phrase dans un nouvel éclat de rire.

De quoi rit-on sans moi ? demanda Aurore du haut de son siège elle triomphait tou- jours.

On ne rit pas. On parle charité, répondit le général.

Tout en jabotant, les voyageurs fuyaient à

140 MYSTÉRIEUX PASSÉ

travers les campagnes ensoleillées. Le pas ré- gulier des chevaux martelait la route et endor- mait mademoiselle Masson dont la tête vacil- lante effleurait sans cesse celle du général. Ma- demoiselle de Forbac bavardait avec son père, et les petites Méran taquinaient du bout de leurs bottines le jeune Véry qui avait fait le pari d'accomplir le trajet dans le panier l'on place ordinairement les parapluies.

Sa sotte tête, émergeant du panier, remplis- sait ces demoiselles d'allégresse.

Les perdreaux piaillaient dans les blés, les lièvres et les lapins dansaient sur la lisière des bois comme des korrigans. Quelques bûcherons fatigués par les coupes matinales dormaient, étendus sur la fougère , pendant que les paysannes portaient en peinant dans de lourdes hottes, la collation de trois heures à leurs hommes.

Tantôt le drag entrait dans la forêt avec ses beaux trotteurs, tantôt il en sortait pour tra- verser des prairies la route se déroulait

MYSTÉRIEUX PASSÉ 141

blanche et unie. Tantôt il descendait par des pentes rapides jusqu'aux vallées que baignait la rivière et retrouvait les bois sur la crête du coteau- La voiture arrivait à la bifurcation de deux routes, quand les chevaux, qu'une main ferme avait longtemps retenus, s'élancèrent en quel- ques bonds pour reprendre du terrain. Une sueur blanche et mousseuse les couvrait et leurs naseaux s'ouvraient au vent avec un bruit formidable.

Ne leur rendez pas trop vite la main ! cria le général à M. de Forbac.

A ce même instant, la sirène d'une automo- bile se fît entendre et l'auto traversa le che- min comme une flèche devant les chevaux déjà surexcités.

Ils se cabrèrent et, dans un affreux pèle-mèle jetèrent la voiture au fond d'un fouillis de branches et d'herbes sèches.

Ainsi que dans toutes les circonstances tra- giques, les femmes se mirent à pousser des cris

142 MYSTÉRIEUX PASSÉ

d'aigle qui achevèrent le tumulte, enlevant aux hommes leur présence d'esprit.

Le seul bon côté de ces criailleries fut de rappeler à leur secours les voyageurs de l'auto, cause involontaire de l'accident.

Ceux-ci n'étaient autres que M. de Tramant et son fils. Faisant machine arrière, ils accou- rurent prêter appui aux embourbés.

Voilà la réconciliation faite, se dit le général Bérard, tout en maintenant de son mieux les chevaux affolés. Je suis ravi de l'ac- cident.

Les dames l'étaient moins que le général. Elles continuaient à se lamenter quoique à l'abri du danger, se plaignant du froissement de leurs robes et de douleurs internes qu'elles ne res- sentaient pas.

Après de longs efforts, on finit par faire sor- tir la lourde voiture de l'ornière et le calme sembla se rétablir parmi les chevaux dont les flancs cessèrent de battre et les naseaux de souffler.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 143

On allait songer à se remettre en route, quand M. de Forbac s'aperçut que la flèche du drag avait subi une rude avanie et qu'au moindre incident elle pourrait achever de se briser ; alors, il refusa de partir dans de telles conditions et donna l'ordre à son domestique de courir jusqu'au plus proche village et de ramener un forgeron capable de réparer le mal.

Voyant cela, chacun entra plus avant dans le bois, les uns gardant les chevaux qui com- mençaient à brouter l'herbe tranquillement, les autres s'asseyant en rond sur la mousse et discourant sur l'incident.

Le général avait raison. C'était bien la récon- ciliation !

M. de Tramant, à plusieurs reprises, s'excusa galamment d'avoir causé ce désastre. Puis, ce furent des saluts courtois et de cordiales poi- gnées de main échangées entre lui et M. de Forbac. On en arriva à parler à mots couverts de la reprise des relations de voisinage.

144 MYSTÉRIEUX PASSÉ

En dernier lieu, le jeune vicomte de Tra- mant fut présenté aux dames par son père.

Et le général triompha.

Le forgeron se faisait attendre, l'heure passait et il fut bientôt prouvé par M. de Forbac qu'il devenait impossible de reprendre la route de l'abbaye. On arriverait trop tard, il faudrait alors rentrer dans la nuit, ce qui devenait im- possible avec des chevaux ombrageux encore trop énervés par l'aventure de la journée. Il fut donc décidé qu'on rebrousserait chemin après avoir envoyé un exprès prévenir madame de Nauvilliers du contre-temps.

La déception du voyage manqué avait assom- bri la jeunesse.

Aurore et mesdemoiselles Méran prenaient des visages contristés, que ne déridaient ni les gais propos du général, ni les prévenances excessives du jeune Tramant.

Bientôt, elles résolurent de se mettre en marche à travers les bois et d'y faire en atten- dant le départ une cueillette de fraises.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 145

Elles partirent comme une volée d'oi- seaux, effarouchant les écureuils au passage.

Dans un carrefour, le soleil laissait filtrer quelques rayons discrets, s'épanouissaient des centaines de fraisiers émergeant de la mousse et des feuilles déjà tombées.

Les trois jeunes filles commencèrent la cueil- lette et jetaient les petits fruits dans le chapeau qu'Aurore tenait à la main comme une cor- beille. Toutes les trois s'entretenaient du jeune lieutenant, arrivé par miracle au milieu d'elles.

Il est très bien, ce garçon, dit l'aînée des demoiselles Méran, mademoiselle Lucy ; moi, j'aime beaucoup ce genre d'homme.

Moi aussi, confirma la petite Suzanne, qu'on appelait généralement Suzon. 11 est poli, aimable, et soigné comme un chat. Je suis heu- reuse qu'il soit si bien rasé, car je commence à me blaser sur les moustaches.

Et vous, Aurore, est-ce aussi votre avis ?

Je n'ai pas d'avis à ce sujet, répondit

10

146 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Aurore, en croquant une fraise entre ses dents blanches. Pour moi, je ne recherche pas le plus ou le moins de beauté chez les hommes, j'aime mieux la distinction.

Eh bien, c'est ce que possède monsieur de Tramant, la distinction, la parfaite distinction ! Je suis sûre qu'il doit être délicieux en uni- forme, dit Suzon.

Tu t'emballes vite sur le personnage, dé- clara mademoiselle Lucy. Je trouve que ce monsieur est en effet charmant, mais a le tort de ne pas porter de moustaches ; quoi que tu en dises, Suzon, cela lui donne l'air d'un magis- trat défroqué.

Les marins ne portent généralement pas de moustaches, hasarda Aurore, tout en savou- rant une seconde fraise, et pourtant ils sont fort recherchés, paraît-il.

Je vous vois venir, interrompit mademoi- selle Lucy, vous allez vous toquer du voisin, maintenant que les deux pères se sont raccom- modés. Je ne suis pas madame de Thèbes, mais

MYSTÉRIEUX PASSÉ 147

je crois pouvoir prédire un mariage entre vous et le jeune châtelain.

Je n'ai nulle envie de me marier, répondit mademoiselle de Forbac. Je suis heureuse avec mon père et j'aime ma liberté.

Vous savez qu'aujourd'hui on peut se marier sans soucis des liens que l'on contracte. Le divorce n'est-il pas là, continua Lucy, si vous trouvez votre mari trop tyrannique ou simplement ennuyeux, vous le plantez et en prenez un autre, et si cet autre ne vous con- vient pas mieux, vous revenez à celui-là !

On m'a dit que la chose pouvait se faire.

Et les principes religieux, et les enfants, et le monde, qu'en faites-vous? demanda Au- rore.

Le monde élargit de plus en plus sa mo- rale et il est avec le ciel des accommodements, déclara de nouveau Lucy ; d'ailleurs, quand on meurt, le ciel est bien forcé de vous pardonner puisque vous appelez un prêtre qui pardonne lui-même.

148 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Quant aux enfants, on n'en a plus. C'est une mode de 1830 que d'avoir des enfants.

donc as-tu poché ces doctrines-là? demanda Suzon. Je suis moins avancée que toi dans les progrès du siècle. J'avoue que j'aime- rais avoir un ou deux enfants et que cela m'en- nuierait d'avoir plusieurs maris. Je ne crain- drais pas alors de choisir monsieur de Tramant pour le seul, pour le vrai, pour celui de toujours.

Ne t'en fais pas un rôve, ma chère, ré- pondit la sœur aînée, monsieur de Tramant sera le mari d'Aurore.

Sur cette assurance, mademoiselle de Forbac se mit à rire, cessa de manger des fraises, et après avoir arrangé en bouquet celles qu'elle cueillait encore, replanta son chapeau sur sa tète.

Un petit air de chasse, délicatement sifflé par M. de Forbac à travers les bois, rappela les jeunes filles près du drag réparé et prêt au dé- part.

Les deux messieurs de Tramant n'étaient

MYSTÉRIEUX PASSÉ 149

plus là. Au moment ces demoiselles appa- raissaient, ils remontaient dans leur auto dont on entendait au loin la sirène aux longs mugis- sements.

Chacun reprit sa place dans la voiture et rentra à la villa, l'oreille basse et sans entrain.

X

Deux jours plus tard.

Une grande animation régnait dans le village de madame de Nauvilliers en cette matinée du 30 août.

Les rues s'encombraient de lourdes charrettes accrochant les légères voitures, de paysans et de paysannes endimanchés, d'enfants criards, de marchands ambulants et de chiens suivant la foule.

Toute cette foule se dirigeait vers la pro- priété de la marquise, changée ce jour-là, comme elle l'avait redouté, en véritable champ de foire, avec ses boutiques, ses baraques, ses

MYSTÉRIEUX PASSÉ 151

musiques énervantes, ses chanteurs, ses restau- rants ornés de drapeaux et de bouquets de gui, d'élégantes servantes en costumes normands, l'œil provocant et le sourire aux lèvres, ven- daient du Champagne et du cidre mousseux.

Cela, certes, était d'un effet charmant pour l'étranger, pour le touriste, pour l'artiste en quête de types et de décors, mais pour la vieille marquise, c'était une cause de nervosité et de fureurs maladives. Enfermée, cadenassée dans sa tour, les oreilles remplies de coton pour ne rien entendre, toutes les issues bouchées pour ne rien apercevoir, elle marchait dans la fièvre à travers les galeries vides et pleines de té- nèbres. Un moment, on dut aller chercher le docteur de Bagnoles-les-Bains pour lui admi- nistrer des calmants, et aussi le curé du village pour lui parler de la paix du ciel pendant que durerait le tapage de la terre.

A l'entrée des ruines se tenait la fête, on voyait madame Méran dans une toilette de chezPaquin, répandant des programmes autour

152 MYSTÉRIEUX PASSÉ

d'elle, et le petit de Yéry portant nonchalamment la bourse devaient tomber les offrandes.

On avait traité Aurore particulièrement bien, en installant sa boutique dans une niche go- thique précédant la chapelle et que madame de Nauvilliers avait enguirlandée de lianes et de jolis voiles liberty.

Aurore avait groupé ses gerbes de glaïeuls, ses œillets et ses roses, en y joignant des bou- quets d'héliotrope et de réséda.

Elle vendait aussi des oiseaux dans des cages minuscules, des bengalis et des perruches on- dulées.

Cent francs la petite perruche, disait-elle gracieusement aux visiteurs en présentant l'oi- seau dans un bouquet. L'oiseau à part bien entendu! Le bouquet, ce qu'on voudra.

Et l'on voulait toujours ce qu'elle désirait.

On la trouvait charmante dans sa fraîche élé- gance, avec ses poufs Louis XV d'étoffe soyeuse, ayant des reflets de prisme, des teintes aussi délicates que le plumage de ses bengalis. Les

MYSTÉRIEUX PASSÉ 153

poufs étaient posés sur une jupe de dentelle, assez courte pour laisser voir les souliers à hauts talons et les bas aux coins brodés.

Sur la masse de ses cheveux cendrés elle avait posé de côté une touffe de géraniums roses dans laquelle elle avait planté la plume tombée d'une aile de ses perruches.

Quelques jeunes seigneurs des environs, ayant à leur tête Christian de Tramant, s'arrê- taient fréquemment devant Inventaire de la jolie bouquetière, que protégeait de sa respec- table présence madame Masson, dissimulée der- rière un gigantesque palmier.

A côté de la boutique d'Aurore était celle de madame Ancey, boutique bien incolore, s'étalaient quelques poupons en carton, destinés aux enfants, et une série de petits vases de mauvais goût, remplis de lait stérilisé.

Tous les acheteurs passaient et repassaient devant la pouponnière sans avoir l'idée de s'y arrêter.

Messieurs, mesdames, pour les petits en-

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fants des sinistrés, disait madame Ancey de sa voix musicale en présentant une de ses poupées en même temps qu'une tasse de lait. Choisissez. La foule souriait et n'achetait rien.

Je sortirai d'ici sans aucune recette, dit piteusement madame Ancey à madame de Nau- villiers, qui se multipliait pour faire l'article à droite et à gauche.

Tant pis, ma chère, vous me désolez! mais il faut nous chauffer cela davantage, répéta-t-elle plusieurs fois à la pauvre femme qui chauffait la vente sans succès depuis le matin.

Cela dit, la comtesse s'élançait d'une houtique à l'autre, demandant fiévreusement à chacun :

Eh hien, cela marche-t-il? Chauffons! chauffons !

C'est mademoiselle de Forhac qui tient le record jusqu'ici, criait-elle à chaque vendeuse pour stimuler les amours-propres, sa bourse est pleine et lor étouffe ses fleurs. Allons, mesdames, soyez coquettes, faites des frais, appelez-nous des acheteurs.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 155

Enfin, lasse à mourir, la comtesse vint de nouveau près de madame Ancey dont le calme et doux visage lui inspirait une paix désirable. Elle s'assit sur un siège rustique que la provi- dence avait mis sur son chemin, essuya son front ruisselant de sueur, repoussa les mèches de ses cheveux qui tombaient autour de sa ligure et commença d'une voix éteinte ses lamentations.

Je suis véritablement éreintée, dit-elle à madame Ancey.

Puis elle ajouta à voix basse :

Et aussi très ennuyée de ne constater qu'un demi-succès dans l'œuvre que j'ai entreprise. Jusqu'ici c'est notre petit coin de pays qui donne davantage. Les gens des villes éloignées m'ont fait défaut. Je vous confierai que c'est pour moi une amère déception, presque une humiliation. J'avais écrit pourtant des lettres d'appel très pressantes, et je puis dire très touchantes, voyez comme on y a mal répondu ! Je comptais sur le concours de tout le dé-

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partement. J'aurais voulu de ces foules com- pactes, dans lesquelles on se fût écrasé. Nos merveilles méritaient cela, car nous avons des merveilles. Avez-vous remarqué, madame An- cey, notre petite librairie de là-bas. Je vous assure qu'elle figurerait très honorablement boulevard des Italiens.

Je n'ai pas remarqué, répondit madame Ancey, je ne me suis occupée que de ma propre vente.

Eh bien, regardez-y plus tard, vous verrez quel joli choix de livres j'avais fait. Il y a des paroissiens pour les gens pieux, car il faut bien admettre que, malgré la misère du temps, il y a encore des gens qui croient en Dieu. Et puis, des livres de voyages aux gravures enluminées, et aussi quelques volumes à trois francs cin- quante qui feraient fermer les yeux à notre curé, car ils sont raides, ceux-là... mais n'en faut-il pas pour tout le monde? Qui veut la fin veut les moyens ! J'ai cependant expurgé de ma liste certaines œuvres de Mirabeau et de

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Willy qui sont un peu pornographiques, mais c'était un vrai sacrifice à la morale, car ces livres eussent été vendus en bien plus grand nombre que les livres vertueux.

Cela est triste, interrompit madame Aneey, tenant toujours sa tasse de lait et son vilain poupon.

Et puis, voyez, chère madame, continua l'infatigable madame de Nauvilliers, quelle jolie boutique j'avais organisée avec mes articles de ménage. Je me suis ruinée en balais, en plu- meaux et en brosserie et voilà que ces objets d'utilité ne tentent personne. J'avais même dé- couvert de petits arrosoirs, forme automobile, tout à fait dans le mouvement, pas un n'a été vendu. Vous avouerez que ce n'est pas avoir de chance.

La journée n'est pas terminée, vous pou- vez espérer encore, dit madame Ancey.

Que puis-je espérer? reprit la vendeuse. Voilà mon comptoir de pharmacie qui m'a aussi claqué dans la main, pourtant tout le

158 MYSTÉRIEUX PASSÉ

monde a besoin d'avoir chez soi quelques drogues en cas de nécessité, eh bien, de ce côté-là, c'est encore rien, rien, rien! Il est vrai qu'en ce moment la médecine n'est qu'aux hachis et aux purées. C'est une nouvelle mode, déplorable à mon avis, et qui tue l'avenir des pharmaciens, et aussi la santé des honnêtes gens. Mais c'est la mode et c'est tout dire!

Est-ce que votre comptoir de chapeaux vous dédommage un peu? demanda madame Ancey.

Pas du tout! Entre nous, il est très mal tenu parles petites Méran, qui n'entendent rien à la chose. Elles ont juché leurs chapeaux sur d'horribles têtes en carton qui auraient plutôt leur place dans un tir à la cible. Ce n'est pas ainsi qu'on fait valoir un chapeau. On le tient à la main pour lui donner au besoin un coup de pouce et un peu de chic quand passe un acheteur. Une Heur redressée, un nœud mieux campé, font beaucoup pour la vente. Nos attractions n'ont guère plus de succès.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 159

Pas un chat pour entendre les délicieuses chansons de Botrel ; par exemple, un peu plus de monde aux chansons rosses de cet acteur que j'ai fait venir d'Alençon, mais encore !! ! Et puis, quand une chose va mal, tout va mal. Voilà ma spirite, ma somnambule, comme vous voudrez, qui me paraît d'une bêtise incar- née. Elle ne cesse d'effrayer la foule sur l'avenir, elle voit partout des ruines, des batailles, le trône de France vide pour l'éternité, au lieu de prophétiser un roi, la paix, les bonnes récoltes et aux jeunes filles de belles amours; aussi, après cela, quand elle passe avec son plat d'ar- gent pour la quête, l'air fatigué par la sugges- tion, elle ne recueille que des sourires scep- tiques et rien de plus.

Ce n'est pas en effet une recette profitable, dit madame Ancey. Mais comme je vous le disais tout à l'heure, attendons la fin de la ker- messe pour juger les choses.

Elles sont jugées, chère madame, parfaite- ment jugées. Je sais maintenant que j'ai entre-

160 MYSTÉRIEUX PASSÉ

pris une funeste campagne et que ma belle-mère aura lieu de se réjouir de mon insuccès. Je ne le dis qu'à vous, en ce moment, mais je sais déjà qu'après avoir payé mes frais, les chansonniers rosses, les somnambules, les vingt-cinq musiciens de l'orchestre, le bal du soir avec ses rafraîchissements et Ruggieri avec son illumination, il me restera cinquante cen- times pour les incendiés.

C'est peu pour tant de peine de votre part et tant de malheur pour eux, répondit madame Ancey.

Et j'oubliais encore l'approvisionnement de notre restaurant, pour lequel il nous faut une grande quantité de victuailles, car je devrai fournir à manger gratuitement aux personnes que j'ai engagées pour le bal. Enfin, et toujours entre nous, je ne peux pas me dissimuler que je marche à une véritable catastrophe.

Devant pareil aveu, l'entrain de madame de Nauvilliers semblait l'abandonner. Elle eût vo- lontiers versé des larmes. Et pourtant, il fallait

MYSTÉRIEUX PASSÉ 161

poursuivre sa tâche jusqu'au bout, reprendre courage et tirer encore le meilleur parti de ce qu'elle appelait sa funeste campagne.

Se relevant tout à coup, après avoir fait de nouvelles recommandations à madame Ancey, elle reprit sa course à travers la kermesse, cher- chant à ranimer le zèle de la foule, plutôt com- posée de curieux que de donateurs.

Tout en se glissant dans la mêlée, elle se trouva, à son grand étonnement, face à face avec mademoiselle Zulma de Saint-Maure, des Varié- tés, laquelle avait une maisonnette dans la forêt d'Andenne, elle venait étudier ses rôles, élever ses poules et digérer ses agapes parisiennes.

Comment, vous ici, chère mademoiselle ! s'écria la comtesse en avançant la main vers l'actrice ; véritablement, si j'avais su que vous étiez dans le pays, je serais allée vous trouver et réclamer près de vous une faveur pour mon œuvre. Nous aurions bâclé un théâtre et vous auriez joué pour les malheureux incendiés

il

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quelques-unes de vos drôleries. On se serait tué pour vous entendre et chacun aurait payé d'une fortune la moindre de vos paroles.

J'aurais joué avec grand plaisir pour les pauvres gens, répondit mademoiselle de Saint- Maure. Aujourd'hui, je viens simplement en acheteuse à votre vente. J'avais avec moi le petit de Berneuil et Montréal, qui vont re- prendre à l'instant le train de Paris. Je vous annonce que, sur ma prière, ils ont vidé leur bourse au comptoir de fleurs. Il est vrai que les fleurs leur étaient offertes par une délicieuse créature. Comment appelez-vous cette char- mante jeune fille?

Mademoiselle de Forbac.

Montréal en était fou, ce qui paraissait contrarier un jeune homme très bien, planté comme une sentinelle près de la boutique.

Ce jeune homme très bien devait être le jeune Tramant, un voisin de campagne; mais, revenons à vous, chère mademoiselle. Ainsi, vous êtes seule en ce moment dans votre ermitage?

MYSTÉRIEUX PASSÉ 163

Absolument seule.

Eh bien, il faut rester avec nous ce soir, vous partagerez notre dîner au restaurant. Il sera modeste, je vous en préviens, et tout à fait sur le pouce, attendu qu'il faudra nous hâter afln d'être prêts pour le bal qui suivra.

Ah, vous aurez un bal ?

Oui, et le coup d'oeil sera vraiment pitto- resque. Il faut voir cela ! Des lumières semées dans les lierres et jusqu'au faîte des ruines, des girandoles sous les cloîtres. Je suis sûre qu'au point de vue du décor, vous serez vivement intéressée, les artistes comme vous, habitués à la mise en scène, la recherchent partout.

Je n'aurais jamais pensé, dit Zulma d'un air scandalisé, qu'on dansât le cake-walk et la mat- chichedans les ruines d'un couvent, mais enfin, puisque les idées ont changé, nous y danserons.

Et cela dit, mademoiselle de Saint-Maure eut un renversement de corps et ébaucha un geste montmartrois qui fit rire follement madame de Nauvilliers.

164 MYSTÉRIEUX PASSÉ

L'orchestre sera excellent, reprit celle-ci, il sera dissimulé au fond delà chapelle. Ce seront des tziganes numéro un, que j'attends à l'instant de Paris. Voyez-vous leurs habits rouges, se détachant dans ce fond poétique? Sachez, d'ail- leurs, qu'il ne reste rien dans la chapelle qui rap- pelle le culte. Ce lieu n'était plus depuis long- temps qu'un vieux reste, habité seulement par les corneilles; et puis, la charité sanctifie tout !

Absolumenttout! répondit Zulma.

Cependant, ajouta la comtesse, il me vient quelques scrupules que je crois devoir vous si- gnaler. Ainsi, pendant le repas, il faudra songer à la présence de quelques jeunes filles qui sont encore à l'âge l'on est sensé devoir tout ignorer ; nous tâcherons, n'est-ce pas, ma chère, que la conversation garde une certaine réserve et que la plaisanterie soit toujours de bon ton? Pour moi, je préfère les éducations libres, mais il y a des personnes qui pensent autrement, ménageons les sentiments respectables, ména- geons les jeunes filles!

MYSTÉRIEUX PASSÉ 165

Ah ! madame, s'écria Zulma de Saint- Maure, les jeunes filles du monde, n'en parlons pas ! Et leurs mères, c'est encore bien pis. Je vous jure que celles-là disent des choses que nous, cabotines, nous n'oserions pas répéter dans le désordre de nos vies. En tout cas, soyez cer- taine, madame, que je saurai me conformer religieusement à vos instructions, trop heureuse que vous vouliez bien m'admettre un instant dans votre honnête et charmante société.

Ainsi, vous acceptez mon invitation?

Je l'accepte avec reconnaissance.

C'est parfait ! Alors, je vous attendrai à la tombée du jour, là-bas, dans ce petit restaurant vous voyez flotter un drapeau et qui a pour enseigne : « Au Royal-Bouchon. »

Je n'aurai garde de manquer au rendez- vous.

Et Zulma, après une révérence, disparut dans la foule.

M. de Forbac fut moins ravi que madame de Nauvilliers, de l'apparition de mademoiselle

166 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Zulma de Saint-Maure, surtout quand il apprit que la comtesse l'avait invitée à l'espèce de banquet organisé pour le soir.

Il eut un instant la pensée de repartir avec sa bande pour la villa Forbac, afin de soustraire Aurore à ce malencontreux festin, mais com- ment enlever ces demoiselles Méran aux réjouis- sances de la soirée, sa fille elle-même au plaisir qu'elle attendait? Comment donner une pareille leçon à l'inconséquente madame de Nauvilliers et laisser, en partant si brusquement, les traces d'un fâcheux scandale?

Il se résigna donc à terminer la journée d'après les plans convenus, non sans en avoir conféré avec mademoiselle Masson et madame Ancey, dont il recherchait toujours les con- seils.

... Bientôt ce sera la nuit! Des demi-ténèbres s'étendent sur la vieille abbaye, grouille encore une partie de la foule que la comtesse ne trouvait pas assez compacte. Des paysans, en

MYSTÉRIEUX PASSÉ 167

costumes de gala, commencent à éclairer avec quelques lampions les profondeurs sombres des cloîtres et de ce qui fut jadis le cimetière du couvent. Plusieurs lampes tremblent déjà sous les arceaux gothiques et jettent des lueurs incertaines sur les vitraux de la chapelle.

L'orchestre se prépare, remue ses pupitres, accorde ses instruments dont les cordes gémis- sent comme des âmes en peine. Les lanternes vénitiennes tombent en guirlandes le long des colonnades restées debout et qu'enroulent les ronces et les lierres séculaires.

On n'allumera les feux multicolores que lorsque Ruggieri aura donné le signal du grand embrasement.

Les boutiques se ferment peu à peu, les recettes sont portées à la mairie et au pres- bytère par les vendeuses ahuries de fatigue, la fête se vide de tous côtés. On ne rencontre plus, dans l'enceinte de l'ancien monastère, que des vieilles mendiantes qui viennent glaner quelques débris et des balayeurs qui nettoient

168 MYSTÉRIEUX PASSÉ

avec elles le terrain l'on dansera après le souper.

Sous la tente du Royal-Bouchon, on a dressé une table d'une trentaine de couverts, destinée aux invités privilégiés de la comtesse.

Il y aura les Forbac et leurs hôtes, sauf le Père Excellemans qui est allé rejoindre le curé chez la vieille marquise. Les Tramant, père et fils, le maire, l'inévitable maire, socialiste en- ragé comme le sénateur, qui salue les nobles jusqu'à terre lorsqu'il les rencontre, et leur crache dans le dos quand ils sont passés. Enfin, mademoiselle Zulmade Saint-Maure et plusieurs étrangers et étrangères., venus de loin pour apporter leur offrande à madame de Nau- villiers.

Voilà la cloche du restaurant qui s'ébranle pour annoncer le souper, et le flot des convives qui entre.

Les dames sont allées rafraîchir leurs toi- lettes chez la mercière du village. Elles entrent sous la tente, déjà rieuses et défatiguées. La

MYSTÉRIEUX PASSÉ 169

pensée du bon repas qui se prépare leur rend des forces vives.

Madame de Nauvilliers se met à table. Elle place devant elle M. de Tramant. Le général est à sa droite, le maire à sa gauche.

M. de Forbac a décliné tous les honneurs, il s'est glissé près des jeunes filles.

Quant à Christian de Tramant, il n'a eu garde de s'éloigner d'Aurore qu'il trouve de plus en plus charmante.

Pendant toute la durée du repas, la comtesse ne cesse de jeter les yeux sur Zulma, dont la présence l'inquiète quoi qu'elle fasse.

Malgré ses promesses, comment allait-elle se comporter au milieu de cette société choisie? Après quelques rasades de Champagne, n'al- lait-elle pas oublier qu'elle devait avoir une tenue irréprochable; à un moment donné, n'ar- riverait-elle pas à tutoyer le général ou le res- pectable M. de Tramant?

Cette idée la faisait frémir.

« Quels reproches ne me ferait-on pas, se

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disait-elle encore, d'avoir introduit cette fille dans une réunion aussi correcte! »

Au dessert, la comtesse fut tout à fait ras- surée; quelqu'un ayant demandé à mademoi- selle de Saint-Maure de dire quelques vers, celle-ci se leva et récita d'une voix mélancolique cette jolie poésie de madame Desbordes-Yal- more :

Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête, Plein de plumes choisies, et hlanc et fait pour moi, Quand on a peur du loup, du vent, de la tempête, Cher petit oreiller, que l'on dort bien sur toi.

Les hommes, sauf M. de Forbac parurent un peu déçus, ils comptaient sur quelque chose de plus pimenté de la part de Zulma.

Espérant se rattraper, ils réclamèrent les chansonnettes.

Alors, Zulma d'un air grave et convaincu attaqua le Noël d'Adam.

Le maire se crut à 1 église et quoique anti- clérical se signa.

Madame de Nauvilliers se penchant vers

MYSTÉRIEUX PASSÉ 171

le général lui dit à l'oreille, sur un ton vexé :

Cette créature exagère par trop mes re- commandations, je lui avais dit d'être prudente et chaste, mais je ne lui avais pas dit d'être morale et ennuyeuse à ce point.

Au même instant des feux d'apothéose illu- minèrent la tente des trente convives. Quelques fusées cinglèrent vers le ciel et s'abattirent mol- lement aux alentours. Des pétards suivirent et au milieu de leurs détonations ce fut le canon qui gronda.

Ceci sera la mort de ma belle-mère! s'écria la comtesse en quittant la table et en s'empa- rant du bras du général. En attendant cet évé- nement, allons jouir un peu de la vie.

Et elle entraîna à sa suite vers le bal, qui s'annonçait, le reste de sa troupe.

Que durent penser les âmes errantes des filles du Seigneur si elles revinrent ce soir-là, flotter sur les tètes folles qui leur avaient succédé ? Sous ces arceaux, elles avaient connu les

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pieuses extases, elles avaient passé en longues files blanches dans ces nefs silencieuses que l'encens embaumait?

C'était à quoi songeait madame Ancey, errant elle-même autour des ruines illuminées, cher- chant l'ombre d'un buisson ou d'un pilier, pour s'y recueillir, pour s'isoler d'une foule qui lui pesait et ne convenait pas à son deuil.

Elle découvrit, derrière l'un des contreforts de la chapelle, un banc de pierre qu'abritait un massif de lauriers-thyms. Elle s'y assit et laissa courir sa pensée dans la pénombre et dans l'alanguissement d'un demi-sommeil.

L'orchestre jouait des valses lui rappelant quelques heures heureuses de sa jeunesse, heures fugitives qu'elle n'avait connues qu'au temps de ses fiançailles, après cela la vie l'avait emprisonnée dans son réseau d'amertumes. Elle avait oublié, dans sa souffrance, qu'il y avait des fêtes, des danses et des gens heureux. Un coup d'archet, le rythme d'une valse, la rappro- chaient de ces heures perdues et lui rendaient

MYSTÉRIEUX PASSÉ 173

les battements d'un cœur qui avait été plein d'espérance.

Aux sons de l'orchestre, se mêla bientôt un bruit de voix ou plutôt un chuchotement, sem- blant venir du sentier voisin. Elle crut recon- naître la voix de M. de Forbac et celle du gé- néral.

C'étaient en effet ces deux messieurs qui se promenaient en causant et en fumant leurs ci- gares pendant que le bal suivait son cours.

Tous les deux s'arrêtèrent près du buisson elle se tenait cachée et s'assirent sur le banc en face du sien.

Dans l'espèce de somnolence elle se trou- vait, elle ne fit aucun effort pour sortir de sa cachette et révéler sa présence aux deux pro- meneurs. Elle resta muette et attendit presque endormie.

Se réveillant pourtant, au bout d'un long moment, elle recueillit quelques phrases de la conversation de ces messieurs.

Mon cher, disait le général à M. de Forbac,

174 MYSTÉRIEUX PASSÉ

je commence à en avoir assez de la petite fête. Etre en représentation depuis midi jusqu'à mi- nuit, cela devient éreintant.

Je partage votre opinion, répondit M. de Forbac, et si je ne craignais pas de contrister Aurore et ses compagnes, je partirais avant le cotillon.

Comment, nous aurons un cotillon? s'écria le général d'une voix pleine de détresse et en s'essuyant le front.

Hélas! je dois vous l'avouer, nous aurons un cotillon.

Si c'est pour le bonheur de mademoiselle de Forbac, je m'incline et irai jusqu'au bout, car je l'adore votre fille. Et ce n'est pas moi seul qui la trouve charmante; partout j'entends chanter ses louanges, sa grâce et sa beauté. Tramant père et fils en sont amoureux.

Je suis très heureux de ses petits triomphes, reprit M. de Forbac, mais surtout de ses qua- lités morales, de sa simplicité, de sa droiture d'âme.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 175

Je vous l'ai toujours dit, elle fera une femme remarquable, une mère de famille admi- rable. Laissez-moi donc la marier, Forbac. Je vais bientôt vous quitter. Je veux un de ces matins attaquer la question avec Tramant. J'ai à cœur de faire le bonheur de ces deux enfants avant de vous dire adieu.

En grâce, général, et cette fois-ci, je parle très sérieusement, ne faites aucune démarche auprès de monsieur de Tramant avant que je ne vous ouvre loyalement mon cœur.

Pourquoi, mon cher, ne l'ouvrez-vous pas dès maintenant, dans cette solitude que nous ne retrouverons peut-être pas demain ?

Mon général, je puis affirmer d'avance que monsieur de Tramant ne consentira jamais à ce mariage quand il connaîtra mon secret et les origines d'Aurore, et vous comprendrez qu'il ne me convient pas d'encourir l'humiliation d'un refus.

Que dites-vous ?

Ce qui serait certainement.

176 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Vous êtes fou, mon ami, comment sup- poser que mademoiselle de Forbac ne serait pas digne d'entrer dans la famille des Tramant? Ces deux noms-là ne marchent-ils pas de pair? L'honorabilité n'est-elle pas la même et la for- tune aussi? Je ne sais rien encore du secret dont vous parlez, mais je doute fort qu'il soit de nature à entraver nos plans.

Vous vous trompez étrangement, mon gé- néral, mademoiselle de Forbac ne sera pas acceptée par M. de Tramant, parce qu'elle n'est pas mademoiselle de Forbac !

Qu'est-ce que vous me chantez là? dit le général en rejetant au loin son bout de cigare.

Je ne chante pas, je pleure, répondit M. de Forbac, je pleure sur l'avenir de ma fille, à laquelle, de par la loi, je ne peux donner mon nom.

Comment cela se fait-il ? murmura le gé- néral; quelle est cette histoire, ignorée de tous, jusqu'à présent ?

MYSTÉRIEUX PASSÉ ITT

L'histoire est douloureuse, et j'ai la tenir secrète, pour des raisons multiples, trop longues et trop pénibles à vous avouer mainte- nant. C'est à votre loyauté seule que je confie aujourd'hui une partie de ce drame.

Vous m'effrayez î

Sachez que j'ai séduit jadis une femme mariée, de laquelle j'ai eu cette enfant. Aurore est ma fille par le sang; par la loi, elle appar- tient à un autre.

t- Ah ! ah ! voilà qui change les choses, ré- pliqua le général, visiblement contrarié. Et la mère est-elle morte ?

Elle vit !

J'oserai dire que c'est fâcheux, reprit le général. La mort dans de pareilles tristesses, semble jeter un voile d'oubli sur les fautes du passé. La vie en renouvelle sans cesse la ter- rible actualité. On pleure les morts sans les juger. On juge les vivants sans les pleurer. Ainsi, cette mère existe encore? dit le général d'un ton de plus en plus attristé.

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178 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Elle existe, et je l'aime, répondit M. de Forbac.

Permettez-moi encore une question, ajouta le général.

Mademoiselle Aurore est-elle au courant du drame de sa naissance?

Non, elle a toujours cru sa mère morte en lui donnant le jour. Elle m'a toujours cru veuf et j'attendais le moment l'on me demande- rait sa main, pour lui divulguer le pénible secret avant que l'état civil se chargeât de le lui faire connaître.

Et le père qui n'est pas le père, qu'en faites-vous?

Le père ne réclamera jamais ses droits à la paternité.

Et c'est vous, mon ami, qui en avez accepté toutes les charges avec un admirable dévouement. La réparation de vos torts a été grande et généreuse ; vous faire à la fois le père et la mère d'un enfant, lui consacrer votre vie à l'âge de la pleine jeunesse, la liberté vous

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ouvrait toutes ses portes, vous pouviez re- trouver dans d'autres amours l'oubli de vos remords et les joies d'un légitime foyer, oui, c'est là, je le répète, Je dévouement d'un chré- tien et d'un galant homme.

La mère désespérée m'avait demandé ce sacrifice, et je l'aimais tant !

Je n'insiste pas pour en savoir davantage, dit le général, il me reste à vous dire que, d'a- près vos confidences, il me paraît en effet plus prudent de suspendre présentement mes négo- ciations vis-à-vis de Tramant. Tramant est un homme correct à l'excès, imbu des idées du vieux monde, je doute qu'au premier abord il accepte la situation que vous venez de me dé- peindre. Il est donc préférable, comme vous le disiez tout à l'heure, de ne pas courir au-devant d'un refus qui vous serait pénible, je le com- prends, et de laisser le temps arranger les choses.

Jamais elles ne s'adouciront, jamais la si- tuation ne deviendra meilleure, répondit M. de

180 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Forbac. C'est bien pour cela, que je ne vois dans l'avenir de ma fille que des chagrins, des rêves déçus, des regrets partout. Si je la ma- rie, il est évident, plus que jamais, que nous devons faire, elle et moi, des concessions dont j'entrevois déjà la souffrance. Si je ne la marie pas, que deviendra-t-elle sans protecteur lors- que j'aurai quitté la vie? Vous plaigniez tout à l'heure ma jeunesse consacrée à cette enfant, assumant sur moi les soins, les inquiétudes, les responsabilités qui incombent à la mère. Eh bien ! ne me plaignez plus. Ces années de l'en- fance d'Aurore ont été les plus douces que j'aie connues. C'est plutôt aujourd'hui que je sens le fardeau de la paternité, c'est aujourd'hui surtout que j'en comprends les devoirs et les tourments.

La voix de M. de Forbac tremblait légère- ment et ses traits virils prenaient une expres- sion de détresse infinie.

Le général lui-même était ému et repentant d'avoir dans la meilleure intention du monde,

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ravivé les douleurs cachées de cet honnête homme,

Mon cher, reprit le géne'ral s'emparant des mains de M. de Forbac, pardonnez à mon zèle amical qui n'a été que maladroit et main- tenant laissez-moi vous donner un conseil.

Je vous écoute.

Eh bien ! ne prolongez pas votre séjour ici. Fuyez les rencontres avec les Tramant. Au- tant j'étais heureux, il y a quelques heures, de voir vos relations reprises, songeant à l'événe- ment désiré, autant je les redouterais en ce moment, si elles devaient faire naître au cœur des deux enfants un amour auquel le vieux comte ne donnerait pas son assentiment. Il ne faut pas que l'admiration du jeune lieutenant se change en un sentiment plus vif, et pour moi, ce serait vite fait.

Vous êtes parfaitement dans la vérité, ré- pondit M. de Forbac. Je rentrerai à Paris le plus tôt que je pourrai, lorsque mes derniers botes m'auront quittéetque j'aurai réglé mes fermages.

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Les deux hommes se levèrent et s'achemi- nèrent d'un pas lent vers la salle de danse une vingtaine de groupes tournaient encore aux sons de l'orchestre endiablé.

Instinctivement, M. de Forbac chercha sa fille parmi les danseurs, il la découvrit bientôt, bostonnant avec Christian de Tramant. Une rougeur subite couvrit son visage.

Déjà, dit-il, le mal serait-il commencé?

Son cœur se serra, il les trouvait si char- mants tous les deux. Et l'impossible était là!

N'est-il pas temps de commander les voi- tures pour le retour? demanda M. de Forbac au général qui ne l'avait pas quitté. Il ne faut pas oublier que nous avons encore six lieues à faire avant de regagner la villa.

Certainement, mon avis est de repartir, répondit le général. La nuit s'avance et ces dames vont arriver à l'épuisement, mais les femmes ont des trésors de force quand il s'agit de s'amuser.

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Elles appellent cela mourir sur la brèche, répondit M. de Forbac.

Au moment du départ qui ne se fit pas sans violentes réclamations de la part de la jeunesse pour rester au cotillon, on s'aperçut tout à coup de la disparition de madame Ancey. Cha- cun la chercha dans les endroits écartés elle avait se retirer pendant la danse ; on l'appelait vainement à travers les ruines et les sentiers oubliés du cimetière quand elle apparut enfin, errant comme une ombre le long des murs d'enceinte.

Ah ! dit-elle à ceux qui venaient à sa ren- contre d'un air effrayé. Pardon de vous avoir inquiétés. Je m'étais assoupie sur une pierre quelque part par là, et je marchais ensuite pour oublier un mauvais rêve.

Elle dit cela avec oppression et M. de Forbac le remarqua.

Seriez-vous souffrante ? lui demanda-t-il.

Je suis simplement très fatiguée, répon- dit-elle.

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Sur la route encore chaude de la journée, roulent les voitures qui ramènent les gens de la fête à leurs domiciles.

Le général, M. de Forbac et le petit de Véry fendent l'espace dans leur phaéton avec un trotteur qui fait ses vingt-cinq kilomètres à l'heure. Les Tramant les suivent dans la fa- meuse auto, cause du désastre des jours pré- cédents et qui lutte de vitesse avec celle de mademoiselle Zulma, regagnant également son poulailler.

L'actrice ramène chez elle le maire ébloui, qu'elle a enlevé, muni de son écharpe.

Quant aux dames de la villa Forbac, em- pilées dans leur landau, elles se plaignent d'être effroyablement lasses, leurs têtes se heurtent parfois dans une douce somnolence. Celle d'Aurore tombe mollement sur l'épaule de madame Ancey, qui n'ose faire un mouve- ment dans la crainte de réveiller l'enfant qui dort.

Chacun reposa le lendemain à longue mati-

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née, chez M. de Forbac, et ne descendit de sa chambre qu'au son de la cloche de midi.

Le maître de la maison, en recevant ses hôtes sous la véranda, leur annonça tristement le départ précipité de madame Ancey, rappelée par dépêche à Paris, pour des affaires de suc- cession. Elle avait été prévenue dès l'aube et s'était mise en route sans pouvoir faire ses adieux à son aimable entourage. M. de Forbac, venant de la conduire à la gare, était chargé par elle de transmettre ses regrets à ceux qu'elle venait de quitter.

De plus, elle lui avait remis pour sa fille un petit cœur en diamants, qu'Aurore avait sou- vent admiré quand elle le portait à son cou.

Quels regrets nous cause ce départ. C'était une femme si charmante ! s'écriait-on de tous côtés, quand on apprit la nouvelle de cette fuite, si prompte, si inattendue.

Madame Ancey va laisser un vide irrépa- rable parmi nous, déclara madame Méran.

186 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Elle était bien un peu originale, un peu renfermée, émit mademoiselle Agon.

Trop mélancolique, trop plaintive, dit en- core madame Méran, mais si bonne, si discrète et si belle !

Parfaite en tout point ! affirma le général. Quant à Aurore, elle ne dit pas un mot et

regarda son père.

XI

Aurore, dès qu'elle avait su parler, prononcer un nom, appela tout de suite mademoiselle Masson « Même »... Était-ce un diminutif de : mère, qui sortait instinctivement de ses lèvres ?

Et ce fut toujours « Même » pour la jeune fille!

Même sut se faire agréer par ce cœur par- tial qui n'aimait que son père. Aurore com- mença par lui sourire, lui tendit les bras, plus tard lui ouvrit un coin de son âme.

Au lendemain de cette fête, mademoiselle de Forbac sentit le besoin d'un repos physique et moral, qu'elle savait ne pas trouver dans le

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milieu elle vivait. Profitant du moment où, dans l'après-midi, chacun était à sa correspon- dance, elle proposa à Même une promenade à pied, en forêt.

Le grand air, le vent dans mes cheveux, la marche rapide, j'adore cela après une nuit de bal, dit-elle à mademoiselle Masson.

Elles se mirent en route, bras dessus bras dessous, accompagnées du bull qui portait triomphalement dans sa gueule l'éventail d'Au- rore.

nous mènes-tu donc? demanda made- moiselle Masson après une demi-heure de marche. Tu sais que je n'ai plus vingt ans, je commence à sentir peser mes jambes.

Encore un petit effort de quelques pas, ma bonne Même, dit la jeune fille en désignant du doigt le grand chêne de Jules César re- posait la petite madone qu'elle avait déjà évo- quée dans sa promenade matinale avec son père. Là, nous pourrons nous asseoir.

Elles s'installèrent au pied de l'arbre sous la

MYSTÉRIEUX PASSÉ 189

protection de la petite vierge qu'une forte brise avait ébranlée et presque fait sortir de sa niche. Aurore la fît rentrer respectueusement au milieu des lierres, après lui avoir essuyé le vi- sage avec son mouchoir brodé.

J'ai foi en cette vierge, dit la jeune fille, reprenant sa place près de mademoiselle Mas- son. C'est devant elle que j'ai fait un vœu l'autre jour, vœu que je renouvelle aujourd'hui. Oui, si elle prend ma prière en pitié, j'ai juré de lui faire bâtir, ici même, une jolie chapelle et d'y mettre mes bijoux en ex-voto.

Tous tes bijoux, sans exception ? de- manda Même.

Tous, sans exception.

Même le cœur en diamants que t'a donné ce matin madame Ancey?

Celui-là d'abord !

Je n'ai jamais compris, dit tout à coup ma- demoiselle Masson, pourquoi tu n'aimais pas madame Ancey. C'est pourtant une personne qui avait toutes les sympathies de notre petit cercle,

190 MYSTÉRIEUX PASSÉ

toi seule, tout en étant polie avec elle, parais- sais la redouter, la fuir, l'écarter de nos réu- nions. J'ai souvent remarqué que ton père en était attristé.

Mon père avait pour elle une estime et une affection extraordinaires, répondit Aurore, et voilà d'où découle l'espèce de répulsion peut-être fort injuste que m'inspire cette femme. Je ne veux pas qu'elle devienne ma belle-mère et c'est justement pour qu'il n'en soit jamais ainsi, que j'ai fait mon vœu.

Quelle drôle de petite fille tu es !

J'ai dit une fois mes inquiétudes à ce su- jet à mon père, poursuivit Aurore, et ici même. 11 ne m'a qu'à demi rassurée. Alors, je me suis un peu confiée à madame Ancey sans lui dire quelle était la personne, l'intrigante que je re- doutais pour s'emparer de mon père. Je l'ai même priée habilement de le dissuader du mariage s'il la consultait sur cette grave ques- tion. C'était une manière de la faire rentrer en elle-même. Elle m'a promis, avec une certaine

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bonhomie, d'agir dans mes intérêts. J'ai cru que, par un généreux dévouement, elle allait renoncer à son projet de devenir ma belle- mère si elle l'avait jamais conçu et je me suis apprêtée à lui rendre tous mes bons senti- ments, mais hier, j'ai cru deviner qu'elle me trompait et poursuivait l'intrigue que j'avais soupçonnée.

Comment cela?

Eh bien ! c'était en rentrant de la ker- messe, tout le monde s'était retiré dans ses appartements, je procédais dans le mien à ma toilette de nuit, la fenêtre ouverte. Tout à coup, j'entends mon père parlant mystérieusement à quelqu'un sous ma fenêtre. Je me penche au- dessus du balcon et j'aperçois que ce quelqu'un est madame Ancey, encore drapée dans son manteau de voyage, plus animée que de cou- tume, se rapprochant de mon père pour lui parler plus bas, alors tout à fait bas. Je surpris pourtant ces derniers mots, dits avec émo- tion : « Dès que vous serez rentré à Paris,

192 MYSTÉRIEUX PASSÉ

avouez-lui tout, calmez-la, et tâchez qu'elle pardonne. » Je n'ai pas entendu ce que lui a répondu mon père, tous les deux rentraient dans la maison.

Je ne vois dedans aucune preuve de trahison, interrompit madame Masson.

Si fait, reprit Aurore, selon moi, cela vou- lait dire : avouez à votre fille nos projets de mariage, calmez le chagrin qu'ils lui causeront et tâchez qu'elle me pardonne de devenir sa belle-mère. Je vous le demande, était-ce ce qu'elle m'avait fait espérer?

Cet entretien voulait peut-être dire autre chose, essaya d'expliquer mademoiselle Masson. Était-ce de toi que l'on pariait? Tu n'en sais rien.

11 est possible que ce ne fût pas de moi, répondit Aurore; mais quand la méfiance est entrée dans un cœur, elle y reste.

En tout cas, il me paraîtrait bien surpre- nant que ton père songeât à se remarier, je l'ai toujours entendu blâmer ceux qui con-

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volent en secondes noces. Quant à madame Ancey, elle me disait encore hier, qu'après les malheurs de sa vie, elle ne rêvait que la soli- tude, parfois le couvent.

Je voudrais croire aux apaisements que tu me donnes, ma chère Même, dit mademoi- selle de Forbac, en se jetant au cou de sa gou- vernante, mais je n'ai pas la foi.

Pendant cette causerie, le chien, d'une na- ture indisciplinée, s'étant ennuyé du repos qu'on lui imposait, s'était sauvé à travers les bois, pour regagner la maison ; sa fuite ayant inquiété Aurore, elle abrégea sa station au pied du vieil arbre et reprit avec sa compagne le chemin qu'elles venaient de parcourir, appe- lant l'animal et le cherchant derrière les buis- sons.

Lorsqu'elles arrivèrent à la grille du parc elles l'aperçurent assis gravement sous la vé- randa, les attendant au passage.

Alors, Aurore courut vers lui et le frappa d'une branche coupée à son intention.

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194 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Vilain, dit-elle, pourquoi me donnes-tu aussi du tourment?

Le chien, rampant à ses pieds, lécha le bas de sa robe.

Elle lui pardonna.

Puis accompagnant la bonne Masson, fati- guée, jusqu'à sa chambre, elle lui dit calme- ment :

Répète encore qu'elle ne s'emparera pas de mon père.

Et Même répondit :

Je te jure que je crois en elle.

Les fins de belle saison dans les châteaux hospitaliers ont toujours leur tristesse. C'est l'instant des séparations, l'heure les intimi- tés de l'été se brisent, souvent pour ne pas se renouer.

Chacun s'en va sous d'autres cieux, sous d'autres toits, chez d'autres amis. Ceux qui partent et ceux qui restent ont à recommencer la vie, à se refaire des habitudes et des amitiés. C'est pour tous un désarroi jusqu'au moment

MYSTÉRIEUX PASSÉ 195

des chasses qui ramènent d'autres invités et re- font de nouvelles existences.

Ordinairement, M. de Forbac appelait à lui quelques chasseurs à la fin de septembre. En cette présente année, il ne fit aucune invitation et lorsque les hôtes de la première série eurent disparu, il avertit sa fille qu'ils rentreraient à Paris beaucoup plus tôt que de coutume.

Déjà, dit-elle, je me plaisais tellement ici ! Et puis, je suis superstitieuse, j'ai peur de Paris, il me semble qu'il nous ménage des tristesses.

Il ne nous ménage rien de pareil, dit M. de Forbac, mais il m'appelle pour de graves affaires d'intérêt.

Malgré son amour pour la campagne, les jours devenaient sévères pour Aurore après la vie animée de l'été. Il ne restait à la villa que le Père Excellemans et la bonne Masson. Plus d'invités à demeure, rien que de rares voisins, venant prendre le thé vers les cinq heures. Deux ou trois fois seulement y apparurent, MM. de Tramant père et fils.

196 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Quant à madame de Nauvilliers, elle avait quitté l'abbaye sitôt après la kermesse, non sans avoir essuyé une dernière scène de sa belle-mère, laquelle avait enfin rouvert ses vo- lets et débouché ses oreilles.

De plus, la pauvre comtesse avait reçu, par lettre, une verte réprimande de son mari, se refusant à payer les frais exagérés de la fête ; frais qui avaient dépassé de beaucoup la recette espérée.

Énervée par ces successives déceptions, ma- dame de Nauvilliers avait écrit à mademoiselle de Forbac qu'elle renonçait à lui faire sa visite d'adieu et qu'elle partait pour le Caire, le ciel bleu lui ferait oublier ses mécomptes.

Le facteur, l'homme le plus désiré du monde à la campagne apportait parfois un souvenir des absents. C'était la grande distrac- tion.

Les dames Méran bombardaient M. de For- bac de lettres de remerciement pour sa gracieuse hospitalité.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 197

Mademoiselle Agon lui promettait une mi- niature, le représentant en costume de chasse. « Elle l'avait pris au vol, pendant qu'elle était à la villa et se réservait de terminer son œuvre, quand elle l'aurait à Paris, sous sa patte, disait- elle gracieusement.

Quant au général Bérard, il envoyait des bonbons à Aurore et écrivait sans cesse à M. de Forbac des billets que celui-ci tenait secrets.

Aucun signe de vie du petit de Yéry ni de madame Ancey.

Pour le petit de Véry, son silence n'étonnait point Aurore qui le savait peu civilisé et pensait même qu'il ne savait pas écrire, mais pour ma- dame Ancey, c'était autre chose. Elle trouvait ce silence excessif et pensait qu'il cachait un mystère. Très étrange également, lui semblait la hâte de son père à rentrer à Paris. Dans cette nuit, elle les avait surpris conférant en- semble, ils avaient se concerter pour se rejoindre le plus tôt possible, alors, à quoi bon

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s'écrire, maintenant que leurs plans étaient tracés ?

A travers ses inquiétudes renouvelées et qu'elle n'osait plus avouer à mademoiselle Mas- son, elle jouissait, dans toute sa plénitude, des derniers jours de repos et de douce intimité qu'elle passait avec son père. Son père était, bien à elle, personne ne le lui disputait.

Leurs promenades à cheval étaient reprises avec enthousiasme et aussi leurs promenades à pied sur la lisière des bois, à l'heure des cou- chers de soleil, alors que la grande forêt assom- brie prenait des lueurs d'embrasement.

11 y avait aussi les bonnes soirées de tête- à-tête, près de ces jolis feux d'automne qui flamboient en faisant entendre des murmures pleins d'harmonie.

C'étaient les précieux moments Aurore pouvait ouvrir son cœur à ce père tant aimé, lui avouer ses rêves, lui rappeler ses bontés pour elle, alors qu'elle était une petite fille, si petite, si frêle., qui eût été si abandonnée sans

MYSTÉRIEDX PASSÉ 199

lui. Dans cette tiède atmosphère, sous la lumière discrète de la lampe, la petite fille, devenue femme, se confessait.

Elle avouait à son père que, si elle se mariait un jour, celui qu'elle épouserait ne devrait ja- mais les séparer.

Vous vivrez toujours de notre vie, disait- elle, vous resterez toujours l'àme de la maison.

M. de Forbac souriait et ne répondait pas.

Aurore n'osait lui rappeler ses inquiétudes au sujet de madame Ancey, elle tâchait de les oublier elle-même par instants, pour ne pas troubler sa douceur de vie.

Un soir, elle se hasarda à prononcer le nom de Christian de Tramant, parmi les jeunes gens qui pourraient demander sa main.

Non, pas celui-là, interrompit M. de Forbac.

Dites-moi pourquoi pas celui-là, reprit Aurore.

Parce que je sais que le comte de Tra- mant, son père, a d'autres projets pour lui.

200 MYSTÉRIEUX PASSÉ

C'est dommage, je pensais qu'il vous au- rait plu comme à moi.

Il me plairait certainement, mais c'est impossible, ne fais aucun rêve à son sujet.

C'est dommage, répéta-t-elle ; d'abord, à cause de lui, et puis parce que, pendant ses longs voyages, je serais restée près de vous, vous m'auriez protégée, consolée, je serais redevenue votre petite fille.

Ne pense pas à la possibilité de ce ma- riage, je t'en supplie, accentua M. de Forbac, tu aurais une déception dont je souffrirais moi- même cruellement.

Aurore garda le silence.

Un moment, la jeune fille eut l'idée de dire à son père : « Si je songe au mariage, c'est parce que vous préparez le vôtre », mais le courage lui manqua, la physionomie de M. de Forbac avait pris une expression de sévérité inaccoutumée.

Elle eut peur.

Peu de temps après, M. de Forbac fixait la

MYSTÉRIEUX PASSÉ 201

date du retour à Paris aux premiers jours d'oc- tobre. Lui, partit d'abord pour surveiller la réinstallation de son appartement et laissa Au- rore et mademoiselle Masson à la garde du Père Exceliemans, chargé également de rame- ner ces dames à Paris.

Aurore regrettait de plus en plus son pays normand, sa forêt, sa liberté. Jusqu'aux moindres détails, aux moindres incidents qui surgissent dans la vie de la campagne, et qui en renouvellent l'intérêt de chaque jour, la coupe des derniers foins, la naissance d'un animal à la ferme, la pêche de l'étang et les poissons grouillant sur l'herbe, le passage de la chasse à courre au fond du parc avec l'aboiement des chiens et le carillon des trompes, puis les feux de broussailles, allumés çà et dans la plaine, et les petits paysans dansant autour. Elle préfé- rait cela au tumulte de l'avenue du Bois-de- Boulogne et des Champs-Elysées, à l'étouffante poussée des boulevards.

Trois ou quatre jours avant de quitter la

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villa. Aurore était allée, par un bel après- midi, revoir tous les coins du parc qu'elle affectionnait, la longue allée de charmilles re- joignant la forêt, le vieil étang couvert de mousse barbotaient des canards mordorés et un petit chemin qu'on appelait le chemin des sources parce qu'il était sillonné de ruis- seaux qui s'en allaient en gazouillant jusqu'à la rivière qui coulait lentement sous les saules.

Le chemin des sources était bordé d'une double haie d'arbrisseaux aux fruits rouges comme les graines du sorbier dont les fauvettes et les loriots étaient très friands et y chantaient le doux chant de la fin du jour. Le rouge-gorge les accompagnait.

Ces haies pleines d'oiseaux servaient de clô- ture au parc, après cela, c'étaient les premiers arbres de la forêt.

Et c'était qu'Aurore aimait rêver, car elle avait aussi des heures de rêverie succédant à ses rêves charmants.

Elle était là, le regard vague, l'âme attendrie,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 203

écoutant le concert que lui donnait la nature, quand un : « Bonjour, mademoiselle », prononcé par une voix qui ne lui était pas inconnue, la fit tressaillir.

Elle jeta les yeux de l'autre côté de la haie et rencontra ceux de Christian de Tramant qui, le fusil sur l'épaule, poursuivait les écureuils attardés.

Ah ! monsieur, dit-elle en se rejetant légè- rement en arrière, j'étais loin de m'attendre à vous voir passer dans cette solitude.

Et vous-même, mademoiselle, je me de- mande qui a pu vous y attirer.

Les oiseaux, répondit-elle. Ils chantent dans ces buissons mieux qu'ailleurs, et je venais les écouter et leur dire adieu, car nous quittons le pays dans trois ou quatre jours.

Adieu ! quel vilain mot ! s'écria le jeune homme. Je croyais, j'espérais que monsieur de Forbac ne songerait pas à regagner Paris avant la fin de l'automne.

Mon père a changer ses habitudes,

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cette année-ci, reprit Aurore, et j'avoue que j'en suis désolée.

Vous aimez la campagne?

Beaucoup, mais j aime aussi Paris, mon père m'y fait une vie heureuse, comme partout d'ailleurs.

Et puis, vous devez avoir un délicieux caractère, content de tout, aimant tout, jouis- sant de tout, trouvant à chaque chose son beau côté et son agrément. C'est qu'est le bonheur et pour vous et pour ceux qui vivent avec vous.

Ce serait banal et un peu vide si je sentais uniquement de la façon que vous dites, si je ne comprenais la vie qu'en riant, si je ne lui savais pas des revers et des devoirs. J'ai, croyez-le bien, mes instants de recueillement, mes pensées sérieuses, même parfois de la tris- tesse, mais la tristesse passe vite, chez moi, et vous dites vrai en disant que ma nature est d'être gaie. Oui, je suis gaie, heureuse, j'ai confiance en mon étoile.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 205

Et que vous dit cette étoile, si je ne suis pas indiscret?

Elle me promet la continuation des jours heureux, près de mon père, beaucoup d'autres choses encore, de charmants imprévus, des fêtes, de beaux voyages, de sincères amitiés, plus tard, un foyer aimable et respecté, enfin, tout ce qui constitue le mot que vous venez de prononcer : le bonheur!

Vous entendre parler ainsi m'enchante, s'écria Christian. Celui qui sera le maître et l'ami de ce foyer aimable et respecté, sera favo- risé de Dieu.

Pas tant que cela, dit-elle, j'ai aussi mes défauts.

Dites-les.

Je suis très autoritaire, très gâtée et très jalouse, mon affection ne veut pas de rivale, ainsi croiriez-vous que je ne pardonnerais ja- mais à mon père s'il se remariait, encore moins à celle qu'il aurait choisie et qu'il aimerait.

Vraiment?

206 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Non, jamais ! N'est-ce pas, je vous le de- mande, un coupable égoïsme?

C'est incroyable, répondit Christian, tant de passion mêlée à tant de douceur.

Il en est ainsi, et je vous cache encore des torts très réels, je vous assure.

Comme quoi, dites toujours.

Ainsi je suis très coquette. J'aime à me parer. J'aime les étoffes soyeuses, les fleurs, les plumes, les bijoux. Non pas pour séduire, mais parce que c'est joli, parce que cela plaît à mes yeux et par amour de l'art, mais cela coûte très cher et l'argent peut être mieux employé.

Ce ne sont pas des fautes que vous avouez, ce sont des charmes.

Et puis autre chose, j'ai beaucoup d'or- gueil. Je suis fîère d'être ce que je suis, la fille d'une lignée de gentilshommes ; cela m'empêche d'être indulgente pour les gens que l'on fré- quente aujourd'hui. Je les trouve mal élevés, sans conviction, sans courage, beaucoup ne comprenant plus l'honneur. Je me désintéresse

MYSTÉRIEUX PASSÉ 207

peu à peu du prochain et perds la charité. Notre ami, le Père Excellemans, m'en fait un crime.

Moi, je suis plus indulgent, dit Christian, et la confession générale que vous voulez bien me livrer ne change en rien les sentiments de respect et d'admiration que j'ai pour vous.

Ah! pas d'admiration, je vous en sup- plie.

Oserais-je dire alors d'affection, et plus encore?... murmura Christian.

Je ne sais ce que vous voulez dire, je croyais votre cœur engagé, répondit timidement Aurore.

Mon cœur n'est qu'à vous, répondit le jeune homme, mon cœur n'a qu'un désir, celui de s'unir au vôtre, d'unir un jour nos deux vies dans un éternel amour. Que répondrez-vous à ce rêve, mademoiselle Aurore?

J'y répondrai, dit-elle rougissante, quand j'aurai revu mon père et quand vous aurez confié au vôtre le secret de votre sentiment

208 MYSTÉRIEUX PASSÉ

pour moi. En attendant, c'est encore adieu que je dois dire.

Et elle tendit la main au jeune homme par- dessus la haie.

Ne partez pas, ne partez pas encore, sup- plia Christian, la voyant s'éloigner. A l'adieu, laissez au moins l'espérance.

Espérons tous les deux, lui cria-t-elle pendant qu'elle disparaissait le long des sen- tiers.

XII

Pendant qu'Aurore ébauchait le roman de son premier amour, M. de Forbae poursuivait le sien, celui qui s était emparé de sa vie et en avait fait le remords et le tourment, celui qu'il avait confié au général Bérard, sous les cloîtres de l'abbaye, le soir de la kermesse.

Il le poursuivait et touchait au dénouement ; dénouement qui allait le payer de ses longues souffrances morales. 11 allait enfin épouser celle qui lui avait donné sa fille, celle qu'il avait séduite, qui était devenue libre, celle que l'on croyait morte et qui vivait.

Madame Ancey !

14

210 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Il l'avait connue à l'étranger, alors que, ne sachant comment employer sa jeunesse sans carrière et sa fortune considérable, il voyageait et parcourait les deux Amériques, recueillant çà et des impressions, des études dont il comp- tait plus tard faire un livre aux moments perdus.

Ses tendances littéraires furent vite étouffées par le drame de ses amours et les responsabi- lités qu'il lui laissa dans la vie.

Ce fut à l'ambassade de France au Brésil, qu'il vit madame Ancey pour la première fois. Gomme compatriote, comme homme du meil- leur monde, il fut tout de suite accueilli dans le cercle des fonctionnaires français et dans la société élégante dont la jeune femme était l'âme. Il comprit vite ses charmes et ses tristesses. Il adora les uns et partagea les autres. L'abandon, dans lequel M. Ancey laissait cette créature d'élite creusa l'abîme.

De longues années après, il portait la bague des tardives fiançailles à celle qui devait enfin

;

MYSTÉRIEUX PASSÉ 2H

être sa femme. C'était le lendemain du jour il avait quitté le pays normand et rentrait à Paris.

Son coupé l'attendait à sa porte.

Quai Voltaire ! cria-t-il au cocher en fer- mant la portière.

Pendant que celui-ci faisait stopper son cheval en descendant les Champs-Elysées les feuilles mortes s'amassaient déjà, M. de Forbac reportait sa pensée vers le temps de ses fu- nestes amours, vers cette heure douloureuse sa maîtresse en pleurs lui avait remis entre les bras la petite Aurore, blottie dans ses langes.

Je vous supplie, lui avait-elle dit, de ne pas abandonner cette enfant à des mains étran- gères, de l'aimer, de l'élever, quoique ne pou- vant lui donner votre nom. Ce sacrifice que je vous demande, ce devoir que je vous impose perpétuera notre amour, sera le lien de nos existences séparées, deviendra peut-être le charme de la vôtre. Ne dites pas à ma fille que

212 MYSTÉRIEUX PASSÉ

sa mère a commis une faute; qu'elle la pleure, la croyant morte et digne de son souvenir.

Et quel déchirement dans la séparation qui suivit cette journée! La jeune femme devait partir avec son mari que ses fonctions appe- laient à New- York. Lui, Robert de Forbac, devait rentrer en France et s'y créer un foyer pour élever la petite créature dont il était le gardien. Quelle angoisse n'avait pas brisé son cœur quand il avait abandonné celle qu'il ado- rait aux douleurs de sa vie, aux duretés d'un mari soupçonneux et débauché, qui l'avait tor- turée dès la première heure de leur union! Re- joindrait-il jamais cette femme qu'il voulait aimer toujours et que des distances infinies, d'éternels obstacles sépareraient éternellement de lui ?

Il la revoyait sur son lit d'accouchée, dans la pauvre maison isolée elle était allée deman- der l'hospitalité et cacher ses heures de souf- frances. Il revoyait son pâle visage, ses grands yeux cernés. Il l'entendait encore lui murmu- rer à l'oreille :

MYSTÉRIEUX PASSÉ 213

Je t'adore, mais tout est Oni maintenant, fini à jamais. Je veux expier, je veux être par- donnée de Dieu, je ne veux plus te revoir dans l'avenir, je veux rester rivée à l'autre tant qu'il gardera la vie. Ce sera ma punition, la réhabi- litation de ma conscience.

Et elle était restée en effet rivée à cet autre. Elle l'avait suivi partout. Elle avait consenti sans murmure à l'exil qu'il lui imposait.

Un jour, dans la loyauté de son âme, elle lui avait avoué sa faute et réclamé son pardon. Il avait répondu à ses prières en faisant le serment que, lui vivant, elle ne rentrerait jamais en France, ne re verrait jamais son enfant.

Elle avait tout promis, offrant sa peine immense au ciel qu'elle avait affligé.

La mort de celui qui la châtiait avait amené sa délivrance. Après dix-huit années d'une vie errante et désolée, elle avait enfin conquis la liberté et avait pu rentrer dans sa patrie, le cœur ouvert à tous les sentiments qu'elle avait essayé vainement de laisser mourir.

214 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Tous les deux s'étaient retrouvés à Marseille M. de Forbac était allé attendre la voya- geuse.

C'était qu'il avait juré de lui donner son nom quand le temps du veuvage exigé par la loi serait accompli.

Alors, ils s'étaient promis l'un à l'autre de garder d'ici un secret absolu sur l'événement qui se préparait, et pour éviter tout commen- taire, de se voir et de se réunir en étrangers jusqu'au jour des fiançailles. C'était ainsi qu'ils s'étaient rencontrés à Aix-les-Bains et qu'ils avaient vécu à la villa Forbac, laissant croire à tous qu'ils étaient des amis de la dernière heure. Toute divulgation du passé devait être interdite tant que l'heure du mariage n'aurait pas sonné.

Le point douloureux d'aujourd'hui était de faire accepter à Aurore, sans révolte et sans trop de souffrance, l'union projetée et le mystère de sa naissance dont on lui avait jusque-là épargné l'amertume.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 215

M. de Forbac, tout en continuant sa route, se souvenait avec peine de l'inexplicable anti- pathie qu'Aurore semblait avoir vouée à ma- dame Ancey et de l'espèce de surveillance agressive qu'elle exerçait sur elle et sur lui dès qu'elle les trouvait ensemble.

Il se rappelait la conversation qu'il avait eue avec sa fllle pendant leur promenade en forêt et l'angoisse de cette dernière devant la possibilité d'un mariage pour lui.

Comment arriverait-elle à aimer cette mère inconnue, presque une belle-mère pour elle, venant après tant d'années s'imposer au foyer, en rompre la paternelle intimité et la douceur des habitudes, en un mot changer sa vie, après y avoir apporté une tache, qui la laissait sans nom et sans situation dans le monde?

Et lui, qui adorait sa fille, comment pourrait- il supporter son chagrin, et peut-être ses re- proches ?

Henriette Ancey nourrissait depuis longtemps les mêmes alarmes lorsqu'elle quitta brusque-

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ment la villa Forbac, le lendemain de la fête de madame de Nauvilliers.

N'avait-elle pas déjà senti plus d'une fois que l'enfant, malgré les bontés et les attentions d'amie qu'elle avait pour elle, la tenait en sus- picion et qu'une haine sourde, voilée d'une simple politesse, éclaterait quand il faudrait lui apprendre la vérité d'une situation si complexe et si douloureuse.

Les aveux d'Aurore en cette nuit qui les avait réunies précédemment lui revenaient sans cesse à la pensée. La jeune fille ne lui avait-elle pas dit qu'elle préférait le couvent, la mort même au partage de l'affection si profonde, si jalouse qu'elle consacrait à son père?

Ces menaces sonnaient comme un glas à ses oreilles. Les paroles qu'elle avait entendu pro- noncer au général Bérard derrière le contre fort de l'abbaye, avaient été pour elle le der- nier coup frappant son cœur. N'avait-elle pas compris en ce triste moment qu'elle serait l'obstacle éternel au bonheur de sa fille dont

MYSTÉRIEUX PASSÉ 217

elle rompait déjà les préliminaires d'un ma- riage heureux?

A ce moment-là d'autres blessures se rou- vrirent. Elle était lasse d'entendre les gens qui ignoraient les mystères de sa vie la questionner et frapper inconsciemment sur elle, parler de sa mort comme d'un bienfait. Il lui paraissait dé- sormais impossible de subir les curiosités et les bavardages cruels des femmes qui l'entouraient à la villa, leurs coups d'épingle, renouvelant éternellement ses chasrrins et ses remords.

o

Succombant ce soir-là sous le poids d'émo- tions devenant des tortures, elle résolut d'abré- ger son séjour en Normandie et de regagner Paris, voulant chercher un peu d'apaisement dans le silence de sa demeure et y préparer son cœur à la lutte et aux sacrifices.

M. de Forbac ne la dissuada pas. Elle lui avait confié ses angoisses, et sentant combien elle avait besoin de repos moral, il la laissa partir.

Tout en l'accompagnant à la gare, il lui

218 MYSTÉRIEUX PASSÉ

parlait gaiement, voulant l'encourager à l'ab- sence.

Encore un peu, lui disait-il, et nous vous rejoindrons. Après quelques épreuves, la vie nous sera douce !

Pendant qu'il l'aidait à monter en wagon, il lui murmura bien bas :

Chère femme, soyez sûre que nous fini- rons par être heureux.

Le croyez-vous ? dit-elle en passant son mouchoir sur ses yeux.

Le train partit, l'emportant pleine de doutes.

Elle rentra avec sa fidèle Julie dans son appar- tement désert.

Les premiers jours du retour ramenèrent un peu de calme dans son esprit troublé, dans son cœur atteint. Elle se laissa languir dans le demi-sommeil qu'éprouvent généralement les malades, les opérés, entrant en convalescence. C'était une détente; c'était un faible espoir en de meilleurs jours.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 219

Elle rêvait tout éveillée qu'elle tenait sa fille dans ses bras, que l'enfant l'appelait sa mère, mot si doux, qu'elle n'avait jamais en- tendu. Elle rêvait qu'elle lui avait permis d'ai- mer son père, qu'elle avait uni leurs deux mains, glissé son visage entre leurs deux vi- sages, déposant ses baisers sur leur front tour à tour.

Plus tard, elle la voyait mariée, ses petits- enfants, grimpant sur ses genoux, glissant leurs doigts frêles dans les boucles de ses che- veux blancs.

Elle songeait à ces images sans songer au réveil qui arriva pourtant ! Plus la date qui devait l'unir à celui qu'elle aimait approchait, et plus son âme se débattait dans le trouble et les difficultés des événements qu'elle atten- dait. Plus les spectres qu'elle avait un ins- tant repoussés venaient la hanter jour et nuit.

Souvent le soir avant que sa lampe fût appor- tée, elle s'asseyait près de la fenêtre et, à tra- vers les vitres, regardait s'allumer les fanaux

220 MYSTÉRIEUX PASSÉ

de la Seine et passer sous les ponts ses vagues dorées.

Les jours de tempête, elle entendait gronder l'eau, emportant dans sa course folle tous les débris de la cité, les vieux arbres déracinés, les feuilles mortes, et dans ses mystérieuses pro- fondeurs., tant de misérables, las de la vie, s'en allant, roulés par la tourmente vers le terrible inconnu ; alors, elle enviait le sort de ces êtres ayant cessé de souffrir, et sa foi, restée debout jusqu'alors, s'acheminait aussi vers l'abîme. La prière restait muette entre ses lèvres, ses yeux ne savaient plus regarder le ciel.

« Mon ami, écrivait-elle à M. de Forbac en ces jours-là, je pense à vous avec amour et avec chagrin. On dirait que tout me manque, même vous sentant là. Les heures qui me rapprochent de notre mariage amènent avec elles de cruelles chimères. Je crains parfois qu'en m'épousant, vous n'accomplissiez simplement qu'un acte de galant homme, un acte de réparation et de pitié,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 221

je redoute d'être pour vous une obligation, et de n'être plus un rêve.

» Cette idée m'obsède entre toutes, et je sens parfois comme un besoin de vous rendre votre liberté.

» Peut être m'en sau riez-vous tant de gré que votre reconnaissance me serait presque aussi douce que votre amour.

» Si nous avions vécu de la même vie pen- dant les années écoulées, partageant les émo- tions heureuses, les misères de chaque jour, la tendresse de notre enfant, j'aurais moins de remords d'enchaîner votre existence à la mienne déjà sur son déclin.

» Que de regrets, que de soucis graves, que de douleurs peut-être, je vous épargnerais, si je vous disais : adieu!

< Et je n'en ai pas le courage !

» HENRIETTE. »

Dans une autre lettre, elle lui avouait qu'elle était allée revoir l'ancien couvent elle

222 MYSTÉRIEUX PASSÉ

avait été élevée. Elle espérait y retrouver quel- ques-unes de ses anciennes maîtresses et sentir revivre un instant près d'elles, les souvenirs purs de sa première vie, le calme inconscient de la jeunesse.

Elle s'était heurtée à une porte close, à des murs déjà envahis par la mousse. Les reli- gieuses avaient fui. Le nid était vide.

Une vieille femme, presque une mendiante, assise sur la horne du seuil, travaillait. Elle lui demanda si elle voulait entrer :

Je suis, dit-elle, l'ancienne tourière, la sœur Cyrille, maintenant la concierge de l'im- meuble abandonné.

Celle-là, Henriette Ancey ne l'avait pas connue.

Alors, elle entra, marcha sous les grands arbres du parc, elle envoyait jadis son vo- lant dans les airs. Elle fit le tour du petit étang l'on voyait glisser les cygnes. Elle s'enfonça dans les allées ses pas semblaient encore marqués sur les mousses humides. Par les fe-

MYSTÉRIEUX PASSÉ 223

nêtres de la grande maison déserte, elle aper- çut les dortoirs, elle avait eu son lit blanc et son chapelet suspendu.

Dans la chapelle, elle retrouva sa place et crut entendre encore la voix des jeunes novices chantant l'office du soir, accompagnées de la harpe, derrière laquelle se cachait la jolie sœur Thérèse, si douce, si pieuse.

Elle s'assit un moment dans la haute stalle en bois sculpté d'où madame la supérieure do- minait toutes ses filles, d'où elle bénissait les élèves prosternées.

« Croiriez-vous, mon ami, disait la pauvre Henriette à M. de Forbac, que dans cette cha- pelle, où pourtant Dieu n'est plus, mais je l'ai connu dans l'ardeur de ma foi, croiriez-vous qu'il m'est venu à la pensée de faire le sacrifice de votre amour, et à cette place même tant de jeunes vierges s'étaient données au Seigneur, de me donner à lui au lieu de me donner à vous? Pardonnez-moi cette ingratitude, j'ai des heures de folie ! »

224 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Ce fut dans ces dispositions d'esprit que M. de Forbae trouva madame Ancey quand Julie l'introduisit dans le salon du quai Voltaire, la jeune femme l'attendait, le cœur battant.

Je viens vous gronder, lui dit-il, en s'em- parant de ses mains et en se laissant glisser à ses genoux. Quelles tristes et méchantes lettres vous m'avez écrites, je ne veux plus me les rappeler.

Au contraire, il le faut, reprit madame Ancey; sinon, je vous répéterai aujourd'hui tout ce qu'elles contiennent.

Non, non, rien aujourd'hui, reprit-il, rien que la joie d'être l'un à l'autre dans le calme et le charme de cet intérieur.

Elle sourit tristement.

Demain, continua M. de Forbae, il y aura onze mois que vous êtes veuve, demain nous serons fiancés, si votre cœur consent.

Mon cœur consent, répondit-elle, mais qu'adviendra-t-il de votre paix et du bonheur d'Aurore ?

MYSTÉRIEUX PASSÉ 225

Elle dit cela en questionnant d'un regard inquiet son ami.

Il lui parut si plein de tendresse qu'elle sentit mourir en elle ses scrupules, et renaître quel- ques-uns des espoirs perdus.

M. de Forbac s'est relevé après avoir mis, au doigt d'Henriette Ancey, la bague qui l'u- nissait à elle. Maintenant, assis à ses côtés il lui prodigue de douces et consolantes paroles.

Bientôt, elle lui demande quand il compte avertir Aurore de cet événement.

J'avoue, dit-il, que je suis un peu lâche devant les émotions que je vais lui causer, tant de mystères doivent lui être dévoilés en un seul moment. Peut-être attendrai-je qu'elle soit remise des fatigues du retour. Après quoi, plus lâchement encore, je prierai le Père Excellemans de parler en notre nom. N'est-ce pas aussi votre avis?

En effet, ce sera le mieux, répondit ma- dame Ancey, retombant dans ses rêveries accou- tumées.

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226 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Aurore est très chrétienne, continua M. de Forbac, elle acceptera les exhortations du Père, après avoir entendu respectueusement de sa bouche les aveux qui devront l'affliger.

Pauvre petite! murmura madame Ancey. Et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux.

Elle ne m'aimera jamais, dit-elle avec dé- couragement, elle ne donnera jamais à la mère qui ne l'a pas bercée, qui ne l'a pas élevée, la moindre parcelle du sentiment qu'elle a pour vous. Et vous, qui m'avez remplacée près d'elle, vous l'aimerez plus que moi. Vous verrez, je serai jalouse !

Ne soyez pas jalouse, dit-il, vous êtes toute ma vie !

11 prononça ces mots, en lui ouvrant les bras.

Comme une enfant qui veut être consolée, elle tomba doucement et chastement sur son cœur.

Ils se séparèrent, à la tombée du jour. Elle, plus rassurée, plus heureuse. Julie, en venant

MYSTÉRIEUX PASSÉ 227

prendre ses ordres, la trouva sereine, presque gaie.

Madame va sortir ? dit Julie, en lui voyant mettre son chapeau.

Oui, répondit madame Ancey. J'ai besoin de marcher un peu avant de dîner. Préparez mon feu pour le retour.

Du feu! s'écria Julie ; il fait pourtant bien beau, bien chaud aujourd'hui!

Le feu égaiera la maison, ma bonne Julie, faites-moi du feu !

Et elle sortit, s'engageant dans les vieilles rues du quartier, flânant à droite et à gauche, s'arrôtant curieusement devant les boutiques poudreuses des libraires et des magasins de bric-à-brac.

Elle aperçut au fond de l'un d'eux, se déta- chant sur une loque de drap rouge, un petit christ en vieil ivoire ; elle l'acheta. Elle entra dans l'église Saint-Germain-des-Prés,, sur la- quelle tant de siècles ont passé. On y célé- brait le salut. Elle se prosterna dans l'ombre et

228 MYSTÉRIEUX PASSÉ

pria, pendant que des voix d'enfants, pures comme la voix des anges, chantaient Yadore- mus.

A quoi pensait-elle dans l'espèce d'extase elle était tombée? Peut-être se voyait-elle déjà, dans cette même église, bénie par le prêtre aux côtés de son époux.

Peut-être retrouvait-elle les tristesses un instant écartées et succombait-elle sous leur poids.

Les chants avaient cessé. Les lampes s'é- taient éteintes. Les fumées de l'encens ache- vaient de se perdre sous les voûtes en nuages légers. Les fidèles avaient disparu, et le temple vide gardait le silence de la tombe.

Henriette Ancey était toujours là, la tête penchée, les mains jointes.

Bientôt, le sacristain, allant fermer les portes, vint à la frôler. Le bruit de ses clefs la fît tres- saillir. Elle se leva :

Pardon, dit-elle à cet homme, ne m'en- fermez pas !

MYSTÉRIEUX PASSÉ 229

L'homme, levant sa lanterne, la tourna vers le visage de celle qui lui parlait, il l'aperçut tout en pleurs.

C'est ainsi qu'elle quitta l'église.

S'arrêfant sur les dernières marches du por- tique et regardant la foule qui grouillait sur la place, autour des tramways, elle découvrit les trois dames Méran, se glissant comme des couleuvres, à travers l'encombrement des voi- tures et des piétons.

Elle espérait n'être pas reconnue dans l'obs- curité naissante, mais l'œil éveillé des jeunes filles la distingua vite sous la lueur pâle d'un bec de gaz.

Maman, madame Ancey! s'écria Suzon. Là, sur les marches de l'église, ne la voyez- vous pas?...

Madame Méran, l'ayant enfin aperçue, s'é- lança vers elle, en criant, comme elle avait l'ha- bitude de le faire, toutes ses impressions aux passants.

Quelle joie de vous retrouver ici, ma

230 MYSTÉRIEUX PASSÉ

chère madame Ancey, et de nous rappeler en- semble, un moment, l'excellent séjour à la villa Forbac, rien qu'un moment, par exemple ! car mes filles et moi nous sommes affolées par la reprise de la vie de Paris. Figurez-vous que nous arrivons du Bon-Marché nous sommes depuis ce matin. Nous y avons déjeuné avec des gâteaux et des glaces ; repas trop frugal, car maintenant, nous mourons de faim, et avons hâte de rentrer chez nous pour dîner.

» J'ai donné des ordres par le téléphone pour que le dîner fût avancé, tant pis pourM. Méran qui ne quitte son cercle qu'à des heures inouïes. Il dînera seul pendant que nous nous habille- rons pour aller à Parisiana, car on ne va main- tenant à ces petits théâtres que décolletées et couvertes de perles et de diamants. On dit que l'on voit des choses très curieuses à Parisiana, un singe qui l'urne la cigarette et deux femmes qui se donnent des tapes dans un combat japo- nais. Ces femmes sont effrayantes, pendant la lutte, paraît-il ; leurs yeux sortent des orbites,

MYSTÉRIEUX PASSÉ 231

et leurs cuisses se gonflent comme des ballons prêts à éclater.

» Après cela, nous devons retrouver deux ou trois ménages amis qui nous emmènent souper au café de Paris. Je suis lasse d'avance de la nuit que je vais passer, mais les petites me tara- bustent depuis huit jours pour leur accorder ce plaisir, et je le leur accorde, pensant qu'elles ne s'amuseront jamais plus jeunes. Et puis, vrai- ment, Parisiana n'est pas un plus mauvais lieu que les autres petits théâtres, ni le café de Paris non plus. Qu'en dites-vous?

Mon Dieu ! madame , répondit ma- dame Ancey, je ne sais si Parisiana et le res- taurant dont vous parlez sont de plus mauvais lieux que certains théâtres l'on conduisait autrefois les jeunes filles avec sécurité, et l'on aurait tort de les mener aujourd'hui. Je vous avertirai d'ailleurs que je suis peu au courant de ces choses que je ne pratique guère.

Ah ! vous ! chère madame, vous êtes l'aus- térité même. J'envie votre nature, la mienne est

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affolante quand je suis à Paris, ainsi voyez plu- tôt. Demain matin, après avoir dormi une heure et demie tout au plus, je dois me trouver à la maison Ricardi l'on opère des malheureux. C'est moi qui les encourage pendant que les docteurs les charcutent. Ne doit-on pas unir la charité au plaisir ?

» En sortant de là, l'àme attristée, je cours chercher mes filles pour les mener chez la masseuse, car mon médecin m'ordonne de donner des forces à leurs muscles pour éviter le fléau de la neurasthénie. La neurasthénie ! encore une mode médicale. Tout le monde est neurasthénique ! c'est assommant.

Tout le monde est plutôt fou, répondit madame Ancey.

Maman, tu perds ton temps. Tu sais combien nous sommes pressées ! soupira Lucy Méran.

C'est la vérité! s'écria sa mère. Sois tran- quille, je me remets en route, mais auparavant, laisse-moi dire un dernier mot à madame Ancey.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 233

Chère madame Ancey, dites-moi donc ce que vous faites des Forbac, sont-ils de retour et marie-t-on enfin la belle Aurore?

Monsieur de Forbac est seul à Paris, ré- pondit madame Ancey, sa fille doit le rejoindre dans quelques jours avec le Père Excellemans et mademoiselle Masson qui sont restés là-bas. Quant à son mariage, je ne crois pas qu'il en soit question.

Parbleu ! on s'y prend drôlement pour qu'il en soit question, reprit madame Méran. Toujours des cachotteries sur le passé de la famille, sur la mère d'Aurore que l'on dit vi- vante aujourd'hui, et qui eût mieux fait de mourir, à mon avis, lequel est aussi celui de beaucoup d'autres gens qui s'intéressent au sort de la jeune fille. Il est certain que la réap- parition de cette femme sera plus fatal au bonheur de mademoiselle de Forbac que sa mort présumée ne l'a été jusqu'ici. Qui voudrait dans notre monde, pour belle-mère, d'une coureuse d'aventures, d'une drùlesse, qui vit encore et

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qu'on aurait sans cesse sur les talons pour vous faire rougir? Je ne verrais que le petit de Véry pour s'accommoder de la chose.

Il aurait tort de songera s'en accommoder, répondit madame Ancey, car il serait vite écon- duit s'il avait l'audace de faire sa demande.

Ce serait bien fait pour les Forbac, ajouta madame Méran. Quand 'on traîne une tare après soi, on ne doit pas se montrer difficile.

Je me suis toujours demandé pourquoi Ton s'acharne à vouloir marier mademoiselle de Forbac qui sort à peine de l'enfance et qui se trouve si heureuse auprès de son père, dit encore madame Ancey. C'est pour moi inexplicable.

Que voulez-vous, ma chère, l'enfant est si sympathique qu'on voudrait la voir plus heu- reuse encore. Et puis enfin,, si son père venait à disparaître, qui s'occuperait de son sort ? Il faudrait donc la livrer à sa misérable mère ? Vous conviendrez qu'il vaut mieux lui trouver un mari quel qu'il soit !

Je ne puis être de votre avis, affirma ma-

MYSTÉRIEUX PASSÉ 235

dame Ancey, et je suis profondément peinée qu'on s'occupe si cruellement et parfois si ma- ladroitement de la mère et de la fille.

Là-dessus, madame Méran regarda madame Ancey avec stupéfaction. C'était la première fois qu'elle sentait en révolte cette nature ordi- nairement si douce.

« Qui sait, se dit-elle, si celle-là ne cache pas aussi son mystère ? »

Sur une nouvelle supplication de ses filles, elle héla un fiacre et toutes les trois s'y engouf- frèrent se dirigeant au grand trot vers la de- meure où elles devaient se préparer aux joies de Parisiana.

La pauvre Henriette regagna à grands pas la maison elle trouva Julie tout inquiète.

Que la promenade a été longue ! dit la brave fille. Un peu plus, et j'allais voir à tra- vers les rues ce que devenait madame. Il y a tant d'apaches en ce moment !

Pour moi, il n'y a pas d'apaches, Julie, mais des peines qui tuent comme eux.

236 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Voilà madame retombée dans ses mau- vaises rêveries, elle était pourtant partie plus gaie, la journée avait été bonne.

Oui, et puis les soucis sont revenus et la souffrance également. Je ne me sens pas bien, Julie. Je ne dînerai pas. Je préfère me mettre au lit, vous me ferez une simple tasse de thé.

C'est malheureux, dit Julie, car il y avait un bon petit dîner pour madame, et, dans le salon, un joli feu.

Tout m'est égal, murmura madame An- cey, je voudrais dormir, dormir toujours.

Et elle se coucha après avoir suspendu, entre les dentelles de ses rideaux, le petit Christ qu'elle venait d'acheter.

Le sommeil l'envahit pendant que Julie tri- cotait près d'elle.

XIII

De son côté, M. de Forbac ne fut pas plus heureux.

En rentrant de sa visite au quai Voltaire, il trouva une lettre de sa fille, troublant plus que jamais son esprit.

Aurore, avec sa franchise habituelle, lui avouait, dès le premier instant, sa rencontre avec Christian de Tramant et leur naissant amour.

C'était, pour M. de Forbac, le coup de foudre redouté.

La jeune fille le suppliait de consentir à son

238 MYSTÉRIEUX PASSÉ

mariage si le comte de Tramant agréait lui- même les désirs de son fils. Et elle ajoutait :

« Vous m'aviez dit, cher père, dans une de nos dernières causeries, que le comte de Tramant avait d'autres projets pour M. Chris- tian, permettez-moi de vous dire respectueuse- ment que vous devez vous tromper. Celui que j'aime a le cœur libre, son père ne s'en est pas emparé, il m'en a donné l'assurance. C'est moi qui possède ce cœur, il me l'a juré.

» Ce sont les deux consentements paternels qui nous manquent aujourd'hui pour être heureux. M. de Tramant paraît assuré d'obtenir celui de son père, moi, j'implore celui du mien. Je l'im- plore à genoux. C'est le bonheur de toute ma vie que j'attends de lui.

» Je me refuserais pourtant à l'accomplisse- ment de ce rêve, si vous ne vouliez pas, mon père chéri, vivre entre nous deux, partout et toujours. Ne jamais vous quitter est une des

MYSTÉRIEUX PASSÉ 239

conditions de mon mariage. Je ne saurais aimer qui me séparerait de vous. »

Mademoiselle de Forbac terminait sa lettre en demandant à son père une prompte réponse.

«Vous tenez mon existence en suspens, ayez pitié ! »

Après avoir lu cette lettre, M. de Forbac n'eut qu'une pensée : aller prendre conseil du général Bérard et lui achever les confidences commencées le soir de la kermesse. Il espérait trouver le général à Paris, son congé était expiré depuis plusieurs jours.

En effet, le général était chez lui, avenue d'Antin, quand M. de Forbac s'y présenta.

La lettre que vous venez de me lire, dit le général, ne m'étonne en rien. Je prévoyais le coup de théâtre, j'ai vu tout de suite que les deux jeunes gens s'étaient vivement en- flammés. Dieu veuille que l'idylle ne tourne pas au tragique !

J'aurai beaucoup à souffrir, si je vois

240 MYSTÉRIEUX PASSÉ

souffrir ma fille, soupira M. de Forbac. Elle aura tant de choses tristes à connaître à la fois. Et pour sa mère, combien un refus sera déso- lant et humiliant ! Cependant, je dois l'avertir de ce qui se passe en ce moment.

Maintenant que vous m'avez dit son nom, j'adore cette mère, affirma le général, j'ai ap- pris à l'estimer grandement, depuis que j'ai vécu près d'elle à la villa Forbac. Aussi, je m'effraie comme vous de son chagrin qui me paraît inévitable.

Pendant qu'il parlait ainsi, sa main se pro- menait sur un paquet de lettres que le domes- tique venait de déposer sur la table.

Tiens, interrompit le général après avoir jeté les yeux sur le courrier, justement, voici une lettre de Tramant.

Qui sait si elle ne traite pas de la môme question ?

Vous permettez que je l'ouvre?

Je vous en prie.

Alors, le général, prenant son lorgnon, se

MYSTÉRIEUX PASSÉ 241

pencha sur les pages qu'il venait de décacheter et lut à haute voix ce qui suit :

« Je vais peut-être beaucoup vous sur- prendre, mon cher ami, en vous annonçant que Christian est amoureux, amoureux fou, et je dois vous avouer que je le comprends, car celle qu'il aime est vraiment charmante. J'ai nommé mademoiselle Aurore de Forbac. Mon 61s est bien jeune et poursuit une carrière peu compatible avec le mariage, mais celui qu'il rêve, en ce moment, offre de telles garanties, une telle honorabilité, de telles chances de bonheur, que je ne me sens pas le courage d'opposer la moindre résistance à des vœux qui sont aussi les miens.

» Je ne parle pas de la fortune, je n'en veux rien savoir. Je ne tiens qu'à l'honorabilité, et, de ce côté, il me semble que je peux être tran- quille. Peut-être me restera-t-il quelques ren- seignements à vous demander, renseignements très supplémentaires, mais que je dois réclamer

16

242 MYSTÉRIEUX PASSÉ

de vous avant de faire ma demande officielle à M. de Forbac. Je vous écrirai de nouveau à ce sujet sous très peu de jours.

» Christian me supplie d'agir vite et me charge de vous remercier d'avance de l'intérêt que vous voudrez bien porter à ses amours.

» Moi aussi, je vous remercie et vous serre affectueusement la main, mon bien cher ami.

» COMTE JEAN DE TRAMANT. »

Nous y voilà en plein, s'écria le général faisant passer la lettre sous les yeux de M. de Forbac.

Nous sommes, en effet, dans de rudes complications, répondit celui-ci. Comme vous le disiez tout à l'heure, nous ne devons envisa- ger qu'un échec. Jamais Tramant ne consentira au mariage, quand je lui aurai fait ma confes- sion et qu'il saura que l'honorabilité parfaite, sur laquelle il compte avant tout, n'existe pas.

C'est moi qui ferai cette confession, dit le général, remettez-moi tous vos pouvoirs et je

MYSTÉRIEUX PASSÉ 243

pars demain pour la Normandie, catéchiser Tramant.

Je vous les remets bien complètement, mon général, déclara M. de Forbac, et j'y joins l'expression de ma profonde gratitude, jamais de ma vie tourmentée, je n'ai eu plus besoin d'un ami tel que vous, Dieu me l'envoie et je l'en bénis.

Les deux hommes se concertèrent sur diffé- rents points relatifs à l'entrevue qui devait avoir lieu le lendemain, entre le général et M. de Tramant. Le général questionna M. de Forbac sur la famille de celle qu'il avait séduite et qui, quoique très sympathique et très char- mante, n'en restait pas moins une femme cou- pable, difficile à faire acceptera ces grands sei- gneurs, à ces descendants des Tramant dont la devise est : « Sans tache ! »

Et cette petite Aurore, qui ne s'appellerait plus, devant la loi, mademoiselle de Forbac, mais simplement Aurore Chauveau,du nom de sa mère, qu'en penseraient les ancêtres de

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Christian, ces combattants des croisades et aussi de Guillaume le Conquérant? Comment joindre à leurs blasons le titre de cette fille adultérine ?

Le général passait et repassait toutes ces choses dans son cerveau, se répétant sans cesse :

Impossible! Impossible!

Et M. de Forbac l'écoutait comme hébété.

Le général, prenant en pitié la tristesse de cet homme, lui dit en lui touchant amicalement l'épaule :

Allons ! ne perdez pas cependant toute es- pérance. Ceux qui ont la foi croient encore aux miracles.

Ils se séparèrent sur cette phrase conso- lante, le général pour aller à son cercle, M. de Forbac pour rentrer chez lui.

Il eût voulu, dès le soir même, communiquer l'événement à madame Ancey, car il ne pouvait lui laisser ignorer que le sort de sa fille se déci- dait en ce moment. Il sentait qu'il fallait lui

MYSTÉRIEUX PASSÉ 245

livrer la lettre d'Aurore et lui faire pressentir que la démarche du général Bérard près de M. de Tramant laissait peu d'espoir d'un heu- reux résultat. Il eût voulu déjà lui adoucir l'épreuve, mais l'heure tardive lui fît remettre sa visite au lendemain.

Je veux, dit-il, lui laisser passer la nuit sur la douceur de la journée.

Il ne se doutait pas des pleurs qu'elle avait versés après lui.

Lui, ne se coucha pas, ne dormit pas et marcha dans sa chambre jusqu'au jour.

Le lendemain, au moment il se mettait en marche pour le quai Voltaire, le général Bérard traversait la forêt de Jules César et pénétrait dans le domaine des Tramant.

XIV

Une faible gelée blanche avait poudré les arbres, et les rayons d'un beau soleil faisaient briller les parcelles diamantées suspendues aux feuilles jaunies. Le gibier s'éparpillait dans les clairières. Au loin, dans la plaine, les paysans poussaient robustement la charrue. Sur la route, aux abords du village, les petites filles se rendant à l'école tapaient gaiement dans leurs mains pour y ramener la chaleur, tandis que dans la tour de la vieille église sonnait à toute volée le carillon d'un baptême.

Il y avait de la vie et de la gaieté partout, ce

MYSTÉRIEUX PASSÉ 247

qui parut d'un bon augure au général pour la mission qu'il allait remplir.

Sorti du coche qu'il avait pris à la gare, il sonna à la grille du château.

Le concierge vint ouvrir.

Monsieur le comte est chez lui ? demanda le général.

Oui, monsieur, répondit le bonhomme, monsieur le comte y est forcément. Il a été pris cette nuit d'un violent accès de goutte, mais je pense cependant qu'il recevra mon général.

« Mauvais moment pour entamer la négo- ciation, se dit M. Bérard. Allons, voyons, en- trons quand même. Jusqu'ici je n'ai reculé devant aucun obstacle, ce n'est pas maintenant le cas de faiblir. Cela n'empêche pas, murmura- t-il, que le courage civil n'est pas aussi brillant chez moi que le courage militaire. »

Il se répétait cela tout en montant les marches de l'escalier construit par Man- sart.

En revoyant les armures des chevaliers de

248 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Tramant qu'il avait plus d'une fois admirées, à côté des portraits des ancêtres qui les avaient portées et ceux de leurs nobles épouses, serrées étroitement dans des costumes de velours som- bre, et pareilles à des spectres de vertu, le gé- néral avait peine à concevoir l'espoir de voir la tête souriante d'Aurore figurer dans cette légion de sévères et illustres matrones.

Un vieux domestique tremblant sur ses deux jambes le reçut dans une antichambre, la galerie des aïeux se continuait.

Là, le général attendit quelque temps le retour du domestique qui était allé prévenir son maître de l'arrivée du visiteur.

Le général fut bientôt introduit dans le ca- binet de travail de M. de Tramant qu'il trouva étendu sur une chaise longue, enveloppé de couvertures de laine, un bonnet noir lui descen- dant jusqu'aux yeux.

Bellah, sa grande chienne blanche, aux poils soyeux comme du fil d'amiante, était étendue à ses côtés, le nez sur ses deux pattes.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 249

Bellah grogna quand le général entra, puis se tut quand elle reconnut un ami.

Eh bien, mon cher, vous voilà donc sur la paille ! dit le général en avançant vers le malade. Prenez-moi du salicylate et dans quarante-huit heures vous irez chasser le lapin.

Non, mon ami, répondit le comte, chez nous la goutte ne se guérit pas aussi vite, quoi que l'on fasse ; c'est un mal tenace dans notre famille et qui date de loin, un héritage des Tramant, de ceux qui furent les compa- gnons de Guillaume le Conquérant. Plus tard, sous Louis XIV, un autre Tramant eut un accès de goutte terrible quoique jeune encore, ce qui lui fît manquer un beau mariage, parce qu'il vint voir sa fiancée en boitant. Les jeunes femmes n'aiment pas les infirmes. Infirme je suis, je m'inquiète déjà de ce que dira ma belle-fille.

A ce nom prononcé d'une voix légèrement émue, le visage souffreteux du vieux comte s'illumina.

250 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Votre belle-fille vous soignera et vous aimera, dit gaiement le général.

Je vous remercie, mon ami, continua le comte, d'être venu sur l'heure m'entretenir d'un projet qui occupe uniquement mon esprit en ce moment. Je pense nuit et jour au bonheur de Christian, qui sera aussi le mien. Je me fais des images charmantes de l'entrée de cette jeune femme dans cette maison sévère l'on n'entend jamais que la voix et le pas des hommes depuis que la comtesse de Tramant nous a quittés. Je vois partout le joli visage de made- moiselle de Forbac se détachant dans nos es- paces sombres comme une apparition d'ange. J'entends ses bonjours joyeux quand elle vien- dra voir son vieux père et plus tard, j'entends les enfants qu'elle nous donnera, rire et danser autour de ma chaise longue.

» Voilà des tableaux qui m'aident à supporter mes souffrances, mon cher gé- néral !

Je crois en effet, répondit celui-ci, que

MYSTÉRIEUX PASSÉ 251

votre fils et vous trouverez le bonheur dans cette parfaite union.

Avez-vous déjà sondé monsieur de Forbac à ce sujet? demanda M. de Tramant.

Je vous avouerai que oui, et de plus sa fille lui a déjà écrit et fait connaître son penchant pour Christian.

Alors, tout me semble marcher à mer- veille, dit le vieillard. Dites-moi, mon cher géné- ral, je ne prétends pas vous faire passer un fati- gant interrogatoire, mais mon devoir vis-à-vis de mon fils et aussi vis-à-vis de moi-même est de m'informer près de vous de certains détails, restés assez mystérieux, touchant la famille maternelle de mademoiselle Aurore ; vous seul pouvez m'aider à les éclaircir. Quelle était donc la mère de mademoiselle de Forbac? On m'a dit qu'elle était morte en lui donnant le jour, mais enfin, quels souvenirs a-t-elle laissés? Quels étaient les siens?

La mère de mademoiselle Aurore était d'une bonne bourgeoisie, de l'une de nos pro-

252 MYSTÉRIEUX PASSÉ

vinces méridionales, répondit le général. Elle avait perdu ses parents de bonne heure et a été élevée à Paris, dans un couvent fermé aujour- d'hui. Son nom était Henriette Chauveau.

La bourgeoisie et le nom de Chauveau firent sursauter M. de Tramant. Il mit sur le compte de sa goutte l'espèce de cri qu'il poussa, puis, se reprenant un peu, il ajouta :

D'une très bonne bourgeoisie, j'espère?

Excellente en tous points, affirma le gé- néral, mais ce n'est pas le côté doulou- reux.

Diable, vous m'effrayez, dit le comte dont le visage se contracta terriblement dans son bonnet noir.

Hélas ! repritle général, nous vous devons une confession tout entière. Monsieur de For- bac m'a chargé de vous la faire sans restric- tion.

Cela est en effet nécessaire, dit le comte sévèrement.

Eh bien, monsieur de Forbac n'a jamais été

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marié. Sa fille est née d'une faute, durement et dignement expiée, mais d'une faute, enfin, et la mère existe.

M. de Tramant blêmit.

Pourquoi ne l'a-t-il pas épousée ? demanda- t-il.

Elle avait un mari !

Un silence mortel succéda à ce dernier aveu.

M. de Tramant s'était voilé le visage de ses deux mains ; sa vaste poitrine s'élevait et s'abaissait comme sous l'effort d'un sanglot.

Il faut dire adieu à tous nos rôves, dit-il en sortant de son douloureux mutisme. Jamais je ne consentirai pour mon fils à une pareille alliance.

Cependant, elle en vaut bien une autre, objecta le général d'une voix assurée. Celle qui va devenir madame de Forbac, car elle est veuve aujourd'hui et Forbac l'épouse, oui, cette femme dont vous redoutez le passé a cruellement et chrétiennement expié l'entraî- nement de sa jeunesse. Elle est digne, mainte-

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nant, je vous le jure, d'entrer dans votre famille, digne de notre respect à tous.

Jamais, jamais, je ne voudrais accoler son nom au nom de l'épouse fidèle que j'ai perdue, ni au nom de mes aïeules qui ont été l'honneur de la maison. Jamais il ne figurera dans notre généalogie sans reproche. J'ai l'orgueil de ma race, mon cher, et n'entacherai pas des souve- nirs que je veux laisser purs à mon fils et à ses enfants.

Et pour cela, vous ferez le désespoir du fils dont vous parlez et de celle qu'il aime, que vous aimez aussi vous-même, ne vous en défen- dez pas, mon ami. Vous l'appeliez votre fille, il y a si peu d'instants.

Il faut étoufier cet amour dès sa nais- sance, dit le vieillard. Les jeunes se consolent vite. Christian va reprendre la mer. La jeune fille va rentrer dans ce tourbillon de Paris tout s'oublie. Quant à moi, je n'oublierai peut- être pas, mais au moins, j'aurai sauvé l'honneur de nos vieilles traditions.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 255

Et si vous pardonniez plutôt? Ne croyez- vous pas, dit le général, que cet acte de bonté et de charité chrétienne ne marcherait pas de pair avec l'honneur de votre passé?

Mon ami, vous me désobligeriez sérieuse- ment en insistant davantage, répondit le géné- ral, se dressant sur son oreiller. Je vous prie de prévenir monsieur de Forbac, avec toute espèce de ménagements, que mon parti est irrévo- cablement pris, et que malgré le regret ou plu- tôt le profond chagrin que j'éprouve, je ne peux donner suite à nos projets réciproques. Sur- tout, ménagez sa fille, ne l'humiliez pas, ajouta- t-il d'une voix attendrie.

Je n'ai aucune mission à remplirprès d'elle, dit le général, son père se chargera de lui annoncer la cruelle déception.

Pauvre Forbac, quel scandale va produire dans le pays son tardif mariage ! reprit le vieux comte se parlant à lui-même. Loyalement, il doit le contracter, mais il eût mieux valu pour lui et pour d'autres, que cette femme n'eût pas

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reparu dans sa vie, sa mort eût adouci et voilé bien des choses.

Oui, mais elle vit et mérite qu'il l'aime encore, répondit le général.

Je parle de la mort des autres, continua M. de Tramant, comme pris d'un remords, et je devrais plutôt parler de la mienne. Il y a si longtemps que je vis, mon ami, je suis si vieux, j'ai vu tant de choses, mes souvenirs sont si nombreux, que ma pauvre tête a peine à les contenir. Songez donc ! Dans ma jeunesse, j'ai parcouru tous les pays du monde, alors que j'étais marin, comme mon fils. J'ai vu bâtir des villes, j'ai vu couronner et chasser des rois, j'ai vu des guerres et des révolutions bouleverser la France, j'ai vu mourir la foi, s'éteindre l'amour de la patrie. Aujourd'hui, je vais voir souffrir mon fils, la plus triste des choses, vraiment j'ai trop vécu !

Vous ne disiez pas cela il y a quelques instants. L'existence ne vous paraissait pas trop longue et vous entrevoyiez encore un avenir

MYSTÉRIEUX PASSÉ 257

heureux, quand vous songiez aux joiesjde la famille qui se préparaient pour vous, aux petits- enfants, riant et dansant dans cette [demeure magnifique, mais tout actuellement est morne et désert ; quand vous songiez à cette jeune femme qui vous appelait son père en vous entou- rant de ses bras, à ce fils dont vous regrettez maintenant le bonheur. Toutes ces joies?pures ne valent-elles pas, je vous le demande, les satisfactions que vous prétendez accorder à vos ancêtres?

» Le cœur ne doit-il pas être plutôt aux vi- vants qu'aux morts?

Mon cœur avant tout est à l'honneur ! s'écria le vieillard.

Sacrédié, croyez-vous que je n'y tienne pas autant que vous, répondit le général, et pour moi et pour ceux que j'aime?

A ce même instant, la chienne Bellah, qui s'était levée, s'approcha de son maître et posa sur lui sa large patte qui froissa son membre endolori. M. de Tramant poussa un cri et frappa

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258 MYSTÉRIEUX PASSÉ

légèrement la bête, laquelle se réfugia derrière la chaise longue.

Il la rappela bientôt. Son regard timide et tendre le toucha, et penchant la tête vers elle, il l'embrassa sur ses soies blanches.

Un jour viendra, vous resterez seul avec elle, hasarda de nouveau le général, et dans vos heures de souffrances, vous regret- terez plus d'une fois les affections que vous re- poussez aujourd'hui.

Vous savez, Bérard, je suis croyant. Dieu m'aidera !

Ce fut tout ce que le général put obtenir de ce fier descendant des croisés.

Une causerie banale succéda à ce sérieux et pénible entretien.

Le général, sentant sa mission terminée, fit ses adieux et sortit du château.

Avant de reprendre le train de Paris, il se rendit à l'auberge de la Biche-au-Bois, d'où il adressa à M. de Forbac la dépêche suivante :

MYSTÉRIEUX PASSÉ 259

« Tout espoir perdu. Serai de retour à Paris dans la nuit. Vous verrai demain. » A vous,

» BÉRARD. »

Le lendemain, M. de Forbac, après l'entrevue qu'il eut avec le général, se rendit chez madame Ancey.

Celle-ci, quoiqu'il eût composé son visage, s'aperçut, dès qu'il parut, que tous les rêves étaient détruits.

Eh bien? demanda-t-elle à M. de Forbac, en questionnant ses yeux, en épiant ses paroles.

Eh bien, répondit-il, toutes nos prévi- sions, toutes nos craintes, se sont réalisées.

A cause de moi? murmura-t-elle, rendant son regard encore plus inquisiteur.

A cause des sévérités de cet homme, de sa morgue cruelle, de son cœur sans pitié, répon- dit M. de Forbac. Il appelle scandale notre ma- riage, et mésalliance l'alliance avec notre fille. Toutes ces humiliations étaient prévues, redou-

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tées, mais la douleur de la dernière heure n'en est pas moins grande.

Elle est immense, soupira la pauvre ma- dame Ancey. En effet, j'aurais mieux fait de ne pas quitter l'exil, de perdre la joie de vous revoir et de connaître ma fille. Beaucoup ont pensé que ma mort eût été un bienfait pour elle, j'aurais mourir.

Sur cette pensée tragique, qui lui revenait sans cesse à l'esprit, elle se rapprocha de son ami, se serra contre lui, comme si elle eût eu peur.

Gardez-moi, lui dit-elle, défendez-moi contre les cauchemars qui me hantent, dites- moi que vous voulez que je vive !

Vous vivrez, vous serez aimée et respec- tée, j'en fais le serment, répondit-il.

Ils restèrentlongtemps cœur à cœur, et leurs larmes se confondirent.

L'amour de M. de Forbac se révélait plus sincère, plus profond que jamais. Devant l'in- fortune de cette femme, il oubliait presque le

MYSTÉRIEUX PASSÉ 261

chagrin qu'allait ressentir sa fille et ne songeait qu'à celui de la mère humiliée, qui allait devenir sa compagne, après avoir été la plus fidèle des amantes et l'héroïne du premier et du dernier roman de sa vie.

Us étaient tous les deux, gardant le silence, la main dans la main, quand Julie apparut, an- nonçant que quelqu'un demandait M. de Forbac.

Comment, quelqu'un pour moi? s'écria celui-ci.

Le valet de chambre de monsieur vient le prévenir que mademoiselle Aurore est de re- tour. Cet homme cherche monsieur depuis une heure à travers Paris ; c'est au cercle, qu'on lui a dit que monsieur devait être ici.

Qu'est-il donc arrivé? dit M. de Forbac, Aurore ne devait pas rentrer avant deux jours.

Et son visage prit une expression inquiète, qui acheva de troubler madame Ancey.

Ma fille n'est pas malade, j'espère ?demanda- t-il au domestique qu'il avait fait entrer dans le salon. Il n'est arrivé aucun malheur là-bas?

262 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Oh ! non, monsieur, pas que je sache. Made- moiselle est rentrée tranquillement avec made- moiselle Masson, mademoiselle ne m'a pas parlé, autrement que pour me dire : « donc peut être mon père? Découvrez-le-moi, mon bon Jean, il me faut mon père à tout prix. » Et je suis parti chercher monsieur, voilà tout !

« Elle trouve sans doute que ma réponse à sa lettre n'arrive pas assez vite, elle vient me supplier de nouveau, pensa-t-il. Voilà un autre martyre qui commence. »

Dans vingt minutes, je serai à la maison, dit-il à Jean, vous pouvez vous retirer.

Et comme Jean s'éloignait :

Encore deux mots, ajouta-t-il. Le Père Excellemans est-il rentré avec ces dames ?

Oui, monsieur ; le Père les a quittées sur le seuil de la porte, et en faisant ses adieux leur a dit qu'il resterait jusqu'à ce soir à Paris.

C'est bien, vous pouvez partir.

Si vous tâchiez de rejoindre le Père Excel- lemans, dit madame Ancey, s'adressant à M. de

MYSTÉRIEUX PASSÉ 263

Forbae, cela vous ferait du bien de lui ouvrir votre cœur, en ce moment si difficile, si dou- loureux. Vous avez déjà pensé plus d'une fois à vous confiera lui ?

En effet, répondit M. de Forbae, je crois nécessaire de le voir avant son départ.

Partez vite, reprit-elle. Vous me direz de- main le résultat de votre rencontre avec lui. Puis vous me parlerez de ma fille. Ma fille, répéta-t-elle plusieurs fois, dans un sentiment de détresse infinie.

Comment vous laisser seule en un pareil moment ? dit M. de Forbae. Je ne m'en sens plus le courage.

Au contraire, répondit-elle, j'ai besoin d'être seule, quittez-moi sans remords.

Et elle lui saisit la main.

Il partit.

Comme il descendait l'escalier, il lui sembla entendre crier son nom : « Robert, Robert. » II remonta quelques marches, écouta, n'entendit plus rien.

264 MYSTÉRIEUX PASSÉ

Je suis fou, dit-il.

Quelques instants plus tard, Henriette Ancey quittait son élégant peignoir du matin et repre- nait sa robe de deuil. Son chapeau était près d'elle sur une chaise. Un petit sac de voyage se dissimulait à ses pieds sous les plis de sa jupe. Elle s'asseyait devant sa table, la tête penchée sur son buvard. Elle écrivait et passait souvent un mouchoir sur ses yeux, ou bien es- suyait les larmes qui faisaient en tombant de grandes taches sur son papier.

Pour qui ces pages mouillées de pleurs ?

Elles étaient destinées au comte de Tramant.

« Monsieur le Comte,

» Je fais près de vous une démarche, que vous condamnerez peut-être, mais je la fais ce- pendant avec confiance et pour le bonheur des miens.

» Dieu veuille que votre cœur et votre jus- tice me comprennent !

» Votre fils aime ma fille et ma fille aime

MYSTÉRIEUX PASSÉ 265

aussi votre fils. Un obstacle que vous trouvez insurmontable menace de les séparer. C'est moi qui suis l'obstacle, l'entrave, c'est la faute de mon passé qui tue leur amour. Ma vie même leur est, dit-on, fatale, il leur faudrait l'oubli de ce que j'ai été, de ce que je suis, je veux leur donner l'oubli.

» Le mariage que m'offre si noblement M. de Forbac réveillerait trop ma mémoire, je ne me marierai pas. J'irai demander à la paix des cloîtres le repos de ma conscience et le bonheur de nos enfants.

» Dans quelques heures, j'aurai quitté ma demeure, allant rejoindre, dans les pays loin- tains, les religieuses persécutées. Personne ne connaîtra le lieu de ma retraite, personne ne saura si je vis ou si je suis morte.

» Si Dieu m'ouvre les portes de ses asiles, n'ouvrirez-vous pas la vôtre à ma fille? Elle n'a pas de nom. J'en sens pour vous l'amertume, pour elle l'humiliation ; mais celui de votre fils ne suffira-t-il pas à honorer leur vie?

266 MYSTÉRIEUX PASSÉ

» En vous quittant pour jamais, monsieur le comte, je vous supplie d'unir ceux qui s'aiment.

)) HENRIETTE ANCEY. »

Quand elle eut fini d'écrire et de cacheter sa lettre, elle se leva et sonna Julie.

Allez, dit-elle, porter cette lettre à la poste. Vous passerez en même temps chez la fleuriste et vous lui direz que je n'aurai pas be- soin de fleurs aujourd'hui.

Pourquoi pas de fleurs? demanda Julie tris- tement.

Leur odeur me ferait mal.

Pendant que Julie exécutait ces ordres, la pauvre Henriette se dirigeait vers son miroir, enlevait les peignes qui soutenaient des che- veux superbes et après les avoir répandus comme une toison sur ses épaules, les rassemblait tous dans l'une de ses mains, de l'autre, prenant ses ciseaux, elle en coupait la lourde masse.

Sur sa tête dénudée, elle posa son chapeau et s'enveloppa d'une épaisse voilette.

MYSTÉRIEUX PASSÉ 267

Puis, faisant un paquet de ses cheveux cou- pés, elle y inscrivit ces mots :

« Pour mon époux ! »

Elle y joignit la bague de fiançailles qui brillait depuis quelques jours à son doigt, avec cette autre inscription :

« Pour ma fille ! »

Elle déposa le tout sur son bureau.

Puis s'emparant du petit Christ d'ivoire qu'elle avait acheté la veille, elle le passa dans sa ceinture.

Maintenant! mon seul amour, dit-elle.

Alors on la vit sortir précipitamment de la maison, elle redoutait de revoir Julie et d'avoir à s'expliquer avec elle sur son départ.

Celle-ci apparaissait sur le quai au moment la voyageuse se jetait dans le fiacre qui de- vait l'emporter vers une gare inconnue de ceux qu'elle abandonnait.

Sur l'instante prière de M. deForbac, le Père Excellemans a cherché vainement dans les mo-

268 MYSTÉRIEUX PASSÉ

nastères lointains les traces de l'exilée, ses re- cherches ont été vaines.

La pauvre créature, séparée de tous, murée dans la cellule de son couvent, saura-t-elle ja- mais que sa lettre a touché le cœur du vieux comte et que sa fille sera demain l'heureuse Aurore?

FIN

EMILE COLIN ET C<* IMPRIMERIE DX LA.ONY

PQ 2243 M? 1906

Feuillet, Valérie Marie EL vire (Dubois) î^rstérieux passé

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