ans du. 2 PES à ASIN >STANFORD DIVNIOR: VNIVERSITY California Academy of Sciences Library By action of the Board of Trustees of the Leland Stanford Junior University on June 14, 1974, this book has been placed on deposit with the California Academy of Sciences Library. Digitized by the Internet Archive in 2012 with funding from California Academy of Sciences Library http;/www.archive.org/details/noticesurlavieetO0lari NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE A.-P. DE CANDOLLE, PAR M. le Professeur A. DE LA RIVE. Tire de fa Dibliothèque Ouiversefle de Geuèves. (NOVEMBRE ET DÉCEMBRE 1844.) et © 14 La ; : ec e € ec É re LS CE ,0 € i] La PES 2 NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE A.-P. DE CANDOLLE. Le 22 septembre 1841 , j’annonçai dans la Bibl. Univ. la grande perte que Genève et le monde savant venaient de faire par la mort de A.-P. De Candolle ; je pris alors lPengagement de rappeler les services que cet homme éminent à tant de titres avait rendus à la science et à son pays. Mais peu de temps s'était écoulé, et déjà des notices publiées en langues diverses avaient retracé, bien mieux que je n’aurais pu le faire, la vie et les travaux de De Candolle, Je me suis donc demandé, quand j'ai voulu reprendre la plume, s’il n’était point superflu que je vinsse, à mon tour, écrire la biographie de celui à la mémoire duquel tant d'hommages mérités avaient été rendus. J’ai hésité, je l'avoue; et si je me suis décidé à suivre ma première impul- sion, c’est que j'ai acquis la conviction qu’on est toujours à temps d’exciter l’intérét quand on parle de De Candolle, et qu'il y a toujours quelque chose de nouveau à dire sur un bomme tel que lui. Cependant je ne me suis point dissimulé que les exigences du lecteur seraient d'autant plus grandes que j'a- vais tardé davantage; mais cette raison même, loin de me dé- courager , aurait suffi pour me faire tenir à honneur de per- sister dans ma résolution, quand des motifs impérieux ne m’en auraient pas fait un devoir. — Ces motifs, les voici : J'avais à cœur, avant tout, de rendre à la mémoire d’un homme pour lequel j'avais autant d’affection que de respect, le seul témoignage de reconnaissance que je puisse maintenant lui. offrir. | Je désirais que la Bibliothèque Universelle, à laquelle il por- {ait un si vif intérêt, ne füt pas privée de la biographie de l'un, de se; collaborateurs les plus actifs et les plus illustres, tandis qu'elle renferme celle de tous les autres. Je voulais transmettre à la génération qui s'élève et qui n’a pas connu De Candolle, les détails d’une vie si bien remplie, vrai type de la vie du savant et du citoyen. J'étais mu, enfin, par le sentiment qu’en racontant cette vie, dont la dernière et la plus longue partie est intimement liée à l’une des époques les plus remarquables de notre histoire, je trouverais l’occasion de rendre aux hommes qui faisaient alors l’honneur de Genève, un hommage dont l'expression vive et sentie ne peut partir que de ceux qui ont eu le bonheur de les connaître. Une considération qui n’a pas été non plus sans influence pour me déterminer à prendre la plume, c’est qu'aucune des nombreuses notices qui ont été écrites sur De Candolle, ne me parait avoir réellement embrassé dans son ensemble cette vie composée d'éléments si variés !, * Voici la liste des notices écrites sur De Candolle auxquelles je fais allusion ; je ne parle pas de plusieurs autres qui ne sont guère que la répétition de celles-là, avec moins de détails: Mr. de Martius, Eloge prononcé devant la Société royale de botanique de Bavière, à Ratisbonne, le 28 novembre 1841. Imprimé d’abord dans l’Allgemeine Zeilung', puis d’une manière plus complète dans le Flora, journal botanique de Ratisbonne, n° 1 de 1842. Traduit en anglais dans Silliman's American Journal, vol. XLIV, n° 2, Flourens, Eloge historique d’Aug.-Pyr. De Candolle, lu à la séance publique de l'Institut de France, le 19 décembre 1842. Imprimé à Paris, par l’Institut. Morren, Notice sur la vie et les travaux d’Aug.-Pyr. De Candolle, lue à la séance publique de l’Académie royale de Bruxelles, le 14 dé- cembre 1842. Imprimée à Bruxelles, broch. in-12. Daubeny, Sketch of the wrightings and philosophical character of A.-P. De Candolle, read at the Ashmolean Society of Oxford, Febr. 13th 1843. Imprimé dans Edinburgh new Philos. Journ., avril 1843. Dunal, Eloge historique prononcé à la séance de rentrée des Facultés de Montpellier, le 8 novembre 1842. Imprimé à Montpellier, br. in-4°. Discours de Mr, le premier syndic Rigaud au Conseil Représentatif, le 27 septembre 1841. Imprimé dans le Memorial de ce Conseil. Discours prononcé, le 8 août 1842, par Mr. le professeur Cellérier, recteur de l’Académie, à la cérémonie des Promotions. 6) © Mr. de Martius et Mr. Flourens ont réussi, l’un avec la chaleur et l’entraînement d’un poète, l’autre avec la grâce et l'élégance d’un littérateur plein de goût, à peindre DeCandolle de la ma- nière la plus heureuse ; ils ont fait ressortir, en hommes placés à la bauteur du savant dont ils parlaient, ses mérites scientifi- ques, la nature et la portée de son génie. Mais, dans ces ta- bleaux faits de main de maître, le savant domine presque exclu- sivément, l’homme est trop sur le second plan: c'est l’œuvre de naturalistes éminents, parlant d’un naturaliste de premier ordre. = Mr. Morren nous donne, il est vrai, quelques aperçus de la vie intérieure de De Candolle; mais, l’auteur n’ayant pas connu personnellement celui dont il parle, ces aperçus ne peuvent être ni complets ni toujours justes, aussi, malgré l'intérêt que Mr. Morren a su répandre dans sa notice, je n’y retrouve pas toujours le De Candolle que j'ai connu. Mr. Daubeny est celui qui me paraît avoir le mieux apprécié le caractère de De Candolle au point de vue de la science et du travail. On découvre dans sa notice les souvenirs du disciple intelligent, qui a vu de près le maître et a su le comprendre. Mais la science pure n’était pas tout chez De Candolle, et le titre même de l’essai de Mr. Daubeny prouve que l’auteur n’a eu en vue qu'une appréciation philosophique des ouvrages du savant, qu'il est loin, par conséquent, d’avoir embrassé l’en- semble de sa vie. Celui des biographes de De Candolle qui est entré dans le plus de détails intimes sur lui, tout en sachant faire une juste appréciation de ses travaux, est, sans contredit, Mr. Dunal son élève et son ami. Mais c’est surtout le De Candolle de Mont- pellier que Mr. Dunal nous a peint, et, quelque fidèle que soit le tableau qu'ilnous a déroulé de la vie de notre compatriote, il est difficile que des Genevois n’y découvrent pas quelques lacunes, Deux notices faites à Genève, l'une en 1841, par le premier syndic de la république, Mr. Rigaud , l’autre en 1842, par le NA AR | 6 recteur de l'Académie, Mr. Cellérier, ont eu essentiellement en vue le citoyen et le professeur genevois, tout en faisant quelques excursions heureuses dans le champ de la vie privée et dans le domaine de la science. Il est impossible d’ex- primer plus noblement, au nom du pays qui a vu naître De Candolle, les regrets que sa mort y a causés, et le vide qu’elle y a laissé. Mais ces notices destinées à être lues publiquement, la première dans une séance politique, la seconde dans une séance académique , ne devaient nécessairement pas dépasser certaines limites ; aussi elles ne pouvaient être complètes. Je ne me flatte point, on peut le croire, de faire aussi bien, et moins encore de faire mieux que mes nombreux prédécesseurs dans l’œuvre que j'entreprends; j'ai eu le temps de reconnaître combien il est difficile de tracer le portrait fidèle et complet d’un De Candolle; mais j'ai aussi acquis la conviction que ce portrait était à faire. J’essaierai donc, et si, pour accomplir cette tâche, il faut surtout y mettre du cœur, je ne désespère pas de réussir. Ce que je vais tenter, c’est de faire connaître l’homme tel que je l’ai compris, tel que je l'ai aimé. Pour atteindre ce but, je raconterai simplement sa vie : sa vie avec ses événements extérieurs, avec ses travaux scientifiques ; sa vie dans le silence du cabinet, comme dans le tourbillon des affaires et du monde; sa vie, enfin, dans les impressions qu’il éprouvait, autant du moins qu'il m'a été donné de les connaître, soit par les notes qu’il a laissées lui- même ‘, soit par les relations que j’ai eu le bonheur de sou- tenir avec lui. me * Mr. De Candolle a laissé des Mémoires sur sa vie, que son fils a bien voulu me confier ; mais je me suis imposé la loi de n’en faire usage que pour compléter ou rafraîchir mes propres souvenirs. Je n’ai cité au- cun fait dont je n’eusse déjà eu connaissance par De Candolle lui-même; je n’ai laissé percer à son égard aucune impression que je n’eusse déjà, éprouvée avant la lecture de ses Mémoires. 7 Je ne m’étendrai pas beaucoup sur l’enfance de De Candolle. Je ne suis pas de ceux qui lisent après coup la vie de l’homme fait dans celle de l’enfant; je crois peu à l’avenir des fruits précoces ; si De Candolle montre de très-bonne heure du goût pour l’étude, de l'aptitude et de la facilité pour le tra- vail, je ne puis voir là les symptômes d’un mérite bien trans- cendant. Que d’enfants, en effet, qui ont donné les mêmes es- pérances ! combien peu qui les ont réalisées ! De Candolle naquit à Genève le 4 février 1778 ; on a sou- vent fait le rapprochement que Linné était mort le 10 janvier de la même année. Son père était l’un des premiers magistrats de la république, et sa famille, originaire de Provence, y existe encore et y jouit d’une considération méritée. L’un de ses ancêtres était venu s'établir à Genève, fuyant les persécutions religieuses qui enrichirent cette ville de tant d'hommes puis- sants par l'intelligence et par l’élévation du caractère. Le jeune De Candolle, après avoir suivi le Collége, entra en 1792, comme étudiant , dans l’Académie. La tourmente révo- lutionnaire, qui agitait alors Genève, interrompit fréquemment ses études, et l’oblisea de se réfugier avec ses parents dans une campagne située au pays de Vaud, près des bords du lac de Neuchâtel. Il put cependant revenir à Genève, au printemps de 1794, et y suivre quelques leçons de botanique que donnait alors Mr. Vaucher. Ces leçons achevèrent de développer le pre- mier goût de botanique que le séjour de la campagne venait de provoquer en lui, et qu’il lui avait permis de cultiver. Elles eurent aussi pour effet de le mettre en rapport avec Mr. Vaucher ; et les relations intimes et toujours les mêmes , malgré des sépara- tions nombreuses et prolongées, qu’il soutint avec cet homme distingué à tant d’égards, furent constamment pour tous les deux une grande source de jouissance. C’était chose éton- nante, au premier abord, que ces deux hommes si différents par leurs goûts, par leurs habitudes, par leur manière de voir, se conyinssent aussi bien, et fussent si fortement attachés l’un à Rs , j “ 8 l’autre. Et pourtant, pour qui les connaissait, l’explication de ce phénomène moral était facile : il n’y avait pas uniquement entre eux le lien d’une passion commune pour la même science ; il y avait, de plus, la même lucidité dans l’esprit, la même viva- cité dans la conception, le même plaisir à obliger, la même élévation dans le caractère, le même amour pour leur pays. En 1796, 4gé par conséquent de 18 ans seulement, De Can- dolle fut, avec trois de ses condisciples , faire un court séjour à Paris. La circonstance qu’il fut recommandé à Dolomieu , et plus encore peut-être le besoin qu’il éprouvait de se rappro- cher des hommes distingués, le mirent en rapport avec plusieurs des naturalistes célèbres de l’époque. Il entendit et connut Cu- vier; il entrevit Desfontaines, qui devait être plus tard son maître et son ami; il se mit de lui-même en relation avec Lamarck, dont il avait déjà étudié la Flore française, ouvrage qui devait devenir presque entièrement le sien. De retour à Genève, il sentit le besoin de soutenir avec les savants que renfermait alors sa ville natale, des relations du même genre que celles qu’il avait entamées à Paris. Il se mit facilement en rapport avec Senebier ; et la liaison qu’il contracta avec ce savant aimable et bienveillant, dont les travaux plus ingénieux que profonds sont marqués au coin d’une rare sagacité, contribua sans doute à augmenter chez lui le goût de la botanique, et par- ticulièrement de la physiologie végétale. Aussi conserva-t-il tou- jours une profonde reconnaissancé pour Senebier, et il lui dédia le premier genre de plantes qu'il fut dans le cas d'établir. De Candolle connut également Horace-Bénédict De Saus- sure ; mais cette relation, de courte durée, ne fut pas bien in- time. Le caractère sévère et l’esprit rigoureux de De Saussure allaient moins bien à De Candolle que la facilité gracieuse et l’espèce de laisser-aller scientifique de Senebier. D'ailleurs , ce qui mit peut-être un peu de froideur dans cette courte relation entre le grand physicien dont s’honore Genève, et le grand botaniste dont elle devait également s’honorer plus tard, ce fut 9 l’insistance avec laquelle De Saussure chercha à dégoûter De Candolle de la botanique pour le porter vers l'étude de la phy- _sique, et Ja fermeté avec laquelle le jeune homme de 19 ans sut résister à l'influence d’une autorité aussi imposante. Au reste, si De Saussure fut le premier, il ne fut pas le seul savant qui eût désiré que De Candolle dirigeät son génie vers la re- cherche des lois générales de la nature, au lieu de se borner à en étudier un règne : j'ai entendu De Candolle lui-même tenir à honneur les regrets que son ami Biot lui avait exprimés à cet égard, à la suite d’un travail de physique expérimentale qu'ils avaient fait en commun, et dont j'aurai plus tard occasion. de parler. Mais est-il possible, est-il convenable, d’imprimer forcément une certaine direction aux goûts et à l'aptitude d’un jeune bomme? Je ne le pense pas; d’ailleurs je ne crois pas beau- coup à l’influence des circonstances extérieures pour déterminer celte direction. Il existe chez l'homme de génie, et c’est le seul ici que j'aie en vue, des prédispositions, des préférences qui üennent à la nature de ses facultés, et qui le poussent vers une certaine étude plutôt que vers une autre, le plus souvent même sans qu’il s’en rende compte. Les circonstances extérieures sont l’occasion qui permet la manifestation de ces tendances ; elles n’en sont pas la cause, sauf dans quelques rares excep- tions. Maintenant, jugeant après coup, doit-on, quand un homme a fait faire de grands pas à une science, regretter que ce ne soit pas sur une autre qu'il ait dirigé ses travaux ? Je ne puis l’admettre. De Candolle aurait été, sans doute, un physicien des plus distingués ; mais n’oublions pas qu'il a été le premier botaniste de son époque. Il était né botaniste, il serait devenu physicien. Les conseils de De Saussure , joints aux directions de Sene- bier, ne furent pourtant pas sans quelque influence sur le ca- ractère spécial des premiers travaux botaniques de De Candolle : ils contribuèrent à porter principalement son attention vers la 2 10 partie physique, soit physiologique, de l'étude des végétaux. Dans l'été de 1797, et dans l'hiver de 1798, il entreprit les recherches auxquelles je viens de faire allusion ; les résultats en furent consignés plus tard soit dans ses ouvrages, soit dans des mémoires particuliers. Elles avaient eu principalement pour objet la germination des graines des légumineuses, la végétation du gui, la marche de la sève dans les lichens. Dans le méme été de 1797, il découvrit la première plante nouvelle dont il a enrichi la botanique. Un jour, il se glissait le long d’un de ces couloirs qu’on trouve sur les côtes du Jura, lorsque, aperce- vant sur une branche un corps rose qui lui était inconnu, il arrache la branche en passant, et l'emporte dans sa course ra- pide jusqu’au bas de la montagne. Il reconnut ensuite que sa précieuse conquête était la réticulaire rose dont il inséra plus tard la description dans le Bulletin Philomatique. Les premiers travaux scientifiques de De Candolle indi- quaient déjà chez lui de la perspicacité et un vrai talent d'observation. Ses recherches sur la végétation du gui jetaient un jour tout nouveau sur la manière de vivre de ce singulier végétal et en général des plantes parasites ; ses observations sur la marche de la sève dans les lichens annonçaient, chez le jeune botaniste , le désir d’aborder les plus grandes difficultés de la science , et la capacité nécessaire pour le faire avec sue- cès. Ce dernier travail n’était pourtant pas exempt de quelques erreurs que l’auteur eut l’occasion de rectifier lui-même plus tard. La Société de Physique et d'Histoire naturelle de Genève, fondée depuis quelques années par Bonnet et De Saussure, à la- quelle il avait communiqué ses premières recherches, l'admit alors , quoique à peine âgé de vingt ans, au nombre de ses membres. Elle commença ainsi, pour lui, la série de ces nom- breux honneurs scientifiques quil reçut successivement durant toute sa vie, et qui ne cessèrent qu'à sa mort‘. ‘ Le lendemain de sa mort il arrivait encore à Genève un diplôme d’une Société scientifique d'Amérique, qui décernait à De Candolle le titre de membre honoraire. E Nous sommes au commencement de 1798 ; les circonstances politiques dans lesquelles se trouvait Genève devenaient de jour en jour plus graves; une réunion à la France était imminente. De Candolle se décida à aller chercher une carrière hors de Genève, et à retourner à Paris, où l’attendait un vaste champ ouvert à sa noble ambition, et où l’appelaient les souvenirs pleins de vivacité et de fraicheur de son premier voyage. Il part, et de cette époque date pour lui la vie de l’homme fait, celle qui nous intéresse essentiellement, et qui doit surtout nous occuper. Paris, Montpellier, Genève, sont les villes qu’habite successi- vement De Candolle, et où s’élaborent ses travaux. Leurs noms résument d’une manière heureuse les trois grandes périodes entre lesquelles sa vie se partage naturellement à dater de 1798: c’est ce dont il est facile de se convaincre, en jetant un coup d’œil rapide sur chacune d’elles. La première période s’écoule à Paris de 1798 à 1808: elle se passe au milieu du mouvement social et scientifique qui agi- tait alors cette grande ville, et auquel De Candolle prit part avee l’ardeur de la jeunesse et avec l’activité qu’il apportait à toute chose. La position honorable que lui assignent l'originalité et l'importance de ses recherches le met bientôt dans l'intimité de ces savants qui étonnaient l’Europe par le nombre et la gran- deur de leurs travaux. La chaleur de son cœur et son goût pour les sciences sociales le poussent à s’associer aux efforts des amis de l’humanité, qui s’occupaient activement alors des moyens de soulager les classes pauvres. Ses qualités aimables et la haute portée de son intelligence le font accueillir avec fa- veur par les hommes les plus éminents dont se composait Ja société française à cette époque. Savant, philanthrope, homme du monde, De Candolle trouve du temps pour tout ; sa vie déborde de toute part. À cette période d'activité et, je dirai, d’effervescence, suc- cède, de 1508 à 1816, une époque de tranquillité et de mé- ditation, De Candolle est à Montpellier et, pendant les huit an- 12 nées de son séjour dans cette ville, il met en ordre, il élabore la prodigieuse quantité d'idées et de matériaux qu’il avait em- portée de Paris. Mais cette vie tranquille et peut-être un peu monotone ne pouvait longtemps lui suffire. Le besoin d’activité et la verve d'intelligence dont il était doué requéraient d’autres aliments. Paris devait être naturellement son point de mire ; il aurait été sans aucun doute le lieu de son retour, si les événements poli- tiques, en créant pour De Candolle des circonstances nouvelles, ne l’eussent déterminé à quitter Montpellier pour Genève. Des souvenirs moins brillants, mais peut-être plus profonds; des amis moins expansifs, il est vrai, mais tout aussi affectueux; des parents respectés et chéris de leur fils, une patrie qui re- naissait belle d’espoir et d'avenir, attiraient De Candolle à Genève ; un concours momentané de circonstances décida son retour. Il y revint en 1816 ; il ne l'a dès lors plus quittée : ce séjour, de 1816 à 1841, constitue la dernière et la plus longue des trois périodes de son histoire. Ce n’est pas le mou- vement d'idées ni l’éclat de la vie de Paris, ce n’est pas non plus la vie douce et facile de Montpellier, s’écoulant au milieu d’un cercle d’amis intimes et de paisibles travaux, que De Can- dolle retrouve à Genève. Ce qu'il y trouve, c’est un mélange de l’un et de l’autre de ces genres de vie, c’est-à-dire une vie à la fois d'action et d'étude, de socitté et de cabinet ; heureuse combinaison des éléments qui avaient successivement dominé dans les deux premières périodes. On le voit, ces trois séjours de Paris, de Montpellier, de Genève, constituent dans la vie de De Candolle trois phases bien distinctes, et forment par conséquent, dans son histoire, trois époques bien tranchées et les divisions les plus naturelles sous lesquelles je puisse grouper les détails de cette vie si bien remplie, dont j’essaierai en terminant d'envisager l’en- semble. C’est alors que je pourrai examiner jusqu’à quel point la succession de ces trois périodes, si différentes dans leur ca- 13 ractère, a pu contribuer à la manifestation des hautes facultés dont la Providence avait doué De Candolle: question inté- ressante que je me borne à indiquer maintenant, car il serait prématuré de l’aborder avant d’avoir réuni les éléments néces- saires pour la résoudre, 1798—1808 (paris). Voilà De Candolle pour la seconde fois à Paris. Ce n’est plus, comme à son premier voyage, un simple séjour d'agrément en société avec quelques amis, qu’il a en perspective ; c'est seul, en vue de se faire une carrière, que le jeune homme de vingt ans se trouve fixé, pour longtemps peut-être, dans cette grande ville. Il retrouve Dolomieu prêt à partir pour l'Egypte, et refuse de l’y suivre par déférence pour ses parents. Il essaie quelques études de médecine, et dans ce but il fréquente les hôpitaux; mais la vue des malades lui inspire une profonde tris- tesse , et il sent bien vite qu’il n’est point propre à l'art médi- cal. C’est vers le Jardin des Plantes que se dirigent ses pas ; son assiduité y est remarquée, il n’y est bientôt plus désigné que sous le nom du jeune homme à l’arrosoir, à cause de l'habitude qu’il a contractée de s’asseoir des journées en- tières sur un arrosoir pour étudier des plantes et prendre des notes. Cette ardeur scientifique n'échappe point au directeur du Jardin, Mr. Desfontaines, dont l’estime pour le jeune na- turaliste ne tarde pas à se manifester. Le botaniste l’Héritier avait engagé Redouté , le fameux peintre de fleurs, à faire le dessin de toutes les plantes grasses qu’il verrait fleurir, afin de suppléer ainsi à l'impossibilité de les conserver dans un herbier; mais il fallait publier un texte avec ces dessins. Mr. Desfon- taines, consulté, indique De Candolle qu'il connaissait à peine, mais qu’il avait deviné, Cette circonstance fit naître lintimité qui a duré sans la moindre altération jusqu’à la mort de Des- fontaines, entre le maître et le disciple ; relation que la bien- 14 veillante prévenance du maître avait commencée, et que la re- connaissance du disciple, pour celui qui avait su le comprendre si tôt, entretint de la manière la plus touchante. De Candolle ne pouvait parler de Desfontaines que les larmes aux yeux, et la notice qu’il a publiée en 1836 sur cet homme excellent, qu'il appelait son second père, laisse percer à chaque page les sentiments de vénération et de profonde affection qu’il avait pour lui. L'ouvrage des plantes grasses eut un grand succès ; il le dut au mérite du texte, joint à la beauté des dessins et à la nouveauté de ce genre de publication. Cette entreprise eut aussi pour De Candolle l'avantage de lui ouvrir l’accès de tous les herbiers, et de lui procurer plusieurs relations scientifiques, entre autres celle de l’Héritier lui-méme, dont les riches collections botani- ques furent entièrement mises à sa disposition. À la mort de l’Héritier, qui eut lieu en 1800, il devint possesseur de l’herbier que ce botaniste, amateur distingué, s’était plu à enrichir des plantes les plus remarquables ; et cet herbier fut ainsi le noyau et la base de celui qu'il n’a cessé d'augmenter durant sa vie, et qui a rendu de si grands services à la science, par le parti qu’en a tiré le propriétaire et par la générosité avec laquelle il en a facilité l’accès à tous les botanistes. Quelques herborisa- tions faites dans l’été de 1798 à Fontainebleau, avec Brongniart, Cuvier et Duméril, furent pour De Candolle l’origine de sa liai- son avec ces hommes supérieurs. Une course qu’il fit alors en Normandie ne fut pas sans résultat pour la science: il explora avec soin les côtes de l'Océan, et en étudia les productions tant végétales qu’animales. Des observations anatomiques et physio- logiques sur les algues marines, dont il fit usage plus tard dans la Flore française, et des recherches microscopiques sur les fucus, qu'il publia dans le Bulletin Philomatique, furent le fruit de ses explorations. De Candolle avait aussi fait au bord de la mer quelques tra- vaux sur les poissons, et, à son retour à Paris, une circonstance 15 particulière que je tiens à mentionner l’appela à continuer quelques études de zoologie. Il venait d’être chargé de rece- voir de l'Administration du Muséum d'Histoire naturelle de Paris tout ce que cette Administration voudrait bien adresser à Ge- nève, où l’on désirait avoir une collection zoologique. Il con- sacra deux mois entiers à ce travail, dont il s’acquitta avec zèle el activité. Ses relations avec les professeurs du Muséum con- tribuèrent à lui faire obtenir, en faveur de Genève, une collec- tion nombreuse et assez méthodique pour pouvoir servir avec fruit à l’enseignement ; mais, arrivée à sa destination, la collection disparut ; et quand en 1818, vingt ans plus tard, recommençant à nouveaux frais, De Candolle entreprit avec quelques-uns de ses collègues et de ses amis de fonder un Musée d'Histoire na- turelle dans sa patrie, il ne retrouva de son ancien envoi qu’un zèbre mal empaillé, qu’on a vu longtemps figurer dans les ar- moires de ce Musée. Les études de zoologie qu’il fit en 1798 dans le but d’être utile à sa ville natale, et dont une malheu- reuse négligence annula. pour le moment le résultat, ne devaient pas être perdues pour Genève; elles étaient destinées à remplir plus complétement encore le but en vue duquel il les avait en- treprises. Ces études lui permirent, quand il accepta en 1816 les fonctions de professeur d’Histoire naturelle dans l’Académie de Genève, de joindre à l’enseignement de la Botanique celui de Zoologie, et de diriger, jusqu’à ce qu’il eût formé des élèves capables de l'aider, l’établissement du Cabinet d’Histoire na- turelle dans le Musée. L'année suivante , c'est-à-dire en 1799, De Candolle fit un voyage plus considérable que celui de Normandie dont nous venons de parler : il visita la Hollande avec un ami. La science ne fut pas l’objet exclusif de ce voyage ; le pays lui-même, les mœurs de ses habitants, les hommes remarquables qu’il renfer- mait fixèrent surtout son attention. À Amsterdam, il étudia le commerce ; à La Haye, il s’occupa de politique ; à Leyde, il exa- mina en détail l’enseignement supérieur, saisissant rapidement, 16 avec son esprit clair et méthodique, ce que chacune de ces trois villes présente de spécialement intéressant pour celui qui les vi- site. Ce voyage fut pour De Candolle une véritable expérience sur la manière de voyager utilement ; il devint pour lui un type qu'il suivit constamment plus tard ; et lorsque en 1840, souf- frant déjà cruellement de la maladie qui l'a enlevé, il fut au congrès scientifique de Turin où j’eus le bonheur de l’accom- pagner , je retrouvai chez lui ce même besoin de tout voir, d'interroger sur toute chose, de recueillir des renseignements exacls, qui avait caractérisé déjà son premier voyage. À son retour de Hollande, De Candolle reprit avec un zèle nouveau ses occupations scientifiques. Mais le voyage qu'il ve- nait de faire, en élargissant le cercle de ses idées, et en dirigeant son esprit sur des objets étrangers à la science pure, avait créé pour lui de nouveaux besoins intellectuels. Il sut y satisfaire sans que «æs’occupations qui étaient l’objet principal de sa vie, en souffrissent le moins du monde; et la vie sociale qu’il se créa à Paris est si intimement liée à sa vie scientifique, qu’on ne peut comprendre l’une qu’au moyen de l’autre. Essayons donc de faire connaître, avant d'entrer dans le détail de ses travaux, la manière dont il sut prendre dans la société de Paris la place honorable qu’il y a constamment occupée. La première et la plus intime de ses relations fut celle qu'il forma avec la famille Delessert, avec cette famille qu’on re- trouve toujours, depuis plus d’un demi-siècle, mélée à l’histoire des hommes illustres, et à celle des grandes et bonnes choses en science comme en philanthropie. C’est à la femme respecta- ble qui était à la tête de cette famille, que Rousseau adressait ses Lettres sur la botanique ; c’est avec sa fille, non moins re- marquable par les qualités du cœur que par celles de l'esprit, que sir S. Romilly entretenait une correspondance pleine d’in- iérét sur les événements de la révolution française’; ce sont ses ‘ Cette correspondance a été récemment publiée dans les Mémoires de sir S. Romilly, dont la Bibl. Univ. a rendu compte. Voyez cahier de mai 1840 (vol. XXVII), page 65. 17 fils qu’on a vus constamment et qu’on voit encore à la tête de tout ce qui est bon, de tout ce qui est utile, de tout ce qui élève l'intelligence et ennoblit le cœur. De Candolle devait se trouver bien au milieu d’une semblable famille ; aussi les mo- ments qu’il y passa, faisant de la botanique avec Mr. Benjamin Delessert , jouissant de distractions littéraires avec la sœur et le frère de son ami, et savourant avec tous les douceurs de la vie intérieure et d’une confiance affectueuse, se gravèrent en carac- ières ineffaçables dans son souvenir. De Candolle fut bientôt reçu dans plusieurs maisons des plus agréables de Paris, et y rencontra les notabilités littéraires et scientifiques les plus marquantes de Pépoque. Il se lia plus par- ticulièrement avec Dupont de Nemours , dont l'esprit toujours jeune et l'imagination vagabonde avaient pour lui un charme tout particulier. Il connut Morellet, ce vieillard aimable qui, débris encore vert du dix-huitième siècle, en était demeuré un représentant fidèle, par sa conversation piquante et gracieuse, par son esprit fin et caustique, par un mélange de véritable savoir et de légèreté séduisante dont la tradition a disparu avec les restes de la brillante société de cette époque. Je ne puis résister au plaisir de raconter l’anecdote qui mit De Candolle en rapport assez intime avec Morellet. Le bon abbé venait d'avoir 80 ans, et il avait composé pour le jour anniversaire de sa naissance dix-huit couplets qu’il avait chantés à ses amis, mais quil ne voulut jamais consentir à leur laisser. De Candolle ayant réussi à les lui faire chanter une se- conde fois, et les ayant écoutés avec attention, les retint si bien qu'il put, par un effort de mémoire extraordinaire, écrire im- médiatement lui-même toute la chanson. Aussi dès lors, chaque fois que Morellet voulait chanter quelqu’une de ses jolies chan- sons dont il tenait à garder le monopole : Mais, faites sortir De Candolle, disait-il, parce qu'il me volera. Et De Candolle ne sortait pas, et De Candolle le volait, ce dont ne s’accommodait pas trop mal la petite vanité pleine de bonhomie du poète, qui 18 n'ignorait pas que les mains entre lesquelles son bien était tombé sauraient le faire valoir au profit du vrai propriétaire. On comprend tout l'intérêt que devait présenter, à un jeune homme plein de feu et d'intelligence, ce spectacle de la so- ciété française à l’époque dont nous parlons. C'était le mo- ment où, après le déluge des six années de la révolution, l’arche rendait à la France le peu de restes de l’ancien régime qu'elle avait recueillis, et qui, appelés à vivre sur un sol métamorphosé, devaient eux-mêmes pour s'y acclimater se modifier notablement. Rien n’était plus curieux et plus instructif que la vue de cette époque de transition, où le passé jetait ses dernières lueurs pleines de charmes, en venant se fon- dre dans un présent et surtout dans un avenir plus sérieux et plus solide peut-être, mais sans contredit bien moins aimable. Je me représente Morellet, Dupont de Nemours , épanchant leurs souvenirs pleins de fraîcheur dans des anecdotes et des saillies où la grâce le disputait à l'esprit, et tempérant la gra- vité des penseurs sérieux dont ils étaient entourés, par quelques paroles d’où une plaisanterie douce et fine n’excluait point la profondeur. Je me demande comment la réunion de semblables éléments, si propres à la fois à charmer l’esprit et à élever l’in- telligence , n’aurait pas été, pour un homme tel que De Can- dolle, une jouissance des plus vives et un enseignement de chaque instant. Je ne m'étonne plus que, formé à une sem- blable école, et prédisposé comme il l'était à en recevoir impression, il soit devenu l’homme de société aimable et spi- rituel que nous avons connu, tout en demeurant le savant pro- fond et laborieux dont nous avons admiré les travaux. De Candolle avait peu de goût pour la politique et ne s’en mélait point. Il fut, cependant, forcément appelé à y jouer un rôle momentané dans une occasion remarquable. Il s'agissait de faire connaître au Premier Consul les vœux de chaque dé- partement. Désigné à cet effet, avec Mr. Fabry de Gex et Mr. Bastian de Frangy, au nom du département du Léman, De 19 Candolle n'ignorait pas ce qu’il y avait de délicat à représenter, auprès du gouvernement français, Genève qui avait vu avec douleur sa réunion à la France, et dont Bonaparte disait: On _parle trop bien anglais à Genève. Aussi, quand s’approchant de la députation du département du Léman, et s'adressant plus particulièrement au député de Genève , le Premier Consul de- manda : Eh bien, Genève est-elle contente de sa réunion à la France? — Non, général, répondit De Candolle, mais de- puis le 18 brumaire elle est un peu moins mécontente, cachant “ainsi habilement, sous la fleur d’une flatterie personnelle qui avait un fond de vérité, ce que cette réponse courageuse d’un véritable Genevois avait de hardi et de peu obligeant pour la France. Bonaparte ne parut point blessé de la franchise du dé- puté ; il chercha seulement à lui démontrer les avantages pour Genève de sa réunion à la France, sous les rapports commer- ciaux et industriels. S’aperçut-il qu’il n’avait pas produit une bien grande conviction sur l’esprit de son interlocuteur ? On peut le croire, car De Candolle fut du petit nombre des savants de l’époque qui n’eurent jamais part aux faveurs impériales. En dehors de ses travaux scientifiques, peu d’occupations intéressèrent plus vivement De Candolle que la part qu'il prit à œuvre de la Société Philanthropique, dont il fut lun des fondateurs, Convaincu que, quelle que soit l’utilité des scien- ces prises dans leur ensemble, un homme voué à leur étude doit cependant rendre quelques services à la société, il choisit de préférence à la politique, pour laquelle il se sentait peu de goût, des occupations philanthropiques. La confection des soupes économiques, l'institution de secours mutuels entre les ouvriers, le développement de l'instruction primaire, furent les points importants qui occupèrent essentiellement la Société Philanthropique, dont De Candolle fut longtemps le secrétaire et l’un des membres les plus actifs, avec MM. Benj. Delessert, de Rumfordt, de Pastoret, de Lasteyrie, Matthieu de Montmo- rency, Degérando, etc. Cette circonstance le mit en rapport 20 non-seulement avec les hommes distingués que nous venons de nommer, mais avec une classe de la société bien différente. Ap- pelés par les ouvriers eux-mêmes à les aider dans l’organisation de leurs sociétés de secours mutuels, les membres de la Société Philanthropique se rendaient fréquemment , le dimanche, au milieu d’eux. De Candolle, qui était l’un des plus zélés pour répondre à ces appels, apprit ainsi à bien connaître le peuple de Paris, les besoins de la classe pauvre, ses défauts et ses qua- lités. Cette expérience pratique, que rendirent encore plus com- plète les visites nombreuses qu’il fit aux hôpitaux et aux pri- sons avec Mr. Delessert en vue d’en améliorer le régime, contribua beaucoup à former son opinion sur la bienfaisance publique et sur les questions sociales et économiques qui s’y rattachent. Les services qu’il a rendus plus tard à Genève, sous ce rapport, font voir le parti qu’il avait tiré d'observations faites sur une grande échelle, et de réflexions inspirées à la fois par un esprit juste et par un cœur compatissant. Une autre circonstance l’avait appelé à s’occuper d'économie politique, mais à un point de vue bien différent. Il avait ob- tenu l’autorisation de visiter les prisons, et il devait cette auto- risation à l’intervention de J.-B. Say ; il fit ces visites avec lui ; dès lors il était difficile qu'il ne s'établit pas une liaison entre deux hommes qui, mus par les mêmes sentiments, mettaient en commun leurs observations et leurs réflexions. Ainsi, Mr, Say devint et est toujours resté un ami pour De Candolle, qui, de son côté, avait conçu une véritable affection pour le célèbre économiste et pour toute sa famille. Mr. Say était fort occupé alors de son ouvrage d'économie politique, et il en entretenait souvent De Candolle, qui conserva toute sa vie les notions qu’il avait puisées dans ces conversations, et sut, dans bien des oc- casions, les appliquer utilement. Tout en travaillant avec ardeur au développement de la So- ciété Philanthropique, De Candolle avait été amené à réfléchir sur les causes de la pauvreté, et il avait attiré l'attention de ses 2 collègues sur l'avantage qui pourrait résulter d’encouragements pécuniaires accordés avec discernement aux industriels. Cette idée trouva faveur; le ministre de l’intérieur, qui était alors Mr. Chaptal, y donna suite et facilita les moyens de la réaliser. Elle eut pour conséquence la création de la Société d’encou- ragements, dont l’organisation fut l'ouvrage d’un comité res- treint dans lequel était De Candolle. Il a eu dès lors la satisfac- tion de voir cette société constamment prospérer ; et en 1833, dans une séance à laquelle il assistait, il reçut des témoignages de considération qui lui prouvèrent qu’on n’avait point oublié les services qu’il avait rendus, en sa qualité de l’un des fonda- teurs de cette précieuse institution. Mais la science, au milieu de ces occupations variées et du mouvement du monde, ne perdait point ses droits. Encouragé par Desfontaines, De Candolle venait d'achever la Monographie des Astragales, Il l'avait déjà présentée à l’Institut et avait ob- tenu l’approbation de ce corps savant, quand ii apprit que Pallas venait de faire paraître un ouvrage sur ie même sujet ; cette circonstance retarda la publication de son travail, et si elle lui ôta l'honneur de la description de quelques espèces nouvelles, elle lui laissa du moins en entier celui de l’établis- sement des genres et de l’application de la méthode naturelle, à laquelle se prétait admirablement bien le groupe des Astra- gales. Quelques recherches d’anatomie végétale l’occupaient en même temps; mais le travail le plus remarquable qu'il fit à celte époque, fut son étude du sommeil des plantes. Trois se- maines employées nuit et jour, sauf le peu de temps qu’il con- sacrait au repos, à suivre comparativement les mêmes espèces de plantes, exposées les unes à la lumière du jour dans le Jardin même, les autres à des alternatives d’obscurité et d’éclairement artificiel dans un local fermé, le conduisirent à reconnaître l'influence de la lumière solaire sur ce curieux phénomène, et la possibilité d’en remplacer l’action par celle d’une lumière arüficielle. I parvint aussi à changer complétement. les habi- 22 tudes des plantes et à renverser entièrement les heures de leur sommeil, en les éclairant artificiellement pendant la nuit et en les plaçant dans l’obscurité pendant le jour. Visité souvent, lorsqu'il travaillait à ses expériences, par Desfontaines et Thouin, De Candolle vécut pendant ce temps dans l'intimité des professeurs du Jardin des Plantes, dont la société intéressante et instructive contribua beaucoup à son développement scientifique. Les recherches sur le sommeil des plantes, suivies jour par jour avec un vif intérêt par ces pro- fesseurs, firent sensation dans le monde savant ; c’était un genre d’observations tout nouveau, sortant des sentiers battus de la science, et dans lequel la persévérance, jointe à l'invention, avait amené les résultats les plus curieux, Aussi ce travail va- lut-il à son auteur sa présentation à une des places vacantes dans la section de botanique de l’Académie des Sciences ; et si, à cette époque, on lui préféra un botaniste beaucoup plus âgé et qui avait des droits incontestables à la place, le fait même de cette présentation n’en fut pas moins des plus honorables pour un jeune homme de vingt-deux ans. Reçu à cette occasion membre de la Société Philomatique, il se trouva faire partie du comité composé de MM. Brongniart, Biot, Cuvier, Duméril, Lacroix et Silvestre, qui, chargé de la rédaction du Bullelin, se réunissait le soir, une fois par se- maine, pour faire en commun ce travail et pour causer fa- milièrement. Ces réunions avaient beaucoup de charmes, soit par l'intimité qui régnait entre ceux qui les composaient, soit parce qu’elles mettaient en contact des hommes supérieurs, mais occupés de sciences différentes, qui, disciples et maîtres chacun à leur lour, se trouvaient tous gagner à cet échange mutuel de connaissances. De Candolle rencontra plus tard le même avantage dans la Société d’Arcueil dont il fit également partie avec Berthollet, Laplace, Thenard, Gay-Lussac, Hum- boldt, Arago, etc. Il inséra dans le recueil des travaux de cette Société, qui forme l’une des parties les plus importantes de 23 l’histoire des sciences, un Mémoire sur l’influence de la lumière sur la direction des tiges des végétaux, et des recherches éten- dues de géographie botanique. Mais je m'aperçois que j’anticipe; je reviens donc en ar- rière, et je signale en passant quelques expériences très-bien dirigées, faites à Plombière par De Candolle pendant un voyage, en vue de dissiper l’erreur généralement répandue que les eaux chaudes naturelles se refroidissent moins vite dans les mêmes circonstances que les eaux chauffées artificiellement. Je dois mentionner également la part qu’il prit à un travail fait en commun avec Mr. Biot sur la conductibilité des diffé- rents gaz pour la chaleur. Ces expériences appelaient ceux qui les suivaient à passer tout d’un coup d’une température très- basse, de 0° environ, à une température très-élevée, de 60° à peu près. Îl fallait toute la vigueur et l’entrain de la jeu- nesse pour ne pas souffrir de ces brusques transitions; les précautions mêmes que prenaient les jeunes physiciens pour en éviter les fâcheux effets, contribuaient à les soutenir dans leur travail par la gaîté qu’elles excitaient chez eux. C’est en leur servant d'aide dans leurs expériences que De la Roche, jeune étudiant en médecine à cette époque, prit un goût tellement prononcé pour ce genre de recherches, qu'il continua plus tard à s’en occuper seul, et fut amené ainsi à faire ses beaux travaux sur le calorique rayonnant. Mr. Biot, en exposant dans son Traité de Physique mathématique les recherches qu’il avait faites avec De Candolle, rend pleine justice à son col- laborateur, dont la sagacité et le talent d’observation l’avaient frappé. De à l’origine des regrets qu’il exprimait souvent, et auxquels nous avons déjà fait allusion, de ce que le botaniste genevois n'avait pas pris la physique, au lieu de l’histoire naturelle, pour but de ses travaux. La principale circonstance qui détermina le retour définitif de De Candolle à ses études de botanique, auxquelles la nature de son génie le ramenait d’ailleurs constamment, et qui l’éloigna 24 pour toujours des recherches physiques, me paraît étre inti- mement liée à l’événement le plus intéressant de sa vie, à celui qui décida de son bonheur et fixa définitivement sa carrière, enun mot, à son mariage. Au milieu du mouvement du monde dans lequel il était lancé, le jeune savant aimait à venir se reposer au sein de quel- ques familles genevoises établies à Paris, Un genre de vie plus simple, un accueil plein de cordialité, absence de gêne et d’étiquette qui régnait dans ces réunions, dont la plupart avaient lieu à la campagne, faisaient pour lui une diversion agréa- ble à la fatigante agitation de la société du grand monde. Il trouvait là des compatriotes, des personnes qui le compre- naient, auxquelles il pouvait communiquer ses impressions, et qui les partageaient. Une famille surtout, la famille Torras, et dans cette famille une personne, Me Torras, avait pour lui un charme particulier. Une inclination mutuelle fut, après quel- ques obstacles, couronnée par le mariage, et, en 1802, De Candolle âgé de vingt-quatre ans épousa M'° Torras. Avec une jolie figure, de la grâce et de l’esprit, une jeune fille à dix- huit ans est toujours sûre de plaire ; mais pour qu’elle fixe le goût d'un jeune homme aimable, spirituel, habitué au grand monde, vivant au milieu des savants et des philosophes, il faut que les dehors flatteurs dont je viens de parler recouvrent chez elle un caractère distingué et une intelligence peu commune. De Candolle trouvait chez M"° Torras ces qualités à la fois bril- lantes et solides ; il en ressentait l’influence, et il y cédait avec d'autant plus de douceur que son attachement était partagé. Il s'établit entre ces deux jeunes gens une affection vive et pro- fonde, fondée sur un mérite réel et non sur des avantages fri- voles et passagers. Aussi leur mariage fut-il, pour tous deux, l’événement le plus heureux de leur vie et la source de ce qu'il y eut de plus réel et de plus constant dans leur bonheur. En se mariant, De Candolle sentit qu’il fallait désormais son- ger à son avenir, d'autant plus que son père avait, comme la 25 plupart des capitalistes genevois, perdu une grande partie de sa fortune par l'effet de la révolution française. Il comprit que ce n’était plus à des recherches dictées par la seule im- pulsion du moment, mais à un travail suivi et lucratif, qu’il devait maintenant se livrer. Au milieu des distractions de plus d’un genre dont il avait été entouré, il n'avait point cepen- dant négligé la botanique. Il avait lu à la Société Philoma- tique un rapport ayant pour objet l'examen comparatif des recherches sur les conferves de Mr. Vaucher et de celles d’un Mr. Girod de Chantrans, dans lequel, tant par la précision et l'exactitude que par le nombre des observations, il faisait ressortir la supériorité du travail de Mr. Vaucher, jugement que le monde savant a pleinement ratifié. Il avait égale- ment communiqué à la même Société une découverte qu’il avait faite en étudiant la graine des Nymphéacées, savoir que cette famille, placée à tort dans la classe des Monocotylédones, appartient à celle des Dicotylédones. Cette opinion, qui fut con- testée assez vivement par quelques botanistes, a été dès lors confirmée par son premier défenseur , et établie par lui sur des preuves irréfragables, dans un mémoire publié en 1824 dans les Mémoires de la Société de Physique et d'Histoire na- turelle de Genève. Mais tout cela n’était encore que des travaux accidentels, intéressants sans doute pour la science, mais peu propres à répondre au but que se proposait De Candolle et que sa nou- velle position lui faisait un devoir de poursuivre. Il se dé- cida donc à accepter une proposition qui lui avait déjà été faite plus d’une fois, mais qu'il avait toujours éludée pour se livrer à d’autres recherches moins assujettissantes et peut- étre plus originales. Cette proposition était celle que lui faisait avec instance Mr. de Lamarck, l’auteur de la Flore française, de publier une nouvelle édition de cet ouvrage Important, en le mettant au niveau de la science. Il entreprit cet im- mense travail avec une ardeur dont on peut se faire une idée, 3 26 quand on en voit les résultats et qu’on les compare au peu de temps qu'il emplova à les obtenir. De Candolle fit de la Flore française un ouvrage tout nouveau; il suffit, pour s’en con- vaincre, de lire la dédicace à Mr. de Lamarck, qu’il mit en tête de cette nouvelle édition. En même temps qu’il rappelle, avee une scrupuleuse exactitude, ce qui appartient à Mr. de Lamarck dans cette œuvre considérable, il se contente d’énumérer les additions et les modifications qu'il y a apportées, et cette simple -énumération, qu'il a cherché à rendre aussi modeste que possi- ble, ressort comme l'expression d’un esprit supérieur qui s’em- pare d’un ancien üitre pour faire un ouvrage tout nouveau. De Candolle utilisa, pour son entreprise, des ressources considérables qu’il parvint à se procurer : d’abord l’herbier de l’Héritier, riche de huit mille espèces, qu’il avait acquis et déjà passablement augmenté ; puis l’herbier de Lamarck qui natu- rellement fut entièrement à sa disposition ; celui de Mr. Benja- min Delessert , déjà très-remarquable à cette époque tant par le choix que par le nombre des espèces, et qu’il mit à contri- bution comme il l'aurait fait du sien propre ; et beaucoup d’au- tres encore dont l’accès lui fut immédiatement ouvert. Il or- ganisa des correspondances dans toutes les parties de la France et des pays avoisinants qui étaient alors réunis à l'empire français. Il sut tirer parti des relations qu’il avait dans différen- tes villes, à Turin, à Genève, à Neuchâtel, à Montpellier. Ire- prit, dans ses précédents travaux, tous ceux qui pouvaient lui être de quelque utilité, tels, en particulier, que les Recherches sur les champignons qu'il avait faites avec beaucoup de soin, ct son étude des algues marines, qu’un séjour au bord de la mer lui permit de compléter. I se mit en rapport avec Hedwig fils, pour avoir sur la famille des mousses, très-négligée jusqu'a- lors en France, des renseignements que personne n’était mieux à même delui fournir que le fils du botaniste qui s'était rendu cé- lèbre par l'étude approfondie de cette famille du règne végétal. Il obtint de Ramond communication de sa Flore des Pyrénées, de 27 Mr. Schleicher sa collection des plantes des Alpes, et d’un grand nombre d'autres botanistes des documents spéciaux, qui avaient tous pour lui une grande valeur en regard de l’usage auquel il les destinait. La vue seule de tous ces matériaux accumulés aurait effrayé un autre que De Cardolle ; mais ce fut pour lui, au contraire, l'occasion de développer dans toute leur puis- sance cet esprit d’ordre, ce coup d’œil prompt et juste, cette force d’analyse, qui, une fois constatés par cette prande épreuve, déterminèrent pour toujours le caractère spécial de sa supériorité, en le mettant hors de ligne pour le talent de la classification et de la description des espèces. Quoiqu'il soit difficile de donner en peu de mots une idée exacte de tous les genres de mérite que présente la Flore française | il me paraît cependant qu’on peut le faire en rap- pelant les trois ou quatre traits distinctifs de cet important ouvrage. — De Candolle ajouta 2000 espèces aux 2700 que Lamarck avait déjà décrites comme croissant naturellement en France. Voilà déjà un premier résultat saillant, — Les des- criptions des espèces furent , pour quelques familles surtout , telles que les algues et les champignons, de véritables chefs- d'œuvre qui, comme ouvrages spéciaux , auraient eu déjà à eux seuls une grande valeur, — La description des organes et leur action , en d’autres termes, le traité abrégé d’organogra- phie et de physiologie végétale qu’il mit en tête de ouvrage, fut une idée des plus heureuses qu’il réalisa le premier , avec un succès qui tient à la manière claire et animée dont ce mor- ceau est écrit autant qu’à la nouveauté des vues qui y sont ex- posées. [l a repris plus tard ces deux sujets pour en faire deux ouvrages importants , sous le titre d'Organographie végétale et de Physiologie végétale , en profitant de tous les progrès qu'avait faits la science, et des connaissances nombreuses qu'il avait lui-même acquises dans l’intervalle. Mais, quel que soit le mérite de ces deux Traités, je ne crois pas qu’ils fassent oublier les deux chapitres mis en tête de la Flore fran- 28 çaise, à cause du charme tout particulier que présente cette exposition abrégée des principes généraux de la botanique à ceux qui en abordent pour la première fois l'étude : elle est écrite avec une verve et une netteté qui entraînent, et qui obligent les plus rebelles à aimer une science si bien exposée. Mais le mérite dominant de la Flore française , et ce qui en fait pour De Candolle lun de ses titres scientifiques les plus marquants, c’est le judicieux emploi de la méthode na- turelle dans la classification des espèces. — Deux méthodes divisaient à cette époque les botanistes. La première , due es- sentiellement à Linné , dite méthode artificielle, avait surtout pour but de fournir les moyens les plus faciles de classer les végétaux et de les distinguer les uns des autres. La seconde, la méthode naturelle, due à Bernard de Jussieu, avait en vue, dans la classification des végétaux , de rapprocher Îles unes des autres les plantes qui, par la coïncidence de leurs caractères les plus essentiels, ont le plus d’analogie entre elles, sans s'inquiéter si ces caractères sont faciles ou diffi- ciles à distinguer , mais en se préoccupant uniquement de leur importance relative dans l’organisation et la vie du végétal. Tout partisan que De Candolle était de la méthode naturelle qu'il a, sinon créée , du moins développée et appuyée sur des bases tellement solides qu'il Fa fait généralement adopter, il ne méconnaissait pas certains avantages particuliers que pou- vait présenter, au point de vue pratique, la méthode ar- üificielle. Aussi essaya-t-il, dans la Flore française, d'em- ployer les deux méthodes , mais en restreignant la seconde au but bien différent dans sa nature, et bien inférieur dans sa portée, qu'elle pouvait atteindre. De Candolle exprime si clairement cette différence et cette infériorité dans les lignes suivantes de sa dédicace à Mr. de Lamarck, que je ne puis m'empêcher de les rappeler ici. | Après avoir dit qu’il s’occupera d'abord des principes gé- néraux de la botanique, en décrivant les organes des végé- 29 taux et leurs fonctions , et avoir rappelé qu’il existe, outre cette étude générale, une partie de la science au moins aussi importante, qui a pour objet l'étude spéciale des êtres et l’art de distinguer les végétaux les uns des autres , il ajoute : « Ici deux routes se sont offertes aux naturalistes : la mé- thode naturelle , qui tend à placer chaque être au milieu de ceux avec lesquels il a le plus grand nombre de ressemblances importantes ; la méthode artificielle, qui n’a d’autre but que de faire reconnaitre chaque végétal et de l'isoler au milieu du règne. La première , qui est une véritable science, doit servir de base immuable à l’anatomie et à la physiologie ; la seconde, qui est un art d'empirique , peut bien avoir quelque commo- dité dans la pratique , mais ne saurait agrandir le domaine des sciences, et offre une mulutude indéfinie de combinaisons arbitraires. La première , ne visant qu’à la vérité, a établi ses bases sur les organes les plus importants à la vie des végétaux, sans considérer si ces organes sont faciles ou difficiles à ob- server ; la seconde, ne tendant qu’à la facilité, a établi ses divisions sur les organes les plus apparents et les plus faciles à étudier. » On comprend, d’après cette citation, que si De Candolle fit usage , dans la Flore française, de la méthode artificielle aussi bien que de la méthode naturelle, il était loin de mettre ces deux méthodes sur la même ligne : la première n’était pour lui qu’un procédé , la seconde c’était la science. Aussi l’ouvrage, dans son ensemble, est-il complétement basé sur la méthode naturelle : c’est l’ordre naturel qui est suivi dans la description de la structure des plantes et dans l'exposition de leur histoire et des rapports qui règnent entre elles. La méthode artificielle a servi seulement à former , sous le titre de méthode analytique , un tableau de 400 pages qui ren- ferme les noms de toutes les plantes décrites dans l'ouvrage ; ces noms sont groupés sous des divisions et subdivisions com- binées de façon à faire trouver facilement le nom de la plante 30 qu'on à sous les yeux ou dont on lit la description. Plusieurs méthodes artificielles se présentaient à De Candolle pour dresser ce tableau, Il à préféré la méthode dichotomique que Lamarck avait employée déjà dans la Flore française ; elle consiste, comme on le sait, à conduire l'élève au nom de la plante, en le faisant toujours choisir entre deux caractères contradic- ioires. Le but de cette méthode est de faire distinguer les plantes par leurs caractères les plus faciles et les plus saillants, et arriver ainsi par voie d'analyse, et toujours par la com- paraison de deux caractères qui s’excluent dans la même es- pèce, à trouver le nom qui se rapporte à la plante qu’on a en vue. C’est à tort, à mon avis, que Mr. Daubeny regarde l’em- ploi que De Candolle fit de la méthode dichotomique dans la Flore française, comme une concession à Lamarck. Sans doute c'eûl lé une concession , el une concession que De Candolle n'aurait jamais faite, s’il avait employé cette méthode à l’exclu- sion de la méthode naturelle ; mais il l’appliqua seulement à la construction de cette espèce de table analytique, mise en tête de louvrage pour faciliter surtout aux commençants le moyen de trouver le nom des plantes. Ce n'est donc point, évidem- ment, comme système de classification qu’il faut considérer l'analyse dichotomique , dans les limites du moins où De Can- dolle en fit usage; pas nlus que, dans un ouvrage d’un autre genre , on ne doit regarder une table analytique des matières par ordre alphabétique, comme l'expression des principes fon- damentaux qui ont dirigé l'auteur. La combinaison des deux méthodes, qui satisfaisait à la fois aux exigences de la science et à celles de l'étude, contribua pour beaucoup au grand succès qu’obtint la Flore française ; succès tel que, malgré l’étendue et la spécialité de l'ouvrage et son prix élevé, l'édition tirée à 5000 exemplaires à été épuisée en vingt ans. Il faut même y ajouter 1500 exemplaires d’une Synopsis plantarum in Flord Gallicd descriptarum , ex- 3% trait abrégé de la Flore , que De Candolle fit paraître en vue de faciliter, pour les herborisations, l'usage des précieux documents réunis dans l’ouvrage fondamental, trop volumi- neux pour être facilement transporté. Mais la cause principale de ce succès fut que la Flore française, nonobstant le but res- treint qu’elle semblait avoir, présentait à tous ceux qui voulaient étudier la botanique, l’avantage d'être le premier ouvrage élé- mentaire et pratique fondé sur la méthode des familles natu- relies et la première Flore d’un grand pays. Je me suis arrêté un peu longuement sur la Flore française, parce que cel ouvrage est le premier qui ait fait connaître ce qu'était réellement De Candolle et ce qu'il devait être dans l’ave- nir, parce qu’il-résume en même temps d'une manière assez com- plète les divers genres de mérite de son auteur. Au reste, tous ceux qui ont écrit la biographie de De Candolle en ont jugé de même, et les botanistes étrangers à la France ont été les pre- miers à porter haut la valeur de la Flore française. Voici com- ment s'exprime à ce sujet Mr, Daubeny, l’un des plus justes appréciateurs du mérite scientifique de De Candolle : & Il n'aurait pu choisir une meilleure méthode pour géné- raliser ses vues et vérifier les idées qu’il-avait préconçues. La compilation d'une flore locale est souvent utile pour donner à l’esprit habitude d’observations rigoureuses; mais l'investi- gation botanique d’un pays aussi vaste que l'était alors la France, qui comprenait un parcours géographique aussi con- sidérable et une variété si grande de positions, devait natu- rellement étendre les idées, en présentant un grand nombre de formes végétales et d'échantillons qui appartiennent or- dinairement à des pays différents. Ainsi, la flore de la Picar- die et de la Normandie est analogue à celle des côtes voisines de l’Angleterre et des Pays-Bas: celle du centre de la France se rapproche de celle du sud de l'Allemagne ; celle du Langue- doc a du rapport avec celle du nord de l'Espagne, tandis que. les environs de Toulon et d’Hyères participent du climat du, 32 midi de Fitalie, car l’oranger et le dattier, qui prospèrent dans plusieurs points des rives du golfe de Gênes, ne se retrouvent qu'à une latitude un peu plus méridionale que celle de Rome. Si, d’une part, les Alpes du Dauphiné et les Pyrénées font voir l’influence qu’exercent sur la végétation une position élevée et une atmosphère raréfiée, d'autre part la longue étendue de côtes que présente la France permet de comparer les produc- tions d’un climat modifié par le voisinage de la mer, avec celles qui sont propres au sol dans l'intérieur des terres. » Le grand travail de la Flore française, qui dura trois ans, n’absorbait ni tout le temps, ni toutes les facultés de De Can- dolle. En 1803, il remplaga momentanément Cuvier dans la chaire d'Histoire naturelle au Collése de France. C'était la pre- mière fois qu'il abordait l’enseignement public, et il faisait cet essai devant un auditoire imposant que l'habitude d’entendre Cuvier devait avoir rendu difficile. Cependant il réussit, grâce à sa facilité d’élocution, à la clarté de son exposition et à la nature même de son cours, qui avait pour objet la Physiologie végétale, partie nouvelle de la science qu'on n’avait point en- core enseignée d'une manière explicite. Le succès qu’obtint De Candolle le fit songer à se vouer à l'enseignement, et il entrevit la possibilité d’obtenir une chaire de Botanique dans l’une des Facultés de Médecine de France. Cette perspective l’engagea à postuler le titre de Docteur en Médecine , nécessaire pour pouvoir enseigner, même en qua- lité de professeur d'Histoire naturelle, dans une école de mé- decine. Il avait bien fait quelques études médicales au com- mencement de son séjour à Paris, mais nous avons vu qu'il s’en était vite dégoûté. I ne lui était donc pas très-facile d’ac- quérir le titre qui lui était nécessaire ; cependant il ÿ parvint en obtenant de n’étre appelé, pour toute épreuve, qu’à publier et à soutenir une dissertation. Il avait déjà fait quelques re- cherches de botanique qui se rattachaient à la médecine, telles qu'une comparaison des différentes racines connues sous le 33 nom d'Ipecacuanha, et un travail sur les diverses algues con- fondues à doses diverses dans la mousse de Corse. Mais il choisit pour sa dissertation un sujet beaucoup plus vaste, sa- voir l’étude des propriétés médicales des plantes , faite en vue d'examiner si les plantes de la même famille ont en effet des propriétés analogues. Il fut bien vite frappé de l’analogie que présentaient les propriétés des plantes de chaque groupe dans tous les pays, et il découvrit les causes de plusieurs exceptions. L'ouvrage qu'il publia, à la fois savant et très-original, fut ac- cueilli avec une grande faveur, soit au point de vue scientifique, comme appuyant la méthode naturelle d’un genre de preuves tout nouveau ; soit au point de vue pratique, comme facilitant singulièrement l'étude de la botanique médica'e, et même celle de la matière médicale en général, et comme donnant à cette étude un caractère théorique qu’elle n'avait point eu jusqu’alors. L’Essai des propriètés médicales des plantes fut bientôt géné- ralement répandu, et une seconde édition, que l’auteur enrichit de développements intéressants, devint nécessaire. Ainsi cette dissertation, à laquelle De Candolle n’avait travaillé qu’en vue du doctorat qu’elle devait lui faire obtenir, devint.pour lui si- non le plus brillant ou le plus important de ses titres comme botaniste, tout au moins l’un des fleurons les plus élégants et les plus estimés de sa couronne scientifique, La nature du travail auquel la confection de la Flore fran- çaise avait astreint De Candolle, avait dirigé son attention d’une manière toute spéciale sur une partie de la botanique vers la- quelle. il s'était déjà senti attiré plus d'une fois : je veux parler de la Géographie botanique. En vue d'étendre ses connaissances sur celte partie nouvelle de la science, il avait déjà sou- vent quitlé Paris pour faire seul, ou en société de quelques amis, des excursions botaniques. Les Alpes, le Jura, les Pyré- nées avaient été alternativement l'objet de ses explorations. II aimait ces voyages, dans lesquels la science et l'amitié le fai- saient passer facilement par-dessus les petits événements malen- 34 contreux qui souvent les traversent. Aimable et facile voya- geur , sa bonne humeur inaltérable savait résister aux con- trariétés les plus pénibles, qui devenaient souvent pour lui ou le sujet de plaisanteries propres à soutenir sa gaieté et celle de ses compagnons de voyage, ou l’occasion d’observations in- téressantes et de réflexions sérieuses. Dans le nombre des anecdotes auxquelles ces courses bo- taniques ont donné lieu, il en est une que je lui ai entendu raconter quelquefois, et qui mavait frappé par la manière pittoresque et vive dont il rendait compte des sensations qu'il avait éprouvées, Elle n’a rien de plaisant; loin de là, l’évé- nement qui s’y rapporte aurait risqué de dégoûter tout autre que lui des herborisations dans les montagnes. De Candolle était allé avec Biot et Bonpland visiter le Creux du Vent, escarpement demi-circulaire d’environ six cents pieds de bauteur, situé dans [a partie du Jura la plus voisine de Neu- châtel. Pour retourner à la campagne de son père, où il demeurait, il se décida à gravir l’escarpement, entreprise très-difficile, mais qui épargnait un détour d’une journée et avait l’avantage de faire voir un très-beau pays. Distrait par le soin de recueillir les plantes remarquables que cette localité renferme, il manque la fissure qui, taillée dans le roc, sert de sentier; il en prend une autre, et bientôt ses deux compagnons et lui se trouvent devant une paroi ver- ticale de rocher, ayant au-dessous d’eux un abîme de plu- sieurs centaines de pieds de profondeur où le moindre faux pas peut les précipiter. Dans cette position périlleuse, ils n'ont plus qu’un parti à prendre, celui de gravir le rocher escarpé. Ils s’y décident, et les voilà s’aidant des pieds, des mains, des saillies du roc et de quelques plantes qui croissaient çà et là. Quel malheur de venir mourir sur cette laupinière du Jura, après avoir gravi le Chimborazo ! disait Bonpland, pendant que Biot se plaignait avec chaleur à De Candolle de ce qu'il l'avait conduit dans un si mauvais pas. Et De Candolle, 39 se reprochant en effet d'être la cause du danger dans lequel se trouvaient ses amis, s’efforçait de les encourager. Enfin nos voyageurs parvinrent au sommet dans un état pitoyable, leurs habits déchirés, l’un sans souliers, l'autre sans chapeau, mais tous trois sains et saufs, heureux et gais de la manière dont s'était terminée leur aventure, Une autre fois c’est dans les Alpes, qu’en traversant un col difficile De Candolle glisse sur une pente de neige ; il est sur le point de rouler au fond d'un précipice , lorsque, entre- voyant une fissure, il y plante sa pique avec une présence d’esprit incroyable, et se trouve retenu, par cet obstacle im- provisé, jusqu’au moment où son guide effrayé vient enfin le rejoindre et l’aider à se tirer d’affaire. Ces petites excursions avaient déjà dévelopré son goût pour la géographie botanique, lorsque les études auxquelles l’appela son travail de la Flore française lui firent, comme nous l'avons dit, sentir la nécessité de s’occuper sérieuse- ment de cette branche spéciale, Aussi accepta-t-il avec joie la mission qui lui fut offerte par le gouvernement français de parcourir en six années toute la France, pour en étudier la botanique dans ses rapports avec la géographie et l'agri- culture. Ces voyages formèrent la matière de six rapports, qui qui ont été imprimés dans les Mémoires de la Societé d’Agri- culture de Paris; nous y reviendrons en nous occupant de quelques autres travaux de géographie botanique , qui ne paru- rent également qu’à une époque bien éloignée de celle dont nous parlons. Un événement important dans la vie de De Candolle et qui eut une grande influence sur son avenir, doit maintenant attirer notre attention ; je veux parler de son départ pour Montpellier et des circonstances qui amentrent. On se rappelle que De Candolle, présenté à l’Institut ion jeune encore, mais muni cependant d’un bagage scientifique considérable, n’avait pas été nommé ; il ne s’attendait nulle- ment alors à une nomination, et il regarda comme un honneur 36 le seul fait de sa candidature. C’était en 1800. Mais une place étant de nouveau devenue vacante en 1806 dans la section de Botanique, par la mort d’Adanson, elle était dévolue de droit au botaniste qui, indépendamment de plusieurs travaux spé- claux, avait fait les Recherches sur le sommeil des plantes, l'Essai sur leurs propriétés médicales, et, par-dessus tout, qui venait de mettre la dernière main à la publication de la Flore française. De Candolle, quoique appuyé par Cuvier, Desfon- taines, Chaptal, Laplace, Berthollet, Biot et d’autres som- mités de l’Institut, ne fut pas nommé; Palissot de Beauvois l’emporta sur lui de deux ou trois voix. Les causes de cette in- justice manifeste n'étaient pas difficiles à découvrir : De Can- dolle, quoique jeune, avait inspiré déjà des jalousies ; De Can- dolle, quoique naturalisé par l'estime et l'affection de ses nom- breux amis, avait une origine étrangère ; De Candolle avait volé de succès en succès, et les succès fatiguent les esprits étroits, et malheureusement il y a des esprits étroits partout. L'Institut à noblement réparé plus tard son erreur en appelant le botaniste genevois à l’une des places réservées aux huit étrangers les plus éminents dans les sciences, hommage d’au- tant plus honorable que ce fut une démonstration toute spon- tanée de la haute estime qu'avait pour lui le premier corps savant de l’Europe. L’issue malheureuse de sa candidature causa à De Candolle un désappointement sensible ; il tenait à cette nomination, non- seulement comme à une distinction honorable, mais parce que c'était un moyen de parvenir à quelque place élevée dans l’en- seignement, but alors de son ambition. Dès qu’on put connaitre son désir à cet égard, on s’empressa de lui offrir la place de professeur de botanique dans la Faculté de Médecine de Mont- pellier, qui était devenue vacante par la mort de Broussonnet. Il avait déjà entrevu la possibilité d’avoir cette place ; mais il ne s’élait pas arrêté à cette idée, ayant l’espérance d'arriver à l'institut. Maintenant la position était changée ; il avait d’ail- 2 - Ris CN pd PT 37 leurs té très-bien accueilli lors de son passage à Montpellier, en faisant son second voyage botanique, et il avait conservé du court séjour qu'il y avait fait alors, une impression des plus fa- vorables. Il se décida donc à accepter la place qu’on lui offrait; mais ce ne fut qu'après s’être assuré que cette nouvelle fonction ne l’obligerait pas de renoncer à ses voyages annuels, auxquels il tenait d'autant plus que celui qu’il venait de faire dans les Pyrénées avait eu pour lui un grand intérét. Le caractère con- sciencieux qu'il a toujours montré à un si haut degré dans l’ac- complissement de ses devoirs, lui faisait craindre que l’une des fonctions ne fût incompatible avec l'autre, et que l'enseignement ne souffrit des longues absences qui résulteraient forcément chaque année de ses excursions scientifiques. Il n'accepta que lorsque le ministre qui l’avait nommé, finit par lui dire, pour lever ses scrupules : Choisissez ; vous aurez les deux places, ou vous n'aurez ni l’une ni l’autre. L'année 1808 venait de commencer quand il partit pour Montpellier avec sa femme et son fils âgé de dix-huit mois; il avait lui-même alors trente ans, et il y en avait dix qu’il était venu se fixer à Paris. Il emportait avec lui le souvenir des plus belles années de sa vie, le sentiment d’une position con- quise dans la science par des travaux marqués au coin de la persévérance et d’un vrai talent, une connaissance du monde basée sur les relations les plus intéressantes et les événements les plus curieux au milieu desquels il avait vécu, et par-dessus tout cela la certitude qu’il laissait à Paris des amis dont l’affec- tion et l'estime lui étaient assurées pour jamais. 1808—1816 (monTrELLIER). Après les dix années qu’il venait de passer à Paris, De Can- dolle trouva à Montpellier un genre de vie plus calme et plus propre à des études suivies. Il ne faut pas croire cependant 38 qu’il y vécut isolé et en dehors de tout mouvement de société. Loin de là ; il sut bien vite se créer, dans cette ville, des rela- tions agréables dont plusieurs ont duré jusqu’à la fin de ses jours. Sa femme et lui devinrent le centre d’une réunion d’amis intimes, dont ils faisaient le charme autant par la bienveillance du cœur, qui était chez eux une seconde nature, que par les ressources d’un esprit à la fois cultivé et plein de naturel. Les souvenirs que leur séjour a laissés à Montpellier sont encore vivants ; et quand en 1836, vingt ans après avoir quitté cette ville, De Candolle y retourna , la réception que ses amis lui firent lui montra d’une manière touchante combien était réel et profond l'attachement qu’il leur avait inspiré. | Des événements de divers genres venaient cependant appor- ter, de temps à autre, quelque diversion à cette vie dont la douce uniformité aurait fini par fatiguer De Candolle. Indé- pendamment des voyages agronomiques et botaniques qu’il fit à cette époque, il se permettait quelques excursions tantôt à Paris, tantôt à Genève; il recevait aussi, à Montpellier, des visites agréables et intéressantes. Enfin les secousses po- litiques de 1814 et 1815 troublèrent plus qu'i ne l'aurait voulu la fin de cette période, si paisible d’abord, de l’histoire de sa vie, et furent la cause déterminante de son retour à Genève. La première visite que De Candolle reçut à Montpellier, dès qu’il y fut définitivement fixé, fut celle de son père qui, mal- gré son grand âge, voulut aller voir par lui-même l’établis- sement de son fils. Il eut la douceur de le rendre témoin du bonheur de son intérieur, et de la considération dont il était entouré. Plus tard il eut le plaisir de recevoir le D" Hooker, botaniste distingué, dont il apprécia bientôt le talent et le ca- ractère , et avec lequel il commença alors une liaison qui n’a jamais été troublée par le plus léger nuage. | En 1813, De Candolle eut la visite de Davy. L'Empereur, malgré la guerre acharnée que se faisaient la France et l’An- 39 gleterre, avait consenti, par égard pour la science , à accor- der au célèbre chimiste anglais la permission de venir à Paris; Davy profita de cette autorisation pour parcourir le conti- nent, et fit un séjour de quelque durée à Montpellier. De Can- dolle l’accueillit de son mieux; mais la relation qui s'établit entre Davy et lui fut moins intime qu’on n'aurait pu s’y at- tendre. Homme d’impression plus que de raisonnement , plus babile peut-être à deviner la nature que disposé à l’étudier, Davy ne devait guère bien s'entendre avec De Candolle, qui, essentiellement logicien et observateur , n’admettait pas facilement les conceptions souvent admirables, mais quelque- fois aventureuses, de son hôte illustre, et avait peine à s'ha- bituer aux boutades de cette imagination dont rien quelque- fois ne pouvait réprimer les élans. Lady Davy, qui accom- pagnait son mari, s'était concilié, par son esprit aimable et par son caractère bienveillant, toute la sympathie de De Can- doile et de sa femme, qui seize ans plus tard, dans une triste circonstance , la mort de Davy, lui en donnèrent une preuve touchante par les soins dont ils l’entourèrent. Sans avoir pour Davy ce penchant que détermine moins l’analo- gie des positions qu'une certaine conformité dans la ma- nière de sentir et de juger, De Candolle professait cependant une grande admiration pour le savant dont les magnifiques découvertes avaient changé la face de la chimie. Aussi, quand en 1829 il fit rendre de la manière la plus solennelle les derniers devoirs à Davy, qui venait de mourir subitement à son passage à Genève, il montra d’une manière éclatante la haute considération qu’il avait pour l’un des représentants les plus brillants de la science. Mais ne nous arrêtons pas plus longtemps sur ces détails ; j'ai hâte d'arriver à la partie dominante de l’histoire de De Can- dolle dans cette période, je veux dire à sa vie scientifique, — Elle se manifeste sous deux formes distinctes, l’enseignement et les ouvrages. 40 Jusqu’alors , sauf dans une seule occasion où il avait rem- placé Cuvier, De Candolle n’avait point abordé l’enseignement. On peut donc dire que sa carrière de professeur commence à Montpellier, que c’est dans cette période de sa vie qu’il joint la qualité de maître à celle d'auteur, et que du rang de simple savant il passe à celui de chef d'école. Cette nouvelle forme, sous laquelle se manifesta son activité scientifique, eut pour De Candolle une grande portée : elle révéla chez lui un talent d'exposition dont il n’avait eu l’occasion de donner que quel- ques preuves ; elle fit voir son aptitude à exercer une influence heureuse sur les travaux de la jeunesse, et laissa dans ses ouvrages des traces remarquables du genre de travail auquel elle l’astreignit. Cette liaison entre l’enseignement et la culture des sciences, qui caractérise éminemment l’école française, est, je n’en doute pas, l’une des causes qui ont le plus contribué à lui assigner la haute position qu’elle occupe. En groupant autour du savant un certain nombre d’élèves, le professorat augmente la puissance de ses moyens scientifiques, et lui permet souvent d’aborder des travaux que, réduit à ses seules forces, il n'aurait pas le temps d'achever dans le court intervalle d'une vie humaine, et pour lesquels il faut cependant sinon unité d’action, du moins unité de direction et de pensée. L’enseignement, en appelant le maître à exposer la science à ceux qui en commencent l'é- tude, l’habitue à un besoin de clarté et de rigueur qu'il porte également ensuite dans ses recherches originales, et qui tend à les rendre plus parfaites et plus populaires. L'obligation de revenir sur tout l'ensemble d’une science fournit souvent l’occasion, à celui qui l'enseigne, d’apercevoir des poinis en- core mal éclaircis , des lacunes qui ne sont pas comblées, et fait naître chez lui le désir d’éclaircir ces points, de combler ces lacunes ; plus d’une grande découverte à dù son origine à cette circonstance. Enfin , rien n’est plus doux pour celui qui aime une science, rien ne contribue davantage à la lui faire A1 aimer, que d'y initier de jeunes esprits avides de s instruire, et dont l’ardeur réagit sur celui qui l’a provoquée, Tous ces heu- reux effets de l’enseignement, sur lesquels je me suis étendu d’autant plus volontiers que hors de France ils ne sont pas tou- jours appréciés comme ils devraient l’être, De Candolle me paraît les avoir éprouvés au plus haut degré dès le commen- cement et jusqu’à la fin de sa longue carrière de professeur, Je les ai signalés dès l'abord, parce qu’ils sont pour moi l’un des guides qui m'ont le mieux dirigé dans le jugement que j'ai été appelé à me former sur la valeur ct l'influence de ses travaux. L'installation de De Candolle comme professeur, à Montpel- lier, fut brillante. Accueilli avec distinction par ses collègues, avec enthousiasme par les élèves, il prit bientôt la position que Jui assignaient naturellement son talent et son caractère. À la _ chaire de Botanique qu'il occupait dans l'Ecole de Médecine, il joignit, en 1810, une seconde chaire également de Botanique, qui fut instituée dans la Faculté des Sciences nouvellement or- ganisée. Il dut à l'influence de Cuvier cette seconde nomina- tion, qui contribua à le fixer définitivement à Montpellier, et qui l’engagea à donner dans cette ville à l'enseignement de la botanique tout le développement dont il était susceptible. Ses cours, suivis par trois Ou quatre cents auditeurs, excitèrent bien vite un grand intérêt, soit par la manière neuve et pi- quante dont le sujet y était traité, soit par la diction agréable du professeur. Jusqu’alors ies cours de botanique avaient con- sisté seulement dans la démonstration d’un certain nombre de plantes ; mais l’enseignement de l'organographie et de la phy- siolôgie végétales, celui d’une description méthodique des plan- tes d'après les principes de la classification naturelle étaient tout nouveaux. De Candolle se mit immédiatement à improviser ses leçons, ce qui n’était point l’usage à l’école de Montpellier ; et le succès de cette improvisation fut tel, que tous les autres pro- fesseurs furent obligés de suivre cette méthode sous peine de 4 42 perdre leurs auditeurs, Une fois par semaine , pour compléter son enseignement , le maître menait herboriser à la campagne, pendant toute la journée, 2 à 300 de ses élèves. Tout en herborisant lui-même, il répondait aux mille questions qui lui étaient adressées ; puis, après une matinée employée à l’her- borisation , il réunissait autour de lui tout l’essaim des jeunes botanistes , et leur expliquait collectivement les caractères des plantes qu'ils avaient recueillies. Après un frugal repas qui ter- minait la journée , il revenait avec eux à la ville, en glanant encore sur la route quelques espèces oubliées. Il lui était fa- cile de distinguer, au milieu du grand nombre, ceux de ces jeunes gens qui montraient le plus d'intelligence et d’intérét pour la science; une fois qu’il les avait reconnus, il en fai- sait un peut corps d'élite dont il s’entourait plus particu- lièrement, et d’où sont sortis plusieurs hommes distingués. Nous citerons entre autres Mr. Félix Dunal, dont les travaux botaniques sont dignes du maître qui l’a formé , et Mr. Flou- rens qui, de la physiologie végétale, a passé à l’étude de la phy- siologie animale, et a mérité, par ses brillantes découvertes dans cette branche des sciences, d’être appelé à recueillir la succession de Cuvier à l’Académie des Sciences. Dans ses excur- sions botaniques, comme dans tout son enseignement , De Can- dolle montrait aux élèves un intérét sérieux et réel, dont ils savaient apprécier la valeur, et dont, en plus d’une occasion, ils lui témoignèrent leur reconnaissance par leur déférence à ses avis, et par leur respect pour ses recommandations. De semblables moyens mis en œuvre par De Candolle , avec l’activité de la jeunesse et la volonté de réussir, ne devaient pas rester stériles. Aussi l’impulsion qu’il imprima non-seulement à l'étude de la botanique, mais encore à celle de toutes les scien- ces naturelles, dont l'importance pour l’étude de la médecine fut dès lors mieux comprise, porta-t-elle d’heureux fruits dans l’école de Montpellier. Il faudrait, pour bien faire saisir tous les effets de l’in- OS SC RE ni à “CURE, M nl De. ni te 43 fluence de De Candolle, exposer en détail les améliorations qu’il introduisit dans l’ensemble comme dans les différentes parties de l’enseignement, rappeler la création qu’il provoqua d’une Société de lecture, dont les membres, recevant en com- mun les recueils périodiques et les ouvrages les plus intéres- sants, avaient ainsi les moyens de suivre le mouvement scienti- fique et littéraire. Nous nous bornerons à signaler ce qu’il fit pour une institution, auxiliaire indispensable de l’étude de la botanique, et sur laquelle se portèrent ses premiers soins , dès qu'il eut été installé dans sa place de professeur, je veux parler du Jardin de botanique. Le Jardin de Montpellier, le plus ancien de France, avait été fondé sous Henri IV, par Richer de Belleval. Construit dès l’o- rigine sur un plan très-imparfait, et dirigé jusqu'à l'époque de l'Empire par les chanceliers de l’Université, 1! n’avait pris aucun développement et n’avait occupé qu’un rang très-secondaire. Mr. Chaptal, quand il arriva au ministère de l’intérieur , fit faire de très-belles serres, et en confia la direction à Brous- sonnet, homme capable et instruit. De Candolle continua les améliorations heureusement commencées par son prédécesseur, et fut puissamment secondé dans ses efforts par Mr. Chaptal qui, quoiqu'il ne füt plus ministre, avait conservé une grande influence. Outre l'intérêt tout particulier qu’il portait à l'école de Montpellier, dont il avait été professeur, Mr. Chaptal était mu, par un autre motif, dans son désir de lui être utile: c’é- tait la haute estime et le profond attachement qu'il avait voués au nouveau directeur du Jardin. De bonne heure il avait re- connu chez lui un mérite solide et des qualités attachantes, et il était l’un des savants de Paris qui avaient toujours le plus cher- ché à encourager le jeune botaniste dès son début dans la car- rière scientifique. De Candolle réussit donc à utiliser, en faveur du Jardin de Montpellier , les dispositions bienveillantes de Chaptal à son égard ; et ce n'est pas la seule fois qu’il ait fait servir en faveur d’une institution publique, au lieu de l’em- 44 - ployer dans son propre intérêt, l'influence dont il jouissait au- près des hommes haut placés. La ville de Montpellier contribua aussi pour de fortes sommes à l’agrandissement et aux amé- liorations du Jardin. Considérablement augmenté, doté de 13 000 francs de rente, cet établissement prit bientôt un rang honorable; et tant sous le rapport du nombre des espèces et de leur détermination, que quant à la disposition générale du local, le Jardin que De Candolle laissa à Montpellier en quittant cette ville, n’avait aucune ressemblance avec celui qu’il y avait trouvé à son arrivée. L'idée que je viens de donner de ce que fit De Candolle à Montpellier sous le rapport de l’enseignement, suffira, tont imparfaite qu'elle est, pour le faire connaitre sous ce nouveau point de vue. Si je ne m’y arrête pas plus longtemps, c’est que je dois maintenant aborder la seconde forme sous laquelle se manifesta, pendant cette période, sa vie scientifique, et faire voir que l’activité du professeur fut loin de diminuer celle de l’auteur. J'ai déjà montré De Candolle travaillant à Paris à des recher- ches dignes d’un véritable intérêt, et j'ai essayé de faire res- sortir la valeur de ses travaux, marqués au coin d’une grande persévérance, unie à une sagacilé remarquable. Ceux de ses ouvrages qui virent le jour à Montpellier présentent bien aussi le même genre de mérite, mais ils ont, en outre, un caractère propre qui tient aux circonstances nouvelles dans lesquelles se trouvait De Candolle quand il les composa, circonstances dont je dois avant tout essayer de faire sentir l’influence. La vie de Paris, tout en offrant de grandes ressources et de nombreux encouragements, n’est pas sans quelques inconvé- nients pour l’homme de science qui veut se livrer à des travaux de longue haleine. Indépendamment des distractions de différents genres dont il est entouré, un jeune savant, quand il est plein d’ardeur, se préoccupe de tout ce qu’il entend, il se trouve aitiré vers plusieurs genres de recherches à la fois; trop de RER ENT LT PRIT De OO SE 45 sujets l’intéressent , il voudrait pouvoir les embrasser tous, et souvent, à la vue de ces routes diverses, il a peine à se dé- cider à en suivre une d’une manière complète. Ce n’est pas tout : une fois qu'il a fait son choix, il est poursuivi par l’idée de n’être pas devancé ; il se hâte d'achever ses travaux pour les communiquer à des sociétés savantes, ou pour les livrer à la publicité, s'exposant ainsi à ne pas y apporter toute la maturité nécessaire. Les succès dont il est témoin exciteut son ambition; les lauriers de Miltiade troublent son som- meil, et, dans sa fièvre pour réussir, il perd souvent Île calme qui est la condition nécessaire de son propre succès. . Sans doute, ces impressions et ces sentiments ne se dève- loppent pas chez tous au même degré; sans doute, ils pro- duisent souvent d’excellents effets et amènent quelquefois de brillants résultats; mais ils risquent aussi, quand ils dominent trop exclusivement, de devenir des piéges dangereux eur la route des jeunes adeptes de la science. Ils sont nécessaires dans une certaine proportion, j’en suis convaincu; mais il faut qu'ils soient suivis d’une vie plus calme, plus isolée, qui permette à l'esprit de se replier sur lui-même , de rés.ouver son originalité et son indépendance, quelquefois compromises par la crainte de heurter les opinions dominantes, et qui fasse mürir, par la méditation , des fruits souvent étiolés sous la chaleur factice de la serre chaude. De Candolle éprouva toutes les impressions que je viens de décrire ; ses ouvrages en sont la preuve, et ceux qu'il publia à Montpellier, la Théorie élémentaire surtout, témoignent de l'in- fluence qu’exerça sur les idées qu'il avait conçues ou acquises pendant son séjour à Paris, ce retour sur lui-même, cette ré- flexion intime qui lui devint plus habituelle. Les voyages botanico - agronomiques qu'il fit pendant la même période, contribuèrent aussi à ce résultat; ces longues excursions, où il se trouvait le plus souvent seul avec lui-même, obligeaient l'activité de son esprit à se porter plus exclusivement sur des. 46 idées tirées de son propre fonds, et à donner ainsi à ses pro- pres conceplions une originalité plus marquée. Nous avons déjà parlé de ces voyages auxquels je viens de faire allusion ; commencés en 1806, continués dans les années subséquentes, ils embrassèrent tout l’empire français, qui com- prenait alors, outre la France proprement dite, la Belgique, une partie de l'Allemagne, la Savoie, le Piémont et la Toscane. De Candolle divisa en six parties le vaste champ ouvert à ses explorations : il visita successivement les départements de l’ouest, la Bretagne en particulier; ceux du sud-ouest, le Lan- guedoc, le Roussillon, les Pyrénées ; ceux du sud-est, y com- pris le Piémont, Parme et la Toscane; ceux de l’est, dont Genève se trouve être le centre; ceux du nord-est, Alsace, les bords du Rhin, la Belgique . enfin les départements du centre, objet de son dernier voyage qui eut lieu en 1811. Les six voyages donnèrent lieu à six rapports qui furent adressés au ministère de l’intérieur, et publiés ensuite dans les Mémoires de la Société d'Agriculture du département de la Seine. Différents points de vue attiraient l’attention de De Candolle dans ces voyages. C’était d'abord la botanique proprement dite; il cherchait à découvrir les plantes qui n’avaient pas encore été décrites, ainsi que celles qui, bien qu’elles fussent déjà con- nues, ne figuraient pas dans les ouvrages de botanique comme croissant en France. Il réussit ainsi, d’une part, à enrichir la science de plusieurs espèces nouvelles inconnues jusqu'à lui ; d'autre part, à compléter la Flore française, dont il avait à cœur de faire un ouvrage aussi parfait que possible dans son senre. Ce complément de la Flore française, qui forme un sixième volume, dans lequel De Candolle réunit toutes les additions et modifications dont ses voyages lui avaient fait reconnaître la nécessité, ne parut qu'en 1815, quoiqu'il fût achevé depuis 1811. Un second point de vue intimement lié au premier, et qui en est cependant assez distinct, préoceupait aussi beaucoup De TE EE TN 47 Candolle dans ses voyages : c'était la Géographie botanique. Il avait déjà établi dans la Flore que la France se divisait, sous le rapport de la végétation, en cinq grandes régions, déterminées par la majorité des plantes propres à chacune : la région maritime, qui s'étend le long des bords de l'Océan et dans les salines de l’est; la région des montagnes , qui comprend les Alpes, les Pyrénées, les Monts- d'Or et les Vosges ; la région des plaines, qui occupe toutes Îles plaines de l’est et du nord ; la région méditerranéenne , qui s'étend le long de la Mer Méditerranée , et qui est bornée par les mon- tagnes environnantes ; la région de l’ouest, qui va des pieds des Pyrénées jusqu’en Bretagne. Il vérifia l’exactitude de celte division et en fixa plus nettement les limites. Il chercha à en approfondir les causes déterminantes, telles que la na- ture du sol, l’exposition, la température, lhumidité, etc. Dans celui de ses voyages qui eut pour objet les départements de l’est, il étudia essentiellement l'influence de la hauteur sur la végétation , et eut l’occasion de faire quelques observations curieuses à cet égard, Ainsi il remarque qu'entre plusieurs vallées , qui toutes sont ouvertes à l’ouest, celle de la Durance, qui seule s’ouvre dans la résion méditerranéenne , présente ce que n’offrent nullement les autres, la culture des oliviers et celle des plantes méditerranéennes jusqu’à la hauteur de 400 à 500 mètres, quoique dans des expositions d’ailleurs peu favorables. Ainsi encore il retrouve constamment , en sor- tant de la région des oliviers, une zone essentiellement com- posée d’un arbuste connu des botanistes sous le nom de ge- nisla cinerea; et tandis que cet arbuste occupe toujours les pentes qui regardent la Méditerranée et jamais le revers opposé, il remarque que le mélèze, au contraire, ne couvre dans chaque vallée que le côté exposé au nord. Cette circonstance semble tenir essentiellement à ce que le mélèze, perdant ses feuilles l’hiver et les poussant au printemps délicates et tendres, re- doute excessivement les retours de froid qui ont quelquefois. 48 lieu lorsque la végétation a commencé, d’où résulte qu’il court beaucoup moins de chance si, par suite de son exposition au nord , sa pousse est retardée. C’est ce qui fait que les noyers, comme Îles mélèzes, en général les arbres à jeune pousse déli- cate et à végétation tardive viennent mieux dans les expositions froides que dans les chaudes. De Candolle reprit plus tard , dans un mémoire spécial qui parut dans la collechon des Mémoires de la Société d’Arcueil, le sujet de la Géographie des plantes considérée dans ses rap- ports avec la hauteur absolue, sujet qu'il n’avait pu qu’effleu- rer dans les comptes rendus de ses voyages. Il avait déjà au- trefois présenté des vues générales sur la Géographie botanique soit dans la Flore française , soit dans un article du Diction- naire d'agriculture ; mais les six années qu’il avait consacrées à parcourir tous les départements de l’empire avaient singuliè- rement éclairci et étendu ses idées sur ce point intéressant de la physique du globe, Aussi le mémoire que nous venons de rappeler fut-il accueilli avec un vif intérêt, et a-1-il continué à occuper une place importante dans cette partie de la science. Mr. de Humboldt avait déjà traité la même question; mais ses recherches avaient eu pour objet des faits recueillis sous les tropiques, tandis que celles de De Candolle avaient porté sur la France ; les résultats, quoique présentant en apparence une grande diversité, se trouvèrent rentrer dans des lois sem- blables , et la différence même des faits de détail devint ainsi une vérification de ces lois générales. Dans son mémoire, De Candolle considère l'influence de la hauteur sur les plantes comme agissant indirectement par l’eflet qu’elle exerce sur la température, sur lintensité de la lumière, sur l'humidité et sur la rareté de l’air. Il examine successivement ces quatre senres d'influence. Il trouve que la dernière des causes que nous venons d'indiquer , le degré de rareté de l'air atmosphé- rique, considérée indépendamment de toute autre circonstance, ne paraît pas avoir d'action directe sur la géographie des plan- 49 tes, du moins entre le niveau de la mer et la limite des neiges perpétuelles, mais que c’est essentiellement la température qui détermine l'habitation de certaines plantes à telle ou telle hauteur, Il attribue cependant aussi un effet considérable à l’état de sécheresse de l'air dans les hautes régions, combiné avec l'humidité du sol qui résulte du rapprochement des neiges éternelles, et une influence encore plus grande à l’action de la lumière solaire, qu’il estime être plus forte à cause de la rareté ou de la pureté de l’air dans les lieux élevés. Ces deux actions tendent, suivant lui, à favoriser l’accroissement des plantes et à augmenter chez elles le principe ligneux, ce qui les rend plus capables de résister au froid. Le Mémoire dont nous venons de rappeler les principaux résultats est terminé par cinq tableaux qui renferment 1500 espèces de plantes, classées suivant les limites en hauteur en deçà et au delà des- quelles on ne les trouve plus. D’après le premier tableau, il n’y a que 60 espèces, toutes vivaces, qu’on ne retrouve jamais au-dessous de 2000 mètres ; d’après le second, il y en a 206 qui sont comprises entre 1000 et 2000 mètres de hauteur, et ainsi de suite. | Ce travail de géographie botanique, par lequel De Candolle compléta plus tard la partie de ses rapports qui a trait à ce sujet, nous a fait perdre de vue ces Rapports mêmes. J'y reviens maintenant, Une proportion considérable de chacun d’eux est consacrée à l’agriculture, Sous cette dénomination De Candolle com- prend tout ce qui est relatif à l’usage économique des plantes sauvages, aussi bien qu’à celui des plantes cultivées; tout ce qui concerne les différents modes de culture, et les espèces que l’ex- périence indique comme les plus avantageuses à cultiver dans chaque localité; enfin tout ce qui a pour objet la fabrication et l'emploi des instruments aratoires, et les divers modes d’ex- ploitation rurale. Cette exposition, aussi complète que peut le permettre le cadre nécessairement restreint d’un rapport, ren- 50 ferme un grand nombre de faits dont plusieurs ont trait à des usages anciens, qui étaient encore répandus, à l’époque dont il s’agit, dans certaines contrées reculées de la France, et dont quelques-uns sont loin d'être aussi défectueux qu’on pour- rait le croire. De Candolle recueille avec soin des détails sur l'emploi qu’on fait des plantes sauvages pour des usages médi- caux ou autres ; il cherche à indiquer le vrai nom de chacune de ces plantes, et l’usage particulier auquel elle est affectée. De témps à autre il en résulte la connaissance de certains faits propres à une contrée, et des renseignements intéressants sur les habitudes et les mœurs de ses habitants, quelquefois même sur leur genre d’esprit. Dans les montagnes de la Haute-Loire, par exemple, on se sert des feuilles sèches du hêtre pour les paillasses des lits ; ces feuilles conservent longtemps leur élasti- cité, et font, quand on les remue, un bruit considérable; aussi les paysans de ces montagnes ont-ils l’habitude de dire qu’on y couche en parlement. Les cultures spéciales occupent une place importante dans ces rapports : celle du tabac dans les départements du nord- est, celle des oliviers dans le Midi, des müriers et des vignes dans une grande partie de la France , du riz dans les départe- ments de l'est , sont l’objet de renseignements intéressants re- cueillis sur les lieux, et de remarques sur l’extension et les améliorations dont ces cultures sont susceptibles. À l’occasion des rizières, De Candolle se livre à un travail statistique dé- taillé, sur le degré d’insalubrité du pays où il s’en trouve, travail basé sur un tableau comparatif des mortalités , et sur le nom- bre des exemptions de conscription pour cause d’infirmités ; il en tire la conclusion que les rizières, quoique malsaines, le sont pourtant beaucoup moins qu’on ne le prétend. À l'occasion de la culture de la vigne, il observe que les vignes du Velay, dans le département du Puy-de-Dôme, situées à 400 toises (779 mè- tres) au-dessus de la mer, sont les plus élevées de toutes celles qui existent en grande culture ; et qu’en tenant compte de l’a- of baissement de la température qui résulte de cette élévation, on trouve un rapport naturel entre la limite des vignes en hauteur, et cette même limite en latitude, car la limite septentrionale des vignes sur le même méridien, se trouve à Epernay, localité dont la latitude est telle que la température y est la même dans la plaine, qu’au Velay à une hauteur de 400 toises. À l’occa- sion des dunes qui bordent les côtes de la Belgique et de la Hollande , il montre, dans un Mémoire spécial qui fait suite à ses rapports, les moyens de les fertiliser, puis rappelle les tra- vaux de Brémontier dans lés dunes de Bordeaux, et la possibi- lité de faire croître dans ce genre de terrain des arbres et en particulier le pin maritime. Il indique comment on pourrait, au moyen de différentes précautions, parvenir à acclimater dans les dunes certaines espèces d'arbres qui y croissent na- turellement, mais disséminés et non en groupes, ce qui ne leur permet que difficilement de résister aux efforts du vent ; et il insiste sur la convenance de faire ces plantations en grand, soit pour utiliser des terrains jusqu'ici sans valeur, soit pour retenir le sable mobile dont ces dunes sont formées. Les documents nombreux que De Candolle avait réunis dans ses voyages, furent loin de pouvoir trouver tous place dans les six rapports qu’il adressa au Ministre de l'Intérieur, Aussi avait-il formé le projet d’utiliser tous les matériaux qu'il était parvenu à se procurer, pour publier une Statistique ve- gétale de la France, ouvrage dans lequel le point de vue économique et statistique, associé à la connaissance parfaite du règne végétal en France, aurait fait briller la variété et en même temps l’harmonie des connaissances de De Candolle. Mais la dislocation de l'empire français et les travaux d’un autre ordre dans lesquels il s’était engagé, l’empéchèrent de réaliser ce plan, quoique l'exécution en füt déjà passablement avancée. L'utilité des voyages de De Candolle ne se borna pas à la publication de ses rapports ; elle fut grande aussi pour les con- trées mêmes qu’il parcourut. Partout où il passait, il réveillait 22 le goût de la botanique, il encourageait les améliorations de l’a- griculture, il semait, en un mot, autant qu’il récoltait, faisant ainsi servir au profit de tous ce qu’il trouvait de bon chez cha- cun. Voici, au reste, comment s'exprime à cet égard Mr. Morren en parlant, dans sa Notice, des deux rapports de De Candolle qui sont relatifs aux départements du nord-est et du centre : « Ces rapports contiennent tant de vues justes et neuves sur notre agriculture, sur le sol de nos provinces, tant de compa- raisons entre nos procédés et ceux de la France et de l’Alle- magne, que je ne puis m'empêcher d’exprimer le désir de voir reproduire ces pièces, très-peu longues d’ailleurs, sous les aus- pices de l’Académie Royale de Bruxelles qui, si elle eût existé sous l’empire français, aurait bien certainement reçu de son auteur les prémices d’un travail tout national.» « C’est dans ce Mémoire de De Candolle, dit plus loin Mr. Morren à l’occasion de celui des rapports qui est relatif à la Belgique , que se trouve le mot dont la ville de Gand s’est prévalue en tant de circonstances , et qui a servi puissamment à faire de la capitale des Flandres le centre de cet immense commerce de fleurs, qui rapporte des millions à la Belgique. Gand est la ville privilégiée de la botanique, disait l'illastre botaniste genevois, et la Société royale d’agriculture et de bo- lanique de cette ville a inscrit cet éloge mérité en lettres d’or dans ses Annales ; il est peu de solennités publiques où le mot ne revienne et ne rappelle son savant auteur. » « Mr. De Candolle voyageait vite, ajoute Mr. Morren, et celte vitesse même prouve la promptitude avec laquelle son es- prit exercé savait constater et choisir les faits. Un samedi il ar- rive à Verviers, parcourt avec Mr. Lejeune les bords de la Vesdre, entre Verviers et Limbourg. Le dimanche il est à Spa, bherborisant dans les fagnes des Ardennes, et le soir il rend vi- site à Mademoiselle Libert à Malmedy. Le lundi et le mardi il fait avec elle, avec son frère et Mr. Lejeune, d'immenses herborisa- tions, où il leur montre un nombre infini d’uredo, de puccinia, 03 d’œcidium, négligés jusqu'alors, et il engage, par ces promptes _ trouvailles et son éloquence persuasive, la jeune botaniste à é- tudier désormais la cryptogamie. Mlle Libert se rendit si com- plétement à ces raisons , qu’elle renonça aux douceurs du ma- riage, comme pour ètre plus dignement la représentante de celte classe de végétaux. » À la fin de 1811, De Candolle avait achevé ses voyages bo- tanico-agronomiques ; il avait déjà donné plusieurs cours , et l’habitude qu'il avait prise de l’enseignement le dispensait d’y consacrer autant de temps que dans les deux premières an- nées de son professorat. I put donc, à dater de cette épo- que, reprendre plus complétement ses travaux de botani- que proprement dite, qu’il n’avait du reste jamais perdus de vue au milieu de ses voyages comme au milieu de ses leçons. Il rédigea alors le Supplément à la Flore française, dont j'ai déjà parlé , il composa plusieurs monographies , et fit quelques mémoires spéciaux, au nombre desquels était un travail sur les Caryophyllées, consacré principalement à exposer la découverte qu’il avait faite de filets qui vont de la base du style joindre au travers de l’ovaire le sommet du placenta. De Candolle jugea ce mémoire assez intéressant pour le porter à Paris et le lire à l’Académie des Sciences. Il ne prend pas la parole à la première séance à laquelle il assiste après son arrivée ; il la demande à la suivante, mais ne l'obtient qu'après Mr. Auguste de Saint- Hilaire. Par une coïncidence singulière, qui n’est pourtant pas rare dans l’histoire des sciences, Mr. de Saint-Hilaire lit un mémoire sur le même sujet, et contenant les mêmes observa- tions que celui de De Candolle. Aussi, après avoir déclaré que ce qu'il voulait lire était identique avec ce qu’il venait d’enten- dre, et qu'il serait par conséquent superflu d'en donner commu- nication à l’Académie, De Candolle transmet gracieusement à Mr. de Saint-Hilaire, qui n’avait point encore fait de planche pour son travail, celle qu’il avait dessinée pour le sien ; recon- paissant ainsi, sans la moindre mauvaise humeur, la priorité de 94 ce botaniste distingué, pour lequel il a toujours professé dès lors une haute estime. Je n’insiste pas sur quelques autres recherches de moindre importance ; il me tarde d'arriver à la Théorie élémentaire de la Botanique, celle de toutes les productions de De Çandolle qui, ainsi que j'en ai déjà fait la remarque, est le plus empreinte de l’originalité qu’avaient contribué à développer chez lui les circonstances nouvelles au milieu desquelles il se trouvait placé. Cet ouvrage résumait des idées qu'il avait conçues depuis long- temps, mais auxquelles il ne voulait donner la publicité de l’impression qu'après les avoir bien müries et les avoir ap- puyées sur des observations nombreuses. Peut-être aussi lui fallait-il, autant pour les mettre au jour que pour les adopter définitivement , l'indépendance dont il jouissait à Montpellier, et qu’il ne possédait pas au même degré à Paris, où il se trou- vait entouré d’amis dont les opinions sur certaines questions générales d'histoire naturelle étaient en complète opposition avec les siennes. Cependant, effrayé lui-même de la hardiesse de conception qui perçait de toute part dans son œuvre, il hé- site au moment où, après y avoir mis la dernière main il est sur le point de la livrer à l’imprimeur. Il se décide à aller à Paris, pour consulter un de ses amis. Auquel s’adressera- t-il? À un naturaliste ? Mais, s’il a des idées différentes des siennes , comment sera-t-il impartial? À un savant occupé de sciences autres que l’histoire naturelle? Mais, füt-il même in- dépendant, ce ne serait pas un juge éclairé. Heureusement que De Candolle avait à Paris un ami, homme d'esprit et de tact, aussi remarquable par la finesse de ses aperçus que par la solidité de ses connaissances. Mr. Correa de Serra , cet ami, savant portugais, que les événements avaient conduit d’abord en Angleterre , ensuite en France , où il: demeura Jong- temps, est peu connu de la génération actuelle, malgré le mérite de quelques mémoires sur la botanique, parce que ne recherchant point la gloire, ni les succès qui flattent la vanité, 29 il bornait son ambition à être apprécié à sa juste valeur par quelques hommes à l’opinion desquels il tenait. Aussi parmi eux , les savants même le plus haut placés, tels que Cuvier et Humboldt, attachaient une grande importance au jugement que portait sur leurs travaux cet aristarque dont ils redoutaient la critique tout en en reconnaissant d’avance la justesse. Col- lègue de Correa dans la Société d’Arcueil, De Candolle avait constamment reçu de lui les témoignages d’une amitié vraie et désintéressée. C'était donc à tous égards l’homme qu’il cher- chait ; aussi c’est à lui qu’il va lire son manuscrit ; puis, après en avoir achevé la lecture, il interroge son juge du regard, atten- dant avec anxiété son arrêt; mais, quand pour toute réponse Correa se borne à lui dire : Imprimez, imprimez, il n'hésite plus, et convaincu alors qu’il ne s’est pas trompé sur la valeur de son travail, il se décide à le publier. L'ouvrage parut au commencement de 1813, et malgré les événements de l’époque, qui étaient bien faits pour distraire lattention des travaux de la science, il fit une très-#rande sen- sation. La première édition ayant été rapidement épuisée, De Candolle en fit paraître une seconde en 1819. Il en pré- parait une troisième, qui était demandée depuis longtemps ; il avait déjà rédigé dans ce but quelques morceaux nouveaux, et fait quelques corrections au texte, quand la mort vint l’em- pêcher d’achever son travail. Son fils s’est chargé de ce soin. Il a réuni avec une fidélité scrupuleuse tout ce qu’il a trouvé de relatif à cet objet dans les manuscrits de son père ; il n’y a fait d’autres changements que ceux que De Candolle avait lui- méme projeté de faire, se contentant de jeter dans quelques notes les observations qui lui paraissaient propres à éclaircir le texte sur certains points particuliers. Cette dernière édition a paru en 1844, Que présente donc de tellement saillant ce volume de 500 pages, dont le titre modeste et le peu d’étendue semblent n'annoncer qu'un de ces Traités abrégés que les professeurs publient à l'usage de leurs élèves ? 26 Envisagé dans son ensemble, le Traité élémentaire de bota- nique se distingue par la lucidité de l'exposition, par la méthode de déduction, et la chaleur du style. Concis dans l’expression, développé dans les idées, il apparaît comme le résultat de ré- flexions müries dès longtemps dans le cerveau de son auteur, et de points de vue qui, n’étant pour lui dans l'origine que de pures hypothèses fondées sur quelques observations, ont fini par prendre dans son esprit, par l'effet de nouvelles observa- tions et de méditations prolongées, le rang de vérités palpables. C’est alors que, devenues viables, elles ont voulu voir le jour ; c'est alors aussi que, plein de son sujet , embrassant avec la clarté de l'évidence l’ensemble comme les détails de ce brillant tableau, De Candolle prend la plume, et ne la pose qu’après avoir émis d'un seul jet, pour ainsi dire, ces idées qu’il tenait depuis si longtemps refoulées au-dedans de lui-même. Je voudrais maintenant pouvoir le suivre dans toutes les par- ties de son ouvrage. Je voudrais faire voir comment, dans la Ta- æonomie, après avoir montré les défauts des classifications prati- ques fondées sur un usage spécial ou sur un caractère extérieur de la plante, l'insuffisance des classifications basées sur une partie seulement de l’organisation des végétaux , en vue de fa- ciliter la détermination du nom de l’espèce , il est conduit aux classifications naturelles, c’est-à-dire à celles qui rapprochent, pour les grouper ensemble , les plantes entre lesquelles existe réellement le plus de ressemblance. Je voudrais rappeler ici les détails qui sont donnés, dans la Phytographie, sur les différentes manières dont on peut faire l’étude de la botanique descriptive, sous forme de monographies ou de flores, dans les jardins ou dans les herbiers , dans les ouvrages spéciaux ou dans les ou- vrages généraux. Je voudrais, enfin, pouvoir compléter cette analyse par un résumé où je ferais ressortir la clarté et la mé- thode de la troisième partie, la Glossologie botanique, destinée à faire connaître les termes usités dans la science, et la véritable acception dans laquelle ils doivent être pris. Mais il est des limites 57 qu’une notice, quelque détaillée qu'elle soit, ne saurait fran- chir, je suis donc obligé de me borner à signaler l’idée do- minante de la Théorie élémentaire ; c’est ce que je vais essayer de faire. Trois méthodes peuvent servir à établir une classification naturelle ; toutes trois doivent conduire au même résultat, puis- qu’il ne peut y avoir qu’une classification naturelle, De Can- dolle exclut comme impraticable, par sa longueur et sa diffi- culté, la méthode de {étonnement des anciens botanistes, dont le nom seul indique la nature, I repousse aussi comme trop longue, et comme ayant de plus l'inconvénient de donner le même degré d'importance à toutes les parties de la plante, la méthode de comparaison générale d'Adanson, qui consiste à arriver à la classification, en comparant, sous tous leurs rapports également, toutes les espèces du règne végétal. I est donc conduit à la méthode de la subordination des ca- ractères, d’après laquelle on choisit dans les plantes les ca- ractères les plus importants, et on les classe d’après ces carac- tères uniquement. La nature en offre, dans les végétaux, deux catégories distinctes, tenant à deux grandes classes de fonc- tions, celles qui se rapportent à la conservation de l'individu, et celles qui se rapportent à la conservation de l’espèce, ou en d’autres termes , la végélation et la reproduction. Egalement essentielles à la conservation de la race, ces deux classes de fonctions doivent conduire à une classification tout aussi natu- relle si elle est établie sur l’une, que si eile est établie sur l’au- tre. Sans doute la reproduction, mieux connue, permet de marcher avec plus de certitude dans l’établissement d’une classi- fication ; mais la végétation soit nutrition, à mesure qu’elle est mieux étudiée, ne conduit pas moins bien au méme résultat. Quelle que soit celle des deux méthodes qu'on emploie, la classification qui est établie sur l’une, comme celle qui est éta- blie sur l’autre, repose tout entière sur la connaissance des organes, et sur leur importance relative dans chacun des à) 58 deux genres de fonctions auxquels ils appartiennent, Il est donc indispensable de distinguer avec soin les organes eux- mêmes et leur vraie nature, d’éviter de donner dans deux êtres différents le même nom à des organes qui ne sont pas identi- ques, et de savoir se reconnaître au milieu de toutes les causes d'erreur dont on est entouré. Mais pour cela quel guide choisir, d’après quel principe se diriger ? Voilà la question que s’est posée De Candolle , et dont la solution est le point culmi- nant de la Théorie élémentaire. Laissons-le parler lui-même maintenant . « Lorsque, dit-il, nous voulons étudier un organe isolé, notre première attention se tourne sur cet organe lui-même , et nous cherchons à déméler s’il remplit réellement la fonction à laquelle il paraît destiné. Cette manière de juger des organes, isolément et seulement par leur usage, est très-importante dans l’anatomie et dans la physiologie d’une espèce d'êtres en par- ticulier, ou lorsqu'il s’agit de comparer les organes d'êtres fort éloignés les uns des autres par leur structure générale : ainsi, dans le règne animal, nous nommons œil l’organe de la vision, quelle que soit sa position , sa force , son mode d'action. Dans le règne végétal, nous considérons comme pédoncule, tout or- gane chargé de porter l’organe générateur, quelles que soient sa place et sa structure. Mais, si ce raisonnement est juste dans la physiologie des êtres, s’il l’est dans la comparaison des clas- ses très-éloignées , il devient , au contraire, très-faux et très- dangereux dans la comparaisou des êtres formés d’après un même plan symétrique. Ainsi, pour suivre l’exemple cité tout à l'heure, on trouve sous la peau du Zemmi (Mus typhlus) ou du Proteus anguinus, à la place des yeux, deux petits organes absolument incapables de vision, et qu'on est cependant forcé de considérer comme leurs yeux ; on trouve dans la vigne des filets rameux opposés aux feuilles, qui servent à cramponner la tige aux arbres voisins , et non à soutenir des fleurs ; on est ‘ Théorie élémentaire de la Botanique, 3"® édition, page 73. 99 cependant oblioé de les regarder comme des pédoncules. De ces exemples et d’une foule d’autres, on est amené à conclure qu’il arrive souvent dans l’économie générale de la nature, que telle fonction ne pouvant, par suite d’un système donné de structure, être remplie suffisamment par l’organe qui lui est ordinairement destiné, est exercée en tout ou en partie par un autre : ainsi, par exemple, les feuilles de la Superbe du Mala- bar, prolongées et changées en vrille à leur extrémité, servent de crampon pour soutenir la plante, quoique leur rôle primitif fût d'élaborer les sucs nourriciers ; dans le règne animal, la queue du kanguroo lui sert comme de jambe, quoiqu’on ne puisse méconnaître son analogie anatomique avec la queue de tous les autres mammifères ; le nez prolongé de l’éléphant joue le rôle d’une véritable main, et les dents implantées dans ses os incisifs , servent à un emploi tout à fait étranger à la masti- cation. Àinsi, quoiqu'il soit vrai de dire que l’usage des orga- nes est d'ordinaire ce qu’il y a de plus important à connaitre, cet usage, dans beaucoup de cas , est modifié, suppléé ou in- terverti, par suite du système général de l’organisation. C'est donc un système général de l’organisation, c’est cette symétrie des organes comparés entre eux , qui est réellement essentielle à connaître pour l’anatomie générale et la classification natu- relle des êtres. « Cette symétrie des parties, but essentiel de létude des naturalistes, ajoute -De Candolle', n’est que l’ensemble qui résulte de la disposition des parties ; toutes les fois que cette disposition relative est réglée sur le même plan, quelles que soient les formes variées de chaque organe en particulier, les êtres offrent entre eux une sorte de ressemblance générale qui frappe le: yeux les moins exercés ; c’est ce qu’on désigne en histoire naturelle sous le nom de port ou d'aspect ( facies, ha- bitus).» C’est au fond ce qui frappe dès le premier coup d'œil, quand on voit un animal ou une plante ; c'est celte vue géné- 1 Tom I], page 75. 60 rale qui seule servait aux naturalistes anciens à grouper les êtres, et qui permet aux modernes de reconnaître souvent la place que certains êtres, dont ils ignorent l’anatomie, doivent occu- per dans l’ordre naturel. Mais il ne faut pas se contenter de celte ressemblance générale : il faut chercher à déméler à quel- les circonstances de l’organisation elle est véritablement due ; autrement on serait souvent trompé, car il peut arriver que deux symétries très-diverses dans le fond présentent au pre- mier abord un extérieur analogue, ou que la même symétrie apparente cache deux organisations tout à fait différentes au fond. Il est donc nécessaire de connaître le plan symétrique de chaque classe d’êtres, le type fondamental auquel tous les in- dividus d’une même espèce, d’un même genre, d'une méme fa- mille doivent être ramenés, et dont ils ne se sont écartés que par des circonstances extérieures et accidentelles qu’il faut sa- voir apprécier, Les causes d’erreur qui empêchent de reconnaître le plan sy- métrique de l’être végétal, sont des avortements plus ou moins complets où des développements particuliers qui, en altérant la forme des organes, tendent à nous les faire méconnaitre ; ce sont également des adherences particulières de certaines par- ties, qui ont pour résultat de nous en masquer le nombre, la position et quelquefois même l’existence ; ce sont encore des multiplications de certains organes ou de certaines parties d'organes et des dégénérescences particulières qui, en chan- geant l'aspect ordinaire de certaines parties de la plante, nous empêchent de les reconnaître. Ce qui parait au premier coup d’œil difficile à admettre, ce n’est pas qu’il y ait des avortements, c’est-à-dire qu'il y ait certains organes des plantes qui, par une cause acciden- telle , telle que la privation de nourriture, ne se développent pas, mais bien que ces avortements puissent avoir lieu tou- jours de la même manière, par l’effet de causes inhérentes au système général de l’organisation et par conséquent constantes. 61 Cependant De Candolle prouve qu’il en est ainsi, par l’étude des différents organes des plantes à diverses époques de leur dé- veloppement, L’ovaire de la fleur du marronnier d'Inde, par exemple, présente trois loges et deux jeunes graines dans chaque loge; le fruit ne présente pourtant que trois graines au plus et quelquefois une seule ; il v en a donc trois au moins qui n’ont pas pris de développement, et il est facile de suivre le progrès de cet avortement. L’ovaire de la fleur du chêne présente également trois loges et six ovules, et le gland n’a ja- mais cependant qu'une graine. Divers moyens permettent de reconnaltre la symétrie géné - rale au milieu des erreurs que peuvent faire naître ces avorte- ments partiels. C’est d’abord l'étude des monstruosités qui ne sont souvent que des retours de la nature vers l’ordre symé- trique, car monstruosité est tout ce qui sort de l’état” habituel des êtres. L’analogie, guide moins sûr, mais d’un usage plus général que les monstruosités qui ne se présentent pas tou- Jours, est aussi un moyen de retrouver le plan symétrique ; elle s’appuic sur la connaissance qu’on à déjà dela position respec- tive des organes. Les conséquences des avortements des organes sont nom- breuses et variées : c’est tantôt la disparition totale ou partielle d'un organe, cause principale des irrégularités que présente la structure des végétaux , car tout nous porte, dit De Candolle, à penser que tous les êtres organisés sont réguliers dans leur nalure intime; ce sont tantôt des changements d’organes d’une espèce dans une autre, des étamines qui, en avortant dans une de leurs parties, se changent en pétales comme dans les fleurs doubles; ce sont tantôt des changements de fonction dans l’or- gane qui, ayant perdu la faculté de remplir celle à laquelle il était destiné, en remplit une autre ; c’est, enfin, l'impossibilité de remplir leurs fonctions, dans laquelle se trouvent certains organes, qui demeurent, quoique inutiles, comme un témoi- gnage de la symétrie primitive imprimée par la nature à toutes les parties de la plante. 62 Les adhérences ou soudures naturelles nous frappent quand elles ont lieu d’une manière exceptionnelle, comme dans deux branches, dans deux fruits accidentellement rapprochés qui se sont greffés naturellement. Mais elles ne nous frappent plus quand elles sont prédisposées, et qu’elles deviennent, comme le dit De Candolle, un accident constant. La nature en présente une foule d’exemples : tantôt les pétales peuvent être soudés ensemble, et la coroile est dite monopétale ; tantôt la corolle est soudée avec les étamines, tantôt le calice peut être soudé en tout ou en partie avec l'ovaire, etc. Il est indispensable de savoir dé- couvrir ces adhérences, car elles sont un résultat de la position des organes et influent, par conséquent, sur l’un des earactères les plus importants de la classification ; mais pour faire cette étude, il faut remonter, par tous les moyens que l’anatomie peut fournir, à la véritable origine de chaque partie. Après avoir signalé et analysé les causes d'erreur qui se pré- sentent dans l’appréciation de la symétrie primitive des êtres et de leurs organes, De Candolle cherche à établir clairement en quoi cette symétrie consiste, el il trouve qu’elle se compose de l'existence, du nombre, de la position, de la grandeur et de la forme des divers organes. À ces points de vue qui caractéri- sent éminemment la symétrie propre à chaque plante, se joi- gnent l'usage des organes, leur durée, leur consistance, leur couleur, qui sont des conséquences ou des accessoires de leur structure. L’étude de ces divers éléments conduit à des règles générales au moyen desquelles on parvient, avec le secours de l'observation, à retrouver cette symétrie qui n’est ainsi troublée que par des aberrations dont on peut finir par se rendre compte sans trop de difficultés. Ces principes une fois posés, De Candolle les applique à la classification, c’est-à-dire s’en sert pour déterminer les divers degrés d’association qu’on trouve entre les végétaux ; il en tire ainsi la formation des classes, des familles, des genres et des espèces. Ce chapitre, l’un des plus remarquables du Traité élé- 63 mentaire, est à la fois d’une haute philosophie et d’une lucidité parfaite. 11 faudrait le transcrire en entier, pour en donner une idée juste. J’essayerai cependant d'en faire connaître en peu de mots les points principaux. La première chose à faire, c’est de bien définir les divers de- grés d'association, les divers groupes qu'on peut établir entre les végétaux. C’est par là que commence De Candolle. Voici comment il y parvient. L'espèce, dit-il, c’est la collection de tous les individus. qui se ressemblent plus entre eux qu’ils ne res- semblent à d’autres et qui se reproduisent par génération, de telle sorte qu’on peut, par analogie, les supposer tous sortis originairement d'un seul individu. Après cette définition vient un développement étendu, destiné à la justifier et à distinguer l'espèce de la simple variété, puis l'exposition d’un grand nom- bre de règles au moyen desquelles on peut parvenir à faire cette distinction. Le genre, c’est la collection des espèces qui ont entre elles une ressemblance frappante dans l’ensemble de leurs organes ; et, parmi les règles qui doivent guider dans la formation des genres, la plus importante c’est de ne les établir que sur des caractères qui, comparés entre eux, soient sensi- blement d’égale valeur. Les genres présentent, comme les es- pèces, des ressemblances plus ou moins prononcées ; en réu- nissant ceux qui se ressemblent beaucoup, on en forme une fa- mille ; les familles ne sont donc que de grands genres auxquels les mêmes considérations sont applicables, avec cette différence qu'il est question, dans la formation des familles, de caractères d'un ordre supérieur. Enfin les familles, groupées d’après un caractère d’un ordre supérieur, forment les classes qui sont les divisions fondamentales du règne végétal; on n’en connait aujourd’hui que quatre, ce qui fait que chacune d'elles ren- ferme un grand nombre de familles. Nous donnerons une idée assez exacte des divers degrés de classification, en reproduisant les paroles mêmes par lesquelles De Candolle résume ce sujet : é 64 « Une classe, dit-il, est une division primaire du règne vé- gétal, fondée sur les organes de première valeur, l’embrvon ou ses parties dans les organes reproducteurs , les vaisseaux dans les organes nutritifs, considérés sous deux points de vue seu- lement : 1° leur présence ou leur absence ; 2° leur situation respective. « Une famille est une association de végétaux formés sur un même plan symétrique, quant à leurs organes primaires ou se- condaires, c’est-à-dire, où tous ces organes sont naturellement situés les uns relativement aux autres d’une manière uniforme. « Un genre est une division des végétaux d’une famille, fon- dée sur des considérations de nombre , de grandeur, de forme au d’adhérence. » Poursuivant, dans l’examen des végétaux, l’application de ses règles générales, De Candolle fait voir que, soit que l'on se dirige d’après les organes nutritifs, soit qu’on s'attache à ceux de la reproduction, on arrive à la méme division; donc, dit-il, cette division est naturelle. Ainsi pour la for- mation des classes , les végétaux se distinguent, suivant qu’ils sont pourvus de vaisseaux ou qu'ils en sont dépourvus, en cellulaires et vasculaires , et suivant que leurs embryons ont des cotylédons ou n’en ont pas, en cotylédonées et en aco- tylédonés ; or les vasculaires sont les mêmes que les cotylé- donés, les cellulaires les mêmes que les acotylédonés. Ainsi encore, les végétaux vasculaires, soit cotylédonés , se distin- guent au point de vue de la nutrition, non plus d’après la pré- sence et l'absence des vaisseaux, puisqu'ils en ont tous, mais d’après la position de ces vaisseaux, en exogènes et en endo- gènes , suivant que les vaisseaux sont disposés de manière que les plus anciens soient au centre et les plus jeunes à la circon- férence, ou que les plus anciens sont en dehors, et qu’en méme temps l'accroissement de la tige a lieu par le sommet ou centre. Ces mêmes végétaux, sous le point de vue de la repro- duction, se distinguent en dicotylédones et en monocotylédo- 65 nés, selon que les cotylédons, c’est-à-dire les premières feuilles présentes dans la graine, sont opposés, ou selon qu’ils sont al- ternes. Or en comparant la division des plantes vasculaires qui est basée sur les organes nutritifs, avec celle qui est basée sur les organes reproductifs, on trouve que les vésétaux exogènes sont exactement les mêmes que les dicoty'édonés, et les endo- gènes les mêmes que les monocotylédonés. Telle est la marche que suit De Candolle dans l’application des principes qu’il a établis. Malheureusement il est un point, dans la manière dont il parvient aux grandes divisions des vé- gélaux, qui dans l’état actuel de la science est de nature à souf- frir quelques objections, c'est la division des végétaux en exo- gènes et en endogènes, De Candolle avait admis que, dans ces derniers , les fibres les plus nouvelles se formaient au centre, parallèlement aux anciennes dans toute leur étendue, tandis que des faits découverts par Mr. Mobhl, et étudiés par d’autres botanistes, semblent démontrer que les fibres nouvelles s’entre- croisent avec les anciennes. En résulte-t-il que la distinction d’endogènes et d’exogènes doive être complétement laissée de côté, et que celle de monocotylédonés et de dicotylédonés, doive seule subsister ? Je ne me permets pas d’avoir sur ce point une opinion prononcée; mais je suis disposé à croire, avec Mr. De Candolle fils, que la division existe toujours, et qu’il faut seulement la présenter comme il l’a présentée lui-même dans la troisième édition de la Théorie élémentaire, c’est-à-dire en insistant sur certains caractères distinctifs bien déterminés. Les règles générales au moyen desquelles on parvient à dé- mêler dans chaque groupe les caractères qui méritent le plus de confiance, à reconnaître cette symétrie propre à chaque fa- mille, à chaque genre, qui sert à les distinguer les uns des au- tres, sont-elles suffisantes pour conduire à la connaissance de la vérité tout observateur qui les emploie ? Telle est la question qui se présente naturellement, quand on termine la lecture de D L L1 L . . Li l'exposition si parfaite qu’en renferme la Théorie élémentaire. 66 La réponse n'est pas douteuse : non, ces règles ne suffisent pas. De Candolle lui-même en convient; il faut en outre un certain {act naturel, un talent d'appréciation de l’ensemble dela plante, qui ne s’acquièrent pas si on ne les possède pas. À ce point de vue, n’est pas botaniste qui veut ; c’est ce qu'il est impossible de méconnaître. En voici un exemple : la moitié des saxifrages a l’ovaire adhérent, l’autre moitié a l’ovaire libre ; ce ca- ractère regardé comme important, devrait conduire à faire de ces deux moitiés deux familles distinctes; mais leur port est tellement le même, que le botaniste exercé, et surtout le bota- niste qui a le tact de la science, ne les sépare pas, et fait bien ; il conclut seulement que l'adhérence du calice avec l’ovaire a moins d'importance dans les saxifrages que dans le reste du règne végétal. En résumé, l’idée fondamentale de la Théorie élémentaire qui sert de base à la classification, c’est qu’il y a une symétrie naturelle, un type primitif pour chaque espèce de végétal, ou plus généralement pour chaque être organisé, que cette symé- trie primitive , ce type régulier , ne se réalise presque jamais ; que des causes faciles à assigner et à reconnaitre, avortements, dégénérescences, soudures, l’altèrent très-fréquemment ; que la loi générale qui régit ces causes permanentes de modifica- tion dans les organes une fois connue, il est facile de remonter dans chaque cas particulier au type primitif. La théorie des transformations des différentes parties du vé- gétal les unes dans les autres, par laquelle De Candolle explique les déviations du type primitif, n’était pas complétement nou- velle. Lui-même remarque que bien avant lui, des botanistes du premier ordre, Linné et de Jussieu entre autres , l'admettaient sinon d’une manière directe, du moins implicitement dans un grand nombre de cas particuliers. Il y a plus : dans un petit ouvrage publié en 1790, et intitulé la Métamorphose des Plantes, le célèbre Gœthe trouvait déjà, dans la transformation d'une partie en une autre, le mécanisme secret du développe- 67 ment de la plante, ne voyant, par exemple, dans toutes les par- ties de Ja fleur, que des modifications de la feuille. Gœthe avait appuyé ses idées ingénieuses sur quelques observations bien faites ; mais, se bornant à l'idée de la transformation soit mé- tamorphose des parties de la plante les unes dans les autres, il ne s’était pas élevé jusqu’à l’idée plus générale d’une symétrie primitive. De Candolle, au contraire, était parti de cette idée générale, et, se fondant également sur l'observation, il l'avait ap- puyée sur la théorie des avortements, des dégénérescences et des adhérences. Si donc on peut dire que la théorie de Gœthe est une partie essentielle de la théorie de De Candolle, on peut aussi dire que la première n’aurait jamais pris d'importance sans la seconde. Cela est si vrai, que ce n’est que trente ans après sa première publication, et lorsque les idées développées dans la Théorie élémentaire avaient déjà pris racine, qu'on découvrit un jour le petit ouvrage de Gœthe. De Candolle lui- même, qui ne le connaissait point à l’époque où parut la Théorie élémentaire , engagea l’un de ses élèves à le traduire en français ; heureux de trouver dans les observations d’un homme de génie la confirmation du résultat de ses propres méditations. N’opposons donc point, sous le rapport de la prio- rité , Gœthe à De Candolle, car il n’y a pas ici de question de priorité. Il y a un poète découvrant, au moyen de quelques faits bien observés et bien interprétés, l’un des grands mystères de la nature, la transformation possible des organes les uns dans les autres; il y a un savant s’élevant, par une de ces conceptions qui ne sont non plus données qu'au génie, à une théorie générale qu'il appuie sur des faits également tirés de l’observation. Les phénomènes qui sont observés par le poète, ceux qui sont étudiés par le savant se trouvent être en accord ; loin de nuire à la théorie du savant, une semblable concordance n'est-elle pas. au contraire, toute en sa faveur ? Ainsi, pour arriver à se représenter une plante et pour trouver la place naturelle qu'elle doit occuper dans l’ordre des êtres, 68 De Candolle admet premièrement qu’il existe un type primitif dont chaque végétal est une déviation plus ou moins grande, et secondement que ce type est symétrique ; c’est, au fond, dans ce dernier point que pit la différence la plus grande entre la théorie de De Candolle et la manière de voir de Gæthe, qui ad- mettait bien jusqu’à un certain point l’existence d’un type, mais quine voyait pas la nécessité qu'il fût symétrique. Après avoir cherché à bien faire voir ce qu’il y a essentiel- lement d’original dans la théorie élémentaire, je ne dois pas passer sous silence les objections qu’a rencontrées l'idée qui sert de base à cet ouvrage. Ces objections sont de deux natu- res : les unes portent sur l’idée même, les autres sur ses consé- quences philosophiques. Comment peut-il se faire, ont dit ceux qui, attentifs surtout à l’observation des faits, se défient des théories générales, que le type primitif, ce cas normal , se présente si rarement, et que l'exception soit le cas habituel ? De Candolle répond à cette objection qu’il a prévue, en re- marquant que l'existence d’une symétrie naturelle repose tout entière sur la théorie des avortements, des dégénérescences et des adhérences mutuelles ; que c’est par cette théorie qu'on ex- plique toutes les déviations du type primitif qui se rencontrent dans la nature. Or, pour nier l’existence de la symétrie primitive, il faut renoncer à considérer comme loi générale les causes de modifications dans les organes ; et cependant ceux qui acceptent celte conséquence de leur point de vue, admettent ces mêmes causes comme faits particuliers dans tous les cas. Mais, où donc est la limite, et quelle différence y a-t-il entre les deux ma- nières de voir? Et puisque tous les botanistes sont d’accord pour reconnaître l'existence des avortements, des dégéné- rescences et des adhérences, et pour s’en servir dans la de- scriplion des organes, De Candolle ne fait en réalité, comme il le dit lui-même, qu’étendre, préciser, régulariser une théorie que l’évidence a déjà forcé à admettre dans un grand nombre 69 de cas, et sans laquelle il serait impossible de décrire les végé- taux de manière à faire comprendre leurs rapports réels. Dès lors, que le type primitif se présente très-rarement ou ne se présente jamais, peu importe, si, au moyen de l'hypothèse de ce type, on peut grouper, par des procédés tout naturels, fondés sur des faits dus à l’observation, des plantes qui ont en- tre elles de véritables ressemblances. N'est-ce pas ce qu'on fait en physique, quand on pose une loi pour grouper des faits par- ticuliers qui y rentrent tous plus ou moins complétement ? La loi est, en physique, ce qu'est le type en botanique; elle ne se vérifie jamais d’une manière parfaitement exacte, parce que le cas normal qu'elle suppose ne se présente que bien rarement dans toute sa pureté. La repoussera-t-on par ce motif, et se pri- vera-t-on ainsi d’un guide propre à diriger dans la bonne ob- servation des faits, et dans la manière d’établir un lien entre eux? Non certainement, et je me bornerai à en donner pour preuve un exemple que j'emprunte à une science qui m'est plus familière que la botanique ; cette circonstance justifiera mon choix. La loi dite de Ohm, généralement admise dans l'électricité voltaïque, consiste en ce que l’intensité d’un courant électrique est proportionnelle à la force électromotrice, c’est-à-dire à la cause qui donne naissance à l'électricité quelle qu’elle soit, et inverse de la résistance que présente l’ensemble du circuit. Les faits particuliers ne vérifient jamais complétement cette loi, parce qu'un grand nombre de circonstances accidentelles qui se présentent toujours (des accidents constants) en troublent la manifestation ; et cependant l’appréciation et l’étude de ces circonstances accidentelles conduisent à admettre comme re- présentant le cas normal, c’est-à-dire, le fait dans sa simplicité et sa généralité. La loi de Ohm est donc un type qui permet de grouper un grand nombre de faits liés entre eux par de véritables rapports; et lors même qu’en pratique elle ne se réaliserait jamais ou que dans un petit nombre de cas, elle n’en 70 : serait pas moins d'une utilité incontestable dans l’étude de l’é- lectricité voltaïque. | , Une dernière réponse à faire à ceux qui contesteraient en- core la convenance d’admettre l'existence d’un type , c’est de leur rappeler le parti que De Candolle et son école ont tiré de cette idée dans l'étude et la classification des végétaux, et de leur demander ensuite si une théorie aussi fertile en résul- tats vrais n'a pas elle-même en sa faveur une grande chance de vérité. Le second genre d'objections qu’on a fait contre la théorie de De Candolle, porte sur les conséquences en apparence con- traires aux notions providentielles auxquelles conduit, quant à la nature des organes et de leur usage, le point de vue de la sy- métrie primitive. Comment admettre, dit-on, qu’il existe des organes inutiles à l'être qui les porte, ou que l’usage des or- ganes puisse être changé dans des circonstances données, sans qu’il en résulte l’idée de désordre et d’imperfection dans la na- ture organisée, et sans fournir ainsi des armes à ceux qui pen- sent que le monde est l’ouvrage du hasärd ? Voici, en supprimant les développements dont il l’accom- pagne, la réponse de De Candolle à cette objection : « Les organes inutiles dans un système donné d'organisation, y existent cependant par une suite de la loi générale de l’or- ganisation des êtres. La symétrie suppose un plan primitif. Un plan suppose une volonté et une intelligence ; donc les preuves de la symétrie sont des preuves d’un ordre général et d’une cause première, et les objections se transforment en démonstrations. « Les considérations déduites de la symétrie, ajoute-t-il plus loin, corrigent en grande partie ce qu’il y a de défectueux dans la théorie des causes finales... » Si De Candolle avait dit « ce qu’il y a de défectueux dans la manière dont on entend les causes finales, » je serais tout à fait de son avis. Car, et c’est la seule remarque que je me permette pour le moment sur ce point, la meilleure réponse à faire à ceux 71 qui prétendent qu'en admettant l'existence d’organes inutiles ou un changement possible dans l’usage des organes, on détruit ainsi l’idée d’un plan intelligent dans la création, c’est de leur dire que le plan de la Providence n'est pas toujours celui qu’ils lui attribuent, et que la cause finale qu’ils crai- gnent de détruire est probablement bien mesquine à côté de celle qui concorde avec la vérité de l’observation. Non, sans doute, il n’y a rien d’inutile dans la nature ; et si tel organe ou tel rudiment d’organe ne parait pas servir à l'individu à qui il appartient de la même manière qu’il sert à un autre , il a pro- bablement une utilité indirecte bien plus #rande encore dans lPensemble de la création ; utilité qui nous échappe souvent à cause de notre ignorance des lois du monde physique, mais que nous ne pouvons nier par la seule raison que nous ne la con- nalssons pas toujours. Nous voici arrivés à la fin de cette seconde période de la vie de De Candolle; il ne me reste que quelques mots à ajouter pour la terminer complétement. Les événements politiques de 1814 et de 1815, qui chan- gèrent la face de l’Europe, eurent à Montpellier un grand re- tentissement. Îls trouvèrent en De Candolle un homme étran- ser à tous les partis, toujours prêt à s’interposer entre les vaincus et les vainqueurs, rendant des services à ceux qui, vic- times des réactions politiques, étaient exposés, dans ces mo- ments de trouble, à de véritables dangers. N’être d’aucun parti excepté de celui des persécutés, n’est pas le moren d’être en faveur auprès du pouvoir, ni auprès de la multitude ; c’est ce que De Candolle éprouva bientôt. Aussi, ayant été obligé de quit- ter la place de Recteur qu’il avait remplie pendant les Cent jours, et affecté péniblement de quelques tracasseries qu'on lui avait suscitées et de quelques injustices dont il avait été l’objet, il écouta favorablement les propositions bien modestes qu’on lui * 72 faisait pour l’attirer à Genève. Les mêmes considérations qui l’éloignaient de Montpellier étaient en partie de nature à l’em- pécher de songer à Paris, Il avait d’ailleurs échoué une troi- sième fois dans une candidature à l’Institut, par la nomination de Mr. de Mirbel à une place qui semblait lui appartenir de droit. Il est vrai que la détermination qu'il avait prise de se fixer à Montpellier et l’incertitude où l’on était s’il consentirait à re- venir à Paris, avaient contribué à amener ce résultat; maisil n’en avait pas moins été désappointé, et cette circonstance, jointe aux autres motifs que nous avons indiqués, l'avait fait pencher pour Genève. Déjà il avait tourné ses regards du côté de son pays natal lorsque le 31 décembre 1813, dans un repas fait à Montpellier avec ses compatriotes, il portait un toast à la restauration de Genève, qui, par une singulière coïncidence, s’accomplissait ce jour-là même. Déjà en 1814 et en 1815 il était venu à Genève juger par lui-même de l'état du pays, y voir ses amis et y ap- porter des paroles de conciliation bien nécessaires alors pour empécher des divisions qui semblaient commencer à naître. Il avait pu, dans ces deux voyages, apercevoir combien sa pré- sence élait désirée à Genève, et entrevoir tout le bien qu'il pour- rait y faire ; il avait retrouvé ses parents, dont son retour lui permettrait de soigner les vieux jours ; sa femme le pressait de revenir dans le pays où elle avait aussi des parents et des amis. Tous ces motifs, et avec eux le sentiment d’attachement qu’il portait au fond de son cœur à sa véritable patrie, finirent par l'emporter. Aussi quand, après son second voyage à Genève et une ex- cursion qu'il fit en 1816 en Angleterre, il fut revenu à Mont- pellier pour y donner son cours, sa décision était prise ; à peine le cours terminé il envoie sa démission, elle lui est accordée, et, à la fin d'août 1816 , il part pour se fixer définitivement à Genève. | 73 1816—1841 (cexève.) Nous avons suivi De Candolle à Paris et à Montpellier ; nous le retrouvons maintenant à Genève. C’est dans celte ville que son activité va prendre tout son essor et se développer sous les formes si variées qu’elle y a revêtues encore plus qu'ailleurs. Mais pour pouvoir la saisir dans toutes ses phases, pour pouvoir comprendre tout ce qu'elle a produit , il est indispensable de connaitre le milieu nouveau dans lequel elle va s’exercer. En d’autres termes, pour pouvoir raconter d’une manière intelli- gible la vie de De Candolle à Genève, il faut commencer par rappeler ce qu'était Genève à l’époque où il y vint et où il y vécut. Je lai déjà dit: l’histoire de De Candolle, de 1816 à 1841, c’est presque l’histoire de Genève pendant ces vingt- cinq années, car il n’est pas dans cette histoire un événement important auquel il ait été étranger, un homme marquant avec lequel il n’ait eu des rapports plus ou moins intimes. Quelques mots sur les traits les plus saillants de cette époque et sur les hommes qui l’ont caractérisée, forment donc une introduction toute naturelle et nécessaire à cette troisième et dernière pé- riode de la vie de De Candolle. Le 30 décembre 1813, un détachement de la grande armée alliée, qui envahissait la France, se présente devant Genève, sous les ordres du général Bubna; les portes de la ville lui sont ouvertes. Le lendemain, huit anciens magistrats, réunis à quatorze citoyens plus jeunes qu'ils avaient choisis parmi les plus dévoués et les plus capables, proclament, aux acclama- tions unanimes de la population genevoise, la résurrection de ( 74 l'ancienne République, dont ils se constituent le gouvernement provisoire ; le chef-lieu du département du Léman est redevenu la ville et république de Genève. Les souverains alliés ne tar- dent pas à consacrer la nouvelle existence de Genève, la Suisse l’admet dans son sein comme vingt-deuxième Canton, et le sort de ce petit pays est ainsi définitivement fixé. N'est-ce pas un phénomène politique extraordinaire, une exception remarquable au nouvel ordre de choses qui domine en Europe depuis le commencement de ce siècle, qu’une petite ville comme Genève, perdue au milieu du vaste empire fran- çais, ail pu retrouver une vie qui lui fùt propre, tandis que Mulhausen , Gënes, Venise et la plupart des républiques tom- bées à la fin du dernier siècle ne se sont point relevées ? Pour comprendre ce fait à la fois singulier et intéressant , il faut se reporter quelques instants aux années qui précédèrent la res- tauration de 1814. Genève avait été réunie à la France le 11 avril 1798. Cette réunion, que la fatigue des révolutions et les tracasseries de l'étranger n'avaient pu opérer, la violence avait fini par lac- complir. Toutefois, dans ce moment critique, des citoyens pré- voyants surent ménager, au moyen d'un traité de réunion, des garanties pour les intérêts genevois que le peu d'importance politique de Genève et les grandes préoccupations du gouver- nement français laissèrent passer alors; garanties qui furent constamment respectées, malgré quelques velléités impériales que des amis généreux, tels que Genève a toujours eu le bon- heur d’en compter parmi les notabilités françaises, eurent l’occasion et le courage de combattre souvent avec succès”. ‘ Genève n'a point oublié l'administration toute bienveillante de Mr. de Barante, le père de l'illustre historien des Ducs de Bourgogne. Préfet du département du Léman pendant les premières années de l’em- pire, Mr. de Barante avait cherché à concilier Pexigence sévère de ses fonctions avec l’intérét le plus vif et la protection la plus éclairée pour les anciennes institutions du pays; il y avait si bien réussi, qu'il fut 75 Elles se rapportaient au culte , à la bienfaisance et à l’instruc- tion publique; elles avaient pour objet de maintenir entre des mains purement genevoises l’administration des fonds destinés à subvenir à l’entretien de ces grands intérêts. La patrie se réfugia alors tout entière dans cés trois éléments, le culte, la bienfaisance et l'instruction publique, éléments éminemment propres à conserver et à réveiller le patriotisme, en associant les souvenirs du passé à des consolations pour le temps présent et aux espérances pour l’avenir. Une élite d'hommes dévoués gardaient ces précieux dépôts, et le dépôt non moins précieux des traditions et des sentiments genevois ; ils tenaient ainsi la république toute prête à recevoir, lorsque le jour de la déli- vrance serait venu, cette indépendance, objet de tous leurs vœux et dont ils n’avaient jamais désespéré. Je voudrais que la nature spéciale de cette notice me permit de rappeler plus en détail les services que rendirent, pendant les seize années de la domination française, ces Genevois pleins de cœur qui, chacun dans une sphère d'action différente, tendaient au même but et travaillaient avec une même espérance. Mais ce n’est pas l’histoire de Genève que j'écris, c’est celle de De Can- trouvé par l’empereur trop genevois pour pouvoir rester à Genève: son départ fut un véritable deuil pour cette ville. Je ne veux pas non plus passer sous silence la démonstration courageuse que Mr. Pelet de la Lozère, âgé seulement alors de vingt et un ans, actuellement pair de France, eut l’occasion de faire en faveur de la ville dans laquelle il avait passé son enfance el sa première jeunesse. Il s'agissait, dans une séance du Conseil d'Etat à laquelle assistait l’empereur, d'adopter une mesure dont l’effet était de compromettre l’existence de la corporation qui, sous le nom de Societé Economique, administrait les fonds laissés aux Genevois pour subvenir aux frais de leur culte et de leur instruc- tion. Mr. Pelet de la Lozère, quoique bien jeune et admis tout nouvelle: ment dans le Conseil d'Etat, osa, contrairement à l’avis de l’empereur, s'élever contre la mesure proposée, et faire sentir que ce serait une violation manifeste du traité fait avec Genève à l’époque de sa réunion à la France, Ceci se passait en 1811, à l’époque de la toute-puissance de Napoléon. 76 dolle ; je ne dois pas l'oublier, ni par conséquent me permet- tre d'élargir au gré de mes impressions le cadre de mon récit. Je me borne donc à signaler d’une manière générale la portée qu’eut pour l'avenir du pays le droit garanti aux Genevois d’ad- ministrer eux-mêmes leur culte, leur instruction et leur bien- faisance publique, Le fait seul que ce droit maintenait un corps d’administra- teurs exclusivement genevois, était par lui-même d’une grande importance , car il semblait proclamer par son existence que le pays n'avait pas disparu complétement ; ïl conservait de plus, dans l’ensemble de la population, lhabitude et la no- tion d’une administration genevoise, et y familiarisait ceux qui, trop jeunes, n’avaient pas connu le temps de la République. En faisant dépendre de cette administration le culte et lin- struction publique, il influait d’une manière puissante sur leur personnel et sur la direction qui leur était imprimée ; il em- péchait ainsi, dans les corps du clergé et de l'académie, toute altération qui aurait risqué de les dénaturer, Aussi cet ensemble d'institutions demeurées purement genevoises vivait de sa vie propre et indépendante, mais sans bruit et sans imprudence ; c’étail une âme qui n'avait point péri, qui avait seulement été momentanément séparée de son corps, et qui était prête à le ranimer dès qu’il lui serait rendu. Pendant que des citoyens placés aux avant-postes gardaient la ruche pour la défendre contre l'invasion des frelons étran- gers, d’autres cherchaient à l'enrichir et à la rendre digne de ses légitimes possesseurs. Les deux frères Pictet , les professeurs Prevost, Odier, de la Rive faisaient connaître honorablement Genève au dehors, en même temps qu'ils l'instruisaient au de- dans par leur coopération à la Bibliothèque Brilunnique, fon- dée en 1796 par MM. Marc-Auguste et Charles Pictet, et par Mr. Frédéric-Guillaume Maurice, et soutenue dès lors par le zèle infatigable de ses trois fondateurs au milieu des difficultés les plus grandes. Théodore de Saussure, digne successeur de 77 son illustre père, Vaucher, Jurine, Maunoir et d’autres en- core contribuaient, avec les savants que je viens de nommer, à entretenir le feu sacré de la science et à conserver à leur pays, par leurs travaux, la position scientifique que lui avaient conquise les H.-B. de Saussure, les Bonnet, les Deluc, les Trembley, les Senebier. Des rapports fréquents avec l'Angleterre, où un grand nom- bre de Genevois avaient trouvé un refuge et des ressources, te- naient Genève et, par Genève, le continent au courant du mouvement scientifique et littéraire de ce pays. La Bibliothèque Britannique, qui servait d’organe à ces communications, acqué- rait comme ouvrage périodique une importance réelle en Eu- rope; elle imprimait, en outre, aux travaux littéraires et scien- üfiques du pays même une direction qui leur était propre, en les tenant, partiellement du moins, à l'abri de l'influence toute-puis- sante de la France. Le voisinage de Coppet contribuait, en même temps que les relations avec l’Angleterre, à entretenir à Genève une opposition d'idées, sinon d'action, au système impérial, ainsi que des tendances littéraires et philosophiques d’un ordre bien plus élevé et plus large que celles qui régnaient alors à Paris. Les noms des Sismondi, des Pictet - Diodati, des de Bonstetten, des Lullin de Chateauvieux rappellent à eux seuls l'influence qu’exerça Mme de Staël sur les hautes intellisences dont Genève s’honore, influence qui fut du reste générale sur toute la partie pensante de la population, comme le prouvent les traces qui en sont longtemps restées. Parmi les causes qui facilitèrent la restauration de la Répu- blique de Genève en 1814, il en est encore une que je ne veux pas passer sous silence, c’est l’action extérieure de quelques citoyens à la fois dévoués aux intérêts de leur patrie et jouis- sant, hors de Genève, d’une considération méritée. Croit-on qu’au milieu de cet immense remaniement de 1814, on se fût occupé de Genève autrement que pour en faire l’appoint de quelque compte soldant en déficit, si des hommes à qui leurs 78 talents, leur réputation, leur position sociale permettaient d’a- voir des relations, des amis même dans les hautes sphères po- litiques, n’eussent pas fait valoir les titres de Genève à re- vendiquer son indépendance ? Quel était donc le mobile qui les faisait agir, ces hommes qui n’avaient jamais cherché à utiliser pour eux cette influence qu'ils mettaient au service de leur pays? Un seul: un ardent amour pour ce pays qu'ils servaient si bien, [ls étaient, ne l’oublions pas, puissamment secondés par des citoyens qui, moins bien placés qu’eux pour se mettre en avant auprès des puissants de ce monde, ne leur cédaient en rien quant à la chaleur du patriotisme et aux sacrifices que ce patriotisme savait leur imposer. C'était l'union des uns et des autres qui faisait la force et l'honneur du pays; ils n'ignoraient pas, ceux qui, brillante avant-garde, marchaient à la conquête de la liberté genevoise, qu’ils avaient derrière eux un corps d’armée qui ne leur ferait pas défaut, qui ne craindrait jamais de les proclamer hautement pour ses chefs, et de reconnaitre qu’une intelligence élevée et des ser- vices rendus sont des titres à la confiance et à la reconnais- sance publique. Ce coup d’œil rapide que je viens de jeter sur les circon- stances qui amenèrent et facilitèrent la restauration de Genève en 1814, suffira, je l’espère, pour faire bien saisir ce qu'était, à cette époque, la physionomie morale et intellectuelle de cette ville, Présentant quelques réputations européennes et une réu- nion d'hommes doués d’un esprit élevé et indépendant, possé- dant un culte et une instruction publique placés sous la sauve- garde des conservateurs de l’antique nationalité genevoise, fière d’un passé qui n’était pas sans gloire, riche d’une jeune géné- ration élevée au sein des anciennes traditions qui imprimaient encore aux mœurs du pays un cachet particulier ; en un mot, pleine de souvenirs prêts à redevenir des réalités, voilà ce qu'était Genève à la fin de 1813. Voilà pourquoi les vingt-deux magistrats courageux qui se mirent à la tête du mouvement 19 du 31 décembre 1813, réussirent, avec le secours de la Pro- vidence et la coopération de leurs concitoyens, à rendre à leur patrie cette indépendance qui, pour les petits pays, ne se recouvre et ne se conserve que par Île respect pour Île passé uni au dévouement , à l'intelligence et à la moralité dans le présent. Genève, une fois la restauration accomplie, entra dans une nouvelle phase d’existence, La plupart des Genevois que les mal- heurs de la révolution et la domination française avaient éloignés de leur patrie, ne tardèrent pas à y rentrer, apportant avec eux les fruits d’une expérience acquise par une vie laborieuse et les avantages d’une réputation due à des travaux sinon tous éga- lement brillants, du moins tous ésalement honorables. Des étrangers de mérite , attirés par le concours remarquable d’hommes distingués que présentait alors Genève, riche et de ceux de ses enfants qui ne l'avaient pas quittée et de ceux qui étaient revenus dans ses murs, vinrent s’y fixer et lui offrir, en retour de l’hospitalité qu’ils en recevaient, le contingent de leurs lumières et de leurs services. Une auréole brillante entoura ainsi les premières années de la renaissance de la Ré- publique. L'histoire de Genève est, à cette époque, tellement liée à celle des hommes qui y jouèrent un rôle, que la seule manière de s’en former une idée quelque peu exacte, c'est de faire connaissance avec ces hommes mêmes, Je vais donc rapi- dement passer en revue les principaux personnages de cette période intéressante de notre histoire, en commençant par ceux dont Genève eut, en 1814, la joie de saluer le retour. Le premier qui reparut fut D’Ivernois. L’exil, pour lui, n'a- vait pas été volontaire ; D'Ivernois, Mallet-Dupan et Duroveray avaient éLé nominativement exclus, dans le traité de réunion de Genève à la France, de l'honneur de devenir citoyens Français; ce sont les termes mêmes du traité. Les trois proscrits s’étaient réfugiés en Angleterre, et ils furent, de 1798 à 1814, les seuls 80 qui fussent restés citoyens de la République de Genève, du moins Duroveray et D'Ivernois, car Mallet-Dupan était mort dans l’intervalle. Duroveray mourut au moment où il allait par- ür, avec D’Ivernois, pour revenir à Genève ; il ne put revoir son pays natal, mais il eut la douceur, avant de mourir, de savoir que l’indépendance et la liberté lui avaient été rendues. D'I- vernois apporta à Genève la réputation d’un écrivain habile, d’un politique expérimenté, d’un homme de talent capable à la fois de servir et d'honorer son pays. Son retour fit grande sen- sation ; 1l eut lieu très-peu de temps après le jour où la restau- ration de la République avait été proclamée ; il sembla être un symbole d’espérance et de confiance pour l’avenir. Rapproché, en Angleterre, de l'illustre Pitt dont il avait admiré et partagé les principes, D'[vernois revenait plein, contre la France, de préventions qui trouvèrent de l’écho dans une ville que le joug impérial avait profondément irritée ; grand partisan, en même temps, des idées anglaises, il contribua beaucoup à les naturali- ser à Genève; jusqu’à sa mort, ses écrits, comme sa conduite politique, portèrent l’empreinte de cette double tendance. Après avoir rendu des services importants dans le gouverne- ment, dont il fit partie pendant les premières années qui suivi rent son retour, il consacra Îa fin de sa vie à des travaux sur différentes questions de politique et d'économie politique. Les lecteurs de la Bibliothèque Universelle n'ont pas oublié ses re- cherches intéressantes sur la mortalité et la vie moyenne; enfin les Genevois se rappellent les écrits que ui dictaient , dans cer- taines occasions, son ardent amour el sa vive susceptibilité pour l'indépendance et la dignité de son pays. Un autre Genevois, pour lequel l'Angleterre, sans être un re- fuge obligé, avait été aussi un sol hospitalier, suivit de près D’T- vernois à Genève : ce fut Etienne Dumont. Formé à l'école de Mirabeau et des grands hommes de l'Assemblée Constituante, lancé plus tard dans la société anglaise des Wighs, Dumont apportait à Genève Pesprit de ce que, dans les premières années 81 de la Restauration , on appellait les idées libérales : mélange, chez lui, des notions.sur les libertés publiques et sur les ga- ranties judiciaires qu’il avait puisées chez les Anglais, pour qui elles sont comme une seconde nature, et des principes sur les mêmes points qu'il avait vus sortir tout formulés des déli- bérations de la Constituante française, C'était un libéralisme plein de bonne foi et d'espérance, qui ne croit pas aux mau- vaises intentions, qui met sa confiance dans la puissance des principes et ne doute jamais de la perfectibilité humaine. Dumont, comme D '[vernois, était fortement attaché aux idées anglaises, et contribua également à les populariser à Genève ; mais c'était à un point de vue différent. Ce que D'I- vernois admirait le plus chez les Anglais, c'était cet esprit na- tional poussé même jusqu’à l'exclusisme ; c'était, en politique, cette persistance à tendre toujours au même but, cette énergie à sa poursuite; c'était enfin cet élément aristocratique, à la fois conservateur et libéral parce qu'il est éclairé. Dumont était surtout frappé du caractère anglais au point de vue de la lar- geur des idées, du respect pour toutes les libertés, des égards pour les minorités, de ce sentiment du droit qu'expriment si bien les deux mots sacramentels my right (mon droit). Pour expliquer nettement ma pensée, je dirai que Dumont apportait à Genève les idées anglaises des Wigbs, et D'Ivernois celles des Torys, Aussi étaient-ils rarement d'accord, quoiqu’ils se ren- contrassent sur le terrain commun de leur admiration pour PAngleterre, Indépendamment de son rôle politique, Dumont, dès son retour à Genève, occupa une place importante dans la société, à laquelle il imprima un mouvement et une vie toute nouvelle. Causeur des plus aimables, doué de la mémoire la plus heu- reuse, d’une manière de parler pleine de grâce, il discuiait avec chaleur, mais jamais avec passion ; il excellait surtout à conter ces nombreuses anecdotes que lui fournissaient les souvenirs 82 d'une vie passée au milieu d'événements si variés et d'hommes presque tous historiques. Il trouva à Genève des amis dans tou- tes les sociétés ; les relations anciennes qu'il avait eues avec quelques-uns des membres du gouvernement nouveau, les rap- ports politiques qu’il avait soutenus avec une autre catégorie de citoyens, enfin l’intimité dans laquelle il avait vécu avec la plupart des hommes les plus distingués du pays, étaient autant de liens qui le rapprochaient également de personnes assez dif- férentes à tous égards les unes des autres. Aussi son influence fut-elle grande et très-générale, quoiqu’elle ne fùt pas toujours très-apparente, parce qu'elle s’exerçait plus encore par les idées que par l’action. Elle se fit surtout sentir sur une partie de la jeunesse, qu’il attirait près de lui par le charme de sa parole, par la bienveillance de son accueil, par le plaisir même qu'il éprouvait à se trouver au milieu d’elle. Dumont fut l’un des premiers à assigner au jurisconsulte Bellot, dont il se fit un ami dévoué, la place élevée dans l’estime publique que l’assentiment unanime ratifia bien vite et conserva toujours à cet homme aussi modeste qu’éminent. Il ne tarda pas non plus à distinguer, parmi les réfugiés politiques qui trou- vèrent en 1815 un asile à Genève, ce météore naissant qui, après avoir brillé pendant quinze ans d’un vif éclat sur l’hori- zon genevois, a continué sa route vers l’ouest, où il paraît s'être définitivement fixé. Deux hommes d’une grande portée, et dont l’un a, comme écrivain, un renom européen, étaient déjà à Genève quand Du- mont y reparut : c’étaient Pictet-Diodati et de Sismondi. Tous les deux appartenaient à l’école française, comme D’lvernois et Dumont à l’école anglaise; je veux dire que par leur genre d'es- prit, par la direction de leurs idées, par leur manière d'envisager les questions, ils se rapprochaient beaucoup de ce qu'étaient en France, de 1814 à 1830, les hommes remarquables du parti libéral. Ils étaient l’un et l’autre des adversaires redoutables du 83 nouveau gouvernement genevois, dont ils n’approuvaient pas la marche. Le premier, remarquable par la finesse de son esprit, lui faisait une opposition vive et souvent mordante. L’opposi- tion du second, plus passionnée dans la forme, provenait plus du cœur que de l’esprit ; la suite des événements en a fait voir clairement le véritable caractère. Jamais, en effet, de Sismondi n’avail attaqué les velléités aristocratiques avec l’énergie qu’il mit plus tard à combattre les tendances démagogiques. Qui pour- rait douter que Pictet-Diodati, s’il avait vécu, n’en eût fait au- tant? Dumont, entrainé d’abord à partager, dans l’opposition qui était faite au gouvernement , la vivacité qu’y apportaient ses amis dont les opinions étaient, à quelques nuances près, identiques aux siennes, fut plus tard l’un des premiers à modé- rer, par sa sagesse el par son Calme, ce que cette opposition pouvait avoir de trop ardent. Il y avait déjà deux ans que Dumont était de retour à Genève, quand De Candolle s’y fixa. Ces deux hommes s’apprécièrent bientôt; ce qui les rapprocha, ce fut surtout la modération de leur caractère, ce besoin d’idées claires, cette logique rigou- reuse de la science, que chacun d’eux portait au même degré dans des objets d'étude très - différents. Ce rapprochement de De Candolle et de Dumont, et la liaison qui en fut la conséquence, contribuèrent beaucoup à faire prévaloir à Ge- nève, au bout de quelques années, l’opinion libérale modé- rée qui régna presque exclusivement, de 1820 à 1841, aussi bien dans le souvernement du pays que dans l’ensemble de ses institutions. Dumont , De Candolle, de Sismondi et Pictet-Diodati formè- rent le noyau de la société nouvelle qui, commencée avec la Restauration , contribua pendant bien des années au lustre de Genève. Mais, pour la faire mieux connaître, j’ai encore à parler de quelques hommes qui en faisaient aussi partie, et qui, s'ils ne jouèrent pas en politique un rôle aussi actif que ceux que j'ai déjà nommés, n’eurent pas moins, à d’autres 84 égards, une véritable influence. — Lullin de Châteauvieux, le spirituel auteur des Lettres sur l'Italie, des Lettres de Saint-James et du Manuscrit de Sainte-Hélène, adoucissait par l’amabilité et la grâce de son esprit, l'âpreté que les discussions politiques auraient risqué quelquefois d'introduire dans une société dont tous les membres, étant journellement en contact les uns avec les autres, avaient besoin de bienveillance mutuelle. Fra- dition fidèle et intelligente du salon de M”° de Staël, où il avait fait ses premières armes, il savait allier une aimable et véritable bonhomie à ‘cette finesse d’aperçus et à cette pénétra- tion de vue dont ses écrits portent l’empreinte. De même que Pictet-Diodati et de Sismondi, il appartenait tout à fait à l’école française par la tournure de son esprit, et surtout à cette an- cienne école si remarquable pour l'agrément des manières et le charme de la conversation. Plus bonhomme dans l’apparence que dans la réalité, de Bonstetten représentait l’esprit germanique assoupli par la grâce française , et offrait l’originalité piquante d'un esprit indépen- dant et quelque peu excentrique, adoucie par un fonds de bienveillance et de gaîté naturelles. Vrai poète, l’auteur du Voyage dans le Latium, de l'Homme du Nordet du Midi, jetait de temps à autre au milieu des élucubrations des penseurs et des dissertations des politiques, quelques-unes de ces idées prime-sautières qui effarouchaient quelquefois tout d’abord, mais charmaient bientôt par leur naïve fraicheur et leur forme un peu agreste. C'était toujours avec lui de l’imprévu, de l'ex- traordinaire, en un mot de la potsie. Le nom de Bonstetten me rappelle celui d’un autre étranger qui, comme lui, avait par choix adopté Genève pour le lieu de son domicile : c’est de Simond que je veux parler, Ami de l’An- gleterre, qu'il avait représentée sous un jour si favorable dans son Voyage dans les Iles Britanniques , ouvrage qui eut dans le temps un grand succès , il avait trouvé à Genève une partie de ce qu’il appréciait chez les Anglais; et quoique son esprit na- 85 turellement un peu frondeur lui eût fait écrire dans son Voyage en Suisse quelques vérités passablement dures sur les Genevois, il laissait percer pour eux , soit dans sa conversation, soit dans ses écrits, un fonds d'estime dont il montra la sincérité en adoptant leur pays pour le sien, et en y passant le reste de ses jours. Réservé et sérieux, Simond apporta dans la société ge- nevoise, avec toutes les ressources d’un esprit cultivé et très- observateur, un élément bien caractérisé, je veux dire l’amour du vrai et une franchise dans ses jugements, basée sur une grande connaissance du cœur humain et sur une fine appré- ciation des mobiles qui le font agir. C'était le caractère anglais, dans ce qu’il présente à la fois de solide et de sévère. En parlant des écrivains qui illustrèrent Genève à l’épo- que dont je m'occupe, il en est un dont le nom se présente des premiers, quand on a en vue d’énumérer les éléments di- vers dont l’ensemble constituait alors sa position morale et intellectuelle : c’est celui de M°° Necker de Saussure. Per- sonne n'a mieux que l’auteur du Traité sur l’Education, re- présenté au dehors ce qui, sous le rapport littéraire, peut seul faire l'honneur de Genève, savoir la puissance des idées sérieuses unie au mérite d’un style pur et sans recherche. À ce titre M°° Necker, par l’appui que son talent a donné au carac- tère particulier qui doit distinguer l’école genevoise, occupe l’une des places les plus honorables dans le groupe d’intel- ligences supérieures qui en était alors la gloire. Je serais loin d’avoir atteint le but que je me suis proposé, savoir de faire saisir aussi bien que possible la physionomie de Genève dans les années qui suivirent 1814, si je me bornais à faire connaître les personnes dont je viens d’esquisser rapide- ment le portrait. À côté de ce brillant assemblage de noms tous européens, était une société plus modeste, plus ancienne à Genève, composée essentiellement de ces hommes qui, sous le régime français, avaient continué la République en souvenirs et en espérances, l'avaient restaurée en 1814, et la dirigèrent 86 dans les premiers pas qu’elle fut de nouveau appelée à faire sur la route dela liberté. Peu connus au dehors, mais entourés au dedans d’une considération méritée, ils représentaient l'élément historique de la République dans ce qu’il a d’intéressant pour le cœur el de séduisant pour l’imagination. Genève seule a connu et n’a pas oublié l’éloquence pleine de chaleur et de dignité de Lullin, ce type de l’ancien magistrat qui, à la tête du premier gouvernement de Genève restaurée, apporta dans l’exercice de ses fonctions un dévouement antique, un patriotisme aussi dé- sintéressé qu'il était ardent. Genève seule a connu la diction remplie de grâce et de finesse d’un Des Arts, la parole grave, lucide et incisive d’un Schmidtmeyer. Leurs amis intimes savent seuls le charme que répandaient autour d’eux cet esprit par- faitement naturel, cette véritable noblesse de l'âme, qui étaient chez tous les deux comme une seconde nature. Bien d’autres noms viennent encore, quand je trace ces lignes, se placer na- turellement sous ma plume; mais, en nommant ici les citoyens respectables auxquels je fais allusion, je croirais presque bles- ser la modeste réserve qui les anima constamment durant leur vie, et qui les retenait sur l’arrière-plan, quoiqu'ils eussent été dignes à tous égards de figurer sur le premier. Hommes à la fois de cœur et d’esprit, mais peu jaloux de briller, ils n’aspiraient, pour récompense de leur dévouement à leur pays, qu’à le voir heureux, et à s’effacer derrière sa prospé- rité et sa gloire. Il est cependant encore trois hommes que j'ai cités en pas- sant, qui ne rentrent précisément ni dans l’une ni dans l’autre des deux catégories dont je viens de parler, ou plutôt qui ap- partiennent également à toutes les deux, et sur lesquels je tiens à revenir, parce qu’ils eurent, chacun, quoique d’une manière différente, une grande part au mouvement qui se manifesta à Genève à dater de 1814, et aux circonstances qui le préparè- rent : ce sont Charles Pictet, Pierre Prevostet Gaspard de la Rive. —- Charles Pictet de Rochemont, connu essentiellement par sa 87 coopération active à la Bibliothèque Britannique dans la partie littéraire et pour l’agriculture, joua un rôle politique important à l’époque de la Restauration, Doué d’un esprit fin et d’un tact remarquable, connu et estimé des souverains du Nord et particulièrement de l’empereur de Russie, il se trouva placé de manière à pouvoir rendre à Genève et à la Suisse tout entière, des services éminents auprès des monarques qui disposaient alors du sort des nations. De 1814 à 1817, il fut chargé de suivre toutes les négociations diplomatiques qui concernaient notre pays, et il reçut en retour, de ses concitovens, les témoignages de reconnaissance les plus flat- teurs, 11 rentra ensuite jusqu’à sa mort, qui eut lieu en 1824, dans la vie privée d'où il ne sortait que pour faire quel- ques apparitions dans le Conseil Représentatif de Genève, ou dans des réunions intimes dont il faisait l'agrément par son esprit piquant et par l'intérêt de ses récits. La correspon- dance que son fils (Mr. Charles Pictet) a publiée dans la Bibl. Univ. ‘, est de nature à donner une haute idée du ta- lent d'observation et de l’élévation de vues qui distinguaient son père. Pierre Prevost est plus connu par ses belles recherches scien- tifiques et par son talent remarquable dans l’enseignement, que comme homme politique et homme du monde. Cependant il fut loin de demeurer étranger à la politique genevoise pendant les premières années de la Restauration, et jusqu'à l’époque où son âge l’oblisea de renoncer à toute fonction publique. Après avoir soutenu avec vigueur, à son origine, le gouverne- ment de la République contre les partisans trop ardents des idées nouvelles, il contribua ensuite, pour sa part, à la fusion qui s’opéra entre les hommes modérés des deux opinions opposées. H avait déjà rendu, sous le régime français, de grands services à l'instruction publique, en cherchant à lui conserver, à l’aide * Voyez Bibl, Univ, nouv. série, mai, août et septembre 1840. 88 de la juste influence dont il jouissait, son caractère de nationa- lité genevoise ; il lui en rendit de non moins grands, après la Restauration, en appuyant et au besoin en provoquant les amé- liorations qu'elle réclamait. Pierre Prevost aimait peu le monde; mais quand il y paraissait, il se faisait remarquer par un esprit fin, et par une bienveillance naturelle que n'altérait point une légère teinte d’ironie qui n’était qu'aimable et jamais blessante. Il avait vécu avant 1789, soit à Paris, soit à Berlin, au milieu des célébrités que renfermaient alors ces deux villes ; il avait conservé de ces deux séjours, surtout du second, des souvenirs pleins de vivacité qu’il retraçait d’une manière in- téressante. Apprécié comme il méritait de l’être par tous les hommes éminents que Genève possédait, Prevost occupait au milieu d'eux une place distinguée. Gaspard de la Rive avait aussi la sienne, et cette place était bien caractérisée : il la devait moins peut-être à l'importance de quelques travaux scientifiques d’un vrai mérite, qu’aux qualités de son cœur et à la portée de son esprit. Très-prononcé dans ses opinions, mais d’un caractère conciliant, il avait compris que la restauration de Genève ne serait complète qu autant que Genève restaurée réunirait dans son sein tous ceux de ses enfants qui, par leur mérite personnel, pouvaient lui être utiles et lui faire honneur. Ami de cœur de ces hommes avec lesquels, sous la domination française, il avait travaillé à la conservation de ce qui était resté de l’ancienne République et plus tard à sa restauration, il avait constamment cherché à unir dans une direction commune leur action et celle des hommes distingués qui étaient rentrés à Genève après 1814. Lien entre l’ancienne et la nouvelle Genève, il avait su , par la sincérité et la chaleur de son patriotisme, par les res- sources d’un esprit aussi actif qu'ingénieux, par lamabilité et la rondeur de ses manières, par la loyauté de son carac- tère, faire disparaître bien des traces d’aigreur et bien des préventions que les luttes politiques qui accompagnèrent les 89 premières années de la Restauration, avaient momentanément Jaissées après elles. Doué d’une vive imagination et en même temps d’un sens parfaitement droit, d’un coup d’œil juste et prompt, il brillait dans la société par la verve et l'originalité de son esprit, et par le choix heureux et souvent pittoresque de ses expressions. L'influence de de la Rive était moins peut- étre celle qui résulte d’une discussion suivie et d’un ensemble de raisonnements serrés, qu’une influence de persuasion, due à l'estime qu'inspirait son caracière , ainsi qu’au talent particu- lier avec lequel il savait résoudre une difficulté, ou désarçonner un antagoniste, par un trait d'esprit ou un simple appel au sen- timent. La société dont je viens de faire connaître les principaux élé- ments, se recrutait passagèrement d'étrangers de mérite qu’at- tiraient et retenaient à Genève la beauté du pays et la présence des hommes aimables et distingués qui s’y trouvaient alors réu- nis. Parmi les Genevois qui, en exerçant dignement les devoirs de lhospitalité, cherchaient à rendre le séjour de leur patrie aussi agréable que possible aux nombreux visiteurs qui y affluaient alors, se trouvait au premier rang Marc-Aupuste Pictet. La cor- dialité de son accueil, la facilité et la grâce de ses manières exerçaient sur les étrangers, auxquels il savait si bien faire les honneurs de son pays, un attrait tout particulier. Et quand, en 1825, Genève eut à pleurer sa mort, elle ne perdit pas seule- ment un savant actif et ingénieux, qui l’honorait au dehors et lui était utile au dedans, mais elle eut à regretter en même temps le représentant le plus gracieux comme le plus empressé de l'hospitalité genevoise. Ce n’est pas ici le lieu de rappeler les noms de ces étrangers dont plusieurs, illustres à divers titres, vinrent augmenter par leur présence l'agrément et les ressources de la société genevoise, et dont l’histoire se trouve ainsi plus ou moins hée à celle de Genève. Mais il en est un que je ne puis me résoudre à passer sous silence; il avait d’ailleurs trop de 7 90 titres à la qualité de Genevois, qui lui avait été conférée à la suite des services importants qu’il avait rendus à Genève, pour que je puisse le considérer comme étranger : c’est Capo d'Istria. Personne n’ignore que c’est principalement à son in- fluence que la Suisse, et Genève surtout, durent en 1814 et en 1815 la bienveillance que leur témoignèrent les puissances alliées. Capo d’Istria pensait à la Grèce en servant la Suisse ; son cœur généreux et patriote comprenait les angoisses el sym- pathisait avec les espérances de citoyens qui redemandaient une patrie libre et indépendante. Et quand le temps fut venu, pour la Grèce, de secouer les chaînes de l’esclavage et d’aspi- rer à son tour à redevenir indépendante et libre, c’est à Genève, d’où étaient parties les manifestations les plus énergi- ques et les plus efficaces en faveur de ce pays, que Capo d’stria vint établir son quartier-général, pour diriger de là les efforts de ses compatriotes. Les années qu’il passa à Genève sont gra- vées en souvenirs ineffaçables dans la mémoire du petit nombre d’amis qu’il admit dans son intimité ; et tous ceux qui eurent à cette époque le bonheur de l’approcher, ne savaient s’ils de- vaient plus admirer en lui l'élévation du caractère ou la supé- riorité de l'intelligence. Aussi leur indignation est grande quand ils voient des écrivains, qui ont la dangereuse habitude de faire plier les faits à leurs idées préconçues et à leurs spéculations po- litiques, rabaisser au rôle d’un simple agent de la Russie, celui qui en Russie n’a jamais vu que la Grèce, qui en Grèce n’a ja- mais vu que l’indépendante de son pays, et qui, martyr de la cause à laquelle il avait voué sa vie, a comblé la mesure des sacrifices qu’il avait faits pour elle, en allant chercher une mort inévitable, comme d’autres seraient allés recevoir l’ovation décernée par la reconnaissance. Quand on achève cette revue de toutes les richesses intellec- tuelles que Genève a eu le bonheur de renfermer dans son sein pendant près d’un quart de siècle, on ne peut s’empécher d’ad- mirer l’heureux concours de circonstances qui les avait réunies 1 dans la même petite ville. C’est d’abord une révolution qui, en dispersant plusieurs des enfants de Genève dans divers pays, les avait formés à une grande école, celle de la nécessité de se faire une position, et les avait, en même temps, mis en contact avec les hommes marquants et les grands événements de l’époque. Puis une restauration qui, accomplie sous les auspices les plus favorables par les hommes de talent et de dévouement demeurés sur le sol natal, avait réuni, dans leur commune patrie, toutes ces intelligences développées dans des atmosphères si différentes. Enfin un gouvernement vraiment libéral qui, tandis que tout semblait rétrograder autour de lui en fait d'idées larges et généreuses, savait, par sa sagesse , se faire pardonner de ses puissants voisins la liberté dont on jouis- sait sous sa direction, liberté telle qu’on n’en trouvait nulle part alors une plus complète et plus réelle sur le continent. Il ne faut pas croire cependant que Genève füt entrée de prime abord, après 1814, dans la voie de concorde et de prospérité qu'elle ne tarda pas, il est vrai, à suivre. Il aurait été difficile que des hommes tels que ceux qui s’y trouvèrent tout d’un coup réunis, si différents par leurs antécédents, par leurs points de vue, par le genre même de leur mérite, eussent pu s'entendre immédiatement. Il n’en fut point ainsi, en effet; c'est ce qu’il est facile de comprendre. D'un côté, ceux qui, en restaurant la République, avaient voulu l’appuyer essentiellement sur la base des anciennes traditions, ne pouvaient prendre leur parti de la voir se lancer trop facilement dans la carrière des innovations ; d’un autre côté , ceux qui voulaient la transformer en une ré- publique tout à fait moderne, s’irritaient de la résistance qu'ils rencontraient à faire adopter leurs idées quelquefois plus théo- riques qu’applicables à un petit pays. La lutte fut vive, pendant les quatre ou cinq premières années de la Restauration, entre les partisans de ces deux systèmes contraires ; mais elle se ter- mina par une conciliation graduelle, dans laquelle les deux parus, abandonnant ce qu’il y avait de trop exclusif dans leurs 92 prétentions respectives, vinrent se fondre dans une seule pré- tention, celle de travailler, sans distinction d'opinions politi- ques, au bien commun du pays. C’est qu’au fond tous ces hom- mes, qui à cette époque honorèrent Genève à divers titres, avaient plus d’un point commun, quelque diversité qu’il y eût en- tre eux : c'était chez tous la même élévation de caractère et le même amour désintéressé pour Genève ; tous étaient également désireux de reconnaître le vrai mérite partout où il se trouvait, et de lui assigner la place qui devait lui revenir ; tous aimaient la jeunesse, cherchaient à la former, à l’intéresser au pays, et à l’encourager sans la flatter ; tous voulaient le développement moral , intellectuel et matériel de la patrie, et cherchaient à l'obtenir. Comment ne pas se comprendre, comment ne pas finir par travailler en commun, quand on n’a qu’un même but et qu’on est même d’accord sur les moyens pour l’attein- dre? Aussi, une fois qu’ils se furent mieux connus et par conséquent qu'ils se furent appréciés, ces hommes si différents les uns des autres marchèrent ensemble. Alors commença cette ère de prospérité, celte série d'institutions utiles, de bonnes lois, de sages mesures administratives qui donnèrent une direc- tion commune, toute dans lintérêt de Genève, aux talents qui, jusqu'alors, s'étaient exercés seulement sur la scène politique. Gardons-nous, toutefois, de regretter les luttes qui précé- dèrent cette époque, quelque vives et pénibles qu’elles aient pu étre, car elles étaient nécessaires pour qu'une transaction véritable püt avoir lieu entre les principes opposés qui parta- geaient la République, et elles forment une période aussi bril- lanie qu’honorable de son histoire. Ce devait être, en effet, un beau spectacle, quelque petit qu’en füt le théâtre, que ce com- bat entre les représentants des idées anciennes auxquels la puis- sance des souvenirs donnait une grande autorité, et les partisans des idées nouvelles auxquels la puissance de leurs noms, jointe à l'attrait toujours séducteur de la nouveauté, donnait une au- torité non moins grande. De part et d'autre de grands talents 93 sé firent jour; et si les noms des Dumont, des De Candolle, des Pictet-Diodati, des Sismondi, des Bellot, sont plus connus hors de Genève que ceux de leurs adversaires politiques d'alors, les Genevois honorent encore et honoreront longtemps les noms des Lullin, des Des Arts, des Schmidtimevyer, des de la Rive, ainsi que ceux de tous les citoyens qui prétaient un appui tou- _ jours ferme et éclairé, souvent même éloquent, aux magistrats qu'ils avaient mis à leur tête et avec lesquels ils avaient travaillé et espéré dans les mauvais jours. Mais, nous l'avons dit, ces luttes ne furent pas longues, et ne pouvaient lêtre entre dés hommes faits pour se comprendre et s’apprécier ; elles eurent pour issue une paix qui ne devait point avoir de terme, parce qu’elle était fondée sur l'estime réciproque que des adversaires loyaux, et animés au fond des mêmes sentiments, ne manquent jamais, quand ils se sont mesurés sur le champ de bataille, de concevoir les uns pour les autres. Le contre-coup de 1830 avait déjà un peu ébranlé cet heureux état de choses, résultat de lesprit de conciliation qui depuis dix à douze ans avait constamment dominé dans les Conseils genevois ; mais les hommes dont la sage pré- voyance avait graduellement préparé Genève à un régime plus démocratique, réunis à ceux qui s’étaient formés à leur école, surent alors la préserver des excès de la démocratie. Malheureusement ils disparaissaient peu à peu ; au commence- ment de 1841, De Candolle, Lullin de Châteauvieux et de Sismondi, seuls de tous ceux que nous avons nommés, vivaient encore, mais ils voyaient l’horizon de Genève se rembrunir tous les jours davantage, et de sinistres pressentiments attristaient leurs derniers jours. De Candolle et Lullin de Chäteauvienx ne virent pas ce jour néfaste où croula l'édifice constitutionnel établi et consolidé avec tant de soins par eux et leurs amis ; ils moururent quelques semaines avant. De Sismondi le vit, et protesta contre l’envahissement de la démagogie, avec l’énergie du désespoir et l'autorité d’une parale qui ne fut jamais plus 94 eloquente et plus-digne, au nom de toutes ces nobles intelli- gences dont il était demeuré comme le fidèle représentant. Puis lui aussi mourut le 22 juin 1842, peu de jours après l’ac- ceptation de la nouvelle constitution, disparaissant en même temps que ce régime sous lequel Genève avait vécu heureuse et honorét et qui mourait avec lui. Ainsi, au même instant où le dernier astre de la belle pléiade qui avait brillé sur Genève s'éteignait pour jamais, on voyait périr cette constitution, œuvre de transaction et de concilia- tion entre des idées et des intérêts si divers. Singulière coïnci- dence; comme si, par une espèce de talisman, l’état politique de Genève eût été intimement lié à la conservation de ces hommes qui, ainsi que je lai déjà dit dans une autre occasion, avaient aimé la patrie qui leur avait donné le jour et qu'ils avaient fait renaître à leur tour, à la fois comme on aime sa mère et comme on aime sa fille. Heureusement qu'ils ne sont pas morts tout entiers; hcureu- sement qu’ils n’ont pas emporté avec eux toutes les idées qu’ils avaient semées : la génération qu’ils ont formée ne sera pas, quelle que soit son infériorité à leur égard, tout à fait indigne de ses maitres, Sans doute, elle ne peut offrir à Genève un avenir aussi brillant que l’a été son passé ; les circonstances et les hommes ne sont plus les mêmes; mais elle peut encore lui préparer un avenir honorable. Que tous ceux quila composent et qu'animent les mêmes sentiments fassent comme leurs pères, qu'ils s’unissent pour travailler dans le même but, chacun dans la sphère qui lui est propre. Qu'ils aient toujours pour direc- tion commune de conserver à Genève, dans le développement de sa vie intellectuelle comme dans celui de sa vie pratique, ce caractère de moralité sévère, ce respect pour le fond des cho- ses qui, sans négliger la forme, se garde de jamais lui sacrifier le solide; ce caractère d’austérité, disons le mot, de puritanisme dans les idées, qui doit être le trait distinctif de notre ville. Ce sont des qualités rares et peu appréciées par le temps qui 95 court, dont l'excès risque même quelquefois d’engendrer le ridicule, mais dont l’excès est bien moins à craindre que l’ab- sence. Il est du devoir, il est même de l’intérét de Genève de les conserver précieusement , car, à l’époque difficile où nous sommes, un petit pays ne peut subsister qu’à deux conditions : l’une, d'avoir foi aux principes et de les mettre en pratique, autre, d'avoir sa physionomie propre, de vouloir être soi et non pas comme tout le monde. Je reviens à De Candolle; il en est temps. Si, en abordant cette dernière phase de l’histoire de sa vie, je me suis permis une si longue digression, c’est qu’au fond j'avais le sentiment que je ne le quittais pas tout à fait. Son nom, son souvenir étaient constamment dans ma pensée quand je revenais sur les vingt-cinq années pendant lesquelles il a vécu à Genève, parce qu’ils sont intimement liés à tout ce qui s’est fait d’utile et d'ho- norable dans notre pays pendant cette période. Je reviens donc exclusivement à lui, et il me sera plus facile de le suivre dans sa vie de Genève, maintenant que j'ai fait connaître l’atmo- sphère nouvelle dans laquelle il va respirer. Un jour, c’était à la fin de septembre 1826, les habitants de la Cour de Saint-Pierre, petite place où est situce à Genève la maison de De Candolle, voient défiler sous leurs yeux quarante petits chars de roulage chargés de bagage. Ce jour-là, De Candolle était fixé à Genève, car ce bagage c'était son herbier, et l'herbier une fois installé, De Candolle l'était aussi. Ses pre- miers soins, à son arrivée, se concentrèrent sur son établisse- ment et surtout sur l’arrangement de cet herbier devenu déjà si considérable. Ce fut un grand travail, mais il y apporta un tel esprit d'ordre, que l'opération fut vite achevée et parfaite- ment bien faite. {1 disait souvent qu'il n'avait jamais mieux reconnu que dans cette occasion tous les avantages de l'ha- bitude de méthode qu'il avait puise dans ses études de 96 classification, et qui à son tour réagissait d’une manière si heu- reuse sur ses travaux mêmes. De Candolle, aussitôt qu'il fut arrivé, fut mis en possession de la chaire d'Histoire Naturelle qu’on avait créée pour lui, et devint ainsi professeur effectif de l’Académie de Genève dont il était déjà, depuis 1800, professeur honoraire. Un enseigne- ment de botanique institué à Genève, et De Candolle appelé à le donner, c'était plus qu’il n’en fallait pour faire sentir la nécessité d’un Jardin botanique. Le gouvernement s’em- pressa de fournir, dans l’intérieur de la ville, le terrain néces- saire pour l’établissement de ce Jardin; les particuliers les plus riches se mirent à la tête d’une souscription destinée à couvrir les frais considérables que devait nécessairement en- traîner un semblable établissement, et bientôt, grâce au zèle avec lequel chacun, dans la limite de ses moyens pécuniaires, concourut à celte nouvelle création, De Candolle put se re- trouver au milieu des compagnes inséparables de ses travaux. Ce fut le 19 novembre 1817, que le Professeur Gaspard de la Rive, qui était alors le Premier Syndic, c’est-à-dire le pre- mier magistrat de la République, inaugura le nouveau Jardin, avec quelques autres membres du gouvernement et de l’Aca- démie, en plantant lui-même les espèces qui, dans l’ordre mé- thodique adopté, se trouvaient les premières de l’école bota- nique. Cette inauguration solennelle était un hommage que le pays rendait, par l'organe de ses chefs, à la science et au digne représentant qu’elle venait d’acquérir à ‘Genève. Ce fut égale- ment, envers De Candolle, l'occasion d’une manifestation géné- rale de la haute considération dont il était entouré et de l’in- térét qu'inspiraient ses travaux et la gloire qui en devait rejaillir sur le pays tout entier ; il en fut profondément touché, et le té- moigna par le dévouement avec lequel il consacra une grande partie de son temps et de ses forces, soit au Jardin même, soit à d’autres institutions utiles dont il provoqua et seconda plus tard la création. 97 = Mais, avant de suivre De Candolle dans le mouvement qu'il imprima à Genève au point de vüe de la science et des institu- tions qui s’y rattachent, nous allons le considérer quelques instants dans la vie du monde qu’il s’y créa, et qui exerça elle-même une grande influence sur les heureux résultats que produisit son activité. Aussitôt arrivé, De Candolle prit dans la société genevoise la place que lui assignait d’avance sa répu- tation d'homme d'esprit et que d’anciennes amitiés lui avaient toujours conservée. Après une journée consacrée au travail, il aimait à trouver dans le monde une distraction à ses occupa- tions et préoccupations scientifiques, il y venait chercher un aliment d’un autre genre à cette activité d’esprit qui chez lui ne connaissait pas le repos. Il se plaisait à repasser avec ceux de ses amis qui, comme lui, avaient vécu à Paris et en avaient connu les hommes les plus marquants, les souvenirs des années de sa jeunesse ; toujours indépendant dans ses jugements, il s’animait à discuter contradictoirement tantôt avec Dumont, tantôt avec de Sismondi, certaines questions de politique géné- rale et de sciences sociales ; mais le plus souvent c’était sur des sujets plus directement relatifs à Genève qu’il portait la con- versation, et qu’on le voyait s’échauffer à l’idée de réaliser pour son pays les projets d'améliorations que son esprit en- fantait constamment, et dont il savait si bien hâter l'adoption par la chaleur avec laquelle il les exposait et par le talent qu’il mettait à en écarter les objections. Quelquelois, plein d'abandon et de gaité dans des réu- nions familières où il se livrait sans réserve à son naturel expansif et enjoué, il amusait parfaitement les autres en se divertissant lui-même de bon cœur. Rien n’est plus aimable que cette disposition qu'il avait et qu’il rencontrait chez quelques-uns de ses amis, de savoir s’égayer soi-même en égayant les autres; rien n’est plus contagieux que ce rire franc et de bon aloi qu’on provoque en y participant tout na- turellement. C’est à Genève seulement, dans la réunion de 98 quelques amis intimes, qu'il avait trouvé cette galté naturelle et sans apprêt à laquelle il s’associait dans l’occasion avec un si grand plaisir. Les qualités qui dominaient dans la conversation de De Can- dolle étaient de nature à être appréciées par une partie de la so- ciété pour laquelle il avait un grand penchant, je veux parler de la société des dames. Ses succès auprès d'elles, outre ceux qui résultent de la vivacité de l’esprit et d'une grande connaissance du monde, tenaient à ce qu'il avait le talent de ne jamais leur faire sentir sa supériorité; et cela, parce qu’il n’avait pas avec elles, en général, une conversation différente de celle qu'il avait avec les hommes. Il réussissait, par la grâce et la luci- dité avec lesquelles il savait traiter tous les sujets, à intéresser. aussi bien ses interlocutrices que ses interlocuteurs ; elles lut savaient essentiellement gré de ce qu'il ne les jugeait pas in- dignes d’une conversation solide, et de ce que, sans jamais avoir l’air de descendre jusqu’à elles, il les élevait jusqu'à lui. sans qu'elles s’en doutassent. Cette qualité, rare dans un esprit supérieur et surtout dans un savant, était, en grande partie, la cause de l'agrément très-vif que les dames trouvaient dans Ja société de De Candolle, et de la jouissance qu’il éprouvait lui-même à converser avec elles. Les relations sociales de De Candolle n'étaient point limitées. aux personnes du pays : elles s'étendaient également aux étran- gers dont la présence venait animer d’une manière agréable. la société genevoise. Il les accueillait avec une cordialité par- faite, et savait bien vite distinguer ceux qui, par leur mérite, avaient droit à entrer dans son intimité. Il eut ainsi l'occasion de former plusieurs liaisons qui ont duré jusqu'à sa mort, et qui ont été, pour lui, une source non interrompue de vérita- bles et pures jouissances. La maison de De Candolle devint na- turellement, après la mort du professeur Pictet, le rendez-vous de tous les savants et de la plupart des hommes distingués qui passaient par Genève; il partageait, du reste, cet honorable pri- 99 vilége avec son ami de Sismondi et avec plusieurs de ses con- frères de l’Académie, entre autres de Saussure et de la Rive, heureux aussi eux-mêmes de pouvoir, dans l’occasion , repré- senter Genève auprès des sommités intellectuelles de l'Europe, par un accueil à la fois simple et cordial. La manière large et sans prétention dont ils savaient tous exercer l'hospitalité envers ceux qui avaient de justes droits à étre accueillis honorablement , est une des circonstances qui ont fait le plus d'amis, et d’amis dévoués, à Genève et aux Genevois. Tout homme de mérite est, en effet, sensible à des témoignages de considération quand ils sont l'expression spon- tanée et cordiale d’une véritable estime. Voilà ce que compre- naient, ou plutôt ce que sentaient avec un {act parfait, De Candolle et tous ceux qui, comme lui, ne perdaient jamais une occasion de servir leur pays dans les petites choses comme dans les grandes, si tant est qu’il y en ait de petites quand il s’agit d’un intérét de cet ordre. L’entrain que De Candolle apporta dans la société gene- voise et qui caractérise si bien, en le résumant, le genre d'influence qu’il y exerça, il le porta aussi et avec non moins de succès dans ce que j’appellerai sa vie sociale à Genève, qui n’est précisément ni sa vie du monde, ni sa vie politique, ni sa vie scientifique, quoiqu’elle leur tienne par plus d’un lien. J’entends cette vie qui se manifestait par le besoin qu’il éprouvait constamment de s'associer pour la création d’in- slitutions utiles, à tous les hommes honorables qui parta- geaient ou chez lesquels il provoquait ce même besoin. Ainsi, peu de temps après son retour à Genève, il fut l’un des pro- moteurs et des fondateurs les plus actifs d’une Société de Lec- ture, avec Dumont, Bellot, de la Rive, Pictet, et les autres hommes distingués de notre pays, Il contribua, pour sa bonne part, à fonder cet établissement sur les bases larges qui en ont fait l’un des plus remarquables de ce genre, soit par les ressources considérables qu’il présente, soit par la manière 100 hospitalière avec laquelle tous les étrangers y sont ac- cueillis. Après la Société de Lecture, il porta son attention sur la Bibliothèque Publique, ancien établissement auquel il cher- cha, non sans peine, à redonner un peu de vie, et qui lui faisait souvent faire la réflexion qu’il est, dans bien des cas, plus facile de créer à neuf que de restaurer ce qui est ancien. Réflexion plus vraie en apparence qu’en réalité, car quand on ne se laisse pas rebuter par les obstacles que présente souvent aux améliorations l'esprit de routine, on trouve dans les an- ciennes institutions un fonds de vie et dé résistance à la sape du temps, que n’ont pas toujours les créations modernes, plus faciles à faire naître, il est vrai, mais auxquelles la durée peut seule donner de la stabilité. Parmi les occupations du même genre qui intéressèrent De Candolle, il en est une où il eut l’occasion de développer en- core tout ce que son esprit inventif renfermait d'activité: c’est le Comité d’Utilité cantonale, fondé par un généreux citoyen de Genève, Mr. Henri-Louis Boissier, en vue d'employer de la manière la plus utile au pays une somme de 250 000 francs dont il ne voulait pas lui-même, par modestie, indiquer l’em- ploi spécial. Le fondateur avait désigné les membres du comité qu’il instituait. De Candolle, qui se trouva dans le nombre, fit adopter plusieurs idées utiles, celle entre autres, à laquelle il attachait un grand prix, d’un établissement pour les sourds- muets, où ces infortunés pussent recevoir de la manière la plus complète les soins physiques et éducatifs que leur triste infir- mité exige. Je ne veux rien exagérer : je suis loin d’attribuer à De Can- dolle toutes les heureuses innovations dont Genève a vu la réali- sation de 1816 à1841; ce serait mal le servir et mal le com- prendre que d’élever en sa faveur une semblable prétention. De Candolle a conçu bien des projets avantageux pour Genève ; il en à réalisé un grand nombre ; mais il est loin d’être le seul qui 101 ait eu ce mérite, et bien des institutions précieuses rappellent les noms d’autres citoyens chers aussi à Genève. Mais le genre de supériorité qu’on ne peut refuser à De Candolle, ce sont les pro- digieuses ressources que son esprit fertile en expédients trouvait toujours pour l’exécution soit des projets dus à lui seul, soit des projets conçus par d’autres; c’est ce talent à surmonter les difficultés, à résoudre les objections, à exciter, enfin, l’intérét pour la réalisation d’une idée qu’il estimait bonne. Voilà ce que nul autre ne présentait au même degré que lui; voilà pourquoi, quand on avait à cœur la réussite d’un plan, on tenait à l’y associer. J’ai parlé du talent de De Candolle à donner vie à des insti- tutions nouvelles ; j’ai indiqué qu'il savait, au besoin, rajeunir des établissements anciens : j’en trouve une nouvelle preuve dans ce qu il a fait pour la Société des Arts. Fondée en 1782 par plusieurs notabilités genevoises, à la tête desquelles était Horace-Bénédict de Saussure, cette Société, qui a rendu de si grands services à Genève, eut pour but, dès son origine, de réunir deux classes d'hommes qui vivent en général beau- coup trop éloignées l’une de l’autre, quoique bien des liens naturels doivent les rapprocher : je veux parler des savants et des industriels, des amateurs et des artistes, des théoriciens et des praticiens. Après de Saussure et Pictet, qui en avaient été successivement les présidents, De Candolle remplit cette fonction de 1825 à 1841. Les services qu’il rendit à l'en- semble de l'institution , ainsi qu’aux trois divisions dont elle se compose sous les noms de Classes des Beaux-Arts, de l’Industrie et de l’Agriculture, sont nombreux et de divers genres. Il eut l'heureuse idée de grouper, sous le titre de Membres de Classe, autour de l’une ou de l’autre de ces divisions, et d'associer ainsi aux travaux de la Société générale, toutes les personnes qui étaient placées de manière à s’y intéresser ; en augmentant par leurs souscriptions les ressources pécuniaires du corps entier, les Membres de Classe formèrent dès lors, en vceuoc 102 .iméme temps, une pépinière où il put se recruter avec avantage. Tandis que par cette mesure générale il imprimait à la So- citté entière une activité toute nouvelle, De Candolle s’occu- pait plus particulièrement de la Classe d'Agriculture, dont les travaux étaient naturellement plus en rapport avec ses goûts et ses propres occupations. Puissamment secondé par des hommes qui surent y apporter la même activité et le même dé- vouement que lui, et qui ont constamment persévéré dès lors dans la voie qu’il avait ouverte, il sut exciter un véritable intérêt pour les travaux de cette classe chez les agriculteurs mêmes, peu amateurs en général de tout ce qui sent la théorie, et par conséquent de toute réunion tant soit peu scientifique. El sut mettre à profit le Jardin botanique pour naturaliser dans le pays de nouvelles espèces et de nouvelles variétés de fruits, de lé- gumes, de vignes et d'arbres d'agrément, et donna par là un grand développement à l’horticulture qui, jusqu'alors, avait ét peu soignée Plusieurs rapports et mémoires spéciaux fu- rent composés par De Candolle en vue de la Classe d’Apricul- ture; je citerai parmi les plus remarquables une notice sur l’Hi- stoire des choux, qui eut un grand succès en Angleterre, où elle fut imprimée dans les Mémoires de la Société d'Hort'cul- ture ; un mémoire sur les engrais liquides, plein de renseigne- ments utiles sur le mode de leur emploi, et un rapport sur l'état astuel des pépinières du Canton, suivi de réflexions intéressan- tes et pratiques sur ce genre d'établissement. La Classe d'Agriculture n’était pas la seule des trois Classes de la Société des Arts dont les travaux fussent pour De Can- dolle un objet d’intérèt ; il trouvait encore du temps pour étre utile aux deux autres. Ce fut lui qui rédigea le rapport destiné à faire connaître les résultats de la première expo- sition des produits de l’industrie genevoise, que la Classe d'Industrie et de Commerce fit faire en 1828; document précieux de l’état des différentes branches de l'industrie à Genève à cette époque, et des espérances qu'on peut fon- 103 der sur elles, remarquable en même temps par les vues gé- nérales sur l’industrie et sur les avantages qu’elle retire de la liberté, même dans les circonstances les plus défavorables en apparence. C’est lui encore qui, avec quelques autres membres de la Société des Arts, aida à la réalisation de l’idée aussi grande que patriotique de M° Rath, de doter leur pays d’un Musée des Beaux-Arts, qui a reçu le nom de ses pé- néreuses fondatrices. Ce fut lui qui, comme président de la So- ciété, inaugura ce beau monument, et eut la douce mission d'exprimer à Mles Rath la reconnaissance du pays. Toujours à l’affût des idées nouvelles dont l'introduction pouvait être utile, il se joignit, en 1823, au professeur Pictet, pour mettre en train la construction d’un pont de fil de fer destiné à établir, par-dessus les fossés qui entourent la ville, une nouvelle communication avec l'extérieur. C'était à la suite d’une course qu'ils avaient faite ensemble à Annonay, et où ils avaient vu chez MM. Seguin une passerelle. suspendue par quelques fils de fer, que l’idée leur vint de faire un essai plus en grand. Le succès dépassa l'attente des deux amis ; il montra ce qu’on pouvait espérer de ce genre de construction tout à fait inconnu et dont on a tiré dès lors un si grand parti. Cet objet, quoique assez étranger aux occupations ordinaires de De Candolle, l’avait vivement intéressé ; il publia plus tard une notice fort bien faite sur le grand pont suspendu de Fribourg, qu’il avait visité en détail et avait beaucoup admiré. Malgré le peu de goût que De Candolle avait pour la poli- tique, il ne put, une fois établi à Genève, y rester étranger. Dans une petite république où tout le monde se touche, où tous les intérêts se croisent, un homme qui y joue un rôle aussi important que l'était le sien ne peut se tenir complétement en dehors des affaires publiques. Il fut donc obligé de s’en occu- per, et même d’y prendre une part active dans quelques oc- casions importantes, De 1816 à 1841 il siégea constamment dans le Corps représentatif du pays, par suite de trois réélec- 104 tions qui l’y firent entrer à la presque unanimité des suffrages. Le caractère distinctif de l’esprit qu’il ‘apporta dans la politi- que genevoise se montra de bonne heure dans deux circon- stances particulières. En 1814, il profita d’un séjour qu'il était venu faire à Genève dans le but de visiter ses parents et ses amis, pour engager de Sismondi, à retirer, avant que les exemplaires fussent distribués et mis en vente, une brochure très-vive contre le nouveau gouvernement. Il réussit; mais ce ne fut pas sans peine. Sa démarche n’eut pas, du reste, tout le succès qu’il en espérait; car il ne parvint point à calmer, autant qu’il Paurait voulu, l'irritation des hommes contre les- quels de Sismondi avait dirigé ses attaques. Le temps des idées plus modérées n’était pas encore arrivé ; un premier pas dans la voie de la conciliation venait d’être fait, et c’était De Can- dolle qui l’avait tenté. Trois ans plus tard, en 1817, il donna une nouvelle preuve de son désir d’apaiser les passions; ce fut à l’occasion d’une émeute violente qui éclata par l’effet du renchérissement des denrées. De Candolle faisait alors avec quelques amis une course dans l’intérieur de la Suisse; il ap- prend à son retour ce qui vient de se passer, et le lendemain il fait paraître, sous le titre d’Adresse à ses concitoyens, un petit écrit destiné à ramener des hommes égarés qui étaient loin d’être rentrés dans le calme. Ces quelques pages respirent un sentiment profond de patriotisme et un esprit de véritable modération; c’est un appel au bon sens de la nation, fait avec autant de sagesse que de chaleur. Dès ce jour la position po- litique de De Candolle fut nettement dessinée : il était devenu l'homme de la conciliation, et c’est ce beau rôle qu’il continua à remplir sans interruption dans le Conseil législatif de son pays. Il réussit bientôt à amener sur ce terrain les hommes éclairés des deux opinions contraires, qui y étaient tout dispo- sés depuis qu’ils avaient appris à se connaître et à s’eslimer ; d’un côté Dumont et Bellot, de l’autre Schmidtmeyer et Gas- pard de la Rive s’avancèrent dans cette route toute nouvelle 105 pour la République, que De Candolle contribua à ouvrir, en déployant pour rapprocher les hommes autant d'activité qu’on en met souvent à les diviser. De Candolle continua, jusqu’en 1836, à s'occuper d’une manière active de la politique de son pays. Toujours l’un des plus ardents pour le triomphe des vrais principes libéraux en fait de politique et d'économie politique, il eut l’occasion de défendre la liberté du commerce, soit à l’époque où il fut ques- tion d'établir en Suisse un concordat de représailles contre Îa France, dont les mesures douanières étaient d’une grande ri- gueur envers la Suisse ; soit lorsque le Conseil Représentatif de Genève agita la question des subsistances, si difficile et si grave pour un petit pays cerné de tout côté par les barrières qu'é- tablissent en cas de disette ses puissants voisins. Dans un rap- port remarquable, il montra d’une manière si évidente les avantages, même dans la position exceptionnelle où Genève semblait se trouver, de la liberté du commerce des grains, que cette question n’en fut plus une, et que les masses, ordi- nairement si difficiles à convaincre sur ce genre de sujet, n'élevèrent plus aucune prétention qui fût contraire à ce que dictaient les vrais principes de l’économie politique. De Can- dolle recommandait seulement, dans son rapport, quelques mesures de précaution, des facilités données aux commerçants pour leurs approvisionnements, et des encouragements réels pour l'agriculture du Canton. C’est alors que, pour joindre l’exemple au précepte, il commença à imprimer aux travaux de la Classe d'Agriculture cette activité que nous avons déjà signalée, et grâce à laquelle, par les perfectionnements qu’a reçus le premier des arts, on a vu un sol ingrat devenir ca- pable de nourrir presque tous ses habitants. On retrouve le nom de De Candolle mêlé à toutes les grandes questions politiques et administratives qui furent débattues à Genève de 1816 à 1836; il reparaît, en particulier, dans les lois sur la presse et sur l'instruction publique qui occupèrent 8 106 le Corps législatif, ainsi que dans quelques discussions tou- chant à la politique fédérale. Ce dernier point le sépara assez profondément de quelques-uns de ses anciens amis. Plus Ge- nevois que Suisse, n’ayant vu essentiellement dans la réunion de Genève à la Suisse qu’un moyen plus assuré pour Genève de rester toujours elle-même, tout ce qui tendait, même à un très-faible degré, à centraliser davantage les pouvoirs fédé- raux lui inspirait une vive répugnance. Il trouva des paroles éloquentes pour d'fendre l’individualité cantonlae et l’organi- sation de la Confédération Suisse en Etats souverains, unis simplement par l'alliance telle que lavait faite le pacte de 1815. « Voyez, disait-il, les deux Confédérations qui ont existé simultanément au centre de l'Europe ; voyez les Pays- Bas et la Suisse : les premiers, avec un gouvernement central compacte, ont eu un président et ont fini par avoir un roi; mais la Suisse n’a pu se prêter, el ne pourra jamais se prêter, à une pareille métamorphose. Elle existe parce qu'elle est mul- tiple. Le pouvoir monarchique imposé par l'étranger ne sau- rait où s'asseoir; car au lieu d’une usurpation, il en faudrait vingt-deux. La Suisse est une hydre, et je veux qu’elle reste une hydre, pour qu’on ne puisse jamais l’abattre d’un seul coup. » Après les différentes lois relatives à l'instruction publique et dans la discussion desquelles il prit encore une part très-active, De Candolle ne reparut au Conseil, à dater de l’année 1836, qu’à des époques rares et éloignées; il n’y retrouvait plus ses anciens amis, qu'il avait presque tous perdus; cette triste circonstance et de noirs pressentiments sur l'avenir du pays avaient diminué beaucoup l'intérêt qu’il apportait autrefois à la chose publique. La grande altération qu’avait éprouvée sa santé, jointe au chagrin de se voir obligé de renoncer à tant d'illusions qui avaient été pendant quelques années des réalités et qui lui avaient semblé devoir subsister toujours, oc casion- nait aussi quelquefois chez lui une disposition à s’émouvoir et 107 à se décourager ; il préférait, en s’abstenant de prendre part aux discussions, ne pas la laisser percer au dehors. Aussi, pour bien comprendre la vie publique de De Candolle à Genève, il faut se transporter à cette époque de jeunesse et d’espé- rance pour la République, où lui-mëme, plein de verve et d’entrain, anticipait avec confiance sur l’avenir qui s'ouvrait pour elle. Je trouve dans un rapport qu’il fit en 1821, sur la fondation du Jardin botanique, un morceau qui donne une juste idée de la manière dont il envisageait alors cette belle perspective, et je ne puis mieux terminer celte par- tie de sa carrrière qu’en citant ses propres paroles : « Oui, Messieurs, ce n’est que par l'esprit public que Genève, malgré sa pelitesse, peut tenir quelque rang honorable parmi les na- tions éclairées; nous lui devrons peut-être quelque illustra- tion, et ce qui vaut mieux, de la concorde et du bonheur; déjà nous en goûtons les heureux fruits. Tandis que tant de peuples sont agités par de pénibles discordes, nous voyons chaque jour les différences extrêmes d’opinions se confondre chez nous dans un sentiment commun. Quand ils s'inquiètent de leur existence elle-même, nous nous occupons paisiblement à améliorer nos institutions, Puisse celle dont je viens de vous tracer les progrès continuer à mériter l'approbation du gou- _vernemént qui la protége, et la bienveillance du public auquel elle est toute consacrée. Nous continuons à la placer sous celte douce sauvegarde. » Nous la plaçgons sous celte douce sauvegarde ; ces mots me conduisent naturellement à rappeler la manière dont De Candolle savait toujours associer le public à tout ce qui in- téressait la science. « Vous en avez été les créateurs, disait-il dans son premier rapport aux souscripteurs qui avaient fondé le Jardin; soyez-en les conservateurs et les amis. Faites sentir à chacun, dans vos alentours, que tout individu se nuit à lui- même en nuisant aux propriétés nationales; que chaque dés- ordre de ce genre est un obstacle opposé d'avance à la publi- 108 cité d’autres institutions analogues ; que rien ne donne mieux l’idée d’une ville éclairée que le respect pour les propriétés confiées à la foi publique; que si chacun de nous se croit obligé, sans qu’on le lui dise, de respecter le jardin de son ami, combien à plus forte raison ne doit-il pas respecter le jardin de la République qui est notre mère et notre meilleure” amie. » C'est en parlant ainsi, c’est en agissant de même, que De Can- dolle contribuait à populariser à Genève les institutions scien- tifiques, et par conséquent la science; et ceci m'amène à l’envisager dans sa vie scientifique à Genève. En l'étudiant sous ce point de vue, nous l’avons déjà vu, à Paris, essentiellement occupé à se faire un nom dans la science par des travaux originaux; nous le retrouvons, à Montpellier, se créant une école en même temps qu'il continue ses propres recherches ; Genève nous le présente associant à ces deux formes, sous lesquelles son activité scientifique conti- nue à se manifester, une troisième forme toute nouvelle, celle que nous venons de signaler et que nous pouvons caractériser par ces mots : populariser et faire aimer la science. La création du Jardin botanique à laquelle if sut intéres- ser toute la population de Genève, en rattachant cette créa- tion à des idées de progrès pour la science, à des applica- tions à l’agriculture, à l’ornement et à l’agrément de la ville, fut son premier pas dans cette voice nouvelle. Bientôt, indé- pendamment de son enseignement académique, il ouvrit des cours de botanique auxquels affluèrent des personnes qui n’é- taient ni d'âge ni de sexe à s'asseoir sur les bancs de l’école. Rien n’était plus gracieux que ces leçons données, sur une science si bien faite pour être populaire, par un professeur dont l'exposition claire et animée intéressait et charmait son auditoire. Une fois il termine son cours par une herborisation sur le Salève; et par une belle journée du mois de mai, l’on vit une quarantaine de dames aller, sous la direction de De Can- 109 dolle, chercher elles-mêmes à recueillir et à reconnaitre les fleurs dont elles avaient, pendant l'hiver, étudié la structure et les caractères. L’enthousiasme pour l'étude de la botanique devint bientôt si général, que De Candolle ayant été subitement appelé à restituer les dessins d’une Flore du Mexique qui lui avaient été confiés, les dames de Genève conçurent le projet d’en exécuter pour lui la copie. Grâce à ce zèle, mille dessins furent copiés en huit jours par cent dix personnes, et De Can- dolle put renvoyer les originaux sans être privé de cette collec- tion importante pour ses travaux. Un jour qu’il racontait ce fait, dont il aimait à se plorifier pour son pays, à la célèbre Miss Edgeworth et qu'il lui montrait les dessins, en cherchant à faire remarquer les plus parfaits: Je préfère les moins bons, lui dit-elle, ce sont ceux-là qui prouvent que ce résultat est di à l’esprit public et non à l’amour-propre. La création d’un Musée d'Histoire naturelle avait suivi de près celle du Jardin botanique, et c’est encore De Candolle qu’on avait vu à la tête des fondateurs de cet utile établissement. Son zèle stimulait le leur ; grâce à leurs efforts combinés, le Musée s’enrichissait rapidement des dons de la générosité particu- lière. Pour accroître davantage les collections, il a l’heureuse _idée de donner, au profit de l'établissement, un cours public de zoologie, et il s'associe dans ce but quelques hommes amis comme lui de la science et du pays. La foule s’y porte, et le produit du cours, joint aux souscriptions volontaires qu’il pro- voque, est employé à l'achat d’animaux rares et précieux dont le Musée, sans cette ressource inattendue, aurait été probable- ment longtemps privé. Dans le nombre des cours que De Candolle donna à Genève en dehors de son enseignement académique, je tiens à men- tionner encore ceux de Botanique agricole, cours d'un genre tout nouveau, dans lesquels, mettant à profit les découvertes les plus récentes de la physiologie végétale, il en montra l'ap- plication à Pagriculture. Il eut plus tard le projet d'imprimer 110 le travail qu'il avait fait à cette occasion ; mais il se contenta d’en insérer quelques fragments dans son traité de Physiologie, ayant dù renoncer à en faire un ouvrage spécial. Invité un jour, par une réunion de personnes distinguées au milieu desquelles il se trouvait, à leur faire connaître l’état de la botanique, De Candolle improvisa je ne dirai pas une leçon, mais un discours du plus grand intérêt, dans lequel il sut exposer, avec cette clarté et cette vivacité qui étaient le ca- chet de son esprit, les progrès récents de sa science favorite, et faire toucher au doigt le point de développement auquel elle était parvenue. Ses auditeurs charmés l’engagèrent à mettre par écrit ce qu’il venait de leur exposer oralement, et cette impro- visation devint un article intéressant de la Revue française sur les progrès et l’état actuel de la botanique. Si j'ai rapporté quelques-uns des traits par lesquels se ma- nifestait le besoin que De Candolle avait de populariser et de faire aimer la science, c’est pour mieux faire comprendre com- ment il put atteindre ce but qu’il avait tellement à cœur. Rien n’était négligé, aucune occasion n’était perdue par lui pour y parvenir : cours publics, conversations, articles dans les Re- vues, création d'institutions, il mettait tout en œuvre. Si donc la science a acquis à Genève un haut degré de popularité qu’elle conserve encore, c’est en grande partie à De Candolle que nous pouvons l'attribuer ; je dois cependant reconnaître qu'il trouva un terrain bien préparé, et qu’il fut puissamment secondé par les autres savants genevois. En même temps qu'il cherchait à populariser la science dans la société genevoise, De Candolle travaillait à y initier les jeunes gens auxquels étaient destinés ses cours académi- ques. Il n'avait pas trouvé à Genève un auditoire aussi nom- breux qu’à Montpellier; les élèves auxquels il était appelé à s'adresser étaient également plus jeunes. L'enseignement dont il était chargé était un enseignement général d'histoire naturelle (car la zoologie y était comprise), plutôt qu’un en- 111 seignement spécial de botanique. Mais, à côté du développe- ment intellectuel qui en résultait pour l’ensemble des élèves, un grand nombre d'entre eux prenaient goût à une science qui leur était exposée d’une manière si attrayante. De Candolle formait donc à Genève, comme il l'avait fait à Montpellier, une véritable école ; chaque année de jeunes botanistes se pres- saieënt autour de lui, pleins d’ardeur pour une science dont l’étude était accompagnée d’encouragements si réels et si bien- veillants. Le cabinet de De Candolle et son herbier leur étaient ouverts à toutes les heures de la journée; lui-même interrom- pait ses travaux pour les recevoir avec une bonté qui leur fai- sait oublier le dérangement qu'ils devaient lui causer. Que de bons conseils, que de paroles encourageantes, que de recom- mandations précieuses ont été données dans ce cabinet où De Candolle vit encore pour ceux qui ont eu le bonheur de l’y voir au milieu de ses livres et de ses cartons ! À deux époques différentes, une fois en 1823, une autre fois en 1825, il engagea l’un de ses confrères, Mr. Necker de Saussure, professeur de minéralogie et de géologie, à se Joindre à lui pour faire avec leurs élèves communs un voyage de quelques jours dans les montagnes, en vue d’étudier sur les lieux mêmes l’histoire naturelle. Quinze à vingt jeunes gens furent admis à faire partie de ces expéditions. Quelques pro- grès dans leurs connaissances en botanique, en minéralogie et en géologie, ne furent pas les seuls fruits qu’ils en retirèrent: ils apprirent ce que c’est que la vie scientifique, ce que c’est que l’amour de la science, que le désir de s’y distinguer ; ils puisèrent, dans la société des maîtres sous la direction des- quels 1ls étaient placés, une ardeur toute nouvelle pour utili- ser leurs facultés et pour marcher sur les traces des modèles qu'ils avaient devant eux. Aussi, au retour, n’y avait-il pas un de ces jeunes gens qui n’eût le désir d’être un savant, qui ne cherchät à le devenir; et si quelques-uns seulement réussis- saient dans leurs efforts, tous du moins conservaient pour 122 : Ja science ce respect, et mieux encore cette affection, qui sont pour elle sa plus sûre sauvegarde, quand ces sentiments sont partagés par ceux même qui ne la cultivent pas. De Candolle, dans sa carrière de professeur à Genève, ne se borna pas à l’enseignement : il prit une part importante à la di- rection de l’instruction publique, et fut recteur de l’Académie en 1831 et en 1832. IF tenait à honneur d’être membre de Académie de Genève, et chercha toujours à conserver à ce Corps la haute position que lui assignaient les anciennes tradi- tions genevoises et le mérite de eeux qui en faisaient partie. Faire honorer les sciences et les lettres et ceux qui les cul- tivent, tel fut toujours le but, je dirai plus, l'ambition de De Candolle. Ce point de vue perçait dans tout ce qu'il était appelé à faire ou à dire au sujet de l’Académie et de l'instruction publique, et l’on en voit plus d’une trace dans ses comptes- rendus académiques. En 1835, le lendemain du jour où se terminait l’année aca- démique, De Candolle donna sa démission de professeur; l'af- faiblissement de sa santé, la perspective des immenses travaux qu’il se proposait d'accomplir, purent seuls l’amener à une détermination qui lui coûta beaucoup, surtout à cause du pro- fond chagrin qu’en éprouvèrent ses confrères. Je n’oublierai ja- mais la manière dont il accueillit les démarches que l’Académie tenta auprès de lui, par l'organe de quelques-uns de ses mem- bres, pour le faire revenir de sa résolution. J'étais au nombre de ceux qui avaient été chargés de eette mission: je le vois encore profondément touché des instances dont il était l’objet ; il fut même sur le point d'y céder; mais, forcé de faire taire son cœur pour écouter la raison qui lui commandait impérieu- sement sa retraite, il résista, tout en consentant cependant, ou plutôt en offrant lui-même de continuer à recevoir chez lui, pour les faire travailler sous sa direction, les jeunes gens qui se vouaient à l’étude de la botanique. La retraite de De Candolle fut une immense perte pour l'A. ÎT5 cadémie de Genève. Elle perdait en lui non-seulement le sa- vant européen dont la réputation se reflétait sur elle et lui attirait de nombreux élèves, mais aussi un professeur dont le talent d'exposition et l’esprit de méthode exerçaient sur les in- telligences qu’il était appelé à former, une influence qui s’éten- dait bien au delà du cercle des jeunes adeptes de la science. Heureusement qu’elle ne la perdit pas entièrement : quoiqu'il eût renoncé à l’enseignement public, il ne laissa pas, jusqu’à sa mort, de lui rendre des services de plus d’un genre, soit dans l’administration de l'instruction publique et des établis- sements qui s’y rattachent, soit par les directions et les con- seils qu’il voulut bien continuer à donner aux jeunes gens qui se vouaient à l’étude des sciences naturelles. Heureusement aussi que l’Académie trouva dans son fils, Mr. Alphonse De Candolle, et dans un autre de ses élèves, Mr. F.-J. Pictet, deux jeunes savants capables de le remplacer, le premier dans l’enseignement de la botanique, le second dans celui de la zoologie. Ce fut une grande douceur pour De Candolle de pouvoir remettre entre les mains de ceux qu’il avait formés, et dont il pouvait déjà prévoir les succès et l’avenir scientifi- que, le dépôt précieux de l’enseignement qu’il avait créé dans sa patrie. Le gouvernement de Genève partagea, comme le pays tout entier, les profonds regrets que la retraite de De Candolle avait inspirés à ses confrères ; il voulut lui en transmettre l’expres- sion en l’accompagnant du témoignage de sa reconnaissance, et il lui adressa dans ce but une pièce officielle dans laquelle sont rappelés les services qu’il a rendus à Genève et à la science. Je ne puis-résister au plaisir de citer le considé- rant qui précède, dans cette pièce, l'arrêté par lequel le Conseil d'Etat de Genève accorda à De Candolle la démis- sion qu'il demandait, et qui résume d’une manière à la fois simple et complète ce qu’il avait fait pour son pays. Je le fais d'autant plus volontiers que De Candolle fut très- 114 sensible à cette preuve d'estime et de considération affec- tueuse que lui donnait un Corps dans lequel, comme dans chacun de ses membres, il avait toujours trouvé une confiance si entière et une disposition si aimable à le seconder dans la réalisation de tous ses utiles projets. On me pardonuera si je rappelle à cette occasion, d’une manière plus particulière, les noms de deux de ses amis, dont l’un l’a précédé et l’autre l’a suivi de bien près dans la tombe, et qui tous les deux, dans le Conseil d'Etat, cherchèrent toujours à lui faciliter sa tâche à Genève et à aller même au-devant de ses désirs. MM. Fatio et Girod , ce sont eux que j'ai en vue, appartenaient à cette catégorie de citoyens dont le patriotisme, aussi chaud qu'il était modeste, ne songeait qu’au pays el jamais à eux. Le pre- mier, homme d'action et de vie, n’eut d'autre but dans sa. carrière vraiment civique, que d'utiliser en faveur de Genève, avec la plus complète abnésation d'amour-propre, les belles facultés dont la Providence l'avait doué. Le second, essentiel- lement homme d’étude et de cabinet, mettant exclusivement au service de sa patrie ses connaissances étendues, surtout en jurisprudence , avait constamment cherché, dans sa carrière administrative, à favoriser avec un dévouement et une persé- vérance inébranlable tout ce qui pouvait contribuer au déve- loppement et à la prospérité de nos établissements d'instruction publique. | Mais je reviens au considérant de l’arrêté du Conseil d’Etat relatif à De Candolle; ce que j'ai dit n’en fera que mieux comprendre la portée et saisir l'esprit. « Le Conseil d'Etat appréciant toute l’étendne des services qu’a rendus à la science Mr. le professeur De Candolle qui, à l’époque de la restauration de la République, n’écoutant que la voix du patriotisme dont il était animé et lui subordonnant la perspective de succès et de gloire que lui promettait sur un plus grand théâtre une renommée justement acquise, voulut faire jouir sa patrie, rendue à la liberté et à l'indépendance, du fruit de ses talents et de ses travaux. 115 « Considérant que, par l’intérét qu’il a su répandre sur l’en- seignement, par le charme attaché à ses leçons, par cet heu- reux privilége dont il est éminemment doué d’exciter en fa- veur des créations utiles ou des perfectionnements une impul- sion et une émulation salutaires, Mr. le professeur De Candolle a puissamment contribué aux progrès des études et à l’amélio- ration de nos établissements scientifiques, en même temps que Pillustration d’un savant aussi distingué et aussi universellement connu a jeté le plus grand éclat sur le pays qui s’honore de le compter au nombre de ses citoyens... « Arrête, » etc. J'ai parlé de la manière dont De Candolle stimulait le zèle de ses élèves; mais il ne s’arrétait pas là, et, les suivant au delà de l’enseiynement académique, il savait leur imprimer une di- reclion et leur donner des conseils auxquels l’autorité de sa parole et celle de son exemple ajoutaient un grand poids. « Jeunes gens, leur disait-il dans l’un de ses rapports acadé- miques où il parlait en qualité de recteur, jeunes gens, sachez choisir une direction conforme à vos talents et la garder avec énergie ; sachez résister à la séduction avec laquelle nos habi- tudes publiques et domestiques morcellent en lambeaux le temps des hommes actifs. Sachez bien qu’il n’y a plus de succès possible sans beaucoup de travail et une grande pérsévérance de volonté. Sachez vous arracher aux douceurs entrainantes d'une vie agréable, pour aller visiter les pays étrangers, non en les parcourant à la hâte, mais en étudiant leur civilisation pour nous rapporter ce qu’elle a de véritablement utile ; sachez en rapporter un cœur devenu plus genevois encore, par le sen- timent plus éclairé de notre bonheur et de notre liberté ; faites tous vos efforts pour nous conserver, dès à présent et à l’ave- nir, celle sage liberté amie de l’ordre, de la justice et de la paix, dont nous jouissons aujourd’hui, et sans laquelle toutes les améliorations deviennent hasardeuses et problématiques.» Encourageant d’une manière spéciale ses jeunes confrères 116 et tous ceux en général qui paraissaient vouloir se distinguer dans les sciences, il les excitait au travail en louant d’une ma- nière aimable ce qu'ils faisaient de bon, en signalant un noble but à leurs efforts, en développant chez eux une honorable ambition. Les réunions périodiques de la Société de Physique et d'Histoire naturelle étaient pour lui une occasion d’exer- cer fréquemment ce genre d'influence. Cette Société, com- posée de tous ceux qui, à Genève, s’occupent de sciences physiques et naturelles, a toujours conservé le caractère d'in- tüimité, je dirai de familiarité, que ses fondateurs lui avaient imprimé et qui en font le plus grand charme. On comprend, par conséquent, comment De Candolle et ceux de ses confrères qui, par leur réputation et par leur âge, étaient entourés d’une juste considération, pouvaient, dans des réunions de ce genre, donner des encouragements et des conseils utiles aux jeunes gens qui faisaient les premiers pas sur la route de la science. De Candolle aimait cette Société, il en était l’un des mem- bres les plus assidus, et il contribua à imprimer une grande ac- tivité à ses travaux. Il fut l’un des plus zélés à faire mettre à exécution l’idée de livrer à l’impression, d’une manière régu- lière, les mémoires les plus intéressants parmi ceux qui étaient communiqués à la Société. Cette idée avait été conçue et mise en avant par un homme d’un vrai mérite, que Genève eut le malheur de perdre bien peu de temps après qu'il lui eut été rendu. Le D' Marcet, auquel je viens de faire allusion, s'était as- socié avec chaleur, pendant le peu de temps qu’il avait vécu à Genève, au mouvement scientifique qui s’y manifestait alors sous tant de formes diverses ; il avait cherché, en particulier, à donner à la Société de Physique et d'Histoire naturelle une vie nouvelle, et à lui faire prendre une place importante dans le nombre des Sociétés savantes de l’Europe, en l’engageant à faire imprimer régulièrement ses travaux. Malheureusement il ne put suivre longtemps la réalisation de son idée : la mort l’enleva dans la force de l’âge et au moment où il reve- 117 nait apporter aussi à son pays le fruit des travaux auxquels il s’était livré sur une terre étrangère, qui avait été pour lui une seconde patrie. De Candolle, après la mort de son ami, stimula constamment le zèle de ses confrères pour soutenir sans re- lâche une publication au succès de laquelle il contribua lui- même, en l’enrichissant de quelques-uns de ses mémoires de botanique. On retrouve encore De Candolle dans une autre Société qui avait beaucoup de rapport avec celle dont je viens de parler, c’est la Société helvétique des Sciences naturelles. Fondée en 1815, à Genève, cette Société a constamment eu pour but de rapprocher les uns des autres les hommes qui, en Suisse, s’occupent de sciences naturelles. Mais pour que ce rappro- chement ait lieu, il faut des centres autour desquels Îles amis des sciences puissent se grouper. De Candolle était natu- rellement l’un de ces centres ; il le devint surtout à dater de 1825, après la mort du professeur Pictet qui avait Eté, tant qu’il avait vécu, un représentant aussi fidèle qu’honorable du Canton de Genève, dans les sessions annuelles de la Société. Il se fit dès lors un devoir d'assister, le plus souvent qu’il le pouvait, à ces réunions périodiques ; sa présence y était tou- jours ardemment désirée, et accueillie avec des démonstrations d'une franche cordialité. J'eus le plaisir de me trouver en 1830, avec lui, à la réunion qui eut lieu à Saint-Gall; et je pus juger par moi-même de ce qu’il apportait de vie et d’in- térêt à ces congrès scientifiques. Je me souviens encore des paroles bienveillantes et encourageantes qu'il adressa à un jeune étudiant qui était venu assister à la Société et lui soumettre quelques essais de travaux en histoire naturelle. Cet étudiant était Agassiz ; et voilà pourquoi je n’ai pas oublié cette entre- vue fortuite qui mit en rapport le plus grand naturaliste de la Suisse, à cette époque, avec celui dont les travaux devaient ho- norer dignement la patrie des De Saussure, des Haller et des De Candolle. 118 Je revins de Saint-Gall à Genève avec De Candolle, et j'eus ainsi l'occasion, en parcourant avec lui une grande partie de la Suisse, de remarquer le talent qu'il avait de tirer parti de toutes les circonstances, de toutes les rencontres, pour étendre ses notions sur l’état politique, moral et matériel de chaque localité. Sans savoir l'allemand, il réussissait tant bien que mal à se faire comprendre, et il parvenait toujours à sa- voir ce dont il tenait à s’informer. Au reste, dans les grandes réunions de la Société helvétique, c'était moins la science que l’étude du pays sous tous les rapports, qui lintéressait. Il n’estimait pas que la science eût beaucoup de progrès à attendre de ces réunions; mais il y voyait-un moyen de mettre en rapport les hommes qui s’en occupaient, un moyén de la faire aimer et de la populariser, et par conséquent de lui attirer de nombreux sectateurs. Aussi cherchait-il toujours à étendre, à multiplier l’action de la Société ; dans ce but il l'en- gageail à ne pas se réunir uniquement dans les quatre ou cinq villes les plus scientifiques de la Suisse, mais à se transporter dans les localités où il était le plus nécessaire de réveiller le zèle pour la science et pour les institutions qui s’y rapportent. Ce fut sur sa proposition que la Société se décida à choisir pour son lieu de réunion, en 1833, la ville de Lugano, où elle fut accueillie avec une grande faveur. En 1832, De Candolle avait présidé la Société, qui s’était réunie cette année-là à Genève; il n'avait épargné à cette occasion ni soins, ni peines pour la bien recevoir; mais l'obligation d’être toute la jour- née en scène, sous une forme ou sous une autre, dans les repas aussi bien que dans les séances, n'était pas beaucoup de son goût et il en éprouvait une lassitude physique et mo- rale que l’absence de variété accroissait encore, Son carac- tère, plus français que germanique, avait quelque peine à s’ac- commoder de la répétition un peu monotone de ces longues phrases en l'honneur des sciences, qui n'étaient pas toujours suivies d'effets en rapport avec les paroles. Toutefois il ne 119 méconnaissait pas ce qu’il y avait de vraiment bon et utile dans ces réunions, et il les fréquenta tant que sa santé le lui permit. Il avait été en 1837 à Neuchâtel, et avait pris une part active aux travaux qui signalèrent cette réunion, l’une des plus in- téressantes dont la Société ait gardé le souvenir. Il fut encore, en 1840, à Fribourg, où il jouit vivement de la présence d’anciens amis de sa jeunesse, qui le reçurent chez eux de la manière la plus cordiale et qui, bien peu de temps après, de- vaient le suivre dans la tombe. Je viens de retracer ce qu'a été la vie scientifique de De Candolle, considérée dans ce que je puis appeler son ac- tivité extérieure. Il me reste une tâche importante à rem- plir, c’est de rappeler les progrès que De Candolle lui-même a fait faire, pendant la période de 1816 à 1841, à cette botanique qui était demeurée, au milieu de ses occupations variées, l’objet constant de sa prédilection. Qui croira, après avoir Ju les détails de cette vie si remplie, qu’il püt en- core rester du temps à De Candolle pour s’occuper de travaux originaux de botanique ? Et pourtant c'était là sa principale, sa plus grande occupation; c'était celle à laquelle il consacrait au moins les deux tiers de chacune de ses journées; tout le reste n'était que l'accessoire, et nous venons de voir de quoi se composait cet accessoire. Preuve bien frappante et enseigne- ment précieux de ce que peut produire une grande activité, unie à un esprit de méthode parfaitement réglé. Peu de temps après la publication de la Théorie élémentaire, De Candolle avait conçu le plan d’un grand ouvrage dans le- quel il se proposait de décrire, d’après les principes établis dans la Théorie, toutes les espèces connues du règne végétal, Il avait déjà mis la main à l’œuvre vers la fin de son séjour à Montpellier, et avait, uniquement en vue de ce travail, fait un voyage en Angleterre, pour voir par lui-même les échantil- lons originaux, et plus particulièrement ceux de l'herbier de Linné dont le botaniste Smith était devenu propriétaire. À la 120 fin de 1816, la rédaction du premier volume était achevée ; mais ce volume ne parut qu’au commencement de 1818, sous le titre de Systema regni vegetabilis. Le sccond volume parut en 1820. Ce fut alors que De Candolle, effrayé de l'immen- sité de son entreprise, convaincu par sa propre expérience qu'il lui serait impossible de l'achever sur le vaste plan qu'il avait adopté, se décida à en changer la forme, et à substituer au Systema le Prodromus, c'est-à-dire l'abrégé du Systema. De Candolle s'était proposé, dans le Systema, de ne terminer aucun article sans avoir vu par lui-méme les sources de cha- que espèce ou genre, ce qu'on appelle les types, c'est-à-dire les échantillons mêmes sur lesquels l’espèce a été établie. Dans ce but il allait lui-même visiter les herbiers qui les renfermaient, ou bien il se faisait prêter et envoyer ces échantillons quand il ne pouvait pas se transporter dans les villes où ils étaient, Un travail semblable qui, à l’époque où De Candolle en con- çut l’idée , se faisait rarement même pour de petites familles, aurait rendu le Systema une monographie parfaite de tout le règne végétal. Mais, après la publication du second volume, il ne fut pas longtemps à s’apercevoir que cette tâche était au- dessus des forces d’un homme. Quand il l'avait commencée en 1815, le nombre des végétaux ne dépassait guère vingt ou vingt-cinq mille ; mais à peine, grâce à la paix, le monde entier fut-il ouvert aux recherches des voyageurs, que des masses de végétaux inconnus arrivèrent de tous côtés. Déjà en 1821 ct en 1824, le nombre des espèces connues s'était élevé à plus de cinquante mille; dès lors il n’a cessé de s’accroître, et ac- tuellement il est de plus de cent mille. Il aurait fallu cent cin- quante années d'activité pour mener à fin le plan primitif. Si ce plan eùt pu être réalisé, la science aurait eu l’ouvrage le plus parfait, tant sous le rapport de la constitution des fa- milles, des senres et des espèces, que pour les descriptions, les indications de géographie botanique, et la synonymie, c’est-à-dire lénumération exacte et complète des différents noms donnés à la même plante. 121 De Candolle avait à opter entre deux partis : ou continuer à décrire, suivant le plan du Systema, un nombre limité de. familles, ou se tenir à l’idée d’une description de tout le règne végétal, en renonçant à la rendre aussi parfaite et aussi dé- taillée. Son choix n’était pas douteux. En se décidant pour le premier parti, il rentrait dans la catégorie des botanistes ordinaires, parmi lesquels, il est vrai, il eût toujours occupé le premier rang, grâce à la perfection qu’il aurait apportée à son travail; mais il abandonnaïit ce qui avait été son point de vue dominant. En adoptant le second parti, il pouvait pour- suivre encore la réalisation de cette grande idée d'ensemble dont la conception avait été pour lui la conséquence de la Théorie élémentaire, Embrasser tout le règne végétal, appli- quer à sa description les règles qu’il avait posées et les prin- cipes de la méthode naturelle, sacrifier au besoin quelques faits particuliers pour pouvoir construire l’ensemble de l’édi- fice : tel était le but qu’il continuait à se proposer, avec l’es- poir fondé de l’atteindre, une fois qu’il ne s’astreignait plus à faire une œuvre parfaite au point de vue des détails. Le premier volume du Prodromus parut en 1824 ; c'était en grande partie un abrégé du Systema. Il s’y trouvait cepen- dant quelques familles qui n'avaient pas encore été décrites, et dans la description desquelles De Candolle fut aidé par MM. Seringe, Ott et de Gingins, qui travaillaient sous sa di- rection. Les familles que renferme ce premier volume sont celles qui présentent le plus de lacunes , soit parce qu'elles se sont enrichies dès lors d'espèces nouvelles , soit parce que les botanistes et les voyageurs n'avaient pas pris encore l’habi- tude, comme ils l'ont fait depuis, d'adresser à De Candolle leurs découvertes pour qu’elles trouvassent place dans son - ouvrage. Cependant, sans compter trois cent cinquante-cinq espèces et rente deux genres nouveaux qui se trouvaient déjà décrits dans le Systema, le premier volume du Prodromus ren- fermait trois cent cinquante-trois espèces et vingt-un genres nouveaux décrits par De Candolle lui-même. J 122 Le second volume du Prodromus parut en 1825 ; il renfer- mait, entre autres familles importantes, celle des Légumineuses. De Candolle publia en même temps sur cette famiile, en dehors du Prodromus , dix mémoires spéciaux réunis en un volume in-4°, avec soixante-dix planches ; ce travail, destiné à éclair- cir plusieurs points de l'histoire physiologique des Légumi- neuses, et à donner sur chaque espèce des détails qui, vu leur Jongueur, ne pouvaient trouver place dans le Prodromus, en formait un appendice, soit un commentaire intéressant. — Le troisième volume du Prodromus parut en 1828, et le qua- trième en 1830. Ces deux volumes, faits presque en entier de la main de De Candolle, sauf un très-petit nombre d'articles de MM. Seringe, Berlandier et Coulter, furent accueillis avec une faveur toujours plus marquée, Dans le troisième, cinquante genres nouveaux et deux cent quatre-vingt-neuf espèces, dans le quatrième , soixante genres et sept cent deux espèces, éta- blis et décrits par De Candolle lui-même , signalèrent cette publication. Les familles dont la description renfermait le plus de choses nouvelles, étaient celles des Lythraires, des Mé- lastomacées et des Myrtacées. De Candolle reçut pour ces deux dernières des communications précieuses de Mr. de Martius, qui lui envoya toutes ies plantes de ces deux familles qu'il avait trouvées au Brésil. Les Mélastomacées furent l’objet d’un tra- vail tout particulier ; indépendamment de ce qu’il inséra dans le Prodromus, De Candolle publia sur eette famille un mé- moire spécial, qui fut le premier d’un ouvrage qu'il conti- nua dès lors sous le titre de Collection de Mémoires ; recueil dans lequel il a fait paraître successivement dix mémoires sur les familles qu’il avait plus particulièrement étudiées, de ma- nière à compléter pour elles ce qu’il en dit dans le Prodro- mus. J’ajouterai encore relativement aux Mélastomacées, que De Candolle ayant aperçu combien ce qu'on en savait était im- parfait, et ayant reconnu, en particulier, qu’elles comprenaient un bien plus grand nombre de genres que les deux qu’on y 123 comptait alors, distribua d’après leur port seulement les nom- breuses espèces qu’il en possédait, et les décrivit en cherchant les caractères génériques des groupes qu’il avait ainsi formés; il parvint de cette manière à des genres très-naturels. Ce pro- cédé, fondé sur un certain tact inné, n’est applicable que dans les familles où la classification n’existe presque pas encore, et alors il est quelquefois le meilleur et le plus sûr. De Candolle lui-même, ainsi que je l'ai fait remarquer en parlant de la Théorie élémentaire, le recommande comme pouvant être d’une grande utilité dans certains cas, pourvu qu’il soit mis en œuvre par des mains capables; sinon il risque de con- duire à des résultats très-erronés. La famille la plus impor- tante du quatrième volume est celle des Ombellifères. La classification en fut particulièrement soignée, et elle présente une innovation qui a été dès lors admise pour tous les genres, et qui consiste à citer à la fin de chaque genre les espèces qui en sont exclues et qui se rapportent ailleurs; elle est très- commode, surtout pour les familles dont l’étude est difficile. Les Ombellifères furent aussi l’objet d’un mémoire détaillé qui parut dans la collection, et l’une des espèces de cette fa- mille, l’Ærracacha esculenta, plante comestible, fournit à De Candolle la matière d’une notice intéressante qu’il inséra dans la Bibliothèque Universelle ; mais il ne put réussir, ainsi qu’il avait espéré, à naturaliser en Europe cette plante rivale de la pomme de terre. Un grand intervalle s’écoula entre la publication du qua- trième volume et l'apparition des suivants. La plus grande et la plus difficile des familles du règne végétal, celle des Composées, avait été mise à l’étude par De Candolle, et sa tâche, à me- sure qu'il avançait, semblait devenir plus considérable, tant étaient nombreuses les espèces nouvelles qui se présentaient à ses regards. Une grave maladie l’ayant obligé, pendant l'année 1836, de renoncer à tout travail, ce ne fut qu’à la fin de cette même année et en 1837 que purent paraître le cinquième et le à 124 sixième volume, consacrés uniquement à la famille des Com- posées. Les matériaux relatifs à cette famille ne purent entrer en totalité dans ces deux volumes; une partie dut en être rejetée dans le commencement du septième, qui parut en 1838. A la fin de l’hiver de 1838, De Candolle se trouva avoir entièrement achevé cet immense travail sur les Com- posées, qui lui avait pris huit années de sa vie, ou plutôt sept, en ne comptant pas l'année pendant laquelle il fut ma- lade. Il le compléta par deux mémoires qui forment le neu- vième et le dixième de sa collection, et dans lesquels il consi- gna plusieurs observations de détail qu'il avait recueillies sur cette famille, et qui n’avaient pas pu trouver place dans le Pro - dromus; il y joignit aussi de nombreuses planches qui don- nérent un grand prix aux descriptions. Il résulte des détails statistiques sur les Composées que renferme l'un de ces mé- moires, que cette famille se composait, à elle seule, au moment où De Candolle en termina l’histoire, d’autant d’espèces qu'il yen avait de connues du temps de Linné dans tout l’ensem- ble du règne vésétal, c’est-à-dire de sept à huit mille, Ce seul fait suffit pour faire comprendre la grandeur du travail auquel De Candolle avait dû se livrer sur la famille des Composées. Aussi en éprouva-t-il beaucoup de fatigue, et cette circon- stance, jointe à l’affaiblissement qu'avait amené sa longue maladie, ne lui permit plus de continuer avec la même acti- vité ses travaux de botanique. Toutefois, il publia encore un septième volume du Prodromus, en deux parties, dont l’une parut en 1838 et l’autre en 1839; mais il fut puissamment secondé dans la publication de la seconde partie par son fils et par MM. Bentham et Dunal, qui se chargèrent de plusieurs familles importantes. De Candolle reconnut, après avoir achevé les Composées, qu’il lui était impossible de conduire à son terme l’entreprise du Prodromus. L'ébranlement de sa santé, et surtout l’accrois- sement inattendu du nombre des plantes connues, étaient de- 125 venus des obstacles insurmontables à la réalisation de ses es- pérances primitives. La partie du travail qu’il avait terminée en 1838, équivalait déjà à ce que devait, dans l’origine, être la totalité. Au moment où il acheva les Composées il avait établi six mille espèces nouvelles, quatre cent soixante et dix genres nouveaux et publié neuf cent quarante planches botaniques; ce qui représente un quatorzième des espèces connues, un seizième des genres admis et un quarantième des planches publiées. Il venait en même temps d’atteindre l'âge de soixante ans; il avait certainement droit de prendre quelque repos, mais il n’y songea pas, tant était vif l’intérêt que lui inspirait l’œuvre à laquelle il avait voué sa vie. [l con- tinua donc à travailler, tant que ses forces le lui permirent , et la mort seule put mettre un terme à cette activité dévorante. Je reviens au Prodromus ; cet ouvrage capital doit encore attirer quelques instants notre attention. Le Prodromus était destiné, dans l’origine, à être une énu- mération complète, sinon détaillée, de toutes les espèces con- nues, classées suivant la méthode naturelle. Mais le travail qu’il exigeait était beaucoup plus long que De Candolle ne l'avait présumé ; quand les derniers volumes parurent, il se trouva que les premiers n'étaient plus tout à fait au niveau de la science, et ainsi le but de l'ouvrage était imparfaitement rempli. Néan- moins le Prodromus renferme une énumération à peu près complète des deux tiers des familles du règne végétal. Cette énumération est fondée sur les principes de la méthode natu- relle ; elle présente un grand nombre de genres et d’espèces décrites pour la première fois, sur la vue même des échantil- lons contenus dans plusieurs herbiers de Genève, de Paris, de Munich , etc. ; elle rectifie plusieurs erreurs de synonymie et de description dans des espèces ou dans des genres anciens. Tous ces mérites expliquent pourquoi le Prodromus est devenu. un point d'appui pour tous les auteurs qui, avant de publier un genre ou une espèce, veulent s'assurer qu'ils sont nouveaux ; 126 pourquoi il est indispensable à tous ceux qui s'occupent sé- rieusement de botanique; pourquoi la publication de chaque volume, toujours attendue avec impatience, était, chaque fois qu’elle avait lieu, un événement scientifique. Les quatre premiers volumes, surtout le premier et le deu- xième, faits sur le plan primitif, ne renferment que peu de dé- tails sur chaque espèce, car De Candolle, en les rédigeant, visait à une énumération complète, et pour cela il fallait qu’elle füt succincte et rapide. Mais quand, en travaillant à la famille des Composées, il eut entrevu la durée de son œuvre et Pimpossibilité de la terminer vite, 1 revint un peu à l'idée du Systema, c’est-à-dire, à faire de chaque article une monogra- phie. Ainsi il ajouta à la phrase abrégée par laquelle on carac- térise l’espèce, des descriptions plus détaillées, et il fit un plus grand nombre d’analyses de fruits et de fleurs. Cette ten- dance au développement devint encore plus prononcée dans le septième volume, par le fait que plusieurs familles y furent décrites par des auteurs spéciaux dont les travaux étaient de véritables monographies. C’est la marche qu’a également adop- tée Mr. Alphonse De Candolle dans le huitième et le neuvième volume, qu’il a fait paraître depuis la mort de son père, et c’est celle qu’il compte également suivre jusqu’à la fin de l'ouvrage. Il cherche à donner des descriptions plus développées, à faire l’analyse de tous les organes, et il confie chacune des familles dont ilne veut pas s’occuper, au botaniste qui, en Europe, est connu pour en avoir fait le mieux une étude spéciale. Le hui- tième et le neuvième contiennent , outre ses propres articles et quelques autres de son père qu’il a complétés, des familles décrites par MM. Decaisne, Grisebach, Bentham, Choisy et Duby. Du reste, les continuateurs du Prodromus réussissent, par l'emploi d’une foule de petits procédés d'ordre établis et propagés par De Candolle lui-même, à donner à leur travail une grande clarté, tout en abrégeant les descriptions et en s’arré- tant peu sur la synonymie. 127 Le Prodromus, comme on peut en juger par les détails dans lesquels je suis entré, était une entreprise d’une haute portée. Si De Candolle n’a pas eu la satisfaction de l’achever lui- même, comme il l'avait espéré, il a eu du moins la douceur de trouver le continuateur de son œuvre dans celui qui, à la fois son fils et son élève, avait à cœur de remplir le vœu le plus constant d’un père tendrement aimé, et de suivre les traces d'un maître respecté et admiré à tant de titres. Tout en s’occupant du Prodromus, De Candolle trouvait en- core du temps pour des travaux botaniques d’un autre genre. ‘J’ai déjà parlé des dix mémoires sur les Légumineuses qu'il publia en 1825, ainsi que de la Collection de Mémoires des- tinés à la description de celles des familles dont il avait fait une étude plus spéciale, qui paraissaient au fur et à mesure qu'ils étaient prêts, sous forme d’ouvrages distincts. Avant cette dernière publication il avait inséré dans les 4nnales du Museum d’autres mémoires du même genre, parmi lesquels il faut distinguer, pour le talent avec lequel il avait surmonté des difficultés d’analyse très-réelles, surtout à cette époque, un trayail très-étendu sur la famille des Crucifères. Les Memoiï- res de la Société de Physique et d'Histoire naturelle de Genève contiennent, entre autres, son mémoire des Lythraires et celui sur les Combrétacées, qui jouissent d’une réputation méritée, ainsi que son travail sur les Myrtacées, qui n’a paru qu’après sa mort, par les soins de son fils. La même collection renferme encore plusieurs notices sur les plantes rares du Jardin botani- que de Genève, faites d’abord par De Candolle seul, et plus tard par lui et son fils. Le désir de faire connaitre honorablement le Jardin et d'encourager les arts à Genève avait déterminé De Candolle à publier par livraisons, sous le titre de Plantes rares du Jardin, un grand ouvrage in-folio, accompagné de planches exécutées avec luxe. Cette publication, faite dans un but plus patriotique que scientifique, a pour principal mérite la beauté et le fini d’exécution des dessins dont elle est ornée; 128 aussi celte circonstance, jointe à ce que De Candolle en est l'auteur, fait qu’elle sera toujours consultée avec fruit. Mais les ouvrages capitaux qui sortirent de la plume de De Candolle, pendant les vingt années qu’il travailla au Pro- dromus, sont l’Organographie végétale et la Physiologie vé- gélale. L’Organographie parut en 1827 et la Physiologie en 1332. Ces deux traités étaient les deux premières parties d’un cours général de botanique que De Candolle se proposait de compléter par la Méthodologie botanique, ou la science de la classification, ainsi que par quelques parties spéciales, telles que la Géographie botanique, la Botanique agricole, etc. H n’a eu le temps de faire paraître avant sa mort que l’Organographie et la Physiologie; quant à la Méthodologie, on peut en trouver les bases dans la Théorie élémentaire et les résultats dans le Prodromus. Il est à regretter que De Candolle n’ait pu mettre la dernière main à un ouvrage de Géographie botanique, ni achever la rédaction de son Cours de Botanique agricole, de manière à pouvoir le livrer à l'impression. Heureusement que ce dernier cours comptait, parmi les personnes qui l’écoutè- rent, une femme dont la haute intelligence et l’activité d'esprit se portèrent sur un sujet vers lequel l’attirait la parole animée et entrainante du professeur. L'auteur qui avait su rendre po- pulaires, par une exposition aussi simple que lucide, les no- tions les plus délicates de chimie, de physique et d'économie politique, ne réussit pas moins bien en s’essayant sur la bota- nique. Elle publia sous le titre de : Conversations on Vege- table Physiology, un résumé du cours de De Candolle, en y ajoutant quelques notions plus générales qu’elle avait puisées auprès de lui. S’assimiler, après se les être éclaircies à soi- méme, les idées qu’on a entendu exposer par d’autres, les faire sortir ensuite de son propre fonds sous une forme originale, les compléter par ses réflexions et par une persévérance in- fatigable à remonter à la source : voilà le secret du succès que l'auteur des Conversations sur la Chimie a toujours ob- 129 tenu dans ses diverses publications. Ce secret, M°° Marcet le mit en œuvre dans son ouvrage sur la Physiologie végé- tale ; cela lui était facile, car, rapprochée naturellement de De Candolle par les liens d’une vieille amitié et par l’agrément qu’elle éprouvait dans sa société, elle trouvait sans peine, dans ses conversations avec le maître, les moyens d’étendre et d’é- claircir, quand cela était nécessaire, ses connaissances sur le sujet dont elle était alors occupée. Je reviens à l'Organographie et à la Physiologie. Le pre- mier de ces ouvrages est remarquable par le nombre d’obser- valions neuves qu'il renferme; plus original que le second, il n’est pas cependant aussi bien au niveau de l'état actuel de la science, parce que cette partie de la botanique a depuis vingt ans fait d’immenses progrès, tandis que la Physiologie, pu- bliée quelques années plus tard, est le meilleur ouvrage de ce genre, sauf pour la partie chimique, qui ne renferme pas les découvertes récentes et si importantes de la chimie organique. L'Organographie sera cependant toujours un ouvrage précieux aux botanistes, à cause de ses planches, et surtout parce que, outre la description de quelques faits spéciaux, tels que cer- taines monstruosités dont De Candolle a fait un emploi ingé- nieux, assez nouveau alors, il contient des documents propres à éclaircir ce qui, dans ses autres ouvrages, pouvait paraître douteux. Ce qu’on peut reprocher à la Physiologie, c’est d’être plus une compilation des recherches anciennes et de celles de l’au- teur lui-même, qu’un ouvrage renfermant un grand nombre de vues et de faits nouveaux, Au reste, il peut être envisagé comme propre à contribuer au progrès de l’enseignement plutôt qu’à celui de la science proprement dite, tandis que l’Organogra- phie, au moment de son apparition, était de nature à intéres- ser tout autant les botanistes consommés que ceux qui com- mençaient l’étude de la botanique. Je ne veux pas dire par là que la Physiologie ne renferme pas des chapitres d’un véritable 130 intérêt pour les savants; celui de l'influence des plantes para- sites, celui des assolements présentent, en particulier, des faits et des points de vue tout à fait neufs et intéressants. D’ail- leurs, s’il était besoin d'insister sur le mérite de ce bel et grand ouvrage, je n'aurais qu’à rappeler un fait, c’est qu'il a valu à son auteur la grande médaille d’or de la Société Royale de Londres. Si je voulais faire une énumération complète des travaux de De Candolle, j'aurais encore bien des mémoires ou des no- tices à mentionner. Je passe rapidement sur quelques essais de botanique historique, et en particulier sur une Âistoire de la Botanique genevoise, lue sous forme de discours dans une cé- rémonie académique à Genève, et imprimée dans les Mémoires de la Société de Physique et d'Histoire naturelle, ainsi que sur quelques articles de botanique publiés dans la Bibliothèque Universelle, relatifs à la lon évité des arbres, et à quelques autres points particuliers de la science. Je laisse également de côté plusieurs mémoires de botanique insérés dans divers re- cueils scientifiques, tels que les 4nnales du Museum et les Annales des Sciences naturelles. Je me bornerai à rappeler le nombre total des productions purement scientifiques de De Candolle; ce chiffre seul en dit plus que tout ce que Je pourrais ajouter. Il se compose de plus de cent mémoires ou notices, indépendamment des cing grands ouvrages fondamen- taux : la Flore française, la Théorie élémentaire, le Prodro- mus (ÿ compris les deux volumes du Systema), lOrganogra- phie et la Physiologie, et de neuf ouvrages moins considéra- bles, mais qui sont plus que de simples mémoires , tels que l'Histoire des Plantes grasses, V'Essai sur les propriétés mé- dicales, etc. Je m’arréterai seulement encore quelques instants sur des morceaux d’un tout autre genre dont De Candolle à en- richi la Bibliothèque Universelle à différentes époques: je veux parler des nombreuses notices biographiques qu'il y à 131 insérées, [l avait un talent particulier pour raconter, avec cha- leur et en même temps d’une manière aussi exacte que com- plète, la vie de ceux dont il faisait la biographie. Son style à la fois clair et entrainant, et dont quelques légères négligences ne faisaient que mieux ressortir le naturel, donnait un grand charme aux articles de ce genre, qui d’ordinaire ne sont re- marqués que lorsqu'ils ont pour objet des hommes d’un or- dre supérieur, Et quand il se trouvait que ceux dont il parlait avaient été ses amis, il laissait percer un sentiment si vrai d’at- tachement pour eux, qu’il entraînait ses lecteurs à les pleurer avec lui. Ses notices sur Cuvier et sur Desfontaines portent ce cachet de véritable sensibilité que je viens de rappeler, en même temps qu’elles ont, comme celle sur Linné, une grande valeur sous le rapport scientifique. Rien n’est plus gracieux et plus entraînant que ses biographies de Dumont et du natura- liste Huber. Au reste, ce n’est pas dans la Bibliothèque Uni- verselle seule qu’il montra ce talent d'intéresser en parlant des autres. Deux fois, comme recteur de l’Académie, et quinze fois comme président de la Société des Arts, il fut appelé à faire la biographie de Membres que l’Académie ou la Société des Arts avaient perdus pendant l’année. Tantôt c’était de sa- vants éminents ou d’artistes célèbres, tantôt de modestes pro- fesseurs ou de simples artisans, qu’il avait à parler ; et tou- jours il savait exciter l'intérêt aussi bien en décrivant la vie paisible et ignorée des uns, qu’en racontant les succès bril- lants et les travaux remarquables des autres. Je choisis, pour donner une idée de la manière dont De Candolle traitait ce genre de sujet , un passage que j emprunte à sa notice sur F. Huber, naturaliste que ses observations sur les abeilles ont rendu d’autant plus célèbre qu’il les fit, ou plutôt les dirigea, malgré linfirmité qui avait privé de la vue dès l'âge de vingt ans. « L'activité de son esprit, dit De Candolle, en parlant d'Hu- ber et des moyens ingénieux par lesquels il cherchait à sup- F#2 pléer aux privations que lui imposait sa cécité, l'activité de son esprit lui rendait ces distractions nécessaires; elle eût pu le rendre le plus malheureux des hommes, s’il eût été moins bien entouré: mais tous ceux qui vivaient autour de lui n’a- vaient d’autre pensée que de lui plaire et de suppléer à son infirmité, Doué naturellement d’une âme bienveillante, com- ment cette heureuse disposition, que le frottement des hommes détruit trop souvent, ne se serait-elle pas conservée en lui? Il ne recevait de tout ce qui l’entourait , que des services et des égards. Le monde pratique, ce monde hérissé de tant de pe- tites aspérités , avait disparu pour lui. On soignait sa maison, sa fortune, sans l’en embarrasser. Etranger aux fonctions publi- ques , il ignorait une grande partie des embarras des affaires , des ruses et des fraudes des hommes. Ayant pu rarement, et sans qu'on eût droit de le lui reprocher, être utile aux autres, il n'avait jamais éprouvé tout ce que l’ingratitude offre d'amer. La jalousie même se taisait, malgré ses succès, devant son in- firmité. On lui savait gré d’être heureux, comme d'une vertu, dans une position où tant d’autres se seraient livrés à des re- grets continuels. Les femmes lui apparaissaient toutes, pourvu que leur voix füt douce, comme il les avait vues à dix-huit ans. Son âme a donc toujours conservé cette fraîcheur d'imagina- tion, cette candeur des sentiments de l’adolescence, qui en fait le charme et le bonheur ; aussi aimaic-il la jeunesse, qui, plus que l’âge de l'expérience , se trouvait en accord de sentiments avec lui ; jusqu’à la fin de sa vie il a pris goût à diriger les étu- des des jeunes personnes , et avait au plus haut degré l’art de leur plaire et de les intéresser. Quoique avide de liaisons nou- velles, il n’abandonnait jamais ses anciennes amitiés. « Une chose que je n’ai jamais pu apprendre, » disait-il dans son extrême vieillesse, «c’est à désaimer., » Ainsi de vraies com- pensations , tirées de sa position même , s’étaient présentées à lui dans son malheur, et il avait eu le bon esprit de les appré- cier et de savoir en jouir. Il semble même qu'il craignait ou | +38 la perte de bien des illusions, ou l’excitation d’espérances qui pourraient être déçues, car il a toujours repoussé les idées qui lui ont été quelquefois offertes , de lui rendre une partie de la vue en opérant l’un de ses yeux, qui paraissait attaqué d’une simple cataracte; l’autre l’était en même temps d’une goutte sereine, qui le rendait incurable. » I est difficile de peindre d’une manière plus simple et en méme temps plus gracieuse , les compensations qu'Huber trou- vait lui-même dans son infirmité, et qui n'empéchaient pas d’ail- leurs de sentir, comme ajoute De Candolle, tout ce que sa philosophie avait de noble et de courageux. Après avoir suivi De Candolle dans sa vie sociale, politique et scientifique à Genève, il me reste à ajouter quelques mots sur la partie plus intime de sa vie. Peu de temps après son retour, en 1817, il eut le malheur de perdre sa mère, femme d’un grand mérite et d’un caractère très-attachant. Il fut très-sen- sible à cette perte, et je ne puis mieux exprimer ce qu'avait été sa mère pour lui, qu’en transcrivani ce qu'il écrivait lui- même dans sa notice sur Mr. Dumont. « Madame Dumont, dit De Candolle, resta, sans aucune fortune, chargée de cinq en- fants en bas âge ; elle montra dans cette situation difficile tout ce que l'amour maternel peut donner de courage et d’habileté. » —« On a souvent remarqué, ajoute-t-il, et c'est ce passage sur- tout qui s'applique à lui-même, que la plupart des hommes qui se sont distingués par leurs talents, ont cu pour mères des femmes d’un esprit élevé ; il y a dans ces soins tendres et con- tinus que dès le jeune âge une mère sait donner à ses fils, quel- que chose de plus intime et de plus efficace que toutes les au- tres leçons ; le jeune Dumont en fit l'heureuse expérience. » Trois ans plus tard, en 1820 , De Candolle perdait son père âgé de 81 ans; et comme il l’a dit souvent, il perdait en lui son meilleur ami, réflexion touchante, dont bien d’autres, dans des circonstances semblables, ont pu reconnaître la par- faite vérité. Un chagrin d’un autre ordre, ct bien plus poi- 134 gnant parce qu'il est contraire aux lois de la nature, frappa De Candolle en 1325 : il eut l’affreux malheur de perdre, pendant une absence de quelques jours, son fils cadet âgé de treize ans, qui lui fut enlevé à la suite d’une courte mais foudroyante ma- ladie. Ce fut pour lui un coup d’autant plus rude, qu’il avait à la fois à supporter sa douleur et à soulager celle de sa femme, et qu’il avait fondé sur l’avenir de cet enfant bien des espé- rances que désormais il lui fallait concentrer sur le seul fils qui lui restât. Heureusement que ce fils a su porter dignement le fardeau de cette grande responsabilité, et qu’il a été sous tous les rapports, pour son père, la source des plus douces jouissances. Le goût de De Candolle pour les voyages, ne diminua point pendant la dernière période de sa vie qu’il passa à Genève. En 1817,il était retourné à Montpellier pour y donner un dernier cours ; l'accueil qu'il y reçut fut des plus flatteurs, mais il n’est pas à comparer à celui dont il fut l’objet quand, vingt ans plus tard, il revint faire une visite aux amis qu'il avait encore dans cette ville. Le travail du Prodromus obligeait De Candolle à des voyages fréquents, surtout à Paris, où il pouvait trouver soit au Jardin des Plantes, soit dans les herbiers, les échantillons qui lui manquaient à Genève. Ces voyages étaient pour lui des occasions de revoir ses anciens amis de Paris, avec lesquels il aimait à entretenir des relations qui lui étaient chères; ils lui ser- vaient en même temps à se retremper au milieu de cette bril- lante société, où il était toujours accueilli avec tant de faveur. En 1827, il alla à Munich assister à la première réunion du congrès scientifique de l’Allemagne ; il y rencontra presque tous les personnages éminents dans la science, que renferme ce grand pays. Mais c’est Martius, tout fraîchement arrivé du Brésil, et le précieux herbier qu'il en avait rapporté, qui furent pour De Candolle la partie la plus intéressante de son séjour à Munich. Il était accompagné de son fils dans ce voyage, qu'il prolongea en visitant l’Autriche et la Hongrie, et en , | 135 s’arrétant quelques jours à Vienne, pour bien voir le Jardin botanique, et faire connaissance avec son habile directeur Mr. Jacquin. J'ai déjà parlé des voyages que De Candolle avait faits en Angleterre en 1815 et en 1816, essentiellement dans le but de visiter les collections botaniques que ce pays possède, et en particulier l’herbier de Linné dont Mr. Smith était devenu le propriétaire. Quoique peu anglomane, il jouit beaucoup de ces deux voyages; mais il est juste de dire qu’il fut reçu à Londres avec les égards dus à son illustration scientifique, par sir J. Banks, président de la Société royale, et par d'autres sa- vants, tels que le docteur Marcet, Wollaston, etc. Il fit un sé- jour chez Smith, et put ainsi étudier tout à son aise le pré- cieux herbier de ce savant ; il a consigné les résultats de cet examen dans une notice sur Linné, insérée dans la Bibl. Univ. (tome LI, page 133, année 1833.) Il constate en particulier que cet herbier , le plus complet qui existât à l’époque de la mort de Linné, c’est-à-dire en 1778, ne contenait que 8000 espèces au plus, nombre bien faible si on le compare à celui des espèces connues actuellement, et à celui que présentent maintenant les grands herbiers, en particulier le sien, qui comp- tait en 1835 plus de 75 mille espèces, et plus de 135 mille échantillons. Le dernier, voyage que fit De Candolle fut celui de Turin en 1840. J eus le plaisir de l'accompagner au congrès scientifique de l'Italie qui avait lieu le 12 septembre dans cette ville. De Candolle était déjà bien souffrant de la cruelle maladie qui l’a enlevé; néanmoins sa patience et sa bonne humeur ne l’aban- donnèrent pas un instant pendant son séjour à Turin. Charmant et aimable tout le long de la route, il éprouvait une vive jouis- sance à revoir le pays que nous traversions, et où il n’était pas revenu depuis que, environ trente ans auparavant, il lavait parcouru pour en étudier la botanique. Sa conversation pen- dant ce voyage fut d’un grand intérêt pour moi, d’autant plus 136 ; qu'elle portait principalement sur l'histoire de sa vie passée. Elle a laissé dans mon esprit des traces profondes, et j'y ai puisé la plupart des faits que j'ai rapportés dans cette notice, ainsi que les impressions que je n’ai pas craint d’y laisser percer. Son arrivée à Turin fut une véritable ovation ; tous les bo- tanistes du congrès l’attendaient à l’hôtel où il devait descen- dre , et il ne put se soustraire à la brillante réception qui lui avait été préparée. Pendant la durée de son séjour il fut l'objet de véritables honneurs, et le roi Charles -Albert lui donna les témoignages les plus flatteurs et les plus aimables de la haute considération qu’il avait pour lui, voulant honorer ainsi la science dans l’un de ses plus dignes représentants. Le jour où il partit, la section de botanique du congrès se transporta de bonne heure à Rivoli, qui est le premier relai de Turin, et où, à sa grande surprise, il la trouva réunie pour le recevoir une dernière fois. Un jeune enfant lui récita une pièce de vers composée en son honneur ; tous les assistants lui exprimèrent, de la manière la plus cordiale, leur joie de pouvoir lui dire encore adieu ; et cette fête improvisée le tou- cha si profondément, qu'il ne pouvait en parler sans être ému jusqu'aux larmes. Notre retour à Genève fut passablement mélancolique. De Candolle s'était fatigué à Turin; il était sous l'empire de la réaction qui devait nécessairement suivre la surexcitation qu’il venait d'éprouver ; quelque bonne contenance qu'il fit, je voyais qu'il souflrait beaucoup, et que la distraction du voyage n’a- vait pas arrêté les progrès de la maladie qui le minait. L'hiver qui suivit fut bien pénible. De Candolle, après quelques essais infructueux, se vit obligé de renoncer complétement à toute es- pèce de travail; il eut, en outre, le chagrin de perdre au com- mencement de janvier un frère unique auquel le liait une intime affection. Je me souviens des paroles tristement prophétiques qu'il me dit à cette occasion : Nous sommes nés mon frère et moi la méme année, nous devons mourir aussi la même an- 137 née. Mais au milieu de ses angoisses, il aimait à se voir entouré de ses amis, qu’il cherchait lui-même avec autant de bonté que de grâce à distraire des tristes pensées que son état faisait nai- tre en eux. L’espèce d'irritation bien naturelle qu’il avait sou- vent laissé percer dans sa précédente maladie, avait disparu dans celle-ci. Reconnaissant des soins aussi tendres que ju- dicieux dont il était l’objet de la part de sa famille et de tous ses alentours, il montrait une grande douceur et une résigna- tion qui ne pouvaient provenir que des pensées d'un ordre élevé, qu'il ne communiquait pas , de peur d’attrister les siens, mais qu’on pouvait facilement deviner sous la réserve qu'il s’imposait. Il conserva jusqu’à ses derniers jours sa parfaite présence d’esprit, et jamais je n’oublierai l’accueil tout ai- mable qu’il me fit, bien peu de temps avant sa mort, la der- nière fois que j’eus le bonheur de le voir : je retrouvai en- core ce jour-là, en lui, sa haute intelligence et son excellent cœur ; il était encore lui-même, et n'a cessé de l'être tant qu'il a vécu. Il mourut le 9 septembre 1841; il n’était âgé que de soixante-trois ans; c'est aussi l’âge auquel Cuvier était mort. Y aurait-il donc une limite dans ce qu'une vie peut renfermer d’années actives, et serait-il dit que celui qui « commencé de bonne heure à vivre pour la science doit aussi finir de bonne heure? L’exemple de Cuvier et celui de De Candolle sembie- raient le faire croire. La mort de De Candolle fut un vrai deuil pour Genève; les citoyens de tous les rangs, de tous les âges vinrent se joindre à ses parents, aux membres de l’Académie et des autres Corps dont il faisait partie, pour accompagner sa dépouille mortelle jusqu'à sa dernière demeure. Chacun suivait tristement ce convoi funèbre, dans le sentiment que Genève venait de per- dre un des plus brillants rayons de sa gloire, et l’un de ses enfants les plus dévoués, 10 138 Je viens d'achever la tâche difficile que je m'étais imposée, mais que J'avais à cœur d'accomplir : j'ai essayé de faire con- naître De Candolle en racontant sa vie. Peut-être devrais-je m'arrêter là, et laisser à chacun le soin de résumer et de juger cette vie si instructive par la variété de ses phases et par sa féconde activité. Je ne puis cependant résister au désir de compléter l’histoire de De Candolle, en cherchant à envisager’ quelques instants dans son ensemble cette physionomie, dont jusqu'ici je n'ai esquissé que séparément les différents traits caractéristiques. Au moment où De Candolle entra dans la carrière, l'étude des sciences venait d’éprouver l’une de ces grandes crises pé- riodiques qui signalent de temps à autre leur marche progres- sive. Le dix-huitième siècle, qui semblait ne pas devoir sortir de l’ornière que lui avaient tracée les grands génies dont les œuvres l'avaient inauguré après avoir illustré le dix-septième, avait depuis peu secoué le joug de l’autorité en se frayant des routes toutes nouvelles, Lavoisier, Laplace, Cuvier signalaient, dans des genres différents, cet élan remarquable vers un ordre de faits et d'idées jusqu'alors inabordé. Les découvertes les plus inattendues, les résultats des conceptions les plus sublimes auxquelles jusqu'alors l'intelligence humaine eût pu s'élever, venaient tous les jours enrichir le domaine de la science. La France, il faut le reconnaître, était à la tête de ce grand mou- vement, qui ne tarda pas à se communiquer aux autres pays et dont l’impression, si vive pendant le premier quart de notre siècle, dure encore, quoiqu’elle tende à s’affaiblir. C'était une circonstance des plus heureuses, pour un jeune homme plein de feu, de commencer sa vie scientifique à cette époque de fraicheur et de nouveauté, à ce moment de prin- temps, pour la science. Ceux qui sont venus plus tard ont trouvé, ilest vrai, une route plus facite, parce qu’elle était déjà tracée; mais, s'ils ont eu moins à défricher, ils ont eu aussi moins à cultiver; s’ils ont eu moins à semer, ils ont eu moins 139 à récolter. Rien ne peut remplacer ce temps d’effervescence pour la science, où chaque pas est marqué par une belle per- spective, où tout travail consciencieux conduit à un beau résul- tat. Plus tard, alors que le moment de verve est passé, et qu’il faut regarder de près pour glaner encore quelque épi dans ce champ moissonné, l’entrain n’est plus le même, parce que l’es- poir de réussir est moindre et le but à atteindre moins brillant. Nous sommes actuellement arrivés à l’une de ces époques où la science, du moins dans sa partie générale, semble avoir épuisé ses trésors. Sans doute, il y a encore à récolter pour les esprits persévérants et pour les génies transcendants, car le champ de la nature est aussi inépuisable que celui de l'intelli- gence. Dans l’histoire naturelle surtout, la multitude de faits nouveaux, dont la science s’enrichit tous les jours, semble promettre encore de beaux résultats. Mais il ne suffit plus, maintenant, de toucher à un sujet pour en faire saillir une découverte brillante ou une loi générale; loin de là : si les faits subsistent, bien des lois qu’on avait regardées longtemps comme l'expression rigoureuse des phénomènes naturels, ne tiennent pas devant les progrès de l'observation et de l’analyse. Nous sommes dans une période qu’on pourrait appeler de stag- nation, si l'esprit humain ne devait pas placer en première ligne la recherche de la vérité, et considérer comme progrès réel tout ce qui contribue à l’établir. | Mais ce n’est pas du moment présent qu'il s’agit; revenons à l’époque où De Candoile débutait dans la carrière scientifi- que, et nous comprendrons l’ardeur avec laquelle il y entra, J'ai indiqué les circonstances qui déterminèrent son choix, ou plutôt, comme je l’ai fait remarquer, qui accompagnèrent le choix qu’il fit de la botanique pour objet spécial de son étude. La disposition méme de son esprit, qui le porta vers celte branche des sciences, se retrouve jusque dans la manière dont il la cultiva. Les facultés qui dominaient chez De Can- dolle étaient essentiellement lactivité, la mémoire: c'était 140 en outre une promptitude de conception, une clarté dans les idées et une puissance de généralisation que l’activité et la mé- moire ne donnent pas, mais auxquelles elles sont indispensa- bles. Aussi, travaux généraux et travaux de détail; théorie élémentaire et prodromus; organographie, physiologie et géo- graphie botanique, monographies, mémoires spéciaux et flores locales : voilà autant de formes variées sous lesquelles appa- raissent les productions de De Candolle. On dirait que plein de ses idées d'ensemble, embrassant d’un seul coup d'œil ce règne végétal dont il ambitionne d’être le résulateur, il veut tout à la fois le saisir dans ses lois générales et dans chacun de ses individus : tâche immense devant laquelle il n’a pas reculé, qu’il a bien avancée, mais qu’il n’a pu pourtant accomplir en entier. | À côté de ce qu’elle présente de grand et de séduisant pour l'imagination, cette manière d'envisager et d'étudier la science a bien ses écueils, et De Candolle ne les a pas complétement évi- tés. Les détails doivent souffrir dans les recherches où le point de vue d’ensemble domine essentiellement; la multitude des travaux entraîne nécessairement , avec elle, quelques inexac- titudes, quelques négligences. On a reproché à De Candolle de ne pas avoir su toujours s’en préserver; on a articulé, au sujet de ses recherches physiologiques, quelques erreurs d'observation ; on a signalé dans son Prodromus quelques plantes mal nommées, d’autres imparfaitement décrites; on a assez généralement reconnu qu’il était un peu trop enclin à multiplier les genres, un peu trop prompt à admettre des es- pèces nouvelles. J'accorde que ces reproches soient fondés, quoiqu'il y en ait qui ne le soient pas et que d’autres soient exagérés. Y a-t-il là de quoi entamer le moins du monde la gloire scientifique de De Candolle? Quand un savant aurait em- ployé sa vie à produire trois ou quatre chefs-d'œuvre et qu’on viendrait à découvrir quelques points erronés dans celui de ces ouvrages Où il aurait visé à la perfection des détails, je cônce- 1411 vrais qu’une pareille découverte püt faire brèche à sa réputa- tion. Mais telle n’a point été la manière dont De Candolle a cultivé la science. Ce qu'il a surtout cherché, c’est à lui im- primer un vigoureux élan, c’est à produire lui-même et à faire produire, c’est à répandre des idées nouvelles, à signaler des points de vue jusqu'alors inaperçus. Qu’au milieu de tant de productions, dont quelques-unes sont parfaites, certaines parties aient été moins irréprochables que d’autres, ce devait être, cela a été. La question est de savoir si, malgré ces légères taches, le savant qui, en devenant d’un assentiment unanime le centre de la botanique, a donné à cette branche des sciences une activité et un développement dont on n’avait jusqu'alors au- cune idée, n’a pas plus fait pour elle que tel autre qui se sera borné à faire solitairement quelques recherches d’un mé- rite incontestable et d’un fini parfait. Au reste, je ne veux pas comparer ; il faut des savants de l’une et de l’autre espèce. Seu- lement je demande qu’on n’oublie pas, à cause de quelques imperfections de détail, les services qu’a rendus à la botanique celui dont les travaux auraient suffi à remplir bien des vies de botanistes , celui dont les ouvrages sont devenus la base de la science, celui vers qui affluait pendant sa vie, comme un hommage spontané rendu à son mérite, tout ce qui se re- cueillait de nouveau en fait de plantes sur la surface du globe, celui, en un mot, qui a fondé une école et qui, à lui seul, a fait autant d'élèves distingués que d’autres ont décrit d'espèces. Un des traits particuliers de De Candolle, c’est l’influence que son caractère et son genre d'esprit ont exercée sur sa vie scientifique, aussi bien que sur sa vie sociale et sur sa vie pri- vée. Peu d'hommes ont été, plus que lui, toujours eux-mêmes dans toutes les situations de leur vie et dans toutes les formes qu’a revêlues leur activité. Ainsi la vivacité de son caractère, dont nous avons vu l'influence dans les premières années de sa carrière scientifique, avait aussi eu pour effet de déterminer chez lui cette légère tendance à la susceptibilité, qui avait con- # 142 stamment, il est vrai, diminué avec l’âge et à mesure que sa position avait grandi. Si de temps à autre on en voyait appa- raître encore quelques traces, elles étaient sinsulièrement adou- cies par l’extrême bonté et par la confiance affectueuse avec lesquelles il répondait à tous les témoignages de considération et d'estime dont il était l’objet ; car le besoin d’obliger était, chez lui, aussi impérieux qu'était vif au premier abord le senti- ment des torts qu’on pouvait avoir eus envers lui. C’est que son cœur était excellent, et que c’est le cœur qui, en modé- rant sa vivacité, avait fait de l’homme enclin peut-être na- turellement à la sévérité, un être de la plus rare bienveil- lance. Sa vivacité cependant, quoique contenue par son cœur et par sa raison en ce qu'elle pouvait avoir d’offensif, éclatait dans quelques occasions, particulièrement quand il s’agissait de défendre les sciences et l’importance de leur étude. Peut- être son amour pour les sciences était-il un peu trop exclusif; peut-être était-il lui-même un peu trop prompt à croire qu’on voulait y porter atteinte : sur ce point sa susceptibilité était demeurée toujours la même, et ce n’est pas à ceux qui aiment la science, qui la cultivent et qui en connaissent tout le prix, de lui en faire un reproche. Ce zèle à défendre les sciences physiques et naturelles se manifestait souvent par une opposi- tion un peu trop systématique à l'envahissement de la philoso- phie, dont il redoutait avec raison les exagérations ou plutôt les folies, mais dont il avait tort, à mon avis, de repousser l'influence. C'était une chose étonnante que cette prévention contre la philosophie, de la part du naturaliste qui a mis peut- être le plus de philosophie dans ses ouvrages. Sur quoi est ba- sée, je le demande, la Théorie élémentaire, sinon sur l’une des idées les plus philosophiques, celle d’un type primitif ou de l’unité de composition? Les principes de classification qui servent de base au Prodromus ne sont-ils pas fondés sur les règles de la logique la plus relevée, de celle qui touche presque 143 aux régions de la métaphysique ? De Candolle était donc phi- losophe quand même; il l’était en fait plus que beaucoup de ceux qui réclament ce titre. Aussi je ne puis voir, dans cette espèce de répulsion qu’il semblait éprouver pour la philoso- phie, que l'effet de deux causes extérieures qui, à son insu, avaient agi puissamment sur lui : l’une, les impressions de sa jeunesse ; l’autre, ses points de contact avec les natur-philo- sophes de PAllemagne. Transporté, à l’âge de vingt ans, à Paris, au moment où les esprits, fatigués des excès de la révolution, saluaient la perspec- tive de l’empire comme une ère de repos moral, il ne devait pas y trouver une grande disposition à s’occuper de questions générales et philosophiques : le positif était- devenu un besoin, et l’idéalisme proscrit par Napoléon était loin d’être en faveur, surtout parmi les hommes occupés de sciences mathématiques et physiques, au milieu desquels vivait De Candolle. Com- ment, si jeune alors, aurait-il pu échapper complétement aux impressions d'une semblable atmosphère ? Heureusement que, chez lui, l'esprit seul en éprouva quelque effet et que le cœur n’en fut jamais atteint. C’est à cette influence assez puis- sante dans l’origine, mais qui s’était singulièrement affaiblie avec le temps, qu’on peut attribuer les préventions de De Can- dolle contre la philosophie en général, et plus particulière- ment contre quelques-unes de ses parties, par exemple contre tout ce qui touche aux causes finales. Ces préventions, qui du reste étaient demeurées chez lui plus instinctives que rai- sonnées, avaient beaucoup diminué dans les dernières années de sa vie; je l’ai vu moi-méme les abandonner graduellement à mesure que, avançant en âge, il se laissait aller davantage aux impulsions de son cœur, et portait de plus .en plus ses regards au delà de l'horizon borné de cette terre. La seconde et la plus persistante des deux causes qui lui in- spiraient de la défiance contre la philosophie, c’est, ai-je dit, les points de contact qu'il avait eus avec les natur-philosophes. 144 Dans la Théorie élémentaire et dans la plupart de ses autres ouvrages généraux de botanique, De Candolle avait rencontré sur sa route ces hommes qui, partant de quelques idées à priori, font la nature à leur guise, en pliant les faits, dont ils s’embarrassent fort peu, à leurs spéculations théoriques. On conçoit la profonde répugnance que devait éprouver pour une semblable méthode, et pour ses partisans, un savant qui avait pris l'observation pour base de toutes ses recherches et de toutes ses théories. Mais De Candolle allait trop loin quand il enveloppait dans le même anathème toute la métaphysique et les métaphysiciens. Quoi qu’il en soit, on comprend, par ce qui précède, ce qui s'était passé dans l'esprit de De Candolle; cette explication simple et naturelle m’a paru n'être pas sans intérét, car rien n’est indifférent quand il s’agit d’un homme de cet ordre. D'ailleurs j'étais bien aise de saisir cette occasion pour réduire à sa juste valeur le reproche qu’on lui a fait souvent à ce su- jet; l’aborder franchement, reconnaître ce qu'il peut avoir de fondé et le repousser dans ce qu’il a d'injuste : voilà ce que j'avais à cœur de faire, voilà ce que j'ai fait. Esprit clair et méthodique, homme d’impression plus que d'imagination, intelligence vive, prompte, tête admirablement bien organisée pour coordonner et combiner soit ses propres idées, soit celles des autres: voilà, ce me semble, les traits caractéristiques de De Candolle. Qu’on y ajoute, pour com- pléter le portrait, un génie toujours plein de ressources et une prodigieuse activité, et l’on comprendra ce qu’il fut. Néanmoins plus j'ai étudié sa vie, plus j’ai acquis la convic- tion que les circonstances par lesquelles il a passé ont con- couru d’une manière remarquable au complet développement de toutes ses belles facultés. Si De Candolle n’avait jamais quitté Paris, ses travaux auraient probablement beaucoup perdu de ce qu'ils ont d’original, et ses entreprises scientifiques de ce qu’elles ont de vaste; il est même permis de douter qu’il füt de- LS 145 venu, comme il l’a été, chef d’école et un centre pour l'étude de la botanique. Le séjour de Montpellier qui, succédant à celui de Paris, avait exercé une influence si heureuse sur cet esprit dont l’activité avait besoin d’un repos momentané, au- rait fini, s’il eût duré toujours, par risquer d’alanguir cette activité même, en ne lui offrant pas un champ assez vaste et assez varié. Enfin, si De Candolle était demeuré toujours à Ge- nève, il est probable qu’il n’aurait pas eu au même degré cette largeur de vues et cette direction scientifique que le contact un peu prolongé des hommes de science est seul capable de donner; il est probable aussi que, moins imprégné de la science pure, il aurait plus facilement cédé à certaines habitudes et à certaines préoccupations qui, dans un petit pays, absorbent trop souvent un temps précieux, et dont De Candolle lui-même avait peine à se défendre. Je ne suis pas fataliste; je persiste à croire que c’est de son propre fonds, que De Candolle a essentiellement tiré ce quil a été; mais, en même temps, je ne puis m’empécher d'attribuer une grande influence, dans l’heureuse forme de son développement, à la succession des circonstances ex- térieures qui ont marqué sa vie et que je viens de rappeler. À Paris l’éveil de cette haute intelligence, à Montpellier la mé- ditation , à Genève l’activité : voilà le trait saillant de l’in- fluence de chacun de ces trois séjours ; telle est du moins l’im- pression que me laisse l’histoire de la vie et des travaux de De Candolle. | Si maintenant, laissant de côté la forme sous laquelle se manifestent les qualités de l’âme et les facultés de l’intelli- gence, je ne considère plus que l’homme en lui-même, alors, je le reconnais, les circonstances accessoires perdent toute leur importance. Ces qualités, ces facultés fussent toujours restées les mêmes, quelle qu’eût été la vie de De Candolle, car elles sont aussi indépendantes des causes extérieures que l'esprit diffère de Ta matière. Voici ce qu’écrivait De Candolle d’un homme 146 voué comme lui au culte de la science, doté comme lui, par la Providence, des plus belles facultés, mais dont la vie s'était écoulée dans des circonstances et dans une atmosphère bien différentes. Voici ce que De Candolle écrivait de Cuvier ; et je ne puis mieux le peindre qu’en reproduisant ici le portrait qu'il traçait lui-même de ce grand naturaliste: preuve sans ré- plique que des intellisences qui ont été créées les mêmes, de- meurent les mêmes, quel que soit le milieu dans lequel elles sont appelées à s'exercer. «Au milieu d’une vie si pleine, il était loin de négliger les agréments de la société; sa conversation, tantôt grave et so- lennelle, tantôt piquante et spirituelle, toujours juste, mesu- rée et originale, faisait l’ornement des salons et le charme de lPintimité. 11 était ami chaud, sincère, fidèle. Il s’emparait de l'esprit et du cœur de ceux qui l’entouraient, et ce n’a pas été l’une des moindres causes de ses succès que l’habileté avec la- quelle il dirigeait les efforts des autres vers son but. Sa per- sévérance dans l’amitié, sa reconnaissance pour ceux qui ont contribué aux succès de sa jeunesse, sa modération dans toutes les discussions, le dévouement qu’il savait inspirer à tous ses alentours , sont des témoignages de ces qualités du cœur, et expliquent cet empire moral qu’on n'obtient que par des sentiments vrais et profonds. « Partout se trouvent, ajoute De Candolle en parlant des ou- vrages de Cuvier, et ajouterai-je aussi en parlant des siens, partout se trouvent entremélées les réflexions les plus profondes sur la marche des sciences, les allusions les plus piquantes sur la nature humaine et sur l’état social de l'époque. Partout perce surtout cet amour de la vérité, ce sentiment de la di- gnité des études intellectuelles, qui était une de ses plus vives impressions : c’est à ce sentiment élevé qu’on doit rapporter, et l’impartialité de ses éloges, de ses comptes-rendus, de ses jugements littéraires ou scientifiques, et l’éloignement qu'il a toujours montré pour toute intrigue quelconque, et le zèle 147 qu’il portait aux établissements qui lui étaient confiés, et l’ar- deur qu’il témoignait à protéger, à encourager les jeunes gens qui annonçaient des talents, et le noble désintéressement avec lequel il n’épargnait aucune dépense pour développer ses tra- vaux scientifiques. » Voilà ce qu'était Cuvier , suivant De Candolle; voilà ce qu'était De Candolle, au jugement de tous ceux qui l’ont connu”. ? Au moment où je livre à l'impression cette dernière page de ma notice sur De Candolle, Genève perd encore un de ses plus chauds et de ses plus fidèles amis, un citoyen modeste autant que dévoué, et dans lequel De Candolle trouva toujours un zélé coopérateur dans tout ce qu'il entreprit d’utile. Mr. le prof. Boissier vient de mourir dans sa quatre-vingl-troisième année, après soixante et un ans de professorat. La Société de Lecture, le Musée Académique, la Bibliothèque publique, la Société des Arts, l’Académie surtout farent constamment l’objet de son intérêt éclairé; il se rencontra avec De Candolle dans son zèle, dans son activité, pour fonder les deux premiers de ces établissements, pour soutenir et améliorer les autres. Aussi excellent par le cœur qu'aimable par l’esprit, il emporte en mourant ce que nous avions en- care de traditions vivantes de ce beau temps de Genève, dont il ne nous restera bientôt plus que le souvenir. a ——— n 4 He ' Rore Le Vi ! 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