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LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

OUVRAGES DU MEME AUTEUR

Chez F. Alcan et R. Lisbonne, éditeurs .

La Philosophie de la Nature dans Kant. 1890. 130 pp. iii-8° 1 vol.

Les Origines du Socialisme d'Etat en Allemagne. 1897. éd. 1913.

xv-495 pp. in-S" 1 vol.

Les Usages de la Guerre et la Doctrine de l'Etat-Major allemand. 1915.

120 pp. iii-12 Brochure.

Chez- Rieder (anciennement Cornély), éditeur ;

Le prince de Bismarck. 1898. éd. 1900. 402 pp. in-12 1 vol.

Le Manifeste communiste de Karl Marx et de Frédéric Engels. Intro- duction historique et commentaire. 1900. 200 pp. in-16 1 vol.

A l'Union pour la Vérité

La Liberté de l'Esprit selon Nietzsche. 1910. 48 pp. in-16 Brochure.

Chez Marcel Rivière et Cie, éditeurs : La Civilisation socialiste. 1912. 52 pp. in-16 Brochure.

Chez Armand Colin, éditeur : Pratique et Doctrine allemandes de la Guerre. (En collaboration avec

Ernest Lavisse.) 1915. 48 pp. in-80 Brochure

Le Pangermanisme. Les plans d'expansion allemande dans le monde.

1915. 80 pp. in-8» Brochure.

Chez Larousse, éditeur : Les Etudes germaniques. 36 pp. in-12. 1914 Brochure.

Chez Louis Conard, éditeur : •* Collection de Documents sur le Pangermanisme : ' " avec des préfaces historiques : I. Les Origines du Pangermanisme (1800-1888). 1915. lxxx-300 pp. in-S». 1 vol. l II. Le Pangermanisme continental sous. Guillaume II. 1916. lxiiiii- "V 480 pp. in-8°. . . ." * vol.

III. Le Pangermanisme colonial sous Guillaume II. i9i6.c-ZS6 f^. in-8°. 1vol. iV. Le Pangermanisme philosophique {l80Q-l9U).i9ll. CLu-iOO çp.m-80. 1vol.

.■'■ Aux Éditions de « Foi et Vie » :

Ce qui. devra changer en Allemagne. 80 pp.- in-8''. 1917 Brochure.

Aux Éditions Bossard : Le Socialisme impérialiste dans l'Allemagne contemporaine. (Collection > de VMtion Nationale.) 1" éd. 1912. éd. augmentée 1918. 260 pp.

in-12 1 vol.

.La Décomposition politique du Socialisme allemand (1914-1918). (Collec- tion de l'Action Nationale.) viii-282 pp. Grand in-8'' 1 vol.

Nietzsche, sa Vie et sa Pensée.

I. Les Précurseurs de Nietzsche. 1920. 420 pp. in-80 1 vol.

II. La Jeunesse de Nietzsche (jusqu'à la rupture avec Bayreuth) .... 1 vol. Sons presse : '. " III. Nietzsche et le Pessimisme esthétique.

IV. Nietzsche et le Transformisme intellectuel. " ; En préparation :

V. Lu Maturité de Nietzsche (jusqu'à sa mort). VI. La dernière Philosophie de Nietzsche. Le renouvellemejit de toutes les valeurs.

Copyright by Èditiom Bossard, Paris, 1920.

Charles ANDLER

Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris

NIETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE

LA JEUNESSE

DE NIETZSCHE

JUSQU'A LA

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RUPTURE AVEC BAYREUTlfi^

DEUXIÈME EDITION

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ÉDITIONS DOSSARD

48, RUE MADAME, 40 PARIS

1921

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ly TÎetzsche, parlant des philosophes qui ont découvert J^ \ les plus neuves et les plus belles « possibilités de vivre », disait :

« De tels hommes sont trop rares pour qu'on les laisse échapper. Il ne faut pas avoir de cesse qu'on n'ait fait revivre leur effigie; qu'on ne l'ait cent fois crayonnée sur la muraille ('). »

Cette raison suffira toujours à justifier une biogrjiphie du philosophe-poète qui, plus profondément qu'un autfefet au milieu d'un peuple tout entier rebelle à sa pensée, a renouvelé le sentiment de la vie dans l'humanité contemporaine.

S'il ne s'agissait que de dérouler une fois de plus le tissu des faits dont s'est composée la vie terrestre de Niet:ische, peut- être n'en aurais-je pas eu l'audace. Je n'ai plus connu qu'en petit nombre les témoins de la vie de Nietische. Leurs déposi- tions sont recueillies dans des récits que l'on trouvera cités avec reconnaissance à toutes les paires du présent livre. Je ne pouvais pas augmenter beaucoup le nombre de ces témoignages. Mais j'ai voulu les contrôler tous à l'aide de la correspondance, aujourd'hui publiée^ de Niet:ische. Il restait aussi à départager

(•) Nietzsche, Philosophenhuch, % 200. {\V., X, 235).

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8 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

des traditions violemment discordantes. J'ai cru souvent arriver à une conciliation en replaçant tous les témoignages dans la lumière de la pensée niet:{schéenne. Elle décide j parce qu'elle est seule capable de donner aux événements tout leur sens ; et ils n'ont que par elle leufpleine réalité (').

Oîte l'on ne cherche donc pas ici une de ces monographies

(') Il y a lieux traditions divergentes de la biographie de Nietzsche : La tradition weimarienne, représentée par l'œavre de M""* Elisa- beth FoERSTER-NiBTzscBE, sœur du philosophe. Son ouvrage s'est d'abord intitulé Das Leben Frieciric/i Nietzsc/ies. lii-S°, Leipzig, chez Naumann, t. I, 1896; t. 11, 1, 1897; t, II, 2, 1904. 11 restera indispensable comme source d'information. Il était surchargé, dans cette première foi-me, de documents et de textes qui depuis ont pris place dans la correspondance de Nietzsche et dans ses œuvres posthumes. L'ouvrage a reparu, allégé et retouché, en deux volumes : t. I, Der junge Nietzsche, 1912; t. II, Der einsame Nietzsche,. 1914, iri-12, Leipzig, chez A. Krôner. Il y faut ajouter le livre nouveau M"" E. Foerster retrace l'histoire entière des relations de Nietzsche avec Wagner : Wagner und Nietzsche zur Zeil ihrer Freundschaft, 1915. Ce livre reproduit parfois textuellement les chapitres des deux ouvrages précé- dents. 11 y ajoute cependant des lettres nouvelles.

La grande tâche de la réédition des ouvrages publiés par Nietzsche de son vivant, la publication de ses cours et des fragments posthumes, a été entreprise et menée à bien par la fondation présidée par M"* Foerster- Nietzsclie sous le nom de Nietzsche-Archiv. Elle a son siège à Weimar, dans la charmante villa Nietzsche est mort, après y avoir souffert douze années, et pour laquelle un architecte belge du plus éminent mérite, Henri Van de Velde, a créé un décor intérieur si pathétique. On trouvera un compte rendu de l'activité de cette fondation dans la brochure publiée en son nom sous le titre de Nietzsches Werke und das Nietzsche-Archiv, Leipzig, A. Krôner, 1910; et dans E. Foekstbr-Nietzsche, Das Nietzsche-Archiv, seine Freunde und Feinde, 1907. Si le Nietzsche-Archiv a des ennemis, je ne suis pas du nombre. Le Nietzsche-Archiv s'est assuré la collaboration de savants trop expérimentés pour que son œuvre ne soit pas solide dans son ensemble. Cela ne veut pas dire que cette œuvre ait échappé au destin commun des œuvres humaines, qui est d'être imparfaites. La critique a pu avoir prise sur elle plus d'une fois, avant même qu'une revision largement contrôlée de tous les manuscrits, réservée à l'avenir seul, ait donné certitude entière. Je me sens, à l'égard de ^P" E. Foerster-Nietzsche, dénué de tout autre sen- timent que celui d'une respectueuse gratitude. Je ne puis cependant partager ses préventions ijersonnelles violentes; et je dois me réserver, dans l'inter- prétation de la vie et du système de Nietzsche, une indépendance dont plusieurs pourront momentanément souffrir, mais dont ne souffrira pas la grande mémoire du philosophe de la <• liberté de l'esprit ».

2" La tradition bâloise de la biographie de Nietzsche a reçu son inspi-

INTRODUCTION 9

usuelles qui expliquent la pensée d'un grand écrivain par sa vie. Dans une âme aussi embrasée que Niet:{sche du dévouement à une mission intemporelle, c'est, pour le moins autant, la vie qui s'explique par la pensée. L'existence de Niet^^sche, très dénuée d'événements matériels, est déchirée de drames inté- rieurs. Étrangère à l'histoire générale de son temps, elle la

ration du plus fidèle ami de Nietzsche, Franz Overbeck, et de la com- pagne de sa vie, heureusement survivante, W" Ida Overl^eck. Elle a pour monument principal le livre de Carl-Albrecht Bernoulli intitulé Franz Over- beck itnd Friedrich Nietzsche, léna, chez Diederichs, 2 vol. in-8, 1908. C'est une heureuse fortune pour M°" Foerster d'avoir eu pour adversaire l'un des premiers écrivains aujourd'hui vivants, le romancier, le poète lyrique, le puissant dramaturge en qui l'opinion européenne saluera un jour l'un des grands écrivains nationaux de la Suisse.

Carl-Albrecht Bernoulli n'a pas cessé d'être pour M"" Foerster un ennemi combatif et redoutable, rompu à toutes les méthodes de la science, d'un talent supérieur, mais d'une loyauté chevaleresque, d'une probité rigou- reuse et d'un véritable génie psychologique. Il a défendu avec bravoure son maître Franz Overbeck contre plus d'une' médisance et plus d'un coupable silence. Il a recueilli tous les témoignages suisses sur la vie de JNietzsche. Il a démontré, victorieusement, que l'amitié de Franz Overbeck a été « l'épine dorsale » vraie de la vie de Nietzsche et maintes fois l'auxiliaire utile de sa pensée. Si l'œuvre de Nietzsche, surtout en matière d'exégèse chrétienne, peut résister à la guerre sournoise ou aux assauts publics que reprennent sans cesse contre elle les orthodoxies périmées, elle le doit à l'appui que Nietzsche a toujours trouvé dans l'érudition et dans la forte pensée de ce grand théologien, Franz Overbeck. Elle le devra à 1 intelli- gente défense posthume que l'auteur autorisé de Johannes der Tâufer und die Urgemeinde, 1917, C.-A. Bernoulli, apporte à la psychologie reli- gieuse de Nietzsche. Ce serait beaucoup d'acharnement à perpétuer des querelles mesquines, si Weimar ne discernait pas oîi sont ses véritables alliés.

Tout le monde aura lu avec agrément le joli livre Dahiel Halévt a décrit, à l'usage du grand public français, la Vie de Nietzsche, in-12, 1909. Plusieurs philosophes, dans une préoccupation analogue à la mienne, ont dû, pour reconstruire la doctrine de Nietzsche, résumer sa vie. On pourra lire avec confiance Raoul Richter, Friedrich Nietzsche, sein Leben und sein Werk, 1903. Richard M. Meyer, Friedrich Nietzsche, sein Leben und seine Werke, 1913, a une inexplicable défiance de Franz Overbeck. Je considère comme un privilège d'avoir pu connaître encore le livre substantiel et limpide d'un philosophe américain, William M. Salier, Nietzsche the Thinker, 1917, et le magnifique et profond essai d'ERwsT Bertram, Nietzsche, Versuch einer Mythologie, 1919. Il me faut réserver pour la bibliographie générale ou citer, au cours du récit, les autres ouvrages qui m'ont été utiles.

10 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

reflète pourtant et la juge. Dans sa solitude, elle prétend élaborer les réformes qui la transformeront.

Peut-être aurait-il été séduisant de condenser mon interpré- tation dans un essai court et ardent. Mais il aurait fallu supposer connu et éclairer par des allusions trop lointaines tout ce que je pense d'abord établir, j'aurais pu apporter la flamme d'une conviction, non la lumière d'un faisceau de preuves, j'ai préféré avec modestie un récit historique., destiné à décrire la genèse des œuvres. Pour chaque période, j'ai essayer ensuite de reconstruire systématiquement la philosophie de Niet:(sche. puisque la cohérence interne en est encore contestée. De ces deux grandes tâches simultanées, je voudrais n'en avoir négligé aucune.

Il fallait d'abord songer aux œuvres de 'Niet:{sche. Chacune d'elles est un vivant, construit du dedans par une âme qui a grandi et mûri. J'ai dû, derrière la lettre des ouvrages, chercher cette âme, et retrouver l'homme même. A ce compte^ la philo- sophie de Nietzsche fait partie de sa vie, moins parce qu'elle est philosophie, que parce qu'elle est nietzschéenne. A son tour, la vie de Nietzsche éclaire sa philosophie , moins parce qu' elle est sa vie, que par l'évidence avec laquelle elle fait voir comment toute philosophie se nourrit d'un sentiment de la vie et traduit une expérience intérieure.

I. Nietzsche a dit en propres termes :

« A supposer qu'on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne... Nous ne sommes pas des grenouilles pen- santes, des appareils enregistreurs à entrailles frigorifiées. Il nous faut sans cesse enfanter nos pensées de notre d-ouleur, et leur donner

INTRODUCTION il

ateruellemeiit tout ce que nous avons en nous de sang, de cœur, de zu, de volupté, de passion, de tourment, de destin, de fatalité ('). » [

Vivre pour un philosophe, c'est donc « transformer en 'imière et en flamme sa substance entière ». Niet:(^sche pense vec sa surabondance et sa pénurie, avec l'exubérance de ses orces revenues, avec ses espoirs réveillés, souvent après de mgues macérations. Mais la douleur surtout est pour lui la rande émancipatrice et comme son aliment d'immortalité. A chacune de ses blessures d'âme, de ses détresses silen-

euses suivies d'exaltations, toute sa chair médite et se fait iventive. J'ai décrire cette lente maturation de fruits plus runis de soleil chaque four, plus drus de miel, plus veloutés

l'approche du dernier automne, après lequel il s'est effondré, lein de reconnaissance pour cette vie qui lui avait tout donné, uisqu'il tenait d'elle une pensée immortelle à force de douleur. \ C'est une passionnante étude psychologique. Car si Nietzsche

eu presque tous les dons, ceux de la volonté, ceux de l'âme et lux de l'esprit, il s'en faut qu'ils aient des l'abord trouvé leur luilibre. Il a su joindre la plus forte discipline de soi à un tfini désintéressement, qui lui fera toujours pardonner ses irts les plus certains. Mais il a eu de terribles intolérances, a sensibilité musicale a tiré de la langue allemande des morités que les prosateurs les plus mélodieux, sans en excepter fcethe, ou que les orgues mugissantes de Schiller et d'Hœlderlin e lui avaient Jamais fait rendre. Il a été un délicat impressioii- iste de la lumière; mais cette souplesse de l'artiste n'assouplis- lit en rien le caractère de l'homme. Il a eu le tact intellectuel le lus délié, la plus tendre mansuétude, mais aussi l'irascibilité

(•) Frô/iliche Wtsscnsc/iafl, préface de 1886, ;;, 2, 3. {W., V, o, 8.

12 LA JEUNESSE DE NIETZSGHl

la plus obsédée d'idées fixes, la réflexion la plus soupçonneu sèment froide et une logique rigoureuse qui ne pliait pas^ même dans l'exaltation. '

Chacune de ces facultés avait che^ lui la force d'un instiu impérieux. Chacune, à ses heures, se déchaînait avec une impè\ tuosité torrentielle, réduisant les rivales à se résigner, à s ' laisser étouffer, à s'éteindre. Elles ne se sont unifiées, pénétrée, et fondues qu'à de rares instants, mais mieux à mesure qu Nietzsche vieillissait; et c'est le sentiment de cette harmoni grandissante en lui qui, malgré la maladie qui le mine à l'épuisante suractivité cérébrale, donne son allégresse stoïqm à sa démarche fin aie. \

Une biographie ainsi conçue ne peut manquer de décevoh des curiosités, qui aiment à abriter derrière des prétextes dt psychiatrie plus d'un pharisaïsme et plus d'une haine doctrp nale. Qu'un ascète martyrisé ait connu des paroxysmes 4 colère, quand son indignation morale mettait trop à l'épreuvl sa résistance nerveuse, qui s'en étonnerait? Et si la perception exacte qui différencie les faits positifs des simples images revi viscentes, les actes d'aujourd'hui des souvenirs d'hier ou de: rêves de demain, si la juste appréciation du réel oii, selon Pierre Janet, consiste la parfaite santé mentale (*), a été parfois troublée che:( Nietzsche, comment ne pas admirer le parti qu'il a tiré de cette infirmité? Car nous ne connaîtrions pas sans elle la philosophie la plus idéaliste qu'il y ait au monde, celle qui attache plus d'importance ^7/x valeurs qu'aux faits et qui espéra transformer ' un jour les faits par le<^ valeurs. L'aspect qiu prend notre univers, transfiguré par cette lumière nouvelle, a pu secouer 'Nietzsche, jusqu'aux moelles, d'une frissonnante

(') Pierre Janet, Les névroses, 1909, cliap. L'état mental psychasthénique.

INTRODUCTION 13

/ douloiireti.se joie. Mais Platon na-t-il pas connu et décrit lans le Phèdre ce « délire sacré » ? Et il n'est pas ignoré de eux qui savent que le tréfonds de l'âme ne se découvre pas à 'intelligence seule. Si on veut en tirer argument contre la "censée de Nietzsche, autant incriminer che:{ Berlio:( la qualité te sa musique, parce qu'il ne pouvait l'entendre sans en être errasse.

La vie de Nietzsche n'a été que sa pensée marchant parmi \L0us. Elle l'a tyrannisé. Elle l'a brisé de fatigue et d'émotion. \4ais c'est elle aussi qui a toujours redressé en lui l'indomptable 'vouloir par lequel il a su, lui si fragile, maîtriser sa destinée ie douleur, jusqu'à l'aimer.

Cette pensée, qui fond sur lui et l'enveloppe, il faut 'a voir venir du fond de l'Allemagne. Elle lui arrive, lourde léjà de toute la tradition de sa Thuringe natale, de toute la boésie, de toute la musique, de toute la science allemandes, ^lle rencontre, en cheminant, la grande clarté sceptique des noralistes français, et l'absorbe (*). Toutes les sources de lumière se déversent en elle; et elle en renvoie le rayonnement, :onfondu avec le sien, qu'elles amplifient.

Dans les vieux poèmes français, parfois un chevalier, Per- çeval ou Durmart le Galois, voit surgir au fond des bois un irbre mystérieux, fleuri de flammes sur tous ses rameaux. Ces flammes, ce sont les âmes des morts, destinées à la vie éternelle ; et leur gloire inonde de lueurs tout le taillis {'). Nietzsche est fin tel arbre, qui allume sur toutes ses branches les pensées

(M V. nos Précurseurs de Nietzsche, livre IL

(*) Li Romans de Durmart le Galois, édit. Stekgbl, 1873, v, 1511 sq.

44 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

\ survivantes des morts, et la sienne à la cime. J'ai essayé de décompose?- cette clarté multiple qui, au bord de notre ciel, laisse une si longue traînée de feu.

La biographie d'un tel homme ne se bornera donc pas à compter les rencontres humaines fortuites que le destin lui a réservées, à dénombrer ses maîtres et ses amis, à évaluer les dons qu'il reçoit d'eux on qu'il leur prodigue. Il entretient avec toutes les idées, dont se repaît son âme avide, une vivante amitié. Si j'ai voulu relire tout ce que Niet:{sche avait lu, c'est qu'il ne choisit pas ses lectures au hasard. Des affinités préexis-, tantes le guident.

« Tout ce qui, dans la nature et dans l'histoire, est de mon espèce, me parle, me loue, me pousse en avant : Tout le reste, je ne l'entends pas, 011 je l'oublie sur l'heure...

Qtielle que soit mon avidité de connaître, je ne sais extraire des choses que ce qui d'avan-ce m'appartient. Le bien d'autrui, je l'y laisse ('). »

C'est pourquoi J'ai tenu à pénétrer dans l'atelier secret il peine sur ses livres, dans le paysage intérieur oit il rêve et dans la brûlante atmosphère de forge, oit il dose les alliages de ses idées. J'ai peut-être ainsi pu savoir de quels métaux il fond se, cloches les plus sonores, le livre sur La Naissance de la Tragédie] et le Zarathustra ; à quels physiciens, à quels biologistes i^ demande conseil pour sa théorie de la matière et de la vie; de quels matériaux de folk-lore et de sociologie, de quelles études d'exégèse, de sanscrit ou de ^end il alimente ses doctrines sur l'art, sur la morale, sur la religion, sur la civilisation ; de^ quels mythes orientaux il extrait la pierre philosophale chimé-

(') Fro/iliche Wisseusc/iafI, SS 106, 242 ( IF., 184, 199).

INTRODUCTION 15

rique de son Retour éternel; quels moralistes, de Montaigne à Dostoïewshy, nourrissent son interprétation de l'homme.

IL Ce travail achevé ne me dispensait pas de vérifier comment Niet:{sche suivait sa propre maxime :

« Errer dans la nafiire, avec astuce et joie; y dépister et prendre sur Le fait la beauté des choses, comme nous essayons, tantôt par temps de soleil, tantôt sous un ciel orageux, tantôt dans le plus pâle crépuscule, de contempler tel morceau de côte, avec ses rochers, ses baies, ses oliviers, dans l'éclairage oii il atteint sa perfection et, pour ainsi dire, sa maitrise...

De même, circuler parmi les hommes, pour les découvrir, les explorer, en leur faisant du bien ou du mal, afin que se révèle leur beauté propre, ensoleillée che{ l'un, orageuse che^ l'autre, et, che{ un troisième, épanouie seulement à la nuit tombée et sous un ciel pluvieux ('). »

Sa pensée seule choisit donc ses amitiés,, les embellit et les ravage. Niet:{^sche aborde les hommes avec un idéal de l'homme; les baigne, les fait chatoyer un temps dans cette ardente lueur d'enthousiasme qui sort de lui et que, à la moindre imper fection aperçue, il laisse éteindre. Il s'écarte alors et se retire dans une silencieuse ou, grondante déception. Il s'est toujoiirs fait lui- même le prisonnier de la solitude, entourée d'une septuple muraille, qui lui a été chère et cruelle.

Car il a été un tendre cœur, aimant et faible, autant qu'om- brageux. S'il n'a été heureux par aucune femme, il a sûrement adressé à plus d'une la prière inexaucée que nous lisons dans le Gai Savoir ('). Ayant un idéal de l'homme, comment n'aurait-

(•) Morgenrôtlie, ^ 468. (H'., IV, 314.)

(") Frôhliclie Wisseiisc/iafl, Vorspiel, C. 25. (\V., V, 20.^

16 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

il pas eu un idéal de la femme? Et s'il a cru, au moins une fois, reconnaître Diotime, comment, en bon platonicien, n'aurait-il pas été ébloui? Cela rapproche de nous l'ascète irréprochable. Je n'ai pas eu le mérite de deviner l'énigme que recouvre, dans les écrits de Nietzsche, l'allégorie d'Ariane, mais j'ai pu détailler mieux ce roman douloureux ; et on n'empiète pas sur de l'invraisemblable, on est autorisé par les textes les plus sûrs, quand on soutient que ce roman sanglote encore dans le Zarathustra.

Enfin, la pensée de Nietzsche choisit les admirables refuges il a abrité sa digne et pauvre vie ; H encore ses aversions ou ses préférences révèlent sa personne.

« Il y a des paysages, disait-il, que nous reconnaissons, quand nous les voyons pour la première fois. »

// veut dire qu'un puissant et mystérieux sentiment nous avertit qu'ils étaient dessinés en nous invisiblement. Ils n'arrê- teraient même pas notre regard sans cette réminiscence platoni- cienne, qui les retrouve en nous, alors qu'ils n'avaient jamais surgi à nos yeux. C'est pourquoi j'ai suivre Nietzsche à la trace sur la corniche de la Riviera génoise, sur les sentiers qui gravissent les collines d'E:(e, près de Nice, ou qui longent les eaux du lac de Silvaplana, dans l'Engadine. Car si Niet:{sche y a été surpris par la pensée du Zarathustra, c'est qu'elle était comme préfigurée dans les parois de roches ou flottait dans la houle légère des vagues méditerranéennes.

III. Quelle est donc cette pensée, par laquelle celui qui la porte en lui est enfermé dans une « septuple solitude »? Le vieux tourment platonicien y est reconnaissable; et il faudra à Niet:{sche vingt-cinq ans de philosophie pour le traduire :

INTRODUCTION 17

Entre l'être profond de l'homme et son effort, entre le réel et l'idéal^ entre le périssable, le progrès et l'éternel, il s'agit de trouver une soudure.

Depuis Luther, ce gouffre s'était rouvert plus béant. L'homme grandissait , lézardé dans l'âme, déchiré dans ses instincts par sa science parcellaire et par son industrie spécia- lisée. L'humanité était pahtelante de luttes religieuses, de luttes nationales, de luttes de classe. La vieille société chrétienne, qui avait connu une unité forte de l'âme et une robuste ossature sociale, mourait dans ce déchirement.

Une dernière grande synthèse avait été essayée : la monarchie éclairée du xviii'' siècle. Une grande idée, issue des sciences et de l'industrie nouvelles, l'idée de progrès, semblait destinée à rapprocher le réel de l'idéal et à refaire l'intégrité humaine. Une société, aimablement païenne, avait donné à l'élite entière une éducation délicate du goût; et toute l'activité artisane, par une main-d'œuvre épanouie dans une foule d'arts mineurs, avait réalisé, pour la vie de cette élite, le décor le plus intime- ment harmonieux.

Court et charmant siècle païen qui enfante un dernier grand poète, Gœthe. Ce poète a pressenti toutefois la catastrophe révolutionnaire, compris l'effort insatisfait de la pensée et le puissant désir des foules qui l'avaient provoquée. Mais cet effort des multitudes, déchaîné dans vingt-cinq ans de révolution et de guerres, Gœthe l'a voulu créateur et discipliné, afin qu'il fût digne d'être 7'oi. C'est pourquoi il a tant admiré Napoléon. lia essayé alors, dans son Wilhelm Meister et dans son Faust de se représenter la grandeur de la civilisation industrielle, l'unité sociale nouvelle et la nouvelle intégrité de l'homme.

Gœthe a abdiquer dans le renoncement. Un Moyen-Âge factice, la Restauration, qui en Allemagne dura cinquante ans,

ANDLEK. 11. 2

18 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

mit fin au « progrès ■», aux lumières. Elle fut relayée aussitôt par r « ère moderne », la tyrannie de l'argent, la folie furieuse de la techniqtie et du négoce. Plus que jamais, les intelligences et les hommes furent réduits au rôle d'outils. Un énorme méca- nisme d'industrie et de trafic obligeait chacun à s'y engrener. Il en sortait une humanité moulue, atrophiée, infirme. Il n'y avait plus de société cultivée. On apprenait une spécialité pour vivre. Il n'y avait plus de lien des esprits. Les foules indus- trielles déferlaient sans discipline, vêtues de loques et de vieilles croyances. Et sur le tout restait suspendue cette fausse pensée traditionaliste des morales vulgaires, du romantisme allemand et de la Sainte-Alliance de i8i ^.

A deux reprises, entre 18^0 et 1848, entre i8yo et i88g, de grands mouvements d'idées, probes et tristes, reprirent la tache de culture et la tache sociale. Ce fut, en art, le romantisme libéral français, puis, avec Flaubert et Zola, l'impressionnisme naturaliste. Dans l'action, ce fut le socialisme, venu d'abord de France et d' Angleterre, optimiste alors et plein de rêves, mais, che^ les Allemands, sinistre et hanté de fiévreuses convoitises. Les hommes imbus de ces doctrines prétendirent honnêtement, les uns décrire, les autres servir la nouvelle humanité. Mais, en la servant, ils s'en faisaient les complices. Par compassion, ils l'aimaient jusque dans sa laideur, et ainsi exaspéraient ses vices. Tous les artistes, de l^ictor Hugo et de Richard IVagner à Zola, tous les réformateurs de Saint-Simon à Marx, fiattaient les goûts brutaux des multitudes. Pour comble, les vieux pouvoirs, les Eglises, les Etats, surtout sous Bismarck, se faisaient démagogues. Ainsi la « modernité », la répugnante inondation « de sable et de mucilage, oit consiste la présente culture des grandes villes », emportait toutes les digues.

INTRODUCTION 49

Fallait-il se laisser submerger ? ou engager la lutte contre le torrent des milliards et contre le déluge des hommes ? ou enfin périr, comme Hœlderlin et Kleist, avec un grand cri désespéré ? Il faut préparer le nouvel esprit classique ; chercher quelques alliés, et créer avec eux la pensée réforma- trice. Ou peut-être, si l'on est seul, il faut la créer seul, dans l'effroi de cette solitude irrémédiable, et n'en pas assumer moins l'immense responsabilité.

Pour découvrir cette pensée, il ne suffit plus de servir l'Humanité, la Société, l'Individu. Besognes subalternes que *de travailler à des utilités, collectives ou privées. Attendons que la démocratie entière soit entrée dans les faits et que soit passée l'itiévitable révolution sociale. Alors pourra commencer une besogne digne des disciples de Nietzsche. Il faut laisser parler la seule douleur humaine, et, dans le silence intérieur, fixer le regard sur l'homme éternel. Une grande Ombre, peut-être dès maintenant, se profilera dans notre conscience; et notre nostalgie projettera hors de nous l'image de l'intégrité humaine, dont nous n'avons plus en ?ious la réalité.

Cet étranger qui vient à nous du fond de nos rêves, quel nom lui donner, asse^ lyrique, asse^ hostile au temps présent, asseï symboliquement oriental, asse^ surhumain ? Il suffit qu'il réveille l'espérance des hommes et cette audace qui, avec les faibles ressources du savoir, de l'art et du désir humains, prétend atteindre l'éternité. Nietzsche a construit un fragile radeau aérien pour affronter les courants de cette éternité mouvante. Il est couché sous les ailes brisées de son appareil. Son problème demeure.

20 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Rappelons que nous citons Nietzsche d'après l'édition in-S" des Gesam- melte Werke parue chez Naumann, à Leipzig, en dix-neuf volumes (1899- 1913). Les t. XVII-XIX contiennent les Phitotogica, La pagination de cette édition coïncide avec celle de l'édition in-12, parue de 1899 à 1901 chez le même éditeur, mais d'où les Phitologica sont absents. J'ai tenu compte des indications nouvelles que nous apportent les préfaces et l'appareil critique de la Taftchenausgabe in-16 (1910-1913). Je n'ai pu encore citer la nouvelle édition qui a commencé à paraître pendant la guerre, et qui reproduira, dans l'ordre chronologique, toutes les œuvres, philologiques ou non, com- plètes, fragmentaires ou posthumes.

Il a paru à Berlin et Leipzig, à ÏInselverlag, sous le titre de Friedrich Nietzschb's Gesammelte Briefe, six volumes de correspondances. Nous les citons par la sigle Cor>\ en adoptant la tomaison d'abord projetée par l'éditeur :

I. Briefe an Pinder^ Krug, Deussen, etc., 1902.

II. Briefwechsel mit Enfin Rohde, 1903.

III. Briefwechsel mit Fr. Ritschl, J. Burchhardt, H. Taine, G. Keller,

von Stein, G. Brandes, 1905.

IV. Briefe an Peler Gast, 1908.

V. 1 et 2. Briefe an Mutter und Schwester, 1909.

VI. Briefivechsel mit Franz Ooerbeck, 1916.

Il a paru dans les Mitteilungen aus dem Nietzsche-Archiv, Weimar, chez R. Wagner, 1908, dix-neuf lettres nouvelles, relatives à des points litigieux de la vie sentimentale de Nietzsche.

Quand je parle des ouvrages que Nietzsche possédait dans sa biblio- thèque, je m'appuie sur le catalogue publié par M°" E. Foerster-Nietzsche dans le recueil d'ARTHUR Bbrthold, Bûcher und Wege zu Buchern, 1900. Le relevé des livres empruntés par Nietzsche à la Bibliothèque de Bàle (1869- 187-5) a été fait par Albert Lévy, Stirner und Nietzsche, 1904, appendice.

LIVRE PREMIER

La formation de Nietzsche.

NIETZSCHE a cru de bonne heure que les qualités éminentes de l'esprit et du caractère trouvent une explication dans leurs origines et dans une lente croissance. Personne n'a vénéré autant que lui le mystère de l'individualité irréductible. Mais il a j)ensé que toute grandeur est, pour une part, un héritage. Com- ment se manifeste au dehors ce qui a grandi longtemps obscurément? La philosophie de Nietzsche le recherchei'a d'un effort continu jusqu'au dernier jour. Attachée à défi- nir le rôle de l'humanité supérieure dans le monde, elle inventera des hypothèses successives sur les, causes qui la font naître. Un juste orgueil, qui ne fut pas toujours mor- bide, l'amenait parfois à rechercher ainsi le secret de sa propre formation .

Ma fierté, écrira-t-il, entre 1881 et 1883, c'est d'avoir une ascen- dance ; c'est pourquoi je n'ai pas besoin de la gloire... En moi surgissent à la lumière et dans leur maturité maintes choses qui ont eu besoin de vivre embryonnairement, pendant quelques milliers d'années (').

Nietzsche, quand il parle ainsi, songe aux fatalités de l'atavisme physique, mais aussi à la lignée d'ancêtres tout spirituels, que l'effort d'une culture librement choisie lui a donnés.

Dans tout ce qui émouvait Zoroastre, Moïse, Mahomet, Jésus, Platon, Brutus, Spinoza, Mahomet, moi aussi déjà je préexiste.

C) Frôhliche Wissenschaft, posth., S 456 (XII, p. 216).

24 LA FORMATION DE NIETZSCHE

On a pu démontrer que ses précurseurs lui ont légué des pensées qu'il n'a pas eu à produire, mais à apprendre seulement ('). Il importerait de savoir en outre ce qui revit en Nietzsche de ses ancêtres par le sang et des énergies accumulées par eux. On aimerait à connaître le monde invisible qu'il portait en lui par le seul fait de naître. On vérifierait ainsi des hypothèses qui ont été les siennes.

Des impossibilités graves limitent cette recherche. Nous ne savons presque rien des aïeux de Nietzsche. Quand nous les connaîtrions de plus près, l'histoire littéraire n'en serait pas mieux qualifiée pour s'exprimer sur les lois de l'hérédité. Elle j^eut constater que de certaines qualités se retrouvent d'aïeul à descendant. Mais sa constatation, qui ne sait pas mesurer le degré des ressemblances, ne saisit rien non plus de leurs causes. Elle n'a pas d'outil- lage qui permette de suivre les énergies physiologiques profondes qui se transposent en qualités morales.

(') Voir nos Précurseurs de Nietzsche, 1920.

HilllllllllllilllllllllllllllllllllllllilllllllllllllilllH^^

CHAPITRE PREMIER

LA SOUCHE ET L ADOLESCENCE

I

LE MILIEU NATAL

NIETZSCHE est dans cette région de la Thuringe qui fut détachée du royaume de Saxe en 1815. Prussien de par une annexion vieille de trente ans, il fut donc un Saxon de Thuringe, en réalité. Cette Saxe supé- rieure, concfuise par des colons germains sur trois peuples slaves, les Wendes, les Polonais et les Tchèques, a sa physionomie propre dans la géographie intellectuelle de l'Allemagne (').

Des mélanges de races et sans doute aussi de classes ont s'y produire en grand nomhre. Les peuplades opjjrimées ont repris le dessus, physiologiquement, et leurs traits, leur caractère, leurs noms parfois se recon- naissent dans la population d'aujourd'hui. Il n'est pas sûr que le nom de Nietzsche soit de ceux-là C^). Nietzsche a aimé à s'attribuer une origine polonaise ; et la coupe

(') Fritz Regel, Thurinr/en, i89o, t. II, pp. 505-524.

(-) On trouve les foi'ines de Niizsche, lYilzsch, à côté de la forme polo- naise de Nietzky. Est-ce cette dei-nière qui est l'origine? Rien n'est moins sûr. Un nom allemand tel que NUliard prend très normalement pour diminutif abrégé, la forme Nitzsch ou Nietzsche, comme le nom de Friedricli prend celle de Fritsch ou Fritz; Gottfried la forme Gùtz, Gotsche ou Gùlhe. V. Albert IIeintze, Die deutschen Familiennamen, 1903, p. 207.

26 LA FORMATION DE NIETZSCHE

de son visage paraissait slave au point que les Polo- nais, s'y trompant, l'abordaient comme un compa- triote ('). M"^ Foerster n'a pourtant jamais ajouté une foi entière aux documents par lesquels un Polonais peut-être mystificateur prétendit prouver à Nietzsche qu'il descen- dait d'une famille de comtes Nietzky, bannis de Pologne pour conspiration politique et religieuse. Nietzsche se trompe sans nul doute, quand il croit découvrir en lui- même quelque chose de l'esprit aristocratique redouté qui en Pologne livrait au veto d'un seul le droit de renver- ser le vote d'une diète entière. Pur effet littéraire chez lui encore, que cette fantaisie de se comparer au Polonais Copernic, qui d'une seule j)arole fit changer le cours des astres. Nietzsche n'appartient ^probablement pas à ce peuple dont il parlera encore avec orgueil dans le Zara- thustra et qui eut pour sujîériorité princi^^ale de « dire la vérité et de savoir bien user de l'arc et des flèches » (^). S'il est Slave, c'est par cette longue infiltration de sang qui s'est continuée depuis la colonisation germanique, et qui semble avoir donné un si fécond mélange. « La région la plus dangereuse de l'Allemagne est la Saxe et la Thuringe, a-t-il dit un jour : nulle part il n'y a plus d'intell'ec- tualité industrieuse, ni une plus grande liberté de l'esprit. »

Il sera toujours impossible de dire si le peuple thurin- gien reproduit les traits des races composantes, germa- nique et slave. Mais sûrement il a, dans sa vigueur et dans sa mobilité, des traits à lui. On a remarqué ingénieuse- ment que la Thuringe est la région de la Réforme (^). Il y

(•) Lettre à Brandes. Corr., III, 299.

(*) Zarathustra. Von tausend und Einem Ziele. [W., VI, 80.) (^) Sur ce point, voir divers aperçus dans le cliarmaat livre d'Erich EcRERTz, Nietzsche als Kûnstler, 1910, pp. 27-51.

LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 27

a eu de la protestation, de la révolte intellectuelle contre le temps présent chez tous les grands Saxons, chez Luther, chez Lessing-, chez Fichte. Leur ton naturel est celui de la colère religieuse. Ils sont prédicateurs et moralisants ('). Ils ont dans le sang une ardeur de prosélytisme qui les pousse sur l'adversaire avec une éloquence agressive. Treitschke, lui aussi Saxon d'origine, quoitjue Tchèque de nom, représente, pour la pensée de l'Allenuigne unifiée, ce même apostolat éloquent qui fera de Nietzsche le vision- naire et le pamphlétaire de la civilisation nouvelle.

Ce sont des apôtres que ces hommes, mais ce sont aussi des savants. L'humanisme n'a nulle part une florai- son plus abondante. Justus Menius, le réformateur thurin- gien préoccupé de discipliner jusque dans le détail l'es- prit de la famille chrétienne (^), est aussi un délicat érudit. Plusieurs citadelles de science s'étaient installées sur le pays, pour j)arfaire la colonisation spirituelle quand la conquête du territoire depuis longtemps était faite par les armes et par la civilisation. Parmi ces places fortes du savoir, il n'y en a pas de plus ancienne que la vieille abbaye de Schulpforta, que les moines de Cîteaux avaient fondée au xif siècle au seuil de la Thuringe et de la West- phalie, et que le duc Maurice de Saxe, en 1543, a consacrée à l'enseignement public. Puis à l'est, Meissen recueillait séculairement une clientèle d'élite. Dresde avait, depuis le xvni® siècle, son école de princes. Dans toutes ces écoles se préparait une jeunesse qui ensuite apprenait la vie et la science dans les Universités. Wittenberg sans doute avait décliné depuis la guerre de Trente ans. A sa place, Leipzig était éminente deiDuis la même époque et

(*) Voir dans Kuno Fischer, au Volume sur Fichte, les raisons finement développées pour lesquelles Fichte est qualifié par lui de prédicateur. (*) Dans le De Oeconomia Christiana, 1527.

28 LA FORMATION DE NIETZSCHE

représentait une grande universalité de sciences. Car ces Saxons, depuis la Renaissance, comptent de prodigieux érudits. Pas de cerveau meublé d'une information plus immense que celui d'un Leibniz. Pufendorf et Thomasius avaient été un temps les esprits dirigeants de l'Euroj^e juridique. S'il y a un « maître d'école prussien », à qui l'Allemagne est redevable de grandes destinées, il y a eu un maître d'école saxon aussi, non moins ambitieux et agissant, et qui mettait un savoir solide au service d'un prosélytisme militant.

En Tliuringe, a dit Nietzsche, « on a atfaire aux insti- tuteurs de l'Allemagne, au bon et au mauvais sens ». Un peu de pédantisme ne les quitte pas, même s'ils sont artistes. Lessing est novateur certes : mais il succombe sous le bagage archéologique. Comme il écrase, sous les autorités d'érudition, le naïf La Fontaine et l'ingénu Cor- neille ! Ils ne sont pas légers, lés iiiipedimenta devant les- quels il déploie la ligne mobile de ses arguments logiques, dans le Laokoon ! Ajoutons pourtant que ces hommes, malgré leur zèle didactique, ne sont pas oublieux d'art. L'Université d'Iéna, à la fin du xvm^ siècle, repré- sente à merveille leur culture, l'érudition s'imprègne de l'humanisme artiste créé par un Gœthe et un Schiller, et a su s'élever aussi à la philosophie critique nouvelle, en accueillant Reinhold et Fichte, puis bientôt Schel- liug et Fries. Mais, en bonne Université saxonne, elle a toujours voulu combattre pour la foi et pour la patrie. N'est-ce pas léna qui fut le berceau de cette Burschenschaft par laquelle ^fut propagée dans la jeunesse studieuse l'idée d'une Allemagne une dans la liberté?

A côté de ces symptômes de la vigueur qui subsiste dans cette Saxe trop oubliée, d'autres signes attestent une culture plus raffinée et plus complexe qu'en d'autres régions allemandes. Réformateurs violents dans les

LA SOUGHEET L'ADOLESCENCE 29

grandes choses, les Saxons se montrent, dans les menues jouissances intellectuelles, de subtils novateurs du goût. Leur sensibilité est universelle comme leur savoir. C'est le pays Leibniz inventa la monadologie. Jusque dans l'infiniment petit de l'inorganique, sa pensée voyait s'allumer une lumière de conscience, et dans l'âme la plus humble un reflet lointain et prescjue inaperçu, cpii en émouvait les profondeurs obscures et représentait une image confuse, mais totale, de l'univers. A l'infini se nuan- çaient ainsi les perceptions, dontle jeu s'agençait dans une grande « harmonie préétablie ». Une grande vie divine baignait toutes ces âmes et les portait en elle : Admirable façon de dire le sentiment symjDhonique jjuissant que Leibniz avait de la vie universelle et de sa vie propre.

Ce sentiment complexe renaissait plus fort que jamais en ces Saxons de Thuringe, au moment se dessinait le courant romantique de 1800. Pour Novalis, il y a des traces de sensibilité jusque dans la matière inanimée. Le ma gnétisme et l'électricité montrent les formes de cette réac- tion sensible dans les plus inertes métaux. Mais c'est un galvanisme encore que la pensée humaine, une vibration propagée en nous par une force étrangère, par « le contact de l'esprit terrestre avec un esprit céleste et extra-ter- restre » ; et toute la vie de notre âme devient ainsi chatoie ment coloré, se réfracte une lumière lointaine, venue de la source des mondes. Tout l'eflbrt de l'art et de la morale devra tendre à rétablir par une collaboration con- certée des âmes l'unité pure de cette lumière éparse en reflets multiples. Quelle façon plus claire de dire que ce sentiment de la vie intérieure est, en son fond, chez Nova- lis, le goût de ses nuances dégradées, que la sensibilité à la fois distingue et fond, et sur lesquelles elle glisse comme sur un clavier de lumière?

11 semble bien qu'on n'ait pas eu tort de noter chez les

30 LA FORMATION DE NIETZSCHE

artistes et les penseurs de cette Saxe raffinée ce délicat épicurisme de la vie intérieure, ce besoin de l'analyse presque morbide ; cette préférence pour les joies subtiles et un peu dangereuses de l'esprit et pour les sonorités dissonantes ('). Du vivant même de Nietzsche adolescent, et tout près de lui, à Eisfeld en Thuringe, vivait un savant et pur casuiste, Otto Ludwig. Quels paradoxes d'analyse ténue et forte que ceux de ses grands drames, Agnes -Ber- nauer ou die Pfarrose ! Et quel don d'éclairer par le dedans des âmes inextricables et tragiques, méticuleuses et candides, comme son Apollonius, ou tortueuses comme Fritz Nettenmaier dans Zwischen Himmel imd Erde ! Friedrich Ritschl enfin, le grand philologue, fils de pasteur lui aussi, paraissait à Nietzsche avoir les traits de la sensibilité saxonne « par cette charmante corruption, qui nous distingue, nous autres Thuringiens, et par laquelle un Allemand même sait devenir sympathique. Même pour arriver à la vérité, nous préférons les sentiers de contrebande » (^).

Pour cette raison encore, cette région, plus qu'aucune autre en Allemagne, s'ouvre aux influences du dehors. Nulle part le germanisme n'est plus aimablement mitigé. Nulle part on ne connaît un courage plus aventureux ; mais nul conquérant ne se laisse apprivoiser plus aisément par sa conquête. Les Saxons cherchent leur f)ropre nuance en se comparant à autrui. Ils sont friands de curieuses expé- riences. Et de leurs incursions fructueuses dans les cou- tumes et dans la pensée étrangères, ils reviennent civili- sés. Le besoin de savoir et le goût du raffinement font de Leipzig, dès le xvn'' siècle, la ville galante qu'on appelait « le petit Paris ». Le faste des princes électeurs fit des

(') EcKËRTZ, Nietzsche ah Kûnsller, pp. 4, 30, 42. (*j Ecce Homo (IF., VIII, 45).

LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 31

musées de Dresde l'école d'art la plus cosmopolite qu'il y eût dans l'Europe centrale. Nulle part le rococo français du xvni® siècle n'atteignit un épanouissement plus enivré. A Dresde, l'architecture du genre rocaille se déploie en floraisons dionysiaques. A Meissen l'art mineur de la porcelaine dit toute l'aptitude de ce peuple aux grâces françaises. Il n'y a pas que de la servilité basse dans l'accueil fait par la Saxe à la gloire napoléonienne. Un grand philosophe, Krause, avait dit un jour, à 'la loge maçonnique de Dresde, sa philosophie du cosmopoli- tisme que fonderait le grand conquérant préoccuj>é de faire couler et de recueillir en un même fleuve, toutes les sources ignorées des civilisations nationales (').

Le sentiment de la vie étant tel chez ces hommes reli- gieux et savants, universels et nuancés, il leur restait à en trouver l'expression la plus émouvante et la plus univer- selle : la musique. De tous les grands centres musicaux de pays germaniques, la Thuringe saxonne est le plus ancien. Heinrich Schiitz, que Nietzsche a aimé davantage à mesure qu'il vieillissait, est le père de toute musique allemande. Et n'est-ce pas Nietzsche qui a dit de Bach combien dans ses flots roulait de protestantisme approfondi, dégagé de dogme (^)? N'est-ce pas lui qui, chez le Saxon Haendel, faisait remarquer audace novatrice, véridique, puis- sante, tournée vers l'héroïsme » (') ? Ceux-là donc aussi, quoique remplis d'émotion spontanée, sont encore prédi- cants : leur musique tâche à nous convertir. Elle se fait didactique et savante. Bach, héritier de toutes les res- sources du contre-point, est avant tout un maître impec- cable. Schum^ann, traversé de souffles comme une harpe

(•) Krause, Der Erdrechlsbund (1809), Ed. G. MoUat, 1893, p. 124 sq. (») Menschliches, I, g 219 {W., II, 199). H Menschliches, II, S 130 (F^., III, 274).

32 LA FORMATION DE NIETZSCHE

éolienne, ne peut se tenir d'analyser, et sa musique suit volontiers l'émotion littéraire des poètes auxquels il s'adapte. Richard Wagner résume tous ces dons accu- mulés d'une longue culture. Agressif réformateur, c'est la nation et l'univers qu'il prétend renouveler jusque dans la vie profonde des âmes. Il a des colères prophétiques comme Fichte. Il est servi par le plus orgueilleux savoir. Et quoi de plus vrai que les paroles de Nietzsche sur « cette maîtrise qu'il a eue des choses toutes menues », sur ce don incomparahle chez Wagner de rendre « les couleurs de l'automne tardif, le bonheur indescriptible- nient émouvant des joies dernières, suprêmes et infiniment brèves (') »?

De tous ces hommes, aucun n'a été étranger à Nietzsche. Cette culture de toute une région fut celle ont plongé ses ancêtres les plus directs. Comment croire qu'ils n'en aient rien retenu et ne lui en aient rien transmis? Ne nous a-t-il pas dit comment il lisait et écoutait : « De même que les Italiens s'approprient une musique, en l'at- tirant dans le sens de leur passion, ils l'incorporent ' ainsi je lis les penseurs et je fredonne à leur suite leurs mélodies : Je sais que derrière les paroles froides s'émeut le désir d'une âme que j'entends chanter. Car mon âme aussi chante, quand elle est émue (^). »

II

LES AÏEUX ET LA PREMIÈRE ENFANCE. ROECKEN (1844-1850)

Si quelque disciple de Gustave Freytag venait à com- pléter les Bilder aus der deutschen Vergangenheit, il lui

(') Frôhliche Wissenschafl., ;^, 87 ( W. V, p. 120). Nietzsche contra Wagner, VIII, p. 185.

(*) Morgenrôthe, posth., § 605 (IF. XI, 386).

LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 33

faudrait, pour des époques différentes, retracer la vie du presbytère protestant dans les campagnes et dans les petites villes d'Allemagne. Goldsmith, auxvni° siècle, avait appelé sur la sentimentale simplicité du presbytère anglais les sympathies européennes. La Louise de Voss grandit jusqu'à la poésie l'idylle rustique du pasteur allemand, et Gœthe dit, dans Wahrheit und Dichtung, le charme tout homérique de cette royauté rurale des esprits que le luthéranisme a conférée à ses plus humbles desser- vants. Ce qu'il entre dans les couches populaires de cul- ture supérieure par la diffusion de la parole biblique interprétée par des hommes exercés, ce que représentent aussi de force morale conservatrice et philistine cet ensei- gnement et cette simple et confortable vie, serait l'objet de la plus nécessaire et de la plus difficile enquête. Il est sûr avant tout que les familles pastorales ont été pour l'Allemagne une des plus fécondes pépinières d'hommes de talent. La famille de Nietzsche a été une famille de pasteurs, comme celle de Bach a été une famille de musiciens (*). Nul doute qu'il ne faille s'expliquer ainsi la sérieuse préoccupation qu'il a toujours eue du christia- nisme et de son action dans le monde.

Dans la lignée authentiquement attestée, on ne peut remonter au delà de la troisième génération. Déjà le bi- saïeul de Nietzsche, ce grand et beau cavalier, inspec- teur des contributions indirectes, qiii à quatre-vingt-dix ans encore parcourait à cheval les routes de son ressort d'ins- pection entre Bibra et Freyburg, s'efface dans le j^assé ('). A partir de lui, les physionomies des descendants se pré-

(*) '< Tous les presbytères de ses ancêtres ecclésiastiques, si on les jux- taposait, formeraient à eux seuls un joli village », a dit spirituellement Cari Albrecht Bernoulli, Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche, 1908, t I, p. 61.

C) E. FoERSTER, Der Junge Nietzsche, 8.

AHDLER. II.

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cisent. J'ai pu parcourir ce « Salon des Souvenirs » si captivaut au Nietzsche- Archiv, se conservent les por- traits des aïeux. Ils vous regardent avec des physionomies loyales et sont tous d'une carrure très rustique. A coujî sûr la souche était résistante. Us étaient cultivés aussi. Déjà l'aïeul Friedrich-August-Ludwig- Nietzsche (1756 - 1826) fut ecclésiasticjue et écrivain. Il avait étudié à Leipzig : Morus, Kœrner, le philosophe Platner, les deux Ernesti avaient été ses maîtres. Zollikofer, qu'il connut ]3ersonnel- lement, fut le modèle qu'il tâcha de suivre dans l'élo^ quence de la chaire ; et il lui emprunta sans doute, avec son orthodoxie éclairée, une conception du sermon digne de VAufklânmg^ et moins propre à édifier le cœur qu'à l'instruire par de sages préceptes. Il avait occupé vingt ans (1783-1803) la paroisse de WoUmirstaedt en Thuringe, quand la petite ville saxonne d'Eilenburg l'élut pasteur. Il eut au plus haut degré le sens du prosélytisme, si fré- quent chez les Thuringiens. Il avait écrit un livre Die hôchst nôtige Verbesserung der Dorfschulen (1792), déjà se révèle le souci critique et le souci d'élever le niveau de la culture, qui dictera à son petit-fils des leçons sur l'avenir de notre éducation. Il est improbable que son Gamaliel, oder iiber die immerivàhrende Dauer des Chris- tentums (1796), ait rien de commun avec V Antéchrist à\x plus impie de ses descendants. Mais le titre même de ses Beitrâge zur Befôrderimg einer vernunftigen Denkungsart iiber Religion, Erziehiing, Untertanenpflicht und Men- schenleben (1804), déploie, sous son titre herdérien, un programme de recherche digne du plus grand moraliste. Il y a eu de la sorte dans cette famille un dressage moral, qui dura un siècle. Des contemporains louent dans l'aïeul un sens délicat du devoir, une dignité affable, une grande sûreté de cœur, et cette philosophie de la vie, dernier legs que le xvin^ siècle chrétien laissera à Friedrich

LA souche: et LADOLESCENGE 35

Nietzsche, et qui de toutes les souffrances de l'homme tire un enseignement de perfectibilité morale (*).

Cet excellent prédicateur avait épousé une Krause, d'une famille venue du plateau central thuringien, du Vogtland, et on était fréquemment théologien aussi. Un homme de cette souche, Johaun-Friedrich Krause (1770-1827), n'est pas un inconnu. Il professait à l'Univer- sité de Kœnigsberg à l'époque de Kant. Il succéda à Herder comme surintendant ecclésiastique du duché de Saxe-Weimar. C'est de ce Krause que viennent les yeux noirs étincelants qui brillaient d'une flamme si méditative dans la physionomie de l'arrière-petit-fils.Mais aucun des Krause ne les eut plus éloquents dans un visage décidé et ailable que cette Erdmuthe Nietzsche, femme de Friedrich- August-Ludwig, qui fut la grand'mère de notre philo- sophe. Elle seule peut-être était née fragile. C'est pourquoi une femme crut conjurer le sort en conseillant de lui donner le nom d'Erdmuthe, « afin qu'elle demeurât fidèle à la terre » (^). « Rester fidèle à la terre » est un précepte d'une théologie un peu séculière qui désormais se trans- mettra dans la famille des Nietzsche : le Zarathustra ne l'oubliera pas.

L'homme d'élite vrai que produisit cette famille ne fut pas celui qui conquit le plus de dignités. Ce fut Karl- Ludwig Nietzsche, théologien lui aussi, père de Friedrich. Il n'y a pas d'homme dont Nietzsche ait parlé avec plus d'admiration tendre. L'a-t-il idéalisé par piété filiale? Des témoignages non douteux le dépeignent grand, mince, exact et doux, d'une grande finesse de manières,

(*) M"* Foersler n'a pas indiqué la source elle puise Biogr., I, p. 7. el Der Junge Nietzsche, p. 4. Je donne ses renseignements, un peu com- plétés, d'après une chronique de la ville d'Eilenburg pour l'année 1829. publiée dans la Frankfurter Zeitung, 19 septembre 1912.

(*) E. FoBRSTBR, Einiges von unsern Vorfahren (Pan, 1899, p. 215).

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avec un talent rare pour la poésie et la musique. Nietzsche a dit depuis : « On est beaucoup plus l'enfant de ses quatre grands-parents que de ses père et mère ('). » Pourtant c'est à son père qu'il a cru ressembler dès son enfance ; et c'est son image qu'il se proposait comme un exemple de perfection: « Je ne suis qu'une réédition de mon père ; et je continue sa vie après sa mort si préma- turée », écrit-il dans VEcce Homo (^), Son talent et sa dis- tinction avaient désigné Karl-Ludwig Nietzsche pour être, tout jeune, précepteur des petites princesses de Saxe-Alten- burg. Ces princesses sont encore venues à Bâle, plus tard, voir Nietzsche, en souvenir de leur maître. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV remarqua le jeune pasteur, et lui donna, pour ses débuts, cette paroisse importante de Roecken, devait naître, le 15 octobre 1844, l'enfant de génie qui porte les prénoms de ce roi de Prusse.

A l'arrière-plan des souvenirs de Nietzsche, il y aura toujours ce presbytère natal de Roecken, sur l'ancien champ de bataille de Lùtzen, deux fois sanglant. Une église moussue domine la bourgade ; des étangs ourlés de saules étincellent sur la plaine triste et ils y débordent au printemps. Près du cimetière, on voyait la maison du pasteur. Toute rustique avec sa grange et ses étables, elle surgissait entre un verger et un jardin très fleuri (=•). Les rosiers grimpants et la vigne vierge envahissaient les murs. Des charmilles invitaient au repos. Au premier étage, un cabinet de travail aux rayons surchargés de livres et de rouleaux manuscrits était le refuge du stu- dieux ecclésiastique. Aux heures de loisir, Karl-Ludwig Nietzsche se mettait au piano. Passionné de musique,

(') Nachlass de 1882-1888 (W., Xlli; 28'J).

C) Ecce Homo {W., XV, 17).

(3) On en trouvera la photographie dans E. Foerster, liiogr., I, p. 368.

LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 37

il improvisait à ravir. Il était un Thuringien de l'es- pèce raffinée, « délicat, aimable et souffreteux, comme destiné à une existence tout éphémère, et comme s'il eût été une réminiscence de la vie plutôt que la vie elle- même » ('). Le danger constant qui le menaçait le faisait vivre « dans un monde de hautes et délicates choses ». Il suffit à son fils d'avoir reçu de lui cet héritage de fra- gilité, et d'avoir eu comme lui « un pied par delà la vie » pour être initié à tout ce qui ne s'ouvre qu'à des âmes ainsi environnées de périls. Il se sentait naturellement supérieur ; n'ayant pas l'habitude de vivre avec des égaux, il n'éprouvait pas que les droits fussent égaux pour tous : il était d'instinct un aristocrate : Pacifique avec cela, car il méprisait le ressentiment comme une impuissance et une vulgarité. La complication de cette âme distante dans sa mansuétude est un des traits de caractère qui ont le plus certainement passé à son fils Friedrich .

Les occasions semblent n'avoir pas manqué à ce jeune théologien d'exercer cet ascétisme distingué. Il avait intro- duit dans sa maison la jeune femme la plus différente de son propre caractère. Elle était, celle-là, « quelque chose de très allemand » (*), de très simple, de mobile et d'impétueux. Karl-Ludwig Nietzsche en 1843 était allé choisir au pres- bytère voisin de Pobles une des filles de son collègue Oehler. A dix-sept ans, mignonne, fraîche, coiffée de ban- deaux qui demeurèrent bruns jusqu'à l'extrême vieillesse, assurée d'elle et passionnée, elle sortait d'une de ces fa- milles de pasteurs l'on croit que l'instruction des jeunes filles nuit à leur charme. A eux deux, le jovial pasteur

(•) Ecce Homo{W., XV, 14, 19, 22).

(^) Ecce Homo {W., XV, 13). Richard Oehier, Nietzsches Mtitter {d&ns la Zukunft de Harden, 12 janvier 1907). Franzisca Nietzsche-Oehler vécut de 1826 à 1896.

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Oehler, cavalier et chasseur, et sa robuste femme, fille de gros agriculteurs-propriétaires de Wehlitz, avaient élevé dans la sévérité luthérienne, dans la piété et sous une discipline de fer, onze garçons et filles, bien portants et turbulents. Franzisca Oehler était le dernier de ses sau- vageons ; et transplantée dans le grave presbytère d'un mari plus âgé de treize ans, elle ne semble pas s'être faite sans efforts à sa vie nouvelle. « Les dissonances non résolues entre le caractère et les croyances des parents se prolongent dans l'enfant et font l'histoire de sa souffrance intime », a écrit Nietzsche depuis (0- Les Oehler avaient des croyances chrétiennes et un caractère profane. Les Nietzsche étaient des ascètes, mais avec du raffinement de libre pensée. Les uns et les autres étaient impérieux, mais exprimaient dans des formes différentes leur besoin de dominer. Dissonances dont le prolongement a fait la souffrance intérieure de Nietzsche.

A côté de son mari, trop délicat, trop amenuisé par l'intelligence, cette jeune femme, ronde, rose, vive et batailleuse, représentait la vigueur et la vie. De leur mariage, tout uni, il naquit après Friedrich deux autres enfants : une fille, Elisabeth, qui parait ressembler surtout à sa mère; un jeune frère, Joseph. La tendresse des époux, durant ces six années de leur vie commune, fut réciproque et profonde. L'entente fut plus difficile avec ]yjme Erdmuthe, la belle-mère, et avec M'"" Rosalie Nietzsche, établies aussi au presbytère de Roecken. Le didactisme de la vieille fille et la vivacité de la jeune maî- tresse de maison se livrèrent plus d'une escarmouche. Le pasteur, ulcéré, fermait les yeux, se perdant dans ses rêves.

L'idylle dura, traversée d'orages vite apaisés. Au mois

Cj Menschliches, l, G 379 {W., II, 301).

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de juillet 1849 le malheur entra dans la maison. Quelle en fut la cause ? Est-ce cette chute que fit Karl-Ludwig un soir d'août 1848, où, rentré tard, il buta sur le seuil et tomba du haut perron de sa maison ? Sa chute fut-elle cause ou effet d'une lésion cérébrale ? On ne saurait le dire. Pourtant on ne peut négliger le témoignage de son fils, qui dans cet accident a toujours vu une prédesti- nation morbide. Les douleurs de tête lancinantes lui lais- sèrent une accalmie au printemps de 1849. Le pasteur Nietzsche put instruire son fils. Puis en juin, elles reprirent. Il se sentit perdu. Il mourut le 30 juillet. A peu de mois de là, le dernier né, Joseph, le suivit. Les Nietzsche quittèrent alors le bourg de Roecken. Une nuit d'avril en 1850, de hautes voitures chargées attendaient dans la cour. Un chien aboyait tristement à la lune. Le Zarathustra dira combien fut triste ce jappement d'un chien à la lune, la nuit le presbytère de Roecken devint pour Nietzsche une maison étrangère (').

m

NAUMBURG (1850-1858)

L'enfance importe beaucoup chez un philosophe qui a dit plus tard que la perfection humaine serait de rede- venir un enfant. 11 y a du souvenir dans cet idéal. Mais on peut assigner une autre raison. Nietzsche a souvent écrit, dès sa première philosophie, que la nature gaspille ses forces avec une prodigalité coupable. Elle ne travaille pas avec suite à la sélection des hommes supérieurs. Le philosophe comme l'artiste sont chez elle une réussite rare. Nietzsche a noté à propos de Schopenhauer les con-

(•) Zarathustra, Vom Gcsicht imd Rtitsel. ( W., VI, 232, 233.)

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ditions « dont le concours, dans le cas le plus favorable^ empêche le génie d'être étouffé » (*). S'il a repris depuis la théorie platonicienne de la sélection savante du génie,, c'est en songeant à son propre développement difficile.

Pourtant quelle enfance mieux choyée ? Sa supériorité s'est imposée d'emblée. Son grand-père Oehler la devi- nait. Les camarades la reconnaissaient. On a recueilli de Nietzsche adolescent les moindres essais de composition poétique ou musicale. Toujours de tendres regards ont surveillé en lui le génie qui couvait. Mais il n'a peut-être pas toujours eu les meilleurs guides, el une tendresse mêlée de préjugés est parfois une entrave. Il faut tâcher de tirer un enseignement de ce que Nietzsche nous a confié. Il a aimé tout jeune à s'analyser, à s'arrêter pour méditer aux tournants de la route (*). M""® Foerster a mis en évidence ces confessions d'une âme qui se cher- chait avec un scrupule très précoce. Discrètement, elle a voulu s'effacer et laisser parler Nietzsche. Elle apporte beaucoup de menus souvenirs personnels, avec une abon- dance où rien n'est inutile. Sans redire par le menu ces anecdotes, on tâchera ici de les faire parler, ainsi que toutes celles amoncelées par les autres témoins de la vie.

Naumburg, quand s'y installa la mère de Nietzsche, était une petite ville ceinte de remparts et de fossés profonds, franchis par cinq ponts-levis qui se relevaient le soir. Une des plus belles cathédrales d'Allemagne sur- gissait des toits enchevêtrés qui composaient alors cette

(') Schopenhauer als Erzieher, $ 1 (W., I, 471).

(") Nous avons de la sorte un récit de son enfance rédigé par Nietzsche en 18S8; un carnet rédigé à Pforta depuis 1860; des fragments autobiogra- phiques écrits en 1865 et 1869. Ils sont épars dans l'ouvrage de M"' Foerster. La lettre à G. Brandes du 18 avril 1888 est une véritable autobiographie. Des confesssions nombreuses se trouvent dans le Nachlass. VEcce Homo- est un dernier regard j«té sur son passé, 1888.

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ville, bâtie au xvi'' siècle et remaniée au xviif. Il faut avoir pour ces détails le regard que Nietzsche jetait sur la jeu- nesse de Gœtlie. « L'âme conservatrice et respectueuse d'un homme attaché à l'antiquité passe dans ces choses et s'y prépare un nid discret. L'histoire de sa ville devient sa propre histoire (*). » Quatre femmes en deuil, l'aïeule, M""" Nietzsche-Krause, et les deux tantes Augusta et Rosa- lie Nietzsche, enfin la jeune veuve, Franzisca Nietzsche- Oehler essayèrent de vivre dans la même maison. Elles se dévouèrent toutes à l'éducation de ces deux enfants, Friedrich et Lisbeth. De fréquents séjours à Pobles, chez le grand-père Oehler, mitigeaient la dureté d'une trop subite transplantation à la ville. Plus tard, le besoin d'm- dépendance de M™® Franzisca Nietzsche se fit plus impé- rieux : et elle loua pour elle seule la maisonnette elle vieillit et dont le jardin avait des allées si ombreuses.

Friedrich 'Nietzsche a grandi là, entre ses jeux et ses premières tâches d'écolier. Il fut un enfant taciturne, d'un maintien grave et de manières distinguées (*). Car une ombre de mélancolie planait, depuis la mort du père, sur cette enfance qui aurait pu être si heureuse. Cette sagesse d'enfant en deuil, traversée de courtes, mais violentes explosions passionnées, était au ton de la vieille petite ville loyaliste de nombreux fonctionnaires retraités entre- tenaient le respect des formes compassées. Friedrich Nietzsche fut réfléchi, loyal et droit, comme ce père qu'on pleurait autour de lui, et auquel il aurait tant voulu res- sembler. Il accomplissait ponctuellement tous les devoirs une fois acceptés. On le vit rentrer de l'école primaire à pas mesurés sous la pluie torrentielle ; et, aux reproches de sa mère, il objecta que le règlement scolaire prescrivait

(*) Schopenhauer als Erzieher, g 3 {W., I, 303). (•) E. FoERSTKR, Biogr., I, 30-32.

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aux élèves de quitter l'école sans course désordonnée (^).

Nul camarade n'eût osé prononcer devant lui -une parole grossière. Son regard tranquille et méprisant les paralysait. Ses grands yeux profonds étaient chargés d'une pensée qui mûrissait. Surtout il était sans replis. Un Nietzsche, qui se croyait descendant de comtes polo- nais, avait-il le droit de mentir (^) ? Ce fut la première forme ingénue que prit dans ce cœur d'enfant la doctrine de l'héroïsme de la vérité. Il était d'une sévérité et d'une sincérité outrée avec lui-même. Un jour, pour une quête en faveur de quelque mission, il voulut apporter son offrande. Il se sépara aisément d'une boite de soldats de plomb et d'un livre d'images ; sa sœur, avec plus de dou- leur, d'une poupée. Friedrich eut des remords parce qu'il n'avait pas donné « sa cavalerie, ses régiments les plus beaux et les plus chers » ('). Seul le sacrifice le plus lourd est probant. Ainsi plus tard a-t-il de préférence fait à sa vocation les sacrifices les plus difficiles.

Si délicat qu'il fût de sensibilité, il ne faut pourtant pas se le représenter frêle au physique. Il était de taille moyenne, mais ramassée et solide, haut en couleur, grand marcheur ; il excellait à la nage, au patinage. Il est resté très longtemps très enfant. Il a pu regretter que Richard Wagner n'ait pas eu une enfance naïve. Il a reproché plus tard aux temps modernes de dessécher l'ingénuité surtout chez les enfants précoces et bien doués. « L'enfant est innocence et oubli, recommencement, puis affirmation sacrée de la vie. » L'enfance de Nietzsche fut telle. Jamais écolier ne s'attarda plus longtemps à des jeux plus sim- ples. M""^ Foerster les relate avec un soin tendre dont elle s'excuse. Un commentaire ingénieux (*) a dit l'importance

(*) E. FoERSTEft, I, p. 31. (^) Ibid., I, p. 84. (^) Ibid., I, p. (*) Karl Joël, Nietzsche und die Homantik, pp. 78, 348, 349.

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de ces détails. Il inventait des jeux qu'on aurait cru empruntés à un conte d'Hoffmann ou d'Andersen. Il vivait dans le royaume d'un « roi Ecureuil », devant le- quel défilaient ses soldats de plomb. 11 construisait des temples grecs aux somptueuses colonnades, des châteaux forts crénelés, des galeries de mines qui aboutissaient à des lacs souterrains.

Que prouvent ces jeux? La faculté de symboliser. Un objet tout menu et familier se transfigure par la significa- tion immense et lointaine qui s'y attache. La petite sœur devient le géant Polyphème ; quelques miettes de pain sont les brebis grasses que Friedrich, pirate rusé formé à l'école d'Homère, veut lui ravir.

Ces jeux pour lui sont graves, il s'y donne tout entier, et trop quand ils sont belliqueux. 11 blesse sérieusement une petite amie d'un coup de javelot hellénique. La guerre de Crimée surexcite son imagination déjà prédisposée aux visions farouches. Un Sébastopol en miniature surgit, construit de ses mains avec du sable. Il se plait aux grands incendies nocturnes d'une flotte de papier. Comme il est de famille conservatrice, il va sans dire que ses sympathies vont aux Russes. Et, le didactisme thuringien reprenant le dessus, il écrit des traités sur « Les ruses de guerre », compulse des traités de tactique pour jouer plus consciencieusement. N'est-il rien resté à l'homme de cette méthode méticuleuse dans le jeu, de cette fantaisie qui transfigure le réel, de cette fidélité aux affections, qui chez lui fut tenace jusqu'à la souffrance ?

Il n'oubliait rien. Ce qu'il voyait se gravait en lui avec force. C'est une vision réelle que celle de ces saltim- banques qui tendent une corde entre une tour de la ville et la maison d'en face, et tandis que l'un d'eux s'agenouille au milieu de la corde, l'autre franchit d'un bond le corps de son camarade et continue son chemin. Le Zarathustra

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n'a pas oublié cette scène. Le philosophe aura pitié du pauvre banquiste obligé de vivre du péril ; et le premier disciple de Zarathoustra sera un homme qui mourra du danger le met quotidiennement sa profession. C'est pourquoi Zarathoustra l'ensevelira de ses mains (').

Faut-il ajouter que Nietzsche était pieux? Le christia- nisme de la maison paternelle lui était devenu comme « un épiderme de santé » . L'accomplissement des devoirs chrétiens le satisfait comme une intime joie. Il l'a raconté longtemps après aux témoins les plus divers (^). Tout enfant, il savait réciter des versets de la Bible et des can- tiques avec une expression qui touchait jusqu'aux lar- mes (*). L'exercice quotidien de la prière devenait sur ses lèvres d'adolescent un petit chef-d'œuvre d'émotion reli- gieuse. « A douze ans, a-t-il écrit plus tard, j'ai vu Dieu dans sa magnificence. » N'a-t-il vu que Dieu? Son imagi- nation à la fois artiste et critique déjà s'éveillait. Il a imaginé et peut-être vu, dans une vision d'une égale viva- cité mystique, l'Antéchrist ; et, à de certains moments, il a cru que l'Antéchrist, issu de Dieu lui-même, parta- geait avec lui la souveraineté du monde (*).

Rien n'est plus instructif que ces revirements brusques de son imagination. Sa pensée où, tout se grave, épuise les idées et les pousse jusqu'à leur contraire, par besoin d'in- tégrité. Elle prend spontanément un rythme hégélien, qu'elle ne perdra plus. Cela se voit bien dans ses premiers essais versifiés.

Le conseiller à la Cour d'appel Pinder, père d'un

(') Zarathustra. {W., VI, pp. 21, 23.)

(*) M°" Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, 1894, pp. 47-80.

(') Témoignage d'un condisciple. V. E. Fobrster, Biogr., I, p. 30.

(*) Généalogie der Moral. Vorrede, g 3-(H'., VII, 290). Vorreden-Materia ^1885-1888), § 200 {W., XIV, 347).

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condisciple, l'avait initié à la poésie lyrique allemande dès l'âge si malléable de la dixième année. Tout aussitôt ses lectures prennent forme d'art. Il n'est pas sans impor- tance qu'il ait distingué trois périodes dans sa poésie d'écolier entre 1854 et 1858. D'abord, il eut le goût de l'hé- roïque et de l'horrible, des scènes d'ouragan et d'orage. Puis il se dégoûta de cette poésie violente et rocailleuse ; mais au lieu de la grâce qu'il cherchait, il n'atteignit qu'une mièvrerie parée des fleurs fanées d'une rhétorique vieille. Alors il résolut de concilier ces antithèses, la force et la beauté. Il voulut être limpide et plein de pen- sée, se proposant pour modèles les poèmes de Gœthe « d'un*e limpidité d'or si profonde » ('). Ce qu'il faut re- marquer, c'est cette fluctuation consciente, qui va d'un contraire à l'autre et concilie les extrêmes après avoir éprouvé le danger qu'il y a à persévérer dans l'un d'eux. Il ne procédera pas autrement dans l'âge viril. L'instinct enfantin trouvait déjà sa route. Déjà aussi il redoute une « poésie de l'avenir » qui parlerait en images singulières, chargées de revêtir des pensées confuses, mais d'appa- rence sublime, « dans le style du second Faust ». Il a peur instinctivement, on peut le dire, de sa destinée, et il la repousse. Il a « la haine de tout ce qui n'est pas clas- sique » (*).

Il en fut ainsi en musique. Le don musical luttait avec une force impérieuse chez lui contre le don littéraire. Sa passion encore est tout de suite indiscrètement produc- tive. A neuf ans, il avait commencé à jeter sur le papier des textes bibliques accompagnés de plain-chant (^). Dans une maison amie fréquentait Félix Mendelssohn, il entendait interpréter avec justesse les grands maîtres clas- siques et romantiques. Sous les voûtes de la cathédrale,

(«) E. FoBRSTER, Biogr., I, p. 76. {"■) Ibid., I, p. 77. (') Ibid., I, 190.

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il allait écouter les oratorios de Bach. Berlioz et Liszt, « ce cfu'on appelle la musique de l'avenir », lui parais- saient obscurs et artificiels. « Mozart et Haydn, Schubert et Mendelssohn, Beethoven et Bach, voilà les piliers sur lesquels nous nous appuyons, la musique allemande et moi (*). » Et il faut noter cette assurance du moi, qui tout de suite prend ses racines jusqu'au tréfonds de la musique allemande.

Ainsi se prolongeait pour l'adolescent cette vie dans l'idylle. Quel danger se fût insinué par une vie si simple dans cette intelligence naïve? Mais les dangers qui la menacent lui sont intérieurs. Il a décrit, en 1864, ceux qu'il discernait. L'absence d'une surveillance paternelle , une curiosité insatiable, qui risque de compromettre le travail solide. Il eut une impatience de savoir univer- sel»). Pour l'instant, il s'ouvrait aux influences multiples et s'enrichissait. Il avait passé quelques années au gym- nase de Naumburg, aux côtés de ses camarades Wilhelm Pinder et Gustav Krug. Mais sa tante Augusta Nietzsche étant morte, suivie de près par la grand'mère, ce fut le temps une discipline plus rigoureuse fut imposée à l'esprit de Friedrich par son entrée à Schulpforta.

IV

PFORTA (l8o6-1864)

Pforta est une petite république scolaire unique de son espèce en Allemagne. Dans une vallée charmante entre Kœsen et Naumburg, de vieilles murailles enclo-

(*) E. FoERSTER, Biogr., I, p. 72.

(-) C'est peut-être à lui-même qu'il songe, quand il décrit ce trait chez- Wagner (»., I, b03).

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sent le vieux couvent. Un vaste jardin est semé de villas pour les maîtres. Au centre, le bâtiment scolaire reste attenant au cloître destiné à la promenade des Bénédictins d'autrefois. Les maîtres élisent leur recteur et gouvernent en corps l'institution. Les élèves eux aussi se gou- vernent; on choisit parmi eux les moniteurs surveillants. Nietzsche fut reçu à Pforta au mois d'octobre 1858. Il nous a décrit cette vie monacale et frugale (') ; et il en trouvait lourde la contrainte. Il lui a été dur d'être séparé de sa sœur, de Wilhelm Pinder et de Gustav Krug. Il ne pré- voyait pas alors qu'il trouverait à Pforta quelques-unes des amitiés les plus durables de sa vie. Puis, avec son habituelle résignation devant la destinée, il décide « de tirer un bon parti de ces années pesantes, de peur qu'elles ne restent vides ». Il se promet de se parachever égale- ment dans les sciences, dans les arts et dans tous les talents même corporels {"-).

I. Les études secondaires de Nietzsche. Si l'on songe que son expérience de l'enseignement secondaire allemand est surtout acquise à Pforta, et qu'il a fait de cette expérience une cruelle analyse dans les leçons de 1872, Ueber die Zukunft unserer Bildungsans- talten, on devrait penser qu'il souffrit aussi dans son esprit. « Nous n'avons pas d'institutions de culture ! » s'écriera-t-il. Ce désespoir n'était pas le sien, quand il entra au gymnase de Pforta. Il tomba sur des maîtres excellents. Plusieurs ont laissé un nom dans la science. La sévérité avec laquelle, étudiant juvénile, il a parlé des travaux confus du vieux Steinhart sur Platon (») ne l'a

(') Voir son Tagebuch de Pforta, dans E. Foerstek, Biogr., I, pp. 100-126; Der junge Nieizsclie, p. 83. C) Ibid., p. 92. (') Lettre à Deussen, mai 1868 (Corr., I, p. 102).

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pas empêché de dire en 1866 : a Que sera Pforta sans Steinhart ? » Le germanisant Koberstein avait écrit un immense manuel de littérature allemande, qui n'est nullement un répertoire informe de faits : il parlait avec une tendresse intelligente des grands romatitiques, de Novalis, de Friedrich Schlegel, de Fichte, qui tous avaient été formés à Pforta. Nietzsche est redevable à cet ensei- gnement de la connaissance approfondie qu'il aura d'eux. Le latiniste Corssen, fantasque, aimable et gai, pour- suivait de vastes travaux sur le déchiffrement de l'étrusque. Mais il savait aussi donner à des adolescents la notion de la pureté latine.

Ce fut une impression durable que laissa à Nietzsche le centenaire de la naissance de Schiller célébré avec éclat le 9 novembre 1859. L^n peu de son culte des héros est sorti de l'esprit qui organisa ces fêtes. Koberstein fît remarquer combien les grands poètes de l'Allemagne avaient contribué à unifier la nation par la pensée, et Nietzsche acceptaitcet enseignement (*). Schil- ler est le premier maître de Nietzsche. Les grands immo- ralistes schillériens, en lutte contre les puissances éta- blies et contre la force aveugle des foules et qui tou- tefois descendent tragiquement sur l'horizon comme « un coucher de soleil sanglant », voilà ceux qu'il aime d'un enthousiasme juvénile. Dans les Brigands les caractères lui parurent presque surhumains : le mot est de lui, et il est de 1859. Un nom tiré de Lessing et cette dramaturgie schillérienne lui suggèrent d'écrire un fragment intitulé Philotas : l'homme de guerre sévère, qui a gardé l'orgueil d'être un Grec, tient tête à Alexandre gagné JDar la noblesse et environné par la servilité persanes. Mais il

{') Corr., V, 7.

LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCE 41)

n'est pas jusqu'aux mercenaires perses qui ne parlent comme les soudards du Camp de Wallenstein (').

Shakespeare eut son tour, quand Koberstein solennisa son troisième centenaire, en 1864, par une conférence publique Nietzsche récita le rôle de Percy Hotspur (^). Les études antiques pourtant l'emportaient à Pforta. Nietz- sche allait d'emblée aux écrivains dont la forme est plas- tique et passionnée, mais périodique et drue, à Salluste, à Tacite ; et, sur le tard encore, il s'enorgueillissait de l'étonnement qui s'empara de Corssen, quand ce bon philologue dut donner la meilleure note à son latiniste le plus novice, tant ce débutant avait su pénétrer jusqu'à l'esprit même de la prose sallustienne (^). Eschyle, So- phocle, Platon, dont il adora le Banquet^ les lyriques grecs lui furent familiers dès lors.

Se sentant stimulé fortement, on conçoit qu'il se soit fait peu à peu à sa vie recluse. Elle eut pourtant quelques amertumes. Il lui arriva d'être mis au cachot et privé de sortie pour une boutade caustique et un jour qu'il se livra, contre son habitude, à des libations trop co- pieuses (*). La désapprobation de sa mère ajoutait alors à son chagrin. Très tendre, M"'^ Nietzsche multipliait pour lui les menues gâteries, mais n'épargnait pas les mora- lités. Les envois de pâtisseries voisinaient dans les colis avec les reproches affectueux. Il tâchait alors de ne plus mériter ces reproches, mais jugeait quelquefois que la discipline aussi de Pforta manquait de tact (■ ). Des excur- sions dans les montagnes voisines tempéraient la mono- tonie de l'internat. Sa mère et sa sœur, le dimanche après- midi, le venaient voir quelques heures.

(*) E. FoERSTER, Biofjr., I, pp. 115-129. V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 63. (-) Deossen, Erinnerungen, p. 10. (') Gœtzendaemmerung (H'., YIll, 166). (*) Corr., V, 28, 31. (») Corr.. V, 27, 29, 31.

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La liberté qu'il sut se faire consista surtout dans un vagabondage intelligent à travers les livres. Il en dres- sait de curieuses listes, quand on lui demandait les cadeaux de Noël qu'il souhaitait : Jean-Paul Richter y côtoie le Tristrani Shandy de Sterne ; et déjà, signe de maturité, Cervantes a son admiration autant que Kleist. A peine si une prédilection pour le Rœmerzug de Gaudy atteste chez Nietzsche adolescent une persistance de mauvais goût. Mais l'aventure barbare qui déversait sur l'Italie les multitudes de falives blonds lui fait illu- sion sur la non-valeur littéraire du poème. Il retrouva les exigences de son goût rigoureux, quand un librelto de Schumann le mena au Manfred de Ryron, auquel s'ajou- tèrent bientôt Sardanapale^ Marino Falieri^ et les Deux Foscajn. La mélancolie des romantiques allemands, non moins héroïque, traversait de sa plainte musicale l'impé- tueux désespoir byronien.

A Pobles, pendant les courtes vacances d'automne, la bibliothèque de l'aïeul l'invitait aux lectures médi- tatives ('). Il approfondit ainsi Novalis, tant aimé de son maître Koberstein, 11 apprit de lui que la résistance du monde matériel n'est peut-être que notre propre défaut d'activité, et qu'il n'est pas d'autre fatalité pour nous opprimer que l'inertie de notre esprit ('). Un autre romantique, Souabe celui-là, Justin Kerner, aflirmait par des observations précises que pour quelques hommes l'entrave de la pesanteur n'existe plus. Le Zarathustra se souviendra d'une page des Blaetter ans Prevorst^ des hommes franchissent la mer près des îles de Sicile, sans toucher la terre ni les flots, avec une légèreté de fantômes.

(') E. FoERSTER, Biogr., I, p. 153.

(*) Novalis, Werke. Ed. Minor, 1907, t. II, p. 198. « Das Fatum, das uns dn'ickt, tst die Triiglieil unseres Geistes. »

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Avec cela, sa science historique allait se consolidant. Il absorbe d'immenses lectures sur la Révolution fran- çaise ('). Il fait des extraits soigneux de V Histoire de la littérature au xvni' siècle par Hettner ; et comment ne pas remarquer que, parmi tant d'historiens, il choisisse celui qui tient le mieux compte du lien qui joint la culturç^ littéraire de l'Allemagne à sa culture musicale (-) ?

Car son goût et son savoir musical aussi se forti- fiaient. Plus que jamais Nietzsche improvise et compose ; mais il apprend aussi. A son goût de Haydn, dont les symphonies lui paraissent, en 1863, « gracieuses et tou- chantes dans leur charme enfantin » (•), se joint depuis quelques années la prédilection pour Schumann. Les lieder, le Requiem pour Mignon, les Fantaisies, les Scènes enfantines remplacent pour lui les classiques. Dès lors, il lui était difficile d'en rester à ses sévérités pour la musique nouvelle. Schumann n'avait-il pas le premier introduit Berlioz en Allemagne, et reconnu en lui « la terreur des Philistins » (*) ? Ses feuilletons n'avaient-ils pas, les premiers, glorifié Franz Liszt ? « On ne cesse pas d'apprendre, disaient les Règles de vie musicale, du méditatif musicien ('). « La musique est de tous les arts le plus tardivement développé (^). » Conviction qui fera son chemin dans l'esprit de Nietzsche, et qui se retrouvera dans Menschliches , Allzumenschliches (').

Pour l'instant, Schumann lui faisait comprendre que « l'intelligence des maîtres les plus individuels de la musique est difficile » aux simples ('). A mesure que sa sensibilité s'affinait, il goûtait mieux les harmonies dis-

(') Il la connut d'abord par Ar.\d, Gesch. der franz. Révolution,' Irf.'il. (2) Corr., Y, 35. (») [bid., V, 33; p. 11, 13, 42. (♦) Scuumas.x, Mmik und Musiker, Ed. Reclam, II, p. 203. (») Ibid., III, p. 17y. («"M Ibid., I. p. 41. (') II, r, 171 {W., III, 90). («) ScHUMA^[», I, p. 41.

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sonantes qui permettent à la musique moderne de noter des nuances plus subtiles de l'émotion. « Qui ne s'est point, écrivait Schuniann, un soir assis au piano, au crépuscule, et, tout en improvisant, n'a, sans le savojr, fredonné une mélodie?» €ette difficulté de préciser le sentiment sans paroles, mais avec toutes ses sonorités subconscientes, est celle qui préoccupait Nietzsche. « Quand il m'est permis de méditer quelques minutes, écrit-il en 1863, je cherche des paroles pour une mélodie que je tiens et une mélodie pour des paroles qui préexistent. Mais paroles et mélodie, dont je dispose, ne s'accordent point entre elles, bien que jaillies d'une même âme. Tel est mon sort (') ! »

Toute sa vie, ce mystique musical cherchera la mélo- die digne d'accompagner sa pensée. Il crut longtemps que la pensée jaillissait de la mélodie. Puis un jour, il comprit qu'il lui fallait pénétrer de musique le langage des idées lui-même et créa, pour l'expression de son âme sonore, la prose la plus imprégnée de mélodie que les Allemands aient écrite.

Les essais auxquels Nietzsche s'évertuait impérieuse- ment n'avaient pas d'autre valeur que de le former. Ses vacances de 1862 se passaient à composer des « Esquisses hongroises ». Lenau et Petœfi avaient une notoriété récente. Il écrit sur leurs poèmes des mélodies du genre de Schumann : Heldenklage, Nachts auf der Haide, Haideschenke, Zigeimertanz, Heimweh, et d'autres sur des motifs serbes (*). En 1860-1861, il avait composé un Oratorio pour Noël comme pour rivaliser avec les grands

(') Lettre à sa mère et à sa sœur, septembre 1863 {Corr., V, 41). Raoul RicnTER, Fr. Nietzsche, p. 18 a, le premier, fait remarquer Tim- portance de ce texte.

(-) Corr., V, 26'; E. Foerster, Der jitnge Nietzsche, 106, et Abel Barabas, Nietzsche et Petcefi (Revue Hongroise, 13. mars 1910, p. 327 sq.)

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souvenirs de la cathédrale de Naumburg. Et déjà on y percevait quelques sonorités de la musique wagnérienne la plus tardive, de celle qui n'était encore écrite. Un jour à Naumburg-, plus tard, comme il préparait sa sœur aux représentations prochaines de Parsifal^ une rémi- niscence le frappa : n'avait-il pas entendu quelque part une musique pareille ? Oui : il l'avait entendue d'avance dans son Ame propre. On chercha le vieil oratorio de Nietzsche adolescent. « L'identité de Vémotion et de V expressio7i était fabuleuse (^). »

Pour une pensée aussi active, les années fuyaient, rapides. Dans sa cellule de Pforta, d'où sa fenêtre s'ou- vrait sur un beau tilleul et sur les collines de la Saale baignées de soleil au printemps, il trompait sa solitude, en cherchant à influencer de loin les âmes qu'il aimait (^). La nervosité impérieuse et didactique de son caractère ne se démentait pas. Depuis 1862 sa sœur Lisbeth vivait à son tour éloignée de la maison paternelle, achevant son instruction dans un pensionnat de Dresde. Friedrich ne l'avait rejointe qu'une fois à Pâques durant cette première année. Maintenant, il lui envoyait, avec des tendresses et des poèmes, les conseils d'une pédagogie qui se croyait supérieure. Kleist n'a pas témoigné plus de pédantisme affectueux envers sa fiancée, Wilhelmine von Zenge, qu'on n'en voit dans ces lettres de Nietzsche, élève de seconde Il a souci que sa sœur tire des ressources de cette ville d'art tout le profit qu'on peut s'en promettre. Il veut qu'elle aille fréquemment au musée et il exige des rap- ports circonstanciés. Il s'inquiète du mauvais style de Lisbeth ; lui conseille une méthode d'italien ; la pourvoit de bonne lectures poétiques, Shelley par exemple ; et de

(') Lettre à Peter Gast {Corr., IV, 110). (^) A sa sœur, Pâques 1862- {Corr., V, 22).

34 LA FORMATION DE NIETZSCHE

bonnes lectures théologiques, la Vie de Jésus ou f Histoire de l'Eglise de Karl Hase, théologien d'Iéna ('). Il la voudrait pareille à lui par les croyances et par tous les intérêts de l'esprit.

De même, il tyrannisait à distance les camarades de Naumburg. Robert Schumann avait écrit : « Il existe à toutes les époques une fédération secrète des esprits reliés par l'affinité. Fermez plus étroitement votre cercle, ô vous qui êtes d'une même souche, afin que la vérité de Fart jette une grande clarté (-). » Le besoin d'un clan amical, dont il serait le chef reconnu, avait décidé Nietzsche à créer, en 1860, une société littéraire, quel- ques jeunes gens de son âge s'initieraient aux plus impor- tantes nouveautés et se prépareraient à des œuvres origi- nales. En un temps aucun Allemand ne pouvait se soustraire à la pensée du relèvement national, une telle société ne pouvait s'appeler que Germania. Ils la fondèrent, cérémonieusement, un jour, à l'allemande, sur la tour en ruines du château de Schœnburg. Nietzsche n'a pas dédaigné d'accueillir dans Ucber die Zukimfl unserer Bil- dimgsanstalten le récit de la solennité {^). Aux séances de cette Académie juvénile on lisait des vers, des essais litté- raires ou des études de philosophie. Nietzsche y lut un travail sur la légende d'Ermanarich, y produisit sou oratorio^ ses mélodies hongroises. Il joua du Palestrina, du Schumann et déjà du Berlioz. C'est dans cette humble société qu'il entendit pour la première fois commenter le Rheingold de Wagner, et c'est alors qu'il étudia Tristan und Isolde. On lisait la Zeitschrift fiïr Musik^ fondée par

(1) Corr., V, 19; 10, 20; 13.

(-) Schumann, Musik und Musiker, III, p. 177.

(^) Le- fait est transporté à Rolandseck (ir., IX, 303-306). Nietzsche s'est plaisanté lui-même de cette audace de déformation {Die ganze Rheinscenerie isl erschrec/xiir./t erlogen (Corr., III, 424).

LA SOUCHE ET L ' A D 0 L E S (] E N G E S5

Schiimann, et on prêtait l'oreille à la propagande wagné- riemie commençante. La philosophie de Nietzsche, imbue de Novalis et de Fichte, effleurée par Emerson, se fixait par ces études. On peut d'après un essai intitulé Fatum und Geschichte en retrouver les linéaments.

\\. Philosophie de Nietzsche adolescent. Pour ce lycéen de dix-huit ans, qui a lu les Reden an die deutsche Nation de Fichte, une doctrine ne vaut que si elle s'est faite chair et vie. Le choix d'une doctrine est affah^e de cœur. Nietzsche, à cet âge, considère le christianisme comme la meilleure doctrine, parce que dans le chris- tianisme le salut ne tient pas au dogme, mais à la foi. Mais de même, le christianisme nous dit que Dieu est devenu homme, c'est-à-dire que ce salut, promis par la foi, il ne faut pas le chercher dans l'au-delà, mais sur la terre. Le christianisme fait donc appel à notre énergie. Il veut que nous décidions nous-mêmes de notre destin. Etre chrétien, pour Nietzsche, c'est affirmer cette auto- nomie morale.

Dès lors donc, une question dans sa pensée prime toutes les autres, celle de l'individu. La moralité réelle est l'expression d'un temps et d'un état social ; la morale doctrinale reflète en idée ces besoins d'un temps et d'une société. Morale et moralité sont des résultats historiques. Y a-t-il un terme à l'évolution qui les modifie ? On ne sait. Mais il faut découvrir les causes qui les amènent.

La cause déterminante dernière , est l'homme , l'individu . Par quoi est-il conduit? Est-ce le hasard qui l'entraine?- C'est plutôt son tempérament. Emerson l'avait dit, et les médecins répètent : les événements qui nous. arrivent sont colorés de notre tempérament. Or, qu'est-ce que le tempé- rament, si ce n'est un agrégat de faits physiques et sociaux, qui ont laissé sur l'âme leur empreinte ? Une conformation défectueuse du crâne ou de l'épine dorsale, un-e kérédité

56 LA F 0 11 M A T I 0 N DE NIETZSCHE

mauvaise, une pénible condition sociale, un milieu mono- tone, suffisent à incliner une àme vers la vulgarité. Des influences que nous ignorons nous déterminent. Comment pourrions-nous réagir contre elles ? Il en est de même des peuples. Rien de plus faux que de vouloir leur impo- ser des formes sociales identiques, comme le veulent les socialistes. Les événements particuliers décident de la marche des choses. Voilà le fatum, la force infinie de résistance se bute la volonté libre. Faut-il dire que cette résistance sera la plus forte, à tout jamais ? L'homme serait alors un éternel captif; il ne serait pas maître de son avenir. Ou faut-il croire que son libre arbitre aura raison de la résistance infinie? Mais l'homme alors serait Dieu.

Il n'est pas Dieu, reprend Nietzsche, mais il peut deve- nir plus divin. Le fatum n'est donc pas cette puissance effroyable que s'imagine la pensée. 11 est une abstraction. C'est ce qui explique que les peuples fatalistes soient si souvent des peuples énergiques. Le fa tutn est la série des événements. L'homme qui agit crée des événements, donc il crée pour une part la fatalité à lacpelle il obéira. Tous les événements qui nous entraînent, ne nous tou- chent et ne nous déterminent que s'il y a déjà une récepti\àté en nous qui les accueille, mais qui réagit aussi sur eux spontanément. Dans cette réaction spontanée se traduit notre personne. Tous nos actes sont donc à la fois libres et déterminés. Ils viennent de nous et des choses. Et la liberté qui est nôtre, n'est pas seulement en nous dès notre enfance, mais dès notre préexistence, dans nos aïeux.

Nous avons la mauvaise habitude d'appeler libre l'ac- tivité consciente et d'appeler fatale l'activité inconsciente. Il y a une confusion très grande. Il se peut bien que l'action consciente soit gouvernée par des impressions.

LA S 0 U (^ H E ET L'ADOLESCENCE 57

Elle l'est souvent. L'activité inconsciente peut tenir au contraire à notre intime personnalité.

L'âme ne cesse pas de vivre parce que nous cessons de la considérer par la réflexion. Ce qu'il faut apercevoir par delà cette distinction impossible du libre arbitre et du déterminisme, c'est l'individualité irréductible, faite de tous les événements passés, qui sont aperçus dans leur réfraction à travers un tempérament.

Au fur et à mesure que l'évolution engendre des for- mes plus organisées, cette impression sera moins méca- nique. La série des faits sera davantage modifiée par des réactions plus compliquées. Ainsi nous pourrons tirer parti des événements, en assimiler la substance.

Y a-t-il des hommes qui créent toute leur personna- lité? Oui, ce sont ceux que nous appelons les génies. C'est pourquoi les génies suivent des règles autres et plus hautes que l'homme ordinaire. Ces règles semblent contredire, à première vue, nos principes de droit et de morale, mais elles ne sont, sans doute, que les mêmes principes plus largement interprétés.

Le mystère qui entoure le génie et le pressentiment qu'on a de ses desseins sont ce qui fascine la foule. Mais que le grand homme se montre dans son aspect vrai ; que les conséquences audacieuses de ses principes apparais- sent, les hommes se détournent avec scandale; et le grand homme demeure abandonné dans sa lutte contre la vulgarité, il s'envase. Nietzsche s'explique ainsi la catastrophe de Wallenstein et de Napoléon. Dès 1863, il conçoit l'homme supérieur comme un « immoraliste », mais comme un immoraliste qui paie de sa vie l'audace d'échapper aux lois.

58 LA FORMATION DE NIETZSCHE

Toutes ses affinités poussaient donc Nietzsche vers le commerce des génies, qu'enseignait Novalis comme la promesse du grand affranchissement. Mais il fallait d'abord se tirer d'une épreuve difficile. Le cycle des études de Pforta se clôt par un baccalauréat rigoureux. Les jeux académiq.ues prirent fin. Sans doute, même dans le tra- vail d'examen, Nietzsche préféra la méthode la j)lus per- sonnelle. Il choisit de remplacer les épreuves écrites par un grand travail en latin sur Théognis. Dans le poète de Mégare, insulteur du démos, Nietzsche cherchait-il à ali- menter ses propres préférences aristocratiques? Quelle étrange analogie établissait-il, quand il comparait le mégarien avec l'humanitaire héros de Schiller, le marquis de Posa (*)? Le tenait-il pour une des incarnations, lui aussi, de l'héroïsme véridique?

Le temps approchait où, pour lui-même, le choix s'impo- serait entre le travail désintéressé et ce travail pour le pain qui étouffe tant d'hommes supérieurs. Le sçuci de l'avenir, pressant chez sa mère, le talonna toute cette dernière année. Sa curiosité vorace augmenta ses perplexités. Il se méfiait d'une décision qui se fixerait par le hasard d'une tradition de famille et ne pensait point que le choix d'une' carrière s'improvisât comme un poème (^). Ses examens le révélèrent excellent styliste en allemand, latiniste cor- rect et élève très préoccupé de son instruction religieuse. Sa faiblesse en mathématiques seule lui créa un péril. Corssen voulut bien le conjurer. L'étude des sciences exactes lui demeurait ainsi fermée. Il se garda ouvertes la voie théologique et la voie littéraire. Il conserve ainsi devant la vie une attitude de réserve prudente. La part de liberté qu'il se ménage, c'est de prolonger son indécision.

•(*) Deussen, Erinnerungen, p. 12. Corr., III, 8. O Corr., III, 33,35, 41, 4'J.

LA SOUCHE ET L ' A D 0 L E S G E .\ C E 59

Mais sa résignation ne va pas sans impatience. Il y a un retour mélancolique sur lui-même, dans les paroles qu'il a, depuis, écrites sur Schopenhauer : « Ce qui l'a aidé le plus dans la tâche de se dévouer à la vérité, c'est qu'il n'a jamais été courbé par le souci vulgaire de l'existence (*). » Et quels pleurs Nietzsche n'a-t-il pas versés sur Wagner qui parfois, même dans l'âge mûr, connut la pire dé- tresse (') !

Nietzsche fut entre les deux conditions : il lui fallait un gagne-pain honorable. Serait-il savant ou prédicateur? Une incertitude subsistait, même après la décision prise : garderait-il l'indépendance, la force de travail, l'inventi- vité nécessaire à une pensée originale? « Un savant ne peut jamais devenir un philosophe, a-t-il écrit. Kant lui- même ne l'a pas j)u. Malgré le génie qui, nativement, le tourmentait, il est resté à l'état de chrysalide. » Et peut- être un théologien ne peut-il même pas, devenir un savant. Voilà le problème de la vie tel qu'il se posa pour Nietz- sche adolescent.

L'émotion de son âme juvénile prenait volontiers des formes un peu cérémonieuses et poncives. Il prononça avec conviction, le jour de sa sortie, les paroles rituelles de sa reconnaissance envers Dieu, le roi et ses maîtres, puis ses adieux aux condisciples. Surtout, dans une prière émue en vers, il se considéra comme voué au culte d'un Dieu inconnu, qui « passerait dans sa vie comme un ouragan » {^). Il ne savait pas encore le nom de ce dieu et se le représentait mal. Nous retiendrons que déjà ce

C) Schopenhauer ah Erzieher, f, 7 (IF., I, 474).

H Richard Wagner in Bayreuth, % 3 (IF., I, 508).

(^) E. FoERSTER, Der junge Nietzsche, p. 137. Nachtrcige zum Zara- l/mstra, 1882-85, g 93. {ij'.,'xiV, 284.) Sur le caractère orageux d'Iahvé, V. C. A. Bernoulli, Johamu'S (h'r Tdufer iind die Urgcmeinde, 1917, pp. 40 sq.. 54.

60 LA FORMATION DE NIETZSCHE

dieu surgit dans le lointain sous les traits d'un Dieu oriental, comme le lahvé de Débora qui fait trembler la terre et ruisseler les cieux, ou celui qui enlève le prophète Elle dans un tourbillon de flamme. Nietzsche ne connaîtra jamais d'autres inspirations que la grande secousse ner- veuse, où les mystiques ont toujours vu la descente tor- rentielle du feu céleste. Ainsi un jour son Zarathoustra dialoguera avec la foudre parce que, comme elle, sa pensée marche et gronde dans les nuées. -

Nietzsche ne devinait pas alors l'effort douloureux qu'il lui en coûterait de découvrir ce Dieu et de le dénommer. Une forte confiance dans le destin toutefois le soutenait. Une jovialité native le ressaisissait, après les moments de dépression. Parmi les étudiants qu'emportèrent de Pforta, le 7 septembre 1864, les voitures parées de feuillages et conduites par des postillons enrubannés, Nietzsche fut un des plus insouciants.

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CHAPITRE II

L'UNIVERSITE. L'INFLUENCE DE RITSCHL

N

BONN (1864-1865)

lETzscHE sortit du gymnase enrichi de quelques amiiiés précieuses, mais possédé d'un immense besoin d'affranchissement.

Je songe, écrira-t-il moins d'un an après au jeune Silésien Cari - von Gersdorff, qu'aujourd'hui nos camarades de Pforta rentrent dans leurs murailles. Pauvres gens qui, avec des frissons de froid au cœur, descendent, pour la première fois, dans l'oratoire repeint de neuf et si rébarbatif (').

La brusquerie de ses réactions nerveuses le menait sou- vent ainsi aux limites de l'ingratitude. Il résolut d'ajourner son volontariat d'un an pour goiiter sa liberté (*). 11 passa avec ses camarades les plus cliers les premières vacances qui le séparaient de l'Université. Sa folle et fan- taisiste humeur durant ces mois témoigne d'une exubé- rance longtemps comprimée. Son ami Paul Deussen vient à Naumburg passer quelques jours auprès de la mère et de cette jeune soeur de Nietzsche, Lisbeth, âgée de dix-sept ans maintenant, et qui, « dans son plus gra-

(') Corr., I, 21. C) Corr., Y, 101.

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cieiix épanouissement, semblait un papillon courant sur des calices de fleurs » (*). Le jeune Rhénan éprouve quel- que étonnement des usages de la civilité pratiquée parmi les vieilles dames de la haute société de Naumburg. Bientôt des affinités philosophiques se découvrirent entre les deux amis, et elles s'approfondirent, malgré des dis- sentiments passagers, à mesure qu'ils poussèrent leurs études.

Ils s'acheminèrent vers l'Université ensemble, par le chemin des écoliers. Le séjour à Elberfeld, chez des per- sonnes amies, permet d'amusantes observations sur les cou- tumes du pays. Lisbeth, à qui Nietzsche les envoie, fera ses délices de ces anecdotes humoristiques. S'il voit une jeune fille qui lui plaît, il ne manque pas d'avertir Lisbeth qu'elle lui ressemble (-). Leur plus longue escale est le presbytère d'Oberdreis. Le père de son camarade en avait fait un pensionnat de jeunes filles presque luxueux, auquel présidait, avec tact et énergie, M'"® Deussen. Ils passent des jours heureux, entremêlés d'excursions dans le Westerw^ald. Puis, en octobre, descendant sur Neuwied, ils prirent le bateau à vapeur qui les conduisit à Bonn.

Au coin de la rue de Bonn et de la rue de l'Hôpital, une chambrette confortable louée chez le maître tourneur Oldag, fut tout le luxe que lui permirent les 25 thalers mensuels qu'il prenait sur son avoir paternel ('). Son ami Deussen habitait à peu de distance, mais venait chez maître Oldag- partager les repas de son ami. L'accueil de deux professeurs célèbres, les philologues Otto Jahn et Friedrich Ritschl, pour lesquels ils avaient des lettres de recommandation, fut peu encourageant. Nietzsche, pour

('; P. Decssew, Erinnerungen, p. 15.

(») Corr., V, 61.

f) P. Dbpsseu, Erinnerungen, p. 19.

L ' U N 1 \ E 11 s 1 T E G3

ne pas démentir son naturel cérémonieux, visita le tom- beau d'August-Wiïhelm Schlegel et du patriote Arndt, et déposa une couronne sur la tombe de Robert Schu- mann (*). Puis ce furent les rites de l'initiation à un grou- pement d'étudiants.

Car Nietzsche a porté, comme un autre, la casquette bariolée de l'étudiant enrégimenté. Chez lui, l'individua- lisme est un acquis de l'expérience et de la critique. Son premier mouvement, dans sa jeunesse, est de sociabilité. Sa résolution fut très réfléchie. Venant de Pforta, et tout rempli des espérances du relèvement national, il devait aller droit, non pas aux « corps » des jeunes hobereaux d'esprit féodal, mais à cette Burschenschaft il pouvait croire vivantes quelques-unes des traditions de 1813, décrites par son maître Keil. Entre plusieurs groupe- ments, il choisit la Franconia, illustrée six ans auparavant par deux gloires du national-libéralisme militant, l'histo- rien Hermann von Treitschke et le romancier Fritz Spielhagen. Il procéda, comme toujours, par l'accepta- tion de la règle. Il pratiqua donc le code de la bière ; con- nut les cortèges, musique en tête, à travers la ville stu- péfaite ; les parties de bateau sur le Rhin ; les Kommers monstres à Rolandseck, toute la parade vaine et oiseuse de la vie corporative (^). Il ne manqua pas d'avoir son duel, qui lui rapporta une balafre assez seyante ('). Puis son sang de théologien, son sang thuringien de pédagogue et sa nervosité critique se réveillent. Avec quelques cama- rades de Pforta, il voulut faire prévaloir la tradition orgueilleuse de leur maison. Le besoin hypocondriaque de

(«) Corr., V, 68-69.

(') Corr., V, 75-78. Les descriptions de Ueber die Zukunft unserer Bildungsanslalten (IX, p. 307), mêlées à des souvenirs de Pforta, se ratta- chent à cette vie de la Francoma de Bonn.

(') P. Dbusseh, Erinnerungen, pp. 22-23.

04 L A FOR M A T ION DE NIE T Z S G II E

domination, qui se cachait sous cette propagande réfor- matrice assura vite à Nietzsche une réputation de sati- rique bien établie (*).

Dès 1865, sa doctrine nouvelle est fixée. Ce sera déci- dément la guerre aux mauvaises habitudes, à tous les « anachronismes », à l'ivrognerie codifiée, à ce « matéria- lisme de brasserie » et à cette arrogance de jugement qu'il reprochera désormais aux étudiants allemands comme une persistance fâcheuse de l'esprit « collégien » le moins intellectuellement exigeant (-). La « liberté académique », orgueil des Universités allemandes, et dont il fit plus tard un tableau ironique et désolant, c'est à Bonn qu'il en expé- rimenta la misère intellectuelle. Il y discernait avec raison un scepticisme précoce, très propre à faire, en lin de compte, de loyaux « sujets » et des fonctionnaires mo- dèles. Et que la majorité des jeunes bourgeois menât cette vie médiocre de bruit, de dettes et de fanfaronnades, c'était le moindre mal. Sa souffrance, qu'il a dépeinte plus tard, était celle de l'adolescent d'élite, jeté, avec un besoin de culture délicate, dans cette foule aisément satisfaite. 11 avait cru, en se confiant à ces jeunes gens, travailler avec eux à une grande cause. « On ne songe pas sans effroi aux effets que doit produire l'étouffement d'aussi nobles besoins (^). » Et à cette déception s'en joignit une seconde :

Je ne veux pas être injuste, après coup, envers ces braves gens, écrit-il en 1866. Mais ma nature ne trouvait auprès d'eux nulle satis- faction. J'étais encore trop timidement renfermé en moi-même et je n'avais pas la force déjouer un rôle dans cette agitation. Toutes choses s'imposaient à moi comme une contrainte, et je ne sus pas me rendre maître de cette ambiance (*).

(') Corr., V, 79.

(*) E. FoERSTER, Biogr., I, p. 226. Corr., I, 12, 18.

(^) Ueber die Zukunfi unserer Bildungsanstallen. (W., IX, 41:

(*) E. FoERSTER, Der junge Nietzsche, p. 168.

L ' U N I V E 11 s I T E 6;)

N'avoir pas su se rendre maître, voilà le tourment entre tous insupportable, quand on a cet orgueilleux sentiment de la vie et de soi. Plus tard, quand la Franconia lui dé- cerna ses insignes d'honneur, il les renvoya avec une pro- testation (*), Symbolique rupture, la première de toutes celles qui marquèrent la vie de Nietzsche et qui sont autant de contre-offensives par lesquelles se défend, comme un sentiment personnel blessé, son idéal d'une vie morale supérieure.

Faut-il conclure avec lui que cette année de Bonn ait été une année perdue? Une hypocondrie passagère a seule pu le lui faire croire. On ne peut appeler perdue une année s'approfondit à ce degré sa culture théâtrale et musicale. Sa notion de l'héroïsme dans la femme et sa notion de la tragédie (') doivent une part de leur précoce grandeur au privilège qu'il a eu d'entendre Marie Nie- mann-Seebach dans la Krimhilde de Hebbel. Nous ne savons ce que valent ses compositions mélodiques de ce temps, ces lieder « dans le style le plus haut de la mu- sique de l'avenir, avec des cris naturels » ('). Ce que nous en connaissons n'explique pas qu'on ait plaisanté sa pré- dilection pour Berlioz. Tout compte fait cependant, il resta fidèle aux sonorités de Bach et de Schumann (*), et surtout à ce dernier. Jamais il ne le travailla davantage ni ne l'entendit mieux interpréter. « Sieh dich tûchtig im Leben um, loie auch in anderen Kiinsten und Wissen- schaften. » Ce précepte donné par Schumann au musicien fut suivi par Nietzsche, à cette époque d'attente un peu incertaine. Les problèmes de la pensée et de la vie lui

(») Corr., I, 22. (^) Ibid., I, 99. (') Ibid., V, 12o.

(*) Dans des lieder sur Das Ungeivitter, fleni und Genier, Dus Kind an die erloschene Kerze, de Chamisso ; sui' des textes de Petœl'i, tels que le Staend- chen, Es loin/d und neigt [Corr., V, 83, 89). .Yachspiel, Unendlich. V. E. Fobu- STEn, Der junge Xietzsche, p. 149, et la partition d'un lied, Biogr., I, p. 22i.

66 LA FORMATION DE NIETZSCHE

parurent s'approfondir, quand on les transposait en mu- sique. C'est le gain de son étude si soigneusement reprise du Manfred et de ce Faust de Schumann, qu'il entendit à une fête de Cologne, en juin 1865 :

Quelle profondeur de pensée dans ce dernier « chœur mystique » : Ailes VergangUche islnurein (r/cîc/înîss,dont jepeux,à présent, suivre par le sentiment et répéter avec une foi entière les premières paroles, tout au moins I

Ces mots sont d'un ami de Nietzsche; mais Nietzsche, présent au même festival, et membre actif d'une chorale, était secoué de la même émotion ('). Son idée d'une exé- cution parfaite se précisa, quand il eut entendu les deux basses Stockhausen et Staegemann dans Israël en Egypte de Haydn, ou dans les solos des docteurs mystiques du H* Faust. Ce fut un x-cYîfjia sic àsl, pour Nietzsche aussi; et sa notion sociale, fixée alors, du renouvellement de l'àme par l'émotion des fêtes de l'art, contribue à nourrir en lui l'espérance ou l'illusion wagnérienne.

Il reste qu'il a peu travaillé. Sa force productrice som- meillait, et il en souffrit {"-). Son impatience nerveuse s'irritait de la moindre stagnation. Il semble avoir peu goûté la philosophie enseignée par Scharschmidt et l'his- toire de l'Eglise qu'il suivit chez Kreffe. L'histoire de l'art, professée par un professeur jeune, vivant et spiri- tuel, Anton Springer, lui procura des joies. 11 n'a pas manqué de suivre les cours, tout remplis d'allusions poli- tiques contemporaines, que faisait un des historiens les plus notoires du national-libéralisme, Heinrich Sybel ('). Surtout, il a été pour lui d'une importance capitale de

(•) Lettre de Rohde à ses parents, 12 juin 1865, dans Grusius, Erwin Rohde, p. 9. Nietzsche, Corr., V, 114-117.

(*) Lettre à Musliacke, août 186S, dans E. Foerster, Der junge Nietzsche^ p. 163.

C) Ibid. et Corr., V, 71, 72.

L'INFLUENCE DE RITSCHL 67

rencontrer RitschL C'est le premier homme qui lui ait donné l'idée parfaite de la maîtrise. Sans doute, il ne sut pas tirer, tout de suite, tout le partiutile d'une telle direc- tion. Un travail sur Simonide, bien qu'il fît entrer Nietz- sche au «séminaire » Ritschl n'accueillait que des disci- ples sévèrement triés, resta sans gloire. Nietzsche n'avait pas encore la maturité qui accepte les obligations d'une discipline aussi rigoureuse dans sa liberté. Du moins se sentait-il déjà gagné par ces habitudes d'absolue netteté dans la méthode que Ritschl imposait avec une passion de réformateur. Le projet que Nietzsche avait eu de joindre l'étude de la théologie, tracUtionnelle dans sa famille, à l'étude des lettres grecques et latines, fut mis à néant dans une seule conversation avec le maître terrible. Ritschl était un jîuritain de la science. Il ne concevait pas qu'on entrât dans l'investigation scientifique avec une foi qui en sophistiquait d'avance les résultats. Nietzsche pensera-t-il toujours ainsi ? Il a pensé plus tard que les sciences his- toriques doivent être les servantes actives d'une grande croyance civilisatrice. Sa critique ultérieure de la philo- logie et de l'histoire devra être considérée pour une part comme une agression contre Ritschl et comme une façon de s'afl'ranchir. Ritschl lui enseigna un premier atfran- chissement : il émancipait Nietzsche de ses ancêtres. Dès l'instant que la probité intellectuelle était du côté du savoir, la décision de cette âme, scrupuleuse jusqu'à la maladie, était prise : « Meine Wendung zur Philologie ist entschieden »('), écrit-il pour le chagrin de sa mère, dès janvier 1865. Et tout de suite son observation aiguë se mettait au travail pour saisir le fort et le faible d'une àmc de philologue.

Ce qui importait à Nietzsche dans Ritschl, c'est que sa

(') Corr., Y, 03.

68 LA FORMATION DE NIETZSCHE

vie entière fût un enseignement. Ce travailleur acharné lutta toujours .contre le mal physique. Il souffrait de la goutte et de névralgies spasmodiques, à ce point que durant des semaines on le portait comme un enfant. Tour- ment décuplé pour un honmie d'une vivacité telle. Ses nuits, comme ses joiu^iées^ étaient douloureuses, mais ses insomnies encore étaient utiles à ses méditations; et pourvu qu'il pût penser, il demeurait gai et comlîatif. « Nicht Riihe noch Rast muss ein Problem lassen bei Ta g und bei Nacht r> ('), écrivait-il. Son endurance et sa lucidité lui venaient de cette habitude de considérer le travail comme une virile récréation.

Nietzsche a remarqué plus tard que l'habitude des recherches méticuleuses peut démoraliser les caractères vulgaires, qu'elle engendre de curieuses variétés d'as- tuce et un goût mesquin de l'intrigue. Il se souvient alors des souffrances de Ritschl dans cette querelle avec Otto Jahn, envenimée par des cabales et par de basses jalousies que le pouvoir écouta. Ritschl, esprit finement caustique, mal préparé toutefois à se tirer d'un conflit administratif, trébucha dans ce guêpier. De guerre lasse et aigri, il demanda à quitter le service prussien pour chercher asile en Saxe (-). Ses meilleurs étudiants l'en admirèrent davantage. Nietzsche fut du groupe déjeunes philologues qui accompagnèrent Ritschl, quand il s'expa- tria ; et c'est pourquoi l'année suivante allait les réunir à Leipzig.

Ronn, si riante, et le paysage verdoyant de la Rhénanie n'ont donc pas laissé de souvenirs heureux à ce jeune et frénétique esprit, en qui plus d'une pensée ambitieuse

(') lliTsciiL, Opuacula pliilologica, 1879, t. V, p. 30.

(-) Voir l'histoire de ce conflit dans Ribbeck, F. Il', nilsc/tl., l. 11, pp. 332-381.

L ' 1 N F L U E N C E DE R 1 T S C H L 09

était déjà déçue. La ville, les étudiants forment comme une cité libre à part, lui paraissait insociable et bigote. Il n'y voyait plus que processions de vieilles femmes et Tyroliens de café-concert qui l'encombraient aux jours de fête ('). Sa verve, qui lui avait dicté des lettres et des madrigaux d'un si joli tour à l'adresse de sa sœur, se faisait à présent sardonique et triste. Il avait toujours aimé le silence l'âme se recueille, pour dresser son bilan, « pour contre-signer son passé » {man verbrieft sich die Vergangenheit) (-) et pour se faire un nouveau courage. Maintenant sa méditation devenait agressive. Son culte nouveau de la vérité scientifique afTectait, devant sa sœur et sa mère, des airs de supériorité. A leurs exhortations pastorales qui l'amusaient et le lassaient un peu, il répon- dait par des lettres qui étaient à leur tour prédicantes. Il dénonçait les préoccupations intéressées de la religion. Elle n'a, disait-il, pour objet que d'assurer à des croyants le bonheur et la paix dans l'approbation commune. La recherche du vrai est lutte contre la coutume, incertitude de la démarche, fluctuation nécessaire de l'âme et de la conscience; et la vérité atteinte sera laide peut-être et redoutable. Entre cette recherche du bonheur calme et la poursuite du vrai qui fait souffrir, le choix est affaire de noblesse de l'âme, et le choix de Nietzsche n'était plus à faire. Dans les discussions là-dessus avec sa mère, il semble avoir repoussé, avec rudesse parfois, son inter- vention sans doute trop insistante ; et on le trouvait peu aimable. Devant les reproches, il se renfrognait davan- tage, et invitait les siens à se faire une image moins idéalisée de sa personne. Sa casuistique morale gagnait en clairvoyance dans ces disputes épistolaires. Mais son

(1) Corr., V, 119 sq. (») Corr., V, 88.

70 LA FORMATION DE NIETZSCHE

acrimonie s'en assombrissait. Scrupuleux jusqu'à l'excès dans rénumération des griefs qu'il avait contre lui-même, il se redressait par le sentiment du moins de sa probité inté- rieure. Les dépressions morales étaient courtes, comme les accès de rhumatismes dont il souffrait. Les vacances de Naumburg, l'automne de 1865 durant, apportèrent une guérison provisoire. Mais la récidive de son mal moral était plus fréquente que celle de ses crises physiques. Berlin, qu'il connut alors, pendant une quinzaine, pour y avoir été reçu dans la famille de son ami Musliacke, ne l'a pas consolé. Il l'a vu sans verdure, dans la pâleur de son ciel d'automne : et l'atmosphère de Berlin, hypercritique et froide, a encore nourri son pessimisme.

C'est avec délices, écrit-il, que j'ai appris alors à voir les choses en noir, puisqu'aussi bien (sans qu'il y eût de ma faute, ce me semblait) c'était la couleur qu'avait prise mon destin.

On ne voit pas le désastre qui aurait motivé une plainte si mélancolique. C'est en lui-même qu'il portait une malfaçon, dont le sentiment lui reviendra de temps en temps. Sa sensibilité sera désormais rythmée de douleur et de désespérance. Le voilà presdestiné à devenir le disciple de Schopenhauer, que Robert Schumann annonce à tant d'égards. Il devait éprouver toutefois bientôt que la plus sombre pensée peut alimenter la joie de vivre, pourvu qu'elle nourrisse en nous le sentiment de l'effort victorieux.

II

LEIPZIG (186S-1869)

Leipzig, Nietzsche débarqua le 17 octobre 1865, avec son ami Mushacke, plut à ces jeunes gens par « ses hautes maisons, ses rues animées et tout son mouvement

L'INFLUENCE DE RITSGHL 71

intense » ('). Nietzsche choisit une petite maison sise* Bliintengasse au fond d'un jardin. Son goût cérémonieux trouva de bon augure que le jour de son inscription à l'Université fût le centenaire du jour s'était autrefois immatriculé Gœthe. Sans doute, le recteur Kahnis essaya de montrer à son jeune auditoire que le génie suivait ses voies propres et que les études de Gœthe à Leipzig ne se recommandaient pas par la régularité aux générations futures d'étudiants. Les jeunes gens sourirent de cette commémoration, dont le soin premier était de ne pas proposer en exemple le grand homme qu'on célébrait.

Le premier événement heureux fut la leçon d'ouver- ture de Ritschl. En pantoufles, mais en habit noir, tout perclus de goutte, le vieux maître s'était glissé dans la grande salle. 11 s'égaya de retrouver tout un groupe fidèle de ses anciens étudiants de Bonn ; puis monta en chaire et, avec ce feu juvénile qu'il gardait sous des cheveux gris, il prononça dans un latin prodigieux sa leçon sur La valeur et l'utilité de la philologie. Il avait bien distingué Nietz- sche dans la foule, et fut touché de cet attachement. Nietzsche à son tour se promettait cette fois d'accepter la discipline de cette maîtrise.

Il faut se reporter aux travaux de Ritschl, à sa biogra- phie par Otto Ribbeck et aux préceptes il a formulé sa méthode, pour se rendre compte de son action. Il savait lantiquité grecque et latine entière. Pour lui la science philologique était la résurrection de la civilisation inté- grale d'un peuple. Ses travaux ne touchaient pas seulement à l'histoire des formes littéraires, mais à l'histoire de la pensée et des institutions autant qu'aux disciplines plus formelles de l'épigraphie, de la paléographie et de la

(') Carnet autobiographique de 1867, dans E. Foerster, Biogr., I, pp. 223- 245. Der junge Nietzsche, p. 171 sq.

72 LA FORMATION DE NIETZSCHE

critique verbale. Puis, il avait des goûts d'artiste, et, dans sa jeunesse, avait été homme du monde (*). Ses connais- sances musicales étaient approfondies, et, plus d'une fois, à l'appui de ses démonstrations métriques, entonna lui- même quelque fragment restitué de musique grecque. De ses voyages en Italie et à Paris, il n'avait pas seulement rapporté une ample provision d'inscriptions et des colla- tions de manuscrits. Comme Gœtlie, il avait aimé en l'Italie « le mélange infiniment harmonieux des teintes délicates et douces qui, pareilles à une vapeur légère, flottent sur le paysage ; cette nature, pour ainsi dire abstinente, choisie, spiritualisée dans son dessin, expres- sive par la précision et la clarté de ses contours » ; et il s'était fait, en matière d'art italien, une compétence qui n'avait rien de livresque. Il offrait ainsi le modèle d'une culture vraie d'humaniste ; et comme à l'érudition la plus vaste il joignait une verve intarissable, une mordante ironie, une élocution vive et imagée, il avait toutes les qualités méphistophéliques et faustiennes qu'il faut pour étonner, effrayer et séduire de jeunes et ambitieuses intelligences.

Par la fermeté logique, et par la défiance qui jamais n'admet un fait mal attesté, Ritschl a été pour tous l'exemple vivant de la méthode. Pour Nietzsche, il fut quelque chose déplus. Nietzsclie n'a pas seulement appris de Ritschl les « joies de la petite productivité », ce besoin de la 2)erfection dans la minutie qui donne, à elle seule, des satisfactions si pures. Ce que Nietzsche a découvert par lui, c'est tout d'abord l'art de dresser la jeunesse, de transmettre correctement le savoir, de tirer un parti

(') Voir dans Arnold Ruge, Aus fruherer Zeil., III, p. 333, d'amusantes anecdotes. Ruge un jour avait découvei't chez Ritschl un tiroir entier plein de gants de soirée.

L'INFLUENCE DE R I T S G H L 73

rationnel des ressources dont on dispose. Ritschl a eu un robuste talent d'organisateur. Dans les universités il a passé ont surgi des « séminaires » de grec et de latin merveilleux par la perfection avec laquelle s'y faisait l'apprentissage. Pour y être admis, il fallait déjà pré- senter un travail personnel, gage de maturité. Mais aux rares élus, Ritschl imposait le plus rude et le plus sti- mulant entraînement.

Car ce savant estimait l'action d'homme à homme plus encore que l'enseignement impersonnel selon des méthodes impeccables. Plus d'un a eu, comme lui, du savoir, de la méthode et une verve éloquente ; mais on sentait chez Ritschl une joie forte qui rayonnait de lui. Non seulement il savait respecter les originalités diffé- rentes de la sienne avec ce « libéralisme » qui le faisait aimer de ceux-là mêmes qui le redoutaient ('). Il intensi- fiait en chacun le sentiment de la valeur personnelle et de la dignité qu'il y a à apporter quelques pierres à cette grande cathédrale du savoir, bâtie par un effort collectif (»).

Il ne voulait pas dresser des manouvriers. Il exigeait de chacun une connaissance du plan architectural complet de la science. L'effort de chacun devait servir consciemment le dessein concerté de tous. Cette coordi- nation des besognes donne de la fermeté intérieure {einen unverlierbaren Hait) et un peu de la joie attachée à toute œuvre créatrice. Car la science crée : Schaffen, stets schaffen, im Kleinen und im Grossen, ist das Wesen aller Wissenschaft, ailes Wahren {'} ; et l'œuvre qu'elle sent

(') Corr., II, 170.

(2) Ritschl, Zur Méthode des phitologischen Sludiums [Opuscula philolo- gica, 1879, t. V). p. 22 : « Lebensfreude « sich zu fùhlen - und Gefûhl der persônlichen Bedeutsamkeit, sich zu wissen als Mitarbeiter am Dombau der Wissenschaft. »

(') /bid., p. 22.

74 LA FORMATION DE NIETZSCHE

naître sous ses doigts lui donne de l'enthousiasme.

Immense gain, pour ce jeune Nietzsche si impression- nable et flottant, que d'avoir afîaire à ce maître précis. Ritschl insufflait de l'énergie à ses étudiants, parce qu'il leur assignait des besognes limitées. « L'encyclopédisme ne peut donner de l'enthousiasriie ('). » Il prescrivait une critique apte à faire sa trouée, à pénétrer jusqu'au cœur du sujet (-) ; et, dans ce puissant forage, il aimait mieux qu'on fît erreur méthodiquement que de tomber sur le vrai par hasard.

Ce n'est pas qu'il déconseillât l'orientation la plus étendue. Elle seule permettait d'embrasser les hauteurs et les profondeurs et tout l'horizon vaste du savoir. Mais dans le choix du sujet, il fallait se borner, viser à l'épuiser et à conclure. Une lecture infinie ; le maniement personnel des livres; une intimité avec eux qui les traite comme des amis familiers, ouvrait seule l'accès des pro- blèmes neufs. Jamais le maître ne devait descendre au niveau de la paresse commune des élèves. Ritschl, pour sa part, jugeait préférable de les initier tous aux difficultés les plus hautes. Les plus faibles évidemment resteraient en route. On arrêtait ainsi les vocations peu certaines. Le but était d'assurer aux gymnases des maîtres qui eussent le sentiment vif de l'antiquité en même temps que la connaissance précise des textes {*). Mais Ritschl pensait donner même aux subalternes un respect des tâches supé- rieures de l'esprit, qui à jamais les garantirait contre le terre-à-terre du savoir empirique.

La tâche du directeur d'études, ainsi conçue, était taillée

(') Jbid., V, p. 27.

(") Ibid., V, p. 30. « Die Kritik muss durchschlagen, bis auf den Herz- punkt dringen. »

(3j Voir 0. RiBBECK, Friedrich-Wilhelm Ritschl, 1879-1881, t. I, p. 2;)3 sq., t. II, pp. 31, 279. Ritschl, Opuscula, V, pp. 29, 30.

L'INFLUENCE DE RITSGHL 75

à la mesure de ce grand professeur. Elle exigeait « un cœur passionné pour la matière à enseigner et j^our les hommes à qui on l'enseigne ». Nul n'a eu à ce degré la divination des talents. Il savait à merveille désigner les questions qui convenaient aux forces de chacun ; et, plein lui-même de projets sans nombre, il cédait de sa richesse à tous avec une prodigalité somptueuse. On lui demandait le secret de cet attrait sévère qui ensorcelait la jeunesse, il répondait :

Quand je devine chez un jeune homme un talent qui a peine à se dégager, je le prends à part. Je lui fais un discours qui n'a rien de tendre, et je conclus : « Vous pouvez, donc vous devez. » 11 est rare que ce moyen échoue.

Il donnait à chacun le sentiment de sa force person- nelle et inculquait à tous cette notion d'un « idéalisme intellectuel », supérieur à l'idéalisme moral même le plus élevé. 11 les passionnait par cette qualité d'âme nou- velle, qui s'ouvrait en eux par la probité scientifique. Puis, en temps utile, il se retirait. Il ne tenait plus en lisière ceux qui étaient mûrs.

La marque d'un vrai maître est qu'il forme des élèves meilleurs que lui-même, et qu'il éprouve de la joie à avoir de tels élèves (*).

Comment Nietzsche n'eût-il pas été séduit par ce maître subtil et artiste et par ce Thuringien qui, jusque dans ]a besogne quotidienne, réalisait une réforme intel- lectuelle et morale ? Ritschl sut reconnaître tout de suite la nature particulière de son élève. Il prit par l'amour- propre une nature si facile à piquer d'émulation.

Tout jeune en effet, Nietzsche avait déjà une façon très libre et personnelle de travailler. Jamais il ne prit de notes suivies. Il apprit de ses maîtres peu de savoir

(') y^irf., t. V, p. 31.

76 LA F 0 II M A T I 0 X DE N I E ï Z S C H E

positif: il aima mieux apprendre d'eux la maîtrise. Son instinct profond d'éducateur sentait qu'il n'importait pas tant d'alourdir son bagage scientifique que de s'initier à l'art de construire la science et de la faire passer dans les esprits.

Certes Nietzsche ne négligeait pas l'érudition. Mais il voulait l'acquérir par son labeur propre, et ne se fiait dans son choix qu'à son instinct. Il mettait sur les dents les bibliothécaires de l'Université et de la ville par le nombre et la difficulté des recherches qu'il leur imposait. Souriant, Ritschl surveillait cette indépendance. Car tout ce que tentait ce débutant impétueux portait la marque ritsch- lienne. Par Ritschl il prit le goût de la sévérité sans réticence, dure à elle-même et qui exige dans la science la perfection comme allant de soi. C'est de Ritschl que Nietzsche apprit la beauté d'une pensée enclose dans la forme la plus sobre et employée uniquement à interpréter une documentation bien coordonnée. Dur dressage pour un sentimental Imaginatif d'une nervosité aussi intempé- rante. Il en a fait l'aveu, « mais à la fin il fut comme les matelots moins sûrs de leur démarche sur la terre ferme que sur le navire ballotté » (^).

Il est certain que, sous cette discipline, Nietzsche réfléchit profondément aux méthodes qui permettent de transmettre la culture de l'esprit. Il n'est pas de problème qui importe davantage à la civilisation. Les décadences viennent de ce que le secret de transmettre intacte une culture s'est quelquefois perdu. En petit, le moindre « séminaire » d'Université est une civilisation qui essaie d'assurer les conditions de sa durée. Ritschl le savait bien, et pour cette raison aimait à voir ses étudiants se grouper en petites sociétés, les aînés initiaient au travail les

C) Lettre à M"" Ritschl (juUlet 1868j. Corr., III, 52.

[.'INFLUENCE D E R I T S C H L 77

nouveaux venus ('). Et peut-être n'étaient-ce pas toujours les aînés. De propos délibéré, Ritschl poussait les plus capables (/'). Ce fut ce nouveau venu, Nietzsche, qui léalisa le vœu de Ritschl, en créant par le Philologische Verein de Leipzig une palestre de jeunes lutteurs, dont beaucoup ont atteint à la notoriété scientifique, apprirent à se toiser et exen^aient leur vigueur par des travaux et des discussions (•''). Cette vue du caractère « agonistique » de la vie de l'esprit, qui, elle aussi, ne se fortifie que par la lutte, n'est pas seulement observée sur les Grecs : elle est chez Nietzsche un résultat expérimental de la pédagogie ritschlienne.

Pour ces libres réunions et pour le « séminaire » de Ritschl, Nietzsche se mit au travail ardemment. Tout de suite, ses Theognidea, essai d'un étudiant de vingt-deux ans, conquirent le maître. Ritschl voulait que le lien fût personnel entre le professeur et les étudiants. Tous les jours il recevait les siens, et aucun ne fut plus assidu chez lui que Nietzsche. Pendant les mois d'absence, une correspondance s'établit entre eux, déférente et tendre du côté de l'élève et toute pleine de sollicitude attentive du côté du maître. Nietzsche allait droit aux recherches les plus épineuses. Il les choisissait très spéciales, selon le précepte ritschlien ; mais toutes se coordonnaient selon un plan vaste. Les mémoires qu'il lisait à la « société philologique » sur V Histoire du recueil des œuvres gnomi- ques de Théognis, sur Les sources de Suidas, sur Les cata-

(») RiTscnL, Opuscula philolofjica, t. V. p. 28. Pliilologisclie Studicn- vereine, allerherrlichstes Incitament. "

(^) Ibid., V, p. 38. « Principielle Bevor/iigung der fiihigerii, wenn aucli jûngern Kratte. »

(') Voir leurs noms dans Crdsius, Erwin Rohde, p. 11. E. Foeksteu, Riogv., I, p. 232. R. Weber, Gesch. d. p/iil. Vereins, p. 1 sq. Sur le rôle lie la rivalité dans la civilisation intellectuelle des Grecs, v. nos Piérur- ficurs de Nii'tzsrhe, cli. Jdroh.Burchhardl, p. 303 sq.

78 LA FORMATION DE NIETZSCHE

logues anciens des livres (TAristote, sur La rivalité d'Homère et d'Hésiode se rattachent à une grande enquête sur l'histoire littéraire chez les Grecs. Recherches minu- tieuses poursuivies clans la poussière des manuscrits et dans la broussaille des conjectures avec une patience et un bonheur de chasseur habile à choisir les bonnes pistes. Nietzsche eut d'emblée la combinaison hardie, métho- dique et sûre ; et Ritschl désigna pour l'insertion dans le Rheinisches Muséum la plus importante, durant un âge d'homme, de toutes les revues de philologie gréco- latine -7 les travaux de l'étudiant, achevés déjà comme ceux d'un homme mùr.

Si Nietzsche avait renoncé autrefois à la théologie par scrupule de vérité, on peut dire cependant que son éduca- tion pastorale, son apprentissage commencé de théologien servaient maintenant ses essais d'histoire littéraire. Sa recherche Zur Geschichte der Theognideischen Spruch- sammlung est menée comme l'eût été, dans l'école de Tûbingen, une recherche sur la composition du Nouveau Testament ('). Un travail paléographique rigoureux, dont Nietzsche a appris le secret chez le théologien Tischen- dorf, sert à établir la généalogie des manuscrits. Les historiens les plus autorisés, Bergk et Welcker, se trou- vaient en litige, parce qu'ils différaient de dix siècles quand il s'agit de fixer l'âge du recueil actuel des poèmes de Théognis, ce débutant se flattait d'être l'arbitre. Dans le recueil, tel qu'il nous est parvenu, Nietzsche discerne les principes qui en ont motivé la rédaction. Il montre comment les sentences se groupent par mots-souches. Il établit chez le rédacteur une tendance hostile à l'auteur qu'il édite. Gomment ce Théognis, dont les vers attestent une morale si relâchée de buveur et de débauché, serait-il

(') Voir les Philologica de Nietzsche, t. I, pp. 1-bi.

L'INFLUENCE DE RITSCHL 79^

le grand poète amer loué par Isocrate, Platon et Xénophon et celui que saint Cyrille et l'empereur Julien encore rail- laient seulement de sa morale trop faite pour les nourrices et les pédagogues? C'est donc qu'il y a eu un Théognis intégral que nous n'avons plus ; et Stobée n'avait plus sous les yeux que le texte actuel, qu'il a grossi de parodies hostiles empruntées à Mimnerme. Quand donc a été com- posé ce recueil tendancieux ? Par une comparaison atten- tive des données qu'on peut extraire des biographes de Suidas, et d'Hésychius, sa source, d'Harpocration et de Gal- limaque, Nietzsche établit que les Alexandrins ne possé- daient plus de Théognis qu'un recueil de morceaux choisis, composé entre l'époque de Platon et celle de Ptolémée Philadelphe. Plutarque, Julien et saint Cyrille n'ont connu que ce recueil et c'est à cette source aussi que puisait le fougueux adversaire dont provient la collection réduite qui est parvenue jusqu'à nous. Méticuleuse recherche, ce qui passionnait Nietzsche, ce fut, avec l'amusement de la découverte, un intérêt de moraliste. Il s'aperçut par cet exemple que la transmission des œuvres les plus émi- nentes est menacée toujours. Les intérêts d'une vie subal- terne l'emportent sur le souci de les conserver intactes ; et la passion basse nous les transmet mutilées. L'un des privilèges du philologue est de restituer dans leur net- teté au moins les fragments sauvés du désastre.

Le pathétique discret de cette tâche remplit de son émotion les courtes et charmantes pages de Nietzsche sur un vieux fragment de Simonide, le Chant de Danaé^ que le hasard d'une citation de Denys d'Halicarnasse nous a conservé. Les plus exercés, et Bergk le premier, avaient désespéré de retrouver le mètre de ce magnifique poème. Nietzsche s'y risqua avec un beau courage ; et, par miracle, réussit. Les comparaisons avec les monu- ments figurés expliquent la scène ; et la plus ingénieuse

80 LA FORMATION DE NIETZSCHE

conjecture métrique permet de rétablir, avec une strophe mutilée, une antistrophe et une épode parfaites, d'où s'élève la plainte tendre de l'amante abandonnée de Zeus. La restitution nietzschéenne de cette plainte de Danaé pleurant sur son deuil et sur cet enfant qu'il lui faut sauver des flots, en l'enfermant dans un ciste garni de cl ous d'airain, a été admise par la science immédiatement

Ritschl suivait ces essais, avec un machiavélisme affec- tueux. Il devinait que des travaux sur Suidas et sur Aris- tote pousseraient Nietzsche vers cette brûlante question des sources de Diogène Laërce, le plus important bio- graphe des philosophes grecs. Il le pressentait doucement sur ce projet. Tout à coup l'Université proposa la ques- tion comme sujet de concours. Nietzsche sentit la main du maître, et il accepta l'invite discrète. De janvier juillet 1867, ses jours et ses nuits se passèrent à com- pulser, à classer, à analyser les documents de son diffi- cile problème.

Le mois d'avril le trouve prêt à la rédaction. Il la veut sobre, mais un peu artiste. Il ne fera nullement parade d'érudition ; mais il recouvrira désormais le squelette logique, si apparent encore dans la prose de son Théognis (*). Il aboutit bien juste, et au V août déposa un manuscrit avec la devise : Févoi.' o!oç âsui {^). Mots de Pindare, qui ne cesseront plus de lui être chers. « Du sollst der werden, der du bist » : le Gai Savoir et V Ecce Homo ne connaîtront pas d'autre précepte moral ('). En tête de ce mémoire érudit, l'orgueilleuse profession de foi semblait dire que tous les chemins, même à travers la broussaille philologique, nous mènent à la découverte

(') t*- Decssen, Erinnerungen. p. 3i. i'orr., I, 73. (^) Pindare, Pyth., II, p. 73. Corr., I, 77, 87. (^1 Friihl. Wissensthaft., 'l, 270 (V, 205).

L'INFLUENCE DE RITSGHL 81

du secret intérieur ; et, sous le masque de la méthode, , Nietzsche livrait encore une part de sa personnalité . Le mois ^ de novembre apporta la récompense de tant d'efforts :

I l'Université proclama Nietzsche vainqueur du concours. Un rapport de Ritschl, en latin, fit remarquer que Térudi- '* tion, la maturité, le jugement subtil, dont témoignait ce travail, dépassaient les espérances de ses juges. Le pro- gramme inaugural de l'Université ajoutait encore aux éloges que méritait cette sagacité dans la recherche. '_ Nietzsche ne manqua point d'envoyer à ses amis des I extraits de ces appréciations élogieuses (').

Bien qu'il ait mis des mois à remanier son mémoire pour l'impression, il est probable que les positions cen- i traies de Nietzsche étaient telles qu'on les voit dans le f travail publié (^). Des textes ingénieusement juxtaposés montraient que Diogène Laërce avait emprunter à Dioclès de Magnésie tout ce qu'il sait sur la doctrine et la vie des Stoïciens. Mais ce Dioclès n'a-t-il pas été couvert d'invectives par Sotion, philosophe du temps d'Auguste et de Tibère, qui fut le maître de Sénèque? Il a donc avoir des sympathies pour les Épicuriens que Sotion poursuivait d'une haine tenace. Et comment Diogène Laërce, si voisin lui-même de la secte épicurienne, aurait-il emprunté à un autre que Dioclès ses renseigne- ments sur Epicure et son école, pour l'amour desquels Dioclès avait été persécuté ? Par degrés, Diogène Laërce apparaît donc comme un résumé de Dioclès. -

Il le résume en effet, mais non sans interpolations. Favorinus d'Arles, que nous connaissons si bien par Aulu-Gelle, son ami, fut une de ses sources secondaires.

(') Corr., 1,87; II, 16.

(-) Philologica, t. I. pp. 69-152.

82 LA FORMATION DE NIETZSCHE

Et la recherche aurait pu se terminer là, si elle n'avait donné un résultat qui dépassait infiniment les données du problème proposé. Car voici ce que l'on découvre.

Les sources de Suidas avaient toujours occupé Nietzsche. Dans les cas fréquents Diogène coïncide avec Suidas, fallait-il penser, comme on a fait souvent, que Suidas puise dans Diogène ? Un tableau compa- ratif des renseignements que nous avons sur les parents, les collatéraux, les surnoms, les précepteurs et les dis- ciples des philosophes, et sur leur genre de mort, fait ressortir de curieuses ressemblances entre Suidas, Dio- gène Laërce et Hésychius. Mais c'est Hésychius qui apporte les renseignements les plus abondants et les plus précis, 11 a puisé à une source plus riche ; et, de proche en proche, la conclusion s'impose que cette source est Démé- trius de Magnésie. Mais les ressemblances entre Diogène Laërce et Suidas s'expliquent avec une éclatante évidence, si l'on admet que ce même Démétrius a être à l'origine de Dioclès, oîi puise Diogène, et d'Hésychius, puise Suidas. Ainsi, avec une simplicité lumineuse, Nietzsche débrouille l'écheveau complexe des traditions littéraires grecques et en établit l'union foncière. Dès Noël 1867 cette intuition l'avait obsédé ; et les renseigneihe.nts s'étaient cristallisés, abondants et pressés, autour de cette hypothèse. Un fait se faisait jour pour lui : c'est qu'on n'atteint à la vérité profonde que par divination.

Ritschl, par des éloges, par des encouragements, par des collaborations étroites qu'il exigeait de Nietzsche, multipliait les séductions qui devaient attacher à la philo- logie ce disciple d'élite. Combien de temps Nietzsche lui est-il resté fidèle ? En 1866, avec cet impérieux besoin de tenir en tutelle ses amis, il écrivait à Deussen :

11 faut de rérudition et de la routine ; c'est-à-dire de l'expé- rience, et de l'exercice. Donc apprenons et digérons beaucoup.

L ' I N F L U E ^ G E DE R I T S G H L 83

Mais il ajoutait aussitôt : « Cherchons, combinons, infé- rons. » La philologie n'ouvre les horizons d'une pensée qu'à lérudit solide. Elle lui fournit un plan de vie

l intellectuel, et avec lui l'énergie qui guérit la mélancolie

; inhérente à toute incertitude nerveuse ('). Nietzsche con- seille à Deussen, égaré dans la théologie, cette discipline rigoureuse. Il n'a de cesse qu'il ne le sache occupé à quelque travail spécial sur Evagoras de Chypre, sur Plîotius, ou sur Tacite, par lequel il célèbre « ses noces avec la philologie » (*), Ritschl le retient, par ses qualités humaines, par son magnétisme personnel, plus que par sa doctrine. Nietzsche révère en lui une autorité dénuée de morgue, l'amitié ingénieuse à deviner les besoins et les

'^ vœux discrets d'un cadet, et ce tact de la vérité qui faisait son impeccable « conscience scientifique » (^). « Je ne peux donc ni veux me détacher de lui », ajoute-t-il. Mais comment dans la force de cet attachement ne pas aj)erce- voir déjà des tendances contraires? Sa pensée est une arène se battent des forces opposées. Dès le début l'influence de Ritschl est contrecarrée. Une puissance impérieuse en Nietzsche se soulève contre ceux qu'il aime, dans le temps même il les aime. Cette puissance hostile n'était pas alors la musique. Schumann restait son délassement plutôt que son étude. Richard Wagner, dont il joua pour la première fois la Walkyrie dans sa retraite de Koesen, oîi il fuyait le choléra en octobre 1866, lui laissait « des impressions mêlées » (*). La tragédienne

_^Hedwig Raabe venue à Leipzig pour une tournée en juillet 1866, lui laissa au cœur une image puissamment fascinante, mais qui ne le détourna pas de son chemin (^).

(') P. DBusàEiV, Erinnerungen, pp. 29, 30. Corr., I, 52. (-) Ibid., 31. Gorr., I, 70.

(') P. Deu3S8.»(, Erinnerungen, p. 33. Corr.. I, 72. (•) Corr., I, 2d. (■') Corr., I, Si.

84 LA F 0 R M A T I 0 X DE NIETZSCHE

Il prenait part, comme choriste, à la société des concerts du professeur Riedel, et étudia ainsi la Passion selon saint Jean de Bach et la Missa solemnis de Beethoven. Les blessés de Sadowa bénéficièrent de ces concerts donnés à la Nikolaïkirche aU' lendemain des batailles ('). Pourtant, ni ces initiatives d'art, ni les événements politiques ne gênèrent la rédaction du Thèognis ; et la vocation de Nietzsche n'en fut pas changée. Une révélation d'une autre sorte faillit tout compromettre : celle de Schopenhauer.

L'illumination fut soudaine, comme celle de Male- branche découvrant Descartes. Un livre trouvé dans la boutique du bouquiniste Rohn, son premier logeur, l'attira magnéticpiement. « Je ne sais quel démon me souffla : « Emporte ce livre (-). » Il le lut, et se trouva un autre homme. Ou plutôt il avait vu clair en lui-Tiiême. Il sentit en lui l'orgueil qui enivrait les premiers chrétiens après le frisson de la conversion : l'orgueil de se sentir diffé- rent, et meilleur, et seul initié. Son sang thuringien de réformateur s'embrasait. Cette ambition éducatrice qui l'avait toujours poussé et qu'il avait crue d'abord celh^ d'un prédicateur, puis celle d'un professeur, se trouvait être celle du philosophe qui veut légiférer pour une civi- lisation. Ritschl avait, pour un temps, fixé sa mobilité par la précision des méthodes. Devant Ritschl, il s'était senti petit. A présent, contre Ritschl lui-même, il trouvait un appui. La réforme ritschlienne ne visait qu'à faire des esprits lucides. La méthode de Schopenhauer permettait de changer les hommes dans leur profondeur. Voilà la pensée secrète que couva désormais son courage humble, ombrageux et irrité.

Une intelligence vive, mais trop vagabonde, éclai-

(«) Corr., V, 131.

(») E. FoKRSTER, Biogr., I, pp.. 231-213.

1) ÉGOUVERTE DE SCHOPENHAUIUI 85

rait cette ambition confuse. Schopenhauer lui apprit que l'univers entier est ainsi aspiration trouble et que sur son besoin se construit son intelligence. Pour pénétrer 1 jusqu'au secret des mondes, il lui avait suffi de regar- *der en lui-même. Schopenhauer était le prodigieux «appareil d'optique qui éclairait jusqu'aux abîmes ^ reposent les assises de toute vie spirituelle. Non seule- ment il montrait à Nietzsche son mal, en lui faisant voir que ce mal était nécessaire et universel, mais il justifiait le sentiment qu'il avait de la vie. Il le grisait de la grande émotion mystique des hommes qui savent les derniers secrets. Il faut lire profondément entre les lignes de la confession-, Nietzsche nous dit cette crise de désespoir et d'ambition ('). Il n'y a qu'une consolation pour celui qui souffre de cette grande douleur qui engendre les êtres : c'est d'être capable à son tour de créer, d'enfanter des images qui fascinent divinement les hommes et les forment à leur modèle. Cette très évidente conclusion avait poussé Richard Wagner vers Schopen- hauer. Vers qui poussera-elle Nietzsche? Elle le remplit de 'la sournoise et enthousiaste attente des hommes qui se sentent prédestinés.

Il n'y eut pas de précepte de méthode qu'il n'oubliât dans cette certitude nouvelle. Dès la deuxième année de son séjour, il se risque à demander son doctorat. Infidèle à Ritschl, à l'hellénisme, à la philologie, ivre de méta- physique, il dépose une thèse sur Les schèmes fonda- mentaux de la Représentation qui résume ses récentes études schopenhauériennes. Elle fut refusée. Nietzsche maudit ses juges. Faut-il le croire sur parole (juand il déclare que l'un d'eux avait écarté son travail parce qu'il soutenait des idées qu'on n'enseignait pas à

') E. FoERSTEK, Biogr., I, p. 232.

86 LA FORMATION DE NIETZSCHE

Leipzig, et l'autre parce cpi'elle était contraire au sens commun ? Il crut avoir affaire à ces « professeurs de philosophie » insultés par Schopenhauer ; et, plein d une révolte sans élégance, il dénia à la Faculté de philoso- phie la faculté de philosopher :

La vérité a rarement sa demeure aux lieux on lui a bâti des temples et l'on a consacré ses prêtres (*).

Puis il prit la résolution de suivre seul son chemin dans la recherche de la vérité. Et quand il la prit, il se connaissait mal. A coup sûr Schopenhauer était pour lui un de ces secrets refuges, il abritait sa rêverie de promeneur solitaire (*). Il confiait au fidèle Gersdorff sa foi jeune ; et déjà cherchait le moyen de conformer sa vie à sa doctrine, Toutes choses à présent, il les voyait du biais schopenhauérien. Le stoïcisme de Sénèque le lui rappelle ('). Le romancier Spielhagen, dans le roman à' In Reih' und Glied^ tout rempli du souvenir de Las- salle, l'émeut parce que les héros y sont poussés « à travers la flamme rouge de la Sansara jusqu'à cette con- version du vouloir » , consiste avant tout l'état d'âme pessimiste (*). Puis soudain son besoin de prosélytisme le ressaisissait. Il avait prêché la méthode scientifique de Ritschl : à présent il devenait le tourment de ses amis par son insistance métaphysique. Il se réjouit de fonder autour de lui une « franc-maçonnerie » sans insignes, sans mystères et sans formules ; un « club » , une petite église fervente et secrète. Un à un, il convertissait ses camarades ; les plus anciens d'abord, ceux de Pforta, le fidèle Gersdorff, le philosophe Romundt et Kleinpaul (').

Avec l'instinct sûr du névrosé qui cherche dans une

{')

[') Corr., I, 81. ('-) Ibid., I, 25. (') Ibid., I, 67. {*) Ibid., I, 89. Ibid., I, 82, 124.

DÉCOUVERTE DE SGHOPENHAUEU 87

affirmation forte le remède à sa naturelle mobilité, il ne discutait même plus sa certitude nouvelle. Albert Lange lui avait enseigné que la philosophie édifie avec des idées abstraites ce que d'autres arts construisent avec des impressions sensibles ('); et qu'elle construisait une demeure pour les besoins de notre cœur. A ses amis dans le deuil il offrait donc comme réconfort le bréviaire scho- penhauérien qui enseigne la purification par la douleur, le dépouillement de soi et le total renoncement ('). Cette doctrine lui paraissait venir à la rencontre de ce qu'il avait appris dans Emerson et dans Novalis. Pour celui qui sait les mirages du vouloir- vivre, et qui se dépouille de tout égoïsme, les faits du dehors sont des enveloppes vides qu'il sait remplir d'un contenu d'àme nouveau. Dès lors, il appartient à chacun de créer sa destinée : et les accidents de sa vie ont pour lui tout juste la valeur qu'il veut bien leur accorder. U évaluation que nous faisons des événements en fait seule la réalité. Il suffirait à l'humanité d'être unanime dans une vision nouvelle du monde, pour que le monde fût changé. Ambitieux idéa- lisme, que la doctrine scliopenhauérienne justifiait. Elle a été la première à encourager en Nietzsche l'orgueil qui a cru recréer le réel par la seule attitude du sentiment qui blâme ou approuve. Son prosélytisme natif se légitimait comme une œuvre d'affranchissement intégral de l'hu- manité .

Son orgueil même, si solitaire, le poussait donc à la propagande ardente, élargie et organisée. En l'isolant, il intensifiait aussi chez Nietzsche le besoin d'amitié, depuis il a reconnu une des conditions de la croissance du génie et sa consolation principale. Parmi les très

{*) Corr., I, 48. (') Corr., I, 61.

88 LA FORMATION DE NIETZSCHE

grandes faveurs de son destin, il faut compter celle qui lui a donné quelques amis capables de le comprendre parfaitement. A Leipzig, il y eut avant tout, Erwin Rohde, qui, lui aussi, était venu de Bonn, avec un peu de retard, à Pâques 1866, pour suivre Ritschl déplacé (*).

Erwin Rohde était en ce temps-là un grand adoles- cent svelte et bruii, d'une figure un peu trop longue, mais finement et fortement découpée avec d'étincelants yeux noirs. 11 n'était pas des plus accessibles. Il avait passé ses années d'enseignement secondaire dans l'institut célèbre que Volkmar Stoy dirigeait alors à léna; et, après coup, il croyait y avoir souiïert comme Nietzsche à Pforta (-). Maintenant sa réserve taciturne et aristocra- tique marquait une susceptibilité ombrageuse et pas- sionnée, Nietzsche, qui eut toujours le talent d'analyser et d'enjôler les âmes, le conquit. 11 fut le seul. Même devant Ritschl, Erw^in Rohde demeurait amer et batail- leur jusqu'à l'impertinence ('). Il était entré dans la Société philologique créée par Nietzsche. Des travaux sur la littérature latine, sur Ovide, sur Catulle, sur Apulée le menèrent aux sources grecques de ces poètes et firent de lui bientôt un helléniste, dont la supériorité s'imposa. *Gela créait déjà un souci commun. Nietzsche et Rohde devinrent intimes. Des causeries sur Platon, sur les phi- losophes grecs, sur les écrits esthétiques de Schiller, dont ils avaient fait leur livre de chevet, sur les écrits récents du philosophe Fechner ou d'Albert Lange les mettaient aux prises dans des batailles d'idées, qui

(') Voir 0. CRnsius, Erwin Rohde, 1902, p. 11, sq.

(*) Sur le vrai caractère de l'intelligente et large pédagogie de Volkmar Stoy, qui considérait l'école comme « un temple au bord du fleuve de la vie », voir un joli essai d'Erich Schmidt, dans les Charakteristiken, t. II, p. 251 sq., 1901.

(») Crusius, ibid., p. 12. Corr., I, 46.

DÉCOUVERTE DE SCHOPENHAUER 89

resserraient leur estime mutuelle. Qui fut le chef ? Erwin Rohde montrait combien les recherches de folk-lore et d'ethnographie, inaugurées à l'Université de Leipzig par Oskar Peschel, étaient propres à renouveler l'interpréta- tion des religions évoluées. Il garda en pareille matière une avance que Nietzsche n'a pas rattrapée, malgré la tentative qu'il fit, à l'époque il médita sur les cultes grecs et sur la généalogie des croyances morales (').''En revanche, Nietzsche gardait la supériorité musicale et métaphysique. Les ressources de culture musicale que Leipzig offrait si abondamment, Nietzsche seul les lui a ouvertes. Et aux soirs Nietzsche s'abandonnait à ce don d'improviser sur le piano qu'il eut si magnifique, Rohde sentait la supériorité d'une âme créatrice sur une intelligence qui, malgré toute sa vigueur, n'avait que la nostalgie de l'art et non le talent artiste (■').

Leurs pensées se sentirent d'accord jusque dans leurs sonorités les plus profondes, quand Nietzsche eut initié Rohde à Schopenhauer. Ça été la grande harmonie morale qui a traversé leur amitié ; et c'en a été le péril. Car cette amitié a se rompre en dissonances doulou- reuses, le jour une commune conviction philosophique lui a manqué. L'accompagnement d'une croyance iden- tique a, pendant longtemps, effacé tous les désaccords. Ils aimaient en Schopenhauer, non sa doctrine, mais, chose étrange et significative, sa personnalité surtout, qui subsiste à travers les faiblesses de la pensée ; cette énergie du vouloir, plus forte que la construction intel- lectuelle par laquelle il réussit à exprimer son âme (').

A coup sûr, il y a beaucoup de spleen originel dans

(') Crusius, Ihid., p. 20.

(2) Corr., II, 4. Crusius, p. 27.

(') Corr., II, 4, 2o, 61, 80, 95, 114.

V

90 LA FORMATION DE NIEtZSCHE

cette prédilection pour le philosophe du désespoir. Mais c'est le spleen des natures que tourmente une grande ambition secrète, non encore arrivée à se définir. La bonne ville de Leipzig ne les a pas connus tristes. Sar- doniquement, ils écoutaient les bourgeois saxons dis- cuter politique au café Kintschy. Ils avaient une martiale allure quand ils revenaient du stand ou du manège déjà ils s'entraînaient en vue de leur service militaire prochain (•). Ils n'estimaient point que des humanistes modernes dussent avoir l'apparence monacale et chétive ; et au congrès des philologues, à Halle, Nietzsche assista avec quelques camarades, il notait l'élégance de la tenue et les moustaches militaires prédominantes (-). La notion schillérienne et grecque d'une humanité robuste dans son affinement redevenait pour eux un impératif.

Les Grecs n'ont été ni des savants, ni des gymnastes sans pensée. Sommes-nous donc condamnés à faire un choix ? Le christianisme, aussi, a-t-il produit dans la nature humaine une lézarde que n'a pas connue le peuple de l'harmonie ?

Nietzsche alors enviait Sophocle, qui avait su excellera la danse et à la paume autant qu'à la poésie. Mais ce mâle genre de vie n'empêchait pas le travail pénible du Diogène Laërce, que Rohde surveilla et encouragea. 11 ne détournait pas ces âmes musiciennes de leur existence intérieure, prolongée à l'unisson. Pour s'y abandonner avant cette fin d'année qui les séparerait, ils allèrent ha- biter quelques jours au « Jardin italien », au fond du Ro- senthal, près de Leipzig; et dans charmante vallée de la Pleisse, ils choisirent un coin écarté et ombreux qu'ils dénommèrent Nirwana. Leurs conversations fixèren

(') Corr., II, 7. (*) Corr., I, 80.

LE SERVICE MILITAIRE 91

pour longtemps leur commune croyance. En jeunes Allemands cérémonieux, ils gravèrent sur un rocher la devise grecque de Nietzsche : « Hvoi' oïoç iaai. Deviens ce que tu es. » Le voyage qu'ils allaient entreprendre à la recherche de leur personnalité, ils le commencèrent en- semble, par une tournée à pied, sac au dos, à travers les monts de Bohême et de Bavière. Après plusieurs se- maines, ils se séparèrent à Eisenach. Erwin Rohde rejoi- gnit sa ville natale, Hambourg. Nietzsche courut encore aux fêtes musicales de Meiningen, et il y retrouva l'es- prit de Schopenhauer. La musique de Hans von Biilow peut-être était d'un schopenhauérisme superficiel dans sa symphonie de Nirwana. Franz Liszt, au contraire, sem- blait avoir touché le fond même de lanégationbouddhique du vouloir, dans ses Béatitudes ('). Puis Nietzsche rentra à Naumburg l'appelaient d'autres devoirs.

III

LA CRISE DE 1866 ET LE SERVICE MILITAIRE

Dans l'isolement les confinait leur philosophie nou- velle, il ne faudrait pas croire que ces jeunes schopen- hauériens fussent insensibles aux événements publics. Ils interprètent Schopenhauer dans le sens de l'énergie ; et le grand scepticisme du maître leur donne un jugement qui voit de haut et parle franc. Les faits de l'été de Sa- dowa, en 1866, avaient paru se dérouler comme cet orage que Nietzsche avait vu un jour d'une colline de Naum- burg : comme un déchaînement foudroyant et sûr de forces vives et immorales, heureuses, vigoureuses, et dans lesquelles le vouloir pur n'était pas encore obscurci

(') Corr., I, 90. "

t'^) Corr., 1, 26. Daniel Halévï, Vie de Nietzsche, 1909, p. 39.

92 LA FORMATION DE NIETZSCHE

par l'intelligence ('). Nietzsche s'ouvrit de ces jugements à son ami Gersdoff, qui, à Spandau, s'engageait pour une carrière d'officier : « Il nous faut être fiers d'avoir une telle armée et horribile dictu un tel ministre ('). » Il . approuvait que le programme national et l'idée de l'unité allemande fussent j)oursuivis avec une ténacité qui ne redoutait aucune dépense de sang, Bismarck, si longtemps combattu par les libéraux dont il faisait la besogne, avait obtenu enfin des Chambres prus- siennes le bill d'indemnité qui absolvait son passé violent. Nietzsche admirait la politique machiavélique qui avait réussi à mener contre l'Autriche un parti con- servateur, rempli, six mois avant, de cette illusion que l'Autriche était le suprême appui de sa cause. Bismarck courbait devant le succès à la fois ses amis d'hier, hostiles à cette guerre, et ses ennemis qui, la voulant, n'avaient pas consenti les moyens de la préparer.

Sans doute, encore, comme le remarquait Catulle Mendès à Munich vers le même temps, il apj)araissait que «les loups ne s'entre-mangent pas ». Les Saxons, dont l'armée était battue aux côtés de l'Autriche, cou- raient entendre la tragédienne Hedwig Raabe aux jours mêmes des défaites les plus tragiques ("-). Leurs journaux illustrés montraient les femmes et les jeunes filles saxonnes accueillant les militaires prussiens à la Pleissen- burg, tandis que les hommes, rassurés, reprenaient dans les brasseries les fanfaronnades anti-prussiennes. Quel serait le sort delà Saxe? Quelques professeurs, tels que Biedermann à Leipzig, et le plus éloquent parmi les jeunes hérauts du national-libéralisme, Treitschke, récla- maient l'annexion à la Prusse. Nietzsche fut de sympa-

(') Corr., I, 31. n Corr., I, 34, 46.

LE SERVICE MILITAIRE 93

thie avec eux. Son âme en ce temps-là était prussienne, et allait droit aux forts. Aux élections de février 1867, sa verve se répand non pas seulement sur le particulariste Waechter, qui triompha, et sur le Lassallien Wûrkert, apôtre sonore d'une république ouvrière européenne ; mais sur le professeur Wuttke, démocrate du parti de la « Grande-Allemagne», vieil et pur doctrinaire de 1848, qui, par son livre documenté et sévère sur la corru])tion de la presse et des partis, aurait dû, plus qu'un autre, avoir l'estime d'un homme de science {').

A l'arrière-plan, Nietzsche avait toujours discerné une guerre contre la France. Une Europe dont le centre de gravité était Paris, c'est-à-dire une capitale ennemie l'Autriche écrasée pouvait en tout temps retrouver un appui, lui paraissait digne de l'écroulement. L'émotion qui s'empare de toute l'Allemagne, quand Napoléon III intervient après Sadowa, lui est d'heureux augure pour l'unité jjrochaine. S'il faut révolutionner l'Europe par la guerre, il ne refuse pas de « tomber sous une balle fran- çaise » (^). Le choléra de 1866 empêcha Bismarck de pousser son roi aux résolutions extrêmes dès cet automne. Peut-être est-ce le spectacle de ces conséquences lointaines de la guerre qui a fait tomber la fièvre patriotique de Nietzsche l'an d'après. Il semble avoir tenté d'esquiver le service militaire, pour lequel sa myopie l'avait déjà deux fois fait ajourner {^). Mais l'armée prussienne avait besoin d'officiers de réserve pour ses campagnes prochaines. Elle incorporait tous les étudiants valides. Nietzsche se résigna et rejoignit Naumburg pour s'enrôler.

(') Corr., I, 64.

n Juillet 1866. Corr., I, 33.

(') 11 écrit à Deussen, fin 1867 : « Nacli einem krafUosen Versuche, an den Wânden des Schicksals hinan und drûber weg zu klettern, ergal) ich mich und war fortan Kanonier. " Coi-r., l, 84.

94 LA FORMATION DE NIETZSCHE

Il résolut d'apprendre à fond le métier militaire que les événements lui imposaient pour un an. Qu'on l'ait désigné pour le service des batteries à cheval, le plus pénible de tous, cela suffirait à prouver sa vigueur phy- sique. Son portrait d'alors, il s'exhibe appuyé sur un sabre nu, est une douteuse plaisanterie de conscrit. Il montre un jeune soldat nerveux, maigre et gauche, mais nullement malingre. A son habitude, il essayait de tirer une leçon de cette discipline nouvelle. Toute cette « agi- tation uniforme », ces exercices méticuleux, cette subor- dination craintive à un vouloir étranger lui changeaient l'aspect réel du monde. Mais cette vie, en faisant un constant appel à l'énergie individuelle, était aussi un an- tidote contre le scepticisme paralysant. Un intellectuel, jeté parmi des hommes du peuple rudes, sans le crédit social que son rang ou son renom de science lui assurent dans son milieu d'origine, apprenait sa valeur vraie (*). Nietzsche devenait donc le cavalier le plus audacieux de son peloton et se préparait à faire un bon officier de landwehr. Pendant les pires corvées d'écurie, Schopen- hauer ou Byron relevaient au-dessus des contingences.

Il s'accommodait de cet « ascétisme » stoïque, lors- qu'en mars un accident douloureux l'immobilisa pour des mois. Il montait le cheval le plus fougueux de la batte- rie. Sa myopie, un jour qu'il montait en selle, l'empê- cha de prendre garde que sa monture se cabrait. Le pommeau de la selle lui vint en pleine poitrine. Deux jours il s'obstina et voulut continuer l'exercice. La bles- sure se trouva profonde. Des tendons déchirés, le sternum brisé causèrent de la fièvre, de la suppura- tion {') ; de douleur il eut des syncopes. Son vieux mal

(') Corr.. 1,84, 'Ji ; II, 10, 16. ('-) Corr., I, 410.

LE S E II \' l C E xAI I L I T A I R E 93

d'estomac revint. A l'afFaiblissement de la diète s'ajouta la dépression des soins interminables, quand on s'aper- çut que des esquilles, après trois mois, empêchaient la cicatrice de se refermer. Nietzsche traîna cinq mois une convalescence qui se termina en août, aux bains de Witte- kind, mais le brevet de lieutenant ne lui aurait pas échappé après une nouvelle période d'instruction, tant l'armée prussienne avait besoin de cadres en un temps elle préparait et attendait avec certitude une grande guerre ('). Des événements imprévus en déci- dèrent autrement.

La croyance schopenhauérienne, si stimulante, lui prescrivait avant tout de ne pas se laisser détourner de sa vocation. Son année de service militaire, rude et sevrée d'amitiés, fut aussi un temps d'arrêt sa pensée se ra- massa pour un nouvel élan. Dans un prodigieux effort, et durant les mois les plus jjénibles de l'hiver, il essaya de pousser ses études en dehors des heures de caserne (*). Ritschl l'attelait, et lui demandait pour son Rheinisches Muséum un index qu'il mit plusieurs années à achever. Le vieux maître cachait de ces ironies affectueuses dans les services qu'il rendait à ses étudiants, et pour ces tra- vaux méticuleux et subalternes réclamait précisément les soins des plus capables (^).

Gela n'empêchait pas en Nietzsche la fermentation de projets pei'sonnels. Ses études sur Dioclès et sur Thra- sylle lui avaient permis de fixer d'une façon nouvelle la chronologie de Ménijjpe le Cynique. Elles lui ouvraient une nouvelle interprétation de Démocrite. La personne

(*) Con:, II, 72.

(-) Corr., I, 93; II, 109.

{') Ritschl, Opuscula philologicu, t. Y, p. 29 : ■< Keine Arbeit (z. B. ein Wortindex) ist so klein und so gering, dass niclit nur der Reste gerade gut ^enug ist fiir ihre vollkommene, gescheite Ausfuhrung. »

96 LA FORMATION DE NIETZSCHE

du vieux philosophe, à' travers la tradition confifse et faussée, se dressait pour lui en contours insoKtes et puis- sants. Aucun des historiens de la philosophie ne lui parais- sait avoir déhrouillé les faits et les doctrines. Il y avait lieu de dire aux philologues des vérités sévères. Car ce n'est pas leur exactitude, mais leur discernement qui était en défaut. Leur limite tenait à leur méthode, et non à leur zèle (').

On peut suivre, dans les Philologica^ les marches et contre-marches de cette méthode nouvelle qui se cher- che (*). Elles symbolisent le mouvement général de la pensée nietzschéenne. On croit que la méthode est affaire de bon sens. Mais le bon sens lui-même change. Il est un acquis de la civilisation. La critique de la Renaissance croyait suivre le bon sens quand elle comptait les témoi- gnages des Anciens au lieu de les peser. « Elle était dévouement silencieux au jugement de l'antiquité, » Elle professait une moralité de femme, aimante et subjuguée. La critique moderne est d'un scepticisme viril. Elle a créé le désordre par des fouilles irrespectueuses, mais elle a amené à la lumière une immense quantité « d'anti- quité latente ». Après avoir ébranlé la tradition, elle la rétablit, en lui donnant le fondement solide qui lui avait manqué. Comment ne pas reconnaître que Nietzsche pro- jette ainsi dans l'histoire impersonnelle révolution de sa pensée propre ? N'est-ce pas lui aussi qui se donnera affectueusement aux grands modèles, et ensuite doutera d'eux, pour rétablir d'eux enfin tout ce qui aura supporté l'épreuve glacée de ce doute?

Mais les hommes par qui la tradition des œuvres est parvenue jusqu'à nous, il faut se les représenter. S'il s'agit

(') Corr., I, pp. 91-94; II, pp. 17, 19; 107-108.

(*) Democritea, au t. III, p. 327 sq. des Philologica.

D E M 0 C R I ï E A 97

de Démocrite, faisons-nous une image vivante de l'homme qui a édité ses écrits, de ce Thrasylle, Égyp- tien taciturne, voué à la magie par excès de science, et si pur et imposant que Tibère lui-même l'entourait de respect. Figurons-nous cet autre Egyptien, le médecin pythagoricien Bolus, qui fait circuler ses écrits sous le nom de Démocrite. Que peut-il y avoir d'authentique dans la tradition démocritéenne, transmise par des hommes qui servent la vieille gloire de l'Egyfyte ? Quoi d'éton- nant si on prête à Démocrite une vie secrète, chaste, pythagoricienne, des écrits de médecine, de musique et de magie, tout un faux éclat égyptien ? Nietzsche ne laisse donc subsister de Démocrite presque rien, que des fragments empruntés à deux livres.

Mais ces livres attestés par Pyrrhon, Epicure et Aristote suffisent à reconstruire le philosophe vrai. Si, sur certaines discussions, Nietzsche n'est jamais arrivé à conclure, l'image de Démocrite a surgi pour lui des fragments avec une netteté qui justifie la tradition. Il n'est pas sûr que Démocrite ait été le créateur d'un grand et nouvel algorithme métaphysique. Il est, en tout cas, un des esprits les plus vigoureusement systématiques qu'il y ait eus au monde et le premier qui ait voulu « s'affranchir de tout inconnaissable » (*). Peut-être a-t-il construit son système trop vite, en triant dans ses de- vanciers les idées seulement qu'il sentait homogènes aux siennes. Démocrite, le premier, a cru à la valeur absolue des méthodes rationnelles. Il nous offre le premier échantillon d'une pensée virile, et toute net- toyée de mythe ou de finalité. Le premier, il a construit du monde une image faite d'idées claires. Il est le pre- mier grand idéaliste. Son atome est une idée hautement

(M P/iilologicn, III, p. 320 sq.

AHDLER. II.

98 LA FORMATION DE NIETZSCHE

abstraite, comme la chose en soi de Kant, Le premier, il distingue dans la matière des qualités premières et se- condes, comme Locke. Copernic, Bacon, Gassendi relèvent de son atomisme. Laplace ne concevra pas autrement que lui le « tourbillon » , qui est l'origine du système so- laire. L'évolutionnisme contemporain n'a pas vu mieux que lui l'infinité des petites causes qui donnent à l'uni- vers sa figure d'aujourd'hui.

Il faut restituer à cet -homme tous les fragments, libres de ton et beaux de forme, s'exprime, avec un en- thousiasme poétique, cet affranchissement delà pensée. Ce fut un vrai ascète et un vrai apôtre. Les anecdotes encore qui le représentent errant et pauvre dans l'extrême vieillesse, après qu'il eut dépensé une fortune à la recherche du vrai, sont dignes de l'homme pour qui « le savoir valait plus que le royaume de Perse » . Nietzsche trouva une beauté toute grecque à ce philosophe « froid en apparence, mais plein d'une chaleur secrète » ('). Et plus tard, dans toutes ses crises de rationalisme, il aimera à souligner la parenté étroite qui le relie à la pensée démocritéenne.

Vers 1869, un travail sur la contemporanéité d'Homère et d'Hésiode venait supplanter quelquefois dans sa pen- sée ce projet philosophique. aussi des paradoxes charmants et décisifs lui paraissaient devoir émerveiller les hommes. Au regard de ces aperçus nouveaux, son travail sur Diogène Laërce lui-même, qu'il imprimait, lui semblait un balbutiement vague et le ' remplissait d'amertume (-). Ferait-il sa thèse de ce Démocrite ou de cet Homère ? Il hésitait, et les deux trouvaiUes lui pa- raissaient trop belles {•). Il les gardait par devers lui, les couvait, les traînait avec des désespoirs passagers; et

(') Corr., I, 94, 103; II, 108.

n Corr., IT, 45, 74.

(») Corr., I, 103; II, 106.

ÎG R I s E DOCTRINALE 99

en dehors de quelques comptes-rendus pour le Litera- risches Centralblatt^ Zarncke le conviait à collaborer malgré sajeunesse, ne réussissait à rien achever.

C'est que cette année militaire, il travailla peu et médita beaucoup, avait changé en son fond sa notion de la philologie. Le pessimisme schopenhauérien rongeait sa première croyance intellectualiste. Si une philosophie était une transformation de tout l'homme, comment n'aurait-elle pas imprégné jusqu'à son savoir? Nietzsche en faisait la preuve d'abord négative : il démontrait que la philologie n'aboutit pas sans être éclairée par la philosophie. Combien n'avait-il pas sermonné Deussen pour le convertir à la science philologique? Maintenant, les cent volumes qu'il lui fallait compulser pour remanier son Diogène Laërce lui avaient paru « autant de tenailles brûlantes qui tuaient le nerf de la pensée originale ». Il suppliait son camarade de chercher dans Faust ou dans Schopenhauer le repos de la pensée après sa dure macération de science {*). Les qualités subalternes du philologue, le labeur, les connaissances, la méthode, n'avaient pas leur lin en elles-mêmes. Plus que jamais les travaux de Nietzsche sur Démocrite lui avaient fait saisir que les idées et les faits littéraires ne se transmettent que sous l'empire de certains besoins. La préoccupation qui les recueille vient aux hommes de quelques guides souverains, qui sont des philosophes. Toute tradition litté- raire est illuminée du dedans par une grande pensée qui lui donne son sens. C'est pourquoi la philologie pure, dénuée de cette pensée, ne peut que brouiller la tradi- tion et non la saisir. Il lui faut d'abord se remettre à l'école des grands initiés qui l'ont fondée. Il y a toujours eu dans la science des chefs d'équipe et des ouvriers. Les

(') Deussen, Erinnerungen, p. 51. Corr., I, 115.

100 LA FORMATION DE NIETZSCHE

génies philologiques ne sont encore que de petits pa- trons, des artisans « au service de quelque demi-dieu, dont le plus grand, depuis dix siècles, était Schopen- hauer » ('). En ce qui le touchait, Nietzsche ne disconve- nait pas qu'une « buée schopenhauérienne » planait sur tous ses travaux (^). Un état d'esprit se préparait en lui, qui allait découvrir dans la philosophie le sens même de la poésie grecque.

Sous l'empire' de sa conviction, il courait à de nouvelles imprudences. Pour son doctorat projeté, ne devait-il pas choisir un sujet philosophique? Dans la fermentation de ses idées, il oubliait l'accueil fait à son précédent ma- nuscrit par les philosophes de Leipzig. Il croyait avoir réuni tous les matériaux d'un travail sur « la notion de l'organisme dans Kant ». Nul doute, comme l'a remarqué finement un bon juge, qu'il ne tournât déjà autour de ce problème de la vie, qui fut le « problème de Nietzsche (') », comme il est le problème de toute philosophie naturelle. Déjà aussi il occupe d'instinct la position qui sera la sienne jusqu'au bout. Kant avait su critiquer l'idée de cause finale ; et toute finalité est bannie des sciences natu- relles depuis sa critique. Nietzsche espère en éliminer l'idée de cause et de nécessité. Des faits juxtaposés avec contingence, voilà ce qui est donné, et ce que nous ne pouvons dépasser. « Il n'y a ni ordre ni désordre dans la nature. » Les formes de la vie et les lois de la nature sont <les sélections de hasard. La vie s'établit et se maintient par ces combinaisons fortuites ; la science devra expli- quer les apparences de la nécessité et de la raison par cette

('j Ueussen, L'rinneningen, p. 54. Corr., I. 122. (») Cor/:, II, 95.

(*) A. RicHTER, Fr. Nietzsche, p. 27. Corr., I, 101 ; II, 'i5. E. Foersteu, Bxogr., T, p. :$ sq.

CUISE D 0 C T H [ N A L 1<: 101

loterie de faits ('). Le mécanisme joint au casualisme^ voilà ce dont nous disposons pour rendre compte de l'évolution organique. Enipédocle l'avait vu. Mais qui, parmi les modernes, représente la sagesse empédocléenne?

A temps, Nietzsche se ravisa. Il était déjà très hostile au darwinisme : mais Albert Lange était un contrepoids insuffisant. Il faudra à Nietzsche de longues études d'histoire naturelle pour en découvrir un autre. Il savait seulement que Schopenhauer, loin de fournir de quoi réfuter les biologistes modernes, n'était pas à l'abri de leurs critiques. A l'époque encore où, écrivant à Deussen, il se refusait à entreprendre une réfutation de son maître, il avait depuis longtemps par devers lui noté les faiblesses logiques du système. Mais il savait aussi qu'on ne réfute pas une philosophie, parce qu'elle est par delà les con- cepts de la science. On ne peut que s'y ouvrir et l'admettre déboute la ferveur de son âme, ou se fermer à elle et la rejeter de toute son énergie (*). C'est pourquoi Nietzsche continuait sa propagande. Il voyait avec joie se grossir le « club » des initiés. A Naumburg, il réussissait à convertir le pasteur principal, Wenkel. Soudain, pour ce vieil Hégélien, Schleiermacher et Strauss pâlirent auprès de Schopenhauer. Du haut de la chaire, il enseigna un Evangile pessimiste {^). La doctrine nouvelle était en effet une religion qui, dans les vicissitudes de la vie, dans la douleur et dans le deuil, fournissait un aliment de l'âme; et elle avait de notables affinités avec le christianisme des communautés primitives qui, en poil de chameau, prêchait l'abdication de l'existence terrestre.

Il restait à rendre publique l'activité des nouveaux

(') E. FoERSTBii, Biogr., I, p. 344 sq. V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 12] . (^) Deussen, Erinnerungen, p. 58. Corr., I, 128. (3) Corr., I, 109, 113, 123, 143; II, 84.

102 LA FORMATION DE NIETZSCHE

missionnaires. Ils ne se sentaient pas seuls. Albert Lange, Bahnsen, Dûhring, philosophes en ce temps-là chers à la jeunesse, étaient comme eux idéalistes. Nietzsche espé- rait les gagner. Un journal philosophique naîtrait peut- être où, sous la direction de ces hommes groupés par la pensée schopenhauérienne, se révéleraient des talents jeunes (*). Une fois le groupement créé, Nietzsche ne dou- tait pas que son influence n'y prévalût.

L'année 1868 s'écoulait dans ces rêveries, et elle mûris- sait des certitudes. On sentait que l'Allemagne chercherait à assurer son avenir ; et, dans cette crise, nos jeunes philosophes avaient à assurer leur avenir personnel. Par leurs hésitations sur une thèse à soutenir, sur une agréga- tion secondaire proche, qui les remplissait d'épouvante et d'ennui, Nietzsche et Rohde montrent combien est pénible leur lutte contre le réel. La pieuse tante Rosalie, morte eu janvier 1867, avait laissé à Nietzsche un petit héritage, qui le mettait à l'abri des décisions les plus humiliantes. Ils s-'interrogèrent, et tombèrent d'accord qu'il fallait viser à l'enseignement des Universités. Rohde, sans doute, était moins favorisé, et Nietzsche doutait qu'il pût attendre; tout compte fait, ils se voyaient impropres à toute autre carrière. Leur passé les engageait et les para- lysait. Mais ils pouvaient, de ce point de vue supérieur les plaçait leur sens artiste et leur philosophie, assumer la tâche de créer un nouvel humanisme {'}.

Auparavant, ils comptaient une dernière fois resserrer l'échange vivant de leurs pensées. Ils précisèrent un plan de voyage commun à Paris, dont ils s'étaient souvent entre- tenus autrefois à Leipzig. Us emmèneraient quelques camarades, parmi les plus intimes, Gersdorff, Romundt,

(') Corr., I, 97.

{^) Cor;-., II, 36, 46, 00.

GRISE DOCTRINALE 103

Kleinpaul. La Bibliothèque Impériale sans doute fourni- rait des trouvailles inédites en foule qui augmenteraient leur crédit scientifique. Ils écriraient des chroniques d'art pour vivre. Ils seraient à Paris les apôtres du germanisme et de la philosophie nouvelle. Ils se souvenaient d'un autre Allemand, qui était allé à Paris quarante ans avant eux, et avait apporté aux Français le secret du romantisme allemand, tandis qu'il renvoyait aux Allemands d'étince- lantes chroniques sur Lutèce. Nietzsche se préparait à son voyage par la lecture de ces feuilletons célèbres de Heine. Il découvrait au fond de lui-même une perverse prédilec- tion pour ce « ragoût » pimenté ; et sa répugnance pour l'exposé scientifique, serré, châtié et sans ornement s'en trouvait augmentée (*). Cette existence même de Paris, ils se la figuraient pareille à la joyeuse et intelligente bohème du temps de Louis-Philippe. Ils n'oublieraient pas cepen- dant de goûter aux ivresses de la « fée verte » nouvelle, l'absinthe, ni à rien de ce qui avait succédé au bal Mabille et à la Grande Chaumière. L'Allemagne leur avait donné la méthode et le savoir. Paris était l'école supérieure de la vie : « elle méritait aussi une année d'études (-). » Ils seraient les flâneurs philosophes qui sauraient regarder cette vie frivole, mais toute d'instinct et si éloignée de pédantisme. Ils se promettaient un suprême été de liberté, dont le souvenir les suivrait à jamais dans leur exil philologique.

Ils n'eurent pas cette joie. Rohde achevait à Kiel une laborieuse année. Il y avait connu d'excellents maîtres, le latiniste Ribbeck, le germanisant Weinhold. Il avait approfondi son stoïcisme par la lecture de Lessing ; sa méditation mélancolique par la lecture de Lenz ou de

(•) Corr.,m, 32.

(■) Corr., I, 73, 106, 118, 124; II, 27, 36, 37, 40, 43, 93, 99, 124.

104 LA FORMATION DE NIETZSCHE

Leopardi (•). Il était engagé dans des travaux sur Apulée et sur Pollux, que Nietzsche reconnaissait parents des siens. Ritschl, à vrai dire, n'avait pas aimé la subtile démons- tration encore aujourd'hui solide, par laquelle Rohde, préludant à d'immenses travaux sur le roman grec, avait démontré que les Métamorphoses d'Apulée étaient le développement comique d'une curieuse nouvelle, intitulée VAne, et que Rohde avait continué faussement d'attribuer à Lucien (»). Une étude sur le lexicographe Pollux et la source de ses « antiquités » théâtrales faisait déjà surgir dans l'esprit des deux amis des réflexions sur le drame antique. Quoi d'étonnant qu'ils aient songé à publier un commun recueil de travaux sur l'histoire littéraire grecque ? Le projet n'eut pas de suite. Mais Rohde put passer à Naumburg quelques jours dans la maison de son ami : C'est à ce séjour qu'il faisait allusion vingt-deux ans après :

En route pour Berlin, écrira-t-il en 1890, je passai à Naumburg, qui, avec ses tours et ses villas, me faisait signe comme un vieux souvenir inoubliable... Quel homme admirable et quelle révélation nouvelle d'humanité était alors notre pauvre Nietzsche (') !

Quand Rohde fut parti, Nietzsche et sa soeur Lisbeth poursuivirent gaîment la corvée de l'index à rédiger pour le Rheinisches Muséum de Ritschl. La véranda ouverte sur le jardin maternel entendit souvent leur besogne s'achever dans les rires (*). Puis Nietzsche dut rentrer à Leipzig l'attendait la destinée.

(') Corr., II, 99.

(*) Rohde s'exagérait la nouveauté de son premier Iravail. Ses résultais étaient largement anticipés et ses erreurs réfutées d'avance par Paul- Louis Courier, dans les notes qui accompagnent sa traduction de Lucitis ou l'Ane [Œuvres complètes, t. II, 3 sq. ). Mais à Leipzig on mésestimait systé- matiquement les travaux français.

(') Fragment d'une lettre de Rohde à Overbeck, publiée par Crusius, loc. cit., p. 17b. (*j E. FoBRSTER, Der junge Nietzsche, p. 204.

Il E N G 0 N T K E DE W A G i\ E R 105

IV

PREMIÈRE RENCONTRE DE RICHARD WAGNER LES ADIEUX A LEIPZIG (1868-1869)

Le dernier semestre que Nietzsche passa à Leipzig ne fut pas celui d'un étudiant. Il prit pension élégamment tout près de la promenade, au fond d'un jardin, comme un jeune collègue, chez le professeur Karl Biedermann. Le vieux parlementaire de 1848, journaliste encore très vert, avait la conversation politique un peu insistante. Nietzsche s'y dérobait. Mais lui aussi, dans Tannée écoulée, il avait goûté à la politique ; et les discours de Bismarck lui restaient sur la langue « comme un vin fort » qu'il savou- rait à lentes gorgées ('). Pourtant le problème de sa voca- tion propre l'emportait sur les soucis patriotiques. Le nouvel humanisme ne se fonderait pas sans luttes. Nietzsche voyait clairement qu'il faudrait un jour critiquer « toutes choses et tous les hommes, les Etats, les études, les histoires universelles, les églises et les écoles ». L'orgueil schopenhauérien le poussait déjà à ces plans d'agression" qu'il réalisera dans les Unzeitgemasse Betrachtungen (^).

Deux hasards puissants devaient à la fois continuer cette impulsion schopenhauérienne et provisoirement retarder ces projets. La vie mondaine de Nietzsche à Leipzig a été artiste toujours ; et sa sensibilité musicale, en se cultivant, suivait de plus en plus la pente qui le menait vers le grand musicien contesté alors, Richard Wagner. Nietzsche ne se donne pas d'abord à lui tout entier. Devant l'universalité de Wagner, qui fait de lui un

(') Corr., I, 98 (16 février 1868). (-) Corr., II, 95.

lOG LA FORMATION DE NIETZSCHE

érudit, un apôtre, un théoricien, un poète et un musicien, il reste sceptique et interdit. Dans ce Saxon retors, Nietzsche distingue, en compatriote averti, la tare du dilettantisme. Mais il admire sans réserve « l'énergie indomptable » qui cimentait ces talents variés et en faisait un imposant ensemble. Ses griefs et ses éloges ne varieront pas beaucoup en vingt ans de temps. L'atmo- sphère de mystère, de sépulcre et de fatalité qui envelop- pait les œuvres chrétiennes, Tannhaeuser et Lohengrin^ n'offusquait pas encore son goût en 1868 ('). L'ouverture de Tristan et celle des Meistersinger « faisaient tressaillir toutes ses fibres » aux concerts de VEuterpe; et plus d'une fois, pour le ravissement de sa maternelle aniie, M'"" Ritschl, il joua le « Meisterlied » du jeune et brillant chevalier, à qui l'amour donne le génie. C'est elle qui, un jour de novembre 1868, amena la rencontre vraiment fatale. Incognito, Wagner était descendu à Leipzig chez sa sœur, M"*^ Brockhaus, femme de l'orientaliste (*). M"'® Ritschl s'y trouvant, il voulut surprendre les deux femmes par son « Meisterlied », et fut stupéfait de les trouver déjà renseignées. Il s'enquit de l'artiste qui s'occupait ainsi de sa gloire, et voulut le voir. Nous avons la lettre d'un tour hoffmannesque qui raconte l'entrevue, et nous savons commeat, faute d'un habit neuf que Nietzsche, à court d'argent, ne put arracher à la méfiance d'un ouvrier tailleur, elle faillit n'avoir pas lieu. Sans l'audace que Nietzsche eut d'accourir dans une redingote

(M Corr., n, 71. (*) Con\, II, 85 (9 novembre 1868); et aussi, 1, 133. Nietzsche reprochait à Brockhaus de n'avoir pas le sens <le la pliilo- sophie indoue, et d'être un pur philologue. Voir sa lettre à Deussen. Corr., I, 303. Il y a une sévérité excessive. Hermann Brockhaus (1806-1877) a été sans doute un grammairien rigoureux. Mais ni en matière d'indianisme ni en matière de zend, il n'oubliait les problèmes généraux de la civilisation; et, sans lui, peut-être Nietzsche n'aurait-il jamais songé à Zoroastre ni aux lois de Manon. V. Allg. Deutsche Biographie, t. 47.

RENCONTRE DE WAGNER 107

! râpée, peut-être son alliance avec Wagner ne se fût-elle

jamais scellée. Mais, ce soir neigeux de novembre,

Nietzsche a vu W^agner tel qu'il était dans l'intimité,

pétillant d'esprit, mordant, intarissable d'anecdotes.

Il l'a entendu chanter toutes les voix des Meister singer,

avec ce don spirituel de mimique qui complétait son

talent théâtral. Puis vinrent les confidences. Wagner lut

ses Mémoires inédits : et quand il parla de Schopenhauer,

l'accord entre Nietzsche et lui se trouva complet. Etait-ce

donc le moment qu'une attente ambitieuse et sournoise

désignait à Nietzsche? Cette effusion de l'esprit saint,

décrite par Novalis et qui descend sur ceux qui ont subi

le contact du génie, l'avait-elle touché ? Nietzsche en

eut comme l'évidente intuition. Non pas qu'il lut esclave,

et le cénacle inculte qui volilait faire de lui un journaliste

du wagnérisme le trouva récalcitrant. Mais il se sentait

une affinité avec le génie et il avait ce regard qui allait

jusqu'aux profondeurs mêmes des plus grands ('). Avec une

astuce schopenhauérienne, les événements désormais se

chargèrent, entre Wagner et lui, de multiplier les contacts.

Un jour de janvier 1869, la mère et la sœur de

Nietzsche reçurent de lui une lettre étrange, qui, tout

harcelé de travail qu'il fût, les invitait à lui offrir des

félicitations, et qui se terminait, comme une sortie

de clown, par des rires (^). Quinze jours après, une

simple carte de visite apportait la clef de l'énigme. Une

mention stupéfiante y figurait : « Friedrich Nietzsche,

professeur adjoint de philologie classique à l'Université

de Bâle. » La volonté astucieuse du destin s'était appelée

Ritschl. Le canton de Bâle avait demandé au spécialiste

{') Corr., II, 136.

n Corr., III, 137 : - Ha lia liai (il rit) ha ha ha! (il rit encore) Schrumm 1 (il sort). >

108 LA FORMATION DE NIETZSCHE

illustre un professeur de grec et de latin pour son Univer- sité. Ritschl, en vertu de son principe de « pousser les plus capables, fussent-ils les plus jeunes », désigna Nietzsche. « C'est un génie », avait-il écrit au chef du département bâlois de l'instruction publique, Vischer- Bilfinger, et ce dernier fît agréer à l'unanimité le candidat proposé en termes pareils par un tel maître. Le doctorat sans doute lui manquait. Ritschl le lui fit décerner, sans examen, pour ses écrits couronnés par l'Université et publiés dans le Rheinisches Muséum ('). Ainsi s'approchait pour Nietzsche l'iieure de tenir sa gageure : fonder un nouvel humanisme ; et le voisinage de Richard Wagner, sur le lac de Lucerne, fixait le pôle il tendrait.

Il se prépara dans l'orgueil et dans la joie. Car il a infiniment aimé sa dignité nouvelle. On lui passe les billets enivrés, il prévient les amis les plus fidèles, Gersdorff, Rolide ('). Mais il n'admettait pas qu'on le plaisantât ou qu'on doutât de la justice prévoyante qui avait fait de lui une désignation si précoce. Deussen l'éprouva, quand à ses félicitations sincères il joignit une comparaison un peu mélancolique avec sa propre et encore incertaine destinée. Nietzsclie répondit par une lettre de rupture. Il a toujours eu ainsi ses lieures de susceptibilité morbide et violente, et alors il n'était pas grand ('). Le « patliétique distant », dont il a fait sa règle de vie plus tard et qui seyait au pliilosophe méconnu, n'allait pas sans pédantisme chez le jeune universitaire, dont tout le génie reposait encore, les ailes ployées, dans une chrysalide d'espérance.

Mais il faut dire que la crise passée, il était touchant

(') Le 23 mars 1860. Voir E. Foerster, Biogr., I, p. 228.

(=>) Corr., I, 414; II, 12 i.

(^) Deussen, Erinnerungen, p. 61.

RENCONTRE DE WAGNER 109

de prévenance cordiale. Il montrait qu'il savait préférer un cœur d'ami aux témoignages extérieurs de respect, et c'était pour lui « un miracle inconcevable et haut » , plus enviable que le bonheur du foyer, qu'une amitié vraie, dans cette solitude qu'il senlait déjà descendre sur lui comme une « nuée de cendre » (^). Alors il voyait claire- ment aussi la vanité de ces honneurs. Sur quelle pente glissait-il pour abandonner une à une toutes ses posi- tions de rêve? D'un projet de carrière musicale n'avait-il pas passé à la philosophie ? et de la philosophie ne venait- il pas de redescendre à la science ? Danger mani- feste que cette spécialisation nécessaire (/). Le regard gœthéen qu'il voulait garder et qui, dans tous les êtres et dans tous les événements, discerne les types généraux, ne s'éteindrait-il pas ? Toutefois, il était de ceux qui disent avec Schleiermacher : « Je me prête à moi-même le serment d'une jeunesse éternelle. » Les idées de sa nou- velle philosophie avaient le don de jouvence. Elles le rendaient capable de magie. Par elles, il pouvait ressus- citer les ombres mortes de la littérature antique. Il pou- vait toucher magnétiquement les générations futures. La philosophie de Schopenhauer était « le sang nouveau » dont il animerait toute sa science.

Voilà les promesses qu'il se faisait au sujet de sa thau- maturgie et de ce secret de vie contenu dans son nouvel humanisme philologique. Puis, à Naumburg, il quitta sa mère et sa sœur, en pleurs, mais fières de lui. Il rejoignit Cologne ; remonta le Rhin jusqu'à Bonn, il s'étonna d'avoir pu vivre si triste, et jusqu'à Biebrich. Wiesbaden, il poussa une pointe, le laissa froid. Il vit les ruines

(*) Corr., II, 122, 134.

(*) Voir le fragment autobiographique de mars 1869 dans E. Foerster, \ Biogr., I, p. 303 sq. ; Der junge Nietzsche, p. 230-232 et Corr., I. 137.

110 LA FORMATION DE NIETZSCHE

de Heidelberg dans la splendeur printanière de leur soleil et de leurs fleurs. A Garisruhe, il ne put résister au désir d'entendre encore une fois les Meistersinger. Le 19 avril 1869, il débarquait à Bâle, absorbe déjà par la pensée d'une leçon d'ouverture qu'il devait faire un mois ^ après.

LIVRE DEUXIEME

La préparation du livre sur la Trag-édie.

CHAPIX^RE PREMIER

LE MILIEU HELVETIQUE

I

l'arrivée a bàle

Carl-Albrecut Bernoulli a décrit en artiste et en histo- rien ce que fut pour Nietzsche, à son arrivée, cette ville de Bàle il entrait, plein d'ardeur jeune et (l'intime orgueil (*). Nietzsche voyait la République bâ- loise en un temps de crise et de mue. Le grand travail de la démolition des remparts était comme symbolique. Les murailles jetées dans les fossés laissaient debout quel- ques grandes portes à tours en poivrière, comme ce Spa- lenthor près duquel Nietzsche allait habiter. La ville intérieure apparaissait dominée par sa haute cathédrale de grès rouge et par son hôtel de ville sang de bœuf en- luminé de fresques. Le long des quais, de vieux hôtels étageaient sur le Rhin leurs balcons de riche ferronnerie du xviii'' siècle. Le dédale intérieur des vieilles ruelles trop resserrées ofifrait nombre de maisons du temps de la Renaissance. Nietzsche sentit bien l'esprit de ce patriciat bourgeois {aristokratisches Pfahlburgertum) (*), installé

{') C.-A. Bernoclu, F/-rtn^ Ooerbeck und Friedrich Nietzsche, t. I, p. 39 sq. (») Corr., III, 66.

A^DLER. II.

114 T R A V A U X DE PREPARATION

sur la démocratie des faubourgs, orgueilleux de sa ri- chesse ancienne, de ses rubanneries et de ses soieries récemment florissantes, de sa banque puissante et de la nouvelle industrie des assurances, dont le réseau s'éten- dait sur l'Europe. Cette cité de millionnaires, sortie intacte en 1833 d'une Révolution qui aurait pu lui coûter l'indé- pendance nationale, ou lui apporter l'asservissement sous la démocratie rurale environnante, s'ouvrait maintenant aux souffles du dehors. Elle n'était pas devenue une ville allemande, comme on avait pu le craindre ; et elle s'était séparée de sa banlieue, érigée en canton autonome, pour rester maîtresse de sa tradition. Une constitution démo- cratique assurait les transactions entre la grande bour- geoisie et le peuple. Définitivement assise, cette démo- cratie à présent modernisait sa vie. Elle se répandait en faubourgs aérés, peuplés d'usines ; elle construisait cette cité-jardin qui est celle de ses villas patriciennes. L'afflux alsacien, après la guerre de 1870, allait hâter la trans- formation. Il n'est jamais mauvais qu'un Allemand du Nord monarchique voie de près rAllemagne républi- caine, c'est-à-dire la Suisse. Treitschke a dit combien de qualités manqueraient à l'Allemagne, si elle ne se pro- longeait par un pan de démocratie helvétique. L'imper- fection des travaux allemands sur les démocraties grec- ques et sur la Renaissance italienne vient souvent de ce que leurs auteurs n'ont pas vécu en république. Un can- ton suisse est peut-être le dernier vestige d'une vie poli- tique analogue à celle des cités antiques, petites et attachées au passé, mais le patriciat lui-même a des traditions populaires.

La ville Erasme et Sébastien Castellion ont enseigné, et qui eut de célèbres officines d'imprimerie dès l'origine de la typographie, n'a jamais méprisé la science. Elle gardait depuis le xvi'' siècle un renom d'humanisme.

L E M I L I E U H E L Y É T I Q U E 115

corrigé et rajeuni par le renom de ses grands mathé- maticiens du xvn® et du xvI^^

La dynastie des Bernoulli, dont l'aïeul était venu d'Anvers pour échapper au duc d'Albe, avait introduit un sévère et audacieux esprit spéculatif. Le calcul infinité- simal de Newton et de Leibniz a été vulgarisé en Europe surtout par eux. Jacques I Bernoulli (1654-1703) en avait découvert de difficiles applications géométriques et mé- caniques. Jean 1 Bernoulli, son frère (1667-1748), en avait apporté l'enseignement à Paris, chez le mathématicien de l'Hospital, en un temps (1690) tout le monde y était encore étranger à cette science nouvelle (') ; et il y avait ajouté depuis la grande découverte du calcul intégral. Daniel Bernoulli (1700-1782), fils de Jean, avait enseigné cinquante ans à Bâle ; et l'Université de sa ville natale lui devait le lustre des plus beaux travaux de physique mathé- matique et d'astronomie qui aient signalé son siècle. Son frère Jean II Bernoulli (1710-1790) avait été l'ami estimé des astronomes Maupertuis et Lalande autant que des philosophes réformateurs Condorcet et de La Rochefou- cauld-Liancourt. Pendant trois générations toutes les Universités du monde demandèrent à cette grande école bàloise leurs mathématiciens. Il y en eut, comme Euler et Daniel II Bernoulli, qui allèrent enseigner jusqu'à Saint-Pétersbourg. Par ces hommes la grande bourgeoisie de Bâle était entrée dans la gloire européenne. Elle ne l'a jamais oublié. Gomme on devenait membre du Grand Conseil, ou magistrat, par tradition de famille ou par besoin de considération, on allait enseigner à l'Université. La vieille institution, célèbre malgré sa petitesse, avait été réorganisée à fond en 1833. On travailla d'un cœur

(') V. Die Selbstbiof/rapfiie von Joliannes Bernoulli I édité par C.-A. Beu- NouLu, Bàle, 1907, p. 5.

116 TRAVAUX DE PREPARATION

unanime à la fciire prospérer. Il n'y avait presque pas de grande famille bâloise, qui ne pût s'enorgueillir d'avoir un a oncle professeur » ('). Parfois, comme il arrive dans les pays de libre travail et de vieille et noble aisance, un grand bourgeois joignait à ses fonctions publiques le goût du travail érudit.

Au temps Nietzsche arrivait à Râle, Wilhelm Vischer était chef du département de l'instruction pu- blique ; mais le temps était récent il avait professé le grec et le latin aux côtés de J.-J. Merian, spécialiste des tragiques grecs, et de Johann-Jacol) Rernoulli, l'archéologue ; Wilhelm Vischer-Heusler, fils de l'admi- nistrateur, était réputé bon médiéviste. Les Heusler étaient une autre de ces familles, se transmettait la solide vertu du labeur avec des dons artistes. Elle était représentée par Andréas II Heusler, signalé déjà par des travaux sur l'histoire du droit germanique qui ont une durable valeur. Les Stâhelin comptaient parmi les pro- fesseurs, outre un hébraïsant déjà vieillissant, un jeune historien de l'Eglise Rudolf Stâhelin, en qui le vieux conseiller Karl Hagenbach allait trouver un digne suc- cesseur. Mais les Hagenbach ne disparaissaient pas : un Hagenbach-RischofT occupait la chaire de physique ; et un autre Rischoff, Jean-Jacques, le titulariat de gynécologie. Les Rurckhardt avaient fourni Fritz Rurckhardt, le physi- cien, qui fut le directeur de Nietzsche au Paedagogiiim: et les Speiser comptaient parmi les leurs un bon juriste.

Cette pléiade se complétait par des recrues jeunes, venues des autres cantons : le botaniste Simon Schwen- dener de Glaris; l'ophthalmologiste H. Schiess, qui fut l'oculiste de Nietzsche.

Mais parmi les anciens, trois noms rayonnaient surtout.

(') C.-A. Berxoulu, Ibid., I, ji. i!.

L E M I L I E U HELVÉTIQUE 117

Bachofen, depuis longtemps magistrat, avait enseigné le droit. Brusquement son livre sur le Matriarchat [das Mutterrecht) , qui bouleversait les idées admises sur l'origine de la famille, lui avait valu une notoriété européenne. Un Bernois, le zoologiste Rutimeyer, assem- blait des faits nouveaux sans nombre en paléoatologie, et créait de méthodiques et audacieuses hypothèses. Ouvert à toutes les idées, et tout acquis à l'idée du transformisme alors si fortement combattue, il n'était pourtant pas dupe des exagérations darwiniennes ; et déjà, derrière Darw^in, il savait retrouver Lamarck, alors oublié. Plus d'une fois, dans des conférences et dans des conversations intimes, il se répandait en généra- lisations, où Nietzsche a pu apprendre ce que les hommes les plus compétents savaient alors des origines de la vie. Enfin, au-dessus de tous, comme la gloire la plus certaine, rayonnait Jacob Burckhardt. Ses livres sur la Civilisation de la Renaissance^ le manuel d'art qu'il avait intitulé le Cicérone^ son livre sur V Epoque de Constantin avaient frayé des voies nouvelles à l'histoire de la civilisation. Il avait su présenter ses idées dans une langue châtiée, d'éclat discret, mais toute lumineuse d'in- telligence, et qu'on aurait cru prise aux grands Italiens et à Montesquieu. On ne savait pas encore au dehors que sa notion des Grecs aussi était nouvelle, et qu'il s'élevait à des généralisations sur la philosophie de l'histoire qui dissipaient la défiance dont cette discipline était enve- loppée depuis Hegel. Burckhardt gardait pour lui ces constructions. Mais quand il s'ouvrait de ces généralités, fruit de l'érudition historique la plus étendue et péné- trées du scepticisme le plus éclairé sur les institutions et sur les hommes, ces leçons rares et étincelantes étaient le régal des connaisseurs.

Ce qui faisait la supériorité de ces hommes, c'est qu'ils

118 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N

savaient joindre la science française, tenue dans une injuste mésestime, à l'érudition allemande, alors dans toute l'insolence de sa victorieuse invasion. Pourtant l'Université se renouvelait sans cesse par l'appel de savants allemands, Gustave Teichmtiller, esprit de feu, infiniment inventif, et auquel on est redevable d'un renouvellement total de l'histoire du platonisme, allait quitter Râle pour Dorpat, Mais on gardait Moritz Heyne, germanisant solide, lexicographe excellent et bon spécia- liste des antiquités germaniques. Rudolf Eucken allait mettre sa robuste et un peu fumeuse éloquence à la dis- position d'un jeune idéalisme en voie de naître. Schôn- berg, l'économiste, un des fondateurs du « socialisme de la chaire », fut pour Nietzsche un ami plus qu'un collègue. Les années en amenèrent d'autres. La confra- ternité universitaire faisait pénétrer dans le patriciat de Râle, si fermé, les jeunes savants allemands. Sans doute ils restaient presque tous les yeux fixés sur les Universités allemandes, mieux dotées. Mais ils emportaient de Râle le souvenir d'une ville la morgue des financiers fléchis- sait devant la culture de l'esprit, et l'esprit de caste cédait au charme d'une vie de société intelligente.

Quand Nietzsche, dès le 16 juin 1869, parle de la vie solitaire qui lui est faite et qu'il aime, ou de ce faible talent de sociabilité qui l'oblige à une existence d'ermite, c'est que le destin le réserve pour une besogne aucune amitié et aucune distraction mondaine ne peuvent le consoler. Il ne se sentirait pas si abandonné, s'il mépri- sait moins le menu fretin {plebecula) de ses collègues (*). 11 repousse leurs invitations et ne fréquente guère que Jacob Rurckhardt, avec qui il se promène de longues heures sous

(') Corr., II, p. 148; III, p.

68.

LE MILIEU HELVÉTIQUE 119

le cloître attenant à la cathédrale. Mais il est assidu aux mardis soir du conseiller Wilhelm Vischer, à ses garden- parties brillamment illuminées. L'avenir lui fera davan- tage apprécier la douceur de l'hospitalité bâloise (*).

On était curieux, à Bâle, d'entendre le jeune savant de vingt-quatre ans, que la principale Université allemande avait créé docteur sans thèse. Nietzsche fît, le 28 mai 1869, devant une affluence de collègues et de bourgeois, sa leçon d'ouverture : Homer und die classische Philologie. Ce fut une conquérante profession de foi. Tous ses récents travaux sur la transmission des données et des œuvres, ses études classiques et romantiques, ses réflexions sur le rôle de la philologie se condensèrent dans ce vigoureux morceau. Avec une carrure très assurée, le jeune maître se posait en réformateur; et, derrière sa franchise, on per- cevait comme un grondement de menaces.

Dans le désarroi des jugements sur les lettres antiques, ce débutant se faisait fort d'apporter son arbitrage. La science littéraire était jusque-là histoire, ou linguistique, ou esthétique. Elle était partagée entre ces trois disci- plines, qui prévalaient selon les époques. Mais incertaine de sa direction principale, elle était attaquée toujours. On la méprisait pour son travail obscur de taupe, ou on la mésestimait au nom d'une culture moderne, technique et utilitaire. Contre cette indifférence des railleurs et cette barbarie des techniciens, Nietzsche faisait appel à l'al- liance des artistes et des savants. Que de fois ils se querellent! Quand il s'agit de l'humanisme à sauver, ils ne peuvent que se trouver d'accord. La science et l'art vivent de deux jugements de valeur qui se complètent. L'art nous offre des images de la vie qui affirment la

(') Il prend ses repas à la gare centrale chez Recher, avec ses collègues Scliônberg et Hartmann. Corr., V, pp. 144, 146.

120 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N <

vie digne d'être vécue. La science, par son labeur, l'af- firme digne d'être connue. C'est pour des raisons d'art et pour enrichir notre vie que nous allons aux Anciens. Mais veut-on que nous allions à une antiquité fausse ? Le savoir seul exhume pour nous dans son aspect réel cette (irèce que nous avons un besoin idéal de connaître.

La question homérique illustrait cette nécessité d'une alliance de l'art et de la science. Par la prendre? Bis auf den Herzpunkt dringen^ enseignait Ritschl. Nietzsche précise : ce centre du problème, il faut le déterminer par un jugement de valeur emprunté à l'histoire de la civili- sation [nach einer Culturhistorischen ^ertbestimmung) {^). Le problème homérique se prête mieux qu'un autre à élucider le rôle de la personnalité dans la création poétique ; et l'art de saisir et de définir la personnalité n'est pas vieux dans le monde.

Les romantiques allemands avaient eu, de ces choses, une enivrante vision. Ils avaient imaginé le Volksgeist, l'âme populaire créatrice. Pour eux, un poème naissait comme une avalanche. Autour d'un faible noyau, roulé par les âges, s'amoncelaient les additions lentes des siècles. Au terme, on avait l'œuvre d'art. Il ne fallait pas beau- coup de génie : tout au plus, cette poussée de début qui met en mouvement le tourbillon de la jjensée sociale. Chaque pensée, tandis qu'elle passe, y ajoute. L'œuvre de la critique était de saisir le fragment primitif, VUrepos, peut-être très humble.

Depuis F.- A. Wolf, la critique s'employait à cette besogne d'énucléation. Pour Nietzsche, c'est une besogne vaine sur un problème mal posé. 11 n'y a pas de poésie créée par des masses. Il y a un trésor collectif, mais les individus seuls y puisent. Toutefois le poète n'est

(') llomer imd die classische Philologie (\V., IX,

LEMILIEU HELVETIQUE 121

pas, à l'origine, rhomme réfléchi qui travaille dans son cabinet sur une matière transmise par écrit. Il ne faut pas confondre la tradition avec la matière qu'elle transmet. Un poète peut écrire ou travailler sur de l'écrit, et plonger tout entier dans la tradition populaire. C'est affaire d'épo- que. Nietzsche pensait en secret que la poésie de Wagner ou de Gœthe roulait ainsi dans le torrent profond de l'âme populaire allemande.

Gomment alors saisir l'individuel irréductible? Ne fau- drait-il pas pénétrer d'abord dans l'âme collective dont il se différencie? Redoutable antinomie. Nietzsche ne la résout pas encore. Mais il la médite. Laméthode ordinaire consiste à circonstancier les dates, le milieu, le moment, les relations. Espère-t-on, avec ces données, mettre le doigt sur le nisus formativus^ den beivegenden Punkt ? En réalité, l'esprit ne parle qu'à l'esprit; et il ne s'ouvre que par degrés. La tradition littéraire grecque le montre bien. Elle attribue à Homère toutes les épopées héroïques. Une vieille légende met aux prises, dans une joute poétique, Homère et Hésiode, et décerne à ce dernier le trépied, enjeu de la lutte. Ce que distingue cette vieille tradition, c'est l'hétérogénéité de deux poésies : la didactique et l'héroïque. Elle préfère la didactique. Elle enveloppe dans un jugement de valeur cette première et naïve discrimi- nation des genres littéraires : les noms d'Homère et d'Hésiode sont comme des couronnes accordées non à des hommes, mais à des corporations entières de rhap- sodes.

Le jugement de valeur seul peut pénétrer jusqu'à la personnalité littéraire. Une épopée telle que Y Iliade est une guirlande gauchement tressée : elle témoigne d'une intelligence artiste encore inculte, mais réelle. Les im- perfections ne viennent pas d'une agglutination tardive ; elles tiennent à la difficulté de choisir, dans le prodigieux

122 TRAVAUX DE PREPARATION

amas des motifs transmis oralement. Il y a eu un poète de V Iliade et un autre de Y Odyssée, mais ce n'est pas Homère. Des ténèbres recouvrent leur personnalité. Le sentiment esthétique seul encore y accède. En ce sens, la philologie classique, dépositaire de ce sentiment, est une messagère des dieux, une Muse descendue parmi les hommes de Boétie.

Sa voix consolatrice nous parle de formes divines, lumineuses et belles, qui vivent dans une terre de merveilles, lointaine, bleue, bienheureuse... (IF., IX, 24.)

Et pourtant, durant deux mille ans, avant Friedricli- August Wolf, l'humanisme ne s'était-il pas égaré? Il faut donc un guide même au plus heureux instinct. Il lui faut savoir comment naît l'œuvre d'art. Nietzsche n'en disait pas plus. Il voulait dire que toute une philosophie delà vie de l'esprit était enfermée dans ces paroles denses sur Homère, et qu'il en serait ainsi dans toutes ses leçons : Philosophia facta est quœ philologia erat, disait-il, retournant une parole de Sénèque {').

L'affluence, ravie et pleine de chuchotements contra- dictoires {-), s'écoula sur ces paroles mystérieuses. Car cette philosophie dont Nietzsche se faisait l'apôtre, il la tenait encore cachée. Il fallait une initiation pour la décou- vrir. Il envoya le manuscrit de sa leçon à un petit nombre d'amis, Romundt, Erwin Rohde, à son maître Ritschl, à Cosima von Biilow, puis l'imprima avec luxe ; et, dans l'intervalle, il prit le harnais quotidien.

La besogne qu'on demandait à Nietzsche était modeste et rude. Il fallait, tous les matins à sept heures, enseigner à l'Université. Sept étudiants furent, cette première

(') Lettres à Lucilius, 108. Le rapprochement a été fait par K. Prei- sendanz. Nietzsche und Seneca {Sïidd. Monalshefte, 1908, p. 69i). (^) Corr., I, 151 ; II, 166.

LE MILIEU HELVETIQUE 123

année, tout l'auditoire. Les maîtres les plus illustres, Burckhardt non excepté, étaient tenus, en outre, dans le Peedagogium voisin, de préparer à l'enseignement supé- rieur une élite d'élèves de la plus haute classe (*). « Quel tyran, qu'un tel métier! », écrivait Nietzsche à son ami Deussen, en juillet (^). Pourtant, ce métier astreignant le servait aussi. Nietzsche avait toujours senti le danger de sa mobilité imaginative. C'est un remerciement sin- cère que, l'année finie, il adresse à Ritschl, responsable de cette nomination qui lui imposait le bienfait du travail régulier ('). Pour impatient qu'il fût bientôt de cette tâche monotone, il y trouvait provisoirement le repos de la conscience. Car sa fantaisie se corrigeait par un sens méti- culeux du devoir. Il savait être le plus brillant des pro- fesseurs et aussi de tous le plus exact. On le redoutait, quoiqu'il fût le plus silencieux des juges. Les plus espiè- gles le respectaient. Il retrouvait, pour les paralyser, le regard profond et doux, un peu chargé d'interrogation méprisante qui avait, dès l'enfance, subjugué ses cama- rades. Les méditations, dont on le savait rempli en dehors de ses leçons, ennoblissaient sa moindre classe. Il ne se sen- tait pas au-dessus de cette tâche d'enseignement secon- daire. Il se fit assez vite la doctrine qu'il exposa plus tard. L'enseignement était à renouveler par en bas. Les Uni- versités étaient décadentes. On ne pouvait transformer Eque de très jeunes esprits. Les vieux professeurs et les vieilles institutions d'en haut, il fallait les laisser mou- f rir(*). Pourtant, son enseignement universitaire aussi a été excellent. Nous aurons à dire l'ingéniosité avec laquelle il a su joindre les exigences techniques du métier et celles

(') Cela faisait encore six heures de classe. Corr., III, 66.

(•) Ibid., I, p. 160.

(3) Ibid., III, p. 70.

(*) Il l'écrira à Deussen le 2 juillet 1871. Corr., I, 183.

124 TRAVAUX DE PREPARATION

de son œuvre littéraire. Sa pensée s'alimentait de son savoir, et la moindre explication de texte était pour lui une exploration. Dans le semestre de ses débuts, de Pâques à l'automne de 1869, ses leçons sur Eschyle et les lyriques grecs posaient la question des rapports de la musique et de la tragédie. Il expliquait le Phédon au « Pœdago- gium », et il saisissait l'occasion de « contaminer de phi- losophie » ses élèves. Sa pensée vivifiait ainsi son travail élémentaire par des interprétations nouvelles.

La tâche commencée semblait convenir au meilleur et au plus fidèle disciple de Ritschl. Nietzsche s'en rendait compte. Il passa ses courtes vacances des mois de juillet et d'août à Interlaken, puis au mont Pilate et à Boden- weiler. Tandis qu'il se recueillait dans les nuées au-dessus du lac des Quatre-Gantpns, il ne manqua pas de se féliciter avec ferveur d'avoir reçu l'impulsion ritschlienne ('); et Ritschl lui faisait un touchant accueil quand, au mois d'oc- tobre, Nietzsche courut le voir à Leipzig. Il demeurait toujours le vieux maître de qui on prenait conseil pour les publications à venir. Fallait-il publier un faisceau de recherches éparses qui compléteraient les articles de Nietzsche parus km Rheinisches Muséum? Quelque « pot- pourri à la mode de Leipzig » ? ( « Leipziger Allerlei ? » ) Dans ce projet, le sévère Ritschl reconnaît la mobilité nerveuse de son élève préféré. Il conseille formellement, pour la discipline de l'esprit et par bonne politique, un ouvrage massif, cohérent. Que serait ce livre ? Traiterait- il, en 600 pages peut-être, de la question homérique, par laquelle Nietzsche avait inauguré son enseignement ? Serait-ce un vaste ouvrage, érudit et philosophique, sur Eschyle {*)? Nietzsche ne le savait pas encore, mais de

(•) Corr., ni, 70. (■') W., IX, 450, 439.

L'IDYLLE DE ï 11 I B S C H E N 12o

tout ce qui lui adviendrait d'heureux, il pensait ofFrir son tribut à Ritschl, et même de cette joie nouvelle qui lui était échue quand il lui écrivait de Tribschen, près de Lucerne.

II

l'idylle de tribschen

A Tribschen se consomma le destin de Nietzsche. L'importance vraie de la nomination qui l'avait appelé à Bâle vient de ce que Lucerne n'était pas loin. L'en- seignement que retire un observateur philosophe de l'exemple d'une grande existence, Nietzsche l'a savouré à longs traits, quand il a pu vivre dans l'intimité de Richard Wagner. C'a été pour lui « ce sacre d'une culture de l'es- prit plus haute », que Schopenhauer avait reçu en appro- chant Goethe.

A quelque distance de Lucerne, sur le lac, au pied du Pilate, est couché sur la berge ce village enfoui sous les arbres : Tribschen. Nietzsche y passa, durant une excur- sion qu'il fit, la veille de la Pentecôte 1869, le 15 mai. Oserait-il user d'une invitation que Richard Wagner lui avait adressée à Leipzig? Il essaie, peu rassuré. Il sonne discrètement à la grille et fait passer sa carte. Richard Wagner, qui travaille, ne s'interrompt pas. Mais il se sou- vient du jeune savant et répond par une invitation à déjeuner. Nietzsche, retenu par des amis, ne peut accep- ter. Mais il fut l'invité de Wagner le lundi qui suivit, et encore les 5 et 6 juin. L'intimité fut immédiate, enthou- siaste et très dénuée de cérémonie ; eine unbeschreiblich nahe Intimitàt, a écrit Nietzsche depuis (*). On le traitait en grand fils et en vieil ami.

C) A Georg Brandes {Corr., HI, 301)

126 ï II A VAUX DE P 11 1] P A R A T I 0 N

iNietzsclie a dit souvent, avec une reconnaissance qui n'a pas varié, le bonheur qu'il a eu de cette vie commune ('). Il la reprenait pour quelques jours, dès qu'il réussissait à s'affranchir. De tous les visiteurs qui ont connu cette solitude animée de rires Wagner abritait, auprès de Gosima de Bûlow, une existence encore toute remplie des affres de la lutte et de la création, aucun ne fut plus aimé que Nietzsche. La villa de Wagner était une maison rus- tique, vieille et compliquée. Elle émergeait à peine d'une mer ondulante de verdure {*). Les massifs, les carrés de fleurs se prolongeaient sur la colline jusqu'à la pente abrupte au bas de laquelle étincelait, à travers les futaies hautes, la surface bleue du lac. Plus d'une fois, Nietzsche, Wagner et Gosima ont longé ce sentier qui côtoie l'abîme. A l'extrémité du parc sans clôture, surgissait la face rugueuse que montre sur le lac des Quatre-Cantons la pyramide du mont Pilate. Sur l'autre rive, les cimes mon- taient en teintes violettes, enveloppées de brumes semblaient chevaucher des Walkyries. L'émotion qui remplit les derniers drames de la Tétralogie est faite de tout ce que, pour Wagner, il flottait de rêves dans les nuées du lac de Lucerne .

A la lettre, ce furent « les plus beaux jours » de la vie de Nietzsche (^). Ge fut un bonheur composé, a-t-il pensé depuis, de « plus d'une erreur et de toutes sortes d'illusions » (*). C'a été une amitié-poème, Nietzsche peut-être a eu la plus grande part de création. Mais un bonheur chimérique en est-il moins salutaire? L'exalta-

(«) Ibid., V, loi.

(*) V. Judith Gautibr, Richard Wagner et son œuvre poétique, 1884. E. FoBa8TBR, Der junge Nietzsche, p. 255; et Wagner und Nietzsche zur Zeil ihrer Freundsc.haft, p. 73. La photographie de la villa, dans ce dernier ouvrage, p. 16.

(=j A sa sœur, 3 février 1882 {Corr., V, 470).

(») A sa sœur, juillet 1887 {Ibid., V. 731).

L ' I D Y L L E D E T R I B s G H E N 127

tioii lyrique dans laquelle Nietzsche a créé son premier système date de ces jours de ïribschen» il a vu de près le génie.

Car sur l'authenticité de la révélation qui s'ouvrit pour lui alors, il n'a jamais eu de doute, bien que sur le moment il l'ait surfaite. Wagner est pour lui, en 1869, comme il l'écrit à Deussen, « le génie le plus grand et le plus i;rand homme de notre temps »('). 11 apprenait par lui ce que c'est qu'une vie humaine de grand style, « féconde, riche, émouvante, très isolée et inconnue de la moyenne des hommes » ('). 11 admirait Wagner pour la force qui l'en- racinait dans une terre nouvelle et conquise par lui. C'est pour Richard Wagner qu'il forge pour la première fois le mot et l'éloge de l'intempestivité. Etre « intempestif » [unzeitgemâss), dépasser du regard les choses éphémères, c'est la première condition de la régénération ('). Ce long vouloir de l'homme qui sait se taire durant vingt années et n'avoir souci que de sa vocation et de la marque qu'il imprimera à Fliumanité pour tous les temps, voilà le spectacle fascinant que Richard Wagner lui donne et dont Nietzsche ne se lasse pas (*). Le jour Nietzsche lui fut infidèle, c'est que Wagner lui sembla avoir commis une trahison.

On tremble à voir un dévouement si enthousiaste s'at- tacher à une cause et à un génie aussi complexes que la cause et le génie de Wagner, avec une loyauté rigide, mais qui, à vingt-cinq ans, ose s'ériger en juge. Nietzsche va à Tribschen se reposer du labeur professionnel ; et tan- dis que son ami Rohde court l'Italie pour se fortifier et s'assouplir l'esprit, Tribschen tient lieu à Nietzsche de

(') p. Deussen, Erinnerungen. Lettre du 25 aoiït 1860.

(*) A Rohde, 17 août 1869 {Corr., I, 160).

(') A sa sœur, novembre 1883 (Ibid., V, 5i9).

(*) A Gersdorff, 28 septembre 1869 {fbid., I, 89).

128 TRAVAUX DE PRÉPARATION

Florence et de Rome. Il y vient s'enivrer de sa vocation nouvelle. Tout ce que la richesse de deux esprits éton- namment agiles et inventifs et la grâce d'une femme un peu hautaine, mais de goût exigeant et sûr, peuvent ajou- ter au charme de la vie, embellit cette idylle du lac de Lucerne. Est-ce la peine d'ajouter que Nietzsche a infini- ment admiré Cosima? Agée de trente ans à peine, elle était plus près de lui par l'âge que de Wagner presque sexagénaire. Sans être belle, trop élancée, dépassant Wagner de toute la tête, avec le profil dantesque de son père Franz Liszt, Cosima avait grand air. Possédée de cette ambition de dominer, qui était sa nature même, croit-on qu'elle n'ait pas essayé de son ascendant sur ce jeune génie qui l'approchait? Et Nietzsche, comment n'aurait-il pas songé à l'éblouir ?

D'une audace très altière dans sa conduite, Cosima était grande et respectable à force de sincérité. Elle avait brisé le cœur d'un noble artiste, Hans von Dulow^ dont elle avait quatre enfants. Depuis deux ans qu'elle vivait auprès de Richard Wagner, elle était grisée comme par un philtre trop fort. Le drame de Tristan et d'Iseult, que Wagner avait écrit, tout rempli encore du songe d'une autre, Cosima l'avait vécu en entier. Wagner lui laissait à présent la liberté de sa griserie. Peut-être a-t-il observé sur elle plus d'un trait de l'ensorceleuse qui, dans son Parsifal^ s'appellera Kundry. Il était sûr d'elle au fond j)ourtant, et savait la dévotion avec laquelle elle servirait toujours ce Saint-Graal nouveau, la musique wagné- rienne .

Pour celui qu'elle n'a jamais cessé d'appeler « le maître » même devant les intimes, Cosima a toujours exigé la plus déférente admiration. Mais, en groupant autour de lui une cour d'admirateurs, elle ne trou- vait pas illégitime de recevoir son tribut d'hommages.

L'IDYLLE DE T R I B S G H E N 129

Or, quelle plus délicate flatterie offrir qu'un panégyrique doctrinal, Wagner est situé au plus haut sommet de l'art? C'est ce que sut faire Nietzsche. Au risque de cha- griner les survivants, il nous faut noter ici les débuts d'un des grands romans d'amour platonique du xix*^ siècle, d'un roman silencieux et douloureux, resté inconnu presque jusqu'à nos jours.

La familiarité de cette vie ne nuisait pas à sa distinc- (ion parfaite, et elle grandissait sans descendre. Dès îiovembre 1869, Cosima écrivait à Nietzsche : « Vous êtes (le la maison. » {Sie sind uns ein Tribschener). Elle lui demandait de menus services en foule, allant jusquà le charger des achats de Noël pour ses enfants. Il corrigea les épreuves de cette Autobiographie de Wagner, rédigée sans doute pour une part par Cosima, et restée quarante ans le secret d'un petit nombre d'amis. On lui confiait les tris- tesses de la maison, quand affluaient les nouvelles des mauvaises représentations, et quand les projets lointains, si longtemps couvés, menaçaient de sombrer. A ces heures-là, et quand on ne lit plus rien, on lit à Tribschen, pour se réconforter, les premiers essais manuscrits que Nietzsche envoie de Bàle. Car ces essais sont surprenants de hardiesse. A suivre la pensée du jeune professeur, il semble que l'œuvre wagnérienne ait pour devancière la Jragédie grecque, et que la vocation de Wagaer soit de retrouver, avec des moyens nouveaux, la tradition d'Es- chyle. Tout l'orgueil wagnérien alors se ravive. Il pénètre de sa puissante flamme l'amitié qu'il éprouve, vieillissant, pour ce jeune messager de sa gloire; et, pour la première fois, Wagner se croit compris.

Comment ne pas voir le danger pour l'âme mobile de Nietzsche et pour sa nature d'apôtre? Il ira prêchant sa foi, comme il avait fait pour Schopenhauer. Ensuite, il faut que sa foi résiste à son doute. Il est d'abord tout

130 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N

admiration. Puis il raisonne cette émotion lyrique, et ainsi la transforme. Comment n'essaierait-il pas d'imposer à Wagner son propre wagnérisme transformé?

Mais d'abord Richard Wagner le gagne par des livres, par Ueber Staat und Religion^ ou par son Beethoven, que le schopenhauérisme « pénétre et consacre » . Tout l'art wagnérien tient de cette philosophie son incroyable gra- vité et sa profondeur allemande ('). Nietzsche croit qu'il y a eu quelque chose de changé dans la mentalité de l'Alle- magne le jour Wagner, quittant le néo-hégélianisme de Feuerbach, a passé à Schopenhauer (*). La fidélité vvagné- rienne de Nietzsche vient à la rescousse de sa foi schopen- hauérienne, et sa mobile flamme en est davantage fixée.

Mieux encore ; sa croyance schopenhauérienne se consolidait par tout ce qu'il observait en Richard Wagner. A jamais désormais dans sa pensée les noms de Schopen- hauer et de Wagner seront liés. Fraternité que personne encore n'avait soupçonnée. En un temps on lit Wagner avec la préoccupation de chercher en lui un disciple de Feuerbach, Nietzsche a pénétré son secret. Wagner croit en Schopenhauer, parce qu'en W^agner s'incarne la doc- trine schopenhauérienne. Wagner est le « génie », tel que Schopenhauer le décrit ('). Ce qu'on découvre, à vivre près de Wagner, c'est la genèse éternelle des grandes œuvres de l'esprit. « Ce que j'apprends et ce que je vois, ce que j'entends et ce dont s'ouvre pour moi l'intelligence défie toute description, écrit Nietzsche à Rohde. Schopen- hauer et Gœthe, Eschyle et Pindare, crois-le moi, vivent encore ('). »

(') Corr., I, 143, 161, 174, 179; II, 220.

(*) Ibid , I, 179.

C) A Gersdorff. 4 août et 28 septembre 1869 {Corr., I, 84. 91). A Rohde. 9 décembre 1868 {/bid., II, 110).

(*) 3 septembre 1869. Corr., II, 167.

L ' I D Y L L I'] DE T R I B S G H E N 131

Profond et nouveau sujet d'orgueil que d'avoir plongé ainsi dans les abîmes de la « philosophie idéaliste », et fierté qui pousse Nietzsche plus vigoureusement à l'apos- tolat. Il veut initier tous ses amis. Il catéchise Deussen ('). Il recomuiande à Gcrsdorff de vivre l'art wagnérien {sich hinein leben) comme il a vécu la philosophie schopenhauér- ienne. Rohde, dès longtemps, était gagné. Mais, inverse- ment, Nietzsche veut à présent que Wagner connaisse ses camarades et qu'il juge de son action croissante sur les gé- nérations futures par cette ferveur de ses jeunes adhérents. Puis il prêchera ses Bâlois. Sa réserve sournoise peu à peu se démasque. Le 18 janvier 1870, il fit une première conférence sur Le drame musical grec. Il récidive le 1^' février par une leçon sur Socrate et la tragédie. Ce sont de sommaires et fulgurants essais (^). Cosima et Wagner les lurent au début de février, avec une stupeur mêlée d'effroi. Leur allié d'hier, le hérault choisi de leur pro- pagande, semblait se perdre dans des spéculations qui compromettaient à la fois son renom d'helléniste et l'œuvre wagnérien ne. Ils étaient accoutumés à une toute autre conception de la tragédie. Il répugnait au goût de Cosima de penser que la décadence du genre tragique commençât dès Eschyle et Sophocle. Tous deux, cet hiver de 1869-70, avaient lu Platon le soir. Ils appre- naient à présent que la tragédie grecque était morte de la logique et de la morale socratiques ; et que Platon, atteint de socratisme « pathologiquement » , en était venu au genre littéraire du dialogue où, sans style et sans forme, se mêlaient toutes les formes et tous les styles ('). Wagner

(*) P. Dbossen, e l'inné ru7ïg en, p. 65.

(•) On en trouvera les fragments dans les Aarhgelaasene Werke. (W., IX, 33-69 )

(^) Sokrates und die TraqikUe (W., IX, 54). Les lettres de Cosima et de Wagner dans E. Foerster, Wagner und Nietzsche, p. 33 sq.

132 ï H A V A U X DE P R E P A Pi A ï I 0 N

suppliait qu'on trouvât des mots plus justes pour les « divines erreurs » de ces grands philosophes.

Puis, Franz Liszt n'avait-il pas enseigné que la sym- phonie de Berlioz était la forme musicale moderne qui correspondait à 1' « épopée philosophique » créée par Goethe dans Faust, par Byron dans Manfred ou Childe l Harold ? Fallait-il, sous prétexte que Platon avait con- damné la tragédie, interdire à la philosophie de donner , un sens à la musique nouvelle ? Wagner et Cosima % faisaient avec ménagement ces réserves. Ils proposèrent (jue Nietzsche reprît le travail dans un livre moins abrupt. Ils lui faisaient confiance et reconnaissaient sa supériorité d'helléniste. « Laissez-vous diriger par la musique, tout en restant philologue, lui conseillait Wagner. » Il comptait que la musique lui donnerait du tact et atténuerait le ton tranchant de ses assertions. Et puisqu'ils travaillaient ensemble à une « Renaissance », Wagner ne désespé- rait pas que •< Platon y embrasserait Homère, tandis qu'Homère, rempli des idées de Platon, y serait plus grand que jamais » ('). Les ébauches de Nietzsche impor- tent aujourd'hui à l'histoire par d'autres qualités que celles qui les lui rendait chères. Il nous est assez indifférent que la thèse foncière de Nietzsche, celle il s'acharnera le plus, et qui affirme la ressemblance entre la tragédie grecque et l'opéra de Wagner, soit fausse. Nous entendons à travers ces assimilations erronées les balbutiements d'une nouvelle méthode qui fondera un jour une sociologie de l'art. Nietzsche emprunte au romantisme la grande dis- tinction entre la littérature de tradition vivante et orale et la littérature factice et écrite. Il explique les œuvres par l'outil qui les transmet, parle rôle de ceux qui manient cet outil, comédiens ou choristes, par le public auquel l'œuvre

(') E. FoERSTEu, Ibid., 36.

L'IDYLLE DE T R I B S C H E N 133

s'adresse. La sensibilité de ce public comme sa masse et son intérêt diffèrent selon qu'il écoute dans une grande fête rituelle, et sous l'impression d'une émotion religieuse, ou qu'il se compose de lecteurs épars qui méditent à tête repo- sée. Nietzsche conçoit donc une représentation tragique comme un groupe de travail, à l'œuvre pour une besogne sacramentelle ; et cet ensemble de circonstances sociales crée la forme tragique, détermine le choix des tlièmes et (les caractères. La disparition de cette émotion sociale, la diffusion d'un nouvel esprit amènent la décadence du genre, infailliblement. Voiià les aperçus qui aujourd'hui nous frappent. Nul doute que pour les transcrire, il ne iallût, par delà l'érudition un peu livresque, dont la masse diffuse créa à Nietzsche l'illusion d'une originalité, l'émo- tion d'une véritable détresse présente, le besoin d'une vie sociale intensifiée, et le besoin d'une vie artiste qui en serait l'expression intégrale. est l'apostolat vrai de Nietzsche. Il se trompe sur les moyens, non sur le but. Il a donc raison de recourir aux mots bibliques : « Il faut que le scandale arrive. » Déjà sa résolution était prise : « Dans l'expression de notre philosopliie, soyons rigides comme la vieille vertu romaine (*). «

Il était rigide ; mais la cristallisation intérieure du système qu'il sentait se former en lui pouvait se défaire à tout instant.

Je sens comme mou effort philosophique, moral et scientifique tend vers un seul but, et que le premier peut-être de tous les philo- logues — je deviens un tout.

Ainsi une fatalité intérieure poussait Nietzsche à d'irrémédiables conflits. Il était le philologue sans précé- dent, qui, hautainement, émergeait au-dessus même de

(*) P. Deussem, Erinnerungen, p. 73. Corr., I, 166.

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Ritschl. « Le malheur, écrira-t-il, c'est que je n'ai pas de modèle à suivre ('). » Il animait les ombres mortes du passé non plus seulement en leur faisant boire le sang de Schopenhauer, mais par des libations wagnériennes. Comment n'eût-il pas choqué la corporation des philo- logues?

Combien pourtant dès ce moment cette ferveur pour Wagner ne couvre-t-elle pas de malentendus ! Si Richard Wagner est le « véritable frère spirituel de Schopenhauer », s'il est à ce dernier « ce que Schiller est à Kant » , qui donc doit passer pour le plus grand ? Pour Nietzsche, n'est-ce pas, bien évidemment, Schopen- hauer ? Qu'adviendra-t-il le jour Wagner se doutera de ce jugement? A coup sûr, l'alliance entre Wagner et Nietzsche se cimentait avec plus de solidité par une com- mune croyance. On ne choisit pas une philosophie par raison, écrivait Nietzsche à Deussen ; et là-dessus il pensait comme Fichte. Nous choisissons une philosophie par réminiscence de notre caractère vrai, et comme une expression de nos plus profonds instincts {^). En faisant de Schopenhauer leur bréviaire, ils s'étaient sentis solidaires dans une pareille et invisible vie. Mais que va-t-il arriver quand Nietzsche, philosophe plus exercé, voudra définir avec plus de rigueur impérative les conditions de cette vie, que devait, à son tour, symboliser le drame musical (') ? Voilà préexiste la dissonance dans cette amitié qui fut vraiment étroite, mais aucun des deux amis ne se faisait une idée exacte de son partenaire.

Si le malentendu restait masqué par le commun enthou- siasme, il y avait dans cette foi chaleureuse elle-même une difficulté que Wagner sentait. « J'ai toujours eu le

(') Ibid., I, 165. (*) Corr., I, 182. (^) Deussen, Erinnerungen, p. Ibid., I, 154.

L'IDYLLE DE ï R I B S G H EN 133

sentiment, a écrit Wagner depuis, que Nietzsche dans son intimité avec moi était comme sous l'empire d'une crispa- tion vitale de sa pensée (*). » Wagner donnait à ce jeune savant sa consécration, et craignait ses élans impétueux. Il était glorieux avec lui de sentir qu'une Renaissance nou- velle se préparait qui aurait son Homère et son Platon ; et son orgueil ne s'étonnait point d'en être l'Homère (*). Mais il ne se satisfaisait pas des apothéoses courtes. Il conseilla à Nietzsche un effort prolongé, et ne se doutant pas qu'il le poussait dans le sens de sa pente, il intensifia en lui cette ambitieuse méditation se dessinait à la fois un grand livre sur les Grecs et un livre wagnérien sur la tragédie. Comme le train ordinaire de la vie reprenait Nietzsche, cette fatalité qui l'entraînait demeurait invisible. Le voisi- nage de Tribschen ne lui était qu'une consolation. Mais le souvenir de l'idylle rendait plus triste le séjour bâlois, si abandonné des Muses, et le dur professorat dont il avait été si glorieux ('). Devant Ritschl, il se cachait. Quelles étaient ces expériences, qu'il faisait entrevoir à son vieux maître, et dont il sentait en lui la croissance? Il les annon- (;ait, sans les définir (*). Il travaillait encore en philo- logue correct. Pour le jubilé de son vieux collèg-ue Gerlach, il publia une jolie et nouvelle étude sur les sources de Diogène Laërce, et reprit de vieilles et ingé- nieuses conjectures sur Ménippe. On put admirer de nouveau l'art, que lui reconnaissait Ritschl, de rendre une recherche philologique « poignante comme un roman parisien » . On voit le raisonnement de Nietzsche s'insérer dans la maçonnerie serrée des écoles philosophiques ; en

(') Lettre de Wagner à Overbeck, 19 octobre 1879. C.-A. Bbrnoulu, Franz Overbeck, I, 264.

('^) Glaserapp, Richard Wagner, III, p. 314. E. Foerster, Biogr., II, pp. 22, 24.

(') Corr., II, 176. («) Ibid., III, 95.

136TIIAVAUX DE PREPARATIOiN

défaire les couches ; montrer comment Ménippe, disciple de Métroclès, a vivre avant Ménédème et avant Timon, mais après Épicure, contre lequel il écrivait, et au plus tard dans l'âge mûr d'Arcésilas (mort en 241 avant Jésus- Christ), dont un de ses dialogues porte le nom. Avant tout, il faut établir qu'il n'y a pas deux Ménippe, Le poète du même nom, ce vieillard chauve en loques connu de Lucien, contempteur de la noblesse, de la richesse et de la joie, est précisément le philosophe cynique dont la légende raconte qu'un jour, avec l'aide d'Empédocle, il put péné- trer du regard la terre entière et assister à tous les événe- ments simultanés qui se passaient dans les pays les plus lointains. C'est lui qui dans notre texte donne de ces pays une description si curieusement sardonique. Ses écrits sont des mélanges satiriques de vers et de prose que Varron imita parce qu'il était de son école (*).

De tels essais confirmaient Ritschl dans son estime admirative d'autrefois. Pour la Revue qu'il fondait, pour ces Acta societatis Lipsiensis , destinés à combattre l'in- fluence du grammairien Georg Curtius, c'est un travail de Nietzsche qu'il voulut en tête. (') Ainsi parut, par les soins de Nietzsche, l'édition nouvelle du Certamen Homeri et Hesiodi, la première qu'on ait faite depuis Henri Estienne. Puis, dans l'introduction, et dans des articles nouveaux pour le Rheinisches Muséum^ Nietzsche reprenait les recherches qui lui avaient été chères et lui avaient valu le succès de sa leçon d'ouverture. Il creusait la vieille légende qui met aux prises, devant le roi Panéïdès, Hésiode, chantre de l'agriculture et de la paix, avec Homère, aède de l'héroïsme. Il mettait en parallèle

(') Beilrtige zur Quellenkunde und KritU; des Laertius Diogeiies, 1870. {Philologica, I, 171-214.) (-) Corr., III, 89.

L'IDYLLE DE T R I B S G H E N 137

avec le manuscrit florentin un autre récit, au Pseudo- Plutarque, et intitulé Conviviuîn septem sapientium. Il montrait que le Certamen n'est qu'une réduction d'un récit plus grand et disparu, qui a être le Musée du rhéteur Alcidamas ; et que ce Musée a être une sorte^ de traité usuel de rhétorique. Homère est couronné pour l'ingé- niosité de sa riposte dans l'interrogatoire. C'est qu' Alci- damas est disciple de Gorgias, qui, à l'inverse d'Isocrate, accorde une importance prépondérante à l'improvisation ; et il apparaissait une fois de plus que les traditions litté- raires se forment et se déforment sous des influences sociales, qui sont des passions de sectes, de classes, d'écoles, de multitudes (').

Mais, négociant pour lui-même, Nietzsche était actif aussi pour ses amis. Il faisait la paix entre Ritschl et Erwin Rohde. Il stipulait discrètement auprès du maître que la collaboration de Rohde était la condition de la sienne, et déracinait peu à peu de l'esprit du disciple la rancune qu'il avait gardée depuis le temps le Rheinisches Muséum avait refusé son travail sur Lucius. Le caractère de Nietzsche était impérieux affectueusement. Il voulait dominer, mais dans une amitié. Il imposait avec douceur ses amis à ses amis, et ainsi obligeait Ritschl à accueillir Rohde; puis introduisit Rohde chez Richard Wagner.

Dès janvier 1870, dans le grand silence bâlois qui pesait sur lui comme une angoisse, il avait poussé vers Rohde un cri désespéré : « Je t'implore, comme implore un malade... Viens à Râle (-) ! » Rohde, comme Nietzsche, était un philo- logue artiste, redouté de ses confrères et rempli pour eux (le haine. Depuis le printemps de 1869, il voyageait en

(*) Philologica, I, p. 215 sq. Les deux premiers chapitres seuls sont de r 1S70.

n Corr., II, 180.

138 T R A V AUX DE P R E P A II A T I 0 N

Italie. II faisait son Iter italicum en Allemand méthodique, fureteur et bien résolu à rapporter des Bibliothèques ita- liennes une ample moisson de manuscrits inédits. Pourtant ses yeux s'éblouissaient aussi du soleil italien, « qui sait transfigurer les ruines et les haillons » (*). A Fiésole, avec Wilhelm Roscher, devant les fresques de Fra Angelico, il s'attendrissait de pure émotion chrétienne, comme jadis les peintres allemands de l'Ecole nazaréenne, un Overbeck ou un Philipp Veit. II transposait en langage schopen- hauérien cette émotion. Le grand calme contemplatif, par lequel cette chaste peinture siennoise semble éteindre en nous toute fièvre de vouloir, semblait à Rohde la région même habitée par le génie. II avait vu l'Etrurie, Naples et Sorrente, Pérouse et Assise. Rome et Florence avaient été des étapes prolongées et studieuses. Bologne, avec Francia et les Bolonais tardifs, le conquit ; et un char- mant printemps à Venise avait apaisé sa « faim de soleil » . Mais enfin il écoutait l'appel de Nietzsche. Ils se revi- rent, après trois ans d'absence, en mai 1870. Etait-ce encore Tensorcellement du nom de Schopenhauer qui les joignait ? Nietzsche avouait qu'il ne suffisait plus, a Toute spécula- tion philosophique est jeu d'imagination subjective, » Cette conviction s'ancrait fortement dans la pensée de Rohde depuis longtemps (^). Par delà Schoj)enhauer leur accord était plus profond ; et leur culte commun pour Wagner en était le symbole plus encore que la cause. Souvent alors, le soir, Nietzsche jouait les Meistersinger.

Je songe aux jardins bienheureux j'étais transporté quand (au printemps de 1870) Nietzsclie jouait l'air de Morgendlich leuchlet 4es Meistersinger. Ce furent les heures les plus belles de ma vie ^^).

(') Ibid., II, 146.

(-) Voir la lettre du 4 novembre 1868. Corr., II, 80.

(') Cogitata de llohde, g 66 (dans Crusius, p. 246).

LA GUERRE DE 1870 139

Ainsi méditait Rohde encore en 1876, et il a, depuis, écrit à Franz Overbeck quejamais interprétation ne l'avait saisi par des fibres aussi . profondes ('). Tribschen les accueillit ensemble, du 11 au 13 juin; et Wagner conve- nait que c'était « comme une nouvelle espèce d'hommes » que ces jeunes savants en qui s'unissaient, pour une œuvre de culture générale, les méthodes critiques méticuleuses, la ferveur artiste, et le don littéraire de création. Il avait aimé en Rohde la gravité, empreinte dans ses traits virils. Entre tous ces hommes se dessinait une alliance scellée d'afTection. Nietzsche en envoyait la promesse à Rohde, quand éclata le coup de foudre : la déclaration de la guerre entre la France et l'Allemagne.

ïlî

LA GUERRE DE 1870

A la première nouvelle Nietzsche fut stupéfait d'effroi et de douleur. Comment résisterait au cataclysme la civi- lisation européenne si fragile ? Sa croyance fut qu'il faudrait une nouvelle vie monacale, réfugiée en de rares couvents, pour sauver les débris de la culture vraie (^). La nouvelle l'atteignit à Axenstein près de Brunnen. Le désarr-oi était grand chez tous les Allemands qui avaient à rejoindre leur f>ays. Ritschl demandait avec anxiété des nouvelles de sa femme et de sa fille. Les chemins de fer et les télégraphes allemands étaient absorbés par la mobili- sation. Dans ce conflit sanglant, Nietzsche devait-il prendre parti ? Il y aurait contre-sens à s'en étonner. L'art wagnérien, si composite, et qui était une fleur de culture

(') Crusius, p. 38. {') Cor;-., II.

140 TRAVAUX DE PREPARATION

européenne, se targuait d'origines toutes germaniques. En cela ces Saxons de l'espèce de Fichte et de Wagner n'ont pas changé : ils ont le don de la haine et d'une envahissante morgue. Ce qui menaçait de périr, q'était pour lui non la civilisation européenne, mais la civilisa- tion allemande ; et Nietzsche éclatait : « Ah ! ce tigre fran- çais digne de malédiction ! » Il crut naturel d'accourir au service de l'Allemagne, quand cette guerre, qu'il avait prévue et souhaitée, fut déclarée (').

Son professorat de Bâle l'ayant fait citoyen suisse, la Confédération lui interdisait le service armé. Nietzsche n'a pas vu, avec sa batterie, les batailles de Rezonville, de Sedan, de Laon. Le 12 août, avec Lisbeth, sa sœur, qu'il reconduisait à mi-chemin chez sa mère, il rejoignit Erlangen, on lui fit faire un sommaire apprentissage d'ambulancier. En moins de deux semaines, après avoir soigné un tirailleur algérien et un fantassin prussien, il fut prêt. On l'expédia pour les champs de bataille. Un jeune peintre hambourgeois, Mosengel, fut son compagnon de route. Ils voyagèrent dans les guérites des garde-frems sur des fourgons de marchandises. Attachés aux services sanitaires bavarois, ils suivaient le sillage de la IIP armée. Ils passèrent Wissembourg ; virent 1' « effroyable » champ de bataille de Woerth, qui dégageait une odeur de char- nier. Les villages en ruines regorgeaient d'ambulances. A Gersdorff, à Langensulzbach, à Soulz-sous-forêt, bour- gades alsaciennes situées sur les lignes allemandes ou en arrière d'elles, Nietzsche recueillait et expédiait les blessés. Il dit des paysans alsaciens qu'il observait :

(') Corr., V, 188. P. Deussek, Erinnerungen, p. 78, dit : « Un accès de patriotisme, tout à fait inintelligible pour moi chez un tel homme, le poussa. » Il y a un anachronisme. Nietzsche en i870 n'est pas encore le '. bon Européen » qu'il sera plus tard.

LA GUERRE DE 1870 141

La population ennemie semble s'habituer au nouvel état de choses. Rien d'étonnant: Elle est menacée de mort pour les moindres délits (').

A l'horizon, la nuit, on voyait une immense colonne de tlammes : c'était Strasbourg bombardée. Par Haguenau et Bischwiller, on expédia Nietzsche sur Lunéville, sur Nancy et sur Metz. Il n'a pas fait la guerre ; mais il a connu les massacres qu'elle laisse. Le jour où, au détour d'un village, il vit un régiment de cavalerie passer comme une nuée d'orage, suivie du roulement de ses batteries à cheval, puis des régiments d'infanterie martelant leur pas de course, il comprit que le vouloir-vivre n'est pas en son fond un misérable instinct d'exister, mais une volonté de vaincre, de dominer, d'être fort (').

En Nietzsche pourtant cette griserie de l'action et de la victoire ne dura point ; et « le cœur brisé de com- passion », il retournait à son ambulance. Il avait beau reprendre alors et méditer son manuscrit sur la tra- gédie. La pensée de ces Grecs si virils, qui guérissaient la terreur et la pitié par la contemplation enivrante de la mort et de la souffrance, n'endurcissait pas son cœur moderne et tendre. La douleur morale le minait. Il dut ramener à Carlsruhe, dans un fourgon à bestiaux inondé par une pluie ruisselante, dix blessés : Il prit leur diphtérie et leur dysenterie. En vain, son camarade Mosengel le soigna avec un dévouement de frère. Nietzsche faillit mourir. Et il ne cessa point d'avoir dans les oreilles, hallucinatoirement, le long cri désespéré qui s'élève des champs de carnage. De ce jour-là, la maladie ne cessera plus d'être pour Nietzsche une compagne amère et fidèle, et quelquefois une Muse. Ce sera pour

(*) Con-., I, 171; III, 116; V, 191.

(") E. FoERSTER, Der junge Nietzsche, p. 268.

142 TRAVAUX DE PREPARATION

lui le plus clair et tragique bénéfice des faits de 1870. Il n'en a pas tiré consciemment toute la leçon pro- fonde. Ce qu'il a vu des plaines vallonnées de Lorraine ne lui a pas fait connaître la France. Quand il revint à Bâle, fm octobre, il se froissa du sentiment français prédomi- nant, de la haine instinctive de l'Allemagne ('). La lumière se fit lentement en lui.

Mes sympathies pour la guerre de conquête actuelle diminuent peu à peu, écrivait-il le 12 décembre 1870. L'avenir de notre culture allemande me paraît menacé plus que jamais (•).

Sa sœur et sa mère, très loyalistes, lui avaient envoyé des bustes du roi de Prusse et du kronprinz. Il les garda, mais répondit « que ces gloires sanglantes lui donnaient le cauchemar à la longue »(='). Si la culture allemande était menacée, c'était par la faute de l'Allemagne. Il craignit que de nouveau, comme en 1815, la victoire ne fût payée de sacrifices intellectuels auxquels, pour sa part, il ne se résignait pas (*). La Prusse, en particulier, livrée au byzan- tinisme et à la prêtrise, lui répugnait.

Ce qui me déplut après la guerre, a-t-il écrit dans des notes post- humes, c'est le luxe, le mépris des Français, le nationalisme. Com- bien on était ramené en arrière de Gœthe I Et quelle répugnante sensualité (°) I

Pour Nietzsche, l'Allemagne forte avait les devoirs de sa force : Puissance oblige. Des luttes comme on n'en avait pas encore vu, étaient à prévoir (*). Il n'en devi- nait pas la nature. Il pressentait seulement une surabon- dance de deuil. Son attente anxieuse fut encore dépassée par l'étendue du désastre. La Commune fut proclamée à

(') Corr., III, 121; V, 194. (') Ibid., V, 196. (') Ibid., V, 198. (*) Ibid., I, 176. {») Menschlichei, fragments postli.. S 368 (IF., XI, p. Wà), («) Corr., I, 179; 11,208.

L A (; [ E li K E DE 18 7 0 143

Paris. Elle se défendit deux mois dans des convulsions sauvages. Un jour de mai 1871, une rumeur erronée se répandit à Bàle : le Louvre était en flammes. Nietzsche fut suffoqué d'émotion. Il courut chez Jacob Burckhardt, qui déjà aussi le cherchait. Ils se rejoignirent enfin, et ne purent que se serrer la main, les yeux remplis de pleurs. Toute I la vieille Europe et sa civilisation « latine » mon- trait sa fragilité. 11 suffisait d'un jour pour détruire des périodes entières de l'art. Et Nietzsche désespérait. Qu'était-ce que la science et que la philosophie impuis- santes à empêcher de telles destructions ? Avec plus d'acharnement alors il s'enfonçait dans ses convictions pessimistes. L'art est fragile et à la merci d'une émeute. Les foules n'ont pas encore la sensibilité qui se console par des formes belles. L'office de l'art est donc d'une autre nature, très métaphysique. 11 fallait se pénétrer de cette mission. Mais Nietzsche ne rendit pas responsables les multitudes égarées, capables d'un tel crime. La com- passion là encore le conduisait. Et il préparait son cœur pour cette lutte concertée de la civilisation nouvelle et germanique contre la décadence latine.

1

CHAPITRE II

AMITIES PROCHES ET LOINTAINES

POUR cette besogne de civilisation, aussitôt surgis- saient en Nietzsche des velléités de réformateur. Il fallait grouper des amis et commencer un apos- tolat. Tribschen était un centre : il fallait en assurer le rayonnement. Bâle était la ville de Burckhardt et de l'humanisme. Elle n'était pas encore la ville de Wagner et de la suprême philosophie. Nietzsche alors sonna le rappel des amis lointains. Il assignait à tous des postes de missionnaires. Sa solitude était faite d'abord de son impatience à se répandre. Pourtant, si changeante que fût sa pensée toujours en travail, il gardait la fidélité des amitiés, et la vie intérieure se composait d'abord une sym- phonie de tendresses.

Parmi ces accords du cœur, nécessaires à sa vie, il y en avait qui s'affaiblissaient par la distance. Son premier soin, une fois installé à Bâle, était de prêter l'oreille : quels étaient ceux qui s'effaçaient ou se précisaient ? « Un groupe d'amis est comme une projection de notre àme au -dehors ('). » La gamme de ses amitiés lui fai- sait mieux connaître la tonalité de sa musique inté- rieure ; et il jugeait de sa valeur propre par la valeur de ses amis. S'il est vrai, comme il l'avait appris de

('; P. Del'ssen, Ei'hmeningen, p. 67.

I'

LES A M I T I E S 145

Fichte, que l'àme se reconnaît par le corps qui l'exprimo, les affections dont il s'entourait faisaient à Nieizsclie comme un halo et une atmosphère se reflétait sa pensée. C'est pourquoi il fut toujours, en amitié, si jaloux et si pur, ambitieux de dominer, jusqu'à abuser de ceux qu'il aimait ; et son instabilité sensitive trouvait un contrepoids dans ces amitiés choisies dont il faisait^le corps multiple de son âme embrasée.

La vie pourtant éparpillait constamment ce chœur fraternel. Il avait beau imaginer des solennités, ménager savamment des entrevues. Son passage à Leipzig, en octobre 1871, fut une de ces commémorations, il avait su réunir les plus vieux camarades de Naumburg, de Pforta et de Leipzig : Krug et Pinder, Gersdorff et Rohde('). «Z^^r Freimdschaft gehôrt Gegenioart », écrivait- il à Deussen (^). Un reclassement se faisait donc dans ses amitiés. Il y eut les amis dont il ne garda que le souvenir et dont l'image pâlissait, et ceux qu'il eut à cœur de revoir, d'inviter ou que la vie rapprochait de lui et dont elle faisait des confidents et des collaborateurs.

Le décor de la vieille ville de Naumburg s'estompe ainsi dans la brume, avec toutes les silhouettes qui lui avaient été familières. Pinder et Krug, qu'il n'a pas manqué de revoir à chacun de ses passages dans la cité de son enfance, et qu'il a revus fiancés et mariés en 1873 et 1874, lui restent attachés et chers, mais leur souvenir est vide de cette chaleur que donne le contact quotidien. Echanger quelques lettres de félicitations pour un anni- versaire, une fête ou un deuil, quand disparaissent àe vieux parents, offrir une photographie, qu'est-ce que ceLn, si ce n'est raviver le sentiment de la distance et du renoii-

(*) Corr., I, 192. (') Ibid., I, 14i.

AHDLER. II. 10

146 TRAVAUX DE PREPARATION

cément? Que Knig envoie une composition de lui, « mé- ditation d'une noble pensée et travail d'un excellent musi- cien » (') ; ou que Nietzsche lui adresse ses derniers livres, il ne saura jamais si ces pamphlets atteignent son ami dans la disposition d'âme qui était la sienne (*); et les sympathies wagnériennes communes, les rencontres à Bayreuth ne suffisaient pas à sceller une alliance pour cette lutte Nietzsche s'engageait d'un cœur un peu plus meurtri chaque jour, mais stoïque.

I

PAUL DEUSSEN

Nietzsche écrivait, dès 1869, à Paul Deussen, son camarade si intime de Pforta et de Bonn : « Je ne peux plus me représenter ta personne ('). » Pourtant, il con- tinuait à le semoncer, à le surveiller de loin jusque dans ses fréquentations; à le louer de sa tendresse fidèle, à j l'encourager, un peu de haut, dans la tâche de l'enseigne- 1 ment secondaire auquel Deussen se vouait. Au demeu- 1 rant, Nietzsche était heureux de sa conversion au scho- penhauérisme il voyait une victoire personnelle, et qu'il voulait seulement plus spontanée, plus dictée par le cœur et moins par l'intelligence. Puis quand il décou- vrit en Deussen la maturité nouvelle qu'il exigeait de tous ses amis, le détachement, le goût de la solitude et cette grande compassion qui pleure en silence sur la détresse des hommes, il alla au-devant de lui dans une affection approfondie, un peu comme un évêque, plus fier

(«) Corr., I, 438.

(«) Ibid., I, 241, 290.

(^) P. Deussen, Erinnerungen, ji. 06.

LES AMITIES 147

d'avoir gagné tardivement un pécheur endurci que de ses plus glorieuses et de ses premières conquêtes.

Il te sera difficile de trouver un homme qui ait autant que moi l'expérience des conversions et qui ait autant aime dans les autres l'enthousiasme de la foi nouvelle (').

Illui arrivait alors de lui confier ses projets, inspirés de la grande révélation de Tribschen. Il mit à sa dis- position toutes ses relations avec l'aristocratie russe pour lui trouver le préceptorat qui lui donna le loisir scienti- lique, et lui permit ces études de sanscrit Deussen s'est fait depuis un nom si honorable ('). Mais Deussen s'en alla, lui aussi. lia revu Nietzsche deux courtes heures, une nuit de septembre 1871 et quelques jours à Bâle en 1872. 11 l'a connu en pleine époque combative et a recueilli ses premières confidences sur les Présocratiques et sur cette culture latine, représentée par Gicéron et au sujet de laquelle Nietzsche se fait, vers 1872, une opinion si nouvelle Séjournant à Genève, à Aix-la-Chapelle, en Russie, il disparut de l'intimité de Nietzsche, sinon de son horizon intellectuel. Nietzsche est redevable à Deus- sen d'une part de son érudition indoue.

L'homme, lui avait écrit un jour Nietzsche, dans toutes les choses graves est si mesure à lui-même ; et une amitié, c'est deux Ames et une même mesure (').

Ce sera toujours l'honneur de cet homme distingué d'avoir compté parmi ceux dont Nietzsche a pu croire que la mesure à laquelle ils jugeaient la vie et le monde était entre eux commune.

i') p. Deusseh, Ennnerungen, p. 75.

(*) Le détail de cette négociation est relaté dans Deussen, p. 81 sq. Berxoulli, Franz Overbeck, l, p. 110 sq. (') Corr., IL 68.

148 T 11 A V A U X DE P II E P A Pi A T I 0 N

II

UEINRTCH ROMUNDT

Parmi les jeunes schopenhauériens du cénacle de Leipzig, il y avait, en 1868, im adolescent confus, capable d'étonnementnaïf et philosophique, et vers lequel Erwin Rohde, avant Nietzsche, s'était senti attiré : Romundt. U avait eu peine à trouver sa voie ; et, trop fantaisiste, semblait peu fait pour devenir un « bour- geois ». a L'intelligence, le bon vouloir et l'impuissance se mêlaient en lui sympathiquement. » Il faisait, à vrai dire, de mauvaises tragédies.

L'étincelle poétique dans notre ami, disait Niefzsctie, n'est pas assez forte pour tuer des bœufs, mais suffisante pour abrutir un homme. Je l'ai prié instamment de mettre un terme à cette dange- reuse pyrotechnie.

Mais il tenait Richard Wagner pour le plus grand poète de l'époque, et, tout compte fait, il fallait prendre intérêt à l'étrange et mobile camarade ('). Sans le mettre à leur propre niveau, Nietzsche et Rohde le reçurent comme un des leurs. Il avait une fidélité dans la subordi- nation qui touchait. Il accueillit avec enthousiasme la leçon inaugurale de Nietzsche. Il eut le courage de lire à la « Société philologique » de Leipzig l'essai de Nietzsche sur Socrate et la tragédie qui devait y soulever une émo- tion si durable. Il renseignait son ami sur les hostilités qui se préparaient sournoisement. Il fut non seule- ment son allié dans cette crise de plusieurs années ; mais il fut peut-être son premier et principal disciple.

La trajectoire de sa vie le ramena à Râle. U y avait

^') Corr., I, 145, 169; II, 50, 81, 109, 202, 213.

LES A :^i I T I E S 149

passé trois jours agréables, en septembre 1871, et avait fait, avec Nietzsche, la promenade de Grenzach, chère aux universitaires ('). Puis de loin, de Nice, de Rome, il traînait l'ennui de son préceptorat, il envoyait ses vues philosophiques. Le phénoménisme schopenhauérien, tel que l'entendait Nietzsche, il prétendit, lui aussi, l'ensei- gner dans un livre sur Kantund Empedokles, dont il faudra retenir quelques propositions essentielles pour la théorie nietzschéenne de la matière (^). Sitôt affranchi, Romundt accourut à Bâle pour s'y faire privat-docent . Nul doute que Nietzsche ne lui ait prêté obligeammeut l'aide de son vote (') ; et l'ayant installé, il annonçait à son de trompe les succès de l'orateur et du conférencier (*). Il accueil- lera Romundt dans sa maison, en 1872, et en fera son commensal, avec Overbeck : heureux de son zèle, de sa ])onne humeur, de tout ce qu'il y avait en lui de force joviale et un peu subalterne {"). Ce n'est pas la faute de Nietzsche si les opinions schopenhauériennes de Romundt Tont privé de la chaire magistrale bâloise, le jour Euckea fut appelé à léna. Nietzsche s'employa de son mieux à la lui obtenir, mais ne put vaincre la prévention ou la timidité de ses collègues (*).

Il n'y avait pas de projet de voyage entre amis, dont Romundt ne fut. Si l'on gardait peut-être secrets devant lui les projets idéologiques les plus hauts, ce n'était pas pour l'exclure, mais pour l'initier par degrés. Romundt a été un camarade dévoué, qui a souvent prêté sa plume à Nietzsche malade. Pourtant il gardait une nature évasive, instable et jeune. Son commerce n'a pas manqué d'agrément pour Nietzsche, mais il n'est pas

(') Con:, I, 71; II, 26i; V, 214, 217. H Ibid., II, 34i, 354. (') Ibid., II, 169, 329. (*) Ibid., I, 219. 300, 347. (») Ibid., I, 219; V, 271. (•>) Ibid., I, 261, 441.

150 TRAVAUX DE PRÉPARATION

resté sans orages. L'avenir leur réservait à tous deux assez de douleurs pour que s'effaçât entre eux le souve- nir des litiges de jeunesse. Mais ce n'est pas cela que Nietzsche appelait de l'amitié.

m

CARL VON GERSDORFF

Celui des amis auquel le reliait l'amitié la plus an- cienne fut ce jeune baron Cari von Gersdorff, qu'il tutoyait depuis Pforta. Nietzsche l'aimait, sans doute parce qu'aucun de ses amis ne complétait mieux sa propre nature. Les autres étaient des savants et des penseurs. Gersdorff fut un homme d'action. De haute et forte sta- ture, il tranchait sur ces hommes de cabinet qui, de leurs veilles, gardaient comme une pâleur. Il repré- sentait le hobereau de l'Allemagne du Nord, mais cul- tivé ('). Il fit des études d'Université assez poussées, d'abord à Gœttingen, comme il convient à un jeune féo- dal, puis à Leipzig il avait retrouvé Nietzsche. De Potsdam il faisait son volontariat, il était venu à l'Uni- versité de Berlin faire ses études de droit et de germa- nistique. Sa situation de cadet de famille le désignait pour la carrière militaire . Pourtant Nietzsche le fait confi- dent, avant tout autre, de ses croyances nouvelles, de ses projets de livres, de ses pensées. Il sera toujours re- grettable que nous n'ayons pas ses réponses aux lettres affectueuses, joviales ou mélancoliques de son ami. Elles feraient ressortir une image héroïquement juvénile qu'on

(•) <• Eiti echter krâftiger Reprâsentant aller tûchtigen Eigenschatlen de? Nord-deutschen Wesens. >- Corr., V, 213.

LESAMITIÉS 151

dégage, mais incomplète, des effusions reconnaissantes de Nietzsche.

Je remarque bien, lui écrit Nietzsche, qu'il y a dans ta nature, très cher ami, quelque chose d'héroïque, qui voudrait se créer tout un monde de luttes et de peines (').

Ces hobereaux d'Ost-Elbie, restés au total une race réaliste, vigoureuse et inculte, auront été réhabihtés par de nobles échantillons d'humanité dej)uis Kleist. Gersdorff fut un de ces officiers cultivés et artistes. Nietzsche, son ami, en qui il avait confiance, s'étant fait schopenhauérien et wagnérien, il suivit Nietzsche avec une loyauté féodale. Il reconnaissait en lui le chef intellectuellement supérieur. Inversement, il fut pour Nietzsche le modèle de l'aristo- crate, admiré pour l'aisance des manières, pour l'urbanité sans défaut et pour la sûreté du cœur. De la délicatesse greffée sur de la force, voilà comment Nietzsche, plus tard, se représentera l'humanité noble à venir. L'image de son ami Gersdorff flottera souvent dans sa mémoire quand il se demandera : Was ist vornehm ?

Leurschopenhauèrisme équivalait pour eux à une reli- gion. Elle liait ensemble leurs âmes par un sentiment commun de la vie. Quand un frère de Gersdorff mourait d'une blessure reçue à Sadowa, Nietzsche osait le con- soler avec des pensées prises à Schopenhauer. Ils éprou- vaient ensemble que ces croyances n'aidaient pas seule- ment à vivre, mais à mourir (^). Sur les champs de bataille de 1870, qu'ils avaient vus, Gersdorff, en jeune lieutenant de l'active, Nietzsche, en ambulancier triste, tandis que leurs âmes se cherchaient dans la grande

(') Corr., 1, 149. II existe des lettres de Gersdorff à Overbeck. C.-A. BernouUi en publie dans sou Franz Overheck de savoureux fragments. (^) Corr., I, 170, 173.

152 r R A VAUX DE P 11 E P A Pt A ï I 0 N

niixiété des communications interrompues, cette con- viction les soutenait. Ils avaient senti qu'ils « apparte- naient » l'un à l'autre ; ils se réjouissaient de cet accord total sur les questions foncières ('). Dans la grande soli- tude dont Nietzsche eut le sentiment, quand il se vit attaqué, puis abandonné de plusieurs sur lesquels il comptait, Gersdorff fut de ceux dont il éprouva l'attache- ment inaltérable. Ach wie sehr hraucht man das Betousst- sein icahrer Freunde ! \\\i écrivait Nietzsche en 1870 (*), et encore en 1874 :

De bons amis sont à coup sûr une inestimable invention, pour l'amour de laquelle nous glorifierons la destinée humaine (').

Gersdorff quitta l'armée, songea à la magistrature ; puis il dut acquérir, par des études à l'Institut agrono- mique de Hohenheim, une compétence d'agriculteur deve- nue nécessaire depuis que la mort de son frère aîné le faisait chef de famille et propriétaire de majorât. Sa fidélité en amitié resta pareille.

Quand tout chancelait, le renom scientifique, les affec- tions les plus chères, la santé même, l'amitié de quel- ques-uns était sûre ; et Gersdorff a été toujours de ceux- là. La mobilité imaginative, tour à tour enivrée et déses- pérée de Nietzsche reposait dans cette affection forte et placide. Le « courage viril », cette gravité allemande « ou plutôt prussienne », que Gersdorff tenait de son père ; le stoïcisme calme, que les événements trouveront toujours « résolu et hardi », prêt à « un conscient et grave effort » ; cette robustesse dans tout ce qui était neuf et difficile, mais « la simplicité se joignait à la grandeur », voilà sur quoi s'appuyait Nietzsche ; et voilà

(') Corr., I, 138, 142. (^) Ibid., l, 301. (^) Ibid., I, 161, 209, 226, 227. 229, 312.

LES AMITIES lo3

pourquoi il a osé confier àGersdorff ses espérances les plus orgueilleuses et ses craintes les plus chimériques.

Les projets de Nietzsche, qui, dans son commerce avec d'autres amis, apparaissent volontiers comme des projets d'art, de science ou de philosophie, prennent figure de réforme morale et pratique dès qu'il parle à Gersdorff. C'est qu'ils s'entretiennent de choses vécues. Ces soubas- sements d'épouvante sur lesquels repose l'existence, ils les avaient aperçus à la lueur d'événements tragiques (*). Si, dans leurs entretiens, ils essayent de Justifier à leurs propres yeux les raisons philosophiques et religieuses de leur etfort, Nietzsche, cependant, devant Gersdorff aimait mieux en préciser la direction vivante que le sens abstrait. Puisque toute vie, tout art et toute pensée plongeaient dans une réalité d'effroi ('), quelle raison avait-on de vivre ? Austère question à poser devant un tel ami. Ils tombèrent d'accord pour penser qu'il faut vivre pour la mission de l'Allemagne dans le monde. Ce que la guerre de 1870 avait démontré, c'est que la substance de la nation allemande était dans son armée. La bravoure alle- mande, héroïque et réfléchie à la fois,, était d'une autre qualité que l'élan français. Elle en différait métajthysi- quement. Tous les reproches adressés par Fichte aux peuples latins, à leur agitation de surface, à leur séche- resse d'âme encombrée d'idées mortes, revenaient dans les méditations de ces jeunes teutomanes, que fanati- sait l'enseignement wagnérien L'esprit français était une des formes les plus superficielles de l'esprit juif, franzosisch-judische Verflachung (^). Ce qu'il appellera plus tard « décadence » n'apparaissait encore à Nietzsche que sous la forme de cette civilisation « élégante » et qui vidait de leur contenu les âmes et les peuples.

(') Corr., I, 174. (-) Ibid., I, 228. C) Ibid., I, 181.

154 TRAVAUX DE P E P A 11 A T I 0 X

Avec ce jeune officier, il redevenait militaire. « Etre guerrier, de quelque façon que ce soit » , sera un des pré- ceptes de Zarathoustra. Pour Nietzsche,Gersdorff a toujours été l'exemplaire vivant de cette morale. Obtenir par sélec- tion une race vigoureuse de fauves blonds, la discipliner et l'affiner par une forte culture de l'esprit, voilà se résumera, dans sa pensée ultérieure, la destinée de la civilisation. Gersdorff pour Nietzsche réalisait cet homme intégral, « ein ganzer voiler Mensch » ('), en qui l'audace des convictions philosophiques n'était qu'un courage militaire intériorisé. Il fut, dans ces premières douze années qui séparent Pforta de Bayreuth, l'ami qui accourut le plus souvent à l'appel de Nietzsche solitaire. Ils se replongeaient alors dans ce qui pour eux signifiait la culture contemporaine la plus haute, par le pèlerinage de Tribschen ; ou bien ils passaient des semaines consolantes ensemble à Gimmelwald près de JMiirren, au-dessus du lac de Brienz, en septembre 1871. Bayreuth les a vus réunis en 1872, pour la pose de la première pierre ; et Munich, la même année, pour la première représentation de Tristan. Gersdorfî passera à Bâle tout un semes- tre, avant son voyage d'Italie. Il sera le confident des pensées difficiles, mais aussi l'auxiliaire des besognes humbles, le copiste de la quatrième Unzeitgemasse. Il savait consoler et aider (') ; et, quand il s'en alla, ce ne fut pas seulement Nietzsche, mais tout son cénacle bâlois, qui ^e sentît appauvri. Devant d'autres, Nietzsche ne montrait que son intraitable orgueil. Devant Gersdorff, il montrait sa faiblesse :

Ah ! si tu savais, combien découragée et mélancolique est au fond ma pensée, quand je songe à ma faculté créatrice. Je ne cherche

(') Corr. I, 243. - (*) Ibid., 1, 2i3, 2i9.

L E s A M I T I E s 155

qu'un peu de liberté, un peu d'air vivifiant véritable ; je me défends, je me révolte contre toute cette indicible quantité d'esclavage dont je porte les chaînes... (*).

Et il doutait encore en 1874, qu'il pût s'affranchir jamais. Dans cette longue lutte, quand il se sentait las, « comme l'éphémère le soir », il confiait à Gersdorff sa plainte qu'il lui fallait taire. Les étapes communes de leur vie : Pforta, Leipzig-, la guerre de 1870, Tribschen, furent ainsi avant tout un commun apprentissage, une montée vers des positions de plus en plus élevées d'où ils se promettaient « une perspective dégagée sur leur vieille culture » (*). Ils en étaient encore lors du cataclysme moral de 1876. Puis la correspondance sera muette entre les deux amis ; et, dans la grande solitude Nietzsche s'enfoncera, le fidèle Gersdorff ne sera plus qu'une image et un idéal j)lacé à son rang dans la hiérarchie qui monte vers l'humanité nouvelle.

ERWIN ROHDE

Comment se fait-il que de toutes les amitiés de Nietzsche, celle pour Erwin Rohde, scellée dans la cama- raderie d'un court semestre d'été, à Leipzig, rayonne d'un éclat sans second? Seule, son amitié pour Franz Overbeck lutte avec elle de gloire, depuis qu'on possède les lettres qui en attestent la longue et inaltérable tendresse.

Parmi les groupes changeants se déroule la vie de iSictzsche, ce qui donne à ces deux amitiés leur relief et leur couleur, c'est le talent de ses partenaires, et

(') Con:, I, 269. (*) Ibid., I, 342.

150 TRAVAUX DE PREPARATION

c'est aussi qu'ils nous sont mieux connus. Quelques-uns des plus grands et des plus chers parmi ceux que Nietz- sche a aimés nous apparaissent mal, à travers les dires ou les illusions de l'ami, parce qu'ils n'ont pas parlé eux- mêmes. Les lettres échangées entre Nietzsche et Rohde forment un développement se perçoivent avec netteté deux voix distinctes, mais celle de Rohde est la plus mélodieusement triste.

On a dit que, des deux amis, Erwin Rohde, quand ils se sont connus, avait l'avantage de la maturité (*). Il faut tout à fait le contester. Rohde convenait avec sincérité qu'il avait reçu de Nietzsche « la direction dans laquelle il continuerait à rouler jusqu'au bout » (*) ; et V « irri- tante force de paradoxe » que possédait Nietzsche a sou- vent stimulé Rohde ('). Or, dans un commerce aussi intime, c'est le partenaire le plus faible qui essaie de briller et de mériter sans cesse à nouveau l'attachement de l'homme qu'il sent supérieur. N'était-ce pas ce qui était arrivé à Schiller écrivant à Gœthe? Il est touchant de voir comme Schiller, surtout au début, se livre et se dépense en lon- gues et éloquentes lettres. Goethe répond avec une rondeur cordiale et par de brefs aperçus. 11 en fait l'aveu : « Mes lettres sont loin d'égaler celles de Schiller parleur valeur intrinsèque et propre. » La correspondance de Nietzsche avec Rohde est ainsi un monument, surtout à Rohde. Mais elle nous instruit à merveille sur cet isolement moral, qui fut celui des meilleurs de leur temps.

Il nous étonne que de jeunes Allemands convaincus, comme d'autres, de la supériorité allemande, avant même que la guerre vînt l'attester par des preuves brutales, se soient enfermés dans cet isolement morose. Nietzsche, en

(') HoFMiLLER, VersHche, 1909, p. 3o. (-) Corr. II, 201. (') Crcsius, Ernin Rohde, p. 20.

LES AMITIÉS 157

loon wagnérien, espérait en la bravoure allemande, et Rohde, plus bourgeoisement, en cette « loyauté alle- mande », attachée au roi par un idéalisme invincible et dont était incapable la pauvre nation voisine, livrée aux convulsions. Il avait donc l'assurance, comme Nietzsche, que la destinée vraie du peuple allemand était de devenir r « aristocratie des nations » ; et, avec cette double con viction, « retenue par besoin intime du cœur dans une foi sincère »('), ils allaient de l'avant, dans un troupeau plus nombreux qu'ils n'ont pu croire : très Allemands encore en ceci qu'ils se faisaient un mérite personnel et rare dos croyances qu'ils partageaient avec la multitude.

Mais, s'ils ont participé à l'ivresse de tous, ils se sont dégrisés de meilleure heure. Tant que l'Allemagne n'avait pas achevé l'œuvre de son unité, ils s'étaient passionnés. Puis l'humiliation l'emporte en eux de voir que cette œuvre était trop matérielle. La philosophie qui met au cœur des choses Vappétii de dominer ^ est certes la réso- nance dernière du tempérament impérieux de Nietzsche. Mais cette nervosité impérieuse recevait la suggestion de tout le sentiment qui avait soulevé l'Allemagne en 1870. Or, ce sentiment eut en Nietzsche et en Rohde une impé- tuosité dont Bahnsen ou Diihring ou Richard Wagner connurent seuls la souffrance au même degré : ils auraient voulu une Allemagne institutrice de culture supérieure, rayonnante de pensée, triomphante par ses créations d'art.

Il s'en faut que l'Allemagne de 1870 manquât de pen- seurs et d'artistes. On ne peut pas dire dénué de pensée et d'art le pays vivaient Hermann Lotze, le théologien Ritschl et le physicien Helmholtz ; Otto Ludwig et Hebbel, morts récemment, venaient de créer les drames

(') Corr., II, 239.

1S8 TRAVAUX DE PREPARATION

les plus puissants que les Allemands aient eus depuis Kleist ; Theodor Storm, Theodor Fontane et Gott- fried Keller liaient une gerbe lourde d'œuvres gracieuses ou fortes. Mais tous ces hommes élaient morts sans gloire ou vivaient obscurs. Quelques-uns se consumaient dans l'amertume, comme le peintre Anselm Feuerbach, qui savait bien que ses tableaux, dans cinquante ans seule- ment, « auraient une parole et diraient ce qu'il avait fait et voulu ». Or, ce que faisait dire Feuerbach à son Iphi- génie, dont le regard si tristement cherche la Grèce loin- taine, ou à sa Médée frissonnante au bord de la mer et si tragique dans son abandon, c'est la solitude d'une âme endolorie de vivre sur des rivages barbares.

Ce fut, en effet, le sentiment d'une élite très délicate au milieu de ce peuple robuste, uniquement préoccupé de réalisations. Faut-il dire : élite « décadente »? Nietz- sche et Rohde ne le croyaient pas. Ils sentaient en eux la force de leur peuple, et ils croyaient l'accroître, sans la débiliter, par la pensée. Ces âmes musiciennes, qui vivaient une existence intérieure d'une mélodie unie et puissante, avaient trouvé de bonne heure à la vie de leurs contemporains une consonance médiocre et banale. Us haïssaient « la trivialité qui use et qui rouille » ('). Ce n'est pas qu'ils fussent de composition difficile. La sim- plicité de leurs goûts atteste qu'il ne faut pas chercher sous leurs paroles une affectation de dédaigneuse aristo- cratie. Us ont la susceptibilité d'âmes exigeantes et affi- nées, au milieu de fanfarons buveurs de bière. Ils vivaient donc à l'écart de la multitude enlisée dans une existence sans profondeur. Leur douleur même et, ce qui était leur piété, ce sérieux avec lequel ils prenaient la vie, passait pour frivolité. Rohde, alors, s'enfermait, impénétrable et

(•) 6'orr.. Il, 113 (1868); 174 (1869).

LES A M [ T I É S 150

rugueux; ou bien, sardoniquement, se refusait à entre- tenir ses contemporains d'autre chose que de saucisses et de bière, de pluie et de beau temps (0. Mais il dressait en lui-même un sanctuaire d'où était bannie « la canaille » {aile Kœter) et seule la mélodie secrète de son âme traversait le silence.

Il est sûr que, dans les premiers temps de leur amitié, c'est Rohde qui est atteint le plus profondément. Voilà j)ourquoi ses lettres sont si éloquentes dans leur détresse lîère. Nietzsche, même quand il lutte, est jovial et prend possession de l'avenir. Rohde a au cœur un amour attardé de la grande époque littéraire abolie, et dans son regret, il ne peut puiser que du découragement. Assurément, on conçoit sa nostalgie. Il pleure les temps de Goethe. Il pense avec chagrin que, parmi les romantiques, il y a eu des âmes hautes, comme cet Alexandre de Mar- witz, dont Rohde nous a conservé des lettres très nobles, toutes dégagées de préventions aristocratiques. Il veut dire que ce romantisme juvénile, intelligent et idéaliste enfantait des types d'hommes plus dignes d'intérêt que le mercantilisme spéculateur de notre temps. Et comment ne pas lui donner raison ? Mais il se consumait dans ce tourment nostalgique, et sa susceptibilité, jointe à une pensée si ambitieuse, se blessait maladivement. Vouloir être un libérateur et craindre le contact du monde : inso- luble et paralysante contradiction. La faiblesse de Rohde est là. L'a-t-il su jamais? Il en a eu le sentiment plutôt quo l'intelligence claire ; et, à coup sûr, c'est être débile que d'en vouloir à la vie parce qu'elle n'offre pas même assez d'amertume (').

Pour Rohde, tout est « ténèbres désolées », captivité étroite et froideur ; il se sent « orphelin par le cœur » (').

i') Con:, II, 201. - (-) IbUL, II, 185 (1870). (') Ibid., II, 331.

160 TRAVAUX DE PREPARATION

En vain, il se rend compte parfois qu'une folle hypocon- drie l'obsède, « e'in tôrichter Einsiedler-Quàlgeist r> . lia beau jurer que ses pensées misérables de malade cloîtré ne le terrasseront plus (*). Ce sentiment de « ramper dans la poussière » le rejette dans le découragement, qui est la forme particulière de sa « dépravation », sa déforma- tion décadente : et c'est, en effet, dans l'ami le plus cher que Nietzsche a pu observer d'abord le « décadent » supérieur, longtemps avant de s'apercevoir que les échan- tillons en foisonnent jusqu'à compromettre la santé de la civilisation européenne.

Erv^^in Rohde était « inadapté » à la vie. Sur le tard, il se plaignait encore de ne pouvoir se faire au commerce des hommes. Rude et tranchant, on n'osait pas l'appro- cher. Alors, de dépit, il se renfermait en lui-même avec plus d'austérité et souffrait (-). Quelle consolation pour un homme ainsi fait? Il essayait de la résignation, tentait de se faire un cœur sans désir et entretenait savamment la torpeur nous met la banalité de la vie. Hambourg, où, au retour d'Italie, au printemps de 1870, il attendit de devenir privat-docent à Kiel, ne l'a pas réveillé. Il surveillait anxieusement la flamme de ses sentiments, de crainte qu'elle ne s'élevât trop puissante. Cette somno- lence, traversée de rêves et de veUéités d'agir cons- tamment déçues, lui paraissait la vie accoutumée de presque tous les hommes (•). Pour Rohde, le travail, qui stimule les natures robustes, servait surtout de narco- tique. A ce labeur très assidu, qui tendait tous les ressorts d'une intelligence très ingénieuse, il ne demandait que quelques heures d'une joie courte : celle de la découverte. Les plongeons qu'il faisait dans des pro- fondeurs inconnues, fourmillantes de formes étranges.

1') Corr., II, 429, 433. (-) Ibid., II, 562. (») Ibid., II, 263. .

L E s A M I T I E s 161

de romans grecs singuliers, de mythologies monstrueuses, n'étaient pour lui qu'une façon nouvelle de fuir le bruit et de s'enfouir dans une solitude plus opaque ('). Entre le travail, chose impersonnelle, et le bonheur, tout relatif aux individus, quel rapport ? Le travail ne peut que stupéfier et verser l'oubli : il est sans vertu consolatrice (^).

Mais Rohde avait appris beaucoup de Schopenhauer. Il avait vérifié, par son voyage d'Italie, combien les belles apparences fascinent et apaisent. Maintenant, « dans le pays des Cimmériens », sa pensée se reportait vers « les régions de la lumière et des lignes nobles », et avait la nostalgie des madones sveltes et fines, perdues dans le rêve qu'elles suivent dans un sourire (^). Gela indiquait son assagissement pessimiste. Autrefois, à Rome, il avait promené son tourment parmi les formes silencieuses des sculptures antiques, sans y trouver la sérénité. A distance, il se console par le souvenir :1a galerie de Dresde l'émeut (*). Mais la musique lui offrait des lustrations de l'âme plus complètes, des extases courtes et puissantes, enfin il oubliait le mal de vivre (^). Le fond de notre culte des génies, c'était, pour Rohde, ce besoin d'être touché jusqu'au cœur par tout ce que les œuvres d'art révèlent de l'essence générale de l'univers. Voilà pourquoi, à deux, Erwin Rohde et Nietzsche, ils célébraient le « fils des dieux » nouvellement paru sur la terre, Richard Wagner.

Nous savions que, dès 1868, Nietzsche avait projeté avec Erwin Rohde une collaboration intime. Publier ensemble des Contributions à l'histoire de la littérature grecque; inaugurer, côte à côte, les Acta^ de Ritschl, ou la revue que médite Richard Wagner : autant de plans réalisés pour une moitié et qui, pour Nietzsche, devenaient

(') Corr., II, 221, 46b. (') Ibid., II, 2'il. (') /bi,/., Il, 224. fbid., II, 185, 351. (») Ibid., II, 218.

AHDLER. II. 11

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le symbole de leur affinité mentale. Leur amitié devint fraternité militante, le jour Nietzsche se vit cerné d'attaques brutales et de' sournoises intrigues. Mais nous n'avons appris que par la publication de Cogitata^ de Rohde, combien était profonde l'identité de leurs pensées avant tout échange {*).

La dochnne de Rohde. Leur faiblesse originelle, à tous deux, était cette lâcheté de la pensée schopenhaué- rienne qui se méfie des multitudes. La peur de diffuser la vérité, de déchaîner par elle dans le peuple, « le fauve si péniblement dompté » ; la distinction maintenue aA^ec ténacité entre les chefs et le nombre e éternellement aveugle », voilà ce qui paralysa longtemps ces jeunes penseurs. « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu », avait dit Voltaire. Rohde resta toujours figé dans ce voltairianisme suranné. Nietzsche seul a su s'en affranchir. Devant le spectacle d'une multitude uni- quement affairée à poursuivre son existence, il ne subsis- tait pour Rohde que deux possibilités d'une égale tris- tesse : 1** la protestation amère d'un pessimisme foncier, qui va jusqu'à nier la valeur du monde ; 2'' le pessimisme individuel résigné, qui sait dénuées de sens pour l'exis- tence collective la distinction du mal et du bien, ou celle de la misère et du bonheur, et qui laisse, comme des forces naturelles, les instincts, nourris d'illusions, tra- vailler à assurer, de leur mieux l'existence des foules. Pour Rohde, nous sommes déjà presque des malades, quand le travail secret de notre vouloir s'élève jusqu'à la conscience (').

(') Les Cogitata sont des aphorisme» que Rohde notait au jour le jour sur des carnets iatiraes. Ils posent constamment la question des emprunts mutuels que se font Rohde et Nietzsche. On les trouvera à la fin de la mono- graphie de Rohde par Crusius.

(*) Rohde, f^ogitata, $ 14, 15, 65.

i

LES AMITIES 163

En ces temps la Philosophie de V Inconscient d'Eduard von Hartmann était récente, les efforts des phi- losophes tendaient à élucider les rapports de la pensée inconsciente et de la pensée consciente . Avec passion, Rohde et Nietzsche se donnaient à ces recherches, dont on espérait le renouvellement des sciences morales. Les grands faits sociaux, les religions, les littératures, allaient s'éclairer dans les profondeurs. Le travail obscur des foules et l'inspiration du génie allaient devenir intelli- gibles.

Tout naturellement, pour Rohde, les philosophies et les religions se rangent alors en deux classes. Il y a : 1 celles qui ne mettent en question que riiomme cons- cient, les religions de l'humanité auxquelles prélude le judaïsme ; les philosophies de l'homme qui vont d'Auaxa- gore et de Socraie à Hegel. Et en regard : les spéculations ouvertes sur les rapports de l'un-tout et de l'homme : les religions de l'Univers dont le bouddhisme fournit le cas-type et les p/zi/o50jo/îie5 mystiques, dont les Présocratiques ont donné les échantillons les plus parfaits ef Schopenhauer le dernier. Ainsi Socrate, si l'on veut transposer la définition donnée de lui par les Anciens, a ramené la philosophie de l'univers à l'homme ; et il l'a pu faire en s&crifiant l'intuition mystique et la connaissance de l'univers. Schopenhauer a voulu retourner de l'intelli- gence consciente à l'inconscient; de la philosophie de l'homme au mysticisme universaliste. C'est un impossible passage, car les intuitions profondes ne sont pas démon- trables. Elles s'imposent au sentiment. Il était seulement possible de construire sur des plans différents, celui de l'intelligence ^ celui de linstinct, des philosophies d'une vérité égale, bien qu'inconciliables (*).

(') Rohde, CotjilaUtf-^ 4, fi, 6, 10, 11.

164 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 N

Il n'y avait pas de pensée Nietzsche et Rohde fussent plus complètement d'accord. Mais Rohde croyait possible de vivre plusieurs philosophies. Il mit plusieurs années à s'émanciper de Schopenhauer ; et, en 1874, quand il acheva de se détacher de lui, ce fut pour deux raisons : parce que la philosophie de Schopenhauer nie la vie, et que cette conclusion impossible n'est pas dans ses prémisses ; parce qu'elle affirme l'unité inva- riable des mondes et de la vie ; et que dans une telle unité, il n'est plus possible ni de vivre ni d'agir (').

Pourtant peut-être est-ce la psychologie de Rohde qui est ici en défaut. Il n'a peut-être pas estimé à sa juste inten- sité le prodigieux sentiment de la vie qui anime ce pessi- misme schopenhauérien, comme il animait les Eléates. La thèse essentielle des mystiques, écrira-t-il en 1877 plus justement, c'est que « le monde aspire à s'anéantir pour que Dieu soit » ('). C'est selon une logique pareille que Schopenhauer veut détruire toute vie partielle, pour restituer la vie une et totale. Mais est-ce une logique ? Plus exactement, il faut voir une affirmation du cœur, une allégorie et un mythe, et pour tout dire une « expé- rience religieuse ». C'est ce que Rohde aperçoit bien, quand il dit qu'au plus haut degré de la liberté de l'esprit, la religion reprend sa place (').

Etait-ce une raison pour la confondre avec l'art, et une réforme d'art réalisait-elle d'emblée une réforme religieuse ? Toute la destinée du w^agnérisme tenait dans ce problème. Rohde s'est affranchi plus tard. En 1870, il a cru avec Nietzsche que la religion a de commun avec l'art sa pensée tout instinctive, que ne peut formuler aucune parole. Dans les mystères grecs, les affabulations ima- gées, les 8pc'j;jiEva ont un contenu religieux qui ne peut

V) RoiiDE, Cogilala, C S3. {^) Ibid., % 77. {') Ibid., i .j7.

LES AMITIES 165

être saisi que par l'intuition et que les mots ne suffisent pas à communiquer. Quelle ouverture sur les abîmes religieux nait la tragédie, s'il était sûr qu'elle est à l'origine un 8pa»|jL£vov, une représentation religieuse, la scène reproduit le tableau vivant sacramentel, tandis que dans le chœur subsiste l'ancienne communauté des mystes, éblouie et extatique (') ? Ainsi Rolide côtoie les sentiers qui pour Nietzsche seront pleins de découvertes.

Comment pouvait revivre cependant cette intuition religieuse en un siècle tout rationnel? L'homme n'avait pas cessé d'être à la fois un individu et une partie d'un toul. Il adviendra toujours qu'une âme d'élite soit saisie de la grande inspiration collective, la sente en lutte contre son souci de bonheur individuel, et, dans un renoncement désespéré, s'abîme dans le devoir, c'est-à-dire dans le sentiment de la vie totale il plonge. Hamlet^ la Jung- frau von Orléans et Penthêsilée sont de telles âmes. Tous les arts nous remplissent aujourd'hui encore du senti- ment de notre communion avec le tout. Mais il y a des arts de l'humanité et des arts qui disent l'univers. Ils cons- truisent sur des plans différents des vérités pareilles. Notre musique est pour nous ce que fut pour les Grecs l'inspiration dionysiaque : toutes les forces vierges de la nature entrent par elle dans notre âme extasiée. Elle a cela de commun avec le mythe qu'elle tend aux idées sans s'épuiser en elles et reste intelligible sans elles; Elle ne dira pas la pensée claire des individus, mais leur fond obscur. Or, l'éveil de l'énergie universelle dans les indi- vidus, c'est ce qu'il faut appeler la vie héroïque.

L'objet de l'art est donc d'élargir et d'intensifier la vie intérieure. On croit qu'il copie la nature. On imagine la pensée d'un Ruysdaël, d'un Claude Lorrain, d'un Titien

(•) RoHDE, CofjUala, g 16, 17.

1G6 TRAVAUX DE PREPARATION

comme des chambres noires se projette une image fidèle des réalités du dehors. Mais les yeux du génie ne voient point comme la bourgeoisie. Une belle œuvre d'art nous apprend à voii' avec des yeux plus grands. Elle fait de nous des hommes supérieurs. L'enivrement cjui nous vient d'elle est celui-là; et il n'y a pas d'autre mysticisme. Qu'elle exprime la pensée claire de l'humanité, sa conscience morale totale, comme le drame; qu'elle se consume en rêveries sentimentales, comme cette poésie lyrique moderne, qui, dans son parallèle constant de la nature et du cœur, crée une mythologie partielle ;, ou qu'elle n'affleure jamais à la conscience claire, comme la musique : l'œuvre d'art éveille en nous la force latente de la jîuoductivité créatrice. A quelque degré, cette suggestion nous fait participer au génie et nous fait entrer dans la vie divine (').

S'il a été possible de faire entendre dans Rokde ces sonorités profondes, qui faisaient de sa pensée et de celle de Nietzsche une « mélodie éternelle » (^), on ne s'éton- nera plus que les deux amis aient souffert de leur sépa- ration comme d'une douleur physique. Ils accusaient les fatalités adverses et gémissaient : « J'ai la nostalgie de toi, écrit Rohde, toujours et à toutes les heures ('). » Dans l'empressement de Nietzsche à appeler Rohde près de lui, il y eut son habituelle obligeance, mais aussi l'ijapa- tience d'une affection qui veut la présence de l'ami. L'occasion sembla s'ofï'rir en février 1871, quand, Teich- mtiller quittant Bâle pour Dorpat, Nietzsche songea à occuper la chaire de philosophie. 11 eût cédé à Rohde sa chaire de grec : l'Université préféra comme philosophe Rudolf Eucken. Une chaire fut vacante, à, Zurich en juin

[') lloDDE, Cogitata, S 30, 33, 88, 40. (^) Corr., II, p. 167. \^) 1" août 1871, Corr., II, 253.

LES A M I T I t: S 167

et déjà Nietzsche appelait à la rescousse le vieux Ritschl jiour aider son ami. Ce furent deux déceptions (*). Ils échangeaient ainsi les services et les conseils, mais remet- taient à des circonstances fortuites, à des congrès savants, à des séjours de vacances, le soin de les rapjDrocher. Leipzig offrit son Congrès de philologues en. octobre. A ces agapes qui, le 3 octobre 1871, réunirent Nietzsche, Gersdorif, Pinder et Krug, Rohde ne pouvait manquer. Le pédan- tisme allemand ne perdait pas ses droits entre ces jeûnes savants sentimentaux.; et leiu'S plaisanteries prenaient volontiers des formes cérémonieuses. Nietzsche proposa qu'à date fixe, pour se sentir unis en dépit de la distance, ils fissent une libation aux « génies » ; et c'est ainsi que, le 22 octobre, Nietzsche et Overbeck à Bâle, en présence de Burckhardt ; Rohde à Kiel et Gersdorif à Berlin, versèrent par les fenêtres, ponr remercier les puissances démoniaques, chacun la moitié d'un verre de vin rouge,

|^<iont ils burent l'autre moitié (^).

Ces j<2ux ne trompaient pas leur spleen. Une pensée

[alors haaitait Nietzsche : un homme solitaire était néces- sairement infirmité et détresse. Un groupe d'amis forme- rait un être vivant digne et capable de joie ('). Dès 1870, Nietzsche avait formé le plan d'une vie mona- cale à plusieurs, dans un « cloître des Muses ». Il reve- nait à présent à ce plan. L'œuvre d'art jjrojetée à Bayreuth trouverait dans cette Académie platonicienne son complément. La société présente dépérissait faute d'éducateurs. Eux-mêmes, Nietzsche et Rohde, si orgueil- leux, sentaient leur insuffisante préparation. L'œuvre était non seulement de sagesse et de pureté, mais d'inven- tivité. Elle exigeait d'être créée comme une œuvre d'art.

(*) Con:, II, 221, 232. f-j Corr.A, 192; II, 268. (^j Jbicl.,l,2-0 (1874).

t

168 TRAVAUX DE P R E P A R A T I 0 A

Elle nécessitait iiii long recueillement, une mise en commun de toutes leurs ressources d'esprit, une fran- chise mutuelle qui ne passerait de faiblesse à aucun. L'instinct réformateur et pédagogique, une fois de plus, ressaisissait -ce Thiiringien enflammé de wagnérisme et qui de l'amitié même faisait un sacerdoce. En vain Rohde opposait des raisons marquées au coin du bon sens. Il alléguait leur pauvreté; et, disposé à recon- naître que le génie, Wagner ou Nietzsche, avait le droit de se détourner hostilement du monde, il bornait son ambition à plus de modestie. Il ne revendiquait pas les privilèges des âmes créatrices. S'il souffrait de la foule, il ne voulait pas cependant quitter sa place dans l'atelier social. Supérieur à Nietzsche du moins dans l'entente de la vie pratique, car il n'y avait pas de moyen licite, si étrange fùt-il, dont Nietzsche désespérât. Des billets de loterie fourniraient les premières ressources (*), et ils demanderaient pour leurs premiers ouvrages les plus prodigieux honoraires. Nietzsche ne se doutait pas qu'un jour viendrait il ferait imprimer à ses frais ses meil- leurs livres, et qu'ils resteraient empilés chez son éditeur. Mais l'idée de jeter parfois l'hameçon parmi ses contem- porains, en pêcheur d'hommes préoccupé d'attirer dans sa solitude quelques âmes choisies, ne le quittera pas. même sur le tard, et après un centuple mécompte.

V

FRANZ OVERBECK

Son métier obligeait Nietzsche à une réclusion manquait un peu le loisir philosophique, mais non dénuée

(1) Corr., II, 205, 215, 218, 286.

LES AMITIES 169

de cette collaboration intellectuelle, s'alimentait pour la vie sa pensée inlassablement curieuse. On a dit que les amitiés de Nietzsche ont toutes été des tragédies. Le mot est d'un polémiste égaré (*). Aucun homme n'a été plus fidèlement, plus constamment et plus intelligem- ment aimé que Nietzsche. Il a vécu très seul, d'une soli- tude voulue, durant sa première année bâloise ; dès sa seconde année, il connut toutes les satisfactions que peut donner le commerce quotidien d'un homme très sûr, très bon, et supérieur par jjlusieurs dons essentiels de l'esprit, comme fut Franz Overbeck, Cette amitié, l'une des plus pures que l'on puisse rencontrer dans l'histoire intellec- tuelle des Allemands, n'a pris fin qu'avec la mort de Nietzsclie, et par delà sa mort elle s'est affirmée noble- ment par des témoignages directs, décisifs, innombrables. Si Nietzsche s'est senti solitaire malgré cette affection si éclairée et si profonde dont il a été accompagné toute sa vie, c'est que la destinée le réservait pour une mission aucune amitié ne pouvait le suivre. Mais aux instants de loisir et de détente, il revenait, avec reconnaissance, à l'iotimité d'un homme de cœur qui fut un grand sage. Et plus tard, dans ses pérégrinations, quand il sera seul, besogneux, souffrant, cette amitié vigilante le suivra encore de loin. Elle sera présente, la première, au jour de l'effondrement.

Overbeck, nommé à Bâle pour occuper la chaire d'his- toire de l'Église, avait trente-deux ans, sept ans de plus que Nietzsche, qui, de son côté, avait une ancienneté

(') Léo Berg, Nietzsches Freundschaftstragœdien, 1906, d'abord dans trois articles de la Taegliche Rundschau. Ces articles appelèrent une pro- testation signée de trente professeurs allemands et suisses, tous cminents et de nom sans tache, et qui, ayant connu Franz Overl)eck, se sentaient tenus, en conscience, de défendre la mémoire de ce grand honnête homme. V. C.-A. Bbknoulli, Franz Overbeck, I, p. 424.

170 T II A V AUX DE P R E P A U A T I 0 N

de services plus grande d'un aa('). Un hasard heureux, des convenances multiples, qui les poussèrent à imir leurs deux solitudes, en firent d'abord des voisins, et puis des amis.' Durant ces cinq ans passés sous le même toit, dans cette gentille, et simple maison du Schiitzengraben, 45, qui donne sur une belle allée d'arbres, avec un jardinet qui la sépare de la rue et un plus grand jardin au fond, Overbeck occupait le rez-de-ciiaussée, Nietzsche le premier étage. U se noua entre eux une entente pour la vie, discrète et sûre, sans le feu romantique de l'amitié enthousiaste qui avait uni Rohde et Nietzsche à Leipzig, mais dont la flamme tranquille et droite ne connut pas de défaillance.

Ce fut une -amitié sérieuse entre jeunes célibataires pleins d'une haute ambition intellectuelle. La responsa- bilité d'une profession difficile et la conscience d'une œuvre à accomplir donnaient une tenue: très digne à leur vie. Nous ne devons pas nous représenter cette vie trop maussade. Nietzsche fit entrer Overbeck au cénacle de la Tète dOr, il prenait ses repas. Leur réunion s'appe- lait plaisamment « l'usine aux poisons » {Gifthûtte)^ parce qu'on soupçonnait ces jeunes pessimistes d'y brasser de dangereux paradoxes. La sympatliie des collègues ne fut peut-être pas unanime. Celle du monde ne leur manqua jamais. Les lettres de Nietzsclie à sa mère et à sa sœur sont pleines de comptes-rendus qui attestent la cordialité et le luxe de l'hospitalité bâloise. Franz Overbeck fut souvent de ces fêtes. Parfois, dans les réceptions les plus intimes, on les priait de se mettre au piano. Us jouaient alors à quatre mains quelque composition de Nietzsche, comme cette Sylvestemacht, avec procession,

(') Overbeck est en 1837 à Saint-Pétersbourg, d'un comnierçaat de famille francforloise, naturalisé anglais, et d'une mère française.

LES AMITIÉS 171

jeux rustiques et cloche de minuit, des staccati savants décrivaient les étoiles. Peut-être fut-il imprudent de la produire un jour à Tribschen, ckez Wagner, qui en sou- rit {^). Mais même aux jours de travail, ils n'étaient pas seuls. Ils partageaient leur repas du soir dans le cabinet d'Overbeck; et ce fut ainsi que s'établit entre eux cet échange d'idées, qui devint une collaboration de tous les jours.

Overbeck a insisté souvent sur la force de l'influence qu'il subit alors ('). De son côté, il eut sur Nietzsche une action calmante, instructive, salutaire. Us étaient aussi différents que possible au physique et au moral. OverbecJi, dans sa redingote flottante de théologien, avec sa face glabre et maigre qiii le faisait ressembler un peu à Erasme, un peu à Mommsen ('), par le flegme de sa diction et de toute sa personne, marquait même au dehors le savant méditatif et prudent. Le sourire dont se , plissaient ses lèvres et le regard acéré qui jaillissait de ses pruneEes sombres trahissait une intelligence scepti- que très capable de courage agressif. Mais Overbeck n'avait ni l'élégance négligée avec laquelle Nietzsche savait nouer sa cravate; ni cette recherche de correc- tion qui lui faisait considérer le chapeau haut- de-forme et, en été, la redingote grise comme de riguem^ (*). Cela ne veut pas dire que Nietzsche fût un dandy de salon. On lisait une infinie gravité dans ses yeux étincelants, tantôt rêveurs et comme absents, tantôt d'une fixité inquié- tante, et qui semblait distinguer derrière les choses une réalité aperçue de l'âme seule.

Aucun des deux ne se livrait tout à fait. Ce n'était pas

(') Corr., I, p. 196; V. p. 221. Julius Piccard, dans C.-A. Bernoulu, Franz Overbeck, I, p. 169. Sur le sens de cette symphonie, V. plus bas. (*) F. Overbeck, Christlichkeil der heutigen Théologie, 2' édit., p. 13. (3) C.-A. Bernoulli, Franz Overbeck, II, p. 133. (») Ibid., I, p. 72.

172 TRAVAUX DE PREPARATION

méfiance, mais pudeur naturelle d'une pensée qui craint de se montrer avant d'être entièrement prête et armée. Leurs conversations à table ou durant ces promenades à Grenzach , l'on était sûr de rencontrer Jacob Burckhardt, avec d'au- tres professeurs, attablé dans quelque jardin d'auberge, étaient des plus gaies. C'était un torrent que Nietzsche, quand il s'abandonnait. Pourtant des sources cachées coulaient en lui, inaperçues de tous, et qui suivaient long- temps leur chemin souterrain avant de paraître. De son côté Overbeck gardait jalousement son indépendance. Il était le plus érudit des deux, et la maturité de son esprit critique contrastait, en 1870, avec l'enthousiasme du jeune wagnérien éloquent et fasciné par de grandes images. Malgré cette différence qu'ils sentaient irréductible, ils avaient beaucoup à se communiquer de leur richesse intérieure. Ils apprenaient l'un de l'autre. Overbeck a trouvé une expression charmante pour décrire cet échange d'idées, chacun se sentait redevable à son ami. Il a dit qu' « il s'y mêlait des relations de maître à élève qui étaient pour ainsi dire contre nature » ('). Overbeck, plus âgé, plus érudit, disposait d'un trésor de connaissances infiniment supérieur à celui de Nietzsche ; il avait une réflexion plus calme, un coup dœil historique plus étendu. Il a été toute sa vie, pour Nietzsche, le savant impeccable qui inspirait le respect par le travail le plus assidu, le plus probe et le plus intelligemment conduit. En ce sens, il a été le maître de Nietzsche. Inversement, Nietzsche était le jeune génie, pour qui les faits se com- binaient en hypothèses larges sur les destinées de la civilisation et du monde, et qui puisait dans ces hypo- thèses des idées novatrices de réforme intellectuelle

(') Overbeck iibpr Niel:sr/ies Freundschaft :u Rohde und ilim selbst, dans Berhoclli, t. II, p. 157.

L E s A M I T I É s 173

et sociale. Ainsi cette pensée de flamme instruisait à son tour la j)ensée plus mûre de son tranquille et savant ami. Il était « contre nature » que le savant fût le maître du poète; et non moins que le génie jjoétique et réformateur, encore tout juvénile, prétendît enseigner à un esprit armé surtout de savoir et de méthode. Mais il en fut ainsi. Leur amitié se nuança donc toujours <le considération déférente et réciproque. De quel côté fut l'influence décisive? Il n'y a pas de doute. En Nietzsche hrûlait une ambition philosophique et un besoin de prosé- lytisme qui manquait à Overbeck. Ce fut la plus profonde de leurs différences et celle qui les délimite le mieux. Plus d'une fois Nietzsche, dans l'ardeur de sa prédication, s'est heurté à la résistance de cette pensée critique, intrai- table et qui jugeait la bonne méthode une suffisante éducatrice. Jamais Overbeckne contesta la supériorité de Nietzsche. Pour lui Nietzsche fut dès ses débuts à Bâle et resta jusqu'à la fin de sa vie 1" « homme le plus extraordinaire » qu'il eût rencontré ('). Il reconnaissait sans jalousie les qualités par lesquelles Nietzsche excellait, et l'en aimait davantage. Il se laissait imprégner douce- ment par un enseignement philosophique qui lui était donné avec grâce ('). Il se sentait éminent ailleurs; et ce sont ces qualités éminentes qui, à leur tour, lui valaient l'admiration de Nietzsche. Ils devinrent indispensables l'un à l'autre, dès le temps de leur vigoureuse et juvénile entrée dans la science.

Ils avaient des idées communes, malgré des soucis très différents, nécessités par leur spécialisation scientifique. Overbeck a dit d'eux, qu'ils étaient deux tempéraments de savants qui essayaient de dépasser la science. Cette

(') Overbeck Liber die Freundschaft mit Nietzsche. (Berroclii, I, p. 66.) (*) Otbrbeck, Préface de Christlichkeil, p. 15.

174 TRAVAUX DE PREPARATION

expression serait impropre : car il n'y a rien au-dessus de la science, dans le domaine qui est le sien ; et l'on ne voit pas comment on établirai; une hiérarchie eJÂve ce qui est de son ressort et ce qui est en dehors d'elle. Il est vrai seulement que tous deux se préoccupaient des des- tinées de la civilisation générale .

Overbeck venait d'Iéna, il avait été privat-docent . Mais il avait étudié à Tûbingen et à Leipzig. Le séjour de ces deux universités avait laissé une forte emj)reinte à sa nature délicate, oîi s'unissaient par l'éducation et par l'hérédité, des cultures diverses. Son éducation française faite de pénétration psychologique, résista toujours ('). .Mais son patriotisme allemand s'était allumé à Leipzig au contact de Treitschke, son ami, son commensal, et qui enseignait déjà, quand Overl>eck était encore sur les l)ancs. Son premier soin, quand Nietzsche chercha à publier son traité sur La Musique et la Tragédie^ fut de s'entremettre auprès de Treitschke, directeur alors des Preussische Jahrbucheri^-). \\ ne put le gagner; et dès lors la question se posa pour lui de savoir s'il se prononcerait pour Fami déjà illustre, aimé des gouvernants, et promis à de brillantes destinées, ou pour le jeune collègue, qui, dans un effort désintéressé, compromettait sa réputation scientifique. C'est une preuve de haute noblesse d'âme qu'Overbeck ait refusé d'entrer dans l'intolérance de Treitschke, et qu'il ait défendu Nietzsche, dont il n'était pas l'adepte, par pur sentiment d'équité et pour « toutes les nond^reuses qualités qui le lui avaient rendu cher » ('). Overbeck n'était pas de ceux qu'on enrégimente. Son expérience historique était trop avertie pour qu'il entrât

(') 11 avait été élevé à Paris jusqu'à l'âge de douze ans.

(") V. sa lettre dans C.-A. Bernoulu, Franz Otvrhpc^,l, p. 83.

(■■) Ibid., I, p. 65.

LES AMITIES 175

dans le cénacle orgueilleux des Schopenhauériens ou la cabale des philosophes de gouvernement. Peut-être pro- fessait-il un peu trop le scepticisme de Ben Akiba, dans YUriel Akosta de Gutzkow : « On a vu déjà toutes ces choses. » Mais il savait estimer en Schopenhauer une humanité également grande par ses qualités et par ses \aces. Sans accorder toute ses sympathies à l'indifférence du philosophe en matière politique, il ne pensait pas non plus que les choses de l'État importassent seules. Long- temps avant qu'il eût avec Treitschke cette correspon- dance où leur amitié sombra, il était solidaire de Nietzsche dans plusieurs préoccupations. Il était d'avis que la guerre de 1870 avait été inféconde pour la culture de l'esprit allemand. Il n'était pas éloigné de penser qu'elle avait sa part dans la corruption contemporaine. Il ne poussait pas le cri désespéré de : Finis Germaniae! \\ restait toutefois peu confiant dans l'avenir; et la préoccu- pation nietzschéenne d'utiliser le mouvement politique allemand pour des fins de civilisation intellectuelle ne lui paraissait pas le signe d'une hostilité contre l'Empire nouvellement fondé, mais d'un souci plus profond et plus clairvoyant des choses de la patrie (\). Pas plus que le schopenhauérisme outré, il n'a partagé le wagnérisme intempérant de Nietzsche, témoignant ainsi d'un goût sévère auquel rend hommage l'évolution ultérieure de son ami. Sa réserve le mit en garde contre Tribschen. Il lui fallait des preuves 'tangibles et une expérience convaincante : mais ni sa sensibilité ni son intelligence n'ont jamais été en défaut devant l'évidence. Tristan et les MeisiersiJiger l'ont conquis. Bayreuth aura plu- sieurs fois sa visite, après 1873, S'il n'a pas eu toujours

C*) V. les lettres à Tieitsclite, dans C.-A. Berutoulli, Fran: Ootrbeck, I, pp. 82-100.

176 TRAVAUX DE P REPARATION

pour la teutomanie de Wagner et pour son pédantisme professoral la sévérité dont témoignent ses notes pos- thumes (*), sa finesse naturelle l'empêchait de prendre trop au sérieux le réformateur ; son mérite n'en est que plus grand de s'être incliné devant le pur artiste.

A Bâle, Vîscher venait de l'appeler, une nouvelle difficulté s'offrit à son tact. La ville était déchirée de querelles théologiques. L'orthodoxie protestante dominait. L'autorité libérale cherchait pour la chaire d'exégèse un savant et avait pris un disciple strict de Christian Baur. Plus que sa thèse sur Hippolyte (1864) ou sa conférence sur les Origines des ordres monastiques (1867), son ensei- gnement d'Iéna l'avait désigné ; et sa rigueur critique se révéla dès la leçon d'ouverture (-). Il montra que notre connaissance du christianisme repose sur une tradition qui a varié. On en avait toujours eu conscience, mais obscurément. Notre temps seul en a eu la conscience claire. Sur deux mille ans de tradition chrétienne, il y en a dix-neuf cents qui ne prouvent rien. Dès le ir siècle, chez les trois principaux docteurs, I renée, Clément d'Alexandrie et Tertullien, le sens des origines est oblitéré. Leur doc- trine est confuse au sujet des écrits canoniques. Leur interprétation allégorique des paraboles est le contraire du vrai, et leur inintelligence de la doctrine de Paul est totale. Comme ces Pères ne connaissent rien de la pensée juive, ils sont fermés à l'idée de la loi, de la liberté, et dès lors delà justification, de la foi et de la grâce. Un plato- nicien tel que Clément d'Alexandrie ne s'apercevra pas que Paul méprise et nie la philosophie platonicienne. Ainsi se multiplient, dans des formes pseudo-scientifiques,

(*) G.-A. BEn^ocLLI, Franz Overbeck, I, p. lOîi.

(-) Franz Oveubeck, l'eber Entstelmng und Recht einer rein historisch'-n Beirachtung der Xt'uleslamentlichen Schriften in der Théologie. 7 juin i870, 2" édit., 1875.

L E s A M I T I E s 177

les interprétations grossières. Origène, le premier, au ni* siècle, essaiera de distinguer entre le sens historique (ou littéral) et le sens secret des Ecritures. Dupe en cela, lui aussi, de la méthode allégorique, et trop peu exercé au travail de l'histoire pour penser jusqu'au bout son propre principe méthodique. Dans l'école d'Antioche (au IV* et au v^ siècle) ni saint Ghrysostome ni saint Jérôme ne comprennent plus les Epîtres de Paul, c'est-à-dire la première théologie chrétienne.

Comment pénétrer jusqu'aux stratifications premières d'une doctrine recouverte de tant d'alluvions? Que savons- nous de cette vie chrétienne, et en quel sens pouvons-nous la revivre ? A coup sûr, la Réforme avait mis fin au moins aux naïvetés de l'exégèse médiévale, qui n'avait plus assez le sens" de l'antiquité pour concevoir la formation (le l'Eglise primitive. Mais les Réformateurs humanistes, plus informés et plus libres, et très attachés aux textes, ne se sont-ils pas laissé voiler le christianisme des premiers temps par le dogme de saint Paul .'' Et comment examiner avec impartialité les écrits bibliques, si on déclarait d'emblée qu'ils étaient tous d'inspiration divine? Fallait-il, comme le déisme anglais et l'exégèse rationa- liste qui en sort, n'en retenir que ce qui était conforme à la droite raison humaine? Mais croit-on que cette raison soit la même aujourd'hui en Europe qu'au i*'" siècle en Asie Mineure? Enfin, si on juge les écrits bibliques au nom de la raison, et si ce n'est plus d'eux qu'on reçoit la croyance, à quoi sert la Bible?

Le problème que saisissait ainsi OverbecJv était symé- trique des problèmes de Nietzsche. Il s'agissait de l'ori- gine, de la décadence et de la renaissance possible de la religion chrétienne, comme Nietzsche examinait l'origine, la décadence et la renaissance de l'art, de la philosophie et de la civilisation. Dans ce parallélisme de leurs efforts,

AiNDLER. II. 12

178 TRAVAUX DE PREPARATION

comment n'auraient-ils pas trouvé des principes com- muns ?

Un problème d'origine se traite selon la méthode historique pure. Le mérite de Christian Baur était d'avoir reculé les limites de cette recherche. Chacun des Évan- giles et des écrits apostoliques apparaissait comme des- tiné à justifier la croyance ou les préventions d'un groupe précis, judéo-chrétien ou hellénique. Mais ne dissolvait-on pas ainsi toute croyance ? Un problème de valeur survenait ici.Overbeck en 1870 n'était pas encore en mesure de le résoudre. Il sera prêt quatre ans après. Pour prononcer qu'il y a décadence de la religion et qu'il y a lieu de la faire renaître, ou qu'elle est périmée pour toujours, il ne suffît pas de comprendre, il faut apprécier. Il faut recueillir vivante la pensée des grands fondateurs ou recréer inventivement la vie religieuse. Grave diffi- culté. Il apparaissait par elle que la science a ses limites. Nietzsche put éclaircir les idées de son ami. Peut-être une théologie est-elle encore possible, si elle n'est pas science pure et pure histoire. Mais de la critique savante on ne peut rejeter aucun résultat. Le protestantisme, s'il veut rester vivant, devra rester l'allié de la science la plus audacieuse, comme au temps de Luther, bien que la critique luthérienne soit surannée. C'est par le scepticisme outrancier que Franz Overbeck compte atteindre et sau- ver la vie vraie. Le temps était proche où, par cette pensée, Overbeck allait contribuer à pousser Nietzsche dans des voies nouvelles. Leur amitié alors de\'iQt un pacte public d'offensive, comme elle fut un fidèle abri défensif pour Nietzsche durant les luttes il s'engageait pour la cause wagnérienne.

L E s A M I T I E s 179

VI

LES AFFECTIONS DE FAMILLE

Dans cette grande inquiétude, Nietzsche tantôt se jette en avant pour l'attaque impétueuse, tantôt s'en retourne à son ombrageuse solitude ; mais il a aussi des refuges de tendresse il reprend de la force. Il s'est délassé souvent dans- le souvenir et dans le contact renou- velé de celles qu'il avait laissées à Naumburg-, sa mère et sa sœur Lisbeth. La vie, j^lus tard, apportera bien des litiges, quand augmenteront chez Nietzsche la méfiance maladive, ou l'irritabilité causée par une souiFrance sans fin, que les ménagements les plus prudents laissaient encore endolories. Dans cette période de jeunesse créatrice oïl entre Nietzsche à Bàle, il ne songe jamais aux siens qu'avec reconnaissance.

11 va sans dire qu'il ne se sentait pas en communion d'idées avec sa mère. Il avait toujours lutter contre elle pour s'affranchir. Mais il la dominait à présent, en fils dont elle s'enorgueillissait. Des explications un peu vives, quand M'"® Nietzsche résistait à des projets très arrêtés (le son fils, les mettaient aux prises. Puis il la laissait retourner à sa jovialité et à sa tranquille assurance de bonne mère de famille allemande. L'automne, en octobre, ou à Noël, il n'en accourait pas moins à Naumburg, avec une impatience nostalgique ('); dans la maison mater- nelle « son cabinet » l'attendait, retraite très solitaire il travaillait, dormait, prenait ses repas. Il suppliait qu'on lui épargnât les réceptions cérémonieuses, et n'y réus-

(•) Très familial, i! choisissait toujours l'anniversaire de sa naissance, ainsi en octobre 1860, 1870, 1871, ou la lete de Noël (187*2, 1873, 1874).

180 TRAVAUX DE PREPARATION

sissaitpas toujours ('). Mais il se prêtait à tous les accueils avec une bonne grâce égale. Puis, de Bâle, il écrivait des lettres humoristiques il commentait les derniers ca- deaux reçus, raisins ou gâteaux, effets d'habillement ou portraits. Aux anniversaires, il ne manquait pas d'expé- dier lui-même des présents ingénieusement choisis, avec ses dernières brochures et des versiculets de dédicace, ou des compliments à l'adresse de sa mère, que le temps semblait ne pas miner dans son indestructible jeunesse.

Son alliée, pourtant, fut surtout sa soeur Lisbeth. En imag-ination, Nietzsche avait toujours magnifié sa lignée maternelle remarquable, même dans les femmes, « par une nature singulière, qui leur donnait une tenue plus indépendante d«s choses du dehors et de la douteuse bienveillance des hommes » (*). Nietzsche aimait en sa sœur « cette qualité de race » . Il surveillait sa formation en frère soucieux de lui ouvrir la notion d'une distinction plus vraie et les horizons d'une intelligence plus étendue que celle du beau monde de Naumburg. M""' Ritschl, sa paternelle, amie d'autrefois, fut, pour Lisbeth, le modèle d'une femme cultivée, de libre et courageuse pensée ('). Mais il souhaitait la former lui-même. Il ne faut pas se la représenter très savante, bien qu'elle achevât pour lui VIndex du Rheinisches Muséum^ promis à Ritschl. Les témoins d'alors se souviennent d'une jeune fille vive et sensible, rieuse et rose sous de gracieux chapeaux à fleurs. Telle quelle, Nietzsche la chérissait et la souhaitait près de lui.

Dès juin 1869, il avait fait le plan d'un commun voyage en Suisse. A Interlaken il se reposa quelques jours, en juillet, d'un métier très aimé, mais qui le

(V) Corr., V, 168, 219. (^) Cor,:, V, 279. 21 septembre 1873. ') ibid., V, 152.

L E s A M I T 1 E s 181

tyrannisait lourdement, il la hèle ('). Il ne se lasse pas d'échafauder des projets. Ses invitations bâloises, qu'il évite souvent, il les énumère cependant dans tout leur éclat, pour aguicher la jeune fille qui serait tentée de préférer Leipzig à Bâle. Ce ne sont que réceptions chez le Ratsherr Wilhelm Vischer, chez les Vischer « de la maison bleue »; dîners chez les Vischer-Heusler ; soirées brillantes chez le juriste Bachofen, chez les Stâhelin- Buckner, chez les Thurneysen-Merian, puis chez Georg Fiirstenberger et les La Roche-Burckhardt. Le cousinage compliqué du patriciat bâiois se débrouillait pour Nietzsche. Il savait le classement social que décelaient ces somptueux noms composés des dynasties bourgeoises . Il les voyait se former comme des noms grecs, à mesure qu'un Vischer épousait une Sarrasin ou qu'un Bischoff obtenait une Fiirstenberger. Il faisait alors à sa sœur le récit des agapes, des fêtes de famille il assistait et où, plus d'une fois, on le comblait de cadeaux comme un fils et un vieil ami. Il essayait ainsi de presser sa décision. Des confidences plus graves sur ses livres, ses succès, se« luttes, ses visites à Tribschen initiaient la jeune fille à l'essentiel de sa vie. La décision de Lisbeth fut imposée, sans tarder, par la maladie de Nietzsche.

(') Cùn:, V, lo3, 13i, 159.

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CHAPITRE III

LE VOISINAGE DU GÉNIE

I

LA COLLABORATION DE NIETZSCHE ET DE RICHARD WAGNER (')

LA nuance du sentiment qui liait Nietzsche et Richard Wagner, dans une affection pleine de dangers, ne peut s'apercevoir que par la plus difficile analyse. De certains problèmes généraux touchant les destinées de la civilisation ne se sont très probablement posés pour Nietzsche que par son commerce avec le grand musicien. Nietzsche reçoit de Wagner la direction de sa pensée : mais il la précise par la réflexion sur les œuvres wagné- riennes. En cela Nietzsche, s'il est redevable à Ricliard Wagner, lui a été utile aussi. Impossible de croire que Wagner ait compté trouver en Nietzsche seulement un messager de sa gloire. Il était heureux d'avoir rencontré un disciple enthousiaste ; et flatté qu'un savant, un spé- cialiste des choses de la Grèce, comparât sa tentative

(') L'histoire de l'amitié entre Nietzsclie et Wagner est racontée jour par jour dans le nouveau livre de M"' Foerster : Wagner und A'ietzxchr zitr Zeil ihrer Freundschaft, 1915. Toutes les lettres conservées de Nietzsche à Richard et à Cosima Wagner s'y trouvent reproduites. Il ne semble pas certain que toutes les lettres manquantes de ISietzsche soient détruites, comme on l'affirme à Bayreulh. Les lettres de Cosima, très belles, sont souvent très mutilées. ^La plupart des lettres de Richard Wagner nous étaient déjà connues par la biographie antérieure de Nietzsche.

LE VOISINAGE DU GENIE d83

d'art à la tragédie grecque. Pourtant, la collaboration qu'il attendait de Nietzsche n'était pas surtout de celles sa vanité trouvait son compte. Us avaient parcouru ensemble plusieurs étapes de pensée. Ils s'attachaient tous deux à ces pensées d'un cœur également passionné, mais ce cœur était différent ; et la pensée de Wagner était fixée, quand celle de son jeune ami était en pleine for- mation. Il devait leur arriver tôt ou tard de se trouver en parfait désaccord.

I. La revision des doctrines ivagnériennespar Nietzsche. Richard Wagner, on l'oublie trop, était parti de la tragédie grecque pour concevoir la forme de son opéra nouveau. Si bon humaniste qu'il fût, il reconnaissait à Nietzsche une science grecque infiniment plus appro- fondie. Son attitude devant le néophyte sut éviter les apparences protectrices, mais Nietzsche n'était jamais en défaut quand il s'agissait de diagnostiquer l'orgueil latent. De son côté, Nietzsche ne trouvait pas seulement, à suivre Wagner, la satisfaction d'un génie naissant qui ■se sent deviné par le génie reconnu. Tandis que son ■cœur se soulève du grand pathétique wagnérien, il va sourdre en lui une émotion qui lui appartient en propre et une pensée personnelle. 11 commence sur Wagner un travail critique. Il a l'ambition de reconstruire l'esthé- tique de Wagner, qui, dans les grands traités de 1848 à 1851, s'attardait à une philosophie que ne justifiait plus l'œuvre réalisée. Ces traités de doctrine, rédigés dans la terminologie de Feuerbach, il fallait les récrire en termes schopenhauériens. Wagner, écrivant son traité à'Oper und Drama, songeait à la Tétralogie^ ache- vée dans son livret, commencée dans sa composition. Le traité ne reflète que cette œuvre en voie de naître et s'efforce de plaider pour elle. La pensée de Nietzsche fut

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(le justifier les œuvres de la plus récente insj)iratioii, surtout Tristan et Iseult, et de composer un plaidoyer assez vaste pour les justifier toutes. Il en vient de la sorte à réfléchir sur la forme d'art et sur les types d'hu- manité héroïque que nous offre le théâtre wagnérien en son entier.

Durant cette exploration, il découvre par delà Richard Wagner un art et un héroïsme dont les contours, de loin, semblaient se confondre avec l'art et l'héroïsme wagné- rien. Pourtant derrière les figures et dans les brumes de la pensée wagnérienne, ces rêves qui se levaient étaient les siens. Quand se dissipa l'extase avait eu lieu pour lui la révélation qu'il croyait celle d'un génie étranger, Nietzsche s'aperçut qu'il avait, à son insu, durant tout ce temps, écouté ses propres voix intérieures. Cette divina- tion, il l'a eue très tôt, peut-être avant Lugano, et certai- nement plus tôt que nous ne pouvons le dire. Il faut se garder dès lors de considérer l'amitié entre les deux hommes comme banale. Ça été une joute, qui devait finir par un duel à mort, mais Wagner a été probable- ment le plus imprudent des deux. 11 était trop sur de lui, de son jeu, de son art de fasciner les hommes. Il n'a pas vu grandir près de lui l'ambition d'une jeune et ombra- geuse supériorité. Il a été surpris, quand il a senti au flanc la blessure.

Cosima Wagner, entre les deux hommes, supérieu- rement coquette, attisait à son insu leur rivalité et, dans le plus jeune des deux, l'ambition qui couvait. La haute approbation d'un goût aristocratique, par elle dépassait Wagner, était l'enjeu de la lutte. Nietzsche a prendre sa résolution très jeune. Elle a été le fruit de la sensibilité la plus irritable, de la volonté la plus tenace, de r appétit de domination le plus tyrannique, le tout enveloppé dans une générosité chevaleresque et dans une

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vraie affection. II n'a pas de gaîté de cœur provoqué la querelle. Mais quelque chose en lui d'obscur, un orgueil démesurément belliqueux, la cherchait; une clairvoyance astucieuse et avertie découvrait un à un les points faibles de la position de Wagner. Et la résolution d'y donner l'assaut, longtemps gardée secrète, combattue à coup sûr par sa propre conscience, s'empara de lui brusquement, irrésistiblement en un de ses jours de crise il eut besoin de faire place nette dans son for intérieur. Ce n'a pas été seulement une question de personnes, Nietzsche l'a dit. Il a prémédité une attaque contre la « fausseté, le métissage des instincts de noire civilisation » ('). Mais qui ne devine l'immense spéculation de profit moral, d'influence et de gloire, engagée ,dans cette gageure Nietzsche, avec l'emphase la plus grande et un succès matériel grandissant, s'était donné la mission de régénérer la culture allemande de l'esprit?

Le j)i'oblème que Nietzsche a reçu de Wagner est de définir la destinée du génie dans le monde. Les pre- miers drames wagnériens, le Fliegende Hollcinder, Tann- hàuser, Lohengrin, pleurent dans une longue lamentation la solitude errante ou inaccessible de l'homme supérieur. Une pensée qui veut descendre dans le réel, y vivre, y être aimée, et qui est contrainte de retourner à son séjour solitaire, voilà comment Wagner se représentait la vie des plus grands d'entre nous ; et le tragique en est plus douloureux à proportion que leur vie parmi nous est plus dénuée d'événements. Cette forme de. tragique individuel est moderne ; et il y a eu des peuples qui ne Font pas connue. La Chine et l'antiquité romaine l'ont ignorée, parce que l'Etat oppressif y a empêché toujours la naissance du génie. La Grèce antique l'a ignorée, parce, que le peuple

(') Ecce Homo (H'., XV, 2.1).

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grec étant tout entier pénétré de génie, il n'y pouvait naître de génies individuels. La grande confidence et le grand espoir que Wagner communiquait à ses amis, quand il avait dressé le bilan de sa première période poétique, se résume ainsi : Dans les crises qui prési- dent à la formation des langues, des mythes et des formes d'art, il n'y a pas d'hommes supérieurs, parce que la force inventive, éparse en tout le peuple, ne peut être alors le privilège d'aucun individu. « Keiner war ein Génie, weil aile es waren ('). » Au contraire, aux heures la force inventive de tout un peuple est éteinte, une force vivante en nous travaille incessamment à la resti- tuer : voix qui s'adresse à tous, diffuse et planante, mais qu'un petit nombre perçoivent ; pensée qui médite inces- samment des choses nouvelles, que souvent des époques entières repoussent; flamme volatile qui ne meurt jamais, mais qui, parfois, ne réussit plus à embraser les masses profondes. Or c'est le génie. Quelques consciences indi- viduelles plus sensibles alors s'y allument, et un jet vigoureux s'élève d'elles qui, à son tour, allumera d'autres consciences (').

L'existence du génie est donc provisoire. On n'y peut pas voir un heureux indice social. Les époques de foison- nante action collective n'offrent pas cet exemplaire tra- gique du penseur solitaire. Pourtant le génie, dans une humanité appauvrie et dans la grande pénurie actuelle de la force artiste des masses, demeure l'espérance unique et avant-coureuse de l'humanité à venir. En ce sens, Wagner retrouvait le problème platonicien, qui consiste à se demander comment on peut réussir à faire naître les génies.

(') R. Wagner, Eine Mitteilimg an meine Freunde. {Schriften, IV, p. 240.) (*) R. Wagner, Kimsl und Révolution. (Schriften, III, p. 28.)

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Wagner estimait que l'art est le moyen éducatif de favoriser l'éclosion des génies, et que par lui s'allume de proche en proche la pensée créatrice en tous les hommes. Théorie qui est peut-être un cercle. Car sans génie, com- ment naitrait-il un art? C'est à quoi Wagner répondait par un fait. Il y a eu des époques favorisées la colla- boration était visible entre les génies et la multitude. Le génie était présent comme par une théophanie ; et la multitude par lui subissait une miraculeuse transfor- mation. Comment cela se faisait-il ? Il fallait bien le constater. Une forme d'art s'était trouvée la pensée du génie, se concertant avec la pensée de tout un peuple, avait réussi à dresser une image impérissable d'humanité héroïque. Cette forme d'art « unique, indivisible et la plus grande de l'esprit humain » était la tragédie grec- que (*). La pensée de Wagner, orgueilleuse et inexpri- mée, mais convergeaient tous ses écrits, c'est que cette tragédie allait renaître dans le drame qu'il projetait.

Cette pensée secrète, Nietzsche l'a devinée et l'a tirée au grand jour. Ce sera le contenu de son écrit sur la Naissance de la tragédie. Aussi le traité, scandaleux pour les philologues, parut tout naturel aux cénacles wagné- riens. Cosima Wagner a pu écrire plus tard à Nietzsche : « Votre écrit répond à toutes les questions posées incons- ciemment dans mon for intérieur (-). » Nietzsche n'avait eu qu'à lire entre les lignes des écrits théoriques de Richard Wagner. Puis ayant discerné la prodigieuse et secrète ambition, il se mit à y réfléchir. Il n'accepta rien de ce que Wagner disait des Grecs, et qui était gâté pour lui par le classicisme gœthéen. Tout lui parut à détruire d'une

(') IMd., p. 20.

(*) 10 janvier 1872. (E. Foerster, Biogr., II, p. 69; Wagner und Nietzsche.

p. 88).

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interprétation qiii trouvait l'esprit grec si mesuré parce que le paysage grec lui-même enseigne la mesure par le contour précis de ses collines reflétées dans une mer tout unie. L'idéal grec de domination aisée et vigoureuse, que traduisent les mythes d'Héraclès, ne parut pas à Nietzsche saisi dans ses causes vraies. Pour l'optimisme jeune de Richard Wagner, Apollon Pythien, divinité ordonnatrice et calme, préside à l'activité sociale entière des Grecs. Il suffit de le rappeler pour mesurer toute la distance qui le sépare de Nietzsche.

Lors donc que Wagner définit la cité grecque comme fondée sur le respect de l'indépendance personnelle, de la force et de la beauté, Nietzsche cherche aussitôt dans Jacob Burckhardt les descriptions qui montrent cette ciié i déchirée de haines et tous ses citoyens possédés d'un j fauve appétit de tyrannie. De même si W^agner découvre à cette civilisation hellénique une tare interne et rongeante, l'esclavage, et prétend tirer de pour notre société un avertissement, Nietzsche écarte cette appréciation comme entacliée de l'humanitarisme de 1848. La supériorité du pessimisme des Grecs se reconnaît précisément, selon Nietzsche, à leur indifférence pour l'esclavage et à cette cruauté qui ne craint pas de fouler la multitude pour qu'une élite ait la consolation d'une cidture raffinée. « Ce peuple, avait dit Wagner, a; pu créer l'art pour exprimer la joie que l'homme a de lui-même (•). ». Wagner ne savait pas alors que l'art est fils du déses- poir et qu'il a pour fin de nous faire oublier la douleur de vivre. Il fallait, encore, pour justifier W^agner, commencer par le contredire.

Rien ne resta debout de la théorie esquissée par

(') R. Wagner, Die Kunst und die Révolution. {Schriflen, III, p. 13.)j

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Wagner sur la tragédie. Il n'était plus vrai que les Grecs fussent essentiellement un peuple actif, qui, dans les hauts faits de ses dieux, chantait son propre effort conçu comme divin. Il fallait contester que ce peuple fût impatient de projeter hors de lui sa propre image au point que de simples artisans, comme Thespis et sa tï*oupe d'acteurs rustiques, pouvaient se faire les interprètes du peuple agissant. La poésie tout entière, chez Nietzsche, paraîtra d'origine sacerdotale : la tragédie vulgarise les mystères. Oui, Wagner a eu raison de voir en elle vin fait social très profond. Les mouvements les plus intimes de la conscience grecque par elle émergent en images sensibles. Le poète n'est qu'une bouche qui chante : les yeux qui voient sont ceux de la foule ; et ils créent le spectacle qui les fascine. La tragédie grecque est l'œuvre d'une foule tout entière artiste et charmée par un poète- prêtre. Aussi l'œuvre désintéressée ne peut rapporter qu'une récompense de gloire : une couronne.

Le sens pourtant de cet acte religieux et de ce Carmen sacrale {O'pfergesang) était à définir d'une façon nou- velle. Il ne signifiait pas, comme l'avait cru W^agner, « les hauts faits des dieux et des hommes proclamés dans l'essence auguste d'Apollon ». Un autre dieu animait le <îhœur en extase, qui voyait saigner sur la scène la dou- leur même des mondes. Sur ce martyre de Dionysos, héros premier, diversement masqué, mais permanent de toute tragédie, Nietzsche avait entrepris toute une . recherche historique subtile dont nous aurons à débrouil- ler l'écheveau ('). 11 ne s'agissait pas seulement de dire, comme Wagner, que la tragédie grecque était « un foyer de tous les arts ». Il fallait montrer pourquoi tous les

(') V. plus bas, p. 219 sq. Zes sources du Litre sur la Tragédit

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arts se réunissaient dans ce centre brûlant et en rayon- naient ensuite. La psychologie wagnérienne faisait appel aux considérations d'un vague associationnisme, qui venait de Wilhelm Schlegel et que Wagner avait puisé dans un vieil ouvrage d'Anselm Feuerbach, Der^ vatikanische Apollo, 1833. Selon ces théoriciens, il semblait qu'il y eût entre les arts l'appel d'une solidarité naturelle qui, aux modulations du chant, fait accourir les paroles et complète l'attitude plastique par l'animation de la danse. Selon Wagner, cette collaboration disciplinait harmo- nieusement les arts, tandis que leur isolement les poussait aux prouesses d'une virtuosité vide de sens.

Nietzsche ne trouvait pas de force convaincante à ces réflexions d'opportunité. Il n'a ignoré ni Wilhelm Schle- gel ni Ansehn Feuerbach; mais ce sont eux surtout qu'il a combattus les premiers. Il cherche une explication dans une analyse plus profonde de la conscience religieuse. Il ; découvre alors ce phénomène du dionysisme, extase dan- sante et visionnaire une humanité encore très primitive crie et mime à la fois le sentiment enivrant et désespéré ; par lequel elle est initiée à la vie douloureuse de l'univers.

Nietzsche a eu raison de dire, plus tard, en 1872, qu'un écrit de Wagner : Uebe7' Schauspieler und Sânger atteste la conversion publique du maître aux idées du disciple {'). Mais si elle était publique, était-elle avouée, et plus d'un emprunt, déjà dans le Beethoven (1870), n'était-il pas un larcin, dont Wagner se cachait? Nietzsche en a eu quel- quefois le sentiment, et il se froissait de n'avoir pas même les honneurs d'une citation.

Il reste que Nietzsche a été acheminé à sa décou- verte par Richard W^agner. Il s'agissait d'exjîliquer ce

(*) Lettre à Rohde du 25 octobre 1872 : « Wie fruclitbar gewendet erscheint manclier Gedauke aus der Geburt der Tragœdie! •■ {Corr., Il, p. 3o6.)

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grand phénomène d'hallucination sociale : la vision tra- gique, la création instantanée d'un mythe par la contagion des jiensées. Cette force inventive commune de tout un peuple, gemeinsame Dichtungskraft des Volks (•), en laquelle avait foi le romantisme de Wagner, fut aussi l'af- firmation première de Nietzsche. Mais Nietzsche s'attachera de plus à découvrir les lois de cette pensée collective des foules. La nécessité s'imposait d'apjjorter encore aux idées wagnériennes des retouches sans nombre. A coup sûr la pensée populaire s'exprimait par des mythes ; et c'est pa;r mythes aussi que parlait la tragédie. Or, la justesse des aperçus de Wagner au sujet de la genèse des mythes faisait question.

Au temps à'Oper und Drama^ et analysant le travail obscur qui se poursuit en des hommes plongés dans l'état d'esprit mythologique, Wagner avait cru découvrir que l'intelligence est une faculté secondaire. Il en faisait un pouvoir d'équilibre qui nous défend contre l'invasion trop brusque des réalités sensibles. L'intelligence nous permet aussi d'être équitables pour les sentiments d'autrui,en ce que encore elle établit des compromis, et situe les manifestations individuelles dans un ensemble d'actions et de réactions elles apparaissent avec leur mesure exacte et avec leur portée vraie. Pour Wagner, en 1848, l'intelligence aperçoit du réel une image fidèle dans ses contours, affaiblie seulement dans son intensité. Elle est faite de données sensibles ou émotionnelles qu'elle dépouille de leur couleur et de leur force. Mais le sentiment seul nous unit à la réalité en soi, et, atteint jusqu'aux nécessités qui gouvernent la vie. Il coordonne et interprète les données des sens. Une suggestion nous permet ensuite de représenter ce sentiment aux autres

') R. Wagner, (tper und Drama {Schriflen, IV, p. 31.)

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hommes. Cette action suggestive appartient à l'imagination. L'esthétique entière de Wagner repose sur l'idée qu'il s'est faite des rapports entre l'intelligence, le sentiment et l'imagination. L'imagination naturelle condense, avec l'aide du sentiment, les images qui nous viennent des sens. L'imagination artiste en imprègne la matière externe. Besoin naturel que d'extérioriser ainsi les images dont nous sommes remplis. Notre vitalité, la valeur et l'énergie de la jjersonne humaine se mesurent par une comparaison des images internes avec la réalité du dehors. Nous les posons hors de nous par des créations visuelles ou sonores, qui prennent racine à leur tour dans le réel. Notre trésor d'images alimentait notre vigueur : nous la démontrons, si nous créons. La volonté se définit, pour Wagner, un sentiment guidé par des images. L'intelli- gence n'avertit les hommes que de ce qui est matérielle- ment possible et socialement juste. L'émotion imagée traduit leur vitalité môme, et elle crée leur sociabilité. Les images qui manifestent une émotion éveillent la même émotion dans les autres hommes. L'art établit un lien entre les hommes par l'enthousiasme conta- gieux qui se dégage des images belles. Or, de toutes les façons de fasciner le sentiment par des images, le mythe est la plus parfaite ('), car il va jusqu'à transposer la nature en humanité. Le cœur de l'homme ne connaît que lui-même, et c'est lui-même qu'il retrouve dans la nature quand il prétend la sentir. Mettant en présence de la nature l'image qu'il s'en est faite, il découvre qu'il a compris la nature étrangère comme une huma- nité. Admirable confusion. Ce qui est plus puissant que lui, puisqu'il en sort, il l'imagine pareil à lui, afin de pouvoir l'aimer. Il transforme la nature des choses, afin

(') R. Wagner, Oper und Drama. (Schriflen, IV, p. 31.)

LE VOISINAGE DU GENIE 193

de pouvoir s'élever par elle. Les dieux sont une surhii- manité inventée par amour, et par ce besoin, profond en l'homme, de poser partout en dehors de lui son image embellie sur laquelle à son tour il va se modeler.

Telle avait été la pensée de Wagner, et Nietzsche ne la contestera pas, mais il n'en sera pas satisfait. Il lui fallait rectifier cet exposé qui gauchissait à tout instant par inexpérience philosophique. Il reprit une à une les thèses wagnériennes : celle du rôle secondaire de l'intel- ligence ; celle sur le rôle de l'imagination naturelle et créatrice. Assurément, Schopenhauer avait mis Wagner sur la voie d'explications nouvelles qu'il n'avait pu aper- cevoir dans ses premiers temps. Nous verrons Nietzsche les emprunter (^). Mais son point de départ, ce seront tou- jours les lacunes du système wagnérien. Son stimulant dans l'effort, ce fut l'admiration sincère qu'il eut pour l'art de Wagner. Sa refonte de l'esthétique wagnérienne aboutissait à deux théories extrêmes. Il fallait com- prendre par quel mirage se dresse dans riiumanité la vision mythologique. Il y faut un sortilège mental impos- sible à concevoir si l'on n'a pas réussi à se figurer le sen- timent primitif de la vie, grâce auquel les Attiques se sentaient métamorphosés en satyres, et savaient revivre les temps la race humaine se détachait lentement de la terre et des bas- fonds de l'animalité. La théorie du dio- nysisme manquait à la théorie wagnérienne. 2' Wagner s'était livré à des spéculations vagues sur la « mélodie infinie », dont l'ondulation s'approfondit par l'harmonie et se régularise en lames régulières surnagent des formes rythmées. Nietzsche substituera à cette rhétorique une philosophie du rythme, dans l'art et dans la vie. Il

(') V. notre t. III : Xielzsche et le Pi'ssimisme esthétique, au chapitre de la Philosophie de l'Illusion.

ANDLER. II. 13

194 LE L [ V R E DE LA TRAGEDIE

y montrera que les inventions les plus singulières de la technique wagnérienne sont anticipées par la métrique grecque, et nécessitées par le progrès de la sensibilité humaine.

II

L'i FRAGMENT d'eMPÈDOCLE ET l'iDÉALISATION d'aRIANE-COSIMA

Ces choses apparaissaient à Nietzsche et l'emplissaient d'ivresse orgueilleuse. Les découvertes qu'il faisait à mesure qu'il déchiffrait l'écriture obscure des traités de Wagner, et le langage si clair de son art, confirmaient sa vocation. Par delà la musique du plus grand des musi- ciens, il avait discerné le secret de toute musique, et dès lors le secret de toute philosophie. Prodigieuse découverte. Mais comment la décrire? Parlerait-il en philologue? Cette âme mystique, qui s'était formée en lui, comment s'ou- vrirait-elle de son émotion?

Elle aurait chanter cette « âme nouvelle » et non poiut parler ! Combieu il est dommage que je n'aie pas osé dire en poète ce que j'avais à dire ! J'en aurais peut-être eu le pouvoir (') !

Cette hésitation et ce projet expliquent le fragment à'Empcducle. Il est plus éloigné du beau poème d'Hœl- derlin que ne le sera le Zarathastrai^). Mais siHœlderlin avait symbolisé dans Empédocle le crhne même de la philosophie allemande , pour Nietzsche il signifiait le crime dont sa propre philosophie courait le risque. Empédocle détient le secret d'une vérité terrible qui con- duirait au suicide volontaire les peuples incapables d'en

(») Prélace de 1886 à Gehurl der Tragœdie. (IV., I, S.) (*) Y. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 76 sq.

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supporter le message. Il répand cette vérité avec l'obstination d'un idéalisme entaché, lui aussi, d'une surhumaine scélératesse. Car la vie n'est peut-être pas faite pour le vrai, et il est peut-^être nécessaire de la sau- ver par de salutaires mensonges. Qui ne voit que cet Empédocle de Nietzsche dépeint les tentations qui peuvent venir de la liberté extrême de l'esprit, c'est-à-dire de la philosophie se croyait parvenue l'école schopenhaué-

rienne

Ce conflit intérieur, tragique comme le conflit périssait Wallenstein ou comme l'hésitation d'Hamlet, c'était donc le drame de la conscience philosophique nou- velle. Mais au dedans de ce drame, selon une technique toute shakespearienne, flottait un drame plus petit qui retraçait la vie du philosophe. Il empêchait le grand drame de se perdre dans le didactisme pur. Les grandes idées proclamées d'un verbe sonore par le philosophe qui fascinait les foules, elles le transformaient aussi en lui-même, l'atteignaient dans ses tendresses, créaient autour de lui une atmosphère de tragédie intime. Et il fallait que ce drame restreint décrivit un événement vécu, comme le grand drame, dont il était le satellite intérieur, disait la mission contemporaine du philosophe. \J Empédocle de Nietzsche, s'il eût été achevé, aurait dit la vie et la doctrine de Tribschen, et le rôle de la réforme wagnérienne dans le péril présent. Catane, petite cité sicilienne, au pied de l'Etna, signifie tout le présent état social, sur lequel planent des dangers brutaux. Toute la Sicile, déchue, aujourd'hui « barbarise ». Dans, une maison de campagne, aux portes de la ville cependant, deux femmes de distinction, Lesbie et sa fllle Corinne . gardent la pure tradition hellénique.

Ainsi Nietzsche à Tribschen avait eu de Cosima de Bulow cette impression immédiate qu'elle était « la seule

\

196 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

femme de style supérieur » qu'il eût connue (*). Devant les dangers qui les circonviennent, que feront ce peuple corrompu et celle qui est restée « le modèle de l'hellé- nisme »? Le drame s'ouvre sur une nuit étrange, traversée de souffles sulfureux et lourds. Deux esclaves s'entretien- nent des fêtes dionysiaques annoncées pour le lendemain. , Il faut être jeune, comme Gharmide, pour se réjouir des, heures de liesse promises aux humbles le jour l'on fête Dionysos. Le vieillard Léonidas n'oublie pas la Grèce il a vécu en citoyen libre ; et sa sagesse s'inquiète de ces hautes flammes apparues au sommet de l'Etna qui gronde.

Des scènes contradictoires se suivent qui justifient sa crainte. Pausanias accourait dès l'aube chargé de cou- ronnes pour la fête, et prêt à relire avec sa fiancée Corinne, pour mieux les fixer dans leur mémoire, les rôles qu'il tiendront au théâtre le lendemain (^). Cependant lessymp tomes d'épouvante s'accumulent. Des paysans passent une jeune fille tombe frappée à mort. Un invisible fléau sévit. En vain Pausanias essaie de réciter son rôle. Sa mémoire s'est abolie dans l'efi'roi. Il se croit, il se sait atteint ; et aucune parole de Corinne ne l'apaise. Déjà dans les rues, comme dans V Œdipe Roi de Sophocle ou dans le Robert Giiiscard de Kleist, un cortège de peuple se traîne, avec des lamentations. Auprès de qui cherche-t-il secours? Un rhapsode paraît. Sera-t-il le guérisseur? Nietzsche savait que la première utilité qu'on eût deman- dée à la poésie était de servir d'incantation : elle apaisait la colère des dieux ('). Mais le rhapsode homérique est

(') E. FoERSTEii, IJiogr., Il, p. 862.

(-) Nielzsclie noiera cette liabitude grecque de parer de Heurs, jusqu'à lexcès, les dieux et les hommes aux jours de fêle. (Philolof/ica, III, p. 120.) (') /'hiloloijicfi, II, p. 141.

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' impuissant. Il faut pour conjurer l'invisible mal une magie plus forte. C'est aux pieds d'Empédocle, apparu avec ses patères de sacrifice, que se jette Pausanias, déli- rant de terreur. Est-ce la pure tradition grecque ? Non, Corinne a honte pour son fiancé. Son indignation s'élève contre le thaumaturge, dont elle ignore les sortilèges vrais. Et la clarté du jour se lève sur ce désarroi de deuil.

Empédocle suit la foule. Il se tient voilé devant l'autel, dans la salle les gérontes de la cité vont déli- bérer ('). Il nomme le fléau qui décime la cité : « La peste est parmi vous: Soyez des Hellènes! » 11 interdit la crainte et la pitié, indignes des Grecs. Mais cette cité amollie ignore l'héroïsme ancien. Un effarement ridicule s'empare de ces hommes graves. La multitude dans l'épouvante prend d'assaut la salle. Elle impose à Empédocle la cou- ronne royale. Il sait le secret du salut. Ne voit-il pas fumer l'Etna proche ? Mais la médication qu'il propose sera une magie nouvelle : Elle consiste à instituer la tragédie. Le drame grec est un acte sacramentel, destiné à rendre aux âmes, avec le goût de la mort sublime, la force héroïque défaillante.

Ainsi l'art est l'interprète prophétique de la douleur humaine ; et il lui suffit de l'évoquer pour la guérir. La nature doit frissonner devant une telle révélation ; et comment Corinne qui est femme, c'est-à-dire nature, n'aurait-elle pas ce frissoa d'effroi? Elle se ressaisira pourtant. Le rôle est conçu dans un héroïsme simple comme celui du prince de Hombourg dans Kleist. Mais la tragédie commence : Elle représente Dionysos sauvant Ariane,» après la trahison de Thésée. Subtile et trauspa-

(') Nietzsche les appelle Ratsherni, comme à Bàle.

198 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

rente énigme. Dans les milieux wagnériens, Ariane était le surnom de Gosima. xMais cette Ariane avait abandonné son Thésée, pour le Dionysos nouveau, Richard Wagner ('). Nietzsche recueille ce drame intime de la vie de Wagner pour en faire le noyau de son drame didactique. La tra- gédie se déroule, dans sa double cruauté : les tortures du cœur et l'effroi d'une catastrophe générale.

Sur la scène, Empédocle, poète et tragédien, tient le rôle de Dionysos . Il est le philosophe qui , pour une besogne de civilisation dont il sait seul le secret, use du sortilège de l'art. Jamais Wagner n'a été glorifié avec tant de pathétique. Comme il est triste que Nietzsche nait pas écrit ce premier de tous les « dithyrambes diony- siaques », projeté dans sa jeune ferveur wagnérienne ! Dionysos eût annoncé la palingénésie de toutes choses. Sa parole puissante et inspirée, comme celle du Satyros de Gœthe, eût déversé sur le peuple une ivresse joyeuse de mourir. Le sacrifice enivré de soi, voilà la guérison des civilisations frappées de décrépitude.

Le drame eût atteint la cime de l'émotion, dans le heurt des pensées contradictoires. Remous dans le peuple et lutte dans le héros. Des rumeurs commencent à courir sur cette farouche volonté d'anéantissement qui a germé dans Empédocle : Et, sans pitié, le philosophe, grimé en dieu, eût continué sa prédication. Pausanias, fiancé de Corinne, s'affaisse dans les convulsions de la mort, et Corinne va courir à son secours : Empédocle sait l'en

(1) M"" E. FoERSTER, Der junge Aietzsche, p. 292, et dans Wagner und Nietzsche zur Zeit ihrer Freundschaft, 1915, p. 108, nous apprend. que Ilans de Biilow, passant à Bàle en décembre 1871, avait fait un jour devant Nietzsche cette allusion amère. Notre interprétation suppose que Nietzsche a retrouvé spontanément l'affabulation ou que le langage de Hans de Biilow lui était connu dès 1870. Dans les cénacles wagnériens, tous les racontars se transmettaient très vite.

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empêcher. Mais, devant cette apostasie de l'amour, le mourant trouve un langage si émouvant de douleur et peut-être de mépris, qu'il apitoie le plus impassible courage. A présent, le cœur d'Empédocle se fend, et il doute.

Sa pitié assied plus fermement en lui une résolution maintenant plus douloureuse. Sa proclamation, dans le Bacchanale du soir, eût été sans doute pleine de résigna- tion, comme cette orgie organisée par Jean de Leyde, la veille de l'assaut de Munster, dans le poème Robert Hamerling a célébré « le roi de Sion ». Rassuré par la présence de son dieu, le peuple eût oublié son fléau ou l'eût accepté. Que devait être cette scène une vieille femme, en présence d'une chère et jeune défunte, donnait le spectacle d'un calme pessimiste ? C'eût été une scène funéraire, sans doute aurait parlé, avec une simplicité ingénue et grande, toute la douleur des affections humaines déchirées. La résignation d'une pauvre femme en che- veux gris eût fait paraître encore plus dignes de pitié les affres des survivants tourmentés ; et Empédocle eût arrêté alors son plan de mort, qui allait anéantir toute une cité. C'est remjDli de cette pensée qu'il se serait montré une dernière fois, sombre, dans la maison de Corinne.

Puis, la nuit, Empédocle eût paru parmi ses disciples, dans une scène simple et grande à faire sangloter. Tel le Christ au jardin des Oliviers, ou Zarathoustra, sur cette montagne « fument la détresse et le deuil », et il dira sa philosophie douce, résolue et cruelle. A ce peuple prosterné devant lui, Empédocle eût enseigné l'abdication devant la vie. Il faut jeter bas, aurait-il dit, la statue de Pan, muette à la douleur de l'homme. La seule destinée digne de nous, est de savoir mourir. Grande prédication, mais qui prépare au philosophe une suprême déception. La couardise du peuple devant la mort est pire que son

200 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

effroi de la peste. Une déroute éperdue disperse la multi- tude jusque-là agenouillée ; et c'est une vaine lâcheté, sans doute, quand deux coulées de lave déjà cernent le troupeau effaré : Car le philosophe, qui s'est trompé sur les hommes, ne se trompe pas sur les faits physiques. Il a escompté, avec exactitude, la complicité de la mon- tagne. La tragédie de la cité est close; et il reste à Empé- docle à chercher son destin personnel.

De tout ce qu'il a amené d'irréparable, est-il sûr de pouvoir répondre ? Obstinément attaché au vrai , il a quitté la religion et l'art, également illusoires. Il n'a pu se satisfaire que de la science, hostile à toute vie. Mais, à quoi bon savoir, si le vivant qui sait ne peut plus- vivre? La sagesse vraie n'est-elle pas cette fuite instinc- tive du peuple, qui sauve, avec sa vie, la possibilité unique de sa régénération? Le crime d'Empédocle est d'avoir douté de la vie par orgueil de la savoir faible et corruptible. Toutefois, l'univers ramène sans fin la vie et la mort. Un seul châtiment existe pour celui qui a commis le crime contre la vie, c'est de mourir éternellement. Il ne peut y avoir pour lui qu'une lustration : C'est la palin- génésie de la mort innombrable et répétée.

Par un suprême paradoxe, une âme, et de toutes la plus ennemie, le suivra. Corinne, à qui il a ôté son amant, se donnera à Empédocle dans la mort, comme cette tendre Psyché, qui suit le Satyros de Gœthe. En vain la repous- sera-t-il. Elle lui fait honte de son avertissement. « Dio- nysos fuirait-il devant Ariane? » La volonté de mourir éternellement, qui est la Philosophie, fuira-t-elle devant la Femme, qui est la Nature même? Mais les âmes d'élite acceptent d'avance le destin, comme l'accepte la nature. Un animal se réfugie auprès d'eux durant cette marche à travers la mer incandescente qui déjà déferle. Pareille- ment, quand Zarathoustra mourra, les plantes et les bêtes

EMPEDOGLE 201

supporteront seules la vérité qui met en fuite les dis- ciples. Un humble animal et une héroïne de la vérité s'acheminent avec Empédocle vers le cratère, il con- somme son suicide philosophique.

Après le panégyrique de Wagner, quelle plus glo- rieuse apothéose concevoir pour Cosima? La femme, par admiration du bien-aimé, va à la mort, si la mort est la dernière conséquence du vrai. Le drame, philosophique- ment ambigu, est d'une clarté humaine totale. On peut douter sur la philosophie à choisir. Nietzsche hésitera longtemps ; et de 1870-76 se prononcera pour la philoso- phie de l'illusion ; de 1876 à 1881 pour la philosophie du vrai. Une chose est sûre, c'est le déchirement du philo- sophe placé dans cette tragique alternative ; et c'est cette douleur qui eût fait à' Empédocle sans doute une plainte lyrique d'une incomparable éloquence. Elle restera inexprimée toutefois, pour mûrir et s'adoucir dans l'apaisement du Zarathustra.

Or, cette philosophie qui hésite entre l'illusion et le vrai, peut-elle encore symboliser le wagnérisme ? Bru- nehilde, sans doute, dans le dénouement du Crépuscule des Dieux, elle quitte le pays de la chimère et de la vie, prétend entrer dans la région du savoir. L'alterna- tive posée par le drame wagnérien était celle d'une phi- losophie nouvelle. Wagner avait-il qualité pour décider? Alors sous le masque tragique d'Empédocle il faut recon- naître les traits de Wagner. Mais, dans l'hypothèse contraire, si le suffrage et le cœur d'Ariane doivent aller à celui qui découvre les sources d'un nouveau pessi- misme destiné à purifier les âmes, le prix doit appartenir un jour à un autre qui ne se nomme pas encore. Nietzsche garde en lui cet orgueilleux secret, enfermé dans son apologue.

Qui sait, à part moi, écrira-t-il en 1888, qui est Ariane? Personne,

202 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

jusqu'ici, n'a eu la solution de ces énigmes. Je doute que personne ait soupçonné ici des énigmes... ('). -

Il y reviendra parfois, dans ses carnets, jusqu'à ce jour tragique de 1888 où, vaincu par la vie, mais touchant philosophiquement à la victoire, il ne pourra plus le contenir. Alors, il écrira à Cosima le billet délirant : «.( Ariadne, ich liebe dich! {'-) d La conquête de la plus noble des femmes, voilà le symbole nouveau que s'est forgé son vouloir dominateur, et l'une des fictions dirigeantes prin- cipales par lesquelles il fixait sa mobilité sensitive.

V Empédocle resta une ébauche. Gomme le Zarathus- tra^ il eût été trop étroit pour contenir toute la pensée de Nietzsche. Comment expliquer par une affabulation unique non seulement l'essence, mais aussi la décadence de la tragédie? Il fallait, encore, reprendre et corriger les idées de Wagner. Oui, certes, Wagner avait dit avec justesse que la tragédie grecque mourut avec la cité athé- nienne (^) et avec l'épuisement du Volksgeist qui l'avait produite (*). Mais n'y avait-il pas contradiction chez Wagner à prétendre ressusciter la tragédie, que le pro- grès de la pensée abstraite avait ruinée? Sommes-nous libres de prendre à rebours une évolution naturelle? Gomment penserions-nous par mythes, quand l'habitude

(') Publié d'abord dans le tirage à part des Gedichte und Spr'ùche, 1898, p. ki, EcceHomoyW., XV,1(J0). C. A. Berroilli, Franz OverbecA-,t II, p. 79.

{-) M"" Cosima Wagner a reçu ce billet en janvier 1889. Pour toute l'interprétation de cet apologue philosophique, nous suivons la solide hypothèse préalable de C.-A. Bernoclli, Franz Overbeck, t. II, p. 79 sq.,qui, le premier, a identifié l'Ariane, qui hantera désormais les rêves de ÎS'ietzsche, avec Cosima Wagner. M"' Foerster n'a rien opposé jusqu'ici à cette argu- mentation que des dénégations sans preuves, dans Wagner und Nietzsche zur Zeit ihrer Freundschaft, p. 225. On trouA-era des rapprochements nouA^eaux et probants dans Hans Bélart, Friedrich Xieizsches Leben, pp. 86-90.

{^) R. Wagner, Kunst und Révolution : « Genau mit der Auflôsung des athenischen Staats hàngt der Verfall der Tragœdie zusammen. » {Schriften, 111, p. 12.)

(*) R. W.vGKKK, Dos Kunstwerk der Zukunft. (Schriften. III, p. lOo.)

LITIGES AVEC W A G N E R 203

s'est invétérée de penser par idées claires? Si les dieux ne sont que les désirs de riiomme projetés en dehors de nous, comment ne pas aimer ou haïr en eux-mêmes ces désirs? Comment ne pas les raisonner? Comment alors le chœur et l'action du drame n'offriraient-ils pas un contenu didactique? La tragédie meurt de la franchise d'Euripide. La franchise serait-elle un vice? Toujours on était ramené à cette alternative qui nous impose de choisir entre l'illu- sion salutaire et la vérité. Wagner choisissait par le cœur. Il fallait, pour choisir philosophiquement, une doc- trine aux yeux de laquelle l'intelligence elle-même n'at- teint pas le vrai, et ne réussit pas même, après avoir déchiré les voiles du mythe, à nous consoler de l'effroyable spectacle, que le mythe imagé avait du moins le mérite de recouvrir de beauté.

III

LITIGES DE PRIORITÉ ENTRE WAGNER ET NIETZSCHE

Wagner avait fait une telle tentative. Son Beethoven (1870) offrait une philosophie de la musique qui essayait de descendre aux sources naissent les pensées non desséchées par l'abstraction ('). Il se risquait à dire pourquoi la philosophie schopenhauérienne rendait compte de l'art wagnérien et de toute musique. Il n'y a peut-être pas de livre, après les essais d' Emerson, Nietzsche ait mieux appris l'art de présenter une grande idée comme l'événement d'une grande vie.

Toutefois, c'était un apprentissage de forme. La doctrine, à qui appartenait-elle? Il faut deviner ici entre Nietzsche et Wagner un antagonisme d'influence, qui grandit, causé par l'orgueil de l'un et de l'autre. Était-ce

(») Corr., I, 174; II, 220.

204 LE L I \ Il E DE LA TRAGEDIE

déjà chez Nietzsche de la jalousie? Wagner prenait, sans gêne, de toutes mains. Sa gratitude ouhliait souvent de s'exprimer en public et s'épanchait plus volontiers en assurances joviales échangées dans l'intimité. Nietzsche, qui peut-être exagérait son apport à leur association, se laissait dépouiller sans protester, mais se faisait un intime mérite de son sacrifice.

Il faut se reporter à ces temps mûrit la fin de Siegfried, et dont Nietzsche n'a jamais pu se souvenir sans attendrissement :

En ce temps-là nous nous aimions. Nous espérions tout l'un pour Vautre. Ce fut vraiment une tendresse profonde, sans arrière- pensée (').

Nietzsche écrira de la sorte à Peter Gast en 1883, dans l'émotion récente que lui donnait la mort de Wagner. Ils s'aimaient certes. Mais s'entendaient-ils? et Nietzsche n'oublie-t-il pas certaines arrière-pensées? Une affection qui, en échange du don qu'elle fait d'elle-même, n'a que le droit d'admirer le partenaire, peut-elle durer? C'est le rôle Nietzsche se croyait confiné, et que son affection a accepté. Mais doucement, parfois, il indiquait qu'il n'était pas dupe. La lettre du 10 novembre 1870 il remercie Wagner de son Beethoven est un de ces chefs- d'œuvre de rédaction sournoise, Nietzsche excelle :

Très vénéré maître,

... Rien ne pouvait m'advenir de plus réconfortant que l'envoi de votre Beethoven. Je pourrais, notamment, par un essai que j'ai écrit pour mon usage cet été, et intitulé La conception dionysiaque du monde, vous montrer combien j'attachais d'importance à connaître votre philosophie de la musique (et n'est-ce pas connaître la phi- losophie même de la musique?). Au vrai, cette étude préalable m'a

{') Corr., IV, 156.

LITIGES AVEC W A G N E R 20o

mis en mesure de comprendre d'une façon complète et de goûter à fond l'enchaînement de votre démonstration, si éloigné que soit du mien votre cycle d'idées, si surpris et émerveillé qu'on demeure de tout votre écrit et en particulier de votre exposé de ce qui fut la prouesse réelle de Beethoven.

Mais je crains que vous ne fassiez aux esthéticiens du temps pré- sent l'effet d'un somnambule, qu'il n'est pas bon, qu'il est même dangereux, qu'il est surtout impossible de suivre. Les connaisseurs de la philosophie schopenhauérienne eux-mêmes seront pour la plupart hors d'état de traduire en idées et en sentiments l'accord pro- fond qui existe entre vos idées et celles de votre maître. Aussi votre écrit, comme le dit Aristote de ses écrits ésotériques, « est à la fois édité et inédit ». Je croirais volontiers que celui-là seul peut vous suivre, en tant que penseur, pour qui se sont ouverts les sceaux de votre Tristan surtout.

C'est pourquoi je tiens l'intelligence vraie de votre philosophie musicale pour le privilège précieux que garde une corporation fermée, et qu'un petit nombre d'hommes provisoirement ont reçu en partage... (').

Qu'on veuille bien regarder de près les vérités que ces paroles mettent sous les yeux de Wagner. Nietzsche croit reconnaître dans le Beethoven de Wagner des idées qui sont les siennes. Il les avait rédigées « pour son usage », et non pour être divulguées. Le mémoire sur La concep- tion dionysiaque du monde, il l'avait lu à Tribschen avant de partir pour les champs de bataille. Pour ménager l'amour-propre de Wagner, pour ne pas lui reprocher ouvertement une indiscrétion, il feint d'avoir oublié ce détail. Il va lui envoyer son essai. Wagner jugera combien leurs idées coïncident. Si, pour com- prendre et goûter le Beethoven de Wagner, il était néces- saire d'avoir écrit d'abord Die diomjsische Wellan- schauung, comment avait pu naître le Beethoven, si ce

(') E. FoEKSTER, Wagner und Nielzsçhe, 19io, p. G6. Cette lettre de Nietzsche, très mutilée à la fin, était restée inconnue.

206 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

n'est d'uQe lecture de Nietzsche? Car on était «surpris et émerveillé », de voir appliqué à un musicien moderne des théories faites pour y expliquer le drame grec.

Avec douceur alors Nietzsche avertissait Wagner : a N'essayez pas. Vous tentez l'impossible. Vous croyez exprimer une philosophie schopenhauérienne. Les secta- teurs de Schopenhauer n'y reconnaîtront pas la pensée de leur maître. » C'est qu'il y avait une philosophie nou- velle de l'art. On ne pouvait pas la retrouver dans les livres de Schopenhauer, puisque Schopenhauer ne l'y avait pas mise. Elle ne devenait intelligible que si son créateur la dévoilait. Il ne suffisait pas, pour en posséder le secret, d'avoir composé Ti'istan, il fallait lavoir compris ; et qui donc comprenait Tristanl On ne le comprenait pas même à Tribschen. Plus tard, en janvier 1872, quand Nietzsche aura publié son ouvrage complet, Cosima lui écrira :

Vous pensez combien votre mention de Tristan et fseult m'a émue. L'anéantissement par la musique et la rédemption par le drame, j'en avais, par ce drame dont vous décrivez le caractère unique, eu le sen- liment puissant, mais je n'avais jamais pu me l'exprimer. En sorte que, dans ce qui fut la plus prodigieuse émotion de ma vie, vous avez par surcroît apporté la clarté (').

Or, tout le traité sur La conception dionysiaque du monde, comme le livre sur la Tragédie, qui en est l'achè- vement, aboutissait à cette interprétation nouvelle et encore secrète de Tristan. Comment emprunter et utiliser des idées auxquelles manquait leur aboutissement? On ne le pouvait pjis. « Votre écrit est à la fois édité et inédit », fait observer Nietzsche à Wagner, parce qu'il manque à son Beethoven^ pour l'éclairer, la conclusion pour laquelle était faite toute cette philosophie de l'art.

(M E. FoERSTER. Bioqr., II, 69; Wagner und Xielzsche. p. 88.

LITIGES AVEC WAGNER 207

Mais cette philosophie, quand Wagner aurait été capable de la faire connaître, il n'en avait pas le droit. Il s'agis- sait là d'un secret concerté entre eux autant "que d'une propriété littéraire intangible. Pourtant Nietzsche était sans crainte. On les comptait, les initiés qui avaient le mot du mystère. Et, condescendant, il signait : « Votre reconnaissant et fidèle Nietzsche. »

Quand on relit de près le Beethoven de Wagner, on s'étonne que Nietzsche en ait pris tant d'ombrage. Son irritabilité de toujours cachait sous des reproches défé- rents une ingratitude réelle. Il prenait possession du wagnérisme comme d'un bien propre. Il écrit à Rohde, le 15 décembre 1870 :

Un livre de Wagner sur Beethoven, qui vient de paraître, pourra t'orienter en beaucoup de choses sur ce que j'exige à présent de l'avenir. Lis-le ; il est une révélation de l'esprit, dans lequel nous oui, nous tous - vivrons cet avenir (M.

Si assuré que fût Wagner de sa mission d'art, il n'avait pas cet impatient mysticisme. Et comment eût-il pensé que sa conception personnelle de la musique, un peu renouvelée certes depuis 1848, ne parût exprimer que ce que son plus jeune disciple « exigeait de l'avenir ». Wagner n'en avait-il pas aussi appelé à cet avenir, dont sa musique avait porté le nom, pour la risée de beau- coup ? Et ne pouvait-il espérer le marquer de son empreinte? Comment se serait traduite au dehors la col- laboration intime commencée à Tribschen, si ce n'est par des manifestes concordants? A supposer qu'il se trouvât dans le Beethoven de Wagner des réminiscences de ses conversations avec Nietzsche, n'étaient-ce pas autant de marques d'amitié? En réalité, ces réminiscences litté-

(') Corr., II. 213.

208 LE LIVRE DE LA T R A G l': D I E

raies sont en petit nombre (*), et une application correcte du schopenliauérisme à l'étude concrète d'un grand musicien fait presque tous les frais de l'opuscule.

Pour Wagner, le regard de la conscience peut s'ouvrir sur deux mondes : la réalité extérieure et les faits de l'àme. Il suffît cependant que le regard parcoure la surface des choses, pour que s'évanouisse l'apparence de leur individualité. Il ne les aperçoit que comme des idées. Il discerne ce qui leur est commun, c'est-à-dire ce par quoi elles nous ressemblent. Mais cette identité des choses avec nous, évidente, parce que, sans elle, rien n'en- trerait jamais dans la conscience, nous n'en savons rien; et c'est pourquoi le monde se présente à nous conmie une surface se meuvent des formes animées pareilles à nous et différentes de nous; et l'art plastique, qui en est la conscience la plus claire, en fixe les lignes dans l'espace. Combien plus profondément la réalité se découvre quand le regard conscient se tourne vers le dedans !

Il le peut, quand tout vouloir s'endort. Des vagues puissantes et obscures se meuvent sous la houle éclairée des émotions de surface. Mieux encore, une même vie se déroule en nous et hors de nous. Le sentiment interne nous montre dans les choses du dehors un vouloir de même racine que nous. C'est aussi une idée qui nous apparaît ainsi, c'est-à-dire une existence à la fois concrète et générale, s'effacent les existences séparées; mais c'est Vidée de l'univers. Et il y a un art qui exprime cette idée, c'est la musique.

Nous en avons une preuve toute populaire et connue

(') Un historien également familier avec Wagner et avec Nietzsche, Henri Lichtenberger , Richard Wagner, poète el penseur, 2" <}d., 1899, p. 366 sq., a pu analyser le Beellioveu de Wagner, sans y remarriiier des réminiscences de Nietzsche.

LITIGES AVEC W A G N E R 209

de tous dans de certains rêves fatidiques qui nous obsèdent, et dont on ne sort que par un cri. La musique est le cri par lequel l'esprit sort de ce rêve ténébreux le plongeait la conscience la plus intérieure (*). Les arts plastiques nous montrent ce qui apparaît du monde exté- rieur quand le vouloir-vivre individuel se tait, parce qu'il est tout baigné de la pure lumière de la connaissance. La musique nous révèle du monde ce qui en apparaît, quand cette conscience claire vient à se briser et fait place à une seconde vue qui nous ouvre le regard sur le vouloir universel. L'iiomme anxieux interrogeait l'uni- vers. Il poussait un cri dans la solitude. La réponse de l'univers est la musique. Elle flotte sur le monde comme flotte le long des canaux de Venise la mélopée triste et rauque des gondoliers dans la nuit, rêve sonore de la ville endormie (^) ; ou comme la voix des forêts, des ani- maux et des souffles, répond à l'homme qui médite. Or, pour celui qui prête l'oreille à ces voix, le monde visible s'efface. Il reste des harmonies qui ne se situent ni dans le temps ni dans l'espace. Tout ce qui affleure encore à la conscience claire, ce sont des rythmes. Sans €ux la musique elle-même ne serait plus perceptible. Enfin, le rythme suggestionne puissamment les gestes de l'homme, comme on le voit bien dans la dansé; et ainsi la musique, par le rythme, recouvre le monde plastique, qu'elle anime après avoir résorbé le monde vulgaire. Mais seule la musique sait le sentiment inté- rieur qui meut les gestes qu'elle a elle-même com- mandés.

Il y avait dans ces théories comme un rapprochement cherché avec Franz Liszt. Mais Nietztîche ne le cherchait-,

(M R. Wagkeb, Beethoven {Schrifien,lS., 67-70) (-) Ibid., IX, 72-73.

ANDLKB. II. 14

L

210 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

il pas, lui aussi, à ce moment même (')? Le grand pro- blème des rapports entre la musique et les paroles, la danse et le drame qui, durant tout le xix' siècle, a obsédé les théoriciens, Wagner devait-il se l'interdire? Oui, sans doute pour ce rêve abîmé dans l'extase, et en qui se pré- cisent peu à peu des images plastiquement belles, Nietzsche, songeant aux Grecs, trouvera un autre nom. Son émulation doit se sentir stimulée quand il A'^oit son maître approcher des problèmes dont la clef lui manque, tandis que la connaissance de l'hellénisme et une mé- thode folk-lorique nouvelle en fournissent à Nietzsche la solution. Mais Nietzsche prenait-il des raisons de dé- fiance irritée? On en devine une cependant : Loin de plagier Nietzsche, Wagner l'oubliait un peu :

Sur les rapports entre la musique et les formes plastiques du monde des phénomènes ou entre elles et les notions abstraites des ctioses, il est impossible de produire des considéralions plus lumineuses que celles que nous lisons là-dessus dans tes ouvrages de Schopenhauer. C'est pourquoi nous ne nous y arrêterons pas d'une façon superflue et nous allons passer au problème vrai de notre recherche ; nous exami- nerons la nature du musicien lui-même (-),

Nietzsche, précisément, ne croyait-il pas, par son esthé- tique, avoir éclairci une obscurité du schopenhauérisme ? Et c'était cette tentative que Wagner déclarait « impos- sible » et a superflue »? Ou, s'il n'en avait pas remarqué la décisive nouveauté, quel rôle subalterne était celui de Nietzsche dans leur amitié?

Le même malaise se reproduisait quand Wagner reprenait la doctrine schillérienne sur le pathétique. 11 disait alors de la musique ce que Schiller avait dit de la tragédie. Elle ne traduit pas le beau, mais le sublime. Car

{') V. plus bas: Les Sources du Livre sur la Tragédie, $ VII: Fra»: Liszt- (*) /?. Wagner, Ibid., IX, 77. C'est nous qui soulignons.

LITIGES AVEC WAGNER 211

elle décrit le vouloir individuel s'abimant dans l'unité éternelle de l'être. Ainsi il n'y a pas de tragédie possible, il n'existe pas de sublime humain sans musique. L'anta- gonisme entre la liberté humaine et les forces brutales de la nature, seule la musique sait le rendre; car elle vit au cœur des agitations du vouloir- vivre. La musique est l'accompagnement nécessaire du drame, comme le pathétique, c'est-à-dire la sublimité. Elle enve-* loppe le drame et le porte : Il ne flotterait pas, s'il n'était baigné dans ce fluide musical il se déplace. Ou encore le drame est de la musique devenue visible ; la musique est le drame perçu dans sa réalité immatérielle (').

Mais Schiller, dont cette théorie est une transposition, n'était-il pas un des auteurs préférés de Wagner, et les plus souvent cités? Et si les entretiens de Tribschen ont porté sur cette commune prédilection, pourquoi le Beetho- ven n'en aurait-il pas gardé la teinte ?

On en dirait autant de cette idée, naturellement ame- née par la précédente, d'une fraternité entre Shakespeare et Beethoven. On la trouve dans les notes de Nietzsche, comme dans le manifeste wagnérien. Mais de qui vient- elle? On les sent tout près de Gœthe tous deux, quand ils disent de Shakespeare que ses caractères vivent d'une mystérieuse et effrayante vie, comme des fantômes qui marchent. Mais Wagner ajoute : c'est que ces figures sont aperçues comme par seconde vue, dans une hallucination vraie (^). Et elles demanderaient à parler en musique, si elles s'ouvraient à notre sens intérieur, comme aussi bien le Coriolan de Shakespeare ne livre toute sa signification que dans la musique de Beethoven. Inversement, les thèmes

(') R. Wagner, Beethoven. {Schriften, IX, 105.) V. nos Précurseurs de Nietzsche, chap. Schiller, p. 46 sq. (-) Ibid., IX, 109.

212 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

de Reethoven, combien de fois feraient-ils surgir à nos yeux des figures shakespeariennes, si nous avions la luci- dité hallucinatoire et plastique qu'ils requièrent?

Ainsi un drame nouveau pourrait naître, qui dépas- serait toute poésie, weit ûber das Werk der eigentlichen Dichtkimst ('). Il serait le mouvant reflet de la musique qui l'enveloppe de ses ondulations. Hors de toute conven- tion poétique, il serait sans paroles autres que des cris, accompagnés de gestes abrégés, d'actes succincts ; et tout le drame serait comme un cri d'angoisse au sortir d'un cauchemar profond. Il aboutirait à un dénouement d'une tragique sérénité : l'afi'ranchissement par la vision du sacrifice volontaire.

A coup sur, c'est le secret ésotérique sur lequel Nietzsche veut qu'on fasse un silence provisoire. L'arrière- pensée de Wagner est "que ce drame, situé par delà la poésie, dans la région immatérielle de la musique, va surgir ; qu'il existe dans la Tétralogie presque achevée, et dans le Tristan oublié. Comment n'aurait-il pas l'im- patience de le crier? Il est le créateur de ces œuvres. N'a-t-il pas le droit de les annoncer, de les analyser, enfin de les comprendre? Si Wagner, comme Nietzsche le croit sincèrement alors, est un de ces esprits pareils aux Grecs, qui captent une pensée jaillie vivante au point se touchent l'imagination plastique et l'émotion musi- cale, comment, les yeux dessillés par Schopenhauer, ne saurait-il pas se décrire lui-même ?

A vrai dire, ce n'était pas d'un homme qu'il s'agissail dans la pensée de Nietzsche ; mais de toute une nouvelle espèce d'hommes et d'une nouvelle civilisation. Mais, précisément dessus, Wagner avait toujours été lucide. « Créer une culture de l'esprit qui unisse Reethoven ei

Ibid., IX, IIU. 111.

r

LITIGES AVEC W A G N E R 213

Shakespeare (•) », c'était une formule de Nietzsche, mais une formule seulement. Sur sa tâche, Wagner n'avait jamais été dans l'obscurité.

Cette structure d'esprit nouvelle, qui devra être celle de tous les hommes, Wagner, avec Schopenhauer et Burckliardt, croyait qu'elle apparaîtrait d'abord dans des hommes de génie. Il avait choisi Beethoven pour illustrer sa doctrine. Il avait décrit ce visage rugueux et convulsé, ce regard de feu, ce crâne d'une épaisseur énorme, qui abritait le cerveau le plus sensitif, toute cette force enve- loppant de la tendresse et de la lumière. Il n'est pas jus- qu'à la surdité de Beethoven que Wagner ne trouvât pro- videntielle. Car elle le détournait du monde une deuxième fois, quand déjà son rigorisme moral l'en séparait. Un Beethoven ainsi tourné vers le dedans, c'est la pensée de l'univers, visible et marchant parmi nous {das ivandernde An sich der Welt). Or, il a pour le monde le sourire de Brahma, qui n'est pas dupe du mirage universel créé par lui. Ce monde se mêlent la volupté sauvage et la lamentation, la folie et le deuil, est pour lui un jeu dont il sourit; et dans cet orage des passions malfaisantes, il ose décréter que l'homme est bon; dans cet anéantisse- ment continu et cruel de toute vie, il ose dire que la vie vaut d'être vécue. Cette acceptation de la vie malgré ses cruautés, c'est la nouvelle « philosophie tragique » (-) ; et par elle, Beethoven s'élève au-dessus de Schopenhauer. Nietzsche n'avait pas cru pouvoir se méprendre sur le sens de ces graves et enthousiastes affirmations. Le sen- timent créateur de la nouvelle civilisation se faisait jour par elles. Mais si on le lisait dans la musique de Beethoven, qui donc le premier l'y avait découvert? Nietzsche se per-

(') Musik und Tragôdie, 1871, posthume, S 231. {W., IX, 2ol.) (^) R. Wagner, Beethoven. {Schriften, IX, 29 sq.)

214 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

suadait que peut-être il avait seul su dépasser ainsi Scbo- penhauer. Il oubliait alors que la même émotion respirait dans le Sati/7'os et dans le Divan àe Goethe; qu'elle ruisse- lait d'Hœlderlin et de Kleist ('). Et qui s'étonnerait que Wagner en fût rempli dans le mois il achevait son triomphal Siegfried ?

Nietzsche, à mesure que Wagner tournera au renonce- ment chrétien, se ressouviendra mieux de ce bouddhisme héroïque. Il le recueillera comme sa part d'héritage ou le retirera comme son apport à la communauté dissoute. Il se fera gloire de cette fidélité aux convictions autrefois partagées. Mais il fera erreur sur sa part d'originalité, et cette croissante erreur l'enfoncera dans la haine de l'ami bien-aimé.

La reconnaissance, une amitié vraie, qui se retrouvaient après ces brefs orages, le ramenaient pour longtemps encore à Wagner. Il éprouvait une orgueilleuse mélan- colie à se savoir si méconnu. Rohde lui-même, à qui il venait de faire lire le Beethoven de Wagner, n'y recon-^ naissait pas la voix de Nietzsche :

]

C'est la voix du prophète dans le désert..., une révélation que per- sonne ne pouvait nous faire plus profonde et plus convaincante que ce génie (Wagner), dans lequel le plus intime esprit de l'art divin se manifeste pur et sans les oripeaux de la mode (*).

Ainsi, Nietzsche éprouvait que l'aube de la gloire ne se levait pas encore, et le puissant génie, dans le voisinage de qui, il vivait l'éclipsait. II se faisait alors une raison; il reprenait du champ. Wagner lui avait dit : « Restez hel- léniste et laissez-vous, comme tel, guider par la musique. » Il le fit, et, concevant toute une Grèce nouvelle qui naî-

(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, pp. 37, 42, 56, 96. (*) Rohde à Metzsche, 29 déc. 1870. (Corr., II, 220.;

LITIGES AVEC W A G N E R 215

trait en Allemagne, se crut ensemble le guide de l'huma- nisme, de la philosophie et de Fart à venir.

Il poussa dès lors à fond ses études grecques. Pathé- tiquement, pour Noël 1870, il offrit à Gosima, comme une silencieuse protestation, le fragment que Wagner n'avait pas voulu citer de mémoire : Die dionysische Weltan- schauung. A Richard Wagner, il fît présent d'une estampe de Durer, le fameux Saint Hubert ou, comme l'appelait Nietzsche, le chevalier entre la mort et le diable. Or, n'en doutons pas, « ce chevalier sous le harnais, au dur regard d'airain, qui, sans souci de son horrible cortège, mais sans espérance, seul avec son cheval et son chien, sait pour- suivre son chemin d'épouvante », symbolise Nietzsche en personne, affirmant qu'on ne l'arrêterait pas dans sa recherche aventureuse de la vérité.

Le séjour de Tribschen, à Noël, le réconforta pourtant. Wagner y multipliait les attentions pour la jeune Ménade amoureuse qui l'avait suivi et qui portait à présent son nom. Le 25 décembre, un orchestre introduit clandestine- ment dans l'étage supérieur de sa villa, exécuta pour la première fois la symphonie puissante et douce qui s'ap- pelait alors V Idylle de Tribschen., et qui, en commémora- tion de l'enfant récemment et de l'œuvre venue à terme, s'est dénommée depuis Siegfried -Idyll. Dans cette vie artiste, Nietzsche ne fut jamais de trop. Faut-il ajouter qu'il ne fut pas tout à fait compris?

Il travaillait avec vigueur à son grand livre sur les Grecs. Ce livre avait changé diverses fois de nom. L'hiver de 1870-71, il l'appela La sérénité grecque. Il s'agissait d'expliquer par quelle discipline sociale et par quel chan- gement intérieur la sombre imagination asiatique du pre- mier pessimisme hellénique s'était éclairée jusqu'à faire de l'intelligence grecque la plus mesurée qu'il y ait jamais eu. Nietzsche vint lire le fragment à Tribschen, à

216 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

son retour de Lugano, au début d'avril 1871. Wagner et Gosima en furent déçus. Si eifrayés autrefois de la théorie nietzschéenne sur le tragique grec, c'est, désormais, elle qui les intéressait seuls. Ils ont poussé Nietzsche à ne pu- blier d'abord que sa théorie de la tragédie. Ursprung und Ziel der Tragœdie^ c'est le titre de son livre durant le prin- temps de 1871. Il laissa dans ses tiroirs tout ce qu'il avait projeté de dire sur l'Etat grec, sur l'esclavage en Grèce, sur la réforme platonicienne, sur la femme grecque, sur le don de prophétie à Delphes, sur la genèse de l'intelli- gence scientifique. En peu de jours fut achevé, ce mois-là, le livre énigmatique, scandaleux et admirable qui s'est appelé, en fin de compte : Die Geburt der Tragœdie aus dem Geiste der Musik.

L'ouvrage sorti d'une étrange collaboration, pleine de malentendus, a produit entre Nietzsche et Wagner un rapprochement Nietzsche mit désormais moins d'admi- ration pour le caractère de son grand partenaire. Jamais Wagner ne s'est douté qu'il froissait son ami. II commença ce voyage à Augsbourg et à Bayreuth fut décidée, avec une audace inouïe chez un artiste aussi dénué de ressources, la construction du théâtre wagnérien. A Leipzig, Wagner fit une conférence retentissante Ueber die Bestimmung der Oper. Il récidiva tout de suite dans l'indiscrète révélation des secrets nietzschéens. Sans doute, il déclara « ne pas vouloir entrer profondément dans les mystères qu'il tou- chait ». Mais sans y entrer, il les dis^ulguait. D'où étaient venus à Gœthe et à Schiller, se demandait-il, leurs doutes sur leurs aptitudes dramatiques ? Ils sentaient vaguement que la musique seule pouvait donner la vie aux person- nages du drame. De nouveau se posait le problème redou- table des rapports entre les images plastiques et l'émo- tion musicale. Le drame antique avait résolu le problème et, d'emblée, Wagner parlait la langue de Nietzsche.

LITIGES AVEC WAGNER 217

comme si elle eût été la sienne et comme si elle eût été intelligible :

Le drame antique est arrivé à son originalité tragique par un com- promis entre l'élément apollinien et l'élément dionysiaque. Ainsi le vieil hymne sacerdotal et didactique des Grecs primitifs a pu, par l'en- tremise d'un lyrisme qui nous est devenu presque incompréhensible, et en se combinant avec le dithyrambe dionysiaque plus récent, atteindre à l'effet puissant, qui est l'incomparable privilège de l'œuvre d'art tragique des Grecs (*).

Dans ce compromis, le didactisme, l'art du dialogue sentencieux, n'est pas l'essentiel, comme l'ont cru les mo- dernes. Leur « faux pathétique » est issu de ce contre-sens. Le sublime vrai ne naîtra que de la musique.

Nietzsche dut sourire, mais il ne protesta plus. Il se contentait de prendre peu à peu de l'ascendant. Rohde, quand il lut Ueber die Bestimmung der Oper en mai 18715 écrivit à Nietzsche :

Souvent, très cher ami, j'ai cru t'entendre souffler ses paroles à Wagner, quand il était question du drame grec (*),

Nietzsche eut la conviction d'être le « souffleur » de Wagner en plus d'une autre question. A la pensée de Wagner, la sienne était attachée maintenant, admirative, mais dominatrice. Il était sûr d'entrer dans l'histoire avec Wagner. Ils se complétaient. La recherche des condi- tions où éclôt le génie ; l'exploration des époques favori- sées où l'inventivité d'art fait brusquement explosion chez tout un peuple, et des époques sombres elle s'éteint; et, en résumé, toute l'énigme de la civilisation supérieure : voilà les régions Nietzsche suit Wagner à la trace, pour prolonger son sentier et le rectifier. Mais Nietzsche

(') Wagnek, Ueber die Bestimmung dcr Oper. {Schrijten, IX, 137. j (*) Corr., II, 239.

■M8 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

-apportait-il vraiment des idées neuves ou seulement un précieux héritage ancien? Il faut, pour le dire, se trans- porter dans son Tribschen intérieur, et refaire par la pen- sée tout le travail érudit s'est élaboré le manifeste qui a fondé la doctrine nietzschéenne.

CHAPITRE IV

LES SOURCES DU LIVRE SUR LA NAISSANCE DE LA TRAGEDIE

QUAND parut le livre intitulé par Nietzsche Die Ge- burt der Tragoedie aus dem Geiste der Musik, il fit scandale parmi les hommes du métier. La recher- che qui va suivre ne se propose pas de diminuer le mérite de Nietzsche, mais de protester contre une injustice. On ne conçoit plus aujourd'hui l'anathème furieux qui a frappé Nietzsche. Les défauts scientifiques du livre nous apparaissent. On en aurait été moins choqué, si les indica- tions de ses devanciers avaient été moins oubliées d'une génération de savants moins instruite ; tel quel, le livre est le fruit d'un immense travail ('). Il était presque forcé que les hypothèses de la philologie allemande vinssent à cristalliser un jour dans la forme que leur a donné l'esprit de Nietzsche. El le livre, malgré les sophismes dont il faut le dépouiller, a si violemment sti- mulé les esprits, que nous lui devons de la reconnais- sance pour la façon poignante dont, grâce à lui, le pro- blème de la tragédie grecque est resté posé jusqu'à nos jours. En laissant de côté le nombre infini de commen-

(') Qu'on veuille se reporter à la liste des livres empruntés par Nietzsche à la Bibliothèque de Bâle. publiée par Albert Lévy, Stirner et Nietzsche, 1904, Appendice, pp. 93-113.

220 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

taires érudits dont Nietzsche a étayé son élaboration des textes, on peut classer les influences principales subies par lui. Et on reconnaîtra : 1' Friedrich Schlegel et Creuzer, parmi les hellénistes romantiques ; 2" Anselm Feuerbach et Otfried Miiller, pour l'école de l'hellénisme gœthéen : 3*^ Welcker et Bachofen parmi les spécialistes d'un nou- veau folklore et d'une sociologie littéraire naissante, A toutes ces influences, se superposait celle de Franz Liszt,, vers lequel gravitait Wagner dans ses derniers manifestes.

I. FRIEDRICH SCHLEGEL

On a pu croire à un paradoxe quand, il y a vingt ans, Ricarda Huch donnait, àl'un des chapitres de son spirituel et profond livre, Blïithezeitder Romantik (1899), le titre di Apollon et Dionysos. Elle semblait insinuer que la dé- couverte principale de Nietzsche dans l'interprétation des Grecs, avait été anticipée parles romantiques allemands. Karl Joël, dans son étincelant livre sur Nietzsche und die Romantik (1905), a eu beau multiplier les comparai- sons ingénieuses. Il n'osait pas conclure à une influence de Friedrich Schlegel sur Nietzsche. Il faut rompre avec cette appréhension. Il est impossible que Nietzsche ait fait à Leipzig les études sur le romantisme, on il se ren- contrait avec Erwin Rohde, sans être tombé sur Friedrich Schlegel. Ses cahiers de notes, au moment il prépare son livre sur la tragédie, fourmillent de citations em- pruntées à ce romantique ('). Quand il aurait été difficile à Nietzsche de se procurer les fragments, très rares en son temps, du Lyceum «t de YAthenœum, il n'en de- meure pas moins certain que les grandes études Ueber das Studium de?' Griechischen Poésie (1797) et la -Geschichte

(') V. l'Appendice d'Ernst Holzer, Nietzscue, U'., TX, 452.

LES SOURCES : F. SGHLEGEL 221

der Poésie der Griechen und Roemer (1798) de Friedrich Sclîlegel étaient connues de Nietzsche comme des ou- vrages où s'est renouvelé le sens de l'hellénisme en Alle- magne.

Le principe de Schlegel, Wiedergeburt dieser echten schônen Kunst, RiXckkehr zur ganzen Griechheit, donne déjà comme le vocabulaire même de Nietzsche. Quand Schlegel prétend retremper l'esprit philosophique dans la recher- che de détail {Die Philosophen sollen Grammatiker, und die Grammatiker sollen Philosophen sein), on croit enten- dre la conclusion de la leçon d'ouverture de Nietzsche à Bâle en 1869. Dans V Histoire de la poésie grecque^ proje- tée pour faire pendant à VHistoire de la plastique grecque de Winclielmann, Schlegel avait marqué le con- traste qui existe entre la plastique et la musique, en paroles lourdes de sens et capables de laisser dans l'esprit de Nietzsche une longue résonance. Et quand Schlegel, à force d'amour, de recueillement, d'intimité quotidienne et tendre, prétendait faire surgir des moindres débris l'esprit qui y avait vécu (*), et affirmait que l'original à restituer n'était pas telle œuvre préférée de nous, mais l'antiquité totale, l'ensemble entier de la civilisation hellénique, on reconnaît des exigences que Nietzsche reproduira, rajeunies, dans ses leçons bâloises, sur l'ave- nir de nos institutions de culture. <i Die griechische Bildung ist ein Ganzes »^ avait dit Friedrich Schlegel, après F. -A. Wolf, et c'est pourquoi Nietzsche conçut sa première œuvre de philologie comme une vaste enquête sur la civilisation grecque intégrale.

L'interprétation romantique de la culture grecque eut oela d'original qu'elle discerna mieux les fonctions men- tales primitives ; et ce qui les fait primitives, c'estqu'elles

(') Fr. Schlegel, Jugendschriflen, Ed. Minor, I, 234.

222 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

sont encore indifférenciées. Ni rintelligence ne se sépare de l'imagination ou du sentiment ; ni cette pensée imagi- native et émotive n'est distincte de l'acte. Dans un peu- ple primitif, penser, c'est accomplir des rites, manifester une émotion religieuse par des danses et des chants. Des légendes justifieront ces rites et n'en seront qu'une des- cription imagée ; et ces légendes deviendront poèmes (*). Mais quel sera donc le contenu de cette émotion gesticu- lante? Dans ces âmes neuves, tel est le sentiment ingénu de la vie qu'elles se représentent la nature inanimée elle- même comme vivant d'une existence humaine. L'uni- vers, dontnous dépendons, éveille en elles l'image d'une mystérieuse toute-puissance. C'était une révélation d'une nouveauté qui terrassait. L'attouchement d'une force infinie, découverte, produisait un soudain délire. Le dieu, du dehors, entrait dans l'homme, le rem- plissait d'une fureur il se déchirait lui-même. Ainsi, Zeus et Dionysos étaient vénérés en Crète. Des danses guerrières, accompagnées de cris farouches, de coups de cymbales, de fracas d'armes et de sonneries de trompes, disaient l'épouvante qu'on ressentait en présence du dieu et la propageait. Dans cette grossière expression se traduit pourtant le pressentiment de l'invisible. Elle ouvre les yeux des hommes sur un autre monde. Elle est le premier degré qui monte à une culture de l'esprit su- périeure (-).

Or, qu'est-ce que la notion de l'invisible, si ce n'est le commencement et la fin de toute philosophie? Il faut donc conclure que ces chants et ces danses dionysiaques, ces fêtes orgiaques, se manifeste un premier pressen-

(*) Fr. ScuLEGEL, Ueber (las Studitim der griechischen Poésie. [Jugend- scliriften, I, 23i.)

('-) /bid., pp. 237, 243.

LES SOURCES : F. SGHLEGEL 223

timent du divin, sont l'origine de toute philosophie. Il y faut voir, non pas une tare étrangère et une accidentelle frénésie, mais une phase essentielle de l'esprit hellénique. Ainsi, depuis ses origines, la poésie grecque est musi- que, rythme c^/wîmii^we. L'entendement raffiné seul peut séparer violemment ce qui de sa nature est un (\). Chez, les Grecs, l'œuvre d'art parle tout de suite le langage des gestes, le langage des vers et le langage mélodieux. Elle les parle tous à la fois. Mais le sens de cette gesticulation chantée se précise en images, qui sont des mythes. L'usage se fixe et se transfigure. Les pressenti- ments d'une raison encore puérile se figent en images helles. Alors se lève l'aurore de l'art. Et comment Nietzsche n'aurait-il pas été frappé de ces formules, qui rejoignaient la théorie wagnérienne de Xart intéyral ?

Nietzsche n'a rien pu conserver du tableau tracé par Friedrich Sehlegel de la géographie intellectuelle des Grecs. Mais il a pris de son devancier le scepticisme à l'endroit des définitions de l'esprit grec proposées par les classiques, Schiller et Winckelmann. Sehlegel n'allait pas jusqu'à la négation totale de ces formules d'ailleurs différentes. Elles lui paraissaient saisir un aspect de ce peuple grec, à une pliase et en des régions données. Il s'expliquait ces différences en proposant d'admettre que le triple don musical, rythmique et mimique du peuple grec n'était pas réparti également dans toutes les peu- plades grecques.

La plus ancienne de ces civilisations, née en Thrace, n'a guère être qu'une création sacerdotale très sim- ple. Elle n'a pas laissé de monuments. Les noms d'Or- phée et de Musée, poètes voyants et magiciens, sont des dé- signations génériques. Ils suffisent pour nous dire que le

(') SludiuDi der griechischen Poésie', I, 143.

224 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

sens mystique fut vivant surtout dans ce peuple, comme d'ailleurs les fureurs dionysiaques ont en Thrace leur pa- trie.

De toutes les civilisations grecques, la plus éloignée au contraire du mysticisme, ce fut la civilisation ionienne. Avec elle commence la poésie épique. Comme Friedrich Schlegel, Nietzsche a su noter l'antithèse de l'esprit épique et de respritmystique('). Schlegel ne lui trouve pas encore de nom. Il ne lui cherche qu'une explication sociale, La primitive prêtrise, entourée comme d'une majesté royale, n'existe plus chez les Ioniens. Des caciques puissants sont assis sur les peuplades qu'ils forment pour une première civilisation. L'orgueil des héros et la jalousie des familles engendre la première épopée. Elle grandit lente- ment, d'une force jeune, toute voisine encore de la na- ture, sociable cej^endant et émotive (*). S'il y a eu des Grecs semblables à ceux que décrit Schiller, ça été, dit Schlegel, ces Ioniens des âges homériques. Un tempéra- ment fait de réceptivité plus que d'initiative, de grâce jointe à de la simplicité , créait en eux un esprit à qui la vérité apparaissait sans déformation. Leur poésie n'a donc connu ni l'orgiasme du premier sacerdoce, ni le délire des mys- tiques ultérieurs. L'aède homérique n'est pas rempli de son dieu. Son caractère est réflexion tranquille, et non pas ivresse sacrée. Son poème traduit la réceptivité vive de son peuple, sa curiosité à demi sauvage, et qui, à demi, s'intellectualise. Les pressentiments de cette raison

(') Il y a entre la classification du traité Von den Schulen der grieclti- schen Poésie (1794), que Nietzsche a connaître par les Saemmtliche Werke (1846) de F. Schlegel et la lettre de Friedrich à son frère August Wil- laelm, du 18 novembre 1794, une contradiction connue des historiens. Nous n'avons pas à nous en occuper ici. Nietzsche n'a pas en effet connu les lettres de Friedrich Schlegel à son frère, publiées par les soins il'Oscar Walzel en 1890.

(-) F. Schlegel, Jugendschrifien, Ed. Minor, I, 5, 250.

LES SOURCES : F. SCHLEGEL 225

naissante se figent en images belles dans des esprits si neufs. Nulle crise n'est plus favorable à la naissance de l'art. L'aurore s'en est levée en lonie.

Tout autres furent les Doriens, la plus vieille et la plus pure des races grecques (*). Ils ont inventé la gymnas- tique et la musique. C'est donc le goût du rythme qui est en eux le plus fort; et à cause de cela ils sont le plus social et le plus traditionaliste des peuples grecs, la tradition étant ce qui rythsie le mieux la conduite. Leur poésie sera donc lyrique. Elle sera une bouche de gloire et de joie. Elle se dévouera toute à des besognes sociales. Sans doute elle crée des images, des mythes^ mais moins riches et plus nobles que la poésie ionienne. Elle a moins de netteté sensible, mais plus de magnifi- cence douce. Grandeur^ simplicité, calme {Groesse, Einfnlt, Buhe), c'est la tonalité de leurs mœurs et de leur art. S'il y a eu des Grecs pour réaliser la définition de Winckelmann, ce sont, dit Schlegel, les Doriens. Nietzsche un jour empruntera lui cet idéal.

Il reste que les Athéniens ont réuni tous les dons grecs. C'est pourquoi ils ont créé la tragédie. Beaucoup de sug- gestions de détail ont passé de dans Nietzsche, et s'y sont magnifiquement amplifiées. Si Friedrich Schlegel est encore fort éloigné de la théorie nietzschéenne du drame lyrique grec, le problème de Schlegel sera celui que reprendra Nietzsche :

L'épopée et la tragédie sont-elles différentes ou non, et parquette raison, par quels caractères le sont-elles ? Question simple, depuis Aristote on n'a pas fait de progrès (*).

(M Rien n'est moins exact. Oq sait au contraire que les Doriens senties anciens Héraclides, venus du Nord, race blonde qui diffère notablement des Hellènes de la Méditerranée, et qui doit être identique aux Albanais d'aujourd'hui.

(») Ibkl., I, 271.

ANDLBR. II. 15

226 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

Et la solution proposée par Friedrich Schlegel sera repoussée par Nietzsche sur tous les points. Il tiendra sans doute pour vrai, comme Friedrich Schlegel, que les épopées offrent à la tragédie at tique une provision de thèmes. Eschyle appelait ses tragédies, des « miettes tombées du festin d'Homère ». Mais il va sans dire que le problème de l'essence de la tragédie n'est pas plus avancé quand on a prouvé que « la force passionnée et la grandeur héroïque de l'Iliade ressemble à la terrible et émouvante puissance de la tragédie attique » ('). Schlegel n'en approche pas davantage, quand, repreuantdes distinc- tions gœthéennes, il découvre le propre de la tragédie dans le cycle d'une action complète, qui compose un monde achevé, un cycle fermé, un organisme rien ne manque (*). « Celui-là est le héros de la tragédie qui accomplit l'acte ou subit les coups de la destinée », avait dit Schlegel ('). Nietzsche soutiendra que le héros tragique n'agit pas, mais souffre seulement. Il ne croira pas que « le conflit nécessaire de la destinée et de l'humanité se résolve en harmonie, par une autre sorte de beauté morale (*). » Nietzsche distingua les dissonances durables,, la nécessité de la défaite sans consolation, de l'anéantis- sement pur. Sans contester le mérite créateur d'Eschyle, il apercevra , dans les ténèbres est le dithyrambe dorien, une tragédie plus ancienne que la sienne. Et pourtant, c'est une formule presque nietzschéenne que Schlegel atteint lorsqu'il définit l'âme de Sophocle, en disant que « l'ivresse divine de Dionysos, l'inventivité profonde d'Athéné, et la discrète réflexion d'Apollon s'y fondaient à parts égales » (^).

Puis, ce que Schlegel avait vu nettement, c'est que la

(M Ibid., \, 279. (-) Ihid., I, 139. (^) Ibid., I, 288, 289. [') Ibid., I, 142. (°) Ibid., I, 140.

LES SOURCES : F . S G H L E G E L 227

genèse de la tragédie supposait un certain état social. Seul le républicanisme grec, la participation du peuple aux choses de la cité, a pu réveiller le mysticisme et créer la poésie lyrique (*). Ainsi la tragédie mystique et musi- cale est liée au développement de la cité. Elle a refoulé l'épopée qui glorifiait les chefs de clan; et elle a glorifié les cités. L'oeuvre collective, orchestique et lyrique, créée ])ar mysticisme des foules, l'a emporté sur la sereine nar- ration de l'aristocratie héroïque (^). Pourtant si la tragédie ■itlétruit la prédominance de l'esprit homérique en l'absor- bant, elle lui a emprunté de grands symboles imagés. Un ennemi plus redoutable surgit pour elle dans les philosophes. F. Schlcgel ne s'est pas demandé comment est née cette forme de pensée, la philosophie. Il est sûr cependant qu'elle est incompatible avec une imagination qui se joue des belles apparences et se leurre de son propre jeu. Les Grecs croyaient en la poésie homérique comme en une vérité sainte. Ils y conformaient leur vie. Les philosophes, par amour de la vérité pure et de la science, ont, pour cette raison, déclaré la guerre à toute poésie ('). La tragédie et son mysticisme imagé n'ont-ils pas subir le même assaut philosophique? F. Schlegel ne le dit pas : Quelques textes de Platon aideront Nietzsche à tirer cette conséquence.

Friedrich Schlegel avait posé d'autres problèmes : d'abord celui de la décadence grecque. Le premier, il a attribué tous les défauts des Grecs à leur vie débordante. Les Grecs représentent le plus haut degré de l'émotivité [ein Maximum der Reizbarkeit). De leur passion, leur besoin indomptable de liberté, leur goût même du beau. Schôn ist, tvas das Gefûhl der unendlichen Lebensfûlle

» (') Ibid.,\, 245. ('j Ibid., I, 272. (') Ibid., I, 275.

228 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

anregt. Il n'est pas jusqu'à la comédie-qui ne soit a une ivresse de joie autant qu'une effusion d'enthousiasme sacré ». Formules toutes séduisantes. « La plus haute intensité de la vie a besoin d'agir, de détruire ('). » La, vie donc est tragique. Comment a-t-elle duré chez les Grecs elle fut si indisciplinée? C'est l'obscur problème se perdit F. Schlegel. « Celui-là seul comprendra les Grecs qui saturera de l'idée d'infini la plénitude de la vie. » N'est-ce pas le pressentiment de l'infini qui faisait bondir d'extase furieuse les cortèges aux fêtes dionysia- ques? Comment alors comprendre cette affirmation :

L'effort général en vue de la limitation interne et externe, qui distingue d'une façon si caractéristique les origines du républicanisme grec et de la poésie lyrique, fut la première manifestation de la faculté éveillée de l'infini (').

Nietzsche essaiera de déterminer comment l'infini de- vient principe de limitation. Otfried MùUer l'y a aidé. Mais l'affirmation foncière de Schlegel, il l'a gardée : a La gloire des Anciens est inséparable de leur chute profonde. Toutes deux ont pour origine la force prédominante de l'instinct. » Jacob Burckhardt et Nietzsche partiront de pour dépeindre l'instinct grec, si démesuré qu'il mena au gouffre la Grèce, quand elle ne sut plus le tenir en bride. Ainsi déjà le romantisme allemand préparait cette inter- prétation des Grecs qui a vu dans leur destinée une illus- tration de la doctrine pessimiste (').

(♦) •■ Die tiôchste Regsamkeit des Lebens muss wirken, muss zerstôren. »

{*) Ibid., I, 81.

(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, chap. Jacob Burckhardt, p. 285 sq.

I

LES SOURCES : A. FEUERBAGH 229

II

WILHELM SCHLEGEL ET ANSELM FEUERBAGH

La doctrine de Richard Wagner vivait de vieilles idées sur le drame grec, prises dans Wilhelm Schlegel, mais amplifiées depuis par un ingénieux helléniste du gymnase de Spire, Anselm Feuerbach. Cet archéologue, dans un ouvrage sur l'Apollon du Belvédère {Der vatikanische Apollo, 1833), avait essayé d'apporter aux aperçus de Schlegel une confirmation par les monuments figurés. Lorsque, dans la tragédie d'Eschyle, les Euménides réveillées entonnent leur chant frénétique et commencent leurs danses de goules sanguinaires, Apollon se dresse sur le seuil et les chasse de son temple qu'elles souillent :

Qu'on se figure le dieu, ajoutait W. Schlegel, avec la sublime colère et l'attitude menaçante de l'Apollon du Vatican, muni du car- quois et de l'arc, et au demeurant vêtu de la tunique et de la chlamyde (M.

A ce compte, la tragédie d'Eschyle serait tout apolli- nienne. Wilhelm Schlegel avait cru découvrir entre les arts poétiques et les arts plastiques des Grecs une affinité. Il comparait l'épopée d'Homère à des bas-reliefs, la tragédie grecque à des groupes de sculpture. Le bas- relief est sans limites. Il déroule des cortèges sans fin, des danses ou des combats le long des frises des temples ou sur la courbure des vases : Pareille à lui, l'épopée retrace des actions du passé, les figures simplifiées ne sont guère que des profils, et se succèdent plutôt qu'elles

(*) Inutile de démontrer qu'un homme aussi informé que Nietzsche du romantisme allemand a connu Wilhelm Schlegel. Il le cite souvent en 1870. Il a emprunté le livre d'Anselm Feuerbach à la Bibliothèque de Bàle le 2' novembre 1869.

230 LE L I \' Il E DE LA TRAGEDIE

ne se groupent. Le groupe sculptural au contraire présente les personnages en ronde-bosse, liés ensemble par des mouvements qui s'équilibrent, chacun avec sa physionomie à part, et le tout isolé sur un socle. Ainsi la tragédie isole sur la scène un groupe limité de person- nages unis par une grande destinée douloureuse ; et il y avait une surprenante coïncidence entre les sujets de la tragédie et les sujets de la sculpture, puisque Eschyle avant Sophocle écrit une Niobé^ et ce dernier un Laocoon.

C'est une parole qui peut paraître surprenante à cette heure, mais j'espère dans la suite en apporter des preuves évidentes : c'est devant les groupes de Niobé et de Lai^oon que nous apprenons à comprendre les tragédies de Sopliocle (').

Pas de pensée plus éloignée de la théorie aboutira Nietzsche. Or, dans Anselm Feuerbach, elle avait reparu amplifiée, surchargée d'un vieil héritage schillérien; et c'est dans Anselm Feuerbach que Wagner avait puisé sa notion de la tragédie grecque. Les professions de foi ardentes rédigées par Wagner à l'heure son drame lyrique nouveau déjà dessine ses contours monumentaux, et surtout Die Kunst und die Révolution (1849), ne sont pas concevables sans le manifeste de l'archéologue Feuerbach.

L'œuvre d'art intégrale que Wagner pensait restaurer parmi les modernes, les Grecs l'avaient instinctivement réalisée, selon Feuerbach. La vie antique, toute simple et intacte, et n'était pas rompu, par une spécialisa- tion morbide, le faisceau indivis des facultés humaines, aboutissait à des formes d'art l'intégrité conservée des sens, de l'émotion et de l'intelligence, savait

(') W. ScHLEGEL, !hid., I, 61), 126-131.

LES SOURCES : A . F E U E H B A C H 231

goûter Funivers dans sa plénitude visuelle et plastique, sonore et mobile, émouvante et intelligible. Homère déroule une fresque parlée, éclatante de couleurs, avec un relief d'attitudes et une vivacité de mouvements, ne manque rien de ce qui fait le monde. Son œuvre ensuite se désagrège. Le peintre, le sculpteur, l'aède se partagent les fragments vivants de l'épopée. Mais ces fragments tendent à se rejoindre. La sculpture grecque se revêt de couleur; ses bas-reliefs se fondent dans les surfaces de marbre comme une peinture faite d'ombre et de lumière. Le paysage manque à la peinture des Grecs et ses figures se groupent et se nouent déjà dans des gestes sculpturaux. Peinture et sculpture sont pleines déjà pourtant du contenu de la poésie.

Inversement la poésie se joint au chant et s'accom- pagne de musique. Dans la danse, dans la musique, elle cherche à se rapprocher de la sculpture et de la peinture. Quoi de surprenant, si les arts, longtemps désunis, se fondent dans un tout et dans une forme d'art qui les réconcilie tous, comme les jeux olym- piques réunissaient les tribus grecques dans une même fraternité religieuse et politique? Cette œuvre d'art inté- grale, c'est la tragédie (').

Elle se préparait par les fêtes rituelles célébrées dans les temples. Il y avait déjà des hymnes chantés par les chœurs; et le dieu, apparu dans d'éclatantes théo- phanies, parlait. L'épopée et le lyrisme déjà s'unissaient. La splendeur du coloris des costumes s'ajoutait à la noblesse hiératique des attitudes. D'un dernier affranchis- sement naissait le jeu sacré de la tragédie, qui, elle aussi, glorifiait un dieu. Il surgissait au terme d'une

') A. Feuerbach, Der vatikanisclie Apollo, 1833, p. 323 sq.

232 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

action, des fatalités sanglantes s'étaient abattues sur de pauvres hommes, sur des héros douloureux. Le récit des messagers ressemblait à des morceaux d'épopée. La méditation, la joie ou la lamentation du chœur passaient par toutes les modulations enthousiastes ou tristes du lyrisme. Le tout était comme une grande sculpture colorée, aux groupes mouvants, et qui se réchauffait de toute la vie musicale de la poésie, tandis que le poème au contraire essayait de figer dans le calme des attitudes sculpturales toute la légende héroïque et divine.

Ainsi un drame grec, par son sujet seul, évoquait devant l'imagination de la multitude les contours d'un groupe sculptural connu ; et il n'y avait plus qu'à remplir de couleur et de \ie, à animer par la parole ces linéa- ments familiers. Mieux encore, les spectateurs se voyaient eux-mêmes sur la scène : ils étaient ce chœur qu'une sympathie immédiate unissait à la destinée des person- nages. Et, quand paraissait le dieu, messager de la fata- lité lointaine à laquelle Zeus lui-même est soumis, la foule voyait vivre devant elle sa croyance et le destin du monde dans une théophanie qui la secouait de frissons mystiques.

A son tour, la sculpture fixait ces attitudes théâtrales et religieuses, par souvenir de son union avec l'œuvre d'art intégrale de la tragédie. En ce temps l'archéologie, déjà très érudite, était encore peu rigoureuse en ma- tière d'interprétations, Feuerbach ne s'effrayait pas de dire que l'Apollon du Belvédère, d'un travail si certainement tardif, se souvientdes Eu7nénides d'Eschyle. Ainsi le dieu, qui vient de chasser les monstrueuses 'déesses, devait quitter la scène l'arc au poing, la tête haute et les sour- cils froncés. L'orchestique grecque a donné à sa démarche, malgré la gravité impérieuse du visage, une souplesse presque dansante. La chiamyde savamment

LES SOURCES : A. FEUERBAGH 233

drapée et les sandales délicates sont un reste de la garde- robe somptueuse du théâtre, et ses cheveux reproduisent l'arrangement des masques tragiques. Pour Feuerbach, l'Apollon du Belvédère est l'Apollon même d'Eschyle, et la pensée eschylienne cristallisée dans le marbre (').

Comment Richard Wagner n'aurait-il pas eu l'impres- sion que ce Dieu aimant et vengeur, symbole de la forte et rayonnante beauté grecque, était « le principal dieu et le vrai dieu national des Grecs », et que l'œuvre d'art grecque la plus haute, la tragédie, était « Apollon devenu art vivant et réel » (*)? Voilà pourquoi les livrets de Wagner dressent à la fin du drame un grand justicier, pur et doux, comme Lohengrin, un dieu orageux, qui protège les héros, mais châtie l'infidélité aux pactes, tel que Wotan; un jeune libérateur, tueur de dragons, et qui fait lever les étoiles d'un savoir nouveau, un nouvel amour et une mort souriante. Les drames de Wagner, avant Tristan, sont baignés d'une lumière tout apollinienne.

Nietzsche, six mois après être venu à Tribschen, sait déjà que le dieu de la tragédie n'est pas Apollon. Il ne prononce pas encore le nom de ce dieu. Il y fait une fugi- tive allusion dans Sokrates und die Tragôdie ('). Dans Das griechische Musikdraîna, il se reporte au point de départ wagnérien. Il reprend, pour le citer, l'ouvrage d'Anselm Feuerbach. Il en copie deux pages entières (*). Il accepte provisoirement cette notion feuerljachienne de l'œuvre d'art intégrale. Puis il va surprendre chez un autre le secret de l'alliance contractée en Grèce entre les

(') Feuerbach, Ibid., p. 409.

(*) R. Wagner, Die Kunst und die Révolution (Schriften, t. III, 10, 11).

(') « Jene eine Seite des Hellenlschen, jene apoUinische Klarheit. » (W., IX, S5). C'est donc que Nietzs^che sait, le l*"-^ février 1870,'que l'autre face de l'âme hellénique, c'est le dionysisme.

(*) W., IX, 36, 37.

234 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

arts de la musique orgiaque et ceux de la forme sereine ; et il se reporte au grand symboliste du romantisme, Fried- rich Creuzer qui, dès 1809, avait écrit Dionysus.

III

FRIEDRICH CREUZER

L'affinité qui avait attiré Nietzsche vers les romanti- ques de la première génération, le liait plus fortement aux doctrinaires de la seconde. Le groupe de jeunes savants dirigés par Daub et Creuzer, qui, en 1805, édi- tèrent les Studien de Heidelberg, a frapper Nietzsche par une aspiration qu'il partageait avec eux. Comme eux, il était professeur. Comme eux, il essayait d'apporter le secours de la science à un mouvement novateur soucieux de retrouver les sources primitives de toute inspiration poétique. Quelle plus haute ambition proposer à des savants que de réveiller « le sens d'une poésie capable de symboliser l'éternel »(')? La conviction des romantiques <le Heidelberg était que ce réveil ne se produirait pas sans le contact renouvelé avec des traditions déjà l'infini avait trouvé une expression mystique.

Friedrich Schlegel avait réclamé une « mythologie » nouvelle. Creuzer et ses amis pensaient que pour créer une telle mythologie, il fallait pénétrer d'abord jusqu'à l'essence des mythes, par une étude historique se révélerait la vie la plus profonde de l'esprit. Mais retrou- ver le « mythe », sans lequel il n'est pas de cité ni de vie sociale, n'est-ce pas la préoccupation wagnérienne ? Et ce souci de retrouver la vie dans l'érudition même, ne sei'a-t-il pas celui de Nietzsche ? Tout le génie humain se

(') Préface des Studien de Dacb et Creuzer, 1803, t. I.

LES S 0 LMl G E S : F. C II E [J Z E W 235

trouvait concentré, pour Creuzer, dans cette force créa- trice de mythes, de même que tout l'héritage de civilisa- tion intellectuelle et morale se transmettait par l'institu- tion sacerdotale elle se conserve ('). Creuzer avait donc dépose toute une sociologie pratique dans son livre latin Dionysus (1809) et dans sa Symbolique (1810-1812). Les saint-simoniens de notre Globe en ont vu l'importance, quand parut la traduction française de la Sijmbolique par < Tuigniaut : « Les travaux de la philologie et de l'archéo- logie, disait leur journal, ressemhlent à une véritable initiation aux mystères mêmes qu'ils ont pour but d'éclaircir (^). » Nietzsche considérera de la sorte la phi- lologie comme une initiation.

Il doit beaucoup à Creuzer. Ses cours, à présent con- ims par larges extraits, montrent que son enseignement en était nourri (^). Il lui doit notamment une sociologie de la genèse des genres littéraires ; et, pour une grande part, la théorie du mythe tragique de Dionysos.

La Symbolique de Creuzer conçoit l'histoire de toutes les littératures comme dominée solidement par les castes sacerdotales. Toute émotion littéraire est issue de l'émo- tion du sacré. Toute forme littéraire dérive des formes rituelles cette émotion est recueillie et par lesquelles

(') Creczer, Aus dem Leheii eines alleu Professais, 1848, p. 06. •■ Mein Biich zeigte ja auf allen Blaltern, wie aile Civilisation der Vôlker iind der ganze Inbegriff der ertelsfcen Giiter, deren sich jetzt die fortgeschrittene Menscbheit freut, nur auf <lein Grund und Boden des religiôsen Bewusst- seins erwachsen, wie aile etlùsch und politische Siltigung des Men- schengeschlechts nur durch priesterliche Instilutionen vererbt und gepflegt wordeii. »

C) Le Globe, 182o, ioO.

(/•) La Symbolique de Creuzer est encore aujourd'hui conservée à Weimar, parmi les livres personnels de Nietzsche. Il n'a pas toujours la posséder. Le 18 juin 1871, il emprunte le t. III à la Bibliothèque de Bàle, de même, le 9 août 1872. Or, en juin 1871. Nietzsche est en plein travail de remanie- ment de son Sokrates und die Tragœdie, et il rédige un fragment Ueber das Dionyaisrhe und Apollinische. (A Rohde, 7 juin 1871, ("on-., II, 244.)

236 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

elle se propage. La prêtrise seule est iiitellectuellement créatrice. Elle invente et garde des symboles qui recè- lent une gnose, c'est-à-dire une connaissance des der- niers secrets relatifs à la naissance des dieux et des mondes. Les prêtres à l'origine sont rois. Tout chef de ftimille est prêtre ; mais le plus ancien père de famille, celui qui commande à la tribu, détient le plus haut sacerdoce (*). Et même à l'époque tardive, la puis- sance sacerdotale sera détachée de la royauté, il sera le détenteur des méthodes qui dévoilent le temps à venir et agissent sur les forces de l'espace. Par surtout, le sacerdoce est l'organisateur moral de la monarchie. Il fait l'union -des tribus diverses dans l'union religieuse. La Grèce, politiquement, a passé de bonne heure à la démo- cratie. Mais elle a subi une monarchie religieuse idéale, qui a été celle de Dionysos.

La lecture deCreuzer a consolidé d'abord en Nietzsche une théorie qui lui sera plus chère à mesure qu'il mûrira : toute poésie est d'abord hiératique. Elle est une façon d'avoir prise sur les dieux, à distance, par des incantations rythmées (^). Les premiers chants sont des formules magiques, des prières et des exorcismes. Les plus efficaces de ces formules, celles qui ont une fois paru exaucées, se fixent : le chant liturgique est sorti d'elles. Le poète célèbre est d'abord le prêtre qui a su le mieux fléchir un dieu, apaiser ou émouvoir la foule. Mais pour que naisse une poésie, il faut d'abord une caste de prêtrise dirigeante, et qui ait démontré, par un long | succès de son autorité, que son gouvernement a reçu la bénédiction divine elle-même (^).

(') Creuzbr, Symbolik, 3' éd., 1842, t. IV, 6i2. (^) Nietzsche, Phitolor/ica, t. II, p. 142 sq. (') Nietzsche, Ibii., p. 152 sq.

LES SOURCES : F. CREUZER 237

Pour l'essentiel (Creuzer déjà l'avait enseigné), la civilisation grecque a été, comme toutes les civilisations de l'antiquité, fondée par des rois-prêtres et des familles sacerdotales établies dans les grandes villes. Cette organi- sation sacerdotale s'est moins bien conservée en Grèce qu'en Orient et surtout que dans l'Orient égyptien. Mais de certains pèlerinages, les centres des grands cultes, sont restés agissants même à l'époque le sacerdoce des cités était atteint dans ses œuvres vives par la jDoésie épique et par la philosophie. Un fait normal depuis les Indous se reproduisit en Grèce : les philosophes décla- rèrent la guerre aux mythes ('). Creuzer est le premier à généraliser ce grand fait social de V Aufklàrung , que les hommes du xvni^ siècle avaient vécu, et le premier à reconnaître à ce fait l'importance d'une régularité histo- rique. L'esprit de doute ionien avait déjà, selon Creuzer, essayé le combat redoutable contre la poésie séductrice. Ces « hommes de clarté » [erleiichtete Mànner) tentèrent sur l'esprit impressionnable des Grecs cette réforme : « les ramener de la mobilité imaginative et créatrice des mythes à la considération de l'unité et de l'en- semble » (^).

Nietzsche reprendra ces vues dans son traité sur la Philosophie des Grecs à l'époque tragique. Mais tandis que d'abord la philosophie lui parut une dissolution de la vie religieuse, plus tard, la théorie creuzérienne le saisit dans son intégrité : Il vit dans l'esprit philosophique lui-même une survivance de l'esprit sacerdotal, La pensée de Creuzer ainsi est reprise et approfondie par lui dans sa maturité.

Creuzer avait signalé cet autre fait essentiel dans l'ex-

(') Creuzer, Symbolik, I, 111; 485 sq. (*) Creczer, Ibid., IV, 661.

238 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

plication des origines de la philosophie. Les philosophes unissent leurs efforts à ceux des prêtres attachés aux mystères. Ils savent estimer la puissance de la poésie sur les âmes. Ils composent des poèmes qui disent l'unité de tous les cultes. L'affinité de tous les sacerdoces leur apparaît, et ils l'expriment en dévoilant l'identité profonde de tous les mythes. Les Orphiques, les Pythagoriciens et les grands naturalistes mystiques, leurs élèves, sont de ces philosophes alliés de la prêtrise (M. Ils occupent dans la pensée grecque la place que Greuzer, Gœrres ou Schel- ling comptaient prendre dans la pensée allemande de leur temps. Ils créent une métaj)hysique prête à montrer que la raison, en son fond, coïncide avec le contenu des révélations religieuses les plus anciennes. Ainsi se succè- dent les écoles secrètes qui gardent la tradition des sym- boles et les transforment par une pieuse méditation.

Nous n'avons pas à dire ici l'interprétation proposée par Creuzer des mythes égyptiens, perses, phéniciens, lydiens. Sous des noms différents, Osiris, Mithra, Adonis, Attis, sont pour lui le même dieu ; et leur aventure con- tient, en termes imagés, la même cosmogonie. Il nous im- porte que Creuzer ait cru reconnaître dans le mythe grec de Dionysos le même dieu encore et la même révélation. Déjà Greuzer sait qu'entre Apollon et Dionysos, il y a hosti- lité profonde et originelle, puis lente réconciliation. Les vieux orphiques sont des disciples d'Apollon. Leurs mys- tères sont ceux d'un dieu rayonnant de lumière et de force apaisante, comme l'Horus des Egyptiens ou comme le Mithra des Perses. La lyre ;apollinienne d'Orphée adou- cissait déjà les cœurs farouches des Tliraces. Quelques rois reçurent les initiations majeures (*). Alors eut lieu

(') Creczkb, Symbolik. IV, 663 sq. (*) Jbid., IV, 31 sq.

LES SOURCES : F. (.RE T Z E R 239

cette, prodigieuse révolution qui se prépara en Asie Mineure, pour se répandre en Grèce, vers l'an 1500 avant Jésus-Christ : l'invasion de Dionysos. Ce fut une guerre religieuse universelle. La légende de la mort d'Orphée, serviteur de l'antique Apollon ; celle de Pen- thée, déchiré par les Ménades pour son mépris du dieu nouveau, sont des survivances qui attestent la violence (les passions allumées. La Grèce connut la contagion de ce grand phénomène religieux à la fois et pathologique qui sévissait en Egypte, en Phrygie, en Lydie, dans toute l'Asie Mineure, l'enthousiasme dionysiaque, l'orgiasme hruyant et torrentiel. La pure flamme de l'ancien culte d'Apollon fut remplacée par le feu trouble et puissant du culte nouveau. Les cymbales assourdissantes, les flûtes au son énervant, supplantèrent la lyre calme ('). La Thrace fut gagnée d'abord. Mais, par le Midi, la Grèce fut investie, quand Mélampous, « l'homme aux pieds noirs », amena le dieu noir d'Egypte.

Si abrupte cependant que fut la différence entre le culte de Dionysos et le culte d'Apollon, la réconciliation se fit. Des écoles orphiques se trouvèrent pour découvrir dans les deux mythes une racine de divinité pareille... « Les sages qui suivirent, a dit Hérodote, interprétèrent toutes choses plus grandement (^). » Greuzer s'évertue à démontrer qu'en Argolide, près du lac d'Alcyoné, se célébraient des mystères pareils aux fêtes qui, sur les rives du lac Achéron,près de Memphis, commémoraient la mutilation et la résurrection d'Osiris ('). Le culte nouveau de Dionysos, à Athènes, fut son centre, se passait, comme en Egypte, en fêtes de nuit une triple

{') Creczbr, Symbolik, IV, 3:j.

(*) Hérodote, II, 49.

(') Greuzer, Symbolik, III, 328.

240 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

purification, une triple ordalie par Veau, par le feu, par Vair était requise. Ce culte épuré de Dionysos, fils de Déméter, put se régénérer par la légende Cretoise de Zagreus, fils de Zeus et de PerséjDhone. Zagreus écartelé par les Titans, que Zeus foudroie pour se venger, tandis qu'Apollon ensevelit les restes pantelants du dieu sur le Parnasse, comment ne serait-il pas l'Osiris déchiré des Egyptiens (')? Il est, comme Osiris, la multiplicité, qui ne peut se retrouver sous la forme de la mer, de l'eau et de l'air, des plantes et des animaux.QuandlesTitans l'ont dé- chiré, il regardait, à ce que rapportent Clément d'Alexan- drie et Nonnus, le miroir d'illusion. Il y a vu son image adultérée, c'est-à-dire lacérée. La création des êtres réels, l'individuation, est l'image illusoire et éparse de la divi- nité une (^).

C'est' pourquoi Dionysos est aussi le conducteur des âmes. Il les introduit dans le corps terrestre et les en ramène. Elles sont issues du calice des mondes. Mais peut-être sont-elles neuves, ou punies, ou curieuses. Dans la coupe enivrante de Dionysos, et après avoir regardé le miroir d'illusion, elles boivent l'oubli de leur divinité. Elles sont curieuses, ayant aperçu le jeu coloré de la création matérielle. Cette concupiscence leur fait découvrir la vie comme une image sereine, une radieuse enveloppe, un vêtement de lumière tissé par l'éternelle Maïa. Proserpine est celle qui tisse ainsi des vêtements multiples pour les âmes ; et ces vêtements, ce sont les corps dont elles se recouvrent. Il faut un regard dans un autre miroir, dans le miroir de Sagesse, pour que les âmes saisies de la nostalgie du retour, songent à rejeter ce vêtement illusoire (^).

(') Creuzer, Symbolik, IV, 97. n Jbid., IV, 118. (=•) Ibid., IV, 125-131.

L K s S 0 IJ R C K S : F. C 11 E U Z E R 241

Toute la destinée des àines est d'apprendre le retour à la vie divine, par le chemin même qui fut celui de Dionysos. Ses mystères sont ainsi une pédagogie de la

. vie supérieure. Ils décrivent la soufTrance de l'âme

f déchue par son entrée dans les passions animales, et son extase, quand elle revient ciu sentiment de sa desti- nation noble. Les cbaùies qui l'attachent à l-a terre ont été faites fragiles par le Démiurge. Elles tombent avec le temps. Le chemin du retour est alors rouvert. Mais il

s- y faut une lustration. Dionysos est^ comme Osiris, le juge des morts. Au bout de combien d'années leur fait-il grâce ? Faut-il trois mille ans de migration terrestre, comme le dit Pythagore, avec les Egyptiens? Suffit-il d'une triple incarnation humaine?comme le disent Platon et Pindare. Dionysos seul prononce. Il définit le cycle, prolongé ou bref, qui ramène l'âme à sa source éternelle. U est inutile d'insister. Pour éclairer les mystères d'Eleusis, Creuzer essaiera la même démonstration. On devine la force avec laquelle sa pensée a saisir

I Nietzsche, jeune encore et récemment initié à Scho- penhauer et à Wagner. Les précautions méthodiques de l'école de Bonn et de Leipzig ne résistèrent pas à la contagion lyrique d'une interprétation, qui, dans le mythe capital des Grecs, découvrait déjà le Vouloir unique de Schopenhauer, déchiré par une individuation doulou- reuse, et qui, dans la sagesse extatique des époptes, reconnaissait le précepte de retourner à l'unité éternelle par l'acceptation enivrée de la mort. Les sophismes fon- ciers de l'interprétation creuzérienne s'efFacèrent dans la beauté confuse de la grande construction symbolique essayée par le philologue-voyant de Heidelberg.

Un temps, vers 1874-75, Nietzsche énumère parmi les conditions nécessaires à bien comprendre les Grecs, et qui font défaut aux philologues d'aujourd'hui, cette

A;\DLER. H. 16

24i LE L M R E D E L A ï R A G i: D I E

« faculté de symboliser », de « transfigurer par la religion les choses quotidiennes », excellait l'esprit hellé- nique ('). Il ne voit pas que Creuzer a su assez de mythologie indoiie pour reconstruire, imparfaitement, un système assez analogue à la métaphysique schopenhaué- rienne. Il ne s'aperçoit pas que la ressemblance de ces mythes indous et égyptiens avec les mythes de Dionysos ne s'accuse que le jour sont admises dans la légende primitive des spéculations orphiques très tardives, élabo- rées en terre alexandrine par une gnose déjà très péné- trée d'esprit égyptien. Cette grande faute, le mélange de documents très distants dans le temps, Nietzsche la refera donc à son tour. Creuzer semble annoncer Scho- penhauer, parce que, le premier, il a eu cette culture indianiste Schopenhauer a nourri son pessimisme ; et il est le précurseur de Nietzsche, parce qu'il a commis, le premier, une erreur de méthode Nietzsche l'a suivi.

Mais cette erreur n'a pas empêché Creuzer de poser un grand problème. lia trouvé cette façon nouvelle de lire les Grecs qui n'est pas dupe de leur sérénité. Il a su décrire comment l'imagination homérique couvre de sa pure lumière et de sa précision plastique un monde de divinités difformes et une pensée sacerdotale toute vouée à la contemplation des secrets cruels de la vie. L'imagination grecque extériorise toute pensée, la transforme en actes clairs. Chez les Grecs l'épouvantable Artémis d'Ephèse court, chasseresse légère, les montagnes d'Arcadie. Il y a une déformation naturelle chez un peuple qui veut passer de la contemplation à l'action (»). Mais les paroles de

(•) Wir Philologen, posth., g ,193 : ■< Die Griechen : Sind fiir das Sym- bolische; Die Philologen : unfâhig zur Symbolik. " (-) Gredzer, Symbolik, IV, 660.

LES SOURCES : F. GREUZER 243

Treitsclike restent vraies : « Creuzer a deviné le premier quel monde de misère et d'épouvante est caché derrière les mythes éclatants de l'antiquité ; et il s'est enfoncé t avec tant de zèle dans ces mystères angoissants, qu'il n'a ^ presque rien retenu de la claire joie de vivre qui avait fait le caractère prédominant de la croyance populaire des Grecs ('). » Lasaulx et Jacob Burckhardt, après j Creuzer, crurent entendre sortir des formes en apparence figées de la mythologie grecque ce gémissement mortel. Nietzsche n'avait plus hésité quand il avait vu ces histo- riens méticuleux adopter la thèse romantique des symbo- listes de Heidelberg.

Quand, par surcroit, il lut dans les textes grecs réunis [ par Creuzer, que la vie elle-même est un mirage, un vête- ment illusoire tissé par Proserpine, et que c'est une faute, suivie d'un châtiment nécessaire, que de s'en revêtir et de s'y adonner, Nietzsche fut tout à fait gagné. Une ^ Grèce qui abdique devant la vie, voilà ce que Creuzer avait découvert. Le peuple qui inventa la tragédie avait eu lui-même une notion de la vie toute tragique. Ce fut donc une notion nouvelle du tragique qui monta à l'horizon, quand Frédéric Creuzer aperçut son Dionysos, ^ le dieu qui souffre et s'abîme de son plein consentement, ï dans une mort auguste. Ce spectacle enseignait la grande sagesse. Schiller encore avait pu croire que l'émotion tragique se dégage pour nous de la contemplation des grandes ruines humaines, et de ces catastrophes périssent les héros nécessairement. Il faut dire plus : la douleur et la mort sont la loi du monde ; et l'univers entier s'engloutit dans une catastrophe toujours recom- mençante. Cela est à ce point vrai qu'il vaudrait mieux ne pas exister. Schopenhauer le redira. Mais Creuzer

(') Treitschee, Deutsche Geschichte im XIX. Jahrhundei-t, II, 74.

244 L E L 1 Y H E 1) E L A TRAGEDIE

avait cru entendre s'élever du fond de l'antiquité orien- tale la rumeur de cette triste sagesse. Il était par surtout prédestiné à devenir le maître de Nietzsche.

IV

OTFRIED MUELLER

Les romantiques, Friedrich Schlegel et Creuzer,etun ressouvenir du Goethe des jeunes années, ont ouvert à Nietzsche la notion de Dionysos. Il s'est fait une image d'Apollon d'après le plus classique des philologues alle- mands, Otfried Millier. Il l'a beaucoup lu ('). Le livre sur les Doriens {Die Dorier) (^) est à considérer comme une des sources principales de la théorie nietzschéenne de l'Apollinisme. Le récit succinct que refit Otfried Millier dans sa Geschichte der griechischen Liieraiur, dont la deuxième édition date de 1841, a influencé à ce point la doctrine de Nietzsche qu'on s'étonne, après coup, de l'impression de stupeur ressentie par les philologues de 1872, quand parut la Naissance de la Tragédie de Nietzsche.

1. Dans les écrits d'Otfricd Millier, Apollon vient à nous comme un dieu tout dorien. Mûller ne fait pas remon- ter ce dieu à des origines prohelléniques; il écarte les rap- prochements orientaux qu'imposerait l'Apollon Lycien, et ÏAplu des Etrusques lui parait une simple contraction du nom grec. Il ne s'élève pas encore à des recherches de mythologie et de folk-lore comparé. Apollon vient, avec

(^) Il emprunte à la Bibliothèque de Bâle la Uescliichte der gricch. Literaturgeschichle d'Otfried Millier, les 8 janvier, 26 avril 1870, en avril 1875; son Archaeologie der Kuml, le 19 juin 1870 et le 13 décembre 1875.

C) l" édit. 182'j; édit. 1844.

f. E s SOL' Il C E S : 0 . M l' E L L E 11 i45

les Doriens, des régions de l'Olympe et de l'Ossa, et c'est à Tempe que, refaisant la route même du dieu et de l'invasion dorienne, l'éphèbe sacré allait tous les ans chercher, pour le sanctuaire de Delphes, des lauriers plus efficaces et plus purs que ceux de Phocide (').

Otfried MûUer iniag-ineque le culte de ce dieu dorien s'est répandu par rayonnement, pardes emprunts et pardes colo- nisations. Mais il lui trouve des traits communs avec plus d'une divinité des autres peuplades grecques. Dieu d'une l'ace militaire, AjioUon n'est pas un génie de la nation : il préside à des relations purement humaines. Sa fonction est de protéger et de défendre, comme tous ses noms le prou- vent (^). Ainsi protégera-t-il les moissons et les cités contre les fléaux démoniaques, la peste, les souris ou la rouille du blé. Il maintient les limites de la propriété. 11 est rAyjuùç, le Oupa'o?, qui se tient dans les vestibules, près des portes la propriété privée touche à la publique, pour laisser entrer le bien et repousser le mal ('). A Athènes, il est le dieu des Eupatrides, c'est-à- dire des familles se recrutent les juges et les inter- prètes du droit sacré. S'il frappe et s'il tue, comme dans Homère et dans Eschyle, c'est par souci de justice, et parce que le droit sacré a été enfreint (*). 11 est le dieu pur, dont le culte s'abstient de verser le sang, et il n'en parait €[ue plus vénérable. Des gâteaux et de l'encens dans des corbeilles à Delphes ; des gâteaux de blé et d'orge, des gerbes de mauves et d'épis à Délos ; des tiges d'olivier ou de laurier, enrubannées de laine et ornées de grappes de fruits, de petits vases de miel et d'huile

(') 0. MÛLLBR, Die Dorier, I, 208 sq.

(*) Pour Otfried MùUer, Apollon =: celui qui repousse. Ajoutez les épith.ètes (i'Alexikakos, Apotropaios, Akésios, Epikourios. H fbi(J., T, 300. {*) fbid., I, 293, 298.

246 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

aux fêtes d'automne en pays attique, voilà les sacrifices que l'on offre à ce Dieu de douceur juste (').

C'est donc de ce dieu aussi, qu'on invoquera le pouvoir purificateur aux jours l'homme est obscurci dans son calme intérieur par une force démoniaque. Apollon a été souillé lui-même par son combat sanglant contre le Python. Ayant subi la souillure déshonorante et le servage chez Admète il se purifia, il préside désormais à toute lustration. Il restitue l'homme dans sa condition naturelle de raison ^^laire et de moralité. C'est pour cela qu'il a aussi le don de prophétie. Prédire, c'est indiquer à chacun sa destinée. Mais la Destinée, qu'est-ce, sinon la puissance qui assigne à toute chose sa nature, son exis- tence déterminée et circonscrite, et, à ce titre, la suprême justice (*). Quel dieu serait mieux qualifié pour la connaître que le dieu gardien des limites, hostile aux infractions et aux impuretés ?

Sans doute Otfried Muller éprouve quelque difficulté à expliquer l'extase de la Pythie. Comment l'oracle d'où émane la suprême sagesse ne sort-il pas d'une médita- tion toute réfléchie? C'est que, selon les Grecs, toute pensée neuve et profonde, même en philosophie, se découvre dans une illumination mystique. La sagesse divine, comment apparaîtrait-elle, si ce n'est à une intelli- gence qui a franchi, pour un moment, les bornes humaines ? Ainsi Apollon demeure le dieu qui ennoblit le cœur et élève l'esprit jusqu'à la hauteur se découvrent les lois de Zeus. Ces lois, Apollon ne les proclame pas seulement, il brise les résistances qui s'opposent à elles, et ses

(') Ibid., I, 327. S'il advient, comme aux Thargélies d'Athènes, que l'on précipite deux hommes d'un rocher à titre de lustration, Otfried MûUer croit qu'on les recueillait dans leur chute et qu'on les conduisait à la fron- tière. De même à Milet, à Paros.'à Marseille.

(») Ibid., I, 341.

LES SOURCES : 0 . M U E L L E U 247

oracles n'annoncent pas seulement l'avenir, mais le créent aussi, conformément à un ordre de clarté et d'harmonie (*)•

C'est pour cela que le dieu-prophète a pour fonction de protéger la musique. Il a pour attribut, uon la lyre aux sons passionnés et forts, mais la cithare, dont les mélodies simples et sereines expriment le calme solennel et « introduisent dans le cœur aussi, disait Pindare, une loi pacifique (') » . Il hait la flûte excitante, aux sons sauvages et profonds (^). Les luttes d'Apollon contre tant de dieux tristes ou passionnés, contre Linos, le charmant génie qui grandit parmi les agneaux ; contre Kinyras, de Chypre, inventeur de cantilènes sur Adonis ; contre Marsyas, de Phrygie, le silène si habile au jeu de la flûte, tous v;iincus et suppliciés par le dieu, exigent toutes aussi une même interprétation. Elles disent l'antagonisme entre l'état d'esprit a^jollinien et les religions naturelles ambiantes, enclines aux languissantes douleurs ou aux tumultes orgiaques. Or, la religion de Dionysos, du génie delà nature, tantôt soutirant et martyrisé, tantôt rayon- nant de triomphe printanier, n'est que la plus détestée et la plus puissante de ces religions rivales (*).

Ce serait peut-être pousser un peu trop Otfried MuUer vers Nietzsche que de soutenir qu'il a distingué ce qu'il y a d'apollinien dans toute plastique. Cette psychologie d'un état d'âme artiste, porté aux réalisations visuelles et différent par là, profondément, de l'état d'esprit musical, aura besoin d'être faite tout entière. Mais Otfried Mûller a exprimé nettement que, de préférence à tous les autres

{') Ibid., I, 345.

(*) La citation est tirée de la V Pythique, v. 63. Ibid., I, 346. (^) Il va sans dire que cette flûte phrygienne, qui avait le don d'énerver les Grecs, est un autre instrument que notre flûte actuellCv (*) Ibid., I, 292.

24S l. E L I \ l\ E D E L A T R A G E D I E

dieux, Apollon était « davauce créé pour le statuaii'e », par tout ce qu'il y a de précision, de virilité, de force définie dans la notion même que les peuples doriens se faisaient de sa divinité ('). Ainsi la législation de Sparte était présentée au peuple sous la forme d'un oracle de l'Apollon de Pytho. Les rois de Sparte restaient en contact avec l'oracle par quatre assesseurs permanents choisis parmi les habitants de cette petite ville. Otfried MuUer, à cause de cela, en vient à cette autre géné- ralisation. La constitution même de l'Etat dorien reflète l'esprit apollinien, un esprit d'ordre harmonieux (tô £'jxo(j(jiov), de sagesse mesurée (awcppoT'jv/)), et de robus- tesse toujours armée (àpeT-r,) (-). La philosophie encore, quand les Doriens en créèrent une, s'inspira du même esprit. Le pythagorisme, philosophie essentiellement dorienne, fait consister l'essence des choses dans la mesure, dans la proportion et dans la forme réglée. L'univers, pour les Pythagoriciens d'abord, est xôcjjioc;, c'est-à-dire ordre, harmonie et symétrie. Peu importe aux Pythagoriciens la matière dont est faite le monde et qui avait tant préoccupé la philosophie ionienne. Mais n'est-ce pas l'esprit de la religion apollinienne trans- porté dans la spéculation philosophique (^) ?

II. ~ On s'attendrait après cela qu'Otfried Millier, dépouillant dans le même esprit la poésie dorienne, posât le problème des origines de la tragédie grecque, puisque c'est à Sicyone et à Gorinthe que furent chantés les pre- miers dithyrambes appelés tragédies. Mûller n'a pas éludé ce problème dans son livre Des Doriens. Mais l'his- toire de la poésie chorique des Grecs était trop peu avan-

(') Ibid., I, 860. « Apollon vvar vorweg rechl eigentlicli fiir die bildende Kuast geschaffen.

(*) Ibid., Il, 10. (3) !bid., I, 369.

LES S 0 L' R C 1^: S : 0 . M L' K L I. K U 249

cée pour qu'il osât le résoudre. Des linéaments simples préparent la solution qu'il offrira plus tard dans son Histoire de la Littérature grecque et dont Nietzsche s'est tant inspiré.

U nous paraît bien aujourd'hui que sa construction est factice. Mais elle a discerné la part qu'il faut faire à ces représentations mimiques qui, à de certains jours de fête, retraçaient les hauts faits des dieux. Otfried Mûller essaie de se représenter les tableaux vivants, accompa- gnés peut-être de chants, qui, à Delphes, au jour de la fête des Septéria, retraçaient la vie d'Apollon. U n'ignore ]>as que nos renseignements sont d'époque basse au sujet de ce drame hiératique, oùunéphèbe représentait le dieu tueur du dragon, cueillait pour prix de sa victoire la branche de laurier sacré et entonnait le péan^ au milieu d'une danse triomphale du chœur ('). Le sophisme con- sistait à imaginer un mystère d'Apollon, sur le modèle duquel il était aisé ensuite de construire le drame de Dionysos. Pour cela Otfried Millier envient à soutenir que les huit années de servitude expiatoire, que le Dieu passe à garder les troupeaux du roi Admète, s'écoulent dans une région de mystère. Admète serait un roi des enfers. Le dieu de lumière, souillé par sa lutte contre le génie de la terre, aurait été condamné à descendre dans un séjour de ténèbres, c'est-à-dire dans la mort. Puis, après huit années, comme Dionysos, il serait remonté à la lumière, aurait cueilli auprès du vieil autel dorien de Tempe l'oli- vier lustral et serait revenu purifié. On sent que le vieux romantisme de Creuzer empoisonne encore l'esprit gœ- théen d'Otfried Muller.

Il n'existe aucune possibilité après cela qu'il se dé-

(') 0. Mûller, Die Dorier, I, 318. Nos renseignements datent de Plii- tarque. V. aussi Paul Decharme, Mytholoqie grecque, 1879, p. 101.

250 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

barrasse de la construction creuzérienne sur la Passion de Dionysos. S'il est certain qu'à Sicyone, selon le témoi- gnage d'Hérodote (V,67), il y a eu anciennement des chœurs chargés de chanter les malheurs d'Adraste, mais que le tyran Glisthène restitua à Dionysos, Otfried Millier veut que ces chants choriques aient traité des « soufFran- ces de ce dieu » (*). Il pense que des représentations mimiques accompagnaient ces chants. Le drame hiéra- tique joué à Delphes en l'honneur d'Apollon ne montrait- il pas que de tels tableaux vivants étaient « dès l'origine essentiels au culte » ? Arion, à Corinthe, n'eut qu'à ajouter un chœur de satyres pour chanter un dithyrambe ; et le drame dorien primitif apparaissait sur la scène avec tout ce qui fait la tragédie : une affabulation tragique périt un héros divin, et un accompagnement chorique chanté par des satyres.

La description esquissée dans V Histoire de la littéra- ture grecque d'Otfried Millier reprend cette doctrine. Un fait est alors pour surprendre. S'il est vrai que le culte d'Apollon à Delphes fut une véritable représentation théâ- trale, et que les chœurs « se soient développés plutôt dans les fêtes, d'Apollon, ils dansaient aux sons de l'ins- trument requis, la phorminx » (^), comment la tragédie est-elle issue des fêtes de Dionysos, et non d'un culte apol- linien? La poésie chorique dorienne offre une longue tra- dition de chant accompagné de danses ('). Qu'est-ce donc qui prédestinait plutôt le dithyrambe, chanté par un cortège que conduisait un joueur de flûte, à être le berceau de la

(') Ibid., II, 339 : «Ohne Zweifel dessen Leiden. ■■ C'est pure conjecture, et conjecture impossible, si la mythologie grecque primitive a ignoré les souffrances de Dionysos.

(^) 0. MiJLLEB, Geschichle der griechischen Litleralur, i" édit. [Ed. Ueitz.], t. I, 3'tl.

(■') Ibid., l, 320 sq.

LES SOURCES : 0. MUELLER251

tragédie? La déclaration fameuse d'Aristote [Poétique^ chap. IV) ne laisse pas de doute à Otfried Millier. La tra- gédie est issue du dithyrambe dionysiaque. Il ne, songe pas à y voir une hypothèse que nous avons le droit de contrôler. Et k propos du texte non moins connu de Pin- dare (') qui nous dit l'origine du dithyrambe, Millier oublie de se demander si ce texte suffit à nous dire l'ori- gine de la tragédie.

Pour Otfried Millier, il y a eu adaptation du dithyrambe dionysiaque à la tradition de la poésie chorique apolli- nienne. Le grand conciliateur fut Arion. La poésie dorienne fournit son chœur régulier, de tenue sévère. Cette disci- pline rigide met un frein à la fougue du dithyrambe. Mais le dithyrambe seul pouvait enfanter le drame, saty- rique ou tragique, parce que son inspiration variait de la joie orgiaque à la lamentation funèbre ; et parce que, de tous les dieux, Dionysos est celui dont les hommes se sen- tent le plus proches. Toutes les représentations mimiques, dont le culte de Dionysos était l'occasion, servent de pré- texte à Otfried Millier pour étayer cette thèse. Non pas seulement parce qu'on voyait le dieu en personne passer triomphalement à travers les villes ; ou parce qu'aux Anthestéries à Athènes il prenait j^our épouse, en public, la femme du deuxième archonte ; ou encore parce qu'aux Agrionies de Béotie, on le voyait fuir, et que le prêtre poursuivait, la hache à la main, une nymphe de son cortège ; mais surtout, parce que les génies humbles de sa suite le rapprochaient de l'homme. Les nymphes gracieu- ses, ses nourrices, les audacieux satyres qui dansaient avec elles, et qu'on croyait avoir surpris du regard plus d'une fois dans la solitude des bois et des rochers, il fal-

(•) 01. 13, 18 (25). '. D'où (si ce n'est de Corinthe) sont venues les grâces de Dionysos avec le dithyrambe qui pousse devant lui le taureau sacré ? »

252 L 1< LIVRE D !<: L A T 11 A Ci i: D I E

lait, dans les fêtes religieuses, les représenter. Le cortège de Bacchus prenait donc des masques de satyres. Une émotion contagieuse s'emparait alors de cette suite mas- quée. Un jeu pathétique se déroulait. Le chœur entrait dans le rôle des satyres qui accompagnaient Dionysos, non seulement dans ses aventures joyeuses, mais dans ses luttes et dans ses soutTrances. Il satisfaisait ainsi à ce be- soin profond de l'homme, qui consiste à vivre, par l'ima- gination au moins, une vie divine à la fois et à demi élé- mentaire (').

A y réfléchir, y a-t-il une seule de ces idées que Nietzsche n'ait pas recueillies? Cette idée surtout que le dévot de Dionysos, vêtu en satyre, se sent envahi de la vie divine, ne passera-t-elle pas tout entière dans l'analyse de l'esprit dionysiaque ? Nietzsche n'aura qu'à prendre des mains d'Otfried Millier la théorie du dithyrambe tragique et à ajouter que les spectateurs représentent un chœur élargi, auquel il manc{ue tout au plus d'être grimé et de savoir dire des vers avec des danses. Mais, comme le chœur, l'auditoire est tout entier emporté par le tourbil- lon de la métamorphose mystique. L'idée enfin que la tragédie grecque n'est qu'un tableau vivant, emprunté aux cultes populaires ou ésotériques, n'a plus été aban- donnée par la science. Vérités partielles qu'Otfried Mûller sans doute a compromises par plus d'une conjecture hasardée. Il faut donc chercher ailleurs que chez lui les origines de la tragédie, qu'il s'est obstiné à chercher dans le dithyrambe. La philologie s'est étonnée, depuis, des erreurs de Nietzsche. Elle oublie que Nietzsche y a été entraîné par ses devanciers les plus grands. L'erreur sur

(') 0. MiJLLER, Griechische Litleraturgeschichte,(l, 482-487. 0. Mullei" pense que le nom de tragédie vient de ce que le chœur dansait autour d'un autel un bouc était offert en sacrifice. Il n'ose pas tirer les conséquences de sa propre théorie.

LES S () U H CES : P. W E L C K 1] R 25;i

le dithyrambe, imputable à Otfried Millier, n'a pas été moins tenacement défendue par un autre maître de Nietzsche, Friedrich Welcker.

V

FRIEDRICH-GOTTLIEB WELCKER

Nul doute que Nietzsche n'ait aduiirablement connu Welcker, le principal helléniste de l'école de Bonn, malgré des dissentiments passagers il avait été un si excellent collègue de Ritschl. A l'époque Nietzsche y était venu étudier, son enseignement n'était plus très vivant ; mais ses livres restaient fameux ; et Nietzsche ne les a pas négligés ('). Sa force principale et celle de son ami Rohde, quand ils eurent subir l'attaque impétueuse et injuste de Wilamowitz-Moellendorf, fut d'avoir mieux lu que ce dernier les ouvrages de Welcker qui avaient tracé la voie d'une interprétation nouvelle du drame grec.

Welcker (et c'est son mérite) a reconnu nettement la nature rustique du culte de Dionysos. Mais il n'a pas pu discerner encore . le lien qui unit les démons de la vie végétative et les démons de la mort. Oui, certes, Dio- nysos est d'abord mi dieu des pâtres et des vignerons, élevé dans la grotte montagnarde et errant dans les val- lées boisées, couronné de lierre et de laurier. Ses surnoms indiquent un génie des arbres fruitiers, des. prairies, de l'agriculture et de la vigne. Or, tout génie de l'a fécondité

C) On le voit emprunter à la BiblioUrèquc de Bàle le livre de Welcker sur Hésiode {Hesiod. Théogonie), le II février 1871; les deux volumes la Griec/iischo Gôiterlehre (12 avril 1871); les Klcine ScZ/rî/^e?), 1. 1 (8 août 1872) ; les A'/eme Schriflen, l. I et II (18 novembre 187i); les Kleine Schriften, t. IV (18 février 1875); enfin le Naclilrag zur Schrift iiber die Aesdii/leischc Trilogie [2,0 septembre 1875).

254 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

est aussi un dieu maître des âmes. Faire vivre, c'est pou- voir amener du séjour ils sont, c'est-à-dire du séjour des morts, les principes vivants qui animeront les plan- tes et les bêtes. L'aspect sous lequel Dionysos a le plus de grandeur, est donc celui il s'appellp Dionysos Chthonios ou Hadès. Welcker n'ignorait pas cet aspect. Il ignorait seulement qu'il n'eut pas le droit de le négli- ger. Cette omission voulue a vicié tout son système {').

Au contraire, le soubassement social du culte de Dio- nysos a été mis à nu par Welcker avec netteté. On ne saurait assez marquer ce trait de l'interprétation welcké- rienne qui fait pressentir la doctrine d'un Dionysos éman- cipateur et juge, par lequel sera renversée la hiérarchie des valeurs anciennes. Avant tout, pour Welcker, Dio- nysos est le dieu libérateur. Il efface les distinctions sociales. Aux Dionysies rustiques et aux Anthestéries, les esclaves buvaient avec les maîtres. Les légendes qui disent les châtiments terribles infligés par le dieu aux races royales rebelles à son ivresse sont autant de souvenirs d'une époque les rois et les familles nobles repous- saient ce culte révolutionnaire et se le sont vu imposer par le peuple. L'acceptation du culte de Dionysos est toujours une victoire de la plèbe rurale. Pisistrate, selon Hérodote, descendait de Nélée, comme Godrus et Mélan- thos, le roi mythique des pâtres : c'est pour cela qu'il a encourager le culte dionysiaque, auquel il était, de naissance, adonné. Son entrée triomphale à Athènes sur un char ressemblait au triomphe printanier de Dionysos : la démocratie athénienne fut prévenue par ce transparent symbole que les temps du peuple étaient venus. Mais par

(') Welcker, Abhandlung ûber das Satyrspiel la suite du Nachtrag zur Trilogie, 1826), p. 192 : " Jene finstern Gebrauclie des Dionysos Chthonios, ferner den Unsterbiichkeitsglauben... ùbergehe ich hier als zu unserm Zwecke nicht erforderlich.

L i: s s 0 U Il(] E s : F . W E L G K E R 255

surcroît Pisistrate appela Thespis, du bourg d'Ikaria, Dionysos était en honneur. Dans les bosquets rustiques de ce bourg-, Thespis avait créé une réjouissance nouvelle, d'où naquit, dès qu'elle fut transportée à Athènes, cette grande chose :1a tragédie (').

On ne peut pas reprocher àWelcker de n'avoir pas su anticiper sur les résultats d'une science du folklore que Mannhardt le premier a mise debout, ou d'avoir ignoré des hypothèses que l'étude comparée des religions n'a éta- blies que de nos jours. Welcker est de ceux qui nous ont conduits à ces hypothèses et à ces résultats. Ses conjec- tures sur les raisons qui font apparaître le dieu vêtu de peaux de chèvres, échouent à expliquer que Dionysos se soit enfui vers Nysa sous la forme d'un bouc (^). Il ne sait encore rien des dieux thériomorphes, découverts et interprétés par Mannhardt. Il croit que les satyres sont les danseurs rustiques des fêtes dionysiaques, mais élevés de la condition terrestre à la condition de démons. Il affirme, avec trop de sécurité, que les dieux sont imaginés chez les Grecs avec un entourage démoniaque analogue à l'entourage réel qu'ils ont dans le culte et parmi les hommes. Cet evliémérisme est attardé. Mais la distinction subsiste, que Welcker a tracée entre les satyres mytho- - logiques et les agrestes initiés qui célèbrent les rites du dieu revêtus de peaux de bique.

Sévèrement aussi, Welcker distingue, dans le cortège divin de Bacchus, les satyres à attributs de bouc ('), des silènes à attributs de cheval ou de taureau. Il ne restera à l'archéologie contemporaine qu'à localiser en Attique les silènes à queue de cheval et dans le Péloponèse ou en Phrygie les satyres au pied fourchu, aux oreilles et à la

{*) Ibid., pp. 246-254.— (') Ibid., p. 194. -- (') Ibid., p. 217. - Nachtrag :ur Trilogie, p. 120.

250 LE L I V R i: D E L A T W A G E D I E

queue de bouc. Ce n'est pas sans raison que Welckercom- pare à ces mascarades celles des paysans de l'Himalaya masqués de têtes de cerfs, de tigres et d'ours ; les danses des Germains poussant des cris de joie sous des masques de cerfs ; la coutume du Julbock suédois ou les danses des paysans romains masqués d'écorce. Ces rapprochements préparent une théorie générale des origines du drame que la sociologie littéraire de nos jours fait prévoir et a pres- que fait aboutir (').

D'un effort vigoureux, Welcker a voulu faire la lumière sur cette préhistoire de la tragédie attique. Il s'y est égaré comme Otfried Millier. Car tout est perdu si l'on en demande le secret, comme il a fait, au fameux chapitre iv de la Poétique d'Aristote. On en vient alors à vouloir tirer la tragédie du genre satyrique. Hypo- thèse pure, qu'il faut savoir critiquer, malgré l'autorité d'Aristote. (^e sont donc des satyres qui, pour Welcker, paraissent sur la scène se tient le chef de chœur. Leur dithyrambe s'interrompt peut-être par de courtes affabu- lations mimées (n^i^pol [jlûôoi.). Peut-être y avait-il seulement un récit du coryphée dans les intervalles des danses. Com- ment ce mythe a-t-il pu être tragique, s'il s'accompagnait de danses satyriques? C'est une objection de bon sens, et c'est la difficulté se heurte l'hypothèse d'Aristote. Welcker se range à la thèse qui, pour s'en tenir à la lettre aristotélicienne, préfère heurter le bon sens; et, par là, il a dévoyé Nietzsche qui l'a suivi. Il a cru que le chœur des satyres n'accompagnait pas forcément des farces. Le pre- mier « chant du bouc » improvisé et purement dithyram- bique apportait sans doute des affabulations courtes en style comique et en vers satyriques et dansants. 11 faut pourtant expliquer que ce dithyrambe ait pu devenir funè-

(') V. notre t. IIF, Xielzsche et k Pessimisme esthétique.

LES SOURCES : F. WELGKER 257

bre. Il le devint, pense Welcker, quand, autour du bouc offert en sacrifice, les satyres célébrèrent la mort de Dionysos.

La philologie d'aujourd'hui répond que les mystes, vêtus de la peau de bouc rituelle et qui célébraient le drame de la mort du printemps, n'ont pas pu être des satyres. Les chœurs de satyres primitifs n'ont pu donner naissance qu'au drame satyrique, joint par un tardif usage à la tri- logie des concours tragiques athéniens.

Mais, avec une sévérité de goût qui avait manqué à Otfried Mûller, Welcker a maintenu une stricte sépa- ration entre la tragédie corinthienne d'Arion et la tragédie athénienne. Il a été préoccupé de marquer les étapes d'une tragédie purement attique, et la science d'aujour- d'hui le loue de cette préoccupation. Le dialogue s'établit quand Thespis mit en évidence un acteur pour réciter une affabulation de circonstance et en converser avec le chœur. Il s'agira seulement de savoir comment cette affa- bulation put être étrangère à la légende de Dionysos. Mais Welcker n'a pas*eu tort de croire que le héros des mythes tragiques déclamés sous ses auspices a toujours été Dio- nysos à l'origine.

La force, mais aussi la faiblesse de Nietzsche, fut de connaître cette robuste déduction. Il lui doit ses erreurs, avec quelques-uns de ses plus profonds aperçus. S'il a cru que le problème des origines de la tragédie ne pouvait s'éclaircir que par l'histoire du dithyrambe primitif, c'est qu'il a pris cette hypothèse des mains de Welcker, comme il avait emprunté à Friedrich Schlegel et à Creuzer son hypothèse sur Dionysos, et à Otfried Mûller sa pensée sur Apollon. Il ne nous appartient pas, après que toute une génération de savants a labouré ce problème ingrat, de blâmer Nietzsche pour avoir accueilli une hypothèse entachée de préjugés de son temps. Mais Apollon et

AJiDLEB. II. 17

258 LE LIVRE DE LA T R A C. E D I E

Dionysos sont des noms de faits sociaux. Sous ces noms affrontés, Otfried Millier et Welcker lui avaient fait apercevoir un problème profond : celui des rapports du dorisme et de l'atticisme. Toute la philosophie allemande s'était consumée en incertitudes au sujet de cette grave difficulté. Il y a eu une raison nouvelle, à Bâle, pour qu'elle entrât dans les préoccupations de Nietzsche^ le jour il fît la connaissance de J.-J. Bachofen.

VI

J.-J. BACHOFEN

Nietzsche a eu le sens du travail précis et de l'hypo- thèse méthodiquement audacieuse. Pour l'ordinaire, il a su choisir ses guides. Il touchait à de la vérité définitive quand il consultait Gerhard et Mannhardt. 11 a bien connu d'Eduard Gerhard le travail célèbre Sur lesAnthestéries{^). Les rapports du culte d'Apollpn et de Dionysos y étaient abordés : « A Athènes aussi, on faisait appel à toute l'in- fluence du dieu des Muses, pour rehausser l'éclat des fêtes choragiques, tant des Lénéennes que des Dionysies. Dans ces échanges de services, lesnomsdes deux divinités aussi furent échangés. Tel démos d'Attique vénérait Dionysos Melpoménos, et tel autre Apollon Dionysodote. » Pour- quoi faut-il qu'aucune rencontre favorable de circons- tances n'ait mis Nietzsche en contact avec ces guides sûrs, Gerhard et Mannhardt? Avec l'aide de son ami Erwin Rohde, il eût achevé des travaux qu'ils ont pu amorcer

(*) Il emprunte à la Bibliothèque de Bâle les Gesammelte Abhandlungen. t. II, 1868, d'Ed. Gerhard (17 novembre 1869) qui contiennent ce travail, et de Mabnhakdt, les Gennanische Mylhen, le même jour. Le travail de Gerhard, f/e6er rfte Anthesterien avait paru d'abord dans les .9i72un^«6ertc/j/c de rAcadémie de Berlin.

L ES* SOURCES : J . - J . B A C H 0 F EN 250

seulement, à travers des polémiques ils iie sout pas restés sans blessures. L'influence creuzérienne eût moins prévalu. Elle l'emporta dans l'esprit de Nietzsche, quand il rencontra, à Bâle, le professeur Jean-Jacques Bachofen, Jjeau-frère de Jacob Burckhardt. L'intimité fut tout de suite assez grande entre le magistrat, ancien professeur de droit, et Nietzsche. Dès 1871, Nietzsche fréquente assi^ dûment la maison du vieux juriste épris d'antiquité grecque; et qu'un livre, alors récent et glorieux, sur le Matriarchat {Das Mutlerrecht) qualifiait helléniste («). Tn livre de Bachofen sur le Symbolisme funéraire {Die' Grabessymbolik) multipliait, sur les monuments figurés de la mort en Grèce, de fines conjectures appuyées sur le plus rare savoir archéologique ('). Des hypothèses sans doute un peu osées servaient de levain à une érudition immense et indigeste dans ces deux livres. Nietzsche en a voirie côté vulnérable. Mais il fut tout de même sous le charme de cette prodigieuse facilité; et il fut ramené avec plus de force dans le voisinage de Greuzer et sous son influence confuse.

1. Ce qui se fortifia d'abord en lui, c'est sa notion' dw pessimisme grec. A entendre Bachofen, les Grecs auraient toujours eu des croyances religieuses qui, avec moins de précision, sont déjà celles du platonisme tardif. Us auraient toujours distingué une région de la matière, des ténèbres, du devenir et de la mort, et une région de la lumière, de l'être et de l'immortalité. Des dieux et des héros distincts auraient été préposés aux deux régions.

(*) Là' correspondance de Nietzsche et de sa sœur relate nombre d'invi- tations de Nietzsche chez les Bachofen (le 12 novembre 1871 ; le 26 dé- cembre 1871 pour la fête de Noël; le 28 janvier 1872, Nietzsche accompagne M"" Bachofen au concert; les 12 mars, 16 novembre 1872; les 18 janvier et 13 décembre 1874, invitations à déjeuner).

(*j Nietzsche l'emprunte à la Bibliothèque de Bâle, le 18 juin 1871.

260 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

Mais ce que nous appelons la vie, étant mêlé de matière, appartient à la région de la mort. Le principe de lumière travaille à transformer cette vie stagnante et fermentante des profondeurs, Poséidon et Dionysos sont les dieux de cette région basse. Ils président à la genèse des vivants : c'est pour cela qu'ils sont aussi les dieux de la mort. L'im- mortalité, dans cette région obscure, ne peut être que l'éternel enfantement des germes et la mort éternelle. Tous les dieux qui travaillent à la vie travaillent aussi à la mort ('). aDer Tod und das unentrlmibare Verderben ist der Inhalt jener àllesten Religionsstufe (*). » La religion, à ce premier échelon, enseigne que tous les hommes devraient, à l'exemple de Jason, être pleures comme morts dès leur naissance, être enveloppés de vêtements noirs et portés dehors pour être ensevelis. C'est payer à la nature, c'est-à-dire à la matière, sa dette naturelle que de mourir (^), et l'enfantement de la vie est en même temps la multiplication des morts. Dionysos est un de ces dieux de la vie qui sont aussi des dieux destructeurs; et si confuse que soit cette théorie, Nietzsche aurait pu y prendre cette vue juste que le dieu qui préside à la mort fait surgir aussi de l'Hadès les âmes qu'il y ramène à l'ex- piration de leur vie terrestre. Il préféra n'en retenir que la doctrine qui fait de la destinée mortelle des créatures un acte d'une justice qui ne finit pas, parce que ce châti- ment de la vie, enseigné déjà par Greuzer, coïncidait aussi avec la doctrine de Schoj^enhauer.

Mais les emprunts de Nietzsche ne s'en tiennent pas là. Sans doute, il est méfiant. Plus d'une thèse trouve cependant en lui une résonance sentimentale. Ecartons ce qui fait l'objet propre des recherches de Bachofen : la

(') Bacbofbk, Das Mutterrecht, 4\ 49^ (*) Ibid., 215^ (') Ibid., 52% 133*.

LES SOURCES : J.-J. BAGHOFEN 261

transformation du matriarchat primitif en im régime patriarcal de monogamie. Bachofen a discerné, sous les décombres des témoignages, les résidus d'une organisa- tion de famille différente de celle qui régit l'Occident depuis l'antiquité historique. Nietzsche n'emprunte à ces recherches qu'une idée, le confirmeront ses études de liiologie darwinienne et de transformisme moral : celle des origines humbles et souillées de toute moralité supérieure. Le mariage monogamique d'aujourd'hui a derrière lui une sombre préhistoire. Mais chaque crise de transforma- tion a eu lieu sous les auspices d'un dieu. Les mêmes habi- tudes d'esprit qui évoquent l'idée d'un dieu sont aussi celles qui constituent les mœurs, le droit et toute la men- talité d'un peuple. C'est dans Bachofen que Nietzsche a puisé l'idée qu'il n'y a pas seulement un culte de Dionysos, mais une civilisation dionysiaque.

Bachofen a sans doute raison de croire que les crises les plus profondes et les plus inconnues de la civilisation primitive ont tenu à la transformation de la condition de la femme. L'ethnographie contemporaine peut utiliser ses matériaux. Elle ne peut approuver ni l'échelonnement des étapes que Bachofen a décrites ni le symbolisme divin par lequel il les représente. De la horde primitive et de la promiscuité qui fut imposée alors par la brutalité masculine, Bachofen tire un régime social pour lequel il a inventé ce nom de Mutterrecht : régime c'est la mère qui transmet son nom, son droit et sa propriété, elle décide de la condition des enfants et les venge ; c'est une reine qui exerce la souveraineté. Cette prédomi- nance des femmes peut aller jusqu'à exclure les hommes du service de guerre. Elles fondent des gynécocraties militaires cruelles. Des légendes de massacre ont subsisté qui rapportent comment elles tuent les époux infidèles ou habitués à vivre d'une vie médiocre de brigands ou de

M''2 L E L F V R E D K L A T R A G É D î E

fo:çgerons; d'autres qui disent la coutume de tuer la pro- ^géniture mâle. Ces légendes ouvrent des perspectives .sur un .état, de, lutte qui a être violent. Nietzsche est trop averti pour entrer dans ces conjectures de préhistoire. Mais il y a assez de mythologie convaincante dans Bachofen pour que Nietzsche en soit saisi. Dans cette mythologie, J^poUon est le dieu de la lumière et de l'intelligejic^ «J rationnelle, et par de la force virile. Il marche dans * les hauteurs lumineuses vivent les formes pures. Il est donc le dieu de la paternité; car dans l'engendrement d'un vivant, le père, au regard des Grecs, fournissait le principe forinatif ; et la mère, la matière seulement qui prenait forme.

A la période anarchique de la promiscuité, et à cçUe d'une prédominance contre nature du sexe féminin, devait succéder une ère d'ordre et de gravité. L'esprit apolli- nien seul réalise cet ordre. Il consacre la victoire défini- tive du régime viril. Il établit, dans l'état moral, le règne du voijç, et, dans le droit, la prédominance du père. Sous son empire naissent les légendes qui disent .la défaite des Amazones. Achille joueur de lyre, négociateur de mariages, vainqueur des Amazones devant Troie; Bellérophon qui les chasse de Lycie; Héraclès, qui, seul parmi les Argonautes, refuse leur hospitalité à Lemnos: Thésée, prenant d'assaut, selon Eschyle, la forteresse massive qu'elles avaient bâtie au lieu qu'elles appelèrent l'Aréopage; Jason qui met fin aux derniers vestiges, du pouvoir féminin dans toutes les régions il atterrit, sant autant de représentants du principe apollinien.

La femme grecque accepte la domination du nouvel

.état moral. Elle ne s'élève pas jusqu'au niveau du dieu

qui la fonde. Il y a des degrés dans la lumière. De tous

les dieux qui n'atteignent pas au sommet de l'échejle

.lumineuse, Dionysos est le plus charmant et de jplus

/

; L E s s 0 U R G E s : J . - J . B A C H 0 K E N 263

redoutable ('). Très voisin, à l'origine, du dieu de la pure et ondoyante matière, Poséidon, il monte cependant dans la •hiniière de l'esprit. Mais il reste assez matériel pour que seul il touche et fasse vibrer dans ses profondeurs toute la sensibilité physi({ue et morale de la femme. Le plus ■apparent des caractères de Dionysos est cette force de séduction qu'il exerce sur l'âme féminine (^). Ainsi ' Bachofen effleure le grand problème de patliologie sociale qui préoccupait IVietzsche, au temps ils se sont reconnus. Ou plutôt, l'effort tenté par Nietzsche pour analyser l'état d'âme dionysiaque fut secondé par la lec- ture de Bachofen.

Le livre était assez purement creuzérien pour affirmer, mais à vrai dire par de mauvaises raisons, que Dionysos était un dieu de la mort. Sa nouveauté était de discerner que Dionysos n'enseignait pas l'abdication devant la vie, mais la profusion vitale (^). Aucune àme ne résiste au charme qui émane de sa splendeur. Mais le dieu impé- rieux exige que l'on comprenne toute la loi de la vie, et cette loi comprend la mort. Les mères lui sacrifient leurs fils, et par reconnaissent l'irrésistible puissance du dieu. Les bacchantes sont féroces; mais elles ne le sont que pour défendre le dieu qui les envahit. Ensouifond, l'esprit dionysiaque est pureté. Dionysos apporte à tout le sexe féminin une lustration, une loi nouvelle de chasteté dans le mariage. Mais il ne l'apporte pas dans les formes durement intellectuelles de leur vainqueur Apollon. Il gagne le cœur des femmes par la persuasion enthousiaste. Elles le suivent dans une danse forcenée. Mais elles font

(') Bacbope.'», Dus Mutterrechi, 240' : Die vollige Liclitreinheit wird von IMonysos nicht erstiegen.

(«) Ibid., 230^

(^) Ibid., 229" : » Dem phallischen Gott der werdenden Welk ist das junge frische Leben am liebsten. »

264 LE LIVRE DE LA TRAGEDIE

la guerre à toute dégénérescence. Tous les esclavages prennent fin, quand Dionysos fait son entrée. La paix et la joie entrent avec lui. La vie des peuples prend un autre sens (*). Il est donc un dieu de lumière intellectuelle; mais sa raison est assez mêlée d'instinct charnel pour remplir l'âme entière (^). Il est lui-même un dieu tout féminin, ensorcelant, sensuel et pur, attaché à la terre et tout rempli d'élans vers l'éternel. Sa venue signifie une nouvelle synthèse sociale : la sensualité réglée, épurée, affinée. C'est pourquoi il touche si profondément les âmes féminines. Car il les prend par le besoin d'amour, par leur imagination vague, mais aussi par leur besoin de mystère et leur aspiration à une immatérielle pureté, qui aurait le charme de la beauté.

Ainsi les Ménades sont en quelque sorte des Amazones qui font cortège à Dionysos pour proclamer leur propre défaite. Elles sont belliqueuses encore, mais au service d'une cause nouvelle. L émotion religieuse, jointe à la joie sensuelle de la certitude entière, leur donne celte fureur, l'on voyait la révélation immédiate du dieu ('). Mais la séduction charnelle du dieu l'emporte. La religion diony- siaque ne se contente pas d'affiner la civilisation : elle la transforme aussi. Elle a pour fondement la nature pas- sionnée de la femme. Elle crée par une civilisation de beauté, qui est comme la fleur la plus haute et la plus spiritualisée de la nature.

Un renversement nouveau de la hiérarchie sociale résultera de ce progrès :

La religion dionysiaque a mis au premier rang la loi de la vie

•) /6j</.,231".

(•) Ibid., 235": «Allen Seiten des weibiicheu, das Iidische und Himmli- sche, Religiôse und Erotische so innig verbindenden Gemiitslebens brlngt er Erfùllunsf. .

J

f«) Ibid., 236^ i

LES SOURCES : J.-J. BACHOFEN

physique, la liberté et l'égalité parmi les hommes ; elle a aboli toutes les distinctions qui tiennent à des raisons politiques; elle a fait tomber des chaînes; elle a apporté l'affranchissement aux classes serves, et favorisé par la démocratie et la tyrannie de quelques individus, d'un César ou d'un Pisistrate ; répandu partout l'éclat et la somptuosité de la vie; apporté l'émancipation de la chair; enthou- siasmé les hommes pour un idéal naturaliste en poésie et en sculpture; et transporté la sensualité jusque dans les idées sur la vie future (').

Les lois, la moralité anciennes, la domination même de tous seront abolies un jour, selon la légende grecque. Mais le sceptre du monde passera à Dionysos, et non pas à Apollon (*). C'est le principe inférieur de vitalité passionnée, non de lumière puissante qui l'emportera. U mènera le monde à sa corruption définitive.

Curieuse doctrine, les pressentiments exacts se mêlent à une fumeuse et romantique fantaisie. Nietzsche a être attiré à demi et rebuté pour le reste. La dernière suggestion qu'il ait emporté de Bachofen était ce symbo- lisme qui dénomme les périodes de l'histoire et les civili- sations par les dieux tutélaires en qui se résument leurs velléités et leurs qualités morales. Ainsi se fixa chez Nietzsche la notion d'une « civilisation dionysiaque ». Au temps se préparait chez lui un nouvel optimisme, une confiance en la vie qui acceptait de la vie les pires douleurs et la mort même, le Dionysos de Bachofen s'offrit à lui, rayonnant, à travers son deuil, d'une joie forte, capable de sacrifier la vie parce qu'il la crée sans cesse. L'idée de la nouvelle civilisation faite d'une sensua- lité et d'une volonté qui l'emportent sur la raison la plus

(') Ibid., 238\

(*j Ibid., 242", 2i3\ La source de Bachofen est le poème de Nonnus (XIX, V. 252 sq), et le scoliaste Olympiodore cité par Hbrmann, Orphica 509, fr. 20.

266 LE LIVRE D E L A T RAGE D I E

fortement résolue à les brider, vient au-devant des con- victions gœtlîéennes de Nietzsche. Mais il conserve toute sa vie à cet idéal le nom que lui donnait BachdfenjCélurde Dionysos.

Comme chez Bachofen, Dionysos, chez Nietzsche, recueille l'héritage des anciens dieux.

Il dissout les lois caduques, les pactes périmés, les valeurs révolues. Mais cette civilisation nouvelle à naître, Nietzsche la jugera virile, et non féminine, et ce qui le séduisit ainsi dans Bachofen, ce fut, après qu'il lui eût tout -emprunté, la possibilité encore de le contredire. Une dis- solution sociale par laquelle, tout d'abord, régneraient l'égalité et la liberté parmi les hommes, afin de préparer l'avènernent des Césars futurs, qui mèneront les multitudes à leur guise, cette pensée, effrayante pour Bachofen, séduira Nietzsche. Il faudra transvaluer Bachofen avant de le suivre. Il y aura lieu d'élargir la notion de ce Diony- sos, juge et triomphateur, qui traîne à travers le monde ses cortèges révolutionnaires; et ce qui, chez Bachofen n'avait été un regard jeté sur une Hellade morte, sera chez Nietzsche une vue ouvertesur une Grèce nouvelle, qui n'a jamais vécu. Ainsi se propageait dans la sensibilité de Nietzsche la moindre secousse venue du dehors. Mais elle ne s'amplifiait que parce que déjà cette sensibilité était comme au diapason des motifs d'émotion qui se levaient pour lui de l'histoire.

Vil

FRANZ LISZT

L'ambition de Richard Wagner, qui avait été de res- susciter par la musique le drame des Grecs, venait à la traverse d'une autre innovation, la grande symphonie

FRANZ LISZT ;267

dpamatique de Berlioz. Depuis quinze ans, Franz Liszt s'en était fait le champion dans des feuilletons étincelants ('). Cosinia de Bûlow, tout acquise au génie de Wagner, n'abandonnait rien pourtant de la doctrine de son père Franz Liszt. Il faut concevoir le livre de Nietzsche sur la tragédie comme un essai de concilier les deux doctrines. Ses plus graves critiques, au moment des doutes lui viendront sur Wagner, seront motivées par le désespoir d'arriver à cette conciliation.

Pour Wagner, « la musique ne saurait exprimer l'ac- tion sans le secours delà parole et des gestes » (^). Quoi ^de moins schopenhauérien ? La musique n'est-elle pas un monde à part, une;mer ondulante et sans rives, d'où se lève, pour le regard intérieur seul, une action toute 'déduite à des émotions ? Si Wagner asservissait dere- chef la musique aux paroles et aux gestes, il en mé- connaissait le igénie même, tout de liberté; et Franz .Liszt venait ici au son secours de Berlioz. La mu^iique, ,'il nous l'affirme, c'est le sentiment pur, non réfracté à îfepavers la pensée, non recueilli dans le cristal des images, toute lumineuse et perceptible immédiatement. Une figure sculpturale ou une peinture traduit, comme ;un symbole, le sentiment qui l'anime dans ses pro- fondeurs. En musique, le sentiment apparaît comme une vision divine, sans miracles, sans symboles, et toute- fois présente à la vue de l'àme. Seule la musique ne .pense jamais ('). Et si, de ses lames puissantes, surgissent pour nous des arcliipels mouvants dans la lumière, ils

(') V. notamment les feuilletons de 185i-5o dans les Gesammelle Schriften de Fr. Liszt, t. IV, 1882.

(*) Romain Rollard, Berlioz (dans Musiciens d^aujourd'hui, T édit , 1917, p. 43).

(') Fr. Liszt, Berlioz und seine Harold-Symphonie, ISnS \ Schriften, IV, 29-31).

268 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

flottent dans une atmosphère mystérieuse, peuplée d'êtres immatériels l'on s'élève par l'extase et sur le char de feu des prophètes, mais non par la pensée.

Cependant, cette forme d'art musical préconisée par Liszt n'était plus la symphonie classique, la vaste sonate amplifiée pour orchestre, restée presque immuable dans sa structure depuis un siècle, et les morceaux à coupe fixe se relaient selon un ordre de préséances qui, de Haydn à Schumann, n'a pas été troublé. La symphonie de Berlioz et de Liszt, nourrie de tout l'acquis de Yora- torio et de la cantate, émancipée dans tous ses déve- loppements, revient, par-delà Beethoven, à Haendel et à Bach, à la pure narration lyrique. Ce sont déjà des épopées semées d'effusions et de rêves, d'allocutions, d'épisodes descriptifs, que le Judas Macchabée ou le Messie de Haendel, la Création de Haydn, la Pas- sion selon saint Mathieu, de Bach. L'épopée musicale de ces grands créateurs peut s'élargir jusqu'à accueillir tous les genres du lyrisme. Or, justement, il venait de naître un genre littéraire tout neuf, qui les conciliait tous, « l'épopée philosophique », de Gœthe et de Byron.

Pour le poème de Faust, pour Cain, pour Manfred, Liszt, en effet, ne trouve pas d'autre nom. Ce ne sont pas des drames, mais de grands récits toutes les voix de la nature dialoguent avec toutes les émotions de l'homme, le poète ne se raconte plus seul, comme dans le lyrisme, mais dit aussi le destin des mondes reflété dans sa pensée. Or, la symphonie dramatiqi^ie, créée par Ber- lioz et par Liszt, est l'expression musicale de cette grande épopée nouvelle (').

Sans doute, c'est une curieuse poésie que celle qui, se refusant à peindre la nature, comme faisait l'épopée an-

(') Franz Liszt, Ibid., t. IV, 50-5i.

FRANZ LISZT 269

tique, sait seulement la chanter. Mais, vue à travers la sensibilité humaine, ne semble-t-elle pas d'autant plus puissante, consolante et berceuse, ou redoutable et fertile en douleurs? Gène sont plus des dieux qui la peu- plent ; ce sont des puissances passionnées, sœurs des espé- rances et des deuils de l'homme. Enfin le poème, au lieu de décrire les exploits d'un héros, relate ses émotions et ses songes. Ce héros lui-même, un Faust, un Manfred, un Ghilde-Harold, ne sera plus le modèle des vertus natio- nales : dans un caractère exceptionnel, plus grand que na- ture {weit ûber Lebensgrôsse, in aiissergewohnlichen Di- mensionen), on verra souvent des vertus rares lutter con- tre des instincts anormaux et monstrueux. Un sang plus embrasé, une âme plus mobile que chez la plupart des hommes les reconnaîtront seuls pour leurs frères. Tout ce qu'il y a de profond, de vivant, de coupable dans de grands cœurs indomptés parlera dans l'âme de ces Orestes modernes, poursuivis par les Erinnyes de la fa- talité intérieure.

C'est pourquoi ils ne seront plus des héros na- tionaux. Ils errent à travers les nations, offrant les traits de presque toutes ; c'est le mal d'un siècle qu'ils portent au cœur, et non la vertu d'un peuple unique. Leur cos- tume a beau être celui de leur pays. Leur sentiment, ré- volté contre la coutume et la pensée de leur temps, tra- duira déjà l'effort pour réaliser une humanité à venir.

Or comment la musique, langage commun à tous les hommes, ne serait-elle pas propre, plus qu'aucun autre langage, à rendre les caractères qui réunissent en eux tous les vices les plus rares et les plus fiers instincts, et qui se prépare, par leur grandeur tragique, la vie desgénérations qui montent ? Leur course rayonnante, les feux de leur déclin sanglant, leurs éruptions morbides, les forces salu- taires qu'ils libèrent par une mort glorieuse ou maudite,

270 L E L I \' 1{ E D E L A T R A G E U I E

quelle forme d'art, quelle scène de théâtre suffirait â les retracer?

La musique seule est assez riche et assez mouvante. Elle absorbe donc peu à peu, dans un sentiment sans pa- roles, le contenu de toutes les grandes épopées de la pen- sée moderne, sorties d'une inspiration que l'antiquité n'a pas connue. Elle est une fontaine de jouvence pour notre humanité si surchargée d'idées abstraites. Chez un Ber- lioz, le lien traditionnel entre les paroles et la musique se réduit à la ténuité la plus extrême. Le simple « pro- gramme » en prose, qui accompagne ses symphonies, suffit à situer le paysage et le moment de l'action. Les images qui, chez le musicien, naissaient spontanément de l'émo- tion musicale, reparaîtront chez l'auditeur, portées par les flots mêmes des mélodies, si de brèves indications les suggèrent.

La symphonie peut alors symboliser un héros par un motif constant, qui, avec des variations de coloris d'expression harmonique, de rythme, de modulation, traduira toutes les inflexions du sentiment dans une suite chatoyante. Une courte phrase de viole, qui reparaît ou se tait, dira la présence ou l'absence d'Harold dans Berlioz, et elle ne manque dans aucun des thèmes qui disent sa décep- tion, son cœur rassasié d'une vie qu'il n'a pas goûtée, ses rêves qui s'élancent aux confins des dernières nébuleuses, sa méditation pendant la fraîche sérénade qu'un pâtre chante à sa belle. La même phrase flotte dans les paysages d'Italie il promène sa langueur, et surnage dans l'orgie' finale des bandits. Elle ne s'éteint comme un soupir qu'au moment se brise le cœur d'Harold (').

Nietzsche a été fortement saisi par cette théorie. Et' le jour il écrira son Zarathustra^ quand il aura fait

(M Fr. Liszt, Ibid., t. IV, 69-81.

F II A N Z LISZT 271

de sa prose une fluide et chatoyante musique, quel parti prendra-t-il, si ce n'est d'évoquer, par la mélodie des mots, un héros dont le génie « le mène au grandiose, au colossal, au gigantesque, au prodigieux », comme Ha- rold.en Italie y menait Berlioz (') ?

En 1870, quand il écrivait Musik und Tragôdie^ il lui semblait donc que le renouvellement de la musique vien- drait de la symphonie dramatique. 11 le fallait, puisque déjà la forme la plus haute du lyrisme musical antique avait été marquée par l'élargissement de la musique. Le dithyrambe, d'où, peu à peu, la tragédie est sortie, n'avait-il pas absorbé peu à peu le thrène funèbre, l'hymne aux morts, tous les genres lyriques ? N'était-il pas devenu une grande composition à plusieurs parties, jointe par une action unique, c'est-à-dire une véritable symphonie antique (^) ?

C'est la leçon que Nietzsche voulut donner à Richard Wagner, qui faisait trop intervenir les arts annexes. Nietzsche l'engageait à revenir à la musique pure. La pensée s'évauouissant, les images devaient monter de la musique comme une vapeur. Le personnage sur la scène devait faire l'effet d'une musique devenue visible {Er- scheinung der Musik). Cela exigeait que « la symphonie fût affranchie de son schématisme latin » ('), c'est-à-dire de ces formes italiennes trop fixes que lui avaient données les élèves d'Haydn. Ces termes de Nietzsche reprodui- sent la doctrine exacte de Liszt. Mais, adopter cette doc- trine, n'est-ce pas contredire Wagner? Non, si Wagner, comme le croit Nietzsche, « progresse vers la sympho- nie » (*). A supposer que Wagner soit vraiment et surtout

(•) Fr. Liszt, Ibid., l. IV, 95.

(») Nietzsche, Muaik und Tragôdie, posth. § 186. { W., IX, 253.)

(') Ibid. % 183 yW., IX, 251). («) Ibid. S 172 {W., IX, 241).

272 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

musicien, et que ses textes soient la pure « buée musi- cale » ('), qui se lève de son orchestration, il faudra le définir comme un symphoniste :

Wagner, à son insu, tend vers une forme d'art sera dépassé le vice fondamental de l'opéra : il tend à une symphonie immense, où. les instruments principaux chanteraient un chant qu'on pourrait symbo- liser par une action (*).

Des attitudes mimées, immédiatement saisissables aux yeux, dénuées de chant, mais commentées parles voix multiples de la symphonie qui les anime, c'est aboutit, à la limite, la technique de Tristan. Cosima apprit ainsi avec satisfaction que le plus parfait des drames de Wagner était celui qui réalisait le mieux la doctrine de Franz Liszt et qu'il était celui qui approchait le plus du drame antique.

Ces idées qui, de Friedrich Schlegel à Franz Liszt, s'étaient heurtées dans la science et dans l'esthétique allemande, trouvaient dans l'esprit de Nietzsche un écho puissant. A quel compromis aboutissaient-elles ? Nietzsche n'est pas le seul à avoir essayé de résoudre le redoutable problème que laissait subsister le désaccord des princi- paux hellénistes. Un grand et profond livre français, que Nietzsche a peut-être ignoré, Le sejitiment religieux en Grèce d'Homère à Eschyle, par Jules Girard (1869), venait de tenter l'accès de ces énigmes ténébreuses : l'orphisme, les rapports de Bacchus avec Apollon, le dithyrambe tragique, l'enthousiasme dionysiaque dans la tragédie naissante. On est surpris, aujourd'hui encore,

(*) Ibid. § 187 ( W , IX, 234). {•-) Ibid. S 186 (ir., IX, 234).

i

FRANZ LISZT 273

de constater entre Nietzsche et cet helléniste rigoureux le nombre des concordances.

Le livre de Nietzsche, comme le livre plus sobre et plus dépouillé de Jules Girard, considère la préhistoire grecque comme une lutte entre deux dieux : d'un côté, Dionysos, dieu de la sensualité fauve et de la frénésie or- giaque, mais de la mort aussi et de l'extase se dé- couvre la douleur immortelle qui pleure au fond des êtres. Ce dieu, Friedrich Schlegel, Creuzer et Bachofen l'avaient interprété d'une façon neuve, comme présidant aux plus profonds mystères. En regard, Apollon, dieu de la mesure et de la lumière, du vouloir contenu, de l'ordre dorien, de l'expression imagée, de la musique moderne et de la poésie. Ces deux dieux échangent partiellement leurs fonctions. A Delphes, ville et sanctuaire d'Apol- lon, Dionysos gouverne une partie de l'année. Apollon par contre devient, pour une part, un dieu des morts. Mais l'œuvre d'art qui concilie le mieux l'inspiration des deux divinités, c'est la tragédie attique.

Elle est issue d'une coutume populaire, dont Welcker, après Creuzer et Otfried Millier, a le mieux pénétré le sens. Un chœur sauvage d'hommes grimés en satyres chante des dithyrambes d'un pathétique triste et enthousiaste. Le bruit furieux, dont la troupe frénétique se grise, émeut la sensibilité humaine, de façon à ce que, dans l'âme de l'homme, le dieu lui-même prenne place, avec toutes les énergies de l'univers, et semble avoir distendu, jusqu'à les rompre, les limites de la conscience individuelle.

Ce chœur sent alors se passer en lui une métamorphose magique : il se sent revenir à la vie à demi thériomorphe des démons agrestes dont il porte les attributs et le pelage. Et, dans l'extase qui le saisit, le dieu qu'il adore apparaît en personne, versant son sang, dont les êtres vivent. Gœthe, le premier, avait introduit ainsi un satyre chan-

ANDLER. II. 18

274 LE LIVRE DE LA TRAGÉDIE

tant, dans son extase, la douleur créatrice des mondes (').

Cette vision tout immatérielle, l'œuvre d'art de la tra- gédie la matérialise. Elle la dresse sur la scène, dans un tableau vivant comme ceux des mystères d'Eleusis. Le dithyrambe rustique, comme Otfried Mûller et Welcker l'avaient vu, s'amalgame avec ces théophanies imagées des représentations consacrées aux divinités souterraines de l'orphisme. Mais ce que représente la scène tragique, c'est un mystère particulier, le mystère de Dionysos Zagreus, c'est-à-dire du dieu déchiré qui donne sa vie. et son sang pour que renaisse le monde. Un jour, pourtant, le dieu lui-même renaîtra à la lumière : c'est le mes- sage émouvant de la tragédie.

L'enseignement des devanciers, si on rapprochait par les bords les doctrines successives, aboutissait à cette in- terprétation dxi drame grec. Et, sans doute, il a fallu y apporter des correctifs. Un demi-siècle de recherches a permis ces retouches (*). Mais, au temps de Nietzsche, personne n'avait apporté une notion plus précise ni mieux appuyée sur les faits connus.

D'où est donc venu le scandale? De ce que Nietzsche a élargi l'idée de l'apollinisme jusqu'à y comprendre tout ce qui est rêve imagé, plastique et poésie, et l'idée du dio- nysisme jusqu'à y absorber toute inspiration musicale. Cet élargissement des idées permettrait seul de comparer i les faits de l'antiquité et les faits des temps modernes. Mais s'il faut s'interdire de telles comparaisons, du moins les adversaires de Nietzsche devraient-ils convenir alors que leur querelle, étrangère à l'interprétation de la vie des Grecs, ne concerne plus que les problèmes de la phi- losophie de l'art.

(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 28.

(*) V. notre tome III : Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chap. Ce qu'a pu être une tragédir grecque primitive.

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CHAPITRE

LA FONDATION DE BAYREUTH ARIANE-COSIMA

PODR avoir trop tôt repris sa lourde besogne d'ensei- gnement, après les fatigues presque mortelles de la guerre et de la maladie, Nietzsche souffrit tout l'hiver de 1870-71. Le surmenage, l'insomnie, la jaunisse, se joignirent aux effets durables de la dysenterie mal guérie. Les médecins lui prescrivirent de voyager dans le Midi et d'emmener sa « joviale petite sœur ». Elle accourut ('). En février ils passèrent en traîneau le Gothard couvert de neige épaisse. Si renfermé que fût Nietzsche, il ne put se dispenser de remarquer un austère vieillard, qui, malgré un nom anglais d'emprunt, mon- trait une mince figure ravinée d'Italien de la Renaissance. C'était le plus grand des exilés italiens, celui dont la pensée, soutenue par trente ans de luttes, venait de se réaliser par l'unité italienne : JVlazzini en personne. L'ingratitude de la dynastie ne le mettait pas encore à l'abri du danger. De son incognito. Mais sa parole le faisait reconnaître. Nietzsche s'entretenait avec le grand homme, alors courbé de vieillesse et d'amertume. A l'hôtel de Fliielen, durant les relais de poste, Mazzini rejoignait le jeune professeur bâlois. En quatre vers de Gœthe, il livra le secret de sa vie : " /

(') E. F0BR8TER, Biogr., II, p. 55 sq.

276 A R I A N E - C 0 S 1 M A

Unablassig streben, Uns vom Halben zu enhvôhnen, Und im Ganzen, Guten, Schônen Résolut zu leben (').

Nietzsche grava dans sa mémoire cette sentence virile. Il l'a citée à tous ses amis {'). Elle avait éveillé en lui-même de profondes résonances. Etait-il de ceux qui se déshabi- tuent des « demi-mesures » et des énervantes compromis- sions? Sa pensée gagnait en pureté et en sévérité tous les jours. Mais ce métier pesant, qui le détournait d'écrire, n'était-ce pas une compromission que de l'accepter? « Je suis saturé à fond de mon enseignement bàlois », écrivait-il à sa mère, moins de deux ans après être entré dans cette jeune gloire du professorat (').

Dans ce voyage encore, destiné à son repos, il travail- lait. Le séjour à Lugano dura six semaines. L'hiver était doux et parfumé comme un printemps. Nietzsche était d'une gaîté d'adolescent, malgré ses insomnies. Devant des Allemands distingués qu'on avait rencontrés, plus d'une fois il se mit au piano; ou bien, sur la cime de Monte-Bré, lisait une scène de Fmisl qu'il commentait avec une force émouvante. Parfois, il laissait transparaître quelque chose du travail mystérieux qui l'obsédait, et lisait des pages d'un manuscrit qu'il élaguait (*).

C éioÀi V Ursprung und Ziel der Tragoedie. Il a caché avec raison la version d'alors. Il y éclate un délirant orgueil avec une immense espérance. Elle contient tous les litiges futurs. Nietzsche parle comme un oracle terri- hant. Il croit détenir une foudroyante révélation : celle

C) « Sans relâche faire effort, nous déshabituer des demi-mèsures,

et avec résolution vivre dans l'intégral, dans le bien, dans le beau. -

Nietzsche ne reconnut pas tout de suite le passage que Gersdorff iden- tifia. 11 est tiré de Generalbeichte, dans les Gesellige Lieder. Curr., V, 221.

n V. Corr., I, pp. 19i, 229; II, p. 3oo; III, 439, 508. (S) 30 janvier 1871. {Corr., V. 205.)

(♦) Selon M™" Foerster, Biogr., II, 56, il s'agit du fragment sur VÉtai grec {W., IX, lit sq.), resté d'ailleurs inédit vingt-cinq ans.

LA FIN DE T 11 I B S G H E N 277

de l'essence de la civilisation grecque. Le frisson de l'inspiration le secoue quand il y songe. Mais il détourne de ce spectacle terrible les âmes faibles. A qui donc réserve-t-il des vérités si effrayantes? Il nous le dit :

Je n'ai pas de vœu plus ardent que de rencontrer un jour un homme à qui je puisse tenir ce discours, un homme d'une hauteur courroucée, de regard hautain, d'audacieux vouloir; lutteur, poète et philosophe à la fois, et qui marcherait d'un pas capable d'enjamber des serpents et des monstres. Ce héros futur de la connaissance tra- fique aura au front le reflet de cette sérénité grecque, cette auréole, à la lumière de laquelle sera inaugurée une résurrection encore à venir de l'antiquité, la Renaissance allemande du monde hellénique (').

Et qui pouvait être cet adolescent allemand doué de <i cette intrépidité de regard et de cette héroïque disposi- tion pour l'immense », qui, loin des compromissions lâches du libéralisme d'aujourd'hui, saurait suivre ainsi le précepte de Goethe et de Mazzini : « Im Ganzen und Vollen résolut zu leben » ? Est -il difficile de reconnaître Nietzsche? Telle était l'âme qui se cachait dans le da,n- seup souriant de Lugxino.

Il vécut jusqu'en avril, et courut à Tribschen au retour. Il y présenta Lisbeth. Wagner le complimenta souvent depuis sur celle qu'il appelait « das liebliche Schwesterchen » (^). Durant son enseignement de l'été, Nietzsche sembla rajeuni. C'était le temps Deussen le voyait, fort et fier comme un lion (^). Lisbeth ne le quitta point. Elle passa avec lui et Gersdorff, fin juillet, une quinzaine à Gimmelwald, près Mùrren, et ne se sépara de son frère qu'en septembre. Mais que pouvait donc; être pour lui Wagner, quand déjà se levaient en Nietzsche

(») Jf., IX, 140, 143.

(») Corr., V, 220.

(*) P. D«038BN, Erinnerunyen, p. 81,

278 A R I A N E - G 0 S I M A

des espérances qui, à ce point, dépassaient le wagné- risme, et quand il se croyait seul le Faust capable d'ame- ner sur terre, par sortilège, cette Hélène éternelle, l'art grec? C'est ce qu'il nous faut à présent expliquer.

TRIBSCHEN : LA FIN DE L IDYLLE

Dans cette amitié passionnée qui liait Nietzsche à Richard et à Cosima Wagner, nous approchons ici de la cime culminante. Ce sont les six derniers mois du séjour à Tribschen. Nietzsche y était revenu deux jours en octobre 1871. Il y eut entre eux comme un pacte de con- verser à distance, en fixant leur attention sur de com- muns objets d'étude. Nietzsche commençait de vastes travaux sur les Dialogues de Platon{^). Wagner et Cosima toute cette année lisaient le soir un morceau de dialogue platonicien. On trouve des échos de cette lecture jusque dans Ueber die Bestimmung der Ope)\ Platon était pré- senté comme la synthèse du mythe, de l'épopée et du drame grec (*). Ils en étaient maintenant à la République et se trouvaient déçus. Cosima n'a pas goûter la doctrine qui interdisait à l'élite dirigeante le mariage et l'amour. Elle avait du mieux aimer le grand apprentissage que Socrate avait fait auprès de la prophétesse de Mantinée, Diotime. Wagner s'offusquait des gaucheries inévitables de compo- sition que présente le premier grand livre de philosophie

(*) Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge {Philologica, III, 235 sq.). Nous n'en n'avons que des fragments.

(°) R. Wagner, Ueber die Bestimmung der Oper. (Schriften. t. IV, 137.)

LA FIN DE TRIBSGHEN 279

paru dans le monde ('). 11 ne soujDçonnait pas alors que la Réforme projetée par Nietzsche était précisément une nouvelle république platonicienne.

Nietzsche pensait donner à cette république ses insti- tuts de culture intellectuelle : c'est pourquoi il travaillait déjà à ses Conférences Ueber die Zukunft unserer Bil- dungsanstallen. Un autre institut principal, c'était Bay- reuth. Ils se partageaient ainsi la besogne réformatrice; et un instant furent satisfaits du partage. Dionysos, comme sur le tableau de Genelli, venait conduire le chœur de toutes les INIuses. Wagner entendait par que sa musique allait inspirer toute la Reforme. Or, ne savons-nous pas que pour Nietzsche, Dionysos n'était déjà plus Wagner?

La musique wagnérienne, et sans doute Cosima, recom- mençaient alors leur œuvre d'ensorcellement. Pour le 18 décembre, Wagner avait organisé à Mannheim un con- cert dont le succès lui rendit l'espérance. L'accueil, dès la gare, fut triomphal, quand le maestro arriva par le train de Bayreuth. Un peu plus tard, le train de Suisse amena Cosima, accompagnée du jeune et martial professeur qui désormais était inséparable de l'œuvre wagnérienne.

Ce furent des jours d'une douceur solennelle entre Nietzsche, Wagner et Cosima. Nietzsche ne manqua aucune des répétitions (*). Quarante ans après, on était encore ébahi à Mannheim de la profoudeur des conver- sations échangées (='). Mais plus que le concert, ce

(') V. deux lettres de L. Wagner, datées du 21 et du 26 novembre 1871 dans E. Foerster, Wagner und Nietzsche, pp. 79 et 80. Une lettre de Cosima à Nietzsche s'est perdue.

(^) On joua le Kaisermarsch, puis : l'ouverture de la Flûte enchantée; la symphonie en la majeur de Beethoven; ^'' le prélude de Lohengrin; l'ouverture des Meislersinger ; l'ouverture et le finale de Tristan. V. E. FoBRSTER, Wagner und Nietzsche, pp. 83, 8i.

(^) Ibid., p. 83, les impressions du chef d'orchestre Emil Heckel, présent à ces conversations, et relatées par son fils Karl Heckel.

280 A R I A N E - G 0 S 1 M A

fut le Siegfried-Idyll, joué devant un cénacle intime d'amis et de chefs d'orchestre, qui émut Nietzsche, c'est- à-dire l'idylle même de Tribschen immortalisée et dont il ne pouvait plus être absent. La perfection musicale do tout le concert fut telle que Nietzsche en resta secoué de frissons :

J'étais, écrit-il à Rohde, comme un liomme qui voit un de ses pressentiments se réaliser. Car c'est cela exactement que j'appelle musique, et rien d'autre. Et ce que je désigne du mot de « musique ». quand je décris l'état d'âme dionysiaque, c'est exactement cela et rien d'autre (M.

Qu'il existât, pensait-il, cent personnes d'un sentiment pareil dans la prochaine génération et l'aube se lèverait d'une civilisation nouvelle. Cette musique-là, ou plutôt lémotion que Nietzsche y avait apportée, résorbait le réel. Le monde extérieur s'évanouissait en une buée molle défilaient des fantômes. Ce fut dans ce dégoût du présent que Nietzsche, enivré de son rêve, revint à Bâle.

Pourquoi cependant n'a-t-il pas accepté l'invitation (le passer à Tribschen les jours de Noël? On devine son scrupule. Il avait vu à l'œuvre Richard Wagner. 11 faisait le serment que Cosima et Wagner le jugeraient à l'œuvre à leur tour. Il avait besoin de solitude pour méditer sa Réforme propre, celle de l'instruction publique nouvelle. Puis, il souhaitait d'être précédé à Tribschen par deux œuvres, messagères de sa pensée. Il envoya à Cosima Wagner une « symphonie à programme », composée dans le style de Berlioz, cette Nuit de la Saint-Sylvestre se lisait une émotion tout heureuse et chaude et comme un « souvenir transfiguré ». Mais souvenir de quoi? « Du sentiment heureux qui lui restait de ses vacances d'au-

A. UoiiDE, 20 décembre 1871. {Corr., II, 276.)

LA FIN DE T R I B S G H E X 281

tomne », comme il l'écrit à Roiide (')? H avait passé tout le mois de septembre seul à Baie. Il avait couru à Naum- burg en octobre; puis il avait rencontré à Leipzig- ses vieux amis Pinder, Krug", Gersdorff, Erwin Rohde. Cette rencontre avait été douce à Nietzsche. Mais avait-il besoin d'en rédiger la transcription musicale et de la dédier à Cosima? Et pourquoi situer à la Saint-Sylvestre ce col- loque d'octobre? Le langage chiffré de Nietzsche est plus subtil. Il y avait eu une nuit de décembre, dont il se sou- venait avec une tendre émotion, celle le Siegfried-Idyll avait été entendu pour la première fois en 1870, par Cosima, Nietzsche et Wagner seuls. Cette nuit que Nietzsche célèbre, c'est son idylle de Tribschen; et il ose en écrire le souvenir dans les étoiles hivernales.

Puis, à tous les plus intimes, il envoya l'ouvrage enfin sorti des presses de Fritzscli : Die Gehurt der Tragédie (lusdem Geist der Musik. Nous avons aujourd'hui la lettre d'envoi, touchante et magnifiquement présomptueuse, adressée à Wagner le 2 janvier 1872 :

Si je crois avoir raison dans tout l'essentiel, cela veut dire que c'est vous qui, par votre art, aurez raison dans l'éternité. Vous trouve- rez à chaque page que j'essaie seulement de vous remercier de tout ce que vous m'avez donné. Cependant un doute s'empare quelquefois de moi sur le point de savoir si j'ai toujours reçu comme il faut ce que vous me donniez. Peut-être pourrai-je réparer en quelque mesure plus tard : je veux dire au temps de V accomplissement, quand ce sera l'ère bayreuthienne de la civilisation.

En attendant, je sens avec orgueil que je suis désormais marqué d'un signe et que toujours on nommera mon nom avec le vôtre. Gare à nos philologues, s'ils ne veulent rien apprendre aujourd'hui (*) !

Mais l'art de « recevoir comme il faut », c'a toujours été, dans la pensée de Nietzsche, l'art de rendre avec

(•) Corr., II, 227.

(•) E. FoERSTER, Wagner und Nietzsche, p. 86.

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usure le don qu'on a accepté, et le remerciement qu il méditait, c'était d'obliger Wagner un jour au delà des obligations qu'il lui avait. Il flattait en Wagner une im- mense ambition, en annonçant que Bayreuth ouvrait l'ère d'une civilisation nouvelle, qui changerait la pensée, la sensibilité, l'action de tous les hommes. Mais cette immor- talité promise à Wagner, Nietzsche en revendiquait sa part d'avance, au nom du sacre qu'il avait reçu, et qu'il se représentait comme le feu de la Pentecôte descendu sur leur front.

A cette lettre d'un dévouement religieux, Wagner répondit par un billet plein d'exclamations banales, écrit avec une hâte fiévreuse. Il établissait une hiérarchie de ses affections :

Je disais à Cosima qu'après elle, vous veniez le premier : puis de longtemps personne d'autre, jusqu'à Lenbach, qui a fait de moi un portrait d'une saisissante ressemblance (').

C'était une preuve de goût de mettre Nietzsche, si jeune et inconnu, au-dessus du faux Titien munichois, intelligent certes et d'une redoutable habileté, qui com- mençait à peindre^ toutes les fausses et vraies gloires de la littérature, de la politique et du grand monde. Dans le livre de Nietzsche cependant, Wagner ne voyait que son propre portrait, mieux réussi que dans Lenbach. Cosima, seule, dans une de ses magnifiques lettres, souples, à longues périodes félines, sut trouver les paroles qui enjôlent :

Que votre livre est beau ! Qu'il est beau et profond ! qu'il est pro- fond et hardi! Qui a'^ous en récompensera, je me le demanderais avec angoisse, si je ne savais que, dans la conception de ces choses, vous avez trouver la plus belle récompense. Mais si vous vous sentez

(•) Jbid., p. 87.

LA FIN DE TRIBSGHEN 283

récompensé, comment savez-vous mettre votre état d'àme intérieur, grandiose et constructif, à l'unisson du monde extérieur, vous avez à vivre: Wie erlrug ich's mir, ivie ertrag' ich's noch? (*). Toutefois ï le jour » vient à votre secours, et sans doute les mélodies de la Saint- Silvestre, n'est-il pas vrai?

Vous avez dans ce livre évoqué des démons que je croyais obéis- sants à notre maître seul. Sur deux mondes, dont l'un nous est invi- sible, parce qu'il est trop loin de nous, et dont nous lîe connaissons pas l'autre, parce qu'il est trop près, vous avez jeté la clarté la plus vive, de telle sorte que nous saisissons la beauté, dont le pressenti- ment nous ravissait, et que nous comprenons la laideur, dont nous étions presque écrasés. Votre lumière, pour notre réconfort, vous la projetez dans l'avenir, qui pour nos cœurs est un présent, de telle sorte que nous pouvons, pleins d'espérance, faire cette prière : Puisse le bien être victorieux 1

Je ne saurais vous dire combien votre livre, vous constatez avec une simplicité si vraie le tragique de notre existence, m'a paru de nature à élever la pensée... J'ai lu comme un poème cet écrit, qui cependant nous ouvre les problèmes les plus profonds; et je ne puis m'en séparer, non plus que le maître, car il fournit une réponse à toutes les questions inconscientes de mon âme. Vous pensez combien la mention de Tristan et Iseull m'a émue... (').

Elle en était émue au point de lui répondre par les paroles d'iseult,^ refusant de vivre désormais parmi les mensonges éclatants du jour : « Comment l'ai-je sup- porté? Comment le supporté-je encore? » De loin, elle établissait entre Nietzsche et elle un mystérieux lien moral qui les « consacrait à la nuit ». Les initiés trouvent dans cette initiation même leur récompense, et Cosima n'en promettait pas d'autre. C'était beaucoup qu'en lisant la Naissance de la tragédie elle eût senti passer en elle le frisson démoniaque dont la troublait autrefois l'œuvre wagnérienne. Elle avait compati à l'obscure soufl'rance

(') Identifions la citation. Elle est tirée de R. Wagner, Tristan und /solda, acte II. (Schriften, t. VU, 43.)

(*) E. FoERSTER, Wagner tend Nietzsche, p. 88.

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qui lui parlait dans ce livre. Puis, se dérobant par une dernière coquetterie, elle alléguait que le jour, maudit par Iseult, c'est-à-dire les douceurs et les triomphes chi- mériques de la vie quotidienne, sauraient consoler cette douleur de Nietzsche, s'il y joignait le souvenir unique de ces a mélodies de la Saint-Sylvestre », qu'il lui dédiait, et dont elle avait bien saisi le sens.

Ces lettres de Wagner et de Cosima, Nietzsche les montre à ses intimes ; et Rohde leur trouvait « une sono- rité forte et profonde, comme d'un airain de cloche » ('). Mais s'il s'en montrait glorieux, Nietzsche tardait à y répondre. H ne venait pas à Tribschen, malgré les plus pressantes invitations. Il n'alléguait même pas lexcuse de sa maladie. Quelles étaient ces étranges hésitations qui s'emparaient de lui par crises réitérées? Et peut-on en vouloir à Wagner d'avoir songé parfois à prendre des a précautions amicales, mais sérieuses » dans ses rapports avec Nietzsche?

Il se demandait si peut-être il avait été parcimonieux d'éloges ; et, cette fois, dans une lettre inquiète et grave qui lui en décernait d'amples et de clairvoyants, avouait l'originalité parfaite et profonde du livre. Le soir, ils le relisaient ensemble, Cosima et lui, et ne tarissaient pas d'admiration. Il avait discerné parfaitement le reproche adressé par Nietzsche autrefois à son Beethoven, et, par une attention touchante, se disait redevable à Nietzsche. Car jamais, en composant le dernier acte du Crépuscule des Dieux^ il ne se* mit au travail sans relire, poui' s'inspirer, quelques passages du livre sur la tragédie. On eût dit que, se voyant traduit en langage clair, il voulait stimuler son inventivité par l'intelligence nouvelle qu'il venait d'en acquérir. Il faut se dire aussi qu'entre Cosima

(') Corr., II, 290.

LA FIN DE T R I B S G H E N 285

et Wagner il n'y avait pas de secrets. Wagner pouvait donc ajouter à bon droit :

Ami 1 ce que je dis n'est pas de nature à pouvoir être mis de côté par des assurances joviales. Vous êtes profond, et à coup sûr vous ne voyez dans mes relations avec vous rien de superficiel. Je comprends aussi le sens de la composition musicale, dont vous nous avez fait une si ingénieuse surprise. Mais j'éprouve quelque embarras à vous faire part de ma façon de la comprendre. Et cet embarras que je res- sens est ce qui m'obsède.

Et pourtant, mon ami, qu'aurais-je à vous dire que vous ne sachiez déjà et que vous ne puissiez vous dire à vous-même dans votre for inté- rieur? Vous savez tout voir et tout comprendre; et c'est de voir et de comprendre par vos yeux qui a été pour moi une joie si pure et si nou velie. Je vous comprends aussi dans bien d'autres sujets qui relèvent ûe votre profession, vous causent sans relâche des préoccupations nouvelles, comme les aperçus que vous m'avez indiqués sur l'éduca- tion. Avec vous, je jette des regards dans les profondeurs et dans le lointain ; des domaines d'action pleins d'espérance s'ouvrent à moi à perte de vue oui, à moi, mais si vous restez à mes côtés (M.

Wagner avait deviné la jalousie douloureuse dont souffrait Nietzsche. L'envoi de la Nuit de la Saint-Syl- vestre était une question que Nietzsche posait : « Ne suis-je pas, moi aussi, musicien? » Gosima avait pu répondre par une coquetterie. Wagner répondait : « Ge que j'aurais à dire m'embarrasse; je fais appel à votre sincérité et à votre clairvoyance. » Il ne voulait pas voir en Nietzsche un de ces dilettantes innombrables qui le harcelaient de leurs partitions. L'alliance qu'il lui offrait était d'une autre sorte. La portée lointaine des desseins de Nietzsche échappait au grand artiste, absorbé par la pensée immédiate de son œuvre à consolider. Il acceptait d'être mis dans la confidence de ces desseins et terminait par d'affectueuses supplications. On ne doute pas que

(') E. FoERSTER, Wagner und Nietzsche, p. 92.

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Nietzsche n'ait répondu, comme l'a dit Wagner depuis, par une émouvante lettre, et il n'y en a peut-être pas dont la perte, si elle se confirme, soit plus regrettable.

Il y eut là, dans la vie de Nietzsche, un instant de bref et chimérique triomphe. Les étudiants bâlois voulurent l'honorer par un cortège aux flambeaux, parce qu'il avait refusé les propositions de l'Université de Greifswald. Wagner lui demandait des exemplaires de son livre pour tous ses amis et pour le roi de Bavière en personne, La première conférence Ueber die Zukunfl unserer Bildungs- anstalten, le 16 janvier 1872, avait déchaîné dans le beau monde de Bâle « de l'émotion, de l'enthousiasme et delà haine étroitement unis » ('). Déjà Nietzsche, pour la fondation de l'Université allemande de Strasbourg, son- geait à déposer un mémoire violent, il allait sommer le gouvernement impérial de réaliser dans cette Université la pensée bayreuthienne.

Personne ne savait plus délicatement flatter que Wa- gner. Il fit à Nietzsche, quand il vint à Tribschen, dans la seconde quinzaine de janvier, un accueil de fête. Il le prenait par le besoin le plus impérieux en lui : la soif de gloire. Il lui donna l'impression qu'ils scellaient une alliance pour la vie et que cette vie était déjà toute pleine des voix de l'immortalité ('). Il suscita, de la part de leurs amis com- muns, des félicitations flatteuses qui affluèrent enfouie. Sans gêne alors, Nietzsche écrivait à Rohde :

Je suis convaincu que mon livre ne périra pas (').

En vain doue, un jeune professeur de Fribourg, Men- delssohn-Bartholdy, l'invita pour uil voyage en Grèce, dont Naxos, la Crète, Athènes auraient été les étapes. C'étaient les lieux de culte principaux de Dionysos.

(«) Corr., V, 244 ('-} IbuL, II, 28.^. (') Ibid., II,

LA FINDE TRIBSGHEN 287

Nietzsche refusa ('). Pour lui, Naxos était partout vivait Cosima; le dionysisme était partout oîi vivait Wagner.

A son tour donc, Nietzsche mit ses amis à la disposi- tion du grand artiste, qui gémissait sous le fardeau de l)esognes administratives de sa propagande. Il supplia Gersdorif, au nom de cette culture, nouvelle pour laquelle ils luttaient ensemble, de mettre tout son effort au service de Wagner, durant ses négociations dejanvierà Berlin ('), Il fallait un orateur ambulant, capable d'exposer la cause wagnérienne. Quelle preuve plus magnifique donner de son dévouement, que d'abandonner son professorat de Bâle, de l'offrir à Rohde et de faire ce dur métier de confé- rencier errant de ville en ville pour quêter des souscrip- tions ? Nietzsche était prêt à faire ce sacrifice qui eût obligé deux amis, et son mérite n'est pas diminué parce que le succès final, après des tribulations sans nombre, a dispensé Wagner de l'accepter.

Mais l'idée d'un périodique nouveau, d'une grande revue réformatrice et wagnérienne prit consistance alors : elle est de Nietzsche. Il l'avait discutée avec Wagner à Tribschen dès juillet 1871. Wagner désormais appréciait à sa juste valeurle renfort de jeunes combattants littéraires que Nietzsche lui avait amenés. Car Gersdorff et Erv^^in Rohde y étaient d'avance enrôlée. On donnei*ait l'exemple d'un journal de haute culture, instructif, noble, pur. Les Bayreuther Blàtter sont sortis de ce jeune enthousiasme nietzschéen (^).

Le temps s'approchait ainsi Wagner dut se rendre à Bayreuth pour surveiller les travaux de son théâtre en construction. Peut-on douter que la pensée de Nietzsche

(*) Corr., I, 206; V, 2iO. (') /6irf., I, 206.

(^) Corr., I, 203; II, 245, 278, 372. Le nom de Bayreuther Blalter paraît dans une lettre à Rohde du 20 décembre 1871.

288 ARIANE-GOSIMA

ne fût souvent dans cette verte solitude de Tribschen que Gosima allait quitter? Hans von Biilow, qui vint voir Nietzsche à Bâle, par admiration pour son livre, le mit en garde. Il avait au cœur la grande blessure de sa vie brisée, et, songeant à Cosima, sans que son admiration pour Wagner en fût diminuée, il se compara à un Thésée que son Ariane aurait quitté pour se donner à un Dionysos plus puissant. Il indiquait ainsi avec tact la griserie qui avait saisi la fugitive. Il dit à Nietzsche : « Cosima m'a ruiné moralement; elle ruinera Wagner de même. » L'homme à qui il parlait devait profondément souffrir d'elle à son tour : qui sait pourtant si déjà Nietzsche ne s<' jurait pas, au fond du cœur, de combattre l'influence mauvaise qui émanait de cette femme supérieure et par laquelle elle « ruinait » le génie?

Quand Nietzsche s'en fut à Tribschen, le 27 avril 1872, il trouva Cosima Wagner seule, vaquant aux derniers soins de son départ imminent. Ce fut pour tous deux une infinie douleur :

Nous marchions, écrit Nietzsche, comme parmi des décombres. L'air, les nuages, étaient chargés d'émotion. Le chien refusait de manger. Le ménage des domestiques, quand on lui adressait la parole, fondait en sanglots (').

Toute la douceur des sentiments lentement formés se réveillait avec la mélancolie des choses périmées. Nietzsche aidait à emballer les manuscrits, les lettres, les livres. Tout à coup, il n'y tint plus. Il se mit au piano et, dans une déchirante improvisation, dit, en musique, ce qu'avait été pour lui ce Tribschen qui n'était plus. Fugitifs accords, effacés avec les pleurs des adieux. Mais dans son livre sur la Tragédie, n'avait-il pas « pétrifié », comme il l'a dit,

(') Corr., T, 210.

PREMIERES ATTAQUES 289

l'idylle détruite? Il veut dire qu'il l'avait transposée et fixée dans le « monumental ». L'image en est debout encore dans ce livre et flotte avec une pureté apollinienne au-dessus de cette émotion.

II

LES PREMIÈRES ATTAQUES CONTRE NIETZSCHE

Cette mainmise sur l'immortalité que Nietzsche s'était promise dans son livre sur la Tragédie fut une courte gloire de cénacle. Les lettres signées de noms illustres se succédaient, flatteuses et vides. Celle de Franz Liszt fut d'une grande misère. Ce grand Tzigane avouait que « l'hel- lénisme et le culte idolâtre que lui vouent les savants lui étaient restés assez étrangers ».

Mon âme, ajoutait-il, ne fréquente point le Parnasse et l'Hélicon, mais s'attache au Tabor et à Golgolha (•).

Il cueillait quelques citations dans le livre, feignait de

l'avoir feuilleté ; et, relevant au hasard le grand passage

sur le chant qui vient à la tragédie de la profondeur des

* mondes et qui chante l'Illusion, le Vouloir et la Douleur,

il eut l'audace de conclure par ce souhait qui atteste toute

son ignorance de Schopenhauer :

Que Dieu veuille que de plus en plus l'Illusion et la Douleur soient vaincues par le Vouloir (*).

La secrète intention du livre, destiné à concilier Wagner et Franz Liszt, le destinataire principal ne l'avait pas saisie. Mais comment atteindre la sympathie d'un esprit qui n'avait l'intelligence ni des Grecs, ni de Schopenhauer!

r

(') K. FoERSTER, Biogr., II, 70.

(«) 14 février 1872 (Corr., III, 14U).

ANDLER. II. 19

290 A H I A N K - C 0 S I M A

Nietzsche, au milieu du silence méfiant de toute la cri- tique littéraire, eut une autre douleur. Froissé de n'avoir reçu qu'un exemplaire sans dédicace, Ritschl s'était tu. Il répondit, sur les objurgations suppliantes de Nietzsche : sa lettre, dans sa douceur distinguée, fut une fin de non- recevoir très nette (•). Il s'excusait de son incompétence philosophique, mais réservait avec force les droits de l'his- toire. Savant, il ne pouvait condamner la science, et il la jugeait, autant que l'art, une œuvre glorieuse du genre humain. Avec ménagement, jl corrigeait les impropriétés de la terminologie de Nietzsche. 11 se refusait à dénom- mer « suicide » cette modification euripidéenne de la tra- gédie qui n'en a été que la défloraison naturelle. Il doutait qu'une doctrine qui se targuait de mépriser la science pût fonder l'éducation nouvelle. Il craignait le dilettantisme envahissant et ne croyait pas que l'ignorance put rendre une nation plus propre à goûter les choses de l'art. L'évo- lution des Grecs, si privilégiée qu'il la jugeât, ne lui paraissait pas l'unique modèle de toute évolution humaine. Un développement historique ne se recommence pas. Nous pouvons beaucoup apprendre des Grecs, mais il est improbable que notre esprit ait à repasser par les mêmes étapes que le leur, et que notre poésie puisse revêtir les mêmes formes.

A la revendication nietzschéenne, qui réclame une régénération morale de l'humanité par l'extase tragique, Ritschl opposait l'espoir d'une évolution créatrice de formes neuves. « Le sentiment libérateur de l'oubli de soi » , il ne veut pas le tenir d'un ascétisme contemplatif : il le demande à une force surgie, elle aussi, du cœur même du monde, de « l'énergie d'une action humaine, immé- diate, dont est capable le plus humble d'entre nous ».

M Porr., Ul, 140 sq.

P K E M I E K E S A T T A Q L E S 291

Nietzsche n a pas perdu une parole de ce grave aver- tissement. La régénération par la science et par l'énergie des actes; la croyance en un développement autonome de tous les individus et de toutes les nations, ce seront les articles de la foi nietzschéenne quatre ans plus tard. Et sans doute déjà celte foi germe en lui. Mais il ne le sait pas encore. C'est pourquoi il ose écrire à Ritschl cette lettre d'une si insolente présomption :

En attendant, j'exprime la conviction je suis qu'il faudra plu- sieurs dizaines d'années avant que les philologues sachent comprendre un livre aussi ésotérique et aussi scientifique au sens le plus élevé de ce mot (M.

Le ehàtimenl de cet orgueil approchait. En vain un lielléniste suisse, Hermann Hagen, envoyait de Berne une lettre enthousiaste {^} ; et Jacob Burckhardt eut beau accueillir dans son cours sur la civilisation grecque les idées de Nietzsche (^). Des bruits désobligeants coururent. A Bonn, Usener, l'un des hellénistes que Nietzsche esti- mait le plus, avait dit publiquement que l'auteur d'un tel livre ne comptait plus dans la science (*). Une plus dé- plaisante animosilé se montra dans le brutal pamphlet (ju'un jeune camarade de Pforta, Ulrich von Wilamo- witz-Mœllendorff' intitula par dérision Zukunftsphi- lologie (^).

Le grand helléniste ne fait pas difficulté, quand on 1 interroge aujourd'hui, de reconnaî-tre sou péché de jeu- uesse. Gardons-nous de prendre au tragique l'algarade d'un jeune savant de vingt-cinq ans. Nietzsche eut l'im-

(') 6 avril 1872 {Corr., 111, 146j. ("j E, Foerstek, Biogr., 11, 187d. (') V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 316 sq. (*) Corr., II, 354.

(*) Zukunflf philologie, Eine Erwiderung auf Friedrich Nietzsches ' Geburt der Tragôdie. » Berlin, Borntrâger, 1872.

■292 A R I A N E - C 0 S I M A

pression que le pamphlet « sentait Berlin » . S'il a cru à une coalition berlinoise, à un mot d'ordre de le traquer, il se trompe ('). Au premier moment, il affecte un calme méprisant, et il a promis de rester inébranlable dans sa foi (*). Sous la verve de ses brocards, ou sent pourtant sa confiance diminuée dans les hommes et une véritable douleur ('). Son amour-propre blessé réclame une ven- geance immédiate. Es hilft nichts, man muss ihn schlach- ten (*). s'adresser? Ervvin Rohde ne réussit à insérer ni au Literarisches Centralblatt, dont Nietzsche était cepen- dant collaborateur, ni au Philologischer Anzeiger un compte-rendu du livre. De désespoir, il avait envoyé aux bureaux d'un journal politique^la Norddeutsche allgemeine Zeilung, un article dithyrambique qui passa inaperçu. Ritschl parut indispensable, alors qu'on lui avait récem- ment envoyé l'expression de la mésestime due à son étroitesse de philologue. S'est- il employé à faire éditer, chez Teubner, la réponse Erwin Rohde prenait la défense de Nietzsche? Rohde le lui avait demandé. Peut- être n'a-t-il pas refusé ; peut-être a-t-il échoué dans sa démarche. Enfin, un éditeur de musique, Fritzsch, accepta de pubber la contre-attaque du « compagnon d'armes armé d'un javelot », qui prenait place aux côtés de Nietzsche (*). Aflerphilologie fut le titre un peu brutal, en style lessingien, de cette riposte dédiée à Richard

C) Corr., II, 320, 326; III, 148. II est sur que Schôn, l'helléniste berlinois, à qui Wilaraowitz soumit son pamphlet, encouragea son élève à le publier. C'eût été une preuve de tact de l'en dissuader.

(»i Corr., II, 319, 362; I, 213.

(') Sa mauvaise habitude du calembour se déchaîne en plaisanteries d'un goût douteux. Le pamphlet s'appelle ■■ Wilamowisch . ; l'esprit du pamphlet « Wilamowilzelei ■■ ; l'auteur est dénommé <• Wilamops ; Rohde ajoutera : « Wilamolch - (Corr., I, 214; II, 3ii ; 409, 445.)

(*) Corr., II, 320.

(») iMetzsche à Rohde, 8 juin 1872; Rohde à Nietzsche, 12 juillet 1872. Corr., II, 319, 331.)

PREMIÈRES ATTAQUES 293

Wagner. Wilamowitz fît succéder une réplique nou- velle (').

L'intérêt de la polémique n'est pas dans les argu- ments échangés alors. Il en a découlé des suites loin- taines qui importent seules. La vie entière de Rohde et de Wilamowitz-MœllendorlT se passa à consolider les posi- tions sur lesquelles ils avaient campé d'abord ; et l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de la tragédie grecque n'est pas sans y avoir gagné. Nietzsche apprit une fois de plus que la science est chose elle aussi a humaine, trop humaine ». Elle met en présence des passions qui s'en- trechoquent dans des pugilats injurieux ou préparent des embûches aux rivaux par des insinuations tor- tueuses. Les trois brochures apportèrent la preuve des dangers moraux attachés au métier de savant. Nul sou- venir ne restait à Wilamov^itz de la camaraderie de Pforta, si ce n'est pour rappeler d'humiliantes anec- dotes (*). Puis, tout de suite, à l'allemande, les inso- sultes graves. De la génialité imaginaire jointe à de l'in- solence, « de l'ignorance et un amour insuffisant de la vérité », ce sont les moindres reproches adressés à l'homme qui venait, pour une cause qu'il estimait bonne, de mettre en péril tout son crédit scientifique {'). Il fau- dra dire ailleurs le contenu de cette querelle pédan- tesque de forme, dont Nietzsche n'est pas sorti vaincu, mais dont le Zarathuslra encore garde l'amer souvenir :

(♦) Zukunflsphilologie, Zweites Stûck. Eine Erwidrung auf die Rettungs- versuche fur Fr. Nietzsches Geburt der Tragédie. » Berlin, Borntràger 1873.

f ) Une erreur de chronologie qu'il relève chez Nietzsche lui fait regretter qu'à Plorta on n'ait pas inscrit sur la porte d'entrée la devise platonicienne renversée ; - Nul ne sortira d'ici, s'il ne sait compter. C'est un prétexte pour rappeler que Nietzsche, dans sa jeunesse, ne brillait pas en mathéma- tiques. V. Wilamowitz, Zukunftsphilologie, I, 13, 18.

(') Ibid., p. 7.

204 A R I A N E - C O S 1 M A

Gomme j'étais couché endormi, un veau vint brouter la couroiiue (le lierre sur mon front, et broutant, il ajouta : « Zarathoustra n'est plus un savant. »

11 le dit, et s'en fut, abrupt et hautain. Un enfant me rapporta son (lire.

Je suis encore un savant pour les enfants. Mais je n'en suis- plus un pour les veaux : ainsi le veut ma destinée. Bénie soit-elle! (M.

1)1

LA PREMIERE PIERRE DE BAYREUTH

l^es attaques poiir la première fois Nietzsche apprit à douter des hommes l'avaient atteint au moment il avait cru voir entrer dans le réel le rêve partagé avec Richard Wagner depuis trois années. Wagiteff, revenu d'une tournée à Vienne, avait invité ses amis pour la pose de la première pierre de son théâtre, à la Pente- côte de 1872. Daniel Halévy a dit, en termes excellents, ce qu'il y eut de symbolique dans le choix de la petite ville bavaroise qui, spontanément, avait offert un terrain pour le temple wagnérien.

Le destin de Bayreulh est étrange. Cette petite ville allemande, longtemps obscure, brille au xvui'' siècle; elle brille d'un éclat un peu falot ; mais elle est enfin célèbre par toute l'Europe. Une intelligente margrave, sœur de Frédéric, amie de Voltaire et des grâces françai^s, l'habite, l'enjolLve, égaie de châteaux sa campagne pelée et prodigue sur ses façades les singulières volutes du style « rococo ». La mar- grave meurt, Bayreuth retombe en oubli. Un siècle passe : voici la gloire tout à coup revenue ; la petite cité que la margrave orna devient la Jérusalem d'un art et d'un culte nouveaux. Destinée étrange, mais factice. L'histoire de Bayreuth doit être rangée parmi les» œuvres de "Wagner.

Il voulait établir son théâtre dans une ville très calme et retirée il

(') Zarat/iimtro, Von den Getehrten ( W., VI, 183).

F () N D A T ION DE B A \ H E U T H 29b

lui rouvenait de ne pas aller au-devanl de ses auditeurs, de les obliger, au contraire, à monter jusqu'à lui. U choisit, entre maintes autres, celle-ci : les deux AUemagnes seraient ainsi confrontées, l'une, celle du passé, asservie aux modes françaises; l'aiitre, celle de l'avenir, la sienne, émancipée et novatrice (').

Les invités de ce temps-là ne voyaient pas cette des- tinée factice de l'œuvre nouvelle. De toutes les villes d'Allemagne accouraient les chefs d'orchestre, les musi- ciens attachés à la cause wagnérienne, les souscripteurs des « actions de patronage ». Les trains arrivaient de Leipzig et do IMagdebourg, bondés de choristes. Des acteurs et des actrices de renom se contentaient du rôle de coryphées. Wagner dirigea, deux jours durant, cet orchestre de virtuoses (^). A ces hommes du métier s'étaient joints quelques intimes, la vieille amie de Wagner, Malwida de Meysenbug, Nietzsche et les néophytes qu'il avait amenés à W^agner. On mit en pré- sence la vieille idéaliste qui avait admiré Wagner au temps de sa pauvreté inconnue et le jeune héraut de la culture wagnérienne. « Voilà donc ce Nietzsche ! » s"écria-t-elle familièrement. Et de ce jour ils furent amis.

Les répétitions eurent lieu dans la salle charmante de l'Opéra de Bayreuth. Wagner avait choisi le Kaiser- marsch comme introduction et la IX" Symphonie de Beethoven comme morceau principal. Il faisait entrer dans les faits le plan défini dans son essai sur Deetlioveti. La symphonie beethovénienne avait porté autrefois à Paris, dans la capitale de la « mode insolente », la reli-

(') Daniel Halévy, La vie de Frédéric Nietzsche, 1909, p. 119.

(*) V. la description dans Hbckel. Erinneningen, p. 44 sq. âdblhbid voH ScuoKM, Zwei Menschenalter, p. 2lo sq. Wagner, Dax Bithnénfesispiel- hauit zu Bayreuth. (Schriften, IX, 322 sq.)

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gion musicale nouvelle, « l'annonciation émancipatricedela plus sublime innocence » ('). Dans l'esprit de Wagner, l'ambition d'une conquête morale du monde s'associait à la gloire du récent Empire allemand. La solennité vraie ne fut pas la cérémonie manquée du 22 mai au matin : cette pose de la première pierre, sous la pluie battante, au sommet de la colline dont les fidèles avaient gravi les chemins de glaise détrempée. Elle était dans l'âme de ces croyants,

Wagner revint à la ville en voiture avec quelques-uns d'entre nous. Il se taisait, et longuement tourna en dedans un regard qu'au- cune parole ne peut décrire. 11 commençait, ce jour-là, sa soixantième année. Tout son passé avait préparé ce moment-là. Qu'a pu dis- cerner le regard d'Alexandre au moment il fit boire l'Europe et l'Asie dans une seule amphore? Mais ce qu'a vu Wagner en son for intérieur comment il était devenu ce qu'il était nous pouvons jus- qu'à un certain point, nous, les plus proches, le discerner comme lui : seul ce regard wagnérien nous fera comprendre son haut fait et cette intelligence nous en garantira la fécondité (*).

Puis, le soir, ce fut le concert. L'Ode à la Joie de Schiller éclata dans une restitution délicate et passionnée qui faisait croire qu'on l'avait pour la première fois com- prise (^). Eine meinei' hœchsten Stimmungen, notait Nietzsche dans ses carnets. Il s'enivrait de cette joie pro- mise aux martyrs et aux chercheurs, et qui a pour rançon une mort prématurée. Longtemps après, supplicié par sa maladie, il trouvera une consolation dans la pensée de cette joie de vaincre, répandue dans le poème de Schiller, fatale et brûlante, comme la marche des soleils (*).

(') Wagker, Beethoven. (Sctiriften, IX, 126.) (*) NiBTzscuE, Richard Wagner in Bayreuth, g 1 (W., I, 501). (•) R. Wagubr, Zum Vortrag der neunten Symphonie Beethovens {?tc\itïliexx, IX, 231 sq.)

(*) NiBTzscHE, Menschtiches, posth., S 390 (XI, 123).

FONDATION DE B A Y R E U T H 297

Dans ses lettres à sa sœur, il ne put, tant l'émotion le saisissait, dire un mot de ce qu'il avait vécu (*).

Comment la méfiance a-t-elle pu empoisonner une admiration si pure ? Toute l'intimité ancienne avait paru rétablie. S'agissait-il d'exécuter un journaliste médisant, Cosinia s'en chargeait avec cette hauteur qui n'admettait pas de réplique, et prenait pour témoin Nietzsche avec le chef d'orchestre Heckel ('). L'amitié de Nietzsche avait eu pour Wagner une profonde signification : elle lui avait amené l'adhésion de l'Allemagne cultivée.

Vous ne pouvez savoir, écrivait Wagner à Rohde, ce que c'est que il'avoir passé toute sa vie en mauvaise ou en sotte compagnie (^).

Il doutait jusque-là qu'il existât un public pour accueillir sa réforme musicale. Par Nietzsche, il eut la certitude d'avoir trouvé ce public. Ce tourment du génie descendu dans la multitude, et obligé de lui poser des questions angoissées, avait cessé pour lui. Alors, et par reconnaissance, il empruntait les idées du disciple,

A son tour, il exposa dans Ueber Schauspieler und Saenger, la théorie de l'idéalité de la scène. Comme Nietzsche, il ne voit plus en elle qu'une surface se pro- jette une vision tout intérieure. L'orchestre est le foyer magique se préparent les sortilèges destinés à capter surnaturellement des âmes. Dans le chant du chœur le sentiment populaire s'extériorise en paroles; et le héros sur la scène est comme un fantôme vu dans l'extase (*) Die Geburt der Tragœdie avait été comme le rêve issu des communes conversations de Tribschen. A présent l'œuvre de Bayreuth allait prendre la forme de ce rêve hellénique.

(M Corr.. V, 248.

(•) Glase."(app, Das Leben Richard Wagners, t. IV, 423.

(') Lettre à Rohde, 29 octobre 1872, cité par Glase.iai-p, V, 32.

{*) R. Wagmer, Schauspieler und Sângtr. (Schriften, IX, 197.)

'29S A U l A N E - C n S 1 iM A

Et de se sentir colla horateur de cette œuvre, Nietzsche s'exaltait :

Pour un spectateur tel que Wagner, je donnerais toutes les cou- ronnes que le temps présent pourrait offrir (').

Wagner avait fait appel à lui, dang son article de la Norddeutsche Allgemeine Zeiiung. Mais ne le poussait-il pas trop à achever ses conférences sur les Institutions de culture'] Ne le rejetait-il pas un peu sur son métier de pro- fesseur,, si estimable et si étroit? L'ambition de Nietzsche était plus haute. Il résista. Par besoin de s'émanciper, il laissa inachevé le cycle des conférences si impatiemment attendues. Après quelques années d'études, il offrirait des conclusions autrement amples, qu'il sentait mûrir.

Comme d'habitude, quand il méditait une grande nou- veatité, il se terra. Il acheva doucement pour Ritschl son étude sur le Cer/«mm d'Hérode et d'Homère, abandonnée depuis deux ans; et le vieux philologue, naïvement, se réjouit de le voir revenir à son « ancien et sympathique village » (^). Nietzsche sourit du malentendu. Un peu avant, il avait couru à Munich se consolider dans sa foi. C'avait été un grand jour que la première de Tristan und /solde, 011 Hans von Biilow. son partisan passionné, l'avait invité en personne. Nietzsche y était venu, pour le 28 juin 1872, et reçut de ces représentations la plus forte émotion d'art de sa vie (*). Au sortir du théâtre, secoué de sanglots, il ne put remercier Biilow {M. Il revint

(') Corr., II, 856.

(«) Corr., II, 3i7; lit, 154.

(3) Corr., m, 345,

(*) Il suppléa à ce remerciement par l'euvoi tle sa Méditation sy m phonique sur Manf'red, composée l'hiver d'avant. On sait que Hans von Biilow le plaisanla fort sur l'aberration qui l'avait jeté dans des " convulsions sur le piano si regrettables ». M°" Foerster accueille avec sévérité ce juge- ment d'un musicien éminent, que Nietzsche remercia avec modestie de sa

F 0 N D A T I 0 N D E B A ^' H K U ï H 209

à Bâle reprendre le travail, rempli d'un mystique enivre- ment. Sa tâche propre commençait, au moment tou- chait à sa fin celle de Wagner.

Tout cet été de 1872, il avait ébauché des leçons qui, toujours, lui restèrent chères sur ia Philosophie présocra- ti(pie. Il recommança ces leçons, avec le cours sur Platon, en 1873 et 1876 ; et à la joie d'interpréter avec nouveauté des textes qui semblaient si connus s'ajouta pour lui le profit doctrinal le plus certain qu'il eût fait depuis de longues années. L'originalité philosoj^hique de Nietzsche date de ces leçons de 1872 (';. Mais quel rapport avec Bayreuth? f 'n rapport immédiat. De ces leçons, il veut extraire un fragment d'un livre qui célébrera, en 1874, l'inaugura- tion, prévue pour cette date, de Bayreuth achevé. Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen : c'est le nom provisoire de l'esquisse. Puis, en novembre 1872, il projette un autre titre : Der lelzle Philosoph. Il faut bien comprendre ce titre, médité pour un écrit qu'il imagine " plus haut que les pyramides » (*).

Le livre que ce titre annonce doit définir la part que Nietzsche revendique dans la grande œuvre de Bayreuth. Ce « dernier philosophe « que la détresse publique aj^pelle, il ne le nomme pas. Mais on devine qu'il s'appelle Nietzsche. Suprême orgueil, enveloppé dans la plus discrète modestie. Comment produire cette revendication dans un écrit qui énumère les philosophes de Thaïes à Anaxagore?Ce n'était pas un paradoxe plus surprenant que de voir le drame musical de Wagner justifié par la préhistoire de la tragédie grecque avant Sophocle. La

franchise. Il faudrait, pour savoir la vérité, avoir entendu le Manfred de Nietzsche; Liszt avait bonne opinion de son talent musical, et voyait en Nietzsche plus qu'un dilettante. V. Corr., III, 344-355.

(M On les retrouvera dans les Philoloqica, t. III, 125-234, 235-304.

f») Corr., II, 372

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philosophie grecque était née en même temps que la tra- gédie. Croit-on que ce fût coïncidence fortuite?

Les circonstances au milieu desquelles ont paru les philosophes grecs enseignent comment la philosophie pourrait renaître. Elle n'est pas une sagesse tardive qui pleure sur les sociétés décrépites. Les Grecs ont philo- sophé « dans le bonheur, dans leur virilité mûre, dans la sérénité ardente de leur pleine force courageuse et victo- rieuse » (*). Ils ont été témoins de la réalité sociale la plus farouche, embellie et voilée par l'art le plus achevé de l'illusion, la tragédie. De quel prix n'est pas le juge- ment que de tels hommes ont porté sur la vie ? Ils fixent les moments sublimes et en gardent l'image, comme revêtue d'éternité, dans des formes d'esprit elles-mêmes éternelles. Us déterminent les valeurs.-

Car cette distinction, aujourd'hui courante, entre les jugements d' existence ei \q^ jugements de valeur, Nietzsche l'a découverte à nouveau. Elle gisait obscurcie sous l'amoncellement des connaissances au xix* siècle. Jamais époque n'avait été plus obsédée de faits. Dans cette frénésie d'analyser comment ils vivaient, les hommes s'effrayaient de la vie et ils l'oubliaient. Il y a donc un moment le savoir est fatal, et il y a des vérités stériles. Qui les départagera d'avec le savoir nécessaire? Le philo- sophe seul. Il sait que la connaissance doit servir la vie. S'il faut à la vie des illusions pour l'aider, il choisira l'illusion. Or comment douter que l'éclat jeté par leur art sur la détresse de leur existence n'ait aidé puissamment les Grecs? Et nous, dans quelle laideur, dans quel deuil, dans quelles bagarres ne vivons-nous pas (^) ? Pourtant,

(*) Phitosopfienbuch, $ i. {W., X. 10.)

(*) Das Verhàltniss der schopenhauerischen Philosophie zu einer deutschen Kullur. (W., IX, 4't3.)

FONDATION DE BAYREUTH301

nous nous y résignons avec bassesse, et nous laissons seul dans le silence le génie qui nous a apporté l'illusion salu- taire dans l'image de l'héroïsme. Quand la tragédie vit au milieu de nous, ne surgira-t-il donc pas un philosoj)he comme au temps des Grecs ? Nietzsche laisse deviner que peut-être il vit parmi nous comme un mystérieux pèlerin. Peut-être s'impose-t-il comme tâche unique de se rendre inutile et de désigner aux foules le génie consola- teur et artiste qu'elles ont méconnu. Jamais philosophe ne céda le pas à un artiste avec ce pathétique. Jamais palme ne fut tendue avec un plus souverain orgueil que par Nietzsche à Richard Wagner dans cet ouvrage inachevé.

> Mais à Pâques 1873, il le lut un soir à Cosima Wagner.

I On s'explique la surprenante joie qui ne le quitta pas

I dans cet automne de 1872. Le 28 septembre, brûlant l'étape de Zurich, il arriva à Weesen. Il vit Goire, trans- figuré par le soleil d'automne. Les ravins mugit la

I Rabiusa, la grandeur de la Via mala éveillèrent en lui pour la première fois le rapprochement : « Voici mon paysage à moi ('). » Ces souffles rudes et purs, ces col- lines rocheuses, dominées de cimes neigeuses, lui fai- saient un coeur jovial et fort, une pensée audacieuse et grande.

Il pousse jusqu'à Bergame, pour étudier, le Cicérone de Burckhardt à la main, les tableaux de Moretto, Véni- tien charmant dans la mélancolie de ses teintes gris perle. Le voyage lui laissa un mauvais souvenir : il ne supportait plus le climat mou et chaud des vallées. Il revint donc au Spliigen et ne voulut plus le quitter. Ce paysage de l'Engadine, qui lui était neuf, symbolisait à ses yeux sa propre exaltation silencieuse. Toutes choses lui tournaient à bien dans cette solitude pensante. Tous

(') Corr., V, 233, 255.

:i()2 A R I A N E - G 0 S I M A

les messages du dehors lui arrivaient comuie ruisselants de douceur : schicere Tropfen, eine Art Honigregen ('). Ses amis, qui le savaient attaqué, multipliaient les attentions. Il vivait des encouragements qui lui étaient venus de Hugo de Senger, le chef d'orchestre de Genève, sou nouvel ami des journées de Munich (*). Il gardait, étroite- ment groupés autour de lui pour la lutte, les vieux amis, GersdorfT, Uverbeck, Erwin Rohde. Il ressemblait déjà au grand Solitaire qu'il décrira un jour et qui sent venir à lui des disciples. Mais il ne se démasquait pas. Il prenait des notes pour continuer les conférences Ueber die Zukunft unserer Bildungsanslalten. Il jetait sur le papiei- une ébauche : Das Verhnltniss der Schopenhauerischen Philosophie zu ciner deutschen CuUur. Il décrivait le pen- seur fuyant le tumulte de cette triple barbarie : les « gens cultivés », les philistins, et la race brutale des hommes d'affaires. Il se réfugiait dans le désert pour y entendre « toutes les voix qui montaient à lui des profon- deurs de la nature ou descendaient vers lui des étoiles » . Dans ces entretiens avec les problèmes éternels, il voyait s'évanouir leshommes « comme des ombres platoniciennes devant sa caverne » ('). Mais se demandant comment on reconnaîtrait l'humanité future, il proposa cette pierre lie touche: Schopenhauer.

Voilà le philosophe: A présent, cherchez la civilisatiou qui lui correspondrait. Et, si vous pouvez deviner quelle sorte de civilisation serait en harmonie avec un tel philosophe, vous aurez dans ce pres- sentiment énoncé la sentence sur vous et sur toute votre culture (*).

Wagner seul résistait à l'épreuve. Alors Nietzsche redescendait dans les bas-fonds, et ne se doutait même pas de la superbe offensante qu'il y avait à prétendre, avec

{') Corr., V, 23S. (*) Curr., lit, 374 sq. (') Corr., I, 221. (*) W., IX, 44i.

FOND A T l U \ DE B A Y R i: U ï H 303

Je seul critère d'une croyauce philosophique, décréter la vie ou l'anéantissement des civilisations.

Wagner, qu'il attendait à Bàle cet automne, n'y put venir. Ils se revirent à Strasbourg, du 22 au 25 no- vembre 1872. La lélralogie s'achevait. Wagner comnien- (■ait sa grande récolte de chanteurs pour son théâtre. De ville en ville, il allait en personne les entendre, jugeait (le leurs voix, leur décrivait la discipline vocale et mi- mique de l'art nouveau. Il avait fait le tour des villes de l'Allemagne du sud : Wiirzbourg, Francfort, Darm- stadt, Mannheim; et il allait repartir pour Karlsruhe, Mayence et Wiesbaden. Cosima raccompagnait. Ils s'in- ([uiétaient tous deux de la bourrasque qui s'abattait sur leurs deux jeunes amis, Nietzsche et Erwhi Rohde. Déjà Nietzsche à Bâle n'avait plus d'étudiants. La corporation des hellénistes mettait à l'index le forgeron d'audacieuses hypothèses sur la tragédie. Qu'allait devenir Rohde, qui, en octobre 1872, s'était compromis en publiant son pam- phlet contre Wilamovvitz-Moellendorlf? Il se préparait à demeurer professeur à Kiel pour la vie ('). Cosima lui écri- \ait son angoisse du danger, qu'elle pressentait, et sa reconnaissance de son beau courage. Mais le danger trem- pait leur opiniâtreté. Nietzsche s'offrait à être l'orateur ambulant de la cause wagnôrienne. Jamais l'entente ne parut mieux consolidée qu'après ces belles promenades Strasbourg. « x\ucun malentendu, écrivait Cosima, ne pourra désormais se produire (-). » C'est donc qu'il y en avait déjà eu, dont la trace est effacée.

Ces nuages dissipés, il s'en reformait de nouveaux. Nietzsche envoyait à Cosima, pour Noël, Cinq préfaces, destinés à des livres non écrits : toutes ses méditations

(•) Crdsius, Lrtcin Rohde, p. 61 sq.

(») E. FoBRSTBR, Hingr-.. II. 213; Wagner und Nietzsche, p. 137.

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entre Lugano et le Splugen('). Sa dédicace était rédigée avec un respect tendre, mais « d'une humeur joviale » {vergnûgten Sûmes). Dans la joie de créer, Nietzsche avait de ces moments de pur oubli, oîi toute douleur s'éteignait. Mais comment Cosima aurait-elle cru alors à la langueur il prétendait se traîner depuis les adieux de Tribschen? Et puis était-il si malaisé pour Nietzsche de passer à Bay- reuth après Noël en revenant de Naumbourg ? Nietzsche ne l'avait pas fait. Cosima tarda des semaines à le remer- cier de l'envoi de ses Cinq préfaces. Quand elle répondit, ce fut avec cordialité, mais sans être dupe. Elle ne com- prenait rien, lui écrivait-elle, à son « humeur joviale ». Sans doute l'avait-elle supposé plus endolori (*). Ils en étaient donc à se fuir et à se taire. A Bayreuth on n'avait pas cru Nietzsche sur parole quand il s'excusait sur sa fatigue; et Nietzsche ne pouvait croire Cosima, dans les semaines qui suivirent, quand elle alléguait le désarroi causé par son voyage à Berlin et à Hambourg (^).

Cette susceptibilité attestait au fond que la confiance ancienne n'était plus Pourtant Nietzsche se croyait fidèle à Wagner dans tout ce qu'il projetait de grand. N'avait- il pas essayé de fonder à Bâle un Wagner-Verein ? N'avait-il pas tancé vertement, dans le Musikalisches- Mz^iiAô/a//, un journaliste, Alfred Dove, et un aliéniste de Munich, Puschmann, qui avait cru spirituel de classer l'art wagnérien parmi les cas classiques du délire des grandeurs (*) ? Après ces services rendus à la cause, Nietzsche ne pouvait-il se réserver quelque liberté ? Wagner, qui n'était exempt ni d'irascibilité ni de pédan-

(') Ce sonl les morceaux qu'on trouve aujourd'hui au t. IX, pp. t;{7-143, 144-176, 273-28i, 42tj-iaO, 4:t9 443.

(") Corr., I, 236 E. Foerster, Wagner iiiid Xirtzsc/ie. 138, li9. (') Corr., I, 23"); II, 39U. Glasbuapp, Leben R. Wagners, V, îio. (*j V. l'aiticle dans E. Foerster, Biogr., II, 209.

FONDATION DE BAYREUTH 305

tisme, ne l'a-t-il pas tyrannisé souvent? Chez Nietzsche, en revanche, la sensibilité n'était-elle pas trop vibrante et l'opiniâtreté didactique trop tenace? Deux « maîtres d'école » saxons se trouvaient aux prises : Chacun, dans sa pensée artiste, idéalisait son entêtement. Nietzsche, moins robuste, en venait ainsi « pour des raisons presque sanitaires à s'abstenir d'un contact trop fréquent » (*). 11 l'a avoué depuis. Mais comment Wagner n'eût-il pas deviné quelque chose de ce dégrisement, si douloureux après l'ivresse que Nietzsche avait eue jadis d' « appro- cher le génie » ?

Ce ne fut pas la fin. Si parfois Nietzsche a su se rendre compte de sa nervosité, il a oublié toujours d'accuser son orgueil. Soulagé quand les soupçons de Wagner se dissi- paient, il préparait par de nouvelles gaucheries des malentendus nouveaux. Ertvin Kohde, durant cette tournée que fit Wagner à Hambourg, du 18 au 25 jan- vier 1873 et qui fut triomphale, avait mis toute sa diplo- matie à atténuer des froissements tout de surface. Les denx amis acceptèrent ensemble une invitation à Bayreuth pour Pâques. Ce fut eu réalité une de ces entrevues qui laissaient à Nietzsche une émotion mélangée d'exaltation et de tristesse.

Il y arriva tout rempli des études nouvelles de chimie, de mécanique, de biologie, qu'il avait faites pour achever son livre sur les Philosophes grecs de Vâge tragique. Il apportait ce fragment éloquent, aujourd'hui connu, qu'il lut à Cosima (^). Peut-on conjecturer ce que furent ces conversations de Bayreuth, si décisives?

(') Corr., I, 236.

C^) W. , X, p. 5-92. Corr. ,11, 399. Glasenapp, Leben R. Wagners, V, 63 sq. Nietzsche eut le tort d'apporter aussi sa Monodie à Jeux, Wagner se prêta de bonne grâce, mais sans joie, à exécuter à quatre mains sur le piano, avec Nietzsche, celle musique.

ARDLER. H. 20

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Un livre passionnait alors le public allemand : Der alte und der neue Glaube, de David Strauss. Son ambition égalait celle de l'œuvre w^agnérienne, et il était risible parlà-JIne transformation religieuse, annonçait-il, avait suivi l'ébranlement militaire des dernières années : le Kiilturkampf. Que serait l'humanité allemande, si, comme il était probable, elle cessait d'être chrétienne? Cette entrée en matière à elle seule froissait Cosima, si fervente dans son christianisme. Elle y discernait une menace pour l'art. Dès janvier, elle avait écrit à son neveu Clemens Brockhaus, ses appréhensions :

Jamais, je crois, le lien de la religion ne fut si indispensable. Et si elle manque, donc l'art trouvera- t-il un sol pour y croître (*)?

Il semblait à Strauss que dans la pensée humaine l'ère religieuse serait relayée par une ère de pure science qui, cependant, ferait à l'art sa place. L'assurance de l'auteur croissait à mesure qu'il avançait. Il parlait des grands musiciens, glorifiait Mozart, et de Beethoven osait (lire : « Les Muses l'accompagnent un bout de chemin, puis il les perd de vue('). » Quels étaient ces « faux admirateurs » qui faisaient l'éloge du maître qu'on peut le moins proposer pour modèle ? On le devinait, à lire ce qui était dit de cette /X* Symphonie^ par laquelle Wagner, Tannée d'avant, avait inauguré ses expériences à Bayreuth :

La IX« Symphonie est, à bon droit, la favorite d'un goût public, qui, en art, en musique surtout, tient le baroque pour génial, l'informe pour sublime (*).

(M Glaserapp, Leben Wagners, V, 74.

(*) Strauss, Der alte u. der neue Glaube, 1873, p. 361.

!«) md., p 365.

FONDATION DE BAYREUTH 307

Gomment ne pas voir de blessantes attaques contre l'art wagnérien dans ces appréciations sur Beethoven ? Et si le nom de Wagner n'était pas prononcé, ne pouvait-on pas le lire entre les lignes d'une conclusion qui prenait possession de l'avenir au nom de la science seule, et par des à peu près douteux, en excluait toute autre tentative (*)?

Les événements semblaient donner raison à l'insolente prédiction. Sur treize cents actions de patronage, à 300 thalers l'une, qu'il fallait pour construire Bayreuth, deux cents à peine avaient trouvé des souscripteurs. Sur 1.500.000 francs nécessaires, on en avait 225.000. Mais les éditions du livre de Strauss s'enlevaient ('). Les deux faits témoignaient de la même inculture. Nietzsche fut touché de la tristesse qui régnait à Bayreuth. Il se souvint des conversations de Strasbourg, déjà le livre de Strauss été mentionné (^). Il avait projeté alors un écrit : Baijreuthische Horizontbetrachliingen. 11 s'était fait une liste des adversaires à attaquer : les universités, les philologues, les écoles littéraires, les savants, et de ce nombre David Strauss (^). Puis, il avait abandonné ce projet. Maintenant, il lui apparaissait qu'il devait ajourner plutôt le livre sur les Philosophes grecs de l'âge tragique.

Nietzsche prit cette résolution, par amitié. Il en

(•) Strauss prétend aussi être un charron (Wagner), qui sait construire pour les routes nouvelles. « Dass der Wagen, dem sicli meine werten Léser mit mir haben auvertrauen mùssen, allen Anforderungen entsprâclie, will ich gleichfalls nicht behaupten. Dennoch ziehen unsere wahrheitsgetreuen Berichle immer mehrere Nachfolger auf die neue Strasse. » Ibid., p. 373. Nietzsche a très bien saisi l'allusion et plaisantera Strauss de son « cha- riot attelé d'une autruche (Slratisnenicagen). Voir : W., I, 242.

(•) Six éditions de 1872 à 1873.

(') Projet de préface aux Unzeitgemaessen, W., X, 512 : « Slraussen hielt ich eigentlich fur mich zu gering : bekaempfen mochte ich ihn nicht. Ein paar Worte Wagners in Strassburg. »

(*) W., X, 242.

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souffrit, mais il n'hésita pas. Il ne faut pas oublier qu'il partageait certaines convictions de Strauss. Gomme lui, il pensait que les temps du christianisme étaient révolus. « Le christianisme sera bientôt mûr pour l'histoire cri- tique, c'est-à-dire pour la dissection » , dira-t-il à quelques mois de là('), et il le pensait déjà. Wagner aussi l*i pensait ; mais le penserait-il toujours, ayant Cosima contre lui f) ?

Et, comme Strauss, Nietzsche était transformiste et évolutionniste. Il ne l'était ni à la façon que lui reprochait Wilamowitz, ni à la façon de Strauss. Il ne divinisait ni les lois brutales de la sélection naturelle, ni les lois de la formation des mondes (^). Mais il y croyait; et notait dans ses carnets :

Effroyable logique du. darwinisme, que d'ailleurs je liens pour vrai. Or, toute notre vénération s'attache à des qualités que nous croyons éternelles : morales, artistiques, religieuses (*).

Dans l'ordre des phénomènes, il ne croyait pas qu'on pût éviter cette logique de la causalité et de révolution. Il osa le dire ; et de tous les désaccords avec Cosima Wagner, c'avait toujours été le plus profond. Nietzsche nous en fait le récit, plus tard, sous la forme chiffrée de son « allégorie » (^). Ariane, c'est comme toujours Cosima; Thésée, cette fois, c'est Wagner; mais par Naxos, il faut sans doute entendre Tribschen :

Bavardant ainsi, je m'abandonnais sans frein à mon instinct didactique : Heureux d'avoir quelqu'un qui supportât de m'entendre.

(') Die Philosophie in Bedrcingmas, % 38 (auLomne 1873), W., X, 290. (*) Ce conflit apparaissait trô.s bien aux amis. V. uaeJellrede Malwida de Meysenbng à Nietzsclie. Corr., Ht, 401.

(=•) Die Philosophie in Bednenqims, >; 50 [W., X, 300). (*') Der letzle Philosoph., $ 121 [W., X, 159). (») V. plus haut : Ae Fragment d'Kmpédorle.

FONDATION DE B A Y H E U T H 309

Mais à cet endroit précisément, Ariane n'y tint plus. Cette histoire, en effet, se passa lors de mon premier séjour à Naxos... « Tout cela, s'écria-t-elle épouvantée, c'est du positivisme I de la philosophie à coup de groin I un informe mélange, un fumier d'idées, pris dans cent philosophies 1 comptez-vous en venir et ce disant, elle jouait impatiemment de ce fil fameux qui jadis avait guidé son Thésée à travers son labyrinthe. Il parut ainsi qu'Ariane, en fait de culture philosophique, retardait de deux mille années (M.

Etrange et douloureux litige intérieur. 11 fallait conj- battre David Strauss, puisqu'il était l'ennemi du wagné- risme. Et Nietzsche ne pouvait le combattre qu'en frois- santles croyances de la fenmie qu'il vénérait le plus, mais qui, philosophiquement, désormais, avait sa mésestime. Elle ne comprenait pas que « la tâche immense de l'artiste » commençait après la besogne achevée de la critique historique et de la science évolutionniste. Elle attachait à des croyances anciennes la destinée de l'art wagnérien. Une invisible lutte s'engageait entre Nietzsche et elle, dont l'enjeu était Wagner ; comme une lutte s'était engagée entre Nietzsche et Wagner, dont l'enjeu était Gosima. Dans cette bataille, quelle qu'en fût l'issue, il n'y avait que douleur. Voilà les causes de la mélan- colie durable, avec laquelle Nietzsche revint de Bay- reuth^'j. Mais il fallait vaincre ; et il eut l'illusion qu'il sauvait l'art wagnérien. U se réfugia donc dans la « fureur sacrée » ; et contre Strauss, qui reprochait au wagnérisme d'être la mode du jour, il écrivit la première Considération intempestive^ par désespoir.

(«) Fragments postliumes de 1882-1888, S S99 ( W., XIII, 250) (•) Corr., II, 406.

LIVRE TROISIEME

lia tentative de réformer le wagnérisme.

inillllill!illlli!IIIIIII!lll!lill!!lll!l^

CHAPITRE PREMIER

LES PREMIERES ETUDES SCIENTIFIQUES DE NIETZSCHE

POUR se rendre compte de la prodigieuse distance qui séparait Nietzsche de Cosima Wagner, en 1873, il faut se rappeler que Nietzsche, depuis ses travaux de 1868 sur Démocrite, avait parfaire notablement ses études de science positive. Il lui était apparu que la philo- sophie grecque avait inventé presque toutes les hypo- thèses de la science moderne. Par la science, il retrouvait la tradition de toute vraie philosophie. Or il y a une idée, et une seule, au centre de la philosophie, telle que la conçoit Nietzsche : c'est celle de la valeur, du sens et de i'essence de la vie. De cette recherche de scieuce. La philosophie définit les valeurs. La science seule sait les conditions matérielles qui les font durer. Pour déterminer si la vie vaut la peine d'être vécue, il faut savoir en quoi elle consiste en son fond. L'ambition nécessaire de Nietzsche était donc de réintégrer la vie mentale dans la vie organique. Tentative qui le menait loin. Car la vie à son tour a besoin d'être réintégrée dans le mouvement de la matière inorganique. Dès sou premier système, Nietzsche aperçoit cette nécessité. Par degrés, il coor- donnera mieux ses connaissances de science positive. Dès 1872, il commence ses lectures de physique générale, qu'il

314 ETUDES SCIENTIFIQUES

multipliera en 1873 et 1874. Il écrit à Erwin Rohde en novembre 1872 :

Ne manque pas de donner un regard au livre de Zoellner sur La Nature des Comètes. 11 y a un nombre étonnant de choses qui peuvent nous servir (*).

Et, selon son habitude généreuse, il prit le parti de ce. grand honnête homme, Zoellner, vilipendé alors par toute la corporation des physiciens.

Puis, déjà, il essaya de se constituer une énergétique en relisant la Philosophie natweiie du vieux Boscovich('). La Geschichte der Chemie de Kopp, Y Entwicklung der Chemie de Ladenburg, lui enseignaient comment ont été forgées les hypothèses modernes sur la constitution atomique des corps. Il se risquait à explorer la Physique de Pouillet. Des ouvrages plus insignifiants : Friedrich Mohr, Allgemeine Théorie der Bewegung und Kraft (1869) ; J.-H. Maedler, Das Wmiderbare des Wellalls (186λ) sollicitaient son attention. Beaucoup d'autres constituaient le fonds de sa bibliothèque. Ces lectures s'emmagasinaient dans son esprit. Il ne les élaborait pas encore toutes, mais une théorie de la matière s'ébauchait dans son esprit. Et ces souvenirs, s'alimenteront d'importants chapitres du Wille zurMacht, orientaientdéjàlapenséede Nietzsche, momentanément préoccupée de biologie, de façon que sa théorie ultérieure de la matière s'y pût souder sans discontinuité.

(*) Corr., II, 366. Zoellner était professeur d'astroaomie à l'Univer- sité de Leipzig.

(*) Il l'emprunta trois fois à la Bibliothèque de Bâle (mars 1873, avril 1874, novembre 187 i). V. Albert Lbvy, Stirner et Nietzsche, p. lOo. Nous aurons à revenir plus tard sur ce que Nietzsche doit à Boscovich.

Z 0 E L L N E R 315

ZOELLNER

Le livre de Zoellner, Ueber die Natur der Kometen, (1871), avait, aux yeux des liommes de science, des qualités paradoxales qui devaient séduire Nietzsche : Il faisait aux physiciens des reproches analogues à ceux que Nietzsche adressera aux historiens. Succombant sous le fardeau des connaissances de détail, les physiciens laissaient s'atro- phier en eux la faculté de réfléchir aux premiers prin- cipes de la connaissance. Les plus grands, un William Thompson, un Tyndall n'écha^^paient pas à ce reproche. Dans la recherche des conditions préjudicielles qui rendent la connaissance j)ossible, Zoellner, l'un des premiers, faisait une part aux raisonnements incon- scients ; et par son livre ^prolongeait Schopenhauer. A des indices extérieurs, ces raisonnements obscurs se reconnaissaient. On pouvait alors les reconstruire dans la clarté de la pensée rationnelle. Il apparaissait que la connaissance, pour se constituer, supposait des inférences latentes sur la constitution intime de la matière. On pouvait espérer tirer au clair tous les raisonnements cachés, depuis les plus élémentaires qui nous aident à nous représenter la matière, jusqu'aux plus complexes, qui gouvernent nos rapports avec nos semblables. Pour Zoellner ces raisonnements ne différaient que par le degré. Mais leur objet était analogue: une grande soli-- darité joignait les êtres, depuis le règne inorganique jusqu'au règne humain. Conclusion faite pour réjouir le schopenhauérisme de Nietzsche".

(*) ZoELLUER, Natur der Kometen, p. IX, XXVIII, 60.

31G É T U D E s S G I E N T I F I Q l' E S

La première démarche de l'esprit, pour arriver à connaître le monde extérieur, est d'interpréter les sensa- tions. U le fait par un raisonnement inconscient. Le chan- gement apporté à son état affectif, il l'attribue à une cause et il se construit une idée de cette cause. Un stimu- lant lui est venu d'un certain centre d'action. Il projettt' dans le monde extérieur la notion qu'il s'en fait. C'est ce que nous appelons percevoir.

La même série d'opérations révèle que cet objet, construit par nous en dehors de nous, est variable. Il s'y passe des altérations que nous appelons mouvements. Aussitôt notre raisonnement subconscient de se remettre à la besogne. Il tâche de joindre entre eux les change- ments de l'objet, comme il a tâché de joindre l'objet à notre état affectif. Il imagine des causes du mouvement qui se passe dans l'objet. Gomment les imagine-t-il ? La conscience claire trouve cette construction établie quand elle vient à y réfléchir. Ge que nous appelons les qualités de la matière, ce sont les résultats du travail que fait obscurément pour nous une intelligence subconsciente . Quand nous ouvrons les yeux de la conscience, déjà s'étale devant nous le produit de cette obscure inférence : C'est une matière., qui nous paraît étendue dans le temps et dans Vespace, et dont les mouvements nous paraissent unis par un lien de causalité (').

Jusque-là, rien à quoi n'eût sufti le travail souterrain d'une raison qui ne se connaît pas. Mais il y a la raison qui se connaît. Elle approche cette matière qui lui est donnée. Elle recommence dans la pleine clarté les mêmes opérations. Elle essaie de se représenter cette causalité explicative du mouvement matériel. Elle invente ainsi l'idée de force, l'idée de temps pur., l'idée d'espace vide.

I ' i fbid., p. lo.

Z 0 E L L N E R 317

Un système de points matériels, joints par des forces, voilà en quoi se résout la matière colorée et tangible de la perception. Il lui faut plus encore. Elle postule comme un axiome que la quantité de force ne change ni dans l'espace ni dans le temps. Le constate-t-elle ? Non. Mais ce postulat satisfait à son besoin de causalité ; et il y satisfait seul. Car toute variation de la quantité de force exigerait une nouvelle explication par des causes.

De des inférences nouvelles sur la nature des causes. Des théorèmes connus de mécanique montrent que seules des forces dont l'action est inverse au carré des distances suffisent au postulat de l'indestructibilité de la force dans le temps et dans l'espace. Truelles sont ces forces? Newton, le premier, posa le problème avec la clarté et avec le cou- rage moral qu'il exigeait. Il faut renoncer à comprendre le monde, ou attribuer à la matière toutes les qualités néces- saires à satisfaire l'axiome de causalité. Newton eut l'audace d'attribuer à la lune et aux astres des forces d'attraction non observal)les. Toutes les forces décou- vertes depuis, le magnétisme, l'électricité, ont été cons- truites sur le schéma newtonien.

Or, peut-être ne sommes-nous pas au bout de nos inductions. Zoellncr invoque nettement le droit de faire des hypothèses. Toutes les qualités de la matière sont hypothétiques. Elles ne sont pas observées directe- ment. Nous les induisons d'après nos sensations. Que ces inférences soient subsconscientes ou non, peu importe. Nos perceptions même sont déjà mêlées d'hypothèses ; et ces hypothèses sont commandées par la nécessité. Il n'y a d'ailleurs, dans un cas donné, qu'une hypothèse possible et suffisante à couvrir nos exigenceslogiques (*). Mais il faut, pour l'affirmer, la force de suivre jusqu'au

') Ibid., pp. 18, 103, 117.

318 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

bout sa pensée et l'audace de braver la prévention des esprits obscurs.

Notre explication du monde exige-t-elle de nous le courage d'une nouvelle hypothèse ? Zoellner pose froide- ment le problème de savoir s'il ne faut pas, aux qualités que les physiciens reconnaissent à la matière, ajouter la sensibilité. Grave scandale. Les métaphysiciens étaient familiers avec ce problème. Zoellner prétendait l'aborder en physicien. Etait-ce son droit de brouiller le langage physique et le langage psychologique? Pour Nietzsche, l'intérêt de ses recherches commençait là. Il s'agissait de savoir s'il y a deux langages pour décrire le réel, ou s'il n'y en a qu'un. Or, nous attribuons la sensibilité à la matière organique. Pour quelles raisons ? Il y a une induction très incomplète, appuyée sur un raisonnement par analogie. Nous sommes un organisme et nous sentons. Nous en concluons que seuls les organismes sentent. Est-il prouvé que les éléments organiques de notre corps contribuent seuls à former notre sensibilité ? Il est prouvé seulement que les appareils organiques différenciés con- tribuent à relier nos sensations. Si nous savions mieux observer le trouble qu'un choc apporte dans le mouve- ment des groupements moléculaires d'un cristal, nous serions peut-être moins prompts à conjecturer qu'il n'est pas sensible (*). Quelles preuves apporter de cette hypo- thèse? C'est que le mouvement même, veulent s'en tenir des physiciens, n'est peut-être pas explicable sans elle.

Les organismes nous paraissent se conduire par des excitations de plaisir et de douleur ; et ils obéissent à ces excitations de façon à réduire au minimum la somme des douleurs. Nous n'en avons pas la preuve. Mais nous-

(«) Ibid., p. 113.

ZOELLNER 319

mêmes nous conduisons ainsi, et en leur attribuant les mêmes mobiles, nous réussissons à prévoir exactement comment réagissent, dans le cycle ils sont enfermés, les autres vivants que nous observons. Peut-être réussi- rons-nous de même à prévoir les mouvements de la matière mécanique, en admettant qu'elle est sensible. Figurons-nous d'après l'analogie suggérée par les phé- nomènes les plus profonds de la vie cellulaire, que la transformation de l'énergie potentielle en énergie ciné- tique est accompagnée de joie, tandis que la transfor- mation inverse est accompagnée de douleur : quelle prévi- sion ferons-nous sur les mouvements de la matière inorga- nique ? Ne devons-nous pas penser qu'un système méca- nique tendra de lui-même à l'élimination des sensations de douleur? en d'autres termes, que ses forces produiront les mouvements qui, dans un espace fmi, seront de nature à réduire au minimum le nombre des chocs {^) ? Mais c'est précisément ce que confirme la mécanique, sans pouvoir donner de raisons de la loi qu'elle affirme.

11 est très peu probable que la science adopte jamais la terminologie proposée par Zoellner. On peut douter que cette terminologie facilite aucune prévision. Elle trans- pose en langage de l'àme des faits observés dans l'ordre des corps. A ces traductions la science n'a rien à gagner. Il est donc improbable que des traités de mécanique tiennent jamais compte de l'idée de joie et de douleur. Mais la métaphysique n'a rien à y perdre ; et elle peut transposer en langage de l'esprit les formes d'existence que l'observation externe constate. Il lui suffit pour rester dans son droit, une fois cette transposition faite, de ne plus redescendre dans la région de la science. C'est ce que ne faisait pas Zoellner, mais ce que fera Nietzsche,

(«) Ibid., p. MO.

320 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

L'idée le séduisait d'un raisonnement inconscient, par lequel nous imaginons les qualités de la matière. Il préférait appeler métaphores ces raisonnements par analogie, qui passent dans la pénombre de la conscience (•). Or, l'analogie qui nous les fait construire, n'est-ce pas notre propre esprit ? Il semblait donc bien à Nietzsche que la théorie de Zoellner achevait le cycle de la spéculation humaine. Elle terminait la série des grands systèmes qui avaient conçu d'abord les dieux créateurs du monde sur le modèle de l'homme, puis les qualités des choses comme semblables aux qualités humaines.

Au terme, on en vient à la sensation. Grande question : La sen- sation est-elle un fait primitif, inhérent à toute matière (')?

Et, après avoir hésité, Nietzsche hasardait :

Toute la logique dans la nature se résout en un système de joies et de douleurs. Tous les êtres recherchent la joie et fuient la douleur : Voilà les lois éternelles de la nature.

Cette conclusion venait à la rencontre de toutes ses idées musicales. Il était possible désormais de prolonger dans un sens pythagoricien la métaphore de Zoellner; et plus que jamais aussi la philosophie d'Heraclite ressaisissait Nietzsche. Peut-être toutes choses étaient-elles ondulation profonde d'émotions qui passent comme des rides mou- vantes. Pourtant ces émotions reflétaient à coup sûr un état de choses externe. De quelle sorte? Nietzsche pouvait ici dépasser Zoellner :

Toute joie repose sur de la proportion ; toute douleur sur de la disproportion. Les intuitions qui représentent des rapports numériques simples, sont belles (*j.

(*) Nietzsche, Philosophenbuch, ,^ 139 (W., X, 16i sq.). («) iNiETzscuE, /bid., $ 103, 110 (W., X, lo4-loo).

(2) /biil., S 98 ( \V., X, lu2). V. notre t. III, Nietzsche et le Pesshyiisme esthé- tique, chap. La Philosophie de l'Illusion.

Z 0 E L L N i: R 321

Dans le foud de toute matière, il y avait des centres émotifs sensibles au rythme; et la philosophie schopcn- hauérienne de la musique recevait de ce phénomène nou- veau une confirmation d'une force infinie.

A mesure que Zoellner poursuivait sa déduction, Nietzsche se rapprochait de lui davantage. Ce qu'il y avait en germe dans le traité sur la Nature des Comètes, €'est une théorie de l'évolution des fonctions mentales et morales supérieures. Toutes partaient de cet liuml)le ins- tinct : réduire au minimum la douleur. La sélection natu- relle produisait peu à peu dans les vivants les organes nécessaires pour y parer. 11 fallait concevoir l'intelligence et la moralité supérieures comme issues de la lutte pour la vie par une sélection corrélative à celle qui résulte des transformations biologiques ('). Des organes de sensibilité et de mouvement plus diftérenciés élargissent pour les vivants supérieurs le champ de leur exj)loration et inten- sifient leurs sensations. Un moment vient ils ne réa- gissent pas seulement contre une sollicitation momen- tanée et réduite au contact présent : Us discernent des excitations à venir et distantes. Ils préparent une réaction étendue dans la durée et dans l'espace. S'orienter ainsi, se garer, de loin et d'avance, voilà ce qui s'appelle agir. Il y faut un organe se gravent les expériences passées, dont la reviviscence suggère la défense, le geste qui pare. Cet organe, qui assure la liaison des sollicitations reçues du dehors et des réactions qui y sont adaptées, est le cer- veau. Mais l'activité psychologique qui correspond inté- rieurement à sa fonction sensitive et motrice, c^iVintelli- gence. La perfection de cet organe a pour mesure la distance k laquelle il peut remonter dans le passé et la quantité d'avenir qu'il peut prévoir {^).

(*) Zoellner, NaUtr der Kometen, p. 52. (") lOid., pp. .o3, 59.

ARDLER. II. 21

322 É T IDES S G I E >' ï I F I Q L' E S

Tout le progrès ultérieur consistera à étendre cette zone de la durée remontent les souvenirs et que couvrent nos prévisions. Un instrument d'adaptation souple et fort nous est ainsi assuré. Une quantité notable de vitalité s'ajoute à notre vie présente. Les joies et les douleurs^ actuelles s'accroissent des joies et des douleurs revivis- centes du passé, mais aussi de celles que nous anticipons sur l'avenir. Un instinct profond, encore, nous prescrira d'assurer notre vie par la sélection des émotions heu- reuses. Cetinstinct peut se tromper. La réaction qui nous gare du danger extérieur n'est pas tout de suite adaptée à sa fin. Sous l'empire de certaines excitations, des actes ont lieu parfois qui, à l'examen, auraient pu s'accomplir avec une peine moindre. Ces actes usent l'organisme trop ^'ite ; et ils atrophient les organes qu'ils ont laissés inertes, et qui les auraient accomplis avec un moindre effort. Il se peut ainsi que nous fassions de notre cerveau et de notre intelligence un usage abusif, comme de tous nos organes et de toute notre sensibilité.

L'évolution consciente de lintelligence peut avoir deux fins, très différentes :

Elle est au service du corps. Elle aide le corps à trouver l'équilibre harmonieux de ses sensations. Elle prend, donc place dans l'ensemble des fonctions défen- sives que les organismes se sont données pour assurer leur survie. Cette prise de possession du monde matériel par la vie, commencée inconsciemment par des réactions obscures contre les excitations du dehors, l'intelligence technique la continue à la clarté de la conscience. Au terme, elle crée l'induslrie.

Elle cesse d'être au service du corps^ pour servir notre besoin de connaître les causes. L'intelligence, d'abord inconsciemment, et par un processus qui a duré des géné- rations innombrables, s'est créé l'image d'un monde exté-

Z 0 E [. L N i: n 323

rieur dill'érencié elle s'oriente. Elle continue consciem- meût cette opération, qui finit par devenir une fin en eile-même. Nous tâchons alors de connaître, non pour un profit technique et industriel immédiat; mais parce qu'U nous parait que le développement d'une intelligence informée, qui recule à l'infini dans le passé les limites du connaissable et prolonge à l'infini dans l'avenir l'éten- due de la prévision sûre, facilitera de mille fâchons impré- vuies l'orientation dans l'univers de toute la race humaine. Au teiTine, cette intelligence crée la science {^).

Ainsi la science est le développement le plus haut de l'intelligence adaptatrice ; et elle est à la technique indus- trielle ce que, dans Forganisme vivant, la conscience du mpuvement est au mouvement même. Elle en est l'aspect tout intérieur, et c'est pourquoi elle n'est jamais attachée à un intérêt momentané et local. Elle représente les des- tinées de la race entière et du inonde, et non pas les intérêts d'un groupe restreint de vivants qui exploitent un coin de terre. De même, elle est l'œuvre d'une immense collaboration chacun prend conscience des fins géné- lales poursuivies partons. Elle pose, avec plus d'intensité encore que la technique, la question de l'adaptation des vivants à des fins non plus individuelles, mais sociales. Ge^ effort convergent et durablement organisé crée un vivant nouveau, composé de vivants, la société.

Dans la vie en société tout homme poursuit deux sortes de fins, les siennes et les fins sociales. Zoellner préfère appeler ces dernières, des fins idéales. C'est une autre façon de dire que l'idéal est d'origine sociale. L'idéal nait du besoin comme toute vie consciente. Un vivant qui a manqué le but pour lequel il est organiquement construit, •Il a de la douleur. Une société mal adaptée à sa fin,

^1_;^(' lljid., pp. 68-69.

324 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

souffre et se détruit. Mais l'individu par la faute de qui cette fin sociale a été manquée, se rend compte de sa participa- tion défectueuse à l'effort social et, s'il a gardé de l'atta- chement pour son groupe social, il a honte. Le groupe social lui reproche sa collaboration défectueuse sous le nom à immoralité.

Le langage étant une institution sociale destinée à faci- liter l'entente entre les hommes, il est honteux de mentir, parce que le mensonge détourne le langage de sa fonc- tion sociale ('). Il naît toujours en nous un sentiment dou- loureux de honte quand une fonction sociale est mal accomplie par nous, et un sentiment joyeux de dignité, quand nous avons facilité l'œuvre sociale. Ces sentiments peuvent être très instinctifs. Ils reposent alors sur des raisonnements inconscients, et tout se passe comme si nous avions un sixième sens pour apercevoir des qualités inhé- rentes aux actes que nous commettons ou voyons com- mettre. Ils nous paraissent en eux-mêmes louables ou blâ- mables (*). Nous les tenons pour des produits en quelque sorte organiques des hommes qui les accomplissent. Nous admirons ceux dont la nature est d'accomplir des actes que notre sentiment social juge bons. Il faut voir un prolon- gement de cet instinct d'imitation primitif auquel les êtres organisés doivent tant de progrès. Nous éprouvons de la ynodestie, parce que nous ne croyons pas que notre nature propre fructifie aussi aisément en actes éminents. Ce don de l'admiration et cette modestie stimulent l'effort et par servent l'amélioration de la race. Mais les instincts qui servent le mieux l'intérêt social peuvent manquer leur but. Car il y a des hommes qui savent les exploiter pour leur profit propre. Ce péril nous menace, puisqu'il existe

(') Ibid., p. bîi. (•) Jbid., p. 138.

Z 0 E L L N E a 325

en nous une dualité de plaisirs et de déplaisirs, les uns indi- viduels, les autres sociaux.

V Certains hommes, en effet, abusent des joies attachées aux actes par lesquels est assurée la conservation de l'indi- vidu. S'ils les préfèrent toujours aux satisfactions que donnent les actes socialement nécessaires, ils détruisent l'équilibre social : c'est de l'immoralité. Elle ne peut se guérir que par une sélection prolongée qui affaiblira le pouvoir des mobiles dangereux.

D'autres hommes détournent à leur profit les témoignages de satisfaction sociale. Ils tirent parti de la modestie du grand noml)re, pour amonceler sur eux- mêmes l'admiration commune. Ils accumulent les titres honorifiques. Us renversent l'ordre naturel qui faisait, des distinctions sociales, l'hommage naïf rendu au mérite. Les services qu'ils rendent sont un moyen pour arriver à des satisfactions de vanité. Après quoi, il ne reste qu'à organiser, de complicité, avec les intrigants de même sorte, l'admiration mutuelle des services imaginaires. Il n'y a pas de plus sur moyen d'anéantir l'activité publique en général et d'atrophier celle de toutes les acti- vités qui demande le désintéressement le plus grand, c'est-à-dire la science (').

La théorie de Zoellner, partie de la considération des plus élémentaires instincts, s'achevait donc dans l'étude des formes les plus élevées de la moralité et de la science. Elle leur découvrait à toutes une commune structure, épanouie seulement et dilïérenciée par la sélection. Elle savait indiquer le sens de l'évolution, et fixer le moment de la décadence. Elle définissait cette décadence comme une aberration de l'instinct, devenu incapable de suivre le raisonnement occulte ou conscient qui le mène à ses

(«) //>iV/., pp. 63, fii, 71, 73.

Sm ETUDES S C 1 E N T I F I Q E E S

ans. C'est une définition que Nietzsche n'oubliera plus, et nous la retrouverons souvent, qu'il s'agisse soit de quà/li- fler la morale des sexes, soit d'apprécier les erreurs d'une classe dirigeante qui laisse échapper le pouvoir, soit juger ses propres essais dans une profession qui n'était pas faite pour assurer le rendement le plus utile de toutes ses facultés.

Mais, pénétré largement de la pensée de Zoellner, il savait aussi la critiquer. Zoellner avait laissé de côté, à dessein, l'explication des aptitudes d'art ('). C'étaient celles dont Nietzsche avait le plus de souci. L'antagonisme intérieur s'engageait donc entre dos instincts plus nowi- breux que ne croyait Zoellner. La lutte n'était pas seule- ment entre Finstinct de vivre et celui de connaître ; e»tre l'instinct individuel et l'instinct social. Toutes les notions échafaudées par ces instincts, et qu'ils prennent pour des vérités, que sont-elles en leur fond? Peut-être des méta- phores, et alors en quoi diffèrent-elles des imag-es de l'art? Les images aussi peuvent ser^^r à nous consoler, à nous grouper par l'admiration. Elles nous in\'itent à prendre modèle sur elles. Certes, elles prennent la forme de nos besoins qu'elles reflètent. Elles sont des apparences. Mais elles se donnent pour telles; et c est leur sincérité. Nietzsche écrivit alors son traité Uebei- Wahrheit tmd Luge im aussermoralischen Sinne {été de 1873) (=). Il combattit Zoellner au nom de l'art oublié. Pourtant, le problème posé par Zoellner continuait à l'obséder. On avait beau soutenir que la science était de nature imagée en son essence, comme l'art ; il apparai'ssait clairement que les théorèmes de la science ne répondaient pas aux mêmes fins que la création d images belles.

C) fbicl., p. 68. (») H'., X, 18S-2i;i.

D A H W I N 327

Qui donc fallait-il suivre? La science qui prolongeait ses prévisions jusqu'au plus lointain avenir ou l'art qui dressait devant nous l'image de l'humanité future?

La première philosophie de Nietzsche affirme la pri- mauté de l'art. Ce ne pouvait être pourtant sa seule philosophie. N'est-ce pas assurer la sélection d'un génie artiste plus compréhensif que d'exiger de lui une sensibi- lité imprégnée de toute la réflexion et de toute la science aujourd'hui accessibles? Wagner était l'exemple éminent de ce génie réfléchi. Mais, bien entendu, il fallait orienter la science vers cette besogne de vie qu'elle oublie. 11 fallait combattre Wagner, pour élargir rationnellement le wag- nérisme, et il fallait combattre, au nom de la vie, l'œuvre desséchée de nos savants, pour la rendre utilisable à l'art. Voilà pourquoi la lecture d'un traité sur les Comètes peut préparer les satires de Nietzsche contre l'histoire et contre la philologie du temps présent. Et voilà encore comment Nietzsche ne fut jamais si fidèle à la tradition vvagné- rienne que le jour il voulut y faire entrer de force un nouveau rationalisme évolutionniste.

II

RÉSIDUS DARWINIENS DANS NIETZSCHE

Si violente que fût l'impression laissée dans son esprit par l'ouvrage, scandaleux alors, de Zoellner, Nietzsche en aurait été moins frappé, si ce livre n'avait précisé eu lui des idées qui déjà lui étaient familières; et ces idées étaient darwiniennes. Darwin avait complété son livre sur V Origine des espèces par un traité sur La Descendance de l'Homme; et il avait cru montrer que la moralité humaine s'explique par la loi de sélection naturelle. Zoellner à son tour avait cru compléter l'hypothèse darwinienne. Il n'at-

328 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

tribuait pas seulement la victoire aux tendauces les plus fortes, mais il croyait démontrer que les tendances les plus fortes, ce sont celles qui nous procurent le minimum de douleur. Il s'expliquait ainsi que l'intelligence dût l'emporter sur l'instinct obscur. De tous les aperçus de Zoellner, il n y en a aucun qui fût davantage de nature à toucher Nietzsche, et son intellectualisme sera chose dé- cidée, le jour Tintelligence lui apparaîtra comme une force qui assure la survie.

Il n'est que temps à présent de se souvenir que celle conclusion était déjà celle de Darwin. On ne sait pas ce que Nietzsche en a lu. On peut prouver que les idées darwi- niennes l'ont atteint par la Geschichte des Materialismus (le Lange, dès 1868 (*); et ce n'est peut-être pas en vain qu il a eu dans sa bibliothèque le livre d'Oscar Schmidt, Descendenzlehre und Darwinismus (1873) et celui de Na?geli, Entslehung und Becjriff der naturhistorischen Art (1865) (^). Dans les graves querelles soulevées par le darwinisme, ce n'est pas l'acquis biologique de Darwin qu il estimait le plus, mais son acquis moral. Décrire 0 la généalogie de la morale », ce sera le problème de sa vie, pour arriver à ouvrir les perspectives de la moralité future. Il est donc improbable qu'il ait ignoré la Descen- dance de l'Homme, Darwin essayait une (elle généalogie.

Nietzsche, quand il s'attaqua à la tentative de Darwin, fit comme toujours : il tâcha de combler les lacunes du darwinisme. C'était une faible théorie de l'intelligence que celle de Darvv^in. Il était aisé de dire que « la diffé- rence entre l'esprit de l'homme et l'esprit des animaux n'était que de degré et non d'espèce » (^), et que « Vimi-

i' C<trr.,i,Ti.

(*i E. FosRSTBR, Biogr., II, 522.

l^-i Darwin, Desccndmicc (li> l'Homme, Irad. franc., p. 136.

D A R W I N 329

tation des engins inventés par les plus sagaces, la pra- tique habituelle à\\\\ art, fortifient l'intelligence »(*). On ne voyait pas ce qu'il fallait « imiter» ou « habituellement pratiquer ». Et qu'une tribu plus intelligente l'emportât sur nne tribu moins bien douée, on n'en disconvenait pas ; mais on n'apercevait pas l'essence constitutive de cette intelligence, dont les degrés amenaient la survie.

Pareille obscurité enveloppait la notion de sympa- thie. Darwin trouvait en elle l'explication des instincts so- ciaux. Il ne croyait pas que ces instincts pussent se ré- duire à un égoïsme affiné. Les explications anciennes, pro- posées par Adam Smith ou Bain, faisaient dériver la sym- pathie d'un vif souvenir que nous ont laissé d'anciens états de douleur ou déplaisir. Comiïie le tragique grec, ces auteurs concevaient la pitié envers une personne qui souffre comme le réveil en nous d'une souffrance pareille, dont la pensée encore est cuisante. Darwin ne se satisfait pas d'une aussi simple théorie ; et il sait bien qu'une per- sonne qui nous est chère excite plus notre sympathie qu'une autre, si elle souffre (^). Pour lui, la sympathie, l'amour, toutes les formes de tendresse sont des faits à part, dont la conscience ne dit pas l'origine, et nous ne savons s'ils remontent à une époque très reculée ou s'ils surgissent d'al)ord dans la conscience particulière ('). C'est Nietzsche éprouvera que le schopenhauérisme était à la fois moins naïf au sujet des mobiles de la vertu vul- gaire, et qu'il savait éclairer la vertu supérieure jusqu'à des profondeurs n'atteignait aucune science.

Mais, ces instincts sociaux donnés, Darwin croit qu'il suffit de les combiner avec l'intelligence pour qu'il en résulte avec nécessité la moralité humaine. Dès qu'il y a une intelligence, n'est-elle pas remplie par l'image de

') Ibid., p. 140. H Ibid., p. 113. (") Ibid., p. 116.

î^30 K r U D E s SCIE > r I F I Q U E s

nos actions passées et par les motifs qui nous ont poussés à agir? Qu'un de nos instincts soit un jour resté insatisfait, ce souvenir monte à la conscience. Nous sentons qu'une tendance obscurément persistante a été refoulée par «ne autre. Un'en faut pas plus pour expliquer le regret, senti- ment vif d'avoir perdu des satisfactions que nous nous rappelons inhérentes à cet instinct évincé (/).

Les vivants intelligents et groupés par l'instinct social en sont-ils à posséder déjà un langage, aussitôt une nou- velle comparaison se fait. L'homme aura présents à l'esprit, non seulement ses actes, mais l'opinion de ses sembla- bles sur ses actes. Le plaisir qu'il a de vivre en société le rend influençable à cette opinion sociale. U s'aperçoit que de certaines qualités sont estimées seules. Et l'analyste peut se convaincre que ce sont toujours les vertus indis- pensables à des hommes encore grossiers pour s'associer en tribus. Instinctivement, aujourd'hui encore, nous ho- norons l'homme brave plus que l'homme bon, même si ce dernier est plus utile ; et nous mésestimons la pru- dence, parce qu'il est bon qu'un homme soit prêt à se sa- crifier pour la collectivité (').

Rien n'a frappé Nietzsche autant que la théorie de la lutte intérieure des instincts pour la vie, d'où sort, par sé- lection, la moralité supérieure. Selon Darwin, peut-être, à l'occasion, ne résisterons-nous pas à apaiser notre faim avec le bien étranger, à satisfaire une vengeance, à évi- ter un danger aux dépens d'autrui. Mais le temps passe. Les instincts de sympathie reprennent le dessus. L'image pourtant de ces satisfactions égoïstes d'autrefois n'est pas effacée. Cet instinct robuste de bienveillance qui se com- pare aux actes accomplis comprend qu'il a été sacrifié.

(') Ibid., pp. lOi, lOo. n Ihid., p. 127.

D A R W I N 331

Et de ce sentiment auquel tous les animaux sont sujets, dès qu'ils ont refusé d'obéir à un instinct, mais qui chez l'homme social s'appelle le remo7'ds{^).

A l'avenir, le souvenir de ce remords sera à son tour déterminant. Il luttera contre la velléité même du méfait. Cette reviviscence, dans le souvenir, des joies que nous avons eues suivre nos instincts sociaux ou des rem^ords qu'il en a coûté de les enfreindre, voilà toute la cons- cience, C'est cette levée de sentiments, jointe à l'ins- tinct durable de sympathie, qui nous donne assez d'em- pire sur nos passions pour qu'elles cèdent sans lutte. E1 cette pression impérieuse, dont la force seule est en ques- tion, quelles que soient les velléités refoulées par elle, voilà ce qu'on appelle du vieux nom de devoi?'. 11 n'est fait <{ue d'une habitude acquise ou héréditaire d'obéir à des instincts si persistants qu'ils sont victorieux sans effort. Mais l'accomplissement en a une particulière noblesse, quand il est redevenu instinctif par habitude, et que la conscience même n'y est plus nécessaire. Nietzsche gardera plus d'un trait de cette théorie du devoi?', défini comme le souvenir d'une impulsion dont on ne sait pkis tous les motifs (2).

Mais la moralité supérieure peut-elle être instinctive et réflexe? Elle est artiste plutôt, c'est-à-dire éminemment consciente et certaine de son propre caractère illusoire. Pour l'expliquer, Darvidn ne suffit plus. L'œuvre per- sonnelle de Nietzsche commence, quand la théorie de la sélection naturelle l'abandonne.

{*) Ibid., p. 121.

(*) V. notre t. Hl, Nietzsche et le Pessimtsmr esthéttr/iie, au chapitre sur Vlllusion de la morale.

332 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

m

LE NÉO-LAMARCKISME DE RUETIMEYER

Au demeurant, Nietzsche n'était pas darwinien en bio- logie; et la lutte pour l'existence, qu'il ne niait pas, lui paraissait secondaire au regard des faits plus fondamen- taux sans lesquels elle ne serait pas elle-même possible. Comment a-t-il osé se prononcer ? Ce n'a pas été sans prendre conseil ; et il faut dire ici ce qu'il doit à celui qui était son guide le plus écouté, son collègue de l'Univer- sité, Riitimeyer.

Pour les promenades du samedi soir, quelques professeurs bâlois se groupaient, Riitimeyer assez régu- lièrement se joignait à ses collègues. C'a été un homme éminent et modeste, à la façon suisse. Il n'était pas alors arrivé à la notoriété européenne. Aujourd'hui, ses travaux le signalent tous les spécialistes de la paléontologie. L'évolution du squelette des cervidés, (les équidés, des bovidés, n'avait jamais été connue avant lui avec autant de précision. Riitimeyer fut un esprit philosophique en un temps le talent de généraliser était submergé sous la surabondance de la recherche parcellaire. Un petit nombre de savants essayaient de remettre en mouvement le travail de reconstruction hypothétique et doctrinal. Us attiraient à eux toute la haine et toute l'admiration. Charles Darwin et Carl-Ernst von Raer étaient les princi- paux. Rûtimeyer ne se sentait pas trop loin d'eux. Tous deux, cependant, étaient ses anciens. Darwin, qu'il savait critiquer avec clairvoyance, l'éclipsait dans la gloire. Et il vénérait C,-E. von Baer comme un maître. Entre les deux, sa modestie contribuait à lui faire une situation etfacée. Son goût des grandes hypothèses explicatives,

RLE T I M E Y E R 333

appuyées sur une documentation étendue et rigoureuse- ment analysée, se satisfaisait par des communications à la Société des naturalistes suisses ( Verhajidlungen der Schweizerischen naturforschenden Gesellschaft). Son élo- quence académique, sobre, était soutenue par une émo- tion mesurée et vivante. Nietzsche avait coutume de lire ces écrits de circonstance. Il les recommandait à ses amis. Il en gardait quelques-uns dans sa bibliothèque ('). Quand même il ne les ouvrait pas tous, de fréquentes conversations ont éclairer Nietzsche sur les idées générales de son collègue, durant les heures qu'ils pas- saient aux auberges de (irenzach ou de quelque autre village badois, ne manquaient jamais d'aboutir leurs promenades. La santé de Nietzsche l'empêcha, vers 1876, de se joindre à ces agapes de professeurs. Overbeck alors lui apportait le résultat des discussions communes.

Ainsi, quoique souifrant, Nietzsche n'était pas exclu de la vie intellectuelle d'un groupe qui lui était devenu cher. Il en a dit sa reconnaissance depuis : « La grande célébrité de Haeckel empêche-t-elle que Riitimeyer ne mérite une célébrité bien plus grande (-) ? » Pour dépasser la mé- diocrité allemande de son temps, Nietzsche croyait bon de « se faire, pour un temps, un esprit helvétique ». Il y a des plantes alpestres de l'esprit, et c'est en Suisse qu'on les découvre. Voltaire et Gœthe, Gibbon et Byron, avaient senti, en Suisse, le stimulant de ce haut esprit. Riitimeyer était de ceux qui donnaient à Nietzsche le sens des hauteurs intellectuelles.

(') Sa bibliothèque contient de Riitimeyer : Die Verdnderungen der T/tter- welt in der Schweiz seit Anwesenfieii der Mensc/ien (1875). Nietzsclie recom- mande à Gersdorf de lire Vont Meer bis nach den Alpen (1854) et Die B^vôlke- rung der Alpen (186i). Tous ces travaux sont réunis dans les (lesammelti- kleinere Schriften. Bàle, 2 vol. in-8, 1898.

(*) Frœhliche Wissenschafl, posth., ;: 423 (XII, 191»). C.-A. Bernoulli, Franz Orrrheck und Friedrich Ntetzsc/ie, I, 279; II, 408.

334 É T l IJ ]^ S SCIE N T I F ï Q U E S

Pour reconstituer les emprunts de Nietzsche, nous ne pourrons procéder par des analyses de textes, qui feraient saisir un apport littéral. Mais la pensée néo-lamar- ckienne, si éclairée et alors si rare, du paléontologiste bâlois, filtre, très reconnaissable, dans la biologie que Nietzsche transpose en vérité sociale et psychologique ('). Toutes les formes de l'existence matérielle ont cela de commun que tout s'y réduit à des déplacements molécu- laires. La matière se transforme sous des influences exté- rieures. Elle se détruit, mais se reconstruit aussi, moléculai- rement. Les organismes ne sont pas soustraits à cette action ambiante de l'air et de l'eau. Ils lui doivent aussi leur aspect de tous les instants. La vie est tout entière change- ment de structure rapide et continu. C'est le ralentissement de cette transformation que nous appelons moi^t (-). Mais il y a des degrés infinis de la vie. Peut-être donc les mouve- ments moléculaires, imperceptibles pour nous, de la matière inorganique, ne sont-ils pas d'un autre ordre que ceux qui nous sont visibles dans les organismes. Au sommet de cette échelle vitale qui plonge jusque dans les manifestations latentes de la matière réputée morte, il n'est pas improbable que la vie de l'esprit, elle aussi, soit encore biologique. Et toute pensée n'est-elle pas liée à la veille et à l'activité du cerveau? Nietzsche, (juand il aura abandonné l'esprit schopenhauérien, tiendra pour certain, à son tour, que toute pensée cor- respond à un aspect de la vie physiologique. Mais lUitimeyer croit constater, de plus, qu'aucune molé-

(*) Nous puiserons dans les Gesammelte kleine Schriften de Rûtimeyer, mais surtout dans les articles intitulés : Ueber Form und Geschichte des Wirbellierskelets (1836); die Grenzen der Tierwell (1867); der Fortschritt in den organischen Gesclioepfen (1876). En utilisant ce dernier article nous anticipons quelque peu sur le développement ultérieur de Melzsche. C'est pour n'avoir pas à revenir sur ce qu'il doit à Rûtimeyer.

(') lUhiMEYER, Grenzen der Tierirell. (Kl. Schriften, I, 231.)

U U E T I M E Y E R 335

cule vivante ne se perd. Aucune ne retombe à une exis- tence plus basse que l'existence organique. Un vivant qui se dissout, reste vivant dans chacun de ses éléments com- posants. Nous ne redevenons pas poussière, nous rede- venons vermine. Si horrible que soit le sépulcre, des précautions infinies sont prises pour empêcher la re- chute totale aux d'crniers échelons de la matière morte. Ce qui traverse la création, c'est un irrésistible élan vital qui essaie de gravir des cimes de plus en plus élevées de l'organisation ('). Nietzsche se souviendra de cette définition quand il décrira la vie comme « un etîort pour se dépasser » .

Une fois cette définition posée, il est sur que la doc- trine de Riitimeyer sera lamarckienne, et, avec elle, la doctrine de Nietzsche qui en dérive. Elle envisage la genèse de la vie comme une organisation croissante du monde inorganique, et la variation des espèces comme une adaptation fonctionnelle, incessamment parachevée, des formes de vie déjà organisées. La lutte n'existe pas tant entre ces formes vivantes qu'entre la vie et le monde mort elle s'incruste, et contre lequel elle se débat. Cela ne veut pas dire que Riitimeyer ait été ingrat envers Darwin. Mais il faisait dans l'efTort darwinien deux parts : celle de l'observation ingénieuse et exacte ; celle des inférences spéculatives que Darwin tirait de ses obser- vations. Et, dans ce travail, l'originalité, la force, la méthode de la pensée lui paraissaient plus imposantes que la qualité des conclusions (*). Riitimeyer reprenait, avec la méthode de Darwin, des inférences lamarc- kiennes. C'est que le vrai esprit scientifique est lui-même d'ordre lamarckien. Les questions que pose cet esprit sont

i') Ibid., I, 2i7.

.(') RiiTiMETER, Charlrs Darwin. (II, p. 380.)

336 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

l'expression la plus pure d'une énergie qui s'oriente dans le monde. La vie n'est pas autre chose qu'une telle énergie cherchant sa voie. ]\Iais Riitimeyer ajoutait : « Nos rela- tions à la 'nature extérieure sont de telle sorte, que les plus subtiles données de nos sens ne se trouvent exactes que dans la mesure l'esprit qui les dirige envisage son objet avec bonne foi, sans vanité et sans avarice, non avec l'intention de désirer, mais avec celle de cher- cher ('). » Nietzsche, après 1876, aura cet esprit docile aux faits el cette préoccupation pure de la vérité modes- tement acquise.

Au terme, l'adaptation de l'énergie vitale, pour Riiti- meyer, se manifestait par une relation entre la structure des êtres vivants et leur milieu. Leur structure constitue le mécanisme par lequel ils agissent. Mais le milieu a servi de stimulant à l'énergie qui, tout en se pliant à ses résistances, a engendré cette structure. Pour chacjue milieu, il y a donc une structure parfaite, à l'aide de laquelle les forces vives de l'organisme sont assurées de leur plus fort rendement. Nietzsche n'oubliera pas ce théorème. Les institutions, les coutumes, les mentalités humaines sont pour lui de telles structures engendrées par l'énergie intérieure. Il se demandera pour quels milieux de passion tropicale ou d'intellectualité froide elles sont faites. Il les jugera sur leur adaptation à leur ambiance et sur l'effort qu'elles y peuvent fournir. Pour lui-même toutefois et pour l'élite disposée à le suivre, il réclamera les conditions les plus difficiles et les plus dangereuses, pour se faire la structure morale capable de vaincre la plus forte résistance.

Le plus clair des arguments antidarwiniens de Nietzsche lui sera fourni par cet apprentissage lamarckien qu'il

l') /f/., Der FortschritI m den nrgatmchen Gesc/io/jfrii. il, 38t)-381.j

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fit chez Rûtimeyer. L'habitat lui parut modifier les races avec plus de rapidité et de profondeur que les luttes entre les individus. Seule la lutte de tous les organismes contre des milieux modifiés donne le tableau vrai de l'assaut prodigieux que l'élan vital livre à la nature inorganique; et seul le changement de milieu explique la direction que cet élan a prise. 11 a surgi des profondeurs marines pour conquérir la terre ferme quand les eaux se sont retirées. Mais c'est la mer qui a été le réceptacle primitif, prêt à fournir sans cesse des modèles de struc- ture vitale aux autres milieux. Toutes les formes existantes de la vie sont issues de formes marines, et, à elle seule, la mer en garde pour elle un nombre immense (*).

Pourtant, après la multitude des formes protozoaires, cœlentérées, échinodermes, vermiculaires, arthropodes [. qu'elle a enfantées, la créature la plus parfaite qui ait pu s'y développer, c'est le poisson. Quelle figure plus souple imaginer, pour flotter en suspension dans un espace liquide à trois dimensions, si ce n'est ce corps aplati sur les flancs, enveloppé de courbes molles, qui se terminent en ogive à l'avant et à l'arrière, et que tiennent en équi- libre des rames légères ? Une tige flexible, pointue aux deux extrémités, faite de segments osseux enchâssés entre de molles capsules de cartilage, voilà toute l'ossature du poisson. Tous ces segments osseux se prolongent en arêtes verticales, protectrices des viscères et propres à servir de points d'insertion aux muscles. ^Quelques-uns se continuent en appendices latéraux, pour soutenir des paires de rames. Le milieu aquatique n'a rien pu enfanter de plus parfait. Les structures pisciformes d'aujourd'hui ont été réalisées dès les périodes géologiques les plus anciennes. Mais le requin représente le summum de force,

(*) RiiTiMEYER, Der Fortschrilt. {Kl. Schriflen, I, 381.)

AMDLER. II. 22

;i38 ETUDES SCIENTIFIQUES

d'agilité, d'intelligence compatible avec l'existence aqua- tique. Le problème pour le biologiste sera toujours de déterminer, pour chaque milieu, quelle pourra être la forme organique la plus vigoureuse, la plus mobile, la plus capable de vivre aux dépens de ce milieu. Ce sera ensuite de définir comment a pu se produire la migration des formes d'un milieu à l'autre, et, par elle, l'ascension même de la vie.

Si la mer est le réceptacle commun et primitif des formes vivantes, comment ont pu se dépayser des animaux hier encore aquatiques, jusqu'à se mouvoir et respirer sur l'écorce terrestre. Riitimeyer est plus préoc- cupé des hiatus qui séparent les échelons de l'existence animale que sensible au mouvement continu par lequel les formes vitales pourraient les franchir. En vain se dit-il qu'il y a des poissons tropicaux capables en été de respirer par des poumons, et des animaux terrestres munis de branchies. Ni ces poissons n'acquièrent de quoi se mouvoir sur terre, ni ces amphibies n'ont de moyens de locomotion dans l'eau. La structure osseuse, et non la respiration, est décisive pour les vertébrés. Le seul vertébré aquatique est le poisson ; et nulle part on n'a assisté à 1' « atterrissement » du poisson. Aucun reptile et aucun batracien ne descend de lui. Le vertébré terrestre est pour nous comme d'une création nouvelle {loie nez<^eôore/i){'), jusqu'à ce que nous découvrions des formes intermédiaires qui nous manquent. Peut-être n'est-il sorti vraiment des eaux que des animaux invertébrés. Les vers eux-mêmes et les crustacés demeurent presque tous aquatiques. Chez les insectes seuls nous saisissons sur le vif une métamorphose qui fait sortir une bête ailée d'une larve vermiculaire analogue aux vers aquatiques. La

') HÛTiHBTBR, Der Fortschritl. Ibid., p. 38S.

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difficulté est de savoir si ce changement et celte intensifi- cation de l'effort tiennent au changement de l'habitat. U est sûr que l'immutabilité du milieu laisse aussi la vie immuable. Les profondeurs marines, mieux explo- rées, nous livrent vivantes tous les jours des créatures que la paléontologie déclarait éteintes. Mais la nature des énergies par lesquelles la vie se différencie des états inorganiques, Rûtimeyer la dit mystérieuse à partir du moment cette vie se manifeste par la contractilité et par la réaction aux excitations externes.

Ce qui apparaît le mieux, par delà ce grand abinie surgissent les vertébrés terrestres, c'est un système de relations étroites et subtiles entre les animaux et leur nourriture. Dès que le vertébré foule la terre et grandit à la lumière et dans l'atmosphère terrestre, des forces structurales qui avaient sommeillé' durant toute la durée de plusieurs âges géologiques révolus, s'épanouissent avec une prodigieuse rapidité. L'énergie créatrice de ces organismes les multiplie, comme avec une infinie richesse d'imagination. Rûtimeyer estime très bref « le temps qu'il a fallu pour faire surgir une foule de marsu- piaux bizarres, grimpeurs, sauteurs ou munis d'ailes » {'). Mais le trait le plus marquant de cette faune diluviale, c'est l'explosion de force assimilatrice qui pousse les exemplaires des espèces jusqu'à une taille géante. Les marsupiaux, les édentés, les ongulés atteignent tous alors des dimensions monstrueuses. Rûtimeyer croit qu'il y a diminution graduelle de la taille dans un même rameau de la généalogie des espèces, à mesure qu'on s'élève vers les formes les plus récentes. Seuls les cétacés et les pachy- dermes à trompe lui semblent avoir atteint à l'époque actuelle leur forme géante. La paléontologie d'aujourd'iiui

{') IlÛTiMBTBB, Der Forlschrilt, Ibtd., p. 394.

340 ÉTUDES SCIE A ï I F I Q L' E S

n'admet pas cette loi de décroissance de la taille dans les rameaux phylétiques. Elle admet au contraire qu'il y a progression de la taille ('). Aucun problème ne sollici- tera davantage la pensée de Nietzsche quand, appliquant à la race humaine les résultats de la biologie générale, il se demandera si « la voie qui a conduit du ver à l'homme » ne conduit pas aux derniers hommes, qui seront rabougris sur une terre rapetissée ; ou si elle aboutit à quelque forme de vie géante et surhumaine. Or, Nietzsche croira que, pour les hommes, les deux lois se vérifient.

Mais ce c[ue la science moderne a confirmé davan- tage, c'est la loi de spécialisation des espèces, telle que Riitimeyer la définissait. Graduellement, les organes de locomotion, de préhension, de mastication se font diffé- rents en vue d'une fonction précise. Un luxe de défenses, de canines formidables, de cornes encombrantes, de bois utiles comme armes ou comme parures ; une différen- ciation croissante de pattes, de griffes, de sabots obtenus par soudure, par renforcement ou par atrophie, selon l'usage auquel une adaptation lente les a rendus propres, attestent l'effort de toutes les espèces pour avoir prise sur le réel. Dans tout ce travail qui pétrit la matière vivante, la lutte entre les vivants n'a presque point de place. Les espèces nouvelles sont la matière vivante ancienne coulée dans d'autres moules. L'histoire des créa- tures organiques est celle du milieu elles se meuvent. La vie vient des profondeurs marines et se répand sur la surface vaseuse ou rocheuse que les eaux ont laissée en

(*) V. Charles Depéret, Les transformations du monde animal, 1907, chap. XIX. Les éléphants nains de la Sicile et de Malte, selon l'explication de Miss Bâte, seraient des ancêtres, isolés dans ces îles par un cataclysme et qui auraient, trouvé dans cette dissociation de leur aire géologique une cause particulière de conservation ».

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se retirant. Elle s'y étire, y prend racine ou s'y meut. Mais c'est elle qui, par la poussée de ses énergies inté- rieures, s'épand, avance des tentacules, modèle ses organes de façon qu'ils épousent les creux ou les aspé- rités de Fécorce terrestre il lui faut prospérer, sous peine de mourir. Ainsi le milieu changeant sollicite des fonctions nouvelles ; mais l'énergie vitale, inversement, s'irrite de l'obstacle qui lui barre la route, tâtonne autour d'elle, et explore des voies encore ouvertes, olle rencontrera d'autres tâches pour lesquelles elle se créera d'autres instruments (').

A la longue, il se développe un organe fait pour recueillir les impressions multiples de cette énergie exploratrice et pour coordonner les réactions par les- (juelles elle vaincra le milieu hostile elle s'agrippe : ce sera le cerveau, et au terme de l'évolution, le cerveau humain. Il n'est pas le plus volumineux des cerveaux animaux connus, et les grands singes eux-mêmes ont un crâne plus grand. Mais il est destiné à être porté dans une tète qui n'est plus penchée vers la pitance, sur une colonne vertébrale dressée debout et sur des membres construits de façon à dégager les bras et les mains de la fonction inférieure qui consiste à supporter le corps (-). Dans ce cerveau, fait de poussière périssable, un sens nouveau s'éveille avec une énergie qu'on ne connaît à aucun autre animal. Il réussit à coordonner les impressions recueillies par les autres sens, dans une image se décèlent les relations réelles des choses externes, à percevoir ainsi la marche des choses, non seulement actuelle, mais à venir. Une petite masse

[■■) lOid., 393, 399.

(*) RiJTiMETER, Ueber Funn und (iesrhkhle des W'irbellierskelells. {Kl. Schr., 1,65,66.)

342 É T U D E S S G I E xN T I F I Q U E S

de substance grise réussit à nous garer de la détresse et de la mort, parce qu'elle construit une image du futur, et que, la construisant, elle oriente vers elle notre propre existence modifiée selon nos désirs.

Ce qui se manifeste, ce n'est d'abord que du courage, le défi lancé à des forces qui nous assaillent, une intelli- gence astucieuse qui sait mettre notre énergie au service de fins lointaines. C'est de la force vitale mieux avertie par des impressions coordonnées selon un ordre qui per- met d'en prévoir la série à venir, pour le salut du vivant destiné à s'orienter au milieu d'elles. Il n'y a encore que de l'égoïsme éclairé, attaché à sa proie et soucieux de sa propre durée.

Le temps vient cependant où, comme par jeu, le cerveau et la conscience combineront des impressions rafraîchies par des organes de plus en plus parfaits, de façon à y trouver de la joie sans souci de l'utilité que l'organisme en retire ; et ainsi sera créée la vie de l'art. Il advient aussi que nous prolongions le goût de notre durée par delà notre vie individuelle; que notre cons- cience, dans son rêve et dans sa résolution, envisage l'avenir de toute la race et le veuille sûr et beau. Si elle vient alors à se rendre compte que cet avenir ne s'achète que par le renoncement; que la victoire exige des sacrifices de vies humaines, notre énergie vitale épanouie ira jusqu'à consentir avec une joie grave cette mort individuelle, gage d'une survie robuste assurée à l'espèce. La vie morale n'est, elle aussi, que de l'énergie vitale ancienne, amplifiée jusqu'à comprendre l'effort concerté de la société humaine ; et elle se représente cet effort dans des images est anticipée la destinée future de tous les hommes.

Que cette image de l'activité sociale future surgisse en nous, cela ne fait pas de doute. Faut-il dire pourtant

R U E T I M E Y E R 343

que nous nous acheminions vers la naissance d'une race nouvelle? Lobscure question tient tout entière dans le problème de la plasticité du squelette. Un instant, Riiti- meyer s'enhardit :

Notre squelette porte en lui les possibilités d'uue évolution ulté- rieure, autant que toute autre forme du squelette vertébré (').

Tel quel, n'a-t-il pas déjà changé? Ne voit-on pas toute sa structure faite pour dégager la main, pour rele- ver la face et la tête ? Réussite unique et création sans analogue au monde. iMais l'homme ainsi bâti, aura-t-il la résistance qu'il faut pour traverser ces effroyables cata- ■clysmes, d'où les espèces sortent transformées? Franchira- t-il le défilé tragique qui peut-être sépare l'état géolo- gique présent de celui pourrait naître une espèce humaine nouvelle? Ou faut-il voir dans l'homme une de •ces formes animales extrêmes, que les déviations, d'ailleurs inévitables de l'avenir, condamnent à l'anéantissement certain? Rûtimeyer est un trop méticuleux savant pour se prononcer. Sa croyance chrétienne ne lui enseigne à poser la question de la durée future que pour l'âme :

La question de l'avenir demeure sans solution pour le corps. Je la retire. Il est écrit : « Voici, j'ai été trop léger. Je veux poser ma main sur mes lèvres » (*).

Nietzsche garda longtemps le même scrupule. Devant l'universel changement, dont la contemplation enivrait les transformistes de son temps, il restait, le regard fixé sur les qualités éternelles. Il est vrai que cette appréciation des qualités se modifie. Et ces qualités éphémères ne sont- •elles pas liées à la matière changeante elles éclosent?

(*) Ueber Form und Geschichte des WirbeUierskelells. (Kl. Schr., I, 65.) (') Ibid., I, 66.

1344 ÉTUDES SCIENTIFIQUES

Aucun de nous ne peut détacher sa pensée de ce qui sera et de ce que vaudront les hommes futurs. Il faudra donc bien rouvrir la question que Rûtimeyer avait scellée d'un silence biblique. L'une des grandes préoccupations de Nietzsche sera de se figurer cette ascension vers des types supérieurs d'humanité. Il essaiera d'explorer cet avenir par l'image symbolique de son Surhumain, et de se le figurer biologique ment et socialement par toute une échelle d'intermédiaires qui y conduisent. Ce n'est pas sans raison qu'il se représentera son Zarathoustra capable physiquement d'utiliser des milieux nouveaux. Ses études prolongées sur la constitution de la matière se justifieront par cette préoccupation d'une humanité future dégagée des lois physiques actuelles qui nous assu- jettissent.

Dans ces recherches sur l'évolution à venir de l'es- pèce, si Nietzsche a été d'abord darwinien, il inclinera de plus en plus au lamarckisme. Son système exclura presque complètement l'idée de la concurrence vitale, à laquelle il s'était attaché au temps Jacob Burckhardt lui enseignait la conception « agonistique » de la vie des Grecs. La sélection des individus forts dans la société et des sociétés fortes dans le inonde lui paraîtra se faire par adaptation au milieu et par d'heureuses com- binaisons d'énergies intérieures, transmises et enrichies. C'est le milieu qui change, externe et interne. Les qualités qui y ont leur racine se transforment par mutation brusque dans cette ambiance variable. Il y a des conditions défi- nies qui permettront de faire surgir les exemplaires d'élite ou de détruire en foule l'humanité décrépite.

Or, c'est de Rûtimeyer surtout que Nietzsche tient cette croyance en une conception scientifique et pourtant mys- tique de Tunivers. Son schopenhauérisme affirmatif de la vie trouvait en Rûtimeyer une vérification par la science.

R U E T I M E Y E R 345

Darwin et sa lutte pour la vie peuvent suffire aux pessimistes du désespoir. A ceux qui affirment la valeur de l'existence, le lamarckisme nouveau montrait la vie comme une grande coulée qui se déverse dans tous les creux de l'écorce ter- restre et y prend consistance dans des formes individuelles infiniment variées. La substance plastique de tous les êtres est puisée dans cette grande marée montante qui, lors du reflux, laiss/e son alluvion vivante sur tous les paliers qu'elle atteint, sans que jamais elle redescende aux pro- fondeurs. Et la substance de tous aussi se déverse de nouveau . dans cette mer, par la mort et par la fusion volontaire avec le grand flux vital. Par la croissance de tous, mais aussi par l' effort concerté de tous, cette marée de la vie atteint à des niveaux plus élevés. C'est un retour à Empédocle, à la théorie de l'éternel amour joint à l'éternelle haine, que l'évolutionnisme lamarckien de Nietzsche. Il constitue la méthode par laquelle il croyait pouvoir donner à son espérance les garanties du savoir moderne. M"'® Cosima Wagner a-t-elle reconnu, quand elle a lu, en 187(3, Richard Wagner à Bayreuth, ce posi- tivisme mystique, flétri par elle de termes si méprisants lors de la première visite de Nietzsche à l'île heureuse de Tribschen-Naxos ?

Iilllilllllllllllllllllllllllllilllllllllllllllllllllllli

CHAPITRE II

L' « INTEMPESTIVE » CONTRE DAVID STRAUSS

I

l'amitié de MALWIDA DE MEYSENBUG

CETTE grave question des rapports de la religion avec le temps présent, devait sombrer plus tard la tendresse de Nietzsche pour Richard Wagner, après qu'elle eût créé les premiers malentendus avec Cosima, remplissait aussi de son ombre les nouvelles amitiés de Nietzsche. Depuis les rencontres de Bayreuth et de Munich, en 1872, il était resté en correspondance avec Malwida de Meysenbug. Ils demeuraient joints par les souvenirs et par des croyances qui avaient de profondes racines schopenhauériennes .

Il était douteux qu'ils se comprissent beaucoup. Malwida, avec beaucoup de bonté naturelle et un peu impérieuse, avait un « idéalisme » confus et esthétisant qui convenait mal à la pensée exigeante et claire de Nietzsche. Il ne faut pas trop en vouloir à la vieille fille de défauts moraux et mentaux qui ont été ceux de toutes les femmes de lettres allemandes de son temps. C'a été un terrible bas-bleu métaphysique et musical que Malw^ida. On l'entourait de vénération, parce qu'elle avait eu vers la trente-troisième année, en 1848, une grave , déception de sentiment. Un jeune théologien.

M A L W I D A DE M E Y S E N B U 347

Théodore Althaus, du haut de sa chaire, avait fait sa con- quête. Elle l'avait admiré et aimé; elle l'avait admiré davantage quand, du christianisme, il avait passé à la lihre pensée révolutionnaire. Mais il était trop beau, pour n'être admiré que d'une seule femme; il était nn-don Juan de l'idéal ; et il l'avait abandonnée avant les fiançailles. Depuis ce temps, elle promenait son cœur brisé comme un ciboire voilé de deuil. Elle venait de publier en 1869 les Mémoires d'une Idéaliste, que Nietzsche lut en 1872, et qu'elle a complétés en 1875.

L'intérêt de ces Mémoires est grand par le nombre de révoltés illustres qui s'y côtoient. On ne contestera pas à Malwida de Meysenbug le courage et le désintéresse- ment. Pour être digne du beau révolutionnaire qui n'avait pas voulu d'elle, elle fut plus révolutionnaire que lui. Elle avait écrit des articles sur les insurgés de Dresde. Elle avait enseigné dans un collège de jeunes filles à Hambourg, de 1849 à 1852, et elle pensait faire de cet établissement un modèle de ce que seraient un jour les humanités féminines dans un pays libre, régnerait la parfaite égalité morale et juridique des sexes. Suspecte, quand vint la réaction en 1852, elle avait fuir. Elle n'avait pas voulu faire sa paix avec le pouvoir. Elle connut à Londres la pénible vie des préceptrices étrangères. Mais sa vie d'exilée fut riche d'impressions curieuses.

Les réfugiés allemands du républicanisme vaincu la considéraient comme des leurs. Elle avait approché toutes les gloires de la « Jeune Europe », qui se cou- doyaient dans les salons de Gottfried Kinkel, mauvais poète et historien de l'art médiocre, mais que sa belle tête et ses convictions républicaines avaient désigné en 1848 pour une expédition à main armée en Prusse Rhé- nane. Elle avait vu de près Kossuth et Pulsky ; admiré Mazzini, d'une beauté fine, avec des yeux de feu sous son

348 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»

beau front, et tout débordant d'une éloquence austère. Orsini et Ogareff, Ledru-Rollin et Louis Blanc s'étaient pris de discussion devant elle, sur des problèmes élevés. Avant tout, une amitié étroite l'avait liée à Alexandre Herzen. Elle avait défendu le plus cultivé des révolu- tionnaires russes aux heures il était méconnu et bafoué, et quand il fut veuf, elle avait demandé à être la mère adoptive de son enfant, Olga Herzen, qu'elle a infiniment chérie, et qui lui fut confiée de 1861 à 1872. Nietzsche a bien distingué que l'exemple moral que Malwida a donné est celui d'une libre et enthousiaste maternité, à laquelle les liens du sang manquaient seuls.

A Paris, elle avait passé en 1859, elle avait connu Wagner. Elle l'avait vu dans son pauvre ménage avec Minna, il a tant souffert, non sans faire expier sa souffrance à sa probe et modeste compag-ne. Avec ce pédantisme dans la bonté, qui fut chez elle si surabon- dant, elle avait essayé de faire comprendre sa tâche à l'humble femme, disgraciée physiquement, qui avait fini par peser à l'artiste. Wagner était reconnaissant de ce service à Mahvida et, en échange, l'initia à la philosophie de Schopenhauer. C'était la perdre pour toujours. Elle avait été supportable jusque-là, mouche inoffensive et sentimentale du coche révolutionnaire. Elle s'entourait d'une auréole romantique, parce que deux denses frères étant devenus ministres, l'un en Bade et l'autre en Autriche, elle avait, en dépit de la particule conférée à son père, fréquenté les démocrates. En réalité, elle misait sur les gloires de l'avenir. Elle fut l'Eckermann fémi- nin de cette société de proscrits, et elle avait trouvé en Wagner son Gœthe. Elle dardait comme un kodak, sur les hommes illustres, ses grands yeux gris, et com- mençait aussitôt h les « idéaliser ». Elle s'est faufilée ainsi dans l'immortalité à la suite de ces gloires.

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Maintenant qu'elle était schopenhauérienne et wagné- rienne, elle vaticinait :

Schopenhauer me fit comprendre Kant. Mais il m'inspira surtout l'amour de ces ancêtres de notre race, de ce peuple admirable de rOrieut qui, aux bords du fleuve sacré, entre le lotus et les palmiers, connaissait la mystérieuse et profonde unité des choses, longtemps; avant l'Occident et qui, plus qu'aucune autre nation, a tenté de réaliser par la vie sa conception philosophique du monde (M.

Tous les soirs donc, elle bénissait la petite Olga, qui n'en pouvait mais, et lui infligeait l'imposition des mains, « avec ces grandes paroles des Védas : Tatioam asi » (»).

Ce fut pis après la guerre. Malwida, huguenote de nom et d'origine ('), crut de bon ton d'afficher un orgueil tout germanique. De la France, elle connaissait peu de chose. Elle avait passé quelques mois dans le Paris napo- léonien. Parfois, elle s'était assise sur un banc du jardin des Tuileries, et de là, avait défié le tyran par de trucu- lentes méditations sur la Réforme et sur la Révolution (*).

Il lui semblait « que notre époque égalât en corrup- tion, en servilité, en faste, l'Ancien Régime, dont la chute avait coûté tant de sang ». L'abaissement de tous devant la volonté d'un seul, la toute-puissance de l'armée, l'an- nexion de la Savoie la froissaient. Dix ans après, le régime bismarckien, le militarisme allemand, l'annexion de l'Alsace-Lorraine, au contraire, lare mollissaient d'aise. Le pessimisme de Malwida était germanique et conqué- rant. Elle conce\di\i\t Nirwana , non comme un anéantis- sement, mais comme une « création compréhensive de

(') Malwida von Mbysbwbug, Memoiren einer /dealistin, Volksausgabe, t. III, 284 ; trad. Fanta, II, 305.

(*) Ces " grandes paroles » signifient : « Ceci, c'est loi. »

(') Son père, Philippe Rivalier, n'avait été fait baron que sous l'électeur Guillaume I de Hesse-Cassel.

(*) Malwida von Meysenbug, t. III, 237, 238; trad. Fanta, II, p. 272 sq.

350 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

tout » (*), Le vouloir-vivre humain n'était condamnable et corrompu que s'il était français. L'éternité même du vouloir divin, au contraire, créait et approuvait tout ce que faisait l'Allemagne.

Ainsi agréait-elle à Richard Wagner ; etill'avait choisie, avec Hans Richter, pour seul témoin de son mariage avec Cosima de Rûlow à Tribschen en 1870. Le sort lui réser- vait une catastrophe. L'enfant dont elle couvait si jalou- sement l'éducation parfaite était devenue femme. Olga Herzen se fiança. Déjà il parut monstrueux à Malwida de quitter une si tendre affection. A lire ses lettres d'alors, on dirait que Malwida est la première femme qui ait aimé sa fille. Mieux encore. L'univers avait créé en elle ce prodige de lui donner un cœur de mère, sans mater- nité. Réédition schopenhauérienne et toute morale du miracle que le Saint-Esprit avait autrefois accompli sur la sainte Vierge. Maintenant que le destin lui arrachait l'enfant miraculeusement chérie, elle souffrait les sept douleurs de la Pietà. « Elle jetait un regard jusque dans l'abîme des mondes. Elle ne sut plus que se voiler la tête et s'envelopper de silence (^). » Durant des mois, elle ennuya tous ses amis par cette pathétique attitude, injurieuse pour le fiancé d'Olga.

L'homme qui avait obtenu la main de sa pupille était un jeune professeur de Paris, Gabriel Monod. Il était parmi les plus purs et les meilleurs de la jeune généra- tion de savants qui a illustré la France du relèvement. Élève de Waitz, autant que de Michelet et de Fustel de Goulanges, on devinait en lui un des chefs désignés d'une école historique sévère et forte, outillée comme aucune de ses devancières. Grand cœur avec cela, d'austère

(') Corr., III, 397.

(«) Lettre à Nietzsche, 26 juillet 1872 (Corr., III, 394).

M A L W I D A DE M E Y S E N B U G 351

conscience et tout débordant de passion civique, il avait équipé à ses frais une ambulance en 1870, l'avait menée jusque sous les murs fumants de Sedan. Plus que Malwida, mais sans forfanterie, il avait « sondé l'épouvante des mondes » durant ce douloureux hiver. Il avait parcouru tous les villages sur les champs de bataille de la Loire, prodiguant des soins, des secours, de l'argent, utile dans les hôpitaux par sa connaissance de la langue allemande et du caractère allemand, autant que par son zèle de charité huguenote et humanitaire. Comment Malw^ida eût-elle refusé son estime à un homme que per- sonne n'a approché sans l'aimer ? Il est certain qu'elle l'a tenu en une étroite affection plus tard. Pour l'instant, elle ne se résignait pas à laisser sa fdle adoptive rejoindre un pays « elle ne trouverait ni les idées ni les sympa- thies où sa vie avait ses racines, et que sa nature si originale s'était assimilées avec une passion toute spon- tanée » (*).

Qu'était-ce que Paris pour une jeune fille qui devait chanter le rôle de l'oiseau dans Siegfried 1 Qu'allait-elie faire dans cette « société sèche », intelligente et bien douée, certes, mais à qui semblait fermée à jamais « le domaine de l'intuition, c'est-à-dire de l'art le plus élevé »(^). A Florence, en grande hâte, Malwida bourra de philosophie schopenhauérienne celle qui s'en allait ('). Puis elle prit sur elle cette croix de se dire que sa pupille quittait le milieu « qui seule l'aurait faite tout ce qu'elle était capable de devenir » (*). Ich goenne sie Frankreich nicht^ s'écriait-elle encore un mois après le mariage ; et la jeune femme, gagnée par ce lyrisme teutomane, ne crai- gnait pas d'écrire durant son voyage de noces sur la

{") Corr., III. 420. {») Ibid., III, 428. (•) Ibid., III, 440. {') Ibid., III, 443.

352 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

Côte d'Azur : « Je suis comme un ange à qui l'on a coupé les ailes (^). »

Nietzsche, encore tout wagnérien lui-même, ne se froissait pas de ces confidences. Le mariage de Gabriel Monod et de M"^ Olga Herzen lui fut le prétexte d'une terrible musique, intitulée d'un calembour : Il envoya froidement, comme cadeau de noces pour les jeunes époux, sa Monodie à deux^ pour quatre mains.

Les compliments durèrent ainsi des années, hyperbo- liques et sentimentaux. Les Allemands n'ont pas l'hyper- bole gasconne; leur fanfaronnade est biblique. Nietzsche était-il au Splûgen, Malwida le bénissait de se recueillir « dans le désert les prophètes se préparent à leur mission » ('). Nietzsche lui envoyait ses manuscrits, \ Avenir de nos Institutions d'éducation^ la Philosophie grecque dans Vâge tragique : Inestimable présent, auquel Malwida répondait par la « vérité sans poésie » de ses Mémoires. Puis on jugeait de haut les hommes et le's nations. On s'attristait de leur médiocrité. Un orgueil profond comme celui de ces sectes mystiques, humbles d'apparence, indomptables d'ambition au fond, les schwenckfeldiens, les Moraves, les piétistes, vivait dans ces wagnériens de la première heure.

Nietzsche a pu recueillir de curieuses observations de psychologie religieuse dans le commerce de la vieille fille fanatisée. A force de soupçonner en autrui le fond « humain, trop humain » de toutes les préoccupations, comment ces dévots du schopenhauérisme n'eussent-ils pas éveillé l'attention du plus clairvoyant d'entre eux sur leur propre habileté ?

Dénuée de tout talent littéraire vrai, Malwida jugeait

(») Corr., III, 449. («) Corr., III, 419.

M A L W I D A DE M E Y S E N B U G 353

sommairement de « l'académisme français », oubliant qu'il avait été au xvn^ siècle une des plus fortes et des plus nécessaires disciplines d'esprit que jamais peuple, depuis les Anciens, se soit imposée. Elle répétait les poncifs que Wagner avait recueillis des derniers bohèmes roman- tiques du boulevard. Elle tenait le français pour une langue morte, que le style caricatural de Victor Hugo lui-même n'arriverait pas à galvaniser ('). Pour elle, Bayreuth émergeait seule, « étoile rayonnante de la cul- ture », au-dessus de l'horizon noir.

Mais, pleine de la confiance la plus dévote dans le maître, elle se tourmentait aussitôt : Avait-il la compagne digne de son génie ? Un examen méticuleux, qui avait été très dur pour la première épouse, découvrit des défauts même à la femme royale qui allait partager avec Wagner la vie de Bayreuth ? Comme se pouvait-il que Cosima restât attachée aux rites et aux formes de l'Eglise chrétienne ? Elle élevait ses enfants dans l'orthodoxie protestante. N'était-ce pas éteindre en eux l'esprit vivant? Et Malwida se comparait. Certes, elle n'eût pas fait de même. Elle eût procédé comme pour ]M"® Olga Herzen, quand elle avait dix-huit ans. La jeune fille n'était pas baptisée. Un jour, sur les rives du lac de Garde, dans la solitude baignée d'azur et de crépuscule, Malwida, lisant à haute voix les Védas, avait été saisie de l'Esprit. Et se levant tout à coup, elle n'avait pu se tenir de baptiser sa pupille au nom de l'Atma védique. Voilà comment doit faire la nouvelle liberté de l'esprit. Bebelle aux rites d'Eglise, elle pontifie seule à la face du ciel ('). Assurément Wagner eût été heureux d'avoir auprès de lui une compagne aussi dégagée de préjugés.

(') Corr., III, 481. ^») Corr., III, 402.

ANDLER. n. 23

3o4 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

Ou bien à Buchenthal, près Saint-Gall, si elle prenait du repos dans les prés pendant qu'on faisait le regain, aussitôt sous les arbres Malwida chavirait d'extase, croyait vivre dans la « chose en soi », délivrée « des entraves du phénomène » (*), et recommandait à ses amis cette façon de goûter le paysage. Nietzsche saisissait sur le fait ce qui arrivait quand la fausse culture se mêlait de « vivre » la philosophie de Schopenhauer. Voyant Wagner entre Gosima et Malwida, l'une à tant d'égards si admirable, mais pleine de préjugés si passionnés; l'autre si indiscrètement sentimentale, il avait peur. Il connaissait le fort et le faible de son grand ami ; il le savait influençable. Seul, entre des affections aveugles, et devant une opinion publique égarée, que pouvait Wagner ? Nietzsche, avec une ténacité de disciple, comptait le protéger contre tous et le défendre de lui- même. Avec son ami Franz Overbeck, il fît une fine et invisible tentative pour circonvenir affectueusement Gosima. Ils essayèrent de l'amener à eux, de l'affranchir par de fortes et libres lectures. Puis, par des manifestes agressifs, ils tâchèrent de montrer le chemin. Ge fut dans cette fougue furieuse d'agression que Nietzsche écrivit la première Considération intempestive, David Strauss, apôtre et écrivain [David Strauss, der Bekenner und Schrift- s tel 1er).

II

l'influence de PAUL DE LAGARDE

Franz Overbeck était devenu pour Nietzsclie depuis trois ans le plus inséparable ami. Leur intimité s'était

(*) l&id., III, 408.

P A L: L DE L A G A H D E 35S

resserrée dans la lutte pour la cause wag-nérienne. Elle est touchante, la lettre écrite par Overbeck à son vieil [ ami Treitschke, pour défendre Nietzsche. Il n'ignorait pas les défauts de son brillant collègue, « le penchant à l'extravagance », la manie de ramener toutes choses à la métaphysique ('). Mais Overbeck ne tolérait pas l'injurieux silence qui se faisait sur une telle pensée. Le temps devait venir il aurait à choisir entre deux amitiés : Il éhoisit Nietzsche, qui, aussi bien, lui rendit ce témoignage :

Overbeck est l'homme et le chercheur le plus sérieux, le plus franc, le plus simplement aimable de sa personne que Ton puisse souhaiter comme ami ; et il a ce radicalisme sans lequel il m'est impossible désormais de vivre ("-).

Nietzsche ajoute à ce portrait qu'il fait de son ami : « C'est le théologien le plus libre qui soit vivant aujour- d'hui ('). » Il mandait à tous ses correspondants la nouvelle glorieuse d'une « théologie de l'avenir » qui naissait au premier étage de sa maison, dans le logis d'Overbeck, et [ qu'il croyait solidaire de l'œuvre philosophique et de l'œuvre d'art projetée à Bayreuth (*). Il admirait un talent se fondaient dans un si fin alliage le tenace courage, le labeur, l'esprit critique (^). Ils avaient, dans la dernièr-e année, échangé de& pensées novatrices en foule (*') :

Le monde entier, écrivait Nietzsche, attend l'homme d'action, qui se dépouillerait et dépouillerait autrui d'habitudes millénaires et don- nerait un exemple, destiné à être suivi (').

On sent dans ces lignes percer « l'immoralisme filtur ». * Gomment Nietzsche le concevait-il? Il n'a pas varié beau-

('] 8 juillet 1872. V. C.-A. Berinoulli, Franz Ocerbeck, I. 84. t (*) 22 mars 1873. Corr., II, 401.

\ (*) Cofr., III, 446. {^) Ibid., I, 240; II, 406, 410, 479, 482. ("j Ibid.,

l II, 479. («) Ibid., II, 402. {') Ibid., III, 446.

356 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»

•coup. Il l'imaginait comme un mysticisme nouveau, à base de science. Ce qui naissait dans le petit pavillon du Schtitzengraben à Bâle, c'est un essai de détînir comment l'époque présente pourrait donner naissance aune religion nouvelle.

Overbeck et Nietzsche se partagèrent la besogne. Ils avaient à combattre ensemble David Strauss. Overbeck mit au service de l'attaque son immense érudition his- torique. Nietzsche parla du nouvel évolutionnisme. Cette <loctrine, selon lui, appelait un art et une philosophie •capables d'assigner à toute l'évolution des mondes im sens et un aboutissement. David Strauss avait empiété sur le domaine propre de Nietzsche. De là, le coup de bélier brutal par lequel Nietzsche riposta. Mais, en même temps que cet adversaire, un allié nouveau surgissait, de la plus haute autorité. Le bruit du livre de Strauss n'était pas encore calmé que parut un vigoureux pam- phlet intitulé : Ueber das Vej'hseltniss des deutschen Staates zur Théologie Kirche und Religion^ 1873. Il avait pour auteur un des guides de la pensée savante dans l'Alle- magne de ce temps-là, Paul de Lagarde (').

Aucun savant n'avait fait faire un pas aussi décisif à l'histoire des religions de l'Orient que ce professeur de Gœttingen, au pseudonyme français. Il n'y avait pas de dialecte d'Asie Mineure qu'il ne sût. L'arménien, le syriaque, le chaldaïque, l'arabe, l'hébreu lui doivent des progrès d'égale importance. Les questions koptes, le manichéisme, le premier christianisme de langue grecque attiraient son attention. Plus de cinquante ouvrages ou éditions savantes composent son bagage. A ses heures, il était poète lyrique; puis tout à coup il surgissait, pan-

(') On trouvera le pamphlet dans les Deutsche Schriftcn de Paul de La- jardc, 4'- édit., 1903, pp. 37-77.

PAUL DE LA GARDE 357

germaniste batailleur et ambulant, orateur colérique et fort, comme Fichte, son modèle, et comme Treitschke dont il fut plus d'une fois l'inspirateur, après 1870.

Jamais on n'a vu mieux que dans les pamphlets de ce fougueux élève de Riickert, combien la science historique des Allemands est imprégnée de sensibilité romantique. Sa méthode est impeccable. Pourtant son affirmation de la vie est passionnée. C'est par surtout qu'il a influencé Nietzsche. « Les événements de l'histoire ne sont pas faits pour être sus. » La vie des grands hommes n'est pas destinée à être matière historique. Traits de feu pour Nietzsche que ces aphorismes('). Le rôle des faits décisifs et des grands hommes est de transformer le monde. Ils le transforment même sans être vus. Entre le savoir et les événements, Lagarde ne voit pas de collaboration possible.

La science veut savoir ; elle ne veut que savoir, et uniquement pour savoir (').

Mais ce que peut établir la science, c'est que de cer- tains faits ou de certains hommes sont encore agissants ou que la vie les a quittés pour toujours.

Lagat-de envisageait alors les trois religions aujour- d'hui régnantes en Occident, la protestante, la catholique, la juive. Il les jugeait mortes : 1" Quelle vie reconnaître au protestantisme? Il n'a été à son origine qu'un catho- licisme réformé. Il n'avait pas touché aux croyances fondamentales. Maintenir Dieu, le Christ, le Saint-Esprit, et déclarer la guerre à quelques institutions abusives qui tendent à compromettre l'œuvre de salut, ce n'est pas fonder une religion nouvelle. Rien de plus fort que la

( ) p. DE Lagarde, Deutsche Schriften, p. bo. (»j Ilrid., p. 37.

:m LA PREMIERE « I iN T E M P E S T I \' E »

critique dirigée par Paul de Lagarde contre la théologie protestante. Sur quels principes s'appuie-t-elle ? Que devient-elle quand on examine son principe formel, qui prétend considérer le Nouveau Testament comme la seule source de connaissance chrétienne? Le Nouveau Testa- ment parle-t-il du baptême obligatoire, de la célébration du dimanche, de la Trinité? Nous affranchit-il, de la loi mosaïque ? S'il consiste en un recueil de témoignages, que l'ancienne Eglise catholique jugeait utiles dans la lutte contre les hérésies et les sectes du ii" siècle, comment ne voit-on pas qu'il tient toute son autorité de la communauté catholique qui l'a réuni? N'est-il pas temps de se rendre compte des principes qui ont présidé à cette rédaction (')? Et' si nous reconnaissons l'autorité de l'Église sur un point, comment ne pas la reconnaître sur tous ?

Dira-t-on que le protestantisme a des principes maté- riels différents du catholicisme, tels que la justification par la foi ? Mais qu'on essaie d'en déduire la dogmatique luthérienne, on verra qu'elle n'en résulte pas. La « justi- fication par la foi » ne domine pas le luthéranisme : Elle lui sert à combattre l'abus des « œuvres », des indul- gences, des messes, des aumônes. Est-ce suffisant pour, asseoir une religion? Aussi bien, c'est dans l'apôtre Paul seul qu'il est question de cette justification, ignorée des évangiles et combattue par les épitres de Jacques elle est remplacée par la régénération.

Toute la théologie protestante apparaissait donc comme un amoncellement d'arguments improvisés pour une polémique épuisée depuis le xvi" siècle. Un événement nous lait illusion que les pasteurs devraient bénir : la guerre de Trente ans. Elle a permis d'attribuer des désastres

(') p. DE Lagarde, Deutsche Sc/iriflen, p. 42. Ce ^era le précepte auquel $e contonnera Overbeck dans les Sludien zur (li-sclnchle des Kanons, 1880.

PAUL DE LAGARDE ;{59

extérieurs l'iiifécondité durable du schisme protestant. La vérité est que, depuis le xvii^ siècle, toute pensée origi- nale est tarie dans les Eglises protestantes.

Il reste les sectes piétistes. Mais tout l'effort dun Arndt, d'un Spener, d'un Francke, au xvn" et au xviii* siè- cles, se dépense à galvaniser un cadavre : Le mot même de « réveil », qu'ils emploient, le prouve. A-t-on besoin de « réveiller » ceux dont l'esprit est vivant? Et qu'on se demande ce qu'un Leibnitz, ou un Herder, quoique théo- logiens, ou encore les grands classiques doivent au pro- testantisme. Leur pensée ne vient pas de lui; et tant quil n'y a eu que lui, la pensée allemande s'est tue.

Pour qualifier le catholicisme, il faut plus que du sarcasme, il faut de la haine. Non pas le catholicisme ancien, enseveli depuis 350 ans, mais cette nouvelle strati- fication religieuse, qui le remplace, et que les Jésuites ont substituée à l'Eglise ancienne, pour tenir tête aux protestants. Du catholicisme nouveau, le Concile de 1870 n'est que l'achèvement. L'ancien catholicisme reposait sur trois principes : 1" Il était œcuménique; il exigeait V obéissance au dogme ; il croyait à la révélation. Affirmations compatibles avec plus d'une autre; mais les jésuites ont su les transformer en négations persécutrices. Les Etats nationaux se sont fondés? Par les jésuites, le catholicisme se fait l'ennemi des nations. La science exacte est apparue? La subordination au dogme, dans l'Eglise des jésuites, exige la négation de la science. L'idée à' évolution a surgi au xix'' siècle? La révélation chrétienne se transforme par les jésuites en une théophanie soudaine et figée qui exclut toule croissance des idées (').

Ainsi, cette Eglise jésuitique nie la science et nie l'his- toire. Entre l'esprit et la nature, elle établit une sépa-

(') Ibid., p. 48.

360 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

ration qui les rend hostiles l'un à l'autre. Elle dresse en face d'un esprit détaché de la nature une nature dépeuplée d'esprit. Pour elle, l'histoire des peuples fait partie du cours subalterne et matériel des choses. Et puisque ni l'intelli- gence savante ni la sagesse des chefs profanes ne valent aux yeux du sacerdoce, elle pourra toujours déchaîner les multitudes contre l'élite et la démocratie contre la royauté . Le jésuitisme, partout, tend la main au matérialisme.

Les maximes de cette forte prédication se gravent dans l'esprit de Nietzsche. N'avait-il pas eu, lui aussi, à l'origine, trop de haine pour les organisations politiques, une tendance à les croire subalternes, une méfiance à l'endroit de l'évolution naturelle, un mysticisme contre nature ? Lagarde est de ceux qui le poussent dans le sens de Zoellner et de Riitimeyer, et qui lui apprennent à discerner l'esprit dans la matière, l'évolution dans l'esprit comme dans le monde matériel, et entre les multitudes et l'élite la même interpénétration obscure et prédestinée qui joint la matière et l'esprit.

L'action la plus certaine de Lagarde vint pourtant de ses affirmations sur le ciiristianisme primitif, dernier exemple d'une vie religieuse vraiment créatrice ; sur la corruption qui le saisit de bonne heure ; sur le noyau de religion éternelle qu'il nous en faut dégager.

Paul de Lagarde est un des initiateurs de cette coura- geuse école de libres croyants qui prétendent arriver à la vie chrétienne vraie par l'extrême scepticisme à l'endroit de la tradition ('). Au milieu des débris informes de saint Mathieu, quand de tous les disciples de Jésus, deux seulement ont émergé, Pierre, dont il ne reste rien, et Jean qui a donné de son maître une image si évidemment

(M Elle est représentée aujourd'hui par Wredc, Albert Schweitzer et C.-A. Bernoulli. Ils sont tous influencés par Nietzsche.

PAUL DE L A (. A R D E 361

transfigurée par les nécessités de sa polémique, comment retrouver l'enseignement authentique du Galiléen? La première méfiance à l'endroit de saint Paul est venue à Nietzsche de Lagarde. Ces fortes diatribes contre « l'intrus » fanatique et « incompétent » (ein vollig Unbe- rufener), qui a vu Pierre et Jacques pendant quinze jours, et trois ans seulement après sa conversion, et les a revus, avec Jean, une fois encore treize ans après, Nietzsche ne les a plus oubliées. Il gardera présentes à l'esprit les trois grandes corruptions que Paul, selon Lagarde, a intro- duites dans le christianisme : 1" L'exégèse pharisaïque ; 2' le sacrifice juif ; la théorie juive qui attache le salut à des faits historiques précis, qu'il faut croire.

C'est ce judaïsme raffiné de Paul que Nietzsche atta- quera aussi un jour, dans Menschliches^ Allzumensch- liches. On croit relire du Lagarde, quand on trouve dans Der Wanderer u?id sein Schatteîi et encore dans Der Antichrist, dans Morgenrœthe, les sardoniques remarques sur cette flamme de « cruelle et insatiable vanité qui brûlait l'âme de ce persécuteur de Dieu, sur sa méchan- ceté fanatique, sensuelle et haineuse (•), sa cynique logique de rabbin » , qui demande pour satisfaire Dieu le sacrifice le plus barbare, celui de l'innocent.

Mais faut-il accepter les prétentions des Juifs d'au- jourd'hui, qui croient leur religion propre à devenir la religion universelle, parce qu'elle a l'avantage d'être des- tituée de dogmatique? Le christianisme nous oblige à créer une dogmatique, parce qu'il nous impose de fonder le « royaume^ de Dieu », et exige que nous « soyons par- faits », comme notre Père céleste est parfait. Il nous faut donc définir les conditions de cette vie parfaite. Il ne suffit

(') Nietzsche, Der Wanderer u. s. Schalten, Z 85 [W., III, 248). Morgen- rœtfie, S 68 {\V., IV, 65 sq.). Der Antichrist, S 41 {]¥., VIII, 269).

362 LA PREMIERE <r I N T E M P E S T 1 V E «

pas d'éliminer les dogmes erronés pour avoir une religion « pure de j udaïne (^) » , comme dit Lagarde, créant un néo- logisme sur le modèle de la chimie des alcaloïdes. L'effort de Nietzsche sera plus tard d'éliminer à son tour de notre pensée les alcaloïdes orientaux. Son analyse les trouvera non seulement au cours des dogmes religieux, mais jusque dans les préceptes de toute notre vie morale. C'est une pensée « pure de moraline » {moralmfrei) qu'il lui faudra donc créer, une fois le christianisme aboli; et c'est à Paul de Lagarde qu il devra l'ironique métaphore.

Par delà les dégénérescences, les falsifications, les ignorances, les désolantes pauvretés qui ont fait du chris- tianisme une religion sans religion, et qui parle de la vie avec des phrases, Lagarde a voulu pénétrer jusqu'au fait religieux éternel. Or, une religion n'est pas une adhé- sion donnée à des faits périmés, à des dates contestables, comme pensaient les Juifs : Elle est une vie. Ce qui assure à l'Évangile une vertu agissante, tandis que le christianisme est mort, c'est qu'il nous expose les lois de toute vie spirituelle, découvertes par un génie reli- gieux (-). Les idées du royaume de Dieu, du péché et du salut valent éternellement comme les lois de Newton. On peut les compléter par des observations nouvelles ; on ne peut pas les renverser. Cette vie de l'esprit a été décou- verte par le Christ ; et la force de son intuition intérieure, déposée dans les textes, nous saisit encore par l'évidence, et nous transforme. C'est son miracle vrai, et le seul (').

Nietzsche et son ami Overbeck ont été religieux, dans leur jeunesse, au sens déiini par Lagarde : et peut-être

(') « Ein judaïnfreies Judentum als Wellreligion. > Deutsr/ie Scliriften, p. 38.

('-) Lagaede, Deutsche Schriften, p. 08. (M Ibid., p. 61.

P A U L D E L A G A R D E 363

n'ont-ils jamais cessé de l'être. Ce rapport personnel qui unit l'âme à l'étemel, dans une vie commune, Nietzsche lie l'ignorera pas, bien qu'il l'ait défini autrement que le christianisme traditionnel. U y a eu des moments il n'a pas désespéré d'avoir l'approbation de V « Hébreu pâle » qui mourut trop tôt sur la croix. Cette union toutefois entre nous et le divin, c'est une personne, un grand Initié, qui l'établit; et le lien entre le fondateur et chacun des croyants est aussi ce qui joint ensemble les croyants dans une communauté. Zoroastre et Moïse n'ont pas su ce secret avec la même profondeur que Jésus. S'ils ont exigé l'union avec Dieu, ils ne l'ont pas vécue. Ils l'ont enseignée comme un idéal ; Jésus seul a représenté cet idéal en chair et en os, dans sa vie et dans sa mort (').

La théorie que Lagarde exposait au sujet de cette religion éternelle, découverte par Jésus, et qui, par lui, vient encore magiquement toucher notre cœur, côtoyait plus d'une des croyances de Nietzsche. Elle concevait comme lui la culture de l'esprit. « Tout homme, disait Lagarde, est unique en son genre. » Il s'agit de le cultiver, c'est-à-dire de « faire de lui tout ce qu'on peut en faire ». Un peuple est « la communauté des honimes ainsi cul- tivés » ('). Cela suppose un travail ininterrompu, dont peu de gens sont capables. Aussi bien les nations ne se com- posent pas de millions d'hommes; elles sont faites de quelques hommes conscients, résolus à cet inépuisable travail, et de l'œuvre organisatrice que cette élite a su accomplir.

D'emblée, Paul de Lagarde ramène donc Nietzsche à la position de Fichte, dans ses Discours à la nation allemande^ Comment épanouir en chacun de nous l'iiidividualitc

(') Ibid., p. 74. (•) Ibid., p. 72.

364 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

irréductible qui est en lui? Il n'y a pas de plus grave problème pour l'avenir des hommes. Que peut-il advenir au monde de nouveau, si tous les germes préexistent ? Et s'il nous tombe du ciel de la nouveauté absolue, semée par les génies, peut-on encore parler d'évolution? Au- cune difficulté n'a davantage attiré Nietzsche. Les solu- tions de Lagarde étaient entrevues dans des intuitions vagues. A quelles conditions sont-elles acceptables ? Tout le système de Nietzsche fera effort pour tirer au clair ces conditions.

Pour Lagarde, aucune nouveauté, non pas même la plus grande, ne peut renverser les lois d'évolution. Les idées entrent dans le monde comme y entre cette autre grande nouveauté, le péché. Puis, elles croissent et fructi- fient, comme fructifie et croit le péché, selon des lois ; et il y a des lois selon lesquelles se développe la religion. Il y a des suites physiques aux actes issus du péché, et des suites physiques aux idées. Ces suites s'imposeront, lointaines, mais inexorables, au pécheur et à celui qui pense. Les péchés et les idées sont des commencements absolus. Sont-ils créés par nous librement ou greffés sur nous du dehors? est l'incertitude de Paul de Lagarde.

De même, l'innovation religieuse est totale. De celle- là, nous savons qu'elle exige un grand initié. Pourtant nous avons l'expérience vivante de la régénération. Elle assure une évolution intérieure nouvelle. Dans Fàme régénérée le péché ne fructifie plus; mais l'idée, même déformée, rajeunit et fructifie, et elle tire de l'àme individuelle, elle prend racine, une force nouvelle (•). Cette régénéra- tion exige un milieu de culture, « une communauté do vie » s'échangent les idées. Comment peut-on appeler cette' mystérieuse présence qui arrête le foisonnement du

(') tbul., pp. 62, 74.

PAULDELAGARDE 365

péché et active, comme par catalyse, la germination des idées? C'est elle qu'on appelle Dieu, et il n'y a qu'une religion possible : c'est de reconnaître et d'aimer Dieu en l'homme. Toutefois, ce Dieu ne se révèle qu'à l'homme régénéré (•); et il nous transforme non pas par magie, mais d'une façon éducative par une grande exigence.

Prodigieux sujet de méditation pour Nietzsche, Lagarde disait : « Sous l'influence d'un génie religieux, produisez votre religion propre, individuelle et nationale; ce sera produire en vous votre Dieu. » Il espère ainsi une religion qui n'aurait aucune des tares du présent. Il ne la faudrait pas protestante, si l'Allemagne veut un renou- vellement vrai;, car le protestantisme restaure sans magni- ficence un catholicisme aboli. Il ne la faudrait pas catho- lique, si l'Allemagne veut être une nation. Enfin, il ne la faudrait ni humanitaire, car nous devons être enfants de Dieu ; ni libérale, car elle ne doit pas suivre le temps pré- sent, elle doit lui commander. Avant tout la religion régé- nératrice sera «intempestive » {imzeitgemaess) , car elle doit nous mettre de plain-pied avec Dieu, et nous conférer dans le présent la vie éternelle, par l'intimité profonde, par le « tutoiement » sublime qu'elle établit entre Dieu et nous (*),

Ainsi pensait Overbeck, Mais Nietzsche entendit que la loi d'évolution nous prédestinait à produire, par l'épanouissement des forces vierges déposées en l'homme, ce divin par lequel nous dépasserons l'humanité.

D'importantes conséquences politiques se déduisaient de ces vues générales. Quelle peut être l'attitude de l'Etat devant nos religions contemporaines, momifiées toutes, mais dont les ministres se réclament de la vérité absolue .'

(') Ibid., p. 73, (') Ibid., p. 76.

366 LA PREMIERE « I N T E M P E S T I V E >

Aujourd'hui, l'Etat forme des prêtres dans ses Facultés de théologie ; il les salarie; il leur confie, en Allemagne du moins, tous les enfants delà nation. Cela n'est en aucune façon tolérable. On ne peut admettre que l'Etat prenne sur les ressources de la collectivité de quoi entretenir des cultes qui sont des survivances. Il y a une inadmis- sible hypocrisie de la part des Facultés de théologie à sincruster dans les Universités, c'est-à-dire dans des établissements de libre recherche scientifique, quand les professeurs de théologie sont tenus par serment de ne rien enseigner qui soit contraire à l'orthodoxie. Des pro- fesseurs qui prennent d'avance un engagement touchant le résultat et la méthode de leurs travaux, n'ont pas qua- lité pour se dire les serviteurs de la science.

Si l'État a des raisons générales d'encourager la science . il ne peut encourager que la science libre. L'Etat a besoin d'une vie religieuse dans la nation. Mais cette vie religieuse, aucune puissance humaine ne peut la créer. Au regard de l'Etat, toutes les Eglises sont des sectes. 11 faut donc qu'il se sépare des Eglises et qu'il leur restitue les Facultés et les séminaires où, de leur initiative privée, elles formeront leurs prêtres. S'ensuit-il que l'État ne puisse rien pour la religion? Il a, au contraire, envers elle toutes les obligations qu'il a toujours envers la liberté et envers le génie. Il faut qu'il lui prépare la route. Les nations et les hommes ne pouiTont produu^e la religion latente en elles, qu'une fois émancipés de la tutelle oppressive des cultes anciens : « Frei isi, mer werden kann, was er soll. » Et Nietzsche n"avait-il pas dit : « Werde. ivas du bist » (0 ■*

La religion grandit de cçtte profonde liberté en nous.

M Ibid., p. 61

PAUL DE L A G A R D E 367

Encore cette croissance a-t-ellc ses lois. La science peut les connaître ; et l'État peut faire enseigner ces lois de la vie (les religions. Il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'il crée dans ses Universités une section des sciences religieuses. Cette théologie nouvelle s'apercevrait aisément, si elle est science, que toutes les religions existantes et passées ne sont qu'un des aspects de la religion. La comparaison de toutes les religions permettrait de discerner ce qui est adventice de ce qui est essentiel. On pourrait « par la tra- jectoire du passé calculer la courbe de la religion à venir » . Ainsi la science serait au service de la vie nationale. « Die Théologie soll sein : die P fadfînderin der deutschen lieli- gion. f

Quoi de plus proche des idées que Nietzsche avait un jour méditées à Lugano (')? Et ne se consumait-il pas ainsi depuis des années en réflexions sur le rapport entre la science et la vie? Cette « religion allemande » que Paul de Lagarde appelait de ses vœux, Nietzsche ne la sentait-il pas éclore en lui? Mais il l'appelait « culture de Lesprit » ; et cette culture enfermait toute cette germina- tion des personnalités dans une âme profonde et collec- tive, où le Philosophe, le Héros et l'Artiste descendaient par intuition.

Le caractère allemand, écrira-t-ii alors, n'existe pas encore. Il faut qu'il devienne. Il faut un jour qu'il soit enfanté, afin qu'il soil visible à tous et sincère devant lui-même. Mais tout enfantement a ses douleurs et ses Aiolences {*).

(') Staat und Genius, g 11 (IX, 156) et notre t. III, Nietzsche et le Pessi- misme esthétique, chapitre des Origines et de la Renaissance de la civilisation. {*) Vom Nutzen und Nachteil der Historié, posth., g 23 (X, 276).

368 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE

III

L ESSAI DE FRANZ OVERBECK : « UEBER DIE CHRISTLICHKEIT DER HEUTIGEN THEOLOGflE » (1873).

Ces idées de Lagarde cheminaient souterrainement dans Nietzsche. Elles provoquèrent chez Franz Overbeck une réaction plus immédiate. En peu de semaines, durant les vacances de Pâques de 1873, il écrit, comme d'inspi- ration. Fessai qui l'a classé parmi les chefs de l'Ecole historique la plus rigoureuse avec Duhem, Wellhausen et Paul de Lagarde, prédécesseurs eux-mêmes des scep- tiques purs par lesquels fut régénérée la religiosité contemporaine {').

Dej)uis l'automne de 1872, Nietzsche l'avait entretenu de ce projet de publications communes, il comptait associer les plus libres esprits et les plus agressifs de l'Allemagne d'alors (*), de ce Montsalvat intellectuel d'où descendraient pour des vengeances fulgurantes, les che- valiers de l'esprit. A présent, Overbeck s'était senti sti- mulé, que dis-je, emporté par une poussée intérieure ('). Le plus prudent de tous s'aventure le premier dans l'arène. Il va combattre David Strauss et Paul de Lagarde, l'un pour l'anéantir, l'autre pour soutenir la cause qu'il allait compromettre. Son érudition la plus profonde vient à la rescousse de l'orientaliste.

A la base, il met une thèse profonde et massive :

(') V. sur ce point C.-A. Bbrnoclli, Die wissenschaftlic/ie und (Uekirchliclu'. Méthode m der Théologie, 1897, p. 86 sq.

(*) F. OvERBBCK, Die ChrisUichkeit, 2' édit., p. 16.

(') V. la lettre à Treitschke, du 9 mars 1873 (dans C.-A. Bermoulli, Franz Overbeck, I, 83).

L'ESSAI D'OVERBEGK 369

Le christianisme, dans la forme oii il est parA^enu aux peuples modernes n'est pas seulement une religion, mais aussi une civilisation intellectuelle {eine Cultur) (*).

Il est une survivance du monde antique. La Renais- sance n'a été qu'un renouvellement de l'esprit par la science. Le christianisme est de l'antiquité venue à nous, par un vivant héritage. Nous avons reçu, avec lui, la €ivilisation des peuples anciens. Il n'y a pas d'affirmation qui ait davantage influencé Nietzsche. Deux ans après, il rumine les mêmes idées. Une grande lutte intérieure commencera en lui au moment se pose pour lui ce pro- hlème : Comment peut-on sauver l'antiquité et abandon- ner le christianisme?

Le christianisme, dit-on, a vaincu l'antiquité, cela est vite dit. Mais : 1°, il est lui-même un fragment d'antiquité; 2'^, il a conservé l'antiquité ; 3°, il n'a pas même été en conflit avec les époques pures de l'antiquité. Au contraire pour que le christianisme fût sauvé, il a se laisser dominer par l'esprit de l'antiquité; et par l'idée de l'Empire, de la communauté, etc..

Nietzsche ne se dégage pas encore de ce jugement obscur et contradictoire. Le problème seul est posé avec courage. Il faut savoir si l'antiquité est un bloc, ou si on peut la dissocier en paganisme et christianisme. La victoire de la religion chrétienne signifie-t-elle un retour à un état d'esprit préhellénique? Tout ce que suppose le christianisme, la croyance en des phénomènes magiques omni-présents, la superstition de châtiments démoniaques, la rêverie extatique et hallucinatoire, est-ce grec? Ou bien les Grecs ont-ils secoué cette torpeur mystique de l'intel- ligence?

Car si l'hellénisme reposait sur des conceptions de cette

(') F. OvERBECK, ^le C/iristlichkeil, p. 22.

ANDLER. II. 24

370 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»

sorte, le plus grand crime de l'humanité, celui d'avoir rendu possible le christianisme, ne serait-il pas imputable aux Grecs (*)?

N'est-ce pas l'hellénisme alors qu'il faudrait con- damner? Et si le christianisme succombe devant la science moderne, comment pourrions-nous vénérer l'antiquité grecque, entachée des mêmes superstitions ?

Ce serait une tâche de montrer que l'hellénisme est aboli san& retour, et avec lui le christianisme et les soubassements traditionnels de notrç société et de notre politique {^).

D'emblée Nietzsche, une fois qu'il a désarmé son adversaire vrai, affirme sa résolution de marcher contre l'allié de cet adversaire, cet allié fût-il ce qu'il aime le plus au monde, l'hellénisme. C'était le danger de sa con- ception romantique des Grecs. Mais l'antiquité la plus pure n'a-t-eïle pas aussi enfanté les deux organisations laïques les plus redoutables qui puissent avoir raison de l'ancien mysticisme oriental? Les Grecs ont inventé la science rationnelle et les Romains ont fondé l Empire. Le christianisme n'a peut-être fait triompher qu'une antiquité souillée et préhistorique, et l'inquiétude du temps pré- sent vient de ce qu'il ne sait pas encore si' ces puissances d'organisation intellectuelle l'emporteront. Au terme de sa vie, le doute de Nietzsche ne sera pas moindre :

Dire que tout le labeur de la vie antique a été vain 1 je n'ai pas de mots pour dire ma douleur d'un fait aussi énorme (^).

Tout le sens laborieusement acquis du réel, les mé- thodes de la science; tout le terrain matériel, conquis pour

[i) Wir Philologen, posth., S 258, 266 {W., X, -404, 407 j, 1») Wir Philologe?!, poslh., g 299 (II'., X, 405). (') Antichrist, % 59 [W., VIII, 307).

1

L'ESSAI D'OVERBECK 371

une grande civilisation, le christianisme avait raviné V anéanti tout cela en une nuit ('). A la seule pensée du ; désastre, Nietzsche sentait ses larmes poindre. Die Chris- ^ lichkeit der heutigen Théologie de son ami Overbeck lui imposait donc une grande tâche : celle d'examiner à nou- veau la valeur de la science, non pas mesurée à la valeur de l'art, comme autrefois, mais mesurée à la reli - pion.

Entre le christianisme, système clos de civilisation fondé sur le surnaturel, et la science^ système d'idées . assis sur l'étude du réel, Overbeck professait qu'une entente était d'absolue impossibilité. La science n'a pas prise sur une religion. Car toute religion se croit vraie en entier et pour toujours. Elle n'a pas peur de la science, tant qu'elle est forte. Car elle sait alors socialement em- pêcher la science d'étendre jusqu'à elle ses investigations. Mais le jour elle tolère que les savants examinent les origines de ses mystères, on peut affirmer que ces mys- tères se meurent. Toute science fait de la religion un pro- blème; tandis que la religion s'affirme, comme la vie (*). , Sur ce point, l'enseignement de Lagarde paraissait à Over- beck d'une vérité péremptoire. J Dans cet enseignement du pamphlétaire de Gœttingen, Overbeck, éclairé par le schopenhauérisme, avait recueilli un autre aperçu, d'une portée historique incalculable. « L'âme la plus profonde du christianisme est la néga- tion du monde ('). » 11 ne considère pas que le monde soit un lieu la religion puisse séjourner sans le mépriser. Quelle langueur de mélancolie sur les traits mêmes des plus cultivés d'entre les chrétiens, les Pères de Cappadoce,

(') Ibid., S 38, 59 (VIII, 305, 307).

('^) F. Overbeck, Die Christlichkeit, pp. 22-27, 35.

(=j Ibid., p. 93.

372 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»

Grégoire de Naziance, Basile ou Jean Chrysosiome! Quel mépris de la civilisation chez un vrai chrétien tel que l'auteur de Vlmitationl C'est qu'en de telles âmes vit la tradition des discours de Jésus, conservés par les Sîtio[)- tiques (').

Il y a deux sortes de sécularisation qui ont toujours menacé le christianisme : celle de la vie profane ; 2" celle de la science. ,Le christianisme vrai est étranger à toutes deux. Oui, certes, pour subsister, il a pactiser. Com- ment durer, si ce n'est par un minimum d'existence tem- porelle? Le christianisme a se créer des formes qui lui permissent de s'acconmioder à la vie antique. Il a été uno religion née parmi des peuples très cultivés, mais agoni- sants. Entre leur civilisation et lui, il n'y a pourtant pas identité. Le christianisme est allé à la rencontre d'une civilisation finissante, mais il ne s'est pas livré à elle. Impossible peut-être tant que cette civilisation était dans toute sa vigueur, il a survécu par la faiblesse des sociétés antiques décrépites. Il n'a rien fait pour les sauver. S'il consent un compromis avec le siècle en créant l'Eglise] il crée en même temps la vie monastique, négation du siècle. Tout ce que le christianisme entre le iv" siècle et la Réforme a fait de grand, est sorti du cloître. Au moment se fonde l'Eglise officielle, c'est au cloître que la vie chrétienne se réfugie. Des citoyens en foule se dérobent à l'État et vont dans les couvents choisir ce martyre quotidien, substitué volontairement par l'Eglise au martyre des persécutions terminées (^).

Dans quelle attitude une telle croyance se dressera- t-elle devant la science? L'univers entier pour le paga- nisme était plein de dieux, donc de mystères. La vie

(') Ibid., p. 57. (^) Ibid., 82-81.

L'ESSAI D ' 0 V E R B E G K 373

païenne se passait en adoration; et aux moindres joies matérielles se joignaient encore des prières. Le cliristia- I sme a enlevé à l'usage et à la jouissance des choses de ( monde la consécration dévote que l'antiquité y avait répandue ('). Nul doute qu'il n'ait ainsi rétréci la vie reli- gieuse. Mais il l'a intensifiée. Voilà pourquoi il n'a pas étendu le domaine du savoir. Cet univers q,u'il se repré- sente dépeuplé de dieux, il ne l'a pas ouvert à la science. Et, s'il s'en est détourné, il a, du même coup, refusé de le Connaître.

On objecte le gnosticisme, l'alexandrinisme chrétien, toute l'apologétique. L'objection vaut. Il est vrai que la Gnose a essayé de transformer en métaphysique les données populaires de la jeume foi chrétienne. A ces mé- taphysiciens, une science chrétienne, celle d'un Clément d'Alexandrie ou d'un Origène a répondre. Mais ce sont des aberrations. Cette science a sécularisé l'esprit ^ chrétien, comme la fondation de l'Eglise sécularisait la l vie chrétienne. Elle est un luxe que des chrétiens raffi- nés se permettent. Le. christianisme vrai répudie le luxe même de la pensée. Sa tradition est celle de Chrysostome ' '< Il n'y a rien de pis que de mesurer les choses divines à la mesure des pensées humaines (-). »

Si telle est la réaction de l'instinct chrétien, au mo- ; ment de sa pleine vigueur, devant la science qui prétend \ le défendre, que sera-t-elle tant de siècles après? Aujour- \ d'hui, nous prétendons reconstruire notre religion par la ^ science et reconquérir la foi par l'histoire. Preuve certaine i que les forces miraculeuses qui ont enfanté le mythe [ chrétien sont mortes. La religion tarit, dès qu'il s'établit 'f. une théologie ('). Ce trait, judaïque entre tous, que Lagarde reprochait à la théologie de saint Paul, etquicon-

l*) /bicL, p. 92. (^j lOid., 27-31. (») Ibid., 35.

374 LA PREMIERE « I N T E .AI P E S T I V E »

siste à faire dépendre notre foi de la vérification, possible ou impossible, de quelques points d'histoire, est devenu le trait dominant de toute notre apologétique. Or, fussent-ils tous vérifiés, les faits de la vie du Christ ne prouveraient rien sur la religion qu'il enseigne et qu'il représente ('). C'est la pure doctrine de Lagarde et de Schleiermacher.

Il n'y a rien à ajouter aux sarcasmes qui, dans le livre d'Overbeck, flagellent les ridicules de la plus récente apologétique protestante. Ils attaquent les apologistes préoccupés de l'habitat humain, et qui, ayant appris des astronomes que Mars est encore imparfait, Vénus trop inclinée et Alercure trop petit pour être aisément habi- tables, découvrent que la terre seule pouvait être la patrie des hommes, et croient ainsi justifier le récit de la Ge- nèse. Mais Overbeck s'en prend, avec une joie non moins truculente, à ceux qui soutiennent que la force thau- maturgique du christianisme, vivace aux premiers siècles, s'est éteinte; qu'il y a eu des miracles, mais qu'il n'y en a plus. Et, pour finir, il se gausse avec la même impartia- lité de ceux qui soutiennent que nous sommes, devant le miracle, comme les sauvages devant une machine à vapeur, et que, si nous en doutons, c'est par infirmité stupéfaite de l'esprit.

Il ne s'ensuit pas que Franz Overbeck accepte, avec les prémisses de Lagarde, toutes ses conclusions. Sa dis- cussion touche à ce plan de réorganisation des Universi- tés allemandes que Nietzsche, au moment Strasbourg se fondait, concevait avec une grande acrimonie critique, mais sans précision très positive. Overbeck, aussi, tem- porisait. L'affinité entre sa pensée et celle de Nietzsche tenait surtout à leur commune opinion sur le rôle de l'histoire. 11 ne paraissait pas admissible à Overbeck de

(*) Ibid., p. 44.

L'ESSAI D'OVERBEGK 375

créer deux théologies, l'une officielle, et l'autre confes- sionnelle. Il jugeait inopportun de rompre le lien quiexiste entre nos instituts de science et la théologie ecclésias- tique. Overbeck voyait à cette mesure l'inconvénient d'amener une prompte dégénérescence de toutes les théo- logies d'Eglise. Il ne croyait pas non plus qu'aucun sémi- naire confessionnel se laisserait refouler dans le rôle subalterne d'école pratique. Tous prétendraient ensei- gner la vérité totale, vraie dans la science jiarce qu'elle est vraie dans la religion, el parce qu'il ne peut pas y avoir deux vérités (*).

Le projet imaginé par Lagarde de réserver à la science pure, à l'étude historique et comparée des reli- gions, les Facultés de la théologie universitaire, ne ren- contrait donc nullement l'approbation d'Overbeck. La prétention de deviner la « courbe future » des religions d'après leur orbite passée lui paraissait une sorte d'ob- session rationaliste. Overbeck, en cela disciple vrai de Nietzsche, croyait la vie plus riche que la pensée. Au sur- plus, il savait, par l'histoire, que les théologies suivent les religions et ne les précèdent pas, et les suivent à d'autant plus grande distance, que les religions vivent d'un instinct plus énergique. Cette théologie savante de Lagarde est donc vaine dans ses visées dernières, puisque le savoir ne peut remplacer la vie. Incertaine de son but impossible, elle serait, par surcroît, submergée par la recherche historique. La science peut détruire une religion : elle ne peut pas la fonder.

Il faut ajouter tout de suite que Lagarde paraît bien avoir raison contre Overbeck. Non, sans doute, la science ne remplace pas la vie. Mais la vie a des lois connaissa- bles à la longue, qui font que la conduite d'un vivant

(') Ibid., p. 127.

376 LA PREMIERE « I N T E M P E S ï T V E »

peut se prévoir, jiisques et y compris sa mort. Le pronostic de Lagarde, bien que lointain, exprimait l'espoir de toute science ; et l'on ne voit pas pourquoi Overbeck aurait attaché de l'importance à ne pas déchirer « le lien qui joint la théologie ecclésiastique à nos instituts de science » ('), si une pensée analogue ne l'avait pas hanté confusément.

La vie devait le rapprocher de la sévère pensée de Lagarde. Overbeck sera un jour cet historien rigide, incroyant devant le christianisme traditionnel, quand il aura cessé d'attendre le « christianisme germanique ». En 1873, il se refusait à rompre le lien des Eglises et de l'Etat, si indispensable que lui parût la rupture pour plus tard. Il n'attribuait pas au serment des ecclésiastiques et des professeurs de théologie les conséquences, oppressives pour la liberté de l'esprit, que dénonçait Lagarde. Overbeck fait une loi à ceux qui enseignent et qui prêchent, de tenir compte du besoin religieux de la communauté, qui diffère, nécessairement, du be- soin des hommes de science (^). Il exige d'eux un tact de toutes les heures dans la prédication publique, mais réserve la liberté d'opinion de chacun. Dans cette croyance, Overbecli probablement s'abuse. Le serment, imposé par la force, a toujours tendu à exclure du minis- tère et de l'enseignement ceux qui ne pouvaient adhérer de cœur à la doctrine traditionnelle. Et ce que Franz Over- beck demandait aux pasteurs, c'est bien une habileté séculière, excusée tout au plus par le dévouement à la communauté, et ennoblie par une culture scientifique trop liante pour être transmissible à la foule {').

Autant que Nietzsche et Rohde, Overbeclc croyait donc à l'illusion salutaire et au mensonge bienfai- sant. Comment n'a-t-il pas froissé Nietzsche, pour qui .

/bit/., p. 131. (^) Ibid., 141, 145. (') Ibid., 143-145.

L'ESSAI D ' 0 V E R B E G K 377

cette illusion salutaire ne pouvait être que l'illusion de l'art ? On peut affirmer qu'une des raisons qui ont poussé Nietzsche à son intellectualisme outrancier de 1876, a été la tentation de combattre son ami Overbeck, après avoir fait le tour de sa pensée ; et il crut alors devoir jeter dans la foule, pour en achever l'éducation, sa nouvelle philo- sophie intellectualiste, premier échelon d'un mysticisme qu'il atteindra plus tard.

Cependant ils ont toujours été d'accord, Overbeck et lui, que cet intellectualisme n'était pas celui de David Strauss. Overbeck aussi pense que c'en est fait du dogme orthodoxe parce que de certains documents his- toriques touchant son origine se trouvent controuvés. Mais le christianisme resterait debout, comme philo- soj)hie de l'humanité et du divin, même si rien ne subsistait du symbole des apôtres et de la vie de Jésus. Si le christianisme a été abdication devant la vie, il n'a rien de commun avec le « mystère » de la monarchie, avec le nationalisme bas ; et, ce que dit Strauss de l'Etat, de son droit de guerre et de son droit pénal avait été dit par saint Augustin avec plus de profondeur. Le christia- nisme a déjà eu une fois raison d'une civilisation j^areille à celle que prône Strauss. La Bible, remplacée par Her- mann et Dorothée^ l'individualisme vague et stérile qui nous prescrit de nous aider nous-mêmes ('), tout le mi- sérable optimisme de la suffisance allemande nouvelle, nous défendent mal contre la pensée chrétienne, si mélan- coliquemen-t séduisante qu'elle avait su ruiner le réalisme romain séculaire. Enfin, Nietzsche n'oubliera jamais la belle affirmation par laquelle Franz Overbeck termine sa critique de Strauss :

(') D. Strauss, Der allé iind der neue Glaiibe, p. 373.

378 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE

L'humanité trouvera clans le christianisme un stimulant qui lui per- mettra de tendre à une culture assez noble et haute, pour l'autoriser à penser qu'elle finira par avoir raison du christianiame lui-même. En tout état de cause, cette culture devra atteindre un niveau elle ne s'est pas trouvée, quand elle a été maîtrisée par le christianisme ','.

Dépasser le christianisme, c'est donc dépasser l'anti- quité, qui revit par lui. De toutes les pensées que Nietzsche tirera de sa collaboration avec Overbeck, celle-ci demeure la plus ambitieuse, et il la réservera j)Our une œuvre à laquelle il travaillera encore en 1875 (^). Cette anti- quité nouvelle, il faudra la restaurer dans une vie véri- table, comme Overbeck et Lagarde voulaient qu'on vécût d'abord un christianisme authentique. Alors, seulement, nous saurons, selon la formule de Strauss, « si nous sommes encore des chrétiens ».

Overbeck, réfléchissant depuis à son pamphlet, s'est rendu compte qu'il n'était plus chrétien ("). Il avait cru démontrer que la théologie moderne avait cessé de re- présenter le christianisme. Or, la croyance chrétienne, étouffée jusque-là, mais abritée aussi, sous l'enveloppe de l'apologétique, s'évapore, quand on l'expose, nue, aux souffles du présent.

C'est pourtant cette doctrine, grosse de conséquences ignorées d'Overbeck lui-même, qu'on soumit à Cosi- ma Wagner. On tâchait ainsi de la gagner aux déduc- tions de Paul de Lagarde. Elle résistait à l'autorita- risme destructeur du grand sectaire, à ses certitudes apodictiques. Elle a, pendant des années, préféré suivre la pensée limpide, rigoureuse et tolérante se tradui-

^'j F. OvEaBECK, Christlichkeit, p. 116.

(») Wir Philologen, g 260 (IF., X, 410). Voir notre t. III : Nietzsche et le Pessimisme esthétique : Le préjugé humaniste.

(^) F. OvERBBCK, Christentum und Kultur. Ouvrage posthume édité par C.-A. Bernoulli, 1919, p. 291.

L'ESSAI D'OVERBEGK 379

sait, chez Overbeck, une âme toute pleine de mansué- tude :

Je dois à la science, a-t-il écrit dans sa vieillesse, d'avoir pu la con- sidérer comme un des plus puissants instruments de paix entre les hommes, plus puissant que toutes les Églises, bien que l'opinion commune soit presque toujours l'opposé (').

Pas de plus grande habileté de la part de Nietzsche que d'avoir mis Gosima Wagner en présence de ce doux et tenace dialecticien. Pendant près de trois ans, Overbeck l'évangélisa; elle eut par lui le respect de la liberté de l'esprit, armée uniquement de science. Lorsque, en 1874, Wagner s'engoua de Gfrœrer et de la sin- gulière construction que cet historien avait essayée du christianisme primitif (-), c'est auprès d'Overbeck que Gosima prit conseil. Il lui montra les ornières du chemin. Il ne réussit point à lui faire voir la fausseté d'une inter- prétation des Evangiles qui, rejetant à l'arrière-plan les synoptiques, n'admet de tradition pure que dans l'Evangile de Jean. Une apologie éloquente de l'Eglise catholique, aboutissait Gfrœrer, préparait déjà la conversion au catholicisme de ce savant, qui avait professé autrefois au Stift luthérien de Tûbingen. On pouvait craindre que Richard Wagner, poussé par Gosima, n'inclinât de même à un christianisme de contre-réforme, à un protestantisme de nuance catholique et quiétiste. Overbeck se trouvait présent à propos pour montrer « combien de fantômes s'interposent entre nous et le chris- tianisme ». Il restait à Nietzsche à dissiper les nuages qui s'interposent entre nous et la libre-pensée.

(') Ibid., p. 292.

(*) August-Friedrich Gfrobrer, Kritische Geschichte d»s Urchristentums, l'« édit. 1831; édit. en 3 vol. 183K-1838.

380 L A PREMIÈRE « I N r E M P E S ï I V E .>

lY

LE PAMPHLET DE NIETZSCHE CONTRE DAVID STRAUSS

Pendant quelques semaines, à son retour de Bayreuth, en avril 1873, Nietzsche se terre. Il n'écrit à personne. Il se demande pourquoi son traité sur la Philosophie des Grecs à l'époque tragique a été si faiblement goûté par Wagner et Cosima. Cet essai, rempli de révélations sur lui-même et sur Wagner, comment n'a-t-il pas laissé échapper ses allusions par tous les pores? Ou bien n'en avait-on que trop deviné le sens tout contemporain (')?

Nietzsche était resté taciturne et morose durant les journées passées à Wahnfried. Il s'excuse de cette incon- venance dans une lettre à Wagner, humble dans les termes, et lui dit :

Prenez-moi comme un simple élève, s'il se peut avec la plume à la main et son cahier devant lui; mais un élève d'un esprit lent et peu agile (*).

Ce que Nietzsche ne supporte pas, c'est d'être tenu à l'écart. Un travail de philosophie antique demeure incom- pris? il choisira des sujets d'actualité. Il n'en choisira pas un, mais quarante, pour lancer quarante libelles. Il n'en savait pas l'ordre. Ses plans ont changé beaucoup entre 1874 et 1876 (^). Il ne confie à Wagner que le sujet de la. première Intempestive, mais déjà il annonce l'essai d'Overbeck, et l'envoi prochain du livre de Lagarde.

(*) V. ces allusions dans notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthétique au chapitre de.s Philosophes présocratiques.

(^) V. plus haut, p. 309, et la lettre à Wagner du 8 avril 1873, dana E. FoERSTER, Wagner und Nietzsche, p. 156.

(') On trouvera ces plans dans les Werke, X, 473-477.

CONTRE DAVID STRAUSS 381

!1 dessine la manœuvre enveloppante qu'ils essaieront, son ami et lui, contre Gosima.

Puis il s'enfonce dans son mystérieux travail. En peu de semaines, il achève la première de ces Considérations intempestives. Cette dénomination signifie qu'il va prendre à rebours le présent esprit public, et tenter pour la première fois ce qu'il appellera plus tard « le renou- vellement de toutes les valeurs (') » .

Dans la griserie vulgaire l'Allemagne cuve ses victoires de 1870, Nietzsche aime mieux retourner à son jeune pessimisme idéaliste, celui de sa première amitié avec Rohde. 11 ne se sent plus seul. C'est un apôtre actif à convertir, à former l'élite qu'on voit à l'œuvre. La religion de Nietzsche est celle de la « culture » supé- rieure, imprimant sa marque à la civilisation entière. Grande œuvre mystérieuse qu'il ne faut pas laisser pro- faner par les journalistes, par les romanciers à grand tirage, et par les savants, si sûrs de leur positivisme, mais qui ignorent jusqu'aux termes mêmes du problème de la culture intellectuelle.

Le procédé polémique de Nietzsche consiste à choisir un de ces théoriciens du positif, David Strauss; à lui trouver, ou du moins à lui attribuer tous les vices pré- sents du journalisme bas, de la science satisfaite, et de la multitude qui fait une haie vociférante aux vainqueurs du jour.

La querelle que Nietzsche a cherchée à Strauss laisse- rait cet écrivain gravement discrédité, si elle avait été

(') Rien n'est gauche comme de traduire par le néologisme inutile de Considérations inacluelles le litre très clair à' Cnzeitgema&se Betrachtungen. Ce sont des défauts actuels qu'il prétend censurer. Des événements très contemporains, la publication d'un livre récent, l'inauguration prochaine d'un théâtre ou d'une université, la réhabilitation d'un philosophe mé- connu, etc., fournissaient l'occasion de ces harangues écrites.

382 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»

motivée. Mais Strauss, sans être exempt des défauts de son peuple, ne porte pas la principale responsabilité de ces défauts. A distance, la preméire Z7nsetV^em«5,se apparaît comme un programme impatiemment formulé, autant que comme un réquisitoire. On y trouve esquissées toutes les théories qui foisonnaient dans l'esprit de Nietzsche. Avec ce questionnaire impérieux, le pamphlet aborde d'un ton bourru David-Friedrich Strauss. Et comme Strauss ne saurait répondre, il le condamne. Cela est naïf, et d'un pédantisme très tudesque. Accordons pourtant que David Strauss n'a jamais eu l'idée d'une civilisation supé- rieure guidée par une philosophie.

Il faut réserver pour l'exposé systématique de la phi- losophie de Nietzsche le contenu positif de l'opuscule ('). Les points contre lesquels Nietzsche prononce son attaque sont : la doctrine du déterminisme scientifique; 2" le darwinisme. La décrépitude de l'esprit agenouillé dans l'adoration du fait et de la force paraît à Nietzsche attesté par les habitudes de la science contemporaine, autant que par la servilité grégaire du loyalisme alle- mand.

11 faut prendre garde à cette première attaque de Nietzsche contre le déterminisme. Elle reste indécise, parce qu'on ne distingue pas s'il fait la guerre au culte des faits ou à la doctrine d'une nécessité rationnelle qui les joint. Toute la philosophie ultérieure de Nietzsche sera un immense effort pour résoudre en contingence la nécessité des lois les plus rigoureuses. En 1873, il cherche encore sa voie. Il ne sait pas quelle sera sa théorie du fait ; mais il sait à merveille qu'elle n'est plus détermi- niste. Cela suffirait à montrer que, bien avant la IIP Un-

(*) V. notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chap. sur Les Origines et la Renaissance de la civilisêhion.

CONTRE DAVID STRAUSS 383

zeitgemàsse, il glorifiera Schopenhauer, il n'est plus schopenhauérien. De certains coups, destinés au positi- visme, atteignent le phénoménisme ultérieur de Nietzsche lui-même. Ce serait attribuer à la première Unzeitge- masse, une maturité qui en est absente, que de ne pas le reconnaître. Mais la manœuvre contre le déterminisme est bien l'attaque principale, puisque seule elle a subsiste dans les ouvrages qui ont suivi.

Comment donc Strauss mérite-t-il tant d'outrages pour avoir cru au déterminisme des lois naturelles, alors que Schopenhauer, glorifié par Nietzsche, n'y a pas cru moins ? C'est que pour Strauss, et les positivistes, comme pour les hégéliens, dont ils sont les successeurs vrais, la néces- sité du mécanisme naturel est la raison même. Cette marche d'un mécanisme universel, à roues de fer stricte- ment engrenées, n'est pas seulement une réalité effrayante, qui surgit dans l'ordre des phénomènes accessibles à l'intelligence. Il aurait alors été loisible à la pensée humaine de réserver son appréciation et de montrer sa révolte devant ce fait massif, dont l'armature intérieure était bâtie de nécessité. Pour Strauss, ces nécessités non seulement s'imposent, mais il les juge bienfaisantes, et seules elles valent. L'activité de l'esprit humain se borne à en contempler le jeu, elle est entraînée, sans pouvoir ni le guider, ni l'enrayer. Doctrine entre toutes offensante pour le penseur qui, en posant des valeurs nouvelles sur les faits, prétendra modifier la réalité jusque dans son essence.

Il y a une incertitude aussi dans l'attaque prononcée contre « ce nouveau JMessie », annoncé par Strauss, et qui est Charles Darw^in. Pourquoi, par une concession faite aux pires préjugés de Cosima Wagner, tracer de Strauss cette caricature vêtue de la « défroque velue de nos généalo- gistes de singes »? De telles plaisanteries masquent trop

384 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

la pensée qui, par Rûtimeyer, lui vient de Lamarck, et qui fera la force de Nietzsche : Elles ne semblent pas seulement renier Darwin, mais toute l'idée transformiste. Or, Nietzsche, au même moment, dans son exposé de la philosophie d'Euipédocle, ne rendait-il pas justice à cette théorie de la lutte pour la vie, insuffisamment explicative des faits, mais si utile à les décrire (')?

De la doctrine darwinienne, que Strauss connaissait seule, une logique invincible l'entraînait à tirer des pré- ceptes moraux. 11 lui fallait démontrer que de Tefifroyable bataille de. tous contre tous pouvaient sortir l'amour, la bonté, la miséricorde, le renoncement humains. Strauss s'y épuisait en vain, et multipliait les banalités contra- dictoires :

Toute activité morale, disait-il, consiste pour l'individu à se déter- miner par l'idée de son espèce.

Mais comment contreviendrions-nous à la loi de notre espèce ? Y a-t-il urgence à nous recommander de ne pas vivre comme des phoques ou des singes? Ou bien Strauss traduisait-il en langage darwinien la doctrine de Kant, et voulait-il dire que notre conduite était morale quand elle pouvait se concevoir comme la loi de tous les hommes ? Plus que jamais alors, il heurtait l'individualisme de Nietzsche et il disjoignait son propre système. Car il n'y a pas dans la nature deux vivants pareils, ni dont la vie suive le même parcours. Enfin, quand Strauss s'enhardissait à cette recommandation : « N' oublie j amais que tu ts un homme, et non pas un pur être naturel », comment ne pas songer que le transfor- misme réintègre l'homme dans la nature et qu'il doit

(') Die Vorplatonischen Philosophen, g li. (Philologica, III, 197.)

CONTRE DAVID STRAUSS 385

l'expliquer par les seules lois de la sélection (')? Sournoi- sement Nietzsche se tait sur son secret principal : Cette « généalogie de la morale », tout évolutionniste, lui seul se sait capable de la construire.

D'inconséquence en inconséquence, Strauss était ainsi refoulé vers le culte de la nature et il apportait à son apostolat l'optimisme « impudent », Nietzsche voyait sa tare principale (^). Car à peine Strauss voulait-il que l'homme se distinguât de la nature, d'où il sort, qu'il l'y replongeait aussitôt. Il lui prescrivait de vénérer cet uni- vers, qui n'était pas « un chaos farouche d'atomes et de hasards », mais la « source même de toute vie, de toute raison et de tout bien » . Comme si cet univers n'eût pas été aussi la cause de toute mort, de toute déraison, de tout mal et de tout crime ! Ainsi la contradiction éclatait de ce positivisme qui, dans l'origine première des choses, croyait déposées les valeurs les plus hautes.

A cette confusion, Nietzsche opposait sa propre foi pascalienne et évolutionniste; et déjà il s'attachait à cette ferme proposition qu'il écrira l'automne suivant :

Je vais dire une iDonne fois ce que je ne crois plus et aussi ce que je crois. Dans ce grand tourbillon de forces, l'homme est debout; il se figure que ce tourbillon est doué de raison et poursuit une fin raisonnable. Erreur! La seule chose raisonnable qui nous soit connue est cette chétive raison de l'homme : et il lui faut lui demander un grand effort ('),

Mais la plus haute raison était celle de l'artiste créa- teur. C'est pourquoi, selon Nietzsche, le wagnérisme était intéressé à cette doctrine évolutionniste, qui seule,

(') David-Friedrich Stradss, ;", 7. {W., 1, 221-222.)

H Ibid., S 6. {W., I, 217.)

H Der Philologe der Zukunfl, S 280. {W., X, 414.)

2S

m) LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

après avoir expliqué les origines de la raison, offrait à l'artiste sa dignité vraie : continuer par une création consciente, l'œuvre de la sélection naturelle. Il ne con- venait donc pas de laissera des incapables l'interprétation de la nouvelle philosophie naturelle, la destinée entière de l'art était engagée.

Le reste est amusement, qui manque d'atticisme. La plaisanterie de Nietzsche n'est pas légère. On n'était pas exigeant, autour de Wagner, en fait de bons mots ; et c'avait toujours été le chagrin de Cosima. Des brocards de brasserie voisinent chez Nietzsche avec des souvenirs de Heine et de Brentano. Ce sobriquet même de « phi- listin cultivé » [B ildimgsphilister) ^ donné à Strauss, sent l'universitaire. Dans les milieux d'Université depuis le xvni" siècle on appelait « philistin » le bourgeois sou- mis aux lois, voué aux affaires, et qui se refuse la char- mante liberté de l'étudiant. Les romantiques, et avec eux Brentano ou Heine,, s'étaient complu à analyser dans cette bourgeoisie une bassesse d'âme uniquement attachée aux réalités les plus tangibles. La littérature avait modelé ainsi un masque aristophanesque, un personnage de bon sens massif et inculte, abondant en bévues artistiques. Le philistin de Brentano jugeait la musique nuisible, mais estimait le roulement du tambour, « parce qu'il guérit les piqûres de tarentules, encourage les guerriers, stimule les préparatifs des pompiers, chasse les rats, et fait circuler les nouvelles » ('). Admirait-il un paysage, il sécriait sans rire : « Charmant pays!., on ne voit que des chaussées! «"Si inculte qu'il fut, ce philistin se montrait curieux. Naviguer sur le Guadalquivir était son rêve le plus secret, chez Brentano ; et chez Heine, il sou- pirait : « Hélas! voir Constantinople, fut toujours mon

Brentano, Ges. Schriften, t. V, 337.

CONTRE DAVID S ï U A US S 387

vœu unique (')• » Il ne manquait pas de philosopher. Il remarquait la finalité admirable qui règne dans la nature. « Les arbres sont verts, parce que le vert est salutaire aux yeux (^). » Puis, retournant à ses habitudes de calcul, il n'hésitait pas à peser, sur sa balance à fromage, le génie lui-même, la flamme et l'impondérable ('). La critique professorale, depuis longtemgs, n'usait guère que de cette balance d'épiciers.

L'occasion parut belle à Nietzsche pour dénoncer en Strauss un de ces « philistins cultivés » . Il daubait sur ses chapitres badins Haydn était comparé à un « hon- nête potage » et Beethoven à la « confiserie » qui sert de dessert à un dîner succulent {*). L'esprit du jour {zeitge- màss), ou comme le disait le jeu de mots nietzschéen, « l'esprit de journal » {zeitungsgemciss) enfaniait ces fleurs de rhétorique culinaire. Nietzsche, avec raison, raillait la vétusté de ces notices littéraires et musicales. Une haine innée du génie lui paraissait émaner de ces chapitres médiocres que Strauss n'a pu écrire que dans sa vieillesse verbeuse et superficielle. Puis, à vrai dire, Nietzsche retombait dans l'outrance quand il refusait de reconnaître le savoir immense et le goût, non exempt de préventions, mais difficile, de Gervinus (^); et son exagé- i-ation fut pire, quand il prétendit impliquer dans cette chasse au philistin le plus savoureux des critiques litté- raires d'alors, Friedrich Vischer.

Cet esthéticien, qui a été un des maîtres de 1' « es- sayisme », avait prononcé, pour une commémoration de

(■; Heine, Reisc voti Munclien nach Oenua, chap. V. (Werke, Ed. Elster III, 2âb).

(*) Heine, Harzreise. { Werke, III, 43.)

(^) Heine, Einleitung zum Don Quichotio. [Werke, VII, 317.)

(*) Nietzsche, David Strauss, $ 5. (I, 209).

(') /bid., S -4. (I, 203.)

388 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

Hœldérlin, un discours délicat et profond. Hégélien orthodoxe autrefois, il avait depuis longtemps abandonné les formules du maître qui avait su, par la philosophie, renouveler la critique ; et ses Kritische Gange, ses essais sur Altes und Neues ne retenaient qu'un hégélianisme vivant et modernisé. Rarement, depuis cinquante ans d'oubli, on avait parlé d'Hœlderlin avec autant de péné- tration que Vischer; et personne n'avait mieux senti que lui le déchirement intérieur qui avait fait de ce jeune Souabe le Werther éperdu d'une amante chimérique, l'Hellade ancienne.

Sans doute, il était difficile de rencontrer exactement les nuances d'émotion dont le poète à' Hypérion et des Hymnes avait, depuis tant d'années, imprégné la sensibi- lité de Nietzsche {'). Mais Nietzsche n'a rien écrit sur Hœl- dérlin qui atteigne aux pages de Vischer sur la destinée de cette âme tendre et héroïque. Vischer n'avait pas oublié de dire que cette âme aurait répugné « à toute la corruption que nous voyons foisonner après la guerre » » Or, Nietzsche eut le courage de donner comme une adhésion personnelle de Vischer au réalisme présent la plainte chargée d'accusations :

Ce n'est pas toupurs par force de volonté, c'est maintes fois par faiblesse que nous passons outre à ce besoin du beau que ressentent si profondément les âmes tragiques (*).

(*) V. nos Précurseurs de Nietzsche, au chapitre Hœldcrlin.

(*) Fr. Vischer, cité par Nietzsche, I, 19o. Il y a un ressouvenir de ce discours de Vischer dans son roman d'Auch Einer, 1879, édition populaire p. 298 sq. Rarement accord fut aussi complet dans la pensée qu'entre Friedrich Vischer et Nietzsche. Comment alors appeler philistin un homme capable de préférer aux cours des plus savants professeurs de zoologie l'exhi- bition d'un pauvre diable, mais amusant, qui, à la brasserie, savait contre- faire des gazouillements d'hirondelles, des concerts de chats ou des batailles de chiens. « Ce joyeux drille a arraché quelques douzaines d'hommes à la broussaille et au marécage du temps présent, pendant une soirée. » Et per- sonne n'eut moins d'optimisme béat que Vischer : « Nous sommes envi-

CONTRE DAVID STRAUSS 389

Par impatience de formuler un programme, qui déjà anticipait sur les Unzeitgemâsse II et III, Nietzsche mé- connaissait ses alliés les plus certains, dès qu'ils se mon- traient rebelles à l'art wagnérien. Tant il est vrai qu'il confondait encore sa cause avec la cause wagnérienne !

Il faut, comme l'a enseigné Stendhal, faire son entrée dans le monde par un duel, et c'est la maxime que Nietzsche prétend avoir suivie en publiant V Intempestive contre Strauss. Il a défini dans VEcce Homo sa « pratique de guerre » : N'attaquer que des causes victorieuses ; Attaquer seul; se compromettre seul; Ne jamais

ronnés d'énigmes », écrit-il. Pour s'y orienter, il conseille « le travail probe au service de biens intemporels ». Nous serons soutenus dans cet effort, si nous admettons que, dans " cette réalité confuse qu'on appelle l'univers », il règne un « inconditionné » par lequel de l'ordre s'établit. Ce ne peut être une personne. La nature est vouée à l'aveugle hasard. Mais, « par l'ac- tivité renouvelée d'hommes innombrables, se construisent la coutume, le bien, l'État, la science, l'art. ■• [Aucli E'iner, p. 496 sq.) trouver une profession de foi plus voisine de Nietzsche ?

Contre Vischer, Nietzsche eut un parti-pris d'iniquité. L'Ecce Homo (XV, 110) parla sans respect de ce Souabe esthéticien fort heureusement décédé '. Vischer avait considéré que la Renaissance et la Réforme ne faisaient ensemble qu'un seul bloc. Là-dessus Nietzsche prend feu. Que n'a-t-il vérifié plutôt la pensée de son adversaire ? « Je fis l'éloge de la Réforme, dit Vischer. J'affirmai qu'elle était le complément moral indis- pensable de la Renaissance ; que les Italiens feraient bien de la rattraper ; qu'ils devaient se hâter de s'échapper de leur Eglise. Sans doute, me dit l'Italien. Mais nous irons plus loin que vous autres Allemands, qui vous êtes arrêtés à la première auberge. ■' Comme cela est vrai 1 Combien la Réforme s'est corrompue pour s'être aussitôt renfermée dans une Église avec ses querelles dogmatiques; en cela « semblable à un piéton qui ne dépasse pas la première auberge ». (Auch Einer, p. 484.) On s'évertue à deviner la raison secrète de cette durable animosité. Tous les Souabes sont-ils nécessairement des Philistins ? Voici ma conjecture : Vischer était anti-wagnérien. On le savait, dès 1873, bien qu'il n'eût pas encore publié les sarcasmes du Conte palustre enchâssé dans Auch Einer, pp. 217, 221 sq. Mais quand Nietzsche eût passé lui-même à l'anti-wagnérisme, il ne prit pas la peine de relire Vischer. Sur David Strauss lui-même et son livre de ^Ancienne et la Nouvelle Foi, Vischer et Nietzsche s'entendaient, bien que le vieux critique manifestât plus de déception et le jeune philosophe plus d'irritation. Voir F. Vischer, Kritische Gange, Neue Folge, fasc. 6, 1873, pp. 203-227, et Albert Lévy, David-Frédéric Strauss, la vie et l'oeuvre, p. 265.

390 LA PREMIERE «IN ï E M P E S T I \ E «

attaquer des personnes, mais les vices généraux et conta- gieux; 4" Attaquer sans animosité personnelle, en ennemi qui honore le partenaire attaqué ('). Mais Nietzsche se leurre avec grandiloquence, il interprète à sa guise sa conduite passée, s'il croit avoir su-i^^ces principes dans sa polémique contre Strauss.

Ce n'a pas été un duel. Strauss a mentionné la provo- cation avec une surprise attristée et très digne : il l'a laissée sans réponse {'). Le désintéressement de Nietzsche est hors de cause. 11 est plus difficile de penser quil ait songé à « honorer » son adversaire par la « mystifi- cation grandiose » qu'il annonçait à Rohde si plaisam- ment ('). Comment l'eùt-il fait, quand il s'est targué depuis d'avoir tué sous le ridicule le « pauvre livre prétentieux et vermoulu » de Strauss (*). Il ne l'a pas atta- qué seul ; mais au service du cénacle wagnérien. 11 n"a pas attaqué une cause victorieuse. La force des Eglises établies prévalait infiniment sur le vieil exégète de Stutt- gart ; et ces Eglises ne pouvaient que se réjouir du litige soulevé entre les libres esprits d'une observance diffé- rente.

Pourtant il demeure vrai que Der alte und der neuc Crlaube est un faible et vague manifeste. Non pas qu'il jnarque, selon les termes de Nietzsche, « l'étiage le plus bas de la culture allemande » ('). Il atteste seulement qu'on peut être un exégète vigoureux et un essayiste capable de faire revivre de fortes et délicates figures de la Renaissance, de ï Aufklaerimg , un Hutten ou un Rei- marus, sans être pour cela capable des généralisations

(') Ecce Homo. (IF., XV, 21.)

(») D.-F. Strauss, Avsf/ewahlte Briffe. Ed. Zeller, 1895, p. o70.

{*) Corr., II, 406.

(*) Fragm. posth., de 1888, § 249. (IF., XIV, 249.)

/«) Memchliches, posth., f. 437. (IF., XI, 138.)

CONTRE DAVID S ï U A U S S 391

philosophiques les plus hautes. La culture française a trouvé des défenseurs plus compétents que David Strauss, mais elle ne voit pas en Strauss un de ses ennemis. Son livre sur Voltaire est de second ordre. Mais qui donc, en Allemagne, a jamais écrit intelligemment sur Voltaire? Strauss s'est laissé gagner par l'assurance insolente dont l'Allemagne, même après la plus retentissante défaite, n'est pas dégrisée. En 1870, le peuple allemand, repu de butin et de gloire, avait trouvé de plus intempérants mes- sagers de sa satisfaction que le théologien vieillissant de Tiibingen ; et Strauss ne s'est jamais permis les sar- casmes bas s'emportait Richard Wagner, aux heures de ses plus malheureuses inspirations.

Enfin, de Nietzsche à Strauss, le litige n'était pas im- personnel. Nietzsche prend le mot d'ordre de Wagner. Son pamphlet a pour but de démoraliser une secte rivale par la défaite retentissante de son chef. Son vieux pédantismc d'instituteur saxon et son prosélytisme pastoral s'étaient réveillés dans cette crise menaçait de sombrer l'œuvre wagnérienne. Us servaient à merveille le besoin de domi- nation qui était sa névrose à la fois et son attitude méta- physique devant la vie. Une admiration éclairée de Nietzsche ne doit pas placer trop haut ce premier essai dans le genre satirique. U y excella plus tard, quand la douleur, et cet affinement de soi, auquel il travailla sa vie durant, eurent assoupli et approfondi son génie.

V

l'angoisse sur le WAGNÉRISME

Pour comprendre la solidarité de ce pamphlet avec la pensée wagnérienne interprétée par Nietzsche, il ne suffit pas de le lire. Il faut lire les pensées que Nietzsche jetait

392 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

sur le papier tandis que s'écoulait l'année scolaire de 1873. Il les intitulait : Der Philosoph ah Arzt der Kul- tur et Ueber Wahrheit und Luge im aussermoralischen Simie ('). Enfin il faut méditer ce cours sur la Philo- sophie des Grecs à l'époque tragique, qu'il avait ensei- gné durant tout le semestre d'été de 1873 (*). II retrouvait le problème de son livre sur la Naissance de la tragédie ; et c'était le problème intégral de la vérité. Que vaut la science ? Elle vaut pour autant qu'elle prépare l'œuvre d'art. Que vaut l'art? Il vaut pour autant qu'il sert la vie (^). Le livre sur la tragédie avait enseigné ces propositions par un grand exemple, commenté avec un enthousiasme mystique. Cet enthou- siasme, il fallait le clarifier par la réflexion. Deux ins- tincts profonds s'étaient trouvés aux prises dans l'esprit humain : l'instinct dionysiaque et l'instinct apollinien. Us tendent chacun à la tyrannie. Il faut les élargir, mais en les disciplinant. Poussé à l'excès, l'instinct dionysiaque enfante ces religions d'Asie qui corrompirent la Grèce elle-même et d'où sortit le christianisme. Poussé à l'excès, l'instinct apollinien enfante la croyance en une science maîtresse de la vie ; et, de cette croyance, l'art, la cité et la moralité helléniques ont péri.

Entre la superstition religieuse et l'abstraction savante, le moyen terme, c'est l'art. Mais Part ne se justifie pas : il se propose. Il traduit la vie, avant de l'éclairer. 11 y a un art issu de la superstition et un art issu de la réflexion abstraite. Ces deux formes d'art sont corrompues. Ni la religion ni la science ne peuvent gouverner l'art.

(•) W., X, 180 sq.

(-) V. Philologica, t. III, 123-234.

(=■) Geburt fier Truqôdie, préface de 1886, ;', 2. (T, 4.

ANGOISSES SUR WAGNER 393

Cosima Wagner vivait dans le premier préjugé; mais David Strauss vivait dans le second. Il fallait doucement évincer l'influence enlaçante de Cosima ; et combattre de face l'influence de Strauss. Cosima menaçait de corrompre Wagner, et Strauss corrompait la nation. Il fallait sauver l'intégrité de la pensée wagnérienne et assurer par la régénération du peuple allemand.

Mais qui donc pouvait discipliner à la fois la religion et la science, puisque l'art, qui participe de toutes les deux, n'en a pas le pouvoir ? Voilà l'étude de la Grèce antique éclairait Nietzsche. Cette attitude de l'esprit qui combat la mythologie confuse et s'oppose non moins au dogmatisme de la science pure, avait été celle des philo- sophes présocratiques. La justicière, qui prononce sa sen- tence entre la religion et la science aux prises, ne peut être que la philosophie. Non pas qu'elle ait un contenu en elle-même. Elle assure un équilibre entre des forces vivantes qu'elle ne crée pas. Paul de Lagarde et Overbeck avaient examiné les conditions de croissance de la vie religieuse. Il restait à examiner comment grandit la science.

Alors un troisième problème surgissait : la vie morale des sociétés et des individus avait, elle aussi, sa crois- sance qu'il ne fallait pas entraver par des formules. La philosophie d'Heraclite et d'Empédocle ainsi retrouvait une actualité. S'il y avait péril à laisser se figer en dogmes les mythes religieux, et à laisser se cristalliser les concepts imaginés par la science pour une besogne pratique et pro- visoire, il était non moins indispensable de ne pas immo- biliser en dogmes inertes la vie morale. Tout était fluide, car tout était vie. Heraclite l'avait dit. Mais les lois de cette vie unique étaient dynamisme pur, non mécanisme rigide. Tout était jeu puissant de principes moraux, tout était Haine et Amour, comme l'avait senti Empé-

394 LA PREMIERE « I N T E xM P E S T I Y E »

(locle ('). C'est de ces philosophes que le philosophe de l'âge nouveau sera Ihéritier, et comme eux il sera inter- médiaire « entre l'homme de science et l'artiste, entre l'homme d'Etat et le prêtre ». Or, lartiste wagnérien réalise cette vie nouvelle, religieuse et réfléchie, que le philosophe prévoit et justifie.

1. Le projet de cloître philosophique. Ces pensées avaient remué Nietzsche durant tout cet été de 1873, sa salle de cours avait été si déserte (^). Il les avait empor- tées avecles feuillets de son pamphlet pour le séjour de Flims, dans les Grisons, il passa ses vacances de juil- let et d'août. Sa sœur Lisbeth, qui était venue le rejoindre à Bâle, depuis mai ; le fidèle GersdorfT et le philosophe Romundt l'accompagnaient. Pour ménager les yeux de Nietzsche, les amis lui copièrent son manuscrit. Les jour- nées étaient coupées par des parties de natation folles dans les eaux bleues du lac de Cauma (*). Au mois d'août parut la brochure. Plus que jamais, on grava sur les rochers des inscriptions commémoratives. Puis Nietzsche attendit l'accueil que lui feraient les voix de la presse. Une réponse cependant lui importait plus que les autres, celle de Richard Wagner. Elle vint le 21 sep- tembre 1873 :

(') Die vorplaionischen Plulosophen, g 14. {Philoiof/ica, Ilf, 196-201.) (*) Il lui était arrivé, le 5 mai 1873, de n'avoir pas un seul auditeur. {Corr., II, 408.) Son action déjà s'exarçait plutôt par conversions indivi- duelles et par contact direct. Il était venu à Bàle en mai 1873, de Stibbe près Tûtz, en Prusse Occidentale, un jeune saA^ant, Paul Rée, philosophe de sa spécialité, schopenhauérien à la fois et darwinien; et Nietzsche le trou- vait « très réfléchi et doué ><. [Corr., Il, 407.) Ont-ils conversé beaucoup durant les mois de l'été de 1873, que Rée passa à Bàle ? On ne sait. Il faut noter la coïncidence entre la présence de -Rée et la première défense du transformisme par Nietzsche.

(') E. FoBBSTER, Der junge Nietzsche, p. 339 scx-

ANGOISSES SUR W A G iN E R 395

Je vous jure, devant Dieu, écrivait Wagner, que vous êtes le seul qui sache ce que je veux ('j.

Et pour l'instaut cette réponse donnait gain de cause à Nietzsche ('). Le satisfaisait-elle, au fond ? On a peine à le croire, puisque Nietzsche, aussitôt, se sent refoulé dans sa solitude et qu'il reprend avec plus d'insistance son vieux projet de « cloitre pour les Muses » ? Si Bayreuth avait suffi, comment ce cloître aurait-il été nécessaire? Dans l'assurance religieuse que Wagner lui envoyait, n'y avait- il pas déjà une incertitude ? La pensée platonicienne de l'année 1870 remontait donc à son souvenir. Le Montsal- vat philosophique, qui surveillerait et dirigerait invisible- ment l'humanité, ne pouvait être gouverné par Wagner seul. Il y fallait le complément d'une pensée plus sévè- rement contrôlée.

Flims offrait un petit château, ouvert sur une pelouse étendue. Nietzsche se proposait de l'acheter à bas prix. Un vaste salon à lambris de style Renaissance permet- trait les réunions de l'Académie platonicienne nouvelle. Le long des murs de clôture on élèverait des préaux cou- verts; et la méditation pourrait, en tout temps, se passer en promenades communes. Parfois, on se retremperait au contact de Fart : l'Italie voisine constituait un champ d'exploration infini. Une élite d'hommes viendrait prendre à Flims un viatique moral qui les accompagne- rait leur vie durant. Nietzsche reprenait aussi le projet d'une revue, organe de ce wagnérisme philosophique, et qui serait élaborée sur les cimes alpestres de l'Enga- dine('). En attendant, les Unzeitgemàsse Betrachtungen

(*j V. la lettre dans E. Foerster, Biogr., II, 130, 131; et Wagner und Nietzsche, p. 163. Glasesxpp, Leben Richard Wagners, V, 105.

(») Corr., I, 243.

(') Sur la justification philosophique de cette Académie platonicienne, V. notre t. III : les Inslituis de la culture nouvelle.

396 LA PREMIÈRE «INTEMPESTIVE»

étaient déjà des hérauts d'armes qni sonnaient le rappel.

Un contre-temps fit échouer le plan. Mais les échos qui répondirent à la première Unzeitgemâsse furent char- gés d'imprécations. Tout l'hiver de 1873 à 1874 se succé- dèrent les attaques. Elles atteignaient Overbeck autant que Nietzsche ; et c'était justice. N'avaient-ils pas relié sous une même couverture les exemplaires de leurs deux pamphlets, précédés de vers de Nietzsche, qui les dési- gnaient plaisamment comme des gémeaux nés de pères différents, mais d'une même mère : l'Amitié (*)?

Cette amitié eut ses charges morales, surtout pour Overbeck. Paul de Lagarde, sans doute, lui avait répondu avec affabilité. Mais Treitschke, longtemps enfermé dans un silence hostile, répondit par des lettres plus hostiles encore, et qui semblent avoir été pleines de préjugés pré- somptueux contre toute philosophie schopenhauérienne. Overbeck avait espéré réconcilier son ancien et son nouvel ami dans un patriotisme chaleureux et dénué de chimère. Ses réponses calmes et fortes définissent les conditions d'un équitable compromis (^). Quand Treitschke s'obstina, il fit avec courage le sacrifice nécessaire et choisit l'amitié de Nietzsche, contre son intérêt, mais d'accord avec sa conscience.

II. Intrigues contre Bayreuth. Cette résolution tou- chante et de communes angoisses au sujet de l'œuvre wagnérienne rapprochèrent plus que jamais Nietzsche et Overbeck. Quels racontars était venue leur porter cette Danoise, Rosalie Nilsen, qui les inquiéta si fort en octobre (') ? Elle était de famille distinguée, mais déchue,

(*) E. FoBRSTER, Biogr., II, p. 128.

(*) On les trouvera dans Beksoulli, I, p. 87 sq.

(') V. sur Rosalie Nilsen, la biographie de Conradi publiée en tête des

ANGOISSES SUR WAGNER 397

et la misère avait encore ajouté à sa laideur peu com- mune. Ses accointances avec la bohème littéraire de Leipzig n'avaient pas diminué sa bizarrerie naturelle. Wagnérienne de la première heure, elle s'était essayée à la poésie. Gomment en était-elle arrivée à imaginer qu'il se tramait contre le wagnérisme une intrigue souterraine, trempaient les révolutionnaires effrayés ou jaloux ? C'est par elle que Nietzsche en vint à croire qu'une cabale se proposait de compromettre la cause wagnérienne en s'emparant de la maison d'édition Fritzsch de Leipzig. En quoi consistaient ces sourdes menées ? Peut-être à racheter, avec les fonds d'un legs important, les parts de patronage de l'œuvre de Bayreuth, si fragile, de façon à faire, au gré des révolutionnaires, le vide dans la salle de Bayreuth ou à la remplir de socialistes (*).

Rosalie Nilsen s'était introduite auprès de Nietzsclie par des lettres admiratives au sujet de son livre sur la Naissance de la Tragédie. Au mois d'octobre, à l'impro- viste, elle parut en personne et soumit à Nietzsche tout un dossier. Comment Nietzsche n'a-t-il pas percé à jour la manie de Finoffensive personne ? Ou fut-il seulement excédé de ses démarches? Sûrement il manqua d'urba- nité pour réconduire. Overbeck, d'une froideur plus cor- recte, se chargea de le débarrasser pour toujours de l'importune visiteuse (*).

L'effet pourtant que produisit sur les deux amis l'étrange personne fut celui d'une durable inquiétude.

Gesammelie Werke de ce poète (t. I, p. CLXXI, 1911), par Paul Szymank, et G. -A. Bernodlli, Fravz Overbeck, t. I, p. 115 sq.; 269 sq. ; 436; II, 260.

(*) C'est ce que semble signifier l'allusion {Corr., II, 419, 421) à Romundt, dont les cours faisaient le vide dans les autres cours de l'Université de gale. V. aussi E. Fobrster, Der jwir/e Nietzsche, p. 402 sq.

(^) C'est ce qui explique qu'en 1875 encore elle ait pu envoyer à Nietzsche une liasse de poèmes " d'une grande démence lyrique ». {Corr., II, 489.)

308 L A P R E M I E R E « I X T E M P E S T I V E ->

Nietzsche sent bien ce qu'il y a de plaisant dans ce sinistre feuilleton à la Samarow (*), ils s'étaient, durant quelques mois, sentis transportés. Rohde, chargé de s'enquérir, interrogea Fritzsch lui-même, qui répondit par un haussement d'épaules; mais la méfiance de Nietzsche resta en éveil jusqu'à ce qu'il pût s'assurer sur place à Leipzig, au nouvel an, que Fritzsch était fidèle et que le terrain conquis demeurait solide. Le cauchemar se dissipa dans un sourire.

Assez de menaces demeuraient amoncelées. Il fallait consolider les assises financières de Bayreuth. Wagner avait convoqué une assemblée de délégués pour le 31 oc- tobre. Nietzsche accourut. Wagner lui avait demandé un Appel au peuple allemand^ destiné à stimuler l'enthou- siasme des souscripteurs. Surmené, Nietzsche avait appelé à la rescousse Rohde, qui se récusa, n'ayant pas trouvé la force et l'inspiration populaires. Nietzsche s'y essaya. Il apporta un Avertisseme7it grave et pathétique.

11 fit honte à la nation allemande de l'ignorance pré- méditée où elle semblait rester de l'œuvre wagnérienne. Il appela l'étranger à témoin. Il montra les nations voi- sines jalouses. Que n'eussent pas fait la France, l'Italie ou l'Angleterre si un homme s'y était trouvé, chargé de gloire, qui eût réclamé pour la réalisation d'un style nouveau, puissant et national, un abri digne de lui? Il coinparait la libéralité large ;qui dote, sans compter, les laboratoires de la science, et la parcimonie qui refusait à l'artiste le plus novateur de l'Allemagne un atelier pour des expériences fructueuses.

Déjà surgissait donc pour le public la pensée qiii sera sa doctrine dans Richard Wagner in Bayreuth. De

') C'est le Ponson du Terrail allemand. V. Corr., I, 249, 262; II, il8, 428.

ANGOISSES SUR WAGNER 399

la musique allemande sortira la tragédie nouvelle ; et de la tragédie nouvelle, la vie allemande régénérée, L'Alle- magne s'était montrée capable d'actes. Elle était assez ro- buste pour supporter le tragique nouveau. Il la fallait assez cultivée pour créer la civilisation nouvelle. C'était la tâche il conviait les institutions de science et d'art, et les assemblées de tous les Etats allemands, afin que le peuple allemand, purifié par la magie et par le frisson de la terreur tragique nouvelle, dépouillât à ja- mais la passion politique basse et la basse cupidité (').

Il n'était pas croyable que la véhémente harangue fût approuvée des financiers et des avocats convoqués par Wagner à l'Hôtel de Ville de Bayreuth. Un pro- fesseur de Dresde, Adolf Stern, l'emporta par un appel élégant et court, il décrivait l'édifice en voie de naître, strictement fait pour offrir, dans une simpli- cité presque nue, un abri décent à des œuvres qui y trou- veraient, excepté le luxe, tout ce que nécessitait une exécution musicale parfaite. Il demandait à F Allemagne et à tous les amants du beau, comme l'acquittement d'une dette d'honneur, l'offrande immédiate sans laquelle était compromise la plus noble tentative de l'art allemand con- temporain (;).

Ce parti-pris de modération, dont témoignèrent les délégués de Bayreuth, échoua, comme eût échoué la véhé- mence voulue de Nietzsche. La spéculation effrénée qui suivit la guerre ne laissait pas de place, en Allemagne, pour l'émotion presque religieuse dont débordait son manifeste. Dans le remous boueux des Grimderjahre sombrait la souscription nationale pour Bayreuth.

(*) V. le texte dans E. Foerster, Biogr., II, 219-223 et Wagner und Nietzsche zur Zeit i/irer Freundschaft, pp. 164-178.

(*) V. ce texte dans Karl Heckel, Die Bûhnenfestspiele in Bayreulli, 1891, p. 35 sq; et un résumé dans Glaserapp, Lcben Wagners, t. V, 112.

400 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

III. Premiers doutes sur Richard Wagner. Alors Nietzsche se recueillit. Il n'accepta pas cette indifférence. Plus le mal social était grand, plus il était nécessaire qu'un homme se levât, pour arracher le monde à la cor- ruption. Longtemps, on avait cherché cet homme. On avait fouillé les écrits de Schopenhauer pour en extraire la pensée méconnue. Cette pensée s'était faite musique et drame en Richard Wagner. Et, maintenant que cethomme était venu, il n'y avait donc plus de peuple? Dans cet affaissement de toutes les forces et de toutes les espé- rances, un soupçon ténébreux s'empare de Nietzsche et l'obsédera tout lemoisdejanvier 1874. Il doute de l'homme en qui il avait mis sa croyance unique. Il confie à ses notes des interrogations douloureuses, se condense sa décep- tion commencée. Son scrupule voit une précaution de méthode. Pour voir exactement les réalités, il faut une « secrète inimitié » contre elles, un art .de les regarder en face avec une attention lointaine, étrangère et déjà hostile (^). Montaigne n'avait-il pas dit qu'il y a, dans l'homme, « toutes les contrariétés »? et Schopenhauer n'avait-il pas recommandé de déverser soudain, sur l'intuition la plus vivante et sur la plus profonde émotion, la plus froide réflexion abstraite ? Nietzsche soumit son admiration ancienne à cette épreuve d'une critique à dessein méfiante.

On est stupéfait de penser que Nietzsche peut encore se croire l'ami de Richard Wagner, goûter son hospitalité, soutenir sa cause, s'il trouve à sa personne tant de tares et à sa cause tant d'ombres suspectes. Son silence sur ses doutes fut sa grande et coupable hypocrisie devant

(') Richard Wagner in Bayreuth, g 7 {W., I, 539) : « Jeder, der sich genau prùf t, weiss, dass selbst zum Betrachten eine geheimnissvolle Gegnerschaft, die des Entgegenschauens, gehôrt. So vermôgen wir nun auch aus solcher EQtfremdung und Eatlegenheit, ihn selbst zu sehen. -

DOUTES SUR WAGNER 401

Wagner. La publication de ses doutes fut, plus tard, un plus terrible coup porté à l'œuvre wagnérienne que les humbles intrigues dont Nietzsche cherchait à démasquer les auteurs en 1874.

S'il faut à l'œuvre de régénération le pur vouloir dé- sintéressé d'un Luther, l'esprit lumineux et chaud d'un Bach et d'un Beethoven, comment y employer, pense Nietzsche, ce Wagner effréné et despotique (')? Com- ment Wagner si moderne, si incrédule, aurait-il l'émotion religieuse vraie ? Son extase même est névrose, non exempte de simulation. Il ne connaît pas non plus la modestie et la mesure qui viennent de la conscience claire. Aussi, n'a-t-il qu'un immense égoïsme cynique et cette foi en lui-même qui exclut la sincérité profonde. 11 ne sait convenir d'aucun de ses vices ; et sa sévérité à l'endroit du temps présent, de l'Etat, de la moralité publique, n'est que rancune vulgaire. C'est le dépit de ses insuccès qui le jette dans la Révolution; puis, quand le peuple aussi lui résiste, le même ressentiment le rejette dans la foi monarchiste. Tous les moyens lui sont bons, et il en use sans scrupule, pour défendre, avec une égale maladresse, des causes qu'il renie aussi prompte- ment qu'il les éj)ouse (^).

C'est merveille de voir comme il reste longtemps con- fus, d'une brutalité juvénile et lente à mûrir. Il n'a pas honte de se faire un idéal de cette adolescence confuse il s'était attardé. Pour un W^otan, assagi dans la résigna- tion, pour un Hans Sachs, combien de Tannhâuser, de Siegfried, de Walther? Mais, à tous les âges, il est aussi un comédien prestigieux, un rhéteur retentissant que

Cj Gedanken ùber Richard Wca/ner, 1874, ;; 304, 311, 312, 326. (ir., X, 431, 43S, 441.) >

n /bid., C 330, 332. ( W., X, 442, 443.)

ANDLER. II. 26

402 LA PREMIERE «INTEMPESTIVE»

tout son talent, s'il avait eu de la voix et de la stature, destinait aux planches ('). Est-ce le messager de la nouvelle humanité? En musique, c'est-à-dire dans un art qui n'est plus rien, s'il ne reste aux écoutes des voix pro- fondes de la nature et de l'âme, que pourra cet histrion despote ? N'ira-t-il pas d'instinct aux effets de théâtre gran- dioses, luxuriants, énormes? Ne préfère-t-ilpas toujours les explosions de la passion réaliste, comme celle qui mugit dans la fin du deuxième acte de Tristan C^) ? Que devien- nent, dans ces déchaînements, les sobres contours qui étaient ceux de la musique allemande depuis qu'elle a absorbé la délicatesse italienne ? Et si l'on songe que les rythmes de Wagner aussi bondissent avec des déhan- chements violents, que sa période se fond dans une déli- quescence où ne se reconnaît plus aucune structure, un doute paradoxal vient à l'esprit : « Wagner a-t-il bien le don musical (') ? »

A cette mauvaise musique, se joint une rocailleuse poésie et une passion suspecte. Si le drame forme, sans conteste, l'unité réelle de ces œuvres confuses, le texte en demeure à l'état d'ébauche. L'inspiration embrasée qui projette cette lave ne laisse subsister, quand elle a passé, que des blocs d'expression informes. Est-ce làl'état d'âme mythologique ? Disons plutôt que Wagner traduit en figures impétueusement déclamatoires son inquiétude, qui s'exaspère et se meurt de la nostalgie d'un calme et d'une fidélité qu'il n'a plus (*). Après une représenta- tion de Wagner, on se réveille brisé et humilié, comme après une orgie ; et quand on retourne au culte discret

(«) Jbid.,iSil. {[V., X, 444.)

(*) Ibid., S 304, 30b, HIO, 323. (W., X, 431, 433, 437.)

(') Ibid., S 335. ( W., X, 444) : <■ Ob Wagner musikalische Begabung habe.

(♦) /6«</.,S313. (H^,443.)

DOUTES SUR WAGNER 403

des vieux autels domestiques, à Bach, à Mozart, à Beetho- ven, le souvenir pâlit des extases wagnériennes. C'est donc que Wagner n'est pas le génie annoncé, libérateur et pur.

Enfin, si le renouveau ne peut venir que du peuple allié au génie, comment espérer? Car la foule restait muette. Wagner essayait de la secouer de la contagion de son dé- lire, de son désespoir, de tout son tourment sans cause. Il la tyrannisait par une sorte de harangue de réunion pu- blique, éblouissante, mais qui n'avait pas le don de con- vaincre ('). Le peuple répugnait à un art qui ne conve- , naitpas « à nos conditions sociales et à nos conditions (le travail ». Il se méfiait du poète transfuge qui avait abandonné la Révolution, pour se donner au roi de Ba- vière. Imprudente compromission, d'où Wagner ne tirait même pas l'aide décisive qui eût fondé Bayreuth {^). Une conclusion s'imposait :

Wagner n'est pas un Réformateur. Car, jusqu'à présent, tout est resté dans l'état ancien (').

On pouvait, à vrai dire, plaider les circonstances atté- nuantes. Si l'état du présent est corruption, comment à un corps social intoxiqué ne pas administrer du poison? Or, Wagner est cet antidote, lui-même empoisonné, Gift gegen Gift (*). Il faut admirer sa ténacité, sa science, son art d'utiliser les courants d'opinion. Sa rigueur technique met au comble de l'admiration les chefs d'orchestre et les comédiens. Les mécontents, les snobs, les enthou- siastes confus lui font un compromettant cortège. Mais ce

(' Ihid., § 353, 334. ( W., X, 448, 449.) (») Ibid., S 332. {W., X, 443.) (^) Ihid., % 297. {W., X, 429.) i*) Ibid., % 349. {W., X, 447.)

404 LA PREMIÈRE « I N ï E M P E S T I Y E «

fanatisme sectaire qu'il propage réussit à secouer la torpeur de la nation allemande. L'assemblage de brûlante musique et de confuse poésie, l'on reconnaît la fac- ture propre de Wagner, maintient une dissonante harmonie dans son œuvre, et nous donne, malgré tout, la notion d'un style naissant, c'est-à-dire d'une unité organisatrice, capable de construire une culture de l'esprit nouvelle ('). Il fallait maintenant remuer à fond ce champ couvert d'une pourriture qui gagnait le génie autant que l'instinct populaire. Gela exigeait un examen de conscience de tous et de soi. Nietzsche manque de piété envers son grand ami, mais il fouille ses propres plaies avec un mépris non moins cruel. Et, de sa déception clairvoyante d'alors, il tire sa deuxième Considératioji intempestive.

(') /6(V/.,S353. (ir., X. 449.)

CHAPITRE III

LA DEUXIEME ET LA TROISIEME « CONSIDÉRATION INTEMPESTIVE »

I

l' « INTEMPESTIVE » SUR l'ÉTUDE DE l'hISTOIRE

NIETZSCHE nous a fait cette confidence, entre 1882 et 1885 : Mes quatre premières Considérations intempestives oui essayé de parler de mes expériences et de mes engagements envers moi, de façon à ne pas souligner ma particularité propre, mais ce que j'ai de commun avec maints fils de notre temps (').

L' Intempestive siir rUtilitê et les Inconvénients de l'Histoire envisage l'une de ces maladies du temps pré- sent auxquelles, en sa qualité de « médecin de la civili- sation », le philosophe se doit de chercher une théra- peutique. Le succès de la Réforme wagnérienne était peu sur. Mais Nietzsche et ses amis, qui entendaient compléter par la philosophie l'œuvre poursuivie à Bay- reuth, étaient-ils plus certains de réussir? Nietzsche voulut proportionner leur ambition à leur capacité. Après un examen critique des méthodes usitées dans les sciences morales, il prétendait ne pas désespérer. De cette con-

C^) Gedanken wid Pleine (1882-85), g 20i. (W., XIV, 380.)

406 LA DEUXIÈME «INTEMPESTIVE»

fession totale, il voulait sortir « avec des ailes ». Sa phi- losophie lamarckienne nouvelle le soutenait.

Il pensait que nous étions peut-être dupes, au moral, de cette illusion qui avait fait croire aux naturalistes d'au- trefois que la faune d'aujourd'hui descendait de la faune géante des temps préhistoriques. En histoire aussi « tout semblait éternellement être sur le déclin, et toutes les grandes choses se répéter en proportions de plus en plus petites ». La paléontologie de Riitimeyer avait enseigné le contraire. De même, il y a lieu d'être lamarckiens en histoire : Nous sommes devenus une espèce plus grande et plus robuste que nos aïeux. Notre force et notre grandeur, inconnues peut-être de nous, sont ailleurs que chez eux :

Nos descendants seuls sauront juger en quoi, nous aussi, nous fûmes des demi-dieiix (').

Tout vivant qui évolue perd ses qualités à mesure qu'il en acquiert de plus hautes. C'est le résultat dernier qui importe. « Toute époque est décadente à quelques égards et elle gémit de la chute automnale des feuilles. » Mais il faut compter sous l'écorce les nœuds d'où sorti- ront les rameaux futurs. Nous souffrons de la surabon- dance des livres d'histoire. La profusion amoncelée dans nos Musées et dans nos Archives nous fait succomber sous le faix des connaissances. Est-ce la méthode qu'il faut accuser ou ceux qui en abusent?

De Riitimeyer, Nietzsche avait appris que la mémoire, l'art de projeter dans le temps le cours entier de la vie, fournissait à l'homme un nouvel et puissant procédé d'orientation, qui lui a donné à jamais la suprématie sur les animaux. Le plus sûr moyen d'apprendre à nous dépasser, c'est donc de nous informer d'où nous venons. Par

(') Nutzen und Nachteil, posth., S 10. {W., X, 269.

L'ETUDE DE L'HISTOIRE 407

combien de fibres tenons-nous à nos origines? Il suffit de le savoir, pour déterminer quelle prise nous avons sur l'avenir. La connaissance historique, cette mémoire des sociétés n'est pas un luxe de l'esprit : Elle est un besoin. Parles réalisations du passé, il s'agit de mieux se rendre compte des possibilités d'actions futures. Le sens de l'his- toire naît de l'énergie expansive qui anime l'effort de tous les vivants. Un mécontentement profond, qui n'accepte pas l'existence présente, tend insatiablement vers tous les lointains de la durée. Plus le malheur du présent est irrémédiable, et plus sera irrésistible notre élan vers une patrie d'où nous venons, et nous retournons déjà par la pensée. Nous sommes consolés de nous la figurer grande, pour nous assurer que nous pourrons recon- quérir une grandeur égale. L'humanité douée du sens historique est comme une espèce animale transportée dans un milieu nouveau : Par cette migration qui aujour- d'hui leur fait habiter non seulement l'espace, mais la durée, les hommes voient s'atrophier certains de leurs organes, mais d'autres organes leur poussent. L'heureuse amnésie, qui fut celle des espèces animales et des civili- sations primitives, s'abolit. Mais, si nous perdons la vigueur de cette jeunesse, s'ensuit-il que nous n'ayons pas acquis un nouvel outillage pour nous mouvoir dans ce milieu immatériel, la durée, la matière glisse d'un écoulement continu?

Le problème touchait aux dernières réalités métaphy- siques.

Le courage qu'il faut pour nous connaître nous enseigne aussi à <;on3idérer l'existence sans tomber dans les billevesées; et récipro- quement (').

{') Schopenliauer als Erzieher, posth., % 90. {W., X, 324.) Tiré d'un frag- ment de 1874 qui ne devait pas faire partie de V Intempestive sur Scho- penhauer.

408 LA DEUXIÈME «INTEMPESTIVE» \

En se demandant de combien de méthodes nous dispo- sons pour explorer le temps passé, Nietzsche apprenait quels services Ihistorien peut rendre à l'action présente. Il découvrait si la pensée allemande n'était pas suralimentée de vaines nourritures, qui l'alourdissaient. Le christia- nisme avait été étranger à l'histoire. Condamnant le siècle, il ignorait les temps passés et futurs. S'intéresser au passé, n'était-ce pas nier le christianisme, puisque c'était s'enquérir des destinées de la vie? Dans cette enquête on découvrirait sans doute le germe de cet esprit alle- mand, que Wagner croyait déjà représenter, mais qu'il fallait d'abord « produire au jour dans un enfantement douloureux et violent » ('). Ni Burckhardt, ni Paul de Lagarde, ni enfin Overbeck ou Nietzsche n'avaient, à leurs débuts, échappé aux défauts de l'historisme. Ils en avaient pourtant aperçu le danger. C'est l'enseignement discret et orgueilleux qui se poursuit à travers ce pam- phlet si découragé.

Nietzsche l'avait écrit d'un trait, durant l'hiver de 1873 à 1874. Gersdorff en fut, à son habitude, le copiste bénévole. Nietzsche avait pu faire à sa sœur la lecture de r opuscule achevé à Noël. Il l'imprima avec la tristesse que lui avait laissée l'accueil fait à son David Strauss. Une conversation récente à Leipzig, avec son vieux maître Ritschl, s'était terminée en escarmouche vive. Ni le w^agnérisme de Nietzsche, ni sa récente prédilection pour les Français n'avaient trouvé grâce devant Ritschl; et avec quelle ironie n'avait-il pas accueilli la théologie nova- trice d Overbeck (^)? Leur entretien s'était clos sur cette dissonance, qui n'autorisait aucun espoir.

Février, malgré d'infinies épreuves physiques, et cette

(') Nutzen und Nacldeil der Historié, posth., j", 19. ^^^11'., X, 274.} i') Corr., I, 262: II, 434.

L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE 409

« souffrance au sujet de Bayreuth » {'), qui ne le quittait plus, apporta pourtant à Nietzsche le bonheur des pre- mières réponses favorables. Jacob Burckhardt lui fit un accueil tout de charme et de scepticisme, et reconnut, avec un sourire, la supériorité spéculative de son jeune collègue. Pour son compte, il revendiquait le seul mérite d'avoir formé des esprits capables d'un goût personnel en matière historique. Peut-être exagérait-il son détache- ment (-). Sûrement, la différence était profonde entre l'homme qui, au soir de la vie, jetait un regard satisfait et un peu mélancolique sur l'œuvre accomplie, et le jeune rêveur fougueux qui voyait son œuvre future se lever dans une aurore. Erwin Bohde, critique minutieux du style, froissé de la composition abrupte et discontinue, disait son adhésion chaleureuse aux idées (').

Vers la fin du mois, Richard et Cosima Wagner aussi répondirent. Lui, cordial et un peu gros, comme toujours :

J'éprouve un bel orgueil à n'avoir maintenant plus rien à dire; et à pouvoir vous abandonner tout ce qui reste.

Cosima, plus impérialement tyrannique, plus jalouse de la suprématie de Bayreuth :

C'est la souffrance du génie dans notre monde qui a été pour vous l'illumination. Un jugement d'ensemble sur notre civilisation vous a été rendu possible par votre compassion pour le génie; et de là, dans vos travaux, cette singulière chaleur (*).

Combien était légitime la plainte de Nietzsche : « Ou veut que je ne sois plus qu'un écrivain wagnérien! » Et quand il scrutait sa propre expérience, et son effort de

(n Corr., III, 458.

(») Ibid., III, 171.

(5) Ibid., II, 448-453.

(*) E. FoKBSTBR, Biogr., II, 144-147. Wagner und Nietzsche, p. 189.

410 LA TROISIÈME «INTEMPESTIVE»

tous les jours, Bayreuih en réclamait sa part. Mais de quoi se plaignait-il, puisque, dans son chagrin de voir incompris de Gosima son fragment sur la Philosophie dans l'âge tragique des Grecs, il n'avait écrit David Strauss que pour quémander son approbation? A présent, les termes de cette approbation ne le satisfaisaient plus. Dans sa correspondance, autrefois si glorieuse d'enregistrer les réponses de Wagner, il n'y a pas trace de l'impression que lui ont laissée ces lettres sur la //* Unzeitgem.aesse.

II

LA ni" « INTEMPESTIVE » *. « Schope7ihaiier Educateur . »

Les deux années qui s'écoulèrent, de l'hiver 1874 à l'automne de 1876, furent dans la vie de Nietzsche parmi les plus héroïquement douloureuses; et ce sont aussi les années il s'affranchit. Il fulmine « des malédictions imprimées » ('), au travers desquelles il poursuit sa route ou plutôt la découvre. Il passe par une crise, d'où il sor- tira transformé. Son ressort intérieur reste d'une admi- rable vigueur. Si souffrant après cinq années d'un pro- fessorat dont il sent une infinie lassitude ('), il trouve pourtant la force de réconforter plus malheureux que lui.

Le musicien Garl Fuchs s'était consumé à lutter pour la cause wagnérienne. Il avait risqué, en avril 1873, dans la séance annuelle de la « Société nationale des musiciens allemands », une conférence sur la Naissance de la Tra- gédie de Nietzsche. Il menait la dure vie de l'essayiste musical sans public, du professeur d'élite brisé par l'in-

(') Corr., V, 292. («) Ibid., V, 287.

SCHOPENHAUER ÉDUCATEUR 411

différence de la clientèle. Il se consolait alors par des articles subtils pour le Musikalisches Wochenblatt; et écrivait à des amis, qu'il n'avait jamais vus, des lettres qui excédaient toutes les limites de la franchise postale. Nietzsche fut de ces amis lointains auxquels s'attachait son désarroi. Fuchs avait un chaud désintéressement dans la critique. Il mettait son art d'exécutant au service des novateurs. Cela empêchait le succès propre de Fuchs, mais lui valut la sympathie de Nietzsche. Sa sin- cérité d'ancien théologien qui, le jour la foi lui avait manqué, s'était cru tenu de quitter la Faculté, l'avait préparé à comprendre et à admirer la Christlichkeit der heutigen Théologie d'Overbeck. Il se trouvait ainsi attaché aux deux jeunes combattants de Bâle par un triple lien moral : Schopenhauer, Wagner, et ce scepticisme reli- gieux qui, de la religion chrétienne, n'admettait plus que l'amertume enthousiaste et le frisson de tendre désespoir avec lequel nous chantons aujourd'hui encore le Salve, caput cruentatum (*).

Aussitôt, les deux professeurs bâlois le reconnurent pour un des leurs; et déjà Nietzsche faisait de lui un pro- sélyte de leur œuvre commune, en lui exposant les prin- cipes de sa propre morale : Rester de goûts simples; conquérir dans quelque coin écarté la liberté totale ; et vivre de la solitude fortifiante qu'on ne trouve que dans une grande tâche (^). Combien Wagner se fût étonné, s'il avait pu se douter qu'au moment se construit Bay- reuth, Nietzsche couve déjà des projets comme ceux-ci :

Dans quelques années, nous songerons, pour notre genre de Kul- turkampf (que voilà donc une satanée locution I), à fonder un théâtre

(*) V. la belle lettre de Garl Fuchs à Overbeck, dans G. -A. BERKOuLLt, Franz Overbeck, I, p. 123 sq. (•) Corr., l, 264, 272-274.

412 LA « TROISIEME INTEMPESTIVE »

public... Mais ce sera plus tard, quand nous aurons quelques noms de plus, que nous ne serons plus le nombre dérisoire d'aujourd'hui.

Ainsi se précisait parfois le rêve de Nietzsche. Le cou- vent qu'il projetait était une Académie scientifique, mais aussi une institution d'art, un permanent laboratoire pour toutes les expériences de l'esprit, une exposition des résul- tats acquis, la cellule vivante de la cité nouvelle. Avant de construire cette cité, il fallait se défaire de toute uianie de négation, vider son fiel, coucher à ierre les contradicteurs, « avancer à coups d'estoc » . C'est la morale des Unzeitgemaesse Betrachtungen. Elles sonnent la fan- fare qui avance vers un Bayreuth élargi, situé dans l'in- connu, mais qui englobe et cerne de ses cercles concen- triques l'œuvre wagnérienne . Cari Fuchs pourra être un auxiliaire de cette institution. On l'invite à écrire, lui aussi, des « Considérations intempestives ». Mais la pensée directrice, depuis longtemps arrêtée, il faut la livrer au public. Voilà le contenu de Schopenhauer ah Rrzieher.

C'est le plus beau des pamphlets de Nietzsche. On verra plus tard ce qu'il ajoute à sa doctrine (•) : Mar- quons ici ce qui l'enchaine aux deux premières Intempes- tives.

Le danger de la déformation historique de l'esprit, c'est de nous faire classer toutes les réalités morales par grands ensembles sociaux. L'histoire s'occupe de ces groupes permanents : la famille, la commune, l'Etat, l'Eglise, la nation. La science même est encore ime collec- tivité. Connaître scientifiquement la vie des hommes.

(') Y. notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme estliélique : chapitre Les Origines et la Renaissance de la philosophie.

SCHOPENHAUER ÉDUCATEUR 413

c'est la décrire en termes institutionnels, et telle qu'elle apparaît dans les groupements elle se fige. Or, cette existence de groupe, nécessaire à la pérennité de l'espèce et à la naissance de quelques grandes formes de l'action sociale, épuise-t-elle notre existence intérieure? Entre Nietzsche et le temps présent, voilà le litige sans remède :

Quiconque n'a que l'esprit historique n'a pas compris la leçon de la vie, et il lui faudra la reprendre. C'est en toi-même que se pose pour toi l'énigme de l'existence : personne ne peut la résoudre, si ce n'est

toi (').

Nietzsche jugeait alors le moment venu de formuler les grands principes qu'il n'a jamais abandonnés. Cette existence tristement la})orieuse nous rampons pour apprendre, pour calculer, pour lire et faire de la politique, pour engendrer et mourir », il n'y voit pas la vie, mais un fiévreux cauchemar. Les rêveries de l'artiste ou du philosopiie sont remplies, au contraire, de la réalité la plus pleine. Immense malentendu : Il faut une révolution de l'esprit pour le dissiper. Le métaphysicien et l'artiste ont à assumer le rôle tenu autrefois par les fon- dateurs de religion et par les grands apôtres. Pour Paul de Lagarde et Franz Overbeek, la vie intérieure, allumée en nous par le Christ et ses disciples, tout d'abord niait le siècle. De même le philosophe, pour Nietzsche, était d'abord « l'adversaire vrai de toute sécularisation, le destructeur de tout bonheur attaché aux espérances et aux séduc- tions, enfin de tout ce qui promet un tel bonheur. États, révolutions, richesses, honneurs, sciences, églises » {^). L'homme social vit dans le monde profane : C'est donc

(') Schupen/iauer als Erzieher, posth., '^ 87. ( IK.. X, 321. («) Ibid., S 86. (ir., X, 319.)

414 LA «TROISIEME INTEMPESTIVE»

qu'il n'est pas l'homme dans sa pureté; et l'histoire, qui décrit les sociétés, ne le découvre jamais. Le sens histo- rique est à considérer comme un acquis précieux, et comme un moyen d'adapter notre existence à la durée. La fin dernière des civilisations pourtant est au delà de ce qui dure ou périt. Elle est dans la qualité des individus. C'est le réel éternel, et voilà une fin que seuls des yeux de philosophe peuvent apercevoir. Seul donc le sens métaphysique nous adapte à la vie profonde. Seul il sait qu'une âme porte en elle l'univers, parce qu'elle le reflète, mais selon une loi de réflexion qui lui appartient en propre ; et c'est donc un monde qui naît et meurt avec elle(').

Il s'ensuit un double devoir qui dépasse les oblig-a- tions définies dans la IP Intempestive : Il nous faut découvrir notre loi propre et ce rayon de courbure inté- rieure qui détermine la déformation de notre vision; Il nous faut discerner la loi propre des autres individus et la leur accorder comme leur raison d'être. Le sens histo- rique déjà nous enseignait la justice stricte. Il y faut, nous •le découvrons maintenant, un sens de la vérité, un besoin de dire et de penser sincèrement qui dissipe toute illu- sion; et, avant tout, les illusions sur nous-mêmes. Cette vue passionnée et trouble des choses qui fut la force et la faiblesse de Wagner, il fallait la clarifier par la critique intellectuelle. Un ascétisme nouveau naissait :

Le sens de l'existence est dans les individus... et il faut les bri- ser (*).

Nietzsche veut dire que pour pénétrer les hommes jusqu'au fond, il faut les dépouiller de tous leurs

(') Ibid., S 86. (If., X, 320.) («) Ibid., S 90. (W^., X, 323.)

SGHOPENHAUER ÉDUCATEUR 415

masqups d'orgueil ou de désintéressement. Dégagé de toute simulation, ce qu'il y a en eux de grand en paraî- tra plus grand. Comprenons donc pourquoi Nietzsche un jour percera à jour les artifices de la comédie tragique jouée par Wagner. Il fera de lui-même une critique non moins impitoyable. Détruire, en ce sens, n'est pas besogne négative. On en revient avec une reconnaissance profonde pour les rares « Libérateurs » ('). Wagner était-il de ceux-là? Peut-être, mais d'abord, et plus incontestable- ment, Schopenhauer. Un premier cycle de polémique, ouvert par cette Intempestive contre David Strauss, se refermait ainsi sur le philosophe que Strauss insultait. Une austérité religieuse parlait dans cette IIP Intem- pestive. Elle définissait une culture qui pouvait exister « dans toutes les classes, à tous les degrés de l'instruc- tion » (^). Elle n'avait rien de commun avec le « philisti- nisme cultivé ». Elle était intelligence de la commune misère, de la commune illusion, et divination de cette douleur dans les âmes d'élite elle habite.

L'instituteur le meilleur de cet art de divination était Schopenhauer. Non pas que Nietzsche prétendit le com- prendre. Encore moins, à l'époque présente, lui donnait-il son adhésion. Mais, comme les religions, les philosophies * ne sont pas faites pour être sues. Elles sont faites pour agir. Les pensées d'un philosophe résultent de ses expé- riences les plus intimes. Elles demeurent son secret scellé d'un inouvrable sceau. De quel droit, cependant, parler de Schopenhauer? Un David Strauss n'en a pas le droit. Il faut, pour l'oser, avoir une expérience intérieure aussi grande et douloureuse que celle de Nietzsche, et savoir créer le langage qui la rend. Ce philosophe, héros de la

(') Ibid., SS 84, 88. {W., X, 319, 322.) (^) Ibid., S 84. {W., X, 319).

416 LA « TROISIEME I N T E M P E S T I.V E »

vérité, au regard pénétrant et vaste, il ne suffit pas qu'il ait apparu une seule fois en la personne deSchopenhauer. « Il faut qu'il reparaisse une infinité de fois, pour le salut de nous tous » ('). L'enivrement d'un taciturne orgueil fait écrire à Nietzsche cette parole il reven- dique pour lui-même cette succession de l'esprit souve- rain, par lequel a commencé la Renaissance de la philoso- phie tragique en Allemagne.

Son orgueil est la protestation de sa douleur et de sa misère physique. Nietzsche se redresse par ces affirmations violentes, quand il est courbé par le labeur et la mélan- colie. Pour se faire un Jiome plus doux, il souhaite d'avoir près de lui à Bâle sa sœur Lisbeth. Elle vint pour la fin d'avril et resta tout l'été de 1874. Ils firent de joyeuses excur- sions aux chutes du Rhin à la Pentecôte ("). Pendant les accalmies de son mal, Nietzsche voulait paraître gai et fort. Sa mélancolie se renfermait. Puis il refaisait des projets de fuite. S'il quittait l'Université, la petite ville souabe de Rotli^nburg, restée figée dans son décor Renais- sance, n'offrait-elle pas une retraite digne, simple, éloi- gnée de toute modernité ? Il n'avouait qu'aux plus intimes son travail en chantier (^) ; encore cachait-il même à Rohde un autre dessein « très beau et très secret », dont ils déli- béreraient ensemble lors de ce Concilium Rhaeticum il pensait réunir ses amis à l'automne (*).

Si triste et surmené, c'est Nietzsche qui trouvait la force de réconforter ses amis :

Ne te désole pas, comme si tu étais seul, écrit-il à Rohde; la dou- leur et la tendresse nous unissent (°).

(') Ibid., g 86. (IF., X, 319.)

(*) E. FoEBSTEu, Riogr., II, 132 sq. Der junge Nietzsche, p. 3S9 sq. (') La III' Intempestive s'appelait alors, dans sa pensée, Schopenhauer unter den Deutschen. Lettre à Rohde, 14 mai 1874 (Cor/:, II, 459). (*) Corr., II, 464. (=) Corr., II, 460.

SGHOPENHAUER EDUCATEUR 417

Plus solitaire que Rohde, il imaginait alors de laisser couler dans un Hymne à l'Amitié toute la douceur de son âme. On croit lire dans cette cantate un morceau du Zarathustra futur. Un cortège solennel monte au temple de l'Amitié. Des chants se déroulent, somptueux et lents, comme des odes d'Hœlderlin. La tristesse languide des souvenirs s'efface peu à peu dans la joie des résolu- tions héroïques ; et le regard plonge aux horizons les plus lointains des temps futurs (').

Avec ce doute secret, dont il se ronge, sur l'œuvre wagnérienne, comment Nietzsche se consolerait-il, si ce n'est par cette pensée qui bénit l'avenir, quand le présent lui échappe ? Les messages d'amitié venus de Bayreuth ne lui font plus illusion. Wagner, sans doute, lui écrit : « Venez. Soyez notre hôte tout un été » et Cosima s'inquiète de son mal. L'un et l'autre sentent aux refus de Nietzsche une cause invisible ; et Nietzsche se demande s'il n'est pas deviné. L'amitié confiante de jadis s'est changée ainsi en ce fatalisme, l'on se dit que chacun de nous a en lui son démon et sa nécessité qui le mènent :

Bedingung und Geselz- und aller Wille ht nur ein Wollen, iceil wir eben sollten,

écrivait Cosima, citant les « Paroles orphiques » de Gœthe. Il ne reste plus qu'à savoir si ces nécessités diverses vont cheminer de concert ou se heurter de front.

Nietzsche, obsédé de sa WV' Intem^pestive^qmalXaÀi déci- der de leur accord ou de leur conflit, s'en fut dans les Grisons se recueillir pour le dernier effort. Romundt seul l'accompagna; et Bergûn, qu'ils choisirent pour villégia- ture, parut à Nietzsche plus grandiose encore que Flims. Il acheva dans l'angoisse Schopenhauer als Erzieher.

(') Corr., III, 476.

AiNDLER. II. 27

418 LA TROISIEME «INTEMPESTIVE «

N'avait-il pas échoué à traduire quelques-unes de ses idées les plus inexprimables? C'est que sa pensée elle- niême grandissait dans cette atmosphère des hauteurs et, en s'épurant, se faisait plus exigeante (').

Il se rendit j)ourtant à Bayreuth, en août. Il aurait déjà fallu souhaiter qu'il n'y parût plus jamais. Venait41 à Wahnfried vérifier, par un étrange défi, les terribles analyses confiées à ses carnets? Se proposait-il d'essayer sur Wagner une de ces expériences cruelles qui parais- saient nécessaires à son nouveau besoin de sincérité tyrannique? Sa vieille inquiétude le ressaisissait avec sa manie invétérée de prosélytisme. A peine était-il arrivé à une certitude, qu'il lui fallait en faire un tourment pour autrui. Wagner avait coutume de se définir par rapport aux grands hommes du passé. Les tragiques grecs, Luther, Shakespeare, Gœthe, Schiller, Beethoven, Bismarck, de tous, il s'était fait une toise pour mesurer sa propre taille, 11 s'était forgé une notion de l'esprit allemand, factice et faite à son image. Deux connaissances lui manquaient : celle de la Renaissance et celle de l'esprit latin ('). C'est pourquoi, à Bayreuth, Nietzsche se mit à dénigrer la languo allemande, et à développer ses idées nouvelles sur la cul- ture latine.

Si étrange que ce fût, ce n'est plus chez les Grecs, mais chez les Romains que Nietzsche cherchait à présent le précédent le plus capable d'expliquer l'Allemagne contemporaine. Cicéron fait comprendre Richard W^agner mieux que ne ferait Empédocle. (Comment en serait-il autrement, si Wagner est surtout un comédien et un rhé- teur ? Nietzsche ne croit pas le blâmer en le qualifiant ainsi. Il croit louer sa probité. Tous les arts ont leur phase

') Corr., V., 297; VI, 12. !') Gedankcn iïber Richard Wagner, 1874, ;] 345. {W., X, 446.)

^

SCHOPENHAUER EDUCATEUR 419

oratoire. Le sonore Eiiipédocle vient avant Platon; et Eschyle avant Sopiiocle. Si l'art se propose de faire illu- sion, quoi de plus probe que d'avouer cette intention? La rhétorique fait cet aveu, et Nietzsche aurait attendu de Wagner un aveu de cette sorte.

Dans ce parallèle de Wagner avec Gicéron, des res- semblances frappaient Nietzsche. Il manquait encore à Wagner, comme k Cicérolà, la pureté du goût. Wagner rivalisait avec Beethoven, comme Gicéron avec Démos- thène. Mais les effets somptueux, brutaux, séduisants de « l'art asiatique » les influençaient tous deux plus que l'atticisme. La simplicité est de toutes les qualités la plus tardive. Elle n'était pas encore venue pour Wagner.

Pourtant de Gicéron et des Latins on pouvait apprendre l'art de la culture « décorative ». Cette satisfaction glo- rieuse d'elle-même, ce goût du pathétique, du beau geste dans la passion, cette utilisation de la politique, de l'art et de la science pour des effets décoratifs, ont quelque rap- port avec Wagner. Mais les Latins sont plus purs. Une arrière-pensée se dessinait donc, dans un essai sur Gicéron que Nietzsche avait jeté sur le papier au début de 1874 : Il fallait élargir le gotit allemand jusqu'au goût latin; et continuer, comme lui, la lutte contre les Grecs, pour arriver à la pureté de la forme (').

Une seconde certitude s'était imposée à Nietzsche, depuis que Brahms était venu à Bâle diriger son Triumph- lied {^). Dès janvier 1874, on lit dans les notes de Nietzsche :

Le danger est très grand pour Wagner, s'il se refuse à admettre lîrahms, etc., ou la musique juive (').

{■} Cicero. (W., X, 484.) r«) Corr., II, 464. ■) Gedanken uber R. Wagner, % 340. (IF., X, 44b.

420 LA TROISIEME «INTEMPESTIVE»

Dans la grande impuissance architecturale de la musique présente, le Christ àe Franz Liszt représentait peut-être un effort de construction. Au demeurant, le talent des musiciens actuels ne savait innover que dans l'impression courte, dans le morceau d'anthologie, « dans l'épigramme musicale » ('). Brahms offrait en foule ces petits chefs-d'œuvre d'un style, chez lui, plus purement allemand que chez Wagner.

Traduisons le reproche que Nietzsche dissimulait.

La mégalomanie tudesque de Wagner lui faisait imiter gauchement les attitudes oratoires latines; et ce que les musiciens rivaux offraient de tradition germanique vraie, il le méconnaissait. Voilà pourquoi Nietzsche, en août 1874, déposa, sur le grand piano de Bayreuth, le Triumphlied de Brahms relié en rouge. Défi manifeste sur lequel Wagner ne se méprit pas. Il le releva le quatrième jour. Il joua l'œuvre, puis sa colère éclata : « C'est du Haendel, du Mendelssohn et du Schumann, reliés en veau ! « s'écria-t-il. Nietzsche avait écouté la philippique avec cette gravité décente qu'il savait affecter. « Ce jour-là Wagner ne fut pas grand », a-t-il dit, depuis, à sa sœur (*), et sans doute Wagner a eu ses vulgarités. Mais Nietzsche est-il défendable, au moment l'œuvre de Bayreuth était menacée de toutes parts, d'avoir semblé se joindre, par cette bravade, à la meute qui traquait le vieux maître méconnu? Dans la commotion que lui causa l'orage pré- curseur des malentendus futurs, Nietzsche dut s'aliter. C'est un malade qui venait de quitter Wahnfried, lorsque Franz Overbeck y vint en août 1874.

Pour cette fois, le nuage se dissipa. L'automne doré

(*) Richard Wagner in. Bayreuth, posth., g 378. (X, 468.) (*) Glasenapp, Leben R. Wagners, V, 147-149. E. Foerstbr. Der junge Nietzsche, I, 373.

i

s G H 0 P E N H A U E II EDUCATEUR 421

de la Suisse, Nietzsche chercha le repos, les raisins d'Italie et les souffles salubres du Rigi le remirent sur pied. La meurtrissure de « cent cicatrices » morales rou- vertes (*) trouvait dans la courageuse fidélité de ses amis Rohde, Overbeck ou Malwida von Meysenbug de quoi se guérir. La faillite de son éditeur Fritzsch fut, sans doute, sur le point de compromettre le fragile succès matériel de ses livres (*), mais le fonds fut racheté par Schmeitzner ; et Nietzsche eut un mois de novembre triomphal, quand affluèrent les lettres qui le complimentaient de Scho- penhauer als Erzieher.

Aucune ne fut plus affectueuse que la lettre de Cosima ('). Elle reprenait avec esprit le sujet des conver- sations irritantes du mois d'août. Si elle félicitait Nietzsche de son style, c'était pour y voir la revanche magnanime de la langue allemande, outragée par lui à Bayreuth, et qui se vengeait en donnant à son détracteur la plus persuasive des éloquences. Cosima prenait prétexte de l'individualisme de Nietzsche, pour rappeler que les nations aussi sont des individus; et elle le suppliait, avec un sourire, de considérer l'Allemagne comme une de ces plantes uniques et rares, dont il fallait souhaiter l'épa- nouissement. Sa flatterie délicate dépensait, pour l'ami qu'elle voulait retenir, les ressources les plus enjôleuses d'un ascendant dont elle connaissait la force. Elle faisait de Nietzsche le « sourcier » qui sait, dans tous les domaines de l'esprit, deviner les endroits où, invisi- blement, vient sourdre le génie. Elle lui attribuait l'art d'en apercevoir la valeur morale et la douleur cachée. Est-il besoin d'ajouter que, 230ur elle, l'inspiration wag-

(') Corr., II, 471; III, 478.

(*) Il s'était A-endu 500 exemplaires de la première Intempestive; 200 de la seconde. [Corr., II, 478.)

(') E. FoERSTBR, Biogr. , II, 159. Wagner und Nietzsche, p. 207.

422 LA TROISIÈME «INTEMPESTIVE»

nérienne était la seule nappe d'eau souterraine put s'abreuver le peuple allemand ? Cosima insinuait que, malgré tout, Nietzsche y était ramené par un instinct plus fort. Et de ce geste irrésistible et royal, par lequel elle savait étendre son empire, elle s'annexait l'œuvre nouvelle :

Ceci est mon Inlempestwe à moi, mon clier ami.

Une décision redoutable s'imposait dès lors à Nietzsche. 11 fallait contraindre Wagner à s'élargir, à reconstruire son univers intérieur, ou bien il fallait lui dire adieu, avec une reconnaissance émue jusqu'aux larmes, mais sans retour. La IV*" Intempestive sera ce plan d'une action élargie, mais aussi déjà cet adieu.

t

CHAPITRE IV

L'AFFRANCHISSEMENT

I

AMITIÉS ET DOULEURS

DE 1874 à 1876, jusqu'à cette Unzeitgemxsse sur Bayreuth, qui mit près de deux ans à paraître, Nietzsche semble étranger à toute propagande. C'est qu'il se recueille et s'enrichit. A le voir, on ne se doute pas qu'il mûrit de farouches décisions. Jamais il ne fut plus sociable, L'Université de Bâle s'était, en peu d'années, augmentée de plusieurs hommes de grand talent : l'économiste August von Miaskowski, le philo- sophe Heinze, le clinicien Hermann Immermann. Les mardis soir de chaque quinzaine, on se réunissait dans la maison d'un de ces universitaires, le souper était frugal, mais l'on faisait d'excellente musique.

Overbeck et Nietzsche, à la surprise de tous, ne met- taient pas de crêpe à leur pessimisme ; et, philosophes très désabusés, n'en étaient pas moins les boute-en-train les plus gais de ces réunions. Des tableaux vivants empruntés à quelque scène des M eis ter singer, et dont les figurants étaient les enfants de Miaskowski, flattaient la passion des wagnériens présents. Nietzsche, pour payer son écot, lisait des pages de Mark Twain, récemment découvert alors ; ou bien il s'asseyait au piano, et, dans sa

424 L'AFFRANCHISSEMENT

manière anguleuse et saccadée, mais si émouvante, jouait de mémoire un passage de Tristan, un lied de Brahms, ou se livrait à une de ces improvisations musicales, il excellait (•).

A d'autres moments, avec Overbeck et Gersdorff, il reprenait ses longues promenades hebdomadaires. On allait à Lôrrach, petite ville badoise assez rapprochée de Bâle pour que de bons marcheurs pussent l'atteindre à pied. I^ietzsche y avait une amie nouvelle, M""® Marie Baumgartner-Koechlin, Alsacienne protestataire, quoique femme d'un industriel établi au pays de Bade. Son fils Adolphe était l'élève de Nietzsche. De culture délicate, ^|me Baumgartner avait eu l'abnégation de traduire en français la terrible III* Intempestive sur Schopenhauer. Elle correspondait avec Nietzsche pour cette tâche diffi- cile dont elle s'acquittait en traductrice plus enthousiaste qu'expérimentée. Il naquit de une amitié, admirative chez M""' Marie Baumgartner, respectueuse et pleine de tact chez Nietzsche, et qui, de toutes ses affections, fut la plus tendre en 1875. Il cherchait auprès d'elle un refuge pour sa sensibilité toujours à vif, qui lui rappelait sans cesse « l'essence même d'une vie, dont tous les dessous étaient de douleur {uïiter-schwiXrig) ». Parfois, avec ce besoin de s'attacher qui fut en lui aussi profond que son besoin de tourmenter ceux qu'il aimait, il lui semblait que cette affection lui était neuve par la douceur. « Je n'ai jamais été gâté en matière de tendresse », lui écrivait-il alors avec une si exubérante reconnaissance qu'elle en devenait injuste pour les amitiés anciennes (*). En échange de plus

(') Ira von Miaskowski, August von Miaskoicski, Ein Lebensbild und Fami- lienbucli. Elbiug, chez Petzold, 1901, pp. 120, 122-124. Les passages les plus importants ont été reproduits par C.-A. Bernoclli, Franz Overbeck, t. I, pp. 74-76.

(») Corr., I, 3't4.

AMITIES ET RUPTURES 425

d'un menu service, comme une femme de cœur sait en rendre à un ami malade, il avouait alors ses souffrances, ses découragements et aussi ses plus orgueilleuses espé- rances. Peu de personnes ont connu aussi bien que ]yjme jviarie Baumgartner la peine dépensée par Nietzsche pour concilier son obscure besogne de savant avec ses ambitions d'artiste et de philosophe.

De 1875 à 1876, tandis qu'on croirait Nietzsche refoulé sur sa profession, ses plans de réforme intellectuelle et morale approchent d'une maturité nouvelle. Ce n'est pas le public qu'il veut gagner d'abord. Il projette avec téna- cité une conquête plus grande : il veut séduire Richard Wagner. Il va se mettre en état de le dominer par une supériorité persuasive. Nietzsche va investir Wagner, au moment précis Cosima croit s'emparer de Nietzsche par des flatteries qui l'enorgueillissent. Une tournée de concerts que Wagner avait résolu de faire en Autriche- Hongrie fournit l'occasion. Nietzsche la saisit à bras-le- corps. Pendant l'absence de Cosima et de Wagner, Lisbeth Nietzsche ne consentirait-elle pas à être précep- trice de leurs jeunes enfants ? Cosima en avait fait la demande discrète ; pour Nietzsche une telle demande ne souffrait pas de refus.

Inopinément, la mère de Nietzsche résista. Il se décou- vrit entre elle et Nietzsche un malentendu presque incroyable. Cette femme adorait son fils et en était fière. Mais sa piété chrétienne se désolait de le croire égaré. Au nombre des tentateurs qui compromettaient son salut, elle mettait Richard Wagner et Cosima. Elle avait su cacher six ans cette animosité ombrageuse. Maintenant il lui sembla qu'on voulait aussi lui prendre sa fille. Le vieux cœur maternel se révolta. Ce fut de la stupeur chez Nietzsche, quand il aperçut, si près de lui, tout ce qui avait cheminé de haine silencieuse contre ses amitiés

426 L'AFFRANCHISSEMENT

les plus chères. Sa colère eut de ces éclats foudroyants, qui faisaient tout plier, et ne se calma que quand il eut g-ain de cause. Mais, de nouveau, il se sentit seul, de cette grande solitude qui est celle de la liberté de Fesprit, environnée d'une conspiration permanente de ménage- ments et de réticences, au milieu de laquelle elle ne marche elle-même que masquée et muette. Le grave portrait que, dans Schopenhauer als Erzieher^ il avait tracé du philosophe solitaire, rongé de mélancolie et éclatant en explosions courroucées, surgissait alors à sa mémoire; et plus que jamais il sentait qu'il avait, en décrivant Schopenhauer, décrit son propre et durable supplice (').

Lisbeth partit enfin pour Bayreuth à la mi-février de 1875. Wagner donnait à Vienne des fragments nou- veaux de Gôtterdàmmerung . La tournée se prolongea par Buda-Pesth. Lisbeth fit merveille comme préceptrice et comme maîtresse de maison à Wahnfried. Premier jalon, pensait Nietzsche, d'une intimité avec Richard et Cosima Wagner, qui serait à l'abri des colères et des méfiances.

Cette précaution prise, un autre chagrin l'assaillit. Un ami longtemps choyé, son collègue et commensal, Romundt, professeur de philosophie à l'Université de Râle, voulut passer au catholicisme. On s'aperçut qu'il avait depuis longtemps des accès mystiques. Il croyait aux miracles. L'homme que Nietzsche voulait convoquer au Goncilium Rhaeticum des « libres esprits » parla de se faire moine. Trois années d'amitié aboutissaient à cette triste défection. Nietzsche fut froissé jusqu'au fond de son luthéranisme instinctif et jusque dans cette « propreté de la pensée » qu'il en estimait inséparable. Il n'admettait pas chez les amis les plus proches une telle dissidence. Il

(') Corr., V, 309, 310.

D 0 U L E U 11 S mi

NT eut entre eux des scènes nocturnes d'une violence inouïe. Despotiquement, Nietzsche posait ses conditions. Son anoitié se donnait à ceux-là seuls qui luttaient avec lui pour un même afEranchissement. Romundt ne se fit pas prâtre, mais s'en fut, pleurant, indécis; à la fin, « il suivit sa loi. celle de sa pesanteur » (*). U devint professeur au gymnase d'Oldenburg. Us se séparèrent sur cette dissonance désespérée.

Entre les deux crises, la querelle avec sa mère et celle avec son ami, Nietzsche se retirait comme sur ces cimes morales si souvent déjà, à Lugano, à Flims, à Berg'iin, il avait trouvé le repos. U composa un Hymne il célébrait, d'un cœur débordant de reconnaissance, la solitude tragique et belle la destinée enferme l«s ànres supérieures, sans égard pour leur besoin de ten- dresse (^).

Malgré ces douleurs, Nietzsche s'acharne à travailler. Ob le croirait très éloigné de son dessein w^agnérien : jamais il n'en fut plus proche. On le voit mettre debout un enseignement vaste et fort. Les cours les plus beaux (ju'il ait faits, toute une Histoire de la littérature grecque^ exposée en trois fragments volumineux; un cours sur les cultes grecs ^ élaboré de 1875 à 1876; des leçons nouvelles sur les Philosophes grecs avant Platon; une Introduction à la me et aux dialogues de Platon, enseignée à deux reprises, le ramènent à la région abandonnée en 1873 ('). Il semble smvre ainsi le conseil que lui avait autrefois donné Cosima, et qui lui avait paru si dur : Helléniste, il va écrire un grand ouvrage sur les (irecs. Le Griechenbuch projeté avant le livre sur la Naissance de la tragédie, va

(') Corr., I, 311, 312; II, 494; V, 322. (*) Corr., 111, 490. L'Hymne à la solitude est inédit jusqu'ici. (') V. des fragments importants de ces cours dans les P/iilolot/ica, t. II et III.

428 L'AFFRANCHISSEMENT

être remis en chantier. Sera-ce un livre seulement? Ce devra être le modèle de l'historiographie nouvelle. Ce sera la résurrection de la vie grecque, non dans ses détails, mais dans ses grands mobiles. Par masses énormes, mais ordonnées, une Grèce nouvelle se lève des docu- ments. Sur la tragédie grecque elle-même, domaine il s'est illustré, Nietzsche croit « apprendre à chaque pas » :

Je trouve qu'il manque à nos philologues le goût passionné des traits originaux et forts, et ce qui ne leur manque pas, hélas I c'est le goût abominable de faire l'apologie des Grecs (').

Voilà donc comment se réalise son plan de mener de front son œuvre de science et son œuvre de réforme intel- lectuelle et artiste. Nietzsche travaille, mais il se regarde travailler. Il fait serment de véracité totale ; il observe les préjugés des humanistes. Il se rend compte de ce qu'il en reste dans son propre esprit passionné. La \N^ Intem- pestive aurait été cette prodigieuse confession. Elle se serait intitulée : Wir Philologen[Nous autres humanistes). L'exposé systématique de la doctrine nietzschéenne pourra dire seul ce que la pensée de Nietzsche gagnait à cette méditation (-). Nous n'en avons que les frag- ments. En vain, Gersdorff les mit au net pour lui. La construction ne put venir à terme. Tout le printemps de 1875, Nietzsche ne cessa de gémir. De courtes excur- sions à Lucerne, à Berne, en mars et en mai, pour cher- cher le silence profond, le ragaillardissaient pour quelques semaines, et il satisfaisait alors durant ses pro- menades solitaires sa passion de rêver ('). A Bâle, en juin, la première atteinte grave de son mal le terrassa.

(•) Corr., II, 489.

(') V. Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chapitre sur Le préjugé humaniste.

(») Corr., V, 318, 323.

DOULEURS 429

Nietzsche en a mesuré tout de suite l'étendue, mais il n'en a pas su la nature. Sans doute des maux de tête cruels lui tenaillaient le cerveau. Ses yeux étaient blessés de toute lumière vive. Surtout les douleurs d'estomac se firent intolérables. Les nausées, bien qu'il refusât presque toute nourriture, se prolongeaient durant des heures. Plus d'une fois, Nietzsche crut « la machine en pièces », et tragiquement, souhaita qu'elle le fût. Pourtant il s'alita le moins qu'il put, et, quoique martyrisé nuit et jour, se traînait à l'Université et au Paedagogiiim (').

Dès mai, il avait appeler sa sœur. Il put aller la chercher à Bade, il passa avec elle quelques jours. Puis elle s'installa dans la petite maison du Schùtzen- graben, d'où Overbeck était absent. Elle veilla à la table et aux soins du ménage. Rien n'y fit. En juillet, les médecins prescrivirent une cure à Steinabad, dans la Forêt-Noire. Le mal de Nietzsche ne consistait pas seu- lement dans une dilatation d'estomac très négligée et si douloureuse qu'on la prit pour un cancer. Tout son sys- tème nerveux se délabrait. Ses yeux faiblissaient. Mais telle était son obstination ambitieuse que, dans la retraite encore, il travaillait.

Ou peut, avec la moitié de sa force vitale, être professeur, écrj- vait-il. Le pourrait-on avec sa force intacte, et à la longue ?

Ce fut alors qu'il paracheva le plan d'un cours de sept années sur la Grèce. Et aussitôt sa pensée prenait son vol : le soubassement social de sa doctrine avait besoin d'être consolidé. Il commença des études d'économie politique, qui devaient fructifier plus tard. L'économiste américain Carey et Dùhring, qui l'avait récemment accli- maté en Europe ; de vastes ouvrages historiques, tels que

(') Corr., I, 322, 324, 326.

430 L'AFFRANCHISSEMENT

Lindwurm, Handelsbetriebslehre uncl Entwicklung des Welthandels {i%^^)^\m. fournirent des idées sociales qui, provisoirement, sommeillèrent en lui. « N'en souffle mot », disait-il à Gersdorif ('), mais en secret cette préocc-u- pation sociale cheminait en lui. Elle remontera, à l'époque de Morgenrœthe et du Zarathustra. Sa miéditation faisait le bilan de sa culture acquise. Il en savait les lacunes. Pour les combler, il se proposait de s'imposer l'appren- tissage de plusieurs sciences exactes. Durant ses longues promenades sous les hautes futaies et dans les vallées cachées, se dessinaient à son regard intérieur les linéa- ments d'un nouveau système philosophique. Son énergie était telle que toute sa' douleur se transfigurait par ces rêves d'avenir.

Il avait déjà des disciples. Un savant musicologue alsacien, Edouard Schuré, lui envoyait son livre sur Le Drame musicaL construit, comme Die Geburt der Tra- gôdie autrefois, sur un rapprochement entre la tragédie grecque et le drame de Wagner {^) . On accourait de loin pour rendre visite à Nietzsche. Il dut quelquefois se débarrasser par des boutades, de ses admirateurs les plus importuns (^).

La pensée de Bayreuth, et d'un opuscule commencé pour en dire la gloire autrefois rêvée, lui revenait par bouffées. Si coupable déjà dans sa pensée, il ne pouvait en détacher son cœur. On le plaignait là-bas ! On avait peur qu'il n'abusât des soins et des drogues, qu'il ne ii\i un peu malade imaginaire. On ne soupt^oimait rien de tout^

(') Corr., I, 333, 336, 338, 341.

(-) Corr., I, 342.

(^) Parmi ceux qu'il esJjrouIfa ainsi, il y eut son futur beau-frère, le D' Foerster, professeur de gymnase à Berlin, wagnérien, antisémite «t teutomane. Nietzsche prit plaisir à le vexer par des boutades contre l'his- torien des Grecs, Ernst Gurtius de Berlin, et contre le peintre Moritz von Schwind. Corr., VI, 34.

.[ A G 0 R B U R G K H A R D T 434

le martyre qu'il soufi'rait, et une étrange insouciance à «'exprimer sur son compte, qu'on retrouvait dans toutes les lettres de M""® Cosima Wagner, eût prouvé à elle seule la froideur croissante. Toute la souffrance physique de Nietzsche s'imbibait ainsi de douleur morale. Le sixième anniversaire de sa première visite à Tribsclien, en juin 1875, ravivait son deuil, quand il songeait que seul, l'automne d'après, il manquerait à Bayreuth, se trouveraient réunis tous ses amis.

Mais il se maîtrisait. 11 trouvait de la force pour autrui. Il consolait le musicien Fuchs et son vieil ami Erv^in Rohde, qui passait par une crise sentimentale remplie de tout le désespoir, de toute la passion mortelle et de toute la misère de Tristan (*). Il forgeait en lui ce grand courage calme qui la soutenu sa vie durant. Ne jamais s'abandonner à une hâte fiévreuse, savoir mûrir des espoirs longs et secrets ; gravir par degrés les cimes : voilà les maximes par lesquelles il se prépare à sa tâche {-). C'est le moment de décrire l'immense besogne par laquelle il renouvela sa doctrine.

Il

L INFLUENCE DE JACOB BURCKHARDT ET LA SGCIGLGGJE RELIGIEUSE NOUVELLE DE NIETZSCHE

Pour cette œuvre, Nietzsche se choisit un guide. C'était son habitude, et aussi son principe. Aucune vie ne grandit sans utiliser les ressources créées par la vie anté- cédente. Le lamarckisme le lui avait enseigné. Tout génie aussi se nourrit de ses devanciers. Autrefois Nietzsche et

(^) Corr., II, 507, 610. (») Ibid., I, 345, 348.

432 L'AFFRANCHISSEMENT

Rohde avaient reproché à Jacob Burckhardt son scepti- cisme clair, en qui mourait toute illusion ('), La sincérité nouvelle de Nietzsche confessait à présent que Burckhardt avait raison; et c'est Burckhardt qui l'émancipa de Wagner.

Son jeune élève, Adolphe Baumgartner, et un étudiant endroit, Kelterborn, offrirent à Nietzsche deux rédactions du cours célèbre de Burckhardt sur V Histoire de la Civili- sation grecque^ la première plus fine et psychologiquement exacte ; la seconde plus riche et mieux ordonnée (^ ). Il comp- tait s'inspirer largement de ce modèle tant admiré, et lui eût sans doute rendu un public hommage. Il se savait éloigné de tout plagiat. Sa méditation renouvelait tout ce qu'elle touchait. Quels soupçons cependant rendirent ombrageux le vieux Jacob Burckhardt? et quelles furent les médisances colportées jusqu'à lui? Ils s'en expli- quèrent avec une franchise qui rétablit la confiance ancienne, un jour d'entretien dans ce cloître attenant à la cathédrale, qui avait vu si souvent leurs promenades ('). Il faut donc dire en quoi Burckhardt a aidé Nietzsche à construire la sociologie par laquelle il comptait élargir le wagnérisme (*).

Nulle part on ne prend mieux sur le fait le procédé créateur de Nietzsche qu'en le voyant travailler à un sujet il sait qu'il a des rivaux. Il s'attache à son rival, et l'aime. Puis, ayant pénétré sa pensée par l'amour, il l'élargit et la dépasse. Le cours de Burckhardt, les chapitres sur les transformations de la cité, sur l'éveil et

(') Ibid., II, 453.

(*) Lettres à Overbeck, 30 mai 1873. {Corr., VI, 27.) Corr., I, 341. On se souvient que Nietzsche avait essayé autrefois de suivre ce cours.

(') Corr., I, 329; V, 329.

(') Toute cette influence de Jacob Burckhardt est expliquée dans nos Précurseurs de Nietzsche, p. 265-339.

JACOB B U R G K H A R D ï 433

l'évolution des arts étaient si remarquables, faiblissait quand il abordait les faits religieux. Nietzsche y apportait une préparation qui lui venait de la discipline de l'école de Leipzig, et toute une orientation en matière folk- lorique à laquelle Burckhardt était étranger. Dans son cours de 1874-1875 sur la littérature grecque, Nietzsche avait suivi en gros la marche sociologique de Burckhardt. Le développement des genres littéraires allait de la reli- gion à la pensée rationnelle, et, dans cette transforma- tion, les classes populaires sont le plus attardées. Mais si toute poésie est d'abord religieuse, et demeure une sur- vivance de l'état religieux, comment se forme l'état mental prélogique, qui enfante les religions elles-mêmes? Gela importait à toute l'interprétation des Grecs ; et cela importe à l'œuvre wagnérienne qui se prépare.

La séduction de la Grèce venait pour une grande part de la splendeur des fêtes helléniques. Le don d'orner la vie est une des aptitudes principales de l'humanité grecque ('). Elle y dépense peut-être la sixième partie de son temps et toute cette énergie de pensée qui ne souffrit jamais rien de médiocre. Or, si toute fête suppose un état d'esprit religieux, que peut-on espérer de Bayreuth, puisque la religion chez les modernes est morte ?

Nietzsche reprit le problème en transformiste pour qui les fonctions mentales sont des procédés d'adaptation à la vie. Si une fête religieuse et poétique, un cortège rituel ou une représentation tragique, accompagnée de chants et de danses, sont une façon d'incliner les dieux vers nous et de nous élever nous-même à la condition divine, com- ment faut-il imaginer les dieux et le procédé magique qui nous les soumet? Burckhardt avait repris le dicton ancien : « La crainte, la première, inventa les faux dieux « ,

(*) Der Gottesdiemt dcr Griechen. {Philoloyica, l. III, 3.)

ANDLER. II. 28

434 L'AFFRANCHISSEMENT

ou même les dieux véritables. Il avait hésité à penserque les Grecs primitifs pussent s'enhardir, comme les ihéurgies des époques basses, à contraindre les dieux par des sorti- lèges (•). » Nietzsche procède par une enquête ethnogra- phique. Son maître, Oskar Peschel, l'ethnographe de Leipzig, venait d'enseigner que toute émotion religieuse vient du besoin de trouver à tout phénomène une cause (») ; et que la particularité des peuples primitifs consiste à ne pas savoir former une notion correcte de causalité.

Dès cette époque bâloise, Nietzsche est donc en pleine possession de la méthode qu'il suivra dans Menschliches , Allzumenschliches . Il se préoccupe d'épurer l'esprit; il se demande comment l'esprit grandit en partant de l'impu- reté des notions. Il y a une logique des civilisations pri- mitives-qui ne ressemble pas à la nôtre. Ce qui la carac- térise, c'est de ne savoir pas observer exactement ; de fixer dans la mémoire les cas bizarres et exceptionnels, au lieu de la foule des faits réguliers ; de ne pas savoir com- parer, et dès lors d'établir avec force des similitudes falla- cieuses. Retenir et comparer des faits exacts : c'est toute l'intelligence ; et c'est par qu'elle s'étend sur le passé et sur le présent. Les règles pour dresser l'esprit, chez Nietzsche, se réduiront un jour à épurer la faculté d'obser- ver, la mémoire et l'intelligence comparative. Et comme il est évolutionniste, Nietzsche décrira d'abord comment est faite l'intelligence impure, qui existe dans l'état d'âme religieux. Elle est avant tout une intelligence paresseuse. L'esprit n'a de prise sur les choses,. par la connaissance, que s'il n'épargne pas l'effort de l'attention et le labeur. Les sociétés qui craignent le travail ne construisent pas une notion exacte de la causalité, ni dès lors de la

(») BuRCKHARDT, GHechische KuUurgeschichte, II, 142, 149 sq. (») 0. Peschel, Vôlkerkunde, 1874. (3" édit. 1876, p. 255.)

SOCIOLOGIE RELIGIEUSE 435

nature. Chez les peuples non civilisés, l'homme est figé dans sa paresse et immobile dans la coutume. L'homme différencié, actif, et qui sait classer ses expériences, sera seul sensible à la régularité imposante des faits naturels (»). Le sauvage immobile, incapable de généralisations, croit la nature livrée à un arbitraire dénué de toute loi. Le problème pour lui est d'imposer des lois à la nature, puisqu'il ne sait pas les découvrir

Personne n'exigera de Nietzsche qu'il ait mis sur pied une théorie des fonctions mentales des peuples primitifs aussi complète que la sociologie contemporaine. Il avait lu avec soin le livre de Tylor sur la Civilisation primitive {Primitive culture^ 1871) (^). Sa sociologie religieuse est donc animiste. Une conçoit pas encore qu'il puisse y avoir des états mentaux complètement éteints. La métaphysi- que moderne d'un Zoellner, après avoir analysé les con- ditions sous lesquelles la science naturelle est possible, conçoit la nature comme faite de centres de perception. La mentalité primitive de même la conçoit comme peuplée d'âmes. Entre les deux conceptions, il doit y avoir une transition possible. L'état d'esprit religieux admet des esprits épars dans le monde à l'état de foisonnement (»). La science n'en admet que contrainte par la méthode.

Ces esprits siègent dans quelque objet matériel, comme l'âme humaine siège dans un corps. De même qu'on peut fléchir l'esprit et la volonté des hommes, en agissant sur leur corps, on peut donc influencer la volonté des démons, en agissant sur les objets matériels ils habitent. La magie est l'ensemble des procédés par lesquels on incline les esprits. Un contact très court entre

(*) Der Gottesdiensl der Griechen. {Philologica, III, 8.)

(*) Nietzsche l'emprunte à la Bibliothèque de Bâle, le 29 juin 1875.

(') Tylob, La civilisation primitive, trad. P. Brunel, 1876, t. I, 326 sq.

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un esprit et une chose font qu'à jamais cette chose et cet esprit restent mystérieusement liés. Il suffit qu'un vête- ment, qu'une rognure d'ongle ou un cheveu ait appar- tenu à un homme, pour qu'avec ces objets on puisse envoûter cet homme. Il suffit même de son effigie, c'est-à- dire de sa ressemblance imprimée à un objet ('). C'est la magie humaine. Or, le culte religieux est la magie par laquelle on fléchit la volonté des démons et des dieux.

La science a pour objet de déterminer le centre et l'action des forces naturelles. La religion détermine siège et l'action des génies. Nietzsche n'est indifférent à rien de ce qui atteste un résidu du primitif mysticisme. La pierre des Fétiales, sans laquelle le sacrifice à Diespiter ne serait pas rituel, survit longuement à un âge les métaux sont inconnus. Mais la force divine y reste pré- sente. Fergusson, Bœtticher, Mannhardt et l'archéologue de Leipzig, Johann Overbeck, venaient de démontrer que pour les peuples primitifs. Phéniciens, Hellènes ou Ger- mains, des génies s'incarnent dans certains arbres et y trouvent un abri (=). Ce sont des arbres-dieux. On les vénère, on les pare comme tels. On les revêt des attributs de l'action divine. Nietzsche retient tous les faits, et ceux qui attestent que des animaux ont logé des âmes de démons. Que veut-il en tirer? Les lois de la mystérieuse solidarité qui chez les peuples primitifs existe entre la société réelle des hommes et la société imaginaire des dieux qui gou- verne la première. Burckhardt ne les avait pas dégagées.

(') Tylor, Civilixatiun primitive, I, 136. Nietzsche, Drr Gottesdiemt der Gn'echen, g 2. {Philologica, III, 8.)

(*) James Fergdsso.n, Tree and Serpent-Wors/iip, 1868. Bqetticher, Der Baumkultus der Hellenen, 18b6. MAfiSHABDi, Der BaumcuUus der Germaneu. 1875, Joh. Overbeck, Das Culttisobject bei den Griechcn in seinen àliesien Gestaltungen. {Berichie iiher die Verhandlunrjen der sàc/is. Gesellsch. der [Yiss. Philol. histor. Klasse, t. XVI, 1864, p. 121 sq.). Nietzscbb. Der Gottesdienst der Griechen. {Philologica, t. III, 36.)

s 0 G ï 0 L 0 I E RELIGIEUSE 437

Gomment est rantliropomorphisme grec? Gomment passe-t-on de l'aspect monstrueux à l'aspect humain des dieux? Johann Overbeck avait catalogué ces formes gros- sières : les pierres travaillées en forme de pyramides, de cèaes, d ombilics et de colonnes, qui représentent Aphro- dite, Zeus ou Apollon ('); les sceptres et les lances qui passaient pour des dieux portatifs ; les pieux et les blocs lie bois, à peine dégrossis, que peu à peu on taille au sommet en forme de visage, et qui recèlent le dieu. Plias d'une déesse, comme la Déméter d'Arcadie, garde pendant longtemps une tète de cheval. On redoutait de choisir la forme humaine, pour représenter la divinité.

Jamais un Grec n'a vu intérieurement son Apollon comme une colonne de bois pointue et son Eros comme une pierre... Dans l'indi- cation incomplète, ou trop complète, proprement dans l'inhumain, résidait le caractère sacré, celui qui donne le frisson ("^).

Les Grecs croient mieux cacher dans le difforme le mystère inexprimable qu'ils vénèrent. Quand le génie divin a clioisi son siège, il ne faut plusle déplacer; quand il a choisi sa forme, il ne faut plus la changer. Mais on peut négocier avec l'esprit invisible et présent. On peut : gagner sa sympathie par des otfrandes ; on peut faire un contrat avec lui ; se lier à lui par des vœux, mais aussi en échange s'emparer d'un gage, d'un symbole maniable que l'on cache et protège, et auquel est attaché la pro- tection du dieu ; on peut user de lustrations ; brûler dans la flamme les mauvais démons cachés dans les plantes; dominer par la musique les bruits maléfiques ; 4" il y a des gestes humains, des formules et des sons qui fascinent le dieu. Il est hypnotisable comme l'homme ; et il n'y a

['■) J. OVBRBECK, /oc. Cit., 139.

(-1 Nietzsche, lor. cit., $ 3. {Philologiiui, t. III, 75.)

438 L'AFFRANCHISSEMENT

pas d'acte, même le plus simple, auquel les génies ne participent. Ramer ou puiser de l'eau seraient des travaux inefficaces sans leur aide. Mais cette aide, ils ne la refusent pas; car nous les y contraignons. Le chant du matelot ou de l'esclave qui tourne la roue du puits sont des incantations qui apprivoisent le génie du puits. Un duel rituel, mimé en pleins champs, fait pousser la mois- son; car les rayons du soleil ne sont-ils pas des flèches comme celles qu'échangent les deux partis aux prises (')?

Par degrés l'imitation des gestes divins se fera plus détaillée. Le prêtre, vêtu comme le dieu, mimera l'action divine espérée. Ses formules produisent avec certitude l'épiphanie divine; ses chants dicteront les pensées du dieu; ses gestes entraîneront son action. Le prêtre incarne la divinité; et dès lors il en est le maître (^). Voilà donc pourquoi la sculpture grecque crée si tard les effigies des dieux. C'est que le prêtre, à de certains jours, représen- tait le dieu dans une forme vivante, revêtu de son masque et de son costume; et, dans le drame sacré, se consom- mait le culte, il produisait l'acte que l'on attendait de la grâce divine.

Evolution dont il faut bien considérer la signification sociale. La pensée métaphorique et symbolique précède la pensée causale et raisonnante (^). Les groupes pri- mitifs se contentent des symboles les plus grossiers. Ils y logent je ne sais quelle force plus fantasque et puissante que l'homme. Les Grecs n'en restent pas là. Leur sen- timent de la personnalité, leur féroce jalousie, ne souffre pas de vivre en société avec des puissances trop diffé- rentes. Ils se familiarisent avec les dieux. Chez eux, les

(•) Gesch. der griech. Literalur. (Philologica, t. II, 141.) (») Der Goltesdienst der Griechen, g 3. (Ibid., t. III, 14.) (') Griechische Literalurgeschichte . (Ibid., t. II, 139.)

SOCIOLOGIE RELIGIEUSE 439

hommes et les dieux ressemblent à deux castes, de puis- sance inégale, mais de même souche, et qui peuvent traiter ensemble sans honte pour aucune (').

La prêtrise est le plus haut symbole de ce commerce des hommes et des dieux. Mais à cause de cela la prêtrise grecque ne ressemble jamais à une prêtrise asiatique. Il n'y eut pas de corporation unique de sacerdoce, parce que les dieux grecs étaient des esprits dont la marque s'imprimait en des lieux déterminés. C'étaient des dieux individuels, et non pas une divinité diffuse à travers le monde. Ils exigeaient d'être servis par un culte spécial, par des hommes déterminés. L'humanité grecque ren- contre le divin dans tous les recoins. Mais tous les hommes n'ont pas le droit de servir tous les dieux. L'endroit un homme a habité, est habité après sa mort par son génie. Toutefois son descendant seul a le droit d'adorer ce génie et seul bénéficie de sa faveur. La famille, le clan, la phra- trie, le démos, la cité, ont leurs dieux, et chacun de ces dieux a sa résidence dont on ne l'exproprie pas. Mais aucun culte ne périt. Au Parthénon d'Athènes, on conservait, dans un souterrain attenant au Temple, le serpent vivant qui incarnait le héros Erichthonios, premier maître du lieu. Une cité, qui pour grandir annexait une bourgade, recevait d'elle d'abord ses dieux et ses rites, et la faisait <însuite participer au culte de ses dieux propres. Il y fallait des rites scrupuleux.

Il va de soi qu'un Panthéon, comme celui de la Grèce ou de Rome, ne s'est pas rempli de dieux en un seul jour. Toute la mythologie comparée nouvelle avaient tra- vaillé Mullenhoff, Olshausen, Movers et l'un de ses condis- ciples de Leipzig que Nietzsche avait le plus estimés,

(*) Der Goltesdienst der Griechen, g 2. (Ibid., t. lil, 9.)

440 L'AFFRANCHISSEMENT

VVilhelm Roscher, est mise à contribution ici ('). L'Arténii^ orgiaque venue d'Asie, le Dionysos de Nysa, et ces déesses thraces des sources qu'on appelait les Muses, vivaient côte à côte avec des dieux italiotes : Apollon, dieu du soleil comme Mars; Héra, déesse de la lune, comme Junon. Les religions italiotes sont restées plus pures. La civilisation religieuse des Grecs est vraiment un chaos de formes et de notions sémitiques, babyloniennes, lydiennes, égyptiennes. Mais les Grecs ont su organiser ce chaos. Leur esprit d'ordre est rigoureux comme celui des Romains, avec moins de pédantisme. Us empruntent sans cesse; mais ils embellissent leurs emprunts (*). Dans leur Panthéon, les dieux étrangers vivent confondus avec les dieux grecs, comme dans une libre cité hellénique. Un tel éclectisme des cultes représente le respect extrême de la tradition; et cette forme mythologique de penser est la force réelle que reconnaît à la civilisation grecque le transformisme moderne. L'Hellène primitif sent les énergies ancestrales présentes auprès de lui sous forme de spectres. C'est une façon naïve de dire qu'elles ne sont pas perdues. >[ais la pensée symbolique des ancêtres s'épure par degrés. La magie vraie des (irecs est celle par laquelle ils ont charmé les maléfices de la passion humaine. Les cultes orgiaques sont des méthodes pour déchaîner d'un seul coup la férocité d'un dieu, afin de mériter ensuite sa bienveillance. En face de la vie funeste de l'homme, et que notre seule grandeur consiste à supporter héroïque- ment, les Grecs ont voulu concevoir la vie divine comme

(') AlùUenhoflE avait, au t. I de sa Deutsche Altertumskunde, démontré des influences sémitiques dans le mythe d'Iphigénie et d'Io (Isis) ; Olshausen dans le Rheinisches Muséum t. VIII et Movers avaient relevé des noms phéniciens en Grèce. W. Roscher venait d'inaugurer ses Sludien zw ver- gleichenden Mythologie par deux brillants fascicules : I. Apollon und Mars, 1873; II. Juno und Hera, 1873.

(*) Der Gottesdienst der Griechen, ;', 4. {Philologica. t. III, 16.)

R . WAGNER A B A Y R E U T H 441

facile et belle; et cette douleur de l'homme est liée à la sérénité des dieux. Elle est la magie qui calme le mieux leur courroux immortel; et cette magie transforme alors l'homme même. Que veut-elle dire? Elle veut dire que la douleur humaine, si nous savons en extraire une émotion belle, nous élève à la condition des dieux; l'art, qui nous donne ces émotions, nous divinise (*). La civilisation, qui a conçu l'idéal divin, le réalise aussi dans la nature de l'homme, par le sortilège du beau. Ayant expliqué cette possibilité pratique, Nietzsche ferme le cycle qui devait relier la sociologie de Fart à la sociologie religieuse.

m

« l'intempestive » SUR « RICHARD WAGNER A BAYREUTH »

L'effort démesuré, que Nietzsche avait déployé, ruina sa santé à jamais. Son émotivité nerveuse se trouva pire, durant cet automne de 187o, qu'à aucun moment du passé. Va-t-il au Biirgenstock en octobre, sur le lac des Quatre Gantons, pour se refaire, auprès du fidèle Overbeck, de sa cure trop rigoureuse, le silence du paysage automnal l'exaspère (-). Rentre-t-il à Bâle, sa sœur Lisbeth lui a préparé une vie douillette dans un ménage à lui, qu'elle gère avec grâce, aussitôt le surmenage lui fait souhaiter le calme qu'il avait' fui. On lui lit Walter Scott, qu'il goûte pour Validante calme de son émotion; et Do)i Quichotte, qu'il aime pour son amertume. Deux lectures indoues, le Tripitaka^ lu dans la traduction anglaise, la Sutta Nipata qui devaient fructifier dans sa dernière philosophie, lui

('; Wir Philologen, S 237. ( W., X, 396.)— Griechistlie Lileraturgeschichte. [Phihlogica, t. II, 142.) (*) Corr., II. 511.

442 LA QUATRIÈME «INTEMPESTIVE»

permettaient dès lors de formuler son nouveau pessimisme intellectualiste. « Je m'en vais solitaire comme le rhino- céros » ; cette pensée du poète indou lui plut, dans cette grande accalmie de tous les désirs, ne subsistait plus que le besoin de connaître ; mais c'était un besoin dénué île hâte et d'illusion. Quelques jeunes musiciens qu'on lui avait envoyés de Leipzig, Peter Gast et Widemann, com- mencent alors à occuper de la place dans sa vie. Nietzsche reste encore distant. Mais la conviction il est, d'agir sur de jeunes talents, lui est douce ('). Il entre ainsi dans cette période d'ascétisme qui se prolonge jusqu'en 1882 et durant laquelle il n'a plus connu qu'une velléité, celle de mourir, et une joie, celle de la pensée claire.

Puis, à Noël, c'est l'effondrement (*). Pour la première fois, il a le sentiment net d'être frappé au cerveau comme son père. La douleur ne cédait qu'à des enveloppements de glace autour de la tête. Sans s'écouter, dès que le mal fait relâche, il échafaude des plans. Irait-il à l'Expo- sition universelle à Vienne? Il y songea en février. La maladie ruina le projet. Il dut prendre un congé de quel- ques semaines, et, le 7 mars, partit pour le lac Léman.

A Veytaux, près de Ghillon, il trouve une pension, il est seul. Gersdorff l'avait accompagné. Il peut se pro- mener par, des temps de neige et de tempête. Il lit Long- fellowet, dans l'Ode fameuse intitulée Excelsior, reconnaît son courage et sa confiance en sa vocation 'C) :

, A travers la détresse quotidienne, s'élever soi-même et autrui, avec l'idée de la pureté devant les yeux, en guise d'Excelsior.

C'est la devise de sa volonté d'émancipation, insubor- donnée partout, soumise seulement au vrai. A Genève

(') Corr., I, 360, 361; II, 514.

(». Ibid., I, 363.

f) Ibid., I, 371^372.

R. WAGNER A BAYREUTH 443

il séjourna en avril, le chef d'orchestre Hug-o de Senger, avec qui depuis 1872 il était en communion d'idées, l'avait reçu avec une chaude amitié. Sa vieille prédilection pour le Benvemito Cellini de Berlioz se réveilla, puisqu'on mit cette œuvre au programme d'un concert, dans l'intention expresse de lui complaire.

Autant que cette audition de musique française, sa visite à Ferney symbolisa sa révolte, qui dans la culture nouvelle de l'esprit voulait accueillir tout le rationa- lisme latin {'). Cette grande transformation de lui-même éprouvait ses nerfs à l'extrême. Il prévoyait des luttes, et, à de certains jours, la méfiance contre les amis les plus proches le travaillait à nouveau. Une lettre de Malwida, pleine de cette maternelle charité, qui fut le don véritable de la vieille fdle, ramenait alors la confiance de Nietzsche au point que son goût s'égarait, et qu'il admirait les Mémoires d'une Idéaliste. Mais le projet d'un séjour sur la mer napolitaine, suggéré par elle, germa ce mois-là; et il faudra toujours être reconnaissant à Malwida d'une idée qui rendit possible l'œuvre ultérieure de Nietzsche.

Le semestre d'été de 1875 provisoirement le ramenait à Bâle. 11 y trouvait son ami Overbeck marié depuis peu de mois à une jeune femme gracieuse et cultivée, M"*" Ida Rothpletz. Nietzsche l'avait entrevue déjà lors d'une excursion dans le Maderanerthal en 1870. L'avenir se char- geait d'établir entre Nietzsche et elle cette pure amitié dont nous avons tant de témoignages ('). Rohde aussi, dont Nietzsche avait admiré le chef-d'œuvre récent, l Histoire du roman grec, après les tristesses de Kiel, et malgré son ennui d'Iéna, s'était épris d'une belle jeune fille qu'il faisait sienne.

(♦) Corr., I, 373; II, 518.

(■) V. dans C.-A. BEftuontLi, Franz Overbeck, des passages de sa main, I, 234-251.

444 LA QUATRIÈME « INTEMPESTIVE >

Le bonheur des plus proches enrichissait sans doute ses amitiés, mais l'enfermait davantage dans la mission austère, pour laquelle il allait vivre seul, comme un phi- losophe antique. 11 entendait, lui aussi, les oiseaux qui chantent l'émoi frémissant des nuits printanières. Aucune de ces voix, le héros du libre esprit n'avait le droit de l'écouter. Ils sont de juillet 1876, ces vers confiés à Erwin Rohde :

Le cher oiseau se tait et dit : « Non, voyageur, non ! Ce n'est pas toi que je salue de ces accents-là I Je chante, parce que la nuit est belle. Mais loi, il te faut marcher toujours et ne jamais compren- dre mon chant (M. »

Plus d'une fois les vers de Nietzche, ou ses proses les plus lyriques, exhaleront cette plainte discrète, et seront pleins invisiblement d'un rêve qu'il se refuse. Sa tristesse est plus désolée à la pensée de l'événement entouré de tant d'espoirs et à présent tout proche, l'inauguration de Bayreuth. Nietzsche avait pu en juin achever lalV'' Intem- pestive^ où il allait en dire la signification ; et à ce moment il sent qu'il la comprend seul.

Il avait imaginé toute une interprétation sociale de ce grand fait. Il allait le juger au nom de sa philosophie et de tout son savoir d'helléniste. La civilisation grecque avait exercé un attrait puissant par l'éclat de ses fêtes reli- gieuses. Que seraient, auprès d'elles, les Festspiele de Bay- reuth.' En Grèce, toute œuvre éminente naissait d'une étroite collaboration entre l'enthousiasme des foules et un rhapsode chargé de dire le sens vivant d'une grande heure. Quelle pouvait être cette collaboration du public allemand avec l'œuvre de Wagner? Ce public ferait-il écho, par un enthousiasme désintéressé, à l'inspiration du poète? Et, dans ce poète, l'esprit conservateur et l'esprit

(') Corr., II, o32.

H . W^ A G N E H A B A Y R E U T H 445

révolutionnaire formaient-ils un alliage assez exactement dosé pour assurer son aristocratie vraie ? Si la tragédie supposait le mythe, quelle forme pouvait prendre le mythe à l'époque de la liberté de l'esprit? L'inspiration dionysiaque pouvait-elle revenir, sans obscurcir la pureté de l'intelligence? Quels dieux peut-on charmer par la douleur des hommes, s'il n'y a plus de dieux? N'est-ce pas aux regards de la seule intelligence humaine que nous devons nous affirmer surhumains?

Nietzsche posait ces questions. Son orgueil et sa doc- trine lui disaient que l'œuvre de Bayreuth n'y répondait pas. Son espoir, non moins orgueilleux, ajoutait qu'elle y pourrait répondre un jour avec son aide, et qu'il fallait faire accepter cette aide avec une ruse douce. Nietzsche ne pensait pas être compris de Wagner tout de suite. Il a probablement mis à la poste les lettres dont nous avons les brouillons et qui devaient accompagner l'envoi. Ces lettres «révèlent une présomption inouïe (') :

Voici, très cher Maître, une sorte de sermon pour la solennité de Bayreuth 1 Je n'ai pu garder le silence ; il m'a fallu m'épancher. S'il est des hommes qui à présent se réjouissent, j'aurai à coup sûr ajouté à leur joie. Comment accueillerez-vous vous-même ces pro- fessions de foi ? c'est ce que je n'essaie pas cette fois de deviner.

Mon métier d'écrivain a pour conséquence désagréable de remettre en question mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit... J'ai le vertige et je me sens confus à l'idée de ce que j'ai osé cette fois; et il me semble que j'aurai le sort du cavalier fran- chissant le lac de Constance (*).

On ne saurait mieux annoncer en ternies 2:)lus voilés et plus menaçants la sourde déclaration de guerre contenue

{*) E. FoERSTER, fiiogr., t. II, p. 2il. Wagner und Nietzsche, p. 238 sq. Corr., V, 341.

(*) Dans une ballade de Justinus Kerner, un cavalier, la nuit, franchit, sans s'en douter, le lac de Constance pi-is de glace, et meurt d'effroi sur l'autre rive, en s'apercevant du danger qu'il a couru à son insu.

446 LA QUATRIEME « INTEMPESTIVE »

dans Richard Wagner in Bayreuth. Nietzsche prévoit que son amitié avec Wagner sera « remise en question » . Dans un autre brouillon, il se risquait à dire :

Lisez cet écrit comme s'il n'y était pas question de vous et comme s'il n'était pas de moi. A vrai dire, il ne fait pas bon parler de mon écrit parmi les vivants : U est fait pour le pays des morts.

Jetant un regard en arrière sur cette année si tourmentée, il me semble que tooites les heures heureuses en ont été consacrées à la mé- ditation et au travail de cet écrit : C'est aujourd'hui mon orgueil d'avoir pu arracher ce fruit même à cette époque ingrate. Peut-être, malgré la meilleure volonté, ne l'aurais-je pas pu, si je n'avais porté en moi dès la quatorzième année les choses dont cette fois j'ai osé parler.

Ainsi Nietzsche ne devait rien à Wagner. Les visions évoquées par lui le hantaient depuis l'adolescence. L'œuvre d'art décrite n'était encore qu'une ombre, entrevue aux pays résident les archétypes éternels. Nulle magie ne pouvait encore la produire au jour. Aucun Bayreuth réel n'avait chance de ressembler à l'idée platonicienne con- templée par Nietzsche. Des paroles troubles, qu'il nous faudra éclaircir, donnaient au livre une conclusion mena- çante et ne semblaient plus compter le wagnérisme parmi les forces vivantes du présent et de l'avenir (*).

A peine le fascicule en route, Nietzsche trembla pour l'accueil qui lui serait fait; et il eut tort. Gosima, si fine d'habitude, répondait par un télégramme :

Je vous dois aujourd'hui, cher ami, le seul réconfort et la seule édification que je goûte, après les fortes impressions d'art d'ici. Puisse cela vous suffire comme remerciement.

Cosima.

Wagner donna dans le piège avec lourdeur; et sa vanité éclata en cris de joie naïfs :

(') V. notre t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthétique, au chapitre sur les Instituts de la Civilisation nouvelle.

DECEPTION DE NIETZSCHE 447

Ami 1 votre livre est prodigieux I D'où vous vient cette expérience de moi? Venez donc bientôt 1

Il invitait avec cordialité celui qui dès lors le mépri- sait. Nietzsche accepta de faire le voyage fatal. C'était la rupture, s'il ne réussissait pas son astucieuse conquête. Or, était-il vraisemblable qu'il devînt le maître de Bay- reuth? L'exposé cohérent de sa philosophie pourra seul nous dire ce qu'il y apportait. Il faudra voir ensuite, si Wagner pouvait se laisser gagner par un présent doc- trinal, offert avec une ambition si profondément masquée et si impérieuse.

IV

LA DERNIÈRE VISITE DE NIETZSCHE A BAYREUTH : LA DÉCEPTION

Nietzsche s'était mis eh route pour Bayreuth dans la dernière semaine de juillet 1876. Il était arrivé affaibli et sans espérance, wunschlos, wahnlos {*). Il vit la fin du troisième cycle de répétitions, et d'abord se tut sur son émotion. Puis il écrivit à sa sœur Lisbeth, restée à Bâle : « J'ai eu presque du regret... » Un soleil de canicule brû- lait la colline s'élevait le théâtre de Wagner. Des orages violents n'arrivaient pas à abattre la chaleur lourde. Nietzsche souffrait dans tous ses nerfs. Sa mélan- colie n'en fut que plus grande, de se préparer au tête-à- tête douloureux, il allait mettre Wagner à l'épreuve.

Les présages n'étaient pas heureux. Jamais Wagner n'avait montré plus de joviale assurance. Depuis deux mois, il menait ses chanteurs, ses musiciens, ses machinistes, comme un capitaine de vaisseau commande ses matelots dans un branle-bas. Il les tyrannisait et les fanatisait. Il

(«) Corr., I, 381.

448 B A Y R E U T H

leur demandait l'impossible et l'obtenait, par la peur ou par l'affection, par des éclats de voix et par des tlatteries. Tous le suivaient, maugréant, mais enjôlés. A son orchestre, il avait dit :

Si nous réussissons à mettre toutes clioses debout, comme je pré- vois que nous le ferons, nous pourrons nous dire que nous aurons fait une œuvre grande (').

Au banquet du l''"" août, qui précédait les répétitions générales et assistait Franz Liszt, ce fut pis. Il dit à tous ses artistes réunis : « Je ne vous remercie pas. Je ne dispose pour vous d'aucune récompense. Je ne vous dis que ma joie. » Il ajoutait que ses collaborateurs lui devaient aussi un sentiment reconnaissant. 11 faisait appel à leur expérience intime :

Vous avez éprouver que l'œuvre d'art de l'avenir est libératrice, en vérité. Elle vous a élevés des misères de la profession à un acte vredment libre en matière d'art.

L'œuvre wagnérienne devait s'entendre comme une symphonie de libertés, la discipline la plus rigoureuse était consentie par le cœur :

Vous avez découvert, concluait Wagner, une puissance sociale nou- velle : l'enthousiasme. Et c'est lui désormais qui servira à fonder les États (*).

Si grandiloquentes que paraissent ces paroles, elles ré- sument presque à la lettre le petit livre sur Richard Wagner à Bayreuth. Mais rien ne satisfait plus Nietzsche, ni les avances de Wagner, ni sa réserve. L'apparence

(1) Glasenapp, Leben Wagners, V, 261. Les souvenirs les plus vivants sur les répétitions sont ceux de Richard Fricke, Bayreuth vor 30 Jahren, 1906.

(*) Glasekapp, Ibid., V, 273.

DECEPTION DE NIETZSCHE 449

que Wagner se donnait d'avoir réalisé la pensée nietzs- chéenne, choquait Nietzsche davantage. Quel espoir de convertir ce bruyant triomphateur? Le l^'août, Nietzsche, de douleur, avait quitté la répétition. Le 3 août, il man- qua au diner intime et à la soirée donnée en l'honneur de Franz Liszt, et l'on avait convié, en souvenir de lui, même son jeune élève Brenner ('). « Pourquoi Nietzsche se fait-il si rare ? » demandait Wagner. Nietzsche pas- sait ses journées dans le jardin loué par Malwida de Meysenbug, et son ressentiment refoulé augmentait son mal. Il ne put entendre la répétition de la Walkyrie que dans un recoin obscur. La lumière de la scène et le bruit de cette orchestration violente l'offusquaient. Que ne s'en allait-il ? Il se le demandait :

J'aurais besoin d'être loin I II est insensé que je reste ici. J'ai l'effroi de chiacune de ces longues soirées d'art, et je demeure (*)... !

Il appelait sa sœur à la rescousse :

Il faut, cette fois, que tu écoutes et que tu voies pour moi. J'en ai assez, tout à fait... Et je ne veux pas être pour la première. Tout ici me torture (^).

Il se réfugia dans une petite station balnéaire de Fran- conie, à Klingenbrunn. L'air vif des collines boisées calma son système nerveux épuisé. Un manuscrit nouveau na- quit des promenades qu'il fit dans les forêts : Die Pflug- schar {Le Soc). C'est la première esquisse du livre dé- sabusé qui s'est appelé depuis Menschliches , Allzumensch- liches (*). Pourquoi Nietzsche est-il revenu à Bayreuth ?

(') Glasenapp se trompe [Ibid., V, 277) en disant que Nietzsche était absent de Bayreuth. Nietzsche s'excusa pour cause de maladie ; mais ne quitta Bayreuth que trois jours après, du 6 au 13 août.

(') Corr., V, 345. (^) Ibid.

(*) « Im bayrischen Walde fing es an », dira une dédicace ultérieure. V. E. FoERSTER, Biogr., II, 291.

ANDLER. II. 29

450 R A Y R E U T H

Car il n'y tint pas ; et pour le premier cycle de \h Tétralo- gie, il tut présent. Qu'est-ce donc qui l'appelait d'une si invincible force ? Il s'était imposé le devoir de véracité. Il se rappelait son Mahnruf au peuple allemand, il avait défini Bayreuth : « la pierre angulaire, sous laquelle nous avons cru ensevelir toutes les craintes et dont nous croyons sceller toutes nos espérances (*). » Qu'en était-il de ces espoirs ? Il fallait avoir le courage d'en avouer le néant.

Ge que Nietzsche a vu, a été décrit par plus d'un témoin (*). Rayreuth, paré de verdure, de banderoles, de drapeaux, non pour honorer l'art, mais pour faire des ovations au vieil empereur Guillaume P'". Des cortèges officiels et des harangues ampoulées ; des musiques mili- taires déchaînant le Kaisermarsch. Le soir, toute la ville et le parc de 1' « Ermitage » noyés de feux de Rengale et de lanternes vénitiennes. Des multitudes suantes et vociférantes déversées par tous les trains. Bayreuth devenu une vaste kermesse, la foule se ruait aux vic- tuailles et auxpots de bière. Dans les tonnelles des brasse- ries, les princes et les princesses voisinant avec les cho- ristes sur les mêmes bancs, faute de place. Partout cette grossière ivresse du triomphe qui, depuis 1870, avaittou- jours répugné à Nietzsche. Une sorte de Sedanfeier de l'art, des wagnériens musclés, à coups de poings sur la table, affirmaient des convictions solides. Au théâtre, sur la colline sacrée, toutes les puissances assem- blées de la féodalité, de la banque et du snobisme. Tout ce que Marienbad voisine avait pu envoyer de financiers be- donnants et de rentières pesantes, étalait des breloques

(•) Ibid., II, 219.

(•) Glasenapp, Lebeii Wagners, V, 285-308. E. FoBasTER, Biogr., 11, 246 sq.

DECEPTION DE NIETZSCHE 451

trop lourdes et des rivières de diamants trop étin- celantes. Etait-ce l'auditoire du nouveau mystère? et ces gens s'empressaient-ils pour saluer la venue du héros libérateur, la chute de l'Etat et des lois ; pour commu- nier dans la détresse qui seule (Wagner l'avait enseigné autrefois) enfante l'œuvre de révolte libératrice? Nietz- sche ne put y croire; et, dans tout ce fracas triomphal, n'entendit que la « sonnerie de cloche » pathétique de son petit livre, qui avait convié à Bayreuth une foule silen- cieuse et pure comme celle des mystères d'Eleusis : <i Schweigenund Reinsein » (').

La présence d'une élite cultivée ne le consolait pas. Toute une petite colonie de Français': Edouard Schuré, Catulle Mendès, Judith Gautier, Gabriel Monod; des étran- gers de tous les hémisphères, Italiens, Russes, Anglais, Américains, étaient venus pieusement. Chacun voulait rapporter dans son pays le message fidèle de Bayreuth. Et n'y avait-il pas la petite communauté allemande de la première heure? Ils étaient là, tous, les croyants des années de luttes : Malwida de iMeysenbug, Overbeck, Erwin Rohde. Aucun n'avait démérité. On lit, dans les Cogitât a de Rohde, un aphorisme il essaie de se consoler de cette représentation de la Tétralogie :

Ne jugeons pas, dit-il en substance, l'œuvre d'art par le public qui l'accueille ; jugeons le peuple par l'œuvre d'art qu'on lui offre. Voilà la bonne critique (*).

Nietzsche songeait bien à l'œuvre d'art, mais ne pouvait oublier ses tares et ses vulgarités, comme le public. Il pen- sait que, là-dessas, les meilleurs se méprenaient. Pour-

(') Richard Wagner in Bayreuth, g 1. (H'., I, 500.) {') Erwin Rohde, Cogitata, g 73. (Crusius, p. 248.)

452 B A Y R E U T H

tant, ce n'est pas cette erreur qui le faisait souffrir. Sa douleur et sa déception venaient uniquement de Wagner et de Gosima.

Ce succès, que Wagner avait mérité par une si sa- vante préparation, il en était dupe à présent. Nous avons des notes de Nietzsche qui retiennent, encore toute fraî- che, l'impression nerveuse que lui laissent les représen- tations. L'imperfection n'était pas la cherchait Wagner aux heures de dépression. On savait qu'à de certains soirs le maître s'était enfermé chez lui, fou de colère, éclatant en invectives sans nom contre les fautes des interprètes, des machinistes, des décorateurs. Nietzsche passait sur ces imperfections de détail. Il n'estimait guère la pro- digalité des efforts dépensés à « garrotter l'imagination ». Non pas qu'il fût insensible à certains efiets de colo- ris nouveau, à « ces lueurs réfractées, à cette luxuriance de couleur, comme d'un soleil automnal, à ces rouges de feu et de pourpre, aux jaunes et aux verts mélancoliques de la scène des Filles du Rhin » ('). Mais tout dessin s'effaçait dans cette débauche de couleurs. L'œuvre était trouble en son fond même. Qu'on fermât les yeux, que l'on quittât de la pensée le drame, la musique fondait sur l'auditeur, comme un cauchemar, vio- lente, confuse, parlant comme à des sourds (*). C'était un défi aux oreilles délicates. Du fond de la caverne trop profonde, siégeait l'orchestre souterrain, se déversaient des mugissements qui submergeaient toute mélodie. L'orchestration surchargée accusait en traits plus épais le défaut d'une musique encombrée d'intentions Utté- raires. Les interprètes exagéraient les violences furieuses :

(«) Menschliches, posth., SS 282, 287. (H'., XI, 96.) i») Ibid., S 279. ^^K., XI, 94.)

DECEPTION DE NIETZSCHE 453

Il y avait de certains sons d'un naturel invraisemblable que je souhaite ne plus entendre jamais, que je souhaiterais pouvoir ou- blier (*).

M'"'' Materna surtout, dans le rôle de Brunehilde, froissa Nietzsche par des cris d'une frénésie névrosée. Wagner ne montrait pas de répugnance à ces fautes de goût. Pis encore, il les encourageait. Sans conteste, il pro- fessait le faux; et quand ces erreurs énormes déchaînaient l'acclamation, il s'en grisait sans remordà. Il ne venait pas à Nietzsche, disant : « Je sais ce qui choque votre délicatesse. Patientez... « M™" Cosima Wagner était toute à l'ivresse de voir monter dans la gloire le grand artiste qu'elle avait suivi et dont elle avait rendu possible la des- tinée. Elle n'avait que faire des avertissements du jeune et sombre génie qui, en plein triomphe, prétendait leur désigner du doigt des étoiles plus hautes.

On a cru que Nietzsche s'était senti mis à l'écart. C'est faire médiocre son ambition et sa faute. Il n'a pas souffert d'être oublié dans les fêtes de Bayreuth, les préve- nances de Wagner envers lui n'ont pas manqué. Mais qu'étaient-ce que des prévenances? Nietzsche a souffert d'être oublié dans la ipensée de ses amis, et la vérité est qu'il avait perdu Wagner et Cosima pour toujours. Ne le savait-il pas, avant de se mettre en route ? Oui, sans doute. II était venu cependant essayer sur Wagner le reproche muet de sa présence et de son regard. Son goût de la vé- rité totale lui prescrivait de s'assurer que tout espoir était vain. Nietzsche à Bayreuth, en 1876, est un vaincu qui vient savourer tristement l'amertume de sa défaite ; de l'accord, si profond jadis, entre Wagner et lui, rien ne subsistait. Quand le rideau tombe sur Le Crépuscule

(*) Menschliches, posth., §§ 294, 295 ( W., XI, 98) et en particulier la note de l'appareil critique est incriminée M""' Materna ( W., XI, 41o).

ANDLBR. II. 29*

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des dieux, le maestro est traîné devant la foule. Il pro- nonce les paroles mémorables :

Vous avez vu à présent ce que nous sommes capables de faire. A vous d'en avoir la volonté, et si vous avez cette volonté, nous au- rons un art (').

Le lendemain, au grand banquet d'adieux, pressé par la rumeur publique de commenter ses paroles, il se com- promet davantage :

Je n'ai pas voulu dire que nous n'avons pas eu d'art jusqu'à ce jour. Mais il a manqué aux Allemands un art national, tel que le pos- sèdent, malgré des faiblesses et des décadences passagères, les Italiens et les Français (*).

Hélas ! ce n'était pas l'art allemand, opposé à l'art ita- lien et français, qu'avait voulu Nietzsche. La musique alle- mande n'avait-elle pas coulé à pleins bords durant tout le XVIII* siècle ? L'urgent, c'était d'élargir le lit du fleuve perdu en trop de méandres. Nietzsche y voulait accueillir bien des sources, les plus minces et les plus torrentielles. Il en voulait régulariser les berges, par tout un travail fait dans un esprit latin , Le triomphe de 1876 mettait fin à cette espérance.

Une autre certitude prenait corps et augmentait la tristesse de Nietzsche. Une œuvre naissait, dont Wagner allait commencer la composition. Dès 1873, devant un groupe d'amis, dont fut Malwida de Meysenbug, Wagner en avait lu le livret ('). On savait que le poème s'inspirait du christianisme le plus thaumaturgique. A la première rumeur, Nietzsche s'était ému. C'était Parsifal; et pour- tant Y Intempestive contre David Strauss, concertée entre

(') Glasenapp, Leben Wàgners, V, 294.

(») Ibid., V, 296.

(») Jbid., V, 119 noie.

DÉCEPTION DE NIETZSCHE 455

Wagner et lui, n'avait pas encore i|uitté les presses. Nietzsche alors avait fait deux gageiyes. Il avait juré d'arracher Wagner à l'influence de Cosinia, et il pensait mériter de cette femme, qu'il combattait en l'admirant, une approbation plus haute encore que Wagner. Le maître, devant qui s'inclinait Cosima avec une ferveur si pathétique, Nietzsche voulait encore le grandir; et il voû- tait qu'il fût certain pour le monde entier, que Wagner ne pouvait grandir que par la doctrine nietzschéenne. Ces deux gageures, Nietzsche venait de les perdre à la fois, en 1876. Il quitta Bayreuth, avec la conviction qu'il lui fallait réaliser seul la réforme wagnérienne élargie.

Quand Faust, désespéré de l'effort inutile de son sa- voir, essaie de se reprendre à la vie, il lève les yeux sur Marguerite. Ainsi de Nietzsche, après son « immense dé- ception ». Il y avait parmi les spectatrices de Bayreuth, une jeune femme, d'une exquise beauté. Strasbourgeoise d'éducation et de sentiment. M"'** Louise Ott, née von Einbrod, était cependant de père balte. L'annexion de l'Alsace l'avait faite Parisienne. Elle connaissait à mer- veille la musique allemande et russe. C'était une fleur de culture cosmopolite. Nietzsche l'admira. Le bruit courut que, l'ayant crue jeune fille, il songea sur l'heure à de- mander sa main. Plusieurs fois, dans les dernières années, le cénacle de Bayreuth, et Wagner en personne, avaient insisté auprès de lui pour qu'il prît femme. Il avait tergi- versé et, en avril, avait repoussé définitivement l'idée. Elle lui revenait à présent, sous les traits de cette jeune femme, belle et cultivée. Il se trouva qu'elle était déjà mariée et mère. Nietzsche s'en alla de Bayreuth, avec Paul Rée et Edouard Schuré. Mais, de Bâle, il adressait à la jeune amie nouvelle des lettres tendres et pures :

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Chère Madame, c'a été l'obscurité autour de moi, quand vous avez quitté Bayreuth. On aurait dit que quelqu'un venait de m'enle- ver la lumière. J'ai d'abord me retrouver. Mais je me suis réellement retrouvé; et vous pouvez prendre en mains cette lettre sans appréhen- sion. Nous voulons garder intacte la pureté de l'esprit qui nous a réu- nis (»).

Il désira qu'elle ne restât pas ignorante de l'œuvre à laquelle il donnait sa vie. Il lui envoya les trois premières Intempestives , et lui écrivit : « Aidez-moi dans ce qui est ma tâche ('). » Les lettres de Nietzsche seront pleines désormais de supplications pareilles ; et c'est ce qui les rend si émouvantes. Après la déception de Bayreuth, Nietzsche se sent comme transporté dans une région de froid. Il consent à l'exil, mais il souffre. La sympathie d'une femme de cœur, bien que lointaine, lui est un cor- dial et comme un enivrement léger.

Il avait, aux représentations de la Tétralogie, rencontré un jeune hobereau prussien, Reinhard von Seydlitz. D'emblée, sans vérifier si l'accord des idées rend possible l'intimité, il croit avoir « conquis un ami véritable » ('). Il restait le « corsaire » byronien, qui capture des hommes, non pour les vendre comme esclaves, mais pour les traîner avec lui à la liberté (*). Il prévient charita- blement ceux qui s'offrent à partager avec lui la para- doxale aventure. Plus d'un restera en route ou, par une rupture, lui signifiera son manque de courage. Mais les plus humbles preuves d'amitié laissent, dans ce cœur endoloi'i, une longue reconnaissance.

Nietzsche rentre à Bàle en septembre 1876, pour donner des soins à ses yeux malades. Puis il prend le chemin de l'Italie. U emporte le cours de Burckhardt sur

(') Corr., I, 382. (M IhicL, I, 382. (■') Ibid., I, 384. (') IbùL, I, 385.

J

DECEPTION DE NIETZSCHE 457

la Grèce, l'esquisse de la V^ Intempestive sur Nous autres humanistes^ et ce redoutable manuscrit, qui dit sa nouvelle conviction intellectualiste, die Pflugschar [le Soc). Au demeurant, il perd des croyances tous les jours, comme les arbres, au souffle de novembre, perdent des feuilles; et, quand il quitte Bâle pour une année, l'automne moral a commencé pour lui. Mais cette mélancolie désespérée n'était-elle pas un remède aussi? Il l'avait enseigné dans son cours de l'été 1876, à propos de Soe>rate :

Socrate constate que la plupart des hommes, les plus grands et les plus célèbres avant tous les autres, vivent dans l'appareace et dans les ténèbres. Ils sont enfoncés dans l'illusion. Leur grandeur ne vaut point, car elle repose sur l'illusion et non sur le savoir. Au mépris du réel, Socrate ajoute la mésestime des hommes. Il affranchit Platon de tout culte respectueux. Dans le monde de l'apparence et des sens, il n'y a que des grandeurs apparentes (même Homère, Périclès, etc.) (').

Le premier souci de Nietzsche fut de créer la nouvelle méthode socratique, puis de la soumettre à Richard Wagner, candidement, de façon à lui montrer était sa grandeur vraie, distincte de sa grandeur apparente. Il écrivit alors Menschliches, Allzumenschliches.

(V) Platons Leben und Lehre, S S. (Philologica, III, 267.)

illlllllllilUlllllllillllllllliilllllilIlilllllilllliilllli

APPENDICE

LES TRAVAUX PHILOLOGIQUES DE NIETZSCHE

Au moment s'achevait le tirage de ce volume, j'ai eu connais- sance de la brochure d'ERNST Howald, professeur à l'Université de Zurich : Friedrich Nietzsche und die klassische Philologie, 44 pp. in-S», 4920. C'est le travail d'un vigoureux helléniste; et j'aurais aimé à le connaître avant de rédiger mes chapitres sur les premiers ouvrages philologiques de Nietzsche.

11 démontre à merveille (p. 4) que de certaines formules de Nietzsche, comme l'antithèse d'Apollon et de Dionysos, sont anti- cipées par Rilschl, Opuscula philologica,Y, 160, et deux au cours inédit sur l'histoire de la poésie grecque Apollinische Kilharislik und diony- sische Aulodik ; enfin que Rilschl osait encore suivre Friedrich Schlegel et Creuzer, au temps ils étaient déjà discrédités. Ma propre conjecture (V. plus haut, p. 220) se trouve consolidée par là.

J'ai été prudent sur la valeur des travaux de Nietzsche concernant Diogène Laërce, etc.. Je n'ignorais pas qu'elle fût contestée. J'atta- chais moins d'importance aux résultats matériels, forcément modifiés, par cinquante ans de critique, qu'à la méthode d'interprétation sociale de Nietzsche. Ernst Howald a cependant raison d'insister. J'ajouterai que l'hypothèse de Nietzsche sur les sources de Diogène Laërce a été admise longtemps, et jusque dans le manuel d'UEBERWBo, Grundriss d. Gesch. d. Philosophie, 5<^ étl. t. 1, peut-être sous l'influence de Heinze, collègue de Nietzsche à Bâle. Elle a trouvé des contradic- teurs en RoEPER {Philologus, t. XXX, 868 sq.), en Diels {Rheinisches Muséum, t. XXXI, 26 sq.), en J. Freudenthal, Der Platoniker Albinos und der falsche Alkinoos (Hcllenistische Studien, 1879, fasc. 3, pp. 303-315). Ernst Maas faisait de très notables réserves dans les Philologische Untersuchungen, 1880, fasc. 3 : De biographis greecig quaestiones selectœ, non sans maintenir quelques-unes des thèses de

460 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

Nietzsche (p. 114 : « Egregie Nietzscheus demonslravit non ipso Laërtio, sed fonte ejus biographico esse usum. » A quoi Ulrich von Wilamowitz-Mœllendorff, dans une lettre-postface, ajoute, en latin, des compliments comme ceux-ci (p. 145) : « Vous vous en êtes laissé imposer par l'audace de Nietzsche... Vous vous êtes laissé prendre aux filets d'une argumentation plus ténue qu'une toile d'araignée, parce que vous avez été empêché de comprendre par l'assurance inso- lente de Nietzsche. »

La guerre continuait ainsi entre Wilamowitz et Nietzsche, à l'insu peut-être de ce dernier, dix ans après leur premier duel. C'est aussi l'impression que nous retirerons de la lecture de l'introduction de Wila- mowitz à I'Herakles d'Euripide (1889). Voir à ce sujet notre t. III, au chapitre : La querelle sur la tragédie grecque.

ERRATUM

J'ai écrit, par erreur, p. 174, que Franz Overbeck avait étudié à Tûbingen. C'est GœUingen qu'il faut lire. Overbeck n'a pas connu personnellement Ferdinand-Christian Baur, fondateur de l'École de Tûbingen ; mais il a dit lui-même que Baur avait été, durant sa jeunesse, « son modèle en matière de méthode historique ». (V. Chris- tentum und Kultur, 1919, p. 180.)

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TABLE DES MATIÈRES

Pages. Introduction 7

LIVRE PREMIER LA FORMATION DE NIETZSCHE

Chapitre i. La souche et l'adolescence 28

I. Le milieu natal 2S

La Saxe Thuringienne, région de la Réforme. Les Saxons, instituteurs de l'Allemagne. Schulpforta, Wittenberg, Leipzig, léna. Raffinement de l'esprit saxon : Leibniz, Novalis, Otto Ludwig. La patrie des

arts mineurs et de la grande musique.

II. Les aïeux de Nietzsche et la première enfance, Roecken

(1844-1830) 32

Description de cette lignée de pasteurs. Sélection morale de cent années. La vie au presbytère de Roecken. Les parents de Nietzsche.

III. Naumburcj (1850-1838) 39

Caractère de l'écolier Nietzsche. Sa sensibilité reli- gieuse. — Ses goûts poétiques : Gœthe. Le don musical.

IV. Pforla (1836-1864) 46

Caractère de cette école. 1. Les études secondaires de Nietzsche. Ses maîtres, ses lectures. Ses études musicales. Nietzsche fonde une société littéraire.

2. Philosophie de Nietzsche adolescent. Son christia- nisme. — Influence d'Emer«on et de Fichte. Détermi- nisme et liberté. Culte du génie. Choix de sa vocation. Le « dieu inconnu ».

462 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

Pages.

Chapitre ii. L'Université. L'influence de Ritschl. 61

L iBonn (1864-1863) 61

Nietzsche et Deussen. Expérience de la vie corporative des étudiants. Études de musique : Bacli, Sciiumann, Berlioz. Ritschl décide de sa vocation d'helléniste. Mélancolie de Nietzsche.

II. Leipzig (186S-1869) 70

Nietzsche y retrouve Ritschl. Méthode de ce « maître terrible ». Ce que Nietzsche apprend de lui. Pre- miers travaux de Nietzsche sur Théognis, Suidas, Aris- tote, Homère et Hésiode, Simonide. Le mémoire sur Diogène Laërce. L'influence de Ritschl contrecarrée par

les goilts musicaux de Nietzsche. Découverte de Scho- penhauer. Hlumination et conversion. Début de son amitié pour Erwin Rohde.

III. La crise de 1866 et le service militaire . 91

Admiration de Nietzsche pour Bismarck. Nietzsche artilleur. Son accident et sa convalescence. Les Democrilea. Comment Nietzsche établit sa méthode.

Ses doutes sur la méthode philologique. Travaux de philosophie. Nietzsche découvre son problème propre. Projet de voyage à Paris.

IV. Première rencontre de Richard Wagner. Les adieux à

Leipzig (1868-1869) 105

Richard Wagner chez Brockhaus. Nomination de Nietzsche à l'Université de Bâle.

LIVRE DEUXIÈME LA PRÉPARATION DU LIVRE SUR LA TRAGÉDIE

Chapitre i. Le milieu helvétique 113

1. L'arrivée à Bâle 113

La ville de Bàle en 1869-1870. Tradition de son Université. Les savants bàlois. Trois gloires : J.-J. Bachofen, Rûtimeyer, Jacob Burckhardt. Débuts de Nietzsche. Idées de sa leçon d'ouverture sur la question homérique. Nietzsche, professeur.

TABLE DES MATIÈRES 463

II. L'idylle de Tribschen. 125

Vie de Richard et de Cosima Wagner à Tribschen. L'accueil fait à Nietzsche. L'amitié-poème. Ce qu'a

pu être le sentiment de Nietzsche pour M"»" Cosima Wagner. Influence de cette amitié sur l'œuvre de Nietzsche. Synthèse de Schopenliauer et de Wagner. Identification du drame wagnérien et de la tragédie grecque. Conférences sur le Drame musical grec et sur Sacrale et la tragédie. Importance vraie de ces essais. Désaccords menaçants entre Nietzsche et Wagner. Reprise des travaux philologiques : Dioyène Laërce, Ménippe, Cerlamen Homeri et flesiodi.

III. La guerre de 1810 139

Le patriotisme allemand de Nietzsche. Sa campagne;

sa maladie. La Commune. Ce que les événements de 1870 enseignent à Nietzsche.

Chapitre ii. Amitiés proches et lointaines 144

Le besoin d'amitié chez Nietzsche. Effacement des amitiés de Naumburg.

I. Paul Deussen 146

Conversion de Deussen au schopenhauérisme. Nietzsche lui doit en partie son érudition indoue.

II. Heinrich Romundt 148

Son livre sur Kant et Empédocle. Romundt, com- mensal de Nietzsche à Bâle.

III. Cari von Gersdor/f . 150

Un hobereau cultivé. Préjugés communs entre les deux amis. Leur intimité jusqu'en 1876.

IV. Erwin Rohde . 155

La correspondance de Nietzsche et de Rohde. Ce qui

les dégrise de la victoire allemande après 1870. Leur accord sur Schopenhauer et Richard Wagner. La doctrine de Rohde. Nuance de son pessimisme. Sa notion des rapports entre le conscient et l'inconscient. Sa critique de Schopenhauer. Sa théorie de la tragé- die grecque et du tragique. Sa théorie de l'art.

464 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

Pages.

V. Franz Overbeck 168

La plus longue amitié de Nietzsche : sa nature intellec- tuelle et morale. Le problème d'Overbeck : l'origine,

la décadence et la renaissance de la religion. Ressem- blance avec le problème de Nietzsche. La méthode de Tûbingen.

VI. Les affections de famille 179

Force de ces affections chez Nietzsche. Caractère de Mme Nietzsche mère. Caractère de la sœur de Nietzsche.

Chapitre m. Le voisinage du génie 182

L La collaboration de Nietzsche et de Richard Wagner . . 182 Ce qui les attache l'un à l'autre ; ce qui les sépare. La revision des doctrines wagnériennes, par Nietzsche. Nature de la joule engagée. Problème que Nietzsche a reçu de Wagner. Lacunes du système wagnérien. Nietzsche prétend les combler.

IL Le fragment d' « Empédocle » et l'idéalisation d'Ariane-

Cosima 194

Restitulion conjecturale de V Empédocle de Nietzsche. Sens de ce drame : il préfigure le Zaralhustra. Il glo- rifie la réforme wagnérienne. Identification des per- sonnages. — Corinne-Ariane est M"!*" Cosima Wagner.

III. Litiges de priorité entre Wagner et Nietzsche 203

Nietzsche croit que le Beethoven de Wagner divulgue ses propres idées. Doctrine du Beethoven. Phases diffé- rentes du livre de Nietzsche sur la Tragédie. Ce que Wagner lui emprunte.

Chapitre iv. Les sources du livre sur la « Naissance de

la tragédie » 219

Influences qu'on reconnaît dans ce livre.

I. Friedrich Schlegel 220

Idée romantique de la civilisation grecque. La tragédie attique, synthèse de l'épopée ionienne et du lyrisme dorien. Apollon et Dionysos. La tragédie, œuvre de la cité, meurt par la philosophie.

TABLE DES MATIERES 465

II. Wilhelni Schlegel et Anselm Feuerbach 229

W. Schlegel et l'esprit sculptural de la tragédie. Son disciple, Anselm Feuerbach, source de Wagner. L'œuvre d'art intégrale. Sculpture et tragédie.

III. Friedrich Creuzer 234

La philologie considérée comme une initiation à des mystères religieux. Origine sacerdotale des formes littéraires. Antagonisme d'Apollon et de Dionysos; leur réconciliation. Dionysos Zagreus, dieu de la mort. Ce que Jacob Burckhart et Nietzsche doivent à cette interprétation pessimiste de la vie des Grecs.

IV. Oifried Millier 244

Il fournit la théorie de l'apollinisme. 1. Notion de l'Apollon des Doriens. Le dieu de la statuaire et de

la sagesse. - - 2. Mystère d'Apollon imaginé par Otfried Mùller. Le prétendu drame dorien primitif, avec satyres. L'addition du dithyrambe dionysiaque. Sophismes de cette construction. Nietzsche les emprunte.

V. Friedrich Welcker 253

Le Dionysos rustique; caractère social de son culte. Différence entre satyres et silènes. Sophismes de

F. Welcker sur le dithyrambe. Forte déduction que Nietzsche doit à Welcker.

VI. y.-./. Bachofen 258

Gomment Nietzsche a fréquenté sa maison. Les dieux grecs de la région basse : Dionysos destructeur.

Transformisme moral de Bachofen. L'esprit diony- siaque. — Le renversement des valeurs sociales. La civilisation dionysiaque. Emprunts de Nietzsche.

Vil. Franz Liszt 266

Projet de Nietzsche : Concilier Richard Wagner et Franz Liszt. La musique pure et la symphonie de Berlioz; son affinité avec Vépopée philosophique moderne.

Selon Nietzsche, la tragédie grecque et la tragédie w^agnérienne tendent à la symphonie. Synthèse de ces idées dans le livre sur la JVuissance de la tragédie. Les retouches nécessaires.

466 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

Pages. J

Chapitre v. La Fondation de Bayreuth. Ariane-Cosima. 275

Nietzsche à Lugano. Ses méditations.

I. Tribschen : la fin de l'idylle. Cime culminante de l'amitié entre Nietzsclie, Riciiard et Cosima Wagner. Coacert de Mannheim. Publication du livre sur la Tragédie. La Nuit de la Saint-Sylvestre : Sens de cette symphonie. Adieux déchirants à Tribschen.

II. Les premières attaques contre Nietzsche 289

Vanité des compliments recueillis. Le pamphlet d'Ulrich von Wilatnowitz-Mœllendorff.

m. La première pierre de Bayreuth 294

Sens de cette tête pour Nietzsche. Travaux sur la Phi- losophie présocratique. Les journées de Strasbourg. Malentendus avec Ariane-Cosima.

LIVRE TROISIÈME LA TENTATIVE DE RÉFORMER LE VS^AGNÉRISME

Chapitre i. Les premières études scientifiques de

Nietzsche 313

Problème central de la philosophie de Nietzsche : la vie. Ses lectures de science positive.

I. Zœllner 315

Attitude de cet astronome. Part qu'il fait au raison- nement inconscient dans la connaissance. Son hypo- thèse nouvelle sur la sensibilité de la matière inorga- nique. — L'univers construit de façon à réaliser un minimum de douleur. Manière de sortir du schopen- hauérisme. Emprunts de Nietzsche. Évolution de l'intelligence selon Zœllner. Sélection des formes éle- vées de la science et de la moralité. Lacunes de Zœllner.

IL Résidus darwiniens dans Nietzsche 327

Faiblesse des notions d'intelligence et de sympathie dans Darwin. Sélection morale par la lutte intérieure des instincts. Psychologie du remords et du devoir. Lacunes de Darw^in.

TABLE DES MATIÈRES 467

III. Le néo-lamarckisme de Rûlimeyer 332

Œuvre de Rùtimeyer. Sa critique de Darwin. Apprentissage lamarclcien de Nietzsche. Relation entre la structure des organismes et leur milieu. Origines de la vie. Son ascension. Évolution des espèces vertébrées. Naissance et rôle du cerveau. Possibilité de dépasser l'humanité actuelle. Lamarckisme biologique et social de Nietzsche.

Chapitre ii. L' « Intempestive » contre David Strauss.

I. L'amitié de Malwida de Meysenbug. 346

Le passé de M"« de Meysenbug. Son wagnérisme. Légers ridicules de cette bonne personne. Tentative d'affranchir Cosima Wagner.

II. Uinfluence de Paul de Lagarde 384

L'œuvre de ce savant. Sa critique des religions occi- dentales d'aujourd'hui. Définition de la vie religieuse véritable. Relation entre la religion, la civilisation et

la science. Conséquences pratiques. Emprunts faits à cette doctrine par Franz Overbeck et Nietzsche.

III. L'Essai de Franz Overbeck : « Ueber die Chrisllichkeit der

heuligen Théologie » (1873) 368

Le christianisme, fragment d'antiquité survivante. Le pessimisme chrétien. Sécularisation du christianisme dans la plus récente théologie. Ridicules de l'apolo- gétique actuelle. Nécessité de dépasser le christia- nisme et l'antiquité. Tentative de convertir Cosima Wagner à la libre-pensée.

IV. Le pamphlet de Nietzsche contre David Strauss 380

Ce qui a motivé le choix de ce sujet. Points d'attaque :

1. Le déterminisme scientifique. —2. Le darwinisme. Incertitudes dans la méthode de Nietzsche. Héritage romantique : les plaisanteries sur le philistin cultivé. Injustices du pamphlet.

V. L'angoisse sur le wagnérisme 391

Valeur de la science et de l'art devant la vie. Réforme nécessaire du wagnérisme. 1. Le projet de cloître phi- losophique. — 2. Intrigues contre Bayreuth. Chimères

468 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

Pages.

et réalités. 3. Premiers doutes sur Richard Wagner. Sévérité de l'apprécialion secrète de Nietzsche. Nécessité d'une réforme du wagnérisme.

Chapitre m. La deuxième et la troisième « Considération Intempestive ».

I. L' t Intempestive » sur l'Elude de l'Histoire 40»

Importance qu'il y a à explorer le passé. Accueil fait

à ce nouvel essai.

II. L' « Intempestive » sur « Schopenhauer éducateur »... 410 Crise de transformation. Reprise du projet de cou- vent philosophique. Objet de la III*^ « Intempestive » : décrire l'homme dans sa pureté. L'élaboration.

L' Hymne à l'Amitié. Entrevue violente avec R. Wagner en août 1874. Goût nouveau de Nietzsche pour les Romains et pour Brahms. Ce que signifie la réconci- liation avec Richard et Cosima Wagner.

Chapitre iv. L'affranchissement.

I. Amitiés et douleurs 423

Vie mondaine à Bâle de 1874 à 1876. M'^^'^ Marie Baumgartner. Désaccord de Nietzsche avec sa mère

et Romundt. Travail dans la douleur. Projet d'une Intempestive contre les philologues. La première grande maladie. La pensée de Bayreuth.

II. L'influence de Jacob Burckhardt et la nouvelle sociologie

religieuse de Nietzsche 431

Jacob Burckhardt affranchit Nietzsche. Nietzsche com- plète Burckhardt. Sources de la sociologie deNietzsche. Notion nouvelle du divin chez les Grecs. Rôle des prêtres. Origine des dieux grecs. La magie, qui fléchit les dieux, transformée en œuvre d'art. Appli- cation moderne.

III. La IV^ 1. Intempestive ^ : « Richard Wagner à Bayreuth ». 441 Souffrances de Nietzsche durant l'automne de 1875.

Son sentiment de la solitude. Interprétation nouvelle de l'événement de Bayreuth. Présomptueuse leçon donnée à Wagner dans son essai.

TABLE DES MATIERES 469

Pages.

IV. La dernière visite de Nietzsche à Bayreulh: La déception. 447 Ce qui choque Nietzsche dans l'attitude de Richard et de M™e Cosima Wagner. La première de la Tétralogie. Le public de Bayreuth. L'exécution de l'œuvre. En quoi consiste la déception de Nietzsche. Amitiés nou- velles. — L'automne moral de Nietzsche. Ce qui motive les Choses humaines, trop humaines.

p. MEilSCH, L. SEITZ h C'«, imp., M, vUIa d'AUiii, PARIS-W 26810.

468 LA JEUNESSE DE NIETZSCHE

Pages.

et réalités. 3. Premiers doutes sur Richard Wagrier. Sévérité de l'appréciation secrète de Nietzsche. Nécessité d'une réforme du wagnérisme.

Chapitre m. La deuxième et la troisième « Considération Intempestive ».

I. L' i Intempestive » sur l'Elude de l'Histoire 403^ ■^

Importance qu'il y a à explorer le passé. Accueil fait à ce nouvel essai.

II. L' « Intempestive » sur « Schopenhauer éducateur »... Crise de transformation. Reprise du projet de cou- vent philosophique. Objet de la 111^ a Intempestive » : décrire l'homme dans sa pureté. L'élaboration. L'Hymne à l'Amitié. Entrevue violente avec R. Wagner en août 1874. Goût nouveau de Nietzsche pour les Romains et pour Brahms. Ce que signifie la réconci- liation aA'ec Richard et Cosima Wagner.

410

Chapitre iv.

L'affranchissement.

I.

Amitiés et douleurs 423

Vie mondaine à Bàle de 1874 à 1876. M'"*-' Marie Baumgartner. Désaccord de Nietzsche avec sa mère et Romundt. Travail dans la douleur. Projet d'une Intempestive contre les philologues. La première grande maladie. La pensée de Bayreuth.

L'influence de Jacob Burckhardl et la nouvelle sociologie

religieuse de Nietzsche 431

Jacob Burckhardt affranchit Nietzsche. Nietzsche com- plète Burckhardt. Sources de la sociologie de Nietzsche. Notion nouvelle du divin chez les Grecs. Rôle des prêtres. Origine des dieux grecs. La magie, qui fléchit les dieux, transformée en œuvre d'art. Appli- cation moderne.

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TABLE DES MATIERES 469

IV. La dernière visite de Nietzsche à Bayreulh: La déception. Ce qui choque Nietzsche dans l'attitude de Richard et de M™» Cosima Wagner. La prenaière de la Tétralogie. Le public de Bayreuth. L'exécution de l'œuvre. En quoi consiste la déception de Nietzsche. Amitiés nou- velles. — L'automne moral de Nietzsche. Ce qui motive les Choses humaines^ trop humaines.

Pages. 447

p. MEBSCH, L. SEIIZ & C", imp., 17, villa d'AUiii, PARIS-»* 26610.

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COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS

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Pilon.

3. BOUHOURS. Entretiens d'Ariste et d'Eugène. Introduction et Notes de René

Radouakt.

4. Honoré d'URFÉ. Les Amours d'Alcidon. Introduction et Notes de Gustave

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6. CHATEAUBRIAND. Vie de Rancé. Introduction et Notes de Julien Bbnda.

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chal de Bellefonds et au Roi. Introduction et Notes de E. Levesque.

9. FÉNELON. Écrits et Lettres politiques. Introduction et Notes de Charles

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10. DUFRESNY. Amusements sérieux et comiques. Texte nouveau. Introduction

et Notes de Jean Vie.

11. M"" DE MAINTENON. Lettres à d'Aubigné et à M'^' des Ursins. Introduction

et Notes de Gonzague Truc.

12. Gérard de NERVAL. De Paris à Cythère. Introduction et Notes de Henri

Clouard.

13. CALVIN. Traité des reliques et Épitre à Messieurs les Nicodemites. Intro-

duction et Notes de Albert Autin.

14. Gni PATIN. Lettres du Temps de la Fronde. Introduction et Notes de André

Thérive.

15. PROUDHON. Le Principe fédératif et de la Nécessité de reconstituer le parti

de la Révolution. Introduction et Notes de Charles-Brun.

16. LA METTRIE. UHomme machine, suivi de l'Art de jouir. Introduction et

Notes de Maurice Solovine.

17. MARIVAUX. Le Spectateur français. Introduction et Notes de Paul Bon-

hefon.

18. Noël du FAIL. Propos rustiques. Introduction et Notes de Jacques Bou-

LENGER.

19. BOURDALOUE. Sermons sur l'Impureté, sur la Conversion de Madeleine et

sur le Retardement de la Pénitence. Introduction et Notes de Gonzague Truc.

20. DIDEROT. Entretien entre D'Alembert et Diderot, Rêve de D'Alembert suivi

de r Entretien avec M"'- de Lespinasse. Introduction et Notes de Gilbert Maire.

21. RONSARD. -^ Sonnets pour Hélène. Introduction et Notes de Roger Sobg.

22. M"'^ DU DEFFAND. Lettres à Voltaire. Introduction et Notes de Joseph

Trabucco. 28. Le Chevalier db MÉRE. Conversation avec le Maréchal de Clérambault, Intro- duction et Notes de Gérard-Gailly.

24. MALEBRANCHE. Le Traité de l'Amour de Dieu, suivi de la Lettre au

P. Lamy. Introduction et Notes de Désiré Roustah.

25. SAINT-ÉVREMONT. Œuvres mêlées. Introduction et Notes de Maurice Wil-

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