y

\

^;-^'?

vp -'^

»v

ŒUVRES CHOISIES

DE BOSSUET

-^x

CODLOMMIERS, TYPOG. ALBERT PONSOT ET P. TîROD'.RD.

ŒUVRES CHOISIES

DE BOSSUET

TOME DEUXIÈME

PARIS

LIBRAIRIE HAGÏIETÏE ET G^

79, BOULEVARD SAINT-GBRMAIN , 79

1878

<é^

^^^^^^>^^^

-pîî^ï^

""S^i^^f^^^

à^h^^-^

/

^ ^^ ,s;2^î^.?#^*^*^-«^' ^^^^^i^c

■^2^/^c. y^éyeit^^^^

'^.,i^ .at-s^^e-^-z^

-\^'N J:^^:. ■•: .r;^ ^:^ ^

^^^d*i^-^

^^-^;

POLITIQUE

TIRÉE DES PROPRES PAROLES

DE L'ÉCRITURE SAINTE,

A MONSEIGNEUR LE DALTHIN.

Dieu est le roi des rois : c'est à lui qu'il appartient de les instruire et de les régler comme ses ministres. Écoutez donc, monseigneur, les leçons qu'il leur donne dans son Écriture, et apprenez de lui les règles et les exemples sur lesquels ils doivent former leur conduite.

Outre les autres avantages de l'Écriture, elle a encore celui-ci, qu'elle reprend l'histoire du monde dès sa première origine et nous lait voir par ce moyen, mieux que toutes les autres histoires, les prin- cipes primitifs qui ont formé les empires.

Nulle histoire ne découvre mieux ce qu'il y a de bon et de mauvais dans le cœur humain, ce qui soutient et ce qui renverse les royaumes; ce que peut la religion pour les établir, et limpiété pour les détruire.

Les autres vertus et les autres vices trouvent aussi dans l'Écriture'' leur caractère naturel, et on n'en voit nulle part- dans une plus grande/ évidence les véritables effets.

On y voit le gouvernement d'un peuple dont. Dieu même a été le. lé- gislateur; les abus qu'il a réprimés et les4ois qu'il a établies, qui comprennent la plus belle et la plus juste poUtiquei qui fut jamais.

Tout ce que Lacédémone, tout ce qu'Athènes ,>. tout ce que RoçQe, pour remonter à la source, tout ce que l'Egypte, et les États, les. mieux policés ont eu de plus sage, n'est rien en comparaison d^ ht sagesse qui est renfermée dans la loi de Dieu, d'où les autres lois ont puisé ce qu'elles ont de meilleur.

Aussi n'y eut-il jamais une plus belle constitution d'État que celle vous verrez le peuple de Dieu.

Moïse, qui le forma, étoit instruit de toute la sagesse divine et hu- maine dont un grand et noble génie peut être orné; et l'inspiration ne fit que porter à la dernière certitude et perfection ce qu'avoient ébau- ché l'usage et les connoissances du plus sage de tous les empires et ses plus grands ministres, tel qu'étoit le patriarche Joseph, comme lui inspiré de Dieu.

Deux grands rois de ce peuple, David et Salomon , l'un guerrier, l'autre pacifique, tous deux excellents dans l'art de régner, vous en donneront non-seulement les exemples dans leur viv. mais encore les

BOSSCET. II 1

* POLITIQUE

^jféceptes, l'un, dans ses divines poésies; l'autre, dans ses instructions que la sagesse éternelle lui a dictées.

Jésus-Christ vous apprendra, par luî-mêm€ et par ses apôtres, tout ce qui fait les États heureux ; son Évangile rend les hommes d'autant plus propres à être bons citoyens sur la terre, qu'il leur apprend par à se rendre dignes de devenir citoyens du ciel.

Dieu, enfin, par qui les rois régnent, n'oublie rien pour leur ap- prendre à bien régner. Les ministres des princes, et ceux qui ait part sous leur autorité au gouvernement des États, et à l'administrai m de la justice, trouveront dans sa parole des leçons que Dieu seul pouvoit leur donner. C'est une partie de la morale chrétienne que de former la magistrature par ses lois: Dieu a voulu tout décider, c'est-à-dire don- ner des décisions à tous les états; à plus forte raison à celui d'où dé- pendent tous les autres.

C'est, Monseigneur, le plus grand de tous les objets qu'on puisse proposer aux hommes; et ils ne peuvent être trop attentifs aux règles sur lesquelles ils seront jugés par une sentence éternelle et irrévocable. Ceux qui croient que la piété est un affoiblissement de la politique se- ront confondus; et celle que vous verrez est vraiment divine.

LIVRE PREMIER.

DES PRINCIPES DE LA SOCIÉTÉ PARMI LES HOMMES.

Article premier. L'homme est fait pour vivre en société.

Première Proposition. Les hommes n'ont qu'une même fin, et un même objet, qui est Dieu. a Écoute, Israël; le Seigneur notre Dieu est le seul Dieu. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force K »

II* Prop. L'amour de Dieu oblige les hommes à s'aimer les uns les autres. Un docteur de la loi demanda à Jésus : « Maître , quel est te premier de tous les commandements? Jésus lui répondit: Le pre- mier de tous les commandements est celui-ci: Écoute, Israël; le Sei- gneur ton Dieu est le seul Dieu, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force: voilà le premier commandement. Et le second, qui lui est sem- blable, est celui-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même '.

« En ces deux préceptes consiste toute la loi et les prophètes '. »

Nous nous devons donc aimer les uns les autres* parce que nous de- vons aimer tous ensemble le même Dieu, qui est notre Père commun, et son unité est notre lien, a II n'y a qu'un seul Dieu, dit saint Paul *;

t. Deuf. VI, 4,5.-2. Marc, xn, 29, 30, 31.-3. Matth. ixn, 40. 4 ; Cor. vm, 4, 5, 6.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. i. 3

si les autres comptent plusieurs dieux, il n'y en a pour nous qu'un seul, qui est le père d'où nous sortons tous, et nous sommes faits pour lui. »

S'il y a des peuples qui ne connoissent pas Dieu, il n'en est pas moins pour cela le créateur, et il ne les a pas moins faits à son image et res- semblance. Car il a dit en créant l'homme: « Faisons l'homme à notre image et ressemblance '; » et un peu après: a Et Dieu créa l'homme à son image; il le créa à l'image de Dieu. »

Il le répète souvent, afin que nous entendions sur quel modèle nous sommes formés, et que nous aimions les uns dans les nutres l'image de Dieu. C'est ce qui iait dire à Notre-Seigneur, que le précepte d'ai- mer le prochain est semblable à celui d'aimer Dieu ; parce qu'il est na- turel que qui aime Dieu, aime aussi pour l'amour de lui tout ce qui est fait à son image; et ces deux obligations sont semblables.

Nous voyons aussi que quand Dieu défend d'attenter à la vie de l'homme, il en rend cette raison: o Je rechercherai la vie de l'homme de la main de toutes les bêtes et de la main de l'homme. Quiconque répandra le sang humain, son sang sera répandu, parce que l'homme est fait à l'image de Dieu '. »

Les bêtes sont en quelque sorte appelées, dans ce passage, au juge- ment de Dieu, pour y rendre compte du sang humain qu'elles auront répandu. Dieu parle ainsi pour faire trembler les hommes sanguinaires; et il est vrai, en un sens, que Dieu redemandera même aux animaux les hommes qu'ils auront dévorés, lorsqu'il les ressuscitera, malgré leur cruauté, dans le dernier jour.

IIP Prop. Tous les hommes sont frères. Premièrement, ils sont tous enfants du même Dieu, a Vous êtes tous frères, dit le Fils de Dieu 3, et vous ne devez donner le nom de père à personne sur la terre, car vous n'avez qu'un seul père qui est dans les cieux. »

Ceux que nous appelons pères, et d'où nous sortons selon la Chair, ne savent pas qui nous sommes; Dieu seul nous connoît de toute éter- nité, et c'est pourquoi Isaïe disoit * : « Vous êtes notre vrai père ; Abra- ham ne nous a pas connus, et Israël nous a ignorés; mais vous, Sei- gneur, vous êtes notre père et notre protecteur; votre nom est devant tous les siècles. »

Secondement, Dieu a établi la fraternité des hommes en les faisant tous naître d'un seul, qui pour cela est leur père commun et porte en lui-même l'image de la paternité de Dieu. Nous ne lisons pas que Dieu ait voulu faire sortir les autres animaux d'une même tige. «Dieu fit les bêtes selon leurs espèces; et il vit que cet ouvrage étoitbon, et il dit: Faisons l'homme à notre image et ressemblance *. r-

Dieu parle de l'homme en nombre singulier, et marque distincte- ment qu'il n'en veut faire qu'un seul, d'où naissent tous les autres, selon ce qui est écrit dans les Actes*, que « Dieu a fait sortir d'un seul tous les hommes qui dévoient remplir la surface de la terre. » Le

i. Gen. I, 26, 27. 2. Ibid. ix, 5, 6. - 3. Matth. XXIU, 8, 9. ^ 4. Is. UJDj if. 5. Gen. I, 25, 26. 6. Act. xvil, 26.

4 - POLITIQUE

grec porte que Dieu les a faits (d'un même sang). Ii a même voulu que la femme qu'il donnoit au premier homme fût tirée de lui , afin que tout fût un dans le genre humain. « Dieu forma en femme la côte qu'il avoit tirée d'Adam, et il l'amena à Adam, et Adam dit : Celle-ci est un os tiré de mes os, et une chair tirée de ma chair; son nom même mar- quera qu'elle est tirée de l'homme; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme; et ils seront deux dans une chair *. »

Ainsi le caractère d'amitié est parfait dans le genre humain; et les hommes, qui n'ont tous qu'un même père, doivent s'aimer comme frères. A Dieu ne plaise qu'on croie que les rois soient exempts de cette loi, ou qu'on craigne qu'elle ne diminue le respect qui leur est dû. Dieu marque distinctement que les rois qu'il donnera à son peuple a seront tirés du milieu de leurs frères 2; » un peu après: a Ils ne s'é- lèveront point au-dessus de leurs frères par un sentiment d'orgueil; » et c'est à cette condition qu'il leur promet un long règne.

Les hommes ayant oublié leur fraternité, et les meurtres s' étant multipliés sur la terre, Dieu résolut de détruire tous les hommes 3, à la réserve de Noé et de sa famille, par laquelle il répara tout le genre humain, et voulut que dans ce renouvellement du monde nous eussions encore tous un même père.

Aussitôt après, il défend les meurtres, en avertissant les hommes qu'ils sont tous frères, descendus premièrement du même Adam, et ensuite du même Noé: «Je rechercherai, dit-il *, la vie de l'homme de la main de l'homme et de la main de son frère. »

IV^ Prop. Nul homme n'est étranger à un autre homme. Notre- Seigneur, après avoir établi le précepte d'aimer son prochain, inter- rogé par un docteur de la loi, qui étoit celui que nous devons tenir pour notre prochain, condamne l'erreur des Juifs, qui ne regardoient comme tels que ceux de leur nation. Il leur montre, par la parabole du Samaritain qui assiste le voyageur méprisé par un prêtre et par un lé- vite, que ce n'est pas sur la nation, mais sur l'humanité en général, que l'union des hommes doit être fondée, a Un prêtre vit le voyageur blessé, et passa; et un lévite passa près de lui et continua son chemin. Mais un Samaritain, le voyant, fut touché de compassion^. » Il ra- conte avec quel soin il le secourut, et puis il dit au docteur ^ : a Le- quel de ces trois vous paroît être son prochain? et le docteur ré- pondit : Celui qui a eu pitié de lui ; et Jésus lui dit : Allez , et faites de même. »

Cette parabole nous apprend que nul homme n'est étranger à un autre homme, fût-il d'une nation autant haïe dans la nôtre que les Samaritains l'étoient des Juifs.

Prop. Chaque homme doit avoir soin des autres hommes. Si nous sommes tous frères, tous faits à Timage de Dieu et également ses enfants, tous une même race et un même sang, nous devons prendre

1. Gen. n, 22, 23. 2. Deut. xvii, 15, 20. 3. Gen vi. ~ 4. Ibid. a, i. i. Lcc. j, 31, 32, etc. 6. Ibid. 36, 37.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. i. 5

soin les uns des autres; et ce n'est pas sans raison qu'il est écrit : a Dieu a chargé chaque homme d'avoir soin de son prochain '. » S'ils ne le font pas de bonne foi, Dieu en sera le vengeur; car, ajoute l'Ecclésias- tique ^ « nos voies sont toujours devant lui et ne peuvent être cachées à ses yeux. » Il faut donc secourir notre prochain , comme en devant rendre compte à Dieu qui nous voit.

Il n'y a que les parricides et les ennemis du genre humain qui di- sent comme Caïn^ : « Je ne sais est mon frère; suis-je fait pour le garder? »

ce N'avons-nous pas tous un même père? n'est-ce pas un même Dieu qui nous a créés? pourquoi donc chacun de nous méprise-t-il son frère, violant le pacte de nos pères " ? »

VI* Prop. L'intérêt même nous unit, a Le frère, aidé de son frère, est comme une ville forte ^. » Voyez comme les forces se multiplient par la société et le secours mutuel.

oc II vaut mieux être deux ensemble, que d'être seul; car on trouve une grande utilité dans cette union. Si l'un tombe, l'autre le soutient. Malheur à celui qui est seul : s'il tombe, il n'a personne pour le re- lever. Deux hommes reposés dans un même lit, se réchauffent mu- tuellement. Qu'y a-t-il de plus froid qu'un homme seul? Si quelqu'un est trop fort contre un seul, deux pourront lui résister : une corde à trois cordons est difficile à rompre*. »

On se console, on s'assiste, on se fortifie l'un l'autre. Dieu voulant établir la société, veut que chacun y trouve son bien, et y demeure attaché par cet intérêt.

C'est pourquoi il a donné aux hommes divers talents. L'un est propre à une chose, et l'autre à une autre, afin qu'ils puissent s'entre secourir comme les membres du corps , et que l'union soit cimentée par ce besoin mutuel, a Comme nous avons plusieurs membres, qui tous ensemble ne font qu'un seul corps, et que les membres n'ont pas tous une même fonction; ainsi nous ne sommes tous ensemble qu'un seul corps en Jésus-Christ, et nous sommes tous membres les uns des autres'. » Chacun de nous a son don et sa grâce différente.

oc Le corps n'est pas un seul membre, mais plusieurs membres. Si le pied dit : Je ne suis pas du corps, parce que je ne suis pas la main, est-il pour cela retranché du corps? Si tout le corps étoit œil, se- roient l'ouïe et l'odorat ? Mais maintenant Dieu a formé les membres, et les a mis chacun il lui a plu. Que si tous les membres n'étoient qu'un seul membre, que deviendroit le corps? Mais dans l'ordre que Dieu a établi, s'il y a plusieurs membres, il n'y a qu'un corps. L'œil ne peut pas dire à la main : Je n'ai que faire de votre assistance ; ni la tête ne peut pas dire aux pieds : Vous ne m'êtes pas nécessaires. Mais au contraire, les membres qui paroissent les plus foibles sont ceux dont on a le plus de besoin. Et Dieu a ainsi accordé le corps, en suppléant

1. Eccli. xxjï, 12. 2. Ibid. xvn, 13. 3. Gen. iv, 9, 4. Mat. xi, 10. 5. Prov. xvui, 19. 6. Eccl. IV, 9, 10, 11, 12. 7. Rom. xn, 4, 5, 6.

>6 POLITIQUE

par un membre ce qui manque à l'autre, afin qu'il n'y ait point de dis- sension dans le corps, et que les membres aient soin les uns des au- tres ^ »

Ainsi, par les talents différents, le fort a besoin du foible, le grand du petit, chacun de ce qui paroît le plus éloigné de lui ; parce que le besoin mutuel rapproche tout, et rend tout nécessaire.

Jésus-Christ, formant son Église, en établit l'unité sur ce fondement, et nous montre quels sont les principes de la société humaine.

Le monde même subsiste par cette loi. « Chaque partie a son usage et sa fonction; et le tout s'entretient par le secours que s'entre-donnent toutes les parties 2. »

ISous voyons donc la société humaine appuyée sur ces fondements inébranlables : un même Dieu, un même objet, une même fin, une origine commune, un même sang, un même intérêt, un besoin mu- tuel, tant Dour les affaires que pour la douceur de la vie.

Article il De la société générale du genre humain nait la société eiviU, c^est-à-dire, celles des États des peuples et des nations.

Première Proposition. La société humaine a été détruite et violée par les passions. —Dieu étoit le hen de la société humaine. Le premier homme s'étant séparé de Dieu, par une juste punition la division se mit dans sa famille, et Caïn tua son frère Abel K

Tout le genre humain fut divisé. Les enfants de Seth s'appelèrent les enfants de Dieu, et les enfants de Caïn s'appelèrent les enfants des hommes *,

Ces deux races ne s'allièrent que pour augmenter la corruption. Les géants naquirent de cette union, hommes connus dans l'Écriture*, et dans toute la tradition du genre humain, par leur injustice et leur violence.

« Toutes les pensées de l'homme se tournent au mal en tout temps, et Dieu se repent de l'avoir fait. Noé seul trouve grâce devant lui * ; » tant la corruption étoit générale.

Il est aisé de comprendre que cette perversité rend les hommes in- sociables. L'homme dominé par ses passions ne songe qu'à les conten- ter sans songer aux autres. « Je suis, dit l'orgueilleux dans Isaïe', et il n'y a que moi sur la terre. »

Le langage de Caïn se répand partout, a Est-ce à moi de garder mon frère *? » c'est-à-dire : Je n'en ai que faire, ni ne m'en soucie.

Toutes les passions sont insatiables. « Le cruel ne se rassasie point de sang ^. L'avare ne se remplit point d'argent '". »

Ainsi chacun veut tout pour soi. a Vous joignez, dit Isaïe", maison à maison, et champ à champ. Voulez-vous habiter seuls sur la terre?»

La jalousie, si universelle parmi les hommes, fait voir combien est

1. / Cor. xn, 14 et seq. 2. Eccli. xLn. 24, 25. 3. Gen. iv, 8. 4. Ibid. VI, 2. 5. Ibid. 4. 6. Ibid. 5, 6, 8. 7. Is. xLvn, 8. 8. Gen. IV, 8—9 Eccli. xn, 16. 10. Eccl. v, 9. —il. Is, y, %

TIRÉE DE L ECRITURE, LIV. I. 7

profonde la maligirtté de leur cœur. Notre frère ne nous nuit en rien , ne nousôte rien; et il nous devient cependant un objet de haine, parce que seulement nous le voyons plus heureux, ou plus industrieux, et plus vertueux que nous. Abel plaît à Dieu par des moyens innocents, et Caïn ne le peut souffrir. « Dieu regarda Abel et ses présents, et ne regarda pas Caïn ni ses présents : et Caïn entra en fureur, et son vi- sage changea'. » De les trahisons et les meurtres. « Sortons dehors, dit Caïn; allons promener ensemble : et étant au milieu des champs, Caïn s'éleva contre son frère et le tua '. »

Une pareille passion exposa Joseph à la fureur de ses frères, lorsque, loin de leur nuire , il alloit pour rapporter de leurs nouvelles à leur père qui en étoit en inquiétude '. « Ses frères , voyant que leur père i'aimoit plus que tous les autres, le haïssoient, et ne pouvoient lui dire une parole de douceur*. » Cette rage les porta jusqu'à le vouloir tuer ; et il n'y eut autre moyen de les détourner de ce tragique dessein, qu'en leur jiroposant de le vendre *.

Tant de passions insensées, et tant d'intérêts divers qui en naissent, font qu'il n'y a point de foi ni de siirwté parmi les hommes, a Ne croyez point à votre ami, et ne vous fiez pointa votre guide : donnez-vous de garde de celle qui dort dans votre sein : le fils fait injure à son père, la fille s'élève contre sa mère, et les ennemis de l'homme sont ses pa- rents et ses domestiques *. » De vient que les cruautés sont si fré- quentes dans le genre humain. Il n'y a rien de plus brutal ni de plus sanguinaire que l'homme. « Tous dressent des embûches à la vie de leur frère; un homme va à la chasse après un autre homme, comme il feroit après une bête, pour en répandre le sang'. »

a La médisance, et le mensonge, et le meurtre, et le vol, et l'adul- tère ont inondé toute la terre, et le sang a touché le sang : » c'est-à- dire qu'un meurtre en attire un autre.

Ainsi la société humaine, établie par tant de sacrés liens, est violée par les passions ; et comme dit saint Augustin : « Il n'y a rien de plus sociable que l'homme par sa nature, ni rien de plus intraitable ou de plus insociable par la corruption^.

IP PROp.La société humaine, dès le commencement des choses, s'est divisée en plusieurs branches par les diverses nations qui se sont for- mées, — Outre cette division qui s'est faite entre les hommes par les passions, il y en a une autre qui devoit naître nécessairement de la multiplication du genre humain.

Moïse nous l'a marquée , lorsqu'après avoir nommé les premiers des- cendants de Noé*», il montre par l'origine des nations et des peu- ples. « De ceux-là, dit-il '•, sont sorties les nations chacune selon sa contrée et selon sa langue. »

il paroît que ces deux choses ont séparé en plusieurs branches la société humaine : l'une, la diversité et l'éloignement des pays

1. G^n. IV, 4, 5. 2. Ibid. 8. 3. Ibid. xxxvii, 16, 17, etc. 4. Ibid. 4. 5. Ibid. 20, '26, 27, 28. 6.Mich. vu, 5, 6. 7. Ibid. 2. 8. Os. iv, 2. 9. Aug. De civit. Pe», lib. XII, cap. xxvii, tom. VII, col. 325. 10. Gen. x. 11. Ibid. 5.

8 POLITIQUE

les enfants de Noé se sont répandus en se multipliant; l'autre, la di- versité des langues.

Cette confusion du langage est arrivée avant la séparation, et fut envoyée aux hommes en punition de leur orgueil. Cela disposa les hommes à se séparer les uns des autres, et à s'étendre dans toute la terre que Dieu leur avoit donnée à habiter, «r Allons, dit Dieu*, con- fondons leurs langues afin qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres; et ainsi le Seigneur les sépara de ce lieu dans toutes les terres*. »

La parole est le lien de la société entre les hommes, par la commu- nication qu'ils se donnent de leurs pensées. Dès qu'on ne s'entend plus l'un l'autre on est étranger l'un à l'autre. « Si je n'entends point, dit saint Paul^, la force d'une parole, je suis étranger et barbare à celui à qui je parle, et il me l'est aussi. » Et saint Augustin remarque, que cette diversité de langages fait qu'un homme se plaît plus avec son chien, qu'avec un homme son semblable*.

Voilà donc le genre humain divisé par langues et par contrés : et de il est arrivé qu'habiter un même pays, et avoir une même langue, a été un motif aux hommes de s'unir plus étroitement ensemble.

Il y a même quelque apparence que, dans la confusion des langues à Babel, ceux qui se trouvèrent avoir plus de conformité dans le lan- gage, furent disposés par à choisir la même demeure; à quoi la pa- renté contribua aussi beaucoup : et l'Écriture semble marquer ces deux causes qui commencèrent à former autour de Babel les divers corps de nations, lorsqu'elle dit que les hommes les composèrent a en se di- visant chacun selon leur langue et leur famille*. »

IIP Prop. La terre qu'on habite ensemble sert de lien entre les hom- mes, et forme l'unité des nations. Lorsque Dieu promet à Abraham qu'il fera de ses enfants un grand peuple, il leur promet en même temps une terre qu'ils habiteront en commun. « Je ferai sortir de toi une grande nation •. » Et un peu après : « Je donnerai cette terre à ta postérité. »

Quand il introduit les Israélites dans cette terre promise à leurs pères, il la leur loue afin qu'ils l'aiment. Il l'appelle toujours « une bonne terre, une terre grasse et abondante, qui ruisselle de tous côtés de lait et de miel '. »

Ceux qui dégoûtent le peuple de cette terre qui le devoit nourrir si abondamment, sont punis de mort comme séditieux et ennemis de leur patrie, a Les hommes que Moïse avoit envoyés pour reconnoître la terre, et qui en avoient dit du mal, furent mis à mort devant Dieu ^. »

Ceux du peuple qui avoient méprisé cette terre en sont exclus et meurent dans le désert. « Vous n'entrerez point dans la terre que j'ai juré à vos pères de leur donner. Vos enfants (innocents et qui n'ont point de part à votre injuste dégoût) entreront dans la terre qui vous a déplu; et pour vous, vos corps morts seront gisants dans ce désert ». >■

1. Gen. xi, 9. 2. Ibid. 8. 3. / Cor. xiv, U.

4. Aug. De civit. Dei, lib. XIX, cap. vn, tom. VII, col. 551."— 5. Gen, X, 5.

6. Ibid. XII, 1,1.-1. Exod. ju^âj,etaUbi a. JSum. xrv, 36,37.

9. Ibid. 30, 31, 32.

TIRÉE DE l'Écriture, ltv. i. 9

Ainsi la société humaine demande qu'on aime la terre Ton habite ensemble, on la regarde comme une mère et une nourrice commune; on s'y attache, et cela unit. C'est ce que les Latins appellent chantas patrii soli, l'amour de la patrie : et ils la regardent comme un lien entre les hommes.

Les hommes en effet se sentent liés par quelque chose de fort, lors- qu'ils songent que la même terre, qui les a portés et nourris étant vi- vants, les recevra en son sein quand ils seront morts. «Votre demeure sera la mienne; votre peuple sera mon peuple, disoit Ruth à sa belle- mère Koémi ' : je mourrai dans la terre vous serez enterrée, et j'y choisirai ma sépulture. »

Joseph mourant dit à ses frères* : a Dieu vous visitera et vous éta- blira dans la terre qu'il a promise à nos pères : emportez mes os avec vous. K Ce fut sa dernière parole. Ce lui est une douceur, en mou- rant, d'espérer de suivre ses frères dans la terre qu'e Dieu leur donne pour leur patrie; et ses os y reposeront plus tranquillement au milieu de ses citoyens.

C'est un sentiment naturel à tous les peuples. Thémistocle, Athé- nien, étoit banni de sa patrie comme traître : il en machinoit la ruine avec le roi de Perse à qui il s'étoit livré; et toutefois en mourant il oublia Magnésie, que le roi lui avoit donnée, quoiqu'il y eût été si bien traité, et il ordonna à ses amis de porter ses os dans l'Attique, pour les y inhumer secrètement^ , à cause que la rigueur des décrets pu- blics ne permettoit pas qu'on le fit d'une autre sorte. Dans les appro- ches de la mort, la raison revient et la vengeance cesse, l'a- mour de la patrie se réveille : il croit satisfaire à sa patrie : il croit être rappelé de son exil après sa mort : et comme ils parloient alors, que la terre seroit plus bénigne et plus légère à ses os.

C'est pourquoi de bons citoyens s'affectionnent à leur terre natale. a J'étois devant le roi, dit Néhémias*, et je lui présentois à boire, et je paroissois languissant en sa présence; et le roi me dit : Pourquoi votre visage est-il si triste puisque je ne vous vois point malade? et je dis au roi : Comment pourrois-je n'avoir pas le visage triste, puisque la ville mes pères sont ensevelis est déserte, et que ses portes sont brûlées? Si vous voulez me faire quelque grâce, renvoyez-moi en Judée en la terre du sépulcre de mon père, et je la rebâtirai. »

Étant arrivé en Judée, il appelle ses concitoyens, que l'amour de leur commune patrie unissoit ensemble. «Vous savez, dit-il^, notre affliction. Jérusalem est déserte; ses portes sont consumées par le feu : venez, et unissons-nous pour la rebâtir. »

Tant que les Juifs demeurèrent dans un pays étranger, et si éloifrné de leur patrie, ils ne cessèrent de pleurer, et d'enfler, pour ainsi par- ler, de leurs larmes les fleuves de Babylone, en se souvenant de Sion. lis ne pouvoient se résoudre à chanter leurs agréables cantiques, qui étoient les cantiques du Seigneur, dans une terre étrangère. Leurs ins-

1. Ruth. I. 16, 17. 2. Gen. l, 23, 24. 3. Thucyd. lib. I. 4. EBdr. II, 1, 2, 3, 6. 5. Ibid. 17.

10 POLITIQUE

truments de musique, autrefois leur consolation et leur joie, demeu- roient suspendus aux saules plantés sur la rive, et ils en avoient perdu l'usage, a 0 Jérusalem, djsoient-ils, si jamais je puist'oublier, puissé-je m'oublier moi-même ' ! » Ceux que les vainqueurs avoient laissés dans leur terre natale s'estimoient heureux, et ils disoient au Seigneur, dans les psaumes qu'ils lui chantoient durant la captivité : « Il est temps, ô Seigneur , que vous ayez pitié de Sion ; vos serviteurs en ai- ment les ruines mêmes et les pierres démolies : et leur terre natale, toute désolée qu'elle est. a encore toute leur tendresse et toute leur compassion ^. »

Article m. Pour former le^ nations et unir les peuples y il a fallu établir un gouvernement.

Premièee Proposition. Tout se divise et se partialise parmi les hom- mes. — Il ne suffit pas que les hommes habitent la même contrée ou parlent un même langage, parce qu'étant devenus intraitables par la violence de leurs passions , et incompatibles par leurs humeurs diffé- rentes, ils ne pouvoient être unis à moins que de se soumettre tous ensemble à un même gouvernement qui les réglât tous.

Faute de cela, Abraham et Lot ne peuvent compatir ensemble, et sont contraints de se séparer, a La terre ils étoient ne les pouvoit contenir, parce qu'ils étoient tous deux fort riches, et ils ne pouvoient demeurer ensemble : en sorte qu'il arrivoit des querelles entre leurs bergers. Enfin, il fallut pour s'accorder que l'un allât à droil^ et l'au- tre à gauche ^ i

Si Abraham et Lot, deux hommes justes, et d'ailleurs si proches parents, ne peuvent s'accorder entre eux à cause de leurs domesti- ques, quel désordre n'arriveroit pas parmi les méchants?

II* Prop. La seule autorité du gouvernement peut mettre un frein aux passions, et à la violence devenue naturelle aux hommes. « Si vous voyez les pauvres calomniés, et des jugements violents, par les- quels la justice est renversée dans la province, le mal n'est pas sans remède : car au-dessus du puissant il y a de plus puissants; et ceux-là môme ont sur leur tête des puissances plus absolues; et enfin le roi de tout le pays leur commande à tous<. » La justice n'a de soutien que l'autorité et la subordination des puissances.

Cet ordre est le frein de la licence. Quand chacun fait ce qu'il veut, et n'a pour règle que ses désirs, tout va en confusion. Un lévite viole ce qu'il y a de plus saint dans la loi de Dieu. La causa qu'en donne l'Écriture : « C'est qu'en ce temps-là il n'v avoit point de roi en Israël, et que chacun faisoit ce qu'il trouvoit à propos *. 2

C'est pourquoi, quand les enfants d'Israël sont prêts d'entrer dans la terre ils dévoient former un corps d'État et un peuple réglé, Moïse leur dit : a Gardez-vous bien de faire comme nous faisons

1. Ps. cxxxvi. 2. Ps. CI, 14, 15. 3. Gen. xm, 6. 7, 9. 4. Eccles. v, 7. «- 5. Jud. xvu, 6.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. f. 11

ici, chacun fait ce qu'il trouve à propos; parce que vous n'êtes pas encore arrivés au lieu de repos, et à la possession que le Seigneur vous a destinée'. »

III* Pt^op. C'est par la seule autorité du gouvernement que l'union est établie parmi les hommes. Cet effet du commandement légitime nous est marqué par ces paroles souvent réitérées dans l'Écriture : Au commandement de Saùl et de la puissance légitime, « tout Israël sor- tit comme un seul homme'. Ils étoient quarante mille hommes, et toute cette multitude étoit comme un seul-. » Voilà quelle est l'unité d'un peuple, lorsque chacun renonçant à sa volonté la transporte et la réunit à celle du prince et du magistrat. Autrement nulle union; les peuples errent vagabonds comme un troupeau dispersé, a Que le Seigneur Dieu des esprits dont toute chair est animée, donne à cette multitude un homme pour la gouverner, qui marche devant elle, qui la conduise; de peur que le peuple de Dieu ne soit comme des brebis qui n'ont point de pasteur*. »

IV* Prop. Dans un gouvernement réglé, chaque particulier renonce au droit d'occuper par force ce qui lui convient. Otez le gouverne- ment, la terre et tous ses biens sont aussi communs entre les hom- mes que l'air et la lumière. Dieu dit à tous les hommes : « Croissez et multipliez , et remplissez la terre *. » Il leur donne à tous indistinc- tement « toute herbe qui porte son germe sur la terre, et tous les bois qui y naissent «. » Selon ce droit primitif de la nature, nul n'a de droit particulier sur quoi que ce soit, et tout est en proie à tous.

Dans un gouvernement réglé, nul particulier n'a droit de rien occu- per. Abraham étant dans la Palestine demande aux seigneurs du pays jusqu'à la terre il enterra sa femme Sara. « Donnez-moi droit de sépulture parmi vous '. »

Moïse ordonne qu'après la conquête de la terre de Chanaan, elle soit distribuée au peuple par l'autorité du souverain magistrat. « Josué, dit-il, vous conduira. Et après il dit à Josué lui-même : Vous introduirez le peuple dans la terre que Dieu lui a promise, et vous la lui distri- buerez par sort». »

La chose fut ainsi exécutée. Josué, avec le conseil, fit le partage en- tre les tribus et entre les particuliers, selon le projet et les ordres de Moï-e'. »

De est le droit de propriété; et en général tout droit doit venir de l'autorité publique, sans qu'il soit permis de rien envahir, ni de rien attenter par la force.

V" Prop. Par le gouvernement chaque particulier devient plus fort. La raison est que chacun est secouru. Toutes les forces de la na- tion concourent en un , et le magistrat souverain a droit de les réunir, a Race rebelle et méchante, dit Moïse à ceux de Ruben, demeurerez- vous en repos pendant que vos frères iront au combat? Non, répon-

I. Deut. XII, 8. 9. —2. / Reg. xi, 7 et alibi. 3. / Esdr. n, 64. 4. Num. xxvu, 16, 17. 5. Gen. i, 28 ; ix, 7. 6. Ibid. i, 29. 7. Ibid. xxni, 4, 8. Deut. xxxi, 3, 7. 9. Jos. xni, xiv, etc.

12 POLITIQUE

dent-ils, nous marcherons avancés à la tête de nos frères, et ne re- tournerons point dans nos maisons jusqu'à ce qu'ils soient en posses- sion de leur héritage'. »

Ainsi le magistrat souverain a en sa main toutes les forces de la na- tion qui se soumet à lui obéir. « Nous ferons, dit tout le peuple à Jo- sué, tout ce que vous nous commanderez : nous irons partout vous nous enverrez. Qui résistera à vos paroles, et ne sera pas obéissant à tous vos ordres, qu'il meure ! Soyez ferme seulement et agissez avec vigueur*. »

Toute la force est transportée au magistrat souverain; chacun l'af- fermit au préjudice de la sienne, et renonce à sa propre vie en cas qu'il désobéisse. On y gagne : car on retrouve, en la personne de ce suprême magistrat, plus de force qu'on en a quitté pour l'autoriser; puisqu'on y retrouve toute la force de la nation réunie ensemble pour nous secourir.

Ainsi, un particulier est en repos contre l'oppression et la violence; parce qu'il a en la personne du prince un défenseur invincible, et plus fort sans comparaison que tous ceux du peuple qui entreprendroient de l'opprimer.

Le magistrat souverain a intérêt de garantir de la force tous les par- ticuliers; parce que si une autre force que la sienne prévaut parmi le peuple, son autorité et sa vie est en péril.

Les hommes superbes et violents sont ennemis de l'autorité, et leur discours naturel est de dire : c Qui est notre maître 3? »

oc La multitude du peuple fait la dignité du roi^ » S'il le laisse dissi- per et accabler par les hommes violents, il se fait tort à lui-même.

Ainsi le magistrat souverain est l'ennemi naturel de toutes les vio- lences. « Ceux qui agissent avec violence sont en abomination devant le roi , parce que son trône est affermi par la justice *. »

Le prince est donc par sa charge, à chaque particulier, a un abri pour se mettre à couvert du vent et de la tempête, et un rocher avancé sous lequel il se met à l'ombre dans une terre sèche et brûlante. La justice établit la paix; il n'y a rien de plus beau que de voir les hommes vivre tranquillement: chacun est en sûreté dans sa tente, et iouit du repos et de l'abondance^. » Voilà les fruits naturels d'ungou- Ternement réglé.

En voulant tout donner à la force, chacun se trouve foible dans ses prétentions les plus légitimas, par la multitude des concurrents, contre qui il faut être prêt. Mais sous un pouvoir légitime chacun se trouve fort, en mettant toute la force dans le magistrat, qui a intérêt de te- nir tout en paix pour être lui-même en sûreté.

Dans un gouvernement réglé, les veuves, les orphelins, les pu- pilles, les enfants même dans le berceau sont forts. Leur bien leur est conservé ; le public prend soin de leur éducation ; leurs droits sont dé- fendus, et leur cause est la cause propre du magistrat. Toute l'Êcrnure

1. Num. xxxn, 6, 14, 17, 18. 2. Jos. I, 16, 18. - 3. Ps. XI, 5. «I. Prov. xrv, 28. -^ 5. Ibid. xvi, 12. 6. Is.xxxii, 2, 17, 18.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. i. 13

le charge de faire justice au pauvre, au foible, à la veuve, à l'orphe- lin et au pupille'.

C'est donc avec raison que saint Paul nous recommande de « prier persévéramment, et avec instance pour les rois, et pour tous ceux qui sont constitués en dignité, afin que nous passions tranquillement notre vie, en toute piété et chasteté 2. »

Da tout cela il résulte qu'il n'y a point de pire État que l'anarchie ; c'est-à-dire l'État il n'y a point de gouvernement ni d'autorité. tout le monde veut faire ce qu'il veut, nul ne fait ce qu'il veut; il n'y a point de maître, tout le monde est maître; tout le monde est maître, tout le monde est esclave.

VP Prop. Le gouvernement se perpétue, et rend les États immor- tels. — Quand Dieu déclare à Moïse qu'il va mourir, Moïse lui dit aus- sitôt : « Donnez. Seigneur, à ce peuple quelqu'un qui le gouverne^ » Ensuite, par l'ordre de Dieu, Moïse établit Josué pour lui succéder, « en présence du grand prêtre Éiéazar et de tout le peuple, et lui im- pose les mains*, » en signe que la puissance se continuoit de l'un à l'autre.

Après la mort de Moïse , tout le peuple reconnoît Josué. « Nous vous obéirons en toutes choses comme nous avons fait à Moïse*. » Le prince meurt; mais l'autorité est immortelle, et l'État subsiste toujours. C'est pourquoi les mêmes desseins se continuent : la guerre commencée se poursuit, et Moïse revit en Josué. « Souvenez-vous, dit-il à ceux de Ruben, de ce que vous a commandé Moïse. » Et un peu après : « Vous posséderez la terre que le serviteur de Dieu Moïse vous a donnée ^. »

Il faut bien que les princes changent, puisque les hommes sont mor- tels : mais le gouvernement ne doit pas changer; l'autorité demeure ferme, les conseils sont suivis, et éternels.

Après la mort de Saûl, David dit à ceux de Jabès-Galaad , qui avoient bien servi ce prince : « Prenez courage et soyez toujours gens de cœur; parce qu'encore que votre maître Saûl soit mort, la maison de Juda m'a sacré roi '. »

Il leur veut faire entendre que, comme l'autorité ne meurt jamais, ils doivent continuer leurs services, dont le mérite est immortel dans un État bien réglé.

Art. IV, Des Lois.

Première Proposition. Il faut joindre les lois au gouvernement pour le mettre dans sa perfection. C'est-à-dire qu'il ne suffit pas que le prince, ou que le magistrat souverain règle les cas qui surviennent suivant l'occurrence; mais qu'il faut établir des règles générales de conduite, afin que le gouvernement soit constant et uniforme : et c'est ce qu'on appelle lois.

1. Veut. X, 18-, Ps. Lxxxi, 3 et alibi, 2. / Tim. 11, 1, 2. 3. Num. xxvn, 16, 17. 4. Ibid. 22, 23.— 0.^05. i,17. •. tbid. 9, 10, 11. 13, 15, 16. - 7. II Reg. xi, 7.

14 POLITIQUE

II« Prop. On pose les principes primitifs de toutes les lois. Toutes les lois sont fondées sur la première de toutes les lois, qui est celle de ia nature, c'est-à-dire sur la droite raison, et sur l'équité naturelle. Les lois doivent régler les choses divines et humaines, publiques et parti- culières; et sont commencées par la nature, selon ce que dit saint Paul' : que «les Gentils qui n'ont pas de loi, faisant naturellement ce qui est de la loi, se font une loi à e nx-mêmes, et montrent l'œuvre de la loi écrite dans leurs cœ'îrs par le témoignage de leurs consciences, et les pensées intérieures qui s'accusent mutuellement, et se défendent aussi Tune contre l'autre. »

Les lois doivent établir le droit sacré et profane, le droit public et particulier; en un mot la droite observance des choses divines et hu- maines parmi les citoyens, avec les châtiments et les récompenses.

11 faut donc, avant toutes choses, régler le culte de Dieu. C'est par commence Moïse, et il pose ce fondement de la société des Israé- lites. A la tête du Décalogue on voit ce précepte fondamental : « Je suis le Seigneur, tu n'auras point de dieux étrangers, » etc.'.

Ensuite viennent les préceptes qui regardent la société. « Tu ne tueras point, tu ne déroberas point', »> et les autres. Tel est l'ordre général de toute législation.

III« Prop. Il y a un ordre dans les lois. Le premier principe des lois est de reconnoître la divinité, d'où nous viennent tous les biens et l'être même. <r Crains Dieu, et observe ses commandements; c'est tout l'homme*. » Et l'autre est de « faire à autrui comme nous tou- lons qu'il nous soit fait». »

IV* Prop. Un grand roi explique les caractères des lois. L'intérêt et la passion corrompent les hommes. La loi est sans intérêt et sans passion : « elle est sans tache et sans corruption, elle dirige les âmes, elle est fidèle : elle parle sans déguisement et sans flatterie. Elle rend sages les enfants^ : » elle prévient en eux l'expérience, et les remplit, dès leur premier âge, de bonnes maximes. « Elle est droite et réjouit le cœur\ » On est ravi de voir comme elle est égale à tout le monde, et comme au milieu de la corruption elle conserve son intégrité, oc Elle est pleine de lumière : « dans la loi sont recueillies les lumières les plus pures de la raison. « Elle est véritable et se justifie par elle- même» : d car elle suit les premiers principes de l'équité naturelle, dont personne ne disconvient que ceux qui sont tout à fait aveugles. « Elle est plus désirable que l'or, et plus douce que le mieP : » d'elle Tient l'abondance et le repos.

David remarque dans la loi de Dieu ces propriétés excellentes, sans lesquelles il n'y a point de loi véritable.

V* Prop. La loi punit et récompense. C'est pourquoi la loi de Moïse se trouve partout accompagnée de châtiments : voici le principe qui les rend aussi justes que nécessaires. La première de toutes les

1. Rom. XI, 14, 15. 2. Exod. xx, 2, 3, 4, 5, 6, etc. 3. Ibid. 3 et seq. 4. Eccle. XH, 13. 5. Matth. vn, 12. Luc. vi, 13. —6. Ps. xvui, 8. 7. Ibid. 9. —8. Pu. xvni, lo. - 8. Ibid. il.

TIRÉE DE l'Écriture, uv. i. 15

Jois, comme nous l'avons remarqué, est celle de ne point faire à au- trui ce que nous ne voulons pas qu'il nous soit fait. Ceux qui sortent de cette loi primitive, si droite et si équitable, dès méritent qu'on leur fasse ce qu'ils ne veulent pas qui leur soit fait : ils ont fait souf- frir aux autres ce qu'ils ne vouloient pas qu'on leur fît, ils méritent qu'on leur fasse souffrir ce qu'ils ne veulent pas. C'est le juste fonde- ment des châtiments, conformément à cette parole prononcée contre Ba- bylone : « Prenez, vengeance d'elle; faites-lui comme elle a fait'. » Elle n'a épargné personne, ne l'épargnez pas ; elle a fait souffrir les autres, faites-la souffrir.

Sur le même principe sont fondées les récompenses. Qui sert le pu- blic ou les particuliers, le public et les particuliers le doivent servir.

VI* Prop. La loi est sacrée et inviolable. Pour entendre parfaite- ment la nature de la loi, il faut remarrjuer que tous ceux qui en ont bien parlé, l'ont regardée dans son origine comme un pacte et un traité solennel par lequel les hommes conviennent ensemble, par l'au- torité des princes, de ce qui est nécessaire pour former leur société.

On ne veut pas dire par que l'autorité des lois dépende du con- sentement et acquiescement des peuples; mais seulement que le prince, qui d'ailleurs par son caractère n'a d'autre intérêt que celui du public, est assisté des plus sages têtes de la nation, et appuyé sur l'expérience des siècles passés.

Cette vérité, constante parmi tous les hommes, est expliquée admi- rablement dans l'Écriture. Dieu assemble son peuple, leur fait à tous proposer la loi, par laquelle il établissoit le droit sacré et profane, pu- blic et particulier de la nation, et les en fait tous convenir en sa pré- sence. « Moïse convoqua tout le peuple. » Et comme il leur avoit déjà récité tous les articles de cette loi, il leur dit : a Gardez les paroles de ce pacte, et les accomplissez, afin que vous entendiez ce que vous avez à faire. Vous êtes tous ici devant le Seigneur, votre Dieu, vos chefs, vos tribus, vos sénateurs, vos docteurs, tout le peuple d'Israël, vos en- fants, vos femmes, et l'étranger qui se trouve mêlé avec vous dans le camp; afin que tous ensemble vous vous obligiez à l'alliance du Sei- gneur, et au serment que le Seigneur fait avec vous : et que vous soyez son peuple, et qu'il soit votre Dieu. Et je ne fais pas ce traité avec vous seuls, mais je le fais pour tous, présents et absents^. »

Moïse reçoit ce traité au nom de tout le peuple qui lui avoit donné son consentement. « J'ai été, dit-il 3, le médiateur entre Dieu et vous, et le dépositaire des paroles qu'il vous donnoit, et vous à lui. »

Tout le peuple consent expressément au traité. « Les lévites disent à haute voix : Maudit celui qui ne demeure pas ferme dans toutes les pa- roles de cette loi, et ne les accomplit pas; et tout le peuple répond, Amen : Qu'il soit ainsi*. »

Il faut remarquer que Dieu n'avoit pas besoin du consentement des nommes pour autoriser sa loi, parce qu'il est leur créateur, qu'il peut

l.Jér. L, 15. 2 Deul. xxrx, 2, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15. 3- Ibid. v, i. 4. Ibid. xivu 14, 26-, Jos. vm, 30, etc.

16 POLITIQUE

les obliger à ce qu'il lui plaît; et toutefois, pour rendre la chose plus solennelle et plus ferme, il les oblige à la loi par un traité exprès et volontaire.

VIP Prop. La loi est réputée avoir une origine divine. Le traité qu'on vient d'entendre a un double effet : il unit le peuple à Dieu, et il unit le peuple en soi-même.

Le peuple ne pouvoit s'unir en soi-même par une société inviolable, si le traité n'en étoit fait dans son fond en présence d'une puissance supérieure, telle que celle de Dieu, protecteur naturel de la société humaine, et inévitable vengeur de toute contravention à la loi.

Mais quand les hommes s'obligent à Dieu, lui promettant de garder, tant envers lui qu'entre eux, tous les articles de la loi qu'il leur pro- pose; alors la convention est inviolable, autorisée par une puissance à laquelle tout est soumis.

C'est pourquoi tous les peuples ont voulu donner à leurs lois une origine divine; et ceux qui ne l'ont pas eue ont feint de l'avoir.

Minos se vantoit d'avoir appris de Jupiter les lois qu'il donna à ceux de Crète; ainsi Lycurgue. ainsi Numa, ainsi tous les autres législa- teurs ont voulu que la convention par laquelle les peuples s'obligeoient entre eux à garder les lois fût affermie par l'autorité divine , afin que personne ne pût s'en dédire.

Platon, dans sa République, et dans son livre des Lois, n'en propose aucunes qu'il ne veuille faire confirmer par l'oracle avant qu'elles soient reçues; et c'est ainsi que les lois deviennent sacrées et invio- lables.

VHP Prop. Il y a des lois fondamentales qu'on ne peut changer : il est même très-dangereux de changer sans nécessité celles qui ne le sont pas. C'est principalement de ces lois fondamentales qu'il est écrit, qu'en les violant, a on ébranle tous les fondements de la terre',» après quoi il ne reste plus que la chute des empires.

En général les lois ne sont pas lois, si elles n'ont quelque chose d'inviolable. Pour marquer leur solidité et leur fermeté, Moïse ordonne « qu'elles soient toutes écrites nettement et visiblement sur des pierres-. » Josué accomplit ce commandements

Les autres peuples civilisés conviennent lie cette maxime. « Qu'il soit fait un édit, et qu'il soit écrit selon la loi inviolable des Perses et des Mèdes, disent à Assuérus les sages de son conseil qui étoient toujours près de sa personne. Ces sages savoient les lois et le droit des anciens''. » Cet attachement aux lois et aux anciennes maximes aflermit la société et rend les Etats immortels.

On perd la vénération pour les lois quand on les voit si souvent changer. C'est alors que les nations semblent chanceler, comme trou- blées et prises de vin, ainsi que parlentles prophètes^ L'esprit de ver tige les possède, et leur chute est inévitable : « parce que les peupioo ont violé les lois, changé le droit public, et rompu les pactes les plus

1. Psal.Lxxxï, 5. 2. Deut. xxvn, 8. 3. Jos. vm, 32.-4. Esth. i, 13, 19. 5. Is. XIX, 14.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. i. 17

lolennels'. » C'est l'état d'un malade inquiet qui ne sait quel mouve- ment se donner.

a Je hais deux nations, dit le sage fils de Siracn^ et la troisième n'est pas une nation : c'est le peuple insensé qui demeure dans Si- chem : » c'est-à-dire le peuple de Samarie qui, ayant renversé l'ordre, oublié la loi, établi une religion et une loi arbitraire, ne mérite pas le nom de peuple.

On tombe dans cet état quand les lois sont variables et sans consis- tance, c'est-à-dire quand elles cessent d'être lois.

Art. V. Conséquences des principes généraux de Vhumanité.

Unique Proposition. Le partage des biens entre les hommes , et la division des hommes mêmes en peuples et en nations, ne doit point altérer la société générale du genre humain. « Si quelqu'un de vos frères est réduit à la pauvreté, n'endurcissez pas votre cœur et ne lui resserrez pas votre main : mais ouvrez-la au pauvre, et prêtez-lui tout ce dont vous verrez qu'il aura besoin. Que cette pensée impie ne vous vienne point dans l'esprit : Le septième an arrive, selon la loi toutes les obligations pour dettes sont annulées. Ne vous détournez pas pour cela du pauvre, de peur qu'il ne crie contre vous devant le Sei- gneur, et que votre conduite vous tourne à péché; mais donnez-lui, et le secourez sans aucun détour ni artifice, afin que le Seigneur vous bénisse 3. »

La loi seroit trop inhumaine si en partageant les biens, elle ne don noit pas aux pauvres quelque recours sur les riches. Elle ordonne, dans cet esprit; d'exiger ses dettes avec grande modération, a Ne pre- nez point à votre frère les instruments nécessaires pour la vie, comme la meule dont il moût son blé; car autrement il vous auroit engagé sa propre vie. S'il vous doit, n'entrez pas dans sa maison pour prendre des gages, mais demeurez dehors, et recevez ce qu'il vous apportera Et s'il est si pauvre qu'il soit contraint de vous donner sa couverture, qu'elle ne passe pas la nuit chez vous; mais rendez-la à votre frère, afin que dormant dans sa couverture il vous bénisse; et vous serez juste devant le Seigneur*. »

La loi s'étudie en toutes choses à entretenir dans les citoyens cet esprit de secours mutueL a Quand vous verrez s'égarer, dit-elle*, le itoeuf ou la brebis de votre frère, ne passez pas outre sans les retirer. Quand vous ne connoltriez pas celui à qui elle est, ou qu'il ne vous toucheroit en rien, menez son animal en votre maison, jusqu'à ce que otre frère le vienne requérir. Faites-en de même de son âne, et de son habit, et de toutes les autres choses qu'il pourroit avoir perdues. Si vous les trouvez, ne les négligez pas comme choses appartenantes à autrui; » c'est-à-dire, prenez-en soin comme si elle étoit à vous, pour la rendre soigneusement à celui qui l'a perdue.

i. :*'. XXIV, 5. 7. Eccli. I, 27, 28. 2. Veut. XV, 7, 8, 9, 10. 3. Ibid. XXIV, 6, io, 11, i2, 13. 4- Ibid. xxn, 1, 2,3.

1 8 POLITIQUE

Par ces lois, il n'y a point de partage qui empêche que je n'aie soin

de ce qui est à autrui, comme s'il étoit à moi-même; et que je ne fasse part à autrui de ce que j'ai , comme s'il étoit véritablement à lui.

C'est ainsi que la loi remet en quelque sorte en communauté les biens qui ont été partagés, pour la commodité publique et particulière.

Elle laisse même dans les terres si justement partagées quelque mar- que de l'ancienne communauté; mais réduite à certaines bornes poui l'ordre public. « Vous pouvez, dit-elle*, entrer dans la vigne de votre prochain, et y manger du raisin tant que vous voudrez, mais non pas l'emporter dehors. Si vous entrez dans les blés de votre ami , vous en pourrez cueillir des épis, et les froisser avec la main, mais non pas les couper avec la faucille. » *

a Quand vous ferez votre moisson, si vous oubliez quelque gerbe, ne retournez pas sur vos pas pour l'enlever ; mais laissez-la enlever à l'étranp'fir, au pupille et à la veuve, afin que le Seigneur vous bénisse dans tous les travaux de vos mains. » Il ordonne la même chose des olives, et des raisins dans la vendange'.

Moïse rappelle, par ce moyen, dans la mémoire des possesseurs, qu'ils doivent toujours regarder la terre comme la mère commune et la nourrice de tous les hommes; et ne veut pas que le partage qu'on en a fait, leur fasse oublier le droit primitif de la nature.

Il comprend les étrangers dans ce droit, a Laissez, dit-il 3, ces olives, ces raisins et ces gerbes oubliées, à l'étranger, au pupille et à la veuve. »

Il recommande particulièrement, dans les jugements, l'étranger et le pupille, honorant en tout la société du genre humain. « Ne perver- tis point, dit- il*, le jugement de l'étranger et du pupille : souviens-toi que tu as été étranger et esclave en Egypte. »

Il est si loin de vouloir qu'on manque d'humanité aux étrangers, qu'il étend même en quelque façon cette humanité jusqu'aux animaux. Quand on trouve un oiseau qui couve, le législateur défend de prendre ensemble la mère et les petits. « Laisse-la aller, dit-il, si tu lui ôtes ses petits*. » Comme s'il disoit : Elle perd assez en les perdant, sans perdre encore sa liberté.

Dans le même esprit de douceur, la loi défend de « cuire le che- rreau dans le lait de sa mère^; » et de « lier la bouche, c'est-à-dire, Ae refuser la nourriture, au bœuf qui travaille à battre le blé'. »

a Est-ce que Dieu a soin des bœufs? » comme dit saint Paul^ : a-t-il fait la loi pour eux, et pour les chevreaux, et pour les bêtes? et ne paroît-il pas qu'il a voulu inspirer aux hommes la douceur et l'hu- manité en toutes choses; afin qu'étant doux aux animaux, ils sentent mieux ce qu'ils doivent à leurs semblables?

Il ne faut donc pas penser que les bornes qui séparent les terres des particuhers, et les États, soient faites pour mettre la division dans le genre humain; mais pour faire seulement qu'on n'attente rien les uns

1. Deut. xxm, 24, 25. 2. Ibid. xxrv, 19, 20, 21. 3. Ibid.

4. Ibid. 17, 22. 6. Ibid. xxn 6, 7. 6. Ibid. xiv, 21. 7. Ibid. xxv, 4.

5. I Cor. IX, 9.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. i. 19

sur lor, autres, et que chacun respecte le repos d'autrui. C'est pour cela qu'il est dit : « Ne transporte point les bornes qu'ont mises les anciens dans la terre que t'a donnée le Seigneur ton Dieu'. » Et en- core : « Maudit celui qui remue les bornes de son voisin 2. t

Il faut encore plus respecter les bornes qui séparent les États, que celles qui séparent les particuliers; et on doit garder la société que Dieu a établie entre tous les hommes.

Il n'y a que certains peuples maudits et abominables, avec qui toute société est interdite, à cause de leur effroyable corruption, qui se ré- pandroit sur leurs alliés, a N'aie point, dit la loi^ , de société avec ces peuples, ne leur donne point ta fille, ne prends pas la leur pour ton fils, parce qu'ils le séduiront ou le feront servir aux dieux étran- gers. »

Hors de Dieu défend ces aversions qu'ont les peuples les uns povr les autres; et au contraire, il fait valoir tous les liens de la société qui sont entre eux. « N'ayez point en exécration l'Iduméen, parce que vous venez de même sang; ni l'Égyptien, parce que vous avez été étrangers dans sa terre *. »

Aussi est-il demeuré, parmi tous les peuples, certains principes com- muns de société et de concorde. Les peuples les plus éloignés s'unis- sent par le commerce, et conviennent qu'il faut garder la foi et les traités. Il y a, dans tous les peuples civilisés, certaines personnes à qui tout le genre humain semble avoir donné une sûreté pour entre- tenir le commerce entre les nations. La gueire même n'empêche pas ce commerce; les ambassadeurs sont regardés comme des personnes sacrées : qui viole leur caractère est en horreur; et David prit avec raison une vengeance terrible des Ammonites, et de leur roi, qui avoit maltraité ses ambassadeurs *.

Les peuples qui ne connoissent pas ces lois de société sont peuples inhumains, barbares, ennemis de toute justice, et du genre humain, que l'Écriture appelle du nom odieux, de a. gens sans foi et sans al- liance *. »

Voici une belle règle de saint Augustin pour l'application de la cqa- rité. a la raison est égale, il faut que le sort décide. L'obligation de s'entr'aimer est égale dans tous les hommes, et pour tous les hommes. Mais comme on ne peut pas également les servir tous, on doit s'atta- cher principalement à servir ceux que les Heux, les temps et les autres rencontres semblables nous unissent d'une façon particulière comme par une espèce de sort'. »

Art. VI. De l'amour de la 'patrie.

Première Proposition. Il faut être bon citoyen, et sacrifier à sa pa- trie dans le besoin tout ce qu'on a, et sa propre vie; il est j;. j-lé de

1. Deut, XIX, 14. —2. Ibid. xxvii, 17. 3. Deut. vn, 2, 3,4.

4. Ibid. xxin, 7. 5. U Beg. x, 3, 4; xii, 30, 31. 6. Rom. r. 31.

■». S. Aug. De doct. christ, lib. I, cap. xxvni, tom. III col. 14.

20 POLITIQUE

la gueire. Si l'on est obligé d'aimer tous les hommes, et qu'à vrai dire il n'y ait point d'étranger pour le chrétien, à plus forte raison doit-il aimer ses concitoyens. Tout l'amour qu'on a pour soi-même, pour sa famille, et pour ses amis, se réunit dans l'amour qu'on a pour sa patrie, notre bonheur et celui de nos familles et de nos amis est renfermé.

C'est pourquoi les séditieux, qui n'aiment pas leur pays, et y por- tent la division, sont l'exécration du genre humain. La terre ne les peut pas supporter, et s'ouvre pour les engloutir. C'est ainsi que périrent Coré, Dathan et Abiron. «S'ils périssent, dit Moïse', comme les autres hommes; s'ils sont frappés d'une plaie ordinaire, le Seigneur ne m'a pas envoyé : mais si Dieu fait quelque chose d'extraordinaire, et que la terre ouvre sa bouche pour les engloutir, eux et tout ce qui leur appartient, en sorte qu'on les voie entrer tout vivants dans les enfers, vous connoîtrez qu'ils ont blasphémé contre le Seigneur. A peine avoit- il cessé de parler, que la terre s'ouvrit sous leurs pieds, et les dévora avec leur tente, et tout ce qui leur appartenoit. »

Ainsi méritoient d'être retranchés ceux qui mettoient la division parmi le peuple. Il ne faut point avoir de société avec eux; en ap- procher c'est approcher de la peste. « Retirez- vous, dit Moïse =*, de la tente de ces impies, et ne touchez rien de ce qui leur appartient, de peur que vous ne soyez enveloppés dans leurs péchés et dans leur perte. »

On ne doit point épargner ses biens quand il s'agit de servir la pa- trie. Gédéon dit à ceux de Soccoth : a Donnez de quoi vivre aux sol- dats qui sont avec moi, parce qu'ils défaillent, afin que nous poursui- vions les ennemis. » Ils refusent, et Gédéon en fait un juste châtiment*. Qui sert le public sert chaque particulier. Il faut même sans hésiter exposer sa vie pour son pays. Ce sentiment est commun à tous les peuples , et surtout il paroît dans le peuple de Dieu.

Dans les besoins de l'État, tout le monde sans exception étoit obligé d'aller à la guerre ; et c'est pourquoi les armées étoient si nombreuses.

La ville de Jabès en Galaad , assiégée et réduite à l'extrémité par Naas, roi des Ammonites, envoie exposer son péril extrême à Saûl, a qui aussitôt fait couper un bœuf en douze morceaux, qu'il envoya aux confins de chacune des douze tribus avec cet édit : Qui ne sortira pas avec Saul et Samuel, ses bœufs seront ainsi mis en pièces : et aus- sitôt tout le peuple s'assembla comme un seul homme : et Saiil en fit la revue à Bézech; et ils se trouvèrent d'Israël trois cent mille, et trente mille de Juda : et ils dirent aux envoyés de Jabès : Demain vous serez délivrés*. »

Ces convocations étoient ordinaires ; et il faudroit transcrire toute l'histoire du peuple de Dieu pour en rapporter tous les exemples.

C'étoit un sujet de plainte à ceux qui n'étoient pas appelés, et ils le prenoient à affront. Ceux d'Éphraïm dirent à Gédéon : a Quel dessein

1. Num. XVI, 28, etc. 2. Ibid. Xiv, 26. —3. Jud. VUI, 5, 15, 16, 17. k. 1 Reg. XI, 7, tt, 9.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. î. ?1

avez-vous eu de ne nous point appeler quand vous alliez combattre contre Madian? Ce qu'ils dirent d'un ton de colère et en vinrent pres- que à la force; et Gédéon les apaisa en louant leur valeur '. »

Ils firent la même plainte à Jephté, et la chose alla jusqu'à la sédi- tion '; tant on se piquoit d'honneur d'être convoqué en ces occasions. Chacun exposoit sa vie non-seulement pour tout le peuple, mais pour sa seule tribu. « Ma tribu, dit Jephté', avoit querelle contre les Am- monites; ce que voyant, j'ai mis mon âme en mes mains (noble façon de parler qui signifioit exposer sa vie), et j'ai fait la guerre aux Am- monites. »

C'est une honte de demeurer en repos dans sa maison , pendant que nos citoyens sont dans le travail et dans le péril pour la commune pa- trie, David envoya Urie se reposer chez lui, et ce bon sujet répondit*: a L'arche de Dieu, et tout Israël et Juda sont sous des tentes; mon- seigneur Joab et tous les serviteurs du roi mon seigneur couchent sur la terre; et moi j'entrerai dans ma maison pour y manger à mon aise et y être avec ma femme 1 Par votre vie, je ne ferai point une chose si indigne. »

Il n'y a plus de joie pour un bon citoyen quand sa patrie est ruinée. De ce discours de Mathatias, chef de la maison des Asmonéens ou Machabées * : a Malheur à moi! pourquoi suis-je pour voir la ruine de mon peuple et celle de la cité sainte? puis-je y demeurer davan- tage, la voyant livrée à ses ennemis et son sanctuaire dans la main des étrangers? Son temple est déshonoré comme un homme de néant; ses vieillards et ses enfants sont massacrés au milieu de ses rues, et sa jeunesse a péri dans la guerre; quelle nation n'a point ravagé son royaume et ne s'est point enrichie de ses dépouilles? on lui a ravi tous ses ornements; de libre elle est devenue esclave: tout notre éclat, toute notre gloire, tout ce qu'il y avoit parmi nous de sacré a été souillé par les Gentils; et comment après cela pourrions-nous vivre?»

On voit toutes les choses qui unissent les citoyens et entre eux et avec leur patrie ; les autels et les sacrifices, la gloire, les biens, le re- pos et la sûreté de la vie; en un mot, la société des choses divines et humaines. Mathatias, touché de toutes ces choses, déclare qu'il ne peut plus vivre voyant ses citoyens en proie et sa patrie désolée. « En disant ces paroles, lui et ses enfants déchirèrent leurs habits, et se couvrirent de cilices, et se mirent à gémir ". »

Ainsi faisoit Jérémie, a lorsque son peuple étant mené en captivité, et la sainte cité étant désolée, plein d'une douleur amère, il prononça en gémissant ces lamentations ' » qui attendrissent encore ceux qui les entendent.

Le même prophète dit à Baruch, qui dans la ruine de son pays son- geoit encore à lui-même et à sa fortune: a Voici, ô Baruch! ce que te dit le Seigneur Dieu d'Israël: j'ai détruit le pays que j'avois bâti, j'ai arraché les enfants d'Israël que j'avois plantés, et j'ai ruiné toute cette

{. Jud. vni, 1, 2, 3. 2. Ibid. xn, 1. 3. Ibid. 2. 3.— 4. // Reg. xi, 10, il. 5. / Mach. n, 7, 8, etc. 6. / Mach. n, 14. 7. Lam. Jer.

22 POLITIQUE

terre, et tu cherches encore pour toi de grandes choses? ne le fais pas ; contente-toi que je le sauve la vie '. »

Ce n'est pas assez de pleurer les maux de ses citoyens et de son pays; il faut exposer sa vie pour leur service. C'est à quoi Mathatias, excite en mourant toute sa famille ^ a L'orgueil et la tyrannie ont prévalu; voici des temps de malheur et de ruine pour vous; prenez donc cou- rage, mes enfants; soyez zélateurs de la loi, et mourez pour le testa- ment de vos pères. »

Ce sentiment demeura gravé dans le cœur de ses enfants; il n'y a rien de plus ordinaire dans la bouche de Judas, de Jonathas et de Si- mon que ces paroles : Mourons pour notre peuple et pour nos frères. « Prenez courage, dit Judas ', et soyez tous gens du cœur; combattez vaillamment ces nations armées pour notre ruine. Il vaut mieux mou- rir à la guerre que de voir périr notre pays et le sanctuaire. » Et en- core: «A Dieu ne plaise que nous fuyions devant l'ennemi; si notre heure de mourir est arrivée, mourons en gens de cœur pour nos frères, et ne mettons point de tache à notre gloire *. v

L'Écriture est pleine d'exemples qui nous apprennent ce que nous devons à notre patrie; mais le plus beau de tous les exemples est celui de Jésus-Christ même.

II" Prop. Jésus-Christ établit, par sa doctrine et par ses exemples, l'amour que les citoyens doivent avoir pour leur patrie. Le Fils de Dieu fait homme a non-seulement accompli tous les devoirs qu'exige d'tln homme la société humaine, charitable envers tous et sauveur de tous; et ceux d'un bon fils envers ses parents, à qui il étoit soumis *; mais encore ceux de bon citoyen, se reconnoissant a envoyé aux brebis perdues de la maison d'Israël*. » Il s'est renfermé dans la Judée, qu'il parcouroit toute en faisant du bien, et guérissant tous ceux que le démon tourmentoit '. »

On le reconnoissoit pour bon citoyen; et c'étoit une puissante re- commandation auprès de lui que d'aimer la nation judaïque. Les séna- teurs du peuple juif, pour l'obliger à rendre a au centurion un servi- teur malade qui lui étoit cher, prioient Jésus avec ardeur et lui disoient : Il mérite que vous l'assistiez; car il aime notre nation et nous a bâti une synagogue; et Jésus alloit avec eux et guérit ce serviteur ». »

Quand il songeoit aux malheurs qui menaçoient de si près Jérusalem et le peuple juif, il ne pouvoit retenir ses larmes. « En approchant de la ville et la regardant, il se mit à pleurer sur elle: Si tu connoissois, dit-il, dans ce temps qui t'est donné pour te repentir, ce qui pourroit l'apporter la paix ! mais cela est caché à tes yeux '. » Il dit ces mots entrant dans Jérusalem au milieu des acclamations de tout le peuple.

Ce soin, qui le pressoit dans son triomphe, ne le quitte pas dans sa passion. Comme on le menoit au supplice, aune grande troupe de peuple et de femmes, qui le suivoient, frappoient leur poitrine et gé-

1. Jer. XLV, 1, 2, 4, 5. 2- / 3/ac/i. ii, 49, 50, etc. S. Ibid. ni, 58, 59. 4. Ibid. IX, 10. 5 Luc. n. 51. e.Matth. xv, "24. 7. Act. x, 38. 8. Luc. vn, 3, 4, 5, G, 10. 9. Ibid. Xix, 41, 42.

TIRÉE DE L*ÉCR1TURE, LIV. I. 23

missoient; mais Jésus se tournant à elles leur dit: Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi; pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants, car bientôt vont venir les jours il sera dit: Heureuses les stériles; heureuses les entrailles qui n'ont point porté de fruit, et les mamelles qui n'ont point nourri d'enfant '. » Il ne se plaint pas des maux qu'on lui fait souffrir injustement, mais de ceux qu'un si inique procédé de- voit attirer à son peuple.

Il n'avoit rien oublié pour les prévenir, a Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu ramasser tes enfants, comme une poule ramasse ses petits sous ses ailes; et tu n'as pas voulu, et voilà que vos maisons vont bientôt être désolées '. »

Il fut, et durant sa vie, et à sa mort, exact observateur des lois et des coutumes louables de son pays, même de celles dont il savoit qu'il étoit le plus exempt.

On se plaignit à saint Pierre qu'il ne payoit pas le tribut ordinaire du temple, et cet apôtre soutenoit qu'en effet il ne devoit rien. « Mais Jésus le prévient en lui disant: De qui est-ce que les rois de la terre exigent le tribut, est-ce de leurs enfants ou des étrangers? Pierre ré- pondit: Des étrangers. Jésus lui dit: Les enfants sont donc francs; et toutefois, pour ne causer point de désordre et pour ne les pas scanda- liser, allez et payez pour moi et pour vous 3. d H fait payer un tribut qu'il ne devoit pas, comme fils, de peur d'apporter le moindre trouble à l'ordre public.

Aussi, dans le désir qu'avoient les pharisiens de le trouver contraire à la loi, ils ne purent jamais lui reprocher que des choses de néant, ou les miracles qu'il faisoit le jour du sabbat*; comme si le sabbat de- voit faire cesser les œuvres de Dieu aussi bien que celles des hommes.

« Il étoit soumis en tout à l'ordre public , faisant rendre à César ce qui étoit à César, et à Dieu ce qui est à Dieu *. »

Jamais il n'entreprit rien sur l'autorité des magistrats. « Un de la troupe lui dit: Maître, commandez à mon frère qu'il fasse partage avec moi. Homme, lui répondit-il, qui m'a établi pour être votre juge et pour faire vos partages "? »

Au reste, la toute-puissance qu'il avoit en main ne l'empêcha pas de se laisser prendre sans résistance. Il reprit saint Pierre qui avoit donné un coup d'épée, et rétablit le mal que cet apôtre avoit fait '.

Il comparoU devant les pontifes, devant Pilate et devant Hérode, ré- pondant précisément sur le fait dont il s'agissoit à ceux qui avoient droit de l'interroger. Le souverain pontife lui dit: « Je vous commande, de la part de Dieu, de me dire si vous êtes le Christ Fils de Dieu; et '[] répondit: Je le suis*. » Il satisfit Pilate sur sa royauté qui faisoit tout son crime, et l'assura en même temps a qu'elle n'étoit pas de ce

1. Ibid. xxni, 27, 28, 29. 2. Matth. xxni, 37, 38.

3. Matth. xvn, 24, 25, 26.

4. Luc. xni, 14; Joan. v, 9, 12; ix, 14, 15. 5. Matth. xxn, 21. 6. Luc. XII, 13, 14. 7. Ibid. xxni, 50, 51; Joan. xvni, 11.

8. Matth. XXVI, 63, &^i Luc.xxu, 70.

24 POLITIQUE

monde ». » ]1 ne dit mot à Hérode qui n'avoit rien à commander dans Jérusalem, à qui aussi on le renvoyoit seulement par cérémonie, et qui ne le vouloit voir que par pure curiosité, après avoir satisfait à l'in- terrogatoire légitime. Au surplus, il ne condamna que par son silence la procédure manifestement inique dont on usoit contre lui, sans se plaindre, sans murmurer; « se livrant, comme dit saint Pierre ^ à ce- lui qui le jugeoit injustement. »

Ainsi il fut fidèle et affectionné, jusqu'à la fin, à sa patrie quoique ingrate, et à ses cruels citoyens qui ne songeoient qu'à se rassassief de son sang avec une si aveugle fureur, qu'ils lui préférèrent un sé- ditieux et un meurtrier.

Il savoit que sa mort devoit être le salut de ces ingrats citoyens, s'ils eussent lait pénitence; c'est pourquoi il pria pour eux en particu- lier, jusque sur la croix ils l'avoient attaché.

Caïphe ayant prononcé qu'il falloit que Jésus mourût, « pour em- pêcher toute la nation de périr ; » l'évangéliste remarque ^ « qu'il ne dit pas cela de lui-même; mais qu'étant le pontife de cette année, il prophétisa que Jésus devoit mourir pour sa nation ; et non-seulement pour sa nation, mais encore pour ramasser en un les enfants de Dieu dispersés. j>

Ainsi il versa son sang avec un regard particulier pour sa nation; et en offrant ce grand sacrifice, qui devoit faire l'expiation de tout l'univers, il voulut que l'amour de la patrie y trouvât sa place.

IIP Prop. Les apôtres, et les premiers fidèles ont toujours été de bons citoyens. Leur maître leur avoit inspiré ce sentiment. Il les avoit avertis qu'ils seroient persécutés par toute la terre, et leur avoit dit en même temps « qu'il les envoyoit comme des agneaux au milieu des loups*; v c'est-à-dire qu'ils n'avoient qu'à souffrir sans murmure, et sans résistance.

Pendant que les Juifs persécutoient saint Paul avec une haine im- placable, ce grand homme prend Jésus-Christ, qui est la vérité même, et sa conscience à témoin, que, touché d'une extrême et continuelle douleur pour l'aveuglement de ses frères, « il souhaite d'être anathème pour eux. Je vous dis la vérité, je ne mens pas : ma conscience éclai- rée par le Saint-Esprit m'en rend témoignage^, etc. »

Dans une famine extrême il fit une quête pour ceux de sa nation, et apporta lui-même à Jérusalem les aumônes qu'il avoit ramassées pour eux dans toute la Grèce. « Je suis venu, dit-il^, poui- faire des au- mônes à ma nation. »

Ni lui ni ses compagnons n'ont jamais excité de sédition, ni assem- blé tumultuairement le peuple '.

Contraint par la violence de ses citoyens d'appeler à l'empereur, il assemble les Juifs de Rome, pour leur déclarer c que c'est malgré lui qu'il a été obligé d'appeler à César ; mais qu'au reste il n'a aucune ao

1. Joan. xvm, 36, 37.-2. I Petr. u, 23. 3. Joan. xi, 50, 51, 52.

4 Mfitth. X. 16. 5. Rom. ix, 1, 2, 3. 6. Act. xxiv, 17; Rom. XV. V>

7. Ibid. XXIV, 12, i».

TIRÉE DE l'Écriture, liv. i. 25

cusation ni aucune plainte à faire contre ceux de sa nation \ » Il ne les accuse pas; mais il les plaint, et ne parle jamais qu'avec compassion de leur endurcissement. En effet, accusé devant Félix, président de Judée^, il se défendit simplement contre les Juifs, sans faire aucun reproche à de si violents persécuteurs.

Durant trois cents ans de persécution impitoyable, les chrétiens ont toujours suivi la même conduite.

Il n'y eut jamais de meilleurs citoyens, ni qui fussent plus utiles à leur pays, n; qui servissent plus volontiers dans les armées, pourvu qu'on ne voulût pas les y obliger à l'idolâtrie. Écoutons le témoignage de Tertullien. « Vous dites que les chrétiens sont inutiles : nous navi- guons avec vous, nous portons les armes avec vous, nous cultivons la terre, nous exerçons la marchandise ^, » c'est-à-dire, nuus vivons comme les autres dans tout ce qui regarde la société.

L'empire n'avoit point de meilleurs soldats : outre qu'ils combat- toient vaillamment, ils obtenoient par leurs prières ce qu'ils ne pou- voient faire par les armes. Témoin la pluie obtenue par la légion Ful- minante, et le miracle attesté par les lettres de Marc-Aurèle.

Il leur étoit défendu de causer du trouble, de renverser les idoles, de faire aucune violence : les règles de l'Église ne leur permettoient que d'attendre le coup en patience.

L'Église ne tenoit pas pour martyrs ceux qui s'attiroient la mort par quelque violence semblable, et par un faux zèle. Il pouvoit y avoir quelquefois des inspirations extraordinaires : mais ces exemples n'étoient pas suivis, comme étant au-dessus de l'ordre.

Nous voyons môme, dans les Actes de quelques martyrs, qu'ils fai- soient scrupule «le maudire les dieux; ils dévoient reprendre l'erreur sans aucune parole emportée. Saint Paul et ses compagnons en avoienl ainsi usé; et c'est ce qui faisoit dire au secrétaire de la communauté d'Éphèse < : « Messieurs, il ne faut pas ainsi vous émouvoir. Vous avez ici amené ces hommes, qui n'ont commis aucun sacrilège, et qui n'ont point blasphémé votre déesse, v Ils ne faisoient point de scandale; et prêchoient la vérité sans altérer le repos public, autant qu'il étoit en eux.

Combien soumis et paisibles étoient les chrétiens persécutés : ces pa- roles de Tertullien l'expliquent admirablement* : « Outre les ordres publics par lesquels nous sommes poursuivis, combien de fois le peu- ple nous attaque-t-il à coups de pierres, et met-il le feu dans nos mai- sons dans la fureur des bacchanales ! On n'épargne pas les chrétiens même après leur mort : on les arrache du repos de la sépulture et comme de l'asile de la mort. Et cependant quelle vengeance recevez- vous de gens si cruellement traités ? Ne pourrions-nous pas avec peu de flambeaux mettre le feu dans la ville, si parmi nous il étoit permis de faire le mal pour le mal ? et quand nous voudrions agir en ennemis déclarés, manquerions-nous de troupes et d'armées? Les Maures, ou

1. Rom. xxviii. 19. 2. Ibid. xxiv, 10, etc. 3. Tertul. Apol. n. 42. 4. Act. XIX, 37. 5. Tertul. Apol. n. 37.

26 POLITIQUE

les Marcomans , et les Parthes mêmes qui sont renfermés dans leurs li- mites, se trouveront-ils en plus grand nombre que nous, qui remplis- sons toute la terre? Il n'y a que peu de temps que nous paroissonsdans le monde; et déjà nous remplissons vos villes, vos lies, vos châteaux, vos assemblées, vos camps, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le barreau, la place publique. Nous ne vous laissons que les temples seuls. A quelle guerre ne serions-nous pas disposés, quand nous serions en nombre inégal au vôtre, nous qui endurons si résolument la mort; n'étoit que notre doctrine nous prescrit plutôt d'être tués que de tuer? Nous pourrions même, sans prendre les armes et sans rébellion, vous punir en vous abandonnant : votre solitude et le silence du monde vous feroit horreur : les villes vous paroîtroient mortes; et vous seriez réduits, au milieu de votre empire, à chercher à qui commander. Il vous demeureroit plus d'ennemis que de citoyens; car vous avez main- tenant moins d'ennemis, à cause de la multitude prodigieuse des chré- tiens.

a Vous perdez, dit-il encore', en nous perdant. Vous avez par notre moyen un nombre infini de gens, je ne dis pas qui prient pour vous, car vous ne le croyez pas, mais dont vous n'avez rien à craindre. »

Il se glorifie avec raison que parmi tant d'attentats contre la per- sonne sacrée des empereurs, il ne s'est jamais trouvé un seul chré- tien, malgré l'inhumanité dont on usoit sur eux tous, a Et en vérité, dit-il 2, nous n'avons garde de rien entreprendre contre eux. Ceux dont Dieu a réglé les mœurs ne doivent pas seulement épargner les empe- reurs, mais encore tous les hommes. Nous sommes pour les empe- reurs tels que nous sommes pour nos voisins. Car il nous est également défendu de dire, ou de faire, ou de vouloir du mal à personne. Ce qui n'est point permis contre l'empereur n'est permis contre personne; ce qui n'est permis contre personne l'est encore moins sans doute contre celui que Dieu a fait si grand. »

Voilà quels étoient les chrétiens si indignement traités.

Conclusion. Pour conclure tout ce livre, et le réduire en abrégé.

La société humaine peut être considérée en deux manières :

Ou en tant qu'elle embrasse tout le genre humain, comme une grande famille :

Ou en tant qu'elle se réduit en nations, ou en peuples composés de plusieurs familles particulières, qui ont chacune leurs droits.

La société, considérée de ce dernier sens, s'appelle société civile.

On la peut définir, selon les choses qui ont été dites, société d'hom- mes unis ensemble sous le même gouvernement et sous les mêmes lois.

Par ce gouvernement et ces lois, le repos et la vie de tous les hom- mes est mise, autant qu'il se ])eut, en sûreté.

Quiconque donc n'aime pas la société civile dont il fait partie, c'est-à- dire, l'État il est né, est ennemi de lui-même et de tout le genre humain.

1. Tertul. Aiiol. n. 43. —2. Ibid. n. 36.

TIRÉE DE l'Écriture, livre xi. 27

LIVRE DEUXIÈME.

DE L'AUTOFJTÊ ; QirE LA ROYALE ET L'HÉRÉDITAIRE EST LA PLUS PROPRE AU GOUVERNEMENT.

Article premier. Par qui Vautorité a été exercée dès Vorigine du monde.

PiŒMiÈRK PROPOSITION. Dieu est le vrai roi. Un grand roi le re- connolt lorsqu'il parle ainsi en présence de tout son peuple ' : « Béni soyez-vous, ô Seigneur Dieu d'Israël, notre père, de toute éternité et durant toute l'éternité! A vous, Seigneur, appartient la majesté, et la puissance, et la gloire, et la victoire, et la louange : tout ce qui est dans le ciel et dans la terre est à vous : il vous appartient de régner, et vous commandez à tous les princes ; les grandeurs et les richesses sont à vous ; vous dominez sur toutes choses : en votre main est la force et la puissance, la grandeur et l'empire souverain. »

L'empire de Dieu est éternel; et de vient qu'il est appelé le roi des siècles ^

L'empire de Dieu est absolu : « Qui osera vous dire, ô Seigneur : Pourquoi faites-vous ainsi? ou qui se soutiendra contre votre juge- ment 3? j>

Cet empire absolu de Dieu a pour premier titre et pour fondement la création. Il a tout tiré du néant, et c'est pourquoi tout est en sa main : « Le Seigneur dit à Jérémie * : Va en la maison d'un potier : tu entendras mes paroles. Et j'allai en la maison d'un potier, et il travailloit avec sa roue, et il rompit un pot qu'il venoit de faire de boue, et de la même terre il en fit un autre; et le Seigneur me dit : Ne puis-je |^s faire comme ce potier? Comme cette terre molle est en la main du p«tier, ainsi vous êtes en ma main, dit le Seigneur. »

II" PROP. Dieu a exercé visiblement par lui-même l'empire et l'au- torité sur les hommes. Ainsi en a-t-il usé au commencement du monde. Il étoit en ce temps le seul roi des hommes, et les gouvernoit visiblement.

Il donna à Adam le précepte qu'il lui plut, et lui déclara sur quelle peine il l'obligeoit à le pratiquera II le bannit; il lui dénonça qu'il avoit encouru la peine de mort.

Il se déclara visiblement en faveur du sacrifice d'Abel contre celui de Caïn. Il reprit Caïa de sa jalousie ; après que ce malheureux eut tué son frère, il l'appela en jugement, il l'interrogea, il le convainquit de son crime, il s'en réserva la vengeance, et l'interdit à tout autre «; i donna à Caïn une espèce de sauve-garde, un signe, pour empêcher

1. I Par. XXIX. 10, 12. 2. Aijor. xv, 3. 3. Snp. xn, rz. i. Jer. xvm,l, 6.-5. Gen. m. -- 6. Gen. iv, 4. 5, 6. 9, 10.

28 POLITIQUE

qu'aucun homme n'attentât sur lui *. Toutes fonctions de la puissance publique.

Il donna ensuite des lois à Noé et à ses enfants; il leur défend le sang et les meurtres et leur ordonne de peupler la terre

Il conduit de la même sorte Abraham, Isaac et JacoD.

Il exerce publiquement lempire souverain sur son peuple dans le désert. Il est leur roi, leur législateur, leur conducteur. Il donne vi- siblement le signal pour camper et pour décamper, et les ordres tant de la guerre que de la paix.

Ce règne continue visiblement sous Josué et sous les Juges; Dieu les envoie; Dieu les établit; et de vient que le peuple disant à Gédéon: a Vous dominerez sur nous, vous et votre fils, et le fils de votre fils; il répondit: Nous ne dominerons point sur vous, ni moi, ni mon fils; mais le Seigneur dominera sur vous ^. y>

C'est lui qui établit les rois. Il fit sacrer Saiil et David par Samuel; il aff'ermit la royauté dans la maison de David, et lui ordonna de faire régner à sa place Salomon son fils.

C'est pourquoi le trône des rois d'Israël est appelé le trône de Dieu.

« Salomon s'assit sur le trône du Seigneur, et il plut à tous, et tout Israël lui obéit *. » Et encore: a Béni soit le Seigneur votre Dieu, dit la reine de Saba à Salomon*, qui a voulu vous faire seoir sur son trône et vous établir roi pour tenir la place du Seigneur votre Dieu. »

IIP Prop. Le premier empire parmi les hommes est l'empire pater- nel. — Jésus-Christ, qui va toujours à la source , semble l'avoir mar- qué par ces paroles: u Tout royaume divisé en lui-même sera désolé; toute ville et toute famille divisée en elle-même ne subsistera pas ^. » Des royaumes il va aux villes, d'où les royaumes sont venus; et des villes il remonte encore aux familles, comme au modèle et au principe des villes et de toute la société humaine.

Dès l'origine du monde Dieu dit à Eve, et en elle à toutes les fem- mes : « Tu seras sous la puissance de l'homme, et il te commandera', j)

Au premier enfant qu'eut Adam, qui fut Caïn, Eve dit: a J'ai pos- sédé un homme par la grâce de Dieu ^. » Voilà donc aussi les enfants sous la puissance paternelle. Car cet enfant étoit plus encore en la pos- session d'Adam, à qui la mère elle-même étoit soumise par l'ordre de Dieu. L'un et l'autre tenoient de Dieu cet enfant et l'empire qu'ils avoient sur lui. « Je l'ai possédé, dit Eve, mais par la grâce de Dieu. »

Dieu ayant mis dans nos parents, comme étant en quelque façon les auteurs de notre vie, une image de la puissance par laquelle il a tout fait, il leur a aussi transmis une image de la puissance qu'il a sur ses œuvres. C'est pourquoi nous voyons dans le Décalogue, qu'après avoir dit: a Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne serviras que lui; » il ajoute aussitôt: Honore ton père et ta mère, afin que tu vives long- temps sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donnera ^ » Ce précepte

1. Gen. 15. 2. Ibid. ix, 1, 5, 6, 7. 3 Jttd. vm, 22. 23.

4. I Par. XXIX, 23. 5. Il Par. ix, 8. G. xMatth. xn, 25. 7. Gen. m, 16.

8. Ibid. IV, I. 9. Exod, xx, 12.

TIREE DE L ECRITURE, LIV. II. 29

est comme une suite de l'obéissance qu'il faut rendre à Dieu, qui est le vrai père.

De nous pouvons juger que la première idée de commandement et d'autorité humaine est venue aux hommes de l'autorité pater- nelle.

Les hommes vivoient longtemps au commencement du monde, comme l'atteste non-seulement l'Écriture, mais encore toutes les anciennes traditions; et la vie humaine commence à décroître seulement après le déluge, il se fit une si grande altération dans toute la nature. Un grand nombre de familles se voyoient par ce moyen réunies sous l'autorité d'un seul grand-père; et cette union de tant de familles avoit quelque image de royaume.

Assurément durant tout le temps qu'Adam vécut, Seth, que Dieu lui donna à la place d'Abel, lui rendit avec toute sa famille une entière obéissance.

Gain, qui viola le premier la fraternité humaine par un meurtre, fut aussi le premier à se soustraire de l'empire paternel; haï de tous les hommes, et contraint de s'établir un refuge, il bâtit la première ville, à qui il donna le nom de son fils Hénoch '.

Les autres hommes vivoient à la campagne, dans la première sim- plicité, ayant pour loi la volonté de leurs parents et les coutumes an- ciennes.

Telle fut encore, après le déluge, la conduite de plusieurs familles, surtout parmi les enfants de Sem, se conservèrent plus longtemps les anciennes traditions du genre humain, et pour le culte de Dieu', et pour la manière du gouvernement.

Ainsi Abraham, Isaac et Jacob persistèrent dans l'observance d'une vie simple et pastorale. Ils éioient avec leur famille libres et indépen- dants; ils traitoient d'égal avec les rois. Abimélech, roi de Gérare, vint trouver Abraham ; « et ils firent un traité ensemble ^ »

Il se fit un pareil traité entre un autre Abimélech, fils de celui-ci, et Isaac, fils d'Abraham. «Nous avons vu, dit Abimélech^, que le Seigneur étoit avec vous, et pour cela nous avons dit: Qu'il y ait entre nous un accord confirmé par serment. »

Abraham fit la guerre de son chef aux rois qui avoient pille Sodome, \es défit, et offrit la dlme des dépouilles à Melchisédech, roi de Salem, pontife du Dieu très-haut *.

C'est pourquoi les enfants de Heth, avec qui il fait un accord, l'ap- pellent Seigneur et le traitent de prince. « Écoutez-nous, Seigneur; vous êtes parmi nous un prince de Dieu *, » c'est-à-dire qui ne relève que de lui.

Aussi a-t-il passé pour roi dans les histoires profanes. Nicolas de Da- mas, soigneux observateur des antiquités, le fait roi; et sa réputation dans tout l'Orient est cause qu'il le donne à son pays. Mais au fond la vie d'Abraham étoit pastorale, son royaume étoit sa famiUe; et il eier-

1. Gen. IV, 17. 2. Gen. xxi, 23, 32. :" Tbid. XX vi, 28. 4. Ibid. XIV. 14, etc. 5 Ibid. xxiu, 6.

30 POLITIQUE

çoit seulement, à l'exemple des premiers hommes, l'empire domestique et paternel.

IV^ Prop. Il s'établit pourtant bientôt des rois, ou par le consente- ment des peuples, ou par les armes; il est parlé du droit de con- quête. — Ces deux manières d'établir les rois sont connues dans les histoires anciennes. C'est ainsi qu'Abimélech, fils de Gédéon, fit con- sentir ceux de Sichem à le prendre pour leur souverain. « Lequel ai- mez-vous mieux, leur dit-il', ou d'avoir pour maître soixante et dix hommes, enfants de Jérobaal; ou de n'en avoir qu'un seul, qui encore est de votre ville et de votre parenté; et ceux de Sichem tournèrent leur cœur vers Abimélech. »

C'est ainsi que le peuple de Dieu demanda, de lui-même, un roi pour le juger -.

Le même peuple transmit toute l'autorité de la nation à Simon et à sa postérité. L'acte en est dressé, au nom des prêtres, de tout le peuple, des grands et des sénateurs, qui consentirent à le faire prince 3.

Nous voyons, dans Hérodote, que Déjocès fut fait roi des Mèdes de la même manière.

Pour les rois par conquêtes, tout le monde en sait les exemples.

Au reste, il est certain qu'on voit des rois de bonne heure dans le monde. On voit, du temps d'Abraham, c'est-à-dire quatre cents ans environ après le déluge, des royaumes déjà formés et établis de long- temps. On voit premièrement quatre rois qui font la guerre contre cinq ♦. On voit Melchisédech, roi de Salem, pontife du Dieu très-haut, à qui Abraham donne la dîme ^ On voit Pharaon, roi d'Egypte, et Abi- mélech, roi de Gérare ^. Un autre Abimélech, aussi roi de Gérare, pa- roît du temps d'Isaac'; et ce nom apparemment étoit commun aux rois de ce pays-là, comme celui de Pharaon aux rois d'Egypte.

Tous ces rois paroissent bien autorisés; on leur voit des officiers ré- glés, une cour, des grands qui les environnent, une armée et un chef des armes pour la commander * , une puissance affermie. « Qui tou- chera, dit Abimélech », la femme de cet homme, il mourra de mort. »

Les hommes qui avoient vu, ainsi qu'il a été dit, une image de royaume dans l'union de plusieurs familles, sous la conduite d'un père commun; et qui avoient trouvé de la douceur dans cette vie, se por- tèrent aisément à faire des sociétés de familles sous des rois qui leur tinssent lieu de père.

C'est pour cela apparemment que les anciens peuples de la Palestine appeloient leurs rois Abimélech, c'est-à-dire Mon père le roi. Les su- jets se tenoient tous comme des enfants du prince; et chacun l'appe- lant Mon père le roi, ce nom devint commun à tous les rois du pays.

Mais outre cette manière innocente de faire des rois, l'ambition en a inventé une autre. Elle a fait des conquérants, dont Nemrod, petit- fils de Cham, fut le premier, a Celui-ci, homme violent et guerrier,

1. Jud. IX, 2. 3.— 2. / Reg. vra, 5. 3. Machab. xiv, 28, 41. 4. Gcn. XIV, 1, 9. 5. Ibid, 18, 20. 6. Ibid. xn, 15; et xx, 2. 7. Ibid. XXVI, 1. 8. Ibid. xn, 15: XXI. 22. 9. Ibid. xxvi, U.

TIRÉE DE l'Écriture, LTV n. 31

corr.mença à être puissant sur la terre, et conquit d'abord quatre villes dont il forma son royaume '. »

Ainsi les royaumes formés par les conquêtes sont anciens, puisqu'on les voit commencer si près du déluge, sous Nemrod, petit-fils de Cham.

Cette humeur ambitieuse et violente se répandit bientôt parmi les hcAaimes. Nous voyons Chodorlahomor, roi des Elamites, c'est-à-dire des Perses et des Mèdes, étendre bien loin ses conquêtes dans les terres voisines de la Palestine ^.

Ces empires, quoique violents, injustes et tyranniques d'abord, par la suite des temps et par le consentement des peuples, peuvent deve- nir légitimes; c'est pourquoi les hommes ont reconnu un droit qu'on appelle de conquête, dont nous aurons à parler plus au long avant que d'abandonner cette matière.

Prop. 11 y avoit au commencement une infinité de royaumes et tous petits. Il paroît par l'Ecriture que presque chaque ville et cha- que petite contrée avoit son roi ^

On compte trente-trois rois dans le seul petit pays que les Juifs con- quirent*.

La même chose paroît dans tous les auteurs anciens, par exemple dans Homère : et ainsi des autres.

La tradition commune du genre humain, sur ce point, est fidèle- ment rapportée par Justin, qui remarque qu'au commencement il n'y avoit que de petits rois, chacun content de vivre doucement dans ses limites avec le peuple qui lui étoit commis, a Ninus, dit-il , rompit le premier la concorde des nations. »

Il n'importe que ce Ninus soit Nemrod, ou que Justin l'ait fait par erreur le premier des conquérants. Il suffit qu'on voie que les premiers rois ont été établis avec douceur, à l'exemple du gouvernement pa- ternel.

VP Prop, Il y a eu d'autres formes de gouvernement que celle de la royauté. Les histoires nous font voir un grand nombre de répu- bliques dont les unes se gouvernoient par tout le peuple, ce qui s'ap- peloit démocratie; et les autres par les grands, ce qui s'appeloit aris- tocratie.

Les formes de gouvernement ont été mêlées en diverses sortes, et on composé divers États mixtes dont il n'est pas besoin de parler ici.

Nous voyons, en quelques endroits de l'Écriture, l'autorité résider dans une communauté.

Abraham demande le droit de sépulcre à tout le peuple assemblé, et c'est l'assemblée qui l'accorde*.

Il semble qu'au commencement les Israélites vivoient dans une forme de république. Sur quelque sujet de plainte arrivée du temps de Josué contre ceux de Ruben et de Gad, a les enfants d'Israël s'assemblèrent tous à Silo pour les combattre ; mais auparavant ils envoyèrent dix

1. Gen. X, 8, a, tO. 2. Ibid. xiv, 4, 5, C 7. - 3. Ibid. xiv, etc. 4. Jos. XII, 2, 4 7-:^;. 5, Gen. xxni, 3, ■:,.

POLITIQUE

ambassadeurs poti». écouter leurs raisons : ils donnèrent satisfaction, et tout le peuple s'apaisa'. »

Un lévite dont la femme avoit été violée, et tuée par quelques-uns de la tribu de Benjamin, sans qu'on en eût fait aucune justice, toutes les tribus s'assemblèrent pour punir cet attentat, et ils se disoient l'un à l'autre dans cette assemblée : « Jamais il ne s'est fait telle chose en Israël; jugez et ordonnez en commun ce qu'il faut faire'. »

C'étoit en effet une espèce de république, mais qui avoit Dieu pour roi.

VIP Prop. La monarchie est la forme de gouvernement la plus com- mune, la plus ancienne, et aussi la plus naturelle. Le peuple d'Is- raël se réduisit de lui-même à la monarchie, comme étant le gouver- nement universellement reçu, oc Établissez-nous un roi pour nous juger, comme en ont tous les autres peuples^.

Si Dieu se fâche, c'est à cause que jusque-là il avoit gouverné ce peuple par lui-même, et qu'il en étoit le vrai roi. C'est pourquoi il dit à Samuel : « Ce n"est pas toi qu"ils rejettent; c'est moi qu'ils ne veulent point pour régner sur eux*. »

Au reste ce gouvernement étoit tellement le plus naturel, qu'on le voit d'abord dans tous les peuples.

Nous l'avons vu dans l'Histoire sainte : mais ici un peu de recours aux histoires profanes nous fera voir que ce qui a été en république a vécu premièrement sous des rois.

Rome a commencé par et y est enfin revenue, comme à son état naturel.

Ce n'est que tard et peu à peu, que les villes grecques ont formé leurs républiques. L'opinion ancienne de la Grèce étoit celle qu'ex- prime Homère, par cette célèbre sentence, dans l'Iliade : « Plusieurs princes n'est pas une bonne chose : qu'il n'y ait qu'un prince et un roi. »

A présent il n'y point de république qui n'ait été autrefois soumise à des monarques. Les Suisses étoient sujets des princes de la maison d'Au- triche. Les Provinces -Uni es ne font que sortir de la domination d'Es- pagne, et de celle de la maison de Bourgogne. Les villes libres d'Alle- magne avoient leurs seigneurs particuliers, outre l'empereur qui étoit le chef commun de tout le corps germanique. Les villes d'Italie qui se sont mises en république du temps de l'empereur Rodolphe, ont acheté de lui leur liberté. Venise même, qui se vante d'être république dès son origine, étoit encore sujette aux empereurs sous le règne de Char- iemagne, et longtemps après : elle se forma depuis en État populaire, li'où elle est venue assez tard à l'état nous la voyons.

Tout le monde donc commence par des monarchies; et presque tout le monde s'y est conservé comme dans l'état le plus naturel.

Aussi avons-nous vu qu'il a son fondement et son modèle dans l'em- pire paternel, c'est-à-dire dans la nature même.

i. Jos. XXII, 11, il, 13, 14, 33. -2. Jud. xix, 30. 3. 7 Beg. vra, 5. ^. ioià. 7.

TIRÉE DE L*ÉÇRITURE, LIV. II. 33

Les hommes naissent tous sujets : et l'empire paternel, qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n'avoir qu'un chef.

VHP Prop. Le gouvernement monarchique est le meilleur. S'il est le plus naturel, il est par conséquent le plus durable, et dès au>si le plus fort.

C'est aussi le plus opposé à la division, qui est le mal le plus essen- tiel des États, et la cause la plus certaine de leur ruine, conformément à cette parole déjà rapportée : « Tout royaume divisé en lui-même sera désolé : toute ville ou toute famille divisée en elle-même ne sub- sistera pas'. »

Nous avons vu que Notre-Seigneur a suivi en cette sentence le pro- grès naturel du gouvernement, et semble avoir voulu marquer aux royaumes et aux villes le même moyen de s'unir que la nature a établi dans les familles.

En effet il est naturel que quand les familles auront à s'unir pour former un corps d'État, elles se rangent comme d'elles-mêmes au gou- vernement qui leur est propre.

Quand on forme les États, on cherche à s'unir, et jamais on n'est plus uni que sous un seul chef. Jamais aussi on n'est plus fort, parce que tout va en concours.

Les armées paroît le mieux la puissance humaine, veulent natu- rellement un seul chef: tout est en péril quand le commandement est partagé. «Après la mort de Josué, les enfants d'Israël consultèrent le Seigneur, disant : Qui marchera devant nous contre les Chananéens, et qui sera notre capitaine dans cette guerre? et le Seigneur répondit: ce sera la tribu de Juda*. » Les tribus, égales entre elles, veulent qu'une d'elles commande. Au reste, il n'étoit pas besoin de donner un chef à cette tribu ; puisque chaque tribu avoit le sien. « Vous aurez des princes et des chefs de vos tribus, et voici leurs noms 3, » etc.

Le gouvernement militaire, demandant naturellement d'être exercé par un seul, il s'ensuit que cette forme de gouvernement est la plus propre à tous les États, qui sont foibles et en proie au premier venu, s'ils ne sont formés à la guerre.

Et cette forme de gouvernement à la fin doit prévaloir, parce que le gouvernement militaire, qui a la force en main, entraîne naturelle- ment tout l'État après soi.

Cela doit surtout arriver aux États guerriers, qui se réduisent aisé- ment en monarchie; comme a fait la république romaine, et plusieurs autres de même nature.

Il vaut donc mieux qu'il soit établi d'abord, et avec douceur; parce qu'il est trop violent quand il gagne le dessus par la force ouverte.

IX" Prop. De toutes les monarchies la meilleure est la successive ou Héréditaire, surtout quand elle va de mâle en mâle, et d'aîné en aîaé. C'est celle que Dieu a établie dans son peuple. « Car il a choisi les princes dans la tribu de Juda; et dans la tribu de Juda il a choisi ma

1. Matth. XII, 25.-2. Jud; I, 1, 2. 3. iV«m. i, 4, 5.

BosscET. n A

34 POLITIQUE

famille, » c'est David qui parle, a et il m'a choisi parmi tous mm frères; et parmi mes enfants, il a choisi mon fils Salomon, pour être assis sur le trône du royaume du Seigneur sur tout Israël; et il m'a dit : J'affermirai son règne à jamais, s'il persévère dans l'obéissancs qu'il doit à mes lois'. »

Voilà donc la royauté attachée par succession à la maison de David et de Salomon : « et le trône de David est affermi à jamais 2. »

En vertu de cette loi, l'aîné devoit succéder au préjudice de ses frères. C'est pourquoi Adonias, qui étoit l'aîné de David, dit à Beth- sabée, mère de Salomon: a Vous savez que le royaume étoit à moi, et tout Israël m'avoit reconnu; mais le Seigneur a transféré le royaume à mou frère Salomon '. »

Il disoit vrai, et Salomon en tombe d'accord, lorsqu'il répond à sa mère, qui demandait pour Adonias une grâce dont la conséquence étoit extrême selon les mœurs de ces peuples^ : « Demandez pour lui le royaume-, car il étoit mon aîné, et il a dans ses intérêts le pontife Abiathar et Joab. ^ Il veut dire qu'il ne faut pas fortifier un prince qui a le titre naturel, et un grand parti dans l'État.

A moins donc qu'il n'arrivât quelque chose d'extraordinaire, l'aîné devoit succéder : et à peine trouvera-t-on deux exemples du contraire dans la maison de David ; encore étoit-ce au commencement.

X'' Prop. La monarchie héréditaire a trois principaux avantages. Trois raisons font voir que ce gouvernement est le meilleur.

La première, c'est qu'il est le plus naturel, et qu'il se perpétue de lui-même. Rien n'est plus durable qu'un État qui dure et se perpétue, par les mêmes causes qui font durer l'univers, et qui perpétuent le genre humain.

David touche cette raison quand il parle ainsi» . « C'a été peu pour vous, ô Seigneur 1 de m'éiever à la royauté . vous avez encore étaûjl ma maison à l'avenir : et c'est la loi d'Adam, ô Seigneur Dieu.' » c'est-à-dire que c'est l'ordre naturel que le fils succède au père.

Les peuples s'y accoutument d'eux-mêmes. J'ai vu tous les vivants suivre le second, tout jeune qu'il est (c'est-à-dire le fils du roi), qui doit occuper sa place «.

Point de brigues, point de cabales dans un État pour se faire un roi, la nature en a fait un : le mort, disons-nous, saisit le vif, et le roi ne meurt jamais.

Le gouvernement est le meilleur, qui est le plus éloigné de l'anar- chie. A une chose aussi nécessaire que le gouvernement parmi les hommes, il faut donner les principes les plus aisés, et l'ordre qui roule le mieux tout seul.

La seconde raison qui favorise ce gouvernement, c'est que c'est ce- lui qui intéresse le plus à la conservation de l'État les puissances qui le cocduisent. Le prince qui travaille pour son État, travaille pour s?5

î. / Par. xxvm, 4, 5, 7. 2. // Reg. vu, 16. S. /// Reg. n, 15. 4. Ibid. 22. 5. II Reg. vn, 19. 6. Eccle. iv, 15.

TIRÉE DE l'Écriture, lïv. ii. 35

enfants; et l'amour qu'il a pour son royaume, confondu avec celui qu'il a pour sa famille, lui devient naturel.

Il est naturel et doux de ne montrer au prince d'autre successeur que son fils; c'est-à-dire un autre lui-même, ou ce qu'il a de plus proche. Alors il voit sans envie passer son royaume en d'autres mains: et David entend avec joie cette acclamation de son peuple. « Que le nom de Salomon soit au-dessus de votre nom, et son trôae au-dessus de votre trône'. »

Il ne faut point craindre ici les désordres causés dans un État par le chagrin d'un prince, ou d'un matîistrat, qui se fâche de travailler pour son successeur, David, empêché de bâtir le temple, ouvrage si glorieux et si nécessaire, autant à la monarchie qu'à la religion, se réjouit de voir ce grand ouvrage réservé h son fils Salomon ; et il en fait les préparatifs avec autant de soin, que si lui-même devoit en avoir l'honneur. « Le Seigneur a choisi mon fils Salomon pour faire ce grand ouvrage, de bâtir une maison, non aux hommes, mais à Dieu même : et moi j'ai préparé de toutes mes forces tout ce qui étoit né- cessaire à bâtir le temple de mon Dieu'.

U reçoit ici double joie : l'une de préparer du moins au Seigneur son Dieu, l'édifice qu'il ne lu; est pas permis de bâtir; l'autre de don- ner à son fils les moyens de le construire bientôt.

La troisième raison est tirée de la dignité des maisons, les royaumes sont héréditaires.

a C'a été peu pour vous, ô Seigneur! de me faire roi, vous avez établi ma maison à l'avenir, et vous m'avez rendu illustre au-dessus de tous les hommes. Que peut ajouter David à tant de choses, lui que vous avez glorifié si hautement, et envers qui vous vous êtes montré si magnifique'. »

Cette dignité de la maison de David s'augmentoit à mesure qu'on en voyoit naître les rois; le trône de David, et les princes de la maison de David, devinrent l'objet le plus naturel de la vénération publique. Les peuples s'altachoient à cette maison ; et un des moyens dont Dieu se servit peur faire respecter le Messie, fut de l'en faire naître. On le réclamoit avec amour sous, le nom de fils de David*.

C'est ainsi que les peuples s'attachent aux maisons royales. La jalou- sie qu'on a naturellement contre ceux qu'on voit au-dessus de soi, se tourne ici en amour et en respect; les grands même obéissent sans répugnance à une maison qu'on a toujours vue maîtresse, et à laquelle on sait que nulle autre maison ne peut jamais être égalée.

Il n'y a rien de plus fort pour éteindre les partialités, et tenir dan.-? le devoir les égaux, que l'ambition et la jalousie rendent incompatibles entre eux.

XP Prop. C'est un nouvel avantage d'exclure les femmes de la suc- cession. — Par les trois raisons alléguées, il est visible que les royaumes héréditaires sont les plus fermes. Au reste le peuple de Dieu n'admet-

I. /// Rcg. I, 47. 2. / Par. xxix, I, 2. 3. Ibid. xvn, 17, 18. 4. Matth. XX, 30, 81, etc.-, xxi, 9.

36 POLITIQUE

toit pas à la succession le sexe qui est pour olDéir; et la dignité des maisons régnantes ne paroissoit pas assez soutenue en la personne d'une femme qui, après tout, étoit obligée de se faire un maître en se mariant.

les filles succèdent, les royaumes ne sortent pas seulement des maisons régnantes, mais de toute la nation : or il est bien plus conve- nable que le chef d'un État ne lui soit pas étranger : et c'est pourquoi Moïse avoit établi cette loi : « Vous ne pourrez pas établir sur vous un roi d'une autre nation, mais il faut qu'il soit votre frère'. »

Ainsi la France, la succession est réglée selon ces maximes, peut se glorifier d'avoir la meilleure constitution d'État qui soit possible, et la plus conforme à celle que Dieu même a établie. Ce qui montre tout ensemble, et la sagesse de nos ancêtres, et la protection particulière de Dieu sur ce royaume.

XII« Prop. On doit s'attacher à la forme du gouvernement qu'on trouve établie dans son pays. « Que toute âme soit soumise aux puis- sances supérieures : car il n'y a point de puissance qui ne soit de Dieu ; et toutes celles qui soni, c'est Dieu qui les a établies : ainsi,* qui ré- siste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu-. ».

Il n'y a aucune forme de gouvernement, ni aucun établissement hu- main qui n'ait ses incouvénients : de sorte qu'il faut demeurer dans l'état auquel un long temps a accoutumé le peuple. C'est pourquoi Dieu prend en sa protection tous les gouvernements légitimes, en quelque forme qu'ils soient établis: qui entreprend de les renverser, n'est pas seulement ennemi public , mais encore ennemi de Dieu.

Article ii.

PREMIÈRE PROPOSITION. Il y a un droit de conquête très-ancien, et attesté par l'Ecriture. Dès le temps de Jephté, le roi des Ammonites se plaignoit que le peuple d'Israël , en sortant d'Egypte, avoit pris beaucoup de terres à ses prédécesseurs, et ii les redemandoit^

Jephté établit le droit des Israélites par deux titres incontestables : l'un, étoit une conquête légitime; et l'autre, une possession paisible de trois cents ans.

11 allègue premièrement le droit de conquête; et pour montrer que cette conquête étoit légitime, il pose pour fondement a que Israël n'a rien pris de force aux Moabites et aux Ammonites : au contraire, qu'il a pris de grands détours pour ne point passer sur leurs terres *.

Il montre ensuite, que les places contestées n'étoient plus aux Am- monites, ni aux Moabites, quand les Israélites les avoient prises; mais àSéhon, roi des Amorrhéens, qu'ils avoient vaincu par une juste guerre. Car il avoit le premier marché contre eux, et Dieu l'avoit livré entre leurs mains ^.

il fait valoir le droit de conquête établi par le droit des gens; et

1. Veut, xvir, 15 2. Rom. xni, 1, 2. 3. Jud. xi, i? 4. Ihid. 15. 16, 17, etc. - 5. Ibid. 20, 21.

TIRÉE DE l'Écriture, Lrv. ii. 37

reconnu par les Ammonites, qui possédoient beaucoup de terres par ce seul titre '.

De il passe à la possession; et il montre, premièrement, que les Moabites ne se plaignirent point des Israélites lorsqu'ils conquirent ces places^ en effet les Moabites n'avoient plus rien.

« Valez-vous mieux que Balac, roi de Moab : ou pouvez-vous nous montrer qu'il ait inquiété les Israélites, ou leur ait fait la guerre pour ces places ? »

En effet, il étoit constant par l'histoire, que Balac n'avoit point fait la guerre 3, quoiqu'il en eût eu quelque dessein.

Et non-seulement les Moabites ne s'étaient pas plaints; mais même les Ammonites avoient laissé les Israélites en possession paisible durant trois cents ans. a Pourquoi, dit-iH, n'avez-vous rien dit durant un si long temps ? »

Enfin il conclut ainsi * : a Ce n'est donc pas moi qui ai tort ; c'est vous qui agissez mal contre moi, en me déclarant la guerre injuste- ment. Le Seigneur soit juge en ce jour entre les enfants d'Israël et les enfants d'Ammon, »

A remonter encore plus haut, on voit Jacob user de ce droit, dans la donation qu'il fait à Joseph, en cette sorte, a Je vous donne par préciput sur vos frères un héritage que j'ai enlevé de la main des Amorrhéens, par mon épée et par mon arc ^. »

Il ne s'agit pas d'examiner ce que c'éloit, et comment Jacob l'avoit ôté aux Amorrhéens; il suffit de voir que Jacob se l'altribuoit par le droit de conquête, comme par le fruit d'une juste guerre.

La mémoire de cette donation de Jacob à Joseph, s'étoit conservée dans le peuple de Dieu, comme d'une chose sainte et légitime, jus- qu'au temps de Notre-Seigneur, dont il est écrit qu'il vint auprès de l'héritage que Jacob avoit donné à son fils Joseph'. »

On voit donc un doiiiaine acquis par le droit des armes sur ceux qui Je possédoient.

II* Pbop. Pour rendre le droit de conquête incontestable, la posses- sion paisible y doit être jointe. Il faut pourtant rsr:;arquer deux choses dans ce droit de conquête : l'une, qu'il y faut joindre une possession paisible, ainsi qu'on a vu dans la discussion de Jephté l'autre, que pour rendre ce droit incontestable, on le confirme en of- frant une composition amiable.

Ainsi le sage Simon le Machabée, querellé par le roi d'Asie, sur les villes d'Ioppé et de Gazara, répondit : a Pour ce qui est de ces deux villes, elles ravageoient notre pays, et pour cela nous vous of- frons cent talents*. »

Quoique la conquête fût légitime, et que ceux d'Ioppé et de Gazara, étant agresseurs injustes, eussent été pris de bonne guerre, Simon offroit cent talents pour avoir la paix, et rendre son droit incontes- table.

1. Jud. 23, 24. 2. Ibid. 25. 3. Num. xxiv. 25. 4. Jud. xi, 26. &. Ibid. 27. 6. Gen. xi.vm, 22. 7. Joan. iv, S. 8. / Mach. xv, 36.

38 POLITIQUE

Ainsi on voit que ce droit de conquête, qui commence par la force, se réduit, pour ainsi dire, au droit commun et naturel, du consen- lement des peuples et par la possession paisible. Et l'on présuppose que la conquête a été suivie d'un acquiescement tacite des peuples soumis, qu'on avoit accoutumés à l'obéissance par un traitement hon- nête; ou qu'il étoit intervenu quelque accord, semblable à celui qu'on a rapporté entre Simon le Machabée et les rois d'Asie.

Conclusion. Nous avons donc établi par les Écritures, que la royauté a son origine dans la divinité même;

Que Dieu aussi Ta exercée visiblement sur les hommes dès les com- mencements du monde;

Qu'il a continué cet exercice surnaturel et miraculeux sur le peu- ple d'Isiaèl, jusqu'au temps de l'établissement des rois;

Qu'alors il a choisi l'état monarchique et héréditaire, comme le plus naturel et le plus durable;

Que l'exclusion du sexe pour obéir , étoit naturelle à la souve- raine puissance.

Ainsi nous avons trouvé que, par l'ordre de la divine Providence, la constitution de ce royaume étoit dès son origine la plus conforme à la volonté de Dieu, selon qu'elle est déclarée par ses Ecritures.

Nous n'avons pourtant pas oublié qu'il paroît dans l'antiquité d'au- tres formes de gouvernements, sur lesquels Dieu n'a rien prescrit au genre humain : en sorte que chaque peuple doit suivre, comme un ordre divin, le gouvernement établi dans son pays: parce que Dieu est un Dieu de paix, et qui veut la tranquillité des choses humaines.

Mais comme nous écrivons dans un État monarchique, et pour un prince que la succession d'un si grand royaume regarde, nous tour- nerons dorénavant toutes les instructions que nous tirerons de l'Écri- ture, au genre de gouvernement ^ nous vivons ; quoique par les choses qui se diront sur cet état, il sera aisé de déterminer ce qui regarde les autres.

LIVRE TROISIÈME.

ou L'ON COMMENCE A EXPLIQUER LA NATURE ET LES PROPRIÉTÉS

DE L'AUTORITÉ ROYALE.

Article premier. On en remarque les caractères essentiels.

Unique proposition. Il y a quatre caractères ou qualités essentielles à l'autorité royale. Premièrement, l'autorité royale est sacrée; Secondement, elle est paternelle; Troisièmement , elle est absolue ; Quatrièmement, elle est soumise à la raison. C'est ce qu'il faut établir par ordre, dans les articles suivants.

TIREE DE LECRTTURE, LIV. III,

Art. II. L'autorité royale est sacrée.

'é9

Première proposition. Dieu établit les rois comme ses ministres. et règne par eux sur les peuples. ÎNous avons déjà vu que toute puissance vient de Dieu '.

a Le prince, ajoute saint Paul% est ministre de Dieu pour le bien. Si vous laites mal, tremblez; car ce n'est pas en vain qu'il a le glaive : et il est ministre de Dieu, vengeur des mauvaises actions. »

Les princes agissent donc comme ministres de Dieu, et ses lieute- nants sur la terre. C'est par eux qu'il exerce son empire. « Pensez- vous pouvoir résister au royaume du Seigneur, qu'il possède par les enfants de David 3? »

C'est pour cela que nous avons vu que le trône royal n'est pas le trône d'un homme, mais le trône de Dieu même, a Dieu a choisi mon fils Salomon pour le placer dans le trône règne le Seigneur sur Israël *. » Et encore : « Salomon s'assit sur le trône du Seigneur '. »

Et afin qu'on ne croie pas que cela soit particulier aux Israélites, d'avoir des rois établis de Dieu , voici ce que dit l'Ecclésiastique : a Dieu donne à chaque peuple son gouverneur; et Israël lui est manifeste- ment réservé*, u

Il gouverne donc tous les peuples, et leur donne à touâ, leurs rois; quoiqu'il gouverne Israël d'une manière plus particulière et plus dé- clarée.

II* pROP. La personne des rois est sacrée. Ilparoît de tout cela qu«î la personne des rois est sacrée, et qu'attenter sur eux c'est un sacrilège.

Dieu les fait oindre par ses prophètes d'une onction sacrée', comme il fait oindro les pontifes et ses autels.

Mais mèmn sans l'application extérieure de cette onction, ils sont sacrés par leur charge, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par sa providence à l'exécution de ses desseins. C'est ainsi que Dieu même appelle Cyrus son oint, a Voici ce que dit le Seigneur à Cyrus mon oint, que j'ai pris par la main pour lui assu- jettir tous les peuples*. »

Le titre de Christ est donné aux rois ; et on les voit partout appelés les christ , ou les oints du Seigneur.

Sous ce nom vénérable, les prophètes mêmes les révèrent, et léS re- gardent comme associés à l'empire souverain de Dieu, dont ils exer- cent l'autorité sur le peuple, a Parlez de moi hardiment devant le Seigneur, et devant son christ; dites si j'ai pris le bœuf ou l'âne de quelqu'un, s\ j'ai pris des présents de quelqu'un, et si j'ai opprimé quelqu'un. Et ils répondirent : Jamais; et Samuel dit : Le Seigneur et son christ sont donc témoins que vous n'avez aucune plainte à faire contre moi ». »

C'est ainsi que Samuel, après avoir jugé le peuple vingt et un ans

! . Boni. XIII, { , 2.-2. Ibid. k. 3. // Paral-p. xin, 8.-4. / Par. xxvm, S. S. Ibid, XXIX. 23. 6. Ecrie, xmï, 14, 15. 7. 1 Heg .ix, 16; XVi, 3, etc. 8. Is.XhV, i. 0. ÎReq. XU, 3, 4,5.

40 POLITIQUE

de la part de Dieu, avec une puissance absolue, rend compte de sa conduite devant Dieu, et devant Saûl , qu'il appelle ensemble à té- moin, et établit son innocence sur leur témoignage.

Il faut garder les rois comme des choses sacrées ; et qui néglige ds les garder est digne de mort, a Vive le Seigneur dit David aux capi- taines de Saûl ', vous êtes des enfants de mort, vous tous qui ne gar- dez pas votre maître l'oint du Seigneur. »

Qui garde la vie du prince, met la sienne en la garde de Dieu même. a Comme votre vie a été chère et précieuse à mes yeux, dit David au roi Saiil ^, ainsi soit chère ma vie devant Dieu même, et qu'il daigne me délivrer de tout péril. »

Dieu lui met deux fois entre les mains Saûl, qui remuoit tout pour le perdre; ses gens le pressent de se défaire de ce prince injuste et impie; mais cette proposition lui fait horreur, a Dieu, dit-il 3, soit à mon secours, et qu'il ne m'arrive pas de mettre ma main sur mon maître, l'oint du Seigneur.»

Loin d'attenter sur sa personne, il est même saisi de frayeur pour avoir coupé un bout de son manteau, encore qu'il ne l'eût fait que pour lui montrer combien religieusement il l'avoit épargné. « Le cœur de David fut saisi, parce qu'il avoit coupé le bord du manteau de Saûl* : » tant la personne du prince lui paroît sacrée ; et tant il craint d'avoir violé par la moindre irrévérence le respect qui lui étoit dû.

III* PROP. On doit obéir au prince par principe de religion et de conscience. Saint Paul, après avoir dit que le prince est le ministre de Dieu, conclut ainsi ^ : a II est donc nécessaire que vous lui soyez soumis, non-seulement par la crainte de sa colère; mais encore par l'obligation de votre conscience. »

C'est pourquoi a il le faut servir, non à l'œil, comme pour plaire aux hommes, mais avec bonne volonté, avec crainte, avec respect, et d'un cœur sincère comme à Jésus-Christ 6. »

Et encore : « Serviteurs , obéissez en toutes choses à vos maîtres temporels, ne les servant point à l'œil, comme pour plaire à des hom- mes, mais en simplicité de cœur et dans la crainte de Dieu. Faites de bon cœur tout ce que vous faites, comme ser^'ûnt Dieu et non pas les hommes, assurés de recevoir de Dieu même la récompense de vos ser- vices. Regardez Jésus-Christ comme votre maître '. »

Si l'apôtre parle ainsi de la servitude, état contre la naiure; que de- vons-nous penser de la sujétion légitime aux princes, et aux magistrats protecteurs de la liberté publique !

C'est pourquoi saint Pierre dit : « Soyez donc soumis, pour l'amour de Dieu, à Tordre qui est établi parmi les hommes : soyez soumis au roi, comme à celui qui a la puissance suprême; et à ceux à qui il donne son autorité, comme étant envoyés de lui pour la louange des bonnes actions et la punition des mauvaises ». »

[. Eaj. XXVI, 16. 2.1 Reg. xxvi, 24. 3. Ibid. xxiv, 7, II, etc. ; xsvi, 23. 4. Ibid. XXIV, 6. 5. Pom. xni, 5. —6. Ephes. vi, 5, 6. 7. Coloss. m, 22, 23j ik. 8. IPetr. ii. 13. 14.

TIRÉE DE l'Écriture, lîv. m. 41

Quand même ils ne s'acquitteroient pas de ce devoir, il faut respec- ter en eux leur charge et leur ministère, a Obéissez à vos maîtres, non- seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais encore à ceux qui sont fâcheux et injustes '. »

Il y a donc quelque chose de religieux dans le respect qu'on rend au prince. Le service de Dieu et le respect pour les rois sont choses unies; et saint Pierre met ensemble ces deux devoirs: « Craignez Dieu, honorez le roi -. »

Aussi Dieu a-t-il mis dans les princes quelque chose de divin. « J'ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut'. » C'est Dieu même que David fait parler ainsi.

De vient que les serviteurs de Dieu jurent par le salut et la vie du roi, comme par une chose divine et sacrée. Urie parlant à David : a Par votre salut et par la conservation de votre vie , je ne ferai point cette choses »

Encore même que le roi soit infidèle, par la vue qu'on doit avoir de l'ordre de Dieu : a Par le salut de Pharaon , je ne vous laisserai point .sortir d'ici *. y>

Il faut écouter ici les premiers chrétiens, et TertuUien qui parle ainsi au nom d'eux tous : a Nous jurons, non par les génies des césars; mais par leur vie et par leur salut, qui est plus auguste que tous les génies. Ne savez-vous pas que les génies sont des démons? Mais nous, qui regardons dans les empereurs le choix et le jugement de Dieu qui leur a donné le commandement sur tous les peuples, nous respectons en eux ce que Dieu y a mis, et nous tenons cela à grand serments »

Il ajoute : « Que dirai-je davantage de notre religion et de notre piété pour l'empereur , que nous devons respecter comme celui que notre Dieu a choisi : en sorte que je puis dire que César est plus à nous qu'à vous, parce que c'est notre Dieu qui l'a établi'? »

C'est donc l'esprit du christianisme de faire respecter les rois avec une espèce de religion, que le même Tertullien appelle très-bien, a la religion de la seconde majesté ». »

Cette seconde majesté n'est qu'un écoulement de la première, c'est-à- dire, de ladivine, qui, pour le bien des choses humaines, a voulu faire rejaillir quelque partie de son éclat sur les rois.

IN" Prop. Les rois doivent respecter leur propre puissance, et ne l'em- ployer qu'au bien public. Leur puissance venant d'en haut, ainsiqu'il a été dit , ils ne doivent pas croire qu'ils en soient les maîtres pour en user à leur gré; mais ils doivent s'en servir avec crainte et retenue, comme d'une chose qui leur vient de Dieu, et dont Dieu leur demandera compte, oc Écoutez, ô rois, et comprenez : apprenez, juges de la terre: prêtez l'oreille, ô vous qui tenez les peuples sous votre empire, et vous plaisez à voir la multitude qui vous environne. C'est Dieu qui vous a donné la puissance : votre force vient du Très-Haut, qui interrogera

1. / Petr. n 18. 2. Ibid. 17. 3.— Vs. lxxxi, 6.-4. // Reg. xi, II ; xiv, Î9. 5. Gen. xui, lï, ici. —6. TertuU. Apol.n, 32.— 7. Ibid. n. 33. 8. Ibid. 35.

42 POLITIQUE

vos œuvres, et pénétrera le fond de vos pensées ; parce que, étant les ministres de son royaume, vous n'avez pas bien jugé, et n'avez pas marché selon ses volontés. Il vous paroîtra bientôt d'une manière ter- rible : car à ceux qui commandent est réservé le châtiment le plus dur. On aura pitié des petits et des fùibles ; mais les puissants seront puissamment tourmentés. Car Dieu ne redoute la puissance de per- sonne, parce qu'il a fait les grands et les petits, et qu'il a soin égale- ment des uns et des autres. Et les plus forts seront tourmentés plus fortement. Je vous le dis, ô rois, afin que vous soyez sages, et que vous ne tombiez pas'. »

Les rois doivent donc trembler en se servant de la puissance que Dieu leur donne, et songer combien horrible est le sacrilège d'em- ployer au mai une puissance qui vient de Dieu.

Nous avons vu les rois assis dans le trône du Seigneur, ayant en main l'ûpéa que lui-même leur a mi<e en main. Quelle profanation et quelle audace aux rois injustes, de s'asseoir dans le trône de Dieu, pour donner des arrêts contre ses lois, et d'employer l'épée qu'il leur met en main, à faire des violences, et à égorger ses enfants!

Qu'ils respectent donc leur puissance; parce que ce n'est pas leur puissance, mais la puissance de Dieu, dont il faut user saintement et religieusement. Saint Grégoire de Nazianze parle ainsi aux empereurs: « Respectez votre pjurp:e : reconnoissez le grand mystère de Dieu dans vos personnes : il gouverne par lui-même les choses célestes; il partage celles de la terre avec vous. Soyez donc des dieux à vos su- jets*. » C'est-à-dire, gouvernez-les comme Dieu gouverne, d'une ma- nière noble, désintéressée, bienfaisante; en un mot, divine.

Akt. in. L'autorité royale est paternelle j et son propre caractère c'est la hanté.

Après les cLoses qui ont été dites, cette vérité n'a plus besoin de preuves.

Nous avons vu que les rois tiennent la place de Dieu, qui est le vrai père du genre humain. Nous avons vu aussi que la première idée de puissance qui ait été parmi les hommes est celle de la puissance pa- ternelle; et que l'on a fait les rois sur le modèle des pères.

Aussi tout le monde est-il d'accord, que l'obéissance qui est due à la puissance publique, ne se trouve, dans le Décalogue, que dans le pré- cepte qui oblige à honorer ses parents.

Il parolt, par tout cela, que le nom de roi est un nom de père, et que la bonté est le caractère le plus naturel des rois.

Faisons néanmoins ici une réflexion particulière sur une vérité si importante.

Première proposition. La bonté est une qualité royale, et le vrai apanage de la grandeur. « Le Seigneur votre Dieu est le Dieu des dieux, et le Seigneur des seigneurs : un Dieu grand puissant, redou-

1. Sap. VI, 2, 3, etc. - 2. Greg. Kdz.

HRÉE DE L'ÉCRITURE, LIV. III. 43

table; qui n'a point d'égard aux personnes en jugement, Pt v.c reçoit pas de présents ; qui fait justice au pupille et à la veuve; qui aime l'étranger et lui donne sa nourriture et son vêtement'. »

Parce que Dieu est grand et ple:n en lui-même, il se tourne, pour ainsi dire, tout entier à faire du bien aux hommes, conforinément à cette parole : « Selon sa grandeur, ainsi est sa miséricorde*, -o

Il met une image de sa grandeur dans Us rois, afin de les obliger h. imiter sa bonté.

Il les élève à un état ils n'ont plus rien à désirer pour eux-mêmes. Nous avons ouï David disant : a Que peut ajouter votre serviteur à toute cette grandeur dont vous l'avez revêtu'? »

Et en même temps il leur déclare qu'il leur donne cette grandeur pour l'amour des peuples. « Parce que Dieu aimoit son peuple, il vous a fait régner sur eux*. » Et encore : « Vous avez plu au Seigneur, il vous a placé sur le trône d'Israël; et parce qu'il aimoit ce peupla, il vous a fait leur roi pour faire justice et jugement'. »

C'est pourquoi dans les endroits nous lisons que le royaume de David fut élevé sur le peuple, l'hébreu et le grec portent pour le peuple. Ce qui montre que la grandeur a pour objet la bien des peupl-rs soumis.

En effet, Dieu, qui a formé tous les hommes d'une même terre pour le corps, et a mis également dans leurs âmes son image et sa ressemblance, n'a pas établi entre eux tant de distinctions, pour faire d'un côté des orgueilleux, et de l'autre des esclaves et des misérables. Il n'a fait des grands que pour protéger les petits; il n'a dorné sa puis- sance aux rois que pour procurer le bien public, et pour être le sup- port du peuple.

1I« Prop. Le prince n'est pas pour lui-môme, mais pour le public. C'est une suite de la proposition précédente, et Dieu confirme cette vérité par l'exemple de Moïse.

Il lui donne son peuple à conduire, et en même temps il fait qu'il s'oublie lui-même.

Après beaucoup de travaux, et après qu'il a supporté l'ingratitude du peuple durant quarante ans, pour le conduire en la terre promise, il en est exclu : Dieu le lui déclare, et que cet honneur éloit réservé à Josué«.

Quant à Moïse il lui dit : « Ce ne sera pas vous qui introduirez ce peuple dans la terre que je leur donnerai '. » Comme s'il lui disoit: Vous en aurez le travail, et un autre aura le fruit.

Dieu lui déclare sa mort prochaine *; Moïse, sans s'étonner et sans uonger à lui-même, le prie seulement de pourvoir au peuple. « Que le Dieu de tous les esprits donne un conducteur à cette multitude, qui puisse marcher devant eux; qui le mène et le ramène, de peur que le peuple du Seigneur ne soit comme des brebis sans pasteur». »

1. Deut. X, 17, 18. 2. Eccle. u, 23. 3. // Reg. vn, 20; / Par. xvn, 18. 4.7/ Par. ii, tî. 5. II! Iterj. x, :■>. G Deut. xxxi. 7. 7. Num XX, 12. 8. Lbid. xxYU- 13. 9. Ii)id. IG, i7.

44 POLITIQUE

lui ordonne une grande guerre en ces termes : « Venge ton peuple des Madianites, et puis tu mourras ». v II veut lui faire savoir qu'il ne travaille pas pour lui-même et qu'il est fait pour les autres. Aussitôt, et sans dire un mot sur sa mort prochaine, Moïse donna ses ordres pour la guerre et l'achève tranquillement 2,

II achève le peu de vie qui lui reste à enseigner le peuple et à lui donner les instructions qui composent le livre du Deutéronome. Et puis il meurt, sans aucune récompense sur la terre, dans un temps Dieu les donnoit si libéralement. Aaron a le sacerdoce pour lui et pour sa postérité; Caleb et sa famille est pourvu magnifiquement; les autres reçoivent d'autres dons, Moïse rien; on ne sait ce que devient sa fa- mille. C'est un personnage public pour le bien de l'univers; ce qui aussi est la véritable grandeur.

Puissent les princes entendre que leur vraie gloire est de n'être pas pour eux-mêmes, et que le bien public qu'ils procurent leur est une assez digne récompense sur la terre, en attendant les biens éternels que Dieu leur réserve!

Ili^ Prop. Le prince doit pourvoir aux besoins du peuple. Le Sei- gneur a dit à David: a Vous paîtrez mon peuple d'Israël, et vous en serez le conducteur 3. »

a Dieu a choisi David, et l'a tiré d'après les brebis pour paître Jacob son .serviteur et Israël son héritage *. » Il n'a fait que changer de trou- peau ; au lieu de paître des brebis, paît des hommes. Paître, dans la langue sainte, c'est gouverner, et le nom de pasteur signifie le prince; tant ces choses sont unies.

a J ai dit à Cyrus. dit le Seigneur : Vous êtes mon pasteur ■■. » C'est- à-dire vous êtes le prince que j'ai établi.

Ce n'est donc pas seulement Homère qui appelle les princes, pas- teurs des peuples ; c'est le Saint-Esprit. Ce nom les avertit assez de pourvoir au besoin de tout le troupeau, c'est-à-dire de tout le peuple.

Quand la souveraine puissance fut donnée à Simon le Machabée , le décret en est conçu en ces termes: a Tout le peuple l'a établi prince, et il aura soin des saints^: » c'est-à-dire du peuple juif, qui s'appeloit aussi le peuple des saints.

C'est un droit royal de pourvoir aux besoins du peuple. Qui l'entre- prend au préjudice du prince, entreprend sur la royauté; c'est pour cela qu'elle est établie; et l'obligation d'avoir soin du peuple est le fon- tlement de tous les droits que les souverains ont sur leurs sujets.

C'est pourquoi, dans les grands besoins, le peuple a droit d'avoir recours à son prince. « Dans une extrême famine, toute l'Egypte vient crier autour du roi, lui demandant du pain'. » Les peuples affamés demandent du pain à leur roi, comme à leur pasteur ou plutôt comme à leur père. Et la prévoyance de Joseph l'avoitmis en état d'y pourvoir».

Voici sur ces obligations du prince une belle sentence du Sage »,

1. Lbid. XXXI, 2. 2. ibid. 3, 7. 3. // Reg. \, 2. 4. Ps. lxxvH; 70, 71. 5. Is. xuv, '28 et alibi. 6. I Mach, xiv, 42. 7. Ge«. XLi, 55. 8. Ib. <i7. 9. Eccle. xxxu, 1, 2.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. m. 45

« Vous ont-ils fait prince ou gouverneur, soyez parmi eux comme l'un d'eux; ayez soin d'eux, et prenez courage; et reposez-vous aprùs avoir pourvu à tout. »

Cette sentence contient deux préceptes:

Premier précepte. « Soyez parmi eux comme l'un d'eux. » Ne soyez point orgueilleux; rendez-vous accessible et familier; ne vous croyez pas, comme on dit, d'un autre métal que vos sujets; mettez-vous à leur place et soyez-leur tel que vous voudriez qu'ils vous fussent s'ils ^toient à la vôtre.

Second précepte. « Ayez soin d'eux; et reposez-vous après avoir pourvu à tout. J3 Le repos alors vous est permis; le prince est un per- •,onnage public, qui doit croire que quelque chose lui manque à lui- inême, quand quelque chose manque au peuple et à l'État.

IV* Prop. Dans le peuple, ceux à qui le prince doit le plus pourvoir sont les foibles. Parce qu'ils ont plus besoin de celui qui est, par sa charge, le père et le protecteur de tous.

C'est pour cela que Dieu recommande principalement aux juges et aux magistrats les veuves et les pupilles.

Job, qui étoit un grand prince, dit aussi: a On me rend oit témoi- gnage, que j'écoutois le cri du pauvre et délivrois le pupille qui n'a- voit point de secours; la bénédiction de celui qui alloit périr venoit sur moi , et je consolois le cœur de la veuve '. » Et encore: « J'étois l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux, le père des pauvres 2. » Et en- core: a Je tenois la première place; assis au milieu d'eux, comme un roi environné de sa cour et de son armée, j'étois le consolateur des affligés 3. 7>

Sa tendresse pour les pauvres est inexplicable. « Si j'ai refusé aux pauvres ce qu'ils demandoient, et si j'ai fait attendre les yeux de la veuve; si j'ai mangé seul mon pain et ne l'ai pas partagé avec le pu- pille; parce que la compassion est née avec moi et a crû dans mon cœur dès mon enfance; si j'ai dédaigné celui qui mouroit de froid faute d'habits; si ses côtés ne m'ont pas béni, et s'il n'a pas été réchauffé par la laine de mes brebis, puisse mon épaule se séparer de sa join* ture, et que mon bras soit brisé avec ses os *. » Être impitoyable à son peuple, c'est se séparer de ses propres membres, et on mérite de per- dre ceux de son corps.

Il donne libéralement, il donne pénétré de compassion , il donne sans faire attendre; qu'y a-t-il de plus paternel et de plus royal"?

Dans les vœux que David fit pour Saîomon, le jour de son sacre, il ne parle que du soin qu'il aura des pauvres, et met en cela tout le bonheur de son règne. « Il jugera le peuple avec équité et fera justice au pauvre ^. » Il ne se lasse point de louer cette bonté fjour les pau- vres « Âl protégera, dit-il, les pauvres du peuple, et il sauvera les en- fants des pauvres, et il abattra leurs oppresseurs. » Et encore : « Tous les rois de la terre l'adoreront, et toutes les nations lui seront sujettes,

1 Job. XXIX, II, 12, 13. 2. Job. XXIX, 15, 16. —3. Ibid. 25. 4 Ibid. XXXI, 15. 17. /8, etc. 5. Ps. lxxi, 1,4, 11, 12, etc.

46 POLITIQUE

parce qu'il délivrera le pauvre des mains du puissant, le pauvre qui n'avoit point de secours. Il sera bon au pauvre et à l'indigent; il sau- vera les âmes des pauvres; il les délivrera des usures et des violences, et leur nom sera honorable devant lui. » Ses bontés pour les pauvres lui attireront avec de grandes richesses la prolongation de ses joui< et la bénédiction de tous les peuples, a II vivra, et l'or de Saba lui serî donné; il sera le sujet de tous les vœux, on ne cessera de le bénir.* Voilà un règne merveilleux et digne de figurer celui du Messie.

David avoit bien conçu que rien n'est plus royal que d'être le secourt de qui n'en a point; et c'est tout ce qu'il souhaite au roi son fils.

Ceux qui commandent les peuples, soit princes, soit gouverneurs, doivent, à l'exemple de Kéhémias, soulager le peuple accablé '. « Les gouverneurs qui m'avoient précédé fouloient le peuple, et leurs servi- teurs tiroient beaucoup; et moi, qui craignois Dieu, je n'en ai pas usé ainsi; au contraire, j'ai contribué à rebâtir les murailles; je n'ai rien acquis dans le pays; plus soigneux de donner que de m'enrichir; et je faisois travailler mes serviteurs. Je tenois une grande table, ve- ndent les magistrats et les principaux de la ville, sans prendre les re- venus assignés au gouverneur; car le peuple étoit fort appauvri. »

C'est ainsi que Kéhémias se réjouissoit d'avoir soulagé le pauvre peuple; et il dit ensuite plein de confiance: « 0 Seigneur! souvenez- vous de moi en bien, selon le bien que j'ai fait à votre peuple ^. r>

V* Prop. Le vrai caractère du prince est de pourvoir aux besoins du peuple, comme celui du tyran est de ne songer qu'à lui-même, Aristote l'a dit; mais le Saint-Esprit l'a prononcé avec plus de force.

Il représente en un mot le caractère d'une âme superbe et tyrannique en lui faisant dire: « Je suis, et il n'y a que moi sur la terre ^. »

îl maudit les princes qui ne songent qu'à eux-mêmes par ces terri- bles paroles*: Voici ce que dit le Seigneur: «Malheur aux pasteurs d'Israël qui se paissent eux-mêmes. Les troupeaux ne doivent-ils pas être nourris par les pasteurs? Vous mangiez ie lait de mes brebis, et vous vous couvriez de leur laine, et vous tuiez ce qu'il y avoit de plus gras dans le troupeau, et vous ne le paissiez pas; vous n'avez pas for- tifié ce qui étoit foible, ni guéri ce qui étoit malade, ni remis ce qui étoit rompu, ni cherché ce qui étoit égaré, ni ramené ce qui étoit perdu; vous vous contentiez de leur parler durement et impérieuse- ment. Et mes brebis dispersées, parce qu'elles n'avoient pas de pas- teurs, ont été la proie des bêtes farouches; elles ont erré dans toutes les montagnes et dans toutes les collines, et se sont répandues sur toute la face de la terre; et personne ne les recherchoit, dit le Seigneur. Pour cela, ô pasteurs, écoutez la parole du Seigneur. Je vis éternelle- ment, dit le Seigneur, parce que mes brebis dispersées ont été en proie faute d'avoir des pasteurs; car mes pasteurs ne cherchoient point mon troupeau; ces pasteurs se paissoient eux-mêmes et ne paissoient fc.ât mes brebis; et voici ce que dit le Seigneur: Je rechercherai mss Dr«îDis

1. // Esdr. V, 15, 16, 17, 18.— 2. // Esdr. v, 19. 3. Is. XLvn, lo. i. Ezech.xxxiw 2, 3, (è, etc.

TIRÉE DE l'ÉCRTTURé. LIV. ÎII. 47

de ia main de leurs pasteurs, et je les chasserai, afin qu'ils ne pais- sent plus mon troupeau et ne se paissent plus eux-mêmes; et je déli- vrerai mon troupeau de leur bouche, et ils ne le dévoreront plus. »

On voit ici, premièrement: que le caractère du mauvais prince est de se paître soi-même et de ne songer pas au troupeau;

Deuxièmement: que le Saint-Esprit lui demande compte non-seule- ment du mal qu'il fait, mais encore de celui qu'il ne guérit pas;

Troisièmement : que tout le mal que les ravisseurs font à ses peuples, pendant qu'il les abandonne, et ne songe qu'à ses plaisirs, retombe sur lui.

VP Prop. Le prince inutile au bien du peuple, est puni aussi bien que le méchant qui le tyrannise. C'est la règle de la justice divine, de ne punir pas seulement les serviteurs violents, qui abusent du pou- voir qu'il leur a donné, mais encore les serviteurs inutiles, qui ne font pas profiter le talent qu'il leur a mis en main. « Jetez le serviteur inu- tile dans les ténèbres extérieures : » c'est-à-dire dans la prison obscure et profonde, qui est hors de la maison de Dieu : oc seront pleurs et grincement de dents* »

C'est pourquoi nous venons d'entendre qu'il reprochoit aux pasteurs, non-seulement qu'ils dévoroient son troupeau, mais qu'ils ne le gué- rissoient pas, qu'ils le négligeoient elle laissoient dévorer.

Mardochée manda aussi à la reine Esther, dans le péril extrême du peuple de Dieu : « Ne croyez pas vous pouvoir sauver toute seule, parce que vous êtes la reine, et élevée au-dessus de tous les autres: car si vous vous taisez, les Juifs seront délivrés par quelque autre voie; et vous périrez, vous et la maison de votre père'. »

VIP Prop. La bonté du prince ne doit pas être altérée par l'ingrati- tude du peuple. Il n'y a rien de plus ingrat envers Moïse que le peuple juif. 11 n'y a rien de meilleur envers le neuple juif que Moïse On n'entend partout dans l'Exode et dans les Nomnres, que des mur- mures insolents de ce peuple contre lui ; tontes leurs plaintes sont sé- ditieuses, et jamais il n'entend de leur bouche des remontrances tran- quilles. Des menaces ils passent aux effets. « Tout le peuple crioit contre lui, et vouloit le lapider'. » Mais, pendant cette fureur, il plaide leur cause devant Dieu, qui vouloit les perdre, a Je les frapperai de peste, je les exterminerai, et je te ferai prince d'une grande nation plus puis- sante que celle-ci: Oui, Seigneur, répondit Moïse, afin que les Égyptiens blasphèment contre vous. Glorifiez plutôt votre puissance, ôDieu patient et de grande miséricorde! et pardonnez à ce peuple se- lon vos bontés infinies*. »

Il ne répond pas seulement aux promesses que Dieu lui fait, occupé du péril de ce peuple ingrat, et s'oubliant toujours lui-même.

èien plus, il se dévoue pour eux. « Seigneur, ou pardonnez-leur ce péché, ou effacez-moi de votre livre*: » c'est-à-dire, ôtez-moi la x\i.

David imite Moïse. Malgré toutes ses bontés, son peuj^le avoit â-iiv*

•1. Matth. XXV, 30. 2. Esih. iv, 13, 14. 3. A'ttm. xiv, 4, 10. 4. Ibid. 12, 13, etc. 5. fîoîod. xxxn, 32.

48 POLITIQUE

la révolte d'Absalon; et depuis, celle de Séba'. Il ne leur en est paa moins bon; et même ne laisse pas de se dévouer, lui et sa famille, pour ce peuple tant de fois rebelle. « Voyant l'ange qui frappoit le peuple : 0 Seigneur, s'écria-t-il, c'est moi qui ai péché, c'est moi qui suis coupable; qu'ont fait ces brebis que vous frappez? Tournez votre main contre moi, et contre la maison de mon père 2. »

VIII* Prop, Le prince ne doit rien donner à son ressentiment ni à son humeur. A Dieu ne plaise, dit Job', que je me sois réjouis de la chute de mon ennemi, ou du mal qui lui arrivoit. Je n'ai pas même péché contre lui par des paroles, ni je n'ai fait aucune imprécation contre sa vie. t>

Les commencements ùe satil sont admirables, lorsque la fortune n'a- voit pas encore perverti en lui les bonnes dispositions qui l'avoient rendu digne de la royauté. Une partie da peuple avoit refusé de lui obéir : a Cet homme nous pourra-t-il sauver? Ils le méprisèrent, et ne lui apportèrent pas les présents ordinaires en cette occasion*. » Comme donc il venoit de remporter une glorieuse victoire, a tout le peuple dit à Samuel : Qu'on nous donne ceux qui ont dit, Saûl ne sera pas notre roi, et qu'on les fasse mourir. A quoi Satil répondit : Per- sonne ne sera tué en ce jour que Dieu a sauvé son peuple*. »

En ce jour de triomphe et de salut, il ne pouvoit offrir à Dieu un plus digne sacrifice que celui de la clémence.

Voici encore un exemple de cette vertu en la personne de David. Durant que Saûl le persécutoit, il étoit avec ses troupes vers le Car- mel, il y avoit un homme extraordinairement riche, nommé Nabal. David le traitoit avec toute la bonté possible : non-seulement il nesouf- froit pas que ses soldats lui fissent aucun tort; chose difficile dans la licence de la guerre, et parmi des troupes tumultuairement ramassées sans paye réglée, telles qu'étoient alors celles de David; mais les gens de Nabal confessoient eux-mêmes, qu'il les protégeoit en toutes choses, a Ces hommes, disent-ils, nous sont fort bons: nous n'avons jamais rien perdu parmi eux; et au contraire, pendant que nous paissions nos troupeaux, ils nous étoient nuit et jour comme un rempart*. » C'est le vrai usage de la puissance : car que sert d'être le plus fort, si ce n'est pour soutenir le plus foible?

C'est ainsi qu'en usoit David : et cependant comme ses soldats, en un jour de réjouissance, vinrent demander à Nabal, avec toute la dou- ceur possible, qu'il leur donnât si peu qu'il voudroit: cet homme fé- roce, non-seulement le refusa mais encore il s'emporta contre Da« vid d'une manière outrageuse, sans aucun respect pour un si grand homme, destiné à la royauté par ordre de Dieu; et sans être touché de la persécution qu'il souffroit injustement; l'appelant au contraire un valet rebelle qui vouloit faire le maître'.

A ce coup la douceur de David fut poussée à bout ; il couroit à .'

1- îî Berj. XV, XX. 2. Il Bcg. xxiv, 17. 3. Job. xxxi. 29, 30. 4. î Sey. X, 27. 5. Ibid, yi, 12, 13- —6. Ibicî. XXV, 15,16. " i lieg. XXV, 8, etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. m. 49

vengeance : mais Dieu lui envoie Abigaïl, femme de Nabal, aussi pru- dente que belle, qui lui parla en ces termes' : « Que le roi mon sei- gneur ne prenne pas garde aux emportements de cet insensé. Vive le Seigneur qui vous a empêché de verser le sang, et a conservé vos mains pures et innocentes! le Seigneur vous fera une maison puissante et fidèle, parce que vous combattez pour lui. A Dieu ne plaise qu'il vous arrive de faire aucun mal dans tout le cours de votre vie ! Quand le Seigneur aura accompli ce qu'il vous a promis, et qu'il vous aura établi roi sur son peuple d'Israël, vous n'aurez point le regret d'avoir répandu le sang innocent, ni de vous être vengé vous-même, et cette triste pensée ne viendra pas vous troubler au milieu de votre gloire ; et mon seigneur se ressouviendra de sa servante. »

Elle parloit à David comme assurée de sa bonté, et le touchoit en effet par il étoit sensible, lui faisant voir que la grandeur n'étoit donnée aux hommes que pour bien faire comme il avoit toujours fait; et qu'au reste toute sa puissance n'auroit plus d'agrément pour lui, s'il pouvoit se reprocher d'en avoir usé avec violence.

David, pénétré de ce discours, s'écrie^ : « Béni soit le Dieu d'Israël qui vous a envoyée à ma rencontre; béni soit votre discours, qui a calmé ma colère; et bénie soyez-vous vous-même, vous qui m'avez empêché de verser du sang, et de me venger de ma main. »

Comme il goûte la douceur de dompter sa colère : et dans quelle hor- reur entre-t-il de l'action qu'il alloit faire!

Il reconnolt qu'en effet la puissance doit être odieuse, même à celui qui l'a en main, quand elle le porte à sacrifier le sang innocent à sou ressentiment particulier. Ce n'est pas être puissant, que de n'avoir pu résister à la tentation de la puissance ; et quand on en a abusé , on sent toujours en soi-même qu'on ne la méntoit pas.

"Voilà ijuel étoit David : et il n'y a rien qui fasse plus déplorer ce que l'amour et le plaisir peuvent sur les hommes, que de voir un si bon prince poussé jusqu'au meurtre d'Urie par cette aveugle passion.

Si le prince ne doit rien donner à ses ressentiments particuliers, à plus forte raison ne doit-il pas se laisser maîtriser par son humeur, ni par des aversions ou des inclinations irrégulières : mais il doit agir oujours par raison, comme on dira dans la suite.

IX^ Prop. Un bon prince épargne le sang humain. « Qui me don- nera, avoit dit David 3, qui me donnera de l'eau de la citerne de Beth- léem? Aussitôt trois vaillants hommes percèrent le camp des Philistins, et lui apportèrent de l'eau de cette citerne : mais il ne voulut pas en boire, et la répandit devant Dieu en effusion, disant: Le Seigneur me soit propice: à Dieu ne plaise que je boive le sang de ces hommes, et le péril de leurs âmes. »

a. Il sent, dit saint Ambroise*, sa conscience blessée par le péril ces vaillants hommes s'étoient mis pour le satisfaire; et cette eau qu'i* avoit achetée au prix du sang, ne lui cause plus que de l'horreur. »

{. / Reg. XXV, 25, 26, etc. 2. Ibid. 32, 33. 3. // Heg.xxn, 15, 16, 17. Amhr. Apol. David, cap. vu, n. 34; t. I, col. 686.

BossnET. n 4

30 POLiTiQUf;

X' Prop. Un bon prince déteste les actions sanguinaires. « Reti- rez-vous de moi, gens sanguinaires, » disoit David'. Il n'y a rien qui s'accorde moins avec le protecteur de la vie et du salut de tout le peuple, que les hommes cruels et violents.

Après le meurtre d'Urie, le même David, qu'un amour aveugle avoit jeté, contre sa nature, dans cette action sanguinaire, croyoit toujours nager dans le sang; et ayant horreur de lui-même, il s'écrioit : a 0 Seigneur, délivrez-moi du sang^ »

Les violences et les cruautés, toujours détestables, le sont encore plus dans les princes, établis pour les empêcher et les punir. Dieu, qui avoit supporté avec patience les impiétés d'Achab et de Jézabel, laisse partir la dernière et irrévocable sentence, après qu'ils ont ré- pandu le sang de Naboth. Aussitôt Élie est envoyé pour dire à ce roi cruel 3 : «Tu as tué, et tu as possédé le bien de Naboth, et tu ajouteras encore à tes crimes ; mais voici ce que dit le Seigneur : Au même lieu les chiens ont léché le sang de Naboth, ils lécheront aussi ton sang ; et je ruinerai ta maison sans qu'il en reste un seul homme, et les chiens mangeront le corps de ta femme Jézabel. Si Achab meurt dans la ville, las chiens le mangeront; et s'il meurt à la campagne, il sera donné aux oiseaux. »

Antiochus, surnommé l'illustre, roi de Syrie, périt d'une manière moins violente en apparence, mais non moins terrible. Dieu le punit en l'abandonnant aux reproches de sa conscience, et à des chagrins furieux, qui se tournèrent enfin en maladie incurable.

Son avarice ra\oit engagé à piller le temple de Jérusalem, et ensuite à persécuter le peuple de Dieu. Il fit de grands meurtres, et parla avec grand orgueil*. Et voilà que tout d'un coup, entendant parler des vic- toires des Juifs qu'il persécutoit à toute outrance, « il fut saisi de frayeur à ce discours, et fut jeté dans un grand trouble : il se mit au lit, et tomba dans une profonde tristesse, parce que ses desseins ne luiavoient pas réussi. Il fut plusieurs jours en cet état; sa tristesse se renouveloit ets'augmentoit tous les jours, et il se sentoit mourir. Alors, appelant tous ses courtisans, il leur dit : Le sommeil s'est retiré de mes yeux; je n'ai plus de force, et mon cœur est abattu par de cruelles inquiétudes. En quel abîme de tristesse suis-je plongé 1 quelle horrible agitation sens-je en moi-même, moi qui étois si heureux et si chéri de toute ma cour dans ma puissance? Maintenant je me ressouviens des maux et des pilleries que j'ai faites dans Jérusalem, et des ordres que j'ai donnés sans raison pour faire périr les peuples de la Judée. Je con- nois que c'est pour cela que m'arrivent les maux je suis : et voilà que je péris accablé de tristesse dans une terre étrangère*. »

Il se joignit à cette tristesse, des douleurs d'entrailles, et des ulcères par tout le corps : il devint insupportable à lui-même, aussi bien qu'aux autres par la puanteur qu'exhaloient ses membres pourris. En vain re- connut-il la puissance divine par ces paroles : a- Il est juste d'être sou-

1. Ps. cxxxvni, 19. 2. Pr. l, 16. 3. lll Reg. xxi, 19, 23. 24. là. I Mach. I, 23, 24, 25. 5. / Mach. 6, 8, 9, 10, etc.

TIREE DE L*ÉGRITURE, LTV. III. 5j

mis à Dieu, et qu'un mortel ne s'égale pas à lui ; » Dieu rejeta des soumissions forcées. « Et ce méchant le prioit en vain dans un temps Dieu avoit résolu de ne lui plus faire de miséricorde ♦. »

a Ainsi mourut ce meurtrier et ce blasphémateur, traité comme il avoit traité les autres '. » C'est-à-dire qu'il trouva Dieu impitoyable, comme il l'avoit été.

Voilà ce qui arrive aux rois violents et sanguinaires. Ceux qui oppri- ment le peuple, et l'épuisent par de cruelles vexations, doivent crain- dre la même vengeance, puisqu'il est écrit ^ : a Le pain est la vie du pauvre : qui le lui ôte est un homme sanguinaire. »

XP Prop. Los bons princes exposent leur vie pour le salut de leurs peuples, et la conservent aussi pour l'amour d'eux. L'un et l'autre nous paroît par ces deux exemples.

Pendant la révolte d'Absalon, David mit son armée en bataille, et voulut marcher avec elle à son ordinaire, a Mais le peuple lui dit : Vous ne viendrez pas : car quand nous serons défaits, les rebelles ne croi- ront pas pour cela avoir vaincu. Vous êtes seul compté pour dix mille, et il vaut mieux que vous demeuriez dans la ville pour nous sauver tous. Le roi répondit : Je suivrai vos conseils ^ »

Il cède sans résistance, il ne fait aucun semblant de se retirer à re- gret; en un mot. il ne fait point le vaillant : c'est qu'il l'étuit.

« Dans un combat des Philistins contre David, comme les forces lui manquoient, un Philistin alloit le percer; Abisaï, fils de Sarvia, le dé- fendit, et tua le Philistin : alors les gens de David lui dirent avec ser- ment : Vous ne viendrez plus avec nous à la guerre , pour ne point éteindre la lumière d'Israël ^ »

La valeur de David s'étoit fait sentir aux Philistins, à ce fier géant C'Oliath, et même aux ours et aux lions, qu'il déchiroil comme agneaux*. Cependant nous ne lisons point qu'il ait combattu depuis ce temps. Il ne faut pas moins estimer la condescendance d'un roi si vaillant, qui se conserve pour son Stat, que la piété de ses sujets.

Au reste, l'histoire des rois, et celle des Machabées, sont pleines de fameux exemples de princes qui ont exposé leur vie pour le peuple; ef. il est inutile de les rapporter.

L'antiquité païenne a admiré ceux qui se sont dévoués pour leur pa- trie. Saul, au commencement de son règne, et David à la fin du sien, se sont dévoués à la vengeance divine pour sauver leur peuple.

Nous avons déjà rapporté l'exemple de David : voyons celui de Saiil.

Siul viCwTieux, résolu de poursuivre les ennemis jusqu'au bout, se- lon une coutume ancienne dont on voit des exemples dans toutes les nations, a engagea tout le peuple par ce serment: Maudit celui qui mangera jusqu'au soir, et jusqu'à ce que je me sois vengé de mes en- nemis ' ; » c'est-à-dire des Philistins, ennemis de l'État. Jonathas, qui n'avoit pas ouï ce serment de son père, manfea, contre l'ordre, dans

1. // Mach. IX, 5, 9, 12, 13. —2. Ibid. 28. 3. Eccli. .uxxiv, 25.

4. // Reg. xvnr, 3, 4. 5. Ibid. xxi,l5, 16. 17.

>i 1 Rtfj. XVII, 36, Ecdi xi.vii, 3. 7. / lieij. xiv, 2i.

52 POLITIQUE

son extrême besoin' ; et Dieu, qui vouloit montrer, ou combien étoit Redoutable la religion du serment, ou combien on doit être prompt à savoir les ordres publics, témoigna sa colère contre tout le peuple-. cUT cela que fait Saùl •''? a Vive Dieu, le Sauveur d'Israël ! dit-il : si la aute est arrivée par mon fils Jonathas, il sera irrémissiblement puni de mort. Séparez-vous d'un côté, et moi je serai de l'autre avec Jona- thas. 0 Seigneur Dieu d'Israël ! faites connoître en qui est la faute qui vous a mis en colère contre votre peuple. Si elle est en moi, ou en Jo- nathas, faites-le connoître. Aussitôt le sort fut jeté; Dieu le gouverna : tout le peuple fut délivré ; il ne restoit que Saiil et Jonathas. Saûl pour- suit sans hésiter : Jetez le sort entre moi et Jonathas : il tombe sur Jonathas <; « ce jeune prince avoue ce qu'il avoit fait, son p^.re persiste invinciblement à vouloir le faire mourir : il fallut que tout le peuple s'unit pour empêcher l'exécution* ; mais du côté de Satil le vœu fut ac- compli, et Jonathas fut dévoué à la mort sans s'y opposer.

XII* Prop. Le gouvernement doit être doux. a Ne soyez pas comme un lion dans votre maison, opprimant vos sujets et vos domestiques®. »

Le prince ne doit être redoutable qu'aux méchants. Car, comme dit l'apôtre', « il n'est pas donné pour faira craindre ceux qui font bien, mais ceux qui font mah Voulez-vous ne craindre pas le prince, faites bien ; et vous n'aurez de lui que des louanges. Car il est minis- tre de Dieu pour le bien : que si vous faites mal, tremblez ; ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée. »

Ainsi le gouvernement est doux de sa nature j et le prince ne doit être rude, qu'y étant forcé par les crimes.

Hors de là, il lui convient d'être bon, affable, indulgent, en sorte qu'on sente à peine qu'il soit le maître. « Vous ont-ils fait leur prince, ou leur gouverneur, soyez parmi eux comme l'un d'eux*. »

C'ast au prince de pratiquer ce précepte de l'Ecclésiastique^: « Prê- tez l'oreille au pauvre sans chagrin ; rendez-lui ce que vous lui devez, et lépondez-lui paisiblement et avec douceur. »

La douceur aide à entendre et à bien répondre. « Soyez doux à écou- ter la parole, afin de la concevoir, et de rendre avec sagesse une ré- ponse véritable '•. »

Par la douceur on expédie mieux les affaires, et on acquiert une grande gloire. « Mon fils, faites vos affaires avec douceur, et vous élè- verez votre gloire au-dessus de tous les hommes". »

Moïse étoit le plus doux de tous les hommes ^^, et par le plus di- gne de commander sous un Dieu qui est la bonté même, a II a été sanctifié par sa foi et par sa douceur; et Dieu l'a choisi parmi tous les hommes pour être le conducteur de son peuple '\ »

Nous avons vu la bonté et la douceur de Job, qui, a assis au milieu ^ peuple comme un roi environné de sa cour, étoit le consolateur des affligés'*. y> f

1. I Reg. XIV, 27. 2. Ibid. 37. 3. IbiJ. 39, W, 41. 4. Ibid. 42. 5. Ibid. 45. 6. Eccli. iv, 35. 7. Rom. XHi, 3, k. —8. Eccli. xxxn, !. 9. Ibid. IV, 8. 10. Ibid. v, 13.— 11. Ibid, III, 19. 12. Num. xu,3. 13. Eccli. XLV, 4. 14. Job. XXIX 25.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. m. 53

Moïse ne se lassoit jamais d'écouter le peuple, tout ingrat qu'étoit ce peuple à ses bontés, « et il y passoit depuis le matin jusqu'au soir '. »

David étoit tendre et bon. Nathan le prend par la pitié, et com- mence par cet endroit, comme par le plus sensible, à lui faire enten- dre son crime. «Un pauvre homme n'avoit, dit-il 2, qu'une petite bre- bis; elle coucboit en son sein, et il Taimoit comme sa fille : et un riche la lui a ravie et tuée , » etc.

Cette femme de Thécua, qui venoit lui persuader de rappeler Absa- lon, le prend par le même endroit : « Hélas ! je suis une femme veuve .- un de mes fils a tué son frère; et ma parenté assemblée me veut en- core ôter celui qui me reste, et éteindre l'étincelle qui m'est demeurée : et le roi lui dit : Allez , j'y donnerai ordre '. »

Elle achève de le toucher, en lui représentant le bien du peuple, comme la chose qui lui étoit la plus chère. « D'où vous vient cette pen- sée contre le peuple de Dieu? et pourquoi ne rappelez-vous pas votre fils banni, que tout le peuple désire*? »

On peut voir par les choses qui ont été dites, que toute la vie de ce prince est pleine de bonté et de douceur. Ce n'est donc pas sans raison que nous lisons dans un psaume, qui apparemment est de Salomon* : « 0 Seigneur ! souvenez-vous de David et de toute sa douceur. »

Ainsi, parmi tant de belles qualités de David, son fils n'en trouve point de plus mémorable, ni de plus agréable à Dieu, que sa grande douceur.

Il n'y a rien aussi que les peuples célèbrent tant. « Nous avons buï dire que les rois de la maison d'Israël sont doux et cléments •^. » Les Syriens parlent ainsi à leur roi Bénadad, prisonnier d'un roi d'Israël. Belle réputation de ces rois parmi les peuples étrangers, et qualité vraiment royale !

XIIP Prop. Les princes sont faits pour être aimés. Nous avons déjà rapporté cette parole : « Salomon s'assit dans le trône du Sei- gneur, et il plut à tous, et tout le monde lui obéit'. »

On ne connoît pas ce jeune prince : il se montre, et gagne les cœurs p2r la seule vue. Le trône du Seigneur, il est assis, fait qu'on l'aime naturellement, et rend l'obéissance agréable.

De cet attrait naturel des peuples pour leurs princes, naît la mémo- rable dispute entre ceux de Juda, et les autres Israélites, à qui servi- roit mieux le roi*, œ Ces derniers vinrent à Dt^vid, et lui dirent : Pour- quoi nos frères de Juda nous ont-ils dérobé le roi, et l'ont-ils ramené à sa maison, comme si c'étoitàeux seuls de le servir? Et ceux de Juda répondirent : C'est que le roi m'est plus proche qu'à vous, et qu'il est de notre tribu : pourquoi vous fàchez-vous ? l'avons-nous fait par inté- rêt? nous en a-t-on donné des présents ou quelque chose pour subsis- ter? Et ceux d'Israël répondirent: Nous sommes dix fois plus que voua, et nous avons plus de part que vous en la personne du roi : vous nous

1. Exod. xvni, 13. —2. II Reg. xii, 3, 4. 3. Ibid. xiv, 5, 0, 7, 3. k. ÎI Reg. XIV, 13. 5. Ps. cxxxi, 1. —6. III Reg. xx, 31. 7 / Paralip. xxix, 23. - 8. // Reg. xix, 41, 42, 43.

54 POLITIQUE

avez fait injure, de ne nous avertir pas les premiers pour ramener notre roi. Ceux de Juda répondirent durement à ceux d'Israël. »

Chacun veut avoir le roi; chacun, passionné pour lui, envie aux autres la gloire de le posséder : il en arriveroit quelque sédition, si le prince, qui en effet est un bien public, ne se donnoit également à tous.

Il y a un charme pour les peuples dans la vue du prince; et rien ne lui est plus aisé que de se faire aimer avec passion, a La vie est dans la gaieté du visage du roi, et sa clémence est comme la pluie du soir ou de l'arrière-saison '. » La pluie, qui vient alors rafraîchir la terre desséchée par l'ardeur du jour ou de l'été, n'est pas plus agréa- ble qu'un prince qui tempère son autorité par la douceur; et son vi- sage ravit tout le monde quand il est serein.

Job explique admirablement ce charme secret du prince. « Ils atten- doient mes paroles comme la rosée, et ils y ouvroient leur bouche comme on fait à la pluie du soir. Si je leur souriois, ils avoient peine à le croire; et ils ne laissoient point tomber à terre les rayons de mon visage '. » Après le grand chaud du jour ou de l'été, c'est-à-dire après le trouble et rafflicfion, ses paroles étoient consolantes; les peuples étoient ravis de le voir passer; et heureux d'avoir un regard, ils le re- cueilloient comme quelque chose de précieux.

Que le prince soit donc facile à distribuer des regards bénins et à dire des paroles obligeantes, a La rosée rafraîchit l'ardeur, et une douce parole vaut mieux qu'un présent 3. »

Et encore: « Une douce parole multiplie les amis et adoucit les en- nemis; et une langue agréable donne l'abondance *. »

Il y faut pourtant joindre les effets. « L'homme qui donne des espé- rances trompeuses, et n'accomplit pas ses promesses, c'est une nuée et un vent qui n'est pas suivi de la pluie ^ v

Un prince bienfaisant est adoré par son peuple. « Tout le pays fut en repos durant les jours de Simon; il cherchoit le bien de sa na- tion ; aussi sa puissance et sa gloire faisoient le plaisir de tout le peuple *. 3>

Que la puissance est affermie, quand elle est ainsi chérie par les peuples! et que Salomon a raison de dire : « La bonté et la justice gar- dent le roi; et son trône est affermi par la clémence '! »

Voilà une belle garde pour le roi et un digne soutien de son trône.

XIV* Prop. Un prince qui se fait haïr par ses violences est toujours à la veille de périr. Il est regardé non comme un homme, mais comme une bête féroce. « Le prince impitoyable est un lion rugissant et un ours affamé •. »

Il se peut assurer qu'il vit au milieu de ses ennemis. Comme il n'aime personne, personne ne l'aime. Il dit en son cœur: a Je suis- 3t il n'y a que moi sur la terre; il lui viendra du mal sans qu'il sache de quel

1. Pr v. xvî, 15. 2. Job. XXK, 23, 24. —3. Ecrit, xvni, 16.

4. Ibid. VI, 5. —5. P'ov. ïxv, l'i. 6. 7 Mach. xrv, 4. —7. Prov. xx, 28.

8. Ibid. xxvm, 15.

TIRÉE JE l'écriture. LIV. III. 11)

côté; il tombera dans une misère inévitable. La calamité viendra sur lui, lorsqu'il y pensera le moins '. »

« Brisej la tête des princes ennemis qui disent: Il n'y a que nous'. » Ce n'est pas, comme nous verrons, qu'il soit permis d'âïtenter sur eux; à Dieu ne plaise! mais le Saint-Esprit nous apprend qu'ils ne méritent pas de vivre et qu'ils ont tout à craindre, tant des peuples poussés à bout par Icur violence que de Dieu qui a prononcé que « les hommes sanguinaires et trompeurs ne verront pas la moitié de leurs jours '. »

XV' Prop. Le prince doit se garder des paroles rudes et moqueuses. Nous avons vu que le prince doit tenir ses mains nettes de sang et de violence, mais il doit aussi retenir sa langue, dont les blessures souvent ne sont pas moins dangereuses, selon cette parole de David: a Leur langue est une épée affilée*. » Et encore : « Ils ont aiguisé leurs langues comme des langues de serpent. Leur morsure est venimeuse et mortelle ^. »

La colère du prince, déclarée par ses paroles, cause des meurtres et

, vérifie ce que dit le Sage « : a L'indignation du roi annonce la mort. »

Son discours, loin d'être emporté et violent, ne doit pas même être

rude. De tels discours aliènent tous les esprits. Une douce parole abat

la colère, un discours rude met en fureur '. »

Surtout un discours moqueur est insupportable en sa bouche. « N'of- fensez point votre serviteur qui travaille de bonne foi et qui vous donne sa vie ». Et encore : a Ne vous moquez pas de l'affligé, car il y a un Dieu qui voit tout, qui élève et qui abaisse ». »

Ne vous fiez donc pas à votre puissance; et qu'elle ne vous emporte pas à des moqueries insolentes. Il n'y a rien de plus odieux. Que peut- on attendre d'un prince dont ou ne reçoit pas même d'honnêtes pa- roles?

Au contraire, il est de la bonté du prince de réprimer les médisances et les railleries outrageuses. Le moyen en est aisé; un regard sévère suffît. « Le vent de bise dissipe la pluie; et un visage triste arrête une langue médisante '". »

La médisance n'est jamais plus insolente que lorsqu'elle a osé pa- roître devant la face du prince; et c'est par conséquent qu'elle doit être le plus réprimée.

1. Ts. XLVII, 10, 11. —2. Ecrit. XXXVI, 12.— 2.Ps. LIV, 24.

k. Ibid. LVi, 5. 5. Ibid. cxxxix, 3. 6. Prov. xvi, li. 7. Ib'jl- xv. <

e ii'cdi.vn, 22. -- 9. Ibid. 12. 10. Pmv. xxv, 23.

56 POLITIQUE

LIVRE QUATRIÈME.

SÎJITE DES CARACTÈRES DE LA ROYAUTÉ.

Article premier. Vautorité royale est absolue.

Pour rendre ce terme oiiieux et insupportable, plusieurs affectent de confondre le gouvernement absolu et le gouvernement arbitraire. Mais il n'y a rien de plus distingué, ainsi que nous le ferons voir lors- que nous parlerons de la justice.

Première Proposition. Le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu'il ordonne. « Observez les commandements qui sortent de la bouche du roi, et gardez le serment que vous lui avez prêté. Ne songez pas à échapper de devant sa face, et ne demeurez pas dans de mauvaises œuvres, parce qu'il fera tout ce qu'il voudra. La parole du roi est puissante; et personne ne lui peut dire: Pourquoi faites-vous ainsi? Qui obéit n'aura point de mal '. »

Sans cette autorité absolue, il ne peut ni faire le bien, ni réprimer le mal; il faut que sa puissance soit telle que personne ne puisse es- pérer de lui échapper; et enfin la seule défense des particuliers, con- tre la puissance publique, doit être leur innocence.

Cette doctrine est conforme à ce que dit saint Paul : a Voulez-vous ne craindre point la puissance, faites le bien ^ »

IP Prop. Quand- le prince a jugé, il n'y a point d'autre jugement. Les jugements souverains sont attribués à Dieu môme. Quand Josa- phat établit des juges pour juger le peuple: «Ce n'est pas, disoit-il, au nom des hommes que vous jugez, mais au nom de Dieu ^. •»

C'est ce qui fait dire à l'Ecclésiastique: « Ne jugez point contre le juge *. » A plus forte raison contre le souverain juge qui est le roi. Et la raison qu'il en apporte, « c'est qu'il juge selon la justice. » Ce n'est pas qu'il y juge toujours; mais c'est qu'il est réputé y juger; et que personne n'a droit de juger, ni de revoir après lui.

Il faut donc obéir aux princes comme à la justice même, sans quoi il n'y a point d'ordre ni de fin dans les affaires.

Ils sont des dieux et participent en quelque façon à l'indépendance di»ii:c. a J-«i dit: Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut s. »

li ny a que Dieu qui puisse juger de leurs jugements et de leurs per- sonnes, a Dieu a pris sa séance dans l'assemblée des dieux; et assis au milieu, il juge les dieux*- »

C'est pour cela que saint Grégoire, évêque de Tours, disoit au roi Chilpéric dans un concile: « Nous vous parlons; mais vous nous écou-

î. EccUê. viu, 2, 3, 4, 5. 2. Rom. xiii, 3. —3. // Par. 2ix, 6. fe. Eccli. viu, 17. 5. Ps. Lxxxi, 6. 6. Ibid. lxxxi, 1.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. tv. 57

tez si vous voulez. Si vous ne voulez pas, qui vous condamnera, sinon celui qui a dit, qu'il étoit la justice même '? -o

De vient que celui qui ne veut pas obéir au prince n'est pas ren- voyé à un autre tribunal, mais il est condamné irrémissiblement à mort, comme l'ennemi du repos public et de la société humaine. « Qui sera orgueilleux et ne voudra pas obéir au commandement du pontife et à l'ordonnance du juge, il mourra, et vous ôterez le mal du milieu de vous 2. » Et encore: « Qui refusera d'obéir à tous vos ordres, qu"il meure 3. u C'est le peuple qui parle ainsi à Josué.

Le prince se peut redresser lui-même, quand il connoît qu'il a mai fait; mais, contre sou autorité, il ne peut y avoir de remède que dans son autorité.

C'est pourquoi il doit bien prendre garde à ce qu'il ordonne. « Pre- nez garde à ce que vous faites; tout ce que vous jugerez retombera sur vous; ayez la crainte de Dieu; faites tout avec grand soin *. »

C'est ainsi que Josiphat instruisait les juges à qui il confioit son au- torité; combien y pensoit-il quand il avoit à juger lui-même.

IW Prop. Il n'y a point de force coactive contre le prince. On ap- pelle force coactive une puissance pour contraindre et exécuter ce qui est ordonné légitimement. Au prince seul appartient le commandement légitime; à lui seul appartient aussi la force coactive.

C'est aussi pour cela que saint Paul ne donne le glaive qu'à lui seul, a Si vous ne faites pas bien, craignez; car ce n'est pas en vain qu'il a le glaive *.

Il n'y a dans un État que le prince qui soit armé; autrement tout est en confusion, et l'Ëlat retombe en anarchie.

Qui se fait un prince souverain, lui met en main tout ensemble, et l'autorité souveraine de juger et toutes les forces de l'État. « Notre roi nous jugera, et il marchera devant nous, et il conduira nos guerres «. v C'est ce que dit le peuple juif quand il demanda un roi. Samuel leur déclare, sur ce fondement, que la puissance de leur prince sera abso- lue, sans pouvoir être restreinte par aucune autre puissance '. a Voici le droit du roi qui régnera sur vous, dit le Seigneur: Il prendra vos enfants et les mettra à son service; il se saisira île vos terres et de ce que vous aurez de meilleur, pour le donner à ses serviteurs, » et le reste.

Est-ce qu'ils auront droit de faire tout cela licitement? à Dieu ne plaise. Car Dieu ne donne point de tels pouvoirs : mais ils auront droit de le faire impunément à l'égard de la justice humaine. C'est pourquoi David disoit* : « J'ai péché contre vous seul : ô Seigneur, ayez pitié de moi! » a Parce qu'il étoit roi, dit saint Jérôme sur ce passage ^, et n'avoit que Dieu seul à craindre. »

Et saint Ambroise dit sur ces mêmes paroles'", « J'ai péché contre vous seul : » a II étoit roi; il n'étoit assujetti à aucunes lois, parce que les rois sont affranchis des peines qui hent les criminels. Car l'autorité

I. Greg. Tur. lib. VI Hist. 2.Deut. xvn, 12. 3. Jos. i, 18. 4. Il far. XIX, 6, 7. 5. Rom. xnr, 4. —6. IReg. vin, 20. 7. Ibid.ll. ett 8. Ps. L. 6. 9. Hier, in ;»5. l. 10. Ambr. in ps. l; et Apolog. David, cap. X, n. 51. tom I, col. 692.

58 POLITIQUE

du commandement ne permet pas que les lois les condamnent au sup- plice. David donc n'a point péché contre celui qui n'avoit point d'ac- tion pour le faire châtier. »

Quand la souveraine puissance fut accordée à Simon le Machabée, on exprima en ces termes le pouvoir qui lui fut donné', a Qu'il seroit le prince, et le capitaine général de tout le peuple, et qu'il auroit soin des saints (c'est ainsi qu'on appeloit les Juifs) : et qu'il établiroit les directeurs de tous les ouvrages publics, et de tout le pays; et les gou- verneurs qui commanderoient les armes et les garnisons; et que ce se- roit à lui de prendre soin du peuple; et que tout le monde recevroit ses ordres, et que tous les actes et décrets publics seroient écrits en son nom; et qu'il porteroit la pourpre et l'or; et qu'aucun du peuple ni des prêtres ne feroit contre ses ordres, ni ne s'y pourroit opposer, ni ne tiendroit d'assemblée sans sa permission; ni ne porteroit la pourpre ou la boucle d'or^ qui est la marque du prince ; et que quiconque feroit au contraire, seroit criminel. Le peuple consentit à ce décret, et Simon accepta la puissance souveraine à ces conditions. Et il fut dit que cette ordonnance seroit gravée en cuivre, et affichée au parvis du temple au lieu le plus fréquenté; et que l'original en demeurerait dans les archi- ves publiques entre les mains de Simon et de ses enfants '. >>

Voilà ce qui se peut appeler la loi royale des Juifs, tout le pouvoir des rois est excellemment expliqué. Au prince seul appartient le soin général du peuple : c'est le premier article et le fondement de tous les autres : à lui les ouvrages publics; à lui les places et les armes; à lui les décrets et les ordonnances: à lui les marques de distinction; nulle puissance que dépendante de la sienne; nulle assemblée que par son autorité.

C'est ainsi que pour le bien d'un État, on en réunit en un toute la force. Mettre la force hors de là, c'est diviser l'État: c'est ruiner la paix publique, c'est faire deux maîtres, contre cet oracle de l'Évangile : o Nul ne peut servir deux maîtres^. »

Le prince est par sa charge le père du peuple; il est par sa grandeur au-dessus des petits intérêts; bien plus : toute sa grandeur et son in- térêt naturel, c'est que le peuple soit conservé; puisqu'enfin le peuple manquant, il n'est plus prince. Il n'y a donc rien de mieux, que de laisser tout le pouvoir de l'État à celui qui a le plus d'intérêt à la con- servation et à la grandeur de l'État même.

IV' Prop. Les rois ne sont pas pour cela affranchis des lois. « Quand vous vous serez établi un roi , il ne lui sera pas permis de multiplier sans mesure ses chevaux et ses équipiges;ni d"avoir une si grande quantité de femmes qui amollissent son courage; ni d'entasser des sommes immenses d'or et d'argent. Et quand il sera assis dans son trône, il prendra soin de décrire cette loi, dont il recevra un exem- plaire de la main des prêtres de la tribu de Lévi, et l'aura toujours en main, la lisant tous les jours de sa vie ; afin qu'il apprenne à craindre

I. I Mark. XIV, 42, (i3, 44, 45. - 2. Ibid. dG , 47 , 48, 43. 3. Matth. VI, 24.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. iv. 59

Dieu, et à garder ses ordonnances et ses jugements. Que son cœur ne s'enfle pas an-dessus de ses frères, et qu'il marche dans la loi de Dieu sans se détourner à droite et à gauche, afin qu'il règne longtemps lui et ses enfants '. »

Il faut remarquer que cette loi ne comprenoit pas seulement la reli- gion, mais encore la loi du royaume, à laquelle le prince étoit soumis autant que les autres, ou plus que les autres, par la droiture de sa vo- lonté.

C'est ce que les princes ont peine à entendre. « Quel prince me trou- verez-vous, dit saint Ambroise ^, qui croie que ce qui n'est pas bien ne soit pas permis; qui se tienne obligé à ses propres lois; qui croie que la puissance ne doive pas se permettre ce qui est défendu par la jus- tice? car la puissance ne détruit pas les obligations de la justice; mais au contraire c'est en observant ce que prescrit la justice, que la puis- sance s'exempte de crime : et le roi n'est pas affranchi des lois; mais s'il pèche il détruit les lois par son exemple. » Il ajoute : « Celui qui juge les autres, peut-il éviter son propre jugement, et doit-il faire ce qu'il condamne? ="

De cette belle loi d'un empereur romain : « C'est une parole digne de la majesté du prince, de se reconnoltre soumis aux lois'. »

Les rois sont donc soumis comme les autres à l'équité des lois, et parce qu'ils doivent être justes, et parce qu'ils doivent au peuple l'exem- ple de garder la justice; mais ils ne sont pas soumis aux peines des lois : ou, comme parle la théologie, ils sont soumis aux lois, non quant a la puissance coactive, mais quant à la puissance directive.

Prop. Le peuple doit se tenir en repos sous l'autorité du prince. C'est ce qui paroît dans l'apologue les arbres se choisissent un oi*. Ils s'adressent à l'olivier, au figuier, et à la vigne. Ces arbres délicieux, contents de leur abondance naturelle, ne voulurent pas se charger des soins du gouvernement. « Alors tous les arbres dirent au 1 uisson : « Venez et régnez sur nous*. » Le buisson est accoutumé aux épines et aux soins. Il est le seul qui naisse armé, il a sa garde natu- relle dans ses épines. Par il pouvoit paroître digne de régner. Aussi le fait-on parler comme il appartient à un roi. « Il répondit aux arbres qui l'avoient élu : Si vous me faites vraiment votre roi, reposez-vous sous mon ombre; sinon il sortira du buisson un feu qui dévorera les cèdres du Liban *. »

Aussitôt qu'il y a un roi, le peuple n'a plus qu'à demeurer en repos sous son autorité. Que si le peuple impatient se remue, et ne veut pas se tenir tranquille sous l'autorité royale, le feu de la division se mettra dans l'État, et consumera le buisson avec tous les autres arbres, c'est-à- dire, le roi et les peuples : les cèdres du Liban seront brûlés; avec la grande puissance, qui est la royale, les autres puissances seront ren- versées, et tout l'État ne sera plus qu'une môme cendre.

1. Deut. xvu. 16, 17, etc.

2. Ambr. L, Il -, ApoL David.altera, cap. ni, n. 8. coL 710.

3. Lib. Digna. cap. de Legib. k. JuJic. ix, 8, 9, lo, 11. 12. 13. 6. Ibid. 14. 6. Ibid. 15.

60 POLITIQUE

Quand un roi est autorisé , « chacun demeure en repos , et sans crainte sous sa vigne, et sous son figuier, d'un bout du royaume à l'autre '. »

Tel étoit Tétat du peuple juif sous Salomon. Et de même sous Simon le Machabée. a Chacun cultivoit sa terre en paix : les vieillards assis dans les rues parloient ensemble du bien public; et les jeunes gens se paroient, et prenoient l'habit militaire. Chacun assis sous sa vigne et sous son figuier, vivoit sans crainte ^ »

Pour jouir de ce repos, il ne faut pas seulement la paix au dehors, il faut la paix au dedans, sous l'autorité d'un prince absolu.

VP Prop. Le peuple doit craindre le prince; mais le prince ne doit craindre que de faire mai. a Qui sera orgueilleux, et ne voudra pas obéir au commandement du pontife, et à l'ordonnar^ce du juge, il mourra, et vous ôterez le mal du milieu d'Israël : et tout le peuple qui entendra son supplice craindra, afin que personne ne se laisse em- porter à l'orgueil 3. »

La crainte est un frein nécessaire aux hommes, à cause de leur or- gueil, et de leur indocilité naturelle.

Il faut donc que le peuple craigne le prince ; mais si le prince craint le peuple, tout est perdu. La mollesse d'Aaron, à qui Moïse avoit laissé le commandement pendant qu'il étoit sur la montagne, fut cause de l'adoration du veau d'or, a Que vous a fait ce peuple? lui dit Moïse*; et pourquoi l'avez-vous induit à un si grand mal? » Il impute le crime du peuple à Aaron , qui ne l'avoit pas réprimé , quoiqu'il en eût le pouvoir.

Remarquez ces termes : « Que vous a fait ce peuple pour l'induire à un si grand mal?» C'est être ennemi du peuple, que de ne lui résister pas dans ces occasions.

Aaron lui répondit ^ : « Que mon seigneur ne se fâche point contre moi; vous savez que ce peuple est enclin au mal : ils me sont venus dire : Faites des dieux qui nous précèdent; car nous ne savons ce qu'est devenu Moïse qui nous a tirés d'Egypte. »

Quelle excuse à un magistrat souverain de craindre de fâcher le peuple?Dieu ne la reçoit pas, « et iriitéau dernier point contre Aaron, il voulut l'écraser; mais Moïse pria pour lui^. »

Satil pense s'excuser sur le peuple, de ce qu'il n'a pas exécuté les ordres de Dieu. Vaine excuse que Dieu rejette; car il étoit établi pour résister au peuple, lorsqu'il se portoit au mal. a Écoutez, lui dit Sa- muel', ce que le Seigneur a prononcé contre vous : Vous avez rejeté sa parole, il vous a aussi rejeté, et vous ne serez pas ici. Saiil dit à Samuel : J'ai péché d'avoir désobéi au Seigneur et à vous en craignant le peuple, et cédant à ses discours. »

Le prince doit repousser avec fermeté les importuns qui lui deman- dent des choses injustes.

1. III Reg. IV, 25. 2. / Afar.h. xiv, 8, 9, 12. 3. Deut. xvn, 12. 13. 4. Erorl. .xxxn, 21. n. Ibid. 22, 23. 6. Deut. IX, 20. î. I Reg. XV, 16, 23. 24.

TIRÉE DE L'éCRn'URS, LIV. IV. 61

La crainte de fâcher, poussée trop avant, dégénère en une foiblesse criminelle. « Il y en a qui perdent leur âme par une mauvaise honte : l'imprudent qu'ils n'osent refuser les fait périr '. »

VII» Prop. Le prince doit se faire craindre des grands et des petits. Salomon, dès le commencement de son règne, parle ferme à Ado- I5ias son frère. Aussitôt que Salomon eut été couronné, Adonias lui envoya dire : a Que le roi Salomon me jure qu'il ne fera point mourir son serviteur. Salomon répondit : S'il fait son devoir il ne perdra pas un seul cheveu; sinon il mourra'. »

Dans la suite, Adonias cabala pour se faire roi, et Salomon le fit mourir'.

Il fit dire au grand prêtre Abiathar, qui avoit suivi le parti d'Ado- nias : « Retirez-vous à la campagne dans votre maison : vous méritez la mort; mais je vous pardonne, parce que vous avez porté l'arche du Seigneur devant mon ptre David, et que vous l'avez fidèlement servi *. >

Sa dignité et ses services passés lui sauvèrent la vie; mais il lui en coûta la souveraine sacrificature, et il fut banni de Jérusalem.

Joab, le plus grand capitaine de son temps, et le plus puissant homme du royaume, étoit aussi du même parti. Ayant appris que Sa- lomon l'avoit su, il se réfugia au coin de l'autel, Salomon ordonna à Banaias de le tuer, «c Ainsi, dit-il*, vous éloignerez de moi, et delà maison de mon père, le sang innocent fjue Joab a répandu, en tuant deux hommes de bien, et qui valoient mieux que lui, Abner fils de Ner, et Amasa fils de Jether : et leur sang retombera sur sa tête. »

L'autel n'est pas fait pour servir d'asile aux assassins; et l'autorité royale se doit faire sentir aux méchants, quelque grands qu'ils soient.

Dans le nouveau Testament, et parmi des peuples plus humains, il faut moins faire de ces exécutions sanglantes qu'il ne s'en faisoit dans l'ancienne loi et parmi les Juifs, peuple dur et enclin à la révolte. Mais enfin le repos pubhc oblige les rois à tenir tout le monde en crainte, et plus encore les grands que les particuliers; parce que c'est du coté des grands qu'il peut arriver de plus grands troubles.

VIII» Prop. L'autorité royale doit être invincible. S'il y a dans un État quelque autorité capable d'arrêter le cours de la puissance publi- que, et de l'embarrasser dans son exercice, personne n'est en sûreté. Jérémie exécutoit les ordres de Dieu, en déclarant que la ville, en pu- nition de ses crimes, seroit livrée au roi de Babylone*. a Les grands s'assemblèrent autour du roi et lui dirent : Nous vous prions que cet homme soit mis à mort ; car il ab?*l par malice le courage des gens de guerre et de tout le peuple : c'est un méchant qui ne veut pas le bien de l'État, mais sa ruine. Le roi Sédécias leur répondit : Il est en vos mains, car le roi ne vous peut rien refuser, w Le gouverne- ment étoit foible, et l'autorité royale n'étoit plus un refuge à l'inno- cent persécuté.

Le roi vouloit le sauver, parce qu'il savoit que Dieu lui avoit com-

i. Ettcli. XX, 24. 2. UIRfg. I, 51, 52.— 3. Ibid. n, 22, 23, 24,25. i. m Reg. I, 26. 5. Ibid. 23, 31, 32, 33. 6. Jer. xxxvni; 4, 5.

62 POLITIQUE

mandé de parler comme il avoit fait. « Il fit venir Jérémie auprès de lui en particulier, et il lui dit ' : Vous ne mourrez pas. mais que les seigneurs ne sachent point ce qui se passe entre nous; et s'ils enten- dent dire que vous m'avez parlé, et qu'ils vous demandent : Qu'est-ce que le roi vous a dit? répondez : Je me suis jeté aux pieds du roi, afin qu'il ne me renvoyât pas dans ma prison pour y mourir. » Prince fûible, qui craignoit les grands, et qui perdit bientôt son royaume, n'osant suivre les conseils que lui donnoit Jérémie par ordre de Dieu.

Évilmérodac, roi de Babylone, fut un de ces princes foibles qui se laissent mener par force. Par son ordre, Daniel avoit découvert les fourbes des prêtres de Bel, et avoit fait crever le dragon sacré que les Babyloniens adoroient. a Ce que les seigneurs ayant ouï, ils ent^'èrent dans une grande colère; et, s' étant assemblés contre le roi, ils di- soient : Le roi s'est fait Juif; il a renversé Bel, il a tué le dragon sa- cré et les prêtres. Et ayant dit ces choses entre eux, ils vinrent au roi : Livrez-nous Daniel, lui dirent-ils ; autrement nous vous ferons mou- rir, vous et votre maison 2. »

II leur accorda leur demande s ; et si Dieu délivra Daniel des bêtes farouches, ce roi n'en étoit pas moins coupable de sa mort à laquelle il avoit donné son consentement.

On entreprend aisément contre un prince foible. Celui-ci, qui se laisse intimider par les menaces qu'on lui fait de le faire mourir, lui et sa maison . fut tué en une autre occasion pour ses débauches et ses injustices* : car tout prince foible est injuste : et sa maison perdit la royauté.

Ainsi ces faiblesses sont pernicieuses aux particuliers, à l'État, et au prince même contre qui on ose tout, quand il se laisse entamer.

Le prophète Daniel fut encore exposé aux bêtes farouches, par la foiblesse de Darius le Mède*. « Il vouloit donner à Daniel le gouver- nement du royaume; parce que l'esprit de Dieu paroissoit en lui, plus que dans tous les autres hommes. Les grands et les satrapes, jaloux (le sa grandeur, cherchèrent l'occasion de le perdre, et surprirent lo le roi. Puissiez-vûus vivre à jamais, ô roi Darius! les grands de votre royaume, et les magistrats et les satrapes, les sénateurs et les juges, sont d'avis qu"on publie un édit royal, par lequel il soit fait défense d'adresser durant trente jours aucune prière à qui que ce soit, Dieu ou homme , excepté à vous. »

Le roi fit cette loi, autant tyrannique qu'impie, selon la forme la plus authentique, et qui la rendoiî irrévocable parmi les Mèdes et les Perses «. On ne doit point d'obéissance aux rois contre Dieu. « Ausbi Daniel prioit à son ordinaire trois fois le jour, ses fenêtres ouvertes, tournées vers Jérusalem. Ceux qui avoient conseillé la loi entrèrent en foule, et le trouvèrent en prières'. »

Ils firent leur plainte au roi ; et pour le presser davantage, ils le

i. Jer. XXXvni, 14, 24, 25, 26. 2. Dan. XIV, 27, 23. 3. Ibid. 29, etc. ;». Beros. apud Joseph, lib. I,cont. Apion. 5. Dan. vi, 3, 4, 6^ 7. 6. Ibid. 8. 9. 7. Ibid. lo, 11

TIRÉE DE L*éC!lîTtJRS, LIV. IV. 63

Dren^ieT.t Tiar la coutume des Mèdes et des Perses, et par sa propre au- lonre. <r Sachez, 0 roi, que c'est une loi inviolable parmi les M'des et les Perses, que toute ordonnance faite par le roi ne peut être chan- gée'. »

Darius abandunna Daniel qui l'avoit si bien servi, et se contenta d'en témoigner une sensible douleur ^. Dieu délivra ce prophète en- core une fois; mais le roi l'avoit immolé autant qu'il étoit en lui à la fureur des lions, et à la jalousie des grands plus furieux que les lions mêmes.

Un roi est bien foible, qui répand le sang innocent, pour n'avoir pu résister aux grands de son royaume, ni révoquer une loi injuste, et faite par une 5-urprise évidente. Assuérus, roi du même peuple, ré- voqua bien la loi publiée contre les Juifs 3, quand il en connut l'injus- tice, quoiqu'elle eût été faite de la manière la plus authentique.

C'est une chose pitoyable de voir Pilate dans l'histoire de la Passion. a II savoit que les Juifs lui amendent et accusoient Jésus par envie*. »

Il leur avoit déclaré « qu'il ne voyoit en cet homme aucune cause de mort^ Il leur dit encore une fois» : Vous l'accusez d'avoir excité le peuple à sédition ; et voilà que, l'interrogeant devant vous, je n'ai rien trouvé de ce que vous lui reprochez. Hérode, à qui je l'ai ren- voyé, ne l'a pas non plus trouvé digne de mort. Et ils se mirent à crier : Faites-le mourir; mettez en liberté Barabbas, qui avoit été ar- rêté pour sédition, et pour meurtre. Pilate leur parla encore, pensant délivrer Jésus : et ils crièrent de nouveau : Crucifiez-le, crucifiez-le. Et il leur dit pour la troisième fois : Mais quel mal a-t-il fait? pour moi , je ne le trouve pas digne de mort; je le châtierai et le renverrai. Et ils faisoient des efforts horribles, criant qu'on le crucifiât ; et leurs cris saugmentoient toujours. Enfin Pilate leur accorda leur deman'in. Il délivra le meurtrier et le séditieux, et abandunna Jésus à leur volonté. »

Pcurquoi tant contester pour enfin abandonner la justice ? toutes ses excuses le condamnent. « Prenez-le vous-mêmes, leur dit-iP, et jugez- le selon votre loi. » Et encore : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez- le. » Comme si un magistrat étoit innocent, de laisser faire un crime qu'il peut empêoiier !

On lui allègue la raison d'État : « Si vous le renvoyez, vous offen- serez César. Qui se fait roi est son ennemi ». » Mais il savoit bien, et Jésus le lui avoit déclaré, que son royaume n'étoit point de ce monde 9, Il craignit les mouvements du peuple, et les menaces qu'ils lui fai- soient, de se plaindre de lui à César. Il ne devoit craindre que de mal faire.

C'est en vain qu'il « lave ses mains devant tout le peuple en disant : Je suis innocent du sang de cet homme juste; c'est à vous à y avi- ser "> : » l'Ecclésiastique le condamne, a Ne soyez point juge, si vous ne

t. Dau.w, 15. 2. Ibid. 16, 18. 3. Esth. vni, 5, 8.

4. Matth. xxvn, 18; Marc, xv, 10. 5. Luc. xxin, 4. 6. Id. 14. 15, Rtr, 7. Joan. xvnr, 31; xix, (i. 8. Ibid. xix, 12. 9. Ibid. xvm, 30. 10. Mattii. xxvn, 24.

b<* POLITIQUE

pouvez enfoncer par force l'iniquité : autrement vous craindrez iar»we du puissant, et votre justice trébuchera'.

Cette foiblesse des juges est déplorée parle prophète. «Le grand sol- licite, et le juge ne peut rien refuser*. »

Que si le prince lui-même, qui est le juge des juges, craint les grands, qu'y aura-t-ilde ferme dans l'État? Il faut donc que Tautorité soit invincible, et que rien ne puisse forcer le rempart à l'abri du- quel le repos public et le salut des particuliers est à couvert.

IX* Pbop. La fermeté est un caractère essentiel à la royauté. Quand Dieu établit Josué pour être prince et capitaine général, il dit ji Moïse 3 : a Donne tes ordres à Josué, et l'affermis, et le fortifie : car il conduira le peuple, et lui partagera la terre que tu ne feras seule- ment que voir. »

Quand il eut été désigné successeur de Moïse qui alloit mourir, « Dieu lui dit lui-même : Sois ferme et fort : car tu introduiras mon peuple dans la terre que je lui ai promise, et je serai avec toi *. »

Quand, après la mort de Moïse, il se met à la tète du peuple. Dieu lui dit encore * : a Moïse mon serviteur est mort : lève-toi et passe le Jourdain : sois ferme, courageux et fort. » Et encore : « Sois ferme et fort, et garde la loi que Moïse mon serviteur t'a donnée. t> Et encore : a Je te le commande, sois ferme et fort, ne crains point, ne tremble point : je suis avec toi. » De même que s'il lui disoit : Si tu trembles, tout tremble avec toi. Quand la tête est ébranlée, tout le corps chan- celle : le prince doit être fort; car il est le fondement du repos public dans la paix et dans la guerre.

Aussitôt Josué commande avec fermeté. « Il donna ses ordres aux chefs, et leur dit : Traversez le camp, et commandez à tout le peuple qu'il se tienne prêt ; nous allons passer le Jourdain. 11 parla aussi à ceux de Ruben et de Gad, et à la demi-tribu de Manassé : Souvenez- vous des ordres que vous a donnés Moïse, et marchez avec vos armss devant vos frères, et combattez vaillamment 6. »

Il n'hésite en rien, il parle ferme, et le peuple le demande ainsi pour sa propre sûreté, a Qui ne vous obéira pas, qu'il meure : seulement soyez ferme , et agissez en homme '. »

Le moyen d'affermir le prince, c'est d'établir l'autorité, et qu'il voie que tout est en lui. Assuré de l'obéissance, il n'est en peine que de lui- même : en s'aftermissant il a tout fait, et tout suit : autrement il hé- site, il tâtonne, et tout se fait mollement. Le chef tremble quand il est mal assuré de ses membres.

Voilà comme Dieu installe les princes : il affermit leur puissance et leur ordonne d'en user avec fermeté.

David suit cet exemple et parle ainsi à Salomon»: a Dieu soit avec vous, mon fils; qu'il vous donne la prudence et le sens qu'il faut pour gouverner son peuple. Vous réussirez, si vous gardez les préceptes que

i. liocit. vu, 6. —2. Mich. vn, 3. 3. Deut.m, 28. 4. Ibid. xxsi, 23. 5. Jos I, 2, 6, 7, 9. —6. Ibid. 10, 11, 12, 13, 14. 7. Ibid. 18. 8. l Par. xxn, H, 12, 13.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. iv. 65

Dieu a donnés par Moïse. Soyez ferme, agissez en homme; ne craignez point, ne tremblez point. »

11 lui réitère en mourant la même chose; et voici les dernières pa- roles de ce grand roi à son fils' : « j'entre dans le chemin de toute la terre; soyez ferme et agissez en homme, et gardez les commandements du Seigneur votre Dieu. » Toujours la fermeté et le courage : rien n'est plus nécessaire pour soutenir l'autorité; mais toujours la loi de Dieu devant les yeux : on n'est ferme que quand on la suit.

Néhémias savoit bien que la puissance publique devoit être menée avec fermeté, a Tout le monde me vouloit intimider, espéran* que nous cesserions de travailler aux murailles de la ville; et moi je m'aiïermis- sois davantage. Sémaïas me disoit: Enfermons-nous dans la maison de Dieu au milieu du temple; car on viendra cette nuit pour vous tuer; et je répondis: Mes semblables ne fuient jamais. Je connus que ces faux prophètes n'étoient pas envoyés de Dieu, et qu'ils avoient été gagnés pour m'épouvanter, afin que je péchasse et qu'ils eussent quelque re- proche à me faire '. »

Ceux qui intimident le prince, et l'empêchent d'agir avec force, sont maudits de Dieu. « 0 Seigneur, souvenez-vous de moi, et faites à To- bie, à Sanaballat, et aux prophètes qui vouloient m'efîrayer, faites- leur, Seigneur, selon leurs œuvres'. »

X* Prop. Le prince doit être ferme contre son propre conseil et ses favoris, lorsqu'ils veulent le faire servira leurs intérêts particuliers. Outre la fermeté contre les périls, il y a une autre sorte de fermeté, qui n'est pas moins nécessaire au prince; c'est la fermeté contre l'ar- tifice de ses favoris et contre l'ascendant qu'ils prennent sur lui.

La foiblesse d'Assuérus, roi de Perse, fait pitié, dans le livre d'Es- ther. Aman, irrité contre les Juifs par la querelle particulière qu'il avoit avec Mardochée, entreprend de le perdre avec tout son peuple. Il veut faire du roi l'instrument de sa vengeance; et faisant le zélé pour le bien de l'État, il parle ainsi < : « Il y a un peuple dispersé par toutes les provinces de votre royaume, qui a des lois et des cérémonies par- ticulières, et méprise les ordres du roi. Vous savez qu'il est dangereux à lÉtat qu'il ne devienne insolent par l'impunité; ordonnez, s'il vous plaît, qu'il périsse, et je ferai entrer dix mille talents dans vos cofl'res. Le roi tira de sa main l'anneau dont il se servoit, et le donnant à Aman: Cet argent, dit-il, est à vous; et pour le peuple faites- en ce que vous voudrez. » Aussitôt les ordres sont expédiés, les courriers sont dépêchés par tout le royaume *; et la facilité du roi va faire périr cent millions d'hommes en un moment.

Que les princes doivent prendre garde à ne se pas rendre aisément Aux autres la difficulté de l'exécution donne lieu à de meilleurs con- seils; dans le prince, à qui parler c'est faire, on ne peut comprenare combien la facilité est détestable.

Il n'en coûte que trois mots à Assuérus , et la peine de tirer son a/i-

1. 7// Beg. u, 2, 3. 2. II E'^dr. vi, 9, 10, H, 12, 13. 3. iLid. i*. 4. Esth. ni, 8, 9, 10, U. 5. Ibid m, 12, etc.

*i«SSUET. U &

^6 POLITIQUE

neau de son doigt; par un si petit mooTement, cent millions d'inno- cents vont être égorgés, et leur ennemi va s'enrichir de leurs dé- pouilles.

Tenez-vous donc ferme , ô prince ! Plus il vous est facile d'exécuter vos desseins, plus vous devez être difficile à vous laisser ébranler pour les prendre.

C'est à vous principalement que s'adresse cette parole du Sage * : a Ne tournez pas à tout vent, et n'entrez pas en toutes voies. » Le prince aisé à mener, et trop prompt à se résoudre, perd tout.

Assuérus fut trop heureux de s'être ravisé et d'avoir pu révoquer ses ordres avant leur exécution. Elle est ordinairement trop prompte, et ne vous laisse que le repentir d'avoir fait un mal irréparable.

XI» Prop. Il ne faut pas aisément changer d'avis après une mûre dé- libération. — Mais autant qu'il faut être lent à se résoudre, autant faut-il être ferme, quand on s'est déterminé avec connoissance. « N'en- trez point en toutes voies, » vous a dit le Sage 2; et il ajoute: « C'est ainsi que va le pécheur, dont la langue est double. C'est-à-dire qu'il dit et se dédit, sans jamais s'arrêter à rien. Il poursuit: « Soyez fer- mes dans la vérité de votre sens, et que votre discours soit un, » qu'il ne change pas aisément, selon le grec.

Article ii. Dt la molles'sc , de V irrésolution et dt la fausse fermeté.

Première Proposition. La mollesse est l'ennemie du gouvernement; caractère du paresseux, et de l'esprit indécis. « La main des forts dominera; la main nonchalante payera tribut '. » Un grand roi le dit: c'est Salomon. Au lieu des forts, l'hébreu porte: de ceux qui sont ap- pliqués et attentifs. L'attention est la force de l'âme.

« Le paresseux veut et ne veut pas : les hommes laborieux s'engrais- seront *. T> L'hébreu porte encore: les hommes attentifs et appliqués

Celui qui veut mollement, veut sans vouloir; il n'y a rien de moins propre à exercer le commandement, qui n'est qu'une volonté ferme et résolue.

II ne veut rien; il n'a que des désirs languissants. « Les désirs tuent e paresseux; il ne veut point travailler; il ne fait que souhaiter tout le long du jour*. » Il voudroit toujours, il ne veut jamais.

Aussi rien ne lui réussit , il perd toutes les affaires. « Qui est mou et languissant dans son ouvrage, est frère du dissipateur*. t>

Nous avons dit que la crainte ne convient pas au commandement; le paresseux craint toujours, tout lui parolt impossible. « Le paresseux dit : Il y a un lion dans le chemin, je serai tué au milieu des rues '. » Et eixore : « Le paresseux dit : Il y a un lion dans le chemin ; une lionne attend sur le passage. Le paresseux se roule en son lit, comme une Dorte sur son gond. » Assez de mouvement, peu d'action. Et en-

1. Eccli. V 11. 2. Ibid. il, 12. 3. Prov. xn, 24. 4. Ibid. xiu, 4. 5. Ibia. XXI. 25. 6. Ibid. xvm, 9.-7. Ibid. xxn, 13.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. iv. 6/

suite: « Le paresseux cache sa main sous ses bras, et ce lui est un tra- vail de la porter jusqu'à sa bouche *. j>

Comment aidera les autres celui qui ne sait pas s'aider lui-même? a La crainte abat le paresseux; les efféminés manqueront de tout 2. »

«La négligence abat les toits; les mains languissantes font entrer la pluie de tous côtés dans les maisons ^. »

Tout est foible sous un paresseux, a Soyez prompts dans tous vos ou- vrages, et la foiblesse ne viendra jamais au-davant de vous pour tra- verser vos desseins *. »

Les affaires en effet sont difficiles, on n'en surmonte la difficulté que par une activité infatigable. On manque tous les jours tant d'en- treprises, que ce n'est qu'à force d'agir sans cesse qu'on assure le suc- ces de ses desseins, a Semez donc le matin; ne cessez pas le soir; vous no savez lequel des deux profitera; et si c'est tous les deux, tant mieux pour vous *. »

IP Prop. Il y a une fausse fermeté. L'opiniâtreté invincible de Pharaon le fait voir. C'étoit endurcissement, et non fermeté. Cette du- reté est fatale à lui et à son royaume. L'Écriture en fait foi dans tout le livre de l'Exode.

La force du commandement poussée trop loin; jamais plier, jamais condescendre, jamais se relâcher, s'acharner à vouloir être obéi h quelque prix que ce soit; c'est un terrible fléau de Dieu sur les rois et sur les peuples.

Celui qui a dit: a Ne tournez pas à tout vent «, avoit dit un peu auparavant : a Ne forcez point le cours d'un fleuve '. » Il y a une légè- reté et aussi une roideur excessive.

Une fausse fermeté conseillée à Roboam, par des jeunes gens sans expérience, lui fit perdre dix tribus. Le peuple demandoit d'être un peu soulagé des impôts très-grands que Salomon e.xigeoit, soit qu'ils se plaignissent sans raison d'un prince qui avoit rendu l'or et l'argent communs dans Jérusalem; ou qu'en effet Salomon les eût grevés dans le temps qu'il donna tout à ses passions. Les vieillards, qui connois- soient l'état des affaires, et l'humeur du peuple juif, lui conseilloient de l'apaiser avec de douces paroles suivies de quelques effets. « Si vous donnez quelque chose à leurs prières, et que vous leur parliez douce- ment, ils vous serviront toute votre vie ^. »

Mais la jeunesse téméraire, qu'il consulta dans la suite, se moqua de la prévoyance des vieillards, et lui conseilla, non un simple refus, mais un refus accompagné de paroles dures et de menaces insuppor- tables, a Mon petit doigt, leur dit-il % est plus gros que tout le corps de mon père; mon père vous a foulés, et moi je vous foulerai encore davantage; mon père vous a fouettés avec des verges, et moi je vous fouetterai avec des chaînes de fer ; et le roi n'acquiesça pas au désir du peuple, parce que Dieu s'étoit éloigné de lui, et vouloit accomplir ce

1. Prov. XXVI, 13, 14, 15. 2. Ibid. xvm, 8-— .3. Ëccl. x, 18.

4. Ercli. XXXI, 27. 5. Eccl. XI, 6. 6. Ecr.li. v, 11.— 7. Ibid. rv, 32.

5. m Reg. xu, 7. «.Ibid. 10, 11, 15.

68 POLITIQUE

qu'il avoit dit contre Salomon ' , qu'en punition de ses crimes il parta- geroit son royaume après sa mort. »

Ainsi cette dureté de Roboam étoit un fléau envoyé de Dieu, et une juste punition tant de Salomon que de lui.

Les jeunes gens qu'il consultoit ne manquoient pas de prétextes : Il faut soutenir l'autorité: Qui se laisse aller au commencement, on lui met à la fin le pied sur la gorge. Mais par-dessus tout cela il falloit connoître les dispositions présentes , et céder à une force qu'on ne pou- voit vaincre. Les bonnes maximes outrées perdent tout. Qui ne veut jamais plier, casse tout à coup.

IIP Pbop. Le prince doit commencer par soi-même à commander avec fermeté, et se rendre maître de ses passions. «Ne marchez point après vos désirs, retirez-vous de votre propre volonté. Si vous suivez vos désirs, vous donnerez beaucoup de joie à vos ennemis 2. » Il faut donc résister à ses propres volontés, et être ferme premièrement contre soi-même.

Le premier de tous les empires est celui qu'on a sur ses désirs. « Ta cupidité te sera soumise, et tu la domineras^. )>

C'est la source et le fondement de toute l'autorité. Qui l'a sur soi- même, mérite de l'avoir sur les autres. Qui n'est pas maître de ses pas- sions, n'a rien de fort; car il est foible dans le principe.

Sédécias, qui disoit aux grands^ : a Le roi ne vous peut rien refu- ser, » n'étoit foible devant eux, que parce qu'il l'étoit en lui-même, et ne savoit pas maîtriser sa crainte.

Évilmérodac , abattu par la même passion, se laissa maltraiter et abattre par les seigneurs qui lui disoient : « Livrez-nous Daniel, ou nous vous tuerpns *. »

Si Darius eût eu assez de force sur lui-même pour soutenir la jus- tice, il auroit eu de l'autorité sur les grands qui lui demandoient le même prophète, et n'auroit pas eu la foiblessede sacrifier un innocent à leur jalousie*.

Pilate avoit succombé intérieurement à la tentation de la faveur, quand il se laissa forcer à crucifier Jésus-Christ. Il avoit beau avoir en main toute la puissance romaine dans la Judée; il n'étoit pas puissant, puisqu'il ne put résister à l'iniquité connue.

David, quelque grand roi qu'il fût, n'étoit plus puissant, quand sa puissance ne lui servit qu'à des actions qu'il a pleurées toute sa vie, et qu'il eût voulu n'avoir pas pu faire.

Salomon n'étoit plus puissant, quand sa puissance le rendit le plus foible de tous les hommes.

Hérode n'étoit point puissant, lorsque désirant de sauver saint Jean- Baptiste, dont une malheureuse lui demandoit la tête; il n'osa le faire, « de peur de la fâcher '. v II entra dans son crime quelque égard pour les assistants, devant lesquels il craignit de paroître foible, s'il man-

1. /// Reg. XI, 31, etc. 2. Eccli. xvni, 30, 31. 3. Gen, iv, 7. 4. Jer. xxxvm, 5. 5. Dcm. xrv, 28. 6. Ibid. vi, 12 et seq. "- Al arc. VI, 26.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. iv. 69

quoit d'accomplir le serment qu'il avoit fait. «Le roi étoit fâché d'avoir promis la tête de saint Jean-Baptiste; mais à cause du serment qu'il avoit fait, et des assistants, il commanda qu'on la donnât'. »

C'est la plus grande de toutes les foiblesses, que de craindre trop de paroître foible.

Tout cela fait connoître qu'il n'y a point de puissance, si on n'est premièrement puissant sur soi-même; ni de fermeté véritable, si on n'est premièrement ferme contre ses propres passions.

« Il faut souhaiter, dit saint Augustin-, d'avoir une volonté droite, avant que de souhaiter d'avoir une grande puissance. »

IV* Prop. La crainte de Dieu est le vrai contre-poids de la puissance : le prince le craint d'autant plus qu'il ne doit craindre que lui. Pour établir solidement le repos public, et affermir un État, nous avons vu que le prince a recevoir une puissance indépendante de toute autre puissance qui soit sur la terre. Mais il ne faut pas pour cela qu'il s'ou- blie, ni qu'il s'emporte, puisque moins il a de compte à rendre aux hommss. plus il a de compte à rendre à Dieu.

Les méchants, qui n'ont rien à craindre des hommes, sont d'autant plus malheureux , qu'ils sont réservés comme Caïn à la vengeance divine.

a Dieu mit un signe sur Caïn, afin que personne ne le tuât^. » Ce n'est pas qu'il pardonnât à ce parricide; mais il falloit une main di- vine pour le punir comme il méritoit.

Il traite les rois avec les mêmes rigueurs. L'impunité à l'égard des hommes les soumet à des peines plus terribles devant Dieu. Nous avons vu que la primauté de leur état, leur attire une primauté dans les sup- plices, a La miséricorde est pour les petits; mais les puissants seront puissamment tourmentés : aux plus grands est préparé un plus grand tourmenta »

Considérez comme Dieu les frappe dès cette vie. Voyez comme il traite un Achab; comme il traite un Antiochus; comme il traite un Na- buchodonosor, qu'il relègue parmi les bêtes; un Baltazar, à qui il dé- nonce sa mort et la ruine de son royaume, au milieu d'une grande fête qu'il faisoit à toute sa cour; enfin, comme il traite tant de mé- chants rois : il n'épargne pas la grandeur; mais plutôt il la fait servir d'exemple.

Que ne fera-t-il point contre les rois impénitents, s'il traite si rude- ment David humilié devant lui, qui lui demande pardon! « Pourquoi as-tu méprisé ma parole, et as-tu fait le mal devant mes yeux? Tu as tué Urie par le glaive des enfants d'Ammon; tu lui as ravi sa femme. Le glaive s'attachera à ta maison à jamais, parce que tu m'as méprisé. Et voici ce que dit le Seigneur : Je susciterai contre toi ton propre fils ; je te ravirai tes femmes, et les donnerai à, un autre qui en abusera pu- bliquement, et à la lumière du soleil. Tu l'as fait en secret, et tu as cru pouvoir cacher ton crime; et moi j'en ferai le châtiment à la vue

1 Malth. xiv, 9. 2, Aug. De Trinit. lib. XIII, cap. xni. 3. Gen. iv, 15. A.. Sap. VI 6, 7, 9.

70 POLITIQUE

de tout le peuple, et devant le saleil : parce que tu as fait blasphémer les ennemis du Seigneur'. »

Dieu le fit comme il i'avoit dit, et il n'est pas nécessaire de rappor- ter ici la révolte d'Absalon et toutes ses suites.

Ces châtiments font trembler. Mais tout ce que Dieu exerce de ri- gueur et de vengeance sur la terre, n'est qu'une ombre à comparaison des rigueurs du siècle futur, a C'est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant'. »

11 vit éternellement ; sa colère est implacable, et toujours vivante; sa puissance est invincible; il n'oublie jamais; il ne se lasse jamais; rien ne lui échappe.

LIVRE CINQUIÈME.

QUATRIÈME ET DERNIER CARACTÈRE DE L'AUTORITÉ ROYALE.

Article premier. Que l'autorité roijale est soumise à la raison.

Première Proposition. Le gouvernement est un ouvrage de raison et d'intelligence. a Maintenant, ô rois, entendez ; soyea instruits juges de la terrée »

Tous les hommes sont faits pour entendre; mais vous principalemeL sur qui tout un grand peuple se repose, qui devez être l'âme et l'in- telligence d'un État, en qui se doit trouver la raison première de tous ses mouvements; moins vous avez à rendre de raison aux autres, plus vous devez avoir de raison et d'inteljigence en vous-mêmes.

Le contraire d'agir par raison, c'est agir par passion ou par humeur. Agir par humeur, ainsi qu'agissoit Saiil contre David, ou poussé par sa jalousie, ou possédé par sa mélancolie noire, entraîne toute sorte d'irrégularité, d'inconstance, d'inégalité, de bizarrerie, d'injustice, d'étourdissement dans la conduite.

N'eût-on qu'un cheval à gouverner, et des troupeaux à conduire, on ne le peut faire sans raison : combien plus en a-t-on besoin pour me- ner les hommes, et un troupeau raisonnable!

« Le Seigneur a pris David comme il menoit les brebis, pour lui don- ner à conduire Jacob son serviteur, et Israël son héritage, et il les a conduits dans l'innocence de son cœur, d'une main habile et intelli- gente*. »

Tout se fait parmi les hommes par l'intelligence, et par le conseil, a Les maisons se bâtissent par la sagesse, et s'affermissent par la pru- dence. L'habileté remplit les greniers, et amasse les richesses. L'homme sage est courageux : l'homme habile est robuste et fort, parce que la

i. // Reg. xn,9, 10, etc. 2. Heb. x, 31. 3. Ps. n, lo.

4, Ibid. LXXVII, 70, 71, 72.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 71

guerre se fait par conduite, et par industrie : et le salut se trouve il y a beaucoup de conseil'. »

La Sagesse dit elle-même : « C'est par moi que les rois régnent, par moi les législateurs prescrivent ce qui est juste ^ »

Elle est tellement née pour commander, qu'elle donne l'empire à qui est dans la servitude, a Le sage serviteur commandera aux en- fants de la maison qui ne .sont pas sages, et U fera leurs partages'. « Et encore : «Les personnes libres s'assujettiront à un serviteur sensé*.*

Dieu en installant Josué lui ordonne d'étudier la loi de Moïse, qui étoit la loi du royaume; « afin, dit-il*, que vous entendiez tout ce que vous faites. Et encore : « Alors vous conduirez vos desseins, et vous entendrez ce que vous faites. »

David en dit autant à Salomon, dans les dernières instructions qu'il lui donna en mourant. « Prenez garde à observer la loi de Dieu, afin que vous entendiez tout ce que vous faites, et de quel côté vous aurez à vous tourner*. »

Qu'on ne vous tourne point, tournez-vous vous-mêmes avecconnois- sance ; que la raison dirige tous vos mouvements : sachez ce que vous faites, et pourquoi vous le faites.

Salomon avoit appris de Dieu même, combien la sagesse étoit néces- saire pour gouverner un grand peuple. « Dieu lui apparut en songe durant la nuit, et lui dit ' : Demandez- moi ce que vous voudrez : Sa- lomon répondit : 0 Seigneur! vous avez usé d'une grande miséricorde envers mon père David : comme il a marché devant vous en justice et en vérité et d'un cœur droit, vous lui avez aussi gardé vos grandes mi- séricordes, et vous lui avez donné un fils assis sur son trône : et main- tenant, ô Seigneur Dieu! vous avez fait régner votre serviteur à la place de David son père : et moi je suis un jeune homme, qui ne sais pas encore entrer ni sortir. » (C'est-à-dire, qui ne sais pas me conduire; qui ne sais par commencer, ni par finir les aflaires). « Et je me trouve au milieu du peuple que vous avez choisi, peuple infini et in- nombrable. Donnez donc à votre serviteur la sagesse et l'intelligence , et un cœur docile; afin qu'il puisse juger et gouverner votre peuple, et discerner entre le bien et le mal. Car qui pourra gouverner et juger ce peuple immense ? La demande de Salomon plut au Seigneur : Et il lui dit : Parce que vous avez demandé cette chose, et que vous n'avez point demandé une longue vie, ni de grandes richesses, ou de vous venger de vos ennemis, mais que vous avez demandé la sagesse pour juger avec discernement : j'ai fait selon vos paroles, et je vous ai donné un cœur sage et intelligent, en sorte qu'il n'y eut jamais, ni jamais il n'y aura un homme si sage que vous. Mais je vous ai encore donné ce que vous ne m'avez pas demandé, c'est-à-dire, les richesses et la gloire; et jamais il n'y a eu roi qui en eut tant que vous en aurez. '>

Ce songe de Salomon étoit une extase, l'esprit de ce grand roi

1. Prov. xxrv, 3, 4, 5, 6.-2. Ibid. vm, 15. 3. Ibid. xvir, 2. 4. Eccli. X, 28. —5. Jox. I, 7, 8. 6. /// Beg. II, 3.

7. Ibid. m, 5, 6, 7, etc.; // i^ar. i, 7, 8 etc.

72 POLITIQUE

séparé des sens et uni à Dieu, jouissoit de la véritable intelligence. Il Vit en cet état, que la sagesse est la seule grâce qu'un prince devoit demander à Dieu.

li vit le poids des affaires, et la multitude immense du peuple qu'il avoit à conduire. Tant d'humeurs, tant d'intérêts, tant d'artifices, tant de passions, tant de surprises à craindre, tant de choses à considérer, tant de monde de tous côtés à écouter et à connoître; quel esprit y peut suffire?

Je suis jeune, dit-il, et je ne sais pas encore me conduire. L'esprit ne lui manquoit pas, non plus que la résolution. Car il avoit déjà parlé d'un ton de maître à son frère Adonias; et dès le commencement de son règne il avoit pris son parti dans une conjoncture décisive, avec autant de prudence qu'on en pouvoit désirer : et toutefois il tremble encore, quand il voit cette suite immense de soins et d'affaires qui ac- compagnent la royauté; et il voit bien qu'il n'en peut sortir, que par une sagesse consommée.

11 la demande à Dieu, et Dieu la lui donne : mais en même temps il lui donne tout le reste qu'il n'avoit pas demandé; cest-à-dire, et les richesses et la gloire.

Il apprend aux rois, que rien ne leur manque quand ils ont la sa- gesse, et qu'elle seule leur attire tous les autres biens.

Nous trouvons un beau commentaire de la prière de Salomon dans le livre de la Sagesse, qui fait parler ainsi ce sage roi' : « J'ai désiré le bon sens, et il m'a été donné ; j'ai invoqué l'esprit de sagesse, et il est venu sur moi. J'ai préféré la sagesse aux royaumes et aux trônes; au prix de la sagesse les richesses m'ont paru comme rien : devant elle l'of m'a semblé un grain de sable, et l'argent comme de la boue : elle est plus aimable que la santé et la bonne grâce. Je l'ai mise devant moi comme un flambeau, parce que sa lumière ne s'éteint jamais. Tous les biens me sont venus avec elle, et j'ai reçu de ses mains la gloire, et des richesses immenses. »

IP Prop. La véritable fermeté est le fruit de l'intelligence, —a Con- sidérez ce qui est droit, et que vos yeux précèdent vos pas; dressez- vous un chemin, et toutes vos démarches seront fermes 2. » Qui voit devant soi aarche mûrement.

Autant donc que la fermeté est nécessaire au gouvernement, autant a-t-ii besoin de la sagesse.

Le caractère de la sagesse est d'avoir une conduite suivie. « L'homme sage est permanent comme le soleil ; le fou change comme la lune 3. »

Le plus sage de tous les rois fait dire ces paroles à la Sagesse : a A moi appartient le conseil et l'équité, à moi la prudence, à moi laiorce ♦. s

Ces choses à le bien prendre sont inséparables.

«L'homme sage est courageux, l'homme habile est robuste t,. .ort*. »

Les brutaux n'ont qu'une fausse hardiesse. « Nabal étôit impérieux, et personne n'osoit lui parler dans sa maison*'. » Tant qu'il crut n'a-

l.Sap. VII, 7, 8, 9, etc. 2. Prov. rv, 25, 26. 3. Eccli. xvn, 12. ^i. Prov. vm, 14. 5. Ibid. xxiv, 5. 6. I Reg. xxv, 17.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 7^

xoir rien à craindre de David, il disoit insolemment : « Qu'ai-je à faire de David? qui est le fils d'IsaP? » Aussitôt qu'il eut appris que David iivoit juré sa perte, quoiqu'on lui eût dit que sa femme l'avoit apaisé, a le ci>!ur lui manqua, il demeura comme une pierre, et mourut au bout de dix jours^ »

Roboam est méprisé pour son peu de sens. « Salomon laissa après iUi la folie de la nation ; Roboam, qui manquoit de prudence, et qui divisa le peuple par les mauvais conseils qu'il suivit 3. »

Comme il n'avoit point de sagesse, il n'avoit point de fermeté ; et son propre fils est contraint de dire : a Roboam étoit un homme mal- habile et d'un courage tremblant, et il n'eut pas la force de résister aux rebelles*. » Au lieu de malhabile et de courage tremblant, l'hé- breu porte : a C'étoit un enfant tendre de cœur. » Ce n'est pas qu'il ne leur ait fait la guerre. « Roboam et Jéroboam eurent toujours la guerre entre eux^. y>

Il n'est point accusé d'avoir manqué de courage militaire; mais c'est qu'il n'avoit pas cette force qui fait prendre et suivre avec résolution un bon conseil. A voir pourtant de quel ton il parla à tout le peuple, on le croiroit ferme et résolu. Mais il n'étoit ferme qu'en paroles; et au premier mouvement de la sédition, on lui voit honteusement prendre la fuite, a Roboam envoya Aduram qui avoit la charge de lever les tri- buts, et les enfants d'Israël le lapidèrent. Ce que Hoboam n'eut pas plutôt su qu'il se pressa de monter dans son chariot, et s'enfuit en Jé- rusalem; et le peuple d'Israël se sépara de la maison de David*. »

Voilà l'homme qui se vantoit d'être plus puissant que Salomon : il parle superbement quand il croit qu'il fera peur à un peuple suppliant. A la première émeute, il tremble lui-même, et il afi'ermit les rebelles par sa fuite précipitée.

Ce n'est pas ainsi qu'avoit fait son aïeul David. Quand il apprit la révolte d'Absalon, il vit ce qu'il y avoit à craindre, et se retira promp- tement, mais en bon ordre et sans trop de précipitation, « marchant à pied avec ses gardes, et ce qu'il avoit de meilleures troupes; et se posta dans un lieu désert et de difficile accès, en attendant qu'il eût des nouvelles de ceux qu'il avoit laissés pour observer les mouvements du peuple '. »

Il est vrai qu'il alloit, en signe de douleur, o nus pieds, et la tête couverte, lui et tout le peu]-le pleurant*. » Cela étoit d'un bon roi, et d'un bon père, qui voyoit son fils bien-aimé à la tête des rebelles ; et combien de sang il falioit répandre; et que c'étoit son péché (jui atti- roit tous ces malheurs sur sa maison et sur son peuple.

Il s'abaissoit sous la main de Dieu, attendant l'événement avec un courage inébranlable : « Si je suis agréable à Dieu, il me rétablira dans Jérusalem : que s'il me dit : Tu ne me plais pas : il est le maître; qu'il fasse ce qu'il trouvera le meilleur^. »

1. / Reg. XXV, 10.— 2. Ibid. 37, 38.-3. Eccli. XLVii, 27, 28. —4. // Par. XIII, 7. 5. Ibid. xu, 15. 6. Ibid. x, 18, 19. 7. // Reg. xv, 14, 15, 17,18, 28 8. Ibid. 30. 9. Ibid. 25, 26.

74 POLITIQUE

Étant donc ainsi résolu, il pourvoyoit à tout avec une présence d'es- prit admirable; et il trouva sans hésiter ce beau moyen qui dissipa les conseils d'Absalon et d'Architophel'.

Et quand après la victoire, il vit Séba, fils de Bochri, qui ramassoit les restes des séditieux, il ne se reposa pas sur l'avantage qu'il venoit de remporter, a Et il dit à Abisaï : Séba nous fera plus de peiue qu'Ab- salon : prenez donc tout ce qu'il y a ici de gens de guerre, de peur qu'il ne se jette dans quelque ville forte, et ne nous échappe'. » Par cet ordre il assura le repos public , et étoufTa la sédition dans sa naissance.

Voilà un homme vraiment fort, qui sait craindre il faut; et qui sait prendre à propos de bons conseils.

IIP Prop, La sagesse du prince rend le peuple heureux. « Le roi insensé perdra son peuple : les villes seront habitées par la prudence de leurs princes '. »

Voici les fruits bienheureux du sage gouvernement de Salomon. a Le peuple de Juda et d'Israël étoit innombrable; ils buvoient , ils mangeoient et ils vivoient à leur aise : et ils demeuroient sans rien craindre, chacun dans sa vigne et sous son figuier *. »

« L'or et l'argent étoient communs en Jérusalem comme les pierres : et les cèdres naissoient dans les vallées en aussi grande quantité que les sycomores*. »

Sous un prince sage tout abonde ; les hommes, les biens de la terre, l'or et l'argent. Le bon ordre amène tous les biens.

La même chose arriva sous Simon le Machabée. Son Caractère étoit. la sagesse. Parmi les Machabées, enfants de Mathatias, Judas étoit le fort**, et Simon étoit le sage. Mathatias l'avoit bien connu, lorsqu'il parle ainsi à ses enfants' : « Votre frère Simon est homme de bon conseil : écoutez-le en toutes choses , et regardez-le comme votre père. »

Nous avons déjà vu comme le peuple fut heureux sous sa conduite; mais il faut voir le particulier.

Il avoit trouvé les afi'aires en mauvais état : a Sous lui les Juifs fu- rent affranchis du joug des Gentils ^ »

a Toute la terre de Juda étoit en repos durant les jours de Simon : il chercha le bien de ses citoyens; aussi prenoient-ils plaisir à voir sa gloire et sa grandeur. Il prit Joppé, et y fit un port, et il s'ouvrit un passage dans les lies de la mer. Il étendit les bornes de sa nation, et fit beaucoup de conquêtes. Personne ne lui pouvoit résister. Chacun, cultivoit sa terre en paix; la terre de Juda et les arbres produisoient leurs fruits : les vieillards assis dans les places publiques ne parloient que de l'abondance on vivoit : la jeunesse prenoit plaisir à se parer de riches habillements, et portoit l'habit militaire. Il pourvoyoit à la subsistance des villes, et les fortifioit : la paix étoit sur la terre, et Is-

l. II Beg. XV, 33, 34. 2. Ibid. xx,6.— 3. Eccli. x, 3.-4. III Reg. iv, 20, as 5. Ibid. X, -il; II Par. i, 15. 6. i Mach. n, 66. 7. Ibid- 65. 8. Ibid. xni, 41.

TIRÉE DE L'ÉCRITÎJRE, LIV. V. 75

raôl viyoit en grande joie, chacun dans sa vigne et sous son figuier, sans avoir aucune crainte : personne ne les attaquoit ; les rois ennemis étoient abattus : il protégeoit les foibles ; il faisoit observer la loi : il ôtoit les méchants de dessus la terre; il ornoit le temple, et augmen- toit les vaisseaux sacrés*. Enfin il faisoit justice, il gardoit la foi, et ne songeoit qu'au bonheur et à la grandeur de son peuple'. »

Que ne fait peint un sage prince I sous lui les guerres réussissent ; la paix s'établit ; la justice règne ; les lois gouvernent ; la religion fleu- rit ; le commerce et la navigation enrichissent le pays ; la terre même semble produire les fruits plus volontiers. Tels sont les effets de la sa- gesse. Le Sage n'avoit-il pas raison de dire : « Tous les biens me sont venus avec elle'. »

Qu'on doive tant de biens aux soins et à la prudence d'un seul homme, peut-on l'aimer assez? Nous voyons aussi que la grandeur de Simon faisoit les délices du peuple. Il L'y a rien qu'ils ne lui accor- dent ^

Quand Dieu veut rendre un peuple heureux, il lui envoie un prince sage. Hiram admirant Salomon qui savoit tout faire à propos, lui écri- voit * : « Parce que Dieu a aimé son peuple, il vous a fait roi. Et il ajoutoit : Béni soit le Dieu d'Israël, qui a fait le ciel et la terre, et qui a donné à David un fils sage, habile, sensé et prudent. »

a Heureux vos sujets et vos domestiques, qui sont tous les jours de- vant vous et écoutent votre sagesse, s'écrioit la reine de Saba *. Béni soit le Seigneur votre Dieu, à qui vous avez plu; qui vous a fait roi d'Israël, parce qu'il aimoit ce peuple d'un amour éternel; et vous a établi pour y faire justice et jugementi »

IV» Prop. La sagesse sauve les États plutôt que la force. « 11 y avoit une petite ville, et peu de monde dedans. Un grand roi est venu contre elle; il l'a enceinte de tranchées, il a bâti des forts de tous côtés, et il a formé un siège devant cette place. Il s'y est trouvé un homme pauvre et sage, et il a délivré sa ville par sa sagesse. Et j'ai dit en moi-même que la sagesse vaut mieux que la force '. »

C'est ainsi que Salomon nous explique les effets de la sagesse. Et il répète encore une fois' : a La sagesse vaut mieux que les armes; mais qui manque en une chose perd de grands biens. »

Les combats sont hasardeux; la guerre est fâcheuse pour les deux par- tis, la sagesse, qui prend garde à tout et ne néglige rien, a des voies non-seulement plus douces et plus raisonnables, mais encore plus sûres.

Dans la révolte de Séba contre David, le rebelle se retira dans Aiéla, ville importante, Joab ne tarda pas à l'assiéger par ordre de David s. Pendant qu'on en ruinoit les murailles, une femme de la ville demanda à parler à Joab, et lui tint ce discours au nom de la ville qu'elle intro- duisoit comme lui parlant. « Il y a un certain proverbe, que qui veut savoir la vérité la demande à Abéla ". » (Cette ville étoit en réputation

1. I Mach. XIV, 4, 5,6, etc. U. Ibid. 35. 3. Sap. vu, II. 4. / Mach. XIV, 14, 35, 46. 5. // Far. u, 11, 12. 6. /// Re^i. x, 8, 9= 7. Ecclu. a, 14, 15, 16. —8. Ibid. 18. 9. // Reg. xx, 14, etc. 10. Ibid. 18, etc.

76 POLITIQUE

d'avoir beaucoup de sages citoyens qu'on venoit consulter de tous cô- tés.) a C'est moi qui réponds la vérité aux Israélites; cependant vous voulez me détruire et ruiner une mère en Israël! » (C'est-à-dire une ville capitale.) « Pourquoi renversez-vous l'héritage du Seigneur et une ville qu'il a donnée à son peuple? A Dieu ne plaise, répondit Joab, que je veuille la renverser; mais Séba s'est soulevé contre le roi, li- vrez-le tout seul, et nous laisserons la ville en repos. La femme lui ré- pondit: On vous jetera sa tête du haut de la muraille. Elle parla au peuple assemblé, et discourut sagement, de sorte qu'on résolut de faire ce qu'elle avoit dit; et Joab renvoya l'armée. »

Voilà une ville sauvée par la sagesse. La sagesse finit tout à coup, sans risn hasarder, et en ne perdant que le seul coupable, une guerre qui avoit donné tant d'appréhension à David.

Béthulie, assiégée par Holopherne, est sauvée par les conseils de Judith, qui empêche, premièrement, qu'on ne suive la pernicieuse résolution de se rendre, déjà prise dans le conseil; et ensuite fait périr les ennemis par une conduite aussi sage que hardie *.

Ainsi on voit que la sagesse est la plus sûre défense des États. La guerre met tout en hasard. « L'empire du sage est stable ^ »

oc La sagesse fortifie le sage plus que s'il étoit soutenu par les princi- paux de la ville s. »

V^ Prop. Les sages sont craints et respectés. David étoit vaillant, et savoit parfaitement l'art de la guerre. Ce n'est pas ce qui donnoit le plus de crainte à Saûl. a Mais il le craignoit, parce qu'il étoit très-pru- dent en toutes choses \ tj

David lui-même craignoit plus le seul Achitophel que tout le peuple qui étoit avec Absalon ; parce qu'en ce temps a on consultoit Achitophel comme si c'eût été un Dieu *. »

C'étoit autant la sagesse que la puissance de Salomon , qui tenoit en crainte ses voisins, et conservoit son royaume dans une paix profonde.

Parce que Josaphat étoit sage, instruit de la loi, et prenant soin d'en faire instruire 1g peuple, tous ses voisins le craignoient. a Le Seigneur répandit la terreur sur les royaumes voisins, et ils n'osoient faire la guerre à Josaphat: les Philistins lui apportoient des présents, et les Arabes lui payoient tribut ^. y>

Josaphat étoit belliqueux; mais l'Écriture attribue tous ces beaux effets à la piété et à la sagesse de ce roi, qui n'avoit pas encore fait la guerre, dans le temps qu'il étoit si redouté de ses voisins.

Si la sagesse fait respecter le prince au dehors, il ne faut pas s'éton- ner qu'elle le fasse respecter au dedans. Quand Salomon eut rendu ce jugement mémorable, il montra un si grand discernement, « Tout Israël entendit la sentence que le roi avoit prononcée ; et ils craignirent le roi, voyant que la sagesse de Dieu étoit en lui '. »

Il y a quelque chose de divin à ne se tromper pas; et rien n'inspire tant de respect ni tant de crainte.

1. Judith, vm. 9, 10, 28; TX, X, etc. —2. Eccli. X. 1. 3. Eccl. VU, 20. 4. IReg. yvni, 15. 5.7/ Reg. xvi, 23. 6. // Par. xvu, 7, 8, 10, 11, etc. 7. m Reg. m, 28.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 77

Et voyez comme l'Écriture marque exactement l'effet naturel de chaque chose. La bonne grâce de Salomon lui avoit déjà attiré l'a- mour des peuples. « Il parut dans le trône de son père, et il plut à tous *. »

Voici quelque chose de plus grand. Il montra un discernement exquis ; et on le craignit, de cette crainte respectueuse, qui tient tout le monde dans le devoir.

C'est donc avec raison qu'on lui fait dire : « La sagesse vaut mieux- que les forces; et l'homme prudent est au-dessus de l'homme fort'. «

Vl« Prop. C'est Dieu qui donne la sagesse. « Toute sagesse vient du Seigneur; elle a été avec lui devant tous les siècles, et y sera à ja- mais. Oui a compté le sable de la mer, et les gouttes de pluie, et les jours du monde? Qui a mesuré la hauteur des cieux, et la largcui de la terre, et les profondeurs de l'abîme? Qui a pénétré cette sagesse de Dieu qui a précédé toutes choses? La sagesse a été produite la pre- mière; l'intelligence est engendrée devant tous les siècles. A qui a été connue la source de la sagesse, et qui a découvert toutes ses adresses? 11 n'y a qu'un seul sage, un seul redoutable: c'est le Seigneur assis sur le trône de la sagesse. C'est lui qui l'a créée par son esprit, et qui l'a connue, et qui l'a comptée, et qui en sait toutes les mesures. Il l'a répandue sur tous ses ouvrages, et sur toute chair, à chacun selon qu'il lui a plu; et il l'a donnée à ceux qui l'aiment. » C'est par com- mence l'Ecclésiastique ».

Dieu est le seul sage; en lui est la source de la sagesse, et c'est lui seul qui la donne.

C'est à lui que la demande le Sage. « 0 Dieu de mes pères! ô Sei- gneur miséricordieux, qui avez tout fait par votre parole! donnez-moi la sagesse qui est toujours auprès de votre trône. Vous m'avez fait roi , et vous m'avez ordonné de vous bâtir un temple. Votre sagesse est avec vous ; elle entend tous vos ouvrages ; elle étoit avec vous quand vous avez fait le monde; elle savoit ce qui vous plaisoit, et ce qui étoit droit dans tous vos commandements. Envoyez-la moi des cieux, du trône su- blime où vous êtes assis plein de gloire et de majesté, afin qu'elle soit toujours et travaille toujours avec moi; et que je connoisse ce qui vous est agréable; car elle sait tout: elle me fera observer une juste médio- crité dans toutes mes actions, et me gardera par sa puissance. Et ma conduite vous plaira, et je gouvernerai votre peuple avec justice; et je serai digne du trône de mon père *. »

Qui désire ainsi la sagesse, et qui la demande à Dieu avec cette ar- deur, ne manque jamais de l'obtenir, oc Je t'ai donné un cœur sage et intelligent ^ » « Et encore: Dieu donna la sagesse à Salomon, et une prudence exquise, et une étendue de cœur (c'est-à-dire d'intelligence), comme le sable de la mer «. »

Il lui a donné la sagesse, pour l'intelligence de la loi et des maxi- mes; la prudence, pour l'application; l'étendue de connoissance, c'est-

i. / Par. xxrx, 23. 2. Sap. vi, l. 3. Eccti. l, 2,3, ^i, etc. 4. Sap. IX, 1, 4, 7, 8, etc. - 5. /// Reg. m, 12. 6. iLid. 4, 2».

78 POLITIQUE

à-diïe une grande capacité, pour comprendre les difficultés et toutes les minuties des affaires. Dieu seul donne tout cela.

VI1« Prop. Il faut étudier la sagesse. Dieu la donne, il est vrai; mais Dieu la donne à ceux qui la cherchent.

a J'aime ceux qui m'aiment, dit la Sagesse elle-même >; et qui me cherche du matin, trouve. »

a Le commencement de la sagesse est un véritable désir de la savoir'. »

a Aimez mes discours, dit-elle', et désirez de les entendre, et vous aurez la science. »

a La sagesse se laisse voir facilement à ceux qui l'aiment, et se laisse trouver à ceux qui la cherchent; elle prévient ceux qui la désirent, et se montre la première à eux; qui s'éveille du matin pour penser à elle, ne sera pas rebuté, il la trouvera à sa porte. Y penser, c'est la per- fection; qui veille pour l'obtenir sera bientôt content; car elle tourne de tous côtés pour se donner à ceux qui sont dignes d'elle; elle leur apparolt avec un visage agréable, et n'oublie rien pour aller à leur rencontre *. »

Elle est bonne , eUe est accessible ; mais il faut Faimer et travailler pour l'avoir.

Il ne faut pas plaindre les peines qu'on prendra à cette recherche , on en est bientôt récompensé, a Mon fils, faites-vous instruire dès vo- tre jeunesse, et la sagesse vous suivra jusqu'aux cheveux gris; culti- vez-la avec soin, comme celui qui laboure et qui sème; et attendez ses bons fruits. Vous travaillerez un peu pour l'acquérir, et vous ne tar- derez pas à manger ses fruits*. Mettez vos pieds dans ses entraves, votre cou dans ses hens, votre épaule sous son joug. A la fin vous y trouverez le repos, et eUe vous tournera en plaisir*. »

VIII' Prop. Le prince doit étudier et îaire étudier les choses utiles: quelle doit être son étude. Il ne faut pas s'imaginer le prince un livre à la main, avec un front soucieux, et des yeux profondément at- tachés à la lecture. Son livre principal est le monde; son étude c'est d'être attentif à ce qui se passe devant lui pour en profiter.

Ce n'est pas que la lecture ne lui soit utile, et le plus sage des rois ne l'a pas négligée.

« Comme l'Ecclésiaste (c'est Salomon) étoit très-sage , il a instruit son peuple, et il a recherché les sages sentences. L'Ecclésiaste a étudié pour trouver des discours utiles, et il a écrit des choses droites, des paroles véritables. Les discours des sages sont comme un aiguillon dans le cœur; les maîtres qui les ont ramassés étoient conduits par un seul pasteur ', » C'étoit le roi qui prenoit soin et de chercher par lui-même, et de faire chercher aux autres les discours utiles à la vie.

a Mon fils, n'en désirez pas davantage. » C'est-à-dire, renfermez- vous dans les choses profitables : laissez les livres de curiosité. « On multiplie les livres sans fin ; et de trop longues spéculations épuisent le corps *. »

1. Prov. vm, 17. 2. Sap. vi, 18—3. Lbid. 12.— 4. Ibid. 13, 14,15, 16, 17. 5. Eccli. VI, 18, 19, 20. 6. Ibld. 25, 26, 2».— 7. Eccles. Xll, 9, iO. 11. 8. Ibid. XII, 12.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 79

Les vraies études sont celles qui apprervnent les choses utiles à la rie humaine. lUy en a qui sont dignes de l'application du prince ha- bile. Dans les autres, c'est assez pour lui d'exciter l'industrie des sa- vants par les récompenses; dont la principale est toujours, aux esprits bien faits, l'agrément et l'estime d'un maître entendu.

Il ne convient pas au prince de se fatiguer par de longues et curieuses lectures. Qu'il lise peu de livres ; qu'il lise, comme Salomon, les dis- cours sensés et utiles. Surtout qu'il lise l'Évangile, et qu'il le médite. C'est sa loi, et la volonté du Seigneur.

IX* Prop. Le prince doit savoir la loi. Il est fait pour juger, et c'est la première institution de la royauté. « Faites-nous un roi qui nous juge. Et encore : a Nous voulons être comme les autres nations, et avoir un roi qui nous juge '. »

Aussi avons-nous vu que Dieu commande aux rois d'écrire la loi de Moïse, d'en avoir toujours avec eux un exemplaire authentique, et de la lire tous les jours de leur vie*.

C'est pour cela que dans leur sacre on la leur mettoit en main. « Ils amenèrent au temple le fils du roi, et lui mirent le diadème, et la marque royale sur la tête; ils lui mirent aussi la loi à la main, et le firent roi. Le pontife Joïada et ses enfants le sacrèrent; et tout le peuple cria : Vive le roi \ »

Le prince doit croire aussi que dans la nouvelle alliance il reçoit l'Évangile de la main de Dieu, pour se régler par cette lecture.

Le peuple doit savoir la loi, sans doute, du moins dans ses" princi- paux points; et se faire instruire du reste dans les occurrences : car il la doit pratiquer. Mais le prince, qui outre cela la doit faire pratiquer aux autres, et juger selon ses décrets, la doit savoir beaucoup da- vantage.

On ne sait ce qu'on fait, quand on va sans règle, et qu'on n'a pas !a loi pour guide : la surprise, la prévention, l'intérêt et les passions of- fusquent tout, a Le prince ignorant opprime sans y penser plusieurs personnes, et fait triompher la calomnie*. »

oc Mais le commandement est un flambeau devant les yeux ; la loi est une lumière *. «^ Le prince qui la suit , voit clair ; et tout l'État est éclairé.

«Que si l'œil de l'État (c'est-à-dire le prince) est obscurci, que seront les ténèbres mêmes, et combien ténébreux sera tout le corps*! »

Qu'il sache donc le fond de la loi, par laquelle il doit gouverner. Et s'il ne peut pas descendre à toutes les ordonnances particulières que les afî'aires font naître tous les jours, qu'il sache du moins les grands principes de la justice, pour n'être jamais surpris. C'étoit le Deuté- roEome, et le fondement de la loi, que Dieu l'obligeoit d'étudier et de savoir.

Que la vie du prince est sérieuse! il doit sans cesse méditer la loi. Aussi n'y a-t-il rien parmi les hommes de plus sérieux ni de plus grave, que l'office de la royauté.

1. / Reg. vni, 5, 20. 2. Deut. xvu, 18, 19. 3. II Paraiip. xxiii, 11 4. Prov. xxvn, 16. 5. Ibid. vi, 23. 6. Matth. vi, 23.

80 Î>0L1TIQUE

X* Prop. Le prince doit savoir les affaires. Amsi a-t-on vu Jephté, élu prince du peuple de Dieu, prouver par la discussion des droits de ce peuple, que le roi des Ammonites leur faisoit injustement la guerre '.

On voit l'affaire discutée avec toute l'exactitude possible. Dans cette discussion, les principes du droit sont joints par Jephté avec la recher- che des faits, et la connoissance des antiquités. C'est ce qu'on appellô savoir les affaires.

Le prince qui sait ces choses met visiblement la raison de son côté : ses peuples sont encouragés à soutenir la guerre, par l'assurance de leur bon droit : ses ennemis sont ralentis : les voisins n'ont rien à dire.

Une semblable discussion fit beaucoup d'honneur à Simon Machabée 2. a Le roi d'Asie lui envoya redemander par Athénobius la citadelle de Jérusalem . avec Joppé et Gazara, places importantes, qu'il soutenoit être de son royaume. »

Simon, sur cette demande, fait premièrement les distinctions néces- saires. Il distingue les anciennes terres qui appartenoient de tout temps aux Juifs, d'avec celles qu'ils avoient conquises depuis peu.

a Nous n'avons, dit-il ^, rien usurpé sur vos voisins, et ne possédons rien du bien d'autrui, mais rhéritage de nos pères que nos ennemis ont possédé quelque temps injustement, dans lequel nous sommes ren- trés aussitôt que nous en avons trouvé l'occasion : et nous ne faisons que revendiquer l'héritage de nos pères. »

On a vu les offres qu'il fit pour Joppé et pour Gazara, encore qu'il les eût prises par une bonne et juste guerre : et il se mit si bien à la raison, qu' Athénobius, envoyé du roi d'Asie, « n'eut rien à répondre

Il est beau et utile que les affaires d'une certaine importance soient discutées autant qu'il se peut par le prince même, avec un grand rai- sonnement. Quand il s'en fie tout à fait aux autres, il s'expose à être trompé, ou à voir ses droits négligés. Personne ne pénètre plus dans les affaires, que celui qui y a le principal intérêt.

XP Prop. Le prince doit savoir connoître les occasions et les temps. C'est une des principales parties de la science des affaires, qui toutes dépendent de là.

Chaque chose a son temps, et tout passe sous le ciel dans l'espace qui lui est marqué. Il y a le temps de naître, et le temps de mourir; le temps de planter, le temps d'arracher; le temps de blesser, et le temps de guérir; le temps de bâtir, et le temps d'abattre; le temps de pleurer, et le temps de rire; le temps d'amasser, et le temps de répan- dre; le temps de couper, et le temps de coudre (c'est-à-dire, le temps de s'unir, et le temps de rompre); le temps de parler, et le temps de se taire ; le temps de guerre, et le temps de paix. Dieu même, fait tout en certains temps ^ »

Si toutes choses dépendent du temps, la science des temps est donc la vraie science des affaires, et le vrai ouvrage du sage. Aussi est-il

1. Jud. 11, 15, etc. Vid. Sup. 2. / Mach. xv, 28, etc.— 3. Ibid. 33, 34. 4. Ibid. 35. 5. Ecries, m 1. 2. etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv, v. 81

écrit que le cœur du sage connoît le temps, et règle sur cela son ju- gement '. »

C'est pourquoi il faut dans les affaires beaucoup d'application et ae travail. » Chaque affaire a son temps et son occasion; et la vie ae rhomme est pleine d'affliction, parce qu'il ne sait point le passé, et u n'a point de messager qui lui annonce l'avenir. U ne peut rien sur les vents, il n'a point de pouvoir sur la mort; il ne peut différer quanc on vient lui faire la guerre'. » Nul ne fait ce qu'il veut : une force majeure domine partout : les moments passent rapidement, et aveî une extrême précipitation; qui les manque, manque tout.

Cette science des temps a fait la principale louange de la sagesse de Salomon. « Béni soit le Dieu d'Israël, qui a donné h David un fils ha- bile, avisé, sage et prudent, pour bâtir un temple au Seigneur, et un palais pour sa personne ' ! » Dans une profonde paix, dans une grande abondance, après les préparatifs faits par son père. C'étoit le temps d'entreprendre de si grands ouvrages.

Parce que les Machabées prirent bien leur temps, ils engagèrent les Romains à les protéger : et ils s'affranchirent des rois de Syrie , qui les opprimoient. « Jonathas vit que le temps étoit favorable, et il en- voya renouveler l'alliance avec les Romains *. »

Il faudroit transcrire toutes les histoires saintes et profanes, pour marquer ce que peuvent, dans les affaires, les temps et les contre- temps.

Il y a encore dans les choses certains temps à observer, pour garder les bienséances, et entretenir Tordre. « Mon fils, observez les temps, et évitez le mal*. »

Les temps règlent toutes les actions jusqu'aux moindres. « Malheur à toi, terre dont les rois se gouvernent en enfants, et mangent dès le matin ! Heureuse la terre dont le roi n'a que de grandes pensées; dont les princes mangent dans le temps, pour la nécessité , et non pour la délicatesse*. » C'est une espèce de similitude pour mon- trer que le temps gouverne tout, et que chaque chose a un temps propre.

XI P Prop. Le prince doit connoître les hommes. C'est sans doute sa plus grande affaire, de savoir ce qu'il faut croire des hommes, et à (]Uûi ils sont propres.

Il faut, avant toutes choses, qu'il connoisse le naturel de son peuple; et c'est ce que le Sage lui prescrit, &a. la figure dun pasteur : « Con- noissez, dit-il ', la face de votre brebis, et considérez votre troupeau. »

Sans regarder aux conditions, il doit juger de chacun, par ce qu'il est dans son fond, a Ne méprisez pas le pauvre, qui est homme de bien : n'élevez pas le riche, à cause qu'il est puissant*. » Et encore : tt Ne louez ni ne méprisez l'homme par ce qui paroît à la vue : l'abeiile est petite, et il n'y a rien de plus doux que ce qu'elle fait*. »

i.JiIccles. vlii, 5. 2. Ibid. 6, 7, 8. 3- // Parai. n,12. 4. / Mach. xu, i. à. Eccli. IV, 23. 6. Eccles. x, 16, 17. 7. Prov. xxvn, 23. 8. Eccli. X, 26. 9. Ibid, xi, 2. 3.

II 6

89 POLITIQUE

Il faut surtout qu'il connoisse ses courtisans. « Prenez garde à ceux qui vous environnent, et tenez conseil avec les sages '. »

Autrement tout ira au hasard dans un État, et il y arrivera ce que dépiore le Sage'. « J'ai vu sous le soleil qu'on ne confie pas la course au nms vite, ni la guerre au plus vaillant: que ce n'est point aux sages qu'on donne du pain, ni aux plus habiles qu'on donne les richesses; et aue ce ne sont pas les plus intelligents qui plaisent le plus : mais que la rencontre et le hasard font tout sur la terre. »

C'est ce qui arrive sous un prince inconsidéré, qui ne sait pas choisir les hommes, mais qui prend ceux que le hasard et l'occasion, ou son humeur, lui présentent.

La surprise et l'erreur confondent tout dans un tel règne. « J'ai vu sous le soleil un mal, le prince se laisse aller par s".rprise : un fou tient les hautes places, et les grands sont à ses pieds 3.»

Le prince qui choisit mal, est puni par son propre choix, a Celui qui envoie porter des paroles par un fou , sera condamné par ses propres œuvres*. »

David, pour avoir bien connu les hommes, sauva ses affaires dans la révolte d^Absalon. Il vit que toute la force du parti rebelle étoit dans les conseils d'Achitophel, et tourna tout son esprit à les détruire. Il connut la capacité et la fidélité de ChusaL C'étoit un sage vieillard qui , le voyant contraint de prendre la fuite, « vint à lui la tète couverte de poussière, et les habits déchirés. David lui dit : Si vous venez avec moi, vous me serez à charge : si vous faites semblant de suivre le parti d'Absalon, vous dissiperez le conseil d'Achitophel*. »

Il ne se trompa point dans sa pensée. Chu.-aï empêcha Absalon de suivre un conseil d'Achitophel, qui ruinoit David sans ressource «. Achitophel sentit aussitôt que les affaires étoient perdues, et se fit pé- rir par un cordeau '.

David non content d'envoyer Cliusaï, lui donna des personnes affi- (lées. Il ne falloit pas s'y tromper; car, au moindre faux pas, le préci- pice étoit inévitaiile. Voici donc ce que David dit à Chusaï : ce Tout ce que vous apprendipez des desseins d'Absalon, dites-le aux prêtres Sa- doc et Abiathar : ils ont deux enfants par qui vous me manderez tou- tes les nouvelles^. »

Chusaï n'y manqua pas. Après avoir rompu les desseins d'Achito- phel, û manda à David, par ces deux hommes, tout ce qui s'étoit passé ^, et lui donna un avis qui sauva l'État.

Ainsi David, pour avoir connu les hommes dont il se servoit, reprit le dessus, et rétabUt .ses affaires presque désespérées.

Au contraire Roboam, pour avoir mal connu l'humeur de son peu- ple, et l'esprit de Jéroboam qui le soulevoit, perdit dix tribus, c'est-à- dire plus de la moitié de son royaume.

Le prince qui s'habitue à bien connoltre les hommes, paroît en tout

1. Ecdi. IX, 21. 2. Ecoles, k, il. 3. Ibid. x, 5, 6. 4. Prov. xxvi. 6, 5. // Ç^g. XV, 32, 33, 34. 6. Ibid. xvir, i, etc. —7. Ibid. 23. 8. Ibia. XV, 35, 36. - 9. Ibid. xvii, 15, etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 83

inspiré d'en haut ; tant il donne droit au but. Joab avoit envoyé une femme habile pour insinuer quelque chose à David. Ce prince con- nut d'abord de qui venoit le conseil, a II répondit à cette femme ' : Dites-moi la vérité; n'est-ce pas Joab qui vous envoie me parler? Seigneur, lui dit-elle, par le salut de votre âme, vous ne vous êtes détourné ni à droite ni à gauche. Votre serviteur Joab m'a mis à la bouche toutes les paroles que j'ai dites : mais vous, Seigneur, vous êtes sage comme un ange de Dieu, et il n'y a rien sur la terre que vous m sachiez, jj

C'est ce que vouloit dire Salomon dans cette belle sentence : « U I-rophétie est dans les lèvres du roi ; il ne se trompe point dans son jugement*. »

Ce sage roi l'avoit éprouvé , dans ce jugement mémorable qu'il rendit entre ces deux mères. Parce qu'il connut la nature, et les effets des passions , la malice et la dissimulation ne put se cacher à ses yeux: a. Et tout le peuple connut que la sagesse de Dieu étoiten lui '.»

Outre que la grande expérience, et la connoissance des hommes, donnent à un prince appliqué un discernement délicat ; Dieu l'aide en effet quand il s'applique, car « le cœur du roi est entre ses mains*. »

C'est Dieu qui mit dans le cœur de David ces salutaires conseils qui lui remirent la couronne sur la tête. Ce ne fut pas la prudence de David : « Ce fut le Seigneur lui-même qui dissipa les conseils utiles d'Achitophel * I »

Aussi s'étoit-il d'abord tourné à Dieu. « 0 Seigneur 1 confondez le conseil d'Achitophel « ! »

Voilà donc deux choses que le prince doit faire : premièrement, s'appliquer de toute sa force à bien connoltre les hommes; se- condement, dans cette application, attendre les lumières d'en haut, et les demander avec ardeur; car la chose est délicate et enveloppée.

Il ne se peut rien ajouter à ce que dit sur ce sujet l'Ecclésiastique. Je rapporterai son discours , comme il est porté dans le grec, bien plus clair que notre version latine ' : a Tout conseiller vante son con- seil; mais il y en a qui conseillent pour eux-mêmes. Gardez-vous donc d'un conseiller, et regardez avant toutes choses quel besoin vous en avez, et quels sont ses intérêts. Car souvent il conseillera pour lui- même, et hasardera vos affaires pour faire les siennes. Il vous dira : Vous faites bien ; et il prendra garde cependant à ce qui vous arri- vera, pour en profiter. Ne consultez donc pas avec un homme sus- pect. Regardez les vues d'un chacun. Ne prenez pas l'avis d'une femme sur celle dont elle est jalousj, ni d'un homme timide sur la guerre, ni du marchand sur la difficulté des voitu.es, ni du vendeur sur le prix de ses marchandises (chacun se fera valoir, et regardera son profit). Ne consultez non plus l'envieux sur la récompense des services ; ni celui dont le cœur est dur sur les libéralités et sur

1. /i Reg. XIV, 18 , 19 , 20. 2. Prov. xvi , 10. 3. /// Reg. m , 4. Pror. XXI, 1. 5- // Rey. x\ll, 14 —6. Ibid. 15 3* V. Eccli. >::^xvu, 8, 9. etc.

'84 POLITIQUE

les grâces ; ni l'homme lent sui quelque entreprise que ce soit ; ni le mercenaire que vous avez à votre service sur la fia de l'ouvrage qu'il a entrepris (car il a intérêt de le faire durer le plus qu'il pourra); ni un serviteur paresseux sur les travaux qu'il faut entreprendre. Ne ■prenez point de tels conseils : mais ayez auprès de vous un homme religieux, qui garde les commandements, dont l'esprit revienne au vôtre, et qui compatisse à vos maux quand vous tomberez. Et faites- vous un conseil dans votre cœur ; car vous n'ec trouverez point de plus fidèle. L'esprit d'un homme lui rapporte plus de nouvelles que sept sentinelles mises sur de hauts lieux, pour découvrir, et pour ob- server. Et par-dessus tout cela priez le Seigneur, afin qu'il conduise vos voies. »

XIII' Prop. Le prince doit se connotfre lui-même. Mais de tous les hommes que le prince doit connoltre, celui qui lui importe plus de bien connoître c'est lui-même.

<t Mon fils, éprouvez votre âme dans toute votre vie, et si elle vous semble mauvaise, ne lui donnez pas de pouvoir' : » c'est-à-dire, ne vous laissez pas aller à ses désirs. Le grec porte : « Mon fils, éprou- vez votre âme, connoissez ce qui lui est mauvais, et gardez-vous de lui donner. »

Tout ne convient pas à tous ; il faut savoir à quoi on est propre. Tel homme qui seroit grand, employé à certaines choses, se rend méprisable, parce qu'il se donne à celles il n'est pas propre.

Connoître ses défauts est une grande science : car on les corrige, ou on y supplée par d'autres moyens. « Mais qui connolt ses fautes?» dit le Psalmiste'. Nul ne les connoît par lui-même; il faut avoir quel- que ami fidèle qui vous les montre. Le Sage nous le conseille, a Qui aime à savoir, aime à être enseigné; qui hait d'être repris, est in- sensé'. «

En effet, c'est un caractère de folie, d'adorer toutes ses pensées, de croire être sans défaut, et de ne pouvoir souffrir d'en être averti, « L'insensé marchant dans sa voie, trouve tous les autres fous*. » Et encore : a Ne conférez point avec le fou, qui ne peut aimer que ce qui lui plaît*. »

Le Sage dit au contraire * : « Qui donnera un coup de fouet à mes pensées, et une sage instruction à mon cœur; afin que je ne m'épargne pas moi-même, et que je connoisse mes défauts : de peur que mes ignorances et mes fautes ne se multiplient, et que je ne donne de la joie à mes ennemis , qui me verront tomber à leurs pieds? »

Voilà ce qui arrive à l'insensé qui ne veut pas connoître ses fautes. Les princes , accoutumés à la flatterie , sont sujets plus que tous les autres hommes à ce défaut. Parmi une infinité d'exemples, je n'en rapporterai qu'un seul.

Achab ne vouloit point entendre le seul prophète qui lui disoit la vérité, parce qu'il la disoit sans flatterie, a Josaphat,roi de Juda, dit

I. Eccli. xxxvii, 30. —2. Ps. x\m, 13. 3. Prov. SU, 1. 4. Slccîes. x^ 3. - 'i Kccli. VIII, 20. G, Ibid. xxiri, 2, 3.

TIRÉE DE l'Écriture, uv. v. S5

à Achab, roi d'Israël' : N'y a-t-il pas ici quelque prophète du Sei- gneur? Il nous en reste encore un, répondit le roi d'Israël, qui s'ap- pelle Michée, fils de Jemla ; mais je le haïs, parce qu'il ne me pro- phétise que du mal, et jamais du bien. »

Il le reprenoit de ses crimes, et l'avertissoit des justes jugements de Dieu afin qu'il les évitât. Achab ne pouvoit souffrir ses discours. Il ai- moit mieux être environné d'une troupe de prophètes flatteurs qui ne lui chantoient que ses louanges, et des triomphes imaginaires. Il vou- lut être trompé, et il le fut. Dieu le livra à l'esprit d'erreur, qui rem- plit le cœur de ses prophètes, de flatteries et d'illusions auxquelles il crut pour son malheur: et il périt dans la guerre ses prophètes lui annonçoient tant d'heureux succès.

Au contraire le pieux roi Josaphat reprend le roi d'Israël, qui ne vouloit pas qu'on écoutât ce prophète de malheurs. « Ne parlez pas ainsi, roi d'Israël ^. » Il faut écouter ceux qui nous montrent, de la part de Dieu, et nos fautes, et ses jugements.

Le même roi Josaphat, au retour de la guerre il avoit été avec Achab, écouta avec soumission le prophète Jéhu qui lui dits : « Vous donnez secours à un impie, et vous faites amitié avec les ennemis de Dieu : vous méritiez sa colère ; mais il s'est trouvé en vous de bonnes œuvres. »

Il marchoit en tout sur ^es pas de son père David, qui, recevant avec respect les justes répréhensions des prophètes Nathan et Gad '. reconnut ses fautes, et en obtint le pardon.

Ce ne sont pas seulement les prophètes qu'il faut ouïr : le sage re- garde tous ceux qui lui découvrent ses fautes avec prudence, comme des hommes envoyés de Dieu pour l'éclairer. Il ne faut point avoir égard aux conditions : la vérité conserve toujours son autorité natu- relle, dans quelque bouche qu'elle soit. « Les hommes libres obéis- sent aux serviteurs sensés ; l'homme prudent et instruit ne murmure pas étant repris^. »

L'homme qui peut souffrir qu'on le reprenne est vraiment maître de lui-même, c Qui méprise l'instruction, méprise son âme : qui ac- quiesce aux répréhensions, est maître de son cœur®. »

XIV* Prop. Le prince doit savoir ce qui se passe au dedans et au dehors de son royaume. Sous un prince habile et bien averti, per- sonne n'ose mal faire. On croit toujours Tavoir présent, et même qu'il devine les pensées. « Ne dites rien contre le roi dans votre pensée; ne parlez point contre lui dans votre cabinet : car les oiseaux du ciel rapporteront vos discours'. »

Les avis volent à lui de toutes parts; il en sait faire le discerne- ment, et rien n'échappe à sa connoissance.

Ce soldat à qui Joab, son général, commandoit quelque chose con- tre les ordres du roi, « lui répondit' : Quelque somme que vous me

1. /// Reg. XXII, 7, 8 ; // Par. xvin, 6, 7.

2. III Reg. xxil, 7. 8; II Par. xviil,6, 7.-3. II Par. xix, 2, 3. 4. II Reg. u et xxiv. j. Eccli. x, 28. 6. Prov. xv, 32, 7. Ecoles. XX, 20,-8. // Rey. •>^'*ill, 12, 13,

o6 POLITIQUE

donnassiez, je ne ferois pas ce que tous médites; car le roi l'a dé- fendu : et quand je ne craindrois pas ma propre conscience, le roi le sauroit; et pourriez-vous me protéger? »

a Nathan vint à Bethsabée, mère deSalomon, et lui dit : Ne savez- vous pas qu'Adonias, fils d'Haggith, s'est fait reconnoître roi ; et le roi, notre maître, l'ignore encore? Sauvez votre vie et celle de Salo- mon; allez promptement, et parlez au roi ' ! » Un mal connu est à demi guéri : les plaies cachées deviennent incurables.

Voilà pour le dedans. Et pour le dehors : Amasias, roi de Juda, en- flé de la victoire nouvellement remportée sur les Iduméens, voulu'i mesurer ses forces avec le roi d'Israël plus puissant que lui. « Joas, roi d'Israël, lui fit dire : Le chardon du Liban voulut marier son fils avec la fille du cèdre; et les l'êtes qui étoient dans le bois de cette montagne, en passant écrasèrent le chardon. Vous avez défait les Idu- méens, et votre cœur s'est élevé. Contentez-vous de la gloire que vous avez acquise, et demeurez en repos. Pourquoi voulez-vous périr, vous et votre peuple ? Amasias n'acquiesça pas à ce conseil : il marcha contre Joas; il fut battu et pris, Joas abattit quatre cents coudées des murailles de Jérusalem, et enleva les trésors de la maison du Seigneur et de la maison du roi ^ » Si Amasias eût connu les forces de ses voi- sins, il n'auroit pas cru qu'il pût vaincre un roi plus puissant que lui, parce qu'il en avoit vaincu un plus foible ; et cette ignorance causa sa ruine.

Au contraire Judas le Machabée, pour avoir parfaitement connu la conduite et les conseils des Romains, leur puissance et leur manière de faire la guerre, enfin leurs secrètes jalousies contre les rois de Sy- rie 3, s'en fit des protecteurs assurés, qui donnèrent moyen aux Juifs de secouer le joug des Gentils.

Que le prince soit donc averti, et n'épargne rien pour cela. C'est à lui principalemem que s'adresse cette parole du Sage : « Achetez la vérité ^ » Mais qu'il prenne donc garde à ne point payer des trom- peurs, et à ne pas acheter le mensonge.

XV* Prop. Le prince doit savoir parler. «Les ouvrages sont loués par la main de l'ouvrier; et le prince du peuple est reconnu sage par ses discours *. »

On n'attend de lui que de grandes choses. Job sentoit en cela son obligation, et l'attente des peuples, lorsqu'il disoit* : a On n'attendoit de ma bouche que de belles sentences, et on se taisoit pour écouter mes conseils. On ne trouvoit rien à ajouter à mes paroles. »

Ce n'est pas tout de tenir de sages discours, ni de dire de bonnes choses ; il les faut dire à propos. « Les belles sentences sont rejetées dans la bouche de l'imprudent : car il ne les dit pas en leur temps'. »

C'est pourquoi le sage pense à ce qu'il dit, pour ne parler que quand il faut. « Le cœur du sage instruit sa bouche, et donne grâce à ses

1. m Reg. I, 11, 12, 13. 2. IV Reg. xiv, 8, 9, 10, etc.

i. I Machab. \in, 1, 2, 3, etc. 4. Prov. xxni, 23. 5. EccU. ix, 24.

s. Job. XXIX, 21, 22. 7. Eccli. XX, 22.

TIRÉE DE l'Écriture, li\. v. 87

lèvres. Des paroles bien ordonnées sont comme le mielj la douceur en est extrême*. »

e Les paroles du sage le rendront agréable ; celles du fou l'engageront dans le précipice : il commence par une folie et finit par une erreur insupportable '. »

S'il n'y a rien de plus agréable qu'un discours fait à propos, il n'y a rien de plus choquant qu'un discours inconsidéré. « Un homme dés- agréable ressemble à un discours hors de propos ^. *

Parler mal à propos n'est pas seulement chose désagréable, mais nuisible. « Le discoureur se blesse lui-même d'une épée; la langue des sages est la santé *. » Et encore : « Qui garde sa boucne, garde son âme; le parleur inconsidéré se perdra lui-même*. »

Le vain discoureur a un caractère de folie. <c L'itisehsé parle sans fin 8. » Et encore : « Voyez-vous cet homme prompt à parler, il y a plus à espérer d'un fou que de lui'. »

La langue conduite par la sagesse est un instrument pi'opre à tout. Voulez-vous adoucir un homme irrité : « Une douce réponse apaise la colère; mais une parole rude excite la fureur *. » Et encore : « Une langue douce est l'arbre de vie ; une langue emportée accable l'es- prit ». »

Voulez-vous gagner quelqu'un qui soit mécontent, la parole vous y sert plus que les dons. « La rosée rafraîchit l'ardeur; et une parole vaut mieux qu'un présent '•. »

Il faut donc être maître de sa langue, a. Le cœur du sage instruit sa bouche; » comme nous venons de voir. «Et encore : Le cœur des fous est en la puissance de leur bouche: et la bouche des sages est en la puissance de leur cœur ". » La démangeaison de parler em- porte l'un; la circonspection mesure toutes les paroles de l'autre : l'un s'échauffe en discourant, et s'engage; l'autre pèse tout dans une balance juste, et ne dit que ce qu'il veut.

XVI' Prop. Le prince doit savoir se taire : le secret est l'âme des conseils. « Il est bon de cacher le secret du roi ". »

Le secret des conseils est une imitation de la sagesse profonde et impénétrable de Dieu. « On ne peut connoître la hauteur des cieux, ni la profondeur de la terre, ni le cœur des rois". »

Il n'y a point de force, il n'y a point de secret. « Celui qui ne peut retenir sa langue, est une ville ouverte et sans muraille'". » On l'attaque, on l'enfonce de toutes parts.

Si trop parler est un caractère de folie, savoir se taire est un carac- tère de sagesse. « Le fou même, s'il sait se taire, passera pour sage '^ »

Le sage interroge plus qu'il ne parle : « Faites semblant de ne pas savoir beaucoup de choses, et écoutez en vous taisant et en interro- geant'«. u

1. Prov. xn, 23, 24. 2. Ecoles, x, 12, 13. 3- Eccli. 7,x, 21.

k. Prov. xiT. 18. —5. Ibid. xni, 3.-6. Eccles. x, 4. 7. Prov. xxix, 20.

8. Ibid. XV, 1. 9. Ibid. 4. 10. Eccli. xvin, 16. (1. Ibid. xxi, 20. 12, Toh. xin, 7. 13. Prov. xxv, 3. 14. ibid. 28. 15. Ibid. xvu. 28. 16. Eccli. ixxu, 12.

88 POLITIQUE

Ainsi, sans vous découvrir, vous découvrirez les autres. Le désir de montrer qu'on sait, empêche de pénétrer et de savoir beaucoup de choses.

Il faut donc parler avec mesure. « L'insensé dit d'abord tout ce qu'il a dans l'esprit : le sage réserve toujours quelque chose pour l'a- venir *. »

Il ne se tait pas toujours, « mais il se tait jusqu'au temps propre: l'insolent et l'imprudent ne connoissent pas le temps . »

« Il y en a qui se taisent parce qu'ils ne savent pas parler^ et il y en a qui se taisent, parce qu'ils connoissent le temps'. »

Tant de grands rois, à qui des paroles témérairement échappées ont causé tant d'inquiétude, justifient cette parole du Sage : a Qui garde sa bouche et sa langue, garde son âme de grands embarras et de grands chagrins <. »

a Qui mettra un sceau sur mes lèvres, et une garde autour de ma bouche, afin que ma langue ne me perde point*? »

XVIP Prop. Le prince doit prévoir. Ce n'est pas assez au prince de voir, il faut qu'il prévoie. « L'habile homme a vu le mal qui le menaçoit, et s'est mis à couvert : le malhabile a passé outre, et a fait une grande perte *. »

oc Jouissez des biens dans les temps heureux ; mais donnez-vous garde du temps fâcheux : car le Seigneur a fait l'un et l'autre '. j>

Il ne faut point avoir une prévoyance pleine de souci et d'inquié- tude, qui vous trouble dans la bonne fortune; mais il faut avoir une prévoyance pleine de précaution, qui empêche que la mauvaise for- tune ne nous prenne au dépourvu.

a Dans l'abondance, souvenez-vous de la famine : pensez à la pau- vreté et au besoin parmi les richesses : le temps change du matin au soir *. »

Nous avons vu David, pour avoir prévu l'avenir, ruiner le parti d'Absalon, et étoufifer la rébellion de Séba dans sa naissance s.

Roboam, Amasias, et les autres dont nous avons vu les égarements, n'ont rien prévu, et sont tombés. Les exemples de l'un et l'autre événement sont innombrables.

Il n'y a guère d'homme qui ne soit touché d'un grand mal présent, et ne fasse des efforts pour s'en tirer : ainsi toute la sagesse est à prévoir.

L'homme prévoyant prend garde aux petites choses, parce qu'il voit que d-e celles-là dépendent les grandes. « Qui méprise les petites choses, tombera peu à peu'". 55

Dans la plupart des affaires, ce n'est pas tant la chose que la con- séquence qui est à craindre : qui n'entend pas cela, n'entend rien.

La santé dépend plus des précautions que les remèdes, a Apprenez, avant que de parler ; prenez le remède avant la maladie ". »

1. Prov. XXIX, il. 2. Eccli. xx, 7. 3. Ibid. 6. 4. Prov. xxi, 23. 5. Eccli. XXII. 33. 6. Prov. xxn, 3. ~ 7. Eccles. vu, 15. 8. Eccli. xvm, 25, 26. 9. II Reg. xv, xx. 10. Eccli. xix, 1. 11. Ibid. xvm, 19, 20.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 89

Oue les particuliers aient des vues courtes, cela peut être suppor- table. Le prince doit toujours regarder au loin, et ne se pas renfer- mer dans son siècle. « La vie de l'homme a des jours comptés ; mais .es jours d'Israël sont innombrables '. »

0 prince! regardez donc la postérité. Vous mourrez, mais votre État doit être immortel.

XVIII* Prop. Le prince doit être capable d'instruire ses ministres.— C'est-à-dire que la raison doit être dans la tète. Le prince habile fait les ministres habiles, et les forme sur ses maximes.

C'est ce que vouloit dire l'Ecclésiastique : « Le sage juge, c'est-à- dire le sage prince, instruira son peuple : et le gouvernement de l'homme sensé sera durable'. » Et encore : a L'homme sage instruit son peuple, et les fruits de la sagesse ne sont pas trompeurs^. »

L'exemple de Josaphat, également sage, vaillant et pieux, nous ap- prendra ce qu'il faut faire.

Dans la troisième année de son règne, il envoya cinq des seigneurs de la cour « pour instruire le peuple dans les villes de Juda, et avec eux huit lévites et deux prêtres. Ils enseignoient le peuple de Juda, ayant en main le livre de la loi du Seigneur; et ils parcouroient toutes les villes du Juda, et ils instruisoient le peuple*. »

Remarquez toujours que la loi du Seigneur étoit la loi du royaume dont le peuple doit être instruit ; et le roi prend soin de l'en faiie instruire. Comme cette loi contenoit ensemble les choses religieuses et politiques, aussi, pour enseigner le peuple, il envoya des prêtres avec des seigneurs. Mais voyons la suite.

a II établit des juges par toutes les villes fortes de Juda, leur disant : Prenez garde à ce que vous avez à faire; car ce n'est pas le jugement dos hommes que vous exercez, mais le jugement du Seigneur : et tout ce que vous jugerez retombera sur vous. Que la crainte du Seigneur soit donc avec vous : et faites tout avec soin; car il n'y a point d'ini- quité dans le Seigneur votre Dieu, ni d'acception de personnes, ni de désir d'avoir des présents ^. »

Outre ces tribunaux érigés dans les villes de Juda, il érigea un tri- bunal plus auguste dans la capitale du royaume, c 11 établit dans Jé- rusalem des lévites et des prêtres, et les chefs de famille, pour juger le jugement du Seigneur, et terminer toutes les causes en son nom. Et il leur dit : Vous ferez ainsi, et ainsi, dans la crainte du Seigneur, avec fidélité, et d'un cœur parfait. Dans toute cause de vos frères qui viendra à vous, il sera question de la loi, des commandements, des ordonnances et de la justice, apprenez-leur à ne point offenser Dieu, de peur que la colère de Dieu ne vienne sur vous et sur eux : en fai- sant ainsi vous ne pécherez pas «. »

Un prince habile donne ordre que le peuple soit bien instruit des îois;et lui-même il instruit ses ministres, afin qu'ils agissent selon la règle.

i. Eccli. xxxvH, 28. 2. ibid. X, 1. 3. Ibid. xxxvir, 26.

4. // Par. XVII, 7, 8, 9. 5. Ibid. xix, 5, 6, 7. 6. Ibid. 8, 9, 10.

90 POLITIQUE

Art. II. Moyens à un prince d'acquérir les connoissances nécessaires.

Première Proposition. Premier moyen : Aimer vérité , et déclarer qu'on la veut savoir. Nous avons inontrê au ptincë, par la parola de Dieu, combien il doit être instruit, et de combien de choses : don- nons-lui les moyens d'acquérir les connoissances nécessaires, en sui- vant toujours cette divine parole comme notre guide.

Le premier moyen qu'a le prince pour connoître la vérité , est de l'aimer ardemment, et de témoigner qu'il l'aime : ainsi eDe lui viendra de tous côtés, parce qu'on croira lui faire plaisir de la lui dire.

« Les oiseaux de même espèce s'assemblent, et la vérité retôUt-ne à celui qui la recherche '. » Les véritables cherchent les véritables : la vérité vient aisément à un esprit disposé à la recevoir par l'amour qu'il a pour elle.

Au contraire, toute leur cour sera remplie d'erreur et de flatterie, s'ils sont de l'iiumeur de ceux qui disent « aux voyants : Ne voyez pas; et à ceux qui regardent : Ne regardez pas pour nous ce qui est droit; dites-nous des choses agréables ; voyez pour nous des illusions 2.»

Peu disent cela de bouche; beaucoup le disent de cœur. Le monde est rempli de ces insensés dont parle le Sage : a L'insensé n'écoute pas les discours prudents, ni ne prête l'oreille, si vous ne lui parlez selon ses pensées 3. »

Il ne suffit pas au prince de dire en général, qu'il veut savoir la vérité, et de demander, comme fitPilate àNotre-Seigneur * : « Qu'est-ce que la vénlé? » puis s'en aller tout à coup, sans attendre la réponse 11 faut et le dire, et le faire de bonne foi.

Les uns s'informent de la vérité par manière d'acquit, et en passant seulement, comme il semble que Pilate fit en ce lieu. Les autres, sans se soucier de la savoir, s'en informent par ostentation, et pour se faire honneur de cette recherche. Tel étoit Achab, roi d'Israël, dans lequel nous voyons tous les caractères de ce dernier genre d'hommes.

Au fond il n'aimoit que la flatterie, et craignoit la vérité. C'est pour- quoi a il haïssoit Michée, par cette seule raison : qu'il ne lui prophé- tisoit que des malheurs *. »

Repris de cette aversion injuste par Josaphat, roi de Judà, il n'ose lui refuser d'écouter ce prophète véritable : mais en l'envoyant quérir par un courtisan flatteur, il lui fit dire sous main, comme nous avons déjà vu : « Tous les prophètes annoncent uniquement au roi des suc- cès heureux, tenez-lui un même langage 6. »

Cependant, quand il parolt devant Josaphat, et devant le monde, il fait semblant de vouloir savoir la vérité. « Michée, dit Achab, entre- prendrons-nous cette guerre ? Je vous demande, encore une fois, au nom de Dieu, de îie me dire que la vérité'. »

1. Eccît. xrvn, lo. 2. /•?. xxx, 10. .;. Prov. xvui. k. Joan. xvm, 38. 5. III Reg. XXII, 8; // Par. xvm, 7.-6. /// Reg. xxii, 13; II Par. xvin, 12. 7. III Rsg. XXII, 15, 16; // Par. xvm, 14, IS.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 91

Mais aussitôt que le saint prophète commence à la lui expliquer, il s'ei^ fâche; et à la fin de son discours, il le fait mettre en prison, ce Ne vous avois-je pas bien dit, qu'il ne vous prophétiseroit que des malheurs ' ? «

C'est ainsi qu'il parla à Josaphat, aussitôt presque que Michée eut ouvert la bouche. Et quand il eut tout dit, a Le roi d'Israël donna cet ordre : Enlevez-moi Michée, et menez-le au gouverneur de la ville, et à Joas, fils d'Amélech, et dites-leur : Le roi commande qu'on mette cet homme en prison, et qu'on le nourrisse au pain et à l'eau en pe- tite quantité, jusqu'à ce que je revienne en paix-. ^

Voilà à quoi aboutit ce beau semblant que fit Achab, de vouloir sa- voir la vérité. Aussi Michée. le jugeant indigne de la savoir, lui ré- pondit d'abord d'un ton ironique : Allez, tout vous réussira 3.

Enfin , pressé au nom de Dieu de dire la vérité, le prophète exposa devant tout le monde cette terrible vision * : « J'ai vu le Seigneur assis dans son trône, et toute l'armée du ciel adroite et à gauche ; et le Seigneur dit : Qui trompera Achab, roi d'Israël, afin qu'il assiège Ramoth-Galaad, et qu'il y périsse? L'un disoit d'une façon, et l'autre d'une autre. Un esprit s'avança au milieu de l'assemblée, et dit au Seigneur : Je le tromperai. En quoi le tromperas-tu, dit le Seigneur? Et il répondit : Je serai esprit menteur dans la bouche''de tous les prophètes. Le Seigneur lui dit : Tu le tromperas, et tu le prévaudras; va, et fais comme tu dis. Maintenant donc, poursuivit Michée, le Sei- gneur a mis l'esprit de mensonge dans la bouche de tous vos prophè- tes, et il a résolu votre perte. »

Qui ne tremblera eu voyant de si terribles jugements? Mais qui n'en admirera la justice? Dieu punit par la flatterie les rois qui aiment la flatterie; et livre à l'esprit de mensonge les rois qui cherchent le mensonge et de fausses complaisances.

Achab fut tué; et Dieu fit voir que qui cherche à être trompé trouve la tromperie pour sa perte.

ce Vous êtes juste, ô Seigneur ! et tous vos jugements sont droits ^ w

II" Prop. Deuxième moyen : Être attentif et considéré. On a beau iivoir la vérité devant les yeux; qui ne les ouvre pas, ne la voit pas. Ouvrir les yeux à l'àme, c'est être attentif.

« Les yeux du sage sont en sa tête; le fou marche dans les ténè- bres®. D On demande à lïmprudent et au téméraire : Insensé, à quoi pensiez-vous ? aviez-vous les yeux? Vous ne les aviez pas à la tète, ni devant vous ; vous ne voyiez pas devant vos pieds : c'est-à-dire, vous ne pensiez à rien ; vous n'aviez aucune attention.

C'est comme si on n'avoit point d'yeux, ni d'oreilles, a Ce peuple ne voit pas de ses yeux, et n'écoute pas des oreilles '. » Ou, comme tra- duit saint Paul 8 : a Vous écouterez, et n'entendrez pas ; vous verrez, et ne concevrez pas. »

1. III Reg. xxn, 18; 7/ Par. xvm, 17.

2. ;// Reg. xxn, 26, 27; II Par. xvnr, 25, 26.

3. /// Reg. xxii, 15; II Par. xvm, 14.

4. /// Reg. xxii, 19, etc.; // Par. xvm, 18, etc. 5. Ps. cxvm. 137. 6. Ecoles, u, 14. 7. Is. VI, 10. 8. Act. xxvni. 26.

ii POLITIQUE

Cest pourquoi le Sage nous dit qu'il y a a un œil qui voit, et une oreille qui écoute : et c'est, dit-il, le Seigneur qui fait l'un et l'autre '. s

Ce don de Dûeu n'est pas fait pour ceux qui dorment, et qui ne pen- sent à rien. Il faut s'exciter soi-même et considérer, a. Que vos yeux considèrent ce qui est droit, que vos paupières précèdent vos pas. Dressez-vous vous-même un chemin, et vos démarches seront fermes ^ d Regardez avant que de marcher : soyez attentif à ce que vous faites.

Il ne faut jamais rien précipiter, « il n'y a point d'intelligence, il n'y a point de bien : qui se précipite choppera : la folie des hommes les fait tomber, et puis ils s'en prennent à Dieu dans leur cœur 3. »

Soyez donc attentif et considéré en toutes choses. « Devant que de juger, ayez la justice devant les yeux; apprenez avant que de parler : prenez la médecine devant la maladie ; examinez-vous vous-même, avant que de prononcer un jugement : et Dieu vous sera propice <. »

L'attention en tout, c'est ce qui nous sauve. « Le conseil et l'atten- tion vous garderont, la prudence vous sauvera des mauvaises voies : vous serez délivré de l'homme qui parle malicieusement, qui laisse le droit chemin, et marche par des voies ténébreuses*.

Au milieu des déguisements et des artifices qui régnent parmi les hommes, il n'y a que l'attention et la vigilance qui nous puissent sau- ver des surprises.

Qui considère les hommes attentivement , y est rarement trompé. Jacob connut au visage de Laban, que les dispositions de son cœur étoient changées. Il vit que le visage de Laban étoit autre qu'à l'ac- coutumée «. Et sur cela il prit la résolution de se retirer.

Car, comme dit l'Ecclésiastique selon les Septante : a On connoît les desseins de vengeance dans le changement du visage'. » Et encore : « Le cœur de Thomme change son visage, soit pour le bien, soit pour le mal ». »

Mais cela n'est pas aisé à découvrir, il y faut une grande application, 't On trouve difficilement et avec travail les vestiges d'un cœur bien disposé, et un bon visage 3. »

Que le prince considère donc attentivement toutes choses ; mais surtout qu'il considère attentivement les hommes. La nature a imprimé sur le dehors une image du dedans. « L'homme se connoît à la vue; on remarque un homme sensé à la rencontre : l'habit, le ris, la dé- marche découvrent l'homme'". »

Il ne faut pourtant pas en croire les premières impressions. II y a des apparences trompeuses : il y a de profondes dissimulations. Le plus sûr est d'observer tout, mais de n'en croire que les œuvres. « Vous .es connoîtrez par leurs fruits", » c'est-à-dire, parleurs œuvres, dit la Vérité même. Et ailleurs : a L'arbre se connoît par son fruit". »

Encore faut-il prendre garde à ce que dit l'Ecclésiastique. « Il y en a qui manquent, mais ce n'est pas de dessein. Qui ne jièche point dans

1, Prov. XX, 12. 2. Ibid. iv, 25, 26. 3. Prov. xix. 2. 3. 4. Eccli. xvm, 19, 20. 5. Prov. n, 11, 12, 13. 6. Gen. xxxi, 2, 5. 7. Eccli. xvm, 24. —8, Ibid. xni, 31. 9. Ibid. 32. —10. Ibid. x:x. 26. Ui. (1. Matth. VII, 16, 20.— 12. Ibid. xn, 33.

TIREE DE L ECRITURE, LIV. V. 93

ses paroles' ? » Comme s'il disoit : Ne prenez pas garde à quelque pa- role, et ;\ quelque faute qui échappe. C'est en regardant la suite des paroles et des actions, que vous porterez un jugement droit.

Il n'y a rien de moins attentif, ni de moins considéré que les en- fants. Le Sage nous veut tirer de cet état, et nous rendre plus sé- rieux, quand il nous dit : « Laissez l'enfance ; et vivez, et marchez par les voies de la prudence 2. »

L'homme qui n'est point attentif tombe dans l'un de ces deux dé- fauts : ou il est égaré, ou il est comme assoupi dans une profonde lé- thargie. Le premier de ces défauts fait les étourdis, l'autre fait les stupides ; états qui, poussés à un certain point, font deux espèces de folie.

Voici en deux paroles deux tableaux qui sont faits de la main du Sage, a La sagesse reluit sur le visage de l'homme sensé : les yeux du fou regardent aux extrémités de la terre*. »

Voyez comme l'un est posé : l'autre, pendant qu'on lui parle, jette deçà et delà ses regards inconsidérés ; son esprit est loin de vous; il ne vous écoute pas, il ne s'écoute pas lui-même : il n'a rien de suivi, et ses regards égarés font voir combien ses pensées sont vagues.

Mais voici un autre caractère, qui n'est pas moins mauvais, ni moins vivement représenté. « C'est parler avec un homme endormi, que de discourir avec l'insensé, qui à la fin du discours demande : de quoi parle-t-on*? »

Que ce sommeil est fréquent parmi les hommes ! qu'il y en a peu qui soient attentifs, et aussi qu'il y a peu de sages ! C'est pourquoi Jésus-Christ trouvant tout le genre humain assoupi, le réveille par cette parole qu'il répète si souvent : «r Veillez, soyez attentifs, pensez à vous-mêmes*. »

« Voyez, veillez, priez. Veillez, encore une fois. Et, ce que je vous dis, je le dis à tous, veillez. Vous ne savez pas à quelle heure viendra le voleur 8. »

Qui ne veille pas est toujours surpris. Quelle erreur au prince, qui veut autour de lui des sentinelles qui veillent, et qui laisse dormir en lui-même son attention, sans laquelle il n'y a nulle garde qui soit sûre !

Le prince est lui-même une sentinelle établie pour garder son État. Il doit veiller plus que tous les autres. Peuple malheureux ! tes senti- nelles (tes princes, tes magistrats, tes pontifes, en un mot tous les pasteurs, qui doivent veiller à ta conduite); a tes sentinelles, dis-je, sont tous aveugles; ils sont tous ignorants; chiens muets, qui ne sa- vent point japper : ils ne voient que des choses vaines : ils dorment, ils aiment les songes : ce sont des chiens impudents et insatiables. Les pasteurs mêmes n'entendent rien : chacun songe à son intérêt : chacun suit son avarice, depuis le premier jusqu'au dernier. Venez, disent-ils, buvons, enivrons-nous, il sera demain comme aujourd'hui, et cela durera longtemps '. »

4. Eccli. XIX, 16, 17.— 2. Prov. IX, 6. 3. Ibid. XVli, 24.— 4. Ecnli. aaii, 9

5. Matth. xxiv, 42, 43; XXV, 13; XXVI, 38. M; Luc. xvn, 3-, XXI, 34. « Marc. xui. 33, 35, 37. 7. Ts. lvi, 10. 11, 12.

94 POLITIQUE

Voilà le langage de ceux qui croient que les affaires se font toutes seules, et que ce qui a duré durera de lui-même sans qu'on y pense. Vient cependant tout à coup le moment fatal. •< Mané, Thécel, Pha- res, Dieu a compté les jours de ton règne, et le nombre en est com- plet. Tu as été mis dans la balance, et tu as été trouvé léger. Ton royaume a été divisé, et il a été donné aux Mèdes et aux Perses. Et la même nuit Balthazar, roi des Chaldéens, fut tué, et Darius le Mède eut son royaume '. »

IIP Prop. Troisième moyen : Prendre conseil, et donner toute li- berté à ses conseillers. a Ne soyez point sage en vous-même*. » Ne croyez pas que vos yeux vous suffisent pour tout voir.

oc La voie de l'insensé est droite à ses yeux, d II croit toujours avoir raison, a Le sage écoute conseil^. »

Un prince présomptueux, qui n'écoute pas conseil, et n'en croit que ses propres pensées, devient intraitable, cruel et furieux. « Il vaut mieux rencontrer une ourse à qui on enlève ses petits, qu'un fou qui se confie dans sa folie *. »

Le fou qui se confie dans sa folie, et le présomptueux qui ne trouve bon que ce qu'il pense, est déjà défini par ces paroles du Sage : «c Le fou n'écoute pas les discours prudents, si vous ne lui parlez selon sa pensée '.»

Qu'il est beau d'entendre parler ainsi Salomon le plus sage roi qui fut jamais 1 qu'il se montre vraiment sage, en recounoissant que sa sagesse ne lui suffit pas !

Aussi voyons-nous qu'en demandant à Dieu la sagesse, il demande un cœur docile. « Donnez, dit-il, ô mon Dieu! à votre serviteur un cœur docile » (un cœur capable de conseil: poiftt superbe, point pré- venu, point aheurté) : « afin qu'il puisse gouverner votre peuple"'. » Qui est incapable de conseil, est incapable de gouvernement.

Avoir le cœur docile, c'est n'être point entêté de ses pensées ; c'est être capable d'entrer dans celle des autres, selon cette parole de l'Ec- clésiastique : « Soyez avec les vieillards prudents, et unissez-vous de tout votre cœur à leur sagesse '. »

Ainsi faisoit David. Nous avons vu combien il étoit prudent : nous le voyons aussi écoutant toujours, et entrant dans la pensée des au- tres, point aheurté à la sienne. Il écoute avec patience cette femme sage de la ville de Tbécué, qui osa bien lui ven.r parler des plus gran- des afl"aires de son État, et de sa famille. « Qu'il me soit permis, dit- elle *, de parler au roi mon Seigneur. Et il lui dit : Parlez. Elle pour- suivit : Pourquoi le roi mon Seigneur offense-t-il le peuple de Dieu ? et pourquoi fait-il cette faute , de ne vouloir pas rappeler Absalon qu'il a chassé? )) David l'écouta paisiblement, et trouva qu'elle avoit raison.

Quand Absalon abusant de la bonté de David eut péri dans sa rébel- lion, ce bon père s'abandonnoit à la douleur. Joab lui vint représen- ter de quelle conséquence il lui étoit de ne point témoigner tant d'af-

1. Dan. V, 25, 26, etc.— 2. Prov. m, 7. 3. Ibid. xii, 15. 4. Ibid. xvn, 12. 5. Ibid. xvni, 2. 6. /// Reg. m, 9. 7. Eccli. vi, 35. a. // fieq. XIV, 12, etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 95

fliction ae la mort de ce rebelle, a Vous avez, dit-il', couvert de confusion les visages de vos fidèles serviteurs qui ont exposé leur vie pour votre salut, et de toute votre famille : vous aimez ceux qui vous haïssent, et vous haïssez ceux qui vous aiment : vous nous faites bien paroître que vous ne vous souciez pas de vos capitaines , ni de vos serviteurs : et je vois bien que si Absalon vivoit, et que nous fussions tous perdus, vous en auriez de la joie. Levez-vous donc, paroissez,et contentez vos serviteurs par des paroles honnêtes : sinon je vous jure en vérité, qu'il ne demeurera pas un seul homme auprès de vous; et le mal qui vous arrivera sera le plus grand de tous ceux que vous avez jamais éprouvés depuis votre première jeunesse jusqu'à présent. »

David, tout occupé qu'il étoit de sa douleur, entre dans la pensée d'un homme qui en apparence le traitoit mal , mais qui en effet le conseilloit bien, et en le croyant il sauva l'État.

C'est donc en prenant conseil, et en donnant toute liberté à ses conseillers, qu'on découvre la vérité, et qu'on acquiert la véritable sagesse, a Moi sagesse, j'ai ma demeure dans le conseil, et je me trouve au milieu des délibérations sensées'. » Et encore : « La guerre se fait par adresse, et le salut est dans la multitude des conseils 3. »

C'est que se trouvent avec abondance les expédients. « La science du sage est une inondation , et son conseil est une source inépui- sable ^ »

C'est pourquoi a le commencement de tout ouvrage est la parole, et le conseil doit marcher avant toutes les actions '. »

a il n'y a point de conseil les pensées se dissipent ; il y a plusieurs conseillers elles se confirment*. »

a Mon fils, ne faites rien sans conseil, et vous ne vous repentirez point de vos entreprises '. »

Outre que les choses ordinairement réussissent par les bons conseils, on a cette consolation, qu'on ne s'impL.te rien quand on les a pris.

C'est une chose admirable de voir ce que deviennent les petites choses conduites par les bons conseils. Mathatias n'avoit à opposer que sa famille et un petit nombre de ses amis à la puissance redoutable d'An- liochus, roi de Syrie, qui opprimoit la Judée. Mais parce qu'il règle d'abord les affaires et les conseils, il pose les fondements de la déli- vrance du peuple* : « Simon votre frère est homme de conseil : écou- tez-le en tout, et il sera votre père. Judas, homme de guerre, com- mandera les troupes, et fera la guerre pour le peuple. Vous attirerez avec vous ceux qui sont zélés pour la loi de Dieu. Combattez, et dé- fendez votre peuple. » Un bon dessein, un bon conseil, un bon capi- taine pour exécuter, est un moyen assuré d'attirer du monde dans le parti. Voilà un gouvernement réglé , et un petit commencement d'une grande chose.

IV' Prop. Quatrième moyen : Choisir son conseil. « Ne découvrez

1. // Reg. XIX, 5, etc. —2. Prov. vm, 12. 3. Ibid. xxiv, 6. 4. Eccli. XXI, 16. 5. Ibid. xxxvii, 20. 6. Prov. xv, 22. 7. Iî:*^^ '*y.U, 24. 8. / Mach. U, 65, 66,

96 POLITIQUE

pas votre cœur à tout le monde'. » Et encore : « Que plusieurs per- sonnes S'Oient bien avec vous ; mais choisissez pour conseiller un entre mille*. >'

C'est pourquoi les conseils doivent être réduits à peu de personnes. Les rois de Perse n'avoient que sept conseillers, ou sept principaux ministres. Nous avons vu « qu'ils étoient toujours auprès du roi, et qu'il faisoit tout par leur conseil ^ »

David en avoit encore moins. « Jonatham, oncle de David, homme sage et savant, étoit son conseiller. Lui et Jahiel, fils de Hachamoni, étoient avec les enfants du roi. Achitophel étoit aussi conseiller du roi, et Causai étoit son principal ami. Après Achitophel, Joïadas, fils de Banaîas, et Abiathar furent appelés aux conseils. Joab avoit le com- mandement des armées < : d et c'étoit avec lui que David traitoit des affaires de la guerre.

Il faut donc plusieurs conseillers : car ils s'éclairent l'un l'autre, et un seul ne peut pas tout voir : mais il se faut réduire à un petit nombre.

Premièrement, parce que l'âme des conseils est le secret. « Nabu- chodonosor assembla les sénateurs et les capitaines, et tint avec eut le secret de son conseil '. •»

C'est un ange qui dit à Tobie* : « 11 est bon de cacher le secret du roi -.mais il est bon de découvrir les œuvres de Dieu. »

Le conseil des rois est un mystère; leur secret, qui regarde le salut de tout l'État, a quelque chose de religieux et de sacré, aussi bien que leur personne et leur ministère. C'est pourquoi l'interprète latin a tra- duit secret par le mot de mystère et de sacrement, pour nous montrer combien le secret des conseils du prince doit être religieusement gardé.

Au reste, quand l'ange dit qu'il est bon de cacher le secret du roi, mais qu'il est bon de découvrir les œuvres de Dieu; c'est que les con- seils des rois peuvent être détournés étant découverts, mais la puis- sance de Dieu ne trouve point d'obstacle à ses desseins; et Dieu ne les cache point par crainte ou par précaution, mais parce que les hommes ne sont pas dignes de les savoir, ni capables de les porter.

Que le conseil du prince soit donc secret; et pour cela, qu'il soit entre très-peu de personnes. Car les paroles échappent aisément et passent trop rapidement d'une bouche à l'autre, a >se tenez point con- seil avec le fou, qui ne saura pas cacher votre secret '. y>

Une autre raison oblige le prince à réduire son conseil à peu de per- sonnes, c'est que le nombre de ceux qui sont capables d'une telle charge est rare.

Il y faut premièrement une sagesse profonde, chose rare parmi les hommes; une sagesse qui pénètre les secrets desseins et qui déterre pour ainsi dire ce qu'il y a de plus caché. « Les desseins qu'un homme forme dans son cœur sont un abîme profond; un homme sage les épuisera ^. »

1. Eccli. vni, 22.-2. Ibid. vi, 6. 3. E.^lh. i, 13.

4. 1 Par. xxxn, 32, 33. 34. 5. Jud. u, 2. 6. Tob. xir, 7.

7. Eccli. \m, 20, secund. LXX. 8. Prov. xx, 5.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 97

Cet homme sage ne se trouve pas aisément. Mais je ne sais s'il n'est pas encore plus rare et plus difficile de trouver des hommes fidèles, a Heureux qui a trouvé un véritable ami '! » Et encore : « Un ami fidèle est une défense invincible; qui l'a trouvé a trouvé un trésor; rien ne lui peut être comparé; l'or et l'argent ne sont rien au prix de sa fi- délité 2. »

La difficulté est de connoître ces vrais et ces sages amis. « Il y a des hommes rusés qui conseillent les autres et ne peuvent pas se servir eux-mêmes '. 11 y a des raffineurs qui se rendent odieux à tout le monde *. Il y en a qui sont sages pour eux-mêmes, et les fruits de leur sagesse sont fidèles dans leur bouche^,» c'est-à-dire leurs conseils sont salutaires.

Pour les faux amis ils sont innombrables. « Tout ami dit: Je suis bon ami; mais il y a des amis qui ne sont amis que de nom. N'est-ce pas de quoi s'affliger jusqu'à la mort, quand on voit qu'un ami devient ennemi? 0 malheureuse pensée! pourquoi viens-tu couvrir toute la terre de tromperie? Il y a des amis de plaisir qui nous quittent dans l'ivfniction. Il y a des amis de table et de bonne chère, ce sont des lâches qui abandonneront leur bouclier dans le combat «, j) Et encore : a II y a des amis qui cherchent leur temps et leurs intérêts; ils vous quitteront dans la mauvaise fortune. 11 y a des amis qui découvriront les pnroles d'emportement, qui vous seront échappées dans votre co- lère. Il y a des amis de table, que vous ne trouverez pas dans le be- soin. Dans la prospérité un tel ami sera comme un autre vous-même, et il agira hardiment dans votre maison. Si vous tombez, il se mettra contre vous et se retirera', -d

Parmi tant de faux sages et de faux amis il faut faire un choix pru- dent et ne se fier qu'à peu de personnes.

Il n'y a point de plus sûr .len d'amitié que la crainte de Dieu, a Ce- lui qui craint Dieu sera ami fidèle; et son ami lui sera comme lui- même*. »

Et de vient le sage conseil ^ : a Ayez toujours avec vous un homme saint que vous connoîtrez craignant Dieu, dont l'àme s'accorde avec la vôtre et qui compatisse à vos secrets défauts. »

Prenez garde, dans tous ces préceptes, que le Sage vous marque toujours un choix exquis et qu'il faut se renfermer dans le petit nombre.

Mais il faut surtout consulter Dieu. Qui a Dieu pour ami. Dieu lui donnera des amis. « Un ami fidèle est un remède pour nous assurer la vie et l'immortalité. Ceux qui craignent Dieu le trouveront ">. »

V PROP. Cinquième moyen: Écouter et s'informer. Autres sont les personnes qu'il faut consulter ordinairement dans ses afifaires, au- tres celles qu'il faut écouter.

Le prince doit tenir conseil avec très-peu de personnes. Mais il ne doit pas renfermer dans ce petit nombre tous ceux qu'il écoute; au-

I. EccH. XXV, 12. 2. Ibid. vi, 14, 15. 3. Ibid. xxxvil, 21. k. Ibid. 23 5. Ibid. 25. 26. r, ibid. XXXVU, 1, 2, 3, 4, 5. 7. Ibid. VI, 8, 9, 10, H, 12. 8. Ibid. 17. 9. Ibid. xxxvn, 15, 1&. 10. Ibid. VI, 16.

^OSSUKT. U 7

98 POLITIQUE

trement, s'il arrivoit qu'il y eût (le justes plaintes contre ses conseillers, ou des choses qu'ils ne sussent pas, .ou qu'ils résolussent de lui taire, il n'en saurait jamais rien.

Nous avons vu David écouter sur des affaires importantes jusqu'à une femme et suivre ses conseils; tant il aimoit la raison et la vérité, de quelque côté qu'elle lui vînt.

Il faut que le prince écoute, et s'informe de toutes parts, s'il la veut savoir. Ce sont deux choses : il faut qu'il écoute et remarque ce qui vient à lui , et qu'il s'informe avec soin de tout ce qui n'y vient pas assez clairement. « Si vous prêtez l'oreille, vous serez instruit; si vous aimez à écouter, vous serez sage '. »

Après tant d'instructions tirées des auteurs sacrés, ne refusons pas d'écouter un prince infidèle, mais habile et grand politique. C'est Dio- clétien qui disoit : « Il n'y a rien de plus difficile que de bien gouver- ner; quatre ou cinq hommes s'unissent et se concertent pour tromper l'empereur. Lui, qui est enfermé dans ses cabinets, ne sait pas la vé- rité. Il ne peut savoir que ce que lui disent ces quatre ou cinq hommes qui l'approchent. Il met dans les charges des hommes incapables. Il en éloigne les gens de mérite. C'est ainsi, disoit ce prince, qu'un bon empereur, un empereur vigilant, et qui prend garde à lui, est vendu : Bonus, cautus, optimus venditur imperator ^. y)

Oui, sans doute, quand il n'écoute que peu de personnes et ne daigne pas s'informer de ce qui se passe.

VP Prop. Sixième moyen: Prendre garde à qui on croit, et punir les faux rapports. Dans cette facilité de recevoir des avis de plusieurs endroits, il faut craindre, premièrement, que le prince ne se rabaisse en écoutant des personnes indignes. Cette femme que David écouta si tranquillement ' étoit une femme sage et connue pour telle. L'Ecclé- siastique, qui recommande tant d'écouter, veut que ceux qu'on écoute, soient des vieillards honorables, et des hommes sensés. « Soyez avec les sages vieillards, et unissez votre cœur à leurs sages pensées. Si vous voyez un homme sensé, fréquentez souvent sa maison, ou l'ap- pelez dans la vôtre*. »

Secondement, il faut craindre que le prince qui écoute trop ne se charge de faux avis, et ne se laisse surprendre aux mauvais rap- ports.

a Qui croit aisément, a le cœur léger, et se dégrade lui-même ^ »

Ne croyez donc pas à toute parole^ : a Pesez tout dans une juste ba- lance. » «t Comptez et pesez, » dit l'Ecclésiastique'.

Il faut entendre, et non pas croire; c'est-à-dire peser les raisons, et non pas croire le premier venu sur sa parole. « Le simple croit tout ce qu'on lui dit; le sage entend ses voies*. »

Salomon, qui parle ainsi, avoit profité de ce sage avis du roi son père 3 : a Prenez garde que vous entendiez tout ce que vous faites, et

1. Eccli. VI, 24.— 2. Flavius Vop. Aurel. 3. /; Hecj. xi\, 2.

4. Eccli. VI, 35, 36. 5. Ibid. xix, 4. 6. Ibid. i6. 7. Ibid. xui,

8. Prov. XIV, 15. 9. m Reg, ii. 3.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 99

de quel côté vous aurez à vous tourner. » Comme s'il disoit : Tournez- vous de plus d'un côté; car la vérité veut être cherchée en plusieurs endroits : les affaires humaines veulent être aussi tentées par divers moyens; mais de quel côté que vous vous tourniez, tournez-vous avec îonnoissance, et ne croyez pas sans raison.

Surtout prenez garde aux faux rapports, m Le prince qui prend plaisir à écouter les mensonges, n'a que des méchants pour ses mi- nistres*. »

X3n jugera de vous par les personnes à qui vous croyez. « Le mé- chant écoute la méchante langue; le trompeur écoute les lèvres trom- peuses 2. »

a Plutôt un voleur, dit le Sage', que la conversation du menteur. » Le menteur vous dérobe par ses artifices le plus grand de tous les tré- sors, qui est la connoissance de la vérité; sans quoi vous ne sauriez faire justice, ni aucun bon choix, ni en un mot aucun bien.

Prenez garde que le menteur, qui a aiguisé sa langue, et préparé son discours pour couper la gorge à quelqu'un, ne manque pas de couvrir ses mauvais desseins sous une apparence de zèle. Miphiboseth, fils de Jonathas, zélé pour David, est trahi par Siba, son serviteur, qui, voulant le perdre pour avoir ses biens, vint au-devant de David avec des rafraîchissements pendant qu'il fuyoit devant Absalon*. « est le fils de votre maître? lui dit David*. Il est demeuré, répondit le traître, à Jérusalem, disant que Dieu lui rendroit le royaume de son père. »

Voilà comme on prépare la voie aux calomnies les plus noires, par une démonstration de zèle.

La malice prend quelquefois d'autres couvertures. Elle fait la simple et la sincère, a Les paroles du fourbe paroissent simples, mais elles percent le cœur*. »

Elle fait aussi la plaisante, et s'insinue par des moqueries. Mais de naissent des querelles dangereuses : a Chassez le moqueur: les que- relles, les procès, et les injustices se retireront avec lui'. »

En quelque forme que la médisance paroisse, craignez-la comme un serpent. « Si la couleuvre mord en secret, le médisant qui se cache n'a rien de moins odieux*. »

Le remède souverain contre les faux rapports, est de les punir. Si vous voulez savoir la vérité, ô prince 1 qu'on ne vous mente pas impu- nément. Nul ne manque plus de respect pour vous, que celui qui ose porter des mensonges et des calomnies à vos oreilles sacrées.

On ne ment pas aisément à celui qui sait s'informer, et punir ceux qui le trompent.

La punition que je vous demande pour les faux rapports, c*estd'ôter toute croyance à ceux qui les font, et de les chasser d'auprès de vous. «Éloignez la mauvaise langue; ne laissez point approcher les lèvres médisantes 3. »

1. Prov. XXIX, 12. 2. Ibid. xvn, 4. 3. Eccii. xx, 27.

4. 11 Reg. xvi, 1, 2. 5. Ibid. 3. —Q.Prov. xvm, b. 7. Ibid. rvir, 10.

8. Ecoles. X, 11 '9. Prov. Vf, 24.

ÎOO t^OLlTIQUÊ

Écouter les médisants, ou seulement les souffrir, c'est participera leur crime, « >î'ayez rien à démêler avec le discoureur, et ne jetez point de bois dans son feu'. » N'entretenez point les médisances en les écoutant, et en les souffrant. Et encore : « N'allumez point le feu du pécheur, de peur que sa flamme ne vous dévore 2. »

Ce n'est pas seulement les médisances qui sont à craindre; les fausses louanges ne sont pas moins dangereuses, et les traîtres qui vendent les princes ont des gensapostés pour se faire louer devant eux. Toutes les malices auprès des grands se font sous prétexte de zèle. Tobie l'Ammonite, qui vouloit perdre Néhémias, lui faisoit donner des avis, en apparence importants: a II y a des desseins contre votre vie; ils vous veulent tuer cette nuit : entendez-vous avec moi : tenons con- seil dans le temple au lieu le plus retiré'. Et je compris, dit Néhé- mias*, que Sémaïas étoit gagné par Tobie et Sanaballat. Tobie entre- tenoit de secrets commerces dans la Judée; il avoit plusieurs grands dîins ses intérêts, qui le louoient devant moi, et lui rapportoient toutes mes paroles *. »

0 Dieu! comment se sauver parmi tant de préges, si on ne sait se garder des discours artificieux, et parler avec précaution? a Mettez une haie d'épines autour de vos oreilles ; » n'y laissez pas entrer toute sorte de discours : a N'écoutez pas la mauvaise langue : faites une porte et une serrure à votre bouche : pesez toutes vos paroles^. »

0 prince! sans précautions, vos affaires pourront souffrir: mais quand votre puissance vous sauveroit de ces maux, c'est pour vous le plus grand de tous les maux de faire souffrir les innocents, contre qui les méchantes langues vous auront irrité.

Qu'il est beau d'entendre David chanter sur sa lyre' : « J'étois dans ma maison avec un cœur simple; je ne me proposois point de mauvais desseins; je haïssois les esprits artiticieux. Le cœur malin ne trouvoit point d'accès auprès de moi : je persécutois celui qui médisoit en se- cret contre son prochain; je ne pouvois vivre avec le superbe et le hau- tain; mes yeux se tournoient vers les gens de bien pour les faire de- meurer avec moi. Celui qui vit sans reproche étoit le seul que je jugeois digne de me servir; le menteur ne me plaisoit pas. Dès le matin je pensois à exterminer les impies; et je ne pouvois souffrir les méchants dans la cité de mon Dieu! >

La belle cour, l'on voit tant de simplicité et tant d'innocence, et tout ensemble tant de courage, tant d'habileté et tant de sagesse!

VIP Prop. Septième moyen : Consulter les temps passés, et ses pro- pres expériences. En toutes choses, le temps est un excellent con- seiller. Le temps découvre les secrets : le temps fait naître les occa- sions : le temps confirme les bons conseils.

Surtout qui veut bien juger de l'avenir, doit consulter les temps passés.

Si vous voulez savoir ce qui fera du bien et du mal aux siècles fu*

1. Ëccli. vui, 4. - 2. Ibid. 13, secund. lxx. - 3. // Esdr. vi, 10.

4. Ibid. 13. - 5. Ibid. 17, 18, 19. 6. Ecdi. xxvni, 28, 29. 1. Ps g.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 101

turs, regardez ce qui en a fait aux siècles passés. Il n'y a rien de meil- leur que les choses éprouvées, a N'outre-passez point les bornes posées par vos ancêtres'. » Gardez les anciennes maximes sur lesquelles la monarchie a été fondée, et s'est soutenue.

Imitez les rois de Perse, qui avoient toujours auprès d'eux ces «sages conseillers instruits des lois et des maximes anciennes". »

De les registres de ces rois, et les annales des siècles passés qu'As- suérus se faisoit apporter pendant la nuit, quand il ne pouvoit dormira

Toutes les anciennes monarchies, celle des Egyptiens, celle des Hé- breux, tenoient de pareils registres. Les Romains les ont imités. Tous les peuples, enfin, qui ont voulu avoir des conseils suivis, ont marqué soigneusement les choses passées pour les consulter dans le besoin.

« Qu'est-ce qui sera? ce qui a été. Qu'est-ce qui a été fait? ce qu'on fera. Rien n'est nouveau sous le soleil, et personne ne peut dire : Cela n'a jamais été vu : car il a déjà précédé dans les siècles qui sont de- vant nous*. »

C'est pourquoi, comme il est écrit dans la Sagesse : a Qui sait le passé, peut conjecturer l'avenir *. »

a L'insensé ne met point de fin à ses discours. L'homme ne sait pas ce quia été devant lui; qui lui pourra découvrir ce qui viendra après*?»

N'écoutez pas les vains et infinis raisonnements, qui ne sont pas fondés sur l'expérience. Il n'y a que le passé qui puisse vous apprendre et vous garantir l'avenir.

De vient que l'Écriture appelle toujours aux conseils les vieillards expérimentés. Les passages en sont innombrables. En voici un digne de remarque' ; « Ne vous éloignez point du sentiment des vieillards, écoutez ce qu'ils vous racontent; car ils l'ont appris de leurs jières. Vous trouverez l'intelligence dans leurs conseils, et vous apprendre/, à répondre comme le besoin des affaires le demandera. »

Job , déplorant l'ignorance humaine, nous fait voir que s'il y a parmi nous quelque étincelle de sagesse, c'est dans les vieillards qu'elle se trouve, a réside la sagesse, dit-il*, et d'oti nous vient l'intelligence? Elle est cachée aux yeux de tous les vivants; elle est même inconnue aux oiseaux du ciel » (c'est-à-dire aux esprits les plus élevés). « La mort, et la corruption ont dit : Nous en avons ouï quelque bruit. » Les vied- lards expérimentés, qu'un grand âge approche du tombeau, en ont ouï dire quelque chose.

Job avoit dit la même chose en d'autres paroles : « La sagesse est dans les vieillards, et la prudence vient avec le temps ^. »

C'est donc par l'expérience que les esprits se raffinent, a Gomme le fer émoussé s'aiguise avec grand travail, ainsi la sagesse suit le tra- vail et l'application '». 39

Œ Employez le sage, et vous augmenterez sa sagesse". » L'usage et l'expérience le fortifiera.

1. Prov. xxn, 28. 2. Esth. i, 13. 3. Ibid. vi, 1. 4. Ecoles. I, 9, iA 5. Sap. vm, 8. 6. Eccles. x. 14. —7. Ecclt.vni, II, V2. 8. Job. xxvni, 20, 21, 22. 9- Ibid. xn, 12. —10. Eccies. x, 10. i.1. Prov. IX, 9.

102 POLITIQUE

Par rexpérience on profite même de ses fautes, a Qui n'a point été éprouvé, que sait-il? L'homme qui a beaucoup vu, pensera beaucoup : qui a beaucoup appris, raisonnera bien. Qui n'a point d'expérience, sait peu de chose. Celui qui a été trempé se raffine, et met le comble à sa sagesse. J'ai beaucoup appris dans mes fautes et dans mes voya- ges : l'intelligence que j'y ai acquise , a passé tous mes raisonne- ments : je me suis trouvé dans de grands périls , et mes expériences m'ont sauvé i. »

C'est ainsi que la sagesse se forme : nos fautes mêmes nous éclai- rent, et qui sait en profiter est assez savant.

Travaillez donc, ô prince ! à vous remplir de sagesse. L'expérience toute seule vous la donnera, pourvu que vous soyez attentif à ce qui se passera devant vos yeux. Mais appliquez-vous de bonne heure : au- trement vous vous trouverez aussi peu avancé dans un grand âge, que vous l'avez été dans votre enfance.

« Pensez-vous trouver dans votre vieillese ce que vous n'aurez point amassé dans votre jeune âge 2? »

oc Laissez l'enfance, et vivez, et marchez par les voies de la pru- dence ^ »

VIII« Prop. Huitième moyen : S'accoutumer à se résoudre par soi- même. Il y a ici deux choses : la première, qu'il faut savoir se ré- soudre; la seconde, qu'il faut savoir se résoudre par soi-même. C'est à ces deux choses qu'il se faut accoutumer de bonne heure.

Il faut donc, premièrement, savoir se résoudre. Ecouter, s'infor- mer, prendre conseil, choisir son conseil; et toutes les autres choses que nous avons vues, ne sont que pour celle-ci, c'est-à-dire, pour se résoudre.

Il ne faut donc point être de ceux qui, à force d'écouter, de cher- cher, de délibérer , se confondent dans leurs pensées et ne savent à quoi se déterminer : gens de grandes délibérations et de grandes propositions, mais de nulle exécution. A la fin tout leur manquera.

a il y a beaucoup de discours, beaucoup de propositions, de raisonnements infinis, la pauvreté y sera. L'abondance est dans l'ou- vrage*. 5) Il faut conclure et agir.

ce Ne soyez pas prompt à parler, et languissant à faire ^. » Ne soyez point de ces discoureurs qui ont à la bouche de belles maximes, dont ils ne savent pas faire l'application ; et de beaux raisonnements poli- tiques, dont ils ne font aucun usage. Prenez votre parti, et tournez- vous à l'action.

« Ne soyez donc point trop juste ni trop sage, de peur qu'à la fin vous ne soyez comme un stupide^, » immobile dans l'action, inca- pable de prendre un dessein.

Cet homme trop juste et trop sage est un homme qui, par foiblesse, et pour ne pouvoir se résoudre, fait scrupule de tout, et trouve des difficultés infinies en toutes choses.

1. Eccli. xxxiv, 9, 10, II , 12 : vers. lxx. 2. Ibid. xxv, b.

3. Prov. IX, 6. 4. Ibid. xiv, 23. 5. Eccli. iv 34. -• 6. ïùxles. vn, 17.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 103

Il y a im cerl an sens droit qui fait qu'on prend son parti nette- ment, a Dieu a fait l'homme droit et il s'est embarrassé de questions in- finies'. » H reste à notre nature, même après sa chute, quelque chose de cette droiture : c'est par qu'il faut se résoudre, et ne point tou- jours s'abandonner à de nouveaux doutes.

ce Qui observe le vent ne sèmera point : qui considère les nuées ne fera jamais sa moisson '. » Qui veut trop s'assurer et trop prévoir ne fera rien.

Il n'est pas donné aux hommes de trouver l'assurance entière dans leurs conseils et dans leurs affaires. Après avoir raisonnablement con- sidéré les choses, il faut prendre le meilleur parti, et abandonner le surplus à la Providence.

Au reste, quand on a vu clair, et qu'on s'est déterminé par des rai- sons solides, il ne faut pas aisément changer. Nous l'avons déjà vu. a. Ne tournez pas à tout vent, et ne marchez point en toute voie. Le pécheur (celui qui se conduit mal) a une double langue 3. » Il dit, et se dédit : il résout d'une façon, et exécute de l'autre, a Soyez ferme dans votre intelligence, et que votre discours soit un ♦. »

Quand je dis qu'il faut savoir prendre sa résolution, c'est-à-dire qu'il la faut prendre par soi-même : autrement, nous ne la prenons pas, on notis la donne; ce n'est pas nous qni nous tournons, on nous tourne.

Revenons toujours à cette parole de David à Salomon^ : a Prenez garde, mon fils, que vous entendiez tout ce que vous faites: et de quel côté vous aurez à vous tourner. »

ce Le Sage entend ses voies ^. » Il a son but, il a ses desseins, il re- garde si les moyens qu'on lui propose vont à sa fin. « L'imprudence des fous est errante. » Faute d'avoir un but arrêté, ils ne savent aller, et ils vont comme on les pousse.

Qui se laisse ainsi mener, ne voit rien ; c'est un aveugle qui suit son guide.

ce Que vos yeux précèdent vos pas, » nous a déjà dit le Sage ">. Vos yeux, et non ceux des autres. Faites-vous tout expliquer; faites-vous tout dire : ouvrez les yeux et marchez ; n'avancez que par raison.

Écoutez donc vos amis, et vos conseillers ; mais ne vous abandon- nez pas à eux. Le conseil de l'Ecclésiastique est admirable" : « Sép'^- rez-vous de vos ennemis, prenez garde à vos amis, » Prenez garde qu'ils ne se trompent : prenez garde qu'ils ne vous trompent.

Que si vous suivez à l'aveugle quelqu'un qui aura l'adresse de vous prendre par votre foible, et de s'emparer de votre esprit ; ce ne sera pas vous qui régnerez : ce sera votre serviteur et votre ministre*. Et

1. Ercks. VII, 30. 2. Ibîd. XI, 4. 3. Errli. v, 11.— 4. Ibid. 12, vers. lxx.

5. /// Reg. n, 3. 6. Prov. xiv, 8.-7. Ibid, iv, 25. 8. Eccli. Vl, 13. Voici les leçons qu'un des instituteurs de Lonis XVI donnoit à. ce prince, sur le sujet que traite ici Bossuet : u Lorsque uons restons dans la route la Providence elle-même nous a placés, nous devons compter sur son assistance; car, dès que c'est elle qui veut que nous soyons dans cette route, il est de sa justice comme de sa bonté de nous accorder les secours qui nous sont néces-

104 POLITIQUE

ce que dit le Sage vous arrivera : a Trois choses émeuvent la terre : la première est un serviteur qui règne', »

Dans quelle réputation s'étoit mis ce roi de Judée, dont il est écrit dans les Actes ^ : « Hérode étoit en colère contre les Tyriens et les Si- doniens : ils vinrent à lui tous ensemble; et, ayant gagné Blastus, chambellan du roi. ils obtinrent ce qu'ils voulurent. »

On vient au prince par cérémonie, en effet on traite avec le minis- tre. Le prince a les révérences, le ministre a l'autorité effective.

On rougit encore pour Assuérus, roi de Perse ; quand on lit dans l'histoire la facilité avec laquelle il se laisse mener par Aman, son favori ^

a Établissez-vous donc un conseil en votre cœur : car vous n'en trouverez point de plus fidèle. L'esprit d'un homme attentif à ses af- faires lui rapporte plus de nouvelles que sept sentinelles posées dans des lieux éminents^ » On ne peut trop vous répéter ce conseil du Sage.

Il est mal aisé dans votre jeunesse que vous ne croyiez quelqu'un; car l'expérience manque dans cet âge : les passions y sont trop impé- tueuses : les délibérations y sont trop promptes. Mais si vous voulez devenir bientôt capable d'agir par vous-même, croyez de telle manière que vous vous fassiez expliquer les raisons de tout ; accoutumez-vous à goûter les bonnes. « Faites-vous instruire dans votre jeunesse : et jusqu'aux cheveux blancs votre sagesse croîtrai »

Et remarquez ici que la véritable sagesse doit toujours croître ;mais elle doit commencer par la docilité. C'est pourquoi nous avons ouï Sa- lomon au commencement de son règne, et dans sa première jeunesse, demander un cœur docile. Et le livre de la Sagesse lui fait dire : a. J'é- tois un enfant ingénieux, et j'avois eu en partage une bonne âme^;» c'est-à-dire portée au bien, et capable de prendre conseil.

Il parvint en peu de temps, par ce moyen, au plus haut degré de sa- gesse. Il vous en arrivera autant. Si vous écoutez au commencement, bientôt vous mériterez qu'on vous écoute. Si vous êtes quelque temps docile, vous deviendrez bientôt maître et docteur.

saires pour que nous y marchions au gré de sa volonté. Ainsi, vous êtes ap- pelé par la Providence à régner. Tant que vous régnerez par vous-même, vous êtes en drtit de lui demander, et vous pouvez être certain d'en obtenir toutes les lumières, tous les moyens dont vous aurez besoin pour bien régner. Mais si ce sont des favoris ou des ministres, ou la majorité, ou même lunanimité d'un conseil qui font tout dans votre royaume, alors ce n'est plus vous qui régnez; alors vous voilà hors de la route la Providence vous avoit placé ; alors elle ne vous doit plus rien. Ce seroit une véritable impieté de lui demander de vous aider à bien régner, quand, contre sa volonté, vous refusez de régner. Sans doute, vous ne pourrez pas tout prévenir, tout connoitre, tout savoir; aussi aurez-vous un conseil ; consultez-en les membres ; mais souvenez-vous qu'.au- cun d'eux n'est roi, que c'est vous qui l'êtes, que tout doit rouler sur votre tête. Lors donc que vous aurez appris ce que vous pensiez ne pas savoir ; lors- que vous aurez recueilli les lumières que vous pensiez vous manquer: pronon- cez, décidez en roi, votre opinion fût-elle contraire à celle de tous-, et soyez sûr que la Providence sera de votre côté. » Eloge du P. Berthier, par Mont- îoye-, Paris, de llmprim. royale, 1817. page 99 et suiv. {Edit. de Versailles.)

1. Pror.xxx, 21,22.— 2. Act. XU, 20. 3. Eslh. m, 8.

^ Eccli. xxxvn, 17, 18; vers. lxx. 5. Ibid. vi, i8. —6. Sâp. vui, 19.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 105

IX* Prop. Neuvième moyen : Éviter les mauvaises finesses. Nous en avons déjà vu une belle idée dans ces mots de l'Ecclésiastique' : « Il y a des hommes rusés et artificieux, qui se mêlent d'enseigner les autres, et qui sont inutiles k eux-mêmes ; il y a des raffineurs odieux dans leurs discours, et à qui tout manque. » A force de raffi- ner, ils sortent du bon sens, et tout leur échappe.

Ce que j'appelle ici mauvaises finesses, ce ne sont pas seulement les finesses grossières ou les raffinements trop subtils, mais en géné- ral toutes les finesses qui usent de mauvais moyens.

Elles ne manquent jamais d'embarrasser celui qui s'en sert. « Qui marche droitement, se sauvera; qui cherche les voies détournées tom- bera dans quelqu'une, y dit le plus sage des rois 2.

Il n'y a rien qui se découvre plus tôt que les mauvaises finesses, a Celui oui marche simplement, marche en assurance : celui qui per- vertit ses voies sera bientôt découvert 3.

Le trompeur ne manque jamais d'être le premier trompé. « Les voies du méchant le tromperont : le trompeur ne gagnera rien *, « Et en- core : « Qui creuse une fosse tombera dedans : qui rompt une haie, un serpent le mord*. »

Écoutez la vive peinture, que nous fait le Sage, du fourbe et de l'im- posteur» : «c Le fourbe et l'infidtMe a des paroles trompeuses : il cligne les yeux; il marche sur les pieds: il fait signe des doigts » (il a des in- telligences secrèt-es avec tout le monde) : « son cœur perverti machine toujours quelques tromperies; il fait mille querelles, et brouille les meilleurs amis. 11 périra bientôt; une chute précipitée le brisera, et il n'y aura plus de remède. »

Si une telle conduite est odieuse dans les particuliers, combien plus est-elle indigne du prince, qui est le protecteur de la bonne foi !

Souvenez-vous de cette parole vraiment noble et vraiment royale du roi Jean, qui, sollicité de violer un traité, répondit : a Si la bonne foi étoit périe par toute la terre, elle devroit se retrouver dans le cœur et dans la bouche des rois. »

« Les méchants sont abominables aux rois; les trônes sont afl"ermis par la justice. Les lèvres justes sont les délices des rois; qui parle sin- cèrement, en sera aimé'. »

Voilà comme agit un roi quand il songe à ce qu'il est, et qu'il veut agir en roi.

X" Prop. Modèle de la finesse et de la sagesse véritable, dans la conduite de Saûl et de David : pour servir de preuve et d'exemple à la proposition précédente. Nous pouvons connoltre la difierence des siiges véritables, d'avec les trompeurs, par l'exemple de Saùl et de David.

Les commencements de Saùl sont magnifiques : il craignoit le far- deau de la royauté ; il étoit caché dans sa maison, et à peine le put-on

i. Eccli. xxxvii, 21, 22, 23; vers. lxx. 2. Prov. xxvill , 18. ^Itiid. X, 9. 4. Ibid. xn, 2fi, -iT. 5. Ecoles, x, 8. 6. Frov. vi_ t2, 13, 14,15. 7. Ibid. xvi, 12, 13;

Iâ6' POLITIQUE

trouver quatid on l'élut'. Après son élection , il y vivoit dans la mêine simplicité, et appliqué aux mêmes travaux qu'auparavant. Le besoin de l'État l'oblige à user d'autorité; il se fait obéir par son peuple : il dé- fait les ennemis, son cœur s'enfle; il oublie Dieu'.

La jalousie s'empare de son esprit. Il avoit aimé David' : il ne le peut plus souffrir, après que ses services lui ont acquis beaucoup de gloire. Il n'ose chasser de la cour un si grand homme, de peur de faire crier contre lui-même; mais il l'éloigné, sous prétexte de lui donner un commandement considérable*. Par il lui fait trouver les moyens d'augmenter sa réputation, et de lui rendre de nouveaux services.

Enfin, ce prince jaloux se résout à perdre David; et il ne voit pas qu'il perd lui-même le meilleur serviteur qu'il ait dans son royaume. Sa jalousie lui fournit de noirs artifices pour réussir dans ce dessein, a II lui promet sa fille ; mais afin qu'elle lui soit une occasion de ruine. Il lui fait dire par ses courtisans : Vous plaisez au roi , et tous ses mi- nistres vous aiment*; » mais tout cela pour le perdre. Sous prétexte de lui faire honneur, il l'expose à des occasions hasardeuses, et l'en- gage dans des périls presque inévitables. « Vous serez mon gendre, dit-il, si vous tuez cent Philistins. David le fit, et Saul lui donna sa fille. Mais il vit que le Seigneur étoit avec David : et il le cra;ignit, et il le haït toute sa vie^ v

Son fils Jonathas, qui aimoit David, fit ce qu'il put pour apaiser son père jaloux. Saill dissimule, et trompe son propre fils, pour mieux tromper David. Il le fait revenir à la cour. David se signale par de nou- velles victoires; et la jalousie transporte de nouveau Saiil. Pendant que David jouoit de la lyre devant lui, il le veut percer de sa lance. David s'enfuit, et il est contraint de se dérober de la cour'. Saiil le rappelle par de nouvelles caresses, et lui tend toujours de nouveaux pièges. Da- vid s'enfuit de nouveau*.

Le malheureux roi, qui voyoit la gloire de David s'âugmenteir tou- jours; et que ses serviteurs, jusqu'à ses propres parents, et son fils même, aimoient un homme en effet si accompli, leur parla en ces ter- mes ^ : a Ecoutez , enfants de Jémini (il étoit lui-même de cette race) : est-ce le fils d'Isàï qui vous donnera des champs et des vignes, ou qui vous fera capitaines et généraux des armées? Pourquoi avez-vous tous conjuré contre moi, et que personne ne m'avertit est le fils d'Isaï, avec qui mon propre fils est lié d'amitié? Aucun de vous n'a pitié de moi , ni ne m'avertit de ce qui se passe. On aime mieux séff vir mou sujet rebelle, qui fait de continuelles entreprises contre ma vie. »

Il ne pouvoit parler plus artificieusement, pour intéresser tous ses serviteurs dans la perte de David. Il trouve des flatteurs qui entrent dans ses injustes desseins. David, très-fidèle au roi, est traité comme un ennemi public, a Lés Ziphéens vinrent avertir Saul que David étoit cacjhé parmi eux dans Une forêt. Et Satïl leur dit : Béni soyez-vous de

1. I Reg. X, 21, etc.; XI, 5. —2. Ibid. xi, xii,xm, xiv, xv.— 3. Ibid. xvi, 21.

4. Ibid. xvm, 7. 8, 9, 13, etc. 5. 7 Reg. xviii, 21, 22.

6. Ibid. 25, 26, 27, 28, 29. 7. Ibid. XIX. —8. Ibid. XX. —9. Ibid. XXII, 7, &.

TIRÉE DE l'Écriture, uv. v. 107

par le Seigneur, vous qui avez seuls déploré mon sort. Allez, prépa- rez tout avec soin; n'épargnez pas vos peines : recherchez soigneuse- ment où il est, et qui l'aura vu. Car c'est un homme rusé, qui sait bien que je le hais. Pénétrez toutes ses retraites; rapportez-moi des nouvelles certaines, afin que j'aille avec vous. Fût-il caché dans la terre, je l'en tirerai, et je le poursuivrai dans tout le pays de Juda>. »

Que d'artifices, que de précautions, que de dissimulations, que d'ac- cusations injustes! Mais que d'ordres précis donnés, et avec com- bien d'attention et de vigilance! Tout cela pour opprimer un sujet fi- dèle.

Voilà ce qui s'appelle des finesses pernicieuses. Mais nous allons voir en David une sagesse véritable.

Plus Saiil tachoit, en le flattant, de faire qu'il s'oubliât lui-même , et s'emportât à des paroles orgueilleuses; plus sa modestie naturelle lui en inspiroit de respectueuses, u Qui suis-je? et de quelle importance est ma vie; quelle est ma parenté en Israël, afin que je puisse espérer d'être le gendre du roi^? j^ Et encore : « Vous semble-t-il que ce soit peu de chose que d'être le gendre du roi? Pour moi, je suis un homme pauvre, et ma fortune est basse'. »

Il ne se défendit jamais des malices de Saiil par aucune voie vio- lente. Il ne se rendoit redoutable que par sa prudence, qui lui faisoit tout prévoir, « Il agissoit prudemment dans toutes ses voies, et le Sei- gneur étoit avec lui. Saûl vit qu'il étoit prudent, et il le craignoit^ y

II avoit des adresses innocentes, pour échapper des mains d'un en- nemi si artificieux et si puissant. Il se faisoit descendre secrètement par une fenêtre ; et les satellites de Saûl ne trouvoient dans son lit, oi'i ils le cherchoient, qu'une statue bien couverte, qui lui avoit servi h dérober sa fuite à ses domestiques*.

S'il se servoit de sa prudence pour se précautionner contre la jalou- sie du roi, il s'en servoit encore plus contre les ennemis de l'État. « Quand les Philistins marchoient en campagne, David les obsorvoit mieux que tous les autres capitaines de Saul ; et son nom se rendoit céir^bre*. »

Comme il étoit bon ami et reconnoissant, il se fît des amis fidèles qui ne le trompèrent jamais. Samuel lui donna retraite dans la mai- son des prophètes'. Achimélech le grand prêtre ayant été tué pour avoir servi David innocemment, il sauva son fils Abiathar : « Demeurez avecmoi,lui dit-il, j'aurai le même soin de votre vie que de la mienne, et nous nous .sauverons tous deux ensemble*. » Abiathar, gagné par ^ traitement si honnête, ne manqua jamais à David.

-on habileté et sa vertu lui gagnèrent tellement Jonathas fils de Saiil, ^ae loin de vouloir entrer dans les desseins sanguinaires du roi son père, il n'oublia jamais rien pour sauver David**. En quoi il rendoit service à Saiil même, qu'il empêchoit de tremper ses mains dans le sang innocent.

1. / Reg. xxm, 19, 20, 21, 22, 23. 2. Ibid. xvra, 18. 3. Ibid. 23 4. Ibid. 14, l.^. 5. Ibid. xix, 11. 12, etc. C. Ibid. xvni, 30. 7. Ibid. XIX, 18, 19, 20. 8. Ibid- xxn, 23. y./ Reg. xix et xx-

108 POLITIQUE

Quoiqu'il sût que Jonathas ne le trompoit pas; comme il connoissoit mieux Saùl que lui, il ne se reposoit pas tout à fait sur les assurances que lui donnoit son ami. a Jonathas lui dit* : Vous ne mourrez point; mon père ne fera ni grande ni petite chose, qu'il ne. me la découvre: m'auroit-il caché ce seul dessein? cela ne sera pas. Mais David lui dit: Votre père sait que vous m'honorez de votre bienveillance; et il dit en lui-même : Je ne me découvrirai point à Jonathas, de peur de le con- trister. Vive le Seigneur et vive votre âme! il n'y a qu'un petit espace entre moi et la mort. »

Afin donc de ne se point tromper dans les desseins de Saùl, il donna des moyens à Jonathas pour les découvrir; et ils convinrent entre eux d'un signal, que Jonathas donneroit à David dans le périP.

Comme il vit qu'il n'y avoit rien à espérer de Saill, il pourvut à la sûreté de son père et de sa m.ère, qu'il mit entre les mains du roi de Moab : « jusqu'à ce que je sache, dit-iP, ce que Dieu aura ordonné de moi. » Voilà un homme qui pense à tout, et qui choisit bien ses pro- tecteurs. Car le roi de Moab ne le trompa point. Par ce moyen, il n'eut plus à penser qu'à lui-même. Et il n'y a rien de plus industrieux ni de plus innocent que fut alors toute sa conduite.

Contraint de se réfugier dans les terres d'Achis roi des Philistins, les satrapes vinrent dire au roi : ce Voilà David, ce grand homme qui a dé- fait tant de Philistins ^ » David fit réflexion sur ces discours, et sut si bien faire l'insensé, qu'Achis, au lieu de le craindre et de l'arrêter, le fit chasser de sa présence, et lui donna moyen de se sauver.

Environné trois à quatre fois par toute Tarmée de Saûl, il trouve moyen de se dégager, et d'avoir deux fois Saùl entre ses mains ^

Alors se vérifia ce que David a lui-même si souvent chanté dans ses Psaumes* : >i Le méchant est tombé dans la fosse qu'il a creusée : il a été pris dans les lacets qu'il a tendus. »

Quand ce fidèle sujet se vit maître de la vie de son roi, il n'en tira autre avantage que celui de lui faire connoître combien profondément il le respectoit, et de confondre les calomnies de ses ennemis. « Il lui cria de loin' : Mon seigneur et mon roi, pourquoi écoutez-vous les pa- roles des méchants qui vous disent : David attente contre votre vie? Ne voyez-vous pas vous-même que le Seigneur vous a mis entre mes mains? Et j'ai dit : A Dieu ne plaise, que j'étende ma main sur l'oint du Seigneur ! Reconnoissezdonc, ô mon roi! que je n'ai point de mau- vais dessein, et que je n'ai manqué en rien à ce que je vous dois. C'est vous qui voulez me perdre. Que le Seigneur juge entre vous et moi, et qu'il me fasse justice quand il lui plaira. Mais à Dieu ne plaise que ma main attente sur votre personne! Contre qui vous aeharnez-vous, roi d'Israël? contre qui vous acharnez-vous? contre un chien mort, contre un ver de terre! Que le Seigneur soit juge entre vous et moi, et qu'il protège ma cause et me délivre de vos mains. 5>

1. / Reg.xx, 1, 3. 2. Ibid. 5, 6, 20, 21, 22. —3. Ibid. xxil, 3. 4.

4. Ibid. XXI, 11, 12, etc.— 5. Ibid. xxiv et xxvi. 6. Ps. vu, 16; ix, 16, etc.

7. i Reg. XXIV, 9, 10, 11, 12, 13, 15, 16.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. 109

Par cette sage et irréprochable conduite, il contraignoit son ennemi à reconnoître sa faute. « Vous êtes plus juste que moi, lui dit Saûl'. »

La colère de ce roi injuste ne s'apaisa pas pour cela. « David, tou- jours poursuivi, dit en lui-même - : Je tomberai un jour entre les mains de Saûl, il vaut mieux que je me sauve en la terre des Philistins; et que Saùl , désespérant de me trouver dans le royaume d'Israël , se tienne en repos. »

Enfin il fit son traité avec Achis roi de Geth; et se ménagea telle- ment, que sans jamais rien faire contre son roi, et contre son peuple, il s'entretint toujours dans les bonnes grâces d'Achis^.

Vous voyez Saul et David tous deux avisés et habiles, mais d'une manière bien différente. D'un côté, une intention perverse : de l'autre, une intention droite. D'un côté, Saiil, un grand roi, qui, ne donnant nulles bornes à sa malice, emploie tout sans réserve pour perdre un bon serviteur dont il est jaloux : de l'autre côté, David, un particulier abandonné et trahi, se fait une nécessité de ne se défendre que par les moyens licites, sans manquer à ce qu'il doit à son prince et à son pays. Et cependant la sagesse véritable, renfermée dans des bornes si étroites , est supérieure à la fausse, qui n'oublie rien pour se satisfaire.

Art. m. Des curiosités et connoissances dangereuses ; et de la confiance qu'on doit mettre en Dieu.

Première Proposition. Le prince doit éviter les consultations cu- rieuses et superstitieuses. Telles sont les consultations des devins et des astrologues : chose que l'ambition et la foiblesse des grands leur fait si souvent rechercher.

a Qu'il ne se trouve personne parmi vous qui consulte les devins, ni qui croie aux songes et aux augures. Qu'il n'y ait ni enchanteur, ni devin, ni aucun qui se mêle d'évoquer les morts. Le Seigneur a toutes ces choses en exécration. Il a détruit, pour ces crimes, les peuples qu'il a livrés entre vos mains. Soyez parfaits et sans tache devant le Seigneur votre Dieu. Les nations que vous détruirez écoutent les de- vins et ceux qui tirent des augures. Mais pour vous, vous avez été in- struits autrement par le Seigneur votre Dieu. 11 veut que vous ne sa- chiez la vérité que par lui seul : et s'il ne veut pas vous la découvrir, il n'y a qu'à s'abandonner à sa providence *. »

Les astrologues sont compris dans ces malédictions de Dieu. Voici comme il parle aux Chaldéens, inventeurs de l'astrologie, en laquelle ils se glorifioient ^. « Le glaive de Dieu sur les Chaldéens, dit le Sei- gneur, et sur lis habitants de Babylone; sur leurs princes et sur leurs sages. Le glaive de Dieu sur leurs devins, qui deviendront fous : le glaive sur leurs braves, qui trembleront : le glaive sur leurs chevaux, sur leurs chariots, et sur tout le peuple : ils seront tous comme des fem- nr.es : le glaive sur leurs trésors, qui seront pillés. »

1 / Reg. XXIV. 18. '->. Ibid. xxvn, 1. 3. Ibid. xxvii et xxvin. 4 Deut. xvni, lo, 11, 12, 13, 14. 5. Jer. l, 35. 36. 37.

110 POLITIQUE

Il n'y a rien de plus foible ni de plus timide, que ceux qui se fient aux pronostics : trompés dans leurs vains présages, ils perdent cœur, et demeurent sans défense.

Ainsi périt Babylone, la mère des astrologues, au milieu de ces ré- jouissances, et des triomphes que lui chantoient ses devins. Isaïe, prévoyant sa prise, lui parle en ces termes : « Viens, dit-il ', avec tes encliantements et tes maléfices, dans lesquels tu t'es exercée dès ta jeunesse; pour voir s'ils te serviront, ou te rendront plus puissante. Te voilà à bout de tous tes conseils, que tu fondois sur des pronostics. Appelle tous tes devins, qui observoient sans cesse le ciel, qui con- temploient les astres, qui comptoient les mois, et faisoient des suppu- tations si exactes pour t'annoncer l'avenir. Qu'ils te sauvent des mains de tes ennemis ! Ils sont comme de la paille que le feu dévore; ils ne peuvent se sauver eux-mêmes de la flamme. »

Ceux qui se vantent de prédire les événements incertains, se font semblables à Dieu. Car écoutez comme il parle'. « Qui est celui qui appelle, et qui compte au commencement toutes les races futures? Moi le Seigneur, qui suis le premier et le dernier : qui suis devant et après.

a Amenez-moi vos dieux, ô Gentils! dit le Seigneur, que je leur fasse leur procès. Parlez, si vous avez quelque chose à dire, dit le roi de Jacob; qu'ils viennent, et qu'ils vous annoncent l'avenir. Décou- vrez-nous les choses futures, et nous vous tiendrons pour des dieux s. 3>

Et encore * : « Écoutez, maison d'Israël ; voici ce que dit le Seigneur : Ke marchez point dans les voies des Gentils; ne craignez point les si- gnes du ciel, que les Gentils craignent : la loi de ces peuples est vaine. »

Les Gentils ignorants adoroient les planètes et les astres; leur attri- buoient des empires, des vertus, et des influences divines, par les- quelles ils dominoient sur le monde, et en régloient les événements; leur assignoient des temps et des lieux, ils exerçoient leur domina- tion. L'astrologie judiciaire est un reste de cette doctrine, aut-ant im- pie que fabuleuse. Ne craignez donc ni les éclipses, ni les comètes, ni les planètes, ni les constellations que les hommes ont composées à leur fantaisie, ni ces conjonctions estimées fatales, ni les lignes for- mées sur les mains ou sur le visage, et les images nommées Talis- mans j imprégnées des vertus célestes. Ne craignez ni les figures, ni les horoscopes, ni les présages qui en sont tirés. Toutes ces choses, l'on n'allègue pour toute raison que des paroles pompeuses, au fond sont des rêveries que les aff'ronteurs vendent cher aux ignorants.

Ces sciences curieuses, qui servent de couverture aux sortilèges et aux maléfices, sont condamnées dans tous les États, et néanmoins sou- vent recherchées par les princes qui les défendent. Malheur à eux, malheur encore une fois! Ils veulent savoir l'avenir, c'est-à-dire, pé- nétrer le secret de Dieu. Ils tomberont dans la malédiction de Saûl. Ce roi avoit défendu le^ devins, et il les consulte. Une femme devine- resse lui dit, sans le connoître^ : « Vous savez que Satil a exterminé

1. h. XLVlI, 12, 13, 14. —2. Ibid. XLI, 4. - 3. Ibid. 21. 22, 23. 4. Jerem. x 1, 2, 3. 5 f Rtij. xxvin, 9, 10, etc.

TIRÉE DE l'ÉCRITUHE, LIV. V. Hl

tes devins, et vous venez me tenter pour me perdre? Vive le Seigneur! répondit Saûl, il ne vous arrivera aucun mal. La femme lui dit : Qui voulez-vous que je vous évoque? Évoquez-moi Samuel, répondit Saûl. La femme ayant vu Samuel, s'écria de toute sa force : Pourquoi m'a- vez-vous trompée? vous êtes Saûl. Saûl lui dit : Ke craignez rien, qu'avez- vous vu? Je vois quelque chose de divin qui s'élève déterre. Saûl répliqua : Quelle est sa figure? Un vieillard s'élève, dit-elle, re- vêtu d'un manteau. Il comprit que c'étoit Samuel, et se prosterna la face contre terre. Alors Samuel dit à Saûl : Pourquoi troublez-vous mon repos en m'évoquant? et que vous sert de m'interroger, après que le Seigneur s'est retiré de vous, pour aller à celui que vous enviez? Le Seigneur fera suivant que je vous l'ai dit de sa part : il vous ôtera votre roy^-ume , et le donnera à David -, parce que vous n'avez pas obéi à la parole du Seigneur, et n'avez pas satisfait sa juste colère contre Amalec. C'est la cause de tous les maux qui vous arrivent aujourd'hui. Et le Seigneur livrera avec vous le peuple d'Israël aux Philistins : de- main vous et vos enfants serez avec moi. » C'est-à-dire , vous serez parmi les morts.

A cette terrible sentence, Satll tomba de frayeur, et il étoit hors de lui-même '. Et le lendemain la prédiction fut accomplie 2.

Il n'étoit pas au pouvoir d'une enchanteresse d'évoquer une âme sainte; ni au pouvoir du démon, qui a paru selon quelques-uns sous la forme de Samuel, de dire si précisément l'avenir. Dieu conduisoit cet événement, et vouloit nous apprendre que, quand il lui plaît, il per- met qu'on trouve la vérité par des moyens illicites, pour la juste pu- nition de ceux qui s'en servent.

Ne vous étonnez donc pas de voir arriver quelquefois ce qu'ont pré- dit les astrologues. Car, s^ns recourir au hasard, parce que ce qui est hasard à l'égard des hommes est dessein à l'égard de Dieu; songez que, par un terrible jugement, Dieu même livre à la séduction ceux qui la cherchent. Il abandonne le monde, c'est-à-dire, ceux qui aiment le monde, à des esprits séducteurs dont les hommes ambitieux et vai- nement curieux sont le jouet. Ces esprits trompeurs et malins amusent et déçoivent par mille illusions les âmes curieuses, et par crédules. Un de leurs secrets est l'astrologie, et les autres genres de divinations, qui réussissent quelquefois, selon que Dieu trouve juste de livrer ou à .l'erreur, ou à de justes supplices, une folle curiosité.

C'est ainsi que Saûl trouva dans sa curiosité la sentence de sa mort. C'est ainsi que Dieu doubla son supplice, le punissant non-seulement par le mal même qui lui arriva, mais encore par la prévoyance. Si c'est un genre de punition . de livrer les hommes curieux à des ter- reurs furieuses, c'en est un autre de les livrer à de flatteuses espé- rances. Enfin leur crédulité, qui fait qu'ils se fient à d'autres qu'à Dieu, mérite d'être punie de plusieurs manières, c'e.st-à-dire , non- seulement par le mensonge, mais encore pat la vérité; afin que leur téméraire curiosité leur tourne à mal en toutes façons.

i. I Reg. xxvin, 20, 21. - '>. Ibid. xxxi.

112 POLITIQUE

C'est ce qu'enseigne saint Augustin, fondé sur les Écritures, dans le deuxième livre de la Doctrine chrétienne, c. xx et suivants.

Gardez-vous bien, ô rois, ô grands de la terre, d'approcher de vous ces trompeurs et ces ignorants, que Ton appelle devins-, « qui vous font des raisonnements, et vous donnent des décisions de ce qu'ils ignorent, » dit le plus sage des rois '.

ÎNe cherchez point parmi eux des interprètes de vos songes, comme s'ils étoient mystérieux, a Celui qui s'y fie est un insensé : une vaine espérance, et le mensonge est son partage. Celui qui s'arrête à ces trompeuses visions, ressemble à l'homme qui embrasse une ombre, et qui court après le vent. Un homme croit voir un autre homme devant lui dans son sommeil, et prend pour vérité une creuse et vaine res- semblance. » (Ce ne sont que vapeurs impures, qui s'élèvent dans le cerveau, d'une nourriture mal digérée.) « Espérez- vous épurer vos pensées par ce mélange confus d'imaginations, ou que le mensonge vous instruise de la vérité? La divination est une erreur, les augures une tromperie, et les songes un mensonge et une illusion. Il n'appar- tient qu'au Très-Haut d'envoyer de véritables visions : et tout le reste ressemble aux fantaisies qu'une femme enceinte se met dans l'esprit. N'y mettez point votre cœur, si vous ne voulez être le jouet d'une hon- teuse foiblesse, d'une folle crédulité, et d'une espérance trompeuse'. »

IP Prop. On ne doit pas présumer des conseils humains, ni de leur sagesse. a L'homme sait à peine les choses passées, qui lui décou- vrira les choses futures 3? »

Ainsi, oc qui se fie en son cœur, est fou^ « Et encore : a Ne vous éle- vez pas dans votre cœur comme un taureau farieux, de peur que cette pensée ne vous dévore. Vos feuilles seront mangées, vos fruits tom- beront ; vous demeurerez un bois sec : votre gloire et votre force s'é- vanouiront ^ »

Les Égyptiens se piquoient d'une sagesse extraordinaire dans leurs conseils. Voici comme Dieu leur parle ^ : « Les princes de Tanis, sages ccfnseillersde Pharaon, lui ont donné des conseils extravagants. Com- ment dites-vous à Pharaon : Je suis le fils des sages, le fils de ces anciens rois renommés par leur prudence? sont maintenant vos sages? Qu'ils vous disent ce que le Dieu des armées a ordonné de l'E- gypte. Les princes de Tanis ont perdu l'esprit : les princes de Mem- phis se sont trompés, et ils ont trompé l'Egypte, eux en qui elle se fioit comme en ses remparts. Le Seigneur a répandu au milieu d'eux l'esprit de vertige : la tête leur a tourné : et ils font errer l'Egypte, comme un ivrogne qui chancelle, et tournoie en vomissant. L'Egypte ne fera plus rien : elle ne fera ni grandes ni petites choses. On la verra étonnée, et tremblante comme une femme. Tous ceux qui la verront, trembleront à la vue des desseins que Dieu a sur elle. »

Quand on voit ses ennemis prendre de foibles conseils, il ne faut

I. Prov. xxin, 6. 2. Eccli. xxxiv. 1,2, 3, 4, 5, 6, 7. 3. Ecoles, x, 14. 4. Prov. xxvui, 26. 5. EccU. vi , 2 , 3 , secund. lxx 6. Ts. XIX, 12, 12, etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. v. HS

pas pour cela s'enorgueillir ; mais songer que c'est le Seigneur qui leur envoie cet esprit d'égarement pour les punir, et craindre un sem- blable jugement.

S'il se retire, dit le saint prophète', « la sagesse des sages périt, et l'intelligence des prudents est obscurcie. »

a C'est lui qui réduit à rien les conseils profonds, et qui rend inu- tiles les grands de la terre 2, »

Tremblez donc devant lui, et gardez-vous de présumer de la sa- gesse humaine.

IIP Prop. Il faut consulter Dieu par la prière, et mettre en lui sa confiance, en faisant ce qu'on peut de son côté. Nous avons vu que c'est Dieu qui donne la sagesse. Nous venons de voir que c'est Dieu qui l'ôte aux superbes. II faut donc la lui demander humblement.

C'est ce que nous enseigne l'Ecclésiastique, lorsqu'après )ious avoir prescrit, dans le chapitre xxxvii tant de fois cité, tout ce que peut faire la prudence, il conclut ainsi' : <t Mais, par-dessus tout, priez le Seigneur, afin qu'il dirige vos pas à la vérité, t Lui seul la connolt à fond ; c'est à lui seul qu'il en faut demander l'intelligence.

Mais qui demande de Dieu la sagesse, doit faire de son côté tout ce qu'il peut. C'est à cette condition qu'il permet de prendre confiance h sa puissance et à sa bonté. Autrement, c'est tenter Dieu, et s'imaginer vainement qu'il enverra ses anges pour nous soutenir, quand nous nous serons précipités nous-mêmes; ainsi que Satan osoit le conseiller à Jésus-Christ *.

Art. IV. Conséquences de la doctrine précédente : de la majesté, et de ses accompagnements.

Première Proposition. Ce que c'est que la majesté. Je n'appelle pas majesté cette pompe qui environne les rois, ou cet éclat extérieur qui éblouit le vulgaire. C'est le rejaillissement de la majesté, et non pas la majesté elle-même.

La majesté est l'image de la grandeur de Dieu dans le prince.

Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n'est pas regardé comme un piince particulier : c'est un personnage public, tout l'État est en lui ; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. Quelle grandeur qu'un seul homme en contienne tantl

La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l'extrémité du monde à l'autre : la puissance royale agit en même tf:imp8 dans tout le royaume. Elle tient tout le royaume en état, coma-e Dieu y tient tout le monde.

Que Dieu retire sa main, le monde retombera dans le néant : que Tautorité cesse dans le royaume, tout sera en confusion.

Considérez le prince dans son cabinet. De partent les ordres qui

i. h. XXIX , 14. - 2. ibid. XL, 23. 3. Eccli. xxxvii , 19.— 4. MaUh. iv, 6, 7,

u a

1 14 POLITIQUE

fcGt aller de concert les magistrats et les capitaines, les citoyens et les soldats, les provinces et les armées par mer et par terre. C'est l'image de Dieu qui , assis dans son trône au plus haut des cieux, fait aller toute la nature.

a Quel mouvement se fait, dit saint Augustin', au seul commande- ment de l'empereur ! il ne fait que remuer les lèvres, il n'y a point de plus léger mouvement, et tout l'empire se remue. C'est, dit-il, l'i- mage de Dieu, qui fait tout par sa parole. Il a dit, et les choses ont été faites ; il a commandé, et elles ont été créées. »

On admire ses œuvres ; la nature est une matière de discourir aux curieux. « Dieu leur donne le monde à méditer; mais ils ne découvri- ront jamais le secret de son ouvrage depuis le commencement jus- qu'à la fin 2. » On en voit quelque parcelle; mais le fond est impéné- trable. Ainsi est le secret du prince.

Les desseins du prince ne sont bien connus que par l'exécution. Ainsi se manifestent les conseils de Dieu : jusque-là, personne n'y entre que ceux que Dieu y admet.

Si la puissance de Dieu s'étend partout, la magnificence l'accom- pagne. Il n'y a endroit de l'univers il ne paroisse des marques éclatantes de sa bonté. Voyez l'ordre, voyez la justice, voyez la tran- quillité dans tout le royaume : c'est l'effet naturel de l'autorité du prince.

Jl n'y a rien de plus majestueux que la bonté répandue : et il n'y a point de plus grand avilissement de la majesté, que la misère du peu- ple causée par le prince.

Les méchants ont beau se cacher, la lumière de Dieu les suit par- tout ; son bras va les atteindre jusqu'au haut des cieux, et jusqu'au fond des abîmes, a irai-je devant votre esprit, et fuirai-je devant volze face? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je me jette au fond des enfers, je vous y trouve; si je me lève le matin, et que j'aille tne retirer sur les mers les plus éloignées, c'est votre main qui me mène là, et votre main droite me tient. Et j'ai dit : Peut-être que les ténè- bres me couvriront : mais la nuit a été un jour autour de moi. De- vant vous les ténèbres ne sont pas ténèbres, la nuit est éclairée comme le jour : l'obscurité et la lumière ne sont qu'une même chose*. » Les méchants trouvent Dieu partout, en haut et en bas, nuit et jour; quelque matin qu'ils se lèvent, il les prévient; quelque loin qu'ils s'é- cartent, sa main est sur eux.

Ainsi Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrè- tes. Il a des yeux et des mains partout. Nous avons vu que les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe. Il a même reçu de Dieu, par l'usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu'il de- vine. A-t-il pénétré l'intrigue, ses longs bras vont prendre ses enne- mis aux extrémités du monde : ils vont les déterrer au fond des abî- mes. Il n'y a point d'asile assuré contre une tells puissance.

1. Aug. in Ps. cxLvm, n. 2, t. lV,coL 1673. 2. Ecoles, m, u z. H. cxxxvm, 7, 8, 9, etc.

TIREE DE L ECRITURE, UV. V. 115

Enfin ramassez ensemble les choses si grandes et si augustes que nous avons dites, sur l'autorité royale. Voyez un peuple immense réuni en une seule personne : voyez cette puissance sacrée, paternelle et absolue : voyez la raison secrète qui gouverne tout le corps de l'É- tat, renfermée dans une seule tête : vous voyez l'image de Dieu dans les rois, et vous avez l'idée de la majesté royale.

Dieu est la sainteté même, la bonté même, la puissance même, la raison même. En ces choses est la majesté de Dieu. En l'image de ces choses est la majesté du prince.

Elle est si grande, cette majesté, qu'elle ne peut être dans le prince comme dans sa source; elle est empruntée de Dieu qui la lui donne pour le bien des peuples, à qui il est bon d'être contenus par uno force supérieure.

Je ne sais quoi de divin s'attache au prince, et inspire la crainte aux peuples. Que le roi ne s'oublie pas pour cela lui-même. « Je l'ai dit, c'est Dieu qui parle; je l'ai dit : Vous êtes des. dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut; mais vous mourrez comme des hom- mes, et vous tomberez comme les grands '. » Je l'ai dit. Vous ête?, des dieux; c'est-à-dire ; Vous avez dans votre autorité, vous portez sur votre front un caractère divin. Vous êtes les enfants du Très-Haut : c'est lui qui a établi votre puissance pour le bien du genre humain. Mais, ô dieux de chair et de sang, ô dieux de boue et de poussière, vous mourrez cojiime des hommes, vous tomberez comme les grands. La grandeur sépare les hommes pour un peu de temps ; une chute commune à la fin les égale tous.

0 rois, exercez donc hardiment votre puissance; car elle est divine et salutaire au genre humain; mais exercez-la avec humilité. Elle vous est appliquée par le dehors. Au fond, elle vous laisse foibles ; elle vous laisse mortels ; elle vous laisse pécheurs, et vous charge devant Dieu d'un plus grand compte.

Prop. La magnanimité, la magnificence, et toutes les grandes vertus conviennent à la majesté. A la grandeur conviennent les choses grandes : à la grandeur la plus éminente, les choses les plus grandes, c'est-à-dire les grandes vertus.

Le prince doit penser de grandes choses.

ic Le prince pensera des choses dignes d'un prince ^. »

Les pensées vulgaires déshonorent la majesté. Saùl est élu roi ; en même temps Dieu qui l'a élu, lui change le cœur, et il devient un au- tre homme ^. »

Taisez-vous, pensées vulgaires ; cédez aux pensées royales.

Les pensées royales sont celles qui regardent le bien général ; les grands hommes ne sont pas nés pour eux-mêmes : les grandes puis- sances, que tout le monde regarde, sont faites pour le bien de tout le monde.

Le prince est par sa charge, entre tous les hommes, le plus au-dessus ties petits intérêts, le plus intéressé au bien public : son vrai intérêt

l. Ps, Lxxxi, 6. 7. 2. Is. xxxn, 8. 3. / Req. x, 6, 9.

1 16 POLITIQUE

est celui de l'Etat. ïl ne peut donc prendre des desseins trop nobles, ni trop au-dessus des petites vues et des pensées particulières.

Ce Saûl changé en un autre homme, dans le temps qu'il fut fidèle à la grâce de son ministère étoit au-dessus de tout.

Au-dessus de la royauté, dont il appréhende le fardeau, et dont il méprise le faste '. Nous l'avons déjà vu.

Au-dessus des sentiments de vengeance. A un jour de victoire, tout le peuple lui veut immoler ses ennemis, il offre à Dieu un sacri- fice de clémence ^.

Au-dessus de lui-même, et de tous les sentiments que le sang in- spire : prêt à dévouer pour le peuple sa propre personne et celle de onathas son fils bien-aimé^.

Que dirons-nous de David , à qui on donne cette belle et juste louange^ : a Le roi, mon Seigneur, ressemble à un ange de Dieu : il n'est ému ni du bien ni du mal qu'on dit de lui. ■» Il va toujours au bien public ; soit que les hommes ingrats blâment sa conduite, soit qu'elle trouve les louanges dont elle est digne.

Voilà la véritable magnanimité que les louanges n'enflent point, que le blâme n'abat point, que la seule vérité touche.

On abandonne avec joie toute sa fortune à la conduite d'un tel prince : a Vous êtes comme un ange de Dieu ; faites de moi tout ce qu'il vous plaira, » lui dit Miphiboseth^, petit-fils de Saûl, trahi par Siba, son serviteur.

En effet, David n'étoit plein que de grandes choses, de Dieu et du bien public.

Nous avons vu que, malgré les rébellions et; l'ingratitude de son peuple, il se dévoue pour lui à la vengeance divine, comme étant le seul coupable : « Frappez, Seigneur, frappez ce coupable, et épar- gnez le peuple innocent . »

Combien sincèrement avoue-t-il sa faute, chose si rare à un roi! Avec quel zèle la répare-t-il ! « J'ai péché, dit-il', d'avoir fait le dé- nombrement du peuple. 0 Seigneur! pardonnez-moi ; car j'ai agi trop follement. »

Nous lui avons vu mépriser sa vie en cent combats : et après, nous l'avons vu se mettre au-dessus de la gloire de combattre, en se con- servant pour son État.

Mais combien est-il au-dessus du ressentiment et des injures! Nous avons admiré sa joie, quand Abigaïl l'empêcha de se venger de sa propre main. Nous l'avons vu épargner, et défendre contre les siens, Saûl son persécuteur, quoiqu'il sût qu'en se vengeant il s'assuroit la couronne, dont la succession lui appartenoit. Quelle hauteur de cou- rage, de se mettre si aisément au-dessus de la douceur de régner, et de celle de la vengeance !

Quand Saûl et Jonathas furent tués , David les pleure tous deux ; David chante leur louange. Ce n'est pas seulement Jonathas, son in-

1. / lieg. X, XI. 2. Ibid. xi, 12, 13. 3. Ibid. xiv, 41. 4. Ibid. 17. 5. Ibid. XIX. 27. 6. Ibid. îiiv, 17. 7. // Beg. xxiv, 17.

TIRÉE DE l'Écriture, liv, v. 117

time ami, dont il déplore la perte : il pleure son persécuteur. « Saul et Jonathas, tous deux aimables et couverts de gloire, toujours unis dans leur vie, n'ont pas été séparés à la mort. Filles d'Israël, pleurez Saùl qui vous habilloit de pourpre, par qui vous aviez des parures d'or; » et le reste '.

Il ne tait point les vertus d'un prédécesseur injuste, qui a fait tout ce qu'il a pu pour le perdre : il les célèbre, il les immortalise par une poésie incomparable.

Il ne pleure pas seulement Saill ; il le venge, et punit de mort celui qui s'étoit vanté de l'avoir tué. « Je l'ai percé de mon épée, disoit ce traître ^, après lui avoir ôté le diadème de dessus la tête, et le brace- let qu'il avoit au bras; pour vous apporter ces marques royales, à vous, mon Seigneur. »

Ces riches présents ne sauvèrent pas le parricide, a Pourquoi n'as-tu pas craint de mettre la main sur l'oint du Seigneur^? »

Que ce soit, si vous voulez, l'intérêt de la royauté qui lui ait fait venger son prédécesseur : toujours est-ce un sentiment au-dessus des pensées vulgaire6, que David banni , loin de témoigner de la joie d'une mort qui le délivroit d'un si puissant ennemi et lui mettoit le diadème sur la tête, la venge sur l'heure, et assure le repos public avec la vie des rois.

Il avoit encore un redoutable ennemi ; c'étoit un fils de Saûl qui partageoit le royaume : il sembloit que la politique ie pouvoit porter à ménager davantage celui qui le délit de Saul; mais ce grand courage ne veut point être délivré de ses ennemis par des attentats et par des crimes.

En effet, quelque temps après, des méchants lui apportèrent la tête de ce second ennemi. « Voilà, lui dirent-ils*, la tète d'Isboseth, fils de Saul, qui en vouloit à votre vie ; mais le Seigneur vous a vengé. David dit : Vive le Seigneur qui m'a délivré de tout péril ! j'ai fait mourir celui qui croyoit m'apporter une nouvelle agréable en m'an- noncent la mort de Satil ; il trouva la mort lui-même au lieu de la ré- compense qu'il espéroit : combien plus vous dois-je ôter de la terre, vous qui avez tué dans son lit un homme innocent! »

Il les fit mourir aussitôt, et fit attacher en lieu public leurs mains sanguinaires et leurs pieds qui avoient couru au meurtre; afin que tout Israël connût qu'il ne vouloit point de tels services.

Et ce qui montre qu'il agit en tout par les motifs les plus nobles, c'est le soin qu'il prend des restes de la maison de Saul* : « Reste-t-il encore quelqu'un de la maison de Saul, afin que je lui fasse du bien pour l'amour de Jonathas? Il trouva Miphiboseth, fils de Jonathas, à qui il donna sa table , après lui avoir rendu toutes les terres de sa maison.

Au lieu que les rois d'une nouvelle famille ne songent qu'à affoiblir et à détruire les restes des maisons qui ont été .sur le trône devant eux, David soutient et relève la maison de Saul et de Jonatha?.

1. /; Beg. I, 17, 23, 24, etc. 2. Ibid. 20. 3. Ibid. 14. 4. II Rcg. TV, 8, 9, 10, 11, 12. 5. Ibid. ix, 1, 7. :-'.

1 1 8 POLITIQUE

En un mot, toutes les actions et toutes les paroles de David respi- rent je ne sais quoi de si grand, et par conséquent de si royal, qu'il ne faut que lire sa vie et écouter ses discours pour prendre l'idée de la magnanimité.

A la magnanimité répond la magnificence, qui joint les grandes dé- penses aux grands desseins.

David nous en est encore un beau modèle. Ses victoires étcient mar- quées parles dons magnifiques qu'il faisoit au sanctuaire, qu'il enri- chissoit des dépouilles des royaumes subjugués '.

La belle chose de voir ce grand homme, après avoir achevé glorieu- sement tant de guerres, passer sa vieillesse à faire les préparatifs et les desseins de ce magnifique temple, que son fils bâtit après sa mort !

« Il assembla à grands frais tout ce qu'il y avoit de plus excellents ouvriers; il amassa des poids immenses de fer et d'airain : les cèdres qu'il fit venir n'avoient point de prix : il consacra à ce grand ouvrage cent mille talents d'or, et dix millions de talents d'argent; le reste étoit innombrable. Salomon mon fils est jeune, et la maison, disoit-il, que je veux bâtir doit être renommée par tout l'univers; ainsi je lui en veux préparer toute la dépense ^. »

Après de si magnifiques préparatifs, il croyoit n'avoir rien fait, a J'ai ofl'ert, dit-il 3, à Dieu toutes ces choses dans ma pauvreté. » Il trouve pauvre tout ce qu'il a préparé, parce que cette dépense royale n'égaloit pas ses désirs ni ses idées, tant il les avoit grandes.

On parlera plus commodément, en un autre endroit, des magnifi- cences de Salomon, et des autres grands rois de Juda. Et pour défi- nir en quoi consiste la magnificence, on verra qu'elle paroît dans les grands travaux consacrés à l'utilité publique, dans les ouvrages qui attirent de la gloire à la nation , qui impriment du respect aux sujets et aux étrangers, et rendent immortels les noms des princes.

LIVRE SIXIÈME.

DES DEVOIRS DES SUJETS ENVERS LE PRINCE, ÉTABLIS PAR LA DOCTRINE PRÉCÉDENTE.

ARTICLE PREMIER. Du service qu'on doit au prince.

Première Proposition. On doit au prince les mêmes services qu'à sa patrie. Personne n'en peut douter, après que nous avons vu que tout l'État est en la personne du prince. En lui est la puissance, en lui est la volonté de tout le peuple ; à lui seul appartient de faire tout conspirer au bien public. Il faut faire concourir ensemble le service

!. // Ikg vm, II; / Par. xviii, H. 2. I Par. xxn, I, 2, 3, 4, 5, 14. 3. / Par. XXII, 14.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vi. 119

qu'on doit au prince et celui qu'on doit à l'État, comme cnoses insé- parables.

Il" Prop. Il faut servir l'État, comme le prince l'entend. Car nous avons vu qu'en lui réside la raison qui conduit l'État.

Ceux qui pensent servir l'État autrement qu'en servant le prince, et en lui obéissant, s'attribuent une partie de l'autorité royale ; ils troublent la paix publique, et le concours de tous les membres avec le chef.

Tels étoient les enfants de Sarvia, qui, par un faux zèle, vouloient perdre ceux à qui David avoit pardonné. « Qu'y a-t-il entre vous et moi, enfants de Sarvia? vous m'êtes aujourd'hui un satan '. »

Le prince voit de plus loin et de plus haut, on doit croire qu'il voit mieux; et il faut obéir sans murmure, puisque le murmure est une disposition à la sédition.

Le prince sait tout le secret et toute la suite des affaires : manquer d'un moment à ses ordres, c'est mettre tout en hasard, a David dit à Amasa : Assemble? l'armée dans trois jours , et rendez-vous près de moi en même temps. Amasa alla donc assembler l'armée, et demeura plus que le roi n'avoit ordonné. Et David dit à Abisaï : Séba nous fera plus de mal qu'Absalon ; allez vite, avec les gens qui sont pré? de ma personne, et poursuivez-le sans relâche ^ »

Amasa n'avoit pas compris que l'obéissance consiste dans la ponc- tualité.

IIP Prop. Il n'y a que les ennemis publics qui séparent Tintérèt du prince de l'intérêt de lÉtat. Dans le style ordinaire de l'Écriture, les ennemis de r£tat sont appelés aussi les ennemis du roi. Nous avons déjà remarqué que Saiil appelle ses ennemis, les Philistins, ennemis du peuple de Dieu 3. David ayant défait les Philistins: « Dieu, dit-il*, a défait mes ennemis. » Et il n'est pas besoin de rapporter plusieurs exemples d'une chose trop claire pour être prouvée.

Il ne faut donc point penser ni qu'on puisse attaquer le peuple sans attaquer le roi, ni qu'on puisse attaquer le roi sans attaquer le peuple.

C'étoit une illusion trop grossière que ce discours que faisoit Rab- sace, général de l'armée de Sennachérib roi d'Assyrie. Son maître l'a- voit envoyé pour exterminer Jérusalem, et transporter les Juifs hors de leur pays. Il fait semblant d'avoir pitié du peuple réduit à l'extré- mité par la guerre, et tâche de le soulever contre son roi Ézéchias. Voici comme il parle devant tout le peuple aux envoyés de ce prinoe*: a Ce n'est pas à Ézéchias, votre maître, que le roi mon maître m'a envoyé; il m'a envoyé à ce pauvre peuple, réduit à se nourrir de ses excréments. Puis il cria à tout le peuple ; Écoutez les paroles iju grand roi, le roi d'Assyrie; voici ce que dit le roi : QuÉzéchias ije vous trompe pas; car il ne pourra vous délivrer de ma main. ?>e l'écoutez pas; mais écoutez ce que dit le roi des Assyriens : Faites ce qui vous

1. II Een. xrx, 22. - '>-Jincg. xx, 4, 0, 6. - 3. / lieg. xiv, 24. 4. il Reg. v, 20. - 5. IV Reg. xviu, 27, 28, 29, etc.

120 POLITIQUE

est utile, et venez à moi. Chacun de vous mangera de sa vigne et de son figuier, et boira de Teau de sa citerne, jusqu'à ce que je vous trans- porte à une terre aussi bonne et aussi fertile que la vôtre, abondante en vin, en blé, en miel, en olives, et en toutes sortes de fruits : n'é- coutez donc plus Ézéchias qui vous trompe. »

Flatter le peuple pour le séparer des intérêts de son roi, c'est lui faire la plus cruelle de toutes les guerres, et ajouter la sédition à ses autres maux.

Que les peuples détestent donc les Rabsace, et tous ceux qui font semblant de les aimer, lorsqu'ils attaquent leur roi. On n'attaque ja- mais tant le corps, que quand on l'attaque dans la tête, quoiqu'on pa- roisse pour un temps flatter les autres parties.

IV* Prop. Le prince doit être aimé comme un bien public, et sa vie est l'objet des vœux de tout le peuple. De ce cri de Vive le roi ! qui a passé du peuple de Dieu à tous les peuples du monde. A l'élec- tion de Saiil, au couronnement de Salomon, au sacre de Joas, on en- tend ce cri de tout le peuple, Vive le roi! vive le roi! vive le roi Da- Tid ! vive le roi Salomon ' !

Quand on abordoit les rois, on commençoit par ces vœux : « 0 roi! Tivez à jamais', Dieu conserve votre vie, ô roi mon Seigneur! »

Le prophète Baruch commande . pendant la captivité , à tout le peuple, de « prier pour la vie du roi Nabuchodonosor, et pour la vie de son fils Balthazar^. »

Tout le peuple a offroit des sacrifices au Dieu du ciel, et prioit pour la vie du roi, et celle de ses enfants*. »

Saint Paul nous a commandé de prier pour les puissances*, et a mis dans leur conservation celle de la tranquillité publique.

On juroit parla vie du roi, comme par une chose sacrée; et les chré- tiens, si religieux à ne point jurer par les créatures, ont révéré ce ser- ment, adorant les ordres de Dieu dans le salut et la vie des princes. Nous en avons vu les passages.

Le prince est un bien public que chacun doit être jaloux de se con- server, a Pourquoi nos frères de Juda nous ont-ils dérobé le roi, comme si c'étoit à eux seuls de le garder^? » et le reste que nous avons vu.

De ces paroles, déjà remarquées : « Le peuple dit à David' : Vous ne combattrez pas avec nous; il vaut mieux que vous demeuriez dans la ville pour nous sauver tous. »

La vie du prince est regardée comme le salut de tout le peuple : c'est pourquoi chacun est soigneux de la vie du prince, comme de la sienne, et plus que de la sienne.

Œ L'oint du Seigneur, que nous regardions comme le souffle de no- tre bouche*; » c'est-à-dire, qui nous étoit cher comme l'air que nous respirons. C'est ainsi que Jérémie parle du roi.

1. I Reg. X, 24; III Reg. i. 31, 34, 39; IVReg. XI, 12. 2. Esdr. n, g

3. Baruch. i, 11.— 4. I Esdr. \i, lo. 5. / Tim. u, 2.

6. II Reg. xis., 41, etc. 7. Ibid. xmh, 3. —8. Jer. Lam. iv, 20.

TIRÉE DE l'écriture, LIV. VI. 12 i

a Les gens de David lui dirent : Vous ne viendrez plus avec nous à ia guerre, peur ne point éteindre la lumière d'Israël'. »

Voyez comme on aime le p -nce ; il est la lumière de tout le royaume. Qu'est-ce qu'on aime davantage que la lumière? Elle fait la joie elle plus grand bien de l'univers.

Ainsi un bon sujet aime son prince comme le bien public, comme le salut de tout l'État, comme Tair qu'il respire, comme la lumière de ses yeux, comme sa vie et plus que sa vie.

V* Prop. La mort du prince est une calamité publique, et les gens de bien la regardent comme un châtiment de Dieu sur tout le peuple. Quand la lumière est éteinte, tout est en ténèbres, tout est en deuil.

C'est toujours un malheur public, lorsqu'un État change de main; à cause de la fermeté d'une autorité établie, et de la foiblesse d'un règne naissant.

C'est une punition de Dieu pour un État, lorsqu'il change souvent de maître. « Les péchés de la terre, dit le Sage', sont cause que les princes sont multipliés : la vie du conducteur est prolongée, afin que la sagesse et la science abondent, » C'est un malheur à un État d'être privé des conseils et de !a sagesse d'un prince expérimenté; et d'être soumis à de nouveaux maîtres, qui souvent n'apprennent à être sages qu'aux dépens du peuple.

Ainsi quand Josias eut été tué dans la bataille de Mageddo, a toute la Judée et tout Jérusalem le pleurèrent ; et principalement Jérémie, dont tous les musiciens et les musiciennes chantent encore à présent les lamentations sur la mort de Josias'. »

Et ce ne sont pas seulement les bons princes, comme Josias, dont la mort est réputée un malheur public; le même Jérémie déplore en- core la mort de Sédécias, de ce Sédécias dont il est écrit, « qu'il avoit niai fait aux yeux du Seigneur, et qu'il n'avoit pas respecté la face de Jérémie, qui lui parloit de la part de Dieu ^ » Loin de respecter ce saint prophète, il l'avoit persécuté*. Et toutefois après la ruine de Jé- rusalem, où Sédécias fait prisonnier eut les yeux crevés, Jérémie, qui déplore les maux de son peuple, déplore comme un des plus grands malheurs le malheur de Sédécias. « L'oint du Seigneur, qui étoit comme le souffle de notre bouche, a été pris pour nos péchés, lui à qui nous disions: Nous vivrons sous votre ombre parmi les Gentils^ 1 » Un roi captif, un roi dépouillé de ses États, et même privé de la vue, est re- gardé comme le soutien et la consolation de son peuple captif avec lui. Ce reste de majesté sembloit encore répandre un certain éclat sur la nation désolée: et le peuple, touché des malheurs de son prince, les déplore plus que les siens propres, a Le Seigneur, dit-il', a renversé sa maison; il a oublié les fêtes et les sabbats de Sion; le roi et le pon- tife ont été l'objet de sa fureur. Les portes de Jérusalem sont abattues : Dieu a livré son roi et ses princes aux Gentils. »

1. II Rig. XXI, 17. —2. Prov. xxvni, 2.-3. Il Par. xxxv, 24.

4. Ibld. XXXVI, 12. —5. Jerem. ixvn et xxxvm. 6. Jcrem. Lam. iv, 20.

7. Ibid. n, 6. 9.

12â POLITIQUE

Le prophète regarde le malheur du prince comme un malheur pu- blic, et un châtiment de Dieu sur tout le peuple : même le malheur d'un prince méchant; car il ne perd pas par ses crimes la qualité d'oint du Seigneur, et la sainte onction qui l'a consacré le rend tou- jours vénérable.

C'est pourquoi David pleure avec tout le peuple la mort de Saùl, quoique méchant. « Tes princes sont morts sur tes montagnes, ô Is- raël! Comment les forts ont-ils été tués? i\e portez point cette nouvelle dans Geth : ne l'annoncez point dans les rues d'Ascalon, de peur que les femmes des Philistins ne s'en réjouissent, de peur que ce ne soit un sujet de joie aux filles des incirconcis. Montagnes de Gelboé, que la rosée ni la pluie ne distillent plus sur vous, que vos champs stériles ne portent plus de quoi offrir des prémices; puisque sur vous sont tombés les boucliers des forts, le bouclier de Satil, comme s'il n'avoit pas été oint de l'huile sacrée'. ?> Et le reste que nous avons déjà rap- porté.

C'est ainsi que la mort du prince, quoique méchant, quoique ré- prouvé, fait la joie des ennemis de l'État et la douleur de ses sujets. Tout le pleure, tout est en deuil pour sa mort : et il faut que les choses les plus insensibles, comme les montagnes, et enfin que toute la na- ture s'en ressente.

VP Prop. Un homme de bien préfère la vie du prince à la sienne, et s'expose peur le sauver. Nous l'avons vu : le peuple va combattre, il ne se soucie pas de son péril, pourvu que le prince soit en sûreté'.

La manière dont on fait la garde autour du prince, à la ville et à la campagne, le fait voir. Quand David entra de nuit dans la tente de Saul, il fallut passer au travers d'Abner, et de tout le peuple, qui reposoit autour de lui^. Et David ayant pris la coupe du roi et sa pique *, pour montrer qu'il avoit été maître de sa vie, a crie de loin à Abner et à tout le peuple^: Abner, êtes-vous un homme? Pourquoi gardez- vous si mal le roi votre maître? quelqu'un est entré dans sa tente pour le tuer. Vive le Seigneur! vous méritez tous la mort, vous tous qui gar- dez si mal le roi votre maître, l'oint du Seigneur. Regardez est sa pique et sa coupe. »

Le peuple doit garder le prince, le peuple campe autour de lui; il faut avoir enfoncé tout le camp, avant qu'on puisse venir au prince : on doit veiller afin que le prince repose en sûreté; qui néglige de le garder est digne de mort.

Quand le roi étoit à la ville, le peuple et les grands même cou- choient à sa porte. « Urie (quoiqu'il fût homme de commandement) couchoit à la porte du palais royal, avec les autres serviteurs du roi son maître ^.

Durant la rébellion d'Absalon, Éthaï Géthéen marchoit devant lui à la tête de six cents hommes de Geth, tous braves soldats. C'étoit des troupes étrangères , dont David vouloit éDrouyer la fidélité , et il dit à

1 II Reg. 1, 19, 20. 21. —2. Ihid. xvui e'. xxi.— 3. / Reg. xxvi, 7. 4. Ibid. 12.— 5. Lbid. H, 15 16. 6. II Beg. xi, y.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vi. 123

Éthaï ' : « Pourquoi venir avec nous? Retournez, et attachez-vous au nouveau roi. Vous êtes étranger, et vous êtes sorti de votre pays : vous arrivâtes hier, et dès aujourd'hui vous marcherez avec nous? Pour moi, j'irai je dois aller; mais vous, allez, ramenez vos frères, et le Seigneur récompensera la fidélité et la reconnoissance que vous m'avez témoignée. Éthaï répondit au roi : Vive le Seigneur! et vive le roi mon maître! en quelque lieu que vous soyez, ô roi mon seigneur! j'y serai avec vous; et je ne vous quitterai ni à la vie, ni à la mort. David lui dit : Venez. » A la réponse qu'il lui fit, il le connut pour un homme qui savoit ce que c'étoit de servir les rois.

Art. II. De l'obéissance due au prince.

Première Proposition. Les sujets doivent au prince une entière obéissance. Si le prince n'est ponctuellement obéi, l'ordre public est renversé, et il n'y a plus d'unité, par conséquent plus de concours ni de paix dans un État.

C'est pourquoi nous avons vu que quiconque désobéit à la puissance publique est jugé digne de mort, a Qui sera orgueilleux, et refusera d'obéir au commandement du pontife, et à l'ordonnance du juge, il mourra, et vous oterez le mal du milieu d'IsraëP. »

C'est pour empêcher ce désordre que Dieu a ordonné les puissances; et nous avons ouï saint Paul dire en son nom' : « Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures, car toute puissance est de Dieu : il n'y en a point que Dieu n'ait ordonnée. Ainsi, qui résiste à la puis- sance résiste à l'ordre de Dieu. »

a Avertissez-les d'être soumis aux princes et aux puissances, de leur û])ùir ponctuellement, d'être prêts à toute bonne œuvre*. »

Dieu a fait les rois et les princes ses lieutenants sur la terre, afin de rendre leur autorité sacrée et inviolable. C'est ce qui fait dire au même saint Paul, qu'ils sont « ministres de Dicu^ : » conlormément à ce qui est dit dans le livre de la Sagesse*, que « les princes sont ministres de son royaume. »

De saint Paul conclut'* qu'on leur doit obéir par nécessité, non- seulement par la crainte de la colère, mais encore par l'obligation de la conscience. »

Saint Pierre a dit aussi : « Soyez soumis pour l'amour de Dieu à l'ordre qui est établi parmi les hommes. Soyez soumis au roi, comme à celui qui a la puissance suprême : et aux gouverneurs, comme étant envoyés de lui, parce que c'est la volonté de Dieu. »

A cela se rapporte, comme nous avons déjà vu, ce que disent ces deux apôtres, que « les serviteurs doivent obéir à leurs maîtres, quand même ils seroient durs et fâcheux 9. Non à l'œil et pour plaire aux hommes, mais comme si c'étoit à Dieu*». »

1 IT Reg. xv, 19, 20, 21, 22. —2. Deut. xvii, 12. 3. Rom. xni, 1, 2. 4. TU. m, 1.— 5. Rom. xni, 4.-6. Sap. vi, 6.-7. Rom-, xiu, 5. 8. / Petr. u, 13, 14, 15. 9. / Petr. ii, 18. 10. Ephes. VI, £. : Colas, ui, 22, 23.

124 POLITIQUE

Tout ce que nous avons vu pour montrer que la puissance des rois est sacrée, confirme la vérité de ce que nous disons ici; et il n'y a rien de mieux fondé sur la parole de Dieu que l'obéissance qui est due, par principe de religion et de conscience, aux puissances légitimes.

Au reste, quand Jésus-Ctirist dit aux Juifs : « Rendez à César ce qui est à César', » il n'examina pas comment étoit établie la puissance des Césars; c'est assez qu'il les trouvât établis et régnants : il vouloit qu'on respectât dans leur autorité l'ordre de Dieu et le fondement du repos public.

Il* Prop. Il n'y a qu'une exception à l'obéissance qu'on doit au prince, c'est quand il commande contre Dieu. La subordination le demande ainsi : a Obéissez au roi. comme à celui à qui appartient l'autorité su- prême : et au gouverneur, comme à celui qu'il vous envoie^. » Et en- core : a II y a divers degrés : l'un au-dessus de l'autre ; le puissant a un plus puissant qui lui commande, et le roi commande à tous les sujets 3. »

L'obéissance est due à chacun selon son degré; et il ne faut point obéir au gouverneur, au préjudice des ordres du prince.

Au-dessus de tous les empires est l'empire de Dieu. C'est à vrai dire le seul empire absolument souverain, dont tous les autres relèvent; et c'est de lui que viennent toutes les puissances.

Comme donc on doit obéir au gouverneur, si, dans les ordres qu'il donne, il ne paroît rien de contraire aux ordres du roi; ainsi doit-on obéir aux ordres du roi, s'il n'y paroît rien de contraire aux ordres de Dieu.

Mais, par la même raison, comme on ne doit pas obéir au gouver- neur contre les ordres du roi, on doit encore moins obéir au roi contre les ordres de Dieu.

C'est alors qu'a lieu seulement celte réponse que les apôtres font aux magistrats ^ : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. »

IIP Prop. On doit le tribut au prince. Si, comme nous avons vu, on doit exposer sa vie pour sa patrie et pour son prince, à plus forte raison doit-on donner une partie de son bien pour soutenir les charges publiques. Et c'est ce qu'on appelle ici le tribut.

Saint Jean-Baptiste l'enseigne *. « Les pubiicains (c'étoit eux qui re- cevoient les impôts et les revenus publics) vinrent à lui pour être bap- tisés, et lui demandoient: Maître, que ferons-nous pour être sauvés? » II ne leur dit pas : Quittez vos emplois, car ils sont mauvais et contre la conscience; mais il leur dit : « N'exigez pas plus qu'il ne vous est ordonné*. »

Notre-Seigneur le décide. Les pharisiens croyoient que le tribut qu'on payoit par tête à César dans la Judée ne lui étoit pas dû. Ils se fon- doieut sur un prétexte de religion, disant que le peuple de Dieu ne de- voit point payer de tribut à un prince infidèle. Ils voulurent voir ce que diroit Notre-Seigneur sur ce sujet : parce que, s'il parloit pour Ce-

1. Matth. xxn, 21. - 2. / Petr. n, 13, 14. —3. Ecdcs. v, 1, 8. 4. Act. v, 29.— b. Luc, ni, 12. 6. Ibid. 13.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vi. 125

sar, ce leur étoit un moyen de le décrier parmi le peuple; et s'il par- loit contre César, il* le déféreroient aux Romains. Ainsi ils lui en- voyèrent leurs disciples qui lui demandèrent' : a Est-il permis de payer le tribut qu'on exige par tète pour César? Jésus, connoissant leur ma- lice, leur dit : Hypocrites, pourquoi tâchez-vous de me surprendre? Montrez-moi une pièce de monnoie. Ils lui donnèrent un denier. Et .lésus leur dit : De qui est celte image et cette inscription? De César, lui dirent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à Cé- sar, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Comme s'il eût dit : Ne vous servez plus du prétexte de la religion pour ne point payer le tribut : Dieu a ses droits, séparés de ceux du prince. Vous obéissez h César; la monnoie dont vous vous servez dans votre commerce, c'est César qui la fait battre : s'il est votre souveraiii, reconnoissez sa souveraineté en lui payant le tribut qu'il impose.

Ail, si les tributs qu'on paie au prince sont une reconnoissance de l'autorité suprême; et on ne le peut refuser sans rébellion.

Saint Paul l'enseigne expressément 2. a Le prince est ministre de Dieu, vengeur fies mauvaises actions. Soyez-lui donc soumis par né- cessité, non-seulement parla crainte de la colère du prince, mais en- core par l'obligation de votre conscience. C'est pourquoi vous lui payez tribut; car ils sont ministres de Dieu, servant pour cela. Rendez donc à chacun ce que vous lui devez : le tribut, à qui est le tribut; la taille, à qui elle est due; la crainte, h qui elle est due; et l'honneur, ù qui est l'honneur. »

On voit, par ces paroles de l'apôtre, qu'on doit payer le tribut au prince religieusement et en conscience , comme on lui doit rendre l'honneur et la sujétion qui est due à son ministère.

Et la raison fait voir que tout l'État doit contribuer aux nécessités publiques auxquelles le prince doit pourvoir.

Sans cela il ne peut ni soutenir ni défendre les particuliers, ni l'Ëtat même. Le royaume sera en proie, les particuliers périront dans la ruine de l'État. De sorte qu'à vrai dire le tribut n'est autre chose qu'une petite partie de son bien qu'on paie au prince pour lui donner moyen (le sauver le tout.

IV" Prop. Le respect, la fidélité et l'obéissance qu'on doit aux rois ne doivent être altérés par aucun prétexte. C'est-à-dire qu'on les doit toujours respecter, toujours servir, quels qu'ils soient, bons ou méchants : « Obéissez à vos maîtres, non-seulement quand ils sont bons et modérés, mais encore quand ils sont durs et fâcheux*. »

L'État est en péril, et le repos public n'a nlus rien de ferme, s'il est permis de s'élever pour quelque cause que ce soit contre les princes.

La sainte onction est sur eux, et le haut ministère qu'ils exercent au nom de Dieu les met à couvert de toute insulte.

Nous avons vu David non-seulement refuser d'attenter sur la vie de Saùl, mais trembler pour avoir osé lui couper le bord de sa robe, quoi-

1. Matth. xxii, 17 , 18, 19, '-iO , 21. 2. Rom. xiil, 4, 5, < 7.

2. / Petr. n, is.

126 POLITIQUE

que ce fût à bon dessein : « Que j'ose lever ma main contre l'oint dn Seigneur, à Dieu ne plaise 1 Et le cœur de David fut frappé, parce qu'il avoit coupé le bord de la cotte d'armes de SaùP. »

Les paroles de saint Aufrustin sur ce passage sont remarquables, a Vous m'objectez, dit-il à Pétilien. évêque donatiste^. que celui qui n'est pas innocent ne peut avoir la sainteté. Je vous demande, si Saûl n'avoit pas la sainteté de son sacrement et de l'onction royale, qu'est- ce qui causoit en lui de la vénération à David? Car c'est à cause de cette onction sainte et sacrée qu'il l'a honoré durant sa vie, et qu'il a vengé sa mort. Et son coeur frappé trembla quand il coupa le bord de la robe de ce roi injuste. Vous voyez donc que Saiil, qui n'avoit point l'innocence, ne laissoit pas d'avoir la sainteté; non la sainteté de vie, mais la sainteté du sacrement divin, qui est saint, même dans les hom- mes mauvais.

Il appelle sacrement , l'onction royale; ou parce qu'avec tous les Pères il donne ce nom à toutes les cérémonies sacrées, ou parce qu'en par- ticulier l'onction royale des rois, dans l'ancien peuple, étoit un signe sacré institué de Dieu pour les rendre capables de leur charge, et pour figurer l'onction de Jésus-Christ même.

Mais ce qu'il y a ici de plus important, c'est que saint Augustin re- connoît, après l'Ecriture, une sainteté inhérente au caractère royal qui ne peut être effacée par aucun crime.

C'est, dit-il, cette sainteté que David injustement poursuivi à mort par Saiil, David sacré lui-même pour lui succéder, a respectée dans un prince réprouvé de Dieu. Car il savoit que c'étoit à Dieu seul à faire justice des princes, et que c'est aux hommes à respecter le prince tant qu'il plaît à Dieu de le conserver.

Aussi voyons-nous que Samuel, après avoir déclaré à Saûl que Dieu l'avoit rejeté . ne laisse pas de l'honorer. « J'ai mal fait, lui dit Saûl^ ; mais, je vous prie, portez mon péché ^ et retournez avec moi pour adorer le Seigneur. Samuel lui répondit : Je n'irai pas avec vous, parce que vous avez rejeté la parole du Seigneur : et le Seigneur vous a aussi rejeté ; il ne veut plus que vous soyez roi. Samuel se tournoii pour se retirer, et Saûl le prit par le haut de son manteau, qui se dé- chira. Sur quoi Samuel lui dit : Le Seigneur a séparé de vous le royaume d'Israël, et l'a donné à un plus homme de bien. Ce Dieu puis- sant et victorieux ne s'en dédira pas; car il n'est pas comme un homme, pour se repentir de ses desseins. J'ai péché, répondit Saûl, mais ho- norez-moi devant les sénateurs de mon peuple, et devant tout Israël; et retournez avec moi, afin que j'adore avec vous le Seigneur votre Dieu. Alors Samuel suivit Saûl, et Saûl adora le Seigneur. »

On ne peut pas déclarer plus clairement à un prince sa réprobation; mais Samuel à la fin se laisse fléchir , et consent à honorer Saûl devant les grands et devant le peuple , nous montrant , par cet

1. I Req. xxrv , 6 , 7.

2. Lih. II, coiit. litt. Petil. c. XLVin, n. 112, t. ix. col. osa,

3. I Reg. XV, 24, 25, 26, 27, 28, 30, 31.

TÎRÉE DE t/ÉCRITUPE, LIV, VI. 127

exemple, que le bien public ne permet pas qu'on expose le prince au mépris.

Roboam traita durement le peuple ; mais la tévolte de Jéroboam et des diï tribus qui le suivirent, quoique permise de Dieu en punition des péchés de Salomon, ne laisse pas d'être détestée dans toute l'Écri- ture, qui déclare qu'en se révoltant contre la maison de David ils se révoltoient contre Dieu qui régnoit par elle '.

Tous les prophètes qui ont vécu sous les méchants rois : JÉlie et Elisée sous Achab et sous Jézabel, en Israël : Isaîe sous Achaz et sous Manassès ; Jérémie,sous Joachim, sous Jéchonias, sous Sédécias; en un mot, tous les prophètes sous tant lie rois impies et méchants, n'ont jamais manqué à l'obéissance, ni inspiré la révolte, mais toujours la soumission et le respect.

Nous venons d'ouïr Jérémie après la ruine de Jérusalem, et l'entier renversement du trône des rois de Juda, parler encore avec un res- pect profond de son roi Sédécias : a L'oint du Seigneur, que nous regardions comme le souffle de notre bouche, a été pris i>our nos pé- chés, lorsque nous lui disions : Nous vivrons sous votre ombre parmi les Gentils ^ »

Les bons sujets ne se tenoient pas quittes du respect qu'ils dévoient à leur roi, après même que son royaume fut renversé, et qu'il fut emmené comme un captif avec tout son peuple. Ils respectoient jusque dans les fers, et après la ruine du royaume, le caractère sacré de l'autorité royale.

Prop. L'impiété déclarée , et même la persécution, n'exemptent pas les sujets de l'obéissance qu'ils doivent aux princes. Le carac- tère royal est saint et sacré, môme dans les princes infidèles ; et nous avons vu que Cyfus est appelé par Isaïe « l'oint du Seigneur^. »

Nabuchodonosor étoit impie et orgueilleux jusqu'à vouloir s'égaler ;\ Dieu, et jusqu'à faire mourir ceux qui lui refusoient un culte sacri- lège ; et néanmoins Daniel lui dit ces mots : « Vous êtes le roi des rois; et le Dieu du ciel vous a donné le royaume, et la puissance, et l'empire, et la gloire*. »

C'est pourquoi le peuple de Dieu prioit pour la vie de Nabuchodo- nosor , de Baltazar * et d'Assuérus ^. »

Achab et Jézabel avoient fait mourir tous les prophètes du Seigneur. Elle s'en plaint à Dieu' ; mais il demeure toujours dans l'obéissance.

Les prophètes, durant ce temps, font des prodiges étonnants pour dé- fendre le roi et le royaume *.

Elisée en fit autant sous Joram, fils d'Âchab , aussi impie que son père.

Rien n'a jamais égalé l'impiété de Manassès», qui pécha et fit pécher Juda contre Dieu, dont il tâcha d'abolir le culte; persécutant les fidè- les serviteurs de Dieu, et faisant regorger Jérusalem de leur sang ••.

1. Par. xui, 5, 6, 7, 8. 2. Jerem. Lam. iv, 20. 3. Js. XLV, 1. 4, Dan. ii , 37. 5. Baruch. l, 11. 6. 7 Esdr. vi, 10. 7. III Reg. XIX, 10, 14. 8. Ibid. XX. 9. IV Btj. ni, vi. vn. 10. Ibid. XXI, 2, 3, 16

128 POLITIQUE

El cependant Isaïe, et les saints prophètes qui le reprenoient de ses crimes, jamais n'ont excité contre lui le moindre tumulte.

Cette doctrine s'est continuée dans la religion chrétienne.

C'étoit sous Tibère, non-seulement infidèle, mais encore méchant, que Notre-Seigneur dit aux Juifs : a Rendez à César ce qui est à Cé- sar -. »

Saint Paul appelle à César', et reconnoît sa puissance.

Il fait prier pour les empereurs', quoique l'empereur qui régnoit du temps de cette ordonnance fût Néron, le plus impie et le plus mé- chant de tous les hommes.

Il donne pour but à cette prière la tranquillité publique , parce qu'elle demande qu'on vive en paix, même sous les princes méchants et persécuteurs.

Saint Pierre et lui commandent aux fidèles d'être soumis aux puis- sances *. Nous avons vu leurs paroles ; et nous avons vu quelles étoient alors les puissances dans lesquelles ces deux saints apôtres faisoient respecter aux fidèles l'ordre de Dieu.

En conséquence de cette doctrine apostolique , les premiers chré- tiens, quoique persécutés durant trois cents ans, n'ont jamais caur-é le moindre mouvement dans l'empire. Nous avons appris leurs senti- ments par TerluUien, et nous les voyons dans toute la suite de l'his- toire ecclésiastique.

Ils continuoient à prier pour les empereurs, même au milieu des supplices auxquels ils les condamnoient injustement, a Courage, dit TertuUien ', arrachez, ô bons juges, arrachez aux chrétiens une âme qui répand des vœux pour l'empereur, »

Constance, fils de Constantin le Grand, quoique protecteur des Ariens, et persécuteur de la foi de Nicée, trouva dans l'Église une fi- délité inviolable.

Julien l'Apostat son successeur, qui rétablit le paganisme condamné par ses prédécesseurs, n'en trouva pas les chrétiens moins fidèles ni moins zélés pour son service : tant ils savoient distinguer l'impiété du prince d'avec le sacré caractère de la majesté souveraine.

Tant d'empereurs hérétiques qui vinrent depuis, un Valens, wne Justine, un Zenon, un Basilisque , un Anastase , un Héraclius , un Constant; quoiqu'ils chassassent de leur siège les évêques orthodoxes, et même les papes; et qu'ils remplissent l'Église de carnage et de snng, ne virent jamais leur autorité attaquée ou affoiblie par les ca- tholiques.

Enfin , durant sept cents ans , on ne voit pas seulement un seul exemple l'on ait désobéi aux empereurs sous prétexte de religion. Dans le huitième siècle, tout l'empire demeure fidèle à Léon Isaurien, chef des iconoclastes et persécuteur des fidèles. Sous Constantin Co- pronyme, son fils, qui succéda à son hérésie et à ses violences aussi bien qu'à sa couronne, les fidèles d'Orient n'opposèrent que la patience

1. Matth. xxn, 21. 2. Act. xxv, lo, H, etc. 3. / Tim. n, i, 2. 4. Rom. xai, 5; / Pttr n, 13, i4, 17, 18. 5. Tertull. A\)olog. n. 30

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vt, 129

à la persécution. Mais dans la chute de l'empire, lorsque les "«sa»" suffisoientàpeineà défendre l'Orient ils s'étoient renfermés; Rome, abandonnée près de deux cents ans à la fureur des Lombard?, et con- trainte d'implorer la protection des François, fut obligée de s'éloigner des empereurs.

On pâtit longtemps avant que d'en venir à cette extrémité: et on n'y vint enfin, que quand la capitale de l'empire fut regardée par ses empereurs comme un pays exposé en proie, et laissé à l'abandon.

VI» Prop. Les sujets n'ont h opposer à la violence des princes, que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure, '^t des prières pour leur conversion. Quand Dieu voulut délivrer los Israélites de la tyrannie de Pharaon, il ne permit pas qu'ils procédas- sent par voie de fait contre un roi dont l'inhumanité envers eux étoit inouïe. Ils demandèrent avec respect la liberté de sortir , et d'aller sacrifier à Dieu dans le désert.

Nous avons vu que les princes doivent écouter même les particu- liers, à plus forte raison doivent-ils écouter le peuple qui leur porte avec respect ses justes plaintes par les voies permises. Pharaon, tout endurci et tout tyran qu'il étoit, ne laissoit pas du moins d'écouter les Israélites. Il écoutoit Moïse et Aaron'. « Il reçut à son audience les magistrats du peuple d'Israël, qui vinrent se plaindre à lui avec de grands cris, et lui disoient : Pourquoi traitez-vous ainsi vos ser- viteurs'? »

Qu'il soit donc permis au peuple oppressé de recourir au prince pyr ses magistrats, et par les voies légitimes : mais que ce soit toujours avec respect.

Les remontrances pleines d'aigreur et de murmure sont un com- mencement de sédition , qui ne doit pas être souffert. Ainsi les Is- raélites murmuroient contre Moïse, et ne lui ont jamais fait une re- montrance tranquille'.

Moïse ne cessa jamais de les écouter, de les adoucir, de prier pour eux, et donna un mémorable exemple de la bonté que les princes doivent à leur peuple; mais Dieu, pour établir l'ordre, fit de grands châtiments de ces séditieux.

Quand je dis que ces remontrances doivent être respectueuses, j'en- tends qu'elles le soient effectivement , et non-seulement en appa- rence, comme celles de Jéroboam et des dix tribus , qui dirent à Ro- boam : a Votre père nous a imposé un joug insupportable : diminuez un peu votre joug si pesant, et nous vous seron» fidèles sujets *. »

Il y avoit dans ces remontrances quelque marque extérieure de res- pect, en ce qu'ils ne demandoient qu'une petite diminution, et pro- mettoient d'être fidèles. Mais faire dépendre leur fidélité de la grâce ou'ils demandoient, c'étoit un commencement de mutinerie.

On ne voit rien de semblable dans les remontrances que les chré- tiens persécutés faisoient aux empereurs. Tout y est soumis, tout y

1. Eœnd y. vn. 2. Ibid. v, 15.— 3. Num. xi, xui, xrv, XX, xxi, etc. ^ //y Aey. in. 4; II Par. x, 4.

^SSXJET. 11

\S0 POLITIQUE

est modeste : la vérité de Dieu y est dite avec liberté ; mais ces dis- cours sont si éloignés des termes séditieux, qu'encore aujourd'hui on ne peut les lire sans se sentir porté à l'obéissance.

L'impératrice Justine, mère et tutrice de Valentinien II, voulut obli- ger saint Ambroise à donner une église aux ariens, qu'elle prot-igeoit, dans la ville de Milan, résidence de l'empereur. Tout le peuple se réu- nit avec son évêque; et assemblé à l'église, il attendoit l'événement de cette affaire. Saint Ambroise ne sortit jamais de la modestie d'un sujet et d'un évêque. Il fit ses remontrances à l'empereur, a Ne croyez pas, lui disoit-il S que vous ayez pouvoir d'ôter à Dieu ce qui est à lui. Je ne puis pas vous donner l'église que vous demandez : mais si vous la prenez, je ne dois pas résister.jj Et encore ^ : a Si l'empereur veut avoir les biens de l'Église, il peut les prendre; personne' de nous ne s'y oppose : qu'il nous les ôte, s'il veut; je ne les donne pas, mais je ne les refuse pas.

« L'empereur, ajoutoit-iP, est dans l'Église; mais non au-dessus de l'Église. Un bon empereur, loin de rejeter le secours de l'Eglise, le re- cherche. Nous disons ces choses avec respect; mais nous nous sentons obligés de les exposer avec liberté. »

Il contenoit le peuple assemblé tellement dans le respect, qu'il n'é- chappa jamais une parole insolente. On prioit, on chantoit les louanges de Dieu, on attendoit son secours.

Voilà une résistance digne d'un chrétien et d'un évêque. Cependant, parce que le peuple étoit assemblé avec son pasteur, on disoit au palais que ce saint pasteur aspiroit à la tyrannie. Il répondit^ : «J'ai une défense; mais dans les prières des pauvres. Ces aveugles et ces boi- teux, ces estropiés et ces vieillards, sont plus forts que les soldats les plus courageux.» Voilà les forces d'un évêque, voilà son armée.

Il avoit encore d'autres armes, la patience, et les prières qu'il faisoit à Dieu, oc Puisqu'on appelle cela une tyrannie, j"ai des armes, disoit- il^; j'ai le pouvoir d'offrir mon corps en sacrifice. Nous avons notre tyrannie et notre puissance. La puissance d'un évêque est sa foiblesse. Je suis fort quand je suis foible, disoit saint Paul. »

En attendant la violence dont l'Église étoit menacée, le saint évêque étoit à l'autel, demandant à Dieu, avec larmes, qu'il n'y eût point de sang répandu, ou du moins qu'il plût à Dieu de se contenter du sien, a Je commençai, dit-il^, à pleurer amèrement en offrant le sacrifice; priant Dieu de nous aider de telle sorte, qu'il n'y eût point de sang répandu dans la cause de ?Êglise : qu'il n'y eût du moins que le mien qui fût versé, non-seulement pour le peuple, mais même pour les impies. »

Dieu écouta des prières si ardentes : l'Église fut victorieuse, et il n'en coûta le sang à personne.

Peu de temps après, Justine et son fils, presque abandonnés de tout le monde, eurent recours à saint Ambroise. et ne trouvèrent de fidélité

1. Ambr. Ep- xxi, al. xni, n. 16, 22, t. II, col...,

2. Ambr. Orat. de Basilicis non tradendis, n. 33, t. il, col. 872.

3. Ibid. n. 36, col. 873.-4. Ibid. n. 33, coL 873.

5. ABfJar. Ep. xxi, al. xui, n. 23, coL 858. 6. Ibid. n. 5. coL 8&3.

TIRÉE DE l'ÉCRITTJBE. LIY. vl. lâl

ni de zèle pour leur service, qu'en cet évêque, qui s'étoit opposé à leurs desseins dans la cause de Dieu et de l'Église.

Voilà ce que peuvent les remontrances respectueuses : voilà ce que peuvent les prières. Ainsi faisoit la reine Estlier ayant conçu le dessein de fléchir Assuérus , son mari , après qu'il eut résolu de sacrifier tous les Juifs à la vengeance d'Aman; elle fit dire à Mar- docliée' : a Assemblez tous les Juifs que vous trouverez à Suse , et priez pour moi. Ne mangez ni ne buvez pendant trois jours et trois nuits. Je jeûnerai de même avec mes femmes : après, je m'exposerai à perdre la vie, et je parlerai au roi, contre la loi, sans attendre qu'il m'appelle. »

Quand elle parut devant le roi ^, les yeux étincelants de ce prince té- moignèrent sa colère : mais Dieu se ressouvenant des prières d'Esther, et de celles des Juifs, changea la fureur du roi en douceur.» Et les Juifs furent délivrés à la considération de la reine.

Ainsi quand le prince des apôtres fut arrêté prisonnier par Hérode, « toute l'Église prioit pour lui sans relâche ^.^ Et Dieu envoya son ange pour le délivrer. Voilà les armes de l'Église : des vœux, et des prières persévérantes.

Saint Paul, prisonnier pour Jésus-Christ, n'a que ce secours et ces armes. «Préparez-moi un logement; car j'espère que Dieu me donnera à vos prières^. »

En effet, il sortit de prison : « et il fut délivré de la gueule du lion*.» Il appelle ainsi Néron, l'ennemi non-seulement des chrétiens, mais de tout le genre humain.

Que si Dieu n'écoute pas les prières de ses fidèles; si, pour éprouver et pour châtier ses enfants, il permet que la persécution s'échauffe contre eux, ils doivent alors se ressouvenir que Jésus-Christ les a «en- voyés comme des brebis au milieu des loups ^. »

Voilà une doctrine vraiment sainte, vraiment digne de Jésus-Christ et de ses disciples.

Art. III. Deux difficultés tirées de V Écriture : de David, et des Machabées.

Première Proposition. La conduite de David ne favorise pas la ré- bellion. — David, persécuté par Saûl, ne se contenta pas de prendre la fuite ; mais encore « il assembla ses frères et ses parents : tous les mécontents, tous ceux qui étoient accablés de dettes, et dont les affai- res étoient en mauvais état, se joignirent à lui au nombre de quatre cents, et il fut leur capitaine'. y>

Il demeura en cet état dans la Judée, armé contre Satil qui l'avoit déclaré son ennemi , et qui le poursuivit comme tel avec toutes les for- ses d'Israël *.

1. Esth. IV, 16. 2. Ibid. XV, iO, 11; et viii, ix. 3. Act. xn, 5 et seq. 4. Ep. ad Philem. '21. 5. // Tim. iv, 17. 6. Matth. x, 16. 7. / Req. xxii, 1, 2. 8. Ibid. 6, 7; XXIV, 2, 3] XXVI, 1, 2, 3, 4.

!32 POLITIQUE

Il se relira enfin dans le royaume d'Acbis, roi des Philistins, avec lequel il traita, et en obtint la ville de Siceleg '.

Achis regardoit tellement David comme l'ennemi juré des Israélites^ qu'il le mena avec lui les allant combattre, et lui dit^ : a Je vous don- nerai ma vie en garde tout le reste de mes jours. »

En effet, David et ses gens marchoient à la queue avec Achis; et il ne se retira de l'armée des Philistins que lorsque les satrapes, qui se défioient de lui, obligèrent le roi aie congédier 3.

Il paroît qu'il ne se retire qu'à regret, a Qu'ai-je fait, dit-il à Achis *, et qu'avez-vous remarqué en moi qui vous déplaise depuis que je suis avec vous, pour m'empêcher de vous suivre, et de combattre les enne- mis du roi mon seigneur? »

Être armé contre son roi, traiter avec ses ennemis, aller combattre avec eux contre son peuple : voilà tout ce que peut faire un sujet rebelle.

Mais, pour justifier David, il ne faut que considérer toutes les cir- constances de l'histoire.

Cen'étoit pas un sujet comme les autres; il étoit choisi de Dieu pour succéder à Saûl, et déjà Samuel l'avoit sacré '\

Ainsi le bien public, autant que son intérêt particulier, l'obligeoit à garder sa vie, que Saiil lui vouloit ôter injustement.

Son intention toutefois n'étoit pas de demeurer en Israël, avec ces quatre cents hommes qui suivoient ses ordres. « Il s'étoit retiré auprès du roi de Moab, avec son père et sa mère, jusqu'à ce qu'il plût à Dieu de déclarer sa volonté^. »

Ce fut un ordre de Dieu, porté par le prophète Gad', qui l'obligea de demeurer dans la terre de Juda, il étoit plus aimé, parce que c'é- toit sa tribu.

Au reste il n'en vint jamais à aucun combat contre Saiil. ni contre son peuple. 11 fuyoit de désert en désert, seulement pour s'empêcher d'être pris*.-

Étant dans le Carmel. au plus riche pays de la Terre-Sainte, et au milieu des biens de Nabal, l'homme le plus puissant du pays, il ne lui enleva jamais une brebis dans un immense troupeau; et loin de le vexer, il le défendoit contre les courses des ennemis ^

Quelque cruelle que fût la persécution qu'on lui fit, il ne perdit ja- mais l'amour qu'il avoit pour son prince, dont il regarda toujours la personne comme sacrée ">.

« Il sut que les Phihstins attaquoient la ville de Ceilan, et pilloient les environs. Il y fut avec ses gens; il tailla en pièces les Philistins, il leur prit leur bagage et leur butin, et sauva ceux de Ceilan»'.»

« Ses gens s'opposoient à ce dessein. Quoi, disoient-ils, à peine pou- vons-nous vivre en sûreté dans la terre de Juda! que n'aurons-nous

1. / Reg. xxvn, 6. 2. Ibid. xxvm, 1, 2. 3. Ibid. xxix, 1, 2, 3, etc.

4. Ibid. 8. 5. Ibid. xvi, 12, 13. 6. Ibid. xxn, 3, 4. 7. lbi(/. S,

8. Ibid. xxn, xxin, xxrv. xx^i. 9. Ibid. xxv, 15, 16.

fo. Ibid. XXIV, xrvi. li. ibid. xxui. i. 5.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vl 133

pas à craindre si nous marchons vers Ceilan , contre les Philistins"? '^ mais le zèle de David l'emporta sur leur crainte.

C'est ainsi que, poursuivi à outrance, il ne perd jamais le désir de servir son prince et son pays.

II est vrai qu'à la fin il se retira chez Achis, et qu'il traita avec lui. flîais encore qu'il eût l'adresse de persuader à ce prince qu'il faisoit des courses sur les Juifs'; en effet il n'enlevoit rien qu'aux Amalécites, et aux autres ennemis du peuple de Dieu.

Quant à la ville que lui donna le roi Achis, il l'incorpora au royaume de Juda^ : et le traité qu'il fit avec l'ennemi profita à son pays.

Que si, pour ne point donner de défiance à Achis, il le suit quand il marche contre Satil; si, pour la même raison, il témoigne qu'il ne se retire qu'à regret : c'est un effet de la môme adresse qui lui avoit sauvé la vie.

Il faut tenir pour certain que dans cette dernière rencontre il n'eût pas plus combattu contre son peuple, qu'il avoit fait jusqu'alors. Ilétoit à la queue du camp avec le roi des Philistins^, auquel il paroît assez que la coutume de ces peuples ne permettoit pas de se hasarder.

De savoir ce qu'il eût fait dans la mêlée, si le combat fût venu jus- qu'au roi Achis; c'est ce qu'on ne peut deviner. Ces grands hommes, abandonnés à la Providence divine, apprennent sur l'heure ce qu'ils ont à faire ; et après avoir poussé la prudence humaine jusqu'où elle peut aller, ils trouvent, quand elle est à bout, des secours divins, qui contre toute espérance les dégagent des inconvénients ils sembloient devoir être inévitablement enveloppés.

IP Prop. Les guerres des Machabées n'autorisent point les révoltes. Les Juifs, conquis par les Assyriens, étoient passés successivement sous la puissance des Perses, sous celle d'Alexandre, et enfin sous celle des rois de Syrie.

Il y avoit environ trois cent cinquante ans qu'ils étoient dans cet état; et il y en avoit cent cinquante qu'ils reconnoissoient les rois de Syrie, lorsque la persécution d'Antiochus l'Illustre leur fit pren- dre les armes contre lui, sous la conduite des Machabées. Ils fi- rent longtemps la guerre ; durant laquelle ils traitèrent avec les Romains et avec les Grecs contre les rois de Syrie, leurs légitimes seigneurs, dont enfin ils secouèrent le joug, et se firent des princes de leur nation.

Voilà une révolte manifeste : ou, si ce n'en est pas une, cet exemple semble montrer qu'un gouvernement tyrannique, et surtout une vio- lente persécution, les peuples sont tourmentés pour la véritable re- ligion, les exempte de l'obéissance qu'ils doivent à leurs princes.

Une faut nullement douter que la guerre des Machabées ne fût juste, puisque Dieu même l'a approuvée : mais si on remarque les circon- stances du fait, on verra que cet exemple n'autorise pas les révoltes que le motif de la religion a fait entreprendre depuis.

1. / Reg. xxm, 3, 4, 5. 2. Ibid. xxvii, 2, 3, 8, 9, 10, etc. 3. Ibid. G. 4. Ibid. XXIX, 2.

1 34 POLITIQUE

La religion véritable, jusqu'à la venue du Messie, devoit se perpé- tuer dans la race d'Abraham, et par la trace du sang.

EUe devoit se perpétuer dans la Judée, dans Jérusalem, dans le temple, lieu choisi de Dieu pour y effrir les sacrifices, et y exercer les cérémonies de la religion, interdites partout ailleurs.

Il étoit donc de l'essence de la religion, que les enfants d'Abraham subsistassent toujours, et subsistassent dans la terre donnée à leurs pères, pour y vivre selon la loi de Moïse: dont aussi les rois de Perse, et les autres jusqu'à Antiochus, leur avoient toujours laissé le libre exercice.

Cette famille d'Abraham, fixée dans la Terre-Sainte, en devoit être transportée une seule fois par un ordre exprès de Dieu, mais non pour en être éternellement bannie. Au contraire le prophète Jérémie, qui avoit porté au peuple l'ordre de passer à Babylone', Dieu vouloit qu'ils subissent la peine due à leurs crimes , leur avoit en même temps promis qu'après soixante et dix ans de captivité ils seroient réta- blis dans leur terre, pour y pratiquer, comme auparavant, la loi de Moïse, et y exercer leur religion à l'ordinaire dans Jérusalem, et dans le temple rebâti ^

Le peuple ainsi rétabli devoit toujours demeurer dans cette terre, jusqu'à l'arrivée de Jésus- Christ; auquel temps Dieu devoit former un nouveau peuple, non plus du sang d'Abraham, mais de tous les peu- ples du monde; et disperser en captivité par toute la terre les Juifs infidèles à leur Messie.

Mais auparavant ce Messie devoit naître dans cette race, et com- mencer dans Jérusalem, au milieu des Juifs, cette Église qui devoit remplir tout l'univers. Ce grand mystère de la religion est attesté par tous les prophètes ; et ce n'est pas ici le lieu d'en rapporter les pas- sages.

Sur ces fondements il paroît que laisser éteindre la race d'Abraham, ou soufî'rir qu'elle fût chassée de la Terre-Sainte au temps des rois de Syrie, c'étoit trahir la religion, et anéantir le culte de Dieu.

Il ne faut plus maintenant que considérer quel étoit le dessein d' An- tiochus.

Il ordonna que les Juifs quittassent leur roi pour vivre à la mode des Gentils, sacrifiant aux mêmes idoles, et renonçant à leur temple, qu'il fit profaner, jusqu'à y mettre sur l'autel de Dieu l'idole de Jupiter Olympien^.

Il ordonna la peine de mort contre ceux qui désobéiroient *.

Il vint à l'exécution : toute la Judée regorgeoit du sang de ses en- fants i.

Il assembla toutes ses forces « pour détruire les Israélites, et les restes de Jérusalem : pour effacer dans la Judée la mémoire du peuple

1. Jerem. xxi, 7, 8, 9.

2. Ibid. XXV, 12; xxvir, il, 12'; xxix, 10, 14; xxx, 3, etc.

3. / Mach. I, 43, 46, 47, etc., 57. 4. Ibid. 52.

*. liùd. 50, 63, 6(1, etc.; // Mach. vi, 8, 9, 10, etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vi. 135

de Dieu, y établir les étrangers, et leur distribuer par sort toutes les terres*. »

Il avoit résolu de vendre aux Gentils tout ce qui échapperoit à la mort : et les marchands des peuples voisins vinrent en foule avec de l'argent pour les acheter^.

Ce fut dans cette déplorable extrémité, que Judas le Machabée prit les armes avec ses frères, et ce qui restoit du peuple juif. Quand ils virent le roi implacable tourner toute sa puissance « à la ruine totale de la nation, ils se dirent les uns aux autres : Ne laissons pas détruire notre peuple, combattons pour notre patrie, et pour notre religion, qui périroit avec nous 3. -d

Si des sujets ne doivent plus rien à un roi qui abdique la royauté, et qui abandonne tout à fait le gouvernement : que penserons-nous d'un roi qui entreprendroit de verser le sang de tous ses sujets, et qui, las de massacres, en vendroit le reste aux étrangers? Peut-on renon- cer plus ouvertement à les avoir pour sujets, ni se déclarer plus hau- tement, non plus le roi et le père, mais l'ennemi de tout son peuple?

C'est ce que fit Àntiochus à l'égard de tous les Juifs, qui se virent non-seulement abandonnés, mais exterminés en corps par leur roi : et cela sans avoir fait aucune faute, comme Antiochus lui-même est con- traint à la fin de le reconnaître, a Je me souviens des maux que jai faits dans Jérusalem, et des ordres que j'a,i donnés sans raison, pour exterminer tous les habitants de la Judée*. »

Mais les Juifs étoient encore en termes bien plus forts, puisque, se- lon la constitution de ces temps et de l'ancien peuple, avec eux péris- soit la religion; et que c'étoit y renoncer que de renoncer à leur terre. Ils ne pouvoient donc se laisser ni vendre, ni transporter, ni détruire en corps : et en ce cas la loi de Dieu les obligeoit manifestement à la résistance.

Dieu aussi ne manqua pas à leur déclarer sa volonté, et par des suc- cès miraculeux, et par les ordres exprès que Judas reçut, lorsqu'il vij; en esprit le prophète Jérémie « qui lui mettoit en main une épée d'or en prononçant ces paroles : Recevez cette sainte épée que Dieu vous envoie, assuré qu'avec elle vous renverserez les ennemis de mon peuple d'Israël*. »

C'est à Dieu de choisir les moyens de conserver son peuple. Quand Assuérus, surpris par les artifices d'Aman, voulut exterminer tout le peuple juif, Dieu rompit ce dessein impie, changeant, par le moyen de la reine Esther, le cœur de ce roi, qu'une malheureuse facilité plu- tôt qu'une malice obstinée avoit engagé dans un si grand crime. Mais pour le superbe Antiochus, qui faisoit ouvertement la guerre au ciel, Dieu voulut l'abattre d'une manière plus haute ; et il inspira à ses en- fants un courage contre lequel les richesses, la force et la multitude na furent que d'un secours fragile.

Dieu leur donna tant de victoires, qu'à la fin les rois de Syrie firent

1. / Mach. m, 35, 36. 2. Ibid. 41; // Mach. vnr, 11, 14, 34, 36. 3. 1 Mach. 1, 42,43. 4. Ibid. VI, 12. 5. // Mach. xv, 15, le.

136 POLITIQUE

la paix avec eux, et autorisèrent les princes qu'ils avoient choisis, les traitant d'amis et de frères' : de sorte que tous les titres de puissance légitime concoururent à les établir'.

LIVRE SEPTIEME.

DES DEVOIRS PARTICULIERS DE LA ROYAUTÉ.

Article premier. Division générale des devoirs du prince.

Les sujets ont appris leurs obligations. Nous avons donné aux princes la première idée des leurs. Il faut descendre au détail : et afin de ne rien omettre, faisons une exacte distribution do ses devoirs.

La fin du gouvernement est le bien et la conservation de l'Etat.

Pour le conserver, il faut, en premier lieu, y entretenir au dedans une bonne constitution.

En second lieu, profiter des secours qui lui sont donnés.

En troisième lieu, il faut sauver les inconvénients dont il est me- nacé.

Ainsi se conserve le corps humain, en y maintenant une bonne constitution; en se prévalant des secours dont la foiblesse des choses humaines veut être appuyée; en lui procurant les remèdes conve- nables contre les inconvénients et les maladies dont il peut être at- taqué.

La bonne constitution du corps de l'État consiste en deux choses, dans la religion et dans la justice : ce sont les principes intérieurs et constitutifs des Etats. Par l'une, on rend à Dieu ce qui lui est dû, et par l'autre, on rend aux hommes ce qui leur convient.

Les secours essentiels à la royauté, et nécessaires au gouverne- ment, sont les ara.es, les conseils, les richesses ou les finances, on parlera du commerce et des impôts.

Enfin nous finirons par la prévoyance des inconvénients qui accom- pagnent la royauté, et des remèdes qu'on y doit apporter.

Le prince sait tous ses devoirs particuliers quand il sait faire toutes ces choses. C'est ce que nous allons lui enseigner dans les livres sui- vants. Commençons à lui expliquer ce qu'il doit à la religion.

1. T 3/ao/i. XI, 24, 25, etc.; xiv, 38, 39, etc.; xv, 1, 2, etc.

2. Ou trouvera ces deux difficultés, et plusieurs autres matières concernant les devoirs de la sujétion sous l'autorité Icgitime, traitées à fond dans le <i)i- quième Avertissement contre le ministre Jurieu, et dans la Défense de l'His- toire des Variations contre le ministre Basnage,

TIRÉE DE L'éCKîTURE, LIV. Vil. 137

Art. II. De la religion en tant qu'elle est le bien des nntionx et de la société civile.

Pi;cMiÈRE Proposition. Dans l'ignorance et la corruption du ge:ne iiuniain, il s'y est toujours conservé quelques principes de religion. Il est vrai que saint Paul parlant aux peuples de Lycaonie, il leur a dit que « Dieu avoit laissé toutes les nations aller chacune dans leurs voies'. » Comme s'il les avoit entièrement abandonnées à elles-mêmes, et à leurs propres pensées en ce qui regarde le culte de Dieu , sans leur en laisser aucun principe. Il ajoute cependant au même endroit^: a qu'il ne s'étoit pas laissé lui-même sans témoignage, répandant du ciel ses bienfaits, donnant la pluie et les temps propres à produire des fruits remplissant nos cœurs de la nourriture convenable, et de joie. » Ce qu'il n'auroit pas dit à ces peuples ignorants, si, malgré leur barbarie, il ne leur fût resté qu^îlque idée de la puissance et de la bonté divine.

On voit aussi parmi ces barbares une connoissance de la divinité, k laquelle ils vouloient sacrifier 3. Et cette espèce de tradition de la divi- nité, du sacrifice et de l'adoration instituée pour la reconnoître, se trouve, dès les premiers temps, si universellement répandue parmi les nations il y a quelque espèce de police, qu'elle ne peut être venue que de Noé et de ses enfants.

Ainsi, quoique le même saint Paul parlant aux Gentils convertis à la foi, leur ait dit « qu'ils étoient auparavant sans Dieu en ce monde", » il ne veut pas dire qu'ils fussent absolument sans divinité : puisqu'il reproche ailleurs aux Gentils a qu'ils se laissoient entraîner à l'adora- tion des idoles sourdes et muettes ^. »

Si donc il reproche aussi aux Athéniens® les temps d'ignorance l'on vivoit sans connoissance de Dieu, c'est seulement pour leur dire qu'ils n'avoient de Dieu que des connoissances confuses et pleines d'erreur; quoiqu'au reste ils ne fussent pas tout à fait destitués de la connoissance de Dieu, puisque même ils l'adoroient quoique inconnu ', et qu'ils lui rendissent dans leur ignorance quelque sorte de culte.

De semblables jdées de la divinité se trouvent dans toute la terre, de toute antiquité : et c'est ce qui fait qu'on ne trouve aucun peuplf sans religion, de ceux du moins qui n'ont pas été absolument barbares, sans civilité et sans police.

II'' Prop. Ces idées de religion avoient, dans ces peuples, quelque cho>e de ferme et d'inviolable. a Passez aux Iles de Céthim, disoit .Jérémie*, et envoyez en Cédai (aux pays les plus éloignés de lOrien' et de rOccident). Considérez attentivement ce qui s'y passe; et voyez si une stule de ces nations a changé ses dieux : et cependant ce ne sont pas des dieux. » Ces principes de religion étoient donc réputés pour inviolables : et c'est aussi par cette raison qu'on a eu tant de peine d'en retirer ces nations.

1. Act. xrv, 15. 2. Ibid. 16. 3. Act. xiv, 10, 11, 12. k. Ephes. u, 12. 5. / Cor. xii^ 3. 6. Act. XVII, 30. 7. Ibid. 23. 8. Jer. u, 10, 11.

138 POLITIQUE

III« Prop. Ces principes de religion, quoique appliqués à l'idolâtrie et à l'erreur, ont suffi pour établir une constitution stable d'État et de gouvernement. Autrement il s'ensuivroit qu'il n'y auroit point de vé- ritable et légitime autorité hors de la vraie religion et de la vraie É.elise : ce qui est contraire à tous les passages l'on a vu que le gouverne- ment des empires, même idolâtres, et règne l'infidélité, éîoit saint, inviolable, ordonné de Dieu, et obligatoire eu conscience.

La religion du serment, reconnue dans toutes les nations, prouve la vérité de notre proposition.

Saint Paul observe deux choses dans la religion du serment '. L'une, qu'on jure par plus grand que soi. L'autre, qu'on jure par quelque chose d'immuable. D'où le même apôtre conclut que « le serment fait parmi les hommes le dernier affermissement , la dernière et finale dé- cision des affaires. »

Il y faut encore ajouter une troisième condition : c'est qu'on jure par une puissance qui pénètre le plus secret des consciences; en sorte qu'on ne peut la tromper, ni éviter la punition du parjure.

Cela posé, et le serment étant établi parmi toutes les nations, cette religion établit en même temps la sûreté la plus grande qui puisse être parmi les hommes, qui s'assurent les uns les autres, par ce qu'ils ju- gent le plus souverain, le plus stable, et qui seul se fait sentir à la conscience.

C'est pourquoi il a été établi, qu'en deux cas, la justice humaine ne peut rien : dont l'un est quand il faut traiter entre deux puissances égales, et qui n'ont rien au-dessus d'elles; et l'autre est lorsqu'il faut juger des choses cachées, et dont on n'a pour témoin ni pour arbitre que la conscience; il n'y a point d'autre moyen d'affermir les choses, que par la religion du serment.

Pour cela, il n'est pas absolument nécessaire qu'on jure par le Dieu véritable; et il suffit que chacun jure par le Dieu qu'il reconnoît. Ainsi, comme le remarque saint Augustin 2, on affermissoit les traités avec les Barbares par les serments en leurs dieux : Juratione harbaricâ. Ce que ce Père prouve par le serment qui affermit le traité de paix entre Jacob et Laban, chacun d'eux jurant par son Dieu : Jacob par le vrai Dieu, a qui avoit été redouté et révéré par son père Isaac : » et La- ban, idolâtre, jurant par ses dieux ^ : comme il paroîtra à ceux qui sauront le bien entendre.

C'est donc ainsi que la religion, vraie ou fausse, établit la bonne foi entre les hommes; parce qu'encore que ce soit aux idolâtres une im- piété de jurer par de faux dieux, la bonne foi du serment qui affermit un traité n'a rien d'impie, étant au contraire en elle-même inviolable et sainte, comme l'enseigne le même docteur au même lieu. C'est pourquoi Dieu n'a pas laissé d'être le vengeur des faux serments entre les infidèles; parce que c?ncore que les serments par les faux d'ieux

1. Heb. VI, 13, 16, 17, 18.

2. Aug. Epist. XLvn ad Public, n. 2, tom. n, col. 110, lli.

3. Gen. XXXI, 53, etc.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vii. 139

soient en abomination devant lui, il n'en est pas moins le protecteur de la bonne foi qu'on veut établir par ce moyen.

Nous avons vu ' que les nations qui ne connoissoient pas le vrai Dieu, n'ont pas laissé d'affermir leurs lois par les oracles de leurs dieux; cherchant d'établir la justice et l'autorité, c'est-à-dire la tran- quillité et la paix, par les moyens les plus inviolables qui se trouvas- sent parmi les hommes.

Par ils ont prétendu que leurs lois et leurs magistrats devenoient des choses saintes et sacrées. Et Dieu même n'a pas dédaigné de pu- nir l'irréligion des peuples qui profanoient les temples qu'ils croyoient saints, et les religions qu'ils croyoient véritables; à cause qu'il juge chacun par sa conscience.

Que si l'on demande ce qu'il faudroit dire d'un État oii l'autorité publique se trouveroit établie sans aucune religion : on voit d'abord qu'on n'a pas besoin de répondre à des questions chimériques. De tels États ne furent jamais. Les peuples il n'y a point de religion sont en même temps sans police, sans véritable subordination, et entière- ment sauvages. Les hommes n'étant point tenus par la conscience, ne peuvent s'assurer les uns les autres. Dans les empires les histoires rapportent que les savants et les magistrats méprisent la religion , et sont sans Dieu dans leur cœur, les peuples sont conduits par d'autres principes, et ils ont un cuite public.

Si néanmoins il s'en trouvoit le gouvernement fût établi, encore qu'il n'y eût aucune religion (ce qui n'est pas, et ne parott pas pou- voir être); il y faudroit conserver le bien de la société le plus qu'il seroit possible : et cet état vaudroit mieux qu'une anarchie absolue, qui est un état de guerre de tous contre tous.

IV* Prop. La véritable religion étant fondée sur des principes cer- tains, rend la constitution des États plus stable et plus solide. Quoi- qu'il soit vrai que les fausses religions, en ce qu'elles ont de bon et de vrai , qui est qu'il faut reconnoître quelque divinité à laquelle les cho- ses humaines sont soumises, puissent suffire absolument à la consti- tution des États, elles laissent néanmoins toujours, dans le fond des consciences, une incertitude et un doute qui ne permet pas d'établir une parfaite solidité.

On a honte, dans son cœur, des fables dont sont composées les fausses religions, et de ce qu'on voit dans les écrits des sages païens. Quand il n'y auroit d'autre mal que celui d'adorer des choses muettes et in- sensibles, comme les astres, la terre, et les éléments; ou que de croire la divinité figurable, d'en attacher la vertu au bois, à la pierre et aux métaux; et d'adorer les idoles, c'est-à-dire l'ouvrage de ses mains : c'est quelque chose de si insensé et de si bas, qu'on ne peut s'empêcher d'en rougir au dedans de soi : et c'est pourquoi les sages païens n'en vouloient rien croire, encore qu'à l'extérieur ils se conformassent aux coutumes populaires, comme saint Paul le leur a re- prochée

1. ci-devant, lib. i, art. iv, vii« Propos. 2. Rom. i, 20, etc.

140 POLITIQUE

De vient l'irréligion; et l'atliéisme prend facilement racine dans Je telles religions : comme il paroît par l'exemple des épicuriens avec lesquels saint Paul disputoit'.

Cette secte n'admettoit des dieux qu'en paroles et par politique, pour se soustraire à la haine et aux châtiments publics. Mais au reste tout le monde savoit que les dieux que les épicuriens admettoient, sans soin des choses humaines, sans puissance et sans providence, ne fai- soient aucun bien, et n'appuyoient en aucune sorte la foi publique. On les toléroit toutefois, encore que leur déisme fûtaufond un vrai athéisme, et que leur doctrine, qui flattoit les sens, gagnât publiquement le des- sus parmi les gens qui se piquoienl d'avoir de l'esprit.

Les stoïciens, qui leur étoient opposés, contre lesquels saint Paul disputa aussi-, n'avoient pas une opinion plus favorable à la divinité; puisqu'ils faisoient un dieu de leur sage, et même le préféruient à leur Jupiter.

Ainsi les fausses religions n'avoient rien qui se soutînt. Aussi ne consistoient-elles que dans uc zèle aveugle, séditieux, turbulent, in- téressé, plein d'ignorance, confus, et sans ordre ni raison : comme il paroît dans l'assemblée confuse et tumultueuse des Êphésiens, et dans leurs clameurs insensées en faveur de leur grande Diane-' : ce qui est bien éloigné du bon ordre, et de la stabilité raisonnable qui constitue les Etats : c'est cependant la suite inévitable de l'erreur. Il faut donc chercher le fondement solide des États dans la vérité, qui est la mère de la paix : et la vérité ne se trouve que dans la véritable religion.

Art. III. Que la véritable religion se fait connoître par des marques sensibles.

Première Proposition. La vraie religion a pour marque manifeste son antiquité. a Souvenez-vous des anciens jours : pensez à toutes les générations particulières : interrogez votre père, et il vous l'an- noncera; demandez à vos ancêtres, et ils vous le diront*, -n C'est le témoignage qu'en rendoit Moïse à tout le peuple dans ce dernier can- tique qu'il lui laissoit comme l'abrégé et le mémorial éternel de son instruction. D'où il conclut ^ : a N'est-ce pas Dieu qui est votre père, (jui vous a possédés, qui vous a faits, qui vous a créés? » Voila s r ijuoi il fonde la religion.

Salomon dit la même chose ; « N'outre-passez point les bornes que vos pères ont établies^. » Ne changez rien, n'innovez rien.

Jérémie a encore donné ce grand caractère à la religion, pour dé- truire les nouveautés que le peuple y introduisoit. « Tenez-vous, dit- il', sur les grands chemins, et informez-vous des voies anciennes, et quelle est la bonne voie, et marchez-y : et vous trouverez la consola- tion et le rafraîchissement de vos âmes. »

Tout cela veut dire qu'en quelque état qu'on regarde la religion, et

i. Act. XVII, 18.— 2. Ibid. 3. Ibid. xix, 24, 28, 34, etc.

4. Deut. XXXII, 7.-5. Ibid. 6. 6. Prov. xxii, 28. 7. Jer. tt, 16.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. 14i

en quelque temps qu'on se trouve, on verra toujours ses ancêtres, et même son père devant soi; on trouvera toujours des bornes posées, qu'il n'est pas permis d'outre-passer ; on verra toujours devant soi le chemin battu, dans lequel on ne s'égare jamais.

Les apôtres ont donné le même caractère à l'Église chrétienne. « 0 Timothée » homme de Dieu! ô pasteur ! 6 prédicateur ! qui que vous soyez, et en quelque temps que vous veniez) a gardez le dépôt qui vous a été confié : v (une chose qui vous a été laissée, que vous trouverez toujours toute établie dans l'Église) : « évitant les profanes nouveautés dans les paroles. » Ce que l'apôtre répète par deux fois '.

Le moyen que les apôtres ont laissé à l'Église pour cela, est celui-ci, que saint Paul marque au même Timothée 2. a Mon fils, fortifiez-vous dans la grâce qui est en Jésus-Christ. Et ce que vous avez ouï de moi en présence de plusieurs témoins, laissez-le, et le confiez k des hommes fidèles qui soient capables d'en instruire d'autres. r>

Jésus-Christ avoit proposé le même moyen, etl'avoit rendu éternel, en disant à ses apôtres, et en leurs personnes à leurs successeurs, selon le ministère qu'il leur a commis ^ : a Allez, enseignez, baptisez et moi je suis avec vous, tous les jours (sans interruption), jusqu'à la fin des siècles : » parce qu'il promet qu'il n'y aura jamais d'interruption dans cette suite du ministère extérieur. Ce qui se confirme encore par cette parole : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église : et les portes d'enfer ne prévaudront point contre elle*. » D'où il s'en- suit, qu'en quelque temps et en quelque état qu'on soit, on trouvera toujours l'Église ferma, Jésus-Christ toujours avec ses pasteurs; la bonne doctrine par conséquent toujours établie, et venue de main en main. Ce qui fera qu'on dira en tout temps : Je crois l'Église catholi- que. Et toujours avec saint Paul * : •- Si quelqu'un vous annonce et vous donne pour évangile autre chose que ce que vous avez reçu, qu'il soit anathème. x

Sur ce fondement, en quelque état et en quelque temps qu'on se trouve après Jésus-Christ, on possédera toujours la vérité, en allant devant soi dans le chemin battu par nos pères, en révérant les bornes qu'ils ont posées, et en les interrogeant de ce qu'ils croyoient. Par ce moyen, de proche en proche, on trouvera Jésus-Christ; lorsqu'on y sera arrivé, on interrogera encore ses pères , et on trouvera qu'ils croyoient le même Dieu, et attendoient le même Christ à venir, sans qu'il intervienne d'autre changement entre hier et aujourd'hui, sinon celui d'attendre hier, celui qu'aujourd'hui on croit venu. Ce qui fait dire à l'apôtre « : « Dieu que je sers selon la foi qui m'a été laissée par mes ancêtres. » Et parlant à Timothée' : « Souvenez-vous de la foi qui est en vous, sans fiction : et qui a premièrement habité (comme dans un lieu permanent et dans une demeure ordinaire) dans votre aïeule Loï'le, et dans votre mère Eunice. » Et encore plus généralement :

1. / Tm. VI, 20; // Tim. u, 16. 2. Ibid. n, 1, 2.

3. Matth. xxvm, 19, 20. 4. Ibid. xvi, 18. 5. Gai. l, 9. 6. fl Tim. 1, 3.

7. Ibid. 5.

1 42 POLITIQTTE

a Jésus-Christ étoit hier, et aujourd'hui, et il est aux siècles des siè- cles. » D'OÙ le même apôtre conclut : « jSe vous laissez point emporter à des doctrines variables, et étrangères'. »

Par ce moyen, après la succession de l'Église, qui a son commen- cement dans les apôtres et en Jésus-Christ, vous venez à celle de la loi et de ses pontifes, qui ont leur commencement dans Moïse et dans Aaron. C'est que Moïse nous apprend à interroger encore nos pères : et on trouve qu'ils adoroient le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui adoroient celui de Melchisédech, qui adoroit celui de Sem et de Noé, qui adoroit celui d'Adam; dont la mémoire étoit récente, la tra- dition toute fraîche, le culte très-bien établi et très-connu. De sorte qu'en quelque temps donné que ce puisse être, en remontant de pro- che en proche, on vient à Adam, et au commencement de l'univers, par un enchaînement manifeste.

II' Prop. Toutes les fausses religions ont pour marque manifeste leur innovation. Pour confondre les idolâtries des rois de Juda, même dans les temps les plus ténébreux; celle d'Achaz, de Manassès, d'Amon, de Joachaz et de ses enfants, jusqu'au dernier roi, qui fut Sédécias, il ne faut que leur dire avec Moïse ^ : a Interrogez votre père, demandez à vos ancêtres. » Et sans recourir jusqu'à eux, et re- monter jusqu'à l'origine des histoires oubliées, il n'y avoit qu'à leur dire : Interrogez Josias, dont la mémoire est toute récente : interro- gez Êzéchias : interrogez Manassès lui-même, dont les égarements ont été les plus extrêmes; et souvenez-vous de la pénitence par laquelle Dieu l'a fait revenir au culte de son père Êzéchias. Au-dessus d'Ëzé- chias, et du temps d'Achaz, interrogez Ozias son père, son aïeul Joa- tham, et son bisaïeul Amasias; interrogez Josophat, interrogez Asa : voyez quelle religion ils ont suivie. Pour confondre Abiam, et son père Roboam, fils de Salomon, qui à la fin se sont égarés, obligez-les à in- terroger Salomon : s'ils vous objectent ses dernières actions, rappelez- leur les premières, lorsque la sagesse de Dieu étoit en lui si visible- ment. Montrez-leur David, et Samuel qui l'a oint; et Héli, sous qui Samuel s'étoit formé; et de proche en proche, tous les juges jusqu'à Josué ; et immédiatement au-dessus de Josué, Moïse même. Mais Moïse vous renvoie à vos ancêtres, et il ne fait que vous montrer des pa- triarches, dont la mémoire étoit toute fraîche jusqu'à Abraham, et le reste que nous avons dit.

Il est vrai que, dans cette suite, il y avoit souvent eu de mauvais exemples; et c'est pourquoi il est dit de certains rois, qu'ils firent mal devant le Seigneur, comme de Joakim, et de ses successeurs: « Ce- lui-cL fit mal devant le Seigneur, ainsi qu'avoient fait ses pères *. » Et en général de tout le peuple : « Ils firent mal comme leurs pères, qui ne vouloient point obéir au Seigneur *. » Cependant, à travers la suite des mauvais exemples que souvent on recevoit de ses derniers pères, il étoit toujours aisé de démêler ceux qui demeuroient dans la foi des

l. Heb. xm, 8, 9. —2. Deut. xxxn, 6, 7. 3. IV Reg. xxiu, 32, 37. 4. Ibid. xvn, 14.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vti. 143

anciens pères et ceux qui l'abanjonnoicnt. De sorte qu'on disoit tou- jours: Interrogez vos ancêtres, et le Dieu de vos pères.

IIP Prop. La suite du sacerdoce rend cette marque sensible. La succession du sacerdoce marquoit aussi la suite de la religion. Le sang de Lévi, une fois consacré à cet office, n'a jamais cessé de donner des ministres au temple et à l'autel: d'Aaron et de ses enfants, sortis de Lévi, sont toujours sortis des pontifes et des sacrificateurs; sans que jamais la succession du sacerdoce ait été interrompue pour peu que ce fût; et parmi ces sacrificateurs il y en a toujours eu qui conservoient le vrai culte, les vrais sacrifices et toute la religion établie de Dieu par Moïse. Témoins «les sacrificateurs enfants de Sadoc, qui ont toujours conservé, dit le Seigneur, les cérémonies de mon sanctuaire, pendant que les enfants d'Israël, et même ceux de Lévi, s'égaroient '. »

Tout ce qu'on chantoit dans le temple, les Psaumes de David et des autres que tout le peuple savoit par cœur, le temple même, l'autel même, la pâque, la circoncision, et tout le reste des observances lé- gales, étoient en témoignage aux errants. Tout rappeloit à David, à Moïse, à Abraham, à Dieu créateur de tout, et toujours de proche en proche, en sorte qu'il n'y avoit qu'à ouvrir les yeux, pour reconnoître la suite de la religion toute manifeste par des faits constants, et sans aucun embarras, pourvu seulement qu'on voulût voir.

Le schisme de Jéroboam avoit de pareilles marques d'innovation. Car la mémoire du temple bâti par Salomon étoit récente. Il n'étoil pas moins visible que Salomon n'avoit fait que suivre les desseins de son père David, qui lui-même n'avoit fait autre chose que de désigner, se- lon les préceptes tant de fois réitérés par Moïse, le lieu le Seigneur vouloit être servi.

Ainsi Jéroboam et les schismatiques qui le suivoient n'avoient qu'à interroger leurs pères, et même qu'à se souvenir, parce qu'ils avoient vu de leurs yeux, sous Salomon et sous David, dans le temps tout le peuple étoit réuni dans un même culte et tout Israël étoit d'ac- cord, que c'étoit en sa pureté le culte établi par Moïse, dont tous re- cevoient les oracles.

11 n'étoit pas moins évident que les schismatiques s'étoient retirés des lévites enfants de Lévi, et des sacrificateurs enfants d'Aaron-, à qui toute la nation, et les schismatiques eux-mêmes, ne pouvoient pas ignorer que Dieu n'eût donné le sacerdoce et tout le ministère de la religion.

Jéroboam savoit bien lui-même qu'Ahias, prophète du Seigneur, qui iui avoit prédit qu'il seroit roi, .servoit le Dieu de ses pères et détestoit ses veaux d'or. 11 continue dans son schisme à le consulter et en reçoit de dures réponses suivies d'un prompt effets II étoit notoire à. tout le monde, que les veaux d'or de Jéroboam n'avoient été érigés que par une pure politique contre les maximes véritables de la religion, comme il a été expliqué ailleurs. Et enfin il n'y avoit rien de plus évident que ce quedisoit Abia, fils deRoboam, aux schismatiques pour les rappeler

1. Ezech. XLvm , H. Q. 111 Reg.xTV, 1 , 2 et seq.

144 POLITIQUE

à l'unité de leurs frères ' : « Dieu (qui a toujours été notre roi) possède encore le royaume par les enfants de David. Il est vrai que vous avez parmi vous un grand peuple, et les veaux d'or vos nouveaux dieux que Jéroboam a fabriqués. » Mais vous avez rejeté les sacrificateurs du Sei- gneur, les enfants d'Aaron et les lévites « (que vous-mêmes vous re- connoissiez avec nous, et à qui vous savez bien que Dieu a donné le sacerdoce par Moïse); et vous vous êtes fait des sacrificateurs, comme les autres peuples du monde » (sans succession, sans ordre de Dieu) : K le premier venu est fait sacrificateur. Pour nous, Notre-Seigneur c'est Dieu même, que nous n'avons point abandonné: et nous persistons à reconnoître les sacrificateurs qu'il nous a donnés, qui sont les enfants d'Aaron et les lévites, chacun en son rang. Ainsi Dieu est dans notrs armée avec ses sacrificateurs qu'il a établis. Enfants d'Israël, ne com- battez point contre le Seigneur votre Dieu, car cela ne vous sera point utile. T^ C'étoit ouvertement combattre contre Dieu, que d'innover si manifestement dans la religion et que d'en mépriser tous les monu- ments qui restoient encore.

IV= Prop. Cette marque d'innovation est ineffaçable. Le long temps n'effaçoit point cette tache. On se souvenoit toujours de David et de Salomon, sous qui toutes les tribus étoient unies. On ne se souvenoit pas moins distinctement de Jéroboam, qui les avoit séparées. Deux ou trois cents ans après le schisme, Ezéchias disoit encore aux schismati- ques^: a Enfants d'Israël, retournez au Seigneur Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. » On leur parloit d'y retourner, comme à ceux qui s'en étoient séparés. « Ne soyez point, poursuivoit-il •', comme vos pères et vos frères, qui se sont retirés du Dieu de leurs pères. x> On leur ap- prenoit à distinguer leurs derniers pères des premiers, dont on s'étoU séparé. «N'imitez pas vos pères, qui se sont. retirés des leurs. Suivez le Dieu de vos pères, et remontez à la source. Venez à son sanctuaire qu'il a sanctifié pour toujours "*. » Ce n'étoit pas pour un temps que David et Salomon avoient fait le temple en exécution de la loi de Moïse. a Servez donc le Dieu de vos pères; » le Dieu de Salomon et de David, qui étoit sans contestation celui de Moïse et celui d'Abraham.

Le caractère du schisme étoit d'avoir rompu cette chaîne. Cette mar- que d'innovation suit les schismatiques de génération en génération, et une tache de cette nature ne se peut jamais effacer.

V= Prop. La même marque est donnée pour connoître les schismati- ques séparés de l'Église chrétienne. Ainsi en est-il arrivé à tous ceux qui ont fait de nouvelles sectes dans la religion, et autant parmi les chrétiens que parmi les juifs. L'apôtre saint Jude leur a donné pour caractère «. de se séparer eux-mêmes *. ?) Et il a expressément marqué que c'étoit l'instruction commune que tous les apôtres avoient laissée îux Eglises, oc Pour vous, dit-il^, mes bien-aimés, souvenez-vous des paroles de la prédiction des apôtres: qu'il viendroit dans les derniers lemps des trompeurs, qui marcheroient selon leurs désirs dans leurs

1. II Par. xni, 8. 9, lo, 12. 2. // Par. xxx, 6. 3. Ibid. 7.

4. Ibid. 8. 5. Ep. Jud. 19. 6. Ibid. 17, 18, 19. •*

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. 145

impiétés.» Pour les connoître sans difficulté voici leur marque: «Ce sont ceux, ajoute-t-il, qui se séparent eux-mêmes. » C'est une tache ineffaçable; et les apôtres, qui craignoient pour les fidèles la séduction de ces trompeurs, se sont accordés à en donner ce caractère sensible. Ils rompront avec tout le monde; ils renonceront à la religion qu'ils trouveront établie et s'en sépareront. Ils ont toujours sur le front ce caractère d'innovation, selon la prédiction des apôtres.

Nulle hérésie ne s'en est sauvée, quoi qu'elle ait pu faire. Ariens, macédoniens, nestoriens, pélagiens, eutychiens, tous les autres dans quelques siècles qu'ils aient paru, loin ou proche de nous, portent dans leur nom, qui vient de celui de leur auteur, la marque de leur nou- veauté. On nommera éternellement Jéroboam, qui s'est séparé et qui a fait pécher Israël. Le schisme est toujours connu par son auteur; la plaie ne se ferme pas par le temps; et pour peu qu'on y regarde de près, la rupture parott toujours fraîche et sanglante.

VP Prop. Il ne suffit pas de conserver la saine doctrine sur les fon- dements de la foi , il faut en tout et partout être uni à la vraie Église. Les Samaritains adoroient le vrai Dieu, qui étoit le Dieu de Jacob; et ils attendoient le Messie. La Samaritaine déclare l'un et l'autre, lors- qu'elle dit au Sauveur ' : a N'os pères ont adoré dans cette montagne. » Et un peu après 2; ^ Le Christ va venir, et nous apprendra toutes cho- ses. » Doctrine qu'on sait d'ailleurs avoir été commune aux Samari- tains avec le peuple de Dieu. Et néanmoins, parce qu'ils étoient sépa- rés de Jérusalem et du temple, sans communiquer à la vraie Êghse et à la tige du j)puple de Dieu , cette femme reçoit cette sentence de la bouche du Fils de Dieu ^: « Vous adorez ce que vous ne savez pas; pour nous (pour nous autres Juifs), nous adorons ce que nous savons, et le salut vient des Juifs, r, C'est de nous que viendra le Christ; c'est parmi nous qu'il le faut chercher ; et il n'y a de salut que parmi les Juifs. »

Ainsi en est-il de tous les schismes ; et c'est en vain qu'on s'y glorifie d'avoir conservé les fondements du salut.

VIP Prop. Il faut toujours revenir à l'origine. Quelque temps qu'ait duré un schisme, il ne prescrira jamais contre la vérité. Le schisme de Samarie avoit sa première origine dans celui de Jéroboam; et il y avoit près de mille ans qu'il subsistoit, quand le Fils de Dieu le réprouva par la sentence qu'on vient d'entendre.

Les Cutéens, appelés depuis les Samaritains, avoient été introduits dans la terre des dix tribus séparées, que les Assyriens en avoient chas- sées <. Leur religion naturelle étoit le culte des idoles; mais instruits par un prêtre des Israélites, ils y joignirent quelque chrje du culte de Dieu, suivant que le pratiquoient les schismatiques, lis étoient donc à leur place et leur succédèrent; mais quoiqu'ils se soient corrigés dans la suite, et du faux culte des Israélites, et de leurs idolâtries particu- lières, ne rendant plus d'adoration ni de culte qu'au vrai Dieu : tout cela, et le long temps de leur séparation, fut inutile; et Jésus-Christ a décidé qu'il n'y avoit de salut pour eux qu'en revenant à la tige.

1. Joan. IV, 20. - 2. Ibid. 25. 3. Ibid. 22.-4. IV Reg. xvii, 24 et seq u 10

146 POLITIQUE

VHP Prop. L'origine du schisme est aisée à trouver. La connois- sance de l'ofigine de celui des Samaritains dépendoit de certains faits qui étoient notoires; tel qu'étoit l'histoire de Jéroboam, et de la pre- mière séparation des dix tribus après le règne de David et de Salomon, tout le peuple étoit uni. Ce commencement ne s'oublie jamais : et on oublieroit aussitôt son père et sa mère, que David et Salomon et Jéroboam, dont le dernier avoit séparé ce que les deux autres avoient conservé dans l'union qu'on avoit toujours gardée avant eux.

Ce mal ne se répare point. Après cent générations, on trouve encore le commencement, c'est-à-dire la fausseté de sa religion. Ce qui rend ce commencement et la date du schisme manifeste, dans toutes les sectes séparées qui sont ou qui furent jamais, c'est qu'il y a toujours un point l'on demeure court, sans qu'on puisse remonter plus haut. Il n'en étoit pas ainsi du vrai peuple, à qui la succession de ses prêtres et de ses lévites rendoit témoignage : tout parloit pour lui, le temple même, et la cité sainte, dont il étoit en possession de tout temps. Mais, au contraire, les schismatiques de Samarie ne pouvoient jamais établir leur succession, ni remonter jusqu'à la source, ni par consé- quent effacer la marque de la rupture. C'est pourquoi le Fils de Dieu prononce contre eux la condamnation qu'on a ouïe.

Tous les schismes ont la même marque. Encore que le sacerdoce ou le ministère chrétien ne suive pas la trace du sang, comme celui de l'ancien peuple, la succession n'en est pas moins assurée. Les pontifes, ou les évêques du christianisme, se suivent les uns les autres, sans in- terruption ni dans les sièges ni dans la doctrine; mais le novateur, qui change la doctrine de son prédécesseur, il ^e fera remarquer par son innovation. Les catéchismes, les rituels, les livres de prières, les temples même, et les autels son prédécesseur et lui-même avant l'innovation ont servi Dieu, porteront témoignage contre lui. C'est ce qui faisoit dire à Jésus-Christ' : a Vous adorez ce que vous ne savez pas. y> Vous ne savez pas l'origine ni de la religion, ni de l'alliance. a Pour nous (pour les Juifs du nombre desquels je suis), nous adorons ce que nous savons. » Nous en connoissons l'origine, jusqu'à la source de Moïse et d'Abraham ; et le salut n'est que pour nous.

IX'' Prop. Le prince doit employer son autorité pour détruire dans son État les fausses religions. Ainsi Asa, ainsi Èzéchias, ainsi Jo- sias, mirent en poudre les idoles que leurs peuples adoroient. Il ne leur servit de rien d'avoir été érigées par les rois ; ils en abattirent les temples et les autels; ils en brisèrent les vaisseaux qui servoient à l'i- dolâtrie; ils en brûlèrent les bois sacrés; ils en exterminèrent les sa- crificateurs et les devins: et ils purgèrent la terre de toutes ces impu- retés^. Leur zèle n'épargna pas les personnes les plus augustes, ou qui leur étoient le plus proches; iii les choses les plus vénérables, dont le peuple abusoit par un faux culte. Asa ôta à sa mère Maaoha, fille d'Absalon , la dignité qu'elle prétendoit se donner en présidant au culte

1. Joan. IV, 22.

2. /// Reg. XV, il. 12, 13-, IV Reg. xvni, 4; xxni, î, 6, î et seq. ; // Par^ ;tiv, 2, ?, 4. 5; XV, 8j XXXIV, 1, 2, 3 et secj.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. î*

d'un dieu infâme; et pour la punir de son impiété, il fut contraint de la dépouiller de la marque de la royauté'. On gardoit religieusement le serpent d'airain, que Moïse avoit érigé dans le désert par ordre de Dieu. Ce serpent, qui étoit la figure de Jésus-Christ^ et un monument des miracles que Dieu avoit opérés par cette statue', étoit précieux à tout le peuple. Mais Ézéchias ne laissa pas de le mettre en pièces*, et lui donna un nom de mépris : parce que le peuple en fit une idole, et lui brûla de l'encens. Jéhu est loué de Dieu pour avoir fait mourir les faux prophètes de Baal, qui séduisoient le peuple, sans en laisser échapper un seul*: et en cela il ne faisoit qu'imiter le zèle d'Êlie*. Nabuchodonosor fit publier par tout son empire un édit, il recon- noissoit la gloire du Dieu d'Israël, et condamnoit sans miséricorde à la mort ceux qui blasphémoient son nom'.

X* Prop. On peut eihployer la rigueur contre les observateurs des fausses religions; mais la douceur est préférable. a Le prince est ministre de Dieu. Ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée : quiconque fait mal le doit craindre comme le vengeur de son crime*. » Il est le protecteur du repos public, qui est appuyé sur la religion ; et il doit sou- tenir son trône, dont elle est le fondement, comme on a vu. Ceux qui ne veulent pas soufl"rir que le prince use de rigueur en matière de re- ligion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur im- pie. Autrement il faudroit souffrir, dans tous les sujets et dans tout l'État, l'idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion; le blasphème, l'athéisme même, et les plus grands crimes seroient les plus impunis.

Ce n'est pourtant qu'à l'extrémité qu'il en faut venir aux rigueurs, surtout aux dernières. Abia étoit armé contre les rebelles et les schis- matiques d'Israël»; mais, avant que de combattre, il fait précéder la charitable invitation que nous avons vue.

Ces schismatiques étoient abattus, et leur royaume détruit sous Ézéchias et sous Jozias ; et ces princes étoient très-puissants. Mais, sans employer la force, Ézéchias envoya des ambassadeurs dans toute l'étendue de ce royaume a depuis Bersabéejusqu'àDan, pour les invi- ter en son nom, et au nom de tout le peuple, à la pâque'» » qu'il pré- paroit avec une magnificence royale. Tout respire la compassion et la douceur dans les lettres qu'il leur adresse. « Et quoique ceux de Ma- nassé, d'Éphraïm et de Zabul^n, se moquassent avec insulte de cette invitation charitable, » il ne prit point de occasion de les maltrai- ter, et il en eut pitié comme de malades.

<r Ne vous endurcissez pas, leur disoit-il", contre le Dieu de vos pères : soumettez-vous au Seigneur, et venez à son sanctuaire qu'il a sanctifié pour toujours; servez le Dieu de vos pères, et sa colère se dé- tournera de dessus vous. Si vous retournez au Seigneur, vos frères et vos enfants, que les Assyriens tiennent captifs, trouveront miséricorde

I. III Reg. XV, 2, 13 -, // Par. xv, if^ 1. Joan. m, 14. 3. Num. xxi, 9.

4. IV Reg. xvni, k. 5. Ibid. x, 25, 26, 30. 6. III Reg. xvin, 40.

7. Dan. m. 96, 98; Ibid. iv, 4 et seq. 34. 8. Rom. xni, 4.

9. II Par. xm, 9 et seq. 10. Ibid. ixx, 5 et seq. —11. // Par. xxx, 8, ».

148 POLITIQUE

devant leurs maîtres, et ils reviendront en cette terre; car le Seigneur est bon, pitoyable et clément, et il ne détournera pas sa face de vous, si vous retournez à lui. »

« Pour Josias, il se contenta de renverser l'autel de Béthel, que Jé- roboam avoit érigé contre l'autel de Dieu, et tous les autels érigés dans la ville de Samarie, et dans les tribus de Manassé, d'Éphraïm et de Siméon, jusqu'à Nephtali'. » Mais il n'eut que de la pitié pour les en- fants d'Israël, et ne leur fit aucune violence; ne songeant qu'à les ra- mener doucement au Dieu de leurs pères, et faisant faire d'humbles prières pour les restes d'Israël et de Juda^

Les princes chrétiens ont imité ces exemples, mêlant, selon l'occur- rence, la rigueur à la condescendance. Il y a de fausses religions qu'ils ont cru devoir bannir de leurs États sous peine de mort; mais je ne veux exposer ici que la conduite qu'ils ont tenue contre les schismes et les hérésies. Ils en ont ordinairement banni les auteurs. Pour leurs sectateurs , en les ]'laignant comme des malades, ils ont em- ployé, avant toutes choses, pour es ramener, de douces invitations. L'empereur Constant, fils de Constantin, fit supporter aux donatistes des aumônes abondantes, sans y ajouter autre criose qu'une exhorta- tion pour retourner à l'unité, dont ils s'étoient séparés par un aheur- tement et une insolence inouïe. Quand les empereurs virent que ces opiniâtres abusoient de leur bonté et s'endurcissoient dans l'erreur, ils firent des lois pénales qui consistoient principalement à des amendes considérables. Ils en vinrent jusqu'à leur ôter la disposition de leurs biens, et à les rendre intestables. L'Église les remercioit de ces lois; mais elle demandoit toujours qu'on n'en vînt point au dernier sup- plice, que les princes aussi n'ordonnoient que dans les cas la sédi- tion et le sacrilège étaient unis à Ihérésie. Telle fut la conduite du quatrième siècle. En d'autres temps, on a usé de châtiments plus ri- goureux; et c'est principalement envers les sectes qu'une haine enve- nimée contre l'Église, un aheurtement impie, un esprit de sédition et de révolte, portoit à la fureur, à la violence et au sacrilège.

XI" Prop. Le prince ne peut rien faire de plus efficace, pour attirer les peuples à la religion, que de donner bon exemple. a Tel qu'est le juge du peuple, tels sont ses ministres; tel qu'est le souverain d'un Etat, tels en sont les citoyens 2. »

a. Dès l'âge de huit ans, le roi Josias «larcha dans les voies de son père David , sans se détourner ni à droite ni à gauche. A seize ans, et dans la huitième année de son règne, pendant qu'il étoit encore en- fant, il commença à rechercher, avec un soin particulier, le Dieu de son père David*. A vingt ans, et à la douzième année de son règne, il renversa les idoles, non-seulement dans tout son royaume, mais en- core dans tout le royaume d'Israël, qui étoit de l'ancien domaine de la maison de David, quoique alors assujetti par les Assyriens.

a A la dix-huitième année de son règne , il renouvela l'alliance de

1. IV Reg. xxni, 15, 19; // Par. xxxiv, 6. 2. II Par. xxxiv. 21 3. Eccli. X, 2. - 4. IV Reg. \xu, 1, 2; II Par. xxxiv, 1. 2. 3.

TIRÉE DE l'ÉCRITCRE, LIV. VII. 149

tout le peuple avec Dieu, étant debout sur le degré du temple à la vue de tout le peuple, qui jura solennellement après lui de marcher dans toutes les voies du Seigneur; et tout le monde acquiesça à ce pacte. II 6ta donc de dessus la terre et de toutes les régions, non-seulement de Juda, mais encore d'Israël, toutes les abominations. Et il fît que tout ce qui restoit d'Israël (et les dix tribus autant que les autres) servirent le Seigneur leur Dieu. Durant tous les jours de Josias, ils ne s'éloi- gnèrent point du Seigneur Dieu de leurs pères'. » Tant a de force dans un roi l'exemple d'une vertu commencée dès l'enfance, et continuée constamment durant tout le cours de la vi^.

XII'Prop. Le prince doit étudier' la loi de Dieu. « Quand le roi sera assis sur le trône de son empire, il fera décrire en un volume la loi du Deutéronome (qui est l'abrégé de toute la loi de Moïse), dont il re- cevra un exemplaire des sacrificateurs de la race de Lévi; et il l'aura avec lui , et il le lira tous les jours de sa vie , afin qu'il apprenne à crain- dre le Seigneur son Dieu, et à garder ses paroles'. » Il doit faire de la loi de Dieu la loi fondamentale de son royaume.

On voit ici deux grands préceptes pour les rois : l'un, de recevoir la loi de Dieu des mains des lévites, afin que la copie qu'ils en auront soit sûre, sans altération, et conforme à celle qui se lisoit dans le temple; l'autre, de prendre son temps pour en lire ce qu'il pourra avec attention. Dieu ne lui ordonne pas d'en lire beaucoup à la fois, mais de se faire une habitude de la méditer, et de compter cette sainte lec- ture parmi ses affaires capitales. Heureux le prince qui liroit ainsi l'Ê- vangile; à la fin il se trouveroit bien récompensé de sa peine.

Xlll* Prop. Le prince est exécuteur de la loi de Dieu. C'est pour- quoi l'une des principales cérémonies du sacre des rois de Juda étoit de lui mettre en main la loi de Dieu. « Ils prirent le fils du roi, et ils lui mirent le diadème sur le front, et la loi de Dieu à la main; et le pontife Joïada l'oignit avec ses enfants, et ils crièrent : Vive le roi^ ! » Qu'il vive, en employant sa puissance pour faire servir Dieu qui la lui donne, et qu'il tienne la main à l'exécution de sa loi?

C'est ce que David lui prescrit par ces paroles : a Maintenant, ô rois! entendez : instruisez-vous, arbitres de la terre ! servez le Seigneur en crainte*. » Servez-le comme tous les autres; car vous êtes avec tous les autres ses sujets; mais servez-le comme roi, dit saint Augustin, en faisant servir à son culte votre puissance royale, et que vos lois sou- tiennent les siennes.

De vient que les lois des empereurs chrétiens, et en particulier celles de nos anciens rois Clovis, Chaileraagne, et ainsi des autres, sont pleines de sévères ordonnances contre ceux qui manquoient à la loi de Dieu; et on les mettoit à la tête pour servir de fondement aux lois politiques. De quoi nous verrons peut-être un plus grand détail.

XIV* Prop. Le prince doit procurer que le peuple soit instruit de la

1. iV Reg. xxii, 3; xxni, 2, 3, etc.; II Par. xxxiv, 8, 29, 30, etc.

2. Deut. xvn, 18, 19. Voy. ci-devant, liv. V, art. i, ix= Propos.

3. // Par. xxni, 11. 4. Ps. n, 10,

150 POLITIQUE

loi de Dieu. « A la troisième année de son règne, Josaphat envoya les grands du royaume, et avec eux plusieurs lévites et deux prêtres; et ils enseignoient le peuple, ayant en main la loi du Seigneur; et ils alloient par toutes les villes du royaume de Juda, et ils instruisoient le peuple '. »

Le prince ne doit régner que pour le bien du peuple, dont il est le père et le juge. Et si Dieu a ordonné aussi expressément aux rois d'é- crire eux-mêmes le livre de la loi, d'en avoir toujours avec eux un exemplaire authentique, de le lire tous les jours de leur vie, comme nous l'avons déjà remarqué; on ne peut douter que ce ne soit princi- 1)alement pour les rendre capables d'en instruire leurs peuples, et de leur en procurer l'intelligence, comme fit le vaillant et pieux roi Josaphat.

Quel soin, quel empressement ne voyons-nous pas encore dans le roi Josias d'écouter cette loi, et d'en faire lui-même la lecture au peuple, aussitôt que le grand prêtre Helcias lui eut remis entre les mains l'exemplaire authentique du Deutéronome, qui avoit été égaré dès les premières années du règne de l'impie Manassès, son aïeul, et que ce pontife venoit de retrouver dans le temple du Seigneur 2 : a Le roi ayant fait assembler tous les anciens de Juda et de Jérusalem, il monta au temple du Seigneur, accompagné de tous les hommes de Juda et des citoyens de Jérusalem, des prêtres, des lévites, des prophètes, et de tout le peuple, depuis le plus petit jusqu'au plus grand. Ils se mi- rent tous à écouter dans la maison du Seigneur; et le roi leur lut tou- tes les paroles de ce livre de l'alliance, qui avoit été trouvé dans la maison du Seigneur ! *

L'Écriture nous fait assez entendre qu'on devoit imputer la principale cause des désordres et des impiétés auxquels s'étoient abandonnés les rois de Juda , prédécesseurs de Josias, aussi bien que la juste ven- geance que le Seigneur alloit exercer sur eux, à la négligence qu'ils avoient eue de s'instruire sur la loi de Dieu, et à l'ignorance profonde de cette loi, ils avoient laissé tomber le peuple. « Car, dit ce prince 3, la colère du Seigneur s'est embrasée contre nous, et est près de fondre sur nos têtes; parce que nos pères n'ont point écouté les paroles du Seigneur, et n'ont point accompli ce qui a été écrit dans ce livre. »

En effet, leur négligence avoit été portée à un tel excès, que ces rois avoient laissé égarer l'exemplaire authentique du Deutéronome, que Moïse avoit mis en dépôt à côté de l'Arche d'alliance, et qui fut re- trouvé du temps de Josias.

Ce fut aussi sans doute pour récompenser le zèle dont fut rempli ce saint roi, en cette mémorable occasion, que Dieu l'exempta expressé- ment de la sentence terrible qu'il avoit prononcée contre les rois de Juda. a Quant au roi de Juda, qui nous a envoyés ici 'pour prier et |our consulter le Seigneur, répondit aux envoyés de Josias la prophé-

1. Il Par. xvn, 7, 8, 9; Ci-devant, liv. V, art. i. xvni^ Propos. \ IV Reg. xxm, 1, 2; // Par. xxxiv, 29, 30. \ IV Bey. xxu, 13 ; Il Par. xxxiv, il.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vil 15t

tesse Olda inspirée de Dieu', voici ce que dit le Seigneur Dieu d'Israël : Parce que vous avez écouté les paroles de ce livre (que vous en avex pénétré le sens, que vous en avez instruit votre peuple), que votre cœur en a été attendri, que vous vous êtes humilié devant moi en enten- dant les maux dont j'ai menacé Jérusalem et ses habitants; je vdus ai aussi exaucé, dit le Seigneur. Je vous ferai reposer avec vos pères; vous serez mis en paix dans votre tombeau, et vos yeux ne verront point tous les malheurs que je dois faire tomber sur cette ville et sur ses ha- bitants. » Juste récompense de la sainte ardeur qu'eut ce prince pieux, d'écouter la loi de Dieu, de s'y rendre attentif, et d'en avoir procuré l'intelligence à son peuple.

Art. IV. Erreurs des hommes du monde, et des politiques, sur les affaires et les exercices de la religion.

Première Proposition. La fausse politiqu'j regarde avec dédain les affaires de la religion; et on ne se soucie ni des matières qu'on y traite, ni des persécutions qu'on fait souffrir à ceux qui la suivent. Première erreur des puissances et des politiques du monde. H n'y a rien de plus bizarre que les jugements des hommes d"État et des politiques sur les affaires de la religion.

La plupart les traitent de bagatelles et de vaines subtilités. Les Juifs amendent saint Paul, avec une haine obstinée, a au tribunal de Gai- lion, proconsul d'Achaïe, et lui disoient que cet homme vouloit faire adorer Dieu contre ce que la loi en avoit réglé '. » Ils croyoient avoir attiré son attention, par une accusation si griève et si sérieuse, a Mais Paul n'eut pas plutôt ouvert la bouche (pour sa défense), que le pro- consul l'interrompit, et du haut de son tribunaP : S'il s'agissoit, dit-il aux Juifs, de quelque injustice, et de quelque mauvaise action, je vous donnerois tout le temps que vous souhaiteriez. Mais pour les questions de mots et de noms, c'. de disputes sur votre loi, faites-en comme vous voudrez : je ne veux point être juge de ces choses. » Il ne dit pas : Elles sont trop hautes, et passent mon intelligence : il dit que tout cela n'est que dispute de mots, et vaines subtilités, indignes d'être portées à un jugement sérieux, et d'occuper le temps d'un magistrat.

Les Juifs, voyant que ce juge se mettoit si peu en peine de leuri plaintes, et sembloit abandonner Paul et son compagnon à leur fu- reur, oc se jetèrent sur Sosthènes, et le battoient* (sans aucun res- pect pour le tribunal d'un si grand magistrat) : et Gallion ne se mettoit point en peine de tout cela. » Tout lui paroissoit bagatelles, dans ces disputes de religion, et une ardeur imprudente de gens entêtés de choses vaines.

II* Prop. Autre erreur des grands de la terre sur la religion : ils craignent de l'approfondir. D'autres sembloient prendre la chose plus sérieusement. Félix, gouverneur de Judée, étoit très-bien informé

1. IV Reg. ïXH, 18, 19, 20; // Par. xxxi, 26, 27, 28.

2. Act. xvm, 12, 13. 3. Ibid. 14, i5. 4. Ibid. 17.

152 POLITIQUE

de cette voie', c'est-à-dire du christianreme. C'est pourquoi entendant Paul discourir de la justice, que les magistrats dévoient rendre avec tant de religion; de la chasteté, qu'on devoit garder avec tant dr3 soin çt de précaution (parole si dure aux mondains, qui n'aiment que leurs plaisirs); et du jugement à venir, Dieu demanderoit compte de toutes ces choses avec une sévérité implacable : pour ne point trop approfondir des matières si désagréables, quoiqu'il ne pût s'empêcher i'en être effrayé, Félix lui dit^ : a C'en est assez pour maintenant; je vous appellerai en un autre temps plus commode. i> Des objets qui l'occupoient davantage dissipoient ces frayeurs : l'avarice le dominoit; et il ne mandoit plus saint Paul « que dans l'espérance qu'il lui don- neroit de l'argent, le laissant captif durant deux ans, et permettant néanmoins à tous ses amis de le voir'. »

1II« Prop. Autre procédé des gens du monde, qui prennent la i^li- gion pour une folie, sans aucun soin de faire justice, ou d'empêcher les vexations qu'on fait à l'innocence. Festus, nouveau gouverneur, envoyé à la place de Félix, étoit à peu près dans le sentiment de Gai- lion," sinon qu'il poussoit encore la chose plus loin. Le roi Agrippa, et la reine Bérénice, celle qui depuis fut si célèbre par la passion que Tite eut pour elle, désiroient beaucoup d'entendre saint Paul : et Fes- tus leur en voulut donner le plaisir dans une assemblée solennelle, qu'on tint exprès pour cela avec grande pompe. «. Au reste, disoit-il au roi, je n'ai rien trouvé de mal en cet homme : mais il y avoit entre lui et les Juifs qui me l'amenoient des disputes sur leurs superstitions; et sur un certain Jésus qui étoit mort, et dont Paul assuroit qu'il étoit vivant". » Ces gens, occupés du monde et de leur grandeur, traitoient ainsi les affaires de la religion et du salut éternel; sans même daigner s'informer de faits aussi importants et aussi extraordinaires, que ceux qui regardoieni le Fils de Dieu : car tout cela ne faisoit rien à leurs intérêts, ni à leurs plaisirs, ou aux affaires du monde. Comme saint Paul eut pris la parole, et qu'il commençoit à entrer dans le fond des questions, Festus l'interrompit S; et sans respecter la présence du roi et de la reine, ni attendre leur jugement et celui de l'assemblée, « il lui cria à haute voix : Paul, vous êtes fou; trop d'étude vous a tourné l'esprit^. »

On voit par que, quelque équitable que parût Festus envers saint Paul, lorsqu'il demeure d'accord a qu'il ne l'a point trouvé criminel, et qu'on lauroit pu renvoyer, s'il n'avoit point appelé à l'empereur';» il entroit dans ce sentiment un secret mépris du fond de la chose , que Festus ne jugeoit pas assez importante pour en faire la matière d'un jugement, ou mériter que l'empereur en prît connoissance. La seule affaire qu'il trouvoit ici, étoit de savoir ce qu'il en manderoit à l'em- pereur : ce Je ne sais, dit-il*, qu'en écrire au maître. 3> Et il avoit peur qu'on ne crût qu'il lui renvoyoit des affaires tout à fait frivoles. Car de

1. Act. XXIV, 22. 2. Ibid. 25. 3. Ibid. 26..

4. Ibid. XXV, 1, 2, etc., 13, 14, 19, 22, 23, 25. 5. Ibid. XXVI, 1, 2 et icq.

6. Ibid. 24. 7. Ibid. xxv, 18, 25; xxvi, 32. 8. Ibid. XXV, 26.

TIRÉE DE L ÉCRITURE, LIV. VII. 153

l'informer des miracles ou de la doctrine de Jésus-Christ, ou de Paul, et d'examiner les prophéties, l'apôtre mettoit son fort : ou enfin de parler sérieusement de Tafifaire du saluî éternel, il n'en étoit pas question.

Cependant cet homme équitable, qui ne vouloit point condamner saint Paul, ne craignoit pas de le livrer à ses ennemis. Car au lieu de le juger à Césarée, tout étoit disposé pour cela, et le renvoyer aus- sitôt, il proposa de le transporter à Jérusalem, pour faire plaisir aux Juifs, qui avoient fait un complût pour le tuer, ou sur le chemin, ou bien dans Jérusalem, tout le peuple étoit à eux. Ce qui obligea saint Paul de dire à Festus ' : a Je n'ai fait aucun tort aux Juifs, comme vous le savez parfaitement; personne ne me peut livrer à eux. J'appelle à César, et c'est à son tribunal que je dois être jugé. »

Voici tout ce que Festus trouvoit de réel et de sérieux dans cette af- faire; faire plaisir aux Juifs, contenter la curiosité d'Agrippa, et ré- soudre ce qu'il falloit écrire à l'empereur. Quand on alloit plus avant, et qu'on vouluit examiner le fond, on étoit fou.

IV* Prop. Autre erreur: les égards humains font que ceux qui sont bien instruits de certains points de religion n'en osent ouvrir la bouche. Agrippa, qui étoit Juif, attaché à sa religion et bien instruit des prophéties, agissoit plus sérieusement. Saint Paul, qui le connut, le prit à témoin des faits qu'il avançoit touchant Jésus-Christ, a Et lors- que Festus lui cria qu'il étoit fou: Non, non, dit-iP, très-excellent Festus, je ne suis pas fou; le roi sait la vérité de ce que je dis, et je parle hardiment devant lui. Car tout cela ne s'est point passé dans un coin, mais aux yeux de tout le public. » Puis adressant la parole au roi lui-même: «0 roi Agrippa! dit-iP, ne croyez-vous pas aux pro- phètes? Je sais que vous y croyez. j> Saint Paul vouloit l'engager à dire de bonne foi, devant Festus et les Romains, ce qu'il savoit sur ce su- jet-là; et il devoit ce témoignage à des païens. Mais il ne fait qu'élu- der; et sans rien dire de tant de merveilles qui s'étoient passées en Ju- dée, ni môme oser témoigner ce qu'il croyoit des prophéties, il étoit tant parlé du Christ, il se contenta de répondre à saint Paul, par ma- nière de raillerie: a Peu s'en faut que vous ne me persuadiez d'être chrétien *. »

Voilà ce que pensoient les grands de la terre, les rois, et tous les hommes du monde , sur la grande aflaire de ce temps-là, qui étoit celle de Jésus-Christ. On ne vouloit ni la savoir, ni l'approfondir, ni dire ce que l'on en savoit. Qui peut après cela s'étonner de ce qu'on en trouve si peu de chose dans les histoires profanes?

Prop. Indiflerence des sages du monde sur la religion. Mais il n'y eut rien alors de plus merveilleux que les Athéniens. Athènes étoit de tout temps le siège de la politesse, du savoir et de l'esprit: les phi- losophes y triomphoient; et depuis qu'assujettie aux Romains elle n'a- voit plus à traiter de la paix et de la guerre, ni des affaires d'État,

1. Act. XXV, 9, 10, 11. 2. Ibid. XXVI, 24, 25, 26. 3. Ibid. 27. 4. Ibid. 28.

154 POLITIQUE

elle s'étoit toute tournée à la curiosité, « en sorte qu'on n'y pensoit à autre chose qu'à dire ou à ouïr quelque nouveauté ' , » surtout en ma- tière de doctrine. Saint Paul y étant arrivé, il se trou voit dans le Lycée avec les philosophes stoïciens et épicuriens. « Il discouroit avec eui. Les uns disoient: Que veut dire ce discoureur? Et les autres: C'est as- surément un homme qui s'est entêté de nouvelles divinités (ou comme ils parloient) de nouveaux démons -. » Ils se souvenoient que parmi eux on avoit fait une pareille accusation à Socrate, et ils s'en tenoient tou- jours à leurs anciennes idées. Sur cela on le mena à l'Aréopage ^, la plus célèbre compagnie de toute la Grèce, sans autre vue que de con- tenter la curiosité des Athéniens; et on tint pour cela le sénat exprès. Paul fut écouté, tant qu'il débita les grands principes de la philoso- phie; et la Grèce fut bien aise de lui entendre citer si à propos ses poè- tes. Mais depuis qu'il vint au principal, qui étoit de leur annoncer Jé- sus-Christ ressuscité, et les miracles que Dieu avoit faits pour montrer que ce Jésus-Christ étoit celui qu'il avoit choisi pour déclarer sa volonté aux hommes; a les uns se moquèrent de Paul ^; » les autres, plus polis à la vérité, mais au fond ni mieux disposés, ni moins indifférents, lui dirent honnêtement : « Nous vous entendrons une autre fois sur cette matière. Et Paul sortit ainsi du milieu d'eux *. i> En pénétrant davantage, l'affaire fût devenue sérieuse; il eût fallu tout de bon se convertir; et le monde ne vouloit songer qu'à la curiosité et à son plaisir.

On en avoit usé de même dès le commencement envers Jésus-Christ. Hérode, à qui Pilate l'avoit renvoyé, ne vouloit voir que des miracles; et il auroit souhaité qu'un Dieu employât sa toute-puissance pour le divertir. Parce qu'il ne voulut pas ]ui faire un jeu des ouvrages de sa puissante main, il le méprisa, et le renvoya comme un fou, avec un habit blanc dont il le revêtit «.

Pilate ne fit pas mieux. Comme Jésus lui eut dit: « Je suis né. et je suis venu dans le monde, afin de rendre témoignage à la vérité '; » parole profonde, il vouloit lui apprendre à chercher la vérité de Dieu; il lui repartit: « Et qu'est-ce que la vérité '? » Après quoi il leva le siège sans s'en informer davantage, comme s'il eût dit: La vérité, dites-vous! et qui la sait? ou que nous importe de la savoir, cette vé- rité qui nous passe? Les mondains, et surtout les grands, ne s'en sou- cient guère, et ils n'ont à cœur que les plaisirs et les affaires.

Kous ne sommes pas meilleurs que tous ceux dont nous venons de parler : et si nous ne méprisons pas si ouvertement Jésus-Christ et sa doctrine, quand il en faut venir au sérieux de la religion, c'est-à-dire à la pratique, et à sacrifier son ambition ou son plaisir à Dieu et à son salut, nous nous rions secrètement de ceux qui nous le conseillent; et la religion ne nous est pas moins un jeu qu'aux infidèles.

VP Prop. Comment la politique en vint enfin à persécuter la religion avec une iniquité manifeste. Si on n'eût fait que discourir de la re-

1. Âct. xvH, 21. 2. Ibid. 18. 3. Ibid. 19 et seq. —4. Ibid. 32.

5. Ibid. 32, 33. 6. Luc. xxm, 8, II. 7. Joan, xvin,37. 8. Ibid. 38.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. 155

ligion comme d'une matière curieuse, le monde ne Tauroit peut-être pas persécutée; mais comme on vit qu'elle condamnoit ceux qui ne la suivoient pas, les intérêts s'en mêlèrent. Les pharisiens ne purent souf- frir qu'on décriât leur avarice, ni qu'on vînt ruiner la domination qu'ils usurpoient sur les consciences. Ceux qui faisoient des idoles, et les au- tres, qui profîtoient parmi les païens au culte superstitieux, animoient le peuple. On se souvint que « Diane étoit la grande déesse des Éphé- siens, quand on vit qu'en la décriant, la majesté de son temple que tout le monde révéroit ', » et ensemble la grande considération, et le grand profit qui venoit de ce côté-là aux particuliers et au public 2. s'en alloit à rien.

Rome elle-même se fâcha qu'on voulût décrier ses dieux, à qui elle se persuadoit qu'elle devoit ses victoires. Les empereurs s'irritèrent de ce qu'on ne vouloit plus les adorer. La politique romaine décida qu'il s'en falloit tenir à la religion ancienne; et qu'y souffrir du change- ment, c'étoit l'exposer â sa ruine. On voulut s'imaginer des séditions, des révoltes, des guerres civiles, dans l'établissement du christianisme; encore que l'expérience fit voir qu'en effet, la religion s'établissoit, sans même que les persécutions, quelque violentes qu'elles fussent, excitassent, je ne dis pas aucun mouvement et aucune désobéissance, mais même aucun murmure dans les chrétiens. Mais le monde superbe et corrompu ne vouloit pas se laisser convaincre d'ignorance et d'aveu- glement, ni souffrir une religion qui changeoit la face du monde.

VIP Prop. Les esprits foibles se moquent de la piété des rois, Mi- chol, femme de David, nourrie dans le faste et sans piété avec son père Satll, quand elle vit le roi, son mari, tout transporté devant l'arche qu'il faisoit porter dans Sion avec une pompe royale, aie méprisa en son cœur. Qu'il étoit beau, disoit-elle *, de voir le roi d'Israël avec les servantes, marchant nu comme un bateleur 1 » Ne faisoit-il pas iin beau personnage? Mais David, quoiqu'il l'aimât tendrement, lui ré- pondit ♦: ce Vive le Seigneur, qui m'a élevé plutôt que votre père et sa maison! je m'humilierai encore plus que je n'ai l'ait devant lui, et je serai méprisable à mes yeux; et je tiendrai à gloire de m'humilier, comme vous disiez, avec les servantes. y>

Il ne faut ])oint laisser dominer cet esprit de raillerie dans les cours; surtout dans les femmes, quand même elles seroient reines, puisque c'est au contraire ce qu'on doit le plus réprimer. Dieu récompensa la piété de David, et punit Michel par une éternelle stérilité '.

VHP Prop. Le sérieux de la religion connu des grands rois. Exemple de David. L'arche étoit dans l'ancien peuple le symbole de la pré- sence de Dieu, bien inférieur à celui que nous avons dans l'eucha- ristie; et néanmoins la dévotion de David pour l'arche étoit immense. Quand il la fit transporter en Sion, il fit au peuple de grandes largesses en l'honneur d'un jour si solennel, a On immoloit des victimes (tout le long du chemin passoit l'arche). Elle marchoit au son des trompettes;

t. Act. XIX. 27, 28. 2. Ibid. 25, 26. 3. // Reg. VI, 16, 20. k. Ibid. 21, 22. 5. Ibid. 23.

156 POLITIQUE

des tambours et des hautbois, et de toute sorte dTnstruments de mu- sique. » Le roi, dépouillé de l'habit royal qu'il n'osa perler devant Dieu, ce et revêtu simplement d'une tunique de lin, alloit après, avec tout le peuple et ses capitaines en grande joie, jouant de sa lyre et dansant de toutes ses forces, dans le transport il étoit '. » C'étoit des cérémo- nies que le temps autorisoit.

Dans une occasion plus lugubre, lorsqu'en punition de son péché il fuyoit devant Absalon, nous avons vu qu'on lui apporta l'arche, comme la seule chose qui lui pouvoit donner de la consolation. -Mais il ne se jugea pas digne de la voir en l'état il étoit, Dieu le traitoit comme un pécheur, a Hé! dit-il 2, si je trouve grâce devant le Seigneur (après ces jours de châtiments), il me la montrera un jour en son tabernacle. » C'étoit le plus cher objet de ses vœux. Et durant le temps de Saiil, banni de son pays et des saintes assemblées du peuple de Dieu, il ne soupiroit qu'après l'arche. Grand exemple, pour faire connoître ce qu'on doit sentir en présence de l'eucharistie, dont l'arche n'étoit qu'une figure imparfaite.

IX' Prop. Le prince doit craindre trois sortes de fausse piété : et premièrement la piété à l'extérieur, et par politique. Deux raisons doivent faire craindre au prince de donner trop à l'extérieur, dans les exercices de la piété. La première, parce qu'il est un personnage pu- blic; par conséquent, composé et peu naturel, s'il n'y prend garde, par les grands égards qu'il doit avoir pour le public, qui a les yeux at- tachés sur lui. Secondement, parce qu'en effet la piété est utile à éta- blir la domination, de sorte qu'insensiblement le prince pourroit s'ac- coutumer à la regarder de ce côté-là. Ainsi Saùl disoit à Samuel qui l'abandonnoit, et ne vouloit plus assister avec lui au sanctuaire de Dieu devant tout le peuple ^ ; « Jai mal fait; mais honorez-moi devant Israël, et devant les sénateurs de mon peuple; et retournez avec moi pour adorer le Seigneur votre Dieu. » Il ne vouloit plus l'appeler le sien; et peu soigneux de la religion, il ne songeoit plus qu'à garder les dehors par politique.

Ainsi les rois d'Israël se montroient quelquefois pieux contre Baal et ses idoles. Mais ils se gardoient bien de détruire les veaux d'or que Jé- roboam avoit érigés pour y attacher le peuple. Car « il avoit dit en lui-même* : Le royaume retournera à la maison de David, si ce peuple monte toujours à Jérusalem dans la maison du Seigneur pour y oflrir les sacrifices. Le cœur de ce peuple se tournera vers Roboam, roi de Juda, et ils me feront mourir, et ils retourneront à lui. Ainsi par un conseil médité, il lit deux veaux d'or; et û leur dit : Ne montez plus à Jérusalem; ô Israël! voilà tes dieux, qui t'ont tiré de la terre d'Egypte

Ainsi Jéhu massacra tous les sacrificateurs de Baal, et il en brisa la statue, et il mit le feu dans son temple. Et comme s'il eût voulu s'acquitter de tous les devoirs de la religion , il prend dans son chariot le saint homme Jonadab, fils de Réchab, pour être témoin de sa conduite. aVe-

1. // Reg. vr, 13 et seq.; / Par. xv, 25 et seq. 2. // Reg. xv, 25. 3. / Reg. xv, 30. 4. Ill Reg. xn, 26, 27, 28.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vii. 157

nez, dit-il', et voyez mon zèle pour le Seigneur! Mais il ne se retira pas des péchés de Jéroboam, ni des veaux d'or, qu'il avoit dressés à Bétiiel et à Dan. » La raison d'État ne le vouloit pas.

TeUe est la religion d'un roi politique. Il fait paroître du zèle dans les choses qui ne blessent pas son ambition, et il me semble même vou- loir contenter les plus gens de bien : mais la fausse politique l'empêche (le pousser la piété jusqu'au bout. Joachaz, un des successeurs de Jéhu dans le royaume d'Israël, sembla vouloir aller plus loin. « Dieu avoit livré Israël à Hazaël, roi de Syrie, et à son fils Bénadad : et Joa- chaz pria le Seigneur, qui écouta sa voix : car il eut pitié d'Israël, que ces rois avoient réduit à l'extrémité Mais Joachaz, qui sembloit vouloir retourner à Dieu de tout son cœur dans sa pénitence, n'eut pas la force d'abattre ces veaux d'or, qui étoient le scandale d'Israël : a et il ne se retira pas des péchés de Jéroboam : Dieu aussi laban- donna. Et le roi de Syrie fit de lui et de son peuple comme on fait de la poudre qu'on secoue dans la batture ^. »

Tout cet extérieur de piété n'est qu'hypocrisie; et il est familier aux princes rusés, qui ne songent qu'àamuser le peuple par les apparences. Ainsi Hérode, ce vieux et dissimulé politique, faisant semblant d'être zélé pour la loi des Juifs, jusqu'à reljâtir le temple avec une magnifi- cence qui ne cédoit rien à celle de Salomon, en même temps il élevoit des temples à Auguste.

Et on sait ce qu'il voulut faire contre Jésus-Christ*. A ne regarder que l'extérieur, il ne désiroit rien tant que d'adorer avec les Mages ce roi des Juifs, nouveau-né. Il assembla le conseil ecclésiastique, comme un homme qui ne vouloit autre chose que d'être éclairci des prophé- ties; mais tout cela pour couvrir le noir dessein d'assassiner le Sau- veur, que le titre de roi des Juifs rendoit odieux à son ambition; encore que la manière dont il voulut paroître aux hommes montrât assez que son royaume n'étoit pas de ce monde.

X^ Prop. Seconde espèce de fausse piété : la piété forcée, ou mté- ressée. Telle étoit celle d'Holopherne, lorsqu'il disoit à Judith'' : «Votre Dieu sera mon Dieu, s'il fait pour moi ce que vous promettez,» c'est-à-dire tant de victoires. Les ambitieux adoreront qui vous vou- drez, pourvu que leur ambition soit contente.

«Hérode craignoit saint Jean qui le reprenoit (avec une force in- vincible) : car il savoit que c'étoit un homme saint, et juste; et il fai- soit plusieurs choses par son avis, et il i'icoutoit volontiers 6.» Car nous avons vu que ces politiques veulent quelquefois contenter les gens de bien. Mais tout cela n'étoit qu'artitico ou terreur superstitieuse; puisqu'il craignoit tellement saint Jean, qu'après lui avoir fait couper la tête, il craignoit encore qu'il ne fût ressuscité des morts', pour le tourmenter.

Ecoutez un Antiochus, ce superbe roi de Syrie, ail est juste, dit-il",

1. IV Reg. X, 15, 28, U9. 2. Ibid. xni, 3, 4, 5. 3. /^^ R>g. xni, 6, 7-

4. Matth. n, 3, 4 et seq. 5. Judith, xi, 21.

G. Marc. VI, 20; Luc. m, 19. 7. Marc, vi, 16.

8. // Mach. IX, 11, 12 et se(j.

158 POLITIQUE

d'être soumis à Dieu , et qu'un mortel n'entreprenne pas de s'égaler à lui. Et il ne parle que d'égaler aux Athéniens les Juifs, qu'il ne jugeoit pas dignes seulement de la sépulture; et d'affranchir Jérusalem, qu'il avoit si cruellement opprimée; de combler de dons le temple qu'il avoit dépouillé; et enfin de se faire Juif. » Mais c'est qu'il sentoit la main de Dieu, à laquelle il s'imaginoit se nouvoir soustraire par toutes ces vaines promesses. Dieu méprisa sa pénitence forcée : « et ce méchant demandoit la miséricorde, qu'il ne devoit pas obtenir*. »

Galère Maximien, et Maximin, les deux plus cruels persécuteurs de l'Église des chrétiens, moururent avec un aveu aussi forcé et aussi vain de leur faute' : et avant que de les livrer au dernier supplice, Dieu leur fit faire amende honorable à son peuple, qu'ils avoient si longtemps tyrannisé.

XP Prop. Troisième espèce de fausse piété : la piété mal entendue, et établie elle n'est pas. «Va, et passe au fil de l'épée ce méchant peuple d'Amalec : et ne réserve rien de cette nation impie, que j'ai dévouée à la vengeance, dit le Seigneur à Satll. Et ce prince sauva du butin les brebis et les bœufs , pour les immoler au Seigneur. Mais Sa- muel lui dit ; Sont-ce des victimes ou des sacrifices que le Seigneur demande, et non pas qu'on obéisse à sa voix? L'obéissance vaut mieux que le sacrifice; et il est meilleur d'obéir, que d'offrir la graisse des béliers : car désobéir, c'est comme qui consulteroit les devins; et ne se soumettre pas, c'est le crime d'idolâtrie 3. »

La sentence partit d'en haut. « Dieu t'a rejeté, dit Samuel; et tu ne seras plus roi *. »

Hérode, qui fit mourir saint Jean-Baptiste, au milieu de ses plus grands crimes, n'étoit pas sans quelques sentiments de religion. Il mit en prison le saint précurseur qui le reprenoit hautement de son in- ceste. Mais en même temps nous avons \u « qu'il le craignoit, sachant que c'étoit un homme juste et saint; qu'il le faisoit venir souvent, et même suivoit ses conseils*, y) Il le livra néanmoins à la fin ; et injus- tement scrupuleux, la religion du serment l'emporta à son crime, a II fut fâché de s'être engagé; mais à cause du serment qu'il avoit fait, et de la compagnie, il passa outre®. » Il en eut peur, après même qu'il l'eut fait mourir ; «et entendant les miracles de Jésus, Jean, dit-il, que j'ai décollé revit en lui, et c'est sa vertu qui opère". » Il méprisoit la religion, la superstition le tyrannise. Il écoutoit et considéroit celui qu'il tenoit dans les jfers; un prisonnier qui avoit du crédit à la cour; l'intrépide censeur du prince, et l'ennemi déclaré de sa maîtresse, qui néanmoins se faisoit écouter; un homme qu'on faisoit mouî-ir, et qu'a- près cela en craignoit encore. Tant de craintes qui se combattoient : celle de perdre un homme saint, celle d'ouïr de sa bouche des repro- ches trop libres, celle de troubler ses plaisirs, celle de paroître foible à la compagnie, celle de la justice divine qui ne cessoit de revenir

1. //3/ac/i.ix,, 13— 2. Euseb. Hist. eccl. 1. VIII, c. 16,17; et lib. IX.c.lO.; Lactant. de Mort. pers. n. 33 et 49. 3. i fieg. xv, 18 et seq. —4. Ibid. 2b. i. Marc. VI, 20 6. Malth. xiv, 9; Marc vi, 26. 7. Matth. xiv, I, 2.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vit. 159

quoique si souvent repoussée : tout cela faisoit ici un étrange composé. On ne sait que croire d'un tel prince : on croit tantôt qu'il a quelque religion, et tantôt qu'il n'en a point du tout. C'est une énigme inex- plicable, et la superstition n'a rien de suivi.

On multiplie ses prières, qu'on fait rouler sur les lèvres sans y avoir le cœur. Mais c'est imiter les Gentils, a qui s'imaginent, dit le Fils de Dieu ', être exaucés en multipliant leurs paroles. » Et on entend de la bouche du Sauveur ^ : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. »

On gâte de très-bonnes œuvres : on jeilne et on garde avec soin les abstinences de l'Église; il est juste : mais, comme dit le Fils de Dieu, oc on laisse des choses de la loi plus importantes, la justice, la miséri- corde, la fidélité. Il falloit faire les unes et ne pas omettre les au- tres 3. Savez-vous quel est le jeûne que j'aime, dit le Seigneur? Déli- vrez ceux qui sont détenus dans les prisons; déchargez un peuple accablé d'un fardeau qu'il ne peut porter; nourrissez le pauvre; habil- lez le nu : alors votre justice sera véritable, et resplendissante comme le soleil*. »

Vous bâtissez des temples magnifiques; vous multipliez vos sacrifices, et vous faites dire des messes à tous les autels. Mais Jésus-Christ ré- pond : « Allez apprendre ce que veut dire cette parole : J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice*. Le sacrifice agréable à Dieu, c'est un cœur contrit, et abaissé devant lui*. La vraie et pure religion, c'est de soulager les veuves et les oppressés, et de tenir son âme nette de la . contagion de ce siècle '. »

Mettez donc chaque œuvre en son rang. Si en faisant les petites, vous croyez vous racheter de l'obligation de faire les grandes, vous serez de ceux dont il "îst écrit* : «Us se fient dans des choses de néant. Ils ont tissu des toiles d'araignée. Leurs toiles ne seront pas capables de les habiller, et ils ne seront pas couverts de leurs œuvres : car leurs œuvres sont des œuvres mutiles, et leurs pensées sont des pen- sées vaines. »

Art. V. Quel soin ont eu les grands rois du culte de Dieu.

Première Proposition. Les soins de Josué, de David et de Salomon pour établir l'arche d'alliance, et bâtir le temple de Dieu. Josué n'eut pas plutôt conquis et partagé la terre promise, que pour la mettre à ja- mais sous la protection de Dieu, qui l'avoit donnée à son peuple, ail établit le siège de la rehgion à Silo, il mit le tabernacle». » Il fal- loit commencer par là, et mettre Dieu en possession de cette terre, et de tout le peuple, dont il étoit le vrai roi.

David trouva dans la suite un lieu plus digne à l'arche et au taber- nacle, et rétablit dans Sion, il la fit transporter en grand triomphe'":

i. Matth. VI, 7. 2. Ibid xv, 8; 7s. XXIX, 13. 3. Matth. xxni, 23. i fs. Lvui, 6, 7, 8. 5. Matth. ix, 13. 6. Ps. L, i9. 1. Jac. i, 27. S. (s. ux, 'i, 5,6, 7. 9. Jos. x\iu, ». 10. // lieg. vi, 12 et seq.

160 ï»dLITIQUE

e* Dieu choisit Sion et Jérusalem, comme le lieu il établissoit son C3m et son culte.

il fit aussi, comme on a vu, les préparatifs du temple, Dieu vou loit être servi avec beaucoup de magnificence, y consacrant les àh- pouilles des nations vaincues *.

Il en désigne le lieu, que Dieu même avoit choisi, et charge Salo- mon de le bâtir,

Salomon fit ce grand ouvrage avec la magnificence qu'on a vue ailleurs. Car il le vouloit proportionner, autant qu'il pouvoit, à la gran- deur de celui qui vouloit y être servi. « La maison, dit-il ', que je veux bâtir est grande, parce que notre Dieu est au-dessus de tous les dieux. Qui seroit donc assez puissant , pour lui bâtir une maison digne de lui ? »

II* Prop. Tout ce qu'on fait pour Dieu de plus magnifique, est tou- jours au-dessous de sa grandeur. Ce fut le sentiment de Salomon , après qu'il eut bâti un temple si riche, que rien n'égala jamais. « Qui pourroit croire, dit-iP, que Dieu habite sur la terre avec les hommes; lui que les cieux, et les cieux des cieux ne peuvent renfermer? » Et David qui en avoit fait les préparatifs, quoiqu'il n'eût rien épargné, et qu'il eût consacré à cet ouvrage a cent mille talents d'or, un million de talents d'argent, avec du cuivre et du fer sans nombre, et les pier- res avec tous les bois qu'il falloit pour un si grand édifice *, » sans épargner le cèdre, qui est le plus précieux, il trouvoit tout cela pauvre, à comparaison de son désir : « J'ai, dit-il, offert tout cela dans ma pauvreté *. »

IIP Prop. Les princes font sanctifier les fêtes. Moïse fait mettïv. en prison, et ensuite il punit de mort, par ordre de Dieu, celui qu^ avoit violé le sabbat^. La loi chrétienne est plus douce, et les chrô» tiens plus dociles n'ont pas besoin de telles rigueurs ; mais aussi s^ faut-il garder de l'impunité.

Les ordonnances sont pleines de peines contre ceux qui violent les fêtes et surtout le saint dimanche. Et les rois doivent obliger les ma- gistrats à tenir soigneusement la main à l'entière exécution de ces lois, contre lesquelles on manque beaucoup, sans qu'on y ait apporté tous les remèdes nécessaires.

C'est principalement de la sanctification des fêtes que dépend le culte de Dieu, dont le sentiment se dissiperoit dans les occupations conti- nuelles de la vie, si Dieu n'avoit consacré des jours pour y penser plus sérieusement, et renouveler en soi-même l'esprit de la religion.

Les saints rois Ëzéchias et Josias sont célèbres, dans l'histoire du peuple de Dieu, pour avoir fait solenniser la Pâque avec religion, et une magnificence extraordinaire. Tout le peuple fut rempli de joie : c on n'avoit jamais rien vu de semblable depuis le temps de Salomon.» C'est ce qu'on dit de la Pàque d'Ézéchias'. Et on dit de celle de Jo-

1. 7/ Reg. vn; / Par. xxn. 2. // Par. u, 5.— 3. Ibid. VI, 18. 4. i Par. xxn, 14. -'^ ibid. G. Num. xv, 32 et seq. 7. JI Par. jLxx , 26.

TIRÉE DE L*ÉCRITURE, LIV. VH. 161

Sias ' : « qu'il ne s'en étoit point fait de semblable sous tous les rois précédents, ni depuis le temps de Samuel. »

Les fêtes des chrétiens sont beaucoup plus simples, moins contrai- gnantes; et en même temps beaucoup plus saintes, et beaucoup plus consolantes que celles des Juifs, il n'y avoit que des ombres des vé- rités qui nous ont été révélées : et cependant on est bien plus lâche à les célébrer.

IV* Prop. Les princes ont soin non-seulement des personnes consa- crées à Dieu, mais encore des biens destinées à leur subsistance. « Honorez le Seigneur de toute votre âme ; honorez aussi ses minis- tres 2. »

a Qui vous écoute, m'écoute; qui vous méprise, me méprise, » dit Jésus-Christ même à ses disciples'.

a Prenez garde de n'abandonner jamais le lévite, tant que vous serez s-ur la terre*. » La terre vous avertit, en vous nourrissant, que vous pourvoyiez à la subsistance des ministres de Dieu qui la rend fé- conde.

Toute la loi est pleine de semblables préceptes. Abraham en laissa l'exemple à toute sa postérité, en donnant la dîme des dépouilles rem- portées sur ses ennemis, à Melcliisédech, le grand pontife du Dieu très- haut, qui le bénissoit et offroit le sacrifice pour lui et pour tout le peuple*.

Abraham suivit en cela une coutume déjà établie. On la voit dans tous les peuples, dès la première antiquité. Et nous en avons un beau monument dans l'Egypte , sous Pharaon et Joseph. Tous les peuples vendirent leur terre au roi pour avoir du pain, « excepté les sacrifi- cateurs, à qui le roi avoit donné leur terre, qu'ils ne furent point obU- gés de vendre comme les autres; sans compter que leur nourriture leur éloit fournie des greniers publics, par ordre du roi^. t

Le peuple d'Israël ne se plaignoit pas d'être chargé de la nourriture des lévites et de leurs familles, qui faisoient plus d'une douzième par- tie de la nation, étant une de ses tribus des plus abondantes. Au con- traire, on les nourrissoit avec joie. Il y avoit du temps de David trente- huit mille lévites, à les compter depuis trente ans, sans y comprendre les sacrificateurs enfants d'Aaron, divisés en deux familles principales par les deux fils d'Aaron, et subdivisés du temps de David en vingt- quatre familles très-nombreuses sorties de ces deux premières '. Tout le peuple les entretenoit de toutes choses très-abondamment, avec leurs familles : car les lévites navoient d'autres possessions m partages parmi leurs frères, que les dîmes, les prémices, les oblations, et le reste que le peuple leur donnoit. Et on mettoit dans cet entretien un des prin cipaux exercices de la religion, et le salut de tout le peuple.

V* Prop. Les soins admirables de David. Les grands rois de la maison de David ont rendu leur règne célèbre, par le grand soin qu'ils

1. IV Reg. xxui, 22,23; II Par. xxxv, 18. 2. Eccli. vn, 33. 3. Luc. X, 16. 4. Deut. xn, 19. -— 5. Gen, xiv, 18, 19, 20. *. Ibid. XLVii, 22.-7. / Parai, xxui, 3 et seq.

BossuET, n 11

162 t>OLITIQUÈ

ont pris de maintenir l'ordre du ministère, et de toutes les fonctions des sacrificateurs et des lévites, selon la loi de Moïse.

David leur en avoit donné l'exemple; et il fit ce beau règlement qui fut suivi et exécuté par ses successeurs. Ce roi, aussi pieux et aussi sage que guerrier et victorieux, employa à celte grande affaire les dernières années de sa vie, pendant que tout le royaume étoit en paix : assisté des principaux du royaume et surtout du souverain pontife, avec les chefs des familles lévitiques et sacerdotales, et des prophètes Gad et Nathan '; étant lui-même prophète, et rangé dans l'Écriture au nom- bre des hommes inspirés de Dieu.

Avec ce conseil, et par une inspiration particulière, il régla les heures du service, a II ordonna aux lévites de venir au temple le matin et le soir, pour y bénir Dieu, et pour y chanter ses louanges*. »

Il établit la subordination nécessaire dans ce grand corps des mi- nistres consacrés à Dieu, en ordonnant aux lévites de servir « chacun à leur rang, en gardant les rites sacrés, et toutes les observances des enfants d'Aaron, qui présidoient à ces fonctions par l'ordre de Dieu 3,» et selon la loi de Moïse.

Parmi ces lévites, il y en avoit trois principaux a qui servoient au- près du roi : Asaph , Idithun , et Héman, Ce dernier étoit appelé le Voyant ou le prophète du roi^; » et Asaph propliétisoit aussi auprès du prince; il est aussi appelé le Voyant*, et se rendit si célèbre par ses cantiques, qu'on le rangeoit avec David. Tels étoient les ecclésiasti- ques, pour parler à notre manière, qui approchoient le plus près de la personne du roi; des gens inspirés de Dieu, et les plus célèbres de leur ordre. David avoit aussi auprès de lui un sacrificateur nommé Ira, qui étoit honoré du titre de prêtre ou de sacrificateur de David ^.

VI* Prop. Soin des lieux et des vaisseaux sacrés. Le roi Joas, in- struit par Joïada, souverain pontife, fit venir les lévites avec les autres sacrificateurs, pour les obliger à travailler aux réparations du temple qu'ils négligeoient depuis plusieurs années. Il en prescrivit Tordre, et en régla les fonds : et un officier commis par le roi les touchoit avec le pontife, ou quelqu'un commis de sa part, pour les mettre entre les mains des ouvriers, a qui rétabliroient le temple dans sa première splendeur et solidité. Le reste de l'argent fut apporté au roi et au pon- tife; et on en fit des vaisseaux sacrés d'or et d'argent, pour servir aux sacrifices '. »

Êzéchias ne se rendit pas moins célèbre , lorsqu'il assembla les lé- vites et les sacrificateurs*, pour les obliger à purifier avec soin le tem- ple et les vaisseaux sacrés, qui avoient été profanés par les rois impies. Et il fit soigneusement exécuter le règlement de David 9.

On ne peut assez louer le saint roi Josias, et le soin qu'il prit de purifier ei de rebâtir le temple '•. Dieu inspira un auteur sacré pour

1. 1 Par. xxni, 2 et seq. ; xxiv,6; II Par. xxix, 25.-2. I Par. xxiii, 30. 3c Ibid. 32, XXIV, 19., 4. Ibid. xxv, 2, 5, 6. 5. // Par. xxix, 3o. S. // Reg. XX, 26. t. IV Reg. xii, 4, 7 et seq. ; Il Par. xxiv, 5, 6 et seq. 8. Ibid. Xiix, 5, 16 et seq. 9. Ibid. 25.

iO. IV Rtg. X.XU et xxni; Il Par. xxxiv,

t^i

TIRÉE DE L'éCRITtmE, LIV. VII. 163

lui donner cet éloge, afin d'exciter les rois à de semblables pratiques.

Vil" Prop. Louanges de Josias et de David. L'Ecclésiastique parle ainsi de Josias' : « La mémoire de Josias est douce comme une com- position de parfums faite d'une main habile ; elle est douce en toutes .es bouches comme du miel, et comme une excellente musique dans un banquet on a servi du vin le plus exquis. Il a été envoyé de Dieu pour inspirer la pénitence à la nation: et il a ôté (du temple et de la terre) toutes les abominations. Dieu gouverna son cœur et for- tifia sa piété, dans un temps d'iniquité et de désordre, » tout étoit corrompu par les mauvais exemples des rois ses prédécesseurs.

Le même auteur sacré célèbre aussi en ces termes les louanges de David ^ : a II a glorifié Dieu dans toutes ses œuvres. Il l'a loué de tout son cœur » (dans ses divins psaumes que tout le peuple chantoiî). a II a aimé de tout son cœur le Dieu qui l'avoit fait, et Dieu l'a rendu puissant contre ses ennemis. Il a rangé les chantres devant l'autel, et il a composé des airs agréables pour les hommes; qu'ils dévoient chan- ter par leur voix harmonieuse. Il a rempli de splendeur la célébration du service divin : et sur la fin de sa vie il a distribué le temps, en sorte qu'on louât le saint nom du Seigneur, et que dès le matin on le célébrât dans son sanctuaire, r,

Voilà comme le Saint-Esprit loue les rois pieux, qui ont pris soin de régler les ministères sacrés, de décorer le temple, et de faire faire le service divin avec la splendeur convenable.

VIII' Prop. Soin de Néhémias ; et comme il protège les lévites contre les magistrats. Il ne faut pas oublier ISéhémias, gouverneur du peu- ple de Dieu sous les rois de Perse, et restaurateur du temple et de la cité sainte. Il fit justice aux lévites qu'on avoit privés de leurs droits 3. Les chantres sacrés, et tous les autres ministres, qui avoient été con- traints de se retirer chez eux, et d'abandonner le service, faute d'avoir reçu le juste salaire qui leur étoit ordonné, furent rappelés. II ôta à Tobie le maniement qu Éiiasib, sacrificateur, son parent, lui avoit donné pour l'enrichir : et disposa, selon l'ancien ordre, des fonds destinés au temple et au service divin*. Il soutint la cause des lévites contre les magistrats (qui avoient manqué à leurs devoirs envers eux), et il mit leurs grains et leurs revenus en des mains fidèles : préposant à ce mi- nistère le prêtre Sélémias, et quelques lévites*. Au surplus, en pre- nant soin d'eux, il leur fit soigneusement garder les règlements de David*. La subordination fut observée : le peuple rendoit honneur aux lévites, en leur donnant ce qu'il leur devoit : et les lévites le rendoient aux enfants d'Aaron ', qui étoient leurs supérieurs. <r Us gardoient soi- gneusement toutes les observances de leur Dieu*. »

Néhémias y tenoit la main : il ordonnoit aux sacrificateurs et aux lévites de veiller à ce qui leur étoit prescrit, a II disoit aux lévites de se purifier, et ne pouvoit souffrir ceux qui profanoient le sacerdoce, et mépriaoient le droit sacerdotal et lévitique», » c'est-à-dire les rè-

1. Eccli. xLix, l, 2, 3, 4.-2. Ibid. XLvn, 9, 10, H, 12.— 3. // Étdr. xm, lo.

4. Ibid. 5, 7, 8, S. 5. Ibid. 11, 13. —6. Ibid. xn, 24, 4(i, 45. 7. Ibid. 46. 8. Ibid. 44. —9. Ibid. xm, 22, 29.

164 POLITIQUE

glertfents que leur prescrivoient leurs offices : ce qui lui faisoit dire avec confiance ' : « 0 Dieu, souvenez-vous de moi en bien : et n'ou- bliez pas le soin que j'ai eu de la maison de mon Dieu, et de ses cé- rémonies, et de l'ordre sacerdotal et lévitique. »

0 princes! suivez ces exemples. Prenez en votre garde tout ce qui est consacré à Dieu, et non-seulement les personnes, mais encore les lieux et les biens qui doivent être employés à son service. Protégez les biens des églises, qui sont aussi les biens des pauvres. Souvenez- vous d'Héliodore et de la main de Dieu qui fut sur lui , pour avoir voulu envahir les biens mis en dépôt dans le temple '. Combien plus faut-il conserver les biens non-seulement déposés dans le temple, mais donnés en fonds aux églises!

IX* Prop. Réflexions que doivent faire les rois, à l'exemple de Da- lid, sur leur libéralité envers les églises ; et combien il est dangereux Je mettre la main dessus. Ces grands biens viennent des rois, je f avoue : ils ont enrichi les églises de leurs libéralités ; et les peuples n'en ont point fait, sans que leur autorité y ait concouru : mais tout ce qu'ils ont donné, ils l'avoient premièrement reçu de Dieu. « Qui suis-je, disoit David3; qu'est-ce que tout mon peuple, que nous osions vous promettre tous ces présents pour votre temple? Tout est à vous, et nous vous donnons ce que nous avons reçu de votre main. »

Il continue^ : a Nous sommes des voyageurs et des étrangers de- vant vous , comme tous nos pères. » Nous n'avons rien qui nous soit propre : notre vie même n'est pas à nous. « Nos jours s'en vont comme une ombre, et nous n'avons qu'un moment à vivre. » Tout nous échappe, et il n'y a rien qui soit à nous, a 0 Seigneur notre Dieu ! toute cette abondance de richesses, que nous préparons pour votre saint temple, vient de votre main, et tout est à vous \ »

Quel attentat de ravir à Dieu ce qui vient de lui, ce qui est à lui. et ce qu'on lui donne ; et de mettre la main dessus pour le reprendre de dessus les autels !

Mais le péril est bien plus grand de mettre la main sur les minis- tres de Dieu. « Ne touchez point à mes oints, dit David ^. » Il parloit d'Abraham et d'Isaac, qui étoient au rang de ses sacrificateurs et de ses ministres. « Dieu ne permet pas au peuple de leur nuire, et il châtie les rois qui les offensent '. »

a Hérode fit couper la tête à Jacques, frère de Jean : et par com- plaisance pour les Juifs, il ajouta à son crime de mettre la main même sur Pierre, qu'il fit garder par seize soldats, dans le dessein de lex- poser au peuple après la fête de Pâques*. » Mais Dieu, qui le destinoit à souffrir dans un autre temps et dans un lieu plus célèbre, non- seulement le sut tirer de la prison, mais il sut encore faire sentir au tyran sa main puissante. Car peu de temps après, livré à un or-

1. n Esdr. xin, 14. 30, 31. 2. IT Mach. m, 24 et seq. ~3. T Par. xxrx, I4. 4. Ibid. 15. 5. Ibid. 16. —6. P$. civ, 15. 7. Ibid. U. 8 Act. XII, 1, 2, 3, 4.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. 165

gueil insensé; pendant qu'il se laissoit louer et admirer comme un Dieu, « l'ange du Seigneur le frappa, et il mourut mangé de vers '. »

Saul , qui fit massacrer Achimélec et les autres sacrificateurs, pour avoir favorisé David, est en abomination devant Dieu et devant les hommes. « Ses officiers, à qui il commanda de les tuer, eurent horreur d'étendre leurs mains contre les prêtres du Seigneur. » Et il n'y eut que Doeg, Iduméen, un étranger et de la race des impies, qui osât souiller ses mains de leur sang, sans respecter le saint ha- bit qu'ils portoient ^ David, pour avoir été Toccasion innocente de ce meurtre sacrilège, en frémit. « Je suis coupable , dit-il 2, de ce sang injustement répandu. Il prit en sa protection Abiathar, fils d'A- chimélec. Demeurez avec moi , lui dit-il, ne craignez rien : qui en veut à votre vie, attaque la mienne, et mon salut est inséparable du vôtre. »

X" Prop. Les rois ne doivent pas entreprendre sur les droits et l'autorité du sacerdoce : et ils doivent trouver bon que l'ordre sa- cerdotal les maintienne contre toute sorte d'entreprises. Lorsque Ozias voulut entreprendre sur ces droits sacrés, et porter sa main à l'encensoir, les prêtres étoient obligés par la loi de Dieu à s'y op- poser ; autant pour le bien de ce prince, que pour la conservation de leur droit, qui étoit, comme on a dit, celui de Dieu. Ils le firent avec vigueur : ec se mettant devant le roi, avec leur pontife à leur tête, ils lui dirent : « Ce n'est point votre office , Ozias, de brûler de l'encens devant le Seigneur ; mais c'est celui des sacrificateurs et des enfants d'Aaron, que Dieu a députés à ce ministère. Sortez du sanctuaire; ne méprisez pas notre parole : car cette entreprise, par laquelle vous prétendez vous honorer, ne vous sera pas imputée à gloire par le Seigneur notre Dieu*. »

Au lieu de céder à ce discours, et à l'autorité du ponlifs et de ses prêtres*, « Ozias se mit en colère, menaçant les prêtres, persistant à tenir en main Tencensoir pour offrir l'encens. La terre trembla •. La lèpre parut sur le front de ce prince, en présence des prêtres, qui (avertis par ce miracle) furent contraints de le chasser du sanc- tuaire. Lui-même, effrayé d'un coup si soudain , sentit qu'il venoit de la main de Dieu, et prit la fuite. La lèpre ne le quitta plus : il le fallut séparer, selon la loi. Et son fils Joathan prit l'administration du royaume, et le gouverna sous l'autorité du roi son père. »

Au contraire le pieux roi Josaphat, loin de rien attenter sur les droits sacrés du sacerdoce, distingua exactement les deux fonctions, la sacerdotale et la royale, en donnant cette instruction « aux lévites, aux sacrificateurs, et aux chefs des familles d'Israël, qu'il envoya dans toutes les villes pour y régler les affaires : Amarias, sacrificateur, vo- tre pontife, conduira ce qui regarde le service de Dieu; et Zabadias,

1. Act. XII, 22. 23. 2. 7 îieg. xxii, 16, 17, 18. 3. Ibid. 22, 23. 4. // Par. XXVI , 16 . 17, 18. 5. Ibid. 1», 20, 3i. 6. Amot. I, 1 ; Zach. xiv, 5.

1 66 POLITIQUE

fils d'Ismahel, qui est chef de la maison de Juda, conduira celles qui appartiennent à la charge de roi ; et vous aurez les lévites pour maî- tres et pour docteurs'. »

On voit avec quelle exactitude il distingue les affaires, et détermine à chacun de quoi il se doit mêler, ne permettant pas à ses ministres d'attenter sur les ministres des choses sacrées, ni réciproquement à ceux-ci d'entreprendre sur les droits royaux.

A la vérité, nous avons vu que les rois se sont mêlés des choses saintes : nous avons vu en même temps que c'étoit en exécution des anciens règlements, et des ordres déjà donnés de la part de Dieu; et encore avec les pontifes, les sacrificateurs et les prophètes.

Les choses saintes, réservées à Tordre sacerdotal, sont encore plus clairement distinguées, dans le Nouveau Testament, d'avec les choses civiles et temporelles, réservées aux princes. C'est pourquoi les rois chrétiens, dans les affaires de la religion, se sont soumis les premiers aux décisions ecclésiastiques. Cent exemples le feroient voir, si la chose étoit douteuse; mais en voici un, entre les autres, qui regarde les rois de France.

XP Prop. Exemple des rois de France, et du concile de Chalcédoine. Les sectateurs d'Elipandus, archevêque de Tolède, et de Félix, évê- que d'Urgel , qui renouveloient en Espagne l'hérésie de Nestorius, prièrent Charlemagne de prendre connoissance de ce différend, avec promesse de s'en rapporter à sa décision. Ce prince les prit au mot, et accepta l'offre, dans le dessein de les ramènera l'unité de la foi, par l'engagement ils étoient entrés. Mais il savoit comme un prince peut être arbitre en ces matières. Il consula le saint-siège, et en même temps les autres évêques, qu'il trouva conformes à leur chef : et sans discuter davantage la matière dans sa lettre qu'il écrit aux nouveaux docteurs', il leur a envoie les lettres, les décisions, et les décrets for- més par l'autorité ecclésiastique; les exhortant à s'y soumettre avec lui, et à ne se croire pas plus savants que l'Église universelle : leur déclarant en même temps, qu'après ce concours de l'autorité du siège apostolique, et de l'unanimité synodale, ni les novateurs ne pouvoient plus éviter dêtre tenus pour hérétiques, ni lui-même et les autres fi- dèles n'osoient plus avoir de communion avec eux. » Voilà comme ce prince décida : et sa décision ne fut autre chose qu'une soumission absolue aux décisions de l'Église.

Voilà pour ce qui regarde la foi. Et pour la discipline ecclésiastique, il me suffît de rapporter ici l'ordonnance d'un empereur roi de France : a Je veux, dit-il aux évêques', qu'appuyés de notre secours, et secon- dés de notre puissance, comme le bon ordre le prescrit, vous puissiez exécuter ce que votre autorité demande. » Partout ailleurs la puissance royale donne la loi, et marche la première en souveraine. Dans les affaires ecclésiastiques, elle ne fait que seconder et servir: « famulante,

1. n Par. XIX, 8, 11.

2. Epist. Car. Alag. ad Elipand. Concil. Gall. Lab. tom. Vm, COl. 1047.

3. Lud. Pii Capit. ii, tit, iv, t. II, Concil. Gall.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vii. 167

«ut decet, potestate nostra : » ce sont les propres termes de ce prince. Dans les affaires non-seulement de la foi, mais encore de la discipl.ne ecclésiastique, à l'Église la décision ; au prince la protection, la dé- fense, l'exécution des canons et des règles ecclésiastiques.

C'est l'esprit du christianisme, que l'Église soit gouvernée parles canons. Au concile de Chalcédoine, l'empereur Marcien souhaitant qu'on établit dans l'É-rlise certaines règles de discipline, lui-même en personne les proposa au concile, pour être établies par l'autorité de cette sainte assemblée '. Et dans le même concile, s'étant émue sur le droit d'une métropole une question les lois de l'empereur sem- bloient ne s'accorder pas avec les canons; les juges proposés par l'em- pereur pour maintenir le bon ordre d'un concile si nombreux, il y avoit six cent trente évêques, firent remarquer cette contrariété aux pères, et leur demandèrent ce qu'ils pensoient de cette affaire. Aussi- tôt « le saint concile s'écria d'une commune voix : Que les canons l'emportent; qu'on obéisse aux canons* : » montrant par cette ré- ponse, que si, par condescendance et pour le bien de la paix, elle cè'le en certaines choses qui regardent son gouvernement à l'autorité séculière ; son esprit, quand elle agit librement (ce que les princes pieux lui défèrent toujours très-volontiers), est d'agir par ses propres règles, et que ses décrets prévalent partout.

XIP Prop. Le sacerdoce et l'empire sont deux puissances indépen- dantes, mais unies. Le sacerdoce dans le spirituel, et l'empire dans le temporel, ne relèvent que de Dieu. Mais l'ordre ecclésiastique re- connolt l'empire dans le temporel; comme les rois, dans le spirituel, se reconnoissent humbles enfants de l'Église. Tout l'État du monde roule sur ces deux puissances. C'est pourquoi elles se doivent l'une à l'autre un secours mutusl. « Zorobabel (qui représentoit la puissance temporelle) sera revêtu de gloire; et il sera assis, et dominera sur son trône : et le pontife ou le sacrihcateur sera sur le sien, et il y aura un conseil de paix (c'est-à-dire, un parfait concours) entre ces deux». »

XIII* Prop. E»î quel péril sont les rois qui choisissept de mauvais pasteurs. Ceci se dit à l'occasion des rois qui ont reçu de l'Église, sous quelque forme que ce soit, le droit de nommer ou de présenter aux évêcliés et aux autres prélatures : principalement à l'occasion des rois de France, qui ont ce droit par un concordat perpétuel. Je ne craindrai pas de dire que c'est la partie la plus importante de leurs soins, et aussi la plus dangereuse, et dont ils rendront à Dieu un plus grand compte.

Toute l'instruction du peuple dépend de là. « Les lèvres du sacrifi- cateur gardent la science, et le peuple recherche la loi dans sa bou- che*. Le roi même la reçoit de sa main. C'est* l'ange (c'est l'envoyé, c'est l'ambassadeur) du Seigneur des armées*. Nous sommes ambas- sadeurs pour Jésus-Christ, dit saint PauP, et Dieu exhorte par nous, »

1. Conc. Chalced. act. vi, t. IV Connil. col. 575 et seq. •2. Conc. Chalced. act. xni, col. 716. 3. Zach. vi. 13. 4. Malach. Il, 7. 5. Ueut. xvu, 18. 6. Malach. ihii. T. II Cor. V, 20.

r^ POLITIQUE

L'expérience ne fait que trop voir que l'ignorance ou les désordres des pasteurs ont causé presque tous les maux de l'Église, et des scan- dales à faire tomber en erreur, s'il se pouvoit, jusqu'aux élus.

Si donc les pasteurs ne sont, comme dit saint Paul*, des a ou- vriers irréprochables, qui sachent traiter droitement la parole de vé- rité: » c'est la plus grande tentation du peuple fidèle.

.lésus-Christ « a établi ses apôtres pour être la lumière du monde, et lésa mis sur le chandelier pour éclairer la maison do Dieu^ » plus encore par leur bonne vie, que par leur doctrine. « Mais si la lumière qui est en nous n'est que ténèbres, que seront les ténèbres mêmes* ? » Vous donc, qui regardez plus ou la brigue ou la faveur que le mé- rite, en mettant des sujets indignes ou par l'ignorance ou par la vie, avez-vous entrepris de rendre le sacerdoce et l'Eglise même mépri- sables? Écoutez ce que dit un prophète à de tels pasteurs < : « Vous vous êtes détournés de la voie, et vous avez scandalisé le peuple de Dieu, en n'observant pas la loi (que vous prêchiez) -. je vous ai livrés au mépris des peuples (vous tomberez dans le décri); vous serez vils à leurs yeux. >

Car que fera-t-on d'un « sel insipide et affadi? Il n'est plus bon, d;t le Fils de Dieu*, que pour être foulé aux pieds. »

Il est écrit de a Simon, fils d'Onias, souverain pontife^, qu'en mon- tant au saint autel, il honoroitet ornoit le saint habit qu'il portoit. » Par une raison contraire, les pontifes qui ne sont pas saints, en montant à l'autel déshonorent le saint habit qui les fait regarder avec tant de res- pect, et ternissent l'éclat de l'Église et de la religion.

Que ferez-vous donc, ô prince! pour éviter le malheur de donner à l'Église de mauvais pasteurs? Faites ce que dit saint Paul' : « Qu'ils soient éprouvés, et puis qu'ils servent. » S'il parle ainsi des diacres, que diroit-il des évêques? Le clergé est une milice : ne mettez pas à la tête celui qui n'a jamais eu de commandement. Consultez la voix publique, a II faut, dit saint Paul*, que celui qu'on veut faire évêque ait bon témoignage, même de ceux de dehors » même, s'il se peut, des hérétiques et des infidèles; à plus forte raison des fidèles: «de peur qu'il ne tombe dans le mépris. »

Toutes les fois qu'il faut nommer un évêque, le prince doit croire que Jésus-Christ niême lui parle en cette sorte : 0 prince qui me nommez des ministres, je veux que vous me les donniez dignes de moi. Je vous ai fait roi, faites-moi régner, et donnez-moi des mi- nistres qui puissent me faire obéir. Qui m'obéit vous obéit : votre peuple est le peuple que j'ai mis en votre garde. Mon Église est entre vos mains. Ce choix n'étoit pas naturellement de votre office : vous avez voulu vous en charger: prenez garde à votre pénl. et à mon service.

Les rois ne doivent pas croire, sous prétexte qu'ils ont le choix des pasteurs , qu'il leur soit libre de les choisir à leur gré : ils sont obligéi

1. // Tîm. II, 15.— 2. Matth. vi, 14, 15.— 3. Ibid 23.— 4. Malach. u, 8,9 5 Matth. V, 13. —6. Eccli. l, 1, 12. 7. / Tim. m, 10. 8. Ibid. 7.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. 169

de les choisir tels que l'Église veut qu'on les choisisse. Car l'Eglise, leur en laissant la nomination ou le choix, n'a pas prétendu exempter ses ministres de sa discipline.

L'abrégé de toutes les lois de l'Église est celle-ci, du concile de Trente'. En choisissant les évêques, on est obligé de a choisir ceux qu'on jugera en conscience les plus dignes et les plus utiles à l'Église, à peine de péché mortel. » Décret qu'on ne peut trop lire, et trop sou- vent inculquer aux princes. « Telle est la ville, quel est son conduc- teur, » dit le Saint-Esprit'. Ainsi, « tout l'État et tout l'ordre de la famille de Jésus-Christ est en péril, si ce qu'on veut trouver dans le corps ne se trouve auparavant dans le chef, » dit le concile de Trente'. Il en est de môme, à proportion, de tous les prélats et de tous les mi- nistres de l'É.dise.

Le prince, par un mauvais choix des prélats, se charge devant Dieu et son Église du plus terrible de tous les comptes; et non-seulement de tout le mal qui se fait par les indignes prélats; mais encore de l'o- mission de tout le bien qui se feroit , s'ils étoient meilleurs.

XIV* Prop. Le prince doit protéger la piété, et affectionner les gens de bien. Ils sont le soutien de son État. « S'il se trouve cinquante justes dans cette ville abominable (qu'on ne nomme pas); s'il s'y en trouve quarante-cinf[ , s'il s'y en trouve quarante, ou trente, ou vingt; s'il s'y en trouve jusqu'à dix, je ne perdrai pas la ville pour l'amour de ces dix justes, » dit le Seigneur à Abraham*.

XV" Prop, Le prince ne souffre pas les impies, les blasphémateurs, les jureurs, les parjures, ni les devins. « Le roi sage dissipe les im- pies, et courba des voûtes sur eux^ » Il les enferme dans des cachots, d'où personne ne les peut tirer. Ou comme d'autres traduisent sur l'o- riginal : « Il tourne des roues sur eux. » Il les brise, il les met en poudre, en faisant rouler sur eux des chariots armés de fer : comme fit Gédéon à ceux de Soccoth*, et David aux enfants d'Ammon'.

Le Seigneur dit à Moïse* : t Menez le blasphémateur hors ou camp» (il ne faut point qu'on y respire le même air que lui; et son dernier sou- pir exhalé dedans, Tinfecteroit) : a et que ceux qui l'ont oui mettent la main sur sa tête (en témoignage), et que tout le peuple le lapide. E* tu diras, ajoute-t-il, atout Israël : Celui qui maudit son Dieu portera son péché; que celui qui blasphème le nom du Seigneur meure, de mort. Toute la multitude l'accablera de pierres, soit qu'il soit citoyer ou étranger. « Chacun se doit purger de la part qu'on pourroit avoi un crime si abominable,

ÎN'abuchodonosor, un prince infidèle, étonné des merveilles de Dieu, ([ui avoit délivré des flammes ces trois jeunes hommes si célèbres dans l'histoire sainte, fit cette ordonnance*^ : « C'est de moi, dit-il, qu'est parti ce décret royal : Quiconque blasphémera contre le Dieu de Si- drach, Misach et Abdénago, qu'il périsse et que sa maison soit ren-

1. Conc. Trid. sess, xxiv. De reform. c. i. 2. Eccli. x, 2.

3. Conc. Trid. ibid. 4. Gen. xviii, 26 et seq. 5. Prov. xx. 26.

6. Jud. viu, 16, 7. // Reg. xn, 31 : / Par. xx 3.

a. Lev. xxrr, 13 et seq. y. Dan. m 96,

170 POLITIQUE

versée ; car il n'y a pas un autre Dieu qui puisse sauver comme ce- lui-là. »

Le parjure est un impie et un blasphémateur, « qui prend le nom de Dieu en vain '; » qui par traite Dieu de chose vaine; qui ne croit pas que Dieu soit juste, ni puissant, ni véritable; qui le défie de lui faire du mal, et ne craint non plus sa justice, qu'il invoque contre soi-même, que si au lieu de Dieu il nommoit une idole vaine et muette.

Le jurement fréquent tient du blasphème, et expose au parjure, a Le discours mêlé da beaucoup de serments fait dresser les cheveux, et l'irrévérence du nom de Dieu pris en vain fait boucher les oreilles^ L'homme qui jure beaucoup sera rempli d'iniquité, et la plaie ne sor- tira point de sa maison 3. »

C'est par la même raison que le prince doit exterminer de dessus la terre les devins et les magiciens, qui s'attribuent à eux-mêmes, ou qui attribuent aux démons, la puissance divine. Et on sait ce qui arriva à Saûl , pour avoir lui-même violé l'ordonnance qu'il avoit faite contre cette impiété*.

XVI'Prop. Les blasphèmes font périr les rois et les armées. Sen- nachérib, roi d'Assyrie, après avoir fait à Êzéchias et à son peuple des menaces pleines de blasphèmes, et leur avoir envoyé des ambassadeurs avec une lettre étoient ces paroles*: « Que votre Dieu, en qui vous mettez votre conSance, ne vous trompe pas. Les dieux des autres nations les ont-ils sauvées? est le roi dÉmath, et le roi d'Arphad, et les rois de tant d'autres peuples vaincus, » qui ont invoqué leurs dieux inutilement contre moi? « Voici, dit Êzéchias, un jour d'afflic- tion, un jour de menace, un jour de blasphème. » Mais, ô Seigneur, nous ne pouvons rien. Tout ce peuple fait des eiïorts inutiles, a sem- blables H ceux d'une femme dont Tenfant est prêta sortir, et qui n'a pas assez de force pour accoucher. Mais peut-être que Dieu écoutera les blasphèmes de ses ennemis, » qui le comparent aux idoles des Gen- tils^. « Et Ezéchias prit les lettres de la main des ambassadeurs, et il alla dans le temple , et il les étendit toutes ouvertes devant le Seigneur. » II n'eut point de plus fortes armes, et les blasphèmes de ce prince ira- pie le firent périr lui et son armée, et il y eut, en une nuit, cent quatre-vingt-cinq mille hommes égorgés de la main d'un ange'.

Quoique Dieu ne fasse pas toujours des exécutions si éclatantes, il sait venger les blasphèmes par des voies aussi efficaces, quoique plus cachées. Celui qui avoit envoyé son ange contre Sennachérib inspira contre Nicanor un invincible courage à Judas le Machabée et à ses sol- dats. L'impie périt avec son armée immense qui menaçoit le ciel. a. La main qu'il avoit levée contre le temple y fut attachée; sa tête fut ex- posée au haut d'une tour. Et sa langue dont il avoit dit: Y a-t-il un Dieu puissant dans le ciel? et moi je suis puissant sur la terre, fut don-

1. Exod. XX, 7. 2. Ecrli. xxvii, 15. 3. Ibid. xxm, 12.

4. / Rey. xivni; ci-devant, liv. V, art. m, l'« prop.

5. IV Reg. XIX, 10, 11, 12, 13. r- 6. IV Reg. xix, 3, 4.-7. Ibid. 14, 15, 35.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vu. 171

née en proie aux oiseaux du ciel. Et tous les cieux bénirent le Seigneur en disant: Béni soit Dieu qui a conservé son temple '. »

XVIP Prop. Le prince est religieux observateur de son serment. No'is avons vu les qualités du serment marquées par saint PauP; et premièrement a qu'on jure par plus grand ({ue soi *. »

Cela regarde les rois d'une manière toute spéciale. On jure par plus grand que soi, c'est-à-dire on jure par son souverain, par son juge. Dieu est le souverain des rois et des puissances suprêmes; il est leur juge spécial, parce que lui seul les peut juger, et qu'il faudroit qu'il les 'ugeât quand il ne jugeroit pas le reste des hommes.

« un jure, ajoute l'apôtre ♦, par quelque chose d'immuable. » Ce qu'il explique en disant « qu'on jure par quelque chose qui ne peut mentir, ni tromper personne. » Et c'est ce qui devoit être principalement or- donné à l'égard ùes rois, parce que tout le momie étant si porté à les flatter et à les tromper, il falloit prendre contre eux, pour témoin et pour juge, celui qui soûl ne les llatte pas.

Le prince jure à Dieu, dans son sacre, comme nous allons le voir plus au long, de maintenir les privilèges des églises, de conserver la foi catholique qu'il a reçue de ses pères, d'empêcher les violences, et de rendre justice à tous ses sujets. Ce serment est le fondement du re- pos public; et Dieu est d'autant plus obligé par sa propre vérité à se le faire tenir, qu'il en est le seul vengeur.

Il y a une autre sorte de serment que les puissances souveraines font à leurs égales, de garder la foi des traités. Car, comme dans tout traité on se soumet pour l'exécution à quelque juge, ceux qui n'ont pour juge que Dieu ont recours à lui dans leurs traités, comme au dernier appui de la paix publique.

De tout cela il résulte que les princes qui ^aanquent à leurs serments (ce qu'à Dieu ne plaise qu'il leur arrive jamais), autant qu'il est en eux, rendent vain ce qu'il y a de plus ferme parmi les hommes; et, en même temps, rendent impossible la société et le repos du genre humain. Par ils font Dieu et les hommes leurs justes et irrécon- ciliables ennemis; puisque, pour les concilier, il ne reste p^us rien au-dessus de ce qu'ils ont rendu nul.

Oui ne sent pas combien cela est terrible n'a plus rien qu'il puisse sentir que l'enfer même, et la vengeance de Dieu manifestement et impitoyablement déclarée.

XVllI* Prop. l'on expose le serment du sacre des rois de France. L'archevêque consacrant, ou les évêques, parlent en ces termes au roi, dès le commencement de son sacre, au nom de toutes les églises qui lui sont sujettes*: a Nous vous supplions d'accorder, à nous et à nos églises, que vous conserverez et défendrez le privilège canonique avec la loi et la justice qui leur est due,» ce qui comprend les immu- nités ecclésiastiques, également établies par les canons et parles lois. Et le roi répond: « Je vous promets de conserver à vous, et à vos égli-

1. Il Mach. XV, 4, 5, 32, 33, 34.— 2. Ci-devant, liv. Vil, art. n, 3* prop. 3. Beb. VI, 16. 4. Ibid. 18. ~ 5. Cérémonial françois, p. 14.

172 POLITIQUE

ses, le privilège canonique, avec la loi, et la justice qui leur est due; et je leur promets de leur accorder la défense de ces choses; ainsi qu'un roi la doit accorder par droit dans son royaume à un évêque, et à Vé- glise qui lui est commise. »

Puis on chante ]e Te Deum. Et le roi dehout fait les promesses sui- vantes : a Je promets, au nom de Jésus-Christ, ces trois choses au peuple chrétien qui m'est sujet. Premièrement, que tout le peuple chré- tien de l'Église de Dieu conserve en tout temps, sous nos ordres, la paix véritable. En second lieu, que j'interdise toute rapacité et ini- quité. En troisième lieu, qu'en tout jugement j'ordonne l'équité et la miséricorde. »

Après qu'on a dit les litanies, le prince prosterné se relève, et est interrogé en cette sorte par le seigneur métropolitain ' : « Voulez-vous tenir la sainte foi qui vous a été laissée par des hommes catholiques, et l'observer par des bonnes œuvres? Et le roi répond: Je le veux. Le métropolitain continue: Voulez-vous être le tuteur et le défenseur des églises, et des ministres des églises? Et le roi répond: Je le veux. Le métropolitain demande encore: Voulez-vous gouverner et défendre vo- tre royaume qui vous a été accordé de Dieu, selon la justice de vos pères? Et le roi répond: Je le veux; et autant qu'il me sera possible, avec la grâce de Dieu, en consolation à tout le monde. Ainsi je pro- mets de le faire fidèlement, en tout, et partout. »

On lui demande enfin ' « s'il veut défendi'e les saintes églises de Dieu, et leurs pasteurs, et tout le peuple qui lui est soumis, justement et re- hgieusement, par une royale providence, selon les coutumes de ses pères. Et après qu'il a répondu qu'il le fera de tout son pouvoir, l'é- vêque demande au peuple s'il ne s'engage pas à se soumettre à un tel prince, qui lui promet la justice et toute sorte de bien; et s'assujettir à son règne avec une ferme fidélité, et obéir à ses commandements, selon ce que dit l'apôtre : « Que toute âme soit assujettie aux puissan- ces supérieures 3, soit au roi, comme étant au-dessus de tous les au- tres ^ » Qu'alors il soit répondu, d'une même voix, par tout le clergé et par tout le peuple: a Qu'il soit ainsi, qu'il soit ainsi. Amen, amen. »

Après l'onction accoutumée, un évêque fait cette prière ^ : «Accor- dez-lui, Seigneur, qu'il soit le fort défenseur de sa patrie, le consola- teur des églises et des saints monastères, avec une grande piété et une royale munificence; qu'il soit le plus courageux et le plus puissant de tous les rois, le vainqueur de ses ennemis; qu'il abatte ceux qui se soulèveront contra lui, et les nations païennes; qu'il soit terrible à ses ennemis par la grande force de la puissance royale; qu'il paroisse ma- gnifique, aimable et pieux aux grands du royaume; et qu'il soit craint et aimé de tout le monde. »

En lui donnant le sceptre, la main de justice etl'épée, l'archevêque lui dit*: que « cette épée est bénite, afin d'être, selon l'ordre de Dieu, la défense des saintes églises: et on l'avertit de se souvenir de celui à

1. Cérémonial français, p. 16. 2. Ibid. pag. 16. 3. Rom. xui, 1. 4. / Petr. II. 13. 5. Cérémonial français, p. 19. 6. Ibid. p. 20 21.

TIRÉE DE L'ÉCRITURE, LIV. VII. 173

qui il a été dit par le prophète : a Mettez votre épée à votre côté, 6 très- puissant"! Afin que l'équité ait toute sa force, que les remparts de l'iniquité soient puissamment détruits, et enfin que vous méritiez, par le soin que vous prendrez de la justice, de régner éternellement avec le Fils de Dieu, dont vous êtes la figure. »

Le roi « promet aussi ' de conserver la souveraineté, les droits et no blesses de la couronne de France, sans les aliéner ou les transporter à personne, et d'exterminer de bonne foi, selon son pouvoir, tous hé- rétiques notés et condamnés par l'Église;» et il affermit toutes ces choses par serment.

Dans la bénédiction de l'épée ', on prie Dieu « qu'elle soit en la main de celui qui désire s'en armer pour la défense et la protection des égli- ses, des veuves et des orphelins, et de tous les serviteurs de Dieu. » Ainsi on montre que la force n'est établie qu'en faveur de la justice et de la raison, et pour soutenir la foiblesse.

Les richesses, l'abondance de toute sorte de biens, la splendeur, et la magnificence royale, sont demandées à Dieu pour le roi par cette prière^: «Faites, Seigneur, que de la rosée du ciel et de la graisse de la terre, le blé, le vin, l'huile, et toute la richesse et l'abondance des fruits, lui soient données et continuées par la sagesse divine; en sorte que, durant son règne, la santé et la paix soit dans le royaume, et que la gloire et la majesté de la dignité royale éclate dans le palais aux yeux de tout le monde, et envoie partout les rayons de la puis- sance royale. »

Cette splendeur doit porter, dans tous les esprits, une impression de la puissance des rois, et paroltre comme une image de la cour céleste.

Quel compte ne rendront point à Dieu les princes qui négligeroient de tenir des promesses si solennellement jurées?

XIX* Prop. Dans le doute, on doit inter[)réter en faveur du serment. C'est ainsi que fit Josué. La ville de Gal)aon étoit de celles que Dieu avoit destinées à la demeure de son peuple, et dont il avoit ordonné que les habitants seroient passés sans miséricorde au fil de l'épée, à cause de leurs crimes, aussi bien que tous les autres. Les Amorrhéens, habitants de Gabaon, effrayés des victoires de Josué et des Israélites, usè'-ent de finesse; et feignant de venir de pays bien éloignés, ils les abordèrent en disant qu'ils « vendent de loin, émerveillés des prodiges que Dieu faisoit en leur faveur, pour se soumettre à leur empire \ » Ils firent tout ce qu'il falloit pour tromper Josué et les autres chefs, qui leur promirent la vie avec serment.

Trois jours après, on connut la vérité. La question fut de savoir si on s'dn tiendroit à l'alliance jurée. Dpmx fortes raisons s'y opposoient: l'une étoit la fraude de ces peuples, à '"ui on ne pardonna que sur un faux exposé; l'autre étoit le commandement de Dieu, qui ordonnoit qu'on les exterminât entièrement. Mais Josué et les chefs du peuple s'en tinrent au serment et à l'alliance.

1. Ps. XLiv, 4. 2. Cérém. franc, p. 33. 3. Ibid. p. 34. -- 4. îbid. p. 35. 5. Jos. IX, ni ei seq.

1 74 POLITIQUE

Contre la surprise, on disoit qu'il falloit s'être informé de la vérité avant que de s'engager, « et interroger la bouche du Seigneur '; » en quoi Josué avoit manqué; mais que l'engagement étant pris, et le nom de Dieu y étant interposé, il s'en falloit tenir là.

Au commandement divin de faire passer tous ces peuples au fil de l'épée, Josué et les chefs opposoient un commandement plus ancien et plus important de ne prendre pas en vain le nom de Dieu. « Nous avons juré par le nom du Seigneur Dieu d'Israël, que nous leur sauverions la vie; nous ne pouvons la leur ôter '. » Tout le peuple, qui murmu- roit auparavant, se rendit à cette raison, et approuva la décision de Josué et de ses chefs.

Dieu même la confirma lorsqu'il délivra Gabaon des rois amorthéens qui la teno.ent assiégée, par cette fauQeuse victoire Josué arrêta le soleil '.

Et longtemps après, du vivant de David, parce que pendant le règne de Saûl, ce prince cruel avoit voulu remuer cette question, et sous prétexte de zèle, faire mourir les Gabaonites; Dieu envoya la peste en punition de cet attentat, et ne se laissa fléchir qu'après qu'on eut puni rigoureusement la cruauté de Saul dans sa famille^; soit qu'elle y eût concouru, soit qu'elle fût justement châtiée pour d'autres crimes. Ainsi la décision de Josué fut confirmée par une déclaration manifeste de la volonté de Dieu; et tout le peuple y demeura ferme jusqu'aux derniers temps.

La force de la décision eut un efl'et perpétuel; et non- seulement sous les rois, mais encore du temps d'Esdras, et au retour de la captivité*.

C'est ainsi que furent sauvés les Gabaonites. La foi du peuple de Dieu, la sainteté des serments, la majesté et la justice du Dieu d'Israël, éclatèrent magnifiquement dans cette occasion : et il resta à la posté- rité un exemple mémorable, d'interpréter les traités en faveur du serment.

Art. VI. Des motifs de religion particuliers aux rois.

Première Proposition. C'est Dieu qui fait les rois, et qui établit les maisons régnantes. Saiil cherchoit les ânesses de son père Cis; Da- vid paissoit les brebis de son père Isaï, quand Dieu les a élevés, d'une condition si vulgaire, à la royauté*.

Comme il donne les royaumes, il les coupe par la moitié quand il lui plaît. Il fit dire à Jéroboam par son prophète ' : « Je partagerai le royaume de Salomon, et je t'en donnerai dix tribus; à cause qu'il a adoré Astarthé la déesse des Sidoniens, et Chamos le Dieu de Moab, et Moloch le Dieu des enfants d'Ammon. Je lui laisserai une tribu, à cause de David mon serviteur; et Jérusalem la cité sainte que j'ai îhoisie. »

Le prophète Jéhu, fils d'Hanani, eut aussi Tordre de dire à Baasa,

1. Jos. IX, 14. 2. Ibid. 19. 3. Jos. ï. k II Reg. xxi, 1, 2 et seq.

5. 1 Esdr. n, 70-, vu, 7, 2k; \in, 17, 20; // Esdr. vn, 60; x, 28.

6. IReg. IX, X, xvi. 7. /// Reg. xi, 31, 32,33.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vii. 175

le troisième roi d'Israël après Jéroboam ' : « Je t'ai élevé de la pous- sière et je t'ai donné la conduite de mon peuple d'Israël; et tu as mar- ché sur les voies de Jéroboam, et tu as excité mon indignation contre toi : je te perdrai, toi, et ta maison. »

Par la même autorité, un prophète alla à Jéhu, fils de Josaphat, fils de Namsi; «et le trouvant au milieu des grands, il dit tout haut : 0 prince, j'ai à vous parler, A qui de nous voulez-vous parler, répondit Jéhu? A vous, prince, continua le prophète. Et il le tira, selon l'ordre quMl avoit reçu de Dieu, dans le cabinet le plus secret de la maison, et lui dit : Le Seigneur vous a oint roi sur le peuple d'Israël; et vous dé- truisez la maison d'Achab, votre seigneur'. »

Dieu exerce le même pouvoir sur les nations infidèles. «Va, dit-il au prophète Élie', retourne sur tes pas par le désert jusqu'à Damas; et quand tu y seras arrivé, tu oindras Hazaël pour être roi de Syrie. tj

Par ces actes extraordinaires. Dieu ne fait que manifester plus clai- rement ce qu'il opère dans tous les royaumes de l'univers, à qui il donne des maîtres tels qu'il lui plaît. « Je suis le Seigneur, dit-iH, c'est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux; et je les mets entre les mains de qui je veux. »

C'est Dieu encore qui établit les maisons régnantes. Il a dit à Abra- ham * : « Les rois sortiront de vous; » et à David * : « Le Seigneur vous fera une maison; » et à Jéroboam' : a Si tu m'es fidèle, je te ferai une maison comme j'ai fait à David. »

Il détermine le temps que doivent durer les maisons royales, t Tes enfants seront sur le trône jusqu'à la quatrième génération, dit-il à Jéhu». »

«J'ai donné ces terres àNabuchodonosor, roi de Babylone. Ces peuples seront assujettis à lui, à son fils, et au fils de son fils, jusqu'à ce que le temps soil venu». »

Et tout cek est la suite de ce conseil éternel, par lequel Dieu a ré- solu «de faire sortir tous les hommes d'un seul, pour les répandre sur toute la face de la terre, en déterminant les temps et les termes de leur demeure '•. »

IP Prop. Dieu inspire l'obéissance aux peuples, et il y laisse répan- dre un esprit de soulèvement. Dieu, qui tient en bride les flots de la mer, est le seul qui peut aussi tenir sous le joug l'humeur indocile des peuples. Et c'est pourquoi David lui chanloit" : «Béni soit le Sei- gneur mon Dieu, mon protecteur en qui j'espère, qui soumet mon peuple à ma puissance. »

11 agit dans les cœurs des nouveaux sujets qu'il avoit donnés à Saûl: <r et une partie de l'armée, dont Dieu toucha le cœur, suivit Saill". »

En inspirant l'obéissance aux sujets, il met aussi dans le cœur du prince une confiance secrète, qui le fait commander sans crainte : «Et

1. /// Reg. XVI, i, 2, 3. 2. IV Reg. ix, 4, 5 et seq. 3. /// Reg. xix, 15. 4. Jerem. xxvu, 5.-5. Gen. xvn, 6. 6. Il Reg. vn, 11. ". /// Reg. XI, 38. 8. IV Reg. x, 30. 9. Jerem.. xxvii, 6, 7, 10. Act. xvn, 26. 11. Ps. cxuii, 1, 2. 12. I Reg. x, 26.

j|73 POLITIQUE

Dieu donna à Saûl un autre cœur». » Lui qui se regardoit auparavant, comme le dernier de tout le peuple d'Israël, prend en main le com- mandement et des peuples, et des armées, et sent en lui-même toute la force qu'il falloit pour agir en maître.

Après que le proph'-te envoyé de Dieu eut parlé à Jéhu pour le faire roi, «les seigneurs lui demandèrent^ : Que vous vouloit cet insensé? Et il leur dit : Le connoissez-vous, et savez-vous ce qu'il m'a dit? Ils lui répondirent : Tout ce qu'il aura dit est faux : mais ne laissez pas de nous le raconter. » Voilà ce qu'ils dirent, peu disposés, comme on voit, à en croire le prophète. Mais Jéhu ne leur eut pas plus tôt rap- porté que ce prophète l'avoit sacré roi, que «tous aussitôt prirent leurs manteaux, les étendant sous ses pieds en forma de tribunal, et firent sonner la trompette, et crièrent : Jéhu est roi^ » Et ils oubliè- rent Joram, leur roi légitime, pour qui ils venoient d'exposer leur vie dans une bataille s;inglante contre le roi de Syrie, et dans le siège de Ramuth-Galaad : tant Dieu changea promptement les cœurs.

Il faut toujours se souyenir que ces choses si extraordinaires ne ser- vent qu'à manifester ce que Dieu fait ordinairement d'une manière aussi efficace, quoique plus cachée. En même temps qu'il inspire aux grands de suivre Jéhu, par un secret jugement de sa providence; il se répand dans le peuple un esprit de soulèvement universel, et rien ne le soutient plus dans le royaume. Jéhu marche avec sa troupe conju- rée, à Jezraël étoit le roi. Comme on le vit arriver, Joram envoie pour lui demander s'il venoit en esprit de paix*. De quelle paix me parlez-vous, dit-il à celui qui lui faisoit ce message? Passez ici, et suivez-moi. Joram en envoya un autre pour faire la même demande : il reçut la même réponse, et il imita le premier en se joignant à Jéhu. Le roi, qui ne recevoit aucune réponse, avance en personne avecle roi de Juda, croyant étonner Jéhu par la présence de deux rois unis, dont lun étoit son souverain, a Aussitôt qu'il eut aperçu Jéhu, il lui dit^ : Venez-vous en paix? Quelle paix y a-t-il pour vous? répliqua-t-il. Et en même temps il banda son arc, et perça d'un coup de flèche le cœur de Joram, qui tomba mort à ses pieds. •» Il restoit, dans le palais, la reine Jézabel, mère de Joram. a Elle parut à la fenêtre, richement parée, les yeux colorés d'un fard exquis. Qui est celle-là, dit Jéhu? et il ordonne aux eunuques de cette princesse de la précipiter du haut en bas ^. » Après toute cette sanglante exécution, il envoie des ordres à Samarie, de faire mourir les enfants du roi'; et tous les grands du royaume résolurent de les faire mourir, au nombre de soixante et dix, dont ils portèrent les têtes à Jéhu; et il envahit le royaume sans ré- sistance. Dieu vengea par ce moyen les impiétés d'Achab et de Jézabel, sur eux et sur leur maison.

Voilà l'esprit de révolte qu'il envoie, quand il veut renverser les trônes. Sans autoriser les rébellions, Dieu les permet, et punit les cri-

l. / Beg. X, 9; ix, 21. v. IV Reg. ix. 11, 12. 3. Ibid. 13. 4. Ibid. 18, 19, 20, 21. 5. Ibid. 22 çt séq. 6. Ibid. 30 et seq. 7. Ibid. x, 1 et seq.

TTKÈE DE L'ÉCRITURE, LIV. VH. H"*/

mes par d'autres crimes, qu'il châtie aussi en son temps; toujours m*!- rible et toujours juste.

IIP Prop. Dieu décide de la fortune des États. « Le Seigneur Dieu frappera Israël, comme on remue un roseau dans l'eau; et l'arrachera de la bonne terre, qu'il avoit donnée à leurs pères : el comme par un coup de vent, il les transportera à Babylone'. » Tant est grande la fa- cilité avec laquelle il renverse les royaumes les plus florissants,

IV* Prop. Le bonheur des princes vient de Dieu, et a souvent de grands retours. Enflé d'une longue suite de prospérités, un prince insensé dit en son cœur : Je suis heureux, tout me réussit; la fortune qui m'a toujours été favorable, gouverne tout parmi les hommes, et il ne m'arrivera aucun mal. «Je suis reine, » disoit Babylone*, qui se glorifioit dans son vaste et redoutable empire : «je suis assise» (dans mon trône heureuse et tranquille) : «je serai toujours dominante; ja- mais je ne serai veuve, jamais privée d'aucun bien : jamais je ne con- noîtrai ce que c'est que stérilité et foi blesse. » Tu ne songes pas, insensée, que c'est Dieu qui t'envoie ta félicité : peut-être pour t'aveugler, et te rendre ton infortune plus insupportable. «J'ai tout mis entre les mains de Nahuchodonosor, roi de Babylone; et jusqu'aux bêtes, je veux que tout fléchisse sous lui. Les rois et les nations qui ne voudront pas subir le joug périront, non-seulement par l'épée de ce conquérant, mais de mon côté je leur enverrai la famine et la peste, jusqu'à ce que je les détruise entièrement' : » afin que rien ne manque ni à son bonheur, ni au malheur de ses ennemis.

Mais tout cela n'est que pour un temps, et cet excès de bonheur a un prompt retour. « Car pendant qu'il se promenoit dans sa Babylone, dans .ses salles et dans ses cours; et qu'il disoit à son cœur : N'est-ce pas cette grande Babylone, que j'ai bâtie dans ma force, et dans l'éclat de ma gloire, » s;ins seulement jeter le moindre regard sur la puissance suprême, d'où lui venoit tout ce bonheur : a une voix partit du ciel, et lui dit : Nabuchodonosor, c'est à toi qu'on parle. Ten royaume te sera ôté en cet instant : on te chassera du milieu des hommes : tu vi- vras parmi l 'S bêtes, jusqu'à ce que tu apprennes que le Très Haut tient en sa main les empires, et les donne à qui il lui plaît ^ »

0 prince! prenez donc garde de ne pas considérer votre bonheur, comme une chose attachée à votre personne; si vous ne pensez en même temps qu'il vient de Dieu, qui le peut également donner et ôter. « Ces deux choses, la stérilité et la viduité viendront sur vous en un même jour, » dit Isaïe *. Tous les maux vous accableront. •« Et pen- dant que vous n'aurez à la bouche, que la paix et la sécurité, la ruine survient tout à coup*. »

Ainsi le roi Balthazar, au milieu d'un festin royal qu'il faisoit avec ses seigneurs et ses courtisans en grande joie', ne songeoit qu'à « louer ses dieux d'or et d'argent, d'airain et de marbre, » qui le com-

t III Heq. xiv, 15. 2. Is. xlvii, 7, 8. 3. Jerem. xxvn, 6, 7, 8. i. Dan. IV, 26, 27, 28, 29. 5. Is. Xi.VII, 9.-6. / Thess. V, 3. 7. Dan. v, 1 et seq.

178 POLITIQUE

blcV'ïl de tant de plaisirs et de tant de gloire ; quand ces trois doigts, si ce/ènres, parurent en l'air, qui écrivoient sa sentence sur la mu- raille • <r Mané, Thécel, Phares : Dieu a compté tes jours, et ton règne est à sa fin. Tu as été mis dans la balance, et tu as été trouvé léger. Ton empire est divisé; et il va être livré aux Mèdes et aux Perses. »

Prop, Il n'y a point de hasard dans le gouvernement des choses humaines; et la fortune n'est qu'un mot, qui n'a aucun sens. a C'est en vain que les aveugles enfants d"Israêl dressoient une table à la For- tune, et lui sacrifioient'. » Ils Fappeloient la reine du ciel, la domi- natrice de l'univers; et disoienl à Jérémie' ; -• 0 prophète, nous ne vou- lons plus écouter vos discours; nous en ferons à notre volonté. Nous sacrifierons à la reine du ciel; et nous lui ferons des effusions comme ont fait nos pères, nos princes et nos rois. Et tout nous réussissoit. et nous regorgions de biens. »

C'est ainsi que, séduits par un long cours d'heureux succès, les hommes du monde donnent à la fortune, et ne connoissent point d'autre divinité; ou ils appellent la reine du ciel l'étoile dominante et favora- ble qui selon leur opinion fait prospérer leurs desseins. C'est mon étoile, disent- ils, c'est mon ascendant, c'est l'astre puissant et bénin qui a éclairé ma nativité, qui met tous mes ennemis à mes pieds.

Mais il n'y a, dans le monde, ni fortune ni astre dominant. Rien ne domine que Dieu, oc Les étoiles, comme son armée, marchent à son ordre : chacune luit dans le poste qu'il lui a donné. Il les appelle par leur nom, et elles répondent : Nous voilà. Et elles se réjouissent, et luisent avec plaisir, pour celui qui les a faites 3. »

VI* Prop. Comme tout est sagesse dans le monde, rien n'est hasard. a Dieu a répandu la sagesse sur toutes ses œuvres *. Dieu a tout vu, Dieu a tout mesuré. Dieu a tout compté ^ Dieu a tout fait avec mesure, avec nombre, et avec poids ^. » Rien n'excède, rien ne manque. A re- garder le total, rien n'est plus grand ni plus petit qu'il ne faut : ce qui semble défectueux, d'un côté, sert à un autre ordre supérieur et plus caché, que Dieu sait. Tout est répandu à pleines mains; et néanmoins tout est fait et donné par compte, a Jusqu'aux cheveux de notre tête, ils sont tous comptés '. Dieu sait nos mois et nos jours; il en a marqué le terme, qui ne peut être passé*. Un passereau même ne tombe pas sans votre Père céleste '. " Ce qui emporteroit d'un côté, a son contre- poids de l'autre : la balance est juste, et l'équilibre parfait.

la sagesse est infinie, il ne reste plus de place pour le hasard.

VII* Prop. Il y a une providence particulière dans le gouvernement des choses humaines. « L'homme prépare son cœur, et Dieu gou- verne sa langue '». »

« L'homme dispose ses voies : mais Dieu conduit ses pas". »

On a beau compasser dans son esprit too-s ses discours et tous ses

1. Is. Lxv, 11. 2. Jerem. XLrv, 16, 17. 3. Baruch. m, 34, 35. 4. Eccli. I, 10. S. Ibid. 9. 6. Sap. xi, 21, 7. Matth. x, 30. «. Job. xp», 5. 9. Matth. X, 29. 10. Prov. xvi, 1. 11. Ibid. 9.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vn. 179

desseins, l'occasion apporte toujours je ne sais quoi d'imprévu ; en sorte qu'on dit et qu'on fait toujours plus ou moins qu'on ne pensoit. Et cet endroit inconnu à Ttiomme dans ses propres actions, et dans ses propres démarciies, c'est l'endroit secret par Dieu agit, et le res- sort qu'il remue.

S'il gouverne de cette sorte les hommes en particulier; à plus forte raison les gouverne-t-il en corps d'États et de royaumes C'est aussi dans les affaires d'État, que « nous sommes (principalement) en sa main, nous et nos discours; et toute sagesse, et la science d'agir'. »

« Dieu a fait en particulier les cœurs des hommes : il entend toutes leurs œuvres. C'est pourquoi, » ajoute le Psalmisle* , « le roi n'est pas sauvé par sa grande puissance, ou par une grande armée, mais par la puissante main de Dieu. » Lui qui gouverne les cœurs de tous les hom- mes, et qui tient en sa main le ressort qui les fait mouvoir, a révélé à un grand roi, qu'il exerce spécialement ce droit soijverain sur les cœurs des rois : «c Comme la distribution des eaux (est entre les mains de celui qui les conduit); ainsi le cœur du roi est entre les mains de Dieu, et il lincline il lui plaît ^. » Il gouverne particulièrement le mouvement principal, par lequel il donne le branle aux choses hu- maines.

VIII* Prop. Les rois doivent plus que tous les autres s'abandonner à la providence de Dieu. Toutes les propositions précédentes aboutis- sent à celle-ci. Plus l'ouvrage des rois est grand, plus il surpasse la foiblesse humaine; plus Dieu se l'est réservé, ei plus le prince qui le manie doit s'unir à Dieu, et s'abandonner à ses conseils.

En vain un rui s'imagineroit qu'il est l'arbitre de son sort, à cause qu'il Test de celui des autres : il est plus gouverné qu'il ne gouverne, « 11 n'y a point de sagesse, il n'y a point de prudence, il n'y a point de conseil contie le Seigneur*. »

a Les pensées des mortels sont tremblantes, et leur prévoyance in- certaine ^ »

oc II s'élève plusieurs pensées dans le cœur de l'homme (elles le ren- dent timide et irrésolu) : les conseils de Dieu sont éternels.*» Ceux-là seuls subsistent toujours, ils sont invincibles.

IX' Piiop. Nulle puissance ne peut échapper les mains de Dieu. Sa- lomon, bienaverti par un prophète, que Jéroboam partageroit un jour son royaume, tâche de le faire mourir; mais en vain, puisqu il trouve ane retraite assurée chez Sésac, roi d'Egypte'.

Achab, roi d'Israël, est averti par Michée qu'il périroit dans une ba- taille* : « Je changerai d'habit, dit-il, et j'irai ainsi au combat. » Mais pendant que l'ennemi le cherche en vain, et tou"ne tout refl"ort contre Josaphat, roi de Juda, qui seul paroissoit en habit royal, « il arriva qu'un soldat en tirant en l'air blessa le roi d'Israël, entre le cou et l'é- paule. Je suis blessé , s'écria-t-il : tournez , continua-t-il à celui qui

1. Sap. VII, 16. 2. P$. xxxn, 15, 16.— 3. Prov. xxi, 1.— 4. Ibid. 30. 5. Sap. IX, 14. 6. Prov. xix, 21.— 7. 111 Reg. xi, 40. 8. Il Par. XVIII, 27, 28, 29 et seq.

180 POLITIQUE

conduisoit son chariot; et tirez-moi du combat. » Mais le coup qu'il avoit reçu étoit mortel ; et il en mourut le soir même.

Tout sembloit concourir à le sauver. Car, encore qu il y eût ordre de l'attaquer seul, on ne le connoissoit pas : et Josaphat, qu'on prit pour lui, fut délivré, Dieu détournant tous les coups qu'on lui portoit. Achab, contre qui on ne tiroit pas, faute de pouvoir le connoître, fut atteint par une flèche tirée au hasard. Mais ce qui semble tiré au ha- sard, est secrètement guidé par la main de Dieu.

Il n"y avoit plus qu'un moment pour sauver Achab : le soleil alloit se coucher : la nuit alloit séparer les combattants : mais il iailoit qu'il pérît: a et il fut tué au soleil couchant '.

C'est en vain que Sédécias croit, dans la prise de Jérusalem, avoir évité par la fuite les mains de Nabuchodonosor, à qui Dieu vouloit le hvrer ' : « il est repris avec ses enfants, qui furent tués à ses yeux; et on les lui crève, » après ce triste spectacle.

David étoit sage et prévoyant, plus qu'homme de son siècle; et il se servit de toute son adresse pour couvrir son crime. Mais Dieu le voyoit : a Tu l'as fait, dit-il', en cachette; mais moi j'agirai à découvert. (Et tout ce que tu crois avoir enveloppé dans des ténèbres impénétrables) paroîtra aux yeux de tout Israël, et aux yeux du soleil. »

Les finesses sont inutiles : tout ce que l'homme fait pour se sauver, avance sa perte. « Il tombe dans la fosse qu'il a creusée ; et le fllet qu'on a tendu nous prend nous-mêmes *. »

Il n'y a donc de recours qu'à s'abandonner à Dieu, avec une pleine confiance.

X* Prop. Ces sentiments produisent dans le cœur des rois une piété véritable. Telle fut celle de David. Lorsque fuyant devant son fils Absalon, abandonné de tous les siens, il dit h. Sadoc, sacrificateur, et aux lévites qui lui amendent l'arche d'alliance du Seigneur* : « Re- portez-la dans Jérusalem : si j'ai trouvé grâce devant le Seigneur, il me la montrera, et le tabernacle. Que s'il me dit : Vous ne me plaisez pas; il est le maître, qu'il fasse ce qu'il lui plaira. » Je suis soumis à sa volonté.

Ses serviteurs fondoient en larmes, le voyant obligé de fuir avec tant de précipitation et d'ignominie : mais David, avec un cœur intrépide, leur relève le courage. Il veut même, par une générosité qui lui étoit naturelle, renvoyer six cents de ses plus vaillants soldats, avec Éthaï le Géthéen, qui les commandoit, pour ne les pas exposer à une ruine qui paroissoit inévitable*. « Pourquoi venez-vous avec nous? Retour- nez. Pour moi, ajoute-t-il, j'irai je dois aller. » Quel courage, quelle grandeur d'âme! mais en même temps quelle résignation à la volonté de Dieu! il reconnoît i.-i main divine qui le poursuit justement, et met toute sa confiance en cette même main qui seule peut le sauver.

XI» Prop. Celte piété est agissante. Il y a un abandon à Dieu qui

1. // Par. xvni, 34. 2. Jerem. xxxix, 4, 5, 6, 7.— 3. // Be^j xn. 12. 4. fsnl. vil, 16; xxxiv, 8; Eccli. XXVU, 29. 5. 11 Heg. xv, 24, 25, 26. «. Ibid. 19, 20, 21.

TIRÉE DE l'ÉCRTTURE, LTV. VII. 181

vient de force et de piété : il y en a un qui vient de paresse. S'aban- donner à Dieu, sans faire de son côté tout ce qu'on peut, c'est lâcheté et nonchalance.

La piété de David n'a point ce bas caractère. En même temps qu'il attend avec soumission ce que Dieu ordonnera du royaume et de sa personne, pendant la révolte d'Absalon, sans perdre un moment de temps, il donne tous les ordres nécessaires aux troupes, à ses con- seillers, à ses principaux confidents, pour assurer L-a retraite, et réta- blir les affaires '.

Dieu le veut : agir autrement, c'est le tenter contre sa défense : « Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu ^ » Ce n'est pas en vain qu'il vous a donné une sagesse, une prévoyance, une liberté : il veut que vous en usiez. Ne le faire pas, et dire en son cœur : J'abandon- nerai tout au gré du hasard; et croire qu'il n'y a point de sagesse parmi les hommes, sous prétexte qu'elle est subordonnée à celle de Dieu; c'est disputer contre lui; c'est vouloir secouer le joug, et agir en désespéré.

XIP Prop. Le prince qui a failli ne doit pas perdre espérance, mais retourner à Dieu par la pénitence. Ainsi Manassès, roi de Juda, après tant d'impiétés et d'idolâtrie; après avoir répandu tant de sang innocent, jusqu'àen faire regorger les murai lies de Jérusalem', frappé de la main de Dieu, « et livré à ses ennemis qui le transportèrent à Babylone, et chargé de fers, pria le Seigneur son Dieu dans son an- goisse, et se repentit avec beaucoup de douleur devant le Dieu de ses pères; il lui fit des prières, et il le pria instamment. Et Dieu écouta sa prière, et il le ramena à Jérusalem dans son trône, et Manassès re- connut que le Seigneur éloit le vrai Dieu' » Mais il faut bien remar- quer que la pénitence de ce prince fut sérieuse, son humilité sincère, et ses prières pressantes.

Dieu ne laisse pas quelquefois d'avoir égard à la pénitence des im- pies, lorsque, même sans se convertir, ils sont effrayés de ses me- naces. Achab ayant entendu les menaces que Dieu faisoit par le pro- phète Élie, en fut effrayée a II déchira ses habits, et couvrit sa chair d'un cilice, et il jeûna ; et il se coucha en son lit revêtu d'un sac : et il marcha la tête baissée (cette tête auparavant si superbe). Et le Sei- gneur dit â Élie : lS"avez-vous pas vu Achab humilié devant moi '.'Parce donc qu'il s'est humilié à cause de moi, je ne ferai pas tomber sur lui tout le mal dont je l'ai menacé ; mais je frapperai sa maison du temp.s de son fils. »

Dieu semble avoir de la complaisance à voir les grands rois et les rois superbes humiliés devant lui. Ce n'est pas que les plus grand.s rois soient plus que les autres hommes à ses yeux, devant lesquels tout est également un néant : mais c'est que leur humiliation est d'un pius grand exemple au genre humain.

On nefiniroit jamais si onvouloit ici parler de la pénitence de David,

1. // Reg. XV, ivi, xvn, XYin. 2. Deut. vi, 16. 3. IV Reg. xxi,2, 16. 4. // Par, xxxui, 11, 12, 13 5. /// Reg. xxr, 27, 28, 29.

182 POLITIQITË

si célèbre dans toute la terre. Elle a tellement effacé tous ses peciiés. qu'il semble même que Dieu les ait entièrement oubliés. David est de meure, comme auparavant, l'homme selon le cœur de Dieu, le mo- dèle des bons rois, et le père par excellence du Messie. Dieu lui a rendu, et même augmenté, non-seulement l'esprit de justice, mais encore l'esprit de prophétie, et les dons extraordinaires; eu sorte qu'on peut dire qu'il n'a rien perdu.

XIII* Prop. La religion fournit aux princes des motifs particuliers de pénitence. « J'ai péché contre vous seul, disoit David'. j> Contre vous seul; puisque vous m'aviez rendu indépendant de toute autre puissance que de la vôtre. Tel est le premier motif : « J'ai péché contre vous seul. » Je dois donc, par ce motif spécial de l'offense que j'ai commise contre vous, me dévouer entièrement à la pénitence.

Le second motif: c'est que si les princes sont exposés h de plus dan- gereuses tentât ons, Dieu leur a donné de plus grands moyens de les réparer, par leurs bonnes œuvres.

Le troisième : c'est que le prince dont les péchés sont plus éclatants, les doit expier aussi par une pénitence plus édifiante.

XIV* Prop. Les rois de France ont une obligation particulière à ai- mer l'Eglise et à s'attacher au saint-siège. « La sainte Église romaine, la mère, la nourrice et la malt''esse de toutes les Églises, doit être con- sultée dans tous les doutes qui regardent la foi et les mœurs; principa- lement par ceux qui, comme nous, ont été engendrés en Jésus- Christ, par son ministère , et nourris par elle du lait de la doctrine catholique. " Ce sont les paroles d'Hincmar, célèbre archevêque de Reims.

11 est vrai qu'une partie de ce royaume, comme l'Église de Lyon et les voisines, ont reçu la foi d'une mission qui leur venoit d'Orient, et par le ministère de saint Polycarpe, disciple de l'apôtre saint Jean. Mais comme l'Église est une par tout l'univers, cette mission orientale n'a pas été moins favorable à l'autorité du saint-siége que celle qui en est venue directement. Ce qui paroît par la doctrine de saint Irénée évêque de Lyon, qui, dès le second siècle, a célébré si hautement la nécessité de s'unir à l'Église romaine^, a. comme à la principale Église de l'univers, fondée par les deux principaux apôtres, saint Pierre et saint Paul. y>

L'Église gallicane a été fondée par le sang d'une infinité de martyrs. Et je ne veux ici nommer qu'un saint Pothin, un saint Irénée, les saints martyrs de Lyon et de Vienne, et saint Denis avec ses saints compagnons.

L'Église gallicane a porté des évêques des plus doctes, des plus saints des plus célèbres qui aient jamais été : et je ne ferai mention que de saint Hilaire et de saint Martin.

Quand le temps fut arrivé que l'empire romain devoit tomber en Oc- cident, Dieu qui livra aux Barbares une si belle partie de cet empire, et celle étoit Rome, devenue le chef de la religion , destina à ia France des rois qui dévoient être les défenseurs de l'Église. Pour

l. Ps. L, 6. 2. Iren. lib. III ait'. Hères, cap. m, pag. 175.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vil I8à

les convertir à la foi, avec toute la belliqueuse nation des Francs, il suscita un saint Rémi, homme apostolique, par lequel il renouvela tous les miracles qu'on avoit vus éclater dans la fondation des plus cé- lèbres Églises, comme le remarque saint Denis lui-même dans son testament'.

Ce grand saint et ce nouveau Samuel, appelé pour sacrer les rois, sacra aussi ceux de France, en la personne de Clovis, comme il dit lui-même', « pour être les perpétuels défenseurs de l'Église et des pauvres, » qui est le plus digne objet de la royauté. Il les bénit et leurs successeurs, qu'il apf)eUe toujours ses enfants; et prioit Dieu, nuit et jour, qu'ils persévérassent dans la foi. Prière exaucée de Dieu avec une prérogative bien particulière; puisque la France est le seul royaume de la chrétienté qui n'a jamais vu sur le trône que des rois enfants de l'Église.

Tous les saints qui étoient alors furent réjouis du baptême de Clo- vis; et dans le déclin de l'empire romain, ils crurent voir, dans les rois de France, « une nouvelle lumière pour tout l'Occident, et pour toute l'Église 3. »

le pape Anastase II crut aussi voir dans le royaume de France, nouvellement converti, « une colonne de fer, que Dieu élevoit pour le soutien de la sainte Église; pendant que la charité se refroidissoit par- tout ailleurs \ y> et même que les empereurs avoient abandonné la foi.

Pelage II se promet des descendants de Clovis, comme des voisins charitables de l'Italie et de Rome, la mêiîie protection pour le saint- siége, qu'il avoit reçue des empereurs ^ Saint Grégoire le Grand en- chérit sur ses saints prédécesseurs, lorsque, touché de la foi et du zèle de ces rois, il les met « autant au-dessus des autres souverains, que les souverains sont au-dessus des particuliers*, d

Les enfants de Clovis n'ayant pas marché dans les voies que saint Rémi leur avoit prescrites, Dieu suscita une autre race pour régner en France. Les papes et toute l'Église la bénirent en la personne de Pé- pin, qui en fut le chef. L'empire y fut établi, en la personne de Charlemagne et de ses successeurs. Aucune famille royale n'a jamais été si bienfaisante envers l'Église romaine; elle en tient toute sa gran- deur temporelle : et jamais l'empire ne fut mieux uni au sacerdoce, ni plus respectueux envers les papes, que lorsqu'il fut entre les mains des rois de France.

Après ces bienheureux jours, Rome eut des maîtres fâcheux : et les papes eurent tout à craindre, tant des empereurs que d'un peuple sé- ditieux. Mais ils trouvèrent toujours en nos rois ces charitables voi- sins que le pape Pelage II avoit espérés. La France, plus favorable à leur puissance sacrée, que l'Italie, et que Rome même, leur devint

1. Test. S. Remig. apud Flod lib. I, cap. 18; Bibl. Patr. tom. xVII.

2. Ibid. 3. Ejiisl. Avit. Vienn. ad Clod'>v., tom. I Conc. Ga//.,p. 154.

4. Anast. II, Ê/j. H ad Clnd., tom. IV Conc, col. 1282.

5. Pelag. II, Ep. ad Aunack., t. I Conc. GalL, p. 376.

6. Grée. iMag. Ep. lib. IV, E/). vi. t. II, col. 795.

- Paul I,£/j. X ad Franc, t. II Conc. Gall., p. 59.

184 POLITIQUE

comme un second siège, ils tenoient leurs conciles, et d'où ils fai- soient entendre leurs oracles à toute l'Église : comme il paroît par les conciles de Troyes, deClermont, de Toulouse, de Tours et de Reims.

Une troisième race étoit montée sur le trône; race, s'il se peut, plus pieuse que les deux autres; sous laquelle la France est déclarée par les papes, « un royaume chéri et béni de Dieu, dont l'exaltation est in- séparable de celle du saint-siége' » Race aussi qui se voit seule dans Jout l'univers, toujours couronnée et toujours régnante, depuis sept «ents ans entiers sans interruption : et ce qui lui est encore plus glo- rieux, toujours catholique; Dieu, par son infinie miséricorde, n'ayant même pas permis qu'un prince, qui étoit monté sur le trône dans l'hé- résie, y persévérât.

Puisqu'il parolt, par cet abrégé de notre histoire, que la plus grande gloire des rois de France leur vient de leur foi, et de la protection constante qu'ils ont donnée à l'Église, ils ne laisseront pas aflToiblir cette gloire : et la race régnante la fera passer à la postérité, jusqu'à la fin des siècles.

Elle a produit saint Louis, le plus saint roi qu'on ait vu parmi les chrétiens. Tout ce qui reste aujourd'hui de princes de France, est «orti de lui; et comme Jésus-Christ disoit aux Juifs' : « Si vous êtes en- fants d'Abraham, faites les œuvres d'Abraham; » il ne me reste qu'à dire à nos princes : Si vous êtes enfants de saint Louis, faites les œu- vres de saint Louis.

LIVRE HUITIÈME.

SUITE DES DEVOIRS PARTICULIERS DE LA ROYAUTÉ. DE LA JUSTICE.

Article premier. Que la justice est établie sur la religion.

Première Proposition. Dieu est le juge des juges, et préside aux jugements, « Dieu a pris sa séance dans l'assemblée des dieux; et as- sis au milieu d'eux, il juge les dieux '. »

Ces dieux, que Dieu juge, sont les rois, et les juges assemblés sous leur autorité, pour exercer leur justice. Il les appelle des dieux, à cause que le nom de Dieu, dans la langue sainte, est un nom de juge; et qu'aussi l'autorité de juger est une participation de la justice souve- raine de Dieu, dont il a revêtu les rois de la terre.

Ce qui leur mérite principalement le nom de dieux, c'est l'indépen- dance avec laquelle ils doivent juger, sans distinction de personnes, et sans craindre le grand nom plus que le petit; «parce que c'est le

1. Alex, m, Ep. XXX, t. X Conc, col. 12i2; Greg. IX, t. XI Cmc. col. 367.

2. Jean, vin, 39.-3. Ps. lxxxi, i.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. viii. 185

jugement du Seigneur,» disoit Moïse', l'on doit juger avec une in- dépendance semblable à celle^de Dieu, sans craindre ni ménager per- sonne.

Il est dit que Dieu juge ces dieux de la terre, parce qu'il se fait de- vant lui une perpétuelle révision de leurs jugements.

Le psaume continue, et fait parler Dieu en cette sorte' : « Jusque> à quand jugerez-vous avec injustice, et que vous regarderez en jugeant (non le droit) mais les personnes des hommes? t> 11 touche la racine de toute injustice, qui consiste à avoir égard aux personnes plutôt qu'au droit.

a Jugez pour le pauvre et pour le pupille; justifiez le foible et le pauvre. Arrachez le pauvre et le mendiant de la main du pécheur qui l'opprime '. »

a Jugez pour le pauvre. » Cela s'entend, s'il a le droit pour lui; car Dieu défend ailleurs ' d'avoir «i pitié du pauvre en jugement; » parce qu'il ne faut non plus juger par pitié que par complaisance ou par colère, mais seulement par raison. Ce que la justice demande, c'est l'égalité entre les citoyens, et que celui qui opprime demeure toujours le plus foible devant la justice. C'est ce que veut ce mot : Arrachez. Ce qui marque une action forte contre l'oppresseur, afin d'opposer la force à la force; la force de la justice à celle de l'iniquité.

Après cette sévère répréhension, et ce commandement suprême. Dieu se plaint, dans la suite du psaume, des juges qui n'écoutent pas sa voix, ails n'ont pas compris, ils n'ont pas su; ils marchent dans les ténèbres : tous les fondements de la terre seront ébranlés*. » Il n'y a rien d'assuré parmi les hommes si la justice ne se fait pas.

C'est pourquoi Dieu regarde en colère les juges injustes, et les fait souvenir qu'ils sont mortels. « Je l'ai dit : Vous êtes dieux ^ : » et je ne m'en dédis pas : « et vous êtes tous les enfants du Très-Haut, » par ce divin écoulement de la justice souveraine de Dieu sur vos personnes : a mais vous mourez comme des hommes, et tombez (dans le sépulcre) comme tous les princes'. » 'Vous serez jugés avec eux.

Après quoi il ne reste plus qu'à se tourner vers Dieu, et lui dire : Il n'y a point de justice parmi les hommes : « élevez-vous, ô Dieu! jugez vous-même la terre, puisque toutes les nations sont votre héritage *. »

C'est ainsi que le Saint-Esprit vous montre, dans ce divin psaume, la justice établie sur la religion.

Il* Prop. La justice appartient à Dieu, et c'est lui qui la donne aux rois. c( 0 Dieu ! donnez votre jugement au roi, et votre justice au fils du roi, pour juger votre peuple selon la justice, et vos pauvres avec un jugement droit ^. » C'est la prière que faisoit David pour Sa- lomon.

Le peuple que le roi doit juger, est le peuple de Dieu plus que le sien. Les pauvres sont à lui par un titre plus particulier, puisqu'il s'en déclare le père.

1. Deut. T, 17. 2. Ps.LXXXi, 2. 3. Ibid. 3, 4. 4. Exod. xxm, 3.

5. Ps. Lxxxi, 5.— 6. Ibid. 6.-7 Ibid. 7. 8. Ibid. 8. 9. Ibid. Lxxi, 1

186 POLITIQUE

C'est donc à lui qu'appartiennent en propriété la justice et le juge- ment ; et c'est lui qui les donne aux rois. C'est-à-dire qu'il leur donne non-seulement rautorilé de juger, mais encore rincliriation, et l'ap- plication à le faire comme il le veut, et selon ses lois éternelles.

IIP Prop. La justice est le vrai caractère d'un roi, et c'est elle qui affermit son trône. David connut et prédit le règne heureux de Sa- iomon. a La justice se lèvera en ses jours, avec l'abondance de la paix, pour durer autant que la lune dans le ciel '.» La justice se lève , comme un beau soleil, dans le règne d'un bon roi; la paix la suit comme sa compagne inséparable. Le même David le déclare ainsi' : «Les monta- gnes recevront la paix pour tout le peuple, et les collines seront rem- plies de la justice. » Elle tombera sur les montagnes et sur les collines, comme la pluie qui les arrose et qui les engraisse. Le trône du roi s'affermira, « et sera stable comme le soleil et comme la lune^ : » ou, comme dit un autre psaume*, « son trône demeurera comme le soleil; et comme la lune, qui est faite pour durer toujours : témoin fidèle dans le ciel. » par la régularité de son cours, de l'immutabilité des desseins de Dieu,

Si quelque empire doit s'étendre, c'est celui d'un prince juste. Tout le monde le désire pour maître. « Il dominera d'une mer à l'autre, et du fleuve (principal de son domaine) jusqu'à l'extrémité du monde; les Éthiopiens se prosterneront devant lui; ses ennemis lui baiseront les pieds. Les rois de Tharse, et des îles les plus éloignées, les rois d'A- rabie et de Saba lui offriront des présents. Tous les rois Tadoreront; toutes les nations prendront plaisir à le servir^. »

C'est la description du règne de Jésus-Christ; et le règne d'un prince juste en est la figure, a parce qu'il délivrera le foible et le pauvre de la main du puissant qui l'opprime*, b Le pauvre demeuroit sans as- sistance; mais il a trouvé dans le prince un secours assuré. C'est un second rédempteur du peuple, après Jésus-Christ; et l'amour qu'il a pour la justice a son effet.

IV* Prop. Sous un Dieu juste, il n'y a point de pouvoir purement arbitraire. Sous un Dieu ju.ste, il n'y a point de puissance qui soit affranchie, par sa nature, de toute loi naturelle, divine, ou humaine.

Il n'y a point au moins de puissance sur la te^re qui ne soit sujette à la justice divine.

Tous les juges, et même les plus souverains, que Dieu pour cette raison appelle des dieux, sont examinés et corrigés par un plus grand juge. «Dieu est assis au milieu des dieux, et il juge les dieux', » comme il vient d'être dit.

Ainsi tous les jugements sont sujets à révision, devant un plus au- guste tribunal. Dieu dit aussi par cette raison* : «Quand le temps en sera venu, je jugerai les justices. ^ Les jugements rendus par des jus- tices humaines repasseront devant mes yeux.

i. Ps. Lxxi, 7. 2. Ibid. 3. 3. Ibid. 5. —4. Ps. Lxxxvni, 38. 5. Ps. LXXi, 8, 9, 10, 11. 6. Ibid. 12, 13. 7. Ps. LXXXI, 1. 8.. Ps. Lxxrv, 3.

TIRÉE DE L*éCRlTURE, LIV. Vlh 187

Ainsi les jugemenis les plus souverains et les plus absolus sont, comme les autres, par rapport à Dieu, sujets à la correction; avec cette seule différence, qu'elle se fait d'une manière cachée.

Les juges de la terre sont peu at'eniifs à cette révision de leurs ju- gements; parce qu'elle ne produit point d'effets sensibles, et qu'elle est réservée à une autre vie : mais elle n'en est que ['lus terrible, puis- qu'elle est inévitable. Quand le temps de ces jugements divins sera venu, a Vous n'aurez de secours, ni du levant ni du couchant, ni des montagnes solitaires, » et des dieux retirés, d'où il descend souvent des secours cachés; « parce qu'alors Dieu est juge ', » contre lequel il n'y a point de secours.

a II a en main la coupe de sa vengeance, pleine d'un vin pur et brû- lant 2,» d'une justice qui ne sera tempérée par aucun mélange adou- cissant. Au contraire il sera mêlé d'amertume,» de liqueurs nuisibles et empoisonnantes. C'est une seconde raison pour craindre cette terri- ble révision des jugements humains : elle se fera dans un siècle la justice sera toute pure, et s'exercera dans sa pleine et inexorable rigueur, a Cette coupe est en la main du Seigneur; et il répa:iche sur celui-ci et sur celui-là,» à qui il la présente à boire. 11 la présente aux pécheurs endurcis et incorrigibles, et surtout aux juges injustes : « Il faudra l'avaler tout entière, et jusqu'à la lie. t. Et il n'y aura plus pour eux de miséricorde; en sorte que cette vengeance sera éternelle.

Art. II. Du gouvernement que Von nomme arbitraire.

Première Proposition. Il y a parmi les hommes une espèce de gouver- nement, que l'on appelle arbitraire; mais qui ne se trouve point parmi nous, dans les Etats parfaitement policés. Quatre conditions accom- pagnent ces sortes de gouvernement.

Premièrement, les peuples sujets sont nés esclaves : c'est-à-dire vrai- ment serfs; et parmi eux il n'y a poim de personnes libres.

Secondement, on n'y possède rien en propriété : tout le fends appar- tient au prince; et il n'y a point de droit de succession, pas même de fils à père.

Troisièmement, le prince a droit de disposer à son gré non-seulement des biens, mais encore de la vie de ses sujets, comme on feroit des esclaves.

Et enfin, en quatrième lieu, il n'y a de loi que sa volonté.

Voilà ce qu'on appelle puissance arbitraire. Je ne veux pas examiner si elle est licite ou illicite. Il y a des peuples et de grands empires qui s'en contentent: et nous n'avons point à les inquiéter sur la forme de leur gouvernement. Il nous suffit de dire que celle-ci est barbare et odieuse. Ces quatre conditions sont bien éloignées de nos mœurs; et ainsi le gouvernement arbitraire n'y a point de lieu.

C'est autre chose que le gouvernement soit absolu , autre chose qu'il soit arbitraire *. Il est absolu par rapport à la contrainte ; n'y ayant au-

1. Ps.LXxrv, 7. 2. Ibid. 9. 3. Ci-deT. liv. IV, art. i.

1 88 POLITIQUE

cune puissance capable de forcer le souverain, qui en ce sens est in- dépendant de toute autorité humaine. Mais il ne s'ensuit pas de que le gouvernement soit arbitraire : parce qu'outre que tout est soumis au jugement de Dieu, ce qui convient aussi au gouvernement (ju'on vient de nommer arbitraire, c'est qu'il y a des lois dans les empires contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit ; et il y a toujours ouver- ture à revenir contre, ou dans d'autres occasions, ou dans d'autres temps : de sorte que chacun demeure légitime possesseur de ses biens; personne ne pouvant croire qu'il puisse jamais rien posséder en sûreté au préjudice des lois, dont la vigilance et l'action contre les injustices et les violences est immortelle, ainsi que nous l'avdîis expliqué ailleurs plus amplement. Et c'est ce qui s'appelle le gouvernement légitime, opposé, par sa nature, au gouvernement arbitraire.

Nous ne toucherons ici que lef deux premières conditions de cette puissance qu'on appelle arbitraire, que nous venons d'exposer. Car. pour les deux dernières, elles paroissent si contraires à l'humanité et à la société, qu'elles sont trop visiblement opposées au gouvernement lé- gitime.

II* Prop. Dans le gouvernement légitime, les personnes sont libres. Il ne faut que rappeler les passages nous avons établi que le gou- vernement étoit paternel, et que les rois étoient des pères' : ce qui fait la dénomination des enfants, dont la différence d'avec les esclaves. c'est qu'ils naissent libres et ingénus.

Le gouvernement est établi pour affranchir tous les hommes de toute oppression et de toute violence, comme il a été souvent démontré'. Et c'est ce qui fait l'éclat de parfaite liberté; n'y ayant dans le fond rien de moins libre que l'anarchie . qui ôte d'entre les hommes toute prétention légitime, et ne connoît d'autre droit que celui de la force.

IIP Prop. La propriété des biens est légitime et inviolable. Ivous avons vu sous Josué la distribution des terres, selon les ordres de Moïse*.

C'est le moyen de les faire cultiver : et l'expérience fait voir que ce qui est non-seulement en commun, mais encore sans propriété légi- time et incommutable, est négligé et à l'abandon. C'est pourquoi il n'est pas permis de violer cet ordre; comme l'exemple suivant le fait voir d'une manière terrible.

IV* Prop. On propose l'histoire d'Achab roi d'Israël, de la reine Jé- zabel sa femme, et de Naboth.— «Naboth, habitant de .Jezrahel, qui étoit la ville royale, y avoit une vigne auprès du palais d'Achab roi de Samarie. Le roi lui dit : Donnez-moi votre vigne pour faire un jardin potager, parce qu'elle est voisine et proche de ma maison, et je vous en don- nerai une ailleurs; ou, s'il vous est plus commode, je vous en payerai le prix qu'elle vaut. A. Dieu ne plaise, répondit Naboth, que je vous donne l'héritage de mes pères. t> Ce qui aussi étoit défendu par la loi de Dieu. «Achab retourna à sa maison plein d'indignation et de fu-

1. Ci-dev. liv. Il, art. i -, liv. III, art. m. 2. Ci-dey. liv. I, art. in. }. Jo8. xui, XIV et seq.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. viii. 189

reur contre la réponse de Naboth; et se jetant sur son lit, il tourna le visage vers la muraille, et ne put manger.

a Jézabel, sa femme, le trouvant en cet état, lui dit : Quel est le sujet de votre affliction? et pourquoi ne mangez-vous pas? Il lui raconta la proposition qu'il avoit faite à Naboth, avec sa réponse. Jézabel lui re- partit : Vraiment vous êtes un homme de grande autorité, et un digne roi d'Israël, qui savez bien commander. Levez-vous, mangez, soyez en repos; je vous donnerai cette vigne. Elle écrivit aussitôt une lettre au nom d'Achab, et la scella de son anneau, et l'envoya aux sénateurs et aux grands, qui demeuroient dans la ville avec Naboth. Et la teneur de la lettre étoit : Ordonnez un jeûne solennel; et faites asseoir Naboth avec les premier? du peuple : suscitez contre lui deux faux témoins, qui disent : Il a parlé contre Dieu et contre le roi; quon le lapide et qu'il meure. Cet ordre fut exécuté; et les grands rendirent compte de l'exécution à Té/.abel. Ce qu'ayant appris, la reine dit à Achab : Allez, et mettez-vous en posse:>sion de la vigne de Naboth, qui n'a pas voulu consentir à ce que vous souhaitiez ; car il est mort. Achab alla donc pour se mettre en possession de cette vigne.

« Alors la parole de Dieu fut adressée à Élie le Thesbitc (son pro- phète), et il lui dit : Lève-toi, et marche au devant d'Achab qui va posséder la vigne de Naboth. et lui dis : Voici la parole du Seigneur: Tu as fait mourir un innocent ; et outre cela tu as possédé ce qui ne t'appartenoit pas. Et tu ajouteras : Mais le Seigneur a dit : En ce lieu les chiens ont léché le sang de Naboth (injustement lapidé comme criminel et blasphémateur), ils lécheront ton sang'. »

Achab crut éluder la rigueur de cette juste sentence en faisant une querelle particulière à Elie, qui avoit eu ordre de la lui prononcer, et lui disant : « M'avez-vous trouvé votre ennemi , pour me traiter de cette sorte? Oui , lui dit Elie au nom du Seigneur. Je vous ai trouvé mon ennemi, puisque vous êtes vendu (comme un esclave, à l'ini- quité) pour faire mal devant le Seigneur. Et moi, de mon côté, dit le Seigneur, j'amènerai sur toi le mal , le mal d'un juste supplice pour le mal que tu as commis injustement ; je détruirai ta postérité, et tout ce qui t'appartient, sans rien épargner; et je ne laisserai pas survivre un chien de la maison d'Achab, et tout ce qu'il y aura de plus mé- prisable en Israël. Et je ferai de ta maison comme j'ai fait de celle de Jéroboam et de celle de Baasa, deux rois d'Israël que j'ai entièrement exterminés ; puisque, comme eux, tu as provoqué ma colère , et que tu as fait pécher Israël, par tes exemples scandaleux et tes ordres in- justes. Et le Seigneur a prononcé contre Jézabel : Les chiens léche- ront le sang de Jézabel dans les champs de Jezrahel. Si Achab périt dans la ville, les chiens mangeront ses chairs ; et s'il meurt à la cam- pagne, elles seront la proie des oiseaux du ciel. »

L'Écriture ajoute, a qu'il n'y a point eu d'homme plus méchant qu'Achab, vendu pour faire mal aux yeux du Seigneur. Sa femme Jé- zabel, qu'il avoit cru dans son premier crime, le portoit au mal. « Elle

1. ni Reg. XXI, l et seq.

190 POLITIQUE

acquit tout pouvoir sw son esprit, pour son malheur; et il fut le plus malheureux comme le plus abominable de tous les rois ; « poussant l'abomination jusqu'à adorer les idoles des Amorrhéens , que le Sei- gneur avoit exterminés par l'épée des enfants d'Israël. »

En exécution de cette sentence, Achab et Jézabel périrent ainsi que Dieu l'avoit prédit. La vengeance divine poursuivit aussi , avec une impitoyable rigueur, les restes de leur sang ; et leur postérité de l'un et de l'autre sexe fut exterminée sans qu'il en restât un seul'.

Le crime que Dieu punit avec tant de rigueur, c'e«t, dans Achab et dans Jézabel, la volonté dépravée de disposer à leur gré, indépen- damment de la loi de Dieu qui étoit aussi celle du royaume, des biens, de l'honneur, de la vie d'un sujet ; comme aussi de se rendre les maî- tres des jugements publics, et de mettre en cela l'autorité royale.

Ils vouloient contraindre ce sujet à vendre son héritage. C'est ce que n'avoient jamais fait les bons rois, David et Salomon, dans le temps qu'ils bâtissoient les magnifiques palais dont il est parlé dans l'Écriture. La loi vouloit que chacun gardât l'héritage de ses pères, pour la conservation des biens des tribus. C'est pourquoi Dieu compte lui-même entre les crimes d'Achab, non-seulement qu'il avoit tué, mais encore qu'il avoit possédé ce qui ne lui pcuvoit appartenir. Ce- pendant il est expressément marqué qu'Achab offroit la juste valeur du morceau de terre qu'il vouloit qu'on lui cédât, et même un échange avantageux. Ce qui montre combien étoit réputé saint et inviolable le droit de la propriété légitime, et combien l'invasion étoit con- damnée.

Cependant Achab étoit en furie du refus de Naboth. Il en perd le boire et le manger, et compte pour rien un si grand royaume, et tant de possessions, s'il n'y ajoute une vigne pour augmenter son jardin. Tant la royauté est pauvre de soi, et tant elle est incapable de conten- ter un esprit déréglé.

Sa femme Jézabel survient, et, au lieu de guérir cet esprit malade, au contraire elle lui persuade, par des manières moqueuses, qu'il a perdu toute autorité s'il ne fait tout à sa fantaisie. Enfin, sans garder aucune forme de jugement, elle ordonne elle-même les voies de fait qu'on a vues.

Elle sacrifie encore la religion à ses injustes desseins ; elle veut qu'on se serve de celle du jeûne public pour immoler un homme de bien à la vengeance du roi, et à cette idée d'autorité qu'on fait con- sister à faire tout ce qu'on veut.

La considération étoit Naboth ne l'arrête pas. C'étoit un homme d'importance, puisqu'on le met entre les premiers du peuple. Jézabel fait semblant de lui conserver son rang et sa dignité pour le perdre plus sûrement ; et joignant la dérision à la violence et à l'injustice, à ce prix elle se croit reine, et croit rendre la royauté au roi son époux.

En même temps la justice divine se déclare. Achab est puni en

1, IV Reg. ix,x, XL

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vm. 191

deux manières : Dieu le livre au crime, pour le livrer plus justement au supplice.

Jézabel n'avoit déjà que trop de pouvoir sur ce prince, puisqu'Élie n'eut pas plutôt exterminé les faux prophètes de Baal, que le roi en donna l'avis à Jézabel, pour sacrifier un si grand prophète à la ven- geance de cette femme, autant impérieuse qu'impie '. Mais depuis qu'elle l'eut rendu maître de ce qu'il vouloit, d'une manière si détes- table, elle eut [dus que jamais tout pouvoir sur l'esprit de ce malheu- reux prince, qui se livra à tous les désirs de sa femme, comme vendu à l'iniquité.

Comme il alloit à l'abandon de crime en crime, il fut aussi précipité de supplice en supplice, lui et sa famille, tout fut immolé à une juste, perpétuelle et ixexorable vengeance. Et c'est ainsi que furent punis ceux qui vouloient introduire dans le royaume d'Israël la puis- sance arbitraire.

Cependant, au milieu de ces châtiments, la main de Dieu est si déclarée contre une famille royale. Dieu, toujours juste et toujours vengeur de la dignité des rois, dont il est la source, la conserve tout entière en cette occasion ; puisque l'injustice d'Achab n'est pas de pu- nir de mort celui qui parle contre le roi, mais d'avoir imputé un tel attentat à un homme qui est innocent. En sorte qu'il passe pour con- stant que c'est un digne sujet du dernier supplice; et que ce crime, de mal parler du roi, est presque traité d'égal avec celui de blasphé- mer contre Dieu.

Art. III. De la législation et des jugements.

Première Proposition. On définit l'un et l'autre. La loi donne la règle, et les jugements en font l'application aux affaires et aux ques- tions particulières, ainsi qu'il a été dit '.

a Si c'est véritablement, et d'un cœur sincère, que vous vantez la justice, enfants des honames , jugez droitement *. x Si vous aimez la justice dictée par la loi, mettez-la donc en pratique, et qu'elle soit la seule règle de vos jugements.

II* Prop. Le premier effet de la justice et des lois, est de conserver non- seulement à tout le corps de l'État, mais encore à chaque partie qui le compose, les droits accordés parles princes précédents. Ainsi fut conservée à la tribu de Juda la prérogative dont elle avait toujours joui, de marcher à la tête des tribus.

Ainsi celle de Lévi jouit éternellement de droits accordés par la loi, selon les favorables explications des anciens rois.

Ainsi fut conservé aux tribus de Gad et de Ruben, ce qui leur avoit été accordé par Moïse*, pour avoir passé les premiers le Jourdain.

Ainsi les Gabaonites furent toujours maintenus dans l'exécution du traité fait avec eux par Josué* ; aussi leur fidélité fut inébranlable.

i. /// Reg. XIX, 1,2. 2. Ci-devant, liv. I, art. rv. 3. Ps. LVii, 1.

4. I^um. xxxu, 33; Jos. xin, 8.-5. Ci-devant, liv. VII, art. v, xix« propos

192 POLITIQUE

La bonne foi des princes engage celle des sujets qui demeurent dans l'obéissance, non-seulement parla crainte, mais encore inviolable- ment par affection.

III* Prop. Les louables coutumes tiennent lieu de lois. Avant que David montât sur le trône, il s'étoit élevé une dispute entre les sol- dats qui avoient été au combat et ceux qui étoient restés par son ordre à garder les bagages; et ce sage prince jugea en faveur des der- niers , et prononça cette sentence ' : « La part du butin sera la même pour ceux qui auront combattu et pour ceux qui sont demeurés pour la garde des bagages, et ils partageront également. Et de ce jour, et depuis, cette ordonnance subsiste, et a été comme une loi en Israël. »

La conservation de ces anciens droits, et de ces louables coutumes, concilie aux grands royaumes une idée, non-seulement de fidélité et de sagesse, mais encore d'immortalité, qui fait regarder l'État comme gouverné, ainsi que l'univers, par des conseils d'une immortelle durée.

IV'e Prop. Le prince doit la justice ; et il est lui-même le premier juge. « Faites-nous des rois qui nous jugent , comme en ont les autres nations ^. » C'est l'idée des peuples lorsqu'ils demandent des rois à Samuel. Et ainsi le nom de roi est un nom de juge.

Quand Absalon aspira à la royauté, a il alloit à la p./rte des villes, et dans les chemins publics, interrogeant ceux qui venoient de tous côtés au jugement du roi, et leur disant : Vous me paroissez avoir raison, mais il n'y a personne préposé par le roi pour vous entendre. Et il ajoutoit : Qui m'établira juge sur la terre, afin que tous ceux qui ont des affaires viennent à moi, et que je juge justement 3?» H n'osoit dire : Qui me fera roi? la rébellion eût été trop déclarée; mais c'étoit le nom de roi qu'il demandoit sous celui de juge.

Il décrioit le gouvernement du roi son père, en disant qu'il n'y avoit point de justice; c'étoit une calomnie : et, loin de négliger la jus- tice, David la rendoit lui-même avec un soin merveilleux, a. Il ré- gnoit sur Israël; et dans les jugements, il faisoit justice à tout son peuple*. »

Nathan vint à David lui porter la plainte du pauvre, à qui un riche injuste avoit enlevé une brebis qu'il aimoit^ ; et David irrité reçut la plainte. C'étoit une parabole ; mais p-uisque la parabole se tire des choses les plus usitées, celle-ci montre la coutume de porter aux rois les plaintes des particuliers ; et David rendit justice en disant : a II rendra la brebis au quadruple ^. »

a Je suis une femme veuve, et j'avois deux fils, disoit au même Da vid cette femme de Thécué , qui s'étant querellés à la campagne, sans que personne les pût séparer, l'un a frappé l'autre et il en est mort ; et la famille poursuit son frère pour le faire punir de mort Ils me ravissent mon seul héritier, et cherchent à éteindre la seule étin- celle qui me reste sur la terre oour faire revivre le nom de mon

1. / Reg. XXX, 24 et seq 2. Ibid. vni, 5. 3. // Reg. xv, 2 et seq. 4. Ibid. vm, 15. 5. Ibid xn, l et seq. 6. Ibid. 6.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. viii. 19 j

mari. Et le roi lui répondit : Allez en repos à votre maison, et j'or- donnerai ce qu'il faudra en votre faveur '. »

Elle ajoute: « Que cette iniquité demeure sur moi et sur la maison de mon père; mais que le roi et son trône en demeurent innocents ^. >> On ne croyoit pas le roi innocent, ni son trône sans tache, s'il refu- soit de rendre justice. Aussi David répondit: « Amenez-moi vos parties, ceux qui s'opposent à vous et qui vous poursuivent; et on cessera de vous nuire 3. »

La poursuite paroissoit juste, selon la rigueur de la loi qui condam- noit à mort le meurtrier; et c'étoit le cas d'avoir recours à la grâce et à la clémence du prince, dans une cause si favorable à une mère af- fligée.

La femme pressoit David en lui disant : « Que le roi se souvienne du Seigneur son Dieu, et ne laisse pas multiplier par la vengeance le sang répandu, jj Elle ne craint point d'appeler David devant le juge des rois. Et ce juste prince approuva sa plainte, et lui dit: « Vive le Sei- gneur! il ne tombera pas un cheveu de la tête de votre fils *. »

On sait le jugement de Salomon qui lui attira dans tout le peuple cette crainte respectueuse, qui fait obéir les rois et qui établit leur empire.

V" Prop. Les voies de la justice sont aisées à connottre. Le che- min de la justice n'est pas de ces chemins tortueux, qui, semblables à des labyrinthes, vous font toujours craindre de vous perdre. « La route du juste est droite : c'est un sentier étroit et qui n'a point de détour; l'on y marche en sûreté ^ »

Un païen même disoit« qu'il ne faut point faire ce qui est douteux et ambigu. «L'équité, poursuit cet auteur, éclate par elle-même; et le doute semble envelopper quelque secret dessein d'injustice. »

Voulez-vous savoir le chemin de la justice, marchez dans le pays découvert : allez vous conduit votre vue; et « que vos yeux, comme dit le Sage ', précèdent vos pas. » La justice ne se cache pas.

Il est vrai qu'en beaucoup de points elle dépend des lois positives; mais le langage de la loi est simple : sans vouloir briller ni raffiner, elle ne veut être que nette et précise.

Comme néanmoins il est impossible qu'il ne se trouve des difficultés et des questions compliquées, le prince pour n'être pas surpris, et pour donner lieu à un plus grand éclaircissement de la vérité, y ap- porte le remède qu'on va expliquer.

VI« Prop. Le prince établit des tribunaux; il en nomme les sujets avec grand choix, et les instruit de leurs devoirs. Ainsi l'avoit pra- tiqué Moïse lui-même *, de peur de se consumer par un travail inutile.

C'est de quoi il rend compte au peuple en ces termes 9; a Je ne puis pas terminer seul toutes vos affaires ni vos procès. Choisissez parmi ■vous des hommes sages et habiles, dont la conduite soit approuvée.

I. 11 Reg. XIV, 5 et seq. 2. Ibid. 9. 3. Ibid. 10. 4. Ibid. 11. ^. is. XXVI, 7. 6. Cic. De offic. lib. I, cap. ix. 7. Prov. m, 6. 3. Exod. xviii, 15 et seq. 9. Veut, J, 12, 13 et seq.

BOSSUET. II l3

Î94 POLITIQUE

Et j'ai tiré de vos tribus des gens sages, nobles et connus; et je les ai établis vos juges, en leur disant: Écoutez le peuple, et prononcez ce qui sera juste, entre le citoyen ou l'étranger, sans distinction de per- sonnes, jugeant le petit comme le grand; parce que c'est le jugement du Seigneur, qui n'a nul égard aux personnes. Et vous me rapporterez ce qui sera de plus difficile. »

On voit trois choses dans ces paroles de Moïse: en premier lieu, l'é- tablissement des juges sous le prince; en second lieu, leur choix et les qualités dont ils doivent êti*e ornés; en troisième lieu, la réserve des affaires les plus difficiles au prince même.

Ces juges étoient établis dans toutes les villes et dans chaque tribu; et Moïse l'avoit ainsi ordonné *.

A cet exemple, nous avons vu les tribunaux établis par Josaphat 2, prince zélé pour la justice, s'il en fut jamais parmi les '-ois de Juda et sur le trône de David.

Ces tribunaux étoient de deux sortes. Il y avoit ceux de toutes les villes particulières; et il y en avoit un premier dans la capitale du royaume et sous les yeux du roi : à l'exemple, et peut-être pour per- pétuer le grand sénat des soixante et dix que Moïse avoit établi.

Nous avons aussi remarqué le soin qu'il prenoit de les instruire en personne^, à l'exemple de Moïse. Ce qui avoit deux bons effets: le pre- mier, de faire sentir la capacité du prince, ce qui tenoit tout le monde dans le devoir; et le second, de graver plus profondément dans les cœurs les règles de la justice. Dans la suite, on voit subsister parmi les Juifs ces deux sortes de tribunaux. *

Dans les actions solennelles il s'agissoit de quelque grand bien de i'État, les bons roi <î, comme .losias^. « ramassoient ensemble les sé- nateurs, tant des villes de Juda que ceux de Jérusalem. » Il apprenoit de leur concours ce qu'il falloit faire pour le bien commun, et de FÉtat en général, et des villes en particulier.

Art. IV. Des vertus qui doivent accompagner la justice.

Première Proposition. Il y en a trois principales, marquées par le docte et pieux Gerson * dans un sermon prononcé devant le roi: la constance, la prudence et la clémence. La justice doit être attachée aux règles, ferme et constante: autrement elle est inégale dans sa con- duite; et plus bizarre que réglée, elle va selon l'humeur qui la domine.

p:lle doit savoir connoître le vrai et le faux dans les faits qu'on lui expose: autrement elle est aveugle dans son application. Ce discerne- ment est un avantage qu'elle tient de la prudence.

Enfin elle doit quelquefois se relâcher: aut^ment elle est excessive et insupportable dans ses rigueurs; et cet adoucissement de la rigueur de la justice est l'effet de la clémence.

1. Deut. XTi, 18.

2. II Par. XIX, 5, 6, 7, ?• , ci-devant, liv. V, art. i, xvui*^ propos

3. Il Par. XIX, 9, 10. - •\. IV Reg. xxin. I. 5. Gerson. De just. ton), iv.

TIRéE DE L'ÉCaîTuRE, LTV. VIÎÎ. 195

La consUnce l'affermit dans les maximes, la prudence l'éclairé dans les faits; la clémence lui fait supporter et excuser la foiblesse. La con~ stance la soutient; la prudence l'applique; et la clémence la tempère.

Il" Prop. La constance et la fermeté sont nécessaires à la justice, contre l'iniquité qui domine dans le monde. Le genre humain, dès son origine, étoit devenu si criminel aux yeux de Dieu, qu'il résolut (le le perdre par le déluge : a voyant que la malice des hommes étoit grande sur la terre, et que toute la pensée du cœur humain étoit tour- née au mal en tout temps '. » Voilà cette malheureuse fermeté dans le mal, dès le commencement du monde. Cette pente naturellement in- vincible du cœur humain vers le mal, fait dire aussi que a le péché est à la porte ', y> ç'est-à-dire qu'il ne cesse de nous presser à lui ouvrir.

Toutes les eaux du déluge n'ont pu effacer une tache si inhérente au cœur humain. « Parcourez, disoit Jérémie ^, toutes les rues et tou- tes les places de Jérusalem : considérez attentivement, et voyez si vous trouverez un homme de bien et de bonne foi. » Par une fausse con- stance, ils se sont affermis dans le vice : a ils ont endurci leurs visages comme un rocher, et n'ont pas voulu revenir de leurs injustices *. »

« Malheur à moi, disoit Michée ^ il n'y a plus de saint sur la terre, la droiture ne se trouve plus parmi les hommes! chncun tend des pièges à son ami pour en répandre le sang; une chasse cruelle et barbare s'est introduite, chacun tâche de prendre non des bêtes, mais ses amis comme sa proie. Ne croyez plus un ami; ne vous fiez plus au magis- trat; ne dites point votre secret à celle qui se repose dans votre sein. Car le fils outrage son père; la fille s'élève contre sa mère; le maître a pour ennemis ceux de sa propre maison. » Toutes les familles sont divisées, et les liaisons du sang n'ont point de lieu.

Si, dans ce désordre des choses humaines, vous croyez trouver un refuge dans la justice publique, vous vous trompez. Elle n'a plus de règle ni de fermeté, a Tout ce qu'un grand ose demander, le juge se croit obligé de le lui donner comme une dette «. » Le mal est appelé bien; et il n'y a plus de loi parmi les hommes.

a. Les magistra-ts (qui dévoient soutenir les foibles) sont des lions ru- gissants qui les dévorent; les juges sont des loups ravissants, qui ne réservent pas jusqu'au matin la proie qu'ils ont prise le soir'.» Ils contentent sur-le-champ leur appétit insatiable.

C'est ainsi que sont les hommes, naturellement loups les uns aiu autres. David s'en étoit plaint le premier, a II n'y a plus de juste, di- soit-il *, il n'y a plus de juste sur la terre; il n'y a plus d'homme in- telligent, il n'y en a point qui cherche Dieu : tous se sont éloignés de la droite voie; tous sont inutiles. Il n'y a pas un homme de bien, il n'y en a pas même un seul! »

Contre ce débordement de l'iniquité il n'y a qu'une seule digue, qui est la fermeté de la justice.

1. Gen. VI, 5. 2. Ibid. rv, 7. 3. Jer. v, l. 4. Ibid. 3. 5. Mich. vn, I, 2, 5, 6. 6. Ibid. 3. 7. Soph. m, 3. 8. P.s. xni. 2, 3j Rom. r-, lo et seq.

î 96 POLITIQUE

IIP Prop. Si la justice n'est ferme, elle est emportée par ce déluge d'injustice. Si le devoir du juge est, comme dit l'Ecclésiastique ', «d'enfoncer les cabales de l'iniquité, » comme un bataillon réuni, il faut, pour accomplir ce devoir, que la justice ne soit pas seulement forte, mais encore qu'elle soit invincible et intrépide. Autrement il ar- rivera ce que disoit Isaïe *: « Le jugement recule en arrière: la justice (qui vouloit entrer, repoussée par un si grand concours d'intérêts con- traires) se tient éloignée; » et l'équité ne peut plus forcer de si grands obstacles.

Si le respect que l'on conserve pour le nom de la justice est affoibli, on ne la rend qu'à demi, et seulement pour sauver les apparences. Ainsi, disoit le prophète Habacuc ^, « l'injustice a prévalu; l'opposition à la vérité s'est rendue la plus puissante. La loi a été déchirée (on en a pris une partie et méprisé l'autre); et le jugement n'arrive jamais à sa peifection. » La justice rendue à demi n'est qu'une injustice colorée, et elle n'en est que plus dangereuse.

«La justice, disoit le Sage"", est immortelle et perpétuelle. » L'éga- lité est l'esprit de celte venu. C'est en vain que ce magistrat se vante quelquefois de rendre justice; s'il ne la rend en tout et partout, l'inéga- lité de sa conduite fait que la justice n'avoue pas pour sien, même ce qu'il fait selon les règles; puisque la règle cesse d'être règle, quand elle n'est pas perpétuelle, et ne marche pas d'un pas égal.

Au milieu de tant de contrariétés, rendre la justice, c'est une espèce de combat, « si l'on ne marche en face contre l'ennemi, et qu'on ne s'oppose pas comme une muraille (c'est-à-dire comme une digue affermie) pour la maison d'Israël, et pour le peuple de Dieu* » on est vaincu.

Il faut être par une ferme résolution , et par une forte habitude, comme une place fortifiée (et défendue de tous côtés), comme une colonne de fer, comme une muraille d'airain*' : » autrement on est bientôt forcé.

Le prince doit donc, par sa constance et par sa fermeté, rendre aisé et facile l'exercice de la justice : car les choses difficiles ne sont pas de longue durée.

IV* Prop. De la prudence, seconde vertu compagne de la justice. La prudence peut être excitée par les dehors, sur la vérité des faits, mais elle veut s'en instruire par elle-même. a Le cri contre Sodome et Gomorrhe s'est augmenté , et leurs crimes se sont multiphés jusqu'à l'excès. Je descendrai, dit le Seigneur, et je verrai si la clameur qni est élevée contre ces villes est bien fondée, ou s'il en est autremem . afin que je le sache '. »

Celui qui sait tout, et ne peut être trompé, se rabaisse, disent les saints Pères, jusqu'à s'informer; afin d'instruire les princes, sujets à tant d'ignorances et à tant de surprises, de ce qu'ils ont à faire

Il leur donne trois instructions. Premièrement, quand il dit : a J

1. EccH. vn, 6. 2. 75. Lix, 14. 3. Habacuc,!, 3,4. —4. Sap. l, 15. 5. Ezech. xm, » - 6. Jer. i, 18. 7. Gen. xvm. 20. 21.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. viii. 197

veux savoir ce qui en est, » il leur montre le désir qu'ils doivent avoir de connoître la vérité des faits dont ils doivent juger.

Secondement, en faisant connoître que le cri est venu jusqu'à lui, il leur apprend que leur oreille doit être toujours ouverte, toujours at- tentive, toujours prête à écouter ce qui se passe.

Enfin en ajoutant : c Je descendrai, et je verrai, » il leur montre qu'après avoir écouté il faut venir à une exacte perquisition, et n'as- seoir son jugement que sur une connoissance certaine.

Les rapports et les bruits communs doivent exciter le prince; mais il ne se doit rendre qu'à la vérité connue ',

Ajoutons qu'il ne suffit pas de recevoir ce qui se présente; il faut chercher de soi-même, et aller au-devant de la vérité, si nous vou- lons la découvrir. Nous l'avons déjà vu^

Les hommes, et surtout les grands, ne sont pas si heureux que la vérité aille à eux d'elle-même, ni d'un seul endroit, ni qu'elle perce tous les obstacles qui les environnent. Trop de gens ont intérêt qu'ils ne sachent pas la vérité tout entière: et souvent ceux qui les envi- ronnent s'épargnent les uns les autres, pour ainsi dire, à ia pareille. Souvent même on craint de leur découvrir des vérités importunes, qu'ils ne veulent pas savoir. Ceux qui sont toujours avec eux se croient souvent obligés de les ménager, ou par prudence ou par artifice. Il faut qu'ils descendent de ce haut faîte de grandeur, d'où rien n'ap- proche qu'en tremblant; et qu'ils se mêlent en quelque façon parmi le peuple, pour recnnnottre les choses de près, et recueillir deçà et delà les traces dispersées de la vérité.

Saint Ambroise a ramassé tout ceci en peu de mots'. « Quand Dieu dit qu'il descendra, il a parlé ainsi pour votre instruction, afin que vous appreniez à rechercher les choses avec soin. Je descendrai pour voir, c'est-à-dire : Prenez soin de descendre, vous qui êtes dans les hautes places. Descendez, par le soin de vous informer, de peur qu'é- tant éloigné, vous ne voyiez pas toujours ce qui se passe. Approchez- vous, pour voir les choses de près. Ceux qui sont placés si haut, igno- rent toujours beaucoup de choses. »

V* Prop, De la clémence, troisième vertu : et premièrement, quelle est la joie du genre humain. « La sérénité du visage du prince est la vie de ses sujets, et sa clémence est semblable à la pluie du soir * : ou si l'on veut, peut-être plus conformément au texte original, à la pluie ce de l'arrière-saison. » A la lettre, il faut entendre que la clé- mence est autant agréable aux hommes, qu'une pluie qui vient sur le soir, ou dans l'automne, tempérer la chaleur du jour, ou celle d'une saison plus brûlante, et humecter la terre que l'ardeur du soleil a des- séchée.

Il sera permis d'ajouter que comme le matin désigne la vertu, qui seule peut illuminer la vie humaine, le soir nous représente, au con-

1. ci-devant, liv. V, art, n, propos.

2. Ci-devant, liv. V, art. a, propos.

3. Ambr. de Abrah. lib. I, cap. 6, n. 47, t. I, col. 298. 4. Prov. xvi, 15.

198 POLITIQUE

traire l'état nous tombons par nos fautes; puisque c'est en effet que le jour décline, et que la raison cesse d'éclairer. Selon cette expli- cation, la rosée du matin seroit la récompense de la vertu; de même que la pluie du soir seroit le pardon accordé aux fautes. Et ainsi Salo- mon nous feroit entendre que pour réjouir la terre, et pour produire les fruits agréables de la bienveillance publique, le prince doit faire tomber sur le genre humain et l'une et l'autre rosée : en récompensant toujours ceux qui font bien, et pardonnant quelquefois à ceux qui man- quent, pourvu que le bien public et la sainte autorité des lois n'y soient point intéressés.

Nous avons vu que David, le modèle des bons rois, promit sa pro- teclion à une mère, à qui on vouloit ôter son second fils le reste de son espérance et de sa famille, en punition de la mort qu'il avoit don- née à son aîné, par un coup plus malheureux que malin'. C'est ainsi que l'équité tempère souvent la rigueur que la justice demandoit, contre celui qui avoit ôté la vie à son frère. David avoit compris que la justice doit être exercée avec quelque tempérament; qu'elle devient inique et insupportable, quand elle use impitoyablement de tous ses droits; et que la bonté, qui modère ses rigueurs extrêmes, est une de ses parties principales.

VI« Pbop. La clémence est la gloire d'un règne. Moïse, que l'Écri- ture appelle roi 2, et un roi si absolu et si rigoureux quand il falloit, est renommé comme a le plus doux de tous les hommes ^. » Naturel- lement il eût pardonné : quand il punissoit, ce n'étoit pas lui, mais la loi qui exerçoit la rigueur pour le bien commun.

a Souvenez-vous de David, et de toute sa douceur*. » C'est ce que chanta Salomon, son fils, à la dédicace du temple; et il sembloit que la clémence de David eût fait oublier toutes ses autres vertus.

Heureux le prince qui peut dire avec Job ^ : « La clémence est crue avec moi dès mon enfance, et elle est sortie avec moi du ventre de ma mère ! »

C'étoit un beau caractère donné aux rois d'Israël même par leurs en- nemis : oc Les rois de la maison d'Israël sont cléments*. »

VI1« Prop. C'est un grand bonheur de sauver un homme. « Dé- livre ceux qu'on mène à la mort : ne cesse point d'arracher ceux que l'on entraîne au tombeau '. »

C'est le plus beau sacrifice que l'on puisse offrir au Père de tous les vivants, que de lui sauver un de ses enfants; si ce n'est qu'il soit de ceux dont la vie est la mort des autres, ou par sa cruauté, ou par ses exemples.

VIII» Phop. C'est un motif de clémence que de se souvenir qu'on est mortel. <c Nous mourons tous, disoit à David cette femme sage de Thécué*, et, comme les eaux, nous nous écoulons sur la terre, sau espérance de retour; et Dieu ne veut point qu'un homme périsse;

1. Ci-devant, liv. III, art. ni, XH« propos. 2. Deut. xxxn, 5.

3. Nfim xn. 3. 4. Ps. cxxxi, 1. 5. Job. xjxi, 18.

â. /// R'i. w. 31. 7. Prov. XXIV, 11.-8. II Reg. xiv, 13, 14.

TIRÉE DE l'Écriture, jjv. vm. 199

mais il repasse en lui-même la pensée de ne perdre pas entièrement. celiii qui est rejeté. Pourquoi donc ne pensez-vous pas à rappelât" tin banni et un disgracié? »

La vie est si malheureuse d'elle-même, et s'écoule si vite, qu'il ne faut pas, s'il se peut, laisser passer dans l'accablement des jours si briefs. La mortalité nous rend foibles, et dans celte fragilité on fait aisément des fautes; il faut donc se porter à l'indulgence, et excuser les foi blesses du genre humain.

IX* Prop. Le jour d'une victoire, qui nous rend maîtres de nos en- nemis, est un jour propre à la clémence. Saiil défit les Ammonites : et ses fidèles sujets, qui virent son trône affermi par cette victoire, indignés contre ceux d'entre le peuple qui peu auparavant méprisoient le nouveau roi, disoient à Samuel ' : « sont ceux qui disoient : Est-ce que Saùl régnera sur nous? Qu'on nous les livre, et nous les ferons mourir. Saul répondit : ISul ne sera tué en ce jour, qui est un jour de salut que Dieu donne au peuple. » Et nous devons imiter sa miséri- corde.

C'est encore une raison de pardonner, lorsque Dieu livre nos enne- mis entre nos mains, par une grâce et une providence particulière.

oc Frappez-les d'aveuglement. Seigneur, i^ disoit Elisée des Syriens, qui faisoient la guerre aux Israélites ^ a Et Dieu les frappa d'aveugle- ment. » Et en cet état le prophète les mena au milieu de Samarie. «Le roi d'Israël dit à Elisée* : « Mon père, ne faut-il pas les tuer? Gardez- vous-en bien, reprit Elisée : car vous ne les avez pris ni par votre épce ni par votre arc, pour ainsi les massacrer; mais donnez-leur du pain et de Teau, afin qu'ils en prennent en liberté, et les renvoyez à leur seigneur. »

Un prince ne se montre jamais plus grand à ses ennemis , que lors- qu'il use avec eux de générosité et de clémence.

X' Prop. Dans les actions de clémence, il est souvent convenable de laisser quelque rçste de punition, pour la révérence des lois et pour l'exemple. a Vos raisons m'ont apaisé envers Absalon, » malgré l'attentat énorme qu'il a commis sur son frère Ammon, disoit David à Joab^ ce Faites donc revenir ce jeune prince dans sa maison : mais qu'il ne voie point la face du roi. Ainsi il fut rappelé dans Jérusalem; et il y demeura deux ans, sans oser se présenter devant le roi. ^

Moïse avoit donné un semblable exemple, lorsque Marie, sa sœur, devenue lépreuse pour avoir désobéi, demanda pardon à Moïse par l'entremise d'Aaron. «c Et Moïse cria au Seigneur, et le pria de la déli- vrer. Mais le Seigneur répondit : Si son père (pour quelque faute) lui avoit craché sur le visage, n'étoit-il pas juste qu'elle portât sa confu- sion du moins durant sept jours? Qu'elle soit donc éloignée du camp durant sept jours; et après elle sera rappelée ^ »

XP Prop. Il y a une fausse indulgence. Telle fut celle de David envers Amnon, sou fils aîné, dont le crime le coutnsta beaucoup*;

1. / lieq.Xl. 11, 12 13. 2. IV Reg. \1, 18. 3- îbid. 21.

4. // Reg. XIV, 21, 24, 28. 5. Num. xn, 13, K.— 6. Il Req. aIIî, 21, 28, 29

200 POLITIQUE

mais cela ne suffisoit pas, et il falloit le punir. Au lieu que, «ne vou- lant pas affliger l'esprit d'Ammon, son fils aîné, qu'il aimoit beaucoup,» il laissa son attentat impuni : ce qui causa la vengeance d'Absalon qu tua son frère.

Ce grand roi eut aussi trop d'indulgence pour les entreprises d'Ab- salon et d'Adonias. Ce dernier « s'élevoit excessivement dans la vieil- lesse de David. Ce père trop indulgent ne le reprit pas, en lui disant: Pourquoi faites-vous ainsi'. » Et son excessive facilité eut les suites qu'on sait assez.

On sait aussi l'indulgence d'Héli, souverain pontife, homme saint d'ailleurs, et la manière étrange dont Dieu le punit ^

Ce sont des fautes dangereuses, dont on voit que les gens de bien, portés naturellement à l'indulgence , ont plus à se garder que les autres hommes.

XIP Prop. Lorsque les crimes se multipliant, la justice doit deve- nir plus sévère. C'est ce qui paroît dès l'origine du monde, par cafi paroles de Lamech,de la race de Cain, à ses deux femmes Ada 8!: Sella' : a Écoutez ma voix, femmes de Lamech; prêtez l'oreille à mof discours. J'ai tué un homme pour mon malheur; et un jeune homme dont la blessure me perce moi-même. On prendra sept fois vengeance de Gain, et de Lamech septante fojs. »

Les hommes s'accoutument au crime, et l'habitude de le voir le leur rend moins horrible. Mais il n'en est pas ainsi de la justice. La ven- geance s'appe>antit sur Lamech, qui, bien éloigné de profiter de la punition de Caïn, un de ses ancêtres, et de s'éloigner du crime par cet exemple domestique, semble plutôt avoir pris Caïn pour son modèle.

La juste sévérité que Dieu fait éclater si visiblement dans les saints Livres, quand les crimes se sont multipliés, et sont parvenus jusqu'à un certain excès, <!oit être en quelque sorte le modèle de celle des princes dans le gouvernement des choses humaines.

Art. v. Les obstacles à la justice.

Première Proposition. Premier obstacle : la corruption et les pré- sents. — oc N'ayez point d'égard aux personnes ni aux présents, car les présents aveuglent les yeux d-^.s sages, et changent les paroles des justes ^ »

Moïse ne dit pas, ils aveuglent les yeux des méchants, et ils en chan- gent les paroles. Il dit : Ils aveuglent les yeux des sages, et ils chan- gent la parole des justes. Auparavant, le juge parloit bien : le présent est venu, et ce n'est plus le même homme : une nouvelle jurisprudence, que son intérêt lui fournit, le fait changer de langage. Ce ne sont pas toujours les grands présents qui produisent cet effet; les petits, donnés à propcs, marquent quelquefois un secret empressement d'amitié, qui incline et gagne le cœur.

1. TU Reg. i, 5, 6.-2. / Reg. m, 13 j IV, 14 et seq. - 3. Gen. rv, 23, 24 i.. Deut. XVI, 19.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. vm. 201

Ceux qui sont, par leur (Jignité, au-Jessus de ce genre de corrup- tion, ont d'autres présents à craindre, les louanges et les flatteries. Qu'ils se mettent bien dans l'esprit cette parole du Sage ' : a Ne louez point l'homme avant sa mort. » Toute louange donnée aux vivants est suspecte. «Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre'.» Ne soyez point le jouet d'un subtil flatteur.

Les services rendus à l'État sont encore une autre manière de sé- duire les rois. « Ne regardez point les personnes, » dit le Seigneur. Les services demandent une autre sorte de justice, qui est celle de la ré- compense. Prince, vous la devez; mais ne payez pas cette dette aux dé- pens d'autrui.

II* Prop. La prévention : second obstacle. C'est une espace de folie qui empêche de raisonner. « Le fou n'écoute pas les paroles du prudent^, » et ne veut entendre autre chose que ce qu'il a dans son cœur.

L'homme prévenu ne vous écoute pas; il est sourd : la place est rem- plie . et la vérité n'en trouve plus.

Salomon opposoit à la prévention cette humble prière : a Donnez à votre serviteur un cœur docile. Et Dieu lui donna un cœur étendu comme le sable de la mer\» capable de tout.

L'esprit du prince doit être une glace nette et unie, tout ce qui vient, de quelque côté que ce soit, est représenté comme il est, selon In vérité. Il est dans un parfait équilibre; il ne se détourne ni à droite ni à gauche*. C'est pour cela que Dieu l'a mis au faîte des choses hu- maines; afin que, libre des attaques qui lui viendront de ce qu'il a au- dessous de lui, il ne reçoive des impressions que d'en haut, c'est-à- dire de la vérité. «Apprenez-moi, Seigneur, la vérité, la discipline, et la science *. »

Il y a deux moyens d'éviter les préventions. L'un est de considérer que nos jugements seront revus par celui qui dit : « Je jugerai les jus- tices'. » Entrez dans l'esprit du juge supérieur, et dépouillez-vous de vos préventions.

L'autre moyen : «Jugez du prochain par vous-même*. » Ainsi sorti de vous-même, vous jugerez purement, et vous ferez comme vous voudriez qu'on vous fit.

m* Prop. Autres obstacles : la paresse et la précipitation. * Ayez les yeux dans votre tête. Soyez attentif : et que vos paupières précè- dent vos pas 9. » Donnez-vous le temps de considjérer : ne précipitez pas votre jugement; ne craignez pas la peine de penser. «L'homme impatient ne peut rien faire à propos, et n'opère que des folies'". »

A la paresse et à la précipitation, le prince doit opposer l'attention et la vigilance. Nous avons déjà traité cette manière ", et il est inutile de la répéter ici.

IV' Prop. La nitié et la rigueur. N'ayez pitié de personne en ju-

1. Eccli. XI, 30. 2. Sap. i, 1. 3. Prov. x\'ni, 2. 4. /// Reg. m, 9; iv, 29. 5. Deut. v, 32. 6. Ps. cxviii, 66 7. Ps. Lxxiv, 3. 8. Eccli. XXXI, 18. 9. Eccles. ii, ik; Prov v, 25. 10. Ibid. XIV, 17. 11. Ci-devant, liv. V, art. n, u" propos.

*0i POLïTIQUfî

gement, pas même du pauvre. Kous l'avons déjà vu. < Rendez impi- toyablement œil pour œil, dent pour dent, plaie pour plaie*.» Tournez votre pitié d'un autre côté. C"est de l'oppressé, et du peuple qui souf- fre parles hommes injustes et violents, qu'il faut avoir compassion.

D'autres penchent toujours à la rigueur. Mais vous, prince, ne vous détournez ni à droite ni à gauche. On se détourne vers la gauche, lors- qu'en tendant au relâchement et à la mollesse, on affoiblit la sévérité de la loi. On ne fait pas mieux en se détournant vers la droite, c'est-à- dire, en poussant trop loin la rigueur des lois.

Le zèle de trouver le tort, fait souvent qu'on le donne à qui ne l'a pas. On veut déterrer les auteurs des crimes; et plutôt que de les lais- ser impunis, on en charge l'innocent. La justice alors devient une op- pression. Mais ie Sage a dit : «Celui qui absout l'impie, et celui qui condamne le juste, l'un et l'autre est abominable devant Dieu 2. »

V* Prop. La colère. La cogère est une passion des plus indignes du prince. On doit s'exercer à la vaincre quand on aimela justice, dont elle est l'ennemie, a L'homme patient est préféré au courageux : et celui qui surmonte sa colère vaut mieux que celui qui prend des villes ^ »

L'empereur Théodose le Grand avoit bien compris cette maxime du Sage. Ce prince tant de fois victorieux, et illustre par ses conquêtes, encore qu'il fût naturellement d'une colère impétueuse, profita si bien des conseils de j^aint Ambroise, qu'à la fin, comme dit ce Père*, il se tenoit obligé quand on le prioit de pardonner; et quand il étoit ému par un sentiment plus vif de la colère, c'étoit alors q'uil se portoit plus iacilement à la clémence.

VP Pbop. Les cabales et la chicane. a Rompez les liaisons des impies (des hommes injustes) : ne permettez pas qu'on accable l'in- nocent; et ôtez-lui cette charge trop pesante à ses épaules*. »

Soyez en garde contre la protection que trouvent les richesses. N'a- bandonnez pas le pauvre sous prétexte qu'il n'a personne qui prenne en main sa défense. C'est l'effet du crédit et de la cabale. « Le riche a fait quelque outrage un innocent), et il frémit. Il est le premier à se plaindre et à menacer. Le pauvre, au contraire, quoique offensé et outragé, n'osera ouvrir la bonche*. » Veillez donc et pénétrez le forrd des choses, vous qui aimez la justice.

Pour les chicanes , il est écrit ' : « Qui aime les procès , aime sa ruine.» Et la justice les doit réprimer, pour son propre bien, aussi bien que pour celui des autres.

VIP Prop. Les guerres, et la négligence. Trop occupé de la guerre, dont l'action est si vive, on ne songe point à la justice. Mais il est écrit de David, au milieu de tant de guerres, et pendant qu'il combattoit les Moabites, les Ammonites, les Syriens, les Philistins, les Iduméens, et tant d'autres ennemis : « David faisoit jugement et justice à tout son

i Exnd. XXI, 24. —2. Prov. xvn, ir.. - 3. Ibid. xvr. 32.

4 .A.mbr. De obtta Theodos. orat. n 13 t. II, col l'îoî. 5. Is. Lvm. 6

6. Eccli. xni, 4. 7. Prov. xvn, 19.

TlRéE DE L'éCRITaRE, LIV. VIII. i!03

peuple'.» C'est régner vériatablement, que de faire régner la justice au L«ilieu du tumulte de la guerre, en sorte qu'elle ne manque à qui que ce soit.

On est soigneux ordinairement d3 rendre la justice dans les grands lieux et on la néglige dans les villages, et dans les lieux d/'serts. Au contraire Isaïe écrit d'un bon roi, c'est Ézéchias dont il parle : «qu'en son temps le jugement habitoit dans la solitude, et que la justice tenoit sa séance dans les grands lieux'.» qu'il appelle le Carmel, selon l'usage de la langue sainta. La justice éclairoit jusqu'aux lieux les plus écartés : les pauvres senloient son secours, et l'abondance ne corrompoit point ceux qui la rendoient.

VIII» Prop. 11 faut régler les procédures de la justice. «Vous pour- suivrez justement ce qui est juste^. » Ce n'est pas assez d'avoir bon droit, il faut encore le poursuivre par les bonnes voies, sans fraude, sans détour, sans violence, sans se faire justice à soi-même; mais ea l'atteadaiit de la puissance publique.

LIVRE NEUVIÈME.

DES SECOURS DE LA ROYAUTÉ. LES ARMES; LES RICHESSES, OD LES FINANCES; LES CONB^;»^.

Article premier. De la guerre et de ses justes motifs j généraux et particuliers.

Première Proposition. Dieu forme les princes guerriers. C'est ce qui fait dire à David : a Béni soit le Seigneur mon Dieu qui donne (ie la force à mes bras pour le combat, etforme mes mains à la guerre^' »

II' Prop. Dieu fait un commandement exprès aux Israélites de faire la guerre. Dieu ordonne à son peuple de faire la guerre à certaines nations.

Telles étoient les nations dont il est écrit*: a Vous détruirez devant vous plusieurs nations: le Hélhéen, le Gergéséen, l'Amorrhéen, le Chananéen, le Phéréséen, le Hévéen, et le Jébuséen : sept nations plus grandes et plus fortes que vous ; mais Dieu les a livrées entre vos mains, afin que vous les exterminiez de dessus la terre. Vous ne fe- rez jamais de traités avec elles, et vous n'en aurez aucune pitié. »

Et encore : « Vous ne ferez jamais de paix avec elles : et vous ne leur ferez aucun bien durant tous les jours de votre vie, dans toute l'éternité*. » Voilà une guerre à toute outrance, à feu et à sang, irré- conciliable, commandée au peuple de Dieu.

C'est pourquoi Saill est puni sans miséricorde, et privé de la royauté,

1. // Reg. vin, 15. 2. Is. xxxii, 16. 3. Deut. ivi, 20.— 4. Ps. cii.in. ». 5. Deut. vn, l, 2- - 6. Ibid. xxin, 6.

204 POLITIQUE

pour avoir épargné les Amalécites', un de ces peuples chananéens maudits de Dieu,

IIP Prop. Dieu avoit promis ces pays à Abraham et à sa postérité. Ce sont les peuples dont le Seigneur avoit promis à Abraham de lui donner le pays , par ces paroles^ : « Lève les yeux et regarde depuis le lieu tu es. Je te donnerai toute la terre qui est devant toi, au midi et au nord, vers l'orient et vers l'occident, pour être ton héri- tage éternel et incommutable, et celui de ta postérité. »

Et encore : « Dieu fait un traité d'alliance avec Abraham, et lui dit* : Je donnerai à ta postérité toute cette terre, depuis le Nil qui arrose l'Egypte, jusqu'au grand fleuve d'Euphrate: les Cinéens,les Héthéens, les Amorrhéens, » et les autres qu'on vient de nommer.

IV'= Prop. Dieu vouloit châtier ces peuples, et punir leurs impiétés.

C'étoient des nations abominables, et dès le comoaencement adon- nées à toutes sortes d'idolâtrie, d'injustices et d'impiétés; race mau- dite depuis Cliam et Chanaan, à qui la malice avoit passé en nature, par ses habitudes corrompues. Comme il est écrit dans le livre de la Sagesse*: « Seigneur, vous les aviez en horreur, parce que leurs ac- tions étoient odieuses, et leurs sacrifices exécrables. Ces peuples im- moloient leurs propres enfants à leurs dieux; ils n'épargnoient ni leurs hôtes ni leurs amis; et vous les avez perdus par la main de nos ancê- tres, parce que leur malice étoit naturelle et incorrigible. »

Telseloient, dit le Saint-Esprit dans ce divin livre, les anciens habi- tants de la terre sainte. Et c'est pourquoi Dieu les en chassa par un juste jugement, pour la donner aux Israélites.

Prop. Dieu avoit supporté ces peuples avec une longue patience.

« Les iniquités des Amorrhéens ne sont pas encore accomplies, » dit le Seigneur à Abraham ^

Quelque volonté qu'il eût de donner à un serviteur si fidèle et si chéri l'héritage qu'il avoit promis à sa foi, il en suspend la donation actuelle, par un conseil de miséricorde.

Mais encore combien durera ce délai? Quatre cents ans, dit-il^; pen- dant lesquels il exerce la patience de son peuple, et attend ses enne- mis à la pénitence. En attendant, dit-il, « Tes enfants seront affligés quatre cents ans. » Tant il a de peine à déposséder de leur terre des peuples méchants et maudits.

Arbitre de l'univers! qui vous obligeoit à tant de ménagements, vous qui ne craignez personne? comme il est marqué dans le livre de la Sagesse'. « Etqu'avoit-on à vous dire, quand vous eussiez fait périr une des nations que vous aviez faites? Mais c'est que vous voulez mon- trer qu& vous faites tout avec justice, et que plus vous êtes puissant, plus vous aimez à pardonner. »

VP Prop. Dieu ne veut pas que l'on dépossède les anciens habitants des terres, ni que l'on compte pour rien les liaisons du sang. Quoi-

1. 1 Eeg. XV, 7, 8. 9 et seq.- 2. Gen. xni, 14, 15. - 3. Ibid. xv, 18 et seq. 4. Sap. xn, 3, 4, et seq. 5. Gen. xv, 16. 6. Ibid. 13. 7. Sap. xn, 12, 13, 14, 15. 16.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 205

que maître absolu de toute la terre pour la donner à qui il lui plaît, Dieu ne se sert pas de ce droit et de ce domaine souverain, pour dé- posséder de leur pays les peuples qui en avoient la jouissance paisible ; et il ne les en dépouille, pour le donner à son peuple, que par un justa châtiment de leurs crimes.

C'est par cette raison qu'il donne cet ordre exprès aux Israélites' : oc Vous passerez par les confins de vos frères, les enfants d'Ésaû, qui occupent le mont de Séir, et qui seront effrayés de votre passage. Mais prenez garde soigneusement de ne faire aucun mouvement contre eux. Car je ne vous donnerai aucune parcelle de cette montagne que j'ai donnée en possession aux enfants d'Êsaû: pas njôrne autant qu'en pourroit couvrir le pas d'un homme. » Vous garderez avec eux toutes les lois du commerce et de la société. « Vous achèterez leurs vivres argent comptant, et leur payerez jusqu'à l'eau que vous puiserez dans leurs puits, et que vous boirez (dans un pays elle est si rare). Vous ne passerez point sur leurs terres, mais vous prendrez un chemin détourné. » de peur d'avoir occasion de querelle avec eux.

a Usez-en de même avec les Moabites et les Ammonites, » descen- dants de Lot, cousin d'Abraham, et comme lui sorti de Tharé, leur père commun. « Ne combattez point contre eux; car je ne vous don- nerai aucune partie de leur terre, parce que je l'ai donnée aux enfants de Lot'. »

Les anciens habitants de ces terres, que Dieu avoit données aux en- fants d'Êsaû et à ceux de Lot, sont appelés des géants, et d'autres noms odieux^, qui, dans le style de l'Écriture, signifient des hommes robustes et de grande taille, mais sanguinaires, injustes, violents, oppresseurs et ravisseurs. Et l'Écriture le marque, pour montrer que Dieu les avoit livrés à une juste vengeance, quand il les chassa de leurs terres; encore que ce ne fût pas avec un commandement aussi exprès, et une providence aussi particulière, qu'il la fit paroilre à son peuple dans la conquête de la terre sainte.

En un mot. Dieu veut que l'on regarde les terres comme données par lui-même à ceux qui les ont premièrement occupées, et qui en sont demeurés en possession tranquille et immémoriale; sans qu'il soit permis de les troubler dans leur jouissance, ni d'inquiéter le repos du genre humain.

Dieu veut aussi que l'on conserve le souvenir de la parenté, et des origines communes, si éloignées qu'elles soient.

Ainsi, quelque éloignés que fussent les Israélites de Lot et d'Ésaii, et même sans considérer qu'Ésaù avoit été un mauvais frère; il veut toujours qu'on se souvienne des pères communs, et qu'Ésaû, comme Jacob, venoit d'Isaac : parce qu'il est le père et le protecteur de la société humaine; et qu'il veut faire respecter aux hommes toutes les liaisons du sang, pour rendre, autant qu'il se peut, la guerre odieuse par toute sorte de titres.

1. Deut. 11, 4, 5, 6 ; H Par. xx, lo.— 2. Veut. li, 9, 19. 3. Ibid. 10, il, 12, 19, 2? n seq.

205 POLITIQUE

VIP Prop. Il y a d'autres justes motifs de faire la guerre, les actes d'hostilité injustes, le refus du passage demandé à des conditions équi- tables, le droit des gens violé en la personne des ambassadeurs. Ou- tre le motif du commandement exprès de Dieu comme juste juge, qui ne paroît qu'une fois dans l'Écriture, en voici encore d'autres.

Quatre lois conjurés entrèrent dans le pays du roi de Sodome, du roi de Gomorrhe, et de trois autres rois voisins ^ Les agresseurs furent victorieux, et se retîroient chargés de butin, et emmenant leurs cap- tifs, parmi lesquels étoit Lot, neveu d'Abraham, qui demeuroit dans Sodome. Mais Dieu lui avoit préparé un libérateur. Son oncle Abraham poursuivit ces ravisseurs, les tailla en pièces; ramena Lot. les femmes captives avec un peuple innombrable et tout le butin. Dieu ngréa sa victoire, et le fit bénir par son grand pontife, le célèbre Melchisédech, la plus excellente figure de Jésus-Christ.

Og, roi de Basan, vint aussi à main armée à la rencontre des Israé- lites, pour les attaquer; et ils le taillèrent en pièces, comme un agres- seur injuste, et lui prirent soixante villes, malgré la hauteur de leurs murailles et de leurs tours^.

Aussi ne doit-on pas épargner les agresseurs injustes. Et pour le refus du passage, le traitement rigoureux, mais juste, qu'on fit à Sé- hon, roi d'Hésébon, est un exemple bien remarquable.

a Les Israélites envoyèrent des ambassadeurs à Séhon, roi d'Hésé- bon' pour lui faire cette paisible légation : Nous passerons par votre terre, mais nous ne prendrons aucun détour suspect, ni à droite ni à gauche : nous marcherons dans le grand chemin. Vendez-nous nos aliments, et jusqu'à l'eau que nous boirons, nous ne vous demandons que le seul passage. »

Pour le rassurer davantage, on lui propose l'exemple de la conduite qu'on avoit tenue avec les autres peuples'' : « C'est ainsi qu"en ont usé les enfants d'Ésaii et des Ammonites. Nous ne voulons point arrêter; et nous ne voulons que venir jusqu'au Jourdain, îl la terre qxie Dieu nous a donnée. »

Le grand chemin est du droit des gens pourvu qu'on n'entreprenne pas le passage par la force, e: qu'on le demande à condition équi- table. Ainsi on aéclara justement la guerre à Séhon, dont Dieu endur- cit le cœur, pour ensuite lui refuser tout pardon; et il fut mis sous ie joug.

Voilà donc deux justes motifs de faire la guerre : l'injuste refus du passage démandé à des conditions équitables, et l'hostilité manifeste qui vous rend agresseur injuste.

Il faut reporter à ce dernier motif ce qu'a fait le peuple de Dieu pour s'affranchir d'un joug injustement imposé, pour venger sa liberté opprimée, et pour défendre sa religion par l'ordre exprès de Dieu. Et telt a été le motif des guerres des Machabées; ainsi qu'il a été rapporté ailleurs =•.

1. Gen. XIV, 1 et seq. 2. Deut. m, 1, 2 et seq.— 3. ttid. ii, 26, 27, 28. 4. Ibid. 29. 30. .«; ci-iievant, liv. VI, art. m, u* proDos

TIRÉE DE l'Écriture, liv. zx. 207

Enfin celui du droit des gens violé en la personne des ambassadeurs, est un des plus importants.

a isaas. roi des Ammonites, étant mort, et son fils étant monté sur le trône, David dit : « Je montrerai de l'amitié à Hanon, comme son père m'en a fait paraître*. » Les Ammonites, qui connoissoient peu le cœur généreux et reconnoissant de David, persuadèrent à leur roi que ces ambassadeurs étoient des espions, qui yenoient reconnoîtrc le foible de la place, et exciter les peuples à la rébellion. Ainsi il leur fit un traitement indigne; et sentant combien ils avoient offensé Da- vid, ils se liguèrent contre lui avec les rois voisins. Mais David en- voya contre eux Joab , avec une armée, et marcha lui-même en per- sonne, pour achever cette guerre, qui lui fut heureuse.

C'est à quoi se réduisent les motifs de la guerre qu'on nomme étrangère, qui sont marqués dans l'Écriture.

Art. II. Des injustes motifs de la guerre.

Première Proposition. Premier motif : les conquêtes ambitieuses.— Ce motif paroît bientôt après le déluge en la personne de Nemrjr? , homme farouche, qui devient, par son humeur violente, le premier des conquérants 2. Mais il est expressément marqué, qu'il étoit des enfants de Chus, fils de Ch;.m, le seul des enfants de Noé qui ait mé- rité d'être maudit par son père.

Le titre de conquéra;,t prend naissance dans cette famille : et l'R- criture exprime cet événement, en disant a qu'il fut le premier puis- sant sur la terre; » c'est-.ù-dire. qu'il fut le premier que l'amour de l?. puissance porta à envahir L^s pays voisins.

Il' Prop. Ceux qui aiment la guerre, et la font pour contenter len»" ambition, sont déclarés ennemis de Dieu. « Je redemanderai votre sang de la main de toutes les bêtes, et de celles de tous les hommr^ qui auront répnndu le sang humain, qui est celui de leurs frères. Q:.;^ répandra le sang humain, son san; sera répandu; parce que l'homme est fait à l'image de Dieu 3. »

Dieu a tant d'iiorreur des meurtres, et de la cruelle effusiLn du sang humain, qu'il veut en quelque façon qu'on regarde comme cou- pables jusqu'aux bètes qui le versent. Il sembleroit, à entendre cas paroles, que Dieu voudroit obliger les animaux farouches à respecter l'ancien caractère de domination qui nous avoit été dopné sur eux. quoique presque effacé par le péché. Le violement en est réputé aux bêtes comme un attentat : et c'est une espèce de punition il 1«; assujettit, de les rendre si odieuses, qu'on ne cherche qu'à les pren- dre et à les faire mourir.

La raison de cette défense est admirable : a C'est, dit-il, que l'homma est fait à l'image de Dieu. » Cette belle ressemblance ne peut trop pa- roître sur la terre. Au lieu de Ja. diminuer par les meurtres. Dieu veut

1. II Reg. X, I, 2 et seq. - 2. Ge' . x, 8, 9, 10, II. 3. Ibirl. ix, 5, 6.

208 POLITIQUE

au contraire que les hommes se multiplient : a Croissez, leur dit-il', et remplissez la terre. »

Que si ravir à un seul homme le présent divin de la vie, c'est at- tenter contre Dieu, qui a mis sur l'homme l'empreinte de son visage; combien plus sont détestables à ses yeux ceux qui sacrifient tant de millions d'hommes et tant d'enfants innocents à leur ambition!

III* Prop. Caractère des conquérants ambitieux, tracé par le Saint- Esprit. Après que Nabuchodonosor, roi de Ninive et d'Assyrie, eut défait et subjugué Arphaxad, roi des Mèdes^. c son empire fut élevé, et son cœur s'enfla : et il envoya à tous les peuples qui habitoient dans la Cilicie, à Damas, vers le Liban et le Carmel, aux Arabes, aux Ga- liléens, dans les vastes plaines d'Esdrélon, aux Samaritains, et aux feùvirons du Jourdain, et à toute la terre de Jessé jusqu'aux limites de l'Ethiopie. Il dépêcha ses envoyés à tous ces peuples, pour les obliger de se soumettre à sa puissance. Mais ces nations (jalouses de leur li- berlé ) renvoyèrent ses ambassadeurs les mains vides, et sans leur renire aucun honneur. Alors le roi d'Assyrie entra en indignation, et jura qu'il se défendroit contre tous ces peuples, » ou plutôt qu'il se yengeroit de leur résistance.

Voilà le premier trait d'un conquérant injuste. Il n'a pas plutôt sub- jjgué un ennemi puissant, qu'il croit que tout est à lui ; il n'y a peu- p'«e qu'il n'oppresse : et si on refuse le joug, son orgueil s'irrite. Il ne parle point d'attaquer, il croit avoir sur tous un droit légitime. Parce qi'il est le plus fort, il ne se regarde pas comme agresseur; et il ap- pjUe défense le dessein d'envahir les terres des peuples libres. Comme ti c'étoit une rébellion de conserver sa liberté contre son ambition, il ne parle plus que de vengeance; et les guerres qu'il entreprend ne î'ii paroissent qu'une juste punition des rebelles.

Il passe outre: et non content d'envahir tant de pays qui ne relèvent do lui par aucun droit , il croit ne rien entreprendre digne de sa grandeur, s'il ne se rend maître de tout l'univers. C'est la suite du caractère de cet injuste conquérant. « La parole fut répandue dans le palais du roi d'Assyrie, qu'il se défendroit et se vengeroit. Et appelant ■ces vieux conseillers, ses capitaines et ses guerriers, il leur déclara, dans une assemblée tenue exprès en particulier avec eux, que sa vo- lonté étoit de soumettre à son empire toute la terre habitable '. v

Ce n'étoit point un conseil qu'il demandoit à cette grande assem- blée, il n'a pour conseil que son orgueil indomptable : et, sans consul- ter davantage, pour en venir à l'exécution", « Il donne ses ordres à Koloferne, chef général de sa milice (grand homme de guerre) : et d.t-il, ne pardonne à aucun royaume, ni à aucune place forte: que vos yeux ne soient touchés d'aucune pitié, et que tout fléchisse sous ma loi ♦. »

C'est le second trait de cet orgueilleux caractère. Ce superbe roi n'a pas besoin de conseil ; l'assemblée de ses conseillers n'est qu'une céré-

1. Gen. TX, 7. 2. Judith, i, 5, 6 ftt seq. —3. Judi'h. u, I. 2,3.

TIRÉE DE l'Écriture, livre ix. 209

monie, pour décl?.rer d'une manière plus solennelle ce qui est déjà ré- solu, et pour mettre tout en mouvement.

Mais voici un dernier trait. C'étoit de ne respecter ni connoître ni Dieu, ni homme, et de n'épargner aucun temple, pas même celui du vrai Dieu, qu'il eût voulu mettre en cendres avec tous les autres, au milieu de Jérusalem. Car « il avcit commandé à Holoferne d'extermi- ner tous les dieux, afin qu'il n'y eût de Dieu que le seul Nabuchodo- nosor, dans toutes les terres que ses armes auroient subjuguées'. »

Cela se fait en deux manières : ou en s'attribuant ouvertement les honneurs divins, ainsi qu'il est arrivé presque à tous les conquérants du paganisme : ou par les effets, lorsque avec un orgueil outré, sans songer qu'il y ait un Dieu, on se rapporte ses victoires à soi-même, à sa force, et à ses conseils, et que l'on semble dire en son cœur: a Je suis un dieu, » et je me suis fait moi-même : comme il est écrit dans le prophèlc ^

Ou, pour répéter les paroles d'un autre Nabuchodonosor ' : « N'est- ce pas cette grande Babylone, que j'ai bâtie dans la force de ma puissance, et dans l'éclat de ma gloire, pour être le siège de mon em- pire? » Sans songer qu'il y a un Dieu, à qui on doit tout.

Tel est le caractère des conquérants ambitieux, qui, enivrés du suc- cès de leurs armes victorieuses, se disent les maîtres du monde, et que leur bras est leur dieu.

IV* Prop. Lorsque Dieu semble accorder tout à de tels conquérants, il leur prépare un châtiment rigoureux. « J'ai donné toutes les ter- res et toutes les mers à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon servi- teur <, » et ministre de mes justes vengeances. Ce n'est pas à dire qu'il les ait données afin qu'il en fût le légitime possesseur : c'est-à-dire que, par un secret jugement, il les a abandonnées à son ambition, pour les occuper et les envahir. Rien n'échappera de ses mains : « et jusqu'aux oiseaux du ciel (c'est-à-dire ce qu'il y a de plus libre), y tombera *. »

Voilà en apparence une faveur bien déclarée : mais le retour est terrible, a Le marteau qui a brisé les nations do l'univers, est brisé lui-même^. Le Seigneur a rompu la verge dont il a frappé le reste du monde d'une plaie inemédiable'. Je tombe sur toi, ô superbe ! dit le Seigneur des armées : ton jour est venu, et le temps tu seras visité (par la justice divine). Dieu renversera Babylone, comme il a fait Sodome et Gomorrhe, et ne lui laissera aucune ressource*. Il n'y a plus de remède à ses maux; son jugement est monté jusqu'aux cieux, et a percé les nues^. v

V* Prop. Second injuste motif de la guerre : le pillage. Ainsi sar- raèrent les quatre rois dont on vient de parler'": et ils enlevèrent le liche butin, et les captifs qu'Abraham délivra.

Si l'on souffre de telles guerres, il n'y aura plus de royaume ni Je

1. Judith, ni, 13. 2. Ezech. xxvm, 2, 9.-3. Dan. rv, 27. 4. Jerern. xxvii, P. 5. Dan n, 38. 6. Jerem. L, 23. 7. .'». ■^•\. •>. 6. 8. Jerem. l, 31, 40. 9. Ibid. li, 9. 10. Gen. XIV, 9, ii, 12 ; Ci-devant, art. i; vn^ Propos.

Il 14

210 POLITIQUE

province tranquille. C'est pourquoi Dieu oppose à ces ravisseurs la magnanimité d'Abraham, qui ne se réserve rien du butin qu'il avolt recous, que ce qui appartenoit à ses alliés, compagnons de son entre- prise. Et au surplus, il ne veut pas que personne se pût vanter sur la terre « d'avoir enrichi Abraham '. »

Souvent aussi Dieu livre ceu*x qui pillent à d'autres pillards. Écou- tez Isaïe 2. « Malheur à vous qui pillez ! ne serez-vous pas pillés vous- mêmes? Et vous qui méprisez (toutes les lois de la justice, et croyez pouvoir tout voler impunément), ne serez-vous pas méprisés par quel- que autre plus puissant que vous? Oui, quand vous aurez cessé de piller, on vous pillera. Et quand, las de combattre, vous cesserez de mépriser vos ennemis (au milieu des périls d'une guerre injuste), vous tomberez dans le mépris. !>

VI» Prop. Troisième injuste motif : la jalousie. « Isaac s'enrichit, et sa puissance alloit toujours croissant, jusqu'à ce qu'il devint très- grand : et alors les Philistins, lui portant envie, exercent contre lui des hostilités et des violences injustes. Et le loi du pays lui fit dire : Retirez-vous, parce que vous êtes devenu beaucoup plus puissant que nous^. »

Quoique cette raison de lui nuire fût basse et injuste, il céda pour le bien de la paix, se retirant dans le voisinage : et l'affaire se termina par un traité de paix solennel, ses ennemis reconnurent le tort qu'ils avoient, et le bon droit d'Isaac.

VII" Prop. Quatrième injuste motif: la gloire des armes, et la dou- ceur de la victoire. Premier exemple. Il n'y a rien de plus flatteur que cette gloire militaire : elle décide souvent d'un seul coup des cho- ses humaines, et semble avoir une espèce de toute-puissance, en for- çant les événements- et c'est pourquoi elle tente si fort les rois de la terre. Mais on va voir combien elle est vaine.

Amasias, roi de Juda, avoit remporté des victoires signalées contre i'Idumée, et en avoit pris les forteresses les plus renommées. Enflé de ce succès, a il envoya des ambassadeurs à Joas, roi d'Israël, pour lui dire<: Venez, et voyons-nous main armée; éprouvons nos forces). Joas (plus modéré) lui fit répondre: Vous avez prévalu contre les en- fants d'Édom, et votre cœur s'est enflé; contentez-vous de cette gloire, et demeurez en repos. Pourquoi voiilez-vous vous attirer un grand mal, et tomber vous et votre peuple sous ma main? Amasias n'acquiesça pas à ce sage conseil. Le roi d'Israël marcha; ils se virent, comme Amasias l'avoit proposé, à Bethsamès, ville de Juda. Ceux de Juda fu- rent battus et prirent ia fuite; Joas prit Amasias, et le ramena dans Jérusalem, et fit démolir quatre cents coudées de murailles de cette ville royale, et en enleva tout l'or et tout l'argent qui s'y trouva, et tous les vaisseaux de la maison du Seigneur (de celle d'Obédédom, •'arche avoit reposé du teriips de David) et du palais, et prit des otages, et retourna à Samarie. n Tel fut le fruit de la querelle que fit Amasias

'. ^.;». XIV, -zô. '.;. - 2. Is. xxxni, i. 3. Uen. xxvi, 12, 13 ei seq. 4. IV Reg. ïiv, 7,8 et »eq.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 211

à Joas, sans autre sujet que celui d'une vaine gloire, et de faire pa- roître ses forces, et le courage des siens.

VIIλ Prop. Second exemple du même motif, qui fait vot combien la tentation en est dangereuse. « Néchao, roi d'Egypte, marcha en bataille contre les Charcamites le long de l'Euphrate, et Josi;is alla k sa rencontre '. Mais Néchao lui envoya des ambassadeurs pour lui dire : Qu'ai-je à démêler avec vous, roi de Juda? Ce n'est pas à vous que j'en veux; j'attaque un autre pays, Dieu m'a commandé de mar- cher en diligence; ne combattez plus contre Dieu qui est avec moi, de peur que je ne vous fasse périr. Josias ne voulut point s'en retourner; mais il se mit en état de faire la guerre, et ne voulut point écouter iSéchao, qui lui parloit de la part de Dieu. Il s'avança donc pour com- battre dans la plaine de Mageddo. Blessé par les archers, il dit à ses serviteurs: Relirez-moi du combat, car je ^^uis blessé. On l'enleva de son chariot pour le transporter dans un autre qui le suivoit. selon la coutume des rois, et on le ramena à Jérusalem il mourut pleuré de tout le peuple, et principaleaicnt de Jérémie, dont les lamentations se chantent encore aujourd'hui par tout Israël. »

Si un si bon roi se laisse tenter par le désir de la victoire, ou en tout cas par celui de faire la guerre sans raison, que ne doit-on pas crain- dre pour les autres?

IX* Prop. On combat toujours avec une sorte de désuvanta^'e, quaml on l'ait la guerre sans sujet. On peut remarquer, sur c^s deux exem- ples, que c'est un désavantage de faire la guerre sans raison.

I.'ue bonne cause ajoute aux autres avantages de la guerre le courage et la confiance. L'indignation contre l'injustice augmente la force, et fait que l'on combat d'une manière plus déterminée et plus hardie. On a même sujet de présumer qu'on a Dieu pour soi, parce qu'on y a la justice, dont il est le protecteur naturel. On perd cet avantage, quan 1 on fait la guerre sans nécessité et de gaieté de cœur; de sorte qu.j. quel que puisse être l'événement, selon les terribles et profonds ju.u- ments de Dieu, qui distribue la victoire par des ordres et par des res- sorts très-cachés: lorsqu'on ne met pas la justice de son côté, on peut dire, par cet endroit-là, que l'on combat toujours avec des forces inégales.

C'est même déjà un effet de la vengeance de Dieu d'être livré à l'es- prit de la guerre. Et il est écrit d'Amasias, dans loccasion que nous venons de voir, que ce prince ne voulut pas écouter les sages conseils du roi d'Israël, qui le détournoit d'une guerre injustement entreprise, oc parce que c'éioit la volonté du Seigneur, qu'il fût livré aux n ains de ses ennemis, k cause des dieux d'Idumée qu'il avoit servis ^ »

X* Prop. On à sujet d'espérer qu'on met Dieu de son côté, quand on y met la justice. a Seigneur, disoit Josaphat ^, les enfants d'Am mon et de-Moab, et les habitants de la montagne de Séir, ont eié épargnés par nos ancêtres, lorsqu'ils sortaient de l'Egypte; et .Isse

1. // Par. XXXV. 20 21 et seq. 2. Ibid. xxv, 20.

2. Ibid XX,. 10, Il et seq.

212 POLITIQUE

sont détournés à côté, pour ne passer point sur ces terres, et n'avoir pas occasion de combattre ces peuples. Et eux, au contraire, ils as- semblent une armée immense pour nous chasser de la terre que vous nous avez donnée. Vous donc, notre Dieu, ne les jugerez-vous pas, puisque nous n'avons point assez de force pour nous opposer à cette prodigieuse multitude qui tombe sur nous? Nous ne savons qiie faire pour leur résister, et il ne nous reste que de lever les yeux vers vous. »

Ainsi pria Josaphat ; et il reçut dans le moment des assurances de la protection de Dieu.

XI' Prop. Les plus forts sont assez souvent les plus circonspects à prendre les armes. On en a vu les exemples dans les guerres d'Ama- sias et de Josias. J'en ajouterai encore un dans un fait particulier.

Dans une déroute des enfants d'Israël du parti d'Isboseth, conduit par Abncr contre David ', a Asaêl, un des frères de Joab, qui se fioit en la légèreté de ses pieds plus vites que ceux des chevreuils habitants des forêts, poursuivoit Abner sans se détourner à droite ni à gauche, et allant toujours sur ses pas. Abner regarda un moment derrière, et lui dit: Êtes-vous Asaêl? Oui, répondit-il. Abner poursuivit: Retirez- vo!is d'un côté ou d'un autre, et attachez-vous à qui vous voudrez parmi la jeunesse fugitive pour en avoir la dépouille. Asaêl ne cessa point de le presser, et Abner répéta encore : Retirez-vous, je vous prie, et ces- sez de me poursuivre: autrement je serai contraint de vous percer, et de vous laisser attaché à la terre; et comment pourrai-je après cela lever les yeux devant votre frère Joab? Asaël méprisa ce discours; et Abner le frappa dans l'aine, et le perça d'outre en outre. Il mourut sur-le-champ de sa blessure : et tous les passants s'arrêtoient pour voir Asaêl couché par terre. »

On ne pouvoit garder plus de modération, dans sa supériorité, que le faisoit Abner, un des vaillants hommes de son temps, ni ménager davantage Joab et Asaël.

XII* Prop. Sanglante dérision des conquérants par le prophète Isaïe «Comment êtes-vous tombé, bel astre qui luisiez au ciel comme l'étoile du matin? vous qui frappiez les nations, et disiez en votre cœur: Je monterai jusqu'au ciel; je m'élèverai au-dessus des astres; je pren- drai séance sur la montagne du temple Dieu a fixé sa demeure à côté du nord; je volerai au-dessus des nues, et je serai semblable au Très-Haut. Mais je vous vois plongé dans les enfers, dans l'abîme pro- fond du tombeau. Ce.'.x qui vous verront, se baisseront pour vous con- sidérer dans ce creux, et diront en vous regardant: N'est-ce pas ce- lui qui troubloit la terre, qui ébranloit les royaumes, qui a fait du monde un désert, qui en a désolé les villes et renfermé ses captifs dans des cachots? Les rois des Gentils sont morts dans la gloire, et enterrés dans leurs sépulcres; mais vous, on vous en a arraché, et vous êtes resté sur la terre, comme une branche inutile et impure, sans laisser de postérité 2. »

ait un peu uevant ': a Quand vous êtes tombé à terre, tout l'univers

t. li Reg. u, 17, 18 et seq. 2. Is. xiv, 12, 13 et seq. 3. Ibid. 6, 7 et scq

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 213

est demeuré dans l'étonnement et dans le silence; les pms mêmes se sont réjouis, et ont dit que depuis votre mort personne ne les coupe plus (pour en construire des vaisseaux, et en faire des machines de guerre). L'enfer a été troublé par votre arrivée, et a envoyé au-devant de vous les géants. Les rois de la terre se sont élevés, et tous les princes des nations; et tous vous disent : Quoi donc, vous avez été blessé comme nous? vous êtes devenu semblable à nous'? Votre orgueil est précipité dans les enfers, votre cadavre est gisant dans le tombeau; vous êtes couché sur la pourriture, et votre couverture sont les vers! »

XIII» Prop. Deux paroles du Fils de Dieu qui anéantissent la fausse gloire, et éteignent l'amour des conquêtes. 11 n'y a rien au-dessus de ces expressions que la simplicité de ces deux paroles du Fils de Dieu ' : « Que sert à l'homme de conquérir le monde, s'il perd son âme? Et qu'est-ce qu'on donnera en échange pour son âme? »

Et encore, pour foudroyer d'un seul mot la fausse gloire: « Ils ont reçu leur récompense '. » Ils ont prié dans les coins des rues: ils ont jeûné; ils ont fait l'aumône. Ajoutons: ils ont exercé ces grandes ver- tus militaires, si laborieuses et si éclatantes, pour faire parler les hom- mes: « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. » Ils ont voulu qu'on parlât d'eux; ils sont contents; on en parle par tout l'univers, ils jouissent de ce bruit confus dont ils étoient enivrés; et vains qu'ils étoient, ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs projets : a Receperunt mercedem suam, vani vanam, i> comme dit saint Augustin '.

Que de sueurs, que de travaux, disoit Alexandre (mais que de sang répandu), pour faire parler les Athéniens! Il sentoit la vanité de cette frivole récompense ; et en même temps il se repaissoit de cette fumée

Art. m. Des guerres entre les citoyens, avec leurs motifs et des règles qu'on y doit suivre.

Première Proposition. Premier exemple. On résout la guerre entre les tribus par un faux soupçon; et en s'expliquant on fait la paix. Ceux de la tribu de Ruben et de Gad, et la moitié de la tribu de Ma- nassé, étoient séparés de leurs frères par le Jourdain; et ils érigèrent sur les bords de ce fleuve un autel d'une grandeur immense. Le reste des enfants d'Israël, ayant appris qu'on érigeoit contre eux cet autel dans la terre de Chanaan, s'assemblèrent tous en Silo pour combattre contre eux; et en attendant envoyèrent un député de chaque tribu, avec Phinéès, fils d'Éléazar, souverain sacrificateur. Comme ils furent arrivés dans la terre de Galaad, ils trouvèrent les Rubéuistes, et les autres qui élevoient cet aulel, ils leur parlèrent ainsi*: «Quelle est cette transgression de la loi de Dieu? Pourquoi abandonnez-vous le Dieu d'Israël, et bàtissez-vous un autel sacrilège pour vous éloigner de son culte? Que si vous croyez que la terre que vous habitez est im-

1. Matth. XVI, 26.-2. Ibid. vi, 2, 5.

3. In Ps. cxvni, serm. Xii, n. 2, t. iv, col. 1306. - 4. jos. xxii, 10, il et seq.

214 POLITIQUE

monde (faute détre sanctifiée par un autel), venez plutôt avec nous dans la terre est établi le tabernacle du Seigneur, et y demeurez! Nous vous prions seulement de ne pas délaisser le Seigneur ni notre société, en établissant un autre autel que celui du Seigneur notre Dieu; et de ne point attirer sur nous tous sa juste vengeance, comme fît Achab par son blasphème.

«< Ceux de Ruben et les autres répondirent à ce discours : Le Sei- gneur, le très-puissant Dieu sait, et tout Israël en sera témoin, que nous n'élevons cet autel que pour être un mémorial éternel du droit que nous avons nous, et nos enfants, sur les holocaustes; de peur qu'un jour vous ne leur disiez : Vous n'avez point de part au culte de Dieu. Phinéès, qui étoit le chef de la légation, ayant ouï cette réponse pro- noncée par les Rubénistes et les autres, avec exécration du sacrilège qu'on leur imputoit, en fit rapport à tout le peuple, qui en fut content: et le nouvel autel fut appelé : Témoignage que le Seigneur étoit Dieu.»

On voit que les tribus alloient armer contre leurs frères, qu'ils estimoient prévaricateurs; mais que, sans rien précipiter, on en vint à un entier éclaircissement, comme la prudence et la charité le vouloient : et la paix fut faite. "'

IP Prop. Second exemple : Le peuple arme pour la juste punition d'un crime, faute d'en livrer les auteurs. Un lévite, faisant son che- min, logea en passant dans la ville de Gabaa, qui appartenoit à ceux de Benjamin : il en fut indignement traité, lui et sa femme, qui mou- rut entre leurs bras impudiques '. Le lévite, pour exciter la vengeance publique, en partagea le corps mort en douze morceaux, qu'il dispersa ii;ms tous les confins d'Israël. A ce spectacle, chacun s'écrioit' : « On n'a jamais vu une telle chose en Israël. Assemblez-vous, dit-on aux tribus, et ordonnez en commun ce qu'il faut faire. »

Les tribus étant assemblées, il fut ordonné qu'avant toutes choses on demanderoit les coupables 3. Mais, au lieu de les livrer, ceux de Benjamin en entreprirent la défense, et se jetèrent dans Gabaa, au nombre de vingt-cinq mille combattants, tous gens de main et de cou- rage, et très-instruits dans l'art de la guerre. Cependant les tribus en- treprirent une guerre si difficile; et après divers combats avec un évé- nement douteux, la tribu de Benjamin fut exterminée, à la réserve de six cents hommes, qui avoient échappé à tant de sanglantes batailles.

Outre la difficulté de cette guerre, il y avoit encore à considérer l'extinction d'une tribu dans Israël. C'est de quoi toutes les tribus étoint affligées : a Quoi donc, disoit-on*, il périra une des tribus, une des sources d'Israël? » Mais la justice l'emporta : et tout ce qu'obtint le regret d'une perte si considérable , c'est d'aider cette misérable trilm, autant qu'on pouvoit, à se rétablir par le mariage.

III* Prop. Troisième exemple. On procédoit par les armes à la pu- nition de ceux qui ne vendent pas à l'armée . étant mandés par ordre public. C'est ce qui paroît dans la même guerre, oii l'on introduisit

1. Jud. XIX, 1, 2 et seq. 2. Ibid. 30. 3. Ibid. xx, î, 2 et seq. 4. Ihid. XXI, S. 6, ] et seq

TIRÉE DE L*^CR1TÎJRF, LIV. IX. 215

une accusation en demandant : «Qui sont ceux qui se sont pas rendus à l'assemblée générale? On trouva que ceux de Jaliès Gajaad y avoieiit manqué : et on choisit dix mille des meilleurs soldats pour les passer au m del'épée'.D

Gédéon avoit puni à peu pr?îs de même ceux de Soccoth , qui , par un esprit de révolte, refasèrent des vivres à l'armée qui marchoit à l'en- nemi. II prit la tour de Phanuel, ils mettoient leur espérance; il la démolit, et en fit mourir les habitants 2.

C'est ainsi qu'on ôte aux rebelles et aux mutins les forteresses dont ils abusent; et on laisse ^n exemple à la postérité, du châtiment qu'on en fait.

On voit clairement, par ces exemples, que la puissance publique doit être armée, afi.n que la force demeure toujpurs au souverain.

IV« Prop. Quatrième exemple. La guerrp entre David etisboseth, fils de Saul. Tout le royaume de Saùl, après la mort de ce prince, ap- partenoit à David. Dieu en étoit non-seulement le rpuître absolu, par son domaine souverain et universel, mais encore le propriétaire, par ses titres particuliers sur la famille d'Abraham, et sur tout le peuple d'Israël. Dieu donc ayant donné ce royaume entier à David, qu'il avoit fait sacrer par Samuel, et à sa famille, on qe peut doqter de son droit: et néanmoins Dieu vouloit qu'il conquit ce royaume qui lui appartenoit îi si juste titre.

Ce droit de David avoit été reconnu par toij^ ^e peuple, et même par la famille de Saul. Jonathas, fils (^e Saûl, t]it à David^ : «Je sais que vous régnerez sur Israël, et je serai le second après vous : et mon père ne l'ignore pas. » En efl"et, Saûl lui-même, dans un de ses bons mo- ments, avoit parlé à David en ces termes* : «Comme je sais que vous régnerez très-certainement, et que vous aurez en main le royaume d'Israël, jurez-moi que vous conserverez les restes de ma race.» Ainsi le droit de David étoit constant.

Ce qui retarda l'exécution de la volonté de Dieu fut qu'Abner, fils de Ner, qui commandoit les armées sous Saiil, fit valoir le nom de ç" prince, et mit son fils Isboseth sur le trône durant sept ans*; pendant que David régnoit à Hébron sur la maison de Juda.

O'ielque certain et reconnu que fût le droit de David, il n'usa pas de ses avantages durant cette guerre, et ménagea le sang des citoyens. En ce temps, les Philistins, ennemis du peuple de Dieu, n'entrepre- noient rien, et David n'avoit rien à craindre du côté des étrangers : ainsi il ne pressoit pas Isboseth, et le laissa deux ans paisible, sans faire aucun mouvement. La guerre s'alluma ensuite; «et il y eut un com- bat assez rude entre les deux partis s. » Mais Abner, d'une hauteur il s'étoit rallié, avec ce qu'il avoit de troupes plus afî'ectionnées à Ja maison de Saûl, qui étoient celles de la tribu de Benjamin, d'o!i il étoit, «ayant crié à Joab, qui poursuivoit âprement l'armée en dé- route' : Jusqu'à quand poursuivrez-vous des fugitifs? et voulez-vous

1. Jud. XXI, 8, 9, 10. 2. Ibid. VIII, 5, 6 et seq. 3. / lier/, xxni, 17. 4. Ibid. xxîv, 21, 22. 5. // Reg. n, 8 et seu. 6. Ibid. 17. 7. Ibid. 26, 27, 28.

âl6 POLITIQUE

les passer tous au fil de l'épée? Ignorez-vous ce que peuvent de brades gens dans le désespoir, et ne vaut-il pas mieux empêcher vos troupes de pousser à bout leurs frères?» Joab ne demandoit pas mieux, et n'eut pas plutôt ouï le reproche d'Abner, qu'il lui répondit : «Vive le Seigneur ! si vous eussiez parlé plus tôt, le peuple dès le matin auroit cessé de poursuivre son frère. Il fit en même temps sonner la retraite; et Je combat, qui avoit duré jusqu'au soir, cessa à l'instant. »

On voit, en cette conduite, l'esprit Ton étoit d'épargner le sang fraternel, c'est-à-dire celui des tribus toutes sorties de Jacob. C'est le seul combat mémorable qui fut donné : et quelque rude qu'il eût été, on ne trouva parmi les morts que dix-neuf hommes du côté de David; et de celui d'Abner, quoique battu, seulement trois cent soixante.

On remarque même que David n'alla jamais en personne à cette guerre, de peur que la présence du roi n'engageât un combat général. Ce prince ne vouloit pas tremper ses mains dans le sang de ses sujets : et il ménagea autant qu'il pouvoit les restes de la maison de Saiil, à cause de Jonathas. Ce ne furent que rencontres particulières, où, comme a David alloit toujours croissant et se fortifiant de plus en plus, pendant que la maison de Saiil ne cessoit de diminuer',» il crut qu'il valoit mieux la laisser tomber comme d'elle-même, que de la poursui- vre à outrance.

Tout rouloit dans le parti d'Isboseth sur le crédit du seul Abner. Da- vid n'avoit qu'à le ménager, et à profiter comme il fit des méconten- tements qu'il recevoit tous les jours d'un maître également foible et hautain'.

Abner, en son âme, savoit que David étoit le roi légitime; et un jour, maltraité par Isboseth, il le menaça de faire régner David sur tout Is- raël, comme le Seigneur l'avoit ordonné et promise

Il traita en effet avec David, à qui il avoit gagné tout Israël et tout Benjamin, en leur disant : « Hier et avant-hier vous cherchiez David pour le faire roi; accomplissez donc ce que le Seigneur a dit : qu'il sauveroit par sa main tout Israël de la main des Philistins*. »

Il arriva, dans ces conjonctures, que Joab tua Abner en trahison. «Et sa mort ne fut pas plutôt sue par Isboseth, que les bras lui tombèrent de foiblesse, et que tout Israël fut mis en troubles *.r Ce qui donna la har- diesse à deux capitaines de voleurs de le tuer lui-même en plein jour dans son lit, il dormoit sur le midi; et ils apportèrent sa tête à David*.

Ainsi finit la guerre civile, comme David l'avoit toujours espéré, sans presque verser de sang dans les combats. Mais David, dont les mains en étoient pures, de peur qu'on ne crût qu'il avoit eu part à l'assassx- nat d'Abner et à celui d'Isboseth, s'en disculpa par deux actions écla- tantes qui lui gagnèrent tous les coeurs.

La conjoncture des temps, le règne qui commençoit étoit encore peu affermi, ne permettoit pas à David de faire punir Joab, dont

I. Il ]icg.m,i. 2. Il Req. 6, 7, 8. 3. Ibid. 9. 10. —4. Ibid. 17, 18.19. 5. Ibid. rv, 1. 6 Ibid. 5, 6, 7, 8.

TtRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 217

personne étoit importante et les services nécessaires. Ce qu'il put faire au sujet du meurtre d'Abner fut de dire à toute l'armée, et à Joab même ' : •« Déchirez vos habits, et revêtez-vous de sacs, et pleurez dans les funérailles d'Abner. David lui-même suivoit le cercueil. Et quand on eut enterré Abner, David éleva sa voix, et dit en pleurant : Abner n'est pas mort comme un lâche : tes mains n'ont pas été liées, ainsi qu'on fait aux vaincus; ni tes pieds n'ont pas été mis dans les entra- ves : tu es tombé comme il arrive aux plus braves, devant des enfants d'iniquité. A ces mots tout Israël redouble ses pleurs. Et comme toute la multitu le venoit pour manger avec le roi pendant le jour : A Dieu ne plaise, dit David, que j'interrompe le deuil, et que je goûte un mor- ceau de pain, avant le coucher du soleil. Ainsi Dieu me soit en aide! Tout le peuple entendit ce serment; et louant ce que lit David, le re- connut innocent du meurtre d'Abner. »

Il fit plus, et «disoit tout haut à ses serviteurs' : Ne croyez-vous pas qu'Israël perd aujourd'hui un grand capitaine? Pour moi je suis foible encore, et sacré depuis peu de temps. Ces enfants de Sarvia (c'é- toit Joab et Abisaï son frère) me sont durs : le Seigneur rende aux méchants suivant leurs crimes 1 » C'est tout ce que permettoit la con- joncture des temps.

Pour ce qui regarde Isboseth ; quand ces deux chefs de brigands, Baana et Réchab , lui en apportèrent la tête, croyant lui rendre un grand service : a Vive le Seigneur, dit-iP, qui m'a toujours délivré de toute angoisse! Celui qui vint m'annoncer la mort de Saûl, dont il se vantoit d'être l'auteur, et qui croyoil m'apporter une nouvelle agréa- ble, dont il attendoit récompense, fut mis à mort par mon ordre. Com- bien plus redemanderai -je à deux traîtres le sang d'un homme inno- cent, qu'ils ont tué sur son lit, et qui ne leur avoit fait aucun mal! » Ainsi périrent ces deux voleurs, comme avoit péri celui qui se glori- fioit d'avoir tué le roi Saiil. La différence qu'y mit David, c'est que celui-ci fut puni comme meurtrier de l'oint du Seigneur, et ceux-là furent tués comme coupables du sang d'un homme innocent qui ne leur faisoit aucun mal, sans l'appeler l'oint du Seigneur, parce qu'en effet il ne l'étoit pas.

On voit, par la conduite de David, que dans une guerre civile un bon prince doit ménager le sang des citoyens. S'il arrive des meurtres, qu'on pourroit lui attribuer à cause qu'il en profite, il doit s'en justifier SI hautement, que tout le peuple en soit content.

V^ Prop. Cinquième et sixième exemple. La guerre civile d'Absalon et de Séba, avec l'histoire d'Adonias. Jamais prince n'étoit avec de plus grands avantages naturels, ni plus capable de causer de grands mouvements, et de former un grand parti dans un État, qu'Absalon fils de David. Outre les grâces qui accompagnoient toute sa personne ♦, c'étoit le plus accueillant et le plus prévenant de tous les hommes. Il faisoit paroître un amour immense pour la justice, et savoit flatte?

I. .7 Ber]. m, 31, et seq. 2. Ihid. 38, 39. - 3 Ibid. iv, 9, 10, 11. 4. Ibid. xiv. 25

218 PQLITIQÏÏE

par cet endroit-là tous ceux qui paroissoient avoir le moindre sujet de se plaindre '. Nous l'avons observé ailleurs : et je ne sais si nous pvons aussi remarqué que David s'étoit peut-être un peu ralenti de ce côté-là, durant qu'il étoit occupé de Bethsatée. Quoi qu'il en soit, Ab- salon sut profiter de la conjoncture la réputation du roi son père sembloit être entamée par cette foiblesse, et encore plus par le meur- tre odieux d'Ur'e, un si brave homme, si attaché au service, et si fi- dèle à son maître.

Il étûit le fils aîné du roi, le trône le resrardoit; et il en étoit si pro- che, qu'à peine lui restoit-ii un pas à faire pour y monter.

Pour se donner un relief proportionné à une si haute naissance, « il se fit des chariots, et des cavaliers, avec cinquante hommes qui le pré- cédoient-; » et il imposoit au peuple avec cet éclat. Ce fut une faute contre la bonne politique; et il ne falloit rien permettre d'extraordi- naire à un esprit si entreprenant. Le roi, peu défiant de sa nature, et toujours trop indulgent à ses enfants, ne le reprit pas de cette démar- che hardie. Absalon le savoit gagner par les flatteries; et privé dans une disgrâce de la présence du roi, il lui fit dire' : « Pourquoi m'a- vez-vous retiré de Gessur j'étois banni ? Il m'y falloit laisser ache- ver mes jours. Que je voie la face du roi, ou qu'il me donne la mort.»

Quand il eut assez établi ses intelligences par tout le royaume, et qu'il se crut en état d'éclater, il choisit la ville d'Hébron, l'ancien siège de la royauté, qui lui étoit toute acquise, pour se déclarer. Le prétexte de s'éloigner de la cour ne pouvoit être plus spécieux, ni plus flatteur pour le roi : « Pendant que j'étois banni de votre cour, j'ai fait vœu, si je revenois à Jérusalem pour y jouir de votre présence, de sacrifier au Seigneur dans Hébron ♦. »

Absalon ne fut pas plutôt à Hébron, qu'il fit donner le signal de la révolte à tout Israël. Et on s'écria de tous côtés : Absalon règne dans Hébron*. «

Ce prince artificieux engagea dans ce voyage deux cents hommes des principaux de Jérusalem «, qui ne pensaient à rien moins qu'à faire Absalon roi; mais ils se trouvèrent cependant forcés à se déclarer pour lui. En même temps on vit paroître à la tête de son conseil, a Achito- '^'hel, le principal ministre et le conseiller de David ; que l'on consul- toit comme Dieu, et sous David, et depuis sous Absalon *. •» En mêtne temps Amasa, capitaine renommé, fut mis à la tête de ses troupes'^, et ce prince n'oublia rien pour donner de la réputation à son parti.

Pour imprimer dans tous les esprits que l'affaire étoit irréconcilia- ble, Achitophel conseilla à Absalon, aussitôt qu'il fut arrivé à Jérusa- lem, d'entrer en plein jour dans l'appartement des femmes du roi ">; afin que quand on verroit l'outrage qu'il faisoit au roi, dont il souil- loit la couche, tout le monde sentit aussitôt qu'il étoit engagé sans retour, et qu'il n'y avoit plus de ménagement.

1. Reg. XV, 2 et seq. 2. Ibid. 1. - 3. Ibid. xiv, 3i. k. Ibid. xv, 7, 8 5. Ibid. 10. 6. Ibid il. 7. Ibid. l--. 8. Ibid. xvi, 23. 9. Ibid. xvn, 25. lo. Ibid. xvi, 'io, 21.

TIRÉE DE l'Écriture, ltv. ix. 2'0

Tel étoit l'état des affaires du côté des rebelles. Considérons main- tenant la conduite de David.

Il commença d'abord par se donner du temps ponr se reconnoltte; et abandonnant Jérusalem, le rebelle devoit venir bientôt le plus fort, pour l'accabler sans ressource, il se retira dans un lieu cacbé du désert avec l'élite des troupes'.

Comme il sentit la main de Dieu qui le punissoit, selon la prédiction de Nathan, il entra à la vérité dans l'humiliation qui convenoit à un coupable que son Diftu frappoit. se retirant à pied en pleurant avec toute sa suite, la tête couverte, et reconnqissant le doigt du Seigneur'. Mais en même temps il n'oublia pas son devoir. Car ayant vu que tou: le royaume étoit en péril par cette révolte, il donna tous les ordres nécessaires pour s'assurer tout ce qu'il avoit de plus fidMes serviteurs : comme les légions entretenues de Phéléthi et de Céréthi ; comme la troupe étrangère d'Éthaï Géthépn; comme Sadoc et Abiathar avec leur famille'. Il songea aussi à être averti des démarches du parti rebelle, ew diviser les c-rinseils, et détruire celui d'Achitophel qui étoit le plus redoutable *.

Après avoir ainsi arrêté le premier feu de la rébellion, et pourvu aux plus pressants besoins, par des ordres qui lui réussirent, il se mit en état de combattre. Il partagea lui-même son arniée en trois (ce qu'il faut une fois observer); parce que cette division étoit nécessaire j)Our faire combattre sans confusion, surtout de grands corps d'armées telles qu'on les avoit alors. Il en nomma les officiers et les comman- dants, et leur dit : « Je marcherai à votre tête*. Il vit bien qu'il y alloit du tout pour la royauté : et crut qu'il n'avoit point à se ména- ger, comme on a vu qu'il avoit fait contre Isboseth.

Tout le peuple s'y opposa, en lui disant « qu'ils le comptoient lui seul pour dix mille hommes : et que quelque malheur qui leur arrivât dans le combat, ils ne seroient point sans ressource, tant que le roi !2ur resteroit '. »

Nous avons remarqué, ailleurs', qu'il ne fit point le faux brave à contre-temps, et qu'il céda aux sages conseils qui avoient pour objet le bien du royaume.

Il n'oublia pas le devoir de père; et recommanda tout haut à Joab et aux autres chefs, de sauver Absalon '. Le sang royal est un bien de tout l'État, que David devoit ménager, non-seulement comme pcre, mais encore comme roi.

On sait l'événement de la bataille; comme Absalon y périt, malgré les ordres de David; et comme, pour épargner les citoyens, on pèssa de poursuivre les fuyards '.

David cependant fit une faute considérable, le jeta son bon na- turel. Il s'affligeoit démesurément de la perte de son fils, s'écriant sans cesse d'un ton lamentable ; « Mon fils Absalon, Absa|on mon fils

1. II Reg. XV, 14, 18, 28. 2. Ibid. XV, 16, 23, 30. 3. Ibid. 17, 22, 27. 4. Ibid. 31, 32 et geq.— 5. Ibid. xvm, 1 et seq. 6. Ibid. 3. 7. Ci-devant, liv. ni, art. ui, XF promus. - 8. II Rg. xvin, S, 12. 9. Ibid 6, 7 et seq.

220 POLITIQUE

qui me donnera de mourir en votre place! 0 Absalon mon cher fils, mcQ fils bien-aimé '! »

La nouvelle en vint à l'armée, et la victoire fut changée en deuil : le peuple étoit découragé; et comme un peuple battu, et mis en dé- route, il n'osoit paroître devant le roi'. Ce qui obligea enfin Joab à lui donner le conseil que nous avons remarqué ailleurs 3. Et ce qui doit faire entendie aux princes que, dans les guerres civiles, malgré sa propre douleur, contre laquelle il faut faire efl'ort, on doit savoir prendre part à la joie publique que la victoire inspire : autrement on aliène les esprits, et l'on s'attire et au royaume de nouveaux malheurs.

Cependant la rébellion ne fut pas sans suite. Séba. fils de Bochri, de la famille de Jémini, qui étoit celle de Saill, souleva, par ces pa- roles de mépris, le peuple encore ému * : « Nous n'avons rien de com- mun avec David, et le fils d'Isaï ne nous touche en rien. Le roi connut le péril, et dit à Amasa : Hâtez-vous d'assembler tout Juda. Il exécuta cet ordre lentement; et David dit à Abisaï : Le fils de Bochri nous va faire plus de mal qu'Absalon ; hâtez-vous donc, et prenez ce qu'il y a de meilleures troupes, sans lui laisser le temps de se reconnoître, et de s'emparer de quelque ville. » Abisaï prit les légions de Céréthi et de Phéléthi, avec ce qu'il y avoit de meilleurs soldats dans Jérusalem, Joab, de son côté, poursuivoit Séba, qui alloit de tribu en tiibu sou- levant le peuple, et emmenant ce qu'il pouvoit de troupes choisies. Mais Joab fit entendre à ceux d'Abéla, le rebelle s'étoit renfermé, qu'il ne s'agissoit que de lui seul. A sa persuasion, une femme sage du pays, qui se plaignoit qu'on vouloit perdre une si belle ville, sut la dé- livrer en faisant jeter à Joab la tête de Séba par-dessus les murailles.

Ainsi finit la révolte, sans qu'il en coûtât de sang que celui du chef des rebelles. La diligence de David sauva l'État. 11 avoit raison de pen- ser que cette seconde révolte, qui venoit comme du propre mouvement du peuple, et d'un sentiment de mépris, étoit plus à craindre que celle qu'avoit excitée la présence du fils du roi. Il connut aussi combien il étoit utile d'avoir de vieux corps de troupes sous sa main : et tels fu- rent les remèdes qu'il opposa aux rebelles.

On peut rapporter, à ce propos, ce qui arriva à Adonias, fils de Da- vid *. Ce prince se prévalant de la vieillesse du roi son père, dont il étoit l'alné, vouloit malgré lui s'emparer du royaume, et s'entendoit pour cela avec Joab, et avec Abiathar, grand sacrificateur. Mais Sadoc, le prince des prêtres après lui, et Banaïas avec les troupes dont il avoit le commandement, et la force de l'armée de David, n'étoit point pour Adonias. David, avec ce secours, prévint la guerre civile qu' Adonias, soutenu d'un grand parti, niéditoit; et laissa le royaume paisible à Sa- lomon, à qui il le destinoit par ordre de Dieu.

Ainsi l'on continua à reconnoître l'utilité des troupes entretenues, par lesquelles un roi demeure toujours armé, et le plus fort.

1. II Beg. 33.-2. Ibid. xix, 1, 2 et seq.

3. Ci-devant, liv. v. art. n, ni<^ propos 4. // Reg. xx, 1, 2 et seq

5. /// Heg. I, 1,7, 8 et ?çq.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 221

VI" Prop. Dernier exemple des guerres civiles : celle qu\ commença sous Roboam, par la division des dix tribus. La cause de cette ré- volte, dans laquelle le royaume d'Israël, ou des dix tribus, fut érigé, viendra plus à propos ci-après dans d'autres endroits. Nous remarque- rons ici seulement :

En premier lieu, que les rois de Juda, après une si grande révolte qui partagea le royaume, obligés à se défendre non-seulement contre l'étranger', mais encore contre leurs frères rebelles, bâtirent dans le territoire de la tribu de Juda un grand nombre de nouvelles forteresses, et des arsenaux, il y avuit des magasins de vivres en abondance, et à la fois de toute sorte d'armures*.

En second lieu, ils se préparèrent à reconquérir par les armes le nouveau royaume que la rébellion avoit élevé contre la maison de Da- vid. Mais Dieu qui voulut montrer combien le sang d'Israël devoit être cher à leurs frères, et que même après la division il ne falloit pas ou- blier la source commune, fit défendre par son prophète à ceux de Juda de faire la guerre à leurs frères', quoique rebelles et schisma- tiques.

Il arriva même dans la suite, et c'est ce qu'on remarque en troi- sième lieu, que le royaume de Juda s'unit par une étroite alliance avec le royaume rebelle. Car encore que, contre la volonté de Dieu, et peut-être plus par la faute de ceux d'Israël que de ceux de Juda, il y eut durant quelques règnes une guerre continuelle entre les d^iux royaumes* ; néanmoins par la suite du temps l'alliance fut établie si solidement entre eux, que le pieux roi Josaphat, invité i ar Achab, roi d'Israël, à joindre ses armes avec celles des Israélites, pour les aider à recouvrer sur les rois de Syrie une place forte qu'ils prétendoient, vint en personne pour lui dire* : a Vous et moi nous ne sommes qu'un. Votre peuple n'est qu'un même peuple avec le mien ; ma cavalerie est la vôtre. «

L'alliance se confirma dan^ la suite : et le môme Josaphat répondit encore à Joram, roi d'Israël, qui le prioit de le secourir contre le roi de Moab* : a. J'irai avec vous : qui est à moi, est à vous; mon peuple est votre peuple, et ma cavalerie est la vôtre. »

On voit par que, pour le bien de la paix, et pour la stabilité des choses humaines, les royaumes fondés d'abord sur la rébellion, dans la suite sont regardés comme devenus légitimes, ou par la longue possession, ou par les traités et la reconnoissance des rois précédents.

Et remarquez que la loi de la possession a eu lieu dans un royaume qui avoit joint la révolte contre la religion véritable à la défection.

En quatrième lieu, les rois légitimes se doivent toujours montrer Jes plus modérés, en tâchant de ramener par la raison ceux qui s'éto'pnt écajtés de leur devoir. Ainsi en usa le roi Abia, fils de Roboam a'T.T^t que d'en venir aux mains avec les rebelles : et les armées étant en

1. /// Reg. XIV, 26. 2. // Par. xi, 5. 6. 7 et seq.

3. /// lieg. XII, 24; // Par xr, 4. 4. HT Reg. xiv, 30; xv, 32.

5. iMd xxiu 5. - 6. IV Reg. ii, 7.

222 POLITIQUE

présence, il monta sur une éminence il- fit aux Israélites, avec au- tant de force que de douceur, ce beau discours qui commence ainsi : <r Écoutez, Jéroboam et tout Israël; » leur remontrant, par vives rai- sons, le tort qu'ils avoient contre Dieu et contre leurs rois'. Il étoitle plus fort, sans comparaison; mais plus soigneux encore de ramener les rebelles, que de profiter de cet avantage, il ne s'aperçut pas que Jéroboam l'environnoit par derrière, il se trouva presque enveloppé par ses ennemis. Dieu prit son parti, et répandit la terreur sur les re- belles, qui prirent la fuite.

Nous donnerons pour cinquième et dernière remarque, que le royaume d'Israël, quoique rendu par la suite légitime et très-puis- sant, n'égala jamais la fermeté du royaume de Juda, d'où il s'étoit séparé.

Comme il s'étoit établi par la division, ii fut souvent divisé contre lui-même. Les rois se chassoient les uns les autres. Baasa cbassa la familie de Jéroboam, qui avoit fondé le royaume, dès la seconde génération. Zambri, sujet de Baasa, se souleva contre lui, et ne régna que sept jours. Amri prit sa place, et le contraignit à mettre lui-même le feu dans ie palais, il se brûla. Le royaume se divisa en deux. Amri, dont le parti prévalut, et qui sembloit avoir relevé le royaume d'Israël en bâtissant Samarie% y régna peu: et sa famille périt sous son petit-fils. Les familles royales les mieux établies virent à peine quatre ou cinq races. Et celle de Jéhu, que Dieu même avoit fait sa- crer par Elisée, tomba bientôt par la révolte de Seilum, qui tua le roi, et s'empara du royaume 3.

Au contraire, dans le royaume de Juda, la succession étoit légi- time, la famille de David demeura tranquille sur le trône, et il n'y eut plus de guerre civile ; on aimoit le nom de David et de sa maison. Parmi tant de rois qui régnèrent sur Israël, il n'y en eut pas un seul que Dieu approuvât : mais il sortit de David de grands et de saints rois imitateurs de sa piété. Le royaume de Juàa eut le bonheur de conserver la loi de Moïse, et la religion de ses pères. Il est vrai que, par leurs péchés, ceux de Juda furent transportés dans Babylone, et le trône de David fut renversé : mais Dieu ne laissa pas sans ressource le peuple de Jada, à qui il promit son retour dans la terre de ses i3èr"es après soixante et dix ans de captivité. Mais pour le royaume d'Israël, outre qu'il tomba plus tôt, il fut dissipé sans ressource par les mains de Salmanasar, roi d'Assyrie'', et se perdit parmi les Gentils.

Telle fut la constitution et la catastrophe de ces deux royaumes. Ce- lai que la révolte avoit élevé malgré les rois légitimes, quoique ensuite icCùiinu par les mêmes ro;>, eut en lui-même une perpétuelle instabi- i.ie, e'v périt enfin sans espérance, par ses fautes.

1. // Par. xnr, 4, 13, 14 et seq. 2. /// Req. xv, 27; xvi, 9, 10, 16, 18, 21, 24. 3. IV Reg. ix; et x, 3o; xv. tO, 12. 4. IV Reg: xvn et xtîil

TIRÉE DE l'écriture, LIV. IX. ?A'6

Art. IV. Encore que Dieu fit la guerre pour son peuple, d'une fa- çon extraordinaire et miraculeuse, il voulut qu'il s'aguerrît, en W donnant des rois belliqueux et de grands capitaines.

Première Proposition. Dieu faisoit la guerre pour son peuple du haut des cieux, d'une façon extraordinaire et miraculeuse. Ainsi l'a- voit dit Moïse sur les bords de la mer Rouge: « Ne craignez point ce peuple immense dont vous êtes poursuivi. Le Seigneur combattra pour vous, et vous n'aurez qu'à demeurer en repos'. »

Outre qu'il ouvrit la mer devant eux, il mit son ange, pendant qu'ils passoient, entre eux et les Égyptiens, pour empêcher Pharaon de les approcher*.

A la fameuse journée le soleil s'arrêta à la voix de Josué; pen- dant que l'ennemi était en fuite, Dieu fit tomber du ciel de grosses pierres, comme une grêle ■", afin que personne ne pilt échapper, et que ceux qui avoient évité Tépée fussent accablés des coups d'en haut.

Les murailles tomboient devant l'arche; les fleuves remontoient à leur source pour lui donner passage^, et tout lui cédoit.

OueIqucf(jis Dieu envoyoit à leurs ennemis, dans leurs songes, des pronostics atl'reux de leur perte. Ils voyoient l'épée de Gédéon qui les poursuivoit de si près qu'ils ne pouvoient échapper; et ils fuyoient en désordre avec de terribles hurlements, au bruit de ses trompettes et à la lumière de ses flambeaux, et tiroient l'épée l'an contre l'autre, ne sachant à qui se prendre de leur déroute'.

Une semblable fureur saisit les Philistins, (juand Jonathas les atta- qua, et ils firent un carnage horrible de leurs propres troupes*.

Dieu faisoit gronder son tonnerre sur les fuyards' (^ui, glacés ae frayeur, se laissoient tuer sans résistance.

Quelquefois on entendoit un bruit de chevaux, et de chariots armés, qui épouvantoit l'enneni, et lui faisoit croire qu'un grand secours étoit arrivé aux Israélites; en sorte qu'il se mit en fuite, et abandonna le camp avec tous les équipages*.

D'autres fois, au lieu de ce bruit, Elisée faisoit apparoître des cha- riots enflammés à son compagnon effrayé", qui crut voir autour d'eux une armée invincible, plus forte que celle des Syriens leurs ennemis. Le même prophète frappa les Syriens d'aveuglement, et les conduisit jusqu'au milieu de Samarie'".

On sait le carnage que fit un ange de Di:u en une nuit, à la prière d'Ézéchias, de cent quatre-vingt-cinq mille hommes de l'armée de Sennachérib. qui àssiégeoit Jérusalem".

Mais il faut finir ces récits par quelque spectacle encore plus sur- prenant.

Josaphat, qui ne voyoit aucune ressource contre l'armée eflroyab»."

1. Exod. XIV, 13, 14. 2. Ibid. 19, 20.

3. Jo*. X, 10, 11, 12. 13. 4. Ibid. m et vn. 5. Jud. vu, 13 et eeq 6. / Rri. XIV, 19, 20. 7. Tbid. vil, 10; Eccli. XL^i, 20, 21. 8. IV Re<i. vu, 6, 7. - y. Ibid. vi, 16, 17. io. Ibid. 18, ly. 11. Ibid. xu. 35.

224 POLITIQUE

de la ligue des Iduméens, des Moabites et des Ammonites, soutenus parles Syriens •, après avoir imploré le secours de Dieu, et en avoir obtenu les assurances certaines par la bouche d'un saint prophète, comme il a été marqué ailleurs, marcha contre l'ennemi par le désert de Thécué, et donna ce nouvel ordre de guerre' . « qu'on mît à la tête de l'armée les chantres du Seigneur, qui tous ensemble chantassent ce divin psaume : Louez le Seigneur, parce qu'il est bon, paroe que ses miséricordes sont éternelles. t> Ainsi l'armée change en chœur de mu- sique : à peine eut-elle commencé ce divin chant, que les ennemis, qui étoient en embuscade, se tournèrent l'ua contre l'autre et se taillè- rent eux-mêmes en pièces; en sorte que ceux de Juda, arrivés à une hauteur vers la solitude, virent de loin tout le pays couvert de corps morts, sans qu'il restât un seul homme en vie parmi les ennemis; et trois jours ne suffirent pas à ramasser leurs riches dépouilles. Cette vallée s'appela la vallée de Bénédiction; parce que ce fut en bénissant Dieu qu'ils défirent une armée qui paroissoit invincible. Josaphat re- tourna à Jérusalem en grand triomphe; et entrant dans la maison du Seigneur, au bruit de leurs harpes, de leurs guitares et de leurs trom- pettes, on continua les louanges de Dieu, qui avoit montré sa bonté dans la punition de ces injustes agresseurs.

Cest ainsi que s'accomplissoit ce qu'avoit chanté la prophétesse Dé-> bora' : «i Le Seigneur a choisi une nouvelle manière de faire la guerre: on a combattu du ciel pour nous; et les étoiles, sans quitter leur poste, ont renversé Sisara. » Toute la nature étoit pour nous : les astres se sont déclarés; et les anges, qui y président sous l'ordre de Dieu, et à la manière qu'il sait, ont lancé d'en haut leurs javelots.

IP Prop. Cette manière extraordinaire de faire la guerre n'étoit pas perpétuelle : le peuple ordinairement combatloit à main armée , et Dieu n'en donnoit pas moins la victoire. La plupart des batailles de Da- vid se donnèrent à la manière ordinaire. Il en fut de même des autres rois : et les guerres des Machabées ne se firent pas autrement. Dieu vouloit former des combattants, et que la vertu militaire éclatât dans son peuple.

Ainsi fut conquise la Terre-Sainte par les valeureux exploits des tri- bus. Ils forçoient l'ennemi dans ses camps et dans ses villes, parce qu'ils étoient de vigoureux attaquants ^ C'étoit Dieu toujours qui don- noit aux chefs, dans les occasions, les résolutions convenables, et aux. soldats l'intrépidité et l'obéissance : au lieu qu'il envoyoit au camp en- ne -mi l'épouvante^ la discorde et la confusion. Jabès, le plus brave do tous ses frères, invoqua le Dieu d'Israël, et lui fît un vœu qui lui at- l.ra son secours *; mais ce fut en combattant vaillamment. Ainsi Ca- ieb; ainsi Juda ; ainsi les autres. Ruben et Gad conquirent les Aga- îdrios et leurs alliés, a parce qu'ils invoquèrent le Seigneur dans le c-.omi'»at; et il écouta leurs prières, à cause qu'ils eurent confiance en ijiien combattante »

* Par. XX, 1, 2 nt seq. 2. Ibid. 24.-3. Jud. v. 8, 20- V Par. VII, 2, 4, 5 et seq. 5. Ibid. iv, lo. 6. Ibid. v, 20

HRéE DE l'Écriture, liv. ix. 225

IIP PROP. Dieu voiiloit aguerrir son peuple : et comment.— «c Je ne détruirai pas entièrement les nations que Josué a laissées en état avant sa mort'. > Dieu donc les a laissées en état, et ne les a pas voulu ex- terminer tout à fait, ni les livrer aux mains de Josué; a afin qu'Israël fût instruit par leur résistance; et que tous ceux qui n'ont pas vu les guerres de Chanaan apprissent, eux et leurs Cûfants , à combattre l'ennemi, et s'accoutumassent à la guerre'. »

IV* Prop. Dieu a donné à son peuple de grancrs capitaines, et des princes belliqueux. C'étoit un nouveau moyen de le former à la guerre. Et il ne faut que nommer un Josué, un JcplUé, un Gédéon, un Saùl et un Jonathas ; un David , et sous lui un Joab, un Abisaï, un Abner et un Amasa; un Josaphat, un Ozias, un Ézéchias ; un Ju- das le Machabée, avec ses deux frères Jonathas et Simon ; un Jean Hircan, fils du dernier; et tant d'autres, dont les noms sont célèbres dans les saints livres, et dans les archives du peuple de Dieu : il ne faut, dis-je, que les nommer, pour voir dans ce peuple plus de grands capitaines et de princes belliqueux, de qui les Israélites ont appris la guerre, qu'on n'en connott dans les autres nations.

On voit même, à commencer par Abraham, que ce grand homme, si renommé par sa foi, ne l'est pas moins dans les combats.

Tous les saints livres sont remplis d'entreprises militaires des plus renommées, faites non-seulement en corps de nation, mais aussi par les tribus particulières, dans la conquête de la Terre-Sainte; ainsi qu'il paroît par les neuf premiers chapitres du premier livre des Para- lipomènes. Si bien qu'on ne peut douter que la vertu militaire n'ait éclaté par excellence dans le peuple saint.

V* Prop. Les femmes mêmes, dans le peuple saint, ont excellé en courage, et ont fait des actes étonnants. Ainsi Jahel, femme de Ha- ber, perça de part en part les tempes de Sisara avec un clou. Ainsi, sous les ordres de Barac et de Débora la prophétesse,se donna la san- glante bataille Sisara fut taillé en pièces^,

La prophétesse chanta sa défaite par une ode * dont le ton sublime surpasse celui de la lyre d'un Pindare et d'un Alcée, avec celle d'un Horace leur imitateur. Sur la fin, on y entend le discours de la mère de Sisara, qui regarde par la fenêtre, et s'étonne de ne pas entendre le bruit de son char victorieux; pendant que la plus habile de ses femmes répondoit chantant ses victoires, et se le représentoit comme un vainqueur à qui le sort destinoit, de sa part d'un riche butin, la plus belle de toutes les femmes*, comme faisoient les peuples barba- res. Mais, au contraire, il étoit tombé par la main d'une femme. «Ainsi périssent. Seigneur, conclut Débora", tous tes ennemis : et que ceux qui t'aiment brillent comme un beau soleil dans son orient. » Telle fut donc la victoire qui donna quarante ans de paix au peuple de Dieu.

Tout le moiide me prévient ici, pour y ajouter une Judith, avec la

1. Jud. II, 21, 23. 2. Ibid. III, 1, 2. o.Ibid . iv. 4. Ibid. v, 1. « etwq. 5. Ibid. 28, 29, 30. 6. Ibid. 31, 32.

226 PàuTiQtJÉ

tête d'un Holopherne qu'elle avoit coupée, et par ce moyen mis en dé- route l'armée des Assyriens commandée par un si grand général.

Ce fut en vain qu'il assembla une redoutable armée, qu'il surmonta tant de montagnes, força tant de places, traversa de si grands fleuves, mit le feu dans tant de provinces, reçut les soumissions de tant de villes importantes, il choisssoit ce qu'il y avoit de braves soldats pour grossir ses troupes •.

Sa vigilance à mener ses troupes, aies augmenter dans sa marche, à visiter les quartiers, à reconnaître les lieux par une place pou- voit être réduite, et à lui couper les eaux, lui fut inutile : sa tête étoit réservée à une femme, dont ce fier général croyoit s'être rendu le maître.

Cette femme, par ses vigoureux conseils, avoit premièrement re- levé le courage de ses citoyens ; et par la mort d'un seul homme, elle dissipa ie superbe camp des Assyriens. <t Ce ne fut point une vi- goureuse jeunesse ; ce ne furent point les Titans hautains, ni les Géants , qui frappèrent leur capitaine : c'est Judith, fille de Mérari , qui Is captiva par ses yeux, et le fit tomber sous sa main. Les Perses furent effrayés de sa constancs, et les Mèdes de son audace'. » Ainsi chan- toit-elle, comme une autre Débora, la victoire du Seigneur par une femme, qui, durant tout le reste de sa vie, fit l'ornement de toutes les fêtes, et demeura à jamais célèbre pour avoir su joindre la force à la chasteté.

Les Romains vantent leur Clélie et ses compagnes , dont la har diesse à traverser le fleuve étonna et intimida le camp de Porsenna. Voici, sans exagérer, quelque chose de plus. Et je n'en dis pas da- vantage.

VI' Prop. Avec les conditions requises, la guerre n'est pas seule- ment légitime, mais encore pieuse et sainte. « Chacun disoit à son prochain : Allons ; combattons pour notre peuple , pour nos saints lieux, pour nos saintes lois, pour nos saintes cérémonies*. »

C'est de telles guerres qu'il est dit véritablement : « Sanctifiez la guerre » ; » au sens que Moïse disoit aux lévites : a Vous avez aujour- d'hui consacré vos mains au Seigneur*, v quand vous les avez ar- mées pour sa querelle.

Dieu s'appelle ordinairement lui-même le Dieu des armêss, et les sanctifie en prenant ce nom.

VII» Prop. Dieu néanmoins, après tout, n'aime pas la guerre; et préfère les pacifiques aux guerriers. a David appela son fils Salo' mon, et lui parla en cette sorte : Mon fils, je voalois bâtir une maison au nom du Seigneur mon Dieu ; mais la parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : Vous avez répandu beaucoup de sang, et vous avez entrepris beaucoup de guerres; vous ne pourrez édifier une mai- oon à mon nom '. Je n'ai pas laissé de préparer pour la dépense da

1. Judith I, n, m 2. Ibid. xvi, 8, 12. 3. Ibid. 25, 2ti, 27. 4. / Mach. III, 43. 5. Jerem. vi, 41.— 6. Exod. xxxii, 2*. 7. / Par. XXII, 6, 7 S; xxviii. 3.

TIRÉE DE l'Écriture, lh. tî. 22 1

îa maison du Seigneur cent mille talents d'o: , et dix millions de ta- lents d'argent, avec de l'airain et du fer sans nombre, et des bois et des pierres pour tout l'ouvrage, avec des ouvriers excellents pour met- tre tout cela en œuvre. Prenez donc courage, exécutez l'entreprise, et le Seigneur sera avec vous '. »

Dieu ne veut point recevoir de temple d'une main sanglante. David étoit un saint roi, et le modèle des princes ; si agréable à Dieu, qu'il avoit daigné le nommer l'homme selon son cœur. Jamais il a'avoit répandu que du sang infidèle dans les guerres qu'on appeloit guerres du Seigneur; et s'il avoit répandu celui des Israélites, c'eloii celui des rebelles, qu'il avoit encore épargné autant qu'il avoit pu. Mais il suf- fit que ce fût du sang humain, pour le faire juger indigne de présen- ter un temple au Seigneur, auteur et protecteur de la vie humaine.

Telle fut l'exclusion que Dieu lui donna dans la première partie du discours prophétique. Mais la seconde n'est pas moins remarquable : c'est le choix de Salcmon pour biltir le temple. Le titre que Dieu lui donne est celui de Pacifique. Des mains si pures de sang sont les seules dignes d'élever le sanctuaire. Dieu n'en demeure pas là, il donne la gloire d'affermir le trône à ce Pacifique', qu'il préfère aux guerriers par cet honneur. Bien plus, il fait, de ce Pacifique, une des plus excellentes figures de son Fils incarné.

David avoit conçu le dessein de b^tir le temple par un excellent mo- tif ; et il parla en ces termes au prophète Nathan ' : a Jhabite dans une maison de cèdre; et l'arche de l'alliance du Seigneur est encore 30US des tentes et sous des peaux. » Le saint prophète avoit même ap- prouvé ce grand et pieux dessein en lui disant : a Faites ce que vous avez dans le cœur; car le Seigneur est avec vous*. Mais la parole de Dieu fut adressée à Nathan la nuit suivante en ces termes* : Voici ce que dit le Seigneur : Vous ne bâtirez point de temple en mon nom. Quand vous aurez achevé le cours de votre vie, un des fils que je ferai naître de votre sang bàiira le temple, et j'affermirai son trône à jamais. »

Dieu refuse à David son agrément, en haine du sang dont il voit ses mains toutes trempées. Tant de sainteté dans ce prince n'en avoit pu effacer la tache. Dieu aime les pacifiques ; et la gloire de la paix a la préférence sur celle des armes, quoique saintes et religieuses.

Art. V. Vertus , institutions , ordres et exercice.^ militaires.

Première Proposition. La gloire préférée à la vie. Bacchides et Alcime avoient vingt mille hommes, avec deux mille chevaux, devant Jérusalem : et Judas éîoit canapé auprès avec trois mille hommes seulement, tirés des meilleures troupes. Comme ils virent la multi- tude de l'armée ennemie, ils en furent effrayés. Cette crainte dissipa l'armée, il ne demeura que huit cents hommes*. Judas, dunt l'ar*

1. / Par. xxvra, 14 , 15, 16. 2. Ibid. xxn, 9, 10.

3. // Reg. vu, 2; 7 Par. xvn, 1, 2. 4. Ibid. 3. 5. Ibid. 5, 12, 13.

^. ÎMacfi. IX, 'i, 5,6, 7.

S28 POLITIQUE

mée s'étoit écoulée, pressé de combattre en cet état, sans avoir le temps de ramasser ses forces, eut le courage abattu. C'est le premier sentiment, qui est celui de la nature. Mais on le peut vaincre par ce- lui de la vertu. « Judas dit à ceux qui restoient* : Prenons courage ; marchons à nos ennemis, et combattons-les. Ils l'en détournoient eu disant : Il est impossible, sauvons-nous quant à présent; rejoignonr nos frères, et après nous reviendrons au combat. Nous sommes trof' foibles, et en trop petit nombre pour résister maintenant. Mais Judf reprit ainsi : A Dieu ne plaise que nous fassions une action si hor - teuse, et que nous prenions la fuite ! Si notre heure est venue, et qr il nous faille mourir, mourons courageusement en combattant pour nos frères, et ne laissons point cette tache à notre gloire. A ces mots il sort du camp -.l'armée marche au conibat en bon ordre. » L'aile droite de Bacchides étoit la plus forte : Judas l'attaqua avec ses meilleurs soldats, et la mit en fuite. Ceux de l'aile gauche, voyant la déroute, prirent Judas par derrière, pendant qu'il poursuivoit l'ennemi : le combat s'échauffa ; il y eut d'abord beaucoup de blessés de part et d'autre : Judas fut tué, et le reste prit la fuite.

Il y a des occasions la gloire de mourir courageusement vaut mieux que la victoire. La gloire soutient la guerre. Ceux qui savent courir pour leur pays à une mort assurée y laissent une réputation de valeur qui étonne l'ennemi; et par ce moyen ils sont plus utiles à leur patrie, que s'ils demeuroient en vie.

C'est ce qu'opère l'amour de la gloire. Mais il faut toujours se souve- nir que c'est la gloire de défendre son pays et sa liberté. Les Macha- bées s'étoient d'abord proposé cette fin, lorsqu'ils disoient: « Mourons tous dans notre simplicité; le ciel et la terre seront témoins que vous nous attaquez injustement'. » Et après: « Nous combattrons pour nos vies, pour nos femmes, pour nos enfants, pour nos âmes, et pour nos lois '. » Et encore: Ne vaut-il pas mieux mourir en combattant, que de voir périr devant nos yeux notre pays, et abolir nos saintes lois? Ar- rive ce que le ciel en a résolu *. » Et pour tout dire en un mot : Mou- rons pour nos frères, comme le dit le courageux Judas. Laissons-leur l'exemple de mourir pour nos saintes lois; et que la mémoire de notre valeur fasse trembler ceux qui voudront attaquer des gens si détermi- nés à la mort. Qu'il soit dit éternellement en Israël : Quelque foibles que nous soyons, qu'on ne nous attaque pas impunément.

II* Prop. La nécessité donne du courage. « Il n'en est pas aujour- d'hui comme hier et avant-hier. Nous avons l'ennemi en face, disoit Jonathas aux siens *; le Jourdain deçà et delà, avec des rivages désavan- tageux, des marais, des bois, qui rompent l'armée; il n'y a pas moyen de reculer; poussons nos cris jusqu'au ciel. » En même temps on mar- che à l'ennemi, Bacchides est poussé par Jonathas, qui, le voyant ébranlé, passe le Jourdain à la nage pour le poursuivre, et lui tue mille hommes.

i. / Mach. IX, 8, 9, 10 et seq. 2. Ibid. n, 37. ~ 3. .Abid. ui, 20, 21. 4. Ibid. n, 59. 60. 5- Tbid. ix, 44 et seq.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 229

III» Prop. On court à la mort certaine. Samson en avoit donné l'exemple. Après lui avoir crevé les yeux, les Philistins assemblés louoient leur dieu Dagon, qui leur avoit donné la victoire sur un en- nemi si redoutable. Ils le faisoient venir dans leurs assemblées et dans leur banquet pour s'en divertir, et le mirent au milieu de la salle, en- tre deux piliers qui soutenoient l'édifice '.

Samson, qui sentoit avec la renaissance de ses cheveux le retour de sa force, « dit au jeune homme qui le menoit * : Laisse-moi reposer un moment sur ces piliers. » Toute la maison étoH pleine d'hommes et de femmes; et tous les princes des Philistins y étoient, au nombre d'en- viron trois mille, qui étoient venus pour voir Samson, dont ilsse jouoient. Alors il invoqua Dieu en cette sorte*: a Seigneur, souvenez-vous de moi; rendez-moi ma première force, ô mon Dieu! et que je me venge de mes ennemis (qui étoient ceux du peuple de Dieu, dont il étoit le chef et le juge) ; et que par une seule ruine je me venge des deux yeux qu'ils m'ont ôtés. » En même temps saisissant les deux colonnes qui soutenoient l'é'iifice, l'une de sa main droite et l'autre de sa main gauche : « Que je meure, dit-il * , avec les Philistins. » Et ébranlant les colonnes, il renversa toute la maison sur les Philistins, et en tua plus en mourant, par ce seul coup, qu'il n'avoit fait pendant sa vie.

Les interprètes prouvent très-bien, par l'Ecclésiastique et par lÉpî- tre aux Hébreux, que Samson étoit inspiré dans cette action. Dieu don- noit de te!s exemples d'un courage déterminé à la mort, pour accou- tumer son peuple à la mépriser.

On peut croire qu'une semblable inspiration poussa Éléazar, qui voyoit le peuple étonné de la prodigieuse armée d'Antiochus, et plus encore du nombre et de la grandeur de ses éléphants, d'aller droit à celui du roi, qu'on reconnoissoit à sa hauteur et à son armure. « Il se livra pour son peuple, et pour s'acquérir un nom éternel. Et s'étant fait jour à droite et à gauche, au milieu des ennemis qui tomboient deçà et delà à ses pieds, il se mit sous l'éléphant, lui perça le ventre, et fut écrasé par sa chute *. »

Ces actions d'une valeur étonnante faisoient voir que tout est pos- sible à qui sait mépriser sa vie ; et remplissoient à la fois, et le citoyen de courage, et l'ennemi de terreur.

IV* Pbop. Modération dans la victoire. Les exemples en sont in- finis. Celui de Gédéon est remarquable.

Le peuple, affranchi par ses victoires signalées, vint lui dire en corps: «Soyez notre seigneur souverain, vous, et vos enfants, et les enfants de vos enfants, parce que nous vous devons notre liberté*. » Mais Gé- déon, sans s'enorgueillir et sans vouloir changer le gouvernement, ré- pondit: « Je ne serai point votre seigneur, ni mon tils, ni notre posté- rité; et le Seigneur demeurera le seul souverain. »

Dès l'origine de la nation, Abraham, après avoir repris tout le bien des rois ses amis, que l'ennemi avoit enlevé, paye la dîme au grand

1. Jud. XVI, 21 et seq. 2. Ibid. 26. 3. Ibid. 28, 29. 4. Ibid. 30. 5. / Mach. VL. 43, 44, t? 46. 6. Jud. nn, 22, 23.

fi'30 POLITIQUE

pontife du Seigneur, conserve à ses alliés leur part du butin; et du reste, sans se réserver a un seul fil, ni une courroie, rend tout, et ne veut rien devoir à aucun mortel '. »

V* Prop. Faire la guerre équitablement. Ménager ses ancien» al- liés, et leur demander le passage à de justes conditions; c'est ce qu'on a exposé dès le commencement de ce livre'.

Par l'eiTet de la même équité, on posoit des borres entre les peuples ■voisins. C'étoient des témoins immortels de ce qui leur appartenoit. Tumulus testis '.

« Ne transgressez point les bornes que vos pères ont établies, » dit le Sage ♦.

Respecter ces bornes, c'est respecter Dieu, qu'on avoit pris à témoin, et qui seul étoit présent quand on les posoit. a Nous n'avons témoin de nés traités que Dieu seul, qui est présent, et qui nous regarde *. »

On le prend aussi pour vengeur de la foi violée « Qu'il nous voie; et qu'il voie entre nous, quand nous nous serons séparés «. «

C'est aussi par esprit de justice qu'Abraham, qui traitoit d'égal et de souverain à souverain avec le roi Abimélech, lui reproche la vio- lence qu'on avoit faite à ses serviteurs, au lieu de commencer par se plaindre à lui. « Mais Abimélech repartit': Je ne l'ai pas su; vous ne m'en avez rien dit, et c'est d'aujourd'hui que je le sais. »

Entin cet esprit d'équité, qui doit régner même au milieu des armes, ne paroît nulle part avec plus d'évidence que dans la manière de faire la guerre, que Dieu prescrit à son peuple en lui mettant les armes à la main.

« Si vous assiégez une ville, d'abord vous lui offrirez la paix. Si elle l'accepte, et qu'elle vous ouvre ses portes, tout le peuple qu'elle con- tient sera sauvé, et vous servira sous tribut. Si elle refuse l'accommo- dement, et qu'elle vous fasse la guerre, vous la forcerez; et quand le Seigneur vous l'aura mise entre les mains, vous passerez au fil de l'épée tout ce qu'elle aura de combattants, en épargnant les femmes, les enfants et les animaux. Vous ferez ainsi à toutes les villes éloignées et qui ne sont pas du nombre de celles qui doivent vous être données pour votre demeure». » A celles-là. Dieu n'ordonne point de miséri- corde, pour des raisons particulières, que nous avons déjà remarquées 8; mais c'est une exception, qui, comme on dit, affermit la loi.

Moïse continue de la part de Dieu '•: « Lorsque vous tiendrez long- temps une ville assiégée, et que vous l'aurez environnée de travaux, vous ne couperez point les arbres fruitiers, et vous ne ravagerez point les environs. Vous ne vous armerez point de cognées contre les plantes; car c'est du bois, et non pas des hommes qui peuvent accroître le nombre de ceux qui vous combattront (cela s'entend des arbres frui- tiers). Mais pour les arbres sauvages, qui sont propres à d'autres usages, roupez-les, et dressez vos machines, jusqu'à ce que la ville soit prise. »

1. iîen xrv, 53. 2. Ci-devant, art. x, vii« propos. —3. Gen. xxxi, 48. 4. Prov. xxu, 28. 5. Gen. xxxi, 50. 6. Ibid. 49. 7. Ibid. xxi, 9S, 26, 8. Deut, XX, 10, 11 etseq. 9. Ci-devant, art. i, n* propos. 10. Deut. XX, 19, 20.

TIRÉE DE l'ÉCRITUPE, LIV. IX. 9B|

La prudence, la persévérance, et en même temps la justice avec la bénignité, reluisent dans ces paroles.

VI' Prop. Ne se point rendre odieux dans une terre étrangère. Vous me troublez par la guerre injuste que vous avez enlre[)rise contre ceux de Sichem; et vous me rendez odieux aux peuples de cette con- trée, que j'avois toujours si bien ménagés, dit Jacob à Siméon et à Lévi ses enfants '. Il se retire, et cherche la paix.

VII« Pbop. Cri militaire avant le combat, pour connottre la disposi- tion du soldat. a Quand on sera prêt à venir aux mains, les chefs de chaque escadron feront cette publication à toute l'armée ' : Si quel- qu'un a bâti une maison, et ne l'a pas dédiée, qu'il y retourne, et qu'il n'ait point le regret de la laisser peut-être dédier à un autre. Qui a planté une vigne, dont il n'a point encore exposé le fruit en vente, qu'il fasse de même. Qui a fiancé une femme, et ne l'a point encore épousée, qu'il aille la prendre, et ne la laisse point à un autre. «

Ce cri vouloit des soldats qui n'eussent rien à cœur que le combat, et n'eussent rien, dans le souvenir, qui put ralentir leur ardeur.

Après, on faisait encore ce cri général ^i a Si quelqu'un est effrayé dans son cœur, qu'il se retire dans sa maison, de peur qu'il n'inspire à ses frères la terreur dont il est rempli. »

La coutume de ce cri duroit encore dans les guerres des Machabées*.» Elle ne laissoit au soldat que l'amour de ia patrie, avec le soin de com- battre, sans avoir regret à sa vie.

VIII" Prop. Choix du soldat. —Quand Gédéon assembla l'armée pour poursuivre les Madianites, il reçut cet ordre de Dieu* : «Parle au peu- ple, et que tout le monde entende ceci : Qui a peur, qu'il se retire. Il se retira vingt-deux mille hommes, et il n'en resta que dix mille. Dieu continua* : Mène ce peuple au bord des eaux. Que ceux qui lécheront les eaux en passant à la manière des chiens, et que ceux qui fléchi- ront les genoux (pour boire à leur aise), soient mis à part : et le nom- bre des premiers, qui, prenant l'eau avec la main, la portèrent à leur bouche, fut de trois cents seulement, que Dieu choisit pour combattre;» et apprit à ce général que ceux qui se trouveroient les plus propres à supporter la faim et la soif étoient les meilleurs soldats.

IX* Prop. Qualité d'un homme de commandement. •« Sois coura- geux et fort. Soyez homme : ne craignex rien : n'appréhendez rien '. »

C'est la première vertu qu'on demande aux hommes de commande- ment, et le fondement de tout le reste.

C'est aussi ce qui faisoit dire à Néhémias, gouverneur de la Judée, lorsqu'on lui inspiroit des conseils timides : «Mes paroles n'ont point peur, et ne fuient jamais*. »

X* Prop. Intrépidité. « Josué leva les yeux, et vit devant lui un homme qui le menaçoit l'épée nue». Il s'avance sans s'effrayer, et lui dit : Êtes- vous des nôtres, ou du parti ennemi?» comme qui diroit

1. Gen. XXXIV, 30. 2. Deut, xx, 2, 5 et seq. 3. Ibid. 8.

4. / Ma<:h. m, 56. 5. Jvd. \n, 3. 6. Ibid. 4, 5, 6.

7. Jos. I, «, 7, 9 ; / pur. xxn, 13. 8. // Esdr. vi. 11.

a. Jos. V, 13 14. 15, 13.

232 POLITIQUE

parmi nous : Qui vive? Il apprit, en approchant, que c'était un ange, a Je suis , dit-il , un des princes de l'armée du Seigneur , x de cette armée invisible toujours prête à combattre pour ses serviteurs. Et Josué tourna son attaque en adoration; après néanmoins avoir appris, par cette preuve, qu'il ne faut rien craindre à la guerre, pas même un ange ds Dieu en forme humaine.

XI* Prop. Ordre d'un général. « Que chacun fasse comme moi, et suive ce qu'il me verra exécuter'. » Les yeux attachés au générai, et le cœur prêt à le suivre dans tous les périls.

Ainsi parla Gédéon, au commencement d'un combat. C'est l'ordre le plus noble et le plus fier que général donna jamais à ses soldats.

XII» Prop. Les tribus se plaignoient lorsqu'on ne les mandoit pas d'abord pour combattre l'ennemi. « Ceux de la tribu d'Éphraïm di- soient à Gédéon ^ : D'où vient que vous ne nous avez pas mandés plus tôt, et dès le moment que vous alliez à la guerre contre Madian? Ils lui parloient durement, tout prêts à lui faire violence. »

On les avoit seulement mandés pour poursuivre l'ennemi mis en dé- route, et ils avoient coupé chemin aux Madianites; en sorte qu'ils avoient pris Oreb et Zeb, deux de leurs chefs, dont ils portoient les tê- tes au bout de leurs piques 3. Et l'envie de combattre étoit si grande, qu'ils murmuroient contre Gédéon, comme on vient d'entendre.

XIII* Prop. Un général apaise de braves gens en les louant. «Mais Gédéon leur répondit^ : Qu'ai-je pu faire qui égale vos vaillants ex- ploits? Un raisin de la tribu d'Éphraïm vaut mieux que toute la ven- dange d'Abiézer (quelque abondant que soit ce pays). Le Seigneur vous a livré Oreb et Zeb : qu'ai-je pu faire qui vous égalât? » Leur colère fut apaisée par cette louange.

XIV* Prop. Mourir ou vaincre. C'est ce qui fait des soldats déter- minés, qui ne démordent jamais : tels que furent ceux dont il est parlé dans la guerre entre David et Isboseth.

t Abner dit à Joab : Que notre jeunesse joue devant nous* : » c'est- à-dire qu'elle combatte à outrance, en combat singulier, comme on faisoit dans nos tournois. « Aussitôt on en choisit douze de la tribu de Benjamin, du côté d'Isboseth, et douze du côté de David. En ce mo- ment ils s'approchent. Chacun d'eux prit la tète de son ennemi, » à la façon peut-être des gladiateurs, qui avoient un rets à la main pour cela, « et en même temps lui enfonça le poignard dans le flanc : et ils tombèrent tous morts l'un sur l'autre en même temps. Sur Iheure on récompensa leur valeur en appelant ce champ le « Champ des Forts en Gabaon. » Et le titre lui en demeura, en mémoire d'une action a: déterminée.

XV» Prop. Accoutumer le soldat à mépriser l'ennemi. « Amenez- moi ces cinq rois qui se sont cachés dans cet antre ^. » Dieu les avoit condamnés à mort. «Quand on les eut amenés, Josué appela ses sol- dats, et en leur présence il donna cet ordre aux chefs' : Mettez le pied

1. Jud. vn, 17. —2. Ibid. vm, 1. 3. Ibid. vu, 24, 25.— 4. Ibid. vin, 2, 3. S. // Reg. II, 14, 15, 16. 6. Jos. X, 22, 23. 7. Ibid. 24, 25, 26.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 233

sur la gorge à ces malheureux. Et pendant qu'on les fouloit ainsi sur pieds : Dieu, poursuit-il, en fera autant à tous vos ennemis. Soyez gens de cœur et ne craignez rien. Et après les avoir tués, on les attacha à cinq poteaux jusqu'au soir, pour être en spectacle au peuple : et on les jeta dans la caverne ils avoient été pris, entassant, selon la cou- tume d'alors, de grosses pierres à son ouverture, pour mémorial éter- nel à la postérité. »

Xvl« Prop. La diligence et la précaution dans les expéditions, et dans toutes les affaires de la guerre. « Prenez des vivres autant qu'il en faut. Dans trois jours jour nommé) vous passerez le Jourdain, et vous entrerez dans le pays ennemi ', »

En même temps Josué envoie des gens aux nouvelles, et fait obser- ver Jéricho, Il apprit que tout étoit dans l'épouvante. H marche toute la nuit^ voulant signaler le commencement de sa nouvelle principauté par quelque action d'éclat. «Je commencerai, dit le Seigneur % au- jourd'hui à faire éckter ton nom comme celui de Moïse. »

Gédéon se lève la nuit, assemble l'armée, bat l'ennemi, le poursuit sans relâche, tombe à l'impourvu sur quinze mille hommes qui res- toient; prit leurs commandants, qui se reposoient en assurance, et ne s'attendoient à rien moins qu'à être attaqués; tailla tout en pièces, et revint devant le coucher du soleil*.

Pour profiter de son avantage, et voyant que le soldat avoit repris cœur, Saùl, sans perdre un moment, et sans môme donner le temps de se rafraîchir, prend dix mille hommes qu'il trouva sous sa main : a. Et, dit-il, maudit soit celui qui mangera avant que je sois vengé de mes ennemis.» Il en fit un grand carnage depuis Machmis jusqu'à Aïa- lon, dans un grand pays*. Non content de cette victoire, quoique ses soldats fussent très-fatigués : a Marchons, disoit-il^, tombons-leur dessus pendant la nuit, et ne cessons de faire main basse jusqu'au matin. »

Baasa, roi d'Israël, fortifîoit Rama, et empêchoit par ce moyen les xois de Juda de mettre les pieds sur ses terres; s'assurant un poste d'où il tiroit de grands avantages. Mais Asa, roi de Juda, en vit l'im- portance. Sans ménager ni or ni argent, il gagne le roi de Syrie con- tre Baasa : l'ouvrage est interrompu par celte guerre imprévue, et Baasa se retire' : Asa, sans perdre de temps, envoie ses ordres par tout son royaume, en cette forme absolue» : « Que personne ne soit excusé. Ainsi on enleva en diligence les matériaux de la nouvelle fortification de Rama : et Asa en bâtit deux forteresses. » Tel fut l'effet de sa dili- gence. Elle affoiblit l'ennemi , et le fortifia lui-même.

On iroit à l'infini, si l'on vouloit rapporter les exemples d'activité, de vigilance, de précautions qu'ont donnés, dans les expéditions de guerre, les Josué, les Gédéon, les David, les Machabées, et les autres grands capitaines dont l'histoire sainte nous a conservé la mémoire.

1. Jos. I, 11. 2. Ibid. II, 1, 2, 24; ni, 1.-3. Ibid. m, 7.

4, Jud. vn, l; vni, il, 12, 13. 5 / Reg. xiv, 24 et seq. 6. ibid. H

7 m Reg. XV, 17, 17, 18, 19, 20, 21. 8. Ibid. 12

234 POLITIQUE

XVII» Prop. Alliance à propos. On en '«eot de voir un bel exemple, quand Asa s'unit si à propos avec le roi de &yrie : les autres seroient superflus; et il suffit de remarquer une fois, qu'il y a des conjonctures il ne faut rien épargner.

XVIII" Prop. La réputation d'être homme de guerre tient l'ennemi dans la crainte. « Chusaï dit à Absaloni : Vous connoissez votre père, et les braves gens qu'il a avec lui, d'un courage intrépide, et qui s'ir- rite par ses pertes, comme une ourse à qui on a ôté ses petits. Votre père est un homme de guerre, et ne s'arrêtera point avec le reste du peuple; il vous attend dans quelque embuscade, ou dans quelque lieu avantageux. S il nous arrive le moindre éohec, le bruit aussitôt s'en ré- pandra de tous côtés, et on publiera qu'Absalon a été battu; et ceux qui sont à présent comme des lions, perdront courage par cette nou- velle. Car on sait que votre père est un homme fort, et qu'il est envi- ronné de braves gens. » Il conclucit à ne rien hasarder, et à l'attaquer à coup sûr. Ce qui donnoit à David le temps de se reconnoître, et lui assuroit la victoire. Et il arrêta par cette seule considération l'impétuo- sité d'Absalon, qui craignit dans David les ressources que ce grand capitaine pouvoit trouver dans son habileté dans la guerre, et dans son courage.

XIX» Prop. Honneurs militaires. Satil, après ses victoires, érigea un arc de triomphe*, en mémoire à la postérité, et pour l'animer par les exemples, et par de pareilles marques d'honneurs.

La constitution du pays ne permettait pas alors d'ériger des statues, que la loi de Dieu réprouvoit. On érigeoit des autels, pour servir de mémorial»; ou l'on faisoit des amas de pierres*.

XX* Prop. Exercices militaires, et distinctions marquées parmi les gens de guerre. David fit apprendre aux Israélites à tirer de l'arc î» : et fit un cantique pour cet exercice, à la louange de Saùl, qui appa- remment l'a voit établi.

Ceux de la tribu d'Issachar étoient en réputation de savoir mieux que les autres le métier de la guerre. «Il y avoit deux cents hommes de cette trihu qui étoient très-habiles, et savoient instruire Israël, » à faire en son temps et à propos toute sorte de mouvements; « et le reste de la tribu suivoit leurs conseils*. »

Dans la paix profonde du règne de Salomon, les exercices militaires demeurèrent en honneur, et deux cent cinquante chefs instruisoient le peuple '.

Ce prince si pacifique entretenoit dans le peuple l'humeur guerrière. Il employoit les étrangers aux ouvrages royaux, mais non pas les en- fants d'Israël. C'étoient eux qu'il occupoit de la guerre». Ils étoient les premiers capitaines, et commandoient la cavalerie et les chariots.

Les uns, et principalement ceux de Juda et de Nephiali, combat- toient avec le bouclier et la pique; les autres joignoient l'arc avec le

1. TI Reg. x\n, 8, 9, 10. 2. I Reg. xv, 12. 3. Ibid. xiv, 35. 4 Jos. X, 27; // Reg. x\TO 17, 18. 5. // lieg. I, 18. 6. I Par. xn, 32 ~ 7. Tbid. %'in. lo. 8. // Par. vui, 9.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 235

bouclier > : et cbiacua étoit instruit à manier les armes dont il se ser- voit.

Josaphat, quoiqu'il fît la guerre plus pour ses alliés que pour lui- même, se rendit célèbre par le bon ordre qu'il donna à la milice'.

La réputation d'ûzias fut portée bien loin par une semblable "vigi- lance, qui lui fit ajouter aux soins des rois ses prédécesseurs celui de construire des magasins d'armes, de casques, de boucliers, d'arcs et de frondes, avec des machines de toutes les sortes; tant celles qu'il conservoit dans les tours, que celles qu'il tenoit dressées sur ks mu- railles, pour tirer des dards et jeter de grosses pierres' : en sorte que rien ne manquoit à l'exercice des armes.

Les distinctions honorables animèrent aussi le courage des braves gens.

On distinguoit sous David de ces espèces de titres* : les trois forts, de deux ordres différents; avec les trente qui avoient 'eur chef. Leurs actions étoient remarquées dans les registres publics. Il y en avoit qu'on nommoit les capitaines du roi : les grands, eu les premiers capitaines ' : ou, les capitaines des capitaines *.

On voit ailleurs comme un État de deux mille six cents officiers prin- cipaux'. Sous chaque prince, on connoît ceux qui étoient établis pour les commandements généraux, ceux qui commandoient après eux, et tout l'ordre de la milice*.

Dieu vouloit montrer dans son peuple un État parfaitement consti- tué, non-seulement pour la religion et pour la justice, mais encore pour la guerre comme pour la paix; et conserver la gloire aux princes guerriers.

Art. VI. Sur la paix et la guerre : diverses observations sur Vune et sur Vautre.

Première Proposition. Le prince doit affectionner les braves gens Saûl, en qui l'on admiroit de si grandes qualités, se faisoit remar- quer par celle-ci : « tout homme qu'il voyoit courageux et propre à la guerre, il se lattachoit'. »

C'e^t le moyen de s'acquérir tous les braves. Vous en prenez un, vous en gagnez cent. Quand on voit que c'est le mérite et la valeur que vous cherchez, on entre en recorinoissance du bien que vous faites aux au- tres, et chacun espère y -venir à son tour.

II* Prop. Il n'y a rien de plus beau, dans la guerre, que lïntelligence entre les chefs, et la conspiration de tout l'État. Joab se voyant comme environné' des ennemis, partagea l'armée en deux, pour faire tôte de tous côtés; une partie contre les Ammonites, et une partie contre les Syriens. « Si les Syriens me forcent, dit Joab & Abisaï'», secourez-moi; et si les Ammonites prévalent de votre côté, je serai i

1- / Par. vin, 40; xn, 2*, 34, 38. -^ 2. II Par. xvii. 2, 10, 13 et seq.

3. Ibid. ixvi, 8, 14, 15. 4. II Recj. xxni, 9 etsaq.-, ï Par.xi, 10, H, 15etseq

5. // Par. XXVI, il- vill, 9. 6. I Par. vu, 40. 7 // Par. xxvi, 12.

8. Ibid. xvn, ik, 15 et seq. 9. I Beg. xrv, 52. 10. // Reg. x, 11. la.

236 POLITIQUE

votre secours. Soyez homme de courage, et combattons pour notre peuple et pour la cité de notre Dieu. Après cela, que le Seigneur fasse ce qui plaira à ses yeux. » Faire ce qu'on doit, s'entendre, être atten- tif l'un à l'autre, être résolu à tout, et soumis à Dieu; c'est tout ce que doivent faire de bons généraux.

Judas parla en ces termes à son frère Simon ' : « Choisissez des hommes; marchez, et délivrez vos frères dans la Galilée : et moi, avec Jonathas, nous irons dans le pays de Galaad. » Il laissa Joseph, fila de Zacharie, et Azarias, deux chefs de l'armée , avec le reste des troupes pour garder la Judée; leur défendant de conobattre jusqu'à leur re- tour. Simon, avec trois mille hommes, combattit heureusement dans la Galilée, poursuivit les vaincus bien avant, et jusqu'aux portes de Ptolémaïde; fit beaucoup de butin, et amena en Judée ceux que les Gentils tenoient captifs, avec leurs femmes et leurs enfants. En même temps Judas et Jonathas passèrent le Jourdain avec huit mille nommes, prirent beaucoup de places fortes dans Galaad ; et après avoir remporté, sans perte, de signalées victoires, ils retournèrent en triomphe dans Sion, ils offrirent leurs holocaustes en action de grâces. Le peuple saint prit le dessus de ses ennemis par ce concours des trois chefs. Joseph, fils de Zacharie, et Azarie, un des chefs, rompirent ce beau concert, et firent une grande plaie en Israël; comme on le dira dans un moment.

Sous Saùl, Jabès en Galaad, ville au delà du Jourdain, assiégée par Naas, roi des Ammonites, offrit de traiter et de se soumettre à sa puis- sance. Naas répondit avec une dérision sanglante * : « Tout le traité que je veux faire avec vous, c'est qu'avons me livriez chacan son œil droit, et que je vous fasse l'opprobr^. tout Israël. Le conseil de la ville répondit : Donnez-nous sept jours j:our envoyer aux tribus; et si dans ce temps nous ne sommes secourus, nous nous rendrons à votre volonté. » Leurs envoyés vinrent donc à Gabaa, Saûl faisoit sa ré- sidence, et ils déclarèrent à tout le peuple l'état étoit la ville : tout le peuple éleva la voix, et fondit en larmes. Chacun pleuroit une ville qu'on alloit perdre, comme si on lui arrachoit un de ses membres. Saûl arriva pendant l'assemblée, suivant ses bœufs qui vendent de la campagne. Car nous avons déjà vu que, tout sacré qu'il étoit, et re- connu roi, il faisoit sans façon , et sans s'élever davantage, son pre- mier métier. Telle étoit la simplicité de ces temps. Étant venu dans l'assemblée, il dit' : « Quel est le sujet de tant de larmes, et de ces c-is lamentables de tout le peuple? Alors on lin raconta l'état de Jabès. « L'esprit de Dieu le saisit, il mit en pièces ses deux bœufs, et en envoya les morceaux par tout Israël, avec cet'ordre : Ainsi sera fait aux bœufs de tout homme qui manquera de suivre Saill, et de marcher en campagne. » On obéit : il fit la revue; il trouva sous ses étendards trois cent mille combattants; et la seule tribu de Juda y en ajouta trente mille. Il renvoya les députés de Jabès avec cette réponse précise : « Vous serez secourus demain, x L'effet suivit la parole. Dès

1. / Mach. V. 17 et »e«. 2. l Req. xi, 1, 2 «t seq. 3. Ibid. 5, 6.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. ix. 237

le matin SaCil partagea son armée en trois, entra au milieu du camp enntmi, et ne cessa de tuer jusqu'à la grande chaleur du jour; tous les ennemis furent dispersés, et il ne resta pas deux hommes ensem- ble. C'est ce que fit l'intérêt public, la diligence, la conspiration du roi, du peuple, et de toutes les forces de l'État.

On conserva éternellement la mémoire d'un tel bienfait. Ceux de Jabè"? Galaad, touchés de ce souvenir, furent fidèles à SaOl jusqu'après sa mort, et furent les seuls de tout Israël qui l'ensevelirent. David leur en sut bon gré, et leur fit dire' : « Bénis soyez-vous de Dieu, vous qui avez conservé vos reconnoissances à Saal voire seigneur : le Seigneur vous le rendra, et moi-même je vous récompenserai de ce devoir de piété. Car encore que Saal votre seigneur soit mort, Juda m'a choisi pour roi. Et je succéderai à l'amitié qu'il avoit pour vous, ainsi qu'à son trône. »

m* Prop. Ne point combattre contre les ordres. Pendant que Ju- das et Simon firent les exploits qu'on a vus en Galilée et dans Galaad*, Joseph et Azarie, les deux chefs à qui ils avoient laissé la garde de la Judée, avec défense de combattre jusqu'à la réunion de toute l'armée, furent flattés de la fausse gloire de se faire un nom, à leur exemple, en combattant les Gentils dont ils étoient environnés. Ils sortirent donc en campagne : mais Gorgias vint à leur rencontre, et les poussa jus- qu'aux confins de la Judée. Deux mille hommes des leurs demeurèrent sur la place, et la frayeur se mit dans tout le pays; parce qu'ils n'o- béirent pas aux sages ordres qu'ils avoient reçus de Judas, s'imaginant de partager avec lui la gloire de sauver le peuple. « Mais ils n'éloient pas de la race dont devoit venir le salut*. »

Leur général les connoissoit mieux qu'ils ne se connoissoient eux- mêmes. On les laissoit pour garder le pays, et ils n'avoient qu'à de- meurer sur la défensive. Faute d'avoir obéi, ils firent perdre à leurs troupes l'avantage de combattre avec tout le reste de l'armée, et sous de plus sages chefs.

IV' Prop. Il est bon d'accoutumer l'armée à un même général. « Tout Israël et Juda aimoient David, même du vivant de Saul, parce qu'ils le voyoient toujours marcher à leur tête, et sortir en campagne devant eux*.» On s'accoutume, on s'attache, on prend confiance; on re- garde un général comme un père qui pense à vous plus que vous-même.

On s'en souvint, lorsqu'il fallut réunir les tribus pour reconnoîlre David. « Hier, et avant-hier, vous cherchiez David pour le faire ré- gner sur vous. Faites donc, et rangez-vous sous son étendard'^ » Ce n est pas un inconnu que je vous propose, dit Abner à tout Israël. . V* Prop. La paix afl"ermit les conquêtes. Il est bon qu'un État ait du repos. La paix du temps de Salomon assura les conquêtes de Da- vid. Les Hétéens,les Amorrhéens et les autres peuples que les Is aé- liies p'avoient pas encore entièrement abattus, furent subjugués par Siuomon, et devinrent ses tributaires».

1. // Reg. ^^ h, 5 et seq. 2. / Mach. v, 55, 56 et seq. 3. Ibid. 62. 4. / Req. xvni, 16. 5 // Reg. m. <1, 18. 6- II Par. vui.T. S.

239 POLITIQUE

VI" Prop. La paix est donnée pour fortifier le dedans. De queiaue paix qu'on jouisse, toujours environné de voisins jaloux, ii ne faut ja- mais entièrement oublier la guerre, qui vient tout à coup. Pendant que l'on vous laisse en repjs, c'est le teùips de se fortifier au dedans.

Salomon en donna l'exemple. Il bâtit les villes qu'Hiram lui avoit cé- dées , et y établit des colonies d'Israélites'. Il fortifia Émath-Suba, place éloignée dans la Syrie, et ancien siège des rois. II bâtit Palmire dans le désert, qui plusieurs siècles après fut une ville royale, Ode- iiat et Zénobie tenoient leur siège. Il érigea en Émath plusieurs villes fortes; il éleva la haute et la basse Bethoi-on, et d'autres places mu- rées, avec des t-emparts et des portes. Il établit aussi des places pour y tenir sa cavalerie et ses ch?.rio*s; et il remplit de ses iîâtiments Jé- rusalem, le Liban, et toutes le- terres de son obéissance.

Les autres grands rois, Asa, Josaphatet Ozias, l'imitèrent.

a Asa construisoit des villes fortes, parce qu'il étoit dans le repos, et ne se trouvoit pressé d'aucune guerre'. » La guerre demande d'au- tres soins, et ne donne pas ce loisir. Il prit donc ce temos pour dire à ceux de Juda': a Bâtissons ces villes; entourons-les de murailles; munissons-les par des tours; fortifions les portes, pendant que tout est paisible, et qu'aucune guerre ne nous presse. Ils les bâtirent donc sans empêchement. » On voit, en passant, les fortifications dont ces temps avoient besoin; et l'on n'en négligeoit aucune.

a Josaphat bâtit aussi des châteaux en forme, et environna plu- sieurs villes de murailles; et on vit de tous côtés de grands tra- vaux*. »

ce Ozias fortifia les portes de Jérusalem, en les munissant de tours; la porte de l'Angle et la porte de la Vallée, et les autres du même côté de la muraille*. » C'étoient apparemment les endroits les plus difficiles à défendre, et qu'il fdlloit tâcher de rendre imprenables.

VII» Prop. Au milieu des soins vigilants, il faut toujours avoir en vue l'incertitude des événements. Entre plusieurs exemples que nous fournit l'Écriture de chutes inopinées, celui d'Abimélech est des plus remarquables,

Abimélech, fils de Gédéon, avoit persuadé à ceux de Sichem de se rendre à Un*. Ce poste étoit important, et c'est fut depuis bâtie Samarie. Il leva des troupes, de l'argent qu'ils lui donnèrent, et s'em- para du lieu étoient ses frères au nombre de soixante et dix, qu'il massacra tous sur une même pierre, à la réserve de Joatham, le plus jeune, qu'on cacha. Il fut élu roi à un chêne près de Sichem, quoique Joatham leur reprochât leur ingratitude envers la maison de Gédéon leur libérateur; mais il fut contraint de prendre la fuite par la crainte d'Abimélecn, qUi demeura le maître pendant trois ans sans aucun trouble.

Après les trois ans, il se sema un esprit de division entre lui et les habitants de Sichem, qui commencèrent à le haït, et les grands ae

1. // Par. vni. 2, 3 et seq. 2. Ibid. xit, fe. 3. tbid. 7.

4. Ibid. xvn, 12, 13 5. Ibid. xxvi, 6. s. Jnd. 11, 1, 2 tt »eo.

TIRÉE DE l'Écriture, liy. îx. 239

Sichem qui i'avoient aidé dans le parricide exécrable qu'il avoit com- mis contre ses frères. Au temps donc qu'Abimélech étoit absent, ik se firent un chef nommé Gaal, fils d'Obed, qui , étant entré dans Sichem, donna courage aux habitants soulevés, qui alloient pillant et ravageant tout aux environs, et maudissant Abimélech au milieu de leurs festins et dans le temple de leur dieu. Il restoit à Abimélech un ami fidMe, nommé Zébul, à qui il avoit laissé le gouvernement de la ville, qui aussi lui donna de secrets avis de tout ce qu'il avoit vu, l'exhortant à faire tout ce qu'il pourroit sans perdre de temps.

Abimélech part la nuit et marche vers Sichem, Gaal étoit le mattre. Le combat se donne à la porte; et Gaal est contraint de <e ren- fermer dans la place, qu'Abimélech assiégea. Les gens de Gaal furent battus et défaits pour la seconde fois. Abimélech pressoit le siège sans relâche, et ne laissa aucun habitant, ni pierre sur pierre dans la ville, qu'il réduisit en une campagne qu'il sema de sel. Il restoit aux Siché- mites un vieux temple qu'ils avoient fortifié avec soin ; mais Abimélerh y fît transporter toute une forêt, et, ayant allumé autour un grand feu, y fit crever de fumée ses ennemis.

Vainqueur de ce côté-là. il assiégea Thèbes qu'il réduisit bientôt. 11 y avoit une haute tour les hommes et hs femmes s'étoient réfugiés avpc les principaux de la ville. Abimélech la pressoit avec vigueur, prêt à y mettre le feu; car il avoit tout l'avantage : mais unp femme trouvant sous sa main un morceau d'une meule, le lui jeta sur la tête. Il tomba mourant-, et celui qui faisoit la guerre si ardemment et si heureusement, que rien ne lui résistoit, périt par une main si foible : contraint, dans son désespoir, de se faire percer le flanc par un de ses soldats. « de peur qu'il ne fût dit qu'une femme lui avoit donné le coup de la mort', v

Ne vous fiez ni dans votre force, ni datis votre intelligence, ni dans vos heureux succès; surtout dans les entreprises injustes et tyranni- ques. La mort, ou quelque désastre affreux, vous viendra du côté dont vous l'attendez I2 moins; et la haine publique, qui armera contre vous la plus foible main, vous accablera.

VIII* Prop. Le luxe, le faste, la débauche, aveuglent les hommes dans la guerre, et les font périr. Éla, roi d'Israël, fils de Baasa, fai- soit la guerre aux Philistins, et son armée assiégeoit Gebbethon. une de leurs places des plus fortes; sans se mettre en peine de ce qui se passoit à l'armée et à la cour, content de faire bonne chère chez le gouverneur de Thersa, apparemment aussi peu soigneux des affaires que son maître. Zambri cependant, à qui, sans le bien connottre, Éla avoit donné le commandement de la moitié de la cavalerie, l'ayant surpris dans le vin et à demi ivre chez le gouverneur, l'égorgea avec sa famille et ses amis, et s'empara du royaume. Le bruit de cette nou- velle étant venu dans l'armée qui assiégeoit Gebbethon , elle fit un roi de son côté, nommé Amri, qui en étoit le général; et Zambri se trouva forcé à se brûler dans le palais, après un règne de sept jours'*

1. Jud. IX, 54. - 2. /// Reg. xv 8, 9 ei 864.

240 POLITIQUE

L'aventure de Bénadad, roi de Syrie, n'est guère moins surprenante. Il assiégeoit Samarie, capitale du royaume d'Israël, avec une armée immense, et trente-deux rois ses alliés '. Il étoit à table avec eux sous le couvert de sa tente, plein de vin et d'emportement. On vit avancer quelques hommes, et on vint dire à Bénadad que quelqu'un étoit sorti de Samarie. a Allez, dit-il aussitôt', et qu'on les prenne vifs, soit qu'ils viennent pour capituler ou pour combattre. » Il ne songeoit pas que sept mille hommes suivoient. On tua tous les Syriens qui s'avan- çoient à la négligence. L'arniée syrienne se mit en fuite; Bénadad prit la fuite aussi avec sa cavalerie, et laissa toute sa dépouille au roi d'Israël.

Pour lui relever le courage, ses conseillers l'amusèrent par des su- perstitions de sa religion, en lui disant' : a Les dieux des montagnes sont leurs dieux : et si nous les combattons en pleine campagne, nous aurons pour nous les dieux des vallées. » Mais ils ajoutèrent à ce vain propos un conseil bien plus solide : a Laissez tous ces rois (qui ne font qu'embarrasser une armée), et mettez de bons capitaines à la place; rétablissez votre armée sur le même pied qu'elle étoit : combattez-les dans la plaine, et à découvert, et vous remporterez la victoire. » Le conseil étoit admirable; mais Bénadad étoit un roi timide et vain, qui n'avoit que du faste et de l'orgueil. Et Dieu le livra encore entre les mains du roi d'Israël : trop heureux de trouver de l'humanité dans son vainqueur.

IX' Prop. Il faut, avant toutes choses, connoître et mesurer ses forces. « Qui est le roi qui, ayant à faire la guerre contre un roi, ne songe pas auparavant en lui-même s'il pourra marcher avec dix mille hommes à la rencontre de celui qui en a vingt mille? Autrement, pendant que son ennemi est encore éloigné, il envoie une ambassade pour lui demander la paix. » C'est ce que dit la Sagesse éternelle*.

Alors, pour négocier la paix, on fait marcher devant les présents, comme Jacob fit à Êsaû; et, comme lui, on les accompagne de paroles douces* : car il est écrit que «la parole vaut mieux que le don^. »

X* Prop. Il y a des moyens de s'assurer des peuples vaincus, après la guerre achevée avec avantage. David non-seulement crut néces- saire de mettre des garnisons dans les villes de la Syrie, de Damas, et di i'Idumée, qu'il avoit conquises; mais lorsque les peuples étoient plus rebelles , il les désarmoit encore, et faisoit rompre les cuisses aux chevaux'.

On punissoit rigoureusement les violateurs des traités. Ainsi la Israélites: non contents de détruire toutes les villes de Moab, ils cou- Troient de pierres les meilleures terres, ils boachoient les sources, ils •oupoient les arbres et démolissoient les murailles*.

Dans les guerres entreprises pour des attentats plus horribles, comme lorsque les Ammonites violèrent avec une dérision cruelle, dans le»

1. /// Reg. XX, 1,2 et seq. 2. Ibid. 18. 8. Ibid. xx, 23.

4. Luc. XIV, 31, 32. 5. Gen. xxxn, 3, 4, 5; xxxm, 9, 10. il,

6. Eccli. XMU, 16. 7. Il Reg. m, 4, 5, 13, 14. 8. IV Reg. ni, 4, S, '^.

TIRÉE DE L'ÉLiUTURE, LIV. IX. ' 241

ambassadeurs de David, les lois les plus sacrées parmi les hommes; on usa d'une plus terrible vengeance. Il voulut en faire un exemple, qui laissât éternellement dans tous ces peuples une impression de ter- reur qui leur ôtât tout courage de combattre; leur faisant passer sur le corps, dans toutes leurs villes, des chariots armés de couteaux».

On peut rabattre de cette rigueur, ce que l'esprit de douceur et de clémence inspire dans la loi nouvelle; de peur qu'il nous soit dit, comme à ces disciples qui vouloient tout foudroyer: a Vous ne songez pas de quel esprit vous êtes^ »

Un vainqueur chrétien doit épargner le sang; et l'esprit de l'Évan- gile est là-dessus bien différent de celui de la loi.

XI" Prop. Il faut observer les commencements et les fins des règnes par rapport aux révoltes. Lorsque l'Idumée fut assujettie par David, Adad, jeune prince de la race royale, trouva moyen de se retirer en Egypte, il fut très-bien reçu de Pharaon'. Comme il apprit la mort de David, et celle de Joab, arrivée au commencement du règne de Sa- lomon; croyant le royaume affoibli par la perte d'un si grand roi, et par celle d'un général si renommé, il dit à Pharaon*: «< Laissez-moi aller dans ma terre. » C'étoit pour y réveiller ses amis, et jeter les se- mences d'une guerre qu'on vit éclore en son temps.

L'extrême vieillesse de David donna lieu à des mouvements qui me- nacèrent l'État d'une guerre civile.

Adonias, fils aîné de David, après Absalon, faisoit revivre son frère par sa bonne mine, par le bruit et l'ostentation de 'ses équipages, et par son ambition*. Il avoit sur Absalon ce malheureux avantage, qu'il trouva David défaillant, qui avoit besoin, non d'être poussé, puisqu'il avoit sa vigueur entière, mais d'être réveillé par ses serviteurs. Il avoit mis dans son parti Joab, qui commandoit les armées, et Abialhar, souverain pontife, autrefois si fidèle à David, et beaucoup d'autres des serviteurs du roi de la tribu de Juda. Avec ce secours, il n'aspiroit à rien moins qu'à envahir le royaume du vivant du roi, et contre la disposition qu'il en avoit déclarée, en désignant Salomon pour son suc- cesseur, et le faisant reconnoître par tous les grands, par toute l'ar- mée, comme celui que Dieu préféroit à ses autres frères, pour le rem- plir de sa sagesse, et lui faire bâtir son temple au milieu d'une paix profonde •.

Adonias vouloit renverser un ordre si bien établi. Pour rassembler le parti , et donner comme le signal à ses amis de le faire reconnoître pour roi, ce jeune prince fit un sacrifice solennel, suivi d'un superbe festin. Toute la cour étoit attentive. L'on remarqua qu'il avoit prié les principaux de Juda, avec Joab et Abiathar;et à la réserve de Salomon, tous les fils du roi. Comme on n'y vit ni ce prince, ni Sadoc sacrifica- teur, ni Nathan, ni Banaïas très-assuré à David, et qui commandoit ifcs vieilles troupes, tous attachés au roi et à Salomon, on pénétra le d' Adonias, et on découvrit le mystère. En même temps Nathaa

i. 11 lieg. xn, 31. 2. Luc. ix, 55. 3. 11! Keg. xt, 17. xvm, 1, 2 et seq. t. Ibid. 21, 22. -- 5. Ibid. i, l, 2, 5 et seq. 6. / Par , 18.

%k,2 POLITIQUE

♦'

et Bethsabée, mère de Salomon, agirent avec grand concert auprès de David, en lui parlant coup sur coup. Ils ouvrirent les yeux à ce prince, qui jusqu'alors demeuroit tranquille, non par mollesse, mais par confiance dans un pouvoir aussi établi que le sien, et dans une ré- solution aussi expliquée. Le roi parla avec tant de fermeté et d'auto- rité; se.«; ordres furent si précis et si promptement exécutés, qu'avant la fin du festin d'Adonias toute la ville retentissoit de la joie du cou- ronnement de Salomon. Joab, tout hardi qu'il étoit, et tout expéri- menté, fut surpris; la chose se trouva faite, et chacun s'en retourna honteux et tremblant. Le nouveau roi parla à Adonias d'un ton de maî- tre; rien ne branla dans le royaume, et la rébellion qui grondoit fut assoupie.

Elle ne revint qu'au commencement du règne de Roboam. Et c'est un temps de foiblesse qu'il faut toujours observer avec plus de soin, si l'on veut bien assurer le repos public.

XII* Prop. Les rois sont toujours armés. Nous avons vu sous Da- vid les légions Céléthi et Phéléthi, queBanaïas commandoit, toujours sur pied.

Il avoit aussi conservé le corps de six cents vaillants combattants commandés par Ethaï, Géthéen, et des autres qui étoient venus avec lui pendant sa disgrâce '.

Je ne parlerai point des autres troupes entretenues, si nécessaires à un État. Ce sont tous des corps immortels, qui, en se renouvelant dans le même esprit qu'ils ^nt été formés, rendent éternelles leur fidélité 8t leur valeur.

On ornoit ces troupes choisies d'une façon particulière pour les dis- tinguer. Et c'est à quoi étoient destinées les deux cents piques garnies d'or, et les deux cents boucliers lourds et pesants couverts de lames d'or, avec trois cents autres d'une autre figure, pareillement couverts d'or très-affîné, et d'un grand poids, que Salomon gardoit dans ses arsenaux '.

Outre les garnisons des places, qu'on trouve partout dans les livres des Rois et des Chroniques, et outre les troupes qui étoient sur pied, il y en avoit d'infinies sous la main du roi, avec des chefs désignés, et qui étoient prêts au premier ordre ^

On ne sait en quel rang placer les gens de guerre, qui se relevoient au nombre de vingt-quatre mille, à chaque premier jour du mois, avec douze commandants *.

Il n'est pas nécessaire de marquer que, pour ne point charger l'État de dépenses, on les assembloit selon le besoin, dont l'on a beaucoup d'exemples.

Ainsi les États demeurent forts au dehors contre l'ennemi, et au de- dans contre les méchants et les rebelles; et la paix publique est assuré*».

1. Il Reg. XV, 18, 19; III Reg. i, 8, 10, 38; / Par. xu, i et seq.

2. /// Hf-g. x, 16, 17; /// Par. ix, 15, 16.

" Il Par. xvn, 14 et seq.; xx\7, 12, 13. 4. / Par. xxvii, 1, 2 et seq.

TIRÉE DE l'Écriture, ltv. x. 243

LIVRE DIXIÈME ET DERNIER.

SUITE DES SECOURS DE LA ROYAUTÉ.

LES RICHESSES , OU LES FINANCES ; LES CONSEILS ; LES INCONVÉNIENTS ET TENTATIONS QUI ACCOMPAGNENT LA ROYAUTÉ, ET LES REMÈDES QU'ON Y DGIT APPORTER.

ÂRTICME PREMIER. Dcs richesscs OU dcs finances. Du commerce^ et des impôts.

Premièrk Proposition. Il y a des dépenses de nécessité; il y en â de splendeur et de dignité. « Qui jamais fit la guerre à ses dépens? Quel soldat ce reçoit pas sa paye ' ? »

On peut ranger, parmi ces dépenses de nécessité, toutes celles qu'il faut pour la guerre; comme la fortification des places, les arsenaux, les magasins et les munitions, dont il a été parlé.

Les dépenses de magnificence et de dignité ne sont pas moins nécev saires, à leurs manières, pour le soutien de la majesté, aux yeux dei peuples et des étrangers.

Ce seroit une chose infinie de raconter les magnificences de Sa- lomon '.

Premièrement dans le temple, qui fut l'ornement comme la défense du royaume et de la ville. Rien ne l'égaloit dans toute la terre, non plus que le Dieu qu'on y servoit. Ce temple porta jusqu'au ciel, et dans toute la postérité, la gloire de la nation, et le nom de Salomon son fondateur '.

Treize ans entiers furent employés à bâtir le palais du roi dans Jé- rusalem, avec les bois, les pierres, les marbres, et les matériaux les plus précieux; comme avec la plus belle et la plus riche architecture qu'on eût jamais vue. On l'appeloit le Liban, à cause de la multitude de cèdres qu'on y posa, en hautes colonnes comme une forêt, dans de vastes et de longues galeries, et avec un ordre merveilleux *.

On y adrairoit en particulier le trftne royal, tout resplendissoit d'or, avec la superbe galerie il étoit érigé. Le siège en étoit d'ivoire, revêtu de l'or le plus pur; les six degrés par l'on montoit au trône, et les escabeaux posoient les pieds, étoient du même métal; les or- nements qui l'environnoient étoient aussi d'or massif*.

Aupr'is se voyoit l'endroit particul'er de la galerie se rendoit la justice, tout construit d'un pareil ouvrage.

Salomon bâtit en même temps le palais de la reine sa femme, fille du roi Pharaon *, tout étinceloit de pierreries, et où, avec la ma- pnificer.ce. on voyoit reluire une propreté exquise.

^. I Cor. IX, 7. 2. /// B''g. vi, vir, vni, rx; // Par. i, ii, m, iv, v, vi, vu 3. / Par XXIX. 23, 24, :'J. 4. /// Reg. vu, 1, 2 et seq 5. Ibid. X, 18, 19, 20; Il Par. ix, 17, 18, 19. G. ni Reg. m, 1; ix, 24; // Par. vin, 11.

244 POLITIQUE

Ce prince appela pour ces beaux ouvrages, tant de son royaume que des pays étrangers, les ouvriers les plus renommés pour le dessin, pour la sculpture, pour l'architecture ', dont les noms sont consacrés à ja- mais dans les registres du peuple de Dieu, c'est-à-dire dans les saints livres.

Ajoutons les lieux destinés aux équipages ', les chevaux, les cha- riots, les attelages étoient innombrables.

Les tables, et les ofSciers de la maison du roi pour la chasse, pour les nourritures, pour tout le service, dans leur nombre comme dans leur ordre, répondoient à cette magnificence 3.

Le roi étoit servi en vaisselle d'or. Tous les vases de la maison du Liban étoient de fin or *. Et le Saint-Esprit ne dédaigne pas de descen- dre dans tout ce détail, parce qu'il servit, dans ce temps de paix, à faire admirer et craindre, au dedans et au dehors, la puissance d'un si grand roi.

Une grande reine, attirée par la réputation de tant de merveilles, vint les voir dans le plus superbe appareil, et avec des chameaux char- gés de toute sorte de richesses *. Mais quoique accoutumée à la gran- deur où elle étoit née, elle demeuroit éperdue à l'aspect de tant de ma- gnificences de la cour de Salomon. Ce qu'il y eut de plus remarquable dans son voyage, c'est qu'elle admira la sagesse du roi plus que toutes ses autres grandeurs; et qu'il arriva ce qui arrive toujours à l'approche des grands hommes, qu'elle reconnut dans Salomon un mérite qui sur- passoit sa réputation.

Les présents qu'elle lui fit, en or, en pierreries, et en parfums les plus exquis, furent immenses, et demeurèrent cependant beaucoup au- dessous de ceux que Salomon lui rendit*. Par le Saint-Esprit nous fait entendre qu'on doit trouver dans les grands rois une grandeur d'âme qui surpasse tous leurs trésors, et que c'est ce qui fait véritablement une âme royale.

Les grands ouvrages de Josaphat, d'Ozias, d'Ezéchias, et des autres grands rois de Juda, les villes, les aqueducs, les bains publics, et les autres choses qu'ils firent, non-seulement pour la sûreté et pour la commodité publique, mais encore pour l'ornement du palais et du royaume, sont marqués avec soin dans l'Écriture'. Elle n'oublie pas les meubles précieux qui paroient leurs palais, et ceux qu'ils y faisoient garder; non plus que les cabinets des parfums, les vaisseaux d'or et d'argent, tous les ouvrages exquis, et les curiosités qu'on y ramas- soit.

Dieu défendoit l'ostentation que la vanité inspire, et la folle enflure d'un cœur enivré de ses richesses; mais il vouloit cependant que la cour des rois fût éclatante et magnifique, pour imprimer aux peuples un certain respect.

1. Il Par. n, 13, 14. 2. III Reg. iv, 26 ; x. 16 ; // Par. i, i4 ; ix, 25

8. m Reg. VY, 22, 23. 4. Ibid. x, 21 ; // Par. ix, 20.

5. /// Reg. X, 1, 2 et seq- // Par. ix, 1,2 et seq. 6. Ibid.

7. 1\ Rsg. XX, 13, 20-, II Par. xvn, xxvi. xxxii. 27, 28. 2S.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 245

Et encore aujourd'hui, au sacre des rois, comme on a déjà vu, l'É- glise fait cette prière ': « Puisse la dignité glorieuse, et la majesté du palais, faire éclater aux yeux de tous la grande splendeur de la puis- sance royale; en sorte que la lumière, semblable à celle d'un éclair, en rayonne de tous côtés! » Toutes paroles choisies pour exprimer la magnificence d'une cour royale, qui est demandée à Dieu comme un soutien nécessaire de la royauté.

II' Prop. Un État florissant est riche en or et en argent; et c'est un des fruits d'une longue paix. L'or abondoit tellement durant le règne de Salomon, « qu'on y comptoit l'argent pour rien; et qu'il étoit (pour ainsi parler) aussi commun que les pierres, et les cèdres aussi vulgaires que les sycomores qui croissent (fortuitement) dans la campagne *. »

Comme c'étoit le fruit d'une longue paix, le Saint-Esprit le re- marque, pour faire aimer aux princes la paix, qui produit de si gran- des choses.

III' Prop. La première source de tant de richesses est le commerce et la navigation. « Car les navires du roi alloient en Tharsis, et en pleine mer, avec les sujets d'Hiram, roi de Tyr; et rapportoient tous les trois ans de l'or, de l'argent et de l'ivoire, avec les animaux les plus rares '. »

Salomon avoit une flotte à Asiongaber auprès d'Ailath , sur le bord de la mer Rouge; et Hirara, roi de Tyr, y joignit la sienne, étoient les Tyriens, peuples les plus renommés de toute la terre pour la navi- gation et pour le commerce, qui rapportoient d'Ophir (quel qu'ait été ce pays), pour le compte de Salomon, quatre cent vingt talents d'or, souvent même quatre cent cinquante, avec les bois les plus précieux et des pierreries *.

La sagesse de Salomon paroît ici par deux endroits: l'un, qu'après avoir connu la nécessité du commerce, pour enrichir son royaume, il ait pris, pour l'établir, le temps d'une paix profonde, l'État n'étoit point accablé des dépenses de la guerre; l'autre, que, ses sujets n'étant point encore exercés dans le négoce et dans l'art de naviguer, il ait su s'a'isocier les habiles marchands, et les guides les plus assurés dans la navigation qui fussent au monde, c'est-à-dire les Tyriens; et faire avec eux des traités si avantageux et si sûrs.

Quand les Israélites furent instruits par eux-mêmes dans les secrets du commerce, ils se passèrent de ces alliés; et l'entreprise quoique malheureuse du roi Josaphat, dont la flotte périt dans le port d'Asion- gaber *, fait voir que les rois continuoient le commerce et les voyages vers Ophir, sans qu'il y soit fait mention du secours des Tyriens.

IV" Prop. Seconde source des richesses: le domaine du prince. Du temps de David, il y avoit des trésors dans Jérusalem; et Azmoth, fils d'Adiel, en étoit le garde ^. Pour les trésors qu'on gardoit dans les villes, dans les villages, et dans les châteaux ou dans les tours, Joa-

1. Cerém franc., pag. 19, 35, 61.

2. III Reg. X, 21, 27; // Par. ix, 20, 27.-3. /// Reg. x, 22; H Par. ix, 21. 4. III R^g.ix, 26, 'il, 28; X, 11; IlPar.xiu, 17, 18.

i. 111 Req. XXII. 49- II Par. xi, 36, 37. 6. / Par. xxvil, 25, 26, 27, 28.

246 PÔLITIQtTÊ

than, fils d'Ozias, en avoit la charge. Ezri, fils de Chélub, avoit soin de ceux qui étoient occupés au labourage et aux travaux de la cam- pagne. Il y aToit un gouverneur particulier pour ceux qui faisoient ]e> vignes et prenoient soin des celliers; et c'étoit Séméias et Zabdias. Ba- lanan étoit préposé pour la culture des oliviers et des figuiers; et Joas veilloit sur les réservoirs d'huile. On voit par que le prince avoit des fonds, et des officiers préposés pour les régir.

On marque aussi les villages qui étoient à lui, Pt le soin qu'il eut de les entourer de murailles '. On faisoit des nourritures dans les pâtu- rages de la montagne de Saron, et sur les vallons qui y étoient desti- nés. L'Écriture spécifie les bêtes à cornes, les chameaux, et les trou- peaux de brebis. Chaque ouvrage avoit son préfet, a et tels étoient les gouverneurs, ou les intendants, qui avoient soin des biens et des ri- chesses du roi David ^ 7>

La même chose continue sous les autres rois. Et il est écrit d'Ozias^ : « qu'il creusa beaucoup de citernes, parce qu'il nourrissoit beaucoup de troupeaux dans les pâturages, et dans les vastes campagnes; qu'il prenoit grand soin de la culture des vignes, et de ceux qui y étoient employés, dans les coteaux et sur le Carmel; et qu'il étoit fort affec- îionné à l'agriculture. ■"

Ces grands rois connoissoient le prix des richesses naturelles, qui fournissent les nécessités de la vie, et enrichissent les peuples plus que les mines d'or et d'argent.

Les Israélites avoient appris dès leur origine ces utiles exercices. Et il est écrit d'Abraham *, qu'il étoit « très-riche en or et en argent, » Ce qui, sans connoître les lieux la nature resserre ces riches métaux, lui provenoit seulement des soins de la nourriture et des troupeaux. D'où est venue aussi la réputation de la vie pastorale, que ce patriarche et ses descendants ont embrassée.

Y* Prop. Troisième source des richesses: les tributs imposés aux rois et aux nations vaincues, qu'on appeloit des présents. Ainsi David imposa tribut aux Moabites et à Damas , et y établit des garnisons pour leur faire payer ces présents*.

Salomon avoit soumis tous les royaumes depuis le fleuve de la terre des Philistins jusqu'aux confins de l'Egypte. Et tous les rois de ces pays lui offroient des présents, et lui dévoient certains services ^

Le poids de Tor, qu'on payoit tous les ans à Salomon, étoit de six cents talents; outre ce qu'avoient accoutumé de payer les ambassadeurs de diverses nations, et les riches marchands étrangers, et tous les rois d'Arabie, et les princes des autres terres, qui lui apportoient de for et de l'argent '. C'est ainsi qu'on l'avoit clianlé par avance sous le roi David •, que les filles de Tyr (c'est-à-dire les villes opulentes), et leurs plus riches marchands, apporteroient leurs présents à la cour de Sa- lomon.

Tous les rois des terres voisines envoyoient chaque année leurs pré-

1. m Reg. IX, 19. 2. / Par. xxvii, 29, 30, 31. 3. II Par. xxvi, 10. 4. Gen. xni, 2.-5. / Par. xvni, 2, 6. 6. /// Reg. iv, 21. 7. Ibid. X, 14, lô: // Par. ix, 13, 14. 8. Ps. xliv, 13.

TIRÉE DE l'ÉCK1TUB_£, LIV. X. 247

sents à Salomon, qui consistoient en vases d'or et d'argent, en riches habits, en armes, en parfums, en chevaux et en mulets ', c'esl-à-dire ce que chaque pays avoit de meilleur.

Les Ammonites apportoient des présents à Ozias, et son nom étoit célèbre jusqu'aux confins de l'Egypte ^.

On comptoit parmi ces présents non-seulement l'or et l'argent, mais encore des troupeaux; et c'est ainsi que les Arabes payoient par an à Josaphat sept mille sept cents béliers, et autant de boucs ou de che- vreaux '.

VI* Prop. Quatrième source des richesses: les impôts que payoit le peuple. Dans tous les États, le peuple contribue aux charges publi- ques, c'est-à-dire à sa propre conservation; et cette partie qu'il donne de ses biens lui en assure le reste, avec sa liberté et son repos.

L'ordre des finances, sous les rois David et Salomon, étoit qu'il y avoit un surintendant préposé à tous les impôts, pour donner les or- dres généraux *.

Il y avoit, pour le détail, douze intendants distribués par canton; et ceux-ci étoient chargés, chacun à son mois, des contributions néces- saires à la dépense du roi et de sa maison *. Leur départen_ent étoii grand, puisqu'un seul avoit à sa charge soixante grandes villes envi- ronnées de murailles, avec des serrures d'airain •.

On lit aussi de Jéroboam' : que « Salomon, qui le voyoit, dans sa jeunesse, homme de courage, appliqué et industrieux (ou figissant, comme parle l'original), le préposa aux tribus de la maison de Jo- seph ; r c'est-à-dire, des deux tribus d'Êphraïm et de Mana&sé. Ce qui montre, en passant, les qualités qu'un sage roi demandoit pour de telles fonctions ; encore que sa prudence ait été trompée dans le choix de la personne.

VII* Prop. Le prince doit modérer les impôts et ne point accabler le peuple. « Qui presse trop la mamelle pour en tirer du lait , en l'échaufl"ant et la tourmentant, tire du beurre : qui se mouche trop fortement, fait venir le sang : qui presse trop les hommes, excite des révoltes et des séditions. » C'est la règle que donne Salomon».

L'exemple de Roboam apprend sur cela le devoir aux rois.

Comme cette histoire est connue, et qu'elle a déjà été touchée ci- devant», nous ferons seulement quelques réflexions.

En premier lieu, sur les plaintes que le peuple fit à Roboam contre Salomon qui avoit fait des levées extraordinaires '". Tout abondoit dans son règne, ainsi que nous avons vu. Cependant, comme l'his- toire Sc-inte ne dit rien contre ce reproche, et qu'il y passe au con- traire^, pour avéré, il est à croire que sur la fin de sa vie, abandonné à l'amour des femmes, sa foiblesse le porloit à des dépenses ezoes* sives. pour contenter leur avarice et leur ambition.

1. // Par. IX, 23, 24. 2. Ibid. tîvi, t. 8. Ibid. Xvir, 11.

4. // Rcg. XX, 24; III Beg. iv, 6; xn, 18; // Par. x, 18.

5. /// Reg. iv, 7, 8 et seq. 6. Ibid. 13. 7. Ibid. xi, 28. 8. Prev. XXX, 33. 9. Ci-devant, lib. rv, art. n, propo».

•0. /// Reg. xn, 1, 2, 3, 4-, // Pa.. x, 2, 3, 4.

2,48 POLITIQUE

C'est le malheur, ou plutôt l'aveuglement, sont menés les plus sages rois, par ces déplorables excès.

En second lieu, la réponse dure et menaçante de Roboam poussa le peuple à la révolte; dont l'effet le plus remarquable fut d'accabler à coups de pierres Aduram, chargé du soin des tributs, quoique en- voyé par le roi pour l'exécution de ses rigoureuses réponses. Ce qui effraya tellement ce prince, qu'il monta précipitamment sur son char, et s'enfuit vers Jérusalem' : tant il se vit en péril.

En troisième lieu, la dureté de Roboam à refuser tout soulagement à son peuple, et la menace obstinée d'en aggraver le joug jusqu'à un excès insupportable, a mis ce prince au rang des insensés. « A Salo- mon succéda la folie de la nation, dit le Saint-Esprit% et Roboam, destitué de prudence, qui aliéna le peuple par le conseil qu'il suivit, x Jusque-là que son propre fils et son successeur, Abia, l'appelle igno- rant, et d'un cœur lâche '.

En quatrième lieu, cette réponse orgueilleuse et inhumaine est at- tribuée à un aveuglement permis de Dieu , et regardée "comme un effet de cette justice qui met l'esprit de vertige dans les conseils des rois. « Le roi n'acquiesça pas à la prièro de son peuple, parce que le Seigneur s'étoit éloigné de lui pour accomplir la parole d'Ahias Silo- nite*, qui avoit prédit, du vivant de Salomon, la révolte des dix tri- bus, et la « division du royaume. » Ainsi, quand Dieu veut punir les pères, il livre leurs enfants aux mauvais conseils, et châtie tout en- semble les uns et les autres.

En cinquième lieu, la suite est encore plus terrible. Dieu permit que le peuple soulevé oubliât tout respect, en massacrant, comme aux yeux du roi, un de ses principaux ministres, et renonçant tout ou- vertement à l'obéissance.

En sixième lieu, ce n'est pas que ce massacre et cette révolte ne fussent des crimes. On sait assez que Dieu en permet dans les uns, pour châtier ceux des autres. Le peuple eut tort, Roboam eut tort ; et Dieu punit l'énorme injustice d'un roi qui se faisoit un honneur d'opprimer son peuple, c'est-à-dire ses enfants.

En septième lieu, cette dureté de Roboam effaça par un seul trait le souvenir de David et de toutes ses bontés, aussi bien que celui de ses conquêtes et de ses autres grandes actions. « Quel intérêt, dit le peuple d'Israël*, prenons-nous à David, et que nous importe ce que deviendra le fils d'Isaï? 0 David! pourvoyez à votre maison, et à la tribu de Juda. Pour nous, allons-nous-en chacun chez nous, sans nous soucier de David ni de sa race. » Jérusalem, le temple, la religion, la loi de Moïse furent aussi oubliés ; et le peuple ne fut plus sensible qu'à sa vengeance.

Enfin, en huitième lieu, quoique l'attentat du peuple fût inexcusa- ble, Dieu sembla vouloir ensuite autoriser le nouveau royaume qui

1. ni 1\eg. xcil, 18; II Par. x, 18. 2. Eccli. xvn, 27, 28. 3. // Par. xnr, 7. 4. /// Reg. xn, 15; // Par. x, 15. 5. /// Reg. xu, 16 ; // Par. x, 16.

TIRÉE DE L*ÉCRITURE, LIV. X. 249

s'établit parce soulèvement : et il défendit à Roboam de faire la guerre *ux tribus révoltes, « parce que, dit-il' , tout cela s'est fait par ma lolonté, » par ma permission expresse, et par un juste conseil. Jé- roboam paroît devenir un roi légitime, par le don que Dieu lui fit du Jiouveau royaume. Ses successeurs constamment furent de vrais rois, que Dieu fit sacrer par ses prophètes. Ce n'étoit pas qu'il aimât ces princes, qui fai soient régner toutes sortes d'idolâtries et de méchantes actions; mais il voulut laisser aux rois -un monument éternel, qui leur fit sentir combien leur dureté envers leurs sujets étoit odieuse à Dieu et aux hommes.

VIII' Prop. Conduite de Joseph dans le temps de cette horrible fa- mine dont toute l'Egypte et le voisinage furent affligés. Joseph, en vendant du blé aux Égyptiens, mit tout l'argent de l'Egypte dans les cofTres du roi. Par ce moyen il acquit aussi pour le prince tous leurs bestiaux, et enfin toutes leurs terres, et même jusqu'à leurs person- nes, qui furent mises dans la servitude^.

Loin de s'ofTenser de cette conduite, toute rigoureuse qu'elle pa- roisse, la gloire de Joseph fut immortelle. Ce sage ministre tourna tout au bien public. II fournit au peuple de quoi ensemencer leurs terres, que Pharaon leur rendit ; il régla les impôts qu'ils dévoient au roi, à la cinquième partie de leurs revenus ; et fit honneur à la religion, en exemptant de ce tribut les terres sacerdotales. C'est ainsi qu'il accom- plit tout le devoir d'un zélé ministre envers le roi et envers le peuple, et qu'il mérita le titre de Sauveur du monde 3.

IX' Prop. Remarques sur les paroles de Jésus-Christ et de ses apô- tres touchant les tributs. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, » dit Jésus-Christ*. Pour prononcer cette sen- tence, sans demander comment et avec quel ordre se levoient les im- pôts, il ne regarde que l'inscription du nom de César, gravé sur la monnoie publique.

Son apôtre prononce de même' : « Rendez le tribut à qui vous de- vez le tribut, et l'impôt à qui vous devez l'impôt (en argent ou en es- pèce, selon que la coutume l'établit); l'honneur à qui vous devez l'honneur, la crainte à qui vous devez la crainte. »

Saint Jean-Baptiste avoit dit aux publicains chargés de lever les droits de l'empire : « N'exigez rien au delà de ce qui vous est ordonné^. r>

La religion n'entre point dans les manières d'établir les impôts pu- blics, que chaque nation connoît. La seule règle divine et inviolable parmi tous les peuples du monde, est de ne point accabler les peu- ples, et de mesurer les impôts sur les besoins de l'État, et sur Its charges publiques.

X' Prop. Réflexions sur la doctrine précédente ; et définition des véritables richesses. On doit conclure, des passages que nous avons rapportés, que les véritables richesses sont celles que nous avons ap- pelées naturelles ; à cause qu'elles fournissent à la nature ses vrais

1. 111 Reg. XII, 23, 24; // Par. xi, 3, 4. 2. Gen. XLVii, 13, 14, 15 et seq. 3. Ibid. XLi, 43. 4. Matth. xxii, 21. 5. Rom. xm, 7. 6. Luc. m, 13,

250 POLITIQUE

besoins. La fécondité de la terre, et celle des animaux, est une source inépuisable des vrais biens ; l'or et l'argent ne sont venus qu'après, pour faciliter les échanges.

11 faut donc, à l'exemple des grands rois que nous avons nommés, prendre un soin particulier de cultiver la terre, et d'entretenir les pâturages des animaux, avecl'art vraiment fructueux d'élever des trou- peaux, conformément à cette parole' : a ^'e négligez point les ouvra- ges, quoique laborieux, de la campagne, et le labourage que le Très- Haut a créé. » Et encore * : « Prenez garde à vos bestiaux; ayez soin de les bien connoître. Considérez vos troupeaux. »

Le prince qui veille à ces choses, rendra ses peuples heureux et son Etat florissant.

XI« Prop. Les vraies richesses d'un royaume sont les hommes.— On est ravi quand on voit, sous les bons rois, la multitude incroyable du peuple, par la grandeur étonnante des armées. Au contraire, on est honteux pour Achab, et pour le royaume d'Israël épuisé de peuple, quand on voit camper son armée, « comme deux petits troupeaux de chèvres'; » pendant que l'armée syrienne, qu'elle avoit entête, cou- vroit toute la face de la terre.

Parmi le dénombrement des richesses immenses de Salomon, il n'y à rien de plus beau que ces paroles* : « Judas et Israël étoient innom- brables comme le sable de la mer. r

Mais voici le comble de la félicité et de la richesse. C'est que a tout ce peuple innombrable mangeoit et buvoit du fruit de ses mains, et chacun sous sa vigne et son figuier, et étoit en joie^ » Car la joie rend les corps sains et vigoureux, et fait profiter l'innocent repas que l'on prend avec sa famille, loin de la crainte de l'ennemi, et bénis- sant, comme l'auteur de tant de biens, le prince qui aime la paix ; encore qu'il soit en état de faire la guerre, et ne la craigne que par bonté et par jastice. Un peuple triste et languissant perd courage et n'est propre à rien : la terre même se ressent de la nonchalance il tombe : et les familles sont foibles et désolées.

XII' Prop. Moyens certains d'augmsnter le pauple. C'est qu'il soit un peu à son aise, comme on vient de voir.

Sous un prince sage, l'oisiveté doit être odieuse ; et on ne la doit point laisser dans la jouissance de son injuste repos. C'est elle qui corrompt les mœurs et fait naître les brigandages. Elle produit aussi les mendiants, autre race qu'il faut bannir d'un royaume bien policé; et se souvenir de cette loi ^ ; « Qu'il n'y ait point d'indigent ni de mendiant parmi vous. » On ne doit pas les compter parmi les citoyens, parce qu'ils sont à charge à l'Etat, eux et leurs enfants. Mais, pour ôter la mendicité, il faut trouver des moyens contre l'in- digence.

Surtout il faut avoir soin de; mariages , rendre facile et heureuse l'é- ducation des enfants, et s'opposer aux unions illicites. La fidélité, la

1. EccU. \Ti, 16. Q. Ibid. 24; et Prov. xxvn, 23. 3. 111 Reg. xi, 27. 4. Ibid. IV, 20. 3. Ibid. -.o, 25. 6. DeuL xv, 4.

TIRÉE DE L'ÉCRITUÎIE, LIV. X. 25 J

sainteté et le bonheur des mariages est un intérêt public, et une source de félicité pour les États.

Cette loi est politique autant que morale et religieuse' : «Qu'il n'y ait point de femmes de mauvaise vie parmi les filles d'Israël, ni de débauché parmi ses enfants. » Soient maudites de Dieu et des iiommes les unions dont on ne veut point voir de fruit, et dont les vœux sont d'être stériles. Toutes les femmes de la famille d'Abimélech le devin- rent, par un exprès jugement de Dieu, à cause de Sara, femme d'A- braham'. Au contraire. Dieu favorise et bénit les fruits des mariages légitimes. On voit croître ses enfants autour de sa table comme de jeu- nes oliviers'. Une femme ravie d'être mère est regardée avec complai- sance de celui qu'elle a rendu père de si aimables enfants. On leur apprend que la modestie, la frugalité, et l'épargne conduite par la raison, est la principale partie de la richesse; et nourris dans une bonne maison, mais réglée, ils savent mépriser la vanité qu'ils n'ont point vue chez leurs parents.

La loi seconde leurs désirs, quand elle réprimé le luxe. Les premiers qu'elle soulevoit contre leurs enfants déréglés, étoient les pères et les mères, qu'elle contraignoit à les déférer au magistrat, en lui disant : a Voilà notre fils désobéissant, qui, sans écouter nos avis et nos cor- rections, passe sa vie dans la bonne chère, dans le désordre et dans la débauche. » La peine de ce débauché incorrigible étoit «d'être lapidé; et tout Israël, saisi de crainte, se retiroit du désordre*. y> On n'en éloit pas quitte en disant : Je ne fais tort à personne ; on se trompe : dans les dérèglements qui empêchent ou qui troublent les mariages, il faut évi- ter et punir, non-seulement le scandale, l'injure qu'on fait aux parti- cuUers, mais encore celle qu'on fait au public, qui est plus grande et plus sérieuse qu'on ne pense.

Concluons donc, avec le plus sage de tous les rois : «La gloire du roi est sa dignité, est la multitude du peuple : sa honte est de le voir amoindri et diminué par sa faute*.»

Art. II. Les conseils.

Nous en avons déjà beaucoup parlé, et posé les principas», surtout quand nous avons traité des moyens dont un prince se doit servir pour acquérir les connoissances qui lui sont nécessaires pour bien gouver- ner. Mais l'on approfondit ici encore davantage ce qui regarde une ma- tière de cette importance; et l'on réunit, sous un même point de vue, les préceptes et les exemples que l'Écriture nous fournit, même quel- ques-uns de ceux qui se trouvent dispersés dans cet ouvrage, afin qu'après en avoir posé les principes, on en puisse voir dans un même lieu l'application et le détail dans toute son étendue.

pREraÈRE Proposition. Quels ministres, ou officiers, sont remarqués

1. Deut. xxiil, 17. 2. Gp.n. xx. 17, 18. 3. Ps. cxxvil, 3. 4. Deut. XXI, 18, 19, 20, 21. 5. Prov. XIV, 28. 6. Ci-dev:int, 11 v. V, art. i, et art. U.

252 POLITIQUE

auprès des anciens rois. Sous David, Joab commandoit l'armée; Banaïas avoit la conduite des légions Céréihi et Phéléthi, qui étoient comme la garde du prince, et sembloient être détachées du comman- dement général des armées, sous un chef particulier, qui ne répondoit qu'au roi. Aduram étoit chargé des tributs ou finances. Josaphat étoit secrétaire et garde des registres. Si va, qu'on appelle ailleurs Saraïas, est appelé scribe , homme lettré auprès du prince. Ira étoit prêtre de Da- vid'. Jonathan, oncle de David, son conseiller, homme intelligent et lettré; il étoit, avec Jahiel, gouverneur des enfants du roi. Achitophel fut le conseiller du roi; et après lui, Joïada et Abiathar ; et Chusaï étoit l'ami du roi'.

On marque, auprès de Salomon, des personnes appelées gens de let- tres : Banaïas, commandant les troupes, Azarias, fils de Nathan, étoit à la tête de ceux qui assistoient auprès' du roi. Zabud étoit prêtre, et l'ami du roi. Ahisar, s'il éioit permis de traduire ainsi, étoit grand maître de sa maison; et Adoniram étoit chargé des finances s.

On nomme aussi les grands prêtres, les principaux d'entre les prêtres qui étoient alors', pour montrer que leur sacré ministère leur donnoit rang parmi les officiers [lublics, et que, sous les rois, ils se mêloient des plus grandes affaires : témoin Sadoc, qui eut tant de part à celle il s'agissoit de donner un successeur au royaume *.

La dignité de leur sacerdoce étoit si éminente, que cet éclat donnoit lieu à dire que «les enfants de David étoient prêtres^; » quoiqu'ils ne pussent pas l'être, n'étant pas de la race sacerdotale, ni de la triou d'où les prêtres étoient tirés. Mais on leur donnoit ce grand nom, pour montrer la part qu'ils avoient dans les grandes affaires. Ce qui semble être la même chose que ce que l'Écriture remarque ailleurs ' : a Les enfants de David étoient les premiers sous la main du roi c'est-à-dire, étoient les premiers à porter et à exécuter ses ordres.

Le soin qu'on prenoit à les élever dans les lettres, paroltpar la qua- lité d'homme lettré, qu'on donne à Jonathan, leur gouverneur.

Il est aussi marqué sous Ozias, que les troupes étoient commandées par Jéhiel et Maasias», qui sont appelés scribes, docteurs, ou gens de lettres; pour montrer que les grands hommes ne dédaignoient pas de joindre la gloire du savoir à celle des armes.

Ce qu'on appelle lettrés, étoient ceux qui étoient versés dans les lois, et qui dirigeoient les conseils du prince à leur observance.

Le soin de la religion se déclare, non-seulement par la part qu'a- voient les grands prêtres dans le ministère public, mais encore par l'office de prêtre du roi, qui semble être celui qui régloit dans la mai- son du prince les affaires de la religion. Tel étoit, comme on a vu. Ira, sous David, et Zabud, sous Salomon, dont il est encore appelé l'ami.

Cette quahté d'ami du roi, qu'on a vue dans le dénombrement des

1. II Reg. vin, 16, 17, 18 ; xi, 23, 24, 25, 2*5.

2. / Par. XXVII, 32, 33, :ik. 3. Ill Reg. iv, 2, 3, 4, 5, 6.

4. Ibid. 5. Ibid. i, 8, 32, 44. 6. Ibid. vm, 18. 7. / Par.XMM. 17. 8. II Par. XXVI, 11.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 253

minvstres publics, appelés et caractérisés par un terme particulier, est remarquable, et faisoit souvenir le roi qu'il n'étoit pas exempt des be- soins et des foiblesses communes de la nature humaine; et qu'ainsi, outre ses autres ministres, qu'on appeloit ses conseillers, à cause qu'ils lui donnoient leurs avis sur les affaires, il devoit choisir avec soin un ami, c'est-à-dire, un dépositaire de ses peines secrètes e^ de ses autres sentiments les plus intimes.

La charge de secrétaire et de garde des registres publics, semble ori- ginairement venir de Moïse, à qui Dieu parla ainsi' : «Ecrivez ceci dans un livre (la défaite des Amalécites), pour servir de monument éternel; car je détruirai de dessous le ciel le nom d'Amalec. » Comme s'il disoit : Je veux que l'on se souvienne des faits mémorables, afin que le gouvernement des hommes mortels, conduit par l'expérience et les exemples des choses passées, ait des conseils immortels.

C'est par le moyen de ces registres, qu'on se souvenoit de ceux qui avoient servi l'État, pour en marquer la reconnoissance envers leur famille.

Une des maximes les plus sages du peuple de Dieu, étoit que les services rendus au public ne fussent point oubliés. Ainsi, dans le sac de Jéricho, on publia cet ordre ^ : « Que cette ville soit anathème : que la seule Rahab vive, elle et toute sa famille, parce qu'elle a sauvé nos envoyés. »

Lorsqu'on passa au fil de l'épée tous les habitants de Luza, on eut soin de sauver, avec toute sa parenté, celui qui avoit montré le passage par l'on y aborda ^.

Le public ordinairement passe pour ingrat; et il étoit de l'intérêt de l'État de le purger de cette tache, afin qu'on fût invité à bien servir.

Personne n'ignore comme Assuérus, roi de Perse, dans une insom- nie qui le travailloit, se fit lire les archives, il trouva le service de Mardochée, qui lui avoit sauvé la vie, enregistré suivant la coutume*; et comme il fut excité par cette lecture à le reconnoître par une ré- compense éclatante, mais plus glorieuse au roi qu'à Mardochée même.

Lorsqu'on informa Darius, roi de Perse, de la conduite des Juifs retournés dans leur pays, ses officiers les interrogèrent pour en rendre compte au roi, et lui racontèrent ce que leurs vieillards avoient ré- pondu touchant les ordonnances de Cyrus dans la première année de son règne. Après quoi ils ajoutoient ces paroles : «Maintenant, s'il plait au roi, il fera rechercher dans la bibliothèque royale, et dans les registres publics qui se trouveront à Babylone, ce qui a été ordonné par Cyrus sur la réédification du temple; et il nous expliquera ses vo- lontés ^ wLes registres se trouvèrent, non point à Babylone, comme on avoit cru, mais dans Ecbatanes^; tout y étoit conforme à la préten- tion des Juifs, qui aussi fut autorisée pai le roi.

Tel étoit l'usage des registres publics et de la charge établie pour les garder. Elle conservoit la mémoire des services rendus, elle immor-

1. Exod. xvn, 14. 2. Jos. vi, 17. 3. Jud. i, 24, 25.

4. Esth. VI, 1, 2 et seq. 5. i Esdr. v, 7, 17. 6. Ibid. vi, 1, 2 et seq.

254 POLITIQUE

taiisoit les conseils; et ces archives des rois, en leur proposant les exemples des siècles passés, étoient des conseils toujours prêts à leur dire la vérité, et qui ne pouvoient être flatteurs.

Au reste on ne prétend pas proposer pour règles invariables ces pra- tiques des anciens royaumes, et ce dénombrement des officiers de David et de Salomon; c'est assez qu'ils puissent donner des vues aux grands rois, dont la prudence se gouvernera selon les lieux et les temps.

II» Prcp. Les conseils des rois de Perse par qui dirigés. a Le roi consulta les sages qui étoient toujours auprès de sa personne, qui sa- voient les lois et le droit, et les coutumes des ancêtres ; et il faisoit tout par leur conseil'.» Les premiers et les plus intimes étoient les sept chefs, ou, si l'on veut traduire ainsi, les sept duos, ou les princes des Perses et des Mèdes qui voyoient le roi; carie reste, même des sei- gneurs, ne le voyoient guère.

IIP Prop. Réflexions sur l'utilité des registres publics, joints aux conseils vivants, L'utilité des registres publics étoit appuyée sur cette sentence du Sage^ : Qu'est-ce qui a été? ce qui s-era. Qu'est-ce qui a été fait? ce qui se fera encore. Il n'y a rien de nouveau sous le so- leil, et personne ne peut dire : Cela est nouveau; car il a déjà précédé dans les siècles qui ont été avant nous : a et les grands événements des choses humaines ne font, pour ainsi parler, que se renouveler tous les jours sur le grand théâtre du monde. Il semble qu'il n'y a qu'à con- sulter le passé, comme un fidèle miroir de ce qui se passe à nos yeux.

D'autre côté, le Sage ajoute que, quelques registres qu'on tienne, il échappe des circonstances qui changent les choses. Ce qui lui fait dire' : a La mémoire des choses passées se perd; la postérité oubliera ce qui est arrivé auparavant, » Et il est rare de trouver des exemples qui cadrent juste avec les événements sur lesquels il se faut déter- miner.

Il faut donc joindre les histoires des temps passés avec le conseil des sages, qui, bien instruits des coutumes et du droit ancien, comme on vierit de dire des ministres et des rois de Perse, en sachent faire l'ap- plication à ce qu'il faut régler de leurs jours.

De tels ministres sont des registres vivants, qui, toujours portés à conserver les antiquités, ne les changent qu'étant forcés par des né- cessités imprévues et particulières, avec un esprit de profiter à la fois, et de l'expérience du passé, et des conjonctures du présent. C'est pour- quoi leurs conseils sages et stables produisent des lois qui ont toute la l^rmeté, et, pour ainsi dire, l'immobilité dont les choses humaines sont capables, a Si vous l'avez agréable, disent ces ministres à Assué- rus*, qu'il parte un édit de devant le roi, selon la loi des Perses et des Mèdes, Qu'il ne soit point permis de changer, et qui soit publié, pour être inviolable dans toute l'étendue de votre empire. »

C'étoit l'esprit de la nation : et tant les rois que les peuples tenoient pour maxime cette immutabilité des décrets publics.

1. Esth.i, 13, 1 fi. 2. E'iclet. T, 9, to. 3. Ibid. H.— 4. Esth. 1 19, 20.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 255

Les grands, qui vouloient perdre Daniel, vinrent dire au roi' : « N'a- vez-vous pas défendu de faire durant trente jours aucune prière aui dieux et aux hommes, sous peine d'être jeté dans la fosse ai!x lions? 11 est ain^i, répondit le roi; et il a été prononcé par un édit qui doit être inviolable à jamais. »

Quand après il voulut chercher une excuse en faveur de Daniel, qui avoit prié trois fois le jour, tourné vers Jérusalem, on osa lui dire : V. Sachez, prince, que c'est la loi des Mèdes et des Perses, qu'il n'est pas permis de changer les ordonnances du roi^ »

Gétoit en effet la loi du pays; mais on abuse des meilleures choses. La première condition de ces lois, qu'on doit regarder comme sacrées et inviolables, c'est qu'elles soient justes; et on apercevoit du premier regard une impiété manifeste à vouloir faire la loi à Dieu même, et à lui défendre de recevoir les vœux de ses serviteurs. Le roi de Perse de- voit donc connoître qu'il avoit été surpris dans cette loi, comme il est expressément marqué^; et que c'étoit une cabale des grands contre son service, afin de perdre Daniel, le plus fidèle et le plus utile de tous ses ministres, dont le crédit leur donna de la jalousie.

IV* Prop. Le prince se doit faire soulager. C'est le conseil que donna Jéthro à Moïse, qui, par un zèle de la justice et une immense charité, vouloit tout faire par lui-même, a Que faites-vous, lui dit-il% en tenant le peupla du matin au soir à attendre votre audience? Vous vous consumez par un travail inutile, vous et le peuple qui vous en- vironne : vous entreprenez un ouvrage qui passe vos forces. Réser- vez-vous les grandes affaires : et choisissez les plus sages et les plus craignants Dieu, qui jugent le peuple à chaque moment (qui expé- dient les affaires à mesure qu'elles viennent), et qui vous fassent rap- port de ce qu'il y aura de plus important. »

Remarquez trois sortes d'affaires : celles que le prince se réserve expressément, et dont il doit prendre connoissance par lui-même : celles de moindre importance, dont la multitude l'atcableroit, et aussi qu'il laisse expédier à ses officiers : enfin, celles dont il ordonne qu'on lui fera le rapport, ou pour les décider lui-même, ou pour les faire examiner avec plus de soin. Par ce moyen, tout s'expédie avec ordre et distinction.

Phop. Les plus sages sont les plus dociles à croire conseil. Moïse nourri dès son enfance dans toute la sagesse des Égyptiens, et déplus inspiré de Dieu dans le degré le plus éminent de la prophétie, non- seulement consulte Jéthro, et lui donne la liberté de lui reprocher dans l'immensité de son travail une espèce de folie; mais encore il re- çoit son avis en bonne part, et il exécute de point en point tout ce qu'il lui conseilloit. C'est ce qui vient d'être dit.

N'avons-nous pas aussi déjà vu avec quelle docilité David, trop acca- blé de douleur de la mort de son fils Absalon, écouta les reproches amers de Joab, se rendit à son conseil, et changea entièrement de

1. Dan. VI, 12. 2. Ibid. 7, 15. 3. Dan. vi, B. 4. *'"-«d. xvni. 14 et geo.

256 POLITIQUE

conduite? EtSalomon, le plus sage des rois, ne demandoit-il pas à Dieu un cœur docile, en lui demandant la sagesse?

VI* Prop. Le conseil doit être choisi avec discrétion. a Ayez plu- sieurs hommes avec qui vous viviez en paix qui vous donniez accès auprès de vous)-, mais pour conseiller, choisissez-en un entre mille". »

VII. Prop. Le conseiller du prince doit avoir passé par beaucoup d'épreuves. a Celui qui n'a point été éprouvé que sait-iP? » Il ne sait rien : il ne se connoît pas lui-même; et comment dénaêlera-t-il, les pensées des autres, qui est le sujet des plus importantes délibéra- tions? Au contraire, a celui qui est exercé, pensera beaucoup, » con- tinue le Sage. Il ne fera rien légèrement, et ne marchera point à l'é^ tourdi.

C'est ce qui faisoit dire au saint homme Job : « se trouvera la sa- gesse? On ne la trouvera pas dans la terre de ceux qui vivent douce- ment^, » et nonchalamment parmi les plaisirs.

Et encore'' : a Elle est cachée aux yeux des hommes : les oiseaux (les esprits sublimes qui semblent percer les nues) ne la connoissent pas. La mort (l'extrême vieillesse) a dit : Nous en avons ouï la renom- mée. » C'est à force d'expérience, en pâlissant beaucoup, qu'à la fin vous en acquerrez quelque petite lumière.

YIIP Prop. Quelque soin que le prince ait pris de choisir et d'éprou- ver son conseil, il ne s'y doit point livrer. a Si vous avez un ami, acquérez-le avec épreuve; et ne vous livrez point à lui par trop de fa- cilitée »

Le caractère d'un prince livré le fait connoître et mépriser.

« Hérode (Agrippa, roi de Judée) étoit irrité contre ceux de Tyr et de Sidon. Ils le vinrent trouver d'un commun accord; et ayant gagné Blaste, qui étoit chambellan du roi, ils demandèrent la paix, parce que leur pays tiroit sa subsistance des terres du roi. Hérode donc, ayant pris jour pour leur parler, parut vêtu d'une robe royale, et étant sur son trône il les haranguoit (dans une audience publique, se- lon la coutume du temps); et le peuple disoit : C'est un dieu qui parle, et non pas un homme «. »

On voit ici une ambassade solennelle, une audience publique avec tout l'appareil de la royauté, les acclamations de tout le peuple pour le prince qui croit avoir tout fait : mais on savoit le fond : c'est enfin que les Tyriens avoient mis Blaste dans leur intérêt, qui étoit grand dans cette afl'aire; et peut-être l'avoient-ils corrompu par leurs présents. Quoi qu'il en soit, tout étoit fait avant le traité solennel; et si l'on en fil l'honneur au roi, tout le monde savoit, et on se nommoit à l'oreille le vrai auteur du succès.

Le Saint-Esprit n'a pas dédaigné de marquer en un mot ce carac- tère d'Hérode Agrippa; pour apprendre aux princes qui ne sont qu vains l'estime qu'on fait d'eux, et comme on les repaît d'une faus- gloire.

1. Ecrli. VI, 6 2. Ibid. xxxrv, 9. 3. Job. vxvni, 12, 13. 4. Ibid. 21, 22. 5. Eccli. vi, 7. 6. Àct. xn, 21, 22.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 25*'

IX' Prop. Les conseils des jeunes gens, qui ne sont pas nourris aux affaires, ont une suite funeste, surtout dans un nouveau règne. Sur la plainte de Jéroboam faite à Roboam fils et successeur de Salomon, à la tête des dix tribus, pour lui demander quelque diminution des impôts du roi son père, ce prince leur répondit' : « Venez dans trois jours. Et le peuple s'étant retiré, il tint conseil avec les vieux conseil- lers du roi son père, et leur dit : Quel conseil me donnez-vous; et quelle réponse ferai-je à ce peuple? Ils lui dirent : Si (aujourd'hui, et dans le commencement de votre règne) vous déferez à leur prière , et que vous leur disiez des paroles douces, ils vous serviront le reste de vos jours. Roboam méprisa le conseil de ces sages vieillards, et appela les jeunes gens, qui avoient été élevés auprès de lui, et qui le sui- voient toujours. Ils lui parlèrent comme des jeunes gens nourris avec lui dans les plaisirs, et ils lui dirent : Répondez ainsi à ce peuple. Mon petit doigt est plus gros que tout le corps de mon père : mon père vous a imposé un joug pesant, et moi je l'augmenterai : mon père vous a frappés avec des fouets, et moi je vous frapperai avec des verges de fer. Roboam, selon ce conseil, lorsque Jéroboam avec tout le peuple revint à lui au troisième jour, leur répondit durement, leur répéta les mêmes paroles que les jeunes gens lui avoient inspirées, et rejeta le conseil des vieillards. Il ne déféra donc point aux prières de son peuple ; parce que le Seigneur s'étoit retiré de lui, pour accomplir la prophétie d'Ahias le Silonite, sur la division du royaume. Quand les dix tribus eurent ouï cette réponse, ils se retirèrent, en se disant les uns aux autres : Quel intérêt avons-nous à la maison de David? Et que nous importe de conserver l'héritage au fils d'isaï ? Retirons-nous chacun dans nos pavillons ; et que David gouverne sa maison. »

Ce fut d'abord à Roboam une sage précaution, de prendre un temps pour demander conseil, et de se tourner vers les ministres expérimen- tés qui avoient servi sous Salomon. Mais ce prince ne trouva pas sa puissance et sa grandeur assez flattée par des conseills modérés. La jeunesse impétueuse et vive lui plut davantage; mais son erreur fut extrême. Ce que les sages vieillards conseilloient le plus, c'étoit des paroles douces; mais au contraire, la fière et imprudente jeunesse, au iieu qu'en conseillant des choses dures elle devoit du moins en tempé- rer la rigueur par la douceur des expressions, joignit l'insulte au re- fus; et affecta de rendre les discours plus superbes et plus fâcheux que la chose même. C'est aussi ce qui perdit tout. Le peuple, qui avoit fait sa requête avec quelque modestie, en demandant seulement une légère «diminution du fardeau', fut poussé à bout par la dureté des menaces dontLi réponse fut accompagnée.

Ces téméraires conseillers ne manquoient pas de prétextes. Il faut, disoient-ils, abattre d'abord un peuple qui commence à lever la tête, sinon c'est le rendre plus insolent. Mais ils se trompèrent, faute d'avoir su connoître la secrète pente des dix tribus à faire un royaume à part,

1. // Reg. xn, 5, 6 et seq.; // Par. x, 3, 4 et seq.

2. ni Reg. xn, 4 ; // Par. x, 4.

258 POLITIQUE

et à se désunir de celle de Juda, dont ils étoient jaloux. Les vieux con- seillers, quiavoient vu si souvent, du temps de David, les tristes effets de cette jalousie, les vouloient remettre devant les yeux de Rohoam, et les lui auroient pu faire entendre; et bien instruits de ces dange- reuses dispositions, ils conseiUoient une douce réponse. La jeunesse flatteuse et bouillante méprisa ces tempéraments; et porta la jalousie des dix tribus, jusqu'à leur faire dire avec amertume et raillerie : Quel intérêt avons-nous à la grandeur de Juda? David, contentez-vous de votre tribu. Nous voulons un roi tiré des nôtres.

La puissance veut être flattée, et regarde les roénagements comme une foiblesse. Mais outre cette raison, les jeunes gens, nourris dans les plaisirs, comme remarque le texte sacré, espéroient trouver, dans les richesses du roi, de quoi entretenir leur cupidité; et craignoient d'en voir la source tarie par la diminution des impôts. Ainsi, en flat- tant le nouveau roi , ils songeoient à ce secret intérêt.

Le caractère de Roboam aidoit à l'erreur. « C'étoit un homme igno- rant, et d'un courage timide, incapable de résister aux rebelles > : » comme son fils Abia est contraint de l'avouer. Ignorant : qui ae savoit pas les maximes du gouvernement, ni l'art de manier les esprits. Ti- mide; et du naturel de ceux qui, fiers et menaçants d'abord, lâchent le pied dans le péril; comme on a vu que fit Roboam, lorsqu'il prit la fuite au premier bruit. Un homme vraiment courageux est capable de conseils modérés; mais quand il est engagé, il se soutient mieux.

X* Prop. Il faut ménager les hommes d'importance , et ne les pas mécontenter. Après la mort de Saûl, lorsque tout le monde alloit à David, « Abner, fils de Ner (qui commandoit les armées sous Saiil), prit Isboseth, fils de ce roi, et le montra à l'armée de rang en rang, et le fit reconnoître roi par les dix tribus'. » Un seul homme, tar son grand crédit, fit un si grand ouvrage.

Le même Abner, maltraité par Isboseth sur un sujet peu important, dit à ce prince^ : a Suis-je à mépriser, moi qui, seul fidMe à votre père Saûl, vous ai fait régner? Et vous me traitez comme un malheureux, pour une femme! Vive le Seigneur, j'établirai le trône de David.» Il iB fit, et Isboseth fut abandonné.

Ce n'est pas seulement dans les règnes foibles, et sous Isboseth, a qui craignoit Abner, et qui n'osoit lui répondre % » qu'on a besoin de tels ménagements : nous avons vu que David ménagea Joab et la famille de Sarvia, quoiqu'elle lui fût à charge.

Quelquefois aussi il faut prendre de vigoureuses résolutions, comme fit Salomon. Tout dépend de savoir connoître les conjonctures et de ne pas pousser toujours les braves gens sans mesure, et à toute ol rance, XI* Prop. Le fort du conseil est de s'attacher à déconcerter l'ennemi, et à détruire ce qu'il a de plus ferme. Les conseils ne font pas moins que le courage dans les grands périls. Ainsi, dans la révolte d'Absalon, il s'agissoit du salut de tout le

i. Par. xni, 7. 2. Il ïteg. n. B, 9. 3. // R&g. m, 7, 8, », 1%, k. Ibid. 11.

TIRÉE DE L^ÉCRITURE, LIV. X. 259

royaume, David ne se soutint pas seulement par courage, mais il em- ploya toute sa prudence' : comme on a déjà remarqué ailleurs ^ Et pour aller à la source il tourna tout son esprit à détruire le conseil d'Acnitophel, étoit toute la force du parti contraire. Pour s'y op- poser utilement, il envoya Chusaï, qu'il munit des instructions et des secours nécessaires ; lui donnant Sadoc et Abiathar, comme des hommes de confiance, pour agir sous lui. Par ce moyen Chusaï l'emporta sur Achitophel, qui, se voyant déconcerté, désespéra du succès, et se donna la mort ^.

L'adresse de Chusaï contre Achitophel paroît, en ce que, sans atta- quer la réputation de sa prévoyance, trop reconnue pour être aflfoiblie, il se contente de dire * : « Pour cette fois Achitophel n'a pas donné un bon conseil. » Ce qui ne l'accuse que d'un défaut passager, et comme par accident.

XIP Prop. Il faut savoir pénétrer et dissiper les cabales, sans leur donner le temps de se reconnoîlre. Par cela on doit observer tout ce qui se passa dans la révolte d'Adonias fils de David, qui, contre sa vo- lonté, vouloit monter sur le trône destiné à Salomon. Cette histoire est déjà rapportée ailleurs* dans toute son étendue. Voici ce qu'on rema:rque seulement ici.

A la fin de la vie du roi son père, Adonias fit un festin solennel à la famille royale, et à tous les grands de sa cabale «. Ce festin futà.Toab, et à ceux de son intelligence, comme un signal de la rébellion; mais il ouvrit les yeux au roi. Il prévint Adonias; et dans ce festin, ce jeune prince avoit espéré de s'autoriser, on lui vint annoncer sa perte, et que Salomon étoit couronné. A ce moment l'efi'roi se répand dans le parti, la cabale est dissipée: a chacun s'en retourna dans sa mai- son. 3> Le coup est frappé; et la trahison s'en va avec l'espérance.

La vigilance et la pénétration des fidèles ministres de David, qui avertirent ce prince à propos ; la fermeté de ce roi , et ses ordres exé- cutés avec promptitude, sauvèrent l'État, et achevèrent ce grand ou- vrage, sans effusion de sang.

XIII» pROP. Les conseils relèvent le courage du prince. Ëzéchias, menacé par le roi d'Assyrie, « tint conseil avec les grands du royaume, et avec les gens de courage '. » Et ce concert produisit les grands ou- vrages et les généreuses résolutions qui relevèrent les cœurs abattus, et qui firent dire à Isaïe » : « Ce prince aura des pensées dignes d'un prince. »

Le peuple doit ressentir cet effet. Et Judith avoit raison de dire à Ozias, et aux chefs qui défendoient Béthulie^ : « Puisque vous êtes les sénateurs, et que l'âme de vos citoyens est en vos mains, élevez-leur le courage par vos discours. »

XIV« Prop. Les bons succès sont souvent dus à un sage conseiller.

i. III Reg. XV, 31, 33 et seq.

2. Ci-devant, liv. V, art. i, xii« propos.; et liv. IX, art. m, propos.

3. II Reg. XYij, 14, 23.-4. Lbid. 7.-5. Ci-devant, liv. IX, art. vi, xi^ propos. 6. /// Reg. I, 1, 5, 9, IP et seq. 1 . Il Par. xxxn, 3 et seq.

8. Is. xxxH, 8. 9- Judith, vm, 21.

260 POLITIQUE

« Joas, roi de Juda, régna quarante ans. Il fit bien devant le Sei- gneur, tout le temps que Joiada vécut, et lui donna ses conseils*. Après la mort de Joiada , les grands du royaume vinrent à ses pieds : et gagné par leurs flatteries, il suivit leurs mauvais conseils', » quT à la fin le perdirent.

XV» Prop. La bonté est naturelle aux rois; et ils n'ont rien tant à craindre que les mauvais conseils. a Les mauvais ministres, disoit le grand roi Artaxerxès^ (dans la lettre qu'il adressa aux peuples de cent vingt-sept provinces soumises à son empire) , en imposant par leurs mensonges artificieux aux oreilles des princes, qui sont simples, et qui, naturellement bienfaisants, jugent des autres hommes par eux- mêmes, w ,

XVP Prop. La sage politique, même des Gentils et des Romains, est louée par le Saint-Esprit. Nous en trouvons ces beaux traits dans le livre des Machabées.

ft Premièrement, qu'ils ont assujetti l'Espagne, avec les mines d'or et d'argent dont elle abondoit, par leur conseil et leur patience *. » l'on fait cette réflexion importante : que sans jamais rien précipiter, ces sages Romains, tout belliqueux qu'ils étoient, croyoient avancer et affermir leurs conquêtes, plus encore par conseil et par patience, que par la force des armes.

Le second trait de la sagesse romaine, loué par le Saint-Esprit, dans ce divin livre : c'est que leur amitié étoit sûre *; et que, non contents d'assurer le repos de leurs alliés par leur protection , qui ne leur man- quoit jamais, ils savoient les enrichir et les agrandir : comme ils firent le roi Eumènes, en augmentant son royaume des provinces qu'ils avoient conquises. Ce qui faisoit désirer leur amitié à tout le monde.

Le troisième trait : c'est qu'ils gagnoient de proche en proche, sou- mettant premièrement les royaumes voisins ; et se contentant pour les pays éloignés, de les remplir de leur gloire, et d'y envoyer de loin leur réputation, comme l'avant-courrière de leurs victoires*. »

On remarque aussi que, pour régler toutes leurs démarches, a et faire des choses dignes d'eux, ils tenoient conseil tous les jours, sans division et sans jalousie '; » et uniquement attentifs à la patrie, et au bien commun.

Au reste, dans ces beaux temps de la république romaine, au milieu de tant de grandeurs, on gardoit l'égalité et la modestie convenables à un état populaire, « sans que personne voulût dominer sur ses conci- toyens; sans pourpre, sans diadème, et sans aucun titre fastueux. On obéissoit au magistrat annuel *, » c'étoit à dire aux consuls, dont cha- cun avoit son année, avec autant de soumission et de ponctualité, qu'on eût fait dans les monarchies les plus absolues.

Il ne reste plus qu'à remarquer que quand ce bel ordre changea, le neuple romain vit tomber sa majesté et sa puissance.

I. IV Reg. xn, i, 2; Il Par. xxiv, 1, 2. 2. Ibid. 17, i5 et sea, 3. Estti. xYi, «. 4. i Mach. vin, 3. S. / Mach. vni, 12. 6. Ibid. 13. 7. Ibid. 15, 16. 8. Ibid. 14 i«.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 261

Tels sont les conseils qu'on peut prendre de la politique romaine, pourvu qu'on sache d'ailleurs mesurer tous ses pas par la règle de la justice.

XVII" Prop, La grande sagesse consiste à employer chacun selon ses talents. « Je sais que votre frère Simon est un homme de conseil; écoutez-le en tout, et il sera comme votre père. Judas Machabée est brave et courageux dès sa jeunesse : qu'il marche à la tête des armées, et qu'il fasse la guerre pour le peuple'. »

C'est ainsi que parla Mathatias, prêt à rendre les derniers soupirs; et il posa dans sa famille, les fondements de la royauté, à laquelle elle étoit destinée bientôt après, sur tout le peuple d'Israël.

Au reste, Simon étoit guerrier comme Judas; et la suite le fit bien paroître. Mais ce n'étoit pas au même degré; et le Saint-Esprit nous enseigne à prendre les hommes par ce qu'ils ont de plus éminent.

XVIII" Prop. 11 faut prendre garde aux qualités personnelles, et aux intérêts cachés de ceux dont on prend conseil. « traitez point de la religion avec l'impie; ni de la justice avec l'injuste; ni avec la femme jalouse, des affaires de sa rivale. Ne consultez point les cœurs timides, sur la guerre; ni celui qui trauque, sur le prix du transport des marchandises (qu'il fera toujours excessif); ni sur la valeur des choses à vendre, celui qui a dessein de les acheter; ni les envieux de quelqu'un, sur la récompense que vous devez à ses services. N'écoutez pas le cœur dur et impitoyable, sur la largesse et sur les bienfaits (qu'il voudra toujours restreindre ) ; ni sur les règles de l'honnêteté et de la vertu, celui dont les mœurs sont corrompues ; ni les ouvriers de la campagne, sur le prix de leur travail journalier; ni celui que vous louez pour un an, sur la fin de son ouvrage (qu'il voudra toujours ti- rer en longueur et n'y mettre jamais de fin) ; ni un serviteur pares- seux, sur les ouvrages qu'il faut entreprendre'. » N'appelez jamais de telles gens à aucun conseil.

L'abrégé de tout ce sage discours est de découvrir l'aveuglement de ceux qui prennent des conseils intéressés et corrompus, ou même dou- teux et suspects, pour se déterminer dans les affaires importantes.

XIX* Prop. La première qualité d'un sage conseiller, c'est qu'il soit homme de bien. « Ayez toujours»auprès de vous un homme saint ; celui que vous connottrez craignant Dieu et observateur de la loi, dont l'âme sera conforme à la vôtre' : » sensible à vos intérêts, et dans les mêmes dispositions pour la vertu.

a. L'âme d'un homme de bien (sans fard, qui ne saura point vous flatter) vous instruira de la vérité, plus que ne feront sept sentinelles que vous aurez mises en garde sur une tour, ou sur quelque lieu émi- nent, pour tout découvrir, et vous rapporter des nouvelles*. »

1. IMach. Il, 65, 6d.

2. Eccli. xxxvu, 12, 13 et seq. Il faut ici conférer l'original grec avec la Valgate.

3. Ibid. 15, - 4. Ibid. 18.

262 POLITIQUE

Art. m. On propose au prince divers caractères des mini'^tres ou conseillers : bons , mêlés de bien et de mal, et méchants.

Première Proposition. On commence par le caract&re de Samuel.— Je ne veux pas tant remarquer ce qu'un si grand caractère a de sur- naturel et de prophétique , que ce qui le rapproche de nous et des voies ordinaires.

Samuel a cela de grand et de singulier, qu'ayant durant vingt ans, et jusqu'à sa vieillesse, jugé le peuple en souverain, il se vit comme dégradé sans se plaindre. Le peuple lui nent demander un roi. On ne lui' cache pas le sujet de cette demande. « Vous êtes vieux, lui dit-on», et vos enfants ne marchent pas dans vos voies. Donnez-nous un roi qui nous ju^^e. » Ainsi on lui reproche son grand âge, et le méconten- tement qu'on a voit de ses enfants. Quoi de plus dur à un père, qui, bien loin de l'espérance qu'il pouvoit avoir en récompense d'un si long et si sage gouvernement, de voir ses enfants succéder à sa dignité, s'en voit dépouillé lui-même de son vivant ?

Il sentit l'affront Ce disccurs déplut aux yeux de Samuel*. » Mais^ sans se plaindre ni murmurer, son recours fut de a venir prier le Sei- gneur, qui lui ordonne d'acquiescer au désir du peuple^, » Ce qui étoit le réduire à la vie privée.

Il ne lui reste qu'à se soumettre au roi qu'il avoit établi , c'étoit Saùl ; et de lui rendre compte de sa conduite devant tout le peuple, ce peuple qu'il avoit vu durant tant d'années recevoir ses ordres sou- verains, oc J'ai toujours été sous vos yeux depuis ma jeunesse. Dites, devant le Seigneur et devant son Christ, si j'ai pris le bœuf ou l'àne de quelqu'un, ou si j'ai opprimé quelqu'un, ou si j'ai pris ''.es présents de la main de qui que ce soit : et je le rendrai. » On n'eut rien à lui reprocher. Et il ajouta : a Le Seigneur et son Oint seront témoins con- tre vous de mon innocence*, » et que ce n'est point pour mes crimes que vous m'avez déposé.

Ce fut toute sa plainte : et tant qu'il fut écouté, il n'abandonna pas tout à fait le soin des aflfaires. On voit le peuple s'adresser à lui dans les conjonctures importantes*, avec la même confiance que s'il ne l'avoit point oflfensé.

Loin de dégoûter ce peuple du nouveau roi qu'on avoit établi à son préjudice, il profita de toutes les conjonctures favorables pour affermir son trône. Et le jour d'une glorieuse victoire de Saûl sur les Philis- tins, il donna ce sage conseil : « Venez, allons tous en Galgala ; re- nouvelons le royaume. Et on reconnut Saûl devant le Seigneur : et on immola des victimes ; et la joie fut grande dans tout Israël®. »

Depuis ce temps il vécut en particulier ; se contentant d'avertir le nouveau roi de ses devoirs, de lui porter les ordres de Dieu, et de lui dénoncer ses jugements '.

1. I Reg.yiu, 4, 5. 2. Ibid. 6. - 3. Ibid. 7. 4. Ibîd. xu, 3, 4, 5 5. Ibid. vxi, 12 6. Ibid- 14, 15- 7. ibid. >:v.

TIRÉE DE l'Écriture, ltv. x. 263

Comme il vit ses conseils méprisés, il n'eut plus qu'à se retirer dans sa maison à Baœatha, nuit et jour il pleuroit SaUl devant Dieu, et ne cessoit d'intercéder pour ce prince ingrat. « Pourquoi pleures-tu SaUl, que j'ai rejeté de devant ma face? » lui dit le Seigneur '. Va sa- crer un autre roi. Ce fut David. Il semblait que pour récompense du souverain empire qu'il avoit perdu si.r le peuple, Dieu le voulût faire l'arbitre des rois, et lui donner la puissance de les établir.

La maison de ce souverain dépossédé fut un asile à David, pendant que Saui le persécutoit. Saul ne respecta pas cet asile, qui devoit être sacré. Il l'envoya courrier sur courrier et messager sur messager, pour y prendre David', qui fut contraint de prendre la fuite, de quit- ter ce sacré refuge, et bientôt après le royaume. Et le secours de Sa- muel lui fut inutile.

Ainsi vécut Samuel retiré dans sa maison, comme un conseiller fi- dèle dont on méprisoit les avis, et qui n'a plus qu'à prier Dieu pour son roi. Une si belle retraite laissa au peuple de Dieu un souvenir éternel d'une magnanimité qui jusqu'alors n'avoit point d'exemple. Il y mourut plein de jours, et mérita que « tout Israël s'assembla à Ra- matha pour l'ensevelir, et faire le deuil de sa mort en grande conster- nation'. 55

II" Prop. Le caractère de Néhémias, modèle des bons gouverneurs. Les Juifs rétablissoient leur temple, et commençoient à relever Jé- rusalem, sous les favorables édits des rois de Perse, dont ils étoient devenus sujets par la conquête de Babylone; mais ils étoient traversés par les continuell» s hostilités des Samaritains et.de leurs autres voisins anciens ennemis de leur nation, et même par les ministres des rois, avec une opiniâtreté invincible ^

Ce fut dans ces conjonctures que Néhémias fut envoyé par Artaxerxès, roi des Perses, pour en être le gouverneur. L'ambition ne l'éleva pas à cette haute charge, mais l'amour de ses concitoyens ; et il ne se pré- valut des bonnes grâces du roi son maître, que pour avoir le moyen de les soulager.

Parti de Perse dans cette pensée, il trouva que Jérusalem désolée, et de tous côtés en ruine, n'éloit plus que le cadavre d'une grande ville, l'on ne connoissoit ni forts, ni remparts, ni portes, ni rues, m maisons.

Après avoir commencé de réparer ces ruines plus par ses exemples que par ses ordres, la première chose qu'il fit, fut de tenir une grande assemblée, contre ceux qui opprimoient leurs frères. « Quoi, leur di- soit-il *, vous exigez d'eux des usures ; pendant qu'ils ne songent qu'à engager leurs prés et leurs vignes, et même à vendre jusqu'à leurs en- fants pour avoir du pajn, et payer les tributs au roi ! Vous savez, pour- suivoit-il, que nous avons racheté nos frères, qu'on avoit vendus aux Gentils : et vous vendrez les vôtres, pour nous obliger encore à les racheter l » Il confondit par ce discours tous les oppresseurs de leurs

4. / Reg. xvi, 1. J. Ibid. (8, 19 et seq. 3. Ibid. xxv 1 ; xxvni, 3. 4- // Esdr. I, H, ni, iv. - 5. Ibid. v, 1, 2, 3, 7, 8

S64 POLITIQUE

frères ; et surtout quand il ajouta en secouant son sein, comme s'il eût voulu s'épuiser lui-même' : « Moi, et mes frères, et mes domestiques, avons prêté du blé et de l'argent aux pauvres ; et nous leur quittons cet emprunt. »

« Les gouverneurs qui m'ont précédé, et encore plus leurs ministres (car c'est l'ordinaire), avoient accablé le peuple, qui n'en pouvoit plus. Mais moi, au contraire, j'ai remis les droits attribués au gouverne- ment*. » Il savoit qu'en certains états d'indigence extrême de ceux qui nous doivent, exiger ce qui nous est légitimement, c'est une espèce de vol.

« Sa table étoit ouverte aux magistrats, et aux voisins survenus. On y trouvoit des viandes choisies, et en abondance, et des vins de toutes les sortes'. » Il avoit besoin, dans la conjoncture, de soutenir sa di- gnité; et concilioit les esprits par cet éclat.

a J'ai, dit-il* , vécu ainsi durant douze ans. J'ai rebâti la muraille à mes dépens ; personne n'étoit inutile dans ma maison, et tous mes domestiques travailloient aux ouvrages publics. »

Voici encore qui est remarquable, et d'une exacte justice : a Je n'ai acheté aucune terre *. >• C'est un vol, de se prévaloir de son autorité et de l'indigence publique, pour acheter ce qu'on veut, et à tel prix qu'on y veut donner.

Ce qu'il y a de plus beau, c'est qu'il faisoit tout cela dans la seule vue de Dieu et de son devoir; et lui disoit avec confiance* : « Seigneur, souvenez-vous de moi , selon tout le bien que j'ai fait à ce peuple. »

Il ne faut pas s'étonner s'il employoit son autorité à « faire observer exactement le sabbat, les ordonnances de la loi et tout le droit léviti- que et sacerdotal'. »

Venons aux vertus militaires, si nécessaires à ce grand emploi.

Pendant qu'on rebâtissoit la ville avec diligence , pour la mettre hors de péril, « il fit partager les citoyens, dont la moitié bâtissoit, pendant que l'autre gardoitceux qui travailloient, et repoussoit l'ennemi à main armée». » Mais, dans l'ouvrage même, les travailleurs étoient prêts à prendre les armes. Tout le monde étoit armé, et, comme s'exprime l'Écriture", « d'une main on tenoit l'épée, et on travailloit de l'au- tre. » Et comme ils étoient dispersés en divers endroits, l'ordre étoit si bon, qu'on savoit se rassembler au premier signal.

Comme on ne pouvoit abattre Néhémias par les armes, on tâchoit ^ l'engager dans des traités captieux avec l'ennemi ". Sanaballat et les autres chefs avoient gagné plusieurs magistrats et l'environnoient de leurs émissaires, qui les vantoient auprès de lui. On tâchoit de l'épouvanter par des lettres qu'on faisoit courir, et par de faux bruits. On lui faisoit craindre de secrètes machinations contre sa vie, pour l'obliger à prendre la fuite, et on ne cessoit de lui proposer des con- seils timides, qui auroient mis la terreur parmi le peuple, a Renfer-

1. // Esdr. v, 10, 13. 2. Ibid. 14, 15. 3. Ibid. 17, 18. 4. Ibid. 14, 16. 5. Ibid. 16. 6. Ibid. 19. 7. Ibid, xiil. 8. Ibid. IV, 16. ». Ibid. 17. 10. H Esdr. vi, 1, 2 et seq.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 265

mons-nous, disoient-ils , et tenons des conseils secrets au dedans du temple, à huis clos. » Mais il répondoit avec une noble fierté qui ras- suroit tout le monde ': « Mes pareils ne craignent rien, et ne savent ni se cacher ni prendre la fuite. » Par tant de trames diverses, on ne tendoit qu'à le ralentir ou à l'amuser, si on ne pouvoit le vaincre; mais il se trouva également au-dessus de la surprise et de la violence.

La source de tant de biens étoit une solide piété, un désintéresse- ment parfait, une attention toujours vive à ses devoirs, et un courage intrépide.

IIP Prop. Le caractère de Joab, mêlé de grandes vertus et de grands vices, sous David. David trouva dans sa famille, et en la personne (le Joab, fils de sa sœur Sarvia% un appui de son trône.

Dès le commencement de son règne, il le jugea le plus digne de la charge de général des armées. Mais il vouloit qu'il la méritât par quel- que service signalé rendu à l'État; car il étoit indigne d'un si grand roi, et peu glorieux à Joab, que David parût n'avoir eu égard qu'au sang, et à l'intérêt particulier. Lorsque ce prince attaqua Jébus. qui fut depuis appelé Jérusalem, et que David destinoit à être le siège de la religion et de l'empire, il fit cette solennelle déclaration*: a Celui qui aura le premier poussé le Jébuséen, et forcé la muraille, sera le chef de la milice. » Ce fut le prix qu'il proposa à la valeur. « Joab monta le premier, et il fut fait chef des armées. Ainsi fut prise la citadeUe de Sion, qui fut appelée la cité de David, à cause qu'il y établit sa demeure. »

Après cette belle conquête, « David bâtit la ville aux environs, de- puis le lieu appelé Mello; et Joab (qui avoit eu tant de part à la vic- toire) acheva le reste *. » Ainsi il se signala dans la construction des ouvrages publics, comme dans les combats, et tint, auprès de David, la place que l'histoire donne auprès d'Auguste au grand Agrippa son gendre.

Quand David pour son malheur eut entrepris dans Juda et dans Is- raël le dénombrement des hommes capables de porter les armes, qui lui attira le fléau de Dieu, Joab, à qui il en donna le commandement, fit en fidèle ministre ce qu'il put pour l'en détourner, en lui disant': a Que le Seigneur augmente le peuple du roi mon seigneur jusqu'au centuple de ce qu'il est! mais que prétend le roi mon seigneur par un tel dénombrement? N'est-ce pas assez que vous sachiez qu'ils sont tous vos serviteurs. Que cherchez-vous davantage, et pourquoi faire une chose qui tournera en péché à Israël? » Dieu ne vouloit pas qu'Is- raël, ni son roi, mit sa confiance dans la multitude de ses combat- tants, qu'il falloit laisser multiplier à celui a qui avoit promis d'en égaler le nombre aux étoiles du ciel, et au sable de la mer '. »

Le roi persista; et Joab obéit, quoiqu'à regret. Ainsi, au bout de neuf mois, il porta au roi le dénombrement, qui, tout imparfait qu'il

1. II Bsdr. VI, 10. 2. Ibid. H. 3. / Par. n. 16. 4. II Reg. V, 7, 8; / Par. XI, 4. 5, 6, 7. 5. Ibid. 8. «, II heg. xxiY, 2, 3 ; / Par. xxi, 2, 3. 7. Ibid. xxvil, 23.

266 POLITIQUE

étoit, fit voir à David, à diverses reprises, qu'il avoit quinze cent mille combattants sous sa puissance '.

a Le cœur de David fut frappé . quand il vit le dénombrement '. » Il sentit sa faute; et sa vanité ne fut pas plutôt satisfaite, qu'elle se tourna en remords et en componction; en sorte qu'il n'osa faire insérer le dé- nombrement dans les registres royaux ^

Que lui servit d'avoir vu sur du papier tant de milliers de jeunesse prête à combattre, pendant que la peste que Dieu envoya ravageoit le peuple, et en faisoit des tas de morts? Joab avoit prévu ce malheur; et on a pu remarqiier dans son discours, avec toute la force que la chose méritait, tous les ménagements possibles, et les plus douces in- sinuations.

Nous avons déjà vu, en un autre endroit, et lorsque David, après la mort d'Absalon, s'abandonna à la douleur, comme Joab lui fit con- noître qu'il mettoit au désespoir tous ses serviteurs; qu'ils voyoient tous que David les auroit sacrifiés volontiers pour Absalon; que l'ar- mée étoit déjà découragée, et qu'il alloit s'attirer des maux plus grands que tous ceux qu'il avoit jamais éprouvés ^ C'étoit parler à son maître avec toute la liberté que Timportance de la chose, son zèle et ses ser- vices lui inspiroient. Il alla jusqu'à une espèce de dureté; sachant bien que la douleur poussée à l'extrémité veut être comme gourmandée et abattue par une espèce de violence; autrement elle trouve toujours de quoi s'entretenir elle-même, et consume l'esprit comme le corps par le plus mortel de tous les poisons.

Au reste, il aimoit la gloire de son roi. Dans le siège important de la ville et des forteresses de Rabbath, il fit dire à David: « J'ai com- battu heureusement, la ville est pressée; assemblez le reste des troupes, et venez achever le siège, afin que la victoire ne soit point attribuée à mon nom *. » Ce n'étoit pas un trait d'habile courtisan; David n'avoit pas besoin d'honneurs mendiés; et Joab savoit quand il falloit finir les conquêtes. Mais c'étoit ici une action d'éclat, ils'agissoit de venger sur les Ammonites un insigne outrage fait aux ambassadeurs de David; et la conjoncture des temps demandoit qu'on en donnât la gloire au prince.

Quand il fallut lui parler pour le retour d'Absalon, et entrer dans les affaires de la famille- royale , Joab, bien instruit qu'il y a des choses il vaut mieux agir par d'autres que par soi-même, ménagea la déli- catesse du roi, et il employa auprès de David cette femme sage de Thécué. Mais un prince si intelligent « reconnut bientôt la main de Joab, et lui dit *: J'ai accordé votre demande; faites revenir Absalon. Joab, prosterné à terre, répondit: Votre serviteur connoît aujourd'hui qu'il a trouvé grâce devant son seigneur, puisqu'il fait ce qu'il lui pro- ):ose. D II sentit la bonté du roi dans cette occasion, il s'agissoit de

1. / Pa^. XXI, 4, 5, 6; // lieg. XXFV, 8, 9. 2. Ibid. xxiv, 10.

3. / Par. xxvH, 24.

4. // Reg. xix, l, 2 et seq.; ci-devant^ liv. V, art. n, propos.; et encore, IV. IX, art. ni, v^ propos.

5. II Reg. xil, 27, 28. 6. Ibid. XIV, 19, 21, 22.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 267

i'mtérêt d'autrui, plus vivement que dans les grâces, quoique infinies, qu'il avoit reçues en sa personne.

Je passe les autres traits qui feroient connoître l'habileté de Joab, et ses sages ménagements. Les vengeances particulières, et ses ambitieu- ses jalousies, lui firent perdre tant d'avantage, et au roi l'utilité de tant de services.

Nous avons raconté ailleurs le honteux assassinat d'Abner, que Da- vid ne put punir sur un homme aussi nécessaire à l'État qu'étoit Joab, et dont il fut contraint de se disculper en public '.

Il se vit même forcé de destiner sa place à un autre; et il choisit Amasa', qui en étoit digne. Mais Joab le tua en traître. « Et ses amis disoient: Voilà celui qui vouloit avoir la charge de Joab 3. » Il mettoit sa gloire à se faire redouter, comme un homme que l'on n'attaquoit pas impunément.

En un mot, il étoit de ceux qui veulent le bien; mais qui veulent le faire seuls sous le roi. Dangereux caractère, s'il en fut jamais; puisque la jalousie des ministres, toujours prêts à se traverser les uns les au- tres, et à tout immoler à leur ambition, est une source inépuisable de mauvais conseils, et n'est guère moins préjudiciable au service que la rébellion.

C'est le désir de se maintenir, qui le fit entrer dans les intérêts d'A- donias contre Salomon et contre David.

On sait les ordres secrets que ce roi mourant fut obligé de laisser à son successeur*, contre un ministre qui s'étoit rendu si nécessaire, que les conjonctures ne lui permettoient pas de le punir. Il fallut enfin verser son sang, comme il avoit versé celui des autres. Trop complai- sant pour David, il fut complice de la mort d'Urie, que ce prince ren- dit porteur des ordres donnés pour sa perte à Joab même *. Dieu le pu- nit par David, dont il flatta la passion. C'est alors plus que jamais qu'il devoit le contredire, et faire sentir aux rois que c'est les servir que d'empêcher qu'ils ne trouvent des exécuteurs de leurs sanguinaires desseins.

IV' Prop. Holofeme, sous Nabucbodonosor, roi de Ninive et d'Assy- rie. — Judith lui parle en ces termes * : « Vive Nabuchodonosor, roi de la terre! et vive sa puissance qu'il a mise en vous, pour la correction de toute âme errante ! Non-seulement les hommes lui seront souiàis par votre vertu, mais encore les bêtes lui obéiront. Car le bruit de vo- tre sagesse s'est répandu par toutes les nations de l'univers. On sait, par toute la terre, que vous êtes le seul bon et le seul puissant dans tout son royaume; et le bon ordre que vous y établissez se publie dans toutes les provinces. »

Il paroît, par ces paroles, qu'il n'étoit pas seulement chef des armes; mais encore qu'il avoit la direction de toutes les affaires, et qu'il avoit la réputation de faire régner la justice, et de réprimer les injures et les violences.

1. Il Beg. ni, 27, 29 et seq.; ci-devant, liv. IX, art. m, iv« propos.

2, 11 Reg. XIX, 13. 3. Ibid. xx, 9, 10, 11. 4. lil Reg. ii, 5, 6. 5. // Reg. xi, 14, 15, 17. 6. Judith xi, 5, 6.

268 POLITIQUE

Son zèle pour le roi son maître éclate dans ses premières paroles à Judith < : a Soyez en repos et ne craignez rien; je n'ai jamais nui à ceux qui sont disposés à servir le roi Nabuchodonosor. »

Partout il parle avec raison, avec dignité. Les ordres qu'il donne dans la guerre seront approuvés de tous les gens du métier ; et on ne trouve rien à désirer à ses précautions dans les marches, ni à sa pré- voyance pour les recrues, et la subsistance des troupes.

Il ne faut point attendre de religion des hommes ambitieux, a Si vo- tre Dieu accomplit la promesse que vous me faites, de me livrer votre xieuple, il sera mon Dieu comme le vôtre ^. » Le dieu des âmes superbes est toujours celui qui contente leur ambition.

a C'étoit un opprobre, parmi les Assyriens, si une femme se moquoit d'un homme 2, » en conservant sa pudeur. Les gens de guerre, par- dessus les autres, se piquent de ces malheureuses victoires, et re- gardent un sexe infirme comme la proie assurée d'une profession si brillante.

Holoferne, possédé de cette passion insensée, parut hors de lui- même à la vue de l'étonnante beauté de Judith; et la grâce de ses dis- cours acheva sa perte. La raillerie s'en mêla: « Quelle agréable con- quête que celle d'un pays qui nourrit un si beau sang! et quel plus digne sujet de nos combats *? » L'aveugle Assyrien se mit en joie, eni- vré d'amour plus que de vin, il ne songeoit qu'à contenter ses désirs.

On croit ces passions, qui, dit-on, ne font tort à personne, inno- centes ou indifférentes dans les hommes de commandement. C'est par que périt Holoferne, un si habile homme d'ailleurs. C'est par que se ruinèrent les affaires de l'Assyrie, et d'un si grand roi. Chacun en sait l'événement, à la honte éternelle des grandes armées. Une femme les met en déroute par un seul coup de sa foible main, plus aisément que n'auroient fait cent mille combattants.

Si on vouloit raconter tous les malheurs, tous les désordres, tous les contre-temps que les histoires rapportent à ces passions, qu'on ne juge pas indignes des héros, le récit en seroit trop long; et il vaut mieux marquer ici d'autres caractères.

V* Prop. Aman, sous Assuérus, roi de Perse. L'aventure est si célèbre, et le caractère si connu, qu'il en faudra toucher les princi- paux traits.

a Le roi Assuérus éleva Aman au-dessus de tous les grands du royaume. Et tous les serviteurs du roi fléchissoient le genou, et adoroient le fa- vori, comme le roi l'avoit commandé; excepté le seul Mardochée ^ » Il étoit Juif, et sa religion ne lui permettoit pas une adoration qui tenoit de l'honneur divin.

Aman, enflé de sa faveur, «appela sa femme et ses amis, et com- mença à leur vanter ses richesses, le grand nombre de ses enfants, et la gloire le roi l'avoit élevé*. » Tout concouroit à sa grandeur; et la nature même sembloit seconder les volontés du roi. Et il ajouta,

1. Judith 1. 2. Ibid. xi, 21. 3. Ibid. xri, If.. 4. Ibid. x, 18. 5. Esth. m, i, 2. 6. Ibid, v, 10, 11.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 269

comme le comble de sa faveur : o La reine même n'a invité que moi seul au festin qu'elle donne au roi; et demain j'aurai cet honneur. Mais auoique j'aie tous ces avantages, je crois n'avoir rien, quand je vois te Juif Mardochée qui, à la porte du roi, ne branle pas de sa place à mon abord '. »

Ce qui flatte les ambitieux, c'est une image de toute-puissance qui semble en faire des dieux sur la terre. On ne peut voir sans chagrin l'endroit par elle manque, et tout paroît manquer par ce seul en- droit; plus l'obstacle qu'on trouve à ses grandeurs paroît foible, plus l'ambition s'irrite de ne le pas vaincre; et tout le repos de la vie en es'; troublé.

Par malheur pour le favori, il avoit une femme aussi hautaine et aussi ambitieuse que lui. « Faites élever, lui dit-elle ^ une potence de cinquante coudées, et faites-y pendre Mardochée. Ainsi vous irez en joie au festin du roi. » Une vengeance éclatante et prompte est aux âmes ambitieuses le plus délicat de tous les mets. « Ce conseil plut au favori , et il fit dresser le funèbre appareil. »

a Mais il jugea peu digne de lui de mettre les mains sur Mardochée seul; et il résolut de perdre à la fois toute la nation '; » soit qu'il vou- lût couvrir une vengeance particulière sous un ordre plus général; soit qu'il s'en prît à la religion, qui inspiroit ce refus à Mardochée; soit qu'il se plût à donner à l'univers une marque plus éclatante de son pouvoir, et que le supplice d'un seul particulier fût une trop légère pâture à sa vanité.

Le prétexte ne pouvoit pas être plus spécieux, a II y a un peuple, dit-il au roi *, dispersé par tout votre empire, qui trouble la paix pu- blique par ses singularités. » Personne ne s'intéresse à la conservation d'une nation si étrange. Ils sont en divers endroits, remarque-t-il, sans pouvoir s'entre-secourir; et il est facile de les opprimer. C'est une race désobéissante à vos ordres, ajoute cet artificieux ministre, dont il faut réprimer l'insolence. On ne pouvoit pas proposer à un roi une vue politique mieux colorée ; la nécessité et la facilité concouroient en- semble. Aman d'ailleurs, qui savoit que souvent les plus grands rois, pour le malheur du genre humain, au milieu de leur abondance, ne sont pas insensibles à l'augmentation de leurs trésors, ajouta pour con- clusion*: « Ordonnez qu'ils périssent (et par la confiscation de leurs biens), je ferai entrer dix mille talents dans vos coffres. »

Le roi étoit au-dessus de la tentation d'avoir de l'argent; mais non au-dessus de celle de le donner pour enrichir un ministre si agréable, et qui lui parut si affectionné aux intérêts de l'État et de sa personne. « L'argent est à vous, dit-il ^, faites ce que vous voudrez de ce peupk et il lui donna son anneau pour sceller les ordres. »

Un favori heureux n'est plein que de lui-même. Aman n'imagine pas que le roi puisse compter d'autres services que les siens. Ainsi, consulté sur les honneurs que le roi avoit destinés à Mardochée qui lui avoit

1. Esth. V, 12, 13. 2. Ibid. 14. 3. Ibid. m, 6. 4. Ibid. t. 5. Ibid. 9.-6. Ibid lo, 11.

270 POLITIQUE

sauvé la vie, il procure les plus grarjds lionneurs à son ennemi, m à lui-même la plus honteuse humiliation. Les rois se plaisent souvent à donner les plus grands dégoûts à leurs favoris, ravis de se murtrer maîtres. Il fallut qu'Aman marchât à pied devant Mardochée, et qu'il fût le héraut de sa gloire dans toutes les places publiques ', On vit dès lors et on lui prédit l'ascendant que Mardochée alloit prendre sur lui; et sa perte s'approchoit.

Vint enfin le moment du festin fatal de la reine-, dont le favori s'é- toit tant enorgueilli. Les hommes ne connoissent point leur destinée. Les ambitieux sont aisés à tromper, puisqu'ils aident eux-mêmes à la séduction, et qu'ils ne croient que trop aisément qu'on les favorise. Ce fut à ce festin, tant désiré par Aman, qu'il reçut le dernier coup, par la juste plainte de cette princesse. Le roi ouvrit les yeux sur le conseil sanguinaire que lui avoit donné son ministre; et il en eut horreur. Pour comble de disgrâce, le roi, qui vit Aman aux pieds de la reine pour implorer sa clémence, s'alla encore mettre dans l'esprit qu'il en- treprenoit sur son honneur; chose qui n'avoit pas la moindre appa- rence en l'état étoit Aman. Mais la confiance une fois blessée se T)orte aux sentiments les plus extrêmes. Aman périt ; et déçu par sa propre gloire, il fut lui-même l'artisan de sa perte, jusqu'à avoir fa- briqué la potence il fut attaché, puisque ce fut celle qu'il avoit pré- parée à son ennemi.

Art. IV. Pour aider le prince à bien connoitre les hommes, on lui en montre en général quelques caractères^ tracés par le Saint-Esprit dans les livres de la Sagesse.

Première Proposition. Qui sont ceux qu'il faut éloigner des emplois «ublics, et des cours mêmes, s'il est possible. Nous avons remarqué pilleurs, qu'une des plus nécessaires connoissances du prince étoit de connoître les hommes. Nous lui avons facilité cette connoissance en réalisant dans plusieurs particuliers des caractères marqués en bien ei en mal. Nous allons encore tirer des livres de la Sagesse, des caractères généraux qui feront connoître qui sont ceux qu'il faut éloigner des em- nlois publics, et des cours mêmes, s'il se peut.

Il y en a qui ne trouvent rien de bon que ce qu'ils pensent, rien de juste que ce qu'ils veulent; ils croient avoir renfermé dans leur esprit iout ce qu'il y a d'utile et de bon sens, sans vouloir rien écouter. C'est à ceux-là que Salomon dit^ : « Ne soyez point sage en vous-mêmes. » Et ailleurs * : o Le fou n'entend rien que ce qu'il a dans sa tète ; et les paroles prudentes n'y ont point d'entrée. » Et enfin ^ : a L'insensé croit toujours avoir raison; le sage écoute conseil. >>

Il y a aussi «l'innocent, qui croit à toute parole : mais le sage' (tient le milieu), et considère ses pas®.» C'est le parti que le prince prudent doit toujours suivro.

1. Esth. VI, 1, et seq. 2. Ibid. vn, 1, 2 et seq. 3. Prov, m, 7. 4. Ibid. xviH, 2. 5. Ibid. xii, 15. 6. Ibid. xrv, i5.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. â*!^!

a Le brouillon cause des procès, et le discoureur sépare les princes ',r :n disant indiscrètement ce qui nuit, comme ce qui sert.

« L'homme a deux langues (a deux paroles) : le menteur et le brouii- wn affecte un langage simple; mais il pénètre dans le sein 2.» Il y iaisse des impressions, et fait des blessures profondes , par ses rapports déguisés.

« Chassez le railleur et le moqueur, et la contentiou s'en ira avec lui; les disputes et les injures cesseront'. »

Surtout craignez le flatteur, qui est le vice des cours, et la peste de la vie humaine, a Les morsures de l'ami (qui ne vous offense qu'en di- sant la vérité) valent mieux que les baisers trompeurs d'un ennemi'',» qui se cache sous une belle apparence.

Le fanfaron, a celui qui se vante et s'exalte, fait des querelles ^ï» A chaque mot, on se sent poussé à le contredire.

a L'homme qui se hâte de s'enrichir ne sera point innocent*. » Et ailleurs: «La pauvreté pousse au crime; et le désir des richesses aveugle '. » Les fortunes précipitées sont suspectes. Le bien médiocre qu'on a de ses pères, fait présumer une bonne éducation.

« L'impatient ne se sauvera pas de la perte *. » Les affaires se gâtent entre ses mains, par la précipitation et les contre-temps.

Au contraire, «l'esprit paresseux et irrésolu veut et ne veutpas^. » Il ne sait jamais se déterminer : tout lui échappe des mains, parce que, ou il ne donne point aux affaires le temps de mûrir, ou qu'il ne connoît point les moments. Et parce qu'il a ouï dire, qu'il ne faut rien précipi- ter, et que « celui dont le pied va vite, tombera '", il se croit plus sage, dans sa lenteur, que sept sages qui prononcent des sentences"; dont les paroles sont autant d'oracles. »

Pour éviter ces inconvénients, la décision du Sage est qte «toute affaire a son moment, et son occasion'^.» Il ne faut ni la laisser échapper, ni trop aller au-devant; mais l'attendre, et veiller tou- jours.

Vous êtes toujours en joie, toujours content de vous-mêmes? Vous ne voyez rien : les choses humaines ne portent pas ce perpétuel trans- port. C'est ce qui fait dire à l'Ecclésiaste '^ : « Le cœur du sage est ce- lui où il y a de la tristesse ; et le cœur de l'insensé est celui qui est toujours dans la joie. »

«Ne soyez point trop juste, ni plus sage qu'il ne faut; de peur que vous ne deveniez comme un stupide'*,» sans vie et sans mouvement. Être trop scrupuleux, c'est une foiblesse. Vouloir assurer les choses humaines, plus que leur nature ne le permet, c'en est une autre, qui fait tomber non-seulement dans la léthargie et dans l'engourdissement, mais encore dans le désespoir.

Il y a un vice contraire, de tout oser sans mesure, de ne faire scru- pule de rien. Et le Sage le reprend aussitôt après « N'agissez pas

1. Prou. XVI, 28. 2 Ibid. xvni, 8; xxvi, 22. 3. Ibid xxn, 10. 4. Ibid. xxvn, 6. 5. Ibid. xxvni, 25. 6. Ibid. 20. 7. Eo-lt. y.xvy, i 8. Pryv. XIX, 19. 9. Ibid. xiii, 14. 10. Ibid. xix, 2. 11. Ibid. xwi. 12. Kccles. vni, 6. - ^3. Ibid. vn, 5. 14. Ibid. 17.

272 POLITIQUE

comme un impie'.» Ne vous affermissez pas dans le crime, comme s'il n'y avoit point de loi ni de religion pour vous.

Ceux qui songent à contenter tout le monde, et nagent comme in- certains entre deux partis; ou qui se tournent tantôt vers l'un ou tantôt vers l'autre, sont ceux dont il est écrit' : « Le cœur qui entre en deux voies (et qui veut tromper tout le monde) aura un mauvais succès. » Il n'aura ni ami fidèle, ni alliance assurée, et il mettra à la fin tout le monde contre lui.

C'est à de tels esprits que le Sage dit » : « Ne tournez point à tout vent; n'entrez point en toute voie, et n'ayez point une langue double.» Que vos démarches soient fermes; que votre conduite soit régulière, et que la sûreté soit dans vos paroles.

a N'ayez point la réputation d'un brouillon, et qu'on ne vous con- fonde point par vos paroles * : > Tels sont ceux à qui on ne cesse de reprocher la légèreté de leurs paroles, qui se détruisent les unes les autres.

Ceux qui s'ingèrent auprès des rois, qui se veulent rendre nécessai- res dans les cours, sont notés par cette sentence * : a Ne vous empres- sez pas à paroltre sage auprès des rois.» La sagesse ne se déclare qu'à propos. Les gens, qui veulent toujours donner tous les bons conseils, sont ceux dont il est écrit ^ : «Tout conseiller vante son conseil. » e par le rend inutile et méprisable.

L'homme avare doit être en exécration, a Celui qui est mauvais à lui- même, et qui se plaint tout ce qu'il goûte de ses biens, à qui sera-t-il bon ? Il n'y a rien de plus mauvais que celui qui s'envie à lui-même son soulagement; et c'est la juste punition de sa malice'. »

Enfin les caractères les plus odieux sont réunis et marqués dans ces paroles : ail y a six choses que le Seigneur hait, dit le Sage»; et son âme déteste la septième : les yeux altiers, la langue ami du mensonge, les mains qui répandent le sang innocent, le cœur qui forme de noirs desseins, les pieds légers pour courir au mal, le faux témoin ; enfin celui qui sème la discorde parmi ses frères. »

II* Prop. On propose trois conseils du Sage contre trois mauvais ca- ractères. — «< Ne vous opposez point à la vérité ; et si vous vous êtes trompé, humiliez-vous 9. » Qui est le mortel qui ne se trompe jamais? Faites un bon usage de vos fautes, et qu'elles vous éclairent pour une autre occasion.

«Ne rougissez pas d'avouer vos fautes; mais ne vous laissez pas re- dresser par tout le monde '" : » comme sont les hommes foibles, qui se désespèrent et perdent courage.

a Ne résistez pas à celui dont la puissance est supérieure; et n'allez pas contre le torrent, ou contre le courant du fleuve, qui entraîne tout".» Le téméraire croit tout possible, et rien ne l'arrête.

Voici encore trois caractères maudits par le Sage.

î. Ecoles. VII, 18. 2. Eccli. m. 28. 3. Ibid. v, li. 4. Ibid. 16. 5. Ibid. vn, 5. 6. Ibid. xxxvn, 8. 7. Ibid. xrv, 5, 6. è. Piov. VI, 16, 17, 18, 19. 9. Eccli. TV, 30. 10. Eccli. IV, 31. 11. Ibid. 32.

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 273

«Malheur au cœur double, qui marche en deux voies et fait son fort du déguisement et de l'inconstance.

a Malheur au cœur lâche (qui se laisse abattre au premier coup), faute de mettre sa confiance en Dieu ^ »

a Malheur à celui qui perd la patience % » qui se lasse de poursuivre un bon dessein.

III« Prop. Le caractère de faux ami. C'est celui qu'il faut le plus observer. Nous l'avons déjà marqué ; mais on ne peut trop le faire ob- server au prince, pour l'en éloigner : puisque c'est la marque la plus assurée d'être âme mal élevée, et d'un cœur corrompu.

«Tout ami dit : J'ai fait un ami*,» et ce lui est une grande joie, a Mais il y a un ami, qui n'est ami que de nom : n'est-ce pas de quoi s'affliger jusqu'à la mort,» quand on voit l'abus d'un nom si saint?

Cet ami de nom seulement, «est l'ami selon le temps; et qui vous abandonne dans l'affliction*,» lorsque vous avez le plus besoin d'un tel secours.

a II y a l'ami compagnon de table «. » Il ne cherche que son plaisir, et vous quitte dans l'adversité.

tt L'ami qui trahit le secret de son ami, est le désespoir d'une âme malheureuse ',» qui ne sait plus à qui se fier, et ne voit nulle ressource à son malheur.

« Mais il y a encore un ami plus pernicieux. C'est celui qui va décou- vrir les haines cachées; et ce qu'on a dit dans la colère, et dans la dis- pute*. Il y a l'ami léger et volage, «qui ne cherche qu'une occasion, un prétexte pour rompre avec son ami : c'est un homme digne d'un éternel opprobre 3. » Un homme qui fait paroître une fois en sa vie un tel défaut, est caractérisé à jamais, et fait l'horreur éternelle de la so- ciété humaine.

IV* Prop. Le vrai usage des amis et des conseils. Le fer s'aiguise par le fer; et l'ami aiguise les vues de son ami ">. »

Le bon conseil ne donne pas de l'esprit à qui n'en a pas; mais il ex- cite, il éveille celui qui en a : a 11 faut avoir un conseil en soi-même",» si l'on veut que le conseil serve. Il y a même des cas il se faut conseiller soi-même. Il faut se sentir, et prendre sur soi certaines cho- ses décisives, l'on ne peut vous conseiller que foiblement.

La règle que le Sage donne pour les amitiés est admirable. « Séparez- vous de votre ennemi; » ne lui donnez point votre confiance : «mais prenez garde à l'ami '2; » n'en épousez point les passions.

Prop. L'amitié doit supposer la crainte de Dieu. « Un bon ami est un remède d'immortalité et de vie; celui qui craint Dieu, le trou- vera". > La crainte de Dieu donne des principes; et la bonne foi se maintient sous ses yeux qui percent tout.

VI« Prop. Le caractère d'un homme d'État. oc Le conseil est dang ie cœur de l'homme comme une eau profonde : l'homme sage l'épui-

1. Eccli. n, 14. 2. Ibid. 15. 3. Ibid. 16. 4. Ibid. xxxvn, 1. 5. Ibid. VI, 8. 6. Ibid. to. 7. Ibid. xxvii, 24. 8. Ibid. vi, 9. S, Prnv. xvin, 1. 10. Ibid. xxvii, 17. 11. Eccli. xxxvii, «J. 12. Eccli. M, 13. 13. Ibid. 16.

n 18

ÇtV^ POLITIQUE

s«ra ». On ne le découvre point, tant ses conduites sont profondes, mais ii sonde le cœur des autres; et on diroit qu'il devine, tant ses conjec- tures sont sûres.

Il ne parle qu'à propos; car «il sait le temps et la réponse'. « Isale l'appelle Architecte ^ Il fait des plans pour longtemps; il les suit : il ne bâtit pas au hasard.

L'égalité de sa conduite est une marque de sa sagesse, et le fait re' garder comme un homme assuré dans toutes ses démarches. «L'homme de bien dans sa sagesse .demeure comme le soleil, le fou change comme la lune^» Le vrai sage ne change point; on ne le trouve jamais en dé- faut. Ni humeur ni prévention ne l'altère.

VII* Prop. La pitié donne quelquefois du crédit, même auprès des méchants rois. Elisée disoit à la Sunamite* : « Avez-vous quelque affaire? et voulez-vous que je parle au roi, ou au chef de la justice?» L'impif^ Achab même, qui étoit ce roi, l'appeloit, Mon père*.

«Héro le craignoit sairit Jean-Baptiste, saciiant que c'étoit un homme <aint et juste; et quoiqu'il le tînt en prison, il l'écûutoit volontiers, et faisoit beaucoup de choses à sa considération '. » A la fin pourtant on sait le traitement qu'il lui fit. Et Achab en préparoit un semblable à Rlisée : «Que je sois maudit de Dieu, dit qe prince*, si aujourd'hui la tête d'Elisée est sur ses épaules. »

La religion se fait craindre à ceux-là même qui ne la suivent pas : mais la terreur superstitieuse, qui est sans amour, rend l'homme foi ble, timide, défiant, cruel, sanguinaire; et tout ce que veut la passion.

VIII* Prop. La faveur ne voit guère deux générations. Quels plus grands services que ceux de Joseph? Il avoit gouverné l'Egypte quatre- vingts ans avec une puissance absolue : et avoit eu tout le temps de s'affermir lui et les siens. «Cependant il vint un nouveau roi qui ne connoissoit pas Joseph», x- Le prince oublia que l'État lui devoit non- seulement sa grandeur, mais encore son salut; et il ne songea plus qu'à perdre ceux que son prédécesseur avoit favorisés.

XI' Prop. On voit auprès des anciens rois un conseil de religion. S'il falloit parler ici du ministère prophétique, nous avons vu Sa- muel auprès de Saûl , l'interprète des volontés de Dieu '•. Nathan , qui reprit David de son péché, entroit dans les plus grandes affaires de l'État ".

Mais, outre cela, nous connoissons un ministère plus ordinaire, puisque Ira est nommé «le prêtre de David'*.» Zabud étoit celui de Salomon; et il est appelé a l'ami du roi" : » marque certaine que le prince l'appeloit à son conseil le plus intime; et sans doute principa- lement en ce qui regardoit la religion et la conscience.

On peut rapporter en cet endroit le conseil du Sage '^ : « Ayez tou- jours avec vous un homme saint, dont l'âme revienne à la vôtre, et

1. Prov. XX, 5. 2. Eccles. vin, 5. 3. /s. m, 3. 4. Ercli. xxviî, 12.

5. IV Reg. IV, iS. g. Ibid. vt, 21. 7. Marc, vi, 20.— S. IV Heg. vi, 31.

». hxod. I, *ï, y, 10. 10. 1 Reg. x, xi, xn, xni, \\, ivi.

il. /// tiey. I, 10, 12, 23, 24. 12. // Reg. xx, 26. i3. /// iiej^ \v, 5.

S4. Eccli. xxxvn, 15, 16.

TIRÉE DE l'Écriture, liy. x. ' 275

qui, voyant vos chutes (secrètes) dans les ténèbres, les pleure avec vous. et vous aide à vous redresser.

Apt. V. De la conduite du prince dans sa famille; et du soin qu'il doit avoir de sa santé.

Première Proposition. La sagesse du prince paroît à gouverner sa famille, et à la tenir unie pour le bien de l'État. Nous avons déjà remarqué que aies fils de David étoient les premiers sous la main du roi', '-' pour exécuter ses ordres. Ils sont nommés dans les Septante, Aularques, c'est-à-dire princes de la Cour, pour la tenir toute unie aux intérêts de la royauté.

Pour mettre la {.aix dans sa famille, il régla la succession en faveur de Salomon, ainsi que Dieu l'avoit ordonné par la bouche du prophète Nathan 2. La règle étoit de la donner à l'alné', si le roi n'en ordonnoit autrement. Et c'est encore la coutu;ne des rois d'Orient.

L'indulgence de David, a qui ne vouloit point constrister Amnon, son fils aîné*, » celui qui viola Thamar, sa sœur, est reprise dans l'É- criture. Il souffrit aussi trop tranquillement les entreprises d'Ansalon, qui étoit devenu l'atné, et qui vouloit envahir le trône. Mais Dieu le vouloit punir; et sa facilité, suivie d'une rébellion si affreuse, laissa un terrible exemple à lui et à tous les rois qui ne savent pas se rendre les maîtres de leur famille.

Ainsi, quoiqu'il eût encore une excessive indulgence pour Adonias, qui étoit l'aîné après Absalon. dès qu'il sut qu'il en abusoit jusqu'à prétendre au royaume, contre sa disposition expresse et déclarée, et qu'il avoit dans ses intérêts contre Salomon les princes ses frères, avec la plupart des grands du royaume; il détruisit la cabale dans sa nais- sance, en faisant au lit de la mort sacrer son fils Salomon, et ionna la paix à l'État *.

On sait les derniers ordres qu'il laissa au roi son fils, pour le bien de la religion et des peuples. A ce moment, Dieu lui inspira ce divin psaume, dont le titre est : Pour Salomon, qui commence par ces beaux mots* : a 0 Dieu, donnez votre jugement au roi et votre justice au fils du roi. » Tout n'y respire que paix, abondance, bonheur des pau- vres soulagés sous la protection et la justice du nouveau roi. qui en devoit abattre les oppresseurs. C'Cb» l'héritage qu'il laisse à son fils, et à tout son peuple, et leur promettant un règne heureux.

Il y avoit déjà longtemps qu'on lui avoit dédié le psaume intitulé : a Pour le bien-aimé', » oii les enfants de Coré vireut en pn esprit le règne de Salomon. floriroit la paix. Salomon y est « exhorté à la vérité, à la douceur et à la justice». » C'étoient les souhaits de David; et c'est par que son règne devoit figurer celui du Messie, qui étoit le vrai fils de David.

1. 1 Par. xvni, 17. 1. II Reg. vu. f 2, 13 et seq.

3. III Reg. i, 5, 6; et n, 15, 22. 4 // Reg. mi, 21.

3, III Reg. 1, 6, 9 et seq. 6. Ps. lxxi, 1 et seq. 7. Ps. XLiv.— 8. Ibid. S,

276 POLITIQUE

Pour ne rien omettre, la reine fille du roi Pharaon, destinée à Sa- lomon pour épouse, y est marquée; et sous le nom de David, on lui adressoit ces paroles* : « Écoutez ma fille, et voyez; et oubliez votre peuple, et la maison de votre père, » toute royale et toute éclatante qu'elle est, et épousez les intérêts de la famille vous entrez. Vous en serez récompensée a par l'amour du roi, qui sera épris de vos beau- tés*; » et vous trouvera encore plus belle et plus ornée au dedans qu'au dehors. C'est ainsi qu'Israël instruisoit ses reines, comme ses rois, par la bouche de David.

C'est cette reine, si parfaite et si aimable, sous la figure de qui Sa- lomon a chanté l'époux et l'épouse, et les délices de l'amour divin. Ce roi magnifique la traita selon son mérite, et selon sa naissance. Il lui bâtit un palais superbe. Quoiqu'elle sût que, selon la coutume de ces temps, il y eût pour la magnificence de la cour, « soixante reines, et un nombre infini de femmes et de jeunes filles 3; «elle sentit que seule elle avoit le cœur. Elle étoit la Sulamite, a l'unique parfaite, que les reines et toutes les autres louoient ^ » Celte reine, sans s'enorgueillir de ces avantages, se laissoit conduire au sage roi son époux, et en- troit en son esprit en lui disant : « Je vous mènerai dans le cabinet de ma mère : vous m'enseignerez*, » par de douces insinuations. Et encore : a Ceux qui sont droits vous aiment *. » On n'est digne de vous aimer que lorsqu'on a le cœur droit ; et vous aimer, c'est la droi- ture.

De semblables instructions avoient fait imiter à Bethsabée, mère de Salomon, la pénitence de David: Et c'est dans cet esprit qu'elle parloit en ces termes à son fils ' : « Que vous dirai-je, mon bien-aimé de mes entrailles, et le cher objet de mes vœux? 0 mon fils, ne donnez point aux femmes vos richesses ; les rois se perdent eux-mêmes en les vou- lant enrichir. Ne donnez point, ô Lamuel (c'est ainsi qu'elle appelle Salomon), ne donnez point de vin aux rois , parce qu'il n'y a point de secret règne l'ivresse; de peur aussi qu'ils n'oublient les jugements droits, et ne changent la cause du pauvre. » C'est après ces belles pa- roles qu'elle fait l'image immortelle de la « femme forte, digne épouse des sénateurs de la terre ^ »

Salomon lui-même a rapporté ces paroles de sa mère; et les a voulu consacrer dans un livre inspiré de Dieu, avec ce titre à la tête : a Pa- roles du roi Lamuel. C'est la vision dont sa mère l'a instruit ». « Il ne faut donc pas s'étonner s'il a si souvent répété dans tout ce livre : « Écoutez les enseignements de votre père. » Et ailleurs " : « J'ai été son fils tendre et bien-aimé, et l'unique de ma mère. Elle m'enseignoit, et me disoit : Mon fils, aimez la sagesse. » Et ailleurs " : « Conservez, mon fils, les préceptes de votre père; et n'abandonnez pas les conseils de votre mère. » Pour inspirer l'amoar de la sagesse, Salomon faisoit concourir dans ce divin livre les préceptes de son père et de sa mère ;

1. Ps. XLIV, 11. 2.1bid. 12.— 3. Canf. VI, 7. 4. Ibid. 8.-5. <;anr vra, 2. 6. Ibid. I, 3. 7. *Vot). XXI,:, 2, S, k, 5. 8. Ibid. iO, 23. S». Ibid. t. fo. Ibid. t, 2. ^- tl. Ibid. iv, 3, 4.— 12. Ibid. vi, 20.

TDuéE DE l'Écriture, liv. x. 277

les uns plus forts, les autres plus affectueux et plus tendres; et tous les deux faisant dans le cœur des impressions profondes.

S'il faut remonter plus haut, Job, qui étoit prince en son pays, te- noit sa famille unie, a II avoit sept fils et trois filles. Chacun de ses fils avoit son jour pour traiter toute la famille dans sa maison. Les frères y convioient leurs sœurs. « Le soin de Job » étoit de les bénir tous quand le tour étoit passé, et d'offrir des holocaustes pour chacun d'eux ; de peur, disoit-il, que mes enfants (dans leur joie) n'aient peut-être offensé le Seigneur. Ainsi faisoit Job tous les jours de sa vie '. »

Les princes, comme les autres, tenoient leurs enfants, et jusqu'à leurs fiiles, toujours prêts à immoler leur vie pour le salut du pays.

La fille unique de Jephté, juge souverain d'Israël, voyant arriver son père a qui déchiroit ses habits à sa Tue, lui parla en cette sorte ^ : Mon père, si vous avez ouvert votre bouche au Seigneur (par quelque vœu qui me soit fatal), faites de moi tout ce que vous avez promis. C'est assez pour nous, que vous ayez remporté la victoire sur vos en- nemis. » Elle se trouva si bien préparée, qu'elle perdit la vie sans qu'il lui en coûtât un soupir, et laissa un deuil immortel à toutes les filles d'Israël.

Jonathas eût éprouvé le même sort. Et encore qu'il eût regret à la vie, il alloit être sacrifié, si le peuple ne l'eût arraché des mains de son père SaûP.

II* Prop. Quel soin le prince doit avoir de sa santé, a Asa fut malade, à la trente-neuvième année de son règne, d'une violente douleur des pieds. Et dans son infirmité, il ne mit pas tant sa confiance au Seigneur son Dieu, que dans l'art des médecins. Et il mourut deux ans après, à la quarante-unième année de son règne *. »

Dieu n'a pas condamné la médecine, dont il est l'auteur. « Honorez, dit-il*, le médecin, à cause de la nécessité; car c'est le Très-Haut qui l'a créé. La médecine vient de Dieu, et elle aura les présents des rois. La science du médecin le relèvera; et les grands la loueront à Tenvi. Le Seigneur a créé les médicaments; et l'homme sage ne s'en éloignera pas. Dieu les a faits pour être connus; et le Très-Haut en a donné la connoissance aux hommes, pour découvrir ses merveilles. » Si vous trouvez que ces connoissances vont lentement, et qu'on n'invente pas assez de remèdes pour vaincre tous les maux; il s'en faut prendre au fonds inépuisable d'infirmité qui est en nous. Cependant le peu qu'on découvre doit aiguiser l'industrie.

Dieu veut donc que l'en se serve de la médecine, a et de l'étude des plantes, qui adoucissent les maux par des onctions salutaires; et ces heureuses inventions croissent tous les jours*, » par les nouvelles dé- couvertes que l'expérience nous fait faire.

Ce que le Seigneur défend, c'est d'y mettre sa confiance, et non pas en Dieu, qui seul bénit les remèdes, comme il les a faits, et en dirige l'usage, a Mon fils, ne négligez pas votre santé, et ne vous méprisez

V ob. I, 2, 4, 5. 2. Jud. XI, 35, 36 et seq. 3. 7 Reg. xiv, 43. 44, 4i- «. // Par. XVI, 12, 13. 5 EccU. xxxvm, 1, 2 et seq. 6. ibia. 7.

278 POLITIQUE

pas vous-même. Priez le Seigneur, qui vous guérira, Éloignez- vous du péché (dont votre mal est le vengeur). Multipliez vos offrandes, et donnez lieu au médecin ; car c'est le Seigneur qui l'a créé (et qui vous le donne). Qu'il ne vous quitte pas, parce que son secours vous est né- cessaire*. »

Gardez-vous bien de le mépriser, à la manière de ceux qui, parce qu'il n'est pas un dieu, qui ait la vie et la santé dans la main, en dé- daignent le travail, a Le temps viendra que vous aurez besoin de son secours'; » et vous serez étonné de l'effet d'une main hardie et in- dustrieuse.

Article vi et dernier. Les inconvénients et tentations qui accom- pagnent la royauté; et les remèdes qu'on y doit apporter.

Première Proposition. On découvre les inconvénients de la puis- sance souveraine, et la cause des tentations attachées aux grandes for- tunes. — Il n'y a point de vérité, que le Saint-Esprit ait plus inculquée, dans l'histoire du peuple de Dieu, que celle des tentations attachées aux prosi'érités et à la puissance.

11 est écrit du saint roi Josaphat, que a son royaume s'étant affermi en Juda, et sa gloire et ses richesses étant au comble, son cœur prit une noble audace dans les voies du Seigneur, et il entreprit de détruire les hauts lieux et les bois sacrés', » le peuple sacrifioit ; ce qui avoit été vainement tenté par les pieux rois qui l'avoient précédé.

C'est en effet le sentiment véritable que la puissance devroit in- spirer. Mais tous les rois ne ressemblent pas à Josaphat.

a Le royaume de Roboam, fils de Salomon, s'étant affermi (par le retour de plusieurs des dix tribus séparées, et par d'autres heureux succès), il abandonna la loi du Seigneur, et tout Israël avec lui*. »

Amasias, victorieux d'Idumée, en adora les dieux* : tant les grands succès, qui augmentent la puissance, dérèglent le cœur.

Ozias, un si grand roi, et si religieux, « enflé pour sa perte (par ses grands succès, et par sa puissance), négligea son Dieu, et voulut ol!'rir l'encens, menaçant les prêtres^, » dont il usurpoit l'honneur.

Le saint roi Ézéchias se défendit-il du plaisir d'étaler sa gloire et ses richesses aux ambassadeurs de Babyloneavec une ostentation que Dieu condamna par ces dures paroles d'Isaïe ' : a Le jour viendra que tous ces trésors seront transportés à Babylone qui tu les as montrés avec tant de complaisance), sans qu'il en demeure ici la moindre parcelle?» Tout alloit bien pour ce prince « à la réserve de la tentation arrivée à l'occasion de cette ambassade : et Dieu la permit pour découvrir tous les sentiments le son cœur, et l'orgueil qui s'y tenoit caché*. »

Cette sentence fait trembler. Dieu ordonne la magnificence dans W cours, comme nous l'avons démontré : Dieu a horreur de rostentatio.>.

i. Eccli. xxxvin, 9, 10, îl, 12. 1. Ibid. 13. 3. // Par. xvn, 5 6. 4. Ibid. XI, 17 -, XII, 1. : . Ibid. xxv, 14. 6. Ibid. xxvi. !. î^ »i -i- 7. IV Reg. iX, 16, 17. 8- // Par. xxxu, 31.

TIRÉE DE L'éCRTTURE, LIV. X. 27?

et la foudroie, sans la pardonner a ses serviteurs. Quelle attention ne doit pas avoir un roi pieux; quelle réflexion profonde ne doit-il pas faire, sur la périlleuse délicatesse des tentations dont nous parlons!

Saint Augustin se fondoit sur ces exemples, lorsqu'il a dit qu'il n'y a point de plus grande tentation, même pour les bons rois, que celle de la puissance : Quantô altior, tantô periculosior '.

Saùl fut choisi de Dieu pour être roi, sans qu'il y pensât : et nous avons vu ailleurs, dans le temps qu'on l'élisoit, qu'il se tonoit caché dans sa maison ^ Et néanmoins il succomba à la tentation de la puis- sance, en désobéissant aux ordres de Dieu, et épargnant Amalec ; en offrant le sacrifice sans attendre Samuel : peut-être dans la jalousie de régner en maître absolu, pour secouer un joug importun ; et enfin en persécutant à toute outrance, dans tous les confins du royaume, Da- vid, le plus fidèle de ses serviteurs'.

Qu'arriva-t-il à David lui-même, et jusques à quel excès succomba- t-il à la tentation de la puissance? Encore fit-il pénitence, et couvrit- il son ignominie par ce bon exemple. Mais Dieu n'a pas voulu que nous eussions une connaissance certaine d'une conversion semblable dans Salomon, son fils, qui a été premièrement le plus sage de tous les rois ; et ensuite dans sa mollesse, le plus corrompu et le plus aveu- gle. La tentation de la puissance le plongea dans ces foi blesses. Il adora jusques aux dieux des femmes qui lui avoient dépravé le cœur; et les énormes dépenses qu'il lui fallut faire en contentant leur am- bition, et en leur érigeant tant de temples, jetèrent un si bon roi dans les oppressions qui donnèrent lieu sous son fils à la division de la moitié du royaume.

Aveuglé par la tentation de la puissance, Nabuchodonosor se fit dieu, et ne prépara que des fournaises ardentes à ceux qui refusoient leurs adorations à sa statue *. C'est lui qui, séduit par sa propre gran- dpur, n'adora plus que lui-même. « N'est-ce pas là, disoit-il *, cette grande Babylone, que j'ai faite par ma puissance, et pour la manifes- tation de ma gloire? » Babylone, qui voyoit le monde entier sous sa puissance, disoit dans l'égarement de son orgueil : « Je suis, et il n'y a que moi sur la terre. » Et encore : « Je suis reine , la maltresse éternelle de l'univers ; je ne serai jamais veuve ni seule, mon empire ne périra jamais*.

Un autre roi disoit en lui-même, plutôt par ses sentiments et par ses œuvres, que par ses paroles' : « Le f.euve est à moi, et je me suis fait moi-même; j'ai fait ce grand fleuve, qui m'apporta tant de ï^^ chesses. r. C'est ce que disent les rois superbes, lorsqu'à l'exemple d'un Pharaon, roi d'Egypte, ils se croient arbitres de leur sort, et agissent comme indépendants des ordres du ciel, qu'ils ont oubliés. Un Antiochus, ébloui de sa puissance qu'il croyoit sans bornes, « éleva sa bouche contre le ciel ; et attaquant le Très-Haut par ses

1. Âiigiist. Eiiar. in Ps. cxxxvii, n. 9, t. IV, col. 15^9.

2. I lieg. X, 2, 3, 9, 22, 23.

3. Ihid. XV, 8, 9, 13. 14; xnr, 8, 9; ïvni, xix. xx et seq. 4. Dan. m. 5. Ibid. rv, 2, 26, 27'. 6. Is. XLVJI, 7, 9. 7. Ezech. xxix, 3, 9.

280 POLITIQUE

blasphèmes, il en voulut écraser les saints, et éteindre le sacrifice ', » On le voit paroître en son temps, comme un homme qui ne croit rien impossible à sa puissance : car « il croyoit pouvoir voguer sur la terre, et marcher sur les flots de la mer-. » Ainsi son audace entreprenoit tout, et il vouloit que le monde n'eût point d'autre loi que ses ordres. Cependant il étoit l'esclave d'une femme, qu'il appela Antiochide, de son nom, et vit des peuples entiers se révolter contre lui, parce qu'ils étoient la proie d'une impudique, à qui le roi donnoit ses provinces s. Hérode, sur un trône auguste, et revêtu des habits royaux, pendant qu'il parloit se laissa flatter des* acclamations du peuple qui lui crioit; Ce sont les paroles d'un dieu et non pas d'un homme ; 7> et mérita d'être « frappé en ce moment par un ange, en sorte qu'il mourut mangé des vers^ » Comme si Dieu, qu'il oublioit, lui eût voulu dire, ainsi qu'à cet autre roi* : « Diras-tu encore : Je suis un dieu ; toi « qui es un homme, et non pas un dieu, sous la main qui te donne la mort >> en t'envoyant une si étrange maladie?

Voilà les effets funestes de la tentation de la puissance : l'oubli de Dieu, l'aveuglement du cœur, et l'attachement à sa volonté; d'où sui- vent des raffinements d'orgueil et de jalousie, et un empire des plai- sirs qui n'a point de bornes.

Cela fut ainsi dès l'origine. Et aussitôt qu'il y eut des puissances ab- solues, on craignft tout de leurs passions : a Abraham dit à Saraï, sa femme « : Vous êtes belle; quand ies Égyptiens vous verront, ils di- ront : C'est sa femme ; et ils me tueront pour vous avoir. Dites que vous êtes ma sœur (comme elle l'étoit aussi en un certain sens). Pha- raon fut bientôt instruit de la beauté de Saraï, et Abraham reçut un bon traitement pour l'amour d'elle; et on lui donna des troupeaux et des esclaves en abondance ; et on enleva sa femme dans la maison de Pharaon. » Il en arriva autant à Abraham chez un autre roi, c'est-à- dire chez Abimélech, roi de Gérare, slans la Palestine'. Et on voit que depuis l'établissement de la puissance absolue il n'y a plus de barrière contre elle, ni d'hospitalité qui ne soit trompeuse, ni de rempart as- suré pour la pudeur , ni enfin de sûreté pour la vie des hommes.

Avouons donc de bonne foi, qu'il n'y a point de tentation égale à celle de la puissance; ni rien de plus difficile que de se refuser quel- que chose quand les hommes vous accordent tout, et qu'ils ne songent qu'à prévenir ou même à exciter vos désirs.

IP Prop. Quels remèdes on peut apporter aux inconvénients propo- sés. — Il y en a qui, touchés de ces inconvénients, cherchent des bar- rières à la puissance royale. Ce qu'ils proposent comme utile, non- seulement aux peuples, mais encore aux rois, dont l'empire est plus durable quand il est réglé.

Je ne dois point entrer ici ni dans ces restrictions, ni dans les di- verses constitutions des empires et des monarchies. Ce seroit m'éloi»

1. Da7i. vu, 25; vni, 11, 12. 2. // Mark, v, 21. 3. Ibid. iv, 30.

4. Act. xn, 22, 23. 5. Esech. xxvni, 9, 23. 6. Gen. xn, il, 12 et seq

Ibid. XX, 11, 12.

TIRÉE DE L*ÉCRITURE, LIV. X. 281

gner de mon dessein. Je remarquerai seulement ici, premièrement, que Dieu, qui savoit ces abus de la souveraine puissance, n'a pas laissé de l'établir en la personne de Saûl, quoiqu'il sût qu'il en devoit abuser autant qu'aucun roi; secondement, que si ces inconvénients dévoient contraindre le gouvernement jusqu'au point que l'on veut imaginer, il faudroit ôter jusqu'aux juges choisis tous les ans par le peuple, puis- que la seule histoire de Suzanne suffit pour montrer l'abus qu'ils ont fait de leur autorité.

Sans donc se donner un vain tourment à chercher dans la vie hu- maine des secours qui n'aient pas d'inconvénient , et sans examiner ceux que les hommes ont inventés dans les établissements des gouver- nements divers ; il faut aller à des remèdes plus généraux, et à ceux que Dieu lui-même a ordonnés aux rois, contre la tentation de la puis- sance, dont la source est dans ce principe.

IIP Prop. Tout empire doit être regardé sous un autre empire su- périeur et inévitable, qui est l'empire de Dieu. « Écoutez-moi, rois, et entendez : juges de la terre, apprenez votre devoir : prêtez l'oreille, vous qui contenez la multitude et qui vous plaisez à vous voir envi- ronnés des troupes des peuples. C'est le Seigneur qui vous a donné la puissance, et toute votre force vient du Très-Haut, qui examinera vos œuvres, et sondera vos pensées ; parce qu'étant les ministres de son royaume, vous n'avez pas jugé droitement, et vous n'avez pas gardé la loi de la justice, et vous n'avez pas marché selon la volonté de Dieu. Il vous apparoîtra tout d'un coup, d'une manière terrible; et ceux qui commandent seront jugés par un jugement très-rigoureux et très-dur. Car les petits seront traités avec douceur ; mais les puissants seront puissamment tourmentés. Dieu ne fait point d'acception de personne, ni il ne craint la grandeur de qui que ce soit ; parce qu'il a fait le petit comme le grand, et il a un soin égal des uns et des autres : les plus forts auront à porter un tourment plus fort '. »

Il ne faut ni réflexion ni commentaire. Les rois, comme ministres de Dieu, qui en exercent l'empire, sont avec raison menacés, pour une infidélité particulière, d'une justice plus rigoureuse, et de supplices plus exquis. Et celui-là est bien endormi, qui ne se réveille pas à ce tonnerre.

IV' Prop. Les princes ne doivent jamais perdre de vue la mort , Ton voit l'empreinte de l'empire inévitable de Dieu. « Je suis un homme mortel comme les autres. » C'est ainsi que la Sagesse éternelle fait parler Salomon '. « Je suis fils de ce premier homme qui a été formé de terre; et j'ai été fait chair (c'est-à-dire l'infirmité même) dans le ventre de ma mère, qui m'a porté dix mois. J'ai été composé de sang; sorti d'une race humaine parmi le trouble des sens, dans une espèce de sommeil. » Ma conception n'a rien que de foible. « Ma naissance m'a jeté et comme exposé sur la terre : j'ai respiré le même air que tous les autres mortels, et comme eux j'ai commencé ma vie en pleu- rant ; on m'a nourri dans des langes avec de grands soins. Les rois

Sap. Yi, 2, 3, 4 et seq. 2. Ibid. v, 1,2, 3, 4, 5, 6.

282 t»OLlTIQUÊ

n'ont point un autre commencement : tous les hommes ont entré dans la vie de la même manière, et ils la finissent aussi par un même sort. »

C'est la loi établie de Dieu pour tous les mortels : il sait égaler par toutes les conditions. La mortalité , qui se fait sentir dans le com- mencement et dans la fin. confond le prince et le sujet ; et la fragile distinction qui est entre deux est trop superficielle et trop passagère pour mériter d'être comptée.

Prop. Dieu fait des exemples sur la terre : il punit par miséri- corde. — a Le prophète Nathan dit à David : Vous êtes cet homme coupable dont vous venez de prononcer la condamnation (dans la pa- rabole de la brebis). Et voici ce que dit le Seigneur : Je vous ai fait roi sur mon peuple d'Israël ; je vous ai donné la maison de votre sei- gneur avec tous ses biens : pourquoi donc avez-vous méprisé la parole du Seigneur, pour faire mal à ses yeux, en répandant le sang dTri, en lui ôtant sa femme, et le tuant par l'épée des enfants d'Ammon? Pour cela l'épée ne se retirera point à jamais de votre maison, parce que vous m'avez méprisé. Et voici ce que dit le Seigneur : Je susciterai le mal dans votre maison : vos femmes vous seront enlevées à vos yeux , vous les verrez entre lés mains de celui qui vous touchera de plus près (de votre propre fils), aux yeux du soleil. Car vous l'avez fait en secret ; mais moi j'accomplirai cette parole à la vue de tout Israël, et à la vue du soleil.... Et parce que vous avez fait blasphémer le nom du Seigneur par ses ennemis, l'enfant (qui vous est si cher) mourra de mort^ »

Tout s'accomplit de point en point. Absalon fit éprouver à David tous les maux, et tous les affronts que le prophète avoit prédits. Da- vid, jusque-là toujours triomphant et les délices de son peuple, fut contraint de prendre la fuite à pied avec tous les siens, devant son fils rebelle; et poursuivi dans sa fuite à coups de pierres, il se vit ré- duit à soufi"rir les outrages de ses ennemis, et. ce qu'il y a de plus déplorable, à avoir besoin de la pitié de ses serviteurs. Le glaive ven- geur le poursuivit. Jeté de guerre civile en guerre civile, il ne se put rétablir que par des victoires sanglantes, qui lui coûtèrent le sang le plus cher '.

Voilà Texemple que Dieu fit d'un roi qui étoit selon son cœur, et dont il vouloit rétablir la gloire par la pénitence.

VI' Prop. Exemples des châtiments rigoureux. Satll premier exemple. «Qui voulez-vous que j'éprouve dentre les morts?» disoit l'enchan- teresse que Saul consultoit à la veille d'une bataille*. «Évoquez-moi Samuel, répondit ce prince. Qui voyez-vous? Je vois comme des dieux (quelque chose d'auguste et de divin), qui s'élève de la terre (et qui sort du creux d'un tombeau). Quelle en est la forme? Un vieillard s'é- lève enveloppé d'un manteau. Saùl reconnut Samuel à cet habit, et se prosterna en terre.» Soit que ce fût Samuel lui-même, Dieu le per- mettant ainsi pour confondre Saûl par ses propres désirs, ou seulement

1. // Reg. xu. 7, 8 et seq. 2. Ibid. 14. 3. Ibid. .\v, xvi, xvni. xx.- 4. / Reg. xxvui, 1 1 et seq.

TIRÉE DE l'Écriture, uv. x. 28S

sa figure. « Et Samuel lui dit ' : Pourquoi me troublez-vous dans 1h repos de la sépulture? et que sert de m'interroger, puisque le Seigneur vous a rejeté de devant sa face, par votre désobéissance? Dieu livrera Israël aux Philistins. Demain vous et vos enfants serez avec moi (parmi les morts) ; et les Philistins tailleront en pièces l'armée d'Israël. »

A cette courte et terrible sentence, le cœur de Saûl fut épouvanté Le lendemain les Philistins firent un horrible carnage de toute l'armée, comme il avoit été dit; Jonathas et les enfants de Saûl qui y combat- toient à ses côtés y périrent. Ce roi, aussi malheureux qu'impie, s( tua lui-même de désespoir, pour ne point tomber entre les mains de ses ennemis'; et passa ainsi de la mort temporelle à l'éternelle.

VII* Prop. Second exemple : Balthasar, roi de Babyione. «Baltha- sar fit un grand festin. Et déjà échauffé par le vin, il fit apporter les vases d'or et d'argent que son père Nabuchodonosor avoit enlevés du temple de Jérusalem '. » Comme si le vin y eût été meilleur, et que la profanation y ajoutât un nouveau goût. «Le roi donc, ses femmes, ses maîtresses, et les grands de sa cour, buvoient de ce vin et louaient leurs dieux d'or et d'argent, d'airain et de fer, de bois et de pierre, quand tout d'un coup il parut vis-à-vis d'un chandelier deux doigts (en l'air), comme d'une main humaine, qui écrivoient sur la muraille de la salle du banquet. A ce spectacle de la main qui écrivoit, le visage du roi changea et ses pensées se troubloient; ses reins furent séparés; ses genoux branlèrent et se brisoient l'un contre l'autre. Il fit un grand cri : toute la cour fut effrayée; on appela les devins, » selon la coutume.

Mais tous ces devins ne purent lire cette écriture. On fit venir Daniel, comme un homme qui avoit l'esprit des dieux. Et ce fidèle interprète fit cette réponse* : « û roi, le Très-Haut avoit élevé Nabuchodonosor votre père; il fit en son temps tout ce qu'il voulut sur la terre. Quand son cœur s'enfla, et que son esprit s'enorgueillit, il fut frappé, et sa gloire fut éteinte. La raison lui fut ôtée; et déposé de son trône, il se vit rangé parmi les bêtes, broutant l'herbe comme un bœuf, et battu par les eaux du ciel, jusqu'à ce qu'il eût connu que le Très-Haut don- noit les royaumes à qui il vouloit. Vous donc, ô roi Balthasar, son fils, qui savez toutes ces choses, vous n'en avez point profité, et ne vous ates point humilié devant le Seigneur; mais vous avez profané les vaisseaux sacrés de son temple, et avez loué vos dieux de bois et de métal. C'est pour cela que le doigt de la main (qui a paru en l'air) vous est envoyé. Et en voici l'écriture : Mané. Le Seigneur a compté les années de votre règne, et en a marqué la fin. Thécel. Vou-s avez été mis dans la balance, et on ne vous a pas trouvé du poids qu'il falloit. Phares. Votre royaume a été divis^, et a été donné aux Mèdes et aux Perses. »

« En cette nuit Balthasar fut tué, et Darius le Mède fut mis sur son trône *. »

1. Reg. xxvin, 15, 16 et seq.— 2. Tmd. xxxi, 1, 2. 3, 4.-3. Dow. v, 1, 2 et sec. 4. Ibid. V, 18. 5. Ibid. 30, 31.

284 POLITIQUE

VIII" Prop. Troisième exemple : ADtiochus, surnommé l'Illustre, roi de Syrie, a Antiochus marchoit dans les provinces supérieures de ]a grande Asie : et il apprit les richesses d'Êlymaïde, ville de Perse, et de son temple, Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine, qui avoit commencé l'empire des Grecs, avoit déposé les riches dé- pouilles de tant de royaumes vaincus. Et il s'approcha de la ville, qu'il vouloit surprendre; mais l'entreprise fut découverte : et battu par ses ennemis, il revenoit en fuite avec honte >. »

«Plongé dans une profonde tristesse, il apprit auprès d'Ecbatanes, l'une des capitales de son royaume, la défaite de ses généraux (Nica- sor et Lysias), qu'il avoit laissés en Judée pour la subjuguer. Et emporté de colère, il crut pouvoir réparer sur les Juifs l'opprobre l'avoient jeté ceux qui l'avoient contraint à prendre la fuite; menaçant Jérusa- lem, dans son orgueil, de n'en plus faire qu'un sépulcre de ses ci- toyens^. »

Pendant qu'il ne respiroit que feu et sang contre les Juifs, poursuivi par la vengeance divine, il précipitoit le cours de ses chariots, et reçut en versant de rudes coups. Les nouvelles qui lui vendent coup sur coup, du mauvais succès de ses desseins en Judée, l'effrayèrent et le mirent en trouble. Dans l'excèsde la mélancolie l'avoient jeté ses es- pérances trompées, il tomba malade : sa tristesse se renouveloit dans une longue langueur, et il se sentoit défaillir. Au milieu de ses dis- cours menaçants, Dieu le frappa d'une plaie cachée qui lui causa d'in- supportables tourments, a Ce qui étoit le juste supplice de ceux qu'il avoit inventés contre les autres. Celui qui croyoit pouvoir commander aux flots de la mer, et se croyoit au-dessus des astres, porté sur un brancard rendoit témoignage de la puissance de Dieu, dont le bras Tatterroit. Il sortit des vers de son corps. L'armée n'en pouvoit souffrir la puanteur, qui lui devint insupportable à lui-même^.»

a Alors il appela ses serviteurs les plus affidés, et leur dit * : Je ne connois plus le sommeil; je suis abîmé dans la tristesse, moi dont les joies étoient si emportées. Le souvenir des maux que j'ai faits sans rai- son dans Jérusalem, et le pillage injuste de tant de richesses, ne me laissent pas de repos; et je meurs sans consolation dans une terre éloignée. »

Alors il commença à se réveiller comme d'un profond assoupisse- ment; et dans le continuel accroissement de ses maux, rentrant enfin en lui-même : ail est juste, s'écria-t-il * , d'être soumis à Dieu, et qu'un mortel ne s'égale pas à sa puissance. Il imploroit la miséricorde, qui lui étoit refusée. Il protestoit d'affranchir Jérusalem qui avoit été l'ob- jet de sa haine. Il promettoit d'égaler aux Athéniens les Juifs, qu'aupa- ravant il vouloit donner en proie, grands et petits, aux oiseaux et aux bêtes ravissantes. Il ne parloit que des beaux présents qu'il destinoit au temple saint; et promettoit de se faire Juif, et d'aller de ville en

t. / Mach. VI, 1, 2 et seq. 2. // Mach. ix, I, 2 et seq. 3. Ibid. 6, 8.-4. / Mach. vi, lo, 11, 12, 13. 5. // Mach. a, U, *2, 13, 14, 15, 16, 17.

TIRÉE DE L*ÉCRITURE, LIV. X. 285

Vi.'JB publier la gloire et la puissance de Dieu. » Mais il ne reçut point la miséricorde qu'il vouloit acheter, et non fléchir; ni aucun fruit d'une conversion que Dieu, qui lit dans les cœurs, connoissoit trompeuse et forcée.

« Ainsi mourut d'une mort misérable, sur des montagnes éloignées, cet homicide et ce blasphémateur; ainsi reçut-il le traitement qu'il avoit fait à tant d'autres'. »

C'est assez d'avoir rapporté ces tristes exemples; et nous nous tairons du nombre infini qui reste.

IX« Prop. Le prince doit respecter le genre humain, et révérer le ju- gement de la postérité. Pendant que le prince se voit le plus grand objet sur la terre des regards du genre humain, il en doit révérer l'at- tention, et considérer, dans chacun des hommes qui le regardent, un témoin inévitable de ses actions et de sa conduite.

Surtout il doit respecter le jugement de la postérité, qui rend des arrêts suprêmes sur la conduite des rois. Le nom de Jéroboam mar- chera éternellement avec cette note infamante : a Jéroboam qui pé- cha, et fit pécher Israël*. »

Les louanges de David iront toujours avec cette restriction, «excepté l'affaire d'Urie Héthéen^. » Encore pour David sa gloire est réparée par sa pénitence; mais celle de Salomon n'étant point connue, il de- meurera après tant d'éloges que lui donne l'Ecclésiastique, avec cette tache inhérente à son nom * : « 0 sage, tu t'es abaissé devant les fem- mes; tu as mis une tache dans ta gloire! Tu as profané ton sang; et ta folie a donné lieu au partage de Ion royaume. » Rien n'a effacé cette tache.

Et si l'on veut prendre l'Ecclésiaste comme un ouvrage de la péni- tence de Salomon, profitons-y du moins de cet aveu* : « J'ai parcouru dans mon esprit toutes les occupations de la vie humaine, l'impiété de l'insensé, et l'erreur des imprudents; et le fruit de mes expériences a été de reconnoître que la femme étoit plus amère que la mort. »

X* Prop. Le prince doit respecter les remords futurs de sa conscience. Combien de fois, le cœur percé de componction, David a-t-il dit en lui-même : Urie étoit connu comme un des forts d'Israël, et des plus fidèles à son roi; cependant je lui ai ôté l'honneur et la vie ! « 0 Sei- gneur I délivrez-moi de son sang^, «qui me persécute. La plaie que je lui ai faite par les traits des Ammonites, pendant qu'il combattoit dans les premiers rangs pour mon service, est toujours ouverte devant mes yeux; « et mon péché est toujours contre moi '. » Que n'eût-il pas fait pour se délivrer de ce reproche sanglant ?

Que la crainte d'un semblable sentiment arrête les mains sanguinai- res, et prévienne la profonde plaie que fait dans les cœurs la victoir" que remportent les basses et honteuses passions.

Xp Prop. Réflexion que doit faire un prince pieux sur les exemples que Dieu fait des plus grands rois. Qui m'a dit, si j'étois rebelle à la

1. // Mach. IX, 28. —2. IV Reg. xrv, 24; xv, 9. 3. lll Reg. xv, 5. 4. Ercli. XLVn, 21, 22, 23. 5. Eccles. vit, 26, 27. 6. Ps. L, U. ï. Ibid. 5.

286 POLITIQUE

voix de Dieu, que sa justice ne me meliroit pas au nombre de ces malheureux, qu'il fait servir d'exemples aux antres? Dieu cramt-u ms» puissance ? et quel mortel en est à couvert ?

Mais peut-être que c'est seulement sur des scélérats qu'il exerce ses vengeances? Non : il imputa à David le dénombrement du peuple, par ce prince paroissoit seulement prendre trop de confiance en ses forces; et sans autre miséricorde que de lui donner l'option de son supplice, il lui ordonna de choisir entre la famine, la guerre et la peste. Nous venons de voir Ézéchias étaler ses richesses aux Babyloniens, ce qui n'etoit après tout qu'une ostentation; et cependant le Seigneur lui dit en punition, par la bouche de son prophète Isaïe' : a Je transpor- terai ces richesses de tant de rois à Babylo^ie; et les enfants qui sorti- ront de toi seront esclaves dans le palais de ces rois. »

C'est des rois les plus pieux que Dieu exige un détachement plus en- tier de leur grandeur. C'est sur eux qu'il venge le plus durement la confiance qu'ils mettent dans leur pouvoir, et l'attachement qu'ils ont à leurs richesses. Que ne fera-t-il donc pas . dans la nouvelle alliance, après l'exemple et la doctrine du Fi's de Dieu descendu du ciel pour anéantir toutes les grandeurs humaines?

XII' Prop. Réflexion particulière à l'état du christianisme. Il faut ici se souvenir que le fondement de toute la doctrine chrétienne, et la première béatitude que Jésus -Christ propose à l'homme, est établie dans ces paroles : a Bienheureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux ^. » Expressément il ne dit pas : Bien- heureux les pauvres : en effet, comme si l'on ne pouvoit être sauvé dans les grandes fortunes. Mais il dit : Bienheureux les pauvres d'es- prit, c'est-à-dire, bienheureux ceux qui savent se détacher de leurs ri- chesses, s'en dépouiller devant Dieu par une véritable humilité. Le royaume du ciel est à ce prix; et sans ce dépouillement intérieur, les rois de la terre n'auront pas de part au vériable royaume, qui sans doute est celui des cieux.

Rien ne convenoit davantage à Jésus-Christ, que de commencer par cette sentence le premier sermon, il vouloit, pour ainsi parler, donner le plan de sa doctrine. Jésus-Christ, c'est un Dieu abaissé, un roi descendu de son trône; qui a voulu naître pauvre, d'une mère pauvre, à qui il inspire l'amour de la pauvreté et de la bassesse, dès qu'il l'a choisie pour sa mère. « Dieu, dit-elle^, a regardé la petitesse, la bassesse de sa servante. » Ce n'est pas seulement la vertu de cette mère admirable, qu'il a choisie pour son fils, mais encore la petitesse de son état. C'est pourquoi elle ajoute aussitôt après : a II a dissipé ceux qui s'enorgueillissent dans leur cœur; il a déposé les puissants de leur trône, et il a élevé les petits et les humbles; il a rempli de biens ceux qui ont faim (ceux qui sont dans le besoin, dans l'indi- gence), et il a renvoyé les riches les mains vides*. »

La divine mère exprime, par ce peu de mots, tous le dessein de i'Ê-

1. IV Reg. XX, 17, 18. -». Matth ^, 3. 3. Luc. l, 48. 4. Ibid 5i. 52, 53.

TIRÉE DE L'ÉCRrrURE, LIV. X. 287

r-rns'\\e. Un roi comme Jésus- Christ, qui n'a rien voulu garder de la ^ranaeur extérieure de tant de rois ses ancêtres, a'a pu se proposer autre chose, en venant au monde, que de rabaisser Les puissances à ses yeux, et d'élever les humbles de cœur aux plus hautes places de son royaume.

XIIP Prop. On expose le soin d'un roi pieux à supprimer tous les sentiments qu'inspire la grandeur. «. Seigneur, disoit David >, je n'ai point enflé mon cœur, je n'ai point élevé mes yeux : je n'ai point marché dans les hauteurs, ni dans des choses admirables au-dessus de moi. J'ai combattu les pensées ambitieuses; et je ne me suis point laissé posséder à l'esprit de grandeur et de puissance, a Si je n'ai pas eu des sentiments humbles, et que j'aie élevé mon âme (Seigneur, ne me regardez pas). Semblable à un enfant qu'on a sevré de la mamelle de sa mère, ainsi mon Ame a été sevrée » des douceurs de la gloire humaine, pour être capable d'un aliment plus solide et plus substan- tiel, ce Qu'Israël, le vrai Israël de Dieu, c'est-à-dire le chrétien, es- père au Seigneur maintenant, et au siècle des siècles. » Qu'il n'ait point d'autre sentiment, ni pour le passé ni pour l'avenir.

C'est la vie de tout chrétien, et des rois ainsi que des autres; car ils doivent, comme les autres, être vraiment pauvres d'esprit et de cœur, et, comme disoit saint Augustin', « préférer au royaume ils sont seuls, celui ils ne craignent point d'avoir des égaux. »

David, rempli de l'esprit du Nouveau Testament, sous lequel il étoit déjà par la foi, a ramassé ces grands sentiments dans un des plus pe- tits de ses psaumes; et il le donne pour entretien et pour exercice aux rois pieux.

XIV* Prop, Tous les jours, et dès le matin, le prince doit se rendre devant Dieu attentif à tous ses devoirs. a Écoutez, Seigneur, mes paroles d'une oreille favorable; entendez le cri de mon cœur. Soyez attentif à ma prière, mon roi et mon Dieu. Je vous ferai ma prière, et vous m'écouterez dès le matin. Je me présenterai à vous dès le ma- tin, et je considérerai que vous êtes un Dieu qui haïssez l'iniquité. L'homme malin n'approchera point de vous; les méchants ne subsiste- ront point sous vos yeux. Vous haïssez tout homme qui fait mal; vous perdez ceux qui profèrent le mensonge. Le Seigneur a en abomina- tion l'homme sanguinaire et le trompeur. Pour moi, j'espère en la multitude de vos miséricordes. J'entrerai dans votre maison; j'adore- rai dans votre saint temple en votre crainte. Amenez-moi dans votre justice; aplanissez vos voies devant moi, pour me délivrer de ceux qui me tendent des pièges. La vérité n'est point en leur bouche ; leur cœur est plein de fraude pour me surprendre; leur bouche est un sépulcre ouvert (pour engloutir l'innocent). Ils adoucissent leurs langues (par des paroles flatteuses). Jugez-les, Seigneur; rendez leurs desseins inu- tiles: repoussez-les selon le nombre de leurs impiétés, parce qu'ils ont irrité votre colère. Mais que ceux qui espèrent en vous se réjouissent; ils vous loueront à jamais. Vous protégerez ceux qui aiment votre nom;

i. Ps. cxxx, l ai seq.— 2. Aug. de Civ. Dei, iib.V, cap. 24; ubi ivfra.

588 POLITIQUE

vous habiterez en 3Ui, ils se réjouiront en vous bénissez le '■ Vous environnerez leur tête comme d'un bouclier, selon votre bon volonté'. *

On voit David, un si grand roi, dès le matin, et dans le moment l'esprit est le plus net et les pensées les plus dégagées et les plus pures, se mettre en la présence de Dieu, entrer dans son temple, faire son adoration et sa prière en considérant ses devoirs; sur ce fonde- ment immuable, que Dieu est un Dieu qui hait l'iniquité : ce qui oblige ce prince à la réprimer en lui-même et dans les autres. C'est ainsi qu'on se renouvelle tous les jours, et qu'on évite l'oubli de Dieu, qui est le plus grand de tous les maux.

XV' ET DERNIÈRE Prop. Modèle de la vie d'un prince dans son parti- culier; et les résolutions qu'il y doit prendre. « 0 Seigneur! je cé- lébrerai par mes chants votre miséricorde et vos jugements; je vous chanterai des psaumes, et je m'instruirai dans la voie parfaite et sans tache, quand vous approcherez de moi. Je marchois dans mon inno- cence, et dans la simplicité de mon cœur, au milieu de ma maison. Je ne mettois dans mon esprit aucune pensée injuste, je haïssois celui qui se détournoit de vos voies. Un mauvais cœur ne m'approchoit pas, je ne connoissois point de mal; je ne laissois aucun repos à celui qui médisoit en secret de son prochain. Les yeux superbes et les cœurs avares et insatiables n'avoient point de place à ma table (et dans ma familiarité). Mes yeux se tournoient vers les fidèles de la terre, pour vivre en leur compagnie ; je me servois de celui dont les voies étoient innocentes et irréprochables. Le superbe n'habitoit point dans ma maison ; le menteur ne plaisoit pas à mes yeux. » Mon zèle s'allumoit dès le matin contre les méchants et les impies; «je les faisois mourir dès le matin (je méditois leur perte) : afin de les exterminer tous de la cité du Seiyneur'. »

C'est ainsi que parloit David, en roi zélé pour la religion et pour la justice : etilapprenoit au roi, par son exemple, quels conseillers, quels ministres, quels amis, et quels ennemis ils doivent avoir. Quel spec- tacle de voir le plus doux et le plus clément de tous les princes, dès le matin au milieu du carnage spirituel des ennemis de Dieu, quand il les voy oit scandaleux et incorrigibles! Mais quel plaisir de considérer, dans ce psaume admirable, son innocence, sa modération , son inté- grité et sa justice; ceux qu'il approche de lui, ceux qu'il en éloigne; son attention sur lui-même, et son zèle contre les méchants?

Avec toutes ces précautions, il est tombé, et d'une chute terrible : tant est grande la foiblesse humaine; tant est dangereuse la tentation delà puissance. Combien plus sont exposés ceux qui sont toujours hors d'eux-mêmes, et ne rentrent jamais dans leur conscience! C'est donc -e grand remède à la tentation dont nous parlons. Et je ne puis mieux finir cet ouvrage, qu'en mettant entre les mains des rois pieux ces beaux psaumes de David.

Conclusion. En quoi consiste le vrai bonheur des rois. Appre-

1. Pi. V, 1 et seq. 2. Ibid. c, 1 et a»"

TIRÉE DE l'Écriture, liv. x. 289

nons-le de saint Augustin parlant aux empereurs chrétiens, et en leurs personnes à tous les princes et à tous les rois de la terre'. C'est !e fruit et l'aLrégé de ce discours.

« Les empereurs chrétiens ne nous paroissent pas heuiBux, pour avoir régné longtemps; ni pour avoir laissé l'empire à leurs enfants après une mort paisible; ni pour avoir dompté, ou les ennemis de l'É- tat, ou les rebelles. Ces choses, que Dieu donne aux hommes dans cette vie malheureuse (ou pour leur faire sentir sa libéralité, ou pour leur servir de consolation dans leurs misères), ont été accordées même aux idolâtres, qui n'ont aucune part au royaume céleste, les empe- reurs chrétiens sont appelés. Ainsi, nous ne les estimons pas heureux pour avoir ces choses qui leur sont communes avec les ennemis de Dieu : et il leur a fait beaucoup de grâces, lorsque, leur inspirant de croire eu lui, il les a empêchés de mettre leur félicité dans des biens de cette nature. Ils sont donc véritablement heureux, s'ils gouvernent avec justice les peuples qui leur sont soumis; s'ils ne s'enorgueillissent point parmi les discours de leurs flatteurs, et au milieu des bassesses de leurs courtisans; si leur élévation ne les empêche pas de se souve- nir qu'ils sont des hommes mortels; s'ils font servir leur puissance à étendre le culte de Dieu, et à faire révérer cette majesté infinie; s'ds craignent Dieu, s'ils l'aiment, s'ils l'adorent; s'ils préfèrent au royaume ils sont les seuls maîtres, celui ils ne craignent point d'avoir des égaux; s'ils sont lents à punir, et au contraire prompts à pardonner; s'ils exercent la vengeance publique, non pour se satisfaire eux-mêmes, mais pour le bien de l'État, qui a besoin nécessairement de cette sé- vérité; si le pardon qu'ils accordent tend à l'amendement de ceux qui font mal, et non à l'impunité des mauvaises actions; si, lorsqu'ils sont obligés d'user de quelque rigueur, ils prennent soin de l'adoucir au- tant qu'ils peuvent par des bienfaits et par des marques de bonté; si leurs passions sont d'autant plus réprimées qu'elles peuvent être li- bres; s'ils aiment mieux se commander à eux-mêmes et à leurs mau- vais désirs, qu'aux nations les plus indomptables et les plus fières; et s'ils sont portés à faire ces choses non par le sentiment d'une vaine gloire, mais par l'amour de la félicité éternelle; offrant tous les jours à Dieu pour leurs péchés un sacrifice agréable de saintes prières, de compassion sincère des maux que souffrent les hommes, et d'humilité profonde devant la majesté du Roi des rois. Les empereurs qui vivent ainsi sont heureux en cette vie par espérance; et ils le seront un jour en effet, quand la gloire que nous attendons sera arrivée. »

l. De Civil. Dei, lib. V, cap. xxrv, tom. VII, col. I4t.

BoSSC£.T. u 19

HISTOIRE DES VâRIATIONS

DES

ÉGLISES PROTESTANTES.

PRÉFACE.

DESSEIN DE L'OUVRAGE.

Idée générale de la religion protestante et de ses variations : que la découvert© en est utile à la comioissance de la véritable doctrine, et à la réconciliation des esprits : les auteurs dont on se sert dans cette histoire.

Si les protestants savoient à fond comment s'est formée leur religion, avec combien de variations et avec quelle inconstance leurs Confes- sions de foi ont été dressées, comment ils se sont séparés premièrement de nous, et puis entre eux; par coajbien de subtilités, de détours et d'équivoques ils ont tâché de réparer leurs divisions, et de rassembler les membres épars de leur réforme désunie : cette réforme, dont ils se vantent, ne les contenteroit guère; et, pour dire franchement ce que je pense, elle ne leur inspireroit que du mépris. C'est donc ces variations, ces subtilités, ces équivoques, et ces artifices, dont j'en- treprends de faire l'histoire. Mais afin que ce récit leur soit plus utile, il faut poser quelques principes dont ils ne puissent disconvenir, et que la suite d'un récit, quand on y sera engagé, ne permettroit pas de déduire.

Lorsque, parmi les chrétiens, ou a vu des variations dans l'exposi- tion de la foi, on les a toujours regardées comme une marque de faus- seté et d'inconséquence (qu'on me permette ce mot) dans la doctrine exposée. La foi parle simplement : le Saint-Esprit répand des lumières pures, et la vérité qu'il enseigne a un langage toujours uniforme. Pour peu qu'on sache l'histoire de l'Église, on saura qu'elle a opposé à chaque hérésie des explications propres et précises, qu'elle n 'a aussi jamais chan- gées ; et si l'on prend garde aux expressions par lesquelles elle a condamné les hérétiques, on verra qu'elles vont toujours à attaquer l'erreur dans sa source par la voie la plus courte et la plus droite. C'est pourquoi tout ce qui varie, tout ce qui se charge de termes douteux et enveloppés a toujours paru suspect, et non-seulement frauduleux, mais encore ab- solument faux, parce qu'il marque un embarras que la vérité ne con- noît point. C'a été un des fondemenis sur lesquels les anciens docteurs ont tant condamné les ariens, qui faisoient tous les jours paroltre des confessions de foi de nouvelle date, sans pouvoir jamais 58 fixer. De- puis leur première Conlession de foi, qui fut faite par Arius, et pré-

PREFACE DES VARIATIONS. 291

sentée par cet hérésianjue à son évêque Alexandre, ils n'ont jamais cessé de varier. C'est ce que saint Hilaire reproche à Constance, pro- tecteur de ces hérétiques; et pendant que cet empereur assembloit tous les jours de nouveaux conciles pour réformer les symboles, et dresser de nouvelles Confessions de foi, ce saint évêque lui adresse ces fortes paroles' : «La même chose vous est arrivée qu'aux ignorants architec- tes, à qui leurs propres ouvrages dérilaisent toujours : vous ne faites que bâtir et détruire : au lieu que l'Kglise catholique, dès la première fois qu'elle s'assembla, fit un édifice immortel, et donna dans le sym- bole de Nicée une si pleine déclaration de la vérité, que, pour con- damner éternellement l'àrianism«, il n'a jamais fallu que la répéter.»

Ce n'a pas seulement été les ariens qui ont varié de cette sorte : toutes les hérésies, dès l'origine du christianisme, ont eu le même caractère: et longtemps avant Arius, Tertullien avoit déjà dit^ : «Les hérétiques varient dans leurs règles, c'est-à-dire, dans leurs Confes- sion de foi : chacun parmi eux se croit en droit de changer et de mo- difier par son propre esprit ce qu'il a reçu, comme c'f>st par son propre esprit que l'auteur de h secte Ta composé : l'hérésie retient toujours sa propre nature, en ne cessant d'innover; et le progrès de Ja chose est sem- blable à son origine. Ce qui a été permis à Valentin l'est aussi aux valenti- niens: les marcionites ont le même pouvoir que Marcion : et les auteurs d'une hérésie n'ont pas plus de droit d'innover que leurs sectateurs: tout change dans les hérésies, et quand on les pénètre à fond, on les trouve dans leurs suites différentes en beaucoup de points de ce qu'elles ont été dans leur naissance. »

Ce caractère de l'hérésie a toujours été remarqué par les catholi- ques; et deux saints auteurs du huitième si'cle^ ont écrit que a l'hé- résie en elle-même est toujours urie nouveauté, quelque vieille qu'elle soit; mais que pour se conserver encore mieux le titre de nouvelle, elle innove tous les jours; et tous les jours elle change sa doctrine.»

Mais, pendant que les hérésies toujours variables ne s'accordent pas avec elles-mêmes, et introduisent continuellement de nouvelles règles, c'est-à-dire de nouveaux symboles; dans l'Église, dit Tertullien^, ala règle de la foi est immuable, et ne se réforme point. C'est que l'Église, qui fait profession de ne dire et de n'enseigner que ce qu'elle a reçu, ne varie jamais; et au contraire l'hérésie, qui a commencé par inno- ver, innove toujours, et ne change point de ijatilre.»

De vient que saint Chrysostome traitant ce précepte de l'apôtre : a Évitez les nouveautés profanes dans vos di-cours, » a fait celte ré- flexion î" : «Évitez les nouveautés dans vos discours: car les choses n'en demeurent pas : une nouveauté en produit une autre; et on s'égare sans fin quand on a une fois commencé à s'égarer. »

Deux choses causent ce désordre dans les hérésies : l'une est tirée du génie de l'esprit humain, qui depuis qu'il a go.ûté une fois l'appât

1. Lib. contr. Const., n. 23, col, 1254. ~ 2. De prxscr., cap. xlii 3. Eth. et Beath., lib. I cont. EUp. 4. De virg. veL, n. 1 i. Hom. V, in II ad Tirn.

2Ô2 PREFACE

de la nouveauté, ne cesse de rechercher avec un appétit déréglé cette trompeuse douceur; l'autre est tirée de la différence de ce que Dieu fait, d'avec ce que font les hommes. La vérité catholique, venue de Dieu, a d'abord sa perfection : Thérésie, foible production de l'esprit humain, ne se peut faire que par pièces mal assorties. Pendant qu'on veut renverser, contre le précepte du Sage', «les anciennes bornes po- sées par nos pères, » et réformer la doctrine une fois reçue parmi les fidèles, on s'engage sans bien pénétrer toutes les suites de ce qu'on avance. Ce qu'une fausse lueur avoit fait hasarder au commencement se trouve avoir des inconvénients qui obligent les réformateurs à se réformer tous les jours : de sorte qu'ils ne peuvent dire quand finiront les innovations, ni jamais se contenter eux-mêmes.

Voilà les principes solides et inébranlables par lesquels je prétends démontrer aux protestants la fausseté de leur doctrine dans leurs con- tinuelles variations, et dans la manière changeante dont ils ont expli- qué leurs dogmes: je ne dis pas seulement en particulier, mais en corps d'Église, dans les livres qu'ils appellent symboliques , c'est-à-dire dans ceux qu'on a faits pour exprimer le consentement des Églises; en un mot, dans leurs propres Confessions de foi, arrêtées, signées, pu- bliées, dont on a donné la doctrine comme une doctrine qui ne conte- noit que la pure parole de Dieu, et qu'on a changées néanmoins en tant de manières dans les articles principaux.

Au reste, quand je parlerai de ceux qui se sont dits réformés en ces derniers siècles, mon dessein n'est point de parler des sociniens, ni des diff'érentes sociétés d'anabaptistes, ni de tant de diverses sectes qui s'élèvent, en Angleterre et ailleurs, dans le sein de la nouvelle Ré- forme; mais seulement de ces deux corps, dont l'un comprend les lu- thériens, c'est-à-dire ceux qui ont pour règle la Confession d'Augs- bourg; et l'autre suit les sentiments de Zuingle et de Calvin. Les premiers, dans l'institution de l'eucharistie, sont défenseurs du sens littéral, et les autres du sens figuré. C'est aussi par ce caractère que nous les distinguerons principalement les uns des autres, quoiqu'il y ait entre eux beaucoup d'autres démêlés très-graves et très-importants, comme la suite le fera paroître.

Les luthériens nous diront ici qu'ils prennent fort peu de part aux variations et à la conduite des zuingliens et des calvinistes; et quel- ques-uns de ceux-ci pourront penser à leur tour que l'inconstance des luthériens ne les touche pas; mais ils se trompent les uns les autres, puisque les luthériens peuvent voir dans les calvinistes les suites du mouvement qu'ils ont excité; et au contraire, les calvinistes doivent remarquer dans les luthériens le désordre et l'incertitude du commen- cement qu'ils ont suivi : mais surtout les calvinistes ne peuvent nier qu'ils n'aient toujours regardé Luther et les luthériens comme leurs auteurs; et sans parler de Calvin, qui a souvent nommé Luther avec respect, comme le chef de la Réforme, on verra dans la suite de cetta kistoire ', tous les calvinistes (j'appelle ici de ce nom le second parti

1 Prov. xxn, 28. 2. Lib. XII

DES VARIATIONS. 293

des protestants) allemands, anglois, hongrois, polonois, hollandois, et tous les autres généralement assemblés à Francfort', par les soins de la reine Elisabeth, après avoir reconnu «ceux de la Confession d'Augsbourg, 3) c'est-à-dire les luthériens, < comme les premiers qui ont fait renaître l'Église,» reconnoître encore la Confession d'Augsbourg, comme une pièce commune de tout le parti, qu'ils ne veulent pas con- tredire, a mais seulement la bien entendre;» et encore dans un seul article, qui est celui de la cène, nommant aussi pour cette raison parmi leurs pères, non-seulement Zuingle, Bucer et Calvin; mais en- core Luther et Mélanchthon; et mettant Luther à la tète de tous les réformateurs.

Qu'ils disent après cela que les variations de Luther et des luthériens ne les touchent pas : nous leur dirons au contraire, que. selon leurs propres principes et leurs propres déclarations, montrer les variations et les inconstances de Luther et des luthériens, c'est montrer l'esprit de vertige dans la source de la Réforme, et dans la tête elle a été premièrement conçue.

On a imprimé à Genève, il y a longtemps, un recueil de Confessions de foi 2, avec celle des défenseurs du sens figuré, comme celle de France et des Suisses, sont aussi celles des défenseurs du sens littéral, comme celle d'Augsbourg, et quelques autres; et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'encore que les Confessions qu'on y a ramassées soient si différentes, et se condamnent les unes les autres en plusieurs articles de foi, on ne laisse pas néanmoins de les proposer, dans la préface de ce recueil, «comme un corps entier de la saine théologie» et comme des registres authentiques, il falloit avoir recours pour connoltre la foi ancienne et primitive. » Elles sont dédiées aux rois d'Angleterre, d'Ecosse, de Danemark et de Suède, et aux princes et républiques par qui elles sont suivies. N'importe que ces rois et ces États soient séparés entre eux de communion aussi bien que de croyance. Ceux de Genève ne laissent pas de leur parler comme à des fidèles «éclairés dans ces derniers temps par une grâce singulière de Dieu, de la véritable lumière de son Évangile, » et ensuite de leur présenter à tous ces Confessions de foi ; comme « un mouvement éternel de la piété extraordinaire de leurs ancêtres. »

C'est qu'en effet ces doctrines sont également adoptées par les cal- vinistes, ou absolument comme véritables, ou du moins comme n'ayant rien de contraire au fondement de la foi : et ainsi, quand on verra dans cette histoire la doctrine des Confessions de foi, je ne dis pas de France ou des Suisses, et des autres défenseurs du sens figuré, mais encore d'Augsbourg, et des autres qui ont été faites par les luthériens, on ne la doit pas prendre pour une doctrine étrangère au calvinisme; mais pour une doctrine que les calvinistes ont expressément approuvée comme véritable, ou en tout cas épargnée comme innocente, dans les actes les plus authentiques qui se soient faits parmi eux.

Je n'en dirai pas autant des luthériens, qui, au lieu d'être touchés

t. Act. Auth. Blond., pag. 6.1. 2. Syntagma Conf.fidei., Gen.. 165fc.

294 PRÉFACE

de l'autorité des défenseurs du sens figuré, n'ont que du mépris et de l'aversion pour leurs sentiments. Leurs propres changements les doi- vent confondre. Quand on ne ferait seulement que lire les titres de leurs Confessions de foi dans ce recueil de Genève, et dans les autres livres de cette nature, nous les voyons ramassées, on seroit étonné de leur multitude. La première qu'on voit paroltre est celle d'Augsbourg, d'où les luthériens prennent leur nom. On la verra présenter à Char- les V, en 1530; et on verra depuis qu'on y a touché et retouché plu- sieurs fois. Mélanchthon, qui l'avoit dressée, en tourna encore le sens d'une autre manière, dans l'Apologie qu'il en fit alors, souscrite de tout le parti : ainsi elle fut changée en sortant des mains de son auteur. Depuis, on n'a cessé de la réformer, et de l'expliquer en différentes manières, tant de nouveaux réformateurs avoient de peine à se con- tenter, et tant ils étoient peu stylés à enseigner précisément ce qu'il falloit croire!

Mais, comme si une seule Confession de foi ne suffisoit pas sur les mêmes matières, Luther crut qu'il avoit besoin d'expliquer ses senti- ments d'une autre façon, et dressa en 1537, les articles de Smalcade, pour être présentés au concile que le pape Paul III avoit indiqué à Mantoue : les articles furent souscrits par tout le parti, et se trouvent insérés dans le livre que les luthériens appellent la Concorde '.

Cette explication ne satisfit pas tellement, qu'il ne fallût encore dres- ser la Confession que l'on appelle Saxonique, qui fut présentée au con- cile de Trente en l'an 1551, et celle de Vitemberg, qui fut aussi présentée au même concile en 1552.

A tout cela il faut joindre les explications de l'église de Vitemberg, la Réforme avoit pris naissance; et les autres, que cette histoire fera paroltre en leur rang, principalement celle du livre de la Concorde, dans Vabrégé des articles, et encore dans le même livre, les explica- tions répétées^, qui sont tout autant de Confessions de foi, publiées au- thentiquement dans le parti, embrassées par des Églises, combattues par d'autres, dans des points très-importants : et ces Églises ne laissent pas de faire semblant de composer un seul corps, à cause que, par politique, elles dissimulent leurs dissensions sur l'ubiquité et sur les autres matières.

L'autre parti des protestants n'a pas été moins fécond en Confessions de foi. En même temps que celle d'Augsbourg fut présentée à Char- ies V, ceux qui ne voulurent pas en convenir lui présentèrent la leur, qui fut publiée sous le nom de quatre villes de l'Empire, dont celle de Strasbourg étoit la première.

Elle satisfit si peu les défenseurs du sens figuré, que chacun voulut faire la sienne : nous en verrons quatre ou cinq de la façon des Suisses. Mais si les ministres zuingliens avoient leurs pensées, les autres avoient aussi les leurs; et c'est ce qui a produit la Confession de France et de Genève. On voit à peu près dans le même temps deux Confessions de foi sous le nom de l'Église anglicane, et autant sous le nom de l'Église

i. Concord., pag. 29? 730. 2. Ibid., pag. 570, 778.

;i ' i . --a '4 « - ; DES VARIATIONS. 295

r- -f -• .

d'Ecosse. L'électeur palatin, Frédéric III, voulut faire la sienne en par- ticulier; et celle-ci a trouvé sa place avec les autres dans le lecneil de Genève. Ceux des Pays-Bas ne se sont tenus à pas une de celles qu*on avoit faites devant eux, et nous avons une Confession de foi belgique, approuvée au synode de Dordrecht. Pourquoi les calvinistes polonois n'auroient-ils pas eu la leur? En efl'et, encore qu'ils eussent souscrit la dernière Confession des zuinj^Miens. on voit qu'ils ne laissent pas d'en publier encore lyie autre au synode de Czenger : outre cela, s'étant as- semblés avec les vaudois et les lathéivens à Sendomir, ils convinrent d'une nouvelle manière d'expliquer l'article de leucharistie, sans qu'au- cun d'eux se départit de ses sentiments.

Je ne parle pas de la Confession de foi des Bohémiens, qui vouloient contenter les deux partis de la nouvelle Réforme. Je ne parle pas des traités d"accûrd qui fuient faits entre les Églises avec tant de variétés et tant d'équivoques : ils paroîtront en leur neu, avec les décisions des synodes nationaux^ et d'autres Confessions de foi faites en différentes, conjonctures. Est- il possible, ô grand Dieu, que sur les mêmes ma- tières et sur les mêmes questions on ait eu besoin de tant d'actes mul- tipliés, de tant de décisions et de Confessions de foi si différentes? Encore ne puis-je pas me vanter de les savoir toutes; et j'en sais que je n'ai pu trouver. L'Église catholique n'en eut jamais qu'une à oppo- ser à chaque hérésie : mais les Églises de la nouvelle Réforme, qui en ont produit un si grand nombre, chose étrange, et néanmoins vérita- ble ! n'en sont pas encore contentes; et on verra dans cette histoire, qu'il n'a pas tenu à. nos calvinistes qu'ils n'en aient fait de nouvelles, qui aient supprimé ou réformé toutes les autres.

On est étonné de ces variations. On le sera beaucoup davantage quand on verra le détail et la ipanière dont des actes si authentiques ont été dressés. On s'est joué, je le dis sans exagérer, du nom de Con- fession de foi. et rien n'a été moins sérieux, dans la nouvelle Réforme, que ce qu'il y a de plus sérieux dans la religion.

Cette prodigieuse multitude de Confessions de foi a effrayé ceux qui les ont faites : on verra les pitoyables raisons par lesquelles ils ont tâclié de s'en excuser : mais je ne puis m'empêcher ici de rapporter celles qui sont proposées dans la préface du recueil de Genève ' ; parce qu'elles sont générales, et regardent également toutes les Eglises qui se disent réformées.

La première raison qu'on allègue pour établir la nécessité de multi- plier ces Confessions, c'est que plusieurs articles de foi ayant été atta- qués, il a fallu opposer plusieurs Confessions à ce grand nombre d'er- reurs : j'en conviens; et en même temps, par une raison contraire, je démontre l'absurdité de toutes ces Confessions de foi des protestants; puisque toutes, comme il paroit par la seule lecture des titres , regardent précisément ^es mêmes articles; de sorte que c'étoit le cas de-dire avec saint Athanase' : « Pourquoi un nouveau concile, de nouvelles Confessions, un nouveau symbole? Quelle nouvelle que.stious'étoil élevée?

1. Synt. Conf., Pr»*". 2. Athan. De syn. et ep. ad Afr.

296 PRÉFACE

Une autre excuse qu'on apporte, c'est que tout le monde, comme dit l'Apôtre, doit rendre raison de sa foi; de sorte que les Églises ré- pandues en divers lieux ont déclarer leur croyance par un témoi- gnage public : comme si toutes les Églises du monde, dans quelque éloignement qu'elles soient, ne pouvoient pas convenir dans le même témoignage, quand elles ont la même croyance; et qu'on n'ait pas vu en effet, dès l'origine du christianisme, un semblable consentement dans les Églises. est-ce que l'on me montrera que les Églises d'Orient aient eu dans l'antiquité une Confession différente de celles d'Occident? Le symbole de Nicée ne leur a-t-il pas servi également de témoignage contre tous les ariens? La définition de Calcédoine, contre tous les eu- tychiens?les huit chapitres de Carthage, contre tous les pélagiens? et ainsi du reste.

Mais, disent les protestants, y avoit-il une des Églises réformées qui pût faire la loi à toutes les autres? Non sans doute : toutes ces nou- velles Églises, sous prétexte d'éloigner la domination, se sont même ■privées de l'ordre, et n'ont pas pu conserver le principe d'unité. Mais enfin, si la vérité les dominoit toutes, comme elles s'en glorifient, il ne falloit autre chose, pour les unir dans une même Confession de foi, sinon que toutes entrassent dans le sentiment de celle à qui Dieu au- roit fait la grâce d'exposer la première la vérité.

Enfin, nous lisons encore dans la préface de Genève, que si la Ré- forme n'avoit produit qu'une seule Confession de foi, on auroit pris ce consentement pour un concert étudié; au lieu qu'un consentement entre tant d'Églises, et de Confessions de foi sans concert, est l'œuvre du Saint-Esprit. Ce concert, en effet, seroit merveilleux: mais par malheur la merveille du consentement manque à ces Confessions de foi; et cette histoire fera paroître qu'il n'y eut jamais, dans une ma- tière si sérieuse, une si étrange inconstance.

On s'est aperçu d'un si grand mal dans la Réforme, et on a vaine- ment tenté d'y remédier. Tout le second parti des protestants a tenu une assemblée générale, pour dresser une commune Confession de foi. Mais nous verrons par les actes ' qu'autant qu'on trouvoit d'inconvé- nient à n'en avoir point, autant fut-il impossible d'en convenir.

Les luthériens, qui paroissoient plus unis dans la Confession d'Augs- bourg, n'ont pas été moins embarrassés de ses éditions différentes, et n'y ont pas pu trouver un meilleur remède 2.

On sera fatigué sans doute en voyant ces variations, et tant de fausses subtilités de la nouvelle Réforme; tant de chicanes sur les mots; tant de divers accommodements; tant d'équivoques et d'explications forcées sur lesquelles on les a fondées. Est-ce là, dira-t-on souvent, la reli- gion chrétienne, que les païens ont admirée autrefois comme si iimple, si nette et si précise en ses dogmes? « Christianam religionem jtabsolutam et simplicem? » Non certainement, ce ne l'est pas. Am- mien Marcellin avoit raison quand il disoit que Constance , par tous ses conciles ei tous ses symboles, étoit éloigné de cette admirable sim-

1. Lib, XII. - 9. Lib. UJ Vin-

DES VARIATIONS. 297

plicité, et qu'il avoit affoibli toute la vigueur de la foi, par la crainte perpétuelle qu'il avoit de s'être trompé dans ses sentiments'.

Encore que mon intention soit ici de représenter les Confessions de foi et les autres actes publics paroissent les variations, non pas des particuliers, mais des Églises entières de la nouvelle Réforme, je ne pourrai m'empêcher de parler en même temps des chefs de parti qui ont dressé ces Confessions, ou qui ont donné lieu à ces change- ments. Ainsi Luther, Mélanchthon, Carlostad, Zuingle, Bucer, Œcolam- pade, Calvin et les autres paroltront souvent sur les rangs: mais je n'en dirai rien qui ne soit tiré le plus souvent de leurs propres écrits, et toujours d'auteurs non suspects: de sorte qu'il n'y aura dans tout ce récit aucun fait qui ne soit constant, et utile à faire entendre les variations dont j'écris l'histoire.

Pour ce qui regarde les actes publics des protestants, outre leurs Confessions de foi et leurs Catéchismes, qui sont entre les mains de tout le monde, j'en ai trouré quelques-uns dans le recueil de Genève; d'autres dans le livre appelé Concorde, imprimé par les luthériens en 1654; d'autres dans le résultat des synodes nationaux de nos prétendus réformés, que j'ai vus en forme authentique dans la bibliothèque du roi; d'autres dans l'Histoire Sacramentaire, imprimée à Zurich, en 1602, par Hospinien, auteur zuinglien, ou enfin dans d'autres auteurs protestants : en un mot je ne dirai rien qui ne soit authentique et in- contestable. Au reste, pour le fond des choses on sait bien de quel avis je suis : car assurément je suis catholique aussi soumis qu'aucun autre aux décisions de l'Église, et tellement disposé, que personne ne craint davantage de préférer son sentiment particulier au sentiment universel. Après cela, d'aller faire le neutre et l'indifférent, à cause que j'écris une histoire, ou de dissimuler ce que je suis, quand tout le monde le sait et que j'en fais gloire, ce seroit faire au lecteur une il- lusion trop grossière : mais avec cet aveu sincère, je maintiens aux protestants qu'ils ne peuvent me refuser leur croyance, et qu'ils ne li- ront jamais nulle histoire, quelle qu'elle soit, plus indubitable que celle-ci; puisque, dans ce que j'ai à dire contre leurs Églises et leurs auteurs, je n'en raconterai rien qui ne soit prouvé clairement par leurs propres témoignages.

Je n'ai pas épargné ma peine à les transcrire; et le lecteur se plain- dra peut-être que je n'aie pas assez ménagé la sienne. D'autres trou- veront mauvais que je me sois quelquefois attaché à des choses qui leur paroltront méprisables. Mais, outre que ceux qui sont accoutu- més à traiter les matières de la religion savent bien que dans un sujet de cette importance et de cette délicatesse, presque tout, jusqu'aux moindres mots, est essentiel; il a fallu considérer, non ce que les choses sont en elles-mêmes , mais ce qu'elles ont été ou sont encore dans l'esprit de ceux à qui j'ai affaire ; et après tout on verra bien que cette histoire est d'un genre tout particulier ; qu'elle a paroltre avec toutes ses preuves, et munie, pour ainsi dire, de tous côtés; et qu'il

1. Ammian. Marcel, lib. XXI.

298 PRÉFACE

a lallu hasarder de la rendre moins divertissante, pour la rendre plus

convaincante et plus utile.

Quoique mon dessein me renferme dans l'histoire des protestants, j'ai cru en certains endroits devoir remonter plus haut ' ; et c'a été lors- qu'on a vu les vaudois et les hussites se réunir avec les calvinistes et les luthériens: il a donc fallu, en ces endroits, faire connoître l'.^ri- gine et les sentiments de ces sectes, en montrer la descendance, les distinguer d'avec celles avec qui on a voulu les confondre, découvrir le manichéisme de Pierre de Bruis et des albigeois, et montrer com- ment les vaudois sont sortis d'eux; raconter les impiétés et les blas- phèmes de Viclef, dont Jean Hus et ses disciples ont pris naissance; en un mot, révéler la honte de tous ces sectaires à ceux qui se glori- fient de les avoir pour prédécesseurs.

Quant à la méthode de cet ouvrage, on y verra marcher les disputes et les décisions dans l'ordre qu'elles ont paru, sans distinction des ma- tières, parce que les temps mêmes m'invitoient à suivre cet ordre. Il est certain que parce moyen les variations des protestants et l'état de leurs Églises sera mieux marqué. On verra aussi plus clairement, en mettant ensemble sous les yeux les circonstances des lieux et des temps, ce qui paurra servir à la conviction ou à la défense de ceux dont il s'agit.

Il n'y a qu'une controverse dont je fais l'histoire à part; et c'est celle qui regarde l'Église* : matière si importante, et qui seule pourroit emporter la décision de tout le procès, si elle n'étoit aussi embrouillée dans les écrits des protestants, qu'elle est claire et intelligible en elle- même. Pour lui rendre sa netteté et sa simplicité naturelle, j'ai re- cueilli dans le dernier livre tout ce que j"ai eu à raconter sur cette ma- tière, afin qu'ayant une fois bien envisagé la difficulté, le lecteur puisse apercevoir pourquoi les nouvelles Églises se sont senties obligées à tourner successivement de tant de côtés ce qui dans le fond ne pou- voit jamais avoir qu'une même face. Car enfin tout se réduit à mon- trer où étoit l'Église avant la Réforme. Naturellement, on la doit faire visible, selon la commune idée de tous les chrétiens, et on étoit allé dans les premières Confessions de foi, comme on le verra dans celles d'Augsbourg et de Strasbourg, qui sont dans chaque parti des protes- tants les deux premières. On s'obligeoit, par ce moyen, à montrer dans sa croyance, non pas des particuliers répandus deçà et delà, et encore les uns sur un point et les autres sur un autre; mais des corps d'É- glise, c'est-à-dire des corps composés de pasteurs et de peuple : et on a longtemps amusé le monde en disant, qu'à la vérité l'Église n'étoit pas toujours dans l'éclat; mais qu'il y avoit du moins, dans tous les temps quelque petite assemblée la vérité se faisoit entendre. A la fin, comme on a bien vu qu'on n'en pouvoit marquer, ni petite ni granae. ni obscure ni éclatante, qui fût de la croyance protestante; le refuge d'Église invisil-le s'est présenté très-à propos, et la dispute a roulé longtemps sur cette question. De nos jours on a reconnu plus

I. Lib. XI . 2. Lib. XY.

DES VARIATIONS. 299

clairement que l'Eglise réduite à un état invisible étoit une chimère in- conciliable avec le pian de l'Iîlcriture et la commune notion .ies chré- tiens, et on a abandonné ce mauvais poste. Les protestants ont été contraints à chercher leur succession jusque dans l'Église romaine. Deux fameux ministres de France ont travaillé à l'envi à sauver les in- convénients de ce système, pour parier dans le style du temps: on entend bien que ces deux ministres sont MM. Claude et Jurieu. On ne pouvoit apporter ni plus d'esprit, ni plus d'étude, ni plus de subtilité et d'adresse, ni, en un mot, plus de tout ce qu'il falloit pour se bien dé« fendre: on ne pouvoit non plus faire meilleure contenance, ni ren- voyer leurs adversaires d'un air plus fier et plus dédaigneux avec les petits esprits, et .'ivec les missionnaires tant méprisés par les mi- nistres : toutefois la difficulté qu'on vouloit faire paroître si légère, à la fin s'est trouvée si grande, qu'elle a mis la division dans le parti. Il a enfin fallu reconnoître publiquement qu'on trouvoit dans l'Église romaine, comme dans les autres Églises, avec la suite essentielle du vrai christianisme, même le salut éternel : secret que la politique du parti avoit tenu si caché depuis longtemps. Au reste, on nous a donné tant davantage, il a fallu se jeter dans des excès si visibles, on a si fort oublié et les anciennes maximes de la Réforme , et ses propres Con- fessions de foi, que je n'ai pu m'empêcher de raconter ce change- ment dans toute sa suite. Que si je me suis attaché à tracer ici avec soin le plan de ces deux ministres, et h faire bien connoîtie l'état ils ont mis la question; c'est de bonne foi que j'ai trouvé dans leurs é:rits, avec les tours les plus adroits, toute l'érudition et toutes les subtilités que j'avois pu remarquer dans tous les auteurs que je con- nois, soit luthériens ou calvinistes : et si parmi les protestants en s'a- visoit de les dédire, sous prétexte des absurdités oîi on les verroit poussés, et qu'on voulût se réfugier de nouveau, ou dans l'Église in- visible, ou dans les autres retraites également abandonnées; ce seroit comme le désordre d'une armée vaincue qui, consternée par sa dé- route, voudroit rentrer dans les forts qu'elle n'auroit pu défendre, au hasard de s'y voir bientôt forcée encore une fois; ou comme l'inquié- tude d'un malade qui, après s'être longtemps inutilement tourné et retourné dans son lit pour y trouver une place plus commode, revien- droit à celle qu'il auroit quittée, peu après il sentiroit qu'il n'est pas mieux.

Je ne crains ici qu'une chose : c'est, s'il m'est permis de le dire, de faire trop voir à nos frères le foible de leur Réforme. Il y en aura parmi eux qui s'aigriront contre nous, plutôt que de se calmer, en voyant dans leur religion un tort si visible; quoique, hélas! je ne songe point à leur imputer le malheur de leur naissance, et que je les plaigne en- core plus que je ne les blâme. Mais ils ne laisseront pas de s'élever contre nous. Que de récriminations préparera-t-on contre l'Église, et que de reproches peut-être, contre moi-même, sur la nature de cet ouvrage! Combien de nos adversaires me diront, quoique sans sujet, que je suis sorti de mon caractère et de mes maximes, en abandonnant la modération qu'ils ont eux-mêmes louée, et en tournant les dispute»

300 PRÉFACE

de religion à des accusations personnelles et particulières ! Mais assu- rément ils auront tort. Si ce récit rend le procédé de la Réforme odieux, les bons esprits verront bien qu'en cela ce n'est pas moi, mais la chose même qui parle. Il ne s'agit de rien moins que de faits personnels, dans un discours je me propose d'exposer, sur les matières de la foi, les actes les plus authentiques de la religion protestante. Que si on trouve dans leurs auteurs, qu'on nous vante comme des hommes extraordinairement envoyés pour faire renaître le christianisme au sei- zième siècle, une conduite directement opposée à un tel dessein; et qu'on voie en général, dans le parti qu'ils ont formé, tous les carac- tères contraires à un christianisme renaissant; les protestants appren- dront dans cet endroit de l'histoire à ne point déshonorer Dieu et sa providence, en lui attribuant un choix spécial qui seroit visiblement mauvais.

Pour les récriminations, il les faudra essuyer, avec toutes les in- jures et les calomnies dont nos adversaires ont accoutumé de nous char- ger; mais je leur demande deux conditions, qu'ils trouveront équita- bles : la première, qu'ils ne songent à nous accuser de variations dans les matières de foi, qu'après qu'ils s'en seront purgés eux-mêmes; au- trement il faut avouer que ce ne seroit pas répondre à cette histoire, mais éblouir le lecteur, et donner le change; la seconde, qu'ils n'op- posent pas des raisonnements ou des conjectures à des faits constants; mais des faits constants à des faits constants, et des décisions de foi authentiques à des décisions de foi authentiques. Que si par de telles preuves ils nous montrent la moindre inconstance, ou la moindre va- riation dans les dogmes de l'Église catholique, depuis son origine jus- qu'à nous, c'est-à-dire depuis la fondation du christianisme, je veux bien leur avouer qu'ils ont raison; et moi-même j'effacerai toute mon histoire.

Au reste, je ne prétends pas faire un récit sec et décharné des va- riations de nos réformés. J'en découvrirai les causes; je montrerai qu'il ne s'est fait auc\m changement parmi eux qui ne marque un incon- vénient dans leur doctrine, et qui n'en soit l'effet nécessaire. Leurs variations, comme celles des ariens, découvriront ce qu'ils ont voulu excuser, ce qu'ils ont voulu suppléer, ce qu'ils ont voulu déguiser dans leur croyance. Leurs disputes, leurs contradictions et leurs équivoques rendront témoignage à la vérité catholique. Il faudra aussi de temps en temps la représenter telle qu'elle est, afin qu'on voie par conabien d'endroits ses ennemis sont enfin contraints de s'en rapprocher. Ainsi, au milieu de tant de disputes, et des embarras de la nouvelle Réforme, la vérité catholique éclatera partout, comme un beau soleil qui aura percé d'épais nuages; et ce traité, si je l'exécute comme Dieu me l'a inspiré, sera une démonstration de la justice de notre cause; d'autant plus sensible, qu'elle procédera par des principes et par des faits con- stants entre les parties.

Enfin, les altercations et les accommodements des protestants nous feront voir en quoi ils ont mis de part ou d'autre l'essentiel de la reli- gion, et le nœud de 'a dispute; ce qu'il y faut avouer, ce qu'il y faut

DES VARIATIONS. 301

du moins supporter selon leurs principes. La seule Confession de foi d'Augsbourg avec son apologie décidera en notre faveur beaucoup plus de points qu'on ne pense, et, sans hésiter, ce qu'il y a de plus essen- tiel. Kous ferons aussi reconnoître au calviniste, complaisant envers les uns, et inexorable envers les autres, que ce qui lui paroît odieux dans le catholiaue. sans le paroître de la même sorte dans le luthérien, ne l'est pas au fond. Quand on verra qu'on exagère contre l'un ce qu'on favorise ou qu'on tolère dans l'autre, c'en sera assez pour montrer qu'on n'agit point par principes, mais par aversion, ce qui est le véritable esprit de schisme. Cette épreuve, que le calviniste pourra faire ici de lui-même, s'étendra plus loin qu'il ne croit. Le luthérien trouvera aussi, les disputes fort abrogées par les vérités qu'il reconnolt; et cet ouvrage, qui d'abord pourroit paroître contentieux, se trouvera dans le fond beaucoup plus tourné à la paix qu'à la dispute.

Pour ce qui regarde le catholique, il ne cessera partout de louer Dieu de la continuelle protection qu'il donne à son Église, pour en maintenir la simplicité etla droiture inflexible, au milieu des subtili- tés dont on embrouille les vérités de l'Évangile. La perversité des hé- rétiques sera un grand spectacle aux humbles de cœur. Ils apprendront à mépriser, avec la science qui enfle, l'éloquence qui éblouit; et les talents que le monde admire leur paraîtront peu de chose, lorsqu'ils verront tant de vaines curiosités et tant de travers dans les savants; tant de déguisements et tant d'artifices dans la politesse du style; tant de vanité, tant d'ostentation, et des illusions si dangereuses parmi ceux qu'on appelle beaux esprits; et enfin tant d'arrogance, tant d'emporte- ments, et ensuite des égarements si fréquents et si manifestes dans les hommes qui paroissent grands, parce qu'ils entraînent les autres. On déplorera les misères de l'esprit humain, et on connoltra que le seu. remède à de si grands maux est de savoir se détacher de son propre sens; car c'est ce qui fait la difî"érence du catholique et de l'hérétique. Le propre de l'hérétique, c'est-à-dire de celui qui a une opinion parti- culière, est de s'attacher à ses propres pensées; et le propre du catho- lique, c'est-à-dire de l'universel, est de préférer à ses sentiments le sentiment commun de toute l'Église; c'est la grâce qu'on demandera pour les errants. Cependant on sera saisi d'une sainte et humble frayeur , en considérant les tentations si dangereuses et si délicates que Dieu envoie quelquefois à son Éghse, et les jugements qu'il exerce sur elle; et on ne cessera de faire des vœux pour lui obtenir des pasteurs éga- lement éclairés et exemplaires, puisque c'est faute d'en avoir eu beau- coup de semblables, que le troupeau racheté d'un si grand prix a été si indignement ravagé.

30*î HISTOIRE

LIVRE PREMIER.

Depuis Van 1617 jusqu'à Van 1520.

SOMMAIRE. Le commencem'^nt des disputes de Luther. Ses agitations. Se« soumissions envers l'Église et envers le pape. Les fondements de sa Réforme dans la justice imputée; ses propositions inouïes; sa condamnation. Ses emportements, ses menaces furieuses, ses vaines prophéties, et les miracles dont il se vante. La papauté devoit tomber tout à coup sans violence. Il promet de ne point permettre de prendre les armes pour son Évangile.

Il y aroit plusieurs siècles qu'on désiroit la réformation de la disci- pline ecclésiastique : « Qui me donnera, disoit saint Bernard ', que je voie, avant que de mourir, l'Église de Dieu comme elle étoit dans les premiers jours? » Si ce saint homme a eu quelque chose à regretter en mourant, c'a été de n'avoir pas vu un changement si heureux. Il a gémi toute sa vie des mau.t de l'Église. Il n'a cessé d'en avertir les peuples, le clergé, les évêques, les papes même; il ne craignoit pas d'en avertir aussi les religieux, qui s'en affligeoient avec lui dans leur solitude, et louoient d'autant plus la bonté divine de les y avoir attirés, que la corruption étoit plus grande dans le monde. Les désordres s'é- toient encore augmentés depuis. L'Eglise romaine, la mère des Égli- ses, qui durant neuf siècles entiers, en observant la première, avec une exactitude exemplaire, la discipline ecclésiastique, la maintenoit de toute sa force par tout l'univers, n'étoit pas exempte de mal; et dès le temps du concile de Vienne, un grand évèque, chargé par le pape de préparer les matières qui dévoient y être traitées, mit pour fonde- ment de l'ouvrage de cette sainte assemblée, qu'il y falloit n réformer l'Église dans le chef et dans les membres ^ » Le grand schisme, ar- rivé un peu après, mit plus que jamais cette parole à la bouche non- seulement des docteurs particuliers, d'un Gerson, d'un Pierre d'Ailli, des autres grands hommes de ce temps-là, mais encore des conciles; et tout en est plein dans le concile de Pise et dans le concile de Con- stance. On sait ce qui arriva dans le concile de Bâle, la réformation fut malheureusement éludée, et l'Église replongée dans de nouvelles divisions. Le cardinal Julien représentoit à Eugène IV les désordres du clergé, principalement de celui d'Allemagne, a Ces désordres, lui disoit-iP , excitent la haine du peuple contre tout l'ordre ecclésias- tique; et si on ne le corrige, on doit craindre que les laïques ne se jettent sur le clergé, à la manière des hussites, comme ils nous en me- nacent hautement. » SI on ne réformoit promptement le clergé d'Alle- magne, il prédisoit qu'après l'hérésie de Bohème, et a quand elle seroit éteinte, il s'en éléveroit bientôt une autre» encore plus dange- reuse; car on dira, poursuivoit-il * , « que le clergé est incorrigible, et

1. Bern., Epist. 257 ad Eug. pap., nunc 238, n. 6.

2. Guill. Durand., Ep. Mimât. Soeculator dictus; Tract. De modo gen. con. celeb.. tit. i, part, i, tit. i. part. 3, erus. part. tit. 33, etc.

3. Epist. 1, Julian. card. ad Eug. IV, inter op. Mn. Sylv., pag. 6ê.

4. Ibid., pag. 67.

DES VARIATIONS, LIV. I. 303

ne veut point apporter de remède à ses désordres. On se jettera sur rrous, continuoit ce grand cardinal, quand on n'aura plus aucune es- pér-ince de notre correction. Les esprits des hommes sont en attente de ce qu'on fera, et ils semblent devoir bientôt enfanter quelque chose de tragique. Le venin qu'ils ont contre nous se déclare: bientôt ils croiront faire à Dieu un sacrifice agréable, en maltraitant ou en dé- pouillant les ecclésiastiques, comme des gens odieux à Dieu et aux hommes, et plongés dans la dernière extrémité du mal. Le peu qui reste de dévotion envers l'ordre sacré achèvera de se perdre. On rejet- tera la faute de tous ces désordres sur la cour de Rome, qu'on regar- dera comme la cause de tous les maux ', -o parce qu'elle aura négligé d'y apporter le remède nécessaire. Il le prenoit dans la suite d'un ton plus haut: «Je vois, disoit-il, que la cognée est à la racine, l'arbre penche; et au lieu de le soutenir pendant qu'on le pourroit encore, nous le précipitons à terre. » Il voit une prompte désolation dans le cler^ré d'Allemagne '. Les biens temporels, dont on voudra le priver, lui paroissent comme l'endroit par le mal commencera : a Les corps, dit-il. périront avec les âmes. Dieu nous Ole la vue de nos périls, comme il a coutume de faire à ceux qu'il veut punir; le feu est allumé devant nous, et nous y courons. »

C'est ainsi que, dans le quinzième siècle, ce cardinal, le plus grand homme de son temps, en dé})loroit les maux et en prévoyoit la suite funeste; par il semble avoir prédit ceux que Luther ailoit apporter à toute la chrétienté, eu commençant par l'Allemagne; et il ne s'est pas trompé, lorsqu'il a cru que la réformation méprisée, et la haine reduuiiiée contre le clergé, ailoit enfanter une secte plus redoutable à l'Église que celle des Bohémiens. Elle est venue cette secte sous la con- duite de Luther; et en prenant le titre de Réforme, elle s'est vantée d'avoir accompli les vœux de toute la chrétienté, puisque la réforma- tion éloit désirée par les peuples, par les docteurs et j^ar les prélat' catholiques. Ainsi, pour autoriser cette réformation prétendue, on 8 ramassé avec soin ce que les auteurs ecclésiastiques ont dit contre l'^ désordres et du peuple et du clergé même. Mais c'est une illusion m^-' nifeste, puisque, de tant de passages qu'on allègue, il n'y en a pas un seul ces docteurs aient seulement songé à changer la foi de l'Église, à corriger son culte, qui consistoit principalement dans le sacrifice de l'autel, à renverser l'autorité de ses prélats, et principalement celle du pape, qui étoit le but tendoit toute cette nouvelle réformation, dont Luther étoit l'architecte.

jNos réformés nous allèguent saint Bernard, qui, faisant le dénom- brement des maux de l'Église 3, et de ceux qu'elle a soufferts dans son origine durant les persécutions, et de ceux qu'elle a sentis dans son progrès par les hérésies, et de ceux qu'elle a éprouvés dnns les der- niers temps par la dépravation des mœurs, dit que ceux-ci sont le plus à craindre, parce qu'ils gagnent le dedans, et remplissent toute l'Église

1. Epist. 1, Julian. card. ad Eug. IV. inter. op. Mn. Sylv., pag. 68. ». Ibid., pag. 76. 3. Bern., Serm. 33 in Cant., n. 10.

30^ HISTOIRE

de corruption, d'où ce grand homme conclut que l'Église peut dire avec Isaïe, que « son amertume la plus amère et la plus douloureuse est dans la paix ' : » lorsqu'en paix du côté des infidèles, et en paix du côté des hérétiques, elle est plus dangereusement combattue par les mauvaises mœurs de ses enfants. Mais il n'en faut pas davantage pour montrer que ce qu'il déplore n'est pas, comme ont fait nos réforma- teurs, les erreurs l'Église étoit tombée, puisqu'au contraire il la représente comme étant à couvert de ce côté-là; mais seulement les maux qui venoient du relâchement de la discipline. D'où il est aussi arrivé que, lorsqu'au lieu de la discipline, des esprits inquiets et tur- bulents, comme un Pierre de Bruis, un Henri, un Arnaud de Bresse, ont commencé à reprendre les dogmes ; ce grand homme n'a jamais souffert qu'on en afîoiblît aucun , et a combattu avec une force invin- cible, tant pour la foi de l'Église, que pour l'autorité de ses prélats*.

Il en est de même des autres docteurs catholiques, qui dans les siècles suivants ont déploré les abus, et en ont demandé la réformation. Ger- son est le plus célèbre de tous; et nul n'a proposé avec plus de force la réformation de l'Église dansée chef et dans les membres. Dans un ser- mon qu'il fit après le concile ae Pise devant Alexandre V, il introdui- sit l'Église demandant au pape la réformation et le rétablissement du royaume d'Israël; mais pour montrer qu'il ne se plaignoit d'aucune erreur qu'on pût remarquer dans la doctrine de l'Église, il adresse au pape ces paroles: « Pourquoi, dit-il 3, n'envoyez-vous pas aux Indiens, dont la foi peut être facilement corrompue, puisqu'ils ne sont pas unis k l'Église romaine, de laquelle se doit tirer la certitude de la foi'.' » ■Sou maure, le cardmal Pierre d'Ailli, évèque de Cambrai, soupiroit aussi après la réformation; mais il en posoit le fondement sur un prin- cipe bien différent de celui que Luther établissoit; puisque celui-ci écrivoit à Mélanchthon, « que la bonne doctrine ne pouvoit subsister, tant que l'autorité du pape seroit conservée ^; » et au contraire ce car- dinal estimoit que « durant le schisme les membres de l'Église étant séparés de leur chef, et n'y ayant point d'économe et de directeur apos- tolique, » c'est-à-dire n'y ayant point de pape que toute l'Église re- connût, a il ne falloit pas espérer que la réformation se pût faire *. » Ainsi l'un faisoit dépendre la réformation de la destruction de la pa- pauté, et l'autre, du parfait rétablissement de cette autorité Jiinte, que Jésus -Christ avoit établie pour entretenir l'unité parmi ses membres, et tenir tout dans le devoir.

Il y avoit donc de deux sortes d'esprits qui demandoient la réforma- tion: les uns vraiment pacifiques et vrais enfants de l'Église, en dé- ploroient les maux sans aigreur, en proposoient avec respect la réfor- mation, dont aussi ils toléroient humblement le délai; et loin de la vouloir procurer par la rupture, ils regardoient au contraire la rupture comme le comble de tous les maux; au milieu des abus ils admiroient la divine Providence, qui savoit selon ses promesses conserver la foi de

1. Isa., xxxvui. 17. 2. Bern. Serm. 65, 66, in Cant.

3. Gers., Serm. De Ascens. Dom. ad Alex. V, tom. II, pag. 131.

4. Sleid., Uv. VII, fol. 112.-5. Conc. i, De S. Lud

DES VARIATIONS, LIV. I. 305

l'Église ; et si on sembloit leur refuser la réforraation des mœurs, sans s'aigrir et sans s'emporter, ils s'estimoient assez heureux de ce que rien ne les empêchoit de la faire parfaitement en eux-mêmes. C'étoient les forts de TÉglise, dont nulle tentation ne pouvoit ébranler la foi, r.i les arracher de l'unité. Mais il y avoit outre cela des esprits su- perbes, pleins de chagrin ot d'aigreur, qui, frappés des désordres qu'ils voyoient régner dans l'Église et principalement parmi ses mi- nistres, ne croyoient pas que les promesses de son éternelle durée pus- sent subsister parmi ces abus; au lieu que le Fils de Dieu avoit en- seigné à respecter a la chaire de Moïse, » malgré les mauvaises œuvres a des docteurs et des pharisiens assis dessus '. » Ceux-ci devenus su- perbes, et par devenus foibles, succomboient à la tentation qui porte à haïr la chaire en haine de ceux qui y président; et comme si la ma- lice des hommes pouvoit anéantir l'œuvre de Dieu, l'aversion qu'ils avoient conçue. pour les docteurs leur faisoit haïr tout ensemble et la doctrine qu'ils enseignoient, et l'autorité qu'ils avoient reçue de Dieu pour enseigner.

Tels étoient les albigeois et les vaudois, tels étoient Jean Viclef et Jean Hus. L'appât le plus ordinaire, dont ils se servoient pour attirer les âmes infirmes dans leurs lacets, étoit la haine qu'ils leur inspiroient pour les pasteurs de l'Eglise : par cet esprit d'aigreur on ne respirolt que la rupture; et il ne faut pas s'étonner si dans le temps de Luther, les invectives et l'aigreur contre le clergé furent portées à la der- nière extrémité, on vit aussi la rupture la plus violente, et la plus grande apostasie qu'on eût peut-être jamais vue jusques alors dans la chrétienté.

Martin Luther, augustin de profession, docteur et professeur en théo- logie dans l'université deWittemberg, donna le branle à ces mouvements. Les deux partis de ceux qui se sont dits réformés l'ont également re- connu pour l'auteur de cette nouvelle réformation. Ce n'a pas été seu- lement les luthériens ses sectateurs qui lui ont donné à l'envi de grandes louanges. Calvin admire souvent ses vertus, sa magnanimité, sa constance, l'industrie incomparable qu'il a fait parottre contre le pape C'est la trompette, ou plutôt c'est le tonnerre, c'est le foudre qui a tiré le monde de sa léthargie : ce n'étoit pas Luther qui parloit, c'étoit Dieu qui foudroyoit par sa bouche '.

Il est vrai qu'il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive et impétueuse, qui entraînoit les peu- ples et les ravissoit; une hardiesse extraordinaire quand il se vit sou- tenu et applaudi, avec un air d'autorité qui faisoit trembler devant lui ses disciples : de sorte qu'ils n'osoient le contredire ni dans les grands choses ni dans les petites.

Il faudroit ici raconter les commencements de la querelle de 1517, s'ils n'étoient connus de tout le monde. Mais qui ne sait la publication

1. Mattu. xxm, 2, 3.

'2. Calv., '2 aef. cont. Veslph., opasc, fol. 785, 787 ot saq.j Resp. cont. Pigci.

id.,foLl31,l41, etc.

BoSSUET. il ÎO

306 HISTOIRE

des indulgences de Léon X , et la jalousie des augustins contre les ja- cobins qu^on leur avoit préférés en cette occasion? Qui ne sait que Lu- ther, docteur augustin, choisi pour maintenir l'honneur de son ordre, attaqua premièrement les abus que plusieurs faisoient des indulgences, et les excès qu'on en prêchoit? Mais il étoit trop ardent pour se ren- fermer dans ces bornes : des abus, il passa bientôt à la chose même. Il avançoit par degrés: et encore qu'il allât toujours diminuant les in- dulgences, et les réduisant presque à rien par la manière de les expli- quer, dans le fond il faisoit seml)lant d'être d'accord avec ses adversaires, puisque, lorsqu'il mit ses propositions par écrit, il y en eut une couchée en ces termes : « Si quelqu'un nie la vérité des indulgences du pape, qu'il soit anathème '. »

Cependant une matière le menoit à l'autre. Comme celle de la justi- fication et de l'efficace des sacrements touchoit de près à celle des in- dulgences, Luther se jeta sur les deux articles; et celte dispute devint bientôt la plus importante.

La justification, c'est la grâce, qui, nous remettant nos péchés, nous rend en même temps agréables à Dieu. On avoit cru jusqu'alors que ce qui faisoit cet effet devoit, à la vérité, venir de Dieu, mais enfin devait être en nous; et que pour être justifié, c'est-à-dire de pécheur être fait juste, il falloit avoir en soi la justice; comme pour être savant et vertueux, il faut avoir en soi la science et la vertu. Mais Luther n'avoit pas suivi une idée si simple. Il vouloit que ce qui nous justifie, et ce qui nous rend agréables aux yeux de Dieu, ne fût rien en nous; mais que nous fussions justifiés parce que Dieu nous imputoit la justice de Jésus- Christ, comme si elle eût été la nôtre propre, et parce qu'en effet nous pouvions nous l'approprier par la foi.

Mais le secret de cette foi justifiante avoit encore quelque chose de bien particulier : c'est qu'elle ne consistoit pas à croire en général au Sauveur, à ses mystères et à ses promesses; mais à croire très-certai- nement, chacun dans son cœur, que tous nos péchés nous étoient re- mis. On étoit justifié, disoit sans cesse Luther, dès qu'on croyoit l'être avec certitude; et la certitude qu'il exigeoit n'étoit pas seulement cette certitude morale qui, fondée sur des motifs raisonnables, exclut l'agi- tation et le trouble; mais une certitude absolue, une certitude infail- lible, où le pécheur devoit croire qu'il étoit justifié, de la même foi dont il croit que Jésus-Christ est venu au monde ^.

Sans cette certitude il n'y avoit point de justification pour le fidèle : car il ne pouvoit, lui disoit-on, ni invoquer Dieu, ni se' confier en lui seul, tant qu'il avoit le moindre doute , non-seulement de la bonté divine en général, mais encore de la bonté particulière par laquelle Dieu im- putoit à chacun de nous la justice de Jésus-Christ; et c'est ce qui s'ap- peloit la foi spéciale.

Il s'éievoit ici une nouvelle difficulté, savoir : si pour être assuré de

1. Prop., 1517, 71, tom. I. viteb.

2. Luth., tom. I, Vit. Prcp. 1518, foi. 52; Serm. De indulg.. foL6l j Act. ap. Isaat. apost., fol. 2il ; Luth., aa Frider., JTol. 222.

DES VARIATIONS, LIV. I. 307

sa justification, il falloit l'être en même temps de la sincérité de sa pé- nitt-nce. C'est ce qui d'abord venoit dans l'esprit \ tout le monde; et puisque Dieu ne promettoit de justifier que les pénitents, si l'on éioit assuré de sa justification; il sembioii qu'il le falloit être en même temps de la sincérité de sa pénitence. Mais cette dernière certitude étoit l'a- version de Luther; et loin qu'on fût assuré de la sincérité de sa péni- tence, o on n'éioit pas même assuré, disoit-il', de ne pas commettre plusieurs péchés mortels dans ses meilleures œuvres, à cause du vice très-caché de la vaine gloire ou de l'amour-propre. »

Luther poussoit encore la chose plus loin, car il avoit inventé cette distinction entre les œuvres des hommes et celles de Dieu, «que les œuvres des hommes, quand elles seroient toujours belles en apparence, et sembleroient bonnes probablement, étoient des péchés mortels; ei qu'au contraire les œuvres de Dieu, quand elles seroient toujours laides, et qu'elles paroîlroient mauvaises, sont d'un mérite éterneP. » Ebloui de son antithèse et de ce jeu de paroles, Luther s'imagine avoir trouvé la vraie différence entre les œuvres de Dieu et celles des hommes, sans considérer seulement que les bonnes œuvres des hommes ont en même temps des œuvres de Dieu, puisqu'il les produit en nous par sa grâce, ce qui, selon Luther même, leur devoit nécessairement donner un «immortel mérite : » mais c'est ce qu'il vouloit éviter, puisqu'il concluoit au contraire', « que toutes les œuvres des justes seroient des péchés mortels, s'ils n'appréhendoient qu'elles n'en fus- sent; et qu'on ne pouvoit éviter la présomption, ni avoir une vérita- ble espérance, si on ne craignoit la damnation dans chaque œuvre qu'on faisoit. »

Sans doute la pénitence ne compatit pas avec des péchés mortels ac- tuellement commis : car on ne peut ni être vraiment repentant de quelques péchés mortels sans l'être de tous, ni l'être de ceux qu'on fait pendant qu'on les fait. Si donc on n'est jamais assuré de ne pas faire à chaque bonne œuvre plusieurs péchés mortels : si au contraire on doit craindre d'en faire toujours, on n'est jamais assuré d'être vraiment pénitent; et si on étoit assuré de l'être, on n'auroit pas à craindre la damnation, comme Lutherie prescrit; à moins de croire en même temps que Dieu contre sa promesse condamneroit à l'enfer un cœur pénitent. Et cependant s'il arrivoit qu'un pécheur doutât de sa justification, à cause de son indisposition particulière dont il n'é- toit pas assuré, Luther lui disoit qu'à la vérité il n'étoit pas assuré de sa bonne disposition, et ne savoit pas, par exemple, s'il étoit vrai- ment pénitent, vraiment contrit, vraiment affligé de ses péchés; mais qu'il n'en étoit pas moins assuré de son entière justification, parce qu'elle ne dépendoit d'aucune bonne disposition de sa part. C'est pour- quoi ce nouveau docteur disoit au pécheur : « Croyez fermement que vous êtes absous, et dès vous l'êtes, quoi qu'il puisse être de votre contrition*; » comme s'il eût dit : Vous n'avez pas besoin de vous met-

1. Luth., tom. I, Prop. L^lS; Prop. 48. ^^,..

2. Prop. Heidls., an. 1518 ; ibid., Prop. 3, 4, 11. 3. Ibid. -^J^'r' 4. Serm. De induly., tom. t, fol. 59. .^•I^i*'''

308 HISTOIRE

tre en peine si vous êtes pénitent ou non. Tout consiste, disoit-il tou- jours, «à croire sans hésiter que vous êtes absous : » d'où il concluoit', « qa'il n'importoit pas que le prêtre vous baptisât, ou vous donnât l'absolution sérieusement, ou en se moquant;» parce que dans les sacrements il n'y avoit qu'une chose à craindre, qui étoit de ne croire pas assez fortement que tous vos crimes vous étoient pardonnes, dus que vous aviez pu gagner sur vous de le croire.

Les catholiques trouvoient un terrible inconvénient dans cette doc- trine. C'est que le fidèle étant obligé de se tenir assuré de sa justifica- tion, sans l'être de sa pénitence, il s'ensuivoit qu'il devoit croire qu'il seroit justifié devant Dieu, quand même il ne seroit pas vraiment péni- tent et vraiment contrit : ce qui ouvroit le chemin à l'impénitence.

Il est néanmoins très-véritable, car il ne faut rien dissimuler, que Luther n'excluoit pas de la justification une sincère pénitence, c'est-à- dire l'horreur de son péché et la volonté de bien faire; en un mot, la conversion du cœur : et il trouvoit absurde , aussi bien que nous, qu'on put être justifié sans pénitence et sans contrition. Il ne paroissoit sur ce point nulle difl"érence entre lui et les catholiques; si ce n'est quel s catholiques appeloient ses actes des dispositions à la justification du pécheur, et que Luther croyoit bien mieux rencontrer en les appelant seulement des conditions nécessaires. Mais cette subtile distinction au fond ne le tiroit pas d'embarras : car enfin, de quelque sorte qu'on nommât ces actes, qu'ils fussent ou condition, ou disposition et pré- paration nécessaire à la rémission des péchés; quoi qu'il en soit, on est d'accord qu'il les faut avoir pour l'obtenir : ainsi la question reve- uoit toujours, comment Luther pouvoit dire que le pécheur devoit croire très-certainement qu'il étoit absous, «quoi qu'il en fût de sa contrition; » c'est-à-dire quoi qu'il en fût de sa pénitence : comme si être pénitent ou non, étoit une chose indifi'érente à la rémission des péchés.

C'étoit donc la difficulté du nouveau dogme, ou, comme on parle à présent, du nouveau système de Luther : comment sans être assuré et sans pouvoir l'être qu'on fût vraiment pénitent et vraiment converti, on ne laissoit pas d'être assuré d'avoir le pardon entier de ses péchés? Mais c'étoit assez, disoit Luther, d'être assuré de sa foi. Nouvelle dif- ficulté, d'être assuré de sa foi sans l'être de sa pénitence, que la foi, selon Luther, produit toujours. Mais, répond-il 3, le fidèle peut dire- ct Je crois, » et par sa foi lui devient sensible; comme si le même fidèle ne disoit pas de la même sorte: « Je me repens, » et qu'il n'eût pas le même moyen de s'assurer de sa repentance. Que si l'on répond enfin que le doute lui reste toujours s'il se repenî comme il faut, j'en dis autant de la foi; et tout aboutit à conclure que le pécheur se tient assuré de sa justification, sans pouvoir être assuré d'avoir accompli comme il faut la condition que Dieu exigeoit de lui pour Tobtenir.

C'étoit encore ici un nouvel abtme. Quoique la foi, selon Luther, ne

1. Prop, 1518-, ibid. 2. Serm. De indulg. 3. Âss. artic. damnât., tom., II, ad prop. 14.

DES VARIATIONS, LIV. I. 3Û9

disposât pas à la justification (car il ne pouvoit souffrir ces dispositions), c'en étoit la condition nécessaire, et l'unique moyen que nous eussions pour nous approprier Jésus-Christ et sa justice. Si donc, après tout l'ef- fort qu£ fait le pécheur de se bien mettre dans l'esprit que ses péchés lui sont remis par sa foi, il venoit à dire en lui-même : Qui me dira, foible et imparfait comme je suis, si j'ai cette vraie foi qui change le cœur? C'est une tentation, selon Luther. Il faut croire que tous nos péchés nous sont remis par la foi, sans s'inquiéter si cette foi est telle que Dieu la demande, et même sans y penser : car y penser seulement, c'est faire dépendre la grâce et la justification d'une chosB qui peut être en nous; ce que la gratuité, pour ainsi parler, de la justification, se- lon lui , ne soufi'roit pas.

Avec cette certitude que mettoit Luther de la rémission des péchés, il ne laissoit pas de dire qu'il y avoit un certain état dangereux à l'âme, qu'il appelle la sécurité. « Que les fidèles prennent garde, dit-il', à ne venir pas à la sécurité ! » Et incontinent après : « Il y a une dé- testable arrogance et sécurité dans ceux qui se flattent eux-mêmes, et ne sont pas véritablement affligés de leurs péchés, qui tiennent encore bien avant dans leur cœur. » Si l'on joint à ces deux thèses de Luther celle il disoit, comme on l'a vu', qu'à cause de l'amour-propre on a n'est jamais assuré de ne pas commettre plusieurs péchés mortels dans ses meilleures œuvres, » de sorte qu'il y a falloit toujours crain- dre la damnation»; » il pouvoit sembler que ce docteur étoit d'accord dans le fond avec les catholiques, et qu'on ne devroit pas prendre la certitude qu'il pose à la dernière rigueur, comme nous avons fait. Mais il ne s'y faut pas tromper : Luther tient au pied de la lettre ces deux propositions, qui paroissent si contraires : « On n'est jamais assuré d'être affligé comme il faut de ses péchés; » et, « On doit se tenir pour assuré d'en avoir la rémission; » d'où suivent ces deux autres propositions, qui ne semblent pas moins opposées : la certitude doit être admise : la sécurité est à craindre. Mais quelle est donc cette cer- titude, si ce n'est la sécurité? G'étoit l'endroit inexplicable de la doc- trine de Luther, et on n'y trouvoit aucun dénoûment.

Pour moi, tout ce que j'ai pu trouver dans ses écrits qui serve à dé- velopper ce mystère, c'est la distinction qu'il fait entre les péchés que l'on commet sans le savoir, et ceux que l'on commet « sciemment et contre sa conscience : » « lapsus contra conscientiam ^ ». Il semble donc que Luther ait voulu dire, qu'un chrétien ne peut s'assurer de n'avoir pas les péchés du premier genre; mais qu'il peut être assuré de n'en avoir pas du second; et si en les commettant il se tenoit as- suré de la rémission de ses péchés, il tomberoit dans cette damnable et pernicieuse sécurité que Luther condamne : au lieu qu'en les évi- tant il se peut tenir assuré de la rémission de tous les autres, et même des plus cachés; ce qui suffit pour la certitude que Luther veut éta-

1. V. disp. 1538; Prop. 44, 45, t. l. 2. Ci-dessus, p. 307.

3. Prop. 1518, 48, tom. I.

4. Luth., Tliemat., tom. I, fol. 490; Conf. Aug., cap. De bon op.; Synt. gea., 2 part,, p. 21.

310 HISTOIRE

blir. Mais la difficulté revenoit toujours : car il demeuroit pour indu- bitable, selon Luther, que l'homme ne sait jamais si ce vice câchê de l'amour-propre n'infecte pas ses meilleures œuvres; qu'au contraire, pour éviter la présomption, il doit tenir pour certain qu'elles en sont mortellement infectées : qu'il «se flatte;» et que, lorsqu'il croit a êtra affligé véritablement de son péché, » il ne s'eiisuit pas qu'il le soit au- tant qu'il faut pour en obtenir la rémission. Si cela est, malgré tout c qu'il croit ressentir, il ne sait jamais si le péché ne règne pas dan* son cœur, d'autant plus dangereusement qu'il est plus caché. Nous en serons donc réduits à croire que nous serons réconciliés avec Dieu, quand même le péché régneroit en nous : autrement il n'y auroit ja- mais de certitude.

Ainsi, tout ce qu'on nous dit de la certitude qu'on peut avoir sur le péché commis contre la conscience, est inutile. Ce n'est pas aller assez avant que de ne pas reconnoître que ce péché qui se cache, cet or- gueil secret, cet amour-propre qui prend tant de formes, et même celle de la vertu, est peut-être le plus grand obstacle de notre conver- sion, et toujours l'inévitable sujet de ce tremblement continuel, que les catholiques enseignoient après saint Paul. Les mêmes catholiques observoient que tout ce qu'on leur répondoit sur cette matière, éloit manifestement contradictoire. Luther avoit avancé cette proposition : « Personne ne doit répondre au prêtre qu'il est contrit', » c'est-à-dire pénitent. Et comme cette proposition fut trouvée étrange, il la soutint de ces passages, a Saint Paul dit : Je ne me sens coupable en rien; mais je ne suis pas pour cela justifié^. David dit : Qui connoît ses pé- cbés^? Saint Paul dit : Celui qui s'approuve lui-même n'est pas ap- prouvé; mais celui que Dieu approuve*. » Luther concluoit de ces pas- sages que nul pécheur n'est en état de répondre au prêtre : « Je suis vraiment pénitent: » et à le prendre à la rigueur, et pour une certi- tude entière, il avoit raison. On n'étoit donc pas assuré absolument, gelon lui, qu'on fût pénitent; et néanmoins, selon lui, on étoit abso- lument assuré que les péchés sont remis : on étoit donc assuré que le pardon est indépendant de la pénitence. Les catholiques n'entendoient rien dans ces nouveautés : Voilà, disoient-ils, un prodige dans les mœurs et dans la doctrine; l'Église ne peut pas souR'rir un tel scandale.

Mais, disoit Luther', on est assuré de sa foi: et la foi est insépa- rable de la contrition. On lui répliquoit : Permettez donc au fidèle de répondre de sa contrition, comme de sa foi ; ou si vous défendez l'un, défendez l'autre.

«c Mais, poursuivoit-il, saint Paul a dit : Examinez- vous vous- mêmes, si vous êtes dans la foi; éprouvez-vous vous-mêmes*. » Donc on sent la foi, conclut Luther : et on concluoit, au contraire, qu'on ne la sent pas. Si c'est une matière d'épreuve, si c'est un sujet d'exa- men, ce n'est donc pas une chose que l'on connoisse par sentiment, ou, comme on parle, par conscience. Ce qu'on appelle la foi, pour-

1. Assert, art. damnât, ad art. 14, tom. II. 2. / Cor. iv, 4. 3. Ps. xvui, 13. 4. // Cor. X, 18. 5. Ibid. ad prop. 12 et 14. 6. II Cor. xin, 5.

DES VARIATIONS, L1V. I. 311

suivoit-on, n'en est peut-être qu'une vaine image ou une foible répéti- tion de ce qu'on a lu dans les livres, de ce qu'on a entendu dire aux autres fidèles. Pour être assuré d'avoir cette foi vive, qui opère la vé- ritable conversion du cœur, il faudroit être assuré que le péché ne règne plus en nous; c'est ce que Luther ne me peut ni ne me veut ga- rantir, pendant qu'il me garantit ce qui en dépend, c'est-à-dire la ré- mission des péchés. Voilà toujours la contradiction, et le foible inévi- table de sa doctrine.

Et qu'on n'allègue pas ce que dit saint Paul : « Qui sait ce qui est en l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui'? » Il est vrai : nulle autre créature, ni homme ni ange, ne voit en nous ce que nous n'y voyons pas : mais il ne s'ensuit pas de que nous-mêmes nous le voyions toujours : autrement comment David auroit-il dit ce que Luther objectoit : « Qui connolt ses péchés? » Ces péchés ne sont- ils pas en nous? Et puisqu'il est certain que nous ne les connoissons pas toujours, l'homme sera toujours à lui-même une grande énigme; et son propre esprit lui sera toujours le sujet d'une éternelle et impé- nétrable question. C'est donc une folie manifeste de vouloir qu'on soit assuré du pardon de son péché, si on n'est pas assuré d'en avoir en- tièrement retiré son cœur.

Luther disoit beaucoup mieux au commencement de la dispute; car voici ses premières thèses sur les indulgences en 1517, et dès l'origine de la querelle : a Nul n'est assuré de la vérité de sa contrition; et à plus forte raison ne l'est-il pas de la plénitude du pardon'. » Alors il reconnoissoit, par l'inséparable union de la pénitence et du pardon, que l'incertitude de l'un emportoit l'incertitude de l'autre. Dans la suite il changea, mais de bien en mal: en retenant l'incertitude de la con- trition, il ôta l'incertitude du pardon; et le pardon ne dépendoit plus de la pénitence. Voilà comme Luther se réformoit. Tel fut son progrès, à mesure qu'il s'échaufToit contre l'Église, et qu'il s'enfonçoit dans le schisme. Il s'étudioit en toutes choses à prendre le contre-pied de l'É- glise. Bien loin de s'efforcer, comme nous, à inspirer aux pécheurs la crainte des jugements de Dieu, pour les exciter à la pénitence, Lu- ther en étoit venu à cet excès de dire, « que la contrition par laquelle on repasse ses ans écoulés dans l'amertume de son cœur, en pesant la grièvcté de ses péchés, leur difformité, leur multitude, la béatitude perdus, et la damnation méritée, ne faisoit que rendre les hommes plus hypocrites ^: » comme si c'étoit une hypocrisie au pécheur de commencer à se réveiller de son assoupissement.

Mais peut-être qu'il vouloit dire que ces sentiments de crainte ne suffiscient pas, et qu'il y falloit joindre la foi et l'amour de Dieu. J'a- voue qu'il s'explique ainsi dans la suite ^; mais contre ses propres prin- cipes : car il vouloit, au contraire (et nous verrons dans la suite que c'est un des fondements de sa doctrine), que la rémission des péchés

1. I Cor. II, 11. 2. Prop. 1517; Prop. 30, tom. I, fol. SO. 3. Serm. De indulg.

k. Adver. execr. Antich. bulL, tom. II, fol 93 ; Ad prop. 6. Disp. 1535. Prop. i-3, 17, ibid.

3Î2 HISTOIRE

précédât l'amour; et il abusoit pour cela de la parabole des deux débi- teurs de l'Évangile, dont le Sauveur avoit dit : « Celui-là à qui on re- met la plus grande dette aime aussi avec plus d'ardeur' : » d'où Lu- ther et ses disciples concluoient qu'on n'aimoit qu'après que la dette, c'est-à-dire les péchés étoient rem "s. Telle étoit la grande indulgence que prêchoit Luther, et qu'il o-^posoit à celles que les jacobins pu- blioient, et que Léon X avoit données. Sans s'exciter à la crainte, sans avoir besoin de l'amour, pour être justifié de tous ses péchés, il ne falbit que croire, sans hésiter, qu'ils étoient tous pardonnes; et dans le moment l'affaire étoit faite.

Parmi les singularités qu'il avançoittous les jours, il y en eut une qui étonna tout le monde chrétien. Pendant que l'Allemagne, mena- cée par les armes formidables du Turc, étoit tout en mouvement pour lui résister, Luther établissoit ce principe : a Qu'il falloit vouloir non- seulement ce que Dieu veut que nous voulions, mais absolument tout ce que Dieu veut : » d'où il concluoit que « combattre contre le Turc, c'étoit résister à la volonté de Dieu qui nous vouloit viàiter^ »

Au milieu de tant de hardies propositions, il n'y avoit à l'extérieur •ien de plus humble que Luther. Homme timide et retiré, « il avoit, /'.isoit-il', été traîné par force dans le public, et jeté dans ces trou- bles plutôt par hasard que de dessein. Son style n'avoit rien d'uniforme : il étoit même grossier en quelques endroits, et il écrivoit exprès de cette manière. Loin de se promettre l'immortalité de son nom et de ses écrits, il ne l'avoit jamais recherchée. « Au surplus, il attendoit avec respect le jugement de l'Église, jusqu'à déclarer en termes ex- près, que et s'il ne s'en tenoit à sa détermination, il consentoit d'être traité comme hérétique*. » Enfin tout ce qu'il disoit étoit plein de soumission non-seulement envers le concile, mais encore envers le saint-siége et envers le pape : car le pape, ému des clameurs qu"exci- toit dans toute l'Église la nouveauté de sa doctrine, en avoit pris con- noissance ; et ce fut alors que Luther parut le plus respectueux. « Je ne suis pas, disoit-iP, assez téméraire pour préférer mon opinion par- ticulière à celle de tous les autres. » Et pour le pape, voici ce qu'il lui écrit le dimanche de la Trinité en 1518 : « Donnez la vie ou la mort, appelez ou rappelez, approuvez ou réprouvez comme il vous plaira, j'écouterai votre voix comme celle de Jésus-Christ même ^ » Tous ses discours furent pleins de semblables protestations durant environ trois ans. Bien plus, il s'en rapportoit à la décision des universités de Bàle, de Fribourg et de Louvain'. Un peu après il y ajouta celle de Paris : et il n'y avoit dans l'Église aucuii tribunal qu'il ne voulût reconnoître.

11 sembloit même qu'il parloit de bonne foi sur l'autorité du saint- siége : car les raisons dont il appuyoit son attachement pour ce grand siège étoient en effet les plus capables de toucher un coeur chrétien. Dans un livre qu'il écrivit contre Silvestre de Prière, jacobin, il allé-

1. Luc. vu, 42, 43. 2 Prop. 15, 9S, fol. 5G. I

3. Resol. de poî. jafx, Praef., tom. I, fol. 310; Praef. oper., ibid. 2

4. Cont. Prier., tom. I, fol. 177. 5. Prot. Luth., tom. I, foî. 195. *■- Epist. ad LeoQ. X, ibid. 7. Act. caj). Lejat., ibid., fol. 208

DES VARIATIONS, IIV. T. 313

guoit en premier lieu ces paroles de Jésus-Christ: « Tu es Pierre; » et celles-ci : a Pais mes brebis. » « Tout le monde confesse, dit-il ', que l'autorité du pape vient de ces passages, -o même, après avoir dit « que la foi de tout le monde se doit conformer à celle que professe l'Église romaine, » il continue en cette sorte: a Je rends grâces à Jé- sus-Christ de ce qu'il conserve sur la terre cette Église unique par un grand miracle, et qui seul peut montrer que notre foi est véritable; en Sorte qu'elle ne s'est jamais éloignée de la vraie foi par aucun décret. » Après même que dans l'ardeur de la dispute ces bons principes se fu- rent un peu ébranlés, «le consentement de tous les fidèles le retenoit dans la révérence de l'autorité du pape. Est-il possible, disoit-il ^, que Jésus-Christ ne soit pas avec ce grand nombre de chrétiens? » Ainsi il condamnoit « les bohémiens qui s'étoient séparés de notre communion, et protestoit qu'il ne lui arriveroit jamais de tomber dans un semblable schisme. »

On ressentoit cependant dans ses écrits je ne sais quoi de fier et d'emporté. Mais encore qu'il attribuât ses emportements à la violence de ses adversaires, dont les excès en effet n'étoient pas petits, il ne laissoit pas de demander pardon de ceux il tomboit. « Je confesse, écrivoit-il au cardinal Cajetan, légat alors en Allemagne ', que je me suis emporté indiscrètement, et que j'ai manqué de respect envers le pape. Je m'en repens. Quoique poussé, je ne devois pas répondre au fou qui écrivoit contre moi, selon sa folie. Daignez, poursuivoit-il, rapporter l'affaire au saint-père: je ne demande qu'à écouter la voix de l'Église, et la suivre, jj

Après qu'il eut été cité à Rome, en formant son appel du pape mal informé au pape mieux informé, il ne laissoit pas de dire, « que l'ap- pellation, quant à lui, ne lui sembloit pas nécessaire*, » puisqu'il de- meuroit toujours soumis au jugement du pape; mais il s'excusoit d'aller à Rome « à cause des frais. » Et d'ailleurs, disoit-il ^, cette citation de- vant le pape étoit inutile contre un homme qui n'attendoit que son ju- gement pour y obéir.

Dans la suite de la procédure, il appela du pape au concile le di- manche 28 novembre 1518. Mais dans son acte d'appel il persista tou- jours à dire, a qu'il ne prétendoit ni douter de la primauté et de l'au- torité du saint-siége, ni rien dire qui fiît contraire à la puissance du pape bien avisé et bien instruit *. »

En effet le 3 mars 1519, il écrivoit encore à Léon X, « qu'il ne pré- tendoit en aucune sorte toucher à sa puissance, ni à celle de l'Église romaine '. » Il s'obligeoit à un silence éternel, comme il avoit toujours fait, pourvu qu'on imposât une loi semblable à ses adversaires; car il ne pouvoit soutenir un jugement inégal; et il fût demeuré content du pape, à ce qu'il disoit, s'il eût voulu seulement ordonner aux deux partis un égal silence; tant il jugeoit la réformation qu'on a depuis tant vantée, peu nécessaire au bien de l'Église!

!. Cont. Prier., tom. I, pag. 173, 188. 2. Disn. Lips., tom. I, fol. 251.

3. Ibid. fol. 215. 4. Ad. Card. Caj. 5. Ibid.

6. Âd card. Cajet. appell. Luth, ad Conc 7. Luth. ad. Léon X, 1519, ibid.

314 HISTOIRE

Pour ce qui est de rétractation, il n"en voulu; jamais entendre par- ler, encore qu'il y en eut assez de matière, comme on a pu voir; et cependant je n'ai pas tout dit, il s'en faut beaucoup. Mais, disoit-il, a étant engagé, sa réputation chrétienne ne permet'oit pas qu'il se cachât dans un coin. » ou qu'il reculât en arrière. Voilà ce qu'il dit pour s'excuser après la rupture ouverte. Mais, durant la contention, il alléguoit une excuse plus vraisemblable comme plus soumise. Car après tout, dit-il ', a je ne vois pas à quoi est bonne ma rétractation; puis- qu'il ne sagit pas de ce que j'ai dit, mais de ce que dira lÉglise, à la- quelle je ne prétends pas répondre comme un adversaire, mais l'écou- ter comme un disciple. »

Au commencement de 1520, il le prit d'un ton un peu plus haut; aussi la dispute s'échauffoit-elle, et le parti grossissoit. Il écrivit donc au pape ^ : a Je hais les disputes; je n'attaquerai personne; mais aussi je ne veux pas être attaqué. Si on m'attaque, puisque j'ai Jésus-Christ pour maître, je ne demeurerai pas sans réplique. Pour ce qui est de chanter la palinodie, que personne ne s'y attende. Votre Sainteté peut finir toutes ces contentions par un seul mot, en évoquant l'affaire à elle, et en imposant silence aux uns et aux autres. » Voilà ce qu'il écri- vit à Léon X, en lui dédiant le livre a De la liberté chrétienne, » plein de nouveaux paradoxes, dont nous verrons bientôt les effets funestes. La même année, après la censure des universités de Louvain et de Cologne, tant contre ce livre que contre les autres, Luther s'en plaignit en cette sorte: «En quoi est-ce que notre saint-père Léon a offensé ces universités, pour lui avoir arraché des mains un livre dédié à son nom, et mis à ses pieds pour y attendre sa sentence? » Enfin il écrivit à Charles V, a qu'il seroit jusqu'à la mort un fils humble et obéissant de l'Église catholique, et promettoit de se taire si ses ennemis le lui permettoient 3. » U prenoit ainsi à témoin tout l'univers, et ses deux plus grandes puissances, qu'on pou voit cesser de parler de toutes les choses qu'il avoit remuées; et lui-même il s'y obligeoit de la manière du monde la plus solennelle.

Mais cette affaire avoit fait un trop grand éclat pour être dissimulée. La sentence partit de Rome: LAon X publia sa bulle de condamnation du 18 juin J520; et Luther oublia en même temps toutes ses soumis- sions, comme si c'eût été de vains compliments. Dès lors il n'eut que de la furcur; on vit voler des nuées d'écrits contre la bulle. Il fit pa- roîtie d'abord des notes ou des apostilles pleines de mépris *. Un se- cond écrit portoit ce titre : « Contre la bulle exécrable de l'Antéchrist *.» Il le finissoit par ces mots: a De même qu'ils m'excommunient, je les excommunie aussi à mon tour. » C'est ainsi que prononçoit ce nouveau pape. Enfin 0 publia un troisième écrit pour « la défense des articles condamnés par la bulle ^ » Là, bien loin de se rétracter d'aucune de ses erreurs, ou d'adoucir du moins un peu ses excès, il enchérit par-

{. Ad. Card. Cajet., tom. I. pag 216 et seq.

2. Ad Léon. X, tom. II, fol. 2, 6 April 1520.

3. Prot. Lut. ad Car. V, ibid. 44. 4. Tom. 1, foi. 56. 5. iûid. 88, 9L 6. Assert, art. per bull. damnât.

DES VARIATIOMSi LTV. I. 315

dessus, et confirma tout, jusqu'à cette proposition: que a tout chré- tien, une femme ou un enfant peuvent absoudre en l'absence du prê- tre, en vertu de ces paroles de Jésus-Christ: Tout ce que vous délierez sera délié '; » jusqu'à celle il avoit dit que « c'étoit résister à Dieu que de combattre contre le Turc *. » Au lieu de se corriger sur une proposition si absurde et si scandaleuse, il rappuyoit de nouveau; et prenant un ton de prophète, il parloit en cette sorte: « Si l'on ne met le pape à la raison, c'est fait de la chrétienté. Fuie qui peut dans les montagnes; ou qu'on ôte W vie à cet homicide Romain. Jésus-Christ îe détruira par son glorieux événement; ce sera lui, et non pas un au- tre'. » Puis empruntant les paroles d'Isaïe. « 0 Seigneur. » s'écrioit ce nouveau prophète, « qui croit à votre parole? » et concluoit en don- nant aux hommes ce commandement comme un oracle venu du ciel : « Cessez de faire la guerre au Turc, jusqu'à ce que le nom du pape soit ôtè de dessous le ciel. J'ai dit. »

C'étoit dire assez clairement que le pape dorénavant seroit l'ennemi commun, contre lequel il se falloit réunir. Mais Luther s'en expliqua mieux dans la suite, lorsque, fâché que les prophéties n'allassent pas assez vite, il tâchoit d'en hâter l'accomplissement par ces paroles: « Le pape est un loup possédé du malin esprit; il faut s'assembler de totis les villages et de tous les bourgs contre lui. Il ne faut pas attendre ni la sentence du juge, ni l'autorité du concile, n'importe que les rois et les césars fassent la guerre pour lui; celui qui fait la guerre sous un voleur la fait à son dam; les rois et les césars ne s'en sauvent pas, en disant qu'ils sont défenseurs de l'Église, parce qu'ils doivent savoir ce que c'est que l'Église*. t> Enfin, qui l'en eût cru eût tout mis en feu, et n'eût fait qu'une même cendre du pape et de tous les princes qui le soutenoient. Et ce qu'il y a ici de plus étrange, c'est qu'autant de propositions que l'on vient de voir étoient autant de thèses de théo- logie, que Luther entreprenoit de soutenir. Ce n'étoit pas un haran- gueur qui se laissât emporter à des propos insensés dans la chaleur du discours; c'étoit un docteur qui dogmatisoit de sang-froid, et qui met- toit en thèses toutes ses fureurs.

Quoiqu'il ne criât pas encore si haut dans l'écrit qu'il publioit con- tre la bulle, on y a pu voir des commencements de ces excès; et le même emportement lui faisoit dire, au sujet de la citation à laquelle il n'avoit pas comparu : « J'attends pour y comparoître que je sois suivi de vingt mille hommes de pied et de cinq mille chevaux; alors je me ferai croire *. » Tout étoit de ce caractère, et on voyoit dans tout son discours les deux marques d'un orgueil outré, la moquerie et la vio- lence.

On le reprenoit dans la bulle d'avoir soutenu quelques-unes des pro- positions de Jean Hus: au lieu de s'en excuser, comme il auroit fait autrefois, «Oui, disoit-il en parlant au pape', tout ce que vous con-

î. iLid. 1320, tom. II, prop. 13, fol. 94. 2. Ibid.,prop. 33. 3. Ibid.

4. Disp. 1540. Prop. 59 et seq., tom. I, f. 470

5. Ado. execr. Aritich. bull-, tom. II, fol. 91. 6. Ibid. ad prop. 30. fol. 109.

316 HISTOIRE

damnez dans Jean Hus, je l'approuve; tout ce que vous approuvez, je le condamne. Voilà la rétractation que vous m'avez ordonnée; en vou- lez-vous davantage?»

I,es fièvres les plus violentes ne causent pas de pareils transports. Voilà ce qu'on appeloit dans le parti hauteur de oourage; et Luther, dans les apostilles qu'il fit sur la bulle, disoit au pape sous le nom d'un autre : « Nous savons bien que Luther ne vous cédera pas, parce qu'un si grand courage ne peut pas abandonner la défense de la vérité qu'il a entreprise *. > Lorsqu'en haine de ce que le pape avoit fait brûler ses écrits à Rome, Luther aussi à son tour fit brûler à Vitemberg les dé- crétais; les actes qu'il fit dresser de cette action portoient, « qu'il avoit parlé avec un grand éclat de belles paroles, et une heureuse élégance de sa langue maternelle '. » C'est par il enlevoit tout le monde. Mais surtout il n'oublia pas de dire, que ce n'étoit pas assez d'avoir brûlé ces décrétales; et « qu'il eût été bien à propos d'en faire autant au pape même, c'est-à-dire, » ajoutoit-il pour tempérer un peu son discours, « au siège papal. »

Quand je considère tant d'emportement après tant de soumission, je suis en peine d'où pouvoit venir cette humilité apparente à un homme de ce naturel. Étoit-ce dissimulation et artifice? ou bien est-ce que l'orgueil ne se connoît pas lui-même dans ses commencements, et que, timide d'abord, il se cache sous son contraire, jusqu'à ce qu'il ait trouvé occasion de se déclarer avec avantage?

En effet, Luther reconnoît, après la rupture ouverte, que dans les commencements il étoit a comme au désespoir', » et que personne ne peut comprendre « de quelle foiblesse Dieu l'a élevé à un tel courage, ni comment d'un tel tremblement il a passé à tant de force. » Si c'est Dieu, ou l'occasion qui ont fait ce changement, j'en laisse le jugement au lecteur, et je me contente pour moi du fait que Luther avoue. Alors dans cette frayeur, il est bien vrai, en un certain sens, que « son hu- milité, » comme il dit, a n'étoit pas feinte. » Ce qui pourroit toutefois faire soupçonner de l'artifice dans ses discours, c'est qu'il s'échappoit de temps,en temps jusqu'à dire, a qu'il ne changeroit jamais rien clans sa doctrine; et que s'il avoit remis toute sa dispute au jugement du souverain pontife, c'est qu'il falloit garder le respect envers celui qui exerçoit une si grande charge *. » Mais qui considérera l'agitation d'un homme que son orgueil d'un côté, et les restes de la foi de l'autre, ne cessoient de déchirer au dedans, ne croira pas impossible que des sen- timents si divers aient paru tour à tour dans ses écrits. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'autorité de l'Église le retint longtemps; et on ne peut lire sans indignation, non plus que sans pitié, ce qu'il en écrit, oc Après, dit-il*, que j'eus surmonté tous les arguments qu'on m'oppo- soit, il en restoit un dernier qu'à peine je pus surmonter par le secours de Jésus-Christ, avec une extrême difficulté et beaucoup d'angoisses;

1. Not. in bulL, tom. II, foL 56. 2. Exust. acta, tom. II, fol. 123. 8. Praef. oper. Luth., tom. I, fol. 49, 50 et seq. 4. Pio Lect.. t I, f. 21». {. Praef. oper. Luth., tom. I, fol. 49.

DES VARIATIONS, LIV. I. 317

c'est qu'il falloit écouter l'Église. >• La grâce, pour ainsi dire, avoit peine à quitter ce malheureux. A la fin il l'emporta, et pour comble d'aveuglement, il prit le délaissement de Jésus-Christ méprisé pour un secours de sa main. Qui eût pu croire qu'on attribuât à la grâce de Jésus-Chfist l'audace de n'écouter plus son Église, contre son pré- cepte? Après cette funeste victoire, qui coûta tant de peine à Luther, il s'écrie comme affranchi d'un joug importun : « Rompons leurs liens, et rejetons leur joug de dessus nos têtes ' ; » car il se servit de ces pa- roles, en répondant à la bulle % et secouant avec un dernier effort l'autorité de l'Église,» sans songer que ce malheureux cantique est ce- lui que David met à la bouche des rebelles, dont les complots s'élèvent « contre le Seigneur et contre son Christ ^. » Luther aveuglé se l'ap- proprie, ravi de pouvoir dorénavant parler sans contrainte, et décider à son gré de toutes choses. Ses soumissions méprisées se tournent en poison dans son cœur; il ne garde plus de mesures; les excès, qui dé- voient rebuter ses disciples, les animent; on se transporte avec lui en l'écoutant. Un mouvement si rapide se communique bien loin au de- hors; et un grand parti regarde Luther comme un homme envoyé de Dieu pour la réformation du genre humain.

Alors il se mit à soutenir que sa vocation étoit extraordinaire et di- vine. Dans une lettre qu'il écrivoit a aux évêques, qu'on appeloit, » di- soit-il<, a faussement ainsi, » il prit le titre d'ecclésiaste ou de prédi- cateur de Vitemberg, que personne ne lui avoit donné. Aussi ne dit-il autre chose, sinon a qu'il se l'étoit donné lui-même; que tant de bulles et tant d'aiiathèmes, tant de condamnations du pape et de l'empereur lui avoient ôté tous ses anciens titres, et avoient effacé en lui le carac- tère de la bête; qu'il ne pouvoit pourtant pas demeurer sans titre, et qu'il se donnoit celui-ci, pour marque du ministère auquel il avoit été appelé de Dieu, et qu'il avoit reçu non des hommes, ni par Vhomme, mais par le don de Dieu, et par la révélation de Jésus-Christ. » Le voilà donc appelé à même titre que saint Paul, aussi immédiatement, aussi extraordinairement. Sur ce fondement, il se qualifie à la tête et dans tout le corps de la lettre, « Martin Luther, par la grâce de Dieu ecclésiaste de Vitemberg, » et déclare aux évêques, t afin qu'ils n'eu prétendent cause d'ignorance, que c'est sa nouvelle qualité qu'il so donne lui-même, avec un magnifique mépris d'eux et de Satan; qu'il pourroit à aussi bon titre s'appeler évangéliste par la grâce de Dieu; et que très-certainement Jésus-Christ le nommoit ainsi, et le tenoit pour ecclésiaste. »

En vertu de cette céleste mission, il faisoit tout dans l'Église; il prê- choit, il visitoit, il corrigeoit, il ôtoit des cérémonies, il en laissoit d'autres, il instituoit et destituoit. Il osa, lui qui ne fut jamais que prêtre, je ne dis pas faire d'autres prêtres, ce qui seul seroit un atten- tat inouï dans toute l'Église depuis l'origine du christianisme, mais, ce qui est bien plus inouï, faire un évêque. On trouva à propos, dans

1. Ps. n, 3. 2. Not. in bitll, tom. I, fol. 63. 3. Ps. ii, 2. 4. Ep. ad falso nominat. ordin. episc. tcm II, fol. 305.

s 1 8 HISTOIRE

le parti, d'occuper par force l'évêché de Naûmbourg '. Luther fut à cette ville, par une nouvelle consécration il ordonna évêque Nicolas Amsdorf, qu'il avoit déjà ordonné ministre et oasteur de Magdebourg. Il ne le fit donc pas évêque au sens qu'il appelle quelquefois de ce nom tous les pasieurs ; car Amsdorf étoit déjà établi pasteur; il le fit évêque avec toute la prérogative attachée à ce nom sacré, et lui donna le ca- ractère supérieur que lui-même n'avoit pas. Mais c'est que tout étoit compris dans sa vocation extraordinaire, et qu'enfin un évangéliste, envoyé immédiatement de Dieu comme un nouveau Paul, peut tout dans l'Église.

Ces entreprises, je le sais, sont comptées pour rien dans la nouvelle Réforme. Ces vocations et ces missions tant respectées dans tous les siècles, selon les nouveaux docteurs ne sont après tout que formalités, et il en faut revenir au fond. Mais ces formalités établies de Dieu con- servent le fond. Ce sont des formalités, si l'on veut, au même sens que les sacrements en sont aussi; formalités divines, qui sont le sceau de la promesse et les instruments de la grâce. La vocation, la mission, la succession, et l'ordination légitime, sont formalités dans le même sens. Par ces saintes formalités Dieu scelle la promesse qu'il a laite à son Église de la conserver éternellement: «Allez, enseignez, et bap- tisez -. et voilà, je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles '. » Avec vous enseignants et baptisants; ce n'est pas avec vous, qui êtes présents, et que j'ai immédiatement élus; c'est avec vous en la per- sonne de ceux qui vous seront éternellement substitués par mon ordre. Qui méprise ces formalités de mission légitime et ordinaire, peut avec la même raison mépriser les sacrements, et confondre tout l'ordre de l'Église. Et sans entrer plus avant dans cette matière, Luther, qui se disoit envoyé avec un titre extraordinaire et immédiatement éman^ de Dieu comme un évangéliste et comme un apôtre, n'ignoroit pas que la vocation extraordinaire ne dut être confirmée par des miracles. Quand Muncer avec ses anabaptistes entreprit de s'ériger en pasteur, Luther ne vouloit pas qu'on en vînt au fond avec ce nouveau docteur , ni qu'on le reçût à prouver la vérité de sa doctrine par les Écritures, mais il ordonnoit qu'on lui demandât, a qui lui avoit donné la charge d'ensei- gner 3. » a S'il répond que c'est Dieu, poursuivoit-il, qu'il le prouve par un miracle manifeste; car c'est par de tels signes que Dieu se dé- clare, quand il veut cnanger quelque chose dans la forme ordinaire de la mission. » Luther a\oit été élevé dans de bons principes, et il ne pouvoit s'empêcher d'y revenir de temps en temps. Témoin le traité qu'il fit de l'autorité des magistrats en 1534 ^ Cette date est considé- rable, parce qu'alors quatre ans après la Confession d'Augsbourg, et quinze ans après la rupture, on ne peut pas dire que la doctrine lu- thérienne n'eût pas pris sa forme; et néanmoins Luther y disoit en- core, a qu'il aimoit mieux qu'un luthérien se retirât d'une paroisse, que d'y prêcher a malgré son pasteur; que le magistrat ne devoit souf-

1. Sleid., XIV, 220. 2. Matth. xxvm, 16 et 20.

i. Sleid., lib. V, édit. 15S5. ôy. 4. In Ps. lxxxii. De matjistr., tom. m.

DES VARIATIONS, LIV. I. 319

tn\ ,ii ies assemblées secrètes, ni que personne prêchât sans vocation légitime; que si l'on avoit réprimé les anabaptistas dès qu'ils répandi- rent leurs dogmes sans vocation, on auroit bien épargné des maux à l'A-llemagne ; qu'aucun homme vraiment pieux ne devoit rien entre- prendre sans vocation; ce qui devoit être si religieusement observé, que même un évangéliste (c'est ainsi qu'il appeloit ses disciples) ne de- roit pas prêcher dans une paroisse d'un papiste ou d'un hérétique, sans la participation de celui qui en étoit le pasteur. Ce qu'il disoit, pour- suit-il, pour avertir les magistrats d'é\iter ces discoureurs, s'ils n'ap- portoient de bons et assurés témoignages de leur vocation ou de Dieu, ou des hommes; autrement, qu'il ne falloit pas les admettre, quand même ils voudroient prêcher le pur Évangile, ou qu'ils seroient des anges du ciel. » C'est-à-dire qu'il ne suffit pas d'avoir la saine doctrine, et qu'il faut outre cela de deux choses l'une, ou des miracles pour té- moigner une vocation extraordinaire de Dieu, ou l'autorité des pasteurs qu'on' avoit trouvés en charge, pour établir la vocation ordinaire et dans les formes.

A ces mots, Luther sentit bien qu'on lui pouvoit demander il a\oit pris lui-même son autorité; et il répondit « qu'il étoit docteur et pré- dicateur; qu'il^ ne s'étoit pas ingéré: et qu'il ne devoit pas cesser de prêcher, après qu'une fois on l'a voit forcé à le faire; qu'après tout, il ne pouvoit se dispenser d'enseigner son Eglise; et pour les autres Égli- ses, qu'il ne faisoit autre chose que de leur communiquer ses écrits, ce qui n'étoit qu'un simple devoir de charité. »

Mais quand il parloit si hardiment de son Église, la question étoit le savoir qui lui en avoit confié le soin, ei comment la vocation qu'il avVt reçue avec dépendance étoit tout à coup devenue indépendante de toute hiérarchie ecclésiastique. Quoi qu'il en soit, à cette fois il étoit d'hu- meur à vouloir que sa vocation fût ordinaire; ailleurs, lorsqu'il sento't mieux l'impossibilité de se soutenir, il se disoit, comme on vient de voir, immédiatement envoyé de Dieu, ef se réjouissoit d'être dépouillé de tous les titres qu'il avoit reçus dans l'Église romaine, pour jouir dorénavant dune vocation si haute. Au reste, les miracles ne lui man- quoient pas; il vouloit qu'on crilt que le grand succès de ses prédica- tions tenoit du miracle: et lorsqu'il aban'lonna la vie monastique, il écrivit à son père, qui paroissoit un peu ému de son changement, (jue Dieu l'avoit tiré de son état par des miracles visibles. « Satan, dii-il *, semble avoir prévu dès mon enfance tout ce qu'il auroit un jour à souf- frir (le moi. Est-il possible que je sois le seul de tous les mortels qu'il attaque maintenant? Vous avez voulu, poursuit-il, me tirer autrefois du monastère. Dieu m'en a bien tiré sans vous. Je vous envoie un livre vous verrez par combien de miracles et d'eftets extraordinaires de sa puissance il m'a absous des vœux monastiques. » Ces vertus et ces prodiges, c'étoit et la hardiesse et le succès inespéré de son entreprise; car c'est ce qu'il donnoit pour miracle, et ses disciples en étoient persuadés.

l. De vot. monast. ad Joannem Luth, parent, suum., tom. II, £61. SCS

^iO HISTOIRE

Ils prenoient même pour quelque chose de miraculeux, qu'u « petit moine » eût osé attaquer le pape, et qu'il parût intrépide au mili ^it tant d'ennemis. Les peuples le regardoient comme un héros et comme un homme divin, quand ils lui entendoient dire qu'on ne pensât pas l'épouvanter; que, s'il s'étoit caché un peu de temps, a le diable savoit bien (le beau témoin!) que ce n'étoit point par crainte; que, lorsqu'il avoit paru à Worms devant l'empereur, rien n'avoit été capable de l'effrayer; et que, quand il eût été assuré d'y trouver autant de diables prêts à le tirer qu'il y avoit de tuiles dans les maisons, il les auroit affrontés avec la même confiance '. » C'étoit ses expressions ordinaires. Il avoit toujours à la bouche le diable et le pape, comme des ennemis qu'il alloit abattre; et ses disciples trouvoient dans ces paroles brutales a une ardeur divine, un instinct céleste, et l'enthousiasme d'un cœur enflammé de la gloire de l'Évangile ^. »

Lorsque quelques-uns de son parti entreprirent, comme nous verrons bientôt, de renverser les images dans Vitemberg durant son absence, et sans le consulter: « Je ne fais pas, disoit-iP, comme ces nouveaux prophètes, qui s'imaginent faire un ouvrage merveilleux et digne du Saint-Esprit, en abattant des statues et des peintures. Pour moi, je n'ai pas encore mis la main à la moindre petite pierre pour la renver- ser; je n'ai fait mettre le feu à aucun monastère; mais presque tous les monastères sont ravagés par ma plume et par ma bouche; et on pu- blie que sans violence j'ai moi seul fait plus de mal au pape, que n'au- roit pu faire aucun roi avec toutes les forces de son royaume. » Voilà .'js miracles de Luther. Ses disciples admiroient la force de ce ravageur «ie monastères, sans songer que cette force formidable pouvoit être uxîi'ie de l'ange que saint Jean appelle « exterminateur *. »

Luther le prenoit d'un ton de prophète contre ceux qui s'opposoient rt sa doctrine. Après les avoir avertis de s'y soumettre, à la fin il les menaçoit de prier contre eux. « Mes prières, disoit-il % ne seront pas un foudiede Salmonée, ni un vain murmure dans l'air; on n'arrête pas ainsi la voix de Luther; et je souhaite que Votre Altesse ne l'éprouve pas à son dam. » C'est ainsi qu'il écrivoit à un prince de la maison de Saxe a Ma prière, poursuivoit-il, est un rempart invincible, plus puissanl que le diable même; sans elle, il y a longtemps qu'on ne parleroit plus de Luther; et on ne s'étonnera pas d'un si grand miracle l » Lorsqu'il menaçoit quelqu'un des jugements de Dieu, il ne vouloit pas qu'on crût qu'il le fît comme un homme qui en avoit seulement des vues générales. Vous eussiez dit qu'il lisoit dans les décrets éternels. On le voyoit parler si certainement de la ruine prochaine de la papauté, que les siens n'en doutoient plus. Sur sa parole on tenoit pour assuré dans le parti, qu'il y avoit deux Antechrists, clairement marqués dans les >:critures, le pape et le Turc. Le Turc alloit tomber, et les efforts qu'il faisoit alors dans la Hongrie étoient le dernier acte de la tragédie. Pour la papauté, c'en étoit fait, et à peine lui donnoit-il « deux ans » à vi-

1. Ep. ad Frid. Sax. ducem : apud Chytr.. lib. X, pag. 247.

2. Chytr., lib. X, p. 247.-3. Frider. duci elect., etc., tom. VII, pag. 507, 509 4. Ai)0C: jx, U. 5. Epist. adOeorg. duc. Sax., tom. II, fol. 4yi.

DES VARIATIONS, LIV. I. 321

vre; mais surtout qu'on se gardât bien d'employer les armes dans ce grand ouvrage. C'est ainsi qu'il parla tant qu'il fut foible; et il défen- doit dans la cause de son Évangile tout autre glaive que celui de la pa- role. Le règne papal devoit tomber tout à coup par le souffle de Jésus- Christ, c'étoit-à-dire par la prédication de Luther. Daniel y étoit exprès; saint Paul ne permettoit pas d'en douter, et Luther leur interprète l'as- suroit ainsi. On en revient encore h ces prophéties, le mauvais succès de celles de Luther n'empêche pas les ministres d'en hasarder de sem- blables; on connoît le génie des peuples, et il les faut toujours fasciner par les mêmes voies. Ces prophéties de Luther se voient encore dans ses écrits ', en témoignage éternel contre ceux qui les ont crues si lé- gèrement. Sleidan, son historien, les rapporte d'un air sérieux^: il emploie toute l'élégance de son style, et toute la pureté de son langage poli , à nous représenter une peinture dont Luther avoit rempli toute l'Allemagne, la plus sale, la plus basse, et la plus honteuse qui fut jamais; cependant, si nous en croyons Sleidan, c'étoit « une image prophétique; « au reste, « on voyoit déjà l'accomplissement de beau- coup de prophéties de Luther, et les autres étoient encore entre les mains de Dieu. »

Ce ne fut donc pas seulement le peuple qui regarda Luther comme un prophète. Les doctes du parti le donnoient pour tel. Philippe Mé- lanchthon, qui se rangea sous sa discipline dès le commencement de ces disputes, et qui fut le plus capable aussi bien que le plus zélé de ses disciples, se laissa d'abord tellement persuader qu'il y avoit en cet homme quelque chose d'extraordinaire et de prophétique, qu'il fut longtemps sans en pouvoir revenir, malgré tous les défauts qu'il dé- couvroit de jour en jour dans son maître; et il écrivit à Érasme, par- lant de Luther : « Vous savez qu'il faut éprouver, et non pas mépriser les prophètes 3. »

Cependant ce nouveau prophète s'emportoit à des excès inouïs. Il outroit tout : parce que les prophètes, par ordre de Dieu, faisoient de terribles invectives, il devint le plus violent de tous les hommes, et le plus fécond en paroles outrageuses. Parce que saint Paul, pour le bien des hommes, avoit relevé son ministère et les dons de Dieu en lui- même, avec toute la confiance que lui donnoit la vérité manifeste que Dieu appuyoit d'en haut par des miracles, Luther parloit de lui-même d'une manière à faire rougir tous ses amis. Cependant on s'y étoit accoutumé : cela s'appeloit magnanimité : on admiroit «la sainte osten- tation, les saintes vanteries, la sainte jactance » de Luther; et Calvin mème^. quoique fâché contre lui, les nomme ainsi *.

Enflé de son savoir, médiocre au fond, mais grand pour le temps, et trop grand pour son salut et pour le repos de l'Église, il se mettoit au-dessus de tous les hommes, et non-seulement de ceux de son siècle, mais encore des plus illustres des siècles passés.

art. damnât., tom. II, foL 3, ad prop. 33., ad lib. Amb Cathar., Cont. Henr. Reg. Ang., ibid. 331, 332 et seq. IV, 70, XIV, '225-, XVI, 262, etc. 3. Mel., lib. III, epist. W. t. Vestph., opusc, fol. 788.

U 1!^

322 mSTOIRï

Dans la question du libre arbitre, ÊrasOis iui objectoit le consente- ment des Pères et de toute l'antiquité : a C'est bien fait, lui disoit Lu- ther'; vantez-nous les anciens Pères, et fiez-vous à leurs discours; après avoir vu que tous ememble ils ont négligé saint Paul, et que, plongés dans le sens ciiarnel, ils se sont tenus, comme de dessein formé, éloignés de ce bel astre du matin, ou plutôt de ce soleil. » Et encore ^ : « Quelle merveille, que Dieu ait laissé toutes les plus grandes Églises aller dans leurs voies, puisqu'il y avoit laissé aller autrefois toutes les nations de la terre ? » Quelle conséquence ! Si Dieu a livré les Gentils à l'aveuglement de leur cœur, s'ensuit-il qu'il y livre encore les Églises qu'il en a retirées avec tant de soin? Voilà néanmoins ce que dit Luther dans son livre du Serf arbitre : et ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que, dans ce qu'il y soutient non-seulement « contre tous les Pères et contre toutes les Églises, » mais encore con- tre tous les hommes et contre la voix commune du genre humain, que le libre arbitre n'est rien du tout; il est abandonné, comme nous ver- rons, de tous ses disciples, et même dans la Confession d'Augsbourg : ce qui fait voir à quels excès sa témérité s'est emportée , puisqu'il a traité avec un mépris si outrageux et les Pères et les Églises, dans un point il avoit un tort si visible. Les louanges que ces saints docteurs ont données d'une même voix à la continence, le révoltent plutôt que de le toucher. Saint Jérôme lui devient insupportable pour l'avoir louée. Il décide que lui et tous les saints Pères, qui ont pratiqué tant de saintes mortifications pour la garder inviolable, eussent mieux fait de se ma- rier. Il n'est pas moins emporté sur les autres matières. Enfin, en tout et partout, les Pères, les papes, les conciles généraux et particuliers, à moins qu'ils ne tombent dans son sens, ne lui font rien. Il en est quitte pour leur opposer TÉcriture tournée à sa mode; comme si avaut lui l'Écriture avoit été ignorée, ou que les Pères, qui l'ont gardée et étudiée avec tant de religion, eussent négligé de l'entendre.

Voilà Luther en étoit venu : de cette extrême modestie qu'il avoit professée au commeiicement, il étoit passé à cet excès. Que dirai-je des bouffonneries aussi plates que scandaleuses dont il remplissoit ses écrits? Je voudrois qu'un de ses sectateurs des plus prévenus prît la peine de hre seulement un discours qu'il composa du temps de Paul III contre la papauté ^ : je suis certain qu'il rougiroit pour Luther, tant il y trouveroit partout, je ne dirai pas de fureur et d'emportement, mais de froides équivoques, de basses plaisanteries et de saletés, je dis même des plus grossières, et de celles qu'on n'entend sortir que de la bouche des plus vils artisans. «Le pape, dit-il, est si plein de diables, qu'il en crache, qu'il en mouche : » n'achevons pas ce que Luther n'a pas eu honte de répéter, trente fois. Est-ce le discours d'un réformateur? Mais c'est qu'il s'agit du pape; à ce seul mot, il rentroit dans ses fu- reurs, et il ne se possédoit plus. Mais oserai-je rapporter la suite de cette invective insensée? Il le faut, malgré mes horreurs, afin qu'on

l. Deserv. arb., tom. II, fol. 480, etc. —2. Ibid. fol. 438. 3. Adcert. pupat., tom. VII, fol. 451 et seq.

DES VARIATIONS, LIV. I. 323

Toie une fois quelles furies possédoient ce chef de la nouvelle Réforme. Forçons-nous donc pour transcrire ces mots qu'il adresse au pape : « Mon petit Paul, mon petit pape, mon petit ânon, allez doucement : il fait glacé : vous vous rompriez une jambe; vous vous gftieriez; et on diroit : Que diible est ceci? Comme le peti* papelin s'e^t gâté ! » Pardonnez-moi, lecteurs catholiques, si je répète ces irrévérences. Par- donnez-moi aussi, ô luthériens! et profitez du moins de votre honte. Mais après ces sales idées, il est temps de voir les beaux endroits. Ils consistent dans ces jeux de mots . Cœlestissimus, scelestissimus ; sanc- tisnimus.saianïssimus : et c'est ce qu'on trouve chaqueligne. Maisque dira-t-on de cette belle figure? « Un âne sait qu il est âne, une pierre sait qu'elle est pierre; et ces ânes de papelins ne «avent pas qu'ils sont des âjies". » De peur qu'on ne s'avisât d'en dire autant de lui, il va au de- vant de l'objection. « Et, dit-iP, le pape ne me peut pas tenir pour un âne : il sait bien que par la bonté de Dieu et par sa grâce particulière, je suis plus sav.mt dans les Écritures que lui et que tous ses ânes. » Poursuivons : voici le style qui va s'élever : « Si j'étois le maître de l'Empire; » oïl ira-t-il avec un si beau commencement? «je ferois un même paquet du pape et des cardinaux, po»' «e» j-:;ici lOus ensemble dans ce petit fossé de la mer de Toscane. Ce oajji es guériroit- î'v en- gage ma parole, et je donne Jésus-Chnst pour cauiion-. » Le saini nom de Jésus-Chriit n'e>t-il pas ici employé bien a propos? Taisons-nous : c'en est assez; et tremblons sous les terribles jugements de Dieu, qui, pour punir notre orgueil, a permis que de si grossiers emportements eussent une telle efficace de séduction et d'erreur.

Je ne dis rien des séilitions et des pilleries, le premier fruit des pré- dications de ce nouvel évangéliste. Il en tiroit vanité. L'Évangile, di- soit-iH, et tous ses discifiles après lui, a toujours causé du trouble, ol il faut du sang pour l'établir. Zuingle en disoit autant. Calvin se défeinl de même : «Jésus-Christ, » disoient-ils tous, a est venu pour jeter le glaive au milieu du monde*. » Aveugles, qui ne voyoient pas ou 'jui ne voaloient pas voir quel glaive Jésus-Christ avoit jeté, et quel s,i!âg il avoit fait ré[)andre. Il est vrai que les loups, au milieu desquels ils envoyoit ses disciples, dévoient répandre le sang de ses brebis inno- centes : mais avoit-il dit que les brebis cesseroient d'être brebis, lor- meroient de séditieux complots, et répandroient à leur tour le sang des loups? L'épée des persécuteurs a été tirée contre ses fidèles; niais ses fidèles tiroient-ils l'épée, je ne dis pas pour attaquer les persécu- teurs, mais pour se défendre de leurs violences? En un mot, il s't'st excité des séditions contre les disciples de Jésus-Christ; mais les dis- ciples de Jésus-Christ n'en ont jamais excité aucune durant trois cunts ans d'une perséculiou impitoyable. L'Évangile les rendoit modestes, tranquilles, respectueux envers les puissances légitimes, quoique en- iicmis de la foi, et les remplissoit d'un vrai zèle, non pas de ce zèle umer qui oppose l'aigreur à l'aigreur, les armes aux armes, et la force

l. Advers, papat., tom. VTI, fol. 470. 2. Ibid. 3. Ibid., pag. 474. 4. Deserv. arb.^ fol. 4;!, etc. 5. Matth., x, 34.

324 HISTOIRE

à la force. Que les catholiques soient donc, si l'on veut, des persécu- teurs injustes; ceux qui se vantoient de les réformer sur le modèle de l'Église apostolique dévoient commencer la Réforme par une invincible patience. Mais au contraire, disoit Érasme, qui en a vu naître les commencements' : Je les voyois sortir de leurs prêches «avec un air farouche et des regards menaçants,» comme gens «qui venoient d'ouïr des invectives sanglantes et des discours séditieux. » Aussi voyoit-on a ce peuple évangélique toujours prêt à prendre les armes , et aussi propre à combattre qu'à disputer. » Peut-être que les ministres nous avoueront bien que les prêtres des Juifs et ceux des idoles donnoient lieu à des satires aussi fortes que les prêtres de l'Église romaine, de quelques couleurs qu'ils nous les dépeignent. Quand est-ce qu'on a vu, au sortir de la prédication de saint Paul, ceux qu'il avoit convertis aller piller les maisons de ces prêtres sacrilèges, comme on a vu si souvent, au sortir des prédications de Luther et des prétendus réformateurs, leurs auditeurs aller piller tous les ecclésiastiques, sans distinction des bons ni des mauvais? Que dis-je, des prêtres des idoles ! Les idoles même étoient en quelque sorte épargnées par les chrétiens. Vit-on ja- mais à Êphèse ou à Corinîhe, tous les coins en étoient remplis, en renverser une seule après les prédications de saint Paul et des apôtres? Au contraire, ce secrétaire de la commune d'Éphèse rend témoignage à ses citoyens, que saint Paul et ses compagnons «ne blasphémoient point contre leur déesse 2;» c'est-à-dire, qu'ils parioient contre les faux dieux, sans exciter aucun trouble, sans altérer la tranquillité pu- blique. Je crois pourtant que les idoles de Jupiter et de Vénus étoient bien aussi odieuses que les images de Jésus-Christ, de sa sainte Mère et de ses saints, que nos réformés ont abattues.

LIVRE II. Depuis 1520, jusqu'en 1529.

SOMMAIRE. Les variations de Luther sur la transsubstantiation. Carlostad commence la querelle sacramentaire. Circonstance de cette rupture. La ré- volte des paysans, et le personnage que Luther y fit. Son mariage, dont lui- même et ses amis sont honteux. Ses excès sur le franc arbitre, et contre Henri VIII, roi d'Angleterre. Zuingle et Œcolampade paroissent. Les sacre- mentaires préfèrent la doctrine catholique à la luthérienne. Les luthériens prennent les armes, malgré toutes leurs promesses, Mélanchthon en est trou- blé. Ils s'unissent en Allemagne sous le nom de protestants. Vains projets d'accommodement entre Luther et Zuingle. La conférenca t'o Marpourg.

Le premier traité Luther parut pour tout ce qu'il étoit, fut celui qu'il composa en 1520, De la captivité de Bahylone. il éclata hau- tement contre l'Église romaine, qui venoit de le condamner; et parmi

1. Lib. JŒ. iI3, XXIV, XXXI, 47, pag. 2053, etc. 2. Act. xix, 37.

DES VARIATIONS, LIV. H. 325

les dogmes dont il tâcha d'ébranler les fondements, celui de la trans- substantiation fut un des premiers.

Il eût bien voulu pouvoir donner atteinte àla réalité; et chacun sait ce qu'il en a déclaré lui-même dans la lettreàceux de Strasbourg, uecrit « qu'on lui eût fait grand plaisir de lui donner quelque bon moyen de la nier, parce que rien ne lui eût été meilleur dans le dessein qu'il avoit de nuire à la papauté '. » Mais Dieu donne de secrètes bornes aux es- prits les plus emportés, et ne permet pas toujours aux novateurs d'af- fliger son Église autant qu'ils voudroient. Luther demeura frappé in- vinciblement de la force et de la simplicité de ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang : ce corps livré pour vous, ce sang de la nouvelle alliance, ce sang répandu pour vous et pour la rémission de vos péchés^ : » car c'est ainsi qu'il faudroit traduire ces paroles de Notre-Seigneur, pour les rendre dans toute leur force. L'Église avoit cru sans peine que, pour consommer son sacrifice et les figures an- ciennes, Jésus-Chiist nous avoit donné à manger la propre substance de sa chair immolée pour nous. Elle avoit les mêmes pensées du sang répandu pour nos péchés. Accoutumée dès son origine à des mystères incompréhensibles et à des marques ineffables de l'amour divin, les merveilles impénétrables que renfermoit le sens littéral ne l'avoient point rebutée; et Luther ne put jamais se persuader, ni que Jésus-Christ eût voulu obscurcir exprès l'institution de son sacrement, ni que des paroles si simples fussent susceptibles de figures si violentes, ou pus- sent avoir un autre sens que celui qui étoit entré naturellement dans l'esprit de tous les peuples chrétiens en Orient et en Occident, sans qu'ils en aient été détournés ni par la hauteur du mystère, ni par les subtilités de Bérenger et de Viclef.

Il y voulut pourtant mêler quelque chose du sien. Tous ceux qui jusqu'à lui avoient bien ou mal expliqué les paroles de Jésus-Christ, avoient reconnu qu'elles opéroient quelque sorte de changement dans les dons sacrés. Ceux qui vouloient que le corps n'y fût qu'en figure, disoient que les paroles de Notre-Seigneur opéroient un changement purement mystique, et que le pain consacré devenoit le signe du corps. Par une raison opposée, ceux qui défendirent le sens littéral, avec une présence réelle, mirent aussi un changement effectif. C'est pourquoi la réalité s'étoit naturellement insinuée dans tous les esprits avec le changement de substance, et toutes les Églises chrétiennes étoient entrées dans un sens si droit et si simple, malgré les opposi- tions qu'y formoient les sens. Mais Luther ne demeura pas dans celte règle, a Je crois, dit-il', avec Viclef, que le pain demeure; et je crois, avec les sophistes (c'est ainsi qu'il appeloit nos théologiens) que le corps y est. » Il expliquoit sa doctrine en plusieurs façons, et la plu- part fort grossières. Tantôt il disoit que le corps est avec le pain, comme le feu est avec le fer brûlant. Quelquefois il ajoutoit à ces expressions, que le corps étoit dans le pain et sous le pain, comme le vin est dans

1. Epist. ad Argentin., tom. VII, fol. 501.

2. Matth. XXVI, 26, 28; Luc. xxn, 19, 20-, / Cor. xi, 24.

3. De capt. BabyL, tom. II.

326 HISTOIRE

et sous le tonneau. De ces propositions si célèbres dans le parti in, suh, cum, qui veulent dire que le corps est dans le pain, sous le pain, et avec le pain. Mais Luther sentoit bien que ces paroles, « Ceci est mon corps, » demandoient quelque chose de plus que de mettre le corps dedans, ou avec cela, ou sous cela; et pour expliquer « Ceci est, » il se crut obligé à dire que ces paroles, « Ceci est mon corps, » vouloient dire , Ce pain est mon corps substantiellement et proprement : chose inouïe, et embarrassée de difficultés invincibles.

Néanmoins pour les surmonter, quelques disciples de Luther soutin- rent oue le pain étoit fait le corps de Notre-Seigneur, et le vin ^on sang précieux, comme le Verbe divin a été fait homme : de sorte qu'il se faisoit dans l'eucharistie une impanation véritable, comme il s'étoit fait une véritable incarnation dans les entrailles de la sainte Vierge. Cette opinion, qui avoit paru dès le temps de Béren?er, fut renouve- lée par Osiandre, l'un des principaux luthériens. Elle ne put jamais entrer dans l'esprit des hommes. Chacun vit qu'afln que le pain fût le corps de Notre-Seigneur, et que le vin fût son sang, comme le Verbe divin est homme par ce genre d'union que les théologiens appellent personnelle ou hypostatique . il faudroit que, comme l'homme est la personne, le corps fût aussi la personne, et le sang de même : ce qui détruit les principes du raisonnement et du langage. Le corps humain est une partie de la personne, mais n'est pas la personne même; ni .e tout, ou, comme on parle, le suppôt. Le sang l'est encore moins; et ce n'est nullement le cas l'union personnelle puisse avoir lieu. Ces choses s'entendent mieux qu'elles ne s'expliquent méthodiquement. Tout le monde ne sait pas employer le terme d'union hypostatique : mais quand elle est un peu expliquée, tout le monde sent à quoi elle peut convenir. Ainsi Osiandre fut le seul à soutenir son impanation et son invination. On lui laissa dire tant qu'il voulut, ce pain est Dieu ; » car il passa jusqu'à cet excès'. Mais une si étrange opinion n'eut pas même besoin d'être réfutée : elle tomba d'elle-même par sa propre ab- surdité, et Luther ne l'approuva point.

Cependant ce qu'il disoit y menoit tout droit. On ne savoit comment concevoir que le pain, en demeurant pain, fût en même temps, comme il l'assuroit, le vrai corps de Notre-Seigneur, sans admettre entre les deux cette union hypostatique qu'il rejetoit. Mais enfin il demeura ferme à la rejeter, et à unir néanmoins les deux substances, jusqu'à dire que l'une étoit l'autre.

Il parla pourtant d'abord avec doute du changement de substance; et encore qu'il préférât l'opinion qui retient le pain à celle qui le change au corps, l'affaire lui parut légère, a Je permets, dit-iP, l'une et l'autre opinion ; j"ôte seulement le scrupule. » Voilà comme décidoit ce nouveau pape : la transsubstantiation et la consubstantiation lui pa- rurent indifférentes. Ailleurs, comme on lui reprochoit qu'il faisoit de- meurer le pain dans l'eucharistie, il l'avoue : « mais, ajoute-t-il', je

l. MeL, lib. II, ep. 447. 2. De capt. Babyl., tom. II, fûl. 66. 1. Resp. ad artic. ^vtract. ibid. 172.

DES VARIATIONS, LIV. II. 327

ne condamne pas l'autre opinion : je dis seulement que ce n'est pas un article de foi. » Mais il passa bientôt plus avant, dans la réponse qu'il fila Henri VIII, roi d'Angleterre, qui avoit réfuté sa captivité. a J'avois enseigné, dit-il ', qu'il n'importoit pas que le pain demeurât ou non dans dans le sacrement : mais maintenant je transsubslantie mon opinion; je dis que c'est une impiéié et un blasphème de d'wH que le pain est transsubstantié; » et il pousse la condaaination jusqu'à lanathème. Le motif qu'il donne à son changement est mémorable. Voici ce qu'il en écrit dans son livre aux vaudois : a II est vrai, je crois que c'est une erreur de dire que le pain ne demeure pas, encore que cette erreur m'ait paru jusqu'ici peu importante : mais maintenant, puisqu'on nous presse si fort de recevoir cette erreur sans autorité de l'Écriture, en dépit des papistes je veux croire que le pain et le vin demeurent, » et voilà ce qui attira aux catholiques cet anathème de Luther. Tels furent ses sentiments en 1523 : nous verrons s'il y persis- tera dans la suite; et on sera bien aise dès à présent de remarquer une lettre produite par Hospinion^ xMélanchthon accuse son maître d'a- voir accordé la transsubstantiation à certaines Églises d'Italie, aux- quelles il avoit écrit de cette matière. Cette lettre est de 1543, douze ans après sa réponse au roi d'Angleterre.

Au reste, il s'emporta contre ce prince avec une telle violence, que les luthériens eux-mêmes en étoient honteux. Ce n'étoit que des in- jures atroces et des démentis outrageux à toutes les pages : « c'étoit un fou, un insensé, le plus grossier de tous les pourceaux et de tous les ânes '.» Quelquefois il l'apostrophoit d'une manière terrible : «Com- mencez-vous à rougir. Henri, non plus roi, mais sacrilège? » Mé- lanchthon, son cher disciple, n'osoit le reprendre, et ne savoit comment l'excuser. On éioit scandalisé, même parmi ses disciples, du mépris outrageux avec lequel il traitoit tout ce que l'univers avoit de plus grand, et de la manière bizarre dont il décidoit sur les dogmes. Dire d'une façon, et puis tout à coup dire de l autre, seulement en haine des papistes; c'étoit trop visiblement abuser de l'autorité qu'on lui don- noit, et insulter, pour ainsi parler, à la crédulité du genre humain. Mais il avoit pris le dessus dans tout son parti, et il falloit trouver bon tout ce qu'il disoit.

Érasme, étonné d'un emportement qu'il avoit vainement tâché de modérer par ses avis, en explique toutes les causes à Mélanchthon son ami. « Ce qui me choque le plus dans Luther, c'est, dit-il * , que tout ce qu'il entreprend de soutenir, il le pousse à l'extrémité et jusqu'à l'excès. Averti de ses excès, loin de s'adoucir, il pousse encore plus avant, et semble n'avoir d'autre dessein que de passer à des excès en- core plus grands. Je connois, ajoute-t-il, son humeur par ses écrits, autant que je pourrois faire si je vivois avec lui. C'est un esprit ardent et impétueux. On y voit partout un Achille dont la colère est inviû-

1. Cont. reg. Avgl., tom. II. 2. Hosp., pag. 2, fol. 184.

3. Coiil Anyl. rt-g., ibid. 333.

4. Erasm., lib. VI, epist., 3 ad Luther^ lib. XIV, ep. 1, etc. ; lûid , liL XIX. ep. 3 ad Me!ancht.

328 HISTOIRE

cible : vous n'ignorez pas les artifices de l'ennemi du genre humain. Joignez à tout cela un si grand succès, une laveur si déclarée, un si grand applaudissement de tout le théâtre : il y en auroit assez pour gâ- ter un esprit modeste. » Quoique Érasme n'ait jamais quitté la com- munion de l'Église, il a toujours conservé parmi ces disputes de reli- gion un caractère particulier, qui a fait que les protestants lui donnent assez d3 créance dans les faits dont il a été témoin. Mais il n'est que trop certain, d'ailleurs, que Luther, enflé du succès inespéré de son entreprise, et de la victoire qu'il croyoit avoir remportée contre la puissance romaine, ne gardoit plus aucune mesure.

C'est une chose étrange d'avoir pris, comme il fit avec tous les siens, le nombre prodigieux de ses sectateurs, comme une marque de faveur divine, sans se souvenir que saint Paul avoit dit des hérétiques et des séducteurs, que « leur discours gagne comme la gangrène, et qu'ils profitent en mal, errant et jetant les autres dans l'erreur'. » Mais le mêmesaintPauladit ausi a que leur progrès a des bornes^, jj Les mal- heiJireuses conquêtes de Luther furent retardées par la division qui se mit dans la nouvelle Réforme. Il y a longtemps qu'on a dit que les disciples des novateurs se croient en droit d'innover, à l'exemple de leurs maîtres 3 : les chefs des rebelles trouvent des rebelles aussi témé- raires qu'eux; et pour dire simplement le fait sans moraliser davan- tage, Carlostad que Luther avoit tant loué *, tout indigne qu'il en étoit, et qu'il avoit appelé son vénérable précepteur en Jésus-Christ, se trouva en état de lui résister. Luther avoit attaqué le changement de sub- stance dans l'eucharistie; Carlostad attaqua la réalité, que Luther n'a- voit pas cru pouvoir entreprendre.

Carlostad, si nous en croyons les luthériens , étoit un homme brutal, ignorant, artificieux pourtant et brouillon, sans pitié, sans humanité, et plutôt juif que chrétien. C'est ce qu'en dit Mélanchthon*, homme mo- déré et naturellement sincère. Mais, sans citer en particulier les lu- thériens, ses amis et ses ennemis demeuroient d'accord que c'étoit l'homme du monde le plus inquiet, aussi bien que le plus impertinent. Il ne faut point d'autre preuve de son ignorance que l'explication qu'il donna aux paroles de l'institution de la cène, soutenant que par ces paroles : a Ceci est mon corps, » Jésus-Christ, sans aucun égard à ce qu'il donnoit, vouloit seulement se montrer lui-même assis à table, comme il étoit avec ses disciples ^ : imagination si ridicule, qu'on a peine à croire qu'elle ait pu entrer dans l'esprit d'un homme.

Avant qu'il eût enfanté cette interprétation monstrueuse, il y avoit déjà eu de grands démêlés entre lui et Luther. Car en 1521, durant que Luther étoit caché par la crainte de Charles V qui l'avoit mis au ban de l'Empire, Carlostad avoit renversé les images, ôté l'élévation du saint sacrement, et même les messes basses, et rétabli la commu-

1. II Tim. n, 17; Ibid. ni, 13. 2. Ibid. 9. 3.Tertull Depraesc, cap. xui.

4. Ep. dedic. com. in Gai. ad Carlostad.

5. MeL lib. Testim. Praef. ad Frid. Mycon.

6. Zuing. ep. ad Matt. Alber. Ib. lib. De ver et fais, relig. Hospin., 2 part., fol. 132.

DES VARIATIONS, LIV. H 329

nion sous les deux espèces dans l'église de Vitemberg, avoit com- mencé le luthéraivisme. Luther n'improuvoit pas tant ces change- ments, qu'illes trouvoit faits à contre-temps, et d'ailleurs peu néces- saires. Mais ce qui le piqua au vif, comme il le témoigne assez dans une lettre qu'il écrivit sur ce sujet', c'est que Carlostad avoit « méprisé son autorité, et avoit voulu s'ériger en nouveau docteur. » Les sermons qu'il fit à celte occasion sont remarquables' : car, sans y nommer Car- lostad, il reprochoit aux auteurs de ces entreprises qvi'ils avoient agi sans mission : comme si la sienne eût été bien mieux établie. « Je les défendrois, disoit-il, aisément devant le pape; mais je ne sais com- mentles justifier devant le diable, lorsque ce mauvais esprit, àl'heure de la mort, leur opposera ces paroles de l'Écriture : a Toute plante que mon Père n'aura pas plantée sera déracinée; » et encore : « Ils cou- roient, et ce n'étoit pas moi qui les envoyois. » Que répondront-ils alors? ils seront précipités dans les enfers. »

Voilà ce que dit Luther pendant qu'il étoit encore caché. Mais au sortir de Patmos (c'est ainsi qu'il appeloit sa retraite), il fit bien un autre sermon dans l'église de Vitemberg. il entreprit de prouver qu'il ne falloitpas employer les mains, mais la parole toute seule à ré- former les abus. « C'est la parole, disoit-iP, qui, pendant que je dor- mois tranquillement, et que je buvois ma bière avec mon cher Mélan- chthon et avec Amsdorf, a tellement ébranlé la papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait autant. Si j'avois voulu, poursuit-il*, faire les choses avec tumulte, toute l'Allemagne nageroit dans le sang; et lorsque j'étois à Worms, j'aurois pu mettre les affaires en tel état, que l'empereur n'y eût pas été en sûreté. » C'est ce que nous n'avions pas vu dans les histoires. Mais le peuple une fois prévenu croyoit tout, et Luther se sentoit tellement le maître, qu'il osa bien leur dire en pleine chaire : « Au reste, si vous prétendez continuer à faire les choses par ces communes délibérations, je me dédirai sans hésiter de tout ce que j'ai écrit ou enseigné : j'en ferai ma rétractation, et je vous laisserai là. Tenez-le-vous pour dit une bonne fois; et après tout, quel mal vous fera la messe papale? » On croit songer, quand on lit ces choses dans les écrits de Luther imprimés à Vitemberg : on revient au commencement du volume, pour voir si on a bien lu, et on se dit à soi-même : Quel est ce nouvel Évangile? Un tel homme a-t-il pu passer pour réformateur? N'en reviendra-t-on jamais? Est-il donc si difficile à l'homme de confesser son erreur?

Carlostad de son côté ne se tint pas en repos, et, poussé avec tant d'ardeur, il se mit à combattre la doctrine de la présence réelle, autant pour attaquer Luther que par aucun autre motif. Luther aussi, quoi- qu'il eût pensé à ôter l'élévation de Thostie, la retint « en dépit de Carlostad, » comme il le déclare lui-môme^, « et de peur, » poursuit- il, <i qu'il ne semblât que le diable nous eût appris quelque chose. »

1. Ep. Luth, ad Gasp. Gustol. 1522.

2. Serm. Quid Christiano yrae&tandum, tom. VII, foL 273.

3. Sermo docem abusus. tionmambus, sed verbo extenn, etc., i.l21,

4. Ibid. 275. ■- 5. Lutb '>ar. Confess. Hospin., part. II, fol. 188.

330 HISTOIRE

Il ne parla pas plus modérément de la communion sous les deux es- pèces, que le même Carlostad avoit rétablie de son autorité privée. Lu- ther la tenoit alors pour assez indifférente. Dans la lettre qu'il écrivit sur la réformation de Carlostad, il lui reproche « d'avoir mis le chris- tianisme dans ces choses de néant, à communier sous les deux espèce?, •i prendre le sacrement dans la main, à ôter la confession, et à brû- ler les images'. » Encore en 1623, il dit dans la formule de la messe: « Si un concile ordonnoit ou permettoit les deuï espèces, en dépit du concile nous n'en prendrions qu'une, ou ne prendrions ni Tune ni l'autre, et maudirions ceux qui prendroient les deux en vertu de celte ordonnance*. » Voilà ce qu'on appeloit la lii)erté chrétienne dans la nouvelle réforme : telle étoit la modestie et l'humilité de ces nouveaux chrétiens.

Carlostad, chassé de Vitemberg, fut contraint de se retirer à Orle- monde, ville de Thuringe, dépendante de l'électeur de Saxe. En ces temps toute l'Allemagne étoit en feu. Les paysans, révoltés contie leurs seigneurs, avoient pris les armes, et imploroient le secours de Luther. Outre qu'ils en suivoient la doctrine, on prétendoit que son livre De la liberté chrétieiine n'avoit pas peu contribué à leur inspirer la rébel- lion, par la manière hardie dont il y parloit « contre les législateurs et contre les lois^. » Car, encore qu'il se sauvât, en disant qu'il n'en- tendoit point parler des magistrats ni des lois civiles, il étoit vrai ce- pendant qu'il mêloit «< les princes et les potentats » avec le pape et les évêques : et prononcer généralement, comme il faisoit, que les chré- tiens n'étoient sujets à aucun homme, c'étoit, en attendant l'interpré- tation, nourrir l'esprit d'indépendance dans les peuples, et donner des vues dangereuses à leurs conducteurs. Joint que mépriser les puis- sances soutenues par la majesté de la religion, étoit encore un moyen d'affuiblir les autres. Les anabpntistes. autre rejeton de la doctrine de Luther, puisqu'ils ne s'étoient formés qu'en poussant à bout ses maxi- mes, se mêloieut à ce tumulte des paysans, et commençoient à tour- ner leurs inspirations sacrilèges à une révolte manifeste. Carlostad donna dans ces nouveautés : du moins Luther l'en accuse; et il est vrai qu'il étoit dans une grande liaison avec les anabaptistes*, gron- dant .sans cesse avec eux, autant contre l'électeur que contre Luther, qu'il appeloit un (latteur du pape, à cause principalenaent de quelque reste qu'il conservoit de la messe et de la présence réelle : car c'étoit à qui blâmeroit le plus l'Église romaine, et à qui s'éloigneroit le plus de ses dogmes. Ces disputes avoient excité de grands mouvenaents à Orlemonde. Luther y fut envoyé par le prince pour apaiser le peuple ému. Dans le chemin il prêcha à Jène, en présence de Carlostad, et ne manqua pas de le traiter de séditieux. C'est par que commença la rupture. J'en veux ici raconter la mémorable histoire, comme elle se trouve parmi les œuvres de Luther, comme elle est avouée par les lu- thériens, et comme les historiens protestants l'ont rapportée \ Au sor-

1. Epist. ad Gasp. Gustol. 2 Form. miss., tom. II, foL 384, 386.

3. De libe'-t. christ., tom II, fol. 10, 11.-4. Sleid., lib. V, 17.

5. Lnih.Aora. Il, idn. k^tl . Cdllix., Judic. n. <*». Hosp.,2 par. adan. 1524, f. 3a.

DES VABIATIONS, LIV. II.

Bi

tir du sermon de Luther, Carlostad le vint trouver à l'Ourse noire, il logeoit; lieu remarquable dans cette histoire, pour av.iir donné le commencement à la guerre sacramentaire parmi les nouveaux réfor- més. Là, parmi d'autres discours, et après s'être excusé le mieux qu'il put sur la sédition, Carlostad déclare à Luther qu'il ne pouvoit souffrir son opinion de la présence réelle. Luther avec un air dédaigneux le défia d'écrire contre lui, et lui promit un florin d'or s'il l'entrepre- noit. Il tire le florin de sa pocne. Carlostad le met dans la sienne. Ils touchèrent en la main l'un de l'autre, en se promettant mutuellement de se faire bonne guerre. Luther but à la santé de Carlostad et du bel ouvrage qu'il alloit mettre au jour; Carlostad fit raison, et avala le verre plein ; amsi la guerre fut déclarée à la mode du pays , le 22 août en 1 ")24. L'adieu des combattants fut mémorable, a Puissé-je te voir sur la roui, » dit Carlostad à Luther! -> Puisses-tu te rompre le cou avant que de sortir de la ville'! » L'entrée n'a voit pas été moins agréable. Par les soins de Carlostad, Luther, entrant dans Orlemonde, « fut reçu à grahds coups de pierres, et presque accablé de boue. » Voilà le nouvel Évangile; voilà les actes des nouveaux apôires.

Des combats plus sanglants, mais peut être pas plus dangereux, sui- virentun peu après. Lès paysans soulevas s'étoient assemblés au nombre de quarante mille. Les anabaptistes prirent les armes avec une fureur inouïe. Luther interpellé par les paysans de prononcer sur les préten- tions qu'ils avoient contre leu^s seigneurs, fit un étrange personnage 2. D'un côté il écrivit aux paysans que Dieu défendoit la sédition. D'autre côté il écrivit aux seigneurs, qu'ils exerçoient une tyrannie « que les peuples ne pouvoient. ni ne vouloient, ni ne dévoient plus souffrir',» Il rendoit [)ar ce dernier mot à la sédition les armes qu'il sembloit lui avoir ôtées. Une troisième lettre, qu'il écrivit en commun à l'un et à l'autre parti, leur donnoit le tort à tous deux, et leur dénonçnit de terribles jugements de Dieu, s'ils ne convenoient à l'amiable. On blâ- moit ici sa mollesse : peu après on eut raison de lui reprocher une dureté insupportable. Il publia une quatrième lettre, il excitoit les princes puissamment armés, « à exterminer sans miséricorde ces mi- sérables, » qui n'avoient pas profité de ses avis, a et à ne pardonner qu'à ceux qui se rendioient volontairement : » comme si une populace séduite et vaincue n'étoit pas un digne objet de pitié, et qu'il la lallût traiter avec la même rigueur que les chefs qui l'avoient trompée. Mais Luther le vouloit ainsi : et quand il vit que l'on condamnoit un senti- ment si cruel, incapable de reconnoître qu'il eût tort en rien, il fit encore un livre exprès pour prouver qu'en effet il a ne falloit user d'au- cune miséricorde » envers les rebelles, et qu'il ne falloit pas même pardonner à ceux « que la multitude auroii entraînés par force dans quelqu.3 action séditieuse ^ » On vit ensuite ces fameux combats qui coûtèrent tant de sang à l'Allemagne : tel en étoit l'état quand la dis- pute sacramentaire y alluma un nouveau feu.

1. Epist. Luth, ad arpent , tom. VU, fol. 302 2. Sleid., lib. V- 3. Sleid., lib. T. fol. 75. 4. Ibid. fol. 77-

332 HISTOIRE

Cailoslad, qui i'avoit émue, avoit déjà introduit une nouveauté étran- gement scandaleuse; car il fut le premier prêtre de quelque réputation qui se maria; et cet exemple fit des effets surprenants dans l'ordre sa- cardotal et dans les cloîtres. Carlostad n'étoit pas encore brouillé avec Luther. On se moqua dans le parti même du mariage de ce vieux prê- tre. Mais Luther, qui avoit envie d'en faire autant, ne disoit mot. Il étoit devenu amoureux d'une religieuse de qualité et d'une beauté rare, qu'il avoit tirée de son couvent. C'étoit une des maximes de la nouvelle Réforme, que les vœux étoient une pratique judaïque, et qu'il n'y en avoit point qui obligeât moins que celui de chasteté. L'électeur Frédéric laisso'.t dire ces choses à Luther; mais il n'eût pu digérer qu'il en fût venu à l'effet. 11 n'avoit que du mépris pour les prêtres et les religieux qui se marioient au préjudice des canons, et d'une discipline révérée dans tous les siècles. Ainsi, pour ne se point perdre dans son esprit, il fallut patienter durant la vie de ce prince, qui ne fut pas plutôt mort que Luther épousa sa religieuse. Ce mariage se fit en 1525, c'est-à-dire dans le fort des guerres civiles d'Allemagne, et lorsque les disputes sacramentaires s'échauffoient avec le plus de violence. Luther avoit alors quarante-cinq ans; et cet homme qui, à la faveur de la discipline religieuse, avoit passé toute sa jeunesse sans reproche dans la conti- nence, en un âge si avancé, et pendant qu'on le donnoit à tout l'uni- vers comme le restaurateur de l'Évangile, ne rougit point de quitter un état de vie si parfait, et de reculer en arrière.

Sleidan passe légèrement sur ce fait, a Luther, dit-il ', épousa une religieuse, et par il donna lieu à de nouvelles accusations de ses adversaires, qui l'appelèrent furieux, et esclave de Satan. » Mais il ne nous dit pas tout le secret; et ce ne fut pas seulement les adversaires de Luther qui blâmoient son mariage; il en fut honteux lui-même; ses disciples les plus soumis en furent surpris; et nous apprenons tout ceci dans une lettre curieuse de Mélanchthon au docte Camérarius son in- time ami '.

Elle est écrite tout en grec, et c'est ainsi qu'ils traitoient entre eux les choses secrètes. Il lui dit donc que a Luther, lorsqu'on y pensoit le moins, avoit épousé la Borée (c'étoit la religieuse qu'il aimoit), sans en dire mot à ses amis; mais qu'un soir, ayant prié à souper Poméranus (c'étoit le pasteur), un peintre et un avocat, il fit les cérémonies ac- coutumées; qu'on seroit étonné de voir que dans un temps si malheu- reux, où tous les gens de bien avoient tant à souffrir, il n'eût pas eu le courage de compatir à leurs maux, et qu'il parût au contraire se peu soucier des malheurs qui les menaçoient; laissant même affoiblir sa réputation, dans le temps que l'Allemagne avoit le plus de besoin de éon autorité et de sa prudence. » Ensuite il raconte à son ami les cau- ses de son mariage : « Qu'il sait assez que Luther n'est pas ennemi de l'humanité, et qu'il croit qu'il a été engagé à ce mariage par une né- cessité naturelle: qu'il ne faut donc pas s'étonner que la magnanimité de Luther se soit laissée amollir; que cette manière de vie est basse et

i. Sleid., lib. V, fol. 77. - 2 Ibid., lib. IV. Ep. x\i\\ 21. Jul. 1525.

DES VARIATIONS, LIV. IL 333

commune, mais sainte; et qu'après tout l'Écriture dit que le mariage est honorable; qu'au fond, il n'y a ici aucun crime; et que si on re- proche quelque chose à Luther, c'est une manifeste calomnie. » C'est qu'on avoit fait courir le bruit que la religieuse étoit grosse et prête à accoucher quand Luther l'épousa, ce qui ne se trouva pas véritable. Mélanchthon avoit donc raison de justifier son maître en ce point. Il dit, « que tout ce qu'on peut blâmer dans son action, c'est le contre- temps dans lequel il fait une chose si peu attendue, et le plaisir qu'il va donner à ses ennemis, qui ne cherchent qu'à l'accuser: au reste, qu'il le voit tout chagrin et tout troublé de ce changement, et qu'il fait tout ce qu'il peut pour le consoler. »

On voit assez combien Luther étoit honteux et embarrassé de son mariage, et combien Mélanchthon en étoit frappé, malgré tout le res- pect qu'il avoit pour lui. Ce qu'il ajoute à la fin fait aussi connoître combien il croyoit que Camérarius en seroit ému, puisqu'il dit qu'il avoit voulu le prévenir, « de peur que dans le désir qu'il avait que Lu- ther demeurât toujours sans reproche, et sa gloire sans tache, il ne se laissât trop troubler et décourager par cette nouvelle surprenante. »

Ils avoient d'abord regardé Luther comme un homme élevé au-des- sus de toutes les foiblesses communes. Celle qu'il leur fit paroitre, dans ce mariage scandaleux, les mit dans le trouble. Mais Mélanchthon con- sole le mieux qu'il peut et son ami et lui-même, sur ce que « peut-être il y a ici quelque chose de caché et de divin, qu'il a des marques cer- taines de la piété de Luther; qu'il ne sera point inutile qu'il leur ar- rive quelque chose d'humiliant, puisqu'il y a tant de péril à être élevé, non-seulement pour les ministres des choses sacrées, mais encore pour tous les hommes; qu'après tout, les plus grands saints de l'antiquité ont fait des fautes; et qu'enfin il faut apprendre à s'attacher à la pa- role de Dieu par elle-même, et non par le mérite de ceux qui la prê- chent; n'y ayant rien de plus injuste que de blâmer la doctrine, à cause des fautes tombent les docteurs. »

La maxime est bonne sans doute; mais il ne falloit donc pas tant appuyer sur les défauts personnels, ni se tant fonder sur Luther, qu'ils voyoient si foible, quoiqu'il fût d'ailleurs si audacieux; ni enfin nous tant vanter la réformation, comme un ouvrage merveilleux de la main de Dieu, puisque le principal instrument de cette œuvre incomparable étoit un homme non-seulement si vulgaire, mais encore si emporté.

Il est aisé de juger, par la conjoncture des choses, que le contre- temps qui fait tant de peine à Mélanchthon, et cette fâcheuse diminution I qu'il voit arriver de la gloire de Luther dans le temps qu'on en avoit le plus besoin, regardoient à la vérité ces troubles horribles, qui fai- .soient dire à Ltither lui-même que l'Allemagne alloit périr; mais re- gardoient encore plus la dispute sacramentaire, par laquelle Mélanch- thon sentoit bien que l'autorité de son maître alloit s'ébranler. En effet, on ne croyoit pas Luther innocent des troubles de l'Allemagne ', puis- qu'ils étoient commencés par des gens qui avoient suivi son Évangile,

1. Sleid., lib. VU, 109.

334 HISTOIRE

et qui paroissoient animés par ses écrits; outre que nous a-»ons vu qu'il avoit au commencement autant flatté que réprimé la fureur des pay- sans soulevés. La dispute sacramentaire étoit encore regardée comme un fruit de sa doctrine. Les catholiques lui reprochoient qu'en inspirant tant de mépris pour l'autorité de l'Église, et en ébranlant ce fonde- ment, il avoit tout réduit en questions. Voilà ce que c'est, disoienl-ils, d'avoir mis la décision entre les mains des particuliers, et de leur avoir donné l'Écriture comme si claire, qu'on n'avoit besoin pour l'entendre que de la lire, sans consulter l'Église ni l'antiquité. Toutes ces choses tourmentoient terriblement Mélanchihon : lui qui étoit naturellement si prévoyant, il voyoit naître dans la Réforma une division , qui en la rendant odieuse alloit encore y allumer une guerre irréconciliable.

Il arriva dans le même temps d'autres choses qui le troubloient fort. La dispute s'étoit échauffée sur le franc arbitre entre Érasme et Luther. La considération d'Érasme étoit grande dans toute l'Europe, quoiqu'il eût de tous côtés beaucoup d'ennemis. Au commencement des troubles, Luther n'avoit rien omis pour le gagner, et lui avoit écrit avec des respects qui tenoient de la ba««es.se '. D'abord Érasme le favorisoit, sans vouloir pourtant quitter l'Église. Quand il vit le schisme manifestement déclaré, il s'éloigna tout à fait, et écrivit centre lui avec beaucoup de modération. Mais Luther, au lieu de l'imiter, publia, un peu après son mariage, une réponse si envenimée, qu'elle fit dire àMéianchthon ^•. a Plût à Dieu que Luther gardât le silence! J'espérois que l'âge le rendroit plus doux, et je vois qu'il devient tous les jours plus violent, poussé par ses adversaires et par les disputes il est obligé d'entrer; » comme S! un homme qui se disoit le réformateur du monde devoit si tôt ou- blier son personnage, et ne devoit pas, quoi qu'on lui fît, demeurer maître de lui-même. «■ Cela me tourmente étrangement, disoit .Mélanch- thon^; et si Dieu c'y met la main, la fin de ces disputes sera malheu- reuse. » Érasme se voyant traité si rudement par un homme qu'il avoit si fort ménagé, disoit plaisamment: « Je croyois que le mariage Tau- roit adouci; » et il déploroit son sort de se voir malgré sa douceur, <r et dans sa vieillesse, condamné à combattre contre une bête farouche, contre un sanglier furieux. »

Les outrageux discours de Lufher n'étoient pas ce qu'il y avoit de plus excessif dans les livres qu'il écrivit contre Érasme. La doctrine en étoit horrible, puisqu'il concluoit non-seulement que le libre arbitre étoit tout à fait éteint dans le genre humain depuis sa chute, qui étoit une erreur commune dans la nouvelle Réforme; a mais encore qu'il est impossible qu'un autre que Dieu soit libre; que sa prescience et la Pro- vidence divine fait que toutes choses arrivent par une immuable, éter- nelle et inévitable volonté de Dieu, qui foudroie et met en pièces tout le libre arbitre; que le nom de franc arbitre est un nom qui n'appai- tient qu'à Dieu, et qui ne peut convenir ni à l'homme, ni à l'ange, ni à aucune créature *.

1. Ep. Luth, ad Erasm. inter Erasm. epist., lib. VI, 3.

2. Ep. Mel., lib. IV, ep. 23. 3. Lib. XVIII, ep. 11, 28. 4. De serv. arb., tom. II, 42G, 429, 431, 435.

DES VARIATIONS, LIV. II. 3.$5

Tuv Ih il étoit forcé de rendre Dieu auteur de tous les crimes, et il ne s'en cachoit pas, disant en termes formels*, « que le franc arbitre est un titre vain; que Dieu fait en nous le mal comme le ben; que la grande perfection delà foi, c'est de croire que Dieu est juste, quoi- qu'il nous rende nécessairement damnables par sa volonté, en àorte qu'il semble se plaire aux supplices des malheureux. » Et encore^ : oc Dieu vous plaît quand il couronne des indignes; il ne doit pas vous déplaire quand il damne des innocents. » Pour conclusion, il ajoute, oc qu'il disoit ces choses, non en examinant, mais en déterminant : qu'il n'entendoit les soumettre au jugement de personne; mais couseilloit à tout le monde de s'y assujettir. »

Il ne faut pas s'étonner que de tels excès troublassent l'esprit mo- deste de Mélanchthon'. Ce n'est pas qu'il n'eût donné au commence- ment dans ces prodiges de doctrine, ayant dit lui-même avec Luther que a la prescience de Dieu rendoit le libre arbitre absolument impos- sible, » et que a Dieu n'étoit pas moins cause de la trahison de Judas que de la conversion de saint Paul. 53 Mais outre qu'il étoit plutôt en- traîné dans ces sentiments par l'autorité de Luther, qu'il n'y entroit de lui-même, il n'y avoit rien de f)lus éloigné de son esprit que de les établir d'une manière si insolente; et il ne savoit plus il en étoit, quand il voyoit les emportements de son maître.

n les vit redoubler dans le môme temps contre le roi d'Angleterre, Luther, qui avoit conçu quelque bonne opinion de ce prince, sur ce que sa maîtresse Anne de Boulen étoit assez favorable au luthéra- nisme, s'étoit radouci jusqu'à lui faire des excuses de ses premiers em- portements*. La réponse du roi ne fut pas telle qu'il espéroit. Henri VÏII lui reprocha la légèreté de son esprit, les erreurs de sa doctrine, et la honte de son mariage scandaleux. Alors Luther, qui ne s'abaissoit qu'afin qu'on se jetât à ses pieds, et ne manquoit pas de fondre sur ceux qui ne le faisoient pas assez vite, répondit au roi « qu'il se repen- toit de ravoir traité si doucement; qu'il l'avoit fait à la prière de ses amis, dans l'espérance que cette douceur seroit utile à ce prince, qu'un même dessein l'avoit porté autrefois à écrire civilement au légat Ca- jetan, à George, duc de Saxe, et à Érasme; mais qu'il s'en étoit mal trouvé : ainsi qu'il ne tomberoit plus dans la même faute*. »

Au milieu de tous ces excès, il vantoit encore sa douceur extrême. A la vérité, <r s'assurant sur l'inébranlable secours de sa doctrine, il ne cédoit en orgueil ni à empereur, ni à roi, ni à prince, ni à Satan, ni à l'univers entier; mais, si le roi vouloit se dépouiller de sa majesté pour traiter plus librement avec lui. il trouveroit qu'il se montroit humble et doux aux moindres personnes; un vrai mouton en simplicité, qui ne pouvoit croire de mal de qui que ce fût*. »

Que pouvoit penser Mélanchthon, le plus paisible de tous les hommes

l. Ibid., foL 444. v. Ibid., fol. 463.

3. Loc. com. 1 edit. Coinm. in Ep. ad Rom.

4. Epist ad reg. Ang.. tom. II, 92.

5. Ad maled. reg. Anglix liesp., tom. II, 493; Sleid., !ib. VI, pag jJ.

6. Sleid,, lib. VI, pag. 494, 495.

336 fflSTOIRE

par son naturel, voyant la plume outrageuse de Luther lui susciter au dehors tant d'ennemis, pendant que la dispute sacramentaire lui en donnoit au dedans de si redoutables?

En effet, dans ce même temps les meilleures plumes du parti s'éle- vèrent contre lui. Carlostad avait trouvé des défenseurs qui ne permet- toient plus de le mépriser. Poussé par Luther, et chassé de Saxe, il s'étoit retiré en Suisse, oùZuingle et Œcolampade prirent sa défense. Zuingle, pasteur de Zurich, avoit commencé à troubler l'Église à l'oc- casion des indulgences, aussi bien que Luther, mais quelques années après. C'étoit un homme hardi, et qui avoit plus de feu que de savoir Il y avoit beaucoup de netteté dans son discours, et aucun des préten- dus réformateurs n'a expliqué ses pensées d'une manière plus précise, plus uniforme et plus suivie : mais aussi aucun ne les a poussées plus loin, ni avec autant de hardiesse. Gomme on connoîtra mieux le ca- ractère de son esprit par ses sentiments que par mes paroles, je rap- porterai un endroit du plus accompli de tous ses ouvrages; c'est la Confession de foi qu'il adressa un peu devant sa mort à François I*'. Là, exphquant l'article de la vie éternelle, il dit à ce prince, » Qu'il doit espérer de voir l'assemblée de tout ce qu'il y a eu d'hommes saints, courageux, fidèles et vertueux dès le commencement du monde '. vous verrez, poursuit-il, les deux Adam, le racheté et le rédempteur. Vous y verrez un Abel, un Énoc, un Noé, un Abraham, un Isaac, un Jacob, un Juda, un Moïse, un Josué, un Gédéon. un Samuel, un Phinées, un Élie, un Elisée, un Isaïe avec la Vierge mère de Dieu, qu'il a annoncée, un David, unÉzéchias, un Josias, un Jean-Baptiste, un saint Pierre, un saint Paul. Vous y verrez Hercule, Thésée, So- crate, Aristide, Antigonus, Numa, Camille, les Gâtons, les Scipions. Vous y verrez vos prédécesseurs et tous vos ancêtres, qui sont sortis de ce monde dans la foi. Enfin il n'y aura aucun homme de bien, aucun esprit saint, aucune âme fidèle, que vous ne voyiez avec Dieu. Que peut-on penser de plus beau, de plu-s agréable, de plus glorieux que ce spectacle ? » Qui jamais s'étoit avisé de mettre ainsi Jésus-Christ pêle-mêle avec les saints; et à la suite des patriarches, des prophètes, des apôtres et du Sauveur même, jusqu'à Numa, le père de l'idolâtrie romaine ; jusqu'à Caton, qui se tua lui-même comme un furieux; non-seulement tant d'orateurs des fausses divinités, mais encore jus- qu'aux dieux et jusqu'aux héros, un Hercule, un Thésée qu'ils ont adoré? Je ne sais pas pourquoi il n'y a pas mis Apollon ou Eacchus, et Jupiter même : et s'il en a été détourné par les infamies que les poètes leur attribuent, celles d'Hercule étoient-elles moindres? Voilà de quoi le ciel est composé, selon ce chef du second parti de la réformation : voilà ce qu'il a écrit dans une Confession de foi, qu'il dédie au plus grand roi de la chrétienté; et voilà ce que Bullinger son successeur nous en a donné' « comme le chef-d'œuvre et comme le dernier chant de ce cygne » mélodieux. Et on ne s'étonnera pas que de tels gens

*. C'ir. Cidei Clara exp. 1536, pag. 27. 2. Pr«f, BuUing., Ibid.

DES VARIATIONS, LIV. U. 337

aient pu passer pour des hommes extraordinairement envoyés de Dieu, afin de réformer son Église?

Luther ne l'épargna pas sur cet article, et déclara nettement a qu'il désespéroit de son salut; parce que, non content de continuer à com- battre le sacrement, il étoit devenu païen en mettant des païens im- pies, et jusqu'à un Scipion épicurien, jusqu'à ua Numa, l'organe du démon pour instituer l'idolâtrie chez les Romains, au rang des âmes bienheureuses. Car à quoi nous servent le baptême, les autres sacre- ments, l'Écriture et Jésus-Christ même, si les impies, les idolâtres et les épicuriens sont saints et bienheureux ?Etcela, qu'est-ce autre chose que d'enseigner que chacun peut se sauver dans sa religion et dans sa croyance'?»

Il étoit assez malaisé de lui répondre. Aussi ne lui répondit-on à Zurich que par une mauvaise récrimination 2, et en l'accusant lui- même d'avoir mis parmi les fidèles Nabuchodonosor, Naaman Syrien, Abimelec, et beaucoup d'autres qui, étant nés hors de l'alliance et de la race d'Abraham, n'ont pas laissé d'être sauvés, comme dit Luther, «par une fortuite miséricorde de Dieu^. » Mais sans défendre cette a fortuite miséricorde de Dieu, qui à la vérité est un peu bizarre, c'est autre chose d'avoir dit, avec Luther, qu'il peut y avoir eu des hommes qui aient connu Dieu hors du nombre des Israélites ; autre chose de mettre avec Zuingle au nombre des âmes saintes ceux qui adoroient les fausses divinités: et si les zuingliens ont eu raison de condamner les excès et les violences de Luther, on en a encore davantage de condamner ce prodigieux égarement de Zuingle. Car enfin ce n'étoit pas ici de ces traits qui échappent aux hommes dans la chaleur du discours : il écri- voit une Confession de foi, et il vouloit faire une explication simple et précise du symbole des apôtres; ouvrage d'une nature à demander, plus que tous les autres, une mûre considération, une doctrine exacte et un sens rassis. C'étoit aussi dans le même esprit qu'il avoit déjà parlé de Sénèque, comme a d'un homme très-saint, » dans le cœur duquel « Dieu avoit écrit la foi de sa propre main, » à cause qu'il avoit dit, dans une lettre à Lucile, « que rien n'étoit caché à Dieu*. Voilà donc tous les philosophes platoniciens, péripatéticiens et stoïciens, au nombre des saints et pleins de foi ; puisque saint Paul avoue qu'ils ont connu ce qu'il y a d'invisible en Dieu, par les ouvrages visibles de sa jmissance*; et ce qui a donné lieu à saint Paul de les condamner dans l'Épltre aux Romains, les a justifiés et sanctifiés dans l'opinion de Zuingle.

Pour enseigner de pareilles extravagances, il faut n'avoir aucune idée ni de la justice chrétienne, ni de la corruption de la nature. Zuingle aussi ne connoissoit pas le péché originel. Dans cette Confes- sion de foi adressée à François I", et dans quatre ou cinq traités qu'il a fait exprès, pour prouver contre les anabaptistes Je baptême des pe-

1. Parv. Conf. Luth., Hosp., pag. 2, 187.

2. Apol. Tijur. Hospin., pag. 2, fol. 198. 3. Luth., Hom. inGen., c. 4 et 20, 4. Oper. 2 ji. Declar. de pecc. orig. 5. Hom. i, 19.

« 22

338 HISTOIRE

tits enfants et èxpliqùéï' l'effet du baptême dans ce bas âge, il n'y parle seulement que du péché originel effacé, qui est pourtant, de l'aveu de tous les chrétiens, le principal fruit de leur baptême. Il en avoit usé de même dans tous ses ouvrages; et lorsqu'on lui objectoit cette omis- sion d'un elle t si considérable, il montre qu'il l'a fait exprès; parce que dans son sentiment a aucun péché n'est ôié par le baptême', » Il pousse encore plus avant sa témérité, puisqu'il ôte nettement le pé- ché originel, en disant que « ce n'est pas un péché, mais un malheur, un vice, une maladie: et qu'il n'y a rien de plus foible, ni de plus éloigné de l'Écriture, que de dire que le péché originel soit non-seu- lement une maladie, mais encore un crime. » Conformément à ces principes, il décide que les hommes naissent, à la vérité, « portés au péché par leur amour-propre, » mais non pas pécheurs; si ce n'est improprement, et en prenant la peine du péché pour le péché même: et cette « inclination au péché, » qui ne peut pas être un péché, fait, selon lui, tout le mal de notre origine. Il est vrai que dans la suite du discours il reconnott que tous les hommes périroient sans la grâce du Médiateur, parce que cette inclination au péché ne manqueroit pas de produire le péché avec le temps, si elle n'étoit arrêtée; et c'est en ce sens qu'il avoue que tous les h -mmes sont damnés a par la force du pé- ché originel : » force qui consiste, comme on vient de voir, non point à faire les hommes vraiment pécheurs, cornme toutes les Églises chré- tiennes l'ont décidé contre Pelage , mais à les faire seulement « enclins au péché » par la foiblesse des sens et de 1 amour-propre; ce que les pélagiens et les païens mêmes n'auroient pas nié.

La décision de Zuingle sur le remède de ce mal n'est pas moins étrange; car il veut qu'il soit ôté indifféremment dans tous les hommes par la mort de Jésus-Christ, indépendamment du baptême; en sorte qu'à présent « le péché originel ne damne personne, » pas même les enfants des païens; et encore qu'à leur égard il n'ose pas mettre leur salut dans la même certitude que celui des chrétiens et de leurs en- fants, il ne laisse pas de dire que comme les autres, a tant qu'ils sont incapables de la loi, ils sont dans l'état d'innocence, » alléguant ce passage de saint Paul : « il n'y a point de loi, il n'y a point de pré- varication '. » a Or est-il, poursuit ce nouveau docteur, que les enfants sont foibles, sans expérience, et ignorants de la loi. et ne sont pas moins sans loi que saint Paul lorsqu'il disoit : « Je vivois autrefois sans loi'. » Comme donc il n'y a point de loi pour eux, il n'y a point aussi de transgression de la loi, ni par conséquent de damnation. Saint Paul dit « qu'il a vécu autrefois sans loi; » mais il n'y a aucun âge l'on soit plus dans cet état que dans l'enfance. Par conséquent on doit dire avec le même saint Paul, que « sans la loi le péché étoit mort*» en eux. » C'est ainsi que disputoient les pélagiens contre l'Église. Et en- core que, comme on a dit, Zuingle parlé ici avec plus d'assurance des enfants des chrétiens que des autres, il ne laisse pas en effet de parler de tous les enfants sans exception. On voit porte sa preuve; et as-

1, Decl. de pêcc. orig. 2. Bo7n. iv, 15. 3. Ibid. vn, y. 4. Ibid. 8

DES. VARIATIONS, LIV. U. 339

sûrement, depuis Julien, il n'y a point de plus parfait pélag.'en que Zuingle.

Mais encore les pélagiens avouoient-ils que le baptême pDuvoit du moins donner la grâce et remettre les péchés aux adultes. Zuingle, plus téméraire, ne cesse de répéter ce qu'on a déjà rapporté de lui, « que le baptême n'ôte aucun péché et ne donne pas la grâce. C'est, dit-il, le sang de Jésus-Christ qui remet les péchés; ce n'est donc pas le baptême. »

On peut voir ici un exemple du zèle mal entendu qu'a eu la réforme pour la gloire de Jésus-Christ. 11 est plus clair que le jour, qu'attribuer la rémission des péchés au baptême, qui est le moyen établi par Jésus- Christ pour les ôter, ce n'est non plus faire tort à Jésus-Christ, que c'est faire tort à un peintre d'attribuer le beau coloris et les beaux traits de son tableau au pinceau dont il se sert. Mais la réforme porte ses vains raisonnements jusqu'à cet excès, de croire glorifier Jésus-Christ, en ôtant la force aux instruments qu'il emploie. Et pour continuer jus- qu'au bout une illusion si grossière, lorsqu'on objecte à Zuingle cent passades de l'Écriture, il est dit que le baptême nous sauve et qu'il nous remet nos péchés, il croit satisfaire à tout en répondant que dans ces passages le baptême est pris pour le sang de Jésus-Christ, dont il est le signe.

Ces explications licencieuses font trouver tout ce qu'on veut dans l'Ecriture. Il ne faut pas s'étonner si Zuingle y trouve que l'eucharistie n'est pas le corps, mais le signe du corps, quoique Jésus-Christ ait dit: « Ceci est mon corps; » puisqu'il y a bien trouvé que le baptême ne donne pas en effet la rémission des péchés, mais nous \<^ figure déjà donnée; quoique l'Ecriture ait dit cent fois, non pas qu'il nous la figure, mais qu'il nous la donne. Il ne faut pas s'étonner si le même auteur, pour détruire la réalité qui l'incommodoit, a éludé la force de ces paroles: «Ceci est mon corps; » puisque, pour détruire le péché originel, dont il étoit choqué, il a bien éludé celle-ci : a. Tous ont péché en un seul; » et encore: « Par un seul plusieurs sont faits pécheurs '. » Ce qu'il y a ici de plus étrange, c'est la confiance de cet auteur à sou- tenir ses nouvelles interprétations contre le péché originel, avec un mépris manifeste de toute l'antiquité. « Nous avons vu les anciens, dit-il, enseigner une autre doctrine sur le péché originel; mais on s'a- perçoit aisément en les lisant combien est obscur et embarrassé, pour ne pas dire tout à fait humain plutôt que divin, tout ce qu'ils en di- sent. Pour moi, il y a déjà longtemps que je n'ai pas le loisir de les consulter. » C'est en 1526 qu'il composa ce traité; et déjà il y avoit plusieurs années qu'il n'avoit pas le loisir de consulter les anciens ni de recourir aux sources. Cependant il réformoit l'Église. Pourquoi non? diront nos réformés. Et qu'avoit-il affaire des anciens, puisqu'il avoit l'Écriture? Mais au contraire, c'est ici un exemple du peu de sûreté qu'il y a dans la recherche des Écritures, lorsqu'on prétend les enten- dre sans avoir recours à l'antiquité. Par une telle manière d'entendre

1. Rom. V, 12, 19.

340 HISTOIRE

les Écritures, Zuing'.e a trouvé qu'il n'y avoit point de péché originel, c'est-à-dire qu'il n'y avoit point de rédemption, et que le scandale de la croix étoit inutile; et il a poussé si loin cette pensée, qu'il a mis avec les saints ceux qui n'avoient en effet, quoi qu'il ait pu dire, au- cune part avec Jésus-Christ. Voilà comme on réforme l'Église, lors- qu'on entreprend de la réformer sans se mettre en peine du sentiment des siècles passés ; et selon cette nouvelle méthode on en viendroit ai- sément à une réformation semblable à celle des sociniens.

Tels étoient les chefs de la nouvelle réforme, gens d'esprit à la vé- rité, et qui n'étoient pas sans littérature; mais hardis, téméraires dans leurs décisions, et enflés de leur vain savoir; qui se plaisoient dans des opinions extraordinaires et particulières, et par croyoient s'élever non-seulement au-dessus des hommes de leur siècle, mais encore au- dessus de l'antiquité la plus sainte. Œcolampade, l'autre défenseur du sens figuré parmi les Suisses, étoit tout ensemble plus modéré et plus savant; et si Zuingle, dans sa véhémence, parut être en quelque façon un autre Luther, Œcolampade ressembloit plus à Mélanchthon, dont aussi fl étoit ami particulier. On voit dans une lettre qu'il écrit à Érasme dans sa jeunesse ', avec beaucoup d'esprit et de politesse, des marques d'une piété aussi affectueuse qu'éclairée; des pieds d'un crucifix, de- vant lequel il avoit accoutumé de faire sa prière, il écrit à Érasme des choses si tendres sur les douceurs ineffables de Jésus-Christ, que cette pieuse image relraçoit si vivement dans son souvenir, qu'on ne peut s'empêcher d'en être touché. La réforme qui venoit troubler ses dévo- tions, et les traiter d'idolâtrie, commençoit alors; car c'étoit en 1517 que ce jeune homme écrivoit cette lettre. Dans les premières années do ces brouilleries, et, comme le remarque Érasme*, dans un âge déjà assez mûr pour n'avoir à se reprocher aucune surprise, il se fit religieux avec beaucoup de courage et de réflexion. Aussi les lettres d'Érasme nous font-elles voir qu'il étoit très-affectionné au genre de vie qu'il avoit choisi 3; qu'il y goùtoit Dieu tranquillement; et qu'il y vivoit très-éloigné des nouveautés qui couroient. Cependant, ô faiblesse humaine, et dangereuse contagion de la nouveauté! il sortit de son monastère, prêcha la nouvelle réforme à Bâle, il fut pasteur, et fatigué du céUbat, comme les autres réformateurs, il épousa une jeune fille dont la beauté l'a voit touché. «C'est ainsi, » disoit Érasme*, a. qu'ils se mortifient ; » et il ne cessoit d'admirer ces nouveaux apôtres, qui ne manquoient point de quitter la profession solennelle du célibat, pour prendre des femmes, au lieu que les vrais apôtres de Notre-Sei gneur, selon la tradi ioi, de tous les Pères, afin de n'être occupés que de Dieu et de l'Évangile, quittoient leurs femmes pour embrasser le céUbat. a II semble, disoit-iP, que la réforme aboutisse à défroquer quelques moines et à marier quelques prêtres; et cette grande tragédie se termine enfin par un événement tout à fait comioue, puisque tout

1. Ep. Erahin., lib. VII, Ep. 42. 43.

2. Lib. XIII, ep. 12 13. 3. Lib. XIII 27. 4. Lib. XIX, ep. 41. 5. Lib. XIX, 3.

DES VARIATIONS, LIV. II. 341

finit en se mariant, comme dans les comédies. » Le même Érasme se plaint aussi, en d'autres endroits ', que depuis que son ami Œcolam- pade eut quitté avec l'Église et le monastère sa tendre dévotion, pour embrasser cette sèche et dédaigneuse réforme, il ne le reconnoissoit plus; et qu'au lieu de la candeur dont ce ministre faisoit profession, tant qu'il agissoit par lui-même, il n'y trouva plus que dissimulation et artifice lorsqu'il fut entré dans les intérêts et dans les mouvements d'un parti.

Après que la querelle sacramentaire eut été émue de la manière qu'on vient de voir, Carlostad répondit de petits écrits contre la pré- sence réelle; et encore que, de l'aveu de tout le monde, ils fussent fort pleins d'ignorance -, le peuple déjà épris de la nouveauté ne laissa pas de les goûter. Zuingle et Œcolampade écrivirent pour défendre ce dogme nouveau : le premier avec beaucoup d'esprit et de véhémence ; l'autre avec beaucoup de doctrine, et une éloquence si douce, « qu'il y avoit, dit Érasme ^, de quoi séduire , s'il se pouvoit, et que Dieu le permît, les élus mêmes. » Dieu les mettoit à cette épreuve; mais ses promesses et sa vérité soutenoient la simplicité de la foi de l'Église contre les rai- sonnements humains. Un peu après Carlostad se réconcilia avec Luther, et l'apaisa en lui écrivant que ce qu'il avoit enseigné sur l'eucharistie étoit plutôt par manière de proposition et d'examen que de décision *. Il ne cessa de brouiller toute sa vie; et les Suisses, qui le reçurent en- core une fois, ne purent venir à bout de calmer cet esprit turbulent.

Sa doctrine se répandoit de plus en plus; mais sur des interpréta- tions plus vraisemblables des paroles de Notre-Seigneur que celles qu'il avoit données. Zuingle disoit que le bonhomme avoit bien senti qu'il y avoît quelque sens caché dans ces divines paroles ; mais qu'il n'avoit pu démêler ce que c'étoit. Lui et Œcolampade, avec des expressions un peu différentes, convenoient au fond que ces paroles, «Ceci est mon corps, » étoient figurées: «est» veut dire «signifier, » disoit Zuingle; « corps » c'est « le signe du corps, » disoit Œcolampade. Ceux de Strasbourg entroient dans les mêmes interprétations. Bucer et Ca- piton, qui les conduisoient, devinrent zélés défenseurs du sens figuré. La réforme se divisa, et ceux qui embrassèrent ce nouveau parti furent appelés sacramentaires. On les nomma aussi zuingliens, parce que Zuingle avoit le premier appuyé Carlostad, ou que son autorité préva- lut dans l'esprit des peuples entraînés par sa véhémence.

Il ne faut pas s'étonner qu'une opinion qui llattoit autant le sens humain eût tant de vogue. Zuingle disoit positivement qu'il n'y avoit point de miracle dans l'eucharistie, ni rien d'incompréhensible; que le pain rompu nous représentoit le corps immolé, et le vin le sang ré- pandu ; que Jésus-Christ, en instituant ces signes sacrés, leur avoit donné le nom de la chose; que ce n'étoit pourtant pas un simple spec- tacle, ni des signes tout à fait nus; que la mémoire et la foi du corps

1. Lib. XVIII, ep. 23; XIX, 113-, XXXI, 47, col. 2057, etc.

2. Erasm. lib. XIX, ep. 113-, XXXI, 59, pag. 2106. 3. Lib. XVIII, ep- 9. 4. Hospin., 2 part, ad an., 1525, fol. 40.

342 HISTOIRE

immolé et du sang répandu soutenoit cotrt âme; que cependant le Saint-Esprit scelloit dans les cœurs la rémission des péchés, et que c'étoit tout le mystère '. La raison et le sens humain n'avoient rien à souffrir dans cette explication. L'Écriture faisoit de la peine: mais, quand les uns opposoient, a Ceci est mon corps, » les autres répon- doient : « Je suis la vigne ', 3> Je suis la porte ^ : La pierre étoit Christ^.» ïl est vrai que ces exemples n'étoient pas semblables. Ce n'étoit ni en proposant une parabole, ni en expliquant une allégorie, que Jésus- Christ avoit dit, « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » Ces paroles, détachées de tout autre discours, portoiont tout leur sens en elles-mê- mes. Il s'agissoit d'une nouvelle institution qui devoit être faite en ter- mes simples; et on n'avoit encore trouvé aucun lieu de l'Écriture, un signe d'institution reçut le nom de la chose au moment qu'on l'in- stituoit, et sans aucune préparation précédente.

Cet argument tourmentoit Zuingle; nuit et jour il y cherchoit une .•solution. On ne laissa pas en attendant d'abolir la messe, malgré les oppositions du secrétaire de la ville, qui disputoit puissamment pour la doctrine catholique et pour la présence réelle. Douze jours après Zuingle eut ce songe tant reproché à lui et à ses disciples, il dit que, simaginant disputer encore avec le secrétaire de la ville, qui le pressoit vivement *, il vit paroître tout d'un coup un fantôme « blanc ou noir » qui lui dit ces mots : « Lâche, que ne réponds-tu ce qui est écrit dans l'Exode, » l'Agneau est la pàque ®, pour dire qu'il en est le signe? Voilà donc ce fameux passage tant répété dans les écrits des sacramentaires, ils crurent avoir trouvé le nom de la chose donné <£u signe dans l'institution du signe même; et voilà comme ce passage vint dans l'esprit à Zuingle, qui s'en servit le premier. Au reste, ses discir.les veulent qu'en disant qu'il ne sait pas si celui qui l'avertit étoit blanc ou noir, il vouloit dire seulement que c'étoit un inconnu: et il est vrai que les termes latins pervent recevoir cette explication. Mais outre que se cacher, sans rien faire qui découvre ce qu'on est, est un caractère naturel d'un mauvais esprit, celui-ci visiblement se t:om- poit. Ces paroles, a l'Agneau est la pàque et le passage, » ne signifient nullement qu'il soit la figure du passage. C'est un hébraïsme commun, le mot de « sacrifice » est sous-entendu. Ainsi « péché » seulement est le sacrifice pour le péché; et « passage » simplement, ou « pàque, » c'est le sacrifice du passage ou de la pâque : ce que l'Écriture explique elle-même un peu au-dessous, elle dit tout du long, non que l'A- gneau est le passage, mais « que c'est la victime du passage '. » Voilà bien assurément le sens de l'Exode. On produisit depuis d'autres exem- ples que nous verrons en leur temps: mais enfin voici le premier. Il n'y avoit rien, comme on voit, qui dût beaucoup soulager l'esprit de Zuingle, ni qui lui montrât que le signe reçut dès l'mstitution le nom de la chose. Cependant, à cette nouvelle explication de son inconnu,

1. Zuing. Conf. Fid. ad Franc, id. epist. ad Car. V, etc.

2. Joan. XV, I. 3. Ibid. x, 7.-4. 1 Cor. x, 4.

5. Hosp. 2 part., 25, 26. 6. Exod. xu, 11. 7. IbiJ. 27.

DES VARIATIONS, LIV. II. 343

il s'éveilla, il lut le lieu de l'Exode, il alla prêcher ce qu'il avoit vu en songe. On étoit trop bien préparé pour ne pas l'en croire: les nuages qui restoient encore dans les esprits furent dissipés.

Il fut sensible à Luther de voir non plus des particuliers, mais des églises entières de la nouvelle réforme, se soulever contre lui. Mais il n'en rabaltit rien de sa fierté. On en peut juger par ces paroles* a J'ai le pape en tête; j'ai à dos les sacramentaires et les anabaptistes; mais je marcherai moi seul contre eux tous; je les défierai au combat; je les foulerai aux pieiis. » Et un peu après: « Je dirai sans vanité que depuis mille ans l'Écriture n'a jamais été ni si repurgée, ni si bien expliquée, ni mieux entendue qu'elle l'est maintenant par moi '. » Il écrivit ce^ paroles en 1525, un peu après la querelle émue. En la même année il fit son livre a contre les Prophètes célestes», se moquant par de Carlostad, qu'il accusoii d'approuver les visions des anabaptistes. Ce livre avoit d^^ux parties. Dans la première, il soutenoit qu'on avoit eu tort d'abattre les images-, qu'il n'y avoit que les images de Dieu qu'il fût défendu d'adorer dans la loi de Mo'ise-, que les images de la croix et des saints n'étoient pas comprises dans cette détense; que personne n'étoit tenu sous l'Evangile d'abolir par force les images, parce que cela étoit contraire à la liberté évangélique, et que ceux qui détrui- soient ainsi les images étoient des docteuis de la loi, et non pas de lÉvangile. Par il nous justifioit de toutes les accusations d'idolAtrie dont on nous charge sans raison sur ce sujet. Dans la seconde partie il attaquoit les sacramentaires. Au reste, il traita d'abord Œcolampade avec assez de douceur; mais il s'emporta terriblement contre Zuingle.

Ce docteur avoit écrit que dès l'an 15] 6, avant que le nom de Luther eût été connu, il avoit prêché l'Évangile, c'est-à-dire la réformation dans la Suisse % et les Suisses lui donnoient la gloire du commence- ment, que Luther vouloit avoir tout entière. Piqué de ce discours, il écrivit à ceux de Strasbourg « qu'il osoit se glorifier d'avoir le pre- mier prêché Jésus-Christ; mais que Zuingle lui vouloit ôter cette gloire 3. Le moyen, poursuivoit-il, de se taire, pendant que ces gens troublent nos églises et attaquent notre autorité? S'ils ne veulent pas laisser affoiblir la leur, il ne faut pas non plus afïoiblir la nôtre. » Pour conclusion il déclare « qu'il n'y a point de milieu, et qu'eux ou lui sont des ministres de Satan. 5>

Un habile luthérien, et le plus célèbre qui ait écrit de nos jours, fait ici cette réflexion*: a Ceux qui méprisent toutes choses et exposent non-seulement leurs biens, mais encore leur vie, souvent ne peuvent pas s'élever au dessus de la gloire; tant la douceur en est flatteuse, et tantest grande lafoiblesse humaine. Au contraire plus on a le courage élevé, plus on désire les louanges, et plus on a de peine avoir trans- porter aux autres celles qu'on a cru avoir méritées. Il ne faut donc pas s'étonner si un homme de la magnanimité de Luther écrivit ces choses à ceux de Strasbourg. »

1. Âd mald. rpq. Avg., tom. II. 498.

2. Zuing. in explan, artic. la, Gesn. Bibl., etc. V. Callixt., Judic. n. 53.

3. Tom. II, Jen. epist., pag. 202. 4. Callixt., Judic. n. 53.

344 HISTOIRE

Au milieu de ces bizarres transports, Luther confirmoit la foi de Is présence réelle par de puissantes raisons : l'Écriture et la tradition an- cienne le soutenoient dans cette cause. Il montroit que de tourner au sens figuré des paroles de Notre-Seigneur si simples et si précises, sous prétexte qu'il y avoit des expressions figurées en d'autres endroits de l'Écriture, c'étoit ouvrir une port? par laquelle toute TÉcriture et tous les mystères de notre salut se tourneroient en figures; qu'il falloit donc apporter ici la même soumission avec laquelle nous recevions les au- tres mystères, sans nous soucier de la raison ni de la nature, m;iis seulement de Jésus-Christ et de sa parole; que le Sauveur n'avoit parlé dans l'institution, ni de la foi, ni du Saint-Esprit; qu'il avoit dit, « Ceci est mon corps, » et non pas, « La foi vous y fera participer; » que le manger dont Jésus-Christ y parloit n'étoit non plus un manger mystique, mais un manger par la bouche; que l'union de la foi se con- sommoit hors du sacrement, et qu'on ne pouvoit pas croire que Jé- sus-Christ ne nous donnât rien de particulier par des paroles si fortes; qu'on voyoit bien que son intention étoit de nous assurer ses dons en nous donnant sa personne, que le souvenir de sa mort, qu'il nous re- commandoit, n'excluoit point la présence, mais nous obligeoit seule- ment à prendre ce corps et ce sang comme une victime immolée pour nous ; que cette victime en effet devenoit nôtre par cette manduca- tion ; qu'à la vérité la foi y devoit intervenir pour la rendre fructueuse ; mais que pour montrer que sans la foi même la parole de Jésus- Christ avoit son effet, il ne falloit que considérer la communion des indignes' Il pressoit ici avec force les paroles de saint Paul, lorsque après avoir rapporté ces mots: a Ceci est mon corps, il condamnoit si sévère- ment ceux qui « ne discernoient pas le corps du Seigneur, et qui se rendoient coupables de son corps et de son sang 2. » H ajoutoit que par- tout saint Paul vouloit parler du vrai corps, et non du corps en figure; et qu'on voyoit par ces expressions qu'il condamnoit ces impies, comme ayant outragé Jésus-Christ non pas en ses dons, mais immédiatement en sa personne.

Mais ce qu'il faisoit avec le plus de force, c'étoit de détruire les ob- jections qu'on opposoit à ces célestes vérités. Il demandoit à ceux qui lui opposoient, a la chair ne sert de rien 3, t> avec quel front ils osoient dire que la chair de Jésus-Christ ne sert de rien, et transporter à cette chair qui donne la vie ce que Jésus-Christ a dit du sens charnel, et en tout cas de la chair prise à la manière que l'entendoient les caphar- naïtes, ou que la reçoivent les mauvais chrétiens, sans s'y unir parla foi, et recevoir en même temps l'esprit et la vie dont elle est pleine? Quand on osoit lui demander à quoi donc servoit cette chair prise par la bouche du corps, il demandoit à son tour à ces superbes deman- deurs, à quoi servoit que le Verbe se fût fait chair? La vérité ne pou- voit-elle être annoncée, ni le genre humain délivré que par ce moyen?

1. Serm. De corp. et sang. Ch. defem. verbt Cœnae ; quodverba adhuc tient. ^ lom. VU, 277, 381 5 Catech. maj. De sac. ait. Concord., pa^;. 5jl, etc.

2. ICor. XI, 24, 28, 29. 3. Joan. vi, 64.

DES VARIATIONS, LIV. II. 345

Savent-ils tous les secrets de Dieu, pour lui dire qu'il n'avoit que cette voie de sauver les hommes! Et qui sont-ils pour faire la loi à leur Créateur, et lui prescrire les moyens par lesquels il leur vouloit appli- quer sa grâce? Que si enfin on lui opposoit les raisons humaines, comment un corps en tant de lieux, comment un corps humain tout entier dans un si petit espace, ilmettoit en poudre toutes ces machines qu'on élevoit contre Dieu, en demandant comment Dieu conservoit son unité dans la Trinité des personnes? Comment de rien il avoit créé le ciel et la terre? Comment il avoit revêtu son Fils d'une chair humaine? Comment il l'avoit fait naître d'une vierge? Comment il l'a- voit livré à la mort? Et comment il ressusciteroit tous les fidèles au dernier jour? Que prétendoit la raison humaine quand elle opposoit à Dieu ces vaines difficultés, qu'il détruisoit par un souffle? Ils disent que tous les miracles de Jésus-Christ sont sensibles. « Mais qui leur a dit que Jésus-Christ a résolu de n'en point faire d'autres? Lorsqu'il a été conçu du Saint-Esprit dans le sein d'une vierge, ce miracle, le plus grand de tons, à qui a-t-il été sensible? Marie auroit-elle su ce qu'elle alloit porter dans ses entrailles, si l'ange ne lui avoit annoncé le secret divin? Mais quand la divinité a habité corporellement en Jé- sus-Christ, qui l'a vu ou qui l'a compris? Mais qui le voit à la droite de son Père, d'où il exerce sa toute-puissance sur tout l'univers? Est- ce ce qui les oblige à tordre, à mettre en pièces, à crucifier les pa- roles de leur Maître? Je ne comprends pas, disent-ils, comment il les peut exécuter à la lettre. Ils me prouvent bien, par cette raison, que le sens humain ne s'accorde pas avec la sagesse de Dieu; j'en conviens, j'en suis d'accord : mais je ne savois pas encore qu'il ne fallût croire que ce qu'on découvre en ouvrant les yeux, ou ce que la raison humaine peut comprendre'. »

Enfin quand on lui disoit que cette matière n'étoit pas de consé- quence, et ne valoit pas la peine de rompre la paix : « Qui obligeoit donc Carlostad à commencer la querelle? Qui contraignoit Zuingle et Œcolampade à écrire? Maudite éternellement la paix qui se fait au préjudice de la vérité^! » Par de tels raisonnements il fermoit souvent la bouche aux zuingliens. Il faut avouer qu'il avoit beaucoup de force dans l'esprit : rien ne lui manquoit que la règle, qu'on ne peut jamais avoir que dans l'Église, et sous le joug d'une autorité légitime. Si Lu- ther se fût tenu sous ce joug si nécessaire à toutes sortes d'esprits , et surtout aux esprits bouillants et impétueux comme le sien, il eût pu retrancher de ses discours ses emportements, ses plaisanteries, son ar- rogance brutale, ses excès, ou pour mieux dire, ses extravagances : et la force avec laquelle il manie quelques vérités n'auroit pas servi à la séduction. C'est pourquoi on le voit encore invincible, quand il traite les dogmes anciens qu'il avoit pris dans le sein de l'Église : mais l'or- gueil suivoit de près ses victoires. Cet homme se sut si bon gré d'avoir combattu avec tant de force pour le sens propre et littéral des paroles de Notre-Seigneur, qu'il ne put s'empêcher de s'en glorifier : ,«: Les

1. Sermo ouoâ verba slmt. iLid. 2. Ibid.

346 HISTOIRE

papistes eux-mêmes, dit-il', sont forcés de me donner la louange d'a- voir beaucoup mieux défendu qu'eux la doctrine du sens littéral. Et en effet, je suis assuré que quand on les auroit tous fondus ensemble, ils ne la pourroient jamais soutenir aussi fortement que je fais. »

Il se trompoit : car encore quM montrât bien qu'il falloit défendre le sens littéral, il n'avoil pas su le prendre dans toute sa simplicité; et les défenseurs du sens figuré lui faisoient voir que s'il falloit suivre le sens littéral, la transsubstantiation gagnoit le dessus.

C'est ce que Zuingle, et en général tous les défenseurs du sens fi- guré, démontroient très- clairement'. Ils remarquent que Jésus-Christ n'a pas dit, « Mon corps est ici, » ou, « Mon corps est sous ceci et avec ceci, »ou, a Ceci contient-mon corps, » mais simplement. Ceci est mon corps. Ainsi ce qu'il veut donner à s s fidèles n'est pas une sub- stance qui contient son corps ou qui l'accompagne, mais son coi[>s sans aucune autre substance étrangère. U n'a pas dit non plus : a Ce pain est mon corps; » qui est l'autre explication de Luther; mais il a dit, « Ceci est mon corps, » par un terme indéfini, pour montrer que la substance qu'il donne n'est plus du pain, mais son corps.

Et quand Luther expliquoit : « Ceci est mon corps, » c'est-à-dire, ce Ce pain est mon corps réellement et sans figure, » il détruisoit sans y penser sa propre doctrine. Car on peut bien dire avec l'Éghse que le pain devient le corps; au même sens que saint Jean a dit que « l'eau fut faite vin aux noces de Cana en Galilée^, c'est-à-dire par le chan- gement de l'un en l'autre. On peut dire pareillement que ce qui est pain en apparence est en effet le oorps de Notre-Seigneur: mais que «iu vrai pain, en demeurant tel, fût en même temps le vrai corps de Notre-Seigneur, comme Luther le prétendoit, les défenseurs du sens figuré lui soutenoient aussi bien que les catholiques, que c'est un dis- cours qui n'a point de sens, et concluoient qu'il falloit admettre, ou avec eux un siaiple changement moral, ou le changement de sub- stance avec les papistes.

C'est pourquoi Bèze soutient aux luthériens, dans la conférence de Montbéliard, que des deux explications qui s'arrêtent au sens littéral, c'est-à-dire, de celle des catholiques et de celle des luthériens, c'est celle des catholiques « qui s'éloigne le moins des paroles de l'institu- tion de la cène, si on les veut exposer de mot à mot^ » Il le prouve par cette raison, que i les transsubstantiateurs disent que par la vertu de ces paroles divines, ce qui auparavant étoit pain ayant changé de substance, devient incontinent le corps même de Jésus-Christ, afin qu'en cette façon cette proposition puisse être véritable: a Ceci est mon corps. » Au lieu que l'exposition des consubstantiateurs, disant que ces mots, « Ceci est mon corps, signifient, Mou corps est essen- tiellement dedans, avec ou sous ce pain, ne déclare pas ce que le pain est devenu, et ce que c'est qui est le corps, mais seulement il est.»

1. Ep. Luth ap. Hosp. 2 part, ad an. 1534, fol. 132.

2. Hospin. ad an. 1527, fol. 49, etc. 3. Joan. n, 6. 4. Conf. de Mont., imp. à Gen. 1587, p. 52.

DES VARIATIONS, LIV II. 347

Cette raison est simple et intelligible. Car il est clair que Jésus-Christ ayant pris du pain pour en faire quelque chose, il a nous dé- clarer quelle chose il eu a voulu faire; et il n'est pas moins évident que ce pain est devenu ce que le Tout-Puissant en a voulu faire. Or ces paroles font voir qu'il en a voulu faire son corps, de quelque ma- nière qu'on le puisse entendre, puisqu'il a dit : « Ceci est mon corps. » Si donc ce pain n'est pas devenu son corps en figure, il l'est devenu en eflfet; et on ne peut se défendre d'admettre ou le changement en figure, pu le changement en substance.

Ainsi, à n'écouter simplement que la parole de Jésus-Christ, il faut passer à la doctrine de l'Église; et Bèze a raison de dire qu'elle a moins d'inconvénient « quant à la manière de parler', » que celle des luthé- riens, c'est-à-dire qu'elle sauve mieux le sens littéral.

Calvin confirme souvent la même vérité^; et pour ne nous point ar- rêter au sentiment des particuliers, tout un synode de zuingliens l'a reconnue.

C'est le synode de Czenger, ville de Pologne, rapporté dans le re- cueil de Genève^. Ce synode, après avoir rejeté a la transsubstantia- tion papistique, » montre que « la consubstantiation » luthérienne est insoutenable, parce que a comme la baguette de Moïse n'a pas été ser- pent sans transsubstantiation, et que l'eau n'a pas été sang en Egypte, ni vin dans les noces de Cana, sans changement; ainsi le pain de la cène ne peu^ être substantiellement le corps de Christ, s'il n'est changé en sa chair, en perdant la forme et la substance de pain. »

C'est le bon sens qui a dicté celte décision. En effet, le pain, en de- meurant pain, ne peut non plus être le corps de .Notre-Seigneur, que la baguette demeurant baguette put être un serpent, ou que l'eau de- meurant eau put être du sang en Egypte , et du vin aux noces de Cana. Si donc ce qui étoit pain devient le corps de Notre-Seigneur; ou il le devient en figure par un changement mystique, suivant la doctrine de Zuingle , ou il le devient en efifet par un changement réel, comme le disent les catholiques.

Ainsi Luther, qui se glorifioit d'avoir lui seul mieux défendu le sens littéral que tous les théologiens catholiques, étoit bien loin de son compte, puisqu'il n'avoit pas même compris le vrai fondement qui nous attache à ce sens, ni entendu la nature de ces propositions qui opèrent ce qu'elles énoncent. Jésus-Christ dit à cet homme : ce Ton fils est vivant^ ; » Jésus-Christ dit à cette femme : a Tu es guérie de ta ma- ladie* : en parlant, il fait ce qu'il dit; la nature obéit, les choses chan- gent, et le malade devient sain. Mais les paroles il ne s'agit que de choses accidentelles, comme sont la santé et la maladie, n'opèrent aussi que des changements accidentels. Ici il s'agit de substance, puisque Jésus-Christ a dit, a Ceci est mon corps, ceci est mon sang, le changement est substantiel; et, par un effet aussi réel qu'il est sur-

1. Conf. de Mont., imp. à Gen. 1587, p. 52. 2. hist., I. IV, c. xvn, n. 30, etc 3. Syn. Czeng. tit. De Cœna., in Synt. Gen. part 1. 't. Joan. iv, 50, 51. 5. Luc. xni, 12.

348 HISTOIRE

prenant, la substance du pain et du vin est changée en la substance du corps et du sang. Par conséquent, lorsqu'on suit le sens littéral, il ne faut pas croire seulement que le corps de Jésus-Christ est dans le mystère, mais encore qu'il en fait toute la substance; et c'est à quoi nous conduisent les paroles mêmes, puisque Jésus-Christ n'a pas dit, « Mon corps est ici, » ou œ Ceci contient mon corps; » mais « Ceci est mon corps : » et il n'a pas même voulu dire, « Ce pain » est mon corps, mais a Ceci » indéfiniment : et de même que s'il avoit dit lors- qu'il a changé l'eau en vin : « Ce qu'on va vous donner à boire, c'est du vin, » il ne faudroit pas entendre qu'il auroit conservé ensemble et l'eau et le vin; mais qu'il auroit changé l'eau en vin : ainsi, quand il prononce que ce qu'il présente est son corps, il ne faut nullement entendre qu'il mêle son corps avec le pain, mais qu'il change effecti- vement le pain en son corps. Voilà nous menoit le sens littéral, de l'aveu même des zuingliens, et ce que jamais Luther n'avoit pu en- tendre.

Faute de l'avoir entendu, ce grand défenseur du sens littéral tomboit nécessairement dans une espèce de sens figuré. Selon lui, « Ceci est mon corps, » vouloit dire, ce pain contient mon corps, ou ce pain est uni avec mon corps; et par ce moyen les zuingliens le forçoient à re- connoître dans cette expression la figure grammaticale, qui met ce qui contient pour ce qui est contenu, ou la partie pour le tout'. Puis ils le pressoient en cette sorte : S'il vous est permis de reconnoître dans les paroles de l'institution la figure qui met la partie pour le tout, pour- quoi nous voulez-vous empêcher d'y reconnoître la figure qui met la chose pour le signe? Figure pour figure, la métonymie que nous re- cevons vaut bien la synecdoque que vous admettez. Ces messieurs étoient humanistes et grammairiens. Tous leurs livres furent bientôt remphs de la synecdoque de Luther et de la métonymie de Zuingle : il falloit que les protestants prissent parti entre ces deux figures de rhétorique; et lldemeuroit pour constant qu'il n'y avoit que les catho- liques qui, également éloignés de l'un et de l'autre, et ne connoissant dans l'eucharistie ni le pain, ni un simple signe, établissoient pure- ment le sens littéral.

On voyoit ici la différence qu'il y a entre les doctrines qui sont in- troduites de nouveau par des auteurs particuliers, et celles qui vien- nent naturellement. Le changement de substance avoit rempli, comme par lui-même, l'Orient et l'Occident, entrant dans tous les esprits avec les paroles de Notre-Seigneur, sans jamais causer aucun trouble, et sans que ceux qui l'ont cru aient jamais été notés par l'Église comme novateurs. Quand il a été contesté, et qu'on a voulu détourner le sens littéral avec lequel il avoit passé par toute la terre, non-seulement l'É- glise est demeurée ferme, mais encore on a vu ses adversaires com- battre pour elle, en se combattant les uns les autres. Luther et ses sec- tateurs prouvoient invinciblement qu'il falloit retenir le sens littéral : Zuingle et les siens ne prouvoient pas avec moins de force qu'il ne

l. Vid. Hosp., 2 part. 12, 35, 47, 61, 76, 161, etc.

1

DES VARIATIONS, LIV. II. 349

pouvoit être retenu sans le changement de substance : ainsi ils ne s'accordoient qu'à se prouver les uns aux autres que l'Église, qu'ils avoient quittée, avoit plus de raison que chacun d'eux : par je ne sais quelle force de la vérité, tous ceux qui l'abandonnoient en con- servoient quelque chose; et l'Église, qui gardoit le tout, gagnoit la victoire.

De il suit clairement que l'interprétation des catholiques, qui ad- mettent le changement de substance, est la plus naturelle et la plus simple; et parce qu'elle est suivie par le plus grand nombre des chré- tiens, et parce que, des deux qui la combattent de différentes ma- nières, l'un, qui est Luther, ne s'y est opposé que par esprit de con- tradiction, et en dépit de l'Église ; et l'autre, qui est Zuingle, demeure d'accord que s'il faut recevoir avec Luther le sens littéral, il faut aussi recevoir avec les catholiques le changement de substance.

Dans la suite, les luthériens une fois engagés dans l'erreur, s'y sont afl'ermis par cette raison, que c'est détruire le sacrement que d'en ôter, comme nous faisons, la substance du pain et du vin. Je suis obligé de dire que je n'ai trouvé cette raison dans aucun écrit de Luther; et en effet elle est trop foible et trop éloignée pour venir d'abord dans l'esprit: car on sait qu'un sacrement, c'est-à-dire un signe, consiste dans ce qui paroît, et non pas dans le fond ni dans la substance. Il ne fut pas nécessaire de montrer à Pharaon et sept vaches et sept épis effectifs, pour lui marquer la fertilité et la stérilité de sept années' : l'image qu'il s'en forma dans son esprit fut très-suffisante pour cela. Et s'il faut venir à des choses dont les yeux aient été frappés, afin que la colombe nous représentât le Saint-Esprit, et avec toute sa dou- ceur le chaste amour qu'il inspire aux âmes saintes, il importoit peu que ce fût une véritable colombe qui descendit visiblement sur Jésus- Christ^; il suffisoit qu'elle en eût tout l'extérieur: de même, afin que l'eucharistie nous marquât que Jésus-Christ étoit notre pain et notre breuvage, c'étoit assez que les caractères de ces aUments et leurs ef- fets ordinaires fussent conservés : en un mot, c'étoit assez qu'il n'y eût rien de changé à l'égard des sens. Dans les signes d'institution, ce qui en marque la force, c'est l'intention déclarée par la parole de l'instituteur : or en disant sur le pain, a Ceci est mon corps, » et sur le vin, a Ceci est mon sang, » et paroissant en vertu de ces divines paroles actuellement revêtu de toutes les apparences du pain et du vin, il fait voir assez clairement qu'il est vraiment nourriture, lui qui en a pas la ressemblance et nous apparoît sous cette forme. Que s'il faut de vrai pain et de vrai vin afin que le sacrement soit réel, cest aussi de vrai pain et de vrai vin que l'on consacre, et dont on fait, en les consacrant, le vrai corps et le vrai sang du Sauveur. Le changement qui s'y fait dans l'intérieur, sans que l'extérieur soit changé, fait en- core une partie du sacrement, c'est-à-dire du signe sacré; parce que ce changement, devenu sensible par la parole, nous fait voir que la parole de Jésus-Christ opérant dans le chrétien, il doit être très-réel-

1. Gen. xn, 2, 3, 5, 6. 2. Matth. ni, 16.

350 HISTOIRE

iement, quoique d'une autre manière, changé au dedans, en ne rei^- nant que l'extérieur d'un homme vulgaire.

Pa^ demeurent expliqués les passages l'eucharistie est appelée pain, même apiès la consécration; et cette difficulté est clairement résolue par la règle des changements et par la règle des apparences. Par la règle des changements, le pain devenu corps est appelé pain, comme dans l'Exode ia vergé devenue couleuvre est appelée verge, et l'eau devenue sang est appelée eau'. On se sert de ces expressions pour faire voir tout ensemble et la chose qui a été faite, et la matière qu'on a employée pour la faire. Par la règle des apparences, de même que dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament, les anges qui apparoissoient en figure humaine sont appelés tout ensemble, et anges parce qu'ils le sont, et hoaimes parce qu'ils le paroissent : ainsi l'eucharistie sera appelée, et corps, parce qu'elle l'est; et pain, parce qu'elle le paroît. Que si l'une de ces raisons suffit pour lui conserver le nom du pain sans préjudicier au changement, le concours de toutes les deux sera bien plus fort. Et il ne faut s'imaginer aucun embarras à discerner la vérité parmi ces expressions différentes: car enfin, lorsque l'Écriture sainte nous explique la même chose par des expressions diverses, pour ôter toute sorte d'ambiguïté, il y a toujours l'endroit principal auquel il faut réduire les autres, et les choses sont exprimées telles qu'elles sont en termes précis. Que ces anges soient appelés hommes en quel- ques endroits, il y aura un endroit l'on verra clairement que ce sont des anges. Que ce sang et cette couleuvre soient appelés eau et verge, vous trouverez l'endroit principal le changement sera mar- qué; et c'est par qu'il faudra défiriir la chose. Quel sera l'endroit principal par lequel nous jugerons de l'eucharistie, si ce n'est celui de l'institution, Jésus-Christ l'a fait être ce qu'elle est? Ainsi quand nous voudrons la nommer par rapport à ce qu'elle a été et à ce qu'elle paroît, nous la pourrons appeler du pain et du vin : mais quand nous voudrons la nommer par ce qu'elle est en elle-même, elle n'aura point d'autre nom que celui de corps et de sang; et c'est par qu'il la fau- dra définir, puisque jamais elle ne peut être que ce qu'elle est faite par les paroles toutes-puissantes qui lui donnent l'être. Luthériens et zuingUens, vous expliquez contre la nature le lieu principal par les autres; et sortant tous deux de la règle, vous vous éloignez encore plus les uns des autres, que vous ne Tètes de l'Église, que vous aviez prin- cipalement en butte. LÉglise qui suit l'ordre riaturel, et qui réduit tous les passages il est parlé de l'eucharistie à celui qui est sans contestation le principal et le fondement de tous les autres, tient la vraie clef du mystère, et triomphe non-seulement des unâ et des au- tres, mais encore des uns par les autres.

En effet, durant ces disputes sacramentaires, fceux qui se disoient réformés, malgré l'intérêt commun qui les réunissoit quelquefois en apparer.ce, se faisoient entre eux une gjerre plus cruelle qu'à l'Église même, s'appelant mutuellement des furieux, des enrasr<is. des esclaves

1 Exod. VII, 12, la.

DES VARIATIONS, LTV. II. 35 î

de Satan, plus ennemis de la vérité et des membres de Jésus-Christ, que le pape même', ce qui étoit tout dire pour eux.

Cependant l'autorité que Luther vouloit conserver dans la nouvelle réforme, qui s'étoit soulevée sous ses étendards, s'avilissoit. Il étoit pénétré de douleur; et la fierté qu'il témoignoit au dehors n'empêchoit pas l'accablement il étoit dans le cœur : au contraire, plus il étoit fier, plus il trojvoit insupportable d'être méprisé dans un parti dont il vouloit être le seul chef. Le trouble qu'il re-sentoit passoit jusqu'à Mélanchlhon. o Luther me cause, dit-iP, d'étranges troubles par les longues plaintes qu'il me fait de ses afflictions. Il est abittu et défi- guré par des écrits qu'on ne trouve pas méprisables. Dans la pitié que j'ai de lui, je me sens affligé au dernier point du trouble universel de l'Église. Le vulgaire incertain se partage en des sentiments contraires; et si Jésus-Christ n'avoit promis d'être avec nous jusqu'à la consom- mation des siècles, je craindrois que la religion ne fût tout à fait dé- truite par ces dissensions : car il n'y a rien de plus vrai que la sentence nui dit que la vérité nous échappe par trop de disputes. »

Étrange agitation d'un homme qui s'attendoit à voir l'Église répa- rée ; et qui la voit prête à tomber par les moyens qu'on avoit pris pour la rétablir! Quelle consolation pouvoit-il trouver dans les promesses que .lésus-Christ nous a faites d'être toujours avec nous? C'est aux ca- tholiques à se nourrir de cette foi, eux qui croient que jamais l'Eglise ne [leut être vaincue par l'erreur, quelque violente que soit l'attaque, et qui en effet l'ont trouvée toujours invincible. Mais comment peut-on s'attacher à celte promesse dans la nouvelle réforme, dont le premier fondement, quand elle rompoit avec l'Église, étdit que Jésus-Christ l'avoit délaissée jusqu'à la laisser tomber dans l'idolàtiie? Au reste, quoiqu'il soit vrai que la vérité demeure toujours dans l'Église, et s'y é|tuie d'autant plus qu'elle est plus violemment attaquée, Mélanchlhon avoit raison de penser qu'à force de disputer, elle échappoit aux parti- culiers. Il n'y avoit point d'erreur si prodigieuse l'ardeur de la dis- pute n'entraînât l'esprit emporté de Luther. Elle lui fit embrasser cette monstrueuse opinion de l'ubiquité. Voioi les raisonnements dont il ap- puyoit cette étrange erreur. L'humanité de Notre-Seigneur est unie à la divinité; donc l'humanité est partout aussi bien qu'elle. Jésus-Christ comme homme est assis à la droite de Dieu : la droite de Dieu est par- tout; donc Jésus-Christ comme homme est partout. Comme homme il étoit dans les cieux avant que d'y être monté. Il étoit dans le tombeau quand les anges dirent qu'il n'y étoit plus. Les zuingliens excédoient en disant que Dieu même ne pouvoit pas mettre le corps de Jésus- Cbrist en plusieurs lieux, Luther s'emporte à un autre excès, et il soutient que ce corps étoit nécessairement partout. Voilà ce qu'il enseigna dans un livre dont nous avons déjà parlé, qu'il fit en 1,V27, pour défendre le sens littéral; et ce qu'il osa insérer dans une Con-

1. Luth, ad Jac. Praep. Brem. Hosp. 82; Luth. mnj. Conf. ibid. 56: Zuing. Resp. ad Luth. Hosp. 44.

2. Lib. IV, ep. 76, ad Camer.

352 HISTOIRE

fession de foi qu'il publia en 1528, sous le titre de Grande Confession de foi'.

Il dit dans ce dernier livre qu'il importoit peu de mettre ou d'ôter le pain dans reucharistie; mais qu'il étoit plus raisonnable d'y recon- noître « un pain charnel et du vin sanglant : » « panis carneus, et vi- ce num sanguineum. » C'étoit le nouveau langage par lequel il expri- moit Tunion nouvelle qu'il mettoit entre le pain et k curps. Ces paroles sembloient viser à l'impanation, et il en échappoit souvent à Luther qui portoient plus loin qu'il ne vouloit. Mais du moins elles proposoient un certain mélange de pain et de chair, de vin et de sang, quiparois- soit bien grossier, et qui fut insupportable à Mélanchthon. « J'ai, dit- iP, parlé à Luther de ce mélange" du pain et du corps qui paroît à beaucoup de gens un étrange paradoxe. Il m'a répondu décisivement qu'il n'y vouloit rien changer; et moi je ne trouve pas à propos d'en- trer encore dans cette matière, » C'est-à-dire, qu'il n^étoit pas du sen- timent de Luther, et qu'il n'osoit le contredire.

Cependant les excès l'on s'emportoit de part et d'autre dans la nouvelle Réforme la décrioient parmi les gens de bon sens. Cette seule dispute renversoit le fondement commun d«s deux partis. Ils croyoient pouvoir finir toutes les disputes par l'Écriture toute seule , et ne vou- loient qu'elle pour juge; et tout le monde voyoit qu'ils disputoient sans fin sur cette Ecriture , et encore sur un des passages qui devoit être des plus clairs, puisqu'iUs'y agissoit d'un testament. Ils se crioient l'un à l'autre : Tout est clair, et il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Sur cette évidence de l'Écriture, Luther ne trouvoit rien de plus hardi ni de plus impie que de nier le sens littéral; et Zuingle ne trouvoit rien de plus absurde ni de plus grossier que de le suivre. Érasme, qu'ils vouloient gagner, leur disoit avec tous les catholiques : Vous en appelez tous à la pure parole de Dieu, et vous croyez en être les interprètes vérita- bles : accordez-vous donc entre vous, avant que de vouloir faire la loi au monde 3. Quelque mine qu'ils fissent, ils étoient honteux de ne pou- voir convenir, et ils pensoient tous au fond de leur cœur ce que Cal- vin écrit un jour à Mélanchthon, qui étoit son ami : a II est de grande importance qu'il ne passe au siècle avenir aucun soupçon des divisions qui «ont parmi nous : car il est ridicule au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer, qu'après avoir rompu avec tout le monde, nous nous ac- cordions si peu entre nous dès le commencement de notre réforme V »

Philippe, landgrave de Hesse, très-zélé pour le nouvel Évangile, avoit prévu ce désordre^ et dès les premières années du différend il avoit tâché de l'accommoder. Aussitôt qu'il vit le parti assez fort, et d'ailleurs menacé par l'empereur et les catholiques, il commença à formerdes desseins de hgue. On oublia bientôt les maximes que Luther avoit données pour fondement à sa réforme, de ne chercher aucun ap-

1. Serm. quod verba stent., tom. III; Jen. Conf. maj., tom, IV; Jen. Calix.^ Jud. n. 49 et seq.

2. Ibid. IV, ep. 76, 1528.

3. Lib. XVIII, 3; XIX 3, 113; XXXI, 59; pag. 2102, etc.

4. Calv. ep. ad Mel., oag. \k^.

35

pui dans les armes. Sous prétexte d'un traité imaginaire qu'on disoi avoir été fait entre George, duc de Saxe, et les autres princes catho- liques pour exterminer les luthériens, ceux-ci avoient pris les armes*. L'affaire à la vérité fut accommodée : le landgrave se contenta de grosses sommes d'argent que quelques princes ecclésiastiques furent obligés de lui donner, pour le dédommager d'un armement que lui- même reconnoissoit avoir été fait sur de faux rapports.

Mélanchthon, qui n'approuvoit pas cette conduite, ne trouva point d'autre excuse au landgrave, sinon qu'il ne vouloit pas faire paroître qu'il eût été trompé; et il disoit, pour toute raison, qu'une a mau- vaise honte > l'avoit fait agir-. Mais d'autres pensées le troubloient beaucoup davantage. On s'étoit vanté dans le parti qu'on détruiroit la papauté sans faire la guerre et sans répandre du sang. Avant que ce tumulte du landgrave arrivât, et un peu après la révolte des paysans, Mélanchthon avoit écrit au landgrave même, « qu'il valoit mieux tout endurer que d'armer pour la cause de l'Évangile '. » Et maintenant il se trouvoit que ceux qui avoient tant fait les pacifiques, étoient les pre- miers à prendre les armes sur aun faux rapport, » comme Mélanchthon le reconnoît^ C'est aussi ce qui lui fait ajouter : « Quand je considère de quel scandale la bonne cause va être chargée, je suis presque acca- blé de cette peine. » Luther fut bien éloigné de ces sentiments. En- core qu'il fût constant en Allemagne, et que les auteurs même protes- tants en soient d'accord*, que ce prétendu traité de George de Saxe n'étoit qu'une illusion, Luther voulut croire qu'il étoit véritable; et il écrivit plusieurs lettres et plusieurs libelles il s'emporte contre ce prince jusqu'à lui dire qu'il étoit oc le plus fou de tous les fous; un Moab orgueilleux, qui entreprenoit toujours au-dessus de ses forces^ : » ajoutant <t qu'il prieroit Dieu contre lui. )• Après quoi il avertiroit lee princes d'exterminer de telles gens, qui vouloient voir toute l'Alle- magne en sang : » c'étoit dire que, de peur de la voir en ce triste état, les luthériens l'y dévoient mettre, et commencer par exterminer les princes qui s'opposoient à leurs desseins.

Ce George, duc de Saxe, que Luther traite si mal, étoit autant con- traire aux luthériens que son parent l'électeur leur étoit favorable. Lu- ther prophétisoit contre lui de toute sa force , sans considérer qu'il étoit de la famille de ses maîtres; et on voit qu'il ne tint pas à lui qu'on n'accomplît ses prophéties à coups d'épée.

Cet armement des luthériens, qui avoit fait trembler toute l'Alle- magne en 1528, les rendit si fiers, qu'ils se crurent en état de pro- tester ouvertement contre le décret publié contre eux l'année d'après dans la diète de Spire, et d'en appeler à l'empereur, au futur concile général ou à celui qu'on tiendroit en Allemagne. Ce fut en cette occa- sion qu'ils se réunirent sous le nom de protestants' : mais le landgrave,

i. Sieid., lib. VI, 92; Mel., lib. IV, ep. 70. 2. Mel., lib. IV, ep. 70. 3. Lib. III, ep. 16. 4. Mel., lib. III, ep. 70, 72.

5. Ibid.; Sleid. ibid., Dav. Chyt. in Saxon, ad an. 1528, p. 312.

6. Luth. ep. ad Vences. Lync, pag. 312, tom. VII, etap. Chyt. in Sax., p. 812 et 982.

7. Sleid., lib. VI, 94, 97.

Bossu£T - n

354 HISTOIRE

le plus prévoyant et le plus capable aussi bien que le plus vaillant de tous, conçut que la diversité des sentiments seroit un obstacle éternel à la parfaite union qu'il vouloit établir dans le parti. Ainsi dans la même année du décret de Spire il ménagea la conférence de Mar- pourg', il fit trouver tous les chefs de la nouvelle réforme, c'est- à-dire Luther, Osiandre et Mélanchthon d'un côté; Zuingle, Œcolam- pade et Bucer de l'autre , sans compter les autres qui sont moins connus. Luther et Zuingle parloient seuls: car déjà les luthériens ne parloient point Luther étoit, et Mélanchthon avoue franchement que lui et ses compagnons furent « des personnages muels^. a On ne songeoit pas alors à s'amuser les uns les autres par des explications équivoques, comme on fit depuis. La vraie présence du corps et du sang fut nette- ment posée d'un côté et niée de l'autre ^ On n'entendit des deux côtés qu'une présence en figure et une présence par foi n'étoit pas une vraie présence de Jésus-Christ, mais une présence morale, une présence im- proprement dite, et par métaphore. On convint en apparence de tou3 les articles, à la réserve de celui de l'eucharistie. Je dis en apparence, car il paroît, par deux lettres que Mélanchthon écrivit durant le col- loque pour en rendre compte à ses princes, qu'on ne s'entendoit guère dans le fond. « Nous découvrîmes, dit-il 3, que nos adversaires enten- doient fort peu la doctrine de Luther, encore qu'ils tâchassent d'imiter son langage; » c'est-à-dire qu'on s'accordoit par complaisance et en paroles, sans se bien entendre en effet : et il étoit vrai que Zuingle n'avoit jamais rien compris dans la doctrine de Luther sur les sacre- ments, ni dans sa justice imputée. On accusa aussi ceux de Strasbourg, et Bucer qui en étoit le pasteur, de n'avoir pas de bons sentiments % c'est-à-dire, comme on l'entendoit, des sentiments assez luthériens stir cette matière; et il y parut dans la suite, comme nous verrons bientôt. C'est que Zuingle et ses compagnons ne se mettant guère en peine de toutes ces choses, en disoient tout ce qu'il plaisoit à Luther, et à vrai dire n'avoient en tête que la question de la présence réelle Quant à la manière de traiter les choses, Luther parloit avec hauteur, selon sa coutume. Zuingle montra beaucoup d'ignorance, jusqu'à de- mander plusieurs fois « comment de méchants prêtres pouvoient faire une chose sacrée*. » Mais Luther le releva d'une étrange sorte, et lui fît bien voir par l'exemple du baptême, qu'il ne savoit ce qu'il disoit. Lorsque Zuingle et ses compagnons virent qu'ils ne pouvoient persua- der à Luther le sens figuré, ils le prièrent du moins de vouloir bien les tenir pour frères. Mais ils furent vivement repoussés, a Quelle fra- ternité me demandez- vous, leur disoit-il®, si vous persistez dans votre créance? C'est signe que vous en doutez, puisque vous voulez être frères de ceux qui la rejettent, » Voilà comme finit la conférence. On se pro- mit pourtant une charité mutuelle. Luther interpréta cette charité de celle qu'on doit aux ennemis, et non pas de celle qu'on doit aux per-

1. Sleid. ibid. 2. Lib. IV, ep. 88. 3. Hospin. ad an. 1529, De coll. Marp. ■i. Mf.l., ep. ad Elect. Sax. et ad H«nr. ducem Sax., ibid. et ap. Luth. t. IV, Jen. 3. iD.d. d. Ib'd. 6. Luth, epist. ad Jac Pr«D. Breraens. Ibid.

DES VARIATIONS, LIV. m. 355

sonnes de même communion, ce Ils frémissoient, » disoit-il, « de se voir traiter d'hérétiques. » On convint pourtant de ne plus écrire les uns contre les autres; «mais pour leur donner, » poursuivoit Luther, a le temps de se reconnoître. »

Cet accord tel quel dura guère : au contraire, par les récits dif- férents qui se firent de la conférence, les esprits s'aigriient plus que jamais : Luther regarda comiue un artifice la proposition de fraternité qui lui fut faite par les zuingliens, et dit « que Satan régnoit tellement en eux, qu'il n'étoit plus en leur pouvoir de dire autre chose que des mensonges'. »

LIVRE III.

En Van 16 3 0.

SOMMAIRE. Les Confessions de fui des deux partis des protestants. Celle d'Angsbourg composée par Mélanchthon. Celle de Strasbourg ou des quatre villes, par Bucer. Celle de Zuingle. Variations de celle d'Augsbourg sur l'eu- charistie. Ambiguïté de celle de Strasbourg. Zuingle seul pose nettement le sens figuré. Le terme de substance pourquoi mis, pour expliquer la réalité. ' Apologie de la Confession d'Augsbourg faite par Mélanchthon. L'Église calom- niée presque sur tous les points, et principalement sur celui de la justifica- tion, et sur l'opération des sacrements ut de la messe. Le mérite des bonnes œuvres avoué de part et d'autre, l'absolution sacrementale de même-, la con- fession; les vœux monastiques, et beaucoup d'autres articles. L'Église romaine reconnue en plusieurs manières dans la confession d'Augsbourg. Démonstra- îion, par la Confession d'Augsbourg et par lapologie, que les luthériens re- viendroient à nous en retranchant leurs calomnies, et en entendant bien leur propre doctrine.

Au milieu de ces démêlés on se préparoit à la célèbre diète d'Augs- bourg, que Charles V avoit convoquée pour y remédier aux troubles que le nouvel Évangile causoit en Allemagne. Il arriva à Augsbourg le 15 juin 1530. Ce temps est considérable, car c'est alors qu'on vit pa- roître pour la première fois des Confessions de foi en forme, publiées au nom de chaque parti. Les luthériens défenseurs du sens littéral présentèrent à Charles V la confession de foi appelée la Confession d'Augsbourg. Quatre villes de l'Empire, Strasbourg, Memingue, Lin- dau et Constance, qui défendoient le sens figuré, donnèrent la leur séparément au même prince. On la nomma la Confession de Strasbourg ou des quatre villes; et Zuingle, qui ne voulut pas être muet dans une occasion si célèbre, quoiqu'il ne fût pas du corps de l'Empire, envoya aussi sa Confession de foi à l'empereur.

Mélanchthon, le plus éloquent et le plus ipoli aussi bien que le plus modéré de tous les disciples de Luther, dressa la Confession d'Augs- bourg de concert avec son maître, qu'on avoit fait approcher du lieu de la diète. Cette Confession de foi fut présenté'j à l'c;; ; ?r?ur eu latin

î. Luth, epist. -k] lac. Praep. Bremens. Ii>ia.

â56 HISTOIRE

et en allemand le 25 jum 1530, souscrite par Jean, électeur de Saxe, par six autres princes, dont Philippe, landgrave de Hesse, étoit un des principaux, et par les villes de Nuremberg et de Reutlingue, aux- quelles quatre autres villes étoient associées'. On la lut publiquement dans la diète en présence de l'empereur; et on comint de n'en répan- dre aucune copie, ni manuscrite ni imprimée, que de son ordre. Il s'en est fait depuis plusieurs éditions tant en allemand qu'en latin, toutes avec de notables différences; et tout le parti la reçut.

Ceux de Strasbourg et leurs associés défenseurs du sens figuré s'of- frirent à la souscrire, à la réserve de l'article de la cène. Ils n'y furent pas reçus; de sorte qu'ils composèrent leur Confession particulière, qui fut dressée par Bucer*.

C'étoit un homme assez docte, d'un esprit pliant, et plus fertile en distinction que les scolastiques les plus raffinés; agréable prédicateur; un peu pesant dans son style : mais il imposoit par la taille, et par le son de la voix. Il avoit été jacobin, et s'étoit marié comme les autres, etmême, pour ainsi parler, plus que les autres, puisque safemmeétant morte, il passa à un second et à un troisième mariage. Les saints Pères ne recevoient point au sacerdoce ceux qui avoient été mariés deux fois étant laïques. Celui-ci, prêtre et religieux, se marie trois fois sans scrupule durant son nouveau ministère. C'étoit une recommandation dans le parti, et on aimoit à confondre par ces exemples hardis les observances superstitieuses de l'ancienne Église.

Il ne paroît pas que Bucer ait rien concerté avec Zuingle : celui-ci avec les Suisses parloit franchement; Bucer méditoit des accommode- ments, et jamais homme ne fut plus fécond en équivoques.

Cependant lui et les siens ne purent alors s'unir aux luthériens, et la nouvelle Réforme fit'en Allemagne deux corps visiblement séparés par des Confessions de foi ûiff"érentes^.

Après les avoir dressées, ces Églises sembloient avoir pris leur der- nière forme, et il étoit temps du moins alors de se tenir ferme : mais c'est ici au contraire que les variations se montrent plus grandes.

La Confession d'Augsbourg est la plus considérable en toutes ma- nières. Outre qu'elle fut présentée la première, souscrite par un plus grand corps, et reçue avec plus de cérémonie, elle a encore cet avan- tage qu'elle a été regardée dans la suite, non-seulement par Bucer et par Calvin même en particulier, mais encore par tout le parti du sens figuré assemblé en corps, comme une pièce commune de la nouvelle Réforme, ainsi que la suite le fera paroître. Comme l'empereur la fit réfuter par quelques théologiens catholiques, Mélanchthon en fit l'apo- logie, qu'il étendit davantage un peu après. Au reste, il ne faut pas regarder cette apologie comme un ouvrage particulier, puisqu'elle fut présentée à l'empereur au nom de tout le parti, par les mêmes qui lui présentèrent la Confession d'Augsbourg, et que depuis les luthériens n'ont tenu aucune assemblée pour déclarer leur foi, ils n'aient fait marcher d'un pas égal a Confession d'Augsbourg etr^ipologie , comme il

1. ChyiT. Hist.Conf, Àug., etc 2. Ibid. 3. Ibid.

DES VARIATIONS, LIV. III. 357

paroît par les actes de l'Assemblée de Smalcalde en 1537, et par les autres'.

Il est certain que l'intention de la Confession d'Augsbourg étoit d'é- tablir la présence réelle du corps et du sang; et, comme disent les luthériens dans le livre de la Concorde, «on y vouloit expressément re- jeter l'erreur des sacramentaires, qui présentèrent en même temps à Augsbourg leur confession particulière 2. » Mais tant s'en faut que les luthériens tiennent un langage uniforme sur cette matière, qu'au con- traire on voit d'abord l'article x de leur Confession, qui est celui ils ont dessein d'établir la réalité : on voit, dis-je, cet article x couché en quatre manières différentes, sans qu'on puisse presque discerner la- quelle est la plus authentique, puisqu'elles ont toutes paru dans des éditions étoient les marques de l'autorité publique.

De ces quatre manières nous en voyons deux dans le recueil de Ge- nève, où la Confession d'Augsbourg nous est donnée telle qu'elle avoit été imprimée en 1540 à Vitemberg, dans le lieu étoit le luthé- ranisme, où Luther et Mélanchthon étoient présents 3. Nous y lisons l'article de la cène en deux manières. Dans la première, qui est celle de l'édition de Vitemberg; il est dit, a qu'avec le pain et le vin, le corps et le sang de Jésus-Christ est vraiment donné à ceux qui man- gent dans la cène. » La seconde ne parle pas du pain et du vin, et se trouve couchée en ces termes : « Elles croient (les Églises protes- tantes) que le corps et le sang sont vraiment distribués à ceux qui mangent, et improuvent ceux qui enseignent le contraire. »

Voilà dès le premier pas une variété assez importante, puisque la dernière de ces expressions s'accorde avec la doctrine du changement de substance, et que l'autre semble être mise pour la combattre. Tou- tefois les luthériens ne s'en sont pas tenus là; et encore que des deux manières d'énoncer l'article x qui paroissent dans le recueil de Ge- nève, ils aient suivi la dernière dans leur livre de la Concorde, à l'endroit la Confession d'Augsbourg y est insérée*, on voit néanmoins dans le naême livre ce même article x, rapporté de deux autres façons.

En effet, on trouvera dans ce livre l'apologie de la Confession d'Augs- bourg, où ce même Mélanchthon qui l'avoit dressée, et qui la défend, transcrit l'article en ces termes : «^ Dans la cène du Seigneur, le corps et le sang de Jésus-Christ sont vraiment et substantiellement présents, et sont vraiment donnés avec les choses qu'on voit, c'est-à-dire, avec le pain et le vin, à ceux qui reçoivent le sacrement ^ »

Enfin nous trouvons encore ces mots dans le même livre de la Con- corde « : « L'article de la cène est ainsi enseigné par la parole de Dieu dans la Confession d'Augsbourg : Que le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ sont vraiment présents, distribués et reçus dans la sainte cène sous l'espèce du pain et du vin, et qu'on improuve ceux qui en-

1. Praef. Apol. in lib. Concord,^ pag. 48; Art. Smal., ib. 356; Epitome Art ibid. 571; Solida repet., ibid. 633, 728, etc.

2. Conc, pag. 728. 3. Conf. Aug.^ art. x, Syntagm. gen., 2 part., p. 13. 4. Ibid. in lâ. Conc, pag. 13. —5. Ajiol. Conf. Aug. Conc, pag. 157.

6. Solid. repetit, de Cœn. Dont., n. 7; C'ottc, pag. 728.

358 HISTOIRE

seignent le contraire. » Et c'est aussi la manière dont cet article x esX couché dans la version françoise de la Confession d'Augsbourg impri- mée à Francfort en 1673.

Si on compare maintenant ces deux façons d'exprimer la réalité, il n'y a. personne qui ne voie que celle de l'apologie l'exprime par des paroles plus fortes que ne faisoient les deux précédentes, rapportées dans le recueil de Genève : mais qu'elle s'éloigne aussi davantage de la transsubstantiation; et que la dernière au contraire s'accommode telle- ment aux expressions dont on se sert dans l'Église, que les catholiques pourroient la souscrire.

De ces quatre façons différentes, si on demande laquelle est l'origi- nale qui fut présentée à Charles V, la chose est assez douteuse.

Hospinien soutient que c'est la dernière qui doit être l'original', parce que c'est celle qui paroît dans l'impression qui fut faite dès l'an 1530 à Vitemberg, c'est-à-dire, dans le siège du luthéranisme, étoit la demeure de Luther et de Mélanchlhon.

Il ajoute que ce qus fit changer l'article, c'est qu'il favorisoittrop ou- vertement la transsubstantiation, puisqu'il marquoit le corps et le sang vé- ritablement reçus, non point avec la substance, mais «sous les espèces du pain et du vin, » qui est la même expression dont se servent les catholiques.

Et c'est cela même qui fait croire que c'est ainsi que l'article avoit été coucné d'abord , puisqu'ilest certain par Sleidan et par Mélanchlhon, aussi bien que par Chytré et par Célestin dans leur histoire de la Con- fession d'Augsbourgî , que les catholiques ne contredirent point cet ar- ticle dans la réfutation qu'ils firent alors de la Confession d'Augsbourg par ordre de l'empereur.

De ces quatre manières, la seconde est celle qu'on a insérée dans le livre de la Concorde; et il pourroit sembler que ce seroit la plus au- thentique, parce que les princes et les États qui ont souscrit à ce livre, semblent assurer dans la préface, qu'ils ont transcrit la Confession d'Augsbourg comme elle se trouve encore dans les archives de leurs prédécesseurs et dans ceux de l'Empire^, Mais si l'on y prend garde de près, on verra que cela ne conclut pas, puisque les auteurs de cette préface disent seulement qu'ayant conféré les exemplaires avec les ar- chives, <t ils ont trouvé que le leur étoit en tout et partout de même sens que les exemplaires latins et allemands : n ce qui montre la pré- tention d'être d'accord dans le fond avec les autres éditions, mais non pas le fait positif, que les termes soient en, tout les mêmes : autrement on n'en verroit pas de si différents dans un autre enJroit du même livre, comme nous l'avons remarqué.

Quoi qu'il en soit, il est étrange que la Confession d'Augsbourg n'ayant pu être présentée à l'empereur que d'une seule façon, il en paroisse trois autres aussi différentes de celle-là, et tout ensemble aussi authentiques que nous le venons de voir; et qu'un acte si solennel ait été tant de fois altéré par ses auteurs dans un article si essentiel.

1. Hosp.,part. 2, fol. 94. 132, 173.

2. Slcid. Apol. Conf. Aug. ad art. lO; Ghytr. Hist. Conf- Auri. Gœlest. Hist. Conf. Aug., tom= Uî. 3. Praef. Conc.

DES VARIATIONS, LIV. m. 359

Mais ils ne demeurèrent pas en si beau chemin; et incontinent après la Confession d'Augsbourg ils donnèrent à l'empereur une cinquième explication de l'article de la cène, dans l'apologie de leur Confession de foi qu'ils firent faire par Mélanchthon.

Dans cette apologie approuvée, comme on a vu, de tout le parti, Mélanchthon, soigneux d'exprimer en termes formels le sens littéral, ne se contenta pas d'avoir reconnu «une présence vraie et substantielle, » mais se servit encore du mot de a présence corporelle'; » ajoutant que Jésus-Christ « nous étoit donné corporellement, » et que c'étoit le sentimenrt a ancien et commun non-seulement de l'Église romaine, mais encore de l'Église grecque. »

Et encore que cet auteur soit peu favorable, même dans ce livre, au changement de substance, toutefois il ne trouve pas ce sentiment si mauvais qu'il ne cite avec honneur des autorités qui l'élabUssent : car voulant prouver la doctrine « de la présence corporelle » par le senti- ment de l'Église orientale, il allègue le canon de la messe grecque, le prêtre «demande nettement, » dit-iP, « que le propre corps de Jésus-Christ soit fait en changeant le pain, » ou a par le changement du pain. j> Bien loin de rien improuver dans cette prière, il s'en sert comme d'une pièce dont il reconnoît l'autorité, et il produit dans le même esprit les paroles de Théophylacte, archevêque de Bulgarie, qui assure que le pain n'est pas seulement une figure, mais qu'il est vraiment changé en chair. j> Il se trouve par ce moyen, que de trois autorités qui! apporte pour confirmer la doctrine de la présence réelle, il y en a deux qui établissent le changement de substance, tant ces deux choses se suivent, et tant il est naturel de les joindre ensemble.

Quand depuis on a retranché dans quelques éditions ces deux pas- sages qui se trouvent dans la première publication qui en fut faite, c'est qu'on a été fâché que les ennemis de la transsubstantiation n'aient pu étabhr la réahté qu'ils approuvent, sans établir en même temps cette transsubstantiation qu'ils vouloient nier.

Voilà les incertitudes tombèrent les luthériens dès le premier pas; et aussitôt qu'ils entreprirent de donner par une Confession de foi une forme constante à leur Église, ils furent si peu résolus qu'ils nous don- nèrent d'abord en cinq ou six façons différentes un article aussi im- portant que celui de l'eucharistie. Ils ne furent pas plus constants comme nous verrons, dans les autres articles : et ce qu'ils répondent ordinairement, que le concile de Constantinople a bien ajouté quelque chase à celui de Nicée, ne leur sert de rien : car il est vrai qu'étant survenu depuis le concile de Nicée une nouvelle hérésie, qui nioit la divinité du Saint-Esprit, il fallut bien ajouter quelques mots pour la condamner; mais ici, il n'est rien arrivé de nouveau, c'est une pure irrésolution qui a introduit parmi les luthériens les variations que nous avons vues. Ils ne s'en tinrent pas là, et nous en verrons beau- coup d'autres dans les Confessions de foi qu'il fallut depuis ajouter à celle d'Augsbourg.

1. Apol. Conf. Aug. in art. 10, pag. <67 2 Ibid.

?60 HISTOIRE

Que si les défenseurs du sens figuré réponoent que leur parti n'est pas tombé dans le même inconvénient, qu'ils ne se flattent pas dans cette pensée. On a vu que dans la diète d'Augsbourg, commencent les Confessions de foi, les sacramentaires en ont produit d'abord deux différentes; et bientôt nous en verrons les diversités. Dans la suite ils ne furent pas moins féconds en Confessions de foi différentes que les luthériens, et n'ont pas paru moins embarrassés ni moins incertains dans la défense du sens figuré, que les autres dans la défense du sens littéral.

C'est de quoi il y a sujet de s'étonner; car il semble qu'une doc- trine aussi aisée à entendre, selon la raison humaine, que l'est celle des sacramentaires, ne devoit faire aucun embarras à ceux qui entre- prenoient de la proposer. Mais c'est que les paroles de Jésus-Christ font dans l'esprit naturellement une impression de réalité que toutes les fi- nesses du sens figuré ne peuvent détruire. Comme donc la plupart de ceux qui la combattoient ne pouvoient pas s'en défaire entièrement, et que d'ailleurs ils vouloient plaire aux luthériens qui la relenoient, il ne faut pas s'étonner s'ils ont mêlé tant d'expressions qui ressentent la réalité, à leurs interprétations figurées, ni si ayant quitté l'idée véritable de la présence réelle, que l'Église leur avoit apprise, ils ont eu tant de peine à se contenter des termes qu'ils avoient choisis poui en conserver quelque image.

C'est la cause des équivoques que nous verrons s'introduire dans leurs Catéchismes et dans leurs Confessions de foi. Bucer, le grand architecte de toutes ces subtilités, en donna un petit essai dans la Con- fession de Strasbourg; car sans vouloir se servir des termes dont se servoient les luthériens pour expliquer la présence réelle, il affecte de ne rien dire qui lui soit formellement contraire, et s'explique en pa- roles assez ambiguës pour pouvoir être tirées de ce côté-là. Voici comme il parle, ou plutôt comme il fait parler ceux de Strasbourg et les autres : ce Quand les chrétiens répètent la cène que Jésus-Christ fit avant sa mort en la manière qu'il a instituée, il leur donne par les sa- crements son vrai corps à manger et à boire véritablement, pour être la nourriture et le breuvage des âmes'. »

A la vérité, ils ne disent pas avec les luthériens, « que ce corps et ce sang sont vraiment donnés avec le pain et le vin; r> encore moins,

qu'ils sont vraiment et substantiellement donnés. » Bucer n'en étoit /as encore venu là: mais il ne dit rien qui y soit contraire, ni rien en un mot dont un luthérien et même un catholique ne pût convenir, puisque nous sommes tous d'accord que « le vrai corps et le vrai sang de Noire-Seigneur nous sont donn,és à manger et à boire véritable- ment, non pas pour la nourriture des corps, mais, comme disoit Bu- cer, a pour la nourriture des âmes. » Ainsi cette Confession se tenoit dans des expressions générales ; et même , lorsqu'elle dit que « nous man- geons et buvons vraiment le vrai corps et le vrai sang de INotre-Sei- gneur, » elle semble exclure le manger et le boire par la foi, qui n'est

i. Conf. Argent, cap. xvni. De Cœna, Synt. gen., part. 1, oafi. 195.

DES VARIATIONS, LIV. III. 361

après tout qu'un manger et un boire métaphorique : tant on avoit de peine à lâcher le mot, que le corps et le sang ne fussent donnés que spirituellement, et d'insérer dans une Confession de foi une chose si nouvelle aux chrétiens. Car encore que l'Eucharistie, aussi bien que les autres mystères de notre salut, eût pour fin un effet spirituel, elle avoit pour fondement, comme les autres mystères, ce qui s'accomplis- soit dans le corps. Jésus-Christ devoit naître, mourir, ressusciter spi- rituellement dans ses fidèles : mais il devoit aussi naître, mourir et ressusciter en effet et selon la chair. De même nous devions partici- per spirituellement à son sacrifice : mais nous devions aussi recevoir corporellement la chair de cette victime, et la manger en effet. Nous devions être unis spirituellement à l'Époux céleste : mais son corps, qu'il nous donnoit dans l'Eucharistie pour posséder en même temps le nôtre, devoit être le gage et le sceau, aussi bien que le fondement de cette union spirituelle; et ce divin mariage devoit, aussi bien que les mariages vulgaires, quoique d'une manière bien différente, unir les esprits en unissant les corps. C'étoit donc à la vérité expliquer la der- nière fin du mystère, que de parler de l'union spirituelle : mais pour cela il ne falloit pas oublier la corporelle, sur laquelle l'autre étoit fondée. En tout cas, puisque c'étoit ce qui séparoit les Églises, on en devoit parler nettement, ou pour ou contre, dans une Confession de foi : et c'est à quoi Bucer ne put se résoudre.

Il sentoit bien qu'il seroit repris de son silence ; et pour aller au de- vant de l'objection, après avoir dit en général, « que nous mangeons etbuvons vraiment le vrai corps et le vrai sang de Notre-Seigneur pour la nourriture de nos âmes,» il fit dire à ceux de Strasbourg ', ce que, s'éloi- gnantdetoutedispute etde toute recherche curieuse et superflue, ils rap- pellent les esprits à la seule chose qui profite, et qui a été uniquement re- gardée par N'otre- Seigneur, n'est-à-dire, qu'étant nourris de lui, nous vivions en lui et par lui : » comme si c'étoit assez d'expliquer la fin prin- cipale de Notre-Seigneur, sans parler ni en bien ni en mal de la présence réelle que les luthériens aussi bien que les catholiques don- noient pour moyen.

Après avoir exposé ces choses, ils finissent en protestant, « qu'on les calomnie, lorsqu'on les accuse de changer les paroles de Jésus-Christ , et de les déchirer par des gloses humaines, ou de n'administrer dans leur cène que du pain et du vin tout simples, ou de mépriser la cène du Seigneur : car au contraire, disent-ils, nous exhortons les fidèles à entendre avec une simple foi les paroles de Notre-Seigneur, en reje- tant toutes fausses gloses et toutes inventions humaines, et en s'atta- chant au sens des paroles, sans hésiter en aucune sorte; enfin en re- cevant les sacrements pour la nourriture de leurs âmes. »

Qui ne condamne avec eux les curiosités superflues, les inventions humaines, les fausses gloses des paroles de Notre-Seigneur? Quel chré- tien ne fait pas profession de s'attacher au sens véritable de ces divines paroles? Mais puisqu'on disputoit de "-esens il y avoit déjà six ans en-

1. Conf. Argent., cap. xvra, De ccena. Synt. gent., p^ru 1, pag. 195.

362 HISTOIRE

tiers, et que pour en convenir il s'étoit fait tant de conférences, il fal- loit déterminer quelilétoit, et quelles étoient ces mauvaises gloses qu'il faut rejeter Car que sert de condamner en général par des termes va- gues, ce qui est rejeté de tous les partis? Et qui ne voit qu'une Con- fession de foi demande des décisions plus nettes et plus précises? Cer- tainement si on ne jugeoit de? sentiments de Bucer et de ses confrères que par cette Confession de foi, et qu'on ne sût pas d'ailleurs qu'ils n'étoient pas favorable à la présence réelle et substantielle, on pour- roit croire qi'ils n'en ?ont pas éloignés : ils ont des termes pour flatter ceux qui la croient : ils en ont pour leur échapper si on les presse : enfin nous pouvons dire, sansleur faire tort, qu'au lieu qu'on fait ordinai- rement des Confessions de foi pour proposer ce qu'on pense sur les dis- putes qui troublent la paix de l'Église, ceux-ci, au contraire, par de longs discours et un grand circuit de paroles, ont trouvé moyen de ne rien dire de précis sur la matière dont il s'agissoit alors.

De il est arrivé un effet bizarre : c'est que des quatre villes qui s'étoient unies par cette commune Confession de foi, et qui toutes em- brassoient alors les sentiments contraires aux luthériens, trois, à sa- voir Strasbourg, Memingue et Lindau, passèrent un peu après sans scrupule à la doctrine de la présence réelle : tant Bucer avoit réussi par ses discours ambigus à plier les esprits, de sorte qu'ils pussent se tourner de tous côtés.

Zuingle y alloit plus franchement. Dans la Confession de foi qu'il envoya à Augsltourg, et qui fut approuvée de tous les Suisses, il expli- quoit nettement, a que le corps de Jésus-Christ, depuis son ascension, n'étoit plus que dans le ciel, et ne pouvoit être autre part; qu'à la vérité il étoit com: e présent dans la cène par la contemplation de la foi, et non pas réellement ni par son essence'. »

Pour défendre cette doctrine, il écrivit une lettre à l'empereur et aux princes protestants, il étaijlit cette différence entre lui et ses adversaires, que ceux-ci vouloient « un corps naturel et substantiel, et lui un corps sacramentel'. »

Il tient toujours constamment le même langage; et dans une autre Confession de foi, qu'il adresse dans le même temps à François l", il explique, « Ceci est mon corps, 7> d'un corps symbolique, mystique et sacramentel; d'un corps par dénomination et par signification : de même, dit-il, qu'une reine montrant parmi ses joyaux sa bague nup- tiale, dit sans hésiter. Ceci est mon roi, c'est-à-dire. C'est l'anneau du roi mon mari, par lequel il m'a épousée 3. » Je ne sache guère de reine qui se soit servie de cotte phrase bizarre : mais il n'étoit pas aisé à Zuingle de trouver dans le langage ordinaire des expressions sembla- bles à celles qu'il vouloit attribuer à Notre-Seigneur. Au surplus, il ne reconnolt dans l'Eucharistie qu'une pure présence morale, qu"il ap- pelle a. sacramentelle et spirituelle. » 11 met toujours la force des sa- crements K en ce qu'ils aident la contemplation de la foi, qu'ils servent

I, Conf. Zuing. i:it. Oper Zuing. et ap. Ilosp.ad an. 1530, 101 et seq. 2 Epist. ad. caes. et princ. prot.,ibid. 3. Conf. ad Franc. I.

DES VARIATIONS, LIV. III. 363

frein aux sens, et ies font mieux concourir avec la pensée. Quant à luaiiducation a que mettent les Juifs avec les papistes, selon lui.

] doit causer la même horreur qu'auroit un père à qui on donneroit

'':\ fils à manger. » En çrénéral, « la foi a horreur de la présence visible et corporelle; ce qui fait dire à Pierre: Seigneur, retires-vous de moi. Il ne faut pas manger Jésus-Christ de cette manière charnelle et gros- sière : une âme fid'le et religieuse mange son vrai corps sacramentel- lement et spirituellement. » Sacramentellement, c'est-à-dire en signe; spirituellement, c'est-à-dire par la contemplation de la foi qui nous représente Jésus-Christ soufifrant. et nous montre qu'il est à nous.

Il ne s'agit pas de se plaindre de ce qu'il appelle charnelle et gros- sière notre manducation, qui est si élevée au-dessus des sens; ni de ce qu'il en veut donner de l'horreur, comme si elle étoit cruelle et san- glante. Ce sont les reproches ordinaires qu'ont toujours fait ceux de son parti aux luthériens et à nous. Nous verrons dans la suite comme ceux qui nous les ont faits nous justifient : maintenant il nous suffit d'observer que Zuingle parle nettement. On entend, par ces deux Con- fessions de foi, en quoi consiste précisément la difficulté: d'un côté, une présence en signe et par foi : de l'autre, une présence réelle et substantielle; et voilà ce qui séparoit les sacramentaires d'avec les ca- tholiques et les luthériens.

Il sera maintenant aisé d'entendre d'où vient que les défenseurs du sens littéral, catholiques et luthériens, se sont tant servis des mots de vrai corps, de corps r^el, de substance, de propre substance, et des autres de cette nature.

Ils se sont servis du mot de réel et de vrai, pour faire entendre que TEucharistie n'étoit pas un simple signe du corps et du sang, mais la "hose même.

C'est encore ce qui leur fait employer le mot de substance ; et si nous allons à la source, nous trouverons que la même raison qui a in- troduit ce mot dans le mystère de la Trinité, l'a aussi rendu néces- saire dans le mystère de l'Eucharistie.

Avant que les subtilités des hérétiques eussent embrouillé le sens vé- ritable des paroles de Notre-Seigneur, « ÎNous sommes moi et mon Père une même chose', » on croyoit suffisamment expliquer l'unité parfaite dii Père et du Fils par cette expression de l'Écriture, sans qu'il fût né- cessaire de dire toujours qu'ils étoient un en substance; mais depuis que les hérétiques ont voulu persuader aux fidèles que cette unité du Père et du F'ils n'étoit qu'une unité de concorde, de pensée et d'affec- tion, on a cru qu'il falloit bannir ces pernicieuses équivoques, en éta- bUssant la consubstantialité, c'est-à-dire l'unité de .substance.

Ce terme, (jui n'étoit point dans l'Écriture, fut jugé nécessaire pour b bien entendre, et pour éloigner les dangereuses interprétations de r.'Mx qui altéroient la simplicité de la parole de Dieu.

Ce n'est pas qu'en ajoutant ces expressions à l'Écriture on prétende qu'elle s'explique sur ce mystère d'une manière ambiguë ou envelop-

1. Joan. X, 30.

364 HISTOIRE

pée : mais c'est qu'il faut résister, par ces paroles expresses, aux mau- vaises interprétations des hérétiques, et conserver à l'Écriture ce sens naturel et primitif, qui frapperoit d'abord les esprits, si les idées n'é- toient point brouillées par la prévention et par de fausses subtilités.

Il est aisé d'appliquer ceci à la matière de l'Eucharistie. Si on eût conservé sans raffinement l'intelligence droite et naturelle de ces pa- roles, « Ceci est mon corps, ceci est mon sang,» nous aurions cru suf- fisamment expliquer une présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucha- ristie, en disant que ce qu'il y donne est son corps et son sang : mais depuis qu'on a voulu dire que Jésus-Christ n'y étoit présent qu'en fi- gure, ou par son esprit, ou par sa vertu, ou par la foi; alors, pour ôter toute ambiguïté on a cru qu'il falloit dire que le corps de Notre- Seigneur nous étoit donné en sa propre et véritable substance, ou, ce qui est la même chose, qu'il étoit réellement et substantiellement présent.

Voilà ce qui a fait naître le terme de transsubstantiation, aussi naturel pour exprimer un changement de substance, que celui de consubstan- tiel pour exprimer une unité de substance.

Par la même raison les luthériens, qui reconnoissent la réaUté sans changement de ^bstance, en rejetant le terme de transsubstantiation, ont retenu celui de « vraie et substantielle présence, » ainsi que nous l'avons vu dans l'apologie de la Confession d'Augsbourg; et ces termes ont été choisis pour fixer au sens naturel ces paroles : « Ceci est mon corps, » comme le mot de con substantiel a été choisi, par les Pères de Nicée, pour fixer au sens littéral ces paroles : « Moi et mon Père, ce n'est qu'un'; »> et ces autres, « Le Verbe étoit Dieu^. »

Aussi ne voyons-nous pas que Zuingle, qui le premier a donné la forme à l'opinion du sens figuré, et qui l'a expliqué le plus franche- ment, ait jamais employé le mot de substance. Au contraire, il a per- pétuellement exclu a la manducation, » aussi bien que a la présence » substantielle, pour ne laisser qu'une manducation figurée, c'est-à- dire, a en esprit et par la foi 3. »

Bucer, quoique plus porté à des expressions ambiguës, ne se servit non plus au commencement du mot de substance ou de communion et de présence substantielle : il se contenta seulement de ne pas con- damner ces termes, et demeura dans les expressions générales que nous avons vues. Voilà le premier état de la dispute sacramentaire, les subtilités de Bucer introduisirent ensuite tant d'importunes varia- tions qu'il nous faudra raconter dans la suite. Quant à présent, il suf- fit d'en avoir touché la cause.

La question de la justification, celle du libre arbitre étoit renfer- mée, paroissoit bien d'une autre importance aux protestants : c'est pourquoi, dans l'apologie, ils demandent par deux fois à l'empereur une attention particulière sur cette matière, comme étant la plus im- portante de tout l'Évangile, et celle aussi ils ont le plus travaillé*.

1. Joan. X, 30. 2. Ibid. i, 1. 3. Epist. ad caes. et princ. prot. 4. Ad art. 4 De justif., pag. 60-, De pœn., pag. 161.

DES VARIATIONS, LIV. IH. 365

Mais j'espère quon verra bientôt qu'ils ont travaillé en vain, pour ne rien dire de plus, et qu'il y a plus de malentendu que de véritables difficultés dans cette dispute.

Et d'abord, il faut mettre hors de cette dispute la question du libre arbitre. Luther étoit revenu des excès qui lui faisoient dire que la prescience de Dieu mettoit le libre arbitre en poudre dans toutes les créatures : et il avoit consenti qu'on mît cet article dans la Confession d'Augsbourg ' : « Qu'il faut reconnoître le libre arbitre dans tous les hommes qui ont l'usage de la raison, non pour les choses de Dieu, que l'on ne peut commencer, ou du moins achever sans lui; mais seule- ment pour les œuvres de la vie présente, et pour les devoirs de la so- ciété civile. T) Mélanchthon y ajoutoit, dans l'apologie, «pour les œu- vres extérieures de la loi de Dieu*. » Voilà donc déjà deux vérités qui ne souffrent aucune contestation : l'une, qu'il y a un Hbre arbitre ; et l'autre, qu'il ne peut rien de lui-même dans les œuvres vraiment chré- tiennes.

Il y avoit même un petit mot dans le passage que l'on vient de voir de la Confession d'Augsbourg, où, pour des gens qui vouloient tout at- tribuer à la grâce, on n'en parloit pas à beaucoup près si correctement qu'on fait dans TÊglise catholique. Ce petit mot, c'est qu'on dit que de lui-même a le libre arbitre ne peut commencer, ou du moins achever les choses de Dieu : » restriction qui semble insinuer qu'il les peut «du moins commencer t) par ses propres forces : ce qui étoit une erreur demi-pélagienne, dont nous verrons dans la suite que les luthériens d'à présent ne sont pas éloignés.

L'article [suivant expliquoit que « la volonté des méchants étoit la cause du péché 3, » où, encore qu'on ne dît pas assez nettement que Dieu n'en est pas l'auteur, on l'insinuoit toutefois, contre les premières maximes de Luther.

Ce qu'il y avoit de plus remarquable sur le reste de la matière de la grâce chrétienne, dans la Confession d'Augsbourg, c'est que partout on y supposoit dans l'Église catholique des erreurs qu'elle avoit tou- jours détestées : de sorte qu'on sembloit plutôt lui chercher querelle que la vouloir réformer; et la chose paroîtra claire, en exposant histo- riquement la croyance des uns et des autres.

On appuyoit beaucoup, dans la Confession d'Augsbourg et dans l'a- pologie, sur ce que la rémission des péchés étoit une pure libéralité, qu'il ne falloit pas attribuer au mérite et à la dignité des actions pré- cédentes. Chose étrange ! les luthériens partout se faisoient honneur de cette doctrine, comme s'ils l'avoient ramenée dans l'Ëglise; et ils re- prochoient aux catholiques, a qu'ils croyoient trouver par leurs pro- pres œuvres la rémission de leurs péchés : qu'ils croyoient la pouvoir mériter en faisant de leur côté ce qu'ils pouvoient, et même par leurs propres forces : que tout ce qu'ils attribuoient à Jésus-Christ étoit de nous avoir mérité une certaine grâce habituelle , par laquelle nous pou- vions plus facilement aimer Dieu; et qu'encore que la volonté pût Ym-

i. Conf. Âuq., art. 18. 2. Âpol. ad eu^ - *rt. 3. Art. 19 ihid.

366 HISTOIRE

mer, elle le faisoit plus volontiers par cette haoitude; qu'ils n'ensei- gnent autre chose que la justice de la raison; que nous pouvions approcher de Dieu par nos propres œuvres indépendamment de la propitiation de Jésus-Christ, et que nous avions rêvé une justifica- tion, sans parler de lui' : » ce qu'on répète sans cesse, pour conclure autant de fois « que nous avions enseveli Jésus-Christ. »

Mais pendant qu'on reprochoit aux catholiques une erreur si gros- sière, on leur imputoit (l'autre part le sentiment opposé, les accusant de « se croire justifiés par le seul usage du sacrement, » o ex opère a operato » comme on parle, sans aucun bon mouvement'. Comment les luthériens pouvoient s'imaginer qu'on donnât tant à l'homme parmi nous, et qu'en même temps on y donnât si peu? Mais l'un et l'autre est très-éloigné de notre doctrine, puisque le concile de Trente, d'un côté, est tout plein des bons sentiments par il se faut disposer au baptême, à la pénitence et à la communion; déclarant même, en termes exprès, que a la réception de la grâce est volontaire; et que d'autre côté il enseigne que la rémission des péchés est purement gra- tuite, et que tout ce qui nous y prépare de près ou de loin, depuis le com- mencement de la vocation et les premières horreurs de la conscience ébranlée par la crainte, jusqu'à l'acte le plus parfait de la charité, esi un don de Dieu^

Il est vrai qu'à l'égard des enfants nous disons que par son immense miséricorde le baptême les sanctifie, sans qu'ils coopèrent à ce grand ouvrage par aucun bon mouvement; mais outre que c'est en cela que reluit le mérite de Jésus-Christ et l'efficace de son sang, les luthériens en disent autant; jiuisju'ils confessent avec nous, « qu'il faut baptiser les petits enfants; que le baptême leur est nécessaire à salut, et qu'ils sont faits enfants de Dieu par ce sacrement *. » N'est-ce pas recon- noître cette force du sacrement efficace par lui-même et par sa propre action a ex opère operato», dans les enfants? Car je ne vois pas que les luthériens s'attachent à soutenir, avec Luther, que les enfants qu'on porte au baptême y exercent un acte de foi. Il faut donc qu'ils disent avec nous, que le sacrement, par lequel ils sont régénérés, opère par sa propre vertu.

Que si l'on olijecte que parmi nous le sacT-enient a encore la même efficace dans les adultes, et y opère a ex opère operato, » il est aisé de comprendre que ce n'est pas pour exclure en eux les bonnes disposi- tions nécessaires, mais seulement pour faire voir que ce que Dieu opère en nous lorsqu'il nous sanctifie par le sacrement, est au-dessus de tous nos mérites, de toutes nos oeuvres, de toutes nos dispositions précédentes, en un mot, un pur effet de sa grâce et du mérite infini de Jésus-Christ.

Il n'y a donc point de mérite pour la rémission des péchés; et la

1. Conf. art. 20, ApoL, cap. De yjtstif. Conc, pag. 61; Ibid., pag. 62, 74, 102, 103, etc.

2. Co)if. Aug., art. 13, etc.

X Soss. vi, cap. 5, 6, 14; sess. xiii, 7; sess. xiv, 4; sess. vi, 7; ibid., cap. ii ibid., cap. 5, 6; can. 1, 2. 3: sess. ïjv, 4. 4. Art. 9.

DES VARIATIONS, LIV. III.

■^fif

Confession d'Augsbourg ne devoit pas se glorifier de cette doctrme, comme si elle lui étoit particulière; puisque le concile de Trente re- connolt aussi bien qu'elle, a que nous sommes dits justifiés gratuite- ment, à cause que tout ce qui précède la justification , soit la foi. soiv, les œuvres, ne peut mériter cette grâce, selon ce que dit l'apôtre: Si c'est grâce, ce n'est point par œuvres; autrement- la grâce n'est plus grâce '. 3>

Voilà donc la rémission des péchés, et la justification établie gratui- tement et sans mérite dans l'Église catholique, en termes aussi exprès qu'on l'a pu faire dans la Confession d'Augsbourg.

Que si après la rémission des péchés, lorsque le Saint-Esprit habite en nous, que la charité y domine, et que la personne a été rendue agréable par une bonté gratuite, nous reconnoissons du mérite dans nos bonnes œuvres, la Confession d'Augsbourg en est d'accord, puis- qu'on y lit, dans l'édition de Genève imprimée sur celle de Vitemberg faite à la vue de Luther et de Mélanchthon . a que la nouvelle obéissance est réputée une justice, » et mérite « des récompenses. " Et encore plus expressément, que « bien que fort éloignée de la perfection de la loi, elle est une justice, » et mérite « des récompenses. » Et un peu après, que « les bonnes œuvres sont dignes de grandes louanges, qu'elles sont nécessaires, et qu'elles » méritent « des récompenses '. »

Ensuite, expliquant cette parole de l'Évangile: a 11 sera donné à ce- lui qui a déjà, » elle dit, « que notre action doit être jointe aux dons de Dieu qu'elle nous conserve, et qu'elle en mérite l'accroissement^^; » et loue celte parole de saint Augustin, que la charité, quand on l'exerce, mérite V accroissement de la charité. Voilà donc en termes formels no- tre coopération nécessaire, et soii mérite établi dans la Confession d'Augsbourg. C'est pourquoi on conclut ainsi cet article : « C'est par jue les gens de bien entendent les vraies bonnes œuvres, et comment elles plaisent à Dieu, et comment elles sont méritoires *. » On ne peut pas mieux établir, ni plus inculquer le mérite; et le concile de Trente n'appuie pas davantage sur cette matière.

Tout cela éloit pris de Luther et du fond de ses sentiments: car il écrit dans son Commentaire sur l'Épître aux Galales, que a lorsqu'il parle de la foi justifiante, il entend celle qui opère parla charité: car, dit-il =>, la foi mérite que le Saint-Esprit nous soit donné. » Il venoit de dire qu'avec cet Esprit toutes les vertus nous étdieut données; et c'est ainsi qu'il eypliquoit la justification dans ce fameux commentaire: il est imprimé h Vitemberg en l'an L553; de sorte que, vingt ans après que Luther eut commencé la réforme, on n'y trouvoit rien encore à reprendre dans le mérite.

Il ne faut donc pas s'étonner si on trouve ce sentiment si fortement établi dans ra[)ologie de la Confession d'Augsbourg. Mélanchîhon l'ail de nouveaux efforts pour expliquer la matière de la justification;, comme

1. Conc. Tria., sess. vi, cap. 8.

2. Art. 6, Synt. gent., pag. 12; ibid., p;ig. 20, cap. Je bon. oj-et.

3. Ibid., pag. 21. 4. Pag. 22. 5. Comment. ïh Ep. ad GaL, tosu. V. 'i*'

368 HISTOIRE

ii ie témoigne dans ses lettres, et il y enseigne « qu'il y a des récom- penses proposées et promises aux bonnes œuvres des fidèles, et qu'elles sont méritoires, non de la rémission des péchés, ou de la justification (choses que nous n'avons que par la foi) , mais d'autres récompenses corporelles et spirituelles en cette vie et en l'autre, selon ce que dit saint Paul, « que chacun recevra sa récompense selon son travail '. » Et Mélanchthon est si plein de cette vérité, qu'il l'établit de nouveau dans la réponse aux objections, par ces paroles: a Nous confessons, comme nous avons déjà fait souvent, qu'encore que la justification et la vie éternelle appartiennent à la foi, toutefois les bonnes œuvres mé- ritent d'autres récompenses corporelles et spirituelles, et divers degrés de récompenses, selon ce que dit saint Paul, «que chacun sera ré- compensé selon son travail: » car la justice de l'Évangile, occupée de la promesse de la gr;\ce, reçoit gratuitement la justification et la vie: mais Taccomplissement de la loi, qui vient en conséquence delà foi, est occupé autour de la loi-même; et là, poursuit-il, la récompense est offerte, non pas gratuitement, mais selon les œuvres, et elle est due ; et aussi ceux qui méritent cette récompense sont justifiés devant que d'accomplir la loi '. »

Ainsi le mérite des œuvres est constamment reconnu par ceux de la Confession d'Augsbourg, comme chose qui est comprise dans la notion de la récompense ; n'y ayant rien en effet de plus naturellement lié ensemble que le mérite d'un côté, quand la récompense est promise et proposée de l'autre.

Et en effet, ce qu'ils reprennent dans les catholiques n'est pas d'ad- mettre le mérite qu'ils établissent aussi; mais u c'est, dit l'apologie-, en ce que toutes les fois qu'on parle de mérite, ils le transportent des au- tres récompenses à la justification. » Si donc nous ne connoissons de mérite qu'après la justification et non pas devant, la difficulté sera levée; et c'est ce qu'on a fait à Trente par cette décision précise : a Que nous sommes dits justifiés gratuitement, à cause qu'aucune des choses qui précèdent la justification, soit la soif, soit les œuvres, nela peuvent mériter.* » Et encore : « Que nos péchés nous sont remis gratuitement par la miséricorde divine, à cause de Jésus-Christ*, » D'où vient aussi que le concile n'admit de mérite qu'à l'égard de l'augmentation de la grâce et de la vie éternelle 8. »

Pour l'augmentation de la grâce, on en convenoit à Augsbourg, comme on a vu : et pour la vie éternelle, il est vrai que Mélanchthon ne vouloit pas avouer qu'elle fût méritée par les bonnes œuvres, puisque, selon lui, elles méritoient seulement d'autres récompenses qui leur sont promises en cette vie et en l'autre. Mais quand Mélanchthon parloit ainsi, il ne considéroit pas ce qu'il disoit lui-même dans ce même lieu, que c'est la gloire éternelle «qui est due aux justifiés, selon cette parole de saint Paul: « Ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés'. » Il ne

1. Apol. Conf. Aug. ad art. 4, 5, 6, 20; Resp. ad object. Concord., pag. 96.

2. Apol, pag. 137. 3. Apol, ibid. 4. Sess. vi, cap. 8. 5. Ibid., cap. 9. 6. Ibid., cap. 16 et can. 32.

V. Âpol Conf. Ava ad art. 14, 5, 6, 20. Resp. ad object. Concord., p. t37.

DES VARIATIONS, LIV. III. 369

considère pas, encore un coup, que c'est la vie éternelle qui est la vraie récompense promise par Jésus-Christ aux bonnes œuvres, conformé- ment à ce passage de l'Évangile qu'il rapporte lui-m',me ailleurs pour établir le mérite*, que ceux qui obéiront à l'Évangile a recevront le centuple en ce siècle, et la vie éternelle en l'autre' : » l'on voit qu'outre le centuple, qui sera notre récompense en ce siècle, la vie éternelle nous est promise comme notre récompense au siècle futur : de sorte que, si le mérite est fondé sur la promesse de la récompense, comme l'assure Mélanchthon, et comme il est vrai, il n'y a rien de plus mérité que la vie éternelle, quoiqu'il n'y a rien de plus gratuit, selon cette belle doctrine de saint Augustin, que « la vie éternelle est due aux mérites des bonnes œuvres; mais que les mérites auxquels elle est due nous sont donnés gratuitement par Notre-Seigneur Jésus-Christ'. »

Aussi est-il véritable que ce qui empêche Mélanchthon de regarder absolument la vie éternelle comme récompense promise aux bonnes œuvres, c'est que dans la vie éternelle il y a toujours un certain fonds qui est attaché à la grâce, qui est donné sans œuvres aux petits en- fants, qui seroit donné aux adultes quand même ils seroient surpris de la mort au moment précis qu'ils sont justifiés, sans avoir eu le loisir d'agir après : ce qui n'empêche pas qu'à un autre égard le royaume éternel, la gloire éternelle, la vie éternelle ne soient promis aux bonnes œuvres comme récompense, et ne puissent aussi être mérités, au sens même de la Confession d'Augsbourg.

Que sert aux luthériens d'avoir altéré cette Confession, et d'en avoir retranché dans leur livre de la Concorde et dans d'autres éditions, ces passages qui autorisent le mérite? Empêcheront-ils par que cette Confession de foi n'ait été imprimée à Vitemberg, sous les yeux de Luther et de Mélanchthon, et sans aucune contradiction dans tout le parti, avec tous les passages que nous avons rapportés? Que font-ils donc autre chose, quand ils les effacent maintenant, que de nous en faire remarquer la force et l'importance? Mais que leur sert de rayer le mérite des bonnes œuvres dans la Confession d'Augsbourg, s'ils nous le laissent eux-mêmes aussi entier dans l'apologie, comme ils l'ont fait imprimer dans leur livre de la Concorde? IS'est-il pas con- stant que l'apologie a été présentée à Charles V par les mêmes princes et dans la même diète que la Confession d'Augsbourg*? Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est qu'elle fut présentée de l'aveu des luthériens, « pour en conserverie vrai et propre sens; car c'est ainsi qu'il en est parlé dans un écrit authentique*, les princes et les États protestants déclarent leur foi. Ainsi on ne peut douter que le mérite des œuvres ne soit de l'esprit du luthéranisme et de la Confession d'Augsbourg : et c'est à tort que les luthériens inquiètent sur ce sujet l'Église romaine.

Je prévois pourtant qu'on pourra dire qu'ils n'ont pas approuvé le

1. In locia com. cap. De justif. 2. Matth. Xïx, 29.

3. Aug. ep. 105, nunc 194, n. 19, De correp. et grat., cap. xnr, o. 41.

4. Praf. Âpol. Conc, pag. 48. S.Solid. rej)et. Conc 633.

u 24

370 HISTOIRE

mérite des (ouvres dans le même sens que nous, pour trois raisons. Premièrement, parce qu'ils ne reconnoissent pas, comme nous, que l'homme juste puisse et doive satisfaire à la loi. Secondement, parce que, pour cette raison, iis n'admettent pas le mérite qu'on appelle de condignité, dont tous nos livres sont pleins. Troisièmement, parce qu'ils enseignent que les bonnes œuvres de l'homme justifié ont be- soin d'une acceptation gratuite de Dieu, pour nous obtenir la vie éter- nelle; ce qu'ils ne veulent pas que nous admettions.

Voilà, dira-t-on, trois caractères par la doctrine de la Confession d'Augsbourg et de l'apologie sera éternellement séparée de la nôtre. Mais ces trois caractères ne subsistent que par trois fausses accusa- tions de notre croyance : car premièiement, si nous disons qu'il faut satisfaire à la loi, tout le monde eu est d'accord, puisqu'on est d'ac- cord qu'il faut aimer, et que l'Écriture prononce que « l'amour » ou .-( la charité est l'accomplissement de la loi '. » Il y en a même dans l'apologie un chapitre exprès, dont voici le titre : « De la dilection et de l'accomplissement de la loi*. » Et nous y venons de voir que c l'ac- complissement de la loi vient en conséquence de la justification'; ce qui est répété en cent endroits, et ne peut être révoqué en doute : mais au reste il n'est pas vrai que nous prétendions qu'après être jus- tifié on satisfasse à la loi de Dieu en toute rigueur, puisqu'au con- traire on nous apprend, dans le concile de Trente, que nous avons be- soin de dire tous les jours : « Pardonnez-nous nos fautes*; » de sorte que, pour parfaite que soit notre justice, il y a toujours quelque chose que Dieu y répare par sa grâce, y renouvelle par son Saint-Esprit, y supplée par sa bonté.

Quant au mérite de condignité, outre qu*^ le concile de Trente ne s'est pas servi de ce terme, la chose en elle-même n'a aucune diffi- culté; puisqu'au fond on est d'accord qu'après la justification, c'est- à-dire après que la personne est agréable, que le Saint-Esprit y ha- bite, et que la charité y règne, l'Écriture lui attribue une espèce de dignité : a Ils marcheront avec moi en habit blanc, parce qu'ils en sont d ignés ^ d Mais le concile de Trente a clairement expliqué que xoute cette dignité vient de la grâce ^; et les catlioliques le déclarèrent aux luthériens dès le temps de la Confession d'Augsbourg, comme il paroît par l'histoire de David Chytré, et par celle de George Célestin, auteurs luthériens'. Ces deux historiens rapportent la réfutation de la Confession d'Augsbourg faite par les catholiques par ordre de l'empe- reur, où il est porté : « que l'homme ne peut mériter la vie éternelle par ses propres forces, et sans la grâce de Dieu, et que tous les catho- liques confessent que nos œuvres ne sont par elles-mêmes d'aucun mérite ; mais que la grâce de Dieu les rend dignes de la vie éternelle. »

Pour ce qui regarde les bonnes œuvres que nous faisons avant que d'être justifiés; parce qu'alors la personne n'est pas agréable ni juste,

1. Hom. xni, 10. 2. Avol. 83. 3. Ibid., pag. 137. 4. Sess. vi, cap. H.

5. Apoc., m, 4. 6. Oonr.. Tri'1., sess. vi. cap. 16, etc.

7. Chyt., Hist. Conf. Auq. Dost Conf.Gbùv^. Cœl.; IH^I- Cou/". it/.a.,'iora. ITT

DES VARIATIONS, LTV. m. ^71

qu'au contraire elle nst regardée comme étant encore en péché, et comme ennismie : en cet état elle est incapable d'un véritable mérite; et le mérite de congruiié ou de convenance, que les théologiens y re- connoissent, n'est pas selon eux un véritable mérite; mais un mérite improprement dit, qui ne signifie autre chose, sinon qu'il est conve- nable à la divine bonté d'avoir égard aux gémissements et aux pleurs qu'il a lui-même inspirés au pécheur qui commence à se convertir. »

Il faut répondre la même chose des aumônes que fait un pécheur « pour racheter ses péchés, » selon le précepte de Daniel' ; et « de la charité qui couvre la multitude des péchés, » selon saint Pierre ^ et du pardon promis par Jésus-Christ môme à « ceux qui pardonnent à leurs frères'. j> L'apologie répond ici que Jésus-Christ n'ajoute pas qu'en « faisant l'aumône, ou en pardonnant, on mérite le pardon, jj tt ex opère operato, » en vertu de cette action ; « mais en vertu de la foi^ » Mais qui aussi le prétend autrement? Qui a jamais dit que les bonnes œuvres qui plaisent à Dieu ne dussent pas être faites selon l'es- prit de la foi, sans laquelle, commedit saint Paul, a il n'est pas possible de plaire à Dieu^? » Ou qui a jamais pensé que ces bonnes œuvres, et la foi qui les produit, méritassent la rémission des péchés « ex opère a operato, » et fussent capables de l'opérer par elles-mêmes? On n'a- voit pas seulement songé à employer cette locution, « ex opère ope- ûcrato, 3> dans les bonnes œuvres des fidèles: ou ne lappliquoit qu'aux sacrements, qui ne sont que de simples instruments de Dieu : on l'em- ployoit pour montrer que leur action étoit divine, toute-puissante et efficace par elle-même; et c'étoit une calomnie ou une igriorance gros- sière, de supposer que dans la doctrine catholique les bonnes œuvres opérassent de cette sorte la rémission des péchés, et !a grâce justi- fiante. Dieu, qui les inspire, y a égard par sa bonté, h cause de Jésus- Christ : non à cause que nous somn^es dignes qu'il y ait égard pour nous justifier, mais parce qu'il est digne de lui de regarder en pitié des cœurs humiliés, et d'y achever son ouvrage. Voilà le mérite de convenance, qui peut être attribué à l'homme, avant même qu'il soit .ustifié. La chose au fond est incontestable; et si le terme déplaît, FÉ- g..se aussi ne s'en sert pas dans le concile de Trente.

Mais encore que Dieu regarde d'un autre œil les pécheurs déjà jus- tifiés, et que les œuvres qu'il y produit par son Esprit habitant en eiix, tendent plus immédiatement à la vie éternelle, il n'est pas vrai, selon nous, qu'il n'y faille pas de la part de Dieu une acceptation volontaire, puisque tout est ici fondé, comme dit le concile de Trente, sur la promesse que «r Dieu nous a faite miséricordieusement, » c'est- à-dire gratuitement, « à cause de Jésus-Christ', » de donner la vie éternelle à nos bonnes œuvres; sans quoi nous ne pourrions pas nous promettre une si haute récompense.

Ainsi quand on nous objecte partout, dans la Confession d'Augs- bourg et dans l'apolosie', qu'après la justification nous ne croyons plus

1. Dan. rv, 24. " i Pet. rv, 8. 3. Luc. vr, 37.

4. Resp. ad arg., pag. H. 5. Heb. xi, 6. 6. Conn. Trid., séss, vr, cap, 16,

7. Apol., Resp. ad arj., pag. 127, etc.

372 HISTOIRE

avoir besoin de la médiation de Jésus-Chnst, on ne peut pas nous ca« lomnier plus visiblement; puisque, outre que c'est par Jésus-Christ seul que nous conservons la grâce reçue, nous avons besoin que Dieu se ressouvienne sans cesse de la promesse qu'il nous a faite dans la nouvelle alliance par sa seule miséricorde, et par le sang du Mé- diateur.

Enfin tout ce qu'il y a de bon dans la doctrine luthérienne, non- seulement étoit en son entier dans TÊglise, mais encore s'y expliquoit beaucoup mieux, puisqu'on éloignoit clairement toutes les fausses idées: et c'est ce qui paroît principalement dans la doctrine de la justice im- putée. Les luthériens croyoient avoir trouvé quelque chose de merveil- leux et qui leur fût particulier, en disant que Dieu nous imputoit la justice de Jésus-Christ, qui avoit parfaitement satisfait pour nous, et qui rendoit ses mérites nôtres. Cependant les scolastiques, qui blâ- moienttant, étoient tous pleins de cette doctrine. Qui de nous n'a pas toujours cru et enseigné que Jésus-Christ avoit satisfait surabondam- ment pour les hommes, et que le Père éternel, content de cette satis- faction de son Fils, nous traitoit aussi favorablement que si nous eus- sions nous-mêmes satisfait à sa justice? Si on ne veut dire que cela, quand on dit que la justice de Jésus-Christ nous est imputée, c'est une chose hors de doute; et il ne falloit pas troubler tout l'univers, ni prendre le titre de réformateurs, pour une doctrine si connue et si avouée. Et le concile de Trente reconnoissoit bien que « les mérites de Jésus-Christ et de sa passion » étoient rendus nôtres par la justifica- tion ; puisqu'il répète tant de fois a qu'ils nous y sont communiqués ', » et que personne ne peut être justifié sans cela.

Ce que veulent dire les catholiques avec ce concile, lorsqu'ils ne per- mettent pas de s'en tenir à une simple imputation des mérites de Jé- sus-Christ, c'est que Dieu lui-même ne s'en tient pas là; mais que pour nous appliquer ces mérites, en même temps il nous renouvelle, il nous régénère; il nous vivifie, il répand en nous son Saint-Esprit qui est l'esprit de sainteté, et par il nous sanctifie: et tout cela ensemble, selon nous, fait la justification du pécheur. C'étoit aussi la doctrine de Luther et de Mélanchthon. Ces subtiles distinctions entre la justification, la régénération ou la sanctification, l'on met maintenant toute la finesse de la doctrine protestante, sont nées après eux, et depuis la Confession d'Augsbourg. Les luthériens d'à présent conviennent eux- mêmes que ces choses sont confondues parjLuther et par Mélanchthon -; et cela dans l'apologie, un ouvrage si authentique de tout le parti. En efl'et, Luther définit ainsi la foi justifiante : a La vraie foi est l'œuvre de Dieu en nous, par laquelle nous sommes renouvelés, et nous renais- sons de Dieu et du Saint-Esprit, Et cette foi est la véritable justice , que saint Paul appelle la justice de Dieu et que Dieu approuve ^ » Test donc par elle que nous sommes justifiés et régénérés tout ensem-

1. Sess. VI, cap. 3, 7.

2. Solid. repet. Conc, pag. 686; Epit. artic, ibii 185.

3. Praef. in Epist. ad Rom., tom. V, fol. 97, 98.

DES VARIATIONS, LIV. III. 373

ble; et puisque le Saint-Esprit, c'est-à-dire Dieu même agissant en nous, intervient dans cet ouvrage, ce n'est pas une imputation hors de nous, comme le veulent à présent les protestants, mais un ouvrage en nous.

Et pour ce qui est de l'apologie , MeiancWhon y répète à toutes les pa- ges', «que la foi nous justifie et nous régénère, et nous apporte le Saint-Esprit. » Et un peu après : « Qu'elle régénère les cœurs, et qu'elle enfante la vie nouvelle.» Et encore plus clairement : a Être justifié, c'est d'injuste être fait juste; et être régénéré, c'est aussi être déclaré et réputé juste : » ce qui montre que ces deux choses concourent en- semble. On ne voit aucun vestige du contraire dans la Confession d'Augs- bourg; et il n'y a personne qui ne voie combien ces idées, qu'avoient alors les luthériens, reviennent aux nôtres.

Il semble qu'ils s'en éloignent davantage sur les œuvres satisfactoires et sur les austérités de la vie religieuse; car ils les rejettent souvent, comme contraires à la doctrine de la justification gratuite. Mais au fond, ils ne les condamnent pas si sévèrement qu'on le pourroit croire d'a- bord : car non-seulement saint Antoine et les moines des premiers siè- cles, gens d'une si terrible austérité, mais encore dans les derniers temps saint Bernard, saint Dominique et saint François, sont comptés dans l'apologie parmi les saints Pères. Leur genre de vie, loin d'être blàmé, est jugé digne des saints, «à cause, dit-on', qu'il ne les a pas empêchés de se croire justifiés par la foi, pour l'amour de Jésus- Christ. » Sentiment bien éloigné des emportements qu'on voit aujour- d'hui dans la nouvelle réforme, on ne rougit pas de voir condamner saint Bernard, et de traiter saint François d'insensé.

Il est vrai que l'apologie, après avoir mis ces grands hommes au nom- bre des saints Pères, condamne les moines qui les ont suivis; parce qu'on «prétend qu'ils ont cru mériter la rémission des péchés, la grâce et la justice par ses œuvres, et non pas la recevoir gratuitement'. » Mais la calomnie est visible, puisque les religieux d'aujourd'hui croient encore, comme les anciens, avec l'Église catholique et le concile de Trente, que la rémission des péchés est purement gratuite, et donnée par les mérites de Jésus-Christ seul.

Et afin qu'on ne pense pas que le mérite que nous attribuons à ces œuvres de pénitence fût alors improuvé par les défenseurs de la Con- fession d'Augsbourg, ils enseignent en général « des œuvres et des af- flictions, qu'elles méritent non pas la justification, mais d'autres ré- compenses^ : w et en particulier de l'aumône, lorsqu'on la fait en état de grâce, a qu'elle mérite plusieurs bienfaits de Dieu; qu'elle adoucit les peines ; qu'elle mérite que nous soyons assistés contre les périls du péché et de la mort. » Qui empêche qu'on en dise autant du jeûne et des autres mortifications? Et tout cela bien entendu n'est au fond que ce qu'enseignent tous les catholiques.

1. Cap. De justif. Conc., pag. 68, 71, 72, 73, 74. 82; cap. De dilect., 83, etc.

2. A]3oL Resp. dd arg., pag. 99. De vot. monast., pag. 281. 3. Ibid. *. Ibid., pag. 136.

374 HISTOIRE

Les calvinistes se sont éloignés des véritables idées de îa justification, en disant, comme nous verrons, que le baptême n'est pas nécessaire aux petits enfants; que la justice une fois reçue ne se perd pas; et ce qui en est une suite, qu'elle se conserve même dans le crime. Mais comme les luthériens virent commencer ces erreurs dans les sectes des anabaptistes, ils les proscrivirent par ces trois articles de la Confession d'Augsbourg :

a Que le baptême est nécessaire à salut, et qu'ils condamnent les ana- baptistes, qui assurent que les enfants peuvent être sauvés sans le bap- tême, et hors de l'Église de Jésus-Christ*.

«Qu'ils condamnent les mêmes anabaptistes, qui nient qu'on puisse perdre le Saint-Esprit, quand on a été une fois justifiée

«Que ceux qui tombent en péché mortel ne sont pas justes : Qu'il faut résister aux mauvaises inclinations : Que ceux qui leur obéissent, contre le commandement de Dieu, et agissent contre leur conscience, sont injustes, et n'ont ni le Saint-Esprit, ni la foi, ni la confiance en la divine miséricorde'.»

On sera étonné de voir tant d'articles de conséquence décidés selon nos idées dans la Confession d'Augsbourg; et enfin quand je considère ce qu'elle a trouvé de particulier, je ne vois que cette foi spéciale dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage, et la certitude in- faillible de la rémission des péchés qu'on lui veut faire produire dans les consciences, 11 faut avouer aussi que c'est ce qu'on nous donne pour le dogme capital de Luther, le chef-d'œuvre de sa réforme, et le plus grand fondement de la piété et de la consolation des âmes fidèles. Mais cependant on n'a point trouvé de remède à ce terrible inconvé- nient que nous avons remarqué d'abord* : d'être assuré de la rémission de ses péchés, sans le pouvoir jamais être de la sincérité de sa repen- tance. Car enfin, quoi qu'il soit de l'imputation, il est bien certain que Jésus-Christ n'impute sa justice qu'à ceux qui sont pénitents et sincè- rement pénitents, c'est-à-dire sincèrement contrits, affligés de leurs péchés, sincèrement convertis. Que cette sincère pénitence ait en elle- même de la dignité, de la perfection, du mérite, quel qu'il soit, ou qu'elle n'en ait pas, je m'en suis assez expliqué, et c'est de quoi je n'ai que faire en cette occasion. Qu'elle soit ou condition, ou disposition et préparation, ou enfin tout ce qu'on voudra, cela n'importe; puisque enfin, quoi qu'il en soit, il faut l'avoir, ou il n'y a point de pardon. Or si je l'ai, ou si je ne l'ai pas, c'est de quoi je ne puis jamais être as- suré, selon les principes de Luther ; puisque, selon lui, je ne sais ja- mais si ma pénitence n'est pas une illusion, ou une vaine pâture de mon amour-propre; ni si le péché, que je crois détruit dans mon cœur^ n'y règne pas avec plus de stlieté que jamais, en se dérobant à mes yeux.

Et on a beau dire ave^ l'apologie : « La foi ne compatit pas avec le p:'cli? mortel' : u or j'ai la foi : donc je n'ai plus de péché mortel. Car

J. Art. 9, pag. 12. 5. Art. il, pag. 13.

3. Art. 6, pag. 12, rap. De bon. oper., pag. 21. '• Ci-dessus liv. i.

5. ÀpoL, cap. Dejuiiiif.,7i, 81, etc.

DES VARIATIONS, LIV. III. 375

c'est de que vient tout l'embarras, puisqu'on doit dire au contraire : a La foi ne compatit pas avec le péché mortel : » c'est ce que les 1 thé- riens viennent d'enseigner. Or je ne suis pas assuré de n'avoir plus de péché mortel; c'est ce que nous avons prouvé par la doctrine de Lu- ther' :» je ne suis donc pas assuré d'avoir la foi. En effet, on s'écrie dans l'apologie : a Qui aime assez Dieu? qui le craint assez? qui souffre avec assez de patience-?» Or on peut dire de même : «Qui croit comme il faut? qui croit assez pour être justifié devant Dieu?» Et la suite de l'apologie établit ce doute; car elle poursuit : «Qui ne doute pas sou- vent si c'est Dieu ou le hasard qui gouverne le monde? qui ne doutn pas souvent s'il sera exaucé de Dieu?» On doute donc souvent de sa propre foi : comment est-on assuré alors de la rémission de ses péchés? On ne l'a donc pas cette rémission : ou bien, contre le dogme de Lu- ther, on l'a sans en être assuré; ou, ce qui est le comble del'aveugle- mont, on en est assuré sans être assuré de la sincérité de sa foi ni de sa pénitence; et la rémission des péchés devient indépendante de l'une et de l'autre. Voilà nous précipite cette certitude qui fait tout le fond de la Confession d'Augsbourg, et le dogme fondamental du luthé- ranisme.

Au reste, ce qu'on nous oppose, que par l'incertitude nous lais- sons les consciences affligées, nous les jetons dans le trouble, eu même dans le désespoir, n'est pas véritable; et il faut bien que les luthériens en conviennent par cette raison : car, quelque assuré qu'ils se vantent d'être de leur justification, ils n'osent pas s'assurer absolument de leur persévérance, ni par conséquent de leur béatitude éternelle. Au con- traire, ils condamnent ceux qui disent qu'on ne peut pas perdre la justice une fois reçues Mais en la perdant, on perd avec elle tout le droit qu'on avoit comme justifié à l'héritage éternel. On n'est donc jamais assuré de ne pas perdre ce droit, puisqu'on n'est pas assuré de ne pas perdre la justice à laquelle il est attaché. On y espère néan- moins à ce bienheureux héritage : on vit heureux de cette douce espé- rance, selon ce qiie dit saint Paul : « Nous réjouissant en espérance*.» On peut donc, sans cette assurance dernière qui exclut toute sorte de doute, jouir du repos que l'état de cette vie nous peut permettre.

On voit par ce qu'il faut faire pour accepter la promesse et se l'ap- phquer; c'est sans hésiter qu'il faut croire que la grâce de la justice chrétienne, et par conséquent la vie éternelle, est à nous en Jésus- Christ; et non-seulement à nous en général, mais encore à nous en particulier. Il n'y a point à hésiter du côté de Dieu, je le confesse : le ciel et la terre passeront, plutôt que ses promesses nous manquent. Mais qu'il n'y ait j'oint à hésiter ni rien à craindre de notre côté; la terrible exemple de ceux qui ne persévèrent pas jusqu'à la fin, et qui, selon les luthériens, n'ont pas été moins justifiés que les élus mêmes, démontre le contraire.

1. Ci-dessus, liv. I. 2. ApoL.ihid. 91.

3. Conf. Aug., axt. 6, 41, cap. De bon. operib., pag. 12. 13, 21.

4. liom. xn, 12.

376 HISTOIRE

Voici donc en abrégé toute ia doctrine de Li justification : qu'encore que pour nourrir l'humilité dans nos cœurs nous soyons toujours en crainte de notre côté, tout nous est assuré du côté de Dieu; de sorte que notre repos en cette vie consiste dans une ferme confiance en sa bonté paternelle, et dans un parfait abandon à sa haute et incom- préhensible volonté , avec une profonde adoration de son impénétrable secret.

Pour la Confession de Strasbourg, si nous en considérons la doc- trine, nous verrons combien on eut de raison, dans la conférence do Marpourg, d'accuser ceux de Strasbourg, et en général les sacramen- taires, de ne rien entendre dans la justification de Luther et des lu- thériens; car cette Confession de foi ne dit pas un mot ni de la justice par imputation, ni aussi de la certitude qu'on en doit avoir'. Elle dé- finit au contraire la justification, ce par quoi «d'injustes nous deve- nons justes, et de mauvais, bons et droits',» sans en donner d'autre idée. Elle ajoute qu'elle est gratuite, et l'attribue à la foi, mais à la foi unie à la charité et féconde en bonnes œuvres.

Aussi dit-elle, avec la Confession d'Augsbourg , «que la charité est l'accomplissement de toute la loi, selon la doctrine de saint PauP : » mais elle explique, plus fortement que n'y avoit fait Mélanchthon, combien nécessairement la loi doit être accomplie, lorsqu'elle assure « que per- sonne ne peut être pleinement sauvé, s'il n'est conduit par l'esprit de Jésus-Christ à ne manquer d'aucune des bonnes œuvres pour lesquelles Dieu nous a créés; et qu'il est si nécessaire que la loi s'accomplisse, que le ciel et la terre passeront, plutôt qu'il puisse arriver du relâche- ment dans le moindre trait de la loi, ou dans un seul iota^ »

Jamais catholique na parlé plus fortement de l'accomplissement de la loi, que fait cette Confession; mais encore que ce soit le fonde- ment du mérite, Bucer n'y en disoit mot; quoique d'ailleurs il ne fasse point de difficulté de le reconnoître au sens de saint Augustin, qui est celui de l'Église.

Il ne sera pas inutile, pendant que nous sommes sur cette matière, de considérer ce qu'en a pensé ce docteur, un des chefs du second parti de la nouvelle réforme, dans une conférence solennelle * il parla en ces termes : « Puisque Dieu jugera chacun selon ses œuvres, il ne faut pas nier que les bonnes œuvres faites par la grâce de Jésus-Christ, et qu'il opère lui-même dans ses serviteurs, ne méritent la vie éter- nelle; non point à la vérité par leur propre dignité, mais par l'accep- tation et la promesse de Dieu, et le pacte fait avec lui : car c'est à de telles œuvres que l'Écriture promet la récompense de la vie éternelle, qui pour cela n'en est pas moins une grâce à un autre égard, parce que ces bonnes œuvres, auxquelles on donne une si grande récompense, sont elles-mêmes des dons de Dieu. » Voilà ce qu'écrit Bucer en 1539 dans la dispute de Leipsick, afin qu'on ne pense que ce soit des choses écrites au commencement de la réforme, et avant qu'elle eût eu le loi-

1. Voy. ci-dessu3, liv. il. 2. Conf. Argent., cap. met iv. j. ibid. 4. Ibid., cap. v. pag. 1**. 5. Disp. JLî'ps., an. 1539.

DES VARIATIONS, LIV. IH. 377

sir de se rcconnoltre. Selon ce même principe, le même Bucer décide, eu un autre endroit ', qu'il ne faut pas nier «qu'on puisse être justifié par les œuvres, comme l'enseigne saint Jacques, puisque Dieu rendra à chacun selon ses œuvres. Et, poursuit-il, la question n'est pas des mérites : nous ne les rejetons en aucune sorte, et même nous recon- noissons qu'on mérite la vie éternelle , selon cette parole de Notre-Sei- gneur : « Celui qui abandonnera tout pour l'amour de moi aura le cen- tuple dans ce siècle, et la vie éternelle dans l'autre. »

On ne peut reconnoître plus clairement les mérites que chacun peut acquérir pour soi-même, et même par rapport à la vie éternelle. Mais Bucer passe encore plus loin : et comme on accusoit l'Église d'attribuer des mérites aux saints non-seulement pour eux-mêmes, mais encore pour les autres, il la justifioit par ces paroles : «Pour ce qui regarde les prières publiques de l'Église qu'on appelle collectes, l'on fait mention des prières et des mérites des saints, puisque . dans ces mêmes prières, tout ce qu'on demande en cette sorte est demandé à Dieu, et non pas aux saints, et encore qu'il est demandé par Jésus-Christ; dès là, tous ceux qui font cette prière reconnoissent que tous les mérites des saints sont des dons de Dieu gratuitement accordés'. >< Et un peu après : a Car d'ailleurs nous confessons et nous prêchons avec joie que Dieu récompense les bonnes œuvres de ses serviteurs, non-seulement en eux-mêmes, mais encore en ceux peur qui ils prient; puisqu'il a promis qu'il feroit du bien à ceux qui l'aiment, jusqu'à mille généra- tions. » Bucer disputoit ainsi pour l'Église catholique en 1546, dans la conférence de Ratisbonne : aussi ces prières avoient-elles été faites par les plus grands hommes de l'Église, et dans les siècles les plus éclairés; et saint Augustin même, toat ennemi qu'il étoit du mérite présomp- tueux, ne laissoit pas de reconnoître que le mérite des saints nous étoit utile, en disant qu'une des raisons de célébrer dans l'Église la mé- moire des martyrs, «étoit pour être associés à leurs mérites, et aidés par leurs prières \ »

Ainsi, quoi qu'on puisse dire, la doctrine de la justice chrétienne, de ses œuvres et de son mérite, étoit avouée dans les deux partis de la nou- velle réforme; et ce qui a fait depuis tant de difficulté n'en faisoit au- cune alors, ou n'en faisoit en tout cas qu'à cause que dans la réforme on se laissoit souvent entraîner à l'esprit de contradiction.

Je ne puis omettre ici une bizarre doctrine de la Confession d'Augs- bourg, sur la ju>tification. C'est non-seulement que l'amour de Dieu n'y étoit pas nécessaire, mais que nécessairement il la supposoit ac- complie. Luther nous Ta déjà dit : mais Mélanchthon l'explique ample- ment dans l'apologie, a II est impossible d'aimer Dieu, dit-iH, si aupa- ravant on n'a jiar la foi la rémission des péchés ; car un cœur qui sent vraiment un Dieu irrité ne le peut aimer; il faut le voir apaisé : tant qu'il menace, tant qu'il condamne, la nature humaine ne peut s'élever

1. Resp. ad Abrinc. 2. Disp. Ratisb.

3. Lib. XX, contra Faust. Manich., cap. xxi, tom. VIII, col. 347. k. Art. 5, 20, cap. De bon. oper. Synt., gent., 2 part, sup., liv. I, n. 18 ; Àpol.^ cap. De justif., pag. 66.

â'?8 HISTOIRE

jusqu'à l'aimer dans sa colère. Il est aisé aux contemplateurs oisifs d'i- maginer ses songes de l'amour de Dieu, qu'un homme coupable de péché mortel le puisse aimer par-dessus toutes choses; parce qu'ils ne sentent pas ce que c'est que la colère ou le jugement de Dieu : mais une conscience agitée sent la vanité de ces spéculations philosophi- ques. » De donc il conclut partout : a Qu'il est impossible d'aimer Dieu, si l'on n'est auparavant assuré de la rémission obtenue'. »

C'est donc une des finesses de la justification de Luther, que nous sommes justifiés avant que d'avoir la moindre élincelle de l'amour de Dieu : car tout le but de l'apologie est d'établir non-seulement qu'on est justifié avant que d'aimer, mais encore qu'd esi impossible d'aimer si l'on n'est auparavant justifié^ : en sorte que la grâce off"erte avec tant de bonté ne peut rien du tout sur notre cœur; il faut l'avoir reçue pour être capable d'aimer Dieu. Ce n'est pas ainsi que parle l'Église dans le concile de Trente : « L'homme excité et aidé par la grâce, dit ce concile^, croit tout ce que Dieu a révélé, et tout ce qu'il a promis; et croit ceci avant toutes choses, que l'impie est justifié par la grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ. Alors se sentant pécheur, de la justice dont il est alarmé, il se tourne vers la divine miséricorde qui relève son espérance, dans la. confiance qu'il a que Dieu lui sera pro- pice par Jésus-Christ, et il commence à l'aimer comme l'auteur de toute justice; » c'est-à-dire comme celui qui justifie gratuitement l'im- pie. Cet amour si heureusement commencé «le porte à détester ses crimes; » il reçoit le sacrement, il est justifié. La charité est répandue dans son cœur gratuitement par le Saint-Esprit; et ayant commencé à aimer Dieu lorsqu'il lui offroit la grâce, il l'aime encore plus quand il l'a reçue.

Mais voici une nouvelle finesse de la justification luthérienne. Saint Augustin établit, après saint Paul, qu'une des différences de la justice chrétienne d'avec la justice de la loi, c'est que la justice de la loi est fondée sur l'esprit de crainte et de terreur; au heu que la justice chré- tienne est inspirée par un esprit de dilection et d'amour. Mais l'apolo- gie l'explique autrement; et la justice l'amour de Dieu est jugé né- cessaire, où il entre, dont il fait la pureté et la vérité, y est partout représentée comme la justice des œuvres, la justice de la raison, la justice par les propres mérites; en un mot, comme la justice de la loi et la justice pharisaïque''. Voici de nouvelles idées que le christianisme ne connoissoit pas encore : une justice que le Saint-Esprit répand dans les cœurs, en y répandant la charité, est une justice pharisaïque, qui ne purifie que de dehors; une justice répandue gratuitement dans les cœurs à cause de Jésus-Christ, est uuh justice de la raison, une jus- tice de la loi, une justice par les œuvres; et enfin on nous accuse d'établir une justice par ses propres forces, lorsqu'il paroît clairement, par le concile de Trente, que nous établissons une justice dont la foi est le fond, dont la grâce est le principe, dont le Saint-Esprit est l'au-

1. ApoL, cap. De justif., pag. 81, etc. 2. Ibid., pag. 6G, 81, 82, ëJ, 121, etc. 3 Sess. VI, cap. G. 4. Apol , pag. 36, 103, etc.

m:s variations, livri;: m. 37Ô

teur depuis son premier commencement, jusqu'à la dernière perfection Ton peut arriver dans cette vie.

Je crois qu'on voit maintenant combien il a été nécessaire de bien faire entendre la justification luihérienne par la Confession d'Augs- bourg et par l'apologie, puisque cette exposition a fait paroître, que dans un article que les luthériens regardent comme le chef d"œuvre de leur réforme, ils n'ont après tout fait autre chose que de nous ca- lomnier dans quelques points, nous justifier en d'antres; et dans ceux il peut rester quelque dispute, nous laisser visiblement la meil- leure part.

Outre cet article principal, il y en ;v d'autres très-importants dans la Confession d'Augsbourg ou dans l'apologie, comme «qu'il faut retenir dans la confession l'absolution particulière; que c'est l'erreur des no- vatiens, et une erreur condamnée, de la rejeter; que cette absolution est un sacrement véritable et proprement dit: et que la puissance des clefs remet les péchés, non-seulement devant l'Église, mais encore devant Dieu ', » Quant au reproche qu'on nous fait ici de dire que ce « sacrement conféroit la grâce sans aucun bon mouvement de celui qui le reçoit, » je crois qu'on est las d'entendre une calomnie si souvent réfutée.

Quant à ce qu'on enseigne au même lieu, qu'en retenant la confes- sion «il n'y falloit pas exiger le dénombrement des péchés, à cause qu'il est impossible, conformément à cette parole: Qui est-ce qui con- noît ses péchés ^ ? » c'étoit, à la vérité, une bonne excuse à l'égard des péchés que l'on ne connolt pas; mais non pas une raison suffisante de ne point soumettre aux clefs de l'Église ceux que l'on connolt. Aussi faut-il avouer de bonne foi que les luthériens, non plus que Luther, n'ont pas, en cela, d'autres sentiments que les nôtres, puisque nous trouvons ces mots dans le petit Catéchisme de Luther reçu unanime- ment dans tout le parti: a Devant Dieu nous devons nous tenir coupa- bles de nos péchés cachés: mais à l'égard du ministre, il faut seule- ment confesser ceux qui nous sont connus, et que nous sentons dans notre cœur ■\ t> Et pour mieux voir la conformité des luthériens avec nous dans l'administration de ce sacrement, il ne sera pas hors de pro- pos de considérer l'absolution, qu'au rapport du même Luther dans le même endroit, le confesseur donne au pénitent après sa confession, en ces termes: a Ne croyez-vous pas que ma rémission est celle de Dieu? Oui, répond le pénitent. Et moi, reprend le confesseur, par l'ordre de iSOire-Seigneur Jésus-Christ, je vous remets vos péchés au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit*. »

Pour le nombre des sacrements, l'apologie nous enseigne oc que le baptême, la cène, et l'absolution sont trois véritables sacrements ^ » En voici un quatrième, puisqu' a il ne faut point faire de difficulté de mettre l'ordre en ce rang, en le prenant pour le ministère de la parole,

1. Art. H, 12, 21, edit. Gen., pag. 21; Apol. , cap. Depœnit., pa^. 167, '«.'00, 201; ibid., pag. 164, 167-, Ibid., pag. 165.

2. Conf. Aug..art. fr,cap. De rouf. 3. Cai. min. Coiicord., p. 378. 4 Ibid. 380. - 5. Apol.^ciï). De nuni. Aac.,ad art. 13, p. 200 et seq.

380 HISTOIRE

parce qu'il est commandé de Dieu, et qu'il a de grandes promesses. » La confirmation et l'extrême-onction sont marquées comme des « céré- monies reçues des Pères, mais qui n'ont pas une expresse promesse de la grâce. Je ne sais donc ce que veulent dire ces paroles de TÉpltre de saint Jacques, en parlant de l'onction des malades: a S'il est en péché, il lui sera remis ' mais c'est peut-être que Luther n'estimoit pas cette Épître, quoique l'Église ne l'ait jamais révoquée en doute. Ce hardi réformateur retranchoit du canon des Écritures tout ce qui ne s'accom- modoit pas avec ses pensées; et c'est à l'occasion de cette onction qu'il écrit dans la «Captivité de Babylone, » sans aucun témoignage de l'antiquité, que cette Épttre a ne parolt pas de saint Jacques, ni digne de l'esprit apostolique '. »

Pour le mariage, ceux de la Confession d'Augsbourg y reconnoissent une institution divine, et des promesses, mais temporelles'; comme si c'étoit une chose temporelle que d'élever dans l'Église les enfants de Dieu, et se sauver en les engendrant de cette sorte *; ou que ce ne fût pas un des fruits du mariage chrétien, de faire que les enfants qui en sortent fussent nommés saints, comme étant destinés à la sainteté*.

Mais au fond l'apologie ne paroît pas s'opposer beaucoup à notre doc- trine sur le nombre des sacrements, « pourvu, dit-elle «, qu'on rejette ce sentiment qui domine dans tout le règne pontifical, que les sacre- ments opèrent la grâce sans aucun bon mouvement de celui qui les reçoit. » Car on ne se lasse peint de nous faire cet injuste reproche. C'est qu'on met le nœud de la question ; c'est-à-dire qu'il n'y reste- roit presque plus de difficulté, sans les fausses idées de nos adversaires.

Luther s'étoit expliqué contre les vœux monastiques d'une manière terrible, jusqu'à dire de celui de la continence (fermez vos oreilles, âmes chastes) , qu'il étoit aussi peu possible de l'accomplir que de se dépouiller de son sexe '. La pudeur seroit offensée, si je répétois les paroles dont il se sert en plusieurs endroits sur ce sujet: et à voir comment il s'explique de l'impossibilité de la continence, je ne sais pour moi ce que deviendra cette vie qu'il dit avoir menée sans re- proche durant tout le temps de son célibat, et jusqu'à l'âge de quarante- cinq ans. Quoi qu'il en soit, tout s'adoucit dans l'apologie, puisque non-seulement saint Antoine et saint Bernard, mais encore saint Do- minique et saint François y sont nommés parmi les saints *; et tout ce qu'on demande à leurs disciples, c'est qu'ils recherchent, à leur exem- ple, la rémission de leurs péchés dans la bonté gratuite de Dieu: à quoi l'Église a trop bien pourvu pour appréhender sur ce sujet aucun reproche.

Cet endroit de l'apologie est remarquable, puisqu'on y met parmi les saints ceux des derniers temps, et qu'ainsi on reçonnolt pour la vraie Eglise celle qui les a portés dans son sein. Luther n'a pu refuser à ces grands hommes ce glorieux titre. Partout il compte parmi les

1. Jac. V, 18. 2. De capliv. Babylon., tom. II, 86. 3. ilpo/.,ibid. 202. 4. / Tim. n, 15. 5. / Cor. vu, 14. 6. Âpol., pag. 203. 7. Ep. ad Volf., tom. VII, fol. 505, etc. 8. Apol , resp ad arg., pag. 99 De vot. mon., pag. 281.

DES VARIATIONS, LIV. III. 381

saints, non-seulement saint Bernard, mais encore saint François, saint Bonaventure, et les autres du treizième siècle. Saint François entre tous les autres lui parut un homme admirable, animé d'une mer- veilleuse ferveur d'esprit. Il pousse ses louanges jusqu'à Gerson, lui qui avoit condamné Viclef et Jean Hus dans le concile de Constance, et il l'appelle « un homme grand en tout ' : » ainsi l'Église romaine étoit encore la mère des saints dans le quinzième siècle. Il n'y a que saint Thomas d'Aquin dont Luther a voulu douter, je ne sais pourquoi; si ce n'est que ce saint étoit jacobin, et que Luther ne pouvoit oublier les aigres disputes qu'il avoit eues avec cet ordre. Quoi qu'il en soit, « il ne sait, » dit-il', « si Thomas est damné ou sauvé, i^ bien qu'assurément il n'eût pas fait d'autres vœux que les autres saints religieux, qu'il n'eût pas dit une autre messe, et qu'il n'eût pas enseigné une autre foi.

Pour maintenant revenir à la Confession d'Augsbourg et à l'apologie, l'article même de la messe y passe si doucement ^, qu'à peine s'aper- çoit-on que les protestants y aient voulu apporter du changement. Ils commencent par se plaindre « du reproche injuste qu'on leur fait d'a- voir aboli la messe. On la célèbre, disent-ils, parmi nous avec une ex- trême révérence, et on y conserve presque toutes les cérémonies ordi- naires. D En effet, en 1523, lorsque Luther réforma la messe, et en dressa la formule*, il ne changea presque rien de ce qui frappoit les yeux du peuple. On y garda l'Introït, le Kyrie, la Collecte, l'Épître, l'Évangile, avec les cierges et l'encens, si l'on vouloit, le Credo, la Prédication, les Prières; la Préface, le Sanctus, les paroles de la Con- sécration, l'Elévation, l'Oraison dominicale , VAgnus Dei, la Commu- nion, l'Action de grâces. Voilà l'ordre de la messe luthérienne, qui ne paroissoit pas à l'extérieur fort différente de la nôtre: au reste, on avoit conservé le chant, et même le chant en latin; et voici ce qu'on en disoit dans la Confession d'Augsbourg: «< On y mêle avec le chant en latin, des prières en langue allemande, pour l'instruction du peu- ple. » On voyoit dans cette messe et les parements et les habits sacer- dotaux; et on avoit un grand soin de les retenir, comme il paroissoit par l'usage, et par toutes les conférences qu'on fit alors ^ Bien plus, on ne disoit rien contre l'oblation dans la Confession d'Augsbourg : au contraire, elle est insinuée dans ce passage qui est rapporté de l'His- toire tripartite: a Dans la ville d'Alexandrie, ou s'assemble le mercredi et le vendredi , et on y fait tout le service , excepté l'oblation solen- nelle «. »

C'est qu'on ne vouloit pas faire paroître au peuple qu'on eût changé le service public. A entendre la Confession d'Augsbourg, il sembloit qu'on ne s'attachât qu'aux messes sans communiants, « qu'on avoit abolies, » disoit-on ', a à cause qu'on n'en célébroit presque plus que

1. Thés. 1522, tom. I, 377, adv. Paris. Theologast., tom. II, 193. De abrog., miss. priv. primo tract., ibid. 258, 259. De vot. mon., ibid. 271, 278.

2. Praef. adv. Latom.. ibid. 243.-3. Cap. De miss. k. Form. màs., tom, IL fi. Chytr., Hist. Conf. Aug. 6. Confes. Aug., cap. De miss., ibid.

7. Ibid.

382 histoir'ï;

puuj- le gaiu; » ue sorte qu'à ne regarder que les termes de la Confef- sion, on eût dit qu'on n'en vouloit qu'à l'abus.

Cependant on avoit ôté dans le canon de la messe les paroles il est parlé de l'oblation qu'on faisoit à Dieu des dons proposés. Mais le peuple, toujours frappé au dehors des mêmes objets, n'y prenoit pas garde d'abord, et en tout cas, pour lui rendre ce changement suppor- table, on insinuoit que le canon n'étoit pas le même dans les Églises: Que « celui des Grecs différoit de celui des Latins, et même parmi les Latins celui de Milan d'avec celui de Rome '. « Voilà de quoi on amu- sûit les ignorants : mais on ne leur disoit pas que ces canons ou ces liturgies navoient que des différences fort accidentelles; que toutes les liturgies convenoient unanimement de l'oblation qu'on faisoit à Dieu des dons proposés, devant que de les distribuer : et c'est ce qu'on chan- geoit dans la pratique, sans l'oser dire dans la confession publique.

Mais pour rendre celte oblation odieuse, on faisoit accroire à l'Église qu'elle lui attribuoit « un mérite de remettre les péchés, sans qu'il fût besoin d'y apporter ni la foi, ni aucun bon mouvement: r ce qu'où répétoit par trois fois dans la Confession d'Augsbourg ; et on ne cessoit de l'inculquer dans l'apologie 2, pour insinuer que les catholiques n'ad- mettoient la mes^e que pour éteindre la piéfé.

On avoit même inventé, dans la Confession d'Augsuourg, cette a !- mirable doctrine des catholiques, à qui on faisoit dire: a Que Jésus- Christ avoit satisfait dans sa passion pour le péché originel, et qu'il avoit institué la messe pour les péchés mortels et véniels que l'on commet- toit tous les jours 3;» comme si Jésus-Christ n'avoit pas également satisfait pour tous les péchés; et on ajoutoit, comme un nécessaire éclaircissement, a que Jésus-Christ s'étoit offert à la croix, non-seule- ment pour le péché originel, mais encore pour tous les autres ^; » vé- rité dont personne n'avoit jamais douté. Je ne m'étonne donc pas que les catholiques, au rapport même des luthériens, quand ils entendi- rent ce reproche, se soient comme récriés tout d'une voix: a Que ja- mais on n'avoit ouï telle chose parmi eux *. » Mais il falloit faire croire au peuple que ces malheureux papistes ignoroient jusqu'aux élément;, du christianisme.

Au reste, comme les fidèles avoient bien avant dans l'esprit l'obla- tion faite de tout temps pour les morts, les protestants ne vouloient pas paraître ignorer ou dissimuler une chose si connue ; et ils en par- lèrent dans l'apologie en ces termes: « Quant à ce qu'on nous objecte de l'oblation pour les morts, pratiquée par les Pères, nous avouons qu'ils ont {)rié pour les morts, et nous n'empêchons pas qu'on ne le fasse; mais nous n'approuvons pas l'application de la cène de Notre- Seigneur pour les morts, en vertu de l'action, « ex opère operato «. »

1. Cno.suU. Luth , apud Chytr., Hist. Aug. Conf., tit. De can.

2. Conf. Avg., edit. Gen.,cap. De miss., pag. 25. ApoL, cap. De sacrum, et ;facrt[. el De vnrah. miss., pag. 269 et seq.

3. Conf. Auq. in lib. Cûîic, cap. De miss., pag. 25. 4, Lbid. 26.

5. Chytr., Hif:t. Conf. Aug., Confut. cnthol., cap De mism.

6. A}i>{., cap Oe viica^. miss., pag. 274.

DES VARIATIONS, LIV. III. 383

Tout est ici plein d'artifice: car premièrement, en disant qu'ils n'em- pêcheiu pas cette prière, ils l'avoient ôtée du canon, et en a\oient ef- facé par ce moyen une pratique aussi ancienne que l'Église. Seconde- ment, l'objection parloit de l'oblation. et ils répondent de la prière, n'osant faire voir au peuple que l'antiquité eût offert pour les morts; parce que c'étoit une preuve trop convaincante que l'Eucharistie pro- fitoit même à ceux qui ne recevoient pas la communion.

Mais les paroles suivantes de l'apolngie sont remarquables: « C'est à tort que nos adversaires nous reprochent la condamnation d'Aérius, qu'ils veulent qu'on ait condamné à cause qu'il nioit qu'on offrît la messe pour les vivants et pour les morts. Voilà leur coutume de nous opposer les anciens hérétiques, et de comparer notre doctrine avec la leur. Saint Épiphane témoigne qu'Aérius enseignoit que les prières pour les morts étaient inutiles. Nous ne soutenons point Aérius; mais nous disputons avec vous qui dites, contre la doctrine des prophètes, des apôtres et des Pères , que la messe justifie les hommes en vertu de l'action, et mérite la rémission de la coulpe et de la peine aux méchants à qui on l'applique, pourvu qu'ils n'y mettent pas d'obstacle '. » Voilà comme on donne le change aux ignorants. Si les luthériens ne vou- loient point soutenir Aériu'^, pourquoi soutiennent-ils « ce dogme par- ticulier. » que cet hérétique arien avoit ajouté « à Thérésie arienno, qu'il ne falloit point prier ni offrir des oblations pour les morts. Voilà ce que saint Augustin rapporte d'Aérius. après saint Épiphane, dont il a fait un abrégée Si on rejette Aérius, si on n'ose pas soutenir un hérétique réprouvé par les saints Pères, il faut rétablir dans la liturgie non-seulement la prière, mais encore l'oblation pour les morts.

Mais voici le grand grief de l'apologie : C'est, dit-on, que saint Épi- phane, en condamnant Aérius, ne disoit pas comme vous, « que la messe justifie les hommes en vertu de l'action, a ex opère operato, » et mérite la rémission de la coulpe et de la peine aux méchants à qui en l'applique, pourvu qu'ils n'y mettent point d'obstacle, x. On diroit, à les entendre, que la messe par elle-même va justifier tous les pé- cheurs pour qui on la dit, sans qu'ils y pensent: mais que sert d'amu- ser le monde, la manière dont nous disons que la messe profite même à ceux qui n'y pensent pas, jusqu'aux plus méchants, n'a aucune dif- ficulté. Elle leur profite comme la prière, laquelle certainement on ne feroit pas pour les pécheurs les plus endurcis, si on ne croyoit qu'elle pût obtenir de Dieu la grâce qui surmonteroit leur endurcissement, s'ils n'y résist oient, et qui souvent la leur obtient si abondante, qu'elle empêche leur résistance. C'est ainsi que l'oblation de l'eucharistie pro- fite ajx absents, aux morts et aux pécheurs mêmes: parce qu'en effet la consécration de l'Eucharistie, en mettant devant les yeux de Dieu un objet aussi agréable que le corps et le sang de son Fils, emporte avec elle une manière d'intercession très-puissante, mais que trop souvent

1. ApoL, cap De vocab. miss., pag. 274.

2. S. Aug., lib. De hseres., 53, tom. VIII, col. 18; Epiph. haeres., 75, tora- I, pag. 908.

384 HISTOIRE

les pécheurs rendent inutile, par l'empêchement qu'ils mettent à son efficace.

Qu'y avoit-il de choquant dans cette manière d'expliquer l'effet de la messe ? Quant à ceux qui détournoient à un gain sordide une doctrine si pure, les protestants savoient bien que l'Église ne les approuvoit pas ; et pour les messes sans communiants, les catholiques leur di- rent dès lors ce qui depuis a été confirmé à Trente, que si l'on n'y communie pas, ce n'est pas la faute de l'Église, a puisqu'elle souhai- teroit au contraire que les assistants communiassent à la messe qu'ils entendent* : de sorte que l'Église ressemble à un riche bienfaisant, dont la table est toujours ouverte et toujours servie, encore que les conviés n'y viennent pas.

On voit maintenant tout l'artifice de la Confession d'Augsbourg tou- chant la messe : ne toucher guère au dehors; changer le dedans, et même ce qu'il avoit de plus ancien, sans en avertir les peuples: char- ger les catholiques des erreurs les plus grossières, jusqu'à leur faire dire, contre leurs principes, que «la messe justifioit le pécheur, chose constamment réservée aux sacrements de baptême et de pénitence; et encore sans aucun bon mouvement, afin de rendre l'Église et sa li- turgie plus odieuses.

On n'étoit pas moins soigneux de défigurer les autres parties de notre doctrine, et particulièrement le chapitre de la prière des saints, «Il y en a, dit l'apologie î, qui attribuent nettement la divinité aux saints, en disant qu'ils voient en nous les secrètes pensées de nos cœurs. » sont-ils ces théologiens qui attribuent aux saints de voir le secret des cœurs comme Dieu, ou de le voir autrement que par la lumière qu'il leur donne, comme il a fait aux prophètes, quand il lui a plu? c Ils font des saints, disoit-on^, non-seulement des intercesseurs, mais en- core des médiateurs de rédemption. Us ont inventé que Jésus-Christ étoit plus dur, et les saints plus aisés à apaiser; ils se fient plus à la miséricorde des saints qu'à celle de Jésus-Christ ; et fuyant Jésus- Christ, ils cherchent les saints. 33 Je n'ai pas besoin de justifier l'Église de ces abominables excès. Mais afin qu'on ne doutât pas que ce ne fût au pied de la lettre le sentiment catholique, «nous ne parlons point encore, ajoutoit-on, des abus du peuple : nous parlons de l'opinion des docteurs. » Et un peu après* : « Ils exhortent à se fier davantage à la miséricorde des saints qu'à celle de Jésus-Christ. Ils ordonnent de se fier aux mérites des saints, comme si nous étions réputés justes à cause des mérites de Jésus-Christ.» Après nous avoir imputé de tels excès, on dit gravement : «Nous n'inventons rien : ils disent, dans les indul- gences, que les mérites des saints nous sont appliqués. » U ne falloit qu'un peu d'équité pour entendre de quelle sorte les mérites des saints nous sont utiles; et Bucer même, auteur non suspect, nous a justifiés du reproche qu'on nous faisoit sur ce point.

i. Chytr., Hist. Conf. Aug., Confut. cath., cap. De missa. Concil. Trtd., »?«s. XXII, cap. 6.

•2. .Vd art. 21., cap. Deinvoc. SS., pag. 225. 3. Ibid., pag. 227.-4. Ibid.

DES VARIATIONS, LIV. III. 38 J

Mais on ne vouloit qu'aigrir et irriter les esprits. C'est pourquoi on ajoute encore : « De l'invocation des saints on est venu aux images. On les a honorées, et on pensoit qu'il y avoit une certaine vertu, comme Ips magiciens nous font accroire qu^il y en a dans les images des constellations, lorsqu'on les fait en un certain temps '. » Voilà comme on excitoit la haine publique. Il faut avouer pourtant qu'on n'en venoit pas à cet excès dans la Confession d'Augsbourg, et qu'on n'y parloit pas même des images. Pour contenter le parti, il fallut dire dans l'apologie quelque chose de plus dur. Cependant on se gardoit bien d'y faire voir au peuple que ces prières adressées aux saints, afin qu'ils priassent pour nous, fussent communes dans l'ancienne Église. Au contraire, on en parloit comme d'une « coutume nouvelle, intro- duite sans le témoignage des Pères, et dont on ne voyoit rien avant saint Grégoire c'est-à-dire avant le septième siècle. Les peuples n'étoient pas encore accoutumés à mépriser l'autorité de l'ancienne Église, et la réforme, timide encore, révéroit les grands noms des Pères. Mais maintenant elle a endurci son front, elle ne sait plus rou- gir; de sorte qu'on nous abandonne le quatrième siècle, et on ne craint point d'assurer que saint Basile, saint Ambroise, saint Augustin, et en un mot tous les Pères de ce siècle si vénérable, ont avec l'invocation des saints établi dans la nouvelle idolâtrie le règne de l'Antéchrist'.

Alors, et durant le temps de la Confession d'Augsbourg, les protes- tants se glorifioient d'avoir pour eux les saints Pères, principalement dans i'article de la justification, qu'ils regardoient comme le plus es- sentiel : et non-seulement ils prétendoient avoir pour eux l'ancienne Église \ mais voici encore comme ils finissoient l'exposition de leur doctrine : «Tel est l'abrégé de notre foi, l'on ne verra rien de con- traire à l'Écriture, ni à l'Église catholique, ou même à VÉgli^e ro- maine ^ autant qu'on la peut connoître par ses écrivains. Il s'agit de quelque peu d'abus qui se sont introduits dans les Églises sans aucune autorité certaine; et quand il y auroit quelque différence, il la faudroit supporter, puisqu'il n'est pas nécessaire que les rites des Églises so.ent partout les mêmes. »

Dans une autre édition ^ on lit ces mots : « Nous ne méprisons pas le consentement de V Église catholique, ni ne voulons soutenir les opi- nions impies et séditieuses qu'elle a condamnées; car ce ne sont point des passions désordonnées, mais c'est l'autorité de la parole de Dieu, et de l'ancienne Église, qui nous a poussés à embrasser cette doctrine, pour augmenter la gloire de Dieu, et pourvoir à l'utilité des bonnes âmes dans l'Église universelle. »

On disoit aussi dans l'apologie, après y avoir exposé l'article de la justification, qu'on tenoit sans comparaison le principal, a Que c'étoit la doctrine des prophètes, des apôtres et des saints Pères, de saint Am-

1. Ad art. xxi, cap. De invoc. SS., pag. 229. 2. Ibid., pag. 223, 225, 229.

3. Dali., De cuit, latin. , Joseph. Meda in Comment. Apoc. Jur. Ace. des Proph.

4. Conf. Aug., art. xxi., edit. Gen., pag. 22, 23, etc.; ApoL, Resp. ad Arg pag. 141, etc. 5. Edit. Gen., art. xxi, pag. 22.

BOSSUKT. II ^

386 HISTOIRE

broise, de saint Augustin, de la plupart des autres Pères, et de toute

î'É.^iise, qui reconnoissoit Jésus-Christ pour propitiateur, et comme l'auteur de la justification; et qu'il ne falloit pas prendre pour doctrine de l'Église romaine tout ce qu'approuvent le pape, quelques cardinaux, évêques, théologiens ou moines' : » par l'on distinguoit manifeste- ment les opinions particulières d'avec le dogme reçu et constant, on faisoit profession de ne vouloir point toucher.

Les peuples croyoient donc encore suivre en tout le sentiment des Pères, l'autorité de l'Église catholique, et même celle de l'Église ro- maine, dont la vénération étoit profondément imprimée dans tous les esprits. Luther même, tout arrogant et tout rebelle qu'il étoit, revenoit quelquefois à son bon sens, et il faisoit bien paroître que cette an- cienne vénération qu'il avoit eue pour l'Eglise n'étoit pas entièrement effacée. Environ l'an 1534, tant d'années après sa révolte, et quatre ans après la Confession d'Augsbourg, on publia son traité pour abolir la messe privée ^ C'est celui il raconte son fameux colloque avec le prince des ténèbres. Là, tout outré qu'il étoit contre l'Église C'ntholi- que, jusqu'à la regarder comme le siège de l'Antéchrist et de l'abomi- nation, loin de lui ôter le titre d'Église par cette raison, il concluoit, au contrciire, « qu'elle étoit la véritable Eglise, le soutien et la colonne de la vérité, et le lieu très-saint. En cette Église, noursuivoit-il, Dieu conserve miraculeusement le baptême, le texte de l'Évangile dans tou- tes les langues, la rémission des péchés, et l'absolution tant dans la confession qu'en public; le sacrement de l'autel vers Pâques, et trois ou quatre fois l'année, quoiqu'on en ait arraché une espèce au peuple; la vocation et l'ordination des pasteurs; la consolation dans l'agonie; l'image du crucifix, et en même temps le ressouvenir de la mort et de la pas=ion de Jésus-Christ; le Psautier, l'Oraison dominicale, le Sym- bole, le Décalogue, plusieurs cantiques pieux en latin et en allemand.» Et un peu après : « Ion trouve ces vraies reliques des saints, sans doute a été et est encore la sainte Église de Jésus-Christ; sont de- meurés les saints; car les institutions et les sacrements de Jésus-Christ y sont, excepté une des espèces arrachée par force. C'est pourquoi il est certain que Jésus-Christ y a été présent, et que son Saint-Esprit y conserve sa vraie coniioissance, et la vraie foi dans ses élus.» Loin de regarder la croix, qu'on mettoit entre les mains des mourants, comme an objet d'idolâtrie, il la regarde au contraire comme un monument de piété, et comme un salutaire avertissement, qui nous rappeloit dans l'esprit la mort et la passion de Jésus-Christ. La révolte n'avoit pas encc.e éteint dans son cœur ces beaux restes de la doctrine et de la piété de TÉgiise; et je ne m'étonne pas qu'à la tête de tous Jes volumes do ses œuvres, on l'ait peint, avec son maître l'électeur, à genoux de- vant un crucifix.

Pour ce qu'il dit de la soustraction d'une des espèces, la réforme se irouvoit fort embarrassée sur cet article; et voici ce qu'on en disoit

1, ApoL, Resp. ad arf , p. 141.

2 Tr. De jnissa priv tom. VII, p. 256 et seo.

DES VARIATIONS, LIV. III. 387

dans l'apologie : « Nous excusons l'Église, qui, ne pouvant recevoir les deux espèces, a souffert cette injure : mais nous n'excusons pas les auteurs de cette défense*. »

Pour entendre le secret de cet endroit de l'apologie, il ne faut que remarquer un petit mot que Méianchthon, son auteur, écrit à Luther, en le consultant sur cette mati'ire, pendant qu'on en disputoit à Augs- bourg entre les catholiques et les protestants. « Eccius vouloit, lui dit- il -, qu'on tînt pour indifférente la communion sous une ou sous deui espèces. C'est ce que je n'ai pas voulu accorder : et toutefois j'ai excusé ceux qui jusqu'ici avoient reçu une seule espèce par erreur; car on crioit que nous condamnions toute l'Église. »

Ils n'osoient donc pas condamner toute l'Église : la seule pensée en faisoit horreur. C'est ce qui fait trouver à Mélanchthon ce beau déaoû« ment, d'excuser «l'Église sur une erreur. » Que pourroient dire de pis ceux qui la condamnent, puisque l'erreur dont il s'agit est supposée une erreur dans la foi, et encore une erreur tendante à l'entière sub- version d'un aussi grand sacrement que celui de l'eucharistie? Mais enfin on n'y trouvoit pas d'autre expédient : Luther l'approuva; et pour mieux excuser l'Église, qu'il ne communioit que sous une espèce, il joignit la violence, qu'elle souffroit de ses pasteurs sur ce point, à Ter- reur ou elle étoit induite : la voilà bien excusée, et les promesses de Jésus-Christ, qui ne la devoit jamais abandonner, sauvées admirable- ment par cette méthode.

Les paroles de Luther dans la réponse à Mélanchthon sont remarqua- bles : a Ils crient que nous condamnons toute l'Église. » C'est ce qui t'rappoit tout le monde. «Mais, répondit Luther', nous disons que l'É- glise oppressée, et privée par violence d'une des espèces, doit être ex- cusée, comme on excuse la Synagogue de n'avoir pas observé toutes les cérémonies de la loi dans la captivité de Babylone , elle n'en avoit pas le pouvoir. »

L'exemple étoit cité bien mal à propos : car enfin ceux qui tenoient la Synagogue captive n'étoient pas de son corps, comme les pasteurs de l'Église, qu'on faisoit ici passer pour ses oppresseurs, étoient du corps de l'Église. D'ailleurs, la Synagogue, pour être contrainte au de- hors dans ses observances, n'étoit pas pour cela induite «en erreur,» comme Mélanchthon soutenoit que l'Église privée d'une des espèces y étoit induite; mais enfin l'article passa. Pour ne point condamner l'É- glise, on demeura d'accord de l'excuser sur l'erreur elle étoit, et sur a l'injure» qu'on lui avoit faite; et tout le parti souscrivit à cette ré- ponse de l'apologie.

Tout cela ne s'accordoit guère avec l'article vii de la Confession d'Augsbourg, il est porté : « Qu'il y a une sainte Église qui demeu- rera éternellement. Or, l'Église c'est l'assemblée des saints, l'Évana gile est enseigné, et les sacrements administrés comme il faut. » Pour sauver cette idée d'Église, il ne falloit pas seulement excuser le peuple;

i. Cap. De vtra.;ue Sf.ecie, Sd35. '2. Mel., I, ep. 15. 3. he$p. Luth, ad Mel-, tom. II-, Sleid., lib. VII, 112.

388 t HISTOIRE

mais il falloit encore que les sacrements fussent bien administrés par les pasteurs; et si celui de l'eucharistie ne subsistoit sous une seule e^s- pèce, on ne pouvoit plus faire subsister TËglise même.

L'embarras n'étoit pas moins grand à en condamner la doctrine; et c'est pourquoi les protestants n'osoient avouer que leur Confession de foi fût opposée à l'Église romaine, ou qu'ils se fussent retirés de son sein. Ils tàchoient de faire accroire, comme on vient de voir, qu'ils n'en éloient distingués que par certains rites, et quelques légères ob- servances. Et au reste, pour faire voir qu'ils prétendoient toujours faire avec elle un même corps, ils se soumettoient publiquement à son concile.

C'est ce qui paroît dans la préface de la Confession d'Augsbourg, adressée à Charles V. o Votre Majesté Impériale a déclaré qu'elle ne pou- voit rien déterminer dans cette affaire, il s'agissoit de la religion; mais qu'elle agiroit auprès du pape pour procurer l'assemblée du con- cile universel. Elle réitéra Tan passé la même déclaration dans la der- nière diète tenue à Spire, et a fait voir qu'elle persisioit dans la résolution de procurer cette assemblée du concile général; ajoutant que les affaires qu'elle avoit avec le pape étant terminées, elle croyoit qu'il pouvoit être aisément porté à tenir un concile général', t On voit par de quel concile on entendoit parler alors : c'étoit d'un concile général as- semblé par les papes; et les protestants s'y soumettent en ces termes: a Si les affaires de la religion ne peuvent pas être accommodées à Ta- miable avec nos parties, nous offrons en toute obéissance à Votre Majesté Impériale de comparoltre, et de plaider notre cause devant un tel concile général, libre et chrétien. » Et enfin : « C'est à ce concile général, et ensemble à Votre Majesté Impériale, que nous avons appelé et appelons, et nous adhérons à cet appel. » Quand ils parloient de cette sorte, leur intention n'étoit pas de donner à l'empereur l'autorité de prononcer sur les articles de la foi : mais en appelant au concile, ils nommoient aussi l'empereur dans leur appel, comme celui qui de- voit procurer la convocation de cette sainte assemblée, et qu'ils prioient en attendant de tenir tout en suspens. Une déclaration si solennelle demeurera éternellement dans l'acte le plus authentique qu'aient ja- mais fait les luthériens, et à la tête de la Confession d'Augsbourg, en témoignage contre eux, et en reconnoissance de l'inviolable autorité de l'Église. Tout s'y soumettoit alors; et ce qu'on faisoit, en attendant sa décision, ne pouvoit être que provisoire. On retenoit les peuples, et en se trompoit peut-être soi-même par cette belle apparence. On s'en- gageoit cependant, et l'horreur qu'on avoit du schisme diminuoit tous les jours. Après qu'on y fut accoutumé, et que le parti se fut fortifié par des traités et par des ligues, l'Église fut oubliée, tout ce qu'on avoit dit de son autorité sainte s'évanouit comme un songe, et le titre de 1 concile libre et chrétien, » dont on s'étoit servi, devint un pré- texte pour rendre illusoire la réclamation au concile, comme on le verra par la suite.

l. Prœf. Conf. Auj., Cnncorà., pag. 8, 9.

DES VARIATIONS, LIV. HI. 389

Voilà rhistoire de la Confession d'Augsbourg et de son apologie. On voit que les luthériens reviendroient de beaucoup de choses, et J ose dire presque de tout, s'ils vouloient seulement r-rendre la peme d en r rancher les calomnies dont on nous y charge, et de bien compren- dre les dogmes l'on s'accommode s. visiblement à notre doctrine. Si 'on en eût cru Mélanchthon , on se seroit encore approcné beaucoup dàvanta-e des catholiques : car il ne disoit pas tout ce qu il v^uloit; erpendlnt qu'il travailloit à la Confession d'Augsbourg, lui-même en érivantà Luther sur les «articles de foi . qu'd le pnoit de revoir : fl Tes faut . dit-il', «changer souvent et les accommoder à 1 occa- sion 'vo comme on bâtissoit cette célèbre Confession de foi qui est le fondement de la religion protestante; et c'est ainsi qu'on y trai- ?ot le dogmes. On ne permettoit pas à Mélanchthon d'adoucir les cho- ses au t^mt qu'il le souhaitoit : « Je changeois, d.t-ll^ tous les jours, et rechange'ois quelque chose; et j'en auiois changé beaucoup davan- ta4 si nos compagnons nous l'avoient permis. Mais, poursuuo it-il, frn; mettent e'n^ine de rien : » c'est-à-dire, comme il l'expuque partout, que, sans prévoir ce qui pouvoit arriver, on ne songeot quà pousser tout à l'extrémité : c'est pourquoi on voyoït toujours Mélanch- Son comme il le confesse lui-même 3, «accablé de cruelles inquiétu- des de soins infinis, d'insupportables regrets. » Luther le con ra.gnoi Is que tous les autres ensemble. On voit dans les lettres qu il lui ecn S ne savoit comment adoucir cet esprit superbe : quelquefois il en toU contre Mélanchthon « dans une telle colère,qu'il ne voulo.t pa même lire ses lettres *. . C'est en vain qu'on lui envoyoi des messagers ^xn^i ils revenoient sans réponse; et le malheureux Mélanchthon, qui s'opposoit le plus qu'il pouvoit aux emportements de son maître et de sonî)arti, toujours pleurant et gémissant, écrivoit la Confession d'Augs- bourg avec ces contraintes.

t. Ifb. I, ep. 1. - 2. Lib. IV, ep. 9â. - 3. Ibid. - 4. Lib. I, ep. 6.

S90 HISTOIRE

LIVRE IV. Depuis 1530 jusqu'à 1537.

SOMMAIRE. Les ligues des protestants, et Li résolution de prendre les armes autorisée par Luther. Embarras de Melanchthon sur ces nouveaux projets, si contraires au premier plan. Bucer déploie ses équivoques pour unir tout le parti protestant, et les sacramentaires avec les luthériens. Les zuingliens et Luther les rejettent également. Bucer à la fin trompe Luther, en avouant que les indignes reçoivent la vérité du corps. Accord de Vitemberg conclu sur ce fondement. Pendant qu'on revient au sentiment de Luther, Melanchihon com- mence à en douter, et ne laisse pas de souscrire tout ce que veut Luther. Articles de Smalcalde, et nouvelle explication de la présence réelle par Luther. L'imitation de Melanchthon sur l'article qui regarde le paj^e.

Le décret de la diète d'Augshourg contre les protestants fut rigou- re IX. Comme l'empereur y établissoit une espèce de ligue défensive avec tous les États catholiques contre la nouvelle religion, les protes- tants de leur côié songèrent plus que jamais à s'unir entre eux: mais la division sur la cène, qui avoit si visiblement éclaté à la diète, étoit un obstacle perpétuel à la réunion de tout le parti. Le landgrave, peu scrupuleux, fit son traité avec ceux de Bâle, de Zurich et de Stras- bourg '. Mais Luther n'en vouloit point entendre parler; et l'électeur Jean-Friderie demeura ferme à ne faire avec eux aucune ligue: ainsi, pour accommoder cette affaire, le landgrave fit marcher Bucer, le grand négociateur de ce temps pour les affaires de doctrine, qui s'a- boucha par son ordre avec Luther et avec Zuingle.

En ce temps un petit écrit de Luther mit en rumeur toute l'Alle- magne. Nous avons vu que le grand succès de sa doctrine lui avoit fait croire que l'Église romaine alloit tomber d'elle-même; et il soutenoit fortement alors qu'il ne falloit pas employer les armes dans l'affaire de l'Évangile, pas même pour se défendre de l'oppression 2. Les luthé- riens sont d'acccd qu'il n'y avoit rien de plus inculqué dans tous ses écrits que cette maxime. Il vouloit donner à sa nouvelle Église ce beau caractère de l'ancien christianisme : mais il n'y put pas durer long- temps. Aussitôt après la diète ^, et pendant que les protef.tants travail- loient à former la l.gue de Smalcalde, Luther déclara qu'encore qu'il eût toujours constamment enseigné jusqu'alors, « qu'il n'étoit pas per- mis de résister aux puissances iégiiimes. maintenant il s'en rapportoit aux jurisconsultes, dont il ne savoit pas les maximes, quand il avoit fait ses premiers écrits. Au reste, que l'Évangile n'étoit pas contraire aux lois politiques; et que dans un temps si fâcheux on pourroit se voir réduit à des extrémités, non-seulement le droit civil, mais encore la conscience obligeroit les fidèles à prendre les armes, et à se liguer contre tous ceux qui voudroient leur faire la guerre, et même contre l'empereur ^ »

1. Kecess. Âuy. Sleid., liv. VII, p. 111.— 2. Ci-dessus, liv. I-, liv. II, 3. Sieid., liv. VII, VIII. 4. Ibid., lib. VIII, 217.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 39 î

La lettre que Luther avoit écrite contre le duc George de Saxe ' avoit déjà bien montré qu'il n'étoit plus question parmi les siens de cette patience évangélique tant vantée dans leurs premiers écrits : mais ce n'étoit qu'une lettre écrite à un particulier. Voici maintenant un écrit public, Luther autorisoit ceux qui prenoient les armes contre le prince.

Si nous en croyons Mélanchthon ^, Luther n'avoit pas été consulté précisément sur les ligues: on lui avoit un peu pallié laffaire; et cet écrit étoit échappé sans sa participation. Mais ou Mélanchthon n'en di- .-.it pas tout ce qu'il savoit, ou l'on ne disoit pas tout à Mélanchthon. 11 est constant par Sleidan *, que Luther fut expressément consulté, et un ne voit pas que son écrit ait été publié par un autre que par lui- même : car aussi, qui l'eût osé faire sans son ordre? Cet écrit mit toute l'Allemagne en feu. Méianchthon s'en plaignit en vain: «Pourquoi, dit-il*, avoir répandu l'écrit par toute l'Aliemagne? Et falioii-il ainsi sonner le tocsin, pour exciter toutes les ailles à faire des ligues?» Il avoit peine à renoncer à cette belle idée de réformation que Luther lui avoit lui-même si bien soutenue, quand il écrivit au landgrave, « qu'il failoit plutôt tout souffrir que de prendre les armes pour la cause de l'Évangile *. » Il en avoit dit autant des ligues que traitoient les pro- testants *, et il les avoit empêchées de tout son pouvoir au temps de la diète de Spire, son prince l'électeur de Saxe l'avoit mené, a C'est mon sentiment, dit-il ', que tous les gens de bien doivent s'opposer à ces ligues: » mais il n'y eut pas moyen de soutenir ces beaux senti- ments dans un tel parti. Quand on vit que les prophéties ne marchoient pas assez vite, et que le souffle de Luther étoit trop foible pour abattre cette papauté tant haïe, au lieu de rentrer en soi-même, on se laissa entraîner à des conseils plus violents. A la fin Mélanchthon vacilla* ce ne fut pas sans des peines extrêmes; et l'agitation il paroît, durant qu'on tramoit ces ligues, fait pitié. Il écrit à son ami Camérarius*: « On ne nous consulte plus tant sur la question, s'il est permis de se défendre en faisant la guerre: il peut y en avoir de justes raisons. La malice de quelques-uns est si grande, qu'ils seroient capables de tout entreprendre s'ils nous trouvoient sans défense. L'égarement des hom- mes est étrange, et leur ignorance est extrême. Personne n'est plus touché de cette parole: Ne vous inquiétez pas, parce que votre Père céleste sait ce qu'il vous faut. On ne se croit point assuré, si on n'a de boanes et sûres défenses. Dans cette foiblesse des esprits, nos maximes tiiéologiques ne pourroient jamais se faire entendre. » Il failoit ici ou- vrir les yeux, et voir que la nouvelle réforme, incapable de soutenir les maximes de l'Évangile, n'étoit pas ce qu'il en avoit pensé jus- qu'alors. Mais écoutons la suite de la lettre. « Je ne veux, dit-il. con- damner personne, et je ne crois pas qu'il faille blâmer les précautions de nos gens, pourvu qu'on ne fasse rien de criminel; à quoi nous sau-

1. SI- id, liv. II, pag 75. 2. Lid. IV, ep. 111. 3. Sleid., liv. VIII, 117, k. thh. IV, ep. m. 5. Lib. III, ep. 16. 6. Lib. IV, ep. 85, m. 7. Ibid., ep. 85- 8. Ibid-, ep. 110.

392 HISTOIRE

rons bien pourvoir. » Sans doute, ces docteurs sauront bien retenir les soldats armés, et donner des bornes à rambition des princes, quand ils les auront engagés dans une guerre civile. Eh! comment espéroit-il empêcher les crimes durant cette guerre, si cette guerre elle-même, selon les maximes qu'il avoit toujours soutenues, étoit un crime? Mais il n'osoit avouer qu'on avoit tort; et après qu'il n'a pu empêcher les desseins de guerre, il se voit encore forcé à les appuyer de raisons. C'est ce qui le fait soupirer, a Ah ! dit-il, que j'avois bien prévu tous ces mouvements à Augshourg! » C'étoit lorsqu'il y déploroit si amère- ment les emportements des siens, qui poussoient tout à bout, et « ne se mettoient, » disoit-il, « en peine de rien '. » C'est pourquoi il pleu- roit sans fin; et Luther, par toutes les lettres qu'il lui écrivoit, ne pou- voit le consoler. Ses douleurs s'accrurent quand il vit tant de projets de ligues autorisés par Luther même. Mais «enfin, mon cher Caméra- rius (c'est ainsi qu'il finit sa lettre), cette chose est toute particulière, et peut être considérée de plusieurs côtés: c'est pourquoi il faut prier Dieu. »

Son ami Camérarius n'apiirouvoit pas plus que lui, dans le fond de son cœur, ces préparatifs de guerre; et Mélanchthon tâchoit toujours de le soutenir le mieux qu'il pouvoit: surtout il falloit bien excuser Luther. Quelques jours après la lettre que nous avons vue, il mande au même Camérarius ^, « que Luther a écrit très-modérément, et qu'on a eu bien de la peine à lui arracher sa consultation. Je crois, pour- suit-il, que vous voyez bien que nous n'avons point de tort. Je ne pense pas que nous devions nous tourmenter davantaj^e sur ces ligues; et pour dire la vérité, la conjoncture du temps fait que je ne crois pas les devoir blâmer: ainsi revenons à prier Dieu. »

C'étoit bien fait. Mais Dieu se iitdes prières qu'on lui fait pour dé- tourner les malheurs publics, quond on ne s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? quand on l'approuve et qu'on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance. Mélanchthon le sentoil bien; et trou- blé de ce qu'il faisoit, autant que de ce que faisoient les autres, il prie son ami de le soutenir: a Écrivez-moi souvent, lui dit-il; je n'ai de rei»os que par vos lettres. »

Ce fut donc un point résolu dans la nouvelle réforme, qu'on pouvoit prendre les armes, et qu'il falloit se liguer. Dans cette conjoncture, Bucer entama ses négociations avec Li.ther,et soit qu il le trouvât perlé à la paix avec les zuingliens par le désir de former une bonne ligue, ou que par quelque autre moyen il ait su le prendre en bonne humeur, il en remporta de bonnes paroles. 11 part aussitôt pour join- dre Zuingle: mais la négociation fut interrompue par la guerre qui s'émut entre les cantons catholiques et les protestants. Les derniers, quoique plus forts, furent vaincus. Zuingle fut tué dans une bataille; et ce disputeur emporté sut montrer qu'il n'étoit pas moins hardi com- battant. Le parti eut peine à défendre cette valeur à contre-temps d'un pasteur; et on disoit pour excuse qu'il avoit suivi l'armée protestante

1. Slîid.jlib. III, pag. 109. - 2. Lib. IV, ep. 111.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 393

pour y faire son personnage de ministre, plutôt que celui de soldat ': mais enfin il étoit constant qu'il s'étoit jelé bien avant dans la mêlée, et qu'il y étoit mort l'épée à la main. Sa mort fut suivie de celle d'Œ- colampade. Luther dit qu'il fut accablé des coups du d.able, dont il n'avoil pu soutenir l'effort^; et les autres, qu'il étoit mort de douleur, et n'avoit pu résister à l'agitation que lui causoient tant de troubles. En Allemagne, la paix de Nuremberg tempéra les rigueurs du décret de la diète d'Angsbourg : mais les zuingliens furent exceptés de l'ac- cord, non-seulement par les catholiques, mais encore par les luihé- riens; et l'électeur Jean-Frideric persistoit invinciblement à les exclure de la ligue, jusqu'à ce qu'ils fussent convenus avec Luther de l'article de la présence. Bucer poursuivoit sa pointe sans se rebuter, et par toute sorte de moyens il s'efforçoit de surmonter cet unique obstacle de la réunion du parti.

Se persuader les uns les autres étoit une chose jugée impossible, et déjà vainement tentée à Marpourg. La tolérance mutuelle, en denieu- raut cixacun dans ses sentiments, y avoit été rejetée avec mépris par Luther; et il persistoit avec Mélanchthon à dire qu'elle faisoit tort à la vérité qu'il délendoit. Il n'y avoit donc plus d'autre expédient pour Bucer, que de se jeter dans des équivoques, et d'avouer la présence substantielle d'une manière qui lui laissât quelque échappatoire.

Le chemin, par où. il vint à un aveu si considérable, est merveilleux. C'étoit un discours commun des sacramentaires, qu'il se falloit bien garder de mettre dans les sacraments de simples signes. Zuingle même n'avoit point fait de difficuUé d'y reconnoître quelque chose de plus; et pour vérifier son discours, il suffisoit qu'il y eût quelque promesse de gnice annexée aux sacrements. L'exemple du baptême le prouvoit assez. Mais comme l'eucharistie n'étoit pas seulement instituée comme un signe de la grâce, et qu'elle étoit appelée le corps et le sang; pour n'en être pas un simple signe, constamment le corps et le sang y doi- vent être reçus. On dit donc qu'ils y étoient reçus par la foi : c'étoit le vrai corps qui étoit reçu; car Jésus-Christ n'en avoit pas deux. Quand on en fut venu à dire qu'on recevoit par la foi le vrai corps de Jésus- Christ, on dit qu'on en recevoit la propre substance. Le recevoir sans qu'il fût présent n'étoit pas cjiose imaginable. Voilà donc, disoit Bucer, Jésus- Christ substantiellement présent. Il n'étoit plus besoin de parler de la foi, et il suffisoit de la sous-entendre. Ainsi Bucer avoua dans l'eucharistie, absolument et sans restriction, la présence réelle et sub- stantielle du corps et du sang de IS'otre-Seigneur, encore qu'ils de- meurassent uniquement dans le ciel: ce qu'il adoucit néanmoins dans la suite. De cette sorte, sans rien admettre de nouveau, il changea tout son langage: et à force de parler comme Luther, il se mit à dire qu'on ne s'étoit jamais entendu, et que cette longue dispute, dans la- quelle on s'étoit si fort échauffé, n'étoit qu'une dispute de mots.

II eût parlé plus juste, en disant qu'on ne s'accordoit que dans les aiots; puisque enfin cette substance qu'on disoit présente étoit aussi

1. Hosp., ad an. 1531. 2. Tr. De abvog. miss., tom. Vil, 230.

394 HISTOIRE

éloignée de l'eucharistie que le ciel l'étoit de la terre, et n'étoit non plus reçue par les fidèles que la substance du soleil est reçue dans l'oeil. C'est ce que disoient Luther et Mélanchthon. Le premier appeloit les sa- cramentaires une ^ faction à deux langues ', » à cause de leurs équi- voques, et disoit qu'ils faisoient «un jeu diabolique des paroles de Notre-Seigneur. )> La présence que Bucer admet, disoit le dernier', n'est a. qu'une présence en parole, et une présence de vertu. Or c'est la présence du corps et du sang, et non celle de leur vertu, que nous demandons. Si ce corps de Jésus-Christ n'est que dans le ciel, et n'est point avec le pain ni dans le pain ; si enfin elle ne se trouve dans l'eu- charistie que par la contemplation de la foi, ce n'est qu'une présence imaginaire. »

Bucer et les siens se fâchoient ici de ce qu'on appeloit imaginaire ce qui se faisoit par la foi, comme si la foi n'eût été qu'une pure ima- gination, a N'est-ce pas assez, disoit Bucer 3, que Jésus-Christ soit pré- sent au pur esprit et à l'âme élevée en haut? »

Il y avoit dans ce discours bien de l'équivoque. Les luthériens conve- noient que la présence du corps et du sang dans l'eucharistie étoit au- dessus des sens, et de nature à n'être aperçue que par l'esprit et par la foi. Mais ils n'en vouloient pas moins que Jésus-Christ fût présent en sa propre substance dans le sacrement: au lieu que Bucer vouloit qu'il ne fût présent en effet que dans le ciel, l'esprit lalloit cher- cher par la foi; ce qui n'avoit rien de réel, rien qui répondît à l'idée que donnoient ces mots sacrés: «Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »

Mais quoi donc, ce qui est spirituel n'est-il pas réel? et n'y a-t-il rien de réel dans le baptême, à cause qu'il n'y a rien de corporel? Au- tre équivoque. Les choses spirituelles, comme la grâce et le Saint-Es- prit, sont autant présentes qu'elles peuvent l'être quand elles le sont spirituellement. Mais qu'est-ce qu'un corps présent en esprit seulement, si ce n'est un corps absent en effet, et présent seulement par la pen- sée? Présence qui ne peut, sans illusion, être appelée réelle et sub- stantielle.

Mais voulez-vous donc, disoit Bucer, que Jésus-Christ soit présent corporellement? et vous-même n'avouez-vous pas que la présence de son corps dans l'eucharistie est spirituelle?

Luther et les siens ne nioient non plus que les catholiques que la présence de Jésus-Christ dans l'eucharistie ne fût spirituelle quant à la manière, pourvu qu'on leur avouât qu'elle étoit corporelle quant à la substance, c'est-à-dire, en termes plus simples, que le corps de Jésus- Christ étoit présent, mais d'une manière divine, surnaturelle, incom- préhensible, où les sens ne pouvoient atteindre: spirituelle en cela, que le seul esprit soumis à la loi la pouvoit connoître, et qu'elle avoit un€ fin toute céleste. Saint Paul avoit bien appelé le corps humain ressuscité « un corps spirituel % » à cause des qualités divines, surna-

1. Luth., ep. ad sen. Francof. Bosp. ad 1533, 128.

2. Epist.. RleL ad Hosp., i530, 1!0. 3. Ibid., pag. îll. 4. / Co". XV, 46, 48.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 395

lurelles, et supérieures aux sens dont il étoit revêtu: à plus forte rai- son le corps du Sauveur mis dans l'eucharistie d'une manière si fort incompréhensible pouvoit-ii être appelé de ce nom.

Au reste, tout ce qu'on disoit, que l'esprit s'élevoit en haut pour aller chercher Jésus-Christ à la droite de son Père, n'étoit encore qu'une métaphore peu capable de représenter une réception substantielle du corps et du sang ; puisque ce corps et ce sang demeuroient uniquement dans le ciel, comme l'esprit demeuroit uniquement uni à son corps dans la terre, et qu'il n'y avoit non plus d'union véritable et substan- tielle entre le fidèle et le corps de Notre-Seigneur, que s'il n'y eût ja- mais eu d'eucharistie, et que Jésus-Christ n'eût jamais dit: a Ceci est jnon corps, s

Feignons en effet que ces paroles ne soient jamais sorties de sa bou- che, la présence par l'esprit et par la foi subsistoit toujours également; et jamais on ne se seroit avisé de l'appeler substantielle. Que si les pa- roles de Jésus-Christ obligent à des expressions plus fortes, c'est à cause qu'elles nous donnent ce qui ne nous seroit point donné sans elles, c'est-à-dire le propre corps et le propre sang, dont l'immolation et l'effusion nous ont sauvés sur la croix.

11 restoit encore à Bucer deux fécondes sources de chicane et d'é- quivoque : l'une dans le mot de local, et l'autre dans le mot de sacre- ment ou de mystère.

Luther et les défenseurs de la présence réelle n'avoient jamais pré- tendu que le corps de Notre-Seigneur fût enfermé dans l'eucharistie, comme dans un lieu par lequel il fût mesuré et compris à la manière ordinaire des corps: au contraire, ils ne croyoient dans la chair de Notre-Seigneur, qui leur étoit distribuée à la sainte table, que la sim- ple et pure substaiice avec la grâce et la vie dont elle ét(jit pleine; mais au surplus dépouillée de toutes qualités sensibles, et des manières d'être que nous connoissons. Ainsi Luther accordoit facilement à Bucer que la présence dont il s'agissoit n'étoit pas locale, pourvu qu'il lui accordât qu'elle étoit substantielle; et Bucer appuyoit beaucoup sur l'exclusion de la présence locale, croyant affoiblir autant ce qu'il étoit forcé d'avouer de la présence substantielle. Il se servoit même de cet artifice pour exclure la manducation du corps de Notre-Seigneur, qui se faisoit par la bouche. Il la trouvoit non-seulement inutile, mais en- core grossière, charnelle, et peu digne de l'esprit du christianisme: comme si ce gage sacré de la chair et du sang offert sur la croix, que le Sauveur nous donnoit encore dans l'eucharistie pour nous certifier que la victime et son immolation étoit toute nôtre . eût été une chose indigne d'un chrétien; ou que cette présence cessât d'être véritable, sous prétexte que dans un mystère de foi Dieu n'avoit pas voulu la rendre sensible; ou enfin que le chrétien ne fût pas touché de ce gage inestimable de l'amour divin, parce qu'il ne lui étoit connu que par la seule parole de Jésus-Christ: choses tellement éloignées de l'eL-prit du christianisme, qu'on ne peut assez s'étonner de la grossièreté de ceux qui ne pouvant pas les goûter traitent encore de grossiers ceux qui les goûtent

396 HISTOIRE

L'rait: e source des équivoques étoit dans le mot de sacrement et dans celui de mystère. Sacrement, dans notre usage ordinaire, veut dire un signe sacré; mais dans la langue latine, d'où ce mot nous est venu, saciement veut dire souvent chose haute, chose secrète et impénétra- ble. C'est aussi ce que signifie le mot de mystère. Les Grecs n'ont point d'autre mot pour signifier sacrement que celui de mystère; et les Pères latins appellent souvent le mystère de l'incarnation, sacrement de l'incarnation, et ainsi des autres.

Bucer et ses compagnons croyoient tout gagner, quand ils disoient que l'eucharistie étoit un mystère, ou qu'elle étoit un sacrement du corps et du sang; ou que la présence qu'on y reconnoissoit, et l'union qu'on y avoit a^ec Jésus-Christ, étoit une présence et une union sacra- mentelle : et au contraire, les défenseurs de la présence réelle, catho- liques et luthériens, entendoient une présence et une union réelle, substantielle, et proprement dite; mais cachée, secrète, mystérieuse, surnaturelle dans sa manière, et s{iirituelle dans sa fin, propre enfin à ce sacrement: et c'étoit pour toutes ces raisons qu'ils Tappeloient sa- cramentelle.

Ils n'avoient donc garde de nier que l'eucharistie ne fiit un mystère au mêire sens que la Trinité et l'incarnation, c'est-à-dire une chose haute autant que secrète, et tout à fait incompréhensible à l'esprit humain.

Ils ne nioient pas même qu'elle ne fût un signe sacré du corps et du sang de Notre-Seigneur, car ils savoient que le signe n'exclut pas tou- jours la présence: au contraire, il y a des signes de telle nature qu'ils marquent la chose présente. Quand on dit qu'un malade a donné des signes de vie, on veut dire qu'on voit par ces signes que l'âme est en- core présente en sa propre et véritable substance : les actes extérieurs de religion sont faits pour marquer qu'on a en effet la religion au fond du cœur: et lorsque les anges ont paru en forme humaine, ils étoient présents en personne sous cette apparence qui nous les représentoit. Ainsi les défenseurs du sens littéral ne disoient rien d'incroyable, quand, ils enseignoient que les symboles sacrés de l'eucharistie, accompagnés de ces paroles, a Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » nous mar- quent Jésus-Christ présent, et que le signe étoit très-étroitement et inséparablement uni à la chose.

Bien plus, il faut reconnoîire que tout ce qui est le plus vérité, pour ainsi parler, dans la religion chrétienne, est tout ensemble mystère et signe sacré. L'incarnation de Jésus-Christ nous figure l'union par- faite que nous devons avoir avec la Divinité dans la grâce et dans la gloire. Sa naissance et sa mort sont la figure de notre naissance et de notre mort spirituelle. Si dans le mystère de l'eucharistie il daigne s'ap- procher de nos corps en sa propre chair et en son propre sang, par il nous invite à l'union des esprits, et nous la figure. Enfin, jusqu'à ce que nous soyons venus à la pleine et manifeste vérité qui nous ren- dra éternellement heureux, toute vérité nous sera la figure d'une vé- rité plus intime : nous ne goûterons Jésus-Christ tout pur en sa propre forme, et dégagé de toute figure, que lorsque nous le verrons dans la

DES VARIATIONS, LIV. IV. 397

plénitude de sa gloire à la droite de son Père : c'est pourquoi s'il nous est donné dans l'eucharistie en substance et en vérité, c'est sous une espèce étrangère. C'est ici un grand sacrement et un grand mystère, sous la forme du pain on nous cache un corps véritable; dans le corps d'un homme on nous cache la majesté et la puissance d'un Dieu; on exécute de si grandes choses d'une manière impénétrable au sens humain.

Quel jeu aux équivoques de Bucer dans ces diverses signification-: des mots de sacrement et de mystère? Et combien d'échappatoires s- pouvoit-il préparer dans des termes que chacun tiroit à son avantage? S'il mettoit une présence et une union réelle et substantielle, encore qu'il n'exprimât pas toujours qu'il l'entendoit par la foi, il croyoit avoir tout sauvé en cousant à ses expressions le mot de sacramentel : après quoi il s'écrioit de toute sa force, qu'on ne disputoit que des mots, et qu'il étoit étrange de troubler l'Église, et d'empêcher le cours de la réformation pour une dispute si vaine.

Personne ne l'en vouloit croire. Ce n'étoit pas seulement Luther et les luthériens qui se moquoient quand ils vouloient faire une dispute de mots de toute la dispute de l'eucharistie : ceux de son parti lui di- soient eux-mêmes qu'il trompoit le monde par sa présence substan- tielle, qui n'étoit au fond qu'une présence par la foi. Œcolampade avoit remarqué combien il embrouilloit la matière par sa présence substan- tielle du corps et du sang, et lui avoit écrit, un peu avant que de mou- rir, qu'il y avoit seulement dans l'eucharistie, pour ceux «qui croyoient, une promesse efficace de la rémission des péchés par le corps livré et par le sang répandu : que nos âmes en étoient nourries, et nos corps associés à la résurrection par le Saint-Esprit; qu'ainsi nous recevions le vrai corps, et non fas seulement du pain, ni un simple signe : » (il se gardoit bien de dire (|u'on le reçût substantiellement.) « Qu'à la vé- rité les impies ne recevoient qu'une figure; mais que Jésus-Christ étoit présent aux siens comme Dieu, qui nous fortifie et qui nous gou- verne'. 5) C'étoit toute la préi^ence que vouloit Œcolampade: et il fi- nissoit par ces mots : « Voilà, mon cher Bucer, tout ce que nous pou- vons donner aux luthériens. L'obscurité est dangereuse à nos Églises. Agissez de sorte, mon frère, que vous ne trompiez pas nos espérances. »

Ceux de Zurich lui témoignoient encore plus franchement que c'é- toit une illusion de dire, comme il faisoit, que cette dispute n'étoit que de mots, et l'avertissoient que ces expressions le menoient à la doctrine de Luther, il arriva en effet, mais pas sitôt ^. CependanI ils se plaignoient hautement de Luther, qui ne vouloit pas les traitei de frères; ils ne laissoient pas de le reconnoltre « pour un excellent serviteur de Dieu 3; » mais on remarqua dans le parti que cette dou- ceur ne fit que le rendre « plus inhumain et plus insolent*. »

Ceux de Bâle se montroient fort éloignés et des sentiments de Lu- ther et des équivoques de Bucer. Dans la Confession de foi qui est mise

1. Epist., Œcol. ap. Hosp., an. 1530, 112. 2. Hosp. 127, an. 1532. 3. Ep, ad Marc. Brand., ibid. - 4. Hosp., ibid.

398 HISTOIRE ^

dans le recueil de Genève en l'an 1532, et dans l'histoire d'Hospinieu en l'an 1534, peut-être parce qu'elle fut publiée la première foiS en l'une de ces années, et renouvelée en l'autre, ils disent que, comme l'eau demeure dans le baptême, la rémission des péchés nous est offerte, ainsi le pain et le vin dsmeurent dans la cène, où, avec le pain et le vin, le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ nous est fi- guré et offert par le ministre '. » Pour s'explifjuer plus neUemeitt, ils ajoutent, a que nos âmts sont nourries du corps et du sang de Jésus- Christ par une foi véritable, » et mettent en marge, par forme d'é- claircissement, que a Jésus-Christ est présent dans la cène, mais sa- cramentalement, et par le souvenir de la foi qui élève l'homme au ciel, et n'en ôte point Jésus-Christ. 3> Enfin ils concluent, en disant « qu'ils n'enferment point le corps naturel, véritable et substantiel de Jésus- Christ dans le pain et dans le breuvage, et n'aJorent point Jésus-Christ dans les signes du pain et du vin, qu'on api^elle ordinairement le sa- crement du corps et du sang de Jésus-Christ; mais dans le ciel, et b. la droite de Dieu son Père, d'où il viendra juger les vivants et les morts. J5

Voilà ce que Buccr ne vouloit point dire ni expliquer clairement, que Jésus-Christ n'étoit qu'au ciel en quahté d'homme, quoique autant qu'on en peut juger il fût alors de ce sentiment; mais il se jetoit de plus en plus dans des pensées si métaphysiques, que ni Scot ni les plus fins des scotistes n'en approchoient pas : et c'est sur ces abstrac- tions qu'il faisoit rouler ses équivoques.

En ce temps Luther publia ce livre contre la messe privée, se trouve le fameux entretien qu'il avoit eu autrefois avec l'ange de ténè- bres, et où, forcé par ses raisons, il abolit, comme impie, la messe qu'il avoit dite durant tant d'années avec tant de dévotion, s'il l'en faut croire'. C'est une chose merveilleuse de voir combien sérieuse- ment et vivement il décrit son réveil, comme en sursaut, au miheu de la nuit; l'apparition manifeste du diable pour disputer contre lui; la frayeur dont il fut saisi, sa sueur, son tremblement, et son horrible battement de cœur dans cette dispute; les pressants arguments du dé- mon, qui ne laisse aucun repos à l'esprit; le son de sa puissante voix; ses manières de disputer accablantes, la question et la réponse se font sentir à la fois. Je sentis alors, dit-il, comment il arrive si sou- vent qu'on moure subitement vers le matin : c'est que le diable peut tuer et étrangler les hommes; et sans tout cela, les mettre si fort à l'é- troit par ses disputes, qu'il y a de quoi en mourir, comme je l'ai plu- sieurs lois expérimenté. » 11 nous apprend en passant que le diable l'at- taquoit souvent de la même sorte; et à juger des autres attaques par celle-ci, on doit croire qu'il avoit appris de lui beaucoup d'autres choses que la condamnation de la messe. C'est ici qu'il attribue au malin es- prit la mort subite d'Œcolampade , aussi bien que celle d'Emser autre- fois si opposé au luthéranisme naissant. Je ne veux pas m'étendre sur

1. Conf. Bas., 1532, art. n, Sy.U., i part., 72.

2. Denbrnrj. miss. priv. tom. VII 216.

DES VARIATIONS, LIV. FV. 399

une matière tant rebattue : il me suffit d'avoir remarqué que Dieu, pour la confusion ou plutôt pour la conversion des ennemis de l'Église, ait permis que Luther tombât dans un grand avesiglement pour avouer, non pas qu'il ait été souvent tourmenté par le démon, ce qui pou voit lui être commun avec plusieuis saints; m;iis, ce qui lui est particulier, qu'il ait été converti par ses soins, et que l'esprit de mensonge ait été son maître dans un des principaux points de sa réforme.

C'est en vain qu'on prétend ici que le démon ne disputa contre Lu- ther que pour le jeter dans le désespoir, en le convainquant de son crime; car la dispute n'est pas tournée de ce côté-là. Lorsque Luther paroît convaincu, et n'avoir plus rien à répondre, le démon ne presse pas davantage, et Luther croit avoir appris une vérité qu'il ne sa voit pas. Si la chose est véritable, quelle horreur d'avoir un tel maître! Si Luther se l'est imaginée, de quelles illusions et de quelles noires pen- sées avoit-il l'esprit rempli? Et s'il l'a inventée, de quelle trisLe aven- ture se fait-il honneur 1

Les Suisses furent scandalisés delà conférence de Luther, non tant à cause que le diable y paroissoit comme docteur; ils étoient assez em- pêchés de se défendre d'une semblable vision, dont nous avons vu que Zuingle s'étoit vanté' : mais ils ne purent souffrir la manière dont il y traitoit Œcolampade. Il se fît sur ce sujet des écrits très-aigres : mais Bucer ne laissoit pas de continuer sa négociation; et on tint par son entremise une confii^rence à Constance pour la réunion des deux partis'. Là, ceux de Zui-ich déclarèrent qu'ils s'accommoderoient avec Luther, à condition que de son côté il leur accorderoit trois points: l'un, que la chair de Jésus-Christ ne se mangeoit que par la foi; l'autre que Jé- sus-Christ, comme homme, étoit seulement dans un certain endroit du ciel; la troisième, qu'il étoit présent dans l'eucharistie par la foi, d'une manière propre aux sacrements. Ce discours étoit clair et sans équivoque. Les autres Suisses , et en particulier ceux de Bàle, approu- vèrent une déclaration si nette de leur sentiment commun. Aussi étoit-elle conforme en tout à la Confession de Bâle ' mais encore que cette Confession donnât une idée parfaite de la doctrine du sens figuré, ceux de Bâle, qui l'avoient dressée, ne laissèrent pas d'en dresser une autre, deux ans après, à l'occasion que nous allons dire.

En 1536, Bucer et Capiton vinrent de Strasbourg. Ces deux fameux architectes des équivoques les plus raffinées, s'étant servis de l'occa- sion des Confessions de foi que les Églises séparées de Rome se prépa- roient d'envoyer au concile que le pape venoit d'indiquer, prièrent les Suisses d'en dresser une, a qui fût tournée de sorte qu'elle pût servir à l'accord dont on avoit beaucoup d'espérance 2; c'est-à-dire qu'il étoit bon de choisir des termes que les luthériens, ardents défenseurs de la présence réelle, pussent prendre en bonne part. On dresse dans cette vue une nouvelle Confession de foi, qui est la seconde de Bâle : on y retranche de la première , que nous avons rapportée , les eipressions

1. Hosp., ad an. 1533, 131. 2. Hosp. 136,

3. Synt. Conf. Gen. De heU. conf. Hosp., part. 2, 141.

400 HISTOIRE

qui marquoient trop précisément que Jésus-Christ n'étoit présent que dans le ciel, et qu'on ne reconnoissoit dans le sacrement qu'une pré- sence sacramentelle, et par le seul souvenir. A la vérité, les Suisses parurent fort attachés à dire toujours, comme ils avoient fait dans la première Confession de Bâle, « que le corps de Jésus-Christ n'est pas enfermé dans le pain. » Si on eût usé de ces termes sans quelque adoucissement, les luthériens auroient bien vu qu'on en vouloit nette- ment à la présence réelle; mais Biicer avoit des expédients pour toutes choses. Par ces insinuations ceux de Bàle se résolurent à dire, a que le corps et le sang ne sont pas naturellement unis au pain et au vin; mais que le pain et le vin sont des symboles par lesquels Jésus-Chrisl lui-même nous donne une véritable communication de son corps et de son sang, non pour servir au ventre d'une nourriture périssable, mais pour être un aliment de vie éternelle'. » Le reste n'est autre chose qu'une assez longue explication des fruits de l'eucharistie, dont tou* le monde convient.

Il n'y avoit aucun terme dont les luthériens ne pussent demeurer d'accord; car ils ne prétendent pas que le corps de Jésus-Christ soit un aliment pour notre estomac, et ils enseignent que Jésus-Christ est uni au pain et au vin d'une manière incompréhensible, céleste et surnatu- relle : de sorte qu'on peut dire sans les offenser qu'il n'y est pas a na- turellement uni. » Les Suisses ne pénètrent pas plus avant. Tellement qu'à la faveur de cette expression l'article passa en des termes dont un luthérien peut s'accommoder, et l'on ne pouvoit en tout cas désirer que des expressions plus préci-es et moins générales.

De la présence substantielle dont il s'agissoil en ce temps-là, ils n'en voulurent dire ni bien ni mal; et ce fut tout ce que Bucer en put ob- tenir. Ils ne se tinrent dans la suite ni à la première ni à la seconde Confession de foi qu'ils avoient publiée d'un commun accord; et nous en verrons dans son temps paroltre une troisième, avec des expressions toutes nouvelles.

Ceux de Zurich nourris par Zuingle, et pleins de son esprit, n'en- irèrent avec Bucer dans aucune composition; et au lieu de donner, comme ceux de Bâle, une nouvelle Confession de foi, pour montrer qu'ils persistoient dans la doctrine de leur maître, ils publièrent celle ju'il avoit adressée à François l", et qui a déjà été rapportée, il ne veut d'autre présence dans l'eucharistie que celle qui s'y fait « par la contemplation » de la foi, en excluant nettement la présence sub- stantielle.

C'est ainsi qu'ils continuoient à parler naturellement. Ils étoient les seuls qui le fissent parmi les défenseurs du sens figuré; et on peul voir en ce temps que dans la nouvelle réforme chaque Église agissoil selon l'impression qu'elle avoit reçue de son maître. Luther et Zuingle, ardents et extrêmes, mirent les luthériens et ceux de Zurich dans de semblables dispositions, et éloignèrent les tempéraments. Si Œcolam- pade fut plus doux, on voit aussi ceux de Bâle plus accommodants; et

1. Conf. Bas., 153e, art. 22. Synt., part. 1 pag. 70.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 40 i

ceux de Strasbourg entrèrent dans tous les adoucissements ou, pour mieux parler, dans toutes les équivoques et dans toutes les illusions de Bucer.

Il poussa la chose si avant, qu'après avoir accordé tout ce qu'on pou- voit souhaiter sur la présence réelle, essentielle, substantielle, natu- relle même, c'est-à-dire sur la présenc^e de Jésus-Christ selon sa nature, il trouva encore des expédients pour le faire réellement recevoir aux fidc.srf qui communioient indignement. Il demandoit seulement qu'on ne parlât point des impies et des infidèles, pour lesquels ce saint mys- tère n'a point été institué; et disoit néanmoins que sur ce sujet il ne Touloit avoir de démêlé avec personne '.

Avec toutes ces explications, il ne faut pas s'étonner s'il sut adoucir Luther, jusqu'alors implacable. Luther crut qu'en effet les sacramen- taires revenoient à la doctrine de la Confession d'Augsbourg et de l'a- pologie. Mélanchthon, avec lequel Bucer négocioit, lui manda qu'il trouvoit Luther plus traitable. et qu'il commençoit à parler plus amia- blement de lui et de ses collègues'. Enfin on tint l'assemblée de Vi- temberg en Saxe, se trouvèrent les députés des Églises d'Allemagne des deux partis. Luther le prit d'abord d'un ton bien haut. Il vouloit que Bucer déclarât que lui et les siens se rétractoient, et rejeta bien loin ce qu'ils lui disoient; que la dispute n'étoit pas tant dans la chose que dans la manière. Mais enfin, après beaucoup de discours Bucer montra toute sa souplesse, Luther prit pour rétractation ces articles, que lui accordèrent ce ministre et ses compagnons.

«I. Que suivant les paroles de saint Irénée, l'eucharistie consiste en deux choses : l'une terrestre, et l'autre céleste; et par conséquent que le corps et le sang de Jésus-Christ sont vraiment et substantiellement présents, donnés et reçus avec le pain et le vin.

tt II. Qu'encore qu'ils rejetassent la transsubstantiation, et ne cris- sent pas que le corps de Jésus-Christ fût enfermé localement dans le paiv^,., ou. qu'il eût avec le pain aucune union de longue durée hors l'usag5 du sacrement, il ne falloit pas laisser d'avouer que le pain étoit le corpi. de Jésus-Chi.st par une union sacramentelle : c'est-à-dire que le pain étant présenté, le corps de Jésus-Christ étoit tout ensemble présent et vraiment donné. »

III. Us ajoutûient néanmoins : « Que hors de l'usage du sacremeni, pendant qu'il est gardé dans le ciboire, ou montré dans les processions, ils croient que ce n'est pas le corps de Jésus-Christ. »

IV'. Ils concluûient en disant : « Que cette institution du sacrement a sa force dans l'Église, et ne dépend pas de la dignité ou indignité du ministre, ni de celui qui reçoit.

ûc V. Que pour les indignes, qui, selon saint Paul, mangent vraiment le sacrement, le corps et le sang de Jésus-Christ leur sont vraiment présentés, et qu'ils les reçoivent véritablement, quand les paroles et l'institution de Jésus-Christ sont gardées.

a VI. Que néanmoins ils le prennent pour leur jugement, cumme dit

1. Hosp., pag. 2, fol. 135. 2. Ibid., an. 1535, 1536.

BoSSUET. M 20

402 HISTOIRE

le même saint Paui, parce qu'ils abusent du sacrement en le recevant sans pénitence et sans foi '. »

Luther n'avoit rien, ce semble, à désirer davantage. Quand on lui accorde que l'eucharistie consiste en deux choses, l'une céleste, et l'au- tre terrestre, et que de on conclut que le corps de Jésus-Christ est substantiellement présent avec le pain', on montre as=ez qu'il n'est pas seulement présent à l'esprit et par la foi : mais Luther, qui n'igno- rriit pas les subtilités des sacraraentaires, les pousse encore plus avant, et leur fait dire que ceux-là même « qui n'or t pas la foi ne laissent pas de recevoir véritablement le corps de Notre-Seigneur^ »

On n'avoit garde de les soupçonner de croire que le corps de Jésus- Christ ne nous fût présent que par la foi, puisqu'ils avouoient qu'il étoit présent, et véritablement reçu par ceux qui étoient a sans foi et sans pénitence. »

Après cet aveu des sacraraentaires, Luther se persuada aisément qu'il n'avoit plus rien à en exiger, et il jugea qu'ils avoient dit tout ce qu'il fallùit pour confesser la réalité : mais il n'avoit pas encore assez com- pris que ces docteurs ont des secrets particuliers pour tout expliquer. Quelque claires que lui parussent les paroles de l'accord, Bucer savoit par en sortir. Il a fait plusieurs écrits, il explique aux siens en quel sens il a entendu chaque parole de l'accord : il déclare que a ceux qui, selon saint Paul, sont coupables du corps et du sang, ne reçoivent pas seulement le sacrement, mais en effet la chose même,, et qu'ils ne sont pas sans foi; encore, dit-il, qu'ils n'aient pas cette fol vive qui nous sauve, ni une véritable dévotion de cœur*. »

Qui auroit jamais cru que les défenseurs du sens figuré pussent avouei dans la cène une véritable réception du corps et du sang de Notre-Sel- gneur, sans avoir la foi qui nous sauve? Quoi donc! une foi qui ne suffit pas pour nous justifier, suffit-elle, selon leurs principes, pour nous communiquer vraiment Jésus-Christ? Toute leur doctrine résiste à ce sentiment de Bucer; et ce ministre lui-même, fùt-il cent fois plus subtil, ne peut jamais accorder ce qu'il dit ici avec ses autres maximes. Mais il ne s'agit pas en ce lieu d'examiner les subtilités par lesquelles Bucer se démêle de l'accord qu'il avoit signé à Witemberg : il me suffît de remarquer ce fait constant, que toutes les églises d'Allemagne qui défendoient le sens figuré, assemblées en corps parleurs députés, ont accordé par un acte authentique, a que le corps et le sang de Jé- sus-Christ sont vraiment et substantiellement présents, donnés et reçus dans la c5ne avec le pain et le vin: et que les indignes qui sont sans foi ne laissent pas de recevoir ce corps et ce sang, pourvu qu'ils gar- dent les paroles de l'institution. »

Si ces expressions peuvent s'accorder avec le sens figuré, on ne sait pius désormais ce qu3 les mots signifient, et nous trouverons tout en toutes choses. Des hommes qui ont accoutumé leur esprit à tourner en

1. Hosp., pa^. 2, an. 1535, fol. 145. In lib. Conc. 729. 2. Art. 1

3. Art. 5 et 6.

V Bue, Declar., Conc. y\t., la. ap. Hosp., an. 1536, 148 et seo.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 403

celte sorte le langage humain, feront dire ce qu'il leur plaira et à l'É- criture et aux Pères; et il ne faut pas s'étonner de tant de violentes interprétations qu'ils donnent aux passagej les plus cLiirs.

Savoir maintenant si Bucer avoit un dessein formel d'amuser le monde par des équivoques affectées, ou si quelque idée confuse de réa- lité lui fit croire qu'il pouvoit de bonne foi souscrire à des expressions si évidemment contraires aux sens figuré : j'en laisse le jugement aux protestants. Ce qui est certain, c'est que Calvin son ami, et en quel- que façon son disciple, quand il vouloit exprimer une obscurité blâ- mable dans une profession de foi, disoit a qu'il n'y avoit rien de si embarrassé, de si obscur, de si ambigu, de si tortueux dans Bucer môme'. »

Ces artificieuses ambiguïtés étoient tellement de l'esprit de la nou- velle réforme, que Mélanchthon même, c'est-à-dire le plus sincère de tous les hommes par son naturel, et celui qui avoit le plus condamné les équivoques dans les matières de foi, s'y laissa entraîner contre son inclination. Nous trouvons une lettre de lui en loAl , il écrit que rien n'étoit plus indigne de l'Église, « que d'user d'équivoques dans les Confessions de foi, et de dresser des articles qui eussent besoin d'autres articles pour les expliquer; que c'étoit en apparence faire la paix, et en effet exciter la guerre';» que c'étoit enfin, «à l'exemple du faux concile de Sirmic et des ariens, mêler la vérité avec l'erreur*.» Il avoit raison : et néanmoins dans le même temps, lorsqu'on tenoit la première assemblée de Ratisbonne pour concilier la religion catholique avec la protestante, «Mélanchthon et Bucer -> (ce ne sont pas les ca- tholiques qui l'écrivent, c'est Calvin qui étoit présent, et intime con- fidentdel'un et de l'autre) «Mélanchthon, dit-je, et Bucer composoient sur la transsubstantiation des formules de foi équivoques et trompeu- ses, pour voir s'ils pourroient contenter leurs adversaires en ne leur donnant rien *. »

Calvin étoit le premier à condamner ces obscurités affectées et ces honteuses dissimulations, a Vous blâmez, dit-il*, et avec raison, les obscurités de Bucer. Il faut parler avec liberté, disoit-il en un autre en- droit : il n'est pas permis d'embarrasser par des paroles obscures ou équivoques ce qui demande la lumière.... Ceux qui veulent ici tenir le milieu abandonnent la défense de la vérité. » Et à l'égard de ces pièges dont nous venons déparier, que Bucer et Mélanchthon tendoient dans leurs discours ambigus aux catholiques nommés pour conférer avec eux à Ratisbonne, voici ce qu'en dit le même Calvin : «Pour moi, je n'approuve pas leur dessein, encore qu'ils aient leurs raisons : car ils esîièrent que les matières s'éclairciront d'elles-mêmes. C'est pourquoi ils passent par-dessus beaucoup de cho-^es, et n'ap[>réhendent point ces amb.guïtés : ils le font à bonne intention «. » c'est ainsi que, par de mauvaises raisons, les auteurs de la nouvelle réforme ou pratiquoient ou excusoient la plus criminelle de toutes les dissimulations, c'est-a-

i. Ep. Calv., p:ig. 50. 2. Lib. I, ep. 25, 1541. 3. Ibid., ep. 76. %. Ep. Calv., pag. ?i5. 5, Ep., pag. 50. —6. Ep,, pag. .i8.

404 HISTOIRE

dire les équivoques affectées dans les matières de foi. La suite nous fera parottre si Calvin, qui pnrott ici autant éloigné de les pratiquer lui même qu'il ténaoigne de facilité à les excuser dans les autres, sera toujours de même humeur; et il nous jaut revenir aux artifices de lîyer.

^u milieu des avantages qu'il donna aux luthériens dans l'accord de -'itemberg, il gagna du moins une chose : c'est que Luther lui laissa passer que le corps et le sang de Jésus-Christ n'avoient pas d'union durable hors l'usage du sacrement avec le pain et le vin; et que le corps n'étoit pas présent quand on le montroit, ou qu'on le porloit en procession •.

Ce n'étoit pas le sentiment de Luther : jusqu'alors il avoit toujours enseigné que le corps de Jésus-Christ étoit présent, dès qu'on avoit dit les paroles, et qu'il demeuroit présent, jusqu'à ce que les espèces fus- sent altérées' : de sorte que, selon lui, il étoit présent, a même quand on le portoit en procession; » encore qu'il ne voulût pas approuver cette coutume.

En effet, si le corps étoit présent en vertu des paroles de l'institu- tion, et qu'il fallût h. s entendre à la Ipttre. comme Luther le soute- noit, il est clair que le corps de Notre -Seigneur devoit être présent à l'instant qu'il dit : «Ceci est mon corps;» puisqu'il ne dit pas, Ceci sera, mais, a Ceci est. » Il étoit digne de la puissance et de la majesté de Jésus-Christ, que ces paroles eussent un effet présent, et que l'effet en subsistât aussi longtemps que les choses demeureroient en même état. Aussi n'avoit-on jamais douté, dès les premiers temps du christianisme, que la partie de l'eucharistie qu'on réservoit pour la communion des ma'ades. et pour celle que les fidèles pratiquoient tous les jours dans leurs maisons, ne fût autant le vrai corps de Notre-Seigneur. que celle qu'on leur distribuoit dans l'assemblée de l'Église. Luther l'avoit tou- jours entendu de cette sorte; et néanmoins on le porta, je ne sais comment, à tolérer l'opinion contraire, que Bucer proposa au temps de l'accord.

Il ne lui souffrit pourtant pas de dire que le corps ne se trouvât dans Ueucharistie, précisément que dans l'usage, c'est-à-dire dans la récep- tion ; mais seulement « que hors l'usage il n'y avoit point d'union du- rable entre le pain et le corps. » Elle étoit donc cette union, même hors de l'usage, c'est-à-dire hors de la communion ; et Luther, qui fai- soit lever et adorer le saint sacrement, même pendant que se fit l'ac- cord ', n'eût pas souffert qu'on lui eût nié que Jésus-Christ y fût présent durant ces cérémonies : mais pour ^ter la présence du corps de Noire- Seigneur dans les tabernacles et dans les processions des catholiques, qui <^toit ce que Bucer prétendoit, il suffisoit de lui laisser dire que la prés^'nce du corps et du sang dans le pain et le vin n'étoit pas de lon- gue durée.

Au reste, si on eût demandé à CcS docteurs, combien donc devoil

1. Art. 2, 3.

2. Luth., serra, cent. Sverm. It. epist. ad quem., Hosp. 2, pag. 15, 44, 432, etc. —3. Form. miss., tom. II-, Uosp., an. 1536, 148.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 405

durer cette présence, et à quel temps ils déterminoient l'effet des pa- roles de Notre-Seignftu, , on les eût vus dans un étrange embarras. La suite le fera paroître, et on verra qu'en abandonnant le sens natu- rel des paroles de Notre-Seigneur, comme on n'a plus de règle, on n'a plus aussi de termes précis, ni de croyance certaine.

Tel fut révéncment de l'accord de Vitemberg. Les articles en sont rapportés de la même .sorie que les deux partis de la nouvelle réforme, et furent signés sur la fin de mai en 1^36 '. On convint que l'accord n'auroit de lieu qu'étant approuvé par les ég-'ses. Bucer et les siens doutèrent si peu de l'approbation de leur parti, qu'aussitôt après i'ac- cord signé ils firent la cène avec Luther, en signe de paix perpétuelle. Les luthériens ont toujours loué cet accord. Les sacrameniaires y ont recours comme à un traité authentique, qui avoit réuni tous les pro- lestants. Hospinien prétend que les Suisses, du moins une partie de ce temps, et Calvin même, l'ont apitrouvé'. On en trouve en effet l'approba- tion expresse parmi les lettres de Calvin' : de sorte que cet accord doit avoir rang parmi les actes publics de la nouvelle réforme, puisqu'il contient les sentiments de toute l'Allemagne protestante, et presque de la réforme tout entière.

Bucer eût bien voulu le faire agréer à ceux de Zurich. Il leur alla tenir, dans leur assemblée, de grands et vagues discours, et leur pré- senta ensuite un long écrit <. C'est d;ins de telles longueurs que se ca- chent les équivoques, et à expliquer simplement la foi, on n'a besoin que de peu de paroles. Mais il efit beau déployer toutes ses suhtiliiés, il ne put faire digérer aux Suisses sa présence substantielle, ni sa com- munion des indignes: ils voulurent toujours expliquer leur pensée telle qu'elle étoit, en termes simples, et dire, comme Zuingle, qu'il n'y avoit point de présence physique ou naturelle, ni substantielle; mais une présence « par la foi, v une présence « par le Saint-Esprit; » se réservant la liberté de parler de ce mystère comme ils trouveroient le plus convenable, et toujours le plus simplement et le plus intelligible- ment qu'il se pourroit. C'est ce qu'ils écrivirent à Luther ; et Luther qui, à peine revenu d'une dangereuse maladie, et fatigué peut-être de tant de disputes, ne vouloit alors que du repos, renvoya de son côté l'affaire à Bucer *, avec lequel il croyoit être d'accord.

Mais comme il avoit mis dans sa lettre, qu'en convenant de la pré- sence, il falloit abandonner la manière à la toute-puissance divine, ceux de Zurich, étonnés qu'on leur parlât de toute-puissance dans une action ils u'avoient rien conçu de miraculeux, non plus que leur maître Zuingle, s'en plaignirent à Bucer, qui se tourmenta beaucoup pour les satisfaire: mais, plus il leur disoit qu'il y avoit quelque chose d'incompréhensible dans la manière dont Jésus-Christ se dontioit à ii!;us dans la cène, plus les Suisses lui répétoient au contraire que rien Qé- toit plus aisé. Une figure dans cette parole, « Ceci est mon corps, » la

1. Conc, pag. 729-, Hosp., pag. 2, fol. 145 ; Chyt., Hist. Conf. Ang. 1. An. )536, 1537, 38. 3. Calv., ep., pag. 32'». 4. Hosp., pag. 2, fol. i50 et seq. —5. Ibid., fol. i57.

406 HISTOIRE

méditation de la mort de Notre-Seigneur, et l'opératioa du Saint-Es- prit, dans les cœurs, n'avoient aucune difficulté, et ils n'y vouloient point d'autres miracles. C'est en effet comme parleroient les sacramen- taires, s'ils vouloient parler naturellement. Les Pères, à la vérité, ne parleroient pas de cette sorte, eux qui ne trouvoient point d'exemple trop haut pour amener les esprits à la croyance de ce mystère ; et y employoient la création, l'incarnation de Notre-Seigneur, sa naissance miraculeuse, tous les miracles de TAncien et du Nouveau Testament, le changement merveilleux d'eau en sang, et d'eau en vin; persuadés qu'ils étoient que le miracle qu'ils reconnoissoient dans l'eucharistie n'étoit pas moins un ouvrage de toute-puissance, et ne cédoit rien aux merveilles les plus incompréhensibles de la main de Dieu. C'est ainsi qu'il falloit parler dans la doctrine de la présence réelle; et Luther avoit retenu avec cette foi les mêmes expressions. Par une raison con- traire, les Suisses trouvoient tout facile, et aimoient mieux tourner en figures les paroles de Notre-Seigneur, que d'appeler sa toute-puissance pour les rendre véritables: comnae si la manière la plus sinnple d'en- tendre l'Ecriture sainte étoit toujours celle la raison a le moins de peine, ou que les miracles coûtassent quelque chose au Fils de Dieu, quand il nous veut donner un témoignage de son amour.

Quoique Bucer ne pût rien gagner sur ceux de Zurich, durant deux ans qu'il traita continuellement avec eux après l'accord de Vitemberg, et qu'il prévît bien que Luther ne seroit pas longtemps aussi paisible qu'il l'étoit alors; il n'oublioit rien pour l'entretenir dans cette douce disposition. Pour lui, il persista tellement dans l'accord, que toujours depuis il fut regardé par ceux de la Confession d'Augsbourg comme membre de leur. Églises, et apit en tout conjointenaent avec eux.

Pendant qu'il traitoit avec les Suisses, et qu'il tâchoit de leur faire entendre dans la cène quelque chose de plus haut et de plus impéné- trable qu'ils ne pensoient, il leurdisoit, entre autres choses, qu'encore qu'on ne pût douter que Jésus-Christ ne fût au ciel , on n'entendoit pas bien étoit ce ciel, ni ce que c'etoit, et que « le ciel étoit même dans la cène ' ; » ce qui emportoit une idée si nette de la présence réelle, que les Suisses ne purent l'écouter.

Les comparaisons dont il se servoit tendoient plutôt à inculquer la réalité qu'à rafToiblir. Il ailéguoit souvent cette action ordinaire de toucher dans la main les uns d.\s autres ': exemple très-propre à faire voir que la même main, dont on se sert pour exécuter les traités, peut être un gage de la volonté qu'on a^de les accomplir; et qu'un contrat passager, mais réel et substantiel, peut devenir par l'institution et par l'usage des hommes le signe le plus efficace qu'ils puissent donner d'une perpétuelle union.

Depuis qu'il eut commencé à traiter l'accord, il n'aimoit point à dire, avec Zuingle, que l'eucharistie étoit le corps, comme la pierre étoit Christ, et comme l'Agneau étoit la Pâquo: il disoit plutôt qu'elle l'étoit comme la colombe est appelée le Saint-Esprit, ce qui montre une prê-

1. Hosp. 162. 2. Ep. ad Itai. int. Caiv., ep., pag. 44.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 407

sence réelle; puisque personne ne doute que le Saint-Esprit ne fût présent, et encore d'une façon particulière, sous la forme de la co- lombe.

Il apportoit aussi l'exemple de Jésus-Christ soufflant sur les apôtres, et leur donnant en même temps le Saint-Esprit': ce qui démontroit encore que le corps de Jésus-Christ n'est pas moins communiqué ni moins présent que le Saint-Esprit le fut aux apôtres.

Avec tout cela, il ne laissa pas d'approuver la doctrine de Calvin*, toute pleine des idées des sacramentaires, et ne craignit point de sou- scrire à une Confession de foi le même Calvin disoit que la ma- nière dont on recevoit le corps et le sang de Jésus-Christ dans la cène consistoit en ce que le Saint-Esprit y unissoit ce qui étoit séparé de lieu. C'étoit, ce semble, clairement marquer que Jésus-Christ étoit absent. Mais Bucer expliquoit tout, et il avoit sur toute sorte de diffi- ficultés des dénoûments merveilleux. Ce qu'il y a ici de plus remar- quable, c'est que les disciples de Bucer, et, comme nous l'avons dit, les villes entières qui s'étoient tant éloignées sous sa conduite de la présence réelle, rentroient insensiblement dans celte croyance. Les paroles de Jésus-Christ furent tant considérées et tant répétées, qu'en- fin elles firent leur effet; et on revenoit naturellement au sei-s littéral.

Pendant que Bucer et ses disciples, ennemis si déclarés de la doc- trine de Luther sur la présence réelle, s'en rapprochoient; Mélanch- thon, le cher disciple du même Luther, l'auteur de la Confession d'Augs- bourg et de l'apologie, il avoit soutenu la réalité jusqu'à paroître incliner vers la transsubstantiation, commençoit à se laisser ébranler.

Ce fut en 1535 ou environ que ce doute lui vint dans l'esprit'; car auparavant on a pu voir jusqu'à quel point il étoit ferme. Il avoit même composé un livre du sentiment des saints Pères sur la cène, il avoit recueilli beaucoup de passages très-exprès pour la présence réelle. Comme la critique en ce temps n'étoit pas encore fort fine, il s'aperçut dans la suite qu'il y en avoit quelques-uns de supposés*, et que les copistes, ignorants ou peu soigneux, avoient attribué aux anciens des ouvrages dont ils n'étoient pas les auteurs. Cela le troubla, encore qu'il eût produit un as-ez bon nombre de passages incontestables. Mais ce qui l'embarrassa davantage, c'est de trouver dans les anciens beaucoup d'endroits ils appeloient l'eucharistie une figure*. Il ramassoit les passages; et il étoit étonné, disoit-il, «d'y voir une grande diver- sité: » foible théologien, qui ne songeoit pas que l'état de la foi ni de cette vie ne permetloit pas que nous jouissions de Jésus-Christ à dé- couvert; de sorte qu'il se donnoit sous une forme étrangère, joignant nécessai renient la vérité avec la figure, et la présence réelle avec un signe extérieur qui nous la couvroit. C'est de que vient dans les Pères cette diversité ap-^arente qui étonnotMélanchthon. Lamème chose hvi eût paru, s'il y eût pris garde de près, sur le mystère de. l'incarnaticn

i. Ep. ad ItaL int. Calv., ep., p. 44. 2. Int, ep. Calv., pag. 398.

3. Hosp., an. 1535, 137 et seq. 4. Lib. III, epist. 114 ad Joan. Brent.

5. Lib. m, ep. 114 ad Joao. Brent.

408 HISTOIRE

et sur la divinité du Fils de Dieu, avant que les disputes des hérétiques eussent obligé les Pères à en parler plus précisément. Et en général, toutes les fois qu'il faut accorder ensemble deux vérités qui semblent contraires, comme dans le mystère de la Trinité et dans celui de l'in- carnation, être égal et être au-dessous, et dans le sacrement de leu- chanstie, être présent et être en figure, il se fait naturellement une espèce de langage oui parolt confus; à moins qu'on n'ait, pour ainsi parler, la clef de l'Eglise, et l'entière compréhension de tout le mys- tère: outre les autres raisons qui obligeoient les saints Pères à enve- lopper les mystères en certains endroits, donnant en d'autres des moyens certains de les entendre. Mélanchlhon n'en savoit pas tant. Ébloui du Dom de réforme et de l'extérieur alors assez spécieux de Luther, il s'étoit d'abord jeté dans son parti. Jeune encore et grand humaniste, mais seulement humaniste: nouvellement appelé par l'électeur Fride- ric pour enseigner la langue grecque dans l'université de Vitemberg, il n'avoit guère pu apprendre d'antiquité ecclésiastique avec son maître Luther; et il étoit tourmenté d'une étrange sorte des contrariétés qu'il croyoit voir dans les saints Pères.

Pour achever de l'embarrasser, il fallut encore qu'il allât tomber sur le livre de Bertram ou de Ratramne , qui commençoit alors à paroltre ' : ouvrage ambigu, l'auteur constamment ne s'entendoit pas toujours lui-même. Les zuingliens en font leur fort. Les luthériens le citent pour eux, et trouvent seulement à dire qu'il ait jeté des semences de trans- substantiation '. 11 y a en effet de quoi contenter, ou plutôt de quoi embarrasser les uns et les autres. Jésus-Christ dans l'eucharistie est si fort un corps humain par sa substance, et il est si dissemblable à un corps humain dans ses qualités, qu'on peut dire que c'en est un, et que ce n'en est pas un à divers égards: qu'en un sens, et en n'y re- gardant que la substance, c'est le même corps de Jésus de Marie; mais que dans un autre sens, et en n'y regardant que les manières, c'en est un autre qu'il s'est fait lui-même par sa parole, qu'il cache sous des ombres et sous des figures dont la vérité ne vient pas jusqu'aux sens, mais se découvre seulement à la foi.

C'est ce qui fit au temps de Ratramne une dispute parmi les fidèles. Les uns, ayant égard à la substance, disoient que le corps de Jésus- Christ étoit le môme dans les entrailles de la sainte Vierge et dans l'eucharistie : les autres, ayant égard aux qualités, ou plutôt à la ma- nière d'être, vouloit que c'en fût un autre. Ainsi voit-on que saint Paul, parlant du corps ressuscité, en fait comme un autre corps fort différent de celui que nous avons en cette vie mortelle', quoiqu'au fond ce soit le même : mais à cause des qualités différentes dont ce corps eit re- Têtu, saint Paul en fait comme deux corps, dont l'un a corps ani- mal, » et l'autre, a corps spirituel ^ » Dans ce même sens, et à plus forte raison, on pouvoit dire que le corps qu'on recevoit dans l'Eu-

1. Lib. m, ep. 188, ad Vil. TheocL

2. Centur. ix, cap. 4, Inclin. doct. tit. cœn. 8. / Cor. xv, 37 et seq. 4. Ibid., 42, 43, 44, 46.

DES VARIATIONS, LIV. IV. 409

charistie n'étoit pas celui qui étoit sorti des entrailles bénis de la Vierge. Mais quoiqu'on le pût dire ainsi en un certain sens, d'ai.tres craignoient en le disant de détruire la vérité du corps. C'est ainsi que les docteurs catholiques, d'accord dan's le fond, disputoient des ma- nières, les uns suivant les expressions de Paschase R;idbert, qu' vou- loit que l'eucharistie contint le même corps sorti de la Vierge; les au- tres s'attachanl à celle de Ratramne, qui vouloit que ce ne fût pas le même. A cela se joignit un autre embarras : c'est que la forte persua- sion de la présence réelle, qui étoit dans toute l'Église, et en Orient comme en Occident, avoit porté beaucoup de docteurs à ne pouvoir plus souffrir dans l'eucharistie le terme de figure . qu'ils croyoient contraire à la vérité du corps; et les autres, qui considéroient que Jé- sus-Christ ne se donne pas dans l'eucharistie en sa propre forme, mais sous une forme étrangère, et d'une manière si pleine de mystérieuses significations, vouloient bien que le corps du Sauveur se trouvât réelle- ment dans l'eucharistie, mais sous des figures, sous des voiles, et dans des mystères : ce qui leur paroissoit d'autant plus nécessaire , qu'il étoit constant d'ailleurs que c'ètoit un privilège réservé au siècle futur, de posséder Jésus-Christ en sa vérité manifeste, sans qu'il fût couvert d'aucune figure. Tout cela étoit vrai dans le fond : mais avant qu'on l'eût bien ex|)liqué, il y avoit de quoi disputer longtemps. Ratramne, qui suivoit le dernier parti, n'avoit j'as assez pénétré toute cette ma- tière; et, sans différer au fond d'avec les autres catlioliques, il se je- toit quelquefois dans des expressions obscures, et qu'il étoit assez mal- aisé de bien concilier ensemble : c'est ce qui fait que tous ses lecteurs, et les protestants aussi bien que les catholiques, l'ont pris en tant de divers sens,

Mélanchthon trouvoit que cet auteur donnoit plutôt à deviner, qu'il n'expliquoit clairement sa pensée' : et il se perdoit avec lui dans une matière que ni lui ni son maître Luther n'avoient jamais bien en- tendue.

Par ces lectures et ces réflexions il tomba dans une déplorable incer- titude : mais quelle qu'ait été son opinion, dont nous parlerons dans la suite, il commençoit à s'éloigner de son maître, et il souhaitoit avec une ardeur extrême qu'on fît une assemblée la matière se traitât de nouveau, <f sans passion, sans sophisterie et sans tyrannie'. »

Ce dernier mot regardoit visiblement Luther : car daiis toutes les as- semblées qui s'étoient tenues jusqu'alors dans le parti, dès que Luther y étoit et qu'il avoit parlé , Mélanchthon nous apprend lui-même que les autres n'avoient qu'à se taire, et tout étoit fait. Mais pendant que, dé- goûté d'un tel procédé, il demandoit de nouvelles délibérations, et qu'il s'éloignoit de Luther, il ne laissoit pas de se réjouir de ce que Bucer s'en rapprochoit avec les siens. Nous venons de le voir lui-même approuver l'accord la présence réelle est plus q-'e jamais attachée aux symboles extérieurs 3, puisqu'on y convient qu'elle se trouve dans

1. Mel., lib. III, ep. 188. —2. Lib. II, ep. 40; III, ep. 188, 18» 3. Lib. III, ep. 114 ad Breat.

k 1 0 HISTOIRE

la communion des indignes, « quoiqu'il n'y ait ni foi ni pénitence. » Qu'oQ jette ici un moment les yeux sur les termes de l'accord de Vi- ternberg, non-seulement souscrit, mais encore procuré par Mélanch- tr on, pour bien voir combien positivement il y convient d'une chose sur laquelle il étoit entré dans un doute si violent.

C'est que Luliier avançoit toujours, et qu'il étoit si ferme sur cette matière, qu'il n'y avoit pas moyen de le contredire. L'année d'après l'accord, c'est-à-dire en 151^, pendant que Bucer continuoit à négo- cier avec les Suisses, les luthériens se trouvèrent à Sma'.calde, lieu ordinaire de leurs assemblées, et se sont traitées toutes leurs li- gues. Cette assemblée fut tenue à l'occasion du concile convoqué par Paul III. Il falloit bien que Luther ne fût pas tout à fait content de la Confession d'Augsbourg et de l'apologie, ni de la manière dont sa doc- trine y avoit été expliquée, puisqu'il dresse lui-môme de nouveaux ar- ticles, a afin, » dit-il', a qu'on sache quels sont les points dont il ne se veut jamais départir; » et c'est pour cela qu'il procura cette assem- blée. Là Bucer s'expliqua si formellement sur la présence réelle, « qu'il satisfit, » dit Mélanclilhon, et le dit avec grande joie, même ceux dès nôtres qui avoient été les plus difficiles'. Il satisfit par conséquent Lu- ther: et voilà encore Mélanchthon ravi qu'on s'attachât aux sentiments de Luther, lorsque lui-même il s'en détachoit. c'est-à-dire qu'il étoit ravi de voir l'Allemagne protestante toute réunie. Bucer avoit donné les mains : la ville de Strasbourg s'étoit déclarée avec son docteur pour !a Confession d'Augsbourg : la politique étoit contente, c'est ce qui pressoit; et pour la docLr'ne on verroit après.

I! faut DOur*ant avouer que Luther y alloit de meilleure foi. Il vou- loit parler nettement sur la matière de l'eucharistie: et voici comme il coucha l'article vi, du sacrement de l'autel : « Sur le sacrement de l'autel, dit-il ^, nous croyons que le pain et le vin sont le vrai corps et le vrai sang de Notre-Seigneur; et qu'ils ne sont pas seulement donnes et reçus par les chrétiens qui sont pieux, mais encore par ceux qui sont impies. » Ces derniers mots sont les mêmes que nous avons vus dans l'accord de Vitemberg; sinnn, qu'au lieu du terme d'indj^ne*, il se sert de celui d'impies, qui est plus fort, et qui éloigne encore da- vantage l'idée de la foi.

Il faut -îussi remarquer que Luther ne dit rien dans cet article contre ia présence hors de Tus ge, ni contre l'union iiurable ; mais seule- mec-t a que 'a pain étoit le vrai corps, t> sans déterminer quand il l'é- toit, ni C'v' ..bien de temps.

/ :. reste, cette expression, « que le pain étoit le vrai corps, » jus- que-là n'avoit été insérée par Luther dans aucun acte public. Les termci ordinaires dont il se servoit, c'est que le corps et le sangétoient donnés sous le pain et sous le vin* : » c'est ainsi qu'il s'explique dans son petit Catéchiome. Dans le grand il ajoute un mot, et dit : « que le corps nous est donné dans le pain et sous le pain*. » Je n'ai pas pu

1. Art. Smala. , Praef. in lib. Conc.

2. Ap. Hosp., an 137, 155; Mel., IV, ep. 196. 3. Conc, p. .330. 4. Ibid., p. 3»y 5. Ibid., p 5^3.

DES VARIATIONS, LIV. ÎV. 41 2

démêler encore dans quel temps ont été faits ces deux Catéchismes; mais il est certain que les luthériens les reconnoissent comme des actes authentiques de leur religion. Aux deux particules en et sous, la Con- fession d'Augsbourg ajoute arec; et c'est la phrase ordinaire des vrais luthériens, « que le corps et le sang sont reçus dans, ?ous et avec le pain et le vin : » mais on n'avoit dit encore, dans aucun acte public de tout le parti, que le pain et le vin fussent le vrai corps et le vrai sang de Notre-Seigneur. Luther tranche ici le mot; et il fallut que Mélanch- thon, avec toute la répugnance qu'il avoit à unir le pain avec le corps, i'assàt même jusqu'à souscrire que le pain étoit le vrai corps.

Les luthériens nous assurent, dans leur livre de la Concorde', que Luther fut porté à cette expression par les subtilités des sacramen- taires, qui trouvoient moyen d'accommoder à leur présence morale ce que Luther disoit de plus fort et de plus précis pour la présence réelle et substantielle; par où, en passant, on voit encore une fois qu'il ne faut pas s'étonner si les défenseurs du sens figuré trouvent moyen de tirer à eux les saints Pères; puisque Luther même, vivant et parlant, lui qui connoissoit leurs subtilités, et qui entreprenoit de les combat- tre, avoit peine à trouver des termes qu'ils ne fissent venir à leurs sens avec leurs interprétations. Fatigué de leurs subtilités, il voulut chercher quelques expressions qu'ils ne pussent plus détourner, et il dressa l'article de Smalcalde en la forme que nous avons vue.

En effet, comme nous l'avons déjà remarqué-, si le vrai corps de Jésus-Christ, selon l'opinion des sacramentaires, n'est reçu que par le moyen de la foi vive, on ne peut pas dire, avec Luther, que « les im- pies le reçoivent; t> et tant qu'on soutiendra que le pain n'est le corps de Jésus-Christ qu'en figure, assurément on ne dira pas, avec l'article de Smalcalde, « que le pain est le vrai corps de Jésus-Christ : » ainsi Luther par cette expression excluoit le sens figuré, et toutes les in- terprétations des sacramentaires. Mais il ne s'aperçut pas qu'il n'ex- cluoit pas moins sa propre doctrine; puisque nous avons fait voir que le pain ne peut être le vrai corps, qu'il ne le devienne par ce change- ment véritable et substantiel que Luther ne veut point admettre.

Ainsi quand Luther et les luthériens, après avoir tourné en tant de di- verses façons l'article de la présence réelle, tâchent enfin de l'expliquer s: précisément, queles équivoquesdes sacramentairesdemeurenttoulà fait bannies; on les voit insensiblement tomber dans des expressions qui n'ont aucun sens selon leurs principes, et ne peuvent se soutenir que dans la doctrine catholique.

Luther s'exp'wque à Smalcalde très-durement contre le pape, dont, comme nous avons vu, on n'avoit fait nulle mention dans les artic'es de foi de la Confession d'Augsbourg, ni dans l'apologie, et il met parmi les articles dont il ne se veut jamais relâcher^; a que le pape n'est pas de droit divin : que la puissance qu'il a usurpée est pleine d'arrogance et de blasphème : que tout ce qu'il a fait et fait encore en vertu de cette puissance est diabolique : que l'Église peut et doit sub-

1. Conc.,p. 730. - 2. ci-dessus, liv. II. 3. Art. 4, p. ."12.

412 HISTOIRE

sister sans avoir un chef : que quand le pape auroit avoué qu'il n'est pas de droit divin, mais qu'on l'a établi seulement pour entretenir plus commodément l'unité des chrétiens contre les sectaires, il n'arriveroit jamais rien de bon d'une telle autorité; et que le meilleur moyen de gouverner et de conserver l'Église, c'est que tous lesévêques, quoicjue inégaux dans les dons, demeurent pareils dans leur ministère sous un seul chef, qui est Jésus-Christ; qu'enfin le pape est le vrai Anté- christ. »

Je rapporte exprès tout au long ces décisions de Luther, parce que Méianchthon y apporta une restriction qui ne peut être assez considérée.

A la fin des articles on voit deux listes de souscriptions, parus- sent les noms de tous les ministres et docteurs de la Confession dAugs- bourg '. Méianchthon signa avec tous les autres; mais parce qu'il ne vouloit pas convenir de ce que Luther avoit dit du pape, il fit sa sou- scription en ces termes-: « Moi Philippe Méianchthon, j'approuve les articles précédents comme pieux et chrétiens. Pour le pape, mon sen- timent est que s'il vouloit recevoir l'Évangile, pour la paix et la com- mune tranquillité de ceux qui sont déjà sous lui, ou qui y seront à l'avenir, nous lui pouvons accorder la supériorité sur les évêques, qu'il a déjà de droit humain. »

C'étoit l'aversion de Luther que cette supériorité du pape, en quel- que manière qu'on l'établit. Depuis que le pape l'avoit condamné, il éloit devenu irréconciliable avec cette puissance, et il avoit fait signer à Méianchthon même un acte par lequel toute la nouvelle réforme di- soit en corps" « Jamais nous n'approuverons que le pape ait le pouvoir sur les autres évèques^. » Méianchthon s'en dédit à Smalcalde. Ce fut la première et la seule fois qu'il dédit son maître par acte public : et parce que sa complaisance, ou sa soumission, ou quelque autre semblable motif, quel qu'il soit, lui firent passer, malgré tous ses doutes, le point bien plus difficile de l'eucharistie, il faut croire que de puissantes rai- sons l'engagèrent à résister sur celui-ci. Ces raisons sont d'autant plus dignes d'être examinées, que nous verrons (îans cet examen 1 état vé- ritable de la nouvelle réforme; les dispositions particulières de Méianch- thon; la cause de tous les troubles dont il ne cessa d'être agité jusijuù la fin de sa vie; comment on s'engage dans un mauvais parti avec de bonnes intentions générales, et comment on y demeure au milieu des plus violentes agitations que puisse jamais sentir un homme vivant. La chose mérite bien d'être entendue; et ce sera Méianchthon lui-même qui nous la découvrira dans ses écrits.

i, Cync, p. 336. 2. Ibid., p. 338. 3. Mel., liv. X. ev. Te.

DES VARIATIONS, LIV. V. 413

LIVRE V.

Réflexions générales sur les agitations de Mélanchthon, et sur Vétat de la réforme.

iiOMMAUiE. Les agitations, les regrets, les incertitudes de Mélanchthon. La cause de ses erreurs, et ses espérances déçues. Le triste succès de la re- forme, et les malheureux motifs qui y attirent les peuples, avoués par les auteurs du parti. Mélanchthon confesse en vain la perpétuité de l'Église, l'au- torité de ses jugements et celles de ses prélats. La justice imputative l'entraine, encore qu'il reconnoisse qu'il n'en trouve rien dans les Pères, ni même dans saint Augustin dont il s'étoit autrefois appuyé.

Les commencements de Luther, durant lesquels Mélanchthon se donna tout à fait à lui, étoient spécieux. Crier contre des abus, qui n'étoieait que trop véritables, avec beaucoup de force et de liberté; remplir ses discours de pensées pieuses, restes dune bonne institution; et encore avec cela mener une vie, sinon parfaite, du moins sans reproche de- vant les hommes, sont choses assez attirantes. Il ne faut p;is croire que les hérésies aient toujours pour auteurs des impies ou des libertins, qui de propos délibéré fassent servir la religion à leurs passions. Saint Gré- goire de Nazianze ne nous représente pas les hérésiarques comme des hommes sans religion, mais comme des hommes qui prennent la re- ligion de travers. «Ce sont, dit-il ', de grands esprits; car les âmes foibles sont également inutiles pour le bien et pour le mal. Mais ces grands esprits, poursuit-il, sont en même temps des esprits ardents et impétueux, qui prennent la religion avec une ardeur démesurée, » c'est-à-dire qui ont un faux zèle, et qui, mêlant à la religion un cha- grin superbe, une hardiesse indomptée, et leur propre esprit, poussent tout à l'extrémité: il y ffiut même trouver une régularité apparente, sans quoi seroit la séiAiction tant prédite dans l'Écriture? Luther avoit goûté la dévotion. Dans sa première jeunesse, effrayé d'un coup de tonnerre dont il avoit pensé périr, il s'étoit fait religieux d'assez bonne foi. On a vu ce qui se passa dans l'affaire des indulgences. S'il avançoit des dogmes extraordinaires, il se soumettoit au pape. Con- damné par le pape, il réclama le concile que toute la chrétienté récla- moit aussi depuis plusieurs siècles, comme le seul remède des maux de l'Église. La réformation des mœurs corrompues étoit désirée de tout l'univers; et quoique la saine doctrine subsistât toujours également dans l'Église, elle n'y étoit pas également bien expliquée par tous les prédicateurs. Plusieurs ne prêchoient que les indulgences, les pèleri- nages, l'aumône donnée aux religieux, et faisoient le fond de la piété de ces pratiques, qui n'en éioient que les accessoires. Ils ne parloient pas autant qu'il falloit de la grâce de Jésus-Christ; et Luther, qui lui donnoit tout d'une manière nouvelle par le dogme de la justice impu- tée, parut à Mélanchthon, jeune encore, et plus versé dans les belles-

1. Orat. XXVI, tom. I, p. 444.

414 HISTOIRE

lettres que dans les matières de théologie, le seul prédicateur de l'S- ▼angile.

Il est juste de tout donner à Jésus-Christ. L'Église lui donnoit tout dans la justification du pécheur, aussi bien et mieux que Luther; mais d'une autre sorte. On a vu que Luther lui donnoit tout, en ôtant ab- solument tout à l'homme; et que l'£glise au contraire lui donnoit tout, en regardant comme un effet de sa grâce tout ce que l'homme avoit de bien, et même le bon usage de son libre arbitre dans tout ce qui regarde la vie chrét-ienne. La nouveauté de la doctrine et des pensées de Luther fut un charme pour les beaux esprits.'Mélanchthon en étoit le chef en Allemagne. Il joignit à l'érudition, à la politesse et à l'élé- gance du style une singulière modération. On le regardoit comme seul capable de succéder dnns la littérature à la réputation d'Éra?me; et Érasme lui-même l'eût élevé par son suffrage aux premiers honneurs parmi les gens de lettres, s'il ne l'eût vu engagé dans un parti contre l'Église: mais la nouveauté l'entraîna comme les autres. D's les pre- mières années qu'il s'étoit attaché à Luther, il écrivit à un de ses amis* <r Je n'ai pas encore traité comme il faut la matière de la justification, et je vois qu'aucun des anciens ne Fa encore traitée de cette sorte '. » Ces paroles nous font sentir un homme tout épris du charme de la nou- velle doctrine: il n'a encore qu'effleuré une si grande matière, et déjà il en sait plus que tous les anciens. On le voit ravi d'un sermon qu'avoit fait Luther sur le jour du sabbat ^j il y avoit prêché le repos oii Dieu faisoit tout, l'homme ne faisoit rien. Un jeune professeur de la langue grecque entendoit débiter de si nouve'Jes pensées au plus véhé- ment et au plus vif orateur de son siècle, avec tous les ornements de sa langue naturelle, et un applaudissement inouï: c'étoit de quoi être transporté. Luther lui paroît le plus grand de tous les hommes, un liomme envoyé de Dieu, un prophète. Le succès inespéré de la nou- velle réforme le confirme dans ses pensées. Mélanchlhon étoit simple et crédule: les bons esprits le sont souvent: le vuilà pris. >Tous les gens <ie belles-lettres suivent son exemple, et Luther devient leur idole. On i'atfaque, et peut-être avec trop d'aigreur. L'ardeur de Mélanchthon s'é- chauffe; la confiance de Luther l'engage de plus en plus, et il se laisse entraîner à la tentation de réformer avec son maître, aux dépens de i'unité et de la paix, et les évèques, et les papes, et les princes, et les rois, et les empereurs.

Il est vrai, Luther s'emportoit à des excès inouïs: c'étoit un sujet de douleur à son disciple modéré. Il trembloit lorsqu'il pensoit à la co- lère implacable « de cet Achille, » et il ne craignoit « rien moins de la vieillesse d'un homme dont les passions étoient si violentes, que les emportements d'un Hercule, d'un Fhilocièle et d'un Marius'' : » c'est- à-dire qu'il prévoyoit ce qui arriva en effet, quelque chose de furieux. C'est ce qu'il écrit confidemment, et eu grec, à son ordinaire, k son ami Camérarius; mais un bon mot d'Érasme (que ne peut un bon mot sur un bel esprit?) le soutenoit. Érasme disoi^ que tout le monde, opi-

t. Lib. IV, ep. 126, col. 574. 2. Ibid., col. 575. 3. Lib. lY, ep 240, 315-

DES VARIATIONS, LÎV. V. 415

niâtre et endurci comme il étoit, avoit besoin d'un maître aussi rude que Luther*: c'est-à-dire, comme il l'expliquoit, que Luther lui pa- roissoit nécessaire au monde, comme les tyrans que Dieu envoie pour le corriger, comme un Nabuchodooosor, comme un Holoferne, en un mot comme un fléiu de Dieu. 11 n'y avoit pas de quoi se glorifier: mais Mélanchthon l'avoit pris du beau côté, et vouloit croire, au com- mencement, que, pour réveiller le monde, il ne falioit rien moins que les violences et le tonnerre de Luther.

Mais enfin l'arrogance de ce maître impérieux se déclara. Tout le monde se soulevoiî conlFe lui, et même ceux qui vouloient avec lui réformer l'Église. Mille sectes impies .s'élevoient sous ses étendards; et sous le nom de réformation, les armes, les séditions, les guerres ci- viles ravageoient la chrétienté. Pour comble de douleur, la querelle .sa- cramen taire partagea la réforme naissante en deux partis presque égaux: cependant Luther poussoit t' ut à bout, et ses discours ne faisoient qu'ai- grir les esprits au lieu de les calmer. Il parut tant de foiblesse dans sa conduite, et ses excès furent si étranges, que Mélanchthon ne les pou- voit plus ni excuser, ni supporter. Depuis ce temps ses agitations fu- rent immenses. A chaque moment on lui voyoit souhaiter la mort. Ses larmes ne tarirent point durant trente ans*; et a l'Elbe, » disoit-il lui- même 3, a avec tous ses flots, ne lui auroit pu fournir assez d'eaux » pour pleurer les malheurs de la réforme divisée.

Les succès inespérés de Luther, dont il avoit été ébloui d'abord, et qu'il prenoit avec tous les autres pour une marque du doigt de Dieu, n'eurent plus pour lui qu'un foible agrément, lorsque le temps lui eut découvert les véritables causes de ces grands progrès, et leurs eflets 'déplorables. Il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que la licence et l'indépendance faisoient la plus grande partie de la réformation. Si l'on voyoit les villes de l'Empire accourir en fouie à ce nouvel Évangile, ce ii'étoit pas qu'elles se souciassent de la doctrine. Nos réformés souffri- ront avec peine ce discours; mais c'est Mélanchthon qui l'écrit, et qui l'écrit à Luther *: « Nos gens me blâment de ce que je rends la juri- diction aux évêques. Le peuple, accoutumé à la liberté, après avoir une fois secoué ce joug, ne le veut plus recevoir, et les villes de l'Em- pire sont celles qui haïssent le plus cette domination. Elles ne se met- tent point en peine de la doctrine et de la religion, mais seulement de l'Empire et de la liberté. » Il répète encore cette plainte au même Luther: a Nos associés, dit-iM, disputent non pour TÊvangile, mais pour leur domination. » Ce n'étoit donc pas la doctrine, c'étoit l'indé- pendance que cherchoipnt les villes; et si elles haïssoient leurs évê- ques, ce n'étoit pas tant parce qu'ils étoient leurs pasteurs, que parce qu'ils étoient leurs souverains.

Il faut tout dire: Mélanchthon n'étoit pas beaucoup en peine de réta- blir la puissance temporelle des évêques : ce qu'il vouloit rétablir, c'é- toit la police ecclésiastique, la juridiction spirituelle, et en un mot

1. Lib. XVIII, ep. 25; xix, 3. 2. Lib. IV, ep. 100. 119, 842. 3. Lib. II, ep. 202.— 4. Lib. I, ep. 17. 5. Ibid., ep. 20.

416 HISTOIRE

« l'administration épiscopale: parce qu'il voyoit que sans elle tout al- loit tomber en confusion. « Plût à Dieu, plût à Dieu que je pusse, non point confirmer la domination des évêques, mais en rétablir l'adiuinis- tration ! car je vois quelle Église nous allons avoir, si nous renversons la police ecclésiastique. Je \ois que la/j/ro«nie sera plus insupportable que jamais*. » C'est ce qui arrive toujours quand on secoue le joug de l'autorité légitime. Ceux qui soulèvent les peuples sous prétexte de liberté, se font eux-mêmes tvrans; et si on n'a pas encore assez vu que Luther étoit de ce nombre, la suite le fera paroltre d'une manière à ne laisser aucun doute. Mélanchthon continue; et après avoir blâmé ceux qui n'aimoient Luther a qu'à cause que par son moyen ils se sont défaits des évêques, il conclut « qu'ils se sont donné une liberté qui ne feroit aucun bien à la postérité. Car quel sera, poursuit-il, l'état de r£glise, si nous changeons toutes les coutumes anciennes, et qu'il n'y ait plus de prélat» ou de conducteurs certains"' »

il prévoit que dans ce désordre chacun se rendra le maître. Si les puissances ecclésiastiques, à qui l'autorité des apôtres est venue par succession, ne sont point reconnues, les nouveaux minisires qui ont pris leur place, comment subsisteront-ils? Il ne faut qu'entendre par- ler Capiton, collègue de Bucer. dans le ministère de l'Église de Stras- bourg : « L'autorité des ministres est, dit-il-, entièrement abolie : tout se perd, tout va en ruine. Il n'y a parmi nous aucune Église, pas même une seule, il y ait de la discipline.... Le peuple nous dit har- diment : Vous voulez vous faire les tyrans de l'Église, qui est libre : vous voulez établir une nouvelle papauté. » Et un peu après : « Dieu me fait connoître ce que c'est qu'être pasteur, et le tort que nous avons fait à l'Église par le jugement précipité, et la véhémence inconsidérée qui nous a fait rejeter le pape. Car le peuple, accoutumé et comme nourri à la licence, a rejeté tout à fait le frein; comme si en détruisant la puissance des papistes, nous avions détruit en même temps toute la force des sacrements et du ministère. Ils nous crient : Je sais assez l'Évangile: qu'ai-je besoin de votre secours pour trouver Jésus-Christ? Allez prêcher ceux qui veulent vous entendre, s Quelle Babylone est plus confuse que cette Église, qui se vantoit d'être sortie de l'Église romaine comme d'une Babylone? Voilà quelle étoit l'Église de Stras- bourg, elle que les nouveaux réformés proposoient sans cesse à Érasme, lorsqu'il se plaignoit de leurs désordres, comme la plus réglée et la plus modeste de toutes leurs Églises; voilà quelle elle étoit environ l'an l.o37, c'est-à-dire dans sa force et dans sa fleur.

Bucer, le collègue de Capiton, n'en avoit pas meilleure opinion en 1549, et il avoue qu'on n'y avoit rien tant recherché a que le plaisir de vivre à sa fantaisie ^ »

Un autre ministre se plaint à Calvin qu'il n'y a nul ordre dans leurs Églises, et il en rend cette raison, « qu'une grande partie des leurs croit s'être tir<ie de la puissance de l'Antéchrist, en se jouant à sa fan-

1. Lib. IV, ep. lo'i. 2. Ep. ad Farel. int. ep. Calv., p. 5. 3. Int. ep. Calv., pag. 5o9, 5lo.

DES VARIATIONS, LIV. V. 4^7

taisie des biens de l'Eglise, et en ne reconnoissant aucune discipline '. » Ce ne sont pas des discours l'on reprenne les désordres avec exagération. C'est ce que les nouveaux pasteurs s'écrivent confidem- ment les uns aux autres; et on y voit les tristes eiïeis de la réforme.

i:n des fruits qu'elle produisit fut la servitude tomba l'Eglise. Il ne faut pas s'étonner si la nouvelle réforme piaisoit aux princes et aux magistrats, qui s'y rendoienl maîtres de tout, et même delà doctrme. Le premier eflet du nouvel Évangile dans une ville voisine de Genève (c'est Montbéliard), fut une assemblée qu'on y tint des principaux ha- bitants, pour apprendre « ce que le prince ordonneroit de lacène^ ^ Calvin s'élève inutilement contre cet abus: il y espère peu de remède; et tout ce qu'il peut faire est de s'en plaindre comme du plui grand désordre qu'on pût introduire dansl'Êglise. Mycon, successeur d'Œco- lampade dans le ministère de Bàle, fait la même plainte aussi vaine- ment. « Les laïques, dit-il», s'attribuent tout, et le magistrat s'est fait pape. »

C'étoii un malheur inévitable dans la nouvelle réforme : elle s étoit établie en se soulevant contre les évêques.surles ordres du magistrat. Le magistrat suspendit la messe à Strasbourg, l'abulit en d'autres en- droits, et donna la forme au service divin. Les nouveaux pasteurs étoient institués par son autorité : il étoit juste après cela qu'il eût toute la puissance dans l'Église. Ainsi ce qu'on gagna dans la réforme, en rejetant le p'Jpe ecclésiastique, successeur de saint Pierre, fut de se donner un pape laïque, et de mettre entre les mains du magistrat l'autorité des apôtres,

Luther, tout fier qu'il étoit de son nouvel apostolat, ne put se dé- fendre d'un tel abus. Seize ans s'étoient écoulés depuis l'établissement de sa réforme dans la Saxe, sans qu'on eût seulement songé à visiter les églises, ni à voir si les pasteurs qu'on y avoit établis faisoient leur devoir, et si les peuples savoient du moins leur catéchisme. On leur avoit fort bien appris, dit Luther, * « à manger de la chair les vendre- dis et les samedis, à ne se confesser plus, à croire qu'on étoit justifié parla seule foi, et que les bonnes œuvres ne méntoient rien : » mais pour prêcher sérieusement la pénitence, Luther fait bien connoiire que c'étoit à quoi on peiisoit le moins. Les réformateurs avoieiit d'au- tres affaires. Pour enfin s'opposer à ce désordre en 1538, on s'avisa du remède de la visite, si connu dans tes canons. « Mais personne, dit Luther*, n'éloit encore parmi nous a[>pelé à ce ministère; et saint Pierre défend de ren faire dans lÉglise, sans être assuré par une dé- putation certaine que ce qu'on fait est l'œuvre de Dieu : » c'est-à-dire en un mot, qu'il faut pour cela une mis>ion, une vocation, une auto- rité légitime. Remarquez que les nouveaux évangélistes avoient bien reçu d'en haut une mission extraordinaire pour soulever les peuples contre leurs évêques, prêcher malgré eux, et s'attribuer l'adminisira- tion des sacrements contre leur défense ; mais pour faire la véritable

1 Cal en pa<^ 4:^. - 2. Ibid., p.s. SO, 5t, 5Î. - 3. Int. ep. Cnlv ^2. _ ; kr.'' x.rcap: De doc, cIp.Z)^ W erl. Christ., etc. - 5. Ib^d., Prœf.

BOSSCET. II.

4 «^ HISTOIRE

fonction épiscopale, qui est de visiter et de corriger, personne n'en avoit reçu la vocation ni l'ordre de Dieu; tant cette céleste mission étoit imparfaite; tant ceux qui la vantoient s'en défioient dans le fond! Le remède qu'on trouva à ce défaut fut d'avoir recours au prince, comme « la puissance indubitablement ordonnée de Dieu dans ce pays 1. » C'est ainsi que parle Luther. Mais cette puissance établie de Dieu l'a-t-elle été pour cette fonction? Non, Luther l'avoue: et il pose pour fondement que la visite est une fonction apostolique. Pour- quoi donc ce recours au prince? C'est, dit Luther .a qu'encore que par sa puissance séculière il ne soit point chargé de cet office, » il ne lais- sera pas « par charité de nommer des visiteurs : » et Luther exhorte les autres princes à suivre cet exemple : c'est-à-dire qu'il fait exercer la fonction des évêques par l'autorité des princes; et on appelle cette en- treprise une charité dans le langage de la réforme.

Ce récit fait voir que les sacramentaires n'étoient pas les seuls qui, destitués de l'autorité légitime, avoient rempli leurs Eglises de confu- sion. Il est vrai crue Capiton, après s'être plaint, dans la lettre qu'on vient de voir, que la discipline étoit « inconnue » dans les Églises de la secte, ajoute « qu'il n'y avoit de discipline que dans les Églises lu- tllé^iennes^ » Mais Méianchthon, qui les connoissoit, raconte en par- lant de ces Églises en 1532 . et à peu près dans le même temps que Capiton écrivit sa lettre : « que la discipline en éioit ruinée; qu'on y doutoit des plus grandes choses : cependant qu'on n'y vouloit point en- tendre, non plus que parmi les autres, à expliquer nettement les dogmes; et que ces maux étoient incurables^ : » si bien qu'il ne reste aucun avantage aux luthériens, si ce n'est que leur discipline, telle quelle, étoit encore si fort au-dessus de celle des sacramentaires, qu'elle leur faisoit envie.

Il est bon d'apprendre encore de Mélanchthon comment les grands du parti traitoient la théologie et la discipline ecclésiastique. On par- loit assez foiblement de la confession des pèches parmi les luthériens; et néanmoins le peu qu'on y en disoit et ce petit reste de la discipline chrétienne qu'on y avoit \oulu retenir frappa tellement un homme d'importance, qu'au rapport de Mélanchthon il avança dans un grand festin a (car c'est là, dit-il, seulement qu'ils traitent la théologie) qu'il s'y falloit opposer; que tous ensemble ils dévoient prendre garde à ne se laisser pas ravir la liberté qu'ils avaient recouvrée ; autrement qu'on les replongeroit dans une nouvelle servitude, et que déjà on renouve- loit peu à peu les anciennes traditions. » Voilà ce que c'est que d'ex- citer l'esprit de révolte parmi les peuples, et de leur inspirer sans dis- cernement la haine des traditions. On voit dans un seul festin l'image de ce qu'on faisoit dans les autres. Cet esprit régnoit dans tout le peuple : et Mélanchthon dit lui-même à son ami Camérarius, en par- lant de ces nouvelles Églises : a Vous voyez les emportements de la multitude, et ses aveugles désirs*: » on n'y pouvoit établir la règle.

i. Visit. Sax. ; cap. De doct. cap. De liber t. Christ., etc.

2 înt. epist. Caîv., p. 5, n. 7. 3. Lib rv, ep. 135. -r 4. Ibid.. ep. 71.

à Ibid., ep. 769.

DES VARIATIONS, LIV. V. 4i'Jl

Ainsi la réformation véritable, c'est-à-dire celle des mœurs, recalûit au lieu d'avancer, pour deux raisons: l'une, que l'autorité étoit dé- truite; l'autre, que la nouvelle doctrine portoit au relâchement.

Je n'entreprends pas de prouver que la nouvelle justification avoit ce mauvais effet, c'est une matière rebattue, et qui n'est point de mon sujet. Mais je dirai seulement ces faits constants, qu'après l'établisse- ment de la justice imputée, la doctrine des bonnes œuvres baissa tel- lement, que des principaux disciples de Luther dirent que c"étoit un blasphème d'enseigner qu'elles fussent nécessaires. D'autres passèrent jus'ju'à dire qu'elles étoient contraires au salut; tous décidèrent d'un commun accord qu'elles n'y étoient pas nécessaires. On peut bien dire dans la nouvelle réforme que les bonnes œuvres sont nécessaires comme des choses que D:eu exige de l'homme : mais on ne peut pas dire qu'elles sont nécessaires au salut. Et pourquoi donc Dieu lesexige- t-il? N'est-ce pas afin qu'on soit sauvé? Jésus-Christ n'a-t-il pas dit lui-mêoie : « Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commande- ments'?» C'est donc précisément pour avoir la vie et le salut éternel que les bonnes œuvres sont nécessaires selon l'Évangile; et c'est ce que prêche toute l'Ecriture : mais la nouvelle réforme a trouvé cette subtile distinction, qu'on peut sans difficulté les avouer nécessaires, pourvu que ce ne soit pas pour le salut.

Il s'agissoit des adultes: car pour les petits enfants tout le monde en étoit d'accord. Qui eût cru que la réformation dût enfanter un tel pro- dige, et que cette proposition, a Les bonnes œuvres sont nécessaires au salut, » pût jamais être condamnée? Elle le fut par Mélanchthon et par tous les luthériens', en plusieurs de leurs assemblées, et en particulier dans celle de Worms en 1557, dont nous verrons les actes en son temps.

Je ne prétends pas ici reprocher à nos réformés leurs mauvaises mœurs; les nôtres, à les reg.irder dans la plupart des hommes, ne pa- roissoient pas meilleures: mais c'est qu'il ne faut pas leur laisser croire que leur réforme ait eu les fruits véritables qu'un si beau nom faisoit at- tendre, ni que leur nouvelle justification ait produit aucun bon eff"et.

Erasme disoit souvent que sur tant de gens qu'il voyoit entrer dans la nouvelle réforme (et il avoit une étroite .'imiliarilé avec la plupart et les principaux), il n'en avoit vu aucun qu'elle n'eût rendu plus mau- vais, loin de le rendre meilleur. Quelle race évangélique est ceci? di- soit-iP: jamais on ne vit rien de plus licencieux ni de plus séditieux tout ensemble, rien enfin de moins évangélique que ces évangéliques prétendus: ils retranchent les veilles et les offices de la nuit et du jour. C'étoit, disent-ils, des superstitions pharisaïques : mais il falloit donc les remplacer de quelque chose de meilleur, et ne pas devenir épicu- riens à force de s'éloigner du judaïsme. Tout est outré dans cette ré- forme: on arrache ce qu'il faudroit seulement épurer; on met le feu à

i, Matth., XIX, 11. 2. ]Mel. ep., iib. I, 70, col. 84.

3. Ep., pag. 818, 822, Ub. XIX; ep. 3, XXXI, 47, p. 2053, etc.; Iib. VI, 4 XVIII; 6, 24, 49 ; XIX, 3, 4, i 13 ; XXI, 3 ; XXXI. 47, 59, etc.

4£0 HISTOIRE

la maison pour en consumer les ordures. Les mœurs sont négligées; le luxe, les débauches, les adultères se multiplient plus que jamais; il n'y a ni règle ni discipline. Le peuple indocile, après avoir secoué le joug des supérieurs, n'en veut plus croire personne, et dans une licence si désordonnée, Luther aura bientôt à regretter cette tyrannie, comme il l'appelle, des évêques. Quand il écrivoit de cette sorte à ses amis protestants des fruits malheureux de leur réforme", ils en con- venoient avec lui de bonne foi. « J'aime mieux, leur disoit-il -, avoir affaire aux papistes que vous décriez tant. » Il leur reproche la malice d'un Capiton; les médisances malignes d'un Farel, qu Œcolampade, à la table duquel il vivoit, ne pouvoit ni souffrir ni réprimer; l'arrogance et les violences de Zuingle; et enfin celles de Luther, qui tantôt sem- bloit parler comme les apôtres, et tantôt s'abandonnoit à de si étranges excès et à de si plates bouffonneries, qu'on voyoit bien que cet air apostolique qu'il affectoit quelquefois, ne pouvoit venir de son fond. Les autres qu'il avoit connus ne valoient pas mieux. Je trouve, disoit- il 3, plus de piété dans un seul bon évêque catholique, que dans tous ces nouveaux évan^iélistes. Ce qu'il en disoit n'étoit pas pour flatter les catholiques, dont il accusoit les dérèglements par des discours assez libres. Mais outre qu'il trouvoit mauvais qu'on fit sonner si haut la ré- formaticn sans valoir mieux que les autres, il falloit mettre grande dif- férence entre ceux qui négligeoient les bonnes œuvres par foiblesse, et ceux qui en diminuoient la nécessité et la dignité par maxime.

Mais voici un témoignage pour les protestants qui les serrera de plus près: ce sera celui de Bucer. F.n 1542, et plus de vingt ans après la réformation, ce ministre écrit à Calvin, que o parmi eux» les plus évangéliques ne savoient a pas seulement ce que c'étoit que la véritable pénitence * : » tant on y avoit abusé du nom de la réforme et de l'Évan- gile ! Nous venons d'apprendre la même chose de la bouche de Luther *. Cinq ans ap'-ès cette lettre de Bucer, et parmi les victoires de Charles V, Bucer écrit encore au même Calvin ^: a Dieu a puni l'injure que nous avons faite à son nom par notre si longue et très-pernicieuse hypocri- sie. y> C'étoit assez bien nommer la licence couverte du titre de rtfor- mation. En 1549, il marque eu termes plus forts le peu d'effet de la réformation prétendue, lorsqu'il écrit encore à Calvin': « Nos gens ont passé de l'hypocrisie si av-nt enracinée dans la papauté, à une profes- sion telle quelle de Jésus-Christ; et il n'y a qu'un très-petit nombre qui soient tout à fait sortis de celte hypocrisie. » A cette fois il cherche querelle, et veut rendre l'Eglise romaine coupable de l'hypocrisie qu'il reconnoissoit dans son parti: car si par l'hypociisie romaine il entend, selon le style de la réforme, les vigiles, les abstinences, les pèleri- nages, les dévotions qu'on faisoit à l'honneur des saints, et les autres pratiques semblabes, on ne pouvoit pas en être plus revenu qu'étoient les autres réformés; puisque tous ils avoient passé aux extrémités op-

1. Lib. XIX, 2; XXX, 62. 2. Lib. XIX, 3. 3. Lib. XXXI. ep. S9, col. PJIS

<!. Int.,ep. Calv., pag. Sd.

5. Vùtt.. cap. De do't., cap. De Hb. Chr., etc. Ci-dessus.

6 lot. ep. Calv., p. 100. 7. Ibid., 509, sic.

DES VARIATIONS, LIV. V. 421

posées: mais comme le fond de la piété ne consistoit pas dans ces choses extérieures, il consistoit encore moins à les abolir. Que si c'étoit l'opinion des mérites que Bucer appeloit ici notre hypocrisie, la ré- forme n'étoit encore que trop corrigée de ce mal, elle qui ôtoit ordi- nairement jusqu'au mérite, qui éioit un don de la grâce, bien que la force de la vériié le lui fît quelquefois reconnoltre. Quoi qu'il en soit, la réformation avoit si peu prévalu sur l'hypocrisie, que très-peu, selon Bucer, étoient sortis d'un si grand mal. « Cest pourquoi, pour- suit-il, nos gens ont été plus soigneux de paroltre disciples de Jésus- Christ que de l'être en effet; et quand il a nui à leurs intérêts de le paroître, ils se sont encore défaits de celte apparence. Ce qui leur plai- soit, c'étoit de sortir de la tyrannie et des superstitions du pape, et de vivre à leur fantaisie. -o Ln peu après : a Nos gens, dit-il, n'ont ja- mais voulu sincèrement recevoir les lois de Jésus-Christ; aussi n'ont- ils pas eu le coiira^'e de les opposer aux autres avec une constance chré- tienne.... Tant qu'ils ont cru avoir quelque appui dans le bras de la chair, ils ont fait ordinairement des réponse? assez vigoureuses: mais ils s'en sont très-peu souvenus, lorsque ce bras de la chair a été rompu, et qu'ils n'ont plus eu de secours humain, »

Sans doute jusqu'alors la réformation véritable, c'est-à-dire celle des mœurs, avoit de foibles fondements dans la réforme prétendue; et l'œuvre de Dieu tant vantée et tant désirée ne sy faisoit pas.

Ce que Mélanchthon avoit le plus espéré dans la réforme de Luther, c'étoit la liberté chrétienne, et l'affranchissement de tout le joug hu- main : mais il se trouva bien déçu dans ses espérances. Il a vu près de cinquante ans durant l'Église luthérienne toujours sous la tyrannie, ou dans la confusion. Elle porta longtemps la peine d'avoir méprisé l'au- torité légitime. Il n'y eut jamais de maître plus rigoureux que Luther, ni de tyrannie plus insupportable que celle qu'il exerçoit dans les ma- tières de doctrines. Son arrogance étoit si connue, qu'elle faisoit dire à Muncer qu'il y avoit deux papes: l'un celui de Rome, et l'autre Lu- ther; et ce dernier le plus dur. S'il n'y eût eu que Muncer, un fana- tique et un chef de fanatiques, Mélanchthon eût pu s'en consoler: mais Zuingle, mais Calvin , mais tous les Suisses, et tous les sacramentaires, gens que Mélanchthon ne méprisoit pas, disoient hautement, sans qu'il les pût contredire, que Luther étoit un nouveau pape. Personne n'ignore ce qu'écrivit Calvin à son confident Bullinger ' : « qu'on ne pouvoit plus souffrir les emportements de Luther, à qui son amour-propre ne permettoit pas de connoître ses défauts, ni d'endurer qu'on le contre- dit. » Il s'agissoit de doctrine, et c'étoit principalement sur la doctrine que Luther se vouloit donner cette autorité absolue. La chose alla si avant, que Calvin s'en plaignit à Mélanchthon même: a Avec quel em- portement, dit-il *, a foudroie votre Périclès ! » C'étoit ainsi qu'on nom- moit Luther, quand on vouloit donner un beau nom à son éloquence trop violente. « Nous lui devons beaucoup, je l'avoue, et je souffrirai aisément qu'il ait une très-grande autorité, pourvu qu'il sache se com-

1. Ep., p. 526. 2. Calv., ep. ad Mel., p. 72.

|bS2 HISTOIRE

mander à lui-même; quoique enfin il seroit temps d'aviser combien nous voulons déférer aux hommes dans l'Église. Tout est perdu lorsque quelqu'un peut seul plus que tous les autres, surtout quand il ne craint pas d'user de tout son pouvoir.... Et certainement nous laissons un étrange exemple à la postérité, pendant que nous aimons mieux aban- donner notre liberté que d'irriter un seul homme par la moindre of- fense. Son espnt est violent, dit-on, et ses mouvements sent impé- tueux; comme si cette violence ne s'emportoit pas davantage, pendant que tout le monde ne songe qu'à lui complaire en tout. Osons une fois pousser du moins un gémissement libre. »

Combien est-on captif quand on ne peut pas même gémir en liberté I On est quelquefois de mauvaise humeur, je l'avoue; quoiqu'un des premiers et des moindres effets de la vertu soit de se vaincre soi-même sur cette inégalité: mais que neut-on espérer quand un homme, et en- cojt un homme qui n'a plus d'autorité ni peut-être plus de savoir que les autres, ne veut rien entendre, et qu'il faut que tout passe à son mot?

Mélanchthon n'eut rien à répondre à ces justes plaintes, et lui-même n"en pensoit pas moins que les autres. Ceux qui vivoient avec Luther ne s'ivoient jamais comment ce rigoureux maître prendroit leurs sen- timents sur la doctrine. Il les menaçoit de nouveaux formulaires de foi, principalement au sujet des sacrameniaires, dont on accusoit Mélanch- thon de nourrir l'orgueil a par sa douceur. » On se servoit de ce pré- texte pour aigrir Luther contre lui, ainsi que son ami Camérarius l'é- crit dans sa vie '. Mé'.anchthon ne savoit point d'autre remède à ces maux que celui de la fuite; et son gendre Peucer nous apprend qu'il y étoit résolu ^. Il écrivit lui-même que Luther s'emporta si violemment contre lui, sur une lettre reçue de Bucer, qu'il ne songeoit qu'à se re- tirer éternellement de sa présence ^. Il vivoit dans une telle contrainte avec Luther, et avec les chefs du parti, et on Taccabloit tellement de travail et d'inquiétude, qu'il écrivit, n'en pouvant plus, à son ami Ca- mérarius: " Je suis, dit-il*, en servitude comme dans l'antre du cy- clope ; car je ne puis vous déguiser mes sentiment?, et je pense souvent à m'enfuir. » Luther n'étoit pas le seul qui le violentoit. Chacun est maître à certains moments, parmi ceux qui se sont soustraits à l'au- torité légitime; et le plus modéré est toujours le plus captif.

Quand un homme s'est engagé dans un parti pour dire son senti- ment avec liberté, et que cet appas trompeur Ta fait renoncer au gou- vernement établi; s'il trouve après que le joug s'appesantisse, et que Don-seulement le maître qu'il aura choisi, mais encore ses compagnons, le tiennent plus sujet qu'auparavant, que n'a-t-il point à souffrir? et faut-il nous étonner des lamentations continuelles de iMélanchthon?Non, Mélanchthon n'a amais dit tout ce qu'il pensoit sur la doctrine, pas même quand il écrivûit à Augsbourg sa Confession de foi et celle de

1. Cam. in vit. Phil. Mel.

•i. Peuc. ep. ad vit. Theod. Hosp., p. 2, fol. 193 et seq.

). Mel., lib. IV, eo. 315. 4. Lib. IV. 255.

DES VARIAÏIONS, LIV. V. 423

tout le parti. Nous avons vu qu'il a accommodcit ses dogmes à l'oc- casion' : » il éioit prêt à dire beai.coup de choses plus douces, c'est- à-dire plus approchantes des dogmes reçus par les catholiques, « si ses compagnons l'avoient permis. » Contraint de tous côtés, et plus en- core de celui de Luther que de tout autre, il n'ose jamais parler, et se réserve « à de meilleurs temps, s'il en vient, » dit-il *, a qui soient propres aux desseins que j'ai dans l'esprit. » C'est ce qu'il écrit en 1537 dans l'assemblée de Smalcalde, on dressa les articles dont nous ve- nons de parler. On le voit cinq ans après, et en 1542, soupirer encore après une assemblée libredu parti', l'on explique «la doctrine d'une manière ferme et précise, i Encore après, et vers les dernières an- nées de sa vie, il écrit à Calvin et à BuUinger qu'on devoit écrire contre lui au sujet de l'eucharistie et de l'adoration du pain : c'étoit des lu- thériens qui dévoient faire ce livre : a S'ils le publient, » disoit-il *. a je parlerai franchement. » Mais ce meilleur temps, ce temps de par- ler franchement, et de déclarer sans crainte ce qu'il appeloit la vé- rité, n'est jamais venu pour lui; et il ne se trompoit pas quand il di- soit que, « de quelque sorte que tournassent les affaires, jamais on n'auroit la liberté de parler fraachemeiit sur les dogmes^. » Lorsque Calvin et les auties l'excitent à dire ce qu'il pense, il répond comme un homme qui a de grands ménagements, et qui se réserve toujours à expliquer de certaines choses*, que néanmoins on n'a jamais vues: de sorte qu'un des maîtres principaux de la nouvelle réforme, et celui qu'on peut dire avoir donné la forme au luthéranisme, est mort sans s'être expliqué pleinement sur les controverses les plus importantes de son temps.

C'est que durant la vie de Luther il falloit se taire. On ne fut pas plus libre après sa mort. D'autres tyrans prirent la place. C'étoit Iliy- ric, et les autres qui menoient le peuple. Le malheureux Mélanchthon se regarde au milieu des luthériens ses collègues, comme au milieu de ses ennemis, ou, pour me servir de ses mots, comme au milieu de guêpes furieuses, et « n'espère trouver de sincérité que dans le cieP. » Je voudrois qu'il me fût permis d'employer le terme de démagogue, dont il se sert : c'étoit, dans Athènes et dans les États populaire.^ de la Grèce, certains orateurs qui se rendoient tout-puissants sur la popu- lace, en la flattant. Les Églises luthériennes étoient menées par de semblables discoureurs :«< gens ignorants, selon Mélanchthon % qui ne connoissoient ni piété, ni discipline. ^Voilà, dit-il, ceux qui domi- nent; et je suis comme Daniel parmi les lions. » C'est la peinture qu'il nous fait des Églises luthériennes. On tomba de dans « une anarchie, c'est-à-dire, comme il dit lui-même*, « dans un état qui en- ferme tous les maux ensemble : » il veut mourir, et ne voit plus d'es- pétance qu'en celui qui avoit promis de soutenir son Église, « même

t. ci-dessus, lib. lîT. 2. Lib. IV, ep. 204. 3. Lib. I, ep. JIO, col. 147.

4. Ep.. Mel. int. Calv., ep., p. 218, 236. n. Lib IV, ep. 13ti, ô. Ep. Mel. int. Calv., ep., p. 199; Calv. resp., 211.

7. ïNle'i., epist. ad Calv. inter Calv., epist., pag. 144.

5. I.ib. IV. ep. 836, 842, 845. G. Lbid. et lib. 1, ep. i07; IV, 76, 886. etc.

424 fflSTOiRE

dans sa vieillesse, et jusqu'à la fin des siècles. » Heureux s'il avoit pu voir : qu'il m cesse donc jamais de la soutenir!

C'est à quoi on se devoit arrêter: et puisqu'il en falloit enfin reve- nir aux prooaesses faites à l'Église , Mélanchthon n'avoit qu'à ccmsidérer qu'elles dévoient avoir toujours été autant inél)ranlables dans les siècles qu'il voiiloit croire qu'elles le seroient dans les siècles qui ont suivi la réformation. L'Église luthérienne n'avcit point d'assurance particulière de son éternelle durée; et la réformation faite par Luther ne devoit pas durer plus ferme que la première institution faite par Jésus-Christ et par ses apôtres. Comment Mélanchthon ne voyoit-il pas que la ré- forme, dont il vouloit qu'on changeât tous les jours la foi , n'étoit qu'un ouvrage humain? Nous avons vu qu'il a changé et rechangé beaucoup d'articles importants de la Confession d'Augsbourg, après même qu'elle a été présentée à l'empereur'. Il a aussi ôié en divers temps beaucoup de choses importantes de l'apologie, encore qu'elle ftit souscrite de tout le parti avec autant de soumission que la Confession d'Au^'sbourg. En 1532, après la Confession d'Augsbourg et l'apologie, il écrit encore « que des points très-importants restent indécis, et qu'il falloit cher- cher sans bruit les moyens d'expliquer les dogmes'. Que je souhaite, dit-il, que cela se f.isse, et se fasse bien 1 » comme un homme qui sen- toit en sa conscience que rien jusqu'alors ne s'étoit fait comme il faut. En 1,533: « Qui est-ce qui songe, dit-iP, à guérir les consciences agi- tées de doutes, et à découvrir la vérité"? » En 1535 Combien, dit-il*, méritons-nous d'être blâmés, nous qui ne prenons aucun soin de gué- rir les consciences agitées de doutes, ni d'expliquer les dogmes pure- ment et simpletuent, sans sophisterieV Ces choses me tourmentent ter- riblement. » Il souhaite, dans la même année, « qu'une assemblée pieuse juge le procès de l'eucharistie s;ins sophistene et sans tyran- nie*. » Il juge donc la chose indécise: et cinq ou six manières d'expli- quer cet article, que nous trouvons dans la Confession d'Aujisbourg et dans l'apologie, nt l'ont pas contenté. En 1536, accusé de trouver en- core beaucoup de douies dans la doctrine dont il faisoit profession, il répond d'abord qu'elle est inébranlable*; car il falloit bien parler ainsi, ou abandonner la cause. Mais il fait connoître aussitôt après, qu'en effet il y restoit beaucoup de défauts : il ne faut pas oublier qu'il s'a- gissoil de doctrine. Mélanchthon rejette ces défauts sur les vices et sur l'opiniâtreté des ecclésiastiques, a par lesquels il est arri\é, dit-il, qu'on laisse parmi nous aller les choses comme elles pouvoient, pour ne rien dire de pis; qu'on y est tombé en beaucoup de fautes, et qu'on y fit au commencement beaucoup de choses sans raison. » 11 reconnoît le désordre; et la vaine excuse qu'il cherche, pour rejeter sur l'Église catholique les défauis de sa religion, ne le couvre point. Il n'étoit pas pins avancé en 1537, et durant que tous les docteurs du parti, assem- blés avec Luther à Smalcalde, y expliquoientde nouveau les points de doctrine, ou plutôt qu'ils y souscri voient aux décisions de Luther.

i. Voy, ci-dessus, lib. III. —2. Lib. IV, ep. 135. 3. Lib. IV, ep. 140. 4. Ibid.,ep. 170. 5. Lib. 111, ep. UA. 6. Lib. IV, ep. 194.

DES VARIATIONS, LIV. V. 425

c J'étois d'avis, dit-il', qu'en rejetant quelques paradoxes on expliquât plus simplement la doctrine : u et encore qu'il ait souscrit, comme on a vu, à ces décisions, il en fut si peu satisfait, qu'en 1542 nous l'avons vu a souhaiter encore une autre assemblée, les dogmes fussent expli- qués d'une manière ferme et précise'. » Trois ans après, et en 1545, il reconnoll encore que la vérité avoit été découverte fort imparfaite- ment aux préiJicUeurs du nouvel Évangile. <c Je prie Dieu. dit-iP, qu'il fasse fructifier celte telle quelle petitesse de doctrine qu'il nous a montrée. » il déclare que pour lui il a fait tout ce qu'il a pu. « La vo- lonté, dit-il, ne m'a pas manqué; mais le temps, les conducteurs et les docteurs. » Mais quoi ! son maître Luther, c^t homme qu'il avoit cru susc.té de Dieu pour dissiper les ténèbres du monde, lui man- quoit-il? Sans doute il se fondoit peu sur la doctrine d'un tel maître, quand il se plaint si amèrement d'avoir manqué de docteur. En effet, après la mort de Luther, Mélanchihon, qui en tnnt d'endroits lui donne tantde louanges, écrivant confidemraent à son ami Camérarius, se con- tente de dire assez froidement, « qu'il a du moins bien expliqué quel- que partie de la doctrine céleste^» Un peu après il confesse « que lui et les autres sont tombés dans beaucoup d'erreurs, qu'on ne pouvoit éviter en sortant de tant de ténèbres^, » et se contente de dire que a plusieurs choses ont été bien expliquées; » ce qui s'accon.'e parfaite- ment avec le désir qu'il avoit qu'on expliquât mieux les autres. On voit dans tous les passages que nous avons rapportés, qu'il s'agit de dogmes de foi; puisqu'on y parle partout de décisions, et de décrets nouveaux sur la doctrine. Qu'on s'étonne maintenant de ceux qu'on ap- pelle chercheurs en Angleterre, Voilà Mélanchthon lui-même quicnerche encore beaucoup d'articles de sa religion, quarante ans après la pré- dication de Luther et l'établissement de sa réforme.

Si l'on demande quels éioient les dogmesque Mélanchthon prétendoit mal expliqués, il est certain que c'étoit les plus importants. Celui de l'eucharistie étoii du nombre. En 1.^53, après tous les changements de la Confession d'Augsbourg, après les explications de l'apologie, après les articles de Smalcalde, qu'il avoit signés, il demande encore <t une nouvelle formule pour la cène* r> On ne sait pas bien ce qu'il vouloit mettre dans celte formule; et il paroîl seulement que ni celles de son parti, ni celles du parti contraire, ne lui plaisoient, puisque, selon lui, les utis et les autres ne faisoient « qu'obscurcir la matière'. »

Un autre article, dont il souhaitoit la décision, étoit celui du libre arbitre, dont les conséquences influent si avant dans les matières de la justification et de la grâce. En 1548, il écrit à Thomas Cranmer, cet archevêque de Cantoriiéry qui jeta le roi son maître dans l'abîme par ses complaisances : a Dès le commencement, dit-il*, les discours qu'on a faits parmi nous sur le libre arbitre, selon les opinions des stoïciens, ont été trop durs, et il faut songer à faire quelque formule sur ce

1. Lib. IV, ep. 98. 2. Lib. I, ep. 663. 3. Lib. IV, ep. 662. «t. Lib. IV, ep. 699. .l. Ibid., ep. 737. C. Lib II, ep. «147. ■7. Ihid. 8. Lib. III. ibid., ep. 42.

fc26 HISTOIRE

point. T> Celle de la Confession d'Augsbourg, quoiqu'il l'eût lui-même dressée, ne le contentoit plus : 11 commençoit à vouloir que le libre ar- bitre agît noQ-seulement dans les devoirs de la vie civile, mais encore dans les opérations de la grâce, et par son secours. Ce n'étoit pas les idées qu'il avoit reçues de Luther, ni ce que Mélanchthon lui-même avoit expliqué à Augsbourg. Cette doctrine lui suscita des contradic- teurs parmi les protestants. Il se préparoit à une vigoureuse défense, quand il écrivoit à un ami : « S'ils publient leurs disputes stoïciennes (touchant la nécessité fatale, et contre le franc arbitre) je répondrai très-gravement et très-doctement'. » Ainsi, parmi ses malheurs, il ressent le plaisir de faire un beau livre, et persiste dans sa croyance, que la suite nous découvrira davantage.

On pourroit marquer d'autres points dont Mélanchthon désiroit la dé- cision longtemps après la Confession d'Augsbourg, Mais ce qu'il a de plus étrange, c'est que pendant qu'il sentoit en sa conscience, et qu'il avouoit à ses amis, lui qui l'avoit faite, la nécessité de la réformer en tant de chefs importants, lui-même, dans les assemblées qui se fai- soient en public, ii ne cessoit de déclarer, avec tous les autres, qu'il s'en tenoit précisément à cette Confession, telle qu'elle fut présentée dans la diète d'Augsbourg; et à l'apologie, comme à la pure explica- tion de la parole de Dieu^: La politique le vouloit ainsi; et c'eût été trop décrier la réformation que d'avouer qu'elle eût erré dans son fon- dement.

Quel repos pouvoit avoir Mélanchthon durant ces incertitudes? Le pis étoit qu'elles vendent du fond même et pour ainsi dire de l.vconstitu- tion de son Église, en laquel.e il n'y avoit pomt d'autorité légitime, ni de puissance réglée. L'autorité usurpée n'a rien d'uniforme : elle pousse ou se relâche sans mesure. Ainsi la tyrannie et l'anarchie s'y font sen- tir tour à tour, et on ne sait à qui s'adresser pour donner une forme certaine aux affaires.

Un défaut si essentiel, et en même temps si inéTitable dans la con- stitution de la nouvelle réforme, causoit des troubles extrêmes au mal- heureux Mélanchthon. S'il naissoit quelques questions, il n'y avoit au- cun moyen de les terminer. Les traditions les plus constantes étoient méprisées. L'Écriture se laissoit tordre et violenter à qui le vouloit. Tous les partis croyoient l'entendre : tous publioient qu'elle étoit claire. Personne ne vouloit céder à soncompagnon. Mélanchthon crioit en vain qu'on s'assemblât pour terminer la querelle de l'eucharistie, qui dé- chiroit la réforme naissante. Les conférences qu'on appeloit amiables n'en avoient que le nom, et nefaisoient qu'aigrir les esprits et embar- rasser les affaires. Il falloit une assemblée juridique, un concile qui eût pouvoir de déterminer, et auquel les peuples se soumissent. Mais le prendre dans la nouvelle réforme? La mémoire des évèques mé- prisés y étoit encore trop récente: les particuliers qu'on voyoit occu- per leurs places n'avoient pas pu se donner un caractère plus invio- lable. Aussi vouloient-ils de part et d'autre, luthériens et zuingliens,

1. Lib. II, ep. 200. 2. Lib. I, 56, 70, 76.

DES VARIATIONS, LIV. V. 427

cfu'oc jugeât de leur mission par le fond. Celui qui disoit la vérité avoit, selon eux. la mission légitime. C'étcit la difficulté de savoir qui la di- soit cette vérité, dont tout le monde se fait honneur; et tous ceux qui faisoient dépendre leur mission de cet examen la rendoient douteuse. Les évèques catholiques avoient un titre certain, et il n'y avoit qu'eux dont la vocation fût incontestable. On disoit qu'ils en abusoient; mais on ne nioit point qu'ils ne l'eussent. Ainsi Mélanchthon vouloit toujours qu'on les reconnût; toujours il soutenoit qu'on avoit tort de ne « rien accorder à l'ordre sacré'. Si on ne rétablissoit leur autorité, il pré- voyoit avec une vive et inconsolable douleur, que « la discorde seroit éternelle, et qu'elle seroit suivie de l'ignorance, de la barbarie et de toute sorte de maux. »

Il est bien aisé de dire, comme font nos réformés, qu'on a une vo- cation extraordinaire; que l'Église n'est pas attachée comme les royaumes à une succession établie, et que les matières de religion ne se doivent pas juger en la même forme que les affaires sont jugées dans les tribunaux. Le vrai tribunal, dit-on, c'est la conscience, chacun doit juger des choses par le fond, et entendre la vérité par lui- même : ces choses, encore une fois, sont aisées à dire. Mélanchthon les disoit comme les autres^; mais il sentit bien, dans sa conscience, qu'il fall oit quelque autre principe pour former l'Église. Car aussi pour- quoi seroit-elle moins ordonnée que les empires?pùurquoi n'auroit-elle pas une succession légitime dans ses magistrats? Falloit-il laisser une porte ouverte à quiconque se voudroit dire envoyé de Dieu, ou obliger les fidèles à en venir toujours à l'examen du fond, malgré l'incapacité de la plupart des hommes? Ces discours sont bons pour la dispute; mais quand il faut finir une affaire, mettre la paix dans l'Église, et donner sans prévention un véritable reposa sa conscience, il faut avoir d'autres vo.'es. Quoi qu'on fasse, il faut revenir à l'autorité, qui n'est jamais assurée, non plus que légitime , quand elle ne vient pas de plus haut, et qu'elle s'est établie par elle-même. C'est pourquoi Mélanch- thon vouloit reconnottre les évoques que la succession avoit établis, et ne voyoit que ce remède aux maux de l'Église.

La manière dont il s'en explique dans une de ses lettres est adm.- rable*. «i Nos gens demeurent d'accord que la police ecclésiastique, oi on reconnoît des évèques supérieurs de plusieurs Églises, et l'évèque de Rome supérieur à tous les évèques est permise. Il a aussi été per- mis aux rois de donner des revenus aux Églises : ainsi il n'y a point lie c(Tntestation sur la supériorité du pape, et sur l'autorité des évè- ques; et tant le pape que les évèques peuvent aisément conserver cette autorité : car il faut à l'Église des conducteurs pour maintenir l'ordre» pour avoir l'œil sur ceux qui sont appelés au ministère ecclésiastique, et sur la doctrine des prêtres, et pour exercer les jugements ecclésias- tiques; de sorte que, s'il n'y avoit point de tels évèques, il en fau- droit faire. La monarchie du pape serviroit aussi beaucoup à conser- ver entre plusieurs nations le cousentement dans la doctrine : ainsi on

i. Lib. IV, ep. i9ti. - 2. Lih. I, ep. 69. 3- Hesp. ad Bell

428 HISTOIRE

s'accorderoit facilement sur la supériorité du pape, si on étoit d'ac- cord sur tout le reste; et les rois pourraient eux-mêmes facilement mo- dérer les entreprises des papps sur le temporel de leurs royaumes.» Voilà ce quepensoit Mélanchthon sur l'autorité du pape et desévêques. Tout le parti en étoit d'accord, quand il écrivit cette lettre : « Nos gens, dit-il, demeurent d'accord : » bien éloigné de regarder l'au- torité des évêques, avec la supériorité et o la monarchie » du pape, comme une marque de l'empire aniichrétien, il regardoit tout cela comme une chose désirable, et qu'il faudroit établir si elle ne l'étoit pas. Il est vrai qu'il y mettoit la condition que les puissances ecclésias- tiques oc n'opprimassent point la saine doctrine : * mais s'il est permis de dire qu'ils l'oppriment, et sous ce prétexte, rie leur refuser l'ohéis- sance qui leur est due, on retombe dans l'inconvénient qu'on veut évi- ter, et l'autorité ecclésiastique devient le jouet de tous ceux qui vou- dront la contredire.

C'est aussi pour cette raison que Mélanchthon cherchoit toujours un remède à un si giand mal. Ce n'étoit certainement pas son dessein que la désunion fût éternelle. Luther se soumettoit au concile, quand Mélanchthon s'étoit attaché à sa doctrine. Tout le parti en pressoit la convocation; et Mélanchthon y espéroit la fin du schisme, sans quoi j'ose présumer que jamais i! ne s'y seroit engagé. Mais après le pre- mier pas, on va plus loin qu'on n'avoit voulu. A la demande du con- cile, les prolestants ajoutèrent qu'ils le demandoient a libre, pieux et chrétien. » La demande est juste. Mélanchthon y entre: mais de si belles paroles cachoient un gratid artifice. Sous le nom de concile li- bre, on expliqua un concile d'où le pape fût exclu, avec tous ceux qui faisoient profession de lui être soumis. C'étoient les intéressés, disoit- on : le pape étoit le coupable, les évêques étoient ses esclaves; ils ne pouvoient pas être juges. Qui donc tiendroit le concile? les luthériens? de simples itarticuliers , ou des prêtres soulevés contre leurs évêques? Quel exemple à la postérité! et puis n'étoient-ils pas aussi les intéres- sés? N'étoient-ils pas regardés comme les coupables par lesc;itholiques, qui faisoient sans contestation le nlus grand parti, pour ne pas dire ici le meilleur de la chrétiemé? Quoi donc? pour avoir des juges iudifTé- rents, falloit-il appeler les mahoméians et les infidèles, ou que Dieu envoyât des anges? Et n'y avoii-il qu'à accuser tous les magistrats de l'Eglise, pour leur ôter leur pouvoir, et rendre le jugement impossible? Mélanchthon avoil trop de sens pour ne pas voir que c'étoit une illu- sion. Que fera-t-il? Apprenons-le de lui-même. En 1537, quand Tes lu- thériens furent assemblés à Smalcalde, pour voir ce que l'on feroit sur ie concile que Paul 111 avoit convoqué à Mantoue, on disoit qu'il ne falloit point donner au pape l'autorité de former l'assemblée on lui devoit faire son procèi, ni reconnoître le concile qu'il assembleroit. Mais Mélanchthon ne put pas être de cet avis: « Mon avis fut, dit-il ', de ne refuser pas absolument le concile, parce que encore que ie pape n'y puisse pas être juge, toutefois il a le droit de le convoquer; et il

1. Lib. IV, ep. 196.

DES VARIATIONS, LIV. V. 429

faut que le concile ordonne qu'on procède au jugement. » Voilà donc d'abord de son avis le concile reconnu; et ce qu'il y a ici de plus re- marquable, c'est que tout le monde demeuroit d'accord qu'il avoit rai- son dans le fond. « De plus fins que moi, poursuit-il, disoient que mes raisons étoient subtiles et véritables, mais inutiles: que la tyrannie du pape étoit telle, que si une fois nous consentions à nous trouver au concile, on entendroit que par nous accorderions au pape le pouvoir de juger. J'ai l)ien vu qu'il y avoit quelque inconvénient dans mon opi- nion: mais enfin elle étoit la plus honnête. L'autre l'emporta après de grandes disputes, et je crois qu'il y a ici quelque fatalité. »

C'est ce qu'on dit lorsqu'on ne sait plus l'on en est. Mélanchthon cherche une fin au schisme; et faute d'avoir compris la vérité toute entière, ce qu'il dit ne se soutient pas. D'un côté, il sentoit le bien que fait à l'Église une autorité reconnue: il voit même qu'il y falloit, parmi tant de dissensions qu'on y voyoit naître, une autorité principale pour y maintenir l'unité, et il ne pouvo't reconnoître cette autorité que dans le pape. D'autre côté, il ne vouloit pas qu'il fût jupe dans le procès que lui faisoient les luthériens. Ainsi il lui accorde l'aulorilé de con- voquer l'assemblée, et après il veut qu'il en soit exclu: bizarre opi- nion, je le confesse. Mais qu'on ne croie pas pour cela que Mélanch- thon fût un homme peu entendu dans ces affaires: il n'avoit pas cette réputation dans son parti, dont il faisoit tout l'honneur, je le puis dire: et personne n'y avoit plus de sens ni plus d'érudition. S'il pro- pose des choses contradictoires, c'est que l'état de la nouvelle réforme ne permettoit rien de droit ni de suivi. Il avuit raison de dire qu'il appartenoit au pape de convoqupr le concile: car quel autre le convo- queroit, surtout dans l'état présent de la chrétienté? Y avoit-il une au- tre puissance que celle du pape, que tout le monde reconnût? Et la lui vouloir ôter d'abord avant l'assemblée l'on vouloit, disoit-on, lui faire son procès, n'étoit-ce pas un trop iniqua préjugé; surtout ne s'a- gissant pas d'un crime personnel du pape, mais de la doctrine qu'il avoit reçue de ses prédécesseurs depuis tant de siècles, et qui lui étoit commune avec tous les évêques de l'Église? Ces raisons étoient si so- lides, que les autres luthériens, contraires à Mélanchthon, •< avouoient, » nous dit-il lui-même, comme on vient de voir, a qu'elles étoient véri- tables. » Mais ceux qui reconnoissoient cette vérité ne laissoient pas en même temps de soutenir, avec raison, que si on donnoit au pape le pouvoir de former l'assemblée, on ne pouvoit plus l'en exclure. Les évêques, qui de tout temps le reconnoissoient comme chef de leur or- dre, et se verroient assemblés en corps de concile par son autorité, souffriroient-ils que l'on commençât leur assemblée par déposséder un président naturel pour une cause commune? Et donneroient-ils un exemple inouï dans tous les siècles passés? Ces choses ne s'accordoient pas; et dans ce contlit des luthériens, il paroissoit clairement qu'après avoir renversé certains principes, tout ce qu'on fait est insoutenable et contradictoire.

Si on persistoit à refuser le concile que le pape avoit convoqué, Mé- lanchton n'espéroit plus de remède au schisme : et ce fut à ceiie occa-

430 HISTOIRE

sion qu'il dit les paroles que nous avons rapportées, «queia discorde étoit éternelle, » faute d'avoir reconnu l'autorité de l'ordre sacré*. Af- fligé d'un si grand mal. il suit sa pointe; et quoique l'opinion qu'il avoit ouverte pour le pape, ou plutôt pour l'unité de l'Église, dans l'assem- blée de SmalcaMe, y eût été rejetée, il lit sa souscription en la forme que nous avons vue, en réservant l'autorité du pape.

On voit maintenant les causes profondes qui l'y obligèrent, et pour- quoi il vouloit accorder au pape la supériorité sur les évèques. La paix, que la raison et l'expérience des dissensions de la secte lui faisoient voir impossible sans ce moyen, le porta à rechercher malgré Luther un secours si néce-;saire. Sa conscience à ce coup l'emporta sur sa com- plaisance; et il ajouta seulement qu'il donnoit au pape une supériorité « de droit humain : » malheureux de ne pas voir qu'une primauté, que l'expérience lui montroit si nécessaire à l'Église, méritoit bien d'être instituée par Jésus-Christ, et que d'ailleurs une chose qu'on trouve établie dans tous les siècles ne pouvoit venir que de lui.

Les sentiments qu'il avoit pour l'autorité de l'Église étoient surpre- nants: car, encore qu'à l'exemple des autres protestants, il ne voulût pas avouer l'infaillibilité de l'Église dans la dispute, de peur, disoit-il, de donner aux hommes une trop grande prérogative, son fond le pcr- toit plus loin : il répétoit souvent que Jésus-Christ avoit promis à son Église delà soutenir éternellement; qu'il avoit promis que son» œuvre », c'est-à-dire son Église, a neseroit jamais dissipée ni abolie;» et qu'ainsi, se fonder sur la foi de l'Église, c'étoit se fonder non point sur les hom- mes, mais sur la promesse de Jésus-Christ même '. C'est ce qui lui fai- soit dire: «Que plutôt la terre s'ouvre sous mes pieds, qu'il m'arrive de m'éloigner du sentiment de l'Église dans laquelle Jésus-Christ rè- gne. » Et ailleurs une infinité de fois : « Que l'Église juge, je me sou- mets au jugement de l'Église 3. >, Il est vrai que la foi qu'il avoit h la promesse vacilloit souvent; et une fois, après avoir dit, selon le tond de son cœur : « Je me soumets à l'Église catholique, » il y ajoute, «c'est-à-dire aux gens de bien et aux gens doctes ^ » J'avoue que ce «c'est-à-dire » détruisoit tout ; et on voit bien quelle soumission est celle où, sous le nom n des gens de bien et des gens doctes, » on ne connoît dans le fond que qui l'on veut : c'est pourquoi il en vouloit tou- jours venir à un caractère marqué, et à une autorité reconnue, qui étoit celle des évèques

Si on demande maintenant pourquoi un homme si désireux de la paix ne la chercha pas dans l'Église, et demeura éloigné de l'ordre sacré qu'il vouloit tant établir; il est aisé de l'entendre : c'est à cause princi- palement qu'il ne peut jamais revenir de sa justice imputée. Dieu lui avoit [^ourlant fait de grandes grâces, puisqu'il avoit connu deux vérités capables de le ramener : l'une, qu'il ne falloit pas suivre une doctrine qu'on ne trouvûit pas dans l'antiquité. « Délibérez, disoit-il à Brentius*,

l. Lib. IV, ep. 196. 2. Lib. I, ep. 107 ; IV, 76, 733, 845, 876, eic

3. Lib. m, ep. 44-, ftb. I, ep. 57, 105; lib. II. ep. 159, etc.

4. Lib. I, 109. 5. Lib. IIî, ep. 114.

DES VARIATIONS, LIV. V. 43'

avec l'ancienne Église. » Et encore : « Les opinions inconnues à l'an- cienne Église ne sont pas recevables '. » L'autre vérité, c'est que sa doctrine de la justice imputée ne se trouvoit point dans les Pères, Dès qu'il a commencé à la vouloir expliquer, nous lui avons ouï dire, o qu'il ne trouvoit rien de semblable dans leurs écrits '. » On ne laissa pas de trouver beau de dire dans la Confession d'Augsbourg et dans l'apo- logie, qu'on n'y avançoit rien qui ne fût conforme à leur doctrine. On citoit surtout saint Augustin; et il eût été trop honteux à des réforma- teurs d'avouer qu'un si grand docteur, le défenseur de la grâce chré- tienne, n'en eût pas connu le fondement. Mais ce que Mélanchthon écrit confidemment à un ami nous fait bien voir que ce n'étoit que pour la forme et par manière d'acquit qu'on nommoit saint Augustin dans le parti : car il répète trois ou quatre fois, avec une espèce de chagrin, que ce qui empêche cet ami de bien entendre cette matière, c'est «qu'il est encore attaché à l'imagination de saint Augustin, » et a qu'il faut entièrement détourner les yeux de l'imagination de ce Père^. » Mais encore quelle est cette imagination dont il faut détourner les yeux? « C'est, dit-il, l'imagination d'être tenus pour justes par l'accomplisse- ment delà loi, que le Saint-Esprit fait en nous. » Cet accomplissement, selon Mélanchthon , ne sert de rien pour rendre l'homme agréable à Dieu ; et c'est à saint Augustin une fausse imagination d'avoir pensé le con- traire : voilà comme il trait? un si grand homme. Et néanmoins il le cite, à cause, dit-il, de « l'opinion publique qu'on a de lui : » mais au fond, continue-t-il, a il n'explique pasassez la justice de la foi ; » comme s'il disoit : En cette matière il faut bien citer un Père que tout le monde regarde comme le pius digne interprète de cet article, quoiqu'à vrai dire il ne soit pas pour nous. Il ne trouvoit rien de plus favorable dars les autres Pères, a Quelles épaisses ténèbres, di-oit-iP, trouve-t-on sur cette matière dans la doctiine commune des Père> et de nos alver- saires! » Que devenoient ces belles paroles, qu'il falloit délibérer avec l'ancienne Église? Que ne pratiquoit-il ce qu'il con^eiîloif aux autres? Et puii^qu'il ne connoissoit de piété, comme en effet il n'y en a point, que celle qui est fondée sur la véritable doctrine de la justification, comment crut-il que tant de saints l'eussent ignorée? Comment s'ima- gina-t-il voir si clairement dans l'Ecriture ce qu'on ne voyoit point dans les Pères, pas même dans saint Augustin, le docteur et le défen- seur de la grâce justifiante contre les pélagiens, dont aussi toute l'É- glise avoit toujours en ce point constamment suivi la doctrine?

Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable , c'est que lui-même, tout épris qu'il éioit de la spécieuse idée de sa justice imputative, il ne pou- voit venir à bout de l'expliquer à son gré. Non content d'en avoir établi le dogme très-amplement dans la Confession d'Augsbourg, il s'applique tout entier à l'expliquer dans l'apologie; et pendant qu'il la comnosoit, il écrivoit à son ami Camérarius : « Je souffre vraiment un très-grand

1. MeL, De EciL cath id Luth., tom. I, 444.

2. Lib. III, ep. 126, coi. 574; sup., n. 2. %■ Lib. l ep. 94 4. Lib. IV. ep. 22, s.

^•^- HISTOIRE

et un très-pénible travail dans l'apologie à l'endroit de la justification

que je désire expliquer utilement *. » Mais du moins après ce grand tra- vail, aura-t-il tout dit? Écoutons ce qu'il en écrit à un autre ami : c'est celui que nous avons vu qu'il reprenoit comme encore trop attaché aux imaginations de saint Augustin : <r Jai. dit-il ', tâché d'expliquer cette doctrine dans l'apologie : mais dans ces sortes de discours les ca- lomnies des adversaires ne permettent pas de s'expliquer comme je fais maintenant avec vous; quoiqu'au fond je dise la même chose. » Et un peu après : o J'espère que vous recevrez quelque sorte de secours par mon apologie, quoique j'y parle de si grandes choses avec précau- tion. » A peine toute cette lettre a-t-elle une page : l'apolo.aie sur cette matière en a plus de cent ; et néanmoins cette lettre, selon lui, s'ex- plique mieux que l'apologie. C'est qu'il n'osoit dire aus^i clairement dans l'apologie qu'il faisoit dans cette lettre, «qu'iL faut entièrement ÉLOIGNER SES YEUX de l'accomplissement de la loi, même de celui que LE SAINT-ESPRIT FAIT EN NOUS. » Voilà ce qu'il appeloit rejeter « l'ima- gination 1) de saint Augustin. Il se voyoit toujours pressé de cette de- mande des catholiques : Si nous sommes agréables à Dieu indépendam- ment de toute bonne œuvre et de tout accomplissement de la loi, même de celui que le Saint-Esprit fait en nous, comment et à quoi les bonnes œuvres sont-elles nécessaires? Mélanchlhon se tourmenloit en vain à parer ce coup et à éluder cette terrible conséquence : « Les bonnes œuvres, selon vous, ne sont donc pas nécessaires? » Voilà ce qu'il ap- peloit a les calomnies des adversaires, i qui l'empêchoient dans l'apo- logie de dire nettement to.it ce qu'il vouloit. C'est la cause de « ce grand travail » qu'il avoit à soutenir, et des « précautions » a^ec les- quelles il parloit. A un ami on disoit tout le fond de la doctrine; mais en public, il y falloit prendre garde : encore ajoutoit-on à cet ami, qu'au fond cette doctrine ne s'entendoit bien «que dans les combats de la conscience. » C'étoit-à-dire que lorsqu'on n'en pouvoitplus. et qu'on ne savoit comment s'assurer d'avoir une volonté sufrisanle d'accomplir la loi, le remède pour conserver malgré tout cela l'assurance indubi- table de plaire à Dieu, qu'on prèchoit dans le nouvel Évangile, étoit d'éloigner ses yeux de la loi et de son accomplissement, pour croire qu'indépendamment de tout cela Dieu nous réputoit pour justes. Vo'là le repos dont Mélanchthon éloit flatté, et dont il ne vouloit pas se dé- faire.

Il y avoit à la vérité cet inconvénient, de se tenir assuré de la rémis- sion de ses péchés ^ans l'être de sa conversion ; comme si ces deux choses étoient sépnrables et indépendantes l'une de l'autre. C'est ce qui cau- soità Mélanchlhon ce «grand travail ; » et il ne pouvoit venir X bout de .se satisfaire : de sorte qu'après la Confession d'Augsbourg et tant de re- cherches laborieuses de l'apologie, il en vient encore, dans la Confes- sion qu'on appelle saxonique, à une autre explication de la grâce jus- tifiante, où il dit des choses nouvelles que nous verrons dans la suit

î. Lib. IV, ep. 110. Omnino talde multum laboris suslmeo, etc. 2. Lib. I, CD, «4.

DES VARIATIONS, UV. V. 433

Cest ainsi qu'on est agité quand on est épris d'une idée qui n'a qu'uny trompeuse apparence. On voudroit bien s'expliquer; on ne peut : on voudroit bien trouver dans les Pères ce qu'on cherche; on ne l'y trouve nulle part. On ne peut néanmoins se défaire d'une idée flatteuse, dont on s'est laissé agréablement prévenir. Tremblons , humilions-nous; avouons qu'il y a dans l'homme une source profonde d'orgueil et d'é- garement, et que les foiblesses de res[)rit humain, aussi bien que les jugements de Dieu, sont impénétrables.

Mélanchthon crut voir la vérité d'un côté, et l'autorité légitime de l'autre. Son cœur étoit déchiré, et il ne cessoit de se tourmenter à réunir ces deux choses. Il ne pouvoit ni renoncer aux charmes de sa justice imputative, ni faire recevoir par le collège épiscopal une doc- trine inconnue à ceux qui jusqu'alors avoient gouverné l'Eglise. Ainsi l'autorité qu'il aimoit comme légitime lui devenoit odieuse, parce qu'elle s'opposoit à ce qu'il prenoit pour la vérité. En même temps qu'on lui entend dire « qu'il n'a jamais contesté l'autorité aux évêques, » il ac- cuse ot leur tyrannie, » à cause principalement qu'ils s'opposoient à sa doctrine, et croit « affoiblir sa cause en travaillant à les rétablir'. » In- certain de sa conduite, il se tourmente lui-même, et ne prévoit que malheurs. « Que sera-ce, dit-il ^, que le concile, s'il se tient, si ce n'est une tyrannie ou des papistes, ou des autres, et des combats de théologiens plus cruels et plus opiniâtres que ceux des Centaures?» Il connoissoit Luther, et ne craignoit pas moins la tyrannie de son parti que celle qu'il attrihuoit au parti contraire. Les fureurs des théolo- giens le font trembler. Il voit que l'autorité étant une fois ébranlée, tous les dogmes, et même les plus importants, viendroient en ques- tion l'un après l'autre, sans qu'on sût comment finir. Les disputes et les discordes de la cène lui faisant voir ce qui devoit arriver des autres articles: «Bon Dieu, dit-iP, quelles tragédies verra la postérité, si on vient un jour à remuer ces questions, si le Verbe, si le Saint-Esprit est une personne! » On commença de son temps à remuer ces matières: mais il jugea bien que ce n'étoit encore qu'un foible commencement; car il voyoit les esprits s'enhardir insensiblement contre les doctrines établies et contre l'autorité des décisions ecclésiastiques. Qne seroit-ce s'il avoit vu les autres suites pernicieuses des doutes que la réforme avoit excités? tout l'ordre de la discipline renversé publiquement par les uns, et l'indépendance établie, c'est-à-dire, sous un nom spécieux et qui flatte la liberté, l'anarchie avec tous ses maux: la puissance spi- rituello mise par les autres entre les mains des princes; la doctrine chrétienne combattue en tous ses points; des chrétiens nier l'ouvrage de la création et celui de la rédemption du genre humain, anéantir l'enTer, abolir l'immortalité de l'âme, dépouiller le christianisme de tous ses mystères, et le changer en une secte de philosophie tout ac- commodée aux sens: de naître l'indifférence des religions, et ce qui suit naturellement, le fond même de la religion attaqué; l'Écriture directement combattue; la voie ouverte au déisme, c'est-à-dire à un

1. Lfi> rv ep. 228 - 2. Ibid,, ep. 140. 3. Ibid.

u 28

434 HISTOIRE

athéisme déguisé; et les livres seroient écrites ces doctrines pro.- digieuses sortir du sein de la réforme, et des lieux elle domine. Qu'auroit dit Mélanchlhon, s'il avoit prôvu tous ces maux? et quelles aiiroient été ses lamentations? 11 en avoit assez vu pour en être trou- blé toute sa vie. Les disputes de son temps et de son parti suffisoienî pour lui faire dire qu'à moins d'un miracle visible, toute la religion alloit être dissipée.

Quelle ressource trouvoit-il alors dans ces divines promesses, où, comme il l'assure lui-même, Jésus-Christ s'éloil engagé à soutenir son Église jusque dans a son extrême vieillesse, » et à ne la laisseï- jamais périr '? S'il avoit bien pénétré cette bienheureuse promesse, il ne se seroit pas contenté de reconnoître, comme il a fait, que la doctrine de l'Évangile subsisteroit éternellement, malgré les erreurs et les dispu- tes : mais il auroit encore reconnu qu'elle devoit subsister par les moyens établis dims l'Évangile, c'est-à-dire parla succession toujours inviolable du ministère ecclésiastique. Il auroit vu q le c'est aux apôlres et aux successeurs des apôtres que s'adresse cette promesse: «Allez, ensei- gnez, baptisez; et voilà, je suis avec vous jusqu'à la fin du monde 2. S'il avoit bien compris cette parole, jamais il n'auroit imaginé que la vérité pût être séparée du corps se trouvoit la succession et l'auto- rité légitime; et Dieu même lui auroit appris que, comme la profes- sion de la vérité ne peut jamais être empêchée par l'erreur, la force du mmistère apostolique ne peut recevoir d'interruption par aucun re- lâchement de la disciplme. C'est la foi des chrétiens: c'est ainsi qu'il faut croire à la promesse avec Abraham, « en espérance contre l'espé- rance '; » et croire enfin que l'Église conservera sa succession et pro- duira des enfants, même lorsqu'elle paroltra le plus stérile, et que sa force semblera le plus épuisée par un long âge. La foi de Mélanchthon ne fut pas à cette épreuve. Il crut bien en général à la promesse par /aquelle la profession de la vérité devoit subsister: mais il ne crut pas assez aux moyens établis de Dieu pour la maintenir. Que lui servit d'avoir conservé tant de bons sentiments? L'ennemi de notre salut, dit le pape saint Gréçroire *, ne les éteint pas toujours entièrement; et comme Dieu laisse dans ses enfants des restes de cupidité qui les hu- milie, Satan son imitateur à contre-sens laisse aussi (qui le croiroil?) dans ses esclaves des restes de piété, fausse sans doute et trompeuse, mais néanmoins apparente, par il achève de les séduire. Pour com- ble de malheur ils se croient saints, et ne songent pas que la piété «îui n'a pas toutes ses suites n'est qu'hypocrisie. Je ne sais quoi dipoit au cœur de Mélanchihon que la paix et l'unité, sans laquelle il n'y a point de foi ni d'Église, n'avoit point d'autre soutien sur la terre que l'au- toriié des anciens pasteurs. 11 ne suivit pas jusqu'au bout cette divine lumière: tout son fond fut changé; tout lui réussit contre ses espé- rances. Il aspiroit à l'unité : il la perdit pour jamais, sans pouvoir même en trouver l'ombre dans le parti il l'avoit été chercher. La réforma-

1. Lib. I, ep. 107, h^ IV, 76, etc. ''.. Matth., xxvm "O.

3. Hom., IV, 18. 4. Pastoral., part. III, cap. xxi, tou^- l... cu.- ^*

DES VARIATIONS, LTV. V. 435

tioa procurée ou soutenue par !es armes lui faisoit horreur : il se vit contraint de trouver des excuses à un emportement qu'il détestoit. Sou- vennns-nous de ce qu'il écrivit au landgrave de Hesse, qu'il voyoit prêt à prei'.dre les armes: «Que Votre Altesse pense, dit-il >, qu'il vaut mieux souffrir toutes sortes d'extrémités que de prendre les aimes pour les aiïaires de Ttvangile. » Mais il fallut bien se dédire de cette belle maxime, quand le parti se fut ligué pour faire la guerre, et que Luther lui-même se fut déclaré. Le malheureux Mélanchihon ne put même conserver sa sincérité naturelle: il fallut avec Bucer tendre des pièges aux catholiques dans des équivoques affectées ^; les charger de calom- nies dans la Confession d'Augsbourg; approuver en public celte Confes- sion qu'il souhaitait au fond de son cœur de voir réformer en tant de chefs ; parler toujours au gré d'autrui ; passer sa vie dans une éternclui dissimulation; et cela dans la religion, dont le premier acte est de croire, comme le second est de confesser. Quelle contrainte! quelle corruption! Mais le zMe du parti l'emporte: on s'étourdit los uns les autres: il faut non-seulement se soutenir, mais encore s'accroître: le beau nom de réformation rend tout permis, et le premier engagement rend tout nécessaire.

Cependant on sent dans le cœur de secrets reproches, et l'état l'on s? trouve déplaît. Mélanchlhon témoigne souvent qu'il se passe en lui des choses étranges, et ne peut bien expliquer ses peines secrètes. Dans le récit qu'il lait à son intime ami Camérarius des décrets de l'as- semblée de Spire, et des résolutions que prirent les protestants, tous les termes dont il se sert pour exprimer ses douleurs sont extrêmes. a Ce sont des agitations incroyables, et les douleurs de l'enfer; il en est presque à la mort. Ce qu'il ressent est horrible; sa consiernation est étonnante. Durant ses accablements il reconnoît sensiblement com- bien certaines gens ont tort^. » Quand il n'ose nommer, c'est quelque chef du parti qu'il faut entendre, et principalement Luther: ce n'éioit pas assurément par crainte de Rome qu'il écrivoit avec tant de pré- cautions et qu'il gardoit tant de mesures : et d'ailleurs il est bien constant que rien ne le troubloit tant que ce qui se passoit dans le parti même, tout se faisoit par des intérêts politiques, par de sourdes machinations et par des conseils violents: en un mot, on n'y traitoit que « des ligues que tous les gens de bien, » disoit-il*, a dévoient empêcher. » Toutes les affaires de la réforme rouloient sur ces ligues des princes avec les villes, que l'empereur vouloit rompre, et que les princes protestants vouloient maintenir: et voici ce que Mélanchthon en écrivoit à Camérarius: « Vous voyez, mon cher ami, que dans tous ces accommodements on ne pense à rien moins qu'à la religion. La crainte fait proposer pour un temps et avec dissimulation des accords tels quels , et il ne faut pas s'étonner si des traités de cette nature réus- sissent mal: car se peut-il faire que Dieu bénisse de tels conseils *? » Loin qu'il use d'exagération en parlant ainsi, on reconnoît même dans

1. LU). III, ep. 16-, lib. IV, ep. IlO, 111. 2. Voy. ci-dessus, liv. IV. 3. Lib. IV, ep. 8». 4. Sleid., lib. VIII. 5. Lib. IV, ep. 1?7.

43c HISTOIRE

ses lettres qu'il voyoit dans le parti quelque chose de pis que ce qu*l en écrivoit. o Je v^is, dit-il ', qu'il se machine quelque chose secrète- ment, et je voudrois pouvoir étouffer toutes mes pensées. r> Il a voit un tel dégoût des princes de son parti et de leurs assemblées, on le meiioit toujours pour trouver dans son éloquence et dans sa facilité des excuses aux conseils qu'il n'approuvoit pas. qu'à la fin il s'écrioit «Heureux ceux qui ne se mêlent point des affaires pul)lii]ues M » et il ne trouva un peu de repos qu'après que, trop convaincu des mau- vaises intentions des princes, a il avoit cessé de se mettre en peine de leurs decsseins^ ; » mais on le replongeoit, ma'gré qu'il en eût, dans leurs intrigues, et nous verrons bientôt comme il fut contraint d'au- toriser par écrit leurs actions les plus scandaleuses. On a vu l'opinion qu'il avoit des docteurs du parti, et combien il en étoit mal satisfait: mais voici quelque chose de plus fort. « Leurs mœurs sont telles, dit- il *, que pour en parler très-modérément, beaucoup de f:ens, émus de la confusion qu'on voit parmi eux, trouvent tout autre état un âge d'or, en comparaison de celui ils nous mettent. » Il trouvoit « ces plaies incurables *; » et dès son commencement la réforme avoit besoin d'une autre réforme.

Outre ces agitations, il ne cessoit de s'entretenir avec Camérarius, avec Osiandre et les autres chefs du parti, avec Luther même, des pro- diges qui airivoient, et des funestes menaces du ciel irriié. On ne sait souvent ce que c'est: mais c'est toujours quelque chose de terrible. Je ne sais quoi qu'il promet à son ami Camérarius de lui dire en particu- lier, inspire de la frayeur en le lisant *. D'autres prodiges arrivés vers le temps de la diète d'Augsbourg lui paroissoient favoraldes au nouvel Évangile. A Rome, « le débordement extraordinaire du Tibre, et l'en- fantement d'une mule dont le petit avoit un pied de grue: » dans le territ' ire d'Augsbourg la naissance « d'un veau à deux têtes, » lui fu- rent un signe d'un changement indubitable dans l'état de l'univers, et en particulier « de la ruine prochaine de Rome par le schisme ' : ^ c'est ce qu'il écrit tr's-sérieusement à Luther même, en lui donnant avis que ce jour-là on présenteroit à l'empereur la Confession d'Augsbourg. Voilà de quoi se repaissoient, dans une action si célèbre, les auteurs de celte Confession, et les chefs de la réforme: tout est plein de songes et de visions dans les lettres de Mélanchthon : et on croit lire Tite-Live, lorsqu'on voit tous les prodiges qu'il y raconte. Quoi plus? ô foiblesse extrême d'un esprit d'ailleurs admirable, et hors de ses préventions si pénétrant! les menaces des astrologues lui font peur. On le voit sans cesse effrayé par les tristes conjonciions des astres: « un horrible as- pect de Mars» le fait trembler pour sa fille, dont lui-même il avoit fait l'horoscope. Il n'est pas moins a effrayé de la flamme horrible d'une comète extrêmement septentrionale *. » Durant les conférences qu'on faisoit à Augsbourg sur la religion, il se console de ce qu'on va si len-

1. Sleid., 70. 2. Ibid., 85. 3. Ibid., 228. 4. Ibid., 7(j2. 5. Ibid., 759. 6. Lib. II, ep. 89, 269. 7. Lib. I, ep. 120; III, 69. 8. Lib. II, ep. 37, 445 lib. IV. eo. 119, 135, 137, 195, 198, 759, 844, etc. ; ib., 119: ife., 146.

py.S VARIATIONS, LIV. V. 437

tement, parce que « les asti-oloçues prédisent que les astres sevont plus propices aux disputes ecclésiastiques vers l'automne •. » Dieu étoit au- dessus de tous ces présages, il est vrai; et Mélanchthon le répète sou- vent, aussi bien que les faiseurs d'almanachs: mais enfin les astres réprissoient jusqu'aux affaires de l'Église. On voit que ses amis, c'est- à-dire les cîiefs du parti, entrent avec lui dans ces réilexions: pour lui, sa malheureuse nativité ne lui promettoit que des combats infinis sur la doctrine, de grands travaux et peu de fruit*. Il s'étonne, sur les coteaux approchant du Rhin , « qu'on lui ait prédit un naufrage sur la mer Baltique*; et appelé en Angleterre et en Danemark, il se garde bien d'aller sur cette mer. A tant de prodiges et tant de menaces des constellations ennemies, pour comble d'illusion, il se joij^noit en- core des prophéties. C'étoit une des foiblesses du parti de croire que tout le succès en avoit été prédit; et voici une des prédictions des plus mémorables qu'on y vante. En l'an 1516, à ce qu'on dit, et un an de- vant les mouvements de Luther, je ne sais quel cordelier s'étoit avisé, en commentant Daniel, de d:re que « la puissance du pape alloit bais- ser, et ne se relèveroit jamais*. » Cette prédiction étoit au.ssi vraie que ce qu'ajoutoit ce nouveau prophète, o qu'en 1600 le Turc seroit maître de l'Italie et de l'Allemagne. » Néanmoins Mélanchthon rapporte sérieusement la vision de ce fanatique, et se vante de l'avoir en ori- ginal entre ses mains, comme le frète cordelier l'avoit écrite. Qui n'eût tremblé à ce récit? Le pape est déjà ébranlé par Luther, et on croit le voir à bas. Mélanchthon prend tout cela pour des prophéties; tant on est foible quand on est prévenu! Après le pape renversé, il croit voir suivre de près le Turc victorieux; et les tremblements de terre qui ar- rivoient le confirment dans cette pensée *. Qui le croirait capable de toutes ces impressions, si toutes ses lettres n'en étoient remplies? Il lui faut faire cet honneur, ce n'étoit pas ses périls qui lui causoient tant de troubles et tant de tourments: au milieu de ses plus violentes agitations on lui entend dire avec confiance: « Nos périls me troublent moins que nos fautes «. » Il donne un bel objet à ses douleurs : les maux publics, et particulièrement les maux de l'Église. Mais c'est aussi qu'il ressent en sa conscience, comme il explique souvent, la part qu'avoient à ces maux ceux qui s'étoient vantés d'en être les ré- formateurs. Mais c'est assez parler en particulier des troubles dont Mélanchlhon étoit agité: on a vu assez clairement les raisons de la conduite qu'il tint dans l'assemblée de Smalcalde, et les motifs de la restriction qu'il y mit à l'article plein de fureur que Luther y proposa contre le pape.

1. Lib. II, 93. 2. Ib., ep. 448. 3. Ib., 93. 4- Mel., lib. I, ep. 65 î, Ibid., lib. I, ep. 65. d. Lib. rv, ep. 70.

^33 HISTOIRE

LIVRE VI. Depuis 1537 jusquà Van 1546.

SOMMAIRîl. Le landgrave travaille à entretenir l'union entre les luthériens et les zuingliens. Nouveau remède qu'on trouve à l'incontinence de ce prince en lui permettant d'épouser une seconde femme durant la vie de la pre- mière. Instruction mémorable qu'il donne à Bucer pour faire entrer Luther et Mélanchthon dans ce sentiment. Avis doctrinal de Luther, de Bucer et de Mélanchthon en faveur de la polygamie. Le nouveau mariage est fait ensuite de cette consultation. Le parti en a honte, et n'ose ni le nier ni l'avouer. Le landgrave porte Luther à supprimer l'élévation du saint sacrement, en faveur des Suisses, que celte cérémonie rebutoit de la ligue de Smalcalde. Luther à cette occasion s'échauffe de nouveau contre les sacramentaires. Dessein de iMélanchthon pour détruire le fondement du sacrifice de l'autel. On reconncît dans le parti que le sacrifice est inséparable de la présence réelle et du sen- timent de Luther. On en avoue autant de l'adoration. Présence momentanée, et dans la seule réception, comment établie. Le sentiment de Luther mé- prisé par Mélanchthon et par les théologiens de Leipsick et de Vitemberg. Thèses emportées de Luther contre les théologiens de Louvain. Il reconnoit le sacrement adorable; il déteste les zuingliens, et il meurt.

L'accord de Vitemberg ne subsista guère : c'étoit une erreur de s'i- maginer qu'une paix y^lâtrée comme celle-là pût être de longue durée, et qu'une si grande opposition dans la doctrine, avec une si grande al- tération dans les esprits, pût être surmontée par des équivoques. Il échappoit toujours à Luther quelque mot fâcheux contre Zuingie. Ceux de Zurich ne manquoient pas de défendre leur docteur: mais Philippe, landgrave de Hesse, qui avoit toujours dans l'esprit des desseins de guerre, tenoit uni autant qu'il pouvoit le parti protestant, et empêcha durant quelques années qu'on n'en vint à une rupture ouverte. Ce prince étoit le soutien de la ligue de Smalcalde; et par le besoin qu'on avoit de lui dans le parti; on lui accorda une chose dont il n'y avoit point d'exemole parmi les chrétiens: ce fut davoir deux femmes à la fois; et la "éforme ne trouva que ce seul remède à son incontinence.

Les historiens qui ont écrit que ce prince étoit, à cela près, fort tem- pérant*, n'ont pas su tout le secret du pc.rti : on y couvroit le plus qu'on pouvoit l'intempérance d'un prince que la réforme vantoit au- dessus de tous les autres. Nous voyons, dans les lettres de Mélanchthon ', qu'en 1.539, du temps que la ligue de Smalcalde se rendit si redou- table, ce prince avoit une maladie que l'on cachoit avec soin : c'étoit de ces maladies qu'on ne nomme pas. Il en guérit; et pour ce qui touche son intempérance, les chefs de la réforme ordonnèrent ce nou- veau remède dout nous venons de parler. On cacha le plus qu'on put cette honte du nou\el Evangile. M. de Thoa, tout pénétrant qu'il étoit dans les affaires étrangères, n'en a pu découvrir autre chose, sinon que ce prince « par le conseil de ses pasteurs, » avoit une concubine avec sa femme. C'en est assez pour couvrir de honte ces faux pasteur.s

1. Thuan., lib. IV, ad an. 1557. 2. Mei., iib. IV, eo. 214.

DES VARIATIONS, LTV. VI. 439

qui autorisoient le concubinage; mais on ne savoii pas encjie alors que ces pasteurs étoienl Luther lui-même avec tous les chefs du parti, et qu'on permit au landgrne d'avoir une concubine à titre de femme légitime, encore qu'il en eût une autre dont le mariage subsistoit dans toute sa force. Maintenant tout ce mystère d'iniquité est découvert par les pièces que l'élocteur palatin Charles-Louis (c'est le dernier mort) a fait imprimer, et dont le prince Ernest de Hesse, un des descendants de Philippe, a manifesté une partie depuis qu'il s'est fait cathol'que. Le livre que le prince palatin fit imprimer a pour titre : « Considé- rations consciencieuses sur le mariage , avec un éclaircissement des questions agitées jusqu'à présent touchant l'adultère, la séparation et la polygamie. Le livre parut en allemand en 1679 , sous le nom em- prunté de •< Daphnœus Arcuarius , » sous lequel étoit caché celui de « Laurentius Baeger, » c'est-à-dire Laurent l'Archer, un des conseil- lers de ce prince.

Le dessein de ce livre est en apparence de justifier Luther cgntre Bellarmin, qui l'accusoit d'avoir autorisé la polygamie : mais en eiïet il fait voir que Luther la favorisoit; et afin qu'on ne pût pas dire qu'il auroit peut-être avancé cette doctrine dans les commencements de la réforme, il produit ce qui s'est fait longtemps après dans le nouveau mariage du landgrave.

il rapporte trois pièces, dont la première est une instruction du landgrave même donnée à Bucer; car ce fut lui qui fut chargé de toute la négociation avec Luther; et on voit par que le landgrave l'em- ployoit à bien d'autres accommodements qu'à celui des sacramentaires. Voici un fidèle extrait de cette instruction: et comme la pièce est re- marquable, on la pourra voir ici tout entière traduite d'allemand en latin de mot à mot, et de bonne main'.

Le landgrave expose d'abord , que a depuis sa dernière maladie il avoit beaucoup réfléchi sur son état , et principalement sur ce que quelques semaines après son mariage il avoit commencé à se plonger dans l'adultère : que ses pasteurs l'avoient exhorté souvent à s'appro- cher de la sainte table; mais qu'il croyoit y trouver son jugement, parce qu'il ne veut pas quitter une telle vie. » Il rejette la cause de ses désordres sur sa femme, et il raconte les raisons pour lesquelles il ne l'a jamais aimée : mais comme il a peine à s'expliquer lui-même de ces choses, il en a, dit-il, découvert tout le secret à Bucer ^

Il parle ensuite de sa complexion, et des efl'ets de la bonne chère qu'on faisoit dans les as.semblées de l'Empire, il étoit obligé de se trouvera Y mener une femme de la qualité de la sienne, c'étoit un /rop grand embarras. Quand ses prédicateurs lui remontroient qu'il devoit punir les adultères et les autres crimes semblables : «Comment, disoit-il , punir les crimes je suis plongé moi-même? Lorsque je m'expose à la guerre pour la cause de l'Évangile, je pense que j'irois au diable si j'y étois tué par quelque coup d'épée ou de mousquet*. Je

1. Voy. à lu ïiti de ce livre VI. 2. Instr., n. 1, 2. 3. Ibid., n. 3. 4. Ibid., n. 5.

440 HISTOIRE

vois qu'avec la femme que j'ai, ni je ne puis, ni je ne vedx changer de vie, dont je prends Dieu a témoin ; de sorte que je ne trouve aucun moyen d'en sortir que pas les remèdes que Dieu a permis à l'ancien peuple ' ; y> c'étoit-à-dire la polygamie.

il rapporte les raisons qui lui persuadent qu'elle n'est pas défen- due sous l Évangile 2; et ce qu'il y a de plus mémorable, c'est qu'il dit a savoir que Luther et Mélanchton ont conseillé au roi d'Angleterre de ae point rompre son mariage avec la reine sa femme, mais avec elle d'en épouser encore une autre'. » C'est encore un secret que nous Ignorions. Mais un prince si bien instruit dit qu'il le sait, et il ajoute qu'on lui doit d'autant plutôt accorder ce remède, qu'il ne le demande que a pour le salut de son âme. » <i Je ne veux pas, poursuit-il , demeu- rer plus longtemps dans les lacets du démon; je ne puis, ni ne veux m'en tirer que par cette voie : c'est pourquoi je demande à Luther, à Jlélanchthon et à Bucer même, qu'ils me donnent un témoignage que je la puis embrasser <. Que s'ils craignent que ce témoignage ne tourne à scandale en ce temps, et ne nuise aux affaires de l'Évangile, s'il étoit imprimé, je souhaite tout au moins qu'ils me donnent une déclaration par écrit, que si je me mariois secrètement, Dieu n'y seroit point offensé, et qu'ils cherchent les moyens de rendre avec le temps ce ma- riage public; en sorte que la femme que j'épouserai ne passe pour une personne malhonnête; autrement dans la suite des temps, l'Église en seroit scandalisée ^. »

Après il les assure « qu'il ne faut pas craindre que ce second ma- riage l'oblige à maltraiter sa première femme, ou même de se retirer de sa compagnie; puisqu'au contraire il veut en celte occasion porter sa croix, et laisser ses États à leurs communs enfants. Qu'ils m'accor- dent donc, continue ce prince, au nom de Dieu, ce que je leur de- mande, afin que je puisse plus gaiement vivre et mourir pour la cause de l'Évangile, et en enireprendre plus volontiers la défense; et je ferai de mon côté tout ce qu'ils m'ordonneront selon la raison, soit qu'ils me demandent les biens des monastères , ou d'autres choses sem- blables*. »

On voit comme il insinue adroitement les raisons dont il savoit, lui qui les connoissoit si intimement , qu'ils pouvoient être touchés; et comme il prévoyoit que ce qu'ils craindroient le plus seroit le scandale, il ajoute que « les ecclésiastiques haïssoient déjà tellement les protes- tants, qu'ils ne les haïroient ni plus ni moins pour cet article nouveau, qui permettroit la polygamie. Que si contre sa pensée il trouvoit Mé- lanchthon et Luther inexorables, il lui rouloit dans l'esprit plusieurs des- seins, entre autres celui de s'adresser à l'empereur pour cette dispense, quelque argent qu'il lui en pût coûter'.» C'étoit un endroit délicat : a car il n'y avoit point d'apparence, poursuit-il, que l'empereur accorde cette permission sans la dispense du pape, dont jo me soucie guère, dit-il : mais pour celle de l'empereur, je ne la dois pas mépriser, quoi-

1. /'<«/)•., n. 6. -2. Ibid., n. 6 et seq. 3. Ibid., n. 10. 4. Ibid.,n. li 5. Ibid.. n. 12. 6. Ibid., n. 13. 7. Ibid., n. 14 et 15.

DES VARIATIONS, LIV, VI. 441

que je n'en ferois que fort peu de cas, si je ne croyois d'ailleurs que Dieu a plutôt permis que défendu ce que je souhaite : et si la tentative que je fais de ce côté-ci (c'est-à-dire de celui de Luther) ne me réussit pas. une crainte humaine me perte à demander le conseniemcnt de l'empereur, dans la certitude que j'ai d'en obtenir tout ce que je vou- drai, en donnant une grosse somme d'argent à quelqu'un de ses mi- nistres. Mais quoique pour rien au monde je ne voulusse me retirer de l'évangile, ou me laisser entraîner dans quelque affaire qui fût con- traire à ses intérêts, je crains pourtant que les Impériaux ne m'enga- gent à quelque chose qui ne seroit pas utile à cette cause et à ce parti. Je demande donc, conclut-il, qu'ils me donnent le secours que j'at- tends, de peur que je ne l'aille chercher en quelque autre lieu moins agréable; puisque j'aime mieux mille fois devoir mon repos à leur per- mission, qu'à toutes les autres permissions humaines. Enfin, je sou- haite d'avoir par écrit le sentiment de Luther, de Mélanchihon et de Bucer, afin que je puisse me corriger, et approcher du sacrement en bonne conscience. Donné à Melsingue le dimanche après la sainte Ca- therine 1539. Philippe, landgrave de Hesse. »

L'instruction éioit aussi pressante que délicate. On voit les ressorts que le landgrave fait jouer : il n'oublie rien; et quelque mépris qu'il témoignât pour le pape, c'en étoit trop pour les nouveaux docteurs de l'avoir seulement nommé en cette occasion. Un prince habile n'avoit pas lâché cette parole sans dessein; et d'ailleurs c'étoit assez de mon- trer la liaison qu'il sembloit vouloir prendre avec l'empereur , pour faire trembler tout le parti. Ces raisons valoient beaucoup mieux que celles que le landgrave avoit tâché de tirer de l'Ëcriture. A de pres- santes raisons on avoit joint un habile négociateur. Ainsi Bucer tira de Luther une consultation en forme, dont l'original fut écrit en alle- mand, de la main et du style de Mélanchthon". On permet au land- grave, a selon l'Évangile^ » (car tout se fait sous ce nom dans la ré- forme), d'épouser une autre femme avec la sienne. Il est vrai qu'on déplore l'état il est, « de ne pouvoir s'abstenir de ses adultères tant qu'il n'aura qu'une femme -% » et on lui représente cet état comme très-mauvais devant Dieu, et comme contraire» à la sûreté de sa con- science*. » Mais en même temps et dans la période suivante on le lui permet, et on lui déclare qu'il peut « épouser une seconde femme, s'il y est entièrement résolu, pourvu seulement qu'il tienne le cas secret. » Ainsi une même bouche prononce le bien et le mal*. Ainsi le crime devient permis en le cachant. Je rougis d'écrire ces choses, et les doc- teurs qui les écrivirent en avoient la honte. C'est ce qu'on voit dans tout leur discours tortueux et embarrassé. Mais enfin il fallut trancher le mot, et permettre au landgrave, en termes formels, cette bigamie si désirée. 11 fut dit pour la première fois depuis la naissance du christia- nisme, par des gens qui se prétendoient docteurs dans l'Église, que Jésus-Christ n'avoit pas défendu de tels mariages. Cette parole de la

1. Voy. à la fin de ce livre VI. 2. Consult. de Lather, n. 21, 22- 3. Ibid., n. 20. —4. Ibid., n. 21.— 5. Jac. m. 10

442 HtSTOIRÉ

Genèse, <r ils seront deux dans une chair*, » fut éludée, quoique Jé- sus-Christ l'eût réduite à son premier sens, et à son institution pri- mitive, qui ne souffre que deux personnes dans le lien conjugal \ L'avis en allemand est signé par Luther, Bucer et Mélanchthon ^ Deux autres docteurs, dont Mélander, ministre du landgrave, étoit l'un, le signè- rent aussi en latin à Vitemherg, au mois de décembre U39. Cette per- mission fut accordée a par forme de dispense, » et réduite a au cas de nécessité * ; » car on eut honte de faire passer cette pratique en loi générale. On trouva des nécessités contre l'Évangile; et après avoir tant blâmé les dispenses de Rome, on osa en donner une de cette im- portance. Tout ce que la Réforme avoit de plus renommé en Allemagne consentit à cette iniquité. Dieu les livroit visiblement au sens réprouvé; et ceux qui crioient contre les abus, pour rendre l'Église odieuse, en commettent de plus étranges et en plus grand nombre dès les pre- miers temps de leur Réforme, qu'ils n'en ont pu ramasser ou inventer dans la suite de tant de siècles, ils reprochent à l'Église sa cor- ruption.

Le landgrave avoit bien prévu qu'il feroit trembler ses docteurs, en leur parlant seulement de la pensée qu'il avoit de traiter de cette af- faire avec l'empereur. On lui répond que ce prince n'a « ni foi. ni re- ligion; que c'est un trompeur qui n'a rien des mœurs germaniques, avec qui il est dangereux de prendre des liaisons^. » Écrire ainsi à un prince de TEmpire, qu'est-ce autre chose que de mettre toute l'Alle- magne en feu? Mais qu'y a-t-il de plus bas que ce qu'on voit à la tète de cet avis? « Notre pauvre Église, » disent-ils*, « petite, misérable et abandonnée, a besoin de princes régents vertueux. » Voilà, si on sait Tentendre, la raison des nouveaux docteurs. Ces princes « vertueux, » dont on avoit besoin dans la Réforme, étoient des princes qui vouloient qu'on fît servir l'Évangile à leurs passions. L'Église, pour son repos temporel, peut avoir besoin du secours des princes : mais établir des dogmes pernicieux et inouïs pour leur complaire, et leur sacrifier par ce moyen l'Évangile qu'on se vante de venir rétablir, c'est le vrai mys- tère d'iniquité, et l'abomination de la désolation dans le sanctuaire.

Une si infâme consultation eût déshonoré tout le parti, et les doc- teurs qui la souscrivirent n'auroient pas pu se sauver des clameurs pu- bliques, qui les auroient rangés, comme ils Tavouent, a parmi les ma- hométans, ou parmi les anabaptistes, qui font un jeu du mariage. > Aussi le prévirent-ils dans leur avis, et défendirent sur toutes choses au landgrave de découvrir ce nouveau mariage '. 11 ne devoit y avoir qu'un très-petit nombre de témoins, qui dévoient encore être obligés au secret, a sous le sceau de la confession*; d c'est ainsi que parloit la Consultation. La nouvelle épouse devoit passer pour « concubine. » On aimoit mieux ce scandale dans la maison de ce prince, que celui qu'auroil causé dans toute la chrétienté l'approbation d'un mariage

I. ConsuH., n. 6; Gen., u, 24. 2 Matth. xrx, 4, 5, 6.

3. Lir. Di corîSid. conscient., v, n. 2. 4. Consull., n. k, 10, 21.

5. Ibid., n. 23, 24. 6. Ibid., n. 3. 7. Ibid., n. 10. 18.

f Consult,, n. 21.

DES VARIATIONS, LIV. VI. 4^3

SI contraire à l'Évangile, et à la doctrine commune de tous les chré- tiens.

La Consultation fut suivie d'un mariage dans les formes entre i^hi- lippe, landgrave de Hesse , et Marguerite de Saal , du consentement de Christine de Saxe, sa femme. Le prince en fut quitte pour déclarer en se mariant qu'il ne prenoit cette seconde femme par « aucune lé- gèreté ni curiosité, » mais par « d'inévitables nécessités de corp- et de conscience, que son altesse avoit expliquées à beaucoup de doctes, prudents, chrétiens et dévots prédicateurs, qui lui avoient conseillé de mettre sa conscience en repos par ce moyen'. » L'instrument de ce mariage, daté du 4 mars 1640, est, avec la Consultation, dans le livre qui fut publié par l'ordre de l'électeur palatin. Le prince Ernest a en- core fourni les mêmes pièces : ainsi elles sont publiques en deux ma- nières. 11 y a dix ou douze ans qu'on en a produit des extraits dans un livre qui a couru toute la France 2, sans avoir été contredit; et on vient de nous les donner en forme si authentique 3, qu'il n'y a pas moyen d'en douter. Pour ne rien laisser à désirer, j'y ai joint l'instruction du land.crrave : et l'histoire maintenant est complète.

Les crimes échappent toujours par quelque endroit. Quelque pré- caution qu'on eût prise pour cacher ce mariage scandaleux, on ne laissa pas d'en soupçonner quelque chose; et il est certain qu'on l'a reproclié au landgrave aussi bien qu'à Luther dans des écrits publics : mais ils s'en tirèrent par des équivoques. Un auteur allemand a publié une lettre du landgrave à Henri le jeune, duc de Brunswick*, il lui parle en ces termes : « Vous me reprochez un bruit qui court, que j'ai pris une seconde femme, la première étatit encore en vie. Mais je TOUS déclare que si vous, ou qui que ce soit, dites que j'ai contracté un mariage ^0N chrétien, ou que j'ai fait que'que chose indigue d'un prince chrétien, on me l'impose par pure calomnie : car, quoiqu'en- vers Dieu je me tienne pour un malheureux pécheur, je vis pourtant en ma foi et ma conscience devant lui dune t^^lle manière que mes confesseurs ne me tiennent pas pour un homme non chrétien. Je ne donne scandale à personne, et je vis avec la princesse ma femme dans une parfaite intelligence. » Tout cela étoit véritable selon sa pensée; car il ne prétendoit pas que le mariage qu'on lui reprochoit fût « non chrétien. » La landgrave sa femme en étoit contente, et la Consultation avoit fermé la bouche aux confesseurs de ce prince. Luther ne répond pas avec moins d'adresse. On reproche, dit-il', a au landgrave que c'est un polygame. Je n'ai pas beaucoup à parler sur ce sujet-là. Le landgrave est assez fort, et a des gens assez savants pour le défendre. Quant à moi, je connois une seule itrincesse et landgrave de Hesse, qui est et qui doit être nommée la femme et la mère en Hesse; et il n'y en a point d'autre qui puisse donner à ce prince de jeunes land- graves, que la princesse qui est fille de George, duc de Saxe. » En

1. Inst. copulat. Voy. à la fin de ce livre VI. 2. Lettres de Gastineau.

3. Varill., Hist. de Vhéré»., liv. XII.

4. Hortlederus De caus. bel. Germ., an. 1540. 5. Tom. VIT, Jen.. fol. 425

444 mSTOIRE

effet, on avoit donné bon ordre que ni la nouvelle épouse ni ses en- fants ne pussent porter le titre de landgraves. Se défendre de cette sorte, c'est aider à sa conviction, et reconiiottre la honteuse corruption qu'introiluisoierit dans la doctrine ceux qui ne parloient dans tous leurs écrits que du rétablissenaeni du pur évangile.

Après tout, Luther ne faisoit que suivre les principes qu'il avoit po- sés ailleurs. J'ai toujours craint de parler de ces a inévitables nécessi- tés » qu'il reconnoissoit dans l'union des deux sexes , et du sermon scandaleux qu'il avoit fait à Vitemberg sur le mariage : mais puisque la suite de cette histoire m'a une fois fait rompre une barrière que la pudeur m'avoit imposée, je ne puis plus dissimuler ce qui se trouve bien imprimé dans les oeuvres de Luther'. Il est donc vrai que dans un sermon qu'il fit à Vitemberg pour la réformation du mariage, il ne rougit pas de prononcer ces infâmes et scandaleuses paroles : « Si elles sont opiniâtres (il parle des femmes), il est à propos que leurs maris leur disent : Si vous ne voulez pas, une autre le voudra : Si la maîtresse ne veut pas venir, que la servante approche. » Si on enten- doit un tel discours dans une farce et sur le théâtre, on en auroit honte. Le chef des réformateurs le prêche sérieusement dans l'église; et comme il tournoit en dogmes tous ses excès, il ajoute : a II faut pourtant auparavant que le mari amène sa femme devant l'église, et qu'il l'admoneste deux ou trois fois : après, répudiez-là , et prenez Esther au lieu de Vasthi. » C'étoit une nouvelle cause de divorce ajou- tée à celle de l'adultère. Voilà comme Luther a traité le chapitre de la réformation du mariage. Il ne lui faut pas demander dans quel évan- gile il a trouvé cet article; c'est assez qu'il soit renfermé dans « les nécessités» {!u'il a voulu croire au-dessus de toutes les lois et de toutes les précautions. Faut-il s'étonner après cela de ce qu'il permit au landgrave? Il est vrai que dans ce sermon il oblige à répudier la pre- mière femme avant que d'en prendre une autre; et dans la Consulta- tion il permit au landgrave d'en avoir deux. Mais aussi le sermon fut prononcé en 1522, et la Consultation est écrite en 1539. Il étoit juste que Luther apprit quelque chose en dix-sept ou dix-huitans de réformation.

Depuis ce temps le landgrave eut un pouvoir presque absolu sur l'esprit de ce patriarche de la Réforme; et après en avoir senti le foible dans une matière si essentielle, il ne le crut pas capable de lui résis- ter. Ce prince étoit peu versé dans les controverses : mais en récom- pense il savoit en habile politique concilier les esprits, ménager les intérêts différents, et entretenir les ligues. Sa plus grande passion étoit de faire entrer les Suisses dans celle de Smalcalde. Mais il les voyoit offensés de beaucoup de choses qui se pratiquoient parmi les luthé- riens, et en particulier de l'élévation du saint sacrement, que l'on continuoit de faire au son de la cloche, le peuple frappant sa poitrine, et poussant des gémissements et des soupirs'. Luther avoit conservé

1. Tom. V, serra. De matrim., fol. 123.

2. Gasp. Peuc, Nar. hist. de Plul. Mel., soceri sut, de cœn Dom. Amberg», I5y6, pag. 2%.

DES VARIATIONS, LIT, VI. 445

Tingt-cinq ans ces mouvements d'une piété dont il savoit bien que Jésus-Christ étoit l'objet : mais il n'y avoit rien de fixe dans la réforme. Le landgrave ne cess-i d'atlai)uer Luther sur ce point, et il le persé- cuta tellement, qu'après avoir laissé abolir celle coutume dans quel- ques églises de son parti, à la fin iU'ôta lui même dans celle de Vitem- berg qu'il conduisoit'. Ces chniigements arrivèrent en lf)42 et 1543. On en triompha parmi les sacramentaires : ils crurent à ce coup que Luther se laissoit fléchir; on disoit même parmi les luthériens, qu'il s'éloit enfin relâché de cette admirable vigueur avec laquelle il avoit jusqu'alors soutenu l'ancienne doctrine de la présence réelle, et qu'il commençoit à s'entendre avec les sacramentaires. Il fut piqué de ces bruits, car il souffroit avec impatience les moindres choses qui bles- soient son autorité '. Peucer, gendre de Mélanchthon, dont nous avons pris ce récit, remarque qu'il dissimula quelque temps, car « son grand cœur, » dit-il, « ne se laissoit pas facilement émouvoir. » Nous allons voir néanmoins comment on lui faisoit prendre feu. Un médecin nommé Vildus, célèbre dans sa profession, et d'un grand crédit parmi la no- blesse de Misnie, oii ces bruits se répandoient le plus contie Luther, le vint voir à Vitemberg. et fut bien reçu dans sa maison. Il arriva, poursuit Peucer. que dans un festin étoit Mélanchthon, « ce méde- cin échauflé du vin » (car on buvoit comme ailleurs à la table des ré- formateurs, et ce n'étoit pas de pareils abus qu'ils avoient entrepris de corriger), « ce médecin, dis-je, se mit à parler avec peu de pré- caution sur l'élévation ôtée depuis peu; et il dit tout franchement à Luther, que la commune opinion étoit qu'il n'avoit fait ce changement que pour plaire aux Suisses, et qu'il étoit enfin entré dans leurs sen- timents. » Ce « grand cœur » ne fut pas à l'épreuve de ce discours fait dans le vin : son émotion fut visible; et Mélanchthon prévit ce qui ar- riva.

Luther fut animé par ce moyen contre les Suisses, et sa colère devint implacable à l'occasion de deux livres que ceux de Zurich firent impri- mer dans la même année. L'un fut une version de la Bible faite par Léon de Juda, ce fameux Juif oui embrassa le parti des zuingliens : l'autre fut les œuvres de Zuingle soigneusement ramassées, avec de grands éloges de cet auteur. Quoiqu'il n'y eût rien dans ces livres contre la personne de Luther, aussitôt après leur publication il s'emporta à des excès inouïs, et ses transports n'avoient jamais paru si violents. Les zuingliens publièrent, et les luthériens l'ont presque avoué, que Luther ne put souffrir qu'un autre que lui se mêlât de tourner la Bible^. Il en avoit fait une version très-élégante en sa langue, et il crut qu'il y alloit de son honneur que la Réforme n'en eût point d'autre, du moins oîi l'al- lemand étoit entendu. Les œuvres de Zuingle réveillèrent sa jalousie*; et il crut qu'on lui vouloit toujours opposer cet homme pour lui dispu- ter la gloire de premier des réformateurs. Quoi qu'il en soit, Mélanch-

1. Peuc, Nar. ntst. de Phil. MeL, soreri sui, de cœn Dom. Sultzeri ep. ad Calv., inter. Calv. ep , pag. 52.— 2. Peuc, ibid.

3. Hosp., p. 2, fol. 183. Calix. Judicium.n. 72, 121,122 i. Hosp., p. 2. fol. 18*

446 HISTOIRE

thon et les luthériens demeurent d'accord qu'après cinq ou six ans de trêve, Luther recommença le premier la guerre, avec plus de fureur que jamais. Quelque pouvoir que le landgrave eût sur lesprit de Lu- ther, il n'en pouvoit pas retenir longtemps les emportements. Les Suisses produisent des lettres de la propre main de Luther, il défend au li- braire qui lui avoit fait présent de la version de Léon, de lui rien en- voyer jamais de la part de ceux de Zurich; a que c'étoit des hommes, damnés, qui entraînent les autres en enfer ; que les églises ne pouvoient plus communiquer avec eux, ni consentir à leurs blasphèmes, et qu'il avoit résolu de les combattre par ses écrits et par ses prières jusqu'au dernier soupir*. »

11 tint parole. L'année suivante il publia une explication sur la Ge- nèse, où il mit Zuingle et Œcolampade avec Arius, avec Muncer et les anabaptistes, avec les idolâtres qui se faisoient « une idole de leurs pensées, et les adoroient au mépris de la parole de Dieu. » Mais ce qu'il publia ensuite fut bien plus terrible: ce fut sa petite Confession de foi il les traita « d'insensés, de blasphémateurs, de gens de néant, de damnés pour qui il n'étoit plus permis de prier ^ : » car il poussa la chose jusque-là, et protesta qu'il ne vouloit plus avoir avec eux aucun com- merce, a ni par lettres, ni par paroles, ni par œuvres, » s'ils ne confes- soient « que le pain de l'eucharistie étoit le vrai corps naturel de Notre- Seigneur, que les impies, et même le traître Judas, ne recevoient pas moins par la bouche, que saint Pierre et les autres vrais fidèles. »

Par il crut mettre fin aux scandaleuses interprétations des sacra- mentaires, qui tournoient tout à leur sens; et il déclara qu'il tenoit pour fcinatiques ceux qui refuseroient de souscrire à cette dernière Con- fession de foi^. Au reste, il le prenoit d'un ton si haut, et menaçoit tellement le monde de ses anathèmes, que les zuingliens ne l'appeloient plus que oc le nouveau pape, et le nouvel Antéchrist *. »

Ainsi la défense ne fut pas moins violente que l'attaque. Ceux de Zu- rich, scandalisés de cette expression étrange, « Le pain est le vrai corps naturel de Jésus-Christ, » le furent encore davantage des injures atroces de Lutner : de sorte qu'ils firent un livre qui avoit pour titre : a contre les vaines et scandaleuses calomnies de Luther, » ils soutenoient a. qu'il falloit être aussi insensé que lui pour endurer ses emportements; qu'il déshonoroit sa vieillesse, et se rendoit méprisable par ses violen- ces; et qu'il devroit être honteux de remplir ses livres de tant d'injures et de tant de diables. •»

Il est vrai que Luther avoit pris soin de mettre le diable dedans et dehors, dessus et dessous, à droite et à gauche, devant et derrière le zuingliens, en inventant de nouvelles phrases pour les pénétrer de dé- mons, et répétant ce mot odieux jusqu'à faire horreur.

C'étoit sa coutume. En 1542, comme le Turc menaçoit plus que ja- mais l'Allemagne, il avoit publié une prière contre lui, il mêla le

t. Hosp., p. 2, fol. 183.

2. Ibid., pag. 186, 187.Calix. J«d.,n.73, pag. 123 etseq-, Luth., parv. C<mf.

3. Conc, pag, 734-, Luther, tom. Il, fol. 325. 4. Hosp., 193.

DES VARIATIONS, LIV. VI. 447

diable d'une étrange sorte : « Vous savez, disoit-il', ô Seigneur I que le diable, le pape, et le Turc n'ont ni droit ni raison de nous tourmenter; car nous ne les avons jamais ofTensés : mais, parce que nous confessons que voiis, ù Père, et votre Fil'^ Jésus-Christ, et le Saint-Esprit, êtes un sei.l Dieu éternel, c'est notre péché, c'est tout notre crime; c'est pour cela qu'ils nous haïssent et nous persécutent; et nous n'aurions pUiN rien à craindre d'eux, si nous renoncions à cette foi, » Quel aveu- glement démettre ensemble a le diable, le pape et le Turc, » comme les tro;s ennemis de la foi de la Trinité! Quelle calomnie d'assurer que le pape les persécute pour cette foi ! Et quelle folie de s'excuser envers l'ennemi du genre humain^rcomme un homme qui ne lui a jamais donné aucun mécontentement !

Un peu après que Luther se fut échauffé de nouveau, delà manière que nous avons vue, contre les sacramentaires, Bucer dressa une nou- velle Confession de foi. Ces messieurs ne s'en lassoient pas : il sembla qu'il la voulijt opposer à la petite Confession que Luther venoit de pu- blier. Celle de Bucer rouloit à peu près sur les expressions de l'accord de Vitemberg, dont il avoit été le médiateur * : mais il n'auroit pas fait une nouvelle Confession de foi, s'il n'avoit voulu changer quehjue chose. C'est qu'il ne vouloit plus dire aus>i nettement et aussi généralement qu'il avoit fait, qu'on pouvoit prendre a sans foi » le corps du Sauveur, et le prendre très-réellement en vertu de l'institution de Notre-Sei- gneur, que nos mauvaises dispositions ne pouvoient priver de son effi- cace. Bucer corrige ici cette doctrine, et il semble mettre pour condi- tion de la présence de Jésus-Christ dans la cène, non-seulement qu'on la célèbre selon l'institution de Jésus-Christ, mais encore oc qu'on ait une fui solide aux paroles par lesquelles il se donne lui-même^. » Ce docteur, qui n'osoit donner une foi vive à ceux qui communient indi- gnement, inventa en leur faveur « cette foi solide, » que je laisse à examiner aux protestants; et par une telle foi il vouloit que les indi- gnes reçussent a et le sacrement, et le Seigneur même *. v

Il paroît embarrassé sur ce qu'il duit dire de la communion des im- pies. Car Luther, qu'il ne vouloit pas contredire ouvertement, avoit décidé dans sa petite Confession, a qu'ils recevoient Jésus-Christ aussi véritablement que les saints. » Mais Bucer, qui ne craignoit rien tant que de parler nettement, dit que ceux d'entre les impies a qui ont la foi pour un temps, reçoivent Jésus-Christ dans une énigme, comme ils reçoivent l'Évangile. » Quels prodiges d'expressions! Et pour ceux qui n'ont aucune foi, il semble qu'il devoit dire qu'ils ne reçoivent point du tout Jésus-Christ. Mais cela seroit trop clair : il se contente de dire, ce qu'ils ne voient et ne touchent dans le sacrement que ce qui est sen- sible. » Et que veut-il donc qu'on y voie et qu'on y touche, si ce n'est ce qui est capable de frapper les sens? Le reste, c'est-à-dire le corps du Sauveur, peut être cru ; mais personne ne se vante ni de le voir ni «le le toucher en lui-même; et les fidèles n'ont de ce côté-là aucun

1. Sieid., lib. x;v. ~ -2. ci-dessus, lib. IV. 3. Conf. Bue, ibid., art. '^2. 6. Ibid , art. 23.

448 mSTOIRE

avantage sur les impies. Ainsi, à son ordinaire, Bucer ne fait que brouil- ler; et par ses subtilités il prépare la voie, comme nous verrons, à celle de Calvin et des calvinistes.

Mélanclithon durant ces temps prenoitun soin particulier de diminuer, pour ainsi parler, la présence réelle, en tâchant de la réduire au temps précis de l'u'^age. C'est ici un dogme principal du luthéranisme; et il importe de bien entendre comment il s'est établi dans la secte.

L'aversion de la nouvelle Réforme étoitla messe, quoique la messe au fond ne fût autre chose que les prières publiques de l'Église, consa- crées par la célébration de l'eucharistie, Jésus-Christ présent hono- roit son Père, et sanctifioit ses fidèles. Mai^ deux choses y choquoient les nouveaux docteurs, parce qu'ils ne les avoient jamais bien enten- dues : l'une étoit l'oblatioîi, et l'autre étoit l'adoration qu'on rendoit à Jésus Christ p'"ésent dans ces mystères.

L'oblation n'étoit autre chose que la consécration du pain st du vin pour en f.iire le corps et le sang de Jé.-us-Christ, et le renc e par ce moyen vraiment présent. 11 ne se pouvoit que cette action i i fût par elle-même agréable à Dieu; et la seule présence de Jésus-Chri \ montrô à son Père, en honorant sa majesté suprême, étoit capabk de nous attirer ses grâces. Les nouveaux docteurs voulurent croire q on attri- buoit à cette présence et à l'action' de la messe une vertu po ir sauver les hommes, indépendamment de la foi : nous avons vu leui* erreur: et sur une si fausse présupposition la messe devint l'objet de leur aver- sion. Les paroles les plus saintes du canon furent décriées. Luther y trouvoit du venin partout, et jusque dans cette prière que nous y fai- sons un peu devant la communion : « 0 Seigneur Jésus-Christ! fils de Dieu vivant, qui avex donné la vie au monde par votre mort, délivrez- moi de tous mes péchés par votre corps et par votre sang. » Luther (qui le pourroit croire!) condamna ces dernières paroles, et voulut imaginer qu'on attribuoit notre délivrance au corps et au sang indé- pendamment de la foi ; sans songer que cette prière, adressée à Jésus- Christ a fils de Dieu vivant, qui avoit vivifié le monde par sa mort, » étoit elle-même dans toute sa suite un acte de foi très-vif. I>i'importe : Luther disoit que les moines aitnbuoient « leur salut au corps et au sang de Jésus-Christ, sans dire un mot de la foi '. » Si le prêtre, er communiant, disoit avec le Psalmiste : a Je prendrai le pain céleste, e^ j'invoquerai le nom du Seigneur^ ; » Luther le trouvoit mauvais, et di- soit que a mal-à-propos et à contre-temps on détournoit k j esprits de la foi aux œuvres. » Combien aveugle est la haine ! combi< n a-t-on le cœur rempli de venin, quand on empoisonne des cboses si saintes!

11 ne faut pas s'étonner après cela qu'on se soit emporté contre les pdroles du canon, l'on disoit que « les fidèles offroient ^,e sacrifice de louange pour la rédemption de leurs âmes. » Les minis' es les plus passionnés sont à présent obligés de reconnoître que i'inten.ion de l'É- glise est ici d'offrir que la rédemption; non pas pour lamér'ierde ncE- veau, comme si la croix ne l'avoit pas méritée, mais « ei action de

l. De Abomin. miss, priv, seu Canonis.^ %oni. II, 393, 394. 2- Fs. cxv.

DES VARIATIONS, LIV. VI. 4^9

grâces d'un si grand bienlait , et dans le dessein de nous l'appliauer. Mais Lutiier ni les lutliériens ne voulurent jamais entrer dans un sens si naturel : ils ne vouloient voir qu'horreur et abomination oans la messe : ainsi tout ce qu'elle avoit de plus saint étoit détourne à es mauvais sens; et Luther concluoit de qu'il falloita avoir autant d*nor- reur du canon que du diable même. »

Dans la haine que la Réforme avoit conçue contre la messe, on trv désiroit rien tant que d'en saper le fondement, qui après tout n-eion autre que la présence réelle. Car c'étoit sur cette présence que les ca- tholiques appuyoient toute la valeur et la vertu de la messe : c'étoit a. le seul fondement de l'oblation et de tout le reste du culte; et Jesus- Christ présent en faisoit le fond. Calixte, luthérien, demeure d'accorci qu'une des raisons, pour ne pas dire la principale, qui fit nier la pré- sence éelle à une si grande partie de la Réforme, c'est qu'on n avoit point Je meilleur moyen de ruiner la messe et tout le culte du pa- pisme *. Luther eût entré lui-même dans ce sentiment s'il eût pu; ti nous '^vons vu ce qu'il a dit sur l'inclination qu'il avoit de s'éloigne: du panisme par cet endroit-là, comme par les autres^. Cependant et reten.nt, comme il s'y voyoit forcé, le sens littéral et la présence réelU ' il étoit clair que la messe subsistoit en son entier : car dés l'a qu'on retenoit ce sens littéral, les catholiques conclucient que non- seulement l'eucharistie étoit le vrai corps, puisque Jésus-Christ avon dit : a Ceci est mon corps; d mais encore que c'étoit le corps, dès que Jésus-Christ l'avoit dit, par conséquent avant la manducation, et des la consécration , puisque enfin on n'y disoit pas : Ceci sera, mais « Ceci est : » doctrine nous allons voir toute la messe renfermée.

Cette conséquence que tiroient les catholiques de la présence réeîl-J à la présence permanente et hors de l'usage, étoit si claire, que Lut.aer l'avoit reconnue : c'élcit sur ce fondement qu'il avoit toujours retenu l'élévation de l'hostie jusqu'en 1543; et après même qu'il l'eut abolie, il écrit encore dans sa petite Confession, en 1544, « qu'on la pouvoir conser' er avec piété, comme un témoignage de la présence réelle et corporelle dans le pain; puisque par cette action le prêtre disoit : Voyez, chrétiens, ceci est le corps de Jésus-Christ qui a été livré poiir votis*. » D'où il parolt que pour avoir changé la cérémonie de l'éléva- tion, il n'en changea pas pour cela le fond de son sentiment sur la présenr.e réelle, et qu'il continuoit à la reconnoltre incontinent apri^ la. cons'^cration.

Avec cette foi il est impossible de nier le sacrifice de l'autel : carqu£ veut-on que fasse Jésus-Christ avant que l'on mange son corps et soi. sang, si ce n'est de se rendre présent pour nous devant son Père. C'é- toit de .c pour empêcher une conséquence si naturelle, que Méianoii- thon ci'erchoit des moyens de réduire cette présence à la seule ma-à' ducation; et ce fut principalement à la conférence de Ratisbonne qu.

1. Bl)nd.. Pr3ef. in lib. Albert. De eucbar.

2. Juiic. Calii., n. 47, pag. 70; n. 51, pag. 78.-3. Ci-dessus, lir. IL 4. L th., parv. Conf., 1544; Hosp., 13.

BOSSUET. 11 1^9

450 HISTOIRE

étala cette partie de sa doctrine. Charles V avoit ordonné cette confé- reace en 1541, entre les catholiques et les protestants, pour aviser aux movaas de concilier les deux religions. Ce fut que Mélanchthon, en reconnoîssant à son ordinaire avec les catholiques la présence réelle et substantieîie, s'appliqua beaucoup à faire voir que l'eucharistie, comme kk* autres sacrements, an'étoit sacrement que dans l'usage légitime',» fe'sr-a-aire, comme il l'entendoit, dans la réception actuelle.

La comoaraison qu'il tiroit des autres sacrements étoit bien foible : car «uns ies signes de cette nature, tout dépend de la volonté de l'instituteur, ce n'est pas à nous à lui faire des lois générales, ni à lui dire cu'il ne peut faire des sacrements que d'une sorte : il a pu dans l'institution de ses sacrements s'être proposé divers desseins, qu'il faut entendre par les paroles dont il s'est servi à chaque institution parti- culière Or Jésus-Christ ayant dit précisément : >cCeci est, » l'effet de- voit èlre aussi prompt que les paroles sont puissantes et véritables, et il n'y avoit pas à raisonner davantage.

Méiancnthon répondoit (et c'étoit la grande raison qu'il ne cessoit de rejeter) que la promesse de Dieu ne s'adressant pas au pain, mais à rhon^aie, le corps de Xotre-Seigneur ne devoit être dans le pain que lorsque l'homme le recevoit*. Par un semblable raisonnement on pour- roit aussi bien conclure que l'amertume de l'eau de Mara ne fut corri- gée*, ou que l'eau de Cana ne fut faite vin^, que dans le temps qu'on en bui; puisque ces miracles ne se faisoient que pour les hommes qui en burent. Comme donc ces changements se firent dans l'eau, mais non pas pour l'eau, rien n'empêche qu'on ne reconnoisse de même un cbantfement dans le pain, qui ne soit pas pour le pain; rien n'empêche que 'e pain céleste, aussi bien que le terrestre, ne soit fait et préparé avant qu'on le mange : et je ne sais comment Mélanchthon s'appuyoit si fort sur un argument si pitoyable.

Mais ce qu'il y a ici de plus considérable, c'est que par ce raisonne- ment il n'attaquoit pas moins son maître Luther, qu'il attaquoit les ca- tholiques ; car en voulant qu'il ne se fît rien du tout dans le pain , il mortroit qu'il ne s'y fait rien en aucun moment, et que le corps de Notre-Seigneur n'y est, ni dans l'usage ni hors de l'usage; mais que l'honme, à qui s'adresse toute la promesse, le reçoit à la présence du paiR. comme on reçoit dans le baptême à la présence de l'eau le Saint- Esprit et la grâce. Mélanchthon voyoit bien cette conséquence , comme il p^roîtra dans la suite : mais soit qu'il eût l'adresse de la couvrir alors, ou que Luther n'y prit pas garde de si près, la haine qu'il avoit conruae contre la messe lui faisoit passer tout ce qu'on avançoit pour la '"-bruire.

¥4!.aiichthon se servoit encore d'une autre raison, plus foible que les précédentes. Il disoit que Jésus-Christ ne vouloit pas être lié, et que l'attacher au pain hors de l'usage, c'étoit lui ôter son franc arbi-

1. HOfÇ.. iSi», 179, 180.

1. Hosp., iJbicL, Mel., liv. II, ep. 25. 40: liv. III, 188, 189.

?. Exod. XV. 23. 4. Joan. n.

DES VARIATIONS, LIV. VI. 451

tre'. Comment peut-on penser une telle chose, et aire que le libre ar»

bitre de Jésus-Christ soit détruit par un attachement qui vient de son choix? Sa parole le lie sans doute, parce qu'il est fidèle et véritable; mais ce lien n'est pas moins volontaire qu'inviolable.

Voilà ce qu'opposoit la raison humaine au mystère de Jésus-Christ; de vaines subtilités, de pures chicanes : aussi n'étoit-ce pas le fond de l'affaire. La vraie raison de Mélancbthon, c'est qu'il ne pouvoit em- pêcher que Jésus-Christ posé sur la sainte table avant la manducation, et par la seule consécration du pain et du vin, ne fût une chose par elle-même agréable à Dieu, qui attestoit sa grandeur suprême, inter- cédoit pour les hommes, et avoit toutes les conditions d'une oblation véritable. De cette sorte la messe subsistoit, et on ne la pouvoit ren- verser qu'en renversant la présence hors de la manducation. Aussi quand on vint dire à Luther que Mélanchthon avoit hautement nié cette présence, dans la conférence de Ratisbonne, Hospinien nous rapporte qu'il s'écria : « Courage, mon cher Mélanchthon! à cette fois la messe est à bas. Tu en as ruiné le mystère, auquel jusqu'à présent je n'avois donné qu'une vaine atteinte 2. » Ainsi, de l'aveu des protes- tants, le sacrifice de l'eucharistie demeurera toujours inébranlable, tant qu'on admettra dans ces mots, « Ceci est mon corps, » une effi- cace présente-, et pour détruire la messe, il faut suspendre l'efifet.des paroles de Jésus-Christ, leur ôterleur sens naturel, et changer «s ceci est » en « ceci sera. »

Quoique Luther laissât dire à Mélanchthon tout ce qu'il vouloit contre la messe, il ne se départoit pas en tout de ses anciens senti- ments, et il ne réduisoit pas à la seule réception de l'eucharistie l'u- sage où Jésus-Christ y étoit présent : on voit même que Mélanchthon biaisoit avec lui sur ce sujet; et il y a deux lettres de Luther, en 1543, il loue une parole de Mélanchthon, qui avoit dit, «que la présence étoit dans l'action de la Cène, mais non pas dans un point précis ni mathématique'. » Pour Luther, il en déterminoit le temps depuis le Paternoster, qui se disoit dans la messe luthérienne incontinent après la consécration, « jusqu'à ce que tout le monde eût communié, et qu'on eût consumé les restes. » Mais pourquoi en demeurer là? Si on 2ùt porté à l'instant la communion aux absents, comme saint Justin nous raconte qu'on le faisoit de son temps ♦, quelle raison eût-on eue de dire que Jésus-Christ eût aussitôt retiré sa sainte présence? Mais pourquoi ne la continueroit-il pas quelques jours après, lorsque le saint sacre- ment seroit réservé pour l'usage des malades? Ce n'est que par une pure fantaisie qu'on voudroit retirer en ce cas la présence de Jésus- Christ; et Luther ni les luthériens n'avoient plus de règne, lorsqu'ils mettoient un usage, quelque court qu'il fût, hors de la réception ac- tuelle : mais ce qu'il y a de pis pour eux, c'est que la messe et l'obla- tion subsistoient toujours; et n'y eût-il qu'un seul moment de présence

i. Mel. ep. sup, cit. Hosp., pag. 2, 184, etc.; Joan. Slunn. aiitiu., 4, pag. 4. 2. Hosp., pag. 180. 3. Tom. IV, Jea., pag, 585, 586 et ap Cœlest. ^ Just., Apol., tom. I, n. 65 et 67.

452 HISTOIRE

devant la communion, cette présence de Jésus-Christ ne pouvoit être frustrée de tous les avantages qui l'accompagnoient. C'est pourquoi Mélanchthon tendoit toujouc^, quoi qu'il pût dire à Luther, à ne met- tre la présence que dans le temps précis de la réception, et il ne voyoit que ce seul moyen de ruiner l'oblaiion et la messe.

Il n'y en avoit non plus aucun autre de ruiner l'éléTation et l'adora- tion. Ou a vu qu'en ôtant l'élévation, Luther, bien éloigné de la con- damner, en avoit approuvé le fond». Je répète encore ses paroles: «On peut, dit-il, conserver l'élévation comme un témoignage de la pi-ésence réelle et corporelle; puisque la faire, c'est dire au peuple : Voyez, chrétiens, ceci est le corps de Jésus-Christ qui a été livré pour nous^. » Woilà ce qu'écrit Luther après avoir ôté l'élévation. Mais pourquoi donc, dira-t-on, l'a-t-il ôtée? La raison en est digne de lui; et c'est lui-même qui nous enseigne « que s'il avoit attaqué l'élévation, c'était seulement en dépit de la papauté; et s'il l'avoit retenue si longtemps, c'étoit en dépit de Carlostad. » En un mot, concluoit-il, « il la falloit retenir lorsqu'on la rejetoit comme impie, et il la falloit rejeter lorsqu'on la commandoit comme nécessaire'.» Mais au fond il reconnoissoit (ce qui en effet est indubitable), qu'il n'y pouvoit avoir nul inconvénient àmontrer au peuple ce divin corps, dès qu'il commençoitàêtre présent.

Pour ce qui est de Tadoration, après l'avoir tantôt tenue pour indif- férente, et tantôt établie comme nécessaire, il s'en tint à la fin à ce demi er parti * ; et dans les thèses qu'il publia contre les docteurs de Louvain en 1545, c'est-à-dire un an avant sa mort, il appela l'eucharistie le « sacrement adorable*. » Le parti sacramentaire, qui s'étoit tant réjoui lorsqu'il avoit ôté l'élévation, fut consterné; et Calvin écrivit que par cette décision « il avoit élevé l'idole dans le temple de Dieu«. »

Mélanchthon connut alors plus que jamais qu'on ne pouvait venir à bout de détruire ni l'adoration, ni la messe, sans réduire toute la pré- sence réelle au moment précis de la manducation. Il vit même qu'il falloit aller plus avant, et que tous les points de la doctrine catho- lique sur l'eucharistie revenoient l'un après l'autre, si on ne trouvoit le moyen de détacher le corps et le sang du pain et du vin. Il poussoit donc jusque-là le principe que nous avons vu, qu'il ne se faisoit rien pour le pain ni pour le vin, mais tout pour l'homme : de sorte que c'étoit dans l'homme seul que se trouvoit en effet le corps et le sang. De quelle sorte cela se faisoit selon Mélanchthon, il ne l'a jamais expliqué : mais pour le fond de cette doctrine, il ne cessoit de l'insi- nuer dans un grand secret, et le plus adroitement qu'il pouvoiL Car, tant que Luther vécut, iln'y avoit aucune espérance de le fléchir sur ce point, ni de pouvoir dire ce qu'on en pensoit avec liberté : mais Mélanchthon mit si avant cette doctrine dans l'esprit des théologiens de Vitemberg et de Leipsick, qu'après la mort de Luther, et après la sienne , ils s'en expliquèrent nettement dans une assemblée qu'ils tinrent à Dresde, par ordre de l'électeur, en 1661. ils ne craignirent

1 ci-dessus. - 2. Parc. Conf. 3. Ibid. 4. Hosp., i4.

i. Ad art. Lov.. ihes. 16, tom. II, 501. 6. Ep. ad Bac, pag. 10^.

DES VARIATIONS, LIV. VI. 453

pas de rejeter la propre doctrine de Luther, et la présence réelle qu'il admettoit dans le pain ; et ne voyant point d'autre moyen de se dé- fendre de la transsubstantiation, de l'adoration et du sacrifice, ils se réduisoient à la présence réelle que Mélanchthon leur avoit apprise, non plus dans le pain et dans le vin, mais dans le fidèle qui les rece- poit. Ils déclarèrent donc a que le vrai coups substantiel étoit vraiment et substantiellement donné dans la scène, sans toutefois qu'il fût nécessaire de dire que le pain fût le corps essentiel (ou le propre corps) de Jésus-Christ, ni qu'il se prit corporellement et charnellement par la bouche corporelle; que l'ubiquité leur faisoit horreur; qu'il y avoit sujet de s'étonner de ce qu'on s'attachoit si fort à dire que le corps fût présent dans le pain, puisqu'il valoit bien mieux considérer ce qui se fait dans l'homme, pour lequel, et non pour le pain, Jésus-Christ se rendoit présent'. » Ils s'expliquoient ensuite sur l'adoration, et soute- noient qu'on ne la pouvoit nier en admettant la présence réelle dans le pain, quand même on auroit expliqué que le corps n'y est présent que dans l'usage; « que les moines auraient toujours la même raison de prier le Père éternel de les exaucer par son Fils, qu'ils lui rendoient présent dans cette action ; que la cène étant établie pour se souvenir de Jésus-Christ, comme on ne pouvoit le prendre, ni s'en souvenir sans y croire et sans l'invoquer, il n'y avoit pas moyen d'empêcher qu'on ne s'adressât à lui dans la cène comme étant présent, et comme se mettant lui-même entre les mains du sacrificateur, après les pa- roles de la consécration. Par la même raison, ils soutenoient qu'en admettant cette présence réelle du corps dans le pain, on ne pouvoit rejeter le sacrifice, et ils le prouvoient par cet exemple : a C'étoit, disoient-ils, une coutume ancienne de tous les suppliants, de prendre entre leurs mains les enfants de ceux dont ils imploraient le secours, et de les présenter à leurs pères, comme pour les fléchir par leur entremise. » Ils disoient de la même sorte, qu'ayant Jésus-Christ pré- sent dans le pain et dans le vin de la cène, rien ne nous pouvoit empêcher de le présenter à son Père pour nous le rendre propice; et enfin ils concluoient a qu'il seroit plus aisé aux moines d'établir leur transsubstantiation, qu'il ne seroit aisé de la combattre à ceux qui, en la rejetant de parole, ne laissoient pas d'assurer que le pain étoit le corps essentiel (c'est-à-dire le propre corps) de Jésus-Christ. »

C'est Luther qui avoit dit à Smalcalde, et qui avoit fait souscrire à tout le parti, que le pain étoit le vrai corps de Notre-Seigneur, égale- ment reçu par les saints et par les impies : c'est lui-même qui avoit dit dans sa dernière Confession de foi approuvée dans tout le parti, que «le pain de l'eucharistie est le vrai corps naturel de Notre-Sei- gneur'. » Mélanchthon ;et toute la Saxe avoient reçu cette doctrine avec tous les autres; car il falloit bien obéir à Luther : mais ils en re- vinrent après sa mort, et reconnurent avec nous que ces mots : a le pain est le vrai eo^ps, » emportent nécessairement le changement du

!. Y'û.etLïps.^ Theol. or Ihod., Cori/". //eide/b., an. 1575 ; Hosp-, an 1561,251, •2. Art. 6. Concord., pag. 330, sup., liv. IV. Paru. Confes., supra, n. 14.

4!) 4 HISTOIRE

pain au corps; puisque le pain ne pouvant être le corps en nature, il ne le peut devenir que par changement : ainsi ils rejetèrent ouverte- ment la doctrine de leur maître. Mais ils passent encore plus avant dans la déclaration qu'on vient de voir, et ils confessent qu'en admet- tant, comme on avoit fait jusqu'alors parmi les luthériens, la présence réelle dans le pain, on ne peut plus empêcher ni le sacrifice que les catholiques offrent à Dieu, ni l'adoration qu'ils rendent à Jésus-Christ dans l'eucharistie.

Leurs preuves sont convaincantes. Si Jésus-Christ est cru dans le pain, si la foi s'attache à lui dans cet état, cette foi peut-elle être sans adoration? Mais cette foi elle-même n'emporte-t-elle pas nécessaire- ment une adoration souveraine, puisqu'elle entraîne l'invocation de Jésus-Christ comme Fils de Dieu, et comme présent? La preuve du sacrifice n'est pas moins concluante : car, comme disent ces théolo- giens, si par les paroles sacramentales on rend Jésus-Christ présent dans le pain, cette présence de Jésus-Christ n'est-elle pas par elle- même agréable au Père; et peut-on sanctifier ses prières par une offrande plus sainte, que par celle de Jésus-Christ présent? Que disent les catholiques davantage, et qu'est-ce que leur sacrifice, sinon Jésus- Christ présent dans le sacrement de l'Eucharistie, et représentant lui- même à son Père la victime par laquelle il a été apaisé ? Il n'y a donc point de moyen d'éviter le sacrifice, non plus que l'adoration et la transsubstantiation, sans nier cette présence réelle de Jésus-Christ dans le pain.

C'est ainsi que TÊglise de Vitemberg, la mère de Réforme, et celle d'où selon Calvin étoit sortie dans nos jours la lumière de l'Évan- gile', comme autrefois elle étoit sortie de Jérusalem, ne peut plus soutenir les sentiments de Luther qui l'a fondée. Tout se dément dans la doctrine de ce fondateur de la Réforme : il établit invinciblement le sens littéral et la présence réelle; il en rejette les suites nécessaires, soutenues par les catholiques. Si l'on admet avec lui la présence réelle dans le pain, on s'engage à la messe tout entière, à la doctrine catho- lique sans réserve. Cela paroît trop fficheux à la nouvelle Réforme, qui ne sait plus à quoi elle est bonne, s'il faut approuver ces choses et le culte de l'Église romaine tout entier. Mais, d'autre part, qu'y a-t-il de plus chimérique qu'une présence réelle séparée du pain et du vin? N'est-ce pas en montrant le pain et le vin, que Jésus-Christ a dit : a. Ceci est mon corps? » A-t-il dit que nous dussions recevoir son corps et son sang détachés des choses où. il lui a plu de les renfermer? et si nous avons à en recevoir la propre substance, ne faut-il pas que ce soit de la maniè-e qu'il Ta- déclarée en instituant ce mystère? Dans ces embarras inévitables, le désir d'ôter la messe l'emporta; mais le moyen que prit Mélanchthon avec les Saxons pour la détruire étoit si mauvais qu'il ne put subsister. Ceux de Vitemberg et de Leipsick en jevinrent eux-mêmes bientôt après; et l'opinion de Luther, qui met' toit le corps dans le pain, demeura ferme.

*. i[pist. Calv,, pag. &90.

DES VARIATIONS. LIV. VI. 455

Pendant que ce chef des réformateurs tiroit à sa fin, il devenoit tous les jours plus furieux. Ses thèses contre les docteurs de Louvain en sont une preuve : et je ne crois pas que ses disciples puissent voir sans honte, jusque dans les dernières années de sa vie, le prodigieux égarement de son esprit. Tantôt il fait le bouffon, mais de la manière du monde la plus plate : il remplit toutes ses thises de ces misérables équivoques : a vaccultas, » au lieu de « facuitas;» a cacolyca Ecclesia, » au lieu de « catholica; » parce qu'il trouve dans ces deux mots «vac- cultas » et acacolyca, » une froide allusion avec les vaches, le? mé- chants et les loups. Pour se moquer de la coutume d'appeler les docteurs a nos maîtres, » il appelle toujours ceux de Louvain « nostrolli magis- trolli, hruta magistrolia; «croyant les rendre fort odieux ou fort méprisables par ces ridicules diminutifs qu'il invente. Quand il veut parler plus sérieusement, il appelle ces docteurs « de vraies bêtes, des pourceaux, des épicuriens, des païens et des athées, qui ne connois- sent d'autre pénitence que celle de Judas et de Saùl, qui prennent, non de l'Écriture, mais de la doctrine des hommes, tout ce qu'ils vomissent: » et il ajoute, ce que je n'ose traduire : « quidquid ructant, vomunt, et cacant. » C'est ainsi qu'il oubUoit toute pudeur, et ne se soucioit pas de s'immoler lui-même à la risée publique, pourvu qu'il poussât tout à l'extrémité contre ses adversaires.

Il ne traitoit pas mieux les zuingliens; et outre ce qu'il avoit dit du a sacrement adorable. » qui détruisoit leur doctrine de fond en com- ble, il déclaroit sérieusement « qu'il les tenoit hérétiques et éloignés de l'Église de Dieu'. » Il écrivit en même temps la fameuse lettre, sur ce que les zuingliens l'avoient appelé malheureux : a Ils m'ont fait plaisir, dit-il; moi donc, le plus malheureux de tous les hommes, je ne m'estime heureux d'une seule chose, et ne veux que cette béatitude du Psalmiste : Heureux l'homme qui n'a point été dans le conseil des sacramentaires, et qui n'a jamais marché dans les voies des zuingliens, ni ne s'est assis dans la chaire de ceux de Zurich ! » Mélanchthon et ses amis étoient honteux de tous les excès de leur chef. On en mur- muroit sourdement dans le parti : mais personne n'osoit parler. Si les sacramentaires se plaignoient à Mélanchthon et aux autres qui leur étoient plus affectionnés, des emportements de Luther, ils répondoient a qu'il adoucissoit les expressions de ses livres par ses discours fami- liers, et les consoloient sur ce que leur maître, lorsqu'il étoit échauffé, disoit plus qu'il ne vouloit dire'; ce qui étoit, disoient-ils, un grand inconvénient; mais ils ne voyoient point de remède. >j

La lettre qu'on vient de voir est du 26 janvier 1546. Le 18 février suivant, Luther mourut. Les zuingliens, qui ne purent lui refuser des louanges sans ruiner la Réformation dont il avoit été l'auteur, pour se consoler de l'inimitié implacable qu'il avoit témoignée contre eux jusqu'à la mort, débitèrent quelques entretisns qu'il avoit eus avec ses amis, ils prétendent qu'il s'étoit beaucoup adouci, il n'y a au-

1. Cont. art. Lov., Thés., 28; Hosp. 199.

2. Ep. Crucig. ad Vit. Theod. Hosp., 194, 199, ete

456 HISTOIRE

cune apparence dans ces récits : mais au fond il importe peu pour le dessein de cet ouvrage. Ce n'est pas les entretiens particuliers que f écris, mais seulement les actes et les ouvrages publics; et si Luther avoit donné ces nouvelles marques de son inconstance, ce seroit en tous cas aux luthériens à nous fournir des moyens de le défendre.

Pour ne pas omettre de ce que je sais sur ce fait, je veux bien re- marquer encore que je trouve dans l'histoire de la réforme d'Angleterre de M. Burnet, un écrit de Luther à Bucer, qu'on nous y donne avec ce titre: « Papier concernant la réconciliation avec les zuingliens. » Cette pièce de M. Burnet, pourvu qu'on la voie, non pas dans l'extrait que cet adroit historien en a fait dans son histoire, mais comme elle se trouve dans son recueil de pièces ', fera voir les extravagances qui passent dans l'esprit des novateurs. Luther commence par cette re- marque, a qu'il ne faut point dire qu'on ne s'entende pas les uns les autres, » C'est ce que Bucer prétendoit toujours, qu'on ne disputoit que des mots, et qu'on ne s'entendoit pas: mais Luther ne pouvoit souffrir cette illusion. En second lieu, il propose « une nouvelle pen- sée » pour concilier les deux opinions. Il faut, dit-il, que les défenseurs du sens figuré «accordent que Jésus-Christ est vraiment présent: et nous, poursuit-il, nous accorderons que le seul pain est mangé, » a Panem solum manducari. » Il ne dit pas: Nous accorderons «qu'il y a véritablement du pain et du vin dans le sacrement, » ainsi que M, Burnet l'a traduit; car ce n'eût pas été « une nouvelle opinion, » comme Luther le promet ici. On sait assez que la consubstantiation, qui reconnoît le pain et le vin dans le sacrement, avoit été reçue dans le luthéranisme dès son origine. Mais ce qu'il propose de nouveau, c'est qu'encore que le corps et le sang soient véritablement présents, néan- moins a il n'y a que le pain seul qui soit mangé : » raffinement si ab- surde que M, Burnet n'en a pu couvrir l'absurdité qu'en le retranchant. Au reste, on n'a que faire de se mettre en peine à trouver du sens dans ce nouveau projet d'accord. Après l'avoir proposé comme « utile, » Luther tourne tout court, et « considérant les ouvertures que l'on don- neroit par à de nouvelles questions qui tendroient à établir l'épicu- risme: » non, dit-il, « il vaut mieux laisser ces deux opinions comme elles sont, » que d'en venir à ces nouvelles explications, qui a ne fe- roient aussi bien qu'irriter le monde, loin qu'on pût les faire passer. » Enfin, a pour assoupir cette dissension, qu'il voudroit, » dit-il, « avoir rachetée de son corps et de son sang, » il déclare de son côté qu'il veut croire que ses adversaires « sont de bonne foi. » Il demande qu'on en croie autant de lui, et conclut à se supporter mutuellement, sans déclarer ce que c'est que ce support : de sorte qu'il ne paroît entendre autre chose, sinon que de part et d'autre on s'abstienne d'écrire et de se dire des injures, comme on en étoit déjà convenu, mais très-inu- tilement, dès le colloque de Marpourg. Voilà tout ce que Bucer put obtenir pour les zuingliens, pendant même que Luther étoit en meil- 'eur?. humeur, et apparemment durant ces années il y eut une es-

l. Tom. II, liv. I, an. iSkS, pag 159. Collect. des ptècw, 2 part., iiv. :, n. 34.

DES VARIATIONS, LFV. VI. 457

pèce de suspension d'armes. Quoi qu'il en soit, il revint bientôt à sou naturel; et dans la crainte qu'il eut que les sacramentaires ne tâchas- sent par leurs équivoques de le tirer à leurs sentiments après sa mort, il fit contre eux sur la fin de sa vie les déclarations que nous avons vues, laissant ses disciples aussi animés contre eux qu'il l'avoit été lui-même.

PIÈCES

CONCERNANT LE SECOND MARIAGE DU LANDGRAVE,

DONT IL EST PARLÉ EN CE LIVRE VI.

TRADUCTION DES PIÈCES

CONCERNANT LE SECOND MARIAGE DU LANDGRAVE.

INSTRUCTION.

Donnée au docteur Martin Bucer, par Philippe, landgrave de Hesse, sur les choses qu'il doit demander instamment aux docteurs Martin Luther et Philippe Mélanchthon: et ensuite, si ceux-ci le jugent à propos, à Vélecteur de Saxe.

I. 11 commencera par leur souhaiter de ma part toute sorte de biens et de prospérités, et leur témoignera combien je serai ravi d'appren- dre qu'ils sont en bonne santé de corps et d'esprit. Ensuite, il leur dira que depuis la dernière maladie que Dieu m'a envoyée, j'ai beaucoup réflèclii sur mon état, et principalement sur ce que peu de temps après mon mariage, je me suis plongé dans l'adultère et la fornication; et que mes pa-teurs m'ayant souvent exhorté à m'approcher de la sainte table, je n'ai pas cru devoir le faire depuis quelques années, à cause de ma vie déréglée. Comment en effet pourrois-je en conscience m'as- seoir à la table du Seigneur, pendant que je ne veux point quitter ce genre de vie? Je sais qu'en le faisant, bien loin de remplir le devoir de chrétien, j'encourrois la juste vengeance du Seigneur. D'ailleurs, j'fii lu dans plusieurs endroits de saint Paul, qu'aucun fornicateur et adultère ne posséJera le royaume de Dieu. Étant donc pleinement con- vaincu que, tandis que je n'aurai point d'autre femme que la mienne, je ne pourrai, de ma vie, m'abstenir de la fornification, de la luxure et de l'adultère, et me corriger de ces vices, il s'ensuit évidemment que je n'ai rien autre chose à attendre que le bannissement du royaume de Dieu, et la damnation éternelle. Voici pourquoi je ne puis, avec la femme que j'ai, m'abstenir de la fornication, de l'adultère, et d'autres désordres semblables.

II. Premièrement, quand je l'épousai, je n'avois aucun goût, aucune ■nclination pour elle; les officiers de la cour, les dames qui sont à son

458 HISTOIRE

service, et plusieurs autres, connoissent son humeur difficile, son ca- ractère peu aimable; savent qu'elle sent mauvais, et que quelquefois elle boit avec excès. J'ai peine à m'expliquer sur ces choses, que j'ai pourtant découvertes à Bucer.

III. Secondement, les médecins savent que je suis d'une compîexion vigoureuse. Or, étant souvent obligé de me trouver aux assemblées de l'Empire, Ton fait bonne chère, il est aisé de voir que je ne puis m'y passer d'une femme: et que d'en amener une d'une si grande qua- lité c^ ce seroit un trop grand embarras.

IV. Si Ton me demande pourquoi donc j'ai épousé ma femme, j'a- voue qu'alors je fis une grande imprudence de suivre les avis de quel- ques-uns de mes conseillers, qui maintenant sont morts en grande par- tie. Je n'ai pas gardé plus que trois semaines la foi du mariage; et depuis j'ai toujours vécu comme je vis.

V. Mes prédicateurs ne cessent point de me remontrer qu'il est de mon devoir de punir les crimes, tels que la fornication et d'autres. Je voudrois bien le faire; mais comment oserois-je punir des crimes je suis plongé moi-même? On ne manqueroit pas de me dire: « Sei- gneur, puaissez-vous vous-même, d D'ailleurs, si j'étois obligé d'aller à la guerre, pour la cause de l'Évangile, je ne pourrois m'exposer qu'en tremblant, et en craignant d'aller au diable, si j'étois tué d'un coup d'épée ou de mousquet. Les prières que j'ai faites à Dieu, pour en ob- tenir ma conversion, ne m'ont pas procuré le moindre changement.

VI. Dans ces circonstances, je me suis mis à lire exactement et avec toute l'attention dont Dieu m'a rendu capable, les Écritures de l'An- cien et du iSouveau Testament, je n'ai point trouvé d'autre conseil, ou moyen convenable à ma situation, que celui dont je vais parler. Je vois qu'avec la femme que j'ai, ni je ne puis, ni je ne teux changer de vie (j'en prends Dieu à témoin); mais je propose d'user des moyens que Dieu a permis, et non défendus. Les vieux patriarches Abraham, Jacob, David, Lamech, Salomon, qui, selon saint Paul, Corinlh. x. croyoient, comme nous, en Jésus-Christ, avoient plusieurs femmes ; ce qui n'a pas empêché Dieu de donner de grandes louanges à ces saints, dans l'Ancien Testament, ainsi que Jésus-Christ dans le Nouveau. D'ail- leurs la loi de Moïse permet ces doubles mariages, et prescrit ce que doit faire un homme qui a deux femmes.

VIL Si l'on m'objecte que cette permission avoit été donnée à Abra- ham et aux anciens, en vue du Christ promis, je réponds que la loi de Moïse donne clairement une permission générale, et que ne spécifiant pas ceux qui peuvent avoir deux femmes, elle n'exclut personne du droit de les avoir. On savoit que le Christ devoit naître de la tribu de Juda; ce qui n'empêcha pas le père de Samuel, le roi Achab et plu- sieurs autres, qui n'étcient pas de cette tribu, d'avoir plusieurs fem- mes. Il est donc faux que cette permission ait été donnée uniquement en Tue du Messie promis.

VIII. Ni Dieu, dans l'Ancien Testament, ni Jésus-Christ dans le Nou- veau, ni les prophètes, ni les apôtres, ne défendent point à un homme d'avoir deux femmes; et jamais aucun prophète, ou aucun apôtre, n'a puni ou blâmé des rois, des princes, ou même qui que ce soit, pour avoir eu deux femmes à la fois, et ne les a jugés coupables de crimes qui excluent du royaume de Dieu. Saint Paul, qui fait un si grand dé- tail des prévaricateurs qui n'obtiendront point le royaume de Dieu, ne dit rien de ceux qui ont deux femmes; et les apôtres, quoique très- attentifs, comme on le voit dans les Actes, à instruire les Gentils con-

DES VARIATIONS, LIV. VI. 459

vertis à la foi, de la conduite qu'ils dévoient tenir, et des choses dont ils dévoient s'abstenir, ne leur défendent pas d'avoir deux femmes à la fois, quoique plusieurs d'entre les Gentils en eussent plus d'une. Ils ne le défendent pas non plus aux Juifs, parce que la loi le leur permet- toit, et que quelques-uns étoient dans cet usage. Saint Paul dit claire- ment, qu'un évêque et un ministre ne doit avoir qu'une femme. Or il n'étoit pas nécessaire de leur donner un tel précepte, s'il étoit vrai qu'il fût défendu indistinctement à tout le mond.e d'avoir plusieurs femmes.

IX. J'ajoute que même aujourd'hui quelques chrétiens d'Orient ont deux femmes à la fois. Bien plus, l'empereur Valentinien, dont les his- toriens, saint Ambroise et d'autres :-avants hommes, font l'éloge, avoit deux femmes, et fît une loi pour permettre aux autres d'en avoir aussi deux.

X. Le pape lui-même, de l'autorité duquel je fais fort peu de cas, permit à un certain comte, qui fit un pèlerinage au Saint-Sépulcre, et qui s'étoit remarié, parce qu'il croyoit sa femme morte, de les garder toutes deux à la fois. Je sais que Luther et Mélanchthon avoient con- seillé au roi d'Angleterre de ne point rompre son premier mariage, mais d'épouser une seconde femme, « comme on le voit dans leur con- sultation motivée '. » Si l'on me dit qu'ils ont donné ce conseil, parce que ce prince n'avoit point d'héritier mâle de sa première femme, il me semble qu'on doit avoir encore plus d'égard à la cause alléguée par saint Paul de prendre une femme pour ne point tomber dans la forni- cation. Car il est plus essentiel de mettre la conscience en paix, de pourvoir au salut de l'âme it de prescrire une conduite chrétienne, en faisant même abstraction du déshonneur qui en résulte, et de l'in- tempérance apparente, que de procurer un moyen de se donner des héritiers, puisqu'on doit avoir plus de soin de l'âme que des choses temporelles.

XI. Toutes ces raisons me déterminent à user, pour éviter désor- mais la fornication et toute impureté, du remède et du moyen dont je ne doute en aucune sorte que Dieu ne permette de se servir. Je ne veux pas demeurer plus longtemps dans les lacets du démon, et « je ne puis, ni ne veux» m'en tirer que par cette voie. C'est pourquoi je demande à Luther, à Mélanchthon et à Bucer même de décider si je puis m'en servir licitement.

XII. S'ils exigent que leur décision ne tourne à scandale en ce temps, et ne nuise aux affaires de l'Évangile, dans le cas elle seroit impri- mée, je souhaite au moins qu'ils me donnent une déclaration par écrit, que si je me mariois secrètement, Dieu n'y seroit point offensé; qu'eux- mêmes regarderoient ce mariage comme valide, et me permettroient de chercher les moyens de le rendre public avec le temps, en sorte

i. Je tâche de donner un sens à des paroles qui peut-être n'en ont point, et qu'on peut soupçonner avoir été jetées par le landgrave dans son instruction, comme quelque mot du guet, qui n'est compris que par ceux qui sont du se- cret. Ces mots: Quiimadmodun prseler propter consilium snnat- ou ne signifient rien, ou doivent, ce semble, signifier que Luther et Mélanchton avoient con- seillé au roi d'Angleterre de prendre une femme outre sa première : prxter, et cela pour des causes légitimes : propter; ce qui paroit désigner une con- sultation raisonnée et motivée, comme je le dis dans ma version. Note de Le Bok) Voici le texte : « Item scio Lutherum et Philippum régi Angliae suasisse '< ut primam uxorum non dimitteret, sed aliam prœter ipsam duceret, quemad- ■< modum, prseier, propter consilium sonat «

460 HISTOIRE

que la femme que j'épouserai ne passe point pour une femme malhon- nête, mais pour une personne honnête. Je les prie de faire attention que si la femme que je dois épouser étoit censée agir en cela d'une ma- nière peu chrétienne et déréglée, ce seroit la perdre d'honneur. D'ail- leurs comme mon commerce avec cette femme ne peut pas toujours demeurer secret, il arriveroit, si je persistois à cacher mon mariage, que, dans la suite du temps, l'Église, qui ne sauroit point pourquoi j'habiterois avec elle, en seroit scandalisée.

XIII. Qu'ils ne craignent pas non plus que mon second mariage me porte à maltraiter ma première femme, à me retirer de sa compagnie, et à lui témoigner moins d'amitié que par le passé; puisqu'au con- traire, je veux dans cet'e occasion porter ma croix, faire à ma pre- mière femme tout le bien que je puis, et continuer d'habiter avec elle. Je veux aussi laisser mes États aux enfants que j'ai eus délie, et don- ner à ceux qui me viendront de la seconde des apanages convenables. Qu'ils me donnent donc, au nom de Dieu, le conseil que je leur de- mande, et qu'ils viennent à mon secours sur un point qui n'est pas contre la loi de Dieu, afin que je puisse vivre et mourir plus gaiement pour la cause de l'Évangile, et en entreprendre plus volontiers la dé- fense. De mon côté, je ferai tout ce qu'ils m'ordonneront, selon la religion et la raison; soit qu'ils me demandent les biens des monas- tèri's, soit qu'ils désirent d'autres choses.

XIV. Mon dessein n'est pas de multiplier mes femmes, mais seule- ment d'en avoir une outre celle que j'ai déjà. Je me propose, dans cette affaire, de n'avoir aucun égard au monde ni à son faste; mais d'avoir Dieu en vue, et de bien examiner ce quil ordonne, ce qu'il défend, et ce qu'il laissée notre liberté. L'empereur et le monde me permeltroient aisément, ainsi qu'à tout autre, d'entretenir publiquement des femmes prostituées; mais ils auroient peine à permettre d'avoir à la fois plus d'une femme. Ils défendent ce que Dieu permet, et tolèrent ce que Dieu défend : comme on le voit à l'égard des prêtres, auxquels ils ne per- mettent pas d'avoir une femme , quoiqu'ils leur permettent de vivre avec des prostituées. Au reste, les ecclésiastiques nous haïssent déjà tellement, qu'ils ne nous haïront ni plus ni moins pour cet article, qui permetlroit aux chrétiens la polygamie.

XV. Bucer fera observer à Luther et à Mélanchthon que si, contre ce que j'espère, ils ne me procurent aucun secours, je roule dans mon esprit plusieurs desseins, entre autres de faire solliciter l'empereur de m'accorder cette permission , quelque argent qu'il dût m'en coûter pour gagner des solliciteurs. L'empereur ne voudra pas me l'accorder sans la dispense du pape, dont je ne me soucie guère. Mais pour celle de l'empereur^ je ne la dois pas mépriser r quoiqu'au reste j'en feruis peu de cas, si je ne croyois d'ailleurs que Dieu a plutôt permis que défendu ce que je souhaite.

XVI. Si la tentative que je fais de ce côté-là (c'est-à-dire du côté de Luther), ne me réussit pas, une crainte humaine me porte à deman- der le consentement de l'empereur, qui, comme je l'ai déjà dit, n'est pas à mépriser; je me flatte d'en obtenir tout ce que je voudrai, en donnant une gros-se somme d'argent à quelques-uns de ses ministres. Mais quoique, pour rien du monde, je ne voulusse me retirer de l'É- glise , en me laissant entraîner dans quelque démarche qui fût con- traire à ses intérêts, je crains pourtant que les ministres impériaux ne saisissent cette circonstance pour m'engager à quelque chose qui ne seroit pas utile à cette cause et à ce parti. Je demande donc qu'ils me

DES VARIATIONS, LIV. VI. 461

donnent le secours que j'attends, de peur que je ne sois contraint de l'aller chercher en quelque autre lieu moins agréable, puisque j'aime mille fois mieux devoir mon repos à leur permission , qu'à celle de l'empereur ou de tout autre homme. Cependant je n'aurois pas con- fiance dans leur permission même, si ce que je demande n'avoit pas un fondement solide dans la sainte Écriture , comme je l'ai fait voir plus haut.

XVII. Enfin je souhaite encore une fois d'avoir par écrit le sentiment de Luther, de Mélanchthon et de Bucer, afin que désormais je puisse réformer ma conduite, m'approcher en bonne conscience du sacrement, et traiter avec plus de liberté et de confiance les affaires de notre reli- gion.

Donné à Melsingue, le dimanche après la sainte Catherine, 1539. Signé, Philippe, landgrave de Hesse.

CONSULTATION DE LUTHER

ET DES AUTRES DOCTEURS PROTESTANTS,

SUR LA POLYGAMIE.

Au sérénissime prince et seigneur Philippe, Landgrave de Hesse, comte de Catzenlenbogen, de Diets, de Ziegenhain et de Nidda, notre clé- ment seigneur, nous souhaitons avant toutes choses la grâce de Dieu, par Jésus-Christ.

Sérénissime prince et seigneur,

I. Nous avons appris de Bucer, et lu dans l'instruction que Votre Al- tesse lui a donnée, les peines d'esprit et les inquiétudes de conscience elle est présentement; et quoiqu'il nous ait paru très-difficile de ré- pondre si tôt aux doutes qu'elle propose, nous n'avons pas néanmoins voulu laisser partir sans réponse le même Bucer, qui étoit pressé de retourner vers Votre Altesse.

II. Nous avons reçu une extrême joie, et nous avons loué Dieu de ce qu'il a guéri Votre Altesse d'une dangereuse maladie; et nous le prions qu'il la veuille longtemps conserver dans l'usage parfait de la santé qu'il vient de lui rendre.

III. Elle n'ignore pas combien notre Église pauvre, misérable, petite et abandonnée a besoin de princes régents vertueux qui la protègent; nous ne doutons point que Dieu ne lui en laisse toujours quelques-uns^ quoiqu'il menace de temps en temps de l'en priver, et qu'il la mette à l'épreuve par de différentes tentations.

IV. Voici donc ce qu'il y a d'important dans la question que Bucer nous a proposée. Votre Altesse comprend assez d'elle-même la diffé- rence qu'il y a d'établir une loi universelle, et d'user de dispense en un cas particulier pour de pressantes raisons, et avec la permission de Dieu : car il est d'ailleurs évident que les dispenses n'ont point de lieu contre la première des lois, qui est la divine.

V. Nous ne pouvons pas conseiller maintenant que l'on introduise en public, et que l'on établisse, comme par une loi, dans le nouveau Tes- tament, celle de l'ancien, qui permettoit d'avoir plus d'une femme. Votre Altesse sait que si Ton faisoit imprimer quelque chose sur cette Eiatière, on ie prendroit pour un précepte; d'où il arriveroit une in- finité de troubles et de scandales. Nous prions Votre Altesse de coQsi-

462 HISTOIRE

dérer les dangers seroit exposé un homme convaincu d'avoir intrcK duit en Allemagne une semblable loi, qui diviseroit les familles, et les engageront en des procès éternels.

VI. Quant à l'objection que l'on fait, que ce qui est juste devant Dieu doit être absolument permis, on y doit répondre en cette manière : Si ce qui est équitable aux yeux de Dieu est d'ailleurs commandé et né- cessaire, l'objection est véritable, s'il n'est ni commandé ni nécessaire, il faut encore, avant que de le permettre, avoir égard à d'autres cir- constances : et pour venir à la question dont il s'agit, Dieu a institué le mariage pour être une société de deux personnes, et non pas de plus supposé que la nature ne fût pas corrompue; et c'est le sens du passage de la Genèse : <( Ils seront deux en une seule chair; » et c'est ce qu'on observa au commencement.

VII. Lamech fut le premier qui épousa plusieurs femmes : et l'Écri- ture témoigne que cet usage fut introduit contre 1-a première règle.

VIII. Il passa néanmoins en coutume dans les nations infidèles; et l'on trouve même depuis, qu'Abraham et sa postérité eurent plusieurs femmes. Il est encore constant par ie Deutéronome, que la loi de Moïse le permit ensuite, et que Dieu eut en ce point de la condescendance pour la foiblesse de la nature. Puisqu'il est donc conforme à la création des hommes, et au premier établissement de leur société, que chacun d'eux se contente d'une seule femme, il s'ensuit que la loi qui l'ordonne est louable; qu'elle doit être reçue dans i"£glise ; et que Ton n'y do:i point introduire une loi contraire ; parce que Jésus-Christ a répété dans le chapitre xix de saint Matthieu le passage de la Genèse : « Ils seront deux en une seule chair; » et y rappelle dans la mémoire des hommes quel avoit être le mariage avant qu'il eût dégénéré de sa pureté.

IX. Ce qui n'empêche pourtant pas qu'il n'y ait lieu de dispense en de certaines occasions. Par exemple, si un homme marié, détenu cap- tif en pays éloigné, y prenoit une seconde femme pour recouvrer s^ santé, ou que la sienne devint lépreuse, nous ne voyons pas qu'en Cr cas on pût condamner le fidèle qui épouseroit une autre femme par le conseil de son pasteur; pourvu que ce ne fût pas à dessein d'introduire une loi nouvelle, mais seulement pour satisfaire à son besoin.

X. Puisque ce sont deux choses toutes différentes d'introduire une loi nouvelle, et d'user de dispense à l'égard de la même loi, nous sup- plions Votre Altesse de faire réflexion sur ce qui suit.

Premièrement, il faut prendre garde avant toutes choses que la plu- ralité des femmes ne s'introduise point dans le monde, en forme de loi que tout le monde puisse suivre quand il voudra. 11 faut, en se- cond lieu, que Votre Altesse ait égard à l'effroyable scandale qui ne manquera pas d'arriver, si elle donne occasion aux ennemis de l'É- vangile de s'écrier que nous ressemblons aux anabaptistes, qui font un jeu du mariage, et aux Turcs, qui prennent autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir.

XI. En troisième lieu, que les actions des princes sont plus en vue que celles des particuliers.

XII. £n quatrième lieu, que les inférieurs ne sont pas plutôt infor- més que les supérieurs font quelque chose, qu'ils s'imaginent avoir la liberté d'en faire autant; et que c'est par que la licence devient gé- nérale,

XIII. En cinquième lieu, que les États de Votre Altesse sont remplis d'une noblesse farouche, fort opposée pour la pios grau(.»>* i^artie à 1.É-

DES VARIATIONS, LIV. VI. 463

vangile, à c^ise de l'espérance qu'on y a, comme dans les autres pays, de parvenir aux bénéfices des églises cathédrales, dont le revenu est très-grand. Nous savons les impertinents discours que les plus il- lustres de votre noblesse ont tenus: et il est aisé déjuger quelle seroit la disposition de votre noblesse et de vos autres sujets, si Votre Altesse introduisoit une semblable nouveauté.

XIV. En sixième lieu, que Votre Altesse, par une grâce particulière de Dieu, est en grande réputation dans l'Empire et dans les pays étrangers; et qu'il est à craindre que l'on ne diminue beaucoup de l'es- time et du respect que l'on a pour elle, si elle exécute le projet d'un double mariage. La multitude des scandales qui sont ici à craindre nous oblige à conjurer Votre Altesse d'examiner la chose avec toute la maturité de jugement que Dieu lui a donnée.

XV. Ce n'est pas aussi avec moins d'ardeur que nous conjurons Votre Altesse d'éviter en toute manière la fornication et l'adultère; et pour avouer sincèrement la vérité, nous avons eu longtemps un re- gret sensible de voir Votre Altesse abandonnée à de telles impuretés, qui pouvoient être suivies des effets de la vengeance divine, de ma- ladies, et de beaucoup d'autres inconvénients.

XVI. Nous prions encore Votre Altesse de ne pas croire que l'usage des femmes hors le mariage soit un péché léger et méprisable, comme le monde se le figure ; puisque Dieu a souvent châtié l'impudicité par les peines les plus sévères : que celle du déluge est attribuée aux adul- tères des grands : que l'adultère de David a donné lieu à un exemple terrible delà vengeance divine : que saint Paul répète souvent que l'on se moque point impunément de Dieu, et qu'il n'y aura point d'en- trée pour les adultères au royaume de Dieu. Car il est dit au cha- pitre II de TÉpître première à Timothée , que l'obéissance doit être compagne de la foi, si l'on veut éviter d'agir contre la conscience; au chapitre m de la première de saint Jean, que si notre cœur ne nouip reproche rien, nous pouvons avec joie invoquer le nom de Dieu : et au '^apitre vni de l'Êpître aux Romains, que nous vivrons, si nous mor- /.fions par l'esprit les désirs de la chair : mais que nous mourrons, au contraire, en marchant selon la chair, c'est-à-dire en agissant contre notre propre conscience.

XVII. Nous avons rapporté ces passages , afin que Votre Altesse con- sidère mieux que Dieu ne traite point en riant le vice de l'impureté, comme le supposent ceux qui, par une extrême audace, ont des sen- timents païens sur ces matières. C'est avec plaisir que nous avons ap- pris le trouble et les remords de conscience Votre Altesse est main- tenant pour cette sorte de défauts, et que nous avons entendu le repentir qu'elle en témoignei Votre Altesse a présentement à négocier des affaires de la plus grande importance qui soient dans le monde : elle est d'une complexion fort délicate et fort vive : elle dort peu; et ces raisons, qui ont obligé tant d'autres personnes prudentes à ména- ger leurs corps, sont plus que suffisantes pour disposer Votre Altesse à les imiter.

XVIII. On lit de l'incomparable Scanderberg, qui défit en tant de rencontres les deux plus puissants empereurs des Turcs, Amurat II et Mahomet II, et qui, tant qu'il vécut préserva la Grèce de leur tyran- nie, qu'il exhortoit souvent ses soldats à la chasteté, et leur disoit qu'il n'y avoitrien de plus nuisible à leur profession, que le plaisir de l'a- mour. Q'ie si Votre Altesse, après avoir épousé une seconde femme, ne vouloit pas quitter sa vie Uceucieuse , le remède dont elle propose de se

464 HISTOIRE

servir lui seroit inutile. Il faut que chacun soit le maîtr;e de son corps dans les actions extérieures, et qu'il fasse, suivant l'expression do saint Paul, que ses membres soient des armes de justice. Qu'il plaise donc à Votre Altesse d'examiner sérieusement les considérations du scandale, des travaux, du soin, du chagrin, et des maladies qui lui ont été représentées. Qu'elle se souvienne que Dieu lui a donné de la princesse sa femme un grand nombre d'enfants des deux sexes, si beaux et si bien nés, qu'elle a tout sujet d'en être satisfaite. Com- bien y en a-t-il d'autres qui doivent exercer la patience dans le ma- riage, par le seul motif d'éviter le scandale? Nous n'avons garde d'exciter Votre Altesse à introduire dans sa maison une nouveauté si difficile. Nous attirerions sur nous, en le faisant, les reproches et la persécution, non-seulement des peuples de la Hesse, mais encore de tous les autres: ce qui nous seroit d'autant moins supportable, que Dieu nous commande, dans le ministère que nous exerçons, de régler, autant qu'il nous sera possible, le mariage, et les autres états de la yie humaine, selon l'institution divine; de les conserver en cet état lorsque nous les y trouvons, et d'éviter toute sorte de scandale.

XIX. C'est maintenant la coutume du siècle de rejeter sur les prédi- cateurs de l'Évangile toute la faute des actions ils ont eu tant soit peu de part, lorsque l'on y trouve à redire. Le cœur de l'homme est également inconstant dans les conditions les plus relevées et dans les plus basses; et on a tout à craindre de ce côté-là.

XX. Quant à ce que Votre Altesse dit, qu'il ne lui est pas possible de s'abstenir de la vie impudique qu'elle mène tant qu'elle n'aura qu'une femme, nous souhaiterions qu'elle fût en meilleur état devant Dieu; qu'elle vécût en sûreté de conscience; qu'elle travaillât pour le salut de son âme. et qu'elle donnât a ses sujets un meilleur exemple.

XXI. Mais enfin si Votre Altesse est entièrement résolue d'épouser une seconde femme, nous jugeons qu'elle doit le faire secrètement, comme nous avons dit à l'occasion de la dispense qu'elle demandoit pour le même sujet ; c'est-à-dire qu'il n'y ait que la personne qu'elle épousera, et peu d'autres personnes fidèles, qui le sachent, en les obli- geant au secret sous le sceau de la confession. Il n'y a point ici à crain- dre de contradiction, ni de scandale considérable; car il n'est point extraordinaire aux princes de nourrir des concubines: et quand le menu peuple s'en scandalisera, les plus éclairés se douteront de la vé- rité: et les personnes prudentes aimeront toujours mieux cette vie modérée que l'adultère et les autres actions brutales. L'on ne doit pas se soucier beaucoup de ce qui s'en dira, pourvu que la conscience aille bien. C'est ainsi que nous l'approuvons, et dans les seules circon- stances aue nous venons de marquer : car l'Évangile n'a ni révoqué, ni défenau ce qui avoit été permis dans la loi de Moïse, à l'égard du mariage. Jésus-Christ n'en a point changé la police extérieure; mais il a ajouté la justice et la vie éternelle pour récompense. Il enseigne la vraie manière d'obéir à Dieu, et il tâche de réparer la corruption de la nature.

XXII. Votre Altesse a donc dans cet écrit, non-seulement l'approba- tion de nous tous, en cas de nécessité, sur ce qu'elle désire, mais en- core les réllexioiis que nous y avons faites : nous la prions de les pe- ser en prince vertueux, sage, et chrétien ; et nous prions Dieu qu'il conduise tout pour sa gloire, et pour le salut de Votre Altesse.

XXIII. Pour ce qui est de la vue qu'a Votre Altesse de communiquer à l'empereur l'affaire dont il s'agit, avant que de la conclure, li nouj

DES VARIATIONS, LIV. VI. 465

semnle que ce prince met l'adultère au nombre des moindres péchés; et il y a beaucoup à craindre que sa foi étant à la mode de celle du pape, des cardinaux, Cies Italiens, des Espagnols et d-s Sarrasins, il ne traite de ridicule la proposition de Votre Altesse, qu'il n'en pré- tende tirer avantage en amusant Votre Altesse par de vaines paroles, Nous savons qu'il est trompeur et perfide, et qu'il ne tient rien des mœurs allemandes.

XXIV. Votre Altesse voit qu'il n'apporte aucun soulagement sincère aux maux extrêmes de la chrétienté, qu'il laisse le Turc en repos, et nu'il ne travaille qu'à diviser l'Empire, afin d'agrandir sur ses ruine^ la maison d'Autriche. Il est donc à souhaiter qu'aucun prince chrétiei' ne se joigne à ses pernicieux desseins. Dieu conserve Votre Altesse! .\ous sommes très-prompts à lui rendre service. Fait à Vitemberg, le mercredi après la fête de saint Nicolas, l'an 1539.

Les très-humbles et très-obéissants serviteurs de Votre Altesse,

Martin Luther , Philippe Mélanchthon , Martin Bucjcr , Antoine CoRviN, Adam. Jean Leningue, Juste Wintferte, Denis Mélanther.

Je. George Nuspicher, notaire impérial, rends témoignage par l'acte présent, écrit et signé de ma propre main, que j'ai transcrit la pré- sente copie sur l'original véritable et fidèlement conservé jusqu'à pré- sent de la main propre de Philippe Mélanchthon , à la requête" du Sérénissime prince de Hesse; que j'en ai examiné avec une extrême exactitude chaque ligne et chaque mot; que je les ai confrontés avec le même original; que je les ai trouvés conformes, non-seulement pour les choses, mais encore pour les signatures; et j'en ai délivré la présente copie en cii.q feuilles de bon papier. De quoi je rends encore témoignage. George Nuspiciier, notaire.

CONTRAT DE MARIAGE

DE PHILIPPE LANDGRAVE DE HESSE, AVEC .MARGUERITE DE SAAL.

Au nom de Dieu. Ainsi soit-il. Que tous ceux, tant en général qu'en particulier, qui verront, enten- dront ou liront cette convention publique, sachent qu'en l'année l.o40, le mercredi, quatrième jour du mois de mars, à deux heures ou envi- ron après midi, la treizième année de l'indiction, et la vin.irt-unième du règne du très-puissant et très-victorieux empereur Charles-Ouint, notre très-clément seigneur, sont comparus devant moi notaire et témoin soussigné, dans la ville de Rotem:x)urg, au château de la même ville, le sérénissime prince et seigneur Philippe, !and /rave de Hesse, comte de Catznelembogen, de Diets, de Ziengenhain, et de Nidda, assisté de quelques conseillers de Son Altesse, d'urie part; et honnête et vertueuse fille, Marguerite de Saal. assistée de quelques- ims de ses parents, de l'autre part; dans l'intention et la volonté dé- clarée publiquement devant moi notaire et témoin public, de s'ur.. par mariage; et ensuite mon très-clément seigneur et prince 'and- grave a fait proposer ceci par le révérend Denis Mélander, prédicateur de Son Altesse. Comme l'œil de Dieu pénètre toutes choses, ei qu'il en échappe peu à la connoissance des hommes. Son Altesse i;éc:are qu'elle veut épouser la mJ;me fille Marguerite de Saal, quoiqu > la prin-^ cesse sa femme soit encore vivante: et p ur empêcher que 1 on n'im-

Il 30

466 HISTOIRE DES VARIATIONS, L.'/. VI.

pute cette action à inconstance ou à curiosité, pour éviter le scandale, et conserver l'honneur à la même fille, et la réputation de sa parenté, Son Altesse jure ici devant Dieu, et sur son âme et sa conscience, qu'elle ne la prend à femme ni par légèreté, ni par curiosité, ni par aucun mépris du droit ou des supérieurs; mais qu'elle y est obligée par de certaines nécessités importantes et inévitables de' corps et de conscience; en sorte quïl lui est impossible de sauver sa vie et de vivre selon Dieu, à moins que d'ajouter une seconde femme à la première. Que Son Altesse s'en est expliquée à beaucoup de prédicateurs doctes, dévots, prudents et chrétiens, et qu'elle les a là-dessus consultés. Que ces grands personnages, après avoir examiné les motifs qui leur avoient été représentés, ont conseillé à Son Altesse de mettre son âme et sa conscience en repos par un double mariage. Que la même cause et la même nécessité ont obligé la sérénissime princesse Christine, duchesse de Saxe, première femme légitime de Son Altesse, par la haute pru- dence et par la dévotion sincère qui la rendent si recommandable, à consentir de bonne grâce qu'on lui donne une compagne, afin que l'âme et le corps de son très-cher époux ne courent plus de risque, et que la gloire de Dieu en soit augmentée, comme le billet écrit de la propre main de cette princesse le témoigne suffisamment. Et de peur que l'on n'en prenne occasion de scandale, sur ce que ce n'est pas la coutume d'avoir deux femmes, quoique cela soit chrétien et permis dans le cas dont il s'agit, Son Altesse iie veut pas célébrer les présentes noces à la mode or :inaire, c'est-à-dire publiquement, devant plusieurs personnes et avec les cérémonies accoutumées, avec la même Margue- rite de Saal; mais l'un et l'autre veulent ici se joindre par mariage en secret et en silence, sans qu'aucun autre en ait connoissance que les témoins ci-dessous signés. Après que Mélander a eu achevé de parler, le même Philippe et la même Marguerite se sont acceptés pour époux et pour épouse, et se sont promis une fidélité réciproque, au nom de Dieu, Le même prince a demandé à moi notaire soussigné, que je lui fisse une ou plusieurs copies collationnées du présent contrat, et a aussi promis, en parole et foi de prince, à ma personne publique, de l'ob- server inviolablement, toujours et sans altération, en présence des révérends et très-doctes maîtres Philippe Mélanchthon, Martin Eucer, Denis Mélander, et aussi en présence des illustres et vaillants Eberhard de Than, conseiller de Son Altesse électorale de Saxe, Herman de Malsberg, Herman de Hundelshausen, le seigneur Jean Fegg de la ChanceLerie; Rodolphe Schenck; et aussi en présence de très-aonnête et très-vertueuse dame Anne, de la maison de Miititz, veuve de feu Jean de Saal, et mère de 1 épouse; tous eu qualité de témoins recher- chés pour la validité du présent acte.

Et moi, Balthasar Rar.d de Fulde, notaire public impérial, qui ai assisté au discours, à l'instruction, au mariage, aux épousailles et à l'union dont il s'agit, avec les mêmes témoins, et qui ai écouté et vu tout ce qui s'y est passé, jai signé le présent contrat, à la requête qui m'en a été faite, et j'y ai apposé le sceau ordinaire pour servir de îo' et ce témoignage au public. Balthasar Rand.

F.5 DU DEUXIÈME VOLUME.

TABLE.

poutique tiree dts propres paroles de l ecriture sainte 4

Histoire des variatio^îs des églises protestantes 2'jO

riN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME

CotLOMMiEBS. Typogr. Albert PONSOT et P. BRODARD.

I

437.^5

^-^-^

/

\

y

5->rf^'-.

-è^r ^

i

■/^

r^

: SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACIUTY

A 000 669 267 7

yAw^, /--y