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NOS

FLAMANDS

BRUXELLES. TYPOGRAPHIE P.-.T.-D. DE SOMER, RUE DE L'HOPITAL, 30.

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FLAMAN

1869

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LA JjEUj^lEg^E

^COLEg ET DEg ^TELIERg

La pire annexion n'est pas celle d'un coin déterre :

C'est celle des esprits.

Nous-mêmes ou périr.

LES MORTS ET LES VIVANTS.

I. Les /VLodèles de Rubens.

Je vois d'ici un do nos grands Flamands des ancienr^es Flandres sortant de sa tombe en ces jours présents et venant souhaiter, à travers les siècles, sa bienvenue de grand'père à ses petits-neveux. 0 forte et puissante race ! Alors encore, en ces beaux temps de luttes, à l'ombre des vieux beffrois sonnant à grandes volées triomphales les majestés flamandes, les alcôves abritaient de puissantes amours, et les enfants avaient, en naissant, pour s'y prendre et s'y abreuver, de fécondes et loyales poitrines. Non, ce n'était pas en rêve que Rubens voyait apparaître les beaux hommes , carrément appuyés sm* des jarrets de fer, qui soulèvent de leurs épaules raides ses apo- théoses gigantesques ; ce n'était pas en rêve qu'il ren- contrait les matrones augustes , au front lumineux et serein, qui s'en viennent en ses tableaux, autour des légendes chrétiennes, chanter les chœurs d'amour et de fraternité ; ce n'était pas à travers les vapeurs de la bière que les gros anges bouffis, qui nouent dans ses fonds ar-

2 NOS FLAMANDS.

dents leurs guirlandes radieuses, offraient à ses regards leurs membres roses et dodus. Partout, autour de lui, l'image de la force et de l'énergie des corps, abritant, comme une armure naturelle, elle se garde mieux, la fierté des esprits, partout cette puissante image attachait sa pensée et ses yeux. Ce n'est pas que les géants aient toujours en partage cette hauteur de l'âme qui n'est point un attribut de la force physique, mais un lot particulier que l'énergie extérieure fait seulement paraître plus écla- tant. Le cœur ne regarde point à la vastitude des épaules, et une poitrine étroite le contient aussi bien que la carrure d'un portefaix. Pourtant, si jamais symbole parut s'appli- (juer à quelque chose, je songe surtout à la forme mâle et robuste comme incarnation d'un cœur droit et fier. J'aime chez le vieux peintre flamand les musculatures énormes de ses héros : loin de succomber sous le poids de la ma- tière, ces vastes corps me semblent mieux porter l'hé- roïsme des cœurs qu'ils contiennent. Et ne les aimerait-on pas, en dépit de l'affectation moderne, ces colosses su- blimes, quand on leur compare les pauvres figures mori- bondes sur lesquelles notre siècle fait peser, comme une malédiction, le poids terrible de ses recherches, de ses ma- laises et de ses angoisses? Là, du moins, il ne se voit pas de ces fronts louches et blêmes, empreints d'expressions fuyantes, qui sont comme le masque de tous les compro- mis et de toutes les lâchetés. La franchise, la loyauté et la valeur rayonnent sur ces amples formes d'un éclat qui semble sortir du sang même, comme si les vraies noblesses de l'homme étaient le fruit d'un corps intact, gardé pur loin des passions qui l'amoindrissent et le souillent. Or se rencontre-t-il beaucoup par nos rues de ces vieux types francs et loyaux, au front desquels se lisent les dévoue-

CHAP. I. LKS MODÈLES DE RUBENS. 3

ments que rien ne fait plier, les attachements impéris- sables, l'honnêteté qui ne bronche jamais, la valeur du soldat, le courage du tribun, et cette fierté sublime, sauve- garde de l'homme, qui lui laisse une royauté jusque dans l'abaissement des conditions sociales? Cherchez donc dans ce peuple de boutiquiers et d'avocats vendus, par toutes les fibres de leur âme et toutes les gouttes de leur sang, à l'ambition des places et des richesses, cherchez donc les consciences inébranlables, les passions fortes, les senti- ments puissants, l'amour qui n'a qu'une foi, la volonté qui n'a qu'une loi, l'honneur qui n'a qu'une parole. Race gan- grenée, l'or, comme un poison maudit, a coulé en vous, et vous a remplie, de la tète aux pieds, de ses pourritures. Votre dieu, c'est votre or; or, votre conscience; or, votre honneur. Lâchement adulateurs des titres et de la fortune, vous ne révérez que l'éclat vos passions gueuses vous font aspirer, et, pour y parvenir, insoucieux de la dignité que vous écartez du pied comme un obstacle et un péril, il n'est de bassesse avec laquelle vous ne pactisiez.

0 grand cœur des Flandres ! En quelles poitrines êtes- vous donc passé? sont les enfants des vieux Flamands? I^Iodèles de Rubens , quelle brosse saura vous retracer , inspirée scJwiement des traits populaires? Et pourtant comme nous, vous étiez des marchands. Mais dans ces marchands il y avait des hommes. La main qui, aux jours de paix, poussait le ballot, s'armait, aux jours de bataille , de l'arquebuse, et si la tête roulait des chiffres, le cœur rou- lait du sang et des passions.

II. Lions. [Bichons.

Eh bien! je le veux : qu'un de ce.s grands Flamands, Artevelde ou Rubens, je suppose, puisque nous sommes à lui, monte un soir les marches de son sépulcre, qu'il revienne sur teiTC, confiant et souriant, qu'il s'en aille par les rues, croyant rencontrer les fils de ses contemporains et prêtant l'oreille aux chants de la gaieté flamande, qu'il vienne en ces places jadis tumultueuses des rumeurs du

forum, pour y saluer son sang, pour y bénir sa race

Ah! vieux mort, rentre en ton sépulcre, hàte-toi de te rendormir en ton linceul, lève sur ta face le suaire l'im- mortalité rayonne, et ne viens plus exposer aux risées du siècle ta face couronnée d'enthousiasme. Ah ! vois-tu, rentre en ta poussière, vraiment, car pour l'éternité tu ne saurais plus dormir, et le spectacle qu'ici tu rencontrerais ferait tressaillir tes os en ton néant. 0 Rubens! sont-cebien tes enfants, ces hommes à face pâle et maladive, qui marchent courbés sous je ne sais quelles préoccupations terribles? Sont-ce tes filles, ces femmes chétives et molles, fleurs languissantes, précocement épanouies aux feux des lustres, dont la beauté, flétrie par les plaisirs et les fards, roule au tourbillon qui les emporte elles-mêmes, avec les heures qui la virent éclatante et entière? Loyauté ! honneur ! intégrité de la patrie ! attachement au sol des tombes et des berceaux! Est-ce que tout le sang flamand a donc coulé

CIIAP. II. LIONS. BICHONS. g

dans les luttes anciennes qu'il ne s'en voit plus dans les veines des hommes d'aujourd'hui? Est-ce que le lion flamand, mis à la boucherie par les bouchers français, a saigné sa dernière goutte, comme un bœuf à l'étal, qu'il ne s'entende plus môme, chez ceux de maintenant, un peu du bouillonnement qui soulevait son large flanc loyal? Est-ce que la patrie est morte, ô Belges, que les enfants viennent au jour marqués de bâtardise, comme des fruits gâtés que la mort ou le vice se réserve dès le berceau? Je vous le dis, en vérité, vous n'êtes pas les fils des vieux flamands, vous n'êtes plus les modèles qui inspiraient Rubens, vous n'êtes plus les lions que van Artevelde menait aux combats ! Ah ! voilez donc, dans les temples et les musées, voilez les apothéoses de Rubens; cachez pour jamais ces témoignages des grandeurs passées. Il no faut pas, voyez-vous, que nos fils, à nous qui sommes tombés à ce point, rougissent de leurs pères, et, qu'en notre misère, cette suprême consolation de la dégradation publique, qui est le respect des enfants, se change au cœur des fils en regrets et en blasphèmes. Mais que dis-je? Je parle des fds, je parle des familles, je parle des foyers. sont nos foyers? Oii donc est le vieux culte que le père à cheveux blancs, descendant à la tombe, léguait à ses enfants pleurant au chevet? Oii donc est l'exemple des vertus que les fils se transmettaient comme un héritage de gloire et de vénération l'un à l'autre, afin que la vertu fût vivante au cœur de la maison? Oii donc est cette flamme à laquelle s'entretenaient le courage des hommes et la pudeur des femmes , cette flamme si chaste et si belle, qui servait à allumer dans l'alcôve le flambeau des nuits nuptiales? Ah! je regarde autour de moi ; je sonde tant d'intérieurs ; je fouille tant de foyers. C'est à peine si de cette grande et superbe lueur

ti NOS FLAMAxNDS.

il reste çà et une étincelle. Nous n'avons plus les hau- teurs d'âme qui faisaient dire aux Flamands qu'ils étaient les premiers du monde et les rendaient invincibles au sein des dangers. Le foyer! l'amour! sont les bonnes et fortes amours du temps passé? sont les couples de jeunes fiancés saintement embrasés de flammes fécondes et se passant, à travers les baisers, la force et la tendresse qui font les beaux enfants? donc, ô femmes, est la lampe qui brûlait sous les courtines de vos aïeules, comme la clarté même de la maison, comme l'éternelle mémoire des noces fortunées? Qu'avez-vous fait de cette lampe sacrée, devant laquelle elles se ployaient à deux genoux, vénérables et sévères, ainsi que des matrones, et qui était pour elles l'aliment de la vertu et de la pudeur conjugales? Ah! filles adultères et lascives, la lampe s'est éteinte entre vos mains, un soir que vous cachiez un amant sous votre lit, ou plutôt je crois bien que vous avez soufflé dessus, afin que l'âme errante de vos aïeules ne pût vous voir rougir dans les bras d'un don Juan avachi en gandin.

III. Nos Amours.

Elles sont belles vraiment, nos amours, et je vais vous les dire. Elles ont aux lèvres l'odeur du tabac, au cœur une pièce de cent sous, aux mains des ongles crochus et sales, aux pieds des durillons pour avoir trop battu les trottoirs, au ventre enfin des boyaux inassouvis qu'il faut sans cesse gorger 'de beefstakes saignants pêle-mêle avec des puddings anglais. Elles sont ridées, crevassées, éden- tées, ébréchées, comme de vieilles ruines peintes à neuf, qui auraient par dessus un badigeon chatoyant, et dont, par dessous, le plâtre s'en irait en écailles. Ah! oui, nos amours, parlons-en. Elles sontmoisies et chassieuses, avec des trous aux joues, des gouffres aux épaules et des abîmes aux omoplates. Elles sentent le troupier ; elles odorent la caserne; l'ail se mêle entre leurs dents aux piquantes haleines des pickles en fermentation. Ce sont les égouts publics, les dévidoirs humains, les puits des lascivetés fan- geuses. Le portefaix officie après le troupier, le troupier après le moine, le moine après le gandin, le gandin après le père de famille. Ce sont les cavernes de la fraternité humaine et l'on y est à l'aise, sans dispute et sans colère, si l'on veut attendre son tour. Elles courent les rues, nos amours, au crépuscule, à l'heure oii les chauves-souris sortent des trous de mur, quand un homme gris, voyant un jupon, est capable de le prendre pour une femme. Elles

8 NOS FLAMANDS.

jurent mieux que des charretiers, boivent une ration de cognac d'un trait, culottent une pipe en une heure, se soûlent à dîner et vomissent, après, le tout. Nos amours sont cartées; nos amours sont sous le patronage de la police; nos amours sont patentées; nos amours tiennent boutique. Elles sont sur la place publique, entre un mar- chand d'orviétan et un montreur de marionnettes. Paris nous a donné la lorette.

La lorette ! Marquée jadis, au pilori public, d'une souil- lure grossière, la fille de joie a changé de nom. Heureux siècle, tellement fait au vice qu'il redoute même de s'en pouvoir désaccoutumer un jour! C'est ainsi que, craignant l'instinctive répulsion de la dignité humaine pour l'infamie et la honte, il les a décorées de masques qui en dérobent la vileté. Nos pères, plus honnêtes, n'entendaient pas finesse sur ce chapitre, et, plus vifs, jetaient aux Rosalindes d'aventures un nom qui rimait avec catin. Chastes oreilles, la rime nous a blessés, et sans écarter l'objet, nous avons écarté le nom. En retour, féconds en détours et roués dans l'art de parler avec élégance des choses sales, nous avons forgé des équivalents. Oui, l'alcôve béante a, pour la créa- ture qu'elle montre nue, un dictionnaire qui a ses Larousse et ses Bescherelle. Que dis-je? Les libres amours bouffis des poètes, enchaînés aujourd'hui dans un coin des ri- deaux, crèvent à la louange d'Aspasie dégénérée en trotte- pavé leurs joues hérissées de favoris à l'anglaise !

Lorette hier, puis 'cocotte, puis cascadeuse, que sais-je encore? Ainsi de nom en nom, comme une boue de philtre en philtre, on l'a fait passer, croyant la dégager de la crotte qui la souille. Mais la crotte du triste métier reste collée au talon de celles qui le font, et quelque nom qu'on leur donne, la souillure est la même, si l'épitèthe a changé.

CHAP. III. NOS AMOURS. 9

Et qui ne sait que le métier même a ses distinctions variant de la cave au grenier, de la mansarde à l'apparte- ment et du carrefour au boulevard? L'une sert dans les fleurs et les parfums le ragoût que l'autre ofTre sans piments. Celle-ci porte à la carte les surprises d'une pudeur que celle-là, plus crue, met à l'aise dès le premier instant. Ce ramassis de bohèmes en jupes fait, dans la grande bohème de la société actuelle, une sorte de société à part, qui a ses hauts et ses bas. Or toute cette tribu gueuse et splendide, qui cache la pourriture sous le velours, repose sur ceci : la fille de joie, type éternel de la vanité spéculant sur la luxure ou de la misère trafiquant de la nature.

La plus triste victime des civilisations raffinées fut tou- jours la femme; c'est la femme qui porte le poids de la nôtre. Ecrasée sous les roues du char splendide qui passe emporté dans les éclairs et le tourbillon, elle gît par terre, vaincue par le travail, l'insuffisance du salaire, l'impuis- sance de vivre et sa propre infirmité. Si elle se relève, elle se relève souillée : son éclat est dans son abjection. Et qu'est-ce autre chose, pour les femmes que vous voulez émanciper dans l'irresponsabilité des hommes, au lieu de les garder femmes dans la diminution du labeur et l'accrois- sement du bien-être, qu'est-ce autre chose, cette abdication de la pudeur, de la retenue, de la contrainte se recon- naît la courtisane, que l'initiation instinctive et brutale à l'indépendance virile? Vous rêvez l'émancipation de la femme, c'est bien, mais avant tout, abolissez la faim.

Ah ! filles malheureuses ! Pauvres âmes égarées dans la débauche et séduites au premier jour de liberté ! A l'âge le cœur s'ouvre, la brise qui vient de l'infini y secoue les rosées divines de l'amour et fait éclore les fleurs chastes

iO NOS FLAMANDS.

des rêveries, à l'âge tout est mystère encore, comme au matin d'un jour d'été, rien ne se voit qu'une clarté bleue emplie de vapeurs et de brumes transparentes, rien ne s'entend que le chant vague et les longs murmures de la nature qui s'éveille, pourtant déjà, dans les hori- zons voilés de l'avenir, parmi le tendre éblouissement des songes, quelques formes d'hommes, d'amour, de désir, passent, se dessinent, s'ébauchent, à cet âge une enfant est déjà flétrie ; son cœur a été mordu de la dent empoisonnée ; ce beau corps, aux jeunes formes délicates et pures, a senti des étreintes immondes ; le regard lascif d'un procureur a suivi les ondulations de ces lignes superbes ; une bou- che hurlante et ivre s'est collée à ces seins faits pour le timide baiser d'un adolescent; tout ce corps, soudaine- ment mis à nu dans un boudoir public, en quelque corps- de-garde de l'amour patenté, tout ce corps n'a plus rien de secret : ses frémissements sont connus ; ses beautés font la fable de la ville ; on vante ses appâts ; il n'est personne qui n'en puisse juger. Oh ! malheureuses ! malheureuses ! Cette fleur bénie que l'amant cueille au jour des noces fortunées, cette pudeur rougissante qu'il réveille à chaque baiser, ces extases suprêmes, ces délires inouïs, ces paroles éternelles que l'homme bégaie en ses voluptés, qu'il ne se lasse de dire, qui sont si bêtes et pourtant font l'adoration du monde, ces soupirs qui doivent monter aux astres, tant ils sont purs et harmonieux, ah! cette nuit d'ignorance et de candeur la main de l'homme, palpitante et folle , arrache les voiles et découvre le divin mystère à la femme qui ne s'en doutait pas, tout cela, vous ne l'avez jamais connu. Un soir, vous aviez faim; il faisait froid; vous avez vendu vos jeunes corps, ne sachant ce que vous faisiez; vous avez vendu vos pudeurs, vos caresses, vos

CHAP. III. NOS AMOURS. H

baisers, ne sachant ce que vous perdiez. Au bout de la nuit, vous aviez votre pain; mais, dès lors aussi, vous aviez l'irréparable honte. Je ne suis pas de ceux qui jettent la pierre à la femme qui tombe et qui couvrent de la boue du chemin le front que la misère y précipite. Je ne suis pas de ceux qui, marchandant la pitié aux infortunés qui n'ont qu'elle pom' les secourir, se bouchent les oreilles aux gémissements que le vent de la nuit emporte par dessus les villes. Du fond du cœur je plains les pauvres enfants que la faim pousse au crime, et je pleure pour tant d'âmes, mortes à la pudeur, mortes à l'amour, mortes à la vie. Mais aussi je m'indigne qu'il en puisse être ainsi, et devant cette civilisation qui permet de telles hontes et les couvre en quelque sorte de son patronage, je sens la colère me monter aux entrailles. Si la jeune fille, tremblante en sa mansarde, a faim, quand le soir tombe, que le vent secoue sa fenêtre, que les fantômes sinistres rôdent dans la nuit, à qui la faute? Si la vierge de quinze ans, restée pure sous ses haillons, voit paraître à son chevet le démon malin, et s'il lui vient parler de toilettes, d'intrigues, de pompes et de plaisirs, à qui la faute? Si l'enfant sort de chez elle au crépuscule, par un temps de pluie, de marasme et de boue, honteuse, désespérée, rouge de pudeur, n'osant lever les yeux, priant tout bas, l'âme navrée et des pleurs sur les joues, à qui la faute? Si enfin, tout à l'heure, vous voyez un homme aborder cette enfant qui pleure, se rire d'elle, lui prendre le menton, lui conter des propos obscènes, puis, lui ayant parlé plus bas, l'entraîner à sa suite comme une brebis qu'on mène égorger, et par quelque ruelle le vent s'engouffre, disparaître avec elle, et frapper au volet d'une maison lépreuse, dites : à qui la faute?

Certes la faim est éternelle : de tout temps il y eut des

12 NOS FLAMANDS.

affamés. Homère mendiait son pain. Athènes avait ses pauvres, Sparte avait les siens. Mais du siècle est sortie une autre faim, plus horrible que l'écharnée antique, sur- tout plus infâme, car elle ne s'attaque plus aux entrailles seulement, mais à la conscience. Je veux dire la faim des filles, cette faim gueuse et chienne qui se compose de né- cessité et de superflu, de tortures de corps et de tourments de cœur, de grincements de dents vides et de jalousies farouches. Monstre hideux, enfoui sous les dentelles et masqué de falbalas, elle entre à son heure dans le logis des ouvrières. Des joyaux et des parures sont entre ses mains, elle les fait briller à leurs yeux, elle leur chuchote à l'oreille des conseils d'orgueil et de vanité, elle leur dit : « Tu es belle, vois ton corps; tu es pauvre, vois ton corps; tu ne sais comment te tirer de ta misère, vois ton corps. » Elle marche dans une flamme : l'éblouissement des rêves menteurs l'enveloppe tout entière. Nulle ne voit, sous la capuche qui recouvre sa face, son hideux rictus de sque- lette à travers ses grandes mâchoires béantes. La fange qu'elle traîne à ses pieds disparaît sous les velours qui tombent de ses épaules. Gomme une entremetteuse, elle cache sa vieillesse sordide et puante sous la somptueuse richesse du monde qu'elle promet à ses victimes; ambrée, musquée, pleine du parfum des boudoirs, elle apparaît dans les misères des mansardes comme une fée consolante. Elle est douce, séduisante, conseillère aimable. Qui se défierait d'elle? Si bien vêtue ! Si odorante ! Et ces joyaux! Ces cassettes ! Ces perles ! Les adorations de la vie ! A qnoi servirait-il d'être jeune et belle, s'il fallait laisser mourir tout cela dans l'ombre? Alors, elle approche d'un pas, l'infâme prostituée, elle tend la main. La pauvre fille a faim, elle entend crier ses entrailles; toute cette clarté la

CHAP. Ht. NOS AMOURS. 13

frappe aux yeux ; ces parfums séduisent ses sens. Elle ré- siste encore. Mais passer dans les rues, emportée au galop des chevaux, avec des fleurs aux pieds et aux mains! Être la reine des amours des hommes ! Les bals ! les théâtres ! Et quand le monstre s'en va, on voit dans ses mains une âme de fille, une conscience à jamais perdue !

Ah! nous ne sommes plus Flamands. Voyez donc, dans ces annales qui sont derrière vous, toutes rayonnantes des gloires du travail et du commerce, voyez donc si le blême visage de la faim vous apparaît ; si vous le voyez rôder comme de nos jours, parmi les marchés, les foires et les places publiques ; s'il se montre aux carreaux de plomb de la pauvre travailleuse qui file et chante en regardant dans la rue; si, le soir, en retournant chez lui, l'ouvrier des corporations, le membre des confréries, l'associé des serments, demande à la mère qui se jette à ses pieds est sa fille et devine aux larmes de l'épouse le déshonneur de l'enfant?... Eh non! dans ce mouvement prodigieux du commerce, parmi ces échanges énormes qui se faisaient d'un monde à l'autre, à travers le fracas de tous ces navires dégorgeant incessamment les trésors de Ceylan et de Java, dans cette atmosphère de travail ne s'entendaient que les marteaux sur les enclumes, le fer battu dans les chan- tiers, les grincements des poulies au haut des navires, les rumeurs des ports, les bruits du rouet et les chansons des tisserands, la faim ne se montrait pas ; les salaires étaient en proportion du travail ; il n'y avait pas d'indigents ; tous les bras étaient en œuvre ; les villes bruissaient, chantaient, grondaient, à travers les fumées des fabri- ques, joyeusement, dans la sérénité de la conscience et l'honnêteté du travail. Le soir, bercées de légendes, de ballades et de chansons, lasses et contentes, elles s'endor-

U NOS FLAMANDS.

niaient dans le repos et la solitude. 0 bel âge de grâce et de simplicité! Alors, le jeune homme et la jeune fille se cherchaient comme aujourd'hui ; mais ils se cherchaient pour l'amour, saintement, et quand ils se rencontraient, ils avaient les belles ivresses matinales des vrais amou- reux. La mémoire des parents suivait dans l'ombre le couple qui marchait enlacé, et les épousailles étaient le chapitre suprême, et vraiment le premier, de ces romans naïfs que nouaient entre eux les beaux enfants flamands. On ne voyait pas rôder dans les carrefours des filles de quinze ans, effrontées et lascives, appelant du doigt les passants et se vendant pour des colifichets. Cette gloire était pour notre siècle : il nous manquait cette grandeur, la prostitution de la femme.

IV. La Femme Fresque.

Quand j'ai commencé ce livre, j'ai vu qu'il y avait, des passages dangereux : une pudeur de femme et d'enfant me disait de m'arrêter au bord. Maintenant que j'y suis, ma conscience d'homme me dit de marcher au travers. Il n'y a pas de dangers pour le courage, il n'y a pas de lieux malhonnêtes pour l'honnêteté du cœur* S'il me faut ren- contrer sur ma route des lupanars, j'y entrerai, je pren- drai, dans ma colère, les pâles fantômes qu'y jette le vice, je les arracherai aux flambeaux des nuits lascives, et je les conduirai à ta lumière , ô pur soleil , afin que les masques tombent des joues et que leur ignominie, tout à coup découverte, attire sur eux l'opprobre des hommes. Et vous qui me lisez, s'il en est parmi vous qui me blâment de toucher à ces fanges, j'ai ma fierté pour moi qui me garde pur jusque parmi elles.

Je le vois, s'il faut vous parler du vice, il faut en parler librement : vous êtes trop aveuglés pour que les couleurs voilées se comprennent à vos yeux. Eh bien ! je le veux. Entrons dans un de ces boudoirs infâmes oii tout se vend, jusqu'à l'air qu'on y respire, et dont l'abjection, écrite sur les murs, sur les meubles, depuis le seuil jusqu'à la cou- che, se sent aux parfums rances que les sueurs et les baumes y laissent flotter. Voyons dans leur nudité les prêtresses des cultes obscènes, alors que, sans voiles,

^6 NOS FLAMANDS.

sans fards et sans atours, cette chair, qu'elles font mentir et qui sert à tromper les hommes, s'apprête à recevoir de leurs mains les vernis, les polissures et les crépis qu'on met aux vieux murs. Les voilà, ces épaules sahes encore de bave furieuse, mordues par des baisers d'inconnu dans les rages du plaisir. Les voilà, ces joues rougies de marques libertines ou toutes pâlies des insomnies d'une nuit vendue. Le voilà, tout ce corps pollué, l'objet de vos adorations, vos lèvres ont bu l'amour. Dérision ! Il n'est rien de ces flancs, il n'est rien de ces gorges, il n'est rien de ces épaules qui n'ait reçu la caresse et le baiser. Yous qui ne voudriez pas vous couvrir du vêtement d'un autre homme, vous dormez dans les bras il a dormi; vous qui ne boiriez pas au verre de l'étranger, vous vous coUez à des joues auxquelles il s'est pendu; vous qui redoutez partout la gale, la vermine et la peste, vous ne craignez pas de les trouver dans le lit sordide quelqu'un les a peut-être laissées. Ces hôtelleries banales , la luxure cherche un gîte et des bras pour la recevoir, regardez-les dans l'hor- reur du ma'^in, loin du mystère des nuits. 0 fresques! ô peintures ! Enduits écaillés ! Ruines branlantes ! Corps vermoulus! La gorge pend; le ventre ballonne; la joue lombe. Cette chair luisante aux pourpres de pêche, je la vois blême et blafarde, avec des mosaïques verdâtres sous les yeux, et gonflée de bouffissures malsaines. L'œil qui, hier, avivé de cobalt, brillait sous un cil oriental, terne maintenant comme un globe dépoli, roule dans une pau- pière flasque, rougie sur les bords et crottée d'humeurs séchées. La joue, fripée -en plis menus, m'apparait crevas- sée comme la pomme qui se garde au grenier. 0 merveille ! illusion ! C'est que ta bouche eni\Tée cherchait la veille l'enchantement et le plaisir ! En vérité, quand tu ne fermes

CHAP. IV. LA FEMME FRESQUE. 17

pas la porte à cette bête qui est en toi, ô homme, elle t'emporte bien loin, puisque tu oses nommer une femme ce cadavre d'autant plus dégoûtant que les vers du tombeau ne s'y sont point encore mis.

Une femme! Elle ne l'est plus, elle ne l'a jamais été. Ne donne pas à la brute façonnée aux apparences de la femme le nom que portent ta mère et ta sœur. Homme ivre, sais-tu qu'en prostituant le mot béni qui embaume la lèvre de l'époux dans les nuits des fiançailles, tu prostitues le jour qui te fit homme et vivant? Une femme ! Alors même qu'elle en aurait tout, elle n'en aurait ni le cœur ni les entrailles, vivent la mère et l'amante ! Un bloc vil plutôt, moulé en contours féminins par une illusion fatale, hier peut-être doué des splendeurs radieuses la nature mit son plus divin trésor, aujourd'hui marqué des empreintes obscènes que le vice laisse à la beauté flétrie.

Elles sont peinturlurées des pieds à la tête, comme des boutiques de droguistes, de placards multicolores ; elles se font des yeux avec du cobalt et des lèvres avec du car- min. Les sillons qu'elles ont au front sont mastiqués de crèmes épaisses ; elles se tracent des sourcils avec des bou- chons brûlés à la chandelle ; leurs cils sont noircis au ci- rage; les pinceaux dont elles noircissent leurs bottines sont en même temps les outils de ce coloriage; leurs tempes sont striées de veinules bleuâtres, pointillées en pattes de mouche ou roulées en entrelacs. Pour le nez, elles l'allongent, le redressent et le raccourcissent à volonté avec des pâtes et des cires qu'elles enduisent par dessus d'huiles rosées; les narines sont faites d'un trait de car- min appliqué au rebord du bourrelet qui les compose, et d'un trait de cobalt pour marquer le creux qui en dessine le contour près des joues; les joues sont à la vérité d'une

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j8 NOS FLAMANDS.

difficulté extrême; mais elles y réussissent avec un art parfait. Ce sont plusieurs couches posées l'une sur l'autre à la façon des empâtements par lesquels le peintre fixe ses tons. Quand elles sont à peu près sûres que la première sueur ne les fera point mollir et ruisseler le long du men- ton, elles y jettent la couleur définitive, qui est rose ou pourpre, avec mille dégradations savantes qui les accor- dent aux tatouages des tempes et aux marqueteries du nez. Pour les cheveux, elles n'en ont point, généralement, ou peu. Plantées à de rares endroits, les maigres touffes sous lesquelles blanchit leur crâne ont l'air d'un échevèlement d'orties sur un sable stérile. Mais, avec l'argent d'une nuit, elles réparent ces outrages du plaisir ou ces oublis de la nature. Cette tète quasi-pelée, oii s'emmêlait une filasse maladive, se parera de l'opulence que lui vendra le coif- feur. Les lobes dégarnis du front, demi-voilés sous les bandeaux d'une fille morte à l'hôpital, s'encadreront de courbes dentelées ; la raie qui serpentait dans les espaces dénudés de l'occiput se couvrira sur ses bords de masses crêpées ; le long des joues, flottantes en anneaux, des an- glaises feront vaciller des ombres vaporeuses. Accroché à la nuque, un bourrelet soyeux, qui se masse épaissement, laissera deviner, sous les carreaux de la résille, les trésors que des ciseaux mercenaires taillèrent la veille sur le cou d'une enfant des campagnes. Et j'en parle au mieux; car les mailles du filet, recroisées sur le chignon, n'enferment pas toujours, en leur éclat d'emprunt, des splendeurs aussi réelles. Une maigre natte de cheveux ramassés de l'occi- put recouvre parfois des mystères plus grossiers. C'est ainsi que ces touffes abondantes dont la masse flatte l'œil, ne lui laissent le plus souvent, quand on les décroche, que le spectacle d'un eramêlementde bourres etd'étoupes cimentées

CHAP. IV. LA FEMME FRESQUE. jQ

par des chiffons et des crins. Tout son corps est ainsi fait; comme ses cheveux, son corps est d'emprunt. Sa beauté, composée à petits coups de pinceau par une main savante qui la distribue également partout, sommeille dans les pots et les fioles du lavabo. L'éclat de ses joues, cher- ché de ton en ton par le vermillon et le fard, le poli de sa peau fixé par le moyen d'huiles et de graisses, les for- mes de son corps amplifiées ou modérées par l'artifice d'une couturière au secret, il n'est rien qui soit à elle, rien oii la rouerie malicieuse n'ait porté une main complice. Les roses et les lis, chez elle, hâtivement épanouis, ne con- naissent ni les heures ni les saisons. Toujours éclos, toujours ouverts, embaumés des senteurs du patchouli et du riz , sa main les prend sur le godet elle les broie, puis les sème en bouquets harmonisés sur ses chloroses épuisées. En vérité, ce sont des fresques riantes, aux tons frais et pimpants, et je songe, en les voyant, à cette parure du bon Adriaan Brauwer, galonnée d'or avec reflets de satin, que sa brosse enjouée peignit, un jour qu'il man- quait d'habit, sur un morceau de toile écrue. Toiles écrues aussi, crevassées en maintes places, dont les veines sail- lantes et bouffies simulent assez les cordes d'un tissu éraillé, ces peintures vivantes, à l'image de l'habit d' Adriaan, se parent de tons ardents qui s'effacent au débotté. Hélas! quand vous croyez les tenir en vos bras, ces ombres colo- riées que la lumière fait briller d'un éclat illusoire comme les figures des lanternes chinoises, la couleur fuit, l'ombre reste, toute cette magie savante des tons de la pêche et de la framboise ne laisse à vos mains et à vos joues que la poussière écaillée des pinceaux qui l'ont faite.

Que voulez-vous, du reste, qu'il leur demeure de leur corps, alors qu'elles le vendent chaque jour au hasard du

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chemin? Leur chair, emportée par les baisers, s'en va aux mains des hôtes qu'elles reçoivent dans leur lit, comme dans les cloîtres la pieiTe aux genoux des moines en prière. Ne voyez-vous pas que cette gorge, mordue, mangée, lascive- ment rognée, n'est plus qu'une outre vidée, dont les lèvres, à force d'y boire, ont usé jusqu'aux contours? Leurs bras sont restés au cou des amants comme leur bouche, leur ventre et lem^s joues.

Je vous le dis : vous êtes volés. Vous oubliez pour de plates courtisanes le foyer, l'étude, la famille, la dignité; vous demandez à ces alcôves gueuses, la luxure vous conduit en chancelant, des voluptés, des licences, l'éclair d'une nuit ; les sens fié\TCux veulent de la chair, des ca resses, des étreintes ; mais, à la pâle clarté d'un bougeoir expirant, est-ce de la chair, sont-ce des formes, est-ce une femme qui se montre à vos yeux? Le squelette, sous la peau délabrée, montre ses os et ses trous. Allez donc plutôt demander des plaisirs aux cadavres des cimetières !

A les voir passer, il est vrai, l'imagination s'allume. Sous la soie arrondie, le corsage montre des saillies hardies. C'est corsé, c'est étoupé, c'est ouaté, c'est calfeutré, c'est rembourré, c'est entripaillé. Malheureusement, sous ces belles soies gonflées voluptueusement sur des contours antiques, il n'y a de dressé que le bazin du corset tendu à grand écart de buse, et, pour le reste, quand il n'y a rien, cela se remplit avec des bottelées de loques et de chiffons. Le dos n'est souvent qu'un leurre en réalité; mais, à le voir en rue se dodeliner dans l'embonpoint d'un corsage qui craque, on salue l'habileté do la tailleuse qui a su combler de tels gouffres. Que la taille soit maigre à passer dans un anneau, il n'y paraît guère, et une demi- douzaine de jupons, entassés sur les hanches, viennent à

CHAP. IV. LA FEMME FRESQUE. 21

point donner aux reins une cambrure qui en fait valoir le néant; dessus, on passe une ceinture serrée à la ma- nière des sangles de chevaux, laquelle a l'air d'écraser le ventre, et se donne des mines de craquer sur des chairs étranglées. En somme, de ventre, il y en a autant que sur la main. Le ventre est fait avec la jupe. La jupe ôtée le ventre devient un ballon dégonflé, à peaux flasques et sil- lonnées. Si le genou est cagneux, le jupon qui bride à la jambe ne le laisse point voir, et si le mollet fait défaut, la bottine qui grimpe jusqu'au genou le remplace par des rondeurs cavalières, découpées dans du chevreau. Pour le pied, quoiqu'il soit généralement lourd, pour avoir long- temps habité le sabot de la percheronne, on le perche sur de mignonnes semelles arrondies en arc au creux du pied et flanquées de talons taillés en socles de statue. La cam- brure est superbe : la cheville ressort en relief exquis ; c'est un chef-d'œuvi'e de cordonnier. J^Lais dessous, le durillon fleurit, prospère, gonfle et durcit, la peau pèle, se crevasse et s'écaille, et quand on ôte le soulier, il apparaît un gros et large pied, comme un limaçon qui s'émerveille de bayer au grand jour. Ah! le joli déshabillé de squelettes que toutes ces momies, fardées d'onguents et corsées de bande- lettes, font le soir en se mettant au lit ! On ôte d'abord les cheveux : la tête apparaît pointée de promontoires dégarnis et plaquée de blancheurs chauves, comme il se voit aux chiens rogneux. Puis on s'éponge la face; on efface ses yeux, on gratte ses joues, on pèle son nez, on dégomme ses sourcik ; on gratte la fresque et le crépi se montre dessous, écaillé, fruste et piqué du temps. C'est, après cela, la gorge que l'on tire du corset et dans laquelle on se mouchera avant de se coucher; puis c'est le ventre qui tombe à terre à grand bouillonnement de jupes ; et finalement quand il n'y a plus

22 NOS FLAMANDS.

que le corset, on va d'abord voir si la porte est bien fermée, et l'on fait sauter l'agrafe. Alors il reste un être en chemise qui n'est pas un garçon, qui n'est pas une fille. Je me trompe; il reste une chemise. Rien de plus. La femme est absente. C'est une coquille oii le mollusque a fondu.

V. Ce 9_ui chante dans les poussières

DU PASSÉ.

En vérité, le siècle est grand et je l'admire; mais c'est une triste chose que les vieux mondes, en croulant sous l'effort des temps nouveaux, comme de vieilles ruines dé- sormais inutiles à rœu\Te immense du temps, emportent avec eux les petites fleurs divines et les oiseaux chantants qu'ils abritaient de leur ombre. Ah! oui, la pensée n'est plus à la chaîne dans le cachot des inquisiteurs ; l'âme hu- maine, oppressée du fardeau de l'idée, ne gémit plus dans les in pace des moines romains. La tiare et la couronne, festoyant en de sanglantes amours, ne se baisent plus, comme au temps de Rome papale, par dessus les épaules meurtries des peuples écrasés dans la poussière. Les temps sont passés la force, couronnée de roses et enivrée du sang des peuples, confondait de ses risées le droit des nations, le poète voyait briser sa lyre entre ses mains par le caprice des tyrans, l'on clouait aux lèvres du penseur, avec le bâillon et le carcan, l'im- mortelle idée des résurrections humaines, des cavernes s'ouvraient dans l'ombre, béantes et pourtant gorgées, des- quelles sortaient des râles, des blasphèmes et des malédic- tions, où la nuit régnait sur le monde, tout était deuil.

2i NOS FLAMANDS.

agonie, proscription, la croix de Jésus enfin, hissée comme un symbole de mort sur l'horizon du monde, enfer- mait aux bras de l'enfant des hommes l'espérance morte à jamais sur la terre. Le jour le lion populaire, se souve- nant qu'il est lion et regardant à ses pieds les griffes qu'on lui avait rognées, secoua tout à coup, au pied des trônes chancelants, sa crinière formidable et tordit en la secouant les entraves dont les tyrans l'avaient couvert, ce jour-là tout changea dans le monde : les grandes clartés, entrevues en rêve par les penseurs mourant sur les bûchers , surgi- rent, éblouissantes et sublimes , pour marquer les voies nouvelles; l'idée, s'affranchissant du pesant sommeil les papes l'avaient tenue asservie, répondit aux rugissements du lion par des chants d'amour et de foi; les peuples, enivrés d'un triomphe si longtemps retardé, s'agenouil- lèrent devant l'aube qui se levait resplendissante : on entendit partout das murmures de lyres, des bruits de tra- vail, des baisers fraternels.

Le génie humain, étouffé dans le néant, souleva la pierre du sépulcre et donna l'essor aux jeunes inventions. Les mondes s'unirent à travers la distance et communièrent dans le Verbe. Toutes les forges de l'esprit se mirent à ilambloyer en ce matin lumineux et chantant, mille flam- bleaux s'allumèrent aux clartés du hardi soleil qui venait de s'épanouir au ciel. Oui, le siècle est grand; oui, ce fut un merveilleux spectacle que la vieille bastille du moyen âge, depuis des siècles pourrissaient dans l'ombre, mar- quées à l'épaule de la flétrissure divine, la raison, l'espé- rance et l'illusion, sautant tout à coup sous la pioche des apôtres du vrai, et faisant à travers l'histoire un fracas qui alla réveiller en leur tombe la poussière des Brutus, des Cincinnatus, des Caton, des Savonarole, des Jean Huss,

CHAP. V. CE QUI CHANTE, ETC. 25

des Bayle, des Rousseau et des Voltaire! Mais peut-être un soir, comme la nuit sereine montait au ciel dans une clarté diaphane, et donnait aux hommes, avec les visions et les songes d'or, l'espoir d'un lendemain ra- dieux, peut-être à cette heure, un rêveur s'en alla-t-il par les campagnes, aux lieux obscurs et mystérieux ovi le siècle avait balayé la poussière des vieilles ruines ; peut- être, voyant à ses pieds les débris d'un monde d'airain pourtant des hommes avaient vécu, des cœurs battu, des femmes aimé, des poètes soupiré, et, reconnaissant parmi ces formes rigides et confuses que l'oubli ronge chaque jour davantage, les ossements de ses aïeux, peut-être pleura-t-il, se souvenant des foyers détruits, des amours anéanties, des cœurs dormant pour l'éternité. Peut-être aussi cette larme qui tomba de ses yeux sur la poussière des morts, réveillant du sein de la mort même les âmes qui l'avaient jadis animée, comme aux cimetières le souvenir des vivants fait tressaillir la cendre de ceux qui y dorment, peut-être fit-elle chanter, en cette destruction des choses, quelque vieille et tendre illusion, quelque beau rêve mêlé à tout ce grand chaos, quelque légende expirée aux cordes des lyres et murmurée tout à coup, en cette nuit mélanco- lique et claire, par des couples de fiancés bercés au vent du soir. Et moi aussi, descendant en ces siècles au tombeau, j'ai vu, aux clartés des lampes sépulcrales, de pâles fantômes saignants d'amour qui emportaient dans leur vol leurs cœurs percés de glaives, et, souriant, en leur éternel som- meil, d'un doux et pur sourire, se chuchotaient, parmi l'immuable silence des ruines, des paroles d'amour que ne répétaient pas même les échos.

VI. M.ARGUERITES DE TROTTOIRS 8( ChIMÈNES DE BOUDOIRS.

Des siècles évanouis, si j'admire tant de mines, si ma fierté s'éveille à tant de revendications éclatantes, je déplore une chose, c'est l'amour expiré, c'est la hauteur de l'âme disparue, c'est l'honnêteté des tendresses anéantie parmi nous. Il est aisé de railler sur ce chapitre les âmes indi- gnées qui évoquent l'antique pureté. La bassesse même a de l'esprit contre les mouvements de la conscience froissée. C'est, du reste, par ces temps de vice enjoué et badin, un travers à la mode que de jeter le ridicule sur la femme et l'amour. L'amour, cette grande chose sacrée, principe de l'être, source éternelle de félicité et de vie, est devenu l'aimable objet des railleries du monde. Ce que la femme peut donner de plus pur, de plus grand, de plus sévère, ses entrailles et son cœur, exposé aux ris publics, ne semble plus être aujourd'hui qu'une fonction toute naturelle et d'une vertu à peu près égale dans le concubinage et le ma- riage. Et, chose inexplicable ! ces contempteurs de la vertu des femmes sont les premiers à réclamer pour elles l'éman- cipation dans la société ; ainsi, les réputant incapables de fierté et d'amour, ils les jugent capables d'intelligence et d'esprit, et, s'ils en médisent comme femmes, ils sont prêts à les révérer comme bas-bleus.

CHAP. VI. MARGUERITES DE TROTTOIRS, ETC. 27

Pour celui qui la connaît, l'aime et l'estime, la supé- riorité de la femme sera toujours de rester femme dans le monde charmant de l'âme et de la grâce; dans cette sphère douce et fortunée pour laquelle elle paraît naturellement faite et dont sa sensibilité, sa délicatesse, l'exquise fraî- cheur de son cœur et la vivacité de son imagination la font reine sans rivale, nul ne peut la surpasser en séductions, en attraits touchants, en émotions profondes. Partout ailleurs, en lutte avec l'homme, comme énergie, comme acharnement aux affaires, comme génie presque toujours, soit qu'il faille la robuste résistance du corps ou la trempe puissante de l'esprit, elle trouvera un maître, un vainqueur, un ennemi. Mais je veux qu'elles s'y hasardent : rebutées de leur rôle naturel qu'elles jugeront avilissant, femelles et nourrices, diront-elles, alors qu'elles pourraient prétendre aux travaux et aux honneurs des hommes, elles abandonne- ront à des mains mercenaires les berceaux des enfants ; leur poitrine qu'elles garderont forte pour le labeur, se refusera aux lèvres des nourrissons ; peut-être même épuisée, écrasée, étouffée en ses lobes divins et ses sources précieuses, s'of- frira-t-elle vainement à apaiser lem^ soif avide. Le foyer, déserté pour la rue, n'aura plus pour hôte que le grillon ; la nuit à peine rassemblera dans un sommeil bourrelé, sans caresse et sans amour, des époux envieux. La femme, jalouse des libertés de l'homme, les revendiquera pour les convertir au profit de ses plaisirs. La raison lui prouvera la vanité d'un lien que la société maintient quand l'amour l'a dissous, et, fidèle à la raison, elle cherchera dans la promiscuité des consolations et des changements. Concevez que, si vous voulez pour la femme la virilité de l'éducation, il faut l'admettre dans toutes ses conséquences. Le siècle, du reste, est en bonne voie : la femme s'affranchit. Aidée

28 NOS FLAMANDS.

par l'homme, elle rejette lentement de ses épaules le man- teau de la matrone; la robe elle-même se détache de ses flancs ; la nudité, jadis entourée de pudeur et d'innocence comme d'un voile ou d'une auréole, apparaît déjà, mystère connu de plusieurs. Tout ce monde est épris de désir, d'amour, de plaisir; mais l'idéal a fui, rien ne s'agite plus dans ces orgies de l'esprit et du cœur que la passion des chairs. 0 séductions de la femme! Au lieu de nous apprendre à les chercher dans une âme fière et amoureuse, elles les ont mises dans les plis de leurs jupes et les con- tours de leurs corsages. La voix héroïque qui parlait de courage et d'éternité dans les yeux et sur les lèvres des femmes n'a plus, pour se faire comprendre, que le badinage pimpant et musqué de la bouche et les agaceries chatouil- leuses des prunelles. Des filles de seize ans se voient par le monde, rouées et fines comme les Manon et les Ninon : jolies et fraîches, habillées, du reste, avec un art d'indiscré- tion infiniment savoureux, elles ne se donnent plus la peine d'avoir de l'esprit et du cœur. Ce sont simplement des mo- dèles de salon, savants dans la ruse des poses, dont les grâces piquantes, éveillées précocement, disent, en accord plas- tiques, les choses qu'elles ne sauraient exprimer autre- ment. Jolis petits poèmes ambrés trottinant légèrement, pied leste et jupon court, qui laissent égrener au vent leurs strophes coquettes, elles plaisent, séduisent pour un temps, se font marier, aimer jamais. Le temps est perdu des amantes et des épouses qui mettaient leurs trésors dans l'affection d'un homme et la sainteté d'un foyer. La prê- tresse des orgies ténébreuses a chassé du temple l'ancienne Egérie, épouse et mère. Une idole souillée remplace sur nos autels l'ange des pures contemplations. Ainsi ce siècle achève dans le bruit des coupes et des baisers la

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journée commencée dans les sueurs et le sang ....

0 vents, dites-moi, vous qui passez sur la face du monde et voyez se dérouler sous votre vol éternel les solitudes des déserts et les vivants tourbillons des villes, donc est-il, le pays que la contagion n'a pas atteint, qui ne porte point la gangrène en ses flancs, qui n'a point vu passer à sa frontière, avec un rire éclatant et bête, la face fardée de la pâle lorette? Quel navire, emportant sur des rives inconnues les destinées d'un peuple de colons, ne cacha parmi ses ballots, à côté de la valise d'un banquier amoureux et dupé, le lavabo de quelque fdlc quittant Paris, ses créanciers, la vogue perdue, et s'en allant au loin, sous les tentes des pasteurs, implanter, avec les modes françaises, le patchouli, le Champagne et les nuits de la Maison d'Or? sont les Marguerite de l'Allemagne? donc est le rouet qui, ronflant en cadence, berçait sm' le soir la rêverie des jeunes amoureuses, alors que les Faust, passant au détour de la rue, cachaient sous leur manteau les mandolines encore vibrantes de leurs soupirs et de leurs chants? donc sont-elles, les Clara des anciennes Flan- dres? Où donc sont-elles, les chères maîtresses éprises des d'Egmont, si belles, .si naïves, si chastes, dont les amours s'ouvraient dans l'ombre comme des calices embaumés? Ombres désolées, venez-vous quelquefois, quittant les nimbes de la fantaisie vous rayonnez immortellement, venez-vous, par les nuits d'amour, comme celle tu reçus le baiser de Faust, ô Marguerite, aux mansardes de vos pauvres sœurs restées sur terre? La fleur que tu arro- sais de tes larmes sur la marge de ta fenêtre et qui était pour toi le symbole vivant de l'amour de Faust, la vois-tu toujours, ô Gretchen , palpiter au souffle des pâles

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fiancées cachées clans l'ombre des rideaux et attendant éternellement un amant qui ne reviendra plus ? Et la mar- guerite, que tu effeuillais avec un divin effroi, comme un oracle pieux et infaillible oii te parlait la grande mère nature, dis-moi, ô Gretchen de Goethe, la vois-tu encore trembler aux mains des humbles amantes, tandis que la rougeur, comme un flot pur et matinal, envahit leurs joues frissonnantes et que Faust, enivré d'extase et de désir, sourit et pleure à la fois d'amour et de respect? Non, Marguerite est morte. Marguerite est ensevelie pour l'éter- nité en son suaire étroit. Elle dort dans la poésie de Goethe, baignée des larmes du cœur par tous ceux qui ont connu l'amour ou qui l'ont rêvé. Laissons-y dormir avec elle les songes qu'elle fait en son sommeil, tandis que Faust se prélasse au sein des anges, dans l'éblouis- sante contemplation de la beauté divine.

Aujourd'hui, quand Faust passe au bout de la rue, Marguerite qui entend sonner sa canne, accourt et calcule ce qu'il porte à la ceinture. Faust n'a plus besoin de Méphis- tophélés. Pends-toi, vieux diable! L'amour se traite main- tenant de la main à la main. Faust, caché dans la petite chambre de Marguerite et entendant Marguerite qui monte, ne fuit plus comme jadis; Faust se met au lit, et ce serait vraiment conscience que Marguerite l'en voulût chasser.

Ah ! le siècle est en progrès. Voyez-vous cette petite sotte de Clara, toute pauvre, toute humble, avec sa petite robe elle n'a pas bien chaud, en sa maisonnette que les vents traversent, la voyez-vous accueillir son beau d'Eg- mont chamarré d'or, avec ses plaques de diamants sur la poitrine et sa flamboyante épée à la garde enchâssée de pierreries? La voyez-vous sauter au cou de l'homme acclamé par les foules, du grand seigneur royalement

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dépensier, du courtisan prospère et opulent, elle, la fille du peuple, qui tout le jour tourne le rouet, songe, travaille et mange au soir un pain durement gagné, la voyez-vous aimer cet homme, bête qu'elle est, de tout son cœur, de toute son âme, de tout son être, avec délire, avec frénésie, jusqu'à la mort même, et tout cela sans même lui deman- der un sou? Ah! qu'il revienne, d'Egmont, aux mansardes des ouvrières de maintenant, qu'il y revienne chercher son amoureuse, et que l'on sache qu'il est bien en cour, chef de ministère, valet de grande maison ou boursicotier sur la place ! Clara, demi-vaincue sous les baisers qu'il lui met aux épaules, et déjà frissonnante du plaisir procliain, mar- chandera sa défaite, et il est bien entendu que d'Egmont désormais lui louera à la ville un boudoir oii elle se donnera intégralement.

Clara trotte les rues; Clara secoue ses jupes à grands volants pleins de poussière par la fenêtre d'un appartement doré; Clara porte chignon; Clara, le soir, rue Neuve, fait claquer, dans la boue qui clapote, ses grands talons de bois. Elle fait de l'œil aux agents de police qui lui froncent la moustache en guise de sourire, et d'un bonjour encadré d'un rire bête, elle agace le barbon qui rumine d'une dent chevillante les restes de son dîner.

Mais, dites-moi, vous, les Chimène, les Dona Sol, les Dorothée, les Diana, les Elvire, pour être moins cyniques, en êtes-vous moins coupables? Vos lèvres, gâtées par les baisers de la chair, ont trouvé amer le fruit de chasteté et l'ont rejeté avec dépit. Vos mains n'ont pas su retenir l'ancienne tradition d'honneur et de fierté, et comme un voile trop lourd à porter, vous l'avez abandonnée au vent du monde. C'est merveille de vous voir, jadis si dédai- gneuses et si hautaines, au temps vos mépris ne savaient

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pactiser avec vos tendresses, aujourd'hui si souples et si ac- commodantes, qu'il n'est de scrupule qui vous puisse arrêter un instant. Et n'allez-vous pas vous-même au devant des occasions de chute et d'ahaissement? Ne vous voit-on pas dans les lieux célèbres par la perte des vertus ordinaires, en rehausser de vos faiblesses le malin prestige? Votre idéal, infantes et marquises, a, je crois, un peu baissé, et le portefaix, s'il a la virilité voulue, triomphe sans grande peine des dédains que les héros mêmes ne pouvaient vaincre autrefois. Filles superbes, votre âme était si haut pla- cée qu'elle craignait de se mésallier avec quiconque ne l'eût point eue si haute. Depuis, glissée de cascade en cascade, par les pentes moussues et veloutées oii coule la vertu des grandes dames, votre âme a roulé jusqu'au marais, si faible d'ailleurs, qu'on n'a pas même entendu le bruit qu'une chose fait en tombant. Je le sais, les belles, vous riez de la fille déchue, vous croyez que l'éclat de vos atours vous sauve de la honte qu'elle cache en ses haillons. Mais, au tribunal de la conscience, la vôtre, plus cachée, parait plus laide que la leur; car, si l'une, fille de l'ignorance et de la misère, se montre à nu dans son horreur, c'est peut-être son excuse, tandis que l'autre, fille de la corruption et de l'hypocrisie, se dérobe sous les appa- rences d'une vertu qui s'indigne et pâlit aux vices de la terre. Et pourquoi rire de ces filles auxquelles votre curiosité, voluptueusement alléchée, va demander le secret des séductions qu'elles raffinent? Vos boudoirs, calqués sur ceux des courtisanes, ne sont-ils pas armés à leur exemple des dangereux attraits oii mollit le cœur des hommes? La lumière et l'ombre, ménagés en luttes heureuses, ne me- surent-ils pas à vos fronts la rougeur qui résiste et à vos lèvres le sourire qui se rend? N'est-ce pas d'elles que vous

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tenez les leçons que vos amants vous voient mettre en pra- tique, cet art de la chair enfin, combiné en poses hardies, le vice, singeant la vertu, a l'air de se laisser vaincre alors qu'il demeure vainqueur de lui-même jusqu'en ses plus apparentes défaites?

En vérité, princesses, vous êtes fortes sur le chapitre et vos maîtresses seront un jour vos écolières. Vous ne faites déjà plus mystère de vos fantaisies; vos amours, épanouies sur le seuil, se plaisent aux attentions de la rue. Est-on d'ailleurs grande dame pour rien? Et si l'on est belle, un scrupule de pudeur vaut-il la peine qu'on se dérobe aux légitimes applaudissements des foules? Le titre chez vous ne sauve-t-il pas ce qu'une roture mettrait d'ignoble et de bas aux étalages que vous faites par les places de vous- mêmes? Et vraiment n'est-ce point bien de l'honneur que l'on fait à ces manants de leur laisser voir des choses qu'on ne montrait jadis qu'à son mari? Mon Dieu! marquises, laissez-les dire. Que vous importe, à vous qui êtes au dessus de ces faiblesses, les vaines arguties des petites consciences bourgeoises? La conscience et l'honneur pour vous sont le bon plaisir de vos sens et le caprice de votre imagination. Il vous est loisible d'être canaille à votre aise, et puisque les filles du peuple visent à l'honnête, j'aime que vous tranchiez sur elles en ne l'étant point. Le canaille est un genre. Vous voici demi-nues ; de grâce soyez complètes : abrog'^z les derniers remparts d'une sotte ré- serve, et mettez-vous nues comme Yénus, Aspasie, Gra- paudette et Bambocharde.

VII. l^E PIQUANT PARISIEN ET LA BEAUTÉ FLAMANDE.

Paris a le joli : ses femmes sont comme des quintes- sences de femmes. Le galbe, fuyant la plénitude et la rondeur des formes parfaites , s'y fait piquant par des inégalités et des étrangetés pleines d'émotion ; la ligne ne se développe pas en somptueuses apparences ni ne se revêt de carnations riches; au contraire, elle semble rentrer, se restreindi'6 à des modelés maigres et ne vouloir être que le moulage d'un cœur et d'un esprit. C'est la maigreur déli- cate, ardente, consumée, pleine de nerfs et toujours ébran- lée des pur-sang, avec je ne sais quel affînement de race mêlé d'appauvrissement souffreteux. Natures solides, d'ail- leurs, faites pour le tourbillon, le mouvement, le vertige des sens et de l'esprit, ce sont des aciers puissamment trempés, souples et indestructibles. Balzac les sentit avec génie : les femmes de sa Comédie ont le tressaillement des tempéraments toujours vibrants. Sous leurs petites épaules .serrées, étroites, peu charnues, des tendresses de lionne, des haines implacables mettent d'étonnantes forces dans leur sang. Et vraiment ces corps de parisiennes, frêles et si forts pourtant, sont taillés pour les pas- sions, dont ils portent les traces dans leur maigreur; la pensée incessamment dévore ces chairs. Comme une

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plante brûlée au soleil de midi, quand elle allait s'épanouir en fleurs, ces petites femmes n'ont pas le temps de fleurir : l'air enflammé pénètre dans leurs veines, et, glissant jusqu'à l'âme, incendie tant de germes sommeillants qui bientôt ne seront plus que cendres et étincelles. Rien n'est curieux comme de les voir au plaisir. Ardentes, échevelées, avec un délire qui les rend insatiables, elles supportent, sans qu'il y paraisse, les veilles passées à boire et à aimer ; le matin de leurs alcôves les retrouve, comme au soir, folles, pâles, enflammées, les bras ouverts, ces bras d'acier dont les étreintes redoublent dans les pâmoisons sans con- naître les défaillances. Le plaisir passe sur ces natures vivaces, faites de sens plus que de matière, sans en altérer l'éclat brûlant. Leur fraîcheur, sans doute, n'est pas la virginité des roses mariées aux lys en nuances lumineuses et douces, comme chez nous, par exemple, ou, avec plus de clarté encore, chez les Anglaises; ce n'est pas la rondeur fondante et potelée des contours, ni les incarnats brillant de velouté, ni les rosés délicats se reflètent les harmonies de ton de la pêche : c'est une petite fraîcheur pâlote et cou- perosée avec des amincissements de formes et des émacie- ments de contours. Elle est aussi dans une grâce piquante de santé jeune, éclatant aux lèvres rouges, aux joues ver- millonnées. Cette santé elle-même est en quelque sorte enfouie dans une forme hâtive et délicate, si jolie d'ailleurs, dont les lignes maigrelettes trouvent encore moyen d'avoir des fossettes.

Nos femmes, fortes, cambrées, charnues, sont d'une toute autre beauté, parfois sculpturale, mais moins émou- vante, moins fiévreuse, moins passionnelle. Elles n'ont pas le torpillement de la parisienne, l'éternelle inquiétude des sens, la dévorante activité du cœur et les folies de plaisir

ÔO NOS FLAMANDS.

qui font rage en ces petits démons. Le piquant, ou, pour mieux dire encore, le brio de ces attraits ébouriffés, chif- fonnés avec grâce, séduisants surtout par leurs ridelettes et leurs petits plissements se lisent les fatigues d'amour, fait place chez elles à l'ampleur sereine et introublée du galbe, à la grâce robuste et constante des lignes, à l'éclat d'un beau sang paisible. Je parle ici de la femme telle que la fait chez nous la nature, avant que le plaisir l'ait mordue dans sa jeune efflorescence. S'il s'agit de connaître quelle vie en attend la société, il faut admirer l'allure simple et large de ce beau corps; il rappelle, par sa grandeur et sa plasticité sévère, l'expression biblique du cèdre. Elle mar- che droite, la tête haute, presque gravement : ses reins n'ont pas les ondulations serpentines et les balancements lascifs des femmes faites pour le plaisir. Elle a une sorte de souplesse lente et d'abandon réfléchi qui contraste avec la fièvre parisienne. Ses épaules n'ont pas l'art de s'effacer mys- térieusement dans une intrigue, avec des fuites imprévues. Elle est douce, reposée, non turbulente. A voir les neiges rosées de ses joues, gardées pures par les feux adoucis de nos soleils, on sent que ces transparentes colorations ne sont pas faites pour les hâles du plaisir. En effet, rien n'est plus vite altéré que cette pulpe éblouissante aux nacres fines : la pâleur ternit bientôt la pureté du teint, la trans- parence se plombe, les gras de la chair se creusent. Ainsi, par leur beauté même, elles semblent éloignées des orgies le piquant des filles de Paris se rehausse, comme en un milieu naturel, de lasciveté hilare. Mais on ne saurait rien trouver de mieux en rapport avec leur beauté que leur caractère même : fermes, fortes et douces comme leurs chairs, leur sérénité les éloigne des gaîtés bruyantes, des licences effrénées et des ivresses charnelles. Ces vases

CHAP. VII. LE PIQUANT PARISIEN, ETC. 57

superbes ne contiennent pas des passions brûlantes, mais de tranquilles amours, solides et solitaires. Elles sont si peu destinées à jouer dans la vie le rôle des prêtresses d'amour, qu'une fois descendues au banquet du plaisir et de la démence, tandis que l'ivresse allume les yeux et les lèvres au feu du Champagne, elles laissent tomber la coupe de leur main et s'endorment dans l'engourdissement de leur sang alourdi. Encore un coup, chez elles il y a le tem- pérament des honnêtes femmes : ce sont des épouses et des mères, non des cocottes.

VIII. Avocats et gandins.

S'il me fallait caractériser la jeunesse d'ici, je serais bien venu de la partager en deux catégories ; dans la première je mettrais les gandins, dans la seconde les avocats. Gan- dins et avocats, je crois que tout est à peu près là. A dire vrai, le cœur est égal de part et d'autre : un avocat, dans la balance, vaut un gandin; chez l'un peut-être plus de sottise , chez l'autre plus de bêtise. Mais sot pour bête, aucun ne l'emporte tout à fait sur l'autre. Cette race double des jeunes gens est vicieuse énormément, et qui pis est, à froid, sans passion. Le vice, avec la passion, ne manque pas de grandeur farouche : tous les excès touchent à l'épique ; en revanche, rien n'est plus méprisable que les demi-mesures, soit dans le bien, soit dans le mal. Or ces gandins et ces avocats sont sans entrailles : que les pre- miers fassent la noce, que les seconds s'occupent d'intri- gues, rien ne vibre en eux que la fibre égoïste des petits contentements à soi seul. Oij donc, en ces plats don Juan de courtisanes, est l'âme capable de s'éprendre, même de chairs et de sang? Qui donc, de ces vulgaires Brid' oison, saurait élever son cœur aux vastes ambitions de la gloire ? Ni les uns ni les autres ne dépassent les limites de la prudence : encore ne se précipitent-ils pas; ils vont à tâtons. S'ils séduisent des filles, ils s'arrangent de façon à ce qu'elles ne puissent leur rester à charge. Pour les avo- cats, tripotiers d'affaires véreuses, ils n'ont souci que d'être

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bien avec le code, pillards s'ils le peuvent, dupeurs si l'on veut. Les uns et les autres sont des calculateurs. Les gan- dins ont des amourettes, non des amours; l'amour ne veut pas de ces autels banals; du reste, il coûte trop cber et ils aiment mieux les bons marchés infâmes. Les avocats cher- chent les intrigues; ils cabalent et ne luttent pas. Ce sont des lions roquets. On n'entend qu'eux, on ne les voit ja- mais. Ainsi, ils ont les bénéfices sans les dangers. Juste ciel! Et ces hommes sont jeunes! Ces hommes ont une poitrine ! Mais qu'y a-t-il donc sous votre poitrine , ô vendeurs de conscience, acheteurs de virginités vénales? Les grandes vertus et les grands crimes vous sont égale- ment impossibles. Les petites bassesses, les petites impu- deurs sont votre fait : vous êtes bourgeois jusque dans les moelles, c'est à dire pourris. Un homme est pourri quand, riche et libertin, il fréquente les filles par lâcheté de cœur, sans les aimer; un homme est pourri quand, pauvre et besogneux, il ne travaille qu'en vue de l'argent, sans idéal et sans orgueil. Ces coureurs d'affaires et ces coureurs de plaisir sont, dans leurs jouissances et leurs curées, aussi bas et aussi gueux les uns que les autres : avares, durs, grincheux, bilieux, humbles devant les grands, domina- teurs devant les petits, les premiers se laissent marcher sur la tête pour une aumône, débrouillent de petits procès pouilleux pour cent sous, discutent insolemment de toute chose, dénigrent le bien et le beau, ne pouvant les com- prendre, élèvent la voix en maître devant les femmes et les enfants, traitent l'art d'intrus, se croient importants, s'immiscent partout, du reste myopes, louches, borgnes et bruyants comme des hannetons. Et parmi ces plats-pieds, nonottes et patouillets de la robe, il y en a qui ont vingt ans, comme il y en a qui en ont soixante. Pour les autres.

40 NOS FLAMANDS.

lions, cocodès, crevés, bichons et bébés de Jockey-Club, dépensiers sans générosité, ils n'ont jamais eu l'art de jeter l'argent par les fenêtres ; le sang marchand et boutiquier coule dans leurs veines. Ils veulent des femmes et ils en cherchent qu'ils ne doivent pas payer ou qu'ils puissent tromper. Ladres ! Cela tranche du gentilhomme et cela ne sait pas payer une courtisane ! Lequel d'entre eux, amou- reux d'une femme, a dépensé pour elle son dernier sou, content de vendre son âme ensuite, si on la lui eût de- mandée? Mais je veux qu'ils l'aient fait : alors ça été bêtise ou vanité. Ils se disent gens de plaisir et ne savent pas même inventer une orgie : une orgie pour eux est un souper à quatre, en un cabinet l'on se soûle sur des canapés. Voyez-les au jeu : devant le gain, ils sont fous; devant la perte ils deviennent épileptiques. Ils ne savent même pas paraître avoir des vices, ces Faublas de contre- bande, ces Lovelace faux- teint, ces don Juan de baudruche, et ils sont petits jusque dans la caricature qu'ils font des vices des autres. Les bonnes femmes les appellent débau- chés. Débauchés? Le sont-ils? Eh! non, dévergondés au plus, ils font de la folie réglée et se croient très-mauvais sujets pour quelques viletés qui n'en font que des lâches et des polissons. Ils n'ont ni gaîté ni verve ; d'ailleurs, si peu robustes au plaisir, qu'à trente ans ils sont blasés ou le paraissent, bons alors à marier bêtement.

Qu'on ne me suppose pas l'intention de glorifier le vice : j'ai seulement voulu opposer à ce qu'il a d'excusable, quand la passion s'en mêle, le misérable ridicule des petits vices en gants paille. Le vice dans ses extrêmes suppose la violence d'un tempérament débordé ; mais anodin, puéril, grimé, musqué, il n'est plus que la perversité de l'esprit et la lâcheté du cœur.

IXi JEUNES CORPS, VIEUX CCEURS. j

Voilà les jeunes gens d'aujourd'hui! Ah! tu le disais bien, Musset, pour l'avoir peut-être senti toi-même. Mal- heur à qui laisse la débauche planter son premier clou sous sa mamelle gauche! Oui, ce jeune homme entré dans l'existence par la porte des mauvais lieux, est flétri pour la vie : il sentira toujours à son flanc la plaie obscène : l'épouse ne remplacera pas pour lui la courtisane. Il re- viendra, par les chemins qu'il connut imberbe, alors que sa famille reposera la nuit, confiante en lui, il reviendra, trompant la quiétude d'une femme, réchauffer au corps des catins ses membres que ne font plus tressaillir les pures jouissances des amours chastes. Eh quoi ! à peine sorti des bras maternels, la lèvre encore humide du lait qu'il a tèté? il court apprendre chez les marchandes publiques les las- civetés séniles.

0 nuits de mai ! Nuits faites pour les enchantements ! Nuits tout soupire ! Au lieu que la clarté des étoiles voie deux êtres, au fond des bois, se prendre les mains, sourire et pleurer dans la divine folie des premières tendresses, un jeune homme, presque un enfant, aux formes encore indé- cises, sort à l'aube des maisons infâmes, les habits en désordre, ayant aux joues les rougeurs d'une nuit sans sommeil passée aux bras des courtisanes. Que saura- t-il jamais, celui-là, des adorations d'une pure tendresse, des

i2 NOS FLAMANDS.

illusions oii se double l'amour, des nuits plus radieuses que les jours, et des baisers le monde s'oublie aux lèvres d'un ange qui tressaille? Est-ce que les souffles des prin- temps éveilleront jamais, en cette âme déjà tachée de la boue immonde, les rêves pleins de chants et de rires, oii la beauté, entrevue en lueurs éclatantes et douces par le désir, apparaît comme une aurore divine? Les harmonies que la parole d'une femme fait chanter dans l'âme retenti- ront-elles à son oreille ravie? Accords le ciel se laisse entendre, emporteront-elles ses songes dans l'azur introublé des voluptés idéales? Goiitera-t-il l'extase des rougeurs féminines, des timides aveux, d'un cœur qui bat et s'elfare, de la robe qui se soulève à bonds inégaux, des serrements de mains, d'une promenade à deux dans la lueur des clai- rières? Se roulera-t-il sur l'herbe, en un matin de soleil, dans la rosée et dans les fleurs, ivre de félicité, sentant le monde se perdre sous ses pieds et voyant à toutes choses dans la nature une face rieuse qui lui parle d'amier? Con- naîtra-t-il les langueurs, les palpitations, les mouvements désordonnés d'une poitrine qui s'emplit à déborder, les chansons que l'on chante dans la rue tout seul comme un fou, et la bonté qu'un premier feu fait éclore dans le cœur? Non, il est mort pour ces purs ravissements. Il passera dans la vie comme un fantôme, sans connaître ce qui en fait le charme. La virginité, épanouissement d'aube, ne laissera paraître sur ses lèvres que le ris moqueur du dé- bauché incapable d'en comprendre la blancheur radieuse. Lié au monde des sens par les plaisirs il perdit les nobles aspirations de la nature, il ne peut concevoir désormais que ce qui le frappe matériellement, et, s'il s'émeut encore de quelque chose, c'est dans l'entraînement d'une séduction grossière. La poésie, cette aile palpitante, vaguement ou-

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verte dans les jeunes cœurs, brisée chez lui en ses premiers essors, a quitté les demeures inhospitalières qu'envahit un souffle de corruption. J'ai dit qu'il ne comprenait plus la femme; non plus qu'elle, il ne sent la nature. La terre, le ciel, les nuits, les jours, également obscurs à ses yeux pleins de ténèbres, sèment en vain devant lui leurs éblouis- sements sans nombre. Il marchera dans son étroite voie sans voir ce qui est au dessus de sa tête : ce dieu, cet uni- versel principe, cette source de vie que l'esprit en délire cherche au sein du firmament dans la splendeur enflammée des soleils ou les clartés apaisées des étoiles, ne détournera pas un instant ses regards des tristes spectacles auxquels se borne son brutal instinct. Ce qui luit, vibre, soupire, dans les eaux, les airs, les bois, l'art des hommes qui en fixe les harmonies fuyantes, les capricieuses couleurs et les sensations éparses, rien ne le fera sortir un instant du tombeau oii se meurent ses années. La lâcheté de son âme y a tué les germes de la grandeur humaine. Circonscrite dans un même cercle, sa pensée, humble et timide, ne s'agite que pour recommencer le lendemain ce qu'elle fit la veille. Aimer, penser, noblement agir, tout se réduit pour lui à un vain simulacre de vie oii il croit vivre et qui le laisse au même point, chrysalide inerte dont il ne se dégagera qu'au jour de la mort. Jour de vie plutôt celui-là, il dé- pouillera alors l'enveloppe il mourut véritablement ; car si ce n'est mourir, qu'est-ce donc vivre et ne point être vivant? Ah ! qui n'a plus pour le beau que des entrailles de pierre n'est pas digne de respirer sous les cieux, et plutôt que de tomber à la bassesse oii l'on vous voit, froids jeunes gens, j'aimerais mieux fermer pour jamais des yeux qui ne sauraient plus s'éblouir aux clartés du monde.

L'ÉCOLE AUX CHAMPS.

C'est une terrible chose, ô pères de ce siècle, que vous ne puissiez plus engendrer des hommes: vos fils sont le fruit pâle et débile de vos jeunesses consumées elles-mêmes aux labeurs de la vie. Le forgeron qui tout le jour a battu la rude enclume, le dos ployé en deux, et qui s'en revient au soir chez lui, broyé de son éternel travail, n'a plus l'âme éveillé aux beaux rêves d'enfant. Vos fils, tard venus dans votre existence ou mis au monde en des heures dou- loureuses, portent à l'âme et au front la marque de vos inquiétudes, de vos fièvres, de vos hymens sans amour. Ils entrent dans la vie sans passer par les intermédiaires ado- rables de l'adolescence, sans soupçonner même les routes soleillées et bénies, toutes pleines de chants d'oiseaux, de paroles de femmes et de parfums de fleurs, le cœur, lentement trempé de verve, de chaleur et de poésie, prend la force nécessaire aux âpres cimes qu'il va falloir escalader bientôt.

Qu'importe que le bambin au maillot ait plus tard un cœur d'homme en ses reins ! La question est qu'il en ait au plus tôt les apparences, que l'enseigne du père devienne l'enseigne du fils, que ses affaires prospèrent, et qu'au faîte d'une considération acquise par brigues et cabales, on vante le sang généreux dont il est sorti. Pour ce qui est de l'honneur, on suppose bien qu'il ne sera jamais un assas-

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sin ni tout à fait un voleur, et l'on tombe d'accord que si c'est une misérable chose d'être dupeur, c'en est une non moins misérable d'être dupé. Ah! grand Rousseau, ton Emile est bien à toi, et il fallait ton grand cœur pour gui- der à travers la vie cet enfant dont tu étais le maître sans en être le père, puisque les pères ne font pas pour leur fils ce aue, toi, tu faisais pour ton élève.

Et pourtant la grande leçon, le sublime enseignement, la sainte et magnifique communion, qu'un père et un enfant confondus dans le même amour et la même pensée ! Le père de bonne heure prendrait son enfant par la main : il le con- duirait aux champs : il lui ferait voir le soleil qui se lève, les oiseaux qui chantent, la nature qui s'éveille, les hommes qui vont au travail. Le soir il reviendrait voir avec lui les lieux qu'ils auraient vus au matin ; il lui mon- trerait le changement de toutes choses survenu aux heures décroissantes du jour: le soleil, au terme de sa carrière, qui roule à l'horizon, sombre et flamboyant comme l'Hercule des cieux; la nature qui s'assoupit, lasse de lumière, d'amour et d'harmonie, et lentement s'endort sous le dôme des forêts bercées au vent ; la nuit qui s'approche en ses voiles semés d'astres, douce, radieuse et consolante, comme la vivante bénédiction des travailleurs. Tandis qu'ils des- cendraient le sentier qui conduit du village à la ville, ils entendraient aux fermes sommeillantes les mugissements des bœufs et les grondements des chiens. Déjà la chauve- souris trace dans l'air ses anguleux réseaux. L'alouette monte dans le rayon de pourpre, et, d'en haut, comme l'hymne du soir, jette aux moissons son chant. Les bœufs sont rentrés. Pourtant le paysan est encore là. Il considère les campagnes baignées d'ombre se traîne une dernière clarté. Parfois il se penche, il ramasse une herbe, il ôtc

16 ^OS FLAM.\.NDS.

une pierre et ne peut quitter ces lieux remplis de sa sueur, que la nuit épaisse n'ait tout confondu à ses yeux. Sept heures du soir. L'angelus tinte au loin; la cloche, en vibrations mourantes, se perd dans l'azur assombri. Çà et des troupeaux,vaguement entrevus, moutonnent la plaine grise. On entend des voix et des chants. Las, mais content, le peuple des campagnes regagne la ferme, le souper, le repos. Les fumées serpentent dans les arbres, et il y a dans l'air une odeur de bois brûlé. Aux fermes la vitre brille : une rouge flamme de lampe l'incendie. La famille est à table ; les plats fument. Les hommes sont noirs, les femmes sont brunes et les enfants sont roses. Près de l'âtre, les vieillards dorment déjà. La fermière roule sur son sein un gros petit paysan demi-nu. Un berceau se voit dans un coin, et devant la table, dans une ombre qui bouge, les chiens sont assis. Ils verraient ensemble toute cette bonne et rude joie qui se compose de la conscience du devoir accompli et de la foi dans les destinées. Le paysan qui, de l'aurore au couchant, pétrit pour les épis la terre fumante de ses sueurs, et, le soir, ayant vaillamment labouré, voit les gras sillons s'aligner, nombreux, derrière les bœufs qui les piétinent, ce paysan-là sent vaguement qu'il est quelque chose sur la terre. Ah! le paysan! grande leçon! Superbe spectacle ! Eh bien oui , quittant la ville , ses fracas , ses tumultes inquiets, sa froide et pénible réalité qui dérobe au travail jusqu'à ses poésies mêmes, le père descendrait avec son fils aux champs. En mai, il le conduirait aux labours oii de grands bœufs, aiguillonnés puissamment, tendent leurs jarrets nerveux; en août, dans les champs parfumés des senteurs du foin, les faucheurs, de leurs bras qui tournent circulairement, coupent les avoines; en septembre, au clos oii se font les vendanges, parmi les tra-

CHAP. X. L ÉCOLK AUX CHAMPS. il

vailleurs couronnés et chantant, qui battent en cadence la cuve bouillonnante de jus. Il dirait à l'enfant : « Vois que

d'efforts, que de peines, que de sueurs Pourtant, mon

fils, ces hommes chantent. Leur cœur, léger sous leur corps qui se ploie, garde sa fermeté et ne se lasse point. Con- temple la sérénité de leur front. Les rides qu'ils ont aux tempes, le chagrin ne les a pas causées. Regarde, enfant : ces rides sont épanouies. 11 y a de la joie dans rides-là. Or, c'est le travail qui les a mises à leur front et le travail est plein de bonheur. Le matin, au premier chant des oiseaux, ils sont debout : l'aube, de son rayon qui flotte encore demi-voilé, chasse de leurs yeux les voiles du som- meil. Ils se lèvent avec joie. Le labeur les attend et ne les rebute pas. Et que ferait donc en son lit l'âpre fils de la terre, quand déjà la nature, sa mère, dont il porte le cœur en lui et qui le fait vibrer de ses propres pulsations, est partout gazouillante et éveillée? Il va aux champs. La fraîcheur du matin dans les rosées, les ardeurs du midi dans la lande qui se gerce, les brises apaisées du couchant, tout cela passe en lui : son sang, bouillonnant ou calmé, se précipite et s'assoupit au courA des heures, selon la courbe des soleils !

Ne crois jamais, mon fils, ce que les hommes de la ville t'en diront par la suite. Ils te le représenteront bourru et grossier, l'âme fermée aux beautés des champs. C'est bien plutôt eux-mêmes qui ne les sauraient comprendre, car oti il faut la spontanéité de l'admiration, ils apportent des enthousiasmes tout faits. Ils lisent la nature à travers le souvenir, ayant à la mémoire les vers des poètes, et voient rayonner le soleil entre deux rimes. Apprends à mépriser ces froids élans d'âmes blasées, et n'en estime que plus le travailleur obscur et muet, qui sent, mais n'a point de

48 NOS FLAMANDS.

paroles pour oxprimcr ce qu'il sent. La terre et lui, ce n'est qu'un. L'âme de la terre est dans ses veines : ses membres, rudes et forts, ont les musculatures abruptes des rochers et des arbres; ses mains sont calleuses comme des écorces et sa face est crevassée comme les sillons séchés au soleil. Comment ne coraprendrait-iî pas la nature, cet homme qui la porte en lui, qui en vit, qui en meurt, qui s'y consacre corps et àme, qui, chaque jour, la remuant et la travaillant, ébauche dans les sillons qu'il trace la tombe qu'il y trouvera plus tard ? Sa poésie à lui est de s'en aller par les champs, après le travail du jour, de s'y promener les mains au dos, le cœur battant et ravi, de sentir l'acre odeur du terreau qui fermente, de voir sous la motte qu'il a broyée à grands coups de soc les vertes pointes de la semence qui croît, de plonger ses yeux dans l'horizon loin- tain, d'en sonder les profondeurs sérieuses ou agitées, pour en tirer le pronostic des journées suivantes, enfin de se mettre dans le vent comme un taureau qui hume l'espace, de s'en pénétrer jusqu'à l'âme, de le sentir couler en ses veines, et, sous ces souffles qui le transportent et le bercent, de gonfler puissamment ses robustes poumons.

Voilà sa poésie, ses poèmes... Ah! poètes! ils valent les vôtres et il les fait en plein air, en plein soleil, en pleine nature, tête au vont, poitrine nue," dans les landes et sur les coteaux, au pas des bœufs qui scandent, d'un pied plus leste ou pluj pesant, les heures tour à tour légères et acca- blantes du jour. Ah ! mon fils, aime cet homme. Il est le grand poète des champs, le poète qui officie, le poète qui travaille, le poète qui crée les blés, le poète qui fait la paix et la quiétude des foyers. Connais le travail en le conuais- .sant, les joies qu'il y trouve, les bénédictions d'un repos acheté au prix des sueurs du corps. Connais encore de lui

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CHAP. X. l'école aux CHAMPS. 49

les vraies poésies. Les mots ne sont rien : la pensée est tout, et l'action, c'est-à-dire la pensée avec bras et mains. Comme lui, attache-toi au travail, quel qu'il soit et quelle voie que tu choisisses. Le travail est saint partout, quand il se fait dans la pureté du cœur, loin des vaniteuses ambitions, des intrigues louches et des basses cabales, au milieu des- quelles il ne peut prospérer en sa grandeur. Fuis, mon fils, les agitations vaines oîli le cœur s'étiole et se désenchante, et plutôt que de briller au premier rang, si tes triomphes doivent s'acheter au prix de ta candeur et de ton honnêteté, sois grand dans un travail humble, fût-ce au dernier rang. A l'abri des tempêtes, dans un port calme et doucement soleillé, laisse ta barque s'endormir, murmurante et ca- dencée. Apprends pourtant de cet homme à prévoir l'avenir, à calculer les soleils et les lunes de ta destinée, à deviner la bourrasque grondant au loin, afin que tu ne sois pas pris au dépourvu, que tes enfants aient un refuge en ta pru- dence, et qu'il ne puisse être dit que tu sommeillais molle- ment à la veille d'un grand bouleversement. Pour lui, tu le vois, il a toujours l'œil au ciel : l'espace est un livre oii il lit; les nuées sont les lettres : il les épèle, tandis que lèvent les emporte. Si tout à coup le mauvais temps arrive, qu'il y ait des pluies, que le nord souffle dans la plaine, ou que le midi brûle les jeunes verdures, il ne se croise pas les bras. Il sait ce qu'il faut faire. Si les travaux pressent, nu sous le soleil, nu sous la pluie, glacé ou brûlé, il continue son labeur, sans gronder, surtout sans se rebuter. Recueille de lui cette leçon. Si l'orage te surprend, sois ferme, reste debout, résiste au vent qui veut t' arracher de ton sillon. Peut-être, après avoir vainement heurté un front de pierre et des reins de marbre, le vent, vaincu par les résistances do l'homme, s'en ira-t-il ailleurs cliercher quelque arbre qui

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ploie et se rompe. » Voilà comment je comprends la paternité ; voilà le grand enseignement pour l'enfant ; voilà ce qui assure, dans l'âme du fils, le respect de la dignité paternelle. Le père qui, dès les premiers pas de l'enfant, quand son esprit, doucement éveillé aux choses du monde, soulève les brumes oii il flottait endormi, regarde autour de lui, s'étonne, s'émerveille, et pareil à la cire molle, reçoit pour jamais les impressions de la vie, le père qui, à cet âge, comme je l'ai dit, prendrait son fils par la main, le conduirait aux champs , lui montrerait le travail et verserait en lui, comme un baume qui le guérira des plaies futures, les joies que la contemplation de la nature et l'accomplissement du devoir, ces deux vases enchantés de toute beauté et de toute félicité, font déborder dans l'esprit, ah! celui-là aurait fait un homme; de sa main paternelle il aurait pétri une âme ; il aurait fait deux fois son enfant; chair d'abord, esprit ensuite. Trempé dès l'aube en ces sources pures, l'enfant ne faillira jamais, quelque durs que soient les chemins sous ses pieds. La jeune poésie qui si tôt a fait de son âme sa demeure, res- tera éternellement présente en lui, comme la gardienne de ses illusions et de sa force. Certes, dans les luttes humaines, il pourra ployer sous l'effort des destinées et paraître accablé : mais il ne sera point vaincu; il se redressera sous le vent qui l'assomme. Comme le lion dans la plaine, il se tournera contre la tempête ; terrible, prêt à la combattre, on entendra son rugissement. Lui aussi, il sera lion. Il sortira vainqueur des combats de la vie, ou bien, accablé sous la fortune, s'il faut qu'il tombe, il saura se retirer grandement, et la blessure qu'il aura reçue en sa chute, il ira l'oublier dans les bois, à côté du paysan, aux lieux repose son père. Non, il no faillira point, ce

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grand cœur et ce solide esprit. Viennent les passions ! Qu'il aime, qu'il sente les poignards de l'amour et de la jalousie s'enfoncer en sa chair, que, dans les transports d'un amour qu'il porte à lui seul, il saigne à mourir, il ne sera ni lâche ni bas. Cette main paternelle qui jadis lui traçait la courbe des soleils ou lui dévoilait les poésies du devoir, cette main qui, au dernier jour, lasse et tremblante, se souleva pour le bénir et fit planer sur son front l'âme d'un moribond, cette main elle-même apparaîtra devant ses yeux, désormais rayonnante des hautes majestés de la mort, et chassant de lui les ténèbres du doute et les ver- tiges de la passion, lui marquera la route qu'il faut suivre et celle qu'il faut délaisser.

XI. Le respect des grands pour les petits.

Ah ! pères, ne vous étonnez pas si le respect ne vit plus au cœur de vos enfants. Le respect n'est qu'un nom, tant qu'il n'est point appuyé par l'amour, et l'amour lui-même, entre le père et ses fils, n'est rien s'il ne se manifeste par de grands et éclatants témoignages. Et quels plus beaux té- moignages un père pourrait-il en produire que cette amitié qui, délaissant la majesté paternelle, se fait familière et douce pour se faire accepter, cette pénétration incessante, à travers les jeunes folies de l'enfance, d'un esprit èérieux qui explique, dévoile, conseille et môle ses rires aux écla- tantes voix des petits? Ce n'est plus seulement un père ; c'est un frère aussi et un ami, et le tout se confond, en une trinité bénie, dans l'âme de l'enfant qui n'a point de secret, qui n'a point de peur, qui dit tout, qui se déverse au cœur paternel. Combien d'entre vous, ô pères qui faites des enfants en des nuits soucieuses et les laissez croître à leur fantaisie comme ces folles graines que le vent emporte et qui poussent au hasard dans la plaine ou sur le coteau, combien d'entre vous ont fait ce que je dis ici? Enfouis dans vos paperasses, la tête farcie de vos dossiers, vieux cœurs raccornis, vieux fronts courbés, pleins de vous-mêmes, de vos petits mérites, de vos petites grandeurs, de vos

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mesquineries et de vos puérilités, tandis que vos enfants grandissaient et prospéraient, vous avez mesui-é leur taille, constaté leur croissance, marqué les degrés ; mais pour le cœur et l'esprit, vous n'avez pas songé qu'ils pussent grandir en raison de la taille. Yous avez rêvé d'en faire au plus tôt des hommes, de les habiller de la toge, de les voir accroupis devant un noir pupitre, compulsant quelque farde infecte d'administration ou démêlant quelque sale intrigue de tribunal. Vous étiez si impatients de les voir à ce point que vous ne saviez pas supporter leurs jeux et que vous disiez à ces gais bambins qui folâtraient en riant près de votre bureau : « Méchants enfants, taisez-vous donc. » Vous n'avez pas compris que ces rires, ces chants, ces cris, ces badinages, tout ce grand tumulte qu'ils savent faire de leurs petits poumons, cette frénésie de plaisir et de gaîté qui est le divin enchantement de la jeunesse et qui les fait courir et chanter, ivres et éblouis comme des abeilles au soleil, vous n'avez pas compris que cela était le charme de .votre toit, le soleil de vos murailles, la vie de votre maison, l'âme enfin de votre foyer; qu'un jour, quand vous serez vieux et qu'ils seront grands, vous songerez à ce tapage enfantin, à ces mutineries adorables, à ces rires sonores épanouis sur leurs petites bouches roses, que vous ne les entendrez plus tapager et folâtrer, que peut-être la mort les emportera avant vous-mêmes et qu'il vous faudra des- cendre dans la fosse les jeunes cœurs dont vous n'aurez pas laissé couler la vie. N'est-ce pas que vous n'avez pas compris cela, que votre esprit, fixé sur un point obscur qu'il fallait éclaircir, n'a point su pardonner aux retentis- santes fanfares de leur gaîté, qu'il ne vous est pas entré dans la tête, à vous, hommes graves et préoccupés, que ces petits avaient besoin de ce tapage, que l'oiseau, au matin,

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essaie tout en rumeur sa plume naissante, que le jeune coursier, bouillant d'une audace indomptée, bondit avec bruit par les prés, et qu'ils seront assez tôt punis de leurs jeunes et charmantes fougues par les soucis de la vie? Que parlez-vous donc de tendresse et de respect? Le respect n'est pas dans le sang, et si, par vos exemples, votre fra- ternelle amitié et l'indulgence pour leurs folies, vous n'avez déposé le respect en leur cœur, comme un viatique pour les hasards de la route et comme un cher souvenir vers lequel on se tourne dans l'affliction, qui relève et qui réconforte, non, ne réclamez plus contre vos enfants.

Et qu'avez-vous donc fait pour mériter les respects que vous leur demandez? Leurs jeunes esprits sommeillaient encore; l'aube, voilée des ignorances enfantines, assom- brissait leurs fronts; c'est à peine si leurs petites mains avaient désappris à presser la mamelle maternelle; leurs lèvres avaient encore la blancheur d'un tiède lait. Pourtant, sans pitié pour une candeur molle et désarmée, vous les avez pris en cette matinée de leur vie, vous les avez arra- chés à la libre folie de leur printemps, vous leur avez volé le soleil oii ils s'épanouissaient, vous avez muselé dans leur bouche les chants et les cris. Oui, toutes ces pétu- lantes et radieuses aurores, vous leur avez pris la gaîté, l'air, les rayons, les libertés des champs, les courses effré- nées à travers les bois, les sauts par dessus les haies, l'in- souciance qui est la volupté de la jeunesse, qui fuit si tôt, et que, plus tard, aux heures sombres du travail et des passions, l'on s'en vient vainement demander à ce soleil, à ces grands horizons, à ces savoureuses campagnes oii jadis elle vous baignait l'âme d'azur et de clarté. Vous leur avez pris les douces amitiés si facilement nouées, oii tout le monde est égal, oii tous les petits enfants sont des

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frères, l'on se partage tout ce qu'on a, l'esprit n'a point encore fait do distinctions et qui sont pour le poète le symbole de la grande fraternité universelle; vous leur avez pris le tumulte, l'éclat, la lumière, tout ce brouhaha de rayons et de chansons dont ils ont besoin pour croître, qui est dans leur sang, qui fait leur beauté, qui leur donne vaguement déjà l'attendrissement des passions futures. Et pourquoi? Pour les mettre à l'école, pour les confier à quelque pédant sec et glacé qui en fera, quatre heures durant, des momies assoupies sur des mots dont ils ne comprendront pas l'esprit! Que vous faisait de garder quelque temps encore sous l'aile maternelle et dans leur insoucieuse liberté, ces beaux anges tout illuminés des grâces de l'ignorance et si pleins de je ne sais quel éblouis- sement qu'ils semblent porter au front l'azur du ciel? Ah ! vous ne les avez jamais donc contemplées, ces têtes blondes et bouclées, l'œil, pur comme un lac au matin, brille de clartés divines ou plutôt réfléchit l'infini même? Trop tôt s'effaceront ces marques augustes et charmantes de leur jeune royauté; trop tôt cette fraîcheur et cette limpidité du regard, se devine encore le sein maternel, disparaîtront de leur prunelle; c'est vous qui l'aurez voulu. Alors cet œil si pur, si clair, se ternira d'ombres, et la paupière, qui ne se baissait pas même pour le soleil, apprendra à se baisser devant un regard de cuistre. La fierté, l'indépen- dance, cette belle audace des petits qui se révolte contre les grands, se joue de leurs colères, et follement intrépide, agace, jusque dans la main du pédant, la foudre qui y dort, ils perdront ces verdeurs de l'âme et de l'esprit. Ils devien- dront soumis; ils connaîtront l'hj^ocrisic. Ce seront de petits tartufes. Quand le maître aura le dos tourné, ils frap- peront les grands coups, mais qu'il leur montre sa figure,

Î56 NOS FLAMANDS.

ils se tiendront cois, comme chats en tapinois. Ceci est grave. L'hypocrisie conduit au mensonge; le masque laisse toujours un peu de sa colle au visage qu'il a couvert, et la franchise en demeure souvent altérée. Quand donc com- prendra-t-on qu'il est impossible de museler, par le moyen de punitions douloureuses, avec sévérité et cruauté, ces petites tempêtes naturellement déchaînées, faites pour le plein air et tout à coup emprisonnées entre quatre mu- railles? Jeunes plantes transplantées des chaleurs de la serre aux froids du dehors, ces enfants demandent une main compatissante, un cœur attendri, une liberté qui les console de l'indépendance des premiers jours. Hélas ! le progrès n'en est pas encore là, le maître a plus d'un pas à faire. Au lieu d'être un enfant lui-même qui s'abaisse à ces nais- santes intelligences, qui se mette à leur taille, qui j)renne leur voix et leur langage, c'est une sorte de pauvre homme, très ennuyé d'une mission il ne voit qu'un métier et qu'il exerce en grondant; du reste, esprit grossier et vul- gaire la plupart du temps, se jugeant très supérieur, à cause de quelques mots qu'il connaît, à ces enfants qui valent mieux que lui par la poésie et l'intelligence. Car qu'est-ce que la sienne? 3îaigre bagage de science labo- rieusement acquise et cloîtrée d'ordinaire dans le cercle de l'A B C. 0 le grand laboureur des intelligences! L'ense- mcnceur des âmes! L'ami des enfants! L'enfant lui-même, en dépit de ses cheveux grisonnants, qui, prenant son jeune frère au sortir de la famille, guidera ses premiers pas à travers la vie, avec la prudence d'un père, la tendresse d'une mère et la rieuse affection d'un compagnon ! En quel temps verra-t-on se lever cette grave et splendide figure? C'est en de telles mains que l'enseignement deviendra lumière. Alors le li\Te rayonnera; l'âme des petits éclatera en chants; il y

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aura une bénédiction sur l'école ; ce sera le banquet des esprits, tous y entreront, tous y apprendront l'amour, et le maître sera le centre et le vivant foyer de la flamme commune. Alors on verra des hommes surgir des enfants: les enfants, ayant vécu librement leur jeunesse et bu à pleines lèvres la coupe enchantée de leur matin, lente- ment conduits aux charmes nouveaux de l'étude et du travail, non par force, mais par persuasion, sans effraction ni violence, les enfants deviendront des hommes calmes et bons. Ils auront eu le temps de dépenser librement les premiers bouillonnements de leur jeune nature. L'âge venu des méditations, des affections graves, des charmantes sé- vérités où l'esprit, sans vieillir le cœur, commence à se re- poser en lui-même, ils ne sentiront point le trouble des passions non satisfaites et des désirs non assouvis.

Eh! que leur profite d'ailleurs, si petits, les graines pré- coces de la science? L'heure n'a pas sonné de la germi- naison. L'important, à cette aube de l'enfant, c'est de féconder les impressions de la nature, de les faire tomber en lui comme des rosées, d'en pénétrer ses reins, ses moelles, son cerveau. Or, je le redis, la meilleure école est celle qu'un père lui fera faire aux champs, dans le soleil, à côté des oiseaux qui lui apprendront l'alphabet, devant la grande bible des moissons et des bois. Ces souffles, ces rayons, ces rumeurs profondes s'inscriront en harmonies grandioses dans son jeune esprit.

A peine sorti de l'infini, mêlé par l'instinct à la nature, ayant encore en lui l'immense inconnu, son intelligence est comme un clavier. Il n'est pas muet : au contraire, il est vaguement bruissant ; mais rien ne s'y dessine ; la note n'y sonne pas. Mettez le clavier au vent, dans les campagnes, sous les vastes cieux sonores. Alors, comme une harpe

38 NOS FLAMANDS.

éolienne, vous l'entendrez vibrer tout à coup, et ces voix, ces bruits d'abord indistincts, ces confuses harmonies se préciseront, jusqu'à finir par un grand chant s'entendra la nature elle-même. Les cieux et les bois, c'est le cadre ; mais l'homme est fait pour l'animer, pour en être l'hôte et le passager, pour lui donner le mouvement, l'âme et la volonté. Fondez toutes ces idées dans l'esprit de l'enfant. Du même coup il connaîtra la nature et l'homme, et si, devant les pages rayonnantes de la nature, il sentira les adorations du grand et du beau, devant le front courbé et l'austère ploiement de l'homme, il apprendra le travail et le respect du travailleur.

Ayant ainsi préparé l'âme et l'esprit, les ayant armés d'un bouclier pour l'avenir, leur ayant donné le triple airain qui fera leur force et leur sûreté, lancez-le dans l'étude; cherchez à pénétrer ses dispositions secrètes; guettez les apparences de la vocation; suivez à la piste, comme un chasseur, en ces routes fuyantes qui se dérobent à l'examen des étrangers, mais l'œil d'un père peut entrevoir la clarté, suivez les goûts, les aptitudes, les fan- taisies même et les prédilections. Puis, comme le semeur qui jette sa graine au vent, jetez cet enfant dans la vie.

XII. Courtisane ou Ménagère.

Les femmes ont les premières réclamé contre le grand et honnête aphorisme de Proudhon. Qu'attendre en effet de ces sottes têtes, de ces faibles cœurs, de ces lâches âmes qui sont, à cette heui'e, la majorité des femmes? Trop bêtes pour comprendre le devoir, elles ne comprennent pas même leur beauté : au lieu de la mettre en elles- mêmes et de la garder pour celui qui seul y a droit, elles la mettent dans les apparences, aux pierreries et aux pa- rures, et la livrent au monde, sans secret et sans voiles. Qui donc de vos amis, ô maris stupides qui égalez vos femmes en folie, ne les connaît pas aussi bien que vous? A-t-on besoin de mettre l'œil à la serrure du boudoir pour savoir ce qu'elles ont de chair à la poitrine, quel est le volume de leurs appâts, si leurs épaules sont abondantes, si leurs jambes sont rondes, et ce qu'elles ont d'ampleur à la ceinture? Elles le montrent elles-mêmes. Ne vont-elles pas en rue, aux spectacles, aux concerts, demi- nues, éblouissantes de blancheurs et de rondeurs découvertes ou voluptueusement gazées, si admirablement vêtues qu'il ne faut qu'un peu d'imagination pour croire qu'elles ne le sont pas du tout? Ces femmes que vous croyez à vous seules sont à tout le monde. Chacun en emporte chez soi quelque chose. Il n'est rien d'elles qui ne soit public, et ainsi

60 NOS FLAMANDS.

elles perdent cette tendre fleur de virginité, ce délicieux parfum de pudeur qui fait l'éblouissement des foyers.

Nos femmes, de robustes mères et de fortes épouses qu'elles étaient autrefois, sont devenues de futiles poupées, occupées de mesquineries enfantines et détournées des de- voirs de la vie par les vaines distractions du monde. Leur temps se passe en bagatelles : les modes nouvelles sont leur plus grand souci. On les voit, à tous les vents qui soufflent de Paris, changer de toilettes, singer les Benoi- ton, s'affubler de costumes de foire, ni femmes ni hommes, tantôt vêtues de casaques masculines, tantôt pomponnées d'aigrettes militaires, aujourd'hui en crinolines, demain en jupons plats, avec des chignons vastes comme des mon- tagnes. Certainement je ne dis pas qu'elles soient déplai- santes en ces attifets: au contraire, elles y gagnent je ne sais quelle grâce chiffonnée et drôlette : le boudoir et ses mystères se devinent en ces façons de robes; ces jupons étroits, se dessinent les jambes, à chaque pas qu'elles font, ont quel- que chose de complaisant; ces jupes courtes, d'où sort un pied bien chaussé, avec un mollet blanc sous une dentelle de pantalon, appellent, au coin des rues, les coups de vent; les poitrines se gonflent mieux sous ces tailles bridantes ; toute leur charmante et voluptueuse personne transparait à travers ces mousselines, ces tulles, ces soies collantes. C'est d'un goût galant; on s'arrête, on s'enflamme, le pli de la robe fait songer, on feuillette de l'esprit la jupe... Mais à toutes ces innovations elles perdent la sévérité de l'allure oii se reconnaît la pudeur et qui impose le respect au passant. La grâce sérieuse et vraie est incompatible avec ces atours écourtés et badins, logent, rieurs et mutins, les amours de Watteau ; la virginité ne veut pas de ces demi-nudités étalées au vent pour l'enchantement des sens.

CHAP. XII. COURTISANE OU MâNAGÈRE. 61

C'est une chose effrayante, malheureusement, que la précocité des femmes en cet art de la toilette. Jeunes filles, elles en connaissent déjà les secrets; le miroir les leur a dits ; elles savent comment on plaît ; elles ont mille tours, mille adresses, mille ruses : c'est une manière de dégager la poitrine, de jeter le pied en avant, de retrousser la robe, d'enjamber un ruisseau. Un ruban bien placé fait valoir le cou, rehausse le ton des joues ou rend piquante la cou- leur des cheveux. Les réticences, les demi-révélations, une gaze qu'on jette sur les épaules, un jupon qui moule les formes, elles sont de bonne heure versées en ces malices.

La coquetterie, dit-on, est innée chez la femme. J'en conviens, c'est même une grâce toute particulière et très- séduisante : rien n'est charmant comme le soin qu'elle prend de son corps. J'aime l'étude qu'elle fait d'elle-même, l'exquise propreté oii elle s'entretient, les beaux linges par- fumés qui la recouvrent, les parures qu'elle assortit à son teint, à sa taille, à tel mystère qu'elle seule connait et qui est une de ses beautés. Mais il faudrait que cette coquetterie fût dirigée, qu'elle ne fût pas abandonnée à elle-même et exposée, par conséquent, aux pentes vicieuses, que surtout le malin démon de la chair ne vînt point souffler au cœur de l'enfant, lui chuchoter des conseils licencieux, soulever les voiles se garde la pudeur...

Si elles avaient plus d'amour pour leurs enfants, les mères sauraient tirer parti de leurs jeunes instincts ; elles reur apprendraient à chercher la grâce dans la simplicité et la beauté dans la pudeur; elles leur diraient que le cœur se prend seulement aux candeurs timides et voilées. Elles prépareraient ainsi la jeune fille à cet art charmant, d'une malice si douce et si bonne, par lequel l'épouse em- bellit le foyer et y retient l'époux, si aisément infidèle;

(52 NOS FLAMANDS.

car ce n'est pas tout que la bonté : l'homme veut encore la grâce; la grâce est toute-puissante sur lui. Or la grâce est dans cette coquetterie aux faces changeantes et mul- tiples, molles et piquantes, rieuses et sévères, selon l'ins- piration du cœur. 3Ialheureusement les pensées d'avenir occupent peu l'esprit des mères : il s'agit pour elles de lan- cer leurs filles; qu'elles soient mariées, voilà l'important.

XIII, Le retour, a la patpvIE pai\_ l'enfant.

Ce n'est pas sans dessein que je termine ces pages par la femme, et que, retenu si longtemps par le souvenir des anciennes forces flamandes dans le milieu des corruptions modernes, j'en partage à la fin la faute entre les pères et les mères. Les pères sont coupables, car ils ne veulent pas comprendre leurs enfants. La sainte mission de la pater- nité est une charge dont ils se débarrassent en les laissant à l'abandon. Placés par la nature et la société au berceau des enfants pour veiller à leurs corps et à leurs esprits, ils ferment les yeux aux révélations qui pourraient les éclairer sur ces avenirs encore douteux, et par une volonté qui s'exerce contre la nature au lieu de s'y conformer, mettent à néant le développement normal du tempérament et de la vocation. Sitôt qu'elle se montre, ils effacent leur jeune fierté, garantie d'honneur, et de peur d'en voir souffrir un jour leur autorité, les contraignent à une dépendance elle n'ose plus se manifester. L'admirable énergie, œuvre de la nature, que la vie naissante développe chez les petits, disparaît, lentement rognée, sous leurs mains; domina- teurs imbéciles d'un âge sans résistance, ils la remplacent par la peur, les hypocrisies, les prudences prématurées. Ainsi, par ces acheminements, ils les conduisent à ce qu'on les verra plus tard, hommes énervés, sans force dans les

U NOS FLAMANDS.

épreuves de la vie, sans noblesse dans les prospérités. Que la liberté expirante les appelle à ses remparts, ils préfèrent aux périls de la défense la quiétude de l'asservissement, et, rendus de cœur et d'esprit avant d'avoir combattu, ils cèdent, pour y pouvoir croupir, leurs foyers aux vain- queurs. Les pères ne se doutent pas que dans ces généra- tions qu'ils considèrent comme attachées seulement à la famille, il y a des sociétés tout entières en germe, qui, plus tard, appelées aux luttes publiques, entreront dans la grande famille humaine. Il semble que, pour sortir de leurs entrailles, ces enfants leur appartiennent sans partage, et la patrie qui les recevra quelque jour sur son cœur, n'est à leurs yeux qu'une assemblée d'hommes sans solida- rité fraternelle, réunis uniquement par la collectivité des intérêts. Mais je veux que la destinée, les éloignant de la vie publique, leur demande des hommes au lieu de citoyens. La vie de famille trouvera-t-elle du moins en eux des époux, des pères, des frères ou des amis? Comment le seraient-ils, s'ils n'ont pas connu, au sein des passions, la sauvegarde de la sagesse paternelle, et si l'exemple leur a manqué pour la pouvoir pratiquera leur tour? Ainsi, pour n'avoir point compris leurs jeunes instincts et ne les avoir point dirigés dans une voie franche et droite, les pères demeurent responsables des fautes de leurs fils.

Comme les pères à l'égard des garçons, les mères sont coupables à l'égard des filles. Le triste sang qu'elles leur donnent, glacé par les frivohtés du monde, engendre en vain dans leurs veines le souffle et la vie, si les germes généreux d'une âme forte n'en animent la stérilité. Mères à leur tour, car c'est la mission de la femme avant même que d'être femme, que sortira-t-il de ces froides entrailles, sinon des créatures conçues dans le plaisir, selon la loi brutale de

CHAP. XIII. LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 65

l'instinct, loin de ces communions bénies l'on voit deux âmes s'élever jusqu'aux sphères voilées de l'avenir? Quel souvenir l'époux gardera-t-il des nuits conjugales, si des transports qu'il exprime elle ne conçoit que la volupté qu'il lui communique? Cette jeune fille de la veille, jetée aux bras de l'hymen sans préparation et sans illusion, comme une femelle qu'on accouple au temps d'amour, ne sait pas même parer des poésies de l'esprit la nuit qui la fait femme, et l'homme qui la prend la voit pâmer entre ses bras et cherche vainement en cette réalité les enchantements dont son rêve se plaisait à l'illuminer. Oui, les mères sont cou- pables : au lieu de veiller dès l'enfance à ces fragiles et charmantes fleurs, d'en composer le miel et les sucs, d'en épanouir silencieusement les naissantes corolles, d'en faire pour l'heure des fiançailles des sanctuaires embaumés, à jamais sacrés pour fépoux, elles les laissent languir dans le trouble des rêves, pâlir au feu des lustres, s'effeuiller au vent des rues. Insoucieuses des trésors dont elles ont la garde, occupées elles-mêmes de folies et de puérilités, elles dépensent en intrigues, loin des filles, le temps qui leur revient, ou, plus perverses encore, tâchent, en les promenant avec elles dans un pli de leur robe, comme des perles qui rehaussent leur propre éclat, de concilier avec leurs devoirs leurs lâches faiblesses.

Courtisane ou ménagère, c'est à vous de choisir, ô mères, c'est à vous de fixer la route à vos filles, de les pré- parer dans Fombre de la maison aux chastes ardeurs du foyer, ou, dans féclat des salons, aux plaisirs secrets des boudoirs. En vérité, tout est là, le cercle est tracé dans ces mots, et vous n'en pourrez sortir, tant il est implacable. Et faut-il vous le dire? Faut-il, aux yeux do vos filles mêmes, dévoiler l'indifférence de vos tendresses? Faut-il,

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par le récit de vos aveuglements, de vos distractions et de vos complaisances mondaines, faire rougir leur jeune front d'un nom qui vous frappe et rejaillit jusque sur elles? Dût ce livre être jeté avec vos billets doux et vos papillotes à la flamme de vos brûloirs, je dirai ce que vous en faites, les misères que vous leur préparez, les hontes peut-être et les chutes. Ces âmes naïves, ces corps vierges, ces natures muettes, dont rien n'a encore effarouché les pudeurs et qui sommeillent en leur virginité, bercées d'enfantines ivresses , vous y jetez la graine des courtisanes. Mot sanglant, mères, qu'on prononce en grinçant des dents et qui fait plem'er de colère l'honnête homme! Mot que plus tard, trahi dans son honneur, dans ses joies, dans son espoir, l'époux jettera à la face de l'épouse, que l'amant lui- même, sortant des bras d'une femme sans cœur et sans entrailles, laissera tomber, comme un sceau d'oubli, sur le triste souvenir de lâches amours !

C'est une joie pour vous, je le sais, de conduire vos filles à la promenade et aux bals, de les parer de costumes nou- veaux, de recueillir les admirations qu'elles soulèvent au passage. Mais la coquetterie qui entre au cœur des filles avec les indiscrétions de la voix publique ; mais le secret de leur beauté révélée à de chastes oreilles par les i\Tesses grossières de la rue ; mais leur âme ignorante tout à coup remuée par une voix jusqu'alors inconnue ; mais les voiles de l'in- nocence curieusement écartés par le désir malin ; mais les troubles, les songes vains, les recherches ardentes, les illu- sions menteuses, les contemplations au miroir, la beauté qui s'admire, se connaît et s'étudie; mais la pudeur qui se meurt, cela vaut-il l'aise d'entendre vanter votre chair qui passe?

Ces rubans, ces toilettes, ces parures, ces gazes, ces fal-

CIIAP. XIII. LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 67

balas, tout cet attirail dont vous les enveloppez, qui sert à écraser leurs grâces naissantes, s'altèrent leurs molles et souples formes, c'est du feu, c'est du poison, c'est le goût des admirations publiques, c'est l'amour des distractions du monde, c'est la guêpe qui les pique au sein. L'homme entre, par ces robes mal fermées, ces corsages entrebaillés, ces guipures qui sont comme des permissions d'aller plus loin, et l'enfant garde son regard en elle. L'homme dès lors franchira la peau, descendra dans le sang, enflam- mera le désir : elle connaîtra les langueurs, les mollesses, les aspirations malsaines....

On le voit : par la coupable indifférence des pères et des mères, nos filles et nos garçons sont en danger. Nos gar- çons? enfants sans l'être, jeunes gens sans le paraître, vieillards toujours, hommes jamais, ils passent dans la vie comme des ombres, ne laissant de leur passage que ce qui reste d'une ombre. Nos filles? tristes poupées, nerveuses et minaudières, elles n'osent ni penser ni sentir. Engourdies dès le sein par la molle affection des parents et tenues pour enfants jusqu'à l'âge oii la femme perce en elles, elles sont incapables de sentir et de penser par elles- mêmes. Quand elles doivent agir sans le secours des autres, elles succombent sous la faiblesse de leur cœur |et l'imbé- cilité de leur esprit. Les idées qu'elles ont, les sentiments auxquels elles s'abandonnent leur sont tracés par la volonté des autres, et on les voit souvent rejeter ce qu'elles sentent et pensent naturellement, par obéissance pour ce qu'on leur commande. Elles ne sont bonnes qu'à prolonger jusqu'à midi, dans leurs couches brûlantes, d'énervants

68 NOS FLAMANDS.

sommeils et à traîner sur des coussins leurs paresseuses mollesses. Inaptes, dans le malheur, à prendre une réso- lution par elles-m.êmes, elles ne savent non plus accepter celles que le malheur leur impose. Elles pleurent quand il faut agir, se lamentent quand il faut penser, et laissent fuir leur temps et leur énergie.

Ainsi se perd l'ancienne force flamande; ainsi, en nos mœurs faciles, la complaisance remplace l'honneur sévère, et on les voit courir par les rues, la ceinture au vent. La vertu des ancêtres, chaque jour rognée, diminuée, raillée, se fait aux pompes riantes des corruptions fleuries, aux ivresses des impudeurs publiques. . . Ainsi, nos modes trans- parentes, les artifices de nos toilettes, les indiscrétions de nos mœurs à jour conduiront en un cortège chantant l'an- tique honneur au tombeau. . .

Je vois la patrie, grande ombre voilée, se lever et vous dire en vous tendant les mains: « Belges, qu'avez-vous fait du legs des aieux? Vos flancs, tristement féconds, n'engen- drent plus pour les foyers et pour la place publique : les pâles fruits de vos amours se flétrissent aux plaisirs et aux voluptés, moribonds avant de vivre, morts avant de naître. Oublieux des traditions d'honneur et de constance, vous avez ouvert vos portes aux légèretés françaises... Vos femmes, les plus belles en force, en puissance, en majesté, en noblesse, de forme splendide et d'âme sérieuse, vous les avez délaissées pour des courtisanes étrangères. Avec celles- ci vous avez appris les amours vénales et désappris les vertus chastes. Vous avez balayé le foyer à la voirie, avec les cendres de vos pères, leurs fortes mœurs, leur simplicité sévère, leurs naïves coutumes. Et quels sont vos hommes? Des baladins, des jongleurs, des sauteurs de cirque, âmes vénales, esprits étroits, cœurs de lièvre... Vos poètes, vos

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écrivains, vos héros, quels sont-ils? Ah! l'ennemi est dans vos portes ; il sera bientôt au cœur de la patrie, et l'enne- mi, c'est Paris. Déjà le mal se montre à nu ; la gangrène se porte avec honneur. Dans les mœurs, dans la langue, le français domine ; il est accueilli partout ; on le choie, on le caresse, on le met en haut lieu. Le flamand, au contraire, est un rustre qu'on expulse, qu'on bafoue, qu'on méprise, grossier de nature, ayant une odeur de terre et de mer, paysan d'apparence ou marin, aux consonnances rudes et héroïques, malvenues des oreilles délicates. On parle de constitution et de gouvernement... Eh! qu'importent les formes extérieures qui ne sont qu'un cadre pour l'âme popu- laire, si l'àme elle-même se perd et mollit? Les formes les plus nobles, au lieu do la redresser sur la pente elle roule, se corrompent au contraire à son contact. Qu'im- portent les ressorts bien graissés de la machine publique, si le souffle n'est plus au fond pour la faire mouvoir dans le sens de la grandeur nationale? Qu'importent vos petites perfections et vos vains raffinements de diplomatie et de politique, s'ils ne servent qu'à la fortune des hommes qui vous conduisent, et s'ils mettent à néant, sous des appa- rences de progrès, l'antique fierté? Quand la fierté s'en va, la patrie s'en va avec elle. Quoi ! Belges, c'est pour léguer aux générations le drapeau des libertés, c'est pour per- mettre aux foyers de l'avenir l'épanouissement pacifique, c'est pour assurer aux mœurs le développement tradition- nel, c'est pour semer le germe des révolutions qui vous firent libres, c'est pour cette œuvre sévère et grandiose que vos ancêtres ont combattu sans trêve la France, et, avec le triomphe de ses armes, l'importation de ses mœurs! Et voici que vous autres, les enfants de ces héros, oublieux de tant de constance, de bravoure et de grandeur, vous ouvrez

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toutes larges vos portes à l'ennemi qu'ils repoussaient! Plus encore, vous l'appelez, vous l'invoquez, vous allez jus- que chez lui chercher ses coutumes, ses vices et ses modes, et pour l'instant il viendra, vous lui faites à l'avance un chemin de ses erreurs et de vos propres faiblesses. Non, vous n'êtes plus les Flamands des Flandres; vous êtes les Français de la Belgique. »

Ah ! il est temps d'ouvrir les yeux, et c'est beaucoup sur les parents que je compte. Ils ont dans les mains les générations nouvelles. Non-seulement ils leur donnent le sang : ils leur donnent aussi l'âme... Mais l'avouerai-je? je songe surtout aux femmes pour cette œuvre de régéné- ration. Quelle que soit leur sottise actuelle, elles n'en sont pas moins flamandes par le sang et l'esprit. Si l'influence étrangère a altéré leur riche fond naturel, elle n'a pu y détruire tout-à-fait l'héritage des aïeules. Il faudrait que les mères, voyant l'abîme marche la patrie, inspiras- sent à leurs filles la simplicité. Les hommes en ont beau médire : la femme est toute-puissante. Leurs calomnies viennent de leurs défaites, et c'est parce qu'elles sont les vainqueurs qu'ils veulent les donner pour les vaincues. N'a-t-elle pas son cœur pour elle? N'a-t-elle pas par excel- lence le charme et la bonté? Et y a-t-il pour vaincre des armes plus solidement trempées? Que serait-ce si, avec ce prestige d'amour et de grâce, elle possédait encore la réflexion qui lui permettrait de se mêler aux conseils du mari, plus encore de partager ses études, de l'y seconder et de réaliser, par cette profonde entente, outre l'union des corps, celle des esprits?

Ah ! je l'affirme, le cœur de la femme est capable de tous les héroïsmes : il semble même que la nature, par le don de certaines choses qu'elle a fait à l'un et qu'elle compense

CHAP. XIII LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 71

chez l'autre par des dons qui y répondent, ait voulu donner à la femme les inspirations hardies et à l'homme la puis- sance de les réaliser. J'en ai vu dont les narines frémis- saient à l'idée de la patrie et qui, visiblement palpitantes au récit des luttes anciennes, semblaient dire avec les mou- vements de leurs gorges émues, qu'elles la sentaient en elles. Elles la sentent en effet se mouvoir et bouillonner dans leui's entrailles ; car la patrie, ce n'est pas le présent seulement, le mari, le foyer, les affaires; c'est aussi l'en- fant, l'avenir, les destinées incertaines, les voies qu'il faut aplanir à ce petit être, à cet homme de plus tard. La femme connaît la patrie, et c'est par le foyer qu'elle la connaît. Voilà pourquoi, en cette décadence de l'esprit flamand, il n'est pas impossible que les femmes, averties des dangers qui menacent leurs enfants, ne se mettent bravement en travers du torrent qui nous emporte...

0 femmes, si, connaissant votre charme et votre puis- sance, vous éleviez vos filles loin des corruptions qui peu- vent les atteindre à chaque instant, si vous versiez dans leurs âmes, comme cette huile oià se retrempaient les athlètes, les conseils et les exemples qui les retiendraient dans la vertu; si de ces jeunes filles, cœurs tendres, têtes souriantes, beaux fronts pleins d'innocence et de candeur, vous faisiez, par l'effort de votre amour, pour le temps o£i elles deviendront femmes, des épouses chastes et des mères fortes ; si enfin, au lieu d'y jeter les rumeurs des fêtes et des tourbillons, vous mêliez en ces jeunes âmes les aspira- tions calmes, l'amour de la nature et la conscience du devoir, ah ! certes, il ne faudrait plus s'inquiéter de la patrie.

Eh bien, je vous en prie, mères, au lieu de travailler à les rendres molles et faibles, armez-les de pudeur et d'hon-

72 NOS FLAMANDS.

nèteté ; après l'école qu'elles connaissent le ménage ; qu'elles s'habituent à l'ordre, à l'économie, à la propreté; que de bonne heure elles connaissent le prix de l'argent, la valeur des sacrifices, le bien-être des occupations simples; que leurs mains se fassent aux soins délicats de la cuisine et du vêtement ; qu'elles apprennent enfin l'art de diriger une maison, de n'y laisser rien hors de place, d'y ranger les objets en bonne figure, et quelle que soit la fortune, d'y mettre par ces arrangements, si ce n'est les apparences du luxe, du moins celles de l'aisance. Certainement, elle ne doit travailler à rien qui puisse nuire à sa beauté, et je ne voudrais pas qu'elle mît la main aux gros ouvrages. Mais dans la limite des occupations par lesquelles une femme sait enchanter sa maison, il en est mille oii elle est adorable et qui seront autant de chaînes au cœur de l'époux.

Et vous, pères, tâchez que l'époux soit digne de l'épouse et observez envers vos fils le grand enseignement dont j'ai parlé ! Mesurez-leur, selon l'âge et l'esprit, les leçons et les études. Enfants, conduisez-les aux champs, aux bois, dans l'air libre, à travers l'aube et le couchant ; jeunes hommes, ne les soumettez pas uniquement aux leçons du collège, mais formez-leur le cœur et la conscience ; parlez-leur de la vie, de ses devoirs, des luttes qu'ils soutiendront plus tard, et tout en les prémunissant contre les excès des passions, ouvrez leurs âmes à l'amour, à la joie, aux noces heureuses.

Nommez-leur souvent la patrie; qu'ils la connaissent, qu'ils la comprennent, qu'ils la sentent grandir en eux, comme l'image d'une mère; qu'ils aient de bonne heure l'amoui- du beau, du grand, du vrai, et qu'ils apprennent à placer la liberté par dessus tout au monde. Le beau n'est pas l'étude ingrate et pénible qui se borne à des coupes, à des mots et à des mètres, mais l'inteHigence de la nature,

CHAP. XIII. LE RETOUR A LA PATRIE, ETC. 75

son âpre amour, cette irrésistible force qui nous y pousse éternellement, les attendrissements que versent dans l'âme les vents, les ombres et les rayons.

Pour la liberté, faites-la sentir à l'enfant en ne la lui sup- primant pas, mais avertissez-le des écarts elle entraîne par la sage retenue oii vous maintiendrez la sienne propre. Qu'enfin il ne devienne pas, après quelques années d'études et par la vertu d'un diplôme, un sot capable de réussir en pu- blic et de faillir en secret propre à toutes les occupation- 011 il s'agit d'être comme tout le monde et impropre à toutes celles il s'agit d'être mieux que les autres; que d'abord il s'applique à devenir xm homme, qu'il le soit ensuite et qu'alors, le poussent ses facultés, ses goûts ou sa voca- tion, il mette son esprit, son cœur et sa vie. Faites-lui sur- tout l'âme fière. Vertu héroïque, car elle est la mère de toutes les grandeurs, la fierté met l'honneur d'un seul au dessus des destinées de tous. Lors même qu'il verrait un peuple entier dans la poussière, celui qui en est armé des meure debout, la tète au ciel, indomptable en son âme. Sans fierté pas de grand cœur. Si bas qu'il tombe, l'homme, fier en dépit des malheurs, demeure auguste, dans une majesté que n'atteint jamais l'homme lâche au sein des plus grandes prospérités.

LES BEAUX-ARTS.

I>Il.E:iw^IEI^E ■JPJ^JEl'rXlEl.

L' Arj: et l'Etat.

I.

Il existe ici un bureau des beaux-arts, lequel est à peu près l'équivalent d'un comptoir de banque, je veux dire que, la plupart du temps, tout s'y traite par le chiffre, en dehors de considérations artistiques proprement dites.

Or, une direction des beaux-arts n'est pas une boutique.

Les destinées de l'art ne sont point du ressort des commis.

Ni les modes par lesquels on régit les affaires ordinaires, ni les hommes qui les administrent généralement ne réunissent les conditions voulues pour une aussi grave mission.

Ainsi deux points à étudier : les moyens et les hommes.

Quels sont les hommes? Quels sont les moyens?

76 NOS FLAMANDS.

Les hommes sont généralement de cette espèce assez peu variable, qui, appliquée à toutes les occupations le génie particulier n'est pas nécessaire, y réussissent indiffé- remment. Le chiffre est leur domaine: habiles à le manier, ils le répartissent en portions égales, en règlent les excé- dants, en balancent les déficits, d'une main qui ne bronche jamais. En retour, aveugles sur tout ce qui n'est pas le chiffre, ils n'ont aucune des considérations qui pourraient en ébranler l'inexorable raideur, et pourvu que les calculs s'accordent avec les totaux, ils ne prennent garde s'ils s'accordent avec les personnes et les idées. Les lumineuses régions de la pensée ne sont pour eux qu'un champ banal le chiffre doit enfanter les moissons et qu'ils laboui'ent lourdement, comme des bœufs.

Quant aux moyens, la routine continue à les chercher dans l'imitation des pratiques familières au commun des administrations. Formes pourries de la protection, elle accueille les patronages des grands, et sous couleur de tutelle substitue au talent la vieillesse ou l'habilité. Les subsides qui devraient se mériter par des concours ouverts à tout le monde, sont le lot de quelques-uns, qui l'obtien- nent par hasard, intrigue ou nécessité, à titre d'aumône, de superflu, de gratification ou de rénumération. L'art n'est pour l'Etat qu'un titre figurant au budget, en vertu duquel il se dépense tant par an. La moralité de l'art, la moralité de son intervention dans l'art constituent, dans le patronage qu'il pratique parce qu'il y est astreint, des distinctions qu'il ne veut pas entendre. On dirait, à voir ses dédains ou son indifférence, que l'art n'est à ses yeux qu'une superfluité parasite qu'il faut nourrir non par uti- lité, mais par convention, et s'il veut bien y voir une mis- sion, il la fait consister à le doter, nullement à l'élever.

CHAP. I. L ART ET L ÉTAT. 77

L'art cependant est pour un peuple une des manifesta- tions les plus hautes de ses énergies. C'est dans les créa- tions de la pensée que se révèlent sa physionomie, son caractère, son individualité, et il n'y saurait réussir sans une âme forte, assouplie aux formes de l'esprit. En même temps qu'il trouve dans l'âme commune l'originalité de ses conceptions, l'art sert à développer le cœur dans la nation, et par des traits saillants auxquels elle tâche d'at- teindre, à accroître sa personnalité. A ce premier titre, les hommes chargés de veiller à la grandeur de la pa- trie seraient coupables de laisser l'art à l'abandon , et , sinon de ne le guider dans des voies tracées par lui-même, du moins de ne point lui faciliter celles oii l'inspiration l'emporte. Ils seraient coupables encore à un autre titre : l'artiste, incarnation de l'art, n'a pas dans sa carrière les res- sources que les professions ordinaires trouvent dans le cercle de leurs spécialités. Son intelligence, appliquée uniquement au souci de l'idéal, n'a de force que pour l'art, et c'est en lui seulement qu'il peut trouver, en même temps que la gloire, la fortune sans laquelle l'art ne saurait s'exercer librement. L'art est aristocrate, il crée des besoins parti- culiers. Le superflu des autres est pour lui le nécessaire. Lors même que, par tempérament, l'artiste ne recherche- rait pas les milieux dont le luxe, l'abondance et l'éclat maintiennent son génie dans une sérénité égale, le gem'S auquel il se livre lui fait souvent une loi des fantaisies que son austérité saurait repousser. Et, pour ne prendre qu'un exemple, si son pinceau se plaît aux lumières des satins, aux chatoiements des velours, aux élégances des festins ou simplement aux purs modelés de la forme, ne doit-il pas s'entourer du spectacle des objets qu'il fixe sur ses toiles, et par un libre choix de contours exquis, étudier, saisir.

78 NOS FLAMANDS.

approfondir la beauté qu'il interprète ? Comment arrivera- t-il à réunir ces indispensables éléments de son travail s'il n'y emploie les moyens par lesquels d'autres les font servir à leurs plaisirs? C'est l'or qui lui donnera les beaux mo- dèles, les velours, les tentures, les vases et les statues, Mais il est pauvre, son nom n'est pas connu. Devra-t-il briser ses pinceaux et renoncer à cette carrière son talent lui promet le succès ? C'est ici que la patrie inter- vient. A ces fils généreux de l'idée, qu'elle devine et qu'elle soutient, elle avance, sûre d'en être remboursée plus tard par l'éclat d'un nom qui lui revient, les condi- tions matérielles qui leur font défaut. Sa grandeur est dans cette maternelle mission qui la fait veiller aux berceaux de toute intelligence, de toute âme, de tout esprit. Elle tient dans ses mains les jeunes destinées promises à la lumière des grands soleils, et d'un œil vigilant qui en observe la croissance, elle voit en même temps si rien n'arrête leur essor. Tout ce qui concerne le cœur et l'esprit communs éveille également sa sollicitude, mais c'est surtout à l'art et à la science, principe et initiation du cœur et de l'esprit, qu'elle en attache les plus marquants effets.

Je le reconnais, le monde n'est pas parfait , la patrie , rêve auguste, est au dessous de l'idéal qu'on s'en fait, les commis remplacent les hommes. L'aide maternelle se résume en chance et en protection, et si l'on n'est bien en cour, la patrie tourne le dos.

Un jeune artiste a fait une œuvre, je suppose. Je suppose même qu'il ne l'ait point faite, qu'il lui ait manqué des res- sources pour la faire; mais il a des esquisses, il peut montrer sa naissante valeur. Armé de son idée, de sa toile, de ses fortes espérances, il s'en va frapper à la porte du budget. On lui dit qu'il n'y a pas d'argent, qu'il doit attendre, que

CHAP. I. l'art et l'état.

79

l'on verra plus tard à s'acheter le chef-d'œuvre, qu'il n'a qu'à remettre son idée en portefeuille pour des temps meil- leurs, etc. Est-ce juste? Quoi ! un jeune talent se révèle, vous le savez; son œuvre est puissante; il ne peut espérer qu'en vous, car il est inconnu, ou bien le sujet qu'il a traité n'est pas de ceux qui se mettent dans les boudoirs, et vous lui direz : « mon bon ami, je n'ai pas le sou, toi non plus. Vis si tu peux, meurs si tu veux. Pour moi, qui suis la nation, qui aurais à profiter de tes talents, qui pourrais m'enorgueillir de tes œuvres un jour, je m'en frotte les mains. » Halte-là! Si la protection, ou pour corriger la rudesse un peu blessante de ce mot, si l'aide du gouverne- ment devient quelque part une obligation, c'est vis-à-vis de l'artiste, de l'homme qui travaille pour la gloire commune, sans base certaine il puisse s'appuyer, sans ressources positives qui l'empêchent d'emporter à la tombe, avec ses pauvres idées mortes, les futurs triomphes de la nation.

Or, pour en revenir à cette impossibilité dont j'ai parlé de faire rentrer une direction des beaux-arts dans le cadre des administrations ordinaires, que voulez-vous qu'un commis aux chiffres comprenne à ces délicatesses des positions ar- tistisques, au rejaillissement des gloires personnelles sur le nom même de la nation, à l'impardonnable honte de laisser mourir sur un lit d'hôpital les plus précieux talents? Le chef-d'œuvre, pour cet homme qui ne connaît que son registre et y trouve l'art aligné en colonnes au bas des- quelles se groupent des totaux, sera une superfétation qu'il ne peut introduire dans sa ligne de chiffres sans en détruire la balance. Si par aventure, les colonnes plus complaisantes permettent l'intrusion, il regardera la signature, toisera le pauvre inspiré et comblera le chiffre en blanc des lignes d'addition en y fourrant quelque oie patronée.

80 NOS FLAMANDS.

Je veux que le budget soit hospitalier, qu'il n'ait pas qu'une porte à demi-ouverte, avec d'impassibles sentinelles de carton, mais qu'il s'ouvre à deux battants, qu'il ne soit plus nécessaire de montrer en entrant ses blessures et ses cheveux blancs, ses médailles et ses croix, que les gros, à ce mystérieux entrebâillement, n'aient plus le pas sur les petits, et surtout que les portiers de ces antres ténébreux sachent reconnaître de la médiocrité qui se faufile pour fdouter le falent qui entre la tête haute pour mériter.

II.

Sans doute les attributions de répartiteur, en cette sorte de fonds, sont très délicates, et le ressentiment des artistes est proverbial. Je ne vois que trop combien le gouverne- ment est pénétré de cette idée ; comme les bons crient le moins fort, ce sont les médiocres qu'il patrone à Ja place. C'est peut-être très logique ; mais à coup sûr ce n'est pas très équitable. La sage protection des bons parlera toujours plus haut, dans l'opinion publique, que les vaines récrimi- nations des mauvais. Je comprends qu'avec la meilleure volonté du monde il est malaisé de répondre à toutes les demandes; aussi pour assurer l'accomplissement d' œuvres vraiment grandes, faut-il même parmi les bons faire un choix des meilleurs et laisser de côté, quand il est opportun, les talents qui ne les recommandent pas spécialement à la

CHAP. II. L ART ET L ÉTAT. 81

sollicitude de l'Etat. Mais, pour Dieu! écartez décidément la cohue des vieillards, des cacochymes, des jeunes ténébreux et des manchots ! Ce sera un coup d'Etat, je le veux bien, mais n'est-ce pas un coup d'Etat nécessaire que d'écheniller un arbre de toutes les vermines logées dans l'écorce et repues des sucs que le fruit dépérissant se voit dérober par elles?

Que voit-on, en effet? Celui-ci, un vétéran de 1830, peint, sur la fin de ses jours et de sa gloire, pour s'immortaliser et gagner sa vie; celui-là est parent au sixième degré d'un ministre enrichi aux affaires, et il traite l'histoire qui ne lui donne pas les moyens de payer son tailleur ; cet autre est un septuagénaire dont les paravents de cheminées, achetés uniquement par l'Etat, servent à décorer la loge des con- cierges ministériels ; cet autre, qui n'a jamais rien fait du tout, mais qui colporte depuis dix ans dans le monde, en gants paille et en pantalons clairs, une idée qu'on n'a jamais connue, est le mari d'une dame qui a eu des bontés pour le frère d'un sénateur; cet autre encore est le fervent ami des corporations religieuses qui le font vivre des Sainte-Barbe et des Saint-Joseph qu'il leur fabrique; tel imbécile est décoré pour ses moines, aussi piteux que lui-même; tel autre parce qu'il a marié la fille de son maître ; d'aucuns pour on ne sait quoi ; certains pour qu'ils ne soient pas tentés de rien faire. 0 adore à plat ventre le roi qu'il peint plate- ment ; 0 est de tous les jurys, bête comme K qui est de toutes les académies : puis c'est le maigre B qui donne des leçons aux demoiselles du monde ; R le cagneux qui fait de la peinture nationale ; S le louche qui peint des panneaux pour les boudoirs ; le petit M qui a un oncle en position ; le petit E qui est le neveu d'un cuisinier bien en cour ; V le tortu, sur qui SI essuie ses pieds et ses pinceaux; puis

6

82 NOS FLAMANDS.

(•'est M™^.. pour ce qu'on suppose; M"^.. pour ce qu'on ne saura jamais; M... pour sa femme, qui est à tout le monde, excepté à lui; et M... pour son mollet, que la marquise... déshabille à huis-clos. Puis il y a tous les vieux professeui'S, grisailles jusqu'à l'âme, qui n'ont jamais su tenir une brosse de la vie, mais qu'il faut récompenser parce qu'ils se sont donné la peine de gagner des cheveux blancs ; il y a aussi les satyres de boudoir, façonnés aux courbettes du monde, qui promènent autour des fauteuils des dames, rengorgés comme des paons, leurs têtes vides et pommadées; il y a les personnages dont la boutonnière fleurit, qui sont connus de M. le comte X ou de la princesse Y, et qui sont les fils du valet de chambre de monsieur ou les bâtards de la cui- sinière de madame ; il y a ensuite indistinctement tous ceux qui portent les cheveux longs, les ongles sales, la barbe inculte et des habits huileux ; par contre, il y a tous ceux qui se frisent, se rasent, se gantent, se brossent et se vêtissent de Bismark malade. En somme, il y a beau- coup de gens et de toute sorte ; mais, il faut le constater, il v a plus de médiocrités que de talents et plus de nulhtés que de médiocrités. Eh bien ! l'art n'a que faire des consi- dérations qui font réussir les hommes dans les autres con- ditions sociales, et ce n'est pas parce que tel artiste aura couché avec la femme de son protecteur que moi, qui ne la connais pas, je sois tenu d'admirer ses tableaux. Il importe peu que l'artiste ait vieilli dans la pratique do l'art, si, dans sa longue carrière, il n'a pas même appris qu'il était un sot, et, comme Périclès renvoyant aux poteries de Céramique les gâteux du métier, je souhaite à ce triste vétéran qu'il s'en aille planter ses choux.

Depuis quand l'artiste est-il assimilé au soldat, au méde- cin, au juge, au bourreau? L'artiste n'a pas le privilège de

CHAP. TH. l'art et L état. 83

ces messieurs ; il ne rend pas de services directs et ceux qu'il rend ne peuvent être taxés à la mesure ordinaire. Le soldat dont un coup de feu a emporté la jambe est décoré et reçoit une pension. De quel droit donnerez-vous une pension à l'invalide dont la main a gagné aux batailles du pinceau le tremblement sénil sans jamais avoir fait autre chose qu'écorcher à la lettre des martyrs ou crucifier des Christ? Décorez-vous sa vieillesse? Pensionnez -vous sa barbe grise? Eh donc, vite! qu'on ramasse tous les octo- génaires qui vagabondent par les chemins et qu'on les dote des mêmes avantages que ce trembleur; ce manchot, ce gâcheux rente pour ses infirmités. Si au moins l'infirme se reconnaissait incurable, je comprendrais qu'on le pen- sionnât : il cesserait de porter les armes.

III.

Une chose qui prouve à l'évidence le degré de sollicitude que le gouvernement porte aux arts, c'est le choix des sujets qu'il impose aux artistes subsidiés. Sans doute l'homme le moins clairvoyant se dira que pour développer les inspirations originales et accélérer la marche de l'arl, il ne faut pas s'arrêter à des sujets qui, par leur essence même et leur vulgarité mille fois rabâchée, excluent toute recherche de sentiment personnel. Mais l'Étal, qui esl plus fin là-dessus que le commun dos mortels, ti<'iit prcci-

U NOS FLAMANDS.

sèment un autre langage, et il lui semble que la trivialité et la banalité sont bien plus propres à la révélation des talents que les sujets d'âme et de pensée. Il serait difficile, je crois, de compter le nombre de Christ au tombeau et de Sainte-Famille qui ont constitué jusqu'à présent les com- mandes aux artistes. Il ne m'est pas arrivé une seule fois de causer avec un artiste en faveur au budget sans en recevoir la confidence de l'éternelle mise au tombeau ou de l'imper- turbable crucification. On dirait vraiment que la fatalité chrétienne pèse sur l'art et qu'il ne peut se développer hors du cercle de la légende catholique. Je prendrai la liberté de dire au gouvernement qu'au point de vue de l'art, de telles doctrines sont des hérésies, et qu'au point de vue général du progrès, leur application constitue de véritables fautes. Ici, l'art touche étroitement à la conscience publique ; la reli- gion étant une question de moralité ou d'immoralité selon les temps, ce qui, il y a des siècles, formait un des éléments du salut humain est aujourd'hui l'empêchement le plus grave à l'émancipation sociale. La foi catholique tend à disparaître de plus en plus de l'âme du monde. De quel droit perpétuez-vous dans la nation, avec l'argent qu'elle vous donne pour représenter ses idées et féconder ses prin- cipes, une source d'inspirations auxquelles elle répugne et que le vent du siècle a tari pour jamais? Si la religion catholique vit encore aux autels, dans ses pompes an- ciennes, avec les apparences de l'antique adoration hu- maine, c'est qu'elle se soutient par l'habitude plutôt que par les convictions, et elle n'en est pas moins mortellement frappée au cœur. Ces hommes qui vont au temple accomplir les devoirs prescrits par la religion des ancêtres, question- nez-les quand ils en sortent, et vous verrez combien peu la foi catholique a de part au mouvement qui les y ramène

CHAP. III. L ART ET L ÉTAT. 8a

encore. La religion est devenue une sorte de composition des idées d'autrefois avec les idées du siècle. Celui que jadis l'Eglise appelait croyant ou fidèle n'a gardé de la pri- mitive communion que des liens vagues qui l'attachent seulement aux pratiques extérieures; mais le symbole a perdu le sens qu'il y adorait autrefois, et c'est sans s'y mêler qu'il en voit les représentations. Il assiste aux sacri- fices religieux, je le veux; c'est que ses pères y ont assisté, c'est qu'il n'a ni la vigueur pour secouer un joug que sa raison réprouve, ni la raison pour en reconnaître la lâcheté; c'est encore qu'il préfère se confondre aux erreurs de la foule que se ranger à la vérité de quelques-uns. Prie-t-il? Ploie-t-il les genoux au moment de l'élévation ? Sa lèvre accompagne-t-elle avec extase le chant des prêtres, et l'orgue qui tonne sous les voûtes éveille-t-il dans son âme autre chose que ces mystérieuses vibrations qui sont, non pas les exaltations de la foi, mais les efforts vers la foi et les surexcitations de l'imagination entraînée en un flot d'har- monie? L'ancienne exaltation est si loin de nous que, dans les églises même, les plus beaux sujets de religion, traités par le pinceau des maîtres, n'excitent plus en nous que l'ad- miration des formes plastiques, et c'est une chose mer- veilleuse de voir les gens qui se prétendent les plus atta- chés à la foi passer devant une Madeleine ou une Vierge comme devant une courtisane, en vantant la force du mo- delé, l'expression de la douleur ou les cassures du vête- ment, sans du reste y trouver le moins du monde sujet à contemplation:

La religion dans l'art s'est convertie en morceaux de peinture. Or, si cette conversion indique suffisamment l'abaissement de la religion dans le domaine de la con- science, elle est, en tant qu'art, la négation même des avan-

-\0S FLAMANDS.

iages que l'art pourrait trouver dans la religion. La pire chose dans l'art est le morceau de peinture, c'est-à-dire la routine substituée à l'inspiration, comme dans les religions la pire chose est l'habitude, c'est-à-dire la convention sub- stituée à la foi. Le morceau de peinture rentre dans cette catégorie de sujets l'on n'a besoin de travailler que de la main, et qui ne nécessitent de l'esprit d'autre effort que de se souvenir ou de copier. Tous les Christ du monde se réduisent aujourd'hui à un torse plus ou moins bien brossé, et le sentiment religieux n'est plus que la science par laquelle on affaisse les muscles de la face et l'on disloque les membres du corps. Pour les Vierges, le premier souillon d'atelier dont le corps est passable, et qui sait se tenir à genoux pendant trois heures, sert à réaliser le type divin; la virginité devient une affaire de pis-aller qui s'attrape au hasard par un jeu de draperies et par une façon de béatitude croquée en deux coups de crayon. Que j'en ai vu peindre de Vierges ainsi ! Le modèle sommeillait dans un demi-jour, accroupi sous un lambeau bleu, entre une crinoline et une ombrelle ; devant, le peintre, pipe en bouche, houspillait à grosses brosses sur la toile l'infor- lunée légende, furieux et abruti, maudissant la Vierge et envoyant à tous les diables le subside qui l'attardait à de telles inepties.

Pour que l'art pût trouver son compte à la religion, il faudrait que la foi guidât le pinceau du peintre. Mais oh donc, encore une fois, est-elle, cette foi qui faisait les Van Eyck, les Fiesole, les Cimabuë, les Diirer, les Mu- rillo? donc parmi les artistes? donc parmi la foule?

Un fonctionnaire de l'État, payé pour défendre les prin- cipes religieux dans l'art, mais trop .spirituel pour les

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défendre autrement qu'en paradoxes, me disait un jour que tout le moyen-âge, ayant vécu presque exclusivement de cette pâture, nous pouvions encore, hommes de ce siècle, nous repaître des miettes laissées par le moyen- âge. Eh bien non! le moyen-âge a tout épuisé : il n'y a plus rien à glaner dans les sillons moissonnés par les farouches inspirés de l'idée chrétienne. Et, du reste, n'est- ce pas assez que, pendant plus de trois siècles, le monde n'ait connu que le spectacle des désolations catholiques, et n'est-il pas temps, après avoir pleuré toutes ses larmes aux pieds des Christ sanglants, qu'il les sèche enfin dans la contemplation d'un art moins divin et plus consolant ? Nos musées regorgent de cadavres, de douleurs et de sang : ce ne sont partout que bûchers, que massacres, que pendai- sons, que crucifications. Sommes-nous destinés, dans le grand changement qui s'est fait, à perpétuer la tradition des bouchers catholiques tenaillant à coups de pinceau les hor- reurs des légendes fanatiques? Montrez-nous donc l'homme, l'enfant, la maternité, l'amour, mais ne les travestissez pas plus longtemps de bandelettes mortuaires et d'auréoles divines.

Ah! si à la place des vaines représentations d'un culte inanimé, l'art, épris des réalités de l'histoire, s'attachait aux drames éclatants de l'humanité, ne croyez -vous pas que devant ces glorieuses images du passé, les fils appren- draient à aimer la patrie, et que les pères, réveillés en leurs calculs d'intérêt par l'exemple des ancêtres, rougiraient à la fin de leur indignité?

Quelle plus grande leçon offerte aux peuples que ces représentations du passé, surgissant sévères et augustes dans le flot même des événements présents, en ces places publiques incessamment traversées par les passions du

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jour ! Comptez- vous pour rien les enseignements de ces co- losses de bronze, de ces géants de pierre, de ces titans de marbre, environnés de gloire, couronnés de siècles, sur la poitrine desquels se résument des épopées entières, et qui, sur leurs grands fronts altiers baignés de nos soleils, ba- layés de nos vents, laissent s'écheveler le souffle des an- tiques héroïsmes? Ces gloires debout dans l'agitation de nos temps, ces vieilles et pures gloires ensevelies dans l'immortalité ne parlent-elles pas au cœur des foules ? L'homme d'aujourd'hui, passant devant elles et voyant sor- tir de ces lumineux suaires la grandeur et la majesté, ne mesure-t-il pas instinctivement sa taille à ces membrures colossales, image d'une âme supérieure et d'un esprit plus élevé? Ne sent-il pas au fond de lui-même un tressaillement d'orgueil, si par hasard l'étranger qui contemple ces héros lui demande leur nom et salue un immortel souvenir? L'âme des jeunes gens est surtout capable de ces puissantes émotions; le courage et le génie sublimés par l'art projet- tent en cet âge vibrant de généreuses ardeurs. Pareilles à ce marbre antique que le soleil, de son premier rayon, fai- sait chanter, les jeunes natures, frappées de ces beaux spec- tacles, résonnent profondément, et rien n'est fort à travers la vie comme ces hautes impressions de la jeunesse. Ah! s'il vous faut des hommes pour recueillir le souffle des an- cêtres, multipliez les apothéoses; que toutes les têtes éclai- rées de génie ou inspirées de valeur qui, dans les luttes grondantes des champs de bataille ou dans les sereines régions de l'intelligence, ont combattu, ont travaillé, ont Drille, qu'elles se retrouvent parmi nous, vivantes à travers la mort, rayonnantes à travers l'ombre, comme des jalons qui nous parlent des efforts passés, comme des phares qui nous marquent les destinées futures! Là, au moins.

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l'originalité, excitée par la nature même des sujets, dou- blée par l'enthousiasme sans lequel l'art n'atteint point son but, l'originalité trouve libre carrière; l'artiste se sent ins- piré. Ce ne sont pas des fantômes qu'on lui demande : l'art n'aura pas à lutter dans les nuages; il a le pied en terre, il vit de la vie de ses héros, l'âme qui les transporta l'anime lui-môme. Quel robuste coup d'épaule à la peinture d'his- toire, si le gouvernement détrônait pour tout de bon l'an- cienne vogue des martyrs chrétiens et s'inquiétait à la place de nos pauvres gloires oubliées dans leur linceuls et si bien enterrées que c'est une honte à nous de n'y point jeter de temps à autre une tleur! Le cœur belge se remettrait à battre aux appels d'un art qui nous rendrait, en ces temps d'amollissement et de torpeur, le souvenir des forces an- ciennes.

Peinture d'histoire, grande peinture, l'admiration ac- cordée aux œuvres de style, d'idée, de fougue et de réflexion a fait de ces deux mots des synonymes. Et, en eflet, il n'est aucun genre qui, avec une recherche plus grande d'origina- lité, demande plus d'élévation d'esprit, plus d'énergie de caractère, plus de virilité d'inspiration, et offre en même temps un champ plus libre aux tempéraments doués. Si, jusqu'à ce jour, la peinture d'histoire s'est bornée au fait matériel sans chercher à l'éclairer des lueurs de toute une époque, si, en d'autres termes, elle n'a pas incarné dans le fait historique la synthèse des temps il apparaissait, ce sera la gloire de notre époque de faire éclater dans une unique page tout le cœur d'un peuple, tout le mouvement d'un siècle. 0 grandeur de l'art! Horizon infini de la pen- sée ! Tout un siècle, toute une nation dans un tableau !

La grande peinture, a-t-on dit, a besoin pour vivre des sujets religieux: seulement elle trouve les libertés de

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l'espace, les apothéoses dans la lumière, les ressources de la fantaisie à travers terre et ciel. C'est une erreur.

La peinture religieuse, par la nécessité de se borner aux types conventionnels et de traiter des sujets auxquels l'âme des foules sympathise moins de jour en jour, la peinture religieuse n'est pas la peinture de vie. Si le génie de ses peintres en rend les œuvres éternelles, c'est moins par la foi qui les a enfantées que par la magie du travail et la puissance de la conception ; le monde y admirera toujours l'esprit de ceux qui les ont conçues, alors même qu'il n'aura plus la foi pour en comprendre le sens divin. Le mou- vement du siècle nous écarte sans retour des mythologies anciennes, et à la place des dieux qui servirent si longtemps à l'opprimer, l'homme monte, victime qui aura son tour de royauté sous les cieux. L'art suit fatalement la marche du siècle : vainement il voudrait s'y dérober; étroitement uni à l'esprit public, il sent passer en lui les défaillances et les énergies des peuples, en même temps que leurs morales et leurs philosophies. C'est ainsi qu'aujourd'hui la tradition mourante ne suffit plus à l'art: au sein des luttes qui mar- quent ce siècle, le mysticisme battu en brèche par la raison soulevée ne peut lutter davantage contre la vérité humaine. Les ligures de l'ombre rentreront au néant; on ne verra plus sous la clarté des cieux que les symboles rayonnants du bien et du beau. Assez de larmes, du reste, ont arrosé les clous de la croix : à force d'y presser leurs lèvres, les fils de l'Église en ont effacé la trace du sang martyr; sous leurs mains tremblantes la croix elle-même est tombée en poussière. Un autre martyr apparaîtra dans l'art, crucifié pendant de longs siècles, ayant encore aux mains la marque des bû- chers et aux pieds celle des chevalets ; à son tour il verra ses soupirs recueillis par le génie des arts; son sang, glori-

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fié par la toile et le marbre, criera vengeance du fond de l'abîme; son âme, qu'il fut si souvent sur le point d'exhaler, et qui pourtant, malgré les horreurs croissantes d'une ter- rible agonie, ne sut jamais quitter ses membres souffrants, elle parlera, elle hurlera, elle jettera l'anathème aux bourreaux, elle éclatera comme la trompette légendaire aux oreilles des oppressem-s, ou bien, adoucie par la foi nou- velle, elle chantera l'hymne divin de la félicité future. Poètes! artistes! L'inspiration n'est pas morte, tant qu'il y a des joies et des souffrances, et voici le grand supplicié des siècles, le forçat lugubre et innocent, le christ qui n'eut pas même la consolation de mourir et resta siu* sa croix des mil- liers d'années, le voici qui tend à vous ses mains !

Or pensez-vous que l'épopée humaine, avec ses péripé- ties épouvantables, ses désastres sans nombre, ces ombres un instant déchirées, puis rendues plus épaisses encore, ces précipices béants sur les chemins, ces conspirations de la terre et du ciel conjurés contre les hommes et ces foudres partout retentissantes, la croyez-vous moins propre aux grandes conceptions de l'art que l'épopée chrétienne? On me parlera des allégories, triomphe de la peinture, des facilités qu'elle y trouve, des éléments surnaturels que la religion permet au travail de l'artiste. Rien, j'en conviens, n'accuse plus le caractère de la grande peinture que la nature idéale de ces éléments ; ce qui fait sous le pinceau des maîtres le charme et la grandeur des toiles anciennes, c'est souvent l'imposant appareil de la mise en scène. Sans doute, l'art humain, poussé aux dernières conséquences du rigorisme, ne saurait tolérer ces fantaisies surnaturelles, mais l'art est au dessus de la raison, et si celle-ci enseigne la vanité de ces fantaisies en en démontrant l'impossibilité, l'art, qui ne relève que de lui-même, a le droit de repousser

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ses leçons et de s'ouvrir les chemins que condamne la science. Ainsi, en ses grands rêves, l'art, lancé dans les horizons poétiques, n'est pas forcé de borner son vol au compas de la raison, et le ciel oii il se lance, en lui ouvrant un autre monde, livre à son caprice l'éblouissante chimère de ses profondeurs.

C'est le propre de l'allégorie de se servir du surnaturel. En descendant du ciel sur la terre, qui empêche l'allégorie, devenue humaine par ses sujets, de reprendre au ciel ses anciens attributs? On dira qu'il y a disparate, qu'une idée humaine ne peut se réaliser dans un milieu surhumain, que l'allégorie doit conséquemment chercher ses moyens d'exécu- tion sur la terre, dans la réalité, et non dans la fable et dans les nuages. C'est raisonner justement, mais quelle œuvre d'un peu de génie ne vaut mieux que tous les raisonnements du monde? L'allégorie me semble l'incarnation de l'idée pure avant son application aux choses humaines. Ainsi, quand je songe à la république, j'en ai l'idée dans la tête : tant que je ne la fixe pas par un souvenir, l'idée demeure vague et infinie : une fois fixée, elle perd sa grande univer- salité. La république dans son sens général est un sujet d'allégorie. Si je suis peintre, comment le rendrai-je? Évo- querai-je la pensée d'une des révolutions par lesquelles on a cherché à la donner au monde ? Soit, mais alors ce sera de l'histoire, non plus de l'allégorie. Or, l'allégorie, par son caractère infini, non précisé, est bien plus large que le fait de l'histoire. Je me tiendrai donc au sens géné- ral ; mais si je n'ai recours au surnaturel, marquerai-je bien la grandeur farouche et majestueuse de la république? Le spectacle de quelques hommes furieux, hors d'eux- mêmes, en haillons, luttant contre des soldats, sur des barricades et parmi des cadavres, rendra-t-il l'imposante

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idée delà république? Moi qui veux me tenir à l'austérité de l'idée sans la souiller du sang des luttes, parviendrai-je à exprimer ce que je veux? Non, on reculera devant ma toile : on dira émeute, alors que c'est république qu'il faut qu'on dise. Je devrai donc effacer de mon tableau ces per- sonnages qui, en la précisant, rapetissent l'idée, et prendre pour représentation de cette grande pensée, non plus des hommes et un fait historique, mais les fictions de l'allé- gorie et les ressources qu'elle me donne.

Je conviens que la dénomination d'allégorie a été souvent appliquée à de si sottes conceptions que la défaveur qu'elle porte est parfois justifiée. Mais je n'en défends pas moins un genre qui, sous un pinceau énergique, peut réussir grandement, et si les mythologies pomponnées de Boucher, symbolisant les amourettes libertines de la Régence dans les paysages fleuris de Gythère, peuvent donner à croire que l'allégorie n'est susceptible que de ces mignardises, je dirai que tout comme elle emploie les azurs tendres et les aubes pourprées de Bouclier, elle se sert aussi des éclairs et des foudres de Rubens, quand elle s'approprie aux grandes pensées.

Que la peinture religieuse lègue donc à l'allégorie hu- maine ses nuages enflammés roulent les ouragans, ses figures symboliques volant à travers l'espace, ses apo- théoses et ses flamboiements, que derrière le masque de la fiction, condensation idéale de la pensée, on sente battre l'humanité. J'admets vos anges, si je sais qu'ils sont pris au figuré, symbolisant seulement les idées pures, comme le progrès, la raison, la révolution qui n'ont point de visage dans la réalité.

Toutes ces choses sont peu senties des gens chargés chez nous des destinées de l'art, ou, si elles le sont, il n'y paraît

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îjfuère. L'argent qui se dépense en subsides pour la fabrica tion des toiles religieuses est un argent perdu pour l'art. Que dis-je? l'art, étouffé sous l'accroissement de ces lieux communs, y perd lentement sa vigueur et s^n originalité; l'artiste, habitué à y trouver des ressources commodes, ne cherche plus à se renouveler dans des créations indivi- duelles, et, s'il parvient à en vivre matériellement, l'art en meurt moralement.

Et que fait-on, d'ailleurs, de nos musées (1)? Les voyons- nous se remplir? C'est à peine si tous les cinq ans une œu- vre nouvelle y fait son apparition. Que me citerez-vous, si je vous demande quelles toiles de nos maîtres s'est acquises, en ces derniers temps, le gouvernement? Je ne vois autour de moi, quelque effort que je fasse pour trouver, qu'un chef- d'œuvre jeune et vivant (le Stevens), qui fait rougir les momies accrochées aux murs. Est-ce suffisant? Et les Leys? Combien en comptons-nous? Un seul, de la première ma- nière, lisse et mou, bien composé, et assez pauvrement peint. De Gallait? Pas un, si ce n'est quelques chiens dans un paysage de Kuyttenbrouwer. De Portaels? Un et des plus fades. De Pauvvels? Un. De Degroux? Un, De Lies? Un et pas des meilleurs. De Jos. Stevens? Un. De Dillens? Un. De Claes? Un £>'^.ul bon. De Ptoelofs? Un. Ainsi, les imités s'alignent sans faire un total bien considérable.

(1) On a pourtant songea restaurer le musée ancien. Les toiles pouiiis- saient. On les a remuées; c'est toujours cela. Mais au lieu de les péle-mêler, on eût dii les ranger par école. J'ai un j)eu ri de la salle Rubens du reste très-heureusement décorée par les soins de M. Willamc. On fait une snllo à Rubens et l'on n'oublie qu'une cliosc, c'est de l'y mettre.

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Avouez que c'est patroner les arts à peu de frais et sans grands efforts.

L'art ne connaît pas les exclusions. Il admet tout ce qui est bon; il ne rejette que ce qui est mauvais. Pas plus que l'art, l'État ne doit connaître les distinctions. Les genres n'existent pas à ses yeux : que l'un s'applique à la grande peinture, que l'autre se livre au petit genre, si tous deux, dans leurs toiles respectives, montrent également du talent, les distinctions sont impossibles. On l'a dit : un beau paysage vaut une page d'histoire. Non-seulement le génie du paysagiste est aussi merveilleux que celui du pein- tre d'histoire, mais l'effet de ces genres différents est égale- ment puissant. L'impression d'une campagne ou grandiose ou charmante, avec les enchantements du ciel, des ombres, et des feuilles, remplit tout autant l'âme que le spectacle des grandeurs humaines dans une incarnation héroïque. Le genre même, plus modeste en ses apparences, pro- fond parfois par la finesse et l'observation, tient sa place à côté des autres classifications de la peinture. Si le pay- sage charme ou saisit, si le tableau d'histoire élève ou transporte, n'est-ce point encore un mérite, à côté de cette puissance et de cette élévation, que la petite moralité mali- cieuse des sujets spirituels dont on rit d'abord et qui font penser ensuite? Le genre, d'ailleurs, a le champ large, et s'il fait rire, il fait aussi pleurer. Le drame, aussi bien que la comédie, cadre avec sa riche fantaisie. Dès lors, dans sa sphère qui s'étend et s'élève, on voit apparaître la figure douloureuse de la passion et du malheur. Une sorte de phi- losophie sévère a succédé à l'humour piquante, et l'huma- nité, saisie dans ses grandes expressions, a fait place à l'homme, photographié par ses petits côtés. Le genre est comme la lorgnette dont un bout agrandit les objets qu'elle

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fixe et dont l'autre les rapetisse. Quoi qu'il en soit de ces deux faces opposées, le rire comme les pleurs a ses enseigne- ments, et je ne saurais comprendre l'exclusion de cette ma- nière de peinture, pas plus au point de vue de l'exécution qui exige un talent égal à celui des autres genres, qu'au point de vue des résultats, qui sont équivalents.

Le talent a partout des droits. Ces droits varient selon le talent, j'en conviens; tel talent, dans tel genre, en emporte plus que tel autre dans un genre inférieur, mais nul talent, s'il est à la hauteur de l'art qu'il cuUive, ne doit supporter d'exclusion. .

Je ne sache pas que l'Etat chez nous professe devant le ta- lent cette égalité du principe des répartitions. Le paysage et le genre, abandonnés au profit de la peinture religieuse, sont en médiocre estime au budget. Sans doute le placement en est moins facile : il n'est si mince sacristie qui ne reven- dique son Christ; il n'est si mince église qui n'obtienne sa Vierge. Églises et sacristies sont pour les commandes reli- gieuses un placement qui concilie avec le souci de l'art le souci d'une politique personnelle. Malheureusement l'art est au dessus de ces conciliations. L'Etat ne doit point pa- troner l'art dans les manifestations qui peuvent seconder ses vues et ses intérêts. L'art est libre : il n'est pas le ser- viteur des coteries. L'Etat ne peut vouloir abroger cette in- dépendance : .sans elle, l'art, dominé par des influences étrangères à son principe, rampe tristement terre à terre. Qu'il considère les grandeurs que l'art trouve dans sa liberté plutôt que les tristes avantages que lui-même retire de sa servitude. Toute œuvre qui ne repose pas sur la foi, à quelque chose que cette foi se rapporte, et qui, pour se produire, a subi d'autre influence que le libre mouvement de l'inspiration est indigne de l'art et sans profit pour la

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politique des gouvernements. La foi seule crée les œuvres d'art, et c'est la bonne foi qui fait les bons gouvernements.

Je me suis plaint du vide de nos musées, et vraiment je ne conçois pas comment un musée décoré du nom ambitieux de musée moderne a la prétention de représenter les ten- dances de l'art actuel. Encore si, à la place de cette dénomi- nation superbe qui implique l'idée d'une vaste collection oii tous les genres et tous les pays seraient caractérisés par des œuvres saillantes, le musée s'appelait tout simplement mu- sée national; je comprendrais qu'il n'y eût point de représentation étrangère. Mais j'entends bien, il s'agit d'un musée moderne. J'avoue ici ma honte et je rougis pour le pays. Quoi! musée moderne, alors que la Belgique n'y compte pas même ses maîtres, que la France ne s'y révèle que par une esquisse de Delacroix, deux crayons d'Ingres et un dessin de Decamps, que l'Allemagne ne s'y devine même pas, et que l'Angleterre y est à l'état de mythe? donc est le vieux bon sens flamand, si nous prenons une coquille de noix pour un bâtiment de guerre, et quoi donc nous pré- servera des moqueries de l'étranger, si nous n'avons plus même un refuge dans la conscience de nos balourdises?

Un musée incomplet est de petite valeur ; il importe peu que des œuvres d'art y soient disséminées, si, par un heureux groupement, on ne cherche à en faire valoir les dissemblances et les similitudes. Il faut que les rapproche- ments mettent en évidence, outre l'esprit général et l'in- fluence du siècle qui a produit l'œuvre, l'inspiration par- ticulière, les tendances individuelles et les progrès de cha- que artiste. Mais s'il en est ainsi pour les musées anciens, à plus forte raison ces considérations s'appliqucnt-elles aux musées nationaux. Quelles leçons trouvera-t-on dans un

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musée démembré, et quel moyen, sans une suite ordonnée et complète, de dresser dans l'avenir les annales de l'art? Un pays qui veille aux destinées de l'art doit posséder un musée national complet. En est-il ainsi chez nous ? J'ai prouvé que non. De tous les talents que je citais à l'appel, combien se trouvent dans notre musée, on l'a vu : les meilleurs sont exclus. Est-ce indifférence ou question d'ar- gent? Je ne veux pas le savoir. Non seulement les grands créateurs étrangers manquent, mais même les nationaux. Or je voudrais y voir les uns et les autres. La comparaison à coup sur serait excellente : les nationaux, par l'étude des étrangers, apprendraient à mieux se connaître, et jugeant de leurs propres défauts par les qualités qu'ils verraient chez les autres, puiseraient chez ceux-ci des éléments nou- veaux pour l'école nationale.

Le siècle se porte à l'éclectisme, et les traditions se mêlent; c'est, selon la quantité du mélange, un mal ou un bien. Sans doute, la tradition doit se renouveler, sous peine d'être un cercle sans cesse l'on tourne comme l'écureuil en sa cage, sans progrès ni no valions. Mais elle se renou- velle surtout en elle-même, conformément à son essence et à ses principes. On comprend, du reste, qu'elle ne saurait se dérober complètement au mouvement de l'art chez ses voisins, et il en passera quelque chose dans ses propres allures; ces éléments étrangers, s'ils sont ménagés avec prudence, ne peuvent même que lui être propices, comme de certains croisements. Je l'ai dit tantôt : il est à sou- haiter que les écoles d'un pays aient l'occasion de se com- parer à celles des pays voisins, et, certes, ce n'est pas pour changer la tradition contre une mode nouvelle ; ces com- paraisons servent au contraire à mieux faire connaître la tradition, les innovations qu'on y peut apporter sans en

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altérer le fond, les accommodements qu'il lui est possible de prendre avec les idées contemporaines, les qualités qui lui manquent et les défauts dont on doit se garer.

Je ne veux pas apprécier ici le mérite de l'école fran- çaise ; il me suffira de dire que son influence sur l'art mo- derne est considérable, et le talent de ses maîtres la justifie pleinement. Sans tradition, si ce n'est la tradition bâtarde de Poussin et la tradition rococo de Boucher qui seule lui appartient en propre, l'art français a surgi de ce siècle, infiniment varié et grand dès ses commencements. Je com- prends que les nations tournent les yeux vers lui et s'ins- pirent des hautes originalités qui le signalent. Pourtant, nous autres Flamands, dont la tradition est si belle, avec des bases si solides en nous-mêmes, n'oublions pas que le tem- pérament français ne cadre pas avec le nôtre et qu'il y a chez lui pour nous des enseignements à prendre plus que des modèles à suivre.

Il est pourtant un genre oii la France est sans rivale, je veux dire le paysage.

Sans doute le paysage flamand a son individuahté pro- noncée ; mais elle lui vient plutôt des sites qu'il représente que du procédé de l'exécution. Les transparences de l'air n'y ont pas la magie du paysage français; les soleils n'y brillent pas de lueurs aussi éblouissantes; les matins n'y roulent pas des brumes aussi lumineuses. C'est le sol, c'est le ciel, ce sont les Flandres, mais l'illusion manque, ou pour mieux dire, l'âme du paysage.

Le paysage flamand sent ce qui lui manque, et pour se compléter, son instinct le porte vers l'école française. Il y apprendra en effet cette légèreté de brosse qui lui fait défaut, la verve qui enlève, l'inspiration qui interprète et ne veut pas copier; son procédé un peu lourd s'amollira

BIBLIOTHECA

iOO NOS FLAMANDS.

par l'étude de cette facture souple et légère, et sa ro- buste énergie y puisera la grâce qu'elle n'a pas encore trouvée.

Mais sont les Rousseau, les Daubigny, les Troyon, les Corot, les Diaz, les Millet? Je cherche eti vain: c'est à peine si les nôtres s'y rencontrent. Dès lors, comment les jeunes artistes, sans la comparaison des talents étrangers, pourront- ils agrandir le cercle de leurs idées, n'ayant jamais devant eux que l'exemple des écoles ils se forment? L'oiigina- lité de l'artiste se compose de deux éléments : l'étude et l'ins- piration. Celle-ci est affaire de nature: l'étude seule est en sa puissance. Or, l'étude pour lui c'est la comparaison; quand il a comparé, il sait ce qu'il peut prendre, ce qu'il doit laisser. On dira qu'il peut étudier les nationaux: sans doute, ce sera le beau de son talent d'en garder le caractère ; mais, tout en restant fidèle à l'esprit de l'art dans son pays, s'il voit des progrès chez ses voisins, il doit les étudier et s'y soumettre, car le progrès ne porte pas de cocarde et l'art n'a pas de frontières.

IV

Une garantie de progrès pour les arts, c'est le degré d'es- time où on les tient et la dignité qui préside à leur mode de rémunération. Partout les arts n'ont été considérés que comme une superfluité de l'opulence particulière et non comme une des nécessités de l'éducation publique, chez

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les peuples surtout qui, incapables de s'élever avec eux aux pures régions de l'esprit, n'ont vu dans leurs prêtres inspirés que des façons d'ouvriers dont l'enthousiasme et le génie, toujours en bride, se paient à la commande, jamais les hautes cimes de la pensée n"ont été atteintes, jamais le ni- veau d'une certaine médiocrité routinière et habile n'a été dé- passé, — les nobles ardeurs, les vaillants efforts, les âpres ré- voltes de l'esprit dans les grandes luttes de l'idéal y sont toujours demeurés inconnus. S'il faut parler au contraire des nations oii l'intelligence publique seconde les arts par un noble enthousiasme, est-il nécessaire de remonter aux ma- gnifiques exemples des républiques anciûnnes, pour appré- cier le stimulant que les arts trouvent dans le respect des citoyens? S'il importe à l'artiste que les productions de l'esprit soient rétribuées, le salut de l'art dépend de considé- rations supérieures, et des monceaux d'or, couvrant la toile et le marbre, ne le sauveraient de la décadence qu'à la con- dition d'être, au lieu du salaire de la besogne accomplie, le témoignage d'une sympathique admiration. Or, cette dignité, sujet d'éternelle émulation parmi les artistes, qui les enveloppe comme d'une chaude et caressante atmos- phère 011 croissent les hautes inspirations, cette dignité existe-t-elle en Belgique? L'estime que nous accordons aux arts s'étend-elle plus loin que les libéralités par lesquelles on en achète les œuvres, et savons-nous être amateurs magnifiques en même temps que protecteurs chaleureux? Poussons-nous la considération des arts jusqu'à oublier de marchander, et regardons-nous la rémunération qui leur est due comme peu de chose à côté de l'admiration qu'ils méritent? Sans doute, il y a ici comme ailleurs des esprits délicats qui se plaisent à la contemplation des belles choses et qui no pactisent pas, pour les posséder, avec

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l'attrait qu'elles ont pour eux. Mais j'entends parler de la masse, et je songe surtout au gouvernement. Est-ce une preuve d'estime que ces subsides sans raison et sans équité donnés à des artistes de contrebande et de pacotille ? Est- ce une preuve de dignité que les contestations surgies à l'égard de certaines toiles taxées par l'artiste à des prix sans remise et marchandées, comme articles de com- merce, par les maîtres du budget? Est-ce enfin un encou- ragement pour l'art que le crédit accordé aux maigres talents prônés par la raison d'état ou recommandés par la modicité des prix? L'art n'a pas de comptes courants.

Faisons ici un. aveu: l'artiste est souverainement dépré- cié dans ce bon vieux pays de Rubens, et le plus mince épicier qui fait sonner dans sa poche des pièces de cent sous est plus en honneur que l'artiste qui n'a pour fortune que son inspiration. Or, les travers d'une nation sont, la plupart du temps, les fautes de ceux qui la gouvernent, et la masse, qui ne fait que suivre l'impulsion donnée, n'est qu'à demi-responsable des ignorances on la main- tient.

On me dira que le gouvernement s'occupe des arts, puis- qu'il entre pour une bonne part dans la création des écoles d'arts industriels. Je l'en remercie, mais la protection de cette branche secondaire greffée sur le tronc de l'art pro- prement dit, ne justifie pas l'abandon il laisse celui-ci. Qu'il étende dans la plus large sphère possible les efforts de l'industrie, et que, dans la plus forte mesure, il y mêle les notions élémentaires de l'art qui sont le dessin, la con- naissance des proportions, et la théorie des perspectives, cela n'est rien tant qu'il ne montrera pas pour les arts une estime particulière et qu'il ne récompensera pas les artistes d'une manière éclatante. Ce n'est pas la connaissance des

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lignes qui répandra les notions du beau; ces simples études, dégagées de l'intelligence supérieure et du sens exquis de l'art, ne sont bonnes qu'à produire des critiques suffisants et ignares, comme il s'en voit dans toutes les branches de l'esprit, parmi les demi-spécialités gonflées de lieux com- muns. Mais la science du beau, ce tact délicat qui se con- naît aux fines inspirations, ce flair de l'esprit qui se plaît aux parfums de l'art, comment les développerez-vous, si ce n'est par l'exemple de vos propres sympathies, par la sé- duction des grandes récompenses aux artistes, par les pres- tiges enfin qui assurent à l'art une place supérieure dans l'opinion publique? Aimez d'abord l'art vous-même afin que les autres l'aiment aussi, et tenez pour certain que, sans cet amour profond et intelligent, dussent des foules entières s'asseoir chaque jour aux bancs des académies, l'enseignement qui s'arrête aux lignes sans descendre au cœur de l'art produira peut-être de bons artisans, jamais de bons artistes. Il faut à l'art les encouragements sérieux, les pompes publiques, les triomphes éclatants et ce tumulte de fête que figurent, dans les apothéoses picturales, les énormes trompettes sonnées par les Renommées joufflues. Il faut enfin ces excitations toutes-puissantes, composées des applaudissements des masses et des hommages des esprits d'élite, qui sont comme la manifestation matérielle de la gloire.

Ne vous semble-t-il pas, en effet, que les œuvres sorties chaudes et palpitantes des méditations de l'esprit valent bien les artificielles créations enfantées par la science de l'engraissement et promenées en triomphe par les carre- fours au son des musiques? Pourtant, qui donc a le plus de trompettes, de l'artiste couronné ou du bœuf gras? Lequel voit s'amasser les foules sur son passage, réjouies, heu-

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reuses, avec des battements de mains et des bravos? Ce n'est certes pas l'artiste, auquel on ne songe guère, et qui cuve ses triomphes dans une désolante solitude. Parlez-moi des médailles et des décorations. La belle chose et bien propre à inspirer l'émulation aux talents ! Nous croyons avoir tout fait quand nous avons décerné des médailles et des cordons, et vraiment nous n'en sommes pas avares. Mais qu'est-ce donc, en vérité, ces maigres et officielles récompenses, lon- guement débattues par des jurys souvent intéressés, décer- nées pour des raisons l'art n'a rien à démêler, et silen- cieusement promulguées un beau matin par la voie du Moniteur? Toutes les médailles du monde ne feront pas un seul artiste, et cette froide comédie ne vaudra jamais, aux yeux d'un homme de cœur, le chaud battement de mains d'un homme du peuple. Gomment entend-on, en effet, l'en- couragement des jeunes artistes à la première étape du succès, au premier pas dans la carrière des victoires? Les ministres, en habits chamarrés, sont assis autour d'une table ; à côté d'eux, rayonnants d'immortalité, les acadé- miciens se consolent de leur grandeur en se curant les ongles et se bouchant le nez de tabac. C'est l'heure; alors un homme grave, d'âge vénérable, un médecin, je suppose, ou un apothicaire , se lève dans le vaste silence d'une enceinte dépeuplée et prononce, sur les avantages des arts appliqués à la confection des seringues, un long discours scandé d'une voix monotone, pour l'acquit de conscience de l'Académie, ou simplement parce que sans discours on ne saurait trop comment combler les deux heures fixées pour la cérémonie. Cependant, dans l'air muet, le dernier mot a retenti, et une autre voix qui s'élève en ce moment énonce les noms des lauréats. L'artiste se lève et va recevoir des mains du bureau la pancarte son triomphe est consi-

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gné, puis il se rassied, et quand une douzaine d'amis com- plaisants, une famille attendrie et les pompiers de service ont répondu à renonciation des prix par quelques applau- dissements, tout est dit, le triomphe est consommé, l'ar- tiste s'en va avec les jouissances de cette grande journée.

Quoi ! est-ce donc tout pour ce jeune homme, pour ce jeune esprit, pour cette imagination ardente déjà préoccu- pée de gloire, pour cette nature nerveuse et passionnée, sujette à des retours, à des défaillances, à des arrêts, qu'il faut stimuler, éperonner, armer contre les obstacles? Des pompiers, des habits brochés, des fonctionnaires ennuyés, des académiciens qui bâillent, la précipitation d'une corvée officielle, le glacial silence d'une salle à demi-vide, quel- ques bravos endormis qui n'osent rompre le fatal enchante- ment ! Ah ! je ne demande pas de musique, je ne demande pas de couronne, je ne veux pas de sérénade, je ne veux pas du speech encourageant d'un fonctionnaire. Quelles traces laisseront-elles dans la mémoire, ces fugitives dé- monstrations réglées selon les convenances et poussées juste au point où, l'approbation de rigueur étant satis- faite, on songe à sauvegarder ses gants? Ce qui serait beau, ce qu'il faudrait en ces vraies solennités de l'art, ce qui devrait entourer ce jeune lutteur entrant dans l'arène, en qui s'annoncent peut-être de hautes destinées, c'est le cœur d'une foule, ce sont les sympathies en dehors de la parade et de la commande, ce sont les naïfs mouvements de l'admiration publique, c'est toute la jeunesse accourue des écoles et des académies sans rivalité et sans rancune, et protestant par l'ardeur de ses démonstrations contre la tiédeur des applaudissements officiels.

J'affirme qu'au milieu des misères que ce siècle a créées à l'art et des luttes que la conscience de l'artiste doit soutenir

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à chaque pas contre le goût du jour, le souvenir des commencements applaudis, de cette fête enivrante oii s'en- trevit à ses yeux la face de la gloire, de ce concours de monde accouru pour le saluer et le soutenir, ce charmant et grand souvenir le maintiendra debout, en haleine et en force, comme un homme de qui l'on attend beaucoup et qui ne veut pas succomber sans avoir répondu à de belles espérances.

Certainement nous ne sommes plus à ces beaux temps de la Grèce oii l'art était considéré comme la plus haute exalta- tion de l'esprit, oii les artistes s'achetaient par leurs triom- phes, à côté des grands citoyens, une place auPrytanée, la sœur d'un Cimon se faisait une gloire d'avoir posé, modèle et maîtresse à la fois, pour les tableaux d'Apelle, 011 les artistes marchaient dans une lueur de gloire, célébrés à l'égal des dieux ; alors les chefs-d'œuvre de la pensée, disputés par la rivalité des peuples, suscitaient sur les champs de bataille de sanglantes revendications. Nous ne sommes plus aux temps oti le génie palpitait sous la tempe des foules, oii les enthousiasmes publics dressaient à Phidias ou Polygnote de triomphantes apothéoses, oiî des peuples de statues, vivants rappels des hommes et des choses, se rencontraient dans les temples et dans les rues, oti les joies, les deuils, les fêtes, les affections du foyer, les rivalités de la place publique se manifestaient sous la forme de l'art, les athlètes avaient leurs marbres comme les héros, l'on multipliait les dieux pour en pouvoir multiplier les statues, l'art était partout dans l'air, dans la flamme des soleils, dans les conversations particulières, dans les discussions de la place, et formait le souci principal des plus graves citoyens. Nous sommes en un temps plus rassis, moins évaporé, moins futile; nous avons mis le

CHAP. TV. l'art et l'ÉTAT. 107

cadenas à nos transports ; notre gravité nous écarte de la folie dos apothéoses.

Pourtant, sans compromettre notre dignité et sans mon- ter au ton des vieux enthousiasmes, ne pourrions-nous, à la place des médailles et des rubans, donner aux artistes un peu de respect et d'admiration? J'ai assisté plusieurs fois à la remise des prix aux lauréats des concours de Rome : chaque fois j'en suis revenu froissé et navré. Et doit-on s'étonner des froideurs du public en ces belles et nobles cérémonies? Quelle estime pourrait-il avoir pour des artistes qu'on ne lui apprend pas à honorer, qui émar- gent au budget comme des valets ou comme des indigents, et dont il ne voit que de petites œuvres sans inspiration et sans originalité? Cette indifférence n'est-elle pas très naturelle, quand on songe que pour ses représentations so- lennelles, au temps des expositions, l'art ne trouve pour s'abriter, comme un pauvre honteux qu'on niche au chenil ou qu'on parque à l'étable, à la place des musées qui sont ses seules maisons, qu'une baraque de bois branlante au vent comme un échafaudage de carton et faisant eau comme une barque mal radoubée, laquelle baraque, construite pour les besoins de l'art, loge trois mois de l'année les marbres et les toiles, et le reste du temps, selon que l'occa- sion s'en présente, des porcs ou des melons, tant qu'à la fin, après quatre ans de résistance héroïque, près de crouler, on l'abat, moisie et véreuse, abritant des araignées et des champignons ?

V.

Dans le petit procès que je fais ici au gouvernement, je ne m'aveugle pas sur ses mérites réels, l'enseignement de l'art, par exemple. Le nombre croissant des écoles de des- sin témoigne suffisamment des excellentes intentions de l'Etat. Mais s'il est bon, s'il est nécessaire d'avoir des écoles de dessin, si les vocations, évoquées par des études pré- liminaires, s'y révèlent à la voix des maîtres, encore faut-il reconnaître que c'est l'exception et qu'on y peut faire de corrects dessinateurs plus que de vrais artistes. C'est trop se borner, quelque développement du reste qu'on apporte à ces écoles, que de restreindre à leur formation les sollicitudes de l'Etat, car les écoles, marche-pied des hautes études, abandonnent l'élève alors qu'il ne sait que peu de chose encore, au moment le désir lui vient d'en savoir plus. A Dieu ne plaise que je veuille mettre en doute les avantages des écoles de dessin ! J'y vois, pour l'esprit du jeune homme, une application sérieuse qui lui donne, jus- qu'à un certain point, l'idée de la juste mesure et fait naître en lui, par une secrète harmonie, l'ordre, le goût et la symétrie. Si l'enseignement tout matériel qu'il y trouve ne lui inspire pas les enthousiasmes du beau , du moins , devant ces plâtres qu'il copie, dont il entend vanter les merveilles, il cherche la ressemblance des lignes et de

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l'expression particulière, il pressent le beau, vaguement, je le veux, puisqu'on ne lui en donne aucune notion et que le maître est content s'il le voit réussir en des reproduc- tions banales ; mais ce n'est que la conséquence d'un enseignement mal compris et le vice d'un mode imparfait que le temps modifiera.

Ah ! sans doute, quand je verrai, en ces écoles l'esprit et le cœur viennent chercher un divin aliment, les maîtres, oublieux des formules stériles, non plus le compas et l'équerre à la main enseigner à l'élève les proportions géométriques, parler, à propos de l'art, le froid langage de l'arithmétique , et simplement former chez l'enfant l'habi- leté manuelle, mais, par des explications graduées, sans prétention et avec simplicité, découvrh' le mystère des lignes, en dévoiler l'âme cachée, révéler la secrète beauté enfermée dans les ondulations de la forme, ah! sans doute alors l'institution sera parfaite : si tous ceux qui participe- ront à de telles leçons n'y prendront pas les qualités que la nature donne seule à l'artiste, du moins ils y recueilleront un fond d'élégance et de goût qui les distinguera dans toutes les carrières ; de plus, ils y prendront l'intelligence de l'art, des notions justes et sûres, mieux que des notions, la force d'âme et la finesse d'esprit se puise l'enthou- siasme. Mais quel pas à faire! J'ai vu dans ces écoles de tout jeunes enfants : les uns, d'après la Vénus ou l'Her- cule, copiaient des lignes et cherchaient la ressemblance : les autres , pétrissant l'argile , y modelaient , selon la bosse, des contours, des formes. Je fus émerveillé de tant de souplesse et de facilité. Alors, parmi ces enfants, je pris le plus habile, dont l'œuvre, prompte et parfaite, indiquait un don spécial, et je lui demandai, de façon h ce qu'il prît plaisir à me le dire, quelle expression le sculpteur avait mis

no NOS FLAMANDS.

dans sa statue. Il demeura bouche béante, et je n'en pus tirer autre chose, si ce n'est qu'on ne le lui avait point dit.

Les académies, dans le large système de l'enseignement manuel et de l'enseignement oral, l'un expliquant l'autre, sont des institutions excellentes je voudrais voir se compléter l'éducation des jeunes gens, sans distinction de carrières. Mais, telles qu'on les voit aujourd'hui, les aca- démies, profitables à l'ouvrier, nuisent à l'artiste. Bien de jeunes esprits qui sans elles eussent porté fruit, soumis aux doctrines pédantes des maîtres à rengaines, y perdent la fraîcheur des idées, la jeunesse des conceptions, la li- berté de l'imagination, et, en retour, en emportent la sénilité, la froideur, l'effort patient et stérile, l'épuisement des vaines recherches. Non, ^Taiment, ce n'est pas la faute des maîtres si, bravant l'influence des traditions mal expli- quées, l'artiste parvient à se frayer à travers l'ornière un libre chemin, et si, au sortir de ces classes on lui a dis- séqué l'art, comme un cadavTe, sans lui en montrer les secrets ressorts, il secoue k la porte la poussière classique sous laquelle on y enterre ses jeunes inspirations.

VI.

Des esprits prévenus se sont élevés contre le système des académies et l'on a dit que jamais une académie ne ferait un artiste. Il est clair que tirer du néant quelque chose est chimère impossible et que semer dans la pierre n'amène point à grande récolte. Ainsi l'on prodiguerait les plus

CHAP. VI. l'art et l'état.

m

merveilleux enseignements à l'homme qui, par nature, tempérament ou incapacité, ne saurait les concevoir ni s'y appliquer; ces belles leçons seraient peine perdue. Mais que, dans une académie bien réglementée, il se rencontre de jeunes intelligences, je ne veux pas même des aptitudes spéciales, mais bonnement des esprits ouverts, capables d'instruction ; confiez-les, ces jeunes cerveaux, à des maîtres comme il en faut, qui sachent et sachent pourquoi, des hommes du métier sans doute, mais qui le comprennent, c'est le petit nombre ; qu'ils apprennent de ces maîtres les lignes, les formes, la manière d'arriver à la ressemblance, la valeur des proportions; que, de plus, derrière les con- tours, sous la matière, ils prennent l'habitude de chercher un sens, une idée, une expression, l'âme enfin; que, dans ces leçons la main se forme, leur cœur se forme en même temps, et qu'un rayoïî du beau, jaillissant des mar- bres qu'ils étudient, tombe en eux; alors vous verrez ce que peut, ce que doit être l'enseignement de l'art dans les académies, qu'elles sont merveilleusement propres à hâter les vocations particulières, et d'autre part, à former, pour le beau, le vrai et le grand, les esprits même qui ne sem- blaient pas portés vers l'art ; que rien ne se perd de ces germes féconds jetés avec intelligence dans de jeunes natures ; qu'ils préparent l'esprit aux fortes contemplations, aux rêveries puissantes, non à des chimères poussives s'affole l'idée et qui s'éparpillent sans pouvoir se formuler; qu'enfin, artistes ou non, de pareils élèves se rencontreront dans l'idée, ceux qui le sont par la création, ceux qui ne le sont pas par la compréhension.

VII

Il est des différences, à coup sûr, entre l'enseignement de l'artisan et celui de l'artiste : l'artisan s'exerce principa- lement sur la matière qu'il façonne en vertu des formes auxquelles elle se prête; s'il y met l'idée, il s'élève au dessus de la condition d'artisan, et, par la création, il devient artiste. La création est le seul point par lequel il puisse se rapprocher de l'artiste, qui, certainement, pour formuler son idée, travaille la matière aussi, mais ne saurait mériter son nom, si à la perfection du travail matériel il n'ajoute les raffinements de l'idée. Je ne nomme pas artiste le brosseur habile ou le modeleur ingénieux qui, tripotant avec science la pâte des toiles ou taillant dans le marbre des contours faciles, se contente, par un esprit étroit, d'y porter la res- semblance et la réalité, sans recherche d'une pensée qui fait vi\Te la matière, palpiter la statue et frissonner la toile. Or, je l'avoue, c'est chose rare qu'un créateur ; sur cent pein- tres qu'on voit en grande sueur et d'ahan misérablement s'acharner à des puérilités traitées à la perfection, on trou- verait bien plutôt cent rapins qu'un seul artiste, chercheur patient et obstiné de l'âme et de l'idée. A qui la faute? Je le regrette : c'est toujours le même accusé qui reparaît sur la sellette ; à chaque question il faut qu'il se lève et réponde. Mais je n'écris pas pour louer, pour blâmer non

CHAP. VII. L ART ET L ÉTAT. 113

plus, j'écris pour montrer le bien quand je le trouve, le mal quand il se présente, la voie si c'est possible, la vérité autant qu'il m'est donné de la sentir.

Or, ici encore c'est le gouvernement que j'accuse : l'art est dans ses mains. Si l'art ne s'élève pas au dessus de l'in- dustrie, à lui la faute, car il ne fait point de distinction dans l'enseignement de l'artiste et celui de l'artisan; tous deux il les élève au même giron, du même lait, sans plus de souci de l'un que de l'autre, puis, au bout de l'écolage, il les renvoie l'un à ses pots, l'autre à son chevalet, aussi vides tous deux, n'ayant pour se distinguer l'un de l'autre qu'une science futile, l'artiste surpasse d'un point l'arti- san, qui l'eût regagné deux ans plus tard. D'une pareille école ils sortent en do telles conditions, l'artisan, que ja- mais il ne lui sera donné d'être artiste, l'artiste, qu'il en sera toujours réduit à n'être qu'un artisan. Et qu'est-ce, je vous prie, ces profanateurs stupides, dont l'aveugle bê- tise joue avec l'encensoir du sanctuaire et en étouffe la divine lumière, si ce n'est de plats et vulgaires artisans, indignes même d'un nom qui suppose encore intelligence et bonne foi ?

VIII.

En ces temps de bohème le grand art n'est plus qu'une dérision; depuis que tout est égal à tout, on a inventé le petit art et on l'a fait égal au grand. Petit art, grand art, diront quelques affolés, il y eut-il jamais l'un et l'autre? L'art n'est-il pas grand par lui-même, et toute œuvre qui

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iU ^'0S FLAMANDS.

ne l'est pas est-elle œuvre d'art? Les bons naïfs! Que je me gausse de votre bonhomie, braves gens englués dans le passé, et qu'il est malséant de ne pas marcher dans le sil- lon de son siècle ! Quoi ! ne savez-vous pas que jamais plus qu'en ces jours d'égalité il ne se fit par le monde de distinc- tions? Et, sans parler du petit art et du grand art, faut-il vous citer, dans la peinture même, les classiques et les romantiques, ainsi qu'en littérature, les réalistes en bataille contre les idéalistes, et tout ce grand tremblement cha- cun arbore une cocarde qu'il porte parfois à l'envers, et oii cent drapeaux, secouant à tous crins des plis tapageurs, se heurtent sans savoir de quoi, bêtes du reste... comme des drapeaux? Oui, le siècle est pétri de distinctions, mais c'est pour les pouvoir raccorder qu'il a fait l'égalité, et tout est égal, le potiron et la rose, en ce bon siècle rouge oh l'art fleurit, mes amis, fleur de toutes les saisons. Le petit art existe en vérité, et nous l'avons créé. Gloire à nous ! Tenez pour certain qu'il vaut le grand art, et mieux même, car qu'est-ce, en vérité, que le grand art, si ce n'est rengaines et tartines? Ainsi parlent les mulets du troupeau, gens bien pansus, à clochettes sonnantes, qu'on voit trotter, crotte au pied, dans le paradoxe et le sophisme, ces boues de l'esprit, clignant de l'oreille et battant de la queue.

Eh bien, soit, cette gloire nous était réservée et je la revendique pour le siècle. Oui, il nous était donné d'insul- ter le génie, de bafouer l'inspiration, de railler l'enthou- siasme, de travestir, au profit de l'ignorance et de la médio- crité, les grandes traditions du beau.

A quoi bon féconder dans le silence et la solitude la pensée qui couve lentement, débrouiller des limbes oii elles .sommeillent les pures créations de l'idée, caresser d'un saint amour, en une incubation puissante, un beau rêve pour

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lequel on cherche une forme, dépouiller enfin les influences du jour, les sollicitations de la mode, les entraînements du goût public, et, dans une sainte indépendance, ne con- sulter que soi-même, son âme, son esprit et l'exemple des maîtres? Mieux vaut suivre le courant, battre en hâte l'en- clume, s'en rapporter aux fantaisies du temps, et, aujour- d'hui arlequin, demain pierrot, suivre dans tous ses dégui- sements un goût sans règle et sans frein. Que servirait d'ailleurs de modeler en contours délicats des formes ex- quises , de rêver la grandeur , la grâce , la beauté , d'y attacher son âme et sa vie , loin des corruptions de la mode, puisqu'enfin le premier gâcheur venu, avec un sot panneau barbouillé à l'aventure, ne perce ni l'âme ni l'esprit, emporte à lui les triomphes, et du haut de ses oreilles toise l'artiste qui songe, cherche, s'isole et se tait?

IX.

Oui, vraiment, le grand art est une dérision, et tout est art, qui a couleur, forme et son ; les platitudes des copistes, les saloperies des enfumés de cabaret, les viletés des proxé- nètes du pinceau, oui, ces polissonneries, ces bassesses, cette écume, oui, tout est art. Nous avons reformé l'antique muse chaste et rêveuse, aux formes demi-nues sous les

H6 x\OS FLAMANDS.

longs plis qui 'flottent. Nous en avons fait une sauteuse de corde. Emmaillotée dans des loques losangées, en costume de folie, des grelots au bonnet, des grelots aux cothurnes, des grelots partout, elle crie, hurle, tempête, gesticule, et, cynique comme une catin, en sautant laisse voir, à travers ses caleçons, des nudités décharnées. L'art c'est la muse grivoise et louche qui court les carrefours, avec des odeurs malsaines se mêlent le cigare et le patchouli, le rut et le lavabo ; bâtarde de l'ignorance et de la lubri- cité, elle hante les tavernes et les tripots, se soûle de geniè\Te et de Champagne, casse les verres et les lustres, se déshabille sur un billard, crapuleuse parfois au point qu'on la voit au matin, hâve, blême et crevassée, sans jupe et sans chignon, conduite au poste comme une fille errante qu'on va carter. Ah ! sur mon honneur, elle nous convient, cette muse, et je comprends qu'on en raffole. Ce n'est pas qu'on la reçoive chez soi. Fi ! reçoit-on chez soi coureuse pareille ! Mais on y va le soir, entre chien et loup, et l'on s'y trouve en bonne compagnie, du reste la panse pleine, les boyaux sommeillants, la tête demi- prise de vapeurs et de fumées, et c'est charmant. La mère, éprise des grâces épicées de la folichonne, y conduit, comme au vrai modèle des distinctions et des attraits piquants, ses filles qui s'y pâment et en prennent la marque. C'est merveille de la voir sauter, rire, jurer, boire, tourner et capricoler! Nul mieux qu'elle ne jette son bon- net aux moulins, sa jambe aux quinquets et sa jarretière à qui veut la ramasser ! Les gros mots, les lazzis, les gouaille- ries, les lardons salés font, sur ses lèvres parfumées d'ale et de gin, des pétillements adorables, et mieux qu'une harengère, en un patois neuf et charmant, elle engueule sur le ton enroué des halles, avec des hoquets et de l'écume,

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la galerie badaude et béante qui l'écoute. Ah ! sans doute, le petit art est le grand art, le calembouriste à vingt sous qui dépose ses fientes entre deux pages de gazette vaut le poète, créateur de mondes, un barbouilleur d'enseignes vaut un peintre de grandes toiles, un crétin vaut un homme d'esprit, une limace vaut une rose, et Offenbach, messieurs, vaut Beethoven.

X

Il ne serait pas mauvais, je pense, de s'entendre un peu sur la vulgarisation de l'art qui est une chose juste et sensée quand elle est bien comprise, autant qu'elle est inepte et fatale quand on joue sur les mots. Certainement le progrès de l'art n'est pas seulement dans le développe- ment de son idéal, mais encore dans l'accroissement des gens qui peuvent le concevoir ; sa grandeur est corrélative à l'extension du sens artistique. Et, en effet, quel stimulant pour far liste, quel encouragement à trouver des idées nou- velles que l'applaudissement d'un public bien stylé, non juge badaud d'une matière oîi il ne voit rien, mais apprécia- teur intelligent de créations qui l'arrêtent et le font penser !

Vulgariser l'art c'est le démocratiser. Or démocratiser l'art c'est le renouveler ; c'est développer dans une voie nouvelle, pleine de rencontres heureuses, les formes éter- nelles en elles-mêmes, mais susceptibles de s'user quand

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elles s'appliquent aux conceptions surannées. S'il vous faut vulgariser l'art, je dis le démocratiser, ce n'est pas en le faisant descendre jusqu'au peuple, c'est en faisant monter le peuple jusqu'à lui. Je ne saurais concevoir l'art en dehors de ses hautes sphères de forme et d'idée, non plus que je ne conçois le progrès du peuple en dehors de la fierté du cœur et de la noblesse de l'esprit. L'art ne peut, sans s'abaisser, se faire entendre aux masses par les moyens vulgaires qui les saisissent le plus directement. Qu'un rhéteur de carrefour, travestissant la pensée en un style bas, plein d'écume et de jurons, s'imagine leur rendi'e sen- sibles des discours qu'une forme plus noble laisserait impé- nétrables à leurs esprits, l'art n'entre pas dans cette poli- tique de me. Fleur humaine trempée d'idéal, il n'a de parfum que sur les cîmes ; descendu dans les fanges, son odeur, empoisonnée de sucs mortels, répand des influences malignes ou se perd sans retoui'. L'art domine la réalité. Humanité par les inspirations qu'il prend chez l'homme, il en sort par le souffle dont il les anime. Les yeux sur le soleil, imprégné de ses rayons, l'esprit s'élève vers l'art, se réchauffe à son foyer, se transfigure à ses reflets. Plus il montera dans son pur azur d'idéal, plus le peuple ébloui de cette gloire et de cet éclat tendra vers lui des mains avides de l'atteindre. L'art n'est-il pas, avec ses rêves sublimes, une sorte de mirage se réfléchit le dernier état des sociétés?

Sous peine de lui retrancher les grands horizons qu'il ne peut voir que du faîte, laissez-lui le trône d'or qu'il occupe au dessus des hommes et de la vie, et ne le faites pas marcher dans les sentiers fangeux du monde, au pas des affaires humaines. Conduisez le peuple à lui, levez à cette lumière ses yeux encore aveugles, plongez-le dans les délices

CHAP. X. L ART ET L ÉTAT. 119

du bien et du beau. Le progrès est l'incarnation lente et graduée dans la conscience des hautes vertus de l'art. La carricature, grimacement de la réalité, n'est pas de l'art. Peut-être grossière et disproportionnée de formes, saisit- elle mieux le sens populaire, mais c'est pour en pervertir la franchise native. Rien ne sortira d'une école faite par le ridicule, le laid et le vicieux. L'art seul, harmonie, beauté, pureté, est capable d'enfanter des hommes.

De grandes œuvres, non des opuscules de chevalet, de hautes idées, non des banalités d'atelier, de forts senti- ments, non des élégies de boudoir, un robuste idéal trempé d'un sain réalisme, non des rêves étiques, des chimères poussives, du colportage ordurier ni de la camelote de bou- tique. Puriste! perruque! crie-t-on aux amis du beau qui rougissent de le voir aux gémonies du commerce, dans la fange de la spéculation. Eh! mon Dieu, vous qui le voulez vulgariser, il serait pourtant si facile de s'entendre, et ni vous ni eux ne différez en vérité, si ce n'est peut-être sur les moyens. Ils demandent, comme vous, la vulgarisation de l'art, et ils tombent d'accord qu'il faut des œu\Tes popu- laires. Mais l'œuvre populaire suppose-t-elle la dégradation de la forme, qui est le principe de l'art, ou bien, au contraire, sa perfection même, sans laquelle l'art ne pourrait profiter au peuple ? Evidemment l'œuvre d'art doit avoir forme et pensée, ou elle ne l'est plus, et, à plus forte raison, l'œuvre d'art populaire, qui en est à mes yeux le *ype parfait, puis- qu'elle prend ici les proportions d'un enseignement, doit les réunir toutes deux. Ainsi cet art populaire, de vulgarisa- tion, nous éloigne plus profondément des ornières du jour et nous ramène aux grandes formes anciennes, si vigou- reuses, si mâles, si sévères, cadres superbes des fortes idées. Et sera-ce la religion, sera-ce la glorification com-

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plaisante des maîtres du monde que l'art recherchera pour devenir populaire? Mais qu'y trouverait le peuple? Quel enseignement? Quelle force? Quel courage? Non, l'art moderne revendique la glorification du peuple même ; c'est l'histoire de son cœur, de ses luttes, de ses efforts, de ses héroïsmes qu'il veut exprimer; c'est le spectacle de ses souffrances, de ses oppressions, de ses tortures qu'il veut retracer. L'art moderne s'appuie sur la morale, non celle des prêtres et des rois, qui, si souvent, fut celle des bour- reaux, mais sur la morale éternelle, qui est la reconnais- sance des droits. Et, maintenant, construisez des palais, dressez les marbres, élevez les colonnes, afin que les artistes, trempés dans de fortes études et abandonnant les voies grossières s'embourbe la peinture, puissent com- battre les erreurs, glorifier le droit, populariser l'idée et faire éclater partout, avec les triomphes de l'art, l'âme de l'humanité. Mais suffit-il de livrer aux artistes de vastes emplacements, des palais, des musées, si partout un souffle de mort se fait sentir, si les pernicieuses fantaisies de la mode ont étouffé partout l'enthousiasme et l'amour du beau? Certainement ce n'est pas la race d'hommes élevée dans nos ateliers et nos académies qui montera sur le vieil échafaudage des maîtres, à moins qu'une force particulière ne l'ait cuirassée contre la gangrène et la peste. Et quels hommes alors? Gouvernement, mon ami, c'est à toi de les faire. N'es-tu pas la grande volonté collective, ou plutôt ne résumes-tu pas les volontés de la nation? Et le bien de la nation, ne t'appartient-il pas, à toi qui en es à la fois la tête et le bras, dj le chercher et de le réaliser? Tu crées des écoles; tu crées des académies; mais tout n'est que de moitié fait, si tes écoles et tes académies ne créent rien à leur tour, et voilà il en faut venir. En vérité, si tu ne

CHAP. X. l'art et l'état. 121

t'aveugles pas, ou si tu veux être un instant de bonne foi, tu conviendras avec moi que la Belgique, quoique le pays cil se comptent le plus d'artistes, est un de ceux oii les artistes sont en moins grand nombre ; car, à bien regarder, ce n'est pas tout que d'avoir le pouce à la palette et de manier des pinceaux, sorte de travail oii nous excellons; mais, si ce n'est trop exiger, il faut encore à qui veut être artiste l'inspiration qui anime l'œuvre, marbre ou toile, d'une étincelle particulière, la verve qui jette la vie dans l'idée, et, avant tout, l'idée, sans laquelle la vie ne saurait exister, ni l'art, je pense. Or, je me retourne et je cherche. Dans ce flot grouillant, cette multitude barbouillée, ces masses de crinières ondoyantes, parmi tous ces culotteurs de pipes et ces culotteurs de tableaux, quels sont les gens à cervelle, oii s'agite l'idée, oii triomphe l'inspiration ?Çà et quelques têtes dominent, quelques volontés, quelques esprits, quelques cœurs, mais, sur la masse, cent peintres pour un artiste. Et le malheur est qu'ils peignent à la mer- veille, qu'il n'y manque rien, et que, chose rare! des rapins de première année égalent à ce métier les maîtres. C'est fini, c'est soigné, les tons y sont, l'harmonie y est, tout est juste, tout est parfait, et c'est bête. Rien n'y manque, il est vrai, qu'une chose, c'est la verve, c'est l'originalité, c'est le tempérament de l'artiste, c'est la griffe du lion. Voilà, pour ne rien cacher, la science des académies. On y dessine, on y peint, on y apprend tout ce qu'il faut pour être artiste, et, en somme, quand l'élève endosse décidément la carapace, cela fait un peintre, mais l'artiste est absent. Gouvernement, mon ami, tant qu'il ne sortira de tes écoles que des badigeonneurs, tu manqueras à ta mission .

Nous n'avons pas la flamme, la verve, le brio dans les

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petites choses, encore moins dans les grandes avons-nous l'inspiration, dont le brio est le diminutif. Et c'est cela, c;oùte que coûte, qu'il nous faut avoir, encore que nous n'y soyons pas tant rebelles et qu'il suffirait de secouer un peu notre torpeur et nos habitudes de cabarets. bi je puis te . dire un mot, je te conseillerai une chose, non que ce soit un moyen de fabriquer des artistes, mais peut-être d'en faci- liter l'accouchement. Essaie donc, dans tes académies, d'un enseignement sérieux, non manuel seulement, mais intel- lectuel, afin que l'esprit guide la main, et qu'il y ait un sens au travail de la main, en même temps qu'un but aux atten- tions de l'esprit. Songe à bien établir les chaires d'esthé- tique, et que ce soit un cours fréquenté à l'égal des autres. S'il se peut, mets-y des artistes qui sachent l'art et l'aient pratiqué, en connaissent les mystères et puissent les révéler, hommes d'inspiration et d'érudition, poètes et savants. D'autre part, que penserais-tu, pour tes com- mandes, d'un mode de concours oii chacun pourrait se pré- senter, les élèves et les maîtres, et d'oii la complaisance serait bannie pour ne laisser la palme qu'au talent? Médite cela, mon ami ; l'idée n'est pas mauvaise, car l'émulation dans les arts est une assurance de progrès, et il est bon que les vieux masques barbouillés se mettent parfois en regard des jeunes muses naturelles. Soigne aussi les expositions, et, si c'est possible , ne les parque plus dans des étables à porcs, la confrontation pouvant être défavorable aux uns et aux autres. Surtout mets pour tout de bon les rides et les perruques à la porte. La cohue est forte, vois-tu: il faut y percer, et c'est rude. Si tu n'aides pas les nouveaux arri- vants, si, au contraire, tout en tête, tu entasses vieillots, manchots, goitreux et glorieux, quand passeront les jeunes et les valides? Crois-moi, fais des coudées au talent, balaie

CHAP. X. L ART ET L ÉTAT. 12ô

récurie. Galon dans l'art passe chevron, et il n'est infirmité qui tienne ; les champs de bataille de l'art enregistrent les succès et non les blessures. Je te dirais bien encore qu'il ne serait pas malséant de réunir, non au fond de greniers entoilés d'araignées, mais en des locaux aérés et éclairés convenablement, les œuvres que t'envoient de Rome les jeunes triomphateurs des concours triennaux, afin qu'elles servent d'étape et de leçon, pour marquer le point de départ et le point oii ils tendent ; qu'encore qu'ils t'envoient de Rome des compositions individuelles, tu pourrais en exiger, puisque c'est leur principale étude, annuellement une copie d'un maître italien, laquelle, fixée par toi et bros- sée d'une main entendue, compléterait merveilleusement tes galeries, assez mal fournies du reste sous ce rapport. Pourtant, comme j'aurais beau prêcher, tu n'y prendrais pas garde, je me tais ici, non que j'aie tout dit, je n'aurais guère fini de sitôt ; mais aux sourds il ne faut point parler, et quel pire sourd que celui qui ne veut point entendre? Ne crois pas que je te mésestime, bon petit gouvernement, mais tu as la tête légère, tu t'amuses avec des fusils et des canons, et le bruit que tu fais en ton ronron, comme un chat qui digère, t'empêche d'entendre les voix qui te par- lent, si c'est d'art, de cœur et d'esprit.

IDETJ2S:iÊ335^E l'-A.I^.TIE.

Salon des Salons.

Dans le flot barboteur des comptes rendus de salon, la pensée dominante qui inspire l'œuvre d'un artiste disparaît souvent devant les petites critiques que la passion du jour fait naître sur les fragments qu'il ajoute à cet œuvre. On ou- blie, à l'examen d'une toile nouvelle, l'idée de celles qui les précèdent, et l'on juge son individualité particulière sans chercher les rapports qu'elle peut avoir avec ses sœurs aînées. Aussi me semblerait-il désirable qu'en dehors des agitations qu'engendrent toujours les Salons, une voix s'élevât de temps à autre, débarrassée des inévitables in- fluences de la passion publique, et fît entendre sur ceux-là qu'on juge d'ordinaire au point de vue d'une œuvre exclu- sive la vérité qui ne peut sortir que de la comparaison de toutes les créations marquées au coin de l'artiste. Les salons ou expositions, décriés par des puritains dont nous respectons le farouche scrupule, ne méritent, à vrai dire, ni les condamnations dont les frappe une peur exagérée,

126 NOS FLAMANDS.

ni les apologies que les boutiquiers de l'art, enchantés d'y trouver des comptoirs s'écoule leur marchandise, leur décernent avec ferveur.

Les Salons ont, comme toutes choses, les qualités de leurs défauts; s'ils ressemblent assez, par leur côté vénal, à des entrepôts, il faut considérer que sans les moyens de production qu'ils offrent à l'artiste, l'œuvre de ce dernier demeurerait souvent ignorée. Les Salons offrent, du reste, un avantage sérieux: c'est celui de pouvoir juger du progrès des artistes, de leurs changements de manières, et, si le cas se présente, de leurs défaillances. Arraché à ses calmes contemplations par le bruit qui se fait devant son œuvre, le créateur entend les jugements de la foule ; il apprend de cette bouche impersonnelle, dont la naïveté ouvre parfois des lueurs à l'ingéniosité créatrice, ce qui lui a manqué pour être compris, et peut-être aussi ce qu'il n'a pas compris lui-même. Mais le danger, si vraiment il en existe un, est pour le public, qui ne peut qu'5^ perdre le goût qu'il a naturellement. La succession incohérente de ces panneaux sans ordre jetés sur les murs en façon de bigarrures l'empêche de formuler distinctement le senti- ment que l'étude de quelques œu\Tes isolées lui inspirerait: devant ces frises multicolores, oh la farce bouffonne cou- doie la grandeur tragique, 011 les exiguités lilliputiennes se mêlent aux monstruosités colossales, 011 le placard hardi d'un barbouilleur sanguinolent tranche sur les pâleurs maladives d'un puriste phthisique, il n'a plus que le trouble d'un kaléidoscope qu'on agiterait devant ses yeux.

Le véritable enseignement c'est le Musée! Là, en ce temple du gwiie, le silence recueilli des voûtes fait pres- sentir la divinité de l'art. Dégagée du tumulte des luttes, la pensée y éclate dans une sérénité qui la rend plus belle

SALON DES SALONS. 127

et plus majestueuse. L'âme des foules s'attache à de tels spectacles; devant ces grandes manifestations de l'idée, elle oublie les curiosités vaines qui l'attirent aux Salons. Mais, je l'ai dit, il n'est pas possible de nommer du nom de Musée des galeries morcelées et imcomplètes qui sem- blent chevaucher par monts et par vaux à travers les âges, et n'offrent que des types dépareillés d'époques incohé- rentes. Les musées sont des archives le génie des artistes s'inscrit œuvre par œuvre pour l'enseignement de ceux qui les suivent ; là, le marbre et la toile, à l'abri de la mode et des passions rageuses, font vivre d'une glorieuse et paisible immortalité l'inspiration qui les a conçus. Or, je voudrais qu'en ces annales du génie les vivants eussent leur place comme les morts. Ne seront-ils pas les morts un jour et faut-il laisser aux neveux le soin de réunir à force de recherches les œuvres qu'il est si aisé aux contemporains de s'approprier?

J'ai parlé en commençant de la critique de Salon. Légère et passionnée, parce qu'elh; a peu le temps de méditer et qu'elle reçoit de toutes parts les excitations de la foule, elle présente au galop les individualités du jour et les œu- vres du moment sans chercher à les rattacher, s'il y a lieu, à des efforts et à des tendances dans le passé. Ainsi, par ce côté étroit et passionné, elle participe des désavantages du Salon même, alors que la vraie critique me semble, par ses grands résumés et ses appréciations réfléchies, présenter l'image d'un musée, au seuil duquel expire la passion. C'est à cette haute et sérieuse critique que je faisais allu- sion, quand j'appelais de mes vœux la voix juste, isolée des passions du jour, qui répartirait à chacun ses mérites selon son œuvre entier. Et soit que le critique remontât aux origines de l'art contemporain en Belgique, soit qu'il prit

i28 NOS FLAMANDS.

dès les commencements nos récentes individualités, cette généreuse étude lui fournirait en abondance des hommes et des faits. Voyez plutôt. 1830 à 1868, période importante! L'art fait un pas énorme. Vagissant encore sous la main de Van Brée et de Navez, doyens de la génération actuelle, on voit secouer insensiblement les formes vieillies de l'em- pire. Plus de vains simulacres ! Plus de fausses conventions! Le tempérament deviendra la marque des fortes origi- nalités. Dès 1ers les esprits brûlent. Chacun cherche sa voie. C'est Wappcrs, c'est De Keyzer, c'est Slingeneyer: sans doute, leur main n'a pas l'assurance que l'on verra plus tard à des lutteurs nouveaux ; ils comprennent le maî- tre dont ils s'inspirent, mais leur enthousiasme est trahi par leurs forces; ils sentent la magie des couleurs, mais ils la cherchent vainement sur leurs palettes. Pourtant, qu'ils restent en honneur pour la route qu'ils ont montrée et les traces qu'ils y ont laissées! S'ils n'ont pas été les maîtres des jeunes talents qui apparurent en leur temps aux écoles, si les maîtres, en ce pays tout plein de Rubens, de Van Dyck et de Jordaens, seront toujours ces ilambeaux d'un art à l'apogée, du moins furent-ils entre les dieux et les lévites les interprêtes des hautes leçons dont eux-mêmes avaient profité.

Presque au même instant, fortifiés par une expérience plus robuste, paraissent Wiertz et Gallait. Wiertz, cher- cheur enthousiaste d'un idéal qu'il ne trouva jamais, bien qu'il apparaisse vaguement dans quelques-unes de ses œuvres, se débat longtemps dans le doute et l'indécision ; dès ses premiers pas, il semble épris de la force flamande, en même temps qu'il subit le charme des grâces italiennes. La ligne de Raphaël flatte son esprit par sa pureté exquise ; il se passionne pour cette musc chaste et savante, et

SALON DES SALONS. 129

plusieurs toiles, datant, de ce temps, montrent le souci qu'il a de la perfection des contours. Mais à peine s'est-il atta- ché à la beauté des formes, que la couleur pour laquelle il était surtout destiné le rappelle aux tableaux de Rubens. Dès lors, il semble que toute son admiration soit au grand Flamand : de sa forte brosse trempée de violence rubénes- que il peint quelques toiles la forme ne se montre plus recherchée qu'en vue de la couleur. Pourtant je ne crois pas que Wiertz ait jamais été convaincu, quoique personne n'ait possédé un esprit plus mâle et un caractère plus indé- pendant pour le devenir ; mais, imagination puissante dé- ployée à tous les vents et singulièrement exaltée, sa vasti- tude même l'empêcha toujours de se fixer, et quelque cîme qu'il atteignît, il voyait par delà des cîmes nouvelles vers lesquelles il essayait de se porter. Wiertz fut éclectique par l'ardeur et la fougue de son esprit; à peine avait-il terminé un sujet, qu'une manière nouvelle l'attirait à un sujet nouveau : ainsi sollicité de toutes parts, il alla de la forme à la couleur, mécontent de l'une et de l'autre tant qu'il les trouva isolément ; finalement il essaya de les rap- procher. Rêve impossible à réaliser. La couleur avec sa haute magie, comme elle se présente sur la palette fla- mande et sous le pinceau vénitien, est incompatible avec les délicatesses de la forme épurée ; celle-ci est susceptible au plus d'une coloration tempérée, aux nuances pâles et plates, qui la fait ressortir.

L'efFort de Wiertz se vit surtout en sa Chute des Anges; cette page colossale, la plus belle et la plus puissante du maître, pourtant incomplète comme les autres. Il y mit la forme et la couleur, mais sans tenir compte qu'en un si grand mouvement la forme ne pouvait plus être que le contour fondu, sous peine de paraître de la découpure.

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jSO ^0^ FLAMANDS.

L'action ne se prête pas à la précision des formes. Wiertz ne vit pas, il ne voulut pas voir que cette précision n'est pos- sible que dans le cas d'action absente, quand les person- nages demeurent immobiles. Dans la Chute, l'action est portée à la plus haute expression de violence : c'est un écroulement, dans le vide, de groupes formidablement enlacés. La forme pouvait d'autant moins paraître arrêtée qu'il ne saurait y avoir dans cette chute un seul temps d'arrêt; l'action est continue; les corps tombent. Et tombent-ils ? Dans la fumée des gouffres. Double raison pour n'être plus que des groupes confondus, sans dessin précis de lignes. Or comment faisait Rubens? La précipitation de l'action se voyait chez lui à la couleur qui, comme un demi -brouillard, recouvrait les formes en mouvement. Ceux qui ont critiqué Rubens pour ses amples formes et son exubérante couleur ont prouvé qu'ils n'entendaient rien à l'art, car c'est la merveille de cet éblouissant gé- nie que son procédé d'exécution soit si bien en rapport avec le genre de ses conceptions! Wiertz ne voulut pas reconnaître un obstacle dans l'incompatibilité de ces formes arrêtées etde ces vives coulem's. En retour le Phare du Golgo- tha, plus complet comme morceau de peinture, montre moins de recherche individuelle : c'est la tradition de Rubens poussée au dernier degré du talent. Un degré en plus, le talent se faisait saluer du nom de génie, mais ce degré eût été l'originalité, et Wiertz ne l'a pas franchi, Wiertz, grand peintre, grand penseur, manqua d'originalité; il le sentait; il la chercha toujours, il ne trouva souvent que l'excentricité. Aussi cette vie d'artiste, si glorieuse et si pleine de pensée, fut-elle en réalité une longue souffrance. Wiertz était trop puissant artiste pour être jamais content de ce qu'il faisait; ce qu'il eût voulu être, c'eût été lui, et

SALON DES SALONS. loi

ce fut sans doute sa désolation de n'y pouvoir atteindre. Il crut à Raphaël, il crut à Rubens, il crut à lui-même; hélas ! il y crut jusqu'à la mort. Mourant, il espérait s'être enfin trouvé. Et, pourtant, telle est la grandeur de ses con- ceptions et l'énergie de son procédé qu'il vivra à côté des maîtres, moins grand, mais immortel comme eux. Wiertz entra le premier dans la voie que l'art futur marquera de ses triomphes ; en effet, si, comme peintre, il restaura la tradition, nul, comme penseur, ne s'en écarta davantage; homme d'un siècle révolutionnaire, il brisa les vieux autels oii l'art sacrifiait, et les formes anciennes servirent sous ses mains à célébrer l'idée moderne.

Louis Gallait eut le bonheur de trouver ce que Wiertz chercha vainement toute sa vie : il trouva sa forme ; il créa un genre; il fut lui. A vrai dire, il ne connut jamais les grandes agitations oii l'imagination entraîna Wiertz, comme en une tempête éternelle, sans port pour s'y abriter. Gal- lait, artiste savant plus qu'artiste inspiré, évita, par une conviction qui ne se démentit jamais, les écueils échoua le Dinantais. Nature concentrée et puissante, quand il fit de l'histoire, il la conçut sous forme de synthèse; mais, à proprement parler, il fut rarement peintre d'histoire, bien que son talent l'y eût merveilleusement secondé. Gallait ne s'adonne pas aux grands déploiements historiques; il fuit la variété des figures; il s'en tient à quelques-unes dont il approfondit le caractère et l'expression. Il n'a pas les qualités épiques de l'histoire ; les fougues du drame ne se concilient pas avec son tempérament. Il prend de l'his- toire, non ce qu'elle a de majestueux et d'imposant dans la série de ses révolutions, mais ce qu'elle offre de senti- mental et de pathétique dans la vie de ceux qu'elle con- sacre : au lieu des qualités épiques, ce sont les qualités

<32 -^OS FLAMANDS.

bourgeoises de l'histoire qui le frappent. Aussi se passionna- t-il pour deux personnages qui lui offraient de mer^'eilleuses ressources d'émotion. Ce fut une chose étonnante que la prédilection qu'il leur voua: il les reproduisit plusieurs fois, et dans des situations tellement voisines qu'elles sont presque identiques. Les comtes d'Egmont et de Horn, héros par le mart}Te qui couronna leurs existences, ne sont, aux yeux de l'histoire, que des aventuriers sans bien grande portée historique. L'échafaud fut pour eux un piédestal que l'attendrissement complaisant agrandit encore d'une majesté qu'ils n'eurent point vivants. Ils moururent admirablement, et c'est à raison de cette mort que l'histoire, oubliant l'inu- tilité de leur vie, les enregistra dans ses archives. Gallait vit en cette mort un grand poème de deuil, et il le peignit. C'est dans les tableaux qu'il en fit qu'éclate surtout cette force de concrétion qui est son caractère d'artiste ; quelques figures lui suffisent, mais qu'elles sont étudiées! Les fibres parlent, les rides pleurent; chaque personnage est un poème à lui seul. Les accessoires sont en rapport avec le sujet; les jeux de la lumière sont superbement combinés. il est maître et maître puissant. Mais, pour avoir repré- senté les différentes phases d'un double martyr, est -il peintre d'histoire? S'il l'eût été, il eût rejeté son sujet de prédilection comme vide de sens historique, et il en eût choisi d'autres plus caractéristiques. Avec un esprit plus élevé et une imagination plus hardie, nul n'eût mieux réussi dans l'histoire, et peut-être l'aurait-il renouvelée. En effet, quelle merveille s'il eût appliqué à des scènes mar- quées du grand caractère de l'histoire cette recherche de la synthèse et cette puissance de coloris qu'il prodigua en de pâles redites? Parlerai-je de Y Abdication de Charles V comme d'une page d'histoire? Pson, c'est un décor admira-

SALON DES SALOiNS. jôô

blement combiné, mais l'âme de l'histoire fait défaut. On n'y sent pas le siècle, ni Charles V ni Philippe II.

Rival des grands maîtres comme peintre, Gallait ne montre que trop, par la pauvreté de ses conceptions et le peu de ressources de son imagination, quelle distance existe entre les anciens, féconds jusqu'à la prodigalité, et les modernes, épuisés au bout de quelques œuvres. Gallait est un artiste incomplet; doué d'une science énorme, il manque de cette faculté dont l'artiste a besoin pour s'élever : l'ima- gination. C'est à force de recherches qu'il arrive à y sup- pléer. Cette même science, patiente et sagace, par laquelle il trouve l'expression, se rencontre aussi dans sa peinture, et presque avec autant de tâtonnements. Pourtant, en dépit du travail, son coloris est d'une magie singulière ; vaine- ment en voudrait-on restreindre le caractère à la ressem- blance des Italiens : sa peinture est à lui. Qu'elle cadrerait bien avec l'histoire ! Eblouissante dans ses lumières, pro- fonde dans ses ombres, toujours vigoureuse et accentuée, elle semble faite pour les drames farouches. Coloriste dans la vérité du mot, Gallait l'emporte sur Wiertz, plus bros- seur ; pourtant il a rarement les finesses du ton ; la minutie de son travail altère la franchise de la coulée.

Gallait est encore portraitiste splendide, en dépit de cer- tains grenus de peau trop rudes et d'une sorte de crépi un peu écailleux, qui amortit le flou de ses chairs. Mais l'ob- servation en est profonde; ce sont des synthèses. A côté de ces chefs-d'œuvre se placent quelques toiles remarquables de sentiment et de couleur; je parle de Y Archet brisé, poème mélancolique traité plusieurs fois par le peintre. Je me tai- rai sur quelques tableautins exposés récemment, et qui montrent combien peu la facture du peintre se prête aux petits sujets familiers.

154 NOS FLAMANDS.

Un artiste original qui paraît encore vers ce temps, c'est Henri Leys (1), chercheur inspiré. L'œuvre de Leys, assez considérable, témoigne d'une personnalité puissante et d'une rare intelligence de l'art. On peut dire de lui qu'il est le plus savant de nos peintres et celui qui, par ses allures indépendantes, parfaitement tranchées du mouvement con- temporain, marquera le plus dans l'histoire de l'art belge actuel.

Quand paraît une œuvre du maître, l'admiration a quel- que peine à se démêler de l'étonnement : on se récrie sur- tout devant la raideur de ses personnages et l'on est bien près d'y voir une pure fantaisie d'artiste. J'ai pu souvent constater combien le peintre anversois était peu compris, même des personnes qui s'occupent le plus d'art; la curiosité des amateurs s'arrête à la surface et ne cherche pas à péné- trer le secret qui est dessous. Pourtant, après tant de chefs- d'œuvre reliés entre eux par des intentions évidentes, le secret n'en est plus un, et la banalité des rengaines qui se débitent à chaque toile nouvelle du maître ne dénote plus que de l'aveuglement. Leys, à ne considérer que les élé- ments nationaux de l'art, est éminemment national : surgi dans l'arène au temps commençaient à s'agiter les questions de race, il sembla participer du zèle que les adeptes des doctrines nouvelles mettaient à dépouiller les souches traditionnelles des agglomérations apportées par les temps et les révolutions. Désertant la tradition latine de Rubens, il s'arracha à la contemplation des chefs-d'œuvre

(1) M. Louis Pfaii, dans ses intércssanles Éludes sxr f'arl, Lacroix, Vcr- boeckhovcn et C'"=, a publié sur Loys un fort rcmannialilc article et l'une des plus judicieuses appréciations de son talent qui aient p-iru.

SALON DES SALONS. 135

sortis de l'école italienne, et, déblayant les couches qui recouvraient l'art antérieur à Rubens, dans l'espoir de trouver les racines mêmes de la tradition, il descendit jusqu'à la tradition germanique. On le voit, ce n'est pas un simple hasard qui l'a fait rencontrer la naïveté des formes et de l'expression. C'est par une volonté très nettement dessinée et basée sur une remarquable science de déduction esthétique qu'il est parvenu à redresser l'inspiration des maîtres nationaux, en la corrigeant toutefois d'après le progrès de l'art, et lui faisant parcourir les étapes que le temps a mis entre sa rudesse primitive et les raffinements modernes. Peut-être, dans la fréquentation de ce vieux monde, s'identifia-t-il parfois avec les momies et les sé- pulcres au point d'oublier la vie, semblable à ces histo- riens, plongés dans les archives du passé, que leurs sou- venirs empêchent de reconnaître les vivants des morts.

L'originalité de Leys n'est pas, comme je l'ai entendu dire, dans la recherche de certaines singularités do formes; c'est l'accident; elle est plutôt dans le rapport de la forme avec le sentiment et dans l'entente de l'expression.

Leys est un peintre national à un double titre : d'abord par la conformité de ses inspirations avec les inspirations primitives, ensuite par l'expression et le caractère de ses personnages. C'est devant ses tableaux que l'on sent la mélancolie des ciels flamands. Le soleil n'allume pas dans ses intérieurs les ors et les cuivres ; il semble que la nue grise, descendue du ciel, y couvre en demi-teinte des splen- deurs voilées. Les figures reflètent une vague et indéfinis- sable rêverie concentrées en elles-mêmes avec je ne sais quel mystère de rudesse et de bonté naïve. Mais c'est sur- tout en ses types de femmes qu'éclate la magie du pinceau de Leys : elles paraissent illuminées de blancheur et de

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pureté : ce sont des lys silencieusement éclos à l'ombre des foyers. La beauté flamande, saine de corps, est admirable- ment caractérisée par ces formes vierges, mais surtout l'âme flamande, songeuse et recueillie.

Nous avons nommé les trois maîtres qui ont poussé le plus loin l'art belge et que l'avenir inscrira au Panthéon comme les chefs du mouvement actuel. Pourtant, si leur talent caractérisa à l'étranger l'initiative belge, leur in- fluence ne fut pas égale sur la marche de l'art en Belgique. Leys seul fit école. Malheureusement ses élèves, épris de sa manière sans en avoir percé l'idée, comprirent le peintre plus que l'artiste. Lies même, artiste de talent, parut parfois le pasticher et ne pas le deviner.

Quand De Groux parut, il sembla tenir un peu du maître anversois, mais on vit bientôt qu'il avait son origi- nalité propre. Cette originalité est tout entière dans la couleur comme moyen d'expression. Je ne veux pas parler des sujets qu'affecte le peintre; c'est un genre, mais il ne constitue qu'une petite partie de sa personnalité. De Groux ne dessine pas : son dessin est maigre, malhabile, défec- tueux. Il ne vise qu'à la couleur. Telle petite toile de lui, maigre, souffreteuse, maladive, tire tout son effet de l'âpreté de son coloris et d'une très forte entente des cou- leurs amères. Il cherche la note, le ton juste, en rapport avec l'idée. Une toile est, du reste, moins une idée pour lui qu'un sentiment. L'émotion en est très sentie; le coup de pinceau y vibre, y tressaille, y pleure, de toute la person- nalité de l'artiste. Il traite l'histoire comme le genre par la recherche de la tonalité.

Portaels, lui, épris d'élégance et de formes, dessine d'une main savante avec une rare pureté de contoui's. Coloriste nerveux, surtout dans les sujets qu'il oubUe de poncer, et

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notamment dans ses esquisses qui sont d'un jet superbe, il a de la force, de la finesse et de l'éclat, rarement de la puissance. Harmoniste dans toute la force du mot, sa gamme est moelleuse, suave, fondue en teintes douces. Il a fait de l'histoire, mais sa nature élégiaque ne saurait se trouver à l'aise dans la synthèse robuste et serrée, qui est vraiment l'expression de la pensée historique. Il excelle à peindre des têtes; les demi-nuances sont sous ses mains un poème ravissant dont il détaille avec amour les grâces mys- térieuses. — Peintre plus énergique, M. Pauwels, en dépit de sa facilité de composition, ne me paraît pas comprendre plus que M. Portaels la peinture historique. Le côté anec- dotique de l'histoire lui a fourni le sujet de remarquables tableaux ; ce sont les hommes et les costumes des siècles passés, mais ce ne sont pas les siècles eux-mêmes. Tout est en place : seulement on ne sent nulle part le souffle de l'his- toire.

Un tableau d'histoire me semble devoir rentrer dans les conditions d'un drame historique. Que le poète me présente des personnages affublés à la mode ancienne, j'y vois une mascarade tant qu'il ne me fait point comprendre les temps l'on s'habillait de cette façon. S'ils me parlent simple- ment la langue d'aujourd'hui, je m'étonne qu'au lieu de ces manteaux et de ces culottes courtes, ils ne portent pas, comme les gens dont ils ont l'âme et les mots, des vestons et des pantalons. Mais que j'arrive à concevoir le siècle qu'ils caractérisent, je conçois en même temps leurs pa- roles et leurs costumes.

Or à quelle condition y arriverais-je? Si rien ne vient déranger l'illusion que je m'en fais, et si des détails mo- dernes ne percent pas le masque ancien que les personnages ont sur la face. Il faut donc, pour que le drame historique

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réalise*son but, que, tant que j'y serai, le présent s'éloigne de mon esprit et que je vive tout entier dans le monde évoqué à mes yeux. Tout donc doit m'y maintenir : le costume, les cérémonies, les situations, les mœurs, les pa- roles même du drame. Ainsi du tableau d'histoire : le costume, la ressemblance des figm^es, la vérité des acces- soires, rien ne m'ôtera de moi-même et de mon temps, si par une intelligence supérieure, l'artiste ne met pas en sa toile un siècle tout entier. A ce compte-là, dira-t-on, tous les sujets ne sont pas bons pour l'art, puisque tous n'offrent pas la possibilité de ces concrétions. jNon, vraiment : l'ar- tiste doit choisir. Tout tableau qui ne présentera pas un tout complet, ou du moins un ensemble tel que je puisse recomposer, au moyen des données qu'il me fournit, le siècle oii est pris le sujet, n'est pas à la hauteur de la peinture d'histoire, pas plus que le drame qui me montre des personnages sans un fond qui les détache n'est un drame historique.

Moins heureux encore que M. Pauwels, M. Verlat, dont la brosse puissante eût si bien traité l'histoire, fit un jour V Assaut de Jérusalem, croyant faire de l'histoire ; ce ne fut qu'un admirable morceau de peinture, et rien n'y laissa pressentir une page d'histoire, pas même la composition, qui en est maladroite.

Une critique judicieuse déviait encore enregistrer les noms de MM. Markelbach, Van Maldeghem, De Biefve, Van Lcrius, Bourlard, Thomas, etc. Ce sont, à la vérité, des tempéraments de peintres; mais la conviction leur manque.

L'étude du genre proprement dit inspirerait à la cri- tique des observations intéressantes sur le peu de relief que cette branche de l'art a chez nous. Non pas qu'elle ne compte des talents ; mais généralement elle manque de

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caractère, s'attache à des scènes sans intérêt, recherche la quiétude des sentiments bourgeois, et fuit l'élément dra- matique. C'est évidemment resserrer en un cercle étroit et bête un genre capable de s'élargir à l'infini, jusqu'aux passions mêmes qui sembleraient n'appartenir qu'au drame. Tout n'y peut-il pas rentrer, en effet, depuis le sourire malicieux de la comédie jusqu'aux farouches sourcille- ments de la tragédie? Je considère le genre comme la contre-partie de l'histoire; ici tout est épique, tout est con- sacré; là tout est inconnu, tout est bourgeois. Otez à l'his- toire ses couronnes et le retentissement de ses actes : le genre parait. Or, le genre c'est l'histoire de l'homme imper- sonnel. Le voilà donc étendu jusqu'à l'humanité entière. D'observateurs, de poètes tragiques ou comiques, je ne vois que Madou et Dillens. Madou, crayon spirituel et fin, touche un peu à tous les sujets; tantôt c'est le vaudeville des cuisines, bourré de gros sel, avec des groupes bouffis et falots ; tantôt c'est un drame de tripot, avec morts et bles- sés, parmi les tables qui versent et les pots qui se rompent, aux rouges lueurs d'un flambeau qui vacille. Madou com- pose admirablement ; ses bonshommes sont pétris de vie ; gris de ton, d'une facture un peu sèche, il a le coup de pin- ceau qu'il faut à ces scènes ébauchées dans la fumée. Avec plus d'esprit et d'originalité, il continue la tradition des maîtres flamands. Dillens trouva le Zélandais et le mit à toute sauce; mais il ne franchit jamais une certaine limite ni dans les larmes, ni dans les rires; du reste peintre très- habile. Le nom d'Alfred Stevens se place ici sous ma plume; peintre d'observation plus que de sentiment, il n'aborde pas les nuances tranchées du drame : il fuit les milieux violents. C'est la comédie qu'il aime, la comédie du cœur, avec ses roueries mijotées à l'abri d'un paravent

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de laque, ses petites trahisons cachées sous la grâce des sourires et le miel des caresses, ses petites bassesses enve loppées de candeurs hypocrites, de lâchetés gentillettes et d'oeillades assassines. Le décor vraiment ne varie pas ; les sèvres et les céladons sont les témoins ordinaires de ces petites saturnales à froid; le boudoir est la scène. Pour les personnages, ils sont tirés de ce monde banal et mitoyen qui côtoie d'une part le salon et d'autre part l'hôpital, petites femmes avec des airs de grandes dames, le tout sous étiquette et avec tarif. Alfred Stevens est l'Alexandre Dumas de cette galerie folle et froide à la fois. Telle de ses toiles est toute une intrigue, histoire louche avec perspective lamentable ou poème gai avec dénoûment douteux. Ses filles, en leurs satins et leurs velours, ont des airs de pur sang fringants; ce sont des marbres oii le sang pétille; parfois le sentiment y pointe, lueur fugitive, dans un regard un moment amolli; mais toujours à ces mains grasses et rondelettes se voit la griffe de la pieuvre ; ces beaux seins arrondis sous le cachemire couvrent des pas- sions à la glace; un instant palpitant, c'est l'âge des pêchers en fleurs, le cœur mûrit, la joue prend couleur, et la pêche à quinze sous tend au passage des Sahara volup- tueux sa pulpe purpurine, mordue en dedans des vers. A voir les Stevens, tout se sent, tout se devine, s'aperçoit, dans un demi-mystère d'alcôve voilée de mousseline et de tentures ambrées; l'amour, métamorphosé en boursier, grimace au plafond; il y a de vagues trappes cachées sous ces tapis ; ces fleurs sont des guet-apens. Anges ou démons? On hésite. C'est l'enfer et le paradis, selon qu'on s'y prend. La critique , désarmée plus tard par le talent du peintre, se sentit d'abord des scrupules devant ces coins de boudoirs. Pourquoi? Stevens, peintre des femmes, est

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le peintre de tous les temps. Le boudoir fut toujours un peu le verso du salon ; la courtisane y trône comme la grande dame au salon. Mais en nul temps peut-être le bou- doir ne prospéra comme aujourd'hui ; on a vu le salon s'y mêler; les grandes dames ont maintenant des nuances ; la lorette a déteint sur elles. Il fallait à ce monde élégant et relâché, à ces mœurs complaisantes et dorées, un peintre observateur. Stevens vit ce monde, y installa son chevalet et fit poser ces masques et ces plâtres. On l'eût voulu mora- liste; pour moi, moins difficile, je l'aime observateur; sans pédanterie, il fait des chefs-d'œuvre. A, Stevens est un maître de premier ordre. Sa manière est puissante; il a les potelés de Van Dyck et les gris de Velasquez. Il fait de la grande peinture en petit.

Le genre compte encore MM. Baugniet et de Jonghe, amis des élégies de pension. Ils ont de la grâce parfois et du charme, le dernier surtout; l'expression, souvent juste et attachante, fait passer sur l'exécution, qui est maigriote.

M. Alma-Tadema, plus hardi et plus ferme de tons, manque, en retour, dans ce genre bâtard des admira- tions maladroites l'ont encouragé, de distinction et de na- turel. Il faut, pour réussir les petits sujets de l'histoire anecdotique, le délicat et ingénieux crayon de Gérôme; la chronique intime à coups de pinceau ne se sauve que par la finesse de la composition et l'originalité de l'expression. C'est encore du style et du caractère, mais en déshabillé, haut la main, à la façon de Saint-Simon. M. Tadema manque de dessin; ses figures sont lourdes, en leur rai- deur de momies -que la grâce et l'esprit n'ont pas su res- susciter.

Ambitieux de sujets plus élevés, M. Hamman regarde au verso de M. Tadema l'anecdote tragique. Mais, fantai-

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siste épris de couleur plus que penseur, il ne sait point fixer le côté épique des sujets qu'il traite, non plus qu'en composer l'ensemble. Son dessin manque de caractère, mais sa couleur éclatante et harmonieuse rachète parfois par une tonalité pittoresque et mouvementée le défaut de style. Il excelle en de certains tons vénitiens qu'il marie avec prestige aux fonds, et j'ai vu de lui un tableautin {Sérénade, je crois) il fut un jour grand coloriste. Voir encore de lui la superbe toile qui se trouve au musée mo- derne.

Je n'oublierai pas M. Deblock dont la couleur forte et grasse a la chaleur, la justesse et la sincérité des vieux Flamands (1) ; M. Van Hove qui excelle à roussir des fonds rayés de lumière, M. Bource qui rend avec vigueur et sentiment les drames des côtes. Je regrette que la sin- cérité fasse défaut à M. Th. Gérard; il peint avec cette facilité qui fait dire d'un homme qu'il a de la patte ; mais rien ns décèle chez lui l'artiste, pas plus la banalité de ses sujets que l'impersonnalité de son procédé.

Le paysage belge est en belle floraison. Encore un peu alourdi par la convention, on l'en voit se dégager chaque jour, et il devient plus vivant parce qu'il cherche à inter- préter au lieu de copier. Je cite d'abord Fourmois et Lamorinière, deux vénérables. Fourmois a de la force, de la magie, peu de grâce, peu de charme. Les automnes, son poème favori, font merveille sous sa brosse : il en accentue hardiment les flamboyantes lumières. Mais qu'il déserte les pourpres de la saison rouge pour les vert ten-

(1) M. Deblock vient de se révéler portraitiste puissant dans les deux por- traits de Garibaldi et de Mazzini. Largeur de facture, éclat sobre des tons reflet de râcne sur le front, ce sont des œuvres d'un grand mérite.

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dre du printemps ou les vert foncé de l'été, ce n'est plus Fourmois : il est voué au rouge. L'éclat lui réussit, le tapage des tons, les batailles de la couleur dans les feuilles cuivrées, les ciels damasquinés d'or et les mares sanguino- lentes. Ses coins de ciel frangés de brumes éparses sont exquis. Il ne s'attaque point à la grande lumière des midis éclatants et préfère les demi-teintes des ciels voilés. Four- mois est un artiste convaincu : peut-être sa peinture tourne-t-elle un peu au système, mais c'est une belle chose qu'il n'ait jamais manqué à ses principes. Si l'air fait parfois défaut à ses paysages et si les objets, par suite de l'opacité de l'atmosphère, se détachent sans perspective çà et des fonds ils semblent plaqués, en revanche il a des frondaisons admirablement fouillées, des bouts d'horizon minutieux et toufTus, traités avec la complaisance et la naïveté des vieux maîtres, des colorations éclatantes, étudiées point à point avec une grande science des tons, malheureusement un peu ressemblantes à de la marquete- rie, et, pour résumer cette personnalité très remarquable, une tonalité locale oii se reconnaît toujours le caractère gras, humide, gris et plantureux des Flandres. Lamori- nière se rencontre avec Fourmois dans une exécution patiente et laborieuse, avec plus de recherche encore et moins d'effet, mais une vérité plus grande qui ne frappe qu'à la longue. Il a ses coins favoris auxquels il revient toujours : prairies avec grands arbres minces et maigrement feuillus, réfléchis dans des eaux claires et sans remous. M. Roelofs, lui, est l'amant des ciels mélancoliques. Ses toiles mouillées de brume, pétries d'eau, trempées dans la nuée, ont bien le caractère humide et gras des Flandres et de la Hollande. Les grandes prairies herbues de ses paysages, au bord des grasses eaux, parmi les forts trou-

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peaux profilés sur des fonds pâteux, les brumes qui argen- tent de leurs réseaux blancs les prés grelottants, les nuages bas et lourds qui rampent à ras de l'horizon, ou, retroussés par les coups de vent, fuient en masses déchiquetées dans des ciels gris de pluie, toute cette poésie matérielle, plan- tureuse et triste d'une terre abondante, coupée d'eau, riche de sèves, mais froide, calme, terne, sans soleil, transporte l'esprit en pleins marais flamands, parmi les roseaux et les bruants. Nature un peu'élégiaque, M. Roelofs me rappelle souvent Ruysdael par le charme triste de l'interprétation et l'irrésistible émotion qu'il met au front de la nature. Le peintre, du reste, aide merveilleusement l'artiste. Touche ferme, grasse et onctueuse, pourtant rarement puissante, il a des tons profonds et vigoureux, relevés à leur tour par des éclats de couleur sombres, des brillants adoucis, des lumières voilées d'une rare magie. Cette exécution, serrée, soutenue, laisse parfois dans l'étonnement qu'avec tant de scrupule l'effet s'en ressente si peu.

Moins personnels que M. Roelofs, MM. Kindermans, Vcrwée, De Knyff et Robbe (constituent néanmoins une phalange remarquable, assez peu variée, il est vrai, d'apti- tudes et de principes. M. Kindermans, fin, délicat, re- cherche les transparences du matin, les luisants des ruis- seaux, les brillants argentins des prairies dans la rosée. Plus sincère, M. Verwée préfère à l'apprêt d'une nature mignar- disée la rudesse des labours, des coins de ferme, des prai- ries à vaches. J'ai vu de lui (Exposition de Bruxelles 1866) un coin de ferme, hardi de ton, écUtant et soleillé. M. De Knyff a de la force et de la vérité, mais je lui repro- cherai de prendre ses sujets de paysage un peu au hasard. Tout dans la nature n'est pas bon à peindre : l'art du paysagiste consiste à choisir, combiner, interpréter.

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Un paysage n'a souvent qu'un point de vue favorable à l'art, et c'est à l'artiste à le trouver. M. Louis Robbe me paraît comprendre cette loi du paysage; ses sites, touffus, abondants, plantureux, sont bien pris et enlevés d'une brosse vigoureuse.

A ces noms j'ajouterai ceux de MM. De Schampheleer, paysagiste un peu maigre, trop soucieux du détail, pas assez de l'ensemble; G. Vanderhecht, pittoresque et original De Beughem, chaud et d'une tonalité exacte ; Keelhoff César et Xavier De Cock, très forts dans le paysage gris Leclercq; Chabry; Huberti.

Je terminerai cette appréciation des paysagistes belges par quelques observations générales sur le paysage.

Le paysage est vision, le paysagiste est visionnaire. Il voit dans la nature des choses que les autres n'y sau- raient voir, et son génie consiste à les rendre. Il ne voit pas seulement avec les yeux, il voit encore avec l'âme. Les grands nids de feuilles oh les rayons et les ombres luttent en tourbillons roulants, les verts océans onduleux des prairies, les lacs, les eaux, les ciels, peuplés par sa fan- taisie de mondes qui en sont comme la manifestation animée, enchantent ses heures d'amour, de splendeur et d'harmonie. Perdu dans des contemplations le songe se mêle au réel, il évoque des arènes flotte sa pensée les chants, les amours, les vies, les bruissements d'insectes, les vols de mouches, les cris d'oiseaux, les bouillonnements des sèves, tout ce qui dort, tout ce qui repose, tout ce qui luit, tout ce qui aime, tout ce qui a ailes, voix, odeur, lumière et mouvement. Comme un hymne immense aux mille voix en délire, il entend sortir des profondeurs, sur les ailes des brises qui les répandent jusqu'aux cieux, le torrent des voluptés et des ivresses enfouies partout sous

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l'écorce, dans les feuilles, dans les racines, parmi l'onde qui coule, parmi l'air qui ondule. La nature, mère sublime, lui apparaît alors, sereine, auguste, resplendissante, avec ses mamelles prodigieuses. Les voiles sous lesquels se dérobe son mystère, lentement soulevés comme les brouillards qui rampent au matin sur les collines, révèlent à ses yeux la virginité féconde d'oii jaillissent les univers. Lui-même, dans l'extase qui reni\Te, emporté au flot qu'il voit s'épan- cher dies flancs de l'éternelle mère, roule avec lui dans les veines de la terre, dans les ombrages des arbres, dans les calices des fleurs, dans les grasses ondes des fleuves, dans les vapeurs de l'aube, dans les tentes d'or des cou- chants. Des régions de lumière et d'esprit le rêve l'a élevé, il saisit les sens multiples du grand secret : fondus dans une expression puissante, ils se confondent devant lui en accords sublimes, dans une universalité d'harmonie tout vibre à l'unisson et tressaille fraternellement. Ainsi, toute brûlante encore du sein qui la recèle, lui, le peintre, l'artiste de la terre et des cieux, il reçoit, il garde, il nour- rit en lui la révélation de la nature. Plus tard, quand, penché sur sa toile, il tentera de faire sortir des couleurs les voix qu'il entendit dans la réalité, son âme, encore émue du vertige qui la fit planer si haut, lui représentera la vision bénie; dans l'azur, l'or et les roses, comme en une tente dont le souvenir, par des couleurs plus bril- lantes, double la magie, il verra se lever la nature, parée de ses grâces immortelles. Et cette reine éblouissante, cette mère radieuse, cette fiancée sublime des hautes pen- sées, il la peindra selon son cœur et son esprit, avec les clartés il la vit l'enchanter, dans les brumes elle se fit entendre à lui, heureuse ou souffrante suivant qu'il le fut lui-même.

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On ne saurait comprendre le paysage sans la réflexion d'un sentiment. La nature, il est vrai, sereine jusque dans ses bouleversements, ne subit pas les coups des passions humaines. Si, à nos yeux, miroirs de nos idées et de nos sensations, elle se peint avec des couleurs nous en retrouvons le cours changeant, ce n'est pas qu'elle enferme en son sein une âme semblable à la nôtre, c'est que sa vision, parée de nous-mêmes, nous apparaît avec Tâme que nous lui prêtons. La vie du paysage, son âme visible et sensible, celle qui éclate en vibrations profondes aux convulsions de l'orage, ou, moUementpalpitante, frémit dans la paix des heures fortunées, toutes ces manifestations de vitalité qui, passant sur lui, le font onduler et varier comme les champs oii roule un rayon de soleil chassé par les nuages, tout est dans l'air qui l'entoure, qui le baigne, qui le trempe, qui le noie, ceinture amoureuse et frissonnante dont les souffles des matins et des nuits agitent autour de lui les plis pleins d'ombre et de lumière. Les voiles diaprés de ses matinées évoquant en nous les rêves heu- reux, brumes ensoleillées de l'âme, correspondent par une analogie mystérieuse aux joies de l'esprit qui les contemple. De même, les nuits tourmentées la rafale tord les arbres et roule au ciel le flot tourbillonnant des nuées prennent à nos yeux la figure du désespoir parla similitude de nos propres agitations avec celles de la nature. Pourtant, soumise à d'autres lois, elle n'a ni nos défaillances ni nos redressements. Quand elle courbe la tête sous le vent, le vent n'est pas l'infortune et la douleur ; quand elle s'épanouit dans le soleil, le soleil n'est pas la prospérité et la joie. C'est nous qui, la voyant ou debout ou ployée, disons qu'elle est heureuse ou malheureuse. Pour elle, au dessus des altérations de l'esprit humain,

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elle est toujours la même, dans la tempête ou le calme. Mais, de même que nous ne pouvons la comprendre en dehors des passions que nous lui supposons, nous ne sau- rions l'exprimer non plus sans les conformités apparentes que les conditions de l'air lui donnent avec notre esprit. Le paysage en peinture n'est rien, si, dans le mouvement des terres, dans la profondeur des horizons, dans l'abon- dance des ombrages, il ne présente le sens supérieur qui anime les terres, les ombrages et les horizons.

L'homme trouve en lui ce sens : son âme, en s' appli- quant à la nature, déborde de sensations qu'il reporte sm' elle. C'est par ces sensations qu'elle pénètre en lui, qu'il la tient en ses mains, qu'il la possède en son âme, qu'il la croit commune avec lui-même dans ses joies et ses afflictions. Or, la grandeur de l'artiste se marque par l'application au paysage des sentiments que la contempla- tion a éveillés en lui. En même temps qu'il trace la figure sensible des bois et des plaines, il s'y met lui-même, il y jette sa vie et son cœur, il y saigne son sang, il y pleure ses larmes, il y rit ses gaîtés, il y rêve ses mélancolies, et toute sa toile, frémissante de souffles émus, n'est que la brûlante incarnation de lui-même. Je veux encore plus : je veux que dans ce paysage si personnel, si plein de l'ar- tiste, où son esprit, tour à tour mélancolique et serein, allume ou assombrit le ciel, chante ou gémit dans le vent, je veux qu'il y ait une place pour moi-même, pour mes sen- sations, pour mon cœur, pour ma tristesse ou ma gaîté.

C'est le comble de l'art en toutes choses de préciser juste à ce point la pensée que le moule on l'a coulée ait encore de la place pour la pensée des autres. Mais quel moyen de combiner cette précision et ces latitudes? Ici j'admire surtout le paysage français. Avec un génie mer-

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veilleux il a compris que de l'exécution étroite et serrée oti le paysage s'était vu jusqu'à ce jour étouffé de ligne et d'esprit nulle impression profonde ne pouvait sortir. Il a brisé la maigre facture du passé, et d'une brosse trempée aux sources de la nature même, comme elle large, harmo- nieuse, robuste, il en a saisi, fixé en traits hardis et en colo- rations puissantes les charmes et les majestés. Le premier, il a osé l'exprimer telle qu'il la voyait. La minutie des dé- tails, cette fausseté manifeste , fit place à la large abon- dance des ensembles. Soucieux des plans que la lumière, selon la distance , dessine ou atténue , il en marqua la succession et l'éloignement, non par des traits qui ne sau- raient se rencontrer dans le milieu flottant de l'air, mais par la condensation ou l'évaporation de l'air même. Les plans les plus proches, ébauchés plus qu'achevés par l'effet d'un recul volontaire, ne montrèrent plus que les acci- dents et les détails visibles à la même distance dans la nature. Il vit le ridicule de ces thyrses feuillus emman- chés à des troncs tracés au cordeau qui, sous le nom d'arbres et de branches, striaient des paysages squelettes. Les arbres qu'il peignit, vêtus de parures abondantes, re- çurent à flots dans leurs branches l'air qui les fait vivre et fait chanter les nids.

Sa grande pensée fut pour l'ensemble : marquant les détails ou plutôt les fondant dans l'harmonie générale selon l'importance que leur donnent l'air, la lumière et leur position, il mit dans l'ombre, relégua dans le mystère ou supprima décidément tout ce qui ne concourait pas im- périeusement à la vérité, à la tonalité, à l'impression du tableau. Plus hardi que les anciens, il ne voulut pas recon- naître dans la nature une reine dont l'art supporte l'impé- rieuse domination : il la considéra comme la maîtresse

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adorée que la fantaisie de l'amant pare de vêtements variés, afin de faire ressortir par des arrangements heureux ses grâces et sa beauté. Sous ses mains la nature, reproduite avec génie dans la liberté de l'interprétation, trouva des combinaisons elle fut comme pétrie à nouveau. On entendit cette affirmation hardie et profonde que la na- ture ne convient pas toujours à l'art et que l'artiste doit choisir dans la nature. Le paysage en trois parties avec eau, ciel et terre échelonnés en plans académiques, comme les discours à tiroirs, disparut pour le paysage original, vrai, inspiré selon les lieux, les saisons et les heures, en dehors de la routine et delà convention. Et, pour en revenir à cet art de n'indiquer que juste assez pour laisser sous- entendre, comme l'on vit qu'il consiste dans la recherche de l'impression générale !

Allez aux champs, allez dans les bois : regardez devant vous. A l'œil fait pour embrasser les grands horizons, les masses touffues, le vaste déroulement des vallées et des plaines, le spectacle ne précise aucune ligne, ne détaille au- cun contour et ne se compose de rien d'arrêté, mais comme un bloc énorme oii tout se fond en une harmonie qui laisse tout vivant, il déploie à travers l'air, le vent, l'ombre et la clarté, frissons qui font ses rides et ses épanouissements, la grande nature aux bras amoureux berçant sur son sein l'innombrable hyménée de ses enfants.

Le paysage français ne fait donc que se modeler sur la nature même. Comme elle, il prend les masses, les combine, les harmonise, répand la lumière, l'heure, la saison, jette la vie partout, en parts égales, sans rien écraser, fuit le détail- lage et couvre tout de cette vague bleue, irrisée aux re- flets du ciel, qui coule, flotte, se resserre autour de la nature.

Mais si la conception est merveilleuse, combien l'exécu-

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tion est parfois admirable aussi ! Il voit tout d'abord qu'une peinture lisse, serrée, égale, est impossible pour exprimer des surfaces inégales chaque détail constitue un acci- dent qui en dérange le plan. Il procède donc par touches. La touche suit les mouvements, marque les contours, varie selon la ligne, change avec le ton, répand les contrastes, sème les répercussions, jette une clarté, pose une ombre à côté, glace un point, rehausse un autre, peint et dessine en même temps, casse un reflet, prolonge une traînée, se brise ici, se renoue plus loin, vibre, palpite, étincelle, colorée, abondante, multiple comme les milliers de paillettes, de diaprures, d'irrisations et de scintillements qui émaillent la nature elle-même. Mais encore il n'imite ni ne copie.

La beauté de l'art n'est pas celle de la nature. La nature, cadre énorme, éparpille ses lumières et ses ombres en fais- ceaux qui montent de la terre au ciel. L'art n'a qu'une toile, champ borné oii il faut condenser les infinis de vie et de lumière déployés à travers l'immensité. L'art, pour arriver à cette concentration, renforcera ses couleurs, leur donnera plus d'éclat, les marquera d'ombres plus profondes, doublera la vigueur de celles qui se voient dans la réalité. Secret magique du génie ! Par ces artifices d'une science inspirée, la toile contient et resserre le ciel, le soleil, tout l'espace, et le paysage devient synthèse.

Le paysage belge, trop scrupuleusement imitateur de la nature, se hasarde peu à ces hautes et libres interprétations françaises. L'exécution l'emporte dans son souci sur l'effet à atteindre, et, dans l'absence d'une inspiration large qui ne s'attache qu'aux masses, il tâtonne à petits pinceaux polis et délicats dans un détaillage toute illusion se meurt.

Mais si le poème des terres a trouvé dans le génie fran- çais sa véritable interprétation, le génie belge revea-

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dique une gloire non moins précieuse dans la peinture de marine.

La mer, si longtemps soumise aux caprices dévergondés des écumeurs de savonnée, a trouvé chez nous son poète, non plus un barbouilleur de tempêtes panachées, comme il s'en est vu de célèbres, mais un contemplateur respec- tueux et recueilli dont le souci est d'être vrai sans fausse inspiration et sans exagération déplacée. Clays est un maître hors ligne. On ne peut, il est vrai, rigoureusement lui appliquer la dénomination de peintre de marines ; il ne s'aventure jamais bien loin en mer ; sa barque ne dépasse que rarement la ligne d'où se distingue le port ; ses bouts de mer sont calmes, battus d'une houle courte et drue oii dansent des barques de pèche plutôt que des bricks et des goélettes; il navigue surtout aux fleuves, le long des grasses rives de Flandre et de Hollande. Mais si on ne le voit pas broder sur le canevas facile des ouragans ni ba- rioler fantastiquement de flamboiements pyrotechniques de grandes diablesses de vagues comme des sauteuses de carnaval, quelle magie de nuances fines et harmonieuses dans le cadre, peut-être un peu monotome à la longue, de ses eaux sereines secouées çà et de coups de vent, et berçant au murmure des roulis les barques reflétées dans le flot qui les emporte ! Comme peintre, Clays demeure sans rival ; puissant, nerveux, souple, infiniment varié de tons, nul ne détache comme lui les barques sur l'horizon et l'eau sur le ciel ; nul n'a cette saveur marine, cette splendeur d'illusion qui fait qu'on oublie l'art même et le génie du peintre pour se plonger corps et âme dans l'éblouissante contemplation de la nature. S'il est un reproche à lui faire, c'est pour ses ciels. Légèrement en- levés par frottis transparents dans les parties claires, ils

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ont parfois, dans les parties sombres, des opacités de tons et des lourdeurs de formes qui donnent aux nuages qu'il y roule des apparences de carton découpé.

Après ces peintres de la vie et de la nature, je cite très volontiers, pour la vie qu'il sait donner à la pierre, M. Van Moer, le peintre de vues et d'intérieurs. J'ai vu de Van Moer de petites toiles, ses Canaux, d'une réelle magie, la pierre, inondée de soleil et baignée d'eau, s'animait vi^aiment sous le reflet brûlant et l'humide baiser qui semblaient la pétrir. Van Moer exprime largement ja poésie et la variété des heures. Les crépuscules, réfléchis en traînées de flamme dans ses canaux d'Orient, avec le dessin renversé des palais et des mosquées dans les moires de l'eau, gardent en leurs clair-obcur l'intensité du rayon disparu. Ses midis épanouis dans un âpre aveu- glement d'azur sont torrides; l'ombre s'allonge, profonde et sèche, comme brûlée elle-même ; les murs pétillent en feu. Van Moer est coloriste: il marie les tons, les rappelle, les rehausse, les atténue avec une richesse, une sobriété et une justesse de touche qui font de ses vues des créations plus que des reproductions.

Dans le même genre, il faut nommer M. Bossuet, pinceau sec. Ses ciels, trop gris pour les midis dont il en- cadre ordinairement ses murailles effritées du reste avec une crânerie toute locale, manquent de cette intensité de rayon qui fait flamboyer les pierres comme des braises. Je n'oublierai pas non plus M. Stroobant , dessinateur très habile, plein de relief et de précision. Il aime le plein so- leil, la brique calcinée qui se crevasse et s'écaille, les vieux plâtras effrités et croulants, les canaux scintillants qui, pareils à la glace qu'on casse, paraissent s'émietter en paillettes. Je lui reprocherai sa peinture un peu

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monotome : d'une pâte excellente, bien modelée et travaillée avec sûreté, il lui manque pour atteindre à l'effet artistique le rehaut des tons vifs, le pittoresque des réveillons hardis, le tapage d'une note piquante çà et là, un peu de verve et d'emporte-main.

Un petit groupe sérieux, d'allures décidées et caractéris- tiques, ce sont nos animaliers; Joseph Stevens, par ses sujets d'humour et d'imagination traités avec une verve de brosse magistrale, se place tout en tête. Il a fait de son genre une petite comédie spirituelle et sentimentale que le drame traverse parfois à coups de pattes et de dents. Stevens a le crayon nerveux et fort. Il peint rudement. Sa facture large, serrée, puissante, est d'une sobriété et d'une fermeté presque sans rivales dans le gris. J. Stevens est une des personnahtés marquantes du réalisme robuste et sain. Une ombre terne, de misère et d'infortune, encadre ordinairement ses sujets; mais par l'énergie et l'originalité de sa peinture, ces désolations de coins de muraille revêtent un caractère rigide qui a souvent de l'élévation.

Verlat peint les singes avec esprit ; ses dernières sin- geries sont de malicieuses critiques sous lesquelles se cachent à demi des nationaUtés aux abois ; malheureuse- ment je n'y ai point retrouvé la touche grasse et chaude de ses beaux moutons du musée. Les vaches de de Haas ont de la prestance : nerveusement dessinées, robustement peintes, elles ont plus de caractère que celles de Louis Robbe. Que dire des moutons de Verboeckhoven, si ce n'est qu'ils vinrent en leur temps, quand Verlat et Robbe n'y étaient pas, et qu'une découpure de carton proprement coloriée réalisait la nature? Temps de cocagne ! Aujour- d'hui on demande à l'artiste des aspirations ; l'enluminure a cessé d'être de mode. Les chevaux de M. T'Schaggeny,

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soigneusement lustrés et poncés, ont du nerf, de l'encolure et du jarret, belles bêtes flamandes corsées de forts poi- trails, qui hennissent vraiment, pas comme les chevaux de M. Verschuur, montures de bois, bonnes pour la parade, M. Otto von Thoren aime les petits montagnards angu- leux, tout nerfs et tout feu, le mouvement, l'épisode dramatique, le cabrement, le plein galop dans le crépus- cule. Ses sujets de tableaux, farouches et violents, sont empreints parfois d'un beau caractère.

Je marque encore M. Vandervinne qui manque sou- vent d'énergie, M. Depratere qui ferait de bons tableaux s'il ne se tuait pas à faire de mauvais décors, M. Devos pour ses bichons, secs de couleur, bien dessinés, mais sans verve, M'"'^ O'Connell.

La peinture de fleurs, genre gâché par les miniaturistes de boudoir, cite avec honneur MM. Robie, Robbe et Raoux, dont les bouquets ont de l'air, de la transparence et de la fraîcheur.

J'ai parlé de Gallait et de Portaels portraitistes : il me reste à citer, après ces maîtres, Cermak, peintre de race, puissant et nerveux; Billoin, dont les portraits sont robus- tement enlevés, un peu lourds de modelé; Dewinne, une brosse ferme, large et sobre, habile surtout aux potelés de la chair (j'ai vu de Dewinne des mains qu'eût signées Van Dyck); Dell'Acqua, dont les têtes, chaudes et colo- rées malgré de certaines combinaisons de vert cadavé- reuses, ne manquent ni de grâce ni de gaucherie; Ro- bert, peinture serrée et consistante.

Je ne pourrais terminer cette rapide nomenclature des réputations consacrées, sans ouvrir vers la fin à deux des- sinateurs de notre pays une parenthèse méritée. C'est d'abord Félicien Rops, le caricaturiste dont la verve mor-

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dante et vive illustra si joyeusement nos journaux et nos almanachs ; crayon ingénieux et savant, il y a de Rops de petits chefs-d'œuvre pleins de malice et de sel; le mal- heur est qu'ils sont éparpillés. C'est ensuite Lauters dont les albums sont partout; Lauters, à vrai dire, manque de caractère et de style ; mais il a le crayon vif et souple : touriste fidèle plutôt qu'ému, il parcourut la Belgique et nous laissa des lieux qu'il visita, non pas des dessins, il n'y visa pas, mais des croquis, oii il est passé maître.

Qu'on me pardonne l'imparfaite esquisse qui précède : je n'ai voulu que montrer les ressources qu'un si noble sujet offrait à la critique. Mais je n'ai parlé que des peintres, et je ne saurais concevoir une étude sérieuse de l'art sans l'appréciation de la sculpture et de la gravure. L'abaisse- ment de la sculpture, avachie en statuettes de boudoir et en bronzes de cheminée, marquerait peut-être le degré de notre sens artistique. La statuaire, en effet, exige une culture supérieure de l'esprit : le marbre, en sa virginité idéale et quasi-immatérielle, ne trouve des adorations que dans les âmes pures et les hautes intelligences. Et quels sont nos sculpteurs? Que font-ils? Ce sont des tailleurs de pierre ; leurs œuvres sont des bustes royaux. J'excepte Simonis, un maître; ses Lions sont de la grande sculpture, comme son Godefroid de Bouillon, un chef-d'œuvre. Le temps, en marchant, emportera-t-il les gâcheurs? Je compte sur la génération qui monte. Fassin, Samain, Berlin, frappez donc de vos ciseaux le marbre sonore afin que la muse en jaillisse à la fin.

La gravure et la lithographie, plus fécondes en artistes, livreraient à l'appréciation delà critique l'œuvre de MM. Fia-

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meng, Simonau, Desvachez, Franck, Meunier, Demannez, Delboëte, Brown, Biot, Danse, Ghémar, Schubert et Hy- mans. L'eau-forte, cette manifestation éclatante des person- nalités de l'artiste, lui livrerait à son tour : Gallait, qui y demeura très inhabile; Leys, qui lui donna le caractère grave et naïf de ses tableaux; Portaels, qui la travailla légèrement, d'une pointe fine et onctueuse, mais sans effet; Kuyttenbrouwer, dont les eaux-fortes ont de la couleur; Verboeckhoven, graveur habile et mou; particulièrement ]yjmc O'Connell, qui y montra une vigueur virile et une science étonnante des effets.

On le voit, les éléments d'un livre sérieux d'art et de critique ne font pas défaut, et la chaîne se noue sans interruption jusqu'à ce jour.

Qu'on me permette, avant de terminer, de me réconcilier avec les Salons dont j'ai peut-être médit. Je le reconnais, ils ont cela de bon qu'ils mettent les jeunes talents en lumière. C'est ainsi que le bruit parti du coin des SaloQs nous signale en ces dernières années un grand mouvement dans le camp des jeunes artistes. M. Legendre, prix de Rome, expose successivement à Bruxelles et à Anvers. M. Hennebicq, couronné pour une composition de caractère, révèle un tempérament énergique. M. Vandenbussche envoie de Rome une Procession de Pénitents, synthèse puissante, mais maladroitement combinée, œuvre de penseur plus que de peintre. M. Cluysenaer promène de Paris à Anvers ses Cavaliers de l'Apocalypse, toile fougueuse et inspirée, em- preinte d'un grand souffle, avec une personnalité très mar- quée. M. Agneessens, pai- quelques têtes finement colorées, cil la grâce des tons s'unit à l'énergie du pinceau, se range du coup au nombre des talents sérieux. M. Eugène Verdyen, imagination vive et forte, du reste chercheur et

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profondément artiste, s'annonce dans différents genres avec de hautes qualités de sentiment et de poésie. M. Bou- langer, tempérament robuste et fortement doué, promet au paysage belge le novateur qu'il attend. M. Haeseleer, paysagiste élégiaque, montre de la sincérité, de la con- viction, un sérieux sentiment de la nature. MM. Van- hammée, Wulfaert et Vandenkerkhove, peintres d'histoire, manifestent des qualités brillantes de science et de carac- tère. M"^ CoUart, talent viril, traite avec éclat le paysage et les animaux. (Je souhaite qu'elle ne se laisse pas entraîner, par un caprice d'originalité mal entendue, hors des limites sa nature de femme et d'artiste me paraît lui promettre des conceptions à la fois vigoureuses comme l'art le demande et émues comme le cœur de la femme le comprend.) Je saluerai encore, au nom de l'avenir, MM. Isidore Verheyden, nature puissante, qui brillera dans la forte peinture, paysage et portrait; M. Wauters, dont j'ai vu des esquisses hardies, d'un style violent et d'un coloris éclatant ; M. Harzé, fin, spirituel, un peu minutieux, dans un genre créé par lui ; les frères Devriendt, imitateurs Leys, savants dans l'exécution; Demol, qui peint sur l'émail des faïences avec un art oublié ; Baron, Coosemans, Gabriel, paysagistes d'im- pressions excellentes ; Cam. Yan Camp, dont j'ai vu à Gand, salon de 1868, un tableau très réussi de ton et d'expression [le Collier) \ Bourson, portraitiste solide; Smits, tonalité chaude, dessin inégal; MM. Hermans, auteurs de rabelaiseries spirituellement croquées, tons gris, pâte consistante, touche serrée; M. Montigny, réaliste de coins de fermes ; M. Carabain, peintre de vues, etc. J'ai réservé pour la fin deux artistes de tendances à peu près semblables et d'une personnalité tranchée. Je veux

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dire MM. Louis Dubois et Const. Meunier. M. Dubois, nature sensuelle et positive, semble s'attacher surtout à la couleur. Le sujet lui importe, je crois, assez peu, s'il y trouve les conditions de sa peinture. Sa peinture, en réalité, est bien à lui. Sobre, forte, d'une facture large et d'un modelé gras, elle fuit l'éclat, recherche les tons neutres, se plaît aux milieux mats, parfois éclate en lueurs sombres dans la demi-teinte. Je regrette seulement que le parti-pris du gris borne à une tonalité un peu étouffée la riche gamme du peintre.

M. Meunier, plus épris en apparence de l'idée, traite des sujets religieux avec une certaine crânerie farouche qui ne laisse pas que d'impressionner. Pourtant il manque de style, et l'émotion que l'on ressent devant ses compositions est toute physique. Il remplace le style, seul moyen de caractériser l'idée, par une tonalité de couleur qui est à l'idée ce que la sensation est au sentiment. M. Meunier, peintre habile et vigoureux, n'a pas les qualités néces- saires à la peinture d'histoire. Si j'admire la généreuse ambition qui le porte aux inspirations élevées, je ne puis m'empêcher de reconnaître qu'il en tourne les difficultés par des procédés qui en détruisent l'élévation. La grandeur d'un martyre, par exemple (sujet souvent traité par M. Meunier), exprimée par le moyen d une peinture réa- liste qui me fera voir le sang, les pierres, le heu du sup- plice dans une horreur locale, ne me saisira pas autrement que n'importe quel sacrifice humain. M. Meunier manie le cadavre avec une science d'anatomie et un réalisme de tons saisissants. Mais l'art ne demande pas aux salles de dissection des chairs et du sang. Animant la dépouille hu- maine d'un reflet de l'âme expirée, il cherche à en sublimer la triste représentation par un rappel de pensée et de vie.

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MM. Dubois et Meunier, peintres de sensation, prêtent certainement à la critique, mais je me plais à constater en eux la conviction, chose si rare et si respectable en ce siècle que je termine par leurs noms, de peur d'en devoir déplorer l'absence ailleurs, cette nomenclature de nos réputations et de nos talents {{).

(1) Nomenclature incomplète, je l'avoue. Qu'on me permette de rectifier certaines omissions, en signalant dans le genre les noms de MM. D} ckmans, Willems, Koller, Duwée, Serrure, Campotosto, Lagye,Denôtre,yanMuyden, Col ; dans la peinture de batailles, MM. Van Imschoot et Paternostre ; dans la peinture de marines, 3IM. Francia et Musin ; enfin, dans la peinture de grand style, MM. Swers et GufFcns, peintres inspirés.

LITTÉRATURE WELCIIE.

Au PLUS Grand Ecrivain belge. POSTE RESTANTE.

Bruxelles (Brabant (Belgique).

La Première à Monsieur....

Monsieur, j'ai bien riionneur de vous saluer. Je

Mais je n'ai pas riionneur de vous connaître, et voilà de quoi m' arrêter dès le commencement, si je n'étais certain de vous trouver quelque part. donc etes-vous, Monsieur, et qui donc, afin que je sache au moins que vous existez et qu'il me soit permis de vous dire les choses que depuis longtemps je veux vous communiquer? Notez, Monsieur, que c'est au plus grand écrivain belge que je souhaite par- ler, car le plus grand seul est mon inquiétude, et j'en vois

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d'autres autour de moi qui sont très grands, sans que je les trouve grands assez. Peut-être me demanderez-vous si je suis fou, car la chose vous paraîtra excessive, mais si vous le voulez, je répondrai que je voudrais l'être, afin que la vanité de ma recherche eût dans l'occurrence pour palliatif l'aveuglement de ma folie. Non, Monsieur, je ne suis pas fou et désespère de l'être, quand je vois tant de sots qui le sont et ne le méritent pas, car enfin dans le pays des sots les rois sont les fous, et quelle gloire si j'étais roi! Mon- sieur, par grâce, me direz-vous si vous êtes le plus grand, et de combiea, et par quoi, et votre nom? Car, je l'avouerai, manque d'esprit, manque d'instruction, manque de tout, je ne vous vois pas très distinctement, si ce n'est comme une ombre, un fantôme, une illusion, quelque chose comme l'oi- seau bleu; et ce n'est pas pour vous faire injure, je suis un homme doux, Monsieur, et simple, pas même savant. A mesure que j'y songe, mon souci augmente; si je pense à l'un, l'autre me fait penser à un troisième, sans que je m'ar- rête à aucun. Et pourtant, j'en ai pris le parti : c'est au plus grand que j'écris ; je le veux, je l'ai dit et ne voudrais pour rien au monde changer l'adresse de ma lettre. Mon- sieur, par pitié, faites-vous petit, baissez la tête, rentrez votre génie, quoi! d'un cran, en vaut-il la peine? ou vos épaules, si vous y portez le faix; car, enfin, Monsieur, vous êtes tous grands, sans distinction grands, grands comme des chênes, grands de cent coudées, comme les pyramides, Monsieur, sans qu'aucun, mais aucun, soit plus grand d'un pouce. Un pouce, que vous disais-je? suis-je difficile? qui ne voudrait baisser d'un pouce pour laisser monter son voisin d'autant, ne fût-ce que pour échapper à l'ennui d'avoir la même taille que lui? Je comprends qu'on soit plus grand; qu'on soit plus petit, je le comprends encore, mais une

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chose qui me dépasse, moi qui ne suis ni grand ni petit, c'est que je ne puisse me distinguer d'un autre. Être plus, être moins, c'est quelque chose, mais quel terme entre les deux, je vous prie, si ce n'est néant? Et voilà. Monsieur, comment, par une logique naturelle qui dépiterait les acadé- miciens de l'Académie, gens jaloux et colères, je pourrais arriver à conclure qu'étant tous ni plus ni moins, vous n'êtes de fait... Ah! Monsieur, je ne voulais pas le dire, et volontiers je replie ma logique, s'il vous plaît de condes- cendre à monter. Et la grande peine ! La belle affaire ! Ce n'est pas, je crois, porter sa tête à l'échafaud ni entrer en galère une rame à la main. Il ne s'en faut que d'un pas; mais le pas est à franchir. Et lequel de vous le franchira, Monsieur, afin qu'il ne soit pas dit que le plus grand écri- vain est un mythe et qu'un homme se trouva qui, le cher- chant partout, n'en rencontra pas un, mais cent, abondance nuisible? A toi, Mellifluus, j'ai songé d'abord; si ton idée boite, ta phrase chancelle, et les mots chevillent sous ta plume. Mais FeUifluus, ton compère, réclame, Jacquot en- fariné aussi creux dans ses mots que vide dans ses pensées, grave, du reste, comme un perroquet ou un singe. Et lequel est le plus grand, critiques superbes, ou de Tortillard qui est le plus diffus ou de Jacquot qui est le plus filandreux? Et toi, Horatio, poète rubicond, ne seras-tu pas plus grand qu'eux deux, toi qui es le plus gros? Tes vers, inspi- rés parfois en dépit de toi-même, sont à vrai dire les plus longs qu'un poète pris de foire enfanta dans ces contrées, et j'aime à les voir, de rime en rime, comme un boiteux qui descend un escalier, s'accrocher en chevillant. Mais Olympio proteste : il sait ce qu'il vaut, et pour la cheville, il emporte le prix; sois donc content, poète béquillard, car si Horatio est le plus gros, toi, je te le cède, tu es le plus lourd. Mais le plus

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grand, Monsieur, qui serait-il, du plus gros ou du plus lourd?

Pourtant, si l'un des deux est le plus grand, que serait-ce de Calviculus aux doigts sales, de Criquet l'acéphale, d'En- nuchus le bouffon, de Rusticus la plume d'oie, d'Advocatus le gascon, de Surdaster, bègue mais juste, de Mus le trot- tin, de Bufo le saute-ruisseau, et de tant d'autres, habitants de Lilliput. Le plus grand, qui donc est-ce? Les nains mêmes comptent des géants. Certes, je me proposerais bien, mais décemment je ne puis m' écrire à moi-même, et dès lors à quoi bon commencer cette tartine? Quoi qu'il en soit, Monsieur, si vraiment vous existez quelque part, à vous ces mots : je les mets à la boîte, poste restante. Les réclamera qui pourra.

La Deuxième à Monsieur

Nous commencerons par reconnaître, si vous le voulez. Monsieur, que les desseins de la providence sont merveil- leux. : on l'a vue se servir des humbles pour écraser les forts et faire tourner au profit des plus grandes entreprises les choses mêmes qui semblaient incapables d'y pouvoir concou- rir. Je ne nie pas que ce commencement soit solennel, mais pourrais-je ne pas songer au mystère des destinées, quand je considère ce qui se passe autour de moi-même et va faire l'objet de cette lettre ? Quoique le plus grand de nous tous, vous n'êtes pas sans avoir admiré l'ordre profond qui des vieilles souches traditionnelles tire les langues nouvelles, fleurs printanières écloses aux racines corrompues des nations. Et quelle chose étonnante, Monsieur, n'est-ce pas cette bonne vieille langue latine enfantant à la vie, de ses débris mêmes, le chœur chantant des langues modernes ? Si ce n'était vous, je craindrais que vous ne pussiez conce- voir la légitimité du souvenir que j'évoque et la ressem- blance des temps présents avec les temps passés. Mais nécessairement vous avez remarqué chez cette vieille langue française, épuisée par les débauches du petit jour- nal et du petit théâtre, les marques d'une mort prochaine ; nécessairement, vous avez vu qu'un enfantement se pré- parait parmi l'horreur de l'agonie qui commence. Or, revenez maintenant avec moi aux réflexions que la marche

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des choses humaines suscitait tantôt en moi ; car de quelle race d'hommes la providence s'est-elle servie pour tirer du flanc de la courtisane la jeune vierge qui va lui succéder ? Il est par le monde un petit peuple, si petit qu'il ne sem- blait pouvoir prétendre qu'à beurrer l'appétit de ses voisins. Qui serait-ce enfin, ô grand Monsieur , si ce n'est nous- mêmes, belges ou béotiens, comme on nous nomme, hon- nêtes gens du reste et marchands patentés? Considérez com- bien j'avais raison de dire que Dieu, la providence ou le hasard, qui sont choses quasiment équivalentes, et aussi aveugles, font servir les plus humbles à la réussite des plus grands desseins. C'est en cette petite race, je veux dire en cette petite nation, que l'esprit des temps a soufflé. Bethléem ! Bethléem! Ici, dans cette étable, se lève une ère nouvelle. Oui, Monsieur, ne vous en déplaise, nous avons été choisis pour régénérer cette gaupe de langue française, bonne au plus aux drames d'Hugo et aux romans de Georges Sand. La régénérer! gloire éternelle de greffer sur ce tronc corrompu qui tombe en Ponson, en Montépin et en pour- ritui'e, un idiome frais et simple comme une jeune fille de quinze ans ! Eh ! ne voyait-on pas dès longtemps dans l'air les signes précurseurs de cette révolution admirable, ici même, en Belgique, coin fortuné des brouillards? Les mots qui se croisaient sur le papier, employés de façon nouvelle et originale, n'annonçaient-ils pas l'avènement de l'idiome vivificateur? Mais qu'ai-je dit tantôt? Cet enfantement dont j'ai parlé, il n'est plus à venir, il est là, c'est fini, la langue est née. Née! ah! Monsieur, comme Minerve, tout armée et parée! belle comme le jour, quand on le voit d'une cave, simple comme une porcherunne, naïve comme une gardeuse de dindons, nue comme la vérité et chauve comme un genou. Contraste singulier avec l'arrogance de sa

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mère française î Sans détours, sans fard et sans roueries, bête comme une vierge des champs, combien sa rusticité se fait mieux valoir par la comparaison des appas flétris de la vieille courtisane ! Je pourrais craindre à la vérité que le temps n'emportât cette aimable candeur, mais une chose me rassure sur ses destinées. C'est qu'elle bégaie, et il n'est sauvegarde pareille pour ne jamais faillir, car le moyen de mal parler quand il n'en est môme pas de parler bien ! Ah! Monsieur, nous ne saurions assez nous réjouir de posséder cette langue unique quand on considère ce qu'il en coûte pour descendre à cette simplicité sans atours. Je ne puis, il est vrai, me flatter de la parler. La he fran- çaise salit encore ma plume et je n'ai pas encore débar- bouillé le fard menteur. Mais peut-être un jour, l'enten- dant partout autour de moi, la parlerai-je comme mes confrères, moins bien sans doute, car ils l'ont formée, tandis que moi.... C'est une étude dangereuse que celle des vieux maîtres. Monsieur, et quoique je sois de mon pays, je trouve et j'en rougis Corneille admirable, et Molière étonnant... Qu'y faire? pourtant, je vous jure, je me corrigerai, j'abjurerai ces fausses idoles, je parlerai belge ou je m'y efforcerai. Le belge! mot sonore et doux! Le belge, m'entendez-vous bien ? Que j'éprouve de plaisir à cette harmonie ! Il n'est chose au monde qui m'enchante plus. Et notez que nulle langue mieux que celle-là ne reflète le caractère de la nation qui la parle. Quand je l'entends parler par l'épicier, ou que je la vois écrire par M. G. G, G. G., je ne puis m'empêcher de reconnaître qu'elle est faite exprès pour eux, tant elle est du terroir, faite pour nos esprits et nos goûts. On y sent je ne sais quelle odeur du pays, odeur de cassonade, de bière, de choux de Bruxelles, et c'est un parfum délicieux. A ne voir

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que les dehors, le belge se rapprocherait du français, et la lettre moulée les ferait peut-être confondre, si la diversité de l'esprit ne marquait la différence des langues. Et prenez garde à cette particularité : l'espagnol et l'italien, sortis du latin, comme le belge du français , ont entre eux des affi- nités d'esprit qui en font connaître la parenté. Mais ici, Monsieur, si la lettre est la même, l'esprit, qui est bien différent, confirme l'individualité de chacune d'elles. Le belge ressemble si peu au français qu'il ressemble tout autant au flamand, à l'espagnol, au turc, au chinois, à l'iroquois et au marollien. D'aucuns diront qu'il ne res- semble à rien du tout, mais l'évidence est si flagrante qu'il est inutile de leur prouver s'ils ont raison. C'est à la vérité une bonne fille de langue, sage, prudente, incapable d'un écart, et si franche qu'elle en parait bête ; sa bêtise est son charme : pas de mots, pas de moqueries, pas de folies. Jamais on ne l'a vue se passionner au delà des bornes ; elle n'enfreint pas les règles ; c'est l'ordre et la modération mêmes. 0 langue sobre, et frugale! Ce n'est pas elle qui court les rues passé minuit et s'expose aux rhumes de cerveau. Elle boit de l'eau indifféremment et de la tisane. Lymphatique de nature, elle ne connaît pas les emportements, ne pleure jamais trop ni trop ne rit, mange peu, digère bien, le tout en mesure parfaite. Elle a les pieds dans la ouate et porte flanelle, crainte du froid; met une visière devant ses yeux, peur de les enflammer ; travaille le jour pour ne point se priver de dormir; jamais ne veille, car c'est altérer sa santé que veiller; fait des ro- mans, des comédies, des drames, des vaudevilles, et géné- ralement tout ce qui est du métier, sans pourtant faire quoi que ce soit qui ait trait à l'émotion, à la fièvre, à la passion ou à quelque chose d'extraordinaire et d'immo-

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déré, enfin la meilleure bonne petite bête de langue qui se puisse rencontrer, vous laisse le cœur net, l'esprit libre, le corps sain, n'accélère pas l'effet des purges, ne donne pas de catharres, ne s'impose jamais plus de cinq mi- nutes, ne fait pas croire aux chimères ni courir après l'idéal, bref, vous endort tout debout, efficacement non sans cauchemar.

La Troisième à Monsieur

Vous aurez remarqué, Monsieur, combien nos voisins sont jaloux de notre incontestable supériorité : il n'est sorte d'avanies qu'ils ne nous réservent, et le moindre honneur qu'ils nous font est de nous nommer crétins. Ils sont à ce point convaincus des mérites de notre littérature qu'ils poussent l'astuce jusqu'à nous accuser de n'en avoir pas. Quoi, Monsieur, pas de littérature ! Excusez mes emporte- ments ; il est difficile de se tenir devant d'aussi méchantes calomnies. La littérature d'un peuple se juge à la perfec- tion de la langue qu'il écrit et à la quantité des gens qui font qualité de l'écrire. Cette vérité incontestable ne vous semble-t-elle pas faite exprès pour nous, et ne trouvez-vous pas qu'elle confirme en tous points l'indiscutable grandeur des lettres belges? La langue... il me suffit que vous la connaissiez et il me fâcherait d'y revenir. Pour le nombre des gens de plume qui s'honorent de la parler, ne marque- t-il pas, par son étendue, l'universelle culture des esprits et la force intrinsèque de notre littérature? Je ne calculerai pas combien ils sont, mais à coup sûr les grues qui passent en automne sur nos marais sont moins nombreuses que celles qui y grouillent je veux dire les grues littéraires. Ce sont de petites grues, pour la plupart maigres, jaunes, bilieuses, point méchantes, s'accommodant de leur maigreur et marchant en troupeau. Elles sont reconnaissables. Mon-

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sieur, en ce qu'elles ne volent pas ; elles préfèrent la terre au ciel, et barbotent tout du long avec les canards, espèce plus sérieuse, qui sont les gens politiques, dans les mares, fumiers et ordures du chemin. On les nomme grues litté- raires ou écrivassières pour leur facilité à tracer des carac- tères sur la boue, et, en effet, elles n'ont qu'à traîner de la patte pour écrire des choses merveilleuses. C'est par igno- rance de ces particularités qu'il est dit par le monde des gens qui griffonnent, ayant la main mal assurée, qu'ils écrivent des pattes de mouche alors que c'est pattes de grue qu'il faut dire. Notez qu'elles ne sont ni fantaisistes ni chi- mériques, mais, au contraire, très positives et très sérieuses, ce qui se voit par leurs longs becs d'académiciens. Et pour ce qui est d'écrire, elles n'écrivent ni paillarderies ni mau- vaises imaginations, mais sages maximes, réflexions judi- cieuses, questions alimentaires et autres bourdes sensées utiles aux bonnes mœm's. On a dit des lettres qu'elles constituent une république : j'entends bien, mais nulle part je ne l'ai rencontrée; l'inégalité des talents détruit toujours le sage niveau, et un génie quelconque étalé en paon prend à la fin sur les autres le ton de la dictature. Pourtant cette république tant vantée et introuvable ailleurs existe chez nous, et c'est grande gloire. Salut à toi, république, rêve doux des gens paisibles! Remarquez, Monsieur, combien le niveau est assuré dans la patrie de nos oies de lettres : nulle ne dépasse voire d'une plume, nulle n'est plus grande voire d'une oreille; il n'est oie qui hausse la tète; toutes vont d'un commun accord; et ce sont des génies. Mais ce n'est pas sans peine qu'une police aussi bien ordonnée s'est établie au sein de la république, et il a fallu d'abord pros- crire les poètes, cervelles bouillantes, cœurs prompts, qui en eussent certainement détruit l'équilibre. On toléra les

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versificateurs, genre de lettrés à la glace, incapables de débaucher qui que ce soit, chauves généralement et eu- nuques. Les romanciers furent admis, bien qu'ils soient en médiocre estime, comme les auteurs dramatiques, qui tien- nent du poète par la chaleur de l'inspiration et la facilité des 'mauvais instincts. Encore ne les mit-on pas à la porte que pour la distinction avec laquelle ils parlaient le belge et la tiédeur à peu près glaciale de leurs conceptions. La répu- blique recherche surtout les gens sérieux qu'une moralité bien assise défend contre l'imputation d'enthousiasme ou de poésie, comme médecins, historiens, mathématiciens, aéro- nautes, droguistes, numismates, astronomes, archéologues, professeurs, épiciers, marchands de flanelles, dentistes, cor- donniers et académiciens. Croyez qu'en telle compagnie les excès sont impossibles; si, par hasard, un d'eux, pris de mal-caduc, commet un élan poétique, les mathématiciens prennent leur compas, les astronomes leur lunette, les des- sinateurs leur équerre, et les académiciens qui sont les plus graves de la bande prononcent l'exclusion. Ces gens-là ont une grande vénération l'un pour l'autre et se donnent du maître à tour de bras ; notez que la plupart sont cou- ronnés, ceux-ci à la tête, ceux-là aux genoux. Leur morale est effrayante de rigidité, mais ce qui me console, c'est qu'ils n'ont rien à combattre pour l'avoir, ni passion, ni chaleur de cœur, ni verve d'imagination; ils sont moraux par impossibilité de ne l'être point. J'ai dit qu'ils étaient tous des génies; sans doute, et ils sont à peu près tous dé- corés. Mais qui pourrait y trouver à redire, quand on con- sidère l'aimable langue qu'ils parlent avec un charme si orignal et la modestie que ces demi-dieux ne cessent de conserver au sein des apothéoses oti ils trônent?

La Quatrième à Monsieur....

Je sais bien, Monsieur, qu'il se rencontre des dissidents partout, et il n'est si beau troupeau qui ne compte des bre- bis galeuses. Le belge, à l'apogée de sa splendeur, devait exciter dans quelques esprits mal faits l'esprit de lutte et de contrariété. Vous savez combien les révolutions ont de peine à s'établir et les résistances qu'elles rencontrent chez tant d'ambitions qu'elles froissent et d'intérêts qu'elles attaquent. Au premier éclat de la langue nouvelle, ceux qu'une vieille habitude enchaînait à la tradition française jurèrent de ne l'abandonner qu'étouffés par l'ennemi, et ils eurent la misérable gloire de tenir leur serment, quel- ques-uns jusqu'au bout. J'avoue, Monsieur, qu'on ne sau- rait avoir que du dédain pour de pareilles entreprises, et je veux marquer d'un stigmate ces déserteurs des lettres belges. Mais non, l'indifférence publique les punit assez de leur folle témérité, et peut-on les châtier pour un vice de nature? Comment comprendre que Jouret, par exemple, s'en aille troquer contre le sérieux de l'idiome belge les vives allures de son imagination parisienne? Et Jean Rousseau, ce transfuge, eût-il pu rester parmi nous, avec cette verve pétillante qui eût fait hausser les épaules à nos académiciens? Quel épicier eût condescendu à écouter Arthur Stevens, nature enthousiaste éprise d'art? Ne voit-on pas d'ailleurs que ces réprouvés le sont par une

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fatalité qui met à néant leurs criminels efforts jusque dans leur œuvre et leur vie mêmes ! Landoy ne mêle-t-il pas dans les bouquets de sa verve aux roses, ces fillettes musquées, les grosses pivoines, ces matrones vénérables? J'ai vu Joly quitter l'art pour le métier et vendre au rabais le talent. Delimal, un rossignol qui chantait jadis, ne se résigne-t-il pas à l'enrouement politique, et petit-fils de Musset, ne coiffe-t-il pas sa muse d'un courrier hebdoma- daire? Dumoulin, ce poète nerveux, cède aux influences du belge et s'endort sur l'enclume oti se forgent les beaux vers. Boniface, préfère un traitement à la gloire; lit- térateur remarquable, il n'écrit plus, de peur d'écrire français; orateur remarqué, il ne parle plus, de peur de parler belge, et c'est un talent en disponibilité. Pot- vin fait de l'art français en parlant de l'art flamand; mais s'il ne parle belge, qu'importe qu'il fasse un chef- d'œuvre ? Labarre se tait ; Mathieu se tait. Que diraient-ils qui pût être compris? Frédéricx sommeille. Hymans s'en- dort. Guillaume ronfle. Qui réveillera Dubois? Pollet renonce aux lettres, et Picqué fait des mémoires pour l'Académie. Juste prime Mocke, Bécart prime Baron. Leclerq n'a pas d'éditeur; Clesse, alouette, devient rossignol chez le libraire; De Coster n'est pas lu, malgré Uylen- spiegel et les Contes brabançons. Qui connaît Loise? Gens s'amuse à des sonnets. Stapleau s'ennuie à la politique. Yizentini passe à Paris. Plaisantes gens, sur mon honneur. Il faut dominer le vieil instinct ou s'avouer vaincu, et c'est justice, car comment concevoir que la patrie veuille récompenser par la gloire des hommes qui ne parlent pas sa langue? On a parlé d'ingratitude: non, la patrie n'est pas ingrate. Ne l'est-il pas assez démontré par l'exemple des gens en faveur, académiciens et autres, hommes de

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poids qui ne parlent ni français, ni flamand, ni iroquois, mais belge, ce qui est bien différent et mérite salaire. Je suppose qu'il y eût un pays des ânes : comme de juste, l'âne ânonant y serait seul toléré ; le braiement y serait roi, ministre aussi, mais que penserait-on de l'âne qui henni- rait? Ce serait cas flagrant, et l'on bannirait le pelé. Ainsi, chez nous, l'âne ânonant est porté aux emplois, aux hon- neurs. En pourrait-il être autrement sans déroger? Non, Monsieur, il nous faut maintenir notre langue, car une langue est la condition d'indépendance d'un pays, et nous avons à la fois par la nôtre liberté et gloire éternelles. On a parlé du flamand : on a prouvé que c'était l'idiome national et la souche de la seule littérature possible chez nous: mais que sert de prouver et tient-on pour sérieux chose prouvée? Le flamand est grossier, c'est clair ; Con- science et Hiel, patauds; le mouvement flamand, folie; la vieille âme flamande, chimère. Eh! ne va-t-on pas jusqu'à dire que notre sauvegarde est dans le flamand, nos forteresses dans le culte de nos ancêtres, nos armées dans les traditions de la patrie? Lors même que ce serait vrai, dit-on choses pareilles? Que nos pères aient parlé flamand, on le conçoit aisément ; on était si bête en cet âge-là ; mais nous. Monsieur, que nous parlions comme nos pères, est-ce tolérable? C'est pourquoi le belge a été créé, langue inimi- table que parle M. Bouvier et qu'écrit M. Juste. Et mainte- nant, pour finir cette lettre un peu longue, convenez avec moi qu'une langue étant donnée, ceux qui n'en usent pas et empruntent celle des voisins méritent la mort; que par conséquent, Wacken, Sotiau,Chamard, Stevens, ces jeunes poètes morts à trente ans, ont justement péri, martyrs de leur sot entêtement, victimes de l'indifférence publique.

La Cinquième à Monsieur

Quand vous ferez un livre sur notre patrie, ne manquez pas de remarquer, je vous prie. Monsieur, que c'est à peu près chez nous seuls que le métier de la plume est réputé ignominieux. J'entends bien, ignominieux, non par le dés- honneur qu'il y a d'écrire, nous n'en sommes plus. Dieu merci, à ces délicatesses d'un autre âge, mais par celui qu'il y a de tirer de sa plume le pain de l'existence. En vérité, c'est d'une belle âme, et personne ne contestera la candeur d'un tel puritanisme. Des méchants, il en est par le monde qui comptent les taches au soleil, des méchants y verront l'histoire du renard : il guignait certaine grappe vermeille, haut pendue ; et de sauter ; il n'y put atteindre. « Trop verts» fit-il, et le voilà parti sur ce mot. Observez bien, Mon- sieur, qu'il n'en saurait être ainsi de nos grues littéraires. Elles sont fines à ce point qu'elles sauraient faire métier de tout, même d'esprit, mais particulièrement de bêtise. Et, dès lors, n'en saurait-il être d'elles comme des grues étrangères employées à pareil métier, lesquelles, gâchant le drame, le vaudeville, le poème et le roman, tirent de ce misérable travail leur subsistance quotidienne? Mais elles ne vou- draient descendre à cette indignité, tant elles ont en estime le haut mérite des lettres. Ne voit-on pas qu'elles ont grand raison, ces louables et bonnes grues, aux merveilles que leur art, appuyé de ces principes, enfante çà et à la

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lumière par longs et méritoires intervalles. Quelle compa- raison peut-il s'en faire de ces perles exquises et odorantes, travaillées à plaisir d'un oiseau fin et patient, avec les pierres brutes, sans forme et sans grâce, que l'on voit paraî- tre ailleurs? Mais aussi comptez que ces topazes, ces inibis, ces émeraudes, qu'en dirai-je de plus encore? ces escarbou- cles enfin, sont lentement tirés de leurs caverneuses cer- velles par extractions laborieuses et dures, exhaustions adroites et calculées, extirpations méthodiques et raison- nées, comme il sied pour les amener à bien ; et c'est un grand labeur qui les fait crier d'ahan, car ils sont des an. nées entières à creuser sans trouver; si, par bonheur, après s'être longtemps tâtés, ils entendent résonner en une bosse de leur crâne la veine attendue, ils restent des années à y descendre; puis on ne les voit plus : enfouis en eux-mêmes, ils cherchent dans leurs profondeurs; et quand, un jour on les voit remonter demi-morts et voûtés, il s'est encore passé des années. Mais rien ne saurait dire le temps qu'ils mettent à polir, à marteler, à ciseler, à arrondir, à façonner la précieuse perle soustraite aux mystérieuses cavernes de la pensée, ni les soins qu'ils apportent à lui donner les em- preintes d'un art sans pareil. Quand enfin ils ont mis la dernière main à l'œuvre, ce sont des vieillards, et ils ont cent ans : tous n'achèvent pas naturellement ce beau travail de leur vie entière, et la plupart emportent avec eux le se- cret de tant de veilles et de sueurs. Nulle part le mal que l'idée en sa gestation fait souffrir à l'esprit n'est plus cuisant que chez nos glorieuses et infortunées grues. Jamais, sous le ciel grec ou latin, parturition plus dure ne fit grincer plus effroyablement des dents un auteur constipé. Je ne sais, Monsieur, s'il vous a été donné de voir le crâne d'un de ces plumitifs extraordinaires, j'entends après la mort, dans

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la nudité de l'os. Pour moi, qui ai pu voir maintes fois le redoutable réceptacle de tant d'insondables mystères, aussi bien durant la vie qu'après, jamais je ne fus témoin de ravages pareils. Je compris alors la douleur de ces enfan- tements et la gloire qu'il y a à enfanter, lors même qu'il p'en doit sortir que du vent, comme il se fait d'ordinaire. J'eus particulièrement l'occasion de remarquer le crâne d'un académicien mort en couches le ...., et reconnu pour l'un des hommes du pays qui pensèrent le plus et écri- virent le moins. Quand je dis le crâne, c'est intérieure- ment et extérieurement que je veux dire. Or, l'os, travaillé par les sueurs, présentait à sa surface, au lieu des belles polissures qui le font ressembler à la paroi des coupes, des rugosités, des excoriations et des callosités nombreuses, comme s'il avait été mordu du vitriol. Les renflements de la tête qui sont, comme on sait, les habitations des diablo- tins sous l'inspiration desquels nous agissons et nous pen- sons, ressemblaient à des chaumières que le vent aurait renversées par les champs ; toutes les bosses étaient sens dessus dessous, et il était impossible de les reconnaître, tant elles étaient pêle-mêlées. Les petits diables y avaient fait belle vie; de certaines, il n'y avait plus de traces; on ne savait ce qu'elles étaient devenues; d'aucunes étaient rentrées, ce que je compris, car les idées rentrées font naturellement rentrer les bosses. J'admirais toutefois ces marques éclatantes d'un labeur inouï, mais combien je fus frappé quand le mystère intérieur se dévoila tout à coup sous le scalpel du grand médecin ! Je vis une toute petite cervelle, raccornie, déchiquetée, demi-sèche et percée de trous comme une éponge. Ayant mis l'œil à l'un des trous, je remarquai une demi-douzaine d'idées, habillées de pau- vres petites loques, qui reposaient dans les coins comme des

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momies ; le grand médecin me dit alors que c'étaient les pensées qui avaient occupé l'esprit Je l'académicien sa vie durant, que présentement elles étaient sur le flanc, comme le maître en sa bière, et qu'elles dormaient pour l'éternité. Mais les ayant un peu remuées, nous reconnûmes qu'elles n'avaient ni pieds ni tête ; vraisemblablement elles n'avaient jamais bougé de place. Ce qui nous confirma dans cette pen- sée fut le spectacle de trois grosses araignées qui filaient de l'une à l'autre leur toile; or, la toile n'était pas d'hier, à coup sûr, car elle était à ce point embrouillée, épaisse et coton- neuse qu'il nous fut impossible de l'enlever.

Le grand académicien n'eut jamais à la vérité ni présomp- tion ni orgueil : il disait que le temps est un grand maître, et il attendait tout du temps; la mort qu'il n'attendait pas mit fin à ses projets. C'est ainsi que les quatre ou cinq idées qu'il nourrissait en sa cervelle demeurèrent en paix sans jamais être dérangées, et les araignées les cou- vrirent d'un voile soyeux, reconnaissantes de cette immo- bilité. Le grand médecin essaya de prendre une de ces bonnes araignées ; mais elle se débattit ; en se débattant, elle fit tomber les cinq ou six petites momies; alors elles croulèrent en poussière. Mais tout ce ménage mit en éveil un coin ténébreux de la cervelle ; j'entendis un bourdonne- ment : une mouche s'envola, une seconde, une troisième, puis quatre, cinq et six. Et tandis que je m'ébaubissais, la cervelle fondit dans les mains du docteur comme une bulle de savon ou comme un souffle de vent. Et mainte- nant, dites, vit-on jamais ailleurs exemple d'une pareille consomption? Ne croyez pas que ce soit un cas isolé chez nous ; considérez la galerie : vit-on jamais autre part crânes plus pelés, plus chauves, plus rogneux, plus teigneux, plus travaillés, plus couturés, plus minés

fSO NOS FLAMANDS.

plus écenelés? Encore un coup, quel rapport se peut-il faire entre ces rudes pionniers âprement besognant de la pioche, de la truelle, du pic et de la scie dans les silos de l'idée avec ces faciles enfants de la muse qu'un souffle pousse en avant, et qui, sans chercher, trouvent l'idée par- tout autour d'eux ? Combien ceux-là sont plus vénérables ! Ils veillent, ils attendent: c'est qu'ils ne sont pas auteurs de profession. Pourtant ici tout le monde est gendelettre ; tout le monde n'écrit pas, il est vrai, mais il n'est besoin d'écrire pour l'être. J'en connais qui, de peui- de paraître en faire leur métier, n'écrivirent jamais et sont connus pour de fort remarquables auteurs. Pour moi, j'estime qu'ils sont les meilleurs. Serait-ce pas que le métier d'auteur ne pourrait exister en cette belle patrie de l'esprit? Et pourquoi non? N'y a-t-il pas ici des ânes comme ailleurs pour tout chardon? N'y mangerait-on pas du Maquet, du Ponson, du Timothée et du Scholl, comme aux lieux qui les virent naî- tre? Pourtant, je l'avoue, nos ânes ont cela de supérieur que la masse ne lit rien du tout. Et c'est un grand bien, car si la masse lisait, peut-être aurions-nous aussi nos Montépin et autres âniers fameux. Dès lors nos lettres seraient déflo- rées; l'honneur des grues littéraires ne serait plus qu'un mot; on écrirait, hélas! tandis que maintenant, on n'écrit pas, c'est vrai, mais l'honneur est sauf (1)!

(1) Je manquerais à riioniiêteté de la critique si, après toutes ces critiques, je ne citais le nom d'un homme de cœur et de perscve'ranfe énergie. M. Van Bemmel fondait, en 1833, la Revue trimestrielle. A travers les soucis, les em- barras, une vogue d'abord incertaine, sans aide, sans subside, il l'a continuée jusqu'à ce jour. C'est un monument. Poètes, publicistes, romanciers, chacun y a mis sa pierre. Nulle revue ne fut plus hospitalière. Ceux qui voudront connaître la littérature belge iront l'étudier là.

LE THEATRE.

Comment expliquer l'étrange abandon l'on voit crou- pir le théâtre en Belgique?

Sans doute, nous ne sommes pas dans les conditions qu'il faut pour la floraison du drame et de la comédie, et les éléments qui les constituent ne se rencontrent pas dans notre société? Tribu isolée du monde et jetée dans l'orage européen, nous ne pouvons apporter à la scène ni les pas- sions généreuses qui en sont la leçon, ni les vices dont elle s'est arrogée la police? Sans doute, nous n'avons pas la rivalité des conditions sociales superposées l'une à l'autre, et cherchant par la ruse, l'hypocrisie, la lâcheté, l'audace ou le crime, à gagner le niveau elles s'aplanissent? Sans doute, les nuances de l'esprit public ne font pas, dans ce petit coin de terre, des animosités de faction à faction, et il est impossible d'en représenter les querelles dans des œuvres qui en montreraient le ridicule et l'aveuglement? Sans doute, l'intrigue ne trouble jamais la sérénité de nos foyers? Il est impossible de trouver dans nos filles et nos jeunes gens la moindre fleur qui se puisse effeuiller aux doigts de la comédie? Nous n'avons pas ici les déboires de

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l'artiste qui lutte, avec l'entêtement d'un rêve sublime, contre la bêtise publique et succombe victime de son art. Nous n'avons pas ici le conscrit qu'une loi abjecte, instru- ment de la destinée, accable d'un fardeau qu'elle dérobe aux épaules, du riche. Vous n'avez pas l'instituteur vaillant et libre, opprimé par l'Etat et le clergé, qui, plutôt que de faillir dans la voie que sa conscience lui révèle, pousse aux champs la charrue et meurt paysan. Vous n'avez pas les drames que la misère cache dans la mansarde sans feu de l'ouvrière, et les nuits lugubres pendant lesquelles la faim qui rôde aux portes se présente tout à coup à l'enfant moribonde, le pain et le déshonneur dans les mains. Vous n'avez pas les lâchetés qui servent de marche-pied aux ambitieux du pouvoir, ni l'ombre criminelle s'abritent, sous les apparences de l'honneur, les scélérats chamarrés. Vous n'avez pas les saletés et les vilenies oii se vautrent, ivres do désirs, les parvenus, plus fangeux que des pour- ceaux. On ne connaît pas, en cette Arcadie privilégiée, les extrémités des passions humaines, et le vice n'y a jamais terni le pur rayonnement d'une existence couronnée de roses. Sans doute, les notaires y sont des moutons enru- banés, les avocats des perroquets inofFensifs, les banquiers des toutous ignorants de l'escompte. Jamais l'on n'y vit de plaies saigner au cœur. Les femmes sont des anges; il n'y a pas de lorettes, ou, s'il y en a, ce sont des anges encore, les ailes en moins, qui tiennent boutique et ne fraudent pas. Certainement les partis y existent; mais unis dans une sainte concorde, ils se passent l'encensoir et se chantent des louanges ; les brigues publiques, étouffées dans l'uni- verselle paix, n'assombrissent jamais au sein des foyers le front des hommes, et depuis les chiens et les chats jus- qu'aux maîtres et aux valets, tout s'embrasse dans un

LE THÉÂTRE. 183

fraternel amour. 0 pays de cocagne ! Berceau fortuné des enchantements de la vie ! C'est ici le nid des colombes et la patrie des cygnes; un long murmure, doux comme un souffle de brises, avertit au loin le voyageur, parmi les tempêtes du monde, des félicités que goûtent, sur le lac fortuné se bercent nos cœurs, les vieux Flamands ava- chis en séraphins. Et toi, vaudevilliste à l'œil cave, à la face ténébreuse, qui t'en vas chercher partout les scandales et les intrigues, rebrousse ton chemin : les roses seules poussent aux buissons de ce pays.

Si l'on veut, je demanderai pardon d'avoir plaisanté, bien que ma plaisanterie soit sérieuse dans le fond et qu'en réalité, j'ai plus envie de pleurer que de rire. La vision burlesquement arcadienne que m'inspirait le spectacle de notre nullité à la scène ne doit-elle pas grimacer naturelle- ment aux yeux de l'étranger, quand, venant de Paris, de Cologne, de Londres, oii chaque soir le public va se siffler et se donner à lui-même sa comédie au théâtre, il tombe chez un peuple qui ne connaît pas son caractère et fait tourner les enseignements du théâtre à s'approprier les silhouettes se dessine un pays voisin? S'il interroge un de ceux qu'il voit s'ébaubir à ces importations, il lui de- mandera quelles sont les mœurs de la patrie. Que lui répondrons-nous, si ce n'est que nous avons à ce point déserté notre antique originalité qu'il nous reste à peine la force de calquer celle de nos voisins, ou bien encore, qu'il n'est personne pour témoigner par une œuvre na- tionale que, sous le vernis de l'étranger, le cœur flamand garde encore son ancienne franchise?

Nous sommes tellement préoccupés de nos intérêts maté- riels que nous ne voyons pas la pente nous roulons ; de rudes et de fortes qu'elles étaient jadis, nos mœurs, chaque

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jour rognées par le flot parisien, perdent leur grandeur et leur simplicité ; loin de ralentir le triste progrès de cette dé- cadence, il semble que nous prenions plaisir à l'accélérer, et nous portons notre abaissement jusqu'à nommer rusticité la vigueur qui seule pourrait y remédier On nous parle de liberté, et des gazetiers, flatteurs éhontés des lâchetés dont ils trafiquent, se complaisent à nous la décrire comme une statue d'or sans nous montrer qu'ici ses pieds sont de boue. La liberté, qui n'a pas ses fondements dans la pureté des mœurs, n'est qu'une vaine ostentation, et le peuple qui ne la cimente pas avec le sang des traditions est bien près de la perdre . Cette liberté dont nous nous targuons, qu'a-t-elle fait, parmi nous qui l'avons conquise sans pouvoir nous affran- chir des servitudes morales, et qu'est-elle autre chose que la faculté de trafiquer, de boire et de manger sans entraves, puisque l'esprit de jour en jour s'alourdit plus pesamment dans les chaînes d'une honteuse imitation? 0 liberté! Ce n'est pas dans la satisfaction des instincts physiques que t'ont placée tes vrais fils, mais bien plutôt dans l'anéantis- sement des préjugés qui entravent l'esprit et dans l'affran- chissement des tyrannies que les nations victorieuses font peser sur les nations qu'elles ont dominées. Quelques con- quêtes que l'intelligence remporte chez nous sur les téné- breux défenseurs du passé, quelque perfectionnement qui se puisse apporter aux rouages de la machine publique, je ne saluerai la liberté dans mon pays qu'à la condition de la voir consacrée par la restauration de la simplicité et de la droiture traditionnelles; tant que les mœurs, ballotées aux courants parisiens, flotteront sans consistance, prêtes à sombrer, comme une vieille barque sans rameur, tant que la conscience, cette providence des naufrages publics, ne prendra pas, en ce vaisseau que les flots se disputent, le

LE THÉÂTRE. 185

gouvernail et la voile, je dirai qu'à nos progrès il manque une chose, c'est la vie, qu'à notre machine il manque un rouage, c'est l'âme, qu'à ce corps qui manœuvre merveil- leusement il manque la mécanique suprême, c'est l'esprit !

On a dit du théâtre qu'il était la sauvegarde des mœurs ; sans vouloir pousser trop loin l'influence de ses enseigne- ments, cette influence est réelle. Sans doute, ce n'est pas dans la comédie débraillée et cynique oii le rire, encensant le vice et raillant la vertu, souille à chaque instant la sainte pudeur des mœurs, qu'il faut la rechercher. Une telle école ne peut amener chez ceux qui y apportent une curiosité maladive et exaltée que l'abrutissement de l'esprit et la per- turbation du caractère. Le théâtre n'est pas, du reste, le grossier tréteau la farce barbouillée de lie étale en titu- bant ses oripeaux flétris et beugle à travers les hoquets de l'ivresse des couplets grivois ramassés dans les carrefours.

Le théâtre, dans sa vraie et pure acception, est le sanc- tuaire de la morale publique ; c'est qu'outragée et meur- trie, elle se réfugie à l'heure des désastres ; de ces planches 011 elle promène sa blanche tunique , elle fait voir aux hommes, par le contraste du vice et de la vertu, la peti- tesse à laquelle ils sont tombés et les grandeurs auxquelles ils auraient pu atteindre. Non pas qu'elle ait les candeurs des muses farouches, et qu'elle n'ose descendre à fouiller les plaies du siècle ; c'est la muse puissante et forte, cuirassée de l'airain du poète sous lequel elle demeure indomptable; sûre de sa virginité que rien ne peut atteindre, elle jette d'un front hardi et d'une bouche fière à la face de la patrie les mots de la colère et du mépris.

Il n'entre pas dans ma pensée de résumer ici le caractère du théâtre français à l'heure présente; je déplorerai seule- ment qu'avec des maîtres sérieux comme il en compte,

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d'un talent aussi assuré, d'une facture aussi énergique, il ait si peu d' œuvres saines et convaincues dont la pensée puisse subsister en dehors du prestige de la scène et du charme des mots. Les impérieuses nécessités d'une censure qui s'épouvante d'une ombre et ne laisse rien passer qui, de loin ou de près, se rattache à quelque chose, le con- traignent, il est vrai, à modérer les éclats de sa verve dans la peinture qu'il fait des vices, de peur que l'horreur de ceux-ci ne mette en évidence les corruptions du temps qui les fit naître. Et certes, dans ces joutes hardies oii le satirique dispute pas à pas sa liberté au pouvoir , les grandes intelligences et les grands cœurs seuls osent s'aven- turer. Pour les autres, tourbe impudente et spirituelle de bohèmes et de cabotins, on les voit ébaucher dans la fange, sans conscience et sans vergogne, l'édifice cynique de leurs sales intrigues ; c'est là, c'est en ces turpitudes écœurantes, qu'un siècle épuisé vient chercher, comme en une coupe de vin capiteux, les grossières ivresses. Le rire, insultant les objets de la vénération et du respect des hommes, y éclate avec l'affreuse grimace de la lâcheté couarde et de l'effronterie bête. Egouts oii roulent les immondices d'une ville monstrueuse, les appétits du ventre, les viletés de l'esprit, la conscience qui tourne en foire, l'intelligence qui se décompose en fiente. 0 cloaques béants, quand l'esprit se penche sur vos bouillonnements, il lui semble voir les fumées infectes qui sortent la nuit des sou- piraux des rues, et il croit entendre, en ces hoquets que les calembours font en dégorgeant, les rôts de la panse qui se dégonfle en miasmes !

Or, chaque soir, un directeur de théâtre, plus malin que consciencieux, brouette sur notre scène quelques charre- tées de ces immondices, et nous courons nous en affoler.

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Le dévergondage devient une drôlerie plaisante qui fait rire nos filles, et les mots, effilés comme des fleurets mouche- tés, nous font pâmer d'aise. Et qui dira donc que le théâtre n'est pas une école, alors que l'imitation parisienne implan- tée parmi nous nous fait prendre le ton dégagé des gandins et des biches, met la cocotte à la mode dans les rues, affuble nos jeunes vierges en cascadeuses benoitonncs et nous barbouille la lèvre d'un argot se mêlent la rue et les coulisses de là-bas ?

Et pourtant, si, désertant cette voie fatale oii la colère me prend de voir la patrie, nous voulions demeurer chez nous sans rien emprunter aux nations voisines; si, au lieu d'applaudir des ridicules qui ne nous appartiennent pas, mais que l'habitude de les voir fait passer petit à petit dans notre sang, nous réservions nos sympathies à la glorification des vertus nationales, ah! le champ est vaste, la carrière est superbe, de toute part la matière s'offrirait à la main qui voudrait la saisir. Le drame ! La comédie ! Quel cadre puissant pour le drame que nos luttes nationales, avec la fière et hautaine figure des grands communiers, rois devant les rois, plus grands encore, car ils luttaient pour la patrie, enfants glorieux et désintéressés! Quelles res- sources simples et vraies que ces rudes mœurs trempées dans l'héroïsme des combats, en ces foyers de l'honneur et de la paix! 0 les têtes de jeunes filles! Les Margue- rite! Les Clara! Adorables images d'une virginité qui s'entretenait à l'ombre de la famille, parmi la majesté des parents et le respect des enfants, quelle main vous arrachera des limbes oii vous dormez et vous fera pa- raître dans une idéale apparence de vie , couronnées de jasmins, de roses ou de pâles immortelles!.... Pour la comédie, si nous n'y pouvions apporter la verve entraînante

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et la finesse acérée des mots, il me semble que notre ca- ractère sérieux saurait s'y révéler en observations judi- cieuses et profondes. Plus que la comédie parisienne, tou- jours un peu détournée, malgré l'honnêteté de ses inten- tions, du calme qui sied à l'art, et étourdie aux éclats de son propre brio en dépit de ses plus sages réserves, la nôtre suivrait plus froidement un but mieux défini et ne se laisse- rait pas entraîner aux écarts de la verve. Les obstacles qui s'opposent aux franchises du théâtre français ne vien- draient point entraver non plus l'essor de la pensée, et elle se manifesterait sans crainte dans toutes les situations qu'elle voudrait aborder.

Ce n'est pas en ce cadre étroit qu'il serait possible de détailler les ressources qui s'offriraient à la comédie belge ; mais je prie le lecteur de regarder un moment autour de lui les hommes et les choses. Les luttes qui divisent nos partis, le ridicule qui s'attache aux vieux préjugés, les trois ordres encore si nettement établis avec des caractères si tranchés et parfois des accommodements, l'aristocratie rau- que et haineuse, la bourgeoisie insolente et ambitieuse, le peuple rude et bon; les corruptions politiques si fréquentes dans ce petit coin de terre bureaucratique ; les intrigues ministérielles ; les cabales parlementaires ; le travers qui nous porte à calquer nos voisins et à nous masquer de leurs bigarrures, que manque-t-il donc pour constituer les éléments de la vraie comédie, puisque les passions, les ridicules et les vices s'ofTrent à l'observation de l'écrivain? Il ne manque rien sans doute si ce n'est l'écrivain pour les recueillir.

Mettrai-je en doute l'esprit national et reconnaîtrai-je que les voies oîi se lance l'inspiration des autres nations nous sont fermées par une incapacité naturelle? jSon, j'ai

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foi dans l'intelligence belge, et si jusqu'à présent l'on n'a pas encore vu les grands coups d'un talent vraiment ca- ractéristique, je ne désespère pas pourtant. Bien plus que les ressources de l'esprit et l'art des mots, c'est l'initiative qui fait ici défaut, la hardiesse des entreprises, la persévé- rance que rien ne rebute, l'ardeur de la lutte, la chaleur des convictions, cette sorte d'électricité morale qui se dégage des volontés indomptables et s'impose aux milieux les plus froids, cette verve de cœur enfin qui, par de généreux élans, commande, triomphe, emporte partout oii elle paraît. Quand un écrivain se lèvera avec cette puissance morale, le branle qu'elle donnera aux esprits y réveillera l'initiative endor- mie, et le théâtre sera vraiment constitué. Il suffit d'un homme parfois pour arrêter une nation entière dans la voie de ses développements; il suffît parfois aussi d'un homme pour la lancer dans les chemins qui lui semblaient fermés. Il existe ici entre le public et les écrivains une querelle qui les laisse, en dépit de leur justification respective, également coupables. Le public se défend de l'indiffé- rence dont on l'accuse en en rejetant la faute sur les écri- vains, et ceux-ci, à leur tour, pour faire absoudre leur apathie, se retranchent derrière l'indifférence du public. Cette querelle est vaine, sans tort précis et sans raison sérieuse de part ni d'autre, si ce n'est peut-être, pour re- nouveler un vieux mot, que le public a plus tort et que les écrivains ont moins raison. Pour ma part, quand je considère ce qu'est le public, je suis tenté d'incriminer surtout les écrivains. Le public est incapable de volonté par lui-même, ni d'énergie, ni d'enthousiasme, ou plutôt, s'il en est sus- ceptible, il ne s'aventure à le montrer qu'en dépit de lui, et contraint par cette volonté plus forte dont je parlais plus haut. C'est un cheval naturellement vicieux, tantôt lourd,

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tantôt bouillant, qui s'emporte aux casse-cous ou bêtement broute l'herbe qu'il trouve à ses pieds; de lui-même il ne saura se calmer s'il est vif, ni prendre de l'ardeur s'il est dolent ; la direction qui lui fera changer sa paresse ou ses fureurs dans l'état qu'il faut viendra du cavalier capable de le monter. C'est qu'il faut une main robuste pour dominer ses rages ou un talon vigoureux pour vaincre ses inerties, et la main ne saurait assez lui mater la bouche ni le talon assez aiguillonner son flanc.

Le public, en se plaignant de l'apathie des écrivains, les éclaire suffisamment sm' les moyens qu'il leur abandonne pour combattre la sienne propre. Il est clair qu'il n'ira pas au devant d'eux, mais il veut bien se soumettre à leurs ordres, pourvu toutefois qu'ils soient plus forts dans l'at- taque que lui-même dans la résistance. C'est la vieille histoire de Protée : les prières n'ébranlaient jamais sa tenace et indomptable volonté; mais, en le saisissant au milieu de sa fuite, s'il était bâtonné d'importance, on le voyait obéir aux coups. Je ne nie pas que l'on ait tenté de secouer la rude indifférence du public belge, mais je crois que les esprits qui s'en sont souciés n'y ont pas mis assez de vigueur ni peut-être assez de conviction. Qu'on le sache bien, ce n'est pas avec des bluettes, caprices légers éclos de la rêverie, comme des fleurs de mai, au pétillement joyeux d'une verve gaillarde, que la volonté des écrivains de théâtre s'imposera au public. S'ils n'apportent à l'œuvre que les gentillesses du proverbe et les calembours musqués de la comédie de boudoir, ils feront bien de rengainer ces fadeurs, car nous ne sommes que trop pleins déjà de ces mièvreries fardées, et tout ce maquillage ne fera jamais qu'effacer davantage du caractère belge la physionomie que le théâtre en pourrait tirer. Le drame puissant et robuste, avec des

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passions mâles, dégagé de l'imbroglio les modernes sem- blent avoir placé son génie, la comédie, vraie, sincère, sérieuse, de satire et d'observation, encadrant non pas les personnages de la galerie parisienne, mais les types natio- naux, voilà ce que, avec une verve ardente et virile, des accents convaincus et rudes même, comme il sied à une race héroïque, voilà ce qu'il faut montrer à la scène, et la seule souche se puisse greffer le théâtre national.

LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES.

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C'est vainement qu'on cherche à renfermer en des sens précis la nature idéale et fuyante du beau; comme une essence, répandue dans l'air, qui se dérobe aux mains dont l'artifice veut en composer des parfums, on la sent, elle embaume les lèvres, les sens sur lesquels elle glisse odo- rante et subtile en demeurent enchantés, mais nul n'a pu la poursuivre dans les lieux elle passe, ni la contenir aux parois des flacons. Ainsi le beau, rayon, parfum, sa- veur, aussi subtil, aussi fugitif, aussi insaisissable à ceux qui ne le sentent point luire ni odorer en eux-mêmes, ou qui tendent do le plier à des lois immuables, désespère les efforts maladroits de la raison, et ne se laisse toucher et voir que par le cœur et l'esprit, en de rapides inspirations. Le beau n'est rien de tout ce que les rhéteurs ont voulu qu'il fût, non plus l'unité que la simplicité, ni que la vérité, ni que le bien. C'est à peine si, réunissant tous les termes dont ils l'ont voulu caractériser, l'on aurait l'impression do sa vive et éblouissante lumière, et quoi qu'ils aient dit, le

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voyant si complexe, si multiple, si éternellement varié j il faudrait y ajouter encore, sans jamais parvenir à en tenir toutes les faces. Le beau est tellement au dessus des règles, que les plus sensées, les plus larges, les plus expressives ne peuvent en atteindre que les côtés matériels, quand son essence divine, coulée dans les formes plastiques, offre à l'esprit une prise sensible. Mais alors déjà la fleur s'est per- due, le beau s'est personnalisé, l'idée a quitté sa sphère immatérielle ; ce n'est plus le beau en lui-même que vous poursuivez, que vous jugez, qui occupe votre esprit. Transformé par le travail de l'artiste, devenu sensible sous sa main, et façonné selon les caprices de sa volonté, il s'est trop mêlé à son sang, à ses rêves, à son tempérament, pour en ressortir inefiloré. Le beau qui vous séduira dans son œuvre, voilé par ses artifices, ne vous apparaîtra jamais que comme le beau de l'artiste. Le prestige de la forme, la magie des couleurs, le charme de l'idée, éblouissant vos yeux, leur communiqueront peut-être le regard du créa- teur même. Mais, parce que votre esprit aura été frappé, que votre cœur aura précipité son battement, que vous aurez senti dans votre être entier la délectation d'un doux enchantement, aurez-vous perçu la beauté même, pourrez- vous dire que vos sens, à l'abri des surprises, ont su dégager la séduction des artifices, que votre esprit a pu distinguer, sous le voile habile et le tissu de l'artiste, les sources mêmes de l'idéal? Et je suppose que vous ayez raison, qu'il n'y a point eu de surprises, que l'imagination, légèrement échauffée, ne l'a été qu'à point pout vous laisser penser, rêver, juger. Le beau qui vous a frappé, que vous avez perçu en communion avec le divin ouvrier qui l'a fait sen- sible, direz-vous que c'est le beau même? Mais si c'est le beau, nul ne pourra le dépasser; enfermé dans la formule

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du génie, il demeurera inviolé, sans qu'il puisse être mo- difié dans son expression ni même être conçu autrement. Or, quelle idée, si sublime qu'elle soit, se peut présenter avec le sceau d'une forme immuable, que rien ne peut varier sans l'amoindrir, une et absolue pour l'éternité? Le génie suit le génie. La pensée de l'un, saisie un jour par l'autre, entre en des contours nouveaux, se plie à une inspiration nouvelle, et, trempée d'une sève parti- culière, travaillée d'une main différente, vibrante d'une autre âme, comme la première s'épanouit un jour, non moins grande, quoique diverse, et aussi éblouissante avec des clartés inconnues. Que les philosophies, abstraites régions se mesurent les idées, réduisent à des sens géné- raux cette beauté éparse dans le monde, je le conçois. Tant qu'elle est incréée, l'idée leur appartient, se pèse à leurs balances, se plie à leurs lois, cadre en leurs systèmes. Remontant jusqu'à sa source même, soit qu'ils la placent dans un principe supérieur à l'homme, soit qu'ils la cher- chent au contraire dans l'homme, ils la jugent dans son im- matérialité, ils en étudient l'essence, ils la formulent en principe.

Le beau existe, sans doute, comme le bien, mais il n'est donné de le connaître en son sens général qu'aux médita- tions philosophiques.

Sorti de ses sphères idéales, de principe devenu, par le travail et la pensée d'un homme, expression matérielle, plastique, sensible, il se dérobe aux étreintes de la méta- physique, quitte le sens général il était concentré, et, désormais soumis à mille influences qui le feront varier sans cesse, il paraîtra dans ce monde matériel avec autant de manifestations diflerentes. Anime-t-il la rêverie du poète? Vision lumineuse, parée de couleurs, éblouit-il le

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songe d'un peintre? Fait-il étinceler, sous le front du sculp- teur, dans une blancheur de marbre, les Diane, les Yénus et les Minerve? Il s'est présenté à chacun sous des traits, sous une lumière, avec des voix particulières. Nul n'a soup- çonné qu'il pût se montrer autrement. Inspirant la main, la tête, le cœur, il s'est figé dans des formes variées, a jailli brûlant ou alangui selon les âmes qu'il a traversées, se travaille ici en lignes tourmentées, ondule en contours sereins, porte chez l'un la tempête sur le front, chez l'autre éblouit par la sérénité du regard. La même idée de beauté, descendue en des esprits qui se ressemblent ou contrastent, trouve toujours, pour se produire, des sentiments, une conception, des figures oii il change, se renouvelle et se diversifie à l'infini. Flottant, subtil, fuyant dans l'air, paré de voiles et de limbes, figure échappée aux célestes parvis, le poète, sans songer à lui prêter une forme, à le retenir en ses bras, à le fixer sous son rapide visage, n'en verra que l'éblouissement, n'en retiendra qu'une impression vague de chants, de voiles, de blancheurs, de parfums, de lumière entrevue. Moins amoureux encore d'apparences visibles, le musicien, bercé aux accords d'une muse qu'il ne voit pas, ferme les yeux, se repaît de sons, s'enchante de murmures, et le ciel, les bois, la terre, les hommes se mêlent en son âme en un bruit de lyres s'éveille pour lui le beau. Mais ces contours insaisissables, cette immaté- rielle beauté de ce qui charme le poète et le musicien ne peuvent animer le ciseau dans la main du sculpteur. Sa pensée voit jaillir du bloc aux veines purpurines les corps d'albâtre, les gorges, les seins, les épaules des Vénus en- dormies; il caresse avec enthousiasme des courbes flexibles, des ondulations molles, des cambrures hardies, des poses ingénieuses, des attitudes nouvelles. Tandis que, peuple

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éblouissant, les marbres épuisent pour lui les formes du beau, le peintre, épris de lignes plus souples, voit se lever devant ses yeux, en des crépuscules noyés vaguement éblouis de soleil, des têtes baignées d'amour et ceintes de nimbes, des formes fondues en lueurs sombres, des pourpres, des azurs, poème chatoyant dont les strophes se prennent à tout ce qui flamboie, éclate et luit. Et que parlé-je d'arts diffé- rents? Mais dans un seul de ces arts, prenez dix artistes de nature à peu près semblable, de principes conformes : le beau se traduira chez chacun d'eux en expressions différentes. Or, que prétendez-vous avec vos règles? Plierez-vous à une loi commune toutes ces inspirations distinctes, creuset change le beau, miroirs qui le reflètent différemment, cœurs et têtes que se partagent des vents opposés? Quelle formule imposerez-vous à cet idéal qui change du marbre à la toile et de la musique à la poésie? Si par hasard vous en trouvez une qui s'applique à un art, un autre art à qui vous l'ap- pliquerez en met à néant l'exactitude. Telle loi, judicieuse pour la sculpture, devient une entrave pour la peinture, et cela se conçoit, chaque art a ses moyens différents qui en font varier forcément le but. Quelle calamité si, bornant l'essor de son génie aux restrictions de la philosophie, l'ar- tiste tentait de trouver le beau dans les conditions les philosophes l'ont enfermé ! Ses mérites les plus sérieux, ceux qui lui viennent de ses aptitudes personnelles, céde- raient la place à des qualités artificielles, et cette fleur de nature qui est le tempérament de l'artiste mourrait bientôt, étouffée sous des greffes desséchants.

La critique d'art ne doit pas s'égarer dans les voies de l'idée pure. S' appliquant à des effets matériels, elle court le risque, si elle ne prend garde aux conditions de l'œuvre d'art, de raisonner de choses que l'œuvre d'art ne saurait

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comporter. Je veux, avant tout, que, consciente des moyens, elle tienne compte des variations que ces moyens imposent, à l'artiste dans la recherche du beau. Je ne demande pas qu'elle-même ait pratiqué les arts dont elle parle. Peut-être même cette habitude du métier nuirait-elle à la franchise de ses appréciations. J'ai souvent remarqué, en effet, quand elles se mêlaient de critique, que les personnes du métier, contrairement aux critiques d'idée pure, s'attachaient trop minutieusement aux détails de la technique ; le travail ma- tériel devient leur principal souci, et ils négligent de consi- dérer la conception générale.

La critique ne doit point s'arrêter aux détails, non plus de la conception que de l'exécution. Je me trompe : elle doit s'y arrêter, rien ne sam'ait lui échapper, mais il faut qu'elle les juge au point de vue de l'ensemble. L'œuvre d'art, du reste, ne révèle sa beauté que dans un ensemble harmonieux, dont toutes les parties, en rapport exact, se tiennent et se coordonnent. Si c'est nn livre que je juge, je dois voir à quel point la pensée du commencement répond à celle de la fin, si, soutenue d'un même vol dans les mi- lieux qu'elle traverse, elle ne s'égare point en digressions qui en obscurcissent la clarté, si les caractères qui s'y rencontrent n'ont point défailli sous la main de l'auteur, et si le style, étroitement uni à la pensée qu'il sert à mouler, les a personnalisés dans leur vrai jour. Si c'est une toile que j'ai devant moi, je ne m'arrêterai isolé- ment ni à l'exécution ni à la conception. Je verrai si l'exécution est celle qui convient à la pensée, si les qualités d'harmonie, de coloris, de clair-obscur oii la peinture cache ses secrets et sa magie n'ont pas été altérées par la recher- che de certaines lignes incompatibles avec le but de la pein- ture ; par contre, si des formes violentes et volontaire-

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ment faussées atténuent à la faveur d'un coloris fondant leur apparente exagération. Que ce soit une statue, je la considérerai, dans sa ligne entière, des pieds à la tête; je ver- rai si la forme, demeurée calme en dépit de ses agitations, n'a point outrepassé le domaine de la sculpture, si j'y ren- contre la force et la puissance qui semblent inséparables du marbre, ou si l'affectation moderne n'y a taillé que les caprices poussifs d'un goût malsain. En tout cas, livre, statue et tableau, je ne m'arrêterai pas à un mot, à une entaille, à un coup de brosse, sans avoir étudié l'œuvre jusqu'au bout. Telle idée, dans le livre, qui, à première vue, m'aura paru inutile ou fautive, me donnera peut-être plus loin la clef d'une idée en quelque sorte corrélative. Telle touche, trop hardie à mes yeux frappés d'un détail, trouvera peut-être tantôt, quand ils embrasseront l'ensem- ble, sa raison d'être dans une autre qui lui servira de rappel. Cette entaille, ce pli, cette cassure, tel désordre de lignes, une imperfection apparente, prévus par un art divin, me sembleront tout à coup, dans l'ensemble qu'ils rehaussent, une splendeur que la perfection n'eût point égalée.

L'œuvre d'art la plus belle, le beau se fait le mieux sentir, est celle dont toutes les parties, enchaînées par cette harmonie qui se voit dans les événements du monde, consti- tuent un ensemble rigoureux, complet, et, s'il se peut dire, fatal ; il faut encore que rien ne s'y trouve qui ne se puisse expliquer ou plutôt qui ne s'explique de soi-même, comme tout ce qui est vrai ; que les moyens d'expression se rap- portent si fidèlement au sujet qu'on ne pourrait les y appliquer différemment. Quelque génie que j'y trouve, je ne saurais concevoir une œuvre d'art sans une majestueuse et sereine unité. Concentrer le sujet en un ensemble tout

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se saisisse d'abord, qui en présente dans un faisceau serré les complications et les détours ; ne point s'égarer dans le vertige de sa propre inspiration; la dominer; la contraindre; en maintenir les fougues débordées ; ramener tous les faits à un même point de départ, tous les caractères à une même mesure, magnificence suprême ! Qu'une certaine critique, affranchie de toute réserve, se raille des entraves volontaires oh l'art se concentre et cherche à justifier par la compa- raison de la nature l'indépendante allure des génies qui se dérobent à toute retenue, il est aisé de répondre : l'art n'est pas la nature ; l'art domine la nature, la prend, la façonne, y choisit la fleur de ses œuvres, en compose son miel le plus exquis. Que la nature ait des forêts vierges, magie éblouissante, et des montagnes terribles comme l'image du chaos même, rien sous le ciel ne me paraît plus merveilleux. Mais ces forêts gigantesques, ces monts farou- ches, strophes de l'énorme poème qu'animent des océans de sève, n'ont rien sous leurs dômes et dans leurs caver- nes qui ne se rattache à l'œuvre immense pour laquelle ils sont sous la face des cieux. Toutes les vies qui y crois- sent, s'y développent, s'y amassent, également nourries de sucs, de souffles, d'air et de lumière, combattues éternelle- ment du reste par la mort qui en supprime l'excès, ne pèsent point à leur fécondité prodigieuse. Trop borné pour en comprendre les intarissables sources, l'homme a dit, en voyant la nature, le mot qu'il applique à ses propres œu- vres, et il a taxé la nature de prolixité.

Non, rien n'est de trop, parce que le cadre est infini, parce que les existences qui fourmillent dans ce cadre sont plus nombreuses que les grains de sable au bord de la mer, parce que l'éternité des siècles préside à leur éclosion et leur développement. 0 folie! Comparer l'œuvre d'un jour

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à cette œuvre de tous les temps ! Appliquer à l'homme les lois de la nature ! Un livre qui se développe dans un cercle restreint d'humanité et l'espace de quelques heures, l'assimi- ler à l'immensité du monde et l'infini de l'éternité ! S'il eût regardé dans les profondeurs du mystère, l'homme eût vu la règle et l'ordre jusque dans les plus grands déborde- ments. Il eût entendu sortir de cet univers merveilleusement harmonisé des leçons pour les arts. Elle lui eût dit, l'impé- rissable mère : « Rien chez moi n'est de trop ; ce que je porte à mon flanc, ce qui te semble mes parasites, n'est qu'une surabondance passagère qui, demain, confondue au torrent de l'être, se reportera ailleurs en flots partagés. Ton œuvre, au contraire, est du moment, quelque espace qu'elle embrasse. La forme tu l'as coulée est immuable, et rien n'y remettra l'équilibre, si tu en fais peser inégalement les proportions. Elle est moulée comme le bronze. Figée dans l'expression, ta pensée ne peut changer ni de cadre, ni de caractère, ni de disposition. Moi, tourbillon éternel, je flotte dans l'infini du temps et de la vie, et mon harmonie, toujours troublée par des lois qui la ramènent ensuite, se répare toujours à travers les siècles. »

Il est difficile, je le sais, de s'arracher au torrent qui vous emporte : la foudre a des éclats desquels on ne peut s'abri- ter; l'aigle, de ses serres puissantes, vous enlève jusqu'à son aire redoutable. Ainsi, le génie de certains hommes, arrachant au roc ceux qui s'y tiennent le plus solidement attachés, s'empare de leur âme, de leur esprit, et les ayant enlevés, en ses vols impétueux, dans un tourbillon d'orage, les rejette ensuite brisés, éblouis, pleins d'extase et de colère, sur cette terre qui leur en semble bouleversée. A ces coups aveuglants de l'idée, la réflexion même semble s'abîmer dans la stupeur et l'admiration. Pourtant, revenu de ces

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surprises, si l'esprit regarde au fond de l'éblouissement dont il a été frappé, il reconnaît parfois que l'art a manqué au génie, et il déplore qu'une volonté ferme et pure n'ait point apporté à l'entraînement de cette fièvre inspirée la juste mesure qui en eût fait sortir le beau. Qu'un grand esprit inégal et orageux sème sur le fond trouble d'une œuvre des flammes et des éclairs, je reconnaîtrai le génie, mais je ne saluerai pas l'artiste. Ce n'est pas tout que d'être poète, sculpteur, musicien et peintre, si à l'inspiration qui enfante les œuvres ne se joint le sang-froid qui en règle le carac- tère. L'artiste est distinct du penseur, du créateur. J'ose même dire que c'est quelque chose de plus que le poète, le musicien, le peintre et le sculpteur. Placé en dehors de l'œuvre créée, il la voit devant lui, fumante encore, comme un métal qui sort du creuset. Il en embrasse tous les aspects, en saisit d'un regard tous les détours, en perçoit le vrai et le faux. Ce n'est plus l'esprit, échauffé d'un fiévreux travail, qui garde en lui-même les reflets de son œuvre sans trouver la sérénité qu'il faut pour la juger. Calme, oublieux du travail et du procédé, f artiste ne voit plus que l'œuvre même, et rien ne le distrait de cette contemplation oii il paraît ignorer qu'il est l'auteur. C'est l'instant le Dieu, promenant sur sa création des regards lumineux, dit la grande parole : Fiat lux. Alors tout ce qui était inutile dis- paraît; ce qui manquait s'inscrit à la place voulue; la pure haleine des cieux circule sous les voûtes élaguées ; la clarté, étouffée çà et sous des ombres trop fortes, jaillit en gerbes sagement partagées. Une volonté suprême se fait partout sentir; les enchantements du génie ne sauraient en retenir les eff'ets. Amoureuse de l'art et de sa pureté, elle coupe sans pitié dans l'ensemble et en dispose avec harmonie tous les détails.

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Une œuvre d'art suppose un cadre parfait, étroitement rempli de tout ce qu'il faut pour lui donner la vie sans que rien la surcharge. Rien, me paraît-il, n'en rappelle mieux l'abondance prudemment ordonnée et l'ingénieuse disposition que ces admirables sonates de Mozart dont les notes, à force d'art, d'ordre et de symétrie heureuse, sem- blent s'incarner pour l'esprit en figures sensibles. En ce monde enchanté du génie, l'accord de toutes les parties est si profond qu'il n'est pas une note à laquelle une autre ne s'harmonise et ne réponde. On dirait, dans un nid d'amour, des voix d'oiseaux brodant sur un thème continu de doux concerts. Tel motif, ébauché au premier pas comme un tiriiide prélude de fauvette au matin, s'étend un peu plus loin dans une combinaison qui en accentue la vague mé- lodie. Sous la trame légère, il glisse, s'entremêle au réseau des notes, disparaît un moment, reparaît ensuite. Tout à coup, variant de ton, d'accent, d'esprit, le volage, au bout de la mesure, change le pas, précipite sa marche, donne un coup d'aile, et on croit qu'il va fuir. Mais c'est lui qui repa- raît, sémillant ou alangui, jusqu'à la fin, et dans la der- nière note s'endort le chef-d'œuvre l'oreille, comme l'adieu d'un voyageur qui vous a charmé, reconnaît encore le divin motif. Sans cette magie de l'art pleine d'émotions, de recherches heureuses, qu'eussé-je entendu que des notes, des harmonies, des mélodies vagues, non rappelées, non préparées, non fondues entre elles par les liens qui en font un faisceau chantant? Une œuvre d'art, par son ordon- nance où tout, en une juste mesure, se coordonne et se répond, me paraît ressembler toujours un peu aux sonates de Mozart. Comme le musicien, le peintre n'a-t-il pas, du reste, dans la partie matérielle de sa toile, le pouvoir de rappeler un ton par un autre? Ainsi encore, j'aime chez

Wi NOS FLAMANDS.

Homère ces phrases répétées par endroits comme des re- frains qui me font souvenir des passages je les vis d'abord et me servent à embrasser d'un plus large coup d'oeil ses vastes épopées. Or, cette harmonie, cet accord, cet art ingénieux de la disposition ne serait-il pas un des éléments du beau?

Le beau, indéfinissable en son sens général, ne l'est pas au point de vue des qualités qui le composent. C'est ainsi qu'on peut dire qu'il ne saurait exister sans l'unité, cette sorte de connexion du sujet, qui le ramasse, le res- serre, l'exprime en des limites il se fait mieux sentir. Cette puissance de contention est le plus haut degré de l'art. C'est en ne dessinant que les grands traits qu'on laisse, pour les remplir, le champ libre à l'esprit humain. Point de lignes inutiles, rien qui ne soit une clarté pour l'ensem- ble. Unité suppose simplicité; ce qui est grand est simple. Mais la simplicité n'exclut pas la richesse. L'arabesque, quelque compliquée qu'elle soit, est simple, autant que la ligne droite même, tant que l'artiste n'en altère pas la juste mesure par des imbroglios extravagants. Toutes les pompes de la couleur, du style, de l'harmonie ne détruisent point la simplicité du cadre elles se déploient, si l'abon- dance , mesurée avec justesse , n'en surcharge pas les proportions. L'antique, sans doute, comprenait plus sé- vèrement la simplicité, et dans sa rigidité, dépouillait d'or- nements les purs contours de l'art. Mais si l'antique demeure notre éternelle leçon, les moyens d'exprimer le beau se sont étendus, et l'art accueille aujourd'hui ce qui en était exclu dans le temps.

II

' Le beau n'est pas muré : son aile hardie, plus forte que les règles sous lesquelles on veut le comprimer, emporte les bastilles des esthétiques ergoteuses. Il fut un temps proche du nôtre l'instinct de l'homme, cette source de ses sentiments et de ses inspirations, participait aux yeux des aristarques de la souillure dont les théologiens l'avaient frappé. Il semblait vraiment que le moyen-âge catholique, expiré dans ses colères et ses réprobations, revécût dans l'interdiction que la critique stérile des Aristote de l'em- pire faisait peser sur l'art et ses libres destinées. L'artiste était une sorte de malade troublé de feux intérieurs, demi- sage et demi-fou, dont le cerveau, dévié par une loi fatale, devait se ployer, pour guérir, aux freins d'une sorte d'or- thopédie artistique. Soumis au maillot de fer, les incorrec- tions de son esprit se modifiaient par de patientes pesées, et il ne prenait droit aux honneurs du panthéon que dépouillé de ce qui le distinguait des autres. Il ne s'agissait pas alors d'exhaler, en une forme rare aux tours originaux, les ardeurs d'une âme généreuse et d'un esprit élevé ; le poète, l'artiste, l'homme de l'instinct, du libre génie, du caprice aventurier, ne méritait l'hommage des hommes qu'en reje-

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tant les inégalités qui le distinguaient des autres. L'art enfin était une livrée : chacun l'endossait.

Aujourd'hui les idées ont varié : s'il est encore des inqui" siteurs farouches amoureux des anciennes chaînes, il n'ont plus as.5ez de crédit pour étouffer l'âme au flanc du génie. Le beau, fleur sublime épanouie dans les vastes souffles du plein ciel, a fait sauter les parois du vase le voyaient s'étioler et languir les serres-chaudes du pédan- tisme. Sans doute, tout le monde n'atteint pas à la fleur bénie, et bien des efforts se perdent à gravir l'âpre montée qui y mène. Mais, si la superbe ardeur qui emporte loin des routes battues l'inspiration du siècle n'aboutit parfois qu'à des créations fiévreuses et à des harmonies troubles, il sor- tira quelque joui de tous ces efforts, de toutes ces aspira- tions, de toutes ces énergies acharnées au triomphe, il sor- tira des formes jeunes et splendides oii l'art se renouvellera. C'est en vain que, méconnaissant l'esprit des sociétés, les admirateurs du génie antique essaient de mesurer au carac- tère des civilisations passées les manifestations de la pensée moderne. Soumis à des révolutions brusques ou insensibles par la force des hommes et des choses, le monde a changé d'idéal. La face humaine, resplendissante des sérénités de l'Olympe, que le marbre et la toile présentaient en contours purs dans la virginité superbe des lignes et l'inviolabilité radieuse de l'âme, cette divine incarnation des grands dieux insouciants a pâli devant l'aube chrétienne.

Comment d'ailleurs cette fière et majestueuse beauté n'eût-elle point été altérée, quand d'un bout à l'autre du monde se levait le chœur désolé des pleureuses chrétiennes, et que la divinité même, frappée dans son corps et souillée dans sa face, laissait du haut de la croix des douleurs paraître sur ses membres ensanglantés les affres d'une

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terrible agonie? La Yénus antique, éternellement belle en dépit des siècles, vit ses autels brisés, son culte abandonné, ce culte qui, inspirant l'art et l'bumanité, retint en extase, pendant tout ce paganisme adorable et corrompu, les cœurs et les esprits sur les bords de la mer qui la vit naître. Le sourire éblouissant de sa lèvre entr' ouverte n'exhala plus le souffle odorant d'ambroisie qui, sur son corps de marbre, soulevait à flots sereins son sein amoureux ; le plissement de sa narine frémissante, oii l'aile des colombes de Paphos semblait palpiter en frissons lumineux, dispa- rut de sa joue. - La volupté ancienne, rieuse éclatante des banquets, qui s'enchantait aux coupes fleuries, fut tout à coup trempée de larmes et traversée d'angoisses. Le corps suave de Vénus se revêtit du cilice de Madeleine, et cette figure resplendissante comme les cieux, comme le firma- ment et comme le soleil, soudainement voilée de cheveux éplorés, ne montra plus, sur les lèvres et aux narines, que le pli profond des douleurs humaines. La pécheresse chré- tienne, dans les pleurs et les sanglots, fit pénitence pour la grande amoureuse païenne. Alors, comme le jus d'un fruit pressé, l'âme jaillit des veines du corps qui se mourait. Le banquet plein de roses et de chants qu'Horace, Catulle, Tibulle animaient de leurs lyres, et sur lequel rayonnaient, comme le symbole d'une société entière, les marbres de Praxitèle et de Phidias, entendit tout à coup retentir sur son seuil la voix de l'hôte nouvelle. La magie vivante et folle des nymphes lascives s'éteignit dans le deuil des vierges en extase, et l'art, suivant l'aspiration des hommes dans les voies mélancoliques le christianisme élevait son idéal, oublia la ligne pour l'âme.

La forme n'est autre chose que l'idée avec un corps; chaque siècle a son idée : cette idée ne saurait indifférem-

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ment se mouler dans toutes les formes. La forme émi- nemment grande, et si l'on peut dire parfaite, est dans l'adaption exacte du contour et de la pensée. Or, si chaque siècle a la sienne, il faut, pour qu'elle paraisse avec éclat et sincérité, qu'elle revête la forme du siècle même.

Il est une manière commode de trancher les incertitudes que soulève le beau, c'est de dire que le beau est la perfec- tion. Et voyez comme il est difficile de s'entendre ! Cette perfection même qui semblerait le caractère du beau, je ne puis m'en contenter, tant le beau est chose fuyante, difficile à saisir, alors même qu'en ses manifestations les plus pures on croit le tenir. La perfection dans une œuvre d'art n'est pas le beau, et j'en appelle à l'expérience du lecteur. La perfection, sans les éclats du génie qui relèvent, quest-elle souvent, si ce n'est l'uniforme ennui d'une œuvre d'art égale, partout soutenue d'un même souffle? Pour ma part, j'ai vu des tableaux, et de maîtres, parfaits, à vrai dire, de forme, de couleur et d'expression, tout était en place, rien ne manquait, le suprême du genre, et qui me semblaient idéalement bêtes, comme certaines belles femmes, merveilleuses sous tous les rapports, qui n'ont qu'un défaut, c'est de faire souhaiter la vue d'une femme laide. En revanche, j'ai vu des tableaux lâchés, négligés, brossés haut la main, à coups inégaux, en une sorte de fièvre et de hâte déréglée, qui me tenaient des heures, rêvant, pensant, songeant, perdu dans les pensées

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qu'ils évoquaient en moi. Lesquels étaient beaux? D'une part, une forme dont nul dérangement ne heurtait les purs contours, une couleur harmonieuse, sans bavochures ni tiquetages, ayant toutes les qualités d'une bonne peinture ; d'autre part , des lignes immodérées , des groupes pêle- mêlés, des exagérations manifestes dans le mouvement, des tons violents, âpres, heurtés, la brosse visible aux sillons de la pâte. Sans doute, le beau des rhéteurs était dans cette uniformité bien ordonnée et rangée selon les préceptes ; mais le beau selon le cœur, selon l'esprit, selon le sentiment, selon l'homme, n'était-il pas évidemment dans le vif éclair, la robuste fougue et même les négligences de ces apparentes imperfections?

L'antique, avec son admirable génie, avait deviné le secours que l'art pouvait attendre de ces inégalités heu- reuses. Ne voyons-nous pas sur ses marbres les plus par- faits, éternelle contemplation des esprits, l'harmonie, par un mystère adorable, résulter des inharmonies mêmes? Quel chef-d'œuvre plus divin, plus marqué d'un souffle céleste, plus odorant d'ambroisie, plus embrasé d'une flamme surhu- maine, plus idéalement beau que cette puissante Vénus de Milo? Pourtant, prenez les lignes de la figure, détachez-les, regardez-les l'une après l'autre. Le compas vous en mar- quera l'irrégularité; l'observation ne les conciliera peut- être même pas avec la nature vulgaire. Mais fondez-les ensemble, fondez ces yeux, qui semblent irréguliers, aux rondeurs des joues, dans le bourrelet marmoréen qui pal- pite autour de l'orbite ; voyez cette nai'ine soulevée dont le contour paraît imparfait : mariez-en le pli frissonnant aux frémissements des lèvres ; considérez ce menton qui serait lourd sur la face d'une miss anglaise ; faites-le fuir dans le creusement que dessine la lèvre inférieure en s'entr'ou-

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vrant comme pour aspirer les brises de l'infini ; harmonisez- en l'orbe dans la courbe abondante et voluptueuse com- mence le cou et que continue plus bas la gorge. Ou plutôt non, détaillez d'abord, puis fermez les yeux, oubliez cette sèche étude, et tout à coup, sur cet astre éblouissant de la beauté antique, ouvrez vos regards. Jamais aurore n'aura charmé vos rêves par une harmonie plus pure et une splen- deur plus parfaite. Ta tête, ô Vénus, s'anime, vibre, vit! Non, ce n'est pas une mortelle ; non, ce n'est pas une déesse : c'est le ciel et la terre mêlés en un baiser d'amour, dans la plus merveilleuse incarnation que la beauté ait trouvée parmi les hommes. Ainsi, du reste, des plus belles créa- tions du génie grec.

La forme extérieure, quelque parfaite qu'elle soit, n'est rien, si elle n'enferme étroitement l'âme, la pensée, la vie. La ligne, sans ces éléments qui la font vibrer, est au marbre et à la toile ce que sont les mots à la poésie, si une idée exquise et noble n'en anime le sonore agencement : apparences et bruits. Or, le charme, la grâce, le beau est souvent dans le trouble de la ligne et son irrégularité émue.

Sans doute, tous les arts ne sauraient se plier aux mêmes lois. La peinture, par exemple, avant tout pittoresque et coloriste, demande aux hasards des courbes et des serpen- taisons son idéal et son génie. Mais que dirais-je du sculp- teur qui, brisant son marbre en contours forcés, le façon- nerait aux licences de la peinture? Le marbre veut plus de sévérité. Privé de la couleur qui seule pourrait lui per- mettre le mouvement de la peinture, posé dans des milieux dont les magies de la peinture n'adoucissent point, en les fondant, les plans, il est bloc; autour de lui l'air seul cir- cule; point d'artifice pour estomper ses angles trop brus- ques ni mêler à des clair-obscur une action qui a l'air de

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s'y continuer : il faut qu'il soit à lui seul son cadre et son sujet; toute sa grandeur lui vient de sa pureté.

Le beau, a-t-on dit, c'est le vrai. La définition est préten- tieuse; de plus, elle est obscure; finalement, elle n'est qu'à demi-sérieuse. En faisant du vrai la condition absolue et la plénitude idéale de l'art, on arrive droit à la photographie, qui en serait le dernier degré. L'art n'est pas dans la réa- lité : si l'art y était tout entier, il n'aurait plus sa raison d'être; la réalité serait l'art même, car à quoi bon repro- duire une chose si c'est pour en faire simplement un double? L'art puise, il est vrai, dans la réalité, et sans elle il ne pourrait exister ; mais il est fait pour l'embellir ; l'art agrandit le réel jusqu'à l'idéal, cette synthèse épurée du réel. Le vrai est pour l'art un fond : il y trouve la matière; c'est l'argile dont il pétrit ses créations; mais l'âme qu'il met en ses œuvres lui vient de lui-même et, pour que le vrai apparaisse en sa grandeur artistique, l'art lui fait subir un travail d'épurement : l'art passe le vrai au creuset; les scories tombées, le vrai dépouillé de ses grossières enve- loppes, dès lors il est le fait de l'art. Comme le caillou d'oij jaillit l'étincelle, la réahté contient la divine lueur; mais c'est quand on la travaille qu'elle en sort.

m.

Les lignes que nous venons d'écrire ne sont pas une profession de foi, et nous espérons bien que, malgré leur dogmatisme un peu tranchant, la complaisance du lecteur nous les pardonnera. Il nous a paru bon de montrer les difficultés que rencontre la critique dans l'appréciation des choses de l'esprit, avant de faire sentir l'ignorance de ceux qui les jugent. En effet, quels sont les aristarques investis par la presse de cette mission importante qui consiste, non pas à juger pour soi-même une œuvre qu'on lit à ses risques et périls, mais à la juger pour tout le monde, en sorte que le jugement emporte tout à la fois responsa- bilité devant l'œuvre et responsabilité devant le public? Quels ils sont ? A cette question, il me semble entendre, dans une foire étourdissante, parmi les sons des cloches et les coups de tam-tam des tréteaux, un grand braillement de pitres entrehaché de carillons de grelots et de tintements de paillettes. Combien j'en ai vu de ces Jean- Jean de rez-de-chaussée , bacheliers à peine émancipés de leurs bouquins, qui, tout farcis d'une phraséologie empruntée aux déclamations du feuilleton et à l'argot des ateliers, attaquaient les créations du génie, et prônaient à la place les médiocrités qu'ils pouvaient seules comprendre ! D'au- tres, entêtés d'un système, obstrués d'une méthode, empê- trés d'une théorie, ne sauraient rien admettre qui ne rentre

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dans leurs principes, rien concevoir qui sorte des lieux communs ils claquemurent le talent ; on les voit, devant les pensées hardies dégagées du maillot académique, se voiler la face, suer d'effroi, et, tirant leur sabre de paille, battre la campagne , comme s'il s'agissait d'un taureau furieux échappé de son enclos. D'autres encore, car l'espèce en est variée, fantaisistes échevelés pour qui la critique n'est qu'un thème à amplifications, font de leur feuil- leton la petite cuisine mijote entre deux mots d'art le pot-au-feu de la famille; ils y racontent leur vie, s'atten- drissent sur mille choses qui n'ont rapport ni à l'art, ni au beau, ni au bon sens, chantent les bois, alternent la lyre et les pipeaux, détaillent d'une chaste épouse les pures tendresses, sèment les roses en touffes aux pieds d'une maîtresse, vantent la fraîcheur de leurs illusions, houspillent leurs créanciers, couronnent de fleurs de rhé- torique une réclame à leur tailleur, et, s'ils s'arrêtent un instant à la pensée des maîtres qu'ils avaient entrepris d'expliquer, la travestissent sous des bigarrures de car- naval. 0 funambules ! Mais que dire de ces batteleurs de gazette, de ces écumeurs d'art, de ces balayeurs de salon qu'on voit, au jour des expositions, rôder par les salles de toile en toile, le catalogue en main, se faufiler dans les groupes et les conversations, glaner les médisances, les caquets et les jalousies, ramasser, d'une main furtive, dans la coiffe d'un chapeau gras, sur un papier jauni, ces bribes recueillis pêle-mêle, puis, la moisson faite, composer de tous ces emprunts, de tous ces vols, de toute cette pil- lerie, quelque sotte marqueterie, ém aillée de termes pom- peux, harnachée d'aigrettes tapageuses, plaqriée de paillettes fanfaronnes, comine une mule espagnole ; pauvres lam- beaux ravaudés à grands coups de plume et ramages de

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dorures sous lesquelles les éraillures et les trous de la trame se mettent à l'abri. Lisez-les : rien ne se coordonne; tout se contredit. Le bien qu'ils disent de celui-ci met à néant le mal qu'ils disent de celui-là; leurs admirations combatteut leurs critiques ; leurs sympathies montrent la fausseté de leurs antipathies. Du reste, pas l'ombre d'une conviction. Ce sont de ces gens bons à toute chose, bons à aucune, qui écrivent de tout et ne savent rien. Et qu'est-ce, en effet, qu'une critique d'art? La belle difficulté vTaiment de se prononcer sur le mérite d'une toile, d'un marbre ou d'une sonate ! Faut-il avoir passé des nuits à débattre de grands problèmes, le front a-l-il du pâlir sur de pro- fonds mystères, est-on enfin tenu d'être artiste soi-même pour en parler? Que non! La plume, en tours ingénieux et spirituels, sait, avec un peu d'aplomb, donner aux choses qu'on sait le moins les apparences de la plus grande conviction, et la façon dont elles sont dites l'emporte sur la manière dont elles sont conçues.

En vérité, ces cuistres sont bien présomptueux. Quoi! le maître met au jour sa création ; il l'a caressée des mois entiers ; il l'a choyée comme l'enfant de son âme et de son esprit ; c'est le fruit d'une longue et amoureuse incubation; loin des hommes, il l'a couvée, il l'a portée au ciel, l'a trem- pée d'idéal, l'a baignée de lumière; et ce pleutre, ce jour- naliste imbécile et revêche, ce dindon qui tantôt, arc-bouté sur ses pattes canardées, fera la roue dans une gazette quelconque, il est qui regarde cette œuvre bénie et pri- vilégiée; il se dandine, sourit, médit, toussotte, crachotte, sifilotte, n'y comprend rien, si ce n'est qu'il doit en parler, s'arrête, ne sait qu'inventer, cherche encore. Qu'en dira- t-il? Du bien? Penh! Du mal, c'est plus vite trouvé. Puis il s'éloigne, disant : « Ce pauvre X., comme je vais l'érein-

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ter! » Et ce pelé, ce galeux, ce critique à plumes d'oie s'en va, content de lui, barbouiller d'un peu de fange une grande pensée, une belle œuvre, un nom respectable qu'il n'est pas même digne de prononcer ! Voilà nos paladins de la critique.

0 saletés ! impudeurs ! tant d'aplomb ! tout ce charlata- nisme! Encore si, dans les transports d'une âme bouillante luttant pour des convictions, ils se montraient hommes sous les défaillances du critique, on leur pardonnerait leurs témérités; mais oii sont-ils, les critiques convaincus, écrivant avec le cœur, ayant, à la place des vaines parades de l'esprit, les saints emportements de l'enthousiasme? Rares à coup sûr, et l'outrecuidance du plus mince écrivas- sier qui sait pousser une pointe, folichonner avec quelque désinvolture et baliverner avec quelque assurance, est plus goûtée que la ferveur et la conviction d'un cœur généreux.

Notez, je vous prie, que je ne donne pas l'entraînement irréfléchi ou passionné pour idéal de la grande critique : j'en parle seulement comme d'une excuse aux erreurs oii se peut porter un esprit ardent sans les réserves de la rai- son et d'un froid jugement. Pourtant, quelque extrémité les pousse un enthousiasme trop chaleureux, je préfère mille fois les défaillances des gens convaincus à la plate assurance des linottes du feuilleton, et je ne saurais voir sans m'indigner, en cette investiture respectable et impor- tante de la critique, les scribes panachés et vides, sans verve, sans chaleur et sans âme, qui rongent au bas des journaux, chiens rogneux et galeux, les talents et les ré- putations. — J'avoue qu'il faut beaucoup de sang-froid dans la critique, et que la raison, autant qu'il est possible, doit refréner les faciles transports de l'esprit et du cœur. Dans l'éblouissante atmosphère des œuvres du génie, l'esprit,

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suppléant à leurs défectuosités par les illusions qu'elles engendrent en lui, est prompt à s'étourdir aux apparences de la beauté, et le cœur aisément s'éprend au mirage qui souvent vient de lui-même. Or, c'est le propre du vrai critique, cette puissance de réserve dans l'enthousiasme, cette possibilité de calcul dans l'entraînement, et il en est peu qui soient taillés pour une telle énergie et de tels efforts.

Le critique, dans son acception la plus haute, doit res- sembler à l'historien, et celui-ci est semblable au juge. Le juge, par l'inviolabilité de sa conscience, demeure en dehors des passions : à son tribunal, les vaines exaltations de la foule expirent comme un flot de mensonge et de folie ; serein et sourd aux tentations qui l'assaillent, soit du de- dans, soit du dehors, il se renferme en lui-même, pour n'écouter que les jugements de la prudence et les conseils de la sagesse. Ainsi de l'historien et du critique. Et j'ose placer à ces hauteurs le critique, car il préside à l'ensei- gnement des esprits ; il forme, avec l'instituteur, ce premier critique des intelligences, dont le discernement opère dans les jeunes cerveaux la distinction du bien et du mal, la grande dualité de la sagesse qui montre les routes. Le critique a charge d'esprits : si, rarement, on a vu, aux paroles du critique, des conversions s'opérer chez l'artiste, c'est, d'une part l'inanité des leçons, la faiblesse des ensei- gnements et la mauvaise foi de ceux qui les donnent, d'autre part, l'aveuglement des artistes, leur présomption qui n'écoute qu'elle-même, et les folles directions d'un orgueil qui renie les lumières d'autrui. Mais, si l'on met de côté la vanité des artistes et le peu de profit que les paroles de la critique laissent en eux, elle sert éminemment pour les foules à distinguer le bon du mauvais, elle leur apprend à

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connaître le beau, elle les encourage à juger les œuvres de la pensée, et, par ses enseignements l'idéal transparaît illuminé des lueurs de l'enthousiasme, elle leur apprend à l'aimer, à le reconnaître, à le placer enfin dans leur estime et leurs sympathies au dessus des vains calculs des affaires et des intérêts mesquins de la vie.

Le critique a charge d'esprits, mais que sera-ce si, igno- rant des choses dont il parle, il prône l'erreur à la place de la vérité, si son insuffisance, autorisée d'un nom reten- tissant et appuyée d'une déclamation sûre de ses res- sources, l'emporte sur l'intelligence moins étagée d'un hon- nête homme sans tréteaux ni trompettes, qui ne sait point masquer sous des dehors tapageurs la modestie de son caractère et la précision de ses jugements, si, enfin, ce bonhomme de baudruche, ce pitre de carton, cet arlequin carillonnant et losange entraîne après lui, dans ses voies malsaines et sans issue, la renommée des talents, l'espoir des jeunes cœurs et tous ces avenirs que, plus sage et plus équitable, it aurait pu assurer?

Il ne m'appartient pas de donner des leçons de critique, et si je conçois sa grandeur, il ne m'est pas possible d'indi- quer ce qu'il faut faire pour y arriver. La sagacité de l'es- prit et l'honnêteté du cœur sont, du reste, pour l'homme capable de fournir une telle carrière, deux armes qui le prémunissent contre les défaillances et les errements. L'hon- nêteté ! Ah! je salue et je vénère ceux qui ont su résister aux entraînements de la vogue, aux sollicitations des parents, aux promesses des gens en place, aux accommode- ments que l'intérêt propose chaque jour à l'honneur. La critique est en dehors de la mode, des questions de bou- tique, des relations d'amitié, des affinités de parentagc : l'art existe seul à ses yeux, et les raisons qui déterminent dans

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le monde tant de conversions et de palinodies ne peuvent la faire transiger avec l'impérieuse inviolabilité du vrai. La mode ! Je sais qu'il est difficile de résister au tourbillon des foules et que les goûts du public sont un rude choc à la fermeté des esprits les mieux assis. A force de voir les médiocrités encensées , l'adoration que ce veau à mille têtes qui s'appelle le public professe pour les prêtres des cultes forgés par lui-même donne le vertige et laisse croire à sa suprématie véritable. Mais est la force du critique. Autour de lui tout sombre : le flot menteur de la popularité entraîne au gouffre ceux qu'il croyait le mieux prémunis contre de tels naufrages ; la renommée, sirène dangereuse et enchantée, du fond de ses demeures ruisselle l'or, appelle aux félicités de la vie les faibles cœurs d'artistes, et, un à un, aux accords de cette voix fiévreuse frissonne le timbre métallique de la pièce de cent sous, ils disparais- sent, irrévocablement engloutis. Lui, pourtant, sur le rocher que bat la vague, il compte ces morts et ces défections; il résiste aux séductions de l'enchanteresse, et les folles voix qui poussèrent au gouffre tant de victimes viennent se briser contre l'airain de son âme. Voilà le critique. Et comment supposer, du reste, qu'il puisse transiger avec les doctrines du beau, lui qui n'a sa place au rang des esprits qu'à la condition de les maintenir inébranlablement? Quoi! c'est sa mission de les professer, il est l'apôtre du beau, le beau est l'évangile qui lui donne ses titres, sa raison d'être et sa grandeur intellectuelle, et il reniera pour les caprices passagers du monde les lumières éternelles dont l'idéal l'éclairé? Ah! je comprends que dans un saint orgueil la critique se soit nommée une prêtrise, et je dé- plore qu'elle descende si souvent des autels sa fierté la faisait officier. Sœur du poète, compagne du créateur, elle

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le voit monter au sommet, le pousse ou le retient, de loin l'applaudit. Quand du faîte idéal il descend enfui, las et consumé, s'il cherche dans une poitrine humaine un cœur qui réponde à ses transports, c'est en elle qu'il trouve sa première récompense et ses plus douces admirations. Ah! ne renie pas ta fière mission, ô critique; partage encore avec le poète et l'artiste, au même banquet, la coupe des divines ambroisies ! Mais surtout garde-toi de tremper le pied dans le bourbier fétide de ces inventions surgies de la lassitude des esprits, de la corruption des instincts et de la lâcheté des cœurs, qui, sous les dehors chatoyants du rire et de l'esprit, comme les parades des carrefours, appellent à elles les foules assourdies de bruit et aveuglées de paillons. Que jamais la critique ne hasarde dans les tortueux détours de ces œuvres impures sa robe blanche et vierge, ou bien, si elle s'y aventure, que ce soit pour mieux juger de leur abaissement et reconnaître avec plus d'éclat la magnificence de l'art vrai. J'ai mal dit : je souhaite, au contraire, que le parfum rance de ces inspirations nauséabondes parvienne jusqu'en ses demeures enchantées et que l'encens que la foule y mêle se glisse au sein de ses pures extases; oui, qu'elle voie surgir à ses yeux ces lupanars éhontés la morale en haillons est traînée aux gémonies, l'indécence se couvre de lumière et de poésie pour se faire recevoir, les saints enthousiasmes sont conspués, tout ce qui est respecté est honni, tout ce qui est sanctifié est bafoué; oui, que cette coupe écœurante écume une lie grossière passe sous ses lèvres et qu'elle voie l'ivresse stupide de ceux qui y boivent ; puis, qu'indignée de ces lâchetés et de ces turpitudes, elle élève la voix, sévère et prophétique, sur la tumultueuse orgie, et qu'elle jette l'anathème à ces viles mascarades.

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honte de ceux qui les applaudissent, éternelle injure à l'es- prit humain. Ai-je assez nommé les malpropretés cyniques des vaudevilles à gros sel, les exhibitions ordurières des féeries à femmes, les travestissements honteux de la mu- sique sous la main des pitres d'opérettes? Ai-je assez dé- peint le goût public qui se meurt, le talent qui déraille, la morale qui s'en va, toutes ces défaillances des temps pré- sents qui seront la risée des temps futurs? Ah ! maîtres gre- dins qui spéculez sur les instincts de la brute pour vous engraisser la panse et promenez sur des tréteaux, incon- nus de Tabarin même, les ventres nus des muses publiques, pipeurs, batteleurs, dupeurs, sycophantes, proxénètes et pornocrates, qui chaque jour, par l'appât de vos parades ab- jectes, déflorez le cœur et l'esprit des foules, et semez dans le terrain toujours béant de la curiosité publique les graines de la lâcheté, de la luxure et de la bassesse d'âme, ah! que de ses fortes mains la critique vous empoigne à la gorge, qu'elle vous marque à l'épaule avec vos propres viletés, qu'elle livre votre nudité et votre honte à la risée des hommes, ou plutôt non, qu'elle vous mette le nez dans vos ordures comme à la bête malpropre qui a fiente dans un coin!

Donc, ô critiques, soyez honnêtes. L'honnêteté est la première vertu d'un juge et, comme le juge, vous tenez balance dans la main.

A vrai dire, cette triste misère d'une critique vide et banale, sans pudeur et sans entrailles, que chaque jour l'on voit couvrir de roses et de paillons les voies se perdent l'art et la morahté, n'a pas chez nous les proportions qu'elle montre chez un peuple voisin, éminemment spiri- tuel, dont l'esprit, hardi jusqu'au cynisme, se joue des gouffres oti sa propre corruption l'entraîne. Mais faut-il en

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attribuer le mérite à la fermeté d'un sentiment qui ne se laisse pas ébranler aux coups qu'on lui porte et à la rudesse naïve d'un esprit que le flot des corruptions bat sans pou- voir l'entamer? C'est ici qu'il faut lever le voile et mon- trer notre plaie, plus misérable encore que le scepticisme parisien. Cette plaie qui nous ronge, qui, pareille au can- cer, lentement coule en nos veines, de membre en membre, et répand ses poisons de la tête au cœur, cette plaie qui s'élargit chaque jour en nos entrailles, sans que nous soyons seulement avertis de ses progrès, ah ! c'est le lent étouffe- ment des instincts généreux; c'est l'intelligence absorbée de soucis matériels, plus alourdie d'instant en instant du fardeau qu'elle porte, plus incapable chaque jour de le secouer; ce sont les glaciales atteintes de la mort enva- hissant un peuple entier, paralysant les enthousiasmes et les nobles ardeurs, poursuivant la vie jusqu'en ses derniers efforts, et, par une marche incessante que rien ne révèle dans le silence de l'âme qui s'étiole et de l'esprit qui croule au néant, conduisant enfm ceux qu'elles frap- pent aux dernières limites de l'avachissement. Qu'il tombe de ma plume, ce mot qui nous frappe tous tant que nous sommes, parce que tous nous sommes également cou- pables, et que, public, artistes et poètes, tous, nous som- mes solidaires des maux que nous ménage l'avenir! L'indifférence! voilà notre mal, voilà notre blessure, voilà notre ennemi le plus terrible, le plus acharné à nous perdre ! Et qui de nous, dans cette lourde atmosphère qui nous environne, l'esprit se soulève pour retomber bien- tôt après, la voix , quand elle résonne, ne rencontre par- tout que le morne silence des solitudes et point d'échos pour lui dire qu'elle est comprise, qui de nous n'est point indif- férent? Ah! je ne veux pas railler, mais, à coup sûr, si

222 NOS FLAMANDS.

nous sommes, aux souffles profonds des âmes inspirées, comme un lyre morte sur laquelle ils passent sans la faire vibrer, certes, nous ne sommes pas muets quand il s'agit, par les spéculations du négoce et de l'industrie, d'assu- rer nos intérêts, et les calculs par lesquels les orages de la politique se prévoient aux autels de l'or mettent en mou- vement tous les ressorts de notre intelligence. Hors de là, qu'il y a-t-il? Oii sont les rêves généreux des âmes brû- lantes? Où sont les passions juvéniles? Oii sont les enthou- siasmes et les ardeurs passionnées? Pourriture gangrenée dès l'école, oii l'instinct croupit comme le pourceau dans le fumier, nos jeunes gens.... Ah! cette race bénie de la jeu- nesse, chez laquelle se puisent, comme à leur source même, les convictions sincères, les admirations spontanées, les dé- voûments incalculés, en qui l'idée trouve ses plus bouil- lants admirateurs, la justice ses plus zélés défenseurs, l'art ses héros et le droit ses martyrs, elle hante les casinos et les tavernes, raillant le droit, insultant l'art, insoucieuse de la patrie, n'ayant, pour répondre aux destinées qu'elle attend d'eux, que les misérables calculs de l'égoïsme et de l'intérêt.

Qu'on ne me reproche pas d'avoir sans raison lancé l'anathème à cette triste jeunesse. Fils de la génération dont elle-même fait partie, et mêlé par les nécessités de la vie au courant qui l'emporte, j'ai pu juger mieux qu'un autre des ravages qu'une éducation mauvaise et le spectacle continuel des palinodies publiques ont portés dans ses flancs. J'ai vu ce sanctuaire au sein duquel resplendissait en clartés vivaces le flambeau des hautes inspirations, je l'ai vu, ce sanctuaire des jeunes cœiu-s, souillé, avant même d'avoir afTronté les orages de la vie, par les corrup- tions qui ne naissent d'ordinaire, comme des ronces et des

CHAP. III. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 223

épines, qu'aux âmes mornes et dépeuplées des vieillards. Et comment, en ces pages'que j'écris sous l'inspiration de mon cœur, comment, aux noms sacrés d'art et de patrie, ne laisserais-je pas déborder de moi l'indignation que chaque jour y amasse? Comment, dans le silence de tous ces esprits endormis, au milieu de ce désert les consciences s'en viennent chercher la mort, comment n'élèverais-je pas la voix pour gémir sur le mal qui s'étend partout? Comment surtout , enfant de ces dernières années , qui cherche autour de moi des frères et des amis pour par- ler ensemble des destinées communes, et qui vais par- tout demandant le divin flambeau de l'art afin de m'y avi- ver moi-même, comment me tairais-je quand je n'entends, parmi ceux à qui je m'adresse, que des voix étrangères qui ne savent ce que je veux dire? Ah! pourtant, si l'art, si le beau doit trouver en quelque lieu du monde une retraite assurée et des autels qui ne puissent s'écrouler, c'est dans le cœur des jeunes gens ; ils n'ont point encore appris, au souffle des dévorantes réalités, à renier le je ne sais quoi de divin dont il sont pleins. Mais c'est en vain que l'on frappe au seuil de ces cœurs, et mieux vaudrait évoquer les images de l'art et de la foi parmi les décombres des vieil- lards : le silence qui répondrait à l'appel en ces ruines désolées, qu'un souffle de vie n'anime même plus assez pour en faire gémir les échos, ne serait pas plus effrayant que les rires et les mépris qui répondent aux paroles par lesquelles on voudrait ébranler ces portes de jeunesse et de vie. Et maintenant que la plainte élevée en ces lignes par un esprit froissé n'excite dans le cœur des hommes oii il voudrait voir rayonner les pures flammes de la foi dans l'art et dans le vrai que railleries et que dédains, il m'importerait peu si la patrie, en proie depuis si longtemps aux réactions rétro-

22i NOS FLAMANDS.

grades, ne devait voir un jour se tourner contre elle cette génération lâche et débile, incapable d'héroïsme, d'abné- gagation et même de simples vertus civiques.

J'ai parlé surtout de l'indifférence de la jeunesse, car c'est en elle qu'on est le moins en droit de la trouver; mais ce n'est pas elle seule que je dois en accuser, et je l'ai dit, c'est bien plutôt tout le monde. De quels noms marquerai-je celle des gens que leur profession, leurs études, leurs lu- mières et le souci de la dignité nationale devraient en éloi- gner le plus? Un livre paraît et, notez que je ne nie pas notre infériorité dans les lettres, je la reconnais et m'en in- digne, notre nation ayant, comme les autres, les éléments pour y réussir un livre paraît ; une plume belge le signe ; modeste et timide, il court les librairies et les bureaux de rédaction; le nom est inconnu; on sait seulement qu'un Belge l'a écrit. Quel sort lui est réservé? Se rencontrera-t-il, parmi les gens d'esprit, ou payés du moins pour en avoir, qui, tantôt, d'une main distraite promèneront le couperet dans la virginité de ses feuillets, un homme, consciencieux et convaincu, qui en cherchera le sens et les qualités, heureux d'y trouver l'esprit d'un écrivain et le cœur d'un com- patriote? J'en doute, et s'il faut écouter les raisons par les- quelles ces graves pontifes donnent le change aux sollicita- tions importunes des quémandeurs littéraires, écoutez leur excuse : « Comment se peut-il, dans l'encombrement des ta- lents etdes génies qui peuplent aujourd'hui le pavé des villes et le gravier des campagnes, comment se peut-il que moi, dont les loisirs ne s'étendent qu'aux appréciations des œuvres les plus puissantes, je m'aille occuper des mesquineries qua- siment anonymes que vous m'apportez, sans garantie de nom, de fortune et de position sociale? Encore si, recom- mandé par une origine qui vous produirait à nos yeux

CHAP. III. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 225

comme le fils de la nation la plus spirituelle de la terre, vous offriiez à nos hautes sollicitudes quelque livre édité chez Dentu; peut-être que, confiant dans les mérites que votre titre de français et le nom de votre éditeur vous suppose- raient, nous ferions sur votre livre, sans le lire, quelque grasse tartine. Mais n'êtes- vous pas héotien, ô fils disgracié des muses, et quelle est votre audace de nous déranger, ver de terre, dans les contemplations majestueuses oii nous vivons des marchés, des bourses et de la politique? » L'ex- cuse, à proprement parler, n'en est pas une, et elle me paraît plus de nature à montrer la bêtise de ceux qui la font qu'à absoudre la naïveté de ceux qui la reçoivent. Cependant c'est à peu près l'accueil que trouvent auprès des aristarques de journaux les jeunes écrivains que l'espoir d'une critique équitable et sincère attire au redoutable tri- bunal de ces inquisiteurs.

Ainsi, l'étrangeté des opinions que l'étranger professe pour l'esprit belge trouve sa confirmation dans la malveil- lance avec laquelle nos grands hommes en accueillent les productions. C'est une raison suffisante pour expliquer l'ex- clusion de toute critique et l'abrogation d'un droit consacré par l'habitude aux livres nouveaux-nés, que l'origine béo- tienne qui pèse sur eux comme une tache indélébile que le talent ni l'esprit ne peuvent efTacer. Il est certain que rien de ce qui s'écrit ici ne peut être bien écrit, et nous sommes condamnés, de par notre impuissance naturelle, à ne jamais produire chose qui vaille. En vérité, si parmi ceux qui me lisent il en est qui rêvent pour le pays une littérature digne de celle des voisins, et par les veilles acharnées, les suem's inspirées et les dernières flammes de cet enthou- siasme qui se meurt partout, cherchent à donner à ce beau rêve les apparences de réalité qu'il est en eux d'y apporter,

IS

226 NOS FLAMANDS.

J6 leur conseille de briser leur plume à leurs pieds : ils ne seront jamais bons qu'à écrire pour l'épicier, et une épaisse malédi(;tion, comme un nuage de colère, enveloppera à tout jamais leurs efforts. Nous sommes des oies, c'est clair; mais, chers maîtres qui mettez tant de bonne grâce à nous l'apprendre, souvenez-vous du dicton, et n'oubliez pas que, quand les oies vont aux champs, les premières vont par devant. Et ne croyez-vous pas, sans vous flatter, que la franche estime qu'on a par le monde pour nos lettres vient un peu de ceux qui s'exposent le plus à les faire apprécier, je veux dire des oies qui vont par devant?

En effet, s'il s'agit de juger les œuvres de l'esprit natio- nal, n'est-il pas naturel qu'on s'adresse à vous qui le carac- térisez si parfaitement? Et qui ne serait ébloui des grâces de votre style, des profondeurs de votre jugement et de ce je ne sais quoi qui fait bien voir que vous êtes les premières de toutes les oies qui vont par derrière? Certainement, ô journalistes courtois qui faites si bien les honneurs de la popularité aux jeunes essais de vos confrères inconnus, vous avez raison de leur fermer au nez les battants de vos feuil- letons, et il y aurait misère à ce que ces petitesses vinssent s'étaler à côté de votre majestueuse faconde. Pourtant, entre nous, n'ètes-vous pas sujets à vous tromper? non que je mette en doute votre infaillibilité, mais peut-être la haute estime que vous professez pour vous-mêmes dérange-t-elle un peu celle que vous pourriez avoir pour les autres : les grosses têtes sont sujettes aux vertiges. Et si, par malheur, vous vous trompez, c'est-à-dire si vous reléguez à l'oubli une œuvre que votre conscience d'homme, je suppose que vous pouvez en avoir, et vos instincts d'écrivain, je veux que vous en soyez capables, vous feraient une loi, en même temps qu'un plaisir de propager, n'est-ce qu'un désastre

CHAP. III. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 227

sans importance en cette pénurie de livres nous vi- vons? Car enfin, je l'admets, la plupart des choses qu'on écrit chez nous sont des banalités indignes de votre attention ; mais encore, parmi ces inepties et ces platitudes, se peut-il glisser des pages inspirées et la révélation d'un vrai talent. Et qu'arrivera-t-il, si l'oubli de ceux qui ont mission de les mettre au jour vient confirmer l'indiffé- rence publique qui les retient dans l'ombre? L'auteur, désespéré d'avoir consacré ses veilles à former cette fleur qu'il voit languir, maudira la bêtise des ces gens qui n'auront pu apprécier la perle tombée dans leur fumier. Voilà donc un homme à l'eau, et que fera-t-il désor- mais, si ce n'est, en quoique bureau sordide, parmi quel- ques porcs-épics hérissés en rédacteurs, la bouffonne figure d'un journaliste payé pour vous ressembler, ô maîtres de tout esprit?

Je sais bien. Messieurs de baudruche, qu'il est avec vous des accommodements pour vous déterminer à lancer une œuvre par le monde, et quand l'on est de vos amis, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'on vous a lardé la patte ou engraissé la panse, il est possible do vous voir annoncer l'œuvre dans un entrefilet niché côte à côte avec les nécrologies du jour. Il est certain que je suis parfaitement renseigné dès lors, et rien ne m'est une assurance plus efficace du mérite de la chose qu'une rubrique variant de ceci : « 11 vient de paraître un livre remarquable qui... » à cela : « Nous recommandons à nos lecteurs l'excellent livre que... » Et de par Dieu ! voilà de la critique, ou je ne m'y connais pas...

Je crois que je raille, et c'est votre faute, Messieurs, car que peut-on faire autre chose en vous parlant, à moins de se fâcher, mais ce n'est point de si peu qu'on se fâche.

228 NOS FLAMANDS.

Messieurs, je cesse de vous parler; trouvez bon que je redevienne sérieux.

La critique littéraire n'existe pas en Belgique, ou, si elle existe, c'est dans quelques revues passablement inconnues oii des Don Quichotte sans poil ni plume s'escarmouclient contre des moulins. Est-ce parce que les aliments font défaut à la critique, et que nous sommes vraiment inca- pables de les lui fournir ? Je ne sais, mais je crois que c'est bien plutôt la critique qui manque aux productions de notre littérature. En ce siècle l'esprit, préoccupé d'am- bitions si variées, aime à trouver, sans se fatiguer en pénibles recherches , le pain de ses loisirs, il ne saurait y avoir de meilleure propagande aux créations de la pensée que la critique, laquelle avertit du bon qu'il faut prendre et du mauvais qu'il faut laisser ; si la critique ne vient pas à la rencontre des désirs du lecteur et ne s'offre à lui montrer ce qui le satisferait le mieux, les livres se meu- rent inaperçus. Ce qui fait la force des lettres françaises aujourd'hui, c'est, encore plus que l'admirable génie avec lequel elles se sont recréées, l'immense développement que la critique, toute profanée et mal exercée qu'elle est, leur a donné par le monde. Que maintenant le livre oii un écrivain aura mis son cœur et son esprit, confiant dans ces échos qui en recueilleront les inspirations, que ce livre se perde dans le tas de saloperies saugrenues et cyniques pour lesquelles la réclame embouche la trompette, c'est une perte grave, et l'auteur réfléchira avant de s'y laisser prendre encore. Or, à qui la faute ? A cette prétendue cri- tique, indifférente et froide, fille de carrefour qui se prosti- tue sans pudeur et sans amoui\

CHAP. m. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 229

Je dirai un mot de la critique d'art, qui compte chez nous quelques écrivains honnêtes et convaincus, et c'est beaucoup, n'y en eût-il que trois ou quatre parmi le sot troupeau qui parque à la hsière de ces idéales régions.

Il est ici une tendance singulière : on prône les vétérans au détriment des conscrits, comn^c si l'art n'était pas assez large pour contenir tout le monde. Il en est une autre, non moins bizarre : c'est le parti-pris des points de vue. Quand on considère la variété des aptitudes et des tempéraments chez les artistes, et qu'on tient compte de l'étroite intimité qui existe entre l'inspiration et ces particularités indivi- duelles, on doit convenir qu'un homme, jugeant cette mul- titude d'instincts artistiques différents des siens propres, aurait mauvaise grâce à prendre pour mesure de leur ap- préciation ses sentiments personnels. La critique doit, avant tout, faire la part de ces différences, et il importe, en ses jugements, qu'elle s'oublie pour ne voir que l'artiste qu'elle a sous les yeux; elle prendra donc pour mesure d'appréciation de l'artiste l'originalité qui se révèle en son œuvre, son tempérament, ses défauts et ses qualités, lui montrant la voie qu'il faut prendre pour convertir ses dé- fauts en qualités et se servant précisément de celles-ci pour connaître ce qu'il est possible de faire de ceux-là. En effet, si tout homme a les défauts de ses qualités, il est permis de dire qu'il a les qualités de ses défauts, et le principal devoir de la critique consiste dans cette recherche. Je ne saurais admettre un instant, quand je considère l'impor- tance de cette mission du critique, les intolérances par lesquelles on veut tout ramener à un même s}'stème, d'au- tant moins que rien n'est plus incapable de lois uniformes et de police régulière que l'art, composé mystérieux d'éléments qui se puisent dans les libres instincts de la

230 NOS FLAMANDS.

personnalité plus que dans les généralités de la logique ordinaire et les règles de la raison proprement dite. Le génie, en dernière analyse, est la résultante de l'individu même; la double influence de la constitution physique et morale détermine, par des corrélations intimes, la nature et l'essence des œuvres qui sortiront de lui. Pour que la critique remplisse exactement ses conditions de tu- telle, elle doit, par l'examen des créations qui lui sont sou- mises, pénétrer non seulement la volonté qui y a présidé et le degré de perfection qui se voit dans l'accomplissement de cette volonté ; elle doit encore, par la connaissance de ce qui s'y trouve et de ce qu'il y faudrait, enseigner le moyen de suppléer aux défauts du travail, analyser aussi les rapports que le sujet a de commun avec les aptitudes de celui qui l'a conçu, afin de pouvoir l'écarter de sujets semblables si sa personnalité le porte ailleurs, ou l'y maintenir si elle ne saurait trouver autrement un meilleur emploi.

Je sais bien que, comme chaque artiste, dans l'interpré- tation d'un sujet, apporte des principes différents, chaque critique, en le jugeant, manifestera une opinion dissem- blable. Les uns, amoureux de la ligne, rejettent comme une parure grossière sous laquelle s'anéantit l'esprit les séductions de la couleur ; les autres, plus épris de l'harmo- nie des nuances que de la pm^eté des lignes, ne sauraient concevoir, autrement que comme le calque d'une statue ou les mornes contours d'une figure inanimée, les perfections du dessin sans l'animation que leur donne la couleur. Dans la voie chacun s'engage, mille arguments se rencontrent à souhait pour l'appui des uns et des autres, et rien n'est plus têtu qu'un critique, la plupart s'imaginant, comme le pontife romain, jouir, dans les matières qu'ils traitent, de l'infailhbité souveraine.

CHAP. III. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 251

J'ai parlé de la ligne et de la couleur : ce sont là, pour les résumer, les grandes querelles de la critique. Sans doute il est très difficile, avec le sentiment développé de l'une ou l'autre de ces écoles, de s'accorder sur leur valeur respective et sur le rôle que chacune d'elles joue dans l'art de la peinture. Je n'aime pas l'éclectisme, science bâtarde fondée sur des compromis, qui apprend à rogner de l'opi- nion individuelle les saillies qui l'empêchent de s'engre- ner à l'opinion contraire; mais, si je la déplore chez le créateur comme un obstacle à la franchise de ses concep- tions et à l'intégrité de ses moyens d'exécution, je crois qu'elle serait de mise dans la critique, qui ne peut être l'expression d'un sentiment particulier, mais est plutôt la compréhension de tous les sentiments créateurs. Sans les conciliations de l'éclectisme, qui, du reste, n'entra- vent nullement la liberté des opinions personnelles, il est impossible de parler sérieusement d'art, et la critique ne sera jamais qu'un futile combat d'instincts discordants, auquel l'artiste n'aura rien à gagner. J'admire Raphaël, j'aime Rubens, et voilà qu'il m'en faut parler. Donnerai-je la préférence à mes sympathies sur mes admirations, et Rubens l'emportera-t-il sur Raphaël? Certes, je prouverai, car quelle chose ne peut se prouver en ce monde, que Ru- bens est, par excellence, le peintre, et qu'il est comme la source de toutes les écoles de peinture qui apparaîtront dans la suite. Mais je puis dire de Raphaël qu'il a poussé plus loin que Rubens le raffinement de l'expression et la pureté du style, quoiqu'il me soit possible de m'insurger contre cette prédominance môme en constatant que si j'un, dans le dessin, est d'un style que nul ne saurait, pas môme Ru- bens, surpasser dans sa manière, l'autre a tellement le style de sa peinture que nul, pas même Raphaël, ne saurait l'y

2Ô2 NOS FLAMANDS.

égaler. me conduira cette vaine recherche de la supé- riorité? Si, au contraire, oubliant des sympathies pour un caractère que je comprends mieux, je cherche à com- prendre l'autre' afin d'y trouver aussi des sympathies, je les contemple tous deux sans aveuglement et sans parti-pris, je suis plus près de l'impartialité de la critique, et, l'ana- lyse faite, je puis, s'il le faut, en tirer des conclusions.

Il n'y a rien qui soit détestable comme la critique sans principe et sans fond ; incapable d'un jugement qui ne se démente par un autre, elle apprécie tout au hasard, plus prompte à blâmer qu'à applaudir. C'est surtout celle-là qu'on voit, avec des grelots et des colifichets, s'étaler au bas des journaux comme une danseuse de carnaval parée de bigarrures. Il faudrait que les croquants qui se chargent d'une telle besogne sans en rien connaître fussent passés au fouet, car quel plus misérable métier, quelle scélératesse plus impudente que d'aller, comme un assassin de bois, au coin d'un feuilleton boueux comme un carrefour, mas- sacrer une jeune gloire, un talent qui débute, un cœur qui se révèle ?

Mais si l'on voit tant de gens parler de peinture qui n'en savent pas même épeler le nom, c'est une habitude aujour- d'hui de confier à des plumivores plus ignares encore que ces sots salonniers les critiques de théâtre et de musique. Il n'est sourd qui ne se prétende juge en cette matière et qui ne le fasse croire aux autres, plus sourds que lui. Pourtant, si je considère la connexion étroite de cet art avec la science qui en est le fondement, j'estime que la critique de musique n'a de valeur qu'autant qu'elle est basée sur une science certaine. Il est aisé d'enrubaner de pompons et de fleurs une dissertation creuse et sans fondement ; il est malaisé, en un style simple et franc, de juger sans détours le fond

CHAP. III. LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES. 233

même des choses. La musique, pour qui n'en connaît pas les principes, est une supercherie continuelle, et la science seule permet de résister à l'exaltation que ses prestiges exercent sur les sens. C'est pourquoi j'en vois si peu qui puissent se dérober à ses séductions et faire la part de l'es- prit, en même temps que celle des sens.

Encore une fois, et pour résumer les sentiments expri- més dans cet article, la critique ne saurait mériter son nom sans la connaissance approfondie des matières qu'elle juge, car cette connaissance peut seule lui donner le sang-froid qui doit présider à ses jugements et l'inaltérable amour du grand, du vrai, du beau, en dehors desquels elle n'a plus ni dignité ni raison d'être.

TJ1<T AdIOT SXJFL OE LI"VP\.B.

Je sais d'avance comment ce livre sera reçu. Peu de gens le liront parce que peu de gens lisent ici. Parmi ceux qui le liront, les uns hausseront les épaules comme devant une chose insensée; les autres l'accueilleront d'un sou- rire comme le rêve d'un poète. Quelques-uns, sentant le vrai, le liront de cœur. Vraisemblablement il mourra dans le silence, à peine né. Si j'y flattais la vanité du pays, peut-être serais-je lu. Je préfère ôter les masques : la vérité me vaut plus que le succès. Tel qu'il est, ce livre est le bilan de la Belgique en 1868. On me dira que j'ai faussé les couleurs : j'ai pour excuse mes colères et mes amours. Qui aime hait : les cœurs bâtards font les senti- ments mixtes. Quoique celui-là soit volontiers raillé qui parle de patrie en ce siècle, j'ai dit souvent ce nom, afin qu'on sache qu'il est des gens capables de ce ridicule. En-

256 UN MOT SUR CE LIVRE.

fin, j'ai souffleté ce qu'il y a de haïssable et de bas dans la jeunesse qui dort, la bourgeoisie qui ronfle, les lettres qui languissent et les arts qui pataugent. Je souhaite avoir menti. Qu'on me le prouve et je brûlerai mon livre.

FIN,

TABLE.

Dédicace

Préface

LES MORTS ET LES VIVANTS.

I. Les Modèles de Rubens i

II. Lions. Bichons 4

III. Nos Amours 7

IV. La Femme Fresque IS

V. Ce qui chante dans les poussières du passé 23

VI. Marguerites de trottoirs et Chimènes de boudoirs. ... 26 VIL Le piquant parisien et la beauté flamande 34

VIII. Avocats et gandins 3^

IX. Jeunes corps, vieux cœurs 41

X. L'École aux champs 44

XL Le respect des grands pour les petits 52

XII. Courtisane ou Ménagère 59

XIII. Le retour à la patrie par l'Enfant 63

LESBEAUX-ARTS

Première Partie. L'ART ET L'ÉTAT.

1 75

II 80

III 83

IV 100

V. . io8

VI III

VII 112

VIII II-,

238 IX IIS

X 117

Deuxième Partie : SALON DES SALONS 125

LITTERATURE WELCHE

I. La Première à Monsieur

IL La Deuxième à Monsieur

III. La Troisième à Monsieur

IV. La Quatrième à Monsieur

V. La Cinquième à Monsieur

161 16s 170

173 176

LE THÉÂTRE 181

LA CRITIQUE ET LES CRITIQUES

1 193

II 205

III 212

UN MOT SUR CE LIVRE 236

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La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance

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