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WBUOTHECA

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AVIS.

On esl instamment prié d'avoir soin des livres, de les renvoyer enveloppés, et d'y joindre le nom de la personne qui les rend.

NOUVEAUX

SAMEDIS

CHEZ LES MEMES ÉDITEURS

OUVRAGES

A. DE PONTMARTIN

Format grand in- 18

Causeries littéraires, nouvelle édition 1 vol

Nouvelles Causeries littéraires, édition, revue et

augmentée d'une préface

Dernières Causeries littéraires, T édition

Causeries du Samedi, 2^ série des Causeries littéraires,

nouvelle édition

Nouvelles Causeries du Samedi, 2^ édition

Dernières Causeries du Samedi , V édition

Les Semaines littéraires, nouvelle édition

Nouvelles Semaines littéraires, 2^ édition

Dernières Semaines littéraires, 2^ édition

Nouveaux Samedis 7

Ll Fond de la Coupe

Les Jt:uDis de madame Charbonneau, édition ....

Entre Chien et Loup, édition

Contes d'un planteur de choux, nouvelle édition . . .

Mémoires d'un Notair^i^ 4^ édition

Contes et Nouvelles, nouvelle édition

La Fin du Procès, nouvelle édition

Or et Clinquant, nouvelle édition

Pourquoi je reste a la campagne , nouvelle édition . Les Corbeaux du Gévaudan, 2^ édition

CUATILLON -SUR-SEINE. IMPRIMERIE E. CORNILLAC

NOUVEAUX

SAMEDIS

PAR

A. DE PONTMARTIN

SEPTIÈME SÉRIE

PARIS

MICHEL LÉYY FRÈRES, ÉDITEURS

RUEVIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15, A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1870 Droits ile reproduction et de IraductioD réservés

BIBUOTHECA

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NOUVEAUX

SAMEDIS

I

LAMARTINE

Mars 1869.

Vous me permettrez, aujourd'hui plus que jamais, de me renfermer dans mes attributions littéraires. S'il est vrai que la politique de M. de Lamartine n'ait été que de la poésie, il ne serait pas juste de lui appliquer dans toute leur rigueur les vérités qui se traduisent en devoirs pour le commun des hommes. Il fallait pourtant que, le lendemain de sa mort, une plume sérieuse et discrète rappelât tout ce que Lamartine aurait gagné en restant fidèle aux convictions de sa jeunesse, tout ce quil a perdu en s'abandonnant au hasard des événements in- terprétés par son génie. Celle tache a été dignement * f ^ -i- •¥ 1^ -li 1

2 NOLVEAL'X SAMEDIS

remplie*. A présent, c'est le poète, le poêle immortel, que je voudrais dégager des nuages qui assgmbrirent son déclin, mais qui n'ôtent rien à l'éclat incomparable de ses jeunes et radieuses années.

Lamartine ! Pour bien savoir tout ce que ce nom a pu contenir d'enchantements et de prestiges, il faut être à la fin du premier Empire, 'avoir eu quinze ans quand parurent les secondes Méditations, avoir assisté, le cœur palpitant, dans le coin le plus obscur d'une des tribunes de rinstitut, à cette séance de réception à TAcadémie française, qui nous le montra, élégant et fier, éloquent

1. Un ancien député, spirituel et éloquent, avait plaidé, dans la Gazette de France, cette thèse obligée, le lendemain de la mort de Lamartine : « Combien le grand poêle aurait été plus grand, etc. » (Vieille chanson sur un vieil air.) Tour à tour appliquée à Chateau- briand, à Lamartine, à Victor Hugo, à Lamennais, cette thèse est spécieuse, honorable, séduisante pour les esprits généreux ; est-elle bien solide, et ne serait-il pas temps d'y renoncer ? Est-il j uste de dire à des hommes de génie, fatalement entraînés par les courants de leur siècle, qu'ils auraient bien fait d'accepter des servitudes de partis, dont nous-mêmes, esprits de second ou de troisième ordre, com- mençons à ressentir le joug avec une certaine impatience? Impa- tience d'autant plus avouable, qu'elle est tout intellectuelle? Ce ne sont pas les Lamennais, les Royer-CoUard, les Chateaubriand, les Lamartine, les Victor Hugo, les de Vigny, qui ont abandonne la Restauration ; c'est la Restauration qui les a abandonnés en s'aban- donnant elle-même.

Qu'on me permette, à ce propos, un petit détail anecdotique. Lamartine disait un jour à un de ses amis le plus noblement dé- voués : « Je vivrai cent ans. » Hélas! la prédiction ne s'est pas réalisée. Mais supposez qu'il fut devenu seulement nonagénaire, à la Viennet, auriez- vous dit en 1880: quel dommage que notre grand poète ne soit pas resté jusqu'à la fin un pur légitimiste ! La per- sévérance est une vertu; le radotage est un malheur.

LAMARTINE 3

et inspiré, dédaigneux de celte popularité vulgaire qui devait plus tard lui coûter si cher, applaudi par de no- bles femmes dont la souveraineté charmante s'inclinait devant la sienne, doué de tous les dons extérieurs qui révèlent le poëte aux multitudes, tel enfin que, s'il avait disparu ce jour-là , le lendemain des Harmonies, la veille des révolutions, il serait resté dans nos souvenirs, dans nos songes, avec une auréole quasi divine. Par une sorte de prédestination providentielle, Lamartine, dans ce discours il avait à louer M. Daru, un des plus illustres et des plus intègres serviteurs de l'Empire, ne fit pas une concession à la monstrueuse alliance du vieux bonapartisme et de la jeune liberté ; odieux mensonge qui continua les Cent-Jours sous forme de polémique, de dithyrambes et de chansons, envenima les dissidences, tricha tout ensemble le patriotisme, la liberté et la gloire, trompa l'histoire, défigura la politique et prépara à notre France ingrate d'interminables calamités.

Mais je vous parle de 1830, et nous n'en sommes en- core qu'à 1820, à l'aurore des Méditations, Oui, ce fut une aurore, avec toutes les grâces, toutes les fraîcheurs, tous les mélodieux murmures d'une matinée de prin- temps. On eût dit que le soleil se levait dans les imagi- nations et dans les âmes. Déjà Chateaubriand notis avait initiés à une poésie nouvelle, à laquelle il ne manquait que le rhythme, mais qui en appelait une autre, plus intime encore et plus vraie, comme une sœur aînée ap- pelle sa sœur. Delille, mort depuis sept ans, avait cessé d'être pris au sérieux; Fontanes, plus sobre et plus

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classique, allait mourir. On savait parfaitement ce qu'on ne voulait plus; condition excellente pour pressentir et accueillir ce qu'on veut. On avait soif de quelque chose d'inconnu qui ne fut ni l'orgeat ni la piquette de ces versificateurs de l'Empire, que les paradoxes les plus subtils ne réussiront jamais à réhabiliter. Avez-vous quelquefois parcouru la campagne au commencement d'avril? Tous voyez flotter dans l'espace toute une végé- tation aérienne, qui court d'arbre en arbre, comme une messagère de fécondité et de vie. Vous remarquez çà et des bourgeons et des germes qui seront demain des feuilles et des fleurs. Il vous semble que la sève va jaillir sous l'écorce, que les nids sont tout prêts, que vous n'a- vez qu'à toucher aux buissons d'aubépine pour qu'ils se couvrent aussitôt de leur blancheur embaumée. Mille bruits confus gazouillent à voire oreille, sans qu'il vous soit possible de savoir d'où ils viennent, si c'est la soli- tude qui vous les donne ou votre imagination qui les crée. Vous aspirez avec l'air une vague tiédeur qui, loin de vous amollir, fait courir dans vos veines un frisson de bien-être -et de renouveau. Que le voile transparent d'une nuit étoilée s'abaisse peu à peu sur ces scènes agrestes tout est prélude et promesse; que, dans les premiers silences du crépuscule, le chant d'un oiseau s'élève du milieu des touffes précoces de lilas ou d'ébé- niers ; vous n'aurez pas besoin d'être soufflé par Roméo ou par Juliette pour vous écrier : « C'est le rossignol! » Je ne fais pas un paysage; j'essaye de rendre une im- pression; l'impression que ressentirent les jeunes gens.

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les jeunes femmes, les lettrés, les esprits poétiques hélas! bien moins rares qu'aujourd'hui! lorsque paru- rent les premières Méditations, Ce fut à la fois une ex- plosion et un charme, une révélation et une ivresse. Auteur inconnu; une épigraphe s'affirmait sa foi reli- gieuse, Ab Jove Tpriiicipium; des dédicaces qui ne lais- saient aucun doute sur ses opinions politiques ; au vicomte de Bonald: au vicomte de Chateaubriand; au cardinal de Rohan; à M. de Lamennais (1820); à M. Amé- dée de Pastoret (1820): à M. Eugène de Genoude!... Souffrez que je m'arrête un moment à ce dernier nom, qu'un rédacteur de la Gazette de France ne saurait écrire sans une profonde émotion de respect, de sympathie et de tristesse. Malgré les dissentiments qui suivirent, le souvenir de M. de Genoude reste glorieusement lié à celui de Lamartine. Au milieu des bouleversements poli- tiques, leur amitié demeura intacte. Quand le directeur de la Gazette de France fut frappé au cœur par la perte de son admirable compagne, la noble Muse des Médita- tions^ fut, après le consolateur divin, sa plus puissante consolatrice. La fidèle affection de Lamartine était-elle de la reconnaissance? Est-il vrai, comme on Ta raconté, comme je le crois, qu'au moment tous les éditeurs d'alors (ils n'ont pas changé), refusaient avec une tou- chante unanimité le manuscrit du poète, M. de Genoude, généreux comme les princes qu'il servait, fit les frais de la première édition? Si ce détail est exact, je vais ajou- ter , en mon nom personnel , résigné d'avance à la contradiction et à l'anathème , une énormité révol-

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tante^ Je sais plus degré à M. de Genoude d'avoir avancé ce billet debanqueavec les Méditations en marge, que... oh! non, c'est trop fort, je n'oserai jamais... que d'avoir contribué à Tavénement du suffrage universel .Sur- tout ne le dites à personne, et pardonnez ce trait de ma- niaque à un vieil enfant qui préfère la Messe de Rossini au dernier discours de M. Rouher !

Les jeunes femmes, avons-nous dit? En dehors, mais pas trop loin de la grande politique, il y aurait une jolie étude morale à écrire sur les rapports des femmes avec les poètes; en d'autres termes, on jugerait les sociétés,

1. Je n'ai plus besoin, Dieu merci! dans mon livre, de toutes ces précautions oratoires, forcément accordées à un des fétichisme? de la Gazette de France. Rendu à ma liberté individuelle dont tout journalisie abdique au moins les deux tiers un tiers pour son journal, un tiers pour son public, voici comment je rédigerais ce passage :

'i Si vraiment M. de Genoude a facilité la publication des Pre- mières Méditations de Lamartine, j'ai presque envie de lui par- donner d'avoir contribué, avec tous les aveuglements de sa haine contre un gouvernement vraiment libéral, au triomphe du suf- frage universel, c'est-à-dire de ce que je connais au monde de plus bute, de plus absurde, de plus immoral, de plus funeste, de plus contraire à la liberté véritable ; du suffrage universel qui ne peut être qu'un instrument de corruption ou de désordre, de servilisme ou d'anarchie, de dégradation populaire ou d'oppres- sion despotique. »

Les hommes de la Gazette qui s'obstinent à glorifier M. de Ge- noude pour cette collaboration au suffrage universel, ne s'aperçoi- vent pas qu'ils infligent à sa mémoire une cruelle épigramme. Car enfin j'arme à croire qu'il était, avant tout, légitimiste. Or, au bout de vingt-deux ans, il est clair que ce n'est pas la légitimité qui a bé- néficié de sa trouvaille.

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les époques et les dynasties d'après les prédilections fé- minines. Ainsi Lamartine est, Dieu merci! et restera, à tout jamais, le poëte de la Restauration; non pas parce qu'il a chanté le Sacre, le berceau du duc de Bordeaux, parce qu'il s'est associé aux espérances, aux joies, aux douleurs de la renaissance monarchique, mais parce que sa poésie s'accorde admirablement avec l'idéal que pour- suivaient alors les hommes d'État dans leurs plans d'ave- nir, les philosophes dans leur enseignement, la jeunesse dans ses enthousiasmes, les artistes dans leurs œuvres, et les femmes dans leurs rêves. Je lisais hier, dans un livre qui fait du bruit S à propos d'un homme délicieuse- ment roué : « De même que tous ceux qui ont trop aimé les femmes, il n'avait pas de tendresse. » Trait charmant et vrai, qui prouve la supériorité des oliviers sur les myrtes! C'est cette tendresse, qui n'est précisément ni l'amour ni l'amitié, mais une sorte de transaction roma- nesque entre le devoir et le péril; c'est cette vision d'un bonheur trop pur pour ce monde, le pied sur la terre, le front dans le ciel, à demi baigné dans l'infini, que La- martine révéla à ses belles contemporaines. Elles étaient dignes de le comprendre; elles voulaient aimer sans fail- lir, rêver sans avoir à craindre la secousse et la rougeur du réveil, soupirer un nom qui fût une musique plutôt qu'un aveu. Elles lurent avec un frémissement de mé- lancolique allégresse le Lac, le Golfe de Bdia, les Pré- ludes. Sans doute, il serait insensé de prétendre que, à

1. Le 10 Janvier de M. Emile Ollivier.

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certaines époques, le cœur abdique, que le diable renonce à sa part, que toutes les sociétés n'ont pas eu leurs péche- resses: mais, dans ce temps-là du moins, les filles d'Eve, si elles ne redoutaient pas le fruit défendu, le cherchaient à des hauteurs leurs regards rencontraient deux moyens de salut; le Ciel pour les relever de leur faute ; la poésie pour les consoler de leurs peines.

La gloire de Lamartine a été de répondre à ces mys- térieuses aspirations des âmes délicates , qu'auraient également effrayées un amour sans religion et une reli- gion sans amour. Ses premiers recueils, de 1820 à 1830, firent et reçurent bien des confidences, furent de moitié dans bien des secrets, guérirent bien des blessures ou y ajoutèrent cette sensation particulière qui fait d'une souffrance un plaisir. Il fut le clavier sur lequel se jouèrent bon nombre de mélodies à quatre mains dont nui ne devina le mystère et qui se purifiaient en s'exha- lant. Plus tard, la spécialité des révolutions étant d'a- baisser le niveau social, ces délicatesses aristocratiques disparurent dans la tourmente. Aux femmes de Lamar- tine, patriciennes et rêveuses, sentimentales et chré- tiennes, succédèrent les femmes de Balzac, de George Sand et d'Alfred de Musset; créations d'une société nouvelle le bourgeois et l'artiste se confondent en croyant se quereller, de leur contact et de leur conflit naît un personnage hybride, une héroïne singulière, duchesse d'intention, bourgeoise de fait, artiste d'al- lures , parlant une langue inconnue à ses aïeules échangeant la poésie contre l'aventure, et n'attendant

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LAMARTINE 9

qu'un progrès de plus, un coup d'État, un nouveau régime, pour abdiquer en faveur de la reine d'aujour- d'hui, sacrée parle roman, l'art et le théâtre, saluée par les puissances mondaines, célébrée par les pontifes du Veau d'or, couronnée en place publique par Sa Majesté l'Argent; la courtisane! La femme de Théophile Gau- tier et de Dumas fils, qui remplace celle de Balzac et d'Alfred de Musset, comme celle-ci avait remplacé la femme de Lamartine !

Étonnez-vous maintenant que je m'attarde à plaisir, que j'enferme obstinément mon hommage dans les années heureuses pour Lamartine, heureuses pour nous, heu- reuses pour tous, il semblait que nous fussions poètes avec lui, nos imaginations vibraient à l'unis- son de la sienne, ce beau lac ne réfléchissait encore que l'azur du ciel, les poétiques aspects de ses bords et le sillage de la barque enchantée! Nous ne pouvons oublier pourtant qu'une première réaction et plût à Dieu qu'il n'en eut jamais subi de plus cruelles! s'essaya, vers 1824, contre le succès des Nouvelles Méditations. C'est que les opinions politiques jouaient alors un grand rôle. Les bonapartistes libéraux (pardon de ce barbarisme !) avaient, eux aussi, leur poëte; non pas Déranger, que personne ne songeait encore à métamorphoser en grand lyrique, mais Casimir Delavigne. Ne vous récriez pas! Casimir Delavigne , aujourd'hui oublié , tint pendant cinq ans en échec la popularité de Lamartine. Il n'avait pas de génie, mais un talent souple et preste, une espèce de flair poétique, qui excellait à s'emparer

1.

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d'un événement ou d'un sentiment public , pour le poétiser à l'usage des gens distingués, à égale dis- tance des esprits très-fins et des esprits très-vulgaires. Arriéré avec les précurseurs, novateur avec les station- naires, il représentait assez bien le juste milieu qui allait naître et dont il était d'avance le poëte. A l'origi- nalité qui lui manquait il suppléait par une faculté de vibration et d'à-propos qu'on pouvait prendre, à n'y pas regarder de trop près, pour une inspiration personnelle.

11 appliquait à sa littérature les mêmes procédés d'éclec- tisme qu'à sa politique. Ses accommodements allaient de Voltaire à Shakspeare, de Racine à lord Byron, et il ten- tait d'opérer la réconciliation par la miniature.

Tel fut le versificateur ingénieux, le parfait galant ho7nme, que le bonapartisme libéral opposa avec suc- cès à notre Lamartine. Dans les collèges, sur les bancs des écoles et des cours publics, les suffrages se par- tageaient. Plus jeune que le poëte des Méditations , Casimir Delavigne le devança de cinq ans à l'Académie française, grâce à l'énorme succès de VÉcole des Vieil- lards (novembre 1823), à la réunion, dans une même pièce, de Talma. et de M"« Mars. Pour que rien ne man- quât au piquant des contrastes ou des symétries, Casimir Delavigne remplaça à l'Académie le comte Ferrand, un royaliste de l'école absolutiste, de même que Lamartine devait y remplacer le comte Daru, un libéral de l'école impériale.

Mais déjà, en 1830, au moment même la Révolution allait triompher, Lamartine reprenait possession de sa

LAMARTINE M

gloire. Malgré des beautés éclatantes, ni la Mort de So- crate, ni le Chant du Sacre, ni le Dernier Chant du pèlerinage d'Harold{\823-182b) , n'avaient pu rien ajouter à l'effet des Méditations, Les Harmonies l'agrandirent et le consacrèrent. A ces heures de crise, de déchirement, de prophétique malaise, dans cette atmosphère embrasée par le double feu des soleils d'été et des passions révolu- tionnaires, il fallait un chef-d'œuvre pour vaincre les élé- ments réfractaires. Le poëte des Harmonies accomplit ce prodige. Il y avait, dans ce nouveau recueil, une puis- sance d'affirmation, une vigueur de souffle, une netteté de contour, une ampleur de forme, une certitude de foi, qui manquaient aux Méditations^ et qui marquèrent un progrès véritable. Également maître de son expression et de sa pensée, lançant aux ingratitudes de son siècle, comme un mélodieux défi, son Credo de royaliste, de chrétien et de poëte, Lamartine, désormais, pouvait ne pas descendre; il ne lui était plus possible de monter. Certes, c'est aller au-devant d'une accusation de partia- lité poussée jusqu'à la folie, que de murmurer les mots de déclin ou de décadence, quand on a encore en per- spective le Voyage en Orient, Jocelyn, YHistoire des Girondins, Graziella, les Confidences^ Geneviève; mais, dans ces œuvres de génie, on sent, tantôt aux inégalités du style, tantôt à Texubérance des couleurs, tantôt aux sophismes de l'imagination aussi dangereux que ceux de l'esprit, quelque chose d'alarmant, d'irrésolu et d'ex- cessif, une exagération de vie qui mène à la fièvre, une magnificence de prodigue qui conduit à la ruine, un pen-

42 NOUVEAUX SAMEDIS

chant qui prépare une chute, l'anomale rapidité d'un ressort qui s'accélère au risque de se briser. L'artiste est toujours grand; mais il a cessé de calculer la propor- tion entre ses forces et son effort, la distance entre son élan et son but. L'admiration qu'il excite est presque de l'inquiétude ; il y a du phénomène dans ses beautés, du tour de force dans ses chefs-d'œuvre.

JocelyUy par exemple , est un splendide poëme ; de nouveaux horizons s'y découvrent ; le paysage y déploie des richesses inconnues ; les teintes sont plus vives ; la passion y parle un langage qu'Elvire elle-même n'a ja- mais entendu. Pourtant de nombreuses dissonances, des négligences consenties ou voulues, une religiosité vague substituée aux fermes croyances, je ne sais quelles ar- deurs sensuelles cachées sous les neiges alpestres, la profession de foi du vicaire savoyard alternant avec le Sermon sur la montagne, tout cela présage la Chute d'un Ange, qui signala chez Lamartine l'altération définitive, non pas des facultés poétiques, mais du respect de l'ar- tiste pour son art, du souci de la forme, de l'harmonie et de la mesure. Graziella et les Confidences sont de déli- cieuses lectures; toutefois, si le charme survit, la sécurité n'existe plus ; on se reproche son plaisir, on admire sans approuver ; on s'aperçoit que le poète a déchiré le voile de lïdéal pour devenir son propre héros; que, loin de se soumettre aux lois divines, aux lois morales dont il était l'interprète, il les subordonne à sa fantaisie pour se faire le centre du monde extérieur ou invisible. On éprouve un sentiment pareil à celui qu'inspirerait une femme, belle

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encore, encore aimée, mais compromise. II suffira de quelques surcharges , de quelques enluminures , pour aller des Confidences à Raphaël, tout équilibre se rompt, l'excès est manifeste, la poésie sonne creux, la passion crie au lieu de chanter.

Nous pourrions multiplier ces exemples, indiquer ces tristes gradations qui firent subir au génie le contre-coup des rigueurs de la fortune. A quoi bon? Dans un autre ordre d'idées et de souvenirs, que de leçons! que de fois on aurait envie de blâmer , s'il n'était plus juste de plaindre ! V Histoire des Girondins, on le sait, renferme bien des pages qui affligèrent ou irritèrent les anciens amis de Lamartine. Mais on est désarmé quand on songe que, par cette œuvre brûlante, il entra de plain pied dans la Révolution, dont il domina un moment les orages, pour être, hélas! englouti trois mois plus tard dans le goufl're creusé sous ses pas. Jamais on n'a vu ni un triom- phe plus éclatant, ni une royauté plus précaire, ni une chute plus rapide. Cette chute peut servir de texte à bien des discours sur l'injustice des partis : elle fut pourtant logique. Le pays, pris au dépourvu, ne pouvait avoir qu'une reconnaissance provisoire pour l'homme qui l'avait exposé avant de le défendre : il y avait déjà un fond de rancune dans ses explosions de gratitude; il lui repro- chait le péril plus qu'il ne lui savait gré du sauvetage. La marche fatale des événements devait enlever bien vite à Lamartine cette omnipotence d'un jour, faite d'étonne- ment et de peur. Dès l'instant qu'il ne fut plus néces- saire, il devint suspect; dès qu'il ne fut plus utile, il pa-

14 NOUVEAUX SAMEDIS

rut dangereux. Pressé entre deux extrêmes, repoussé par ceux qui Taccusaient de paralyser la République et par ceux qui lui reprochaient de l'avoir faite, il tomba pour ne plus se relever.

Ce qui suivit est si triste, que celte tristesse nous ra- mène à notre point de départ. Oui, Lamartine, après avoir laissé se briser et se détendre les liens qui l'unis- saient à l'antique monarchie, après avoir cessé d'être le poète royaliste et chrétien des Méditations et des Har- monies, eut encore des inspirations magnifiques, d'é- blouissants éclairs , de radieuses journées. Il écrivit d'une main hâtive des pages que lui seul pouvait écrire, l'improvisation a laissé des traces, mais que le génie a marquées de son empreinte. Pour la foule toujours por- tée à applaudir ce qui flatte ses passions ou caresse ses rêves, Lamartine, penchant au panthéisme, ressuscitant de sa baguette magique les héros de la Gironde et de la Montagne, révolutionnaire avec le passé pour faire éclore et gouverner les révolutions à venir, est plus grand que le poète du Crucifix, de VHymne de Venfant à S07i ré- veil. Enfin, aux yeux de bien des gens, il faut chercher le point culminant de sa vie dans ces heures ardentes sa patriotique éloquence maîtrisa les multitudes, renou- vela les miracles d'Orphée, et teignit de blanc et de bleu le drapeau rouge. Mais nous, nous songeons aux doulou- reux lendemains, si laborieux, si taciturnes, si abandon- nés, soumis à de si poignantes épreuves, jusqu'au jour qui n'a de lendemain que dans le ciel. Ce crucifix, que le poète avait chanté en vers immortels, s'est retrouvé sur

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son lit de mort. Les espérances de sa jeunesse ont été les consolations de son agonie. Pourquoi ne nous serait-il pas permis de penser que, dans ces moments suprêmes, ce que nous prenons pour de l'ombre n'est que le commencement de l'impérissable lumière , toutes les images, tous les souvenirs, toutes les croyances, tous les noms chers aux jeunes et belles années de Lamartine se sont tout à coup groupés autour de cette croix qui con- sacre les regrets et dissipe les mensonges ? Ah ! ces visions ne l'auront pas trompé, si, lui rappelant, les Méditations et les Harmonies, elles l'ont reporté vers ses vrais titres de gloire, si elles lui ont dit que ceux dont il fut alors l'en- chanteur et le bienfaiteur n'ont jamais cessé de l'admi- rer, de l'aimer et de le plaindre!

I[

ENCORE LAMARTINE!

Le modèle est beau, le cadre est immense, la toile est petite, Tarliste est moindre encore; mais il me semble que je serai un peu moins indigne de cette tâche écra- sante, si je réussis à rassembler autour de cette immor- telle figure quelques dates, quelques souvenirs de jeu- nesse, quelques-unes de ces impressions matinales le poëte m'apparaît dans toute sa splendeur et oii mes ombres s'illuminent de son auréole.

L'enfance, l'adolescence, les jeunes années de Lamar- tine, qui oserait les redire après lui? Qui aurait l'audace de jouter contre la prose enchanteresse des Confi- dences qui nous ont appris avec un délicieux mélange de familiarité et de poésie tout ce que nous pourrions raconter? C'est en 1820, en donnant à la France le pre-

ENCORE LAMARTINE 17

iiaier volume des Méditations, qu'Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, le 21 octobre 1790, se mit en contact avec le public et entra d'un bond dans sa gloire. Les rares survivants de cette époque se souviennent d'une lecture qui fut comme le prélude de cet incompa- rable succès. C'était dans le salon de M^e de R..., mère d'un des membres les plus spirituels de l'Académie fran- çaise. La maîtresse du logis, à laquelle le jeune inconnu était recommandé par une amie de province , avait annoncé à ses habitués Vexhibition de ces vers, comme une corvée de politesse qu'elle les priait de subir sans trop de somnolence ou de rancune. M. Villemain était de cette réunion d'élite. Jugez de l'explosion, lorsque arriva le moment redouté, quand le poëte, de sa voix harmo- nieuse et vibrante, lut les strophes merveilleuses du Lac:

<( Assez de malheureux ici-bas vous implorent;

Coulez, coulez pour eux ! Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent.

Oubliez les heureux !...

» Éternité, néant, passé, sombres abîmes. Que faites-vous des jours que vous engloutissez? Parlez, nous rendrez-vous les extases sublimes Que vous nous ravissez ?

» Eh quoi ! n'en pourrons-nous au moins fixer la trace? Quoi! passés pour jamais, quoi ! tout entiers perdus! Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface Ne nous les rendra plus! »

IS NOUVEAUX SAMEDIS

M. Villemain ne put se contenir; s'élançant vers M. de Lamartine et le saisissant au collet avec un enthousiasme qui ressemblait presque à de la colère : « Jeune homme, s'écria-t-il, qui êtes-vous, d'où venez-vous, vous qui nous apportez de pareils vers ?... »

Le mot de révélation était alors moins prodigué qu'au- jourd'hui. Si jamais il dut être applicable, ce fut le jour les premières Méditations parurent. Ce n'était pas un poëte qui se révélait, cétait la poésie. On a dit que Lamartine fit alors pour les vers ce que Chateaubriand, à l'aurore du siècle, avait fait pour la prose. Je me per- mettrai d'aller un peu plus loin : la prose poétique des Martyrs et des Natchez a déjà singulièrement vieilli. La poésie des Méditations n'a pas une ride. Chateaubriand, tout en enrichissant notre langue d'idées et surtout d'images nouvelles, a laissé parfaitement intacts Pascal et Bossuet, Montesquieu et Voltaire; Lamartine a rejeté dans l'ombre tout ce qui s'était essayé, avant lui, de lyrique ou d'élégiaque. Pour résumer en deux noms notre court parallèle, nous dirons que le premier n'a pas même entamé Jean-Jacques, et que le second a tué Jean-Baptiste.

Le succès fut éclatant, prestigieux, universel. Mais, chose étonnante, que les Français de 1869 refuseront de croire ! il y avait, à cette date de 1820, des partis politi- ques en présence. On n'aurait pas souffert que les poètes n'eussent pas de cocarde. Lamartine, de souche royaliste, aristocrate de physionomie et de race, ayant dédié plu- sieurs pièces de son recueil aux célébrités monarchiques

ENCORE LAMARTINE 19

d'alors, était naturellement voué à la cocarde blanche, la porta avec une indépendance chevaleresque de genlil- homme-poëte. Mais ce fut assez pour que le parti libéral (pardon de ces archaïsmes de langage !) se tînt désormais sur ses gardes. Cinq ans après, quand furent publiées les secondes Méditations, au moins égales aux premières, Taccueilfut plus froid, le volume plus discuté. Peu s'en fallut qu'on n'accusât Lamartine de se répéter ou de faiblir. C'est que, dans Tintervalle, avait surgi un poëte distin- gué, à peu près du môme âge, sans génie, sans origina- lité, mais doué de ces aptitudes secondaires qui donnent le change aux contemporains, type de l'éclectisme heu- reux et applaudi dans les temps de crise et de révolution littéraire. Ingénieux dans le discours en vers, élégiaque avec le jeune Diacre de la Grèce moderne, héroïque avec les vaincus de Waterloo, lyrique à Naples qu'il appelait Parthénope, dramatique par la grâce de M"^ Mars et de Talma, tragique avec approbation et privilège de Vol- taire, imitateur adroit de Shakspeare, répondant aux aspirations libérales sans trop alarmer les conservateurs, cher aux classiques, accepté par la jeunesse, Casimir Delavigne, pendant ces années transitoires, balança la gloire de Lamarlme, et lui fut opposé sans désavantage. On se ruait en foule chez Ladvocat pour acheter les Mes- séniennes; on applaudissait VÉcole des vieillards, tandis qu'Urbain Canel, éditeur des Méditations, se demandait si les opinions royalistes de son poëte n'allaient pas nuire à son succès. Antagonisme pacifique qui se traduisait, entre les deux rivaux, par un échange de beaux vers I

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Lamartine disait :

« D'un ton plus familier, d'une voix plus touchante, Je voulais te parler, et voilà que je chante !... »

Casimir Delavigne répondait :

« Que j'aime le tableau de ta barque incertaine Cédant en vers si doux au souffle qui l'entraîne î »

Heureux temps qu'on a appelé, à juste titre, l'âge d'or de la poésie moderne! Les imaginations étaient en fleur; toutes les âmes vibraient à l'unisson, et ajoutaient leurs propres rêves aux songes radieux des privilégiés de la Muse. Les mots de religion, de patrie, de liberté, gar- daient leurs perspectives idéales. En ouvrant les pages toutes fraîches de Lamartine, de Chateaubriand, de lord Byron, de Casimir Delavigne, de Victor Hugo, d'Alfred de Vigny, on aspirait un air vivifiant ; on savourait avec délices tous les souffles, tous les parfums, toutes les har- monies du printemps et du matin. La chaleur du jour, les orages du soir, on ne s'en doutait pas encore au milieu de ces rayons et de ces rosées. Le siècle était jeune, et nous étions jeunes comme lui.

En 1825, parurent, presque coup sur coup, IdiMort de Socrate, le Chant du Sacre et le Dernier chant du pèle- rinage dHarold ; œuvres inégales, dignes pourtant du nom qui les avait signées î II y a dans la Mort de Sa- crate un reflet du soleil d'Athènes dorant les frises du Parthénon. Harold, dans ce poétique adieu seconfon^ daient le héros de Byron et Bvron lui-même, ne resta

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pas au-dessous de son modèle. Dans le Chant du Sacre ^ Lamartine accomplit deux tours de force : il ne fat presque pas courtisan et demeura presque poëte. Combien d'au- teurs de cantates et de poésies officielles auraient dû, depuis lors, lui demander son double secret !

Cependant, les années marchaient, les partis se dessi- naient, et avec eux s'envenimaient les dissidences qui retardèrent un moment la popularité de Lamartine. Le faubourg Saint-Germain le réclamait comme sien. On le disait accaparé parles défenseurs du trône et de l'autel, soumis à l'amicale influence d'un cardinal qui avait passé par le monde, et dont le grand nom, Tesprit étroit, les manières exquises, le goût immodéré de cérémonial et d élégance épiscopale, résumaient assez bien une des illusions de l'époque, les poésies d'ancien régime abritées sous les voûtes de l'Église. On assurait que Lamartine avait fait à Tamitié du cardinal de Rohan le sacrifice d'un recueil de vers plus passionnés que les Méditations tt d'une tragédie comparable aux plus purs chefs-d'œuvre de Racine. En pareil cas, on peut être tranquille. Un grand poëte ne se résigne pas longtemps au joug qui l'amoindrit ou le gêne, et un manuscrit se retrouve toujours.

Au milieu de ces alternatives de succès brillants et d impopularité passagère, entre les empressements des royalistes, qui se hâtaient un peu trop de le marquer de leur ctiquetfe, et les méfiances du libéralisme que l'on aurait bien étonné si on lui eût dévoilé l'avenir du poëte, arriva la terrible année de 1830, qui fut, à tous les points de vue, décisive dans la vie publique de Lamartine, il

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veuait détre élu par rAcadémie française, ou Casimir Delavigne, grâce à ses succès de théâtre, Tavait devancé de cinq ans; il allait publier les Harmonies poétiques dans une atmosphère chaude déjà des préludes de révo- lution. Son discours de réception, que j'eus le bon- heur d'entendre, offrit ce trait particulier, que le réci- piendaire, succédant à M. Daru, un des plus fidèles serviteurs de TEmpire, ne fit pas une seule concession aux idées du moment, et se montra pourtant si dévoué aux plus hautes notions de liberté et de dignité humaines qu'on n'aurait pu le contredire sans être accusé de ser- vilisme. Si le latin associe dans le même mot {vates) le titre de poêle et celui de prophète, on pouvait qualifier de prophéties rétrospectives bien des passages de ce dis- cours, celui notamment où, à propos de la traduction d'Horace et de VHistoire de Bretagne, par M* Daru, Lamartine séparait ce que l'esprit de parti avait réuni, le vieux bonapartisme et la liberté nouvelle, mon- trait les Vendéens, dans leur élan populaire, plus grands, plus héroïques, plus libres que les instruments de la dicta- ture miUtaire, et renvoyait dédaigneusement Horace aux prédilections des époques de décadence, « les sophistes nous corrompent, pend ant que les tyrans nous enchaînent » . C'est à ce moment, unique dans la vie de Lamartine, à la veille des métamorphoses révolutionnaires , que j'aime à fixer dans mon souvenir sa lumineuse figure, telle qu elle m'apparut dans celte séance mémorable. Il avait alors près de quarante ans, et cette seconde jeunesse ne perdait rien de léclat de la première. L'habit à palmes

ENCORE LAMARTINE 23

vertes, rêvé comme la parure suprême par les candidats de bonne volonté, mais en réalité fort disgracieux, ne réussissait pas à gâter l'élégance de sa taille. Sa maigreur idéale indiquée par Balzac sous le pseudonyme de Cana- lis, n'avait pas encore donné à la saillie des os cette exa- gération maladive qui attristait nos regards pendant ses dernières années ; elle complétait cet ensemble de grâce poétique et virile dont jamais on ne vit un plus admirable modèle. Les lignes sculpturales de son front ombragé de cheveux d'une finesse aristocratique, s'accordaient avec la pureté de son profil grec et la limpidité de ses yeux d'un gris foncé, irisés de brun, rayonnaient les deux plus grandes inspirations de lame, la poésie et l'élo- quence. Ses lèvres semblaient ciselées dans le marbre de Paros pour le sourire olympien ou la strophe sibylline. On eut dit que ses paroles harmonieuses tombaient de plus haut que de sa bouche. Son geste, d'une simplicité grandiose, sa voix moins puissante que celle de Berryer, mais d'une sonorité caressante, promettaient un orateur aux admirateurs de ses vers. Il possédait, avec le charme inouï de la physionomie et de l'attitude, une expression de gravité naturelle et sans emphase, caractéristique chez cet homme qui a écrit des milliers de pages sans chercher jamais ni le dard d'un sarcasme, ni un trait de co- médie. Il y avait en lui de l'aigle, du cygne et de l'alcyoUi Tout était noble et doux dans celte parfaite image de la poésie vivante et parlante. La nature l'avait créé dans un de ses jours de prodigalité divine elle veut que son œuvre n'ait pas une tache, que le flacon de pure essence

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soit digne de la liqueur qu'il contient. Toutes les fées s'étaient rassemblées autour de son berceau, et il n'y en avait pas eu, cette fois, de retardataire, de maussade ou d'oubliée !

Les Harmonies, publiées quelques jours avant la séance de réception à l'Académie, marquèrent, dans l'ordre poé- tique, la suprême expansion du génie, relevé et embelli de tous les dons extérieurs. Elles furent comme l'heureux fruit de cette riche maturité qui devait encore, avant l'heure du déclin, nous étonner et nous ravir bien souvent du spectacle de ses inépuisables moissons. Si l'on ne rencontrait pas, dans ce nouveau recueil, l'inexprimable fraîcheur des premières poésies, le contour en était plus net, le tissu plus solide, le souffle plus puissant, la forme à la fois plus ample et mieux arrêtée. Le beau lac, caché sous une ceinture de collines, berçant sur son onde pai- sible le rêve de deux amants enivrés, était devenu un grand fleuve, majestueux et fertile, coulant à pleins bords et reflétant dans ses eaux profondes tout ce qui mérite d'attacher ou d'émouvoir le cœur de l'homme; les cimes découpées sur le ciel, les aspects de la terre natale, les tombeaux consacrés par un nom d'a'ieul, de mère ou de jeune fille, les forêts de pins murmurant sous le vent d'au- tomne, et la figure de l'enfant agenouillé à son réveil.

Nous nous attardons avec le poëte. C'est que la Révolu- lion va nous le prendre ; la politique le disputera à la poésie. En parcourant ces nouvelles phases il grandit dans la lutte, il s'assombrit dans l'orage, nous regret- terons quelquefois l'enchanteur de noire jeunesse, le

ENCORE LAMARTINE 2o

chantre des Méditations et des Harmonies', nous le plaindrons souvent, nous l'admirerons plus souvent en- core; nous l'aimerons toujours.

A dater de 1830, Lamartine grandit encore, mais il grandit en se compliquant. Pour n'omettre aucun épi- sode de sa vie publique de voyageur, de politique, d'his- torien et de poëte, il faudrait un volume. Pour en parler dignement, ce ne serait pas trop d'un critique à large envergure, préférant aux arguties de son métier lesjoies de l'admiration; d'un biographe habile à faire concourir les petits détails à l'harmonie des grandes lignes; d'un homme enfin assez supérieur aux chicanes de l'esprit de parti pour dispenser le génie de tout ce qui n'est pas le noble élan d'une belle âme vers un idéal de patriotisme et de liberté.

Plus il y a eu de silence et d'ombre sur la dernière phase de cette longue vie, plus nous aimons à en retrou- ver dans nos souvenirs les points lumineux, comme des voyageurs égarés dans la nuit cherchent à reconnaître leur chemin en consultant les étoiles. Dans le passé de Lamartine, dont la carrière fut coupée en deux parties presque égales par la révolution de juillet, nous avons choisi d'abord la publication des premières Méditations poétiques et la réception à l'Académie française. Cette fois, nous choisirions le départ pour l'Orient, l'apparition du poème de Jocelyn et la lune de miel répubhcaine de février 1848.

La Provence se souvient encore, elle se souviendra toujours de ce printemps de 1832, si meurtrier à Paris, si

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agité en Vendée, si inquiet partout, qui amena Lamar- ^ne a Marseille, comme station intermédiaire entre la France ingrate et bourgeoise qui venait de lui refuser le mandat de député, et l'Orient le poussaient de mysté- rieuses affinités. Ce premier mécompte politique - im- perceptible aujourd'hui - avait glissé sur l'àme sereine de Lamartine, qui s'était a peine retourné pour répondre quelques strophes foudroyantes aux aboiements de Némé- si^. U pouvait encore presser chaque matin sur sa poi- trine sa fille bien-aimée, cette douce et poétique Julia qu'il a pleurée en si beaux vers, et dont il ne devait, hélas- rapporter que le cercueil. En se promenant sur la placée caressée par les humides baisers de la vague et les tièdes rayons de mai, il suivait en idée le sillage du vaisseau de M aller Scott, et il lui adressait cette admirable ÉpUre dont un passage, relu trente-cinq ans plus tard, a pu' douloureusement s'appliquer à notre poète :

«Que cet esprit captif dans les liens du corps

Sente en lui tout à coup défaillir ses ressorts

Et, comme le mourant qui s'éteint, mais qui 'pense,

Mesure a son cadran sa propre décadence;

Qu il sente l'univers se dérober sous lui

Levier divin qui sent manquer le point d'appui,

Aigle pris du vertige en son vol sur l'abîme, Qui sent l'air s'affaisser sous son aile et s'abîme... Ah! voilà le néant que je ne comprends pas! \ 01 a la mort, plus mort que la mort d'ici-bas, \oilala véritable et complète ruine' Auguste et saint débris devant qui je m'incline; ^ oila ce qui fait honte ou ce qui fait frémir, Gémissement que Job oublia de gémir' ,,

ENCORE LAMARTINE 27

Autour de Lamartine, préludant ainsi à son départ pour Constantinople et Jérusalem, se groupait tout ce qui, dans notre beau Midi, si fertile en imaginations naturellement poétiques, n'était pas insensible aux séductions du génie et de la gloire. Au bruit des lointains orages, parmi les menaces de guerre civile, tandis que Laine disait déjà «Les rois s'en vont! » et qu'on ne savait pas qui était roi ou reine aux Tuileries ou à Nantes, Lamartine devint, pendant un mois, le souverain pacifique et libéral de la Méditerranée, comme il devait être, seize ans après, le monarque éloquent et intrépide des barricades. Marseille, dont il fut le Berryer en vers; Arles, dont le musée montre avec orgueil son buste en face des plus belles ruines du monde, formèrent pour lui comme une seconde patrie, une patrie adoptive, prête à le disputer à ses chers ombrages de Saint-Point et de Milly. Il y contracta de nombreuses amitiés qui, dans la bonne et dans la mau- vaise fortune, ne se sont jamais démenties. Au premier rang de ces disciples de la Muse, qui devaient être plus tard les courtisans de l'adversité, il remarqua un jeune poëte de dix-huit ans à peine, dont les adieux à l'illus- tre voyageur furent le début en poésie. Ce début, qui promettait beaucoup, a tenu plus que ses promesses. Lamartine, avant de mourir, a eu le temps de voir son poëte de 1832 devenir son collègue à TAcadémie fran- çaise, et, s'il avait été condamné à vivre quelques mois de plus, il l'aurait entendu ajouter à l'éloge de Ponsard un solennel hommage au chantre des Harmonies. Ce jeune compagnon des jours heureux, cet ami fidèle

28 NOUVEAUX SAMEDIS

des mauvais jours, vous l'avez reconnu : c'est Joseph

Autran.

Ce que lui coûta le voyage en Orient (je ne parle que de l'irréparable), on le sait. Des deux parts de son cœur, qu'il avait emmenées avec lui, il n'en ramena qu'une, destinée à porter désormais tout le poids du dé- vouement et du sacrifice. Mais son génie sortit intact de ce premier déchirement. Si le beau livre il raconta son voyage rencontra d'abord un peu d'opposition cha- grine et de froideur, c'est que Lamartine, à son retour, eut à se créer un nouveau public, comme il essaya de fonder, presque à lui seul, un nouveau parti. Fidèle à ses souvenirs, il ne pouvait être immobile dans ses idées. Cette terre d'Orient, si attractive pour les imaginations contemporaines, toute de prodiges, de mystères et de dé- bris, berceau de l'humanité, tombeau du Dieu fait homme, lui avait tout à la fois révélé ce que pèsent dans les mains divines les dynasties et les empires, et ce que vaut le salut du genre humain dans les conseils de la Provi- dence. C'est ainsi que Lamartine, envoyé à la Chambre par les électeurs de Bergues, y apparut dans une sorte d'isolement qui fit sourire les hommes pratiques. La po- litique n'est pas toujours du parti de l'Évangile ; elle nélève que rarement ses regards vers le Sina'i ou le Thabor. Parler de charité chrétienne, de dignité morale, d'aspirations ou d'améliorations sociales à des gens que préoccupait le soin de réprimer les émeutes, de mo- dérer les excès de la presse et de créer des routes dépar- tementales, c'était risquer de passer pour un rêveur,

ENCORE LAMARTINE 29

obstiné à peupler de chimères le pays des réalités. Chez les collègues de Lamartine, voués à la prose par état et par goût, cette qualification de poète eut toutes les ironies d'une épigramme.

Mais bientôt l'on s'aperçut que, sur une foule de ques- tions tour à tour débattues par l'opinion et les Chambres, question d'Orient, question de régence, périls de la coalition, cendres de Napoléon, ce poëte avait vu plus juste que tous ces esprits superbes, si fiers d'avoir plus de raison que de rime. Son éloquence, pour être plus harmonieuse et moins incorrecte que celle des avocats, n'en était ni moins sensée ni moins persuasive. Il fallut du temps pour reconnaître cette vérité; mais enfin on se rendit à l'évidence, et Lamartine, dès 1838, avait pris dans le Parlement la place qu'il méritait. Quand on songe que les politiques les plus éminents de cette époque se sont trompés à peu près sur tout, qu'ils n'ont su ni rien fonder, ni rien empêcher, ni rien prévoir, on arrive à penser que la poésie a du bon , et que le dédain des » esprits positifs pour les songeurs subit parfois, même dans le monde des affaires, de formidables leçons.

Jocelyny publié en 1836, fut une merveilleuse oasis dans ce vaste désert de la politique, ne manquent ni le simoun pour égarer les voyageurs, ni le sable pour les aveugler. Jocelyn, c'est Lamartine encore, élevé à sa plus haute puissance, dans toute la plénitude de ses fa- cultés poétiques, ajoutant une corde au clavier des pas- sions humaines, rêvant déjà une sorte de sacerdoce, de souveraineté mystique, ces trésors de passion et de

2.

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poésie se sacrifieraient au bonheur de l'humanité. Le succès eut tout Téclat d'une révélation nouvelle. Qui de nous n'a pleuré avec Laurence, prié avec le curé de Val- neige? Quelle grandeur dans ces paysages alpestres le printemps réveille la végétation endormie et fait jaillir les torrents sous la glace, comme jaillissent les sources de tendresse dans ces deux cœurs qui s'ignorent! Que de charme, pour les imaginations délicates, dans cette lutte de la religion et de Tamour, de l'aspiration au bonheur et de l'esprit de sacrifice! Que de belles lectrices, accou- dées à leur chevet, penchées sur ces pages ardentes, ont laissé flotter leur rêverie dans cette vague région la douleur a ses ivresses, l'immolation a ses joies, le ciel offre un refuge aux âmes trop pures pour la terre ! Que de jeunes lévites se firent les frères de Jocelyn pour aimer une Laurence idéale à travers les vapeurs de l'en- cens et les ombres du sanctuaire 1

Il n'y eut qu'une légère tache à ce soleil d'été, un nuage dans ce beau jour, le dernier peut-être que La- martine ait donné tout entier à la Muse. A toutes les ca- resses du succès s'ajouta une de ces bonnes fortunes inouïes que les poètes devraient estimer par-dessus toutes, et qu'ils ont le tort de négliger presque toujours. Un jeune homme de vingt-cinq ans, placé déjà au premier rang par Rolla, les Caprices de Marianne, la Coupe et les Lèvres, Namouna, la Confession d'un enfant du siècle, tressaillit, comme nous tous, à la lecture de Jocelyn. Il adressa à Lamartine une épître, un poëme, un cri d'ad- miration douloureuse, qui, de quelque nom qu'on l'ap-

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pelle, a mérité de figurer parmi les chefs-d'œuvre de la poésie moderne. Lamartine n'eut pas Tair de s'en apercevoir; il ne répondit pas; il ne parut pas com- prendre qu'entre le Lamartine de 1836 et ce nouveau venu, la distance était moindre qu'entre lord Byron et le Lamartine de 1820. Il ne se dit pas que cette jeune et blonde tête apparaîtrait un jour tout près de la sienne dans la pléiade immortelle. Ce n'était ni orgueil, ni dédain, ni défaut de prévoyance ou de goût. C'était cette préoccupation bizarre des hommes illustres qui, autour d'eux, ne voient qu'eux-mêmes. L'inexplicable distrac- tion de l'auteur de Jocelyn devait subir deux châtiments: l'échec de la Chute d'un ange (1838), titre que les beaux esprits de Panurge ne manquèrent pas d'appliquer au poëte lui-même ; et l'injustice d'une génération nou- velle qui, non contente d'égaler Alfred de Musset à La- martine, le lui préfère.

Mais, en songeant au chantre de la Chute d*un ange, à l'orateur politique qui s'isole de plus en plus, à l'homme doué de facultés prophétiques, quoique destiné à n'être pas longtemps prophète dans son pays, ne sentez-vous pas l'atmosphère s'embraser comme à rapproche d'un grand orage? C'est le livre des Girondins qui va éclater tout à coup, avec le bruit et le ravage de la foudre, sur les amis d'hier, sur les adversaires de demain, sur la po- litique du passé et celle de l'avenir; livre précurseur qui apportait une seconde République en ressuscitant la première. Quelle fut la puissance magique de cet ouvrage, comment des spectres décapités reprirent, sous la ba-

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guette du poète, une tête, un souffle, une vie, une action contemporaine; comment les vœux de réforme se tra- duisirent en cri de révolution, comment les tables des banquets fournirent leur bois aux barricades, comment Lamartine domina la tempête qui ne devait pas tarder à l'engloutir, nul ne Tignore. Sublime pendant trois jours, populaire pendant deux mois, calomnié pendant une saison, méconnu, oublié, malheureux pendant vingt ans, pareil à ces personnages de la Fable que la Fatalité pu- nissait de s'être mesurés avec les dieux, mais toujours laborieux comme les abeilles dont il ne goûtait plus le miel, pur comme les neiges foulées par le pied de Jocelyn, Lamartine n'eut d'égale à son élévation que sa chute, à sa souveraineté éphémère que sa longue adversité; il n'eut de comparable à sa popularité enivrante que cet ostracisme à l'intérieur, le plus cruel de tous pour le légitime orgueil des grands hommes.

Dans cet exil à domicile, fait d'immobiUté, de silence et d'abandon, dans cette vie de travail sans relâche, ai- guisé et usé sous la meule de la nécessité, bien des fleu- rons dignes de Lamartine s'ajoutèrent encore à sa couronne de poète : les Confidences, Graziella, Raphaël, Geneviève, FiordAliza; des milliers dopages brillantes ou charmantes du Conseiller du peuple et du Cours familier de littérature; épaves d'un naufrage illustre, qui suffiraient à une gloire ordinaire. Mais à quoi bon? Comment se reconnaître au milieu du bon grain et de l'ivraie de celte immense moisson d'automne? Je m'étais toujours promis que, si je survivais à mon poète de pré-

ENCORE LAMARTINE 33

dilection et si j'avais l'honneur de parler de lui, je résu- merais en quatre lignes ces années de lutte, de douleur et de décadence. Aussi bien, voici que notre maîtresse à tous, la dame blanche, un peu maigre, comme dit Cha- teaubriand, nous en donne Timpcrieux exemple. Huit jours à peine ont passé sur cette tombe; déjà, par un effet d'optique qui est la revanche des grands hommes, tout ce qui n'était que brume, ombre ou poussière s'éva- nouit et s'efface aux pieds de l'impérissable figure ; elle reparaît tout entière, calme et lumineuse, avec sa cou- ronne de poésie et son auréole de gloire. Laissons faire la mort et le temps; ces deux ennemis des médiocrités heureuses seront cléments envers Lamartine. Surtout gardons-nous de la tentation puérile d'établir entre nos trois grands poètes des échelles de proportion, d'illusoires parallèles. Les classifications de ce genre, impossibles aux contemporains, sont indifférentes à la postérité. Qui s'mquiète aujourd'hui de savoir quel est le supérieur, Tinférieur ou l'égal, de Corneille ou de Racine, de Molière ou de la Fontaine? On ne serait ni plus juste, ni plus exact, si on disait, comme on l'a essayé, que Lamartine est le poète des femmes, Victor Hugo celui des artistes, et Musset celui des jeunes gens. La femme complète, c'est la mère ; et qui a trouvé des accents plus pénétrants que Victor Hugo pour chanter les mères et les enfants? Quel jeune homme consentirait à être d'un autre avis que les femmes? Quel artiste, pourvu qu'il ait un grain de poésie dans l'âme, serait insensible aux magnifiques ta- bleaux des Harmoniefi, aux sublimes paysages de Joce-

34 NOUVEAUX SAMEDIS

hjn? Le mieux est de confondre ces subtilités inutiles dans une admiration commune, dans une égale jouis- sance. Le meilleur moyen de faire une part équitable à chacun de ces trois maîtres de la poésie moderne, c'est de les aimer et de les relire tous les trois.

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CH. BAUDELAIRE^

Mars, 1866.

Du vivant de ce malheureux ^Baudelaire, la question était posée de manière à rendre impossibles toute dis- cussion et toute critique. Un malade se croit bien por- tant; un maniaque se croit sain d'esprit. Ses amis, groupés autour de lui, s'entendent à demi-mot et par signes pour ne pas le détromper. Tout à coup un fâcheux fait irruption dans sa chambre, et lui dit la vérité. Ce n'est pas de la franchise, c'est de la barbarie.

En quels termes, sur quel terrain engager le débat? Il faut, même pour se quereller, des points de contact et de repère. Prenez les œuvres de tel ou tel de nos poètes contemporains : Voilà Jocelyn, les Orientales, les Con- solations^ les ïambes y Marie y les Symphonies, les

1. OEavres complètes.

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Poèmes de la Mer, les Destinées, le Spectacle dans un fauteuil, les Contemplations, Vous attaquez ce que j'admire; je discute ce qui vous charme; au fond, la différence n'est que du plus au moins, et nous pouvons, même dans le désaccord, parler à peu près la même langue. Ici, rien de pareil. Ce que dix ou douze initiés appelaient le génie de l'auteur des Fleurs du Mal, nous l'appelions, nous, le Cas de M. Baudelaire. Ses facultés poétiques n'étaient à nos yeux qu'une infirmité de plus ; le don d'appliquer un art, d'ailleurs remarquable, à des monstruosités qui ne peuvent pas môme s'excuser ou s'expliquer par l'hallucination, le rêve ou le cauchemar. Choisissez, en effet, dans la foule une âme vraiment éprise de poésie, d'idéal, de radieuse et suprême beauté. Bourrez-la d'opium, de haschisch, de dawamesch, ou, si ces drogues exotiques ne sont pas à votre portée, grisez- la d'absinthe, saturez-la de chloroforme : j'offre de parier que, même dans les songes de l'ivresse, ses visions seront tout autres que celles qui hantaient le cerveau de M. Bau- delaire. Si ce n'est plus le trait, ce sera du moins l'es- tompe des lumineuses figures qui apparaissent au poëte, et auxquelles il donne la réalité et la vie. Non, chez le chantre inspiré d'une Charogne, des Femmes damnées, des Litanies de Satan, le tic fut originel, le vice fut dans le sang. Il était venu au monde comme cela, de même qu'on naît scrofuleux ou boiteux, et il a fallu les curiosi- tés perverses d'une époque blasée pour faire de ces hu- meurs une beauté, de cette claudication une élégance. ' Car nous n'en sommes pas quittes ; la lugubre plai-

CH. BAUDELAIRE 37

santerie se continue. Lorsque l'on apprit, à quelques mois de distance, d'abord, que M. Baudelaire était ofTi- ciellement fou, ensuite, qu'il était mort, il semble- que le mieux eût été de se le tenir pour dit, de le pleurer à huis clos, de profiter de la leçon et de ne pas disputer à l'ou- bli des œuvres qui avaient eu certains démêlés avec la justice. Erreur! On ne veut pas en avoir le démenti ; un éditeur à la mode publie ses œuvres complètes. Comme si ce n'était pas assez d'une simple niche pour ce nouveau saint, la niche est sculptée, ciselée, fouillée de main de maître par Théophile Gautier, et je dois avouer que, si les vers et la prose de M. Baudelaire m'ont agacé les nerfs, je suis presque désarmé par la notice, qui est délicieuse. Seulement, la cause était si insoutenable, que l'avocat y dépense en pure perte tous les charmes de son style. Il suffit en outre d'y regarder de près pour reconnaître qu'il n'est nullement convaincu de ce qu'il plaide. Ces pages exquises sont, en réalité, beaucoup moins un brevet de génie délivré à M. Baudelaire, qu'un poétique retour vers les souvenirs de jeunesse, une promenade à travers les sentiers par M. Baudelaire a passé, le tribut de re- connaissance payé nonchalamment à un admirateur par un admiré, à un disciple par un maître, à un prêtre par un dieu. Écrire par exemple une page ravissante sur le chats, sous prétexte que M. Baudelaire les aimait, c'est prouver une fois de plus la souplesse inouïe d'un pinceau taillé en bec de plume; mais ce n^est pas démontrer les mérites delà poésie de M. Baudelaire. Que dis-je? si peu que Ton soit nourri de son Boilcau, c'est donner envie

3(S NOUVEAUX SAMEDIS

d'appeler un chat un chat, et les Fleurs du mal une hi- deuse gageure.

Puisque nous en sommes encore au pittoresque de notre sujet et à la plastique, permettez-moi de relever un détail qui caractérise tout ce coin de la littérature mo- derne, devenu absolument païen. Il mest arrivé une seule fois de rencontrer M. Baudelaire; il avait alors trente-deux ou trente-trois ans, et, dût-on me traiter de philistin, j affirme que rien ne le distinguait du commun des hommes. Le seul détail qui me parut digne de re- marque, c'est qu'il avait Uair de mettre un en-dessous à chacune de ses phrases; ce qui, par parenthèse, devait rendre, à la longue, sa conversation insupportable. Mais, dans cette petite Église , on remplace la quantité par la qualité, le nombre par le rhythme, et le concours des fidèles par la ferveur des sectaires. M. Baudelaire avait fait savourer à M. de Banville un plaisir sur lequel les poètes ne se blasent jamais : le plaisir d'être applaudi. 11 fallait que cette dette fût payée comme celle du grand Théo. Voici le payement : « 0 rare exemple d'un visage réellement divin, réunissant toutes les chances, toutes les forces et les séductions les plus irrésistibles! Le sourcil est pur, allongé, dun grand arc adouci ^ et couvre une paupière orientale, chaude, vivement colo- rée. L'œil, long, noir, profond, d'une flamme sans égale, caressant et impérieux, embrasse, interroge et réfléchit ont ce qui l'entoure. Le nez, gracieux, ironique, dont les plans s'accusent bien et dont le bout, un peu ar- rondi et projeté en avant, fait tout de suite songer h

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la célèbre phrase du poëte : Mon âme voltige sur les » parfums, comme l'âme des autres hommes voltige sur » la musique! » La bouche est arquée et affinée déjà par l'esprit, mais à ce moment pourprée encore et d'une belle chair qui fait songer à la splendeur des fruits... Tout ce visage est d'une pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses d'un sang riche et beau ; une barbe enfantine, idéale, de jeune dieu, la décore. Le front haut, large, magnifiquement dessiné, s'orne d'une noire, épaisse et charmante chevelure, qui, naturellement ondulée et bouclée comme celle de Paganini ( ! ) , tombe sur un col d^Achille ou d'An- tinoûs! »

Vous comprenez que, lorsqu'une littérature en est 15, il n'y a plus qu'à se voiler la face en gémissant d'être aussi laid que ce rival d'Antinous était beau. Adieu l'âme, l'idée, le sentiment, l'impression poétique, ce je ne sais quoi qui fait de la poésie d'un seul le patrimoine de tous ! Il ne reste plus qu'une sensation et une forme. La [sen- sation, pour ne pas s'émousser trop vite, est forcée de redoubler d'intensité jusqu'à ce qu'elle soit un délire, un venin et une fièvre. La forme est tellement souveraine, qu'elle règle notre admiration , non - seulement pour l'œuvre d'art, mais pour l'artiste lui-même. Que voulez- vous opposer à des arguments pareils? Que faites-vous, dirai-je timidement, de l'enthousiasme, delà rêverie, de l'idéal, de la passion vraie, de l'émotion sincère, du res- pect pour les imaginations tendres et délicates? Sour- cil pur, me réplique-t-on ; grand arc adouci, œil noir,

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nez gracieux, bouche affinée, tons roses, front haut, chevelure ondulée... Tout un signalement auquel on ajoute : Signes particuliers : un dieu.

Ce qu'il y a de plus curieux et de plus triste, c'est qu'en tête du volume, on a eu Fimprudence de placer le vrai portrait de M. Baudelaire, de date plus récente sans doute, et beaucoup plus ressemblant. Cette gravure nous montre un visage hagard, sinistre, ravagé, méchant, le visage d'un héros de cour d'assises ou d'un pensionnaire de Bicélre. Si vraiment M. Baudelaire, à vingt ans, offrit quelques traits de ressemblance avec la séduisante pein- ture d'Emile Deroy, traduite par M. de Banville, et si, vingt ans après, au seuil de la maturité, il a été tel que le représente la gravure de M. Nargeot, on ne saurait trouver de preuve plus accablante contre l'emploi qu'il Ut de ses facultés poétiques. Les fleurs du mal s'étaient épanouies sur sa figure.

Vous me rendrez cette justice, que j'abuse peu d'un mot qui a eu de la vogue depuis quinze ans; le mot de Bas-Empire. Il me semblait injuste de l'appliquer le vice, le mal, la bassesse, la corruption, le servilisme, le goût des réalités fangeuses avaient heureusement pour correctifs des noms illustres et de nobles œuvres. Mais, en vérité, quand je songe à ce jeune homme bien né, spirituel et poli dans ses bons moments, ne se souciant pas même d'être agressif ou impie, attiré par de secrètes affinités vers toutes les décadences, préférant Claudien à Virgile et les parfumeries de boutique à l'odeur des roses ou des violettes, aimant avec passion c'est M. Gautier

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qui parle « la langue marbrée déjà des verdeurs de la décomposition et comme faisandée du Bas-Empire romain, et les raffinements compliqués de l'école byzantine, der- nière forme de l'art grec, tombé en déliquescence; » quand je me le figure dans ce milieu ou le culte du nu et la religion de la chair avaient pour prêtresses des modèles d'atelier, un groupe d'artistes et de courtisanes, frot- tés de musc, gorgés de haschisch, posait d'avance pour le tableau célèbre de M. Coulure; puis, écrivant avec in- conscience le poëme du charnier, de la pourriture et du lupanar; encouragé, soutenu, amicalement conseillé dans ce beau travail par des littérateurs qui appartenaient presque tous aux journaux du gouvernement et dont quelques-uns sont devenus des personnages dans l'État... oh! alors, il faut bien dire le mot, ou, s'il vous plaît d'y mettre une variante, nous dirons que c'est un art exces- sivement bas sous un Empire aussi haut que vous le voudrez.

Discutons maintenant quelques points offerts à notre controverse par les critiques ou les correspondants bé- névoles qui se sont occupés du volume de M. Baudelaire. Et d'abord remarquez que ceux-là mêmes qui ne pou- vaient ou ne voulaient pas refuser au poëte des Fleurs du mal un témoignage de sympathie, ont pris des pré- cautions où se révèle la peur du scandale et de l'as- phyxie. Les deux plus illustres de tous, Victor Hugo et Sainte-Beuve, redoutent évidemment leur propre appro- bation comme un danger, l'un pour sa popularité de poëte, l'autre pour son autorité de critique ; ils s'en

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tiennent au sous-seing privé, à la forme épistolaire. Or, on sait ce que valent, en pareil cas, les lettres écrites par des hommes célèbres aux surnuméraires et aux néo- phytes. — « Vous avez, lui dit Victor Hugo, vous avez doté le ciel de l'art d'on ne sait quel rayon macabre; vous avez créé un frisson nouveau. » C'est exacte- ment comme si Andral ou Chomel avait écrit à un méde- cin sans clientèle : « Mes compliments, cher confrère! vous avez inventé une nouvelle maladie! » La lettre de M. Sainte-Beuve est un chef-d'œuvre de finesse et de sagesse. Mentor ne dirait pas mieux à un Télémaque de contrebande, dont il voudrait modérer les fredaines sans se faire traiter de rigoriste ou de pédant : « J'ai envie de gronder, et, si je me promenais avec vous au bord de la mer, le long d'une falaise, je vous donnerais un croc-en-jambe, mon cher ami, et vous jetterais brus- quement à l'eau. » Voilà la note juste et la pensée véri- table ; après cela, comme il faut entrer quelque peu dans la manie du cher ami, nous avons des phrases à mettre dans les flacons si chers au génie olfactif de M. Bau- delaire. <- Vous avez voulu arracher leurs secrets aux dé- mons de la nuit. En faisant cela avec subtilité, avec raflînement, avec un talent curieux et un abandon quasi-précieux d'expression, en parlant le détail, en pétrarquisant sur l'horrible, vous avez l'air de vous être joué... » Et le grand critique aussi s'est joué ; et M. Baudelaire, qui aimait tant les chats, a eu là, sous enveloppe, un modèle de délicate chatterie. Quant aux quatre articles que M. Baudelaire lui-môme

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avait rassemblés comme pièces justificatives, lorsque, à sa grande surprise, et à la mienne, son livre, empreint dune spiritualité ardente , fut l'objet d'une poursuite, ou plutôt d'un malentendu, on nous permettra de ne pas les accepter tout à fait comme des oracles. La critique contemporaine, Dieu merci! compte des noms plus imposants que ceux de MM. Edouard Thierr\% Barbey d'Aurevilly, Frédéric Dulamon et Charles Asselineau. M. Thierry, dès cette époque (14 juillet 1857), ne songeait guère qu'à passer des bureaux du Moniteur au fauteuil dictatorial de la Comédie-Française, il trône avec des alternatives de jours de soleil et de bour^ rasques. Voici la première fois que j'entends parler de M. Dulamon. M. Charles Asselineau, plus connu, plaide la thèse un peu vieillotte, qu'on pourrait appeler sépa- ratiste, et d'après laquelle il conviendrait de créer deux littératures, l'une pour les petites filles, l'autre pour les grands garçons. Ce qu i) y a de plus remarquable dans l'article de M. Barbey d'Aurevilly, c'est qu'il n'a pas paru; tant ce livre, aujourd'hui réputé classique par les dévots de la petite Église, inspirait alors de religieuse terreur! La conclusion de M. Barbey d'Aurevilly est parfaitement raisonnable. <- Après les Fleurs du mal, il n'y a plus que deux partis à prendre pour le poëte qui les fit éclore: ou se brûler la cers'elle..., ou se faire chrétien ! » Celte conclusion, qui a faire sourire à la fois M. Barbey et M. Baudelaire, mais qui fait frémir aujourd'hui, quand ..on pense à l'épilogue du pot'me, me conduit tout natu- rellement aux explications finales.

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Aussi bien, me dira-t-on, quelle est celte manière de tourner autour d'un livre sans y entrer? Pourquoi toutes ces circonlocutions, au lieu de juger et de citer? Hélas! je voudrais... ou je ne voudrais pas vous y voir. Un des apologistes de M. Baudelaire a très-spécieusement défini la différence entre le volume suspect qui, s'il est de main d'ouvrier, peut être mis, sous triple clef, dans une biblio- thèque d'amateur, et le journal destiné à défrayer les lectures de famille et à circuler dans toutes les mains. Dès lors, comment citer des pièces de vers l'image grotesque ou répulsive aboutit presque constamment à un trait d'une immoralité profonde ou d'une grossière licence? Que le poëte ait cru faire acte de spiritualité ardente en se roulant dans ce bourbier; qu'il ait été félicité par des personnages célèbres ou distingués, no- tamment par le marquis de Custine, soit. Malheureusement, les lecteurs, les lectrices et même les critiques ne peuvent apprécier que les impressions qu'ils éprouvent, et non pas celles que l'auteur a ressenties en écrivant. Si vous restez sobre dans l'orgie, chaste dans la débauche, mys- tique dans l'infection, éthéré dans l'ordure, parfumé dans le cloaque, propre dans la boue, tant mieux pour vous; mais je n'en crains pas moins vos éclaboussures, et je dirais que vous n'en êtes que plus coupable, si votre sé- curité parfaite n'était le symptôme d'une maladie morale qui vous justifie et vous classe. Voici, par exemple, un des morceaux les plus vantés, et je conviens que le fumet a de quoi tenter les gourmands qui aiment les bécasses assez faisandées pour marcher toutes seules. Cela s'ap"

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pelle, non pas le Golfe de Baia, non pas la Prière pour touSj non pas V Espoir en Dieu, mais... une Charogne.

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,

Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier, une charogne infâme.

Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en Tair comme une femme lubrique.

Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique

Son ventre plein d'exhalaisons.

... Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir!...

Je le crois bien! Et moi aussi, et vous aussi, et tout le monde!... En voilà assez, n'est-ce pas? Si je me suis aventuré dedans, il est inutile que je vous y conduise.

Au point de vue purement littéraire , les pages plus sensées, moins nauséabondes, telles que Don Juan aux Enfers, Rêve parisien,[s\gndAées> parmi les chefs-d'œuvre du recueil , ont un défaut radical : elles ne vivent pas ; les images se pétrifient avant de passer du cerveau de Tartiste sur la toile. La passion de lartificiel, particulière à l'auteur, remplace l'air, le ciel, la lumière, la nature, rherbe, la pluie, la rosée, la goutte d'eau, tous les élé- ments de la vie extérieure, par une substance opaque, livide, résistante, qu'il travaille et cisèle après coup,

comme un sculpteur noctambule pétrirait dans l'argile

3.

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les cauchemars de sa nuit. Ce n'est, en somme, ni de la poésie, ni de la peinture : c'est de la mosaïque. Ce n'est pas de l'art ; c'est de la curiosité tout au plus.

Enfin, ce rafiiné, cet esprit à secrets, ce chercheur, cet initié aux mystères les plus déliés de l'esthétique, celte âme en peine , à la poursuite de quelque chose de plus vrai que la vérité, de plus beau que la beauté, de meilleur que le bien, de plus amoureux que l'amour, de plus poé- tique que la poésie et de plus divin que Dieu, ne sait pas même rencontrer le trait juste qui fixe une physionomie. Je n'en voudrais pour preuve que ce mauvais pastiche de Victor Hugo, intitulé les Phares, et ces quatre vers sur Rembrandt, que le plus mince écolier refuserait de

signer

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, la prière en pleurs s'exhale des ordures , Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;

Reconnaissez-vous, à ces quatre vers, le peintre de la Ronde de nuit, de V Alchimiste et des Disciples d'Em- maus? Noii. Eh bien! ni moi non plus.

N'allons pas plus loin : deux leçons, deux vérités sont à dégager de ce triste inventaire. Les amis, les défenseurs de M. Baudelaire et de son livre ont insisté sur deux détails propres à calmer l'épouvante des bourgeois et l'horreur des esprits rectilignes. Tout en vivant dans la familiarité intellectuelle des paradis artificiels, des diverses espèces de haschich et d'opium, de toutes les

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variétés de liqueurs quinlessenciées et alcoolisées , M. Baudelaire n'en abusait pas pour lui-même. Qu'im- porte? il y a des poisons pour l'âme comme pour le corps. L'habitude de humer par l'imagination et le cer- veau ces vapeurs subtiles qu'une incubation incessante transformait en prose et en vers, a produire sur l'en- semble de l'organisation les mêmes ravages que si l'au- teur des Fleurs du mal s'était réellement abreuvé ou nourri de ces drogues qui prennent à l'homme des an- nées de santé et de raison en échange de quelques heures d'ivresse. On ajoute que M. Baudelaire (et vous avez vu qu'il n'en doutait pas) était un idéaliste, un spiritualiste exalté, mais que, par cela môme, il avait voulu avoir le dernier mot de toutes les laideurs de la matière, aller au fond de toutes les pestilences, cracher au visage de tous les vices, se rassasier de tous les ingrédients qui se cui- sinent dans la chaudière des sorcières ou des démons, pour s'élancer ensuite d'un élan plus vif et d'un vol plu sûr vers les pures régions de l'idéal et de Tinfini. C'est en ce sens que les maîtres et les mentors de M. Baude- laire, dans leurs affectueuses gronderies, semblaient dire qu'il n'y reviendrait pas , qu'il fallait lui laisser jeter sa gourme. Chimère ! mensonge î folie ! La gourme était tout le cheval. C'est qu'il existe des lois morales qu'on ne saurait enfreindre impunément. C'est qu'il serait d'un mauvais exemple qu'un homme pût volontairement sou- mettre son intelligence à une monstrueuse hygiène, et se trouver, après, frais et dispos, n'ayant plus qu'à boucler sa valise pour gravir les Jung-Frau et les Himalaya.

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Puisque ce sujet, en définitive, relève de la pathologie plutôt que de la critique, souffrez que je termine par une anecdote médicale. J'ai connu un vieillard égoïste et op- timiste, qui avait un gendre poitrinaire au quinzième degré. Chaque fois que ce gendre remplissait une cuvette de sang, le vieux bonhomme disait en se frottant les mains : « Bon! très-bien! le voilà débarrassé de ce qui le suffoquait!... à présent, il va se porter comme un charme. » Ce qui arriva, vous le devinez. Un jour, à force de se débarrasser, le malade rendit l'âme. Le pauvre Baudelaire a subi un malheur pareil. Le jour il a été soulagé de sa dernière gorgée de poésie macabre, cada- vérique, démoniaque et vampirique,il était vidé. Il n'avait plus qu'à mourir, et il est mort.

IV

HECTOR BERLIOZ

Mars 1869.

Nous ne connaissons pas de plus curieux sujet d'étude que la vie, la figure, le talent, les écrits et la musique d'Hector Berlioz. Cette étude serait, en outre, une leçon de morale. Nous y apprendrions comment un homme peut avoir le visage, la tête, les allures, les attributs, le personnage d'un homme de génie... sans génie. On y verrait aussi le ravage qu'exerce dans une organisation puissante ce bizarre penchant, beaucoup plus commun qu'on ne pense, que j'appellerai, faute de mieux, l'ar- tificiel dans le naturel.

Il semble, au premier abord, que le naturel soit tout simplement le contraire de l'artificiel, et M. de la Palisse serait de cet avis. Rien de moins exact. Ce n'est pas seu-

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lement l'habitude qui devient une seconde nature; c'est, chez les uns, un rôle qu'ils s'imposent et dont ils ne savent plus se départir; chez les autres, un masque qu'ils s'ap- pliquent sur la face, et qui s'y colle si étroitement, qu'on ne pourrait plus l'ôter sans enlever l'épiderme. C'est encore puisqu'il s'agit d'un musicien, vous me pardon- nerez cette métaphore, quelque chose comme un grand air de bravoure que l'on attaque trop haut. On est lancé, on ne peut plus reprendre le ton juste, et l'on se trouve dans l'alternative, ou de se forcer jusqu'au bout, ou de

détonner.

Nous rencontrerions bien des indices de ce travers dans l'orageuse carrière d'Hector Berlioz. lia été victime d'un programme d'exagération à la fois sincère et factice, qu'il s'était imposé dès le début. Cet homme, d'un esprit char- mant, d'une trempe énergique, doublant d'une volonté de fer ses facultés musicales, est mort à la peine, sans qu'il soit possible de lui assigner une place bien distincte entre Beethoven et Mendelssohn, entre Rossini et Meyerbeer; sans qu'il soit tout à fait injuste de le nommer un déclassé de la musique.

Certes, à ne considérer que les apparences, les dates, les milieux, l'accord entre une physionomie et une époque, jamais grand artiste ne parut plus favorisé du ciel qu'Hec- tor Berlioz. D'abord, détail qui ne manque pas d'impor- tance, son nom, vibrant, guerroyant et sonore, fait exprès pour la célébrité, comme ceux de Talma, de Chateau- briand, d'Elleviou, de Boïeldieu, de Hugo; puis ce front olympien, ce merveilleux profil, qui semblait une sculp-

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ture vivante, profil d'aigle auquel les finesses ironiques de la bouche et le rayonnement du regard donnaient une expression souveraine; le moment de sa naissance, qui, en le faisant contemporain de tous les illustres novateurs de l'art moderne, le prédestinait à être, en musique, ce que furent Eugène Delacroix en peinture et Victor Hugo en poésie; enfin son remarquable talent d'écrivain, qu'il ne lui était pas défendu de mettre au service de ses ambi- tions de compositeur, et qui, en s'installant dans le feuil- leton du. Journal des Débats comme dans une forteresse, pouvait, chaque matin, rallier ses troupes, battre ses ennemis, glorifier ses doctrines, ranger dans son parti les rieurs, ramener à lui les artistes dont il avait besoin ou se venger de ceux dont il avait à se plaindre.

Avec tout cela, Berlioz n'a pas réussi. Richement doué parla nature, suffisamment secondé par les circonstances, il a pu se regarder et être considéré par ses amis comme le jouet d'une jettatura implacable. Ses prodiges de volonté, de patience, de persévérance, de courage, se sont perdus dans le vide. Il a eu des admirateurs fervents et fidèles, jamais de public. Quelques virtuoses célèbres Paganini, par exemple, se sont un momentpassionnés pour sa musique; caprices d'originaux ou de million- naires qui sont demeurés stériles! Jours de gloire et de fortune qui ont été sans lendemain! Dans cette vie labo- rieuse et tourmentée, on cherche vainement l'heure déci- sive et radieuse la lutte se change en triomphe, un nom discuté devient incontestable, l'ombre se dissipe autour d'une ligure, les plus indifférents voient clair

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dans une renommée, les hommes dn métier et les es- prits positifs peuvent chiffrer une célébrité et un succès.

Est-ce tout? Pas encore; Hector Herlioz s'est survécu, bien moins parce qu'il a été malade le succès l'aurait guéri que parce qu'il a senti, longtemps avant de mourir, le terrain manquer sous ses pas, la mission qu'il s'était donnée près de passer en d'autres mains. L'appa- rition de Richard Wagner aura été pour Berlioz une plus cruelle calamité que la chute des Troyens. Car son orgueil ou plutôt sa conscience d'artiste pouvait se dire que cette partition tombée restait supérieure à bien des œuvres applaudies; tandis que les rumeurs toujours croissantes, amassées autour du compositeur bavarois, annonçaient en allemand l'arrivée du troisième larron. Il ne s'agit pas, bien entendu, de motiver ou de décider des préférences entre l'auteur de la Symphonie fantastique et l'auteur du Tannhauser, mais de constater que, de- puis huit ou dix ans, AVagner a usurpé ou conquis en Europe cette importance, cette ampleur, ce rôle bruyant de révolutionnaire musical, de musicien de l'avenir, ardemment rêvé et vainement poursuivi par Berlioz.

A quoi tiennent ces douloureux contrastes entre im- mensité des ambitions, la grandeur du but, la puissance des facultés, la vigueur de l'effort et la petitesse du résul- tat? A des causes qui peuvent, à la rigueur, rentrer dans notre domaine; car elles se rattachent à l'histoire de notre siècle, et elles sont, à les observer de près, aussi morales qu'artistiques, aussi littéraires que musicales. Sans abor- der, à propos de Berlioz, la partietechnique de son œuvre.

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sans agiter la question de savoir s'il a été ou aurait pu être de la race des Mozart, des Gluck et des Beethoven, nous voudrions indiquer comment et pourquoi il a pres- que toujours été, non pas au-dessous, mais à côté de ce qu'il aurait et voulu être pour consacrer sa gloire, fixer sa place, faire accepter ses doctrines et applaudir sa musique.

Sa première erreur a été de croire qu'au moment il débutait (1831), la musique appelait une révolution ana- logue à celle qui s'était essayée ou accomplie dans la peinture, dans la poésie, dans le drame, et même dans la politique. On comprend aisément que la froide école des imitateurs de David dût être battue et anéantie par ses contraires, que les licences les plus échevelées, les audaces les plus violentes parussent préférables aux glaciers tragiques et académiques de l'Empire, que la rêverie moderne, créée par des orages sur des ruines, de- mandât à briser les vieux moules de l'élégie et de l'ode. Mais la musique, en 1831, n'offrait pas une lacune pût se loger un nouveau venu, pas un prétexte dont pût s'em- parer un novateur, pas une branche un oiseau de pas- sage pût faire son nid. Pourquoi? La raison saute aux yeux... ou aux oreilles. La musique est essentiellement cosmopolite et polyglotte; la littérature, la poésie intime ou dramatique, la peinture même, sont éminemment nationales. Quel que soit le penchant des sociétés nou- velles à faire tomber les murs de clôture et les poteaux de barrières, quelle que fut notre admiration pour Shaks- peare, Gœthe, Schiller, lord Byron, Walter Scott, nous

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nous sentions séparés de ces beaux génies, ne fût-ce que par la langue et par l'accent. L'avènement d'une école de peinture romantique à Munich ou à Dresde ne nous eût nullement consolés d'en être réduits au régime des Blon- del, des Meynier, des Lordon et des Picot. De là, comme disait Victor Cousin, la nécessité d'Eugène Delacroix, de Victor Hugo, de Lamartine.

Mais, dans ces belles années la révolution de juillet, elle-même ne réussissait pas à nous rendre malheu- reux, les dilettantes les plus exigeants, les connaisseurs les plus difficiles n'avaient que l'embarras du choix en fait de jouissances musicales. Du moment qu'Habeneck, en dépit de quelques résistances, nous présentait et nous imposait Beethoven, Beethoven devenait aussi fran- çais que le citoyen le plus fier de regarder la Colonne. A peine l'orchestre de lOpéra eut-il j oué les premières mesures de la magnifique ouverture de GuUlaîime Tell, on aurait pu dire que rien ne manquait aux lettres de naturalisation de Rossini, si déjà ses lettres n'avaient été signées, para- fées et apostillées par Moïse et le Comte Ory. Lorsque, en une soirée mémorable, nous vimes tout à coup de blancs fantômes se dresser sur leurs pierres tumulaires et des nonnes, ressuscitées par l'archet magique, danser la ronde du sabbat sous les arceaux de Saint-Trophime, nous aurions ri au nez du géographe qui nous aurait dit que l'auteur de Robert le Diable était de Berlin et qu'il composait pour le roi de Prusse.

Enfin, puisque tout le monde alors était jeune, et qu'on n'est pas jeune sans être amoureux, les âmes mélanco-

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liques ou passionnées que berçaient les douces cantilènes de la Sonnambula, n'auraient assurément pas voulu s'entendre dire que Bellini était un étranger pour elles. « On est toujours, auraient-elles répliqué, compatriote de ceux qui savent exprimer la tendresse, et, si le blond mu- sicien de Catane chante dans une autre langue que la nôtre, que nous importe? Cette langue est bien vite apprise, quand c'est le cœur qui Técoute et l'amour qui la traduit. »

Si bien qu'arrivé le dernier, dans cette saison exubé- rante où chacun de nous avait son enchanteur de prédi- lection, où ces inspirés de la Muse groupaient autour d'eux des artistes comme on n'en reverra jamais, Berlioz trouva toutes les places prises, et ressentit toutes les anxiétés d'un révolutionnaire qui cherche en vain matière à révolutions. 11 ne fut et ne pouvait être qu'un Beethoven supplémentaire, un Meyerbeer au pupitre, sans théâtre et sans paroles.

Dès lors, pour s'afflrmer, il s'exagéra, et l'originalité qu'il voulait avoir nuisit à son originalité véritable. Dès lors, on put remarquer en lui ce défaut d'équilibre et de pro- portion qui se révèle dans ses ouvrages; un état continuel d'inquiétude et de malaise, un mouvement de bascule qui tantôt le lançait jusque dans les nues, tantôt le précipi- tait jusques au calembourg. Il fut pris d'une fièvre shakspearienne qui ne le lâcha plus, et qui nous offrit, pendant trente ans, le singulier spectacle d'un musicien français faisant traîner son génie à la remorque d'un poëte anglais. Sans chicaner la gloire de Shakspeare, les beautés AHamlet, de RoméOy do Macbeth, il est permis de

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croire que Shakspeare a fait beaucoup de mal à Berlioz Il a dépaysé son talent, qui manquait déjà des qua- lités françaises et qui a contracté, dans ses ardeurs de fanatisme, une façon toute britannique de sentir et d'exprimer, un tic, ce tic des ivrognes qui, alors même qu'ils n'ont pas bu, ont encore l'air de cuver leur vin.

A force d'être shakspearien, Berlioz oublia souvent d'être lui-même, et ce seul détail donnerait le droit de supposer que ce qu'il avait eu primitivement d'original finit par s'absorber dans le parti pris. Ce qui est positif, c'est que cette idolâtrie, ce fétichisme, cette incubation con- stante du génie de Shakspare étaient incompatibles avec les attributions et les visées de chef d'école. Pour être chef d'école, il faut, avant tout, être soi; il faut ensuite savoir et enseigner aux autres ce que l'on veut et l'on va. Or, Berlioz procédait par soubresauts et par zigzags. Dans sa première phase, de la Symphonie fantastique à l'Enfance du Christ, il fut franchement romantique, mais romantique in partibus, contraint de se contenter d'une petite Église, peu goûté des artistes, sans influence au- près du public, n'obtenant que des succès partiels, bien- tôt engloutis dans des journées de désastres. Il ne se dé- courageait pas,. mais il biaisait pour essayer de réussir. Dans les douze dernières années de sa vie, on ne savait vraiment plus ce qu'était devenu le révolutionnaire; on ne trouvait que le mécontent, et, ce qui est plus triste, l'homme obligé par état de cacher sous de triples voiles ses opinions, ses convictions, ses haines, ses antipathies,

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ses colères, tout ce qui soutient dans la lutte, tout ce qui honore dans la défaite.

Par état, avons-nous dit? Oui, l'état de critique musi- cal ; c'est par que Berlioz a ses entrées dans notre mo- deste galerie. En prenant la plume, en signant des articles dans un journal influent, Berlioz se ménageait des avan- tages immédiats, balancés à la longue par d'énormes in- convénients et des périls redoutables. 11 avait l'agrément de prouver la souplesse de son talent, son aptitude aux petites choses, sa verve étincelante, son humour impi- toyable, cet heureux mélange de verve bouffonne et de poétique mélancolie qui faisait sans cesse songer au Poor Yorick. Il pouvait, lui, l'auteur contesté de la Damnation de Faust, l'auteur sifflé de Benvenuto Cellini, faire com- paraître à sa barre ses rivaux, ses ennemis, ses détrac- teurs, taquiner les favoris du succès facile et de la musette banale, distribuer à propos l'éloge et le blâme, amener à le lire ceux qui refusaient de l'écouter, se créer d'a- vance des exécutants parmi ses justiciables, des obligés parmi ses pairs, des auditoires parmi ses lecteurs, donner son esprit pour auxiliaire ou pour consolateur à son génie. Ajoutons que toutes ces qualités de verve piquante et amusante, à mille lieues de VAlceste de Gluck et de la Vestale de Spontini, se retrouvent dans les recueils publiés par Berlioz : les Soirées de V orchestre, les Gro- tesques de la musique, A travers chants, et les pages éparsesdes J/emoir^5. Nul n'aplus excellé dans ce genre de comique triste, de gaieté funèbre, qu'on avait surnommé le rire en pleureuses. Nul n'a mieux manié le sarcasme

oS NOUVEAUX SAMEDIS

anglais, moins plaisant que le nôtre, mais qui pénètre à

fond et laisse sa lame dans la plaie.

Par malheur, que de revers à ces médailles ! Tout in- venteur qui se fait juge des œuvres d'autrui, se diminue. Tout révolutionnaire qui pactise avec ce qu'il veut dé- truire, risque d'être soupçonné de dissimulation, d'accom- modement ou de faiblesse. Tout chef de parti qui tran- sige avec les forces ennemies ou neutres, s'expose, dans un temps donné, à ne plus reconnaître ses propres troupes, à ne plus distinguer les couleurs de son dra- peau. Pour Berlioz, ce rôle de feuilletoniste militant avait des dangers d'une autre sorte. Il voyait passer devant lui, le sourire aux lèvres, des couronnes sur le front, des sacs d ecus sous le bras, au bruit des applaudissements de la foule, les talents et les ouvrages qu'il regardait à bon droit comme inférieurs aux siens, qui personnifiaient pour lui un art mesquin, vieilU, vulgaire, puéril, taré. Pouvait-il au moins soulager sa bile en disant toute sa pensée? Non; le monde musical, plus encore que la ré- publique des lettres, a un cahier des charges accablant; il est soumis à une quantité prodigieuse de conventions, de ménagements, de sous-entendus, de réciprocités, de réticences. On y consomme, à fortes doses, cette rhu- barbe que l'on passe à son voisin afin qu'il vous passe le séné. De là, chez Berlioz^ deux tendances contradictoires, bien peu d'accord avec ses ambitions antérieures d'ini- tiateur à un art nouveau; une acedia, une aigreur arri- vée à l'état chronique, et, en même temps, une résigna- tion apparente à tout louer, à tout approuver, à tout

HECTOR BERLIOZ 59

applaudir; résignation démentie, dans l'intimité, par un redoublement d'ironie. Étudiez ces deux dispositions en moraliste ; vous reconnaîtrez combien elles sont contraires aux lois de l'hygiène intellectuelle et physique, funestes aux grandes facultés d'inspiration et de création, meur- trières pour quiconque veut se recueillir avant de pro- duire une belle œuvre.

Quoi qu'il en soit, vingt-cinq ans de critique musicale, entremêlés de concerts s'accentuait le succès d'estime, avaient singulièrement amélioré, au moins à l'extérieur et dans ses rapports avec ses confrères, la situation de Berlioz, quand un bruit assez étrange arriva jusqu'à nous. Nous apprîmes que ce shakspearien fougueux se donnait au paisible Virgile, qu'il échangeait le ciel Scandinave contre les pures étoiles de Manloue, et délaissait Juliette pour Didon. On parla beaucoup des Troyens, on en parla trop; le compositeur, qui avait voulu être, sous la dictée de Virgile, son propre poëte, ne tarda pas à se trouver en face d'un problème redoutable, qui lui rap- pelait le to be or not to be; il allait jouer sur une carte, dans une soirée, sa gloire et peut-être sa vie; réussir ou périr ; un chef-d'œuvre ou le néant.

Je me suis promis de rester critique littéraire ; mais enfin, il ne m'est pas interdit de retracer mes impressions personnelles. D'ailleurs, Berlioz, en écrivant ses poèmes, en passant de Shakspeare à Gœthe et de Faust à l'Enéide^ faisait, à sa manière, de la littérature. J'assistais à la dernière répétition générale des Troj/ens; j'étais entouré des amis de Berlioz, qui sont aussi les miens, et je ne

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pus m'empêcher de leur dire en désirant me tromper : « Je ne suis pas musicien ; mais je sais mon Virgile par cœur, et cette partition, malgré ses mérites, ne m'a pas rendu, un seul moment le sentiment virgilien. » L'évé- nement ne justifia que trop mes prévisions mélancoliques. Le désastre, sauvé tant bien que mal par le zèle et le dévouement des amis dont je parle (hélas! trois d'entre eux, d'Ortigue, Léon Kreutzer, Gasperini, ont déjà dis- paru), le désastre fut complet, absolu, irrévocable ; ce ne fut pas un navire qui saute, ce fut un vaisseau qui s'enfonce. Les deux morceaux qui surnagèrent dans ce naufrage, le duo et le sextuor, n'offrent aucune analogie avec le génie de Virgile; ils relèvent bien plutôt de Cymbeliiie, du Songe d'une nuit d'été, de Troïlus et Cressida.

Ce qui en advint, vous le savez. A dater de cette soirée néfaste, le 3 novembre 1863, l'octave des Morts! Berlioz, déjà malade, fut un homme foudroyé. On le rencontrait sur les boulevards, pâle, amaigri, chancelant, taciturne, peuplant de sombres fantômes le vide et le silence était tombé l'opéra des Troyens. Il conservait encore son admirable figure, la seule peut-être qui ait réuni, à un égal degré, deux qualités qui se combattent : la grandeur et la finesse. Mais ce masque quasi cadavé- rique semblait déjà prêt pour le moulage funéraire; l'es- prit n'avait plus que des saillies maladives, entrecoupées de longs mutismes. Le grand ressort était cassé, fhorloge s'était arrêtée à Theure fatale Berlioz avait pu dire comme son homonyme UqcXot :Ruit alto a culmine Troj a!

HECTOR BERLIOZ 61

En somme, le nom de Berlioz vivra comme souvenir d'une physionomie plutôt que d'un génie, d'un rôle plutôt que d'un caractère, d'une leçon plutôt que d'une œuvre. Malgré des facultés éminentes , malgré des miracles de persistance et de travail, c'est une destinée manquée. Il n'a pas même soutenu jusqu'au bout cette mission de novateur qui eût indemnisé par un idéal de force et de grandeur ses tâtonnements et ses revers. Suivant qu'on a eu plus ou moins de penchant pour son talent, son esprit et sa personne, on pourra se demander si, dans cet avortement d'ambitions immenses, la faute fut aux circonstances ou à lui. Il est arrivé trop tard ou trop tôt. Au seuil de sa carrière, il a trouvé Beethoven pour l'em- pccher d'entrer; à la sortie, Bichard Wagner pour l'em- pêcher d'aboutir. Si l'on est attristé pour la France que Berlioz ne lui ait pas donné tout ce qu'elle pouvait en attendre , il sied de se consoler à Taide d'une réflexion patriotique : « Berlioz, en musique, est un Allemand ; en littérature, un Anglais. »

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RICHARD \YAGNER

Avril 1869,

Laissez-moi, cher lecteur, vous dire aujourd'hui quel- ques mots d'un auteur qui a eu son jour de succès, et dont le nom endormi vient d'être un moment réveillé par les trompettes de Richard ^Vaguer.

Gustave Drouineau était un esprit faux, mais non pas vulgaire. Il commença par la tragédie et finit par le ro- man néo^catholique. En 1826, à la veille d'une révolution littéraire et dramatique qui prétendait renouveler de fond en comble la poésie, Tart et le théâtre, Drouineau, à l'exemple de Pichald et de Casimir Delavigne, crut qu'un essai de transactions et d'accommodements pourrait prévenir les horreurs de la guerre entre le romantisme naissant et les classiques furieux. En 1832, au lendemain

RICHARD WAGNER 63

d une révolution politique qui semblait surtout dirigée contre ce qu'on appelait alors le parti prêtre, il se figura qu'il allait conjurer le péril en imaginant un catholicisme libéral, mystique et romanesque, singulier mélange de primitive Église et de profession de foi du Vicaire sa- voyard, qui serait le dogme de l'esprit nouveau et se raviverait dans l'élément populaire. La première de ces deux lubies nous donna Rienzi, la seconde le Manuscrit vert; une tragédie et un roman qui réussirent, mais dont le succès aurait laissé plus de traces, si la tragédie avait été moins timide et le roman moins systématique.

Donc, le 30 janvier 1826, tous les forts en thème du quartier du Luxembourg s'étaient donné rendez-vous à rodéon pour applaudir une œuvre que Ton disait vi- goureuse et originale, et qui allait nous offrir des trésors d'allusions contre le ministère Villèle, la Congrégation et l'absolutisme ultramontain. Rienziy ou le Tribun de Rome, cela ne manquait pas d'une certaine tournure; et je me souviens encore, après quarante-trois ans, des bravos qui accueillirent ces vers (je les cite de mémoire) :

... Oui, ces jours renaîtront... Croyez-en ma parole La liberté romaine assise au Capitole, Invitant au bonheur même ses ennemis, Verra dans ses traités trente peuples admis, Former de Tltalie une vaste puissance Pliant au joug des lois sa libre obéissance.

Remarquez que ceci se passe en 1354, et que Rienzi, qui. n était pas un sot, mais qui fut plus assassiné que prophète dans son pays, aurait été bien surpris si on lui

C4 NOUVEAUX SAMEDIS

eût annoncé que, cinq cent treize ans plus tard, son

arrière-petit-neveu Garibaldi dirait exactement la même

chose.

Les souvenirs d'adolescence et de jeunesse ont tant de charme, qu'en voyant rayonner sur des affiches colos- sales le Rienzi de Richard Wagner, je me suis rappelé la première représentation du Rienzi de Gustave Droui- neau, comme si c'était d'hier. Je me souviens même du nom des acteurs. Ligier, si je ne me trompe, jouait Rienzi; Beauvallet, Alcéroni; le rôle assez important de Montréal était rempli par Alphonse Gêniez; celui de Colonna, par Auguste, et celui de Julia, fille de Rienzi, par Mlle Charton.

Dans le libretto de son opéra, dont il a écrit égale- ment les paroles et la musique, Wagner ne s'est inspiré que du Rienzi de sir Lytton Buhver, roman ennuyeux comme tous les produits de la littérature britannique qui ne sont pas dans le génie de cet étrange pays, il n'y a point de milieu entre l'originalité puissante et le poncis d'académie. L'illustre compositeur alle- mand n'a sans doute pas connu Touvrage de Gustave Drouineau, dont les rares exemplaires ne se trouveraient probablement que chez les collectionneurs. C'est fâcheux, car il aurait pu tailler dans la tragédie française un poème moins monotone que le roman de Buhver, et qui lui eût permis d'éviter les deux défauts reprochés à sa partition : l'uniformité et le tapage.

Pourrai-je, à cette prodigieuse distance, analyser le Rienzi de Drouineau? Je ne le crois pas, mais je vais

RICHARD WAGNER 65

essayer d'en indiquer, comme effet de lointain, les situa- tions principales.

Au moment le rideau se lève, Rienzi est au faîte de sa puissance éphémère, c'est-à-dire beaucoup plus près de la roche Tarpéienne que du Capitole. Il a essayé de galvaniser le fantôme de la République romaine, tout en ménageant le pape, qui habite Avignon et qui a promis de lui envoyer son légat. Vain effort ! Les descendants des Scipion et des Camille, tour à tour amollis et exa- cerbés par des alternatives de discorde et de servitude, sont réfractaires aux tentatives de régénération républi- caine. Il n'y a pas d'illusion possible, à en juger par ces vers que je rétablis tant bien que mal sur leurs pieds et 1354 et 1826 s'obstinent à donner d'avance des leçons à 1849, qui n'en profitera pas :

Voyez, tribun, quels sont les Romains de nos jours; Ils pensent à trahir en vendant leur secours ; Uimpunité du crime est leur unique étude, Et leurs propres fureurs ont fait leur servitude.

A quoi Rienzi répond avec une candeur garibaldienne :

Respecte les Romains!

Ils n'ont rien respecté ; Ils ne comprennent plus Taustère liberté. Le pape déguisa leur bassesse profonde. Tant que sa voix bénit et ces murs et le monde, Et lorsqu'au Vatican, arbitre de leurs droits, Sa justice apaisait les querelles des rois. De son autorité le divin caractère Inspire seul à Rome un effroi salutaire ; Il plaît à son orgueil en domptant ses fureurs ; L'absence du pontife a causé nos erreurs

66 NOUVEAUX SAMEDIS

Ces vers ne sont pas d'une force herculéenne; mais la plus jolie mémoire du monde ne peut donner que ce quelle a, et, si les meilleurs élèves de Casimir Delavigne ne versifiaient pas mieux en 1826, vous avouerez que la nécessité de Cromicell et A'Hernani se faisait générale- ment sentir.

Jusqu'à présent, vous ne voyez rien qui puisse inspirer la musique. Patience! voici une belle scène dont Richard ^Vaguer aurait pu tirer un grand parti : Colonna, patri- cien dont Rienzi a proscrit ou massacré toute la famille, rentre à Rome, déguisé en moine. Un premier complot contre la vie du tribun a échoué la veille. Les conjurés, arrêtés et chargés de chaînes, vont mourir. Rienzi confie au faux moine le soin de les préparer à la mort. Celui-ci leur tient à haute voix le langage d'un ministre de l'Évan- gile tant qu'il peut être entendu ; mais Rienzi et les sol- dats s'éloignent; alors, le moine écarte son capuchon et dit tout bas à ses amis : « Je suis Colonna... silence î... » Les soldats reviennent, et l'exhortation religieuse re- commence. N'y a-t-il pas un de ces contrastes chers aux compositeurs qui aiment a échelonner les grandes masses chorales et à nuancer toutes les sonorités de l'orchestre?

Rienzi a auprès de lui un jeune et intrépide homme de guerre, caché sous le nom mystérieux d'Uberti. Uberti est fort perplexe, et on le serait à moins. Lui aussi, il est venu à Rome pour tuer Rienzi... ô douleur! Il recon- naît, en la personne de la belle Julia, fille du tribun, un ange de tendresse et de dévouement, qui lui a sauvé la

RICHARD WAGNER 67

vie lors de la célèbre peste d'Avignon. Il l'aime éperdu- ment, il en est passionnément aimé, Rienzi la lui donne, et le voilà placé entre son amour et sa vengeance filiale; car il est bon que vous sachiez que ce prétendu Uberti s'appelle de son vrai nom Montréal, et que son père a été une des nombreuses victimes du tyran populaire.

est le nœud tragique; le combat de la passion et du devoir, chez Montréal, envers son père mort; chez Julia, envers son père vivant et entouré d'ennemis. Que de duos pathétiques, de récitatifs à la Spontini pourraient en éclore, je vous laisse à le penser. La conjuration allant son train, les soldats se précipitant vers les mu- railles, les cortèges défilant sur le théâtre, vous auriez tantôt le dialogue élégiaque ou désespéré des deux amants, tantôt le tableau de celte Rome du moyen âge abondaient les détails pittoresques. Vous échapperiez à la monotonie des morceaux d'ensemble, des tutti as- sourdissants qui gâtent les belles pages du Rienzi de Wagner, et qui, d'un divertissement, nous font une fatigue.

Enfin les conjurés triomphent; Rienzi est assassiné par Colonna, et la tragédie se termine par ces deux hémis- tiches, qui se croisent entre les meurtriers du tribun et ses partisans :

Rienzi fut untyrau!...

Rienzi fut un grand homme !

En somme, le Rienzi de Gustave Drouineau ne dé- passe guère le niveau d'une bonne tragédie de rhélo-

6S NOUVEAUX SAMEDIS

nque; mais il n'en fallait pas davantage pour défrayer un excellent livret d'opéra, et je regrette que Wagner ait préféré le roman anglais.

Pourtant n'exagérons rien; ce n'est pas là, c'est dans sa vraie patrie qu'il faut chercher le véritable Wagner, et la critique littéraire peut s'accorder sur ce point avec les admirateurs fanatiques de Tannhauser et de Lohen* grin.

En 1861, lors des premiers concerts qui laissèrent la question en suspens, mais préoccupèrent vivement les musiciens et les artistes, Champfleury publia une bro- chure qui m'a donné à réfléchir. Pour qu'un esprit aussi net, aussi curieux, aussi ennemi de la convention et de l'emphase, prenne au sérieux la poésie et la musique de Wagner, il faut que cette musique et cette poésie soient autre chose qu'un phénomène d'orgueil, un rêve de ma- niaque, le cauchemar bruyant d'une imagination en dé- lire. Je me récuse humblement en ce qui touche aux détails techniques de ces partitions gigantesques, à l'es- thétique musicale de Tannhauser, de Lohengrin, de Tristan et Yseult, des Maîtres chanteurs; mais je com- prends ou je crois comprendre le travail intérieur qui, se combinant chez Wagner avec l'instinct révolutionnaire, explique et justifie ses audaces.

Il y a une étude plus curieuse et plus intéressante en- core que celle des ouvrages de l'esprit ou des œuvres d'art; c'est l'étude conjecturale de ce qui a se passer dans une âme, au moment même sa vocation lui a été révélée, soit par un événement extraordinaire, soit

RICHARD WAGNER 69

par une violente secousse, soit par le contact d'un génie qu'elle accepte pour initiateur tout en restant originale. Pour une nature profondément et passionnément germa- nique comme celle de Wagner, ce moment, cette se- cousse, cette révélation, ce fut, j'en suis sûr, le Freys- chûtz de Weber. Tout ce qui s'est fait depuis lors a lui paraître une déviation fatale du génie allemand, une série de concessions désastreuses à l'éclectisme français, aux fioritures italiennes, au goût et au succès cosmo- polites. Weber et le Freyschûtz, et voilà vraiment la vieille romantique Allemagne; car le mot fut appliqué à ce chef-d'œuvre bien avant de figurer dans nos querelles littéraires.

Supposez W^agner à vingt ans, dans un coin obscur du théâtre de Dresde ou de Carlsruhe. L'ouverture com- mence; dès les premières mesures de cette symphonie sublime, il semble au jeune homme que l'âme des forêts, les esprits de l'abîme, les murmures du vent môles aux gémissements des êtres invisibles, la voix stridente des démons répondant aux mélodies virginales, s'éveillent et s'agitent en lui comme un chœur mystérieux évoqué par une baguette magique. Le frisson des nuits du Walpurgis passe dans ses cheveux, tandis que l'ange des premières amours' soupire à son oreille sa chanson matinale. C'est tout un monde qui se dévoile à lui, monde fantastique et légendaire, retrouvé dans les profondeurs du moyen âge allemand, servant de théâtre à la lutte éternelle du bien et du mal, peuplé de personnages que se disputent les puissances du Ciel et de l'Enfer.

70 NOUVEAUX SAMEDIS

Le voilà, cet arliste néophyte, transporté dans les sphères idéales d'où il ne voudra plus sortir, les notes lointaines du cor vihrent à travers lespace, le surna- turel s'entre-choque avec les forces de la Nature, la plainte des trépassés se confond dans le tourbillon sonore de la chasse infernale. La tempête gronde et s'apaise ; au-dessus de ses derniers bruits qui s'éteignent, plane la romance d'Agathe, création délicieuse qui personnifie la jeune fille allemande dans toutes les harmonies prin- tanières de la confiance et de famour. Mais le ciel s'as- sombrit de nouveau; l'enfer, sous les traits de Casper, possédé el soufflé par Samiel, ne lâche pas sa proie. La fonte des balles, dans ce paysage dessiné pour le sabbat, avec tous ses accessoires d'incantation nocturne, signale la revanche de Satan, prêt à rentrer en possession de Max, le franc chasseur, l'homme faible et crédule, suspendu sur le gouffre entre son bon ange et son mauvais génie. Comparez ce fantastique si sincère, si plein, si vrai, pris dans les entrailles mêmes du germanisme, au fantastique anodin de Robert le Diable, mis à la portée du scepti- cisme moderne, enjolivé, ajusté et mesuré par petites doses pour le bon plaisir de nos avant-scènes. Figurez- vous lart profond, mais accommodant, de Meyerbeer, s'habillant à la française et emboîtant le pas derrière M. Scribe, le plus spirituel des bourgeois, et le plus bour- geois des gens d'esprit; vous comprendrez qu'aux yeux de Richard Wagner le fil de la vraie tradition allemande se soit brisé après leFreyschiitz el Oberoii.

Vous me demanderez peut-être si le fragment d'analyse

RICHARD WAGNER 71

que je viens d'essayer à propos du chef-d'œuvre de We- ber, est littéraire ou musical. Je vous répondrai que j'ai voulu indiquer par cette confusion même et cette incerti- tude un des mérites, une des originalités de Wagner. Ainsi que l'a excellemment remarqué M. Edouard Schuré, ce ne fut pas seulement la partition du Freyschûtz qui révéla Wagner à lui-même. Cette poésie et cette musique, si intimement unies et identifiées Tune à l'autre, qu'elles ne pourraient vivre séparément, lui firent pressentir dans l'art une nouvelle conquête dont il est juste de lui laisser l'honneur. Il devina tout ce qu'aurait de sève, d'homo- généité et de puissance une œuvre le musicien et le poète ne seraient plus qu'un seul homme, puisant aux mêmes sources, exprimant le même idéal, obéissant à la même volonté. Cette façon d'être son propre poëte, appli- quée aux légendes nationales de l'Allemagne des siècles héroïques, acquiert encore plus de valeur et de prix* Faut-il s'étonner que, de Munich à Vienne et de Dresde à Heidelberg, Wagner se soit si énergiquement emparé des imaginations contemporaines? Avant même qu'on se soit accordé ou disputé sur sa musique, il a su se faire ac- cepter comme le trouvère d'un temps trop dégoûté de lui-même pour ne pas se plonger avec délices dans les eaux profondes du passé. A une époque industrielle et prosaïque, il rend, dans toute son intensité, le sens des âges chevaleresques. Il mérite d'être à la fois populaire et national, ce qui n'est pas la même chose. Il ne s'est pas contenté de la légende rustique, qui se raconte le soir, sous la tonnelle, devant un pot de bierre, à travers la

72 NOUVEAUX SAMEDIS

fumée des pipes, entre chasseurs et gardes forestiers. Il est monté plus haut dans les régions du merveilleux et de l'idéal; il a ressuscité les grandes figures légendaires, à demi baignées dans l'ombre des Niebelungen.

C'est par que Wagner nous appartient et qu'on peut, sans trop de paradoxe, le faire entrer, ainsi que Berlioz, dans une galerie littéraire. Sans même parler de ses ou- vrages didactiques ou de polémique, l'Art et la Révo- lution, Opéra et Drame ^ Œuvre d'art de VA venir; sans insister sur ses pamphlets et sur ses lettres, qui ne sont pas, je crois, le plus beau de son histoire, on peut dire que Yauteur de Lohengrin^ de Tannhauser, du Vaisseau fantôme, de Tristan et Yseult, de la Valkirie, de Siegfried, des MaUres chanteurs, est un poète, sans même qu'il y ait à s'expliquer sur la question de savoir si c'est sa musique qui est poétique ou sa poésie qui est mu- sicale. Ses personnages, le chevalier-poëte de la Wart- bourg, Elisabeth, le chevalier du Saint-Graal, Eisa, Fré- dérié, Ortrude, Tristan, Yseult, AValther, Eva, ont une grandeur épique, une pureté de lignes, une saveur origi- nale et germanique dont nous ne devons parler qu'avec une humilité respectueuse en songeant aux emphatiques banalités de notre opéra sérieux et aux niaiseries égril- lardes de notre opéra-comique. Supposez un moment que vous ne savez pas lire la musique, mais qu'en revanche vous connaissez à fond la langue allemande. Commencez par feuilleter la Muette dePortici, la Vestale, Guillaume Tell, Robert le Diable, en lisant la poésie de M. de Jouy et de M. Scribe comme vous liriez des vers de Corneille

RICHARD WAGNER 73

OU de Racine; puis ouvrez le Tannhauser ou Lohen- grin; ce contraste seul doit arrêter la plaisanterie sur vos lèvres, si on tentait de vous égayer aux dépens de la mu- sique de l'avenir, de ses orchestrations bruyantes et de ses mélopées continues.

Remarquez que je ne me prononce pas et que, grâce à mon ignorance, la question musicale reste ici parfaite- ment intacte. 11 est même possible que, pour mon usage particulier, je m'en tienne à Don Juan, aux deux pre- miers actes de Guillaume Tell, au quatrième acte des Huguenots et au Barbier de Séville ; je n'ai voulu parler, chez Wagner, que de l'inspiration poétique. Le fait est assez nouveau, assez singulier, pour qu'on le recom- mande à l'attention et au respect. C'est peut-être, dans l'histoire de l'art, la première fois qu'avant de savoir si la musique d'un compositeur est bonne ou mauvaise, on se sent irrésistiblement amené a le saluer comme un poëte et un artiste.

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VI

BALZAC

Avril 1869.

Il n'existe pas de juges infaillibles, et, après les écri- vains politiques, je ne connais pas de juges plus sujets à caution que les critiques littéraires. Que dis-je? Si, à force de réfléchir, d'analyser et de vieillir, un critique arrivait à l'impartialité absolue, on reconnaîtrait vite qu'il achète ce genre de perfection peu enviable au prix de bien des qualités plus précieuses : l'émotion, la pas- sion, la foi, le sentiment, l'enthousiasme, et ces haines vigoureuses dont parle le Misanthrope. La mort aussi est infaillible, tandis que la vie n'est qu'un tissu de défail- lances et d'erreurs. Qui ne préférerait pourtant les fautes de la vie aux infaillibilités de la mort?

Un seul de mes lecteurs se souvient-il d'une étude sur Balzac, déjà vieille de treize ans, qui a compté parmi les

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bourrasques de ma vie littéraire? Avoir Tair de le croire, c'est peut-être de la présomption; mais passer outre comme si rien, dans mon dossier, ne me compromettait d'avance vis-à-vis de l'auteur de ia Comédie humaine, cela ressemblerait presque à du cynisme, le cynisme des apostasies ; une de ces absurdités éloquentes qui ont plus de succès que dix traits de génie! Il est donc bien conve- nu, et, si vous l'ignorez, je vous l'apprends, que j'ai jadis attaqué Balzac * avec une violence inouïe. Je m'attirai damers reproches, non-seulement de la part de ses disciples ou de ses séides, mais de bien des gens vi- siblement intéressés au maintien des vérités sociales et morales dont Balzac fut, à votre choix, le plus dangereux défenseur ou le démolisseur le plus subtil.

M etais-je absolument trompé? Je suis prêt, en ce cas, à l'avouer sans mauvaise honte. Faut-il m'en tenir à ce qui était, en 1856, mon opinion sincère? ou bien, sied-il de prendre un moyen terme entre mes véhémences d'alors et des admirations que nous avons vues parfois s'élever jusqu'à l'apothéose? La question en vaut la peine ; car, pour les fanatiques comme pour les détracteurs de Balzac, trois faits sont désormais acquis au débat : il a été un homme de génie; il est, pour toujours, un des classiques du dix -neuvième siècle; il tient une place énorme dans la littérature et dans la société contempo- raines.

Quelques réflexions sur ces trois points incontestables vont défrayer aujourd'hui, non pas une étude nouvelle,

1. Causeries du samedi y tome l^^.

76 NOUVEAUX SAMEDIS

mais seulement le préambule de cette étude. L'édition définitive que nous annonçons aura environ vingt-cinq volumes; elle ne sera terminée que dans deux ans. Nous reprendrons, de temps à autre, la discussion, à mesure que paraîtront les œuvres les plus significatives, les plus caractéristiques, de Balzac : le Père Goriot, le Lys dans la vallée, Eugénie Grandet, les Illusions perdues, Spleiideiirs et Misères des courtisanes, la Recherche de V absolu^ Ursule M irouët, et surtout les Parents pauvres. Nous nous trouverons ainsi, à la fin de cette publication si considérable, avoir exprimé, déve- loppé et motivé une opinion, qui, si elle se rapproche de celle d'autrefois, nous donnera raison, et, si elle en difl'ère, nous donnera tort.

Balzac est un homme de génie. On ne peut qualifier autrement cette mcroyable puissance de cerveau, se confondent, à des degrés différents, mais sur une échelle gigantesque, les facultés de l'inventeur, du physiologiste, du peintre, de l'observateur, ùxivoyant et du. visionnaire. On est stupéfait quand on songe que cet homme, souvent contrarié par les circonstances, harcelé par les journaux, se débattant dans une sorte d'hallucination perpétuelle, a mis au monde une quantité prodigieuse de personnages, de figures, de types, qui semblent vrais à force d'être vivants, et dont le relief extraordinaire étonne ceux-là mêmes qui refusent d'y croire. C'est en moins de vingt ans que Balzac accomplit cette œuvre colossale. Avant la Peau de Chagrin (avril 1831), il comptait à peine en lit- térature, et il est mort, la plume à la main, en octobre] 850.

BALZAC 77

Ceci posé, on nous accordera qu'il y a des génies simples et des génies compliqués ; des génies lumineux et des génies opaques ; des génies bienfaisants et des génies pleins de maléfices ; par ces seules épithètes, on nous permettra d'indiquer nos préférences.

Balzac est a la fois un génie compliqué , un génie opaque et un génie malfaisant.

Prenez au hasard les écrivains, les poètes avec lesquels nous aimons à vivre en communication familière. Quelle simplicité de lignes ! quel accord entre les divers éléments dont se compose leur œuvre! En restant toujours maîtres de leur pensée, comme ils deviennent aisément maîtres de la nôtre! C'est à peine si nous apercevons la distance qui les sépare de nous. Ils nous dominent, ils ne nous écrasent pas; il y a chez eux une harmonie si parfaite, que nous en prenons notre part, pendant tout le temps que nous conversons avec eux. La plupart personnifient un petit nombre d'idées ou de sentiments immortels, auxquels ils ont donné leur expression suprême, et qui portent désormais leur empreinte, j'allais dire leur éti- quette. Je vous défie de nommer Homère, Sophocle, Virgile, Tacite, Corneille, Racine, Bossuet, Molière, Mil- ton, Pétrarque, sans qu'aussitôt la nature même de leur génie se résume dans leur nom.

Avec Balzac, rien de pareil. Point d'intimité possible entre ses lecteurs et lui. Son œuvre est pleine de pièges, de trappes, de traquenards, de faux-fuyants, de secrets, de replis, de retours incessants sur elle-même. On ne sait ni il va, ni ce qu'il veut, ni il nous mène. On

78 NOUVEAUX SAMEDIS

éprouve en entrant dans ses récits l'impression d'anxiété qu'on ressentirait en pénétrant dans une foret dont on ne connaîtrait ni les sentiers, ni les clairières, ni les hôtes. Que renferme-t-elle dans ses profondeurs? Des allées ma- gnifiques ou des fouillis inextricables? Des sources vives ou d'infects marécages? Des arbres h fruits ou des plantes vénéneuses? Des animaux utiles ou des bêtes féroces? On l'ignore; un peu de tout peut-être; cette alternative ou ce mélange vous jette dans un état d'inquiétude et de malaise qui vous gâte votre exploration pittoresque, à moins que vous ne soyez un de ces blasés pour qui l'in- fection, le venin, le fouillis, le serpent, le tigre, le péril, le mal n'existent pas, pourvu qu'ils espèrent, au bout, une sensation à découvrir et une curiosité à satisfaire.

Avec la simplicité, la lumière; c'est tout un, et le mot dit tout. Qui de nous, en approchant ces génies lumineux qui sont Thonneur et le soleil de l'humanité, n'a senti en lui comme un rayon dont nous sommes le reflet? Re- marquez bien que je n'exige pas qu'ici clarté soit syno- nyme de vérité. Le mensonge et le paradoxe peuvent être très-clairs; témoin Voltaire! Non; il me suffit, dans lespèce, comme disent les avocats, d'une idée nette qui guide et éclaire ma lecture. Cette idée, vraie ou fausse, reçoit de ces grands esprits une telle intensité de lumière, qu elle me pénètre de toutes parts. C'est ainsi que se sont formés ces grands lieux communs, que Théophile Gautier représente comme ayant fait leur temps, et qui doivent être, selon lui, remplacés par le sentiment individuel, dùt-il aller jusqu'à la fantaisie, la dépravation ou le dé-

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lire. Primitivement, ces lieux communs ont été des véri- tés profondément humaines , aperçues seulement par quelques hommes supérieurs. Ils ont su les saisir dans l'ombre et les placer sous un jour si vif, que le domaine public s'en est emparé.

Chez Balzac, c'est tout le contraire. Il nous semble toujours , en le lisant, qu'un corps opaque s'interpose entre notre rayon \isuel et l'idée que nous voudrions parvenir à regarder fixement. Ses lueurs ne sont que des mirages ; il n'est ni faux ni vrai, il est tortueux ; il ne nous égare pas, il nous désoriente. Il ne fait pas la nuit, il intercepte le jour. En supposant qu'il ait eu une doc- trine quelconque, et il n'a cessé de s'en vanter,— l'ana- lyse la plus patiente ou la plus subtile tenterait vainement de la dégager de ses ouvrages, alors même qu'il s'arrête et que la métaphysique interrompt le récit. Soyez catho- lique ou protestant, chrétien ou déiste, absolutiste ou li- béral, aristocrate ou démocrate, ultramontain ou libre penseur; vous serez bien fin, si vous amenez ce magicien à sortir de son cercle magique pour s'aventurer avec vous sur un terrain résistant et solide. En dehors de son pres- tigieux talent de trouveur et d'artiste, ses idées sont à l'ensemble des opinions claires et discutables ce que les sciences occultes sont aux véritables sciences. Jamais il ne fait halte à ce point dangereux il nous suffît d'un peu de bon sens et d'expérience pour comprendre que nous perdons pied, que notre homme passe brusque- ment de la réalité à la chimère, de l'image à la vision, de la pensée au rêve, que l'astronome devient astrologue.

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que le chimiste cherche la pierre philosophale. De cette opacité j cette ombre de géant, qui, à mesure que nous avançons dans notre lecture, s'étend et s'allonge entre la lumière et nous. De ces cahots, cette contra- diction continuelle, qui, d'un roman ou même d'un cha- pitre à l'autre, retire ce qu'elle a donné, accorde ce qu'elle a ôté, restitue ce qu'elle a pris, dissout toutes les idées et les réduit en poussière, pour en laisser un atome dans toutes les mains.

Ne pouvant entrer dans les détails, ne voulant pas

aborder aujourd'hui les œurres proprement dites, je me

bornerai kYavant-propoSy fort curieux, qui précède cette

nouvelle édition et qui date de juillet 1842. Balzac (page 8)

s'y place sous le patronage de la religion catholique et de

la monarchie, ce qui signifiait alors la légitimité. Il se

range du côté des Donald et des Bossuet, et c'est le cas

de dire qu'on ne s'attendait guère à voir Bcssuet dans

cette affaire. Très-bien! mais, à la page suivante, ayant

à se défendre du reproche d'immoralité, il écrit ceci :

« Socrate fut immoral, Jésus-Christ fut immoral; » il

fait coup double en quelques mots, assimilant le Sauveur

à un philosophe païen, et appelant \ immoralité de

l'Évangile au secours de la Physiologie du mariage, de

la Fille aux yeux d'or et de la Torpille, Évidemment,

il croyait qu'on peut être catholique, comme on était, par

exemple, au dernier siècle, gluckiste ou picciniste ;

qu'une fois la soirée finie, la thèse plaidée, on n'a plus

à se préoccuper ni du dogme, ni de la discipline dans

leurs rapports avec la conscience, avec l'âme, avec la

BALZAC Si

direction morale et pratique de l'homme intérieur. La religion n'était à ses yeux qu'un système social, un gage de sécurité pour les heureux et les puissants de ce monde, un moyen de répression à Pusage de la force. Il l'entendait comme Napoléon, à qui cette traduction libre, ou plutôt très-tyrannique, n'a ni fait honneur, ni porté bonheur. Elle a été une des causes les plus certaines de sa chute et une des pages les plus odieuses de son histoire.

Nous avons choisi cet échantillon de Balzac catholique, parce que ce fut, on le sait, un de ses dadas, et parce que, en le montrant aux prises avec la plus haute, la plus pure, la plus absolue de toutes les idées, nous faisons comprendre ce qu'il a été dans ses contacts avec les idées secondaires. Si je ne craignais, en un sujet si grave, tout ce qui ressemble à un mot, je dirais que nul, plus que Balzac, n'a mérité de porter ombrage à la vérité.

J'arrive à la distinction, plus délicate et plus aisément offensante, entre le génie bienfaisant et le génie à malé- fices. M. Guizot a rangé Lamennais parmi les malfaiteurs de l'intelligence. C'était peut-être un peu sévère; La- mennais n'a presque fait de mal qu'à lui-même , et encore ce mal était compensé d'avance par un bien : celui que produisirent YEssai sur l indifférence et l'hospitalité de la Chesnaye sur une génération tout entière et qui a donné à l'Église des défenseurs et au monde chrétien des modèles. Je n'oserais pas appliquer à Balzac cette épilhète de malfaiteur; mais le mot maléfice, qui éveille des idées de sorcellerie et de magie, me paraît ^*endre exactement cet art qui procède par infiltration, prend

5.

^'^ NOUVEAUX SAMEDIS

la conscience en biais et ne la déprave qu'après avoir préalablement grisé l'imagination et le cœur.

Quoique Balzac, dans plusieurs de ses ouvrages, la Phxjsiologie du Mariage, les Contes drolatiques, la Fille aux ijeux d'or, Splendeurs et Misères, les Parents pauvres, - n'ait pas reculé devant des hardiesses voi- sines de l'obscénité, son immoralité réside bien moins dans ces quelques pages, ces quelques traits pour lesquels il n'y a pas damnistie possible, que dans cette double opération pratiquée simultanément sur son sujet et sur son lecteur, d'où résultent peu à peu un accord dange- reux, une complicité coupable entre des choses mon- strueuses qu'il rend acceptables et des âmes honnêtes qu'il rend accommodantes. Ce que le chloroforme faitpour toutes les variétés de la souffrance physique, Balzac le fait pour toutes les nuances du mal moral. Senza dolore, il arrache un scrupule, il cautérise une répugnance, il ampute une pudeur , comme le chirurgien ampute une jambe, cautérise une plaie ou arrache une dent à un malade éthérisé. Il crée une atmosphère particulière, chargée d'arômes exotiques et de vapeurs enivrantes, on ne peut respirer à l'aise qu'en supprimant les distances qui séparent le mal du bien, l'innocence du vice, la réa- lité du mensonge, le visage du masque, le personnage du fantôme, la société du bagne, l'homme d'État de lescroc et la grande dame de la courtisane. Savez-vous ce que je pourrais invoquer ici comme preuve justifica- tive? Les reproches mêmes qu'ont adressés aux détrac- teurs de Balzac des gentilshommes, des royalistes, deS

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catholiques, des patriciennes, qui, par leurs opinions et leur situation dans le monde, semblaient prédestinés à encourager les tentatives de réaction contre une fatale influence. Pour qu'ils fussent si complètement aveuglés sur les vrais intérêts de leur cause, de leur caste, de leur conscience, si infatués d'un homme dont les respects sont plus périlleux que des attaques, il fallait que le magné- tiseur leur eût bien habilement fermé les yeux, que la baguette magique les eût absolument fascinés et trans- formés. Qu'ils me pardonnent une comparaison peu polie : ils imitaient ces gens ivres qui traitent d'ami qui- conque les fait boire encore, et d'ennemi le fâcheux qui essaye de les réveiller.

Soyons plus bref sur la seconde question, qui se rat- tache à la première. Balzac est désormais un classique. Comme tel, il a sa place marquée dans toute biblio- thèque... dont le propriétaire gardera la clef dans sa poche. Mais il faut s'entendre sur ce mot classique, et le dégager de tout ce qui rappellerait nos vieilles querelles littéraires. J'entends par classiques, d'abord les écrivains et les ouvrages qui doivent ou peuvent servir de modèles; ensuite ceux que, dans certaines circonstances de la vie ou simplement aux heures d'apaisement, entre les agi- tations de la veille et les soucis du lendemain, on se plaît à reprendre, à consulter, à relire comme des conseillers, des consolateurs, des guides et des amis.

Balzac peut-il, doit-il servir de modèle? Ici, la logique de M. Dufaure, secondée par l'éloquence de M. Jules Favre, ne serait rien en comparaison d'un argument bien

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autrement péremptoire : les œuvres de ses imitateurs. Il est clair, d'ailleurs, qu'un génie si abusivement personnel ne peut donner ni une leçon, ni un exemple. Il réussit, il attache, il subjugue dans des conditions et avec des procédés qui, pour tout autre, ne formeraient qu'une étape entre le cabinet de travail et les Petites-Maisons. On peut faire passer de main en main la coupe d'or pleine d'un vin généreux, mais non pas l'alambic dont on connaît seul les secrets.

Quant à la signification la plus affectueuse et la plus douce du mot classique, il est impossible d'y songer à propos de Balzac. 11 ne saurait être ni un maître comme Bossuet, ni un consolateur comme Fénelon, ni un con- fident comme Pétrarque, ni un redresseur comme Cor- neille, ni un ami comme Virgile, ni un enchanteur comme Lamartine, mais un enjôleur tout au plus. Nous sommes en bonne compagnie : imaginez une situation, une cir- constance, une joie intime, une peine morale, une affec- tion, un chagrin, qui vous rapproche du rayon de votre bibliothèque, vous avez inclus votre Balzac. Vous n'en trouverez pas.

Ètes-vous amoureux? Si vous avez bien choisi votre idéal, si vous gardez, en aimant, toutes les délicatesses d'âme et de cœur, n'allez pas à Balzac; il déHorerail sournoisement vos illusions charmantes ; il murmurerait à votre oreille des confidences scabreuses qui sont pour la femme ce que serait un ver pour la fleur, une tache pour l'hermine, un doigt indiscret pour la sensitive; il vous présenterait un miroir mystérieux vous verriez l'objet

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de votre culte perdre, par gradations insensibles, sa phy- sionomie virginale et se changer de lis en tubéreuse. Étes-vous arrivé au déclin de la vie? Méfiez-vous de ce singulier absolutiste qui ne peut plaire qu'aux athées; car il ôte à la foi sa source divine, au mariage sa dignité, à la jeunesse son innocence, à la vieillesse sa pudeur, à la tristesse ses refuges. Il vous inspirerait le remords, non de ne pas avoir fait tout le bien que vous pouviez faire, mais de navoir pas vécu, de n'avoir pas joui, d'avoir sacrifié à de sots scrupules votre part ou votre place dans le grand festin s'assoient le succès, la ruse, le vice et la force pour se régaler aux dépens de la pauvreté, de la faiblesse et de la vertu. Avez-vous à vous plaindre de l'in- justice des hommes, des mécomptes de la politique? Ne lisez pas Balzac. Loin de vous consoler au nom de ces notions immortelles qui nous disent : <c Adore la main qui t'avait élevé et qui te brise! » il exalte si follement le sens individuel, l'orgueil de la créature, que cet orgueil, n'ayant plus à dévorer que soi-même, ajoutera ses fièvres et ses tortures à l'amertume de vos regrets. Aimez-vous à oublier vos peines dans le calme et le silence de la cam- pagne? Oh! point de Balzac! je ne connais pas de génie plus réfractaire aux balsamiques influences de la vie rurale. Il ferait pénétrer dans votre agreste somnolence tous les cauchemars de la civilisation la plus avancée et la plus acre. Il vous infuserait une sorte de nostalgie ur- bame, cette maladie bizarre des poumons habitués à un air méphitique, qui ne peuvent plus s'acclimater aux larges et pures atmosphères. Dans chaque paysan que

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VOUS auriez à employer, à écouter ou à secourir, il vous montrerait un ennemi, plus madré, plus retors, plus cor- rompu, plus dangereux que les usuriers, les avoués, les policiers, les aigrefins et les repris de justice delà Comé- die humaine. Comme dans la sérénade, tant de fois citée, du chef-d'œuvre de Mozart, un accompagnement rail- leur contrarie la mélodie amoureuse, il serait homme à vous obséder du rire strident de papa Gobseck, des élé- gances tarées de Rastignac et de Marsay, des métarmor- phoses de Vautrin ^ des sarcasmes d'Emile Lousteau, des

» Le théâtre a cela d'excellent, qu'il démontre en deux heures, sous une forme tangible et vivante, ce que les arguments de la cri- tique ne réussiraient pas à éclaircir. J'en appelle à tous ceux qui ont assisté, l'hiver dernier, à la lamentable reprise du drame de Vautrin. Il y avait les admirateurs les plus raffinés du génie de Balzac. PourtamT, tel fut l'effet de cette soirée, que, si ou leur avait dit en sortant : « N'avouez-vous pas quMl existait dans ce génie d'é- normes trous, quelque chose comme ces grosses taches qui nous aveuglent quand nous regardons trop fixement une lumière trop crut? )) ils n auraient pu résister à Tévidence.

Certes il serait injuste devoir Balzac tout entier dans cet absurde et inintelligible drame. Mais on y découvre un de ses traits les plus caractéristiques, celui par lequel il a toujours ressemblé au Balzac des premières années , qui , sous divers pseudonymes , pu- bliait des romans de pacotille. Dans l'ensemble de ses œuvres, à la faveur de ses prodigieuses facultés d'observateur et d'artiste, ce trait peut échapper au lecteur fasciné ou complaisant. Mais, sur la scène, en contact direct avec le public, il n'y a plus moyen; la vérité reprend ses droits ; le monstre reparaît; car c'est un monstre que ce galérien, mêlé à tous les intérêts, à toutes les passions de la sociéié aristocratique, pris au sérieux par des ambassadeurs, des ministres et des ducs, peuplant de ses créatures, c'est-à-dire de ses complices, un hôtel du faubourg Saint-Germain, et accepté ou présenté par l'auteur comme un type réel, comme la personnifica-

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faux sourires de la marquise d'Espard, tandis que vous vous rediriez à vous-même ces vers, les plus beaux peut- être qui aient été écrits dans aucune langue :

.... Flumina amem, sylvasque inglorius! ô ubi campi, Sperchiusque, et virginibus bacchata Lacœnis Taygeta ! 0 qui me gelidis in vallibus Hœmi Sistat, et ingenti ramorum protegat umbrâ!...

Ai -je besoin maintenant d'insister sur la dernière ques- tion : la place immense qu'occupe Balzac dans la littéra- ture et dans la société contemporaines, place qui s'est

tion d'une lutte, d'une révolte contre les lois ou les préjugés du monde.

Je dis hardiment : l'homme qui a écrit Vautrin, qui l'a fait jouer, qui n'a pas compris qu'en le supprimant, le gouvernement avait rendu un immense service à sa gloire, cet homme-là peut avoir des dons merveilleux de création, d'invention, de réalisation ; mais il est atteint d'une infirmité chronique qui est au génie ce qu'une loupe serait à la pureté du galbe de la tête ou une envie à la régularité du visage. Vous avez tout un côté obscur, téné- breux, apocryphe ; quelque chose comme un souterrain noir et hu- mide, plein de bêtes venimeuses, sur lequel un architecte habile et fantasque aurait bâti un palais féerique.

Dans tous les ouvrages figure Vautrin (et Dieu sait s'il l'a ménagé!) Balzac est le précurseur de la littérature Gaboriau, que je suis loin de dédaigner, mais qui n'est pas encore classée, peut-être parce qu'elle esilTop affichée. La différence, si elle existe, est tout à l'avantage de l'Alexandre du Petit Journal. Si Balzac n'est jamais ennuyeux, il est souvent fatigant et pénible. Pour Ga- boriau, usez de ma méthode ; ne le lisez pas à Paris, ni même à la campagne; achetez à la gare le Crime d'Orcival, V Affaire Le- rouge, le Dossier n"" 1 13, M. Lecoq^ etc. Ouvrez la première page, et, quand vous serez à la dernière, vous vous direz : « Tiens ! je suis arrivé! Le rapide est encore plus rapide que je ne le croyais. >*

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élargie à mesure que celle de Chateaubriand diminuait? Resterait à savoir si, dans ce fait incontestable, il y a le texte d un hommage pour l'écrivain ou d'une satire contre notre société et notre littérature. Chose remarquable! Bal- zac est beaucoup plus notre contemporain, aujourd'hui, dix-neuf ans après sa mort, qu'il ne Tétait en 1840. Ses femmes, qui n'étaient pas vraies alors , le sont devenues; ses hommes d'État, faux à cette époque, sont vrais à pré- sent. En ce sens, il a été précurseur, xoyaiit et prophète; il a eu la gloire de teindre de ses couleurs la génération qui l'a suivi. Il pourrait, s'il revenait au monde, se voir revivre dans des personnages qui, de son temps, n'étaient que des rêves, et dont notre temps a fait des types. Mais à quel prix? Nous ne pouvons le glorifier sans nous hu- milier, Tabsoudre sans nous condamner, le reconnaître comme nôtre sans avoir à rougir d'être siens. Puisque le grand nom de Bossuet, invoqué par Balzac, est intervenu dans le débat, je finirai par une comparaison ou un con- traste.

Historien, prédicateur d'oraisons funèbres, théologien politique, Bossuet, il faut bien l'avouer, a été cruellement, absolument démenti par ce qui le précède et surtout par ce qui est survenu après lui. Un critique moderne a pu dire, dans sa rage d'être si petit devant un adversaire si grand, qu'il ne restait plus debout, ni une page des Oi^ai- sons funèbres j ni une ligue de \' Histoire universelle, ni une syllabe de la Politique tirée de VÉcriiwre sainte. C'est possible; pourtant le sublime évéque en est-il moins vrai, de cette vérité supérieure aux événements et aux

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hommes? Sera-t-il moins lu, consulté, admiré par qui- conque se plaît à ce qui élève l'âme et la rapproche de son Dieu? Non. A Balzac est échu un bonheur diamétralement contraire. Chacun de ses récits a été estampillé, poin- çonné par un nouveau régime, une société nouvelle, qui a transformé ses imaginations en réalités. Un moment est venu ou le plus chimérique des inventeurs a pu pa- raître le plus exact des réalistes. En est-il meilleur? Hélas! non. C'est nous qui sommes pires.

On le voit, si nous demeurions au dehors de ce monu- ment essentiellement byzantin qui s'appella la Comédie humaine, il serait permis de s'en tenir aux conclusions les plus sévères. Mais, dans l'intérieur, que de curiosités! que de prodiges! que de sujets d'éblouissement et de sur- prise! Nous y reviendrons, ramenés par un sentiment bizarre, une sorte de répulsion atlractive. M"^^ Sand a parlé de l'ivresse des champs; il y a aussi une ivresse de Balzac. Si j'y échappe, je n'aurai pas de peine à prouver, dans le détail, ces maléfices dont j'ai indiqué l'ensemble; si j'y succombe, ma faiblesse sera un argument de plus contre l'action dissolvante de ce génie.

JOSEPH ALTRAN A L'ACADÉMIE

Avril 1869.

L'Académie française a tous les talents, toutes les qua- lités et toutes les gloires ; mais elle est bien embarras- sante, et il suffit de s'occuper d'elle pour se trouver dans une impasse. Si Ton se permet la plus légère malice, fi donc! Outre que c'est manquer à tous les devoirs de bien- séance, on risque de ressembler à ces refusés du Théâtre- Français ou du jury de peinture, qui ne vous parlent plus que des croûtes de M. Jalabert ou des rapsodies de M. Emile Augier. Si vous rendez hommage à l'illustre assemblée, soit dans la personne de ses membres, soit à l'occasion dune de ses séances, c'est bien pis! vous êtes un intrigant, un ambitieux, un vil flatteur. Donner à entendre que M. Guizot et M. Thiers sont de grands ora-

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leurs et de grands historiens, que M. Prévost-Paradol a bien de l'esprit, que le duc de Broglie unit un beau carac- tère à une haute intelligence, que M. Prosper Mérimée tourne joliment un conte, que M. Jules Sandeau a écrit des comédies charmantes et des romans délicieux, que M. Octave Feuillet a fait pleurer les plus beaux yeux de la province et de Paris, que M. Jules Favre sait se faire écouter par une majorité hostile, qu'il y a beaucoup à gagner, en littérature et en morale, dans les leçons de MM. Saint-Marc Girardin et Nisard, que Victor de Laprade est un poëte dune certaine envergure, que M. Sainte- Beuve étonne et ravit ses ennemis eux-mêmes par sa mer- veilleuse aptitude à retrouver la vie sous la lettre morte et le feu sous les cendres éteintes, que M. Cuvillier-Fleury sait donner à une page de journal toute la netteté de con- tour et toutes les chances de durée d'un vrai livre, que M. Patin n'a jamais glissé, et que MM. de Ségur, Lebrun et Pongerville sont trois énergiques vieillards , taillés pour l'immortalité dans le granit académique. . . quel ma- chiavéhsme! quelle astuce! quelle figure de candidat sous le masque du critique! comme le bout de l'oreille du quémandeur de suffrages perce sous la peau du distribu- teur d'eau bénite! Prenez garde ! peu s'en faut qu'on ne vous dise en parodiant la phrase de Tacite :

Pro viridi palmâ serviliter omnia scribis!

Heureusement, de même que la franchise est la meil- leure des habiletés, le meilleur moyen de se tirer de pa- reils embarras est de ne pas avoir Pair de s'en douter.

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Il y a sept ans que Joseph Autran aurait du être de rAcademie. Une succession de hasards inouïs l'avait seule empêché de recueillir celle d'Eugène Scribe d'abord, puis d'AlJred de Vigny. Tantôt celait un académicien centenaire qui mourait de vieillesse la veille de l'élection : tantôt un scrutin qui se fermait au moment même deux ou trois entêtés allaient se rallier à la majorité relative. Ce qui nous affligeait alors, nous sommes tentés aujour- d'hui de nous en réjouir, et cela pour bien des raisons qui vont servir de préambule à cette belle séance.

C'est, pour ainsi dire, dans la salle d'attente acadé- mique que peut réellement se fixer la véritable valeur d'un écrivain ou d'un poëte. S'il n'est pas de poids, s'il s'est hissé à la candidature par escalade , effraction ou surprise, on voit son nom reparaître trois ou quatre fois au premier tour de scrutin, comme pour donner aux con- currents sérieux le temps de mesurer leurs forces; puis, un beau matin, il s'évanouit, et Bonjour signifie bonsoir! Ce qui est à redouter aussi pendant ces années transitoires entre l'état de simple mortel et l'immortalité , ce sont des bouffées d'impatience; car on n'est patient que lorsqu'on est dieu, c'est-à-dire éternel ; patiens, quia œternus.

Or, jamais retards ou malechance, injustice ou temps d'arrêt, train manqué ou aiguille marchant à reculons sur le cadran de l'Institut, ne furent supportés plus fièrement, avec une philosophie plus spirituelle et une résignation plus sincère. Jamais on ne se consola plus aisément et plus gaiement de ne pas obtenir ce qu'on était sûr de mé- riter. En même temps, comme pour compléter cette

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épreuve, qui, pareille à la solitude, fortifie les forts et affaiblit les faibles, les petits journaux s'amusaient à dis- cuter le plus ou moins de notoriété de Joseph Autran, lequel est, j'en conviens, moins célèbre sur le boulevard que Thérésa ou M. Hervé. Nous avons tous passé par ; c'est le baptême de la Ligne, et on ne s'en porte que mieux quand on Ta reçu de bonne grâce. On aurait pu répondre à ces railleurs, pièces en main, et quelles pièces! les livres de Michel Lévy, tuméfiés de billets de banque! que, depuis quinze ans, pas un poëte , Victor Hugo excepté, ne s'est vendu à un pareil nombre d'exem- plaires; que la première édition de Laboureurs et Sol- dats fut enlevée en huit jours; que la Vie rurale, les Poèmes de la Mer, les Épitres rustiques, en sont à leur troisième ou quatrième tirage; que notre armée d'Afrique Sdiil Milianah par cœur, et qu'à tous ceux qui, pour se préparer à la séance d'avant-hier, sont allés demander la Fille d'Eschyle, les libraires ont répondu : Épuisée! Heureux épuisement, aussi agréable en littérature qu'a- larmant en médecine !

Voilà la réplique vulgaire, telle que nous aurions tous pu la comprendre et la rédiger sermone pedestri. Mais Joseph Autran a bien mieux fait. Au plus brillant, au plus populaire de ces journaux qui ont le rire facile, la main légère, l'oubli prompt, la jambe leste, et qui ne deman- dent qu a se réconcilier avec leurs victimes, il a donné ces poésies éloquentes ou charmantes, frais sourires d'une Muse en belle humeur, larmes séchées dans un rayon de soleil, gouttes de rosée tremblant aux souflles d'avril;

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Journal de campagne, A Sténio, Sainte-Célimêne, Syl- vanire, qui nous ont montré sous un jour nouveau ce talent si pur, si dégagé de toute prétention et de tout système. Mettre les rieurs de son côté sans cesser d'é- crire de beaux vers, comme c'est spirituel pour un poëte, et poétique pour un homme d'esprit!

Enfin, pour que rien ne manquât à cette revanche tar- dive mais complète, il s'est trouvé que l'héritage dePon- sard convenait mieux que tout autre à Joseph Autran, et que nul n'était plus appelé que lui à remplacer l'auteur de Lucrèce. Remarquez , en effet, un détail caractéris- tique auquel nous n'avions pas encore songé, un lien étroit entre les deux poètes, celui que nous regrettons et celui que nous venons d'applaudir.

Le mouvement de réaction classique qui fut provoqué, après 1840, par le désarroi du romantisme, l'avènement de Mlle Rachel et l'ennui superbe des Burgraves, n'a pro- duit, en définitive, que deux œuvres, Lucrèce et la Fille d'Eschyle; car il est permis de ne pas compter celles qui n'ont pas laissé de trace. Dès son second ouvrage, Agnès de Méranie, Ponsard, dont on avait voulu faire un chef d'école, se révéla tel qu'il a été jusqu'à la fin : un homme de beaucoup de talent, mais indécis, ayant l'esprit assez juste pour se méfier du rôle qu'on lui décernait, et la poigne trop faible pour se mesurer avec les géants. Ce bon sens, dont il fut d'abord le volontaire et qui lui resta comme étiquette ou devise, il l'employa moins à écrire ses pièces, si recommandables d'ailleurs, qu'à éviter de paraître ce que la nature ne l'avait pas fait. Relisez le

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Théâtre dePonsard, depuis Lucrèce jusqu'à Galilée : vous y trouverez un sentiment vrai , une inspiration géné- reuse, du souffle, de belles tirades, de belles scènes, l'allure cornélienne plutôt que le style de Corneille; mais vous y chercherez vainement les conditions essentielles d'une réaction, d'une révolution ou d'une restauration poétique et dramatique : la volonté, l'unité de conception et de lignes, la persistance à faire jusqu'au bout ce que l'on croit bon; le sicvolo, sicjubeo, le sint ut suntj aut non sint. Le défaut dont il a été le plus exempt, c'est le parti pris; la qualité dont il a été le plus dépourvu, c'est cet absolu qui fait les chefs d'école et les fondateurs d'em- pires, qui a soutenu Victor Hugo malgré les excès de sa seconde ou de sa troisième manière, et qui prête à Ri- chard Wagner la figure d'un grand musicien, malgré sa musique.

Quoi qu'il en soit, il y a eu un jour et la précision des dates n'aurait ici aucun sens, les poètes, revenant aux sources antiques, se sont aperçus qu'elles n'étaient pas taries. Ce jour nous a donné Lucrèce et la Fille d'Eschyle. Que Lucrèce soit arrivée à son heure; que la Fille d'Es- chyle, écrite en 1843, mais retardée par un de ces contre- temps si fréquents dans le monde des théâtres, n'ait été jouée qu'en mars 1848, entre une révolution et une émeute, peu importe aujourd'hui. Les années ont rétabli le niveau. Sans vouloir amoindrir Ponsard au moment il vient d'être si bien loué, nous dirons seulement que la source a puisé le poëte d'Eschyle et de Méganire est plus haute, plus pure, plus antique, plus idéale que celle d'où

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l'auteur de Lucrèce a tiré sa première tragédie. L'un s'était inspiré de Tite-Live, c'est-à-dire d'une antiquité de seconde main, de ces origines apocryphes du peuple roi la poésie cède le pas à l'histoire, les murs de la cité naissante remplacent les sommets de l'Olympe, les amateurs de couleur locale sont parfois exposés à con- fondre les préliminaires de la république romaine avec sa décadence. L'autre remonta droit aux tragiques grecs, c'est-à-dire à l'âge d'or de la poésie et du drame; il suffit de lire les premières pages de sa pièce pour se sentir transporté dans un monde supérieur, en face d'hori- zons plus larges, au sein d'une lumière plus intense. Rien, dans Lucrèce, n'est comparable au personnage de Méganire, à la scène Eschyle accueillant Sophocle en qui il ne soupçonne pas encore un rival, lui parle comme un vieux soldat de Marathon à un jeune défenseur de la patrie, et enfin à ce dénoùment si beau, si pathétique, qui nous montre Méganire victime des deux sortes d'or- gueil poétique : orgueil de son père vaincu qui s'exile pour se punir de n'avoir pas triomphé; orgueil de son amant vainqueur, qui est puni d'avoir sacrifié l'amour à la gloire. Quelle grandeur! quelle émotion! quelle har- monie! Jamais effet plus tragique ne fut obtenu par des moyens plus simples. C'est Tàme humaine, lame seule qui fait les frais du spectacle. Les larmes coulent lorsque l'on voit Méganire frappée au cœur gravir au bras du vieil Eschyle la montagne sacrée, tandis que Sophocle, resté seul sur le devant du théâtre, courbe sous le funèbre adieu son front couronné de laurier.

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Si, comme on nous l'assure, la Fille d'Eschyle doit repa- raître, clans sa simplicité majestueuse, pour faire suite aux représentations des chefs-dœuvre classiques et servir de texte a des conférences populaires devant d'immenses auditoires, si cette épreuve décisive fixe son rang dans le répertoire moderne, alors seulement je croirai à cette es- pèce de renaissance que Ton se hâte de proclamer sur les ruines de la féerie ou de l'opérette; à ceux qui me crieront : « Corneille! » je répondrai : « Eschyle, So- phocle et Euripide! »

Mais voilà que ces grands noms me relardent; vous me demandez sans doute pourquoi je ne vous ai encore rien dit de cette séance de réception, aussi brillante, aussi courue que si nous avions espéré voir la politique absor- ber la littérature, la poésie se cacher sous une robe d'a- vocat, et les épines de l'allusion hérisser les fleurs de rhétorique. Il y a eu des séances plus tapageuses ; il n'y en a pas eu d'un ton plus juste et d'une physionomie plus charmante. Je me seri de ces deux mots, parce que ce qui a dominé dans le discours de M. Autran, c'est la justesse et le charme.

11 a loué Ponsard comme Ponsard lui-mùme, si simple et si vraiy aurait voulu être loué; sans le surfaire, mais en le rendant plus intéressant que s'il lui avait attribué trop de génie, et plus aimable que s'il lui avait laissé trop de bon sens. Il nous a émus en nous rappelant les litres du poëte, attendris en nous parlant des souffrances de l'homme, ramenés aux plus douces images de l'air natal, de la campagne et du foyer domestique, lorsqu'il nous a

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représenté l'auteur applaudi, jamais enivré, au milieu de ses alternatives de succès et de chagrins, heureux de re- tourner dans son pays , de revoir sa chère maisonnette de Mont-Salomon, de se retrouver dans cette antique cité de Vienne, dont chaque habitant était pour lui un ami, les inspirations de son talent ressemblaient à des batte- ments de cœur, l'admiration devenait de la tendresse. Ces battements de cœur, qu'on ne sent pas toujours à l'Académie, ils reparaissaient, à chaque instant, dans cet éloquent discours, dont la grâce communicative s'accor- dait si bien avec les dispositions de l'auditoire, avec la physionomie poétique et morale du nouvel académi- cien. Ceux qui le connaissent, ceux qui le lisent, ceux qui l'aiment, savent que, dans notre siècle de prétentions et de pose, une de ses qualités les plus caractéristiques est le naturel. Tel qu'il se montre dans sa poésie, dans ses causeries, dans ses lettres, tel on Ta reconnu dans cette séance, sous cette voûte solennelle il serait si facile défaire songer à la Convention, alors memequ'on n'aurait pas à parler de Robespierre et de Charlotte Cor- day. Mais, à côté de ces dons charmants de grâce, d'at- tendrissement et de naturel, que de mâles accents! Comme le ton s'élève, chaque fois que l'orateur se trouve en présence d'un de nos souvenirs de grandeur ou de deui! ! quel magnifique hommage à Lamartine, dont l'a- mitié un peu égoïste comme celle de tous les illustres ne put jamais décourager, chez Joseph Autran, ni l'enthousiasme des premières années, ni le dévouement des dernières! « Le discours, c'est l'homme,» disaient hier,

JOSEPH AUTRAN A L'ACADÉMIE 99

en sortant de l'Institut, tous les auditeurs, ravis de ce qu'ils venaient d'applaudir. Le discours est excellent, avions-nous envie de leur répondre ; Thomme est meil- leur encore.

Je n'adresserai à M. Autran qu'une toute petite chicane, purement grammaticale. Dans sa belle péroraison, il a dit ou fait entendre que la tragédie était quelquefois en- dormie. C'est ce que j'appelle régler le passif de la tra- gédie; mais l'actif?...

Rien de plus ingénieux, de plus fin, de plus atlique, de plus spirituellement souligné que la réponse de M. Cuvil- lier-Fleury. C'était vraiment un feu d'artifice. Tous ses traits, dont quelques-uns sont piquants, dont pas un n'est envenimé, faisaient sourire à la fois Torateùr, le réci- piendaire et l'auditoire. Le succès a été très-vif. Quoiqu'il ne soit à l'Académie que depuis deux ou trois ans, M. Cu- villier-Fleury semble y avoir toujours été; on est si heu- reux de l'y voir! il est si heureux d'y être ! si bien à sa place et si à son aise dans ce milieu brillant, élégant et lettré qui le venge des barricades, dans cette zone tem- pérée où on l'applaudit et on l'aime! Vous diriez un de ces ménages si admirablement assortis, si riches de sourires et de caresses, que chacun s'écrie avec plus de plaisir encore que d'envie : « Comme ils étaient faits l'un pour l'autre ! »

Pour l'académicien consommé, et, mieux encore, pour le critique académicien charge de répondre à un récipien- daire, il y a un grand avantage et un petit péril. L'avan- tage est dctre chez soi, de connaître parfaitement son

LiûTHECA

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terrain, de faire au nouveau venu les honneurs de la mai- son et à la maison les honneurs du nouveau venu, de pou- voir mêler, de temps à autre, un grain de sel à l'encens, une leçon à la louange. Ceci est dans les attributions du répondant. Il répond de son propre esprit et de son propre succès bien plus que de la satisfaction du récipien- daire.

Le petit péril, c'est justement l'abus de ces grands avan- tages. On en a vu, à l'Académie, de mémorables exemples, notamment quand M. Villemain répondit à M. Scribe, M. de Salvandy à Victor Hugo, M. Mole à Alfred de Vi- gny ; et, par parenthèse, voilà trois noms faits pour guérir d'avance bien des piqûres. J'entendais avant-hier un de mes voisins dire à propos de cette situation de tout aca- démicien nouveau entre les griffes veloutées de son an- cien : « C'est le chat qui joue avec la souris. » Oui, mais le chat finit toujours par manger la souris. Cette fois, fort heureusement, il ne l'a pas mangée; il ne l'a pas même mordue.

J'ai fait une chicane à M. Autran. J'en ferai deux à M. Cuvillier-Fleury, tout en déclarant que sa réponse a été délicieuse et a délicieusement réussi. Mais, avant de le chicaner, je le prie de se figurer douce illusion ! que nous avons rajeuni, lui et moi, de trente ans en quelques heures, et que nous en sommes encore au temps il m'aurait appelé provincial et car- liste.

N'a-t il pas trop insisté sur un détail qui n'offre rien d'extraordinaire, trop répété que la renommée poétique

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de Joseph Autran s'est faite d'abord en Provence, que, de 1830 à 1847, il a été plus célèbre à Marseille qu'à Paris? L'important en littérature comme dans tout le reste, n'est pas de savoir d'où on part mais on arrive. Et que répondrait-il, lui, si légitimement arrivé, si on lui répli- quait : « C'est à trente ans que M. Autran a écrit la Fille d'Eschyle. Vous en aviez quarante-cinq lors de la révo- lution de février ; et, jusqu'à cette catastrophe, votre ré- putation littéraire, si brillante et si solide aujourd'hui, n'avait guère dépassé le palais des Tuileries, lequel est moins vaste que le département des Bouches-du-Rhône, et surtout beaucoup moins sûr que le port de Marseille? » Voilà la chicane du provincial. Voici celle du carliste. . . Ici, au lieu de critiquer, j'admire encore. Rien de plus honorable et de plus touchant que la fidélité de M. Cuvil- lier-Fleury au souvenir de ces princes dont il s'est fait, par droit de dévouement et de talent, le mandataire cou- rageux, l'éloquent et infatigable apologiste. Mais enfin le dévouement d'un homme d'infiniment d'esprit ne res- semble pas à celui du vulgaire. Depuis longtemps, je le parierais, M. Cuvillier-Fleury s'était proposé, comme tour de force digne de lui, d'appeler publiquement Louis-Phi- lippe le plus sage des rois, devant une assemblée d'éliîe. Voyez comme il a spirituellement choisi son jour et son heure! Une séance tout se passait entre poètes! on évoquait, avec Homère et Eschyle, avec Prométhée et VOdyssée, les réminiscences les plus mythologiques, les légendes les plus fabuleuses! Aussi me bornerai-je à présenter une variante. Au lieu de Louis-Philippe, le

6.

102 NOUVEAUX SAMEDIS

plus sage des rois, j'aurais dit, pour plus de couleur locale : Louis-Philippe, le favori de Minerve. Remarquez que Ponsard était mort, que M. Lebrun était muet, et que ni l'un ni l'autre n'auraient pu me répondre : « Et Ulysse*?. .

1. Le 28 avril 1814, M. Lebrun fit jouer, au Théâtre-Français, le Retour d'Ulysse^ tragédie en cinq actes.

VIII

VICTOR HUGO

ET LA RESTAURATION

Mai 1869.

On a prétendu que les femmes préféreraient toujours un détracteur passionné comme Rousseau à un froid panégyriste comme Thomas. S'il est vrai que l'homme intérieur, chez les poètes, offre certains traits de ressem- blance avec les organisations féminines, M. Hugo doit préférer un contradicteur tel que M. Edmond Biré à tous les thuriféraires qui s'agenouillent en public et se rattra- pent entre intimes. Quelle place énorme tient donc l'au- teur des Chansons des Rues et des Bois dans la littérature et la poésie modernes, pour que dix de ses pages les moins réussies, dans une œuvre qui gagnerait à être abrégée des deux tiers, aient suggéré à un homme de talent un volume d'objections? Voilà la critique que j'adresserai à M. Edmond Biré; il surfait M. Hugo parle luxe qu'il me

1. Par M. Edmond Biré.

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à le contredire; il le flatte par la valeur qu'il semble assi- gner à ses erreurs ou à ses sophismes; il acclimate, dans le domaine de l'histoire, des ironies, qui, n'étant ni drôles ni justes, ne pouvaient avoir pour elles ni les gens graves ni les rieurs. Il ramène, au bout de sept ans, l'attention sur le plus mauvais chapitre d'un livre qui n'aura des chances de durée et ne méritera d'être relu que le jour ou une main cordialement inflexible en aura retranché, non-seulement ce chapitre-là, mais trente autres.

Heureusement, pour que ma critique tombe d'elle- même, il suffit de déplacer le point de vue et de consi- dérer dans le livre de M. Edmond Biré ce qu'il a voulu y mettre; un éloquent plaidoyer en l'honneur des sou- venirs de la Restauration, taquinés par le poëte des Misé- rables au moment même oii, par raison et surtout par comparaison, on commence à leur rendre justice. Voici l'état de la question qui semble épuisée et qui reste iné- puisable.

Vers la fin du premier volume des Misérables, M. Victor Hugo, après nous avoir émus par le spectacle des vertus évangéliques de Mgr Myriel et par le drame formidable qui a pour théâtre l'âme du galérien Jean Valjean, fait tout à coup une halte, passe du sévère au plaisant, et prend à partie l'année 1817, pour en faire le point de mire de ses persiflages. Évidemment, en écrivant ce chapitre, en surchargeant cette date de détails microsco- piques qui prêtent une physionomie lilliputienne à la France monarchique, M. Hugo s'était proposé un double

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but : nous forcer d'admirer Tincroyable aptitude de son génie à monnayer les petits faits aussi aisément qu'il amasse les lingots dor; amener le lecteur à comparer mentalement toutes ces petitesses aux grandeurs de l'é- popée impériale.

On comprend dès lors que M. Edmond Biré, en le ré- fntant, ait pu écrire tout un volume. Chacune des dix pages de M. Victor Hugo contient, en moyenne, une vingtaine de ces événements ou de ces personnages vus à la loupe. La prétention de l'auteur est de les carac- tériser par un de ces mots décisifs, indélébiles, qui sont au développement historique ce qu'un croquis de maître est à un grand tableau d'histoire.

Maintenant, livrez- vous à une opération d'arithmétique; multipliez dix par vingt : vous aurez deux cents textes qui, touchant à leur tour à d'autres épisodes de la môme époque, forment tout un fragment de l'histoire de la Restauration et donnent lieu, sous la plume de M. Edmond Biré, à de triomphantes répliques. Mais voire étonnement, au heu de cesser, ne fera que changer d'objet. Vous serez stupéfait de cette patience de bénédictin, de cette exac- titude d'archiviste, de cette sagacité d'érudit, de cette persévérance de royaliste, disputant pied à pied à son gigantesque adversaire un terrain il devient bien difficile de distinguer le bon grain de l'ivraie. Pour em- prunter un mot à notre argot littéraire, je dirai que M. Biré a minutieusement cherché la petite bête dans le grand génie, et il n'a pas eu de peine à la trouver. « Ces détails, qu'on appelle à tort petits, sont utiles, avait dit M. Vie-

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tor Hugo. C'est de la physionomie des années qae se compose la figure des siècles. » Oui, mais la figure n'est pas la grimace, et, Dieu merci! dans le livre de M. Biré, la grimace a disparu.

Quelques exemples me suffiront à donner une idée de ce procédé original, qui peut d'ailleurs s'appuyer de Tauto- rité d'un nom illustre. L'auteur nous dit dans sa courte préface : « M. de Sismondi, dans le dernier chapitre de son Histoire des Républiques italiennes du moyen- âge, ayant reproché à TÉglise catholique d'exercer sur les peuples une influence funeste , Manzoni a repoussé ces accusations dans un écrit qui a paru sous le titre d'Observations sur la Morale catholique. Le réquisi- toire de Sismondi a douze pages; la réponse de Man- zoni en a trois cents. »

Peut-être serait-il permis de répliquer à M. Edmond Biré que la question de savoir si la morale catholique est nécessaire ou funeste aux sociétés offre un intérêt plus durable que le plus ou moins de célébrité de M. Bruguière de Sorsum, le plus ou moins de mérite du comte Lynch ou le plus ou moins de contentement de M. de Salaberry. Mais , avec de pareils raisonnements , on n'irait à rien de moins que décourager les travaux les plus honorables et les plus utiles. J'ai promis quelques citations de détail ; après quoi, j'essayerai d'élever un peul'horizon, d'élargir un peu le cadre et de montrer à M. Biré, sous un aspect plus général, le fort et le faible de son ouvrage.

« 1817, dit, par exemple, M. Victor Hugo, c'est Tannée M. Bruguière de Sorsum était célèbre...

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VICTOR HUGO ET LA RESTAURATION 107

Claire dAlbe et Malek-Adel étaient des chefs-d'œuvre ; M"« Cottin était déclarée le premier écrivain de l'époque. »

L'intention ironique et dénigrante est ici hors de doute. Si M. Bruguière, absolument oublié aujourd'hui, avait joui de quelque célébrité en 1817; si les romans de M"^® Cottin, qui ne manquent pas d'un certain intérêt, mais qui n'ont aucune valeur littéraire, avaient réelle- ment passé pour des chefs-d'œuvre, il faudrait en con- clure que l'époque était réellement bien pauvre, et l'hu- milialion en rejailh'rait sur le gouvernement d'alors; ce qui serait, en définitive, une satire bien détournée. M. Biré prouve aisément que M. Bruguière n'a jamais été célèbre; les grands écrivains de l'époque s'appelaient Chateaubriand, M^^ de Staël, M. de Bonald, en attendant l'aurore de cette renaissance qui allait donner à la Res- tauration et à la France des illustrations de toute sorte, et que M. Victor Hugo n'a aucun intérêt à calomnier, puisque chacune de ces gloires est plus ou moins sœur de la sienne.

« La critique faisant autorité, dit plus loin le poète des Misérables, préforait Lafonà Talina. » •: Un seul critique autorisé, comme on dirait dans notre français d'à présent, avait odieusement sacrifié Talma à Lafon; c'était Geofl'roy, mort en 1813. Geofl'roy personnifia la critique de l'Empire, et je n'en fais mon compliment ni à l'un ni à l'autre. L'épigramme de M. Hugo, si elle existe, retomberait donc d'aplomb sur ce régime impérial qu'il a chanté avant de le haïr, et qu'il aimerait encore si les rancunes de son orgueil n'eussent prévalu contre les vrais

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penchants de sa politique. Mais il est manifeste que, dans cette phrase si insignifiante d'ailleurs, M. Victor Hugo ne s'est pas préoccupé de la date. Ce qu'il a voulu, c'est se donner le plaisir de constater une des nombreuses bévues de la critique; et, franchement, il en avait le droit, lui dont le Ru y Blas inspirait à Gustave Planche le Geoffroy de 1838, des anathèmes exactement formulés dans les termes dont nous nous servons aujourd'hui pour rŒil crevé et pour les Turcs,

« En 1817, ajoute M. Hugo Mes gardes du corps sif- flaient Mlle i^iars. »

encore, le grand poëte s'est trompé de deux ans, et il a eu le tort de représenter comme un état chronique ce que j'appellerai l'état aigu, puisqu'il s'agit de sifflets. Le fait est que l'inimitable Elmire ne fut sifflée qu'une fois, le lOjuillet 1815, deux jours après la rentrée de Louis XVIII à Paris, et cela, sans que les gardes du corps eussent à s'en mêler. Ce fut le public tout entier qui, emporté par le funeste courant des réactions et des représailles, fit expier à Miie Mars les bouquets de violettes qu'elle avait affecté, à dater du 20 mars, de porter à son corsage.

A ces erreurs de dates ou de faits, involontaires ou voulues, dont je pourrais multiplier les exemples et qu'on retrouverait, sous d'autres formes, soit dans les volumes suivants des Misérables, soit dans les Tra- vailleurs de la Mer , M. Edmond Biré riposte en homme bien renseigné, décidé à ne pas faire de ses renseignements une lettre morte , à les relever par une foule d'anecdotes curieuses , de citations con-

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cluantes, de réflexions pleines d'esprit et de bon sens. Aussi a-t-il fait de son livre, qui aurait pu n'jtre qu'une compilation d'érudit ou une apologie d'après coup, une pi- quante et attrayante lecture. Publie quelques jours avant VHomme qui rit, coudoyant les grotesques affiches qui ont compromis cet homme et changé la direction de ce rirej le Victor Hugo de M. B'ré doit profiter du succès de la première heure, aussi infailliblement acquis aux primeurs expédiées de Hauteville-House que la hausse était jadis assurée aux actions émises par M. de Roth- schild. Tout lecteur impartial ou désabusé— ce qui revient à peu près au même voudra avoir dans sa bibliothèque le volume de M. Edmond Biré à côté des œuvres du poëte. Le génie touffu, exubérant et complexe de Victor Hugo offre, en effet, deux traits particuliers : l'abréger, ce serait le grandir, et le contredire, c'est le compléter.

Maintenant, sûr de Theureuse destinée de ce livre, per- suadé que la vérité est le sel de la louange et que la fran- chise est un des synonymes de l'amitié, je vais soumettre à M. Emond Biré mes objections et mes doutes.

Qu'a-t-il voulu faire? Son ouvrage est visiblement in- spiré par trois idées qui n'en font qu'une : convaincre M. Victor Hugo, sinon de mensonges et d'impostures, ce sont de bien gros mots, au moins de distractions, d'anachronismes et d'erreurs; opposer M. Hugo à lui- même, réfuter le révolutionnaire de 1862 à l'aide du poëte royaliste des Odes et Ballades-, enfin, et c'est le plus essentiel, rendre hommage à la Restauration, re- dresser les torts de ses ennemis, remettre en lumière les

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HO NOUVEAUX SAMEDIS

noms de ses amis; plaider, pièces en mains, pour ce régime si perfidement attaqué de son vivant; ajouter son offrande à celles que nous essayons tous d'apporter à l'objet de nos respectueux regrets, à peu près comme des débiteurs longtemps insolvables qui se décident enfin à payer quand le créancier ne peut plus en profiter.

Le chapitre des Misérables, qui a défrayé la plus grande partie du volume de M. Biré, méritait-il l'hon- neur de ces pointilleuses recherches, de ces réfutations minutieuses? Je ne le crois pas. Ces jeux de princes ou de poètes ont peu d'importance ; il vaut mieux les signaler en masse, comme travers caractérisque ou trait de phy- sionomie, que les suivre, pas à pas, le crayon à la main, en démontrant que les illustres coupables ignorent ce qu'ils croient savoir et prétendent se souvenir de ce qu'ils ont oublié. Chateaubriand et Lamartine ont eu aussi bon nombre de ces distractions ou de ces négligences seigneu- riales, de ces à peu près dont M. Biré dit spirituellement : De minimis curât Victor. Ce qui est personnel à M. Hugo, ce qui pouvait donner lieu à une jolie réplique de vingt pages, assaisonnée de quelques épigrammes, c'est pre- mièrement le plaisant contraste de ses prétentions à l'exac- titude rigoureuse avec les bévues dont il a émaillé ses derniers ouvrages ; c'est ensuite la note haineuse qu'il est impossible de ne pas reconnaître dans ce singulier inven- taire de Tannée 1817. Le contracte, M. Biré l'a indiqué; mais il suffisait, pour le mettre en relief, de quelques traits fins et rapides. La note haineuse existe, mais elle est si fausse! elle se perd si complètement dans l'espace et le

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lointain! Ce n'est pas l'infidélité, c'est la puérilité de ses souvenirs qu'il fallait reprocher à M. Victor Hugo. Que, en 1817, le colonel ou le capitaine Selves partît pour l'E- gypte; que M^"^ Cottin eût de grands succès de cabinets de lecture; que les perruquiers, espérant voir revenir la poudre et l'oiseau royal, eussent fleurdelisé leurs bou- tiques; que le Vollaire-Touquet fût populaire, qu'Odry existât ou n'existât pas, qu'une ordonnance royale érigeât Angoulème en école de marine, etc., etc., n'était-ce pas le cas de répondre, comme n'y eût point manqué M. Gille- normand, le grand bourgeois des Misérables: Qiiéque ça me fait?

La question n'est pas ; il était facile de l'agrandir ; voici, à la place de M. Biré, comment je l'aurais posée : ces menus dérails, complaisamment accumulés par M. Hugo comme autant de persiflages, sont encore plus insigni- fiants qu'ironiques. S'ils ne l'étaient pas, qu'est-ce à dire? Depuis quand juge-t-on un gouvernement, une société, une royauté, un régime à l'âge de dix-huit mois, c'est-à-dire lorsqu'ils subissent encore les contre-coups du régime qu'ils remplacent, avant d'avoir pu créer, affirmer, orga- niser leur propre influence? Donnez quelques années à cette monarchie qui en a eu si peu; et alors, au lieu de ces prétendues célébrités ou de ces petites misères, atomes de poussière qui vont s'évanouir dans le premier rayon de soleil, vous aurez, en littérature, en politique, en poésie, à la tribune, au théâtre, ce magnifique grou})e qui appartient en propre a la Restauration, et dont les rares survivants sont encore nos modèles et nos maîtres.

11-2 NOUVEAUX SAMEDIS

Opposer Victor Hugo à lui-même, la tactique est de bonne guerre, et réussit parfaitement à M, Biré. Il a eu, dans ce genre, d'excellentes trouvailles qui, grâce à une heureuse mise en scène, ressemblent presque à des sur- prises. Ainsi, pour ce brave comte Lynch, connu seule- ment des vieux lecteurs du Journal des Débats de 1815 et 1816 : « Le dimanche, 8 octobre 1820, comme il ren- trait à son logis, au numéro 16 de la rue Taranne , il trouva sur sa table une ode sur la naissance du duc de Bordeaux, avec un hommage de l'auteur... il la lut avec enthousiasme; sa poitrine battit sous son cordon rouge; les narines de son long nez se dilatèrent, et, je- tant les yeux, au bas de la pièce, sur le nom de Fauteur, Victor-Marie Hugo , il s'écria : « Ce jeune homme ira loin! >

Ce que réplique en pareil cas M. Victor Hugo, on le sait. Sa maturité, sa vieillesse, ne doivent pas être res- ponsables des rêves de son adolescence. H était si jeune! il jouait au royalisme comme les enfants de son âge jouaient au cerceau ou à la balle. D'ailleurs, quand sur- vint la Révolution de juillet, les épisodes groupés autour de VOde à la Colonne, les allures rétrogrades du minis- tère Polignac, et, par-dessus tout, les malheurs deMarion Delorme arrêtée par la censure, avaient délié M. Hugo de ce qu'on pourrait nommer son serment poétique; car les serments des poètes, ce sont leurs vers; et, comme tels, ils tiennent le milieu entre les serments d'amoureux auxquels on manque souvent, et les serments politiques auxquels on manque toujours.

VICTOR HUGO ET LA RESTAURATION 113

La réplique est spécieuse; pourtant M. Edmond Biré, comme nous tous, a le droit de répondre : «On vous par- donnerait d'avoir changé de drapeau; mais Tinsulte à ce que vous avez chanté ! l'outrage à ce qui vous inspira de si beaux vers : voilà l'impardonnable. » A quoi M. Hugo pourrait peut-être riposter encore : «Vous trouvez bon que je parle le langage de l'insulte et de l'outrage quand j'at- taque ce qui vous déplaît. Souffrez que je me serve de la môme langue pour injurier ce qui agace mes nerfs démo- cratiques et républicains. » Vous le voyez, nous tour- nons dans un cercle vicieux, et le mieux serait d'imiter M. Joseph Prudhomme, lequel, les yeux levés au ciel, haussant légèrement les épaules, dirait avec un dédain élégiaque : « Oh î ces poètes ! »

Reste l'hommage à la Restauration; il reparaît à toutes les pages de ce livre; il l'anime, il l'échauffé, il l'éclairé comme un feu intérieur dont on apercevrait partout les reflets. Il prête à tous ces petits détails une valeur poli- tique; il élève l'anecdote à la hauteur de l'histoire. Grâce à celte perfection de renseignements, d'infor- mations, de recherches et de dates, armes de préci- sion que M. Edmond Blré oppose à des javelots homé- riques, son Victor Hugo mérite de compter au premier rang des nombreux témoignages qui prouvent victorieu- sement à la France tout ce qu'elle a perdu en se séparant de son antique monarchie. Sans doute, môme en posant ainsi le débat, on n'est pas au bout des questions et des formules dubitatives. Réhabiliter le passé, est-ce le re- faire? S'attacher à des fantômes, est-ce reconquérir des

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réalités? Retrouver, à cinquante ans de distance, des hommes dont le nom ne dit rien aux générations nou- velles, est-ce rendre à ces générations le sens politique qui leur manque? Ramener leurs regards sur ces lointains, est-ce guider leurs pas au milieu des difficultés présentes? Les souvenirs sont glorieux, les traditions sont sacrées; mais les doctrines, les opinions, les idées se sont modi- fiées ou transformées dans le renouvellement universel, Ce droit divin , dont le prestige permettait encore à Louis XVIII de dater de vingt ans son règne d'un jour, on le relègue maintenant parmi les débris du vieux monde. Ces personnages dont M. Hugo s'est moqué et auxquels M. Biré restitue leur physionomie véritable, se trouveraient, s'ils revenaient parmi nous, dans la bizarre alternative, ou de ne plus être de leur propre avis, ou de ne pas être du nôtre.

Pourquoi ne Ta vouerions-nous pas? Nous éprouvons un sentiment mélancolique, lorsque nous voyons ces hono- rables efîorts, cet acharnement méritoire de quelques sur- vivants d'un autre âge à raconter la Restauration, à glo- rifier ses actes, à venger ceux qui l'ont servi d'une injuste impopularité. On dirait des vieillards inclinés sur des pierres tumulaires et se consolant de leurs regrets en re- faisant les épitaphes. Hélas ! les tombes sont scellées, et ne se rouvriront pas.

Silégitimesque soient ces réhabilitations posthumes des hommes et des choses de la Restauration, elles ofi'rent dé- sormais un caractère archéologique plutôt qu'historique. La masse énorme des sceptiques, des désabusés, les esprits

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prévenus par des souvenirs inexacts ou de fâcheuses mé- fiances, les jeunes gens qui n'étaient pas nés au momen s'agitaient ces personnages oubliés, tout ce monde nouveau qui n'est plus le nôtre, ne manquera pas de nous répondre : « Oui , la Restauration a été le meilleur des gouvernements, le plus pur, le plus honnête; ses mi- nistres, ses dignitaires, ses fonctionnaires, ses orateurs, ses hommes d'État, ont formé une élite que l'on ne reverra jamais. Comment se fait-il donc qu'en définitive celte élite ait été frappée d'impuissance ; que les uns, tels que Cha- teaubriand, Laine, Gouvion Saint-Cyr, Camille Jordan, Royer-Collard, de Serres, aient été arrachés ou se soient dérobés à leur tâche avant d'avoir fini leur journée; que les autres, tels que M. de Villèle et ses collègues, se soient tout à coup trouvés tellement impopulaires, qu'il leur était impossible de gouverner? Comment se fait-il que la con- fiance, les sympathies, les préférences secrètes ou avouées du monarque aient presque toujours été en sens inverse des services rendus et de la capacité politique? Comment se fait-il enfin qu'on ne puisse rendre hommage à telle phase de la Restauration sans condamner logiquement telle autre, signaler le libéralisme personnel du roi Louis XVIII sans accuser l'extrême droite, saluer le déli- cieux ministère iMartignac sans gémir de sa chute et son- ger d son successeur? Ce gouvernement a eu toutes les perfections; mais il les a gâtées par le plus grand de tous les malheurs et la plus funeste de toutes les fautes; il n'a pas su, que dis-je? il n'a pas voulu vivre. Après cela, remettez en lumière le nom de tous ces

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braves gens qui gardaient pieusement le culte monarchi- que, se défendaient vaillamment contre Tesprit révolu- tionnaire, allaient à la messe de Saint-Germain l'Auxerrois, et, comme M. de Corbière, vidaient leurs poches au lieu de les remplir. Protestez contre les petites bévues d'un grand poc';e; répliquez à des anachronismes par des dates et à des mensonges par des preuves. Très-bien! Ce sont d'excellentes revanches d'érudit, de chercheur et d'homme d'esprit; rien de plus. N'importe! ces hommages tardifs ont une mystérieuse douceur; nous ne sommes pas comme l'inconsolable Rachel des livres saints. Nous aimons à être consolés, même avec la certitude qu'on ne ressuscitera pas ce que nous pleurons. Cette consola- tion légitime, le livre de M. Edmond Biré nous la donne, et son succès, commencé par les curieux, sera continué par les fidèles.

IX

VICTOR EUGO

Mai 1869.

Voyons , plaisantons-nous ou sommes-nous sérieux ? Si nous plaisantons, je ne demande pas mieux que d'ac- cumuler, en l'honneur de l'Homme qui rit, les épithètes admiratives, et même d'en inventer quelques-unes; ce qui serait de la couleur locale à propos d un livre les traits de génie sont remplacés par les tours de force et les caractères par les phénomènes. Si nous sommes sé- rieux, je déclare en conscience, dussé-je être brûlé vif parles hugolâtres, que, des Travailleurs de la mer à V Homme qui rit, la décadence est plus décisive que de Notre-Dame de Paris aux Misérables, et des Misé- rables aux Travailleurs. Cette déclaration n'a pas môme

1. L'Homme qui rit.

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le mérite de l'originalité ou de la hardiesse. Ce que je dis tout haut, le public et mes confrères le pensent tout bas, môme ceux qui, par un effet de situation ou de mauvaise honte, ont l'air de penser le contraire.

Expliquons-nous pourtant : quand je me sers du mot décadence, j'ai grand tort; c'est aberration qu'il faudrait dire. Ce qu'il y a de curieux chez ce diable d'homme, c'est qu'il désole ses admirateurs les plus fervents, sans que ses détracteurs les plus rebelles puissent accuser en lui un symptôme de lassitude, d'affaiblissement ou de déclin. Jamais sa poigne n'eut plus de vigueur, ses muscles plus de saillie, ses attitudes sur la corde roide plus de précision et d'audace. Jamais saut de tremplin ne fut mieux réussi ; jamais poids de cinq cents kilo- grammes ne fut plus allègrement soulevé, ni tête de Turc enfoncée plus victorieusement. M. Hugo ne s'affaiblit pas, il s'égare; il ne décline pas, il divague; il ne se lasse pas, il déraille. Ce n'est point une source qui tarit, c'est un ressort qui se détraque; ce n'est point une figure qui se ride ; c'est une verrue qui envahit tout le visage ; ce n'est pas une montre qui s'arrête, c'est une horloge qui sonne midi à quatorze heures. Si le français n'avait, comme le latin, qu'un seul et môme mot pour exprimer Vétonnement et Y admiration^ je me prosternerais; car jamais M. Hugo n'a été plus étonnant que depuis qu'il a cessé d'être admirable. S'il était permis de confondre le prodige avec le chef-d'œuvre, tout serait dit ; nous nous rangerions humblement parmi les thuriféraires.

Avant d'essayer une critique inutile et une analyse

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impossible, signalons deux détails caractéristiques, qui servent de préface à cet étrange livre.

D'abord, la question commerciale a précédé, dominé et finalement absorbé la question littéraire. Il s'agissait de savoir, non pas si Tœuvre était bonne ou mauvaise, mais si l'éditeur avait bien ou mal fait en soumettant à des conditions particulières le bonheur déposséder V Homme qui rit; si cette combinaison industrielle était défavorable ou propice à la diffusion de Touvrage (qui est, en efîet, très-diffus), aux jouissances et au progrès moral des masses populaires, affamées de la prose de M. Victor Hugo. Nous allons voir, tout à l'heure, ce que serait, pour le peuple, ce supplément d'mstruction primaire, avec Ursus pour pédagogue, Homo peur chien de garde,, et VHomme qui rit pour modèle.

Secondement, les procédés de la critique se sont cette fois étrangement simplifiés. L'essentiel était d'arriver premier, ou, en d'autres termes, d'offrir aux abonnés et aux curieux la primeur de ce roman destiné, disait-on, à rivaliser avec les bruyants préludes de l'agitation élec- torale. Pour atteindre à ce but désirable, il a fallu dé- couper dans les bonnes feuilles une dizaine de pages à sensation^ en les faisant précéder, sous peine d'ingrati- tude, de quelques lignes enthousiastes. Dès lors, le jour- nal est engagé, et il serait du plus mauvais goût que le critique, la forte tête de la maison, vînt, quinze jours après, maltraiter l'œuvre magistrale dont on s'est aidé pour achalander la devanture. Tout est fini; la vérité, le goût, le bon sens n'ont pas à espérer de revanche. Le

120 NOUVEAU.^ SAMEDIS

succès se traduit ou plutôt se chiffre par un certain nom- bre ou un nombre certain d'éditions enlevées et d'exem- plaires vendus. J'attendais un livre, et je vois une affaire ; j'espérais un événement littéraire, et je trouve un coup de librairie; il faudrait Villemain, Cuvillier-Fleury ou Saint3-Beuve, j'aperçois Panurge. Un tiers à la cu- riosité, un tiers au commerce, un tiers à la réclame ; le reste à la littérature.

Ce premier volume le seul dont je m'occupe aujour- d'hui — défie Tanalyse. Les fanatiques de la veille nous annonçaient que l'auteur avait réussi à faire de la vie avec des éléments, des êtres avec des choses, à éveiller , par une série de tableaux, plus d intérêt et d'émotion que les conteurs ordinaires par des situations et des récits. Il n'y a don? pas à s'étonner si ces quatre cents pages peuvent se raconter en cinquante lignes.

Les honneurs du prologue nous sont faits par un homme qui s'appelle Ursus et par un loup qui s'appelle Homo ; et, en vérité, ce n'est pas ma faute, si, en contemplant cet homme qui est un saltimbanque et ce loup qui a toute.> les vertus d'un caniche, je songe malgré moi à une estrade surmontée d'une toile peinte qui s'ouvre à la foule idolâtre, avide d'admirer un phoque savant, un veau bicéphale, un rhinocéros mathématicien et une femme géante.

Ur^us, type colossal du bourru bienfaisant, est sa pro- pre antithèse, s'obstinant à faire de sa vie une contradic- tion permanente entre ses doctrines et ses actes. Il pro- digue son dévouement à l'individu tout en maudissant

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l'humanité, et se constitue le réparateur en détail des iniquités sociales dont il ne cesse de dénoncer l'ensem- ble. Vous figurez-vous, dès le début, le prix des quatre volumes de r Homme qui rit philanthropiquement abaissé de quarante francs à quatre-vingts centimes, et le bien- fait immédiat de cet enseignement populaire qui consiste à dire : « Tâchez de pratiquer comme moi les vertus d'abnégation et de charité ( non chrétienne ) ; mais , comme vous n'y êtes pas forcés et comme ces vertus surnaturelles ne sont pas données à tout le monde, sa- chez, pour votre gouverne, que, pendant que vous mou- rez de froid et de faim, les lords, comtes, vicomtes, ducs, barons, pairs d'Angleterre de 1689, c'est-à-dire, en bon français, les grands seigneurs et les riches propriétaires de toutes les époques et de tous les pays, ont des châteaux, des palais, des hôtels, des parcs, des forêts, des jardins somptueux, des centaines de valets et des mil- lions de rentes, etc., etc. Suivent seize pages de gé- néalogies, de blason, de nomenclature héraldique et de dénombrement seigneurial, qui n'ont aucune espèce de rapport avec le sujet.

Mais, la variété étant le sel de renseignement, les pro- verbes ayant été reconnus comme la sagesse des nations, et les inégalités sociales ne pouvant disparaître qu'à la suite d'un immense perfectionnement dans l'instruction des masses, voici ce qu'apprendra le peuple, dès que l'Homme qui rit sera mis à la portée de toutes les intel- ligences et de toutes les bourses :

« L'expectoration d'une sentence soulage. Le loup est

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consolé par le hurlement, le mouton par la laine, la forêt par la fauvette, la femme par l'amour et le philoso- phe par l'épiphonème. »

Si cet épiphonème n'ouvre pas suffisamment l'esprit des ouvriers, des cochers de fiacre ou des travailleurs de la terre, ajoutons ces quatre lignes qui vont élever le prolétaire le plus illettré au niveau d'un membre de l'Institut ou d'un professeur au collège de France :

« Il disait d'une mère précédée de ses deux filles : c'est un dactyle, d'un père suivi de ses deux fils : c'est un spondée S et d'un petit enfant marchant entre son grand-père et sa grand'mère : c'est un amphi- macre. »

Ce dernier mot surtout est magnifique ; il sacre Grand pontife de Tart Finventeur d'amphimacre !

Quoi qu'il en soit, Ursus et Homo disparaissent pour faire place aux comprachicos, tribu bizarre, mais avi- sée, qui, afin de s'assurer deux cents ans d'avance la collaboration d'un grand poète, a pour spécialité défaire des monstres. Vingt-cinq pages sur les comprachicos. Une fraction de cette tribu, proscrite par le roi Guil- laume, s'embarque sur une ourque, par une des nuits les plus froides d'un des hivers les plus froids dont on

1. Même dans ces petits détails si ridicules, M. Hugo commet des bévues: un spondée, composé de deux longues, splendens, magnOy ventis, n'est pas du tout le contraire d'un dactyle. Évidemment, M. Hugo a confondu le spondée avec Tanapeste.

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ait gardé la mémoire (remarquez ce froid), non loin d'une des anses les plus mhospitalières du golfe de Portland.

Je viens d'indiquer sommairement ce que serait rHomme qui rit dans ses rapports avec le peuple et les intelligences peu cultivées. Mais, comme on assure que le succès des romans se fait surtout par les femmes, je veux affriander mes belles lectrices en leur prouvant que les galantes prouesses de M. de Camors, les amu- santes équipées de d'Artagnan, les mystiques tendresses du Lys dans la Vallée , les sentimentales aventures dlndiana et de Valentine, ne sont rien, absolument rien, comme charme, connaissance du cœur humain ou analyse des délicatesses féminines, auprès de la des- cription de l'ourque. Si elles s'embarquent, elles aussi, dans cette lecture , il est bon de leur en signaler les parages :

« Les cordages de l'ourque étaient formés de tourons de chanvre, quelques-uns avec âme en fil de fer, ce qui indique une mtention probable, quoique peu scientifique, d'obtenir des indications dans le cas de tension magné- tique : la délicatesse de ce gréement n'excluait point les gros câbles de fatigue, les cabrias des galères espagnoles et les cameli des trirèmes romaines. La barre était très- longue, ce qui a Tavanlage d'un grand bras de levier, mais rinconvénient d'un petit arc d'effort; deux rouets dans deux clans au bout de la barre corrigeaient ce défaut et réparaient un peu cette perte de force. La boussole était bien logée dans un habitacle parfaitement carré, et bien balancée par ses deux cadres de cuivre

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placés l'un dans l'autre horizontalement sur de petits boulons comme dans les lampes de Cardan, etc., etc. » Dix pages.

Dans le tumulte nocturne de cet embarquement furtif et rapide, les comprachicos abandonnent un enfant. Cet enfant sera le héros du livre.

Le voilà seul , errant à travers l'espace ; point de guide; en lui et autour de lui les ténèbres: le froid qui redouble, le sentier qui se perd, la tourmente et la neige. Il y a des effets merveilleux, des pages de grand poëte et de grand artiste, que l'on admirerait encore plus, si elles n'étaient hérissées d'invraisemblances touchant à l'impossible, et si on ne les achetait au prix de longueurs interminables, de minuties irritantes, de détails techni- ques entassés à plaisir pour changer la lecture en mi- graine ^ La rencontre du gibet, la lutte du squelette avec les corbeaux, la trace du pied de femme sur la neige, le cadavre à demi couvert par le blanc linceul, sur le- quel pleure et remue une créature vivante, un enfant à la mamelle que Tautre enfant recueille et emporte, tout

1. Si encore on était certain de Fexactitude de ces détails! Mais nous avons tout lieu de croire que l'absolutisme oui, l'absolu- tisme de M. Victor Hugo les arrange à son gré et les défigure à sa guise. On écrivait récemment de Londres :

« Dans les Travailleurs de la mer, le poète dit qu'une violente tempête d'équinoxe vient de détruire sur la frontière d'Ecosse la falaise appelée a Premier des quatre » et, entre parenthèses, pour la plus grande édification de ses lecteurs ayant une certaine tein- ture d'anglais, il ajoute :

« First of the Four,

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cela est du Victor Hugo de la troisième manière, qui n'est pas la meilleure, mais dont on ne saurait contester l'incroyable puissance.

Pourtant, dans l'art comme dans le gouvernement, c'est le malheur des excès de la force, qu'elle se perd en s'exagérant, et qu'à chaque coup qu'elle frappe on éprouve une secrète envie de protester contre ses triomphes. Elle ne domine pas, elle tyrannise; au lieu de persuader, elle écrase. Le lecteur et le critique deviennent des sujets, j'allais dire des esclaves, qui obéissent, mais qui murmu- rent et qui souffrent. Si cette raison du plus fort laisse entrevoir dans l'abus le ridicule, si, comme les Césars que M. Hugo a bien tort de haïr, elle mêle la parade à la tragédie et le bouffon au terrible, alors l'esclave se re- dresse; la moquerie le dédommage de la servitude, et le gémissement finit par un éclat de rire.

L'enfant de dix ans, chargé de l'enfant de six mois, finit par arriver à Weymouth, puis à Melccmb-Regis, puis à Conycar-Lane, et l'auteur, minutieux non moins que grandiose, ne nous fait grâce d'aucun de ces noms

» Or, le malheur est que le vrai terme géographique est Frith of the Forthj soit le détroit du Forth. »

Ce qu'il y a de plus curieux et de plus concluant, c'esi que M. Hugo, averti à temps par un homme de lettres anglais, ne vou- lut pas en démordre.

Je suis persuadé qu'un véritable savant, une encyclopédie vivante, comme le comte Adolphe de Circourt, relèverait dans les Misé- rables, dans les Travailleurs de la mer et^dans l'Homme qui rit, des milliers d'erreurs de ce genre, avancées et soutenues avec l'imperturbable aplomb du génie.

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qui rappellent quelque peu le Childebrand de Boileau. Naturellement, toutes les maisons des riches et même des pauvres restent sourdes et fermées au petit vagabond brisé de fatigne. Un seul refuge s'ouvre à lui ; c'est une baraque de saltimbanque. Un seul homme le recueille, le réchauffe, le nourrit tout en l'accablant d'injures misan- thropiques ; c'est Ursus. Une seule bêle lui lèche les mains, c'est le loup.

L'enfant de dix ans est une victime des comprachicos; ils lui ont désarticulé les gencives, aplati le nez, fendu la bouche jusqu'aux oreilles ; il est fatalement condamné à un rire perpétuel ; il sera l'Homme qui rit.

L'enfant de six mois est une petite fille. Cette petite fille est aveugle. Elle pourra donc aimer celui qui l'a sauvé , et qui semblait voué, par ce rire sans fin, aux sarcasmes et aux mépris du sexe faible, plus accessible, on le sait, aux larmes factices qu'au rire artificiel.

Le premier volume finit ; mais, avant d'arriver à ce premier dénoûment, nous avons eu, en cent quarante- cinq pages, sous le titre de VOurque en mer, le détail du naufrage des comprachicos; quelques éclairs magni- fiques, sillonnant d'immenses nuages ; des tableaux ou d'.'S récits M. Hugo déploie une exubérance inouïe de connaissances spéciales. Je le déclare capable d'en re- montrer à tous les ingénieurs, à tous les mécaniciens, à tous les géographes, à tous les marins, à tous les char- pentiers et à tous les géologues de l'ancien, du nouveau et de l'autre monde ; mais il nous rejette à mille lieues des conditions essentielles d'émotion poétique ou roma-

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nesque. N'insistons pas. Critiquer, ce serait me répéter ; citer, ce serait abuser ; persifler, ce serait excéder mes pouvoirs; le génie seul le génie de M. Hugo, s'entend, a droit aux redites, à l'abus et à l'excès. Bien qu'il y ait moins de distance entre le plus petit critique et le plus grand poëte qu'entre M. Victor Hugo et certains objets de ses railleries ou de ses insultes, je ne suivrai pas les exemples qu'il donne. C'est une triste émulation que celle de rirrévérence, et mieux vaut encore épargner les idoles qne do manquer de respect au vrai Dieu.

Je me borne aujourd'hui à ce premier volume; je souhaite vivement que les trois autres qui paraissent ou vont paraître donnent un éclatant démenti à mes pré- visions qui ressemblent, hélas! à des certitudes. Nous re- parlerons un peu plus tard de ces trois derniers volumes, et, si je me suis trompé, la vivacité de mes aveux ra- chètera l'amertume de mes critiques. Pour le moment, il me suffira de deux remarques.

M. Hugo, depuis Morion Delorme et Notre-Dame de Paris, a de plus en plus affirmé sa passion despotique pour l'exception et l'antithèse. Il en a fait, à vrai dire, toute sa poétique, et l'on écrirait des milliers de pages avant d'avoir épuisé les arguments qui s'élèvent contre ce funeste système devaient tôt ou tard s'engloutir, d abord le sentiment du vrai, puis le sens du possible. Mais enfin le bossu, la courtisane, le bouffon, le laquais, le galérien, le mouchard, s'ils sont des exceptions, ne sont pas des monstres. S'ils se détachent par un côté de la grande famille humaine, ils peuvent y rentrer par un

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autre. En présence de cette éternelle peinture de la beauté morale dans la laideur physique, de la grandeur dans l'abaissement, de l'héroïsme dans l'ignominie, de la pureté dans l'opprobre, du contraste des flétrissures so- ciales avec les réhabilitations octroyées par lepoëte, la raison réprouve, la vérité condamne, l'expérience hausse les épaules, l'imagination résiste; mais celte résistance n'est pas un refas, cette condamnation n'est pas sans appel ; l'invraisemblance relative n'est pas l'impossibilité absolue; dans ce domaine il me répugne de le suivre, un artiste de génie peut encore faire des merveilles,

Ici, la merveille n'est plus que le phénomène. Cet homme dont on a déchaussé les dents, ankylosé lez na- rines, désossé les mâchoires, fendu la bouche, supprimé les lèvres, pourra être aimé par une jeune fille aveugle : mais nous, nous y voyons clair ; l'imagination n'est ja- mais aveugle. Dans l'art comme dans la nature, cet homme ne peut pas exister. Vous ne pourrez pas en faire un personnage, un caractère. Je lui donnerai un sou si je le rencontre ; je refuse de le laisser entrer, même dans la galerie suspecte des Lucrèce Borgia, des Triboulet, des Quasimodo, des Jean Valjean, des Tisbé, des Claude Gueux, des Ruy Blas et des Javert.

L'autre remarque est d'un genre plus badin. Nous nous sommes extasiés devant les miracles encyclopédiques de ce poète qui multiplie les détails techniques au point de surpasser tous les spécialistes et de suppléer à tous les Manuels de Roret. Mais quoi! dirait Sancho, les extrêmes se touchent, le mieux est l'ennemi du bien ; qui peut le

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plus ne peut pas le moins, et l'astrologue, en causant avec les planètes, est sujet à tomber dans un puits. M. Victor Hugo, dans sa Pointe sud de Portland, a soin de nous avertir que la scène se passe au mois de janvier, dans un pays glacial, pendant un hiver horriblement rigoureux. Il nous donne l'onglée ; on grelotte en le lisant, et, bi on lisait avec le nez on aurait le nez gelé avant d'arriver à la page 121. Or, à la page 134, je tombe à la renverse en voyant tout a coup le thermomètre monter à la température des vers à soie :

« L'herbe, nous dit M. Hugo, y reparaissait avec quelques chardons çà et là. (En janvier!) La colline était couverte de ce gazon marin dru et ras qui fait ressem- bler le haut des falaises à du drap vert. (25 degrés de froid !) Sous la potence, il y avait une touffe haute et épaisse, surprenante sur ce sol maigre. » (Oh! oui, bien surprenante! hiver m^émorable!)

« L'enfant baissa le front pour une ortie qui lui piquait les jambes... » Une ortie!!!

Au fait, pourquoi pas? toutes les rigueurs des hivers historiques, toutes les glaces du pôle, tous les frimas du Spitzberg et de la mer du Nord ne suffiraient pas à dé- truire les herbes parasites dont M. Victor Hugo encombre ses ouvrages, à tuer les orties auxquelles il jette ses croyances et ses souvenirs, son génie et sa gloire.

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II

On dit que l'esprit français tourne tout en moquerie. Je voudrais bien en faire autant, ne fût-ce que pour lui ressembler une fois dans ma vie ; mais, en conscience, le sentiment que j'éprouve après avoir lu VHomme qui rit, c'est une mvincible tristesse; or, comme il s'agit d'un grand poète, comme la tristesse est plus respec- tueuse que l'ironie, je m'y tiens.

Oui, je suis profondément attristé pour Thomme de génie qui nous jette de semblables gageures; pour le vieillard illustre qui, sous les traits de la duchesse Jo- siane, vient de donner une sœur aux héroïnes de Louvet et de Laclos; pour un temps de pareils livres sont possibles et obtiennent même un simulacre de succès; enfin, pour mes spirituels confrères, qui pensent tous de l'Homme qui rit ce que je vais en dire, et qui n'osent pas ou ne veulent pas en dire ce qu'ils pensent.

Le premier volume de ce roman est un chef-d œuvre, si on le compare aux trois derniers. Ici, l'analyse est dif- ficile, et elle serait superflue; les citations, prises au ha- rard, seraient accablantes; mais à quoi bon? Le procès est jugé, et les preuves sont inutiles : que gagnerais-je à vous citer des phrases comme celle-ci :

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« Ces boniments célèbres qu'on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet. » Ou, dans un autre genre :

« On était en avril; la colonne vertébrale a ses rêve- ries. » Ou bien (c'est la duchesse Josiane qui parle) : « Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va s'étonner! L'otonnement des imbéciles est doux. (Oh! oui, surtout pour les gens d'esprit qui vendent cette prose 50 mille francs le volume! ) Moi, je me comprends. Suis-je une déesse? Amphitrite s'est donnée au Cyclope. Fluctivo7na Amphitrite. Suis-je une fée? Urgèle s'est livrée à Bugryx, l'andraptère aux huit mains palmées. Suis-je une princesse? Marie Stiiart a eu Rizzio. Trois belles, trois monstres. Je suis plus grande qu'elles, car tu es pire queux. Gwynplaine, nous somaies faits l'un pour l'autre. Le monstre que tu es dehors, je le suis dedans. De mon amour. Caprice, soit. Qu'est-ce que l'ouragan? un caprice. Il y a entre nous une affinité sidé- rale; l'un et l'autre nous sommes de la nuit, toi par la face, moi par l'intelligence. A ton tour, tu me crées. Tu arrives, voilà mon âme dehors. Je ne la connais pas; elle est surprenante. Ton approche fait sortir l'hydre de moi, déesse ; tu me révèles ma vraie nature ; tu me fais faire la découverte de moi-même. Vois comme je te ressemble. Regarde dans moi comme dans un miroir, etc., etc.. » Au fait, Josiane a raison :

Le p\us monstre des deux n'est pas celui qu'on pense !

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Mais convenez que voilà une déclaration galamment tournée, essentiellement aristocratique, bien faite pour plaire au cant britannique et pour justifier tous les 93 passés, présents et futurs! Que serait-ce, si vous saviez dans quel costume ou plutôt dans quelle absence de cos- tume ces choses-là sont dites? C'est l'aristocratie anglaise en chemise, et la langue française en charpie. Nous lisons, sur la couverture du quatrième volume, qu'il y a déjà ou qu'il va y avoir dix-neuf traductions autorisées de V Homme qui rit : trois en anglais, quatre en espa- gnol, deux en grec, une en italien, une en allemand, une en russe, une en polonais, deux en portugais, une en hollandais, une en hongrois, une en suédois, une en langue tchèque; c'est très-bien. Maintenant, qui traduira V Homme qui rit en français?

Quand je vous aurai dit que tout le livre, sauf quelques passages de plus en plus rares, est écrit du même style, je n'apprendrai rien à ceux qui l'ont lu ; je n'ai pas besoin de persuader ceux qui ne veulent pas le lire, et je déses- père de convertir ceux qui s'en moquent en ayant l'air de l'admirer.

Essayons donc de généraliser la question; c'est le moyen de rester sévère, sans être offensant. Nous tou- chons à une heure de crise. La causerie littéraire sem- blerait frivole si elle s'acharnait sur des détails mon- strueux ou grotesques, au moment d'autres idées agi- tent les esprits, ou d'autres débats absorbent la vie pu- bhque. Si jamais le goût a pu s'appeler la conscience, si jamais la société a pu paraître intéressée en matière de

I

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littérature, c'est à propos de M. Victor Hugo et de son œuvre.

Royaliste de 1824, pair de France sous Louis-Philippe, élu député en 1848 à titre de républicain du lendemain, sous les auspices de la majorilé réactionnaire, M. Victor Hugo est aujourd'hui à la tête du mouvement démocra- tique. Il flatte et il envenime, non-seulement les sentiments delà démocratie, mais les passions populaires. Je ne lui en f?is pas un reproche; qui dit reproche dit surprise, et il ne faut s'étonner de rien avec les poètes. Ce qui leur importe, ce n'est pas d'être d'accord avec leur passé, c'est de ne pas se laisser gagner de vitesse par l'avenir. Ce qui les efl'raye, ce n'est pas l'idée de renier leurs croyances, d'insuiter leurs souvenirs, de froisser la morale, de trou- bler l'innocence, d'outrager les majestés tombées ou même d'écrire d'horrible prose après d'admirables vers; c'est la crainte de retarder d'une heure sur une généra- tion dont ils ne sont pas, mais qu'ils prétendent éblouir et gouverner. Septuagénaires, ils ne consentent jamais à rester les contemporains de ceux qui les ont connus jeunes, brillants, croyants, poétiques. Ils se créent, au besoin, une seconde ou une troisième jeunesse, moins aimable et plus fougueuse que la première, excessive comme toutes les choses artificielles, et prête à toutes les complaisances pour accaparer tous les hommages. Leur orgueil met du rouge à leurs rides ; leur ambition trompée verse du fiel dans leur encre. Ils se consolent de vieillir en se disant tous les matins qu'ils devancent les jeunes, et en faisant de leur bâton de vieillesse le sceptre de leur

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royauté. M. Victor Hugo n'est pas le premier qui ait donné dans ce travers. Seulement, il y apporte l'exagération qui est dans son tempérament et l'acrimonie que des cir- constances voulues, des coquetteries de martyre et d'exil, ont ajouté à son penchant primitif. Acceptons son attitude actuelle comme un don de nature ou une grâce d'état, tout en regrettant que ce don soit si peu naturel et que cet état n'ait pas plus de grâce.

Mais enfin, poète ou chef, enchanteur ou pilote le mot n'y fait rien de l'extrême démocratie, M. Hugo ne renonce probablement pas à la diriger, à la féconder, à l'éclairer. Il la veut puissante, il ne la veut pas malfai- sante ; car il sait bien, à moins d'être aveugle, que ses méfaits retomberaient sur elle-même et qu'en commençant par détruire, elle finirait par se perdre.

Que sommes-nous en droit de lui demander, nous, spectateurs, pour cette démocratie qu'il endoctrine de ses vers et de sa prose? Deux conditions essentielles, résumées dans deux mots qui n'en font qu'un : désintéressement, liberté.

Les aristocraties peuvent , même en se montrant égoïs- tes,faire plus de bien que de mal, pourvu qu'elles soient intelligentes. Ayant à conserver et non à conquérir, leur intérêt bien entendu peut s'accorder avec les grandes lois morales d'amélioration et d'assistance. Elles savent que le bien-être qu'elles répandent, l'ordre qu'elles maintien- nent, réquilibre qu'elles établissent entre le travail et le salaire, sont autant de gages de sécurité et de durée. Aper- cevant les misères de haut, en dehors d'elles-mêmes, elles

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en ressentent tout juste ce qu'il faut pour faire réfléchir, pas assez pour exaspérer. Leur compassion est du calcul, leur charité est de la politique. Ce qu'elles prennent sur leur superflu pour améliorer le sort des masses, elles le donnent à la raison ou à la nécessité pour consolider leur règne.

Chez les démocraties, lïntérêt change de nom et s'ap- pelle convoitise. L'intérêt est conservateur, la convoitise est destructive. Sûre de n'avoir rien à perdre, croyant avoir tout à gagner, la démocratie se précipitera aveuglé- ment sur tous les biens qui lui manquent, elle fera de ses conquêtes des violences, si on oublie de lui donner pour contre-poids le sentiment d'une solidarité commune, les devoirs de cette charité universelle qui consiste, chez le riche, à aimer le pauvre, chez le pauvre, à ne pas haïr le riche. Il y a, entre elle et sa rivale, cette différence, que ce qui pour l'une est un dépôt, devient pour l'autre une proie.

Sans désintéressement, une démocratie est condamnée d'avance à tous les malheurs et à toutes les hontes. Ses triomphes passagers aboutiront à un gouffre sans fond et sans nom, elle s'engloutira avac ses victimes.

Eh bien ! dans l Homme qui rit, M. Victor Hugo a prêché le contraire du désintéressement; et ce contraire, il l'a prêché de deux manières, par son exemple et par son livre.

Glissons rapidement sur l'exemple ; les questions per- sonnelles sont délicates et fâcheuses. Bornons-n.)US à dire que, pour un écrivain riche, très-légitimement enrichi

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par le travail et le génie, il y avait moyen de mettre son ouvrage à la portée de ces masses populaires dont l'édu- cation ne laissera plus rien à désirer, le jour où, à travers des torrents de lumière électrique, elles contempleront l'apothéose de M. Hugo, la baraque d'Ursus, le rictus d'Homo, la beauté immatérielle de Dea, la provoquante nudité de Josiane, le rire sans fin de Gwynplaine, mis en regard des perversités monstrueuses de l'aristocratie. Pour le moment, à l'heure même ou j'écris, le peuple est cher à M. Hugo, mais M. Hugo est encore plus cher au peuple. Celui-là rend inabordables les bienfaits qu'il prodigue; celui-ci n'a pas de quoi acheter ce qu'il admire.

Laissons les chiffres, si éloquents qu'ils soient, et hâtons-nous d'arriver au livre. L'enseignement a plus d'ampleur et plus de portée que l'exemple.

Tout, dans L'Homme qui rit - récits, peintures, per- sonnages, discours, noms propres, allusions, détails his- toriques ou apocryphes, situations, scènes, dialogues, enseigne le contraire du désintéressement ; car tout prêche la Haine. Lepoëte a décidément abandonné la Muse pour la Furie. La Haine s'est emparée de lui, à son insu peut- être, pendant ces longues promenades, si fatales à son génie, les vagues de l'Océan, les nuages du ciel, les silhouettes abruptes des rochers et des falaises, lui appa- raissent comme les spectres de son ambition, de sa colère et de son orgueil. H l'a vue et adorée dans la brume, comme une de ces divinités implacables et farouches que la tempête et les naufrages révélaient aux races Scandi- naves. L'homme qui rit est l'homme qui hait. Le loup

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Ho7no est le frère, apprivoisé, de ce terrible loup Fernis, compagnon d'Odin, que Chenavard nous a montré dans son étrange tableau. L'un caresse, l'autre mord; les ca- resses de l'un sont aussi menaçantes que les hurlements de l'autre.

Or, le désintéressement, c'est l'amour. Aimer, c'est se désintéresser de soi-même pour vivre dans une âme qui devient nôtre par le sentiment qui nous fai* sien. Suivant le degré de pureté et d'intensité, le désintéressement s'é- lève au dévouement, le dévouement à l'abnégation, l'ao- négation à l'héroïsme, l'héroïsme à la sainteté. Ce sont les marches d'un escalier divin; la plus haute monte dans le ciel. Les simples honnêtes gens, comme vous et moi, se contentent humblement de la plus basse, et, pourvu que l'on se serre un peu, le désintéressement est si maigre! on y trouve encore de la place.

Pour vous prouver que les pages de VHomme qui rit sont trempées dans la haine comme Achille dans le Styx, il faudrait analyser ou citer, et vous savez que nous avons renoncé aux citations et à l'analyse. Quelques indications me suffiront. Tout ce qui dépasse un certain niveau plus près de la populace que du vrai peuple, ou plutôt tout ce qui se rencontre en dehors de la baraque d'Ursus, d'Homo, de Gwynplame et de Dea, nous est signalé comme l'assemblage de toutes les corruptions, de tous les vi^es, de toutes les bassesses, de toutes les cruautés, de toutes les luxures. On dirait une ronde du sabjat nobiliaire, un Walpiirgis aristocratique, un carnaval macabie dans une nécropole éclairée d'un jour faux et liviJe, s'entre-

8.

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lacent, en un Lideux pêle-mêle, des rois idiots, des prélats libertins, des reines impudiques, des princesses effron- tées, des magistrats sanguinaires, des duchesses possé- dées de monstrueux caprices, toutes les variétés de scélérats couronnés, de courtisanes titrées, de vices mitres, de femmes damnées, de grands seigneurs infâmes. La Haine conduit le bal, côte à côte avec le Mépris. De- vant de telles images, tout pardon supprimé, tout respect aboli, toute majesté bafouée, les saturnales de la Royauté, de rÉpiscopat, de la Noblesse, de la Pairie, livrées aux lanières de Juvénal et aux soufflets de Pétrone, que reste- t-il au peuple? Quel sera le code de sa justice, le pré- lude de sa puissance, le texte de la leçon d'histoire ré- digée tout exprès pour lui par M. Victor Hugo? La haine, la dure loi des représailles, la convoitise exacerbée par le voluptueux tableau des élégances et des nudités patri- ciennes, tout ce qui fait du désintéressement une duperie, de l'humanité un mensonge, du passé un cloaque, du présent une salle d attente, de l'avenir une revanche, de la société une arène sanglante le pauvre égorgera le riche, dès que le fort ne comprimera plus le faible.

M. Hugo répondra qu'il ne hait les grands que par amour pour les petits. Erreur! Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir, dans une âme, dans un livre, le côté de la haine et le côté de la tendresse. Ceux qui aiment sin- cèrement les petits se gardent bien de leur apprendre à détester ou à mépriser les grands. Ils créent à l'usage de tous, sous la dictée de TÉvangile, une réciprocité douce et persuasive, qui a ses insuffisances et ses lacunes, mais

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qui du moins console au lieu d'irriter et bénit au lieu de maudire. Ils savent qu'on ne fait pas du baume avec du venin et du progrès avec de l'outrage.

J'ainoté dans f'Hom/ne gui ri^, des pensées, des phrases, des maximes, d'où s'exhale, comme d'un soupirail, je ne sais quelle aversion hautaine de solitaire et de mono- mane contre le genre humain tout entier, contre l'huma- nité qui se plie aux lois sociales. Ce courtisan des mul- titudes a parfois des échappées de sauvage; il C3resse la démagogie jusqu'au sang; ses baisers laissent la marque d'une morsure. Il y a en lui du titan et de l'ours, Ursus, et l'ours jette des quartiers de roche à la tête de son cher Démos. En somme, si les jgens du peuple finissent par pouvoir lire l'Homme qui rit, et s'ils sortent de cette lecture plus désintéressés, c'est qu'ils ne l'auront pas comprise. Il est vrai qu'il nous reste cette chance.

Je serai plus bref et plus sans façon avec la liberté, que j'aime, comme il sied d'aimer à mon âge, d'un amour tempéré par le raisonnement. encore, j'aper- çois le contraire de la Hberté, sous deux aspects diffé- rents : dans le livre et autour du livre.

Tout ce que j'ai dit du désintéressement peut s'appli- quer à la liberté. Un peuple, qui n'a que l'intérêt pour mobile, ne mérite pas d'être libre et ne le sera pas long- temps. Il n'y a rien de libéral dans le roman de M. Victor Hugo, pas plus les idées que les peintures. En dépit de quelques précautions oratoires, il maltraite une constitu- tion qui, depuis deux siècles, a sauvegardé la liberté et la grandeur de l'Angleterre par l'heureuse alliance de l'a-

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ristocratie et du peuple, des hiérarchies et du patriotisme. Il semble dire à la noblesse, à la pairie anglaises, le Cest à vous que je parle, ma sœur! du bonhomme Chrysale; mais, en réalité, il s'attaque à toutes les supériorités so- ciales ; il supprime tout ce qui peut aider une nation à réa- liser le progrès sans secousse et la liberté sans révolution. Est-ce tout? Pas encore. La liberté est austère; la pru- derie lui sied mieux qu'à la religion elle-même, parce que la religion peut convertir et absoudre, tandis que la liberté, ne vivant que de sa vie propre, est perdue si on l'expose à la corruption des sens, à la contagion des jouis- sances matérielles. Or, dans VHomme qui rit, on ren- contre des pages trop intelligibles celles-là! l'imagination populaire, inflammable comme celle des adolescents, pourra apprendre tout à la fois à détester d'odieux personnages et à se pervertir en présence de voluptueuses figures. N'insistons pas. Certaines strophes des Chansons des mes et des bois pouvaient faire pres- sentir la duchesse Josiane.

Mais ce qui nous paraît moins libéral encore, c'est l'es- pèce de succès forcé que l'on fait à V Homme qui rit, comme aux précédentes publications de M. Victor Hugo. C'est ce que j'appellerai le joug de l'admiration de com- mande, les menottes de l'enthousiasme 9 wa7id même, le bâillon mis à la critique, le régime d'intimidation appli- qué au droit d'examen et de contrôle, la république des lettres changée en empire, faisant silencieusement la haie devant le char de triomphe du César de l'antithèse et de la métaphore. Les servitudes intellectuelles sont pires

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que les servitudes politiques. Celles-ci ont pour excuse et pour étiquette les gendarmes ; celles-là restent invisibles, et n'en font que plus de ravage dans les consciences et dans les âmes. Dire à voix basse ce que la liberté dit tout haut, regarder à d.'oite et à gauche pour s'assurer que l'on n'est pas entendu en s'égayant aux dépens u'un mauvais livre , aborder ses confrères avec ces mots : « C'est détestable, mais, motus! pas moyen de l'écrire et de l'imprimer! » n'est-ce pas le signe de Tesclave? Il s'agit, non plus d'un décret , mais , d'un volume : voilà toute la différence. Les succès de M. Hugo sont, comme les gouvernements absolus, des chaudières sans soupape ; gare l'explosion !

Puisque nous voilà bien près de la politique, elle m'ai- dera à conclure; n'est-elle pas de circonstance? On con- naît le mot célèbre de M. ThiersàM. Rouher : «Vous n'avez plus une faute à commettre ! » Nous dirons, nous , à M. Victor Hugo : Vous n'avez plus un livre à com- mettre! V Homme qui rit marque la derniè/e limite vos sujets d'autrefois, vos esclaves d'aujourdTiui, peu- vent vous suivre, sans que la curiosité dér;.ue, le goût offensé, la raison outragée, l'arriéré de sarcasmes et de malices amassés par vos étranges défis, n'éclatent tout à coup dans une de ces protestations vengerosses, d'autant plus inexorables qu'elles ont été plus tardives. Admira- teurs de votre glorieux passé, nous vous voyons avec une douleur profonde vous enfoncer dans cette route téné- breuse où de3 fantômes sinistres, des monstres hideux, d'impures visions, remplacent les songes poétiques de

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votre belle jeunesse. Si vous avez à subir la réaction dont je parle, prenez garde! Elle sera terrible. Si, au ccnlraire, vos idées triomphent, prenez garde encore! les créations de votre génie se retourneront contre votre gloire. Vous ne dévorerez pas vos enfants, comme Saturne et la Ter- reur; vous serez dévoré par eux; vous disparaîtrez, avec la société que vous aurez haïe, dans l'abîme que vous aurez creusé. Il ne restera plus que des barbares pour fouler aux pieds ces pages vénéneuses que se dispute en ce moment la curiosité d'Athènes. La logique a des rigueurs dont vous ne vous doutez pas, ou qui doivent vous épouvanter si vous les soupçonnez. Poussées à leurs dernières conséquences, votre philosophie est le néant, votre religion est le blasphème, votre justice est l'injure, votre morale est le mal, votre politique est le chaos, votre littérature est le délire.

X

M. LE DUC D'AU1\IALF/

Mai 1869.

On l'a dit, Pllistoire est la plus savante, la plus élo- quente des institutrices. Mais ici la leçon est de plusieurs sortes. Elle nous parle dans le livre même, dans le nom qui Ta signe, dans le souvenir des catastrophes qui ont forcé l'auteur à échanger son épée contre une plume, dans les personnages qu'il fait revivre, dans les événe- ments qu'il retrace.

Qui pourrait être insensible à ce noble et mélancolique spectacle : un prince jeune encore, d'une haute intelli- gence, d'un cœur ardemment français, qui, après avoir servi son pays sur les champs de bataille, lui revient et s'y

1. HUtoire des princes de C onde pendant les xvi^ et xyii^ siècles.

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rattache par le seul lien que lui laisse le malheur des temps? Il ne peut plus se battre pour la France; mais il peut encore parler sa langue et lui raconter une page de son passé. A cet ouvrage, tout respire le patriotisme le plus pur, le sentiment le plus vrai des libertés chèrement acquises, l'horreur des guerres civiles suscitées par les ambitions personnelles, Mgr le duc d'Aumale a pu dire comme Ovide à ses vers : « Tu iras à Rome sans moi î » Et encore le chemin qui mène à Rome lui a été long- temps fermé par ceux qui ne veulent pas d'autre héros ni d'auîre historien que César. Mais enfin le droit a triom- phé derrière la vitrine d'un éditeur. La justice a prévalu contre l'arbitraire. Sur ce terram neutre de la littérature le plus humble des critiques peut devenir un moment le juge d'un prince du sang et même d'un empereur, nous aurons vu, à trois ou quatre ans de distance, deux épisodes bien significatifs, qui figureront dans l'avenir comme pièces historiques. Deux héritiers publiant l'in- ventaire de leur héritage; celui-ci, pour tout approuver chez un fondateur d'Empir J qui se préféra à la liberté et à la patrie; celui-là, pour subordonner ses sympathies quasi filiales et sa légitime gratitude envers une grande race, aux véritables intérêts de la monarchie, à l'honneur et au salut de la France.

L'héroïque branche des Condé ofl"re, en effet, ce trait caractéristique, qu'elle personnifie, en son expression la plus haute, l'histoire même de la noblesse fran^^aise dans ses rapports avec la royauté, ou, si l'on veut, celle de la royauté tour à tour inquiétée, combattue, servie, gênée.

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et finalement compromise par les princes du sang et la noblesse. Ce n'est pas, j'en suis sûr, sans ^ne émotion de tristesse que Mgr le duc d'Aumale a écrit ces lignes : « Singulière destinée de cette illustre famille! Le chef de la race, le premier des Condé, tombe, déloyalement frappé, dans une guerre civile, en combattant contre le roi. Et le dernier de ses descendants, après avoir, lui aussi, servi sous un drapeau qui, malheureusement, n'était pas celui de la France, devait mourir dans les fossés de Vincennes, victime d'un attentat que l'histoire a justement flétri ! »

Et celles-ci :

« Dans tous les siècles, même les plus rudes, que le fanatisme domine ou que le doute agite les esprits, ce n'est jamais sans hésitation qu'un homme d un grand cœur fait le dernier pas dans cette funeste voie de la guerre civile. Il a tout pesé, tout résolu d'avance; il est convaincu de la bonté de sa cause, ou aveuglé par l'am- bition et la colère; cependant, il ne peut étoufîer la voix intérieure qui lui parle; il a devant les yeux cette image de la patrie en pleurs que le poëte fait surgir en face de César aux bords du Rubicon, et son cœur se remplit d'incertitude et de tristesse. »

J'ai cité ces deux passages parce qu'ils nous livrent, pour ainsi dire, Vâme du livre; cette âme que j'ai la manie de chercher toujours et le chagrin de rencontrer bien rarement, soit dans une galerie de tableaux, soit dans une partition d'opéra, soit au théâtre, soit dans un roman ou dans un ouvrage d'histoire. Cette fois, je la

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trouve à toutes les pages, et, si quelques parties du récit trahissent l'heureuse inexpérience de certains secrets du métier, Tensemble pourrait servir à composer toute une physionomie morale, à esquisser un portrait qui serait chose singulière quand il s'agit d'un prince! flat- teur sans être flatté.

Évidemment, Tauteurde cette Histoire des princes de Coudé est doué d'un esprit ferme et droit, d'une âme gé- néreuse et forte. Soumis tour à tour à deux sortes d'é- preuves qui semblent se contredire, et dont chacune a ses périls , '— un coup de foudre de l'adversité et une im- mense fortune , il n'a permis ni à la richesse de le désœuvrer, ni à l'adversité de l'aigrir. Obligé de déplacer le centre de son activité, ou, en d'autres termes, de sub- stituer l'étude à l'action, il est devenu presque un savant sans cesser d'être tout à fait un prince, et a cultivé son intelligence sans amollir ses facultés énergiques. Il a voulu que ce surcroît de culture, aux loisirs de l'exil, fût de l'action encore, c'est-à-dire le ramenât aux mâles enseignements de l'histoire, offrît aux riches un modèle, aux travailleurs un exemple, et montrât comment l'em- ploi libéral d'un opulent patrimoine peut tourner au profit des lettres, de la science, des titres d'un grand nom et de l'honneur d'un grand pays. Mais surtout le trait dominant de ce caractère, tel qu'il se révèle dans ce livre, c'est un amour passionné pour la patrie absente. A ses yeux comme aux nôtres, la France ressemble à ces femmes coupables, mais ravissantes, que l'on chérit malgré leurs torts, et dont on subit le charme tout en les

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jugeant impardonnables. Leurs caprices nous irritent, leur mobilité nous désole, leur acharnement à faire leur propre malheur nous désespère pour nous et pour elles; et cependant, s'il est question de nous en détacher, si on nous dit en nous montrant la voisine : « Voyez comme celle-là est sage ! comme elle sacrifie décemment l'agréa- ble à l'utile ! quel bon usage elle fait des libertés qu'elle prend ou qu'on lui laisse! » nous répondons par une gri- mace à cette obligeante ouverture, et nous dirions volon- tiers, comme la chanson du Misanthrope : Rendez-moi ma mie^ ô gué, rendez-moi ma mie... Hélas! l'auteur de YHistoire des princes de Condé, en songeant à sa mie, est deux fois plus malheureux que nous : il la regrette et il la plaint; nous n'avons qu'à la plaindre.

Tels ne furent pas toujours les sentiments de Louis de Bourbon, premier prince de Condé, dont la vie dissipée, orageuse, guerrière, brodée de bien et de mal, glorieuse en somme, mais souvent abandonnée aux fautes et aux hasards des discordes civiles, occupe le premier volume de celte Histoire et les premières pages du second. en 1530, mort en 1569, presque à la veille de la Saint- Barlhélcmy, Louis de Bourbon traversa une époque mau- vaise, période de transition se révélèrent tout ensem- ble les périls de la féodalité agonisante et les vices de la royauté absolue, oii les querelles religieuses envenimè- rent de leurs violences les querelles politiques, et l'as- tuce florentine finit par remplacer, dans la société et dans les mœurs, la fougue et la légèreté françaises.

Nous conseillons aux pessimistes, aux détracteurs in-

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variables du temps présent, de bien étudier les diffé- rences entre cette époque et la nôtre; étude qui leur sera facile dans un ouvrage d'une impartialité respectueuse et sincère, dont l'auteur ne pourrait trop médire des grands sans se voir appliquer le proverbe : « On n'est trahi que par les siens, » mais les faits parlent trop haut pour avoir besoin de commentaires. Les plus brillantes qua- lités — et Louis de Bourbon en est la preuve étaient alors gâtées, chez les princes, les grands, les chefs de province ou d'armée, par un manque complet de pro- portion entre l'humanité et l'homme. Les petits ne comp- tant pour rien, les grands se comptaient pour tout. Leur intérêt personnel, dans les moments de crise ou d'inter- règne, prenait des dimensions énormes, qui seraient ou devraient être impossibles aujourd'hui, et s'absor- baient les véritables notions du patriotisme. Voyez ces Condé, ces Rohan, ces Coligny, ces Montmorency, ces Guise, en présence des tristes Valois et de la cauteleuse Catherine; Ils ne savent plus ou ils n'ont plus l'air de savoir est la vraie France, est la vérité politique et religieuse. Les incertitudes de leur conscience se confon- dent avec les révoltes de leur orgueil. Leur religion est plutôt une passion qu'une croyance. La patrie n'est pour eux que le théâtre de leur ambition, de leur puissance ou de leur gloire, et, quand le théâtre s'y prête mal, ils changent le décor.

La Réforme qui, dans les classes moyennes ou dans les masses populaires, était l'erreur d'àmes loyales, s'imagi- nant remonter aux sources pures de l'Évangile , ne fut

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pour la plupart des chefs qu'une armure, un instrument de résistance, un effet de situation, un moyen de se dé- dommager des premières blessures de la féodalité en passant d'un extrême à l'autre, en faisant servir Télé- ment démocratique à la ruine de la royauté.

Comment expliquer autrement que le protestantisme se fût infiltré dans les plus illustres familles de France, les plus voisines du trône? Comment justifier, sinon par Tintérêt de position ou la raison d'État,, ces voltes-face, ces transitions subites, ces nobles personnages changeant de Credo, comme les homm.es d'à présent changent de drapeau, de serment ou de cocarde? Ces âmes fortement trempées, sur lesquelles ont à peine glissé les premiers souffles de la renaissance, arrivent pourtant par excès de personnalité aux mêmes résultats qu'un sceptique de 1869 par excès d'indifférence. Le contraste n'est pas moins visible dans les mœurs qu'en matière de foi. Su- périeurs à la morale des petites gens, ces enfants des dieux , comme les appellera, un siècle plus tard , la Bruyère, croient qu'il suffît de leur grandeur pour légitimer leurs désordres, comme ils légitiment leurs bâtards. C'est ainsi que Louis de Bourbon mêla tant d'ombres à ses belles qualités de politique et dhomme de guerre, tant de galanteries et de scandales à ses éclats de bravoure. C'est ainsi que nous verrons, cinquante ans après, à la fin du second volume, le plus vaillant, le plus habile, le plus aimable de nos rois, Henri IV en personne,— monarque excellent, mais mauvais sujet, irriter et changer en rebelle Henri II de Bourbon;

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pourquoi? parce que l'incorrigible Béarnais, ultra-quin- quagénaire, à lapogée de sa gloire, au moment il rêvait pour la France un nouvel accroissement de puis- sance et de grandeur, avait, comme on sait, tout en parlant de sa barbe gris^, conçu une passion violente pour la belle et célèbre Charlotte de Montmorency, prin- cesse de Condé. Il apporta dans cette passion l'ardeur d'un jeune homme, l'âpreté d'un vieillard et Pinflexibi- lilé d'un despote.

« Nous avons raconté , sans rien déguiser , dit le respectueux et sympathique historien, la triste histoire des dernières amours de Henri IV ; nous avons mis à nu ses faiblesses, sa conduite odieuse envers Condé ; la vérité l'exigeait; d'ailleurs, s'il est douloureux d'insister ainsi sur les fautes d'un grand homme, si vraiment populaire et si digne de l'être, il est salutaire de laisser voir qu'un libertinage invétéré peut endurcir les meilleurs cœurs, et aussi que les esprits les plus élevés, les plus fermes, n'échappent pas à cette espèce de vertige produit par l'exercice d'un pouvoir sans contrôle. »

Rapproché de nos citations précédentes et des pages éloquentes qui forment l'épilogue du livre 1^% ce passage résume Tinspiration de V Histoire des princes de Condé; il en fixe les nuances et en marque la mesure. Concilier le sens, aujourd'hui supprimé, du respect avec les exi- gences de la vérité humaine, rester grand seigneur et prince tout en demeurant fidèle aux meilleures idées modernes, être à la fois de son rang et de son temps, juger ses devanciers et ses ancêtres sans que le jugement

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tourne à rirrévérence, parler neltement de ces existences brillantes, naais coupables, de ces époques chevaleres- ques, mais troublées, sans avoir l'air de regretter Tom- nipotence de demi-dieu que les mœurs d'alors ajoutaient aux privilèges d'une naissance auguste ou illustre, reven- diquer enfin toutes les libertés religieuses et politiques, tels sont les points de repère, les idées principales de ce récit, dont l'intérêt ne se ralentit pas un moment. J'ai noté quelques légers signes d'inexpérience, ce qu'on ap- pelle le défaut de métier. Félix culpa! C'est dans le premier volume que ce défaut se fait sentir. Dans l'his- toire comme dans la peinture, et généralement dans toutes les œuvres d'art, l'essentiel est de ne donner que leur valeur relative aux objets qu'on peint ou aux événe- ments qu'on raconte, de ne pas trop diviser l'attention, de mettre en relief les parties importantes, de laisser les autres dans le demi-jour, et de chercher dans cette exacte distribution de lumière et d'ombre, la clarté et l'harmonie. Telle est la puissance, et, pour ainsi dire, la contagion des idées modernes, que nous sommes tous aujourd'hui des démocrates, alors môme que nous es- sayons d'opposer à l'esprit démocratique quelques contre- poids ou quelques méfiances. 11 y a donc pour nous, au début de V Histoire des princes de Condé, un peu trop d'explications généalogiques, de noms propres, de notes, d'insistances nobiliaires sur les filiations et les alliances ; mais, dès ces premières pages, les figures vivent, les faits d'armes sont retracés avec un mouvement, un feu, une compétence se reconnaît l'homme qui n'est plus

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hélas! Iq jeune colonel du vieux régiment, mais qui retrouverait au besoin une vieille cartouclie française tout près de son écritoire.

Puis, à mesure qu'on avance, le récit s'éclaire et s'a- nime. Avec Henri IV, nous sommes chez nous. Ce génie familier prête a tout ce qui l'entoure quelque chose de sa vivacité, de sa bonne humeur et de sa verve. Il n'est pas prouvé, malgré l'exemple de Walter Scott, qu'on doive mettre de Thistoire dans le roman; mais nous sommes si dépravés ou si frivoles, qu'un peu de roman sied bien à l'histoire. Nous regrettons, assurément, qu'Henri IV, au seuil d'une vieillesse qui aurait pu être si glorieuse et que le poignard de Ravaillac a faite si courte, n'ait pas été plus vertueux, plus chaste, moins enclin à croquer les pommes du voisin, dans un âge les pommes sont trop vertes pour les dents et les dents risquent de tomber avant les pommes. El pourtant l'intérêt redouble, il s'y mêle cette curiosité et cette ma- lice qui ne gâtent rien au plaisir du lecteur, quand sur- viennent les amours d'Henri IV pour la belle princesse de Condé, les justes alarmes du prince, les transes du père Cotton, l'enlèvement de la princesse par son mari, la fuite à Bruxelles, l'émotion de l'Europe, les vers de Malherbe, les casus belli prêts à sortir du sac de voyage d'une femme comme de la boîte de Pandore. On blâme le roi, on plaint l'époux menacé, on voudrait que l'héroïne se défendît mieux ou fût plus contente d'être si bien dé- fendue; mais on s'amuse, on s'émeut, on prend part à ces péripéties entremêlées de roman, de comédie et de

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drame. On applaudit l'historien qui, sans une seule con- cession aux faiblesses du héros, a su faire de cette royale aventure un épisode intéressant et charmant, digne de servir de préface à la Jeunesse de J/'"^ de Longueville et de réveiller dans sa tombe le peintre passionné de cette société les fautes s'ennoblissaient par le prestige, se rachetaient par le repentir, se purifiaient par la foi.

Le prince de Condé Henri II de Bourbon fut peut-être le seul Français qui eût le droit de se réjouir du crime de Ravaillac. Avant d'arriver à ce triste dé- noùment qui clôt le second volume, l'auteur peint à grands traits l'état de la France à cette heure décisive qui marque le passage, j'allais dire le testament, du sei- zième siècle au dix-septième, des orages de l'un aux grandeurs de l'autre. Henri IV était arrivé, en quelques années, à des résultats immenses : il avait assoupi la guerre civile, rendu la vie et la prospérité aux finances, généralisé le bien-être des classes populaires, commencé l'œuvre d'abaissement de la maison d'Autriche, et de- vancé les autres puissances de l'Europe, en donnant à la France le plus grand bienfait qu'un roi puisse assurer à son peuple : la liberté de conscience. Il méditait d'autres progrès, de nouvelles conquêtes, peut-être chimériques, mais que l'ardeur de son patriotisme et la nationalité de son génie, si essentiellement français, ne devaient pas juger trop invraisemblables.

Pourtant, M. le duc d'Aumale n'est pas ébloui. Descen- dant et historien libéral de ce roi qui fut libéral aussi, mais dans un autre sens, il remarque excellemment qu'il

9.

loi NOUVEAUX SAMEDIS

eût suffi, après Henri IV, d'un grand homme à Madrid, d'un roi médiocre en France, pour faire reparaître tous les vices du pouvoir absolu, anéantir cette prospérité de fraîche date et placer de nouveau le royaume en face de périls imminents. Heureusement, le pouvoir absolu, plus excessif et plus funeste encore à Madrid qu'à Paris, ne fut plus représenté, en Espagne, que par de mélancoli- ques fantômes ou de lugubres caricatures ; en France, la médiocrité du successeur d'Henri IV fut sauvée ou masquée par le génie d'un ministre. Richelieu fit paraître grand le règne d'un petit roi, et Louis XIV n'eut qu'a monter sur le trône pour y rassembler, tout préparés par une main puissante, les éléments de sa grandeur, de sa gloire... et de ses fautes. Nous retrouverons, dans cette nouvelle phase, les princes de Condé , et déjà nous voici bien près du plus glorieux de tous, de celui qui, dans un siècle fertile en illustres capitaines, person- nifia le plus brillamment le génie de la guerre, la phy- sionomie du héros, tel qu'il convenait à cette époque, rame des grandes races féodales jetant un éclat plus vif au moment elle allait s'éteindre. Par le caractère spécial de son héroïsme, par l'expression de sa figure, par les alternatives de sa vie, par l'imposante majesté de son déclin, le grand Condé est complet et complètement de son temps. Il est aux princes du sang, à la noblesse debout ou assise sur les marches du trône, ce que Louis XIV est à la royauté et Bossuet à l'éloquence : l'effort suprême avant la décadence, l'harmonie parfaite entre le personnage et l'entourage, entre le portrait et le cadre.

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La vie du grand Condé formera sans doute le point culminant de cet ouvrage, que je puis vous recommander sans le moindre embarras, comme s'il était simplement l'œuvre d'un écrivain remarquable, digne de relever un nom obscur parle savoir, le style, le patriotisme et le talent. M. le duc d'Aumale n'ira pas, dans son récit, au delà de la fin du dix-septième siècle, et on ne saurait que l'approu- ver. Son œuvre a les sérénités deThistoire; il ne faut pas trop la rapprocher de nos tempStes. Par cela môme que les Condé, malgré les jours lointains de dissidence et de révolte , nous apparaissent comme étroitement liés à l'antique monarchie, pénétrés de son souffle, animés de son esprit, il semble qu'ils perdent presque leur raison d'être à mesure que cette monarchie se débilite, que l'air lui manque, que l'on commence à pressentir un nouveau monde et une société nouvelle. Ils n'ont pas eu leur ac- climatation révolutionnaire. Ils sont plus dépaysés que les Bourbons dans les idées et les institutions modernes. Cela est si vrai, que, pendant leur déclin tragique, les vaillants et la sainle (la princesse Louise) ont vécu, émi- gré, prié, combattu, pleuré, luttant sur des champs de bataille ou agenouillés sur des tombeaux, sans se douter que la Révolution était autre chose qu'un immense crime et que ceux qui pardonnaient avaient eu à expier. Ces majestueux ou héroïques souvenirs, M. le duc d'Au- male fait donc bien de les arrêter au moment ils en- treraient dans le domaine de la polémique, sous le feu des représailles. Fils de son siècle, prince libéral, con- temporain ou disciple de Changarnier et de M. Thiers

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plutôt que de Turenne ou de Luxembourg, M. le duc d'Aumale, par cette réserve délicate, rend à la fois plus persuasives et plus éclatantes les deux inspirations de son beau livre : le cœur qui rend hommage au passé ; l'esprit qui se résigne au présent.

XI

M. THIERS

Mai 1869.

Moralistes sévères ou désabusés, vous dites que la gloire n'est qu'un mot : il faut du moins que ce mot ait une magique puissance, puisque je défie tout homme intel- ligent d'entrer de sang-froid dans cet hôtel de la place Saint-Georges, qui appartient désormais à l'histoire con- temporaine, et de monter sans émotion Tescalier qui conduit au cabinet de M. Thiers. Arrêtons-nous un in- stant, avant l'arrivée du maître du logis, et regardons autour de nous.

Ce cabinet, dont la réputation europoennne a été popu- larisée par le dessin et la gravure, est de forme oblongue ; ses fenêtres ouvrent sur une galerie qui domine le jardin. Dans ce jardin, qui semble étonné de subsister encore

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au milieu d'un des quartiers les plus bruyants et les plus populeux de Paris, un grand arbre, festonné de plantes grimpantes, sert de centre aux massifs d'arbustes, aux bassins et aux gazons, qui rendent pour un moment à ses hôtes une sensation de fraîcheur et de solitude.

L'intérieur de cette laborieuse retraite épuiserait l'étude d'un antiquaire, la science d'un orientaliste, la curiosité d'un homme du monde, l'attention d'un artiste. M. Thiers s'y révèle tout entier, et sa vie pourrait se raconter d'après les objets familiers dont il a fait ses instruments et ses compagnons de travail. Les bronzes nous rappellent ses voyages en Italie, et cette Histoire de Florence qu'il terminerait aujourd'hui, si ses prédilections secrètes n'avaient cédé à ses devoirs de citoyen , d'orateur et d'homme politique. Les cartes géographiques nous re- disent combien de fois l'historien national, le publiciste infatigable s'est promené en idée dans les pays que nos armes ont parcourus, ou dont il discutait les rapports avec la France. Les mappemondes, les sphères, les re- cueils scientifiques, nous défendent d'oublier que cet esprit encyclopédique ne s'en tient pas aux spécialités qui ont fait sa gloire, et que, au sortir d'une séance de la Chambre ou d'un tête-à-tête avec Thucydide, M. Thiers ira peut-être causer astronomie avec M. Leverrier, ou générations spontanées avec M. Pasteur. Des masses de brochures et de journaux annotés trahissent les excur- sions matinales à travers tout ce qui s'écrit sur les ques- tions actuelles, depuis le pamphlet jusqu'au mandement. Mais ce qui frappe tout d'abord et excite une sorte de

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M. THIERS ioO

surprise, c'est une collection d'aquarelles d'après les ta- bleaux les plus célèbres de Michel-Ange, de Raphaël, du Titien et des grands maîtres de Técole italienne ; aqua- relles dont nous comprendrons mieux le sens quand nous aurons entendu M. Thiers nous parler de sa pas- sion pour tout ce qui rattache 1 histoire des arts à l'his- toire générale de Tesprit humain.

Le voici qui entre, et jamais physionomie ne s'accorda mieux avec le cadre qui l'entoure. Le faste, tel que l'entendent les millionnaires de fraîche date ou les grands seigneurs exotiques, ne lui conviendrait pas. Ce qui lui sied, c'est justement cette intimité avec toutes ces œuvres d'art, qui sont belles sans être écrasantes, qu'il connaît comme s'il les avait faites, qu'il s'est acquises et assimi- lées jour par jour, qui sont entrées dans sa vie, et dont il est le commentaire. Seriez-vous le proche parent de Zoïle, auriez-vous droit à une place dans le cercle dan- tesque des Envieux, j'offre de parier qu'aucune ombre de jalousie n'altérera pour vous les impressions de cette visite. Je conçois, sans l'approuver, l'homme spirituel, laborieux et pauvre, qui, se trouvant en face des magni- ficences d'un riche imbécile, se sent partagé entre des velléités d'envie et des démangeaisons d'épigramme ; ici, rien de pareil : chacune de ces préciosités représente ou un mois de recherches patientes, ou un chapitre de voyage, ou un souvenir des heures militantes du journal et de la tribune, ou le nom de quelque artiste généreu- sement secouru, ou une page de cette Histoire de la Ré- rolittion française, de cette Histoire du Consulat et dr

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VEmpire, œuvres populaires dans le sens le plus large et le plus élevé de ce mot à double entente, œuvres dont telle a été la légitime fortune, aue, payées un prix en- core inconnu dans la librairie française, elles ont enrichi l'éditeur plus que l'écrivain, et la littérature moderne plus que l'éditeur.

Une fois que M. Thiers vous a fait asseoir, une fois les premières paroles échangées, vous voilà sous le charme. Son portrait n'est pas facile, et la plume, comme le crayon, risque d'omettre bien des nuances. En d'autres temps, temps heureux les gens d'esprit permettaient de rire à leurs dépens, la caricature s'est emparée de la petitesse de sa taille, de ses yeux blottis sous une vaste paire de lunettes : détails secondaires qui disparaissent aujourd'hui sous des traits bien plus caractéristiques! L'âge, la célébrité, le rayonnement de l'intelligence, le contentement intérieur d'une vie douce au dedans, admi- rablement employée au dehors, ont arrangé tout cela ; l'homme qui a eu sans doute, à vingt-cinq ans, l'honneur et le bonheur d'être le contraire d'un bellâtre, est à pré- sent un sexagénaire avenant et charmant. Sa petite taille est justement celle qu'on aurait choisie pour le typé le plus exquis et le plus sensé de la bourgeoisie française, la stature s'est affermie sans disgracieux embonpoint : les cheveux, très-fins et d'une blancheur lustrée, se dé- coupent sur un front large, net, sans rides, dont les tons bruns accusent les habitudes du touriste et l'origine mé- ridionale. Les joues sont pleines; la bouche dessine un arc délié, toujours prêt à décocher les flèches courtoises.

M. THIERS 161

Les yeux, pelotonnés sous les sourcils, sont si vifs et si parlants, qu'ils ont l'air d'illuminer les lunettes. Leur ex- pression de bonhomie piquante s'achève dans le sourire des lèvres.

Mais il cause, et, oubliant tout le reste, vous ne savez plus que l'écouter : chose bizarre et à laquelle nous ne croirions pas si nous ne lavions éprouvée! Dans un siècle nos illustres ont lassé de leurs confidences nos admirations primitives, ils nous donnent envie de les discuter à force de se surfaire, et nous pouvons sans cesse lire le dessous des cartes qu'ils prodiguent à notre porte, la vie publique de M. Thiers, racontée par lui- même, au coin du feu, sans prétention d'aucune sorte, sous forme de causerie familière, nous semble bien plus vraie, bien plus réelle dans ses récits qu'elle ne l'était dans nos souvenirs, défigurés par l'esprit de parti.

M. Thiers, dans sa carrière déjà longue, secondée ou traversée par trois ou quatre révolutions, a su mettre autant d'unité que les événements y apportaient de con- tradictions et de contrastes. Il a été, à un degré éminent, un Français placé à une époque transitoire entre l'écrou- lement définitif du vieux monde et l'orageux avènement de la société nouvelle; un libéral, et élevé dans un pays qui, chérissant la liberté pour la compromettre, l'exagérant pour la perdre et la perdant pour la regretter, garde cependant une reconnaissance d'après coup à ceux qui l'ont sincèrement aimée et éloquemment défendue ; un bourgeois, arrivé à une époque ce titre n'impliquait plus ni une lutte à soutenir, ni un échelon à monter, ni

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une infériorité à effacer, et les grandes intelligences n'ont plus besoin de rien abaisser pour tout égaler. Qui de nous n'aimerait mieux Siappeler Thiers, Guizot, Ber- ryer, Ingres, Auber, que descendre de quelque croisé plus ou moins authentique, plus habile à pourfendre les Sarrasins qu'à préparer, six cents ans d'avance, à ses héritiers, une place et une tâche dans le dix-neuvième siècle?

Les commencements de M. Thiers, on les connaît, et nous ne pouvons ici que répéter en abrégeant. à la fin du dernier siècle, il comptait André et Marie-Joseph Chénier parmi les cousins germains de sa mère. Il fut élevé à Marseille, dans un milieu catholique et royaliste, puis envoyé au collège, ses premiers goûts et ses pre- mières aptitudes se portèrent aux sciences exactes. On s'est étonné bien souvent de tout ce qu'il a mêlé d'inten- tions belliqueuses à son existence d'homme d'État et d'écrivain, de son penchant à aimer la guerre, à la dé- crire, à se rendre compte de tous ses secrets stratégiques. L'ctonnement cesse quand on songe que M. Thiers, jus- qu'à seize ou dix-sept ans, a pu se croire appelé presque forcément à une carrière militaire, que, pendant ces sombres années, 1812, 1813, 1814, qui furent celles de son adolescence, tout devait parler dans ce sens à son imagination et à son patriotisme : les inalheurs de la France, ses périls, le cliquetis des armes se rapprochant de la frontière, et la perspective des levées en masse. Dans cette crise de douloureux héroïsme, devant l'image de la patrie en deuil , la guerre fut sans doute pour un

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adolescent plein de feu, d'entrain et de bravoure, ce que l'amour est pour le jeune homme forcé plus tard à un mariage de raison, ce que les vers sont pour le poëte de vingt ans, qui finit par écrire en prose.

La Restauration vint changer ces points de vue : après avoir fait son droit à Aix et s'y être lié avec M. Mignet d'une amité inaltérable et charmante, qui pourrait au- jourd'hui célébrer sa cinquantaine, M. Thiers vint à Paris. Ce n'est pas sérieusement que certains chroniqueurs, formés, il faut le croire, aux manières de l'ancienne cour, ont parlé du manque d'usage du jeune Provençal, de je ne sais quels tics qui en faisaient une sorte de curiosité dans les salons parisiens. Le monde, plein d'indulgence pour les sots,— il a ses raisons pour cela ! est intrai- table envers les gens qui le choquent dans ses habitudes, ses façons et son langage. A qui persuadera-t-on que de grandes dames telles que la princesse de Liéven, de grands seigneurs tels que le duc de Liancourt, des pen- seurs hautains tels que Royer-Collard , des juges aussi difficiles que le baron Louis et le prince de Talleyrand, auraient distingué d'emblée, choyé, encouragé et finale- ment adopté ce jeune homme sans fortune et sans nom, s'il eut gâté sa verve méridionale par un bavardage importun et des allures d'estaminet?

M. Thiers parle avec une profonde icconnaissance de ces premiers patrons de sa jeunesse. On voit peu à peu se dessiner dans sa causerie, comme des lointains sous un ravon de soleil, la face sourcilleuse et redoutable de Royer-Collard, aigle par l'envergure, sanglier par le

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coup de boutoir , métaphysicien de liberté , royaliste embarrassant , philosophe embarrassé , qui passa quinze ans à contrarier les Bourbons de la branche aînée et quinze ans à ne pas se consoler de leur chute; le profil ironique et froid de M. de Talleyrand, qui fil de sa longue existence une longue énigme, brillantée de mots fins et de silences habiles ; la noble figure du duc de Liancourt, philanthrope de haut parage, qui laissa escamoter par l'esprit de parti la vertu à laquelle les partis manquent le plus souvent , la charité ; l'irascible visage du baron Louis, qui fut le génie même des finances, mais tout de bourrasques et de tempêtes , peut-être parce qu'il pré- voyait ce que ses chères finances deviendraient trente ou quarante ans après lui; enfin, raristocratique fan- tôme de la princesse de Liéven, qui fut ou se crut un jour tellement souveraine, tellement sûre de son empire et au- dessus des représailles de l'orgueil blessé, qu elle osa dire de Chateaubriand, après une première entrevue : « Voilà le premier bossu sans esprit qu'il m'ait été donné de rencontrer. » Folle bravade de mortelle changée en déesse, cruellement expiée isius les Mémoires'd'outre- tombe!

C'était donc, en somme, sous d'heureux auspices que débutait ce jeune et hardi combattant, de qui l'on a pu dire qu'il était arrivé avant d'être parvenu. Il touchait déjà à toutes les branches des connaissances humaines avec cette curiosité active, si différente de la curiosité frivole. Il possédait ce génie d'assimilation qui devait être plus tard un des traits distinctifs de son originalité.

M. THIERS 165

Il s'initiait à l'art de la guerre en causant avec le général Jomini, à Féloquence parlementaire en écoutant le gé- néral Foy, aux finances avec le baron Louis ou Jacques Laffitte, aux évolutions diplomatiques et mondaines avec le prince de Talleyrand, aux luttes du journalisme avec les beaux esprits d'alors, qui furent tout d'abord conquis par ce nouvel auxiliaire, si prompt à la riposte, si résolu et si habile à faire des actions avec des idées. Il esquis- sait les premiers linéaments de VHistoire de la Révolu- tion ; il entrait au Constitutionnel, Etienne, esprit léger, mais d'une certaine justesse, ne tarda pas à se reposer sur lui des soucis de la rédaction. Au milieu de tous ces travaux entrepris, médités ou pressentis, il trou- vait le temps de s'occuper des arts, de juger le Salon de 1822, d écrire des récits de voyage, de monter à che- val, de faire des armes, de tirer le pistolet, et de réussir dans ces exercices, comme s'il avait prévu que, dans les années de conflit et d'orage, un homme d'action et d'ini- tiative pourrait avoir besoin de tous les moyens de défense.

Cependant, à mesure que le gouvernement s'obstinait à oublier ses origines ou ses promesses libérales, la liberté devenait plus ombrageuse et l'opposition plus véhémente : c'est ainsi que M. Thiers, en présence du ministère Po- lignac, délaissa le Constitvtionnel, dont l'arsenal com- mençait à vieillir, pour figurer parmi les fondateurs du National, qui, dédaignant de se tenir sur la défensive, portait chaque matin dans le camp ennemi l'attaque et le défi. C'est ainsi qu'il posa à la royauté, aveuglée par

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d'importuns souvenirs, l'alternative de s'enfermer dans la Charte ou de sauter par la fenêtre Ce qui en résulta pour la royauté, on le sait : M. Thiers fut un des pre- miers sur la brèche ; mais, au bout de trente-sept ans d'épreuves et de mécomptes, il suffit de l'entendre évo- quer ces images du passé pour deviner une nuance qui a sa valeur historique. Avec bon nombre de ses amis politiques, qui passèrent alors pour vainqueurs, il eut mieux aimé faire, sous la monarchie traditionnelle et irresponsable, l'application complète des libertés consti- tutionnelles. Hélas ! il avait essavé, lui si Français, de se croire en Angleterre.

Le gouvernement de 1830 fat pour M. Thiers un nou- veau champ de bataille; ce n'est pas dans ce court espace que nouspouvons en détailler tous les incidents. Comment résister pourtant au plaisir de retracer, presque sous la dictée de M. Thiers lui-même, deux curieux épisodes pla- cés, l'un au début, l'autre à l'agonie de cette royauté qui naquit dans l'orage et s'éteignit dans l'exil? On peut en parler aujourd'hui avec une impartialité suprême, comme s'il s'agissait de deux chapitres de Walter Scott.

On ne s'est jamais rendu un com.pte exact de la situa- lion du pays pendant ce sinistre printemps de 1832, se réunirent trois fléaux dont un seul suffirait pour mettre une société en péril ; le choléra, lémoute et la guerre civile. L'insurrection vendéenne était vaincue, mais non pacifiée; abusée comme l'ont été tous les princes de sa race depuis près de quatre-vingts anSjM»"^ la duchesse de Berry avait vu ses illusions s'évanouir; mais elle ëchap-

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pait aux poursuites et elle ne voulait pas quitter la France. M. Thiers, alors ministre de l'intérieur, ne pouvait paraître à la Gliambre des députés sans que les membres de la gauche, ceux-là surtout dont les départements souf- fraient de l'agitation persistante, ne l'accablassent de re- proches et de menaces. Un jour, le plus violent saisit M. Thiers au collet, et lui dit avec une sorte de rage :

Vous ne voulez pas l'arrêter? Vous voulez ruiner la France au profit delà contre-révolution?

M. Thiers était alors jeune et superbe; il repousse ce forcené sur son banc en lui criant :

Dans une heure, à la mare d'Auteuil ! Je vous aver- tis que je suis également fort à lepée et au pistolet... Je vous tuerai:...

Le député fit des excuses.

Une heure après, le ministre reçut, non pas un cartel, mais une lettre dont l'auteur anonyme offrait de lui in- diquer la cachette delà duchesse de Berry. « Mais, ajou- tait-il, j'y mets deux conditions : la première, c'est qu'en aucun cas la princesse ne pourra courir un danger sé- rieux; la seconde, c'est que vous aurez en moi assez de confiance pour accepter le rendez-vous que je vous donne... Ce soir, entre onze heures et minuit, à tel en- droit, près de tel arbre des Champs-Elysées. »

M. Thiers y alla... Les Champs-Elysées étaient alors aussi déserts, aussi mal éclairés qu'ils sont aujourd'hui éblouissants et peuplés. L'inconnu l'attendait... Et main- tenant, laissons la passion politique avec son cortège de récriminations et de colères... N'est-ce pas que ce fut

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une émouvante page de roman, cette nocturne entrevue de M. Thiers et de Deutz? Car c'était lui, et, pour que ce mot de roman vous semble plus juste, pour que la na- ture humaine vous paraisse moins ignoble en la personne de cemisérable,je vous dirai en confidence queM. Thiers, intéressé à l'observer de près, attribua sa trahison à la jalousie. Amour, tu perdis Troie!... Hélas! tu fis perdre aussi, dans cette romanesque aventure, une partie qui ne pouvait pas se gagner!

La suite, vous la savez; ce que je ne savais pas, c'est qu'il y a constamment à la police des hommes qui ne sont nullement des mouchards, mais des gens d'honneur, d'an- ciens sous-officiers, prêts à toutes les commissions dan- gereuses sans être flétrissantes. On prit dix de ceshommes, et on leur dit : « Vous aurez cinquante mille francs ; vous vous exposerez à touslescoups sans en rendre un seul...» Ils suivirent exactement le programme et gagnèrent leurs cinquante mille francs sans recevoir une blessure.

Dix-huit ans après, en 1850, changement de théâtre; Louis-Phihppe était à Claremont; il n'avait plus que quelques jours à vivre ; il désira voir M. Thiers: les désirs des agonisants sont des ordres. Le trône de France était alors vacant, et l'on parlait beaucoup de cette fameuse fusion qui se fit trop attendre, et fut, en définitive, le Grouchy de la légitimité. M. Thiers arrive : toute idée de réconciliation plaît aux mou- rants.

Voyez Hélène, dit familièrement Louis-Philippe; vous êtes éloquent, elle est bonne mère; tâchez de la

M. TIIIERS 169

convaincre qu'il faut que Paris se réconcilie avec Chamhord.

M. Thiers ne persuada pas la noble veuve; mais qu'elle fut pathétique et solennelle, cette conversation à deux pas d'un lit funèbre, dans un parc dont l'allée sinueuse avoisinait l'Océan! Une tempête s'éleva, et ce fut au bruit du tonnerre et des rafales, à la pâle lueur des éclairs, que les deux interlocuteurs discutèrent ces questions, perfides comme Vonde, mobiles comme le sable; je me trompe peut-être, mais il me semble qu'il y a je ne sais quelle grandeur shakspearienne, supérieure à la politi- que et à rhistûire.

Emporté par mes souvenirs, je suis allé plus vite que les événements. A prendre les choses de haut et dans leur ensemble, M. Thiers, pendant cette phase qui va de 1830 à 1848, fit la guerre au gouvernement personnel, comme il avait luUé, dans la phase précédente, contre les tendances rétrogrades d'un roi aimable et bon, mais assiégé par les fantômes de 93, et disposé, par sa dévotion de pécheur repentant, à se méfier de toutes les exigences de l'esprit moderne. M. Thiers aurait voulu que Louis- Philippe livrât à ses ministres les afi'aires extérieures comme il leur abandonnait celles de l'intérieur; il aurait souhaité que, tout en aimant la paix, il n'eût pas l'air de tant redouter la guerre; il voyait avec peine cette crainte quasi proverbiale amener , de la part des puissances étrangères, des taquineries qui froissaient le sentiment national : il était convaincu, et, selon nous, avec raison, qu'une attitude ferme, un peu hautaine, aurait fait immé-

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diatement cesser ces espiègleries de souverains en mau- vaise humeur, et que, sans compromettre un homme ou un écu, notre très-respectable chauvinisme aurait peut- être pu se conlenter ailleurs qu'au Cirque-Olympique.

Telle fut, sous cette monarchie quil avait contribué à faire sans l'avoir vraiment désirée, la situation de M. Thiers : ami tiède, opposant de bonne foi, allié né- cessaire, orateur admirable dans un genre qu'il avait créé ; jamais ébloui, jamais courtisan. Appelé trop tard au lit do mort de cette dynastie qui passa, en vingt- quatre heures, dune santé apparente à une irrémédiable agonie, M. Thiers eut, dans les premiers temps de la ré- publique de février, à se débattre contre une impopula rite passagère : ébullition des ruisseaux de Paris, qui s'arrêtait au seuil des boutiques et des maisons. Il sortit de cette crise député, publiciste, armé de toutes pièces, et cent fois plus influent qu'au temps il était premier ministre. C'est l'époque il a rendu le plus de services à la société, à la civilisation, à la liberté de conscience. 11 défendait pied à pied la propriété, il combattait le papier-monnaie; et telle était, il faut le dire bien haut, l'honnêteté, la droiture de ces hommes de la République, entraînés au penchant de daingereuses utopies, qu'il suf- fisait de l'éloquence vive, nette, pratique de M. Thiers, pour que la majorité modifiât, séance tenante, son opi- nion et son vote, et se résignât à devenir impopulaire afin de rester fidèle au bon sens.

En même temps, il poursuivait avec un surcroît de talent, de succès, d'autorité morale, cette Histoire du

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Consulat et de l Empire, qui restera le plus beau monu- ment historique de notre siècle. Puis, à chaque nouvelle preuve de désaccord et d'inconsistance que donnaient les partis, Thistorien se changeait en prophète. Quand ses prophéties se réalisèrent, quelques mois d'exil furent suivis de dix années de retraite : retraite laborieuse et féconde M. Thiers serait volontiers resté, achevant son grand ouvrage, préparant son Histoire de Florence^ entouré de douces affections et de précieuses amitiés, revenant à ses goûts d'artiste, de collationneur et d eru- dit, si la politique ne l'avait enlevé de force. Seul de tous les hommes d État de la belle époque parlementaire, il pouvait jouer un grand rôle et exercer une grande in- fluence là la hberté en disgrâce avait le plus besoin d un énergique et éloquent défenseur. M. Thiers comprit qu'il n'était pas encore quitte envers son pays, envers toutes les grandes idées auxquelles s'étaient vouées sa jeunesse et sa maturité : vous savez comment il a payé sa dette.

Arrôtons-nous : trop longue pour un portrait, trop courte pour une étude biographique , cette page doit laisser M. Thiers elle la pris : chez lui, dans l'expan- sion d'une causerie familière, devant ces aquarelles revivent la Tr ans figuration et le Jugement dernier ; expliquant sa politique, racontant sa vie, ramenant à des idées plus justes ses anciens adversaires; simple et na- turel, forçant à la sympathie sans demander l'admira- tion, sachant persuader de ce qu'il croit et passionner pour ce qull dit; mettant sans cesse l'esprit au service

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du bon sens; tel, en un mot, qu'il a du être pour occuper une place unique dans l'histoire de son siècle, et pour qu'une nation comme la nôtre l'aimât sans lui obéir, le choisît pour son favori sans l'accepter pour son guide, et lui donnât presque constamment raison.... en se condui- sant comme s'il avait tort.

Il suffira de lire dix lignes de cet article pour com^- prendre qu'il est écrit dans une gamme toute différente et en dehors du genre habituel de ces Causeries. C'est de l'étude contemplative et approbative, rien de plus, le récit d'une visite, d'une entrevue gracieusement accordée, d'où on ne pouvait sortir qu'avec des louanges sans restriction, sous peine de répondre à un charmant accueil par une trahison. Maintenant, si vous voulez vous donner une récréation piquante et de bon goût, rapprochez de ces pages l'observateur et le critique ont momentanément abdiqué en l'honneur d'une conversation qui n'avait été, fort heureusement, qu'un monologue, rapprochez, dis-je, les notes, les bienheureuses notes de M. Sainte- Beuve, dont je vais vous parler à la fin duprésent volume:

« M. Thiers sait tout, parle de tout, tranche sur tout. Il vous dira à la fois de quel côté du Rhin doit naître le pro- chain grand homme, et combien il y a de clous dans un canon... »

« M. Mole me faisait remarquer que, si Thiers était dis- tingué en conversation, il manquait d'élévation en écri- vant, et que, sitôt qu'il voulait y viser, il tombait dans le commun... »

I

M. THIERS 173

« Un jour, Thiers disait en riant : « Enfin j'aime tant le

» naturel, qu'il n'est pas jusqu'à ce pia^ de Dupin à qui je

» ne pardonne toujours toutes les fois que je le vois, parce

qu'il est naturel. » etc. etc.

Ce plat de Dupin! Quand M. Sainte-Beuve allait dîner chez l'ancien président de la Législative, il passait sans doute du singulier au pluriel, et disait : « Ces plats de Dupin! » etc. etc..

Au surplus, si j'ai cru pouvoir publier ici cette esquisse, c'est moins pour ménager des rapprochements ou des contrastes, que pour avoir une nouvelle occasion de dire à mes jeunes confrères, débutant dans la littérature ou le journalisme : Soyez absolutistes ou radicaux, républi- cains ou monarchiques, cléricaux ou libres penseurs; soyez tout ce que vous voudrez, mais ne soyez pas vio- lents. Voyez on arrive. Je suis d'un parti qui, pen- dant dix-huit ans, a injurié, insulté, raillé, sifflé, vili- pendé M. Thiers. Tantôt c'était, d'après le maréchal Soult, disait-on, le petit foutriquet ; tantôt c'était forgie de Grandvaux, M. Thiers, historien des batailles, avait montré, entre deux bougies, ce que les armées seules peuvent présenter sans indécence. Jamais on n'a dit de Danton, de Saint-Just, deCoUot-d'IIerbois, deFouquicr- Tinville, de Robespierre à pied ou à cheval^ ce que nous dîmes de M. Thiers, lors de l'arrestation de Madame, du- chesse de Borry. On trouverait dans les vieilles collec- tions de la Mode la trace de ces sarcasmes et de ces colères : moi-même, dans un roman qui n'a pas eu besoin d'être oublié (1845), je le mettais en scène en lui prêtant

10.

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un langage, une physionomie, une attitude ridicules.

Le temps a marché ; la République , bien inoffensive pourtant et bien pure, a fait peur aux bourgeois et aux propriétaires. Puis le coup d'État du 2 décembre, en inaugurant, comme chacun sait, un despotisme atroce, digne de Néron, de Caligula et de Tibère, mettons Commode, et n'en parlons plus,— a réconcilié les anciens adversaires dans une inimitié commune ; on a appris, un beau matin, que Berryer, l'incorruptible Berryer, Ber- ryer l'invariable , ne sortait plus de l'hôtel Saint- Georges; nous n'avions plus qu'à nous embrasser tous pour l'amour, non pas du grec, mais delà liberté, qui a reçu, de tout temps, de singulières embrassades, et en- fin j'ai pu témoigner mes sympathies à cet homme émi- nent et charmant, sans être encore injurié. Patience! on me réservait pour le duc d'Aumale ^

Conclusion : Ne soyez jamais violents; vous ne savez pas, à vingt-cinq ans, ce que vous penserez à cinquante.

Aphorisme : Ce qu'il y a de plus difficile pour un critique après vingt-cinq ans de service, ce n'est pas de donner son avis, c'est d'en être.

1. Mon article sur le livre du duc d'Aumale m'a attiré une grêle d'invectives ou de remontrances anonymes.

XII

M. BEULÉ

Juin 1869.

M. Beulé ne pouvait trouver de plus heureux titre pour achever de plaider sa cause, que nous considérons comme gagnée, sauf quelques objections secondaires. Le Sang de Germanicus, c'est-à-dire la famille d'un homme illustre, héroïque, libéral et populaire; les enfants d'une mère chaste, prédestinés, semblait-il, à servir d'apologies vivantes au régime impérial, de correctifs aux men- songes et aux crimes des deux premiers empereurs. Eh bien! non, le pouvoir absolu va subir ici une condamna- lion non moins absolue que lui-même : « Nés dans la pourpre, » nous dit l'éminent écrivain, « élevés à » l'ombre du trône, idoles de la foule, favoris des sol- » dats, ils sont issus des parents les plus nobles et les

1. Le Sang de Germanicus.

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» plus excellents; ils descendent du républicain Drusus, » de riionnêle Antonia, de l'adoré Germanicus, de la » fière Agrippine ; le sang qui coule dans leurs veines » les destine à la vertu, à la popularité, au sacrifice. » Ardemment désirés, ces princes promettent à Rome les » douceurs de l'âge d'or. Leurs qualités doivent être hé- » réditaires et peuvent grandir souverainement au-dessus » de l'univers prosterné avec amour...

... » Le Sang de Germanicus, cependant, a été plus » funeste aux hommes que le sang des tyrans les plus )> exécrés; il n'a pas résisté à l'épreuve d'un pouvoir » sans bornes et a produit des égoïstes si formidables, » qu'on les a comparés à des monstres. C'est le fils de j> Germanicus, Caligula; c'est le frère de Germanicus, » Claude; c'est le petit-fils de Germanicus, Néron, c'est- » à-dire un fou, un imbécile et un histrion, qui vont être /> coup sur coup les bourreaux des Romains et les instru- » ments d'une ruine politique irréparable... »

Vous voyez d'ici la thèse; M. Beulé la traite avec ce talent qui n'est qu'à lui et se confondent l'érudit, l'ar- chéologue, l'artiste et l'historien. Les figures lui révèlent les âmes. Les statues, les bustes, les camées, lui expli- quent les mystérieuses horreurs de ces existences impuis- santes pour le bien et inventives dans le mal. On ne sau- rait assez louer cette manière à la fois ingénieuse, attrayante et savante d'obliger la vie à trahir les secrets de la mort, le marbre ou l'onyx à se ranimer pour redire comment les penchants se sont changés en vices, les vices en crimes, les crimes en prodiges d'atrocité et de délire.

M. BEULÉ 177

L'art se fait ainsi le préparateur des expériences psycho- logiques; l'histoire se moule sur les visages; Lavater et Archélaiis font cortège à Tacite. L'esthétique et la morale fraternisent, les mains pleines de médailles dont elles nous montrent les revers. Afin que rien ne manque au charme et à l'enseignement de cette irrésistible étude, elle est relevée par un style excellent, animé, éloquent, pittoresque, qui serait aussi bien placé à l'Académie française qu'à celle des beaux-arts. Ce volume, qui a été une série de conférences familières avant de devenir un livre, nous semble supérieur encore aux précédents, parce que la donnée en est plus piquante et plus con- cluante.

La controverse restait encore possible à propos d'Au- guste et de Tibère ; non pas qu'il fut question d'approuver l'un et d'absoudre l'autre, mais parce qu'on pouvait se de- mander s'il était juste d'attribuer à l'astuce du premier ce qui fut surtout l'œuvre de son temps, et de voir dans les sanglantes ignominies du second des effets de situation plutôt que des traits de caractère. Il suffisait d'apporter au débat un peu d'esprit de résistance et de chicane pour trouver Auguste moins coupable que son époque, Tibère plus criminel que son héritage et que son rôle.

Celte fois, il n'y a pas à dire. Ce n'est plus en la per- sonne de tel ou tel fondateur d'empire qu'il s'agit de flétrir le pouvoir absolu. C'est la maVaria impériale dont l'influence implacable se manifeste, aux dépens du genre humain, dans des âmes qui, à ne consulter que les tra- ditions de race et les vraisemblances morales, auraient

178 NOUVEAUX SAMEDIS

du offrir l'exemple de toutes les vertus. C'est le venin de l'omnipotence s'infiltrant peu à peu dans des veines coule un sang généreux et pur, et y injectant toutes les fièvres chaudes qui font les Galigula et les Néron. C'est le démenti infligé aux affinités de naissance et de nature par cette éducation dissolvante qui ne semble jamais plus logique que lorsqu'elle crée des monstres. Ainsi, aux yeux de M. Beulé comme aux nôtres, Caligula et Néron ne cessent pas d'être des scélérats admirablement réussis ; mais ils sont surtout des logiciens terribles, prenant au mot fadoration universelle et dispensés d'être des hommes dans une société qui les divinise. « Caligula, » dit M. Beulé, - en se déclarant dieu, était-il un insensé, ou n'était-il » pas, au contraire, un être rigoureusement logique? » Trahissait-il une altération mentale ou ne donnait-il » pas, au contraire, une preuve admirable de lucidité, » de raisonnement, de bon sens? Était-ce un despote fré- » m'tiqueou un prince sincère et convaincu? »

Tel est le thème, et voilà ce qui fait, après Tacite, après Juvénal, après Suétone, Toriginalité du Sang de Germa- niais. Essayerai-je d'analyser ce livre? Non; les types sont trop connus. Nous savons tous ce que furent ces per- sonnages étranges. L'auteur les montre et les explique plutôt qu'il ne les raconte. Il nous en donne le sens et - nous prouve que leur moralité consiste justement à se J placer en dehors de toute morale. La vertu frappée de 1 stérilité et de néant, le vice développé ou envenimé dans des proportions telles, qu'on ne peut le regarder sans ver- tige, les espérances du monde se réveillant à chaque

1 I

M. BEULÉ 179

avènement d'un nouveau César et aboutissant au même cauchemar de servitude et d'infamie, l'enthousiasme po- pulaire survivant à ces mécomptes et s'amusant des tra- gédies sanglantes qui se jouent, sur sa lète dans les palais, à ses pieds dans les cirques, la démocratie s'ac- commodant de ce despotisme qui ne sévit que sur les hauteurs, n'avilit que les patriciens, ne pille que les riches, et lave ces crimes dans le sang des gladiateurs; ce tableau, présenté par M. Beulé sous une forme brève et saisissante, en dit plus que les déclamations les plus éloquentes contre le régime du bon plaisir, le gouverne- ment personnel et le pouvoir absolu. Qui oserait être d'un avis contraire à celui de l'ingénieux écrivain? Qui ne partagerait ses généreuses haines contre une tyrannie dont rinfaillible effet était de déshonorer le monde entier dans un seul homme, de rendre vraisemblables les mon- struosités et de faire paraître naturels les attentats per- manents contre l'humanité et contre la nature ?

Les objections, s'il en existe, ne peuvent porter que sur des détails. Je vais les soumettre à M. Beulé. En pareil cas, la discussion n'est qu'une variante de reloge. Puis- qu'il s'agit d'un livre tout est vivant, qui ressuscite le marbre et le bronze, la critique ne doit pas oublier que sa vie, à elle, c'est la polémique ^

1. Est-ce qu'il ne se fondera pas une sociélé de gens d'esprit, pour dire à d'autres gens d'esprit, entraînés par le paradoxe du moment : « Voyons! voulez-vous en venir avec ces éternelles allusions, empruntées à la ville éternelle? A établir une comparai- son quelconque entre Caligula ou iSéron et Napoléon 111 ? Ce serait

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M. Beulé, qui nous donne Caligula et Néron pour des logiciens, ne nous semble pas toujours aussi fidèle que ces formidables Césars aux lois d'une rigoureuse logique. On peut se demander çà et là, à certains passages de son livre, tantôt s'il ne lui arrive pas de confondre les effets avec les causes,' tantôt s'il ne s'arrange pas, à son insu, pour nous faire regarder comme fatal ce qui serait, d'a- près lui, la conséquence d'une institution ou d'un système. Je m'explique.

Dans sa pensée, Germanicus a failli à la mission provi- dentielle que lui assignaient, après la mort d'Auguste, sa popularité, son nom. le vœu des derniers Romains, la

trop drôle. Non, dites-vous, niais à prouver que le pouvoir absolu, le gouvernement personnel corrompt les races les plus saines et déprave les meilleures natures. Soit; mais alors votre thèse, fort spécieuse, j'en conviens, pourrait être adoptée, comme un éclatant panégyrique, par les plus zélés courtisans de l'empe- leur j car elle prouve que la droiture de son esprit et le libéralisme de ses idées ont prévalu contre les enivrements de la puissance. S'il est vrai qu'Hun des effets les plus infaillibles de la tyrannie soit de pervertir celui qui l'exerce et de le pousser à exagérer sans cesse son despotisme, si vous m'accordez que, du lendemain du coup d'Élat à la veille de l'expédition du Mexique, Napoléon 111 pouvait tout oser sans que le pays songeât à chicaner son omnipoterice, et si vous me permettez de remarquer qu'il est moins despote^ moins absolu en 18T0 qu'il ne l'était en 1853, qu'en conclure ? que, cette fois, ce sont les séductions autocratiques qui ont été vaincues par la bonne nature du souverain? qu'il a été retenu sur la pente fatale par la crainte d'être détrôné par T Académie française? Vous voyez bien que les comparaisons ne sont pas des raisons et que les allusions ne prouvent rien.

BELLE 181

mémoire de son père Drusus et Tamour de ses légions. ^< Il pouvait, « nous dit M. Beulé, » traverser les Gauleset y> l'Italie, purifier les traces de César, effacer le souvenir » de sa marche parricide, réhabiliter le Rubicon, franchir » enfin honnêtement ce triste cours d'eau qui reste noté » d'infamie dans l'histoire pour n'avoir pas arrêté et sub- » mergé Tambitieux qui allait commettre le plus exé- » crable attentat, w Je transcris ces lignes énergiques, parce qu'elles nous montrent à quel diapason nous sommes arrivés au sujet d'événements ou de personnages qui avaient bénéficié des indulgences acquises au génie, à la gloire et au fait accompli. Rivière ou ruisseau, le Rubicon avait été, jusqu'ici, plus proverbial qu'infâme, et l'attentat de César était plus discuté qu'exécré. Mais, puisque nous en sommes à Vut de poitrine de la réaction anti-césa- rienne, je ne demande pas mieux que d'en profiter.

Germanicus pouvait donc accomplir un coup d'État en sens contraire, épargner au monde l'horreur et Topprobre du règne de Tibère, et, sinon restaurer la république romaine, au moins donner à Rome un gouvernement libéral, honnête, aurait refleuri tout un regain des libertés, des traditions et des vertus antiques. Il ne l'a pas fait; il a laissé Tibère sur le trône; il a mieux aimé rester maître, à sa façon, dans ce vaste empire qui était à lui par droit de conquête, et qui s'étendait presque jusqu'aux bords de l'Océan. 11 n'a pas voulu échanger contre un grand rôle de libérateur politique sa position de chef mi- litaire, ses joies de père de famille, et le bonheur, très- rare cette époque), d'être exclusivement aimé par sa

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femme, qui lui donna de nombreux enfants, et qui, si on en juge par quelques indiscrétions physiologiques de M. Beulé, devait unir à beaucoup de chasteté beaucoup d'exigence conjugale. De une diminution de Germa- nicus, honoré par l'histoire plutôt à l'état de conjecture que de héros véritable, moins pour ce qu'il a été que pour ce qu'il aurait pu être.

S'il était permis de chercher à égayer un peu ce sujet si grave, ce tableau si triste, on pourrait presque, à cet endroit du récit, parodier ainsi la célèbre épigramme de Racine:

Que je plains le destin du grand Germanicus !

Quel fut le prix de ses rares vertus ?

Persécuté par le cruel Tibère, Léguant à ce tyran l'univers désolé, Il ne lui restait plus pour dernière misère

Que d'être jugé par Beulé.

Sérieusement, ce n'est pas ce que je reproche à l'au- teur du Sang du Germanicus, mais une contradiction que j'ai déjà signalée dans ses deux premiers volumes et qu'il était peut-être bien difficile d'éviter. La mort d'Au- guste, celle de Caligula, lui suggèrent le regret qu'il n'y ait pas eu, ici, de la part d'un homme intègre et illustre, là, parmi les honnêtes gens encore dévoués aux souve- nirs de la République, une tentative, un effort pour bri- ser, à son premier anneau ou à son troisième, la chaîne honteuse qui pesait sur le monde.

Ce regret est honorable; est-il logique? Dépendait-il alors d'un homme ou de quelques hommes de ressusciter ce qui était mort, de réformer ce qui tombait en pous-

BEULÉ \SU

sière, de régénérer ce qui n'était plus que corruption et pourriture? Est-ce tel personnage ou tel groupe qui a manqué h sa tâche? N'est-ce pas plutôt celte tache que rendaient d'avance impossible la dépravation des mœurs, la désuétude des lois, l'affaiblissement des caractères, les perversités toujours croissantes de cette civilisation païenne qui ne pouvait être purifiée et transformée que par un Dieu? Si les derniers déchirements de la vieille Rome, les crimes de Marins et de Sylla, les représailles de l'univers vaincu, se vengeant de sa défaite par le luxuria sœvior ormis, ont suffi, pendant des siècles, pour justifier à demi le Rubicon et César ; si le long règne d'Auguste, en y ajoutant la puissance de ses dissolvants, a paralysé Germanicus, préparé Tibère et créé cette almo- sphère impériale devaient se mouvoir à l'aise Caligula et Néron, comment faire les parts, comment distinguer ce qui revient aux défaillances des bons ou à Tomnipolence des méchants, au despotisme de l'individu ou au servi- lisme des multitudes?

Dans une page très-cloquente, que le défaut d'espace m'empêche de citer, M. Beulé nous parle des peuples livrés au luxe, à la cupidité, à la mollesse, « de cette ser- \\iuie qui n'est l expression que de leur propre lâcheté (pag 167 ) » est selon moi la question, et, dès lors, il devient difficile de croire qu'une volonté ou une vertu humaine personnelle ou col eclive pût raviver des institutions qui ne s'appuyaient plus sur rien, ou triom- pher d'un régime dont les complices étaient partout. Ce n'est pas dans la société extérieure ou, comme on dirait

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aujourd'hui, dans le monde officiel, qu'il faut poursuivre l'explication de ces phénomènes, ou qu'il fallait alors chercher le remède de ces maux; c'est dans les âmes. Voilà pourquoi le christianisme a agi sur les âmes, sans s'occuper des rouages matériels de ce monde qui devait tomber le jour les âmes seraient relevées de leur dé- chéance et arrachées à leurs ténèbres.

Ceci amène ma seconde objection. Est-il bien juste, est-il bien logique de faire de la psychologie avec des bustes, de la morale avec des statues, de l'histoire avec des camées? Certes, et les livres de M. Beulé nous le prouvent, il n'existe pas de meilleur moyen d'ajouter à l'attrait des démonstrations et à l'intensité des docu- ments. L'idée se personnifie sous des traits qu'on n'oublie plus ; elle se place à la portée de nos regards et de nos mains. Nous devenons pour quelques heures les contem- porains en effigie des hommes dont on nous parle, et ce n'est pas là, sans doute, ce qui peut déplaire à M. Beulé. Mais dire que l'idée se personnifie, n'est-ce pas sous-en- tendre qu'elle se matérialise? Ce n'est pas assez; il fau- drait créer un mot, et dire qu'elle se fatalise. Si vous donnez trop d'importance aux contours du visage, à l'am- pleur ou à la hauteur du front, à la carrure ou a la mai- greur des épaules, à la forme du menton, à l'inflexion du nez, si vous demandez à ces signes externes de vous expliquer un caractère, une intelligence, une existence, un tempérament , prenez garde ! Que devient l'influence des institutions sur les mœurs, des mœurs sur les événe- ments, des peuples sur les individus, des individus sur les

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masses? On vous répondra, en exagérant votre procédé, que Tibère, Caligula, Livie, Néron, Agrippine, Claude, Germanicus, Julie, Messaline, ont été ce qu'ils furent, non par suite de la malaria césarienne qui paralysait les uns et enivrait les autres, non par le vice des institutions et la faute du pouvoir absolu, mais parce qu'ils avaient le nez fait de cette manière ou le menton arrondi de cette façon, Ils ont obéi, non pas à la fatalité de leur situation, de leur société et de leur époque, mais à celle de leur nature. Dès lors, la philosophie, la politique et l'histoire sont reléguées au second plan pour laisser la parole à une science un peu matérialiste qu'on appelle la physio- logie, et à une science bien conjecturale qui s'est appelée la phrénologie.

Je pousse à dessein cette objection jusqu'à la charge en priant M. Beulé de croire que je ne vais pas jusque-là, pour amener ma vraie critique , celle qui s'adresse à la véritable lacune de cette œuvre originale et forte. Ce n'est pas sans surprise que j'ai vu, à la page 364, l'au- teur du Sang de Germanicus faire une part si large aux sto'iciens, nous les montrer sur une ligne parallèle et, pour ainsi dire ex œquo avec les chrétiens, et leur savoir tant de gré d'avoir donné au monde Nerva , Trajan, Adrien , Antonin et Marc-Aurèle. encore, il suftlrait d'exagérer ou de déplacer légèrement le point de vue pour mettre l'auteur en contradition avec lui-même. Le genre humain a du un siècle de bonheur à quelques vertus philosophiques, purement rationnelles, revêtues de la pourpre impériale... Mais alors celle pourpre n'est pas la

186 NOUVEAUX SAMEDIS

robe de Nessus? Le pouvoir absolu n'est pas nécessaire- ment funeste à ceux qui l'exercent et à ceux qui le subis- sent? Un sage sur le trône, avec une puissance sans li- mites, peut donc être l'idéal du politique? Non; car ce sage est mortel , et le successeur de Marc-A.urèle apprend au monde « que Marc-Aurèle est descendu tout entier dans le tombeau ». Les vertus, les bienfaits des Antonins ne furent qu'épisodiques; ils interrompaient le mal, ils n'assuraient pas le bien ; ils marquèrent un temps d'arrêt rien déplus dans la marche de l'humanité vers le Dieu inconnu que lui signalaient les apôtres et dont le sang lit pour elle ce que n'avait pas su faire le sang de Germanicus. Le stoïcisme monte sur le trône avec Nerva ; le christianisme n'y monte que deux ou trois siècles plus tard, avec Constantin. Dans Tordre moral, Constantin est très-inférieur à Nerva, ta Trajan, à Marc- Aurèle; mais les stoïques ne peuvent ni donner une solution, ni guérir une plaie, ni fixer un lendemain, ni faire descendre dans les couches populaires le bienfait de leurs doctrines, ni créer une foi, une morale, une so- ciété nouvelles. Leur influence se restreint à quelques familles aristocratiques que de hideux spectacles rejettent vers l'extrémité contraire, et qui, voyant le monde tout souffrir, font de cette souffrance la religion de leur vertu. L'énigme qu ils interrogent, c'est le christianisme qui l'explique ; toutes ces questions que les lecteurs mêmes de M. Beulé peuvent parfois trouver indécises, c'est l'Évan- gile qui les tranche. Il pénètre l'esprit, la conscience, les entrailles du peuple, régénère l'homme intérieur pour

BEULÉ 187

remonter lentement, entre une double haie de bourreaux et de martyrs, du fond des Catacombes jusque sur les hauteurs sociales. Voilà la révolution véritable, l'expli- cation décisive. Je regrette que M. Beulé ne lait pas in- diquée en quelques pages finales.

11 y aurait mis autant de fermeté que d'éloquence, dans cette image du vrai Dieu choisissant, pour racheter le monde, l'heure providentielle les Césars achèvent les dieux de l'Olympe en s'assimilant à eux et en s'autorisant de leurs exemples. Mais ce regret ne doit pas nous rendre injuste envers les dernières pages du livre, qui sont d'une grande beauté et l'auteur convoque, pour faire cor- tège à l'agonie de Néron, les ombres criminelles ou plain- tives des quarante et un princes et princesses de la famille d'Augusle, les spectres des persécuteurs et les fantômes des victimes. Fidèle à sa double vocation, il termine en artiste l'œuvre qu'il a commencée en moraliste et en pen- seur. Cette œuvre est, en somme, digne de tous les hom- mages; mes objections attentives, mes chicanes minu- tieuses, le soin que je prends d'éviter les allusions qui s'offrent à chaque page, tout prouve l'intérêt sérieux qui s'atlache à la publication de M. Beulé. En 1847, année aussi agitée et peut-être aussi fatidique que celle-ci, un critique, célèbre alors, oublié aujourd'hui, après avoir parlé sévèrement de VHistoire des Girondins, ajoutait : « Je vais relire Tacite. » Moi aussi, après avoir lu le Sang de Germanicus, je vais relire Tacite, Mais ce qui était une épigrammc sous la plume de Lerminier, est, sous la mienne, un éloge.

XII

\ OUINZAINE ELECTORALE

VARIATION- EN BLANC MAJEUR

Juiu 1869.

On réussit, en ce monde, par l'analogie ou par le con- traste C'est sur le contraste que je compte en vous recom- mandant aujourdhui, en pleine tempête électorale, un livTe singulier, qui tient à la fois de la rêverie, du roman et de la fantaisie musicale : V Homme sérieux et le Toque, par un écrivain encore peu connu, M. -\nthelme Ber-

vacq.

Fabien et Âlbéric sont deux amis, nés dans la même v.lle à quelques semaines de distance, et camarades de collé-e Ils entrent à peine en rhétorique, que tout le monde - parents, professeurs, compagnons d études, _ .'écrie avec l'unanimité la plus touchante : « Fabien «era un homme politique; il fera son chemin, soyez-en

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 189

bien sur 1 Quant à Albéric, il n'est que trop facile de tirer son horoscope... un songeur, un propre à rien, un cer- veau fêlé, amoureux d'une fleur , d'une chanson ou d'une étoile! Sa vie ne sera qu'une longue école buissonnière ; au déclin, il se trouvera, un beau soir, sur le versant de la coline, humilié de son passé, les mains et la tète vides, inutile à soi et aux autres, honteux de n'avoir pour- suivi que des chimères. »

Ce double pronostic se réalise de point en point. En 18-28, au sortir de Sainte-Barbe, Fabien sait déjà par cœur le texte de la Charte, le Bulletin des lois et les discours des gros bonnets de tous les partis. Un voyage en Angleterre lui fait toucher au doigt tous les ressorts du gouvernement parlementaire. 11 lit couramment le Globe, brille au premier rang dans sa parlotte, et s'oc- cupe sérieusement des élections. J'oubliais de vous dire qu'il y a des députés dans sa famille. Quant à lui, son choix a été prompt; il est doctrinaire. Sa gravité précoce lui en fait un devoir; nuance Royer-CoUard, tempérée de Martignac, assaisonnée de Rémusat. Royaliste constitu- tionnel, avec une foule de pondérations et de correctifs qui préviennent tous les périls, rassurent tous les inté- rêts et satisfont toutes les exigences. La liberté peut fleu- rir en paix ; Fabien lui a ménagé d'avance ses arrosoirs et ses tuteurs, sa part d'air, de fraîcheur et de soleil.

Pendant ce temps, Albéric s'adonne à toutes les bille- vesées. 11 a trois maîtresses. ïranquillisez-vous : elles ne lui causent aucun chagrin, et cela, par une bonne raison, c'est qu'il ne leur a jamais parlé. Ces trois maîtresses, je

11.

190 NOUVEAUX SAMEDIS

vais vous les nommer sans craindre de les compro- meUre : la première s'appelle Judith Pasla, la seconde Henriette Sonlag, la troisième Marie Malibran.

11 y a là, dans le livre auquel je vous renvoie, une analyse délicate, subtile, passionnée, de trois partitions, dont chacune est dévoilée à l'amoureux Albéric par une de ses cantatrices adorées : Otello, par M'^^^ Pasta ; la Sonnambula, par M^^ Malibran; Don Juan, par M"*^ Sontag.

11 estr toqué, c'est sûr! disent les amis et connais- sances d'Albéric, en le voyant dédoubler sa vie, manger, boire et dormir sans trop savoir ce qu'il fait, n'exister que dans un monde invisible il soupire avec Elvino, il tremble avec Desdemona, il raille avec don Juan, il chante avecOltavio, il rêve avec Amina, il pleure avec doiia Anna.

Un matin, notre visionnaire descend dans la rue : il remarque qu il fait très-chaud , que les boutiques sont fermées, et qu'on entend dans le lointain une vive fusil- lade. En ce moment, il rencontre Fabien, l'air sombre, la mine allongée, le chapeau enfoncé sur les sourcils, d'autant plus sérieux que les circonstances sont plus graves,

J'avais tout prévu, excepté cela! dit Fabien portant sa main à son front chargé de nuages.

Quoi? que Mozart n'a pas de génie? réplique Al- béric.

Eh non, imbécile! que le roi serait détrôné au nom de la Charte qui le proclame irresponsable.

LA QUINZAINE ÉLECTORALE iOl

Détrôné, qui? Rossini? jamais! Écoute plutôt la ro- mance du Soûle!...

Au fait, murmura Fabien entre ses dents, j'étais bien bon de mexpliquer, moi, homme sérieux, avec ce toqué qui ne vit que de sornettes , d'imaginations et de songes!

Et il s'éloigne en haussant les épaules.

Fabien n'est pas homme à se décourager pour si peu :

-— Doctrinaire , dit-il , vient de doctrine, doctrina , science,^ et tout le monde est d'accord sur ce point, que la doctrine ou science est supérieure aux événements. Ce qui manquait à nos institutions, c'était l'équilibre. La royauté pesant d'un côté, la liberté tirant de l'autre, la machine devait se détraquer. L'essentiel est de savoir qui remportera, de M. Guizot ou de M. Thiers; voilà lïra- mense problème de la société à venir; je ne me reposerai qu'après l'avoir résolu.

Les années s'écoulaient, et bientôt Fabien, à sa grande joie, atteignit l'âge d'éligibilité. Alors, sa gravité ne connut plus de bornes; mais elle connut beaucoup d'électeurs. En juillet, par une chaleur caniculaire, il entreprit une tournée de trois semaines dans un arrondissement qui cherchait une capacité. Il dépensa quelques milliers de francs, fit une cinquantaine de harangues, but cinq cents cruches de bière, attrapa une gastrite, donna les explications les plus satisfaisantes sur les vrais caractères de l'opposition dynastique, et manqua son élection de 37 voix. On était alors en 1842 ; toutes les fortes têtes du pays affirmèrent à Fabien que sa revanche serait certaine, qu'il

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était jeune, qu'il pouvait attendre, et que, six ans après,

son élection marcherait comme sur des roulettes.

Pendant cette longue période les hommes graves, comme chacun sait, déployèrent tant de sagesse, de bon accord et de prévoyance, Albéric continue de désespérer sa famille par des manies de plus en plus puériles. 11 va passer une saison en Allemagne, et en revient fou, com- plètement fou de Beethoven, de >A'eber et de Schubert. . Ici, j'en demande pardon à M. Anthelme Bervacq, il me semble qu'il abuse un peu de ses spécialités musica- les pour fondre, dans une étude trop savante, les émo- tions d'Albéric avec les beautés d'O&eron, à^Euryanthe, de la Symphonie héroïque, de la Pastorale et des Bal- lades. J'abrège et je simplifie à Tusage des ignorants comme vous et moi. Il nous suffira d'apprendre que, par un prodige d'intuition habituel aux hallucinés et aux somnambules, vue perçante des sourds, ouïe fine des aveugles, Albéric parvient à entrer si profondément dans l'œuvre des trois maîtres allemands, qu'il vit beau- coup plus avec eux qu'avec les Parisiens de 1845. Les sylphes d'Oberon deviennent ses amis intimes. Il écoute dans la nuit le bruit léger de leurs ailes; il voit en songe le lac à demi perdu dans la brume, à demi éclairé par le pâle croissant de la lune, glisse le chœur aérien des esprits invisibles. Son imagination malade devient un clavier dont les touches, sans cesse éveillées par de mys- térieuses mélodies, chantent et résonnent dans le vide. Il suit, page par page, les grands poèmes renfermés dans l'orchestre de Beethoven. Ce n'est pas lui qui commettrait

i

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 193

l'erreur de Mme Sand, laquelle avoue avoir un jour en- tendu, dans la Symphonie pastorale, \e c\mnl de la caille dans les blés verts, le susurrement du ruisseau dans la prairie printanière, au moment même elle s'aUendait aux rugissements de la tempête. Quand on lui demande s'il consent à être le sujet de Louis-Philippe, il répond quïl est le sujet du roi des Aulnes. Et en effet, vous auriez cru, à son air de certitude, qu'il apercevait, à travers les futaies, la chevauchée funèbre, comme nous voyons, au bois de Boulogne, les cavaliers et les ama- zones.

Un jour, Albéric apprend une grande nouvelle, l'arri- vée à Paris du vieux docteur Schindler, qui avait vécu dans l'intimité de Beethoven, et qui, seul parmi les sur- vivants de la grande époque, pouvait donner tous les renseignements désirables sur la fameuse sonate en la bémol, dédiée au prince Lichnowski.

Albéric court à Thôtel du Danube, est descendu le docteur. En chemin, il se heurte à une émeute qui est une insurrection à midi et une révolution le soir. Cette révolution trouble à peine les longues conversation d'Al- béric avec le fantastique vieillard, presque aussi toqué

que lui; mais elle bouleverse tous les projets du grave

*

Fabien qui allait être nommé député.

Il y a ici une scène très-paradoxale, mais assez amu- sante. Fabien avait admirablement employé ces six ans à dresser toutes ses batteries. En se faisant, après mures réflexions, couservateur progressiste, il était sûr de con- cilier tout, l'ordre et la liberté, la stabilité elle progrès,

19-i NOUVEAUX SAMEDIS

la tradition et la reforme. Il avait, comme on dit, son arrondissement dans la main. Il connaissait par leurs noms, leurs parentes, lecliiffrede leursimpôts, le nombre de leurs enfants et leurs demandes de bureaux de tabac, tous les électeurs du pays légal. Le roi de plus en plus irresponsable, les ministres certains de la majorité, tout était pour le mieux dans la meilleure des politiques pos- sibles. Prévoir une catastrophe, c'eût été blasphémer la Providence. Fabien, en s'examinant, se trouvait donc sans peur et sans reproche. Si je vais à un rendez-vous m'appelle un affaire sûre, et si une tuile me tombe sur la tète, est-ce ma faute ? non; c'est la faute de la tuile.

C'est donc avec toute la fermeté d'un esprit grave, d'une conscience nette et d'un calcul infaillible, que Fabien, affreusement débordé par les vainqueurs de février 1848, harangue le frivole Albéric, la première fois qu'il le rencontre. Vous devinez d'ici le dialogue. Fabien s'évertue à expliquer à son camarade comment et pour- quoi ce qui est arrivé était invraisemblable, impré- voyaUe, incroyable et impossible. A chaque réplique saugrenue d'Albéric, qui est en pleine distraction musi- cale et qui ne descend pas de ses nuages, l'homme sérieux frappe du pied et s'écrie avec un mélange de pitié et de colère :

Mon Dieu, que tu es léger! mon Dieu, que lu es puéril ! Mais, mon pauvre ami, te mèneront ces bille- vesées et ces chimères ?

Si Albéric était moins distrait ou moins toqué, peut-

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 195

être bien trouverait-il quelque chose à répondre; mais il rumine la grande sonate en la bémols et Fabien finit par parier tout seul.

Je glisse sur la phase suivante, les événements ne tournent précisément pas comme l'auraient voulu l'au- teur du livre, son héros et l'auteur de cet article. L'ar- rondissement où Fabien allait être élu sans l'anecdote de février, se déclare, en masse, quinze jours après, répu- blicain de la veille. Il repousse, en 1848, notre candidat comme royaliste, et, en 1852, comme libéral. Les deux fois, la lutte a été chaude. Fabien s'était piqué au jeu. A cheval sur les principes, il n'admettait pas que cette mon- ture pût jamais désarçonner son cavalier; mais enfin il est battu, et, le suffrage universel procédant par gros chiffres, notre homme manque son élection, la première fois, de huit mille voix, et, la seconde de douze mille.

A ce moment, il vient d'atteindre la quarantaine. Sa gravité naturelle se double de sa maturité acquise. Sans se laisser décourager par des catastrophes le bon sens, la foi jurée, la sagesse, l'honnêteté et la justice ne sont pour rien, il s'enfonce encore plus avant dans la politique. Avec cette force de volonté qui est le propre des esprits sérieux et des grands caractères, il ne s'accorde ni repos ni trêve jusqu'à ce qu'il ait élevé ses convictions à l'état de certitudes algébriques. Rien ne lui coûte; l'Angleterre étudiée à fond, il va en Amérique, subit vingt-cinq jours de mal de mer, a trois côtes enfoncées dans un accident de chemin de fer, un œil endommagé par une explosion de steam boat, et revient en Europe, radieux, connaissant

190 NOUVEAUX SAMEDIS

la démocratie comme s'il l'avait faite. Il ne s'agit que de la régler, se dit-il; tout à coup il pousse un cri : le cri d'Archimède! Une idée lumineuse a scintillé au fond de son cerveau. Tout est sauvé, et il passe grand homme, s'il peut réconcilier la liberté avec l'Empire, le couron- nement avec l'édifice.

Son raisonnement est trcs-ingénieux : « Dans le premier essai, pense-t-il, il y a eu trop de royauté pour la liberté ; dans le second, trop de liberté pour la royauté; dans le troisième, trop de démocratie pour la république. De conflit, tiraillement, dissolution et chute; mais une liberté forte avec un empire fort, ces deux forces s'équilibrant l'une par l'autre, voilà l'idéal. Avec ma recette, plus de révolution possible; plus de prétexte aux factions, aux taquineries, aux basses manœuvres des mécontents de tous les régimes. Enfin, enfin, j'ai trouvé, Eurêka iCéidiit pourtant bien simple... Oui, comme l'œuf de Christophe Colomb! De cet œuf, il sortira un aigle. Je prends un brevet d'invention, sans garantie du gouvernement... Que dis-je, garanties? Je ne lui en demande aucune, et je les lui donne toutes!... »

Cette époque, si glorieusement féconde pour la sérieuse intelligence de l'homme sérieux, achève de classer Albéric parmi les songes-creux les mieux réussis. Ultrà-quinqua- génaire, oubliant que les passions, gracieuses à vingt- cinq ans, sont hideuses ou grotesques à cinquante-cinq, le voilà menant de front deux amours ! et quels amours ! Adelina Patti et Christine Nilsson ! Je dois ajouter, il est vrai, en guise de circonstance atténuante, que, fidèle à

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 197

son système, il ne leur a jamais adressé la parole. N'im- porte! Adelina lui fait faire de mauvaises connaissances ; Norina , une veuve coquette, qui berne effrontément ce brave don Pasquale; Linda, une Savoyarde qui se laisse conter fleurette par un marquis; Violetta, une péche- resse qui meurt de la poitrine tout en chantant comme si elle n'était pas môme enrhumée; Rosine, une petite sour- noise qui tournera mal et trompera Lindor après avoir trompé Bartholo. Dans cette société absurde, Albéric perd le dernier grain de bon sens qui lui restait. Avec Christine Nilsson , c'est bien pis. Elle lui donne pour cama- rades et pour amis deux personnages absolument tim- brés; Tun. prince danois qui croit aux revenants, prend les courtisans pour des rats, et, sous prétexte que sa mère a empoisonné son père, n'est content que lors- que sa fiancée est allée se jeter dans la rivière; l'au- tre, vieux savant, se donne au diable pour le plaisir de séduire une jeune fille qui installe son rouet dans son jardin pour pouvoir filer à son aise sa laine et le parfait amour. Entre Ilamlet et Faust, Albéric vit comme un poisson dans Teau : il rompt tous les liens qui l'attachaient à la vie réelle, pour se plonger jusqu'au menton dans la poésie shakspearienne et la rêverie germanique. Il pénètre tous les arcanes du premier Faust, qui est obscur, et se flatte de comprendre le second, qui est inintelligible. A ceux qui lui demandent son avis sur le gouvernement personnel, il répond : To be or not to be. A ceux qui l'adjurent de prendre parti pour ou contre ]M. Emile Ollivier, il réplique : « Je voudrais

J!

i98 NOUVEAUX SAMEDIS

bien savoir quel était ce jeune homme! » Ainsi de suite. Tout a une fin en ce monde, les calculs des sages comme les visions des fous. Un soir, il n'y a pas bien longtemps, Albéric et Fabien se rencontrent, dans un quartier populeux, en face de deux monuments de construction récente, que l'on peut, avec beaucoup de bonne volonté, reconnaître pour deux théâtres. Dans Tun on fait de la musique, dans l'autre on fait du tapage ; ce qui, en dépit de AVagner, n'est pas toujours la même chose. Naturellement, Albéric est du côté de la musique; il a voulu savoir, le monomane! si son vieil ami don Quichotte pouvait être un héros d'opéra convenable. De l'autre côté, celui du tapage, le grave Fabien a reçu trois coups de poing et perdu son chapeau. Le nœud de sa cravate est défait , et sa redingote offre un spectacle déchirant.

C'est sur la place du Chàtelet que la rencontre a lieu, à travers un tumulte ou l'harmonie ne joue qu'un rôle in- finiment secondaire.

Décidément, dit Albéric assez perplexe, je ne suis pas bien sûr que cette légendaire figure de don Quichotte convienne à Topéra-comique.

Décidément, dit Fabien, je ne suis pas bien certain que les Parisiens soient mûrs pour ma grande idée ; réconciliation de la liberté avec l'Empire.

Il y a pourtant, par-ci par-là, quelques mélodies...

Voyons, Albéric, reprend Fabien exaspéré, veux-tu que je monte avec toi dans un fiacre, et que je te con- duise à Charenton?

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 190

A Charenton? Et pourquoi?

Parce que, au milieu des circonstances les plus graves, lorsque les hommes graves se consultent avec une grave anxiété, lorsque les intelligences graves ne se dissmiulent pas la gravité de la situation, lu t'obstines dans des folies qui ne lonl mené et ne te mèneront jamais à rien !

En ce moment, passe près d'eux un groupe d'étudiants très-échauffés. Un de ces jeunes gons crie dune voix de stentor :

Vive Bnncel!

Vive Mozart î crie Albéric à pleins poumons. L'homme sérieux réfléchit, et ne crie rien.

Lequel des trois était le toqué? Tous les trois peut-être ; peut-être aussi un quatrième, qui demande à faire des révélations. Vous avez deviné, n'est-ce pas? qu'Anthelme Bervacq n'a jamais existé, que son livre n'a jamais paru, que cette légère variation à la plume est de votre causeur du samedi, tellement toqué, celui-là, qu'il est homme à jeter dans l'urne cette page de copie et à porter triompha- lement à l'imprimerie son bulletin de vote oi^i il aura écrit en grosses lettres le nom de son candidat :

SANCnO PANCA

200 NOUVEAUX SAMEDIS

II

RÉCEPTION DE M. CLAUDE BERNARD A L*ACADÉ3I1E

FRANÇAISE

Rassurez-vous; l'ignorance est bonne à quelque chose; elle va me servir à ne vous raconter ni les travaux ni le discours du nouvel académicien. Voici tout ce que je me permettrai de vous en dire. Succédant à M. Flourens, M. Claude Bernard devait nécessairement nous parler des nerfs et de l'irritabilité nerveuse. Répondant à M. Ber- nard, M. Patin ne pouvait esquiver la question du pan- créas et des difficultés de la digestion. C'est ainsi que cette paisible et scientifique séance qui ressemblait à une docte oasis dans un désert jonché de candidats ou à une infusion de plantes médicales après une orgie de scrutin, s'est rattachée par des liens visibles à la grande préoccu- pation de lavant-veille. Que de nerfs irrités pendant la lutte! que de digestions difficiles après la bataille! Avouez que la science a ses malices et la physiologie ses à- propos.

Mais ce n'est ni pour chercher des applications imper- tinentes dans les discours de ces hommes si appliqués, ni pour faire des mots oiseux au sujet de choses sérieuses, que je suis allé au palais Mazarin et que je reviens vous en donner des nouvelles. Ce n'est pas sur la séance que je comptais, c'est sur l'heure d'attente. « J'aurai des voi- sins, me disais-je, peut-être des voisines; de quoi pour-

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 201

raient-ils causer, sinon des élections qui finissent à peine et dont un quart, à peu près, va recommencer? Il n'y a, à l'Académie, que des gens sages, bien posés, inca- pables de rien sacrifier aux passions et aux fantaisies dn moment. Je les écoulerai sans en avoir l'air; et, avec ce trésor de réflexions judicieuses, de commentaires mélan- coliques, j'écrirai un article qui tiendra le milieu entre la politique d'hier et la littérature de demain. »

Le hasard m'a servi à souhait. Conduites par le plus courtois des maîtres de cérémonies, trois personnes sont venues se placer derrière moi : une femme et deux mes- sieurs.

La femme, à égale distance de l'âge préféré de Balzac et de l'âge favori de Charles de Bernard ; trente-cinq ans environ; charmante; je l'appellerai Araminte pour plus de clarté.

Un des deux messieurs le mari évidemment tout de noir habillé ; rosette d'officier de la Légion d'honneur ; entre quarante et cinquante ans; physique, costume, attitude d'un haut fonctionnaire de province. Je le nom- merai Arcadius, sans qu'il soit question pour cela de Bas- Empire.

L'autre, ami ou compatriote, même âge que le mari; figure intelligente, physionomie de travailleur et de pen- seur. J'ai cru comprendre qu'il était professeur à la Fa- culté des lettres d'une grande ville. Je le surnomme Ilono- rius, toujours par la même raison : pour simplifier mon récit et clarifier mon dialogue.

Est-il loyal d'écouter des propos qui s'échangent entre

•20-2 NOUVEAUX SAMEDIS

gens que Ton ne connaît pas? Non, s'il s'agit de détails personnels; oui, si la conversation roule sur des généra- lités. Maintenant, si vous me dites quen parlant du gou- vernement sous lequel nous vivons, on parle de quelque chose de très-personnel, je ne saurai que vous répondre.

Eli bien! fit Arcadius avec une nuance de tristesse, voilà les élections finies, sauf les hasards du ballot- tage.

Oh ! le vilain mot! interrompit Araminte en minau- dant : quant à moi, si l'on envoyait des femmes à la Chambre et si j'étais candidat...

Date, dit le professeur, puriste par état ou par goût.

Date, soit; je ne consentirais jamais à être bal- lottée.

Oh ! madame, ce serait impossible. Vous seriez élue à l'unanimité.

Pas mal pour un professeur de belles-lettres ; mais, si nous nous amusons à faire de la politique sous la dic- tée de Marivaux, que feront les jeunes gens, les boule- vardiers et les fantaisistes ?

Demande plutôt ce qu'ils ont fait, répondit Honorius, redevenu sérieux.

Oui, et c'est ce qui m'attriste.. Il y a un symptôme dont je cherche le sens, une énigme dont j'ignore le mot. Thiers, Garnier-Pagès, Jules Favre, Carnot, Guéroult... je dirdis, en ma qualité fonctionnaire : Hélas! Mais Rochefort, Bancel, Gambetla, Raspail, d'Allon... Holà!

Sois triste, j'y consens, mais ne t'étonne pasl reprit le professeur, sans se douter qu'il faisait un vers.

LA QL'INZâLXE électorale 203

Explique-toi, nous avons le temps, la séance ne com- mence qu'à deux heures.

Oui, mais nous allons être affreusement ennuyeux^ et ta femme nous accusera de l'avoir fait tomber dans un piège.

C'est bien assez de l'Académie, répliqua l'aimable Araminte.

Madame, si vous vouliez prendre part au débat, il serait plus agréable, balbutia le galant Honorius.

Je ne me mêle pas de politique, dit-elle avec une jolie moue ; mais il me semble que Paris et Lyon sont dos phénomènes d'ingratitude...

Comment cela, madame ?

Tenez... Lyon, par exemple; avez-vous vu, il y a vingt ans, cette ville qu'on appelait dès lors la seconde du royaume?

Non, de l'Empire, fit le fonctionnaire par habitude.

Non, de la République... il y a vingt ans, madame vient de le dire... 27 mai 1849... un professeur doit être ferré sur ses dates.

Peu importe! poursuivit Araminte. Il y a vingt ans, Lyon était inhabitable... Figurez-vous, monsieur, qu'une femme ne pouvait pas y avoir un joli pied....

Et elle avança le sien, que je devinai d'instinct être fort petit.

D'où venait celte calamité?

Les rues étaient éiroites et tortueuses, toujours à l'ombre, pleines, hiver comme été, d'une couche de boue gluante et compacte... Nos mères... nos grand'mères

•204 >;OLVEAL'X SAMEDIS

étaient forcées de se faire fabriquer des chaussures tout exprès; ces chaussures déformaient fatalement le pied au bout d'un certain nombre d'années...

Malheur immense, madame! Et maintenant?

Maintenant, de larges rues avec de belles étiquettes impériales, des quais magnifiques, des trottoirs superbes, des squares comme à Paris; des parcs, des jardins bota- niques, des lacs, des gazons, des corbeilles de fleurs... et des édifices, monsieur! Des maisons qui ressemblent à des châteaux! des hôtels qui ont l'air de palais! des monuments qui ont une physionomie...

De casernes, toujours comme à Paris! reprit Hono- rius que je commençais décidément à porter dans mon cœur. Voilà donc les bienfaits: embellissements sur toute la ligne; prodigalités de moellons et de pierres; prome- nades splendides pour les cavaliers et les équipages; plus-value énorme des bâtiments et des terrains, et fa- culté, pour les femmes du monde, de mettre à leurs jolis pieds d'élégantes bottines de satin turc...

Bravo : bravo ! que voulez-vous de plus?

Rien pour le moment, madame... J'ai môme Thon- neur de tomber d'accord avec vous, et j'ajoute qu'à Paris, toute proportion gardée, les améliorations matérielles sont à peu près les mêmes. Sur quelques points, elles étaient moins urgentes; sur d'autres, elles restent fort contestables; mais enfin je ne vous chicanerai pas là- dessus... Je j.rends, à votre choix, un de ces grands centres, Paris, Lyon, Marseille, comme une cité idéale qui va me servir de type... Remarquez que je ne veux

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 20j

pas VOUS parler en politique , mais en moraliste....

Tant que vous voudrez, mon cher monsieur... Ne vous gênez pas... je ne suis pas ici pour m'amuser...

Eh bien, madame! qui dit suffrage universel, dit démocratie, et, si vous saviez le grec...

Je ne vous embrasserais pas...

Hélas! non, M. Pingard s'y opposerait; mais vous sauriez que démocratie signifie gouvernement du peuple. Le peuple est une force immense, inouïe, mystérieuse, que l'on ne connaît jamais à fond, et qui ne se connaît pas elle-même. Elle peut faire un bien ou un mal in- croyable, suivant qu'on l'éclairé ou qu'on Taveugle, qu'on la moralise ou qu*on la corrompt, qu'on la dérègle en paraissant la dompter, ou qu'on lui impose ses limites en lui assignant son emploi...

Mais il me semble... que M. de La Palisse...

Attendez, de grâce! On moralise ou on déprave le peuple de quatre manières... je ne cite que les princi- pales... Par le surcroît de bien-être qu'on lui donne et par la façon dont on le lui donne; par les leçons, et je comprends dans ce mot les lectures, renseignement, les spectacles, les journaux, etc; par les exemples; enfin, en lui laissant ou en lui ôtant, dans l'exercice de ses droits, le sentiment de sa responsabilité.

Quatre points! les bons prédicateurs n'en ont que deux! fit l'incorrigible Araminte.

Je serai bref... aussi bien, on commence à voir quelque mouvement dans cette ombre auguste s'agitent les immortels avant de se montrer à la foule idolâtre.

•206 NOUVEAUX SAMEDIS

D'ailleurs, pour ne pas trop contrarier Arcadius, je dirai

la société 2i\x lieu de dire le gouvernement.

Parlons d'abord du surcroît de bien-être : il est illu- soire. Demandez aux Sœurs de chanté da Petit-Mont- rouge, du faubourg Saint-Antoine, de la Chapelle, des Baîignolles, etc., etc., si Ton a suppiimé la misère en créant des quartiers neufs il y avait de vieilles mai- sons et de vieilles rues. On l'a déplacée, voilà tout. On lui a enlevé les dernières attaches qui lunissaient encore à la grande famille urbaine, pour envenimer ses souf- frances et la rendre plus hostile en la faisant plus nomade. Qu'importe, à un ouvrier de Paris ou à un conut de Lyon, qu'une ville neuve s'élève sur les débris de l'ancienne, s'il est lui-même un de ces débris, si le pain est plus cher, les loyers plus écrasants, les propriétaires plus rudes, la vie matérielle plus âpre? Vous lui donnez, à tant le cachet, des leçons d'envie et de haine; rien de plus. On lui montre des jardins, des massifs de fleurs, des cascades, des arbres transportés à grands frais du levant au couchant. Qu'en fait-il? Son taudis est-il moins sombre? son grabat moins dur? son terme moins mena- çant? Parce que les belles patriciennes pourront se pro- mener en bas de soie et sauvegarder la petitesse de leur pied, sa femme aura-t-elle une jupe? ses enfants au- ront-ils des souliers? Ces contrastes sont cruels; ques- saye-t-on pour les adoucir? Quelle morale lui a-t-on prêchée, à ce peuple dont les appétits sont incessamment surexcités par le spectacle de la richesse et du luxe? On l'a dressé, ce Tantale populaire, à ne plus rien croire de

I

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LA QUINZAINE ÉLECTORALE 207

ce qui pourrait rendre supportables les inégalités sociales, et lui faire de ses privations un mérite. Ses espérances diminuent à mesure que ses désirs augmentent. Son âme se matérialise à mesure que la matière lui refuse ses jouis- sances. On lui dit, de temps en temps, qu'il est roi; cette royauté chimérique devient pour lui la pire des servi- tudes, puisqu'il est esclave de tout ce qu'il voudrait avoir et de tout ce qu'il n'a pas!...

Voilà la plaie béante et saignante : comment s'y prend- on pour la guérir? L'enseignement, vous le connaissez; vous savez quels sont les plaisirs de ce roi en haillons, chaque fois qu'il peut dérober quelques heures à son tra- vail, quelques sous à son ménage. Ce qu'on lui a refusé en libertés, on le lui donne en licences. Les complaisances de la morale le dédommagent des rigueurs de la politique. Dans les journaux à 5 centimes, il lit des romans, repro- duits par toute la presse de province, et dont voici, avec de légères variantes, la donnée inévitable : un crime est commis; les soupçons tombent, bien entendu, sur un homme du peuple; à la fin, grâce à la sagacité d'un agent de police, on découvre que les vrais criminels sont des marquis ou des vicomtes. Et les théâtres? Les féeries dont la mode est passée, dit-on, mais ne peut manquer de re- venir ; car elle a pour excitants les plus acres convoitises de la sensualité humaine ! Les nudités en maillot rose î Les refrains en vogue, poésie et musique d'argot, que les Gavroches prêtent aux. gandins et que les gandins rendent aux Gavroches : Et toutes les variétés de l'indécence der- rière les vitrines des marchands d'estampes I

208 NOUVEAUX SAMEDIS

Gazez, mon cher monsieur, gazez!

Et les exemples, mesdames, les exemples? Ici, je suis bien forcé de vous mettre en cause. Pendant que la vie publique se mourait ou se murait, que d indiscrétions corrosives autour de la vie privée?

Mais... vous oubliez M. de Guilloutet...

Oui ; c'est comme si l'on croyait arrêter une épidémie en fermant une fenêtre ou une porte. Rien ne se discute (je parle du passé d'hier), mais tout se dit, se lit, se chu- chote et se sait. Pendant ces longs silences de la tribune et de la presse, quels ont été les aliments de la curiosité populaire? Le scandale sous toutes ses formes, le vice dans tous ses étalages, le mal dans tous ses triomphes. Le prolétaire du faubourg Saint-Antoine (saint Antoine, le patron des tentations !) voit passer dans des voitures à huit ressorts, dans tout l'éclat de leur faste insolent, d ignobles créatures nées dans des soupentes de con- cierges. Ce n'est' rien encore ; de tout temps, il y a eu des primes pour l'ignominie; mais que pense-t-il, cet homme, quelle fièvre s'allume dans ses veines, quand il lit le récit de vos fêtes, quand il sait que les grandes dames doivent cent mille écus à leurs couturières, que les marquises et les baronnes rivalisent de dépenses insensées, de toilettes absurdes, de fringantes allures, avec les pécheresses les plus tapageuses? La princesse de R... a dansé, cet hiver, 479 fois; la duchesse de R..., 540 fois; et la des- cription des robes! et le chiffre des diamants! et le menu des dîners! Et ces nuits de clubs ou de salons interlopes, ou se perdent, en quelques heures, des

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 209

sommes suffisantes pour nourrir et vêlir cent familles !...

Mais, mon ami, dit tout bas Arcadius, il me semble que ton homélie n'a pas beaucoup de rapport avec le suf- frage universel et le scrutin du 24 mai.

Plus que lu ne crois, mais j'y arrive. Voilà par quelles souffrances, par quelles leçons, par quels exem- ples, par quelles images la démocratie a passé pendant cette longue phase. Voilà comment ellle s'est préparée à l'exercice de ce droit formidable qui n'a et ne peut avoir à ses yeux d'autre contre-poids que la force, d'autre cor- rectif que le gendarme. De lumière, point; d'espérance, point; de croyance, aucune; plus d'affection, plus de res- pect, plus d'âme; nulle hygiène intellectuelle, morale et politique ; nulle part réelle au gouvernement; nulle édu- cation préalable qui lui révèle ce que c'est que la liberté, l'usage ou l'abus qu'on peut en faire, quels sont ses vrais amis et ses ennemis véritables, ce qui peut l'assainir ou l'envenimer, la féconder ou la perdre. Ayant entre ses mains un instrument dont on ne lui a pas appris à jouer, sans autre conseiller que ses passions, sans autre frein que les sergents de ville, trop savant pour se reposer dans ce qu'il ignore, trop ignorant pour se méfier de ce qu'il sait, à la fois maître et serf, surexcité et enchaîné, flatté comme les souverains et muselé comme les bètes, que fera le peuple? Ce qu'il a fait. Point de moyen terme; point de progrès pacifique ; point de conquête libérale ; des prises d'assaut démagogiques ou des obéissances de chien battu ; des noms qui sont des anathèmes ou qui promettent des bureaux de tabac; des irréconciliables

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210 iNOUVEAUX SAMEDIS

OU des chambellans... Il s'est précipité vers les extrêmes, et l'on peut dire, avec ou sans jou de mots, que la société est aujourd'hui à toute extrémité. -- Le mot de la fin! murmura Arcadius en souriant.

Oui, mon cher, de la fin, reprit Honorius sans sou- rire.

Mon ami, dit Araminte à son mari, un sermon et deux discours, c'est beaucoup pour une pauvre fille d'Eve. Tu m'indemniseras, n'est-ce pas? en me condui- sant, ce soir, au spectacle.

Oh! très-volontiers.

Mais je veux prouver à notre bon Honorius, quej'ai profité de sa leçon. Je le demande de me faire voir une pièce morale, il n'y ait pas ombre de mari trompé par sa femme.

Rien de plus facile, fit Arcadius, en tirant de sa poche un journal de spectacles. Voyons... Opéra: demain, les Huguenots] ce n'est pas cela.

Non; pauvre Nevers!

Théâtre-Français : Julie.

DéUcieux, mais... tu sais?... l'orage, la maison du garde!...

Tu as raison... Odéon : Lucrèce.

Ah! celle-là, ce n'est pas sa faute. N'importe! cher- chons autre chose.

Gymnase : le Filleul de Pompignac.

Très-spirituel... Mais on y voit un jeune homme qui se croyait le fils d'un particulier et qui est le fils d'un gé- néral.

LA QUINZAINE ÉLECTORALE 211

Porte Saint-Martin : Patrie! Patrie!

Sublime: cornélien!., héroïque!., autant de patrio- tisme que de talent... mais autant d'adultère que de palriolisrae!...

Palais-Royal : Gavaudy Minard et C'^^ *.

Très-drôle... mais, hélas! le mari d'Alphonsine!...

Opéra-Comique : Jaguarita!

Excellent! va pour Jaguarita!... au moins, nous sommes sûrs de trouver une femme sauvage..,

Encore ne faudrait-il pas trop s'y fier... Elle fail tant de roulades!

Les immortels setaient assis sur leurs fauteuils, qui sont des bancs. Le discours commençait. Pour vous en offrir le commentaire didactique, il faudrait une plume plus compétente que la mienne. Moi, je n'ai pu vous en dire que le prologue.

' 1. C'était le programme des spectacles de mai ou juin 1869 ; si nous choisissions ceux d'avril 1870, ce serait exactement la même chose.

XIV

ERNEST RENAN

Juin 1869.

En 1831, la Némésis renvoyait Lamartine aux électeurs de Jéricho. Les électeurs de Meaux viennent de renvoyer M . Ernest Renan aux rives du Jourdain. Aura-t-il à s'ap- plaudir de cette nouvelle excursion en terre sainte? Oui, s'il ne sagit que de rendre justice aux grâces un peu efféminées du style, au charme des paysages, à l'agré- ment d'un récit qu'il faudrait pouvoir lire sans aucune préoccupation scientifique ou religieuse. Non, si M. Re- nan, parvenu aujourd'hui à la pleine maturité, aspire à passer enfin pour un écrivain sérieux, pour un érudit de bon aloi, pour un critique d'envergure germanique, digne de rivaliser avec les bons Allemands, si conscien-

1. Saint Paul.

ERNEST RENAN 213

cieusement absurdes et si savamment déraisonnables.

Afin de justifier, séance tenante, nos éloges exclusive- ment littéraires, commençons par citer deux pages du nouveau Saint Paul. Le livre n'ayant paru qu'avant-hier, notre citation aura l'attrait d'une primeur :

« Ces longs voyages d'Asie Mineure, pleins de doux ennuis et de rêveuse mysticité, sont un mélange singulier de tristesse et de charme. Souvent la route est austère; certains cantons sont singulièrement après et pelés. D'autres parties, au contraire, sont pleines de fraîcheur, et ne répondent nullement aux idées qu'on s'est habitué à renfermer sous ce mot vague d'Orient. L'embouchure de rOronte marque, sous le rapport de la nature ainsi que sous le rapport des races, une ligne profonde de démarca- tion. L'Asie-Mineure, pour l'aspect et pour le ton du paysage, rappelle l'Italie ou notre Midi à la hauteur de Valence et d'Avignon. L'Européen n'y est nullement dé- paysé, comme il l'est en Syrie et en Egypte... L'eau y est abondante; les villes en sont comme inondées; certains points, tels que Nymphi, Magnésie du Sipyle, sont de vrais paradis. Les plans étages de montagnes, qui ferment presque partout l'horizon, présentent des variétés de formes infinies et parfois des jeux* bizarres, qu'on pren- drait pour des rêves si un artiste osait les imiter : sommets dentelés comme une scie, flancs déchirés et déchiquetés, cônes étranges et murs à pic, s'étalent avec éclat toutes les beautés de la pierre. Grâce à ces nombreuses chaînes de montagnes, les eaux sont vives et légères. De longues files de peupliers, de petits platanisles dans les larges lits

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des torrents d'hiver, de superbes cépées d'arbres dont le pied plonge dans les fontaines et qui s'élancent en touffes sombres du bas de chaque montagne, sont le soulagement du voyageur. A chaque source, la caravane s'arrête et boit. La marche durant des jours et des jours sur ces lignes étroites de pavés antiques, qui depuis des siècles ont porté des voyageurs si divers, est parfois fatigante; mais les haltes sont délicieuses. Un repos d'une heure, un mor- ceau de pain mangé sur le bord de ces ruisseaux lim- pides, courant sur des lits de cailloux, vous soutient pour longtemps. »

Nous voici à Athènes, après avoir passé par la Macé- doine :

<v ... est le secret de cette gaieté divine des poëmes homériques et de Platon. Le récit de la mort de Socrate dans le Phédon montre à peine une teinte de tristesse. La vie, c'est donner sa fleur, puis son fruit; quoi de plus? Si, comme on peut le soutenir, la préoccupation de la mort est le trait le plus important du christianisme et du sentiment religieux moderne, la race grecque est la moins religieuse des races. C'est une race superficielle, prenant la vie comme une chose sans surnaturel ni arrière-plan. Une telle simplicité de conception lient en grande partie au climat, à la pureté de l'air, à l'étonnante joie qu'on respire, mais bien plus encore aux instincts de la race hellénique, adorablemcnt idéaliste. Un rien, un arbre, une fleur, un lézard, une tortue, provoquent le souvenir de mille métamorphoses chantées par les poêles; un filet d'eau, un petit creux dans un rocher, qu'on qualifie

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ERNEST RENAN 215

danlre des nymphes ; un puits avec une tasse sur la mar- gelle, un permis de mer si étroit, que les papillons le tra- versent, et pourtant navigable aux plus grands vaisseaux comme à Poros; des orangers, des cyprès dont l'ombre s'étend sur la mer, un petit bois de pins au milieu des rochers, suffisent en Grèce pour produire le contentement qu'éveille la beauté. Sepromener dans les jardins pendant la nuit, écouter les cigales, s'asseoir au clair de la lune en jouant de la flûte ; aller boire de l'eau dans la montagne, apporter avec soi un petit pain, un poisson et un lécythe de vin qu'on boit en chantant; aux fêtes de famille, suspendre une couronne de feuillage au-dessus de sa porte; passer des journées à danser, à jouer avec des chèvres apprivoisées, voilà les plaisirs grecs, plaisirs d'une race pauvre, économe, éternellement jeune, habitant un pays charmant, trouvant son bien en elle-même et dans les dons que les dieux lui ont faits. ^>

C'est charmant, allez-vous me dire, presque aussi charmant que ce pays Ton s'amuse à si peu de frais ; mais quel rapport ces jolis tableaux offrent-ils avec l'apostolat de s^iint Paul? Quel rapport surtout avec une discussion serrée, didactique, concluante, définitive, qui ôteraità saint Paul le caractère surnaturel de sa conver- sion, de sa mission, de son rôle unique dans les origines du christianisme, pour ne lui laisser que l'originalité puissante d'un homme de génie et la fjugue passionnée d'un sectaire? Aucun, pas le moindre, et c'est ainsi que nous revenons au livre par les sentiers fleuris de l'Asie- Mineure et de la Grèce.

216 NOUVEAUX SAMEDIS

Il est aujourd'hui facile de se rendre parfaitement compte du succès de la Vie de Jésus et de la chute des Apôtres. Ce qui domine tout, en pareil cas, c'est l'effet de curiosité et de surprise. A coup sûr, les âmes pieuses savaient que le nouvel historien de N.-S. Jésus-Christ allait les blesser dans leurs plus chères croyances. Les réfractaires , dont Tincrédulité s'envenime jusqu'à la haine, n'ignoraient pas que l'ingénieux écrivain se met- trait à genoux pour démolir, donnerait à ses négations des attitudes d'hommages, et emploierait le miel comme dissolvant, au lieu de vinaigre. Mais, à égale distance des âmes pieuses et des esprits hostiles, l'ouvrage de M. Ernest Renan vit arriver à sa rencontre une foule d'i- maginations romanesques, malades, féminines, énervées ou gâtées par une fausse culture, à demi chrétiennes, à demi mondaines, prêtes à accepter comme parole d'É- vangile ce qui leur permettait de concilier leurs hérésies sentimentales avec leur religiosité factice, de substituer le charme au miracle et de ne repousser Jésus comme fils de Dieu que pour mieux Vadorer comme personnage idéal et céleste. Remarquez, en effet ^ que, parmi ces éclectiques des deux sexes, dont le christianisme flottant va de Mgr Baùer à M. Ernest Renan, jamais le mot ado- rable n'a été plus complaisamment prodigué que depuis qu'ils n'ont plus, en bonne logique, rien ni personne à adorer.

Tout se réunit donc pour assurer la vogue extraordi- naire de cette Vie de Jésus, et les évéques, beaucoup plus à leur aise contre un sophiste officieux que contre un

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candidat officiel, y contribuèrent, pour leur large part, en multipliant, avec un luxe inépuisable de textes et de preuves, leurs réfutations et leurs répliques.

Mais M. Renan, dont l'esprit souple et fin comme son style semblait avoir songé à tout, n'avait pas pensé à cette loi de gradation que doivent observer tous les prestidigi- tateurs, et que l'un d'eux a consacrée par le mot prover- bial : « De plus fort en plus fort! » Il était clair qu'en essayant d'abord ses respectueuses hardiesses, ses audaces félines, sur le fondateur de la religion chrétienne, en surexcitant l'effet de curiosité et de surprise autour du berceau divin, il se condamnerait, pour la suite, à perdre ses chances de succès à mesure que l'infériorité de ses personnages ferait mieux ressortir la faiblesse de ses ar- guments et l'uniformité de ses procédés. Tout est relatif en ce monde; expliquer par des phénomènes physiques l'Ascension et Pentecôte; supposer qu'un coup de vent peut ressembler à la descente du Saint-Esprit, et que l'ex- trême pureté de l'atmosphère peut donner à une foule rassemblée l'illusion d'une figure aérienne, s'élançant vers le ciel, ce qui nous semblerait, à nous cléricaux, plus explicable au milieu d'épais nuages, c'était fort persunsif. Mais, lorsqu'on a, trois ans auparavant, natu- ralisé de la môme façon la Nativité et la Résurrection du Sauveur, lorsque la sobriété des Galiléens a paru suffi- sante pour rendre vraisemblable le miracle de la multipli- cation des pains, ces interprétations scientifiques et phé- noménales doivent nécessairement perdre beaucoup de leur piquante nouveauté. Il n'y avait plus, cette fois.

218 NOUVEAUX SAMEDIS

Je fraîcheur que dans le style, et ce n'était pas assez pour continuer le succès. Non-seulement les Apôtres tom- bèrent, mais ils réagirent contre l'œuvre qu'ils étaient destinés à compléter. Grâce à une sorte de talion, M. Er- nest Renan subissait un malheur pareil à celui qu'il avait voulu infliger aux objets de son adoration négative, lors même qu'il avait essayé de mettre à nu et de rappro- cher de notre faible intelligence les miracles et les mys- tères, ses tours de force n'avaient plus de secrets pour nous ; il nous était facile d'en toucher au doigt le méca- nisme et les ressorts, et nous pouvions lui dire, comme Dorine à Orgon :

Vous ne vouliez point croire, et Ton ne vous croit pas !

Voilà en peu de mots, les antécédents de la troisième tentative que M. Ernest Renan risque aujourd'hui, sous le titre de Saint Paul, au milieu de circonstances qui donnent à la publication de ce gros volume un air de défl. Sera-t-il aussi fêté que le premier, ou aussi malheu- reux que le second? Les chrétiens savent par avance ce qu'ils vont y trouver; mais du moins ofTrira-t-il quelques satisfactions à ceux qui apportent dans ces débats l'im- passibilité et la gravité allemandes, qui adjurent la cri- tique de rendre à la science ce qu'elle ôte à la foi, qui ne lui permettent pas de se borner à jeter de la poudre aux yeux, à remplacer les documents infaillibles, les preuves sans réplique, par un docte appareil de notes polyglottes, de renvois à des milliers d'auteurs et de livres que nul ne sera tenté d'ouvrir?J'essayerai de répondre à cesquestions

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dans un prochain arlicle. Pour cette fois, forcé de m'en tenir aux premières impressions d une rapide lecture, je constate que ^1. Ernest Renan n'a changé ni de méthode, ni de manière. Seulement, averti par l'insuccès des Apôtres, il paraît avoir cherché, dans Saint Paul, à réussir surtout par la littérature, à nous obliger d'admirer en lui l'artiste plutôt que l'érudit, le paysagiste plutôt que le critique, l'écrivain amoureux des beaux horizons, des sites pittoresques, des élégances helléniques, plutôt que le controversiste acharné à faire des doutes avec des certi- tudes ou des certitudes avec des doutes. Si son volume est pris dans ce sens par le public, si les dilettantes, les lettrés, les libres penseuses ou simplement les intrépides lectrices de tout roman à la mode, se décident à traiter saint Paul comme un personnage historique ou légen- daire, à se mettre à Taise avec les Écritures, et à passer par-dessus les Co77ip..Aes Tisch... les Encom... les^Epk... les Seront... les phrases grecques, ariennes, hébraïques ou syriaques qui hérissent le bas des pages, comme une poignée d'épines accrochées à une jolie robe; s'ils lisent l'ouvrage de M. Renan comme ils liraient un récit de voyage entremêlé de légendes romanesques et écrit par un raffiné, il est possible que Saint Paul, sans faire autant de bruit que la Vie de Jésus, ait plus de succès que les Apôtres. Ce serait alors non plus tout à fait un scandale, gros mot qui ressemble à un coup de cloche et dont la crilique mondaine ne doit jamais abuser, mais une es- pèce d'accommodement trop habituel à notre société fri- vole. Ce pourrait être en religion ce que sont, en morale,

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les empressements ou les tolérances des gens du monde en faveur de certains romans ou de certaines pièces de l'auteur favori.

Mais, si M. Renan est réellement ce qu'il veut paraître, s'il faut prendre à peu près au sérieux la phrase finale de son Introduction, il déclare qu'il a compris « ses des- seins comme des devoirs >^ que pourrait signifier à ses yeux comme aux nôtres ce succès, tout conjectural en- core ? L'auteur de Saint Paul n'a pas eu, je crois, la pré- tention d'être un nouveau Luther, de créer un schisme, d'inaugurer une religion dont il resterait à chercher les dogmes, la discipline et la morale. Il semble, autant qu'on peut le saisir à travers mille faux-fuyants, pour- suivre le triomphe ou le culte de l'idéal. L'idéal ! c'est bien vague; je le conçois et je l'approuve chez les artistes, chez les poètes, dont tout le rôle est de maintenir les àraes dans des régions assez hautes, assez pures, pour qu'un pas de plus suffise à les élever vers Dieu. Mais l'idéal, sous la plume de M. Ernest Renan et dans des ouvrages tels que les siens, est son propre contradicteur. Idéaliser le christianisme, c'est, en réalité, le matérialiser. Dégager une religion de tout ce qui, d'après l'exacte éty- mol'ogie, en fait le lien des âmes, de tout caractère divin, de toute révélation surhumaine, de tout mystère surna- turel, de toute application pratique, c'est la livrer à l'homme, créature bornée, sensuelle, qui, après en avoir amusé un moment son rêve, finira par l'assujettir à ses passions et à ses appétits. Ceci est tellement vrai, que iidéal de M. Renan, s'il devait prévaloir et passer à l'état

ERNEST RENAN 22i

de Catéchisme ou d'Évangile, ne serait possible que dans les classes supérieures, parmi les intelligences très- cultivées, au milieu des héritiers légitimes de ces Athé- niens qui, d'après lui, avaient le goût trop fin et trop délicat pour se plaire aux prédications de saint Paul. Des- cendant un ou deux échelons, celte doctrine impalpable deviendrait, chez les esprits vulgaires, Thumble servante des caprices les plus fantaisistes, et, dans les masses popu- laires, l'esclave des plus grossières convoitises. La Reli- gion perdrait ainsi, en pleine démocratie égalitaire, un de ses plus admirables privilégr^s, celui de s'adresser à tous, d'exister pour tous*, d'établir entre les diverses intelli- gences cette égalité sublime qui relève les petites sans hu- milier les grandes.

Non ; voici plutôt quelle peut être l'ambition de M. Er- nest Renan : écrire, touchant les Origines du christia- visme, une œuvre d'ensemble qui laisse une trace profonde parmi les hommes passionnés pour ce genre d études, qui marque une date mémorable dans l'histoire de cette science toute moderne qu'on appelle la critique; non plus la critique appliquée aux ouvrages de l'esprit, mais travaillant à expliquer, sans y croire, les choses qu'il est beaucoup plus sage, plus simple et plus facile de croire sans les expliquer.

Parviendra-t-il à ce but, le plus noble, selon lui, au- quel puisse prétendre l'intelligence humaine.^ J'en doute. Pour qu'un livre de ce genre creuse et laisse son em- preinte, pour qu'il survive au succès de curiosité ou de vogue, on a le droit d'exiger de trois choses Tune : qu'il

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aftirine, qu'il Jétriiise ou qu'il crée. L'aflîrmalion est un commencement de prosélytisme, qui, s'il s'étend de un à plusieurs et de plusieurs à une fjule, peut d3venir une doctrine. La destruction a au moins le mérite de faire des ruines sur lesquelles peuvent bâtir de nouveaux archi- tectes. La création est la plus belle victoire de l'esprit in- dividuel, surtout quand cet esprit veut se subsituer à Dieu.

M. Renan affiime-t-il? Répondre non ne serait pas assez; car tout^ sa méthode se compose d'un contraire d'affirmation. Quand nous entrerons dans le détail de son dernier volume, je vous montrerai, pièces en niâin, qu'on pourrait faire des pages entières avec les formules dubi- tatives qui le remplissent.

M. Renan délruit-il? Non; car, en se posant systémati- quement en ennemi du surnaturel, il ne s'est pas aperçu, dès le principe, qu'il le déplaçait au lieu de l'anéantir, qu'il nous demandait d'ajouter foi à des prodiges bien plus extraordinaires que ceux dont il s'est fait Tanlago- niste. Les mystères restent ou deviennent bien plus mysté- rieux après qu'il a tenté de les éclaircir, et toute sa tac- tique aboutit à nous forcer, nous qui ne sommes pas même sorciers, de résoudre ces mêmes énigmes dont il refuse la solution aux prophètes, aux saints, aux apôtres et à Dieu.

M. Renan a-t-il créé? Oh 1 ici la question ressemble à une épigramme. S'il y a au monde un esprit peu créa- teur, c'est celui de M. R^nan. Son ingéniosité, que je ne conteste pas, est plus subtile qu'inventive, plus dissolvante

I

ERNEST RENAN 223

que pénétrante. On dirait son rayon \i5uel doué d'une faculté bizarre, qui consiste à fondre les objets en les re- gardant. Dans ce singulier travail qui serait curieux s'il n'était funeste, les textes sacrés et authentiques devien- nent des récits; les récits deviennent des légendes; les légendes deviennent des hypothèses; les hypothèses se changent en fictions, les fictions en figures, les figures en visions, les visions en paysages; les paysages mêmes perdant leur solidité, leur couleur, leur relief, leurs lignes, leurs contours pour nager dans une atmosphère fluide la nature à son peut-être comme le surnaturel. La vérité, que dis-je? ridée, la conjecture, avec M. Renan, a les allures de la Galathée du poëte; elle fuit sans cesse vers les saules, mais elle ne désire pas être vue, ou plutôt je vous défierais de la voir. Toutes ces qualités et bien d'autres encore sont diamétralement opposées à la puissance de création. Nous les retrouverons, en étudiant Saiyit Paul de plus près; mais nous pouvons déclarer, dès à présent, qu'elles se résument toutes dans ce triple caractère; impossibilité d'affirmer, de détruire et de créer.

224 NOUVEAUX SAMEDIS

II

Si je dis:\is que M. Renan n'a pas d'esprit, il refaserait de me croire. Si je disais qu'il n'est pas de bonne foi, il se fâcherait. Comment faire? j'ai lu très-attentivement son Saint Paul sans pouvoir échapper à cette alternative- Sincérité, aux dépens de sa renommée d écrivain spiri- tuel et savant; ingéniosité, au détriment de sa réputation de franchise : voilà lïmpasse dont il mest impossible de sortir.

Le volume a près de six cents pages. C'est assez dire qu'on ne saurait l'analyser en détail. Ce qui m'a paru plus facile, c'est de grouper quelques arguments, quelques fai^s autour des principaux épisodes de la vie apostolique de saint Paul, et d'y chercher le secret des procédés de M. Renan; procédés qui forment à peu près toute sa méthode, et qu'on pourrait réduire à sept ou huit; insi- nuation, contradiction, emploi de toutes les formules du- bitatives; confusion, diminution, exagération, art de trouver des ressemblances dans ce qui diffère et des con- trastes dans ce qui se ressemble : habitude de prendre au pied de la lettre ce qui est figuré ou symbolique et de traiter de mythe ou de figure ce qui est positif. Je vais mexpliquer à laide de preuves et d'exemples.

ERNEST RENAN 22:;

Commençons par le commencement. Toutes les sub- tilités de M. Ernest Renan seraient superflues, s'il était prouvé que Jésus-Christ a eu des frères et des sœurs. Je n'ai pas besoin d'insister. Le mystère de l'Incarnation de- vient une jonglerie ; la virginale maternité de Marie, un mensonge ; la divinité de Jésus, une imposture; cette clef de voûte une fois arrachée de Tédifice, tout croule, et on peut se dispenser d'infirmer la mission des Apôtres. C'est pour cela que les inimitiés les plus violentes, moins patelines que celle de M. Renan l'énorme grifl'e de M. Hugo notamment se sont acharnées sur la queslion de savoir si Jésus a eu des frères et des sœurs, et l'ont branchée avec une telle furie d'affirmative, que nous som- mes des imbéciles ou des hypocrites de croire ou d'avoir l'air de croire le contraire.

Or, tous les hébraïsants les vrais vous diront que, dans les langues sémitiques, et spécialement en hébreu, les mots frère, sœur signifient aussi cousine et cousin germains-, ce qui éclaircil et aplanit tout.

Que fait M. Ernest Renan, au moins dans Saint Paul? D'une part, il ne peut oublier que ces frères et ces sœurs de Jés^is, affirmés dans son premier ouvrage, lui ont attiré de victorieuses répliques. De l'autre, il lui coûterait trop de renoncer ouvertement à l'immense avantage que ce détail préliminaire, s'il reste seulement en suspens, assure à sa méthode dissolvante. Voici comment il pro- cède : à la page 281, il écrit sans paraître y toucher : « Jacques, frère du Seigneur; » à la page 283 : « Plusieurs des frères du Seigneur; » à la page 284 : « Sa qualité de

226 NOUVEAUX SAMEDIS

frère du Seigueur. » Le coup est porté, le lecteur superfi- ciel n'a plus qu'à se dire : « Au fait, pourquoi pas? Cet illustre membre de Tlastitut en sait plus que moi. ^> Mais, à la page suivante (284), l'auteur se ravise : « Jacques, nous dit-il, était-il bien le frèro ou même seu » lement le cousin germain de Jésus? » Et plus bas ; « Il reste au moins bien surprenant que deux enfants » sortis du môme sein ou de la même famille aient été » d'abord ennemis, puis se soient réconciliés, pour » rester si profondément divers, que le seul frère bien » connu de Jésus (cousin germain tout à l'heure) aurait été » une sorte de pharisien... ^ Et nous passons à d'autres exercices.

Vous le voyez; affirmation aussitôt retirée sous forme dubitative, alîectation de surprise, insmuation, confu- sion détail essentiel réduit à l'état d'hypothèse sans im- portance, tout y est.

Voilà le seuil déblayé; entrons.

Le livre s'arrête trois ou quatre ans avant la mort de saint Paul, au moment de son arrivée à Rome (an 62 de rère chrétienne). On peut donc considérer comme les l»oints culminants du récit les missions de l'apôtre en Gilatie et en Macédoine, à Corinlhe, à Antioche , à Éphèse, son retour à Jérusalem, enfin la traversée de Césarée à Rome; miracles continuels que M. Reuan va, selon nous, déplacer sans les détruire.

Puisque Ihabiie écrivain est si enclin à exprimer ses surprises , nous lui dirons les nôtres. D'après lui et d'après l'histoire, les populations de Galatie et de Macé-

ERNEST RENAN 257

doine étaient simples, honnêtes, laborieuses, chastes, naïves, admirablement préparées, par conséquent, à ac- cueillir et à faire fructifier h foi nouvelle; soit. Corinthe et Éphèse au contraire, Corinthe surtout, avaient une réputation détestable. Trop riches pour ne pas être corrompues, servant de rendez-vous à tous les vices de Tempire romain, à toutes les turpitudes d'un paganisme tombé en pourriture, agglomérations bizarres de tous les peuples, de toutes les marines, de toutes les industries, ces deux villes dont l'une est restée proverbiale, renou- velaient les infâmes débauches des cités maudites... Donc, on ne pouvait imaginer de meilleur terrain -— un horticulteur dirait de meilleur engrais pour ense- mencer le christianisme. Le christianisme prêchait l'abstinence, l'immolation, la pauvreté, la souffrance, h suprématie do l'âme appelée à dompter le corps, le mépris de tous les biens de ce monde en vue des espé- rances immortelles... Donc, cette collection de richards, de fripons, d'usuriers, de libertins, de païens, de viveurs, d'histrions et de courtisanes, devait le saluer et l'adopter avec transports.

Rien de plus vrai ; mais qu'est-ce à dire? quel était donc ce miracle, bien plus surnaturel que la guérison des ma- lades et la résurrection des morts? quelle était cette reli- gion qui subjuguait à la fois et persuadait tous les extrêmes, le riche et le pauvre, le maître et l'esclave, 1 àme simple et le cœur dépravé, la vertu et le vice, la chasteté cl la luxure, la piété et le sensualisme, le pâtre de Calatie et l'épicurien de Corinthe? Il nous faudrai: la

228 NOUVEAUX SAMEDIS

regarder comme l'œuvre d'un homme, servi, interprété, continué par d'autres hommes dont on nous peint avec une minutieuse complaisance les petitesses et les que- relles? Allons donc!

C'est cependant ainsi que l'entend l'auteur de Saint Paul. Quelle est son arrière-pensée? D'arriver à nous dire que celte corruption corinthienne survécut à l'éta- blissement du christianisme et se manifesta dans la petite Église fondée par l'apôtre. Figurez-vous (page 380) qu'il y avait des chrétiens vivant pubUquement avec leur belle-mère! Mortification très-coupable, mais bien dure, qui ne peut s'expliquer que par un fanatisme aveugle, et dont les exemples étaient, j'en suis sûr, fort rares. Res- tons sérieux; ceci me ramène au principal argument de M. Renan, argument qui se retourne sans cesse contre lui.

Il y eut, dès l'abord, dans ces Églises en miniature, des dissidences, des scandales. Ailleurs page 349 et sui- vantes — on croit assister à des scènes de la cour du roi Pétaud. Les chefs se disputent, les fidèles ne savent à qui entendre. On se passionne pour ou contre tel ou tel personnage, comme les dévotes d'une petite ville de pro- vince prennent feu pour ou contre un nouveau prédica- teur. Les dogmes de la religion naissante s'entremêlent des plus grossières superstitions de la magie ou de la sor- cellerie orientale. Confusion, diminution, estompe, com- paraison (renouvelée des Apôtres) de la secte chrétienne avec le saint-simonisme du Père Enfantin, tout est mis en jeu pour atténuer, broyer, dissoulre, pulvériser, réduire

ERNEST RENAiN 229

à néant les effets de Tapostolat de saint Paul et le mi- racle de cette rapide conquête des âmes par un homme chétif, laid, maladif, bourru, d'humeur jalouse et tracas- sière, d'une physionomie et d'un caractère également désagréables, tel qu'il le fallait pour perdre d'emblée la meilleure cause.

Eh bien! j'y consens; mais alors j'avais rai.^on de dire que M. Ernest Renan transpose le miracle au lieu de le détruire.

Un quart de siècle s'est écoulé depuis la mort de Jésus- Christ. Néron monte sur le trône des Césars ; les persé- cutions vont commencer, et, pendant deux cent cin- quante ans, ne s'arrêteront plus. Quelle sera la force, l'armure invisible de ces milliers de martyrs qui affron- teront avec joie les plus' horribles supplices? Quel trésor les confesseurs de l'Église primitive emporteront-ils au Désert ou dans les Catacombes? Pour se faire tuer, pour braver l'exil, la misère et la torture, il faut un puissant aiguillon, un ardent enthousiasme, un appui solide, une conviction ferme, une espérance certaine. Or, il ressort du livre ou des livres de M. Ernest Renan qu'à cette heure décisive le Dieu fait homme n'était déjà plus qu'un souvenir, le premier feu de l'aspostolat allait, sui- vant toute vraisemblance, pâlir et s'éteindre, les témoins et les disciples du Sauveur allaient disparaître, on n'était encore parvenu , dans ces ébauches d Églises lilliputiennes, qu'à une espèce de chaos, plein de déchi- rements et de discordes, quelques dogmes indéfinis se débattaient pele-mèle avec les restes des religions

•230 NOrVEArX SAMEDIS

tombées. Voilà sur quel sol mouvant auront à marcher les saints et les martyrs pour arriver jusqu'aux proconsuls et aux bourreaux. Voilà Téquivoque Credo qui suscitera ces intrépides recrues du prétoire, du chevalet et de l'échafaud, affamées d'une mort qui est la vie, d'un supplice qui est la récompense, d'un opprobre qui est la g:Ioire, d'une folie qui est la sagesse, d'une nuit qui est le jour. Quelle proportion y a-t-il entre ce roseau que vous brisez et cet acier invincible, entre cet excitant si faible et cet effort si héroïque, entre ces langes déjà déchirés et cette cuirasse invulnérable? Aucune; convenons donc que, si le miracle n'a pas eu lieu au moment même de lapostolat de saint Paul, pendant les vingt-cinq ans qui suivirent la mort de Jésus-Christ, il n'en a été que plus éclatant, plus surnaturel, plus ine^^plicable, pendant les deux ou trois premiers siècles. Même en adoptant les innombrables peut-être de M. Renan comme autant de certitudes, il serait battu par ses propres armes; la date n'est rien ; le signe céleste est tout.

Mais, nous dit M. Renan, ces chrétiens primilifs et saint Paul lui-même étaient soutenus, fortifiés, exaltés dans leur nouvelle croyance par l'espoir de ne pas mourir (page 413 et suiv.), d'assister de leur vivant à lavénement du Christ et d'être reçus dans sa gloire sans avoir même à ressusciter. C'est ici que se révèle un des procédés favoris de l'auteur; prendre au pied de la lettre ce qui n'est que figuré, sauf à ne vouloir reconnaître qu'une figure dans ce qui est clair et positif. Il ajoute avec une tristesse plus ou moins sincère : « Hélas! le

ERNEST RENAN 231

» Christ ne vint pas : tous moururent les uns après les » autres. Paul, qui croyait être de ceux qui vivraient jus- » qu'à la grande apparition, mourut à son tour... Paul » nous dit naïvement que, s'il n'avait pas compté sur la )) résurrection (?), il eiit mené la vie d'un bourgeois » paisible, tout occupé de ses vulgaires plaisirs... La » foule n'est jamais héroïque. Il a fallu une génération » d'hommes persuadés qu'ils ne mourraient pas, il a >^ fallu l'attrait d'une immense récompense immédiate » pour tirer de rhon me cette somme énorme de dévoue- > ment et de sacrifice qui a fondé le christianisme. »

Il a fallu, dirons-nous à notre tour, une bien prodi- gieuse faculté de strabisme volontaire, pour lire ainsi à côté du texte et confondre la résurrection immédiate des corps ou l'espoir de ne pas mourir avant le jugement dernier, avec la résurrection promise aux élus et dont ni Jésus ni ses apôtres n'ont jamais déterminé la date Voyons! M. Renan nie la divinité de Jésus-Christ; mais il lui accorde une sorte de délégation divine. Il refuse à Paul le titre de saint; mais il le salue comme un génie original, un grand caractère, un homme intelligent et sensé. Quoi ! cet inspiré de Dieu, ces apôtres, témoins de la vie et confidents de la pensée du Maître, ce sublime illuminé de la route de Damas, auraient borné l'œuvre de la Rédemption à un espace de quelques années, à une seule génération enfermée dans deux ou trois pro^inces et réduite, d'après les calculs de M. Renan, à un millier environ de prosélytes (p. 462)!... En vérité, l'on croit rêver, quand on voit torturer i\ plaisir et dénaturer des

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textes aussi clairs, des faits aussi simples, un ensemble de doctrines si net, si compact, si homogène, qui promet aux âmes l'immortalité dans le sein de Dieu, aux corps la résurrection, au monde entier et aux siècles futurs le bienfait de la Rédemption et de l'Évangile. Triste science qui abaisse un esprit d'élite au-dessous des intelligences les plus ignorantes et les plus incultes! Triste travail qui se glisse dans l'obscurité, crée des ombres pour faciliter sa marche, se faufile à travers des sophismes et des contre-sens, et finalement remplace par une sape souter- raine les franches attaques de l'incrédule et de l'impie! Là, comme toujours, il faudrait crier au miracle, crier plus fort enlisant M. Renan qu'en s'agenouillant devant le Dieu crucifié.

Ils meurent un à un, ces premiers chrétiens à qui on a promis qu'il ne mourraient pas ; et tel est le pouvoir de l'évidence, qu'elle arrache à l'auteur de Saint Paul des aveux comme celui-ci : « Ni la foi ni l'espérance ne s'ar- » rotèrent pour cela. Aucune expérience, quelque déses- » pérante qu'elle soit, ne paraît décisive à l'humanité, » quand il s'agit de ces dogm.es sacrés elle met, non » sans raison, sa consolation et sa joie. »

Il se querellent sur un tombeau vide, ces disciples d'un faux dieu et d'un faux ressuscité, qui prêchent une doc- trine contradictoire à une poignée de néophytes, pris dans le rebut de toutes les nations et déjà à demi désa- busés; et telle est la force de la vérité, que M. Renan écrit ceci : « Le trait le plus admirable de l'histoire des » origines du christianisme est que cette division pro-

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» fonde , radicale , portant sur un point de première » importance, n'ait pas occasionné dans lÉglise un » schisme complet, qui eût été sa perte... »

Mais enfin, qu'était-ce donc que cette division pro- fonde, radicale, si menaçante pour les fondateurs de la religion nouvelle et si agréable à ses démolisseurs d'au- jourd'hui, que M. Renan en fait, à vrai dire, le principal sujet de son livre? Revenons, avec Paul, d'Éphèse à Jérusalem, et il nous sera facile de l'apprendre.

Jusqu'à présent, tout malentendu avait paru impos- sible. Pierre, et, avec lui,, les apôtres restés en terre sainte, étaient plus spécialement chargés de la conver- sion des juifs; Paul, et, avec lui, les disciples entraînés sur ses pas par l'ardeur de sa parole et de sa foi, avaient pour mission de s'élancer hors de ces étroites limites et d'annoncer la Révélation au monde pa'ien. C'est dans ce sens que saint Paul s'est appelé l'apôtre des gentils, titre que lui ont maintenu et que lui maintiendront tous les siècles.

La doctrine prêchée était exactement la même; le mode de prédication, les moyens de conversion pouvaient-ils être rigoureusement identiques? Non; les païens se con- vertissaient tout d'une pièce; ils passaient des ténèbres à la lumière, de l'erreur complète à la vérité absolue. Chez les juifs, dépositaires de l'antique Loi et possesseurs d'une vérité relative, la tache était plus difficile et plus délicate. Il fallait procéder par gradations plutôt que par secousses, ménager, pour ces âmes endurcies qui avaient vu le Messie sans le reconnaître, la transition et comme

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la soudure entre lAncien et le Nouveau Teslament. Il n'y a pas, dites-vous, dans tout cela, la plus légère difficulté. Illusion d'âmes naïves qui n'entendent rien à la critique transcendante! Lisez M. Renan; il vous ap- prendra que cette nuance, destinée à s'effacer bientôt dans un môme symbole et justifiée d'avance par la dif- férence des traditions, des cultes et des races, était un antagonisme terrible, un duel à mort, si terrible et tel- lement meurtrier, que la secte naissante n'a pu échapper à cet affreux péril que par miracle (toujours cet obstiné miracle! chassé par une porte, il rentre aussitôt par une autre). Les apôtres restés à Jérusalem n'ont pas travaillé à la conversion des juifs; c'est à peine s'ils ont modifié le judaïsme. Que dis-je? Ils le continuent sous le pseu- donyme de judéo-chrétiens, et ces judéo-chrétiens, phari- siens du lendemain, vont être pour saint Paul des enne- mis implacables. Saint Pierre, cette colonne de la primitive Église, n'est plus qu'un Géronte, un bonhomme qui voudrait mettre tout le monde d'accord, un conciliateur aux abois, en quête d'accommodements et de subter- fuges. Saint Jacques, saint Jean et tous les autres ne sont que des juifs déguisés, pour lesquels le christianisme n'est qu'une simple réforme. Ils représentent, non pas la grande régénération chrétienne, mais la résistance, la lutte de la Loi contre la foi, de la lettre contre l'es- prit, de Moïse contre Jésus, du judaïsme contre l'Évan- gile. Ils personnifient l'aveuglement et Tentêtement judaïques prédits par le Sauveur et prouvés par tous les événements qui ont précédé et suivi ce premier chapitre

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de nos origines; si bien que, sans la ruine de Jérusalem et de son Eglise, égalemenl prédite par Jésus, c'en était fait : le christianisme était mort avant de naître; tué et enterré nar les aiiôtres!

Arrêtons-nous. La certitude ne saurait discuter la con- jecture, et je n'ai pas besoin d'ajouter que, dans toute cette histoire, arrangée ou transformée à sa guise, M. Re- nan a plus que jamais prodigué ces expressions dubita- tives, qui lui sont si chères. Je me suis amusé à les compter sur une surface de trente pages, et j'ai noté douze peut-être, onze probablement, huil sam doute, quatre semble-t'il, et cinq à ce quil paraU. Pour expliquer ou atténuer le surnaturel, l'auteur de Saint Paul procède toujours de la même manière. La navigation de Césarée à Jérusalem est un modèle du genre. Un jeune homme tombe du haut d'une terrasse; Paul le sauve; rien de plus simple : il n'était qu'étourdi. L'équipage est assailli par une horrible tempête ; Paul annonce que personne ne périra, et, contre toute vraisemblance, sa prédiction se réalise : rien de plus naturel; on a vu cent fois des nau- fragés se tirer d'affaire, etc., etc. Mais ce qui nous froisse et nous blesse le plus, non pas même dans nos croyances, mais dans nos sentiments les plus délicats, ce ne sont pas ces arguties, ces sophismes, cette méthode négative, ces atténuations du miracle, ces explications du mystère. Ce sont les effusions de tendresse, chaque fois que revient le nom de Jésus; ce sont les caresses serpentines, les génuflexions devant le Dieu dont on s'est efforcé de faire un homme : « Jésus Teùt poursuivi de ses plus fines rail-

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» leries... 0 Jésus, mon doux maître, que nous sommes » loin devons!... Que Paul est inférieur à Jésus!... Paul ^> est mort; Jésus, au contraire, est plus vivant que » jamais... l'homme d'idéal, le poëte divin, le grand » artiste, suave, exquis, etc., etc. » Il y a là, pour nous, une sensation plus cruelle, une douleur plus raflînée que dans toutes ces tentatives de démolition qui ne démo- lissent rien et édifient moins encore... Mais insultez-le donc, ce Dieu qui n'est pas Dieu, ce Rédempteur qui n'a rien racheté, ce crucifié dont la croix s'est évanouie dans vos mains savantes, ce ressuscité dont vous nous montrez le sépulcre ouvert par l'ignorance et le men- songe? Outragez-la, cette céleste figure dont vous faites un spectre, cette Révélation qui n'est à vos yeux qu'un prestige de visionnaire, un escamotage de charlatan ou un rêve d'halluciné! Les injures seraient plus logi- ques que les caresses ; les caresses sont plus insultantes que les injures.

Je conclus, non pas, hélas! en théologien, mais en critique littéraire. Les jolies pages, purement descriptives ou romanesques, qui m'avaient d'abord séduit dans les premières parties de ce livre, m'amènent à dire ce que je pense depuis longtemps. M. Renan, selon moi, s'est mépris sur sa vocation et ses aptitudes. Érudit contes- table, conlroversiste paradoxal, trop adonné aux conjec- tures et aux hypothèses pour satisfaire les esprits posi- tifs, trop mielleux pour plaire aux francs voltairiens, désespérant pour les hommes de bonne foi, inutile aux masses populaires qu'il na pas même envie de persuader

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(voir les Apôtres), irritant pour les catholiques, suspect aux protestants sérieux, il excellerait dans le roman. Là^ cette subtilité qui agace les nerfs et effraye la conscience en s'appliquant à des sujets graves et sacrés, deviendrait une qualité et un charme; son talent de paysagiste brillerait de tout son éclat; nous jouirions sans scrupule des grâces de son style. Le roman vit de paradoxes, par cela même qu'il vit de l'étude du cœur humain et que le cœur humain est le plus intrépide sophiste que je con- naisse. Les femmes, ces pierres angulaires (mais non pas anguleuses) du roman, sont des sophistes d'autant plus délicieuses qu'elles s'ignorent, et qu'elles obéissent à une imagination ou à un sentiment en croyant suivre une idée. Romancier hors ligne, M, Renan déploierait à Taise ce je ne sais quoi de féminin qui caractérise sa manière, et qui fait songer tantôt à un séminariste métamorphosé en femme, tantôt à un femnie métamorphosée en chatte. Je le vois d'ici, ou je crois le voir, cessant enfin d'être écrasé par le terrible voisinage des Strauss, des Schleier- macher, des Schumacher, et autres Allemands dont il est aussi difficile de contester la science que de pronon- cer le nom ; je le vois se retrouvant chez lui dans le monde de la liction, et se plaçant à un bon rang entre Marivaux et Ralzac, entre Octave Feuillet et George Sand.

XV

M. GUIZOT

Juillet 1869.

M. Guizot peut impuiiémeat publier des écrits d'an- cienne date. Il est facile de les rattacher sur bien des points aux questions les plus contemporaines. La poli- tique n'est pas, comme la physique ou la chimie , une science progressive. Ses nouveautés semblent parfois bien vieilles; ses vieilleries peuvent sembler neuves. Depuis le commencement de ce siècle, elle tourne dans le même cercle, poursuivant des vérilcs que les événements pren- nent à lâche de déjouer sans les détruire, se débattant contre des erreurs qui se traduisent en révolutions , et finalement forcée de revenir à son point de départ pour contrôler, les unes par les autres, ses infortunes et ses fautes.

1. Mélanges politiques et historiques.

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Évidemment, lorsque M. Guizot, de 1815 à 1828, pre- nait part aux débats qui signalèrent le laborieux enfan- tement des libertés constitutionnelles, lorsqu'il donnait son avis sur le gouvernement représentatif, sur la Char- te, sur les conspirations et la justice politique, sur la peine de mort et les élections, l'état des esprits et des partis n'était pas ce qu'il est aujourd'hui. L'extrême droite, le centre droit, la gauche, l'extrême gauche marquaient des divisions auraient peine à se reconnaître, en 1869, les électeurs de M. Jérôme David, de M. Thiers, de M. Gambetta et du citoyen Raspail. On eût bien étonné les jeunes gens de cette époque, nourris de préjugés contre l'antique monarchie, enclins à confondre en idée les mirages du bonapartisme avec les aspirations libé- rales, si on leur eût dit qu'avant un demi-siècle, la liberté aurait à regretter les objets de leur méfiance et à mau- dire les objets de leur culte. N'y eût-il dans le volume de M. Guizot que le souvenir de celte funeste méprise, rap- pelée par un homme illustre qui sut dès l'abord s'en garantir, ce serait assez pour lui assurer un regain d'ac- tualité et d'à-propos.

Oui, réminent écrivain a bien raison de nous dire dans son éloquente préface : « Parmi les faits et les problèmes » politiques qui nous agitaient il y a quarante ou cin- » quante ans, quelques-uns, et des plus graves, sont dans » une intime analogie avec ceux dont la France est au- » jourd'hui préoccupée... Le caractère dominant de la » situation actuelle est un effort pour sortir du régime » de la dictature et pour rentrer dans le régime de la

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» liberté active et de l'influence efficace du pays dans son

» gouvernement.,. »

Aux yeux de M. Guizot comme aux nôtres, la dictature, synonyme du gouvernement personnel, ne peut être un moment justifiée que par une raison ou un prétexte d'ur- gence. Créée sous la pression de périls imminents, elle ressemble à un état de siège élevé à sa plus haute puis- sance. Elle représente le contraire d'un état régulier, et devrait disparaître dès que les périls s'éloignent, dès que la société, rentrée en possession d'elle-même, peut rendre au pouvoir ses auxiliaires naturels et ses armes défensives.

Mais ce qui arrive alors, ce qui s'est passé après le 18 brumaire et le 2 décembre, vous le savez, et nul désor- mais n'est tenté de l'oublier. Le provisoire s'efl'orce de devenir définitif; l'urgence se transforme en principe; la nécessité d'un moment cesse d'être une excuse pour s'ériger en doctrine; l'expédient change de nom et s'ap- pelle loi, constitution, gouvernement; gouvernement personnel, c'est-à-dire sans autre contrôle que sa volonté ou son caprice, avec toutes les désastreuses conséquences que peut produire l'omnipotence du génie ou sans génie; ruinant le pays par des conquêtes onéreuses ou des expéditions insensées; traitant de factieux ses adver- saires les plus modérés ou ses conseillers les plus sages; écrasant par de folles dépenses la fortune publique et privée; abaissant le niveau des consciences et des âmes; ne laissant aux esprits d'autre alternative que de s'enve- nimer dans la haine ou de s'aplatir dans le servilisme; n'ayant plus pour amis que des complaisants; obligé par

I

M. GUIZOT 241

la force des choses ou de fonctionner dans le vide ou de donner à l'aclivité publique des dérivatifs terribles qui aboutissent à de nouvelles calamités; se débattant contre le vice de son origine jusqu'au jour il retombe avec nous dans les abîmes dont il se vantait de nous avoir fait sortir, et se trouve en présence de l'invasion, de la faillite ou de l'anarchie.

Si j'ai bien compris M. Guizot, témoin attristé et sévère des sombres années du premier Empire, ses travaux de publiciste, ses débuts dans la politique après 1815, ten- dirent à dégager la Restauration de tout ce qui pouvait entraver l'essor des libertés nouvelles et offrir quelques traits d3 ressemblance, même lointaine, avec le régime impérial tombé sous le poids de ses fautes. Les leçons que M. de Chateaubriand prodiguait à l'extrême droite sans ménager les coups de boutoir à la gauche, M. Gui- zot les donnait au centre gauche, tout en essayant de dis- cuter les exigences et les alarmes de l'extrême droite. Dissiper les préventions personnelles, conjurer les vio- lences, forcer les intérêts, les vanités, les rancunes à se laisser vaincre par les idées, réconcilier enfin la monar- chie avec la liberté et la liberté avec la monarchie, tel était le but que se proposèrent alors, dans des camps et sous des drapeaux différents, les intelligences d'élite. Telle est la noble pensée qui ressort des pages que nous venons de relire et que nous n'avons garde de traiter de suran- nées; car elles s'adressent à domain en nous parlant d'hier, et elles se mêlent à nos pressentiments en réveil- lant notre mémoire.

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Pourquoi ces esprits supérieurs ont-ils dépasse le but au lieu de l'atteindre? Pourquoi ces généreux efforts ont-ils été perdus? Pourquoi est-il arrivé un moment ce mot d'ordre qui nous semble aujourd'hui si clair s'est em- brouillé dans des confusions de Tour de Babel, amis et adversaires n'ont plus paru s'entendre que pour exa- cerber les malentendus, aggraver les dissidences, légiti- mer les coups d'État, légaliser les résistances et rendre une révolution inévitable?

Je me trompe peut-être; mais, en lisant attentivement la préface de M. Guizot, trait d'union entre ses écrits d'alors et les questions contemporaines, j'ai cru deviner qu'il retrouvait les traces de co gouvernement personnel, si fatal à la liberté et à la France, jusque sur le trône de Charles X, il se serait appelé droit divin, et le dirai -je M. Guizot ne peut pas tout dire? jusque sous le chapeau gris de Louis-Philippe, dans cette tête que Sainte-Beuve a surnommée une bonne caboche, et qui, se sachant ou se croyant meilleure que beaucoup d'autres, refusait parfois de reconnaître une distinction bien netîe entre 1 honneur de régner et le plaisir degoii- terner.

Que faut-il donc penser? Comment se fait-il que des constitutions aussi diverses, des régimes aussi différents, des caractères aussi disparates, en face d'événements si variables ou si contraires, aient périclité de la même façon, par un penchant à personnifier le gouvernement, à voir sans cesse un homme dans une idée? La faute en est-elle seulement à Napoléon, à Louis XVIII, à Charles X,

M. GUIZOT 2i3

à Louis-Philippe, saas compter ceux, à qai leur bon ami le suffrage universel vient de rappeler assez rudement le proverbe : Qui beae amat, bene castigat? Non; le pays y est aussi pour sa part, et, pour en chercher la vraie cause, les politiques auraient à faire ce que je leur ai souvent conseillé; à se doubler d'un moraliste.

Je me suis quelquefois représente la politique sous les traits d'une maîtresse de maison, sérieuse et distinguée, arrangeant son appartement pour recevoir une société d'hommes spirituels et graves. La voilà renouvelant les jardinières, époussetant dans leurs cadres les portraits di monarques et de législatours, disposant les fauteuils de manière à faciliter la causerie, plaçant sur le tapis de la table le livre à la mode, les revues, les journaux, les brochures. Elle est contente de son œuvre, elle a tout prévu, elle règle d'avance le sujet des conversations. Le député s'assoira ici, le sénateur s'installera là; sur ce ca- napé, le magistrat; sur cette ganache^ le maître des re- quêtes; sur ce voltaire, \d prédicateur en renom, en- chanté de peser de tout son poids sur son ennemi séculaire. L'avocat illustre restera debout, adossé à la cheminée, et pas un de ses effets ne sera perdu pour son auditoire...

Tout à coup survient l'enfant gâté, l'enfant terrible, fantaisiste de quatre ans, séditieux avant Tàge, prêt à faire des barricades avec des pots de confiture... Adieu ce bel ordre et cette harmonie ! il bouleverse les fauteuils et les chaises; il répand dans les jardinières le contenu de la carafe et du verre d'eau sucrée; il s'amuse à tourner les portraits du côté de la muraille; il pose Pierrot et

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Polichinelle aux places devaient s'asseoir le sénateur et le députe ; les journaux déchirés se métamorphosent en cocottes; la pendule s'arrête de frayeur; les bougies, arrachées de leurs flambeaux, se mettent à pleurer sur le tapis; une volée de hannetons bat de l'aile contre les vitres; un coup de sabre détériore le buste de Sully; une balle élastique endommage Y Entrée de Henri IV à Paris et manque de respect à la belle Gabrielle. C'en est fait, l'anarchie coule à pleins bords; il faudra, pour rétablir Tordre, cent fois plus de temps et de peine qu'il n'en a fallu pour le détruire; et, si les gronderies maternelles produisent quelque impression sur le petit, émeutier, il pleurnichera en attendant qu'il recommence.

Eh bien! l'enfant terrible, c'est l'esprit français; c'est le génie même de cette nation singulière, plus facile à éblouir qu'à éclairer, à enivrer qu'à satisfaire, à opprimer qu à gouverner. Il y a, dans l'esprit français, des traits particuliers qui expliquent bien des inconséquences et ' des malheurs. Net, vif, précis, il n'en est pas moins do- miné par l'imagination; cette imagination, combinée avec ces qualités de netteté et de précision, cherche sans cesse à s'incarner dans un personnage, à se résumer dans un nom propre, au lieu de s'attacher, comme les Alle- mands, à un ordre de déductions métaphysiques. Jamais, par exemple, vous n'obtiendrez d'un Français (sauf de rares exceptions), la définition exacte de ce qu'il entend par liberté. Il vous répondra : Léonidas, Washington, Lafayette, Yergniaud, général Foy, Armand Carrel, Jules Favre, et je parierais volontiers qu'il oubliera Louis XVL

iM. GUIZOT 24o

Louis XVIII et Louis-Philippe. Très-probablement, il confondra la liberté avec le patriotisme; c'est à peine s'il reconnaîtra une différence entre la politique libérale qui réside dans le juste équilibre des institutions, des droits et des pouvoirs, et la délivrance ou la résistance d'un peuple conquis ou asservi par un autre peuple. Pour lui, les Thermopyles et l'Adresse des 221, Xerxès et le minis- tère Villèle, Guillaume Tell et Déranger, Masaniello et Manuel, Washington et Ledru-Rollin, la Pologne égorgée par le tzar et la France réclamant la réforme électorale, ont eu, à certains moments, les mêmes vibrations et le môme sens.

Ajoutez un autre genre d'inconséquence, qui tient à cette vivacité d'imagination dont nous parlions tout à l'heure. On a subi un joug odieux, on a traversé d'inex- primables souffrances, balancées tant bien que mal par de stériles victoires. On échappe par miracle à cette hor- rible crise. Voilà la paix, la liberté, la prospérité qui renaissent. L'agriculture a retrouvé des bras, les veines du sang, l'industrie des capitaux, TÉtat des finances, les mères des fils, les jeunes filles des maris, le commerce des échéances, les poumons de l'air, la pensée humaine des tribunes. Croyez-vous que l'esprit français se déclare content? Non ; il lui faudrait en outre, pour ses menus plaisirs, un Austerlitz tous les mois, et un Marengo tous les ans. Comme à l'enfant terrible qui demande la lune ou qui veut monter à cheval sur un hippogriffe, on lui dit que ce n'est pas possible, qu'il faut que la porte du temple de Janus soit ouverte ou fermée, que c'est juste-

14.

2i6 NOUVEAUX SAMEDIS

ment parce qu'il n'a plus de Marengo ni d'Austerlitz, qu'il voit mûrir son blé et fleurir sa vigne, que ses vil- lages se repeuplent, que ses coffres se remplissent, qu'i' peut sucrer son café, engranger son foin et marier ses filles. Vains efforts! La logique y perd son latin; l'ima- gination fait taire le bon sens; ce pays qui n'aurait qu'à vouloir pour être heureux, sacrifie son bonheur réel à des regrets chimériques; il abuse de cette liberté qu'on lui donne; il lui impose pour alUées et pour complices cette fausse gloire qui lui a coûté si cher, cette tyrannie dont le poids était si lourd ; il couronne les orateurs et les poètes qui célèbrent cette monstrueuse alliance. La lé- gende populaire, soufilée par les rimeurs, les grognards et les artistes, prête une âme, une figure, une voix, un costume à celte contradiction incroyable, à ce barbare mensong:^... Un refrain par-ci, un croquis par-là; une charge do hussards au musée; un effet de perruque au théâtre ; un petit chapeau, des bras croisés, une redingote grise sur un bout de rocher battu par la vague ; le tour est joué; on persuade à la liberté qu'elle est devenue veuve en perdant celui dont la chute lui a permis de revivre!... Ce qui résulte de ces inconséquences, de ces contra- dictions, de ces injustices, qui l'ignore? Mais voici un autre trait de ce caractère qui déjoue le législateur, le logicien et le politique. A force de se tromper, de lâcher la proie pour l'ombre, de concilier l'incompatible et de séparer l'inséparable, à force de regretter la liberté elle n'était pas, de la chercher elle ne peut pas être, de se laisser dire qu'il s'ennuie quand il est heureux, de

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se plaindre que l'orge et le froment n'aient pas des feuilles de laurier, l'esprit français, un beau matin, comme l'as- trologue de la fable, tombe de son haut dans un puits il ne trouve pas même la vérité. Quel sera, croyez -vous, son premier mouvement? Par quel moyen cherchera-t-il à en sortir? Ayant méconnu le sens et la valeur d'une idée, est-ce à cette idée mieux comprise qu'il demandera son salut? Nullement; c'est ici qu'éclate ce génie de la personnification qui rend si difficile et si précaire le gouvernement de la France d'après une doctrine quel- conque. Nous ne disons pas : « Comment nous tirerons- nous de Nous disons : « Qui nous tirera de ? »

Si le forte virum quem n'était pas dans Virgile, nous l'aurions inventé. «Le style, c'est l'homme, » a écrit M. de BufTon; « Le sauvetage, le gouvernement, la consti- tution, c'est l'homme, ou c'est un homr.ie! » pourrions- nous ajouter. Des lors, et ceci nous ramène à notre texte, à la préface de M. Guizot, à ces premiers essais d'enseignement mutuel entre la monarchie et la liberté,

dès lors, comment voulez-vous que [homme ^ quel qu'il soir, pacifique ou guerrier, positif ou utopiste, spiri- tuel ou médiocre, roi constitutionnel ou dictateur militaire, ne songe pas à profiter de cette monomanie nationale pour prolonger indéfiniment une situation ou le relatif touche de si près à l'absolu, pour faire d'un expédient un principe et se juger encore nécessaire lors- qu'il n'est même plus utile? Il suffit de relire l'histoire contemporaine pour reconnaître que nous n'avons pas cessé d'enfreindre, au nom de la liberté, les conditions

2i8 NOUVEAUX SAMEDIS

les plus essentielles de ce gouvernement représenalif dont iM. Guizot essayait, il y a cinquante ans, de fixer les bases, et dont la liberté ne pouvait pas plus se passer qu'une jeune plante ne se passe de tuteur. Après avoir déchiré deux fois Tarticle fondamental de sa constitution qui dé- clarait la royauté irresponsable, après avoir fait des car- touches citoyennes et bourré les fusils de Témeute avec les lambeaux de sa Charte, une nation a-t-elle le droit de maudire la responsabilité du souverain et l'abus du gou- vernement personnel? L'avenir nous l'apprendra. Puis- sent les leçons être aussi fécondes que les erreurs ont été fatales ! Puissent les expiations être moins graves que les fautes !

En attendant, les années s'envolent. Voilà le siècle sur son déclin. Nous voilà presque des vieillards, nous qui avions commencé à observer et à comprendre au moment M. Guizot préludait à ses succès d'orateur politique et à ses grandeurs d'homme d Étatparsestravaux de publiciste. La réimpression de ses écrits estun enseignement salutaire, par cela même qu'il nous force à réfléchir sur ce passé d'hier qui nous fait si vieux sans nous faire beaucoup plus sages. C'est donc ce que pensaient, ce qu'écrivaient, à cette date, les hommes éminents qui croyaient pouvoir ré- soudre des problèmes par des raisonnements, dissoudre des partis par des doctrines et remplacer des passions par des idées! Tel était le nec plus ultra des conquêtes libérales et des résistances monarchiques ! Nous avons trouvé moyen de faire bien du chemin sans avancer. Je ne pouvais me défendre, à mesure que je lisais ces Mélanges, d'un senti-

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ment de tristesse. Je me rappelais dans quel ordre, sous quelles étiquettes on classait alors les opinions diverses qui se disputaient la scène politique, et je comparais ces classifications à celles d'aujourd'hui. M. Guizot, placé en regard de M. de Villèle et même de M. de Martignac, était presque à gauche. Un peu plus tard, à la suite d'une catastrophe qui contenait en germe toutes les autres, M. Guizot est à droite, ayant à sa gauche M. Thiers, et, un peu plus loin, M. Odilon Barrot. C'est à peine si on compte comme applicables les Garnier-Pagès et les Marie. Encore un tour de roue révolutionnaire; voilà M. Guizot hors de concours, Ex...., comme dit le jury de peinture. M. Thiers à Textrême droite; à droite, Marie et Garnier- Pagès déjà nommés; à gauche, Ledru-Rollin , Louis Blanc, Jules Favre signalé à notre épouvante comme un montagnard farouche; et là-bas, là-bas, hors de portée, sous une douche d'eau-de-vie camphrée, Raspail l'ima- ginaire et l'impossible, le chimiste et l'alchimiste de la cuve communiste! A présent, M. Thiers est un voltigeur de 1815; à l'extrême droite, Jules Favre; à droite, Pel- letan et Ernest Picard; à gauche, Bancel et Gambetta ; et Rochefort, dans sa gloire, à un bon rang de Textrême gauche, représentant à peu près, toute proportion gardée, ce qu'étaient, sous la Restauration, Benjamin Constant et M. de Chauvelin... Que faut-il espérer ou craindre de ce crescendo démocratique et social? Remonterons-nous les échelons que nous avons descendus? Le bien sortira-t-il de l'excès du mal? La liberté, prise entre les menaces de Tanarchic et les obstinations du gouvernement per-

250 NOUVEAUX SAMEDIS

soimel, S3 dérobera-t-elle à cette doubla étreinte? Je ne le sais pas, et, si je U savais, j'hésiterais à vous le dire ; je craindrais que l'esprit franç:iis ne fît mentir mes pro- phéties pour se venger de mes critiques.

XM

JULES JAMN. V. CHERBLLIEZ

Juillet 1869.

« ~ Monsieur Auguste Ducoudray, dit le magistrat, écoutez-nous avec grande attention; tout peut encore se réparer. J'accompagne M. le commissaire général que voici, avec la ferme volonté de vous faire accepter des ouvertures qui me semblent honorables, et je m'estime un homme heureux si vous daignez écouter mon con- seil... Auguste Ducoudray, le condamné, le proscrit, dé- pouillé de tous vos droits, député sans tribune, avocat sans causes, écrivain désarmé, vous pouvez en vingt- quatre heures sortir des ténèbres, pour entrer dans la lumière, et remplacer par la plus haute fortune une mi- sère implacable. Voyons, que voulez- vous?....

» On vous fciit libre, et pour tant de biens on vous de- mande une soumission que la nécessité vous impose. Un seul instant de justice avec vous-même, un instant Ce

1. Vin terne. Ladislas Bolski.

252 NOUVEAUX SAMEDIS

pitié pour votre nouvelle famille... Vous signerez, séance

tenante, une prière accompagnée d'un serment...

Tout ce qu'on vous demande, c'est de signer un papier par lequel vous déclarez vous repentir d'avoir trempé dans une conspiration contre votre souverain légitime, et vous prendrez l'engagement de ne participer à l'avenir à aucune manœuvre ourdie contre son autorité... Vous réfléchirez... J'ai l'ordre de vous laisser le papier que voici... Il vous sutïïrait d'écrire au bas les seize lettres qui composent votre nom, et vous seriez libre... Vous avez encore une nuit pour rétléchir... C'est demain, à huit heures du matin, que je viendrai chercher votre réponse. »

La déclaration était rédigée en français; en voici la teneur :

« Je reconnais en mon âme et conscience avoir péché en pensée, en paroles et en action contre l'empereur, mon souverain légitime, de quoi j'exprime ici mon profond regret et mon fervent repentir. Et, puisqu'il lui a plu, dans sa suprême clémence, de me pardonner mon crime et de me faire grâce du juste châtiment que j'avais en- couru, je m'engage sur l'honneur à ne plus rentrer soit dans le royaume, soit en Russie, que de son aveu et avec son autorisation, m'engageant en outre à rompre tout pacte avec les ennemis de son autorité, à ne participer à aucune entreprise contre son gouvernement, à professer autant d'horreur que de mépris pour tous ceux qui lui refusent obéissance, et à vivre désormais comme son loyal

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et fidèle sujet. De quoi j'atteste Dieu, dont il est le mi- nistre et le lieutenant sur la terre. »

Ainsi, Auguste Ducoudray et Ladislas Bolski, le proscrit du 2 décembre et le Polonais aspirant au martyre, l'ex-re- présentant du peuple et le prisonnier du tzar, se trouvent en proie à la tentation la plus terrible qui puisse servir de prétexte ou d'excuse aux déserteurs, aux apostats et aux transfuges. Comment se fait-il que Ducoudray résiste et que Ladislas succombe? C'est ce que nous apprendront Jules Janin et Victor Cherbuliez, dans deux romans bien remarquables, V Interné ell Aventure de Ladislas Bolski, œuvres assurément fort différentes, mais qui m'offrent ce point de contact et ce trait de ressemblance : la con- science, rhonneur, l'héroïsme, la foi patriotique ou poli- tique, placés un moment entre une capitulation dictée par toutes les faiblesses du cœur et une résistance soutenue par toutes les énergies de l'àme.

Je n'analyserai pas ces deux romans. L'Interné est dans toutes les mains. Jules Janin n'a rien écrit de plus pathé- tique, de plus sobre et de plus vrai. Cette plume, à laquelle on ne put jamais reprocher que des prodigalités de millionnaire ou de fée, sait garder ici une mesure ex- quise; cette émotion que l'on savoure goutte à goutte, a le charme pénétrant des essences rares qui conservent d'autant plus *e force qu'elles tiennent moins de place. Que d'esprit, d'ailleurs, et que de fine malice à côté de ces protestations éloquentes contre l'oppression et l'injus- tice! Est-il au monde un plus joli portrait du député agréable"^... « En ce moment, la nouvelle arriva dans le

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village de Sablons de la mort du député qui avait remplacé Dacoudray. Il était mort obscurément comme il avait vécu. C'était un de ces esprits complaisants, toujours prêts à remplacer par le serment du lendemain le serment de la veille. Incapable de mal, incapable de bien, sans vice et sans vertu, il se tenait assis dans la plaine, à distance égale de toutes les passions pour ou contre. Il appartenait au côté muet de TAssemblée, et, quand par hasard il avait interrompu quelque orateur écouté, notre homme en res- sentait une joie ineffable. A peine au néant, il fut vite oublié. Pas un ne savait plus ce nom-là le lendemain : Colas vivait, Colas est mort!

Et nous aussi, sans abuser du victis, nous pouvon^ ajouter que, dans la nouvelle phase inaugurée par les élections de mai et de juin, Colas vivait, Colas est mort.

Quant à l Aventure de Ladislas Bolski, ce récit, qui a le diable au corps comme son héros, vient d'obtenir dans la Revue des Deux Mondes un très-grand succès, que la publication en volume ne peut manquer d'affirmer encore. Genève ne nous avait pas accoutumés à cet éclat, à ce relief, à cette exubérance de vie, de passion, de couleur et de sève. Ce roman n'est pas sans défauts. Trop de plumes ! comme on dit en argot de théâtre. Avant de tout gâter par sa suprême et irréparable défaillance, Ladislas accomplit trop de ces tours d^ force à point nommé, menue monnaie de la littérature romanesque; œillets sauvages cueillis sur la crête d'un mur à pic, au risque de se casser le cou; chevaux indomptables, domptés comme par enchantement; éventails ou mou-

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choirs de batiste disputés à un loup furieux, etc., etc. Peut-être aussi n'y a-t-il pas proportion bien exacte entre le caractère du héros et la violence fantasmago- rique de ses remords après qu'il a signé l'acte de soumis- sion au tzar. Il a vingt-trois ans à peine; son héroïsme, tout d'imagination, a déjà subi bien des épreuves, bravé bien des fatigues, affronté bien des périls, accepté bien des sacrifices. Il est prisonnier, il souffre, il aime éper- dùment une femme qui a obtenu sa grâce et qu'il est sûr de retrouver en sortant de prison. Un sang de feu bouil- lonne dans ses veines; il a le choix entre un exil inutile compliqué de toutes les horreurs sibériennes, et lamour de cette femme que Tauteur a su douer de tous les charmes, de toutes les fascinations de la race slave. Pour recouvrer sa liberté et aller rejoindre son idole, il n'est tenu ni de commettre une trahison, ni de dénoncer des complices, ni de faire manquer un complot, ni de déserter son poste un jour de bataille. Non ; on ne lui demande que de signer une déclaration qui, après tout, n'engage à rien. Le cœur humain, en pareil cas, n'est pas à court de sophismes et de subterfuges. Ladislas peut se dire qu'il aura bien plus d'occasions de rendre service à son pays en restant en Europe dans lintimité d'une grande dame russe qu'en allant pourrir en Sibérie sur un tas de paille et un banc de glace. L'amour est là, qui parle à sa jeunesse, à ses sens. Qu'il perde, en signant, quelque peu de son auréole héroïque, qu'il ait des heures de repentir et s'expose à d'amers reproches, soit. Mais, étant donnée celte nature impétueuse et mobile , moins cuirassée

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qu'empanachée, il est difficile d'admettre ces châtiments et ces remords de chambre ardente, tels que pourrait en éprouver un traître, uq assassin ou un parricide.

N'importe! les beautés dépassent de beaucoup les défauts, et elles sont de premier ordre. De ces pages dont quelques-unes pèchent par excès, s'exhale je ne sais quelle vapeur brûlante, comme si l'auteur avait jeté pêle- mêle, dans une chaudière magique, patriotisme, amour, enthousiasme, héroïsme, volupté, et de ces éléments en fusion eût forgé ses deux principales figures. Ces deux figures, le Polonais et la femme slave, je les revois, je les recompose en idée après avoir lu V Aventure de Ladislas Bolski, comme je revois l'Interné dans le poignant récit de Jules Janin. Quelques mots sur ces trois types qui ne sauraient être indifférents à notre époque et que bien des circonstances ont remis ou peuvent remettre en lu- mière m'aideront à compléter cette légère esquisse, où, fidèle à ma manie, je voudrais faire de l'étude morale une sorte de trait d'union entre la politique et la littéra- ture.

Jusqu'à présent, les victimes de nos discordes civiles déportés, transportés ou internés, n'avaient été jugées que par des opinions politiques. Pour les uns, ces proscrits étaient des hommes dangereux que la société avait rejeter violemment sous peine de périr; pour les autres, ils apparaissaient comme les saints d'un nouveau martyrologe qui n'admettait ni discusssion ni réserve. Dans le livre de Jules Janin, c'est le sentiment qui do- mine, et je vous assure qu'Auguste Ducoudray ne nous en

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semble ni moins courageux, ni moins intéressant. Il a bien, lui aussi, quelques reproches à se faire. Lorsqu'il revient dans son pays, il ne retrouve que des imagos de solitude et de deuil, il se demande si son malheur n'est pas une expiation, si, en travaillant à la chute d'une monarchie, il ne s'est pas condamné d'avance à de fu- nestes représailles. Mais quelle dignité dans cette infor- tune! Ce ne sont plus des querelles ou des haines de parti, ce sont les lois immortelles de la justice et de la pitié qui nous recommandent convaincu, exilé à domi- cile, suspecta ses anciens amis, tracassé parla police, agenouillé sur le tombeau de sa mère, humilié et froissé dans la personne de son père, vieux boudeur de 1830, qui occupe son désœuvrement aux dépens des jeunes filles du village. Rien ne manque à ce mélancolique tableau, pas même les trahisons du plus redoutable des voisins, de ce terrible Rhône, dont nous connaissons tous les perfidies et les violences. Une nuit n'était-ce, pas, cher maître, la fatale nuit du 31 mai aul^^juiniSôe? le fleuve en courroux déborde; et adieu les beaux arbres dont le frais ombrage abritait ces tristes loisirs! Adieu la prairie, pleine encore des joyeux souvenirs de l'adolescence, le verger on allait tout enfant cueillir, sous le regard maternel, l'abricot et la cerise! Le Rhône a fait son coup d'État, et celui-là achève de détruire tout ce qu'avait épargné l'autre.

Pourtant une consolation puissante vient au secours de cette adversité sans bornes. Une femme, douce et vail- lante créature, fille de noblesse, réduite à vivre, avec sa

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mère, d'un pelit emploi de directrice des postes, a com- pris les mystérieuses douleurs de cette ruine exilée sur des débris. L'union libérale s'accomplit, sous une forme charmante, entre Taimable Hélène de Marville, dont le père esl mort au service de Charles X, et Auguste Ducou- dray, dont la main républicaine est digne de presser cette blanche main.

La légitimité et la république fraternisent au milieu de ces décombres ou un amateur de symbolisme se plai- rait à signaler l'emblème des révolutions, débordements populaires, ravages exercés par des éléments aveugles. S'il est vrai, comme le dit le proverbe espagnol, que, lorsqu'un crime est commis, on doive demander: «Où est la femme? » il faut le demander aussi, grâce au ciel ! en face d'une noble action, d'une belle âme aux prises avec le péril, la tentsftion ou le malheur, et, victorieuse de cette épreuve. Hélène de Marville n'est pas seulement pour l'Interné la fiancée dont le sourire console de tous les abandons; elle est la gardienne de son honneur, sa con- science visible. Quand une persécution nouvelle le me- nace, quand le magistrat que nous avons vu tout à l'heure vient lui dire : « Choisissez ! ici la fortune ornée de toutes les couronnes de l'éloquence et de la gloire; un exil plus dur, en lointain pays, avec cette famille qui vient de vous adopter et que vous entraînez dans votre misère; pour combler cet abîme, il suffit d'un petit chiffon de papier revêtu de votre signature ! si Ducourlray se re- dresse en son stoïcisme inflexible, Hélène, j'en suis sûr, a sa part dans ce redoublement de fierté et de courage.

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Et, quand le vieux président, sa tâche finie, change tout à coup de langage; quand il dit, chapeau bas, à ce noble couple : « Pardonnez-moi d'avoir accepté cette » épreuve dont je savais le dénoùment à l'avance... » Allez, jeunes gens et nobles cœurs, ce n'est pas à votre » âge, avec tant d'avenir, que Ton se déshonore en bri- » sant l'idole adorée, et vienne enfin le jour qui doit » récompenser cette obstination vertueuse! :> Le digne homme a reporter sur Hélène un complaisant regard, et il n'a pas eu besoin d'être séduit comme les vieillards de Troie, pour ajouter en aparté : « Voilà le salut! Yoilà la balsamique influence, l'honneur veillant sur son tré- sor, la dame de bon conseil ! »

Pour moi, je l'avoue, la moralité et le charme de ce louchant récit résident moins dans la fière attitude d'Au- guste Ducoudray que dans ce bienfait d'un chaste amour qui le protège contre toutes les faiblesses, dans Tautorité morale de cette femme qu'il n'oserait plus aimer s'il n'élevait pas sa conscience à la hauteur de sa tendresse. Telle n'est pas, hélas! la destinée du jeune et beau Ladislas Bolski, et, si le major Krilof, après avoir épuisé toutes les subtilités moscovites pour le décider à signer son acte de soumission, lui fait plus tard sentir sa dé- chéance à l'aide de ces mille nuances qui vont de l'ad- miration au mépris, c'est qu'à cette question :«Oli est la femme?» nous pourrions répondre : Elle n'y est que trop, et peinte de main de maître; acier et velours, unissant linsaliable coquetterie de la grande dame slave à l'astuce d'un vieux diplomate; avide de pouvoir, de succès,

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(1 éclat, de bruit; ambitieuse par amour, amoureuse par ambition ; capable de tout, môme de bonnes actions fac- tices et de bonnes œuvres artificielles; élevanl; en serre chaude ses vertus et ses vices; Gélimène croisée de Cathe- rine; courtisane sachant se déguiser en sœur de charité; remplissant d'aumônes prétentieuses et de dévouements romanesques les lacunes de la galanterie et les vides de la politique; prête à pardonner un crime plutôt qu'un repentir, une volée de coups de cravache plutôt qu'une hésitation de caractère ; impérieuse et souple, positive et fantasque, voluptueuse et glaciale, maîtresse d'autrui et d'elle-même; donnant des airs d'ukase à ses caprices; ne pouvant aimer qu'un dominateur et ne voulant aimer que dos esclaves ; délicieux et monstrueux produit du des- potisme et de la servitude ; inexprimable mélange de grâce hautaine et de cruauté féline ; intelligence supé- rieure, volonté implacable, imagination parverlie, con- science dépravée, cœur fermé à triple clef; tour à tour sphinx, sirène et vampire; telle qu'on se les représente ou qu'on les a rencontrées dans le monde, ces enchan- teresses fleurs d'Orient écloses sur les bords de la Neva ; telle que devait être la belle comtesse Sophie de Liévitz pour rendre explicables et excusables les folies, les déses- poirs, les extases, et finalement la défaillance du comte Ladislas Bolski.

Ladislas n'est ni moins vrai, ni moins ressemblant, ni moins saisissant que iMme de Liévitz. Il est Polonais des pieds à la tête, comme elle est Russe de la tête aux pieds. On pourrait même reprocher à M. Victor Cherbuliez de

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nous avoir donné pour une exception ce qui pouvait et devait nous être offert comme un type. Il y a loin de Ladislas à ces Polonais de convention, qui ne connaissent que le champ de bataille ou l'église, préludent à leurs prodiges de patriotisme et d'héroïsme par des miracles de dévotion et de chasteté, et ne comprennent l'amour que sous les traits d'un patriarche entouré d enfants et de petits enfants. Le jeune Bolski personnifie admirablement cette double nature que nous avons tous pu vérifier à Paris, après les insurrections et les catastrophes polonaises, et qui n'ôte rien à Taltrait de ces chevaleresques physio- nomies. Rien de plus sincère que leur foi, de plus entraî- nant que leur enthousiasme, de plus merveilleux que leur bravoure, de plus pur que leur patriotisme. Mais, à côté de ces inspirations quasi divines, nécessairement sujettes à des intermittences, il en existe de plus humaines qui accaparent les années de trêve et de repos. Aussi ardentes qu'intrépides, aussi promptes au plaisir qu'indifférentes au danger, ces âmes, quand elles ne trouvent plus l'emploi de leurs facultés actives, ne savent que faire de toutes ces richesses intérieures qu'elles voudraient dépenser au ser- vice de Dieu et de la patrie. Il leur arrive alors, au mi- lieu de notre civilisation à calorifères, de changer leur or en clinquant, leurs li? en tubéreuses, leurs hermines en pieuvres, leurs Dulcinées en Ninons et leur livre de priè- res en partition d'Offenbach. Mais, dans ces étranges dis- parates, dans ces enjambées en bottes de sept lieues du sanctuaire au boudoir et d'une Vendée à cheval aux dîners du Grand-Seize, vous ne surprendriez pas ombre

15.

262 NOUVEAUX SAMEDIS

d hypocrisie, à peine d'inconséquence. Les différences ont encore des similitudes. Les vertus n'ont rien de vulgaire, les fautes n'ont rien de banal. Le Polonais qui porte une flamme à sa lance, en porte une aussi dans son cœur. Il met dans ses égarements la même foague que dans ses prouesses. Ses faiblesses ressemblent à des équipées, ses traits d'béroisme à des coups de tète. Son intrépidité chante des airs de bravoure. Il est le premier ténor du patriotisme catholique. En campagne ou en bonne fortune, à table ou au bivac, en prison ou dans les coulisses, on se figure toujours ce chevalier de l'idéal et des causes vain- cues avec une aigrette sur sa toque, une pelisse sur ses éparules et des éperons d'or à ses bottes. Uodeur de la poudre le grise, le regard d'une femme l'enivre ; peu s'en faut qu'il ne confonde le mystique parfum de l'encens avec la vague senteur de la verveine et du patchouli. Il part tous les jours pour la terre sainte, et s'arrête à la Grande Duchesse ou à la Vie parisienne, après avoir passé par Notre-Dame de Lorette. Amoureux de sonorités et de couleurs, plus capable d'improviser dix belles actions que d'en réOéchir une mauvaise, souvent dangereux, fou quelquefois, jamais plat, tellement plein de roman qu'il en a rempli son histoire, un sage peut le blâmer, un ca- suiste le chicaner, un bourgeois le craindre; mais il aura toujours pour lui les femmes et les poètes. Si le bon sens le condamne, Timagination l'absout. Tel il nous est fré- quemment apparu, et tel nous le reconnaissons, sous le nom de Ladislas Bolski, dans le récit de M. Cherbuliez. En préparant pour la belle saison ma provision de

JULES JANIN. Y. CIIERBULIEZ 263

romans, j'ai été frappé de ces trois types que Jules Janin et Victor Cherbuliez ont fait revivre; Y Interné, le Polo- nais, la Femme slave. J'ai essayé de vous donner un croquis d'après leurs portraits; vous me saurez gré de vous avoir recommandé Auguste Ducoudray, Hélène de Marville, Ladislas Bolski et Sophie de Liévilz. Cette fois, mon succès ne sera pas d'être lu, mais de vous décider à lire.

XVII

M. LE COMTE D'HAUSSONVILLE'

Juillet 1869.

On a reproché à M. d'Haussonville d'avoir voulu faire de son livre un réquisitoire contre l'Empire. Il serait plus exact de dire que son but a été surtout de mettre à jamais l'épiscopat et le clergé en garde contre de funestes alliances qui commencent par le plus décevant des pa- tronages, et finissent par la plus dangereuse des persé- cutions. Cette thèse, si vaillamment entreprise et si élo- quemment soutenue, n'a, dans ce quatrième volume comme dans les autres, que l'embarras du choix ^en fait de souvenirs et de preuves. Dans cette phase du récit, les vraies victimes, ce n'est ni le Pape, ni l'abbé Émery, ni M. d'Astros, ni M. d'Aviau, ni M. de Boulogne, ni M. de Broglie. Nous avons principalement à les chercher dans

1. L'Eglise romaine et le premier Empire. Tome qiiatriùiiio.

M. LE COMTE D'HAUSSOiNVILLE 26o

l'ordre moral, sous les noms sacrés ou suspects de con- science, de liberté et de publicité. La conscience est sou- mise à des dissolvants plus terribles que les plus effrayantes menaces. La publicité est bâillonnée. Quant à la liberté, il faut qu'elle ait été à la fois bien vivace et bien ingrate pour avoir pu renaître après une oppression pareille et se retourner contre ceux qui l'en avaient délivrée.

Vous êies-vous demandé l'explication dune énigme à laquelle je ne cessais de songer, en lisant l'ouvrage de M. d'Haussonville? Comment se fait-il que les évéques français d'ancien régime, qui n'étaient pas tous des mo- dèles d'austérité et de sainteté, aient déployé tant de fer- meté devant le Tribunal révolutionnaire, dans les salles d'attente de la mort ou au pied de l'échafaud, et que, dix-huit ans plus tard, des cardinaux, des prélats, doctes et vertueux pour la plupart, aient offert le triste spectacle de capitulations, d'arguties et de complaisances cour- lisanesques, qu'il nous est impossible aujourd'hui de comprendre et qui ont porté le coup de grâce aux doctrines gaUicants? Gomment n'ont-ils pas frémi à ridée d'être ou de paraître les complices du tragé- dien couronné qui jouait les Constantin après s'être blasé sur les Charlemagne, et cela au moment môme ou « le Pape était tenu depuis quatre mois « dans un état de séquestration absolue ; » ou « non-seulement tous ses livres , tous ses papiers lui avaient été en- levés, non-seulement il était privé de plumes et d'encre pour son usage particuUer, mais ses plus intimes et ses plus indispensables serviteurs avaient été arrachés

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d'auprès de sa personne, et la plupart enfermés dans la prison d'Etat de Fénestrelle. Cette mesure, d'une rigueur inouïe, avait atteint, outre le prélat Doria, le propre con- fesseur du Pape; et jusqu'à un vieux valet de chambre, qui lui servait de barbier » !

L'explication semble bien difficile; elle est, au contraire, fort simple. Encore une fois , nous la trouverions tout en- tière dans l'habile démolition des consciences, le manque complet de liberté et le défaut absolu de publicité.

La Terreur et ses accessoires, depuis les massacres de septembre jusqu'au 9 thermidor, avaient eu aumoins pour leurs victimes le mérite de la clarté; les visages pouvaient pâlir, les cœurs trembler, les courages faiblir; les con- sciences ne pouvaient s'abuser; les défaillances étaient possibles; les malentendus ne l'étaient pas. Au milieu de ce naufrage universel s'abîmait l'Église de France comme toutes les autres puissances du ciel ou de la terre, répiscopat et le clergj savaient très-bien qu'ils n'avaient plus qu'un moyen de rester fidèles à leur caractère sacré, de continuer leur sacerdoce, de servir leur sainte cause et peut-être de racheter des fautes et des erreurs : c'était de mourir. La persécution franche et brutale, personni- fiée dans des assassins et des bourreaux, trouve toujours prêts les évoques et les prêtres, soit qu'ils aient à chercher dans le martyre une palme ou une expiation, soit qu'ils aient à veiller sur le berceau de la primitive Église ou qu'ils se réveillent sur des décombres.

Mais, sous Bonaparte premier consul, sous Napoléon empereur, la question se pose tout différemment. 11 est

M. LE COMTE D'HAUSSONVILLE 267

accepté comme bienfaiteur, salué comme protecteur, puisqu'il a rouvert les temples et relevé les autels. Seule- ment, de quelle nature sera ce bienfait? A quel prix cette protection? Quelles seront les clauses du pacte entre ce fils de la Révolution, mi-partie de superstition corse et de scepticisme français, entouré de conseillers qui nient Dieu et de sabreurs qui l'ignorent, et cette religion de vérité, si forte qu elle brave les tempêtes, si délicate qu'elle s'of- fense d'un mensonge? C'est, hélas! ce que nous apprend la douloureuse histoire des rapports de l'Église romaine avec le premier Empire. C'est ce qui, sous la plume élo- quente de M. d'Haussonville, paraît si clair, si vrai, si logique, que nous nous disons sans cesse avec un senti- ment d'impatience peu respectueux pour les grandeurs épiscopales : Mais comment pouvaient-ils s'aveugler à ce point? Ne devinaient-ils pas qu'on allait leur reprendre d'une main cent fois plus qu'on ne leur donnait de l'autre? Étaient-ils dupes? Étaient-ils compères? Quoi!- sacrifier les plus chers intérêts de l'Église à des pensions, à des places, à des cordons, à de misérables jouissances d'ambition ou de vanité? Sacrifier la dignité aux dignités, l'honneur aux honneurs, la croix aux croix? Ils avaient donc bien peur? l'empereur les effrayait donc plus que ne les avait effrayés Robespierre? Ils craignaient donc un coup de boutoir dans les salons de Saint-Cloud plus qu'ils n'avaient redouté un coup de couteau dans la cha- pelle des Carmes? Comment concilier tant de science et tant d'aveuglement, tant de certitude et tant de faiblesse, tant de courage et tant de lâcheté, tant de joie à s'age-

268 NOUVEAUX SAiMEDIS

nouiller devant le vrai Dieu et tant^d'aptitude à s'abaisser

devant les idoles?

C'est que nous raisonnons d'après nos idées, notre expérience, aux clartés de ce jour tardif, mais impi- toyable, que ne peuvent plus obscurcir ni les flatteries de riiistoire offlcielle, ni les silences ou les mensonges de l'ancien Moniteur, ni les prétentions calculées d'une Correspondance qui peut désormais se, passer de com- mentaires, mais non pas de suppléments. C'est que, grâce au système de mutisme universel organisé par le gouver- nement impérial, tous les contemporains, commencer par les évoques, ignoraient ce que nous savons aujour- d'hui, ce que nous ignorerions nous-mêmes, si M. d'Haus- sonville ne nous l'avait révélé. C'est que l'illusion du Con- cordat, maintenant réduit à sa juste valeur, subsistait encore ; c'est que , après l'anarchie révolutionnaire et l'horreur qui en restait dans les âmes, tel était le besoin d'autorité, telle était la ferveur d'obéissance, que des esprits judicieux, de nobles caractères furent sujets à confondre l'autorité avec la force et eurent un arriéré d'obéissance à dépenser en faveur de l'homme qui les violentait en les rassurant. Ne glorifions pas l'Empire, mais n'amnistions pas la République. C'est elle qui, par ses fureurs, ses calamités et ses crimes, a été cause de l'immense crédit ouvert à Napoléon Bonaparte, non-seule- ment par les intérêts, mais par les croyances, non-seule- ment par la société, mais par la religion. Ajoutez à cela rimpossibilité se trouvaient les évoqués de savoir ce qui se passait de l'autre côté des Alpes, de connaître les

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véritables dispositions de Pie VII ; vous comprendrez cette attitude hésitante, ces allures obséquieuses, ces alterna- tives d'accommodements empressés et de molles résis- tances,qui, j'en conviens, ont du faire rire sous cape les philosophes plus ou moins athées du Corps législatif et du conseil d'État.

Ce qui se passait, M. d'Haussonville nous le dit, et il est, sur certains points, le premier à nous le dire. Avant de convoquer le concile national de 1811, qui ne pouvait être, dans ces conditions et à cette date, qu'un anachro- nisme, un contre-sens et un mensonge, Napoléon voulut envoyer à Savone une députation chargée de s'entendre avec le Pape, prisonnier et malade, de discuter avec lui un programme tracé d'avance et qui n'admettait pas de retouche. Il spéculait sur les souffrances mêmes dont il venait d'accabler sa pieuse victime, sur l'affaiblissement physique et moral qui livrait le saint vieillard, sans con- seil et sans défense, aux insinuations respectueuses des prélats français, aux habiles manœuvres du préfet de Montenotte, aux influences d'un médecin, espèce de Purgon Iscariote, qui n'avait pas honte de trahir, à beaux deniers comptants, les secrets de celte santé chancelante et de tàler le pouls à cette conscience effrayée. Ce chapitre est navrant. On assiste jour par jour aux angoisses de Pie VII; on le voit tour à tour épouvanté du schisme dont le menacent les agents dd l'empereur, des conces- sions qu'ils lui arrachent, des fantômes qui assiègent son msomnie, des images qui troublent sa solitude. Il arrive un moment, après le départ ties évùques, ou sa raisofi

270 NOUVEAUX SAMEDIS

succombe au contre-coup de ces horribles secousses, le perfide médecin constate « tous les signes d'une affec- tion hypocondriaque qui pourrait tendre à altérer les facultés du corps et de l'intelligence ».

« Le Pape, » ajoute le préfet, <^ m'a dit qu'il ne concevait » pas comment il était convenu de ces divers articles, » que cela avait été de sa part une folie; qu'il fallait qu'il » fui à moitié ivre. >- Et un peu plus loin : « A'ous aurez » vu, par mes dernières lettres, que l'incertitude du » Pape, quand il est livré à lui-même, va jusqu'à altérer » sa santé et sa raison. Dans ce moment, Yaliénation » mentale est passée, mais tout annonce quil faut néces- » sairement des soutiens à un esprit affaibli et à une con- » science ombrageuse. »

On devine de quel genre étaient ces soutiens dans la pensée d'un préfet de l'Empire; quel devait être le tuteur de cette plante brisée par l'orage. Voilà la vérité, que nul n'avait encore révélée dans toute sa poignante amer- tume. Pie VII a été, de son propre aveu, comme un homme ii;re, et, d'après le rapport des témoins oculaires, il a eu un accès de folie; folie dont on ne saurait s'étonner, crise qui rend plus odieux cet ensemble d'ob- sessions, de pièges, de supercheries, de violences, d'insi- dieux hommages, d'impérieuses menaces, d'exigences dictées par la force et rédigées par la ruse. Œuvre essen- tiellement byzantine, digne du Bas-Empire, mais d'un Bas-Empire endoctriné par Voltaire, on reconnaît à la fois du Machiavel, du Constantin, du Henri VIII et du Cabanis, et qui, se combinant avec les scrupules du Saint-

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Père, devait, à la longue, produire dans son âme craintive d'épouvantables désordres. La folie du Pape , amenée par de telles causes, dénoncée par de tels complices, quel prologue pour le concile national !

On sait ce que fut ce concile, et comment le nœud gordien fut tranché par le despotisme en colère. Je n'en- trerai pas dans les détails de cette pitoyable assemblée. M. d'IIaussonville les retrace avec ce mélange de mo- dération et de verve, avec cette politesse terrible qui ajoute à l'effet du récit et laisse aux lecteurs le soin de conclure, avec cette émotion vengeresse qui n'est jamais plus persuasive que lorsqu'elle se contient; colère qui sourit, art qui se cache, dons excellents d'historien honnête homme, que nous avons déjà signalés dans les autres parties de son ouvrage, et que l'Académie fran- çaise a justement réclamés comme son bien.

Dans ces assises épiscopales, renouvelées d'un temps qui n'était plus et dont la tradition môme s'effaçait au contact de l'esprit moderne, quelques beaux caractères, quelques saintes physionomies se dessinèrent : l'arche- vêque de Bordeaux, l'évêque de Gand, Téveque de Cham- béry, l'évoque de Troyes. A un point de vue plus général, M. d'IIaussonville remarque finement que le courage collectif est, en pareil cas, moins susceptible de défaillances que le courage individuel; que Napoléon et ses courtisans mitres on laïques devaient avoir plus aisé- ment raison des membres du concile, en les prenant à huis clos, un à un et en sous-œuvre, qu'en s'adressant à une assemblée l'honneur de chacun était surveillé par

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l'honneur de tous. Si je ne craignais d'être accusé de mêler le sacré au profane, mais le sacré, dans cette circonstance, ne se profanait-il pas? je rappellerais à ce propos une remarque qu'on a souvent faite, à savoir qu'une collection d'individus fort peu scrupuleux et dune morale très-relàchée, se montrera, réunie dans un théâtre et devenue un public, de composition beaucoup moms facile, si on lui demande d'applaudir des senti- ments bas, de mauvaises actions et une pièce immorale. Un théâtre, ai-je dit! une pièce! Comment échapper, en elïet, à une comparaison théâtrale? comment éviter de songer que, en dépit des pompes extérieures et des solen- nités épiscopales, il y eut une comédie, triste comme elles le sont presque toutes, des rôles assez mal joués pour la plupart, des répétitions dirigées par l'i/npresario le plus exigeant qui ait jamais commandé une troupe ou des troupes, une représentation peu réussie et un dénoù- ment accommodé aux façons despotiques de l'auteur? Napoléon savait très-bien qu'il jouait un rôle en posant un masque de théologien sur son visage de conquérant. Les laïques qui lui servaient d'auxiliaires ou d'instru- ments, s'encourageaient à la complaisance par l'incrédu- lité, traitaient les questions canoniques comme ils au- raient traité des affaires de diplomatie ou do fournitures, et personnifiaient la métamorphose des vérités immor- telles en fictions légales. Les évoques, assez ambitieux ou assez faibles pour se plier aux secrets desseins de l'empe- reur, affectaient de rapprocher des époques séparées par un abîme et de placer le salut de leur foi dans ce qui n'en

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était que la négation ou l'abandon. Ils ne pouvaient ignorer que le gallicanisme de Bossuet n'était pas le leur, que 1682 ne ressemblait pas à 1811, que Napoléon était très-différent de Louis XIV; qu'entre ces deux dates et ces deux noms il y avait la philosophie et la révolution , et que Tabsolulisme du grand roi, despote mais croyant, ne serait jamais allé jusqu'au schisme. Ils savaient, ils devaient savoir que des diocèses sans évêques étaient encore préférables à des évoques sans institution cano- nique.

En somme, la majorité fut déplorable ; la minorité paya cher ses protestations ou ses remontrances; le tout finit comme on pouvait s'y attendre dès le premier jour. Trois évêques récalcitrants furent enfermés, pour l'exemple, dans le donjon de Vincennes, ils allèrent méditer sur les rapports de la religion avec la politique. Les hésitants, les timides, les optimistes, les théologiens de petite vertu, refusant en masse de se laisser prendre dans les filets de Saint-Cloud, furent pochés à la ligne par de singuliers successeurs des apôtres. On obtint ainsi un résultat qui ne contentait personne, une solution qui ne pouvait rien résoudre. Les suites de ce concile dérisoire se déroule- ront danslesprochainsrécitsdeM. d'IIau^sonville.— « Les » scènes qui nous restent à raconter, » dit-il en terminant ce quatrième volume, « ne sont pas moins fâcheuses que » celles qui ont déjà passé sous les yeux de nos lecteurs. » Nous allons voir d'autres pièges, non moins perfidement » tendus, envelopper le chef de la catholicité, et celui-ci » môme y tomber. Le tour de Pie VII était venu après

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celui des évoques de France, Comme eux, comme tout le monde à cette fatale époque, il était destine à plier devant l'homme extraordinaire qui, chose déplorable à confesser, n'a guère rencontré qu'après sa chute des contradicteurs véritablement résolus. »

Hélas! oui; et nous ne pouvons nous défendre dune sensation bizarre, mélange d'allégement et de douleur, en songeant que cette année 1811, si brillante encore, si triomphale, abritant l'aiglon autrichien sous les ailes de l'aigle impérial, fiére d'étendre jusque dans le ciel la con- quête ou le rêve de la monarchie universelle, touchait de si près aux rapides catastrophes, aux années expiatoires. Encore un an, et voici la campagne de Russie; deux ans, et voilà le spectre de Leipsick; trois ans, et voilà l'inva- sion et la déchéance. On dirait que Dieu, fatigué de voir ses ministres céder et faiblir, prend la parole à leur place, et, en trois coups de foudre, anéantit ce qu'ils n'osaient pas contrarier. C'est là, je le sais, une assez triste conso- lation pour des âmes françaises, alors même qu'elles font passer avant tout les idées de justice, de liberté, de man- suétude, de pitié et de paix, auxquelles l'Empire jetait incessamment d'audacieux défis. Et cependant, ce qui nous irrite le plus, ce n'est pas le tableau de ces violences , ces orgies d'arbitraire, ces princes de l'Église empri- sonnés comme des malfaiteurs; ce Pape trompé, trahi, persécuté, enlevé, enfermé, et finalement fou de déses- poir; cette théologie à cheval et à coups de sabre; cette toise de sergent recruteur appliquée à des consciences sacerdotales. A tout prendre, en se livrant à ces énor-

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mités dont l'énumération formerait un volume, Napoléon faisait son métier de despote, et il faut avouer qu'il s'en acquittait bien. Tout en maudissant sa tyrannie, on ne saurait dissimuler son prestige.

Mais ce qui nous exaspère, c'est de penser que trois ans à peine nous séparent de la chute de l'empereur, et que, dans trois ans, les bonapartistes s'appelleront des libéraux; que cet homme qui traite les journalistes do folliculaires (page 228), qui ne permet à la presse de par- ler que pour mentir ou de n'exister que pour se taire, qui mêle, dans son despotisme, les brutalités soldatesques aux subtilités orientales, qui opprime les corps et les âmes, qui méprise également la vie et la conscience humaines, qui ne voit dans ses soldats que de la chair à canon et dans ses prêtres que des instruments de servitude, que cet homme n'aura qu'à tomber pour que son culte de- vienne immédiatement synonyme du culte de la liberté. Ce qui, dans un autre ordre d'idées, nous désole, c'est d'être forcés de nous dire qu'il y a encore des évêques, des prêtres, des catholiques, capables de céder aux mêmes tentations, de donner dans les mêmes pièges, de subir les mêmes esclavages, de ne pas tout préférer, la lutte, la licence, le péril, la proscription, la mort, à ces protections qui déshonorent, à ces alliances qui flétris- sent, à ces munificences qui tuent.

Heureusement, le retour de monstruosités pareilles est désormais impossible. Les amateurs seraient obligés de se rabattre du tableau sur la miniature. M. d'Haussonville, dans une de ses plus belles pages, compare ces pauvres

576 NOUVEAUX SAMEDIS

évêques, terrifiés et fourvoyés, à des pèlerins qui, tra- versant le désert et s'acheminant vers la terre sainte, entendraient tout à coup le rugissement du lion. Aujour- d'hui, je crois que les pèlerins sont rares; mais ce dont je suis sûr, c'est que le lion n'existe pas ou ne rugit plus.

XVIII

UN TZAR ET UN PAGE

Juillet 1869.

Ces Souvenirs offrent à la fois le piquant d'un recueil d'anecdotes et l'intérêt d'un livre d'histoire. L'auteur, dans une lettre adressée à notre excellent ami Frédéric Béchard, dont rinlelligent concours a aidé son ou- vrage à se naturaliser français, maintient, avec un tact et une fermeté qui l'honorent, la situation politique et morale qu'il entend garder en ce douloureux conflit les souffrances de la Pologne n'ont d'égales que les cruautés de la Russie. Pournous autres, Polonais de Paris, rien de plus commode que le fanatisme irréconciliable contre l'oppression moscovite. D'abord il donne satisfac- tion à toutes nos qualités et à tous nos défauts ; sympathie

(1) Souvenirs d'un page du tzar Nicolas, par le prince J. Lubomirski.

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pour les faibles et les vaincus, culte du chevaleresque chez autrui, esprit d'opposition, haine du despotisme, rancune contre les Cosaques, humeur frondeuse, espoir permanent de renverser quelqu'un ou de démolir quelque chose en criant : « Vive la Pologne! » Ensuite, nous savons très-bien que, quoi qu'il arrive, nous en serons quittes pour une souscription et des phrases. Enfin, aucun pré- cédent, aucun motif de reconnaissance ne nous lie au tzar et à son auguste famille; nous ne risquons pas d'être accusés de ce crime monstrueux d'ingratitude que n'ont jamais commis, on le sait, ni les rois envers leurs serviteurs, ni les sujets envers leurs souverains.

Il suffit de jeter les yeux sur le titre du volume pour savoir quel lien attachait le prince Lubomirski à la mé- moire de l'empereur Nicolas. S'il est permis à un page d'être hardi, il ne lui est pas défendu d'être reconnais- sant. Le noble écrivain indique en quelques lignes la nécessité il se trouve de faire dans son cœur deux parts ; l'une pour sa patrie, l'autre pour son bienfaiteur. Si nous insistons sur ce point délicat, c'est qu'il en résulte un avantage dont la critique littéraire ne doit jamais né- gliger de s'emparer; c'est qu'en observant, à l'égard du Izar et de la Russie, un langage plein de modération et de convenance, le prince Lubomirski a été, dans le fait, plus accablant et plus terrible que s'il avait dépassé toutes les bornes de l'invective et de la satire. Je ne me lasserai pas de le répéter, aii risque de m entendre dire que mes exemples n'ont pas toujours ressemblé à mes conseils : quelle que soit la cause que l'on défende ou que

UN TZAR ET UN PAGE 279

Ton aime, mais surtout si cette cause se rattache aux vérités immortelles de justice, de liberté, de patriotisme et de pitié, plus votre plaidoyer sera mesuré que dis-je?;détourné, plus l'efTet en sera infaillible, le ravage formidable aux dépens de la cause ennemie. Le livre doux et pieux de SUvio Pellico a fait plus de mal au vieil absolutisme autrichien que toutes les fanfaronnades maz- ziniennes ou garibaldiennes. Si la Révolution française avait été modérée, il y a quatre-vingts ans aujourd'hui qu'elle serait faite au lieu d'être encore à faire ou à re- faire. Voilà de bien grands mots, de bien grands souve- nirs pour un petit livre; mais ils m'amènent à déclarer que, si j'en juge par mes impressions personnelles, les ennemis les plus acharnés de l'empire russe, les cham- pions les plus passionnés delà nationalité polonaise, n'ont pas le plus léger reproche à adresser au prince Lubo- mirski. Il n'a pas eu besoin d'être hostile ou violent ; il lui a suffi d'être véridique. On ne découvre pas dans son volume, un seul mot qui démente ses sentiments de res- pectueuse gratitude pour le tzar Nicolas; on n'y ren- contre pas un fait, un détail, un trait, qui ne se dresse, comme un geste de patient, contre ce gouvernement, ce peuple et cette histoire. Quel pays, grand Dieu ! quelles mœurs! quelles institutions! quels personnages! Et, si tels ont été les meilleurs, que devaient être les pires ?

Je vous ai dit que ce joli volume pouvait se diviser en deux parties : les souvenirs anecdutiquos et les chapitres d'histoire. Les anecdotes sont caractéristiques et char- mantes; nous y devinons l'accent vrai, vivant et vibrant

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d'un témoin oculaire, initié à tous les secrets de la mise en scène et du drame par un écrivain qui a fait ses preuves en ce genre. Mais, publiées d'abord dans une Revue, reproduites par une foule de journaux, elles ne seraient plus des primeurs, et nous aimons mieux effleurer, avec le prince Lubomirski, quelques points de cette curieuse histoire, que nous avons apprise en le lisant. Si les Polonais filtras sont tentés de le trouver encore un peu trop russe, il nous semble, à nous, sufli- samment français. En nous montrant les odieux produits du despotisme et du servilisme, il donne directement des leçons dont on peut profiler, alors même quon est à peu près sûr d'être à l'abri du knout et de ne pas recevoir de coups de poing ou de coups de pied pour un bouton de guêtre décousu ou une tache d'huile sur un tapis.

Étudiez de près, dans leurs origines ou leur refonte, les éléments dont se compose le gouvernement russe ; rien ne Texcuse, mais tout l'explique. Il est de provenance orientale. Il garde les traditions, la physionomie, l'impas- sibilité fataliste de ces mystérieuses contrées, où, sous un soleil implacable, au milieu d'idoles sanguinaires ou taciturnes, le bon plaisir du maître se mesure à la doci- lité de l'esclave. Quelques-unes de ses racines trempent dans les eaux bourbeuses du Bas-Empire. Sa politique s'cclaircit par son histoire. Il n'a point de noblesse che- valeresque, historique et féodale, c'est-à-dire point de contre-poids aux excès de la tyrannie personnelle, point d'intermédiaire entre le trône et les masses populaires. Il ne possède pas même de bourgeoisie intelligente, indé-

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pendante et active, puisqu'il ne veut avoir qu'un peuple en uniforme, bureaucratique ou militaire, anobli par le fait de ses fondions, organise d'après des hiérarchies arti- ficielles, et ne connaissant d'autre code que la consigne et la discipline.

Lorsque Pierre le Grand, avec ses instincts de fondateur et de despote, substitua aux débris de la vraie noblesse, de la noblesse nationale, de celle que créent les siècles et les services rendus, une aristocratie de sa façon, étique- tée et graduée, sous le nom de tchiiis, en catégories de fonctionnaires; lorsqu'il remplaça ainsi les archives de famille par les cartons de bureaux, il sut bien ce qu'il voulait faire. Arrivant après la phase de déchirement et de barbarie qui n'avait laissé dans cet immense empire que le chaos et le vide, il préparait les voies au despotisme raisonné eXcivilisé, si toutefois la civilisation et la raison peuvent pactiser un moment avec ce régime qui reste barbare dans ses raffinements et insensé dans sa logique. Or, ces voies sont toujours les mêmes, qu'elles traversent les steppes sauvages de l'Ukraine, les majestueuses allées de Versailles ou les abords sanglants de la place de la Révolution. Niveler pour régner, aplanir pour dominer, être le seul dispensateur des inégalités sociales, créer une table rase pour faire paraître plus haut le palais et la caserne, voilà le premier article de foi autocratique. Si le mot démocratie, dans son étymologie grecque, si- gnific gouvernement du peuple, rien ne se ressemble moins que la Russie d'hier ou d'aujourd'hui et la société française du dix-neuvième siècle... En êtes-vous Lien

IG.

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sûr? Un peuple de fonctionnaires, le civil débordé ou absorbé parle militaire, l'annulation progressive de tout élément aristocratique, l'incessante décadence de la no- blesse réduite, avant 89, à Tétat de brillant simulacre et de parure de cour, depuis lors, à Texistence anomale d'un corps sans àme ou d'une âme sans corps, tout cela, grâce au caractère des races latines, à l'esprit de liberté et d'ac- tivité occidentales, diffère encore notablement du type russe. N'importe! soyons fiers des différences, mais dé- fions-nous des similitudes.

Similitudes et différences me ramènent à l'empereur Nicolas, dont la figure grandiose, ou, si l'on veut, la haute stature, domine les derniers tableaux et donne un sens à ma digression. Le prince Lubomirski a excellemment parlé du tzar, qu'il a vu vivre et mourir. Il retrace avec une émotion poignante cette mort sur laquelle planait une sorte de mystère tragique, cette agonie hâtée par une imprudence; suicide déguisé, expiation volontaire de l'omnipotence se punissant de n'être plus toute-puissante. Je n'oserais, après ces pages émouvantes, ni peindre, ni esquisser le tzar Nicolas. Si je l'essayais, je voudrais cher- cher, non pas ce qu'il a été, mais ce qu'il a regretté de ne pas être, la tâche que s'était assignée son orgueil, le rôle sous lequel il a succombé.

Tout homme doué d'un génie incomplet, préoccupé d'une mission dont il s'exagère la grandeur, se propose fatalement un type, un idéal qu'il aspire à égaler ou à surpasser. Pour le tzar Nicolas, la plénitude du souverain pouvoir, le déploiement illimité de la volonté humaine.

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lesenivrements delà guerre, delavictoireet de la conquête, le plaisir suprême d'imprimer une secousse ou de com- mander une halte à son siècle, durent se personnifier en deux modèles : Louis XIV et Napoléon Bonaparte. Plus heureux que le premier, il pouvait dire, non-seulement « L'État, c'est moi! » mais : L'État, la Religion, la société, l'humanité, la divinité, c'est moi! jesuisl'arbitrede toutes les âmes, le souffle de toutes les poitrines, le cerveau de toutes les têtes, le centre de tous les rayons, depuis ceux qui tombent du ciel jusqu'à ceux qui brillent sur l'habit de mes serviteurs.

Aussi armé que le second, il pouvait, du jour au len- demain, lancer sur l'Europe des millions de soldats rompus à toutes les fatigues, assouplis à toutes les disci- plines. Il avait organisé militairement l'immensilé de son empire, et il s'y offrait d'avance à lui-même, sous forme de revues ou de parades commandées avec une précision d'instructeur, la représentation ou le prélude d'éclatantes épopées guerrières. Que le hasard s'y prêtât, que les folies de la révolution ou les excès de la liberté ouvrissent un champ de bataille au vengeur du dogme d'autorité et de droit divin; il pouvait apparaître, le glaive flamboyant à la main, revanche couronnée du principe autocratique auquel Tesprit moderne n'a pas épargné les humiliations et les défaites.

Mais ni les temps, ni les mœurs, ni les idées, ne s'ac- commodaient à celte imitation du grand roi, à cette con- trefaçon du grand empereur. 11 ne suffît pas, pour faire un Louis XIV, de l'abdication de toute une société,

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au profit d'an homme. Il faut que cette société , tout en abdiquant, conserve ses traditions, son génie, ses caractères, sa liberté morale, ses pépinières de grands orateurs, d'écrivains et de poètes illuslres, de vaillants capitaines, d'artistes supérieurs, de minisires habiles. Il faut qu'on ne sache plus, à distance, si la gloire du sou- verain n'est que le reflet de toutes ces gloires, ou si c'est lui qui a suscité sous ses pas ce merveilleux cortège. Quel que soit le rabais que subit aujourd'hui Louis XIV, si funestes que puissent être ces intempérances de per- sonnalité royale, la différence peut se formuler ainsi : Louis XIV a régné sur des hommes. Nicolas sur des au- tomates.

Avec Napoléon Bonaparte, les points de contraste ne sont pas moindres. Jusques aux dernières années qui furent celles de la démence, des désastres et de la chute, la démocratie française put croire qu'elle conservait son enjeu dans les campagnes du dictateur militaire, que ses victoires n'étaient qu'une variante des progrès de la Révolution dans le monde. Elle se laissait absorber dans cette dictature, mais sans y rien perdre de son activité et de son intelligence. Domptée, mais vivace, souple, mais non impassible, il ne lui déplaisait pas de voir son maître qui était aussi son ouvrage dicter des lois aux monarchies et aux aristocraties de vieille souche. Elle aimait à se reconnaître dans chacune de ses conquêtes, et lui savait gré de l'illustrer en la décimant. Si inflexible que soit le verdict suprême de l'histoire contre l'oppression impériale, contre ses splendeurs mensongères et ses con-

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séquences néfastes, voici pourtant la différence : Napo- léon a commandé à des soldats, Nicolas à des uniformes. Ce qui en résulta, vous le savez, et le prince Lubo- mirski le raconte si bien, que je vous renvoie à son pathétique récit. La vie du tzar se dépensa à poser pour les batailleurs sans se battre, pour les victorieux sans vaincre, et pour les conquérants sans conquérir. Son règne ressemble au prologue d'une guerre qui n'a jamais eu lieu , et le siège de Sébastopol à l'épilogue d'une longue campagne qui n'a jamais existé. Il s'est imposé la physionomie, le costume, l'attitude d'un héros; mais son héroïsme équestre, botté et éperonné a piaffé sans avancer et préludé sans aboutir. 11 a vécu dans le perpé- tuel avant-goût d'une gloire militaire qu'il ne lui a pas été donné de savourer, et, à la fin, quand il a porté la coupe à ses lèvres, il n'y a plus trouvé que l'amertume de la dé- faite. Général dune nation ou souverain d'une armée, ayant dressé son empire à une obéissance passive dont le prince Lubomirski nous cite quelques exemples comiques, couché sur un lit de camp comme pour attendre sans cesse le mâle accord du clairon, Nicolas, en définitive, n'a fait de peur qu'à Louis-Philippe * et de mal qu'à la Pologne. Le jour , sortant de son atmosphère de Cirque-

1. Louis-Pliilippe n'eut pas peur de Tempereur Nicolas. Mais, de même que celui-ci croyait pei'sonnifier la contre-révolution armée et la discipline niililaire, de même le roi des Français s'imaginait que son règne et son rôle historique n'auraient plus'de sens, du moment qu'ils ne signifieraient plus paix et liberté. Ils se trompè- rent tous les deux. L'un ne tint pas assez de compte des irrésisli-

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Olympique, il lui a fallu affronter les réalités de la guerre, les vices de son gouvernement ont éclaté de toutes parts. Il a pu mesurer les ravages clandestins, les excavations souterraines opérées dans cette organisation militaire dont il était si fier, par la ruineuse alliance du despo- tisme qui s'enivre de son orgueil, et du servilisme qui se nourrit de sa bassesse. Il a compris que l'esclavage est la première des corruptions, que celle-là enfante toutes les autres, et que Tàme avilie par le joug se dé- dommage ou se venge de sa dégradation en volant son maître. Représentant tardif d'une idée qui allait périr, mandataire impérial de l'absolutisme, il ne sut pas faire triompher la cause de son vieux client. Il le vit chanceler et défaillir; il sentit les reliques du passé trembler et se dissoudre dans sa main. Ne pouvant les sauver avec lui, il voulut mourir avec elles.

Pourtant, n'exagérons rien. Il y a un détail, un seul, oîi je ne suis pas tout à fait d'accord avec le prince Lubo- mirski, et je me déclare, bien malgré moi, un peu plus Russe que lui. En racontant la brusque et volon- taire agonie du tzar Nicolas, il l'attribue aux mécomptes de son orgueil, froissé par le douloureux épisode de Sébastopol. C'est possible, c'est probable même, étant donné cet orgueil, qui, d'après l'auteur de cesSourcnirSj

blés courants de son siècle; Tautre ne songea pas assez à cette terrible imagination française, à cet esprit national auquel les biens véritables ne suffisent pas, si on ne lui donne quelque chi- mère à poursuivre. Entre les deux illusions, on nous permettra de préférer celle de Louis-Philippe.

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dépassait celui de Louis XIV, de Henri YIII et de Soliman le Magnifique. Mais les lecteurs étrangers à notre histoire contemporaine pourraient conclure de ce récit que la guerre de Crimée ne fut pour les Russes qu'une série d'humiliations et de défaites, et, par conséquent, pour les armées alliées, qu'une succession rapide de triomphes, pareille à certaines campagnes de la République, du Consulat et de TEmpire II n'en est rien. Jamais, au con- traire, campagne ne fut plus lente, plus stérile, plus coûteuse, plus disputée, plus sombre, plus pénible pour les vainqueurs, et plus glorieuse pour les vaincus. Tot- leben reste, en somme, le héros de cette guerre et de ce siège. Les Français y déployèrent, comme toujours, une admirable bravoure. Mais que d'incertitude dans le com- mandement! Que d'imprévoyance dans les préparatifs ! Que de gaspillages dans l'organisation des divers ser- vices ! Sans doute les dilapidations effrontées dont nous parle le prince Lubomirski, et qui, dès le début, affai- blirent dans Tarmée russe les moyens d'action et de ré- sistance, ne sauraient, dans un pays tel que la France, ni passer inaperçues, ni demeurer impunies. Il faut avouer pourtant que les justes reproches adressés par le noble écrivain aux abus du régime autocratique rebon- dissent jusque dans notre voisinage. 11 a rompu la glace sur les bords de la Neva ; nous avons le droit d'achever la débâcle. Tempéré par nos habitudes et nos instincts de liberté, ou poussé jusqu'au délire par le despotisme du maître et la servilité des sujets, le gouvernement per- sonnel n'a réussi, en ces derniers temps, ni dans la paix,

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ni dans la guerre. Si nous étions tentés de Tamnistier, nous apprendrions à le haïr en lisant le prince Lubo- mirski. A ce point de vue, Li physionomie et Thisloire même de ce livre amusant, instructif et charmant, sont en harmonie avec le double effet qu'il doit produire. Si l'auteur, après l'avoir écrit, a voulu le faire retoucher par un Français, c'est moins par coquetterie de style que par esprit de justice. Il a voulu que ces vérités russes devinssent tout à fait françaises.

XIX

M. GUSTAVE FLAUBERT

On m'assure que ce gros roman réussit très-peu : je n'en suis pas surpris, si je le juge d'après mes impres- sions personnelles; mais alors, que devient le succès de Madame Bozaryl

Ne comptons i^hs Salammbô, lourde fantaisie d'archéo- logue, provisoirement sauvée du naufrage par un caprice de grandes dames et de modistes. Tenons-nous-en au premier et au dernier ouvrage de M. Gustavo Flaubert. Ce sont exactement les mêmes effets, les mêmes séries de tableaux, ou, pour parler plus juste, de marceai/o?, juxta- posés au récit, au lieu d'en faire partie essentielle, comme chez les vrais maîtres. LÉducation sentimen- tale, ainsi que Madame Boxary, donne l'idée dune

* L Éducation sentimentale.

jjù SOUVEICX SAMEDIS

mélopée ccn.inue, à laW»sner, qtflnimompraiem, de Ip à a„.re. des airs ..bravoure, .ellemom étranger .„ suie.. ,ui.s pourraien. se dé.acher saas '"co"J'»n. e' «■inlercaler successivement dans une douzame d opéra

ce procédé ne varie guère, e. Il es, de ceux auxqueb 1. oublie ne se laisse pas prendre deux to,s. Ce qu, do- Iire lecuredc ces l,uU cents morlelles pages, c.s. ::.pa,ience .ébrlle, un agacemen. nerveu y- ,;

.,ose comme une a.».e perpé.uelle. su,v, un pe pétuel mécomp... on voudra» s'inieresser a, ouïe

personnage, à Frédéric Moreau. au s,eu «n i,x. a « lemme à Beslauriers. à RosaneUe. a Mme Dam treu" on se Bgure ,u'll n'y a ,u, ."*—;; lonrner l»ur arriver i. Vémolion. a la p.ue. au drame

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qui ne vous fait grâce ni u un

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f^MÎlliQ. Ips évéii(3ments et ICb ncrob rief ros. - prennent des proportions limput.enne

,3des de lévrier ou de juin ; plus ^o-:^':^^^ erde courlisanes; ailleurs, "- ^«'-"^ ^^^ ^JV,,,,

temme du monde; ainsi de su.te ; 1. narraUon n

M. GUSTAVE FLAUBERT 291

qu'un prétexte à prodigalités descriptives. Je compare les rares lecteurs de VÉducation sentimentale, les intrépides qui iront jusqu'au bout, à des convives affamés qui fini- raient par sortir de table avec une indigestion de hors- d'œuvre.

Ces défauts sautent aux yeux; mais il s'accusaient déjà, au moins en germe, dans Madame Bovary^ et il s'y joi- gnait des excès de réalisme pathologique et médical, qu'on ne retrouve pas, Dieu merci ! dans le nouveau roman de M. Flaubert. D'où vient donc la différence que l'on peut, dès aujourd'hui, prévoir dans la destinée des deux livres? Je vais essayer de l'expliquer, et puisse cette explication me dispenser d'une analyse qui serait une seconde corvée! C'est bien asssez de la première.

Le titre, d'abord. Je ne crois pas qu'il soit possible d'en inventer un plus malheureux que celui-ci : VÉdu- cation sentimentale. Il réveille immédiatement une idée de système, de pédagogie et d'ennui, et il offre à l'esprit un sens tout différent du véritable. Qui ne croirait qu'il s'agit de nous faire connaître, par le menu, les résultats d'une éducation le sentiment dominerait l'action, la volonté, la raison ? Or, ce n'est là, évidemment, ni la pen- sée de l'auteur, ni la donnée du livre. Dès le début, l'éducation de Frédéric Moreau est finie; il n'en est plus question ; elle a probablement ressemblé à presque toutes les éducations bourgeoises de province; il n'y a pas trace de son influence sur le caractère, la physionomie, la conduite, l'être moral de ce jeune homme qui va nous donner en deux interminables volumes, l'énervant spec-

292 NOUVEAUX SAMEDIS

lacle de l'indécision et de l'impuissance. Ou le titre choisi par M. Flaubert ne signifie rien, ou il faut le torturer pour comprendre que Frédéric, incapable d'accomplir une œuvre, de régler sa vie et de choisir un état, fait peu à peu dans le monde sa propre éducation, une éduca- tion romanesque, à mesure que le hasard le met en contact avec Mme Arnoux, avec Louise Roque, avec MlleVatnaz, avec Rosannette, avec Mme Dambreuse; édu- cation débilitante, corruptrice et dissolvante, dont je vous donnerai une idée sommaire en vous disant que Frédéric, à la dernière page, signale comme le meilleur souvenir de sa sotte jeunesse une escapade clandestine dans un mauvais lieu.

N'importe! si malencontreux que soit le titre, il ne suf- firait pas à faire tomber un livre considérable, prôné d'avance par les compères. Cherchons ailleurs les causes d'une chute qui réagira, j j le crains, contre les précédents ouvrages de M. Flaubert, contre l'ensemble de sa physio- nomie littéraire et de son talent.

Tout régime, tout gouvernement, bon ou mauvais, a un moment, une phase, j'allais dire une lune de miel, ou la société qui l'accepte ou le subit se teint forcément de ses couleurs, et se reQète à son tour dans la littérature. Les amis, les indifférents, les ennemis eux-mêmes, s'ajustent par quelque endroit à cette machine que l'on croit forte et solide, tant qu'on la voit fonctionner sans encombre. Après le coup d'État, pendant les années de triomphe apparent et de prospérité passagère, toute œuvre qui s'accordait avec un état social simplifi('' à la

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fois et dépravé par la force, était sûre de réussir. A un pays dépossédé de toute prérogative intellectuelle, de toute initiative libérale, de tout horizon politique, il fal- lait une littérature à part, coloriste, pittoresque, plastique, sensuelle, qui commençât par supprimer rame et dont la plus douce étude fût de quintessencier la matière et d'enjoliver le néant. Le roman ne devait plus être, comme aux beaux jours de 1830, une lutte de la passion contre le devoir, lutte la faute elle-même ressemblait à une ivresse d'idéal, mais un entassement puéril de formes et de figures déshabillées par le vice et gouvernées par la. fatalité. Il échangeait les sites alpestres et les nuits con- stellées de TAdriatique, contre le boudoir interlope et le magasin de bric-à-brac.

Voyez Mme Bovary; ce n'est pas une héroïne de roman, dans l'ancienne acception du mot; c'est une collection de curiosités et d'instincts, la bête domine la femme. Son imagination maladive, envenimée et abusée par ses sens, fait de la vie un mirage qui la sollicite et Tattire par une succession d'apparences : fêtes aristocra- tiques, séductions de l'amour coupable, jouissances de la richesse et du luxe, fantaisies de toilette, mensonge d'un faux idéal qu'elle n'entrevoit un moment que pour des- cendre un peu plus vite et tomber un peu plus bas. Les personnages qui s'agitent autour d'elle, médecin, curé, notaire, pharmacien, gentilhomme, bourgeois de cam- pagne, clerc d'avoué, patriciens et prolétaires, ont tous un même trait de ressemblance : ils ne sont acceptables, ils ne peuvent respirer à l'aise que dans un monde sans

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foi et sans espérance, sans passé et sans avenir, toute la vie morale se résume dans le moment présent, la génération nouvelle n*a plus rien à faire qu'à jouir de ce qu'elle a, à oublier ce qu elle sait, à se railler de ce qui lui manque et à regarder ce qu'elle voit. Emma Bovary n'a pas de cœur. Qu'en ferait-elle? Le roman qu'elle per- sonnifie et qui l'a saluée comme un de ses types, serait forcé de déranger ses opérations chirurgicales et ses appareils photographiques, s'il lui fallait tenir compte des phénomènes de l'àme, de ce monde psychologique dont Ja variété inépuisable contraste avec la pauvreté, la stéri- lité et la monotonie de l'école réaliste.

Telle qu'elle nous fut présentée, avec ce caractère de fatalisme athée, de dureté implacable et d'exubérance descriptive que l'on rencontre au fond de toute œuvre inspirée par la démocratie sous la dictée du césarisme, Madame Bovary répondait admirablement aux goûts de l'époque qui la vit naître, et qui se chargea de sa fortune après avoir ajouté à ses charmes par un semblant de procès. C'était du Balzac figé, coagulé, amorti, perdant de son esprit d'aventures, tel qu'il devait être pour cesser d'inquiéter le bourgeois, pour amuser les satisfaits et pour se réconcilier avec Sainte-Beuve. Reportez-vous par la pensée au lendemain de Sébastopol, à la veille de Solferino, au règne incontesté du bon plaisir et des aver- tissements : vous reconnaîtrez que Madame Bovary dut plaire à tous les favoris, à toutes les favorites de cette époque de bombance impérative, et introduire d'avance Salammbô aux Tuileries et au Palais-Royal.

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Aujourd'hui, Emma Bovary change de sexe et se nomme Frédéric xMoreau. Franchement, elle a perdu au change. Ce qui peut sembler encore inléressant chez une femme, est intolérable chez un homme. Avec ses conti- nuelles aspirations vers l'inconnu, ses curiosités mystiques ou sensuelles, ses vagues appréhensions, son attrait de fille d'Eve pour le fruit défendu, ses essais d'acclimatation dans le monde des riches et des heureux, Mme Bovary conservait une physionomie féminine. Sous les mêmes traits, Frédéric Moreau n'est plus qu'un mannequin, une marionnette, dont toutes les impulsions viennent du dehors, et que l'auteur promène à travers sa galerie de tableaux et de pastels. Exemples : Il conduit son héros aux courses; les courses ont été décrites et racontées à satiété dans tous les journaux, toutes les chroniques, tous les romans de high life. iMais M. Gustave Flaubert a huit ou dix pages à placer, et voilà « les jockeys, en casaque

> de soie, tâchant d'aligner leurs chevaux et les retenant

> à deux mains. Quelqu'un abaissa un drapeau rouge. » Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, par- » tirent. Ils restèrent d'abord serrés en une seule masse; » bientôt elle s'allongea, se coupa; celui qui portait :> la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit » tomber; longtemps il y eut do l'incertitude entre Filly » et Tibi ; puis Tom-Pouce parut en tête, etc., etc. »

On mène Frédéric AJoreau à une fête du demi-monde; autre lieu commun qui trahie partout et figure parmi les accessoires duthiâtre et du roman. L'auteur ou plutôt le peintre n'en charge pas moins sa |)alclte, et en avant ^^ le

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» boudoir capitonné de soie bleu pâle avec des bouquets >> de fleurs des champs, tandis qu'au plafond, dans un » cercle de bois doré, des Amours, émergeant d'un ciel ^^ d'azur, batifolaient sur des nuages en forme d'édre- » don... Les volubilis arliiiciels ornant le contour de la » glace; les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, » dans un renfoncement de la muraille, une manière de » tente tapissée de soie rose , avec de la mousseline » blanche par-dessus. Des meubles noirs, à marqueterie » de cuivre, garnissaient la chambre à coucher, se » dressait, sur une estrade couverte d'une peau de cygne, » le grand lit à baldaquin et à plumes d'autruche, etc., » etc. » Il n'y a aucune raison pour que cela finisse. On s'est étonné que M. Gustave Flaubert , avec un aussi pauvre sujet, eût écrit huit cents pages; je le remercie, moi, de ne pas en avoir écrit huit mille.

Si Frédéric Moreau descend dans la rue, description de la rue, des réverbères, de la devanture des magasins, du sergent de ville qui passe, du fiacre qui s'arrête, de l'ivrogne titubant sur le trottoir, du chat qui miaule sur lus gouttières, de la Seine qui coule, du bateau qui fume; le tout sans qu'il soit possible de saisir un rapport entre ces objets matériels et une action ou une idée si minime, que, pour ne pas la perdre de vue, il faudrait courir à grande vitesse et n'être distrait par rien. Ima- ginez le fil d'Ariane égaré dans les salles de l'hôtel des ventes. Si Frédéric reste chez lui, photographie de sa chambre, de son mobilier, de ses rideaux, de son escaher, des tuyaux de cheminée que l'on aperçoit de sa fenêtre,

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etc., etc. Est-ce un art? est-ce un système? est-ce un tic?

Un âne même, auprès de ce rimeur proscrit, Ne peut passer tranquille et sans être décrit ..

L'auteur de VÉducaiion sentimentale n'est ni rimeur, que je sache, ni surtout proscrit, puisque son nom a brillé sur la liste des invités de Compiègne. Je n'en songeais pas moins, en lisant son livre, à cette épigramme de Chénier contre l'abbé Delille. Delille ! qui nous eût dit, il y a trente ans, que les héritiers du romantisme nous ramèneraient moins les périphrases au poëte des Jardins, et même nous le feraient regretter?

Je songeais aussi à l'anecdote, si souvent répétée, de Louis David causant avec Baour-Lormian : « Tu es bien heureux, toi, Baour!... Moi, si je veux peindre deux amants dans les Alpes, je suis forcé ou de faire mes amants tout petits pour que mes Alpes aient une certaine grandeur, ou de réduire mes Alpes à l'état de miniatures, pour que mes amants soient grands comme nature; tandis que toi, cinquante vers pour les Alpes, cinquante pour les amants, et ton affaire est faite.., » M. Gustave Flaubert n'a pas voulu profiter de cet avantage; c'est qu'il appar- tient à une école qui a depuis longtemps absorbé l'art d'écrire dans l'art de peindre.

Au manque de proportion s'ajoute, dans ce roman, le manque dintérét, et il suffit d'un instant de réflexion pour comprendre que ces deux défauts n'en font qu'un. Si je ne demande mon succès qu'à la peinture des choses,

peu m'importera la \aleur relative des événements, des

17.

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situations, des sentiments, des caractères. Je risquerai également, et avec une égaie indifférence, de diminuer outre mesure mes personnages au milieu de ce luxe ex- térieur, et de les représenter sous des traits tellement vulgaires, tellement antipathiques, qu'ils ne pourront inspirer ni tendresse, ni surprise, ni colère, qu'ils s'es- tomperont tous dans une sensation confuse de malaise, de répulsion et de fatigue. Qui de nous voudrait passer un mois ou une semaine avec le personnel de l'Éducation sentimentale'^ Avec qui pourrions -nous nous amuser, nous émouvoir ou nous entendre? Y eut-il jamais un groupe ou une cohue plus propre à nous faire prendre en grippe l'humanité et la société? M. Gustave Flaubert semble s'être ingénié à choisir, dans tous ces mondes dont il voulait nous donner le tableau ou la caricature, dans tous ces partis qu'il mettait aux prises sous les yeux de ses lecteurs, un type qui fût à la fois le moins caractéristique et le moins attrayant. Frédéric Moreau, cet arrière-neveu rachitique et bâtard de René, d'Ober- mann et d'Amaury, me dégoûte des rêveurs, Deslauriers des ambitieux, Hussonnet des bohèmes et des fantaisistes, Sénécal et Regimbart des républicains, de Cisy des vi- comtes, Jacques Arnoux des faiseurs, Mme Arnoux des honnêtes femmes, Louise Roque des jeunes filles à ma- rier, M. Roque des capitalistes, Rosannette des péche- resses, Pellerin des peintres, Delmas des acteurs, M. Dambreuse des conservateurs, M. Martinon des ma- gistrats, Mme Dambreuse des patriciennes. Arrivant le dernier pour décrire ou raviver ces figures

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qui ont défrayé déjà tant de scènes théâtrales ou de récils romanesques, —'sans compter la menue monnaie des journaux, on dirait que M. Flaubert s est proposé d'en finir, de dresser l'inventaire dune société après décès, de mener le deuil d'une civilisation et d'un régime dont il a pressenti la défaite et qu'il rend haïssables, fasti- dieux, invalides, criblés d'infirmités et de plaies, pour qu'on s'étonne moins de les voir périr et qu'on ne songe pas à les regretter. Il a le sang- froid sinistre d un ordon- nateur des pompes funèbres. On croit entendre sur ses lèvres le « Messieurs, quand cela vous fera plaisir! » et son roman possède toute la gravité lugubre d'un enterre- rement de première classe.

Moreau, Deslauriers, Hussonnet, Regimbard, Cisy, Sé- nécal,Arnoux,Rosannette,Danibreuse,Pellerin,MmeDam- breuse, ont l'air de demander pardon d'avoir vécu, d'avoir apporté leur contingent de vices, de corruptions et de dissolvants vulgaires à une société qui tombe en pourri- ture. Ils s'excusent de leur existence éphémère en nous prouvant qu'il n'existent plus. Dans ce dénombrement nécrologique, il n'y a pas de préférences. L'auteur évo- que la République de février, ses héros, ses orateurs, ses victimes, ses journées sanglantes, ses modérateurs éloquents, sans qu'on puisse savoir s'il se place à droite ou à gauche des barricades. Il essaye de nous faire ha'ir la réaction, l'ambition, lintrigue, les restes d'une aris- tocratie qu'il n'a vue que dans les salons de la princesse Mathilde, et cela sans nous demander d'aimer le pa- triotisme démocratique. Ses républicains linisseiil iikiI.

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Sénécal devient sergent de ville; Dussardier se fait tuer comme un imbécile; Regimbart épouse une faiseuse de corsets. M. Flaubert nous permet de rire à leurs dépens, de ce rire silencieux et atone, le seul qui puisse se glisser sur des figures allongées par un deuil de con- venance.

Celte remarque finale me ramène à mon point de départ. M. Gustave Flaubert, tout entier à sa neutralité pitto- resque, ne s'est probablement pas douté que son roman avait un sens politique et social; qu'il exprimait, non pas les effets de \ éducation sentimentale^ mais les adieux in extremis de l'art réaliste au régime dont il fut le plus magnifique ornement; adieux réciproques se confon- dent les deux agonies, et la politique et la littérature, si bien faites pour s'entendre, ont l'air de s'expliquer Tune à l'autre, en dliumiliantes confidences, comment elles vivaient et pourquoi elles meurent. Horace a dit vrai, les livres ont leur destin. Quand nous avons vu M. Flaubert , avec une crànerie qui ne lui messied pas , lancer hardiment ses deux volumes en pleine agitation électorale et révolutionnaire, entre le 26 octobre et le 29 novembre, au milieu des craquements d'un édifice qui s'eflfonJre avant d'être couronné, nous nous sommes étonné de sa confiance, et nous avons fait des vœux pour le succès d'un écrivain, non, d'un artiste, qui a au moins le mirite de ne produire qu'à de rares intervalles et de travailler ses mosaïques avec un soin scrupuleux. Cette fois, il obéissait, sans le savoir, à une sorte de mystérieuse attraction. Il publiait , à point nommé , le

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roman des mauvais jours de l'Empire, les désenchan- tements de la société d'hier, de même qu'il avait publié , il y treize ans, le roman des jours de prospérité et de soleil. Sa nouvelle œuvre n'est pas un livre, mais un glas. Le monde que l'on peint sous ces couleurs, à la fois ternes et repoussantes, brutales et frelatées, n'a plus qu'à déménager par la porte ou à se jeter par la fenêtre. L Éducation sentimentale est à Madame Bovary ce que les rides sont au visage, l'hiver au printemps, le soir au matin, les chouettes aux rossignols, le marc au café, la lie au vin, les cyprès aux roses, les chrysanthèmes de décembre aux tubéreuses d'avril, le revers aux médailles, lelection d'Henri Rochefort aux caresses du suffrage universel. Il existe entre les deux livres la même dis- tance qu'entre le discours de Bordeaux et le discours d'Auxerre, l'Aima elle Mexique, le duc de Morny el M. de Forcade.

Au point de vue purement littéraire, le procès est vidé, et de pareilles pièces peuvent tenir lieu de réquisitoire. Quinze années ont suffi au réalisme pour démontrer, sous la plume d'hommes de talent, le vide de ses théories, la pauvreté de ses moyens, l'uniformité de ses effets. On dirait un sac qui se dégonfle et n'a plus de quoi S'3 remplir. Cet art, audacieux et mesquin tout ensemble, qu'un souffle de liberté vraie met en poussière, aura passé brusquement de la jeunesse à la décrépitude ; b voilà désormais forcé de tourner dans le même cercle et de se répéter sans cesse. L' Éducation sentimentale n'est qu'une longue redite. Le voila somnolent avec Théophile

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Gautier, excentrique et stérile avec les Concourt, décou- rageant avec Gustave Flaubert ; et remarquez que je ne nomme que les généraux ; que serait-ce, si je descendais aux sous-officiers? C'est que les grandes vérités intel- lectuelles et morales n'abdiquent pas au gré de quelques brillants artistes, pour le plaisir d'une société malade, avide de réalités qui Tindemnisent de ses rêves. C'est que, dans Tart comme dans la création, l'âme reste supérieure aux corps; elle seule peut leur donner le sentiment et la vie. Soyons donc idéalistes, ne fût-ce que pour tenir à distance Arnoux, Deslauriers, Martinon, Cisy, Dambreuse, Pellerin, Rosannette, Sénécal et Re- gimbart, et pour ne pas faire consister notre esprit à n'avoir point d'àme.

XX

L'HOMME AU MASQUE DE FER

Si Ton m'accorde que les pièces dites à miroirs sont moins estimées au théâtre que les comédies de caractère ou même d'intrigue, on me permettra de reléguer au second rang le livre de M. Marins Topin. J'insiste sur ce point, parce qu'il y a, chez M. Topin, rétoiïe d'un historien véritable, et que le succès de son ouvrage ne me paraît pas de très- bon aloi. Ce succès est fort vif, je ne le nie point. LeMasque de fer a détrôné, dans le plus spirituel de nos journaux, le Comte Louis de Camors. il figurera probablement, s'il n'a figuré déjà, dans une de ces Revues de fin d'année, Tespril au maillot me fait l'efTet d'un vieux libertin tombé en enfance. Raison de plus pour que je parle de V Homme au masque de fer en toute franchise, avec la

' Par M. Marius Topin.

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certitude de ne pas offenser un écrivain distingué , tra- vailleur infatigable , chercheur intrépide , qui cette fois me semble avoir un peu exagéré le prix de sa trou- vaille.

Et d'abord, était-il bien nécessaire de nous donner la solution d'une énigme qui avait son charme, de nous renseigner exactement sur le mystérieux prisonnier de Pignerol et de l'île Sainte-Marguerite? Je comprends l'in- térêt et l'importance de ces rectifications ou de ces décou- vertes, lorsqu'il s'agit de fixer le sens d'un grand événe- ment, le vrai caractère d'un personnage célèbre, travesti, calomnié ou surfait par l'histoire. Étant donnés, par exemple, les éléments du perpétuel débat entre le vieux monde et les sociétés nouvelles, entre la Révolution et l'ancien régime, entre les défenseurs du passé et les ins- tigateurs de l'avenir, rien de plus intéressant, de plus curieux (dans la bonne acception du mot) que de savoir décidément à quoi nous en tenir sur Philippe II et Louis XI, sur Marie Stuart et Elisabeth , sur Richelieu et Mazarin, sur Louis XIV et Guillaume d'Orange. Ici, c'est l'âme môme de Thistolre qui est en jeu; c'est la vérité dans ses rapports les plus visibles avec la con- science humaine. Mais, franchement, mon éducation politique et morale sera-t-e'le beaucoup plus avancée, parce que je pourrai me dire, chaque matin, en me ré- veillant : « L'homme au masque de fer n'était ni un fils de Buckingham, ni un frère de Louis XIV, ni Fouqu U, ni Monmouth, ni Beaufort, ni celui-ci, ni celui-là, ni cet autre? ^> Je vais plus loin, au risque d'être seul de mon

L'HOiMME AU MASQUE DE FER 30o

avis : il y a des personnages à qni le mystère sied bien, et l'homme au masque de fer est de ce nombre. Sa spé- cialité était de rester légendaire, de garder éternellement le masque devenu son visage. Il réassemblait à ces secrets qui passionnent quand on les cherche et s'évaporent quand on les trouve. Mieux partagé dans son malheur que M. Bourbeau, il possédait deux genres de prestige ; la bizarrerie de son supplice et l'attrait de l'inconnu; à présent, il n'en a plus qu'un, et ce n'est pas assez.

Il voyageait incognito dans Thistoire. Or, Vincognito implique le prince; si l'on découvre que le prince supposé n'est qu'un simple mortel, on peut dire en parodiant deux vers célèbres :

Le masque tombe, l'homme reste, Et le héros s'évanouit...

Il cesse de parler aux imaginations, d'appartenir au drame et au roman, son domaine. Entre l'inflexible geôlier et 1 erudit impitoyable, le pauvre homme aura été tour à tour victime de deux excès contraires : l'ar- bitraire qui n'explique rien, et la science qui explique tout.

Admettons pourtant que ceci ne soit qu'un paradoxe ; je ne serai pas au bout de mes chicanes. M. Marius Topin, qui ne s'efl'raye pas (page 377) de voir son ouvrage assimilé à un drame, ne peut ignorer que la condition essentielle d'une œuvre dramatique est le crescendo de l'intérêt, l'imprévu du dénoûment. J'applauJirais de bon cœur, si l'auteur m'eût dit : « On avait cru jusqu'ici que

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riiomme au masque de fer était tel ou tel personnage. Parcourons la liste sur laquelle avaient inutilement tra- vaillé l'érudition, la fiction et la fantaisie. Procédons par élimination; voilà mes preuves négatives, qui me piarais- sent et qui sont sans réplique; après quoi, je vais vous démontrer que tout le monde a fait fausse route, que le véritable homme au masque est un individu auquel per- sonne n'avait jamais songé. » C'est ce que j'appel- lerais une trouvaille de premier choix, une découverte éclatante; mais il n'en est rien; desinit iv piscem, La montagne de fer accouche d'une souris piémontaise. Le dernier chapitre est, de beaucoup, le moins intéressant. M. Marins Topin écarte d'une main sûre les prétendants les plus mystérieux, les plus célèbres, les plus romanes- ques, ceux qui se prêtaient le mieux à la légende et dont on pouvait dire comme de Lauzun : « On ne rêve pas comme ils ont vécu. » Puis il se rabat sur le plus insi- gnifiant de tous, Matthioly, lequel était sur les rangs, de- puis longtemps déjà, comme candidat au terrible masque. C'est une probabilité qu'il rend authentique; ce n'est pas un inconnu qu'il dégage ; c'est une solution, mais non pas une révélation ; et le malheur veut que cette solution se déclare an profit d'un gentilhomme d'allure médiocre, d'un intrigant de seconde catégorie, compromis dans un épisode assez mesquin. Le proverbe dirait à M. Topin, d'après une expression favorite du geôlier Saint-Mars, qu'il a abandonné les grives pour un merle (voir p. 331) ; et M. de Tillancourt ajouterait qu'il aurait dii laisser cette tache à M. Jules Loiseleur.

ï

L'HOMME AU MASQUE DE FER 307

J'ai remarqué, en commençant, quelque analogie entre ce volume et les pièces à tiroirs. Je suis loin de m'en plaindre; car, en passant en revue les personnages qui ne sont pas le masque de fer, M. Topin a écrit de très- belles pages, très-fermes, très-brillantes, tout à fait dignes d'un historien, notamment l'expédition de Candie et la mort du duc de Beaufort, qui rappellent sans désa- vantage les meilleurs chapitres de V QxceWenXe Histoire de Louvois, par M. Camille Rousset. Quand le succès de curiosité le plus fugitif de tous sera épuisé, quand on aura constaté qu'il en était du mystère de l'homme au masque de fer comme de ces secrets de famille qu'il vaut mieux ignorer que savoir, il restera, dans le livre même, dans les portraits de Fouquet et de Mme deMaintenon, dans les récils de sièges et de batailles, une preuve des hautes aptitudes historiques de M. Topin, de tout ce que la litté- rature sérieuse peut attendre de ce laborieux et judicieux écrivain/Mais ici une nouvelle chicane se présente. Pièce à tiroirs, ai-je dit? Il y a huit tiroirs ; pourquoi n'y en aurait-il pas seize? Si l'auteur se fut rigoureusement tenu dans les limites de son sujet, s'il ne s'était proposé et ne nous eût offert que la solution d'une énigme, voici ce qu'il avait à faire : accepter, à priori, comme suffisamment connus de tous ses lecteurs, les personnages illustres ou fantastiques qu'il rejetait successivement hors du débat: se borner strictement aux preuves qui établissent Yalibi, rimpossibilité matérielle ou morale; puis s'appesantir sur Matthioly , qui devenait ou qui aurait du être le seul héros, le seul sujet de son livre. Une centaine de pages

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aurait suffi à l'œuvre ainsi conçue. Nous y aurions perdu, je l'avoue; mais M. Topin y aurait gagné, d'abord de moins développer et de moins prendre au tragique lépisode d'Avédick, sur lequel je vais revenir tout à riieure; puis de s'abstenir de certaines notes l'italien abuse, pour braver l'honnêteté, de ses parentés avec le latin, et qui ont donné beau jeu aux contradicteurs. Du moment que M. Topin en jugeait autrement, que les noms des faux masques de fer lui fournissaient des prétextes, ou, comme dirait Alexandre Duaias, des clous à ac- crocher des chapitres d'histoire, pourquoi s'est-il arrêté dans ces éliminations élastiques qui nous ont valu bon nombre de récits intéressants et de vigoureuses peintures?

Je lis, à la page 202, quelques lignes qui me laissent des regrets : « Je me contenterai d'indiquer les opinions » qui font de l'Homme au masque de fer un fils naturel » et adultérin de Marie -Louise d'Orléans, femme de » Charles II, roi d'Espagne; un fils naturel et adultérin » de Marie -Anna de Neubourg , seconde femme de » Charles II, roi d'Espagne; lesquels auraient été sup- » primés par Louis XIV; un fils naturel de la duchesse » Henriette d'Orléans et de Louis XIV; un fils naturel de » la même prmcesse avec le comle de Guiche; un fils de » Christine de Suède et de son grand écuyer Monaldes- » chi; un fils de Cromwell, etc., etc. »

A la bonne heure! voilà des noms sonores, faits pour vibrer à travers le roman historique et le drame. 11 y avait la, le système une fois adopté, assez de clous ou de palères pour tout un vestiaire de soie, de dentelles et de

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velours. Avec de pareils ék'ments, M. Topin pouvait écrire deux ou trois volumes, mettre en scène les lettres de Mme de Villars, refaire Rvy Blas, refaire Stockholm et Fontainebleau, nous donner une histoire de CromAvell, qui n'aurait pas eu de peine à être moins incolore que celle de M. Villemain, parcourir avec nous la France, l'Espagne et l'Angleterre du dix -septième siècle. Le voyage eût été très-instructif, fort intéressant; mais la découverte ou la trouvaille annoncée eut paru réduite à des proportions bien chélives au milieu de ce riche fouillis d'événements et de personnages. Il est bien entendu que j'exagère à dessein, pour faire ressortir les côtés vulné- rables de cette méthode, comme on ébauche une carica- ture pour accentuer et rendre plus ressemblants les défauts d'un visage.

Il y aurait de l'affectation à passer sous silence la polémique soulevée par un des chapitres du livre, l'épisode du patriarche arménien Avédick. Heureuse, la triste année 1869, si elle n'avait pas connu d'autres orages! Je n'ai pas qualité pour m'ériger en arbitre entre l'auteur de V Homme au masque de fer et son pieux antagoniste, Quand on a le malheur d'être à peu près le compatriote de M. de Sainte-Agathe, il faut y regarder à deux fois avant de dater des environs d'Uzès un hommage aux RR. PP. de la compagnie de Jésus et à leurs travaux. En thèse générale, je ne connais pas de Revue mieux faite, plus substantielle, plus modérée, plus lumineuse, plus persuasive que leurs Études religieuses y historiques et littéraires. Mais, dans cette circonstance, il me semble

310 NOUVEAUX SAMEDIS

qu'il y a eu, des deux parts, trop de passion et d'exubé- rance, qu'on a trop enflé le ton. Ni Avédick, ni Ferriol, ni le chevalier de Taules, ni les Pères Braconnier et Tatil- lon (deux noms fatis à peindre!) n'avaient, selon moi, mérité cet excès d'honneur, ou cette indignité. Je ne puis mempôcher de sourire, quand je le lis à la page 151 de l'Homme au masque de Fer : ^< Nous voici parvenus à » l'histoire de la plus audacieuse violation du droit des » gens, imaginée par le fanatisme d'un ambassadeur, » osée, chez une nation alliée, avec une hardiesse et une » énergie singulières, accomplie par la ruse et par Tim- » posture et soustraite ainsi à la connaissance de tout un » peuple. » El cela pour un de ces actes d'arbitraire, comme on en rencontre, à chaque pas dans l'histoire, jusqu'aux glorieuses conquêtes de la Révolution de 89, laquelle , comme chacun sait , les a totalement sup- primés.

Le dirai-je? En me trouvant face à face, dans ce bizarre

épisode, avec un muphti, un caïmacan, un mamamouchi

peut-être, au milieu d'une grôle de tours de bâton et de

bastonnades, en constatant, avec M. Topin lui-môme,

(page 163) que ce muphti, ami intime du patriarche

Avédick, était mort victime de la vindicte populaire, pour

avoir afi'reusemenl rançonné le pauvre monde et pillé les

finances turques, je voyais bien que le patriarche avait été

enlevé; mais, moi, je ne Tétais pas. ;Je songeais aux Mille

et une Nuits, au khalife Aroun-al-Raschid et à son vizir

Giaffar beaucoup plutôt qu'à Montesquieu, àVattelou à

Grolius, Tout ce récit j'allais dire cette anecdote

L'HOMME AU MASQUE DE FER 311

prenait pour moi des allures do féerie. Au nom du muphti ! Le muphti fait ça, le muphti fait ci. Il-buon-do-caiii ! Braconnier armé d'un fusil à aiguille, Tatillon muni d'é- normes lunettes, poursuivaient Avédick sur une plage immense, parsemée de rubis et de sequins. Une multi- tude furieuse lapidait pachas à trois queues, cadis aux turbans fantastiques, muphtis aux. doigts allonges en râ- teaux de croupiers de Bade. On empalait une douzaine de caïmacans pour servir d'exemple. Taules, toujours cheva- lier et encore plus centenaire, refusait un titre de séna- teur, sous le vain prétexte que, mort en 1801, il avait refusé, en 1810, les faveurs du premier Empire. Fériol et Mlle Aïssé se livraient à une sarabande effrénée, qu'é- clairaient des feux de Bengale. Dans tout cela, le droit des gens, Ihumaine justice, l'égalité devant la loi, Vhabeas corpus, la liberté individuelle, le self goveniment, de- venaient ce qu'ils pouvaient; mais, que voulez-vous! nous étions en Turquie, sous le règne du bon plaisir, et Rossini, pour me faire fermer les yeux et ouvrir les oreilles, me prêtait le trio de Papataci.

Que M. Topin me pardonne ces folies suggérées peut- être par un excès de tristesse. Sérieusement, ce qui, chez Tauteur de l Homme au masque de fer, peut donner lieu, sinon à des reproches, au moins à une plainte, ce n'est pas d'avoir poussé au noir les infortunes d' Avédick, qui ne fut évidemment qu'un brouillon et un tracassier; ce n'est pas même d'avoir un moment oublie qu'il offrait la primeur de ses récits et de ses notes aux lecteurs et aux lectrices d'un recueil périodique, trop mécham-

312 NOUVEAUX SAMEDIS

ment surveillé par ses ennemis pour que ses amis ne doivent pas redoubler de sagesse et de réserve ; c'est plutôt d'avoir choisi un sujet qui devait forcément le conduire à nous montrer, une fois de plus, le revers de ces magnifi- ques médailles qu'il ne faudrait pas, hélas! regarder de trop près. Quel que fut, en effet, le personnage caché sous le masque de fer, il ne pouvait, en se démasquant au bout de deux siècles, que nous montrer, ou un abus mon- strueux de la monarchie absolue, ou un attentat au droit des gens, ou une de ces existences qui i:ous semblent au- jourd'hui fabuleuses et que les rois d'ancien régime créaient parallèlement à leur descendance légitime. Sans doute il est bon que le jour se fasse et que la vérité se dise. Mais tant de gens déjà sont acharnés à récriminer contre ce passé, qui est, après tout, le nôtre, et que nous ne saurions maudire sans imiter les fils ingrats qui déchi- rent leurs papiers de famille!

J'en appelle à M. Marins Topin, dont le patriotisme égale le talent : s'il dépendait d'un acte de sa volonté de suppri- mer le siècle de Louis XIY, en aurait-il le courage? Assuré- ment non ; et cependant, que d'excès ! que de ruineux ca- prices ! quel mépris de la liberté de conscience! quelle alté- ration profonde des sublimes préceptes de l'Évangile ! que de fautes prédestinées à des expiations effroyables ! D'autre part, le temps présent est-il donc si beau, si pur, si conso- lant pour la morale, si fortifiant pour l'âme humaine, qu'il convienne de compter les souillures des générations et des sociétés disparues? Le mieux serait de jeter un voile de respect ou d'oubli sur cet ensemble do gloires, de

L'HOMME AU MASQUE DE FER 313

crimes et de malheurs, de faire la part des idées, des mœurs, des institutions d'une époque que nous ne pou- vons ni amnistier sans inconséquence, ni condamner sans péril. Ce n'est pas de ce côté que penche le monde moderne, menacé de tant de dangers, perverti par tant de mensonges. Ce n'est pas en lui apprenant à railler ou à flétrir ce qu'il remplace, que l'on peut achever son édu- cation et frayer sa voie. Les récriminations contre ce qui n'est plus sont stériles ou funestes à ce qui n'est pas encore. Ne pouvant nous eu prendre à ces siècles loin- tains dont nous sommes séparés par des abîmes, c'est près de nous, à l'aide d'analogies trompeuses, que nous cherchons nos sujets ou nos prétextes de haines, de ran- cunes, de colères ; et la réconciliation devient impossible. Réconciliation ! c'est par ce mot que je veux finir : je n'en connais pas de plus balsamique et de meilleur. M. Marins Topin ne l'a ni trouvé ni gravé sur le masque de Mat- thioly.

♦♦♦**»» jg

XXI

]yi. SAINTE-BEUVE'

Juillet 1869.

Ce Ihro surtout dans les pages inédites, est très- personnel, iappelle personnel, en littérature, tout ce qui tend à remplacer la grande et ^raie critique par le nom propre, le trait de physionomie, le détail, lanecdote, r indiscrétion épistolaire, le commérage, tout ce qui peut s-étiqueler à l'aide de cette formule latine: in canda ,enennm. On ne sétonnera donc pas s'il marrive de .uivre M. Sainte-Beuve à travers les étroits sentiers qu .1 préfère désormais aux routes royales. Il les a tracés lu.- inAme, avec une minutie rancunière, au risque do déranger la majestueuse harmonie des beaux massifs,

Portraits contemporains.

I

M. SAINTE-BEUVE 31o

des larges horizons chers à sa jeunesse. Autrefois, il guidait le cortège autour des chars de triomphe couverts de palmes et de fleurs. Aujourd'hui, il s'attelle à une jolie brouette, pleine de petits papiers soigneusement conser- vés. Va pour la brouette!

De tous les écrivains célèbres que firent éclore les beaux soleils de la Restauration, M. Sainte-Beuve est à peu près le seul qui se soit perfectionné en vieillissant. Mais prenons garde! Le perfectionnement, chez un critique, peut être fort compliqué et offrir autant d'in- convénients que d'avantages. Sil passe, par exemple, d'un excès d'enthousiasme bénévole à un excès de sagacité impitoyable, il lui sera difficile de concilier ces deux extrêmes et de rétablir dans sa vie littéraire cette unité, cet accord, sans lesquels le talent, la renommée, peuvent grandir au détriment de l'autorité morale. C'est contre cette ditBculté que lutte, depuis des années, fauteur des Portraits contemporains et des Nouveaux Lundis. C'est ce désaccord qui lui a valu des récrimina- lions, des inimitiés, des épigrammes, et que ses prodiges d'ingéniosité, ses arguments de plaideur armé de toutes pièces, n'ont justifié qu'à demi. Quand on a été sur- nommé, par une génération entière de poètes et d'ar- tistes, le bon, le doux Sainte-Beuve^ \e pieux et tendre rêveur, et qu'on se montre à f univers stupéfait sous les traits du Sainte-Beuve d'aujourd'hui, une pareille méta- morphose ne saurait passer inaperçue. 11 doit y avoir, comme on dit familièrement, du tirage. Le public, les lettrés, les bonnes gens, les amis des anciennes idoles

316 NOUVEAUX SAMEDIS

devenues les victimes, out le droit de se fâcher ou de

sourire.

Eh bien ! quoique peu suspect de fanatisme ou de complaisance à légard de M. Sainte-Beuve, je n'ai jamais cessé de prendre parti pour lui sur le point capital de la question. Deux raisons majeures militent en sa faveur. Premièrement, la vie d'un critique dont les jeunes et belles années se sont rencontrées avec les lunes de miel d'une littérature, deviendrait, en se pro- longeant, une intolérable servitude, s'il devait êire pour jamais rivé à ses admirations primitives, s'il ne lui était pas permis de faire succéder l'observation à l'éblouisse- ment. M. Sainte-Beuve, à cet âge d'or, était moins encore ladmiraieur des écrivains illustres que leur introduc- teur. Il les présentait au public sous leur jour le plus propice, ne mettant en relief que leurs beautés, nous enseignant à répéter leurs noms, à lire leurs ouvrages, à aimer les figures d'après les portraits. C'était à eux, et voici la seconde raison, la meilleure, c'était à eux de réaliser, dans la suite, ces amicales prophéties, de donner tous les fruits que promettaient les fleurs, de légitimer après coup cet avancement d'hoirie littéraire, de justifier ce précurseur qui répondait de leur avenir, de leur génie, de leur gloire, de faire en sorte que le portrait légèrement flatté finît par arriver à la plus exacte ressemblance. Or, la plupart ont malheureuse- ment fait le contraire.

Je suis tout disposé à approuver M. Sainte-Beuve, quand il nous dit : « J'avoue mon faible et ma chimère;

M. SAI1\ÏE-BEUVE 317

» j'avais conçu pour tous ces grands houjmes, ces grands » esprits et talents de ma génération, ou de la généra- » tion immédiatement antérieure, un idéal de carac- » tère et de carrière qu'ils n'ont pas rempli ou qu'ils ont » vite dépassé et traversé d'outre en outre. »

Voilà la note juste; si M. Sainte-Beuve s'était tenu à cette mesure exquise, s'il eût développé ce thème dans des pages telles que lui seul sait les écrire; s'il en eut fait l'épilogue de ses études antérieures sur Chateau- briand, Lamennais, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, etc., j'aurais défié la prévention la plus revéche, l'inimitié la plus subtile, de lui adresser le moindre reproche. Moi aussi, lui dirai-je, j'avais ma chimère et mon rêve ; j'aurais voulu que, dans la plénitude d'un talent qui gagne tous les jours en variété, en prestige, en souplesse, vous eussiez repris en sous-œuvre ces chapitres d'ancienne date, pour les faire suivre de notes à la fois sérieuses et familières vous auriez abordé en moraliste ces exagérations, ces faillites, ces aberrations du génie fourvoyé par l'orgueil, les revers de ces médailles, le dessous de ces caries, le pied d'argile de ces statues; le tout sans emphase, sans lieux communs, sans tirades a la Prudhoinme, mais aussi sans velléité cancanière, sans détails trop intimes ou trop personnels, sans recourir au

tiroir l'on garde les vieilles lettres qui pcu\enl servir

un jour d'aiipàl à la curiosité ou d'armes offensives et

défensives. On devine maintenant ce qui manque, selon nous, à

cette publication rajeunie des J^urt rails, conicwporains,

18.

3i8 NOUVEAUX SAMEDIS

ce qui leur donnerait un sens définitif. L'auteur a presque constamment pris par les petits côtés la question de ses prétendus torts ou de S3s griefs contre les illustres qui ont mal répondu à ses effasions de tendresse. A ce point de vue, M. Sainte-Beuve commet une erreur d'optique qui nous étonne de la part d'un homme si avisé et si fin. Son livre nous arrive ou nous revient quelques années trop tard. Si indifîérent que puisse être l'académicien- sénateur au réveil de la liberté politique, il ne saurait se dissimuler la gravité des intérêts qui s'agitent en ce mo- ment, la surexcitation des esprits et la violente diversion qui en résulte aux. dépens de la littérature. L'heureux temps n'est plus un article de l'ingénieux critique était la nouvelle de tout Paris, et ses malices char- mantes prenaient les proportions d'un événement. Com- ment espérerait-il aujourd'hui nous passionner pour de^ si minces sujets; savoir, par exemple, si mon ami Déran- ger était ou n'était pas une illustre commère; si, après avoir écrit ceci, Alfred de Vigny était en droit de dire cela; ou si, après avoir dit cela, Lamennais était auto- risé à écrire ceci; quel est l'âge véritable de M. Villemain, et s'il convenait d'aller le lui demander, à lui qui était une coquette] qui accompagnait Mme Sand au dîner qu'on lui olTrit pour fêter ses premiers succès? etc., etc., Une illustre commère! Une coquette! Il y a des épithètes dangereuses. Celui qui les lance devrait préala- blement s'examiner pour savoir s'il n'a pas à se méfier des ricochets. Puisque M. Sainte-Beuve ne voulait pas élever ou

M. SAINTE-BEUVE 319

élargir le débat auquel donuent lieu ses relations gra- duées avec ses contemporains célèbres, il lui restait deux moyens excellents de nous mtéresser vivement a la réim- pression de son livre.

Il pouvait d'abord accorder à son amour-propre d'écri- vain — de merveilleux écrivain une satisfaction bien légitime, et je m'étonne qu'il n'y ait point songé; nous faire mesurer les immenses progrès de son style de- puis un quart de siècle, et nous montrer comment on revient de loin, lorsque la vocation, le travail et le goût se cotisent pour élaguer les broussailles du point de dé- part. Il suffisait pour cela de puiser au hasard dans les Causeries du lundi ou les Nouveaux Lundis , d'en extraire quelques pages , quelques phrases nettes, élégantes , sveltes, irisées, scintillantes, délicieuses, et de placer en regard, en les soulignant, quelques échantillons de la prose de 1833 ou de 1836. Ce que M. Sainte-Beuve n'a pas fait, —par modestie sans doute,— je vais essayer de le faire. Après d'anciens démêlés dont il veut bien ne plus se souvenir, je suis heureux de lui rendre cet hommage, le plus beau qu'un vieux disciple puisse offrir à un maître. Quoi de plus admirable, en effet, que cet effort constant vers le mieux, ce travail infatigable qui \a de l'alliage à Tor pur et du strass au diamant?

« Déranger. (La question du refrain.)

» Pour les chansonniers de l'ancienne école, Panard, Collé, Désaugiers, le refrain couvrait tout. Ici, au con- traire, pour Béranger, la pensée, le sentiment inspira- teur préexistait; le refrain n'en devait cire que Vétin-

320 XOUVEArX SAMEDIS

celle, mais ï étincelle à point nommé en quelque sorte, d'un intervalle et d'un y^Uiéterminés à l'avance. Il faut que, toutes les deux ou trois secondes, la pensée revienne faire acte de présence à un coin marqué, jaillir à tra- vers un nœud étroit et fixe, rebondir sur une espèce de raquette inflexible et sonore.., Cesi un inconvénient, une gène sans doute, un coup de sonnette ou de cordon bien souvent, qui rattire à court lessor, le saccade et le brusque... »

Lamennais.

« Si M. de Lamennais explique et précise Fénelon, s'il est en ce moment l'aurore manifeste, bien que laborieuse, du jour dont Fénelon était comme l'aube blanchissante, Fénelon aussi, par ses signes précurseurs et la bienfai- sance de son étoile catholique sous le despotisme de Louis XIV, garantit, absout, recommande à l'avance M. de Lamennais, et doit disposer les plus soupçonneux à le dignement comprendre. » '

Je ne sais pas si je suis soupçonneux; mais je ne com- prends pas un mot de cette phrase.

Villemain (183G). Ici, nous n'avons que l'embarras du choix :

« Si cela est vrai, comme nous le disons, des hautes époques et des Siècles de Louis XIY, cela ne l'est pas moins des époques plus difficiles la grande gloire est plus rare, et qui ont surtout à se défendre contre les com- paraisons onéreuses du passé et le flot grossissant de l'a- venir par la réunion des nobles efforts, par la masse, le redoublement des connaissances étendues et choisies, et.

M. SAINTE-BEI' VE 321

dans la diminution inévitable de ce qu'on peut appeler proprement génies créateurs^ par le nombre des talents distingués, ingénieux, intelligents, instruits et nourris en toute matière d'art, d'étude et de pensée, séduisants à lire, éloquents à entendre, conservateurs avec goût, novateurs avec décence. » Ouf!

« Si dans le dernier cas, devant cette raison mobile, trempée de moquerie, chatouilleuse de bon sens et de sens malin, détachée du fond, aisément fuyante si on la presse, quelques efforts méritants, quelques nouveautés qui avaient leur prix s'émoussent et quelques vérités non essayées se découragent, combien aussi de fausses vues opiniâtres viennent échouer!...

» C/est une belle tâche à remplir encore, sentant sur soi, comme on fait, le poids du passé, autour de soi la confusion et la cohue du présent, hors de là, en avant, au loin, les incertitudes d'un avenir également inquiétant et redoutable, wit qu'il aille en cela à un déclin qui saura mal discerner, soit qu'il doive ressaisir une gloire nouvelle qui éteindra son aurore (W) »

Ailleurs, la grammaire même ou du moins la logique grammaticale est légèrement effleurée. Ainsi, dans ce pas- sage de l'étude sur Mirabeau :

« Tout en reprenant pei^ de goût à cette sobriété filiale par ce coin de curiosité maligne et oblique qui est dans chacun, nous ne saurions en faire un sujet de reproche à l'écrivain consciencieux. »

Je pourrais multiplier indéfiniment ces citations rétro- spectives. Vétilles assurément; mais, M. Sainte-Beuve ayant

322 NOUVEAUX SAMEDIS

en mainte occasion, et dans cet ouvrage même (tome II, p. 434), pratiqué cette méthode qui a dubon, j ai cru pou- voir suivre son exemple, surtout dans ces conditions parti- culières où la critique du passé devient l'éloge du présent.

Pourtant, si cet élément de succès répugnait décidément à sa modestie, il lui restait un autre moyen de nous in- téresser encore plus et de se justifier encore mieux. De quoi lavait-on accusé? De trop déprécier ceux qu'il avait admirés, d'examiner de trop près les figures qui lui étaient d'abord apparues à travers des voiles radieux, sous des traits olympiens. Eh bien! pourquoi ne pas essayer le procédé contraire en l'honneur de ceux qu3, dans cette première phase, il avait méconnus et maltraités? Pourquoi ne pas rétablir l'équilibre en réhabilitant ses victimes après avoir sacrifié ses dieux?

Je me bornerai à trois noms, à trois personnages célè- bres, qui se ressemblent fort peu : M. de Villèle, Balzac, et NÀPOLÉox l^^

Je lis à la page 271 du second volume : « M. de Villèle » se trouve personnellement traité par l'auteur (M. Louis » de Carné) avec une indulgence qu'expliquent jusqu'à » un certain point Vineptie, les frénésies ou les four- ^> beries de ses successeurs avant et après Juillet, ilais » M. de Carné, n'étant pas de ceux qui suppriment la mo- » raie et le témoignage de la conscience publique en >^ histoire, n'a pu parler que par une étrange inadver- ^ tance de cette page honorable qui serait réservée dans » les annales de ce temps au ministre le plus effronté- y> ment madré et corrupteur. »

M. SAINTE-BEUVE 323

Oh! monsieur Sainte-Beuve! V ineptie du comte Roy! Les frénésies de M. de Chabrol ! Les fourberies du baron Louis! M. de \i]lole, le ministre effrontément madré et corrupteur! Tout cela réimprimé en 1869, sans un seul correctif, une simple note, un seul mot pour nous expli- quer comment ces ineptes, ces fourbes, ces frénétiques et ces effrontés ont pu être réhabilités par le spectacle d'autres fourberies, d'autres frénésies et d'autres effron- teries !

Pour M. de Balzac, que j'admire à contre-cœur et avec force réserves, c'est uniquement dans l'intérêt de xM. Sainte-Beuve que je voudrais le voir effacer ou souligner le passage suivant, écrit en 1840 ;

« M. de Balzac est depuis, en effet, malgré les cin- quante romans qu'il avait publiés d'abord; nous vou- drions ne pas ajouter qu'il a déjà eu le temps de mourir, m.algré les cinquante autres qu'il s'apprête à publier encore. Il a tout l'air d'être occupé à finir comme il a commencé, par cent volumes que personne ne lira. On n aura vu de sa renommée que son milieu, comme le dos de certains gros poissons de mer. Il a eu pourtant son éclair bien flatteur, bien chatoyant, son moment de sirène... ^

Voyons! ces choses-là, au moment M. Sainte-Beu\e les écrivait, n'étonnaient et n'effarouchaient personne. Balzac était alors le plus impopulaire des romanciers à la mode. Le gros du public lui préférait Eugène Sue, Alexandre Dumas et Frédéric Soulié. Les connaisseurs, les lettrés, les délicats, le groupe exquis et brillant de la

•>-^ NOLVEAL'X SAMEDIS

Revue d^s Deux Mondes, le tenaient à distance. Mais, aujourd'hui, puisque Tilluslre auteur des Portraits con- temporains, d'après sa propre expression, met' ordre à ses affaires littéraires, netait-il pas urgent d'écrire, au bas de cette page singulière, une note conçue à peu près en ces termes : ^< Oublions les querelles lointaines, et avouons sans nous en féliciter que Balzac, depuis cette époque, n'a cessé de grandir; que ses derniers romans, le Cousin Pons, la Cousine Bette, etc., etc., dépassent, de beaucoup les chefs-d'œuvre de sa première manière, et qpesa vogue d'alors, turbulente et disputée, est devenue une influence énorme. Je ne pourrais a\oir que ueux motifs pour lui garder rancune : mon attache- ment à la morale qu'il a souvent offensée, et mon culte pour la pureté de la langue qu'il n'a pas respectée toujours. Mais, comme, depuis lors, j'ai porté aux nues les romans de M. Feydeau, je propose une amnistie générale; embrassons-nous, et n'en parlons plus! »

Napoléon P^ î c'est ici que s'ouvrent à nos regards ébahis de surprenantes perspectives. J'ai cueilli par cen- taines, dans ces deux volumes, des phrases, des traits, des coups de boutoir ou d'épuigle, que M. Sainte-Beuve aurait du laisser à des factieux de notre espèce :

« Le meurtre du duc d'Enghien avait tout à fait séparé ce jeune cœur religieux (Ballanche) d'un pouvoir impu- demment despotique, et, à partir de ce jour, il n'éprouva plus que le sentiment graduel d'une oppression crois- sante. » (T. II, p. l."3.) » Si l'on examine la plupart de ces hommes (les ter-

M. SAINTE-BEUVE 325

roristes) tombant bientôt un à un, et capitulant, après plus ou moins de résistance, devant le despote, accep- tant de lui des titres ridicules auxquels ils finissent par croire, et des dotations de toute sorle qui n'étaient qu'une corruption faslueusement déguisée, on com- prendra le côté que j'indique, et qui n'est que trop incon- testable. L'éclat tant célébré des triomphes militaires d'alors, celte pourpre mensongère qu'on jette à la statue et qui va s'élargissant chaque jour, couvre déjà pour beaucoup de spectateurs éblouis ces hideux aspects, mais ne les dérobe pas encore entièrement à qui sait regarder et se souvenir... » (Page 277 du volume.)

« Le Roi d'Yvetot exprima, dès 1813, cette pensée d'opposition pacifique. Horace, en présence de guerres insensées y ne sentit pas autrement. » (Tome 1, page 65.)

« Napoléon aurait toujours ce désavantage, en compa- raison de César, d'avoir violé , méconnu, brutalisé l'intelligence. » (Tome II, p. 316.)

N'allons pas plus loin. Chaque fois que revient le grand nom, la grande figure, les mots A oppression, de régime étouffant, suffocant, de guerres désastreuses, se pressent sous la plume de M. Sainte-Beuve. Soyons juste pourtant. Il a fait à Napoléon plus d'honneur qu'à Balzac et à M. de Villèle; il a écrit une note; la voici :

« C'est pourtant curieux et piquant que nous qui,

en 1836, étions si peu chauds pour les souvenirs du premier Empire, nous ayons si franchement accepté le second, non point par enthousiasme sans doute, mais par bon sens et comme la solution pratique la meilleure

******* 1 Q

326 NOUVEAUX SAMEDIS

aux difficultés était alors engagée la France, et que nous nous trouvions aujourd'hui si à distance des poètes qui n'avaient cessé, durant toute leur jeunesse, de pré- coniser et de chanter, que dis-je? de hurler et de mugir sur tous les tons et à tue-tête la gloire de Napoléon. Ce qui peut diminuer peut-être l'étonnement, du moins en ce qui nous concerne, c'est qu'à l'exemple de la grande majorité de la France, nous n'avons si vivement épousé le second Empire que parce qu'il s'annonçait dès son début comme devant différer notable

MENT DU PREMIER. »

C'est bien rare, mais c'est bien terrible, un sénateur qui a trop d'esprit !

f

XXII

TROIS MOIS APRES

MORT DE SAINTE-BEUVE

A UN AMI

17 octobre 1869.

Vous me demandez, non pas encore un jugement ou une étude , mais une première impression sur Sainte- Beuve. Cette tâche, difficile pour tous, est impossible pour moi. Même en m'efforçant d'être impartial, je serais suspect. Apprendre sans préparation la mort d'un homme que l'on admire sans avoir jamais pu ni l'estimer ni l'aimer, c'est une émotion à la fois trop vive et trop subtile pour que le sens critique y résiste. Il y a, d'ail- leurs, dans la vie, dans le talent, dans la physionomie de Sainte-Beuve, je ne dis pas un éclat, mais un miroite- ment tel, que plus on s'obstine à le regarder, plus la vue

328 NOUVEAUX SAiMEDIS

s'affaiblit et s'émousse. Les innombrables curiosités de détail empêchent de saisir les grandes lignes de l'en- semble; le manque absolu d'harmonie entre le commen- cement, le milieu et la fin, nous rejette à chaque instant dans les sentiers de traverse, faute de pouvoir nous orienter ou le rencontrer sur le droit chemin.

M'attacherai-je au poëte de 1829, au romancier de 1834, au critique, ou plutôt au panégyriste attitré du Cénacle et de la Pléiade, à celui que M^e Sand appelait alors un pieux et tendre rêveur , que M"^« Dorval me représentait comme le seul bon au milieu de tous ces malinSy de qui Gustave Planche écrivait : « Il est doué » d'une abnégation bien rare en ce temps-ci... Parmi les » désintéressements littéraires, je n'en sais pas de plus » éclatant que celui de Sainte-Beuve : il est heureux » d'admirer, comme d'autres sont heureux de com- » prendre! » (Textuel.) Si je cherche à rassembler ces lointaines images , je crois entendre le ricanement sournois du Sainte-Beuve des Nouveaux Lundis, de l'iconoclaste bizarre qui s'est amusé à mettre en morceaux ses propres statues , du démolisseur tellement passionné dans ses représailles contre ses vieux enthousiasmes, que, trois mois avant sa mort, il n'a pas craint d'envoyer à ses confrères amis et ennemis un volume singulier, dont je dirais : in caudâ venenum, si je savais le latin.

Cette laborieuse existence n'offre ni des phases succes- sives qui s'expliquent les unes par les autres, ni des rup- tures soudaines, telles que celles de Chateaubriand en 1824, de Lamennais en 1833, de Lamartine en 1847, qui

MORT DE SAINTE-BEUVE ' 329

touchent à la politique, aux évolutions de la société, et dont on peut découvrir le motif dans certains chapitres de l'histoire contemporaine, ni enfin ces gradations qui accoutument peu à peu le regard à saisir des différences dans les similitudes, comme on suit, d'année en année, sur un même visage, le ravage des passions ou la marche du temps. Non, c'est une âme, pardon! une intelli- gence, qui s'intéresse et se détache tour à tour, sans se croire liée par ses engagements antérieurs; c'est une première somme d'admiration ou de sympathie qui, en ayant l'air de se donner, se prête tacitement à un taux usuraire, et se reprend, dix ou quinze ans plus tard, au risque de mettre son débiteur sur la paille. C'est un fond de curiosité sceptique et narquoise sur lequel se jouent les meilleurs sentiments de notre nature, la foi, l'amour, la piété, l'attendrissement, Témotion, le mysticisme, l'ex- tase, comme de beaux cygnes sur un marécage.

Vous le voyez, mon ami, cet homme est insaisissable. Tout ce que je puis faire aujourd'hui, à deux cents lieues de Paris, c'est planter quelques jalons qui nous serviront plus tard à nous reconnaître dans ce labyrinthe ; c'est ramasser à la hâte quelques matériaux que je livre d'a- vance au juge assez infaillible ou à l'artiste assez hardi pour essayer de fixer ou de définir, de condamner ou d'amnistier ce Protée de la littérature.

Trois influences bien diverses dont une au moins fort délicate à indiquer ne se montrent pas, mais se laissent deviner, à travers les variations infinies de Sainte- Beuve; sa laideur combinée avec sa secrète envie d'être

330 NOUVEAUX SAMEDIS

OU de paraître homme à bonnes fortunes; le genre de gloire littéraire dont il a finalement se contenter; et la révolution de février. Je me trompe peut-être; mais je suis convaincu qu'on ne connaîtra bien ce merveilleux talent et cet étrange caractère qu'en les étudiant dans leurs rapports avec les femmes, avec la poésie et avec les barricades. Je m'explique.

On a pu dire, dans ces derniers temps, que Sainte- Beuve, en vieillissant, était arrivé à une sorte de beauté sculpturale; on a pu écrire de jolies phrases sur ce front agrandi par la pensée, sur la finesse incroyable de ce regard et l'irrésistible pli de ces lèvres. Sainte-Beuve a été peut-être magnifique à soixante ans; mais j'en ap- pelle aux survivants des cours delà Sorbonne. A vingt ans, il était affreusement laid, d'une laideur vulgaire et mal- saine; il n'avait pas même la beauté du diable, qui s'est rattrapé depuis, en son honneur ou à ses dépens. Asso- ciez cette disgrâce de la nature au sentiment de sa haute valeur intellectuelle, au désir de réussir auprès des femmes distinguées, et à un attrait voluptueux dont il est permis de parler, puisqu'il en a fait l'inspiration de deux de ses ouvrages, Jo.sepA Deiorme, Volupté] vous aurez toute une histoire en dedans, ignorée, inavouée, inavouable, qui se déroulait silencieusement, pendant qu'il distillait au dehors le miel de ses louanges. De deux opérations intérieures, qui se sont révélées dans la suite, d'autant plus corrosives qu'elles s'étaient plus soi- gneusement cachées : fermentation et dissolution.

Je n'ai jamais eu l'honneur d'approcher madame Sand;

I

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mais il m'a suffi de causer cinq ou six fois avec Kitty Bell et Marion Delorme, pour me rendre compte de la situation morale de Sainte-Beuve durant ces années ra- dieuses de la jeunesse que rien ne remplace, pas même une gloire tardive avec accompagnement d'Académie et de Sénat. Évidemment, à côté des poètes à tous crins, tels que Lamartine et Victor Hugo, ou frottés de dan- dysme, tels qu'Alfred de Musset, l'auteur de Volupté fut, à cette époque, lepatUo^ l'homme sans conséquence, ou» si Ton veut, lami. Or, il est facile de comprendre ce que pouvait être l'amitié, la chaste et mystique amitié, dans cette zone torride le roman avait fort à faire pour idéaliser tant bien que mal des liaisons nouées, enche- vêtrées, rompues, célébrées et maudites d'une saison à l'autre et souvent du jour au lendemain. Vous verrez tout à l'heure quel sentiment en avait gardé Sainte-Beuve et comment il s'est dégonflé,

Ce que je dis, en passant comme chat sur braise, de l'a- mour ou de ses pseudonymes, je le dirai plus librement de la poésie, ou, en d'autres termes, dos œuvres d'un ordre supérieur à la critique, des succès plus flatteurs pour la vanité que les compliments adressés aux plus exquises Causeries du Lundi. Chose singulière! c'est en se limitant que la célébrité de Sainte-Beuve est devenue universelle et populaire. Il avait été au début ro- mancier et poète ; il ne rétait plus, et ses admirateurs eux-mêmes le traitaient comme s'il ne l'avait jamais été. Les Consolations et Volupté, malgré des beautés in- contestables, ne vivaient plus que dans le souvenir de

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quelques rares demeurants d'un autre âge. Le critique grandissait de jour en jour, et étouffait tout le reste; cri-^ tique délicieux, prestigieux, créateur à sa manière, habile à mettre dans ce genre, si aride autrefois, autant d'ima- gination que dans un long poëme, doué de la faculté d'animer, de vivifier les lettres mortes, d'éclairer les ombres, de colorer les parchemins; mais enfin critique, rien que critique. Pendant ce temps, Lamartine, Hugo, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Balzac, d'autres en- core, nous passionnaient pour leurs créations, leurs fan- taisies et leurs caprices. Ils avaient pour eux les femmes; quelques-uns trouvaient au théâtre cette puissance d'ex- pansion qui décuple, en une soirée, la popularité d'un nom. Dans une sphère toute différente, lesGuizot, les Vil- lemain,lesCousin,lesTocqueville,lesThiersrestaientàune hauteur qui semblait interdite à Sainte-Beuve, exclusive- ment homme de lettres, nullement pédant, mais un peu sus- pect de trissotinisme,un peu parent de Ménage et de Voiture. Patience ! nous allons voir tous ces comptes-là se régler dans les livres en partie double de l'ingénieux écrivain.

Enfin, troisième influence, la révolution de février. M. Sainte-Beuve Ta détestée, et je ne lui en fais pas un reproche. C'est alors que je le vis enjambant une barricade, et appelant de tous ses vœux un Louis XIV ou un Nicolas. Je vous laisse, mon cher ami, ainsi qu'à mes lecteurs, le soin de décider si ses vœux ont été exaucés. Mais sa haine fut presque de l'ingratitude. La République de 1848, en lui ôtant momentanément la parole, le délia de ses serments, c'est-à-dire de ses amitiés et de ses ad-

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miralions littéraires. La réaction, qui ne tarda pas à se déclarer, lui permit d'essayer ses premiers coups de sape et de marteau sur Déranger, Lamartine et autres idoles de sa jeunesse. Le désaccord des partis, les menaces dé- magogiques, les rancunes et les craintes de la bourgeoisie^ en amenant la dictature, donnèrent à M. Sainte-Beuve, sous les auspices de M. Véron, le gouvernement de son choix, un régime admirablement approprié à ses in- stincts, à son talent, à son autorité, à sa propagande, à son avènement définitif parmi les heureux et les grands de ce monde. Il eut ce qu'il voulait; un silence assez absolu dans la presse et le parlement, pour qu'on ne perdît pas une de ses finesses ou de ses malices en sour- dine ; un ser\ ilisme assez complet parmi les instruments du nouveau pouvoir, pour que son adhésion, saupoudrée d'esprit, ressemblât parfois à de l'indépendance. Il em- bellit, il savoura la lune de miel de TEmpire, et sa litté- rature fut la reine des abeilles.

A ne consulter que les appareirces, Sainte-Beuve était parfaitement dans son droit. Arrivé à sa quarante-cin- quième année, il avait le bonheur volontaire ou fortuit de n'être engagé ni avec la Restauration, ni avec la monarchie de 1830, ni avec la république de février. En politique, il put abandonner ou persifler tout le monde sans trahir personne; il s'était réservé pour la littérature.

Voilà, mon cher ami, l'explication, conjecturale peut- être et apocryphe, mais vraisemblable, de ces métamor- phoses inouïes qui exigeraient un second Ovide et dont

19.

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la dernière le discours écrit pour le Sénat n'a pas été la moins étonnante. Presque moribond, le sénateur réfractaire a trouvé moyen d'ajouter à la riche collection de ses victimes à peu près tous ceux qui avaient secondé sa fortune et applaudi à ses succès. Après avoir, pendant quinze ans, spirituellement taquiné l'Académie, il s'est ravisé tout à coup, et a déclaré que, si le gouvernement personnel menaçait ruine, c'était pour ne pas s'être assez inquiété des taquineries académiques...

Mais j'ai hâte de céder la place à Sainte-Beuve lui- même, et de le prendre pour témoin dans sa propre cause. Je vous parlais, en commençant, d'un volume qu'il avait récemment envoyé à ses confrères, presque en même temps que la nouvelle édition de ses Portraits contemporains. Rien de plus anodin au premier abord. A en juger par la couverture, c'est tout bonnement le tome onzième des Causeries du Lundi; il s'agit de Massillon, Chapelle, Bachaumont, iMontluc, Hénault, Dangeau et autres antiques; mais ouvrez le livre à la page 388... Cette espèce de mémento pourrait s'intituler indifféremment le Mot de la fin, ou la Flèche du Parthe. Je crois voir un nombreux auditoire, gravement et res- pectueusement assis devant la chaire d'un maître. La foule est composée d'éléments divers. Il y a des traditions, des convenances, des souvenirs, des illusions, des susceptibi- lités à ménager; mais voici que la leçon se termine au milieu des applaudissements. Le gros du public s'écoule. Alors, le maître se rassied pour cinq minutes, et il sert à quelques initiés, à quelques gourmets, un supplé-

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ment de causerie, qui vaut la causerie tout entière.

Attention ! le défilé commence.

Villemain : « Nous causions hier de Villemain avec Cousin ; celui-ci me disait : « C'est chez lui un conflit » perpétuel entre l'intérêt et la vanité. —-Oui, » repartis- je, « et c'est d'ordinaire la peur qui tranche le différend. »

«Villemain, dans ses jugements contemporains, n'a jamais été que flatterie et complaisance. »

Lamartine : « L'orgueil béat qui s'adore. »

Charles Nodier : « Je n'ai jamais vu d'homme aussi dépourvu de jugement proprement dit, et ayant aussi peu la juste mesure des choses que Charles Nodier. »

Alfred de Vigny : « De Vigny adonise son style et idolâtre son œuvre : il gonfle chacune de ses produc- tions, et, à force de les contempler, il finit par y voir tout un monde,.. Il exhale tous les matins une petite atmo- sphère à son usage; il s'en enveloppe et s'en revêt; il y vit, il y habite tout le jour, il s'y glorifie comme dans son nimbe; mais, quand il cause avec les autres, cette petite atmosphère les suffoque tant soit peu, leur donne sur les nerfs, et, pour moi, elle m'asphyxie. »

Tocqueville : « Personne n'est plus étranger que Tocqueville à cet ensemble de curiosités et d'aménités qui (les grands monuments à part) constitue, à propre- ment parler, la littérature. »

Nisard : « Nisard est atteint d'une espèce de chauvi- nisme iranscendantal : sous prétexte de maintenir et d'exalter Tesprit français, il ne fait autre chose que célébrer en tout et partout ses propres qualités. »

336 NOUVEAUX SAMEDIS

Alfred de Musset : ici la citation serait trop longue; je me borne à quelques phrases :

« Musset a un merveilleux talent de pastiche... On dirait de la plupart de ses jolies petites pièces que c'est traduit, on ne sait d'où, mais cela fait l'effet d'être tra- duit... Je ne connais pas de plus mauvais vers, plus mal faits, plus au-dessous de leur réputation, plus médio- cres de sentiments comme de facture et de rime, que les strophes ou couplets intitulés le Rhin, d'Alfred de Musset. Les nouveaux venus gobent tout et admirent de con- fiance.

» 11 y a, dans le succès de Musset, du vrai et de l'en- gouement. Ce n'est pas seulement le distingué et le délicat qu'on aime en lui : cette jeunesse dissolue adore chez lui Texpression de ses propres vices.

» Quand Musset sent que sa verve traîne et commence à languir, il se jette à corps perdu dans l'apostrophe... Dans le sonnet à Alfred Tastet, qu'est-ce que Vépervier dor dont mon casque est orné? J'ai d'abord hésité à comprendre ; je ne savais pas Musset un si vaillant et si belliqueux chevalier. Puis j'ai cru m'apercevoir qu'il ne s'agissait que de ses armes en peinture, de ses armoiries; et alors c'est de la franche sottise, etc., etc. » Trois pages i'éreintement; que dira cet excellent M. Char- pentier?

Gustave Planche : « Le style de Planche, tout en formules pédantesques et algébriques, est du rabâchage le plus fastidieux : Nous sommes forcé de convenir. Il nous est impossibk de ne pas déclarer. On ne

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saurait rnéconnaUre , etc. Le critique intègre refuse la croix d'honneur, comme il eût fait des présents d'Ar- taxerce; mais une bouteille de rhum, surtout si elle est du bon cachet, le séduit. »

Flourens : ^ Flourens me fait l'effet dune couleuvre qui glisse sur l'herbe. »

M. de Montalembert : « Phanor est honnête, élevé de cœur; il a du talent, mais non point d'originalité vraie, et quelle suffisance! etc. »

M. de Falloux : « Ces gens-là masquent et suppri- ment la Nature. »

J -J. Ampère (son ami intime): -— « Tout le feu d'Am- père se passe dans la recherche; il ne lui en reste rien pour l'exécution : en cela, il n'est pas artiste... Cet homme d'esprit qui causait avec tant i'agrément, et qui professait dune manière si pénible. »

Le baron Charles Dupin : « Un robinet toujours ouvert, usé, sempiternel et monotone ; coulant et collant , d'une opiniâtre fadeur, etc. »

M. Guizot : « Tout ce qu'écrit M. Guizot est ferme et spécieux, d'une médiocrité élevée. Mais ne lui demandez pas davantage; ni profondeur, ni originalité vive, ni vérité neuve..., » etc ,etc...

Ils y passent tous.

Tout n'est pourtant pas haine dans cette collection si précieuse de vérités d'arrière-saison. L'auteur y débute même par l'expression d un sentiment contraire. Le por- trait de la princesse Mathilde! Toute iiolilique à part, nous admirons médiocrement ce portrait. M. Sainte-Beuve,

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qui, un peu plus loin, reproche à M. Victor Cousin « les cheveux blond cendré de la dernière finesse inondant les admirables épaules, très-découvertes ., de madame de LongueviUe, aurait songer qu'en décrivant « cette tête s. bien assise, si dignement portée, se détachant d'un buste éblouissant et magnifique, se rattachant à des épaules d'un blanc mat, digne du marbre », de l'aimable sœur du prince Napoléon, - il commettait une inconséquence d'autant plus singulière qu'elle s'appliquait à une per- sonne vivante et d un âge déjà respectable. Mais glissons sur ce marbre antique, et revenons à cette Saint-Barthé- lemy de contemporains. Le procédé favori de Sainte- Beuve, dans ces pages complémentaires que Ton peut considérer aujourd'hui comme le préambule de son tes- tament, est de faire exécuter un illustre par un autre il- lustre : Guizot par Cousin, Thierspar Guizot, et vice versé- Villemain par Royer-Collard, Lamartine par Chateau- briand, etc., etc. C'est une façon de s'autoriser à des har- diesses dont il n'oserait prendre, à lui tout seul, l'initia- tive et la responsabilité. N'allons pas plus loin dans ce mélancolique inventaire, auquel le voisinage de la mort prête un aspect funèbre; essayons den tirer une conclu- sien morale.

Quand on a fait ou essayé de la critique pendant plus d un quart de siècle, lorsque, avant d'entrer dans le mou- vement de la littérature active, on a lu et suivi avec pas- sion, avec persistance , le Sainte-Beuve des premières années, et lorsqu'on le trouve, trente ans après, disant ainsi leur fait à des hommes qui ont été tous ou presque

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tous ses confrères, ses collègues, ses amis, on hésite entre une jouissance très-subtile et une douleur très-vive. Cette jouissance de vieillard, on se la reproche; on ne sait pas, tout en se déclarant, sur presque tous les points, du même avis que le grand critique, si on doit lui donner raison ou tort; et, dans tous les cas, avant d*en finir, on répète avec lui ces deux pensées, moins consolantes que vraies :

« Il n'est que de vivre; on voit tout et le contraire de tout. »

« Quand les lettres ne rendent pas ceux qui les cul- tivent tout à fait meilleurs, elles les rendent pires. »

Est-ce à dire que Sainte-Beuve fut foncièrement un méchant homme? Je n'hésite pas à répondre : non. Il y a, dans notre malheureux métier, une méchanceté toute httéraire, indépendante des qualités ou des défauts appli- cables aux habitudes de la vie. Je connais particulière- ment un écrivain qui passe dans son pays pour un bonhomme, qui n'a jamais eu le courage de battre un chien ni de gronder un domestique, et qui a pu, lui aussi, à certains moments, être regardé comme méchant et vindicatif. C'est un piquant sujet d'étude que cette duplicité dans l'unité, comme aurait dit M. Cousin, cette malice d'état se superposant au caractère primitif et mettant sans cesse notre esprit en contradiction avec lui- même. Nature fine, nerveuse, impressionnable à l'excès, doué d'un goût tellement vif, que ses colères donnaient le change à sa conscience, Sainte-Beuve a soulTert, beau- coup souffert depuis son entrée dans le monde jusqu'à ses années de prospérité, qui étaient aussi celles d'in-

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firmité physique et de déclin. Il a été pauvre, ayant déjà dix fois plus de talent qu'il n'en fallait pour mériter d'être riche; il a été humble, possédant déjà assez de sagacité pour se savoir ou se croire supérieur à la plu- part de ceux dont il se faisait le courtisan. Il a pratiqué la bienveillance quand même, en se réservant à part soi une foule de sous-entendus qui ont éclaté plus tard, de manière à faire de la seconde partie de sa vie le démenti de la première. C'était un curieux qui donnait à la curio- sité les formes de l'enthousiasme, au désabusement les semblants de la perfidie et à la clairvoyance les appa- rences de l'ingratitude.

II n'a pas été heureux; car il n'y a pas de bonheur sans amour, et on ne peut rien aimer quand on veut ne rien croire. Jeune, il a nourri de secrètes irritations contre ceux qui réussissaient plus brillamment ou plus galam- ment que lui. Vieux, il a eu des soubresauts, des crises, des trépignements de fureur, chaque fois qu'on a tenté de lui faire expier les tardives faveurs de la fortune par des récriminations, des siflQels ou des épigrammes. De un fond d'humeur acre, qu'on retrouverait, en cherchant bien, jusque dans ses plus jolies pages; quelque chose comme cette acedia dont il a parlé à propos du cloître, et qu'on peut aussi porter dans le monde, quand on est mécontent d'autrui et pas très-content de soi-même. De longues rancunes, de mystérieux malaises, des désirs mortifiés trop longtemps et assouvis trop tard, une im- mense irascibilité de goût, de nerfs, d'organes, d'épi- derme, le tout servi, trop bien servi par une sagacité

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incomparable; la vue devenant plus perçante et plus sûre, à mesure qu'elle a observé le mal au lieu du bien, voilà, non pas tout Sainte-Beuve, on ne l'aura jamais tout, mais un peu de Sainte-Beuve.

Quoi qu'il en soit, s'il fallait chercher dans les phrases que j'ai citées et que j'aurais pu multiplier encore, le dernier mot de lillustre défunt, sa pensée définitive sur ses contemporains célèbres, l'impression ne pourrait être que bien douloureuse, quand même on serait de son avis. Finir ainsi en examinant les défauts de la cuirasse, l'œil fixé sur les taches de tous ses émules de talent et de gloire, c'est triste, el l'abus de cette sagacité merveilleuse devient alors pareil à ces spécifiques qui, pris à de trop fortes doses, se changent en poisons. Non, ce n'est pas ainsi que j'aimerais à me figurer la vieillesse d'un grand critique. Je le voudrais, dans cette riche saison d'au- tomne, aux clartés du soleil couchant, apaisé, rasséréné, en pleine lumière, se servant de son expérience pour fé- conder au lieu de dissoudre, gardant sur son front et dans son âme la flamme généreuse des belles œuvres qu'il s'est assimilées en les admirant; mûri mais non pas vieilli, sage sans être morose, et renonçant au misérable honneur de prouver, avant de disparaître, qu'il n'a jamais été dupe. Je le voudrais, résistant, pour son usage, à sa propre puissance d'analyse, appelant à lui les générations nouvelles pour leur montrer, non pas les sanglantes dépouilles d'une bataille, mais les gerbes opulentes d'une moisson. Quiconque, dans l'avenir, s'occupera de Sainte-Beuve, aura à se demander avec respect ce qu'il a

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été, avec regret ce qu'il aurait pu être, avec une sévérité trop légitime quelles traces il a laissées, quels disciples il a formés, quelle méthode il a enseignée, quels exemples il a offerts, quelle autorité morale a secondé et fortifié ses leçons; quelles œuvres il a spécialement accréditées auprès de ceux qui, ne pouvant pas se méfier de son goût, ont cru devoir adopter ses préfé- rences.

Vous le voyez, je n'essaye ni un portrait, ni une étude, ni une ébauche; prendre ceci pour une peinture, ce serait exactement comme si on voulait voir un tableau dans l'assemblage de couleurs qui préparent une palette. Re- marquez que j'ai fini, et que je n'ai pas dit un mot de religion. Au comble de ses vœux, sénateur, bien en cour, parvenu aux dignités et à la gloire, admis dans la plus intime familiarité des princesses, Sainte-Beuve était cruel- lement froissé de se sentir impopulaire ; il s'est délivré du pli de rose du sybarite en embrassant la religion de l'épicurien. Il a fini par obtenir ce qui lui manquait; il est parvenu à la popularité par l'athéisme; désormais, il pouvait traverser sans crainte le Luxembourg; il aurait même pu remonter en chaire. La libre pensée est accom- modante; elle permet de donner beaucoup à César, pourvu qu'on refuse tout à Dieu. N'importe! cette mort serre le cœur; elle est effrayante et sinistre. CqX^vous fait froid dans le dos. Mais nous sommes encore trop près de ce cercueil sans consolation, de ces funérailles sans prières, de celte tombe sans espérance. Le chré- tien aurait trop à dire; l'homme du monde doit se

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taire. A la religion du néant on ne peut opposer que le silence.

2 avril 1870.

Resterait maintenant la grande Étude, ou, comme di- sait Sainte-Beuve lui-même, la grande toile. Aujourd'hui, quatre ou cinq mois seulement après sa mort, ce serait trop tôt. Il faut du temps, non pas pour triompher de certaines rancunes, mais pour mettre en ordre et résumer les souvenirs, les œuvres, les traits caractéristiques d'une vie littéraire, commencée à l'avènement du romantisme, et finie, par une singulière coïncidence, au moment tombait le gouvernement favori de l'illustre critique. Si je ne crois pas, malgré le dire de M. Taine, que Sainte- Beuve soit l'homme qui, dans notre siècle, a soulevé le plus d'idées, il en a du moins touché ou effleuré un nombre immense; ce n'est pas trop d'une année pour se reconnaître au milieu du dédale de petits sentiers que ce merveilleux esprit a préféré aux grandes routes et au droit chemin.

FIN

1

TABLE DES MATIÈRES

1. Lamartine 1

II. Encore Lamartine 16

III. Charles Baudelaire. 35

IV. Hector Berlioz 48

V. Richard Wagner 61

VI. Balzac 74

YII. Joseph Autran à l'Académie 90

Vlll. Victor HuLio et la Restauration 103

IX. Wciov Uu'^o (il r Homme qui rit 130

X. M. le duc d'Auniale. . 143

XL - M. Thiers 157

Xll. M. Beul.} 175

XUl. La Quinzaine électorale 188

346 TABLE DES MATIÈRES

XIV. Ernest Renan 212

XV. M, Guizot 238

XVI. Jules Janin. Victor CherbuUiez 251

XVII. M. le comte d'Haussonville 264

XVIII. Un tzar et un page . 277

XIX. Gustave Flaubert 289

XX. L'Homme au masque de fer 303

XXL M. Sainte-Beuve 314

XXII. Mort de Sainte-Beuve 327

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES

CHATILL0N-SUR-8EINE. IMPRIMERIE K. CORNILLAG

La Bibliothèque Université d'Ottawa

Échéonce

Celui qui rapporte un volume près la dernière date timbrée î-dessous devra payer une mende de dix souS; plus cinq DUS pour chaque jour de retard.

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Dote due

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