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OE U V R E S

COMPLETES

DE J. J. ROUSSEAU;

NOUVELLE ÉDITION,

CLASSEE FAB. ORDRE DE SSATIERES, ET ORVÉç DE QUATRE-VINGT-DIX GRAVURES.

TOME TRENTE-DEUXIEMi;,

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LETTRES

SUR

DIVERS SUJETS

DE PHILOSOPHIE, DE MORALE, ET DE POLITIQUE.

TOME SECOND,

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LETTRES

SUR

DIVERS SUJETS

DE PHILOSOPHIE, DE MORALE, ET DE POLITIQUE.

LETTRE A M***.

22 juillet 1764.

Je crains , monsieur, que vous n'alliez nn peu vite en besogne dans vos projets; il fau- droit , quand rien ne vous presse , propor^ tionner la maturité des délibérations à Tim- portance des résolutions. Pourquoi quitter fii brusquement l'état que vous aviez em- brassé, tandis que vous pouviez à loisir vous arranger pour en prendre un autre , si tant

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6 LETTRES

est qu'on puisse appeler un état le genre vie que vous vous êtes choisi, et dont vous serez peut-être aussitôt rebuté que du pre- mier? Que risquiez- vous à mettre un peu moins d'impétuosité dans vos démarches et à tirer parti de ce retard pour vous conlirnier dans vos principes et pour as- surer vos résolutions par une plus mûre étude de vous-même ? \^ous voilà seul sur la terre dans l'âge Thomme doit tenir à tout. Je vous plains , et c'est pour cela que je ne puis vous approuver, puisque vous avez voulu vous isoler vous-même au mo- ment oîi cela vous convehait le moins. Si vous croyez avoir suivi mes principes , vous vous trompez; vous avez suivi l'impétuosité de votre âge : une démarche d'un tel éclat valoit assurément la peine d'être bien pesée avant d'en venir à l'exécution. C'est une chose faite, je le sais : je veux seulement vous faire entendre que la manière de la soutenir ou d'en revenir demande un peu plus d'examen que vous n'en avez mis à la faire.

Voici pis. L'effet naturel de celte con- duite a été de vous brouiller avec madame

DIVERSES. 7

votre mère. Je vois , sans que vous me le montriez , le fil de tout cela ; et quand il n'y auroit que ce que vous me dites , à quoi bon aller effaroucher la conscience tran- quille d'une mère , en lui montrant , sans nécessité, des sentimens différens des siens ? Ilfalloit^ monsieur , garder ces sentimens au dedans de vous pour la règle de votre conduite ; et leur premier effet devoit être de vous faire endurer avec patience les tra- casseries de vos prêtres , et de ne pas chan- ger ces tracasseries en persécutions , en voulant secouer hautement le joug de la re- ligion où vous étiez né. Je pense si peu comme vous sur cet article , que j quoique le clergé protestant me fasse une guerre ou- verte , et que je sois fort éloigné de penser comme lui sur tous les points , je n^en de- meure pas moins sincèrement uni à la com- munion de notre église, bien résolu d'y vivre 'et d'y mourir, s'il dépend de moi : car il e^ très consolant pour un croyant afiligé de res- ter en communauté de culte avec ses frères et de servir Dieu conjointement avec eux. Je vous dirai plus ; et je vous déclare que si j'étois catholique , je deraeurerois catho-

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8 LETTRES

lique , sacliant bien que votre église met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine, qui ne trouve ni fond ni rive, quand elle veut sonder fabyme des choses ; et je suis si convaincu de futilité de ce frein, que je m'en suis moi même imposé un sem- blable, en me prescrivant , pour le reste de ma vie , des règles de foi dont je ne me permets plus de sortir. Aussi je vous jure que je ne suis trantjuille que depuis ce teni[)slà, bien convaincu que, sans cette piécauiion , je ne faurois été de ma vie. Je vous parle , monsieur , avec effusion de cœur, et comme un père parleroit à son enfant. Votre biouillerie avec madame votre jiiere me navre. J'avois dans mes malheurs la consolation de croire que mes écrits ne pouvoicnt faire que du bien ; voulez. - vous m ôter encore cette consolation ? Je sais que s'ils font du mal ce n'est que faute d'être -entendus ; mais j'aurai toujours le regret de n'avoir pu me faire entendre. Cher* * * , un fils brouillé avec sa mère a toujours tort: de tous les sentimens naturels, le seul de- meuré parmi nous est raffectioii mater- nelle. Le droit des mères est le plus sacré

DIVERSES. g

que je conno'sse ; en aucun cas, on ne peut le violer sa us cri me. Raccommodez vous donc avec la vôtre. Allez vous jeter à ses pieds; à quel(|ue pr.x que ce .soit, appaisez-la: soyez sûr que son cœur vous sera rouvert si le vôtre vout ramené à elle. Ne pouvez -vous sans fausseté lui faire le sacrifice de quelques opinions inutiles , ou du moins les dissi- muler? Vous ne serez jamais appelé à per- sécuter personne; que vous importe le reste? Il n'y a pas deux morales. Celle du chris- tianisme et celle de la philosophie sùlù' îa même ; l'une et fautre vous impose ici le même devoir. Vous pouvez le remplir ; vous vous le devez ; la raison , fhonneur , voîro int^Têt , tout le veut ; moi , je f ex!<^e poiic répondre aux sentimens dont vous m'hono- rez. Si vous le faites, comptez sur mon ami- tié, sur toute mon estime , sur mes soins» si jamais ils vous sont bons à quelque chose. Si vous ne le faites pas , vous n'avez qu'une mauvaise tête, ou, qui pis est , votre cc*iur vous conduit mal ; et je ne veux conserver de liaisons qu'avec des gens dont la tcLc et Iq cœur soient sains.

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LETTRE A MILORD MARECHAL.

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lO LETTRES

LETTRE A MILORD MARÉCHAL.

Motîer, le 21 août 1764.

J_j E plaisir que m'a causé , milord , la nou- velle de votre heureuse arrivée à Berlin , par votre lettre du mois dernier , a été retardé par un voyage que j'avois entrepris et que la lassitude et le mauvais temps m'ont fait abandonner à moitié chemin. Un premier ressentiment de sciatique , mal héréditaire dans ma famille , nVeffrayoit avec raison : car jugez de ce que deviendroit cloué dans sa chambre un pauvre malheureux qui n'a d'autre soulagement ni d'autre plaisir dans la vie que la promenade, et qui n'est plus qu'une machine ambulante. Jem'étoisdonc ïnis en chemin pour Aix , dans l'intention d'y prendre la douche et aussi d'y voir mes bons amis les Savoyards , le meilleur peu- ple à mon avis qui soit sur la terre. J'ai

DIVERSES.' 11^

fait la route jusqu'à Morges pédestrement à mon ordinaire , assez caressé par-tout. En traversant le lac et voyant de loin les clo- chers de Genève , je me suis surpris à sou- pirer aussi lâchement que j'aurois fait jadis pour une perfide maîtresse. Arrive à Tho- non , il a fallu rétrograder, malade et sous une pluie continuelle. Enfin me voici de re- tour , non cocu à la vérité , mais battu , mais content, puisque j'apprends votre heu- reux retour auprès du roi , et que mon pro- tecteur et mon père aime toujours son en- fant.

Ce que vous m'apprenez de Taffranchis- sement des paysans de Poméranie , joint à tous les autres traits pareils que vous m'a- vez ci- devant rapportés, me montre par- tout deux choses également belles , savoir , dans l'objet le génie de Frédéric , et dans le choix le cœur de George. On feroit une histoire digne d'immortaliser le roi, sans autres mémoires que vos lettres.

A propos de mémoires , j'attends avec im- patience ceux que vous m'avez promis. J'a- bandonnerois volontiers la vie particulière de vQtre frère , si vous les rendiez assez am-

13 LETTRES

pies pour en pouvoir tirer Thistoire de votre maison. J'y pourrois parler au long de TE- cossequevous aimez tant, etdevotreillustre frère , et de son illustre frère par lequel tout cela m'est devenu cher. Il est vrai que cette entreprise seroit immense et fort au dessus de mes forces , sur tout dans fëtat je suis ; mais il s'agit moins de faire un ouvrage, que de m'occuper de vous, et de fixer mes indoci- les idëes qui voudroient aller leur train mal- gré moi. Si vous voulez que j'écrive la vie de l'ami dont vous me parlez , que votre vo- lonté soit faite ! la mienne y trouvera tou- jours son compte , puisqu en vous obéis- sant je m'occuperai de vous. Bon jour, milord.

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LETTRE

A M"' LA C. DE B.

Moti«r , le a6 ao&t 1 76^^

Après les preuves touchantes , madame y que j'ai eues de votre amitië dans les plus cruels momens de ma vie, il y auroit à moi del'ingratitudeden'y pas compter toujours: mais il faut pardonner beaucoup à mon état. La confiance abandonne les malheureux ; et je sens, au plaisir que m'a fait votre lettre, que j'ai besoin d'être ainsi rassure quelques- fois. Cette consolation ne pouvoit me venir plus à propos : après tant de pertes irrépara- bles, et en dernier lieu celle de M. de Luxem- bourg, il m'importe d6 sentir qu'il me reste des biens assez précieux pour valoir la peine de vivre. Le moment j'eus le bonheur de le connoître ressembloit beaucoup à celui je l'ai perdu : dans l'un et dans l'autre j'étois affligé, délaissé, malade. Il me con- sola de tout, qui me consolera de lui.^ Les

l4 T, ETTRES

amis que j'avois avant de le perdre: car mou cœur usé par les maux , et déjà durci par les ans , est fermé désormais à tout nouvel attachement.

Je ne puis penser, madame, que dans les critiques qui regardent l'éducation de monsieur votre fils vous compreniez ce que, sur le parti que vous avez pris de Tenvoyer à Leyde, j'ai écrit au clievalier de L***. Critiquer quelqu'un , c'est blâmer dans le public sa conduite; mais dire son sentiment à un ami commun sur un pareil sujet , ne s'appellera jamais critiquer, à moins que Tamitié n impose la loi de ne dire jamais ce qu'on pense , même en choses oii les gens dumeilleursenspeuventnétrepasdu môme avis. Après la manière dont j'ai constam- ment pensé et parlé de vous , madame , je me décrierois moi-même^ si je mavisois de vous critiquer. Je trouve, à la vérité, beau- coup d'inconvénient à envoyer les jeunes gens dans les universités; mais je trouve aussi que , selon les circonstances , il peut y en avoir davantage à ne pas le faire ; et l'on n'a pas toujours en ceci le choix du plus grand bien, malsdu moindre mal. D'ailleurs,

DIVERSES. l5

une fois la nécessite de ce parti supposée , je crois comme vous qu'il y a moins de danger en Hollande que par-tout ailleurs.

Je suis ému de ce que vous m'avez mar- qué de messieurs les comtes de B***. Jugez, madame , si la bienveillance des hommes de ce mérite m'est précieuse , à moi que celle même des gens que je n'estime pas subjugue toujours. Je ne sais ce qu'on eût fait de moi par les caresses : heureusement on ne s'est pas avisé de me gâter là-dessus ; on a travaillé sans relâche à donner à mon cœur et peut-être à mon génie le ressort que naturellement ils n'avoient pas. J'étois foible ; les mauvais traitemens m'ont fortifié : à force de vouloir m' avilir, on m'a rendu fier.

Vous avez la bonté , madame , de vouloir des détails sur ce qui me regarde. Que vous dirai je? Rien n'est plus uni que ma vie ,' rien n'est plus borné que mes projets. Je vis au jour la journée sans souci du lende- main , ou plutôt jacheve de vivre avec plus de lenteur que je navois compté. Je ne m'en irai pas plutôt qu'il ne plaît à la nature : mais ses longueurs ne laissent pas de lùem-

l6 LETTRES

barrasser ; car je n'ai plus rien à faire îcî. I^e dégoût de toutes choses nie livre tou- jours plus à 1 indolence et à roisiveté. Les maux physiques nie donnent seuls un peu d'activité. Le séjour que j'habite , quoiqu'as- sez sain pour les autres hommes , est per- nicieux pour mon état: ce qui fait que, pour me dérober aux injures de l'air et à l'im- portunité des désœuvrés , ].^ vais errant par le pays durant la belle sa'son ; mais aux ap- proches de 1 hiver, qui est ici très rude et très long, il faut revenir et souffrir. 11 y a long- tenq3S que je cherche à déloger ; mais oii aller? comment m'arranger? J'ai tout à la fois l'embarras de l'indigence et celui des richesses; toute espèce de so'n m'effraie ; le transport de mes guenilles et de mes livres par ces montagnes est pénible et coû- teux : cVst bien la peine de djloger de ma maison , dans l'ïiltente de déloger bientôt de mon corps ! Au lieu que , restant je suis , j'ai des journées délicieuses , errant sans souci , sans projet, sans affaires, de bois en bois et de rochers en rochers , rê- vant toujours et ne pensant point. Je don- jieiois tout au monde pour savoir la bota?»

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DIVERSES. 1^

liîqiie ; c est la vdritable occupation d'un corps ambulant et d un esprit paresseux : je ne répoudrois pas que je n'eusse la folie d^essayer de lapprendre , si je savois par oiY commencer. Quant à ma situation du côté des ressources , nen soyez point en peine; le nécessaire même abondant ne rn'a point manqué jusqu'ici, et probablement ije me manquera pas sitôt. Loin de vous grondet de vos offres , madnme , je vous en remer- cie; mais vous conviejidrez qu'elles seroient mal placées si je m'en prévalois avant le besoin.

Vous vouliez des détails; vous devez être contente. Je suis très content des vôtres, à cela près que je n ai jamais pu lire le nom du lieu que vous habi'tez. Peut-être le con- nois je, et il me seroit bien doux de vous y suivre du moins par l'imagination. Au teste je vous plains de n'en être encore qu'à la pbilosopiiie. Je suis bien plus avancé que

vous,madame; sauf mon devoiret mes amis, me voilà revenu à rien.

Je ne trouve pas le chevalier si déraison- nable, puisqu'il vous divertit : s'il nétoitque déraisonnable, il n y parviecdroit sûrement

Tome 02. jg

iS LETTRES

pas. Il est bien à plaindre dans les accès de sa goutte , car on souffre cruellement : mais il a du moins Tavantage de souffrir sans risque ; des scélérats ne l'assassineront pas , et personne n'a intérêt à le tuer. Etes-vous à portée , madame , de voir souvent ma- dame la maréchale ? Dans les tristes cir- constances où elle se trouve , elle a bien besoin de tous ses amis, et sur-tout de vous:

LETTRE

'A M. BUTTA-FOCO. (i)

Motier-Travcrs , le 22 scptenibre 1764.

J.L seroît superflu, monsieur, de chercher à exciter mon zèle pour Tenlreprise que -vous me proposez. La seule idée m'élève

( I ) Cette lettre est une réponse à celle de M. Butta' Foco , du3i aoitt 1764? dont voici l'extrait.

Vous avez fait mention âes Corses dans votre Con- trat v^ocial d'une /aron bien avantageuse pour eux. Un pareil éloge, lorsciu'il part d'une plume aussi

fi I V E R s E Si ig

Vâme et transporte. ' Je croiroîs le reste de mes jours bien noblement, bien vertueu- sement, bien heureusement employd; je

sincfre que la vôtre, est très propre à exciter l'dmu- latioiiet ledesir Je mieux faire, lia fait souhaitera la nation que vous voulussiez être cet homme sage qui pourroit hii procurer los moyens de conserver cettô liberté qui lui a coûté tant de sang.

» i . t. Qu'il seroit cruel de ne pas pro*

iîter de Theureuse circonstance se trouve la Corse pour se donner le gouvernemezit le plus conforme à l'humanité et à la raison , le gouvernement le plus propre à fixer dans cette isle la vraie liberté. ... !

Une nation ne doit se flatter de devenir heureuse et florissante que par le moyen d'une bonne insti- tution politique. Notre isle , comme vous le dites très bien, monsieur , est capable de recevoir une bonne législation; mais il faut un législateur, et il faut que ce législateur ait vos principes , que son bonheur soit indépendant du nôtre , qu'il connoisse à fond la nature humaine , et que dans les progrès des temps, semcnageantunegloireéloignée, il veuille travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Daignez, monsieur, être cet homme-là , et coopé- rer au bonheur de toute une nation en traçant plan du système politique qu'elle doit adopter. .

Je sais bien, monsieur, que le travail que j'ose yous prier d'entreprendre exige des détails qui youâ

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aO LETTRES

croirois même avoir bien rachetd l'inutilitc^ des antres, si je pouvois rendre ce triste reste bon en quelcjue chose à vos braves compatriotes; si je pouvois concourir par quelque conseil utile aux vues de leur digne chef et aux vôtres. De ce côté-là donc soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont à vous.

Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les moyens, et le désir n'est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici sottement le modeste. Je sens bien ce que j'ai , mais je sens encore mieux ce qui me manque. Prenu'èrenient, par rapport à la chose, il me manque une multitude de connoic;sances relatives à la nation et au pays ; connoissances indispen- sables, et qui, pour les acqnérir, demande- ront de votre part beaucoup d'instructions, d'éclaircissemens, de mémoires , etc. ; de

fassent coniioître à fond notre vraie situation ; mais^ si vous daignez vous en charger, je vous fournirai toutes les lumières qui pourront vous être néces- saires; et M. Paoli , général de la nation , seia très empressé à vous procurer de Corse tous les éclair- cissemensdont vous pourrez avoir besoin. Ce digne chef et ceux d'entre mes compatriotes qui sont h

DIVERSES. 21

la mîenne beaucoup d'étude etderëfiexîons. Par rapport à moi, il me manque plus de jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d'ennuis, une certaine vigueur de génie qui, même quand on Ta , n'est pas à répreuve des années et des chagrins ; il me manque la santé, le temps; il me man- que, accablé d'une maladie incurable et cruelle, l'espoir de voir la fin d'un long tra- vail que la seule attente du succès peut donner le courage de suivre; il me manque enfin l'expérience dans les affaires, qui seule éclaire plus sur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portois passablement, je me dirois : J'irai en Corse : six mois passés sur les lieux m'instruiront plus que cent vo- lumes. Mais comment entreprendre un voyage aussi pénible, aussi long, dans l'état oùjesuis? r.e soutiendrois je? melaisseroit- on passer? Mille obstacles m'arrêteroient ea

portée de connoltre vos ouvrages partagent mon désir et tous les sentlmens d'estime que l'Europe en- tière a pour vous , et qui vous sont dus à tant de titres, etc. etc.

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Mais^ monsieur, le zèle ne donne pas les moyens, et le désir n'est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici sottement le modeste. Je sens bien ce que j*ai , mais je sens encore mieux ce qui nie manque. Prenne renient, par rapport à la chose, il nie nianf|ue une multitude de connoi. sauces relatives à la nation et au pays; connoissances indispen- sables, et qui, pour les acquérir, demande- ront de votre part bcaucouj) d'insirucfions, déclaircissemens, de mémoires , etc. ; de

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la mîenne beaucoup d'étude et de réflexions. Par rapport à moi, il me manque plus de jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d'ennuis, une certaine vigueur de génie qui, même quand on la , n'est pas à l'épreuve des années et des chagrins ; il me manque la santé, le temps ; il me man- que, accablé d'une maladie incurable et cruelle, l'espoir de voir la fin d'un long tra- vail que la seule altente du succès peut donner le courage de suivre ; il me manque enfin l'expérience dans les aftaires, qui seule éclaire plus sur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portois passablement, je me dirois : J'irai en Corse: six moi^ passés sur les lieux m'instruiront plus que cent vo- lumes. Mais comment entreprendre un voyage aussi pénible, anssilonc;, d;ins l'état je suis? Le soutie* ^ s je? raelaisseroit- on passer? Milk '-«rrêteroient en

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22 LETTRES

allant ; ]'u'r de la rncr acheveroit de me dé- truire avant le retour. Je \ous avoue que je désire mourir parmi les niii iis.

Vous pouvez être pressé. Un travail de cette ijuporl.Tuce ne peut étreiiu'une affaire de très longue haliine, môme pour un homme qui se porteroit bien. Avant de soumettre mon ouvrage à Texamen de la nation et de ses chefs, je veux commencer par en élre content moi-n»ême: je neveux rien donner par morceaux; Fouvrage doit être un ; l'on n'en sauroit juger st^parément. Ce n'est dëja |)as peu de chose que de me inettre en (;tat de commencer; pour ache^ ver cela va loin.

Il se présente aussi des réflexions sur Tétat ])récaire se trouve encorevotre isle. Je sais que sous un chef tel qu'ils ToJit au- jourd hui les Corses n'ont rien à craindre de Gênes : je cjois qu'ds n'ont rien à < la'inhe non plus des troupes qu'on dit que la Fi anc e V envoie; et ce cjui me confirme dans ce sentiment est de voir un aussi bon patriote que vous me paroissez l'être rester, mal- gré l'envoi de ces troupes, au service de la puissance qui les donne. Mais , uioiir

DIVERSES. 25

sieur, riiidëpendance de votre pays n'est point assurée tant qu aucune puissance ne la reconnoît : et vous m'avouerez qu'il n'est pas encourageanj; pour un aussi grand tra- vail de l'entreprendre sans savoir s'il peut avoir son usage, même en le supposant bon.

Ce n'est point pour me refuser à vos in- vitations, monsieur, que je vous fais ces objections, mais pour les soumettre à votre examen et à celui de M. Paoli. Je vous crois trop gens de bien l'un et l'autre pour vou- loir que mon affection pour votre patrie me fasse consumer le peu de temps qui me reste à des soins qui ne seroient bons à rien.

Examinez donc, messieurs; jugez vous- mêmes, et soyez surs que feutreprise dont vous m'avez trouvé digne ne manquera point par ma volonté.

Ptecevez, je vous prie, mes très humbles salutations.

Rousseau. .

P. S. En relisant votre lettre je vois , monsieur, qu'à la première lecture l'ai. pris

B 1

24 LETTRES

le change sur -votre objet. J'ai cru que vous demandiez un corps complet de législation; et je vois que vous demandez seulement une institution politique; ce qui me fait juger que vous avez déjà un corps de lois civiles autre que le droit écrit, sur lequel il s'agit de calquer une forme de gouvernement qui s'y rapporte. La tdche est moins grande sans être petite , et il n'est pas siir qu'il en résulte un tout aussi parfait : on n'en peut juger que sur le recueil complet de vos lois.

LETTRE

A U M É M E.

Motier , le i5 octobre 1764-

Je ne sais, moosieur , pourquoi votre lettre du 3 ne m'est parvenue qu'hier. Ce retard me force , pour profiter du courier , de vous répondre à la hâte, sans quoi ma lettre n'ar- riveroit pas à Aix assez tôt pour vous y trouver,

DIVERSES. 25

Je ne puis guère espërer d'être en état d^aller eu Corse. Quand je pourrois entre- prendre ce voyage , ce ne seroit que dans la belle saison. D'ici le temps est précieux; il faut rëpar^î^ner tant qu'il est possible, et il sera perdu jusqu'à ce que j'aie reçu vos instruction Je joins ici une note rapide des premières dont j'ai besoin : les vôtres me seront toujours nécessaires dans cette entre- prise. Une faut point là-dessus me parler, monsieur, de votre insuffisance. A juger de vous par vos lettres, je dois plus me lier à vos yeux qu'aux miens; et à juger par vous de votre peuple^ il a tort de chercher ses guides hors de chez lui.

Il s'agit d'un si grand objet c{ue ma tëmë- rité me fait trembler. N'y joignons pas du moins fétourderie. J'ai lesprit très lent; fâge et les maux le ralentissent encore ; un gouvernement provisionnel a ses inconvé- nients. Quelque attention qu'on ait à ne faire que les changemens nécessaires, un établissement tel que celui que nous cher- chons ne se fait point sans un peu de com- motion, et l'on doit tâcher au moins de txea. avoir qu'une. On pourroit d'abord

26 LETTRES

jeter les fondemeiis puis élever plus à loisir j'ëdilice. Mais cela suppose un plan déjà fait, et c'est pour tracer ce plan môme qu'il faut le plus méditer. D'ailleurs il est a craindre qu'un établissement imparfait ne fasse plus sentir ses embarras que ses avan- tages, et que cela ne dégoûte [)euple de l'achever. Voyons toutefois ce qui se peut faire. Les mémoires dont j'ai besoiii reçus ^ il me faut bien six mois pour m' instruire , et autant au moins pour digérer mes instruc- tions ; de sorte que du printemps prochain en un an je pourrois proposer mes premiè- res idées sur une forme provisionnel] e, et au bout de trois autres années mon plan com- plet d'institution. Comme on ne doit promet- tre que ce qui dépend de soi , je ne suis pas sur de mettre en état mon travail en si peu de temps ; mais je suis si sur de ne pouvoir l'abréger, que, s'il faut raj)procher un de ces deux termes , il vaut mieux que je n'en- treprenne rien.

Je suis charmé du voyage que vous faites en Corse dans ces circonstances; il ne peut que nous être très utile. Si, comme je n'en doute pas, vous vous y occupez de notre

DIVERSES. 37

objet , vous verrez mieux ce qu'il faut me dire que je ne puis voir ce que je dois vous demander. Mais permettez-moi une curio- silé que m'inspirent Testiuie et Tadmira- tion. Je voudrois savoir tout ce qui regarde M. l^aoli; quel àgea-t-il? est-il marié? a-t-il des enfans? a-t-il appris l'art militaire ? comment le bonheur de sa nation l'a-t-il misa la tête de ses troupes? quelles fonc- tio.'is exerce-t-il dans l'administration poli- ticjrje et civile? ce grand homme se resou- droit-il à u être que citoyen dans sa patrie après en avoir été le sauveur? Sur -tout parlez-moi sans déguisement à tous égards: la gloire, le repos, le bonheur de votre peuple dépendent ici plus de vous que de moi. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

Mémoire joint à cette réponse.

Une bonne carte de la Corse , les di- vers districts soient marqués et distingués parleurs noms , même s il se peut par des couleurs.

Une exacte description de Tisle , son his^

^S LETTRES

toire naturelle ., ses productions , sa cuî- f tire , sa drvisioFi par districts; le nombre, la grandeur, la situation des villes, bourgs, paroisses ; le dùionibiernent du peujJe aussi exart (ju'ii sera poss ble ; IVtat des f(3rteresses , des poits ; limlustrie , les stits ^ la marine ; le commerce qu on fait , ce'ui ({u'on pourroit faiie , etc.

Quel est le nombre , le crédit du clergé ; f|u elles sont sfs maximes , quelle est sa conduite relativemeut à la patrie. Y a t-il des maisons anciennes , des corps privilé- giés , de la noblesse? Les villes ont-elles des droits municipaux? en sont-elles fort jalouses ?

Quelles sont les mœurs du peuple , ses goûts, fes, occu[)aîions , ses amusemens , Tordre et les divisions militaires, la disci- pline , la manière de faire la guerre , etc.

L'iiistoire de la nation jusqu'à ce mo- KiCut, les lois , les slatuts; tout ce qui re- garde radmii.istration actuelle , les incon- véniens qu'on y trouve ; l'exercice de îa justice , les revenus publics , Tordre éco- nomi({ue , la manière de poser et de lever les taxes ; ce que paie à-peu-près le peu-

DIVERSES, 29

^îe , et ce qu'il pont payer annuellemeiit et l'un parfaiil l autre.

Ceci contient eu général l"s instructions nécessaires : mais les nues venicnt éire détaillées; il suffit: de dire les autres som- mairenient. Kn >;('iiéral tout (e rjui fait le mieux co;;noîtie le génif national ]ie sau- roil être trop cxijliqné. Souvent un trait, un mot , une at tion , dit jjÎus (jne tout un livre : mais il vaut mieux trop que pas aisez«

LETTRE

AU MEME.

Morier-Trarers, le 34 mars i^SS,-

Je vois, monsieur , que vous ignorez dans quel gouffre de nouveaux mallieurs je me trouve englouti. Depuis votre pénultième lettre on ne m'a pas laissé reprendre haleine un instant. J ai reçu votre premier envoi sans pouvoir presque y jeter les

ÙO ï, E T T R F s

yeux. Quant à celui de Perpignan , je n'en ai pas oui parler. Cent fois j'ai voulu vous écrire ; mais TnÊçitalion continuelle, tontes les souffrances du corps et de l'esprit , raccablenient de mes propres affaires , ne m'ont pas permis de songer aux vôtres. J'attendois un moment d'intervalle : il ne vient point , il ne viendra point , et dans l'instant même je) vous réponds je suis maigre mon état dans le risque de ne pou- voir finir ma letîre ici.

Il est inutile, monsieur, que vous comp- tiez sur le travail que j'avois entrepris ; il m'eût ëtë trop doux de nfoccu{)er d'une si glorieuse tâche : cette co^isolalion m'est ôtce : mon ame épuisée d'ennnis n'est plus en état de penser : mon cœur est le même encore , mais je n'ai plus de tête ; ma faculté intelligente est cteinte : je ne suis plus capable de suivre uîi olîjet avec f[uelqne attention ; et d'ailleurs que voudriez-vons que fît un malheureux fugitif qui , malgré la protection du roi de Prusse, souverain du pays , malgré la protection de milord maréchal , qui en est gouverneur , mais maliieureusement trop éloignes l'un et Tau-

DIVERSES. 5l'

îre , y boit les affronts comme Teau ; et, ne pouvant plus vivre avec honneur dans cet asyle , est forcé d'aller errant en cher- cher un autre sans savoir plus le trou- ver ? . . .

Si fait pourtant , monsieur , j'en sais un digne de moi, et dont je ne me crois pas indigne; c'est parmi vous, braves Corses , qui savez être libres , qui savez être justes , et qui fûtes trop malheureux pour n'être pas compatissans. Voyez , monsieur , ce qui se peut faire ; parlez-3a à M. Paoli. Je demande à pouvoir louer dans quelque canton solitaire une petite maison pour y finir mes jours en paix. J'ai ma gouver- nante qui depuis vingt ans me soigne dans mes infirmités continuelles : c'est une fille de quarante-cinq ans, Françoise , catlio- lique , honnête et sage , et qui se résout de venir, s'il le faut, au bout de l'univers partager mes misères et me fermer les yeux. Je tiendrai mon petit ménage avec elle, et je tâcherai de ne point rendre les soins de l'hospitalité incommodes à mes voisins.

Mais y monsieur , je dois vous tout dire: il faut que cette hospitalité soit gratuite,

Zl LETTRES

non quant à la subsistance , je ne serai là- dessus à charge à personne , mais quant au droit d'asyle quil faut qu'on m'accorde sans intérêt. Car sitôt que je serai parmi vous , n attendez rien de moi sur le projet qui vous occupe. Je le répète , je suis dé- sormais hors d'état d'y songer; et , quand je ne le serois pas , je m'en abstiendrois par cela même que je vivrois au milieu de vous : car j'eus et j'aurai toujours pour maxime inviolable de porter le plus pro- fond respect au gouvernement sous lequel je vis , sans me mêler de vouloir jamais le censurer et critiquer ou réformer en aucune manière. J'ai même ici une raison de plus et pour moi d'une très grande force. Sur le peu que j'ai parcouru de vos mé* moires je vois que mes idées différent pro- digieusement de celles de votre nation. Il ne seroit pas possible que le plan que je proposerois ne fît beaucoup de mécontens, et peut-être vous-même tout le premier. Or , monsieur , je suis rassasié de dispu- tes et de querelles. Je ne veux plus voir ni faire des mocontens autour de moi à quelque prix que ce puisse être. Je soupire

après

DIVERSES. 33

après la tranquillité la plus profonde , et mes derniers voeux sont d'être aimé de tout ce qui mentoure et de mourir en paix. Ma résolution là-dessus est inébranla ble.i D'ailleurs mes maux continuels m'absor- bent et augmentent mon indolence. Mes propres affaires exigent de mon temps plus que je n y en peux donner. Mon esprit usé n'est plus capable d'aucune autre applica- tion. Que si peut-être la douceur d'une vie calme prolonge mes jours assez pour me ménager des loisirs , et que vous me jugiez capable d'écrire Votre histoire , j'entrepren- drai volontiers ce travail honorable , qui sa* tisfera mon cœur sans trop fatiguer ma tête ; et je serois fort llatté de laisser à la postérité ce monument de mon séjour parmi vous : mais ne me demandez rien de plus. Comme je ne veux pas vous tronlper, je me reprocherois d'acheter votre protection au prix d'une vaine attente.

Dans cette idée qui m'est venue j'ai plus

consulté mon cœur que mes forces ; car ,

dans l'état je suis, il est peu apparent

; que je soutienne un si long voyage , d'ail-

' leurs très embarrassant , sur«tout avec ma

Tome 32. G

ù/\ LETTRE»

gcinvcrnante et irioii polit ba£5ar;e. Cepen- dant, pour peu qno vous ru'euc ourag'ez, je le feulerai , c(4a est certain , du£sé-je rester et périr eu route : mais il uie faut au moins une assurauce moi aie d'être en repos pour le rerte de ma v e ; < ar c'en est fait , moii- si'Mir , je ne peux plus courir. Malgré mon état cTiti(|U(^ ot pré* aire , j'attendrai dans ce pays votre réponse avant de prendre au- cun parti : mais je vous prie de différer le moins j-ossible; car, malgré toute ma pa- tience , je puis n'être j as le maître des évè- nemens. Je vous embiasse et vous salue, nionsipur, de tout mon cœur.

P. S. J'uubliois de vous dire, quant à vos prêtres , qu ils seront bien difficiles s'ils ne sont contens de moi. Je ne disj)ute jamais sur rieji. Je ne parle jamais de religion. J'aime naturellen.'ent uiême autant votre clergé (|ue je liaislenulre. J'ai beaucoupd'a- mi'' parmi le clergé de France, et j ai toujours tiès bien vécu avec eux: nids, (juoi qu'il arrive\ je ne veux point clianger de jelîgion, 6t je souhaite (pfoii ne m en parle jamais, d'autant plus que c(4a seroit irjutile.

Pour ne pas perdre de temps , en cas

DIVERSES. 35

d'affirmation , il faiidroit m indiquer quel- qu'un à Livourne à qui je pusse demander des instructions pour le passage. %

LETTRE

AU M Ê M E.

Molier, le 26 mai i-65.

J_ja crise orageuse que je viens d'essuyer, monsieur , et l'incertitude du parti qu'elle me feroit prendre , m'ont fait différer de vous répondre et de vous remercier jusqu'à ce que je fusse déterminé. Je le suis main- tenant par une suite d'évèriemens qui , m'of- frant en ce pays , sinon la tranquillité, du moins la sûreté , me font prendre le parti d'y rester sous la protection déclarée et confirmée du roi et du gouvernement. Ce n'est pas que j'aie perdu le plus vrai désir de vivre dans le vôtre; mais l'épuisement total de mes forces , les soins qu'il faudroit prendre , les fatigues qu'il faudroit essuyer, d'autres obstacles encore qui naissent de

C 2

Ob LETTRES

ma situation , me font du moins pour moment abandonner mon entreprise ^ à la- quelle , malgré ces difîicultës , mon cœur ne peut se résoudre à renoncer tout-à-fait encore. Mais , mon cher monsieur, je vieil* lis , je dépéris , les forces me quittent , le désir s'irrite, etTespoir s'éteint. Quoi qu'il en soit, recevez et faites agréer à M. Paoli mes plus vifs, mes plus tendres remercie- mens de Tasyle qu'il a bien voulu m'accor- der. Peuple brave et hospitalier ! . .. Non, je n'oublierai jamais un moment de ma vie que vos cœurs , vos bras , vos foyers , m'ont été ouverts à Tinstan t qu'il ne me restoit pres- que aucun autre asyle en Europe. Si je n'ai point le bonheur de laisser mes cendres dans votre isle , je tâcherai d'y laisser du moins quelque monument de ma reconnoissance, et je m'honorerai aux yeux de toute la terre de vous appeler mes hôtes et mes pro- tecteurs.

Je reçus bien par M. le chevalier R. . . .; la lettre de M. Paoli ; mais, pour vous faire entendre pourquoi j'y répondis en si peu de mots et d'un Ion si vague , il faut vous dire , monsieur , que le bruit de la proposi-

DIVERSES. Zj

tîon que vous m'aviez faite s'ëtant répandu sans que je sache comment , M. de Voltaire fit entendre à tout le monde que cette pro- position étoit une invention de sa façon : il prétendoit m'avoir écrit au nom des Cor- ses une lettre contrefaite dont j a vois été la dupe. Comme j'étois très sûr de vous , je le laissai dire , j'allai mon train, et je ne vous en parlai pas même. Mais il fit plus , il se vanta Fhiver dernier que, malgré milord ma- réchal et le roi même, il me feroit chasser du pays. Il avoit des émissaires , les uns connus , les autres secrets. Dans le fort de la fermentation à laquelle mon dernier écrit servit de prétexte , arrive ici M. de R. . . . : il vient me voir de la part de M. Paoli , sans m'apporter aucune lettre ni de la sienne , ni de la vôtre , ni de personne; il refuse de se nommer ; il vonoit de Genève ; il avoit vu mes plus ardens ennemis, on me Técri- voit. Son long séjour en ce pays sans y avoir aucune affaire avoit Tair du monde le plus mystérieux. Ce séjour fut précisé-, ment le temps l'orage fut excité contre moi. Ajoutez qu'il avoit fait tous ses efforts pour savoir quelles relations je pou vois avoii:

C S

S8 LETTRES

en Corse. Comme il ne vous avoit point nommé je ne voulus poin t vous nommernon plus. Enfin il m'apporte la lettre de M.Paoli, dont je ne connoissois point Fécriture : jugez si tout cela devoit m'être suspect ! Qu'avois- à faire en pareil cas ? lui remettre une réponse dont, à tout événement, on ne put tirer d'éclaircissement ; c'est ce que je fis.

Je voudrois a présent vous parler de nos affaires et de nos projets ; mais ce n'en est guère le moment. Accablé de soins , d'em - barras , forcé d'aller me chercher une autre habitation à cinq ou six lieues d'ici , les seuls soucis d'un déménagement très incommode m'absorberoient quand je n'en aurois point d'autres ; et ce sont les moindres des miens. A vue de pays , quand ma tête se remetlroit, ce que je regarde comme impossible de plus d'un an d'ici , il ne seroit pas en moi de m'ocûuper d'autre chose que de moi-même. Ce que je vous promets et sur quoi vous pouvez compter dès à présent , est que pour le reste de ma vie je ne serai plus occupé que de moi ou de la Corse ; toute autre af- faire est entièrement bannie ne mon esprit. En attendant, ne négligez pas de rassembler

DIVERSES. Si)

des Tnat(^r*aux , soit pour ThistOTe , soit poiirrinstiriitioii ; ils sont les mêmes. Votre gouvernement me naroît être sur un j)i< d à pouvoir attendre. J'ai parmi vus pajti rs un méujoire daté de V'cscovado 1704 , ([ne je présume être de votre fa(.x)n , et (|ue je trouve excellent. L'anie et la téie du ver- tueux Paoli feront plus que tout l- reste. Avec tout cela pouvez-vous manquer d'un bon gouvernement provisionnel? Aussi bien, tant que des puissances étrangères se mêle- ront de vous, ne pourrez vous guère établie autre chose.

Je voudrois bien , monsieur , que j'îous pussions nous voir: deux ou trois jours de conférence éciairciroient bien des choses. Je ne puis guère être assez tiauquille cette annce pour vous rien proposer; mais voti^se* roit-il possrhle l'année j>ro haine de vous ménager un passage f>ar ce pays? J'ai dans la tête que nous nous \ernons avec plaisir et fpie nous nous quitterions (onlens l'un de Taulre. Voyez, puistjue voilà 1 h<.)Spita- lité établie entre nous, venez user de votre droit. Je vous embrasse.

C

r.

4o

LETTRE

LETTRE

A M. DE C***.

Moticr, le 6 octobre 1764.

J E VOUS remercie , monsieur , de votre der- nière pièce et du plaisir que m'a fait sa lec- ture. Elle décide le talent qu'annonçoit li^ première; et déjà Tauteiu* m'inspire asseîj d'estime pour oser lui dire du mal de son ouvrage. Je n'aime pgs trop qu'à votre âge vous fassiez le grand -père ; que vous me donniez un int(^rêt si tendre pour le petit- fils que vous n'avez point ; et que dans une «pitre vous dites de si belles choses, je sente que ce n'est pas vous qui parlez. Evi- tez cette métaphysique à la mode, qui de- puis quelque temps obscurcit tellement les vers fran çois qu'on ne peut les lire qu'avec contention d'esprit. Les vôtres ne sont pas dans ce cas encore ; mais ils y tomberoient si la différence qu'on sent entre votre pre^.

à

DIVERSES. 4l

niiere pièce et la seconde alloit en augmen- tant. Votre épître abonde , non seulement en grands sentimens , mais en pensées pliilo^ soplîicjues , auxquelles je reprocherois quel- nuefois de Têtre trop. Par exemple , en louant dans les jeunes gens la foi qu ils ont et qu'on doit à la vertu, croyez-vous que leur faire entendre que cette foi n'est qu une erreur de leur âge soit un bon moyen de la leur conserver? II ne faut pas, monsieur, pour paroître au - dessus des préjugés , saper les fon4emens de la morale. Quoiqu'il n'y ait aucune parfaite vertu sur la terre , il n'y a peut-être aucun Homme qui ne surmonte ses penchans en quelque chose , et qui par conséquent n'ait quelque vertu ; les uns en ont plus, les autres moins. Mais si la me- sure est indéterminée , est-ce à dire que la chose n'existe point? C'est ce qu'assurément vous ne croyez point, et que pourtant vous faites entendre. Je vous condamne , pour réparer cette faute , à faire une pièce vous prouverez que , malgré les vices des hommes , il y a parmi eux des vertus et même de la vertu , et qu'il y en aura tou- jours. Voilà , monsiei^i , de quoi s'élever k

42 LETTRES

la plus liante ph'losopliîe : il y en a davan- tage à conibaltre les préiugés phiîosoplii- (jues f(iii so?it nuisibles, qu'à co libitlr.^es préjiig('s j>opiilaires '[iii sont utiles. Enlre- preiifz hanliinent (et ouvrage; et , si vous le trairez coniiiie vous le pouvez faire , un prix ne sauroii vous manquer.

En vous paj lant des gens qui m'accablent dans mes malheurs , et qui me portent leurs coups en secret, j'étois bien ëlo'gné , mon- sieur, de songer à rien qui eût le moindre rapport au parlement de Paris. J'ai pour cet illustre corps les mômes sentimens qu'avant ma disgiace, et je rends toujours ] la même justice à ses membres , quoiqu'ils j me Talent si mal n iulue. Je veux même penser qu'ils ont cru l'aire envers moi leur devoir dliomnns j^ublics; njais c'en éloit un pourfuxde mieux raj)prendre. On tiou- vero t difficilement un iuit le droit des gens fût violé d'autant de n.anieres : m is, qnoi(jue les suites de (elte aHiaire m'aient plongé dans un gouffie de malbc ujs d'où je ne sonnai de ma vie , je n en sais nu! niau- \ais îi^ré à « es mev^sienrs. Je tais qne leur but u'cloit puiiil de me nuire , mais seule-

DIVERSES. 45

ment d aller à leurs lins. Je sais qu'ils n'ont pourmoiniamitié ni haine; que mon être et mon sort est la chose du monde qui les in- téresse le nioij^s. Je me suis trouvé sur leur pas^^age comme un ca-llou qu'on pousse avec le pied sans y regarder. Je coruiois à- peu-près leur portée et leurs principes. Ils ne doivent pas dire qu'ils ont fait leur de- voir, mais qu ils ont fait leur métier.

Lorsque vous voudrez m'honorer de quel- que témoigiiage de souvenir et me faire quelque part de vos travaux littéraires, je les receviai toujours avec intérêt et recoj]- noissance. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

LE T T R E

A M. D***.

Motîer , le 4 novembre 1 764.

X) lEN des remerciemens , monsieur, du Dictionnaire philosophique. Il est agréable à lire : il y règne une bonne morale ; il se-

44 LETTRES

roit à souhaiter qu'elle fût dans le cœur de Tauteiir et de tous les hommes. Mais ce même auteur est presque toujours de mau^ vaise foi dans les extraits de l'écriture ; il raisonne souvent fort mal ; et l'air de ridi- cule et de mépris qu'il jette sur des senti- mens respectés des hommes , rejaillissant sur les hommes mêmes , me paroît un ou- trage fait à la société. Voilà mon sentiment et peut-être mon erreur, que je me crois permis de dire, mais que je n entends faire adopter à qui que ce soit.

Je suis fort touché de ce que vous me marquez de la part de M. et M'-'^'^ de Buffon. Je suis bien aise de vous avoir dit ce que pensois de cet homme illustre avant que «on souvenir réchauffât mes sentimens pour lui , afin d'avoir tout l'honneur de la justice que j'aime à lui rendre sans que mon amour- propre s'en soit mêlé. Ses écrits m'instrui- ront et me plairont toute ma vie. Je lui (i) crois des égaux parmi ses contemporains en

(i) Quand M. Rousseau écrivoitceci , M. le comle de Buffon n'a voit pas encore pviblié les Jîpoques de la nature.

DIVERSES. 45

qualité de penseur et de philosophe , mais en quahté cFëcrivaiu je ne lui en connois point. C'est la phis hclle pkime de sou siè- cle : je ne doute point que ce ne soit le jugement de la postérité. Un de mes re- grets est de n'avoir pas été à pûrtée de le voir davantage et de profiter de ses obligeantes invitations. Je sens combien ma tête et mes écrits auroient gagné dans son commerce. Je quittai Paris au moment de son mariage: ainsi je n ai point eu le bonheur de connoitre M™^ de Buffon ; mais je sais qu'il a trouvé dans sa personne et dans son mérite Faima- ble et digne récompense du sien. Que Dieu les bénisse l'un et Tautre de vouloir bien s'intéressera ce pauvre proscrit ! Leurs bon- tés sont une dès consolations de ma vie. Qu'ils sachent, je voua en supplie, que je les honore et les aime de tout mon cœur.

Je suis bien éloigné, monsieur, de renon- cer aux pèlerinages projetés. Si la ferveur de la botanique vous dure encore et que vous ne rebutiez pas un élevé à barbe grise, jecompteplus que jamais allerherborisercet été sur vos pas. Mes pauvres Corses ont bien maintenant d'autres affaires que d'aller éta-

/\G LETTRES

llir rUtopie an milieu d'eux. Vous savei la nrazr lie tl('s troupes françoises : il faut voir ce (ju'il en résultera. En attendant il faut g('iuir tout bas et aller herboriser.

\ous me rendez lier en me marquant que Ivi"^ ]^*** n'ose me venir voir à cause des bîeiisc^ances de son sexe, et qu'elle a peur de moi comme d'un circoncis. Il y a pins de quinze ans que les jolies femmes me iaisoieiit en France l'affront de me trai- ter cent me un bon homme sans consé- qiKJM e, jusqu'à venir dîner avec moi têle- à r("le dans la plus insultante familiarité , ju'^cju'à ni'embrasser dédaigneusement de- vant tout le monde comme le grand-pere de leur nourrice. Grâces au ciel me voilà b'en rétabli dans ma dignité, puisque les demoiselles me font flionneur de ne m' oser venir voir.

DIVERSES, 4?

LETTRE A M. H I R Z E L.

n novembre 1764.

Jiirorois, monsieur, avec reconnoissance la seconde éJit.oii uli Socrate rustique et les boiitës dont m'Iioiiore son d'gue histo- rié.i. Quelque étonnant que soit le héros de voUe livre, Tautenr ne l'est pas moins h mes yeux. Il a y plus de paysans respectables que de savaus qui les respectent et (jui l'o- sent dire. Heureux le pays des Klyiog£;s cul; i vont la terre, et des Hiizelscultiveut les lettres ! L'abondance y rei^ue, et les ver- tus y sont en hoiuieur.

Recevez, monsieur, je vous supplie, mes remercieuiens et mes salutations.

48

LETTRES

LETTRE

A M. D U C L O S.

Motier, le 3 décembre i/C-i,

Je crois, mon chet ami, qu'au point nous en sommes la rareté des lettres est plus une marque de coTifiance que négli- gence. Votre silence peut m'inquiéter sur votre snnté, mais non siir votre amitié, et j'ai lieu d'attendre de vous la même sécurité sur la mienne. Je suis errant tout Tété , ma- lade tout l'hiver, et en tout temps si sur- chargé de désœuvrés, qu'à peine ai-je un moment de relâche pour écrire à mésàmis. Le recueil fait par Duchesne est en effet incomplet , et , qui pis est, très fautif: mais il n'y manque rien que vous ne connoissiez, excepté ma réponse aux Lettres écrites de la campagne , qui n^est pas encore publicjue, J'espérois vous la faire remettre aussitôt quelle seroit à Paris ; mais on m'apprend

que

ij î V E R s E s. '49

que M. de Sartine en a défendu Tentrëe , quoiqu'assurément il n'y ait pas un mot dans cet ouvrage qui puisse déplaire à la France ni aux François , et que le clergë catholique y ait à son tour les rieurs aux dépens du nôtre. Malheur aux opprimés l sur-tout quand ils le sont injustement ; car alors ils n ont pas même le droit de se plain- dre : et je ne serois pas étonné qu'on me fît pendre uniquement pour avoir dit et prouvé que je ne méritois pas d'être décrété. Je pressens le contre-coup de cette défense en ce pays. Je vois d'avance le parti qu'en vont tirer mes implacables ennemis , et sur-toul^ ipse doli fabricator Epeus,

J'ai toujours le projet défaire enfin moi- même un recueil.de mes écrits , dans lequel je pourrai faire entrer quelques chiffons qui sont encore en manuscrits , et entre autres le petit conte dont vous parlez , puisque vous jugez qu'il en vaut la peine. Mais, outre que cette entreprise m'effraie, sur-tout dans l'état je suis , je ne sais pas trop la faire. En France il n'y faut pas songer. La Hollande est trop loin de moi. Les libraires de ce pays n'ont pas d'assez vastes débou»

Tome 32. D

v^O L R f T R fi s

elles pour cette entreprise; les profils eiî ser oient peu de ( hose ; et je vous avoue que je n'y songe que pour me procurer du pain durant le reste de nies n]aiheureux jours, ne me sentant plus on état d'en gagner. Quant aux ménioires de ma vie dont vous parlez, ils sont très difficiles à faire sans compromettre }>ersonue : pour y songer il faut {)lus de tran^pii II if ('qu'on ne m'en laisse, et que je n'en aurai j)robablement jamais: si je vis loulefois, je n'y renonce pas. Vous avez toute ma confiance ; mais vous sentez qu'il y a des choses qui ne se disent pas de si loin.

Mes courses dans nos montai^nes si riches en plantes m'ont donné du i^oùt pour la botanique : cette orcu})ation convient fort à une machine ambulante à laquelle il est in- terdit de penser. Ne pouvant laisser ma tête vuide,jela veux empailler: c'est de foin qu'il faut l'avoir pleine pour être libre et vrai sans crainte d'être décrété, .l'ai l'avantage de ne connoitre encore que dix piaules, eu comptant l'I.ysopc ; j'amai long-temps du plaisir à prendre avant d'en être aux arbres de nos forêts.

DIVERSES. 61

Tattends avec impatience votre nouvelle édition d<^s Considérations sur les mœurs. Puisque vous avez des facilités pour tout le royaume, adressez le paquet à Poutarlier, à moi directement , ce qui sufHt , ou à M. Juuet , directeur des postes ; il me le fera parvenir. Vous pouvez aussi le remet- tre à Duchesne, qui nie le fera passer avec d'autres envois. Je vous demanderai même sans laçon de fiiire relier Texemplaire, ce que je ne j)uis faire ici sans le gâter : je le pre drai secrètement dans ma poche efi al- lant herboriser , et <|uand je ne verrai point d'archers autour de moi jy jetterai les yeujc à la dérobée. Mon cher ami , comment fai- tes-vous pour penser être honnête homme et ne vous pas faire pendre? Cela me paroît difficile en vérité. Je vous embrasse de iout mon cœur.

D 2

02 LETTRES

as

LETTRE A MILORD MARÉCHAL,

8 décembre 1764*

ôuR la dernière lettre, inilord, que vous avez du recevoir de moi , vous aurez pu juger du plaisir que m'a causé celle dont vous m'avez Iionoré le 24 octobre. Yous m'avez fait sentir un peu cruellement à quel point je vous suis attache , et trois mois de silence de votre part m'ont plus affecté et navré que ne fit le décret du con- seil do Genève. Tant de malheurs ont rendu mon cœur inquiet, et je crains toujours de perdre ce que je désire si ardemment de conserver. Yous êtes mon seul protecteur , le seul homme à qui j'aie de véritables obli- gations, le seul ami sur lequel je compte , le dernier auquel je me sois attaché ^ et auquel il n'en succédera jamais d'autres., Jugez sur cela si vos bontés me sont ciieres, et si votre oubli m'est facile à supporter.

DIVERSES. 55

Je suis fâche que vous ne puissiez Iiabiter votre maison que dans un an. Tant qu'on en est encore aux châteaux en Espagne, toute habitation nous est bonne en atten- dant ; mais quand enfin Texpérience et la raison nous ont appris qu'il n y a de véritable jouissance que celle de soi-même , un loge- ment commode et un corps sain deviennent les seuls biens delà vie, et dont le prix se fait sentir de jour en jour à mesure qu'on est détaché du reste. Comme il n'a pas fallu si long-temps pour faire votre jardin, j'es- père que dès à présent il vous amuse, et que vous en tirez déja'de quoi fournir ces ollles si savoureuses , que sans être'fort gour- inand je regrette tous les jours.

Que nepuis-je m'instruire auprès de vous dans une culture plus utile, quoique plus ingrate ! Que mes bons et infortunés Corses ne peuvent-ils par mon entremise profi- ter de vos longues et profondes observations sur les hommes et les gouvernemens ! Mais je suis loin de vous. N'importe : sans son- ger à l'impossibilité du succès , je nroccu- perai de ces pauvres gens comme si mes

rêveries leur pouvoient être utiles. Puisque

Do

54 LETTRES

je suis dévoué aux cliitnpres, je veux du inoins m'en forger d'agréables. En songeant à ce que les hommes pourroient être, je tâ- clierai d'oublier ce qu'ils sont. Les Corses sont, comme vous le dites fort bien, jjlus piès de cet état désirable qu'aucun autre peuple. Par exem])le , je ne crois |)as que la dissolubilité des mariages , très utile dans le Brandebourg, le lût de long-temps en C^orse,. la simplicité des mœurs et la pauvreté générale rendent encore 1rs grandes passions inactives et les mariages paisibles et heu- reux. I^es fennnes sont laborieuses et clias- tes ; les honimes n'ont de plaisir que dans leur maison : dans cet état il n'est pas bon de leur faire envisagercomme possible une séparation qu'ils n'ont nulle occasion de désirer.

Je n'ai point encore reçu la lettre avec la traduction de Fie te lier (jue vous m'annon- cez. Je Tattendois pour vous écrire; mais voyant que le paquet ne vient point , je ne puis différer j lus lor.g-temj)S. Milord, j"ai le cœur plein de >'oùs sans cesse. Songe:?. queiquerois à votre lils le cadet,

B I V F, R s E s.

55

L E T T Pi E

A M. A B A U Z I T,

fin lui envoyant les Lettres de la montagne.

Motier , le 9 décembre 1764.

Uaignez^ vénérable Abauzit , écouter mes justes plaintes. Combien j'ai gémi que le conS(iil et les ministres de Genève m'a'ent mis en droit de leur dire des vérités si dures! Mais puisqu'enfîn je leur dois ces vérités^ je veux payer ma dette. Ils ont rebuté mon respect, ils auront dx'sormais toute ma fran- chise. Pesez mes raisons , et prononcez. Ces dieux de chair ont pu me punir si j'étois coupable ; mais si Catoa m'absout , ils n'ont pu que ûi'opprimer.

D 4

56 I. E T T R E a

LETTRE A M. D***,

Motier, le i3 décembre i7G4r.

Je vous parlerai maintenant, monsieur, de mon affaire (i), puisque vous voulez bien vous charger de mes intérêts. J'ai revu mes gens : leur société est augmentée d'un li- braire de France , homme entendu , qui aura Tinspection de la partie typographicjue. Ils sont en état de faire les fonds nécessaires sans avoir besoin de souscription; et c'est d'ailleurs une voie à laquelle je ne consenti- rai jamais, par de très bonnes raisons , trop longues à détailler dans une lettre.

En combinant toutes les parties de Ten- treprise , et supposant un plein succès , j"e$- time qu'elle doit donner un proHt net de cent mille francs. Pour aller d'abord au ra^

(i) L'édUioD générale de ses ouvrages..

DIVERSES. 57

bais , rëdnîsons-le à cinquante. Je crois que, sans être déraisonnable , je puis porter mes prétentions au quart de cette somme, d'au- tant plus que cette entreprise demande de ma part un travail assidu de trois ou quatre ans y qui sans doute achèvera de nVépuiser , et me coûtera plus de peine à préparer et revoir mes feuilles que je n'en eus à les conv poser.

Sur cette considération , et laissant à part celle du profit pour ne songer qu'à mes besoins , je vois que ma dépense ordinaire depuis vingt ans a été Tun dans l'autre de soixante louis par an. Cette dépense devien- dra moindre lorsqu'absolument séquestré du public je ne serai plus accablé de ports- de lettres et de visites qui , par la loi de l'hos- pitalité, me forcent d'avoir une table pour les survenans.

Je pars de ce petit calcul pour fixer ce qui m'est nécessaire pour vivre en paix le reste de mes jours sans manger le pain de personne*, résolution formée depuis long- temps, et dont , quoi qu'il arrive, je ne me départirai jamais.

Je compte pour ma part sur un fonds de

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6S LETTRES

dix à douze mille livres , n j ane mieux ne pas fa-re l'entreprise , s'il laut le réduire u moins, parrequ'il n'y a que le roos du reste de mes jours que je veuille aclit-r par qua- tre ans d'esclavage.

Si ces messieurs peuvent m faire cette somme, mon dessein est de i j)lacpr en rentes viaf:;eres ; et, puisque vous oulez bien vous cliar^er de cet enqjloi , elf vous sera comptée, et tout est dit. 11 conient seule- ment pour la sureto de la cljose ff e tout soit payé avant (]ue l'on commenr l'impres- sion du dernier volume, parce ue je n ai pas le temps d'attendre le débit c l'ëditiuii pour assurer mon état.

Mais ( ounne une telle soinuifon argent comptant pourroit gtner les entrpreneurs vu les grandes avances qui leu sont né- cessaires , ils aimeront mieux m faire une renie viagère , ce qui , vu monâp et l'ëtat de ma santé, leur doit probabicient tour- ner plus à com}»tc. Ainsi , moycnant dts 5uret('s dont vous sovez content j'accep- terai la rente viagère , sauf une smmeen urgent coirpiant lorscpi on coi.nencera

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ré,1it;on; et, po,.rvuq«e cette somme no soit pas moi-.dre .,ao .inquame l..u,8 , «

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Vo.lù , .nousiour , les aivorn arrnnge._ ,T,e,H .loMt je leur laisserol* le cl.oix si ;„ rMi'ois direotetneiu avec euK : mais .o. .m, il se peut que je me trompe ou

f„.e i'exii^e .:op , o,. quil y ait quelcpie ,„.>,lK'..r paru à prendre pour eux ou pour nno. , je neritends point vous donner en cela des règles flUi«iuellcs vou3 d<îvi<* vous tenir dans celte né|;ociation. Agissez pour moi comme un bo:. tuteur pour son pu- pille , .nais ne cl.argez pas ces n.essieurs d'un traité qui leur soit oncî'reux. Cette entreprise na de leur part qu'un objet de prollt, il faut qu'ils gagnent ; do ma part elle a un autre objet . SI Sullit que je vive -, et toute réSIexion faite , je puis bienvivr* à moins de ce que je Vdns ai hiàrqué. Ainsi n'abusons pas de la n^sôlutioii oiS il« paroissent être d'entreprendre cette affilt* à quelque prix que ce soit : co^nme toul le risque demeuré de leur td'.é , il i*».

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58 LETTRES

dix à douze mille livres , ft j aime mieux ne pas faire Tentreprise, s'il faut me réduire à moins, parcequ'il n'y a que le repos du reste de mes jours que je veuille acheter par qua- tre ans d'esclavage.

Si ces messieurs peuvent me faire cette somme, mon dessein est de la placer en rentes viagères ; et, puisque vous voulez bien vous charger de cet emploi , elle vous sera comptée , et tout est dit. Il convient seule- ment pour la sûreté de la chose que tout soit payé avant que Ton commence Timpres- sion du dernier volume , parceque je n ai pas le temps d'attendie le débit de Féditioa pour assurer mon état.

Mais comme une telle somme en argent comptant pourroit gêner les entrepreneurs vu les grandes avances qui leur sont né- cessaires , ils aimeront mieux me faire une rente viagère , ce qui , vu mon âge et fétat de ma santé, leur doit probablement tour- ner plus à compte. Ainsi , moyennant des sûretés dont vous soyez content , j'accep- terai la rente viagère , sauf une somme en argent comptant lors(iu'oii commencera

DIVERSES. 5^

rëdition; et, pourvu qiiè cette Sortime ne soit pas moi'idre (|iie cinquante louis , je m\ii contente en déciuution dii capital dont on nie fera la rente.

Vo.là , monsieur , les divers arrange* men^ dont je leur laisserois le choix si it r'ai'ois directement avec eux : mais KOd me il se peut que je ilie trompe, ou qne j'exige tiop , Oii quil y ait quelque iijpJK^nr parii à prendre pour eux ou pour moi , je n'entends point vous donner en cela des règles auxquelles Vous de\if-z vous tenir dans cette négociation. Agissez pour moi comme un bon tiitcur pour son pu- pille , mais ne chargez pas ces messieurs d'un traite qui leur soit onéreux. Cette entreprise n'a de leur pjart qu'un objet de prolit, il faut qu'ils gagnent ; de ma part elle a un autre objet , il SnfHt que je vive ; et , toute rétlexion faite , jfe puis bien vivre à moins de ce que je Vônis ai màrqud-. Ainsi n'abusons pas de la résôlùtîoti ôii îlà paroissent être d'entreprendre cette àffàîM à quelque prix que ce soit : comme tout îe risque demeuré de leur t'ô\é , il àdi\

6o LETTRES

être compensé par les avantages. Faites Faccord dans cet esprit , et soyez sûr que de ma part il sera ratifié.

Je vous vois avec plaisir prendre cette peine. Voilà , monsieur , le seul compli- ment que je vous ferai jamais.

LETTRE

A M. DE MONTMOLLIN,

En lui envoyant les Lettres écrites de la montagne.

Le 23 décembre 1764-

Jl LAiGNEz-Moi , monsicur , d'aimer tant la paix et d'avoir toujours la guerre. Je n'ai pu refuser à mes anciens compatriotes de prendre leur défense comme ils avoient pris la mienne. C'est ce que je ne pouvois faire sans repousser les outrages dont , par la plus noire ingratitude , les ministres de Genève ont eu la bassesse de ni'accabler

DIVERSES. 6li

dans mes malheurs , et qu'ils ont osé porter jusques dans la chaire sacrée. Puisqu'ils aiment si fort la guerre , ils l'auront ; et, après mille agressions de leur part , voici mon premier acte d'hostilité , dans lequel toutefois je défends une de leurs plus grandes prérogatives qu'ils se laissent lâ- chement enlever ; car , pour insulter à leur aise au malheureux , ils rampent volontiers sous la tyrannie. La querelle au reste est tout-à-fait personnelle entre eux et moi; ou ^ si j'y fais entrer la religion protestante pour quelque chose , c'est comme son défen- seur contre ceux qui veulent la renverser. iVoyez mes raisons , monsieur ; et soyez persuadé que plus on me mettra dans la nécessité d'expliquer mes sentimens , plus il en résultera d'honneur pour votre conduite envers moi et pour la justice que vous m'avez rendue.

Recevez , monsieur, je vous prie, mes salutations et mon respect.

62 LETTRES

L E T T Pi E

A M*^*

Au sujet dun mémoire enjaveiir des pro- testons , if ne fon devuit adresser aux

ésfêejues de France.

1765.

jLuh leilre , monsieur , et le méinoire de M*** tjLie vous in'avez çnyoyés confir- ment bien Tcstinie et le respect que j'avois pour leur auteur. IJ y a ciansc,' inënioire des choses qui sont tout-à-fait bien ; ce- pendant il me paroît que le plan et Texé- cution demanderoieut une refoule con- foime aux excellentes obs( rv.aiioi^s conle- nues dans votre lettre. J-.*id.ëe d'adresser un iiicmoire aux évéfiues s'a pas tant peur but de les persuader eux-mêmes que de persuader indirectement la cour et le clergé catholique , qui seront plus portés à donner au corps c'piscopal le tort donfc

DIVERSES. 65

on ne les cliargera pas eux-mêmes. D'où il doit arriver que les ëvéques auront honte d'élever des oppositions à la tolérance des protestans, ou que, s'ils font ces opposi- tions , ils attireront contre eux la clameur publique , et peut-être les rebuffades de la cour.

Sur cette idée il paroît qu'il ne s'agit pas tant , comme vous le dites très bien, d'explications sur la doctrine, qui sont assez connues et ont été données mille fois , que d'une exposition pol;ti([ue et adroite de l'utilité dont les protestans sont à la France; à quoi fou peut ajouter la boune remarque de M"'^"*'* sur fimpossibilité reconnue de les réunir à l'église , et par conséquent sur l'inutilité de les opprimer: oppression qui f ne pouvant les détruire , ne peut servir qu'à les aliéner.

Eu prenant les évéques , qui pour ia plujjart sont des plus grandes maisons du royaume, du côté des avantages de leur naissance et de leurs places , on peut leur montrer avec force combien ils doi- vent être attachés au bien da l'état à proportion du bien dont il les comble

64 LETTRES

et des privilèges qu'il leur accorde ; coTil- bien il seroit horrible à eux de préférer leur intérêt et leur ambition particulière au bien général d'une société dont ils sont les piincipaux membres. On peut leur prouver que leurs devoirs de citoyens, loin d'être 0[>posés à ceux de leur ministère , en reçoivent de nouvelles forces ; que Fhu- manité , la religion, la patrie, leur pres- crivent la même conduite et la même obli- gation de protéger leurs malheureux frères opprimés, plutôt que de le^ poursuivre. Il y a mille choses vives et saillantes à dire là-dessus, en leur faisant lionte d'un côté de leurs maximes barbares , sans pourtant les leur reprocher , et de l'autre en ex- citant contre eux Tindignation du minis- tère et des autres ordres du royaume , sans pourtant paroltre y tâcher*

Je suis, monsieur, si pressé , si accablé^ si surchargé de lettres, que je ne puis vous jeter ici quelques idées qu avec la plus grande rapidité. Je voudiois pouvoir entreprendre ce mémoire ; mais cela m'est absolument impossible : et j'en ai bien du regret ; car > outre le plaisir de bien faire , j'y trouve- rois

DIVERSES. 65

roîs Un des plus beaux sujets qui puissent honorer la plume d'un auteur. Cet ouvrage peut être un chef-d'œuvre de politique et d'éloquence pourvu qu'on y mette le temps; mais je ne crois peis qu'il puisse être bien traité par un théologien. Je vous salue , monsieur , de tout mon cœur.

LETTRE A M. Di

Motler , le 24 janvier i ; 65.

J E vous avoue que je ne vois qu'avec effroi l'engagement (i) que je vais prendre avecla compagnie en question , si l'affaire se con- somme : ainsi, quand elle manqueroit , j'en serois très peu puni. Cependant, comme j'y trouverois des avantages solides et une com- modité très grande pour l'exécution d'une entreprise que j'ai à cœur ; que d'ailleurs je

Xi) Pour une édition générale de ses ouvrages. Tome 32.- Et . ,

66 t E T T R E 3

ne veux pas répondre malhonnêtement aux avances de ces messieurs ; je désire , si l'en- treprise se rompt , que ce ne soit pas par ma faute. Du reste , quoique je trouve les de- mandes que vous avez faites en mon nom un peu fortes , je suis fort d'avis , puis- qu elles sont faîtes , qu'il n'en soit rien ra- battu.

Je vous reconnois bien , monsieur^ dans Tarrangement que vous me proposez au dé- faut de celui-là; mais^ quoique j'en sois pé- nétré de reconiioissance , je me leconnoî- trois peu moi-mt^me , si je pouvois l'accep- ter sur ce p'eJ-là. Toutefois j'y vois une ouverture pour sortir avec votre aide d'un furieux embarras je suis : car , dans l'état précaire sont ma santé et ma vie , je mourrois dans une perplexité bien cruelle en songeant que je laisse mes papiers, mes effets et ma gouvernante à la merci d'un inconnu. Il y aura bien du malheur , si l'in- térêt que vous voulez bien prendre à moi et la confiance que j'ai en vous ne nous amènent pas à quelque arrangement qui con- tente votre cœur sans faire souffrir le mien. <2uand vous serez une fois mon dépositaire

DIVERSES. 6j

universel , je serai tranquille ; et il me sem- ble que le repos de mes jours m'en sera plus doux, quand je vous en serai redevable. Je voudrois seulement qu'au préalable nous pussions faire une connoissance encore plus intime. J'ai des projets de vovages pour cet été. Ne pourrions-nous en faire quelqu'un ensemble? Votre bâtiment vous occupera- t-il si fort que vous ne puissiez le quitter quelques semaines , même quelques mois , si le cas y échéoit ? Mon cher monsieur , il faut commencer par beaucoup se connoitré pour savoir bien ce qu'on fait quand on se lie. Je m'attendris à penser qu'après une vie si malheureuse , peut-être trouverai- je encore des jours sereins près de vous , et que peut-être une chaîne de traverses m'à- t-elle conduit à l'homme que la Providence appelle à me fermer les yeux. Au re-te je vous parle de mes voyages , parceqn'à forcé d'habitude les déplacemens sont devenus pour moi des besoins. Durant toute la belle saison , il m'est impossible de rester plus deux ou trois jours en place sans me con- traindre et sans soulTrir,

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LETTRES

LETTRE A M. LE C. DE***.

Motier, le 26 janvier 1765.

J E suis pénëtré , monsieur , des témoigna- ges d'estime et de confiance dont vous m'ho- norez ; mais, comme vous dites fort bien , laissons les complimens , et, s'il est possible, alloua à l'utile.

Je ne crois pas que ce que vous desirez de moi se puisse exécuter avec succès d'em- blée dans une seule lettre , que madame la comtesse sentira d'abord être votre ouvrage. Il vaut mieux, ce me semble, puisque vous m'assurez qu'elle est portée à bien penser de moi , que je fasse avec elle les avances d'une correspondance qui fera naître aisé- ment les sujets dont il s'agit, et sur lesquels je pourrai lui présenter mes réflexions de moi-môme à mesure qu'elle m'en fournira roccasion : car il arrivera de deux chosed

» I V E R s E s. 69

Tune ; ou , m'accordant quelque confiance , elle épanchera quelquefois son honnête et vertueux cœur en m'écrivant , et alors la liberté que je prendrai de lui dire mon sen- timent, autorisée par elle-même , ne pourra hii déplaire ; ou elle restera dans une réserve qui doit me servir de règle ; et alors, n'ayant point Thonneur d'être connu d'elle , de quel dioit m' ingérer à lui donner des leçons? La lettre Gijointe est écrite dans cette vue, et prépare les matières dont nous aurons àtrai- ter si ce texte lui agrée. Disposez de cette lettre, je vous supplie, pour la donner ou la supprimer selon qu'il vous paroîtra plus convenable.

En vérité , monsieur , je suis enchanté de vous et de votre digne épouse. Qu'aimable et tendre doit être un mari qui peint sa femme sous des traits si charmans ! Elle peut vous aimer trop pour votre repos , mais ja- mais trop pour votre mérite, ni vous l'aimer jamais assez pour le sien. Je ne connois rien de plus intéressant que le tableau de votre union et tracé par vous-même. Toutefois voyez que sans y songer vous n'ayez donne peut-être k $a délicatesse quelque raisoa

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70 LETTRES

particulière de craindre votre éloignement. Monsieur , les cœurs sensibles sont faciles à blesser, tout les alarme , et ils sont d'un si grand prix qu'ils valent bien les peines qu'on prend à les contenter. Les soins amoureux de nouveaux époux bientôt se relâchent. Les témoignages d'un attache- ment durable , fondé sur Testime et sur la vertu , sont moins frivoles et font plus d'ef- fet. Laissez à votre femme le plaisir de sa- crifier quelquefois ses goûts aux vôtres ; mais qu'elle voie toujours que vous cher- chez votre bonheur dans le sien , et que vous la distinguez des autres femmes par des sentimens à l'épreuve du temps. Quand i^ne fois elle sera bien convaincue de la so- lid.'té de votre attachement, die n'aura pas peur que vous lui soyez enlevé par des fol- les. Pardon , monsieur; vous demandez des avis pour madame la comtesse , et c'est à vous que j'ose en donner. Mais vous m'inspi- rez un intérêt si vifpourvotre union, qu'en vous parlant de tout ce qui me semble propre à l'affermir , je crois déjà me mêler de mes affaires.

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LETTRE

A M""^ LA C. DE***.

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J'apprends, madame, que ^ous êtes une femme aussi vertueuse qu'aimable, que vous avez pour votre mari autant de tendresse qu'il en a pour vous , et que c'est à tous égards dire autant qu'il est possible. Ori ajoute que vous mhonorezde votre estime , et que vous m'en préparez même un témoi- gnage qui me donneroit l'honneur d'appar- tenir à votre sang par des' devoirs, (i)

En voilà [)lus qu'il ne faut , madame^ pour m'attacher par le plus vif intérêt au bonlieurd'un si digne couple, et bien assez^, j'espère j pour m'autoriser à vous marquer

(i)M™c|a c. de B. avoit paru souhaiter qu.e M; Rousseau vonlùt être le parrain de l'enfant dont cale étoit&ur le point d'a€ cou citer-,

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LETTRES

particulière de craindre votre éloîgnement. Monsieur , les cœurs sensibles sont faciles à blesser, tout les alarme , et ils sont d'un si grand prix qu'ils valent bien les peines qu'on prend à les contenter. Les soins amoureux de nouveaux époux bientôt se relâchent. Les témoignages d'un attache- ment durable , fondé sur Testime et sur la vertu , sont moins frivoles et font plus d'ef- fet. Laissez à votre femme le plaisir de sa- crifier quelquefois ses goûts aux vôtres ; mais qu'elle voie toujours que vous cher- chez votre bonheur dans le sien , et que vous la distinguez des autres femmes par des sentimens à l'épreuve du temps. Quand ijne fois elle sera bien convaincue de la so- lidité de votre attachement, elle n'aura pas peur que vous lui soyez enlevé par des fol- les. Pardon , monsieur; vous demandez des avis pour madame la comtesse , et c'est à vous qiie j'ose en donner. Mais vous m'inspi- rez un intérêt si vifpourvotre union, qu'en vous parlant de tout ce qui me semble propre à l'affermir , je crois déjà me mêler de mes affaires.

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LETTRE

A M™ LA C. DE***.

Sïbtièr, lëa^janviar 1765.

J'apprends, madame, que \oiis êtes une femme aussi vertueuse qu'aimable , que vous avez pour votre mari autant de tendresse qu'il en a pour vous , et que c'est à tous égards dire autant qu'il est possible. On ajoute que vous mlionorezde votre estime , et que vous m'en préparez même un témoi- gnage qui me donneroit l'honneur d'appar- tenir à votre sang par des devoirs, (i)

En voilà plus qu'il ne faut , madame^ pour m'attacher par le plus vif intérêt au bonbeur d'un si digne couple, et bien assez, j'espère^ pour m'autoriser à vous marquer

(1) M»"c la C. de B. avoit paru souhaiter qu.e Mi Rousseau voulût être leparrainde'f enfant dont €4le étoit sur le point d^a€coucl>er.

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}iia reconnoissance pour la part qui me vient de vous des bontés qu'a pour moi M. le comte de "*■**. J'ai pensé que Theureux événement qui s'approche pouvoit, selon \'os arrangeinens , me mettre avec vous en correspondance ; et pour un objet si respec- table je sens du plaisir à la prévenir.

Une autre idée me fait livrer à mon zèle avec confiance. Les devoirs de M. le comte de *"^* l'appelleront quelquefois loin de vous. Je rends trop de justice à vos senti" mens nobles pour douter que si le charme de votre présence lui faisoit oublier ces de- voirs , vous ne les lui rappelassiez vous- înêmeavec courage. Comme unamourfondé sur la vertu peut sans danger braver Tab- fience , il n'a rien de la mollesse du vice , il se renforce par les sacrilices qui lui coûtent et dont il s'hoiiore à ses propres yeux. Que vous êtes heureuse , madame , d'avoir un mérite c[ui vous met au-dessus des craintes, et un époux qui sait si bien en sentir le prix! Plus il aura de comparaisons à faire , plus il s'applaudira de son bonheur.

Dans ces intervalles vous passerez un temps très doux à vous occunerde lui , des

DIVERSES. 73

chers gages de sa tendresse, àlui en parler dans vos lettres , à en parlera ceux qui prennent part à votre union. Dans ce nombre oserois^ je , madame , me compter auprès de vous pour quelque chose ? J'en ai le droit par mes sentimens ; essayez si j'entends les vôtres, si je sens vos inquiétudes , si quelquefois je puis les calmer. Je ne me flatte pas d'a- doucir vos peines ; mais c'est quelque chose que les partager, et voilà ce fjue je ferai de tout mon cœur. Recevez, madame , je vous supplie , les assurances de mon respect.

LETTRE

A M"" LA M. DE V,

Motier , le S février 1765.

Au milieu des soins que vous donne , madame , le zèle pour votre famille , et au premier moment de votre convalescence , vous vous occupez de moi ; vous jjressen- tez les nouveaux dangers vont me re-*

74 LETTRES

plonger les fureurs de nies ennemis , in- dignés que j'aie osé montrer ]eur injustiee î Vous ne vous trompez pas, madame ; on ne peut rien imaginer de pareil à la rage qu'ont excirée les Lettres de la montagne. Messieurs de Berne viennent de défendre cet ouvrage en termes trèsinsuUans. Je ne serois pas surpris qu'on me fît un mauvais parti sur leurs terres lorsque j'y remettrai le p'ed. Il faut en ce ])ays même toute la proteetion du roi pour niy laisser en sûreté. Le conseil de Genève , (jui souffle le feu tant ici qu'en Hollande , attend le lîîoment d'agir ouvertement à son tour , et d'achever de m'écraser s'il lui est pos- sible. De quelque côté que je me tourne je ne vois que griffes pour me déchirer et que gueules ouvertes pour m 'engloutir. J'es- pérois du moins plus d'humanité du côté de la France : mais j'avois tort ; couj^abJe du crime irrémissible d'être injustement opprimé , je n'en dois attendre que mon coup de grâce. Mon parti est ])ris, njadame ; je laisserai tout faire , tout dire, et je me tairai : ce n'est pourtant pas ma faute d'a- voir à parler.

DIVERSES. 75

Je sens qu il est impossible qu'on, me laisse respirer en paix ici. Je suis trop près de Genève et de Berne. La passion de cette heureuse tranquillité m'agite et me tra- vaille chaque jour davantage. Si je n'espë- rois la trouver à la fin , je sens que ma constance acheveroit de m'abandonner. J quelque envie d'essayer de l'Italie , dont le climat et l'inquisition me seront peut- être plus doux qu'en France et qu'ici. Je tâcherai cet été de me traîner de ce côté- là, pour y chercher un gîte paisible ; et, si je le puis trouver , je vous promets bien qu'on n'entendra plus parler de moi. Repos , repos , chère idole de mon cœur , te trouverai- je ? Est-il possible que personne n'en veuille laisser jouir un homme qui ne troubla jamais celui de personne ! Je ne serois pas surpris d'être à la fin forcé de me réfugier chez les Turcs, et je ne doute point que je n'y fusse accueilli avec plus d'humanité et d'équité que chez les. chré- tiens.

On vous dit donc , madame , que M. de Voltaire m'a écrit sous le nom du gé- néral Paoh^ et que j'ai donné dans le piège,;

76 LETTRES

Ceux qui disent cela ne font guère plus d'honneur, ce me semble , à la probité de M. de Voltaire qu'à mon discerne- ment. Depuis la réception de votre lettre voici ce qui m'est arrivé. Un chevalier de Malte , qui a beaucoup bavardé dans Ge- neve , et qui dit venir d'Italie , est venu me voir il y a quinze jours de la part du gé- néral Paoli , faisant beaucoup l'empressé des commissions dont il se disoit chargé près de moi , mais me disant au fond très peu de chose , et m'étalant d'un air im- portant d'assez chétives paperasses fort pochetées. A chaque pièce qu'il me mon- troit il étoit tout étonné de me voir tirer d'un tiroir la même pièce et la lui montrer à mon tour. J'ai vu que cela le mortifioit d'autant plus , qu'ayant fait tous ses efforts pour savoir quelles relations je pouvois avoir eues en Corse , il n'a pu là-dessus m'arracher un seul mot. Comme il ne m'a point apporté de lettres et qu'il n'a voulu ni se nommer ni me donner la moindre notion de lui , je l'ai remercié des visites qu'il vouloit continuer de me faire. Il n'a pas laissé de passer encore la

DIVERSES," 77

ûiii. ou douze jours sans me revenir voir. J'ignore ce qu il y a fait. On m'apprend qu'il est reparti dliier.

Vous vous imaginez bien , madame , qu'il n'est plus question pour moi de la Corse > tant à cause de Tétat je me trouve que par mille raisons qu'il vous est aisé d'ima- giner. Ces messieurs dont vous me par- lez ( i ) ont de la santé , du pain , du re- pos ; ils ont la tête libre et le cœur épa- noui par le bien-être; ils peuvent méditer et travailler à leur aise : selon toute appa- rence les troupes françoises , s'ils vont dans le pays , ne maltraiteront point leurs per- sonnes, et, s'ils n'y vont pas , n'empêche- ront point leur travail. Je désire passion- nément voir une législation de leur façon :' mais j'avoue que j'ai peine à voir quel fon- dement ils pourroient lui donner en Corse; car malheureusement les femmes de ce pays-là sont très laides , et très chastes , qui pis est.

(i) Messieurs Helvétius et Diderot , auxquels les Corses , disoit-on, s'étoient adressés pour avoir uja plan de législation.

*/% LETTRES

Que mon voyage projeté n'aille pas , madame , vous faire renoncer au vôtre. J'en ai plus besoin que jamais , et tout peut très bien s'arranger pourvu que vous veniez au commencement ou à la fin do la belle saison. Je compte ne partir qu'à la fin de mai , et revenir au mois de sep- tembre.

LETTRE A M. D * * *.

Motier , le 7 février 1765.

Je ne doute point, monsieur, qu'hier, jour des deux-cent , on n'ait brûle mon livre à Genève ; du moins toutes 1( s mesures étoient prises pour cela. \^oujS aurez su qu'il fut brûlé le 22 à la Haye. Rey me marque que l'inquisiteur ( 1 ) a écrit darls ce pays-là beaucoup de lettres , et que le

(1) M. de Voltaire.

DIVERSES. 79

tnînîstre Ch*** de Genève s'est donné de grands mouvenieas. Au s.irpliis on laisse ïley fort tranq nlle. T(jur v.ela n'est-d pas plaisant ? Celt-e arfaire s'est tramée avec beaucoup de secret et de diligence , carie GomiedeB***^ , qui m'écrivit peu de jours auparavant, nen savoit rien. Vous me di- rez, })Oiir([uoi ne Ta-t-il pas empêchée au moment de lexécution ? Monsieur , j'ai par-tout des amis puissans , illustres , et qui , j'en suis très sur , m'aiment de tout leur cœur ; mais ce sont tous gens droits, bons , doux , pacifiques , qui dédaignent toute voie oblique. Au contraire mes enne- mis sontardens , adroits , intrigans, rusés, infatigables pour nuire , et qui manœuvrent toujours sous terre comme les taupes. .Vous sentez <jue la partie n'est pas ég^de. L'inquisiteur est Thomme le plus actif qud la terre ait produit ; il gouverne en quelque façon toute lEurope.

Tu dois régner, ce monde est fait pour les in<5chans/

Je suis très-sûr qu'à moins que je ne lui survive je serai persécuté, jusc^a'à Ub mon.

So Iv K T T R E s

Je ne digère point que M. de B*** sup- pose que c'esb moi qui m'attire sa haines Eh! quai -je donc fait pour cela? Si Tort parle trop de moi ce n'est pas ma faute ; je mepasserois d'une célébrité acquise à ce prix. Marquez à M. de B*** tout ce que votre amitié pour moi vous inspirera; et^ en attendant que je sois en état de lui écrire^ parlez-lui, je vous supplie, de tous les sen- timens dont vous me savez pénétré pour lui*

M. Vernes désavoue hautement et avec horreur le libelle oi^i j'ai mis son nom. II m'a écrit -dessus une lett/te honnête, à laquelle j'ai répondu. sur le môme ton, offrant de contribuer autant qu'il me seroit possible à répandre son désaveu. Malgré la certitude je croyois être que l'ouvrage étoit de lui , certains faits récens me font soup(^onner qu'il pourroit bien être de quel- qu'un qui se cache sous son manteau.

Au reste l'imprimé de Paris s'est très promptement et très singulièrement ré- pandu à Genève. Plusieurs particuliers en. ont reçu par la poste des exemplaires sous enveloppe, avec ces seuls mots écrits d'une

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D 1 V E R s E 8a Sr

hiain de femme : Lisez , bonnes g^ns ! Je donnerois tout au monde pour savoir qui est cette aimable femme qui s'intéresse si vivement à un pauvre opprimé, et qui sait marquer son indignation en termes si brefs et si pleins d'énergie.

J'avois bien prévu, monsieur, que votre calcul ne seroit pas admissible, et qu'au- près d'un homme que vous aimez votre cœur feroit déraisonner votre tête en ma- tière d'intérêt. Nous causerons de cela plus à notre aise en herborisant cet été ; car , loin de renoncer à nos caravanes, même en supposant le voyage d'Italie, je veux bien tâcher qu'il n'y nuise pas. Au reste je vous dirai que je sens en moi depuis quelques jours une révolution qui m'étonne. Ces derniers évènemens , qui dévoient achever dem'accabler, m'ont, je ne sais comment, rendu tranquille , et même assez gai : il me semble que je donnois trop d'importance k des jeux d'enfans. Il y a dans toutes ces brûleries quelque chose de si niais et de si bête , qu'il faut être plus enfant qu'eux pour s'en émouvoir. Ma vie morale csi linie. Est-ce la peine de tant choisir la terre

Tome 32. F

82 LETTRES

je dois laisser mon corps? La partie la plus précieuse de moi-même est dcja morte , les lionmies n'y peuvent plus rien ; et je ne regarde plus tous ces tas de magistrats si barbai^s que comme au tant de vers qui s'a- musent à ronger mon cadavre.

La machine ambulante se montera donc cet été pour aller lierboriser; et, si Tamitié peat la 'réchauffer encore^ vous serez le Prométliëe qui me rapportera le feu du ciel. Bon jaur^ monsieur.

LETTRE

AU LORD MARÉCHAL DÉCOSSE..

Motier, le ii février 1765,

V otr S savez , railord , une partie de ce qtiî ftl'Arrive, îa brûlerie de la Haye , la défense de Berne , ce qui se prépare à Oeneve ; mais vous ne pouvez Savoir tout. Des malheurs si constans, une animosirési universelle, commençoient à m'accabler tout- à-fai!;.

DIVERSES. 85

Quoique les mauvaises nouvelles se multi- plient depuis la réception de votre lettre , je suis plus tranquille et même assez gai: quand ils m'auront fait tout le mal qu'ils peuvent , je pourrai les mettre au pis. Grâ- ces à la protection du roi et à la vôtre , ma personne est en sûreté contre leurs attein- tes; mais elle ne Test pas contre leurs tra: casseries, et ils me le font bien sentir. Quoi qu il en soit, si ma tête s'affoiblit et s'altère, mon cqeur me reste en bon état. Je l'é- prouve en lisant votre dernière lettre et le billet que vous avez écrit pour la commu- nauté de Couvet. Je crois que M. Meuron s'acquittera avec plaisir de la commission que vous lui donnez: je n'en dirois pas au- tant de l'adjoint que vous lui associez pour cet effet, malgré l'empressement qu'il ^- fecte. Un des tourmeus de ma vie est d'avoir quelquefois à me plaindre des gens que vous fiimez et à me louer de ceux que vous n'ai- mez pas. Combien tout ce qui vous est attaché me seroit cher s'il vouloit seule- ment ne pas repousser mon zele ! Mais vos bontés pour moi font ici bien des jaloux, et dans l'occasion ces jaloux ne me cachent

F a

84 LETTRES

pas trop lenr liaine. Pnisse-t-elle augmetiief sans cesse au même prix ! Ma bonne sœur Emetulla^ conservez -moi soigneusement notre père: si je le perdois je serois le plus malheureux des êtres.

Avez-vous pu croire que j'aie fait la moin- dre dëmarche pour obtenir la permission d'imprimer ici le recueil de mes écrits, ou pour empêcher que cette permission ne fut révoquée? Non, milord; j'étois si parfaite- ment là-dessus dans vos sentimens, sans les connoître , que dès le commencement je parlai sur ce ton aux associés qui se pré- sentèrent, et à M*** qui a bien voulu se charger de traiter avec eux. La proposition est venue d'eux , et je ne me suis point pressé d'y consentir. Du reste je n'ai rien demandé, je ne demande rien, }e ne de- manderai rien , et, quoi qu'il arrive , on ne pourra pas se vanter de m'avoir fait un refus, qui après tout me nuira moins qu'à eux-mêmes, puisqu'il ne fera qu'ôter au pays cinq ou six cent mille francs que j'y aurois fait entrer de cette manière , et qu'on ne rebutera peut-être pas si dédaigneuse-

DIVERSES. 85

ment ailleurs. Mais, s'il arrivoit contre toute attente que la permission fût accordée ou ratifiée , j avoue que j en serois touché comme si personne n'y gagnoit que moi seul, et que je m'attacherois au pays pour le reste de ma vie.

Comme probablement cela n'arrivera pas et que le voisinage de Genève me devient de jour en jour plus insupportable, je cher- che à m'en éloigner à tout prix. Il ne me reste à choisir que deux asyles, T Angleterre ou ritalie. Mais l'Angleterre est trop éloi- gnée, il y fait trop cher vivre , et mon corps ni ma bourse n'en supporteroient pas le trajet. Reste l'Italie, et sur- tout Venise, , dont le climat et finquisition sont plus doux qu en Suisse: mais S. Marc, quoiqu'apôtre , ne pardonne guère, et j'ai bien dit du mal de ses enfans. Toutefois je crois que j'en courrai les risques; car j'aime encore mieux; la prison et la paix que la liberté et la guerre. Le tumulte je suis ne me permet encore de rien résoudre : je vous en. dirai davan- tage quand mes sens seront plus rassis. Un peu de vos conseils me serolt bien néceS'

F 3

8^ LETTRES

c

saire ; car je suis si malheureux quand j'agî? de moi-même, qu'après avoir bien raisonné détériora seqaor.

LETTRE A MM. DE LUC.

24 février J7G5.

J'apprends, tnessieurs, que vous êtes en peine des lettres que vous m'avez écrites. Je les ai toutes reçues jusqu'à celle du i5 février inclusivement. Je regarde votre si- tuation comme décidée : vous êtes trop gens de bien pour pousser les choses à l'ex- trême et ne pas préférer la paix à la liberté. Un peuple cesse d'être libre quand les lois ont perdu leur force: mais la vertu ne perd jamais la sienne, et lliomme vertueux demeure libre toujours. Voilà désormais, înessieurs, votre ressource: elle est assez grande, assez belle, pour vous consoler de tout ce que vous perdez comme citoyens.

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DIVERSES, 8f

Pour mol, je prends le seul parti qui me reste , et je le prends irrévocablement. Puisqiravec des intentions aussi pures , puisqu'avec tant d'amour pour la justi■c^ et pour la vérité, je n'ai fait que du mal sur la terre, je n'en veux plus faire, et je me retiî"p au dedans de moi. Je ne veux plus eutendre parler de Genève ni de ce qui s'y passe. Ici finit notre correspondance. Je vous aimerai toute ma vie ; mais je ne vous écrirai plus. Embrassez pour moi votre père. Je vous embrasse, messieurs , de tout mon cœur.

LETTRE A M. MEURON,

PROCUREUR-GÉNÉRAL.

•a5 févïlar 1765.

J'apprends, monsieur, avec quelle bonté de cœur etavep quelle vigueur de cout^^é vous avez pris la défense d'un paijvre op-

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PS LETTRES

primé. Poursuivi par la classe et dëfendu par vous, je puis bien dire comme Pom- pée , Victrix causa dlis placuit^ sed vicia Catoiii,

Toutefois je suis malheureux, mais non pas vaincu; mes persécuteurs au contraire ont tout fait pour ma gloire, puisque c'est par eux que j'ai pour protecteur le plus grand des rois, pour j/ere le plus vertueux des hommes, et pour patron Tun des plus éclairés magistrats.

Ij E T T R E A M. DE P.

25 février 1765.

V OTRE lettre, monsieur, m'a pénétré jus- qu'aux larmes. Que la bienveillance est une douce chose! et que ne donnerois-je pas pour avoir celle de tous les honnêtes gens î Puissent mes nouveaux patriotes m'accor- 4er la leur à votre exemple ! puisse le lievi

DIVERSES. S9

de mon refuge être aussi celui des mes atta- chemens ! Mon cœur est bon , il est ouvert à tout ce qui lui ressemble; il n'a besoin , j'en suis très sûr , que d être connu pour être aimé. Il reste après la santé trois biens qui rendent sa perle plus supportable, la paix, la liberté, Tamitié. Tout cela, mon- sieur, si je le trouve, me deviendra plus doux encore lorsque j'en pourrai jouir près de vous.

LETTRE

A M. DE G, P. A. A,

Fcfrier 1765.

J 'attei^dois des réparations , monsieur , et vous en exigez : nous sommes fort loin 4e compte. Je veux croire que vous n'a-» vez point concouru dans les lieux vous êtes aux iniquités qui sont fouvrage de vos confrères ; mais il falloit , monsieur , vous élever contre une manœuvre si op|.o-

go tETTllES

sée à Tesprit du christianisme etsidësîio-i iiorante pour votre ëtat. La lâclieté n'est pas moins rëpréliensible que la violence dans les ministres du Sei2;neur. Dans tous les pays du monde il est permis à Tinno- cent de défendre son innocence. Dans le vôtre on Yen punit ; on fait plus , on ose em- ployer la religion à cet usage. Si vous avez protesté contre cette profanation, vous êtes excepté dans mon livre , et je ne vous dois point de réparation : si vous n'avez pas protesté , vous êtes coupable de conni- vence , et je vous en dois encore moins. Agréez , monsieur , je vous supplie , mes salutations et mon respect.

LETTRE

A M. CLAIR AUT.

Moticr-Travers , le 3 mars ivGS.

JLjE souvenir , monsieur , de vos ancien- nes bontés pour moi vous cause une nou- velle importunité de ma part. Il s agiroit de

DIVERSES. 91

vouloir bien être pour la seconde fois cen- seur d'un de mes ouvrages. C'est une très mauvaise rapsodie que j'ai compilée il y a plusieurs années sous le nom de Diction" nuire de musique , et que je suis forcé de donner aujourd'hui pour avoir du pain. Dans le torrent de malheurs qui m'en- traîne , je suis hors d'état de rt voir ce recueil. Je sais qu'il est plein d'erreurs et de bévues. Si quelque intérêt pour le sort du plus malheureux des hommes vous por- toit à voir son ouvrage avec un peu plus d'attention que celui d'un autre , je vous serois sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger che- min faisant. Les indiquer sans les corriger ne seroit rien faire, car je suis absolument hors d'état d'y donner la moindre atten- tion ; et si vous daignez en user comme de votre bien pour changer , ajouter , ou re- trancher , vous exercerez une charité très utile et dont je serai très reconnoissant. Recevez , monsieur , mes très humbles ex- cuses et mes salutations.

J. -ROUSSEAU.

93 LETTRES.

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LETTRE

A M. M**^

9 mars 1765^

Vous ignorez , je le vois , ce qui se passe ici par rapport à moi. Par des manœuvres-: souterraines que j'ignore , les ministres , Montmollin à leur tête , se sont tout-à-coup déchaînés contre moi ^ mais avec une telle violence, que , malgré milord maréchal et le roi même , je suis chassé d'ici sans savoir plus trouver d'asyle sur la terre : il ne m'en reste que dans son sein. Cher M*** , voyez mon sort. Les plus grands scélérats trouvent un refuge ; il n'y a que votre ami qui n'en trouve point. J'aurois encore l'An- gleterre : mais quel trajet ! quelle fatigue I quelle dépense ! Encore si j'étois seul ! . . Que la nature est lente à me tirer d'affaire ! Je ne sais ce que je deviendrai -, mais , en quelque lieu que j'aille terminer ma ni\% serc j souvenez-vous de votre ami.

I I

D 1 V E R s E Si 9^

Il n est plus question de mon édition gé- îiërale. Selon toute apparence je ne trouve- rai plus à la faire; et, quand je le pourrois , je ne sais si je pourrois vaincre Thorrible aversion que j'ai conçue pour ce travail.' Je ne regarde aucun de mes livres sans frémir ; et tout ce que je désire au monde est un coin de terre je puisse mourir en paix sans toucher ni papier ni plume.

Je sens le prix de ce que vous avez fait pendant f[ue nous ne nous écrivions plus. Je me plaignois de vous , et vous vous occu- piez de ma défense. On ne remercie pas de ces choses-là ^ on les sent ; on ne fait point d'excuse, on se corrige.

Voici la lettre de M. Garcin : il vient bien noblement à moi au moment de mes plus cruels malheurs. Du reste ne m'in- struisez plus de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit : succès , revers, discours publics , tout m'est devenu de la plus grande indif- férence. Je n'aspire qu'à mourir en repos. Ma répugnance à me cacher est enfin vain- cue. Je suis à-peu-près déterminé à changer de nom et à disparoître de dessus la terre. Je sais déjà quel nom je prendrai. Jo

94 LETTRES

pourrai le prendre sans scrupule; je ne mentirai sûrement pas. Je vous embrasse. En finissant cette lettre , qui est écrite depuis hier , j'étois dans le plus grand abat- tement où j'aie été de ma vie. M. de Montmollin entra, et dans cette entrevue je retrouvai toute la vigueur que je croyois m avoir tout-à-fait abandonné. Vous jugerez comment je m'en guis tiré par la relation que j'en envoie à l'homme du roi , et dont je joins ici copie , que vous pouvez montrer. L'assemblée est indiquée pour la semaine prochaine. Peut* être ma contenance en im- posera-t-elle. Ce qu'il y a de sur c'est cjue je ne fléchirai pas. En attendant qu'on sache quel parti ils auront pris, ne mon- tiez cette lettre à personne. Bon voyage.

DIVERSES. gS

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LETTRE

A M. M E U R O N,

Conseiller d'état ^ et procureur-général à Neuchatel.

Motier, le g mars 1765.

jTjL 1ER, monsieur , M. de Montmollia m'ho- nora d'une visite, dans laquelle nous eûmes une conférence assez vive. Après m'a voir an- noncé rexcommunicatîon formelle comme inévitable, il me proposa, pour prévenit scandale , un temjTéramenl que je refusai net. Je lui dis que je ne voulois point d'un ëtat intermédiaire ; que je voulois être de- dans ou dehors , en paix ou eu guerre, bi^&- bfs ou loup. Il n>€ fit suï Toute cetteaffaire plufii-eurs objections que je mis en poudre; car, comme il n'y a ni raison ni justice à tout ce qu'on fait contre moi, sitôt qu'on entre en discussion je suis fort. Pour lui montrer.

(56 LETTRES

que ma fermeté n étoit point obstînatiori , encore moins insolence , j'offris, si la classft vouloit rester en rej^ os, de m'engager avec lui de ne plus écrire de ma vie sur aucun point de religion. 11 répondit qu'on se plai- gnoit que j'avois déjà pris cet engagement, et que j'y avois manqué. Je répli(|uai qu'on avoit tort ; que je pouvois bien lavoir ré- solu pour moi , mais que je ne Tavois pro- mis à personne. Il protesta qu'il n étoit pas le maître, qu'il craignoit que la classe n'eut déjà pris sa résolution. Je répondis que j'en étois fâché, mais que j'avois aussi pris mienne. En sortant il me dit qu'il feroit ce qu'il pourroit. Je lui dis qu il feroit ce qiï'il voudroit ; et nous nous quittâmes. : Ainsi , monsieur , jeudi prochain , ou ven- dredi au plus tard , je jetterai l'épée ou le fourreau dans la rivière.

Comme vous êtes mon bon défenseur et mon patron , j'ai cru vous devoir rendre compte de cette entrevue. Recevez , je vous supplie , mes salutations et mon respect.

LETTRE

Diverses» 97

LETTRE

ÀM. LEPROFESSEUR '

DE MONTMOLLUN".

X AR déférence pour M. le professeur de Montmollin , mon pasteur , et par respect pour la vénérable classe, j'offre, si on Fagrée, de m'engager , par un écrit signé de ma main, à ne jamais publier aucun nouvel ou- vrage sur aucune matière de religion, même de n'en jamais traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrois pu- blier sur tout autre sujet •, et de plus je continuerai à témoigner , par mes sentimens et par ma conduite, tout le prix que je mets au bonheur d'être uni à l'église.

Je prie le professeur de communi- quer cette déclaration à la vénérable classe.

Fait à Motier, le 10 mars i765.

Tome 32. G

gS LETTRES

LETTRE A M. D.

Motier , le i4iHirs iy65.

Voici, monsieur, votre lettre : en la li- sant j\^tois Jans votre cœur ; elle est dé- solante. Je \ous désolerai peut-être iiioi- niême en vous avouant que celle (jui récrit me paroît avoir de bons yeux, beau- coup d'esprit , et point d'ame. \^ous devriez en faire , non votre amie, mais votre folle, comme les princes avoient jadis des fous , c'est-à-dire d'Iieureux élourdjs qui osoient leur dire la vérité. Nous reparlerons de cette lettre dans un têle-à-téte. Cher D. , croyez- moi , continuez dêtre bon et d'aimer les Hommes ; mais ne comptez jamais avec

eiix.

Premier acte d'ami véritable, non dans vos offres, ;irai> dans vos ( onseils. Je les i^LUriiduis de vous-, vous n'avez pas tronipë

t)lVËkSES. 99

mon attente. Le désir de me venger de votre prêtraille étolt dans le premier mouve- ment, c'étoit un effet delà colère ; mais jo n'agis jamais dans le premier monvement, et ma colère est courte : nous sommes de même avis ; ils sont en sûreté , et je ne leur ferai sûrement pas Thonneur d" écrire contre eux.

Non seulement je n'ai pas dessein de quitter ce pays durant l'orage , je ne veux pas même quitter Motier , à moins qu'oïl n'use de violence pour m'en cliasser , où, qu on ne me montre un ordre du roi sous Timmédiate protection duquel j'aillionneur d être. Je tiendrai dans cette affaire la con- tenance que je dois à mon protecteur et à moi. Mais, de manière ou d'autre , il faudra que cette affaire finisse. Si Ton me fait traî- tier dehors par des archers , il faut bien que je m'en aille : si l'on Bnit par me laisser en repos , je veux alors m'en aller , c'est uii point résolu. Que voulez-vons que je fasse dans un pays l'on me traite plus mal qu'un malfaiteur? Pourrai- je jamais jeter sur ces gens-là un autre œil que celui du mépris et de l'indignation ? Je m'avilirois

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(100 LETTRES

aux yeux de toute la terre si je restoîs aU milieu d'eux.

Je suis bien aise que vous ayez d'abord senti et dit la vérité sur le prétendu livre des Princes. Mais savez- vous qu'on a écrit de Berne à l'imprimeur d'Yverdun de me demander ce livre et de Timprimer, que ce seroit une bonne affaire? J'ai d'abord senti les soins officieux de l'ami Bertrand. J'ai tout de suite envoyé à M. Félice la lettre dont copie ci-jointe , le faisant prier de lim- primer et de la répandre. Comme il est livré à gens qui ne m'aiment pas, j'ai prié M. Ro- guin , en cas d'obstacle , de vous en donner avis parla poste; et alors je vous serois bien obligé , si vous vouliez la donner tout de suite à P'auclie et la lui faire imprimer bien correctement. Il faut qu'il la verse le plus promptement qu'il sera possible à Berne, à Genève et dans le pays de Vaud : mais, avant qu'elle paroisse, ayez la bonté de la relire sur l'imprimé , de peur qu'il ne s'y glisse quelque faute. Vous sentez qu'il ne s'agit pas ici d'un petit scrupule d'auteur, mais de ma sûreté et de ma liberté peut-être pour le reste de ma vie. En attendant l'ini-

DIVERSES. loi'

pression vous pouvez donner et envoyer des copies.

Je ne serai peut-être en état de vous ëcrire de long- temps. De grâce mettez- vous à ma place et ne soyez pas trop exigeant. Vous d e vriez sentir qu'on ne me laisse pas du temps de reste. Mais vous en avez pour me donner de vos nouvelles, et même des miennes ; car vous savez ce qui se passe par rapporta moi. Pour moi je Tignore parfaitement.

Je vous embrasse.

LETTRE A M. LE P. DE FÉLICE.

Motîer, 14 mars 1765.^

Je n'ai point fait, monsieur, fouvrage intitulé de& Princes ; je ne l'ai point vu ; je doute même qu'il existe. Je comprends aisément de quelle fabrique vient cette invention , comme beaucoup d'autres , et je trouve que mes ennemis se rendent bien

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J02 t B T T R E S

jiistîce en m'attaquant avec des armes s} dignes d'eux. Comme je n'a- jamais désa- voué aucun ouvrage qui fut de inoi » j'ai le droit d'en être cru sur ceux que je déclare n'en pas être. Je vous prie , monsieur , de recevoir et de publier cette déclaration en faveur de la vérité , et d'un homme qui n'a qu'elle pour sa défense. Receve» mes très humbles salutations.

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LETTRE

A M. MEURON,

Procureur-Général à NeuchateL

Motier , le a3 mars 1765.-

Je ne sais, monsieur, si je ne dois pas bénir mes misères , tant elles sont accom- pagnées de consolations. ^ otre lettre m'en a donné de bien douces , et j'en ai trouvé de plus douces encore dans le paquet qu'elle èoutenoit. J'avois exposé à milord mare*

DIVERSES. 105

cîial les raisons qui me faisoient désirer de cjiiiîter (6 pays pour chercher la tranquillité etpciirTy laisser. Il approuveces ra'sons,et il est coinrne moi d'avis que j'en sorte : ain^i , monsieur , c'est un parti pris , avec regret , je vous le jure , mais irrévocablement. Assurément tous ceux qui ont des bonr«is pour moi ne peuvent désapprouver que , dans le triste état je suis , j'aille cher- cher une terre de paix pour y déposer mes os. Avec plus de vigueur et de santé je consentirois à faire face à mes persécuteurs pour le bien public : mais , accablé d'infir- mités et de malheurs sans exemple , je suis peu propre à jouer un rôle , et il y auroit de la cruauté à me Tiraposer. Lasdecom- bats et de querelles , je nen peux plus sup- porter. Qu'on me laisse aller mourir en paix ailleurs , car ici cela n'est pas possible , moins par la mauvaise humeur des habi- tans que par le trop grand voisinage de Genève ; inconvénient qu'avec la meilleure volonté du monde il ne dépend pas d'eux de lever.

Ce parti , monsieur , étant celui auquel on vouloit me réduire , doit naturellement

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104 LETTRES

faire tomber toute démarche ultërîeure pouf m'y forcer. Je ne suis point encore en état de me transporter , et il me faut quelque temps pour mettre ordre à mes affaires , durant lequel je puis raisonnablement es- pérer qu'on ne me traitera pas plus mal qu'un Turc, un Juif, un païen, un athée, et qu'on voudra bien me laisser jouir pour quelques semaines de l'hospitalité qu'on ne refuse à aucun étranger. Ce n'est pas , mon- sieur j que je veuille désormais me regarder comme tel ; au contraire, Thonneur d'être inscrit parmi les citoyens du pays me sera toujours précieux par lui-même , encore plus })ar la main dont il me vient , et je mettrai toujours au rang de mes premiers devoirs le zèle et la fidélité que je dois au roi comme notre prince et comme mon protecteur. J'ajoute que j'y laisse un bien très regrettable , mais dont je n'entends point du tout me dessaisir ; ce sont les amis que j'y ai trouvés dans mes disgrâces , et que j'espère y conserver malgré mon éloi- gnement.

Quant à messieurs les ministres , s'ils trouvent à propos d'aller toujours en avant

DIVERSES. 105

avec leur consistoire , je me traînerai de mon mieux pour y comparoître en quel- que état que je sois , puisqu'ils le veulent ainsi ; et je crois qu'ils trouveront , pour ce que j'ai à leur dire , qu'ils auroîent pu se passer de tant d'appareil. Du reste ils sont fort les maîtres de m'excommunier , si cela les amuse : être excommunié de la façon de M. de Voltaire m'amusera fort aussi.

Permettez , monsieur , que cette lettre soit commune aux deux messieurs qui ont eu la bonté de m'écrire avec un intérêt si généreux. Vous sentez que dans les embar- ras oii je me trouve je n'ai pas plus le temps que les termes pour exprimer com- bien je suis touché de vos soins et des leurs. Mille salutations et respects.

106 LETTRES

LETTRE

AU CONSISTOIRE DE MOTIER.

Moiier , le ag mars 1765.

M

ESSIEURS,

Sur votre citation j'avoishîerrésolumaÎG;ré mon ëtat de comparoître aujourd'hui par- devant vous ; mais sentant qu'il me seroit impossible, malgré toute ma bonne volonl(^, de soutenir une longue séance, et, sur la ma- tière de foi qui fait l'unique objet de la citation, réflëchissant que je pouvois éga- lement m'expliquer par écrit , je n'ai point douté , messieurs , que la douceur de la charité ne s'alliât en vous au zèle de la foi , et que vous n'agréassiez dans cette lettre la même réponse que j'aurois pu faire de bouche aux questions de M. de Montmol- lin quelles qu'elles soient.

Il me paroît donc qu'à moins que la ri- gueur dont la vénérable classe juge à pro-

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pos d'user contre moi ne soit fondëe sur une loi positive , qu'on m assure ne pas exis- ter dans cet état, rien n'est plus nouveau, plus irrégulier , plus attentatoire à la liberté civile, et sur-tout plus coutraire à Tesprit de la religion , qu'une pareille procédure en pure matière de foi.

Car, messieurs , je vous supplie de con- sidérer que, vivant depuis long temps dans le sein de Téglise , et n'étant ni pasteur , ni professeur , ni chargé d'aucune partie ds l'instruction publique , je ne dois être sou- mis, moi particulier, moi simple fidèle, à aucune interrogation ni inquisition sur la foi, dételles inquisitions, inouiesdausce pays , sapant tous les fonde«iens de la ré- formation , et blessant à la fois la liberté cvangélique , la charité chrétienne , fau- torité du prince, et les droits des sujets, soit comme membres de l'église , soit comme citoyens de Tétat. Je dois toujours compte de mes actions et de ma conduite aux lois et aux hommes : mais, puisqu'on n'admet point parmi nous d'église infaillible qui ait droit de prescrire à ses membres ce qu'ils doivent croire ; donc , une fois reçu dans

lo8 LETTRES

Féglise , je ne dois plus qu'à Dieu seul compte de ma foi.

J'ajoute à cela que, lorsqu'après la publi- cation de V Emile je fus admis à la commu- nion dans cette paroisse , il y a près de trois ans , par M. de Montraollin, je lui fis par ^crit une déclaration , dont il fut si pleine- ment satisfait, que non seulement il n'exigea nulle autre explication sur le dogme , mais qu'il me promit même de n'en point exiger. Je me tiens exactement à sa promesse , et sur-tout à ma déclaration. Et quelle con- séquence, quelle absurdité , quel scandale neseroit-ce point de s'en être contenté après la publication d'un livre le christianisme sembloit si violemment attaqué , et de ne s'en pas contenter maintenant, après la pu- blication d'un autre livre , l'auteur peut errer sans doute , puisqu'il est homme , mais du moins il erre en chrétien , puisqu'il ne cesse de s'appuyer pas à pas sur l'autorité de l'évangile ! C'étoit alors qu'on pouvoit m'ôter la communion; mais c'est à présent qu'on devroit me la rendre. Si vous faites le contraire, messieurs , pensez à vos conscien- ces : pour moi , quoi qu'il arrive , la mienne est en paix.

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Je VOUS dois, messieurs , et je veux vous rendre toutes sortes de déférences , et je souhaite de tout mon cœur qu'on n'oublie pas assez la protection dont le roi m'iionore pour me forcer d'implorer celle du gouver- nement.

Recevez , messieurs , je vous supplie, les assurances de tout mon respect.

Je joins ici la copie de la déclaration sur laquelle je fus admis à la communion en j 762 , et que je confirme aujourd'hui. (1)

LETTRE A M. D***.

Le 6 avril 1 765.

Je souffre beaucoup depuis quelques jours, et les tracas que je croyois finis et que je vois se multiplier ne contribuent pas à me

(1) Voyez ci-avant la lettre du 24 août ^jS^^ adressée à M. de Montinollm.

3 10 LETTRES

tranquilliser le corjjs ni Tame. Voîïa donc de nouvelles lettres d'éclat à écrire , de nou^ veaux eni^aqemens à prendre, et qu'il faut jeter à la tôte de tout le inonde jusqu'à ce quejeliouveqaelqu unquilesdaîgneagréen Voilà, toute cliose cessante , un déménage- ment à faire. Il faut ine réfugiera Couvet , parcf que j ai le malheur d'être dans la dis- grâce du ministre de Motier : il faut vite aiîer chercher un au ire ministre et un autrô consistoire, car sans ministre et sans con- sistoire il ne m'est plus permis de respirer: et il faut errer de paroisse en paroisse jus- qu à ce que je trouve un ministre assez bénin pour daigner nie tolérer dans la sienne. Ce- pendant M. de P*** appelle cela le pays le j)lus libre de la terre. A la bonne heure: mais cette liberté-là n'est pas de mon goût. M. deP*** sait que je ne veux plus rien avorà faire avec les ministres; il me la con- seille lui-même ; il sait que naturellement \o suis désormais dans ce cas avec celui-ci ; il sait que le conseil d'état m'a exempté la jurisdiction de son consistoire : par quelle étrange maxime veut -il que je m'aille re- fourrer tout exprès sous la jurisdiction dun

DIVERSES. lit

autre consistoire, dont le conseil d'état ne m'a point exempté, et sons celle d'an antre ministre, qui me tracassera plus poliment sans doute, mais qui me tracassera toujours; voudra poliment savoir comment Je pense, et que poliment j'enverrai promener? Si j'avoisnne habitation à choisir dans ce pays, ce seroit celle-ci , précisément par la raison qu'on veut que j'en sorte. J'en sortirai donc puisqu'il le faut; mais ce ne sera sûrement pas pour aller à Couvet.

Quant à la lettre que vous jugez à propos que j'écrive pour promettre le silence pen- dant mon séjonr en Suisse, j'y consens. Je desirerois seulement que vous me fissiez Tamitié de m'envoyer le modèle de cette lettre , que je transcrirai exactement , et'de me marquera qui je dois l'adresser. Garrot- tez-moi si bien que je ne puisse plus remuer ni pied ni patte; voilà mon cœur et mes mains dans les lii.iis de lamitié. Je suis très déterminé à vivre en repos si je puis , et à ne plus rien écrire , quoi c[u'il arrive , si ce n'est ce que vous savez, et pour la Corse» s'il le faut absolument et que je vive assez pour cela. Ce qui me fâche encore un coup»

112 r. E T T R E S

c est d'aller offrant cette promesse de porte en porte jusqu'à ce qu'il se trouve quel- qu'un qui la daigne agréer. Je ne sache rien au monde de plus liumiliant. C'est donner à mon silence une importance que personne n y voit que moi seul.

Pardonnez , monsieur , l'humeur qui me ronge ; j'ai onze lettres sur ma table , la plu- part très désagréables et qui veulent toutes la plus prompte réponse. Mon sang est cal- ciné , la fièvre me consume , je ne piss© plus du tout , et jamais rien ne m'a" tant coûté de ma vie que cette promesse autlien- tique qu'il faut que je fasse d'une chose que je suis bien déterminé à tenir , que je la promette ou non. Mais , tout en grognant fort maussadement , j'ai le cœur plein des sentimens les plus tendres pour ceux qui s'intéressent si généreusement à mon repos et qui me donnent les meilleurs conseils pour l'assurer. Je sais qu'ils ne me conseil- lent que pour mon bien ; qu'ils ne prennent à tout cela d'autre intérêt que le mien pro- pre. Moi , de mon côté , tout en murmu- rant , je veux leur complaire , sans songer à ce qui m'est bon. S'ils me demandoicnt

pour

DIVERSES. I l3

poitr eux ce qu ils me demandent pour moi- même, il ne me coùteroit plus rien. Mais comme il est pprmis de faire en rechignant son propre avantage, je veux leur obéir, les aimer et les gronder. Je vous embrasse.

P. S. Tout bien pensé , je crois pourtant qu'avant le départ de M, Meuron je ferai ce qu'on désire. Ma paresse commence tou- jours par se dépiler, mais à la fin mon cœur cède.

Si je restois , j'en reviendrois , en atten^ dant que votre maison fut faite , au projet de chercher quelque jolie habitation près de Neuchatel, et de m'abonnera quelque so- ciété où j'eusse à la fois la liberté et le com- merce des hommes. Je n'ai pas besoin de société pour me garantir de Fennui , au con- traire-, mais j'en ai besoin pour me détourner de rêver et d'écrire. Tant que je vivrai seul ma tête ira malgré moi*

Tome 32. H

11 4- LETTRES

LETTRE A MILORD MARÉCHAL.

Le 6 aviil 1765.

J. L me paroit , milord , que, grâces aux soins des honnêtes gens qui vous sont attachés , les projets des prédicans contre moi s'en iront en fumée , ou aboutiront tout au phis à me garantir de l'ennui de leurs lourds sermons. Je n'entrerai point dans le détail de ce qui s'est passé , sachant qu'on vous en a reildu un fidèle compte ; mais il y auroit de l'ingratitude à moi de ne vous rien dire de la chaleur que M. Chaillet a mise à toute cette affaire , et de l'activité pleine à la fois de prudence et de vigueur avec laquelle M. Meuron l'a conduite. A portée , dans la place vous l'avez mis, d'agir et parler au nom du roi et au vôtre, il s'est prévalu de cetavantage avec tant de dextérité, que, sans indisposer personne, il a ramené tout le

DIVERSES. Il5

conseil d'ëtat à son avis; ce qui n étoit pas peu de chose , vu T extrême fermentation qu'on avoit trouvé le moyen d'exciter dans les esprits. La manière dont il s'est tiré de cette affaire prouve qu il est très en état d'en manier de plus grandes.

Lorsque je reçus votre lettre du lo mars avec les petits billets numérotés qui fac- compagnoient, je me sentis le cœur si pé- nétré de ces tendres soins de votre part, que je m'épanchai là-dessus avec M. le prince Louis de Wirtemberg , homme d'un mérite rare, épuré par les disgrâces, et qui m ho- nore de sa correspondance et de son amitié. Voici là-dessus sa réponse; je vous la trans- mets mot à mot : « Je n ai pas douté un mo- ment que le roi de Prusse ne vous soutuit: mais vous me faites chérir milord maréchal ; veuillez lui témoigner toute la vivacité des sentimens que cet homme respectable m'in- spire. Jamais personne avant lui ne s'est avisé de faire un journal si honorable pour riiumanité.

Quoiqu'il me paroisse à-peu-près décidé que je puis jouir en ce pays de toute la sûreté possible sous la protection du roi,

H a

Iï6 LETTRES

SOUS la vôtre, et, grâces à vos precaiîtîons , comme sujet de Tétat (i)*, cependant il me paroît toujours impossible qu'on m'y laisse tranquille. Genève n'en est pas plus loin qu'auparavant; et les brouillons de ministres me haïssent encore plus à cause du mal qu'ils n'ont pu me faire. On ne peut compter sur rien de solide dans un pays les têtes s'échauffent tout d'un coup sans savoir pourquoi. Je persiste donc à vouloir suivre votre conseil et m'éloigner d'ici: mais, comme il n'y a plus de danger, rien ne presse, et je prendrai tout le temps de déli- bérer et de bien peser mon choix pour ne pas faire une sottise et m'aller mettre dans de nouveaux lacs. Toutes mes raisons con- tre l'Angleterre subsistent ^ et il suffit qu'il y ait des ministres dans ce pays-là pour ma faire craindre d'en approcher. Mon état et mon goût m'attirent également vers l'Italie; et si la lettre dont vous m'avez envoyé copie obtient une réponse favorable, je penche

pM^aKM^a»^» m m ■■■_ ■.■i-.>ii. i i .ii i i ■■ ^

(i) Lord maréchal lui avoit obtenu des lettres. de naturalisHtion.

DIVERSES. 117

extrêmement pour en profiter. Cette let- tre, milord , est un chef-d'œuvre; pas un mot de trop si ce n'est des louanges ; pas une idée omise pour aller au but. Je compte si bien sur son effet , que, sans autre sûreté qu'une pareille lettre, j'irois volontiers me livrer aux Vénitiens. Cependant, comme je puis attendre, et que la saison n'est pas bonne encore pour passer les monts, je ne prendrai nul parti définitif sans en bieu consulter avec vous.

Il est certain, milord, que Je n'ai pour le moment nul besoin d'argent. Cependant je vous l'ai dit, et je vous le répète, loin de me défendre de vos dons, je m'en tiens honoré. Je vous dois les biens les plus pré- cieux de la vie; marchander sur les autres seroit de ma part une ingratitude. Si je quitte ce pays je n'oublierai pas qu'il y a dans les mains de M. Meuron cinquante louis dont je puis disposer au besoin.

Je n'oublierai pas non plus de remercier le roi de ses grâces. C'a toujours été moa dessein si jamais je quittois ses états. Je vois, milord, avec mie grande joie qu'en

H 3

Il8 LETTRES

tout ce qui est convenable et honnête nous nous entendons sans nous être communi- qués.

LETTRE A M. D'I VE RN OI S.

Moticr, le S avril 1765.

JjiEN arrivé, mon cher monsieur ! Ma joie est ^>rande, mais elle n'est pas complète puisque vous n'avez pas passé par ici. Il est vrai que vous y auriez trouvé une fermen- tation désagréable à votre amitié pour moi. J'espère quand vous viendrez que vous trouverez tout pacifié ; la chance commence à tourner extrêmement. Le roi s'est si hau- tement déclaré, milord maréchal a si vive- ment écrit , les ^ens en crédit ont pris mon parti si chaudement , que le conseil d'état s'est unanimement .déclaré pour moi , et m'a par un arrêt exempté de la jurisdiction du consistoire et assuré la protection du

diverses; 119

gouvernement. Les ministres sont générale- ment liués: riiomme à qm* vous avez écrit est consterné et furieux ; il ne lui reste plus d autre ressource que d'ameuter la canaille, ce qu il a fait jusqu'ici avec assez du succès. Un des plus plaisans bruits qu'il fait cou- rir est que j'ai dit dans mon dernier livre que les femmes navoient point d'ame ; cd qui les met dans une telle fureur par tout le Val-de-Travers, que, pour être honoré du sort d'Orphée , je n*ai qu'à sortir de chez moi. C'est tout le contraire à Neuchatel, toutes les dames sont déclarées en ma faveur. I.e sexe dévot y traîne les ministres dans les boues. Une des plus aimables disoit il y a quelques jours en pleine assemblée qu'il n'y avoit qu'une seule cliose qui la scanda- lisât dans tous mes écrits, c'étoit l'éloge de M. de Montmollin. Les, suites de cette affaire m'occupent extrêmement. M. Andrié m'est arrivé de Berlin de la q^art de milord maréchal. Il me survient de toutes parts des multitudes de visites: je songe à déménager de cette maudite paroisse pour aller m'éta- bhr près de Neuchatel, tout le monde a la bonté de me désirer. Par-dessus tous ces

H 4

120 LETTRES

tra' as mon triste état ne me laisse point de relâche, et voici le septième mois que je ne suis sorti qu'une seule fois, dont je me suis trouvé fort mal. Jugez d'après tout cela si je suis en état de recevoir M. de Servaiit, quel- que désir que j en eusse. Dans tout le cours de ma vie il n'auroit pas pu choisir plus mal son temps pour me venir voir. Dissua- dez-l'en, je vous supplie ; ou qu'il ne s'en prenne pas à moi s'il perd ses pas.

Je ne crois pas d'avoir écrit à personne que peut-être je serois dans le cas d'aller à Berlin ; il m'a tant passé de choses par la tête que celle-là pourroityavoir passé aussi, mais je suis presque assuré de n'en avoir rien dit à qui que ce soit. La mémoire que je perds absolument m'empêche de rien af- firmer. Des motifs très doux, très pressans, très honorables, m'y attireroient sans doute. Mais le climat me fait peur. Que je cjierche au moins la bénignité du soleil, puisque je n'en dois point attendre des hommes. J'es- père que celle de famitié me suivra par- tout. Je connois la vôtre, et je m'en prévau- drois au besoin : mais ce n'est pas l'argent: qui me manque ) et, si j'enavois besoin, ciiv

DIVERSE S. I2,r

quante louis sont à Neuchatel à mes ordres , grâces à la prévoyance de milord maréchal.

LETTRE

A M'" G

Motier, le 9 arril 1765.

A u moins , mademoiselle , n'allez pas m' ac- cuser aussi de croire que les femmes n ont point d'ame ; car , au contraire , je suis per- suadé que toutes celles qui vous ressemblent en ontau moins deux à leur disposition. Quel dommage que la vôtre vous suffise ! J'en con- nois une qui se plaiioit fort à loger en même lieu. Mille respects à la chère maman et à toute la famille. Je vous prie, mademoiselle^ d'agréer les miens.

l22 LETTRES

I un

LETTRE A M. MEURON,

Procureur-général a NeitchateL

Motier , le 9 avril 1 765.

AE R M E T T E z , moiisîeur , qu'avant votre départ je vous supplie de joindre à tant de soins obligeans pour moi celui de faire agréer à messieurs du conseil d'état mon profond respect et ma vive reconnois- sance. Il m'est extrêmement consolant de jouir , sous l'agrément du gouvernement de cet état , de la protection dont le^roi'm'ho- nore et des bontés de milord maréchal. De si précieux actes de bienveillance m'impo- sent de nouveaux devoirs , que mon cœur remplira toujours avec zèle, non seulement en fidèle sujet de l'état , mais en homme particulièrement obligé à fillustre corps qui le gouverne. Je me llatte qu'on a vu jusqu'ici

DIVERSES'. 125

dans ma conduite une simplicité sincère, et autant d'aversion pour la dispute que d'a- mour pour la paix. J'ose dire que jamais homme ne chercha moins à répandre ses opinions , et ne fut moins auteur dans la vie privée et sociale ; si , dans la chaîne de mes disgrâces, les sollicitations, le devoir, Thon- neurmême, m^ont forcé de prendre la plume pour ma défense et pour celle d'autrui, je n'ai rempli qu a regret un devoir si triste , et j'ai regardé cette cruelle nécessité comme un nouveau malheur pour moi> Maintenant, monsieur, quegraces au ciel j'en suis quitte, je m'impose la loi de me taire ; et pour mon repos et pour celui de l'état j'ai le bon- heur de vivre , je m'engage librement, tant que j'aurai le même avantage, à ne plus trai- ter aucune matière qui puisse y déplaire ni dans aucun des états voisins. Je ferai plus, je rentre avec plaisir dans l'obscurité j'aurois toujours vivre , et j'espère sur aucun sujet ne plus occuper le public de moi. Je voudrois de tout mon cœur offrir à ma nouvelle patrie un tribut plus digne d'elle ; je lui saciiHc un bien très peu regret- table , et je préfcie iûfiniment au vain bruit

124 IL E T T R E s

du monde ramitié de ses membres et la faveur de ses chefs.

Recevez, njonsieur, je vous supplie, mes très humbles salutations.

LETTRE A M. D.

Moder-Travers , le 8 août 1 765.

xN ON , monsieur, jamais , quoi que Ton en dise , je ne nie repentirai d avoir loué M. de MontnioUin. J'ai loué de lui ce que j'en connoissois , sa conduite vraiment pastorale envers moi. Je n'ai point loué son caractère que je ne connoissois pas; je n'ai point loué sa véracité, sa droiture : j'avouerai même que son extérieur qui ne lui est pas favo- rable , son ton , son air, son regard sinistre, me repoussoient malgré moi -.j'étois étonné de voir tant de douceur , d'Immanité , de Yertu , se cacher sous une aussi sombre phy- sionomie ; mais j'étouffois ce penchaat in-

DIVERSES. 125

juste. Falloit-il juger d'un Iiomme sur des signes trompeurs que sa conduite démentoit si bien ? falloit il épier malignement le prin- cipe secret d^uue tolérance peu attendue ? Je hais cet art cruel d'empoisonner les bon- nes actions d'autrui , et mon cœur ne sait point trouver de mauvais motifs à ce qui est bien. Plus je sentois en moi d'ëloigne- nient pour M. de M. , plus je chercliois à le combattre par la reconnoissance que je lui devois. Supposons derechef possible lemême cas , et tout ce que j'ai fait je le referois encore.

Aujourd'hui M. de M. levé le masque et se montre vraiment tel qu'il est. Sa conduite présente explique la précédente. Il est clair que sa prétendue tolérance , qui le quitte au moment qu'elle eût été le plus juste, vient de la même source que ce cruel zèle qui l'a pris subitement. Quel étoitson objet? quel est-il à présent ? Je l'ignore : je sais seule- ment qu'il ne sauroit être bon. Non seule- i^ient il m'admet avec empressement, avec Ijonneur , à la communion ; mais il me re- cherche, me prône , me fête, quand je pa- rois avoir attaqué de gaieté de cœur le chris-

126 LETTRES

tianisme; et quand je prouve qu'il est faux cjue je raie attaque , qu'il est faux du moins que j'aie eu ce dessein, le voilà lui-même attacjuant brusquement ma sûreté, ma foi , liî'd personne; il veut m' excommunier, me pic^scrire; il ameute la paroisse après moi ; il me poursuit avec un acharnement qui tien t de la rage. Ces disparates sont-elles dans son devoir? Non; la charité n'est point in- constante , la vertu ne se contredit point elle-même, et la conscience n'a pas deux voix. Après s'être montré si peu tolérant il s'étôit avisé trop tard de l'être : cette affec- tation ne lui alloit point ; et comme elle n'abusoit personne , il a bien fait de rentrer dans son état naturel. En détruisant son propre ouvrage , en me faisant plus de mal qu'il ne m'avoit fait de bien, il m'acquitte envers lui de toute reconnoissance ; je ne lui dois plus que la vérité , je me la dois à moi-même ; et, puisqu'il me force à la dire, je la dirai.

Yous voulez savoir au vrai ce qui s'est passé entre nous dans cette affaire. M. de M. a fait au public sa relation en homme d'église ; et trempant sa plume dans ce

i

i

DIVERSES. 127

miel empoisonné qui tue , il s'est mdnagé tous les avantages de son état. Pour moi , monsieur, je vous ferai la mienne du ton simple dont les gens d'honneur se parlent entre eux. Je ne m'étendrai point en pro- testations d'être sincère. Je laisse à votre esprit sain , à votre cœur ami de la vérité , le soin de la démêler entre lui et moi.

Je ne suis point, grâces au ciel , de ces gens qu'on fête et que Ton méprise ; j'ai l'honneur d être de ceux que Ton estime et qu'on chasse. Quand je me réfugiai dans ce pays je n'y apportai de recommandations pour personne , pas même pour milord ma- réchal. Je n'ai qu'une recommandation que je porte par-tout, et près de milord maréchal il n'en faut point d'autre. Deux heures après mon arrivée , écrivant à S. E. pour feri informer et me mettre sous sa protection , je vis entrer un homme inconnu qui , s'é- tant nommé le pasteur du lieu , me lit des avances de toute espèce , et qui , voyant que j'écrivois à milord maréchal , m'offrit d'ajouter de sa main quelques lignes pour me recommander. Je n'acceptai point cette offre ; ma lettre partit , et j'eus faccuéil que

iaS LETTRES

peut espérer Tinnocence opprimée par-tout régnera la vertu.

Comme je ne m'attendois pas dans la cir- constance à trouver un pasteur si liant , je contai dès le môme jour cette histoire à tout le monde , et entre autres à M. le colonel Koguin, qui , plein pour moi des bontés les plus tendres , avoit bien voulu m' accompa- gner jusqu'ici.

Les empressemens de M. de M. continuè- rent. Je crus devoir en profiter , et, voyant approcher la communion de septembre, je pris le parti de lui écrire pour savoir si malgré la rumeur publique je pouvois m'y présenter. Je préférai une lettre à une vi- site , pour éviter les explications verbales qu'il auroit pu vouloir pousser trop loin.i C'est même sur quoi je tachai de le prévenir: car déclarer que je ne voulois ni désavouer ni défendre mon livre , c'étoit dire assez que je ne voulois entrer sur ce point dans aucune discussion. Et en effet, forcé de dé- fendre mon honneur et ma personne au su- jet de ce livre , j'ai toujours passé condani-. nation sur les erreurs qui pou voient y être , me bornant à montrer qu'elles ne prou voient

point

DIVERSE S. 129

point que Vauteur voulut attaquer le chris- tianisme, et qu'on avoit tort de le poursuivre criminellement pour cela.

M. de M. écrit que j'allai le lendemain savoir sa réponse ; c'est ce que j'aurois fait s il ne fût venu me l'apporter: ma mémoire peut me tromper sur ces bagatelles; mais il me prévint, ce me semble, et je me souviens au moins que par les démonstrations de la plus vive joie il me marqua combien ma dé- marche lui faisoit de plaisir. Il me dit en propres termes que lui et son troupeau s'en tenoient honorés , et . que cette démarche inespérée alloit édifier tous les fidèles. Ce moment , je vous favoue, fut un des plus doux de ma vie. Il faut connoître tous mes malheurs , il faut avoir éprouvé les peines d'un cœur sensible qui perd tout ce qui lui étoit cher, pour juger coujbien il m'étoit consolant de tenir à une société de frères qui me dédommageroit des pertes que j'avois faites et des amis que je ne pouvois plus cultiver. Il me sembloit qu'uni de cœur avec ce petit troupeau dans un culte affec- tueux et raisonnable, j'oublierois pius aisé- ment tous mes ennemis. Dans les premiers

Tome 02. I

1^0 lETTRES

temps je m'attendrissois au temple j ris- ques aux larmes. N'ayant jamais vécu chez les protestans , je m'étois fait d'eux et de leur clergé des images aiigélicjues. Ce culte si simple et si pur ëtoit précisément ce qu'il falloit à mon cœur; il me sembJoit fait ex- près pour soutenir le courage et l'espoir des malheureux; tous ceux qui le pârtageoient me sembloient autant de vrais chrétiens unis entre eux par ]a plus tendre charité. Qu'ils m'ont bien guéri d'une cireur si douce ! Mais enfin j'y étois alors, et c'étoit d'après mes idées que je jugeois du prix d'être admis au milieu d'eux.

Voyant que durant cette visite M. de M. ne me disoit rien sur mes isentimens en matière de foi, je crus qu'il réservoit cet. entretien pour un autre temps ; et sachant combien ces messieurs sont enclins à s'ar- roger le droit qu'ils n'ont pas de juger de la foi des chrétiens , je lui déclarai que je n'en- tendois me soumettre à aucune interroga- tion ni à aucun éclaircissement quel qu'il put être. Il me répondit qu'il nen exigeroit jamais; et il m'a là-dessus si bien tenu parole, je l'ai toujours trouvé si soigneux d'éviter

DIVERSES. 131

toute discussion sur la doctrine, que jiis- qu à la dernière affaire il ne m'en a jamais dit un seul mot , quoiqu'il me soit arriv(5 de lui en parler quelquefois moi-même.

Les choses se passèrent de cette sorte tant avant qu'après la communion ; toujours même empressement delà part de M. de M. et toujours même silence sur les matières théologiques. Il portoit même si loin l'esprit de tolérance et le montroit si ouvertement dans ses sermons , cju'il m'inquiétoit quel- quefois pour lui-même. Comme je lui étois sincèrement attaché, je ne lui déguîsois point mes alarmes ; et je me souviens qu'un jour qu'il prêchoit très vivement contre l'intolérance des protestans , je fus très effrayé de lui entendre soutenir avec cha- leur que l'église réformée avoit grand besoin d'une réformation nouvelle tant dans la doctrine que dans les mœurfi. Je n'imagi- nois guère alors qu'il fourniroit dans peu lui-même une si grande preuve de ce be- soin.

Sa tolérance et l'honneur qu'elle lui fai- soit dans le monde excitèrent la jalousie de plusieurs de ses confrères , sur-tout à Gé-

I 2

102 LETTRES

iieve. Ils ne cessèrent de le harceler par des teproches, et de lui tendre des pièges il est à la fin tombé. J'en suis fâché , mais ce n'est assurément pas ma faute. Si M. de M. eût voulu soutenir une conduite si pastorale par des moyens qui en fussent dignes, s'il se fût contenté pour sa défense d'employer avec courage , avec franchise , les seules ar- mes du christianisme et de la vérité, quel exemple ne donnoit-il point à Tégli.se, k l'Europe entière ! quel triomphe ne s'assu- roit-il point ! Il a préféré les armes de soa métier; et, les sentant mollir contre la vérité pour sa défense, il a voulu les rendre offen- sives en m attaquant. Il s'est trompé; ces vieilles armes, fortes contre qui les craint, foibles contre qui les brave, se sont brisées. Il s'étoit mal adressé pour réussir.

Quelques mois après mon admission je vis entrer un soir M. de M. dans ma cham- bre. Il avoit l'air embarrassé. Il s'assit , et garda long-temps le silence; il le rompit enfin par un de ces longs exordes dont le fréquent besoin lui a fait un talent. Venant ensuite à gon sujet, il me dit que le parti qu'il avoit pris de in'admettre à la communion lui

DIVERSES. loS

avoîtattîrd bien des chagrins et le blâme de ses confrères ; qu'il étoit réduit k se justifier là-dessus d'une manière qui put leur fermer la bouche, et que si la bonne opinion qu'il avoit de mes sentimens lui avoit fait suppri- mer les explications qu'à sa place un autre auroit exigées , il ne pouvoit sans se compro- mettre laisser croire quil n'en avoit eu au- cune.

Là-dessus, tirant doucement un papier de sa poche, il se mit à lire dans un projet de lettres à un ministre de Genève des dé- tails d entretiens qui n'avoient jamais exis- té , mais il plaçoit à la vérité fort heureu- sement quelques mots par-ci par-là , dits à la volée et sur un tout autre objet. Jugez , monsieur , de mon étonnem.ent ; il fut tel que j'eus besoin de toute la longueur de cette lecture pour me remettre en Técou- tant. Dans les endroits la fiction étoit le plus forte il s'interrompoit en me disant : Vous sentez la nécessité.... ma situa^ t'ioii.... ma place,... il jaul bien un peu se prêter. Cette lettre au reste étoit faite avec assez d'adresse, et, à peu de chose près , il avoit grand soin de ne m'y faire dire que ce

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2^4 LETTRES

que j'aurois pu dire en effet. En finissant il rue demanda si j approuvois cette lettre, et s il pouvoit renvoyer telle qu'elle étoit.

Je répondis que je le plaignois d'être ré- duit à de pareilles ressources ; que quant à moi je ne pouvois rien dire de semblable: mais que, puisque c'étoitlui qui se chargcoit de le dire , c'étoit son affaire et non pas la mienne; €|ue je n'y voyois rien non plus que je fusse obligé de démentir. Couime tout ceci, reprit-il, ne peut nuire à personne et peut vous être utile ainsi qu'à moi , je» passe aisément sur un petit scrupule qui ne feroit qu'empéclier le bien. Mais dites-moi au surplus si vous êtes content de cette let- tre , et si vous n'y voyez rien à changer pour qu'elle soit mieux. Je lui dis que je la trou- vois bien pour la fin qu'il s'y proposoit. II me pressa tant, que, pour lui complaire, je lui indiquai quelques légères correclions qui ne signiiioient pas grand'cliose. Or il faut savoir que, de la n auiere dont nous étionsassis,récritoire étoit devant M. de M. ; mais durant tout ce petit colloque il la pous- sa comme par hasard devant moi : et comme je tenois alors sa Icltre pour la relire^ il me

DIVERSES. l55

présenta la plume pour faire les chail^emens indiqués; ce que je fis avec la simplicité que je mets à toute chose. Cela fait il mit sou papier dans sa poche et s'en alla.

Pardonnez-moi ce long détail, ilétoitne'- cessaire. Je vous épargnerai celui de mon dernier entretien avec M. de M. qu'il est plus aisé d'imaginer. Vous comprenez ce qu'on peut répondre à quelqu'un qui vient fjoidement vous dire : Monsieur, j'ai ordre de vous casser la tête; mais si vous voulez bien vous casser la jambe , peut-être se con- tentera-t-on de cela. M. de M. doit avoir eu tfuelquefois à traiter de mauvaises affaires. Cependant je ne vis de ma vie un homme aussi embarrassé qu'il le fut vis-à-vis de mai dans celle-là. Rien n'est plus gênant en pa- reil cas que d'être aux prises avec un homme ouvert et franc qui, sans combattre avec vous de subtilités et de ruses, vous rompt en visière à tout moment. M. de M. assure que je lui dis en le quittant que s'il venoit avec de bonnes nouvelles je fembrasserois, sinon que nous nous tournerions le dos. J'ai pu dire des choses équivalentes, maisenter' nies plus honnêtes -, et quant à ces dernières

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l36 LETTRES

expressions, je suis très vSiirde ne m'en étro point servi. M. de M. peut reconnoître qu'il ne me fait pas si aisément tourner le dos quilTavoit cru.

Quant au dëvot pathos dont il use pour prouver la nécessité de sévir, on sent pour quelle sorte de gens il est fait , et ni vous ni moi n'avons rien à leur dire. Laissant à part ce jargon d'inquisiteur, je vais examiner ses raisons vis-à-vis de moi , sans entrer dans celles qu'il pouvoit avoir avec dautres.

Ennuyé du triste métier d'auteur pour lequel j'étois si peu fait , j'avois depuis long- temps rrsolu d'y renoncer : quand l'Emile parut j avois déclaré à tous mes amis à Paris, à Ge-neve et ailleurs, que c'étoit mon der- nier ouvrage, et qu'en l'achevant je posois la plume pour ije la plus reprendre. Beaucoup de lettres me restent 1 on cherchoit à me dissuader de ce dessein. En arrivant ici j'a- vois dit la même chose à tout le monde, à vous-même ainsi qu'à M. de M. Il est le seul qui se soit avisé de transformer ce propos en promesse, et de prétendre que je m'étois engagé avec lui de ne plus écrire , parceque je lui en avois montre l'intenlion. Si je lui

DIVERSES. iZj

(îisoîs aujûurd liui que je compte aller de- main à NeucliiTt el , prendroit il acte de cette parole, et s" jV maiiquois m'en feroit-il un procès? C'est la même chose absolument, et je n ai pas plus songé à faire une promesse à M. de M. qu'à vous d'une résolution dont j'informois simplement Tun et Tautre.

M. de M. oseroit il dire qu'il ait enten- du la cliose autrement? oseroit-il affirmer, comme il l'ose faire entendre, que c'est suc cet engagement prétendu qu'il m'admit à la communion ? La preuve du contraire est qu'à la publication de ma lettre à M. l'ar- cliev(k{ue de Paris , M. de M. , loin de m'ac- cuser de lui avoir manqué de parole, fut très content de cet ouvrage , et qu'il en fit l'é- loge à moi-même et à tout le monde, sans dire alors un mot de cette fabuleuse pro- messe qu'il m'accuse aujourd'hui de lui avoirfaite auparavant. Remarquez pourtant que cet écrit est bien plus fort sur les mys- tères et même sur les nu'racles que celui dont il fait maiiitenant tant de bruit. Remarquez encore que j'y parle de même en mon nom, et non plus au nom du Vicaire. Peut-on chercher des sujets d excommunication dans

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ce dernier qui n'ont pas même été des su- jets de plainte dans Tantre?

Quand j anrois fait à M. de M. cette pro- messe à laquelle je ne songeai de ma vie , prétendroit-il qu'elle fut si absolue qu'elle ne supportât pas la moindre exception , pas même d'imprimer un mémoire pour ma défense lorsque j'aurois un procès ? Et quelle exception m'étoit mieux permise que celle me justifiant je le justifiois lui- même, je montrois qu'il étoit faux qu'il eût admis dans son église un agres- seur de la religion? Quelle promesse pou- voit m'acquitter de ce que je devois à d'au- tres et à moi-même? Comment pouvois-je supprimer un écrit défensif pour mon honneur, pour celui de mes anciens com- jDatriotes; un écrit que tant de grands motifs rendoicnt nécessaire, et j'avois à remplir de si saints devoirs? A qui M. de M. fera-t-il croire que je lui ai promis d'endurer l'igno- minie en silence? A présent môme que j'ai pris avec un corps respectable un engage- ment fornifî (i), qui (-st-ce dans ce corps

(i) Voyez la leîîrc du 9 avnl pui.sé à M.Meuron, procureur-gônéi al.

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DIVERSES. 1^9

qui m'acciiseroit d'y manquer , si , forcé par les outrages de M. de M., jeprenois le parti de les repousser aussi publiquement <ju'il ose le faire ? Quelque promesse que fasse un honnête homme , on n'exigera ja- mais, on présumera encore bien moins en- core, qu'elle aillejusqu'à se laisser déshono- rer.

En publiant les Lettres écrites de la montagne je fis mon devoir et je ne man- quai point à M. de M. lien Jugea lui-même ainsi, puisqu'après la publication de Tou- vrage, dont je lui avois envoyé un exem- plair^, il ne changea point avec moi da manière d'agir. Il le lut avec plaisir , m'en parla avec éloge : pas un mot qui sentît l'objection. Depuis lors il me vit long-temps encore, toujours de la meilleure amitié; ja- mais la moindre plainte sur mon livre. On parloit dans ce lemps-là d'une édition gé- nérale de mes écrits. Non seulement il approuvoit cette entreprise^ il desiroit même s'y intéresser: il me marqua ce désir, que je n'encourageai pas, sachant que la compagnie qui s'étoit formée se trouvoit déjà trop nombreuse et ne vouloit plus

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d'autre nssoci(^ Sur mon peu d'empressé^ ment, qu il remarqua trop , il réflécliit quel- que temps après que la bienso'ance de son état ne lui permetîoit pas d entrer dans cette entreprise. C est alors que la classe prit le parti de s'y opposer, et fit des re- présentations à la cour.

Du reste la bonne intelligence ëtoit si parfaite encore entre nous, et mon dernier ouvrai^e y mettoit si peu d'obstacle, que long-temps après sa publication M. de M., causant avec moi, me dit qu'il vouloit de-, mander à la cour une augmentation de prcbeùde, et me proposa de mettre quel- ques Hs^nes dans la lettre qu'il écriroit pour cet ei'Uit h milord maréclial. Cette forme de recommaudation me paroissaut trop fami- lière, je lui demandai quinze jours pour en écrire à milord maréclîal auparavant. Il se tut, et ne m'a plus parlé de cette affaire. Dès lors il cojnmenra de voir dun autre œil les Lettres de la montagne, sans cepen- dant en im prouver jamais un seul mot en ma prcsenre. Une fois seulement il me dit: Pour moi je crois aux miracles. J'aurois pu lui répondre : J^ y crois lo utau tant que vous.

DIVERSES. 141

Puisque je suis sur mes torts avec M. de "M., je dois vous avouer, uionsieur, quH, je m'en recoiinois d autres encore. Pénf^tré pour lui de rcconnoissance^ j'ai cherclié toutes les occasions de la lui marquer tant en public qu'en particulier. Mais je n'ai point fait d'un sentiment si noble un trafic d'intérêt; l'exemple ne m'a point gagne, je ne lui ai point fait de présens : je ne sais pas acheter les choses saintes. M. de M. vouloit savoir toutes mes affaires, connoître tous mes correspondans, diriger, recevoir mon testament, gouverner mon petit mé- nage : voilà ce que je n'ai point souffert. M. de M. aime à tenir table long- temps: pour moi c'est un vrai supplice. Rarement il a mangé chez moi ; jamais je n'ai mangé chez lui. Enfin j'ai toujours repoussé avec tous les égards et tout le respect possibles l'intimité qu'il vouloit établir entre nous. Elle n'est jamais un devoir dès qu'elle ne convient pas à tous deux.

Voilà mes torts , je les confesse sans pouvoir m'en repentir. Ils sont grands si l'on veut , mais ils sont les seuls ; et jatteste quiconque counoît un peu ces

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contrites si je ne m'y suis pas souvent rendu désagréable aux honnêtes gens par mon zèle à louer dans M. de M. ce que j'y trou- vois de louable. Le rôle qu'il avoit joué précédemment le rendoit odieux , et l'on n'aimoit pas à me voir effacer par ma propre histoire celle des maux dont il fut Tauteur.

Cependant , quelques mécontentemens secrets qu'il eut contre moi , jamais il n'eût pris pour les faire éclater un moment si mal choisi , si d'autres motifs ne l'eussent porté à ressaisir l'occasion fugitive qu'il avoit d'abord laissé échapper. Il voyoit trop com- bien sa conduite alloit être choquante et contradictoire. Que de combats n'a-t-il pas sentir en lui-même avant d'oser afli- cher une si claire prévarication ! Car pas- sons telle condamnation qu'on voudra sur les Lettres de la montagne ; en diront-elles enfin plus que l'Emile , après ler[uel j'ai été , non pas laissé , mais admis à la table sacrée ? plus que la Lettre à M. de Beau- mont, sur laquelle on ne m'a pas dit un seul mot ? Qu'elles ne soient si Ton veut qu'un tissu d'erreurs , que s'ensuivra-t-il? qu elles ne m'ont point justifié , et que l'au-

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teùr d'Emile demeure inexcusable ; mais jamais que celui des Lettres écrites de la montagne doive en particulier élre con- damne. Après avoir fait grâce à un homme du crime dont on l'accuse , le punit-on pour s'être mal défendu ? Voilà pourtant ce que fait ici M. de M. ; et je le défie lui et tous ses confrères de citer dans ce dernier ouvrage aucun des sentimens qu'ils censurent que je ne prouve être plus for- tement établi dans les précédens.

Mais , excité sous main par d'autres gens , il saisit le prétexte qu'on lui présente; sur qu'en criant à tort et à travers à l'impie on met toujours le peuple en fureur , il sonne après coup le tocsin de Motier sur un pauvre homme pour s'être osé défendre chez les Genevois; et sentant bien que le succès seul pouvoit le sauver du blâme , il n'épargne rien pour se l'assurer. Je vis à Motier , je ne veux point parler de ce qui s'y passe , vous le savez aussi bien que moi; personneàNeuchatel ne fignore ; les étrangers qui viennent le voient , gé- missent ; et moi je me tais.

M. de M. s'excuse sur les ordres de la

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classe. Mais supposons-les exécutes par des voies légitimes. 'Si ces ordres étoient justes comment avoit-il attendu si tard à le sen- tir ? comment ne les prévenoit il point lui- même que cela regardoit spécialement ? comment , après avoir lu et relu les Lettres de la montagne , n'y avoit-il jamais trouvé un mot à reprendre .'' ou pourquoi ne m'en avoit-il rien dit , à moi son paroissien , dans plusieurs visites quil m'avoit faites.** QuV'toit devenu son zèle pastoral ? Vou- droit il qu'on le prît pour un inibécille qui ne sait voir dans un livre de son mé- tier ce qui y est que quand on le lui mon- tre ? Si ces ordres étoient injustes pourquoi s'y soumettoit-il ? Un ministre de Tévan- gile , un pasteur doit -il persécuter par obéissance un homme qu'il sait être inno- cent ? Ignoroit-il que paroître même en consistoire est une peine ignominieuse , un affront cruel, pour un homme de mon âge , sur-tout dans un village l'on ne connoît d autres matières consistoriales que des admonitions sur les mœurs ? Il y a dix ans que je fus dispensé à Genev© de paroî- tre en consistoire dans une occasion beau- coup

D I V E R 8 E Si 145

coup plus légitime , et, ce que jVme re- proche presque , contre le texte formel de la loi. Mais il n^est pas étonnant que l'on con- noisse à Genève des bienséances que Ton ignore à Motier.

Je ne sais pour qui M. de M. prend ses lecteurs quand il leur dit qu'il n y avoit point d'inquisition dans cette affaire ; c'esjt comme s'il disoit qu'il n'y avoit point de consistoire , car c'est la même chose en cette occasion. Il fait entendre , il assure même qu'elle ne devoit point avoir de suite temporelle : le contraire est connu de tou3 les gens au fait du projet ; et qui ne sait qu en surprenant la rehgion du conseil d'é- tat on l'a voit déjà engagé à faire des démar- ches qui tendaient à m'ôter la protection du roi? Le pas nécessaire pour achever ëtoit l'excommunicatiou ; après quoi de nou- velles remontrances au conseil d'état au- roient fait le reste : on s y étoit engagé ; et voilà d vient Ja douleur de n'avoir 'pu réussir. Car d'ailleurs qu'importe à M. de M. ? Craint-iiqueje ne me présente pour communier de sa main ? Qu^il se rassure. Je ne suis pas aguerri aux communions comme Tome 32. tr

146 LETTRES

je vois tant de gens Fetre. J'admire ces esta- macs dévots toujours si prêts à digérer le pain sacré : le mien n'est pas si robuste.

Il ditqu il n'avoit qu'une question très sim- ple à me faire de la part de la classe. Pourquoi donc en me citant ne me fit-il pas signifier cette question ? Quelle est cette ruse d'user de surprise, et de forcer les gens de répondre à Tinstant même sans leur donner un mo- ment pour réflëcliir ? C'est qu'avec cette question de la classe dont M. de M. parle, il m'en rëservoit de son chef d'autres dont il ne parle point , et sur lesquelles il ne vouloit pas que j'eusse le temps de me pré- parer. On sait que son projet étoit abso- lument de me prendre en faute , et de m'em- barrasser par tant d'interrogations captierv^ ses qu'il en vint à bout. Il savoit combien j'étois languissant et foible. Je ne veux pas l'accuser d'avoir eu le dessein d'épuiser mes forces : mais quand je fus cité j'étois ma- lade , hors d'état de sortir , et gardant la chambre depuis six mois. C'étoit fliiver, il faisoit froid , et c'est pour un pauvre in* firme un étrange spécifique qu'une séance de plusieurs heures debout , interrogé sans- »

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DIVERSE?. iÉ^'f

relâche sur des matières de théologie , de- vant d^^^s anciens dont les plus instruits dë-> clarent n'y rien entendre. N importe ; on. ne s'informa pas même si je pouvois sortir de mon lit , si j'avois la force d'aller , s'il faudroit me faire porter ; on ne s'embar- rassoit pas de cela ; la charité pastorale, occupée des clioses de la foi , ne s'abaisse pas aux terrestres soins de cette viej

Vous savez , monsieur , ce qui se passa dans le consistoire en mon absence, com- ment s'y fit la lecture de ma lettre , et les propos qu'on y tint pour en empêcher l'effet; Vos mémoires là-dessus vous viennent de la bonne source. Concevez -vous qu'après cela M. de M. change tout-à-coup d'état et de titre , et que, s'ëtant fait commissaire de la classe pour solliciter l'affaire , il réde- vienne aussitôt pasteur pour la juger. Ja- gissois, âit-il , comme pasteur, comme chef du consistoire , et non comme représentanâ de la vénérable classe. C'étoit bien tard ch anger de rôle après en avoir fait j usqu'alors un si différent. Craignons , monsieur , les gens qui font si volontiers deux personnages^

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dans la même affaire; il est rare que ces deux en fîissent un bon.

Il appuie la nécessité de sëvir sur le scan- dale causé par mon livre. Voilà des scrupu- les tout nouveaux qu'il n'eut point du temps de TEmile. Le scandale fut tout aussi grand pour le moins : Ips gens d'église et les ga- zeliers ne firent pas moins de bruit. On brii- loit, on brayoit , on m'insultoit par toute l'Europe. M. de M. trouve aujourd'hui des raisons de m'excommunier dans celles qui ne Tempôcherent pas alors de m'admettra. Son zèle, suivant le précepte, prend toutes les formes pour agir selon les temps et les lieux. Mais qui est-^e , je vous prie, qui excita dans sa paroisse le scandale dont il se plaint \u sujet de mon dernier livre? Qui est ce cjui affectoit d'en faire un bruit affreux et par soi-même et par des gens apostés? Oui est-ce , parmi tout ce peuple si sainte- ment forcené, qui auroit su que j 'a vois com- mis Je crime énorme de prouver que le con- seil de Genève m'avoit condamné à tort , si 1 on li eût pris soin de le leur dire en leur peignant ce singulier crime avec les couleurs que chacun sait ? Qui d'entre eux est même

DIVERSES. 149

en état de lire mon livre et d'entendre ce dont il s'agit ? Exceptons si l'on veut Tardent satellite de M. de M. , ce grand maréchal qu'il cite si fièrement, ce grand clerc, le Boi- rude de son église , qui seconnoît si (DÏen en fers de chevaux et en Jivres de théologie. Je veux le croire en état de lire à jeun et sans ëpeler une ligne entière, quel autre dos ameutésenpeutfaireautantPiin entrevoyant sur mes pages les mots (ïé^^angile et de mi- racles ^ ils auroient cru lire un livre de dé- votion , et, me sachant bon homme , ils au- roient dit : Que Dieu le bénisse , il nous édifie. Mais on leur a tant assuré que j'étois un homme abominable, un impie, qui di- soit qu'il n'y avoit point de Dieu , et que les femmes n'avoient point d'ame, qit?, sans songer au langage si contraire qu'on leur tenoit ci-devant, ils ont à leur tour répété : C est un impie, un scélérat; c'est tante- christ; il faut l'excommunier ^ le brûler. On leur a charitablement répondu : Sans doute; mais criez et laissez- nous faire ; tout ira bien.

La marche ordinaire de messieurs les gens d'église me paroît admirable pour aller à

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leur but. Après avoir établi en principe leur coinpëtence sur tout scandale, ils excitent le S' andale sur tel objet qu'il leur plaît , et puis , en vertu de ce scandale qui est leur ou- vrage, ils s'emparent de Taffaire pour la Jliger. Voilà de quoi se rendre maîtres de tous les peuples , de toutes les lois , de tous les rois et de toute la terre, sans qu'on ait le moindre mot à leur dire. Vous rappelez- vous le conte de ce chirurgien dont la bou- tique donnoit surdeux rues , et qui , sortant par une jjorte , estropioit les pnssans , puis rentroît subtilement , ot pour les panser ressortoit par Tautre ? Voilà 1 histoire de tous les clergés du monde, excepté que le chirurgien guérissoit du moins ses blessés , et que«ces messieurs en traitant les leurs les achèvent.

N'entions point, monsieur, dans les in- trigues secrètes qu'il ne faut pas mettre au grand jour. Mais si M. de M. n'eût voulu qu'exécuter Tordre de la classe ou faire l'acquit de sa conscience , pourquoi racharnement qu'il a mis à cette affaire? pourquoi ce tiunulte excité dans le pays? pourquoi cps prédicatiojis violentes ?poui-

DIVERSES. loi

quoi ces conciliabules ? pourquoi tant de sots bruits répandus pour lâcher de m'ef- frayer par les cris de la populace ? Tout cela n'est-il pas notoire au public ? M. de M. le nie ; et pourquoi non , puisc[u il a bien iiiëd'avoir prétendu deux voix dans le consis- toire? Mol, j'en vois trois, si je ne me trompe ; d'abord celle de son diacre , qui n'étoit que comme son représentant ; la sienne ensuite, qui formoit Tégalitc; et celle enfin qu il vouloit avoir pour départager les suffrages. Trois voix à lui seul , c'eut été beaucoup , même pour absoudre; il les vou- loit pour condamner , et ne put les obtenir. étoit îe mal ? M. de M. étoit trop heu- reux que son consistoire , plus sage que lui , l'eût tiré d'affaire avec la classe , avec ses confrères , avec ses correspondans, avec lui^ même. J'ai fait mon devoir, auroit-il dit, j'ai vivement poursuivi la chose : mon con- sistoire n'a pas jugé comme moi ; il a absous Rousseau contremon avis. Cen'estpasmafau- te : je me retire ; je n'en puis faire davantage sans blesser les lois , sans désobéir au prince, sans troubler le repos public : je suis trop bon chrétien , trop bon citoyen , trop bon

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l52 LETTRES

]jasteur pour rien tenter de semblable. Après avoir ëchoué , il pouvoit encore avec un peu d'adresse conserver sa dignité et re- couvrer sar(^putation. Mais Fainour-propre irrité n'est pas si sage. On pariloinie encore moins aux autres le mal qu'on leur a voulu faire que celui qu'on leur a fait en effet. Furieux de voir manquer à la face de TEu- Tope ce grand crédit dont il aime h se vanter, il ne peut quitter la partie; il dit en classe qu'il n'est pas sans espoir delà renouer ; il le tente dans un autre consistoire : mais, pour se montrer moins à dt^couvert, il ne la pro- pose pas lui même , il la fait proposer par son maréchal , par cet instrument de ses menées qu'il appelle à témoin qu'il n'en a pas fait. Celan'étoit-il pas finement trouvé? Ce n'est pas que M. de M. ne soit lin; mais un homme que la colère aveugle ne fait plus que des sottises quand il se livre à sa passion.

Cette ressource lui manque encore. Vous croiriez qu'au moins alors ses efforts s'arrê- tent là. Poil tdu tout. Dans l'assemblée sui- vante delà classe il propose un autre expé- dient^ fondé sur limpossibilité d'éluderfac-

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tivîtë de lofficier du prince dans sa paroisse; cest d'attendre que j'aie passé dans une au- tre , et de recommencer les poursuites sur nouveaux frais. En conséquence de ce bel expédient les sermons emportés recommen- cent; on met derechef le peuple en rumeur , comptant à force de désagrément me forcer enfin de quitter la paroisse. En voilà trop , en vérité, pour un hojnme aussi tolJrant que M. de M. prétend fêtre et qui n'agit que par l'ordre de son corps.

Ma lettre s'alonge beaucoup , monsieur ; mais il le faut ; et pourquoi la couperois je? Seroit-ce fabréger que d'en multiplier les formules? Laissons à M. de M. le plaisir do dire dix fois de suite , Di/iazarde , ina sœur , dormez-vous ?

Je n'ai point entamé la question de droit; je me suis interdit cette matière. Je me suis borné dans la seconde partie do cette lettre avons prouver que M. de M. , malgré le ton béat qu'il affecte , n a point ëté conduit dans cette affaire parle zeîe do la foi ni par son devoir , mais qu'il a selon l'usage fait servir Dieu d'instrument à ses passions. Or , pour de telles fms jugez si on

1^4 LETTRES

emploie des moyens qui soient honnêtes , et dispensez-moi d'entrer dans des détails qui feroient gémir la vert^j.

Dans la première partie de ma lettre je rapporte dos faits opposés à ceux qu'avance M. de M. Il avoit eu Tart de se ménager des indices auxquels je n'ai pu répondre que par le récit fidèle de ce qui s'est passé. De ces assertions contraires de sa part et de la mienne vous conclurez que Tun des deux est un menteur ; et j'avoue que cette con- clusion me paroît juste.

En voulant fmir ma lettre et poser sa bro- chure , je la feuilleté encore. Les observa- tions se présentent sans nonsbre, et il ne faut pas toujours recommencer. Cependant comment passer ce que j'ai dans cet instant sous les yeux ? Que feront nos ministres? se disoit-on publiquement? Dèfenclront-ils ï évangile attaqué si ouvertement par ses ennemis ? C'est donc moi qui suis Tennemi de Tévangile parcequc je m'indigne qu'on le défigure et qu'on l'avilisse. Eh ! que ses prétendus défenseurs nimitent-ils l'usage que j'en voudrois faire ! Que n'en prennent- Us ce qui les rendroit bons et justes ! que

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n'en laissent-ils ce qui ne sert de rien à per- sonne et qu'ils n ei^tendent pas plus que moi !

Si un citoyen de ce pays avoit osé dire ou écrire quelque chose d'approchant à ce qu'avance AI. R. ^ ne sévirait -on pas contre lui ?^on assurément; j'ose le croire pour riionneurde cet état. Peuples de Neu- chatel , quelles seroient donc vos franchi- ses , si , pour quelque point qui fourniroit matière de chicane aux ministres , ils pou- voient poursuivre au milieu devons Tauteur d'un factum imprimé à l'autre bout de FEu- rope pour sa défense en pays étranger ? M. de M. m'a choisi pour vous imposer en moi ce nouveau joug : mais serois-je digne d'avoir été reçu parmi vous si j'y laissois par mon exemple une servitude que je n'y ai point trouvée ?

M. Rousseau nouveau citoyen a-t-ildonc plus de privilèges que tous les anciens ci- toyens ? Je ne réclame pas même ici les leurs ; je ne réclame que ceux que j'avois étant homme et comme simple étranger» Le correspondant que M. de M. fait par- ier, ce merveilleux correspondant qu'il ne

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nomme point et qui lui donne tant de louanges , est un singulier raisonneur ce me semble. Je veux avoir , selon lui , plus de privilèges que tous les citoyens , parce- que je résiste à des vexations que n'endura jamais aucun citoyen. Pour m'ôter le droit de défendre ma bourse contre un voleur qui voudroit me la prendre , il n auroit donc qu'à me dire : Vous êtes plaisant de ne vouloir pas que je vous vole ! Je volerois bien un homme du pays s'il passait au lieu de vous.

Remarquez qu'ici M. le professeur de Montmollin est le seul souverain , le des- pote qui me condamne; et que la loi, le consistoire , le magistrat , le gouvernement , le gouverneur , le roi même , qui me protè- gent, sont autant de rebelles à l'autorité su- prême de M. le professeur de Montmollin. L'anonyme demande si je ne me suis pas soumis comme citoyen aux lois de Vètat et aux usages ; et de l'affirmative qu'assurément on ne lui contestera pas , il conclut que je me suis soumis à une loi qui n'existe point et à un usage qui n'eut jamais lieu.

B I V E R s E s. î57,

M. de M. dit à cela que cette loi existe à Genève , et que je me suis plaint moi- même qu'on Ta violée à mon préjudice. Ainsi donc la loi qui existe à Genève et qui n'existe pas à Motier , on la viole à Genève pour me décréter , et on la suit à Motiers pour ni'excom manier. Convenez que me voilà dans une agréable position ! Cétoit sans doute dans un de ses momensdegaie^té que M. de M. fit ce raisonnement-là.

Il plaisante à-peu- près sur le même ton dans une note sur Toffre (i) que je voulus bien faiie à la classe à condition qu'on me laissât en repos (2). Il dit que c'est se moquer , et qu'on ne fait pas ainsi la loi à ses supérieurs.

Premièrement il se moque lui - même quand il prétend qu'offrir une satisfaction

(1) Offre dont le secret fat si bien gardé que per- soune n'en sut rien que quand je le publiai, et qui fut si malhonnêtement reçu qu'on ne daigna pas y faire la moindre rf^ponse. Il fallut même que je fisse redemander à M. de M. ma déclaration qu'il s'étoit doucement apj)ropriée.

(2) Voyez la lettre du. 10 murs précédent à M. de Monlmolliu.

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1res obséquieuse et très raisonnable à génS qui se plaignent quoique tort , c'est leur faire la loi.

Mais la plaisanterie est d'avoir appelé messieurs de la classe mes supérieurs > comme si j'étois homme d'église! Car qui ne sait cjue la classe ayant jarisdiction sur le clergé seulement et n'ayant au surplus rien à commander à qui que ce soit , ses membres ne sont comme tels les supérieurs de personne (i) ! Or, de me traiter en homme d'église est une plaisanterie fort déplacée à mon avis. M. de M. sait très bien que je ne suis point homme d'église, et que j'ai même , grâces au ciel , très peu de vocation pour le devenir.

Encore quelques mots sur la lettre que j'écrivis au consistoire , et j'ai fini. M. de M. promet peu de commentaires sur cette lettre. Je crois qu'il fait très bien , et qu'il

(i) Il faudroit croire que la tête tourne à M. fie M. si l'on lui supposoit a.ssez d'arrogance pour vou- loir sérieusement donner à messieurs de la classe quelque supériorité sur les autres sujets du roi. Il n'y a pas cent ans que ces supérieurs prétendus ne signoient qu'après tous les autres corps.

DIVERSES. lf)9

ëùt mieux fait encore de n'en point donner du tout. Permettez que je passe en revue ceux qui me regardent : Texameu ne sera pas long.

Comment répondre , dit-il , a des qiies^ dons qu'on ignore ? Comme jai fait , en prouvant d'avance qu'on n a point le droit do questionner.

Une fol dont on ne doit compte qu'à Dieu ne se publie pas dans toute l'Eu-- rope.

Et pourquoi une foi dont on ne doit compte qu'à Dieu ne se publieroit-elle pas dans toute l'Europe ?

Remarquez l'étrange prétention d'empê- cher un homme de dire son sentiment quand on lui en prête d'autres , de lui fer- mer la bouche et de le faire parler !

Celui qui erre en chrétien redresse vo- lontiers ses erreurs. Plaisant sophisme!

Celui qui erre en chrétien ne sait pas qu'il erre. S'il redressoit ses erreurs sans les connoître il n'erreroit pas moins, et dé^ plus il mentiroit; ce ne seroit plus errer er> chrétien.

Est-ce s appuyer sur l'autorité de réyàn-

l6o t E t T K £ s

gile cjuè de rendre douteux les miracles ? Oui , quand c est par Tautorité même de rdvangile qu'on rend douteux les miracles.

Et dy jeter du ridicule? Pourquoi non, quand , s'appuyant sur Tévangile , on prouve que ce ridicule n'est que dans les interprétations des théologiens?

Je suis sûr que M. de M. se félicitoit ici beaucoup de son laconisme. Il est toujours aisé de réponse à de bons raisonnemens par des sentences ineptes.

Quant à la note de Théodore de Beze , il n'a pas voulu dire autre chose sinon que la foi du chrétien h est pas appuyée uni" quenient sur les miracles.

Prenez garde, monsieur le professeur; ou vous n'entendez pas le latin, ou vous êtes un liomme de mauvaise foi.

Ce passage Non satis tutafides eorum qui miraculis nilunturne signitie point du tout, comme vous le prétendez, que la foi du chrétien n'est pas appuyée uniquement sur les miracles.

Au contraire il s'gnifie très exactement que la foi de quiconque s'appuie sur les miracles est peu solide. Ce sens se rapporte

ïoit

DIVERSES.- iÇH

Fort bien au passage de saint Jean qu il commente , et qui dit de Jésus que plusieurs crurent en lui voyant ses miracles , mais qu'il ne leur conlioit point pour cela sa personne, parcecjuil les connohsoit bien. Pensez-vous qu'il auroit aujourd'hui plus de confiance en ceux qui font tant de bruit de la même foi ?

Ne croiroit~on pas entendre M. Rousseau dire dans sa lettre à ^archevêque de Paris ^u'on détroit lui dresser des statues pour- son Emik? Notez que cela se dit au mo- ment où, pressé par la comparaison d'Emile ot des Lettres de la montagne, M. de M. ne sait comment s'échapper: il se tire dafïliire par une gambade.

S'il falioit suivre pied à pied ses écarts s'il falioit examiner le poids de ses affirma- tions et analyser les singuliers raisonne- mens dont il nous paie, on ne finiroit pas et il faut finir. Au bout de tout cela , fier de s'être nommé, il s'en vante. Je ne vois pas trop de quoi se vanter; quand une fuis on a pris son parti sur certaines choses , on a peu de mérite à se nommer.

Pour vous, monsieur, qui gardiez par

Tome 32. L

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ménagement pour lui Taiionyme qu'il vous reproclie » nommez-vous puisqu'il le veut. Acceptez des honnêtes gens Tëloge qui vous est dû; montrez- leur le digne avocat de la cause jusl;e, riiistorien de la vérité, la- pologiste des droits de ropprimé , de ceux du prince, de Fétat et des peuples, tous attaqués par lui dans ma personne. Mes défenseurs, mes protecteurs sont connus; qu il montre à son tour son anonyme et ses partisans dans cette affaire : il en a déjà nommé deux^ qu'il achevé. Il m'a fait bien du mal, il vouloit m'en faire bien davan- tage : que tout le monde connoisse ses amis et les miens ; je ne veux point d'autre ven- geance.

Recevez , monsieur , mes tendres salula« tions.

DIVERSES. l63

" '■ I I

LETTRE A M. D.

A l'isle de S. -Pferie , le 1 7 octobra 1 765.-

V/N me chasse d'ici (i), mon cher hôte; le climat de Berlin est trop rude pour moi; je me détermine à passer en Angleterre , j'aurois du d'abord aller. J aurols grand besoin de tenir conseil avec vous ; mais je ne puis aller à Neuchatel : voyez si vou» pourriez par charité vous dérober à vos af- faires pour faire un tour jusqu'ici. Je vous embrasse.

( 1 ) L'isle de S. -Pierre , au milieu du lac de Bienne , M. Rousseau s'étoit réfugié après la lapidation de Motier. On peut voir la description de cette isie dans les Picveries du Promeneur solitaire, cin- quième promenade.

La

1^4 I. E T T R E s

fil, , . ^ , ' , ,'., ,1 UU

LETTRE

A M. DE GRAFFENRIED,

BAILLI A NIDAU.

A. l'ùlo do S.-PieiTO^ 17 octobre 1765^ JVi O N 5 I E U B. ,

ToBiiRAi à Tordre de LL. EE. avec le regret de sortir de votre gouvernement et de votre voisinage, mais avec la consolation d'emporter votre estime et celle des honnê- tes gens. Nous entrons dans une saison dure, sur-tout pour un pauvre infirme; je ne suis point préparé pour un long voyage, et mes affaires demanderoient quelques préparations. J'aurois souhaité, monsieur, qu'il vous eût plu de me marquer si l'on m'or- donnoit de partir sur le-champ , ou si Ton vouloit bien m'accorder quelques semaines pour prendre les arrangemens nécessaires à ma situation. Eu attendant qu il vous

DIVERSES.' l65

pîaîse de me prescrire un terme, que je m'efforcerai même d'abréger, je supposerai qu'il m'est permis de séjourner ici jusqu'à ce que j'aie mis l'ordre le plus pressant à mes affaires. Ce qui me rend ce retard pres- que indispensable est que , sur des indices que je croyois surs, je me suis arrangé pour passer ici le reste de ma vie avec l'agrément tacite du souverain. Je voudrois être sûr que ma visite ne vous déplairoit pas: quel- que précieux que me soient les momens en cette occasion, j'en déroberai de bien agréables pour aller vous renouveler , mon- sieur, les assurances de mon respect.

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l65 LETTRES

LETTRE

AU MÊME.

A l'isle de S.-Pierre , ]t ao octobre 1765. JVl O N S I E U R ,

Le triste ëtat je me trouve et la con* fiance que j'ai dans vos bontés me détermi- nent à vous supplier de vouloir bien faire agréer à leurs excellences une proposition qui tend à me délivrer une fois pour toutes des tourmens d'une vie orageuse, et qui va mieux, ce me semble, au but de ceux qui me poursuivent que ne fera mon éloigne- ment. J ai consulté ma situation, mon âge, mon humeur, mes forces : rien de tout cela ne me permet d'entreprendre en ce mo- ment et sans préparation de longs et péni- bles voyages, daller errant dans des pays froids, et de me fatiguer à chercher au loin un asyle dans une saison mes infirmités

DIVERSES. 167

ne me permettent pas même de sortir de la chambre. Après ce qui s'est passé je ne puis me résoud; e à rentrer dans le territoire de Neuchatel, la protection du prince et du gouvernement ne sauroit me garantir des fureurs d'une populace excitëe qui ne connoît aucun frein; et vous comprenez, monsieur, qu'aucun des états voisins ne voudra ou n'osera donner retraite à un mal- heureux si durement chassé de celui-ci.

Dans cette extrémité je ne vois pour moî qu'une seule ressource , et^ quelque ef- frayante qu'elle paroisse, je la prendrai non seulement sans répugnance , mais avec em- pressement, si leurs excellences veulent bien y consentir ; c'est qu'il leur plaise que je passe en prison le reste de mes jours dans quelqu'un de leurs châteaux , ou tel autre lieu de leurs états qu'il leur semblera bon de choisir. J'y vivrai à mes dépens , et je donnerai sûreté de n'être jamais à leur charge : je me soumets à n'avoir ni papier , ni plume , ni aucune communication au de_ hors, si ce n'est pour l'absolue nécessité et par le canal de ceux qui seront chargés de moi ; seulement qu'on me laisse avec l' usage

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lG8 LETTRES

(le quelques livres la liberté de me promener quelquefois dans un jardin, et je suis con- tent.

Ne croyez point , monsieur , qu'un expé- dient si violent en apparence soit le fruit du désespoir ; j'ai Tesprit très calme en ce moment , je me suis donné le temps d'y bien penser, et c'est d'après la profonde consi- dération de mon état que je m'y détermine. Considérez , je vous supplie , que si ce parti est extraordinaire , ma situation l'est encore plus ; mes malheurs sont sans exemple : la vie orageuse que je mené sans relâche de- puis plusieurs années seroit terrible pour un homme en santé ; jugez ce qu'elle doit être pour un pauvre infirme épuisé de maux et d'ennuis , et qui n'aspire qu'à mou- rir en paix. Toutes les passions sont éteintes dansmoncœur; il n'y reste que l'ardent désir du repos et de la retraite ; je les trouverons dans riiabitation que je demande. Délivré des importuns , à couvert de nouvelles ca- tastrophes , j'attendroîs tranquillement la dernière, et, n étant plus instruit de ce qui se passe dans le monde , je ne serois plus attristé de rien. J'aime lalibertésans doute,

DIVERSES. 169

maïs la mienne n est point au pouvoir des liommes, et ce ne seront ni des murs ni des clefs qui me roteront. Cette captivité, mon- sieur, me paroît si peu terrible, je sens si bien que je jouirois de tout le bonheur que je puis encore espérer dans cette vie , que . c'est par-là même que , quoiqu'elle doive délivrer mes ennemis de toute inquiétude à mon égard, je n'ose espérer de l'obtenir: mais je ne veux rien avoir à me reprocher vis à-vis de moi non plus que vis-à-vis d' au- trui. Je veux pouvoir me rendre le témoi- gnage que j'ai tenté tous les moyens prati- cables et honnêtes qui pouvoient m'assurer le repos et prévenir les nouveaux orages qu'on me force d'aller chercher.

Je connois, monsieur, les sentimens d'hu- manité dont votre ame généreuse est rem- plie^ je sens tout ce qu'une grâce de cette espèce peut vous coûter à demander ; mais quand vous aurez compris que , vu ma si- tuation , cette grâce en seroit en effet une très grande pour moi, ces mêmes sentira ens qui font votre répugnance me sont garans que vous saurez la surmonter. J'attends , pour prendre définitivement mon parti.

IJO LETTRES

qu'il VOUS plaise de mlionorer de quelque réponse.

Daignez , monsieur , je vous supplie , agréer mes excuses et mon respect.

ïE^a

LETTRE

A U M È M E.

Le 22 octobre 1 765.

J E puis , monsieur , quitter samedi pro- chain Tisle de Saint-Pierre , et je me con- formerai en cela à Tordre de LL. EE. ; mais, vu l'étendue de leurs états et ma triste si- tuation , il m'est absolument impossible de sortir le même jour de l'enceinte de leur territoire. J'obéirai en tout ce qui me sera possible. Si LL. EE. me veulent punir de ne l'avoir pas fait, elles peuvent disposer à leur gré de ma personne et de ma vie : j ai appris à m'attendre à tout de la part des hommes; ils ne prendront pas mon ame au dépourvu. Recevez , homme juste et généreux , le&

DIVERSES. 171:

assurances de ma respectueuse reconnois- sance et cl' un souvenir qui ne sortira jamais de mon cœur.

L E T T Pl E

A U M È M E,

Bienne, le aS octobre «765.

T

J E reçois, monsieur, avec reconnoissance les nouvelles marques de vos attentions et de vos bontés pour moi : mais je n'en pro- fiterai pas pour le présent ; les prévenances et sollicitations de messieurs de Bienne me déterminent à passer quelque temps avec eux , et, ce qui me flatte , à votre voisinage. Agréez, monsieur, je vous supj^'lie, mes xemerciemens , mes salutations et mon res- pect.

b.'/Z 1 E T T R E s

MBi ||| S=S^

LETTRE

A M. D.

Bienne , le 27 octobre ijSSi.

J 'ai cëdé, mon cher hôte, aux caresses et aux solhcitations; je reste à Bienne, résolu d'y passer Thiver , et j'ai heu de croire que je l'y passerai tranquillement. Cela fera quel- que changement dans nos arrangemens ; et, mes effets pouvant me venir joindre avec mademoiselle le Vasseur , je pourrai pen- dant l'hiver faire moi-même le catalogue de mes livres. Ce qui me flatte dans tout ceci est que je reste votre voisin avec l'es- poir de vous voir quelquefois dans vos mo- mens de loisir. Donnez-moi de vos nou- velles et de celles de nos amis. Je vous em- brasse de tout mon cœur.

D I t s R s s I. 273

LETTRE

AU MÊME.

Bienno, lundi aS oatofcre 1765.;

vJn m'a trompe , mon cher hôte. Je pars demdn matin avant qu'on me chasse. Don- nez-moi de vos nouvelles à Basle. Je vous recommande ma pauvre gouvernante. Je ne puis ëcrire à personne , quelque désir que j'en aie ; je n'ai pas même le temps de respirer ni la force . Je vous embrasse.

» I i II

LETTRE A M. D. L. C.

1 L faut , monsieur , que vous ayez une grande opinion de votre éloquence et une bien petite du discernement de l'homme

4^4 LETTRES

dont VOUS VOUS dites enthousiaste , pouf croire l'intéresser en votre faveur par Je petit roman scandaleux qui remplit la moi- tié de la lettre que vous m'avez écrite et par r historiette qui le suit. Ce que j'ap- prends de plus sûr dans cette lettre , c'est que vous êtes bien jeune , et que vous me croyez b en jeune aussi.

Vous voilà, monsieur, avec votre Zélie comme ces saints de votre église qui , dit- on , couchoient dévotement avec des filles , et attisoient tous les feux des ten- tations, pour se mortifier en combattant le désir de les éteindre. J'ignore ce que vous prétendez par les détails indécens que vous m'osez faire; mais il est difficile do les lire , sans vous croire un menteur ou un impuissant.

L'amour peut épurer ]es sens , je le sais; il est cent fois plus facile à uji véritable ama:it d'être sage qu'à un autre homme : Tamonr qui respecte son objet en chérit la pureté -, c'est une perfection de plus qu'il y trouve"*, et (ju'il craint de lui ôter. L'a-' mour- propre dédommage un amant des privations qu'il s'impose, en lui montrant

DIVERSES. 175

Tobjet qu 11 convoite plus digne des sen- timens qu'il a pour lui. Mais si sa maîtresse , une fois livrée à ses caresses , a déjà perdu toute modestie; si son corps est en proie à ses attoucliemens lascifs -, si son cœur brûle de tous les feux qu'ils y portent ; si sa volonté même déjà corrompue la livre à sa discrétion ; je voudrois bien savoir ce qui lui reste à respecter en elle.

Supposons qu'après avoir ainsi souille la personne de votre maîtresse vous ayez ob- tenu sur vous-même fétrange victoire dont vous vous vantez et que vous en ayez le mérite , favez-vous obtenue sur elle , sur ses désirs , sur ses sens même ? Vous vous vantez de l'avoir fait pâmer entre vos bras. (Vous vous êtes donc ménagé le sot plaisir de la voir pâmer seule. Etc'étoit l'épar- gner selon vous? Non , c'étoit Tavilir. Elle est plus méprisable que si vous en eussiez joui. Youdriez-vous d'une femme qui seroit sortie ainsi des mains d'un autre ? Vous ap- pelez pourtant tout cela des sacrifices à la vertu. Il faut c[ue vous ayez d'étranges idées de cette vertu dont vous parlez, et qui ne yous laisse pas même le moindre scrupule

'176 tETTRES

d avoir déshonore la fille d'un homme dont vous mangiez le pain. Vous n'adoptez pas les maximes de THëloïse , vous vous pi*- quez de les braver. Il est faux , selon vous , qu'on ne doit rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. En accordant aux vôtres tout ce qui peut vous rendre coupable , vous ne leur refusiez que ce qui pouvoit vous excuser. Votre exem- ple supposé vrai ne fait point contre la maxime , il la confirme.

Ce joli conte est suivi d'un autre plus vraisemblable , mais que le premier me rend bien suspect. Vous voulez avec Tari; de votre âge émouvoir mon amour-propre , et me forcer , au moins par bienséance , à m'inté- resser pour vous. Voilà , monsieur , de tous les pièges qu'on peut me tendre, celui dans lequel on me prend le moins , sur-tout quand on le tend aussi peu finement. Il y auroit de l'humeur à vous blâmer de la ma- nière dont vous dites avoir soutenu ma cause , et même une sorte d'ingratitude à ne vous en pas savoir gré. Cependant , mon- sieur , mon livre ayant été condamné par votre parlement , vous ne pouviez mettre

trop

DIVERSES. 377

trop de modestie et de circonspection à le défendre; et vous ne devez pas me faire une obligation personnelle envers vous d'une justice que vous avez du rendre à la 'vérité , ou à ce qui vous a paru Tétre. Si j'ëtois sûr que les choses se fussent passées comme vous me le marquez , je croirois de- voir vous dédommager , si je pouvois , d'un préjudice dont je serois en quelque manière 3a cause. Mais cela ne m'engageroit pas à vous recommander sans vous connoître ;, pré- férablement à beaucoup de gens de mérite que je connois , sans pouvoir les servir ; fît je me garderois de vous procurer des «laves , sur-tout s'ils avoiént des sœurs , sans autre garant de leur bonne éducation que ce que vous m'avez appris de vous et la pièce de vers que vous m'avez envoyée. Le libraire à qui vous Tavez présentée a eu tort de vous répondre aussi brutalement qu'il la fait , et l'ouvrage du côté de la composition n'est pas aussi mauvais qu'il l'a paru croire ; les vers sont faits avec fa- cilité; il y en a beaucoup de très bons parmi I beaucoup d'autres foi blés et peu corrects. ÎDu reste il y règne plutôt un ton de déclar- Tome 52. M

178 LETTRES

mation qu'une certaine chaleur d'âme* Zamon se tue en acteur de tragédie : cette mort ne persuade ni ne touche. Tous les sentimens sont tirés de la Nouvelle Héloïse; on en trouve à peine un qui vous appar- tienne , ce qui n est pas un grand signe de la chaleur de votre cœur ni de la vérité de rhistoire. D'ailleurs , si le libraire avoit tort dans un sens , il avait bien raison dans un autre, auquel vraisemblablement il ne songeoit pas. Comment un homme qui se pique de vertu peut-il vouloir publier une pièce d'où résulte la plus pernicieuse mo- rale ; une pièce pleine d'images licencieu- ses que rien n'épure ; une pièce qui tend à persuader aux jeunes personnes que les privautés des amans sont sans conséquence , et qu on peut toujours sarrêter Ton veut ? maxime aussi fausse que dangereuse , et propre à détruire toute pudeur, toute | honnêteté , toute retenue entre les deu] sexes. Monsieur , si vous n'êtes pas ui homme sans mœurs, sans principes, voua ne ferez jamais imprimer vos vers , quoique passables, sans un correctif suffisant pouj en empêcher le mauvais effet.

DIVERSES.' 179

Vous avez des talens sans doute , mais vous n en faites pas un usage qui porte à les encourager. Puissiez-vous , monsieur, en faire un meilleur dans la suite , et qui ne vous attire ni regrets à vous - mêrne ni le blâme des honnêtes gens ! Je vous sa- lue de tout mon cœur.

P. S. Si vous aviez un besoin pressant des deux louis que vous demandiez au li- braire, je pourrois en disposer sans m'in- commoder beaucoup. Parlez -moi naturel- lement ; ce ne seroit pas vous en faire un don, ce seroit seulement payer vos vers au prix que vous y avez mis vous-même.

LETTRE

A M. D.

Strasbourg, le 5 novembre 1765.

J E suis arrivé, mon cher hôte , à Strasbourg samedi tout-à-fait hors d'état de continuer ma route , tant par feffet de mon mal et de

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l8o LETTRES

la fatigue, que parla lièvre et. une clialeiir d'entrailles qui s'y sont jointes. Il m'est aussi impossible d'aller maintenant à Potz- dam qu'à la Chine; et je ne sais plus trop ce que je vais devenir, car probablement on ne me laissera pas long-temps ici. Quand on est une fois au point je suis on n'a plus de projets à faire ; il ne reste qu'à se résoudre à toutes choses et plier la tête sous le pesant joug de la nécessité.

J'ai écrit à milord maréchal ; je voudrois attendre ici sa réponse. Si Ton me chasse , j'irai chercher de l'autre côté du Rhin quel- que humanité, quelque hospitalité: si je n'en trouve plus nulle part, il faudra bien chercher quelque moyen de s'en passer.: Bon jour, non plus mon hôte, mais tou- jours mon ami. George Keith et vous m'at- tachez encore à la vie; de tels liens ne se rompent pas aisément. Je vous embrîisse.

DIVERSES. l8l

LETTRE

AU MÊME.

Strasbourg , le lo novembre 1765.

Jaassurez-vous, mon cher hôte, et rassu- rez nos amis sur les dangers auxquels vous me croyez exposé. Je ne reçois ici que des marques de bienveillance, et tout ce qui commande dans la ville et dans la province parolt s'accorder à me favoriser. Sur ce que m'a dit M. le marëchal que je vis hier, je dois me regarder comme aussi en sûreté à Strasbourg qu'à Berlin. M. Fischer m'a servi avec toute la chaleur et tout le zèle d'un ami , et il a eu le plaisir de trouver tout le monde aussi bien disposé qu'il pou- voit le désirer. On me fait appercevoir bien agréablement que je ne suis plus en Suisse.

Je n'ai que le temps de vous marquer ce mot pour vous rassurer sur mon compte.

Je vous embrasse de tout mon cœur,

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183 LETTRES

LETTRE A M. DAVID HUME.

Strasbourg , le 4 déeembre 1765.

Vos bontés, monsieur, me pénètrent au» tant qu'elles m'honorent. La plus digne réponse que je puisse faire à vos offres est de les accepter, et je les accepte. Je partirai dans cinq ou six jours pour aller me jeter entre vos bras; cest le conseil de milord maréchal, mon protecteur, mon ami, mon père; c'est celui de madame de***^ dont la bienveillance éclairée me guide autant qu'elle me console ; enfin j'ose dire que c'est celui de mon cœur, qui se plaît à devoir beaucoup au plus illustre de mes contem- porains, dont la bonté surpasse la gloire. Je soupire après une retraite solitaire et libre je puisse finir mes jours en paix. Si vos soins bienfaisaiis me la procurent , je jouirai tout ensemble et du seul bieu

DIVERSES. iSo

que mon cœur désire et du plaisir de le tenir de vous. Je vous salue , monsieur , de tout mon cœur.

■EBBBmsaBBa

LETTRE

A M. D'IVERNOIS.

Paris, la 18 décembre 1765.

Avant-hier au soir, monsieur, j'arrivai ici très fatigué, très malade , ayant le plus grand besoin de repos. Je n'y suis point in- cognito, et je n'ai pjas besoin d'y être; je ne me suis jamais caché, et je ne veux pas commencer. Comme j'ai pris mon parti sur les injustices des hommes , je les mets au pis sur toutes choses, et je m'attends à tout de leur part, même quelquefois à ce qui esif bien. J'ai écrit en effet la lettre à M. le bailli de Nidau; mais la copie que vous m'avez envoyée est pleine de contre-sens ridicules et de fautes épouvantables. On volt de quelle boutique elle vient. Ce n'est pas-

M 4

184 LETTRES

la première fabrication de cette espèce , et vous poiiV( z croire que des ^ens si iiers de leurs iniquités ne sont guère honteux de leurs falsifications. 11 court ici des copies plus fidèles de cette lettre qui viennent de Berne et qui font assez d'effet. M. le dauphin lui-même, à qui on la lue dans son lit de mort, en a paru touche , et a dit dessus des choses qui feroient bien rougir mes persécuteurs s'ils les savoient , et qu'ils fussent gens à rougir de quelque chose.

Vous pouvez m'ëcrire ouvertement chez madame Duchesne je suis toujours. Ce- pendant j'apprends à Tinstant que M. l& prince de Conti a eu la bonté de me faire préparer un logement au Temple et qu'il désire que je l'aille occuper. Je ne pourrai guère me dispenser d'accepter cet honneur; mais, malgré mon délogement, vos lettres sous ia même adresse me parviendront également»

DIVERSES. l85

n"'"'^

LETTRE

AU MÊME.

Paris , le jo décembie 1765.

Je reçois, mon bon ami, votre lettre du ^3. Je suis très fâché que vous n'ayez pas ëté voir M. de Voltaire. Avez-vous pu pen-^ ser que cette démarche me feroit de la peine? Que vousconnoissez mal mon cœur! Eh! plîit à Dieu qu'une heureuse réconciliation entre vous, opérëe par les soins de cet homme illustre, me faisant oublier tous ses torts , me livrât sans mélange à mon admiration pour lui! Dans les temps il m'a le plus cruellement traité j'ai toujours eu beau- coup moins d'aversion pour lui que d'amour pour mon pays. Quel qne soit l'homme qui vous rendra la paix et la liberté^ il me sera toujours cher et respectable. Si c'est VoU taire, il pourra du reste nte faire tout le mal qu'il voudra j mes vcçux constans jusqu'à

1 F6 LETTRES

mon dernier soupir seront pour son bon- heur et pour sa gloire.

Laissez menacer les J....: tel fier t qui ne tue pas. Votre sort est presque entre les mains de M. de Voltaire: s'il est pour vous, les J vous feront fort peu de mal. Je vous conseille et vous exhorte , après que vous laurez suffisamment sonde, de lui donner votre confiance. 11 nest pas croyable que, pouvant être fadmiration de l'univers, il veuille en devenir l'horreur : il sent trop bien l'avantage de sa position pour ne pas la mettre à profit pour sa gloire. Je ne puis pen- ser qu'il veuille, en vous trahissant, se cou- vrir d'infamie : en un mot il est votre unique ressource, ne vous l'otez pas. S^il vous tra- hit, vous êtes perdu , je l'avoue; mais vous l'êtes également s'il ne se mêle pas de vous. Livrez-vous donc à lui rondement et fran- chement ; gagnez son cœur par cette con- fiance; prêtez- vous à tout accommodement raisonnable. Assurez les lois et la liberté ; mais sacrifiez l'amour-propre à la paix. Sur- tout aucune mention de moi , pour ne pas aigrir ceux qui me haïssent ; et si M. de Voltaire vous sert comme il le doit, s'il en-

DIVERSES. 187

tend sa gloire, comblez -le d'honneurs, et consacrez à Apollon pacificateur, Phœbo pacatori^ la médaille que vous m'aviez destinée.

'LETTRE

AU MÊME.

ChiswicK, le 29 janvier 1766.

Je suis arrivé heureusement dans ce pays; j'y ai été accueilli , et j'en suis très content: mais ma santé, mon humeur, mon état, demandent que je m'éloigne de Londres; et , pour ne plus entendre parler s'il est possible de mes malheurs , je vais dans peu me confiner dans le pays de Galles. Puisse -je y mourir en paix! c'est le seul vœu qui me reste à faire. Je vous embrasse tendrement.

l88 LETTRES

LETTRE

A M. H U M E.

■\Vootton , le aa mars 1766,

Vous voyez déjà, mon cher patron, par la date de ma lettre que je suis arrivé au lieu de ma destination ; mais vous ne pouvez voir tous les charmes que j'y trouve; il fau- droit connoître le lieu et lire dans mon cœur. Vous y devez lire au moins les senti- mens qui vous regardent et que vous avez si bien mérites. Si je vis dans cet agréable asyle aussi heureux que je Tespere, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un homme heureux c'est mériter de Fêtre. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout co que vous avez fait pour moi ! Seul , j'aurois pu trou- ver de rhosj)italit('' peut-être; mais je ne Taurois jamais aussi bien goûtée qu'en la tenant de votre amitié. Conservez -la moi

DIVERSES. iSgi

toujours, mon clier patron: aimez -moi pour moi qui vous dois tant, pour vous- même; aimez-moi pour le bien que vous m'avez fait. Je sens tout le prix de votre sincère araitië; je la désire ardemment; j'y veux répondre par toute la mienne j et je sens dans mon cœur de quoi vous convain- cre un jour qu elle n'est pas non plus sans quelque prix. Comme ^ pour des raisons dont nous avons parlé , je ne veux rien recevoir par la poste , je vous prie , lorsque vous ferez la bonne œuvre de m'écrire , de remettre votre lettre à M. Davenport. L'af- faire de ma voiture n'est pas arrangée , parceque je sais qu'on m'en a imposé: c'est une petite faute qui peut n'être que l'ou- vrage d'une vanité obligeante quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trempé , je vous conseille de quitter une fois pour toutes ces petites ruses qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en pièges contre la simplicité. Je vous embrasse, mon cher patron, avec Je même cœur que j'espère et désire trouver en vous.

igO LETTRES

LETTRE

AU MÊME.

Wootton , le 29 mars 1 766.

V OU S avez vu, mon cher patron, par lat lettre que M. Davenport a diï vous remet- tre, combien je me trouve ici placé selon mon goût. J'y serois peut-être plus à mon aise si l'on v avoit moins d'attentions: mais les soins d'un si galant homme sont trop obligeans pour s'en fâcher; et, comme tout est nièlé dii^convéniens dans la vie, celui d'être trop bien est un de ceux qui se tolè- rent le plus aisëment. J'en trouve un plus grand à ne pouvoir me faire bie.i entendre des domesticjues , ni sur-tout entendre un mot de ce qu'ils me disent. Heureusement mademoiselle le Vasseur me sert d'iuter- prête, et ses doigts parlent mieux que ma langue. Je trouve même à mon ignorance un avantage qui pourra faire compensation , c'est d'écarter les oisifs en les ennuyant.

DIVERSES. 191'

J^ai eu hier la visite de M. le ministre , qui , voyant que je ne lui parlois que françois, n a pas voulu me parler anglois , de sorte que Tentrevue s'est passée à-peu-près sans mot dire. J'ai pris goût à l'expédient; je m'en servirai avec tous mes voisins si j'en ai, et, dusse- je apprendre l'anglois, je ne leur parlerai que françois , sur-tout si j'ai le bonheur qu'ils n'en sachent pas un mot. C'est à-peu-près la ruse des singes , qui, disent les Nègres, ne veulent pas parler quoiqu'ils le puissent , de peur qu'on ne les fasse travailler.

Il n'est point vrai du tout que je sois con- venu avec M. Gosset de recevoir un modèle en présent. Au contraire je lui en deman- dai le prix, qu'il me dit être d'une guinée et demie , ajoutant qu'il m'en vouloit faire la galanterie , ce que je n'ai point accepté. Je vous prie donc de vouloir bien lui payer le modèle en question , dont M. Daven- port aura la bonté de vous rembourser. S'il n'y consent pas , il faut le lui rendre et le faire acheter par une autre main. II est des- tiné pour M. du Peyrou , qui depuis long- temps désire avoir mon portrait, et en a fait

îg2 LETTRES

faire un en miniature qui n'est point du tout ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que lui ; mais je suis fâché que vous m'ayez ôte par une diligence aussi llatteuse le plaisir de remplir le même devoir envers vous. Ayez la bonté , mon cher patron , de faire remet- tre ce modèle à messieurs Guinand et Han- key , Lutle-Saint' Helleiïs Bishopsgate- Street , pour fenvoyer à M. du Peyrou par la première occasion sure. Il gelé ici depuis que j 'y suis ; il a neigé tous les jours ; le vent coupe le visage : maigre cela j'airaerois mieux habiter le trou d'un des lapins de cette garenne que le plus bel appartement de Londres. Bon jour, mon cher patron ; je vous embrasse de tout mon cœun

LETTRE

DIVERSES. 195

LETTRE

A MILORD***.

Le 7 avril 1 76^,

y^E n'est plus de mon chien qu'il s'agit , niilord , c'est de moi-même. Vous verrez par la lettre ci-jointe pourquoi jesouhaite qu'elle paroisse dans les papiers publics , sur-tout dans le Saint- James'sChronicle , s'il est pos- sible. Cela ne sera pas aisé , selon mon opi- nion , ceux qui m'entourent de leurs embû- ches ayant ôté à mes vrais amis et à moi- même tout moyen de faire en tendre la voix de la vérité. Cependant il convient que le public apprenne qu'il y a des traîtres secrets qui, sous le masque d'une amitid perfide, travaillent sans relâche à me déshonorer. Une fois averti , si le public veut encore être trompé, qu'il le soit : je n'aurai plus rien à lui dire. J'ai cru , milord , qu'il ne seroit pas au-dessous de vous de m'accorder votre Tome 32, N

194 LETTRES

assistance en cette occasion. A notre pre* miere entrevue , vous jugerez si je la mé- rite et si j'en ai besoin. En attendant ne dédaignez pas ma confiance, on ne m'a pas appris à la prodiguer ; les trahisons que j'é- prouve doivent lui donner quelque prix.

LETTRE

A l'auteur du SAINT-JAMEs's CHRONICLE,

"WoottoD , le 7 ayril 1766.

Vous avez manqué , monsieur , au respect que tout particulier doit aux lêres couron- nées , en attribuant publiquement au roi de Prusse une lettre pleine d'extravagance et de méchanceté , dont par cela seul vous deviez savoir qu'il ne pouvoit être l'auteur. Vous avez même osé transcrire sa signature, comme si vous Taviez vue écrite de sa main. Je vous apprends, monsieur, que cette let- tre a été fabriquée à Paris , et^ ce qui navre

DIVERSE tt)5

^ d''cliire mon cœur , que Timposteur a dés - complices en Angleterre.

Vous devez au roi de Prusse, à la vérité, à moi , d'imprimer la lettre que je vous écris et que je signe , en réparation d'une fauto que vous vous reprocheriez sans doute si vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez Tinstrument. Je vous fais , monsieur, mes sincères salutations.

L ET T R E A LORD***.

Wootton , le 19 avril lyffS.

J E ne sauroîs , milord , attendre votre re* tour à Londres pour vous faire fes remer- cîeniens que je vous dois. Vos bontés m'ont convaincu que j'avois eu raison de compter sur votre générosité. Pour excuser l'indis- crétion qui m'y fait recourir, il suffit de jeter uu coup- d'oeil sur ma situation. Trompé

N'a ^

JgS L E T T R E-'S

par des traîtres qui , ne pouvant me déslio' norer dans les lieux j'avois vëcu, m'ont entraîné dans un pays je suis inconnu et dont j'ignore la langue , afin d'y exécuter plus aisément leur abominable projet , je me trouve jeté dans cette isle après des mal- heurs sans exemple. Seul , sans appui, sans amis, sans défense, abandonné à ia témé- rité des jugemens publics , et aux effets qui en sont la suite ordinaire, sur- tout chez un peuple qui naturellement n'aime pas les étrangers, j'avois le pi us grand besoin d'ua protecteur qui ne dédaignât pas ma con- fiance; et pouvois-je mieux le chercher que parmi cette illustre noblesse à laquelle je me plaisois à rendre honneur avant de penser qu'un jour j aurois besoin d'elle pour m'aider à défendre le mien ?

Yous me dites , milord, qu'après s'être un peu amuse, votre public rend ordinai- rement justice : mais c'est un amusement bien cruel, ce me semble , que celui qu'on prend aux dépens des infortunés ; et ce n'est pas assez de linir par rendre justice quand on commence par en manquer. J apponois au sein de votre nation deux grands droits

DIVERSES. IQT"

qu'elle etit respecter davantag-e; le droit sacré de Thospitalité, et celui des égards que l'on doit aux malheureux ; j'y apportois Testime universelle et le respect méaie de mes ennemis. Pourquoi m'a- t-on dépouillé chez vous de tout cela ? Qu'ai-je fait pour mériter un traitement si cruel ? En quoi me suis-je mal conduit à Londres , l'on me traitoit si favorablement avant que j'y fusse arrivé ? Quoi ! milord , des diffama- tions secrètes , qui ne devroient produire qu'une juste horreur pour les fourbes qui les répandent , suffiroient pour détruire l'effet de cinquante ans d'honneur et de mœurs honnêtes ! Non ; les pays Je suis connu ne me jugeront point d'après votre public mal instruit ; l'Europe entière con- tinuera de me rendre la justice qu'on me re- fuse en Angleterre; et l'éclatant accueil que, malgré le décret, je viens de recevoir à Paris à mon passage, prouve que par-tout ou ma conduire est connue , elle m'attire l'honneur qui m'est dû. Cependant si le public fran- çois eût été aussi prompt à mal juger que le vôtre , il en eût eu le même sujet. L'année

N 5

l^S LETTRES

dernière on fit courir à Genève un libelle (i) affreux sur ma conduite à Pans. Pour toute yéponseï je fis imj^riiner ce libelle à Paris même. Il y fut reçju comme il méritoit de Têtre ; et il semble que tout ce ([ue les deux sexes ont d'illustre et de vertueux dans cette capitale ait voulu me venger par les plus grandes marques d'estime des outrages de mes vils ennemis

Vous direz , milord , qu'on me connoît à Paris et qu'on ne me connoît pas à Londres: voilà précisément de quoi je me plains. On B^ôte poirU à un homme d'honneur , sans le connoître et sans l'entendre, 1 estime pu- blique dont il jouit. Si jamais je vis en An- gleterre aussi long temps que j'ai vécu en France , il faudra bien c|u'ei.fin votre public me rende son estime : mais quel gré lui en saurai-je lorsque je l'y aurai Iok é ?

Pardonnez, milord, cette longue lettre: me pardonnent z vous mieux d'être indiffé- rent à ma réputation dans votre pays ? Les Anglois valent bien qu'on soit fâché de les voir injustes , et qu'afin qu'ils cessent de

i I IP

(i) Senfimens des citoyens.

DIVERSES. 199

Têtre on leur fasse sentir combien îls le sont. Milord, les malheureux sont malheu- reux par-tout. En France on les décrète ; en Suisse on les lapide ; en Angleterre on les déshonore : c'est leur vendre cher Fhospi- talité.

LETTRE

A M"' DE L U Z E.

Wootton , le 10 mai 1766.

Ôuis-JE assez heureux, madame, pour que vous pensiez quelquefois à mes torts et pour que vous me sachiez mauvais gré d'un si long silence? J'en seroi^ trop puni si vous n'y étiez pas sensible. Dans le tumulte d'une vie orageuse , combien j'ai regretté les douces heures que je passois près de vous ! combien de fois les premiers mo- mens du repos après lequel je soupirois ont été consacrés d'avance au plaisir de vous écrire ! J'ai maintenant celui de remplir cet

N 4

zoo LETTRES

engagement , et les agrémens du lieu que j'habite m'invitent à m y occuper de vous , madame , et de M. de Luze qui m'en a fait trouver beaucoup à y venir. Quoique je n'aie point directement de ses nouvelles, j'ai su qu'il étoit arrivé à Paris en bonne santë , et j'espère qu*au moment oii j'écris cette lettre, il est heureusement de retour près devons. Quelque intérêt que je prenne à ses avantages je ne puis m'empêcher de lui en- vier celui-là , et je vous jure, madame , que cette paisible retraite perd pour moi beau- coup de son prix quand je songe qu'elle est à trois cents lieues de vous. Je voudrois vous la décrire avec tous ses charmes , afin de vous tenter , je n'ose dire de m'y venir voir, mais de la venir voir , et moi j'en proHle- rois.

Figurez - vous , madame , une maison seule , non fort grande , mais fort propre , bâtie à rni-côte sur le penchant d'un vallon dont la pente est assez interrompue pour laisser des promejiades de plain-pied sur la plus belle pelouse de l'univers. Au de- vant de la maison règne une grande ter- rasse , d'où Toeil suit dans une demi-cir-

DIVERSES. 201

coivfcrence quelques lieues d'un paysage formé de prairies , d'arbres , de fermes éparses , de maisons plus ornées , et bordée en forme de bassin par des coteaux élevés qui bornent agréablement la vue quand elle ne pourroit aller au-delà. Au fond du vallon, qui sert à la fois de garenne et de pâturage , on entend murmurer un riiis- S'eau, qui d'une montagne voisine vient couler parallèlement à la maison , et dont les petits détours, les cascades, sont dans une telle direction que des fenêtres et la terrasse fœil peut assez long-temps sui- vre son cours. Le vallon est garni par pla- ces de rochers et d'arbres Ton trouve des réduits délicieux , et qui ne laissent pas de s'éloigner assez de temps en temps du ruisseau pour offrir sur ses bords des promenades commodes à l'abri des vents et même de la pluie , en sorte que par les plus vilains temps du monde je vais tran- quillement herboriser sous les roches avec les moutons et les lapins ; mais, hélas! ma- dame , je ne trouve point de scordium.

Au bout de la terrasse à gauche sont les bâtimens rustiques et le potager ; à droite

a02 LETTRES

sont des bosquets et un jet-d'eau. Derrière la maison est un pré entouré d'aue lisière de bois , laquelle tournant au drlà du val- lon couronne le parc , si Ton peut donner ce nom à une enceinte à laquelle on a laissé toutes les beautés de la nature. Ce pré mené, à travers un petit village qui dépend de la maison , à une montagne qui en est à une demi-lieue et dans laquelle sont diverses mines de plomb que Ton exploite. Ajoutez qu aux environs on a le choix des prome- nades , soit dans dps prairies charmantes , soit dans les bois , soit dans des jardins à Tangloise , moins ppignés mais de meilleur goût que ceux des François.

La maison , quoique petite , est très logea- ble et bien distribuée. Il y a dans le milieu delà façade un avant-corps à Tangloise, par lequel la chambre du maître de la maison et la mienne qui est au-dessus ont une vue de trois côtés. Son appartement est com- posé de plusieurs picces sur le devant et d'un grand sallon sur le derrière ; le mien est distribué de même , excepté que je n'oc- cupe que deux chambres entre lesquelles et le salon est une espèce de vestibule ou ^

D I V S R S E i. 20i>

d'antichambre fort singulière, ëclairëe par une large lanterne de vitrage au milieu du toit.

Avec cela , madami , je dois vous dire qu'on fait ici bonne cliere à la mode du pays , c'est-à-dire simple et saine, préci- sément <:omme il me la faut. Le pays est humide et froid : ainsi les légumes ont peu de goi^t , le gibier aucun ; mais la viande y est excellente , le laitage abondant et bon. Le maître de cette maison la trouve trop sauvage et s'y tient peu. Il en a de plus riantes qu'il lui préfère , et auxquelles je la préfère , moi , par la même raison. J'y suis non seulement le maître , mais mon maître, ce qui est bien plus. Point de grand village aux environs ; la ville la plus voisine en est à deux lieues ; par conséquent peu de voisins désœuvrés. Sans le ministre , qui m'a pris dans une affection singulière , je serois ici dix mois de l'année absolument seul.

Que pensez- vous de mon habitation , ma- dame? la trouvez- vous assez bien choisie.^ et ne croyez vous pas que pour en préférer «ne autre il faille être ou bien sage ou bien

204 LETTRES

fou? bien, madame, il s'en prépare un» peu loin du Biez , plus près du Tertre , que je regretterai sans cesse , et , malgré Ven- vie, mon cœur liabitera toujours. Je ne la regretterois pas moins quand celle ci m'of- friroit tous les autres biens possibles , ex- cepté celui de vivre avec ses amis. «Mais au reste, après vous avoir peint le beau côté, je ne veux pas vous dissimuler qu'il y en a d autres , et que, comme dans toutes les choses de la vie , les avantai^es y sont mêlés d'inconvéniens. Ceux du climat sont grands; il est tardif et froid; le pays est beau , mais triste; la nature y est engourdie et pares- seuse. A peineavons-nous déjades violettes, les arbres n'ont encore aucunes ftuilles , jamais on n'y entend de rossignols. Tous les signes du printemps disparoissent de- vant moi. Mais ne gâtons pas le tableau vrai que je viens de faire ; il est pris dans le point de vue oii je veux vous montrer ma demeure , afin que vos idées s'y promènent avec plaisir. Ce n'est qu'auprès de vous, madame , cjue je pouvois trouver une so- ciété préférable à la solitude. Pour la for- mer dans cette province il y faudroit traus:»

DIVERSE S. £o5

porter votre famille entière, une partie de Neiichatel , et presqu-e tout Yverdun. En- core après cela, comme Thomme est insa- tiable, me faudroit-il vos bois, vos monts, vos vignes , enfin tout, juscju'aulac et ses poissons. Bonjour, madame; mille tendres salutations à M. de Luze. Parlez quekjue- fois avec M"*^ de Froment et M™^ de Sandoz de ce pauvre exilé. Pourvu qu'il ne le soit jamais de vos cœurs , tout autre exil lui sera supportable.

LETTRE

M. LE GENERAL

C O N W A Y.

Le 12 mai 1766»

Mo

N s lE U R

Vivement touche des grâces dont il plaît à S. M. de m honorer , et de vos bontés qui me les ont attirées, j"y trouve dès à préseiit

306 LETTRES

ce bien prëcieux à mon cœur d'intéresser à mon sort le meilleur des rois et l'homme le plus digne d'être ajmë de lui. Voilà , mon- sieur, un avantage que je ne mériterai point de perdre: mais il faut vous parler avec la franchise que vous aimez. Après tant de malhem-s je me croyois préparé à tous les ëvènemens possibles : il m'en arrive pour- tant que je n'avois pas prévus et qu'il n'est pas même permis à un lionnête homme de prévoir. Ils m'en affectent d'autant plus cruellement ; et le trouble ils me jettent m'ôtant la liberté d'esprit nécessaire pour' me bien conduire, tout ce que me dit la raison dans un état aussi triste est de sus- pendre ma résolution sur toute affaire im- portante , telle qu'est pour moi celle dont il s'agit. Loin de me refuser aux bienfaits du roi par l'orgueil qu'on m'impute, je le met- trois à m'en glorifier; et tout ce que j'y vois de pénible est de ne pouvoir m'en lionorer aux yeux du public comme aux miens pro- pres. Mais lorsque je les recevrai je veux pouvoir me livrer tout entier aux sentimens qu'ils m'inspirent, et n'a\o r le cœur plein que des bontés de S. M. et des vôtres : je no

DIVERSES.- '207

craîns pas que cette façon de penser les puisse altérer. Daignez donc, monsieur,- rue les conserver pour des temps plus heu- reux. Vous connoîtrez alors que je n'ai dif- féré de m'en prévaloir que pour tâcher de m'en rendre plus digne.

Agréez, monsieur^ je vous supplie, mes très humbles salutations et mon respect.

L ET T R E

A M. HUME.

Le a3 juin 176a.

Je croyois que mon silence interprété par votre conscience endisoit assez: mais puis- qu'il entre dans vos vues de ne pas l'enten- dre , je parlerai.

Je vous connois, monsieur, et vous ne l'ignorez pas. Sans liaisons antérieures, sans querelles, sans démêlés, sans nous connol- tre autrement que par la réputation litté- raire, vou« vous empressez à m'offrirdans

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mes malheurs vos amis et vos soins : tou* ché de votre générosité je me jetle entre vos bras ; vous m'amenez en Angleterre, en apparence pour m'y procurer un asyle , et en eflet pour m'y déslionorer. Vous vous appliquez à cette noble œuvre avec un zèle digne de votre cœur et avec un art digne de vos talens. Il n'en falloit pas tant pour réus- sir : vous vivez dans le grand monde , et moi dans la retraite : le public aime à être trompé; et vous êtes fait pour le tromper. Je con- nois pourtant un homme que vous ne trom- perez pas, c'est vous-même. Vous savez avec fjuellc horreur mon cœur repoussa le pre- mier soupçon de vos desseins. Je vous dis, en vous embrassant les yeux en larmes , que vous n'étiez pas le meilleur des hommes il faudroit que vous en fussiez le plus noir. En pensant à votre conduite secrète, vous vous direz quelquefois que vous n'êtes pas le meilleur des hommes ; et je doute qu'a- vec celte idée vous en soyez jamais le plus heureux.

Je laisse un libre cours aux manœuvres de vos amis et aux vôtres , et je vous aban- donne avec peu de regret ma réputation du- rant

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DIVERSES. 209

rant ma vîe, bien sûr qu'un jour on nous rendra justice à tous deux. Quant aux bons offices en matière d'intérêt avec lesquels vous vous masquez, je vous en remercie et vous en dispense. Je me dois le n'avoir plus de commerce avec vous, et de n accepter, pas même à mon avantage , aucune affaire dont vous soyez le médiateur. Adieu, mon- sieur : je vous souhaite le plus vrai bonlieur ; mais comme nous ne devons plus rien avoir à nous dire , voici la dernière lettre que vous recevrez de moi.

LETTRE

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A M. DAVENPORT.

Wootton, lea jiiillet 1766.

Je vous dois, monsieur, toutes sortes de

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Tome 52. ' O

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ao8 LETTRES

mes malheurs vos amis et vos soins : tou-- ché de votre générosité je me jette entre vos bras ; vous m'amenez en Angleterre, en apparence pour m'y procurer un asyle , et en effet pour m'y déslionorer. Vous vous appliquez à cette noble œuvre avec un zèle digne de votre cœur et avec un art digne de vos talens. II n'en falloit pas tant pour réus- sir : vous vivez dans le grand monde , et moi dans la retraite : le public aime à être trompé; et vous êtes fait pour le tromper. Je con- nois pourtant un homme que vous ne trom- perez pas, c'est vous-même. Voussavezavec ([uellc horreur mon cœur repoussa le pre- mier soupçon de vos desseins. Je vous dis, en vous embrassant les yeux en larmes , que si vous n'étiez pas le meilleur des hommes il faudroit que vous en fussiez le plus noir. En pensant à votre conduite secrète, vous vous direz quelquefois que vous n'êtes pas le meilleur des hommes ; et je doute qu'a- vec cette idée vous en soyez jamais le plus heureux.

Je laisse un l'bre cours aux manœuvres de vos amis et aux vôtres , et je vous aban- donne avec peu de regret ma réputation du- rant

DIVERSES. 209

rant ma vîe , bien sûr qu'un jour on nous rendra justice à tous deux. Quant aux bons offices en matière d'intérêt avec lesquels vous vous masquez, je vous en remercie et vous en dispense. Je me dois le n'avoir plus de commerce avec vous, et de n'accepter, pas même à mon avantage , aucune affaire dont vous soyez le médiateur. Adieu, mon- sieur : je vous souhaite le plus vrai bonlieur ; mais comme nous ne devons plus rien avoir à nous dire , voici la dernière lettre que vous recevrez de moi.

LETTRE

A M. DAVENPORT.

Wootton, le 2 juillet 1766.

Je vous dois, monsieur, toutes sortes de déférences ; et puisque M. Hume demande absolument une explication , peut-être la lui dois je aussi : il l'aura donc , c'est sur quoi vous pouvez compter. Mais j'ai besoin de Tome 52. ' O

210 L E 1" T R E S

quelques jours pour me remettre , car en vé- rité les forces me manquent tout-à-fait. Mille très humbles salutations.

LETTRE A M. DAVID HUME.

"Wootton , le lo juillet 1766.

Je suis malade, monsieur, et peu en état d'écrire; mais vous voulez une explication, il faut vous la donner. Il n'a tenu qu'à vous defavoir depuis long-temps ; vous n'en vou- lûtes point alors, je me tus : vous la voulez aujourd'hui, je vous renvoie. Elle sera lon- gue, j'en suis iâchë; mais j'ai beaucoup à dire et je n'y veux pas revenir à deux fois. Je ne vis point dans le monde; j'ignore ce qui s'y passe; je n'ai point de parti, point d'associé, point d'intrigue; on ne me dit rien, jenesaisquece que je sens ; mais comme on me le fait bien sentir, je le sais bien. Le pre- mier soin de ceux qui trament des noirceurs est de se mettre à couvert des preuves juridi.-

DIVERSES. 211

ques; il ne feroit pas bon leur intenter pro- cès. La conviction intt^rieure admet un au- tre genre de preuves qui règlent les senti- niensd'un honnételiomme. Vous saurezsur quoi sont fondés les miens.

Vous demandez avec beaucoup de con- fiance qu'on vous nomme votre accusa- teur. Cet accusateur, monsieur, est le seul homme au monde qui déposant contre vous pouvoit se faire écouter de moi ; c'est vous- même. Je vais me livrer sans réserve et sans crainte à mon caractère ouvert ; ennemi de tout artifice , je vous parlerai avec la même franchise que si vous étiez un autre en qui j'eusse toute la confiance que je n'ai plus en vous. Je vous ferai Thistoire des mouvemens de mon ame et de ce qui les aproduits; et nom- mant M. Hume en tierce personne, je vous fe- rai juge vous-même de ce que je dois penser •de lui. Malgré la longueur de ma lettre je n'y suivrai point d'autre ordre que celui de mes idées, commençant par les indices et finis- sant par la démonstration.

Je qulttois la Suisse, fatigué de traite- meiis barbares, mais qui du moins ne met- toient en péril que ma personue et la'ssoient

O 2

212 LETTRES

mon honneur en sûreté. Je suivois les mon- vemens de mon cœur pour aller joindre mi- lord maréchal, quand je reçus à Stiasbourpj de M. Hume l'invitation la plus tendre de passer avec lui en Angleterre il me pro- mettoitraccueil le plus agréable, et plus de tranquillité que je n'y en ai trouvé. Je balan- çai entre l'ancien ami et le nouveau , j'eus tort; je préférai ce dernier, j'eus plus grand tort : mais le désir de connoître par moi- même une nation célèbre dont on niedisoit tant de mal et tant de bien l'emporta. Sur de ne pas perdre George Keith, j'étois flatté d'acquérir David Hume. Son mérite, ses rares talens, l'honnêteté bien établie de son caractère, me faisoient désirer de joindre son amitié à celle don!: m'honoroit son illustre compatriote ; et je me faisois une sorte de gloire de montrer un bel exemple aux gens de lettres dans l'union sincère de deux honv mes dont les principes étoient si différens. Avant l'invitation du roi de Prusse et de milord maréchal, incertain sur le lieu de ma retraite , j 'a vois demandé et obtenu par mes amis un passe-port de la cour de France dont je me servis pour aller à Paris joindre

DIVERSES. 2l3

M. Hume. Il vit, et vit trop peut-être , Fac- cueil que je reçus d'un grand prince, et, j'ose dire, du public. Je me prêtai par de- voir mais avec répugnance à cet éclat, ju- geant combien Tenvie de mes ennemis en seroit irritée. Ce fut un spectacle bien doux pour moi que Taugmentation sensible de bienveillance pour M. Hume, que la bonne œuvre qu'il alloit faire produisit dans tout Paris. Il de voit en être touché comme moi ; je ne sais s'il le fut de la même manière.

Nous partons avec un de mes amis qui presque uniquement pour moi faisoit le voyage d'Angleterre. En débarquant à Dou* vres, transporté de toucher enfin cette terre de liberté et d'y être amené par cet homme illustre , je lui saute au cou , je l'embrasse étroitement sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers et de larmes qui par- loient assez. Ce n'est pas la seule fois ni la plus remarquable il ait pu voir en moi les saisissemens d'un cœur pénétré. Je ne sais ce qu'il fait de ces souvenirs s'ils lui viennent; j'ai dans lesprit qu'il en doit quelquefois être importuné.

Nous sommes fêtés arrivant à Londres.

G 5

214 LETTRES

On s'empresse dans tous les états à me mar- quer de la bienveillance et de Testime. M. Hume me présente de bonne grâce à tout le monde: il étoit naturel de lui attri- buer, comme je faisois, la meilleure partie de ce bon accueil ; mon cœur étoit plein de lui , j'en parlois à tout le monde , j'en écri- vois à tous mes amis ; mon attachement pour lui prenoit chaque jour de nouvelles forces; le sien paroissoit pour moi des plus tendres , et il m'en a quelquefois donné des marques dont je me suis senti très touché. Celle de faire faire mon portrait en grand ne fut pourtant pas de ce nombre. Cette fantaisie me parut trop affichée, et j'y trou- vai je ne sais quel air d'ostentation qui ne me plut pas. C'est tout ce que j'aurois pu passer à M. Hume s'il eût éié homme à jeter son argent par les fenêtres et qu'il eût eu dans une galerie tous les portraits de ses anus. Au reste j'avouerai sans peine qu'en cela je puis avoir tort.

Mois ce qui me parut un acte d'amitié et de gruérosité des jihis \rais et des jjIus estimalles, des phis dignes en un mot de M. Hume, ce fut le soin qu'il prit de solli-

DIVERSES. Zl5

citer pour moi de lui-même une pension du roi , à laquelle je n'avois assurément aucun droit d'aspirer. Témoin du zèle qu'il mita cette affaire j'en fus vivement pénétré : rien ne pouvoit plus me flatter qu'un service de cette espèce, non pour l'intérêt assuré- ment, car, trop attaché peut-être à ce que je possède , je ne sais point désirer ce que je n'ai pas, et ayant par mes amis et par mon. travail du pain suffisamment pour vivre, je n'ambitionne rien de plus ; mais l'hon- near de recevoir des témoignages de bonté, je ne dirai pas d'un si grand monarque , mais d'un si bon père, d'un si bon mari , d'un si bon maître , d'un si bon ami , et sur-tout d'un si honnête homme, m'affec- toit sensiblement; et quand je considérois encore dans cette grâce que le ministre qui l'avoit obtenue étoit la probité vivante, cette probité si utile aux peuples et si rare dans son état, je ne pouvois que me glori- fier d'avoir pour bienfaiteurs trois des hom- mes du monde que j'aurois le plus désirés pour amis. Aussi, loin de me refuser à la pension offerte , je ne mis pour l'accepter qu'une condition nécessaire , savoir uu

0 4

21 ^* LETTRES

consenteinent, dont sans manquer à mon devoir je ne pouvois me passer.

Honoré âo.s empressemens de tout le monde je tàcliois d'y répondre convena- blement. Cependant ma mauvaise santë et riiabitude de vivre à la campagne me firent trouver le séjour de la ville incommode. Aussitôt les maisons de campagne se pré- sentent en foule ; on m'en offre à choisir dans toutes les provinces. M. Hume se charge des propositions; il me les fait, il me conduit même à deux ou trois campa- gnes voisines: j'hésite long- temps sur le choix; il augmentoit cette incertitude. Je me détermine enfin pour cette province ; et d'abord M. Hume arrange tout , les em- barras s'applanissent; je pars, j'arrive dans cette habitation solitaire, commode, agréa- ble: le maître de la maison prévoit tout, pourvoit atout; rien ne manque. Je suis tranquille, indépendant: voilà le moment si désiré on tons mes maux doivent finir. Non, c'est qu'ils corjimencent , phjs crneîs que je ne les avois encore éprouvés.

J'ai parlé jusqu'ici d'abondance de cœur et rendant avec le plus grand plaisir justice

DIVERSES. 2'7

aux bons oiTices de M. Hume. Que ce qui me reste à dire n est-il de même nature ! Piieu ne me coûtera jamais de ce qui pourra r honorer. Il n'est permis de marchander sur Je prix des bienfaits que quand on nous accuse d'ingratitude , et M. Hume m'en accuse aujourd'hui. J'oserai donc faire une observation qu'il rend nécessaire. En appré- ciant ses soins par la peine et le temps qu'ils lui contoient, ils étoient d'un prix inestima- ble, encore plus par sa bonne volonté: pour le bien réel qu'ils m'ont fait, ils ont plus d'apparence que de poids. Je ne venois point comme un mendiant quêter du pain en Angleterre, j'y apportois le mien; j'y venois absolument chercher unasyle, et il est ouvert à tout étranger: d'ailleurs je n'y étois point tellement inconnu, qu'arrivant seul j'eusse manqué d'assistance et de ser- vices. Si quelques personnes m'ont recherché pour M. Hume, d'autres aussi m'ont recher- ché pour moi; et, par exemple, c{uand M. Davenport voulut bien m'offrir l'asyle que j'habite, ce ne fut pas pour lui qu'il ne connoissoit point, et qu'il vit seulement pour le prier de faire et d'appuyer son obli-

2]8 LETTRES

géante proposition. Ainsi, quand M. Hnme tâche aujourdlmi d'aliéner de moi cet hon- nête homme , il cherche à m'ôter ce qu'il ne m'a pas donné. Tout ce qui se fait de bien se seroit fait sans lui à- peu -près de même et peut-être mieux : mais le mal ne se fût point fait; car pourquoi ai-je des en- nemis en Angleterre? pourquoi ces ennemis sont-ils précisément les amis de M. Hume? Qui est-ce qui a pu m'attirer leur haine? Ce n'est pas moi , qui ne les vis de ma vie et qui ne les connois pas ; je n'en aurois aucun si j'y étois venu seul.

J'ai parlé jusqu'ici de faits publics et no- toires qui par leur nature et par ma recon- noissance ont eu le plus grand éclat :. ceux qui me restent à dire sont non seulement particuliers, mais secrets, du moins dans leur cause ^ et l'on a pris toutes les mesures possibles pour qu'ils restassent cachés au public ; mais bien connus de la personne intéressée , ils n'en opèrent pas moins sa propre conviction.

Peu de temps après notre arrivée à Lon- dres, j'y remarquai dans les esprits à mon égard un changement sourd qui bientôt der

DIVERSES. 219

vînt très sensible. Avant que je vinsse en Angleterre elle étolt un des pays de FEii- rope j\ivo:s le plus de réputation , j'ose presque dire déconsidération. Les papiers publics ëtoient pleins de mes éloges, et il n'y avoit qu'un cri contre mes persécuteurs. Ce ton se soutint à mon arrivée -, les pa- piers Tannoncerent en triomphe ; l'Angle- terre s'honoroit d'être mon refuge, elle en glorifioit avec justice ses lois et son gouver- nement. Tout-à-coup, et sans aucune cause assignable , ce ton change , mais si fort et si vite , que dans tous les caprices du public on n'en voit guère de plus étonnant. Le signal fut donné dans un certain magasin , aussi plein d'inepties que de mensonges , l'auteur bien instruit ou feignant de fétre me donnoif pour fils de musicien. Dès ce mo- ment les imprimés ne parlèrent plus de moi que d'une manière équivoque ou mallion- nête. Tout ce qui avoit trait à mes malheurs étoit déguisé , altéré , présenté sous un faux jour, et toujours le moins à mon avantage qu'il étoit possible. I^oin de parler de Fac- cueil que j'avois reçu à Paris, et qui n'avoit fait que trop de bruit , on ne supposoitpas

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même que j'eusse osé paroître tîans cette ville , et ua des amis de M. Hume fut très surpris quand je lui dis que j'y avois passé. Trop accoutume à Tinconslance du pu- blic pour m'en affecter encore , je ne lais- sois pas d'être étonné de ce changement si brusque , de ce concert si singulièrement unaiiuiie , que pas un de ceux qui nVavoieiit tant loué absent ne parût, moi présent, se souvenir de mon existence. Je trouvois bizarre que précisément après le retour de M. Hume, qui a tant de crédit à Londres , tant d'influence sur les gens de lettres et les libraires et de si grandes liaisons avec eux, sa présence eût produit un effet si contraire à celui qu'on en pouvoit attendre , que , parmi tant d'écrivains de toute espèce, pas un de ses amis ne se montrât le mien : et l'on voyoit bien ({ue ceux qui parloient de moi n'étoient pas ses ennemis , puisqu'en faisant sonner sou caractère public, ils di- soient que j'avois traversé la France sous sa protection à la faveur d'un passe-port qu'il m'avoit obtenu de la cour; et peu s'en ia.'loit qu'ils ne lissent entendre que j'avois fait le voyage à sa suite et à ses fiais.

DIVERSES. 221

Ceci ne sigiiifioit rien encore et n'étoit fjiie singulier ; mais ce qui l'étoit davantage fut que le ton de ses amis ne changea pas moins avec moi que celui du public. Tou- jours , je me fais un plaisir de le dire , leurs soins , leurs bons offices ontëté les mêmes et très grands en ma faveur; mais loin de me marquer la même estime , celai sur- tout dont je veux parler et chez qui nous étions descendus à notre arrivée accompa- gnoit tout cela de propos si durs et quelque- fois si choquans, qu on eût dit qu'il ne cher- choit à m'obliger que pour avoir droit de me marquer du mépris. Son frère , d'abord très accueillant , très honnête , changea bientôt avec si peu de mesure qu il ne dai- gnoit pas même dans leur propre n^aison me dire un seul mot , ni me rendre le salut, ni aucun des devoirs que Ton rend chez soi aux étrangers. Rien cependant n'étoit sur- venu de nouveau quefarrivée de J. J. Rous- seau et de David Hume : et certainement la cause de ces changemens ne vint pas de moi ; à moins que trop de simplicité , de discrétion , de modestie , ne soit un moyen de mécontenter les Anglois.

aa2 LETTRES

Pour M. Hume , loin de prendre avec moi un ton rëvoUant, il donnoit dans Tau- tre extrême. Les flagorneries m'ont toujours été suspectes. 11 m'en a fait de toutes les fa- çons (i) , au point de me forcer, n'y pou- vant tenir davantage, à lui en dire mon sen- timent. Sa conduire le dispensoit fort de s étendre en paroles ; cependant, puisqu'il en vouloit dire, j'aurois voulu qu'à toutes ses louanges fades il eût substitue quelquefois la voix d'un ami : mais je n'ai jamais trouvé dans son langage rien qui sentît la vraie amitié , pas même dans la façon dont il par- loit de moi à d'autres en ma présence. On eut dit qu'en voulant me fiire des patrons il cherclîoit à m'oter leur bienveillance , qu'il vouloit plutôt que j'en fusse assisté qu aimé ; et j'ai queîquefois été surpris du tour révoltant qu'il donnoit à ma conduite

(i) J'en dirai seulement une qui m'a fait rire; c'étoit de faire en sorte , quand je venois le voir , que je trouvasse toujours sur sa table im tome de l'Hëloïse : comme si je ne eonnoissois pas assez le goût de M. Hume pour être assuré que de tous les livres qui existent l'Héloïse doit être pour lui le plus ennuyeux .'

DIVERSES. 2 2D

près des gens qui pouvoient s'en offenser. Un exemple éclaircira ceci. M. Penneck, du musaeum , ami de milord maréchal et pas- teur d'une paroisse Ton vouloit m éta- blir , vient nous voir. M. Hume, moi pré- sent , lui fait mes excuses de ne Favoir pas prévenu : Le docteur Maty, lui dit- il , nous avoit invités pour jeudi au musaeum M. Rousseau devoit vous voir ; mais il pré- féra d'aller avec madame Garrick à la co- médie ; on ne peut pas faire tant de choses en un jour. Vous m'avouerez , monsieur , quec'étoitlàune étrange faconde me captei; la bienveillance de M. Penneck.

Je n^ sais ce qu avoit pu dire en secret M. Hume à ses connoissances ; mais rien n'étoit plus bizarre que leur façon d'en user avec moi de son aveu , souvent même par son assislance. Quoique ma bourse ne fût pas vuide ^ que je n'eusse besoin de celle de personne , et qu'il le sût très bien^ Ton eût dit que je n'étois que pour vivre aux dé- pens du public , et qu'il n'étoit question que de me faire l'aumône de manière à m'en sauver un peu l'embarras. Je puis dire que cette affectation continuelle et choquante

224 LETTRES

est une des choses qui m'ont fait prendre le plus en aversion le séjour de Londres. Ce n'est sûrement pas sur ce pied qu'il faut présenter en Angleterre un homme à qui l'on veut attirer un peu de considération. Mais cette chniité peut être bénignement interprétée , et je consens qu'elle le soit. Avançons.

On répand à Paris une fausse lettre du roi de Prusse à moi adressée et pleine de la plus cruelle malignité. J'apprends avec sur- prise que c'est un M. Walpole , ami de M. Plume, qui répand cette lettre : je lui demande si cela est vrai ; mais pour toute réponse il me demande de qui je tiens. Un moment auparavant il m'avoit donné une carte pour ce même M. Walpole afin qu'il se chargeât de papiers qui m'impor- tent et que je veux faire venir de Paris en sûreté.

J'apprends que le fils du jongleur Tron- chin , mon plus mortel ennemi , est non seu- lement fami , le protégé de M. Hume, mais qu'ils logent ensemble. Et quand M. Hume voit que je sais cela , il m'en fait la confi- dence, m'assurant que le fils ne ressemble

pas

DIVERSES. 225

pas au père. J'ai logé quelques nuits dans cette maison chez M. Hume avec ma gou- vernante ; et à Tair , à l'accueil dont nous ont honorés ses hôtesses, qui sont ses amies, j'ai juge de la façon dont lui ou cet homme qu'il dit ne pas ressembler à son père ont - pu leur parler d'elle et de moi.

Ces faits combinés entre eux et avec une certaine apparence générale me donnent in- sensiblement une inquiétude que jerepousse avec horreur. Cependant les lettres que j'é- cris n'arrivent pas ; j'en reçois qui ont été ouvertes, et toutes ont passé par les mains de M. Hume. Si quelqu'une lui échappe, il ne f)eut cacher l'ardente avidité de la voir. Un soir , je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé (i).

(i) Il faut dire ce que c'est que cette manœuvre. J'écrivois sur la table de M. Hume en son ab- sence une réponse à une lettre que je venois de re- cevoir. 11 arrive, très curieux de savoir ce quej'é- crivois et ne pouvant presque s'abstenir d'y lire. Je ferme ma lettre sans la lui montrer , et^ comme je ïd mettois dans ma poche, il la demande avide- ment, disant qu'il l'enverra le lendemain jour joste. La lettre reste sur sa table. Lord Nevvjiham

Tome 32. P

226 LETTRES

Après le souper , gardant tous deux le si- lence au coin de son feu , je m'apperçois qu'il me fixe comme il lui arrivoit souvent et d'une manière dont l'idée est difficile à rendre. Pour cette fois son regard sec , ar- dent, moqueur et prolongé devint plus qu in- quiétant. Pour m'en débarrasser , j'essayai

arrive , M. Hume sort un moment; je reprends ma lettre, disant que j'aurai le temps de l'envoyer le lendemain. Lord Newnham m'olfre de l'envoyer par le paquet de M. l'amb-isbadour de Iiance; j'ac- cepte. M. Hume rentre tandis que lord Newnham fait son enveloppe : il tire son cachet; M. Hume offre le sien avec tant d'empressement qu'il faut s'en servir par préférence. On sonne ; loi^ Newn- ham donne la lettre au laquais de M. Hume pour la remettre au sien, qui attend en bas avec son car- rosse, afm qu'il la porte chez M. l'ambassadeur. A peine le laquais de M. Hume étoit hors de la porte que je me dis, Je parie que le maître va le suivre : il n'y manqua pas. Ne sachant comment laisser seul milord Newnham , j'hésitai quelque temps avant que de suivre à mon tour M. Hume ; je n'apper^us rien, mais il vit très bien que j'étois inquiet. Ainsi, quoique je n'aie reçu aucune réponse à ma lettre, je ne doute pas qu'elle ne soit jjarvenue ; mais je doute un peu , je lavoue , qu'elle n'ait «té lue au- paravant.

DIVERSES. 227

ûe le fixer à mon tour ; mais en arrêtant mes yeux sur les siens , je sens un frémissement inexplicable , et bientôt je suis forcé de les baisser. La physionomie et le ton du bon David sont d'un bon homme: mais oii, grand Dieu ! ce bon homme emprunte-t-il les yeux dont il fixe ses amis ?

L'impression de ce regard me reste et m'a- gite; mon trouble augmente jusqu'au saisis- sement : si l'épanchement n'eut succédé, j'étouffois. Bientôt un violent remords me gagne ; je m'indigne de moi-même ; enfin, dans un transport que je me rappelle en- core avec délices , je m'élance à son cou, je le serre étroitement ; suffoqué de sanglots, inondé de larmes , je m'écrie d'une voix en- trecoupée: Non, non, Dauîd Hume n'est pas un traître ; s il iiéioit le meilleur des hom- mes , il f au droit quil en fut le plus noir. David Humeme rend poliment mesembras- semens , et tout en me frappant de petits coups sur le dos , me répète plusieurs fois d'un ton tranquille : Quoi ! mon cher mon- sieur! Eh ! mon cher monsieur! Quoi donc ! mon cher monsieur! Il ne me dit rien de plus : je sens que mon cœur se resserre ;

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228 LETTRES

nous allons nous coucher, et je pars le len- demain pour la province.

Arrivé dans cet agréable asyle j'étois venu chercher le repos de si loin , je devois le trouver dans une maison solitaire, com- mode et riante , dont le maître, homme d'es- prit et de mérite, nVpargnoit rien de ce qui pouvoit m'en faire aimer le séjour. Mais quel repos peut-on geûter dans la vie quand le cœur est agité ? Troublé de la phis cruelle incertitude et ne sachant que penser d'un homme que je devois aimer, je cherchai à me délivrer de ce doute funeste en rendant ma coiifiaiice à mon bienfaiteur. Car , pourquoi , par quel caprice inconcevable eût-il eu tant de zèle à Textérieur pour mon bien-être , avec des projets secrets contre mon honneur? Dans les observations qui m'avoient inquiété, chaque fait enlui-même étoit peu de chose , il n'y avoit que leur con- cours d'étonnant; et peut-être instruit d'au- tres faits que j'ignorois, M. Hume pouvoit-il dans un éclaircissement me donner une solution satisfaisante. La seule chose inex- j)licable étoit c^u'il se fut refusé à un éclair- cissement que son honneur et son amitié

DIVERSES. 229

pour moi rendoient également nécessaire. Je voyois qu'il y avoit quelque chose que jenecomprenoispas et que je mouroisd'en- vie d'entendre. Avant donc de me décider absolument sur son compte , je voulus faire* un dernier effort et lui écrire pour le rame- ner , s'il se laissoit séduire à mes ennemis, ou pour le faire expliquer de manière ou d'autre. Je lui écrivis une lettre ( 1 ) qu'il dut trouver fort naturelle s'il étoit coupa- ble , mais fort extraordinaire s'il ne l'étoit pas : car quoi de plus extraordinaire qu'une lettre pleine à la fois de gratitude sur ses services et d'inquiétude sur ses sentimens, et où, mettant pour ainsi dire ses actions d'un côté et ses intentions de l'autre, au lieu de parler des preuves d'amitié qu'il m'avoit données , je le prie de m'aimer à cause du bien qu'il m'avoit fait.'* Je n'ai pas pris mes précautions d'assez loin pour garder une copie de cette lettre ; mais puisqu'il les a prises lui , qu il la montre ; et quicon-

(i)ll paroît par ce qu'il m'écrit en dernier lieu qu'il est très content de cette IctjLre et qu'il la trouvai fort bien'

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2^0 LETTRE»

que la lira, y voyant un homme tourmenté d'une peine spcrete qu'il veut faire enten- dre et qu'il n'ose dire, sera curieux, je m'assure , de savoir quel éclaircissement cette lettre aura produit, sur tout à la fin de la scène précédente. Aucun, rien du tout. M. Hume se contente , en réponse , de me parler des soins obligea' s que M. Daven- port se propose de prendre en ma faveur; du reste, pas un seul mot sur le principal sujet de ma lettre ni sur l'état de mon cœur dont il devoit si bien voir le tourment. Je fus frappé de ce silence encore plus que je ne l'avois été de son flegme à notre dernier entretien. J'avois tort, ce silence étoit fort naturel après l'autre , et j'aurois m'y attendre. Car quand on a osé dire en face à un homme , Je suis tenté de 'vous croire un traître^ et qu'il n*a pas la curiosité de demander , Sur quoi? Ton peut compter qu'il n'aura pareille curiosité de sa vie; et, pour peu que \ii^ indices le chargent , cet homme est jugé.

Après la réception de sa lettre qui tarda beaucoup, je pris enfin mon parti et résolus de ne lui plus écrire. Tout me confirma

f DlV^ERSES. 25l

bientôt dans la résolution de rompre avec lui tout commerce. Curieux au dernier point du détail de mes moindres affaires , il ne s'étoit pas borné à s'en informer de moi dans nos entretiens, mais j'appris qu'après avoir commencé par faire avouer à ma gouver- nante qu'elle en étoit instruite , il n'avoit pas laissé échapper avec elle un seul tête-à- tête sans l'interroger jusqu'à Timportunité sur mes occupations, sur mes ressources, sur mes amis , sur mes connoissances , sur leurs noms, leur état, leur demeure; et avec une adresse jésuitique , il avoit demandé séparément les mêmes choses à elle et à moi. On doit prendre intérêt aux affaires d'un ami , mais on doit se contenter de ce qu il veut nous dire, sur-tout quand il est aussi ouvert , aussi confiant que moi ; et tout ce petit cailletage de commère convient on ne peut pas plus mal à un philosophe.

Dans le même temps je reçois encore deux lettres qui ont été ouvertes ; l'une de M.Bos- well, dont le cachet étoit en si mauvais état que M. Davenport en la recevant le fit remarquer au laquais de M. Hume; et l'au- tre de M. dlvernois, dans un i.aqnet de

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2^2 LETTRES «

M. Hume, laquelle avoit été recachetée au moyen d'un fer chaud , qui, mal -adroite- ment appli(|ué, avoit brûlé le papier autour de l'empreinte. JVcrivis à M. Davenport pour le prier de garder par devers lui toutes les lettres qui lui seroient remises pour moi, et de n'en remettre aucune à personne sous quelque prétexte que ce fût. J'ignore si M. Davenport , bien éloigné de penser que cette précaution pût regarder M. Hume, lui montra ma lettre ; mais je sais que tout disoit à celui-ci qu il avoit perdu ma con- fiance , et qu il n'en alloit pas moins son train sans s'embarrasser de la recouvrer.

Mais que devins-je lorsque je vis dans les papiers publics la prétendue lettre du roi de Prusse que jen'avois pas encore vue, cette fausse lettre imprimée en françois et en anglois , donnée pour vraie , même avec la signature du roi , et que j'y reconnus la plume de M. d'Alembert aussi sûrement que si je la lui avois vu écrire !

A l'instant un trait de lumière vint m'é- clairer sur la cause secrète du changement étonnant et prompt du public anglois à mon

DIVERSES. 235

ëgard , et je vis à Paris le foyer du complot qui s'exëcutoit à Londres.

M. d'Àlembert , autre ami très intime de M. Hume , étoit depuis long-temps mon en- nemi caché , et n'ëpioit que les occasions de me nuire sans se commettre ; il éroit le seul des gens de lettres d'un certain nom et de mes anciennes connoissances (sui ne me fût point venu voir ou qui ne m'eût rien fait dire à mon dernier passage à Paris. Je con- noissois ses dispositions secrètes , mais je m'en inquiétois peu , me contentant d'en avertir mes amis dans l'occasion. Je me sou- viens qu'un jonr,'questionnësur son compte par M. Hume , qui questionna de même ensuite ma gouvernante , je lui dis que M. d'Alembert étoit un homme adroit et rusé. Il me contredit avec une chaleur dont je m'ëtoîinai , ne sacliant pas alors qu ils ëtoient si bien ensemble et que c'étoit sa propre cause qu'il dëfendoit.

La lecture de cette lettre rn'alarma beau- coup; et sentant que j'avois été attire en Angleterre en vertu d'un projet qui com- mençoit à s'exécuter , mais dont j'iguorois

2^4 LETTRES

le but, je sentois le përil sans savoir il pouvoit être ni de quoi j'avois à me garantir: je me rappelai alors quatre mots effrayans de M. Hume, que je rapporterai ci-après. Que penser d un ëcî-it Ton me faisoit un crime de mes misères , qui tendoit à m'oter la commisération de tout le monde dans mes malheurs, et qu'on donnoit sous le nom du prince même qui m'avoit protégé » pour en rendre Teffet plus cruel encore ? Que devois-je augurer delà suite d'un tel début ? Le peuple anglois lit les papiers pu- blics, et n'est déjà pas trop favorable aux étrangers ; un vêtement qui n'est pas le sien suffit pour le mettre de mauvaise humeur. Qu'en doit attendre un pauvre étranger dans ses promenades champêtres , le seul plaisir de la vie auquel il s'est borné, quand on aura persuadé à ces bonnes gens que cet homme aime qu'on le lapide ? ils seront fort tentés de lui en donner l'amusement. Mais ma douleur , ma douleur profonde et cruelle, la plus amere que j'aie jamais ressentie, ne venoit pas du péril auquel j'étois exposé ; j'en avois trop bravé d'autres pour être fort ënm de celui-là. La trahison dun faux ami

DIVERSES. 235

dont j^étois la proie ëtoit ce qui portoit dans mon cœur trop sensible raccaUement, la tristesse et la mort. Dans Fimpétuosité d'un premier mouvement, dont jamais jena fus le maître et que mes adroits enneniiâ savent faire naître pour s'en prévaloir, j'é- cris des lettres pleines de désordre je ne déguise ni mon trouble ni mon indigna- tion.

Monsieur, j'ai tant de choses à dire, qu'en chemin faisant j'en oublie la moitié : par exemple, une relation en forme de lettre sur mon séjour à Montmorenci fut portée par des libraires à M. Hume , qui me la montra. Je consentis qu'elle fût imprimée : il se chargea d'y veiller-, elle n'a jamais paru. J'avois apporté un exemplaire des lettres de M. du Peyrou , contenant la relation des affaires de Neuchatel qui me regardent ; je les remis aux mômes libraires a leur prière pour les faire traduire et réimprimer : M. Hume se chargea d'y veiller; elles n'ont jamais paru (i). Dès que la fausse lettre du

(i) Les libraires viennent de me marquer que cette édition est faite et prête à paroître. Cela peut

2o6 LETTRES

roi de Prusse et sa traduction parurent , je compris pourquoi les autres écrits restoient supprimés, et je Técrivis aux libraires. Té- crivis d'autres lettres , qui probablement ont couru dans I.ondres : enfin j'employai le crédit d'un homme de mérite et de (jiui- litépour faire mettre dans les papiers une déclaration de limposture. Dans cette dé- claration je laissois paroître toute ma dou- leur et je n'en déguisois pas la cause.

Jusqu'ici M. Hume a semblé marcher dans les ténèbres. Vous Tallez voir désor- mais dans la lumière et marcher à découvert. Il n'y a qu a toujours aller droit avec les gens rusés , tôt ou tard ils se décèlent par leurs ruses mêmes.

Lorsque cette prétendue lettre du roi de Prusse fut publiée à Londres, M. Hume, qui certainement savoit qu'elle étoit sup- posée , puisque je le lui avois dit, n'en dit rien , ne m'écrit rien, se tait, et ne songe pas même à me faire , en faveur de son ami absent , aucune déclaration de la vérité. Il

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être, mais c'est trop tard, et, qui pis est, trop à propos.

DIVERSES. 2^7

ne faîloit pour aller au but que laisser dire et se tenir coi ; c'est ce qu'il [it.

M. Hume, ayant été mon conducteur en Angleterre, y étoit , en quelque flicon , mon protecteur, mon patron. S'il ctoit naturel qu'il prît ma défense, il ne l'étoit pas moins C|u ayant une protestation publique à faire, je m'adressasse à lui pour cela. Ayant déjà cessé de lui écrire , je n'avois garde de re- commencer. Je madresse à un autre. Pre- mier soufflet sur la joue de mon patron -, il n'en sent rien.

En disant que la lettre étoit fabriquée à Paris , il m'importoit fort peu lequel on entendit de M. d'Alembert ou de son prête- nom M.Walpole ; mais en ajoutant que ce qui navroit et déchiroit mon cœur étoit que l'imposteur avoit des complices en Angleterre , je m'expliquois avec la plus grande clarté pour leur ami qui étoit à Londres, et c{ui vouloit passer pour le mien. Il n'^ avoit certainement que lui seul en Angleterre dont la haine pût déchirer et navrer mon cœur. Second soufliet sur la joue de mon patron ; il n'en sent rien.

Au contraire , il feint malignement que

258 LETTRES

mon affliction venoit seulement de la publi- cation de cette lettre, aKn de me faire passer pour un homme vain qu'une satyre affecte beaucoup. Vain ou non , j'étois mortelle- ment affligé ; il le savoit et ne m'ëcrivoit pas un mot. Ce tendre ami , qui a tant à cœur que ma bourse soit pleine , se soucie assez peu que mon cœur soit déchiré. Un autre écrit paroît bientôt dansles mêmes feuilles de la même main que le premier , plus cruel encore, s'il étoit possible, et Fauteur ne peut de'guiser sa rage sur faccueil que j'avois reçu à Paris. Cet écrit ne m'af- fecta pkis ; il ne m'apprenoit rien de nou- veau. Les libelles pouvoient aller leur train sans m' émouvoir , et le volage public lui- même se lassoit d'être long-temps occupé du même sujet. Ce n'est pas le compte des comploteurs , qui , ayant ma réputation d honnête homme à détruire, veulent de manière ou d'autre en venir à bout. Il fallut changer de batterie.

L'affaire de la pension n'étoit pas termi- née. Il ne fut pas difficile à M. Hume d'ob- tenir de 1 humanité du ministre et de la générosité du prince qu'elle le fut. Il fut

DIVERSES. 239

chargé de me le marquer , il le fit. Ce mo- ment fut , je Tavoue , un des plus critiques de ma vie. Combien il m'en coûta pour faire mon devoir ! Mes engagemens précédens , l'obligation de correspondre avec respect aux bontés du roi , l'honneur d'être l'ob- jet de ses attentions , de celles de son mi- nistre , le désir de marquer combien j'y ëtois sensible , même l'avantage d'être un peu plus au large en approchant de la vieil- lesse , accablé d'ennuis et de maux , enfin l'embarras de trouver une excuse hon- nête pour éluder un bienfait déjà presque accepté ; tout me rendoit difficile et cruelle la nécessité d'y renoncer : car il le falloit assurément , ou me rendre le plus vil de tous les hommes en devenant volontaire- ment l'obligé de celui dont j'étois iTahi. Je fis mon devoir, non sans peine; j'é- crivis directement à M. le général Con- way (1); et avec autant de respect etd'iion- nêteté qu'il me fut possible , sans refus ab- solu , je me défendis pour le présent d'ac- cepter. M. Hume avoit été le négociateur de

(1) Voyez la lettre du 12 mai 1766.

240 LETTRES

rafîaire , le seul riiéme qui en eût paflé i non seulement je ne lui répondis point , quoique ce fiit lui qui m'eût écrit, mais jo ne dis pas un mot de lui dans ma lettre. Troisième soufliet sur la joue de mon pa- tron ; et pour celui , s'il ne le sent pas ^ c'est assurément sa faute : il n'en sent rien»

Ma lettre n'étoit pas claire et ne pouvoit Têtre pour M. le général Conway qui ne savoit pas à quoi tenoit ce refus ; mais elle rétoit fort pour M. Hume qui le savoit très bien : cependant il feint de prendre le cliange tant sur le sujet de ma douleur que sur celui de mon refus , et , dans un billet qu'il m'écrit, il méfait entendre qu'on me ménagera la continuation des bontés du roi si je me ravise sur la pension. En un mot "il prétend à toute force et quoi qu'il arrive demeurer mon patron malgré moi. Vous jngez bien , monsieur , qu'il n'atten- doit pas de réponse, et il n'en eut point.

Dans ce même temps à-peu-près , car je ne sais pas les dates , et cette exactitude ici n'est pas nécessaire, parut une lettre de M. de Voltaire à moi adressée, avec une tra- duction angloise qui renchérit encore sur

l'original.

DIVERSES. :ij\i

l'original. Le noble objet de ce spirituel ou- vrage est de m'attirer le mépris et la haine de ceux chez qui je me suis réfugie. Jens doutai point que mon cher patron n'eût ctë un des intruraens de cette publication , sur- tout quand je vis qu'en tâchant d'aliéner de moi ceux qui pou voient en ce pays me rendre la vie agréable , on avoit omis de nommer celui qui m y avoit conduit. On savoit sans doute que c'étoit un soin su* perflu , et qu'à cet égard rien ne restoit à faire. Ce nom si mal-adroitement oublié, dans cette lettre me rappela ce que dit Tacite du portrait de Bru tus omis dans une pompe funèbre , que chacun ïy distin- guoit précisément parcequil n'y étoit pas.

On ne norhmoit donc pas M. Hume ; mais il vit avec les gens qu'on nommoit ; il a pour amis tous mes ennemis , on sait ;"ailleurs lesTrochiU;, les d'Alembert , les Voltaire ; mais il y a bien pis à Lon- dres , c'est que je n'y ai pour ennemis que ses amis. Eh ! pourquoi y enauroisje d'au- tres ? Pourquoi même y ai - je ceux - ? Qu'ai -je fait k lord Littleton que je ne connoismême pas ? Qu'ai-jefa-t à M.Wah'

Tome 32.. Q

242 LETTRES

pôle que je ne con^^ois pas davantage ? Que savent-ils de moi , sinon que je suis mal- Jieureux et Tami de leur ami Hnme ? Que leur a-t-il donc dit , puisque ce n'est que par lui qu'ils me connoissent ? Je crois bien qu'avec le rôle qu'il fait il ne se démasque pas devant tout le monde , ce ne seroit plus être masqué. Je crois bien qu'il ne parle pas de moi à M. le général Convvay ni à M. le duc de Richmond comme il en parle dans ses entretiens secrets avec M. Walpole et dans sa correspondance secrète avec M. d'Alembert ; mais qu'on découvre la tram© qui s'ourdit à Londres depuis mon arrivée, et Ton verra si M. Hume n'en tient pas les principaux fils.

Enfin le moment venu qu'on croit pro- pre à frapper le grand coup , on en prépare l'effet par un nouvel écrit satyrique qu'on fait mettre dans les papiers. S'il m'éloit resté jusqu'alors le moindre doute , comment au- roit-il pu tenir devant cet écrit , puisqu'il contenoit des faits qui n'étoient connus que de M. Hume , chargés il est vrai , pour les rendre odieux au public.

On dit dans cet écrit que j'ouvre ma portQ

DIVERSES. 245

fîux grands et que je la ferme aux petits. Qui est-ce qui sait à qui j'ai ouvert ou ferme ma porte que M. Hume, avec qui j'ai de- meuré et par qui sont venus tous ceux que j'ai vus ?I1 faut en excepter un grand que j'ai reçu de bon cœur sans le connoître , et que j'aurois reçu de bien meilleur cœur encore si je l'avois connu. Ce fut M. Hume qui me dit son nom quand il fut parti. En l'ap- prenant j'eus un vrai chagrin que, daignant monter au second étage , il ne fût pas entré au premier.

Quant aux petits , je n'ai rien à dire. J'au- rois désiré voir moins de monde : mais ne voulant déplaire à personne , je me laissoiâ diriger par M. Hume, et j'ai reçu de mon mieux tous ceux qu'il m'a présentés , sans distinction de petits ni de grands.

On dit dans ce même écrit que je reçois mes parens froidement , pour ne rien dire de plus. Cette généralité consiste à avoir une fois reçu assez froidement le seul parent que j'aie hors de Genève, et cela en présence deM. Hume. C'est nécessairement ou M. Hume ou ce parent qui a Fourni cet article. Or mon cousin, que j'ai toujours

O 2

244 LETTRES

connu pour bon parent et pour honnête iionime , ji'est point capable de fournira des satyres pu bb'qiies contre moi. D ailleurs, bor- ne par son état à la société des gens de com- merce , il ne vit pas avec les gens de lettres ni avec ceux qui fournissent des articles dans les papiers, encore nioins avec ceux qui s'occupent à des satyres. Ainsi Tarlicle ne vient pas de lui. Tout au plus puis-je penser que M. Hume aura tâché de le faire jaser, ce qui n'est pas absolument diflicile, et qu'il aura tourné ce (pi'il lui a dit de la manière la plus favorable à ses vues. Il est bon d'ajouter qn'après ma rupture avec M. Hume j'en avois écrit à ce cousin-là.

Enfin on dit dans ce nienie écrit que je suis sujet à changer d'amis. Il ne faut pas être bien fm pour comprendre k quoi cela prépare.

Distinguons. J'ai depuis vingt-cinq et trente ans des amis très soldes. J'en ai de plus nouveaux mais non moins surs, que je garderai plus long-temps si je vis. Je n'ai pas en général trouvé la même sûreté chez ceux que j'ai faits parmi les gens de lettres;,! Aussi j'en ai changé quelquefois et j'en chaii^

DIVERSES. 245

^eraî tant qu'ils me* seront suspects ; car je suis bien déterminé à ne £^arder jamais d'amis par b'enséance : je n en veux avoir que pour les aimer.

Si jamais j'eus une conviction intime et certaine , je Tai que M. Hume a fourni les matériaux de cet écrit. Bien plus , non seu- lement j\ii cette certitude , mais il m'est clair qu il a voulu que je Feusse : car comment supposer un homme aussi fin assez mal- adroit pour se découvrir à ce point, voulant se cacher .•*

Quel étoit son but ? Rien n'est plus clair encore ; c'étoit de porter mon indiguatioii à son dernier terme pour amener avec plus d'éclat le coup qu'il me préparoit. Il sait que pour me faire faire bien des sottises il suffit de me mettre en colère. Nous sommes au moment critique qui montrera s'il a bien ou mal raisonné.

Il faut se posséder autant que fait M. Hume, il faut avoir son flegme et toute sa force d'es- prit, pour prendrele parti qu'il prit après tout te «jui s'étoit passé. Dans l'embarras j'étois , écrivant à M. le général Convvay, je ne pus remplir ma lettre que de phrases

Q3

24S L E T T Jl E s

obscures , dont M. Hume fit, comme mon ami , l'interprëtation qu'il lui plut. Suppo- sant donc, (juoiqu'il sût très bien le contraire, que c'ëtoit la clause du secret c|ui me fai- soit delà peine , il obtient de M. le général qu'il voudroit bien s'employer pour la faire lever. Alors cet homme stoïque et vraiment insensible m'écrit la lettre la plus ami- cale, où il me marque qu'il s'est employé pour faire lever la clause , mais qu'avant toute chose il faut savoir si je veux accep- ter sans cette condition , pour ne pas expo- ser sa majesté à un second refus.

C'ëtoit ici le moment décisif, la fin, l'ob- jet de tous ses travaux. Il lui falloitune ré- ponse , il la vouloit. Pour que je ne pusse me dispenser de la faire, il envoie à M. Da- venport un duplicata de sa lettre ; et, non content de cette précaution , il m'écrit dans un autre billet qu il ne sauroit rester plus long-temps à Londres pour mon service. La tête me tourna presque en lisant ce billet. De mes jours je n'ai rien trouvé de plus in» concevable.

Il l'a donc enfin cette réponse tant désirée, et se presse déjà d'en triompher. Déjà, écri-

DIVERSES. «47

vant à M. Davenport , il me traite d'homme féroce et de monstre d'ingratitude. Mais il lui faut plus. Ses mesures sont bien prises à ce qu'il pense ; nulle preuve contre lui ne peut échapper. Il veut une explication : il l'aura ; et la voici.

Rien ne la conclut mieux que le dernier trait qui l'amené. Seul , il prouve tout et sans réplique.

Je veux supposer , par impossible , qu'il n'est rien revenu à M. Hume de mes plaintes contre lui : il n'en sait rien , il les ignore aussi parfaitement que s'il n'eût été faufdé avec personne qui en fût instruit, aussi par- faitement que si durant ce temps il eût vécu à la Chine. Mais ma conduite immédiate entre lui et moi ; les derniers mots si frap- pans que je lui dis à Londres; la lettre qui suivit , pleine d'inquiétude et de crainte ; mon silence obstiné , plus énergique que des paroles ; ma plainte amere et publique au sujet de la lettre de M. d'Alembert ; ma lettre au ministre , qui ne m'a point écrit , en réponseà celle qu'il m'écrit lui-même, et dans laquelle je ne dis pas un mot de lui; enfin mon refus , sans daigner m'adresser à lui ,

Q4

248 ï, E T T R E s

fd'acqiiiescer à une affaire qu il a traitée en ma faveur, moi le sachant et sans opposi- tion de ma part ; tout cela parle seul du ton le plus fort , je ne dis pas à tout homme qui auroit quelque sentiment dans l'ame , mais à tout homme qui n'est pas hébété.

Quoi ! après que j'ai rompu tout com- merce avec lui depuis près d'un mois , après que je n'ai répondu à pas une de ses lettres ^ quelque important qu'en fut le sujet , envi- ronne^ des marques publiques et particuliè- res de l'affliction que son infidélité me cause, cet homme éclairé , ce beau génie, naturel- lement si clair-voyant et volontairement si stupide , ne voit rien , n'entend rien , ne sent rien, n'est ému de rien^ et, sans un seul mot de plainte , de justification , d'explica- tion , il continue à se donner, malgré moi , pour moi les soins les plus grands , les plus empressés ! il m'écrit affectueusement qu'il ne peut rester à Londres plus long -temps pour mon service , comme si nous étions d'accord qu'il y restera pour cela ! Cet aveu- glement, cette impassibilité, cette obstina- tion , ne sont pas dans la nature ; il faut ex- pliquer cela par d'autres motifs. Mettons^

DIVERSES. 249

cette conduite dans un plus grand jour, car c'est un point décisif.

Dans cette affaire, il faut nécessairement que M. Hume soit le plus grand ou le der- nier des hommes , il n'y a pas de milieu. Reste à voir lequel c'est des deux.

Malgré tant de marques de dédain de ma part, M. Plume avoit-il l'étonnante géné- rosité de vouloir me servir sincèrement ? Il savoit qu'il nVétoit impossible d'accepter ses bons offices , tant que j'aurois de lui les sentimens que j'avois conçus. Ilavoit éludé Texplication lui-même. Ainsi, me servant sans se justifier, il rendoit ses soins inutiles; il n'étoit donc pas généreux.

S'il supposoit qu'en cet état j'accepterois ses soins , il supposoit donc que j'étois un infâme. C'étoit donc pour un homme qu'il jugeoit être un infâme qu'il sollicitoit aveq tant d'ardeur une pension du roi. Peut-on rien penser de plus extravagant ?

Mais que M. Hume, suivant toujours son plan , se soit dit à lui-même : Voici le mo- ment de fexécution , car, pressant Rousseau d'accepter la pension , il faudra qu'il rac- çepte ou qu'il la refuse. S'il l'accepte , aveq

2,')0 LETTRES

les preuves que j'ai en main je le déslio nore complètement : s'il la refuse après Tavoir acceptée, on a levé tout prétexte , il faudra qu'il dise pourquoi ; c'est que je l'attends : s'il m'accuse , il est perdu.

Si, dis-je , M. Hume a raisonné ainsi , il a fait une chose fort conséquente à son plan , et par-là même ici fort naturelle ; et il n'y a que cette unique façon d'expliquer sa con- duite dans cette affaire, car elle est inexpli- cable dans toute autre supposition. Si ceci n'est pas démontré , jamais rien ne le sera.

L'état critique il m'a réduit me rap- pelle bien fortement les quatre mots dont j'ai parlé ci-devant, et que je lui entendis dire et répéter dans un temps oii je n'en pé- nétrois guère la force. G'étoit la première nuit qui suivit notre départ de Paris. Nous étions couchés dans la même chambre, et plusieurs fois dans la nuit je l'entends s'é- crier en françois avec une véhémence ex- trême : Je tiens J. J. Rousseau ! J'ignore s'il veilloit ou s'il dormoit. L'expression est remarquable dans la bouche d'un homme qui sait trop bien le françois pour se trom- per sur la force et le choix des termes. Ce-

D IV ERSES. aSt

pendant Je pris et je ne pouvoîs manquer alors de prendre ces mots dans im sens fa- vorable , quoique le ton l'indiquât encore moins que Fexpression : c'est un ton dont il m'est impossible de donner l'idée et qui correspond très bien aux regards dont j'ai parlé. Cliaque fois qu'il dit ces mots , je sentis un tressaillement d'effroi dont je n'é- tois pas le maître ; mais il ne me fallut qu'un moment pour me remettre et rire de ma terreur. Dès le lendemain tout fut si parfai- tement oublié que je n'y ai pas même pensé durant tout mon séjour à Londres et au voi- sinage. Je ne m'en suis souvenu qu^ici tant de choses m^ont rappelé ces paroles et me les rappellent pour ainsi dire à chaque instant.

Ces mots dont le ton retentit sur mon cœur comme s'ils venoient d 'être prononcés , les longs et funestes regards tant de fois lancés sur moi , les petits coups sur le dos avec des mots de mon cher monsieur en ré- ponse au soupçon d'être un traître ; tout cela m'affecte à un tel point après le reste , que ces souvenirs , fussent-ils les seuls , fer- meroiexit tout retour à la confiance ; et il

fl^a L E T T R E «s

n'y a pas une iim't ces mots, Je tiens J. J. Rousseau , ne sonnent encore à mon oreille comme si je les euiendois de nou-» veau.

Oui, monsieur Hume, vous me tenez, je le sais, mais seulement par des choses qui me sont extérieures ; vous me ten( z j)ar l'opi- nion , parles ju^eniens des hommes ; vous me tenez par ma réputation , par ma sûreté peut-être; tous les préjugés sont pour vous; il vous est aise de me faire passer pour un monstre, comme vous avez commencé , et je vois déjà l'exultation barbare de mes im- placables ennemis. Le public en général ne me fera pas plus de grâce. Sans autre exa- men , il est toujours pour les services rendus, parceque chacun est bien aise d'inviter à lui en rendre en montrant qu'il sait les sentir. Je prévois aisément la suite de tout cela, sur-tout dans le pays vous m'avez con- duit , et où, sans amis, étranger à tout le monde , je suis presque à votre merci. I^es gens sensés comprendront cependant que , loin que j'aie pu chercher cette affaire, elle étoit ce qui pou voit m 'arriver de plu^ terrible dans la position je suis : ils son-

DIVERSES. ^53

tîront qu'il n'y a que ma haine invincible pour toute fausseté et Timpossibilité de marquer de Testime à celui pour qui je Tai perdue, qui aient pu nVempêcher de dissi'- muler quand tant d'intérêts m'en fajsoient une loi : mais les gens sensés sont en petit nombre , et ce ne sont pas eux qui font du bruit.

Oui , monsieur Hume, vous me tenez par tous les liens de cette vie; mais vous ne me tenez ni par ma vertu ni par mon courage , indépendant de vous et des hommes , et qui me restera tout entier malgré vous. Ne pensez pas m'effrayer par la crainte du sort qui m'attend. Je connois les jugemensdes hommes, je suis accoutumé à leur injus- tice , et j'ai appris à les peu redouter. Si votre parti est pris , comme j'ai tout lieu de Je croire , soyez sûr que le mien ne Test pas moins. Mon corps est affoibli , mais jamais mon ame ne fut plus ferme. Les hommes feront et diront ce qu'ils voudront, peu m'importe ; ce qui m'importe est d'a- chever , comme j'ai commencé , d'être droit et vrai jusqu'à la fui quoi qu'il arrive, de n'avoir pas plus à me reprocher unelà--

254 LETTRES

cheté dans mes misères qu*une insolence dans maprospérirë. Quelque opprobre qui m'attende et quelque malheur qui me me- nace , je suis prêt. Quoiqu à plaindre , je le serai moins que vous , et je vous laisse pour toute vengeance le tourment de res- pecter malgré vous Tinfortunë que vous accablez.

En achevant cette lettre je suis surpris de la force que jai eue de Tëcrire. Si Ton mouroit de douleur , j'en serois mort à chaque ligne. Tout est également incom- préhensible dans ce qui se passe. Une con- duite pareille à la vôtre n'est pas dans la nature ; elle est contradictoire , et cepen- dant elle m'est démontrée. Abymedes deux côtés ! je péris dans l'un ou dans l'autre. Je suis le plus malheureux des Im mains si vous êtes coupable , j'en suis le plus vil si vous êtes innocent. Vous me faites désirer d'être cet objet méprisable. Oui , l'état où. je me rerrois prosterné , foulé sous vos pieds , criant miséricorde et faisant tout pour l'obtenir , publiant à haute voix mon indignité et rendant à vos vertus le plus éclatant hommage , seroit pour mon cœur

DIVERSES. 255

un dtat d'épanouissement et de joie après l'ëtat d'ëtouffement et de mortoii vousTa- vez mis. Il ne rae reste qu'un mot à vous dire. Si vous êtes coupable ne m'écrivez plus; cela seroit inutile, et sûrement vous ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent, daignez vous justifier. Je connois mon de- voir , jeTaime et Taimerai toujours , quel- que rude qu'il puisse être. Il n'y a point d'abjection dont un cœur qui n'est pas pour elle ne puisse revenir. Encore un coup , si vous êtes innocent , daignez vous justifier : si vous ne l'êtes pas , adieu pour jamais. .

LETTRE A MILORD MARÉCHAL.

Le ao juillet 1766.

JL A dernière lettre , milord , que j'ai reçue de vous étoit du aS mai. Depuis ce temps j'ai été forcé de déclarer mes sentimensà

256 LETTRES

M. Hume : il a voulu une explication ; il ï'aeue ; j'ignore l'usage qu'il en fera. Quoi qu'il en soit , tout est dit désormais entre lui et moi» Je voudrois vous envoyer copie des lettres , mais c'est un livre pour la gros- seur. Milord , le sentiment cruel que nous ne nous verrons plus charge mon cœur d'un poids insupportable. Je donneroisla moitié de mon sang pour vou-^ voir un seul quart-dlieure encore une fois en ma vie. Vous savez combien ce quart-d'heure me seroit doux , mais vous ignorez combien il me seroit important.

Après avoir bien réfléchi sur ma situa- tion présente , je n'ai trouvé qu'un seul moyen possible de m'assurer quelque repos sur mes derniers jours ; c^'est de me faire oublier des hommes aussi parfaitement c|ue «i jen'existois plus, si tant est qu'on puisse appeler existence un reste de végétation inutile à soi-même et aux autres , loin de tout ce qui nous est cher. En conséquence de cette résolution j'ai pris celle de rom- pre toute correspondance hors les cas d'ab- solue nécessité. Je cesse désormais d'écrire «t de répondre à qui que ce soit. Je ne fais

que

DIVERSES. 257

que deuxseulcs exceptions, dont l'une est pour M. du Peyrou ; je crois siiperilu de vous dire quelle est l'an tre : di^soriuais tout à l'amitié , n'existant plus ([ue par file , vous sentez (pie j'ai plus Ijesoin (jue jaiuais d'avoir quehiuelois de vos lettres.

Je suis très heureux d'avoir pris du goût pour la botanique. Ce goût se change in- sensiblement en une passion d'enfant, ou plutôt en un radotage inutile et vain; car je n'ap|)rends aujourd hui qu'en oubliant ce que j'appris hier. Mais n'importe : si je n'ai jamais le plaisir de savoir , j'aurai tou- jours Celui d'apprendre , et c'est tout ce qu il me faut. Vous ne sauriez cro're com- bien l'étude des plantes jette d'agrément sur mes promenades solitaires. 3 'ai eu le bonheur de me conserver un cœur assez sain pour que les plus simples amusemens luisuffisent ; et j'empêche, en nj'empaillaiit la tête , qu'il n'y reste place pour d'autres fatras.

L'o xupation pour les jours de pluie , frëquens en ce pays , est d'écrire ma vie; non ma vie extérieure comme les autres , iuais ma vie réelle , Civile de mon ame ,

Tome 52. K

258 LETTRES

rjiistoire de mes sentimens les plus secrets. Je ferai ce que nul homme n'a fait avant moi, et ce que vraisemblablement nul autre ne fera dans la suite. Je dirai tout , le bien, le mal, tout enfin ; je me sens uneame qui se peut montrer. Je suis loin de cette époque chérie de 1762, mais j'y viendrai je Tespere. Je recommencerai du moins en idée ces pèlerinages de Colombier , qui furent les jours les pins purs de ma vie. Que ne peu- vent-ils recommencer encore et recommen- cer sans cesse ! je ne demanderois point d'autre éternité.

M. du Peyrou me marque qu'il a reçu les trois cents louis. Us viennent d'un bon père, qui, non plus que celui do..t il est Timage , n'attend pas que ses enfans lui demandent leur pain quotidien.

Je n'entends point ce que vous me dites d'une prétendue charge que les habitans de Derbyshire m'ont donnée. Il n'y a rien de pareil , je vous assure ; et cela m'a tout Tair d'une plaisanterie que quelqu'un vous aura faite sur mon compte : du reste je suis très content du pays et des liabitans, autant qu'on peut l'être à mon âge d'un climat et

DIVERSES. 25<)

d'une manière de vivre auxquels on n'est pas accoutumé. J'espërois que vous me par* leriez un peu de votre maison et de votrô jardin , ne fi\t-ce qu'en faveur de la botani* que. Ah! que ne suis-je à portée de ce bien-» heureux jardin , dût mon pauvre sultan le fourrager un peu comme il lit celui de Co« ionibier !

'■ .. . , .■ ■,..i.,j

LETTRE A M. G U Y,

Wootton , le a août 1766,

Je me serois bien passé, monsieur, dap* prendre les bruits obligeans qu'on rëpand à Paris sur mon compte; et vous auriez bien pu vous passer de vous joindre à ces cruels amis qui se plaisent à m'ent'oncer vingt poit gnards dans le cœur. Le parti que j'ai pris de m'ensevelir dans cette solitude , sans en- tretenir plus aucune correspondance dans le monde , est feffet de ma situation bien exa- minée* La ligue qui s'est formée contre moi

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3»6o LETTRES

est trop puissante , trop adroite , trop ar- dente, trop accréditée , pour que dans ma position, sans autre appui que la vérité, je sois en état de lui faire face dans le public. Couper les têtes de celte hydre ne serviroit qu'à les multiplier; et je n'aurois pas détruit 'iine de leurs calomniesque vingt autres plus cruelles lui succéderoient àfinstant. Ce que j'ai à faire est de bien prendre mon parti sur les jugemensdu public, demeiaire, et de tacher au moins de vivre et mourir en repos. Je n'en suis pas moins reconnoissant pour ceux que Tintérêt quils prennent à moi en- gage à m'instruire de ce qui se passe. En m'ai'lligeant ils m'obligent ; s'ils me font du mal , c'est en voulant me faire du bien. Ils croient que ma réputation dépend d'une lettre injurieuse : cela peut être; mais s'ils croient que mon honneur en dépend , ils se trompent. Si riionneur d'un homme dépen- Joit des injures qu'on lui dit et des outrages qu'on lui fait, il y a long-temps qu'il ne me resteroit plus d'honneur à perdre; mais au contraire il est même au-dessous d'un hon- nête homme de repousser de certains ou- trages. On dit que M. Hume me traite de

DIVERSES. û6l

vile canaille ot de scélérat. Si je savois ré- pondre à de pareils noms je m" en croirois ' diîine.

iVlonf rez cette lettre à mes amis et priez- les de se tranquilliser. Ceux qui ne jugent que sur des preuves ne me condamneront ceriainenient pas; et ceux qui jugent sans preuves ne valent pas la peine qu'on les dés- abuse. M. Hume écrit, dit-on, qu'il veut publier toutes les pièces relatives à cette af- fî'u're. C'est, j'en réponds, ce qu'il se gardera de faire, ce au''il se cardera bien au moins de faire fidèlement. Que ceux qui seront au fait nous jugent , je le désire : que ceux qui ne sauront que ce que M. Hume voudra leur dire ne laissent pas de nous juger; cela m'est , je vous jure , très indifférent : j'ai un défenseur dont les opérations sont lentes mais sures ; je les attends.

Je me bornerai à vous présenter une seule réflexion. Il s'agit, monsieur, dedenxhoni.. mes, dontluna été amené par l'autre en An- gleteire presque malgré lui. L'étranger igno- rant la langue du pays, ne pouvant parler ni entendre, seul, sans amis, sans appui, sans connoissance, sans savoir même à qui coiî-

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liÇa LETTRES

fier «ne lettre en sûreté, livre sans re'serve àTaurre et aux siens, malade, retiré, ne voyant personne, écrivant peu, est allé s'en- fermer dans le fond d'une retraite il her- borise pour toute occupation. Le Breton, homme actif, liant , intrigant, au milieu de son pays, de ses amis, de ses parens, de ses patrons, de ses compatriotes, en grand cré- dit à la cour, à la ville, répandu dans le plus grand monde, à la tête des gens de lettres, disposant des papiers publics, en grande rela- tion chez l'étranger, sur-tout avec les plus mortels ennemis du premier. Dans cette po- sition il se trouve que l'un des deux a tendu des pîpges à l'autre. Le Breton crie que c'est cette vile canaille , ce scélérat d'étranger qui }iù en tend. L'étranger, seul, malade, aban- donné , gémit et ne répond rien. Là-dessus le voilà jugé, et il demeure clair qu'il s'est laissé mener dans le pays de lautre, qu'il s'est mis à sa merci tout exprès pour lui faire pièce et pour conspirer contre lui. Que pensez- vous de ce jugement? Si j avois été capable de former un projet aussi mons- trueusement extravagant, est l'homme Syantquelcjuesçns, quelque hurnanité^ qui

UÎVERSES. s63

2îe devroît pas d-re : Vous faites tort à ce pau- vre misérable, il est trop fou pour pouvoir être un scélérat; plaignez le, saignez-le, mais ne Tinjuriez pas? J'ajouterai que le ton seul que prend M. Hume devroit décréditer ce qu'il dit. Ce ton si brutal, si bas, si in- digne d'un homme qui se respecte, marque assez que lame qui l'a dicté n'est pas saine; il n'annonce pas un langage digne de foi. Je suis étonné, je l'avoue, comment ce ton seul n'a pas excité l'indignation publique. C'est qu'à Paris c'est toujours celui qui crie le plus fort qui a raison. A ce combat-là je n'emporterai jamais la victoire, et je ne la disputerai pas.

Voi( i , monsieur , le fait en peu de mots. Il m'est prouvé que M. Hume, lié avec mes plus cruels ennemis, d'accord à Londres avec des gens qui se montrent, et à Paris avec tel qui ne se montre pas, m'a attiré dans son pays, en apparence pour m'y ser- vir avec la plus grande ostentation , et en ef- fet pour m'y diffamer avec la plus grande adresse , à quoi il a très bien réussi. Je m'en vsuis plaint : il a voulu savoir mes raisons ; je les lui ai écrites dans le plus grand détail. Si

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2^4 LETTRES

on los demande , il peut les dire ; quant ^ moi jo n'ai rien à dire du tout.

Plus je I enso à la publication promise par M. Hume , moins je puis concevoir qu'il l'exécute. SI l'ose faire, à moins d'énormes falsifications, je prédis hardiment rpie, mal- gré son extrême adresse el c lie de ses amis, sans inéuje que je m'en niéle, M. Hume est un homme démasaué.

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LETTRE A MILORD MARÉCHAL.

Le g noût 1766.

.Les choses incroyables que M. Hume écrit à Paris sur mon compte me font pré- sumer fjue , sil Fose^ il ne manquera pas de vous eu écriie autant. Je ne suis pas en ])eiue de ce ({ue vous en penserez; je me llatte, milord, d'élre assez connu de vous, et cela me tranquillise. Mais il m'accuse avec tant d'audace d'avoir refusé rnalhon-

D t T E n s E s. 265

nétement la pension après Tavoir acceptée , que je crois devoir vous envoyer une copie fidèle de la lettre que j'écrivis à ce sujet à M. le général Conway (i). J'étois bien em- barrassé dans cette lettre, ne voulant pas dire la véritable cause de mon refus et ne pouvant en alléguer aucune autre. Vous conviendrez, je m'assure , que si Ton peut s'en tirer mieux que je ne fis, on ne peut du moins s'en tirer plus honnêtement. J'a-

Jl

jouterois qu'il est faux que j'aie jamais ac- cepté la pension •, j'y mis seulement votre agrément pour condition nécessaire; et, quand cet agrément fut venu, M. Hume alla en avant sans me consulter davantage. Comme vous ne pouvez savoir ce qui s'est passé en Angleterre à mon égard depuis mon arrivée, il est impossible que vous prononciez dans cette affaire avec connois- sance entre M. Hume et moi : ses procédés secrets sont trop incroyables , et il n'y a personne au monde moins fait que vous pour y ajouter foi. Pour moi, qui les ai sentis si cruellement et qui n'y peux penser qu'a-

(ij Celle da 12 mai jr-G6.

266 LETTRES

vecla douleur la plus amere, tout ce qui ïTie reste à désirer est de n'en reparler jamais.- Mais comme M. Hume ne garde pas le même silence, et qu'il avance les choses les plus fausses du ton le plus affirmatif, je vous di^niande aussi, milord, une justice que vous ne pouvez me refuser, c'est, lorsqu'on pourra vous dire ou vous écrire que j'ai fait volontairement une chose injuste ou mal- honnête , d'être bien persuadé que cela n'est pas vrai.

LETTRE

AU MÊME.

7 septembre 1766,

J E ne puis vous exprimer, milord, à quel point , dans les circonstances je me trouve , je suis alarmé de votre silence. La dernière lettre que j'ai reçue de vous étoit

du Seroit-il possible que les terribles

clameurs de M. Hume eussent fait impres-

DIVERSES. I^J

sîon sur vous , et m'eussent au milieu de tant de malheurs ôté la seule consolation qui me restoit sur la terre? Non, milord, cela ne peut pas être ; votre ame ferme ne peut être entraînée par l'exemple de la foule; votre esprit judicieux ne peut être abusé à ce point. Vous n'avez point connu cet homme , personne ne Ta connu , ou plutôt il n'est plus le même. Il n'a jamais haï que moi seul ; mais aussi quelle haine ! Un même cœur pourroit-il suffire à deux comme celle- là? Il a marché jusqu'ici dans les ténèbres, ils s'est caché ; mais maintenant il se mon- tre à découvert. Il a rempli l'Angleterre, la France , les gazettes , l'Europe en* tiere , de cris auxquels je ne sais que répon- dre , et d'injures dont je me croirois digno si je daignois les repousser. Tout cela no décele-t-il pas avec évidence le but quil a caché jusqu'à présent avec tant de soin? Mais laissons M. Hume ; je veux l'oubliei?, malgré les maux qu'il m'a faits. Seulement qu'il ne m'ôte pas mon père; cette perte est la seule que je ne pourrois supporter. Avez- vous reçu mes deux dernières lettres, l'une du 20 juillet et l'autre du 9 août ? Ont-elles eu

268 7. E T T R E s

le bonlienr cVécliapper aux filets nui sont tendus tout autour de moi ot au travers desquels peu de chose passe? Il paroît que Tintenlion de mon persécuteur et de ses amis est de m'oter toute conirnunicatiori avec le continent et de me faire përir i(i de douleur et de misère. Leurs mesures sont trop bien prises pour que je puisse aisë- ment leur ccliapper. Je suis préparé à tout, et je puis tout supporter hors votre silence. Je m'adreSvSe à M. llougemont ; je ne connoie que lui seul à Londres à qui j'ose me confier. S'il me refuse ses services, je suis sans res- source et sans moyen pour écrire à mes amis. Ah ! milord , qu'il me vieime une lettre de vous , et je me console de tout le reste.

DIVERSES. 26^

LETTRE

AU M Ê M E.

WooUoD , le 27 septembre 1766,

Je n'ai pas besoin, milord, de vous dire combien vos deux dernières lettres m'ont fait de plaisir et m'étoient nécessaires. Ce plaisir a pourtant été tempéré par plus d'un article , par un sur-tout auquel je réserve une lettre exprès, et aussi par ceux qui re- gardent M. Hume , dont je ne saurois lire le nom ni rien qui s'y rapporte sans un serre- ment de cœur et un mouvement convulsif, qui fait pis que de me tuer puisqu'il me laisse vivre. Je ne chercbe point, milord, à détruire l'opinion que vous avez de cet îiouime ainsi que toute l'Europe; mais je vous conjure par votre cœur paternel den© me reparler jamais de lui sans la plus grande nécessité.

Je ne puis me dispenser de répoadre à

3.JO LETTRES

co que vous m'en dites dans votre lettre du f) de ce mois. Je vois avec douleur , me marquez -vous, r/ue vos ejinemis mettront sur le compte de M. Hume tout ce qiiil leur -plaira d ajouter au démêlé d entre vous et lui. Mais que pourroient-ils Paire de plus que ce ([u'il a fait Jui-môme? Diront-ils de- moi pis qu'il n'en a dit dans les lettres qu'il, a écrites à Paris, par toute rEurope, et quil a lait mettre dans toutes les gazettes? Mes autres ennemis me font du pis qu'ils peuvent et ne &en cachent guère : lui fait pis qu'eux et se caclie, et c'est lui qui ne manquera pas de mettre sur leur compte le mal que jusqu'à ma mort il ne cessera «le me faire en secret.

Vous me dites encore, milord , que je trouve mauvais que M. Hume ait sollicité la pension du roi d'Angleterre à mon insu. Comment avez -vous pu vous laisser sur- prendre au point d'aifirnier ainsi ce qui n'est pas? Si celaétoit vrai, je serois un extra- vagant tout au moins; mais rien n'est plus faux. Ce qui m'a fâché, c'étoit qu'avec sa profonde adresse il se soit servi de cette pension , sur laquelle il revenoit à mon insu ,

DIVERSES. 2711

quoique refusée , pour me forcer de luî motiver mon refus et de lui faire la dëcla- ration qu'il vouloit absolument avoir, et que je voulois éviter, sachant bien l'usage qu'il en vouloit faire. Voilà» niilord, l'exacte vérité dont j'ai les preuves et que vous pou- vez affirmer.

Grâces au ciel j'ai fini quant à présent sur ce qui regarde M. Hume. Le sujet dont j'ai maintenant à vous parler est tel que je ne puis me résoudre à le mêler avec celui-là dans la même lettre. Je le réserve pour la première que je vous écrirai. Mé- nagez pour moi vos précieux jours , je vous en conjure. Ah î vous ne savez pas, dans l'abyme de malheurs je suis plongé , quel seroit pour moi celui de vous sur- vivre I

272 LETTRES

LETTRE

A MADAME***.

^Yoottou , le 27 septembre 1 766.

JLiE cas que vous m exposez, madame, est dans le fond ti es commun, mais mêlé de choses si extraordinaires que votre lettre aTaird'un roman. Votre jeune homme n'est pas de son siècle ; c'est un prodige ou un monstre. Il y a des monstres dans ce siècle, jele sais trop, mais plus vils que courageux, et plus fourbes que féroces. Quant aux prodiges , on en voit si peu que ce n'est pas la peine d'y croire ; et si Cassius en est un de force d'ame , il n'en est assurément pas un de bon sens et de raison.

Il se vante de sacrifices qui, quoiqu'ils fassent horreur, seroient grands s ils éto ient pénibles, et seroient héroïques s'ils étoient néces>a!res , mais oi^i , faute de l'une et de Jautre de ces conditions , je ne vois qu'une

extravagance

DIVERSES. 275

extravagance qui méfait très mal augurer de celui t|uiles a faits. Convenez , ma la ne , qu'un amant qui oublie sa b^l'e dans un voyage, quien redevient amoureux cpiand il la revoit, (jui Tëpouse, etpiiisqijisVloi.^neet l'oublie encore, qii promet sècliemoiit de revenir à ses couches et n'en Fait rien , qui revient enfin pour luidire qu'il i abandonne, qui parteLnelu'é>:ntqu;^ pour lui confirmer cettu' belle résolution; convenez, dis je, que 61 cet homme eut de l'amour , il n'en eut gueie, et que la victoire dont il se vaut© avec tant de pompe lui coûte probable- ment beaucoup moins qu'il ne vous dit.

Mais, supposant cet amour assez violent pour se fare honneur du sacrifice, en est la nécessité? c"e.st ce qui me passe. Qu'il s'occupe du sublime emploi de délivrer sa patrie , cela est fort beau, et je veux croire que cela est utile ; mais ne se permettre aucun sentiment étranger à ce devoir, pour- quoi cela ? Tous les sentimens vertueux ne s'étaient-ils {)as les uns les autres? et peut* on en détruire un sans les affoiblir tous ?y'ai cru long temps , dit-il, combiner mes affec- tions avec mes c/^Foiw; il n'y apoint de Tome 3a. S

274 LETTRES

combinaisons à faire quand ces affections

*lles rnémes sont des devoirs. V illusion

tesse , cl je vois qiiun Dr ai citoyen doit

les abolir. Quelle est donc cette illusion? et

ttù a-t-il pris cette affreuse maxime ? S'il est

de tristes situations dans la vie , s'il est de

cruels devoirs qui nous forcent quelquefois

à leur en sacrifier d^autres , à déchirer notre

cœur pour obéir à la nécessité pressante ou

à Tinflexible vertu , en est -il , en peut-il ja*

mais être qui nous forcent d'étouffer des

sentimcns aussi légitimes que ceux de l'a-

rnour filial, conjugal, paternel? et tout

homme qui se fait une expresse loi de nêtre

plus ni fils , ni mari , ni père, ose-t-il usurper '

îe nom de citoyen , ose-t-il usiu'per le nom

d'homme?

On diroit, madame , enlisant votre lettre, qu'il s'agit d'une conspiration. Les conspi- rations peuvent être des actes héroïques de patriotisme, et il y en a eu de telles; mais prresqux5 toujours elles ne sont que des crimes punissables^ dont les auteurs songent bien ïnoins à servir la patrie qu'à l'asservir, et ù la déHvrer de ses tyrans qu'à létre. Pour moi, )e vous déclare que je ne voudrois pour rien

DIVERSES. 275

au monde avoit trempé dans conspiration la plus légitime , parcequ'enlin ces sortes d'entreprises ne peuvent s'exécuter sans troubles , sans désordres , sans violences , quelquefois sans effusion de sang , et qu à mon avis le sang d'un seul houinie est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. Ceux qui aiment sincère- ment la liberté n'ont pas besoin , pour la trouver, de tant de machines ; et, sans causer ni révolutions ni troubles, quiconque veut être libre Test en effet.

Posons toutefois cette grande entreprise comme un devoir sacré qui doit régner sur tous les autres; doit-il pour cela les anéantir? et ces différons devoirs sont-ils donc à tel point incompatibles qu'on ne puisse servir la patrie sans renoncer à riiumanité ? Votre Cassius est-il donc le premier qui ait formé le projet de délivrer la sienne , et ceux qui l'ont exécuté l'ont-ils fait au prix des sacri- fices dont il se vante ? Les Pélopidas , les Bruius , les vrais Cassius , et tant d'autres , ont-ils eu besoin d'abjurer tous les droits du sang et de la nature pour accomplir leurs iiobles desseins? Y eut-il jamais de meilleurs

S 2

276 LETTRES

fils , de meilleurs maris, de meilleurs pères, que ces grands hommes ? la plupart au con- traire concertèrent leurs entreprises au sein de leurs familles; et Brutusosa vêle* , sans ndcessité , son secret à sa femme , unique- ment parcequ il la trouva digne d'en ôtre dépositaire. Sans aller si loin chercher des exemples , je puis , madame , vous en citer un plus moderne d'un héros à qui rien ne manque pour être à côté de ceux de l'anti- quité que d'être aussi connu qu eux ; c'est le comte Louis de Fiesque , lorsqu'il voulut briser les fers de Gênes sa patrie et la dé- livrer du joug des Doria. Ce jeune homme si aimable, si vertueux, si parfait, forma ce grand dessein presque dès son enfance, et s'éleva , pour ainsi dire , lui-même pour l'exécuter. Quoique très prudent , il le con- fia à son frère, à sa famille , à sa femme, aussi jewie que lui ; et après des préparatifs très grands, très lents, très difficiles, le secret fut si bien gardé, l'entreprise fut si bien concertée et eut un si plein succès , que le jeune Fiesque étoit maître de Gênes au moment qu'il périt par un accident.

Je ne dis pas qu'il soit sage de révéler ces

DIVERSES. 277

sortes de secrets , même à ses proches , sans la plus grande nécessite ; mais autre chose est garder son secret, et autre chose rom- pre avec ceux à qui on le cache. J'accorde même qu'en méditant un grand dessein Ton est obligé de s'y livrer quelquefois au point d'oublier pour un temps des devoirs moins pressans peut-être, mais non moins sacré» sitôt qu'on peut les remplir. Maisque de pro- pos délibéré , de gaieté de cœur , le sachant , le voulant , on ait , avec la barbarie de re- , noncer pour jamais à tout ce qui nous doit être cher, celle de l'accabler de cette décla- ration cruelle , c'est, madame, ce qu'aucune situation imaginable ne peut ni autoriser , ni suggérer même à un homme dans son bon sens qui n'est pas un monstre. Ainsi je con- clus , quoiqu'à regret , que votre Cassius est fou tout au moins, et je vous avoue qu'il m'a tout à-fait l'air d'un ambitieux embar- rassé de sa femme , qui veut couvrir du masque de l'héroïsme son inconstance et ses projets d'agrandissement. Or ceux qui sa vent employer à son âge de pareilles ruses sont des gens qu'on ne ramené jamais , et qui rarement en valent la pein i.

S 5

278 LETTRES

II se peut , madame , que je me trompe ; c'est à vous dVn juger. Je voudrois avoir des choses plus agréables à vous dire : uiais vous rne demandez mon sentiment; il faut YoiTs le dire , ou me taire , ou vous tromper. I| Des trois partis j'ai choisi le plus honnête et celid qui pouvoit le mieux vous marquer, madame , ma déférence et mon respect. j

LETTRE

A M"« D E W E S.

"Wootton, le 9 décembre 1766.

IVl A belle voisine , vous me rendez injuste et jaloux pour la première fois de ma vie : je n ai pu voir sans envie les chaînes dont ^ vous honoriez mon sultan , et je lui ai ravi j l'avantage de les portM le premier. J'en aurois du parer votre brebis chérie; mais je n'ai osé euqji('ter sur les droits d'un jeune etaimablii berger. C'est déjà trop passer les miens de faire le galant à mon âge j mais

DIVERSES. 279

puisque VOUS meravezfait oublier, tâcliez de Toublier vous-même, et pensez moins au barbon qui vous rend hommage qu'au soin que vous avez pris de lui rajeunir le cœur.

Je ne veux pas , ma belle voisine , vous ennuyer plus long temps de mes vieilles sornettes. Si je vous contois toutes les bon- tés et amitiés dont votre cher oncle mlio- nore, je serois encore ennuyeux par mes longueurs ; ainsi je me tais. Mais revenez Tété prochain en être le témoin vous-même , et ramenez madame la comtesse (1) , à con- dition que nous serons cette fois-ci les plus forts, et qu'au lieu de vous laisser enlever comme cette année , vous nous aiderez 4 la retenir.

(i) M™« la comtesse Cowper, veuve du feu comte Cowper, et fille du conite de Granville.

s 4

SSO LETTRES

»— ^i^i— ^i— ^W— ^— li^Mi— >— I

LETTRE A MILORD MARÉCHAL.

] 1 décembre 1 7C6.

J\ BRÉGER la correspondance !. . . . Milord , que m'annoncez-vous, et quel temps pre- nez vous pour cela ? Serois je dans votre dis^rnce ? Ah ! dans tous les malheurs qui m'accablent , voilà le seul tjue je ne saurois supporter. Si j'^i des torts , da'gnrz les par- donner: c/i est-il, en peut-il c}re(jue mes sent mf ns pour vous Jie doivent pas rache- ter ? \ os bontés pour moi l'ont loute la consolation de ma vie. Voulez vous m'ûter cette unique" et dnnre consolation ? Vous avez cessé d écrire à vos parens. £h ! qu'ini- porle? tous vos parens, tous vos amisen- sembl.- ont- ils pour vous un atta( bernent comparable au mien? th ! juilord , c'est votre âge, ce sont mes maux qui nous ren- dent plus utiles runàiaulie. A quoi peu-

DIVERSE âlik 2^1

vent mieux s'employer les restes de la vîe qu'à s'entretenir avec ceux qui nous sont chers? Vous m'avez promis une éternelle amitié ; je la veux toujours, j'en suis tou- jours digne. Les terres et les mers nous sé- parent , les hommes peuvent semer bien des erreurs entre nous ; mais rien ne peut séparer mon cœur du vôtre j et celui que vous aimâtes une fois n'a point changé. Si réellement vous craignez la peine d'écrire , c'est mon devoir de vous l'épargner autant qu'il se peut. Je ne demande à cliaque fois que deux lignes, toujours les mêmes, et rien de plus : J'ai reçu votre lettre de telle date. Je me porte bien , et je vous aime toujours. Voilà tout. Répétez-moi ces dix mots douze fois l'année et je suis content. De mon côté j'aurai le plus grand soin de ne vous écrire jamais rien qui puisse vous importuner ou vous déplaire. Mais cesser de vous écrire avant que la mort nous sépare; non,milord, cela ne peut pas être ; cela ne se peut pas plus que cesser de vous aimer.

Si vous tenez votre cruelle résolution , j'en mourrai , ce n'est pas le pire ; mais j'en mourrai dans la douleur , et je vous prédis

a82 LETTRES

que vous y aurez du regret. J attends une réponse , je l'attends dans les plus mortelles inquiétudes ; mais je connois votre ame , et cela me rassure. Si vous pouvez sentir com- bien cette réponse m'est nécessaire , je suis très sûr que je Taurai promptement.

LETTRE

A M. LE MARQUIS

DE MIRABEAU.

Wootion, le 3i Jasyler 1767,

J- L est digne de Tami des hommes de con- soler les affligés. La lettre, monsieur , que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire,la circonstance elle a été écrite , le noble sentiment qui l'a dictée , la main respec- table dont elle vient, l'inlortuné à qui elle s'adresse, tout concourt à lui donner dans mon cœur le prix qu'elle reçoit du vôtre. En vous lisant , en vous aimant par consé-

DIVERSES. 2S5

quent , j'ai souvent desirë d'être connu et aimé de vous. Je ne m'attendois pas que ce seroit vous qui feriez les avances , et cela précisément au moment j'étois univer- sellement abandonné : mais la générosité ne sait rien faire à demi , et votre lettre en a bien la plénitude. Qu il seroit beau que Tami des hommes donnât retraite à Tami de réo;alité ! Votre offre m'a si vivement pénétré, j'en trouve l'objet si honorable à l'un et à l'autre , que par un autre effet bien contraire vous me rendrez malheureux peut- être par le regret de n'en pas profiter : car, quelque doux qu'il me fût d'être votre iiôte, je vois peu d'espoir à le devenir. Mon âge plus avancé que le vôtre , le grand éloigne- nient ;, mes maux qui me rendent les voya-»- ges très pénibles , famour du repos , delà solitude , le désir d'être oublié pour mourir en paix , me font redouter de merapproclier des grandes villes mon voisinage pourroit réveiller une sorte d'attention qui fait mon tourment. D'ailleurs , pour ne parler que de ce qui me tiendroit plus près de vous , sans douter de ma sûreté du coté du parle- ment de Paris , je lui dois ce respect de ne

284 LETTRES

pas aller le braver dans son ressort , comme pour lui faire avouer tacitement son injus- tice ; je le dois à votre ministère , à qui trop de marques affligeantes me font sen- tir que j'ai eu le malheur de déplaire , et cela sans que j'en puisse imaginer d autre cause qu'un mal-entendu , d'autant plus cruel, que sans lui ce qui m'attira mes dis- grâces m'eut mériter des faveurs. Dix mots d'explication prou veroient cela : mais c'est un des malheurs attachés à la puissance humaine et à ceux qui lui sont soumis , -que , quand les grands sont une fois dans l'erreur , il est impossible qu'ils en revien- îient. Ainsi, monsieur, pour ne point m'ex- poser à de nouveaux orages , je me tiens au seul parti qui peut assurer le repos de mes derniers jours. J'aime la France ; je la regretterai toute ma vie : si mon sort dé- pendoit de moi j'irois y finir mes jours , et vous seriez mon hôte , puisque vous n'ai- mez pas que j'aie un patron ; mais , selon toute apparence , mes vœux et mon cœur fe- ront seuls le voyage j et mes os resteront ici.

Je n'ai pas eu , monsieur , sur vos écrits

DIVERSES. a85

rindifjférencede M. Hume, et je pourrois si bien vous en parler qu ils sont avec deux traites de botanique les seuls livres que j'aie apportes avec moi dans ma malle ; mais , outre que je crois votre sublime amour- propre trop au-dessus de la petite vanité d'auteur pour ne pas dédaigner ces formu- laires d'éloges , je suis déjà trop loin de ces sortes de matières pour pouvoir en parler avec plaisir. Tout ce qui tient par quelque côté à la littérature et à un métier pour le- quel certainement je n étois pas m'est devenu si parfaitement insupportable , et son souvenir me rappelle tant de tristes idées , que pour n'y plus penser j'ai pris le parti de me défaire de tous mes livres , qu on m'a très mal -à-propos envoyés de Suisse : les vôtres et les miens sont partis avec tout le reste. J'ai pris toute lecture dans un tel dégoût qu'il a fallu renoncer à mon Plutarque. La fatigue même de pen- ser me devient chaque jour plus pénible. J'aime à rêver, mais librement , en laissant errer ma tête et sans m'asservir à aucun Êujet ; et maintenant que je vous écris , je quitt© k tout moment la plume pour vous

Î286 LETTRES

dire en nie promenant mille choses cliar- mantes , qui disparoissent sitôt que je re- viens à mon papier. Cette vie oisive et contemplative, que vous n'approuvez pas et que je n'excuse pas , me devient chaque jour phis-dëhcieuse. Errer seul sans fui et sans cesse parmi les arbres et les roches qui en- tourent ma demeure , rêver ou plutôt ext^a- vaguer à mon aise , et , comme vous dites , bayer aux corneilles ; quaud ma cervelle^ s échauffe trop , la calmer en analysaut quelque mousse ou quelque fougère ; enfui me livrer sans gcne à mes fantaisies, qui , grâces au ciel, sont toutes en mon pouvoir ; voilà, monsieur, pour moi la suprême jouis- sance , à laquelle je n'imagine rien de su- périeur dans ce monde pour un homme à mon âge et dans mon état. Si j'allois dans une de vos terres , vous pouvez compter que je n'y prendrois pas le plus petit soin en faveur du propriétaire; je vous verrois voler , piller , dévaliser, sans jamais en dire un seul mot ni à vous ni à personne. Tous mes malheurs nie viennent de cette ardente haine de finjustice que je n'ai jamais pu Uomter. Je me le tiens pour dit. Il est

DIVERSES. sB^

temps d'être sage, ou du moins tranquille.' Je suis las de guerres et de querelles: je suis bien sûr de n'en avoir jamais avecles honnêtes gens , et je n en veux plus avec les frippons , car celles-là sont trop dange- reuses. Voyez donc, monsieur, quel homme utile vous mettriez dans votre maison ! A Dieu ne plaise que je veuille avilir votre offre par cette objection ! mais c'en est une dans vos maximes , et il faut être con- séquent.

En censurant cette nonchalance, vous me répéterez que c'est n'être bon à rien tjue n'être bon que pour soi : mais peut-on être vraiment bon pour soi sans être par quelque côté bon pour les autres? D'ailleurs considérez qu'il n'appartient pas à tout ami des hommes d'être comme vous leur bien- faiteur en réalité. Considérez que 'je n'ai ni état ni fortune, que je vieillis , que je suis infirme , abandonne, persécuté, détes- té , et qu'en voulant faire du bien je ferois du niai, sur-tout à moi-même. Jai reçu mon congé bien signifié par la nature, et par les hommes ; je l'ai pris et j'en veux profiter. Je ne délibère plus si c'est bieZi

a88 I. E T T R E s

ou mal fait , parcequ c'est une résolution prise, et riei> ne m'en fera départir. Puisse le public m'oublier comme je foublie! S'il ne veut pas m'oublier, peu m'importe : qu'il m'admire ou qu'il me déchire , tout cela m'est indifférent ; je tâche de n'en rien savoir, et quand je l'apprends je ne m'en soucie guère. Si l'exemple d'une vie inno- cente et simple est utile aux hommes , je puis leur faire encore ce bien-là ; mais c'est le seul, et je suis bien déterminé à ne plus vivre que pour moi et pour mes amis, en très petit nombre , mais éprouvés et qui suffisent. Encore aurois je pu m'en passer, quoiqu'ayant un cœur aimant et tendre pour qui des attachemens sont de vrais be- soins : mais ces besoins m'ont souvent coû- té si cher, que j'ai appris à me suffire à moi- même , et je me suis conservé l'ame assei saine pour le pouvoir. Jamais sentiment haineux, envieux, vindicatif, n'approcha de mon cœur. Le souvenir de mes amis donne à ma rêverie un charme que le souvenir de mes ennemis ne trouble point. Je suis tout entier je suis , et point oii sont ceux qui me persécutent. Leur haine quand elle n'a-

§it

ï) I V E R s E Sf ^8cjf

git pas ne trouble qu eux , et je la leur laisse pour toute vengeance. Je ne suis pas par- faitement lieureux , parcequ'il n'y a rien de parfait ici-bas , sur-tout le bonheur ; mais j'en suis aussi près que je puisse l'être clans cet exil. Peu de chose de plus combleroit mes vœux; moins de maux corporels, uii climat plus doux , un ciel plus pur , un air plus serein , sur-tout des cœurs plus ou- verts, oii quand le mien s'épanche il sentît que c'est dans un autre. J'ai ce bonheur en ce moment , et vous voyez que j'en profite : mais je ne l'ai pas tout-à-fait impunément;* votre lettre me laissera des souvenirs qui ne s'eflaceiont pas et qui me rendront par fois moins tranquille. Je .n'aime pas les pays arides , et la Provence mattire peu ; mais cette terre en Angoumois qui n'est pas en- core en rapport , et. l'on peut retrouver quelquefois la nature, me donnera souvent des regrets qui ne seront pas tous pour elle. Bon jour, monsieur le marquis. Je hais les formules , et je vous prie de m'en dispenser. Je vous salue très humblement et de tout mon cœur.

^Tome 02. T

hgcsi x: E T T R £ S

LETTRE

A M. LE DUC DE GRAFFTON.;

Wootlon , le 7 fériiex »767. IVloNSlEUR LE DUC,

Je vous dois des remerciemens que je vous prie d'agréer. Quoique les droits qu'on avoit exigés pour mes livres à la douane 3îîe parussent forts pour la chose et pour ma bourse , j'étois bien éloigné d'en deman- der et d'en désirer le remboursement. Vos bontés , très gratuites sur ce point , en sont d'autant plus obligeantes ; et , puisque vous voulez que j'y reconnoisse même celles du roi , je me tiens aussi flatté qu'honoré d'une grâce d'un prix inestimable par la source dont elle vient , et je la reçois avec la recon- noissance et la vénération que je dois aux faveurs de sa majesté passant par des mmns /aussi dignes de les répandre.

DIVERSES. îi^ll

Daignez , monsieur le duc , recevoir avec bonté les assurances de mon profond res-; pect.

LETTRE A M. GUY.

Wootton , le 7 février 1767^

J'ai lu, monsieur, avec attendrissement louvrage de mes défenseurs , dont vous ne m'aviez point parlé. Il me semble que ce n'étoit pas pour moi que leurs honorables noms dévoient être un secret , comme si Toii vouloit les dérober à ma reconnoissance. J# ne vous pardonnerois jamais sur-tout de m'avoir celui de la dame, si je ne l'eusse à rinstant deviné. C'est de ma part un bien petit mérite : je n ai pas assez d'amis capa- bles de ce zèle et de ce talent pour avoif pu m'y tromper. Voici une lettre pour elle, à laquelle je n ose mettre son nom a cause des lisques que peuvent courir mes lettres,;

2g2 LETTRES

mais elle verra que je lareconnois bien. Je vous charge, monsieur Guy, ou plutôt j'ose vous permettre , en la lui remettant, de vous mettre en mon nom à genoux devant elle , et de lui baiser la main droite , cette char- mante main plus auguste que celles des im- pératrices et des reines , qui sait défendre et honorer si pleinement et si noblement l'innocence avilie. Je me flatte que j'aurois reconnu de même son digne collègue si nous nous étions connus auparavant ; mais je n'ai pas eu ce bonheur , et je ne sais si je dois m'en féhciter ou m'en plaindre , tant je trouve noble et beau, que la voix de l'équité s'élève en ma faveur du sein même des in- connus. Les éditeurs du factum de M. Hume disent qu'il abandonne sa cause au jugement des esprits droits et des cœurs honnêtes. C'est ce qu'eux et lui se garderont bien de faire , mais ce que je fais , moi , avec con- fiance, et qu'avec de pareils défenseurs j'au- rai fait avec succès. Cependant on a omis dans ces deux pièces des choses très essen- tielles ; et on y a fait des méprises qu'on eût évitées si , m'avei tissant à temps de ce qu'on vouloit faire, on m'eût demandé des éclair-

D I V E R s E 5.- 29>

cîssemens. Il est étonnant que personne n'ait encore mis la question sous son vrai point de vue ; il ne flilloit que cela seul , et tout ëtoit dit.

Au reste il est certain que la lettre que je vous écrivis a été traduite par extraits faits , comme vous pouvez penser , dans les papiers de Londres ; et il n'est pas dif- ficile de compjendre d'où venoient ces ex- traits ni pour quelle fin.

Mais voici un fait assez bizarre qu'il est fâcheux que mes dignes défenseurs n'aient pas su. Croiriez-vous que les deux feuilles que j'ai citées du S. - James's Chronicle ont disparu en Angleterre? M. Davenport les- a fait chercher inutilement chez l'imprimeur et dans les cafés de Londres , sur une indi- cation suffisante , par son libraire^ qu'il m'a assuré être un honnête homme ; et il n'a rien trouvé. Les feuilles sont éclipsées. Je ne ferai point de commentaires sur ce fait ; mais convenez qu'il donne à penser. O mon cher monsieur Guy! faut-il donc mourir dans ces contrées éloignées sans revoir ja- mais la face d'un ami sur, dans le sein du- quel je puisse épancher mon cœur ?

T 5

î»Q"4 Lettres

LETTRE AU LORD MARÉCHAL.

le 8 février 1767.

wuoiî milord, pas un seul mot de vous! Quel silence , et qu'il est cruel ! Ce n'est pas le pis encore. Madame la duchesse de Portland m'a donné les plus grandes alar- mes en me marquant que les papiers publics vous avoient dit fort mal , et me priant de lui dire de vos nouvelles. Vous connoissez mon cœur , vous pouvez juger de mon état ; craindre à la fois pour votre amitié et pour ■votre vie , ah ! c'en est trop. J'ai écrit aussitôt à M. Rougemont pour avoir de vos nou- velles. Il m'a marqué qu'en effet vous aviez été fort malade , mais que vous étiez mieux. Il n'y a pas de quoi me rassurer assez tant que je ne recevrai rien de vous. Mon protecteur, mon bienfaiteur, mon ami, mon père ^ aucun de ces titres ne pourra-

y i V E R s E s. iSgS

t-îl vous ëmouvoir ? Je me prosterne à vos pieds pour vous demander un seul mot.; Que voulez-vous que je marque à madame de Portland ? Lui dirai - je : Madame , mi- lord maréchal m^aimoit , mais il me trouve trop malheureux pour m aimer encore , il ne m'écrit plus P La plume me tombe des mains.

LETTRE A M. GRANVILLE.

Wootton , février i jÇ-fj

Je croîs, monsieur, latisanne dumédeein espagnol meilleure et plus saine que le bouillon rouge du médecin françois : la pro- vision de miel n'est pas moins bonne ; et si les apothicaires fournissoient d'aussi bonnes drogues que vous , ils auroient bientôt ma pratique. Mais , badinage à part , que j'aie avec vous un moment d'explication sér- rieuse»

3" 4

SgS LETTRES

Jadis j'aimois avec passion la liberté , Fé- galité ; et, voulant vivre exempt des obliga- tions dont je ne pouvois ni'acquitter en pa- reille monnoie , je me reiusois aux cadeaux mêmes de mes amis, cequi m'asouvent attiré bien des querelles. Maintenant j'ai changé de goût, et c'est moins la liberté que la paix que j^aime ; je soupire incessamment après elle ; je la préfère désormais à tout -, je la veux à tout prix avec mes amis ; je la veux même avec mes ennemis s'il est possible. J'ai donc résolu d'endurer désormais des uns tout le bien et des autres tout le mal qu'ils voudront me faire , sans disputer, sans m'en défendre , et sans leurrésisteren quel- que façon que ce soit. Je me livre à tous pour faire de moi , soit pour , soit contre, entièrement à leur volonté : ils peuvent tout , hors de m'en£;ager dans une dispute , ce qui très certainement n'arrivera plus de mes jours. Vous voyez, monsieur, d'après cela combien vous avez beau jeu avec moi dans les cadeaux continuels qu'il vous plaît de me faire: mais il faut tout vous dire; sans les refuser , je nen serai pas plus recon- noissaut que si vous ne m'en faisiez aucun.

D'I V E R s E s. 297

Je vous suis attaché, monsieur , et je bénis le ciel dans mes misères de la consolation qu'il m'a ménagée en me donnant un voisin tel que vous : mon cœur est plein de T in- térêt que vous voulez bien prendre à moi, de vos attentions , de vos soins , de vos bou- tés, mais non pas de vos dons : c'est peine perdue , je vous assure ; ils n'ajoutent lien à mes sentimens pour vous ; je ne vous en aimerai pas moins, et je serai beaucoup plus à mon aise si vous voulez bien les supprimer désormais.

Vous voilà bien averti , monsieur ; vous savez comment je pense , et je vous ai parlé très sérieusement. Du reste votre volonté soit faite et non pas la mienne ; vous serez toujours le maître d'en user comme il vous plaira.

Le temps est bien froid pour se mettre en route. Cependant, si vous êtes absolument résolu de partir , recevez tous mes souhaits pour votre bon voyage et pour votre prompt et heureux retour. Quand vous verrez ma- dame la duchesse de Portland , faites - lui ma cour , je vous supplie ; rassurez -la sur l'état de milord maréchal. Cependant comm^

2g8 k E T T R É 5

je ne serai parfaitement rassuré moî-même que quand j'aurai deses nouvelles, sitôt que» j'en aurai reçu j'aurai Thonneiu: d'en faire part à madame la duchesse. Adieu , mon- sieur , derechef; bon voyage , et souvenez- vous quelquefois du pauvre hermite votre yoisin.

"Vous verrez sans doute votre aimable nièce. Je vous prie de lui parler quelquefois du captif qu'elle a mis dans ses chaînes , et qui s'honore de les porter.

LETTRE A MILORD MARÉCHAL.

Le 19 mars 1767.

Cl 'en est donc fait, milord; j'ai perdu pour jamais vos bonnes grâces et votre ami- tié sans qu'il me soit même possible de savoir et d'imaginer d'où me vient cette perte, n'ayant pas un sentiment dans mon cœur, pas une action dans ma conduite, qui

DIVERSES. 299

n'ait du, j'ose le dire, confirmer cette pré- cieuse bienveillance que , selon vos promes- ses tant de fois réitérées, jamais rien ne pou- voit m'ôter. Je conçois aisément tout ce c]u'on a pu faire auprès de vous pour me nuire ; je l'ai prévu , je vous en ai prévenu; vous m'avez assuré qu'on ne réussiroit ja- mais, j'ai le croire. A-t-on réussi malgré tout cela? voilà ce qui me passe; et com- ment a-t-on réussi au point que vous n'ayez pas même daigné me dire de quoi je suis coupable, ou du moins de quoi je suis ac- cusé? Si je suis coupable , pounjuoi me taire mon crime ? si je ne le suis pas , pourquoi me traiter en criminel? En m'annonçant que vous cesserez de m'écrire vous me faites entendre que vous n'écrirez plus à personne; cependant j'apprends que vous écrivez à tout le monde et que je suis le seul excepté, quoique vous sachiez dans quel tourment m'a jeté votre silence. Milord , dans quelque erreur que vous puissiez être , si vous connoissiez , je ne dis pas mes sen- timens, vous devez les connoître, mais ma situation dont vous n'avez pas didée, votre humanité du moins vous parleroit pour moi.

5oo

LETTRES

Vous êtes dans Terreur, milord, et c'est ce qui me console : je vous connois trop bien pour vous croire ( aj)able d'une aussi incompréhensible légèreté, sur- tout dans un temps où, venu par vos conseils dans le pays que j'habite, j'y vis accablé de tous les malheurs les plus sensibles à un homme d'honneur. Vous êtes daas Terreur , je le répète : Thomme que vous n'aimez plus mérite sans doute votre disgrâce; mais cet homme que vous prenez pour moi n'est pas moi. Je n'ai point perdu votre bienveil- lance, parceque je n'ai point mérité de la perdre, et que vous n'êtes ni injuste ni inconstant. On vous aura figuré sous mon nom un fantôme : je vous l'abandonne , et j'attends que votre illusion cesse, bien sur qu'aussitôt que vous me verrez tel que je Suis vous m'aimerez comme auparavant. Mais en attendant ne pourrai-je du moins savoir si vous recevez mes lettres? Ne me reste t-il nul moyen d'apprendre des nou- velles de votre santé qu'en m'informant au tiers et au quart, et n'en recevant que de vieilles qui ne me tranquillisent pas? Ne youdriez-vous pas du moins permettre qu'un

D I V E R s E S.^ Hoij

de VOS laquais m'écrivît de temps en temps comment vous vous portez? Je me rësigno à tout; mais je ne conçois rien de plus cruel que l'incertitude continuelle je vis sur ce qui m'intéresse le plus.

LETTRE

A M. LE GÉNÉRAL CONWAY.

YV'ootton , le 26 mars 1767. iVlo N S I E U R ,

Aussi touché que surpris de la faveur dont il plaît au roi de m'honorer, je vous supplie d'être auprès de sa majesté Torgane de ma vive reconnoissance. Je n'avois droit à ses attentions que par mes malheurs ; j'en ai maintenant aux égards du public par ses grâces, et je dois espérer que l'exemple de sa bienveillance m'obtiendra celle de tous ses sujets. Je reçois, monsieur, le bienfait du roi comme Târrhe d'une époque heu-

O02 LETTRES

jeuse autant quhoaorable, qui m'assure sous la protection de sa majesté des jours désormais paisibles. Puisse- je n avoir à les remplirque des vœux les plus purs et les plus vifs pour la gloire de son règne et pour la prospérité de son auguste maison !

Les actions nobles et généreuses portent toujours leur récompense avec elles. Il vous est aussi naturel, monsieur, de vous félici- ter d'en iaire, qu'il est flatteur pour moi d'en être Fobjet. Mais ne parlons point de mes talens, je vous supplie; je sais me mettre à ma place , et je sens , à l'impres- sion que font sur mon cœur vos bontés, qu'il est en moi quelque chose plus digne de votre estime que de médiocres talens, qui seroient moins connus s'ils m'avoient attiré moins de maux, et dont je ne fais cas que par la cause qui les fit naître et par l'usage auquel ils étoient destinés.

Je vous supplie , monsieur , d'agréer les scntimens de ma gratitude et de mon pro- fond respect.

1> 1 V E H s E «. 5o3

LETTRE

A MILORD COMTE DE HARCOURT.,

Wootton , le a arril 1767Z

J'apprends, milord, par M. Davenport que vous avez eu la bonté de me défaire de toutes mes estampes hors une. Serois je assez heureux pour que cette estampe ex- ceptée fût celle du roi? je le désire assez pour l'espérer. En ce cas vous auriez bien lu dans mon cœur, et je vous prierois de vouloir conserver soigneusement cette es- tampe jusqu'à ce que j'aie l'honneur de vous voir et de vous remercier de vive voix. Je la joindrois à celle de milord maréchal pour avoir le plaisir de contempler quelquefois les traits de mes bienfaiteurs , et de me dire en les voyant qu'il est encore des hommes bien faisans sur la terre.

Cette idée m'en rappelle une autre que ma mémoire absolument éteinte avoit laissé

Soi Lettres

écliapper. Ce portrait du roî avec un«( •vingtaine d'autres me viennent de M. Ram- say, qui ne voulut jamais m'en dire le prix ; ainsi ce prix lui appartient et non pas à moi: mais comme probablement il ne vou- droit pas plus laccepter aujourd'hui que ci -devant, et que je n'en veux pas non plus faire mon profit ^ je ne vois à cela d'autre expédient que de distribuer aux pau- vres le produit de ces estampes ; et je crois, milord , qu'une fonction de charité ne peut rien avoir que l'humanité de votre cœur dédaigne. La difficulté seroit de savoir quel est ce produit, ne pouvant moi-même me rappeler le nombre et la qualité de ces es- tampes : ce que je sais, c'est que ce sont toutes gravures angloises dont je n'avois que quelques autres avant celles-là. Pour ne pas abuser de vos bontés, milord, au point de vous engager dans de nouvelles recherches, je ferai une évaluation gros- sière de ces gravures, et j'estime que le prix n'en pourroit guère passer quatre ou cinq guinées. Ainsi , pour aller au plus sûr, ce sont cinq guinées sur le produit du tout que je prends la liberté de vous prier de

vouloir

DIVERSES. 5o5

vouloir bien distribuer aux pauvres. Vous voyez, niilord, couirneiit j'en use avec vous. Quoique je sois persuadé (jue mon importuiiité, ne passe pas votre complai- sance, si j'avols prévu jusqu'où je serois forcé de la porter, je me serois gardé de m'oublier à ce point. Agréez, milord, je vous sun[ilie, mes très humbles excuses et mon re.^pcct.

LETTRE

A M. E. J. .. . , G H I Pv U R G I E N".

Le i3 mai 1767.

Vous me parlez, monsieur, dans une langue littéraire , de sujets de litlérature comme à un homme de lettres ; vous m'ac- cablez d'éloges si pompeux, qu'ils sont iro- niques ; et vous croyez m'enivrer d'un pareil encens. Vous vous trompez , mon- sieur , sur tous ces points. Je ne suis point homme de lettres : je le fus pour mon mal- Tome 32. V

5o6 LETTRES

lieur ; depuis long-temps j'ai cessé de Tétre y rien de ce qui se rapporte à ce métier ne me convient plus. Les grands éloges ne m'ont jamais flatté ; aujourd'hui sur-tout que j'ai plus besoin de consolation que d'encens , je les trouve bien déplacés. C'est comme si, quand vous allez voir un pauvre malade , au lieu de le panser , vous lui faisiez des coinplimens.

J'ai livré mes écrits à la censure publiqu e : elle les traite aussi sévèrement que ma per- sonne*, à la bonne heure; je ne prétend s point avoir eu raison ; je sais seulement que mes in- tentions étoient assez droites, assez pures, assez salutaires, pour devoir m'obtenir quel- que indulgence. Mes erreurs peuvent être grandes ; mes sentimens auroient les ra- cheter. Je crois qu'il y a beaucoup de choses sur lesquelles on n'a pas voulu m'entendre. Telle est , par exenqjle , l'origine du droit naturel , sur laquelle vous me prêtez des sentimens qui n'ont jamais été les rniens. C'est ainsi qu'on aggrave mies fautes réelles de toutes celles qu'on juge à propos de m'attribuer. Je me tais devant les hommes, et je remets ma cause entre les mains de Dieu qui. voit mon cœur.

D î V É R s E ^; 3oy

Je ne répondrai donc point , monsieur, ni aux reproches que vous me faites au nom d'autrui , i:i aux louanges que vous me donnez de vous môme : ]es uns ne sont pas plus mérités que 1 s antres. Je ne vous ren- drai lieu de pareil, tant parceque je ne vous connois pas, (;ne parceque j'aime à être simple et viai'eu toutes choses. Vous vous dites cliirurgieii : si vous m'eiiçsiez parlé botanique et des plantes que produit votre contrée , vous m'auriez fait plaisir et j'en aurois pu causer avec vous ; mais pour de mes livres et de toute autre espèce de livres, vous m'en parleriez inutilement, parceque je ne prends plus d'intérêt à tout Cela. Je ne vous réponds point en latin , par la raison ci-devant énoncée : il ne me reste de cette langue qu'autant qu'il en faut pour entendre les phrases de Linnœus. Recevez,' monsieur , mes très humbles salutations:

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Oo8 LETTRES

'■ I r

LETTRE

A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Calais , Ie22 mai 1767.

J ARRIVE ici, monsieur, après bien des aven- tures bizarres qui feroieot un détail plus long qu'amusant. Je voudrois de tout mon cœur aller finir mes jours au château de Brie ; mais pour entreprendre un pareil éta- blissement il faudroit plus de certitude do sa durée que vous ne pouvez la donner. Je ne vois pour moi qu'un repos stable , c'est dansTétat de Venise ; et, malgré l'immen- sité du trajet , je suis déterminé à le tenter. Ma situation à tous égards me forcera à des stations c|ue je rendrai aussi courtes qu'il me sera possible. Je désire ardemment d'en faire une petite à Paris pour vous y voir, si j'y puis garder lincognito convenable et que je sois assuré que ce court séjour ne dé- plai.^e pas. Permettez que je vous consulte là-dessus , résolu de passer tout droit et le ê

DIVERSES. SoQ

plus promptement qu'il me sera possible si vous jugez que ce soit le meilleur parti. Je ne vous en dirai pas davantage ici , mon- sieur ; mais j'attends avec empressement de vos nouvelles , et je compte m'arrêter à Amiens pour cela. Ayez bonté de m'y, répondre un mot sous le couvert de M. . . . Cette réponse réglera ma marche. Puisse- t-elle , monsieur , me livrer à Tardent désir que j'ai de voir et d'embrasser le respecta- ble ami des hommes !

LETTRE A M"« LA M. DE***.

Du 12 septembre 1767.

Je reconnois , madame , vos bontés ordi- naires dans les soins que vous prenez pour me procurer un asyle l'on veuille bien ne pas m'interdire le feu et l'eau ; mais je connois trop bien ma situation pour atten- dre de ces soins bienfaisans un succès qui

.V3

BlO L E T T R E 5

jne procure le repos après lequel j'ai vai^ ne )i<-j.r ^oiijjré , et que je neclierclie plus , pan^f'(jue je ne l'espère plus.

Viveuienr louché de Tiutëret que M. le çoTute de*** veut bien prendre à mes niallieurs , je vous supplie, madime , de vouloir bien lui faire passer les ténioigna- £^es de ma très humble reconnoissance : c'est une de mes peines de ne pouvoir aller moi-même la lui témoigner. Mais quant au voyage ici (|ue S. E. daigne proposer , je ne suis pas assez vain pour en accepter r offre , et ces honneurs bruyans ne con- viennent phis à Félat d'iiumiliation dans le- quel je suis appelé à fmir mes jours. Je ne cro's pas non plus qu'il coin it une de ^:is- quf;r auprès de M. 1<^ conile de*** ni auprès de personne au( une demande^^îi m^ faveur, puisque ce ne seroii qu'aller clier- cher d'iiifriiilibles refus (,ui ne feraient qu'empirer ma situation^ sMéloit possibic,

Le parti qu^^ j'ai j^ris d'attendre ici ma destinée est le suul <.{ui me convicime, et je iK^puis l'aire aucune espèce de démarche sans aggraver sur ma lèie le poids de me§ ÇQallieurs. Je sais que ceux qui ont entrepris

DIVERSES. 3ll

de me chasser d'ici n'épargneront aucune sorte d'efforts pour y parvenir ; mais je les attends , je m'y prépare ; et il ne reste plus qu'à savoir lesquels auront le plus de con- stance, eux pour persécuter, ou moi pour souffrir. Que si la patience m'échappe a la fin et que mon courage succombe , mon parti en pareil cas est encore pris ; c'est de ni'éloigner , si je peux , de Forage qui m'ac- . cable, mais sans empressement, sans pré- caution , sans crainte , sans me cacher , sans^ me montrer , et avec la simplicité qui con- vient à l'innocence. Je considère , madame , qu'ayant près de soixante ans , accablé de malheurs et d'inBrmités, les restes de mes tristes jours ne valent pas la fatigue de les mettre à couvert. Je ne vois plus rien dans cette vie qui puisse me llatter ni me ten- ter. Loiji d'espérer quelque chose , je ne sais pas même que désirer. L'amour seul du repos me restoit encore , l'espoir m'en est ôté , je n'en ai plus d'autre. Je n'attends plus , je n'espère plus que la lin de mes piiseres : que je l'obtienne de la nature ou des hommes , cela m'est assez indifférent; et , de quelque manière qu'on veuille dis-^

V 4

3j2 lettres

poser de mol , Ton me fera toujours moins de mal que de bien. Je pars de cette idée , madame ; je les mets tous au pis , et je me tranquillise dans ma ré- signation.

Il suit de que tous ceux qui veulent bien s'intéresser encore à moi doivent cesser de se donner en ma faveur des mou- vemens inutiles , remettre, à jnon exemple , mon sort dans les mains de la Providence, et ne plus vouloir résister à la nécessité. Voilà ma dernière résolution ; que ce soit la vôtre anssi , madame^ à mon égard , et même à 1 égard de ct tte chère enfant que le ciel vous enlevé sans qu'aucun secours humain puisse vous la rendre. Que tous les soins que vous lui rendrez désormais soient pour contenter votre tendresse et la lui moi.trer , mais qu'ils ne réveillent plus en vous une espérance cruelle (jui donne la mort à chaque fois qu'on la perd.

DIVERSES. 5l3

LETTRE

A M"= D E W E S.

Le 25 Janvier 176S.

Oi je vous ai laissé^ ma belle voisine , une empreinte que vous avez bien gardée, vous m'en avez laissé une autre que j'ai gardée encore mieux. Vous n'avez mon cachet que sur un papier qui peut se perdre , mais j'ai le vôtre empreint dans mon cœur d'où rien ne peut l'effacer. Puisqu il étoit certain que j'ernportois votre gai^e , et douteux que vous eussiez conservé le mien , c'étoit moi seul qui devois désirer de vérifier la chose ; c'est moi seul qui perds à ne l'avoir pas fait. Ai - je donc be.^oin pour mieux sentir mon malheur que vous m'en fassiez encore un crime? cela n'est pas trop humain. Mais votre souvenir me console de vos reproches: j'aime mieux vous savoir injuste qu'indiffé- lente , et je voudrois être grondé de vous

3l4 LETTRES

tous les jours au même prix. Daignez donc, ma belle voisine , ne pas oublier tout-à-fait votre esclave , et continuer à lui dire quel- quefois ses vérités. Pour moi , si j'osois à mon tour vous dire les vôtres , vous me trou- veriez trop galant pour un barbon. Bon jour, ma belle voisine : puissiez -vous bientôt, sous les auvSpices du cher et respectacle on- cle , donner un pasteur à vos brebis de Cal- wich !

LETTRE

A M. D'IVERNOIS.

TiTC , le 29 janvier 1768,

J'ai reçu ^ mon digne ami , votre paquet du 22 , et il me seroit également parvenu sous ladresse que je vous ai donnée quand vous n'auriez pas pris Tinutiie })récaution delà double enveloppe^ sous laquelle il n'est pas même à propos que le nom de votre ami paroisse en aucune façon. C'est a,vec le

Diverses. 5i5

plus sensible plaisir que j ai enHn appris de yos nouvelles; mais j'ai été vivement ému de l'envoi de votre famille à Lausanne. Cela m'apprend assez à quelle extrémité votre pauvre ville et tant de braves gens dont elle est pleine sont àla veille d'être réduits. Tout persuadé c[ue je suis que rien ici-bas ne mé- rite d'être acheté au prix du sang humain et qu'il n'y a plus de liberté sur la terre que dans le cœur de l'homme juste, je sens bien toutefois qu'il est naturel à des gens de cou- rage qui ont vécu libres de préférer une mort honorable à la plus dure servitude. Cependant, même dans le cas le plus clair de la juste défense de vous-mêmes , la cer- titude où je suis qu'eussiez -vous pour un moment l'avantage , vos malheurs n'en se- roient ensuite que plus grands et plus surs , me prouve qu'en tout état de cause les voies de fait ne peuvent jamais vous tirer de la situation critique vous êtes qu'en ag- gravant vos malheurs. Puis donc que perdus de toutes façons , supposé qu'on ose pousser la chose à Textrême , vous êtes prêts à vous ensevelir sous les ruines de la patrie, faites plus ; osez vivre pour sa gloire au moment

ZlG LETTRES

qu'elle n'existera plus. Oui, messieurs, il vous reste , dans le cas que je suppose , un dernier parti à prendre ; et c'est , j'ose le dire, le seid qui soit digne de vous; c'est, au lieu de souiller vos mains dans le sang de vos compatriotes , de leur abandonner ces murs qui dévoient être Tasyle de la liberté, et qui vont n'être plus qu'un repaire de ty- rans ; c'est d'en sortir tous, tous ensemble , en plein jour, vos femmes et vosenfans au milieu de vous ; et , puisqu'il faut porter des fers , d'aller porter du moins ceux de quel- que grand prince et non pas l'insupporta- Lie et odieux joug de vos égaux. Et ne vous imaginez pas qu'en pareil cas vous resteriez sans asyle : vous ne savez pas quelle estime et quel respect votre courage^ votre modé- ra lion , votre sagesse , ont inspirés pour vous dans toute l'Europe. Je n'imagine pas qu'il s'y trouve aucun souverain, je n'en excepte aucun, qui ne reçût avec honneur , j'ose dire avec respect , cette colonie émigrante d'hommes trop vertueux pour ne savoir pasi être sujets aussi lideles qu'ils furent zélés citoyens. Je comprends bien qu'en pareil cas plusieurs d'entre vous seroieut ruinés :

DIVERSES. 017

mais je pense que des gens qui savent sacri- fier leur vie au devoir sauroient sa ri fier leurs biens à Flionneur et s'applaudir de CQ sacrifice; et, après tout, ceci n'est qu'un dernier expédient pour conserver sa vertu et son innocence quand tout le reste est perdu. Le cœur plein de cette idée , je ne me pardonnerois pas de n'avoir osé vous la communiquer. Du reste vous êtes éclairés et sages ; je suis très sûr que vous prendrez toujours en tout le meilleur parti , et je ne puis croir^qu'on laisse jamais aller les choses au point qu'il est bon d'avoir prévu d'avance pour être prêts à tout événement.

Si vos affaires vous laissent quelques mo- mens à donner à d'autres choses qui ne sont rien moins que pressées , en voici une qui me tient au cœur , et sur laquelle je vou- drois vous prier de prendre quelque' éclair- cissement dans quelqu'un des voyages que je suppose que vous ferez à Lausanne tandis que votre famille y sera. Vous savez que j'ai à Nyon une tante qui m'a élevé et que j'ai toujours tendrement aimée , quoique j'aie une fois , comme vous pouvez vous en souvenir , sacrilié le plaisir de la voir à

Ol8 LETTRES

l'enipi^ssement d'aller avec vous joinJrd nos amis. Elle eSt. fort vieille , elle soii;ne un mari fort vieux : j'ai peur qu'elle n'ait plus tle peine que son âge ne comporté, et je voiidrois Im' aider à pay r une servante ponr la soulager. Malheureusement, quoi- que je n'aie augmenté ni mon train ni ma cuisine, que je n'aie aucun doniesli(|ue à mes gages et que je sois ici logé et chauffé gratuitement , ma position me rend la vie ici si dispendieuse , que ma pension Suffit à peine pour les dépensfs inévita- bles dont je suis chargé. Voyez , cher ami , si cent francs de France par an pourroient jeter quelque douceur dans la vie de nisi pauvre vieille tante , et si vous pourriez les lui faire accepter. En ce cas , la première année courroit depuis le commencement de celle ci , et vous pourriez la tirer sur moi d'avance aussitôt que vous aurez arrangé cette petite affaire-là. Mais je vous conjure de voir que cet argent soit enqjloyé selon sa destination, et non pas au profit de parens ou voisins ûpres qui souvent obsèdent les' vieilles gens. Pardon, cher ami ; je choisis bien mal mon temps , mais il se peut qu'i't n'y en ait pas à perdre.

DIVERSES. 5igi

LETTRE

AU MÊME.

24 mars 1768.

jLjjNrFix je respire; vous aurez la paix, et vous Taurez avec un garant sûr qu'elle sera solide, savoir Testime publique et celle de vos magistrats, qui, vous traitant jusqu'ici comme un peuple ordinaire^ n'ont jamais pris sur ce faux préjuge que de fausses me- sures. Ils doivent être enfin guéris de cette erreur, et je ne doute pas que le discours tenu par le procureur -général en deux- cent ne soit sincère. Cela posé, vous devez espérer que Ton ne tentera de long temps de vous surprendre, ni de tromper les puis- sances étrangères sur votre compte; et ces deux moyens manquant, je n'en vois plus d'autres pour vous asservir. Mes dignes amis , vous avez pris les seuls moyens con- tre lesquels la force' même perd son effet , l'union, la sagesse , et le courage. Quoi que

^20 LETTRES

puissent faire les hommes, on est toujours libre quand on sait mourir.

Je voudrois à présent que de votre côté vous ne fissiez pas à deuuMes choses, et que la concorde une fois rétable ramenât la confiance et la subordination aussi j)leine et entière que s'il n'y eut jamais eu de dissension. Le respect pour les magistrats fait dans les républiques la gloire des ci- toyens, et rien n'est si beau que de savoir se soumettre après avoir prouvé qu'on sa- voit résister. Le peuple de Genève s'est tou- jours distingué par ( e respect pour ses chefs qui le rend lui-même si respectable. C est à présent ([u'il doit ramener dans son sein toutes les vertus sociales que Tamour de l'ordre établit sur l'amour de la liberté. Il est impossible qu'une patrie qui a de tels enfans ne retrouve pas enfin ses pères; et c'est alors que la grande famille sera tout- à-la-fois illustre, llorissaute, heureuse, et donnera vi aiment au monde un exemple digne d'imitation. Pardon , cher ami : em- porté par mes désirs je fais ici sottement le prédicateur; mais, après avoir vu ce que vous étiez, je suis plein de ce que vous pou- vez

DIVERSES. 521*

vez être. Des hommes si sages n'ont assuré- ment pas besoin d'exhoi ration pour conti* nuer à Têtre; mais moi, j'ai besoin de donner quelque essor aux plus ardens vœux de mon cœur.

Au reste je vous félicite en particulier d'un bonheur qui nest pas toujours attaché à la bonne cause, c'est d avoir trouvé pour le soutien de la vùtre des talens capables de la faire valoir. Vos mémoires sont des chefs- d'œuvre de logique et de diction. Je sais quelles lumières régnent dans vos cercles , qu'on y raisonne bien, qu'on y connoît à fond vos édits; mais on n'y trouve pas com- munément des gens qui tiennent aiiisi la plume. Celui qui a tenu la vôtre, quel qu'il soit, est un homme rare; n'oubliez jamais la reconnoissance que vous lui devez.

A l'égard de la réponse amicale que vous me demandez sur ce qui me regarde , je la ferai avec la plus pleine confiance. Rieu dans le monde n'a plus affligé et navré mon cœur que le décret de Genève. Il n'en fut jamais de plus inique, de plus absurde et de plus ridicule : cependant il n'a pu déta- cher mes affections de ma patrie , et rien

Tome 32. X

3^2 LETTRES

au monde ne les en peut dëtaclier. Il rn'est indifférent quant à mon sort que ce décret soitannullé ou subsiste, puisqu'il ne m'est possible en aucun cas de profiter de mon rétablissement ; mais il ne me seroit pour- tant pas indifférent, je l'avoue, que ceux qui ont commis la faute sentissent leur tort et eussent le courage de le réparer. Je crois qu en pareil cas j'en mourrois de joie, parceque j'y verrois la lin d'une haine im- placable , et que je pourrois de bonne grâce me livrer aux sentimens respectueux que mon cœur m'inspire sans crainte de m'avilir. Tout ce que je puis vous dire à ce sujet est que si cela arrivoit, ce qu'assurément je n'espère pas, le conseil seroit content de mes sentimens et de ma conduite, et il con- noîtroit bientôt quel immortel honneur il s'est fait. Mais je vous avoue aussi que ce rétablissement ne sauroit me flatter s'il ne vient d'eux-mêmes ; et jamais de mon con- sentement il ne sera sollicité. Je suis sûr de -vos sentimens , les preuves m'en sont inu- tiles ; mais celles des leurs me touclieroient d'autant plus que je m'y attends moins. Bref, a ils font cette démarche d'eux-mê»

DIVERSES.*" 323

mêmes , je ferai mon devoir; s'ils ne la font pas, ce ne sera pas la seule injustice dont j'aurai à me consoler; et je ne veux pas en tout état de cause risquer de servir de pierre d'achoppement au plus parfait réta- blissement de la concorde.

Voici un mandat sur la veuve Duchesne pour les cent francs que vous avez bien voulu avancera ma bonne vieille tante. Je vous redois autre chose, mais malheureuse- ment j,e n'en sais pas le montant.

LETTRE A M. D,

Lyon , le 20 juin 1768.

J E ne me pardonnerons pas, mon cher hôte, do vous laisser ignorer mes marches ou les apprendre par d'autres avant moi. Je suis à Lyon depuis d'eux jours, rendu des fati- gues de la diligence , ayant grand besoin d'un peu de repos et très empressé d'y recevoir

X 3

524 *t E T T R E s

de vos nouvelles , d'autant plus que le trouble qui règne dans le pays vous vivez me tient en peine et pour vous et pour nombre d'honnêtes gens auxquels je prends intérêt. J'attends de vos nouvelles avec l'impatience de Tamitié. Donnez-m'en, je vous prie, le plutôt que vous pourrez.

Le désir de faire diversion à tant d'at- tristans souvenirs qui, à force d'affecter mon cœur, altéroient ma tête, ma fait prendre le parti de chercher dans un peu de voyages et d'herborisations les amuse- mens et distractions dont j'avois besoin ; et le patron de la case ayant approuvé cette idée, je l'ai suivie: j'apporte avec moi mon herbier et quelques livres avec lesc|uels je me propose de faire quelques pèlerinages de botanique. Je souhaiterois, mon cher hôte , c|ue la relation de mes trouvailles pût contribuer à vous amuser; j'en aurois en- core plus de plaisir à les faire. Je vous dirai, par exemple, qu'ëtant allé hier voir ma- dame Boy de la Tour à sa campagne, j'ai trouvé dans sa vigne beaucoup d'aristoloche, que je n avois jamais vue, et qu'au premier * ' coup-d'œil j'ai reconnue avec transport.

DIVERSES/ 325

Adîeit, mon cher hôte; je vous embrasse, et j'attends dans votre première lettre de bonnes nouvelles de vos yeux.

LETTRE

AU MÊME.

Bourgoin , le 9 septembre 1 768.

Après diverses courses, mon cher hôte , qui ont achevé de me convaincre qu'on étoit bien déterminé à ne me laisser nulle part la tranquillité que j'étois venu chercher dans ces provinces, j'ai pris le parti, rendu de fatigue et voyant la saison s'avancer, de m'arrêter dans cette petite ville pour y pas- ser riiiver. A peine y ai- je été qu'on s'est pressé de m'y harceler avec la petite his^ toire que vous allez lire dans l'extrait d'une lettre qu'un certain avocat *** m'écrivit de Grenoble le 22 du mois dernier.

Le sieur Thevenin , chanioiseur de son métier^ se trouva logé il y a environ dix

X 3

S26 LETTRES

ans chez le sieur Janin, hôte du hourg de$ Verdieres-de-Jouc, près de Neuchaiel, m>ec M. Rousseau , qui se trouva lui-même dans le cas d'avoir besoin de quelque argent ^ et qui s'adressa au sieur Janin son hôte pout obtenir cet avisent du sieur Thevenin. Ce dernier n osant pas présenter à M. Rous- seau la modique somme qu il demandoit ^ attendit son départ et raccompagna ef- fectivement des Verdieres-de-Jouc jusquà Saint-Sulpice avec leditJauin, et, après avoir diné ensemble dans une auberge qui a un soleil pour enseigne, il lui fit remettre neuf livres de France par ledit Janin. M, Rous- seau , pénétj^é de reconnoissance , donna audit Thevenin quelques lettres de recom- mandation, entre autres une pour M. de Faugnes , directeur des sels à Yverdun, et une pour M. Ardiman , de la même ville y dans li. quelle M. Rousseau signa son nom , et signa le voyageur perpétuel dans une autre j our quelquun à Paris dont le sieur Thevenin ne se rappelle pas le nom.

Voici maintenant , mon cher hôte , copie de ma réponse en date du 25.

ce Je n'ai pu , monsieur, loger il y a envi-

DIVERSES.' 027

roii dix ans que ce fut près de Neucha- tel , parcequ'il y en a dix, et neuf, et huit, et sept, que j'en étois fort loin, sans en avoir approché durant tout ce temps plus près de cent lieues. 5)

« Je n'ai jamais logé au bourg des Yer- dieres, et n'en ai même jamais entendu parler : c'est peut-être le village des Verriè- res qu'on a voulu dire. J'ai passé dans ce village une seule fois, il n'y a pas cinq ans, allant à Pontarlier ; j'y repassai en revenant; je n\ logeai point: j'étois avec un ami (qui n étoit pas le sieur Thevenin ) -, personne autre ne revint avec nous , et depuis lors je ne suis pas retourné aux y errieres. 35

ce Je n'ai jarr'ais vu , que je sache , le sieur Thevenin , chamoiseur; jamais je n'ai ouï parler de lui , non plus cjue du sieur Ja- nin, mon prétendu liote. Je ne connois qu'un seul M. Jeannin , mais il ne demeure point aux Verrières ; il demeure à Ncucha* tel , et il n'est point cabaretier , il est secré- taire d'un de mes amis. «

fc Je n'ai jamais écrit, autant qu'il m'en souvient, à M. de Faugnes, et je suis sûr au moins de ne lui avoir jamais écrit de let-

X 4

328 I. E T T R E s

très de recommandation , n'étant pas assez lié avec lui pour cela. Encore moins ai - je pu écrire à M. A Idim an d'Y xerdun, que je n'ai vu de ma vie et avec lequel je n'eus jamais nulle espèce de liaison. 55

« Je n'ai jamais signé avec mon nom le voyageur perpétuel ; premièrement parce- que cela n'est pas vrai , et sur- tout ne l'étoit pas alors,, quoiqu'il le soit devenu depuis quelques années; en second lieu parceque je ne tourne pas mes mallieurs en plaisan- teries, et qu'enfin, si cela m'arrivoit, je ta- cherois qu'elles fussent moins plaies. 3)

ce J'ai quelquefois prêté de l'argent à Neu- cliatel ; mais je n'y en emj>ru!itai jamais, par la raison très simple qu il ne m'a jamais manqué dans ce pays- : et vous m'avoue- rez, monsieur, qu'ayant pour amis tous ceux qui y tenoient le premier rang , il eût été du moins fort bizarre que j'allasse em- prunter neuf francs d'un chamoiseur que je ne connoissois pas , et cela à un quart de lieue de chez moi; car c'est à-peu près la distance de SaintSulpice, l'on dit que cet argent m'a été piété, à Motier jo demeurois. >>

DIVERSES.^ 32g

Vous croiriez, mon cher liole^ sur cette lettre et sur ma réponse que j'ai envoyée au commandant de la province, que tout a été fini , et que Tim posture étant si claire- ment prouvée Timposteur a été châtié ou bien censuré. Point du tout. L'affaire est encore ; et ledit Thevenin, conseillé par ceux qui Tout aposté, se retranche à dire qu'il a peut être pris un autre M. Rousseau pourj. J. Rousseau, et pf^rsiste à soutenir avoir prêté la somme à un homme de ce nom , se tirant d'affaire jn ne sais ( om- ment au sujet des lettres de recommanda- tion. De sorte qu'il ne me reste d'autre moyen pour le confuiidte que d aller moi- même à Grenoble me confronter avec lui ; encore ma mémoire trompeuse et vacillante peut-elle souvent m'abuser sur les faits. Les seuls ici qui me sont certains est de n'avoir jamais connu ni Thevenin ni Janin, de n'a- voir jamais voyagé ni mangé avec eux, de n'avoir jamais écrit à M. x\ldiman , de n'a- voir jamais emprunté de l'argent ni peu ni beaucoup de personne durant mon séjour à Neuchatel: je ne crois pas non plus avoir jamais écrit à M. de Faugnes, sur-tout pouf

5ôO LETTRES

lui recommander quelqu'un , ni jamais avoir signé le voyageur perpétuel , ni jamais avoir couché aux Verrières, quoiqu'il ne me soit pas possible de me rappeler nous cou- châmes en revenant de Pontarlier avec Saut- tershaim dit le Baron ( car en allant je me souviens parfaitement c[ue nous n'y cou- châmes pas). Je vous fais tous ces détails, mon cher hôte , ahn que si par vos amis vous pouvez avoir quelque éclaircissement sur tous ces faits , vous me rendiez le bon. office de m'en faire part le plutôt possible. J'écris par ce même courier à M. du Ter- reau, maire des Verrières , à M. Breguet , à M. Guyenet, lieutenant du Val-de-Tra- vers, mais sans leur faire aucun détail: vous aurez la bonté d'y suppléer, s'il est nécessaire, par ceux de cette lettre. Vous pouvez m'écrire ici en droiture; mais si vous avez à^^ éclaîrcissemens intéressans à me donner , vous ferez bien de me les envoyer par duplicata, sous enveloppe , à l'adresse de M. le comte de Tonnerre, lieutenant- général des armées du 7^01, commandant pour S. M. en Dauphiné , à Grenoble. Vous pourrez môme m'écrire à l'ordinaire

I

DIVERSES. 55 1

SOUS son couvert: mes lettres me parvJen- droîit plus lentement mais plus sûrement qu'en droiture.

J espère qu'on est tranquille à présent dans votre pays. Puisse le ciel accorder à tous les hommes la paix qu ils ne veulent pas me laisser ! Adieu , mon cher hôte ; je vous embrasse.

».ijmajairt.j«i

LETTRE

AU MÊME.

Bourgoîn , le 21 novembre 1768.

Je vous remercie , mon cher hôte , de Far- t de Thevenin : je Tai envové à M. da Tonnerre avec condition expresse ( qui du reste n'étoit pas fort nécessaire à stipuler) de n en faire aucun usage qui put nulj(? à ce malheureux. Votre supposition qu'il a été la dupe d'un autre imposteur est ab- solument incompatible avec ses propres déclarations , avec celle du cabaretier Jean-

552 LETTRES

net et avec tout ce qui s'est passé : cepen- dant si vous voulez absolument vous y tenir, soit. Vous dites que mes ennemis ont trop d'esprit pour choisir une calomnie aussi absurde. Prenez garde qu'en leur accordant tant d'esprit, vous ne leur en accordiez pas encore assez : car leur objet n'étant que de voir cjuelle contenance jetenois vis-à-vis d'un faux témoin , il est clair que plus l'accusa- tiou étoit absurde et ridicule , plus elle alloit à leur but. Si ce but eut été de per- suader le public , vous auriez raisoH ; mais il étoit autre. On savoit très bien que je me tirerois de cette affaire ; mais on vouloit voir comment je m'en tirerois. Voilà tout. On sait que Thevenin ne m^a pas prêté neuf francs , peu importe : mais on sait qu'un imposteur peut nVembarrasser ; c'est quel- que chose, (i)

(i) M. R.ousseau pouvoit ajouter que toute gros- sière qu'étoit cette farce jouée par Thevenin , elle lendoit à compromettre sa suieté , en le mettant dans l'obli^^ation de se produire sous le nom de J. J. Rousseau, que par des considérations majeures il avoit quitté pour prendre celui de Renou.

Qiiutit au nom de vojagcur perpétuel donné par

DIVERSES. 333

Vos maximes, montrés cher hôte, sont très stoïques et très belles, quoiqu'un peu outrées , comme sont celles de Séneque ,

Tlievenin à M. Rousseau , voici une anecdote assez singulière, transcrite mot à mot sur l'original d'une lettre qui nous a été adiessée.

« J'étois un jour à me promener au jardin des Tuileries : appercevant quelques uns de nos let- trés , et sachant l'endroit ils tenoient ordinaire- ment leurs assises , je fus les y devancer plutôt par désœuvrement que par curiosité. «

« La lettre de M. Rousseau à M. l'archevêque de Beaumont paroissoit depuis peu. Ce fut sur cet ou- vrage que roula presque la conversation. On en parla diversement, on critiqua; la critique fut plus in- juste que sévère ; on attaqua l'auteur , et on ne fut ni modéré ni honnête. «

« ]\I. Duclos en parla seul comme un admirateur de M. Rousseau , pénétré de ses malheurs et pa- roissant les partager. Il me parut déplacé dans ce cercle. M. de S^^-Foix parla en inquisiteur. »

ce Un abbé , dont ma mémoire ne me permet pas dans le moment d'appliquer le nom sur sa figure fraîche et bénéficiale, briila. M. D*** étoit vis-à- vis de lui , et sourioit de temps en temps à l'abbé en forme d'approbation. »

« Je ne tardai pas d'entendre une voix de fausset qui disoit : Ce pauvre Rousseau veut à tout prix oc-

554 LETTRES

€t génëralement celles de tous ceux qui phi- losophent tranquillement dans leur cabinet sur les malheurs dont ils sont loin , et sur Toplnion des hommes qui les honore. J'ai appris assurément àn'estimer lopiniond'au- trui que ce qu'elle vaut ; et je crois savoir, du moins aussi bien que vous , de combien de choses la paix de l'ame dédommage : mais que seule elle tienne lieu de tout et rende seule heureux les infortunés : voilà

çiiper le public ceLt,e gloriole est. bien per- mise sans doute quand elle ne dégénère pas en fo- lie Que dites-vous de ses allées et venues ?

il n 'est bien n ullepa rt. . . . CES T UNVO Y' AGE UR PERPÉTUEL. »

« Ce n'est pas sur le discours pi!iloso])luque que j'appuie; je ne m'arrête qu'à ces mots , un voyageur perpétuel. Il est bien singulier que le maraud de Tiievenin ait eu la même idée et bien long-temps après , et que M. Rousseau l'ait fait naîtr*^, lui qui , depuis son letour d'Italie à Paris jusqu'à son départ pour la Suisse, n'avoit fait qu'un voyage en dix- Iiuit ans. "

« Mais chaque siècle a en son genre de persécu- tion; et tel qui s'est livré à ridiculiser Rousseau n'auroit peut-être pas été des derniers à accuser Socrate. 'j

DIVERSES. 535

ce que j'avoue ne pouvoir admettre , ne pouvant , tant que je suis liomme , compter totalement pour rien la voix de la nature palissante et le cri de Finnocence avilie.i Toutefois, comme il nous importe toujours et sur-tout dans l'adversité de tendre à cette impassibilité sublime à laquelle vous dites être parvenu, je tâcherai de profiter de vos sentences , et d y faire la réponse que fît Tarchitecte athénien à la harangue de Fau- tre , Ce qu'il a dit , je le ferai.

Certaines découvertes, amplifiées peut-

I être par mon imagination , m'ont jeté du- rant plusieurs jours dans une agitation fié- vreuse c|ui m'a fait beaucoup de mal, et qui , tant qu'elle a duré , m'a empêché de vous écrire. Tout est calmé ; je suis con-

I tent de moi; et j'espère ne plus cesser de l'être , puisqu'il ne peut plus rien m'arriver de la part des hommes à quoi je n'aie ; appris à m'attendre et à cpioi je ne sois préparé. Bon jour, mon clier hôte; je vous embrasse de tout mon cœur.

5jS lettre»

L E T T R E (1)

Écrite de Bourg oin le a décembre 17 68 par J. J. Rousseau à madame la pré-* sidentede Venia de Grenoble ^ laque le ^ informée qu'il éloit venu herboriser en Dauphiné , lui aK>oit ojfert un logement dans son château.

JLiAissoNS à part , madame , je vous sup- plie , les livres et les auteurs. Je suis si sensible à votre obligeante invitation , que si ma santé me permettoit de faire en cette saison des voyages déplaisir, j'en" feroisun bien volontiers pour aller vous remercier. Ce que vous avez la bonté de me dire , ma- dame, des étangs et des montagnes de votre

(1) M'"e Id marquise de Rnffxeux, fille de M^^ 1^ présidente de Verna, possède l'original de cette let« tre. Elle a permis à M. L. C. D. L. d'en tirer une copie , qui a été imprimëepour la première fois dans le Journal de Paris du 14 juillet dernier.

contrëe

DIVERSES. 33/

contrée ajouteroit à, mon empressement, ma "s n'en seroit pas la première cause. On dit (jue la i^rotte de la Balme est de vos cotes ; c'est encore un objet de promenade et même d'habitation , si je pouvois m'en pratiquer une dont les fourbes et les chau- ves-souris Rapprochassent pas. A Tégard de Fétude des plantes, permettez, madame, que je la fasse en naturaliste et non pas en apothicaire : car, outre que je n'ai qu une foi très médiocre à la médecine, je connois l'organisation des plantes sur la foi de la nature qui ne ment point , et je ne connois leurs vertus médicinales que sur la foi des honmies qui sont menteurs. Je ne suis pas d'humeur à les croire sur leur parole ni à portée de la vérifier. Ainsi , quant à moi , j'aime cent fois mieux voir dans l'émail des prés des guirlandes pour les bergères que des herbes pour des lavemens. Puisse- je, madame , aussitôt que le printemps ramè- nera la verdure, aller faire dans vos can- tons des herborisations , qui ne pourront qu'être abondantes et brillantes , si je juge > par les fleurs que répand votre plume de celles qui doivent naître autour de vous! Tome 02. Y,

Û08 LETTRES

Agréez , madame , et faites agréer à M. le président, je vous supplie, les assurances de tout mon respect.

Signé Renou. (i)

LETTRE

A M. L. C. D. L.

Monquin, le lo octobre lyGcfr

IVl E voici, monsieur, en vous répondant, dans une situation bien bizarre , sachant bien à qui , mais non pas à quoi : non que tout ce que vous écrivez ne mérite bien qu'on s'en souvienne, maisparceque je ne me souviens plus de rien. Javois mis à part votre lettre pour y répondre ; et après avoir vingt fois renversé ma chambre et tous les fatras qui la remplissent , je n'ai pu parve- nir à retrouver cette lettre: toutefois je n'en veux pas avoir le démenti , ni que mon

(i) C'est le nom que prit le citoyen de Geneye dans sa retraite en Dauphiné.

DIVERSES. 55g

«^tounlerîe mepriveduplaisirdevousécrire. Cène sera pas si vous voulez une réponse, ce sera un bavardage de rencontre , pour avoir, aux dépens de votre patience , lavan- tage de causer un moment avec vous.

Vous me parliez, monsieur, du nouveau- dont je vous fais mes bien cordiales fé- licitations. Voilà vos pertes réparées. Que vous êtes heureux de voir les plaisirs pa- ternels se multiplierautour de vous! Je vous le dis, et bien du fond de mon cœur; qui- conque a le bonheur de pouvoir remplir des soins si chers trouve chez lui des plaisirs plus vrais que tous ceux du monde , et les plus douces consolations dans l'adversité. Heureux qui peut élever ses enfans sous ses yeux ! Je plains un père de famille obli- gé d'aller chercher au loin la fortune ; car pour le vrai bonheur de la vie, il en a la source auprès de lui.

Vous me parliez du logement auquel vous aviez eu la bonté de songer pour moi. Vous avez bien , monsieur , tout ce qu'il faut pour ne pas me laisser renoncer sans regret à l'espoir d'être votre voisin. Et pourquoi y renoncer.^ Qu'est-ce qui empêclieroit que ,

Y 2

540 L E T T R îi s

dans une saison plus douce je n allasse vous voir et voir avec vous les habitations qui pourroient me convenir? S'il s'en trouvoit une assez voisine de la vôtre pour me pro- curer ragrément de votre sociëlé, il y auroit dequoiraclîeter bien des inconvdniens , et, piourvu que je trouvasse à-peu-près le plus nécessaire , de quoi me consoler de n avoir pas ce qui le seroit moins.

Yous me parliez de littérature ; et préci- sément cet article , le plus plein de choses et le plus digne d'être retenu , est celui que j'ai totalement oublié. Ce sujet , qui ne me rappelle que des idées tristes et que l'instinct éloigne de ma mémoire , a fliit tort à l'esprit avec lequel vous l'avez traité. Je me suis souvenu seulement fpie vous étiez très ai- mable , même en traitant un sujet que je n'ai mois plus.

Yous me parliez de botani([ue et d'herbo- risations. C^'est un ol)jet sur lequel il me reste un peu plus de mémoire; encore ai- je grand'peur que bientôt elle ne s'en aille de même avec le goût de la chose , et qu'on iie parvienne à me rendre désagréable jus- qu'à cet iuiioceat amusement. Quelque

DIVERSES. 341

ignorant que je sois en botanique, je ne Je suis pas au point d'aller, comme on vou;» Ta dit, chercher en Europe uiîe plante qui empoisonne par so;î odeur; et je pense, au contraire , qu'il y a beaucoup à rabattre des quaUtés prodii;ieuses tant en bien qu'en mal que Fi^norance , la charlatanerie, la crédulité, et quelquefois la méchanceté, prê- tent aux plantes , et qui , bien examinées , se réduisent pour l'ordinaire à très peu de chose, souvent tout-à-fait à rien. J'allois à Pila faire avec trois messieurs, qui faisoient semblant d'aimer la botanique , une herbo- risation dont le principal objet étoit un com- mencement d'herbier pour l'un des trois, à qui j'avois tâché d'inspirer le goût de cette douce et aimable étude. Tout e'i marchant ]\I. le médecin M*"*""*^ m'appela pour me montrer, disoit-il, une très belle ancolie. Comment, monsieur, une ancolie ! lui dis- je en voyant sa plante ; c'est le napel. Là- dessus je leur racontai les fables que le peuple débite en Suisse sur le napel ; et j'avoue qu'en avan(^ant et nous trouvant comme ensevelis dans une forêt de napels , je crus un moment sentir un peu de mai de

Y 3

542 LETTRES

tète, dont je reconnus la chimère , et rîs avec ces messieurs presque au mcme in- stant.

Mais, au lieu d'une plante à laquelle je n'avois pas songé , j'ai vraiment et vaine- ment cherché à Pila une fontaine glaçante , qui tuoit, à ce qu'on nous dit, quiconque en buvoit. Je déclarai que j'en voulois faire fessai sur moi-même , non pos pour me tuer , je vous jure, mais pour désabuser ces pauvres gens sur la foi de ceux qui se plai- sent à calomnier la nature , craignant jus- qu'au lait de leur mère , et ne voyant par-tout que les périls et la mort. J'aurois bu de f eau de cette fontaine comme M. Storcka mangé du napel. Mais, au lieu de cette fontaine homicide qui ne s'est point trouvée^ nous trouvâmes une fontaine très bonne, très fraîche, dont nous bûmes tous avec un grand plaisir , et qui ne tua personne.

Au reste mes voyages pédestres ayant été jusqu'ici tous très gais, faits avec des camara- des d'aussi bonne humeur que moi, j'avois espéré que ce seroit ici la même chose. Je voulus d'abord bannir toutes les petites fa- çons de ville : pour mettre en train ces mes-

DIVERSES. S43

sîeurs je leur dis des canons ; je voulus leur en apprendre ; je m'imaginois que nous allions chanter , criailler , folâtrer toute la journée. Je leur fis même une chanson (fair s'entend) que je notai , tout en marchant par la pluie , avec des chiffres de mon in- vention. Mais quand ma chanson fut faite , il n'en fut plus question, ni d'amusemens, ni de gaieté , ni de familiarité ; voulant être badin tout seul , je ne me trouvai que gros- sier ; toujours le grand cérémonial , et tou- jours monsieur don Japhet. A la fin je me le tins pour dit; et m'amusant avec mes plan- tes , je laissai ces messieurs s'amuser à me faire des façons. Je ne sais pas trop si mes longues rabâcheries vous amusent; je sais seulement que si je les prolongeois encore , elles vous ennuieroient certainement à la fin. Voilà , monsieur , l'histoire exacte de ce tant célèbre pèlerinage , qui court déjà les quatre coins de la France , et qui remplira bientôt l'Europe entière de son risible fra- cas. Je vous salue , monsieur , et vous em- brasse de tout mon cœur.

Y 4

3,44 LETTRES

LETTRE

A M. DU BELLOY.

A Monquin par Bourgoin ) le jg février 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes ! Ciel , démasque les imposteurs, Et force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux re^jards des hommes.

J'hoivorois vos talens , monsieur, encore plus le digne usage que vous en faites , et j'admirôis comment le même esprit pa- trioti(|ue nous avoit conduits par la même route à des destins si contraires ; vous à laccjuisitiou d'une nouvelle patrie et à des honneurs distingués , moi à la perte de la mienne et à des opprobres inouis.

Vous m'avez ressemblé, dites-vous, par le malheur : vous me feriez pleurer sur vous si je pou vois vous en croire. Ktes- vous seul en terre étrangère , isolée sé- questré , trompé , trahi , diffamé par tout ce qui vous environne , enlacé de trames

DIVERSES. 545

horribles dont vous sentiez Teffet sans pouvoir parvenir à les connoître , à les dé- mêler ? Etes-vous à la merci de la puis- sance , de la ruse , de Tiniquité , réunies pour vous traîner dans la fange , pour oie- ver autour de vous une impénétrable œuvre de ténèbres , pour vous enfermer tout vi- vant dans un cercueil ? Si tel est ou fut votre sort , venez , gémissons ensemble ; mais en tout autre cas ne vous vantez point de faire avec moi société de malheurs. Je lisois votre Bayard , fier que vous eussiez trouvé mon Edouard digne de lui servir de modèle en quelque chose, et vous me faisiez vénérer ces antiques François auxquels ceux d'aujourd'hui ressemblent si peu , mais que vous faites trop bien agir et parler pour ne pas leur ressembler vous- même. A ma seconde lecture je suis tombs sur un vers qui m avoit échappé dans la première , et qui par réflexion ma déclii- (1). J'y ai reconnu , non , grâces au ciel ,

(1) Il est probableque cesdeux vers étoient ceux-ci :

Que de veitu brillok dans son faux repentir ! Peat-op si bien la peindre , et ue pas la sentii ?

^4^ LETTRES

le cœur de Jean -Jacques , mais les gens à qui j ai affaire , et que pour mon mal- heur je connois trop bien. J'ai compris, j'ai pense du moins , qu'on vous avoit sug- géré ce vers-là. Misère humaine.' me suis- jedit. Que les méchans diffament les bons, ils font leur œuvre; mais comment les trom- pent-ils les uns à l'égard des autres? Leurs âmes n'ont-elles pas pour se reconnoître des marques plus sures que tous les pres- tiges des imposteurs ? J'ai pu douter quel- ques instans , je favoue , si vous n'étiez point séduit plutôt que trompé par mes enne- mis.

Dans ce même temps j'ai reçu votre lettre et votre Gabrielle , que j'ai lue et re- lue aussi , mais avec un plaisir bien plus doux que celui que m'avoit donné le guer- rier Bayard ; car l'héroïsme de k valeur in'a toujours moins touché que le charme du sentiment dans les âmes bien nées. L'at- tachement que cette pièce m'inspire pour son auteur est un de ces mouvemens peut-être aveugles , mais auxquels mon cœur n'a jamais résisté. Ceci me mené à Taveu d'une autre folie à laquelle il ne résiste

DIVERSES. 547

pas mieux ; c'est de faire de mon Héloïse le critérium sur lequel je juge du rapport des autres cœurs avec le mien. Je conviens volontiers qu'on peut être plein dlionnê- teté , de vertu , de sens , de raison , de goùt^ et trouver ce roman détestable : qui- conque ne laimera pas peut bien avoir part à mon estime , mais jamais à mon amitié. Quiconque n'idolâtre pas ma Julie ne sent pas ce qu'il fout aimer ; quiconque n'est pas Tanii de S. -Preux ne sauroit être le mien. D'après cet entêtement jugez du plai- sir que j'ai pris , en lisant votre Gabrielle, d'y retrouver ma Julie un peu plus héroï- quement requinquée , mais gardant son même naturel , animée peut-être d'un peu plus de chaleur, plus énergique dans les situations tragifjues , mais moins enivrante aussi , selon moi , dans le calme. Frappé de voir dans des multitudes de vers à quel point il faut que vous ayez contemplé cette image si tendre dont je suis le Pigmalion , j'ai cru sur ma règle ou sur ma manie que la nature nous avoit faits amis ; et revenant avec plus d'incertitude aux vers de votre Bayard , j'ai résolu d'en parler avec ma

34^ LETTRES

franchise ordinaire , sauf à vous de me re- pondre ce qu'il vous plaira.

Monsieur du Belloy , je ne pense pas de riionneur , comme vous de la vertu , qu'il soit possible d'en bien parler , d'y revenir souvent par goût, par choix , et den par- ler toujours d'un ton qui louclie et remue ceux qui en ont , sans l'aimer et sans en avoir soi-même : ainsi, sans vous conngî- tre autrement que par vos pièces, je vous crois dans le cœur l'honneur d'un ancien chevalier , et je vous demande de vouloir me dire sans détour s'il y a quelque vers dans votre Bayard dont en l'écrivant vous m'ayez voulu iîiire l'application. Dites-moi simplement oui ou non , et je vous crois.

Quant au projet de réel lauffer les cœurs de vos compatriotes })ar l'image des an- tiques vertus de leurs pères , il est beau , mais il est vain. L'on peut tenter de guérir des malades , mais non pas de ressusciter des morts. Vous venez soixante -dix ans trop tard. Contemporain du grand Catinat, du brillant \ illars , du vertueux Fénélon , vous auriez pu dire , Voilà encore des Fran- çois dont je vous parle , leur race n'est pas

DIVERSES.^ 349

éteinte ; mais aujourd'hui vous n'êtes plus que vox cJamans ladeserto. Vous ne met- tez pas seulement sur la scène des gens d'un autre siècle , mais d'un autre monde; ils n'ont plus rien de commun avec celui- ci. Il ne reste à votre nation , pour se con- soler de n'avoir plus de vertu , que de n'y plus croire et de la diffamer dans les au- tres. Oh î s'il ëtoit encore des Bayards en France , avec quelle noble colère , avec quelle vive indignation. . . ! Croyez-moi , du Belloy , faites plus de ces beaux vers à la gloire des anciens François , de peur qu'on ne soit tenté, par la justesse de la parodie , de lappliquer à ceux d'aujour- d'hui.

Adieu , monsieur : si cette lettre vous parvient , je vous prie de m'en donner avis , afin que je ne sois pas injuste. Je vous sa- lue de tout mon cœur.

35o LETTRES

im ' I. I «*«

LETTRE

A U M È M E.

Monquin, le 12 mars «77©.

Pauvres aveugles que nous sommes I Ciel, démasque les imposteurs, Et force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux re^iards des hommes.

JLl faut , monsieur , vous résoudre à bîeii de Tennui , car j'ai grand'peur de vous écrire une longue lettre.

Que vous m'avez rafraîchi le sang , et que J'aime votre colère ! j'y vois bien le sceau de la vérité dans une ame fiere , que le pa- telinage des gens f[ui m'entourent marque encore plus fortement à mes yeux. Vous avez daigné me faire sentir mon tort : c'est une indulgence dont je sens le prix, et que je n'aurois peut-êîre pas eue à votre place. Il ne m'en reste que le désir de vous le faire

DIVERSES. 55l'

oublier. Je fus quarante ans le plus confiant des hommes sans que durant tout ce temps jamais une seule fois cette confiance ait été trompée. Sitôt que j'eus pris la plume , je me trouvai dans un autre univers , parmi de tout autres êtres , auxquels je continuai de donner la même confiance, et qui m'en ont si terriblement corrigé , qu'ils m'ont jeté dans fautre extrémité. Rien ne m'é- pouvanta jamais au grand jour, mais tout m'effarouche dans les ténèbres qui m'en- vironnent , et je ne vois que du noir dans l'obscurité. Jamais l'objet le plus hideux ne me fit peur dans mon enfance, mais une figure cachée sous un drap blanc me donnoit des convulsions ; sur ce point , comme sur beaucoup d'autres , je resterai enfant jusqu'à la mort. Ma défiance est d'autant plus déplorable, que presque tou- jours fondée ( et je n'ajoute presque qu'à cause de vous) , elle est toujours sans bor- nes , parceque tout ce qui est hors de la nature n'en connoît plus. Voilà, monsieur, non l'excuse mais la cause de ma faute, que d'autres circonstances ont amenée et même aggravée , et qu'il faut bien que jd

352 LETTRES

VOUS déclare pour ne pas vous tromper. Persuada' qu'un homme puissant vous avoir, fait entrer dans ses vues à mon égard , je répondis selon cette idée à quelqu'un qui nfavoit parlé de vous , et je répondis avec tant d'imprudence , que je nommai même riiomme en question. avec un carac- tère bouillant dont rien n'a pu calmer T ef- fervescence, mes premiers mouvemens sont toujours marqués par une étourderie au- dacieuse, que je prends alors pour de fiii- trépidité , et que j'ai tout le temps de pleurer dans la suite , sur-tout quand elle est in- juste comme dans cette occasion. Fiez-vous à mes ennenn's du soin de m'en punir. Mon repentir anticipa même sur leurs soins à la réception de votre lettre; un jour plutôt elle m'eut épargné beaucoup de sottises : mais puisqu'elles sont faites , il ne me reste qu'à les expier , et à tâcher d'en ob- tenir le pardon, que je vous demande par la commisération due à mon état.

Ce que vous me dites des imputations dont vous m'avez entendu ciiarger et du peu d effet qu'elles ont fait sur vous ne m'é- tonne que par fimbécillité de ceux qui pen-

soient

DIVERSES. 555

soient vous surprendre par cette voie. Ce n est pas sur des hommes tels que vous que des discours en Tair ont quelque prise ; mais les frivoles clameurs de la calomnie, qui n'excitent guère d'attention, sont bien différentes dans leurs effets des complots tramés et concertés durajit longues années dans un profond silence , et dont les déve- loppemens successifs se font lentement, sourdement , et avec méthode. Vous parlez d'évidence: quand vous la verrez contre moi, jugez -moi, c'est votre droit; mais n'oubliez pas de juger aussi mes accusa- teurs, examinez quel motif leur inspire tant de zèle. J'ai toujours vu que les rnéchans inspiroient de l'horreur , mais point d'ani- mosité. On les punit ou on les fuit, mais on ne se tourmente pas d'eux sans cesse; on ne s'occupe pas sans cesse à les cir- convenir, à les tromper, à les trahir; ce n'est point à eux que l'on fait ces choses-là, ce sont eux qui les font aux autres. Dites donc à ces honnêtes gens si zélés, si ver- tueux, si fiers sur-tout d'être des traîtres, et qui se masquent avec tant de soin pour me démasquer: « Messieurs, j'admire votre Tome 52. . Z

o54 LETTRES

zele, et vos preuves me paroissent sans ré- plique : mais pourquoi donc craindre si fort que raccusé ne les sache et nV réponde? Permettez que je Fen iiistruise et que je vous nomme. Il n'est pas généreux, il n'est pas même juste , de dift'amer unliomme, quel qu'il soit, en se cachant de lui. C'est, dites-vous, par ménagement pour lui que vous ne voulez pas le confondre; mais il seroit moins cruel, ce me semble, de le confondre que de le diffamer, et de lui ùter la vie que de la lui rendre insupportable. Tout hypocrite de vertu doit être publique- ment confondu; c'est son vrai ciiâtiment; et l'évidence elle-même est suspecte quand elle élude la conviction de l'accusé 5). En leur parlant de la sorte examinez leur con- tenance , pesez leur réponse ; suivez en la jugeant les mouvemens de votre cœiu' et les lumières de votre raison. Voilà, monsieur, tout ce que je vous demande , et je me tiens alors pour bien jngé.

Vous me tancez avec grande raison sur la manière dont je vous parois juger votre nation. Ce n'est pas ainsi que je la juge de sang froid, et je suis bien éloigné, je vouî;

DIVERSES. S55

Jure, de lui rendre riQjustice dont elle use envers moi. Ce jugement trop dur étoit Touvrage d'un moment de dépit et de colère, qui même ne se rapportoit pas à moi, mais augrandhomme qu'on vient de chasser de sa naissante patrie, qu'il illustroit déjà dans soa berceau , et dont on ose encore souiller les vertus avec tant d'artifice et d injustice. S'il restoit, me disois-je, de ces François célé- brés par du Belloy , pourquoi leur indigna- tion ne réclameroit - elle point contre ces manœuvres si peu dignes d'eux ?

C'est à cette occasion que Bayard me re- vint en mémoire , bien sur de ce qu'il diroit ou feroit s'il vivoît aujourd'hui. Je ne sen- tois pas assez que tous les hommes même vertueux ne sont pas des Bayards, qu'on peut être timide sans cesser d'être juste, et qu'en pensant à ceux qui machinent et crient j'avois tort d'oublier ceux qui gémissent et se taisent. J'ai toujours aimé votre nation, elle est même celfe de l'Europe que j'honore le plus; non que j'y croie appercevoir plus de vertus que dans les autres, mais par ua précieux reste de leur amour qui s'y est conservé, et que vous réveillez quand il

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356 LETTRES

étoit prêt à s'éteindre. Il ne faut jamais dés- espérer d'un peuple qui aime encore ce rjui est juste et honnête, quoiqu'il ne le pra- tique plus. Les François auront beau ap- plaudir aux traits héroïques que vous leur présentez, je doute qu'ils les imitent; mais ils s'en transporteront dans vos pièces , et les aimeront dans les autres hommes quand on ne les empêchera pas de les y voir. On est encore forcé de les tromper pour les rendre injustes; précaution dont je n'ai pas vu qu'on eût grand besoin pour d'autres peuples. Voilà, monsieur, comment je pense constamment à l'égard des François, quoique je n'attende plus de leur part qu'in- justice, outrages et persécution: mais ce n'est pas à la nation que je les impute , et tout celia n'empêche pas que plusieurs de ses memb-es n'aient toute mon estime et ne la méritent même dans l'erreur on les tient. D'ailleurs mon cœur s'enflamme bien plus aux injustices dont je suis témoin qu'à celles dont je suis la victime; il lui manque pour ces dernières l'énergie et la vigueur d'un généreux désintéressement. Il me sem- ble que ce n'est pas la peine de m' échauffer

DIVERSES. 357

pour une cause qui n'intéresse que moi. Je regarde mes malheurs comme liés à mon état d'homme et d'ami de la vérité. Je vois le méchant qui me persécute et me diffame comme je verrois un rocher se détaclier d'une montagne et venir m'écraser: je le reponsserois si j'en avois la force, mais sans colère, et puis je le laisserois sans y plus songer. J'avoue pourtant que ces mêmes malheurs m'ont d'abord pris au dé- pourvu, parcequ il en est auxquels il n'est pas même permis à un honnête homme d'être préparé: j'en ai été cependant plus abattu qu'irrité; et maintenant que me voilà prêt^ j'espère me laisser un peu moins acca- bler mais pas plus émouvoir de ceux qui m'attendent. A mon âge et dans mon état ce n'est plus la peine de s'en tourmenter, et j'en vois le terme de trop près pour rn'in- quiéter beaucoup de l'espace qui reste. Mais je n'entends rien à ce que vous me dites de ceux que vous avez essuyés: assurément je suis fait pour les plaindre; mais que peu- vent-ils avoir de commun avec les miens ? Ma situation est unique, elle est inouie depuis que le monde existe , et je ne puis

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353 LETTRES

pr(^snmer qu'il s'en retrouve jamais de pa- reille. Je ne comprends donc point quel rapport il peut y avoir dans nos dest'ndes, et j'aime à croire que vous vous abusez sur ce point. Adieu , monsieur; vivez heureux, jouissez en paix de votre gloire, et souvenez- vous quelquefois d'un homme qui vous ho- norera toujours.

LETTRE A M. L'A. M.

A Monquin par Bourgoin , le 9 février i77&-

Pauvres aveugles que nous sommes î CieJ , démasque les imposteurs, Et force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux regards des hommes.

JCjn véritë , monsieur, votre lettre n'est point d'un jeune homme qui a besoin de conseil , elle est d'un sage très capable d'en donner. Je ne puis vous dire à quel point

DIVERSES. 359

cette lettre m"a frappe. Si vous avez en effet Tëtoffe qu'elle annonce , il est à désirer pour le bien de votre élevé que ses parons sen- tent Te prix d.e l'homme qu'ils ont mis auprès de lui.

Je suis et depuis si long- temps si loin des ide'es sur lesquelles vous me remettez , quelles me sont de venues absolument élran- geres. Toutefois je remplirai selon ma por- tée le devoir que vous m'imposez; mais je . suis bien persuadé que vous ferez mieux de vous en rapporter à vous qu'à moi sur la meilleure manière de vous conduire dans le cas difficile vous vous trouvez.

Sitôt qu'on s'est dévoyé de la droite route de la nature, rien n'est plus difficile que d'y rentrer. Votre enfant a pris un pli d'autant moins facile à corriger, que nécessairement toutcequi fenvironne doit empêcher F ef- fet de vos soins pour y parvenir. C'est or- dinairement le premier pli que les enfans de qualité contractent, et c'est le dernier qu'on peut leur fahe perdre, parcequ'il faut pour cela le concours de la raison qui leur vient plus tard qu'à tous les autres enfans. Ne voiiS effrayez donc pas trop que l'effet

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o6o LETTRES

de vos soins ne réponde pas d'abord à la chaleur de votre zele; vous devez vous at- tendre à peu de succès jusqu'à ce que vous ayez la prise qui peut Tamener ; mais ce n'est pas une raison pour vous relâcher en attendant. Vous voilà dans un bateau qu'un courant très rapide entraîne en arrière , il faut beaucoup de travail pour ne pas re- culer.

La voie que vous avez prise et que vous craignez n'être pas la meilleure ne le sera pas toujours sans doute ; mais elle me pa- roît la meilleure en attendant. Il n'y a que trois instrumens pour agir sur les âmes hu- maines ;la raison, le sentiment, et la néces- sité. Vous avez inutilement employé le pre- mier ; il n'est pas vraisemblable que le se- cond eût plus d'effet ; reste le troisième , et mon avis est que pour quelque temps vous devez vous y tenir, d'autant plus que la première et la plus inq:)ortante philosophie de Ihomme de tout état et de tout âge est d'apprendre à fléchir sous le dur joug de la nécessité. Clai^os trabales et aeneos manu gestans ahenâ.

Il est clair que l'opinion , ce monstre qui

DIVERSES. 36l

di^vore le genre humain , a déjà farci de ses préjugés la tète du petit bon homme. Il vous regarde comme un homme à ses gages, une espèce de domestique fait pour lui obéir , pour complaire à ses caprices ; et , dans son petit jugement , il lui paroît fort étrange f^ue ce soit vous qui prétendiez Fasservir aux vôtres, car c'est ainsi qu'il voit tout ce que vous lui prescrivez. Toute sa conduite avec vous n'est qu'une conséquence de cette maxime, qui n'est pas injuste, mais qu'il ap- plique mal , que c'est à celui qui paie de commander. D'après. cela qu'importe qu'il ait tort ou raison? c'est lui qui paie.

Essayez cliemin faisant d'effacer cette opinion par des opinions plus justes, de redresser ses erreurs par des jugemens plus sensés. Tâchez de lui faire comprendre qu'il y a des choses plus estimables que la naissance et que les richesses ; et , pour le lui faire comprendre, il ne faut pas le lui dire , il faut le lui faire sentir. Forcez sa pe- tite ame vaine à respecter la justice et le courage , à se mettre à genoux devant la vertu ; et n'allez pas pour cela lui chercher des livres ; les hommes des livres ne seront;

56f LETTRES

jamais pour lui que des hommes d'un autre monde : je ne sache qu'un seul modèle qui puisse avoir à ses yeux de la réalité , et ce modèle c'est vous , monsieur ; le poste que vous remplissez est à mes yeux le plus noble et le plus grand qui soit sur la terre. Que le vil peuple en pense ce qu'il voudra; pour moi , je vous vois à la place de Dieu , vous faites un homme. Si vous vous voyez du même œil que moi , que cette idée doit vous élever en dedans de vous-même ! quelle peut vous rendre grand en effet ! et c'est ce qu'il faut ; car si vous ne l'étiez qu'en appa- rence et que vous ne fissiez que jouer la vertu, le petit bon -homme vous pénétre- roit infailliblement , et tout seroit perdu. Mais si cette image sublime du grand et du beau le frappe une fois en vous , si votre désintéressement lui a pprend que la richesse ne peut pas tout, s'il voit en vous combien il est plus grand de commander à aoi-môme qu'à des valets , si vous le forcez en un mot à vous respecter ; dès cet instant vous fan- iez subjugué^ et je vous réponds que, quel- que semblant qu'il fasse , il ne trouvera plus ëgal que vous soyez d'accord avec lui ou

DIVERSES. 363

non , sur-tout si, en le forçant de vous ho- norer dans le fond de son petit cœur , vous lui marquez en même temps faire peu de cas de ce qu'il pense lui-même^ et ne vou- loir plus vous fatiguer à le faire convenir de ses torts. Il me semble qu avec une cer- taine façon grave et soutenue d'exercer sur lui votre autorité vous parviendrez à la fin a demander froidement à votre tour , Qu est- ce que cela fait que nous soyons d accord ou non ? et qu'il trouvera , lui , que cela fait quelque cliose. Il faudra seulement éviter de joindre à ce sang froid la dureté qui vous rendroit haïssable. Sans entrer en ex- plication avec lui , vous pourrez dire à d'au- tres en sa présence : « J'aurois fait mes dé- lices de rendre son enfance heureuse , mais il ne Ta pas voulu ; et j'aime encore mieux qu'il soit malheureux étant enfa.'itque mé- prisable étant homme y>, A l'égard des pu- nitions , je pense, comme voîis , qu'il n'en faut jamais venir aux coups que dans le seul cas il auroit commencé lui-môme. Ses châtimens ne doivent jamais être que de& abstinences , et tirées , autant qu'il se peut, de la nature du délit. Je voudrols même

564 LETTRES

que vous vous y soumissiez toujours avec lui quand cela seroit possible, et cela sans affectation , sans que cela parut vous coûter, et de façon qu'il put en quelque sorte lire dans votre cœnr, sans que vous le lui dissiez, que vous sentez si bien la privation que vous lui imposez, que c'est sansy songer que vous vous y soumettez vous-même. En un mot, pour rëussir , il faudroit vous rendre pres- que impassible, et ne sentir que par votre ëleve ou pour lui. Voilà, je Tavoue , une terrible tâche ; mais je ne vois nul autre moyen de succès , et ce succès me paroît assuré de part ou d'autre; car quand avec tant de soins vous n'auriez pas le bonheur d'avoir fait un homme , n'est-ce rien que de l'être devenu ?

Tout ceci suppose que la dédaigneuse hauteur de l'enfant n'est que la petite vanité de la petite grandeur dont ses bonnes au- ront boursoufflé sa petite ame ; mais il pourroit arriver aussi que ce fut l'âpreté d'un caractère indomtable et fier qui ne veut céder qu'à lui-même. Cette dureté, propre aux seuls naturels qui ont beaucoup d'étoffe, et qui ne se trouve guère au pays

DIVERSES. 365

VOUS vivez, n'est pas probablement celle de votre élevé: si cependant cela se trouvoit ( et c'est un discernement facile à faire ) , alors il faudroit bien vous garder de suivre avec lui la méthode dont je viens de parler et de heurter la rudesse avec la rudesse: les ouvriers en bois n'emploient jamais fer sur fer ; ainsi faut-il faire avec le:« esprits roides qui résistent toujours à la force; il n'y a sur eux qu'une prise , mais aimable et sure , c'est l'attachement et la bienveillance. Il faut les apprivoiser comme les lions par les ca- resses. On risque peu de gâter de pareils enfans ; tout consiste à s'en faire aimer uni^ fois , après cela vous les feriez marcher sur des fers rouges.

Pardonnez, monsieur, tout ce radotage à ma pauvre tête qui diverge, bat la cam- pagne , et se perd à la suite de la moindre idée. Je n'ai pas le courage de relire ma lettre de peur d'être forcé de la recommen- cer. J'ai voulu vous montrer le vrai désir que j'aurois de vous complaire et d'applaudir à vos respectables soins; mais je suis très persuade qu'avec les talens que vous me paroissez avoir et le zèle qui les anime vous

366 I> E T T R E s

n'avez besoin que de vous-même pour con- duire aussi sainement qu'il est possible le sujet que la Providence a mis entre vos mains. Je vous honore, monsieur, et vous salue de tout mon cœur.

LETTRE

AU MÊME.

Alonquin , le 28 févier 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes ! Ciel, démasque les imposteurs. Et force leurs barbares coeurs A s'ouvrir aux regards des hommes,

V OTRE prëcédente lettre , monsieur, m'en promettoit si bien une seconde , et j'étois si sur qu elle viendroit , que , quoique je me crusse oblige de vous tirer de Terreur je vous voyois, j'aimai mieux tarder de rem- plir ce devoir que de vous ôter ce plaisir si

DIVERSES. 367

doux aux cœurs honnêtes de réparer leurs torts de leur propre mouvement. (1)

La bizarre manière de dater qui vous a scandalise est une formule générale dont depuis quelque temps j'use indifféremment avec tout le monde , qui n'a ni ne peut avoir aucun trait aux personnes à qui j'écris, puisque ceux qu'elle regarde ne sont pas laits pour être honorés de mes lettres et ne le seront sûrement jamais. Comment nV avez- vous pu croire assez brutal, assez féroce, pourvouloirinsulterainsidegaietéde cœur quelqu'un que je ne connoissois que par une lettre pleine de témoi^^nai^es d'es- time pour moi et si propre à m'en inspirer pour lui.^ Cette erreur est là-dessus tout ce dont je peux me plaindre; car, si ce n'en eut pas été une, votre ressentiment devenoit très légitime et votre quatrain très mérité. Si même j'avois quelque autre reproche à

(1) Pour l'intelligence dccettephra.se et Je celles qui la suivent, il faut savoir que la personne à qui cette seconde lettre étoit adressée a voit inis en tête de sa réponse à la première un quatrain quiseiu- bloit annoncer qu'elle avoit pris en mauvaise parc eelui de M. Rousseau j ce qui cependant a'étoit pas.

568 LETTRES

VOUS faire, ce seroit sur le ton de votre lettre qui cadroit si mal avec celui de votre qua- train. Quoique dans votre opinion je vous en eusse donné Texemple, deviez- vous ja- mais rimiter? Ne deviez vous pas au con- traire être encore plus indigné de Tironie et de la fausseté détestable que cette contra- diction niettoit dans ma lettre? et la vertu doit-elle jamais souiller ses mains innocen- tes avec les armes des médians, même pour repousser leurs atteintes ? Je vous avoue franchement que je vous ai bien plus aisé- ment pardonne le quatrain que le corps de la lettre. Je passe les injures dans la colère, mais j'ai peine à passer les cajoleries. Par- don, monsieur, à mon tour. J'use peut- être un peu durement des droits de mon âge : mais je vous dois la vérité depuis que vous m'avez inspiré de l'estime; c'est un bien dont je fais trop de cas pour laisser passer en silence rien de ce qui peut l'alté- rer. A présent oublions pour jamais ce petit démêlé, je vous en prie, et ne nous sou- venons que de ce qui peut nous rendre plus intéressansl'un à l'autre par la manière dont il a fmi.

Revenons

DIVERSES. 36g

Revenons à votre emploi. S'il est vraî que vous ayez adopté le plan que j'ai tâché de tracer dans Y Emile ^ j'admire votre coura- ge; car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que dans un. pareil système il faut tout ou rien , et qu'il vaudroit cent fois mieux reprendre le train des éducations or- dinaires et faire un petit talon rouge, que de suivre à demi celle-là pour ne faire qu'un homme manqué. Ce que j'appelle tout n'est pas de suivre servilement mes idées, au contraire c'est souvent de les corriger; mais de s'attacher aux principes et d'en suivre exactement les conséquences , avec les mo- difications cju'exige nécessairement toute application particulière. Vous ne pouvez ignorer quelle tâche immense vous vous donnez. Vous voilà pendant dix ans au moins nul pour vous-même, et livré tout entier avec toutes vos facultés à votre éleve.i Vigilance , patience , fermeté ; voilà sur- tout trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un seul instant sans risquer de tout perdre. Oui de tout perdre, entièrement tout. Un moment d'impatien- ce, de négligence ou d'oubli, peut vous ôtei; Tome 32. A a

570 LETTRES

le fruit de six ans de tirvaux , sans f|n'îl vous eu reste rien du tout, pas môme la possibilité de le recouvrer par le travail de dix autres. Certainement, s'il y a quelque chose qui mérite le nom d'héroïque et de grand parmi les hommes, c'est le succès des entreprises pareilles à la vôtre; car le succès est toujours proportionné à la dépense de talens et de vertus dont on l'a acheté. Mais aussi quel don vous aurez fliit à vos sem- blables, et quel prix pour vous-même, de vos grands et pénibles travaux! Vous vous serez fait un ami; car c'est le terme né- cessaire du respect, de l'estime et de la re- connoissance dont vous l'aurez pénétré.

Voyez, monsieur , dix ans de travaux

immenses, et toutes les plus douces jouis- sances de la vie pour le reste de vos jours tt au-delà. Voilà les avances que vous avez faites, et voilà le prix qui doit les payer. Si vous avez besoin d'encouragement dans cette entreprise, vous me trouverez toujours prêt; si vous avez besoin de conseils , ils sont désormais au-dessus de mes forces. Je ne puis vous promettre que de la bonne volonté , mais vous la trouverez toujours

DIVERSES, Eji

pleine et sincère; soit dit une fois pour toutes : et , lorsque vous me croirez bon à quelque chose, ne craignez pas ra'ini- portuner. Je vous salue de tout mon cœuFi

LETTRE

AU M f!: M E.

Monquia , i4 taats i jjàf

Pauvres aveugles que nous sommé* ! Ciel , démasque les imposteurs, E: force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux regards des bomme'j.

Je voudrois, monsieur, pour Tamour de Vous, que l'application quil vous plait de faire de votre quatrain fût assez naturelle pour être croyable : mais , puisque vous aimez mieux vous excuser que vous accuseï^ d'une promptitude que j'aurois pu moi- même avoir à votre place, soit; je n'épilo-' gueiai pas là-dessus.

Depuis rimpression de V Emile je lai

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Sy2 LETTRES

relu qu une fois, il y a six ans, pour corriger un exemplaire ; et le trouble continuel oiji Ton aime à me faire vivre a tellement gagné ma pauvre tête , que j ai perdu le peu de mémoire qui me restoit, et que je garde à peine une idée générale du contenu de mes écrits. Je me rappelle pourtant fort bien qu il doit y avoir dans YEiinle un passage relatif à celui que vous me citez; mais je suis parfaitement sur qu'il n est pas le même, parcequ'il présente, ainsi défiguré , un sens trop différent de celui dont j'étois plein en l'écrivant. J'ai bien pu ne pas songer à évit<îr dans ce passage le sens qu'on eut pu lui donner s'il eût été écrit par Cartouche ou parRaffiat, mais je n'ai jamais pu m'ex- primer aussi inv.orrectcment dans le sens que je lui donnois moi-même. Vous serez peut-être bien-aise d'apprendre l'anecdote qui me conduisit à cette idée.

Le feu roi de Prusse, déjà grand amateur de la discipline militaire, passant en revue un de ses régimens, fut si mécontent de la manœuvre, qu'au lieu d'imiter le noble usage que Louis XI V en colère a voit faiÈ de sa canne, il s'oublia jusqu'à frapper de

DIVER SES. 373

la sienne le major qui commandoit. L'officier outragé recule deux pas, porte la main à Tun de ses pistolets, le tire aux pieds du cheval du roi et de l'autre se casse la tête. Ce trait , auquel je ne pense jamais sans tressaillir d admiration, me revint fortement en ëcri- vant V Emile ^ et j'en fis l'application de moi- même au cas d'un particulier qui en dës- honore un autre, mais en modifiant l'acte par la différence des personnages. Vous sentez, monsieur, qu'autant le major bà- tonné est grand et sublime quand , prêt à s'ôter la vie , maître par conséquent de celle de Toffenseur et le lui prouvant , il la res- pecte pourtant en sujet vertueux , s'élève par-là même au-dessus de son souverain , et meurt en lui faisant grâce , autant la même clémence vis-à-vis un brufal obscur seroit inepte. Le major employant son premier coup de pistolet n'eût été qu'un forcené ; le particulier perdant le sien ne seroit qu'un sot.

Mais un homme vertueux, un croyant, peut avoir le scrupule de disposer de sa pro- pre vie sans cependant pouvoir se résoudre à survivre à son déshonneur, dont la perte

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3^4 LETTRES

même injuste entraîne des malheurs civils pires cent fois que la mort. Sur ce cliapitie dellionneurrinsuffisance deslois nouslaisse toujours dans l'état de nature. Je crois cela prouvé dans ma lettre à M. d'Aleinbert sur les spectacles. L'honneur d'un homme ne peut avoir devraidéfenseurni de vrai vengeur que lui-même. Loin qu'ici la clémence qu'eu tout autre cas prescrit la vertu soit permiije, elle est défendue ; et laisser impuni son déshonneur c'est y consentir: on lui doit sa vengeance ; on se la doit à soi-même; on la doit même à la société et aux autres gens d'honneur qui la composent: et c'est ici l'une des fortes raisons qui rendent le duel extravagant, moins parcequ'il expose l'in- nocent à périr , que parcequ'il l'expose h périr sans vengeance et à laisser le coupable triomphant. Et vous remarquerez que ce qui rend le trait du major vraiment héroï* que est moins la mort qu il se donne, que la fiere et noble vengeance qu'il sait tirer de son roi. C'est son premier coup de pisto- let qui fait valoir le second, (^uel sujet il luiôte, et quels remords il lui laisse! En- ÇQ^e ufte fois le cas entre particuliers est

DIVERSES. 075

toiUclifféreiit. CepenJant si Thonneur pres- crit la vengeance, il la prescrit courageuse : celui qui se venge en lâche, au lieu d'effacef son infamie y met le comble; mais celui qui se venge et meurt est bien réhabilité. Si donc un homme indignement, injustement flétri par un sutre , va le chercher un pistolet à la main dans l'amphithéâtre de Topera^ lui casse la tête devant tout le monde, et puis, se laissant mener tranquillement de- vant les juges, leur dit, Je viens de faire un acte de justice que je me dei'ois et gui napparienoit qu'à moi , faites-moi pendre si "VOUS l'osez ; il se pourra bien qu'ils le fassent pendre en effet, parcequ'enfin qui- conque a donné la mort la mérite, et qu'il a même y compter: mais je réponds qu'il ira au supplice avec l'estime de tout homme écjuitable et sensé comme avec la mienne; et si cet exemple inîiînide un peu les tâteurs d'hommes et fyt marcher les gens d'honneur cjui ne ferraillent pas la télé un peu levée, je dis c]ue la mort de cet homme de courage ne sera pas inutile à la société. La conclusion tant de ce détail que de ce que ]"ai dit à ce sujet dans VEmi-e, et que je

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SyS LETTRES

répétai souvent quand ce livre parut à ceux qui me parlèrent de cet article, est qu'on ne déshonore point un homme qui sait viourir. Je ne dirai pas ici si j'ai tort, cela pourra se discuter à loisir dans la suite ; mais , tort ou non , si cette doctrine me trompe, vous permettrez néanmoins , nen déplaise à votre illustre prôneur d'oracles, que je ne me tienne pas pour déshonoré.

Je viens , monsieur , à la question que vous me proposez sur votre élevé. Mon sen- timent est qu on ne doit forcer un entant à manger de rien. Il y a des répugnances qui ont leur cause dans la constitution particu- lière de l'individu , et celles-là sont invinci- bles; les autres, qui ne sont que des fantai- sies, ne sont pas durables, à moins qu'oii ne les rende telles à force d'y faire attention. Il pourroit y avoir quelque chose de vrai dans le cas de prévoyance qu'on vous allègue, si (chose presque inouie) il s'agissoit d'ali- mens de première nécessité, comme le pain, le lait, les fruits. Il faudroit du moins tâcher de vaincre cet te répugnance , sans que len- fant s'en apperçùt et sans le contrarier ; ce qui , par exemple, pourroit se faire en l'ex-

DIVERSES. 377

posant k avoir grancrfaiin , et à ne trouver comme par hasard que raliment auquel il répugne. Mais si cet essai ne réussit pas , je ne serois pas d'avis de s y obstiner. Que s'il s'agit de mets composés , tels qu on en sert sur les tab'es des grands , la précaution paroît d'abord assez superflue ; car il est peu apparent que le petit bon homme se trouve un jour réduit dans les bois ou ailleurs à des ragoûts de truffes, ou à des profiteroles, au chocolat , pour toute nourriture. Mais peut-être a-t-on un autre objet qu on ne vous dit pas et qui n'est pas sans fondement. lYotre élevé est fait pour avoir un jour place aux petits soupers des rois et des princes : il doit aimer tout ce cju'ils aimeront; il doit préférer tout ce cju'ils préféreront ; il doit en toute chose avoir les goûts qu'ils auront, et il n'est pas d'un bon courtisan d'en avoir d'exclusifs. Vous devez comprendre par-là et par beaucoup d'autres choses que ce n'est pas un Emile que vous avez à élever. Ainsi gardez-vous bien d'être un Jean- Jacques ; car , comme vous voyez , cela ne réussit pas pour le bonlieur de cette vie.

Prêt à cjuitter cette demeure , je n'ai plus

5/8 LETTRES

d'adresse assez fixe à vous donner pour y re- cevoir de vos lettres. Adieu^ monsieur.

LETTRE A M"" C.

MoïKjuin , le 38 octobre 1769.

Oi je n\ivois clé garde-rnaîade , madame, et si je ne Tetois encore , j'aurois été moins ]ent et je serois moins bref à vous remercier du plaisir que m'a fîiit votre lettre et du désir que j ai de mériter et cultiver la correspon- dance que vous daignez m'offrir. Votre ca- ractère aimable et vos bons sentimens m'é- toient déjà assez connus pour me donner du regret de n'avoir pu leur rendre mon hom- mage en personne, lorsque je fus un instant votre voisin. Maintenant vous m'offrez , madame . dans la douceur de in'entretenic quelquefois avec vous , un dédommagement dont je sens déjà le prix, mais qui ne peut pourtaxit, qu ù l'aide d'une imagination qui

DIVERSES. 079

VOUS cherche suppléer au charme devoir animer vos yeux et vos traits par ces senti- mens vivihans et honnêtes dont votre cœur me paroît pénétré. Ne craignez point que le mien repousse la confiance dont vous voulez, bien m'iionorer et dont je ne suis pas in- digne.

Adieu , madame : soyez sure, je vous sup- plie , que mon cœur répond très bien au vôtre , et que c'est pour cela que ma plume n'ajoute rien.

LETTRE

A L A ai É M E.

Monquin , le 7 décembre 176^,

J £ présume , madame , que vous voilà heu- reusement arrivées à Paris, et peut-être déjà dans le tourbillou de ces plaisirs bruyans dont vous pressentiez le vuideen vous pro- posant de les cherclier. Je ne cf-ains pas quo VOUS les trouviez à 1 épreuve plus subslan-

Si8o LETTRES

tiels pour un cœur tel que le votre meparoît être que vous ne les avez estimés ; mais il pourroit résulter de leur liabitude une chose bien cruelle , c'est qu'ils devinssent pour vous des besoins sans être des alimeus; et vous voyez dans quel état cruel cela jette quand on est forcé de chercher son existence oii Ton sent bien qu'on ne trouvera jamais le bonheur. Pour prévenir un pareil mal- heur quand on est dans le train d'en courir le risque , je ne vois guère qu'une chose à faire , c'est de veiller sévèrement sur soi- même, et de rompre cette hal;itude , ou du moins de l'interrompre avant de s'en laisser subjuguer. Le mal est que dans ce cas , comme dans un autre plus grave , on ne commence guère à craindre le joug que quand on le porte et qu'il n'est plus temps de le secouer : mais j'avoue aussi que qui- conque a pu faire cet acte de vigueur dans le cas le plus difficile , peut bien compter sur soi même aussi dans l'autre ; il suffit de prévoir qu'on en aura besoin. La conclusion de ma morale sera donc moins austère que le début. Je ne blâme assurément pas que vous vous livriez avec la modération que

DIVERSES. 3Sl1

VOUS y voulez mettre aux amusemens du grand inonde vous vous trouvez. Votre âge, madame, vos sentimens, vos résolu- tions, vous donnenttoutle droit d'en goûter les innocens plaisirs sans alarmes ; et tout ce que je vois de plus à craindre dans les sociétés oii vous allez briller , est que vous ne rendiez beaucoup plus difficile à suivre pour d'autres Favis que je prends la liberté de vous donner.

Je crains bien , madame , que l'intérêt peut-être un peu trop vif que vous nVin- spirez ne nVait ftiit vous prendre un peu trop légèrement au mot sur ce ton de pé- dagogue que vous m'invitez en quelque fa- çon de prendre avec vous. Si vous trouvez mon radotage impertinent ou maussade, ce sera ma vengeance de la petite malice avec laquelle vous êtes venue agacer un pauvre barbon, qui se dépêche d'être sermonneur pour éviter la tentation d'être encore plus ridicule : je suis même un peu tenté , je vous l'avoue , de m'en tenir là. L'état vous m'apprenez que vous êtes actuellement , et le vuideducœur, accompagné d'une tristesse habituelle, que laisse dans le vôtre ce tu-

SSa IL E t T R É s

milite qu'on appelle société, me donnent j. madame , un vif désir de recherrlier avec vous s'il n'y auroit pas moyen de faire ser- vir une de ces deux choses de remède à rautre. Mais cela me meneroit à des dis- cussions si déplacées dans le train d'amu- semens je vous suppose, et que le car- naval dont nous approchons va probable- ment rendre plus vifs , qu'il me faudroit de votre part plus qu'une permission pour oser entamer cette matière dans un moment aussi désavantageux. Si vous nientendez d'avance , comme je puis l'espérer ou le craindre > dites-moi de grâce si je dois par- î^er ou me taire , et soyez sure, madame, que dans l'un ou l'autre cas je vous obéirai , non pas avec le môme plaisir peut-être ^ mais avec la même lidélité.

DIVERSES. oS3

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LETTRE

A L A M È M E.

Mondain , le 17 janvier i-yoi

V OTRE lettre , madame , exigeroit une lon^ gue réponse ; mais je crains que le trouble passager je suis ne me permette pas de la faire comme il faudroit. Il m'est dif- ficile de m'accoutumer assez aux outrages et à l'imposture même la plus comique pour ne pas sentir à chaque fois qu'on les re- nouvelle les bouillonnemens d^un cœur fier qui s'indigne précéder le ris moqueur qui doit être ma seule réponse à tout cela. Je crois pourtant avoir gagné beaucoup : j'espère gagner davantage , et je crois voir le moment assez proche je me ferai un amusement de suivre dans leurs manœu- vres souterraines ces troupes de noires taupes qui se fatiguent à me jeter de la terre sur les pieds. En attendant , nalur*

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pâtit encore un peu , je l'avoue : mais le mal est court , bienlôt il sera nul. Je viens à vous.

Jeus toujours le cœur un peu romanes- que , et j'ai peur d'être encore mal £;uéri de ce penchant en vous écrivant : excusez donc , madame , s'il se mêle un peu de visions à mes idées •, et s'il s'y mêle aussi un peu de raison , ne la dédaignez pas sous quelque forme et avec' quelque cortège qu'elle se présente. Notre correspondance a commence d'une manière à me la rendre à jamais in- téressante ; un acte de vertu dont je con- nois bien tout le prix , un besoin de nour- riture à votre ame qui me fait jDrésiimer de la vigueur pour la digérer et la santé qui en est la source. Ce vuide interne dont vous vous plaignez ne se fait sentir qu'aux cœurs faits pour être remplis. Les cœurs étroits ne sentent jamais de vuide , parce- qu ils sont toujours pleins de rien : il en est au contraire dont la capacité vorace est si grande , que les chétifs êtres qui nous en- tourent ne la peuvent remplir. Si la nature vous a fait le rare et funeste présent d'un cœur trop sensible au besoin d'être heu- reux.

DIVERSES. 585

ireux , ne cherchez rien au dehors qui lui puisse suffire ; ce n'est que de sa propre sub- stance qu'il doit se nourrir. Madame , tout le bonheur que nous voulons tirer de ce qui nous est étranger est un bonheur faux. Les gens qui ne sont susceptibles d'aucun autre font bien de s'en contenter : mais si vous êtes celle que je suppose , vous ne serez jamais heureuse que par vous- même; n'attendez rien pour cela que de vous. Ce sens moral si rare parmi les hom- mes , ce sentiment exquis du beau, du vrai , du juste , qui rélléchit toujours sur nous-mê- mes , tient l'ame de quiconque en est doué dans un ravissement continuel qui est la plus délicieuse des jouissances. La rigueur du sort , la méchanceté des hommes , les maux imprévus , les calamités de toute es- pèce , peuvent l'engourdir pour quelques momens , mais jamais l'éteindre ; et, pres- que étouffé sous le faix des noirceurs hu- maines, quelquefois une explosion subite peut lui rendre son premier éclat. On croit que ce n'est pas à une femme de votre âge qu'il faut dire ces choses-là ; et moi je crois , AU contraire , que ce n'est qu'à votre âg« Tome 5a. B b

ZS6 LETTRES

qu'elles sont utiles et que le cœur s'y peut ouvrir; plutôt il ne sauroit les entendre; plus tard son liabitude est déjà prise , il ne sauroit les goûter.

Comment s'y prendre , me direz-vous ?, Que faire pour cultiver et développer ce sens moral ? Voilà , madame , à quoi j'en voulois venir. Le goût de la vertu ne se prend point par des préceptes , il est l'effet d'une vie simple et saine ; on parvient bien- tôt à aimer ce qu'on fait quand on ne fait que ce qui est bien. Mais pour pren- dre cette habitude , qu'on ne commence a goûter qu'après l'avoir prise , il faut un. motif. Je vous en offre un que votre état lue suggère; nourrissez votre enfant. J'en- tends les clameurs , les objections ; tout haut , les embarras , point de lait , un mari qu'on importune. . . ;tout bas , un? femme qui se gêne , l'ennui de la vie domestique, les soins ignobles , l'abstinence des plai- sirs. . . Des plaisirs? Je vous en promets, et qui rempliront vraiment votre ame. Ce n'est point par des plaisirs entassés qu'on •est heureux, mais par un état j^ermanent qui n'est point composé d'actes distincts.

I> I V E R s E s.' §87^

Si le bonheur n'entre pour ainsi dire en dissolution dans notre ame , s'il ne fait que la toucher , refïleurer par quelques points , il n'est qu'apparent , il n'est rien, pour elle.

L'habitude la plus douce qui puisse exis- ter est celle de la vie domestique , qui nous tient plus près de nous qu aucune autre ; rien ne s'identifie plus fortement , plus constamment avec nous que notre famille et nos enfans. Les senti mens que nous ac- quérons ou que nous renforçons dans ce commerce intime sont les plus vrais, les plus durables , les plus solides, qui puis- sent nous attacher aux êtres périssables , puisque la mort seule peut les éteindre , au lieu que l'amour et l'amitië vivent rare- ment autant que nous : ils sont aussi les plus purs , puisqu'ils tiennent de plus près à la nature , à l'ordre , et par leur seule force nous éloignent du vice et des goûts dépravés. J'ai beau chercher l'on peut trouver le vrai bonheur ; s'il en est sur la terre , ma raison ne me le montre quelà. .,' Les comtesses ne vont pas d'ordinaire fy chercher , je le sais ; elles ne se font pas

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nourrices et gouvernantes : mais il faut aussi qu'elles sachent se passer d'être heureu- ses ; il faut que , substituant leurs bruyans plaisi rs au vrai bonheur , elles usent leur vie dans un travail de forçat pour ëchap' per à Fennui qui les étouffe aussitôt qu elles respirent ; et il faut que celles que la nature doua de ce divin sens moral qui charme quand on s'y livre, et qui pesé quand on l'élude , se résolvent à sentir incessamment gémir et soupirer leur cœur taudis que leurs sens s'amusent. . . ..

Mais moi qui parle de famille , d'enfans... Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer prive d'un pareil bonheur; plaignez-les s'ils ne sont que malheureux , plaignez-les beau- coup plus s'ils sont coupables. Pour moi , jamais on ne me verra , prévaricateur de la vérité , plier dans mes égaremens mes ma- ximes à ma conduite; jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer mes fautes. J'aime mieux les expier que les excuser. Quand ma raison me dit que j'ai fait dans ma situa- tion ce que j'ai faire , je f en crois moins que mon cœur qui gémit et qui la dément

DIVERSES. 589

Condamnez-moi donc , madame, mais écou- tez-moi. Vous trouverez un homme ami de la vérité jusques dans ses fautes , et qui ne craint point d'en rappeler lui-même le souve- nir , lorsqu'il en peut résulter quelque bien. Néanmoins je rends grâces au ciel de n'a- voir abreuvé que moi des amertumes de ma vie , et d'en avoir garanti mesenfans. J'aime mieux qu'ils vivent dans un état obscur sansmeconnoître, que de les voir, dans mes malheurs , bassement nourris par la traî- tresse générosité de mes ennemis, ardens à les instruire à haïr et peut-être à trahir leur père ; et j'aime mieux cent fois être ce père infortuné qui négligea son devoir par foiblesse et qui pleure sa faute , que d'être l'ami perfide qui trahît la confiance de sou ami , et divulgue pour le diffamer le secret qu'il a versé dans son sein.

Jeune femme , voulez - vous travailler à vous rendre heureuse? commencez d'abord par nourrir votre enfant. Ne mettez pas votre fille dans un couvent, élevez-la vous-même. Votre mari est jeune, il est d'un bon naturel, voilà ce qu'il nous faut. Vous ne me dites point comment il vit avec vous : n'importe 5

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: cil livr^ à tous les go^ta de son âge et de son temps , vons l'en arracherez j[>ar les TÔtrea sans lui rien dire. V'os enfant vous aideront aie retenir par des lien* ausîi forts et plu3 constans oae ceux delamoar. Vous passerez la vie la plus simple , il est vrai , mais aussi la plus douce et la pla^ henreu.5e dont j'aie l'idée. Mais , encore une foi* , si celle dvinménase bourcreoîs vous d<4coûte et si ropinion vous subjugue, gi:^r»s9*Z' vous de la soif du bonheur qui vous tour- mente, car vous ne rétancherez yàmsà^

"^'ofla mes idées : si eHes sont hameê^a. ridicules , pardonnez I erreur à Yinteatioa,

Z'^ me Trompe petîL-étre , rnais fl est fér que je ne veux pas vous tromper. Bon jour, jnadanie : Tmiéréî que vous prenez à rniri ir?e tcncfce , et je votis jure que je vous le ieT:ds hian^

Tccte^ vo§ lettres sont cwrertes : la der- EÎere Ta. été ; ceïlfyri Je sera , rien n'*^ phis cerfarn. Je vocs en dfrois bien la raison , mais n>a lettre ne vous parviendroft pas. CcrTime ce n'est pss à tons qnoo en rent et '7^::e ce ne sont pas ?os iecT*^s qn'oii y cherche, je ne arofs pai qoe ce ^oe tous

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poi*îez avoir à me dire fut exposé à beau- cou d'indiscrétion; mais encore faut-il que vou ^^oyez avertie.

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LETTRE

A LA MÊME.

Monquin, le 2 février 1770.

'>tre dessein , madame , lorsque vous corE ençâtesdem'écrire, étoitdemecircon- venSît de m'abuser par des cajoleries, vous ave»)arfaitement réussi. Touclié de vos avaA'S , je prôtois à votre auie la candeur de w re âge : dans Tattendrissement de mon! œur je vous regardois déjà comme raina le consolatrice de mes malheurs et de ni vieillesse , et Tidée charmante que je mf kisois de vous effaçoit Fidée horrible des ti eurs des trames dont je suis enlacé. Me vdà désabusé ; c'est l'ouvrage de votre demi e lettre : son tortillage ne peut être ni la.i pons.e que la mienne a du naturellet

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^90 LETTRES

ff.i-il livré à tous les goûts de son âge et de son temps , vous l'en arracherez par les vôtres sans lui rien dire. Vos enfans vous aideront aie retenir par des liens aussi forts et plus constans cjue ceux de l'amour. Vous passerez la vie la plus simple , il est vrai , mais aussi la plus douce et la plus heureuse dont j'aie Tidëe, Mais , encore une fois , si celle d'un mënage bourgeois vous dégoûte et si l'opinion vous subjugue, guérissez- vous de la soif du bonheur qui vous tour- mente, car vous ne fétancherez jamais.

Voilà mes idées : si elles sont fausses ou ridicules, pardonnez Terreur à l'intention.

Je me trompe peut-être , mais il est sûr que je ne veux pas vous tromper. Bon jour, madame : l'intérêt que vous prenez à moi me touche, et je vous jure que je vous le rends bien.

Toutes vos lettres sont ouvertes ; la der- nière l'a été ; celle- ci le sera , rien n Vst plus certain. Je vous en dirois bien la raison , mais ma lettre ne vous parviendroit pas. Comme ce n'est pas à vous qu'on en veut et que ce ne sont pas vos secrets qu'on y cherche, je ne crois pas que ce que vous.

DIVERSES.' Zc)i

pourriez avoir à me dire fut exposé à beau- coup d'indiscrétion; mais encore fliut-ilc^ue vous soyez avertie.

LETTRE

A LA MÊME.

Monquin, le2févriei" 1770*

bi votre dessein, madame, lorsque vous commençâtes de m'écrire, étoit de me circon- venir et de m'abuser par des cajoleries, vous avez parfaitement réussi. Touché de vos avances , je prêtois à votre ame la candeur de votre âge : dans Tattendrissement de mon cœur je vous regardois déjà comme Faimable consolatrice de mes malheurs et de ma vieillesse , et Tidée charmante que je me faisoisde vous effaçoitTidée horrible des auteurs des trames dont je suis enlacé. Me voilà désabusé ; c'est Touvrage de votre dernière lettre : son tortillage ne peut être iii la répons.e c[ue la mienne a du naturelle?

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Sga LETTRES

ment vous suggérer , ni le langage ouvert et franc de la droiture. Pour moi ce langage ne cessera jamais d'être le mien. Je vois que vous avez respiré l'air de votre voisinage. Eh ! mon Dieu ! madame , vous voilà bien jeune initiée à des mystères bien noirs. J'en suis fâché pour moi , j'en suis affligé pour

vous A vingt-deux ans ! . . . Adieu,

madame.

Rousseau.

En reprenant avec plus de sang froid votre lettre , je trouve la mienne dure et même injuste; car je vois que ce qui rend vos phrases embarrassées est qu'une invo- lontaire sincérité s'y mêle à la dissimulation que vous voulez avoir. En blâmant mon premier mouvement , je ne veux pourtant pas vous le cacher. Non , madame , vous ne i voulez pas me tromper, je le sens ; c'est vous ^ quon trompe et bien cruellement. Mais, cela posé, il me reste une question à vous faire. Dans le jugement que vous portez de moi pourquoi m'écrire? pourquoiraerecher- cher ? Que me voulez-vous? Recherche-t-on quelqu'un qu'on n'estime pas ? Eh ! je fui-

DIVERSES,- 593

roîs jusqu'au bout du inonde un homme que je verrois comme vous paroissez me voir. Je suis environné , je le sais, d'espions empressés et d'ardens satellites qui me flat- tent pour me poignarder; mais ce sont des traîtres, ils font leur métier. Mais vous, madame , que je veux honorer autant que je méprise ces misérables , de grâce, que me voulez-vous? Je vous demande sur ce point une réponse précise ; et, pour Dieu, suivez, en la faisant , le mouvement de votre cœur et non pas l'impulsion d autrui. Je veux ré- pondre en détail à votre lettre , et j'espère avoir long-temps la douceur de vous parler de vous : mais pour ce moment commen- çons par moi ; commençons par nous mettre en règle sur ce que nous devons penser l'un de Fautre. Quand nous saurons bien à qui nous parlons , nous en saurons mieux ce que nous aurons à nous dire.

Je vous prie , madame , de ne plus m'é^ crire sons un autre nom que celui que je signe , et que je n'aurois jamais quitter..

|6S4 C E T T R E ^

LETTRE

A LA MÊME.

Monqain , le 16 mars i jy(j,,

JiosE, Je vous croîs, et je vous croiroîs avec plus de plaisir encore si vous eussiez moins insisté. La vérité ne s'exprime pas toujours avec simplicité ; mais quand cela lui arrive, elle brille alors de tout son éclat. Je vais quitter «jette habitation; je sais ce que je veux et dois faire, j'ignore encore ce que je ferai. Je suis entre les mains des hommes; ces hommes ont leurs raisons pour craindre la vérité, et ils n'ignorent pas que je me do^s de la mettre en évidence ou du moins de faire tous mes efforts pour cela. Seul et à leur merci je ne puis rien: ils peuvent tout hors de changer la nature des choses, et de faire que la poitrine de J. J. Rousseau vivant cesse de renfermer le j)oeur d'ua homme de bien. Ignorant dans

DIVERSES. SgS

cette situation en quel lieu je trouverai soit une pierre pour y poser ma tête, soit une terre pour y poser mon corps, je ne puis vous donner aucune adresse assurée ; mais si jamais je retrouve un moment tranquille , c'est un soin que je n'oublierai pas. Rose, ne m'oubliez pas non plus. Vous m^avez accordé de Testime sur mes écrits; vous m'en accorderiez encore plus sur ma vie si elle vous étoit connue; et davantage encore sur mon coeur s'il étoit ouvert à vos yeux : il n'en fut jamais un plus tendre, un meil- leur, un plus juste; la méchanceté ni la haine n'en approchèrent jamais. J'ai de grands vices sans doute , mais qui n'ont ja- mais fait de mal qu'à moi , et tous mes mal- heurs ne me viennent que de mes vertus. Je n'ai pu malgré tous mes efforts percer le mystère affreux des trames dont je suis en* lacé; elles sont si ténébreuses, on me les cache avec tant de soin , que je n'en apper- çois que la noirceur. Mais les maximes communes que vous m'alléguez sur la ca- lomnie et l'imposture ne sauroient convenir à celle-là; et les frivoles clameurs de la ca-? îomnie sont bien différentes dans leurs

SgÇ LETTRES

effets des complots tramés et concertés du- rant longues années dans un profond silen- ce, et dont les développemens successifs, dirigés parla ruse, opérés par la puissance, se font lentement , sourdement et avec mé- thode. Ma situation est unique ; mon cas est inoui depuis que le monde existe. Selon toutes les règles de la prévoyance humaine je dois succomber, et toutes les mesures sont tellement prises qu'il n'y a qu'un mi- racle de la Providence qui puisse confondre les imposteurs. Pourtant une certaine con- fiance soutient encore mon courage. Jeune femme, écoutez- moi; quoi qu'il arrive et quelque sort qu'on me prépare^ quand on vous aura fait Ténumération de mes crimes , quand on vous en aura montré les frappans témoignages , les preuves sans réplique , la démonstration, l'évidence, souvenez -vous des trois mots par lesquels ont fini mes adieux: Je suis innocent.

ROU SSEAU.

Vous approchez d'un terme intéressant pour mon cœur; je désire d'en savoir Theu- reux événement aussitôt qu'il sera possible.

DIVERSES. 597

Pour cela, si vous n'avez pas avant ce teraps-là de mes nouvelles, préparez d'a- vance un petit billet , que vous ferez mettre à la poste aussitôt que vous serez délivrée, sous une enveloppe à l'adresse suivante :

A madame Bois de la Tour, née Roguirty h Lyon,

LETTRE

A LA MÊME.

Paris , le 7 Juillet 1 770,'

JJeux raisons , madame, outre le tracas d'un débarquement , m'ont empêché d'aller vous voir à mon arrivée : la première , que vous m'avez écrit vous-même que, quand même nous serions rapprochés, nous ne pourrions pas nous voir ; l'autre, que je suis déterminé à n'avoir aucune relatioa avec quiconque en a avec madame de ***. C'est à vous, madame, à m'instruire si ces deux obfttsicles existent ou non : s'ils n'exis*

39^ t E T T R E s

tent pas, j'irai avec le plus vif empresse** ment contenter le besoin de vous voir que me donna la première h^ttre que vous me fîtes riionnetir de nVécrire, et quont aug- menté toutes les autres. Un rendez -vous au spectacle ne sanroit me convenir, par- ceque, bien éloigné de vouloir me cacher, je ne veux pas non plus me donner en speC' tacle moi -môme; mais s'il arrivoit que le hasard nous y conduisît en même jour et que je le susse, ne doutez pas c[ue je ne profitasse avec transport du plaisir de vous y voir, et même que je ne me présentasse à votre loge si j'étois sûr que cela ne vous déplût pas, Je suis afiligé d'apprendre votre prochain départ. Est-ce pour augmenter mon regret que vous me proposez de vous suivre en Nivernois? Bon jour, madame: donnez-moi de vos nouvelles et vos ordres durant le séjour qui vous reste à faire à Paris; donnez -moi votre adresse en pro- vince, et souvenez- vous de moi quelque- fois.

Pas un mot du prétendu opéra qu'on dit que je vais donner. J'espère c|ue de sa vie J. J. Rousseau n'aura plus rien à démêler

i> I V E R s E sj Hgjf

avec le public. Quand quelque bruit court de moi, croyez toujours exactement le cou- traire; vous vous tromperez rarement.

LETTRE

A LA MÊME..

Paris , le i3 julllst 1770J

Je ne puis, madame, vous aller voir que la semaine prochaine, puisque nous sommes à la fin de celle-ci: je tâcherai que ce soit mardi, mais je ne m'y engage pas, encore moins pour le dîner; il faut que tout cela se prenne inpiomptu, car tous les enga- gemenspris d'avance m'ôtent tout le plaisir, de les remplir. Je déjeune toujours en me levant ; mais cela ne m empêchera pas , si vous prenez du café ou du chocolat , d'en prendre encore avec vous. Ne m'envoyez point de voiture , j'aime mieux aller à pied ;; et si je ne suis pas chez vous à dix heures ,; lie m'attendez plus.,

'400 LETTRES

Je vous saîs gré de me reprocher mon aîr gauche et embarrassé; mais si vous voulez que je m en défasse , il faut que ce soit votre ouvrage. Avec une ame assez peu craintive un naturel d'une insupportable timidité , sur- tout auprès des femmes, me rend tou- jours d'autant plus maussade que je vou- drofs me rendre plus agréable. De plus je n'ai jamais su parler, sur- tout quand j'au- rois voulu bien dire; et si vous avez la pré- férence de tous mes embarras , vous n'avez pas trop à vous en plaindre. Bon jour, ma- dame : voilà votre laquais. A mardi , s'il fait beau, mais sans promesse. Je sens qu'ayant à vous perdre si vite , il ne faut pas me faire un besoin de vous voir.

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LETTRE

D I V E R S E $. 4^1^

LETTRE

A M

Pari», le a4 novembre »770.-

OoYÈz content, monsieur, vous et ceux qui vous dirigent. Il vous falloit absolument une lettre de moi ; vous m'avez voulu for* ccr à récrire , et vous avez réussi : car oa sait bien que quand quelqu'un nous dit qu'il veut se tuer, on est obligé en con- science à l'exhorter de n'en rien faire.

Je ne vous connois point, monsieur, et n'ai nul désir de vous connoître; mais je vous trouve très à plaindre et bien plus encore que vous ne pen-ez: néanmoins, dans tout le dérail de vos malheurs^ je ne vois pas de quoi fonder la terrible résolution f{ue vous m'assurez avoir prise. Je connois l'in- digence et son poids aussi bien que vous tout au moins ; mais jamais elle n'a suffi génie pour déterminr un homme de bon Tome 32. Ç ç

403 I. E T T R E S

sens à s'ôter la vie ; car enfin le pis qu il en puisse arriver est de mourir de faim , et Ton ne gagne pas grand'chose à se tuer pour éviter la mort. Il est pourtant des cas la misère est terrible, insupportable; mais il en est elle est moins dure à souffrir : c'est le votre. Comment, monsieur , à vingt ans, seul, sans famille, avec de la santé, deTesprit , des bras , et un bon ami , vous ne voyez d'autre asyle contre la misère que le tombeau ! Sûrement vous n'y avez pas bien regardé.

Mais l'opprobre La mort est a préfé- rer, j'en conviens: mais encore faut-il com- mencer par s'assurer que cet opprobre est bien réel. Un lionime injuste et dur vous persécute, il menace d'attenter à votre li- berté. Eh bien ! monsieur, je suppose qu'il exécute sa barbare menace, serez vous dés- honoré pour cela? Des fers déshonorent-ils l'innocent qui les porte? Socrate mourut-il dans l'ignominie? Et est donc, mon- sieur, cette superbe morale que tous étalez si pompeusement dans vos lellres? et com- ment avec des maximes si sublimes se rend- on ainsi l'esclave de l'opinion? Ce n'est pas

DIVERSES.- 4^^

tdut; on diroit à vous entendre que vou$ n avez d'autre alternative que de mourir, ou de vivre en captivité. Et point du tout, vous avez Texpédient tout simple de sortir de Paris; cela vaut encore mieux que de sortir . de la vie. Plus je relis votre lettre, plus j'y trouve de colère et d'animosi ce. Vous vous complaisez à Tirnage de votre sang jaillis- sant sur votre cruel parent; vous vous tuez, plutôt par vengeance que par désespoir , et vous songez moins à vous tirer d'affaire qu'à punir votre ennemi. Quand je lis les réprimandes plus que sévères dont il vous plaît d'accabler fièrement le pauvre Saint- Pieux, je ne puis m'empécher de croire que , s'il étoit pour vous répondre , il pourroit avec un peu plus de justice vous en rendre quelques unes à son tour.

Je conviens pourtant , monsieur , que votre lettre est très bien faite, et je vous trouve fort disert pour un désespéré. Je Voudrois vous pouvoir féliciter sur votre bonne foi comme sur votre éloquence ; ïiiais la n-faniere dont vous narrez notre entrevue ne me le permet pas trop. Il est certain que je- me sorois il y a dix ans jietéi^

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votre tête , que j'aiirois pris votre affaire av^c chaleur; et il est probable que , comme danstant d'affaires semblablesdont j'ai eu le malheur de me mêler, la pétulance de mon zèle m'eût plus nui qu'elle ne vous auroit servi. Les plus terribles expériences m'ont rendu plus réservé : j'ai appris à n'accueillir qu'avec circoiispection les nouveaux visa* ges, et, dans Timpossibilité de remplir à-la- fois tous les nombreux devoirs qu'on m'im- pose, à ne me mêler que des gens que je connois. Je ne vous ai pourtant point refusé le conseil que vous m'avez demandé. Je n'ai point approuvé le ton de votre lettre à M. de M. ; je vous ai dit ce que j'y trouvois à reprendre; et la preuve que vous entendîtes bien ce que je vous disois est que vous y répondîtes plusieurs fois. Cependant vous venez me dire aujourd'hui que le chagrin que je vous montrai ne vous permit pas d'entendre ce que je vous dis; et vous ajou- tez qu'après de mûres délibérations il vous sembla d'appercevoir que je vous blàmois de vous être un peu trop abandonné à votre haine. Mais vraiment il ne falloit pas de :bien mûres délibérations pouj: appercevoir

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cela, car je vous : avois bien articule, et je m'étois assure que vous m'entendiez fort bien. Vous m'avez demande conseil : je ne vous Tai point refusé; j'ai fait plus, ji; vous ai offert, je vous offre encore d'alléger en ce qui dépend de moi la dureté de votre si- tuation. Je ne vois pas, je vous l'avoue, en quoi vous pouvez vous plaindre de mon accueil ; et si je ne vous ai point accordé de confiance , c'est que vous ne m'en avez point inspiré.

Vous ne voulez point, monsieur, faire part de l'état de votre ame et de votre dernière ré- solution à votre bienfaiteur, à votre conso- lateur, dans la crainte que, voulant prendre votre défense, il ne se compromît inutile- ment avec un ennemi puissant qui ne lui pardonneroit jamais. C'est à moi que vous vous adressez pour cela, sans doute à cause de mon grand crédit et des moyens que j'ai de vous servir, et qu'un ennemi de plus ne vous paroît pas une grande affaire pour quelqu'un dans ma situation. Je vous suis obligé de la préférence : j'en userois si j'étois sur de pouvoir vous servir; mais, certain que l'intérêt qu'on me verroit prendre à

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VOUS ne feroit que vous nuire, je me tiens dans les bornes que vous m'avez deman- dées.

A regard du jugement que je porterai de la résolution que vous me marquez avoir prise , quand j'en apprendrai l'exécution , ce ne sera sûrement pas de penser que céioic le but , la fin , lobjet moral de la vie , mais au contraire que cétoit le comble de T égarement, du délire et de la fureur. S'il fétoit quelque cas l'homme eût le droit de se délivrer de sa propre vie , ce seroit pour des maux intolérables et sans remède , ruais non pas pour une situation dure mais passagère, ni pour des maux qu'une meil- leure fortune peut finir dès demain. La misère n'est jamais un état sans ressources , sur-tout à votre âge ; elle laisse toujours l'espoir bien fondé de la voir finir quand on y travaille avec courage et qu'on a des moyens pour cela. Si vous craignez que votre ennemi }i'exécute sa menace et que vous ne vous sentiez pas la constante de supporter ce malheur, cédez à l'orage et (juiltez Paris: qui vous en emjjéche? Si vous aimez mieux le bifiver, vous le pouvez , xiou sans dang^^^ ,

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nia's sans opprobre. Croyez -vous être le seul qui aitdes ennemis puissans, qui soit en péril dans Paris , et qui ne laisse pas d'y vivre tranquille en mettant les hommes au pis, content de se dire à lui-même, Je reste au pouvoir de mes ennemis dont jeconnoig la ruse et la puissance , mais j'ai fait en sorte qu'ils ne pussent jamais me faire de mal justement ? Monsieur, celui qui se parle ainsi peut vivre tranquille au milieu deux, et n'est point tenté de se tuer.

iim!.ia*iniitmiMmamm\LmmaiiifiM!u .i^

LETTRE

A M"" DE T***.

Le 6 avril 1771.

U N violent rhume, madame , qui me met liors d'état de parler sans fatiguer extrême- ment , me fait prendre le parti de vous écrire mon sentiment sur votre enfant , pour ne pas le laisser plus long-temps dans l'état de suspension je sens bien que vous I@

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ÎJoS LETTRES

tenez avec peine , ((uoiqu'il v.'y ait poin selon moi tl'incoiivéjiient. Je vous avouerai d'abord que plus je pense à l'exposition lu- mineuse que vous m'avez laite, moins je puis me persuader que cette roideur de caractère qu'il manifeste dans un âge si tendre soit l'ouvrage de la nature. Cette mutinerie , ou, si vous voulez , madame , cet le lernicté , n'est pas si rare que vous croyez parmi les enfans élevés comme lui dans l'opulence; et j'en sais dans ce moment à Paris un autre exemple tout semblable dont la conformité m'a beaucoup frappé , tandis que parmi les autres enfans élevés avec moins de sollici- tude apparente, et à qui Ton a moins fait sentir par-là leur importance, je n'ai vu de ma vie un exemple pareil. Mais laissons quant à présent cette observation qui nous meneroit troploin,et, quoi qu'il en soit de la cause du mal , jiarlons du remède.

Vous voilà, njadame, à mon avis, dans une circonstance favorable dont vous pou- vez tirer grand parti. L'enfant commence à s'impatienter dans sa pension, il désire ar- demmentde revenir ; mais sa fierté (juinelui permet -jamais de s'abaisser aux prières l'em-

DIVERSES. ^09

pêche de vous manifester pleinement son désir. Suivez cette indication pour prendre sur lui un ascendant dont il ne lui soit pas aisé dans la suite d'éluder l'effet. S'il n'y avoit pas un peu de cruauté d'augmenter ses alarmes, je voudrois qu'on commençât par lui faire la peur tout entière^ et que , sans que personneluidîtprécisément qu'il restera ni qu'il reviendra, il vît quelque espèce de préparatifs comme pour lui faire quitter tout-à-fait la maison paternelle , et qu'on évitât de s'expliquer avec lui sur ces prépa- ratifs. Quand vous l'en verriez le plus in- quiet , vous prendriez alors votre moment pour lui parler, et cela d'un air si sérieux et si ferme qu'il fût bien persuadé que c'est tout de bon.

Mon fils, il m'en coûte tant de vous teinr éloigné de moi, que si- je ri'écoutois que mon penchant je vous retiendrois ici dès ce moment; mais c'est ma trop grande ten- dresse pour vous qui m'empêclie de m'y li- vrer. Tandis que vous avez été ici j'ai vu avec la plus vive douleur qu'au lieu de ré- pondre à l'attachement de votre mère et de lui lendre en toute chose la complaisance

4 1 O LETTRES

qu'elle aimoit avoir pour vous, vous ne vous appliquiez qu'à lui faire éprouver des con- tradictions qui la déchirent trop de votre part pour qu'elle les puisse endurer davan- tage, eic.

J\ii donc pris la résolution de vous placer, loin de moi pourni'épargnerraflliction d'être à tout moment Fobjet et le témoin de votre désobéissance. Puisque vous ne voulez pas répondre aux tendres soins qne j'ai voulu prendre de votre éducation, j'aime mieux que vons alliez devenir un mauvais sujet loin de mes yeux que de voir mon iils chéri manquer à chaque instant à ce qu'il doit à sa mère ; et d'ailleurs je ne désespère pas que des gens fermes et sensés , qni n'auront pas pour vous le même foible que moi , ne vien- nent à bout de domter vos mutineries par des traitemens nécessaires que votre mers n'auroit jamais le courage de vous faire en- durer , etc.

Voilà , mon fils^ les raisons du parti que j'ai pris à votre égard et le seul que vous me laissiez à prendre pour ne pas vous livrer à tous vos d<'f luts et me rendre tout- à-fait malheureuse. Je ne vous laisse point à Paris,

DIVERSES. 4'^

pour ne pas avoir à combattre sans cesse, eii vous voyant trop souvent , le clesir de vous rapprocher de moi; mais je ne vous tiendrai Y>as non plus si éloigné que , si Ton est con- tent de vous, je ne puisse vous faire venir ici quel({uefois, etc.

Je suis fort trompé , madame , si toute sa Iiauteur tient à ce coup inattendu, dont il sentira toute la conséqur^nce , vu sur-tout le tendre attachement que vous lui connoissez ])Our vous , et qui dans ce moment fera taire tout autre penchant. 11 pleurera, il gémira, il poussera des cris , auxquels vous ne serez ni ne paroîlrez insensible; mais lui parlant toujours de son départ comme d'une chose arrangée , vous lui montrerez du regret qu il ait laissé venir cet arrangement au point de ne pouvoir plus être révoqué. Voilà selon moi la route par laquelle vous l'amènerez sans peine à une capitulation , qu il accep- tera avec des tranpoits de joie et dont vous réglerez tous les articles sans qu il regimbe contre aucun : encore, avec tout cela, ne paroîtrez-vous pas compter extrêmement sur la solidité de ce traité ; vous le recevrez plutôt dans votre maison comme par essai

4l2 LETTRES

que par une réunion constante , et son voyage paroîtra plutôt différé que rompu ; l'assurant cependant que, s'il lient réelle- ment ses engagemens, il fera le bonheur de votre vie en vous dispensant de Téloigner de vous.

Il me semble que voilà le'nioyen de faire avec lui l'accord le plus solide qu'il soit pos- sible de faire avec un enfant: et il aura des raisons de tenir cet accord si puissantes et tellement à sa portée, que selon toute appa- rence il reviendra souple et docile pour longtemps.

Voilà, madame, ce qui m'a paru le mieux à faire dans la circonstance. Il y a une con- tinuité de régime à observer qu'on ne peut détailler dans une lettre et qui ne peut se determii er que par l'examen du sujet ; et d'ailleurs ce n'est pas une mère aussi tendre que vous, ce n'est [)as un esprit aussi clair- voyant que le vôtre, qu'il faut guider dans tons ces détails. Je vous Fait dit , madame, je m'en suis pénétré dans notre unique con- versation ; vous n'avez besoin des conseils de personne dans la grande et respectable tâche dont vous êtes chargée et que vous

DIVERSES.' 4l5

remplissez si bien. J'ai cependant m'ac- quitter de celle que votre modestie m'a impo- sée : je Tai fait par obéi '&ance er par devoir, mais bien persuadé que pour savoir ce qu'il y a de mieux à faire il suffiroit d'observer ce que vous ferez.

LETTRE

A MADAME

Paris , le i4 ao&t 1773»

Il est, madame, des situations auxquelles il n'est pas permis à un honnête homme d'ê- tre préparé ; et celle je me trouve depuis dix ans est la plus inconcevable et la plus étrange dont on puisse avoir Tidée. J'en ai senti r horreur sans en pouvoir percer les ténèbres. J'ai provoqué les imposteurs et les traîtres par tous les moyens permis et justes qui pouvoient avoir prise sur des cœurs hu- mains. Tout a été inutile. Ils ont fait le pion- geon, et, continuant leurs manœuvres sou-

4i4 LETTRÉS

terraines , ils se sont cadrés de moi avec îë plïis grand soin. Cela étoit naturel et j'au- rois m'y attendre. Mais ce qui Test moins, est qu'ils ont rendu le public entier complice de leurs trames et de leur fluissetë; qu'avec un succès cjui tient du prodige on m'a uté toute connoissance des conqjlots dont je suis la victime , en m'en Faisaiit seulement bien sentir l'effet; et que tous ont marqué le mô- me euipressement à me faire boire la coupe de l'ignominie, et à me cacher la bénigne main qui prit soin delà préparer. I,a co- lère et l'indignation m'ont jeté d'abord dans des transports qui m'ont fait faire beaucoup de sottises , sur lesquelles on avoit compté. Comme je trouvois injuste d'envelopper tout mou siècle dans le mépris qu'on doit à quiconque se cache d'un homme pour le diffomer , j'ai cherché quelqu'un qui eût assez de droiture et de justice pour m'éclai- rer sur ma situation, ou pour se refuser au moins aux intrigues des fourbes. J'ai porté par- tout ma lanterne inutilement, je n'ai point trouve d'homme ni d'ame humaine. J'ai vu avec dédain la grossière fausseté de ceux qui vouloient m'abuser par des carjus--

DIVERSES. 4l5

ses si mal-adroites et si peu dictées par la bienveillance et l'estime, qu'elles cacholent même et assez mal une secrète animosité. Je pardonne l'erreur, mais non la trahison. A peine dans ce délire universel ai-'e trouvé dans tout Paris c[uelf[u'un qui ne s'avilît pas à cajoler fadement un liommo qu'ils von- loient tromper, comme on cajole nnoiseau niais f(uon vent prendre. S'ils m'eussent fni, s'ils m'eussent ouvertement maltraité, j'aurois pu , les plaignant et me piaigiiant, du moinsles estimer encore. Ils n'ont pas von-* lu me laisser cette consolation. Cependant il est parmi eux des personnes d\iilleurs si dignes d'estime qu'il paroît injuste de les nié[)riser. Comment expliquer ces contra- dictions? J'ai flut mille efforts pour y par- venir; j'ai fait tontes les suppositions pos- sibles -, j'ai supposé l'imposture armée de tous les flambeaux de l'évidence. Je me snis dit: Ils sont trompés -, leur erreur est invin- cible. Mais, me snis-je réponcUi , non seii- lement ils soiit trompés, mais, loin de dé- plorer leur erreur, ils l'ainiejit, ils la ché- rissent; tont leur plaisir est de me crgiro vil hypocrite et coupable; ils craindroieiit

4l6 LETTRES

comme un malheur affreux de me retrouver innocent et cligna d'estime. Coupable ou non , tous leurs soins sont de m'ôter l'exer- cice de ce droits! naturel , si sacre , de la dé- fense de soi-même. Hélas! toute leur peur est d être forcés de voir leur injustice, tout leur désir est de Faggraver. Ils sont trom- pés. Hé bien! supposons. Mais, trompés, doi- vent-ils se conduire comme ils font? d'hon^ liâtes gens peuvent*ils se conduire ainsi? me conduirois je ainsi moi-même àleurplace? Jamais , jamais : je fuirois le scélérat, ou confondrois fliypocrite ; mais le flatter pour le circonvenir seroit me mettre au-dessous de lui. Non, si j'abordois jamais un coquin que jo croirois tel, ce ne seroit que pour le confondre et lui cracher au visage.

Après mille vains efforts inutiles pour expliquer ce qui m'arrive dans toutes les suppositions, j'ai donc cessé mes recherches et je me suis dit : Je vis dans une généra- tion qui nt'est inexplicable. La conduite de mes contemporains à mon égard ne permet à ma raison de leur accorder aucune estime. La haine n'entra jamais dans mon cœur. Le mépris est eiicore un sentiyient trop tour- mentant.

DIVERSES.^ 417,

mentant. Je ne les estime donc , ni ne los liais , ni ne les méprise : ils sont nuls à mes yeux, ce sont pour moi des habitans de la lune. Je n ai pas la moindre idée de leur être moraL La seule chose que je sais, est qu il n a pas de rapport au mien et que nous lie sommes pas de la même espèce. J'ai donc renoncé avec eux à cette seule société qui pouvoitm'être douce et que j'ai si vainement cherchée, savoir à celle des cœurs. Je ne les cherche ni ne les fuis. A moins d'affaires je n'irai plus chez personne. Mes visites sont un honneur que je ne dois plus à qui que ce soit désormais ; un pareil témoignage d'es- time seroit trompeur de ma part, etjenesuîâ pas homme à imiter ceux dont je me déta- che. A l'égard des gens qui pleuvent chez moi, je ferme autant que je puis ma porte aux quidams et aux brutaux ; mais ceux dont au moins le nom m'est connu et qui peu- vent s'abstenir de m'insulter chez moi , je les reçois avec indifférence mais sans dédain. Comme je n'ai plus ni humeur ni dépit con- tre les pagodes au milieu desquelles je vis, je ne refuse pas même, quand l'occasion s'en présente, de m'amuser d'elles et avec .Tome 3a.. Bd '

4i 8 LETTRES DIVERSES.

elles autant que cela leur convient et à nioî aussi. Je laisberai aller les choses connue elles s'arrangeront d'elles-mêmes , mais je ji'irai pas au-delà ; et ^ à moins que je ne re- trouve enfin contre toute attente ce que j'ai cessé de chercher , je ne ferai de ma vie plus un seul pas sans nécessité pour rechercher qui que ce soit. J'ai du res^ret , matlame , à ne pouvoir faire exception pour vous^ car vous m'avez paru bien aimable; mais cela n empêche pas que vous ne soyez de votre siècle , et qu'à ce titre je ne puisse vous excepter. Je sens bien ma perte en cette oc- casion ; je sens même aussi la vôtre , du Tnoins si, comme je dois le croire^ vous re» cherchez dans la société des choses d'un plus grand prix que l'élégance des manie* res et l'agrément de la conversation.

Voilà mes résolutions , madame , et en voilà les motifs. Je vous supplie d'agréer mon respect.

fin du trente-deuxième volume.

TABLE

DES DIFFÉRENTES PIECES Contenues dans ces deux volumes.

TOME PREMIER.

LiETTKEà M. de Voltaire^ page 5

Réponse de M. de Voltaire ^ 3()

Lettre à M***, 40

à M. d'Offreville àDoual, 71;

à M. V s teri, professeur à Zurich y

82 au prince Louis E. de Wirtemherg,

88 Lettre à M. le marquis de Mirabeau , 110 à M.rabbéRajnal, 118

au même, 121

à M. P*** à Genève, 128

à M. Ver nés , 1 /^o

de M. de Voltaire, 145

Réponse à la let ire précédente , 14^

Ddâ

2}2o TABLE

Billet de M. de Voltaire , p^ge 1 55

Réponse aa billet précédent y i56

Lettre à M. de Boissiy i58

à M. Verne s y 160

de M. le comte de Tressa n i65

Réponse à la lettre précédente , i65

Lettre de M. le comte de Tressan , 167

au mênv€y 169

du même , 171

au même y iy'5

àM.Scheyb, 174

à M, Verne s , 179

à un jeune homme , i85

Fragment d'une lettre à M. Diderot y 188

IjETTre au même y 190

* à M. Vcrnes, igS

flw même, 198

« M***, 202

Lettre de M. le Roy, 2o5

Réponse à la lettre précédente , 507

Lettre à M de Romilly-y 210

à M. Ver nés , 212

à M, de Silhouette y ai^

à M. Vernes, 21G

« A/. Duchesne , libraire , 217

àiV/'^^«^'-^2***. 2li5

DES MATIERES. 421

Lettre à M'"' C^ * * , pag^ -^ 1 9

h un anonyme , 220

à M*"^*, ' 221

au même , 222

â M,de*** , 2?4

à M'"^ Bourette, q.iS

a M. M***, 227

à M. Vernes , . ?.29

à M. Huber^ 281 à M. le président de Malesherhes,

255

au même y 241

au même , 260

au mênw f 2.5^ à messieurs delà société économique

de Berne , 26()

au même , 279

au même , 282

à iW. c^^ Gin gins de Motry , 28 5

^M.M*"^*, 287

à M"" Cramer de Lon , 288

à M. de Gingins de Moiry , p.Sq

à Tnilord maréchal ^ p^oi

àM^^^, 29a

à M. de Moîitjnollin^ 2g''ï

D d 5

422 T A B-L É

Lettre à\M. le maréchal de Luxembourg,

page 298

au jnême, SaS

à M. David Hunier 544

à M. M***, 347

à M. de-*"**, 355

àM.K**-^, 356

à M.D. R, , 56o

à milord maréchal , 064

à madame de, 366

c Madame * * * , 071

^ M. <ie Montmollin, 383

à M. Loiseau de Mauléon , Sgo

à M'^^ d'Ivemois ^ Sgi

à M Watelet, - 692

à M Favre, SgS

« M. Marc CI 1 appuis , 097

à Af. Rousseau son cousin , 402

a M***, 404

à iVf. G. , lieutenant-colonel , 4^6

à M !.. P. L. £. D. W, 407

À M. Va. Je*"^*, 409

ûw même ^ 41 1

«z/ jnême, /\\Q

nu même , 4^2

à M. F***, 427

D E s M A T I E R E s. ^^5 Lltïiœ h M. L. P. L. E, de Wy page 43o

à M""" de B. ,

435

à milord marèchaly

435

au même ^

439

nu même y

441

à M. A. ,

.444

à M''' Z). M. ,

447

à la même ^

457

à mademoiselle G. ,

463

à M. de P, ,

466

à M. L. P. D. W. ,

469

à M***,

472

à M. de Chamfon^

47^

à M. H. D. P. ,

kll

TABLE

TOME SECOND.

(Lettre à Af ***".

page 5

à milord maréchal y

30

à M""" la C. de B. ,

i3

à M. ButtŒ'Foco ,

18

au même ,

24

au même y

^9

au même.

35

àM.deC*"^^,

40

àM.D***,

43

à M. Hirzel,

47

à M. Duclos ,

48

a jnilord maréchal ,

5a

à M. Ahauzit ,

55

à M. D*** ,

56

à M. de Moiitmoîliii ,

60

àM"*^**,

62

à M. D.,

65

àM.IeC.dc*^-^,

68

à M"''' la C. de***-

71

à W^' la M. de V. ,

75

à M. D, ,

78

DES MATIERES.

425

Lettre à lord maréchal d Ecosse , page 82

à MM. de Lire ,

m

à M. Meuron , procureur-général.

87

à M. de P. ,

8-3

âM. deC. P. A, A, t

%

à M. Clalrauùf

90

àM.M^*^,

92

à M. Meuron ,

95

à M, le P. de Montmollin ,

97

à M, D. \

. à M. leP, deFeÎLce,

101

M. Meuron ,

102

au consistoire de Moùefy

106

à M. D,,

109

à milord maréchal j

114

à M. divernois,

!li8

à mademoiselle G. ,

121

à M. Meuron ,

122

àM, D. ,

124

au même ,

165

à M, de Graffenried y

,164

au même ,

166

au même ,

170

au même y

171

à M. D.^

172

426 TABLE

Lettre au même, P^ge i7>

à M, D. L. C. , ibid

à M. D. 179

au même ^ i8i

à M, David Hume^ 182

à M. dlvernois , . 1 85

au même^ 1 85

au même, 187

à M. Hume y 188

au même, 190

à mi/ord'^^'^ j ' iç)'5 r auteur duS.'James" s Chronicle^

194

à lord^'^^ ^ 195

à M'"* <5fe Luze, 199 <j^ iVf. /e général Conway , 2o5

<^ ilf. Hume, 207

^ iVf, Davenport , 5Î09

« iVf. David Hume, 210

^ milord maréchal ^ 2.55

à M. Guy , 259

à milord maréchal y 264

^z/ même, 266

aw même, 269

« madame ***j 272

à iV/^'^ Dcwcs ^ 378

DES MATIERES. 427 Lettre à niilord maréciial y P^>2;o 280

à M, le marquis de Mirabeau^ 282 à M. le duc de Grajftoii , 290

à M. Guy j 291

au lord maréchal^ 294

à M. Granville , 295

à milord maréchal y 298

à M. le général Conway , 3oii

à milord cor/lie de Harcourt ^ 3o5 à M. E. J, , chirurgien, 3o5

à M. le marquis de Mirabeau^ 3o8 à M"'' la M. de, 609

à M"" DetA^es , 3i3

à M. d'Iuernois j 3i4

au même , 3 19

àM. D., 323

même , 5;î5

<îf^ même, . 33 1

à M""' la présidente de Verna, 356 « Af. i. C. D. L, , 338

<i M. du Belloj, 5\i

au même , 35o

^i M. l'A. M, , 358

û« même , 366

ûM même , 3? 1

À madame B, ^ 678

42S TABLE, etc.

Lettre à la même ,

page

579

à la même ,

385

à la même y

591

à la mêmCj

394

à la même ,

397

à la même j

S99

à M.,

401:

à M-^ de T**-^ ,

407

à madame. . . , ,

4i3

Fin de la table.

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