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Library

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University of Toronto

(E U V R E s

COMPLETTES

DE J. J. ROUSSEAU,

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(E U V R E s

COJVIPLETTES

DE J. J. R OU S SE AU,

Citoyen de Gekève. NOUVELLE ÉDITION

TOME QUATRIÈME.

A PARIS,

BÉLiN, T.ibraire, rue Sr. Jacques, n", 26. chez / Caille , rue de la Harpe, u°. ï5o. Grégi^ibe, rue du Coq Sr. Honoré. ,\oi-i.AKD, quai des Augustins , n". 25.

1795.

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LETTRES

D E

DEUX AMANS,

HABITANS D'UNE PETITE VILLJB AU PIED DES ALPES.

LETTRE PREMIÈRE,

A J U L I E. {a)

3 'ai pris et quitte cent fois la plume; j 'hésite (lès le premier mot; je ne sais quel toti jo dois prendre ; je ne sais par commencer ; et c'est à, /«//d que je veux écrire ! Ah malheu- reux ! que suis-je devenu ? ï\ n'est doue plus ce temps mille seutimeus délicieux cou- laient de lua plume comme un intarissable torrent ! Ces doux moxaens de confiance çÇ

(û) Je n'ai guère besoin, je crois, d'avertir que dans cette seconde partie et dans la sui- vante , les deux amans séparés ne font quç déraisonner et battre la campagne; leurs pauYiMrf ifttes n'y sont plus.

Nouvelle IJ^lQÏse, Tome II, A

i L A N O U V E L L E

d'epanchcment sont passes ; nous ne sommes plus l^uii à l'autre , nous ne sommes plus les mêmes , et je ne sais plus à qui j'e'- cris. Daignerez-vous recevoir mes lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir ? lestrou- Verez-vous a^sez réservées, assez circonspectes 2 oserais-je y garder encore une ancienne fa- ïniliarité ? oserais-je y parler d'un amour éteint ou méprisé , et ne suis-je pas plus re- culé que le premier jour je vous écrivis? Quelle différence , ô Ciel î de ces jours si cLar- mans et si doux a mon effroyable misère ! Hélas ! je commençais d'exister et je suis tombé dans l'anéautissement ; l'espoir de vivre animait mon cœur ; je n'ai plus devant moi que l'image de la mort , et trois ans d'intervalle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah ! que ne les ai -je termines avant de me survivre à moi-même ! que n'ai- je suivi mes pressentimens après ces rapides instans de délices , je ne voyais plusrieii dans la vie qui fût digne de la prolonger l Sans doute il fallait la borner à ces trois ans ou les ôtcr de sa durée ; il valait mieux ne jamais goûter la félicité que la goûter et la perdre. Si j'avais franchi ce fatal intei'valle , ^ j'avais évité ce premier regard qui fit

H É L O I s E. S

tine antre ame , je jouirais de ma raison; je ïcinplirais les devoirs d'un hoiuine , et sè- merais peut-être de qnelques vertus mon in- sipide carrière. Un moment d'erreur a tont change'. Mon oeil osa contempler ce qu'il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m'étre égaré par degrés , je ne suis plus qu'un furieux dont 1g sens est aliéné , un lâche esclave sans force et sans courage, qui va traînant dans l'igno- minie sa chaîne et son désespoir.

Vains rêves d'un esprit qui s'égare ! Désirs faux et trompeurs , désavoués à l'instant par le cœurqui les a formés ! Que sert d'imaginer à des maux réels de chimériques remèdes qu'on rejetterait quand ils nous seraient of- ferts? Ah! qui jamais connaîtra l'amour , l'aura vue et pourra le croire , qu'il y ait quelque félicité possible que je voulusse ache* ter au prix de mes premiers feux ? Non , non , que le Ciel garde ses bienfaits et me laisse , avec ma misère , le souvenir de mon bonheur passé. J'aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mémoire , et les regrets qui déchirent mon ame , que d'être à jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorée, remplir ua ^^œur qui vit que par toi ; suis-moi dan»

A a

'4 L _\ NOUVELLE

mon exil, console-moi dans mes peines ^ ranime et soutiens mon espérance e'teinte. Tonjonrs ce cœur infortuné sera ton sanc- tuaire inviolable , d'où le sort ni les hom- mes ne pourront jamais t'arraciier Si je suis mort au bonheur , )e ne le suis point à l'a- inour qui m'en rend digne. Cet amour est in- vincible comme le charme qui Ta fait naître. Il est fonde' sur la base ine'branlable du mérite et des vertus ; il ne peut périr dans une ame immortelle ; il n'a plus besoin de l'appui de l'espérance , et le passé lui donne des forces pour un avenir éternel.

Mais toi , Julie , ô toi qui sus aimer une fois ! comment ton tendre cœura-t-il oublié de vivre ? comment ce feu sacré s'est-il éteint dans ton ame pure ? comment as-tu perdu le goiît de ces plaisirs célestes que toi seule étais capable de sentir et de rendre ? Tu me chasses sans pitié ; tu me bannis avec op- probre ; tu me livres à mon désespoir et tu ne vois pas, dans l'erreur qui t'égare , qu'eu me rerulant misérable , tu t'êtes le bonheur de tes Jours. Ah ! Julie , crois-moi , tu cher- cheras vainement un autre cœur ami du tien ! Mille t'adoreront, sans doute j le mien seul te savait aimer.

H E L O 1 s E. 5

Rt'pouds-iuoi maintenant , amante abu-» soc ou trompeuse ; que sont devenus ces projeis formes avec tant de mystère ? sont CCS vaines espérances dont tu leurras si sou- vent 'ma crédule simplicité ? est cette union sainte et désirée , doux objets de tant d'ardens soupirs , et dont ta plume et ta bouche flattaient mes vœux ? Hélas ! sur la foi de tes promesses j'osais aspirer a ce nom sacré d'époux , et me croyais déjà le plus heureux des homm^cs. Dis , cruelle ! no ui'abusais-tuque pour rendre enfin ma dou- leur plus vive et mou humiliation plus pro- fonde? Ai -Je attiré mes malheurs par ma faute ? ai-jc maiicjiié d'obéissance , de doci- lité jde discrétion ? m'c's-tu vu désirer assez faiblement pour mériter d'être éconduit,ou préférer mes fougeux désirs à tes volontés suprêmes ? J'ai tout fait pour te plaire , et tu m'abandonnes ! tu te chargeais de mou bonheur, et tu m'as perdu ! Ingrate,rends-inoi compte du dépôt que je t'ai confié ; rends- moi comice de moi-même après avoir égare' mon cœur dans cette suprême félicité que tn m'as montrée et que tu m'enlèves. Anges du Ciel ! l'eusse méprisé votre sort. J'eusse

été le plus heureux des êtres Hélas ! je

A 3

€> LA NOUVELLE

ne suis plus rieu , un instant m'a tout ôte. J'ai passé sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets éternels : je touche en- core au bonheur qui m'échappe.... j'y tou- che encore et je perds pour jamais î. . . Ahî si je le pouvais croire ! si les restes d'une espé- rance vaine ne soutenaient O rochers

de Meillerie que mon œil égaré mesura tant de fois , que ne servîtes-vous mou désespoir 1 j'aurais moins regretté la vie , quand j* n'en avais pas senti le prix.

LETTRE II.

DU MI LORD EDOUARD A CLAIREl

T

N

ODS arrivons à Besancon , et mon pre- mier soin est de vous donner des nouvelles de notre voyage. Il s'est fait sinon paisible- ment , du moins sans accident , et votre ami est aussi sain de corps qvi'on peut l'être avec un cœur aussi malade. Il voudrait mcnae a£Fecter à l'extérieur une sorte de tranquillité. Il a boute de son état , et se contraint beau- coup devant moi ; mais tout décèle ses se- lîrètes agitations , et si je feins de m y troui'»

HELOISET. «lu

pcT , c*CRt pour le laisser aux prises avec lui- ïiiême , et occuper ainsi une partie des for- ces de son ame à réprimer l'effet de l'autre. Il fut fort abattu la première journée î je la fis courte , voyant que la vitesse de no- tre marche irritait sa douleur. Il ne me parla point , ni moi à lui ; les consolation» indiscrètes ne font qu'aigrir les violente» afflictions. L'indiffëreuce et la froideur trou- vent aisément des paroles ; mais la tristesse et le silence sont alors le vrai langage de l'a- mitic. Je commençai d'apercevoir hier les premières étincelles de la fureur qui va succé- der infailliblement à cette léthargie : àla dîuée, a peine y avait- il un quart d'heure que nous étions arrivés qu'il ui'aborda d'un air d'impatience: Que tardons -nous à partir, me dit -il avec un souris amer ? pourquoi restons -nous un moment si près d'elle ? Le soir il affecta de parler beaucoup , sans dire un mot de Julie. W recommençait des ques- tions auxquelles j'avais répondu div fois. Il voulut savoir si nous étions déjà sur terres de France , et puis il demanda si nous arri- verions bientôt à Yevai. La première chose qu'il fait à chaque station , c'est de commen- cer quelque lettre qu'il déchire on chiffouu©

A4

8 LA NOUVELLE

un inoiîieiit après. J'ai sauve du feu deux ou trois de ces brouille, s sur lesquels vous pour- rez entrevoir l'ëtat de son anic. Je crois pour- tant qu'il est parvenu à e'crir^ une lettre en- tière.

L'emportement qu'a'iuoncent ce? premiers symptômes est facile à prévoir ; mais je ne saurais dire quel eu sera l'cUet et le terme ; car cela dépend d'vuie combinaison du ca- ractère de l'homme , du genre de sa passion , des circonstances qui peuvent naître , de mille choses que nulle prudence humaine ne peut déterminer. Pour moi , je puis ré- pondre de ses fureurs, mais non pas de son désespoir; et C|uoi qu'on fasse , tout homme est toujours maître de vie.

Je me flat|e cependant qu'il respectera sa personiîe et mes soins ; et je compte moins pour cela sur le zèle de l'ami tic , qui n'y sera pas épargné , qne sur le caractère de sa passion et sur celui de sa maîtresse. L'auie ne peut guère s'occuper fortement et long-temps d'un objet sans contracter de& dispositions qui s'y rapportent. L'extrém« douceur de Julie doit tempérer l'âcreté da feu qu'elle inspire, et je ne doute pas non pitts (jue i 'amour d'uu bomuit^ aussi vif i*^

H E L O I s E. 9

lui donne h ellc-uiême im peu pins d'activité qu'elle n'en aurait naturellement sans lui.

J'ose compter aussi sur son cœur ; il est fait pour combattre et vaincre. Un amour pa- reil au sien n'est pas tant une faiblesse qu'une force mal emplovee. Une flamme ardente et malheureuse est capable d'absorber pour un temps , pour toujours peut-être , une par- tie de ses facultés ; mais elle est elle-même une preuve de leur excellence , et du parti cju'il en pourrait tirer pour cultiver la sa- gesse ; car la sublime raison ne se soutient que par la même vigueur de l'ame qui fait les grandes passions , et l'on ne sert digne- ment la philosopliie qu'avec le méuic feu qu'on sent pour une maîtresse.

Soyez-en sure anuahlc C/aire\ je ne m'inté- resse pas moins que vous au sort de ce cou- ple infortuné ; non par un sentiment de commisération qui peut n'être qu'une fai- blesse; mais par la considération de la jus- tice et de l'ordre , qui veulent que chacun soit place de la manière la plus avantageuse à lai -même et à la société. Ces deux belles auu's sortirent l'une pour l'aulre des mains de la nature ; c'est dans une douce union , c'est dans le sein du bonheur que , libres

JS'QmdU IJtUoisc. Tojiic II. B

so LA NOUVELLE

de déployer leurs forces et d'exercer l«ui» Yertiis , elles eussent éclaire la terre de leurs exeuipies. Pourquoi faut - il qu'un insensé pré,Uiié vienne changer les directions éter~ nelles , et bouleverser l'harmonie des êtres pensans ? Pourquoi la vanité d'un père bar- bare cache-t-el!e ainsi la lumière sous le bois- seau , et fcî:t-elle gémir dans les larmes des coeurs tendres etbienfesans , nés pour essuyer celles d'autrui ? Le lien conjugal n'est-il pas le plus libre amsiquele plus sacré des engage- inens?oui , toutesles lois qui le gênent sont in- justes ; tous les pères qui l'osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste nœud de la nature n'est soumis ni au pouvoir souve~ rain ni a l'autorité paternelle , mais à la seule autorité du père commun qui sait com- mander aux cœurs , et qui leur ordonnant de s'unir , les peut contraindre des'aiiner. (3)

(b) Il y a des pavs cette convenance des conditions et de la fortune esr tellement préfé- rée à celle de la nature et des cœurs , qu'il Suffit que la première ne s'y trouve pas pour empêcher ou rompre les plus heureux .mariages, sans égard pour l'honneur perdu des infortunées qui sont tous les jours victimes de ces odieux préjugés. J'ai vu plaider au parlement de Paiis

H E L O l s E. tt

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l'opi- nion? La diversité de fortune et d'e'tat s'e'- clipse et se confond dans le mariage , elle ne fait rien au bonheur ; mais celle d'hu- meur et de caractère demeure *, et c'est par elle qu'on est heureux ou malheureux. L'en- fant qui n'a de règle que Tamour choisit mal , le père qui n'a de règle que ropiuiont choisit plus mal encore, Qu'une fille manque de raison , d'expérience , pour juger de la sagesse et des mœurs , un bon père y doit suppléer sans doute. vSon droit , son devoir même est de dire: ma tille c'est un honnétd homme ; ou , c'est un fripon ; c'est uuhomme de sens , ou , c'est un fou. Voilà les conve- nances dont il doit connaître ; le jugement de toutes les autres appartient à la fiile. En criant- ^u'on troublerait ainsi l'ordre de la société ,

une cause rélèbre l'honneur du rang atta- quait insolemment et publiquement l'honnêteté , le devoir , la foi conjugale , et l'indigne père , qui gagna son procès , osa déshériter son fils" pour n'avoir pas voulu être uu mal-honnét«F homme. On ne saurait dire à quel point dàJin ce pays si galant les femmes sont tyrannisée» par les lois. Faut-il s'étonner qu'elles s'en vea- gent si cruellement par leurt mœurs 2

T2 L A N O U Y E L L E

CCS tyrans le troubleut eux- lucmes. Que îe rang se règle par le uiërite , et l'uuioa des cœurs par leur choix , voilà le véritable ordrç social : ceux qui le règlent pcï la uaissauce ou par les richesses sont les vrais perturba- teurs de cet ordre j ce sont ceux-là qu'il faut décrier ou puuir.

Il est donc delà justice universelle que ces abus soient redressés ; il est du devoir de l'homme de s'opposer à la violence , de con^ courir à l'ordre: et s'il m'était possible d'u- 3iir ces deux amans en dépit d'un vieillard sans raison , ne doutez pas que je n'ache- vasse en cela l'ouvrage du Ciel , sans m'em- barrasscr de l'approbation des homuies.

Vous Ctcs plus heureuse , aimable Claire ; vous avez un père qui Jie prétend ]:)oint sa- voir mieux que vous eu quoi consis<^c votre bonheur. Ce u'est peut-être , ni par de gran- des vues de sagesse , ni par une tendresse excessive qu'il vous rciul ainsi maîtresse de votre sort ; mais qu'iuiporte la cause , si l'ef- fet estle même , etsi , dans la liber qu'il vous liiLsse , l'indolence lui tient lieu de raison? Loin d'abuser de cette liberté , le choix que vous avez fait à vingt ans aurait l'appro- iDation du plus sage père. Votre cœur , ab-^

K L O I s i!. i3

soibc pnr une amitié qui n'eut janiclis d'e- ÇÇale , a gardé peu de place au feu de l'amoar. Vous leur substituez tout ee qui }x?ut y sup- ])lcer dans le mariage ; moins amante qu'a- îtiie , si vous n'êtes plus tendre épouse ^ Vous serez la plus vertueuse , et cette union qu'a formé la sagesse doit croître avec Tâgd et durer autant qu'elle. L'impulsion du cœur cs*t plus aveugle , mais elle est plus invinci- LIc : c'est le moyeu de se perdre que de se mettre dans la nécessité de lui résister* HcureUK ceux que l'amour assortit comme aurait fait la raisou , et qui n'ont point d'obstacle a vaincre et de préjugés à combattre ! Tels seraient nos deux amanï sans l'injuste résistance d'un père entêté. Tel malgré lui pourraient-ils être encore, si Tun des deux était bien conseillé.

L'exemple de Julie et le vôtre moutreut également que c'est aux époux seuls à juger s'ils se conviennent. Si l'amour ne règne pas , la raisou choisira seule ; c est le cas vous êtes: si l'amour règne , la nature a déjii clîoisi ; c'est celui de Julie. Telle est la loi facrée de la nature qu'il n'est pas permis à 1 homme d'enfreindre , qu'il n'enfreint jamais impunémeut , et que la consldératioa da*

î4 LA NOUVELLE

états et des rangs ne peut abroger qu'il a'ca coûte des mallicurs et des crimes.

Quoique l'hiver s'avance et que j'aie à mo rendre a Rome, je ne quitterai point l'amt que j'ai sous ma garde , que je ne voie sou am.e dans un état de consistance sur lequel je puisse compter. C'est un dépôt qui m'est cher par son prix , et parce que vous me l'avez confié. Si je ne puis faire qu'il soit heureux, je tâcherai du moins qu'il soit sage, et qu'il porte en homme les maux de l'huma- nité. J'ai résolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui 5 durant lesquels j'espère que nous recevrons des nouvelles dc.7«//e et des vôtres, «t que vous m'aiderez toutes deux a mettre quelque appareil sur les blessures de ce cœur malade , qui ne peut encore écouter la raison par l'organe du sentiment. Je joins ici une lettre pour votre amie : ne la confiez, je vous prie, a aucun commissionnaire , mais rerrieb- te»-la vous-même.

H É L O ï s E. iS

FRAGMENS

JOINTS A LA LETTRE PRÉCÉDENTE,

Jl OURQUOI n'ai-je pn vous voir avant mon dcpait ? Vous avez craint que je n'expirasse eu vous quittant ? cœur pitoyable , rassurez-

vous. Je ine porte bien je ne souffrepas

Je vis encore... je pense à vous... je pense au temps je vous fus cher... j'ai le cœur uu peu serré.... la voiture m'étourdit.... je ne pourrai long-temps vous écrire aujourd'hui. Demain , peut-être , aurai-je plus de force.... ou n'en aurai-jc plus besoin...

I I.

m'entraînent ces chevaux avec tant de vitesse ? me conduit avec tant de zèle cet liomme qui se dit mon ami ? Est-ce loin de toi , Julie ? est-ce par ton ordre ? est-ce en des lieux tu n'es pas ?... Ah, fille insen- sée !... je mesure des yeux le chemin que je parcours si rapidement. D'où viens- je ?

i6 LA NOUVELLE

vais-je ? et pourquoi tant de diligence ? Avez- vous eu peur, cruels , que je ne courusse pas assez tôt à ma perte ? O amitié' ! 6 amour ! est-ce votre accord ? sont-ce vos bien- faits ?..,.

ï I I.

As-tu bien consulte' ton cœur, en me chas- sant avec tant de violence ? As-tu pu , dis

Julie ^ as-tu pu renoncer pour jamais ?

JVon , non, ce tendre cœur m'aime ; je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-méiue, il

m'aimera jusqu'au tombeau Je le vois,

tu t'es laissé suggérer ( c). . . . quel repentir éternel tu te prépares!.... hélas ! il sera trop

tard quoi ! tu pourrais oublier.... quoi !

je t'aurais mal connue !.... Ah ! songe à toi ,

songe à moi , songe à écoute, il en est

temps encore.... tu m'as chassé avec barbarie. je fuis plus vite que le vent.... Dis un mot, un seul mot , et je reviens plus prompt que l'éclair. Dis un mot , et pour jamais noui sommes unis. Nous devons l'être Nous

( c ) La suite montre que ces soupçons tom- hriient sur milord Edouard , et que Ciain les a pris pour elle.

H É L O l s E. 17

Je serous....Ah ! l'air emporte uics plaintes!.... et cependant )c fuis ; je vais ^Itic et moarir loin d'elle.... vivre loiu d'elle!

LETTRE III.

VE MILGRD EDOUARD A JULIE,

V,

OTRE cousine vons dira des Tiouyellcs de Totre auii. Je crois d'ailleui-s qu il vous écrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre empressement , pour lire en- suite posément cette lettre ; car je vous préviens que sou sujet demande toute votre attention.

Jeconjiais les hommes ; j'ai vécu beaucoup eu peu d'années ; j'ai acquis une grand« ck- périeuce à mes dépens, et c'est le chemin des passions qui m'a conduit à la philosophie : mais de tout ce que j'ai observé jusqu'ici, je n'ai rien vu de si extraordinaire que vous et votre amant. Ce n'est pas que vous ayez ni l'un ni l'autre un caractère uiaYqué , dont on ])uisse au premier coup d'œil assigner les diflérences , et il se pourrait bien que cet embarras de vous définir vous fît prendre pour des amcs communes par un observateui'

JVeurelU Hélolsc, Tome II. C

iS LA NOUVELLE

superficiel. Mais c'est par cela même qui vou" distingue, qu'il est impossible de vous dis- ti liguer , et que les traits d'un modèle corn- iiiiiu , dont quelqu'un manque toujours à chaque individu , brillent tous e'galementdans les vôtres. Ainsi chaque épreuve d'une estampe a ses défauts particuliers qui lui servent de caractère , et s'il en vient une qui soit par- faite , quoiqu'on la trouve belle au premier coup d'œil, il faut la considérer long-temj)s pour la recounaitre La première fois que je ris votre auiaut, je fus frappé d'un sentiment nouveau, qui n'a fait qu'augmenter de jour en jour, à mesure que la raison l'a justifie. A votre égard , ce fut tout« autre chose encore , et ce sentiment fut si vif que je me tromjjai sur sa nature. Ce n'était pas tant la différence des sexes qui produisait cette impression ^ qu'un caractère encore plus marqué de per- fection que le cœur sent , même indépendam- xnent de l'amour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre ami ; je ne vois pas de mcine.- ce qu'il serait sans vous : beaucoup d'hommcs- peuvent lui ressembler , mais il n'y a qu'une Julie au monde. Après un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m'cclairer sur mes vrais scntimcns. Je connus que je

K É L O 1 s E. 19

u'ctais point jaloux ni piir conséquent amou- reux ; je connus que vous étiez trop aimable pour moi ; il vous faut les prémices d'une ame , et la mienne ne serait pas digne de vous.

Dès ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tenàre intérêt qui ne s'éteindra point. Croyant lever toutes les difficultés , je fis auprès de votre père une démarche indis- crète dont le mauvais succès n'est qu'une raison de plus pour exciter mon zèle. Daignez in'écoutcr et je puis réparer encore tout le mal que je vous ai Fait.

Sondez bien votre cœur, ù Julie ! et voyez s'il vous est possible d'éteindre le feu dont il est dévoré ? Il fut un temps , peut-être , vous pouviez en arrêter le progrès ; mais si Julie pure et chaste a pourtant succombé, comment se relevera-t-ellc après sa chute 'i comment résistera-t-eilc à l'amour vainqueur, et armé de la dangereuse image de tous les plaisirs passés ? Jeune amante, ne vous en imposez plus , et renoncez à la confiance qui vouH a séduite ; vous êtes perdue s'il faut com- battre encore : vous serez avilie et vaincue , et le sentiment de votre honte étourfera par d ^grcs toutes vos vertus. L'amour s'est insinue

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20 LA NOUVELLE

trop avaut dans la subslaiic^ de votre ame pour que vous puissiez jamais l'eu chasser ; il en reuforce et pc'iètre tous les traits comme uue eau forte etcorrcsive ; vous n'en efTacercz jauiais la profonde iiuDression saus eflacer à-la-fois tous les sentiuiGiis exquis que vous reçûtes de la nature -, et quand il ne vous restera plus d'amour , il ne vous restera plus rien d'estimable. Qu'avcz-vous doncmainte- ïiant à faire, ne pouvant plus changer l'ctat de votre cœur ? une seule chose , JiiUe ^ c'est de le rendre légitime. Je vais vous proposer pour cela l'unique moyen qui vous reste ; proHtez-en, tandis qu'il est temps encore, rendez à l'innocence étala vertu cette sublime ra'son dont le (^icl vous fit dépositaire , ou craignez d'avilir à jamais le plus précieux de ses dons.

J'ai daus le duché d'Yorck une terre assez considérable, qui fut long-temps le séjour de mes ancêtres. Le château est ancien , mais bou et conunode ; les environs sont solitaires , mais agréables et variés. La rivière d'Ouse qui passe au bout du parc offre à-la-fois une perspective charmante à la vue et un débouché facile aux denrées ; le produit de la terre suffit pour l'houuéte eutretien du mallre et

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peut doubler sous ses yeux. L'odieux préjugé n'a point d'accès dans cette heureuse con- tre'c. L'habitant paisible y conserve encore les mœurs simples des premiers temps , et Ton y trouve une image du Valais décrit avec des traits si touchans par la plume de votre ami. Cette terre esta vous , Julie , si vous daignez l'habiter avec lui , c'est la que vous pourrez accomplir ensemble tous Ifs tendres souhaits par finit la lettre dont je parle.

Venez, modèle unique des vrais amans; venez , couple ainiable et tidelle , prendre possession d'un lieu fait pour servir d'asile à l'amour et à l'innocence. Venez y serrer , à la face du Ciel et des hommes , le doux nœud qui vous unit. Venez honorer de l'exemple de vos vertus un pays o\x elles seront adorées, et des gens simples portes à les imiter. Puis- siez-vous en ce lieu tranquille goûtera jamais dans les sentimens qui vous unissent le bon- heur des âmes pures ; puisse le Ciel y bénir vos chastes feux d'une famille qui vous res- semble ; puissiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos en- fans ; puissent vos neveux, en parcourant avec uu charme secret ce monument de la

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22 LA NOUVELLE

lélicité coujugale , dire un jovirdans Tatteu-? drissemeut de leur cœur : Ce fut ici V asile de r innocence j ce fut ici la demeure de deux ainans.

Votre sort est en vos uiains , Julie ; pescK atteutivemeut la proposition que je vous fais ^ et n'en examinez que le fond ; car d'ailleurs je me charge d'assurer d'avance et irrcvoca- Llcment votre ami de l'engagement que je prends ; je me charge aussi de la sûreté de yotre départ, et de veiller avec lui à celle do votre personne jusqu'à votre arrivée. vous pourrez aussitôt vous marier pnbliquement sans obstacle ; car parmi nous une hlle nubile n'a nul besoin du consentement d'autrui pour disposer d'elle-méiue. Nos sages lois n'abrogent point celles de la nature , et s'il résulte de cet heureux accord quelques inconvénieus, ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il prévient. J'ai laissé à Vevai mon valet-de- chambre , homme de conûance , brave , prudent et d'une fidélité à toute épreuve. Vous pourrez aisément vous concerter avec lui de bouche ou par écrit à l'aide de Re- gianino , sans que ce dernier sache de quoi il s'agit, (^uand il sera temps , nous partirons pour vous aller joindre , et vous ne quit-

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tciTz la maison paternelle que sous la con- duite de votre époux.

Je vous laisse à vos réflexions ; mais je vous le répète , craignez l'erreur des préjugés et la séduction des scrupules qui mènent souvent AU vice parle chcuiin de riionneur. Je prévois ce qui vous arrivera si vous rejetiez mes offres, lia tyrannie d'un père intraitable vous en- traînera dans l'abyme que vous ne connaîtrez qu'après la cliûte. V otre extrême douceur dégénère quelquefois en timidité : vous serez sacrifiée a la chimère des conditions. (^) Il faudra contracter un engagement désavoue par le cœur. L'approbation publique sera démentie incessamment par le cri de la cons- cience ; vous serez honorée et méprisable, il vaut mieux être oubliée et vertueuse.

P. S. Dans le doute de votre résolution, je vous écris à l'inscu de notre ami , de peur qu'un refus de votre part ne vînt détruire eu un instant tout reflet de mes soiiis.

(d) La cliimère des condfrions ! C'est un pair d'Angleterre qui parle ainsi; et tout reci ne serait pa'-, une fiction ? Leiieur ! qu'en dites-vous ?

C4

24 XA NOUVELLE

LETTRE IV.

DE JULIE A CLAIRE,

O

H 5 ma chère ! dans quel trouble tn m'as laissée hier au soir , et quelle nuit j'ai passée en rêvant à cette fatale lettre! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillirmorii cœur; jamais je n'éprouvai de pareilles agi- tations , et jamais je n'aperçus moins le moyen de les appaiser. Auti*cfois une certaine lu- mière de sagesse et de raison dirigeait ma volonté; dans toutes les occasions embarras- santes je discernais d'abord le parti le plus honnête, et le prenais à l'instant. Maintenant avilie et toujours vaincue , je ne fais que flotter entre des passions contraires : mon faible cœur n'a plus que le choix de ses fautes , et tel est mon déplorable aveuglement que , si je viens par hasard à prendre le meilleur parti , la vertu ne m'aura point guidée , et je vCqw surai pas moins de remords. Tu sais quel époux mon père me destine ; tu sais quels liens l'amour m'a donnés : veux-je être ver- tueuse ? l'obéissance et la foi m'imposent des devoirs opposés. Veux-je suivre le penchant

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de mon cneur ? qui prcfcrcr d'un auiant ou d'un pcrc ? Ilrlas ! en econtnnt l'amour ou la nature, je ne puis éviter de mettre l'im ou l'autre au désespoir ; en me sacrifiant au devoir je ne puis éviter de commettre un crime , et quelque parti que je prenne , il faut que je meure à-la-fois mallieurcuse et coupable.

Ah! chère et tersdre amie, toi qui fustou- jonrs mon unique ressource et qui m'as tant de fois sauvée de la mort et du désespoir , considère aujourd'hui l'horrible état de mon amc , et vois si jamais tes secourables soins me furent plus nécessaires î tu sais si tes avis sont écoutés, tu sais si tes conseils sont suivis , tu viens de voir si je sais au prix du bonheur de ma vie déférer aux leçons de l'amitié. Prends donc pitié de l'accable- ment où tu m'as réduite; achève, puisque tu as commencé ; supplée à mon courage abattu , pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin tu lis dans ce cœnr qui t'aime ; tu le coiuiais mieux que moi. Ap- prends-mor donc ce que je veux et choisis à ma place , quand je n'ai plus la force de vouloir ni la raison de choisir.

Relis la lettre de ce généreux anglais; relis-

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26 LA NOUVELLE

mille fois, uiou ange. Ahl laisse-toi tou- cher au tableau charmant du bonheur que raniour, la paix, la vertu penvent me pro- mettre encore ! Douce et ravissante union des amcs ! délices inexprimables, inêuie au sein des remords ! Dieux , que feriez-vous pour mon cœur au sein de la foi conjugale? Quoi î le bonheur et l'innocence seraient encore en mon pouvoir ? quoi ! je pourrai» expirer d'amour et de joie entre un époux;

adoré et les cliers gages de sa tendresse!

et j'hésite un seul moment, et je ne vole paj réparer ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre ? et je ne guis pas déjà femme vertueuse , et chaste mère de fa- mille? Oh que les auteurs de mes )ours

ue peuvent-ils me voir sortir de mon avilis- sement! Que ne peuvent-ils être témoins ds la manière dont je saurai remplir à mou tour les devoirs sacrés qu'ils ont remplis envers^ moi! et les tiens, fille ingrate et déna- turée , qui les remplira près d'eux , taudis que tu les oublies ? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d'une mère que tu te. prépares à le devenir ! Celle qui déshonore, sa famille apprendra-t-elie a. ses enfans à l'ho- Horer ? Digne objet de l'aveugle tendresse

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(1*1111 pcre et (rnno mère idoî.Urcs , abandoiinc- 1(^5 au rcgiet de l'avoir fail ïiaitrc ; couvre

Icursvieux jours de douleurs et d'opprobre

et jouis, si tu peux , d'uu bonheur acquis à ce prix.

JMon Dieu! que d'horreurs m'environnent! quitter furtivement sou psys; déshonorer sa famille , abaudonner à-la-fois père , mère , amis , pareils et toi -même ! et toi ! ma douce amie ! et toi ! la l)iea-aiuice de muu cœur! toi dont à peine, dès mon enfance, je puis rester éloignée un seul jour; te fuir,

te quitter , te perdre , ne te plus vo:r!

ah non ! que jamais que de tourmens dé- chirent ta malheureuse amie ! elle sent à-la-, fois tous les maux dont elle a ic choix , sans qu'aucun des biens qui lui resteront la con- sole. Hélas ! jeui'éj^arc. Tant de combats pas- sent ma force et troublent ma raison je perds à-la-fois le couraf^c et le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis , 01 laisse-moi mourir.

C6

LA NOUVELLE

LETTRE V.

RÉPONSE.

T,

E S perplexités ne sout que trop bien fondées , ma chhte, Julie ; je les ai prévues et n'ai pu les prévenir ; je les sens et ne les puis appaiser ; et ce que je vois de pire dans ton état , c'est que personne ne peut t'en tirer que toi-iuénie. Quand il s'agit de prudence, l'amitié vient au secours d'une ame agitée ; s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les méconnaît peut se taire devant un conseil désintéressé. Mais ici quelque parti que tu prenjies , la nature l'autorise et le condamne , la raison le blâme et l'approuve, le devoir se tait ou s'oppose à lui-même ; les suites sont également à craindre de part et d'autre ; tu ne peux ni rester indécise ni bien choisir; tu n'as que des peines à comparer, et ton cœur seul en est le juge. Pour moi , l'importance de la délibération m'épovivante et son effet m'attriste. Quelque sort que tu préfères , il sera toujours peu digne de toi , et ne pouvant ni te montrer un parti qui te

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convienne, ni te conduire au vrai bonheur, Je n'ai pas le courage de décider de ta des- tinée. Voici le premier refus que tu reçus jamais de ton amie , et )c sens bien par ce qu'il me coûte que ce sera le dernier; mais je te trahirais en voulasit te gouverner dans un cas la raison même s'impose silence , et oii la seule règle k suivre est d'écouter tou ])ropre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi , ma douce amie , et ne me juge point avant le temps. Je sais qu'il est des amitiés circons^icctes qui ^ craignant de se compromettre , refusent des conseils dans les occasions difficiles , et dont la réserve augmente avec le péril des amis. A'a î tu vas connaître si ce cœur qui t'aime connaît ces timides précautions ! souffre qu'au-lieudc te parler de tes affaires , je te parle un instant des miennes.

N'as-tu jamais remarqué, mon ange , a quel jtoint tout ce qui t'approche s'attache à toi ? Qu'un père et une mère chérissent une Cîle unique , il n'y a pas , je le sais , de quoi s'en fort étonner; qu'un jeune honune ardent s'en- flamme pour un objet aimable, cela n'est pas plus extraordinaire ; mais qu'à l û^e inûr uu homme aussi froid que M. de Tf'ohnar s at-

Zo LA NOUVELLE

tciidrlsse en te voyant, pour la première fois de sa vie; que toute une famille t'idolâtre unanimement; que tu sois chère à mon père, cet homme si peu sensible , autant et plus, peut-être, que ses proores eufans; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins et toute une ville entière t'adorent de concert et prennent à toi le plus tendre intérêt: voilà , ma chère , un concours moins vraisemblable, et qui n'aurait point lieu s'il 3i'avait en ta personne quelque cause par- ticulière. Sais-tu bien qi^ellc est cette cause? ce n'est ni ta beauté , ni ton esprit , ni ta grâce , ni rien de tout ce qu'on entend par le don de plaire: mais c'est cette ame tendre et cette douceur d'attachement qui n'a poinfe d'égale; c'est le don d'aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut résister à tout , hors a. la bienveillance ; et il n'y a point de inoyen plus sûr d'acquérir ra.fieetioji de» au- tres que de leur donner la sienne. Mille fem- mes sont plus belles que toi ; plusieurs ont autant de grâces; toi seule as avec les grâces je ne sais quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulemcïit , mais qui touche , et qui fait voler tous les cœurs au-devant du tien. On sent que ce tendre cœur ne demande qu'^

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«c donner , et le doux scntiincut qu'il cherche le va chercher a sou tour.

Tu vois, par exemple , avec surprise l'iu- croyable affection de milord JEdovoni pour ton ami , tu vois son zèle pour ton boniuur; tu reçois avec admiration ses offres géTiercu^cs : tu les attribues à la seule vertu , et ma Julie de s'attendrir ! Erreur , abus , charmante cou- sine ! A Dieu ne plaise que j'altère les bien- faits de milord Edouard ^ et que je depriso sa grandi* anie. Mais , crois-moi , ce zèle , tout pur qu'il est , serait moins ardent si dans la même circonstance il s'adressait à d'autres personnes. C'est ton ascendant invincible et celui de ton ami, qui, sans même qu'il s'en aperçoive , le déterminent avec tant de force, et lui font faire par attachement ce qu'il croie lie faire que pBr honnêteté.

Voila ce qui doit arrivera toutes les âmes d'une certaine trempe ; elles transforment pour ainsi dire les autres en elles-mêmes ; elles ont une sphère d'activité dans laquello Tien ne leur résiste : on ne peut les connaître San s les vouloir imiter, et de leur sublime éléva- tion elles attirent àcllcs tout ce qui les envi- Tonne. C'est pour cela ma chère , que ni toi ni ton ami ne connaîtrez peut-être janiais les

32 LA NOUVELLE

hommes ; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez que comme ils seront d'eus- rtiêmes. Vous donnerez le ton à tous cens qui vivront avec vous : ils vous suivront ou vous deviendront semblables, et tmit ce que Vous aurez vu n'aura peut-être rîcn de pa- reil dans le reste du monde.

Venons maintenant à moi , cousine; à moi qu'un même sang, un même âge, et sur-tout une parfaite conformité de goûts et d'humeurs avec des tcuipcramens contraires unit à toi des l'eufance.

Congînnti cran gV alherghi y JMcf pih congiiinti i cori : Conforme era Vctate ^ Illa'l pensier pin confoj'me. {e)

Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui a passé sa vie avec toi, cette cbarmantc in- fluence qui se fait sentir à tout ce qui t'ap- proche ? crois-iu qu'il puisse ne régner entre nous qu'une union commune ? mes yeux ne

(e) îsos âmes étcient jointes ainsi rjne nos demeures , et nous aviojis la même confoimiié de goûts que d'âges.

Tass. A:\II^'T.

H E L O I s E. 33

te rendent-ils pas la douce joie que Je prend» chaque jour dans les tiens en nous abordant? Ne lis -tu pas dans mou cœur attendri lo, plaisir de partager tes peines et de pleurer avec toi ? puis-je oublier que dans les pre- miers transports d'un amour naissant , l'a- mltie' ne te fut poiut importune , et que les murmures de ton amant ne purent t'engager à m'éloigiier de toi , et à me dérober le spectacle de ta faiblesse ? Ce moment fut cri- tique ma Julie 'y je sais ce que vaut dans ton cœur modeste le sacrifice d'une honte qui n'est pas re'ciproque. Jamais je n'eusse (te' ta confidente si j'eusse été ton amie à demi, et nos âmes se sont trop bien senties en s'unissant , pour que rien les puisse désor- mais séparer.

Qu'est-ce qui rend les amitiés si tièdes et SI peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui sauraient aimer ? ce sont lés iu- térêtsde l'amour; c'est l'empiredc la beauté; c'est la jalousie des conquêtes. Or, si rien de tout cela nous eût pu diviser , cette di- vision serait déjà faite; mais quand mon cœur serait moins inepte à l'amour, quand j'ignorerais que vos feux sont de nature à ue s'éteindre qu'avec la vie, tou amaiU est

•••••.•.•iVAVA

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LA NOUVELLE

mon ami , c'est-à-dire mon frère -, et qui vit jamais finir par l'amour une véritable amitié ? Pour M. d'Of'ùe , assurément il aura long- temps à se louer de tes sentîmens , avant que je songe à m'en plaindre , et je ne suis pas plus tentée de le retenir par force que toi de me l'arracher. Eh! mon enfant! plût au Ciel qu'au prix de son attachement je te pusse guérir du tien; je le garde avec plaisir , je le céderais avec joie.

A l'égard des prétentions sur la figure , j'en puis avoir tant qu'il me plaira; tu n'es pas fille à me le disputer, et je suis bien sûre qu'il ne t'entra de tes jours dans l'esprit do savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n'ai pas été tout-à-fait si indifférente ; je sais là-dessus à quoi m'en tenir , sans en avoir le moindre chagrin. 11 me seutble même que j'en suis plus fièrc que jalouse; car enfin les charmes de ton visage , n'étant pas ceux qu'il faudrait au mien , ne m'oteut rien de ce que j'ai , et je me trouve encore belle de ta beauté , aimable de tes grâces , ornée de tes talens ; je me pare de toutes tes perfec- tions , et c'est en toi que je place mon amour- propre le mieux entendu. Je n'aimerais pour- tant guère à faire peur pour mou compte ,

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mais je suis assez jolie pour le besoin que j'ai de l'être. Tout le reste m'est inutile , et je n'ai pas besoin d'être bumble pour te céder.

Tu t'impatientes de savoir à quoi j'en veuï venir : le voici. Je ne puis te donner le con- seil que tu me demandes , je t'en ai dit la raison : mais le parti que tu prendras pour toi , tu le prendras en même-temps pour ton amie , et quel que soit ton destin , je suis déterminée à le partager. Si tu pars , je te suis ; si tu restes , je reste : j'en ai formé l'inébranlable résolution , je le dois , rien ne m'en peut détourner. Ma fatale indul- gence a causé ta perte ; ton sort doit être le mien , et puisque nous fûmes inséparables dès l'enfance , ma Julie , il faut l'être jusqu'au tombeau.

Tu trouveras, je le prévois , beaucoup d'é- tourdcrie dans ce projet ; mais au fond il est plus sensé qu'il ne semble , et je n'ai pas les mêmes motifs d'irrésolution que toi. Premiè- rement , quant à ma famille , si je quitte un père facile , je quitte un père assez indif- férent, qui laisse faire a ses cnfans tout ce qui leur plaît , plus par négligence que par tendresse : car tu sais que les affaires do

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mon ami , c'est-à-dire mon frère *, et qui vit jamais finir par l'amour une ve'ritable amitié ? Pour M. à'Orbe , assurément il aura long- temps à se louer de tes sentîmens , avant que je songe à m'en plaindre , et je ne suis pas plus tente'e de le retenir par force que toi de me l'arracher. Eh! mon enfant! plût au Ciel qu'au prix de son attachement je te pusse gue'rir du tien; je le garde avec plaisir , je le céderais avec joie.

A l'égard des prétentions sur la figure , j'en puis avoir tant qu'il me plaira; tu n'es pas fille à me le disputer, et je suis bien sûre qu'il ne t'entra de tes jours dans l'esprit do savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n'ai pas été tout-à-fait si indifférer. te ; je sais là-dessus à quoi m'en tenir , sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble même que j'en suis plus fièrc que jalouse; car enfin les charmes de ton visage , n'étant pas ceux qu'il faudrait au mien , ne m'oteut rien de ce que j'ai , et je me trouve encore belle de ta beauté , aimable de tes grâces , ornée de tes talens ; je me pare de toutes tes perfec- tions , et c'est en toi que je place mon amour- propre le mieux entendu. Je n'aimerais pour- tant guère à faire peur pour mon compte ,

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mais je suis assez jolie pour le besoin que j'ai de l'ètie. Tout le reste m'est inutile , et je n'ai pas besoin d'être bumble pour te céder.

Tu t'impatientes de savoir à quoi j'en veux venir : le voici. Je ne puis te donner le con- seil que tu me demandes , je t'en ai dit la raison : mais le parti que tu prendras pour toi , tu le prendras en même-temps pour ton amie , et quel que soit ton destin , je suis déterminée à le partager. Si tu pars , je te suis ; si tu restes , je reste : j'en ai formé l'inébranlable résolution , je le dois , rien ne m'en peut détourner. IMa fatale indul- gence a causé ta perte ; ton sort doit être le mien , et puisque nous fûmes inséparables dès l'enfance , ma Julie , il faut l'être jusqu'au tombeau.

Tu trouveras, je le prévois , beaucoup d'é- tourderie dans ce projet ; mais au fond il est plus sensé qu'il ne semble , et je n'ai pas les mêmes motifs d'irrésolution que toi. Premiè- rement , quant à ma famille , si je quitte un père facile , je quitte un père assez indif- férent, qui laisse faire à ses cnfans tout ce qui leur plaît , plus par négligence que par tendresse : car tu sais que ks affaires do

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l'Eiuope l'occupent beaucoup plus que les siennes, et que sa fille lui est bien moins chère que la pragmatique. D'ailleurs , je ne suis pas comme toi fille unique , et avec les enfans qui lui resteront, à peine saura-t-il s'il lui en manque un.

J'abandonne un mariage prêt à conclure ? lilanco maie , ma clicre ; c'est à M. d'Orhe , s'il m'aime , à s'en consoler. Pour moi, quoi- que j'estime sou caractère , que je ne sois pas sans attachement pour sa personne , et que je regrette en lui un fort honnête homme , il ne m'est rien auprès de ma Julie. Dis-moi , mon enfant, l'ame a-t-elle un sexe? en Vérité je ne le sens guère à la mienne. Je puis avoir des fantaisies, mais fort peu d'amour. Un mari peut m'étre utile, mais il ne sera jamais jjour moi qu'un mari , et de ceux-là , libre encore et passable comme je suis , j'en puis trouver un par tout le monde.

Prends bien garde , cousine , que quoique je n'hés te point , ce n'est pas à dire que tu ne do'fves point liésiter , ni que je veuille t'insinuer de prendre le "parti que je prendrai si tu pars. La difïe'rence est grande entre nous , et tes devoirs sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu sais encore

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qu'inie aUcdloii presque unique rcmj)lIliuou cœur, et absorbe si bien tous les autres scnti- iiiens qu'ils}' sont CDmnic anéantis. Une invin- cible et douce liabitude m'attache à toi dès luon enfance ; je n'aime parfaitement que toi seule , et si j'ai quelque lien à rompre en te suivant , je m'encouragerai par ton exemple. Je me dirai , j'imite Julie ^ et me croirai justiliée.

BILLET

n E JULIE A C EA I R E.

J

E t'entends , amie incomparable , et Je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.

LETTRE VI.

DE JULIE A MI LORD EDOUARD,

V,

OTRE lettre, 3Iilord , me pénètre d'at- tendrissement et d'adiuiratiou. L'ami que vous daignez protéger u'v sera pas moins seubibîe , quand il saura tout ce que vous

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avez voulu faire pour nous. He'las ! il n'y a que les infortune's qui sentent le prix des auies bienfesaïUes. Nous ne savons déjà qu'à trop de titres tout ce que vaut la vôtre , tit vos vertus héroïques nous toucheront toujours , mais elles ne nous surprendront plus.

Qu'il me serait doux d'être heureuse sous les auspices d'un ami si génc'reux , et de te- nir de ses bienfaits le bonheur que la fortune m'a refusé ! înais , Milord , je le vois avec désespoir , elle trompe vos bons desseins ; mon sort cruel l'emporte sur votre zèle , et la douce image des biens que vous m'of- frez ne sert qu'à m'en rendre la privation plus sensible. Vous donnez une retraite agréable et sûre à deux amans persécutés ; vous y rendez leurs feux légitimes , leur union solcmnelle , et je sais que sous votre garde j'échapperais aisément aux poursuites d'une famille irritée. C'est beaucoup pour l'amour , est-ce assez pour la félicité ? Noa , si vous voulez que je sois paisible et con- tente , dounez-moi quelque asile plus sûr encore, l'ou puisse échapper à la honte et au repentir. Vous allez au-devant de nos besoins , et par une générosité saus exem-

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|>1e , Tons vous privez pour notre entretien d'une partie des biens destines au vôtre. Plus riche, plus honoré de vos bienfaits que de mon patrimoiue, je puis tout recouvrer près de vous , et vous daignerez me tenir lieu de père. Ah ! Milord ! serai-)e dij^nc d'en trouver un , après avoir abandonne' celui que m'a donné la nature ?

Voilà la source des reproches d'une con- science épouvantée , et des murmures se- crets qui déchirent mon cœur. Il ne s'agit pas de savoir si j'ai droit de disposer do moi contre le gré des auteurs de mes jours , mais si j'eu puis disposer sans les afiliger niortclleuient , si je puis les fuir sans les mettre au désespoir ? Hélas ! il vaudrait autant consulter si j'ai droit de leur ôter la vie. Depuis quand la vertu pèsc-t-clle ainsi les droits du sang et de la nature ? depuis quand un cœur sensible marque-t-il aveu tant de soin les bornes de la reconnais- sance ? N'est-ce pas être déjà coupable que de vouloir aller jusqu'au point l'on com- mence à le devenir , et cherche-t-on si scru- ])ulcu5enientle terme de ses devoirs , quand ou n'est point tenté de le passer ? Qui , moi, j'abandonnerais impitoyablement ceux par

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qui Je respire , ceux: qui inc conservent la vie qu'ils m'ont donnée , et uie la rendent chère ; ceux qui n'ont d'autre espoir, d'au- tre plaisir qu'en moi seule ? un père presque sexagénaire ! une mère toujours languissante ! moi leur unique enfant , je les laisserais sans assistance dans la solitude et les ennuis de la vieillesse , quand il est temps de leur rendre les tendres soins qu'ils ui'ont prodi- gués ? je livrerais leurs derniers jours à la honte , aux regrets , aux pleurs ? La terreur , le cri de ma conscience agitée me pein- draient sans cesse mon père et ma mère expirans sans consolation et maudissant la fille ingrate qui les délaisse et les déshonore ? Non, 3Jilord , la vertu , que j'abandonnai , m'abandonne à son tour et ne dit plus rien à mon cœur ; mais cette idée horrible me parle à sa place ; elle me suivrait pour mon tourment à chaque instant de mes jours , et me rendrait misérable au sein du bonheur. Enfin , si tel est mon destin qu'il faille li- vrer le reste de ma vie aux remords , celui- seul est trop affreux pour le supporter; j'aime mieux braver tous les autres.

Je ne puis répoudre à vos raisons , je l'avoue , je u'ai que trop de penchant à les

trouver

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trouver honncs : mais Mllord , vons n'êtes pas marie. Ne sentez-vous point qu'il faut être père pour avoir droit de conseiller les enfans d'autrui ? Quant à moi , mon parti est pris ; mes parens me rendront malheu- reuse , je lésais bien ; mais il me sera moins cruel de gémir dans mon infortune que d'avoir cause la leur , et je ne dc'sertcrai ja- mais la maison paternelle. Va donc , douce chimère d'une ame sensible , félicite si char- mante et si de'sire'e , va le perdre dans la nuit des songes ; tu n'auras plus de re'alité pour moi. Et vous , ami trop généreux , oubliez vos aimables projets , et qu'il n'en reste de trace qu'au fond d'un cœur trop reconnaissant pour en perdre le souvenir. Si l'excès de nos maux ne de'courage point votre grande ame, si vos généreuses bontés iHîsont point épuisées, il vous reste de quoi les exercer avec gloire ; et celui que vous honorez du titre de votre ami peut par vos soins mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l'état vous le voyez : son égarement !ie vient point de lâcheté , mais d'un génie ardent et lier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent plus de stupi- dité que de courage dans une constance ap- NçmviiUe IléloUc. Tomci U. û

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LA NOUVELLE

parente ; le vulgaire ne connaît point dot violentes douleurs , et les grandes passions ne germent guère chez les liouiincs faibles. He'las ! il a mis dans la sienne cette énergie de sentimeus qui caractérise les âmes no- bles , et c'est ce qui fait aujourd'hui ma honte et mou désespoir. Milord , daignez le croire , s'il n'était qu'un homme ordi- naire , Julie n'eût point péri.

Non , non , cette affection secrète qui pré- Tint en vous une estime éclairée ne vous a jîoint trompé. Il est digne de tout ce que TOUS a\ ez fait pour lui sans le bien connaî- tre : vous ferez plus encore , s'il est possi- ble , après l'avoir connu. Oui , soyez son consolateur, son protecteur , son ami, son père ; c'est à-la-fois pour vous et pour lui que je vous en conjure ; il justifiera votre con- fiance , il honorera vos bienfaits , il prati- quera vos leçons , il imitera vos vertus , il apprendra de vous la sagesse. j\h , Milord !

s'il devient entre vos mai

ns tout ce qu'i

peut être , que vous serez fier un jour votre ouvrage !

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LETTRE VII.

DE JULIE.

E

T toi aussi , mou doux ami ! et toi , l'unique espoir de mou cœur , tu viens le percer encore quand il se meurt de tristesse! i étais prepare'e aux coups de la fortune , de longs pressentlmeus me les avaieut au- noucës ; je les aurais supportés avec pa- tience: mais toi pour qui je les souffre ; ah ! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables , et il m'est aQ'reux de voir a^^graver mes ])cincs par celui qui devait me les rendres chères! Que de douces consola- tions je m'étais promises qui s'évanouissent j'.vcc ton courage ; combien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, t{ue ton mérite ellacerait ma faute, que tes vertus relèveraient mon aine abattue ! com- bien de fois j'essuyai mes larmes amères eu me disant, je soufiVe pour lui , mais il en est digne ; )e suis coupalile , mais il est vertueux ; mille ennuis m'assiègent , mais sa constance me sont eut , et je trouve au fond de son cœur le dédommagement de

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42 LA NOUVELLE

parente ; le vu\:5aire ne connaît point da violentes douleurs , et les grandes passions ne germent guère chez les liouinics faibles. Hélas ! il a mis dans la sienne cette énergie de sentimeus qui caractérise les âmes no- bles , et c'est ce qui fait aujourd'hui ma honte et mon désespoir. Milord , daignez le croire , s'il u'était qu'un liomuie ordi- naire , Julie u'eùt point péri.

Non , uou , cette aQ'ectiou secrète qui pré- vint en vous une estime éclairée ne vous a point trompé. Il est digne de tout ce que vous avez fait poiu" lui sans le bien connaî- tre : vous ferez plus encore , s'il est possi- ble , après l'avoir connu. Oui , soyez son consolateur, son protecteur , son ami, son père ; c'est à-la-fois pour vous et pour lui que je vous eu conjure ; il justifiera votre con- fiance , il honorera vos bienfaits , il prati- quera vos leçons, il imitera vos vertus , il apprendra de vous la sagesse. K\\ , Milord! s'il devient entre vos mains tout ce qu'il peut être , que vous serez fier un jour votre ouvrage !

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LETTRE VII.

DE JULIE.

E

T toi aussi , mou doux ami ! et toi , l'unique espoir de mou cœur , tu viens le pereer encore quand il se uieuit de tristesse! j étais pre'paree aux coups de la fortune , de longs presscutimens me les avaient an- noncés ; je les aurais supportés avec pa- tience: mais toi i)Our qui )e les souffre ; ah ! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables , et il ui'est aQïeux de voir aggraver mes peines par celui qui devait uic les rendres chères! (^ue de douces consola- tions je m'étais promises qui s'évanouissent avec ton courage ; couibien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, que ton mérite eflacerait ma faute, que tes vrrtiis relèveraient uiou ame abattue ! com- bien de fois j'essuyai mes larmes amcres eu me disant, je soufîVe pour lui , mais il en est digne ; je suis coupable , mais il est vertueux ; mille ennuis ui'assiègent , mais sa constance me sout ent , et je trouve au fond de son cœur le dédouimagcnient de

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toutes mes pertes ? Vain espoir qnc la pre- mière épreuve a détruit ! est maintenant cet amour sublime qui sait élever tous les sentimens et faire éclater la vertu ! sont ces fières maximes ? qu'est devenue cette imitation des grands-hommes ? est ce philosophe que le malheur ne peut ébranler , et qui suc- combe au premier accident qui le sépare de sa maîtresse ? Quel prétexte excusera désor- mais ma honte a mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m'a séduite qu'un homme sans courage , amolli par les plaisirs , qu'un cœur lâche abattu par le pre- mier revers , qu'un insensé qui renonce à la raison sitôt qu'il a besoin d'elle ? ô Dieu ! dans ce comble d'humiliation devais-je voir réduite à rougir de mou choix autant que de ma faiblesse ?

Regarde à quel point tu t'oublies ; ton arae égarée et rampante sabaisse jusqu'à la cruauté ? tu m'oses faire des reproches? tu t'oses plaindre de moi?.... de ta Julie ?.... barloare !.... comment tes remords n'ont-ils pas retenu ta main ? comment les plus doux témoignages du plus tendre amour qui fut jamais t'ont-ils laissé le courage de m'ou- trager ? Ah ! si tu pouvais douter de mon

H É L O ï s E. 4S

eœnr , que le tien serait ine'prisaMc 1., mais non , lu n'en douLcs pas , tu n'en peux douter, j'en puis défier la l'ureur ; cf dan» cet instant inêine je hais ton injustice , tu vois trop bien la source du premier niou- vcment de colère que j'cîprouvai de ma vie.

Peux -tu t'en prendre à ïiioi , si je me suis perdue par une aveugle confiance, et si tes desseins n'ont point réussi ? que tu ïougirais de tes durete'ssi tu connai.sais quel espoir m'avait séduite, quels projcls j'osai former pour ton bonheur et le mien , et coaunent ils se sont évanouis avec tontes mes espérance? ! Quelque jour, j'ose ui'en fia Ucr encore, tu pourras en savoir davantage, et tes regrets me vengeront alors de tes repro- ches. Tu sais la défense de uion père ; tu n'ignores pas les discours pujjlics ; j'en prévis les conséquences , je te les lis exposer, tu les sentis comme nous ; et pour nous conserver l'un à l'autre il fallut nous soumcUrc au sort qui nous séparait.

Je t'ai donc chassé , comme tu T'oses dire ? mais pour qui l'ai-je fait, auiant sans délicatesse ? Ingrat ! c'est pour un cncMir bien plus honnête qu'il ne croit l'être , et qui inouirail mille fois plutôt que dr me voir

D 3

46 LA NOUVELLE

avilie. Dis-moi, que deviciidras-tu criiaiid je «eiai livrée à l'opprobre ? espères-tu pouvoir supporter le spectacle de mon déshouaeur ? Viens , cruel , si tu le crois , viens recevoir le sacrifice de ma réputation avec autant de courage que je puis te l'oîTrir. Viens, ne crains pas d'être désavoué de celle à qui tu fus cher. Je suis prête a déclarer a la face du ciel et des liounnes tout ce que nous avons s«nti l'un pour l'autre ; je suis prête à te nommer hautement mon amant , à mourir dans tes bras d'amour et de honte : j'aime mieux que le monde entier connaisse ma tendresse que de t'en voir douter un mo- ment, et tes reproches me sont plus amers que l'ignominie.

Finissons pour jamais ces plaint. s mu- tuelles , je t'en conjure ; elles lue sont in- supportables. O Dieu ! comment peut- ou se quereller quand on s'aime, et perdre à se tourmenter l'un l'autre des momcns l'on a si grand besoin de consolation ? Non, mon ami, que sert de feindre un méconten- tement qui n'est pas ? Plaignons -nous du sort et non de l'amour. Jamais il ne forma d'union si parfaite ; jamais il n'en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confondues

H E L O l s E. 47

ne saiiraieut plusse ijeparcr , et nous ne pou- vons plus vivre éloigner l'un de l'autre que comme deux parties d'un même tout. Com- ment peux-tu donc ne sentir que tes peines ? conuueut ne sens-tu point celles de ton amie ? comment n'entends -tu point dans ton sein SCS tendres gémissemens ? (>ombicn ils sont plus douloureux que tes cris emporte's ! coui- hicn si tu partageais mes maux ils te seraient plus cruels que les tiens mêmes !

Tu trouves ton sort déplorable ! considère celui de ta Julie ^ et ne pleure que sur elle. Considère dans nos communes infortunes l'état de mon sexe et du tien, et juge qui de nous est le plus à plaindre. Dans la force des passions aHecter d être insensijjlc ; en proie à mille peines paraître joyeuse et con- tente ; avoir l'air serein et l'ame agitée ; dire toujours autrement qu'on ne pense ; déguiser tout ce qu'on sent; être fausse par devoir, et mentir par modestie : voilà l'état habituel de toute fille de mon âge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des bienséances, qu'asgrave enfin celle des pa- rens dans un lien mal assorti. Mais on gêne en vain nos inclinations ; le cœur ne reçoit de lois que de lui-même ; il échappe il,

48 LA NOUVELLE

l'esclavage ; il se donne à sou gré. Sous ua joug de fer que le ciel u'impose pas ou n'as- servit qu'uu corps sans ame : la personne et la foi restent séparément engagées, et l'on force au crime une malheureuse victime, en la forçant de jnanquer de part ou d'autre au devoir sacré de la fidélité. Il en est de plus sajics ? ah , je le sais ! Elles n'ont point aimé? qu'elles sont heureuses l Elles résistent? j'ai voulu résister. Elles sont plus vertueuses ? aiment-elles mieux la vertu ? Sans toi, sans toi seul ie l'aurais toujours aiuiéc. Il est donc

vrai que je ne l'aime plus ? tu m'as perdue ,

et c'est moi qui te console! mais moi que

vais-je devenir ? que les consolations de

l'amitié sont faibles oii manquent celles de l'amour ! qui me ccnsoltra donc dans mes peines ? Quel sort affreux j'envisage , moï qui pour avoir vécu dans le crime ne vois plus qu'un nouveau crime dans des nœuds abhorrés et peut-être inévitables ! trou- verai-jc assez de larmes pour pleurer ma faute et mon amant, si je cède ? trouveiai-je assez de force pour résister , dans ra])atte- ment je suis ? Je crois déjà voir les fureurs d'un père irrité ; je crois déjà sentir le cri de la nature émouvoir mes entrailles, ou l'a-

H É L O ï S E. 4^

monr j^emissajit dcchlrer mon cnenr ! privée de toi, je reste sans ressource, sans appui, sans espoir ; le passé m'avilit , le présent ju'afîlige, l'avenir nrepoiivantc. J'ai cru tout faire paur noÈre bonheur ; je n'ai rien fait que nous rendre plus misérables , en nous i)rc- parant une séparation plus cruelle. Les vains plaisirs ne sont plus, les remords demeurent, et la honte qui m'humilie est sans dc'doniv magement.

C/cst à moi, c'est à moi d'être faible et, malheureuse. Laisse-moi pleurer et souffrir ; mes pleurs ne peuvent non plus tarir que mes fautes se réparer, et le temps même qui guérit tout, ne m'oflie que de nouveaux sujets de lariiics : mais toi qui n'as nulle violence a craindre, que la honte n'avilit point, que rien ne force à déguiser bassement tes scnci- niens; toi qui ne sens que l'ai teinte du malheur tt jouis au moins de tes premières vertus, comment t'oses-tu dégrader au point de sou- pirer et gémir comme une é'emme , et de Rem- porter comme un furieux ? N'est-ce pas assez du inépris que j'ai mérité pour toi , sans l'augmeuter en te rendant méprisable toi- même, et sans m'accabler à-la-iois de mou opprabrc et du tien ? Rappelle doue ta

5o LA NOUVELLE

fermeté ; sache supporter riufortuiie et sois lîo:nine. Sois encore, si j'ose le dire, l'aniaut que Julie a choisi. Ah ! si je ne suis plus digue d'à uiincr tou courage, souviens-toi, du moins, de ce que je fus un jour ; mérite que pour toi j'aie cessé de l'être ; ne me déshonore pas deux fois.

rCon, mon respectable ami, ce n'est point toi que je reconnais dans cette lettre efféminée que je veux à jamais oublier et que je tiens déjà désavouée par toi-même. J'espère, tout avilie, toute confuse que je suis , j'ose espérer que mon souvenir n'inspire point des sen- timens si bas , que mon image règne encore avec plus de gloire dans un cœur que je pus enflammer, et que je n'aurai point à me re- procher , avec ma faiblesse , la lâcheté de celui qui l'a causée.

Heureux dans ta disgrâce , tu trouves le plus précieux dédominagementqui soit connu des âmes sensibles. Le ciel , dans ton uîdlheur, te donne un aîiii , et te laisse à douter si ce qa'ii te rend ne vaut pas mieux que ce qu'il t'ote. Admire et chér:3 cet homme trop gé- néreux qui daigne aux dépens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison, (^uc tu serais ému si tu savais tout ce qu'il a voulu

H E L O î s E. 5i

faire pour toi ! mais que sert d'animer ta reconnaissance en aigrissant tes douleurs ? tu n'as pas besoin de savoir à quel point il t'aime pour connaître tout ce qu'il vaut, et tu ne peux l'estimer comme il le mente, sans l'aimer comme tu le dois.

LETTRE VIII.

DE CLAIRE.

V.

eus avez plus d'amour que de délicatesse ,

et savez mieux faire des sacrifices que les faire

valoir. Y pensez-vous d'écrire a Julie sur un.

ton de reproches dans l'état elle est ? et

parce que vous souffrez , faut -il vous eu

prendre à elle qui souffre encore plus ? Je

vous l'ai dit mille fois, je n'ai vu de ma vie

un amant si grondeur que vous ; toujours

prêt à disputer sur tout, l'amour n'est pour

vous qu'un état de guerre , ou si quelquefois

vous êtes docile , c'est pour vous plaindre

ensuite de l'avoir été. Oh ! que de pareils

amans sont à craindre, et que je m'estime

lieureuse de n'en avoir jamais voulu que

ceux qu'on peut congédier quand on veut,

sans qu'il en coûte une larxne à personne !

£2 L A ^~ O U V E L L E

Croyez-moi , changez de langage avec Julie si vous voulez qu'elle vive ; c'en est trop pour elle de supporter à -la -fois sa peine et vos înécoutenteineiis. Apprenez une fois à luc- iiager ce cœur trop scrtsible ; vous lui devcx les plus tcucircs consolations ; craignez d'aug- menter vos maux à force de vous eu plaindre , ou du moins ne vous en plaignez ou'à moi qui sais l'unique auteur de votre e'ioignement. Qui, mon ami, vous avez deviné juste ; je lui ai suggéré le parti qu'exigeait son honneur «n péril, ou plutôt je l'ai forcée à le prendre €n exagérant le danger : je vous ai déter- miné vous-niéi"e, et chacun a rempli sou tievoir. J'ai plus fait encore ; je l'ai détournée d'accepter les offres de miiord Edouard ; ie vous ai empéclié d'être heureux , mais le bonheur de Julie m'est plus cher que le vôtre; ie savais qu'elle ne pouvait être heureuse après avoir livré ses parens à la honte et au déses- poir ; et j'ai peine à comprendre par rapport à vous-înéme quel bonheur vous pourriez goûter aux dépens du sien.

(^uoi qu'il en soit , voilà ma conduite et ânes torts , et puisque vous vous plaisez à quereller ceux qui vous aiment , voilà de «aoi vous en prendre à moi seule .: si ce

u'cit

tt É L O ï s E. 53

h'est pas crtser d'être ingrat, c'est au moins cesser d'être injuste. Pour moi, dd quelque manière que vous en usiez, je serai toujours la même envers vous ; vous me serez cher tant que Julie vous aimera , et je diraii davantage s'il était possible. Je ne me rcpcns d'avoir ni favorisé ni combaltu votre auioui*. Le pur zèle de l'amitié qui m'a toujours guidée me justifie également dans ce que j'ai fait pour et contre vous, et si quelquefois je m'intéressai pour vos feux, pins peut-étrs qu'il ne semblait me convenir, le témoignage de mou cœur sufTit à mon repos ; je ne rou- girai jamais des services que j'ai pu rendre- à mon amie, et ne me reproche que leur inutilité.

Je n'ai pas oublié ce que vous m'avezr appris autrefois de la constance du sage dans k's disgrâces , et je pourrais ce me sembi» Vous eu rappeler à propos quelques maximes j mais l'exemple de Julie m'apprend qu'une fille de mon âge est pour un pliilosoplie du vôtre un aussi uiauvais précepteur qu'un, dangereux disciple, et il ne me conviendrait pas de donner des leçons à mon maître.

JSonyelte HélQ'lse. Tome lî. £

54 LA NOUVELLE

LETTRE IX.

VE TJILORD EDOUARD A JULIE,

N

OTJs l'emportons, cliarinante IZ/y/zf , une erreur de notre ami l'a ramené' à la raison. La honte de s'être mis im moment dans sou tort a dissipé toute sa fureur, et l'a rendu si docile que nous en ferons désormais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu'il se reproche lui laisse plus de regret que de dépit , et je connais qu'il m'aime, en ce qu'il est humble et confus eii ma présence , mais non pas embarrassé ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je m'en souvienne , et des torts ainsi reconnus fout plus d'honneur à celui qui les répare qu'à celui qui les pardonne.

J'ai profité de cette révolution et de l'etfefc qu'elle a produit pour prendre avec lui quel- ques arraugemens nécessaires, avant de nous séparer ; car je ne puis différer mon départ plus long- temps. Comme je compte revenir l'été prochain, nous sommes convenus qu'il irait m'attendre à Paris , et qu'ensuite nous irions ensenU^le en Angleterre. Londres est

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le seul théâtre digne des grands talons , et leur carrière est la pins étendue (/'). Les siens sont supérieurs à bien des égards, et je ne désespère pas de lui voir faire eu peu de temps , a l'aide de quelques amis, un cheraia digne de son me'rite. Je vous expliquerai mes vues plus en détail à mon passage auprès de vous. En attendant vous sentez qu'à force de succès on peut lever bien des difficultés, et qu'il y a des degrés de considération qui peuvent compenser la naissance, même dans l'esprit de votre père. C'est, ce me semble,

(f) C'est avoir une étrange prévention pour son pays : car je n'entends pas dire qu'il y en ait au monde , généralement parlant , les étransrers soient moins bien reçus , et trouvent plus d'obstacles à s'avancer qu'en Angleterre. Par le goût de la nation ils n'y sont favorisés en rien ; par la forme du gouvervement ils n'y sauraient parvenir k rien. Mais convenons aussi que l'Anglais ne va guère demander aux autres l'hospitalité qu'il leur refuse chez lui. Dans quelle cour hors celle de Londres voit-on ramper lâchement ces fiers insulaires ? dans quel pays liors le leur vont-ils chercher à s'enrichir ? Ils sont durs, il est vrai ; cette dureté ne me déplaît pas quand elle marche avec la justice. Je trouve beau qu'ils ne soient qu'Anglais , puisqu'ils n'ont pas besoin d'être d'hommes.

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56 LA NOUVELLE

le seul expédient qui reste à tenter pour votre Loulieur et le sieu , puisque le sort et ks préjugés vous ont ôté tous Ic-s autres.

J'ai écrit \ Regianino de venir me joindre en poste, pour protiter de lui pendant huit ou dix jours que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place à beaucoup d'entretien. La musique remplira les vides du silence , le laissera rêver et cliangcra par degrés sa douleur en mélan- colie. J'attends cet état pour le livrer à lui- même : je n'oserais m'y fier auparavant. Pour jRegiaiilno ^ je vous le rendrai en repassant et ne le reprendrai qu'à mon retour d Italie, temps , sur les progrès que vous avez déjà faits toutes deux, je jure qu'il ne vous sera plus nécessaire. Quant à présent , sû- rement il vous est inutile, et je ue vous prive de rieu en vous l'ôtant pour quelque jours.

P

LETTRE X.

A CLAIRE.

OURQUOI faut-il que j'ouvre enfin les yen:-: sur moi ? que ne les ai-je fermés pour tou- jours , plutôt que de voir l'avilisecraent

H É L O ï s E. 57

je suis tombe ; plutôt que de me trouver le dernier des hommes , après eu avoir c'té le plus fortuné ! Aimable et geuéreuse amie , qui lûtes si souvent mon refuge, J'ose encore verser rua honte et mes peines dans votre cœur compat'pssant : j'ose encore implorer vos consolations contre le sentiment de ma propre indignité ; j'ose recourir à vous quand je suis abandonné de moi-même. Ciel ! comment un homme aussi méprisable a-t-il pu jamais être aimé d'elle , ou comment un feu si divin ii'a-t-il point épuré mon ame ? Qu'elle doit maintenant rougir de son choix , celle que |e ne suis pas digne de nommer ! qu'elle doit gémir de voir profaner son image dans un cœur si rampant et si bas î qu'elle doit de dédains et de haine à celui qui put l'aimer et n'être qu'un lâche ! Connaissez toutes mes erreurs , charmante con.isine ; (^) connaissez mon crime et mon repentir; ou so^ez mou intercesseur, et que l'objet qui fait mon sort daigne encore en être l'arbitre.

Je ue vous parlerai point de l'effet que

(g) A l'imiration de Julie, il l'appelait ma Cousine ; et à l'imitation de Julie , Claire l'ap- pelait mon ami.

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58 LA NOUVELLE

produisit sur moi cette séparation imprévue ; je ne vous dirai rien de ma douleur stupide et de mou insensé désespoir ; vous n'eu ju- gerez que trop par 1 éj^arement inconcevable l'un et l'autre m'ont entraîné. Plus je sentais l'horreur de mon état, moins j'ima- ginais qu'il fut possible de renoncer volon- tairement à Julie ; et l'amertume de ce sen- timent , jointe à l'étonnante générosité de milord Edouard j veto, fit naître des soupçons que je ne me rappellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans ingratitude envers Tami qui me les pardonne.

En rapprochant dans mon délire toutes les circonstances de mon départ , j'y crus reconnaître un dessein prémédité , et j'osai l'attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux nie fut-il entré dans l'esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de milord avec le baron d'^"- tavge \ le ton peu insinuant que je l'accusais d'y avoir affecté ; la querelle qui en dériva; la défense de me voir ; la résolution prise de me faire partir ; la diligence et le secret des préparatifs ; l'entretien qu'il eut avec moi la veille ; enfin la rapidité avec laquelle je fus plutôt enlevé qu'emmené ; tout me sem-

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blait prouver de la part de milord un projet forme de ni'ccar ter de. /;///>, et le retour que je «avais qu'il devait faire auprès d'elle achevait selon inoi de uie dccelcr le but de ses soins. Je résolus pourtant de méclaircir encore Hiieux avant d'éclater , et dans ce desseia je HIC boriiaî a exauiiner les choses avec plus d'attention : mais tout redoublait mes ridi- cules soupçons , et le zèle de riiumauité ne lui itispirait rien d'honnête en lua faveur, dont uion aveugle jalousie ne tirât quelque indice de trahison, A Besançon je sus qu'il avait écrit à Julie ^ sans luc conuuuniquer sa lettre, sans m'en parler. Je me tins alors suffisamment convaincu , et je n'attendis que la réponse , dont j'espérais bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui l'éclaircis- sement que je méditais.

Hier au soir nous rentrâmes assez tard , et je sus qu'il y avait un paquet venu de Suisse, dont il ne me parla point en nous séparant. Je lui laissai le temps de l'ouvrir; je l'enten- dis de ma chambre murmurer en lisant quel- ques mots. Je prêtai l'oreille attentivement. Ah JuJie\ disait-il en phrases interrompues,

)'ai voulu vous rendre heureuse je respecte

votre vertu.... mais je plains votre erreur...,

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€6 r A NOUVELLE

A- ces mots et d'autres sembla}3les que je dis» talquai parfaitement , je ne fus plus maître de moi ; je pris mon cpée sous mon bras ; j'ouvris , ou plutôt j'enfonçai la porte ; j'en- trai comme un furieux. Non , je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que ïpe dicta la rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine ! c'est sur-tout que je pus î"econnaître l'empire de la véritable sagesse , inemesurles hommes les plus sensibles, quand ils veulent écouter sa voix. D'abord il nepuÉ Tien c^Dmprendreà mes discours , et il les prit pour un vrai délire : mais la trahison dont je l'accusais , les desseins secrets que je lui reprochais , cette lettre de Jzilie qu'il tenait encore, et dont je lui parlais sans cesse, lui firent connaître enfin le sujet de ma fureur ; il sourit, puis il me dit froidement : Vous avez perdu la raison , et je ne me bats point contre un insensé. Ouvrez les yeux , aveugle que vous êtes , ajouta-t-il d'un ton plus doux ; est-ce bien moi que vous accusez; de vous trahir? Je sentis dans l'accent de ce discours je ne sais quoi qui n'était pas d'un perfide ; le son de sa voix me remua le cœur je u'«us pas jeté les yeux sur le»

H E L O 1 s E. 6i

siens que tous mes souprotis se dissipèrent , et je commençai de voir avec cllroi luoii Cîctravagance.

11 s'aperçut a l'instant de ce cbangemeiit; ilme tendit la luaiii. Venez, me dit-il , si votre retour n'eût précède' ma justification , je ne xons aurais vu de ma vie. A présent que vous êtes raisonnable , lisez cette lettre, et connaissez une fois vos amis. Je voulus refuser de la lire ; mais l'ascendnnt que tant d'avantay-es lui donnaient sur moi le lui lit exiger d'un ton d'autorité que, malgré mes ombragrs dissipés, mon désir secretu'appuyait que trop. ,

Imaginez en quel état je me trouvai après cette lecture , qui m'apprit les bienfaits inouïs de celui que j'osais calomnier avec tant d'indi- gnité. Je me précipitai à ses pieds , et le cœur cbargc d'admiration, de regrets et déboute, je serrais ses genoux de toute ma force, sans pouvoir proférer un seul mot. Il reçut mon repentir comme il avait reçu mes outrages , et n'exigea de moi pour prix du pardon qu'il daigna m'accordcr que de ne m'opposcr jamais «lu bien qu'il vcudraitmc faire. Aii ! qu'il fasse désormais ce qu'il lui plaira îsoname sublime •2t au-dessus de celles des bosumes, et il n'est

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62 LA NOUVELLE

pas plus permis de résister à ses bieufaits qu'à ceux de la Divinité.

Ensuite il nie remit les deux lettres qui s'adressaient à moi, lesquelles il n'avait pas voulu me donner avant d'avoir lu la sienne , et d'être instruit de la résolution de votre cousine. Je vis en les lisant quelle amante et quelle amie le Ciel m'a données : je vis com- bien il a rassemblé de sentimens et de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers et ma bassesse plus méprisable. Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont le moindre empire est dans sa beauté , et qui , semblable aux puissances éternelles , se fait également adorer et par les biens et par les maux qu'elle fait ? Hélas ! elle m'a tout ravi, la cruelle , et je l'en aime davantage. Plus elle me rend malheureux , plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourmens qu'elle me cause soient pour elle un nouveau mérite auprès de moi. Le sacrifice qu'elle vient de faire aux sentimens de la nature m.e désole et m'enchante ; il augmente à mes yeux le prix de celui qu'elle a fait a l'amour. Non , son cœur ne sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu'il accorde.

Et vous, digne et ckarmaii te cousine, jo\i%

H E L O 1 s E. 63

unique et parfait iiiocIcIg d'amitic , qu'on citera seule entre toutes les femmes , et que les cœurs qui ne i*esscmblent pas au vôtre oseront traiter de cliimcre: ah ! ne me parlez plus de philosophie ! je uie'prisc cet étalage trompeur qui ne consiste qu'en vain s discours ; ce fantôme qui n'est qu'une ouibre , qui nous excite à menacer de loin les passions et nous laisse comme un faux brave à leur approche. Daignez ne pas m'abandouner à mes egare- niens ; daignez rendre vos anciennes bontés à cet infortuné qui ne les mérite plus, mars qui les désire plus ardemment et eu a plu» besoin que jamais ; daignez me rappeler a. moi-uiême , et que votre douce voix supplée eu ce cœur malade à celle de la raison.

Non jjcl'ose espérer, je ne suis point tombé dans un abaissement éterucl. Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j'ai brûlé ; l'exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui eu fut l'objet, qui les aime , les admire et veut les imiter sans cesse, O chère amante dont je dois honorer le choix! ô mes amis dont je veux recouvrer l'estime ! mon ame se réveille et reprcud dans les vôtres sa force et sa vie. Le chaste amour et l'amitié sublime jiae reiidrout le courage qu'uuràcho

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64 LA NOUVELLE

désespoir fut pvétàm'ôter; les purs sentimen» de mou c^eur me tieûdront lieu de sagesse }e serai par vous tout ce je dois être , et je vous forcerai d'oublier ma chute , si je puis m'en relever un instant. Je ne sais ni ne veux: savoir quel sort le Ciel me re'serve ; quel qu'il puisse être , je veux me rendre digne de celui dont j'ai joui. Cette inimortelle image que je porte en moi me servira d'e'gide , et rendra mon ame invulnérable aux coups de la for- tune. N'ai-je pas assez vécu pour uaon bon- teur ? C'est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah î que ne puis-je étonner le monde de mes vertus, afin qu'on pût dire un jour en les admirant : Pouvait-il moins faire ? il fut aimé de Julie !

P. S. Des nœuds abhorrés et peut-être- inévitables ! Que signifient ces m^ots ? ils sont dans sa lettre. Claire^ je m'attends atout; je suis résigné : prêt à supporter mon sort. Mais ces mots.... jamais, quoiqu'il arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explicatiou 4e ces mots-lft.

H Ê L O ï s E. €é

LETTRE XI.

V i: JULIE,

i

L est doue vrai que mon amen'est pas fcimec

au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut pénétrer encore ? Hcias ! je croyais depuis ton départ n'être plus sensible qu'à la douleur; je croyais ne savoir que vivre loin de toi, et je n'imaginais pas même des consolations à ton absence. Ta chanuantc lettre à ma cousine est venue me désal)user ; je l'ai lue et baisée avec des larmes d'attendrissement; elle a répandu la fraîcheur d'iuie douce rosée sur mon cœur séché d'ennuis et flétri de tristesse ; et j'ai senti par la sérénité qui m'en est restée, que tu n'as pas moins d'ascendant de loin que de près sur les afiéctious de ta Julie.

Mon ami ! quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiment qui convient au courage d'un homme ! je t'en estimerai davantage, et m'en mépriserai moins de n'avoir pas en tout avili la dignité d'uu amour honnête , ni corrompu deux cœurg à-la-fois. Je te dirai plus , à présent que nous

66 LA NOUVELLE

pouvons parler librement de nos affaires ; ce qui aggravait mon désespoir était devoir que le tien nous ôtait la seule ressource qui pou- vait nous rester , dans l'usage de tes talens. Tu connais maintenant le digne ami que le Ciel t'a donné : ce ne serait pas trop de ta vie entière pour mériter ses bienfaits ; ce ne sera jamais assez pour réparer l'offense que tu viens de lui faire , et j'espère que tu n'auras plus besoin d'antre leçon pour contenir ton imagination fougueuse. C'est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde ; c'est à l'appui de sou crédit; c'est guidé par son expérience que tu vas tenter de venger le mérite oublié des rigueurs de la fortune. Fais '}Dour lui ce que tu ne ferais pas pour toi : tâche au moins d'honorer ses boutés en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective s'offre encore à toi ; vois quel succès tu dois espérer dans une carrière où. tout concourt à favoriser ton zèle. Le Ciel t'a prodigué ses dons; ton heu- reux naturel cultivé par ton goût t'a doué de tous les talens ; a moins de vingt-quatre ans tu joins les grâces de ton âge a la ma- turité , qui dédommage plus tard du progrès des arts 5

H E L O I s E. 61

FnittO senilc in su'l glo^cniî Jîore.

L'étude n'a point éraoïissc ta -vivacité , ni appesanti ta personne : la fade galante- rie n'a point léticci ton esprit, ni hébété ta raison. L'ardent amonr , en t'inspirant tous les sentinicns sublimes dont il est le père, t'a donné cette élévation d'idées et cette justesse de sens (/r) qui en sont insé- parables. A sa douce chaleur , j'ai vu ton ame déployer ses brillantes facultés, comme une fleur s'ouvre aux rayons du soleil : tu as à-Ia-fois tout ce qui mène à la fortune et tout ce qui la fait mépriser. Il ne te man- quait pour obtenir les honneurs du monde que d'y daigner prétendre , et j'espère qu'un objet plus cher à ton cœur te donnera pour eux le zèle dont ils ne sont pas dignes.

O mon doux ami ! tu vas t'éloigner de înoi ? . . . O mon bien - aimé ! tu vas fuir ta Julie .^ .... Il le faut ; il faut nous séparer si nous voulons nous revoir heurcuxun jour , et l'effet des soins que tu vas prendre est

(A) Justesse de sens inséparable de l'amour? $onne Julu , elle ne brille pas ici dans le vôtre.

68 LA NOUVELLE

notre dernier espoir. Puisse une si cbère idé© t'aniiner , te consoler durant celte amère et longue îiéparatio)! ! puisse- t -elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles et dompte la fortune ! Hélas ! le monde et les affairesserout pour toi des distractions conti- nnelles , et feront une utile diversion aux peines de l'absence. Mais je vais rester aban- donnée à moi seule ou livrée aux persécu- tions , et tout me forcera de te regretter sans cesse. Heureuse au moins si de vaines alar- mes n'aggravaient mes tourmens réels , et si avec mes propres maux je ne sentais encore en moi tous ceux auxquels tu vas t'exposer ! Je frémis en songeant aux dangers de mille espèces que vont courir ta vie et tes mœurs. Je prends en toi toute la confiance qu'un homme peut inspirer; mais puisque le sort nous sépare _, ah , mon ami , pour- quoi n'es-tu qu'un homme ? que de conseils te seraient nécessaires dans ce monde in- connu où. tu vas f-engager ! Ce n'est pas à moi , jeune , sans expérience, et qui ai moins d'étude et de réflexion que toi , qu'd appar- tient de te donner là-dessus des avis ; c'est un soin que je laisse à inilord Edouard. Je- rue borne à te recommander deux choses ,

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pavce qu'elles tiennent plus au sentiment qu'à rexpériencc , et que si jo connais peu le monde , je crois bien conuaîue ton cœur ; n'abandonne jamais la vertu , et n'oubli© jamais ta Julie.

Je ne te rappelerai point tous ces arguracns subtils que tu m'as toi-même appris à mé- priser, qui remplissent tant de livres et n'ont jamais fait un honnête homme. Ah ! ces tristes raisonneurs ! quels doux ravisscmens leurs cœurs n'ont jamais sentis ni donnes ! Laisse, mon ami , ces vains moralistes , et rentre au fond de ton ame ; c'est que tu trouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l'amour des sublimes vertus ; c'est que tu ver- ras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d'iwi saint enthousiasme , et que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l'ef- facer. ( /) Souviens- toi des larmes délicieu- ses qui coulaient de nos yeux , des palpita-

La véritable philosophie des amans esç celle de Platon ; durant le oharme ils tChxi ont jamais d'autre. Un homme ému ne peut quitter ce philosophe ; un lecteur froid ne peut U souffrir.

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tions qui suffoquaient nos cœurs agites , des transports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques qui rendent le vice inexcusable, etfoutTiion- neur de l'humanité. Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable , de la fortune ou de la vertu ? songe à celle que le cœur préfère quand son choix est impartial ; songe où. l'intérêt nous porte en lisant l'histoire. T'a* visas-tu jamais de désirer les trésors Crésus , ni la gloire de César , ni le pou- voir de Néron , ni les plaisirs ^ Hélioga- bale ? pourquoi s'ils étaient heureux , tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? c'est qu'ils ne l'étaient point, et tu le sen- tais bien ; c'est qu'ils étaient vils et mépri- sables , et qu'un méchant heureux ne fait envieàpersonne. Quels hommes contemjîlais- tu donc avec plaisir ? desquels adorais -tu les exemples ? auxquels aurois-tu mieux aimé le plus ressembler ? charme inconcevable de la beauté qui ne périt point '.c'était l'athénien bu- vant la cigué ; c'était Briitus mourant pour sou pays ; c'était Rêgulus au milieu des tour- meiis ; c'était Caton déchirant ses entrailles ; c'étaient tous ces vertueux infortunés qui te fesaicut euyic, et tu sentais au fond de tou

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cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux appareils. Nccrois pnsque ce sentiment fût particulier à toi seul; il est celui de tous les liomuies , et souvent mêuie en dépit d'eux. Ce divin modèle que chacun de nou» porte avec lui nous enchante malgré que nous en avions ; si-tôt que la passion nous permet de le voir ^ nous lui voulons ressem- bler , et si le plus méchant des hommes pou- vait être un autre que lui-même, il voudrait être un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami ; tu sais qu'ils me viennent de toi , et c'est à Taraour dont je les tiens à te les ren- dre. Je ne veux point t'enseigner ici tes propres maximes ,mais t'en faire un moment l'application , pour voir ce qu'elles ont à ton usage : car voici le temps de pratiquer tes propres leçons , et de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S'il n'est pas ques- tion d'être un Caton ni un Rcguhis , cha- cun pourtant doit aimer son pays , être in- tègre et courageux , tenir sa foi , même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont sou- vent d'autant plus sublimes qu'elles n'aspi- rent point à l'approbation d'autrui , mais seulement au bon témoignage de soi-même.

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et la conscience du Juste lui tient lieu des louanges de l'univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l'homme appartient à tous les états , et que nul ne peut être lieureut: s'il ne jouit de sa propre estime ; car si la véritable jouissance de l'arae est dans la con- templation du beau , comment le méchant peut-il l'aimer dans autrui sans être forcé se haïr lui-même ?

Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiei"s te corrompent. Ils sont des pièges peu dangereux pour un cœur sensible , et il lui en faut de plus délicats : mais je crains les maximes et les leçons du monde ; je crains cette force terrible que doit avoir l'excmpls universel et continuel du vice ; je crains les sophismes adroits dont il se colore; je crains enfin que ton cœur même ne t'en impose , et ne te reude moins difficile sur les moyens d'acquérir une considération que tu saurais dédaigner si notre union n'eu pouvait être le fruit.

Je t'avertis , mon ami , de ces dangers, ta sagesse fera le reste ; car c'est beaucoup pour s'en garantir que d'avoir su les prévoir. Je n'ajouterai qu'une réflexion qui l'emporte à ÏQQU avis sur la fausse raisou du vice , suc

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les Bèrcs cncuis des insensés , «t qn! doit siif- "fire pour diriger au bien la vie de riioiiime sagc-C'cstquelasourcedii bonheur n'est toute entière ni dans l'objet désiré Jii dans le cœur qui le possède , mais dans le rapportde l'un et de l'autre , etque, comme touslcs objets de no» de'sirs ne sont pas propres à produire la te- licite, tous les e'tats du cœur ne sont pas propres à les sentir. Si l'ame la plus pure ne sudit pas seule à ton propre bonheur , il est plus sur encore que toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d'un cœur dé- pravé; car il y a des deux côtés une prépa- ration nécessaire , un certain concours dont résulte ce précieux sentiment recherché de tout être sensible , et toujours ignoré du faux sage qui s'arrête au plaisir du moment , faute de connaître un bonheur durable. Que ser- virait donc d'acquérir un de ces avantages aux dépens de l'autre , de gagner au-dchors pour perdre encore plus au- dedans , et de se procurer les moyens d'être heureux en perdant l'art de les employer ? Ne vaut- il }ias mieux encore , si l'on ne peut avoir qu'un des deux , sacrifier celui que le sort peut nous rcndreàcelui qu'on ne recouvre point quaad •u l'a perdu? qui le doit mieux savoir qu«

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moi, qui n'ai fait qu'empoisonner les dou- ceurs de m3. vie en pensant y mettre le com- ble ? Lc^isse donc dire les méchants qui mon- trent leur fortune et cachent leur cœur , et SOIS sûr que s'il est un seul exemple du bonheur sur la terre , il se trouve dans un homme de biea. Tu reçus du Ciel cet heu- reux penchant a tout ce qui est bon et hon- nête ; n'écoute que t€s propres désirs ; ne suis que tes inclinations naturelles ; songe sur- tout à nos premières amours. Tant que ces inomens purs et délicieux reviendront à ta mémoire, il n'est pas possible que tu cesses d'aimer ce qui te les rendit si doux , que le charme du beau moral s'efface dans ton ame , ni qiietu veuilles jamais obtenir ta ,7i//ie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d'un bien dont on aurait perdu le goût ? non , pour pouvoir posséder ce qu'on aime, il faut garder le même cœur qui l'a aimé.

Me voici à mon second point , car comme tu vois je n'ai pas oublié mon métier. Mou ami , l'on peut sans amour avoir les senti- mens sublimes d'une ame lorte : mais uu amour tel que le nôtre l'amme et le sou- tient tant qu'il brûle ; si- tôt qu'il s'éteint elle tombe en langueur , et uu cœur usé

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n'est plus propre à rlcii. Dis-moi , que scrioiis-uous si nous n'aimions plus ? Eh ! ne vaudrait-il pas mieux cesser d'ctrc que d'cxisLcr sans rien sentir, et pourrais - tu te résoudre à tiaîuer sur la terre l'insipide vie d'un homme ordinaire , après avoir j^onté tous les transports qui peuvent ravir une ame humaine ? Tu vas habiter de ^'andcs villes , oi^i ta figure et ton âge ^ encore j^us que ton mérite , tendront mille embûches a ta fidélité. L'insinuante coquetterie aOectera le langage de la tendresçe , et te plaira sans t'abuscr ; tu ne chercheras point l'aniour, mais les plaisirs: tu les goûteras séparés de lui et ne les pourras reconnaître. Je ne sais si tu trouveras ailleurs le cœur de Julie ^ mais je te défie de jamais retrouver auprès d'une autre ce que tu sentis auprès d'elle. L'épuisement de ton ame t'a.inoncerd le sort que je t'ai prédit; la tristesse et l'ennui t'accableront au sciu des amusemens ûlvclcs. Le souvenir de nos premières amours te poursuivra lualgro toi. Mon image cent fols plus belle que je ne fus jamais viendra tout- à-coup te surprendre. A l'instant le voile du dégoût couvrira tans tes plaisirs ; et mille regrets amers naîtront dans ton cœur. Mo»

76 LA NOUVELLE

bien-aimc , mon doux ami ! ah , si jamais tn. m'oublies.... Héias ! je ne ferai qu'en mou- rir^, mais toi tu vivras vil et mailieureux , et je mourrai trop vengée.

Ne l'oublie donc jamais cette Julie qui fut à toi, et dont le cxur ne sera point à d'autres. Je ne puis rien te dire de plus dans la dépendance oii le Ciel m'a placée : mais après t'avolr recommandé la fidélité , il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en moia pouvoir. J'ai consulté , non mes devoirs , mais mon cœur , der- nière règle de qui n'en saurait plus suivre ; et voici le résultat de ses inspirations. Je ne t'épouserai jamais sans le consentement de mon père , mais je n'en épouserai jamais ua autre sans ton consentement. Je t'en donne ma parole ; elle me sera sacrée quoi qu'il arrive ,et il n'y a point de force humaine qui puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir eu ton absence. Va , mon aimable ami , cher- cher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu'il a dépendu de moi de l'y mettre , et jamais elle ne changera que de ton ayeu,

LETTPvS

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LETTRE XII.

A JULIE.

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quai Jimnma dl gloria ; d^onore, Scorrer sento per tittte Je rené , j-JI/na grande parlando con te! (k)

Julie ^ laisse -moi respirer. Tu fais bouil- lonner mon sang : tu me fais tressaillir , tu luc fais palpiter. Ta lettre brûle comme ton cœur du saint amour de la vertu , et tu portes au fond du mien son ardeur céleste. Mais pourquoi tant d'exhortations il ne fallait que des ordres? crois que si je m'ou- felie au point d'avoir besoin de raisons pour bien faire , au moins ce n'est pas de ta part ; ta seukî volonté me suffit. Ignores- tu que je serai toujours ce qu'il te plaira, et que je ferais le mal même avant de pouvoir te dc.robéir. Oui , j'aurais brûlé le capitole si tu inc l'avais commande, parce que )c t'aime plus que toutes choses ; mais sais -tu bien pour-

(A-) O de quelle flamme d'honneur et de gloire je sens embraser tout mon sang, ame gronde, en parlant avec toi !

Xsom^eîh Héloisc, Tome II. F

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O Jufie ! plains- moi , plains ton malhenreDX ami. C^uand raoA s^n^ rn ion^s ruisseaux aurait trace cette route immcnsr , elle m'eût paru moins lon;^ie , et )e n'aurais pas senti «Irfaillir mon aine avec plu* de lanj^iienr. Ah f «i du moins ]t connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace qui nous sépare , je compenserais l'cloigne- ment des lieui par le pro|;rès du temps , )• compterais dam chaque jour ôte de ma vie Jcs pas qui m'auraient rapproche de toi ! Mais cette carrière de douleurs est couverte des te'nèbrcs de l'avenir : le terme qui doit la borner se drrohe à mes faibles yeux. O doute ! ô supplice ! mon crrur inquiet te cherche et ne trouve ni n. Le soleil ^e lève «t ne me rend plus l'espoir de te voir ; il se couche et je ne t'ai point vue ; mes jour» vides de plaisir et de joie s'écoulent dans une lonp;ue nuit. J'ai beau vouloir ranimer en moi l'espérance éteinte , elle ne m'offre qu'une ressource incertaine et des consola- tions su.«pecte«. r.hèrett te»idre amie démon ccrur , hélas ! à quels maux faut -il ni'at- tendre , s'ils doivent alléger mon bonheur passé ?

^uc cette tristc.«i«e ne l'alarme pa« , je l'en

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r-Z LA NOUVELLE

quoi je t'aime aiasi ? ah ! ûlle iiicotnpara])le ! c'est parce que tu ne peux rieu vouloir que d'houtiéte , et que l'amour de la vertu rend plus iuviucible celui que j'ai pour tes charmes. Je pars , encourage' par l'engagement que tu viens de prendre et dont tu pouvais t'é- pargner le de'tour ; car promettre de n'être à personne sans mon consentement, n'est-ce pas promettre de n être quà moi ? Pour moi , je le dis plus librement , et ]e t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme de bien qui ne sera point violée : j'ignore dans la car- rière ovi je vais m'essayer pour te complaire à quel sort lafortune m'appelle ; mais jamais les nœuds de l'amour ni de l'hymen ne m'u- niront a d'autres qu'à Julie d' J^ taîige \ ]q ne vis ^ je n'existe que pour elle, et mourrai libre ou son e'poux. Adieu , l'heure presse et je pars à l'instant.

LETTRE XIII.

y4 JULIE.

•I 'a p.. R I V A T hier au soir à Paris , et celui qui ue pouvait vivre se'paré d^ toi par deux rues en est maintenant à plus de cent lieues.

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O Julie ! plains- moi , plains ton mallienrcux ami. (^uand mon sang en lonp,s ruisseaux aurait trace' cette route immense , elle m'eut paru moins longue , et je n'aurais pas senti défaillir mon ame avec plus de langueur. Ah \ si du moins je connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace qui nous sépare , je compenserais l'eloigne- ment des lieux par le progrès du temps , je compterais dans chaque jour ôté de Tua vie les pas qui m'auraient rapproche de toi ! Mais cette carrière de douleurs est couverte des ténèbres de l'avenir : le terme qui doit la borner se dérobe à mes faibles yeux. O doute ! ô supplice! mon cœur inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lève €t ne me rend p'us l'espoir de te voir ; il se couche et je ne t'ai point vue ; mes jour.*? vides de plaisir et de joie s'écoulent dans une longue nuit. J'ai beau vouloir ranimer eu moi l'espérance éteinte , elle uc m'offre qu'une ressource incertaine et des consola- tions suspectes. Chère (t tendre amie de mon cœur , hélas ! à quels maux faut -il m'at- tendre , s'ils doivent alléger mon bonheur passé ?

^uc cette tristesse ne t'alarme pas , je t'ca

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îo L A N G U Y E L L E

conjure , elle est l'effet passager de ]a soli- tude et des reflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premières faiblesses* mon cœur est dans ta maiu , ma. Julie , et puisque tu le soutiens , il ne se laissera plus abattre. Une des consolantes idées qui sont le fruit de ta dernière lettre est que je me trouve à présent porté par une double force ; et quand l'amour aurait anéanti la mienne , je ne laisserais pas d'y gagner encore ; car le courage qui me vient de toi me soutient beaucoup mieux que je n'aurais pu me sou- tenir moi-même. Je suis convaincu qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul : les âmes humaines veulent être accouplées pour va- loir tout leur prix , et la force unie des amis , comme celle des lames d'un aimant artificiel , est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particulières. Divine amitié, c'est ton triomphe ! Mais qu'est-ce que la seule amitié auprès de cette union parfaite qui joint a toute l'énergie de l'amitié des liens cent fois plus sacrés ? sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l'amour que pour une fièvre des seîis , pour un désir de la na- ture avilie ? (Qu'ils viennent , qu'ils ohscr«-

H E L O I s E. gr

Tcirt , qu'ils sentent ce qui se passe an fond de mon cœur; qu'ils voientun amant malheu- reux , éloigne de ce qu'il aime , incertain le revoir jamais ; saus espoir de recouvrer sa félicité perdue , mais pourtant animé de ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux, et qu'ont nourri tes sentimcns sublimes ; prêt à braver la fortune , a souffrir .«es re-l vers, à se voir même privé de toi, et à faire des vertus que tu lui as inspirées le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s'clfacera jamais de son ame. Ah , Julie ! qu'aurais -je été sans toi ! la froide raison m'eût éclairé peut-être : tiède admirateur dv* bien , je l'aurais du moins aimé dans autruf. Je ferai plus ; je saurai le pratiquer avec zèle ; et pénétré de tes sages leçons , je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus : () quels hommes nous serions tous , si le monde était plein de Juliss et de cœurs qui les sussent aimer !.

En méditant en route sur ta dernicre lettre , j'ai résolu de rassembjer en im re cueil toutes celles que tu m'as écrites ,,inairfe: tenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ait pas une ^ue je ne ^ache par eœur , et bien par

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tt LA NOUVELLE

cœur , tu peux m'en croire , j'aime pour- tant à les relire sans cesse , ne fût-ce que pour revoir les traits de cette main chérie qui seule peut faire mou boulieur. Mais in- sensiblement le papier s'use, et avant qu'el- les soieut de'chirées , je veux les copier toutes dans un livre blanc que je vieus de choisir exprès pour cela. Il est assez gros , mais je songe à l'avenir , et j'espère ne pas mourir assez jeune pour me borner à ce volume. Je destine les soirées à cette occupation char- mante , et j'avancerai lentement pour la pro- longer. Ce précieux recueil ne me quittera de mes jours ; il sera mon manuel dans le inonde je vais entrer ; il sera pour moi le contre-poison des maximes qu'on y res- pire ; il me consolera dans mes maux ; il préviendra ou corrigera mes fautes ; il m'instruira durant ma jeunesse ; il m'édi- fiera dans tous les temps , et ce seront , à mon avis , les premières lettres d'amour dont on aura tiré cet usage.

Quant a la dernière que j'ai présentement 50US les yeux , toute belle qu'elle me paraît, j'y trouve pourtant un article a retrancher. Jugement déjà fort étrange ; mais ce qui doit l'être encore plus , c'est ^ue cet article

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est précisément celui qui te regarde , et je te reproche d'avoir méuie songe' à l'écrire. Que me parles-tu de fidélité , de constance ? autrefois tu connaissais mieux mon amout et ton pouvoir. Ah ! Julie ! inspires-tu des sentimens périssables ; et quand je ne t'au- rais rien promis , pourrais-je cesser jamais d'être à toi ? Non , non , c'est du premier regard de tes yeux, du premier mot de ta bouche , du premier transport de mon cœur que s'alluma dans lui cette flamme éternelle que rien ne peut plus éteindre. Ne t'eussé-je Tue que ce premier instant , c'en était déjà fait; il était trop tard pour pouvoir jamais t'oublier. Et je t'oublierais maintenant ? main- tenant qu'enivré de mon bonheur passé , son seul souvenir suffit pour me le rendre encore ? maintenant qu'oppressé du poids de tes charmes , je ne respire qu'en eus ? maintenant que ma première ame est dis- parue , et que je suis animé de celle que tu m'as donnée? maiiitenaut, ô Julie! que je rac dépite contre moi de t'exprlmer si mal tout ce que je reîis ? Ah ! qne toutes les beautés de l'univers tentent de me sé- duire ! en est-il d'autics que la t ciinc à mes yeux ï Que tout couspire à l'arracher de

§4 L A 1\" O U Y E L L E

•mou cœur; qu'on le perce , qu'on le de'chîrc;; qu'on brise ce fidelle miroir de Julie , sa pure image ne cessera de briller jusque dans le dernier fragment ; rien n'est capable de l'y de'truire. Non , la suprême puissance elle- même ne saurait aller jusque-là : elle peut ane'antir mon ame, mais non pas faire qu'elle existe et cesse de t'adorer.

Milord Edouard s'est chargé de te rendr® compte à son passage de ce qui me regarde et de ses projets en ma faveur : mais je crains qu'il ne s'acquitte mal de cete pro- messe par rapport à ses arrangcmens pré- sens. Apprends qu'il ose abuser du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits, pour les étendre au-delà même de la bienséance. Je me Tois , par une pension qu'il n'a pas tenu à lui de rendre irrévocable, en état de faire une ligure fort au-dessus de ma nais- sance , et c'est peut-être ce que je serai forcé de faire à Londres , pour suivre ses vues. Pour ici nulle affaire ne m'attache , je continuerai de vivre à ma manière , et ne serai point tenté d'employer en vaines dé- penses l'excédent de mon entretien. Tu me l'as appris , ma Julie , les premiers besoins, ©u du moius les plus sensibles , sont ceu$

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d'un cnruv bieiircsant ; et tant «jiie quel- qu'un manque du nëcessaiie , quel hounéto lioiume a du superflu ?

LETTRE XI y.

A JULIE,

(/) J'entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce cabos nem'oflid

(/) Sans prévenir le jugement du lecteur et celui de Jiilia sur c*s relations , je crois pouvoir dire que si j'avais à les faire , et que je ne les iîsse pas meilleures , je les ferais du moins fort différentes. J'ai éîé plusieurs fois sur le point de les ôter et d'en substituer de ma façon ; enfia je les laisse , et je me vante de ce courage. Je me dis qu'un jeune homme de vingt-quatre ans, entrant dans la monde , ne doit pas le voir comme un homme de cinquante, à qui l'ejspé- xience n^a que trop appris à le connaître. Je me dis oncore que , sans y avoir fait un fort grand rôle , je ne suis pourtant plus dans le cas d'en pouvoir parler avec impartialité. Laissons donc ces lettres comme elles sont ; que les lieux com- muns usés restent , que les observations triviales restent; c'est un petit mal que tout cela. Mais, il importe à l'ami de la vérité que jusqu'à la fint de sa vie ses passiojis ne souillent point ses cerits^

S6 LA NOUVELLE

qu'une solitude affreuse , ou règne un morne silence. 31ou anie a la presse cherche à s'y re'pandre , et se trouve par-tout resserrée. Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul , disait nu ancien ; moi , Je ne suis seul que dans la foule , je ne puis être ui à toi ni aux autres. Mon cœur voudrait parler , il sent qu'il n'est point e'couté : il voudrait répondre ; on ne lui dit rien qui puisse aller jusquà lui : je n'entends point la langue du pays , et personne n'entend ici la mienne.

Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup d'accued , d'amitiés , de prévenance » et que mille soins officieux n'y semblent voler au- devant de moi : mais c'est précisément de quoi je me plains. Le moyen d'être aussitôt l'ami de quelqu'un qu'on n'a jamais vu ? L'honnête intérêt de l'humanité , l'épan- chement simple et touchant d'une am© franche , ont un langage bien difiérent des fausses démonstrations de la politesse, et des dehors trompeurs que l'usage du monde exige. J'ai grand peur que celui qui , dès la première vue , me traite comme un ami de vingt ans , ne me traitât au bout de vingt ans comme un inconnu , si j'avais

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quelque important service à lui demander; et quand )e vois des hommes si dissipes j3rendre un intérêt si tendre à tant de gens, je présumerais volontiers qu'ils n'eu pren- nent à personne.

Il y a pourtant de la réalité à tout cela ; car le Français est naturellement bon, ou- vert , hospitalier , bienFcsant ; mais il y a aussi mille manières de parler qu'il ne faut pas prendre à la lettre , mille ofi'res ap- parentes qui ne sont faites que pour être refusées , mille espèces de pièges que la poli- tesse tend à la bonne-foi rustique. Jeu'entendis jamais tant dire : Comptez sur moi dans l'occa- sion ; disposez de mon crédit , de ma bourse , de ma maison _, de mon équipage. Si tout cela était sincère et pris au miot , il n'y aurait pas de peuple moins attaché à la propriété; la communauté des biens serait ici presque établie : le plus riche offrant sans cesse , et le plus pauvre acceptant toujours , tout se mettrait naturellement de niveau , et Sparte même eût eu de > partages moins égaux qu'ils ne seraient à Paris. Au-lieu de cela , c'est peut-être la ville du monde les fortunes sont les plus inégales , et régnent à-la- fois la plu« somptueuse opuleuce et la plu*

€S LA NOUVELLE

•déplorable misère. Il n'en faut pas davan-; tage pour comprendre ce que sigiiiiieiit cette apparente conimise'ration qui semble toujours aller au-devant des besoins d'au- trui , et cette facile tendresse de cœur qui contracte en un moment des amiti<îg éter- nelles.

Au-lieu de tous ces sentiiuens suspects et de cette confiance trompeuse , voux-je chercher des lumières et de l'instruction ? c'en est ici l'aimable source, et l'oia est d'a- bord enchanté du savoir et de la raisoii <ju'on trouve dans les entretiens , non-seu- lement des savans et des gens de lettres, mais des hommes de tous les états et même des femmes. Le ton de la conversation y est coulant et naturel ; il n'est ni pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie , gai sans tumulte , poli sans affectation , galant sans fadeur , badin sans équivoques. C-e ne sont ni des dissertations ni des épigrammes ; on y raisosiie sans argumenter ; on y plai- sante sans jeux de mots ; ou y associe avec art l'esprit et la raison , les maximes et les saillies , la satire aiguë , l'adroite flatterie et la morale austère. On y parle de tout pour §ue chacuu ait <juel<jue chose à dire ; on

n'approfondit '

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«'approfondit point les (juestions r\c ppiir d'cmiuyer; on les propose couiuie m pas- sant; on les traite avec rapidité ; ia pi^ci- sion mène à l'élégance, cliacun dit :onavis et l'apjMjic en peu de mots ; nul n'attaq'ie avec chaleur celui d'autrui , nul ne défend opiniâtrement le sieu ; ou dscute pour «'éclairer , on s'arrête avant la disput» , chacun s'instruit , chacun s'amuse , tons s'cn- vont conteus ; et le sai^e même peut ra|)- porter de ces entretiens des sujetj; digjics d'être médités en silence.

Mais nu fond , qr.e pcnses-tu qu'on ap- prenne dans ces conversations si charuian- tes ? à )Up;er sainement des choses du monde? a bien user de la société ? à co;' naître au moins les gens avec qui l'on vit ? K;en de •tout CK-la , ma Jv.Iie On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge , à ébranler à force de pbiiosophie tous les principes ds la vertu , à colorer de sopbismcs subtils ses passions et «es préjugés , et adonner à i'cr- rcur un certain tour à la mode s?lo i les maximes du jour. Il n'est pouit néccss.iire de connaître le caractère des «^ens , mais seulement leurs intérêts, pour deviner à-pou- près ce qii'ils diront de c!i':qitc clia5Gt.(^)uauii IxouvtïU Mcloise. Tome II. G-

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uu homme parle, c'est pour ainsi dire, son habit et non pas lui qui a un sentiment, et il eu chaulera saus façon tout aussi sou- vent que d'état. Donnez-lui tour-à-tour une longue perruque , un habit d'ordonnance et une croix pectorale , vous l'entendrez suc- cessivement prêcher avec le même zèle les lois , le despotisme et l'inquisition. Il y a une raison commune pour la robe , une antre pour la finance , une autre pour l'épêe. Chacune prouve très-bien que les deux au- tres sont mauvaises ; conséquence facile à tirer pour les trois, (w) Ainsi nul ne dit jamais ce qu'il pense , mais ce qu*ii lui con- Tient de faire penser à autrui ; et le zèle

(m) On doit passer ce raisonnement à un suisse oui voit son pavs fort bien gouverné , sans qu'aucune des trois professions y soit éta- blie. Quoi ! l'Ktat peut-il subsister sans défen- seurs ? non , il faut des défenseurs à l'Etat ; mais tous les citovens doivent erre soldats par devoir, aucun par métier. Les mêmes hommes , chea les Pvoraains et chez les Grecs , étaient officiers au camp , magistrats à la ville , et jamais ce* deux fonctions ne furent mieux remplies que quand on ne connaissait pas ces bizarres préa jugés d'E-tat , qui les séparent et les désho- Korent,

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appareut de la veritc n'est jamais en eux que le masque de riiitcrêt.

Vous croiriez que les gens isoles qui vi- vent dans rindépcndauce ont au moins un esprit à eux : point du tout ; autres ma- chines qui ne pensent point , et qu'on fait penser par ressorts. On n'a qu'à s'informer de leurs sociétés, de leurs coteries, de leurs aiuis , des femmes qu'ils voient, des auteurs qu'ils connaissent : là-dessus on peut d'a- vance établir leur sentiment futur sur un livre prêt à paraître et qu'ils n'ont point lu ; sur une pièce prête à jouer et qu'ils n'ont point vue, sur tel ou tel auteur qu'ils ne connaissent point, sur tel ou tel systèiue dont ils n'ont aucune idée ; et comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures , tous ces gens-là b'envont chaque soir apprendre dans leurs jocic'te's ce qu'ils penseront le lendemain.

Il y a aiiîsi un petit nombre d'hommes et de femmes qui pensent pour tous les autres , et pour lesquels tous les autres par- lent et agissent ; et comme chacun songe à son inle'rét, personne au bien commun, et que les inte'réts particuliers sont toujours opposes eutr'euxj c'est un choc perpétuel de

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brigues et de cabales , un flux et reflux âc préjuges, d'opiuious contraires, les plus echautlcs, animes par les autres , ne savent presque jamaisde quoi il est question. Chaque coterie a ses règles, ses jugeniens, ses principes qui uc sont point admis aillcius. L'honnctG homme d'une maison est un fripon dans la maison voisine. Le bon , le mauvais , le beau, le laid , la vc'rite', la vertu n'ont qu'une exis- tence locale et circonscrite. Quiconque aime a se re'pandre , et fréquente plusieurs .socié- tés , doit être plus flexible qs^\ .^dlcibiade ^ changer de principes comme d'assemblées, modifier son esprit, pour ainsi dire , à cha- que pas , et mesurer ses maximes à la toise, 11 faut qu'à chaque visite il quitte en en- trant son amc , s'il en a \\\\ç:\ qu'il en prenne une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrée ; qu'il la pose de même en sortant, et reprenne , s'il veut, la sienne jusqu'à nouvel échange. Il y a plus ; c'est que chacun se met sans cesse en contradiction avec lui-même , sans qu'on s'avise de le trouver mauvais. On a des principes pour la conversation et d'autres pour la pratique ; leur opposition ne scandalise personne , et l'on est gonrenu

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«jii'ils ne se rcssciiiblcralciit point cntr'cux. On n'exige pas uicme d'un auteur, sur-tout d'un moraliste, qu'il parlecomme ses livres, ni qu'il agisse comme il parle. Ses écrits , ses discours , sa conduite sont trois choses toutes diflérentes, qu'il n'est point oblige de concilier. En un mot , tout est absuide et rien ne choque , parce qu'on y est accoutumé, et il y a même à cette inconséquence une sorte de bon air dont bien des gens se font honneur. En eflet , quoique tous prêchent avec zèle les maximes de leur profession , tous se piquent d'avoir le ton d'une autre. Le robin prend l'air cavalier ; le bnancier fait leseigncur; l'cvêque a le propos galant ; l'homme de cour parle de philosophie ; l'homme d'Etat de bel-esprit ; il n'y a pas jusqu'au simple artisan qui , ne pouvant prendre un autre ton nue le sien , se met en noir les dimanches , pour avoir l'air d'un homme d? palais. Les militaires seuls , de'daignant tous les autres e'tats , gar- dent sans façon Je ton du leur et sont in- supportables de bonne foi. Ce n'est pas que 5I.de Murait n'ei'it raison quand il donnait la pre'fe'rence à leur société ; mais ce qui était vrai de son temps ne Test plus aujourd'hui.

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Le progrès de la littérature a change' en mieux le ton gênerai ; les militaires sciil.s n'en ont point voulu changer, et le leur, qui e'tait le nicllleur auparavant, est enfin devenu le pire ( n ).

Ainsi les hommes à qui Ton parle ne sont point ceux avec qui l'on converse ; leurs sen- tiniens ne partent point de leur cœur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne renrcsentent point leurs pensées; on }i 'aperçoit d'eux que leur figure , et l'on est dans une assemble'e à-peu-près comiue de- vant un tableau mouvant , oii le spectateur paisible est le seul être mu par lui-même.

Telle est l'ide'e que je me suis formée de la grande socie'te' sur celle que j'ai vueà Paris. Cette idée est peut-être plus relative à ma si- tuation particulière qu'au véritable état des choses^ et se réformera sans doute sur de

(?t) Ce jugement, vrai ou faux, ne peut s'en- tendre que des subalternes, et de ceux qui ne vivent jias à Paris ; car tout ce qu'il y a d'il- lustre dans le royaume est nu service , et la cour même est toute militaire. Mais il y a une grande différen'^e, pour les manières que Ton contracte, entre faire campagne en temps de guerre , et passer sa vie dans àç^ garnisons.

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nouvelles liimières. D'ailleurs je ne fréquente que lessociétcs les amis de milord Edouard m'ont introduit, et je suis couvaiîicu qu'il faut descendre dans d'autres états pour con- naître les véritables mœurs d'un pavs ; car celles des riches sont presque par - tout les mêmes. Je tâcherai de m'éclaircir m.ieux dan* la suite. En attendant , juge si j'ai raison d'ap- peler cette foule un désert, et de m'efFiiycr d'une solitude je ne trouve qu'une vaino apparence de sentimens et de vérité, nai change à chaque instant et se détruit cile- méme , je n'aperçois que larves et fan- tômes qui frappent l'œil un moment , <■ X disparaissent aussi-tôt qu'on les veut saisir ? Jusqu'ici j'ai vu beaucoup de masques; quand, Tcrrai-je des visages d'hommes ?

LETTRE XV.

DE JULIE.

O

u r , mon ami , nous serons unis malgré notre éloignement ; nous serons heureux en dépit du sort. C'est l'union des cœurs qui fait leur véritable félicité; leur attraction ne con-

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naît point la loi des dlsîanccs , et les nôtres se toucIieraie;it aux deux bontb du îiioude. Je trome , coiiiuie toi , que les aman- ont lUiiie moyens d'adoucir le sentiuieiit de rdi3sence , et de ^e rapprocher eu un mo- uicfit. (^uelquelois méuie on se voit plus souvent enccre que quand ou se voyoit tous les jours; car sitôt qu'un des deux est seul , à i'iiistant tous deux sont euseinble. 8i tu goîites CCS plaisirs tous les soirs , je le^" goûte cent fois le jour ; je vis pins solitaire ; je suis environne de tes veshges, et je ue saurais fixer les y:*ux sur les objets qui in'eutoureut, sans te voir tout autour de uioi.

Qitï cantb doheinenie ^ e qui s'assise : Çwi s' 7'li'olse j e qui rltenne il passa ; Oui co' begll occhi mi trnjise il core : Qui disse una parola , e qui sorrise. (o)

Slais toi , sais-tu t'arrcter à ces situations paisibles ? sais-tu goiitcr un amour tranquille et tendre qui parle au cœur sans euiouvoir les

( o ) C'eçt ici qu'il chanta rî'un ton plus doux: Voilà le sié^e il s'assir , ici il marcliair , et il s'anêia ; ici d'un regard tondre il me perça le cœur , iqÎ il me dit un uioî, et je le vis

fioiuire

r t T Fv A a Q.

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««çns , cl tes roj^rcls soiiL-iis aujourd'hui plr.s sages que tes dcsirs rctaieut autrefois? Le ton de ta prciuièrc lettre inc fait trembler. Je redoute ees enjporteiucns troinpeurs , d'autant plus dangereux que l'imaj^inutioii fj'ii les excite n'a point de bornes ; et je crains que tii ii'outragcs ta .Julie à force de i'aiuicr- j\hî tu ue sens pas, non , ton coeur peu délicat ne sent pas combien l'amour s'of- fense d'un vain hommage; tu ne songes ui que ta vie est à moi , ni qu'on court souvent ilauiorteu croyant servir la nature. Homme sensuel , ne sauras-tu jamais aimer ? rappelle- toi , rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que tu connus une fois , et que tu dé- crivis d'im ton si touchant et si tendre. S'il est le plus délicieux qu'ait jamais savouré l'amour heureux , il est le seul permis aux amans séparés , et quand on l'a pu goûter un moment, on n en doit plus regretter d'autre. .Te me souviens des réflexions que nous fesions en lisant ton Plutarquc , sur iHigoût dépravé qui outrage la nature, (^uand ces tristes plaisirs u*aura ent que de n'être pas partagés, c'en serait assez , disions-nous, pour les rendre insipides et niépriiables. ^Ap- pliquons la même idée aux erreurs d'uiis

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iinaglnation trop active , elle ne leur con- viendra pas moins. MalheiueiiN: ! de quoi joiîls-tu quand tu es seul à jouir ? Ces vo- lupîës solitaires sont des volnptcs mortes, O amour î les tiennes sont vives, c'est l'union des âmes qu les anime ; et le plaisir qu'on donne à ce qu'on aime fait valoir celui qu'il nous rend.

î3;s-moi , je te prie , mon clicr ami , en quelle langue on plutôt en quel jargon est la rolalion do ta dernière lettre ? ?>e ?crait-ce point la par hasard du bel-esprit ? Si tu as dessein de t'en servir souvent avec moi , tu devrais bien m'en envover le dictionnaire. (Qu'est-ce , ]e te prie , que le sentiiiient de l'habit d'un homme? qu'une ame qu'on prend connue un habit de livrée? que des maximes qaM faut mesurer à la toise ? Que veux-tu qu uncpauvre Suissesse entende à ces sublimes figures ? „4u-licu de prendre comme les au- tres des urnes aux couleurs des maisons, ne voudrais-tu point déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays? Prends ;ardc, mon bon ami , j'ai peur qu'elle n'aille pas bien sur ce fond-là. A ton avis les traslati du cavalier Marin , dont tu t'es si souvent mo- que', approc}ièreut-iIs jamais de ces meta-

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pborcs ; et si l'on peut faire opiner l'habit d'un honnnc dans une lettre , pourquoi ne ferait-on pas suer le feu (/7) dans un sonnet ?

Observer en trois semaines toutes les so- cietc's d'une grande ville , assigner le carac- tère des propos qu'on y tient , y distinguer exactement le vrai du faux, le réel de l'ap- parent , et ce qu'on y dit de ce qu'on y pense ; voilà ce qu'on accuse les Français de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu'un c'trangcr ne doit point faire chez eux ; car ils valent bien la peine d'étrfj étudies posément. Je n'approuve pas non plus qu'on dise du mal du pays l'on vit et l'on est bien traite' : j'aimerai* mieux qu'on se laissât tromper par les appa- rences que de moraliser aux dc'pens de ses botes. Enfin je tiens pour suspect tout ob- servateur qui se pique d'esprit : je crains tou- jours que, sans y songer, il ne sacrifie la \erite' des choses a l'état des pcnse'cs , et ne fasse jouer sa phrase aux de'pens de la jus- tice.

Tu ne l'igoorcs pas, mon ami , l'esprit, dit

(p) Sudate , o fochi, a preparar'metalli. \ei& d'un soisnet du cavalier Marin.

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leo LA NOUVELLE

notre Tfluralt 3 est la manie des Français; je te trouve du penchant à la uiéiue manie , avec cette dffc'reiice qu'elle a chez eux de la grâce , et que de tous les pcu)3les du monde c'est à nous qu'elle sied le moins. II y a de îa recherche et du jeu dans plusieurs de tes îcUr.s. Je île parle point de ce tour vif et de ces expressions animées qu'inspire la force du sentiment ; je parle de cette gentillesse de strie , qui , n'étant point naturelle , ne vient d'cile-mcine à personne, et marque la pré- tî-ition de celui qui i^'en sert. Eh Dieu ! des prétciitions avec ce qu'on aime, n'est-ce pas plutôt dans l'objet aimé qu'on les doit placer, et n'cst-ou pas glorieux soi-même de tout le mérite qu'il a de plus que nous ? Non , si l'on anime les conversations indifférentes dcqucî- cnïcs saillies qui passent comme des traits, ce !i'e?t point entre deux amans que ce lan- gage est de saison; et le jargon fleuri de la i.-;alanterie est beaucoup plus éloigné du sen- tiitient que Je ton le plus simple qu'on puisse ];ifndre. J'en appelle à toi-même L'esprit ctit-il jamais le temps de se montrer dans 110:. tètc-à-téte; et si le charme d'un entretien passionné l'écartc et rempêche de paraître , comment de» lettres que l'absence remplit

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toiî jonrs d'un peu d'amertume , et le cnrur parle avec plus d'attendrissement , le pour- raient-elles supporter ? C^uoique tonte grande passion soit sérieuse , et que l'cACcssivc )oi* el'c-mcme arrache des pleurs plutôt que dci ris , je ue veux pas pour cela que l'amour soi t toujours triste , mais je veux que sa gaieté soit simple , sans ornement, sans art, nue comme lui ; en un mot, qu'elle brille de ses propres grâces et uou de la uaiure du bel- esprit.

L'inséparable, dansla chambie de laquelle je t'écris cette lettre , préfend que j'étais en la commençant dans cet état d'enjouement que l'amour inspire ou tolère; mais je ne sais ctf qu'il e>t devenu. A mesure que j'avanca's , une certaine langueur s emparait de moa SLinn , et me laissait à peine la force de t'écriio les injures que la mauvaise a voulu t'adresser ; car il est bon de l'avertir que la critique de ta critique est bien plus de sa lacon que de la mienne ; elle m'en a dicte sur-tout le pre- mier article e»i riant comme une folle , et sans ine permettre d'y rien changer. Mile dit que c'est pour t'aj)j)rcndre h manquer de respect au lUarini qu'elle protc'ge et que tu plaisantes.

102 LA NOUVELLE

Mais sais-tu bleu ce qui nous met toutes deux de si }3oane]nimeur ? c'est son prochain, marj-agc. Le contrat fut passé hier an soir, et le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour ftit gai, c'est assurément le sien: on ue vit de la vie uue fiile si bouffonneuient amoureuse. Ce bon M. d'Or/;^' ^ à qui de son côté la tète en tourne , est enchanté d'un accueil si folâtre. Moins difhcile que tu u'étais autrefois , il se prête avec plaisir à la plai- santerie , et prend pour nn chef-d'œuvre de l'amour l'art d'égayer sa maîtresse. Pour elle , on a beau la prêcher, lui représenter la bien- séance , lui dire que si près du terme elle doit preiîdre un maintien plus sérieux, plus grave, et faire un peu mieux les honneurs de l'état qu'elle est prête à quitter; elle traite tout cela de sottes siinnî^rées , elle soiîtient eu face à M. d'Or/é" que le jour delà cérémonie elle sera de la melllcLirc humeur du monde, et qu'on ne saurait aller trop gaiem.cnt à la noce. 3Ja';s la petite dissimulée ne dit pas tout ; je lui ai trouvé ce matin les yeux rouges, et je parie bien que les pleurs de la nuit paient les ris de la journée. Elle va former de nou- velles chaînes qui relâcheront les doux liens de l'amitié: elle va couimeiicci uue maiiièio

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de vivre difTcrcnte de celle qui lui fut clicre ; cile était contente et tranquille , elle va courir les hasards auxquels le meilleur mariage ex- pose ; et quoi qu'elle en dise, comme une eau pure et calme conuuence à se troubler aux approches de l'orage, son cœur timide et chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain changement de son sort.

O mon ami , qu'ils sont heureux ! ils s'ai- ment; ils vont s'épouser ; ils jouiront de leur amour sans obstacles , sans craintes , sans re- mords ! Adieu, adieu , je ncii puis dire davantage.

/*. s. Nous n'avons vu miiord Edouard qu'un moment, tant il était pressé de conti- nuer sa route. Le cœur plein de ce que nous lui devons , je voulais lui montrer mes scn- tiraens et les tiens; mais j'en ai eu une e.spèce de honte. En vérité, c'est faire injure à un homme comme lui de le remercier de rien.

io4 LA NOUVELLE

LETTRE XV r.

A J U J. I E.

\3 Mt. les passions irapctiieiiscs rendesit les liommcs enfaus ! qu'un aiuoiir forcené 58 nourrit aisëmeut de chimères , et qu'il est aisé de donner le change à des désirs extrêmes par les plus frivoles objets ! J'ai reçu ta lettre avec les mêmes transports que m'aura; t causes ta présence, et dans rcmportcmcnt de ma Joie un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de l'absence , et le seul au« quel larai?on ne peut rien , c'est i'mqjiiétude sur l'état actuel de ce qu'on aime, ^'a santé, sa vie , son repos , son amoui , tout échn])pe \ qui craint de tout perdre ; on n'csCpas plus sur du présent que de l'avetiir , et tous les ac- cidens possiblesicréaliseutsans re>sc dans l'es- prit d'un amant qui redoute. Enfin je respire, je vis, tu te portes bien , tu m 'a s mes , ou plutôt il y a dix jours que tout cela était vrai ; mais qui ine rcponJja d'aujourd'hui ? () absence ! o tounnciit ! 6 'd aarrc et funeste état, l'on ne peut jouir que du moment paisé, et lo présent u'esl j^^oiut encore I

H É L O ï s E. :to&

Quand tu ne m'aurai? pas parlé de l'insé- parable , j'aurais reconnu sa uialice dans la critique de ma relation , et sa rancune dans l'apologie du Marini ; mais g'il m'était permis de faire la inieunc , je ne resterais pas sans réplique.

Premièrement, ma cousine, (car c'est à elle qu'il faut répondre) quant au style, ) ai pr.s celui de la chose ; i'ai tâclié de vous donner à-la-fais l'idée et l'exemple du ton des conversations à la mode ; et suivant un ancien précepte, je vous ai écrit à-peu-près comme on parle en certaines sociétés. D'ail- leurs, ce n'est pas l'usage des figures, mais leur choix que je blâme dans le cavalier Marin. Pour peu qu'on ait de chaleiu" dans l'esprit, on a besoin de métaphores et d'ex- pressions ligurées pour se taire entendre Vos lettres mêmes en sont pleines sans que vous y souï^iez^ et je soutien' qu'il n'y a qu'ua ficomètro et un sot qui puissent parler sans lignres. En eôet, un même jugeme»U n est-il pas susceptible de cent deg.és de force ? et comment déterminer celui de ces degrés qu'il doit avoir, sinon par le tour qu'on lui donne ? Mes propres phrases me font rire, je l'avoue, et je lc3 trouve absurdes, grâces au soin que

io6 LA NOUVELLE

TOUS avez pris de les isoler ; mais laissez-les )e les ai mises, vous les trouverez claires et iiicme énergiques. Si ces yeux éveillés^, que vous savez si bieu faire parler , étaieut séparés l'uii de l'autre, et de votre visage, cousine , que pensez - vous qu'ils diraient avec tout leur ("eu ? ma foi, rien du tout, pas même a. M. d\yrôe.

La première chose qui se présente à observer dauj un pays l'on arrive, n'est-ce pas le ton général de la société ? bien, c est aussi la première observation que j'ai faite dans celui-ci, et je vous ai parlé de ce qu'on dit à Paris et non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remarqué du contraste entre les discours, les sentimens et les actions des honnêtes gens , c'est que ce contraste saute aux yeux au pre- mier instant, (^uand je vois les mêmes hommes changer de maxime^ selon les coteries , inoli- uistes dans l'une, jansénistes dans l'autre, vils courtisans chez un ministre , frondeurs mutins chez un mécontent ; quand le vois un homme doré décrier le luxe, un financier les impôts, un prélat le dérèglement; quand j'entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité, un abbé de religion.

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et que ces absurdités ne choquent personne , ne dois-jc pas conclure à rinstant qu'on ne $e soucie pas plus ici d'entendre la vérité que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas niêuie à leur faire penser qu'on croit ce qu'on leur dit ?

Mais c'est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un Ion qui nous est étranger à tous trois , et j'espère que tu ue me verras pas plus prendre le goût de la satire que celui du Ijel- csprit. C'est à toi, ./////e, qu'il faut à présent répondre ; car je sais distinguer la critique badine des reproches sérieux.

Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. f>e ne sont point les Français que je me suis proposé d'observer : car si le caractère des nations ne peut se déterminer que par leurs diliérences , comment moi qui n'en connais encore aucune autre , entrepreudrais-je de peindre celle-ci ? Je ne serais pas non plus si mal-adroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n'ignore pas que les capitales dilîèrcut moins entr'elles que les peuples , et que les caractères nationaux s'y cITacent et confondent en grande partie , tant

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^ cause de i'iaflueijce commune des cours qui se ressemblent toutes , que par l'eSct commua d'uue société* nombreuse et resser- rée, qui est le tr.êm,c* à-peu-près sur tous les hommes , et l'emporte à laiiu sur le caractère origitiel.

Si je voulais étudier un |>€uplc, c'est dans les provinces recule'es, les babitan? ont encore leurs inclinations uaLuiellcs , que j'irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus éloij^ne'es les unes des autres ; toutes les diEférences que j'observerais cntr'cllcs me don- neraient t le génie particulier de chacune ; tout ce qu elles auraient de commun , et que li'auraient pas les autres j^euples , formerait le génie national , et ce qui se trouverait par- tout appartiendrait en général à rboiumc. Mais je n ai ni ce vaste projet, nil expérience nécessaire pour le suivre. Mon objet est de çounaitre l'bounne, et ma méthode de l'étu- dier dans ses d. verses relations. Je ne l'ai vu jusqu'ici qu'en petites sociétés, éparsetpresqu© isolé sur la tcrr<?. Je vais maintenant le con- sidérer entassé par multitudes daus les mêmes lieux , et je commencerai a. iu?2,er par-là des vrais effets da la iociété- car s'il crt constant

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qu'elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprocliee, miciiK ils doi- vent valoir ; et les ina?urs , par exemple, seront beaucoup pîns pures à Paris que dans le Valais ; que si Ton trouvait le contraire, il faiulrait tirer une coiuéquence opposée.

Cette méthode pomialt, j'en conviens , me mener encore à la coîinalssance des peuples, mais par uuq voie si Ionique et si dctourncc que je ne serais peut-être de ma vie en étut fie prononcer sur aucun d'eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier je me trouve ; que j'assigne ensuite les différences, à mesure (\uq je parcourrai les autres pays ; que je comjjare la France h. chacun d'eux, comme on décrit l'olivier sur \in saule ou le palmier sur un sapin, et que j'attende a juj^er du premier neuplc observé que j'aie observé tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l'observation philpsophique de la satire nationale. Ce ne sont j)oint les Pari- siens que j'étudie, mais les habitans d'une grande ville, et je ne sais si ce que j'en vois ne convient pas à Rome et à Londres tout aussi-bien qu'à Paris. Les règles de la niornie lit dépendent point dos us^^^es clr? peuples ;

îio LA NOUVELLE

ainsi malgré les préjugés domiuans , je sens fort bien ce qui est mal en soi ; mais ce mal, j'ignore s'il faut l'attribuer au Français ou à l'homme, et s'il est l'ouvrage de la cou- tume ou de la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux un œil impartial , et Ion n'est pas plus blâmable de le repreiidre dans un pays il règne, quoiqu'on y soit, que de relever les défauts de rhunianitc, quoiqu'on vive avec les homines. Ne suis-Je pas à présen t moi-même un habitant de Paris ? peut-être , sans le savoir, ai-je déjà contribué pour ma part au désordre que j'y remarque ; peut-être un trop long séjour y corromprait-il ma volonté même ; peut-être au bout d'ua an ne serais-je plus qu'un bourgeois, si pour être digne de toi je ne gardais l'ame d'un homme libre et lesmœurs d'un citovcn. Laisse- moi donc te peindre sans contrainte des objets auxqueU^ je rougisse de ressembler , etin'ani* mer au pur zèle de la vérité par le tableai* de la flatcrie et du mensonge.

Si j'étais le maître de mes occupations et de mon sort , je saurais , n'eu doute pas, choisir d'autres sujets de lettres : tu n'étais pas mécontente de celles que je t'écrivais Meillcne et du Valais : mais, chère auaie^-

H É L OI s E. lit

pour avoir la force de sup|)ortcr le fracas du monde je suis contraint de vivre, il faut bien au inoins que je me console à te le dé- crire , et que l'idcc de te préparer des relations m'excite à en cherclicr les sujets. Autrement le dccouraî^ciiieiit va m'atteindre à chaque pas , et il faudra que j'abandonne tout, si tu ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre d'une manière si peu conforme à mon. goût, je fais un effort qui n'est pas indij^ne de sa cause ; et pour juger quels soins me peuvent mener a toi, souffre que je te parle quelquefois des maximes qu'il faut connaître et des obstacles qu'il faut sr.rmonter.

Malgré ma lenteur, maigre mes distractions inévitables, mon recueil était Gui quand ta lettre est arrivée heureusement pour le pro- longer, et j'admire, en le voyant si court, combien de choses ton cœur m'a scu dire eu si peu d'espace. Non, je soutiens qn'il n'y a point de lecture aussi délicieuse, même pour qui ne te connaîtrait pas, s'il avait une ame semblable aux nôtres. Mais comment ne te pas connaître en lisant tes lettres ? comment prêter un ton si lonchant et des sentimens si tendres à une autre figure que la tienne ? à chaque phrase ne voit-on pas le doux regard

112 LA NOUVELLE

de tes yeux ? à chaque mot u'eiitend-on pa» ta voix charmante ? Quelle autre que Julie a jamais aimé, pensé, parlé, agi, écrit comme elle ? Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui te peignent si bien, font quelquefois sur ton idolâtre amant le même eifct que ta pré- sence. En les relisant je perds la raison, ma tête s'égare dans un délire continuel , un feu dévorant me consume , mon sang s'allume et pétille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon

sein objet adoré, fille enchanteresse,

source de délices et de volupté, comment en te voyant ue pas voir les houris faites pour

les bienheureux ? Ah, viens ! je la

sens elle ui'échappe , et je n'embrasse

qu'une onibve ,... Il est vrai, chère amie,

tu es trop belle et tu fus trop tendre pour mon faible cœur ; il ne peut oublier ni ta beauté ni tes caresses : tes charmes triom- phent de l'absence, ils me poursuivent par- tout, ils me font craindre la solitude ; et c'est le comble de ma misère de n'oser m'oc- cuper toujours de toi.

Ils seront donc unis m.aîgré les obstacles, •u plutôt ils le sont au moment que j'écris. Aimables et dignes époux ! puisse le ciel les

«OHîbler

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eorablcr du bonheur que méritent leur sage et paisible amour, rinnoceiicede leurs mœurs, riiOMiiétcté de leurs âmes ! puisse-t-il leur donner ce bonheur précieux dont il est si avare envers les cœurs faits pour le goûter! (Qu'ils seront heureux , s'il leur accorde, hélas, tout ce qu'il nous ôte ! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos maux ? ne sens-tu pas que l'excès de notre misère n'est poiut non plus sans dédonnna- gemcnt, et que s'ils ont des plais'rs dont nous sommes privés, nous en avons aussi qu'ils ne peuvent connaître ? Oui , ma douce amie , malgré l'absence , les privations , les alarmes , malgré le désespoir même, les puissaus élan- ccmcns de deux cœurs l'un vers l'autre ont toujours une volupté secrète , ignorée des âmes tranquilles. C'est un des miracles de l'amour de nous faire trouver du plaisir à souffrir; et nous regarderions comme le pire des malheurs un état d'indiffc;rence et d'oubli qui nous ôLerait tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc noire sort, ô Juliel mais n'envions celui de personne. Il n'y a point peut-être, à tout prendre, d'existence prélérable à la nôtre ; et comme la Divinité tire tout son bonheurd'clie-méme- , les c;Kur« Nouvelle Iléioisc. TcîUie II. li

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qiiécliauffe un feu cclcste trouvent dans leurs propres senthuens une sorte de jouissance pure et délicieuse , indépendante de la fortuue et du reste de l'univers.

LETTRE XVII.

^ J U L ï E.

E

i>'FiN me voilà tout-à-fait daus le torrenft Mou recueil fini, j'ai coninie'.icé de fréquenter les spectacles et de souper en ville. Je passe uia journée entière daus le monde, je prête lues oreilles et uics yeuK à tout ce qui les frappe ; et n'apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit et converbc eu secret avec toi. Ce u'est pas que cette vie hruyantc et tumultueuse n'ait aussi quelque sorte d'attraits , et que la prodigieuse diver- sité d'objets n'offre de certains agrémensàde nouveaux débarqués, mais pour les sentir il faut avoir le cœur vide et l'esprit frivole j l'amour et la raisou semblent s'unir pour m'en dép^onter : comme tout n'est qu'une vainc apparence , et que tout change à chaque instant, ;e n'ai le temps délrc éuiu de rien, ni cchii de rieu examiner.

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Ainsi )c commence à Voir les difficultés de l'étude du monde , et je ne sais pas uiéme quelle place il fuHt occuper pour le biea connaître. Le philosophe en est trop loin, riiomme du monde en est trop près. L'un voit trop pour pouvoir réfléchir , l'autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque ohjetqui frappe le philosophe , il le considère à part, et n'en pouvant discerner ni les liai- sons ni les rapports avec d'autres objets qui sont hors de sa portée, il ne le voit jamais à sa place , et n'en sent ni la raison ni les vrais effets. L'homme du monde voit tout et n'a le temps de pensera rien. La mobilité des objets ne lui permet que de les apercevoir et non de les observer; ils s'cCFacent mutuellement avec rapidité, et il 7ie lui reste du tout que des impressions confuses qui ressemblent au cahos.

On ne peut pas non plus voir et méditer alternativement, parce que le spectacle exige une continuité d'attention qui interrompt la réflexion. Un homme qui voudrait diviser son temps par ijitervalîes entre le monde et la solitude , toujours agité dans sa retraite et toujours étranger dans le monde, ne serait Jjicu nulle part. Il n'y aurait d'autre moyeu

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que de partager sa vie entière eu deux i^raiid^ €sj)aces ; l'ii!! pour voir, l'autre pour réflé- chir : mais cela même est presque impossible ; car la raison n'est pas un meuble qu'on pose et qu'on reprenne à sou gre, et quiconque a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de sa vie.

Je trouve aussi que c'est une folie de vouloir étudier le inonde en simple spectateur. Celui qui ne pre'tend qu'observer n'observe rien , parce qu'étant inutile dans les aPiaires et importun dans les plaisirs , il n'est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu'au- tant qu'on agit soi-m^uie ; dans rccoie du monde comme dans celle de l'amour, il faut commencer par pratiquer ce qu'on veut apprendre.

(^uel parti prendrai-je donc, moi e'tran- ger , qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays, et que la différence de religion em- pêcherait s€i.le d'y pouvoir aspirer à rien ? Je suis réduit à m'abaisser po-ur ui'instruire , et ne pouvant jamais être un houîme utile, à tâcher de me rendre un homuie amusaut. Je ui'exerce , autant qu'il est possible, à de- venir poli sans fausseté' , complaisant sans bassesse, et à prendre si bien ce qu'il y a

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do J)0)i (la)is ia socictc- , que jV puisse être ^oiiflcrt saas cm adopter les vices. Tout homms oisif qui veut voir le inoiid<; doit au iiioius en prcudrc les manières ;usqu"à certain point; car de quel droit e: igerait-on d'être admis parmi des gens à qui i'ou n'est bon à rien , ct?iqul l'on n'aurait pas l'art de plaire ? JNlais aussi quand il a trouve' cet art, on ne lui en demande pas davantaj;e, sur-tout s'il est étranger. Il peut se dispenser de prendre part aux cabales, aux intrigues, aux démêles; s'il se coAiportc honnêtement envers chacun , s'il ne donne à certaines femmes ni exclusion ni préférence ,s'ilgarde iesccretd^e chaque société il est reçu, s'il n'étale [>oiat les ridicule» d'une maison dans une autre, s'il évite les oonhdences, s'il se refuse aux tracasseries, s'il garde par-tout une ccrtainedignité, il pourra ^oir paisibleuicnt le iiionde , conserver ses mœurs , sa probité , sa franclîise même , pourvu qu'elle vienne d'nn esprit de liberté et non d'un esprit de parti. Voilà ce q>vc j'ai tache de faire par l'avis de quelques gens éclairés que j'ai choisis pourguidis parmi les connaissances que m'a donn-ées miiord JJdouard. J'ai donc commencé d'être admis dans les soclcJéa nioias nombreuse s et phts

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choisies. Je iic m'étais ironvé iusqu'à-prc'sent qu'à des dhicrs lëgles , l'on ne voit de icuiinc que la inaîtrcsse de la maison , tovis les désœuviës de Paris sont reçus pour peu qu'on les connaisse, chacini paie comme il peut sou dîucr eu esprit ou en flatterie, et dont le ton bruyant et confus ne diffère pa$ beaucoup de celui des tables d'auberges.

Je suis maintenant initié à des mystères plus secrets. J'assisteà des soupers prie's , la porte est fermée à tout survenant, et l'on est sûr de ne trouver que des gens qui con- viennent tous, sinon les uns aux autres, au moins à ceux qui les reçoivent. C'est que les femmes s'observent moins, et qu'on peut commencera les e'tudier ; c'est que règ'^cnt plus paisiblement des propos plus fins et plus satiriques ; c'est qu'au-lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des promotions, des morts, des mariages dont on a parlé le matin , on passe discrètement en revue les anecdotes de Paris , qu'on dévoile tous les évèueinens secrets de la chronique scanda- leuse , qu'on rend le bien et le mal également plaisans et ridicules, et que, peignant avec art et selon l'intérêt particulier les caractères des personnages j chaque iuterlocutcur sans

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V penser peint cucorc beaucoup mieux le s!!pn ; c'est qu'un reste de circonspection fait inventer devant les laquais un certain langage entortillé, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la rend seulement plus amère ; c'est là, en un mot, qu'on affile avec soin le poignard, sous pré- texte de faire moins de mal, mais en effet pour l'enfoncer plus avant.

Cependant, à considérer ces propos selon nos idées, on aurait tort de les appeler sati- riques ; car ils sont bien plus railleurs que mordans, et tombent moins sur le vice que sur le ridicîile. En général la satire a peu de cours dans les grandes villes, ce qui n'est que mal est si simple que ce n'est pas la peine d'en parler. Que reste-t-il à bkrlner la rtu n'est plus cstime'c, et de quoi médirait-on quand on ne trouve plus de mal à no i ? à Paris siu-tout l'on ne saisit le? c!jn-cs que par le côté plaisant, tout ce qui do.t allu- mer la colère et l'indignation est ir, r.ours mal reçu, s'il n'est mis en cha:ison ou en épigramme. Les jolies femmes n'aimeni pouit à se fâcher ; aussi ne se fàchcnt-cllc:- d.- rien ; elles -aiment à rire; et comme li n\ a pas le mot pour rire au crime, les fripons saut

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on se fait réciproquement et selon lc?;onlda trnips mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus sot n'est pas celui qui brille to moins , tandis qu'un tiers mal instruit eit réduit à IVnnni tt au silence, ou à rire de ce qu'il n'entend point. Voilà, hors le (ctc- à-tcte qui m'est et me sera toujours inconiui, tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux dans les liaisons de ce pays.

Au milieu de tout cela , qu'un lionime do poids avance un [»ropn» j^:ave ou agilr un« question sérieuse, aussitôt rattentjon com- mune se IJxc a ce nouvel objet ; liommc» , Jciumcs, vieillards , jeunes gens, ta*JS *c pri- ent à le considérer par toutes >cs face», et on est cLcjnné du sens et de la raison qui

rteiit comme à l'euvi du toutes ces Ictes Lies. (</) Un point de morale iic serai»

) Pourvu , toutefois » qu'une plaisnntene

vue ne vieirne pn^ déranger cette gravite ;

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ilc la foire. Les acteurs déraugés

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d'iionnétes gens comme tout le monde ; mais malheur à qui prête le flanc au ridicule, sa caustique empreinte est ineffaçable ; il ne déchire pas seulement les mœurs, la vertu, il marque jusqu'au vice même ; il fait ca- lomnier les me'chans. Mais revenons à nos soupers.

Ce qui m'a le plus frappe' dans ces socie'tes d'clite , c'est de voir six personnes ciioisies exprès pour s'entretenir a-;réablcment ensem- ble , et parmi lesquelles régnent même le plus souvent des liaisons secrètes , ue pouvoir rester une heure entre elles six , sans y faire intervenir la moitié de Paris , comme si leurs cœurs n'avaient rien à se dire , et qu'il n'y eût personne qui méritât de les intéresser.

Te souvient-il , ma Julie ^ comment, eu soupant chez ta cousine ou chez toi, nous savions, en dépit de la contrainte du mys- tère, faire tomber rcutrctlevi sur dei sujets qui eussent du rapport à nous , et comment à chaque rét^exion touchante , à chaque allu- sion subtile, uu regard plus vif qu'un éclair , \\\\ soupir plutôt deviné qu'aperçu , en por- tait le doux sentiment d'un cœur à l'autre ?

Si la conversation se tourne par ha.sard sur le» convive- , c'est comuuinéuicut dans uii

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Gcrtaiii )argû:i de société dont il fiint avoir ia clef pour rentciidrc. A l'aide de ccchillrc, on se fait re'ciproqiicmeiit et sclcii le goût du ti'inps mille iiiauva:i5v.s plaisanteries, durant lesquelles le plussot n'est pas celuiqni brille le inoins , tandis qu'un tiers mal instruit est réduit à l'ennui et au silence, ou à rire de ce qu'il n'entend point. Voilà, liors le tcte- à-tcte qui m'est et me sera toujours inconnu, tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux dans les liaisons de ce pa3s.

Au milieu de tout cela , qu'un bomtue de poids avance un propos ^y.ave ou agite une question sérieuse , aussitôt l'attention com- mune se fixe a ce nouvel obict ; bomnics , femmes, vieillards , jeunes gens, to-us se prê- tent à le considérer par toutes ses faces, ek l'on est étonne' du sens et de la raison qui sortent comme à l'envi de toutes ces têtes folâtres, (y) Un point de morale ne serait

( î ) Pourvu , toutefois , qu'une plaisanterie imprévue ne vienne pas déranger cette gravité ; car alors chacun renclïérit ; tout part à Tinstant, et il n*y a plus moyen de reprendre le ton sé- rieux. Je me rappelle un certain paquet de gim- blottei qui troubla si plaisamment une repré- «entation de ia foire- Les acteur» dérangés

T22 LA NOUVELLE

pas mieux discuté dans unç société de phi- losophes que dans celle d'une jolie feuime de Paris ; les conclusions y seraient même sou- vent moins sévères : car le philosophe qui veut agir comme il parle, y regarde à deux fols ; mais ici toute la morale est un pur verbiage , on peut être austère sans consé- quence , et l'on ne serait pas fâché , pour rabattre un peu l'orgueil philosophique , de mettre la vertu si haut que le sage même n'y pût ateindre. Au reste, hommes et fem- mes, tous , instruîtspar l'expérience du m.onde et sur-ioat parleur conscience, se réunissent pour penser de leur espèce aussi mal qu'il est possible ; toujours philosophant triste- ment , toujours dégradant par vanité la na- ture hmnaine , toujours cherchant dans quel- que vice la cause de tout ce qui se fait de bien , toujours d'après leur propre cœur médis^int du cœur de l'homme.

Malgré cette avilissante doctrine , un des sujets favoris de ces paisibles entretiens c'est

n'étaient que des animaux ; mais que de chor>es sont girablettes pour beaucoup d'hommes î On Sii*t oui Fontenelle a voulu peindre dans l'histoire des Tyrintiens,

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le senllmont; iiu)t par lequel il ne faut pas entendre un epanclicmcnt aB'ecîueiix dans le sein de l'auionr on de l'aniitie ; cela serait" d'une fadeur à mourir : c'c^t le sentiment mis en grandes maximes ge'ncralcs et quiiitessen- cle' par tout ce que la metapliysique a de plus subtil. Je puis dire n'avoir de ma vie OUI tant parler du sentiment , ni si peu com- pris ce qu'on en disait. Ce sont des rauneinens inconcevables. O Julie ! nos cœurs grossiers n'ont jamais rien su de toutes ces belles maximes, et j'ai peur qu'il n'en soit du sen- timent chez les gens du inonde comme à.' Ho- mère chez les pe'dans , qui lui forgent mille beautés chimériques , faute d'apercevoir les véritables. Ils dépensent ainsi tout leur sen- timent en esprit, et il s'en exhale tant dans le discours qu'il n'eu reste plus pour la pra- tique. Heureusement , la bienséance y supplée, et l'on fait par usage à-pcu-près les mêmes choses qu'on ferait par sensibilité ; du moins tant qu'il n'eu coûte que des formules et quelques :^cnes passagères , qu'on s'impose pour faire bien parler de soi; car quand les sacrifices vont jusqu'à gêner trop long-temps ou à coûter trop cher, adieu le sentiment, la bieusédnce u'ej exige pas jusque-là. A

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cela près, ou ne saurait croire a quel point toutest compassé, mesure , pesé dansée qu'ils appcllcïit des procédés ; tout ce qui n'est plus dans les ^eutimcns , ils l'ont mis en règle , et tout est règle parmi eux. Ce peu- ple imitateur serait plein d'originaux qu'il serait impossiule d'en rien savoir ; car nul lioinme n'ose cire lui-même. Ilfaiitfaij-e ccimne les autres ^ c'est la première maxiiiio de la sagesse du pays. Cela se fait , cela ne se fait pas f voilà la décision suprême.

Cette apparente régularité donne aux usa- ges communs Tair du monde le plus comique , même dajis les choses les plus sérieuses. On sait à point nomuié quand il faut envoyer savoir des nouvelles ; quand il faut se faire écrire, c'est-à-dire faire une visite qu'on ne fait ])as ; quand il faut la faire soi-même : quand il est permis d'être cliez soi ; quand on doit n'y pas être quoiqu'on y soit; quelles offres l'un doit faire ; quelles offresTautre doit rejeter ; quel degré de tristesse on doit prendre àtelleou telle mort; (r) combien de tempson

( r) S'afiliger à la mort de quelqu'un est un sen- tiii'oiit d'humanité et un témoignage de bon na- turel, raaiî non pas un flevf.'ir de vertu , ce quelqu'un fût-il niém» noirs père. Q;acon(pic

d o.i £

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cloît pleurer à la campagne ; le jour l'on peut revenir se consoler à la ville ; l'heure et la minute oii l'affliction permet de donnef le bal ou d'aller au spectacle. Tout le monde Y fait à-la-fois la même chose dans la même circonstance : tout va par temps comme le» inouvemens d'un régiment en bataille : vous diriez que ce sont autant de marionettca clouées sur la même planche, ou tirées pac le même iil.

Or , comme il n'est pas possible que tons ces gens qui font exactement la même chose , soient exactement afîectês de même, il est clair qu'il faut les pénétrer par d'autres moyens pour les connaître ; il est clair quo tout ce jargon n'est qu'un vain formulaire, et sert moins a. juger des mœurs que du to?i qui règne à Paris. On apprend ainsi les propos qti'on y tient , mais rien de ce qui peut servir à les appi-écier. J'en dis autant de la plupart des écrits nouveaux ; j'en did autant de la scène même , qui depuis J/o//tV^ est bien plus uu lieu se débitent de jolies

en pareil cas n'a point d'alTli'^rion dans le reçut n'en doit point montrer au-dehors ; car il est beaucoup plus essentiel de fuir la fausseté qu« de s'asservir aux blensétvn'-es,

Nouvelle Héloise. Tome II. I

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co7iversations , que la repiTsentatlon de la vie civile. Il y a ici trois théâtres , sur deux des- quels ou représente des êtres cliime'riques , savoir sur l'uu , des arlequins , des panta- lons , des scaramouches ; sur l'autre , des dieux , des diaiiles , des sorciers. Sur le troi- sième ou représente ces pièces immortelles dont la lecture nous fesait tant de plaisir, et d'autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps sur la scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques , mais peu touchantes ; et si l'on y trouve quelques sentimens natu- rels et quelque vrai rapport au cœur humain , elles n'offrent aucune sorte d'instruction sur les mœurs particulières du peuple qu'elles amusent.

L'institution de la tragédie avait chez ses inventeurs un fondement de religion qui suf- fisait pour l'autoriser. D'ailleurs, elleonVait aux Grecs un spectacle instructif et agréable dans les uialheurs des Perses leurs ennemis , dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'était délivré. Qu'on représente à Berne , à Zurich, à la Haye l'ancienne ty- rannie de la maison d'Autriche, l'amour de la patrie et de la liberté nous rendra ces pièces intéressantes ; inai.s qu'on me dise de quel

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usa^c sont ici les tragédies de Corneille , et ce qu'importe an peuple de Paris Pompée ou Sertorius'i Les tragédies grecques roulaient sur des evèncmcns réels ou re'putcs tels par les .spectateurs , et fondés sur des traditions historiques. 3Iais que fait une flamme he'- roïquc et pure dans l'ame des grands ? ne dirait- on pas que les combats de l'amour et de la vertu leur donnent souvent de mau- vaises nuits , et que le cœur a beaucoup à faire dans les mariages des rois ? Juge de la vraisemblance et de l'utilité de tant de pièces , qui rovdent toutes sur ce chiuiériquc sujet !

Quanta la comédie, il est certain qu'elle doit représenter au 7iaturcl les mœurs du peuple \^o\.vc lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses défauts , comme on ôtc devant un miroir les taches de son visage. Térencc et Plante se trom- perait dans leur objet ; mais avant eux jrlristopUaiie et Aîcnandre avaient exposé aux Athéniens les mœurs athéniennes ; et depuis , le seul Molière ])eignit plus naïve- ment encore celles des Français du siècle dernier à leurs pro[)res yeux. Le tableau a changé; u\ais il n'est plus revenu de peintre. Maintenant on coolc au théâtre les couver-

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satious d'une centaine de maisons de Paiisr Hors de cela , on n'y apprend rien des mœurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cents mille âmes dont il n'est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi- bien que des marquis ; Socrate fesait parler des cochers , menuisiers , cordonniers , ma- çons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air , se croiraient déshonorés s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier ; il ne leur faut que dès inter- locuteurs illustres , et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'élévation qu'ils ne peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs eux - mêmes sont devenus si délicats qu'ils craindraient de se compromettre à la comé- die, commeen visite , et ne daigneraient pas aller voir en représentation des gens de moin- dre condition qu'eux. Ils sont connue les seuls habitans de la terre ; tout le reste n'est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse , un suisse, un maître-d'hôtel, c'est être comme tout le monde. Pour élre ccmme tout le inonde il faut être comme trè.^-peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde;

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cesontdps])ourgeois , des bomines du peuple, des gens de l'autre moude , et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant néccssairo pour se conduire q\ie pour exister. Il y a coiunie cela une poignée d'impertinens qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers , et ne valent guère la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uni- quement que sont faits les spectacles. Ils s'y montrent a - la -fois comme représentes au milieu du tlie'âtre et comme reprcsenlans aux deux côtés ; ils sont personnages sur la scène et comédiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphère du moud? et des auteurs se rétrécit; c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité. On n'y sait plus mon- trer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et de chevaliers , et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du pcupleyestbrillant et magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des états qui serrent d'exemple aux autres , on le répand plutôt que de l'éteindre , et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches , va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fou qu'eux en les imitant. Voilà

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de quoi fut cause Molière lui-même -^ 11 cor- rigea la cour eu iufectaut la ville ^ et seji ridicules marquis fureut le preraivr modèle des petlts-maitres bourgeois qui leur succé- dèrent.

En ge'ne'ral il y a beaucoup de discours et peu d'actiou sur la scène française ; peut-être est-ce qu'en effet le Français parle encore plus qu'il n'agit ; ou du moins qu'd donne un bien plus grand prix à ce qu'on dit quà ce qu'on fait. Quelqu'un disait en sortant d'une d'une pièce de Denis le tyran : Je n'ai rien. vu, mais j'ai entendu force paroles. Voilà ce qu'on peut dire en. sortant des pièces fran- çaises. Racine et Corneille avec tout leur génie ne sont eux-mêmes que des parleurs , et leur successeur est le premier qui , à l'i- tnltationdes Anglais , ait osé mettre quelque- fois lascène en représentation. Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés , bien ronflans , l'on voit d'abord que le premier soin de chaque interlocuteur est tou- jours celui de briller. Presque tout s'énonce en maximes générales. Quelque agités qu'ils puissent être , ils songent toujours plus au public qu'à eux-iuêmcs; une i^entence leur coûte moins qu'un sentiment \ les pièces de

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Racine et de Molière (5-) exceptées , le jti est presque aussi scrupuleusement bauui de la scène française que des e'crits de Port-Royal, et les passions humaines , aussi modestes que l'huniilité chrelienuL , n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaiRc dignité maniérée dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais a la passion de parler exactementson langage, ni àl'auteur de levétii* son personnage et dose transporter au lieu de la scène ; mais qui le tient toujours enchaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font- elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes ; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le cœur, non coutentd'observerla décence en tombant comme Pollxene , il ne tombe point ; la décence le maintient debout après sa mort.

( * ) Il ne faut point associer en ceci Molière à Racine , car le premier est , comme tous le» autres , plein de maximes et de sentences , sur-tout dans ses pièces en vers : mais chez Racine tout est sentiment, il a su faire parler chacun pour soi; et c est en cela qu'il est vraiment unique parmi les auteurs dramatiques de sa natioiî.

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%Zt LA X O U V E i L E

et tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant d'après sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l'illu- gion , et n'v veut que de l'esprit et des pen- sées ; il fait cas de l'agrément et ncn de l'i- initation , et ne se soucie pas d'être séduit pourvu qu'on l'amuse. Personne ne va au 623ectacJe pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l'assemblée, pour eu être vu, pour ïamasscr de quoi fournir au caquet après li pièce ; et l'on ne songe a ce qu'on voit que pour savoir ce qu'on eu dira. L'acteur pour eux est toujours l'acteur , jamais le person^ nage qu'il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n'est point Auguste c\î»\.Ba7'on , la veuve de Pompée est Adrieiir- lie , Alzîre est Mlle. Gaussin ,etçe fier sau- vage est Granch'ah Les comédiens de leur côté négligent entièrement l'illusion dont ils voierit que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l'antiquité entre six rangs de jeunes parisiens ; ils calquent les modes fran- çaises sur l'habit romain ; on voit Cornélie çn pleurs avec deux doigts de rouge , Catcii poudré g blanc j et ^rutu^ eu panier. Tou^

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ecla ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces ; comnic on ne voit que l'ac- teur dans le pcrsoimage , on ne voit non plus que l'auteur dans le drame ; et ?i le costume est néglige' , cela se pardonne aisé- ment-, car on sait bien que Corneille n'était pas tailleur , ni Crébillon perruquier.

Ainsi de quelque sens qu'on envisage les choses , tout n'est ici que babil , jargon , pro- pos sans conséquence. Sur la scène comme dans le monde on a beau écouter ce qui se dit , on n'apprend rien de ce qui se fait ; et" qu'a-t-on besoin de l'apprendre ? si-tôt qu'un homme a parlé , s'informe-t-on de sa con- duite , n'a-t-il pas tout fait , n'est - il pas jugé ? L'iîonnéte - homme d'ici n'est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses , et un seul propos in- considéré , lâclié sans réflexion , peut faire à celui qui le tient un tort irréparable que lî'efl'aceraient pas quarante ans d'intégrité. Eu nn mot, bien que les œuvres des hora^ mes ne ressemblent guère à leurs discours , je vois qu'on ne les peint que par leurs dis- cours sans égard à leurs œuvres; je tois aussi qucdans une grande ville la société paraît plus douce , plus facile, plus sûre même que parmi

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des gens moins étudies ; mais les hommes y sont-ils eu effet plus humains , plus modérés , plus justes ? je n'en sais rien. Ce ne sont en- core là que des apparences , et sous ces de- hors si ouverts et si agréables , les cœurs sont peut-être plus cachés , plus enfoncés eu- dedans que les nôtres. Etranger , isolé , sans affaires , sans liaisons , sans plaisirs , et ne voulant rai'en rapporter qu'à moi , le moyen de pouvoir prononcer ?

Cependant je commence à sentir l'ivresse cette vie agitée et tumultueuse plonge ceux qui la mènent, et je tombe dans uu étourdissemcnt semblable à celui d'un homme aux yeux duquel on fait passer rapideruent une uiultitude d'objets. Aucun de ceux qui me frappent n'attache mon cœur, mais tous ensemble en troublent et suspendent les affections , au poiut dcn oublier quelques instans ce que je suis et à qui je suis. Chaque jour en sortant de cliez luoi j'enferme mes seutimens sous la clef, pour en prendre d'au- tres qui se prêtent aux frivoles objets qui m'attendent. Insensiblement je juge et rai- sonne comme j'entends juger et raisonner tout le monde. Si quelquefois j'essaie de secouer les préjugéià et de voir les choses

Tl K L O X s E. i:^i

comme elles sont , à l'instaiit je suis écrase d'ini certain verbiage qui ressemble beau- coup à (lu raisonnement. On me prouve avec évidence qu'il n'y a que le demi-philosophe qui regarde à la réalité des choses; que le vrai sage ne les considère que par les appa- rences; qu'il doit prendre les préjuge's pour principes , les bienséances pour lois ^ etquo la plus sublime sagesse consiste à vivre connue les fous.

Force' de changer ainsi l'ordre de mes aiïcc-» lions morales, forcé de donner un prix à des chimères , et d'imposer silence à la nature et à la raison , je vois par-là défigurer ce divin modèle que je porte au-dcdans de moi, et qui servait à-ia-fois d'objet a mes désirs et de règle à mes actions ; je flotte de ca- price en caprice , et mes goûts étant sans cesse asservis à l'opinion , je ne pnlô être sur unseul )Our de ce que j'aimerai le lendemain.

Confus , humilié , consterné , de sentir dégrader en luoi la nature Je l'homme , et me voir ravalé si bas de cette grandeur in- térieure , nos cœurs enllanunés s'élevaient réciproquement, je reviens le soir pénétré d'une secrète tristesse , accable d'un dégoût mortel , et le' cœur vide et gonflé comme

1 6

î36 LA N O U V R L L E

un ballon reiupli d'air. O amour! ô purssen*

tiniens que je tiens de lui! avec quel

charme je reutre eu moi-même ! avec quel transport j'y retrouve encore mes premières aîTcctions et ma première dignité ! Combien ie m'applaudis d'y revoir briller dans tout son éclat l'image de la vertu , d'y contenir plcr la tienne, ô Julie ^ assise sur un trône de gloire et dissipant d'un souffle tous ces prestiges ! Je sens respirer mon ame opressée , je crois avoir recouvré mon «sistence et ma vie , et je reprends avec mou amour tous îcs sentimcns sublipies qui le rendent digne de sou objet.

LETTRE XVIII,

V E JULIE.

%3 E viens , mon bon ami , de jouir d'un des plus d oux spectacles qui puissent jamais charr- pier mes yeux. La plus sage , la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne et la meilleure des fennues. L'honnête-homme, dont elle a comblé les vœux , plein d'e.-timei et d/amour pour elle 3 ue respire ^iie ^ouy

H E L O I s E. 13/

la chérir , l'adorer, la rciidrc heureuse , et je goûte le cliarme inexprimable d'être téuioiu du bonlieur de mou auiie , c'est-à-dire de le partager. Tu a y seras pas moins sensible, j'en suis bleu sure , toi qu'elle aima toujours si teudreincutjtoi qui lui fus cher presque dès sou enfance, et a qui tant de bienfaits loiit rendre encore plus chère : oui , tous les scntimens qu'elle éprouve se fout sentir à nos cœurs comme au sien ; s'ils sont des plaisirs pour elle , ils sont pour uous des consolations; et tel est le prix de l'amitié qui uous joint , que la félicite' d'un des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres. Ne nous dissimulons pas pourtant que cotte amie incomparable va uous échapper en partie. La voilà dans uu nouvel ordre de choses ; la voilà sujette à de nouveaux en- gagemcus , à de nouveaux devoirs ; et sou cœur qui n'était qu'à uous se doit mainte- liant à d'autres affections auxquelles il faut que l'amitié cède le premier rang. Il y a plus , mon ami , uous devons de notre part devenir plus scrupuleux sur les lémo-, na^es de son zèle ; nous ne devons pas seulement consulter son attachement pour nous , et le hesoiu ^ue uqus ayous d'elle . mais ce (jui

i33 LA NOUVELLE

convient à son nouvel e'tat,et ce qui peut agre'er ou déplaire à son mari. Nous n'avons pas besoin de chercher ce qu'exigerait en pareil cas la vertu ; les lois seules de Tamitié suffisent. Celui qui, pour son intérêt particu- lier, pourrait compromettre un ami ^ méri- terait-il d'en avoir ? Quand elle était fille , elle était libre , elle n'avait a répondre de ses démarches qu'à elle-même ; et l'honnêteté de ses intentions suffisait pour la justifier à ses propres yeux. Elle nous regardait eonune deux époux destinés l'un à l'autre , et sou cœur sensible et pur, alliant la plus chaste pudeur pour elle - même à la plus tendre coTnpassion pour sa coupable amie, elle cou- vrait ma faute sans la partager : mais à pré-, sent tout est changé ; elle doit compte de sa conduite à un autre : elle n'a pas seulement engaç^d ■:a foi, elle a aliéné sa liberté. Dépo- sitaire ei; même-temps de l'honneur de deux personnes ^ il ne lui sulTit pas d'être honnête , il faut encore qu'elle soit honorée; il ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien , il faut encore qu'cl!^ ne fasse rien qui ne soit ap- prouvé: une femme vertueuse ne doit pas seulement mériter l'estime de son mari , mais l'obtenir; s'il la blâme , elle est blâmable ; et

H É L O i s E. 1^9

fût-elle innocente, elle a tort si-tôt qu'elle est soupçonnée, car les apparences iiicnies sont au nombre de ses devoirs.

Je ne vois pas clairement si tontes ces raisons sont bonnes , tu en seras le juge ; mais un certain sentiment intérieur m'aver- tit qu'il n'est pas bon que ma cousine con- tinue d'être ma conridente , ni qu'elle me le dise la première. Je me suis souvent trouvée en faute sur mes raisouncmcns , jamais sur les mouvemciis secrets qui me les inspirent, et cela fait que j'ai plus de conliauce à moti instinct qu'à ma raison.

Sur ce principe j'ai déjà pris «n prétexte pour retirer tes lettres , que la crainte d'une surprise me fe.*^ait tenir chez elle. Elle me les a rendues avec un serrement de cœur que le mien m'a fait appcrce voir , et qui m'a trop confirme que j'avais fait ce qu'il fallait faire. Nous n'avons point eu d'explication , mais nos regards en tenaient lieu ; elle m'a em- brassée en pleurant : mais nous sentions, sans nous rien dire , combien le tendre langage de l'amitié a peu besoin du ^;ecours des paroles,

A l'égard de l'adresse à substituer à la sienne , j'avais songé d'abord à celle de Fanchon Anet ^ et c'est bien la voie la plus

T40 LA NOUVELLE

siite que nous |30urrions choisir ; maissi cette jeune femme est dans un raug plus bas que ma cousine , est- ce une raisoi d'avoir moius d'cgards pour cilc en ce qui concerne l'hon- iiéteté ? n'est-il pas à craindre , au contraire , que des seutiniens moins élevés ne lui ren- dent mon exemple plus dangereux; que ce qui n'était pour l'une que l'effort d'une amitié sublime ne soit pour l'autre un commence- ment de corruption , et qu'en abusant de sa reconnaissance je ne force la vertu même à servir d'instrument au vice ? Ali ! n'e^^t - ce pas assez pour moi d'être coupable sans me donner des complices , et sans aggraver mes fautes du poids de celles d'autrui ? N'y pen- sons point , mon ami ; J'ai imaginé un autre expédient beaucoup moins sûr , à la vérité, ruais aussi moins répréhensible , en ce qu'il ne compromet personne et ne nous donne aucun confident ; c'est de m'écrire sous un nom en l'air , comme par exemple , M. du Sosquet et de mettre une enveloppe adressée à Regiajiino que j'aurai soin de prévenir. AÂnsv liegiaiiino lui -même ne saura rien; il n'aura tout au plus que des soupçons qu'il n'oserait vérifier , car miIordii^o;/^/-<ide qui dépend sa fortune m'a répondu de lui. Tau-

H K LOIS E. T4t

dis que notre conespondaiicc continuera pur cette voie , je verrai si Ton [iciit reprendre celle qui nous servit pendant le voyage du Valais , ou quelqu'autre qui soit permaiieuto et sûre.

Quand je ne connaîtrais pas l'ctat de ton cœur, je m'appercevrais , par l'humeur qui règne dans tes relations , que la vie que tu mènes n'est pas de ton goût. Les lettres de M. de lUurah dont on s'est plaint en France étaient moins sévères que les tiennes ; comme un enfant qui se dépite contre ses maîtres , tu te venges d'être obligé d'étudier le monde sur les premiers qui te l'apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te révolter est celle qui pré- vient tous les étrangers , savoir l'accueil des Français et le ton général de leur société, quoique de ton propre aveu tu doives person- ne.ileiuent t'en louer. Je n'ai pas oubliéla dis- tinction de Paris en particulier et d'une grande ville en général ; mais je vois qu'ignorant ce qui convient à l'un ou à l'autre tu fais ta cri- tique a bon compte , avant desavoir si c'est une médisance ou une observation. Quoi qu'il en soit , j'aime la nation française, et ce n'est pas m'obliger que d'en mai parler. Je .

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y 'ont- ilsuioiiis ji.vinrotlriirchrinin .' i moi tous les Anglais ne sont pa» des l,,,u> J':douards,tK tout les Français ne rrwem- Mrnlpasi ces braui dî,eur»' qui te cleplai-

»rnt si fort. Tente , essaie . fais quelques epreu- ▼<-'» , ne fut-ce que pour approfondir les mrrurs, et juger à l'œuvre ces pens qui par- lent si bien. Le |>crede ma cousine dit que In connais la constitution de l'empire et les inlcrcts des princes. Milord Edouard trouve

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142 LA NOUVELLE

dois aux bons livres qui nous vienneut d'elle la plupart des instructions que nous avons prises ensemble. Si notre pays n'est plus bar- bare , à qui en avons-nous l'obligation ? Les deux plus grands , les deux plus vertueux des modernes, Catlnat , Fénélon , étaient tous deux français. Henri IP^'^lc roi que j'aime , le bon roi , l'était. Si la France n'est pas le pays des hommes libres , elle est celui des hommes vrais ;etcette liberté vautbien l'autre aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l'étran- ger,lcs Français lui passent même la vérité qui ics blesse , et l'on se ferait lapider à Londres si l'on y osait dire des Anglais la moitié du mat que les Français laissent dire d'eux à Paris. Mon père, qui a passé sa vie en France, ne parle qu'avec transport de ce bon et aima- ble peuple. S'il y a versé son sang au service du piiuce , le prince ne l'a point oublié dans sa retraite , et l'honors encore de ses bien- faits ; ainsi je nie regarde comme intéressée à la gloire d'un pays mon père a trouvé la sienne. 3Ion ami , si chaque peuple a ses bon- nes etses mauvaises qualités , honore avi moins la vérité qui loue , aussi-bien que la vérité qui blâme.

Je te dirai plus ; pourquoi perdrais -tu en

H Ê L O ï s E. 14^

visites oisives le temps qui te reste a passer aux lieux tu es ? Paris cst-il moins que Louches le théâtre des talcus , et lesétraugers y fout- ilsmoius aiséxncatleur chemin ? crois- inoi tous les Anglais ne sont pas des lords Jildouards . et tous les Français ne ressem- Lient pas à ces beaux diseurs qui te déplai- sent si fort. Tente , essaie , fais quelques épreu- ves , ne fut-ce que pour approfondir les mœurs, et juger à l'œuvre ces gens qui par- lent si bien. Le porc de ma cousine dit que tu connais la constitution de Tempire et les intérêts des princes. Milord Edouard trouve aussi que tu n'as pas mal étudié les principes delà politique et les divers systèmes de gou- vernement. J'ai dans la tête que le pays du monde dix le mérite est le plus honoré est celui qui te convient le mieux, et que tu n'as besoin que d'être connu pour être employé. Quant à la religion , pourquoi la tienne te nuirait - elle plus qu'à un autre ? la raison n'est - elle pas le préservatif de l'intolérance et du fanatisme ? est -on plus bigot eu France qu'en Allemagne? et qui t'empêche- rait de pouvoir faire à Paiis le même che- min que M. de St. Saphorin a fait à Vienne ? si tu considères le but , les plus prompts

Î44 I^ A NOUVELLE

essais ue doivent-ils pas accélérer les succès ?sî tiicompareslcs moyens , n'est-il pasplushon- néte encore de s'avancer par ses taicns que par ses amis ? 8i tu songes.... ah ! cette uier. . . un plus long trajet..,, j'aimerais mieux l'An- gleterre , si Paris était au-delà-

A propos de cette grande ville , oserais-je relever une aftectation que je remarque dans tes lettres ? toi qui me parlais des V'alaisanes avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rieu des Parisiennes ? Ces femmes galantes et cé- ièbres valent-elles moins la peine d'être dé- peintes que quelques montagnardes simples et grossières ? craiiis-tn peut-être de U3e don- ner de l'inquiétude par le tableau des plus séduisantes personnes de l'univers ? Désabuse- toi , mon ami ; ce que tu peux faire de pis pour mon repos est de ne me point parler d'elles; et quoi que tu m'en puisses dire, ton silence à leur égard m est beaucoup plus sus- pect que tes éloges.

Je serais bien aise aussi d*avoirun petit mot sur l'opéra de Paris , dont on dit ici des mer- ■veilles(/) ; car eniin la musique peut être

i t ) J'aurais bien mauvaise o]:)inion de ceux qui conuoissant le caractère et la situation de

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tîiaiivaisp, et le spectacle avoir ses beautés ; s'il n'eu a pas, c'est un sujet pour ta inédi- sance , et du moins tu n'oQcuscras personne. Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'à l'occasion delà noce, il m'est encore venu ces jours passés deux épouseurs connue parren- dcz-vous. L'un d'Yverdun , gîtant , chassant de château en château ; l'autre du pays alle- mand par le coche de Berne. Le premier est une manière de petit-maître , parlant assez résolument pour faire trouver ses reparties spirituelles a. ceux qui n'en écoutent que le ton. L'autre est un grand nigaud timide , non decette aimable timiditéqui vientde la crainte de déplaire , mais de l'embarras d'un sot qui ne sait que dire, et du mal -aise d'un libertin qui ne se sent pas à sa place auprès d'une hon- nête fille. Sachant très- positivoment les iji- tentions de mon père au sujet de ces deux mes- sieurs, j'use avec plaisir de la liberté qu'il me laisse de les traiter à ma fantaisie , et je ne crois pasque cette fantaisie laisse durer long-

J'.d'-e ^ ne devineraient pas à l'instant que cette ciriosité ne vient point d'elle. On verra bien- lôt que son amant n'y a pas été trompé ; s'i'l l'fùt été, ii ne l'aurait plus ajmée.

146 LA NOUVELLE

temps celie qui les amène. Je les liais d'oser attaquer un cœur tu lègues , saus armes pour te le disputer ; s'ils en avaient , je les haïrais davantage encore , mais les pren- draient-ils , eux et d'autres, et tout l'univers 2 Non , non , sois tranquille , mon aimable ami. Quand jeretrouverais un mérite égal au tien , quand il se prc'icn ternit un autre toi-même, encore le premiei venu serait-il le seul écouté. Ne t'inquiète donc point de ces deux espèces dont je daigne à peine te parler. Quel plaisir j'aurais à leur mesurer deux doses de dégoût si parfaitement égales qu'ils prissent la réso- lution de partir ensemble comme ils sont venus, et que je pusse t'appreudre à -la-fois le départ de tous deux.

M. de Croiizns vient de nous donner una réfutation des épitrcs de Pope , que j'ai lue avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a raison ; mais )e sais bien que le livre de M. de Croulas ne leia jamais faire une bonne action , et qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tenté de faire eu quittant celui de Pope. Je n'ai point , pour moi , d'autre manière de juger de mes lectures que de sonder les dispositions elles laissent înou ame , et j'imagine à peine quelle sorte

H É L O 1 s E. 147

de Ijonte peut avoir un livre qui ne porte point SCS lecteurs an J)ien (//).

Adieu, mon trop cher ami ; je ne vou- drais pas finir si-tôt , mais on m'attend , on lu'appellc. Je te quitte à regret , car je suis gaie et j'aime à partager avec toi mes plai- sirs ; ce qui les anime et les redouble est que ma mère se trouve miciiK depuis quel- ques jours ; elle s'est sentie assez de force pour assister au mariage , et servir de mère il sa nièce , ou plutôt à sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge de moi , qui méritant si peu de la conserver tremble toujours de la perdre. En vérité elle fait les honneurs de la fcte avec autant de grâce que dans sa plus parfaite santé ; il semble même qu'un reste de langueur rende sa naïve politesse encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mère ne fut si bonne , si charmante , si digne d'être ado- rée !.... Sais-tu qu'elle a demandé plusieurs fois de tes nouvelles à M. ^'Orbe ? quoi- qu'elle ne me parle point de toi, je n'ignore

(u) Si le lecteur approuve cette règle , et qu'il i^cn serve pour juger ce recueil , l'éditeur n'ap- pelerapas de son jugement.

!f43 LA IST O U V E L L E

pas qu'elle t'aiiue, et que si jamais elle était écoutée, ton bonheur et le iiiieu seraient soTi premier ouvrage. Ahl si ton cœur sait être sensible , qu'il a besoin de l'être et qu'il a de dettes à payer !

LETTRE XIX,

^ J V L I E.

T

iE?iS , ma Julie, gronde-moi , que* relie moi , bats-moi ; je souffrirai tout 5 mais je xxç^n continuerai pas moins à te dire ce que je pense. Qui sera le de-positaire de tous mes sentiraens , si ce n'est toi qui les éclaires , et avec qui mon cœur se per- mettrait-il de parler, .u tu refusais de l'en- tendre ? Quand je te rendscompte de mes ob- servations et de mes jugemens, c'est pour que tu les corriges , non pour que tu les approuves; et plus je puis commettre d'er- reurs , plus je dois me presser de t^eu ins- truire. Si je blâme les abus qui me frappent dans cette grande ville , je ne m'en excu- serai point sur ce que }e t'en parle en con- fideuce ; car je ne dis jamais rien d'un tiers

qu«

H Ê L O ï s E. 149

que je ne sois prêt à lui dire en face , et dans tout ce que je t'écris des Parisiens , je ne lais que répéter ce que je leur dis tous les jours à eux-iiiênies. lis ne m'en savent point mauvais gré ; ils conviennent de beaucoup de choses. Ilssc plaignaient de not^e Murait y je le crois bien ; on voit , on sent combien il les hait, jusque dans les éloges qu'il kur donne, et je suis ben trompé si même dans ma critique on n'aperçoit le contraire. L'es- time et la reconnaissance que m'inspirent leurs bontés ne font qu'augmenter ma fran- chise : elle peut n'être pas inutile à quel- ques-uns , et à la mianièrc dont tous sup- portent la vérité dans ma bouche , j'ose croire que nous sommes dignes , eux de l'en- teudre et moi de la dire. C'est en cela , ma Julie ^ que la vérité qui blâme est plus ho- norable que la vérité qui loue ; car la louajige ne sert qu'à corrompre ceux qui la goûtent, et les plusindignesen sont toujours les plusalfa- iués; mais la censure est utile et le mérite seul sait la supporter. Jeté le dis du fond de mon connr , j'honore le Français comme le seul peuple qui aime véritablement les hommes et qui soit bienfesant par caractère ; mais c'est pour cela même que j'en suis moins Aoui'elle Hélolse. Tome II. K

î5o LA NOUVELLE

disposé à lui accorder cette admiration gé- nérale à laquelle il prétend uiéme pour les défauts qu'il avoue. Si les Français n'avaient point de vertus , ^c n'eu dirais rien; s'ils u'a- Taicnt point de vices , ils ne seraient pas lionuues : ils ont trop de côtés louables pour être toujours loués.

Quant aux tentatives dont tu me parles , elles me sont impraticables , parce qu'il fau- drait emj)loyer pour les faire des moyens qui ne me conviennent pas et que tu m'as in- terdits toi-même. L'austérité républicaine n'est pas de mise en ce pays ; il y faut des vertus plus flexibles , et qui sachent mieux se plier aux intérêts des amis ou des protec- teurs. Le mérite est honoré , J'en conviens; mais ici les talens qui mènent à la réputa- tion ne sont point ceux qui mènentà la for- tune; et quand j'aurais le malheur déposséder ces derniers , Julie se résoudrait-elle à de- venir la femme d'un parvenu? En Angleterre , c'est tout autre chose, et quoique les mœurs y vaillent peut-être encore moins qu'en France , cela n'empêche pas qu'on n'y puisse parvenir par des chemins plus honnêtes , parce que le peuple ayant plus de part au gouvernement , l'estime publique y est uu

H E L O I s E. i5r

plus j^raiid moyen de crédit. Tu n'ignores pas que le projet de milord Edouard est d'employer cette voie en ma faveur , et le mien de justiBer son zèle. Le lieu de la terre je suis le plus loin de toi est celui je ne puis rien faire qui m'en rapproche. O Julie ! s'il est difficile d'obtenir ta main , il l'est bien plusde lame'riter , et voilà la noble tâche que l'amour m'impose.

Tu môtes d'une grande peine en me don- nant de meilleures nouvelles de ta mère. Je t'en voyais déjà si inquiète , avant mon dé- part, que je n'osais te dire ce que j'en pen- sais; mais je la trouvais inaigrie , changée, et je redoutais quelque maladie rlangereuse. Conserve-la moi , })arce qu'elle m'est chère , parce que mon eœur l'honore , parce que ses bontés font mon unique espérance , et sur-tout parce qu'elle est mère de ma Julie.

Je te dirai sur les deux épouseurs que je n'aime point ce mot , même par plaisante- rie. Du reste le ton dont tu me parles d'eux m'empêche de les craindre , et je ne hais plus ces infortunés , puisque tu crois les haïr. Mais j'admire ta simplicité de penser con- naître la haine. Ne vois-tu pas que c'est l'amour dépité que tu prends pour elle ? aissi

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i52 LA NOUVELLE

murmure la blanche colombe dont on pour- suit le bieu-aimé. Va , Julie ^ va fille incom- parable , quand tu porjrras haïr quelque chose , je pourrai cesser de t'aimer.

P. S. Que je te plains d'être obsédée pat ces deux importuns ! Pour l'amour de toi- même, hâte-toi de les renvoyer.

LETTRE XX.

DE JULIE,

M

o N ami , j'ai remis a M. à'Orhe un pa- quet qu'il s'est chargé de t'euvoyer à l'adresse de M. Silvestre chez qui tu pourras le re- tirer ; mais je t'avertis d'attendre pour l'ou- vrir que tu sois seul et dans ta chamîjre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meublé

a ton usage.

C'est une espèce d'amulette que les amans portent volontiers. La manière de s'en servir est bizarre ; il faut la contempler tous les matins un quart-d'heure jusqu'à ce qu'on se sente pénétré d'un certain attendrisse- ment. Alors on l'applique sur ses yeux, sur sa bouche et sur sou cœur ; cela sert, dit-on ^

H É L O ï s E. t53

cic préservatif durant la iounice contre le ïïiauvais air du pays galant. On attribue encore à ces sortes de talismans une vertu électrique très-singniière , mais qui n'agit qu'entre les amans fidclles. C'est de commu- niquer à Viui l'impression des baisers de l'autre à plus de cent lieues de-là. Je ne garantis pas le succès de l'expérience; je sais seulemeut qu'il ne tient qu'à toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galans ou prctendans , ou comme tu voudras les appe- ler , car désormais le nom ne fait plus rien à la chose. Ils sont partis : qu'ils aillent eu paix; dopnis que je ne les vois plus , je ne les hais plus.

LETTRE XXI.

y^ JULIE.

JL u l'as voulu, Julie , il faut donc te les de'peindrc , ces aimables Parisiennes ? or- gueilleuse! cet hommage manquait à tes char- mes. .Avec toute ta feinte jalousie , avec ta modestie et ton amour^ je vois plus de vanit«

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î54 LA NOUVELLE

qne de crainte cachée sous cette curiosité. Quoi qu'il en soit , je serai vrai : je puis l'être ; je le serais de meilleur cœur si j'avais da- vautaj^e à louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes ? que n'ont-elles assez d'at- traits pour rendre un nouvel honneur aux tiens ?

Tu te plaignais de mon silence ? mon Dieu , que t'auiais-je dit ? En lisant cette lettre tu sentiras pourquoi j'aimais à te par- ler des Valaisanes tes voisines , et pourquoi je ne te parlais point des femmes de ce pays. C'est que les unes me rappelaient a toi sans cesse, et que les autres.... lis , et puis tu me jugeras. Au reste peu de gens pensent comme moi des dames françaises , si même ]e ne suis sur leur compte tout-à-fait seul de mon avis. C'estsur quoi l'équité m'oblige à te prévenir, afin que tu saches que je te les représente , non peut-être comme elles sont, mais comme je les vois. Malgré cela , si je suis iu^uste en- vers elles , tu ne manqueras pas de me censu- rer encore , et tu seras plus Injuste que moi; car tout le tort en est à toi seule.

Commençons par l'extérieur. C'est à quoi s'en tiennent la plupart des observateurs. Si je les imitais en cela^ les fejniues de ce pays

H É L O ï S E. i55

auraient trop à s'en plaindre ; elles ont un extérieur de caractère aussi-bien que de vi- sage ; et comme l'un ne leur est guère plus favorable que l'autre , on leur fait tort ea lie les jugeant que par-là. Elles sont tout au plus passables de figure et généralement plu- tôt mal que bien ; je laisse à part les excep- tions. Menues plutôt que bien faites , elles n'ont pas la taille fine, aussi s'attachent-elles Yolontiers aux modes qui la déguisent ; eu quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays , de vouloir bien iuiiter des mo- des faites pour cacher des défauts qu'elles n'ont pas.

Leur démarche est aisée et commune. Leur port n'a rien d'alfecté , parce qu'elles n'ai- ment point à se gêner; mais elles ont natu- rellement une certaine disinçoltura qui n'est pas dépourvue de grâces, et qu'elles se pi- quent souvent de pousser jusqu'à l'étourderie. Elles ont le teint médiocrement blanc, et sont communément un peu maigres , ce qui ne contribue pas à leur embellir la peau. A l'égard de la gorge , c'est l'autre extrémité des Valaisanes. Avec des corps fortement serrés elles tâchent d'en imposer sur la con- sistance ; il y a d'autres moyens d'en impo-

'iS6 LA NOUVELLE

ser snr la couleur. Quoique je u'aie aperçu ces objets que de fort loin , l'iuspection en est si libre qu'il reste peu de chose à deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intérêts ; car pour peu que le visage soit agre'able , l'imagination du spectateur les servirait au surplus beaucoup mieux que ses yeux; et suivant le philosophe gascon , la faim entière est bien plus âpre que celle qu'on a déjà rassasiée , au moinspourun sens. Leurs traits sont peu réguliers ; mais si elles ne sont pas belles , elles ont de la phy- sionomie qui supplée à la beauté, et l'écli- psé quelquefois. Lems yeux vifs et brillans lie sont pourtant ni pénétrans ni doux : quoiqu'elles prétendent les animer à force de rouge , l'expression qu'elles leur donnent par ce moyen tient pins du feu de la colère que de celui de l'amour; naturellement ils n'ont que de la gaieté , ou s'ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre , ils ne le prc^- mettent jamais (x).

(x) Parlons pour nous , mon cher philosophe : pourquoi d'autres ne seraient-ils pas plus heu- reux ? Il n\- a qu'une coquette qui promet à iout le monde ce qu'elle ne doit tenir qu'à un seul.

H E L O I s E. 1^7

Elles se mettent si hltii , ou du moins elles en ont tellement la rcputalioii , quVIlcs ser- vent en cela comm? ci tout de modèle au reste de l'Europe. En effet on ne peut em- ployer avec plus degontun liabillt nu'Jit plus hizarrc. El! s sor.t de toutes les femmes les moins asservies à leurs propres modes. La mode domine les provinciales ; mais les Pa- risiennes doiuinrul la mode , et la savent plier chacuiie à son avantage. Les preuiières sont couune des copist-js ignorans et serviles cpii copient jusqu'aux fautes d'orthographe ; les autres sont des auteurs qui copient eu maîtres , et savent rétablir les mauvaises leçons.

Leur parure est plu? recherchée que ma- gnifique; il y règne plus d'élcgancc que de richesse. La rapidité des modes qui vieilli fe tout d'inie année a l'autre , la propreté qui leur fait aimer à changer souvent d'ajuste- ment les préservent d'une somptuosité ridi- cule ; elles n'en dépensent pas moins , mais leur dépende est mieux entendue : au-lieu; d'habits râpés et superbes comme en Italie, ou voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont à cet égard la mêm» délicatesse, et ce goût me fait grand plaisir^

i5S LA NOUVELLE

J'aime fort à ne voir ni galons ni taches. Il n'y a point de peuple, excepté le nôtre , les femmes sur-tout portent moins de dorure. On Toit les mêmes e'tofFes dans tous les états , et l'on aurait peine à distinguer une duchesse d'une bourgeoise , si la première n'avait l'art de trouver des distinctions que l'autre n'oserait imiter. Or ceci semble avoir sa difficulté ; car quelque mode qu'on prenne "k la coiîr , cette mode est suivie à l'instant à la ville , et il n'en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales et des étran- gères , qui ne sont jamais qu'à la mode qui n'est plus. Il n'en est pas encore comme dans les autres pavs les plus grands étant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne pieuvent égaler. Si Ici femmes de la cour prenaient ici cette voie , elles seraient bientôt eflacées par celles des rinanciers.

(^u'ont-elles donc fait ? elles ont choisi des moyrns plus surs , plus adroits et qui marquent plus de réflexion. Elles savent que des idées de pudeur et de modestie sont pro- fondément gravées dans l'esprit du peuple. C est ce qui leur a suggéré des modes ini- mitables. Elles ont vu que le peuple avait eu

H E L O IS E. 159

horreur le roua;e , qu'il s'obstine a iioinmer

grossièrement du fard ; elles se sont a[jpliqué

quatre doigts, non de fard , mais de rouge;

car le mot changé , la chose n'est plus la

même. Elles ont vu qu'une gorge découverte

est en scandale au public ; elles ont laj;:cmeut

échancré leurs corps. Elles ont vu,... oii bien

des choses , que ma Julie , toute demoiselle

qu'elle est, ne verra sûrement jamais! Pelles

ont mis dans leurs manières le méuic esprit

qui dirige leur ajustement. Cette pudciïr

charmante qui distingue, honore et embellit

ton sexe , leur a paru vile et rpturicre ; elles

ont animé leur geste et leur propos d'une

noble impudence , et il n'y a point d'hon-

ncte-homme à qui leur regard assuré 7;e fasse

baisser les yeux. C'est aiùsi que cessant d'être

femmes , de peur d'être confondues avec \ç.s

autres femmes , elles préfèrent leur ran"- à

leur sexe , et imitent les liilcs de joie , aSn de

n'être pas imitées.

J'ignore jusqu'où va cette imitation de leur part ; mais |e sais qu'elles n'ont pu tout- à-fait éviter celle qu'elles voulaient prévenir. Quant au rouge et aux corps éeliaricrés, ils ont fait tout le progrès qu'ils pouvaient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimé renoa-

a^o L À IST O U V E L L E

ccr à leurs couleurs naturelles et aux charpies que pouvait leur prêter Vnjuoroso pensier des aiuaus , que de rester mises comme des bourgeoises ; et si cet exemple u'a point gagné les moindres états , c'e^t qu'une femme à pied dans un pareil équipage n'est pas trop en sûreté contre les insultes de In popu- lace. Ces insultes sont le cri de la pudcnr lév^oltéc; et dans cette occasion, connue en Lcar.coup d'autres , la brutalité du peuple , plus honnête que la bienséance des gens polis, retient peut-être ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie; c'est précisé- uient ce qu'ont prétendu les adroites inven- trices de ces modes.

Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu'il est pliîs universel , et il n'^'st guère seïisible qu'aux nouveaux débarqués. Depuis le fau- bourg Saint-Germain jusqu'aux halles, il y a peu de fennues à Paris dont l'abord , le regard ne soit d'une hardiesse à déconcerter quiconque n'a rien vu de scmblebie dans son pays ; et de la surprise oii jettent ces nouvelles manières naîtcetair gauche qu'on / reproche aux étrangers. C'est encore pis sitôt •[u'eiles ouvrent la bouche. Ce n'est point la

yoix

H E L O 1 s T:. îéi

Toix (loncc et uiigiiarde de nos Vaiuîoises ," c'est un certain accent dur, aii2;re , Intcrro- gatif , juiperlrux , moqueur et ])lus fort que celui d'un liomuic. S'il reste dans hur ton quelque j;râce de leur sexe , leur manière iiitrc|)ide et curieuse de fixer les gens acheva de l'cclipser. 11 semble qu'elles se plaisent à jouir de l'embarras qu'elles donnent à ceux qui Ic-s volent pour la prcuiicre fois ; mais il est à croire que cet embarras leur plai- dait moins , si elles en dcm.claieut mieux la cause.

Cependant, soit prévention de ma paft en. faveur de la ])cauté, soit instinct de lasieime à se faire valoir, les belles fcnniics me parais- sent en général un peu plus modestes, et trouve plus de décence r'^ns leur maiîitien» CetXe réserve ne leur coûte guère; elles sen- tent bien leurs avantages , elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries pour nous attirer. Peut-être aussi que l'impudenc© est plus sensible et choquante, jointe à la laideur, et il est sin- qu'où couvrirait plutôt de souflîcts que de baisers un laid visage ellVonlé; an-lieu qu'avec la modestie il peut exciter uîie tendre compassion qui mène quelquefois a l'amour. ?,Jais quoiqu'en géac- Aoi/ri'//c Iléloise. Tome 11, L

a62 LA IN' O U V E L L E

lal on remarque ici quelque chose de plus doux dans le maintien des jolies personnes , il y a enc®re tant de minauderies dans leurs ïnanières , et elles sont toujours si visiblement occupées d'eiles-niénies , qu'on n'est jamais exposé dans ce pays à la tentation qu'avait quelquefois M. de Murait auprès des hw- glaises, de dire à une femme qu'elle est bell© pour avoir le plaisir de le lui apprendre.

La £;aieté naturelle à la nation , ni le désir d'imiter les grands airs , ne sont pas les seules causes de cette liberté de propos et de main- tien qu'on remarque ici dans les femmes. Elle paraît avoir une racine plus profonde dans les mœurs parle mélange indiscret et continuel des deux sexes , qui fait contracter a chacun d'eux l'air , le langage et les manières de l'autre. Nos Suissesses aiment assez à se ras- sembler entr'elles , (y) elles y vivent dans une douce familiarité; et quoiqu'apparem- ïnent elles ne haïssent pas le commerce des hommes , il est certain que la présence

( y ) Tout cela est fort changé. Par les circons- tances , ces lettres ne semblent écrites que depuis quelques vingtaines d'années. Aux mœurs , au «tvle, on les croirait de l'autre sièclG.

H E L O I s E. i63

ceux-ci jette une espèce de contrainte dans cette petite gync'cocratic. A Paris c'est tout 3e contraire ; les femmes n'aiment à vivre qn'avcc les liommcs , elles ne sont à leur aise qu'avec eux. Dans chaque société la maîtresse de la maison est presque toujours ^eule au ïiiilicu d'un cercle d hommes. On a peine a concevoir d'où tant d'homrncs peuvent se Tepandrc par-tout; mais Paris estplcind'aven- turiers et de célibataires qui passent leur vie à courir de uiaison en maison ; et les hommes semblent comme les espèces se multiplier par la circulation. C'est donc qu'une femme apprend à parler, agir et penser comme eux , et eux comme elle. C'est qn'iinicjue objet de leurs petites galanteries, elle jouit paisible- ment de ces insultans hommages auxquels ou lie daigne pas même donner un air de bonne foi. (Qu'importe ? sérieusement ou par plai- santerie, on s'occupe d'elle et c'est tout ce qu'elle veut. (Qu'une autre femme survienne , a l'instant le ton de cérémonie succède à la familiarité ; 1rs grands airs commencent , l'attention des hommes se partage, et l'on se tie.'it nuituellement dans une secrète gène dont on ne sort plus qu'eu se séparant.

Les femmes de Paris aiment à voir les spec-

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ô64 LA N O U Y E L L E

taclcs , c'est-à-dire a. y être vues; mais leur embarras , chaque fois qu'elles y veulent aller, est de trouver une compagne; car l'usage ne permet a aucune femme d'y aller seule eu grande loge, pas même avec son mari, pas même avec un autre homme. On ne saurait dire combien dans ce pays si sociable ces par- ties sont difficiles à former ; de dix qu'oa projette , il en manque neuf; le de'sir d'aller au spectacle les fait lier; l'ennui d'y aller ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourraient abroger aisément cet usage inepte; car l.ii est la raison de ne pouvoir se montrer seule en public ? Mais c'eit peut- être ce défaut de raison qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu'où peut les bienséances sur des choses oli il serait inutile d'en manquer. Que gagnerait une femme au droit d'aller sans compagne a l'opéra ? ne vaut-il pas mieux réserver ce droit pour rece- voir en particulier ses amis ?

Il est sûr que mille liaisons secrètes doivent être le fruit de leur manière de vivre, éparses et isolées parmi tant d'hommes. Tout le monde en convient aujourd'hui, et l'expé- rience a détruit l'absurde maxime de vaincra J«s tentations en les multipiia.ttt, On ne dit

H É L O I s E. t65

floue pins que cet usage est plus honnête, mais qu'il est plus agréable, et c'est ce que je ne crois pas plus vrai ; car quel amour peut re'gner la pudeur est en dérision, et quel charme peut avoir une vie privée à-la- fois d'amour et d'honnêteté? J^ussi, commo le grand fléau de t,ous ces gens si dissipés est l'ennui , les femmes se soucient-elles luoins d'êlre aimées (ju'amusécs : la galanterie et les soins valent mieux que l'amour auprès d'elles ; et pourvu qu'on soit assidu , peu leur importe qu'on soit passionné. Les mots mêmes d'amour et àC amant sont bannis do l'intime société des deux sexes, et relégués avec ceux de chaîne et de flamme dans le» romans qu'on ne lit plus.

Il semble que tout l'ordre des sentimens naturels soit ici renversé. Le cœur n'y forme aucune chaîne ; il n'est point permis aux filles d'en avoir un. Ce droit est réservé aux seules femmes mariées , et n'exclut du choix personne que leurs maris. Il vaudrait mieux qu'une mère eût vingt amans que sa tille un seul. L'ad altère n'y révolte point ; on n'y ti'ouve rien de contraire à la bienséance. Le» romans les plus déccus , ceux que tout \%

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T.66 LA NOUVELLE

monde lit pour s'instruire en sont pleins^ et le désordre n'est plus blâmable , sitôt qu'il est joint a l'infidélité. O Julie ! telle femme qui n'a pas craint de souiller cent fois le lit conjugal , oserait d'une bouche impure accu- ser nos chastes amours , et condamner l'union de deux cœurs sincères qui ne surent jamais manquer de foi. On dirait que le mariage n'est pas à Paris de la même nature que par- tout ailleurs. C'est un sacrement, à ce qu'ils prétendent, et ce sacrement n'a pas la force des moindres contrats civils: il semble n'être que l'accord de deux personnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de porter le même nom , de reconnaître les mêmes cnfans , mais qui n'ont au surplus aucune sorte de droit Tune sur l'autre; et un mari qui s'aviserait de contrôler ici la mauvaise conduite de sa femme, n'exciterait pas moins de murmures que celui qui souffrirait chez nous le désordre public de la sienne. Les femmes de leur côté n'usent pas de rigueur envers leurs maris , et l'on ne voit pas encore qu'elles les fassent punir d'imiter leurs infi- délités. Au reste, comment attendre de part et d'autre un effet plus honnête d'un lien le cœur n'a point été consulté l (^iii

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liVpouse que la fortune ou l'ëlat ne doit riea à la personne.

L'amour même , l'amour a perdu ses droits et n'est pas moins de'nature que le uiariagc. Si les époux sont ici des garçons et des filles qui demeurent ensemble pour vivre avec plus de liberté', les amans sont des gens indiSe- reus qui se voient par amusement, par air, par habitude, ou pour le besoin du moment. Le cœur n'a que faire a ces liaisons ; on n'y consulte que la couimoditë et certaines con- venances extérieures. C'est, si l'on veut, so connaître , vivre ensemble , s'arranger , se voir , moins encore s'il est possible. Une liaison de galanterie dure un peu plus qu'une visite; c'est un recueil de jolis entretiens et de Jolies lettres pleines de portraits , de maximes, de philosophie et de bel-esprit. A l'égard du physique il n'exige pas tant de mystère ; ou a très-sensément trouvé qu'il fallait régler sur l'instant des désirs la facilité de les satisfaire : la première venue , le pre- mier venu, l'amant ou un autre, un homme est toujours un hoiumc ; tous sont presque également bons , et il y a du moins à cela de la conséquence ; car pourquoi serait-on plus fidelle à l'amant qu'au mari ? Et pui^

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ï68 LA NOUVELLE

"k certain âge tous les hommes sont à-peu- près le même honamc , to.utes les femmes la iiîéme femme ; toutes ces poupées sortent de chez la même marchande de modes , et il n'y a guère d'autre choix à faire que ce qui tombe ]e plus commode'ment sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi- ^éme , on m'en a parlé sur un ton si extraoi*- dinaire qu'il ne m'a pas été possible de biert «ntendre ce qu'on m'en a dit. Tout ce que j'en. gii conçu , c'est qiu' chez la plupart des femmea l'amant est comme un des gens de la maison; s'il ne fait pas son devoir , on le congédie et l'on en prend un autre; s'il trouve mieux ailleurs , ou s'ennuie du métier , il quitte Gt l'on en prend un autre. Il y a , dit-on , des femmes assez capricieuses pour essayer même du maître de la maison ; car enfin, c'est encore une espèce d'homme. Cette fan- taisie ne dure pas ; quand elle est passée , on le chasse et l'on en prend un autre; ou s'il s'obstine , on le garde et l'on en prend un autre.

Mais, disais-jeà celui qui m'expliquait ces étranges usages , comment une femme vit-ello «nsuite avec tous ces autres-!à, qui ont ainsi pris ou reçu leur congé? Bon! rcprit-il3 ell®

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n'y vît point. On ne se voit plus ; on ne se connaît plus. Si jamais la fantaisie prenait de renouer, on aurait une nouvelle cou naissance à faire, et ce serait beaucoup qu'on se sou- TÎnt de s'être vus. Je vous entends , lui dis- jc ; mais j'ai beau réduire ces exagérations, )c ne conçois pas couinicnt, après une union si tendre , on peut se voir de sang-froid ; comment le cœur ne palpite pas au nom de ee qu'on a une fois aime; comment on ne tressaillit pas à sa rencontre! Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos trcssaillcmens ! "VOUS voudriez donc que nos feiinnes ne fissent autre chose que tomber en syncope !

Supprime une partie de ce tableau trop chargé sans doute ; place Julie à côté du reste , et souviens-toi de mon cœur •, je n'ai rien dft plus à te dire.

Il faut cependant l'avouev; plusieurs de ces impressions désagréables s'efï'acent par l'habi- tude. Si le mal se présente avant le bien, il Bc l'empêche pas de se montrer a son tour ; les charmes de l'esprit et du naturel font Taloir ceux de la personne. La première répu- gnance vaincue devient bientôt un sentiment contraire. C'est l'autre point -de -vue du tableau , et la justice ne permet pas de ue

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lyo T. A N O U V E t. L E

l'exposer que par le côte' désavaiitageurr C'est le premier inconvénient des grandes Tilles qucles hommes y deviennent autres que ce qu'ils sont , ei que la socie'té leur donne , pour ainsi dire , un être dilTérent du leur. Cela est vrai , sur-tout a Paris , et sur-tout à l'égard des femmes qui tirent des regards d'autrui la seule existence dont elles se soucient. En abor- dant une dame dans une assemblée , au-lieu d'une parisienne que vous cro3-ez voir, vous ne voj^ez qu'un simulacre de la mode. Sa hau- teur, son ampleur , sa démarche , sa taille, sa gorge, ses couleurs , son air , son regard, ses propos , ses manières , rien de tout cela n'est à elle ; etsi vousia voyiez daussonétatnaturel, vous ne pourriez la reconnaître. Or cet échange est rarement favorable à celles qui le font, et en général il n'y a guère à gagner à tout ce qu'onsubstitue à la nature. Mais on ne l'efface jamais entièrement ; elle s'échappe toujours par quelque endroit, et c'est dans une cer- taine adresse à lasaisir que consiste l'art d'ob- server. Cet art n'est pas difficile vis-à-vis des femmes de ce pays ;Gar comme elles ont plus de naturel qu'elles ne croient en avoir , pour peu qu'on les fréquente assidûment , pour peu qu'on les détache de cette éternelle rej^ré'*

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sentatlon qui leur plaît si fort , on les voit bientôt comme elles sont; et c'est alors que toute l'aversion qu'elles ont d'abord inspiré© se change en estime et en amitié.

Voilà ce que j'eus occasion d'observer la semaine dernière dans une partie de campagne quelques femmes nous avaient assez ëtour- diment invite's, moi et quelques -autres nou- veaux débarqués , sans trop s'assurer que nous leur convenions , ou peut - être pour avoir le plaisir d'y rire de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour. Elles nous accablèrent d'abord de traits plai- sans et fins , qui tombant toujours sans re- jaillir, épuisèrent bientôt leur carquois. Alors elles s'exécutèrent de bonne grâce , et ne pou- vant nous amener à leur ton , elles furent ré- duites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouvèrent bien de cet échange , pour moi je m'en trouvai à merveille ; je vis avec surprise que je m'éclairais plus avec «lies que je n'au- rais fait avec beaucoup d'hommes. Leur es- prit ornait si bien le bon sens que je regrettais ce qu'elles en avaient mis à le défigurer, et que je déplorais , en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d'aimables personnes ne manquassent de liaison que parce qu'elles ue

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Ï72 LA TsT O U Y E L L E

voulaient pas en avoir. Je vis aussi que Ie$ srâces familières et naturelles eflacaient inseu- sibleuieut les airs apprêtés de la ville; car saîis y songer on prend des manières assor- tissantes aux choses qu'on dit, et il n'y a pas moyen de mettre àdes discours sensés les gri- maces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu'elles ne cherchaient plus tant à l'être, et je sentis qu'elles n'avaient besoin pour plaire que de ne se pas déguiser. J'osaî soupçonner sur ce fondement que Paris , ce prétendu siège du goût, est peut-être le lieu du monde il y eu a le moins , puisque tous les soins qu'on y prend pour plaire défigurent Ja véritable beauté.

Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble , coatens les uns des autres et de nous-mêmes. Au-lieu de passer en revue Paris et ses folies , nous l'oubliâmes. Tout notre soin se bornait à jouir entre nous d'une société agréable et douce. Nous n'eûmes besoin, ni de satires ni de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur , et nos ris n'étaient pas de raillerie , mais de gaieté , comme ceux «Je ta cousine^

Une autre chose acheva de me faire chan- ger d'ayis sur leur compte. Souvent aumilieu

H É L O ï s K. 17:5

tic nos entretiens les plus animes, on venait dire un mot à l'oreille de la maîtresse de la maison. Elle sortait , allait se renfermer pour écrire , et ne rentrait de long-temps. Il était aisé d'attribuer ces éclipses à quelque corres- pondance de c(x ur , ou de celles qu'on appelle ainsi. Une autre femme en glissa légèrement vn mot qui fut assez mal reçu ; ce qui me ûb juger que si l'absente manquait damans , ello avait au moins des amis. (Cependant la curio- sité m'ayant donné quelque attention , quelle fut ma surprise en apprenant que ces préten- dus grisous de Paris étaient des paysan» delà paroisse qui venaient dans leurs calaniités im{)îorer la protection de leur dame ! L'ua surciiargé de taille à la décharge d'ini plus riche ; l'autre enrôlé dans la milice sans égard pour sou âge et pour ses cnfans ; ( z") l'autre écrasé d'un puissant voisin par un procès in- juste ; l'autre ruiné par la gréie et dont on exigeait le bailàla rigueur. Entin tousavaient quelque grâce à demander, tous étaient pa- tiemment écoutés , on n'enrebutaitaucun ; et

{{) Ou a vu cela dans l'autre guerre; mais non dans celle-ci , <]ue je sache. On épargne les hommes mariés , etl'on eu fait ainsi marie* beau- coup.

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le temps attribué aux billets doux était em- ployé à écrire eu faveur de ces inalbeureux. Je ne saurais te dire avec quel éloiineuieiit jap- pris , et le plaisir que prenait une femme si jeuue et si dissipée à remplir ces aimables devoirs, et combien peu elle y inettoifd'os- tcntation. Comment , disais-jc tout attendri , quand ce serai t./ 7/ //> , elle ne ferait pas autre- ment ? Dès cet instant je ne l'ai plus regardée qu'avec respect , et tous ses défauts sonteflacés à mes yeux.

Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce côté , j'ai appris mille choses à l'avan- tage de cesmémes femmes que j'avais d'abord trouvées si insupportables. Tous les étrangers convietinent unanimement qu'en écartant les propos à la mode , il n'y a point de pays au monde les femmes soient plus éclairées , parlent en général plus sensément , plus ju- dicieusement , sachent donner au besoin de meilleurs conseils. Otons le jargon de la ga- lanterie et du bel-esprit , quel parti tirerons- nous de la conversation d'une Espagnole , d'une Italienne , d'une AUema.idc ?Aucun ; et tu sais , Julie , ce qu'il en est communé- ment de nos Suissesses. Mais qu'on ose passer pour peu galaus et tirer les Françaises de cette

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fortcresfe , dont à la vérité elles n'aiinctit guère à sortir , on trouve encore a qui parler en rase campagne : et Ton croit combattre avec des honiiiics, tant elles savent s'armer de rai- son et faire de nécessité vertu, (^uant au bon caractère , je ne citerai point le zcleavec lequel elles servent leurs amis ; car il peut régnercii cela une certaine chaleur d'aniour-propre qui soit de tous les pays; mais quoiqu'ordinaire- ment elles n'aiment qu'elles - m(*mcs , nnc longue hal)itude , quand elles ont assez de constance pour l'acquérir , leur tic:it lieu d'un sentiment as?cz vif: celles qui peuvent supporter un attachement de dix ans le gar- dent ordinairement toute leur vie , et elles ai- ment les vieux amis plus tendrement, plus sû- rement au moins que leurs jeunes amans.

Une remarque assez commune, qui semble être a la charge des femmes , est qu'elles font tout en ce pays , et par conséquent plus de mal que de bien ; mais ce qui les justifie esk qu'elles font le mal poussées par les hommes, et le bien de leur propre mouvement. Ceci ne contredit point ce que je disais ci -devant que lecœurn'cnlre pour rien danslecommerce des deux sexes : car la £3ralauterie française a donné au\ femmes nu pouvoir universel qui

176 LA NOUVELLE

n'a besoin d'ancnn tendre sentiment pour se soutenir. Tout dépend d'elles ; rien ne se fait queparelles oupour elles ;i'Oiympe etle Par- nasse , la gloire et la fortune sont également sous leurs lois. Les livres n'ont de prix, les auteurs n'ont d'estime qu'autant qu'il plaît aux femmes de leur en accorder ; elles déci- dent souverainement des plus hautes cou- naissances , ainsi que des plus agréables. Pocsie, litte'rature , histoire , philosophie , politique même , on voit d'abord au style de tous les livres qu'ils sont écrits pour amuser de jolies femmes , et on vient de mettre la Bible eti histoire galante. Dans les afîaires elles ont pour obtenir ce qu'elles demandent un asccn- dantnaturel jusques surleursmaris,non parée qu'ils sont leurs maris , mais parce qu'ils sont hommes , et qu'il est convenu qu'un homme ne refusera rien à aucune femme , fùt-cemcme la sienne.

Au reste cette autorité ne suppose ni atta- chement ni estime , mais seulement de la po- litesse et de l'usage du monde;card'aillcurs, il n'est pas moins essentiel à la galanterie fran- çaise de mépriser les femmes que de les servir. Ce méprisest unesorte de titre quileiiren im- pose; c'est vm témoignage qu'on a asiez ycci»

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avec elles pour les connaître. Qurconque les respecterait |)asserait à leurs yeux pour uu novice ^iin paladin , un liomiuc quin'aconnu les feuiuics que dans les romans. Elles se ju- gent avec tantd'equite que les honorer serait être indigne de leur plaire , et la première qua- lité de l'homme à bonnes fortunes est d'être souverainement impertinent.

Quoi qu'il en soit , elles ont beau se piquer de méchanceté , elles sont bonnes en dépit d'elles, et vo'ci à quoi sur-tout leur boute do cœur est utile. En tout pays les gens charge'» de beaucop d'affaires sont toujours repous- sans et sans comnjise'ration , et Paris ctantle centre des affaires du plus grand peuple de l'Europe , ceux qui les font sont aussi les plus durs des hommes. C'est donc aux femmes qu'on s'adresse pour avoir des grâces ; elles sont lesecourv des malheureux ; elles ne fer- ment point foreille à leurs plaintes; elles les e'coutcnt , les consolent et les servent. Au milieu de la vie frivole qu'elles mènent , elles savent dérober des momens à leurs plaisirs pour les donner à leur bon naturel ; et si quelques-unes font un infâme conuuerce des services qu'elles rendent, des milliers d'autres l'occupent tous les jour» gratuitement à se-

373 LA NOUVELLE

courir le pauvre de leur bourse, et l'opprirné de leur crédit. Il est vrai que leurs soins sont souvent indiscrets , et qu'elles nuisent sans scrupule au niallieureux qu'elles ne connais- sent pas , pour servir le malheureux qu'elles connaissent : mais comment connaître tout le monde dans un si grand pays , et que peut taire de plus la bonté d'une ame séparée de la véritable vertu , dont le plus sublime effort n'est pas tant de faire le bien que de ne jamais mal faire? A cela près, il est certaia qu'elles ont du penchant au bien , qu'elles ea font beaucoup , qu'elles le font de bon cœur, que ce sont elles seules qui conservent dans Paris le peu d'humanité qu'on y voit régner encore , et sans elles on verrait les hommes avides et insatiables s'y dévorer comme des loups.

Voilà ce que je n'aurais point appris , si je m'en étais tenu aux peintures des feseias do romans et de comédies, lesquels voient plutôt dans les femmes des ridicules qu'ils partagent , que k'sboniiesqualités qu'ilsn'ontpas, ou qui peignent deschefs-d'œuvre de vertu qu'elles so dispensentd'imiterenles traitant de chimères, au-lieu de les encourager au bien en louant celui qu'elles foutrécUement. Les romans sont

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peut-être la dernière instruction qu'il reste à donner à lîn peuple assez corrompu pour que toute autre lui soit inuhle ; je voudrais qu'alors la composition de ces sortes de livres ne fut permise qu'a des gcfJs honnêtes , mais scnsiljle.s , dont le cœur se peignît dans leurs ccrits ; a des auteurs qui ne fussent pas au- dessus des faiblesses de l'humanité' , qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes , mais qui la leur fissent aimcren la pcignantd'aborti moins austère , et puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement.

Je t'en ai prévenue , je ue suis en rien de de l'opinion commune sur le compte des femmes de ce pays. Ou leur trouve uuani» jnement l'abord le plus enchanteur , les grâ- ces les plus séduisantes , la coquetterie la plus rafine'e , le sublime de la galanterie , et l'art de plaire au souverain degré. Moi je trouve leur abord choquant , leiu* coqvietterie re- poussante , leurs manières sans modestie. J'i- anagiue que le cœur doit se fermer a toutes leurs avances, et Ton ne me persuadera ja- mais qu'elles puissent un moment parler do l'amour, sans se montrer e'galement incapa- bles d'eu inspirer et d'eu ressentir.

i8o LA NOUVELLE

D'un autre côté, la renommée apprend a se défier de leur caractère ; elle les peiufc frivoles , rusées , artificieuses , étourdies , vo- laai;es , parlant bien , mais ne pensant point, sentant encore moins , etdépensant ainsitoutJ leur mérite en vain babil. Tout cela me pa- raît à moi leur être extérieur comme leurs pa-» niers et leur rouge. Ce sont des vices de pa- rade qu'il faut avoir à Paris , et qui dans fond couvrent eu elles du sens , delà raison , de l'humanité , du bon naturel ; elles sont? moins indiscrètes , moins tracassières que chez nous, moins peut-être que par-tout ailleurs. Elles sont plus solidement instruites , et leur instruction profite mieux a leur jugement.' En un mot , si elles me déplaisent par tout qui caractérise leur sexe , qu'elles ont défi- guré , je les estime par des rapports avec lo nôtre , qui nous font honneur , et je trouve» qu'elles seraient cent fois plutôt des hommes de mérite que d'aimables femmes.

Conclusion : si Julie n'eût point existé ç si mon cœur eut pu souffrir quelqu'autr» attachement que celui pour lequel il était né, je n'aurais jamais pris à Paris ma femme , en- core moins ma maîtresse; mais je m'y serais fait volontiers une amie , et ce trésor m'eiifc

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«onsolé , peut- être , de n'y pas trouver les ileux autres. ( aa^

LETTRE XXII.

A J L L I E.

J^EPUis ta lettre reçue , je suis aile tous les ^ours cliezlNr. ty/Ar^-^z-e dcuiaudcr le petit pa- quet. Il n'c'toit toujours point venu, et dévoré d'une mortelle impatience , j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin lahuitièrae, j'ai reçu le paquet. A peine l'ai -je eu dans les ïiiainsqiie sans payer le port, sans m'en infor- mer , sans rien dire à personne , je suis sorti cokinme un étourdi , et ne voyant le moment de rentrer chez moi , )'enfilais avec tant de précipation des rues que je ne connaissais point, qu'au bout d'une demi-heure , cher- chant la rue de Tournon je loge , je me suis trouvé dans le Marais à l'autre extrémité

{ad) Je me garderai de prononcer sur cette lettre, mais je doute qu'un jugement qui donne libéralement à celles qu'il regarde des qualités qu'elles méprisent , et qui leur refuse les seules dont elles font cas , soit foi t propre à être Idiiii re^u d'elles.

i82 LA N O U Y E L L E

de Paris. J'ai étc obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement : c'est la pre- mière fois que cela m'est arrivé le matin pour mes aîTaires ; Je ne m'en sers même qu'à regret l'après-midi pour quelques visites ; car j'ai deux jambes fort bonnes , dont je serais bien fâeké qu'un peu plus d'aisance dans ma for- tune me fît négliger l'usage.

J'étais fort embarrassé dans mon fiacre avec mon paquet; je ne voulais l'ouvrir que chez moi , c'était ton ordre. D'ailleurs une sorte de volupté , qui me laisse oublier la commodité dans les choses communes , me la fait recher- cher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y puis souffrir aucune distraction , et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiète curiosité dont je n'étais pas le maître ; je m'efforçais de pal- per à travers les enveloppes ce qu'il pouvait contenir, et l'on eut dit qu'il me brûlait les mains , à voirlesmouvemens continuels qu'il fesaitde l'une à l'autre. Ce n'estpas quà sou Volume , a son poids , au ton de ta lettre , je n'eusse quelque soupçon de la vérité ; mais le moyen de concevou- connncnt tu pouvais avoir trouvé l'artiste et l'occasiou ? Voilà

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que je lie conçois pas encore ; c'est un œi- raclcderamour; plus il passe ma raison , plus il enchante mon cœur , et l'un des plaisirs qu'il me donne est celui de n'y rien com- prendre.

J'arrive cniin , je vole , je m'enferme dans ma chambre , je m'assied hors d'haleine , je porte une main tremblante sur le cachet. O première influence du talisiuan ! j'ai senti palpitermoncœuràcliaque papier que )'ôtais, et je me suis bientôt trouvé tellement oppressé que j'ai cté force de respirer un moment sur la dernière enveloppe... Julie!., àma. Julie! ... le voile est dccliire.... je te vois.... je vois tes divins attraits! ma bouche et mon cœur leur rendent le premier hommage , mes genoux fléchissent.. Charmes adores, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux, (^u'il est prompt; qu'il est puissant, le magique effet de ces traits chéris ! non il ne faut point conune tu prétends un quart d'heure pour le sentir; une minute , un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardens soupirs , et me rappeler avec ton image celle de mon honheiir passé. Pourquoi faut-il que la joie de posséder un si précieux tiésor soit méléo d'une si cruelle amertume ? Avec quelle vio-

i84 L A N O U V E L L E

lencc il me rappelle des temps qui ne sont plus ! Je crois eti le voyant te revoir encore ; je crois me retrouver à ces momens délicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie , et que le ciel mi'a donnes et ravis dans sa colère ! Hélas ! un instant raie désa- buse ; toute la douleur de l'absence se ra- nime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui l'a suspendue , et je suis comme ces malheureux dont on n'interrompt les tourmens que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux ! quels torrens de flammes mes avides regards pui- sent dans cet objet inattendu ! ô comme il ranime au fond de mon cœur les raouve- mens impétueux que ta présence y fesait naître! 6 Julie ^ s'il était vrai qu'il pût transmettre à tes sens le déhre et l'illusion des miens ! ... Mais pourquoi ne le ferait-il pas ? pourquoi des impressions querame porte avec tantd'ac- tivité n'iraient-eîles pas aussi loin qu'elle ? Ah , chère amante ! que tu sois, quoi que tu fasses au moment j'écris cette lettre , au moment ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adresse à ta personne , ne sens-tu pas ton charmant visage inondé des pleurs de l'amour et de la tristesse ? ne scus-tu pas tes yeux , tes joues , ta bouche ,

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n É L O [ s E. jP/a

ion scîn , presses , comprimrs , accables de mes aidcus baisers ? uc te sens - tu pas em- braser toute entière du feu de mes lèvres brû- lantes ! .. . . Ciel ! qu'entends - je ? (Quelqu'un vient. . , . Ah ! serrons , cachons mon trésor... un importun ! . .. . JMaudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux !... Puisse-t-il ne jamais aim.er ! , . . . ou vivre loin de ce qu'il aime î

LETTRE XXIII.

Vi: L'AMANT DE JULIE A MADAME D'ORBE,

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i'est à vous, charmante cousine, qu'il faut rendre compte de l'opéra ; car bien quo vous ne m'en parliez point dans vos lettres, et que. Julie vous ait garde' le secret, je vois d'où lui vient cette curiosité. J'y fus une fois pour contenter la mienne ; j'y suis retourné pourvous deux autres fois. Tenez-m'en quitte, je vous prie, après cette lettre. J'y puis re- tourner encore , y bâiller, y souffrir, y périr pour votre service ; mais y rester éveille et attentif, cela m'est impossible.

Avant do vous dire ce que je pense de co fameux théâtre , que je vous rende compte

Noin-^IU Héloise. Tome IL M

î86 LA NOUVELLE

de ce qu'on eu dit ici ; le jugement des coït* iiaissiurspourraredresseilçiniensijem'abnse*

L'opéra de Paris passe à Paris pour le spec- tacle le plus pompeux , le plus voluptueux, le plusadmirablequ'inventa jamais l'art butnaiii. C'est , dit-ou , le superbe monument de la magnificence de Louis XI f'. Il n'est pas si libre à chacun que vous le pensez dédire sou avis sur ce grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout hors de la musique et de l'opéra ; il y a du danger à manquer de dissimulation sur ce seul point ; la luusique française se maiu- tient par une inquisition très-sévère ; la pre- mière chose qu'on insinue par forme de leçon, à tous les étrangers qui viennent dans ce paj s , c'est que tous les étrangers coiiviennent qu'il n'y a rien de si beau dans le reste du monde que l'opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s'en taisent, et n'osent en rire qu'en tr'eux.

Il faut convenlrpourtautqu'ony représente à grands frais , non-seulement toutes les mer- veilles de la nature , -mais beaucoup d'autres merveilles bleu plus grandes , que personne n*a jamais vues ; et sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui il dit qu'on voit péle-mélc des dieux, des lutins ,

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des monstres , des rois , des bergers , des fecs , de la fureur, de la joie, un leu, une gigue, une bataille et un bal.

('et assemblage si magnifique et si bien or- donne est regarde' comme s'il contenait eii effet toutes les choses qu'il représente. En. voyant paraître un temple on est saisi d'un saint respect , et pour peu que la de'essc en soit jolie, le })arterre est à moitié' païen. On n'est pas sidiCBcilc ici qu'à la comédie fran- çaise. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son personnage, ne peuvent à Topera reparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable , et ne s'y prêtent qu'autant qu'elle est absurde et grossière ; ou peut-être que des dieux leur coûtent uioins à concevoir que des héros. Ji/piferota.nt d'une autre nature que nous , on peut penser ce qu'on veut ; mais Caton était un honune, et combien d'hommes ont le droit de croire que Coton ait pu exister?

L'opéra n'est donc point ici comme ailleurs une troupe de g'îns payés pour se donner en spectacle au public ; ce sont, il r.^t vrai , des gens que le ^niblic paye et qui se donnent eu fpcctacle 5 mais tout cela change de nature,

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ïS8 LA NOUVELLE

atteudu que c'est une académie royale de mu- sique , uuc espèce de cour souveraine qui juge saus appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fi- délité, (^bb) Voilà 5 cousine , comment dans certains pays l'essence des choses tient aux mots, et corameat des noms honnêtes suf- fisent pour honorer ce qui l'est le moins.

Les membres de cette noble académie ne dérogent point. En revanche , ils sontexcom- muniés , ce qui est précisément le contraire de l'usage des autres pays; mais peut-être, ayant eu le 'choix , aiment-ils mieux être no- bles et damnés que roturiers et bénis. J'ai vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi fier de son métier qu'autrefois l'infortuné Labérius fut humilié du sien, (rc) quoiqu'il

{]->h) Dit en ni) s plus ouverts , cela n'en sérail que plus vrai ; mais ici je suis partie , et je dois xne taire. Par-tout l'on est moins soumis aux lois qu'aux hommes , on doit savoir endurei rinjusri'^e.

{ce) Forcé par le tyran de monter sur le théâtre, il déplora son sort par des vers très-touchans, et très-capables d'allumer l'indignation de tout honnê:e-liomme confie ce César si vanté. A-prls avoir , dit-il , vécu soixante ans avec honneur , j'ai quitté ce matin mon foyer chsyaliçr romain ^^ j'y leo^

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le fit par force et ue récitât qivc ?cs propre» ouvrages. Aussi rancicn Labérius ne put-il repreudre sa place au cirque j)armi les che- Talicrs romains , tandis que le nouveau eu trouve tous les jours une sur les bancs de la comédie française parmi la première iio- blcssedu pays ; et jamais on n'entendit parler à Rome avec tant de respect de la ynajesté du peuple romain qu'on parle a Paris de la majesté de l'opéra.

Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant spectacle ; que je

trerai ce soir ril histrion. Hélas ! j'ai vécu trop d'un jour. O fortune ! s'il fallait me déshonorer un» Jois , que ne in y forçais-tu quand la jeunesse et la vigueur me laissaient au moins une figure agréable : mais maintenant quel triste objet viens-je exposer aux rebuts du peuple romain ? Une voix éteinte, un corps infirme^ un cadavre, un sépulcre animé, qui lia plus rien de moi que mon nom. Le *prologue entier qu'il récita dans celte occasion, rinjustica que lui fit César ^ piqué de la noble liberfc avec laquelle il vengeait son honneur flétri , l'affionB qu'il reçut au cirque, la bassesse qu'eut Cicéron. d'insulter à son opprobre , la réponse fine et: piquante que lui fit Labérius ; tout cela nous a été conservé par Aulugelle , et c'est à mon gré le morceau le plus curieux et le plus iniéressaut é» son fade recueil.

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vous dise a présent ce que j'y ai vu mol^ même.

Figiirez-vous une gaine large d'une quin- zaine de pieds , et longue à proportion , cette gaîfie est le the'âtre. Aux deux côtes , en place par intervalle des feuille? de paraveiU sur les- quelles sont grossièrement peints les objets que la scène doit représenter. Le fond est un. grand rideau peint de niéme , et presque touiours percé ou déchiré, et qui représente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel , selon la perspective. Chaque ]jersonno qui passe derrière le théâtre et touche le ri- deau , produit en l'ébranlant une t^orte de tremblement de terre assez plaisant à voir. lie ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres , suspendues à des bâtons ou à des cordes , comme Tétendagc dune blanchis- seuse. Le soleil, caj" on ly voit qnrlqacfois, est un flambeau dans une lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées et suspendues a une grosse corde en forme d'escarpolette ; entre CCS deux solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s'assied , et sur le devant pend lui morceau de grosse toile barl>ouilîée , qui sert de uuo^e h ce ïiiagninque char. Ou voit

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vers le bas de la machine riUiiiuination de deux ou trois chandelles puantes et mal mou- che es , qui, taudis que le personnage se de- mèncet crie en branlant dans son escarpolette, rent'uuient tout à sou aise. Encens digne de la divinité.

Comme les chars sont la j}artic la plus conside'rable des machines de Topera , sur celle-là vous pouvez juj^er des autres. La mer agite'e est composée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu, qu'on enlile à des broches parallèles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le tounerrc est une lourde charette qu'on promène sur le ceiritrc , et qui n'est pas le moius touchant instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix résine qu'on projette sur un flambeau ; la foudre est un pétard au bout d'une fusée.

Le théâtre est garni de petites trapes quarrées qui , s'ouvrant au besoin , anuon- ceut que les démons vont ïortir de la cave, (^uand ils doivent s'élever dans les airs, 011 leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée , ou quelquefois de vrais ramoneurs qui branlent en l air sus- pendus par des cordes, ju^^qu'à ce qu'ils se

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perdent majestueitsemeiit dans les gueniUcs dont j'ai parié. Mais ce (jii'il y a de réelle- ment tragique , c'est quand les cordes sonfe mal conduites , ou viennent à se rompre; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent , s'estropient , se tueni quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques , tels que des dragons , des lézards , des tortues , des crocodiles , de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le tljcâtre, et font voir à l'opéra les tentations de St. Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de savoyard, qui n'a pas l'esprit de faire la béte.

Voilà, ma cousine, en quoi consiste à-v peu-près l'auguste appareil de l'opéra , au- tant que j'ai pu l'observer du parterre à l'aide de ma lorgnette ; car il ne faut pas- TO«s imaginer que ces moyens soient fort cachés et produisent un eflét imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperçu de moi-même , et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non préoccupé. On assure pourtant qu'il y a une prodigieuse quantité de machines employées à faire mouvoir tout cela j ou joji'a oSért jplusiçuï^

H É L O ï s E. 19:5

Tois de me les luoiitrcâ-; maïs je n'ai Jamais ctc curieux de voir comment ou fait de petites clioses avec de grands e:Torts.

Le nombre des gens occupe's au service de l'opéra est inconcevable ; l'orchestre et les chœurs composent ensemble près de cent personnes ; il y a des multitudes de danseurs^ tous les rôles sont doubles et triples (^^), c'est-à-dire qu'il y a toujours lui ou deux acteurs subalternes , prêts à remplacer l'acteur principal , et payes pour ne rien laire jusqu'à ce qu'il lui plaise de ne rien faire à son tour, ce qui ne tarde jamais beaucoup d arriver. Après quelques reprcseutatious, les premier» acteurs , qui sont d'importans personnages, n'honorent plus le public de leur présence ; ils abaudonucnt la place a leurs substituts , et aux substituts de leurs substituts. On re- çoit toujours le même argent à la porte, mais on ne donne plus le même spectacloj Chacun prend son billet comme à une lo- terie, sans savoir quel lot il aura, et quel

( dd) On ne sait ce que c'est que des doublet en Italie ; le public ne les souffrirait pas ; aussi Is spectacle est-il à beaucoup meilleur marché : il. «a coûterait trop pour être mal servi.

194 LA NOUVELLE

qu'il soit , personne n'oserait se plaindre : car, afin que vous le saehiez , les nobles nieinbres de cette académie ne doivent aueun respect au public ; c'est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai jDoint de cette musique, vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d'idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissemens dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices , presque en convulsion , arracher avec violence ces j^iapisscinens de leurs poumons , lespoings fermés contre la poitrine, la tête eu arrière, le visage enflammé , les vaisseaux gonflés , l'estomac pantelant; ou ne sait lequel est le plus désagréablement affecté de l'œil ou de l'oreille ; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent que leurs chants ceux qui les écoutent; et ce qu'il y a de plus incon- cevable est que ces hurlemens sont presque la seule chose qu'applaudissent les specta- teurs. A leurs battcmens de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçans , et qui veulent engager les acteurs a les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu'on applaudit les cri? d'une actrice à l'opéra comme les

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tours (le force d'un bateleur à la foire: la sensatiou en est déplaisante et pénible- ou souffre tandis qu'ils durent , mais on est si aise de les voir Cuir sans aecident qu'on eu marque volontiers sa joie. Concevez que cette manière de chanter est employe'e pourexpri- tner ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les muses ^ les grâces, les amours, l^énus même s'ex-« primant avec cette dc'licatesse , et jugez de reflet! Pour les diables, passe encore , cette musique a quelque chose d'infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les évoca- tions et toutes les fêtes du sabbat sont-elles toujours ce qu'où admire le plus à l'opéra français.

A ces beaux sons , aussi justes qu'ils sont doux. , se marient très-dignement ceux de l'orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d'instrumenssans mélodie, un ronron traî- nant et perpe'tuel de basses ; chose la plus lu- gubre , la plus assommante que j'aie entendue deiuavie, et que je u'ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent ii:al de tête. Toutcela forme une espèce depsalmodie , à laquelle il n'y a pour rordinaircni chant ni mesure. Mais quand par liazard il se trouye

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quclqii'air un peu sautillant , c'est un tie- piguement universel; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand peine et à grand bruit un certain homme de l'or- chestre ( ee). Ciiarmcs de sentir un moment cette cadence qu'ils sentent si peu , ils se tourmentent l'oreille , la voix, les bras, les pieds et tout le corps pour courir après la mesure {J/) toujours prête à leur échapper ; au-lieu que l'allemand et l'italien qui en sont intimement affectés la sentent et la suivent sans aucun effort, et n'ont jamais besoin la battre. Du moins liegianmo m'a-t-il sou- vent dit que dans les opéra d'Italie, oi!i elle est «i sensible et si vive , on n'entend , on ne voit jamais dans l'orchestre ni parmi les specta- teurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ee pays la dureté l'organe musical; les voix y sont rudes et sans douceur , les inflexions âpres et fortes , le» fons forcés et traînaus ; nulle cadence , nul

( ee ) Le Bûcheron.

(Jf ) Je trouve qu'onn'apas mal compare les airs- légers de la musique française à la course d'un» vache qui galoppe , ou d'une oie grasse qui veui» irplsr.

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198 LA NOUVELLE

Les ballets , dont il ine rcF:te à tous parler ,' sont la partie la plus brillante de cet o;:éia, et cons'dcres scparcmciit, lis ioiît un ?pectacie agiéabic , lîiagniuciuc et vraiment théâtral ; Kiais ils servent coiunie partie constitutive de la pièce , et c'est en cette qualité qu'il les faut considérer. Vous connaissez les opéra de Quinault ; vous savez comment les diver- tisreuiens y sont employés ; c'est à-peu-près de ii!Cine, on encore pis chez ses successeurs. Dans chaque acte l'action est ordinairement «oupée au moment le plus intéressant par une fête qu'on donne aux acteurs assis, et que le parterre voit debout. Il arrive de-là que les personnages de la pièce sont absolument oubliés, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose. La manière d'amener ces fêtes est simple. Si le prince est joyeux , on prend part à sa joie , et l'ou danse ; s'il est triste , on veut l'égaj^er , et l'on danse. J'ignore si c'est la mode à la cour de donner le bal aux rois quand ils soiît de mauvaise humeur ; co que je sais par rapport à ceux-ci , c'est qu'on aie peut trop admirer leur constance stoïqu» %. voir des gavottes, ou écouter des chansons, taiidii <ju'oii décide quelquefois d«mèia le

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théâtre de leur coi7roii!ic ou de leur soit. Mais il y a 1/icii d'autres sujets de danses ; les plus graves actions de la vie se fout eu dansant. Les prêtres dansent , les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent : on danse jusque dans les enterrcuiens, et tout danse à propos de tout.

La danse est donc le quatrième des Ijenux- arts employés dausla constitution de la scène lyrique : mais les trois autres concourent à l'imitation ; et cclui-la qu'imite-t-il ? rien. 11 est donc jiors - d'œuvre quand il n'est employé que comme danse ; car que font des menuets, des rigodons , des chaconues, dans une tragédie ? Je dis plus , il n'y serait pas moins déplacé s'il imitait quelque chose; parce que de toutes les unités, il ji'y en a point de })lus indispensable que celle du lan- gage ; et un opéra dont l'action se passerait moitié en chasit, moitié en danse, serait plus ridicule encore que celui l'on parlerait moitié français, irioftié italien.

Non contens d'introduire la danse comme partie essentielle de la scène lyrique, ils se sont même efforcés d'en faire quelquefois le sujet principal, et ils ont des opéra appelés i)aiiets , qui remplissent si uial leur titre qu«

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2C0 LA N O T! V E L L E

la danse n'y est pas moins déplace'e que dans tons les autres. La plupart de ces ballets forment autant de sujets séparés que d'actes, et ces sujets sont liés entr'eux par de cer- taines relations métaphysiques dont ie spec- tateur ne se douterait jamais, si l'auteur n'avaitsoin de l'eu avertir dans u\\ prologue. Les saisons , les âges, les sens , les e'icnuns ; je demande quel rapport ont tous ces titres a la danse, et ce qu'ils peuvent offrir eu ce genre à l'imagination ? Quelques-uns même sont purement allégoriques , comme le car- naval et la folie, et ce sont les plus insup- portables de tous ; parce qu'avec beaucoup d'esprit et de finesse, ils n'ont ni seiitimens, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner prise à la musique , flatter le cœur, et nourrir l'illusion. Dans ces prétendus ballets l'actiori se passe toujoiirs en chant ; la danse inter- rompt toujours l'action ou ne s'y trouve que par occasion et n'imite rien. Tout ce qui arrive, c'est que ces ballets ayant encore moins d'intérêt que les tragédies, cette inter- ruption y est moins remarquée : s'ils étoient; moins froids , on en serait plus choqué ; mais Uïi défaut couvre l'autre, et l'art des auteurs,

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poiir cnipêclicr que la danse ne lasse, est de faire ensorte que la pièce ennuie.

Ceci nie incnc insensiblement à des recher- ches sur la véritable constitution du drame lyrique, trop étendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet ; j'en ai fait une petite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec Ilegianino. Il me reste à vous dire sur l'opéra français que le plus grand défaut que j'y crois remarquer est un faux î;oi;t de niai^nificencc , par lequel on a voulu mollrc en représentation le merveilleux qui, n'étant fait que pour être lnia;»itié, est aussi-bien placé flans un ?>oéme ép-qnc que ridiculement s!ir un théâtre. J'aurais eu peine à croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvât des artistes assez iiubécilles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez cnfans pour aller voir cette imitation. La Bruyère ne concevait pas comment un spectaric aussi siippr!)C que 1 opéra pouvait l'ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien moi qui ne suis pas \\\ La Bruyère^ et je soutiens que pour tout homme qui n'est pas dépourvu du goiit des beaux-arts , la musique française, la danse et le merveilleux inélés

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ciisembîe feront toujours de l'opéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après tout , peut-être ii en faut-il pas aux Français de plus parfaits , au moins quant à rexe'cution ; non qu'ils ne soient très en état de connaître la bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu'cpplaudir ; le plaisir de la critique les dédommage de rcnnui du spec- tacle , et il leur est plus agréable de s'en moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'j plaire tandis qu'ils y sont.

LETTRE X X I Y.

DE JULIE.

O

rr , oui , je le vois bien ; Tlieureuse Julie t'est toujours chère. Ce même feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre ; j'y retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne s'en irrite encorCi Oui , mon ami , le sort a beau nous séparer, pressons uos cœurs l'un contre l'autre ; con- servons par la couuuuuication leur chaleur naturelle contre le froid de l'absence et du désespoir, et que toj^t c^ qui devrait relâcher

H E L O 1 s E. 20:^

Motrc attachement 11c serve r^u'à le resserrer sans cesse.

Mais admire ma simplicité ; depuis qnc j'ai reçu cette lettre , j'c'prouve quelque chose de» charmans effets dont elle parle ; et ce bîidiiiage du talisman , quoiqu'inveuté par moi-même , lie laisse pas de rae séduire et de u\v paraître une vérité. Cent fois le jour, quand je siiis seule, un tressaillemciit me saisit comme si je te sentais près de moi. Je m'imagine qua tu tiens mon portrait, et je suis si folie que je crois sentir l'impression des caresses que tu lui fa's et des baisers que tu lui donnes: ma bonclie croit les recevoir, mon tendre cœur croit les goûter. O douces illusions ! ô chimères ! dernières ressources des malheu- reux ! ah, s'il se peut, tenez-nous lieu de réalité ! vous êtes quelque chose encore à ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.

(^uant a ia manière dont je m'y suis j)r!5e pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour ; mais crois (\ve s'il était vrai qu'il fit des miracles, ce n'est pas celui-là qu'il aurait choisi. Voici le mot de l'énigme. r*ous eûmes il 3^ a quelques temps ici vn i)eintre en miniature venant d'Italie ; il ava t de» lettres do miloid jE doiiard , qui pe.ii-écre ca

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^04 LA NOUVELLE

les lui donnant avait en vue ce qui est arrive. M. à'Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousiue ; je voulus l'avoir aussi. Elle et ma mère voulu- rent avoir le mien, et à ma prière le peintre en fit secrètement une seconde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie ni d'original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l'envoyer. C'est une friponerie dont je ne me suis pas fait un grand scru- pule ; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n'importe guère à ma mère et à ma cousine : mais les hommages que tu rendrais à une autre figure que la mienne seraient une espèce d'infidélité' d'autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi ; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes du gont pour des charmes que je n'ai pas. Au reste il n'a pas de'pcndu de moi tl'étre un peu plus soigneusement vêtue ; mais on ne m'a pas e'coute'e, et mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu il est. Je te prie au moins de croire qu'excepte' la coiffure, cet ajustement n'a point été pris sur Je mien , que le peintre a tout fait de sa grâce , et qu'il a orné ma personne des ouvrages de fbn imagination.

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LETTRE XXV.

A J U L I E.

I

I, faut, Q\\(iVcJuJie, que je te parle encore de ton portrait ; non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible , mais au contraire avec le regret d'un iiommc abusé par un faux espoir , et que rien ne peut dc- doinmaf;er de co qu'il a perdu. Ton portrait a de la grâce et de la beauté, même de la tienne ; il est asî»e/. ressemblant et peint par un habile liomnie; mais pour en être content, il faudrait ne te pas connaître.

La première chose que je lui reproche est de te ressembler et de n'être pas toi , d'avoir ta figure et d'être insensible. Vainement le peintre a cru rcndrcexactomk nt tes yeux et tes traits ; il n'a point rendu ce dju^:sentimentqui les Vivifie, et sans lequel , ton t charma n s qu'ils, sont, ils ue seraient rien, (j'estdanston creur, ma Julie ^ qu'est le fard de ton visage, et celui-là ne s'imite point. Ceci tient , je l'avoue, a l'insuffisance de l'art, mais c'est au moins U faute de l'artiste de n'avoir pas été exact

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2o6 LA NOUVELLE

eu tout ce qui dépendait de lui. Par exemple , il a placé la racine des cheveux trop loin des tempes, ce qui donne au front un contouv moins agréable et moins de finesse au regard. Il a oublié les rameaux de pourpre que font en cet endroit deux ou trois petites veine» sous la peau , à-peu-près connue dans ces fleurs d'iris que nous considérions un jour au jardin de Ciarens. Le coloris des joncs est trop près des yeux, et ne se fond pas déli- cieusement en couleur de rose vers le bas du visage coumie sur le modèle. On dirait qne c'est du rouge arllficiel plaqué comme le carmin des feimnes de ce pays. Cedéfaut n'est pas peu de chose , car il te rend l'œil moins doux et l'air plus hardi.

Mais, dis-moi , qu'a-t-il fait de ces nichées d'amours qui se cachent aux deux coins de ta bouche , et que dans mes jovu-s fortuné» j'osais récliauffer quelquefois de la mienne? Il n'a point donné leur grâce à ces coins; il >ii'a pas mis à cette bouche ce tour agréabre et sérieux qui change tout-à-coup à ton moin- dre sourire , et porte au cœur je ne sais quel enchantement inconnu , je ne sais quel sou- dain ravi.ssement que rien ne peut exprimer. Il est vrai lue ton portiait œ peut passer du

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sérieux au sourire. Ah ! c'c-t pre'ciseuicnt de quoi je me plains : pour pouvoir exprimer, tous tes charmes , il faudiaiL te pcla:.ic dans tous les iuàtaus de ta vie.

Passons au pei.'itre d'avoir ouiis quelques beautés; mais eu quoi il n'a pas fait moins de tort à ton visage, c'est d'avoir omis les del'duts. Il lia point fa t cette tache presque iinpeiccptible que tu as sous l'œil droit, ni celle qui est au cou du côte gauche. 11 n'a

point uiis ô Dieux! cet houiuic etait-il cie

bronze ? Il a oublié la petite cicatrice qui

t'est reste'e sous la lèvre. Il t'a fait les clicveux et les sourcils de la mêuic couleur , ce qui n'tst pas: les sourcils sont plus châtaius , et les cheveux plus cendrés.

Bio/iia testa, occki a{urri, e bruno c'igUio. (gg)

Il a fait le bas du visa^^c exactement ovale. Il n'a pas remarque cette légère sinuosité qui , séparant le menton des joues, rend leur con- tour moins régulier et plus gracieux. Voilà le« défauts les plus sensibles ; il eu a omis

(gg) Blonde chevelure, yeux bleus, et sour- cils bruns.

]\îarlnî.

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2oB LA NOUVELLE

beaucoup d'autres, et je lui en sais fort mau- vais gré; car ce n'est pas seulement de tes Jjeautés que ]e suis amoureux , mais de toi toute entière telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pinceau te prête rien , moi je u^ veux pas qu'il t'ôte rien, et mon cœur se soucie aussi peu des attraits que tu n'as pas qu'il est jaloux de ce qui tient leur place.

Quant h rajustement, je le passerai d'au^ tant moins, qnc, parce ou )ica;ligée, je t'ai toujours vue mise avec beaucoup plus de ^oût que tu ne l'es dans ton portrait. La coif- fure est t'op cbarge'e; on me dira qu'il n'y a que des fleurs : bien ces fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal tu portais ton iiabii à la valaisane , et oii ta cousine dit que )e dansais en philosophe ? tu n'avais pour toute coiffure qu'une longue tresse de teschc-s yeux , rouiéc autour de ta tête et rattachée &Yeç une aiguille d'or , a la manière des vil- lageoises de Berne. Non , le soleil orné do tous ses rayons n'a pas l'éclat dont tu frap-i pais les yeux et les cœurs; et sûrement qui- conque te vit ce ]our-là ne t'oubliera de sa vie. C'est ainsi , ma Jvlie , que tu dois être coiffée ; c'est l'or de tes cheveux qui doit parer \ç^Vt yisage, et non eette rose qui les çaçUe et

H F. L O t s E. 2C9

que ton Inliit flctrlt. Dis à la cousine, car reconnais se» soins et son choix , qnc ces fleurs dont elle a couvert cl profane ta clicvcînrc, ne sont pas de mcillcnr goût que celles qu'elle recueille dans V^donc _, et qu'on ])ent leur passer de suppléer à la beauté , mais non de la cacher.

A l'e'gard du buste, il est singulier qu'un amant soit là-dessus plus sévère qu'un pcre ; mais en efTet je ne t'y trouve pas vctuc avec assez de soin. Le portrait de Julie doit être modeste comme cl le. Amour! ces secrets n'ap- partiennent qu'à toi. Tu dis que le peintre a tout tiré de son imagination. Je le crois, je ]e crois ! ah ! s'il eut aperçu le moindre de ces charmes voilés , ses yeux l'eussent dévoré, mais sa main n'eût point tente de les peindre; pourquoi faut-il que son art téméraire ait tenté de les imaginer ? Ce n'est pas seulement mi défaut de bienséance , je soutiens que c'est encore un défaut de goût. Oui , ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de ton sein ; on voit que l'un de ces deux objets doit empêcher l'autre de paraître; il n'y a que le délire de l'amour qui puisse les accorder; et quand sa main ardente ose dé- voiler celui que la pudeur couvre, l'irrcssç et

2T0 LA NOUVELLE

le trouble de tes yeux dit alors qu© tu Tow- hïies et non que tu l'expose».

Voilà la critique qu'une attention conti- nuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conçu Jà-dessus le dessein de I3 réformer selon mes idées. Je les ai communiquées à un peintre habile , et sur ce qu'il a déjà fait, j'espère to voir bientôt plus semblable à toi-même. De peur de gâter le portrait , nous essayons les changemcns sur une copie que je lui eu ai fait faire , et il ne les transporte sur l'original que quand nous sommes bien surs de leur effet. Quoique je dessine assez médiocrement , cet artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilité de mes observations ; il ne comprend pas combien celai qui me les dicte est nn maître plus savant que lui. Je lui parais aussi quel- quefois fort bizarre: il dit que Je suis le pre- mier amant qui s'avise de caclicr des objet» qu'on n'expose jamais assez au gré des autres; et quand je lui réponds que c'estpour mieux: te voir toute entière que je t'babllle avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah ! que ton portrait serait bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d'y mon- trer ton ame avec ton visage , et d'y peindre à-la-fois ta modestie et les attraits ! Je te jure.

H E L O 1 s E. 3IZ

ma Julie ^ qu'ils gagneront beaucoup à cett« reforme. On n'y voyait qnc ceux qu'avait sup- pose's le peintre , et le spectateur ému les sup- posera tels qu'ils son t. Je ne sais quel enchan- tement secret règne dans ta personne; mais tout ce qui la touche semble y participer; il ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la porte. On sent, en regar- dant ton ajustement, que c'est par-tout le voile des grâces qui couvre la beauté'; et le goi'jt de ta modeste parure semble annoncer au cœur tous les charmes qu'elle recèle.

LETTRE XXVI.

A JULIE.

1 . . . , ., .

*y u L I E ^ ô Juhe ! 6 toi qu'un temps j'osais

appeler mienne, et dont) e profane aujourd'hui le nom! la plume échappe a ma main trem- blante ; mes larmes inondent le papier; j'ai peine à former les premiers traits d'une lettre qu'il ne fallait jamais écrire ; je ne puis ni jue taire ni parler! Viens, honorable et chère image , viens épurer et rafiVrniir un coeur avili parla boute, et brisé par le repcutir.Souùcus

ÎI2 LA NOUVELLE

mon courage qui s'éteint ; donne à mes le- mordsla force d'avouer Ip crime involontair» que ton absence m'a iaiissc commettre.

Que tu vas avoir de me'pris pour un cou- pal)le , mais bien moins que je n'en ai moi- même ! Quelque abject que j'aille être à tes yeux, je le suis cent fois plus aux miens pro- pres ; car en me voyant tel que je suis , ce qui m'humilie le plus encore , c'estde te voir, de te sentir au foîid de mon cœur, dans un lieu désormais si peu digne de toi , et de songer que le souvenir des plus vrais plaisirs de l'amour n'a pu garantir mes sens d'un piège saus appas , et d'un crime sans cliarmcs.

Tel est l'excès de ma confusion qu'en re- courant à ta clémence , je crains même de souiller tes regards sur ces lignes par l'aveu de mon forfait. Pardonne , ame pure et chaste, un récit que j'épargnerais à ta modestie, s'il n'était un moyen d'expier mes égaremens ; ]e suis indigne de tes bontés , je le sais ; je suis ■vil , bas, méprisable ; mais au moins je ne serai ni faux ni trompeur, et j'aime mieux que tu m'ôtes toncf-ur et la vie que de t'abuseï* im seul moment. De peur d'être tenté de chercher des excuses qui ne me rendraient gn© plus criminel, je me bornerai à te faire

H É LOIS E. 2i3

détail exact de ce qui m'est arrive. Il sera anssi sincère que mon regret; c'est tout ce que ]c me jiermcttrai de dire eu uia faveur.

J'avais fait comiaissaiice avec quelques olTicicrs aux gardes , et antres jeunes gens de jios compatriotes, auxquels je trouvais uu ïuérite naturel , que j'avais regret de voir gâter par l'imitation de je ne sais quels faux air» qui ne sont pas faits pour eux. Ils se moquaient a leur tour de me voir conserver dans Paris la simplicité des antiques mœurs lielvétiques. Ils prirent uies maximes et mes manières pour des leçons Iridirnctes do!)t ils furent choqués , et résolurent de me faire changer de ton à quelque prix quecefnt. A])rès plusieurs tentatives qui ne réussirent point , ils en firent une mieux concertée qui n'eut que trop de succès. Hier matin ils vinrent proposer d'aller souper chez la femme d'un colonel qu'ils me nommèrent , et qui , sur le bruit de ma sagesse, avait , disaient-ils , envie de faire connaissance avec mol. j^ssez sot pour donner dans ce persifïlage , je leur re- prc.'^entai qu'il serait mieux d'aller première- ment lui faire visite; mais ils se moquèrent de mon scrupule, me disant que la franchise fuisse ne comportait pas tant de façon, et

214 L -^ N O U T E L L E

que ces manières cérëuiouieuses iie serviraient qu'à lui doiiner mauvaise opinion de moi. A neuf heures nous nous rendîmes donc chez la dame. Elle vint nous recevoir sur l'escalier; ce que je n'avais encore observé nulle part. En entrant je vis à des bras de cheminée de vieilles bougies qu'on venait d'alluuier, et par- tout uu certain air d'apprct qui ne me plut point. La maîtresse de la maison me parut jolie, quoiqu'un peu passée ; d'au très femmes à-peu-près du même âge et d'une semblable figure étaient avec elle ; leur parure assez bril- lante avait plus d'éclat que de goût; mais j'ai déjà remarqué que c'est un point sur lequel on ne peut guère juger eu ce pays de l'état d'une femme.

Les premiers complimens se passèrent à-peu» près comme par-tout; l'usage du monde ap- prend à les abréger ou à les tourner vers l'en- jouement avant qu'ils ennuient. 11 n'en fut pas tout-à-fait de même sitôt que la conversa- tion devint générale et sérieuse. Je crus trou- ver à cesdames un air contrain tetgéné, comme si ce tou ne leur eût pas été familier ; et pour la première fois depuis que J^étais à Paris, je vis des femmes embarrassées à soutenir un eutretieu raisonuablc. Pour trouver uue ma-

H Ê L Oi s E. 2i5

tière aisee, elles se jetèrent sur leurs affaires de^ famille , et comme je n'en connaissais pas une, chacune dit de la sienne ce qu'elle voulut. Jamais je n'avais tant ouï parler de M. le co- lonel ; ce qui m'e'tonnait dans un pays l'usage est d'appeler les gens par leurs noms plus fjuc par leurs titres , et ceux qui out celui-là en portent ordinairement d'autres.

Cette fausse dignité' fit bientôt place a de» manières plus naturelles. On se mit à causer ton t has , et rcprenaji t sans y penser un ton de familiarité peu décente, on cliucliotalt , on «ouriait en me regardant, tandis que la dam« de la maison me questionnait sur l'état de mou cœur d'un certain ton résolu qui n'était guère propre à le gagner. On servit, et la liberté do ia table, qui semble confondre tous les états , mais qui met chacun à sa place sans qu'il j songe, acheva de m'apprendre eu quel lieu j'eNTis. Il était troj) lard pour m'en dédire. Ti- rant donc ma sûreté de ma répugnance, consacrai cette soirée à ma fonction d'obser- vateur, et résolus d'employer à connaître cet ordre de femmes la seule occasion que )'cn au- rais de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remarques ; elles avaient si peu d'idéesde leur état présent , si peu de prévoyance pour l'ave-

5i6 LA NOUVELLE

îiir , et hors du jargon de leur me'tier , elles étaient si stupides à tons égards , que le mépris eflaça bientôt ia pitié que j'avais d'abord d'elles. En parlant du plaisir inéme , je vis qu'elles étaient incapables d'eu ressentir. Elles me parurent d'une violente avidité pour tout ce qui pouvait ten ter leur avarice : à cela près , je n'entendis sortir de leurboucbeaucunmot qui partît du cœur. J'admirai comment d'bon- iiétes gens pouvaient supporter une sociétés! dégoûtante. C'eut été leur imposer une peine cruelle , à mou avis , que de les condamner au geîire de vie qu'ils choisissaient eux- iucmes.

Cependant le souper se prolongeait et de- venait bruyant. Au défaut de l'amour, le vin échauffait les convives. Les discours n'étaient pas tendres, mais déshonnétes ; et les femmes tâchaient d'exciter parie désordre de leur ajus- tement les désirs qui l'auraient causer. D'abord tout cela ne fit sur moi qu'un effet contraire , et tous leurs efforts pour me séduire ne servaient qu'à me rebuter. Douce pudeur! disais-je en moi-même , suprême volupté de l'amour , que de charmes perd uiîe femme au moment qu'elle renonce à toi ! combien , si elles connaissaient ton empire, elles met-

H E L O ï s E. 2T7

traient de soins à te conserver, sinon par honnêteté , du moins par coquetterie ! mais on ne joue pointlapuclenr.il n'y a pas d'ar- tifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. (Quelle différence , pcnsais-je encore , de la grossière iuipudence de ces créatures et de leurs équivoques licencieuses à ces rej^ards timides et passionnés, à ces propos pleins de

modestie, de grâce et de sentiuient dont

je n'osais achever; je rougissais de ces indi- gnes comparaisons jeme reprochais comme

autant de crimes les charmans souvenirs qui

me poursuivaient malgré moi Eu quels

lieux osais-je penser à celle... Hélas! ne pou- vant écarter de mon cœur une trop chère image, je m'eflbrcais de la voiler.

Le bruit, les propos que j'entendais, les objets qui frappaient mes yeuxm'échaulîèreut insensiblement; mes deuxvoisinesne cessaient de me faire des agaceries qui furent enfin pous- sées trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tête s'embarrassait; j'avais toujours bu mon vin fort trempé , j'ymis plus d'eau encore, et enfin je m'avisai delà boire pure. Alors seulement je m'aperçus que cette eau prétendue était du vin blanc , et que j'avais ^té trompé tout le long du repas. Je ue liit

2iS LA NOUVELLE

point des plaintes qui ne m'auraient attiré que des railleries : je cessai de boire. Il n'était plus temps ; le mal était fait. L'ivresse ne tarda pas à m'ôtcr le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris en revenant à moi de me trouver dans un cabinet reculé, entre les bras d'une de ces créatures, et j'eus au même instant le désespoir de me sentir aussi coupa- ble que je pouvais l'être

J'ai fini ce récit afireux : qu'il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. Otol dontj'attends mon jugement ! j'implore ta rigueur, je la mérite, (^uel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mou crime.

LETTRE X X Y I I.

V JS JULIE.

R

A 8 suREZ- TOUS suF la crainte de m*a- voir irritée. Votre lettre m'a donné plus de douleur que de colère. Ce n'est pas moi , c'est vous que vous avez offensé par un désordre auquel le cœur n'eut point de part. Je n'en. «.uis que plus aSiigée. J'aijwerais naieus, vous

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voir in'oiitrajiic'r que vous avilir , et le mal que vous voii.i iailcs csl le seul que je iic puis TOUS pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rou- gissez , vous vous trouvez bien plus coupai^le que vous ne l'êtes ; et je ne vois guère en cette occasion que de riuiprudcncc à vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin et tient à une j>lu5 profonde racine que vous n'apercevez pas, et qu'il faut que l'amitié vous découvre.

Votre première erreur est d'avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde ; plus vx)us avancez , plus vous vous égarez , ck )e vois en frémissant que vous êtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le l)icge que j'avais craint. Les grossières amorces du vice Jie pouvaient d'abord vous séduire, mais la luauvaise compagnie a couuueucé par abuser votre raison pour corrompre votre vertu , et fait déjà sur vos mœurs le premier essai de ses maximes.

(Quoique vous ne m'ayicz rien dit en par- ticulier des habitudes que vous vous êtes faites à Paris, il est aisé de juger de vo5 socié- tés par vos lettres , et de ceux qui vous mon- trcui les objets par votiu manière de les voir.

âno LA NOUVELLE

Je ne vous ai point cache' combien j'ctals peu contente de vos relations ; vous avez coiui- iiué sur le même ton , et mou déplaisir, n'a fait qu'augmenter. En vérité l'on prendrait ces lettres pour les sarcasmes d'un petit- maître (/•//), plutôt que pour les relations d'un philosophe , et l'on a peine aies croire de la uiême main que celles que vous écri- viez autrefois, (^uoi Ivous pensez étudier les hommes dans les petites manières de quelques coterie» de précieuses ou de gens désœuvrés ; et ce vernis extérieur et changeant , qui de- vait à peine frapper vos yeux, fait le fond de toutes vos remarques! Etait-ce la peine de recueil ;ir avec tant de soin des usages et des bienséances qui n'existeront plus dans dix ans d'ici , tandis que les ressorts éternels du cœur humain , le jeu secret et durable des passions échappent à vos recherches ? Prenons votre lettre sur les femmes , qii'y trouverai-je qui puisse m'apprendre à le»

{hh) Douce Julie ^ à combien Je tities vous allez vous faire sifiler ! eh quoi ! vous n'avez pas même le ton du jour. \ ous ne savez pas qu'il y a des petites-maîtresses , mais qu'il n'y a plus de petits-maitres. Bon Diéu , que savez-vous doue ?

GDUoaï^re ?

H K L O i s E. 221

connaître ? quelques dcscri[)tioMs de leur parure dont tout le uioude est instruit ; quel- ques observations malignes sur leur uiauiîrc de se nieltre et de se présenter, quelque idf-e du desordre du petit nombre , injustement j^eneralisce ; comme si tous les sentimcns hou- nétes étaient éteints à Paris, et que toutes les fcmmesy allassent en carosse et aux premiè- res loges. 31'avez-vous rien dît qui m'instruise solidement de leurs goûts , de leurs maximes, de leur vrai caractère ; et n'cst-il pas bicii étrange qu'en parlant des femmes d'un pays, un homme >^age ait oublie ce qui regarde les soins domestiques et l'éducation desenlans ? (//) La seule chose qui semble être de vous dans toute cette lettre , c'est le plaisir avec lequel vous louez leur bon naturel et qui fait honneur au vôtre. Encore n'avez-vous fait ea cela que rendre justice au sexe en général; et dans quel pays du monde la douceur et la

(il) Et pourquoi ne l'aurait-il pas oublié ? Est- ce que ces soijis le regardent ?Lh ! que devien- draient le monde et l'Etat; auteurs illustres, Li illans académiens , que deviendriez- vous tous, si les feaimes allaient quitter le gouvernement de la littérature et des affaires , pour prendre celui de leur ménage ?

Nouvelle HélOLsc, Tome II, O

*22 LA N O U T E L L E

coimiiist'iatioiincsoiit-eîles pas l'aïuiablepar-» tage des femmes ?

(Quelle diliéreuce de tableau si vous m'eus- siez peint ce que vous aviez vu plutôt que ce qu'on vous avait dit , ou du moins que vous n'eussiez consulte que des gens sensés! Eaut-il que vous, qui avez tant pris de soins à conserver votre jugement , alliez le j)frdre comme de propos délibéré dans le commerce d'une jeunesse inconsidérée , qui ne cherche dans la société des sages qu'à les séduire et non pas à les imiter. Vous regardez à de faus- ses convenances d'âge qui ne vous vont point, et vous oubliez celles de lumières et de raison qui vous sont essentielles. Malgré tout votre eiuportement vous êtes le plus facile des hom- mes , et malgré la maturité de votre esprit , vous vous laissez tellement conduire par ceux avec qui vous vivez , que vous ne sauriez fréquenter des gens de votre âge sans en des- cendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous dégradez en pensant vous assortir, et c'est vous mettre au-dessous de vous-même que de ne pas choisir des amis plus sages que vous.

Je ne vous reproche point d'avoir été con- duit sans le savoir dans une ïnaison d^shon*

TI E I. O I S E. 22'5

wètc ; mais je vous reproche d'y avoir été conduit par de jeunes odlcicrs que vous ne deviez pas conuattrc , on du moins auxquels vous ne deviez pas laisser diriger vos amuse- iiicns. Quant au projet de les ramener à vos principes , j'y trouve plus de zcle que de prudence; si vous êtes trop sérieux pour être leur camarade , vous êtes trop jeinie pour être leur Jlentor j et vous ne devez vous mêler de re'former autrui que quand vous n'aurez plus rien à faire en vous-même.

Une seconde faute plus grave encore et beaucoup uioins pardonnable , est d'avoir pu passer volontairement la i^oirée dans un lieu si peu digne de vous , et de n'avoir pas fui dès le premier instant vous avez connu dans quelle uiaisou vous étiez. Vos excu- ses là-dessus sont pitoyables, // ttait trop tard pour s^en dédire ! comme s'il y avait quelque espèce de bienséance en de pareils lieux , ou que la bienséance dût jamais l'emporter sur la vertu , et qu'il fut jamais trop tard pour s'euipêcher de mal faire. Quant a la sécurité que vous tiriez de votre rc'pu- g,nance, je n'en dirai rien •, révénement vous a montré combien elle était fondée. Parle» plu» frauclicmcut à celle qui sait lire dans

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224 LA NOUVELLE

votre cœur; c'est la boute qui vous retint. Vous craignîtes qu'on iie se moquât de vous en sortant : un luouicnt de liue'e vous fit peur , et vous aimâtes mieux vous exposer au remords qu'à la raillerie. Savcz-vous bien quelle maxime vous suivîtes en cette occa- sion ? celle qui la première introduit le vice dans une ame bien uce , e'touffe la voix de la conscience par la clameur publique , et réprime l'audace de bien faire par la crainte du blàmc. Tel vaincrait les tentations qui succombe aux mauvais exemples ; tel rougit tVétre modeste et devient effronté' par bonté , et cette mauvaise bonté corrompt plus de cœurs bonnêtcs que les mauvaises inclina- tions. Voilà sur-tout de quoi vous avez à jjréserver le vôtre ; car quoi que vous fassiez , la crainte du ridicule que vous me'prisez vous domine pourtant maigre' vous. Vous brave- riez plutôt cent pe'rils qu'une raillerie , et l'on ne vit jamais taut de timidité jointe à une ame aussi intrépide.

vSans vous étaler contre ce défaut des pré- ceptes de morale que vous savez mieux que moi , je me contenterai de vous proposer un moyen pour vous garantir, pins facile et plus sur peut-être que tous les raisonne-

H K L O l S E. 22S

mens de la philo^opliic. C'est de faire dans^ votre esprit une légère transj)osilion de teni|>s, et d'anticiper sur l'avenir de quelques minu- tes. Si dans ce malheureux souper vous vous fussiez fortifié contre un instant de moquerie de la part des convives , par l'idée de l'état votre ams allait élrc sitôt que vous seriez dans la rue; si vous vous fussiez représenté le conlcntcmcut intérieur d'échapper aux pièges du vice , l'avantage de prendre d'abord cette habitu le de vaincre qui eu facilite le pouvoir , le plaisir que vous eût donné la conscience de votre victoire, celui de me la décrire, celui que j'en aurais reçu moi-m»''me , est-il croyable que tout cela ne l'eût pas em- porté sur une répugnance d'un Instant , a. laquelle vous n'eussiez jamais cédé si vous en aviez envisagé les suites ? Encore, qu'est- ce que.cette répugnance qui met un pris aux railleries des gens dont l'estime n'en peut avoir aucun ? Infailliblement cette réflexion vous eût sauvé, pour un moment de mau- vaise honte ,une honte beaucoup plus jusie , plus durable , les regrets, le danger , et pour lie vous rien dissimuler , votre amie cûtvcri» quelques larmes de moins.

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226 LA NOUVELLE

Vous voulûtes dites-vous , mettre a profit cette &oire'e pour votre fonction d'observa- teur ? Quel soin ! quel eniploi ! que vos excu- ses me font rougir de vous ! Ne seriez-vous point aussi curieux d'observer un jour les voleurs dans leurs cavernes , et de voir com- ment ils s'y prennent pour de'valiser les pas- sans ? Ignorez-vous qu'il y a des objets si odieux qu'il n'est pas même permis à l'iiommc d'honucur de les voir, et que l'indignation de la vertu ne peut supporter le spectacle du vice ? Le sage observe le desordre public qu'il ne peut arrêter; ill'observe , et montre sur «on visage attristé la douleur qu'il lui cause ; mais quant aux désordres particu- liers , il s'y oppose ou détourne les yeux , de peur qu'ils ne s'autorisent de sa présence. D'ailleurs , était-il besoin de voir de pareille* «ociétéspour juger de ce qui s'y passe et des discours qu'on y tient ? Pour moi , sur leur «cul objet plus que sur le peu que vous m'en avez dit , je devine aisément tout le reste, et l'idée des plaisirs qu'on y trouve méfait cun- jjaître assez les gens qui les clierchent.

Je ne sais si votre commode philosophie adopte déjà des maximes qu'on dit établies •laiis les giandtâ villes pour tolérer de seiu-

H t L O IS E. 227

blables lieux ; mais j'espère au moins que TOUS n'êtes pas de ceux qui se mcpiiseut assez pour s'en permettre l'usage , sous prétexte de je ne sais quelle eliimériquc nécessitée qui n'est connue que des gens de mauvaise vie ; comme si les deux sexes étaient sur ce point de nature différente , et que dans l'absence ouïe célibat, il fallût à l'iionnétc homme des ressources dont l'honnête femme n'a pas besoin. Si cette erreur ne vous mène pas chez des prostituées , j'ai bien peur qu'elle ne con- tinue à vous égarer vous-même. Ah ! si vous voulez x'tre méprisable , sovez-lc' au moins sans prétexte , et n'ajoutez point le mensonge à la crapule. Tous ces prétendus besoins n'ont point leur source dans la nature, mais dans la volonta'rre dépravation des sens. Les illu- sions mêmes de l'amour se purifient dans un cœur chaste , et ne corrompent qu'un cœur déjà corrompu. Au contraire la pureté se soutient par elle-même : les désirs toujours réprimés s'accoutument à ne plus renaître . et les tentations ne se multiplient que par l'ha- bitude d'y succomber. L'amitié m'a fait sur- monter deux fois ma répugnance à traiter un pareil sujet, celle-ci sera la dirniérc ; car à ^uei titre cspércrais-jc obteuir de vous ce

22S LA NOUVELLE

que vous aurez refusé à l'iiounêteté, à l'amour et a la raisou?

Je reviens au point important par lequel j'ai commejice' cette lettre. A vingt et un ans TOUS m'e'criviez du Valais des descriptions graves et judicieuses; à vingt-cinq vous m'en- voyez de Paris des colifichets de lettres, oii le sens et la raison sont par-tout sacrifie-s à un certain tour plaisant , fort éloigne de votre caractère. Je ne sais comment vous avez fait ; mais depuis que vous vivez dans le séjour des talens, les vôtres paraissent diminués: vous aviez gagné chez les paysans, et vou.s perdez parmi les beaux-esprits. Ce n'est pas la faute du pays vous vivez, mais des connais- sances que vous y avez faites ; car il n'y a rieu qui demande tant de choix que le mé- lange de l'excellent et du pire. Si vous voulez étudier le monde, fréquentez les gens sensés qui le connaissent par unelongile expérience et de paisibles observations, non de jeunes étourdis qui n'en voient que la superficie, et des ridicules qu'ils font eux-mêmes. Paris est plein de savans accoutumés à réfléchir, et à qui ce grand théâtre en offre tous les jours le sujet. Vous ne me ferez point croire €[ue ces hommes graves et studieux yout cou-

É L O 1 s E. 229

tant comme vous de maison en maison , de cotciie cil coterie, pour amuser les femmes et les jeunes gens, et mettre toute la philo- sophie en babil. Ils ont trop de dignité pour avilir ainsi leur état, prostituer leurs talcns et soutenir ])ar leur exemj)le dos mœurs qu'ils devraient corriger. Quand la plupart le fê- laient, sûrement plusieurs ne le font point, et c'est ceux-là que vous devez rechercher.

N'cst-il pas singulier encore que vous don- niez vous-mcinc dans le défaut que vous reprochez aux modernes auteurs comiques, que Paris ne soit plein pour vous que des gens de condition ; que ceux de votre état soient les seuls dont vous ne parliez point; comme si les vains préjugés de la noblesse ne vous coûtaient pas assez cher pour les haïr , et (iuq Vous crussiez vous dégrader en fréquentant d'honnêtes bourgeois, qui sont peut-être l'ordre le plus respectable du pays oiî vous êtes ? Vous avez beau vous excuser sur les connaissances de milord Edouard ; avec celles-là vous en eussiez bientôt fait d'autres dans un ordre inférieur. Tant de gens veulent monter qu'il est toujours aisé de descendre, et de votre propre aveu , c'est le seul moyen: de connaître les véritables mœurs d'un pcupl©

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it confus avec leurs fcim s m immisi ci uuiinilc, »i tou^ !'i uiAliicurcu'c qu'tU uuC faitso* picsciitaiciit pour lc« dcuieulir !

Jeais qu'on n'aime pas le spcclucle de la iui:sè- ({u'on ne peut soulager, et que le richo turit dc-tourne les yeux du pauvre qu'il iiUi; de secourir; luaistce u'e^t pasd'ai^cnl yculfient qu'uni besoin lc<t infortunes, il n'y a qukes parcs.scux de bieu faire qui ne sachent iiirr-Ui bien que la bourse li la uiain. Lr$ «uii'mtiou? , les conseils , 1rs soins , les juiis» Ja pitcctiuii hout autant de ressources que comii.scration vous laisse, au défaut des ri- cites s, pour li- soulagement de l'uidi^ent. 8outnt les opprimes ne le sont que parce qu*i uMiKjuent d'orp^ane pour faire entendro Icurplainlt s. Il ne s'agit quelquefois qu« d'utaiot qu'ils ne peuvent dire , d'une raison qu'iuesavent pointcxposcr, de la ported'utt ^ratt qu'ils ne peuvent franchir. L'uitre'pidt nppule la vertu désintcresse'e sufTil pouricvcr nue ifinité d obstacles, et l'eloqueiKc d'ui^ lionne de bien peut (-(Traycr la tyrannie avà luW'.i de toute sa puissance.

Svous voulez donc être homme eu effet,

K/ à icdesceiulre. L'iiurnanite conlt

^^...if UUC eau pure et salutaire , «l y* ferti»

I

23o LA NOUVELLE

que d'ëtudicr sa vie privée dans les e'tats les plus nombreux ; car s'arrêter aux gens qui reprc'sentent toujours, c'est ue voir que des come'diens.

Je voudrais que votre curiosité allât phis loin encore. Pourquoi dans une ville si riche le bas peuple est-il si misérable, tandis que la misère extrême est si rare parmi nous Ton ne voitpoiîitdcrailliounaires ? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recher- clies ; mais ce n'est pas chez les gens avec qui Vous vivez que vous devez vous attendre a la résoudre. C'est dans les appartemens dorés qu un écolier va prendre les airs du monde ; mais le sage en apprend les mvstères dans la chaumière du pauvre. C'est qu'on voit sensiblement les obscures mauœuvresdu vice, qu il couvre de paroles fardées au milieu d'uu cercle : c'est qu'on s'instruit par quelles iniquités secrètes le puissant et le riche ar- rachent un reste de pain noir à Topprimé qu'ils feignent de plaindre en public. Ah! si j'en crois nos vieux militaires , que de choses vous apprendriez dans les grenieq^ d'un cinquième étage, qu'on ensevelit sous un profond secret dans les hôtels du faubourg Saint-Germain , et que tojat de beaux parleur*

K É L O ï s E. 23r

géraient confus avec leurs feintes maximes d'iiuinanitc , si tous les uiaihtureux qu'ils ont faits se pieseutaicut pour les de'uieutir !

Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la misère qu'on ne peut soulager , et que le richo même détourne les yeux du pauvre qu'il refuse de secourir; mais ce n'est pas d'argent seulement qu'ont besoin les infortuue's, il n'y a que les paresseux de bien faire qui ne saclient faire du bien que la bourse à la main. Let consolations , les conseils , les soins , les amis, Ja protection sont autant de ressources que Is commisération vous laisse, au défaut des ri- chesses, pour le soulagement de l'indigent. Souvent les opprime's ne le sont que parce qu'ils manquent d'organe pour faire entendre leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois qu» d'un mot qu'ils ne peuvent dire , d'une raison qu'ils ne savent point exposer, de la porte d'un {^rand qu'ils ne peuvent franchir. L'mtre'pidô appui de la vertu désintéressée suffit pourlcver une in&nité d'obstacles , et l'éloquence d'ui^ homme de bien peuteÉFrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.

Si vous voulez donc être homme en effet, apprenez à redescendre. L'humanité conl» comme une eau pure et salutaire , et ya ferti»

232 LA NOUVELLE

liser les lieux bas ; elle clicrclic tonjonrs le niveau ; elle laisse à sec ces roches arides qui menacent la campague et ne donnent qu'une ombre nuisible oudes éclats pour e'craser leurs voisins.

Voilà, mon ami, comment on tire parti du présent, en s'instruisaut pour l'avenir , et comment la bonté met d'avance à profit les leçons de la sagesse, afin que quand les lu- mières acquises nous resteraient inutiles, ou n'ait pas pour cela perdu le temps employé a les acquérir. Qui doit vivre parmi des gens en place ne saurait prendre trop de préser- vatifs contre leurs maximes empoisonnées, et il n'y a que l'exercice continuel de la bien- fesance qui garantisse les meilleurs cœurs de la contagion des ambitieux. Essayez , croyez- moi, de ce nouveau genre d'études ; il est plus digne de vous que ceux que vous avez embrassés ; et comme l'esprit s'étrécit à mesure que l'ame se corrompt, vous sentirez bientôt, au contraire, combien l'exercice des sublimes vertus élève et nourrit le génie ; combien un tendre intérêt auxmalheursd'autruisertmieux a en trouver la source , et à nous éloigner eu tout sens des vices qui les ont produits. Je vous devais toute la française de l'amitié

daus

H É L O ï s E. a35

dans la sitnatio'i critique vous meporaissei être; de peur qu'un secor.d pas vers le desordre )ie vous y plongeât eiiijji sans retour, avani que vous eussiez le temps de vous reeoiinaître< Maintenant , jciie puis vous caL'lier,iuon auij ^ combien votre prompte et sincère confessioti m'a loucliee ; car je sens combien vous a «joùta la lionte de cet aveu, et par conséquent com- bien celle de votre l'autcvons pesait sur le cœun Une erreur involontaire se pardonne et s'ou- blie aise'ment, (^uant à l'avenir, retenez bied cette maxime dc.it je ne me départirai point, Qui peut s'abuser deux fois en pareil cas no sVst pas inénie abuse' la première.

Adieu, mon ami ; veille avec soiil sur tal saute, je t'en conjure, et songe qu'il no doit rester aucune trace d un crime que j'ai pardonné.

P. S. Je viens de voir entre les mains de INL.d'f^yrwedes copiesde plusieurs de vos lettres à milord 7!/'./07/û/'jf,qui m'obligent à rétracter une partie de mes censures sur les mat, ères et le style de vos observations. Celles-ci traitent, ']\i\ conviens , de sujets importans , et raeî paraihsent pleines de réflexions graves et judi- cieuses. Mais en revanche , il est clair que vovti

J^iQUi-dU lilloise. Tome II, t.

334 LA NOUVELLE

nous dédaignez beaucoup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime , eu ne uous envoyant que des relations si propres a l'alte'rer, tandis que vous en faites pour votre ami de beaucoup meilleures. C'est, ce me semble , assez mal honorer vos leçons que de juger vos écolières indignes d'admirer Vos talens ; et vous devriez feindre , au moins par vanité, de nous croire capables de vous entendre.

J'avoue que la politique n'est guère du ressort des femmes , et mon oncle nous a tant ennuj'ées que je comprends comment vous avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non plus, à vous parler franchement, l'étude à laquelle je donnerais la préférence; son utilité est trop loin de moi pour me toucher beaucoup , et ses lumières sont trop sublimes pour frapper vivement mes veux. Obligée d'aimer le gouvernement sous lequel le ciel m'a fait naître, je me soucie peu de savoir s'il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaître avec si peu de pou- voir pour les établir, et pourquoi contriste- rais-je m.on aine à considérer de si grands maux je ne puis rien , tant que ')ç,\\ vois d'autresautour de moi qu'il m'est peimis

H É L O 1 s E. 23j

soulager ? Mais je vous aime ; et rintcrét que je ne prends pas aux sujets je le prends à l'auteur qui les traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre génie, et lière d'un mérite si digue de uion cœur, je ne demande à l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le vôtre. Ne uie refusez donc pas le plaisir de con- naître et d'aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l'iiumiliation de croire que si le ciel unissait nos destinées, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous ?

LETTRE XXVIII.

DU JULIE,

onT est perdu \ tout est découvert î je ne trouve plus tes lettres dans le lieu je les avais cachées. Elles y étaient encore hier au soir. Elles n'ont pu être enlevées que d'au- jourd'hui. Ma mère seule peut les avoir sur- prises. Si mon père les voit, c'est fait de ma vie ! Eh ! que servirait qu'il ne les vît pas, s'il faut renoncer Ah Dieu ! ma mère

1*2

256 LA I>î O U y E L L E

jn'eiivoie appeler. fuir ! comment son- tenir ses regards ? Que ne puis-je me cacher

au seiii de la terre ! Tout mon corps

tremble , et je suis hors d'état de faire un

pas La honte , rhumiliation , les cui-

sans reproches j'ai tout mérite, je sup- porterai tont. 3Iais la douleur, les larmes

d'une mère éploréc ô mon cœur, qutis

déchiremens ! Elle m'attend, je ne puis

tarder davantage elle voudra savoir

il faudra tout dire Regianino sera con- gédié. Ne m'écris plus jusqu'à nouvel avis..

qui suit si jamais je pourrais quoi,

mentir! mentir à ma mère Ah ! s'il

faut nous sauver par le mensonge , adieu , nous sommes perdus !

Fin de la seconde Partie.

TROISIEME PARTIE- I.ETTRE PREMIÈRE.

DE MADAME D'ORBE.

\J u E de maux vous causez à ceux qui vous aiment ! que de pleurs vous avez de'jà fait cou- ler dans une famille infortunée dont vous seul troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil à nos lariues : craignez que la mort d'une mère î^igée ne soit le dernier effet du poison quo •vous versez dans le cœur de sa tille , et qu'un amour d('Sordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d'un remords éternel. L'amitié m'a fait supporter vos erreurs tant qu'une ouihre d'espoir pouvait les nourrir; lîiais comment tolérer une vaine constance que l'honneur et la raison condaumetit , et qui ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mérite que le nom d'obsti- nation ?

Vous savez de quelle manière le secret do vos feux , dérobé si long-temps aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette jitière tendre et vertueuse, moins irritée contre

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238 LA NOUVELLE

vous que contre elle-même, elle ne s'en prend qu'à sou a veugl e ue'gligence ; elle dc'piore sa fatale illusion : sa plus cruelle peine est d'avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproclies.

L'accablement de cette pauvre cousine ne saurait s'imaginer ; il faut le voir pour le com- 2)rendre. Son cœur semble étouffe par l'afilic- tion , et l'excès des sentimcnsqui l'oppressent lui donne un air de stupidité plus eflra3'antc que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit^f- genoux au chevet de samèie, l'air morne, l'œil fixé en terre, gardant un profond silence; la servant avec plus d'attention et de vivacité que jamais; puis retombant à l'instant dans uu état d'anéantissement qui la ferait prendre pour une autre personne. 11 est très-clair que c'est la maladie de la mère qui soutient les forces de la fille ; et si l'ardeur de la servir n'animait son zèle , ses yeux éteints , sa pâleur, son extrême abattement me feraient craindre qu'elle n'eût grand besoin pour elle-même de tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante s'en aperçoit aussi , et je vois à l'inquiétude avec laquelle elle me recommande en particu- lier la santé de sa fille , combien lecœurbat

H É L O ï s E. 2^9

de part et d'autre contre la gène qu'elles s'im- posent, ctcombien ondoit vous haïr de trou- bler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d'un père em- porte', auquel une mère tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux se- cret. On se fait une loi de garder en saprc'sence l'ancienne familiarité ; mais si la tendresse uiaternelle prohte avec plaisir de ce prétexte , une fille confuse n'ose livrer son coeur à des caresses qu'elle croit feintes , et qui lui sont d'autant ])lus cruelles qu'elles lui ueraieut douces si elle osait y compter. En recevant celles de son père , elle regarde sa mère d'un air si tendre et si humilié , qu'on voit son cœur lui dire par ses yeux : ah ! que ne suis-je digne encore d'en recevoir autant de vous!

Madame d'Étange m'a prise plusieurs fois \ part , et j'ai connu facilement à la douceur de ses réprimandes , et au ton dont elle m'a parle' de vous , que Julie a fait de grands efiorts pour calmer envers nous sa trop justo indignation , et qu'elle n'a rien épargné pour nous justifier l'un et l'autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent avec le caractère d'un amour excessif une sorte d'excuse qui ne lui a

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14^ LA NOUVELLE

pas échappe ; elle vous reproche moins l'abus desa Gouiiance qu'à elle-iiiême sa simplicité' à v^ous l'accordir. Elle vous e-tme assez pour croire qu'uLicun autre iiouime à votre place n'eut mieux résisté que vous ; elle s'en prend de vos fautes à la vertu même. Elle conçoit jnaintenant , dit -elle, ce que c'est qu'une probité trop vantée, qui n'erapéche point un iiûunéte lioimne amoureux de corrompre , s'il peut, une bile sage , et de déshonorer sar.s fcrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur îe passé ? il s'agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystère, d'en eôacer ,s'ilse peut, jusqu'au moindre vestige, etdesecondeï" la bonté du ciel qui n'en a pas laissé de té- tnoigïiage sensible. Le secret est concentré entre sjx personnes sûres. Le repos detoutce que vous avez aimé, les jours d'une mère au désespoir, 1 honneur d'une maison respec-» table , votre propre vertu , tout dépend de vous encore; tout vous prescrit votre devoir; vous pouvez réparer îe mal que vousavezfait; vous pouvez vous rendre digne de Julie ^ et justifier sa faute , en renonçant à elle : si votre cœur ne m'a point trompé, il n'y a plus que îa grandeur d'un tel saciiiice qui piiisscrépou.?

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dre a celle de ramoiir qui l'exige. Fondée sn/ restime que j'eus toujours pour vossentimens, et sur ce que la plus tendre union qui fut ja- mais lui doit ajouter de lorcc, j'ai promis eu votre noui tout ce que vous devez tenir ; osez lue démentir si j'ai trop présume' de vous, ou soyez aujourd'hui ce que vous devez être. Il faut immoler votre mattresse ou votre amour l'un à l'autre, et vous montrer le plus lâcha ou le plus vertueux des hommes.

Cette mère infortunée a voulu vous écrire ; elle avait même commencé. O Dieu! que de coups de poiguard vous eussent porté ses plaintes amèrcsî que ses touchans reproches vous eussent déchiré le cœurl que ses hum- bles prières vous eussent pénétré de honte î J'ai mis en pièces cette lettre accablante que TOUS n'eussiez jamais supportée : je n'ai pu souffrir ce comble d'horreur , de voir une inère humiliée devant le séducteur de sa fille : vous êtes digne au moins qu'on n'emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour fléchir des monstres et pour faire mourir do douleur uti homme sensible.

.Si c'était ici le premier effort que l'amoui vous eût demandé , je pourrais douter du succès et balancer sur l'estime qui vous est duc ;

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242 LA NOUVELLE

ruais le sacrifice que vous avezfaitàrhonncur àt.TuIle^ en qvùttant ce pays , m'est garant de celui que vous allez faire à 5on repos , en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles , et vous ne perdrez point le prix d'un effort qui vous a tant coûte, en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommagemcns nuls pour tous les deux, et ^ui ne fait que prolonger sans fruitlcs tour- ineus de l'un et de l'autre. N'en doutez plus , cette J7i/ie qui vous fut si clière ne doit rien être à celui qu'elle a tant aim.e' ; vous vous dissimulez en vain vos malheurs ; vous la per- dîtes au moment que vous vous séparâtes d'elle. Ou plutôt le Ciel vous l'aval tôtéCjmcme avant qu'elle se donnât à vous ; car son père la promit dès son retour, et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irré- vocable. De quelque manière que vous vous comportiez , l'invincible sort s'oppose à vos vœux,et vous ne la posséderez jamais. L'unique choix qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abyraedc malheurs et d'opprobres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adoré; et de lui rendre , au-lieu du bonheur perdu ^

H É L O ï s E. 243

la sagesse, la paix, la si'jiotc (lu moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attriste , que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez con- tejnplcrl'ctatactuel de cette malheureuse ainie^ et l'avilissement la réduisent le remords et la honte ! Que son lustre est terni ! que ses grâces sont languissantes î que tous ses senti- mens si charmans et si doux se fondent triste- ment dans le seul qui les absorbe! L'amitié même en est attiédie; à peine parta"e-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir, et sou cœur malade ne sait plus rien sentir que l'amour et la douleur. Hélas ! qu'est devenu ce caractère aimant et sensible, ce goût si pur des choses honnêtes , cet intérêt si tendre aux peines et aux plaisirs d'autrui ! Elle est encore je l'a voue, douce, généreuse, compatissante! l'aimable habitude de bien faire ue saurait s'effacer en elle; mais ce n'est plus qu'ujie ha])itude aveugle , un goût sans réflexion: Elle fait toutes les mêmes choses , mais elle n& les fait plus avec le même zèle ; ces sentimens sublimes se sont affaiblis , cette flanmie divine s'est amortie , cet ange n'est plus qu'une femme ordinaire. Ah î quelle ame vous avez: ôtce à la vertu !

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144 ï^ A 3Nr O U V E L L E

LETTRE IL

DE V AMANT DE JULIE A MADAME D'ÉTANGE.

P=

£>'ÉTRÉ d'une douleur qui doit durei? autant que moi , je lue jette à vos pieds , Madame , non pour vous inarqueruu repentir gui ue dépend pas de mon cœur ,mais pout expier un crime ius^olontaire en renonçant \ tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentimens humains u'appro- çlièreqt de ceux que m'inspira votre adorable fille 5 il n'y eut jamais de sacrifice e'gal ^ celui que je viens faire à la plus respecta- ble des mères ; mais Julie m'a trop appris comment il fautirnmoler le bonheur au devoir; ^llem'en a tropcourageusementdounérexem- ple , pour qu'au moins une fois je ue sache pas l'imiter. Si luou sang suffisait pour guérir vospeines, je le verserais en silence etmeplain- draisdene vous donner qu'une si faible preuve (ie mon zèle : mais briser le plus doux , le plus pur , le plus sacré lien qui jamais ait piii deux coeurs , ah î c'est uu eflort (jue Tuai

H Ê L O 1 s E. 24^

^ersentier ne m'eût )3as fait Faire , et qu'il ii'ap-» par tenait qii à vous d'obtenir !

Oui , je promets de vivre loin d'elle aussi lonn;-tejnps que vous l'exigerez; je m'abstien- çlrai de la voir et de lui écrire; j'en jure par yos jours précieux , si nécessaires à la conser-. vatiou des siens. Je me soumets , non sans eflVoi , mais sans murmure , a tout ce que vous daignerez ordonner d'elle et de moi. Je dirai beaucoup plus encore ; son bonheur peut me consoler de ma misère , et je mourrai content si vous lui donnez nu époux digne d'elle. Ab! qu'on le trouve, et qu'il rn'ose dire, je saurai mieux l'aimer que toi ! Madame, il aura vaincuunt tout ce qui me manque; s'il n'a mon cœur il n'aura rien pvur Ja/ie ." mais je n'ai que ce cœur bonnéte et tendre. Hélas ! je n'ai rien de plus. L'amour qui rapproche tout n'élève point la personne; il n'élève que les sentimens. Ah ! si j'eusse osé n'écouter que les miens pour vous, combien de fois en vous parlant ma bouche eût pro-s lioncé le doux nom de mère !

Daignez vous conher à des sermens qui ne sont point vains, et à un houjme qui n'est point trompeur. Si je pus un jour abuser do fptre estime, je m'ahusai le premier moi-mé4iç<

246 LA NOUVELLE

Mou cœur sans expérience ne connut le danger que quand il n'était plus temps de fuir , et je n'avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui- même , qu'elle m'a depuis si bien enseigné. Bannissez vos craintes, je vous en conjure , y a-t-il quelqu'un au monde à qui son repos, sa félicité , son honneur soient plus chers qu'à moi? Non, ma parole et mon cœur vous sont garans de l'engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrétion ne sera commise, soyez- en sûre ; et je rendrai le dernier soupir sans qu'on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume , et dont la mienne s'aigrit encore ; essuyez des pleurs qui m'arrachent l'ame ; rétablissez votre santé; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous ; soyez vous-même heureuse par elle ; vivez , enfin , pour lui faire aimer la vie. Ah ! malgré les erreurs de l'amour, être mère de Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre.

H Ê L O ï s E. 247

LETTRE III.

VE L\4MANT DE JULIE A MADAME D'ORBE.

En lui envoyant la lettre précédente.

JL ENEZ , cruelle, Toilà ma réponse. En la lisant, tondez eu laruics si vous connaissez mon coeur , et si le vôtre est sensible encore ; mais sur-tout, ne m'accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher et dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc ose' les rompre , ces doux nœuds formés sous vos yeux presque dûs l'enfancfl, et que votre amitié semblait partager avec tant de plaisir ? Je suis donc aussi mallieurcux que vous le voulez et que je puis l'étrfri Ahî connaissez-vous tout le mal que vous faites? sentez-vous bien que vous m'arracbez l'anic , que ce que vous ni ôtez est sans dédommagement , et qu'il Tant mieux cent fois mourir que de ne plus TÏvre l'un pour l'autre ? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? en peut-il être sau»

S4S LA NOUVELLE

îe coiitcnterueut du cœur? Que me parlez-i TOUS du danger de sa mère ? ah ! qu'est-ce que la vie d'une mère , la mienne , la vôtre, la sienne même , qu'est-ce que l'eivistence du inonde entier auprès du sentiment délicieux qui nous unissait ? Insensée et farouche vertu l )'obéis à ta voix sans mérite; je t'abhorre eu fesant tout pour toi. Que sont tes vaines con- solations contre les vives douleurs de l'ame ? "Va, triste idole des malheureux, tu ne fais qu'augmenter leur misère, en leur étant les ressources que la fortune leur laisse. J'obéirai pourtant, oui, cruelle, j'obéirai; je devien-. drai , s'il se peut, insensible et féroce comme vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au monde : je ne veux plus entendre prononcer ni le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux plus m'en rappeler l'insupportable souvenir. Un dépit, une rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage : il m'ejz a trop coûté îi'étre sensible ; il vaut mieux reucocer à l'iiiïmcinité.

H E L O I s E. 249

LETTRE IV,

X>E MADAME D'ORBEAV AMANT DE JULIE.

y ous m'avez ccrlt une lettre de'solante 5 mais il V a tant d'auiour et de vertw dans votre eoiuluite qu'elle efface l'ainertuine de vos plaintes: vous êtes trop généreux pour qu'on ait le courage de vous quereller, (^ueU que emportement qu'on laisse paraître, quand on sait ainsi s'immoler à ce qu'on aime, oa mc'rite plus de louanges que de reproches ; et malgré vos injures , vous ne me fûtes jamais si cher que depuis que je connais si bien tout ce que vous valez.

Rendez grâce à cette vertu que vous croyez haïr , et qui fait plus pour vous que votre amour même. Il n'y a pas jusqu'à ma tante que vous n'ayez séduite par un sacriBce dont elle sent tout le prix. Elle n'a pu lire votre lettre sans attendrissement; elle a même eu la faiblesse de la iaii-ser voir à sa fille , et l'clloi t qu'a fait la pauvre Julie pour contenir à cette lecture se» soupirs et ses pleurs l'a f^it ^ombcr évanouie.

iho LA NOUVELLE

Cette tendre mère, que vos lettres avalent déjà puissamment émue , commence à con- naître, par tout ce qu'elle voit , combien vos deux cœurs sont hors de la règle commune, et combien votre amour porte un caractère naturel de sympathie , que le temps ni les efforts iipmaias ne sauraient effacer. Elle, qui a si grand besoin de consolation , consolerait volontiers sa fille, si la bienséance ne la rete- nait , et je la vois trop près d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir été. Elle s'échappa hier jusqu'à dire en sa présence, un peu indiscrètement (//) peut-être : Ah ! s'il ne dépendait que de moi .... quoiqu'elle se retînt et n'achevât pas , je vis au baiser ardent que Julie inipri- znait sur sa main qu'elle ne l'avait que trop entendue. Je sais même qu'elle a voulu plu- sieurs fois parlera son inflexible époux; mais, soit danger d'exposer sa fille aux fureurs d'un père irrité , soit crainte pour elle-même , sa timidité l'a toujours retenue , et son affaiblisse- ment, ses maux augmentent si sensiblement que j'ai peur de la voir hors d'état d'exé-

( K) Claire ^ êtes-vous ici moins indiscrète ? Est- ce la dernière fois t[ue vous le serez ?

H Ê L O l s E. 25i

ctitcr sa résolution avant qu'elle l'ait bien fomic'e.

Quoi qu'il en soit, malgré les fautes dont TOUS êtes cause , cette honnêteté' de cœur qui se fait sentir dans votre amour mutuel , lui a donné une telle opinion de vous qu'elle se fie a. la parole de tous deux sur l'inter- Tuption de votre correspondance , et qu'elle n'a pris aucune précaution pour veiller de plus près sur sa fille ; effectivement si Julie lie répondait pas à sa confiance , elle ne serait plus digne de ses soins , et il faudrait vous étouffer l'un et l'autre si vous étiez capables de tromper encore la meilleure des mères , et d'abuser de l'estime qu'elle a jDOur

TOUS.

. Je ne cherche point à rallumer dans votre cœur une espérance que je n'ai pas moi-même ; mais je veux vous montrer, connue il est vrai , que le parti le plus honnête est aussi le plus sage , et que s'il peut rester quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l'honneur et la raison vous imposent. Mère, païens , amis , tout est maintenant pour TOUS, hors un père qu'on gagnera par cette voie, ou que rien ne saurait gagner. (Quelque imprécation qu'ait pu vous dicter un moment

253 LA NOUVELLE

(ie désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu'il n'est point de route plus siire pour aller 3u bonheur que celle de la vertu. Si l'on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle ; si on le manque , elle seule peut en dédoiiimager. Reprenez donc cou- rage , soyez houime , et soyez encore vous- luéme. Si j'ai bien connu votre cœur , la manière la plus cruelle pour vous de perdre ^ulie serait d'être indigne de l'obtenir.

LETTRE V,

VE JULIE A SON AMANT.

E

L LE n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reçu sort dernier soupir ; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononça; son dernier regard fut tourné sur moi. Non, ce n'était pas la vio qu'elle sem.blait quitter; j'avais trop peu su Ja lui rendre chère : c étoit à moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espérance , accablée de mes malheurs et de mes fautes : mourir ne fut rien pour elle, et soa pœur n'a gémi que d'abandonner sa fille dans cet état. Elle n'eut que trop de raison. Qu'a«

fi Ê L O ï s E. 233

Tait-cUe a rej^rettcr sur la terre ? qu'est-ce ([ui pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix im- îiiortcl de sa patience et de ses vertus qui l'attendait dans le ciel ? que lui restait-il à. faire au monde sinon d'y pleurer inoti opprobre? ^\mc pure et chaste, digne épouse, et mère incomparable, ta vis maintenant au séjour de la gloire et de la félicite' ; tu vis , fct moi , livrée au repentir et au de'sespoir, privée à jamais de tes soins , de tes cofjseils, de tes douces caresses , je suis morte au bon- heur , à la paix , à l'innocence : je ne sens plus que ta perfc ; je ne vois plus que ma honte; ina vie n'est plus qjic peine et douleur. 3Ia mère, ma tendre mère, hélas! je suis bien plus morte que toi.

Mon Dieu ! qnel transport égare une infor- tunée et lui fait oublier ses résolutions ? yiens-je verser mes pleurs et pousser mes gé- tnissemens ? C'est le cruel qui les a causés que j'en rends le dépositaire! c'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j*osé les déplorer ! Oui , oui j barbare , partagez les tourmens que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein, maternel , gémissez des maux qui me vien- nent de vous et sentez avecmoirborreurd'uû

254 î- -^ NOUVELLE

parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraître aussi me'prisable que je le suis ? devaut qui m'avilirais-je au gre' de mes remords ? quel autre qus le complice de moa crime pourrait assez les connaître ? C'est mou plus insupportable supplice de n'être accusée que par mon cœur, et de voir attribuer au. bon naturel les larmes impures qu'un cui- sant repentir m'arrache. Je vis, je vis en fré- missant la douleur empoisonner , liàter les derniers jours de ma triste m^.ie. En vain sa pitié pour moi l'empêcha d'cji convenir ; eu vain elle alîcctalt d'attribuer le progrès desoa mal à la cause qui l'avait produit ; en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage. Rieu n'a pu tromper mon cœur déchiré de regret , et pour mon tourment éternel je garderai jus- qu'au tombeau l'affreuse idée d'avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colèr© pour me rendre malheureuse et coupable , pour la dernière fois recevez dans votre seiu des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus , comme aiUrefois , partager avec vou5 des peines qui devaient nous être communes r ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C'en cstfait; l'em,-

H É L O I s E. 255

pire de raïuour est clcint dans une amc li- vrée au seul desespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des mères ; je saurai lui sacrilierdes seutimens qui lui ont coûte' la vie ; je serais trop heureuse qu'il m'en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah ! si son esprit luimortel pénètre au fond de mon cœur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas tout-à-fait indigne d'elle ! Partagez un ellort que vous m'avez rendu nécessaire. S'il vous reste quelque respect pour la mé- moire d'un nœud si cher et si funeste , c'est par Inique je vous conjure de me fuira jamais, de ne plus m'écrire , de ne plus aigrir mes remords , de me laisser oublier, s'il se peut , ce que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus ; que je n'entende plus prononcer votre nom ; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon cœur. J'ose parler encore au nom d'un amour qui )ie doit plus être ; à tant de sujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir son dernier vœu méprisé. Adieu donc pour la dernière fois , uiuqueet

cher Ah! tille insensée adieu pour

jamais.

âôr> LA N O U V Ë L L É LETTRE V I.

T>E L'AMANT DE JULIE A MADAME D'OxlBE.

E

KFIK le voile estdéchiré ; cette louguc îliusioii s'est eVaiiouie ; cetespoir si douxs'esÉ éteint ; il ne me reste pour aîiment d'une flaïuine éternelle qu'un sonvetiir amer et délicieux qui soutient ma vie et nourrit mes tourmcns du vain sentiment d'uubonheur qui n'est plus.

Est-il donc vrai que )'ai goûté la féliciLC supréane? suis-je bien le même être qui fut heureux un jour ? Qui peut sentir ce que je souffre n'est-il pas pour toujours soufirir ? Qui peut jouir des biens que j'ai perdus peut-il les perdre et vivre encore, et des sentinienssi contraires peuvent~ils germer dans un même cœur ? Jours de plaisir et de gloire , non , vous n'étiez pas d'un mortel ! vous étiez trop beaux pour dev oir être périssable-. Une donce extase absorbait toute votre durée, et la ras- semblait en un pointconimecciledcrétcrnitc. Il n'y avait pour moi ni passé ni avenir, cfe

H É L O f s E 25 r

je î^o M (ai s à-la-fois les délices de mille siècles. Heias ! vous avez disparu coinme un e'clair ! cette éternité deboiilicur ne fut qii'ini instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans les momens de mon désespoir, et l'ennui me- sure par longues années le reste infortuné de mes jours.

Pour achever de me les rendre insuppor- tables, plus les afflictions m'acca})leiit , plus tout ce qui m'était cher semble se détacher de uToi. iSIadaine, il se peut que vous m'ai- miez encore ; mais d'autres soins vous appellent , d'antres devoirs \ ous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt sont maintenant indiscrètes. Julie , Julie el!e-mcnie se décourage et m'abandonne. Les trustes remords ont chassé l'amour. Tout est changé ])our moi ; mon cœiu" seid est tou)onrs le uicme : mon sort en est pbis «ffVeur.

Mais qu'iu'porte ce que je suis et ce que ie dois être ? ./////V sou H re , est-il ternies de .'-on- £;ev à ?noi ? .A h ! ce sofit ses peines qui rendetit Icsmicnnespîus amères.Oui , j'aimerais mieux qu'elle ces?ùt de m'aimer et qu'elle fût heu- reuse.... Osser de m'aimcr !.. l'cspère-t-elle ?.. Jamais , jamais. Elle a l>cnu me déiVndre de

S^Qutfelie /Ic/oice. Te iiic H. ^

258 L A N O U V E L L E

la voir et de lui e'crire. Ce n'est pas le tour- ment qu'elle s'ôte , lielas ! c'est le consola- teur ! La perte d'une tendre mère la doit-elle priver d'un pins tendre ami ? croit-elle sou- lager ses maux en les uuiltipliant ? O amour! est-ce à tes de'peus qu'on peut venger la nature ?

Non , non ; c'est en vain qu'elle prétend ni'oublier. Son tendre cœur pourra-t-il se sé- parer du mien ? ne le retiens-]e pas en dépit d'elle ? Oublie-t-on des sentimens tels que nous les avons éprouvés , et peut-on s'en souvenir sans les éprouver encore ? L'amour vainqueur fit le malheur de sa vie; l'amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur , tourmen- tée à-la-fois de vains regrets et de vains dé- sirs jSaus pouvoir jamais contenterui l'amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Après tant de sacrifices , il est trop tard pour apprendreà désobéir. Puisqu'elle commande, il suffit ; elle n'entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir n'est pas de renoncer à elle. Ali ! c'est dans son cœur que sont mes douleurs

H É L O 1 s E. 2^9

les plus vives , et je suis plus malheureux de sou. iulortunc que de la luieiiuc. Vous qu'elle aime plus que toute chose , et qui seule , après moi, la savez diguement aimer ; Claire , aimable CInire , vous êtes l'utiique bieu qui lui reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dcdomuiagez-la des cousolations qui lui sont ôtces et de celles qu'elle refuse ; qu'une sainte amitié supplée à-la-fois auprès d'elle à la tendresse d'une mère , à celle d'un amant , aux charmes de tous les sentimens qui devaient la rendre heureuse. Qu'elle le «oit , s'il est possible , à quelque prix quo ce puisse être: qu'elle recouvre la paix et le repos dont je l'ai privée ; je sentirai moii:s les tourmcus qu'elle m'a laissés. Puisque je lie suis plus rien à mes propres yeux , puisque c'est mon sort d<?. passer ma vie à mourir pour elle; qu'elle me regarde commen'étaiit plus, j'y consens, si cctto idée la rend plus tranquille. Puisse-t-elle rctrou\ er p)cs de vous SCS premières vertus , son premier bon- heur! puisse-t-elle être encore j)ar vos soins tout ce qu'elle eût été sans moi !

Hélas ! elle était fille , et n'a plus de mère ! Voilà ^a perte qui uc se répare jjoint et dont

Q 2

26é LA NOUVELLE

on ue se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui- redemande cette mère tendre et chérie , et dans une dou- leur si cruelle l'horrible remords se joint à sou affliction. O JuUe\ ce sentiment affreux devait-il être connu de toi ? Vous qui fûtes témoiu de la maladie et des derniers momeus de cette mère infortunée , je vous supplie , je vous conjure , dites-moi ce que j'en dois croire. Déchirez-moi le cœur si je suis cou- pable. Si la douleur de nos fautes l'a fait des- cendre au tombeau , nous sommes deux mons- tres indignes de vivre; c'est un crime de son- ger à des liens si funestes , c'en est un de voir le jour. Non , j ose le croue , un feu si pur n'a point produit de si noirs effets. L'amour nous insjiira des sentimens trop nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours méritait-elle de leur coûter la yie ?

H E L O I s E. *v>4

LETTRE VIL

R É P o A' s E.

c

OMMEMT pourrait-on VOUS anncr moins ea vous estimant chaque jour davaiitajçe ? comment peidrais-je mes anciens senti nicns pour vous tandis que vous en méritez chaque i-our de nouveaux? Non , mon clicr et digne ami ; tout ce que nous fumes les uns aux autres dès notre première jeunesse, nous le serons le reste de nos jours , et si notre mu- tuel attachement n'augmente plus, c'est qu'il ne peut plus augmenter. Toute la dilierence est que je vous aimais comme mon fri^re , et qu'à pre'siut je vous aime comme mon en- fant ; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous et même vos di>ciplvs , je vous regarde un peu connue le nôtre. Eki nous apprenant à penser , von* avez appris de nous a être sensihle; et quoi qu'eu. d'S,e votre philosophe anglais , cetts éducation vaut bieu l'autre ; si c'est U raison qui fait l'homme , c'est le sentiment qui le condu t. Savcz-Yous pourquoi je paraisavoir changé

262 LA NOUVELLE

de conduite envers vous ? ce n'est pas , croj'cz- nioi , que mou cœur ne soit tonjoursleméme ; c'est que votre état est change. Je favorisai Tos feux tant qu'il leur restait un rayon d'es- pérance : depuis qu'en vous obstinant d'aspi- Terà Julie , vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse , ce serait vous nuire quede vous complaire. J'aime mieux vous savoir moins à plaindre , et vous rendre plus mécontent, i^uaiid le bonheur commun dcvieutimpossi- ble , chercher le sien dans celui qu'on aime n'est-ce pas tout ce qui reste à faire à l'amour sans espoir ?

Vous faites plus que sentir cela , mon gc- jiereu:^ ami ; vous l'exécutez dans le plus dou- loureux sacrifice qu'ait jamais fait un amant iidclle. En renonçant à Julie , vous aehetez son repos aux dépens du vôtre , et c'est à vous que vous renoncez pour elle.

J'ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent 1> -dessus ; mais elles sont consolantes , et cela m'enhardit. Première- ment , je crois que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu'il dédom- mage de tout ce qu'on lui sacrifie , et qu'on jouit eu quekjue sorte des privations qu'ofi s'impose par le .sentiment même de ce qu'il

H E L O 1 s E. 263

en coûte et du motif qui nous y porte. Vous vous témoignerez que Julie a élë aimée de vons connue elle me'ritait de l'élrc , et vous l'en aimerez davantage , et vous en serez pins heureux. Cet amour - propre exquis qui sait payer toutes les vertus pénibles mêlera son charme à celui de l'amonr. A^ous vous direz ; je sais aimer , avec un plaisir plus durable et plus délicat que vous n'en goûteriez à dire, je posi^ède ce que j'aime. Car celui-ci s'use à force d'en jouir ; mais l'autre demeure toujours , et vous en jouiriez encore , quand même vous n'aimeriez plus.

Outre cela s'il est vrai , comme Julie et vous me l'avez tant dit , que l'amour soit le plus délicieux sentiment qui puisse entrer dans le cœur humain , tout ce qui le pro- longe et le fixe , même au prix de mille dou- leurs , est encore un bien. Si l'amour est lui désir qui s'irrite par les obstacles comme vous le disiez encore , il n'est pas bon qu'il soit content ; il vaut mieux qu'il dure et soit malheureux que de s'éteindre au sein des plaisirs. Vos feux , je Tavoue , ont souteiui l'épreuve de la possession, celle du temps , celle de l'absence et des peines de toute es- pèce j ils ont Yaincu tous les obstacles hors

2^4 LA NOUVELLE

îe plus puissant de tous , qui est de iien. avoir plus à vaincre et de se nourrir uuique-^ meut d'eus-uiéuies. L'univers n'a jamais vu de passion soutenir cette épreuve ; quel droit avez-vous d'espérer que la vôtre l'eût sou-. tenue ? Le temps eût joint au dégoût d'une longue possession le progrès de l'âge et le déclin de la beauté ; il semble se fixer en votre faveur par votre séparation-, vous serez tou- jours l'un pour l'autre a la :&eur des ans ; vous vous verrez sans cesse tels que vous vous vîtes en vous quittant: et vos cœursuuis jus-, qu'au tombeau prolongeront dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours. Si vous n'eussiez point été heureux , une insurmontable inquiétude pourrait vous tour-, menter ; votre cœur regretterait en soupirant les biens dont il était digne;votre ardente ima- gination vous demanderaitsans cesse ceux que vous n'auriez pas obtenus. Mais l'aïuour n'a point de délices dont il ne vous ait comblé ; et pour parler comme vous ,tous avez épuisé du- rant une année les plaisirs d'une vie entière. Souvenez-vous de cette lettre si passionnée, écrite le lendemain d'un rendez-vous témé- raire Je l'ai lue avec une émotion qui m'étoit inconnue : on n'y voit pas l'état pçrmaneuâi

H E L O 1 s E. 265

d'une amc attendrie , mais le dernier délire d'un cœur brûlant d'amour et ivre de vo- lupté. Vous jugeâtes voiis-mcme qu'on n'é- prouvait point de pareils transjiorts deux fois eu la vie , et qu'il fallait mourir après les avoir sentis. Mon ami , ce fut le eoniJ>le , et quoi quela fortune et l'amour eussent fait pour vous , vos feux et votre bonheur ne pouvaient plus que de'eliuer. Cet instant fut aussi le comuicncement de vos disgraees ^ et votre amante vous fut otee au moment que vous n'aviez plus de sentimcns nouveaux à goûter auprès d'elle; comme si le sortent voulu garantir votre cœur d'uri e'puisemcnt inévitable , et vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passés nu plaisir | lus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore. Consolez- vous donc de la perte d'un bien qui vous eût toujours échappe et vous eût ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur et l'amour se seraient évanouis à-la-fois ; vous avez au moins conservé le sentiment : on n'est point sans plaisirs quand on aime encore. L'image de l'amour éteint eflraie plus un cœur tendre que celle de l'amour ma!henrcn\ , et le dégoût de ce qu'on possède estuu état eeni; finis pire que le regret de ce qu'on a perdu.

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Si les reproclies que ma de'solee cousine se faitsurla mort de sa mère e'taieiit fondés , ce cruel souvenir empoisonnerait , je l'avoue, celui de vos amours , et une ?i funeste idée devrait à jamais les éteindre ; mais n'en croyez pas à SCS douleurs , elles la trompent ; ou plutôt, le chimérique motif dont elle aime à les aggraver n'est qu'un prétexte pour en justifier l'excès. Cette amc tendre craint tou- jours de ne pas s'affliger assez , et c'est une sorte de plaisir pour elle d'ajouter au senti- ment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s'en impose , soyez-en sur ; elle n'est pas sincère avec elle-même. Ah! si elle croyait bien sincèrement avoir abrégé les jours de sa mère , son cœur en pourrait - il supporter l'affreux remords ? Non , non , mou ami , elle ne la pleurerait pas , elle l'aurait suivie. La maladie de Mme d'£'fâf77^e est bien connue; c'était une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvait revenir, et l'on désespérait de sa vie avant même qu'elle eût découvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle ; mais que de plaisirs réparèrent le mal qu'il pouvait lui faire ! qu'il fut conso- lant pour cette tendre mère de voir , en gé- missaut des fautes de sa fille , par combieu

H E L O l s E. 2^7

de Tcrtiis elles ctolcnt rachetées , et d'être forcée d'admlrerson aiue eu pleurant sa fai- blesse ! Qu'il lui fut doux de sentir eoinbieii elle eu était chérie ! Quel zèle infatigable ! quels soins continuels î quelle assiduité sans relâche ! Quel désespoir de l'avoir afTligée ! Que de regrets , que de larmes , que de tou- chantes caresses , quelle inépuisable sensi- bilité ! C'était dans les yeux de sa fille qu'on lisait tout ce que souffrait la inère ; c'était elle qui la servait les jours , qui la veillaitles jiuits; c'était de sa main qu'elle recevait tous les secours : vous eussiez cru voir une autre Julie ; ?a délicatesse naturelle avait disparu , elle était forte et robuste ; les soins les plus pénibles ne lui coûtaient rien , son ame sem- blait lui donner un nouveau corps. Ellcfesait tout et paraissait ne rien faire ; elle étaitpar- tout et ne bougeait d'auprès d'elle. On la trouvait sans cesse à genoux devant son lit , la bouche collée sur sa main , gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mère , et confon- dant ces deux sentimens pour s'en affliger davantage. Je n'ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante , sans être ému jusqu'aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. Ou voyait

268 LA NOUVELLE

l'effort que fesaieiit ces deux cœurs pour se jëunir plus ëtroiteuieiit au moment d'une funeste séparation. On voyait que le seul regr-ct de se quitter occupait la mère et la iilîe , et que vivre ou uiourir n'eût e'te' rien pour eîlc-s , si elles avaient pu rester ou partir enseiuble.

liicn loi 11 d'adopter les noires idées de .//^//V , soyez sûr que tout ce qu'on peut espérer des secours liuuiainset des consolations du cœur a concouru de sa part à retarder le progrès de la maladie de sa mère , et qu'infaillible- ment sa tendresse et ses soins nous l'ont conservée plus long-temps que nous n'eus- sions pu faire sans elle. Ma tante elle-même m'a ditcent fois que ses derniers jours étaient les plus do)ix momeus de sa vLc , et que le bonheur de sa fille était la seule chose qui manquait an sien.

S'il faut aitribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin , et c'est a son époux seul qu'il faut s'en prendre. Long- temps inconstant et volage , il prodigua les feux de sa jeunesse à mille objets uioins dignes de plaire que sa vertueuse compagne ; et qnand l'âge le lui eut ramené , il conserva Ijic:^ d'elle celte rude.«se inflexible dont les

H É L O ï s E. 269

auaris infidellcs ont accoutume d'aggraver leurs torts. Ma pauvre cousine s'en est res- sentie. Un vain entêtement de noblesse et cette roideur de caractère que rien Ti'amoUit ont fait vos malheurs et les siens. Sa mèr» qui eut toujours du penchant pour vous, et qui pénétra son amour quand il était trop tard pour l'éteindre , porta long -temps en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l'obstination Jde son époux , et d'être la première cause d'un mal qu'elle ne pouvait plus guérir. Quand vos lettres surprises lui euj'ent appris jusqu'où vous aviez abusé de sa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant toutsauver, et d'ex- poser les jours de sa fille pour établir son honneur. Elle sonda plusieurs fois sou mari sans succès. Elle voulut plusieurs fois hasar- der une confidence entière et lui montrer toute l'étendue de son devoir ; la frayeur et sa timidité la retinrent toujours , elle hésita tant qu'elle put parler ; lorsqu'elle le voulut il n'était plus temps ; les forces lui manquè- rent ; elle mourut avec le fatal secret , et moi qui connais l'humeur de cet homme sévère , sans savoir jusqu'où les sentimens de la na- ture auraient pu la tempérer , je respira Noui^elh Hçloïsc, Tome II. R

270 L A N O U V E L L E

eu voyant an moins les jours dcj7//ieeu si^rete.' Elle n'ignore rien de tout cela ;ma!s vous dirai-jcce que je pense de ses remords appa- rens ? L'amour est plus ingénieux qu'elle. Pe'uctre' du regret de sa mère, elle voudrait vous oublier , et maigre qu'elle en ait , ii trouble sa conscience pour la forcer de pen- ser à vous. Il veut que ses pleurs aient du Tapport à ce qu'elle aime. Elle n'oscraife }DÏus s'en occuper directement ; il la force de s'en occuper encore , au moins par son repentir. Il l'abuse avec tant d'arÊ qu'elle aime mieux souffrir davantage , et que vous entriez dans le sujet de ses pei- nes. Votre cœur n'entend pas, peut-être, ces de'tours dusicn ; mais ils nen sont pas moins naturels ; car votre amour a tous deux , quoiqu'ëgal en force , n'est pas sem- blable en efict. Le vôtre est bouillant et vif, le sien est doux et tendre : vos scntimens s'cxbalent au - dehors avec véhémence , les siens retournent sur elle-même , et péne'trant la substance de son ame , raltèrent et la chan- gent insensiblement. L'amour anime et sou- tient votre cœur ; il aflaisse et abat le sien ; tous les ressorts en sont relâchés , sa force «5t ûulJe , «OU courage ett éteint, sa vertu

H É L O i s E. 271

n'est plus rien. Tant d'héroïques facultés no sont pas anéanties, mais suspendues : un mo- ruent do crise peut leur rendre foute leur Tij;ueur , ou les eûacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement , elle est perdue; mais si cette ame excellente se relève un instant , elle sera plus grande , plus forte, plus vertueuse que jamais, et il ne se.ra plus question de rechute. Croyez- moi , mon aimable ami , dans cet état péril- leux saciiez respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous , fut-ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vousvous obstinez auprès d'elle , vous pour- rez triompher aisément ; mais vous croirez en vain posséder la même Julie , vous ne la retrouverez plus,

LETTRE y I I I.

VE MI LORD EDOUAB.D A V AMANT DE JULIE.

J'avais acquis des droits sur toncœu' ; tu m'étais nécessaire , j'étais prêt à t'aller joindre. Que t'importent mes droits , mes besoins , mon em[jressemcnt ? je suis oublié dc'toi ; tu lie daigues plus m'éciire. J'apprends ta vi*

a 2

S-2 L A ^' O U Y E L L E

solitaire et farouche ; je pénètre tes desseins secrets. Tu t'euiiuyes de rivre.

Meurs do. 'ic , jeune insensé : meurs . homme a-la-fois féroce et lâche: niais ^aclic en mou- rant que tu laisses dans l'ame d"u;i honnête homme , à qui tu fus cher , la douleur de u'a7oir servi qu'un ingrat.

L E T T Pt E IX. p. É p o y s E,

V,

E>"EZ, Milord ; je croyais ne pouvoir plus goûter de plaisir sur la terre : mais nous nous reverrons. Il n'est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les itii^rat- : votre cœur n'est pas fait pour en trouver , ni le mien pour l'ét-re.

BILLET

DE JULIE.

I

L est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse et d'abandonner un trompeur es- poir. Je ne serai a lamais vous. Rendez- moi donc la liberté que je vous ai engagée ,

H E L O 1 s E. 273

rt dont mon père veut disposer ; ou mettez le comble à mes malheurs par uu refus qui r.ous perdra tous deux saus vous être d'aucun usage.

Julie d'Etaage.

LETTRE X.

vu BARON D' E T A N G E ,

Dans laquelle était le précédent billet.

Oi L peut rester daus l'ame d'un suborneur quelque seutimeut d'Jionneur et d'humanité , répondez à ce billet d'une malheureuse dont vous avez corrompu le cœur , et qui ne serait plus, si j'osais soupçonner qu'elle eût porté plus loin l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai peu que la môme philosophie qui lui apprit \ se jeter à la tête du premier venu , lui ap- prenne encore à désobéir à son pere.Pensez- y cependant. J'aime à prendre en toute occa- sion les voies delà douceur et de l'honnêteté , quand j 'espère qu'elles peuvent suffire , mais si )'en veux bien user avec vous , ne croyez pas que j'ignore comment se venge l'hon- Tieurd'un gen tilhommc ofi'cnsé par uu homme qui ne Test pas.

R 3

274 LA NOUVELLE

LETTRE XI.

RÉPONSE,

E,

iPARG7ÇEz-vous , Monsieur, des menaces Tailles qui ne m'effraient point , et d'injus- tes reproches qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux personnes de même âge il n'y a d'autre suborneur que l'amour, et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre lille honora de son estime.'

Quel sacrifice osez -vous m'iraposer , et à quel titre l'exigez-vous ? est-ce à l'auteur de tous mes maux qu'il faut immoler mou der- nier espoir ? Je veux respecter le père de Julie; mais qu'il daigne être le mien , s'il faut que j'apprenne à lui obéir. Non , non , Mon- sieur , quelque opinion que vous ajiez de vos proce'dés , ils ne m'obligent point à re- noncer pour vous à des droits si cbers et si bien mérités de mon cœur. Tous faites le jnaliipur de ma vie. Je ne vous dois que de la haine , et vous n'avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé; voilà mon consentement. Ab ! qu'elle soit toujours obéie ! Un autre la possédera ; mais j'en serai plus digue d'elle»

ÏI É L O ï s E. 275

51 Tolre fille eût daigne me consulter sur les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui eusse appris à résister à vas prétentions injustes. Quel que soit l'empire dont vous abusez , mes droits sont plus saere's que les vôtres. La chaîne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel , même devant Ic-s tribunaux humains ; et quand vous osez ré- clamer la nature, c'est vous seul qui bravea 6cs lois.

N'alléguez pas non plus cet honneur sl îiizarre et si délicat que vousparlezde venger; nul ne l'oQensc que vous-même. Respectez lef choix de Julie , et votre honneur est eu «lire te ; car mon cœur vous honore maigre vos outrages , et malgré les maximes gothi- ques , l'alliance d'un honnête homme n'en, déshonora jamais un autre. Si ma présomp- tion vous offense, attaquez ma vie, je ne la délcndrai jamais contre vous ; au surplus , je me soucie tort peu de savoir en quoi consiste l'hoiincur d'un gentilhomme ; mais quant a celui d'un homme de bien , il m'appartient, je sais le défendre, et le conserverai pur efc sans tache jusqu'au dernier soupir.

jMlez , père barbare et pju digne d'un nom si doux, méditez d'aOreux parricides, tandis

i<4

276 LA NOUVELLE

qu'une fille tendre et soumise immole son bonheur à vos préjuge's. Vos regrets me ven- geront un jour des maux que vous me faites , et vous sentirez trop tard que votre haine aveugle et dénaturée ne vous fut pas moins funeste qu'à moi. Je serai malheureux , sans doute ; mais si jamais la voix du sang s'élève au fond de votre cœur, combien vous le serez plus encore d'avoir sacrifié à des chimères l'unique fruit de vos entrailles , unique au inonde en beauté, en mérite , eu vertus, et pour qui le ciel , prodigue de ses dons, n'ou» blia rieu qu'un meilleur père.

BILLET

Inclus dans la précédente LettJ-e.

^E rends à Julie d^Etange le droit de disposer d'elle-même, et de donner sa main sans consulter son cœur.

S. G.

H É L O 1 s E, 277

LETTRE XII.

V E J U L I E.

*i E voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit le billet que TOUS avez recevoir ; mais mou père a pris ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à temps à la poste ; il n'eu peut être de même de celle-ci ; votre resolution sera prise et votre réponse partie avant qu'elle vous parvienne ; ainsi tout détail serait de'sormais inutile. J'ai fait mon devoir ; vous ferez le vôtre : mais le sort nous accable , l'honneur nous trahit ; nous serons séparés à jamais, et pour comble

d'horreur, je vais passer dans les Hélas!

j'ai pu vivre dans les tiens ! O devoir ! à

quoi sers-tu ? O providence ! il faut

gémir et se taire.

La plume échappe de ma main. J'étais incommodée depuis quelques jours ; Ten- trctien de ce matin m'a prodigieusement

agitée la tête et le cœur me font

mal je me sens défaillir le ciel

aurait-il pitié de mes peiues ? Je ne

R o

278 LA NOUVELLE

puis nie soutenir je suis forcée a me

mettre au lit , et me console dans l'espoir de n'en plus relever. Adieu , mes uniques «miours : adieu, pour la dernière fois, cher et tendre ami de Julie. K\\ ! si je ne dois plus vivre pour toi, n'ai-je pas déjà cessé de vivre ?

LETTRE XIII.

DE JULIE A MADAME D'ORBE.

I

L est donc vrai , chère et cruelle amie, que tu me rappelles à la vie et h mes douleurs ? J"ai vu l'instant heureux oià j'allais rejoindre la plus tendre des mères ; tes soins inhu- mains m'ont enchaînée pour la pleurer plus long-temps ; et quand le désir de la suivre m'arrache à la terre , le regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre, c'est par l'espoir de n'avoir jias échappé toute entière à la mort. Ils ne sont plus, ces agré^ mens de mon visage que mon cœur a payés si cher : la maladie doiit je sors m'en a dé-^ livrée. Celte heureuse perte ralent-va l'ardeur grossière d'un homme asez dépourvu de dé-» licatcsse pour m'oser épouser sans mon aveu.

H É L O ï s E. 279

Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il «e souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans offenser l'ami dont il tient la vie , je saurai rebuter cet importun : ma bouche gardera le silence , mais mon aspect parlera pour moi. Son de'goût uw garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre uial- licureuse.

Ah, chère cousine ! tu connus un cœur plus constant et plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornait pas au\' traits de la figure ; c'était moi qu'il ai- mait, et non pas mon visage : c'était par tout notre être que nous étions unis l'un à l'autre et tant que Julie eût été la mcmc, la beauté pouvait fuir, l'amcur fût toujours demeuré.

Cependant il a pu consentir l'ingrat

il l'a dû, puisque j'ai pu l'exiger. Qui cst-c& qui retient par lt?ur parole ceux qui veidenfc retirer leur cœur ? Ai-je donc voulu retirci*

le mien ? I/âi-je fait ? O Dieu î

faut-il que tt3ut me rappclfe incessamment mi temps qui n'est plus, et des feux qui ne doivent [)lus être ? J'ai beau vouloir arracher de mon cœur cette image chérie, je l'y sens tiop fortciueut attacliéc ; je le déchire saii*.

Ii6

2?,o LA N O U Y E L L E

le dégager , et mes efforts pour eu effacer uu si doux souvenir ne font que l'y graver davantage.

Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui, loiu de s'éteindre avec elle, me tour- mente encore plus depuis ma guérison ? Oui , connais et plains l'égarement d'esprit de ta malheureuse amie , et rends grâces au ciel d'avoir préservé ton cœur de l'horrible pas- sion qui le donne. Dans un des moraens jetais le plus mal, je crus, durant l'ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné ; non tel qu'il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais nâle , défait, mal en ordre , et le déses- poir dans les yeux. Il était à genoux ; il prit une de mes mains, et sans se dégoûter de l'état elle était , sans craindre la commu- nication d'un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j'é- prouvai cette vive et délicieuse émotion que me donnait quelquefois sa présence inatten- due. Je voulus m'élancer vers lui ; on me retint ; tu l'arrachas de ma présence , et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissemens que je crus entendre à mesure qu'il s'éloignait. Je ne puis te représenter

H E L O I s E. aSi

l'effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fièvre a été' longue et violeute ; j'ai perdu la connaissance durant plusieurs jours ; j'ai souvent rêvé à lui dans mes transports ; mais aucun de ces révcs n'a laissé dans mon ima- gination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est impossible de l'effacer de ma mémoire et de mes sens. A chaque minute , à chaque instant, il me semble le voir dans la même attitude ; son air , son habillement , son geste , son triste regard frappent encore mes yeux : je crois îcntir SCS lèvres se presser sur ma main ; je la sens mouillée de ses larmes ; les sons de bj vois plaintive me fout tressaillir; je le vois entraîné loin de moi , je fais effort pour le retenir encore : tout me retrace une scène imaginaire avec plus de force que les événemens qui me sont réellement arrivés.

J'ai long-temps hésité à te faire cette con- fidence ; la honte m'empêche de te la faire de bouche ; uaais mon agitation, loin de se calmer , ne fait qu'augmenter de jour en jour, et je ne puis plus résister au besoin de t'avouer ma folie. Ah! qu'elle s*cmparc de moi toute entière, (^ue ne puis-ie achever de perdre ainsi

2^2 LA NOUVELLE

]a raison, puisque le peu qui m'eu reste sert plus qu'à me tourmenter !

Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille- moi si tu veux de ma simplicité ; mais il v a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes? est-ce un avertissement qu'il n'est déjà plus ? IjC ciel daigne-t-il me guider au moins une fois , et m'invite-t-il à suivre celui qu'il me fit aimer ? Hélas ! l'ordre da mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J'ai beau me rappeler tous ces vains dis- cours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien ; ils ne m'en imposent plus , et je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits , je le veux croire : mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication inamédiate , indépendante du corps et des sens ? L'im- pression directe que l'une reçoit de l'autre no peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations

qu'elle lui a données ? Pauvre Julie,

que d'extravagances ! Que les passions nous icudent crédules ; et qu'uu cœur vivemewt

H É L O l s E. 2S3

toiiclu- se de tache avec peiae des cireurs méine qu'il aperçoit î

LETTRE XIV.

RÉPONS E.

A,

H ! fille trop malheiireiise.et trop sen- sible , n'cs-tii donc née que pour soutFrir ? Je voudrais eu vain t'épargncr des doiîleurs ; tu scinljlcs les chercher sans cesse , et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. ^\ tant de vrais sujets de })cine n'ajoute pas au moins des chimères et puisque ma dis- crétion t'est plus nuisible qu'utile , sors d'une erreur qui te tourmente : peut-être la triste Te'rité te sera- 1- elle encore moins cn:ello. J^pprends donc que ton rêve n'est point \ux rêve ; que ce n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue , mais sa per; onnc ; et que celte touchante scène incessamment présente à ton imagination s'est passée réellement dans ta chambre, le surlendemain du jour lu fus le plus mal.

La veille je t'avais quittée assez tard, et ]M. ù'Orbe qui voulut me relever auprès de ♦oi celte nuit-là était prêt à sortir, quaod

224 LA NOUVELLE

tout-à-coup nous vîmes entrer brusquement et se pre'cipiter a nos pieds ce pauvre mal- heureux dans un état à faire pitié. Il avait pris la poste à la réception de ta dernière lettre. Courant jour et nuit, il Ht la route en trois jours, et ne s'arrêta qu'à la dernière poste, en attendant la nuit ]3oiir entrer en ville. Je te l'avoue à ma honte, je fusmoius prompte que M. àHOrbe à lui sauter au cou: saus savoir encore la raison de son voyage, j'en prévoyais la conséquence. Tant de son- reuirs amers , ton danger , le sien , le désordre où. je le voyais , tout empoisonnait une si douce surprise , et j'étais trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses, .le l'embrassai pourtant avec un serrement de cœur qu'il partageait, et qui se fit sentir réciproquement par de muettes étreintes , plus éloquentes que les cris et les pleurs. Son premier mot fut : Que fait-elle ? ah ! que fait-elle ? Donnez- moi la vie ou la mort. Je compris alors qu'il était instruit de ta maladie, et croyant qu'il n'eniguoraitpas non plus l'espèce, j'en parlai, sans autre précaution que d'exténuer le dan- ger. Si-tôt qu'il sut que c'était la petite vé- role , il fit un cri et se trouva mal. La fatigue «t l'insomnie jointes à l'inquiétude d'esprit

n E L O I s E. 285

l'avalent jeté dans un tel abattement qu'on fut long-temps à le faire revenir. A peine pouvait-il parler ; on le fit coucher.

Vaincu par la nature , il dormit douze heures de suite, mais avec tant d'agitation qu'un pareil sommeil devait plus épuiser que reparer ses forces. Le lendemain , nouvel embarras ; il voulait te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une re'vo- lution ; il ollrit d'attendre qu'il n'y eût plus de risque : mais son séjour même en était un terrible ; j'essayai de le lui faire sentir. Il me coupa durement la parole. Gardez votre barbare éloquence, me dit-il d'un ton d'in- dignation, c'est trop l'exercer à ma ruine. N'espérez pas me chasser encore comme vous fîtes à mon exil. Je viendrais cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant : mais je jure par l'auteur de mon être, ajouta- t-il impétueusement, que je ne partirai point d'ici sans l'avoir vue. Eprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable , ou si vous rendrez parjure.

Son parti était pris. M. d'OrZ-efut d'avis de chercher les moyens de le satisfaire, pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fût découvert ; car il n'était coimu dans la maison

286 LA NOUVELLE

que du seul Hanz dont j'ctais sûre, et nous l'avions appelé devant nos gens d'un autre nom que le sien Çjnm'). Je lui promis qu'il te Terrait la nuit suivante, à condition qu'il ne resterait qu'un instant, qu'il ne te parlerait point , et qu'il repartirait le lendemain avant le jour. J'en exigeai sa parole ; alors je fus tranquille, je laissai mon mari avec lui, et je retournai près de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux ; l'érup- tion était achevée : le médecin me rendit lo courage et l'espoir. Je me concertai d'avance avec Bahiy et le redoublement, quoique moindre, t'a\'ant encore embarrassé la tête, je pris ce temps pour écarter tout le monde, et faire dire à mon mari d'amener son liôte, jugeant qu'avant la fin de l'accès tu serais moins eu état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé père , qui chaque nuit s'obstinait à vouloir rester. Enfin , je lui dis en colère qu'il n'épargnerait la peine de personne, que j'étais également résolue à veiller, et qu'il «avait bien , tout père qu'il était, que sa ten-

{mm) On voit dans la quarrième partie qu3 w nom substitué était celui de S. Freux,

H É L O 1 s E. 287

dresse n'était pas plus vigilante que la mictine. Jl partit à regret ; nous restâmes seules, M. cV(/rôe arriva sur les onze heures, et me dit qu'il avait laissé ton ami dans la rue ; je l'allai eherclier ; je le pris par la main ; il tremblait comme la feuille. En passant dans l'anti -chambre les forces lui manquèrent ; il respirait avec peine, et fut contraint s'asseoir.

Alors de'mclant quelques objets à la faible lueur d une lumière éloignée : Oui , dit-il avec un profond soupir , je reconnais les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés .... à la même heure... avec le même mystère... j'étais tremblant comme aujourd'hui .... le cœur me palpitait de même . . . ô téméraire! j'étais mortel, et j'osais goûter... Que vais-je voir maintenant dans ce même asile tout respirait la volupté dont mon amc était eni- vrée ? dans ce même objet qui fcsait et parta- geait mes transports? l'image du trépas, uu appareil de douleur, la vertu malheureuse et la beauté mourante !

(]uère conf>'.nc , j'épargne à ton pauvre cœur le détail de cette attendrissante scène. Il te vit, et se tut. Il l'avait promis; mais quel silcnee ! 11 se jeta à genoux il baisait

288 LA NOUVELLE

tes rideaux en sauglottaiit ; il e'ievait les main» et les veux; il poussai tde sourds gémissement ; il avait peine à contenir sa douleur et se« cris. Sans le voir , tu sortis macliinalemeiit une de tes mains-, il s'en saisit avec uue espèce de fur?"ur ; les baisers de feu qu'il appliquait sur cette main malade t'éveillèrent mieux que le bruit et la voix de tout ce qui i'environnait : je vis que tu l'avais reconnu ; et malgré sa résistance et ses plaintes, je l'ar- rachai de la chambre à l'instant, espérant éluder l'idée d'une si courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu ne m'en disais rien , je crus que tu l'ava's oubliée; je défendis à Babi de t'en parler, et je sais qu'elle m'atenu parole. Vaine prudence que l'amour a déconcertée , et qui n'a fait que laisser fermenter un souvenir qu'il n'est plus temps d'effacer !

Il partit comme 'il l'avait prorais , et je lui fis jurer qu'il ne s'arrêterait pas au voisinage. Mais, ma chère, ce n'est pas tout; il faut achever de te dire ce qu'aussi bien tu ne pour- rais ignorer long -temps. Milord Edouard passa deux jours après; il se pressa pour l'at- teindre ; il le joignit à Dijon , et le trouva îiialade. L'infortuné avait gagné la petite

H E L O ï S E. 289

vérole. Tl m'avnlt cache qu'il ne l'avait point eue et je te l'avais amené' sans précaution. Ne pouvant gue'rir ton mal , il le voulut par- ta^-er. Eu me rappelant la mauicre dont il baisait ta main , je ue puis douter qu'il na se soit inocule' volontairement. On ne pouvait être plus mal préparé; mais c'était l'inocula- tion de l'amour , elle fut heureuse. Ce père de la vie l'a conservée au plus tendre amant qui fut jamais: il est guéri; et suivant la dernière lettre de milord Edouard , ils doivent être actuellement repartis pour Paris. Voilà, trop aimable cousine , de quoi bannir les terreurs funèbres qui t'alarmaicnt sans sujet. Depuis long-temps tu as renoncé à la personne de ton ami , et .sa vie est en sureté.Nesongcdoncqu'àconserverla tienne,

et à t'acquittcr de bonne grâce du sacrifice que ton cœur a prorais à l'amour paternel. Cesse enfin d'être le jouet d'un vain espo.r, et de te repaître de chimères. Tu te presses beaucoup d'être fière de ta laideur; sois plus bumble , crois-moi , tu n'as encore que trop de sujet de l'être. Tu as essuyé une cruelle atteinte , mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt cQacées. Je

2go LA NOUVELLE

fus plus iiialîraitce que cela, et cejX'Jidaut tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi; et l'indiflerent Tf^'olmar , que trois ans d'absence n'ont pu guérir d'un amour conçu dans huit jours , s'en gne'rira-t-il en te voyant à toute heure? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré.

LETTRE X Y.

D E J U L I E.

V^'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l'épreuve de tant d'amour; ma résistance est épuisée. J'ai fait usage de toutes mes forces ; ma conscience volç.w rend le consolant témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donné. Ce triste cœur que tu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien , t'appartient sans réserve ; il fut à toi du pre- mier moment oi!i mes veux te virent ; il te restera jusqu'à mon dernier soupir. Tu l'as trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice up.e chimé-, rique vertu.

II E L O 1 S E. 291

Oni, teiulrc et «^onéreux amant, ta Julie sera toujoins tienne , elle t'aimera ton- jours : il le fant, je le venx, je le dois. Je ta rends l'empire qnel'ajnour t'a donne; il ne sera plus 6te ; c'est en vain qu'une voix nien- souj^èrc murmure au fond de mon ame , cl!o Jie m'abusera plus. Que sont les vains devoirs qu'ellem'oppose contre ceux d'aimer à jamais ce que le ciel m'a fait aimer? Le plus sacre de tons n'est-il pas envers toi ? n'est-ce pas à toi seul que j'ai tout promis ? le premier vœu de mon cœur ne fut-il pas de ne t'oublier jamais? et ton inviolable fidélité n'cst-elle ])as un nouveau lien pour la mienne ? Ah l dans le transport d'amour qui me rend à loi , mon seul regret est d'avoir combattu des sentimens si chers et si légitimes. Nature , ô douce nature ! reprends tous tes droits; j'ab- jure les barbares vertus qui t'anéantissent. Les penehans que tu m'as donnés seront-ils plus trompeurs qu'une raison qui m'égara tant de fois ?

Respecte ces tendres penehans , mon aimable ami , tu leur dois trop powr les haïr; niaissouffres-en le cher et doux partage; sou flVe ^que les droits du sang et de l'amitié ne soiciit >a8 éteints par ceux de l'amour. Ne pense

292 LA NOUVELLE

point que pour te suivre j'abandonne jamais la maison paternelle. N'espère point que je me refuse aux liens que m'impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l'un des auteurs de nies jours m'a trop appris a craindre d'affliger l'autre. Non , celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera point son ame accablée d'ennuis je n'aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non , non , je connais mon crime , et ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un monstre; je suis faible et non déna- turée. Mon parti est pris , je ne veux désoler aucun de ceux que j'aime. Qu'un père esclave de sa parole, et jaloux d'un vain titre, dis- pose de ma main qu'il a promise ; que l'amour seul dispose de mon cœur ; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d'une tendre amie; que je sois vile et malheureuse; mais que tout ce qui m'est cher soit heureux et content , s'il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

LETTRE

H É L O 1 s E. 293

LETTRE XVI.

RÉPONS E,

N.

o u s renaissons , ma Julie ; tous les vrais sentimciis de nos âmes repienneiit leur cours. La nature nous a conserve l'être , e^ l'amour nous rend la vie. Eu doutais-tu L'osas-tu croire , de pouvoir m'ôter ton cœur ^ Va , je le connais mieux que toi , ce cœur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence couuuune qu'ils ne peuvent erdre qu'à lu mort. Dépend-il de nous de les séparer , ni même de le vouloir ? Ticniient-ils l'un à l'autre par des noeuds que les hommes aient formés, et qu'ils puissent rompre? Non, non, Julie ^ si le sort cruel lions refuse le doux nom d'époux , rien ne peut nous ôter celui d'amans fidelles; il fera la consolation de nos tristes jours, et nous l'emporterons au tombeau.

.Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre existence n'est pour nous qu'un senti- ment de douleur. Infoi tunes ! que sommes- nous devenus ? Comment avons-nous cessé

Nouvelle Héloise, Tome II. S

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partaçeact tes remords Des reaacMrdï

était-ce à toi d'ca sen-fir ? . . . ' ^^

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H E L O i s E.

Que m'as-ttt ditî.^* c[u*ose*-tTi ine foir» eateadre ? . . . . toi pa^er daas le» bras d'ua autre ! un aatre te posséder I . .. . >*étre plus i moi!... ou pour cooible d'iiorreur a'étr* pas i moi seul ! Hoi, j'éprouverais cet oi&eax suppiice î.»^ im Turrais survivre à toi- même ! . . .. i^foa ; Taime mieux te perdre cjue te partager. . . . I^ue le ciel ae me donaa~t-il uu coura^ dit^ue des transports qui m'>iici- teut!^^^ avaut que ta maiu ôkt avilie dans ce nœud fuaeste aiihorré par Tamour ce reprouve par Thoaueur» Tirais de la mietiae te pioixger ua poi^uard dans le sein : i épuise^ rais toa chaste cceur d ua sa«^ (jue uauraic poiut souillé 1 iuiideUté. A ce pur saxig ie mêlerais celui cjui brûle daus axes veines d'ua ifcu que rien ue peut éteindre ; ie tomberais dauâ tes brus; je reudrais sur tes lèvres mou

dernier soupir.^., je reorvrais le tieu

Ju/ià expirante î . . . ce» yeux si doux eteiuts par îe> < de la mort! ». . ce seiu ^ ce

trône v^^ . -.,uour ^ déchiré par ma luaiu ,

versaut à i^ros bouiJlous le sauç et la vie

^oa^ vis et soutires, porte la peine de ma lâcheté. Nou ^ ie voudrais que tu uc fusse plus ; moi» je ite pui» t aimer asse^ pour yi^ijuarder.

^

254 ï^ A NOUVELLE

d'être ce que nous fûmes ? est cet enchante- ment de bonheur suprême ? sôîit ces ravissemens exquis dont les vertus animaient nos feux ? Il ne reste de nous que notre amour; l'amour seul reste, et ses charmes se sont éclipse's. Fille trop soumise, amante sans coviragc, tous nos maux viennent de tes erreurs. Hclas , un cœur moins pur t'aurait bien moins égarée ! Oui , c'est l'bonnéteté du tien qui nous perd ; les sentimens droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse finale avec l'indomptable amour; en te livrant à-la-fois à tous tes penchans , tu les confonds au-lieu de les accorder , et deviens coupable à force de vertus. O Julie ! quel est ton incon-' cevable empire ? par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! même en me fesant rougir de nos feax , tu te fais encore estimer' par tes fan tes ; tu me forces de t'ad mirer eiï partageant tes remords .... Des remords ! était-ce à toi d'en sentir ? . .. toi que j'aL- niai .... toi que je ne puis cesser d'adorer .... le crime pourrait-il approcher de ton cœur?... Cruelle ! en me le rendant, ce cœur qui m'appartient , rends-le moi tel qu'il me fuè donné.

H E L O 1 s E. 29S

Que ra'as-tu dit?... qu'oscs-tn me faiia en tendre ? . , . . toi passer dans les bras d'un autre ! un autre te posséder ! . .. . iN'ctre plus à moi!... ou pour comble d'horreur h 'et pas à uioi seul ! Moi , j'éprouverais cet affreux supplice ! . . . je te verrais survivre h toi- même !... Non; j'aime mieux te perdre que te partager. . . . Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m'agi-^ tent!... avant que ta main fût avilie dans ce nœud funeste abliorrë par l'amour et re'prouvç par l'honneur, j'irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein : j'ëpuise- rais ton chaste cœur d'un sang que n'aurait point souille riniidélitë, A ce pur sang je mêlerais celui qui brûle dans mes veines d'uu feu que rien ne peut éteindre ; je tomberais dans tes bras; je rendrais sur tes lèvres mou dernier soupir.... je recevrais le tien.... Julie expirante ! . . . ces yeux si doux éteints par les liorrcurs de la mort! ... ce sein , ce trône de l'amour , de'chiré par ma main , versant à gros bouillons le sang et la vie..,. JVon , vis et souflVes , porte la peine de ma lâcheté'. Non , je voudrais que tu ne fusse plus ; mais je ne puis, t'aimer assez pour te poignarder.

S 3

296 LA NOUVELLE

Oh si tu connaissais l'état de ce cœur serre de détresse ! Jamais il ne brnla d'uu feu si sacré : jamais ton innocence et ta vertu ne lui furentsi chères. Je suis amant, Je sais aimer, je le sens : mais je ne suis qu'un homme , et il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit , une seule nuit a changé pour jamais toute mon ame. Ote-moi cedangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon cœur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah Julie , objet adoré ! s'il faut être à jamais misérables, encore une heure de bon- heur, et' des regrets éternels !

Ecoutecelui qui t'aime. Pourquoi voudrions- nous être plus sages nous seuls que toutle reste des hommes^ et suivre avec une simplicité d'enfans de chimériques vertus dont tout le monde parle, et que personne ne pratique? Quoi ! serons-nous meilleurs moralistesque ces foules de savans dont Londres et Paris sont peuplés , qui tous se raillent de la fidélité conjugale, et regardent l'adultère comme un jeu ? Les exemples n'en sont point scandaleux ; il n'est pas même permis d'y trouver à redire , et tous les honnêtes gens se riraient ici de celui (juij par respect pour le mariage, résisterait

H E L G 1 s E. 297

au pcncliautdc soiicœiir. Eu cfil*t, disent-ils, ua tort qui n'est que dans l'opinion n'cst-il pas nul quand il est^ecret ? (^ucl mal reçoit ua mari d'une infidélité qu'il ignore? De quelle complaisance une leuime ne raci>ète-t-elle pas ses fautes ? (//«) Quelle douceur u'emploie-t- elle [)as à prévenir ou à «guérir ses soupconsl Privé d'un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux, et ce prétendu crime , dont ori lait tant de bruit, n'est qu'un lien deplustiaus la société.

A Dieu ne plaise, ô chère amie de uîon cœur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes. Je les abhorre sans savoir les combattre , et ma conscience y répond mieux que ma raison. Xon que je me fasse fort d'un courage que ]e hais, ni que jc vou-

(nn) Et le boa suisse avait-il vu cela ? il y Z long-temps que les femmes galantes l'ont pris sur un plus haut ton. Elles commencent par. établir fièrement leurs amans dans la maison ^ et si l'an daigne y souffiii le mari, c'est autant qu'il se comporte envers eux avec le respect qu'il leur doit. Une femme qui se cacherait d'un mauvais commerce ferait croire qu'elle en a haute , et serait déshonorée ; pas une bonnet© femme ne voudrait la voir.

S J

tç^^ LA NOUVELLE

lusse d'une vertu si coûteuse ; mais je me croii moins covipablc en me reprochant mes fautes, qu'en m'efiorcanfc de lesjustifier, et jercgarde comme le cotublc du crime d'en vouloir ôter les reiTiords.

Je ne sais ceque j'écris ; je mescnsFamedans un état affreux , pire que celui même ou j'étais avantd'avoir reçu ta lettre.. L'espoir que tu me rends est triste et sombre; il éteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois ; tes attraits s'en terr.issent et ne deviennent que plus tou- clians ; je te vois tendre et malheureuse; mon cœur est inondé des pleurs qui coulent de tes yeux, et je uie r-cproche avec amertume un bonheur que je ne puis piys goûter qu'aux dé- pens du tien.

Je sens pourtant qu'une ardeur secrète in'anime encore , et me rend le courage que veulent m'ôLer les remords. Chère amie , ah !; sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dédommager? sals-tu jusqu'à quel point ton amant, qui ite respire que poui: toi, peut te faire aimer la vie? concois-tu bien que cestpour toi seule que je veux vivre , <igir , penser , sentir désormais ? Non , source délicieuse de mon être, je n'aurai plusd'ara& ^u,e ton asie ; ye, ne ferai plus rien q'4'ii,i\©

H Ê L O l s E. 299

pnitlo (le (oi-ni'.'me , et tu trouveras au fond de mon cœur une si douce existence que lu ua sentiras point ce que la tienne aura perdu de ?cs charmes. Hebien , nous serons coupables, mais nous ne serons point médians ; nous serons coupables, mais nous aimerons tou- jours la vertu : loin d'oser excuser nos fautes , Jious eu gémirons ; nous les pleurerons en- semble; nous les rachèterons , s'il estpossible^ à force d'être bicnfesans et bons. Julie! ô JnlU ! que ferais-tu , que pcux^tu faire ? tu ne peux échapper à mon cœur: n'a-t-il pas e'pouse' le tien ?

Ces vains projets de fortune qui m'ont si grossièrement abusé sont oubliés depuis long-» temps; je vais m'occupcr uniquement des çoiusque je dois à inilord Edouard y il veut m'cntrahier en Angleterre , il prétend que je puis l'y servir. bien , je l'y suivrai : mais je me déroberai tous les ans ; je me rendrai secrètement jîiès de toi. Si je ne puis te parler, aumoins jc t'aurai vue ; j'auraidu moins baisé tes pas ; un regard de tes yeux m'aura donné dix mois, de vie. Forcé de repartir , en m'éloi-^ gnant de celle que j'aime , je compterai pour me consoler les pas qui doivent m'en rappro-. çl\er,Cesfré(juens voyages don,ueroiitlc cliang^%

Soo LA NOUVELLE

àtou malheureux amant; il croira déjà jouir de ta vue eu partant pour t'aller voir; le sou- venir de ses transports l'enchantera durant son retour ; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas toutà-fait perdus; il n'j en aura point qui ne soient marqués par des plaisirs, et les courts momens qu'il passera près de toi se multiplieront sur sa vie eu-- tière.

LETTRE XVII.

VE MADAME D'ORBE A V AMANT DE JULIE.

v<

OTRE amante n'est plus , mais j'ai re-» trouvé mon amie , et vous en avez acquis une dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie est mariée, et digne de rendre heureux Thonuéte houim& qui vient d'unir son sort au sien. Après tant d'imprudences , rendez grâces au ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l'ignominie , et vous du regret de l'avoir déshonorée. Respectez son uouveiétat; ne lui écrivez point, elle vous en prie. Attendez qu'elle vous écrive ; c'est ce qu'elle fera daus peu. Yoici le temps

H E L O 1 s E. Soi

je vais connaître si vous inciitcz l'estime quo j'eus pour vous, et si votre cœur est sensible à une amitié' pure et sans inlerét.

LETTRE XVIII.

DE JULIE A SON AMI.

V.

eus êtes depuis si long-temps le dc'po- sltaire de tous les secrets démon cœur, qu'il ne saurait plus perdre luic si douce habitude. Dans la plus importante occasion dénia vie il Veut s'épancher avec vous. ( Îuvrez-Uii le vôtre , mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l'amitié ; si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle , o^le rend tou- jours patient l'ami qui e'coute.

Lice au sort d'un époux, on plutôt aux volontésd'un père parunechaîne Indissoluble, j'entre dans une nouvelle carrière qui nedoit unir qu'à la mort. En la commençant , jetons un moment les yeux sur celle qne je quitte ; il Jie nous sera pas pénible de rappeler un temps si cher. Peut-ctreytrouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste ; peut-être y trouvercz-vous des lumières pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d'obscur a vos

'So3 LA NOUVELLE

yeux. Au moins ea considérant ce que nons fûmes l'un à l'autre , nos cœurs n'en sentiront que mieux ce qu'ils se doivent jusqu'à la fin de nos jor.rs.

Il y a six ans à-peu-.près que je vous vis pour la première fois. Vous étiez jeune, bien fait , aiuiable; d'autres jeunes gensrn'ont paru plus beaux et mieux faits que vous ; aucun ne m'a çionnéla moindre émotion, et mon cœur fut à TOUS dès la première vue. {oo) Je crus voir sur Totre visageles traits de l'ame qu'il fallait à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d'organes à des sentimens plus nobles; et j'aimai dans vous, moins ce que j'y voyais que ce que je croyais sentir en n^.oi-méme. Il n'v a pas de^ix mois que je pciisais encore ne in'étre pas^ trompée ; l'aveugle amour, me disais-je , avait raison ; nous étions faits l'un pour l'autre ; je serais a lui si l'ordre humain ^'eù!: troublé les rapports de la nature ; et s'il

(oo) M. Richardson se moque beaucoup de ces ettachemens nés de la preniière vue et fondés sur des conformités indéMnissables. C'est fort bien fait de s'en moquer, mais comme il n'en existe pourtant que trop de cette espèce , au-beu de s'amuser à les nier , ne ferait-ou pas mieuv ^p nous apprendre à les vaincre?

E L O ï s É: Soi

€tait permis à quelqu'un d'être beureii?:, iidtia aurions du Tètrc ensemble.

Mes scntimcris nous furent communs; ila m'auraientabusc'esijelcseusse éprouves senlc^ L'amour que j'ai connu ne peut naître qu6 d'une convenance réciproque et d'uil accord des âmes. On n'aime point si l'on n'est aimé, du moins on n'aime pas long-temps. Ces pas- sions sans retour qui font, dit-on, tant da xîiallicureux ne sont fondées que sur les sens ; si quelques-unes pénètrent jusqu'à l'ame , c'esÊ par des rapports faux dont on est bientôfc détrompé. L'amour sensuel ne peut se passcf de la possession , et s'éteint par elle. Le ve'ri-» table amolirne peut se passer du cœur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait uaitrd (^pp)- Tel fut le nôtre en commençant; tel il S'^ra , j'espère, jusqu'à la lin de nos jours j quand nous l'aurons itiieux ordonné. Je vis , )e sentis que j'étais aimée et que je devais l'être. La bouche était muette ; le regard était contraint, mais le coeur se fcsait entendre* Nous éprouvâmes bientôt eutre nous ce JQ

(pp) Quand ces rapports sont chimériques, ils durent autant que l'illusion qui nous les lait imaeiusn

8o4 LA NOUVELLE

jie sais quoi qui rend le silence e'ioqneirt , qui fait parler des yeux baissés , qui donue une timidité' téméraire, qui montre les dé- sirs par la crainte , et dit tout ce qu'il n'ose exprimer.

Je sentis mon cœur , et me jugeai perdue à votre premier mot. J'apereus la gcne de votre réserve; j'approuvai ce respect , je vous en aimai davantage ; je cherchai à vous dé- domuiager d'un silence pénibleet nécessaire , sans qu'il en coi'itàt à mon innocence ; je forçai mon naturel; j*imitai ma cousine , je devins badine et folâtre comme elle , pour prévenir des explications trop graves , et faire 2>asser mille tendres caresses à la faveur de ce fei^it enjouement. Je voulais vous rendre si doux votre état présent que la crainte d'en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réussit mal; on ne sort point de sou na- turel impunément. Insertsée que j'étais , j'ac- célérai ma perte au-lieu de la prévenir, j'em- ployai du poison pour palliatif ; et ce qui (levait vous faire taire fut précisément ce qui ^'ous fit parler. J'eus beau , par une froideur aûcctce , vous tenir éloigné dans le téte-à-tétc ; cette contrainte même me trahit : vous écri- vîtes. Au lieu de jeter au feu votre première

lettre ,

H É L O ï s JC, ?jo^i

îottie , ou de la porter a ma more, j'osai Touvrir. Ce fut luou crime , et tout Id reste fut forcé. Je voulus tu 'empêcher de re'- pondre à ces lettres funestes que je ne pou- vais m'empécher de lire : cet affreux combat alte'ra ma saute. Je vis l'abymc ou j'allais jtne précipiter^ J'eus horreur de moi-même , et ne pus me résoudre a. vous laisser partir* Je tombal dans Une sorte de désespoir; j'au- tais mieux aimé que vous ne fussiez plurt que de n'être point a moi: j'en vins jusqu'à souhaiter Votre mort , jusqu'à vous la dc- tnaudcr. Le ciel a vu mon cœur; cet efiort doit rach* ter quelques fautes.

Vous voyant prêt à m*obéir , il fallut par- ler. J'avais reçu de la Chaillot des leçons

.k yk

qui rie nie firent que mieux connaître les dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arra- èliait m'apprit à en cli.dcr l'ciret. Vous fûtes mon dernier refuge ; j'eus assez de confîanccî eu vous pour vous armer contre ma faiblesse ; je vous crus digne de me sauver de uioi-- tnême , et je vous rendis justice. En vous voA^ant respecter un dépôt si cher, je coiuuid que ma passion ne m'aveuglait point surleîJ "Vertus qu'elle me fcsait tlouver en vous, J<$ tn'y livrais dvec d'autant plus de scC irit4 NowelU Héloise. Tcme II, T

3o5 L A N O U V E L L E

qu'il lac sembla que nos cœurs se sufEsaiciiÉ l'un à l'autre. Sûre de ne trouver au foud du mien que des seiitiuieus honnêtes , je goû- tais sans précaution les cliarnics d'une douce familiarité. Helas ! je ne voj-ais pas que le mal s'invétérait par ma négligence , et que l'habitude était plus dangereuse que l'amour. Touchée de votre retenue , je crus pouvoir sans risque modérer la mienne ; dans l'inno- cence de mes désirs je pensais encourager en vous la vertu même , par les tendres caresses de l'amitié. J'appris dans le bosquet de Cla- rens que j'avais trop compté sur moi, et qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un ins- tant, un seul instant embrasa les miens d'un feu que rien ne put éteindre ; et si ma vo- lonté résistait encore , dès-lors mon cœur fut corrompu.

Vous partagiez mon égarement ; votre let- tre me fit trembler. Le péril était double : pour me garantir de vous et de moi , il fallut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante ; en fuyant vous achevâtes de vaincre ; et sitôt que je ne vous vis plus , ma langueur ua'ôta le peu de force qui me îestftit pour vous résister.

H É L O ï S E. 3o7

Mon pcrc en quittant le service avait amené chez lui ^I. de Jf'olinar ; la vie qu'il lui devait , et une liaison de vingt ans , lui lendaicnt cet ami si cher qu'il ne pouvait se séparer de lui. iNI. de ÏP^olniar avançait en âge, et quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui con- TÎnt. 3Ion j)ère lui avait parle' de sa iillc en homme qui souhaitait de se faire un gendre de son ami ; il fut question de la voir , et c'est dans ce dessein qu'ils firent le vovage ensemble. Mon destin voulut que je plusse a M. de Tf^olmar qui n'avait jamais rien aimé. Il se donnèrent secrètement leur pa- role , et M. de Tf^olniar ayant beaucoup d'aflalrcj à régler dans une cour du Nord ou étaient sa famille et sa fortune , il en de- manda le temps , et partit sur cet engage- ment mutuel. Après son départ , mon père nous déclara à ma mère et à moi qu'il me Tavait destin':, pour époux, et m'ordonna^ d'un ton qui ne laissait point de réplique à ma timidité , de me disposer à recevoir sa main. Mamère ^qui n'avait que trop remarqué le penchant de mon cœur , et qui se sentait , pour vous une inclination naturelle , essaya plusieurs fois d'ébranler cette résolution ;

T 2

3o8 LA NOUVELLE

sans oser vous proposer , elle parlait ck; ma- nière a donner a mou père de la considé- ration pour vous , et le dcsir de vous con- naître ; mais la qualité qui vous manquait le rendit insensible à toutes celles que vous pos- sédiez ; et s'il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer , il prétendait qu'elle seule pouvait les faire valoir.

L'impossibilité d'être heureuse irrita des feux qu'elle eût éteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines ; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fût resté quelque espoir d'être avons , peut-être aurais-je triomphé de moi; il m'en eût moins coiité de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais , et la seule idée d'un combat éternel ni'ôta le courage de vaincre.

La tristesse et l'amour consumaient mon cœur ; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celle que vous m'é- crivîtes de Meilierie y mit le comble ; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas ! c'est toujours Tame la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez proposer mit le comble à mes perplexités. L'iufortuue

H É L O ï s E. 3o9

de mes jours ^tait assurée ; l'iuevitable choir qui iiic restait à faire était d'y joiiiflrc celle de lues p irens ou la vôtre. Je ne pus sup- porter cette horrible alternative ; les forces de la nature ont un terme ; tant d'agitation épuisa les miennes. Je souhaitai d'être de'- livrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié de moi ; mais la cruelle mort m'épar<^na pour me perdre. Je vous vis , je fus guérie, et je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais espéré l'y trou- ver. Je sentais que mon cœur était fait ])our la vertu , et qu'il ne pouvait être heureux aans elle : je succombai par faiblesse et non par erreur ; je n'eus pas même l'excuse de l'aveuglement. Il ne me restait aucun espoir; je ne pouvais plusqu'êtrc infortunée. L'inno- cence et l'amour m'étaient également néces- saires ; ne pouvant lee couserver ensemble , et voyant votre égarement , je ne consultai que vous dans mon choix , et me perdis pour vous sauver.

Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer a la vertu. Elle tourmente long- temps ceux qui l'abandonnent", et ses char- mes , qui font les délices des âmes pures,

T 3

3io LA NOUVELLE

fout le premier supplice du lue'cbant, qui les aime encore et n'eu saurait plus jouir. Cou- pable et lion dépravée , je ue pus échapper aux remords qui m'attendaient; riionnêtcté me fut chère , même après l'avoir perdue ; ma honte pour être secrète ne m'en fut pas moins anière ; et quand tout l'univers en eût été témoin , je ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un. blessé qui craint la gangrène , et en qui \o sentiment de son mial soutient l'espoir d'eu, guérir.

Cependant cet état d'opprobre m'était odieux. A force de vouloir étouffer le re- proche sans renoncer 5,r crime , il m'arriva ce qu'il arrive à toute ame honnête qui s'égare et qui se plaît dans son égarement. XJiie illusion nouvelle vint adoucir l'amer- tume du repentir ; j'espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer, et j'osai former le projet de contraindre mou père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel coiume le gage de mou retour à la vertu , et de notre bonheur commun. Je le désirais comiue uns autre a ma place aurait pu le craindre ; le tendre amour , tempérant par son prcstigs

H E L O 1 s E. 3ir

le murmure de la conscience , me consolait de ma faiblesse par l'efi'et que j'en attendais, et fesait d'une si chère attente le charme et l'espoir de ma vie.

Si-tôt que j'aurais porte' des marques sensi- bles de mon état, j'a\ais résolu d'en faire en. présence de toute ma famille une de'clara- tion publique à Af. Perret {(jcj ). Je suis ti- mide , il est vrai ; je sentais tout ce qu'il m'en devait coûter , mais l'honueur uiéme animait mon courage ; et j'aimais mieux sup- porter une fois la confusion que j'avais mé- ritée , que de nourrir une honte éternelle an fond de mon cœur. Je savais qu^ mon pèro me donnerait la mort ou mon amant ; cette alternative n'avait rien d'effrayant pour moi; €t , de manière ou d'autre , j'envisageais dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober , et que vous cher- chiez à pénétrer aveeuncsi curieuse inquié- tude. Mille raisons me forçaient à cette ré- serve avec un homme aussi emporté que vous : sans compter qu'il ne fallait pas armer d'un nouveau prétexte votre indiscrète i^î-

(77) Pasteur du lieu.

T 4

3i2 LA N O U Y E L L E

portniiite. Il était à propos sur-tcut de vous éloigner durant une si périlleuse scène ; et je savais bien que vous n'auriez jamais con- senti à m'abandonner dans un danger pareil , s'il vous eût été connu.

Hélas î je fus encore abusée par une si douce espérance ! Le ciel rejeta des projets conçus dans le crime ; je ne méritais pas l'honixeur d'être mère ; mon attente resta tou- jours vaine, et il me fut refusé d'expier ma faut*" aux dcpens de ma réputation. Dans îe désespoir que ''en conçus , l'imprudent rendez- vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voi- lait d'une si douce excuse : je m'en prenais à moi du mauvais succès de mes vœux , et înon cœur , abusé par ses désirs , ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin de les reîidre un jour légitimes.

Je les crus ini instant accomplis ; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets ; et l'amour exaucé par la nature ii'en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su (/'r) quel accident

(rr) Ceci suppose d'autres lettres que nous £.' avons pas.

É L O ï S E. 3i3

Uctniisit, avec le ç;crmc que je portais dans iiu)u selii , le dernier fondement de mes es- j)erances. Ce inalhenr iii'arriva précii^cmcnt dans le temps de notre séparation : comme si le ciel eût voulu m'accablcr alors de tons les maux que j'avais mérités j et couper a-!a-t"ois tous les liens qui pouvaient nous unir.

A otrc départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop lard , les chimères qui m'avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l'étais devenue , tt aussi malheureuse que je devais toujours 1 être avec un amour sans innocence , et des désirs sans espoir, qu'il m'était impossible d'éteindre. Tourmentée de mille vains regrets , }e renonçai à des réOcxionsaussi douloureuses qu'inutiles : )e ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même , je consacrai ma vie à m'occuper de vous. Je n'avais plus d'hon- neur que le vôtre , plus d'espérance qu'eu votre bonheur ; et les sentimcns qui me venaient de vous étaient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue.

L'amour ne m'aveuglait point sur vos défauts, mais il me les rendait chers; et telle ctait son illusion , que je vous aurais moins

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aiiue SI vous aviez été plus parfait. Je con- naissais votre cœur , vos cmporteinciis ; je savais qu'avec plus de courage que luoi vous aviez moins de patieuce , et que les maux dont mon ame était accable'e mettraient la vôtre au désespoir. C'est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engage- niens de mon père ; et a notre se'paratioîi , voulant profiter du zèle demiîord Edouard pour votre fortune , et vous en inspirer un pareil à vous-même , je vous flattai d'un espoir que je n'avais pas. Je fis plus ; con- naissant le danger qui nous menncait, je pris la seule précaution qui pouvait nous en garantir ; et vous engageant avec ma parole ma liberté, autant qu'il m'était possible, je tâcliai d'inspirer à vous de la coJifiancc , à moi de la fermeté, par une promesse que je n'osasse enfreindre et qui pût vouà tranquil- liser. C'était un devoir puérile, j'en conviens, et cependant je ne m'en serais jamais départie. La vertu est si nécessaire à nos cœurs , que quand on a une fois abandonné la véritable, on s'en fait ensuite une à sa mode, et Ton y tient plus fortement, peut-être parcequ'elle est de notre choix.

Je ne vous dirai point combien j'éprouvai.

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d''aj;itatioiis depuis votre éloi^ncincnt : la pire de toutes était la crainte d'clrc oubliée. Le séjour vous étiez uie fesait trembler ; votre manière d'y vivre augmentait mou effroi ; je croyais déjà vous voir avilir jusqu'à n'être jdIus qu'un homme à bonnes fortunes. Cette ignominie m'était plus cruelle que tous mes maux ; j'aurais mieux aimé vous savoir malheureux que méprisable; après tant de peines auxquelles j'étais accoutuuiée , votre déshonneur était !a seule que je ne pouvais supporter.

Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettres commençait à eonlirmer ; et je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d'une autre. Je parle du désordre vous vous laissâtes entraîner, et dont le prouipt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m'a le plus touchée. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu'un pareil aveu devait vous coûter quand même j'aurais cessé de vous être chère ; je vis que l'amour vainqueur de la honte avait pu seul vous l'arracher. Je jugeai qu'un cncnr si sincère était incapable d'une inlidélité cachée ; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à

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3i6 LA NOUVELLE

In confesser , et rappelant tos anciens on^ gaj^emens , je me guéris pour jamais de la jalousie.

Mou ami , je n'en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait mille antres , et je ne connus jamais Tnieux combien il est insensé de chercher dans régarem.cMt de son cœur un repos qu'on ne trouve que dans la sagesse. Depuis long-temps je pleurais en secret la meilleure des mères qu'une langueur mortelle consumait insensi- blement. Bibi ^ à qui le fatal etî'et de ma chute m'avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos amours et mes fautes. A peine eus- je retiré vos lettres de chez ma cousine qu'elles furent surprises. Le témoi- gnage était convainquant; la tristesse acheva d'ôter à ma micre le peu de forces que son mal lui avait laissées. Je faillis expirer do regret a ses pieds. Loin de m'exposer à la inort que je méritais, elle voila ma honte , et se, contenta d'en gémir : vous-même, qui l'aviez si cruellement abusée , ne pûtes lui Revenir odieux. Je fus témoin de i'eÛ'et qiiç produisit votre lettre sur son cœur tendre et compatissant. Hélas ! elle désirait votre liQuliçm' et mieu, Elle tcuta plus d'une

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fois.... quo sert de lappcUr une espérance à jamais éteinte ? Le ciel en avait autre- ment ordonne. Elle finit ses tristes jcnrs dans la douleur de n'avoir pu fléehir im éjjoux sévère , et de laisser une lillc t-i peu digne d'elle.

Aecablée d'une si cruclio perte , mon ame n'eut plus de force que pour la sentir ; la voix de la nature j;émissan te étoufl'a les murmures de l'amour. Je pris dans une espèce d'hor- reur la cause de tant de maux : Je voulus étouffer enùn l'odieuse passion qui me les avait attirés, et renoncer à vous jjour jamais. Il le fallait, sans doute: n'avais-je pas assez de quoi pleurer le reste de ma vie , sans cher- cher incessamment de nouveaux sujets de larmes ? Tout semblait favoriser ma résolu- tion. Si la tristesse attendrit l'amc, une pro- fonde affliction l'endurcit. Le souvenir de m.a mère mourante effaçait le vôtre ; nous étions éloignés ; l'espoir m'avait abandonnée; jamais mon iacomparahle amie ne fut si sublime, ni si digne d'occuper seule tout uîou creur. Sa vertu , sa raison , son amitié, ses tendres caresses semblaient l'avoir ])urifié; Je vous crus oublié , je me crus guérie. Il était ti'op tard 5 ce ^ue j'avais pris pour la froideur

Si8 LA N O U Y E L L E

d'un amour éteint n'était que l'abattement du désespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir eu. tombant eu faiblesse se ranime à de plus vives douleurs , je sentis bientôt renaître toutes les miennes quand mon père i^n'eut an- noncé le prochain retour de M. de Tf^oîmar. Ce fut alors que l'invincible aiaour me rendit des forces que je croyais n'avoir plus. Pour la première fois de ma vie j'osai résister en face à mon père. Je lui protestai nettement que jamais M. de ff'olmar ne me serait rien ; que j'étais déterminée à mourir lille ; qu'il était maître de ma vie , mais non pas de mou cœur, et que rien ne me ferait changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère , ni des traitemens que j'eus à souffrir. Je fus inébranlable ; ma timidité surmontée m'avait portée à l'autre extrémité, et si j'avais le lou. moins impérieux que mou père , je l'avais tout aussi résolu.

Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il ne gagnerait rien sur moi par autorité. Ua instant je me crus déhvrée de ses persécutions : mais que devins-je quand tout-à-coup je vis à mes pieds le plus sévère des pè-es attendri et fondant ca larmes 1 Sans me permettre de

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me lever il me serrait les genoux , et fixant SCS yeux, luoiiillcs sur les miens , il uie dit d'une voix toucliautc que j'entends encore au-dedaiis de moi : Ma tille ! respecte les cheveux blancs de ton malheureux père ; MC le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui le porta dans son sein. Ah ! veux-tu domicr la mort a toute ta famille ?

Concevez mon saisissement. Cette attitude , ce ton , ce geste , ce discours , cette afireu^e ide'e me bouleversèrent au point que je me laissai aller dcmi-mortc entre ses bras, et ce ne fut qu'après bien des sanglots dont j'étais oppressée, que ic pus lui repondre d'une voix altérée et faibltî : O mou père ! j'avais des annes contre vos menaces , je n'en ai point contre vos pleurs. C'est vous qui ferez mourir votre fille.

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de long-temps nous remettre. Cependant , en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu'il étaitpius ins- _ truit que je n'avais cru , et résolue de mo prévaloir contre lui de ses propres connais- -iiuuîes , je me préparais à lui faire, au péril tic ma vie, un aycu trop long-tciups dilléré.

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quand m'anctant avec vivacité, comme s'il ciit prévu et craint ce que j'allais lui dire , il me parla ainsi.

» Je sais quelle fantaisie indigne cVuns « fille bien née vous nourrissez au fond de « votre cœur. Il cet tempr. de sacrifier an « devoir et à riionncteté une passion lion- « teusc qui vous dc.sliouore, et que vous ne « satisferez Jamais qu'aux dépens de ma vie. « Ecoutez une fois ce que l'honneur d'un « père et le vôtre exigent de vous , et jugez- « vous vous-mêiue.

« M. de TP^chnar est un homme d'une « grande naissance, distingué par toutes les « qualités qui jjcuvent la soutenir, qui jouit « de la considération publique et qui la « mérite. Je lui dois la vie; vous savez les « engagemens que j'ai pris avec lui. Ce qu'il « faut vous apprendre encore, c'est qu'étant « allé dans son pays, pour mettre ordre à « ses affaiies, il s'est trouvé enveloppé dans « la dernière révolution, qu'il y a perdu ses <* biens , qu'il n'a lui-même échappé à l'exil « en Sibérie que par lui bonheur singulier, « et qu'il revient avec le triste débris de sa « fortune, sur la parole de son ami qui n'en « manqua jamais à personne. Prescrivez-moi

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K maintenant la réception qu'il faut lui faire « à sou retour. Lui dirai-je : Monsieur , )c « vous promis ma fille tandis que vous étiez « rielie, mais à présent que vous n'avez plus « rien, je me rétracte , et ma tille ne veut « point de vous ? Si ce n'est pas ainsi qno « j'énonce mon relus, c'est ainsi qu'on l'in- « tcrprètera : vos amours allégués seront pris « pour un prétexte , ou ne seront pour moi « qu'un afTront de plus, et nous passerons, « vous pour une fille perdue, moi pour nu « mal-honnétc homme qui saeri lie son devoir « et sa foi à un vil intérêt, et joint i'in^ra- « titnde à l'intidél-té. Ma tille , il est trop « tard pour finir dans l'opprobre une vie « sans tache , et soixante ans d'honneur « ne s'abandonnent pas on un quart-d'heure. «< Voyez donc , continua-t-il , combien «■ tout ce que vous pouvez me dire est à « présent hors de propos. Voyez si des prélé-< « rences que la pnd'mr désavoue, et quelque « feu passager de Jeunesse, peuvent jamais « être mis en balance avec le devoir d'une « fille et riionîicur coiuproiuis d'un père. « S'il n'était question pour l'un des deux « que d'numolrr son bonheur à l'antre , ma «■ tendresse vous diijputcrait un si doux, su-

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« crifice ; mais, mon enfaut , l'honneur a « parlé, et dans le sang dont tu sors, c'est « toujours lui qui décide ».

Je ne manquais pas de bonnes réponses à ce discours ; mais les préjugés de mon pcre lui donnent des principes si didérens des miens , que des raisons qui me semblaient sans réplique ne l'auraient pas uit'iue ébranlé. D'ailleurs , ne sachant ni d'où lui venaient les lumières qu'il paraissait avoir acquises sur ma conduite , ni jusqu'oii elles pouvaieiit aller ; craignant à son afiectation de m'in- terrompre qu'il n'eût déjà pris son parti sur ce que j'avais h lui dire, et, plus que tout cela , retenue par une honte que je n'ai } aurais pu vaincre , j'aimai mieux employer une excuse qui me parut plus sûre , parca qu'elle était plus selon ma manière de penser. Je lui déclarai sans détour l'engagement que j'avais pris avec vous ; je protestai que je no vous manquerais point de parole, et que, quoi qu'il pût arriver , je ne me marierais jamais sans votre consentement.

En effet, je m'aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisait pas ; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n'y objecta rien : tant un gentilhomme plein

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dliomiciir a naturellcmeiit une haute idce de la foi des ciii^at^cmcns , et regarde la parole comme une chose toujours sacrée î Au -lieu donc de s'amuser à di.puter sur la nullité de cette promesse , dont je ne serais jauiais convenue, il m'oLligea d écrire un billet au- quel il joignit isnc lettre qu'il fit partir sur- le-champ. Avec quelle a^^itation n'attcndis-je pas votre réponse ! combien je fis de vœux pour vous trouver moins de délicatesse que vous ne deviez en avoir î Mais je vous con- naissais trop pour douterdc votre obéissance , et je savais que plus le sacrifice cî>i^é vous serait pénible , plus vous seriez prompt à TOUS l'imposer ; la réponse vint ; elle me fut cachée durant ma maladie : après mon rétablissement mes craintes furent confir- mées ; il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon père me de'clara qu'il n'en rece- rrait plus, et avec Tascendant que le terrible mot qu'il m'avait dit lui donnait sur mes 'volonte's , il me fit jurer que je ne dirais rien cl M. de Jf'ohnar qui pût le détourner de m'épouscr : car, ajoutait-il, cela lui pa- raîtrait un jeu concerte' entre nous ; et à quelque prix que ce «oit, il faut que ce ma^ riage s'achève ou que je meure de douleur.

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324 LA NOUVELLE

Vous le savez , mon ami , ma santé si ro- buste contre la fatigue et 'es înjvires de l'air, ne peut résister aux intempéries des passions, et c'est dans mon trop sensible cœnr qu'«st la source de tous les maux et de mon corps et de mon ame. Soit que de longs chagrins eussent corromnu mon sang , soit que la nature eût pris ce temps pour Tépurer d'un levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. Eu sortant de la chambre de mon père, je m'efforçai pour Tous écrire un mot, et me trouvai si mal qu'en me mettant au lit , j'espérai ne m'en plus relever. Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes, je vous vis, et crus n'avoir fait qu'un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j'appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réelle- ment, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l'aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette dernière épreuve, et voyant un si tendre amour sur- vivra à l'espérance, le mien que j'avais pris tant de peine à contenir ne connut plus de freiu , et se ranima bientôt avec plus d'ar- deur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer

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jiialgve moi ; je scnli» qu'il fallait Olrc cou- pable ; que je ne pouvais rcsister ni à mou ])crc ni à mou amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du sanj; qu'aux dépens de rhonnétetc. Ainsi tous mes hou» sentimens achevèrent de s'éteindre ; toutes mes facultés s'altérèrent; le crime perdit son. horreur à mes veux ; je me sentis toute autre au-dedans de uioi ; enfin , les transporls effrénés d'une passion rendue furieuse j)ar les obstacles, me jetèrent dans le plusa.lrcux: desespoir qui puisse accabler une amc ; j'osai désespérer de la vertu. Votre lettre , plus propre à réveiller les remords qu'à les pré- venir , acheva de m'égarer. 3[ou cœur était si corrompu que ma raison uc put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l'idée n'avait jamais souillé mon esprit osèrent s'y présenter. La volonté les com- battait encore , mais l'imagination s'accou- tumait à les voir, et si je ue portais j)as d'avance le crime au fond de mou cœur, je n'y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.

J'ai peine à poursuivre. Arrêtons un mo- ïiient. Rappelez-vous ces temps de bonheur et diuuoccucc, ce feu si vif et si dou>t

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Tons le savez, mou ami, ma santé si ro- buste contre la fatigue et les injures de l'air, ne peutre'sister aux intempéries des passions, et c'est dans mon trop sensible cœur qu'est la source de tous les maux et de mou corps et de mon ame. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang , soit que la nature eût pris ce temps pour l'épurer d'uu levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon père, je m'efforçai pour vous écrire un mot, et me trouvai si mal qu'en ine mettant au lit, j'espérai ne m'en, plus relever. Tout le reste vousest trop connu; mon imprudence attira la vôtre. Vous Tintes, je vous vis, et crus n'avoir fait qu'un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j'appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réelle- ment, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l'aviez pris àdesscm, je ne pus supporter cette dernière épreuve, et voyant un si tendre amour sur- vivre à rcspérauce, le mien que j'avais pris tant de peine à contenir ne connut plus de freiu , et se ranima bientôt avec plus d'ar- deur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer

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jnialgvé moi ; je senti» qu'il fallait être cou- pable ; que je ne pouvais résister ni à njoa j)ère ni à mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du san^ qu'aux dépens de l'honnêteté. Ainsi tous mes bons sentimcns achevèrent de s'e'teindre ; toutes ines facultés s'altérèrent ; le crime perdit son horreur à mes yeux ; je me sentis toute autre au-dedans de moi ; enfin , les transporls cffréne's d'une passion rendue furieuse par les obstacles, me jetcrer.t dans le plusafïVcnx désespoir qui puisse accabler une amc ; j'osai désespérer de la vertu. Votre lettre , plus propre à réveiller les remords qiià les pré- venir , acheva de m'égarer. Mou cœur était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l'idée n'avait jamais souillé mon esjMit osèrent s'y présenter. La volonté les com- tattait encore, mais l'imagination s'accou- tumait à les voir, et si je ue portais pas d'avance le crime au fond de mou cœur, je n'y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.

J'ai peine à poursuivre. Arrêtons un mo- ment. Rappelez-vous ces temps de bonheur et d'juuoccncc, oiî ce feu si vif et si doux

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dont nous étions animes épurait tons nos seutimens , oii sa sainte ardeur Çss') nous rendait la pudeur plus chère et l'honnêteté plus aimable, les désirs même ne sem- blaient naître que pour nous donner l'hon- neur de les vaincre et d'en être plus dignes l'un de l'autre. Relisez nos premières lettres ; songez à ces momens si courts et trop peu goûtés l'amour se paraît à nos yeux de tous les charmes de la vertu , et nous nous aimions trop pour former entre nous des liens désavoués par elle.

Qu'étions - nous , et que sommes - nous devenus ? Deux amans tendres passèrent ensemble une année entière daus le plus rigoureux silence , leurs soupirs n'osaient s'exhaler , mais leurs cœiars s'entendaient : ils croyaient souffrir , et ils étaient heureux, A force de s'entendre , ils se parlèrent; mai$ contens de savoir triompher d'eux-mêmes, et de s'en rendre mutuellement l'honorable témoignage , ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sévère ; ils se disaient leurs peines , et ils étaient heureux.

(ss) Sainte ardeur ! Julie , ah Julie ! quel mot pour une femme aussi biôii guérie que vou* crevez l'être.

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Ces lonpis combats furent mal contenus ; un instant de faiblesse les égara ; ils s'oublièrent dans les plaisirs ; mais s'ils cessèrent d'être chastes , au moins ils étaient iidclles ; au moins le ciel et la nature autorisaient les nœuds qu'ils avaient formés ; au moins la vertu leur était toujours chère ; ils l'aimaient encore et la savaient encore honorer ; ils s'étaient moins corrompus qu'avilis. Moins dij^nes d'être heureux, ils l'étaient pourtant encore.

<^ue sont maintenant ces amans si tendres qui brillaient d'une flamme si pure , qui sentaient si bien le prix de l'honnctetc ? qui l'apprendra sans gémir sur eux ? Les yoiià livrés au crime. L'idée même de souiller

le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur

ils méditent des adultères ! Quoi ! sont-ils bien les mêmes? leurs âmes u'ont-elles point changé ? Comment cette ravissante image que le méchant n'aperçut jamais peut-elle s'cfl'acer des cœms elle a brillé ? Comment l'attrait de la vertu ne d('goûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l'ont une fois con- nue ? Combien de siècles ont pu produire ce changement étrange ? Quelle longueur de temps put détruire un si charmant souyeiiir.

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et faire perdre le vrai sentiment du bônheuT à qui l'a pu savourer une fois ? ah ! si le premier désordre est pénible et lent, que tous les autres sont prompts et faeiles ! Pres- tige des passions ! tu fascines ainsi la raison, ta trompes la sagesse et changes la nature avant qu'on s'en aperçoive. On s'égare un seul moment de la vie ; on se détourne d'un seul pas de la droite route ; aussi-tôt une pente inévitable nous entraîne et nous perd : on tombe enfin dans un gouffre, et l'on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes , avec un cœur pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voîle. Avons- ]ious besoin de voir le précipice aflreux qu'il nous cache pour éviter d'en approcher? Je reprends mon récit.

M. de ^^o//«<2/- arriva , et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était a l'épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l'un nii l'autre pour éluder ma promesse : il fallut l'accomplir. Le jour qui devait m'ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J'aurais vu les apprêts de ma sépultuve avec moins d'effroi que ceux de

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mou mariage. Plus j'approchais du moment fatal , moins je pouvais déraciner de rnoa cœur mes premières aScctions ; elles s'irri- taient par mes efforts pour les éteindre. En- lin, je me lassai de comballre inutilement. Uaus l'instaut uièuie j'étais prête h jurer à un autre une e'iernelle fidélité, mon cœur vous jurait eucorc uu auiour éternel, et je fus mené au temple comme une victime impure, qui souille le sacrifice l'on va l'immoler.

Arrivée k l'église , je sentis en entrant une sorte d'émotion que je n'avais jamais éprou- vée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon ame dans ce lieu simple et auguste , tout rempli de la majesté de celui qu'on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner ; tremblante et prête à tomber en défaillance, j'eus peine à me traîner jusqu*au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie ; et s'il me laissait apercevoir les objets, c'était pour en être épouvantée. Le jour sombre de l'édifice, le protbnd silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli , le cortège de tous mes parens , l'imposant aspect de mou féuéré père, tout donnait à ce qui s'allait

JSou^elh Héiohe. Tome II» V

33o LA NOUVELLE

passer nu air de solemnité qui m'excitait h l'atteiitiou et au respect, et qui ui'eût l'ait frémir à la seule ide'e d'un parjure. Je crus voir l'organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté , la di- gnité, la sainteté du mariage si vivement expo- sées dans les paroles de l'Ecriture , ses chastes et sublimes devoirs si importais au bonheur , à l'ordre, à la paix, à la durée du genre- humain, si doux à remplir pour eux-mêmes; tout cela me lit une telle impression que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla cor- riger tout-à-covip le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L'œil éternel qui voit tout, disais-je en nioi-m.éme , lit maintenant au fond de mon cœur ; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche : le ciel et la terre sont témoins de l'engagement sacré, que je prends ; ils le seront encore de ma lidélité à l'observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous ?

Un coup d'œil jeté par hazard sur M. et Madame d'Orùe , que je vis à côté l'un de

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l'autre , et fixant sur moi des yeux atten- dris , m'cmut plus puissaniiucnt encore que n'avaient fait tous les au très objets. Aimable €t vertueux couple , pour moins connaître Tamour en étes-vous moins unis ? Le devoir et rhonuctetc vous lient ; tendres amis , époux {jdelles, saiis brûler de ce feu dévo- rant qui coiiïiuinc Tame , vous vous aitnez d'un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison di- rij;e ; vous u>n êtes que plus solidement heureux. Ah ! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence et jouir du méuic bonheur ; si je ne l'ai pas mérité comme \ous, je m'en rendrai digne à votre exemple. Ces sentimens réveillèrent mon es- pérance et mon courage. J'envisageai le saint nœud que j'allais former comme un nouvel état qui devait purilier mon amc et la rendre a tous ses devoirs, (^uand le pasteur me de- manda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que jacceptais pour époux , ma bouche et mon cœur le promirent. Je le tiendrai jusqu'à la mort.

De retour au logis . je soupirais après une heure de solitude et de recueillement. Je l'obtins , non sans peine , et quelque cm-

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S32 LA NOUVELLE

pressement que j'eusse d'eu profiter, je ne m'examinai d'abord qu'avec re'pugnauce craignant de n'avoir e'prouve' qu'une fer- mentation passagère en changeant de con- dition , et de me retrouver aussi peu di^^ue épouse que j'avais été fille peu sage. L'épreuve était sûre, mais dangereuse, je commençai par songer à vous. Je me rendais le témoi- gnage que nul tendre souvenir n'avait pro- fané l'engagement solemuel que je venais de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m'avait pu laisser si long-temps en paix avec tant de sujet de me la rappeler : je me serais défiée de l'indifférence et de l'oubli, comme d'un état trompeur qui m'était trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n'étaitguère à craindre : je sentis que je vous aimais au- tant et plus, peut-être, que je n'avais fait ; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin pour penser à vous d'ou- blier que j'étais la femme d'un autre. En me disant coiubien vous m'étiez cher , mon cœur était ému , mais ma conscience et mes sens étaient tranquilles, et je counus dès ce momeut que j'étais réellement changée. Quel torrent de pure joie viut alors inonder mou

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amc! Quel scatimciit de paix efface depuis long-temps vint rariiuier ce cœur fle'tri par riguoiiiiuic , et re'paiidre dans tout mou être inic serc'iiite nouvelle! Je crus me sentir re- naître ; je crus recommencer une autre vie. Douce eteonsolante vertu, je la recommence pour toi ; c'est toi q^ui me la rendras clicre ; c'est a toi que je la veux consacrer. Aii! j'ai trop appris ce qu'il en coûte à te perdre pour . t'abandonner une seconde fois !

Dans le ravissement d'uu changement sL grand , si promjît , si inespéré , j'osai consi- dérer l'état j'étais la veille; je fre'jnis de l'indigne abaissement m'avait réduit l'ou- Lli de moi-même , et de tous les dangers que j'avais connue depuis mon premier éga- rement. Quelle heureuse révolution mie ve- nait de montrer Thorreur du crime qui m'avait tentée , et réveillait en moi le goût de la sa- gesse î Par quel rare bonheur avais-je été plus fidelle k l'amour qu'à l'honneur qui me fut si cher? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m'avait-clle point livrée à de nouvelles inclinations ? Com- ment eussé-je opposé à un autre amant une résistance que le premier avait déjà vaincue ^ et une honte accoutumée à céder aux désirs t

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Aurais-je plus respecté les droits d'un amour e'teiiit que je n'avais respecte' ceux de la vertu , jouissant encore de tout leur empire ? Quelle sûreté avais-je eue de n'aimer que vous seul au monde, si ce n'est un sentiment in- térieur que croient avoir tous les amans qui se jurent une constance éternelle, et se par- jurent innocemment toutes les fois qu'il plaît au ciel de cliauger leur cœur ! Chaque dé- faite eût ainsi préparc la suivante; l'habitude du vice en eût eÊFacé l'horreur a mes yeux:. Entraînée du déshonneur à l'infamie sans trouver de prise pour m'arrcter , d'une amante abusée je devenais une fille perdue , l'opprobre de mon sexe , et le désespoir de ma famille. Qui m'a garantie d'un eflet si naturel de ma première faute ? qui m'a re- tenue après le premier pas ? Qui m'a conservé ma réputation et l'estime de ceux qui me sont cliers ? Qui m'a mise sous la sauve-garde d'un époux vertueux , sage , aimable par son ca- ractère et même par sa personne, et rempli pour moi d'un respect et d'un attachement si peu mérités ? Qui m.e permet enfin d'as- p.irer encore au titre d'honuéte femme , et me rend le courage d'en être digne ? Je le vois 5 je le sens j la main sccourablc qui m'a

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conduite a travers Jcs téucbrcs est celle qui lève à mes yeux le voîic de l'crrenr , et me rend à moi malgré moi-uicme. La voix se- crète qui ne cessait de murmurer au fond de mon cœur s'e'lève et tonne avec jilus de force au moment j'étais près de périr. L auteur de toute vérité n'a point sonffcrt que je sor- tisse de sa présencecoupable d'un vil parjure , et pre'venant mon crime par mes reuiords il m'a montré l'abyme j'allais me préci- piter. Providence éternelle , qui fais ramper l'insecte et rouler les cieux , tu veilles sur la moindre de tes œuvres ! Tu me rappelles au bien que tu ui'as fait aimer ; daigne ac- cepter d'un cœur épuré par tes soins l'hom- mage que toi seule rends digne de t'étre offert !

A l'instant pénétrée d'un vif sentiment du danger dont j'étais délivrée , et de l'état d'honneur et de sûreté je me sentais ré- tablie, je me prosternai contre terre, j'élevai vers le ciel mes mains suppliantes ; j'invo- quai l'être dont il est le trône , et qui sou- tient ou détruit quand il lui plaît pa>- nos propres forces la liberté qu'il nous donne. Je veux- , lui dis-je , le bien que tu veux et dont toi seul es la source j je yeux aimex

336 LA NOUVELLE

IVpoux que tu m'as douué ; je veux être fidelle , parce que c'est le premier devoir qui lie la famille et toute la société; je veux être chaste , parce que c'est la première vertu qui nourrit toutes les autres ; je veux tout ce qui se ra|7j3orte à l'ordre de la uature que tu as éta])li , et aux règles de la raisou que je tiens de toi. Je remets mou cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante qui est la tienne , et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie.

Après cette courte prière , la première que j'eusse faite avec un vrai zèle , je me sentis tellement affermie dans mes résolutions ; i\ me parut si facile et si doux de les suivre , que je vis clairement je devais cher- cher désormais la force dont j'avais be- soin pour résistera mon propre cœur , et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle , et je déplorai le triste aveuglement qui me l'avait fait manquer si long-temps. Je n'avais jamais été tout-à-fait sans reli- gion : mais peut-être vaudrait-il mieux n'eu, point avoir du tout que d'eu avoir une ex-

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tr'rlcnrc et maniérée , qui sans toncbcr le cœur rassure la conscience ; de se borner à des formuics , et de croire exactement eu Dieu a certaines heures pour n'y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement atlache'e au culte public , je n'en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais biea née et me livrais à mes penclians ; j'aimais, à rc'flcchir et me bais a ma raison : ne pou- vant accorder l'espritde l'évangile avec celui du monde , ni la foi avec les oeuvres , j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sa- gesse ; j'avais des maximes pour croire et d'autres pour agir : j'oubliais dans uu lien ce que j'avais pensé dans l'autre ; j'étais dé- vote à l'église et philosophe au logis. Hélas î je n'étais rien nulle part; mes prières n'étaient que des mots, mes raisonnemens des sophis^ mes , et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errans qui me guidaient pour tnc perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur, qui m'avait manqué jusqu'ici , m'a dotuié de mépris pour ceux qui m'ont si mal conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison première , et sur quelle base étaient-ils fondés ^ Un heureux instinct me porte au bien , une

S3B LA NOUVELLE

violente passion s'élève ; elle a sa racine dans le rnérae instinct, queferai-je pour la détruire ? De la considération de l'ordre je tire la beauté de la vertu , et sa bonté de l'utilité commune ; mais que fait tout cela contre mon intérêt par- ticulier, et lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hom.- mes , ou du bonheur des autres aux dépens du mien ? Si la crainte ou la honte du châ- timent niVmpcche de mal faire pour mon proht, je n'ai qu'a mal faire en secret, la vertu n'a plus rien à me dire; et si je suis surprise enfante, on punira comme à Sparte , non le délit, mais la mal-adresse. Enfin que le ca- ractère et l'amour du beau soient empreints par la nature au fond de mon ame, j'aurai ma règle aussi long-ternps qu'ils ne seront point défigurés -, mais comment m'assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure, qui n'a point parmi les êtres sen- sibles de modèle auquel on puisse la com- parer? Ne sait-on pas que les affections dé- sordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, et que la conscience s'altère et se modifie insensiblement dans chaque siècle , dans chaque peuple , dans chaque individu, selon riucoustance et la variété des préjugés 2

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Adorez rétre éternel, mou digne et sage auii ; d'uusoufïlc vous détruirez ces fantômes de raison , qui n'ont qu'une vaine apparence et fuient comme une ombre de vaut l'immuable Terite'. Rien n'existe que par celui qui est. C'est lui quidonne un butàla justice, une base à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire; c'est lui qui ue cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont été vus , et qui sait dire au juste oublié, tes ver- tus ont un témoin ; c'est lui , c'est sasubstance inaltérable qui est le vrai modèle des perfec- tions dont nous portons tous une image eu nous-mêmes. Nos passions ont beau la défi- gurer, tous ses traits liés à l'essence inlinie se représentent toujours à la raison , et lui ser- vent à rétablir ce que l'imposture et l'erreur en ont ahcié. Ces distinctions me semblent faciles ; le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu'on ue peut séparer de l'idée de cette essence e^t Dieu ; tout le reste est l'ou- vrage des bomraes. C'est à la contemplation de ce divin modèle que l'ame s'épure et s'élève, qu'elle apprend a mépriser ses inclinations basses et à surmonter ses vils penchans. Un coeur pénétré de ces sublimes vérités se re- fuse aux petites passions des faomujes ; cette

S40 L À N O U V E L L E

grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil ; le charme de la méditation l'arrache aux de'sirs terrestres ; et quand l'être immense dont il s'occupe n'existerait pas , il serait encore bon qu'il s'en occupât sans cesse pour être plus maître de lui-aiiéme. plus fort, plus heureux et plus sage.

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d'une raison qui ne s'appuie que sur elie-méjue ? Considérons de sang -froid les discours de vos philosophes ^ dignes apolo- gistes du crime , qui ne séduisirent jamais qne des coeurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu'en s'attaquant directement au plus saint et au plus solemnel des engagemcns, ces dange- reux raisonneurs ont résolu d'anéantir d'an seul coup toute la société humaine , qui n'est fondée que sur la foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comment Ils discuipenÊ un adultère secret ! C'est , disent-ils , qu'il n'en résulte aucun mal , pas même pourl'épouxqui l'ignore: comme s'ils pouvaient être sûrs qu'il 1 ignorera toujours? comme s'il suffisaitpour autoriser le parjure et l'infidélité qu'Us ne nuibissent pas a autrui ? comme si ce n'était pas assez , pour abhorrer le crime , du mal qn'ilfaitàceuxquilecomincttcut? Quoi doue!

ce

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ce n'est pas un mal de manquer de foi, d'a- néantir autant quM est en soi la forée du ser- ment et des contrats les plus inviolables? ce n'est pas un mal de se forcer soi-mcme à de- venir roiirbe et menteur ? ce n'est pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d'autrui; la mort de celui mcm« qu'on doit 1" plus aimer et avec qui l'on a Jure de vivre ? ce n'est pas un mal qu'un ctatdont mille autres crimes sont toujours le fruit ? Uii bien qui produirait tant de uiaux serait par cela seul un mal lui-même.

L'un des deux penserait-il être innocent, parce qu'il est libre peut-être de son côte et ne ïiianque de foi à personne ? Il se trompe gros- sièrement. Ce n'est pas seulement l'intérêt des cpou\, mais la cause commune de tous les hommes que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s'unissent par un uneud solemnel , il ir.tervient un enga- gement tac te de tout le genre -humain de respecter ce lien sacré, d'honorer en eux l'unioa conjugale ; et c'est , ce me semble, une raisoa très-forte contre les mariages clandestins , qui, n'offrant nul signe de cette union, exposent des cœurs innocens a brûler d'une Uamm» adultère. Le publicesten quelque sorte garant

A'ouvelle HéloLc. Tome II. X

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«ux des entrailles de père ? Supposes ces ral- aonncuis luatcrialistes , on n'eu est le mieux Joude' à leur opposer la douce voiide la na- ture , qui réclame au fond de touaes cœurs contre une ori;ucilleuse philosophiet qu'on ïi'attaqua jamais par de bonnes raons. Eu effet, si le corps seul produit la ]nsée , et q ue le sentiment dépende uniqucmit des or- ganes, deux êtres formés d'un inérri sang no doivent-ilspas avoir entre eux une psétroite analogie, un attaclicment plus fort un pour l'autre , et se ressembler d'ame imine do risage , ce qui est une grande Bson s^aimcr ?

N'est-ce doncfaire aucun mal Ttrc avis , que d'anéantir ou troubler par un sig étran- ger cette union naturelle, et d'alter dans son principe l'affection mutuelle qudoit lier entre eux tous les membres d'une faille ? Y a-t-il au monde un honnête homme ni n'eût horreur de changer l'enfant d'un utrc en nourrice ? et le crime est-il moinœ de lo changer dans le sein de la mère?

Si je considère mon sexe en paiculier , que de maux j'aperçois dans ce désoire qu'ils prétendent ne faire aucun mal! uef>cc qu« l'avilisseuicut d'i^ic fctum» coupablà quil^

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d'unecouventioupassce en saprësence , et l'om peut dire que l'honneur d'une femme piidiqua est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi quiconque ose la corrompre pèche, premièrement parce qu'il la fait pécher , et qu'on partage toujours les crimes qu'on fait commettre ; il pèche encore directement luî- mêmc , parce qu'il viole la foi publique et •acrée du mariage, sans laquelle rien ne peut •ubsisier dans l'ordre légitime des choses hu- tuaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il H*eri résulte aucun mal pour personne. Si ces philo- sophes croient l'existence de Dieu et l'immor- talité de l'ame, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensa et le seul vrai juge ? Etrange secret que celui «ju'on dérobe à tous les j^eux , hors ceux à qui l'on a le plus d'intérêt à le cacher ? Quand tnême ils ne reconnaîtraientpasla présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu'il» ixe font de mai a personne? Comment prou-. Vcnt-ils qu'il est indifférent à un père d'avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang ; d'être chargés peut-être de plus d'enfans qu'il n'en aurait eus , et forcé de partager ses biens ^uz ga§ei de loa dcskouueur sans «eu tir poui

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«ux des entrailles de père ? Supposons ces rai- aotmcurs matérialistes , on n'eu est que mieux i'oude' à leur opposer la douce voix de la na- ture , qui réclame au fond de tous les cœurs contre une ori^ucilicuse philosophie et qu'où zi'attaqua jamais par de bonnes raisons. Eu effet, si le corps seul produit la pensée, et que le sentiment dépende uniquement des or- ganes, deux êtres formés d'un même sang na doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l'un pour l'autre , et se ressembler d'ame comme de Tisage , ce qui est une grande raison de «'aimer ?

N'est-ce doncfaire aucun mal votre avis, que d'anéantir ou troubler par un sang étran- ger cette union naturelle , et d'altérer dans son principe l'affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d'une famille ? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n'eût horreur de changer l'enfant d'un autre en nourrice ? et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère ?

Si je considère mon sexe en particulier , que de maux j'aperçois dansce désordre qu'ils prétendent ne faire aucun mal! ne fût-ce qu« i'aYiiisseuicut d'u^e ïcmUi% coupable à quil^

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perte de riionnenr ôte bientôt toutes les au- tres vertus, (^iie d'indices trop sûrs pour un tendreéponx d'une intelligence qu'ils pensent justifier par le secret ! ne fût-ce que de n'étr* plus aimé de sa femme, (^ne fera-t-elle ave»i ses soins artificieux que mieux prouver son in^. différence? Est-ce l'œil de l'amour qu'on abus« par de feintes caresses ? et quel supplice auprès d'un objet chéri , de sentir que la main non» embrasse et que le cœur nous repousse? Je» veux que la fortune seconde une prudenca qu'elle a si souvent trompée; je compte ui» moment pour rien la témérité de conûer sa prétendue innocence et le repos d 'autrui à des précautions que le ciel se plaît à confondrez que de faussetés , que de mensonges , que fou rberies pour couvrir un mauv.ais commerce, pour tromper un mari , pour corrompre des domestiques , pour en imposer au public ! Quel scandale pour des complices! quel exem- ple pour des eu fans ! Que devient leur éduca- tion parmi tant de soius pour satisfaire im- punément de coupables feux ? que devient la paix de la maison et l'union des chefs . Qu.oi ! dans tout cela l'époux n'est point lésé ? Mais qui le dédommagera donc d'un cœur qui lui était ? qui lui pourra rendre une femme

H É L O l s E. 845

«stimable ? qui lui donnera le repos et la sû- reté ? qui le guérira de ses justes .soupçons? qui fera confier un père au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant ?

Al'cgarddcs liaisons prétenrlues que l'adul- tère et rinfidclitc' peuvent former entre les familles, c'est moius une raison sérieuse qu'une plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite pour toute re'ponse que le mépris et l'indi- gnation. Les trahisons , les querelles, les com- bats, les meurtres , les empoisonncmcnsdont ce desordre a couvert la terre dans tous les temps , montrent assez ce qu'on doit attendre pour le repos et l'union des hommes d'un at- taelicment forme par le crime. S'il résulte quelque sorte de société de ce vil et mépri- sable conunerce , elle est semblable à celle des brigands qu'il faut détruire et anéantir pour assurer les sociétés légitimes.

J'ai tâché de suspendre l'indignation qu© m'inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les ré- futer pour me faire honte à moi-même de les avqir peut-être écoutées avec trop peu d'cloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l'examen de la ^ainc raison;

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2^6 L A N O U T E L L E ;i

mais chercher la saine raison sinon dans celui qui en est la source , et que penser do ceux qui consacrent a perdre les hommes ce flambeau divin qu'il leur donna pour les gui- der ?De'fions- nous d'une philosophie en paroles ; défions -nous d'une fausse vertu qui sappe toutes les vertus , et s'applique à justifier tous les vices pour s'autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyeu de trouver qui est bien est de le chercher sincèrement, et Tonne peut long-temps le chercher ainsi sans remonter à l'auteur de tout bien. C'est ce qu'il me semble avoir fait depuis que je m'occupe à rectifier mes sentimeus et ma raison , c'est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il m'est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit de grandes idées delà religion; et vous , dont le cœur n'eut rien de cache' pour moi , ne m'en eussiez pas ainsi parle' si vous aviez eu d'autres senti- mens. Il me semble même que ces conversa- tions avaient pour nous des charmes. La pré- sence de l'être suprême ne nous fut jamais importune; elle nous donnait plus d'espoir que d'épouvante; elle n'effraya jamais que l'ame du méchant ; nous aimions à Tavoiif

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j)Our témoin de nos entretiens , à nous élever conjointement jusqn'à lui. Si quelqnefois nous étions humiliés par la honte , nous nous disions en déplorant nos faiblesses , au moins il volt le fond de nos cœurs, et nous eu étions plus tranquilles.

Si cette sécurité nous égara , c'est au priu- cipe sur lequel elle était fondée a. nous ra- mener. N'est-il pas bien indigne d'un homme de ne pouvoir jamais s'accorder avec lui-» ïnéme , d'avoir une règle pour ses actions , une autre pour ses sentimens , de penser comme s'il était sans corps , d'agir comme s'il étaitsansame , ctde ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu'il fait en toute sa lie ? Pour moi , je trouve qu'on est bien fort avec nos anciennes maximes , quand on ne les borne pas à de vaines spéculations. La faiblesse est de l'homme , et le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera sans doute ; mais le crime est du méchant et ne resterapoint impuni devant l'auteur de toute justice. Un incrédule , d'ailleurs heureusement , se livre aux vertus qu'il aime; il fait le bien par goût et non par choix. Si tous ses désir» •ont droits , il les suit sans contrainte ; il l«s suivrait de même s'ils ne l'étaient pas;

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§43 LA NOUVELLE

car pourquoi se gênerait - il ? Mais celui qui reconnaît et sert le père coieiouq de? liommcs se croit une plus haute desti- iiatiou; l'ardeur de la remplir anime sou zèle ; et suivant une règle plus sûre que ses pencliaus , il sait faire le bien qui lui coûte et sacriiJer les désirs de sou cœur à la loi du devoir. Tel est , mon aiui , le sacri-» fice héroïque auqîicl nous sommes tous deux appelés. L'amour qui nous un:?sait eût fait le charme de notre vie. Il survcquit à l'es- ptrancc ; il brava le temps et réloigncmeut ; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment $i parfait ne devait point périr de lui-même ; il était digne de n'être immolé qu'à la vertu. Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre cœur cîiange. Julie de ff'olmar n'est plus votre ancienne Julie ^ la révolution de vos senti- mens pour elle est inévitable , et il ne vous reste que le choix de faire honneur de changement au vice ou à la vertu. Jai dans la mémoire un passage d'iui auteur que vous ne récuserez pas. « L'amour , dit-il , cstpriva «de son plus grand charme quand l'honné- « teté l'abandonne. Pour eu sentir tout lo «prix, il fâut que le cœur s'y coiuplaise et

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« qu'il nous t'icvc 01 élevant l'objet aimé. « Otez l'idée de la pei Icetiou , vous ôtcz l'en- « thousiasuie ; ôtcz l'estime, et l'amour n'est « plus rien. Comment une femme lionorera- « t-elleun homme qu'elle doit mépriser? com- « ment pourra-t-il honorer lui-même ccllequi « n'a pas craint de s'abandoiuicr à un vil cor- « rupteur?Ainsibientôtilssemépriserontmu- •t tuellement. L'amour , ce sentiment céleste, « ne sera plus pour eux qu'un honteux com- « raerce. Ils auront perdu l'iionneur etn'au- « ront point trouvé lafélieité. {tt) Voilà notre leçon , mon ami , c'est vous qui l'avez dictée. Jamais nos cœurs s'aimèrent-ils plus délicieu- sement , et jamais l'Iionnctctc leur fut-elle aussi chère que dans les teujps heureux cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi nous mèneraient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux trans- ports qui ravissent l'amc L'horreurdu vice, qui !ious est si t)atureileà tous deux , s'éten- drait bientôt sur le complice de nos fautes; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l'amour s'éteindrait dans les nuiords. Ne vaut-il pas mieux épurer un scntimentsi cher

^t) Voyez la première partie , lerrr»» XXIV.

350 L A N O U V E L L E

pour le rendre durable ? ne vaut-il pas mieut eu conserver au moins ce qui peut s'accor- der avec l'innocence ? N'est-ce pas conserver tout ce qu'il eut de plus charmant ? Oui, mou bon et digne ami ; pour nous aimer toujours il faut renoncer l'un a l'autre. Oublions tout le reste , et sovez l'amant de mon arae. Cett# ide'e est si douce qu'elle console de tout.

Voilà le lidelle tableau de ma vie , et l'histoire naïve de tout ce qui s'est passé dans moncœur. Je vous aiuie toujours , n'eu doutez pas. Le sentiment qui m'attache à vous est si tendre et si vif encore , qu'un© autre en serait peut-être alarmée; pour moi j'en connus un trop diflerent pour me de'fier de celui-ci. Je sens qu'il a changé de nature , et du moins en cela, mes fautes passées fon- dent ma sécurité présente. Je sais que l'exacte bi^iséance et la vertu de parade exigeraient davantage encore , et ne seraient pas conten- tes que vous ne fussiez tout -fait oublie. Je crois avoir une règle plus sûre et je m'y tiens. J'écoute en secret ma conscience ; ell« ne mo reproche rien , et jamais elle ne tromp» une ame qui la consulte sincèrement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, «Xîla suffit pour ma propre tranquillité. Com-

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■lent s*cst fait cet heureux cliangement ? je l'ignore. Ce que je sais , c'est que je l'ai vive- ment désiré : Dieu seul a fait le reste. penserais qu'une aine une fois corrompue l'est pour toujours et ne revient plus au loieii d'elle-même ,àraoinsque quelque re'volutioti subite , quelque brusque changement de for- tune et de situation ne change tout-à-coup ses rapports ; et par un violent ébranlement Me l'aide à retrouver une bonne assiette* Toutes ses habitudes étant rompues ettoutet ses passions modifiées , dans ce bouleverse- ment général on reprend quelquefois son caractère primitif, et l'on devient coniuie un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa précé- . dente bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on était abject et faible , aujourd'hui on est fort et magna- nime. En se contemplant de si près dan» deux états si différens on en sent mieux prix de celui l'on est remonté et l'on en devient plus attentif à s'y soutenir. Moa mariage m'a fait éprouver quelque cho?o de semblable à ce que je tâche de vous expli- quer. Ce lien si redouté me délivre d'un» •ervitude beaucoup plus redoutable, et mo«.

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3o2 LA NOUVELLE

ëpoux m'en devient plu| cbcr pour m'avoir rendue à moi-même.

IVons étions trop unis vous et moi pour qu'eu changeant d'espèce notre union se détruise. Si vous perdez une tendre amante , vo'.is gagnez une fideile aurie ; et quoi que nous en ayions pu dire durant nos illusions , je doute que ce changement vous soit dé- savantageux. Tirez - en le même parti qi.G moi, je vous en conjure , pour devenir meil- leur et plus sage , et pour épurer par des mœurs chrétiennes les leçons de la philoso- phie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyiez heureux aussi ; et je sens plus que jamais qu'il n'y a point de honhcur sans la vertu. Si vous m'aimez véritablement , don- nez-moi la douce consolation de voir que nos cœurs ne s'accordent pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordèrent dans leur égarement.

Je ne crois pas ayoirbesoiu d'apologie pour cette longue lettre. Si vous m'étiez moins cher , elle serait plus courte. Avant de la finir il me veste une grâce à vous demander. Un cruel fardeau me pèse sur le cœur. Ma conduitepasseeestignoreedeM.de Ji^ohna?'\ xnais une sincérité sans réserve fait partie

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la fidélité que je lui do s. J'aurais déjà ccut fois toutavoué , vous seul ui'avcz reteuue. (Quoique je connaisse la sagesse et la modé- ra tion de M. de ll^ohnar , c'est touiouis vous compromettre que de vous nommer, ek je n'ai point voulu le faire sans votre con- sentement. Serait-ce vous déjjlaiic que TOUS le demander , et aurais-je trop pré- sumé de vous ou de moi en me flattant de l'obtenir ? vSongez , je vous supplie , que cette réserve hc saurait être iiuiocente , qu'elle m'cstchaque jour plus cruelle , et que jusqu'à la réception de votre réponse je n'aurai pas un instant de tranquillité.

LETTRE XIX.

RÉPONS E.

Xli T vous ne seriez plus ma Julie ? Ab ! ne dites pas cela , digne et respectable femme. Vous l'ctcs plus que jamais. Vous êtes celle qui uiérilcz les bommagcs de tout l'univers ; vous êtes celle que j'adorai en commençant d'être senjiible à la véritable beauté; vous êtes celle que jene cesserai d'à- çlprerméme après ma mort , s'il reste çiicox*

554 LA NOUVELLE

en mon ame quelque souvenir des attrait» vraiment célestes qui l'enchantèrent durant ma vie. Cet eCFort décourage qui vous ramèus à toute votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non , non , quelque supplice que j'éprouve à le sentir et a. le dire , jamais vous ne fuies mieux ma. Julie qu'au moment que vous renoncez àmoi. Hélas ! c'est en vous perdant que je vous ai retrouve'e.Mais moi dont le cœur frémit au seul projet de vous imiter , moi tourmenté d'une passion crimi- nelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais être ? Etais-je digne de vous plaire ? quel droit avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon déses- poir ? C'était bien à moi d'oser soupirer pour vous ! Eh ! qu'étais-je pour vous aimer ? Insensé ! comme si je n'éprouvais pas assez d'humiliations sans en rechercher nouvelles ! Pourquoi compter des différences que Tamour fit disparaître ? Il m élevait , m'égalait à vous , sa flamme me soutenait ; nés coeurs s'étaient confondus , tous leurs sentimens nous étaient communs , et \g% miens partageaient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans toute ma bassesse ! Doux espoir qui nourrissais mon

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aine et m'abusas si lonj;-temps , te voilà donc éteint sans retour ? Elle ne sera point à moi ? Je la perds pour toujours ? Elle fait le bonheur d'un autre ?... ô rage ! ô tourment de l'enfer ! , . . Inlidelle ! ah ! devais- tu jamais .... Pardon , pardon , Madame , ayez pitié de mes fureurs. O Dieu î vous

l'avez trop bien dit , elle n'est plus elle

n'est plus cette tendre Julie à qui je pou- vais montrer tous les mouvemens de mon. cœur. Quoi ! je me trouvais malheureux , et je pouvais me plaindre ?.... elle pouvait m'e'couter ? J'e'tais malheureux ?.... que

suis-je donc aujourd'hui? Non, je ne

vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C'en est fait , il faut renoncer l'un à l'autre ; il faut nous quitter. La vertu même en a dicte l'arrêt ; votre main l'a pu tracer. Oublions- nous... oubliez-moi, du moins. Je l'ai re'solu je le jure; je ne vous parlerai plu* de \i\o\, Oserai-je vous parler de vous encore , et conserver le seul intérêt qui me reste au inonde , celui de votre bonheur ? En m'ex- posant l'état de votre ame vous ne m'avez rien dit de votre sort. Ah ! pour prix d'un sacrifice qui doit être senti de vous, daigncx ffie tirer de ce doute insupportable. Julie^

356 LA NOUVELLE

ctes-voLis heureuse ? Si vous l'êtes , donueU" moi dans uiou désespoir la seule consolation dont je sois susceptible ; si vous ne l'êtes }Das , par pitié daignez me le dire , j'en serai moins long-temps malheureux.

Plus je réfléchis sur l'aveu que vous mé- ditez , moins j'y puis cousentir; et le même motif qui m'ôta toujours le courage de vous faire un refus, me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la dernière im- portance , et je vous e\Iioite à bien peser mes raisons. Premièrement , il me semble que votre extrême délicatesse vous jette à cet égard dans l'erreur , et je ne vois point sur quel fondement la plus austère vertu pourrait exiger une pareille confession. Nul engagement au monde ne peut avoir un effet rétroactif. On ne saurait s'obliger pour le passé , ni promettre ce qu'on n'a plus le pouvoir de tenir ; |)ou' quoi devrait-on compte ■i celui à qui l'on s'engage de l'usage anté- rieur qu'on a fait de sa liberté et d'une fidélité qu'on ne lui a point promise ? Ne vous y trompez pas, Julie ^ ce n'est pas à Totre époux , c'est à votre ami que vous nvez manqué de foi. Avant la tvraunie de Yo,tre père, cid. et la sature nous avaient

H É L O 1 s E. 357

imis l'un à Tau tic. Vous avez fait en formant d'autres nœuds un crime que l'amour ut l'iionneur peut-être ne pardonnent point, et c'est à moi seul de reclamer le bien que ]M. de 1/ o/niar m'a ravi.

S'il est des cas le devoir puisse exiger iHi pareil aveu , c'est quand le danger d'une rechute oblige une femme prudente à des pre'cautions pour s'en garantir. Mais voir» lettre m'a plus éclairé que vous ne pense» sur vos vrais seutimens. Eu la lisant, j'ai $cnti dans mon propre cœur combien la vôtre eût abhorré de près , même au scia de l'amour , un engagement criminel doul l'éloignement nous ôtait l'horreur.

Dès-là que le devoir et riionnéteto n'exi- gent pas cette conQdence , la sagesse et la raison la défendent ; car c'est ri*;quer sans nécessité ce qu'il 5' a de plus précieux dans le iHariage , l'attachement d'un époux , la mutuelle couûance , la paix de la mai<;on. JVvez-vous assez réfléchi sur une pareil ie démarche ? Connaissez-vous assez votr^ inari pour être sûre de l'eiTet qu'elle pror duira sur lui ? Savez-vous combien il y a d'hommes au monde auxquels il n'eu fau- drait pas davantage pour concevoir ui;«

358 LA NOUVELLE

jalousie effrénée, uu mépris invincible, et peut-être attenter aux jours d'une femme ? Il faut pour ce délicat examen avoir égard aux tems , aux lieux , aux caractères. Dans pays oiJi je suis , de pareilles confidences sont sans aucun danger, et ceux qui traitent si lé- gèrement la foi conjugale ne sont pas gens à faire une si grande affaire des fautes qui pré- cédèrent l'engagement. Sans parler des rai- sons qui rendent quelquefois ces areux indis- pensables , et qui n'ont pas eu lieu pour vous , je connais des femmes assez médiocrement estimables , qui se sont fait a peu de risques un mérite de cette sincérité , peut-être pour obtenir à ce prix une confiance dont elles pussent abuser au besoin. Mais dans des lieux oii la sainteté du mariage est plus res- pectée , dans des lieux ce lien sacré forme une union solide , et oii les maris ont un vé- ritable attachement pour leurs femmes , ils leur demandent un compte plus sévère d'elles- mêmes ; ils veulent que leurs cœurs n'aient connu que pour eux un sentiment tendre ; usurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exi- gent qu'elles soient à eux seuls avant de leur appartenir, et ne pardonnent pas plus l'abu* 4e la liberté qu'une infidélité réelle.

H E L O 1 s E. 359

Croyez-moi, vertueuse .7///z> , dcTicz-vous d'un zèle sans fruit et sans nécessite. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige à Te'vëler , dont la communication peut vous perdre , et n'est d'aucun usage à votre époux. S'il est digne de cet aveu , son ame en sera contriste'e, et vous l'aurez affligé sans raison. S'il n*en est pas digne , pourquoi voulez-vous donner un prétexte à ses torts envers vous ? Que savez-vous si votre vertu , qui vous a soutenue contre les attaques de votre cœur , Vous soutiendrait encore contre des chagrins domestiques toujours renaissans ? N'empirez point volontairement vos maux , depeur qu'ils ne deviennent plus forts que votre courage , «t que vous ne retombiez , à force de scru- pule , dans un état pire que celui dont vous avez eu peine à sortir. La sagesse est la basa de toute vertu; consultez-la, je vous en con* jure , dans la plus importante occasion de votre vie ; et si ce fatal secret vous pèse si cruellement, attendez du moins, pour vous en décharger , que le tems , les années vous donnent une connaissance plus parfaite de votre époux , et ajoutent dans son cœur à l'effet de votre beauté l'effet plus sûr encore des charmf^ de ?otre caractère, et la doue*

36o L Jl nouvelle

habitude de les seutir. Eiifm, quand ces rai- sons , toutes solides qu'elles sont , ne vous persuaderaient pas, ue fermez point l'oreille à la voix qui vous les expose. O Julie! écouter un homme capable de quelque vertu ^ et qui mérite au moius de vous quelque sacrifice par celui qu'il vous fait aujourd'hui !

Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais , je le sens , m'cmpecher d'}' reprendre un ton que vous ne devez plus entendre.. /w/ie, il faut vous quitter! si jeune encore, il faut de'jà renoncer au bonheur ! O tems ! qui ne dois plus revenir! tems passé pour toujours, source de regrets éternels! plaisus , transports, douces extases , moinens délicieux , ravissemeus ce-» lestes! mes amours , mes uniques amours, honneur et charme de ma vie ! adieu pour jamais.

LETTRE XX.

DE JULIE,

V.

eus me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche , et en la fesant vous m'aidez à y répondre ; car bien loiu 4e chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue

n E LOIS E. 36 r

que ]C ne saurais ctre licnrcuscsi vous cessiez de m'aimcr : mais je le .^uis a tous égards, et rien ne manque à mon l)onlieur que le vôtre. Si )'ai évite' dans ma lettre précédente de parler de M. de Tf^'ohnar ^ Je l'ai fait par ménagement pour vous. Je connaissais trop votre sensibilité pour ne pas craindre d'ai- grir vos peines ; mais votre inquiétude sur mon sort m'obligeant à vous parler de celui dont il dépend , je ne puis vous en parler ([ue d'une manière digne de lui , comme il convient à sou épouse et à une amie de la vérité.

M. de Tf^olmar a près de cinquante ans ; sa vie unie , réglée , et le calme des passions lui ont conservé une constitution si saine et un air si frais qu'il paraît à peine en avoir quarante , et il n'a rien d'un âge avancé que l'expérience et la sagesse. Sa physionomie ç%t noble et prévenante , son abord simple et ouvert , ses manières sont plus honnêtes qu'empressées ; il parle peu et d'un graiidsens, mais sans affecter m précision, ni sentences. Il est le même pour tout le monde , ne cherche et ne fuit personne , et n'a jamais d'autres préférences que ccllns de la raison,

^lalgré sa fjoideur naturelle , son cœur

34^2 LA NOUVELLE

secondant les intentions de mon père cruC sentir que je lui convenais , et pour la pre- mière fois de sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré mais durable s'est si bien réglé sur les bienséances, et s'est maintenu dans une telle égalité , qu'il n'a pas eu be- soin de changer de ton en changeant d'état, et que sans blesser la gravité conjugale , il conserve avec moi depuis son mariage les mêmes manières qu'il avoit auparavant. Je ne l'ai jamais vu ni gai ni triste , mais tou- jours content ; jamais il ne me parle de lui , rarement de moi ; il ne hic cherche pas , mais il n'est pas fâché que je le cherche, et me quitte peu volontiers. Il ne rit point ; il est sérieux sans donner envie de l'être ; au contraire ,sou abord serein semble m'iuviter a l'enjouement ; et comme les plaisirs que je goûte sont les seuls auxquels il paraît sen- sible , une des attentions que je lui dois est de chercher àin'ainuser. En un mot, il veut que je sois heureuse ; il ne me le dit pas , mais je le vois ; et vouloir le bonheur de sa femme n'est-ce pas l'avoir obtenu ?

Avec quelque soin que j'aie pu l'observer^ je n'ai su lui trouver depassion d'aucune espèce 5ue celle ^u'il a pour moi. Eucore cette pas*-

H Ê L O ï s E. 56J

slom cst-ellc si c^alc et si tempérée qu'on di- rait qu'il n'aime qu'autant qu'il veut aimer, et qu'il ne le veut qu'autant que la raison le permet. 11 est réellement ce que niilord Edouard croit être; en quoi je le trouve 3)icn supérieur à tous nos autres gens à senti- ment que nous achuirons tant nous-mcmes : car le cœur nous trompe en uiille manières , et n'agit que par un principe toujours sus- pect ; mais la raison n'a d'autre fin que co qui est bien; ses règles sont sûres, claires, faciles dans la conduite de la vie , et jamais elle ne s'égare que dans d'inutiles spécula-" tions qui ne sont pas faites pour elle.

Le plus grand goût de M. de JJ^ohnar est d'observer. Il aime à juger des caractères des hommes et des actions qu'il voit faire. Il eu juge avec une profonde sagesse et la plus par- faite impartialité. Si un ennemi lui fcsoit du mal, il en discuterait les motifs et les moyens aussi paisiblement que s'il s'agissait d'une chose indifférente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous ; mais il m'en a parlé plusieurs fois lui-même avec beaucoup d'es- time , et je le connais incapable de déguise- ment. J'ai cru remarquer quelquefois qu'il m'obserfait duroiit ges ^tretieas \ mais U j

S64 LA IT O U T S L L E

a grande apparence que cette prétendue re- marque n'est que le secret reproche d'uns conscience alarme'e. Quoi qu'il en soit , j'ai fait en cela mon devoir ; la crainte ni la honte ne m'ont point inspiré de réserve injuste, et je vous ai rendu justice auprès de lui , comm» je la lui rends auprès de vous.

J'oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration. Le débris des biens de M. de Tf^olmaj' j joint à celui de mon père, qui ne s'est réservé vj^u'une pension, lui fait une fortune honnête et modérée , dont il use noblement et sagement , en maintenant chez lui , non l'incommode et vain appareil du luxe , mais l'abondance , les véritables commodités de la vie, (?///) et le nécessaire

{nu) Il n'y a pas d'association plus commune ^ue celle du faste et de la lésine. On prend sur la nature, sur les vrais plaisirs, sur le besoin même , tout ce qu'on donne à l'opinion. Tel homme orne son palais aux dépens de sa cui- sine ; tel autre aime mieux une belle vaissellt qu'un bon dîné ; tel autre fait un repas d'appa- reil, et meurt de ftam tout le reste de l'année. Quand je vois un bufet de vermeil, je m'attends à du vin qui m'empoisonne. Combien de fois dans des maisons de campagne , en respiranc le frais au matiu, l'a^pict d'uji b«au jardin vou»

H E L O I s E. 365^

chrz les voisins indigenç. L'ordre qu'il a mis da.is sa iiinisoti c;*t Tiinage de celui qui règne au [\)\ix{ (le son aine, et semble imiter dans un petit ménage l'ordre établi dans le gou- vernement du moiule. On n'y voit ni cette inflexible régularité' qui donne plus de gène que (l'avantage, et n'est supportable qnà celui qui l'impose , ni cette contusion mal entendue qui, poiu' trop avoir, ôte l'usage de tout. On \ reconnaît toujours la main du maître , et l'on ne la sent jamais ; il a si bien ordonne le premier arrangemeut ,• qu'à présent tout va

Tente ? On se lève de bonne heure , on se pro- jiiène , o'i gagae de l'appcïtit, on veut déjeuner. L'offit ier est sorti, ou les provisions manquent, ou madame n'a pas donné ses ordres, ou l'on vous faii ennuyer d'aLtendre. Quelquefois on vous pjévieut , on vient magnifiquement vous offrir fie tout, à condition cpie vous n'accepterez rien. Il faut resrer à jeun jusqu'à trois Leures , ou déjeuner avec des rulij»es. Je me souviens de mètre promené dans un très-beau parc, dont on disait que la maîtresse aimait beaucoup le café et n'en prenaii jamais , ai tendu <ju'il routait quatre sons la tasse; mais elle donnait de grand < œur mille é us à son jardinier. Je crois que j'aimerais mieux avoir des rbarmilles moins bien taillées , ei prendre du café plus souvent. Noui>eUe Héloise. Tome JI, Y;

^66 L À N O U V E L L È

tout seul , et qu'on jouit à-la-fois de la lègl» et de la liberté.

Voilà , mon bon ami , une idée abre'gée y mais fidelle du caractère de M. de Jïf^ohnar ^ autant que Je l'ai pu connaître depuis que je vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour, tel il me paraît le dernier sans aucune alté- ration ; ce qui me fait espérer que je l'ai bicu vu , et qu'il ne me reste plus rien à décou- vrir; car je n'imagine pas qu'il pût se mon- trer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau vous pouvez d'avance vous répondre à vous-même , et il faudrait me mé- priser beaucoup pour ne pas me croire heu- reuse avec tant de sujet de l'être. (r.r) Ce qui ■QXà. long-temps abusée , et qui peut-être vous abuse encore , c'est la pensée que l'amour est nécessaire pour former un li.eureux mariage. Mon ami, c'est une erreur : l'honnêteté, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions et d'âges que de caractères et d'hu- meurs , suffisent entre deux époux ; ce qui n'empêche point qu'il ne résulte de cette unioi>

(rx) Apparemment qu'elle n'avait pas décou- vert encore le fatal secret qui la tourmenta si fort dans la suite , ou qu'elle se voulait p** alors coaiier i (on amL

H E L O 1 s E. S67

Un attachement très-tendre , qui, pour n'étro pas préciséineutde l'amour , n'en est pasmoins doux et nen est que plus durable. L'amour est accompagné d'une inquiétude continuell© de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage , qui est un état de jouissance et de paix. On ne s'épouse point pour penser uniquement l'un à l'autre, mais pour rem- plir conjointement les devoirs de la vie ci- vile , gouverner prudemment sa maison , bieu élever ses enfans. Les amans ne voient jamais qu'eux , ne s'occupent incessamment que d'eux, et la seule chose qu'ils sachent faire est de s'aimer. Ce n'est pas assez pour des époux qui ont tant d'autres soins à remplir. Il n'y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l'amour : on prend sa Tiolcnce pour un signe de sa durée ; le cœur surchargé d'un sentiment si doux l'étend pour ainsi dire sur l'avenir , et tant que cet amour dure on croit qu'il ne finira point. Mais au contraire , c'est son ardeur même qui le con- sume ; il s'use avec la jeunesse , il s'elïacc avec la beauté , il s'éteint sous les glaces de l'âge ; et depuis que le monde existe , on n'a jamais vu deux amans en cheveux blancs soupirer l'un pour l'autre. On doit donc compter qu'oa

Y 2

368 LA NOUVELLE

cessera de s'adorer tôt ou lard; alors l'Ido'ft qu'on servait étant détruite , ou se voit reci- proqueuieut tels qu'où est. Ou cherehe avee e'touueuicut l'objet qu'on diUia ; uele trouvant plus , on se de'pite contre celui qui reste, et souvent riuiagination le dëSgure autant qu'elle l'avait paré : il y a peu de ^ens , dit /a Hochefoucault ^ qui ne soient honteux da s'être aiuiés , quand ils ne s'aiment plus, (j^'} Combien alors il est a craindre que l'ennui ne succède à des seutimens trop vifs , que leur déclin , sans s'arrêter à rindiScrence , ne passe jusqu'au dégoût , qu'on ne se trouve enfin tout-à-fait ra.-.sasiés i'un de l'autre , et que pour s'être trop aimés amans, on n'en vienne à se haïr époux 1 Mon cher ami , vous m'avez toujours paru bien aimable, beau- coup trop pour mon innocence et pourmon repos; mais je ne vous ai janiais vu qu'amou- reux : qne sais-je ce qne vous seriez devenu cessant de l'être? L'amour éteint vous eût tou- jours laissé ia vertu , je l'avoue : mais en est- ce assez pour être heureux daus un lien que

(yj) Je serais bien surpiis que Julie eût lu et cité la. Roch^foucault eu route aune oc asion. Jamais soa triste livre ne sera goûté des bonnes . cens.

H K L O l S E. 26,)

le cncur doit serrer, et coiiiI)ieii d'hommes Vertueux ne laissent pas d'être don maris in- suj3|)ortable.s ? Sur tout cela vous pouvez ea dire autant de inoî.

Pour M, de If^olniar ^ nulle illusion ne Tious prévient l'un pour l'autre ; nous nous voyons tels que nous sommes ; le sentiment qui nous joint n'est point l'aveugle transport des coeurs passioiincs, mais l'immuable et constant attacliem'ut de deux personnes lion- iictcs et raisonnables , qui , destinées à jîasscr enscndjle le reste de leurs jours, sont con- tentes de leur sort, et tâchent de se le re«idrô doux l'une à l'autre. Il semble que quand on nous eût formes exprès pour nous unir, on n'aurait pu réussir mieux. S'il avoit le cœur aussi tendre que moi^ il serait impos- sible que tant de sensibilité de part et d'autre jie se heurtât quelquefois , et qu'il \\cw ré- sultat des querelles. Si j'étais aussi tranquille que lui , trop de froideur règneraitentrenous , et rendrait la société moins agréable et moins douce. S'il ne m'aimait point, nous vivrions mal ensemble ; s'il m'eut trop aimée , il m'eût ctéimportun. Chacun des dcuxest pTccisénicnt to qu'il fautàrautrc-, ilm'éclaireet je l'aniuic; uous eu valons luit^ux réunis, et il semt)lcqu»

Syô LA NOUVELLE

tlous soyions destines a ne faire entre nouf qu'une seule ame , dont il est l'entendement et moi la volonté'. Il n'y a pas jusqu'à son âg« impeuarancé qui ne tourne au commun ayan» tage : car avec la passion dont j'étais tovir- ïnente'e , il est certain que s'il eût été plus jeune, je l'aurais épousé avec plus de pein» tncore , et cet excès de répugnance eût peut- être empêché l'heureuse révolution qui s'est faite en moi.

Mon ami , le ciel éclaire la bonne intention des pères , et récompense la docilité des enfans^ A DiEO ne plaise que je veuille insulter à vo» déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer plei- nement sur mon sort me fait ajouter ce qu» je vais vous dire. Quand avec les sentimens qu» j'eus ci-devantpour vous , etlesconnaissancet que j'ai à présent , je serais libre encore , et jnaitresse de me choisir' un mari, je prends îi témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigno an'cclairer et qui lit au fond de mon cœur , ce n'est pas vous que je choisirais > c'est M. de If^olmar.

Il importe peut-être à votre entière guérisou que j'achève de vous dire ce qui me reste sur le cœur. M. de îf^ohnar est plus âgé que moi. Si pour me puxur di met fautes ; le ciel m'ôtoit le

H É L O ï s E. tjt

digne ('poux que j'ai si peu mérite , ma ferme résolution est de n'en prendre jamais un autre. S'il n'a pas eu le bonheur de trouver une tillo chaste , il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connaissez trop bien pour croire qu'après vous avoir fait cette déclaration , je sois femme à m'en re'tracter jamais, (^zz)

(lO Nos situations diverses déterminent et changent malgré nous les affections de iu)s cœurs : nous serons vicieux et médians tant que nous aurons intérêt à l'être , et malheureusement les chaînes dont nous sommes chargés multiplient cet intérêt autour de nous. L'effort de corriger le désordre de nos désirs est presque toujours Tain , et rarement il est vrai : ce qu'il faut changer c'est moins nos désirs que les situations qui les produisent. Si nous voulons devenir bons, étons les rapports qui nous empêchent de l'être ; il n'y a point d'autre moyen. Je ne voudrais pas, pour tout au monde , avoir droit à la succession d'autrui , sur-tout de personnes qui devraient m'être chères ; car je sais quel horrible vœu 3'indigence pourrait m'arracher ! Sur ce principe , examinez bien la résolution de Julie et la décla- ration qu'elle en fait à son ami. Pesez cette résolution dans toutes ses circonstaHces , et vou» verrez comment un cœur droit en doute de lui-même sait s'oter au besoin tout intérêt con- traire au devoir. Dès ce moment Julie , malgré l'amour qui lui reste , met ses sens du parti d%

372 LA NOUVELLE

^ Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peut servir encore à résoudre eu partie vos objec- tions coutre l'aveu que je crois devoir faire à mou mari. 11 est trop sage pour me punir d'une démarche humiliante que le repentir seul peut lu'arracher, et je ne suis pas plus in- capalîle d'user de la ruse des dames dont vous parlez, qu'il l'est de m'en soupçonner. Quawt à la raison sur laquelle vous prétendez que cet aveu n'est pas nécessaire, elle est certai- nement un sophisme : car quoiqu'on ne soit tenue à rien envers un époux qu'on n'a pas encore , cela n'autorise point à se douner à lui pour autre chose que ce qu'on est. Je l'avais senti , même avant de me marier ; et si le serment extorqué par mon père m'empêcha de faire à cet égard mon devoir, je n'en fus que plus coupable , puisque c'est un crimo

sa vertu ; elle se force, pour ainsi dire , d'aimer Wolmar comme son unique époux , comme le seul homme avec lequel elle habitera de sa vie : elle change l'intérêt secret qu'elle avait à sa perte en intérêt à le conserver. Ou je ne connais rien au cœur humain , ou c'est à cette seule résolution si critique cfue tient le tnomphe de la vertu dans tout le reste de la vie de Julie, et l'attachement sincère et constani qu'elle a jusqu'à la lin pour son jnari.

H K L O I S E. S73

df* Hiiic un scnnciit injuste , et un second de le tenir. Mais j'avaisune autre raison que mon cirur n'osait s'avouer, et qui me rendait beau- coup plus coupable encore. Grâces au ciel elle ne subsiste plus.

U'icconsidération pluslé^itijneetd'unplus p;rand poids est le danger de troubler inutile- ment le repos d'un honnête homme, qui tire son bonlieurde l'estime qu'il a pour sa femme. Il est .surqu'il ue dépend plus de lui de rompre le n(rud qui nous unit, ni de raoi d'en avoir cte plus dij^iie. Ain^i je risque paruncconû- <îcnce indiscrète de l'aflli^rr à pure perte , sans tirer d'autre avantap;c de ma sincérité nue de décharger uion c(curd'un secret iunestequim© pèsecruellement. J'en serai plus tranquille, je le sens, après le lui avoir déclaré; mais lui , j)cut-étre, lesrra-t-il moins,etcescraitbienmal réparer mes torts que de préférer mon repos au sic).

(^uc fcrai-je donc dans 1< doute je suis ? lin attendant que le ciel m'éclaire mieux sur mes <levoirs , )e suivrai le conseil de votre amitié ; je i^arderai le silence ; je tairai mes fautes à mon é|)()u\ , et je tâcherai de les elUicer par une conduite qui puisse nu jour •u mériter le pardon.

Bj4 t^ A N 0 U Y E L L E

Pour commencer une re'forme aussi né- cessaire, trouvez bon, mon ami, que nous cessions désormais tout commerce entre nous. Si M. de TP^ohnar avait reçu ma confession , déciderait jusqu'à quel point nous pouvons nourrir les sentimens de l'amitié qui nous lie, et nous en donner les innocens témoi- gnages ; mais puisque je n'ose le consulter là-dessus , j'ai trop appris âmes dépens com- bien nous peuvent égarer les habitudes les plus légitimes en apparence. Il est temps do devenir sage. Malgré la sécurité de mon cœur, je ne veux plus être juge en ma propre cause , ni me livrer étant femme à la même pré- somption qui me perdit étant fille. Voici la dernière lettre que vous recevrez de mioi. Je vous supplie aussi de il£ plus m'écrire. Cependant comme je ne cesserai jamais de prendre à vous le plus tendre intérêt, et que ce sentiment est aussi pur que le jour qui m'éclaire , je serai bien aise de savoir quel- quefois de vos nouvelles , et de vous voir parvenir au bonheur que vous méritez. Vous pourrez de temps à autre écrire à madame éi'Orbe dans les occasions où. vous aurez quelque événement intéressant à nous ap- prendre. J'espère que l'honnêteté de votr»

H É L O ï s E. Sy»

«me se pehidia toujours daus vos lettrei. D'ailleurs ma cousine est vertueuse et sa^eJ pour ne me communiquer que ce qu'il mo conviendra de voir , et pour supprimer cette correspondance si vous étiez capable d'en abuser.

Adieu , mon cher et bon ami : si je croyai» que la fortune pût vous rendre heureux, jo vous dirais, courez à la fortune ; mais peut- être avez-vous raison de la dédaigner avec tant de trésors pour vous passer d'elle. J'aimo mieux vous dire, courez a la félicité, c'est la fortune du sage ; nous avons toujours senti qu'il n'y en avait point sans la vertu : mai» prenez garde que ce mot de vertu trop abstrait n'ait plus d'éclat que de solidité, et ne soit un nom de parade qui sert plu« à éblouir les autres qu'à nous contenter nous-mêmes. Jo frémis , quand je songe que des gens qui portaient l'adultère au fond de leurs cœ^ir» osaient parler de vertu ! Savez- vous bien, ce que signifiait pour nous un terme si respectable et si profané, tandis que nouâ étions engagés dans un commerce criminel 2 C'était cet amour forcené dont nous étions embrasés l'un et l'autre qui déguisait seii trausporU soui ce taiat culUouiiasme, pou*

3-6 LA NOUVELLE

liCus les rendre encore pins chers, et uou$ abuser plus long-temps. Nous e'tions faits , j'ose le croire, pour suivre et clie'rir la véri- table vertu ; mais nous nous trompions en la cherchant, et ne suivions qu'un vain fan- tôuie. Il est temps que l'illusioii cesse ; il est temps de r:?venir d'un trop long e'gare- jnent. Mon ami , ce retour ne vous sera pas difficile. Vous avez votre guide en vous- même ; vous l'avez pu nc'gliger, mais vous lie l'avez jamais rebuté. Votre auie est saine, elle s'attache à tout ce qui est bien, et si quelquefois il lui échappe, c'est qu'elle n'a pas usé de toute sa force pour s'y tenir. Rentrez au fond de votre conscience , et cher- chez SI vous n'y retrouveriez point quelque principe oublié qui servirait à mieux or- donner toutes vos actions, à les lier j)lus soi.dmncnt er.tr'ellcs , et avec un objet com- mun. Ce n'est pas assez, croyez-moi, que la vertu soit la base de votre conduite, si vous 11 établissez cette base même sur un fonde- riicnt inébranlable. Souvenez - vous de ces îndiens qui font porter le monde surun grand éléphant, puis l'éléphant sur une tortue, et quand on leur demande sur quoi porte la tortue, ils ue savent plus que dire.

.T©

H Ê L O ï s E t'/7

Je vous conjure de faire quelque attcntiou oiix: discours de votre amie , et de choisir pour aller au bonheur une route plus siirc que celle qui nous a si long-temps e'gare's. Je no cesserai de demander au ciel pour vous et pour moi cette félicite' pure, et je ne serai contente qu'après l'avoir obtenue pour tous les deux. Ali ! si jamais nos coeurs se rap- pellent maigre nous les erreurs de notr© jcimesse , fesons au moins que le retour qu'elles auront produit en autorise le sou- venir, et que nous puissions dire avec cet ancien : Hélas ! nous périssions si uoug n'eussions péri !

Ici finissent les sermons de la prêcheuse. Elle aura désormais assez à faire à se prcclier elle-même. Adieu, mon aimable ami, adieu pour toujours ; ainsi l'ordonne l'inflexible devoir. Mais croyez que le cœur de JuîU

ne sait point oublier ce qui lui fut cher

inon Dieu ! que fais-je ? vous le verrea

trop à l'état de ce papier. Ah ! n'est-il pas permis de s'attendrir en disant à son ami la dernier adieu ?

KouvelU Jiélolse. Tome II.

378 LA NOUVELLE

LETTRE XXL

DE VAMANT DE JULIE A MILORD EDOUARD.

O

u I , Milord , il est vrai , mon ame esfc> oppressée du poids de la vie. Depuis loug- temps elle m'e.^t à charge ; j'ai perdu tout ce qui pouvait me la rendre chère, il ii« «n'eu reste que les ennuis. Mais ou dit qu'il ne m'est pas permis d'en disposer sans l'ordre de celui qui me l'a donnée. Je sais aussi qu'elle vous appartient à plus d'un titre. Vos soins me l'ont sauvée deux fois, et vos bien- faits me la conservent sans cesse. Je n'en disposerai jamais que je ne sois sûr de pouvoir faire sans crime , ni tant qu'il me restera la moindre espérance de la pouvoir employer pour vous.

Vous disiez que je vous étais nécessaire ; pourquoi me trompiez - vous ? Depuis que nous sommes à Londres , loin que vous songiez à m'occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que vous prenez de soins superflus ! Milord, vous le savez, ^e kais crime encore plus que la vie j j'adore

H E L O 1 s E. 379

TEtPe ctcrnel ; Je vous dois tout ; je vous aime , je ne tiens qu'à voi?5 sur la terre ; l'amitié, le devoir y peuvent enchaîner uu infortune ; des pre'testes et des sophismes ne l'y retiendront point. Eclairez ma raison , parlez à mon cœur ; je suis prêt à vous entendre : mais souvenez-vous que ce n'est point le désespoir qu'on abuse.

Vous voulez qu'on raisonne : bien rai- sonnons. Vous voulez qu'on proportionne la délibération à l'importance de la question qu'on agite , j'y consens. Cherchons la vérité paisiblement , tranquillement. Discutons la proposition générale , comme s'il s'agissait d'iMi autre. E-oieck lit l'apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne veux pas iaire un livre à son exemple et je ne suis pas fort content du sien ; mais j'espère imiter son sang-froid dans cette discussion.

J'ai long-temps médité sur ce grave sujet : vous devez le savoir, car vous connaissezmon sort et je vis encore. Plus j'y réfléchis, plus je trouve qnc la question se réduit à cette proposition fondamentale : (Chercher son bien et fuir son mal en ce qui n'oQcnse point autrui, c'est le droit de la nature. (Juand notre vie est un mal pour nous et n'est un

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nature, et la voix de UIEU- "■" Vordre j'en conviens ; .nais qind ,e meurs naturellement, DiB. .e m'oi-onne pas de quitter la vie , il n,e l'ôte : est eu me la

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** °Conceyez-yous qu'il y ait « gens asse. injustes pour taxer la mort ,lonta,re de ' * 1^ Pro Vident, comuic SI

rébellion contre ^^^^ "jf ^^j, , ce n'est Von voulait se soustraue a ses.,s . u point pour s'y soustraire qu o cesse de v. vre , c'est pour les exécuter, ^.o, ! DiBU tfalt-il de pouvoir que surnon corps .

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380 NOUVELLE

bien pour personne , il est donc permis de s'en délivrer. S'il y a dans le monde une maxime évidente et certaine, je pense que c'est celle-là : et si l'on venait à bout de la renverser, il n'y a point d'action humaine dont on ne pût faire un crime.

(^e disent là-dessus nos sophistes ? Pre- mièrement ils regardent la vie comme une chose qui n'est pas à nous , parce qu'elle nous a été donnée ; mais c'est précisément jDarce qu'elle nous a été donnée qu'elle est à nous. ■Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras ? cependant quand ils craignent la gangrène ils s'en font couper un, et tous les deux, s'il le faut. La parité est exacte pour qui croit l'immortalité de l'arue ; car si je sacrifie mon bras à la conservation d'une chose plus pré- cieuse , qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d'une chose plus précieuse, qui est mon bien-être. Si tous les dons que le ciel nous a faits sont naturelle- ment des biens pour nous, ils ne sont que trop sujets à changer de nature, et il y ajouta la raison pour nous apprendre à les discerner. Si cette règle ne nous autorisait pas à choisir les uns et à rejeter les autres, quel serait sod usage parmi les hommes 2

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Celte objection si peu solide , ils la re- tournent de mille manières. Ils regardent l'homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction. Dieu, disent-ils, t'a placé dans ce monde , pourquoi en sors-tu sans son congé ? Mais toi-uiémc , il ta placé dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congé? Le congé n'est-il j^as dans le mal-étre ? En quelque lieu qu'il me place, soit dans un. corps, soit sur la terre, c'est pour y rester autaîit qnjc j'y suis bien, et pour en sortir dès que j'y suis mal. Yoiià la voix de la nature, et la voix de Dieu. Il faut attendre l'ordre , j'en conviens ; mais quand je meurs naturellement, Dieu îjc m'ordonne pas de quitter la vie , il me l'ôte : c'est en me la rendant insupportable qu'il m'ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je résiste de toute ma force; dans le second, j'ai le mérite d'obéir.

Concevez-vous qu'il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rébellion contre la Providence , comme si l'on voulait se soustraire à ses lois? Ce n'est point pour s'y soustraire qu'on cc^se de vi- vre , c'est pour les exécuter, (^uoi ! Dieu ir^a-t-il de pouvoir que sur mon corps ?

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382 LA NOUVELLE

Est-il quelque lieu dans l'univers , quelque être existant ne soit pas sous sa main , et agira -t- il moins imme'diateinent sur moi, quand lua substance épurée sera pins une, et plus semblable à la gicnne ? Non , sa Justice et sa bonté font mon espoir, et si je croyais que la mort pût me soustraire à sa puissance , je ne voudrais plus mourir.

C'est un des sophismes du Phédon, rempli d'ailleurs de vérités sublimes. Si ton esclave se tiia'it, dit S ocra fe 'a 6V^^^ , nele punirais-ta pas s'il t'était possible, pour t'avoir injuste- ment privé de ton bien ? Bon Socrate ^ que nous dites-vous ? n'apparticnt-on plus à Dieu quand on est mort ? Ce n'est point cela du tout , ma's il fallait dire ; si tu charges ton esclave d'un vêtement qui le gène dans le service qu'il doit, le puniras-tu d'avoir quitté cet habit pour mieux faire son service? La grande erreur est de donner trop d'im- portance à la vie ; comme si notre être en dépendait , et qu'aprt-s la mort on ne fût plus rien. Notre vie n'est rien aux yenx de Dieu; elle n'est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien être aux nôtres , et quand nous laissons notre corps , nous ne fesons qus poser un vêtement incommode. Esf-celapeme

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d'cii faire un si grand bruit ? Milord , ces dcclamatcnrs ne sont point de bonne foi. Absurdes et cruels dans leurs raisoniicmens , ils aggravent le prétendu criine , comme si l'on s'ôtait rcxistencc , et le punissent, comme si l'on existait toujours.

Quand au Pht?don qui leur a fourni le seul argument spécieux qu'ils aient jamais em- ploya, cette question n'y est traitc'e que trcs- Icgèrcment et comme en passant. Socraie^ condamne' par un jugement inique à perdre la vie dans quelques heures, n'avait pas besoin d'examiner bien attentivement s'il lui était permis d'en disposer. En supposant qu'il ait tenu réellement les discours que Platon lui fait tenir , croyez-moi , JVlilord , il les eût médités avec plus de soiu dans l'occasion de les mettre en pratique; et la preuve qu'on ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie , c'est que Caton le lut deux fois tout entier, la nuit même qu'il quitta la terre.

Ces mêmes sophistes demandent si jauiaîs la vie peut être un uial. En considérant cette foule d'erreurs , de tourmens et de vices dont elle est remplie, ou serait bien plus tenté de

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demander si jamais elle fut un bien ? le criraô assiège sans cesse l'homuie le pins vertueux ; chaque instant qu'il vit, il est prct à devenir la proie du me'chant on méchant lui-même. Combattre et souffrir, voilà son sort dans ce monde; mal faire et sonQVir, voi!à celui du ïTial-honnéte homme. Dans tout le reste ils diffèrent cntr'eux; ils n'ont rien en conuuuji que les misères de la vie. S'il vous fallait des autorite's et des faits , je vous oiterais des oracles, des réponses de sages, des actes do "vertu recompensés par la mort. Laissons tout cela , Milord, c'est à vous que je parle , et je TOUS dcinaude quelle est ici-bas la principaie occupattou du sage, si ce n'est de se concen- trer , peur ainsi dire, au fond de son anie, et de s'efforcer d'être mort durant sa vie ? XiC seul moyen qu'ait trouvé la raison pour nous soustraire aux maux de l'humanité, n'est- il pas de nous détacher des objets terrestres et de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mêmes ; de nous élever aux sublimes contemplations: et si nos passions et ]\os erreurs font nos infortunes , avec quelle ardeur devons-nous soupirer après un état qui nous délivre des unes et des autres ? Que fout ces hommes

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leurs douleurs par leurs voluptés? Ils aneau- tissent, pour ainsi dire, leur existence, à force de l'e'tendre sur la terre; ils apçgra vent le poids de leurs chaînes par le nombre de leurs alta- chemens ; ils n'ont point de jouissances qui ne leur préparent mille anières privations; plus ils sentent et plus il souffrent, plus ils s'enfoncent dans la vie, et plus ils sont lual- licureux.

Mais qu'en ge'néral ce soit, si l'on veut, un bien pour l'honmie de ramper tristement sur la terre, j'y consens; je ne prétends pas que tout îe gcnre-liumain doive s'immoler d'un commun accord , ni faire un vaste tom- beau du monde. Il est , il est des infortunés trop privilégiés pour suivre la route com- mune , et pour qui le désespoir et les amcres douleurs sont le passe-port de la nature. C'est à ceux-là qu'il serait aussi insensé de croire que leur vie est un bien , qu'il l'était au sophiste Possidonliis tourmenté de la goutte de nier qu'elle fut un mal. Tant qu'il nous est bon de vivre, nous le désirons fortement, et il n'y .a que le sentiment des maux exlrrmc» qui puisse vaincre en nous ce désir ; car nous ayouj» tous reçu de U uatarc une très-grande

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demander si jamais elle fut un bien ? le crimd assiège sans cesse l'homme le plus vertueux ; chaque instant qu'il vit, il est prct à devenir la proie du me'chant ou me'chant lui-même. Combattre et souffrir, voilà son sort dans ce monde ; mal faire et souffrir , voilà celui du mal-hoiuiéte homme. Dans tout le reste ils différent cutr'eux; ils n'ont rien en connuuu que les raiisères de la vie. S'il vous fallait des autorités et des faits , ;c vous citerais des oracles, des réponses de sages, des actes de ■vertu recompensés par la mort. Laissous tout cela , Mib^rd, c'est à vous que je parle , et je "VOUS demande quelle est ici-bas la principale occupatiou du sage, si ce n'est de se concen- trer , peur ainsi dire, au fond de son ame,' et de s'efforcer d'être mort durant sa vie ? XiC seul moyen qu'ait trouvé la raison pour nous soustraire aux maux de l'humanité, n est- il pas de nous détacher des objets terrestres et de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de jious recueillir au dedans de nous-mêmes ; d.e nous élever aux sublimes contemplations: et si nos passions et nos erreurs foJit nos infortunes , avec quelle ardeur devons-nous soupirer après un état qui nous délivre des liues et des autres ? Qvijb font ces hommes,

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sensuels qui muUiplIciit si ind;?cvctement leurs douleurs par leurs volu|)tcs? Ils aneau- tisscnt , pour ainsi dire , leur exii^tcnce , à force de l'étendre sur la terre; ils ag;gra vent le poids de leurs chaînes par le nombre de leurs atta- clieuiens ; ils n'ont point de jouissances qui ne leur préparent mille anières privations: plus ils sentent et plus il souffrent, plus ils s'enfoncent dans la vie, et plus ils sont lual- licureux.

Mais qu'en p;cnéral ce soit, si l'on veut, un bien pour l'houune de ramper tristement sur la terre, j'y consens; je ne prétends pas que tout le genre-humain doive s'immoler d'un commun accord , ni faire un vaste tom- beau du uionde. Il est , il est des infortunés trop privilégiés pour suivre la route cora- inunc , et pour qui le désespoir et les amcres douleurs sont le passe-port de la nature. C'est à ceux-là qu'il serait aussi insensé de croire que leur vie est un bien , qu'il l'était au sophiste Possidouiiis tourmenté de la goutte de nier qu'elle fut un mal. Tant qu'il nous est bon de vivre , nous le désirons fortement, et il n'y. a que le icntimcnt des maux extrême» qui puisse vaincre en nous ce désir ; car nous ayou» tous reçu de la uature une très-grande

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386 LA NOUVELLE

horreur de la mort, et cette horreur deriii^R ànosycuxics uiisèresde lacondltlonhuînainc. O.i supoortc long-tejups une vie pénible et douioureuse avaiit de se résoudre à la quitter; mais quand une fois l'ennui de vivre l'em- porte sur riiorreur de mourir, alors la vie est évidemment un grand mal , et l'on ne peut s'en délivrer trop tôt. Ainsi , quoiqu'on ne puii'sc exactement assigner le point elle cesse d'être un h'ien , on sait très-certaine- ment au moins qu'elle est un mal long-temps avant de nous le paraître, et chez tout homme sensé le droit d'y renoncer en précède ton- jours de beaucoup la tentation.

Ce n'est pas tout : après avoir nié que l'. vie puisse être un mal , pour nousôter le droit de nous en défaire , ils disent ensuite qu'elle est un mal pour nous reprocher de ne la pon- voir endurer. Selon eux, c'est une lâcheté de se soustraire à ses douleurs et à ses peines, et il n'y a jamais que des poltrons qui se donnent la mort. O Rome , conquérante dum.onde, quelle troupe de poltrons t'en donna l'empire ! Qu'^/vz^ , Eponiiie , Lu- crèce soient dans le nomb|-e , elles étaient femmes. Mais Briitus ^ mais Cassms , et toi c[ui partageais avec les dieux les respects de

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la terre etonuec , grand et divin Colon , toi dont l'iniaj;c auguste et sacrée animait les Roruains d'un saint zèle, » t fesail frémir les tyrans , les fiers admirateurs ne pensaient pas qu'un jour dans le coin poudreux d'un collège , de vils rliéteurs prouveraient que tu ne Tus qu'un lâche , pour avoir refuse au crime l'heureux houiinage de la vci tu dans les fers. Force et grandeur des écrivains mo- dernes , que vous êtes sublimes , et qu'ils sont intrépides la plume à la inain ! Mais dites-moi , braves et vaillans héros , qui vous sauvez si courageusement d'un combat pour supporter plus long-temps la |)eine de vivre, quand un tison brûlant vient à tomber sur cette éloquente main , pourquoi la retirez- vous si vite? Quoi! vous avez la lâcheté de n'oser soutenir l'ardeur du feu ! Rien, dites- vous, ne m'oblige à supporter ie tison; et moi, qui m'oblige à supporter la vie ? La génération d'un homme a-t-ellc coûté plus à la providence que celle d'un fétu , et l'une et l'autre n'est-clle pas cgalemeut sou ou- vrage ?

Sans doute, il y a du courage à souffrir avec constance les maux qu'on ne peut évi- ter; mais il n'y a qu'un iuscusé qui souQr*

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3P.8 L A, N O U V E L L E

Toloiitairemeut ceux dont il peut s'esempter sans mal faire , et c'est souvent un très-grand mal d'endurer un mal sans nécessité. Celui qui ne sait pas se délivrer d'une vie doulou- reuse par une prompte mort, ressemble à celui qui aime mieux laisser envenimer une plaie que de la livrer au fer salutaire d'un chirurgien. Viens , respectable Parisot (^) , coupe-moi cette jambe qui me ferait périr. Je te verrai faire sar.s sourciller, et me? lais- serai traiter de lâche par le brave qui voit tomber la sienne en pourriture faute d'oser toutcnir la même opération.

J'avoue qu'il est des devoirs envers autrui, qui ne permettent pas à tout homm.e de dis- poser de lui-même , mais eu revanclie com- bien eu est-il qui l'ordonnent? Qu'un ma- gistrat à qui tientle salut delà patrie , qu'uïi père de famille qui d©it la subsistance a ses enfans, qu'un débiteur insolvable qui rui- nerait ses créanciers , se dévouent à leur devoir, quoi qu'il arrive; que mille autres relations civiles et domestiques forcent un

(û) Chirurgien de Lyon, homme d'honneur, boa ciîoveu, ami tendre et généreux, négligé, mais non pas oublié de tel qui fut honoré d-s ses bienfaits.

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konnètc lioiniue inforLiiné de supporter le mallieur de vivre , pour éviter le malheur plus grand d'être injuste , est-il permis , pour cela, dans des cas tout différens , de conser- ver, aux dépens d'une foule de misérables, une vie qui n'est utile qu'à celui qui n'ose mourir ? Tue-moi , mon enfant , ditlc sauvage décrépit àsonliisquile porte et fléchit sous le poids; les ennemis sont là; va combattre avec tes frères, va sauver tes enfans , et n'expose pas ton re h tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les pareus. Quand la faim, les maux, la misère, ennemis domestiques pires que les sauvages , permettraient a un malheureux estropié de consommer dans son lit le pain d'une famille qui peut à peine en gagner pour elle; celui qui ne tient à rien , celui que le ciel réduit à vivre seul sur la terre , celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien , pourquoi n'au- rait-il pas au moins le droit de quitter nu séjour ses plaintes sont importunes et ses maux sans utilité ?

Pesez ces considérations, 3Iilord ; rassem- blez toutes ces raisons , et vous trouverez qn'elles se réduisent au plus simple des droits de la nature , qu'un honmic seusç ne mit

390 LA NOUVELLE

jamais en question. En effet , pourquoi se- rait-il permis de se guérir de la goutte et non de la vie ? L'une et l'autre ne nous viennent-elles pas de la même main ? S'il est pénible de mourir , qu'est-ce à dire ? les dro- gues font-ellvs plaisir à prendre ? Combien de gens préfèrent la mort à la médecine ? preuve que la nature répugne à l'une et à l'autre, (^u'on me montre donc comment il est plus permis de se délivrer d'un mal passager en fesant des remèdes, que d'un mal incu- rable, en s'ôtant la vie, et comment on est moins coupable d'user de quinquina pour la fièvre , q:ic d'opium pour la pierre ? Si nous regardons à l'objet , l'un et l'autre est de nous délivrer du aial-étre ; si nous regardons au moyeu, l'un et l'autre est également na- turel ; si nous regardons à la répugnance , il yen a Cj^alement des deux côtés; si nous regardons à la volonté du maître , quel mal veut-on combattre qu'il ne nous ait pas envoyé? A quelle douleur veut-on se sous- traire qiii ne nous vienne pas de sa main ? Quelle est la borne* linit sa puissance , et l'on peut légitimement résister ? Ne nous est-il donc permis de changer l'étafi d'aucune chose, parce que tout ce qui est.

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est comme il l'a voulu ? Fnut-il ne ricu faire eu ce nioudc de peur d'euFrcindre ses lois , et quoi que nous fassions , pouvons-uous lainais les cufreindre ? Non , ]>îilord , la vocation de l'homme est plus grande et plus iu^î)le. Dieu ne l'a poiut animé pour rester iuuuo- bile dans un quiétisme éternel ; mais il lui a donné la liberté pour faire le bien , la conscience pour le vouloir, et la raison pour le choisir. Il l'a constitué seul juge de ses propres actions. Il a écrit dans son cœur : Fais ce qui t'est salutaire , et n'est nuisible à personne. Si je sens qu'il m'est bon de mourir, je résiste à son ordre en m'opiniâ- trant à vivre : car en me rendant la mort désirable, il me prescrit de la chercher.

Bomston , j'en appelle à votre sagesse et à votre candeur , quelles maximes plus cer- taines la raison peut-elle déduire de la reli- gion sur la mort volontaire ? Si les chrétiens en ont établi d'opposées , ils ne les ont ti- rées ni des principes de leur religion, ni de sa règle unique , qui est l'Ecriture , mais seulement des philosophes païens. Laciance et Aiigiiatin , qui les premiers avancèrent cette nouvelle doctrine dont Jksus-Christ iii les apôtres u'ayaknt pas dit uu mot, ue

Sps LA NOUVELLE

s'appuyèrent que sur le raisonnement du Phe'don que j'ai dojà combattu ; de sorte que les lidelles , qui croient suivre en cela l'autorité de l'évangile , ne suivent que celle de Platon. En eîï'et , verra-t-ou dans la Bible entière une loi contre le suicide , ou même une simple improbation ; et n'eit-il pas bien e'trangc que dans les exem- ples de gens qui se sout donnes la mort , on n'y trouve pas un seul mot de blâme contre aucun de ces exemples ? Il y a plus ; celui de Samson est autorisé par un prodige qui le venge de ses ennemis. Ce miracle se serait- il fait pour ju.sti5cr un crime , et cet hommo qui perdit sa force pour s'être laissé séduire par une femme, l'eût-il recouvrée pour com- mettre un forfait authentique, comme siDiEff lui-même eût voulu tromper les hommes ?

Tu ne tueras point , dit le Décalogue. (^ue s'ensuit-il de-là ? Si ce commandement doit être pris à la lettre , il ne faut tuer ni les malfaiteurs ni les ennemis ; et Moïse qui fit tant iuourir de gens entendait fort uial sou propre précepte. S il y a quelques exceptions , la première est certainement en faveur de la mort volontaire , parce quelle est exempte de violeiice et d'injustice ^ les deux seules

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•onsidérations qui puissent rendre l'iiouii- cidc criminel , et la nature y a luis d'ail- leurs un suffisant obstacle.

Mais , d scnt-ils encore , soufîrez patiem- ment les maux que Dieu vous envoie ; faites- vous un mérite de vos peines. Appliquer ainsi les maximes du christianisme , que c'est mal eu saisir l'esprit ! L'homme est sujet à mille maux, sa vie est un tissu de uiisères , et il ne semble naître que pour soufliir. Do ces maux , ceux qu'il peut éviter , la raison veut qu'il les évite, et la religion , qui n'est jamais contraire à la raison , l'approuve. jMais que leur somme est petite auprès do ceux qu'il est forcé de i«ou3rir malgré lui ! C'est de ceux-ci qu'un Dieu clément permet aux hommes de se faire un mérite ; il accepte en hommage volontaire le tribut forcé qu'il nous impose , et uiarqiic au profit de l'autre vie la résignation dans celle-ci. l^a véritable pénitence de riiomuic lui est imposée par la nature; s'il endure patiemment tout ce qu'il est contraint d'endurer , il a fait à cet égard tout ce que Dieu lui demando ; et si quel- qu'un montre assez d'orgueil pour vouloir faire davantage , c'est un fou qu'il faut cnfciiuer , ou un fourbe qu'il faut puuu\

294 I^A NOUVELLE

Fuyons donc sans scrupule tous les maux que nous pouvons fuir , il ne nous en restera que trop à souffrir encore. Délivrons-nous sans remords de la vie même , aussitôt qu'elle est un mal pour nous . puisqu'il dépend de nous de le faire, et qu'en cela nous n'offensons 3ii Dieu ni les hommes. S'il faut un sacrifice à le tre suprême , n est-ce rien que demovirir ? Offrons à Dieu la mort qu'il nous impose par la voix de la raison , et versons paisi- blement dans son sein notre ame qu'il re- demande.

Tels sont les préceptes généraux que le bon sens dicte a tous les hommes , et que la rel igiou autorise ( ^ ). Revenons à nous. Vous

(h) L'étrange lettre pour la rlélibération dont îl. s'agit ! Pvaisoune-t»on si paisiblement sur une question pareille, quand on l'examine pour soi? La lettre est-elle fabriquée, ou l'auteur ne veut-il qu'è'.re réfuté ? Ce qui peut tenir en doute, c'est l'exemple de Vioheck qu'il cite , et qui semble auioriser le sien, l^obeck délibéra si posément qu'il eut la patience de faire un livre , un gros livre, bien long , bien pesant, bien froid, et quand i] eut établi , selon lui , qu'il était permis de se donner la mort , il se la donna avec la même tranquillité. Défions-nous des préjugés de siècle et de nation. Quand ce n'est pas la niod«

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avez daigne m'ouvrir votre cœur ; je connais vos peines; vous ne soufTicz pas moins que moi ; vos maux sont sans remède ainsi que les miens , et d'autant plus sans remède que les lois de l'honneur sont plus immuables que celles de la fortune. Vous les supportez, je l'avoue , avec fermeté. La vertu vous sou- tient ; un pas de plus , elle vous de'gage. Vous me pressez de souffrir: Milord , j'ose vous presser de terminer voo souffrances , et je vous laisse à juger qui de nous est le plus clier à l'autre.

Que tardons-nous à faire un pas qu'il faut toujours faire ? Attendrons-nous que la vieil- lesse et les ans nous attachent bassement à la vie après nous en avoir ôté ics cliarmcs; et que nous traînions avec effort , ignomi- nie et douleur , un corps infirme et cassé ? Nous sommes dans l'âge la vigueur de

de se tuer, on n'imagine que des enia£;é-s qui se tupnt ; tous les a' cS Lie - ouraj^e sont Mutant de chimères pour les âmes faibles : tha<ua ne îuçe (les autres qu** pav soi. Ceper»danr combien n'avons-nous pas d'exemples attesrés d'hommes sages en tout autre poim , qui, sans remoids, sans fureur , sans désespoir , renon< enl à la vie uniquement pai ce qu'elle leur e^i à charsje, et meurent plus tranquillemeni qu'ils n'ont vécu?

596 LA NOUVELLE

l'ame la dégage aisément de ses entraves ^ et riiomiue sait encore mourir; plus tard il se laisse en gémissant arracher la vie. Pro- fitons d'un temps Tennui de vivre nous rend la mort désirable , craignons qu'elle ne vienne avec ses 'lorreuris au mome^it nous n'en voudrons plus. Je m'en souviens , il fut un iuscant je ne demandais qu'une lieure au ciel , et je serais mort désespéré si je ue l'eusse obtenue. Ah î qu'on a ue peine à triser les iiœuds qui lient nos cceurs à la terre , et qu'il est sage de les quitter aussitôt qu'ils sont rompus ! Je le sens , Milord , nous sommes dignes tous deux d'i:-ne habitation, plus pure; la vertu nous la montre , et le sort nous invite a la chercher. Que l'amitié qui nous joint nous unisse encore à notre der- nière heure. O qu'elle volupté pour deux Trais amis de finir leurs jours volontairement daus les bras l'un de l'autre, de confondre leurs derniers soupirs , d'exhaler à-la-Fois les deux moitiés de ieurame ! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers iustaiis ? Que quittent-ils eu sortant du nionde ? ils s'en vont ensemble, ils ne quit» tent rien.

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LETTRE XXII.

RÉPONSE.

Jeune hoznme , un aveugle transport t'égare ; sois pins discret , ne conseille point en demandant conseil. J'ai connu d'autres maux que les ticus. J'ai l'amc ierme ; je suis anglais , je sais mourir ; car je sais vivre , soufTrir en homme. J'ai vu la mort de près , et la regarde avec trop d'indiilércuce pour l'aller chercher. Parlons de toi.

Il est vrai tu m'étais ne'cessaire; mon aine avait besoin de la tienne; tes soins pouvaient m'ctre utiles ; ta raison pouvait m'e'clairer dans la plus importante afiaire de ma vie : si je ne m'en sers point, àqui t'en prends-tu? est-elle ? qu'est-clle devenue ? que peux- tu faire ? A quoi es-tu bon dans l'état te voilà ? Quels services puis-jc espérer de toi ? Une douleur insensée te rend stupide et impitoyable. Tu n'es pas un honune , tu n'es rien -, et si je ne regardais à ce que ta peux être, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.

Je n'eu veux pour preuve que ta lettre

SpS L A N O U Y E L L E ,

inérae. Autrefois Je trouvais eu toi du sens , de la vérité' ; tes seutimeus e'toient droits, tu pensais juste; et je ne t'aimais pas seulement par goût , mais par choix , comme uu moyen de plus pour moi de cultiver la sa- gesse. Qu'ai-je trouvé maintenant dans les raisonnemensde cette lettre dont tu parais si content ? un misérable et perpétuel sophisme, qui dans régarement de ta raison marque celui de ton cœur , et que je ne daignerais pas même relever, si je n'avais pitié de toa délire.

Pour renverser tout cela d'ua mot , je ne veux te demander qu'une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l'ame immortelle, et la liberté de l'homnae , tu ne penses pas , sans doute , qu'un être intelligent recoiv© un corps et soit placé sur la terre au hasard, seulement pour vivre , souffrir et mourir ? Il y a bien , peut-être , à la vie humaine ua but, une tin , un objet moral ? Je te prie de me répondre clairement sur ce point ; après quoi Jious reprendrons pied à pied ta lettre, et tu rougiras de l'avoir écrite.

Mais laissons les maximes géiérales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans ja- Biais en suivre aucuae ; car il se trouve touv

H É L O I s E. 399

jours dans l'application quelque condition particulicic , qui change tellement l'e'tat des choses que chacun se croit dispensé d'obéir à la rè^le qu'il prescrit aux autres , et l'on, sait bien que tout homme qui pose des uiaxi- mes générales entend qu'elles obligent tont le monde, excepté lui. Encore un coup par- lons de toi.

Il t'est donc permis , selon toi , de cesser de vivre ? La preuve en est singulière ; c'est que tu as envie de mourir. Voilà certes ua argument fort commode pour les scélérats; ils doivent t'étre bien obligés des armes que tu leur fournis ; il n'y aura plus de forfaits qu'ils ne justifient par la tentation de les coaunettre ;' et dès que la violence de la passion l'emportera sur l'horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t'est donc permis de cesser de vivre ? voudrais bien savoir si tu as commence. Quoi ! fus-tu placé sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie uno tàchepourla remplir ? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux ; mais voyons ton ouvrage. (Quelle réponse tieiis-tu pjêtç au juge bupréwe qui

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5U1 te forcent de la quitter? Peies-tu que 7e ne u'aie pas démêlé sous ta fe.te impar- tialité dans le dénombrement d maux de cette vie la honte de parler des t„s ? Crois- inoi , n'abandonne pas à-la-foistout-s tes vertus. Garde au moins ton ancnue fran- chise , et dis ouvertement à ton oii : J'ai perdu l'espoir de corrompre m honnête femme ; me voilà forcé d'être omme do o^en : j aime mieux mourir.

Tu t'eunuyes de vivre, et tu e : La vie

est u,^,l. Tôt ou tard tu sera consolé, et tu diras la vie est un bien. Tuli^as plus vrai sans mieux raisonner : car en n'aura cl^ange que toi. Change donc d anjour, ^/^u^ ; et puisque c'est dans laniauvaise d.sposu,ondetonamequ'estto.lemal corrise tes affections déréglées, eue brûl^ pa. ta maison pour n'avoir pas 1 peine de la ranger. '■ r «

Je souffre , „e dis-U, ; dépendl de moi de ne p, .^^g-r.r ? D'abord , cV changer 1 état de la question ; car il ne s>it pas de

pour o, de vivre. Passons ; tu soffres , tu do.s chercher à ne plus souffrir, -byous s'U est beso.u de mourir pour cela. ^

Aom-e//e HéloUe, Tome U. A a f*

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4C0 LA NOUVELLE

te demaudcra compte de ton temps ? Parle " que lui diias-tu ? J'ai se'duit ime fille hoa- îiéte. J'abandonne un ami dans ses chagrins, Malheureux ! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vécu ; que j'apprenne de lui comment il faut avoir porte' la vie iDOurétre eu droit de ia qLiittci-.

Tu comptes les maux de l'humanité; tune rougis pas d'épuiser des lieux communs cent lois rebattus , et tu dis : La vie est un mal. Mais regarde, chcrclje dans l'ordre des cho- ses , si tu y trouves quelques biens qui ne soient poiut mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers , et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne soufire le ?nal que par accident ? Tu l'as dit toi-même , la vie pas- sive de l'homme n'est rien , et ne regarde qu'un corps dont il sera bientôt délivré : mais sa vie active et morale , qui doit influer sur tout son être , consiste dans l'exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le mé- chant qui prospère, et un bien pour i'jion- Jiète homme infortuné ; car ce n'est pas une modification passagère , mais sou rapport avec son objet qui la rend bonne ou mau- Taise.Queiiessoat enfin ces douleurs sicruelies

qui

H E L O I s E. 40»

^ul te forcent de la quitter? Penscs-tu que je ne n'aie pas dcuiélc' sons ta feinte impar- tialité' dans le dénouibrenicnt des maux de cette vie la honte de parler des tiens? Crois- inol , n'abandonne pas à-la-fois tontes tes vertus. Garde au moins ton ancienne fran- chise , et dis ouvertement à ton ami : J'ai perdu l'espoir de corrompre une hoHnéte femme ; me voilà forcé d'être homme do bien : j'aime mieux mourir.

Tu t'ennuyes de vivre, et tu dis : La vie est un mal. Tôt ou tard tu seras console, et tu diras la vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raisonner : car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujour- d'hui ; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton ame qu'est tout le mal , corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.

Je souffre , me dis-tu ; dépend-il de moi de ne pas souffrir ? D'abord , c'est changer l'état de la question ; car il ne s'agit pas de savoir si lu souffres , mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons ; tu souffres , tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyous s'U est besoin de mourir pour cela.

Noui'eUc Héloise* Tome II. A a

402 LA NOUVELLE

Considère un moment le progrès naturel des maux de l'ame directement opposé au progrès des maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s'invétèreut , s'empirent en vieillissant et détruisent enfin cette machine m^ortelle. Les autres , au contraire , altérations externes et passagères d'un être immortel et simple, s'effaceat inseusiblement , et le laissent dans> la forme originelle que rien ne saurait chan- ger. La tristesse , l'ennui , les regrets , le dé- sespoir sont des douleurs peu durables, qui ne s'enracinent jamais dans l'ame, et l'ex- périence dément tonjours ce sen timent d'amer- tume qui nous faitregarder nos peines comr'ae éternelles. Je dirai plus ; je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhérens que nos chagrins : non- seulement je pense qu'ils périssent avec le corps qui les occasionne ; mais je ne doute pas qu'une plus longue vie ne put suffire pour corriger les hommes , et que plusievirs siècles de jeunesse ne nous apprissent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu.

Quoi qu'il eu soit ; puisque la plupart de nos maux physiques ne fout qu'augmenter sans cesse , de violentes douleurs du corps ,

H É L O 1 s E. 4o3

quand elles sont incurables, peuvent autoriser lin homme a disposer de lui : car toutes ses faculte's étant aliénées par la douleur, et le lual étant sans remède, il n'a plus l'usage ni de sa volonté ni de sa raison ; il cesse d'être homme avant de mourir , et ne fait en s'ôtant la vie qu'achever de quitter un corps qui l'embarrasse, et oii sou ame n'est déjà plus.

Mais il nen est pas ainsi des douleurs de l'amc , qui ,■ pour vives qu'elles soient, por- tent toujours leur remède avec elles. Eu eGét , qu'est-ce qui rend un mal quelconque into- lérable? c'est sa durée. Les opérations de la chirurgie sont communément beaucoup plus cruelles que les soulTrances qu'elles guéris- sent ; mais la douleur du mal est permanente , celle de l'opération passagère , et l'on pré- fère celle-ci. Qu'cst-il donc besoin d'opéra- tion pour des douleurs qu'éteint leur propre durée , qui seule les rendrait insupportables ? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi v'olcns remèdes aux maux qui s'cfTaccnt d'eux-mêmes ? Pour qui fait cas de la constance et u'c=time les ans que le peu qu'ils valent , de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances , lequel doit être préféré de la mort ou du

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■404

LA NOUVELLE

temps? Attends et tu seras gue'ri ; que de- mandes-tu davantage.

Ah ! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront ! Vain sophisme de la douleur! bon mot sans raison , sans jus- tesse, et peut-être sans bonne foi. (^ucl ab- surde motif de désespoir que l'espoir de ter- miner sa misère, (r) ! Même en supposant ce bizarre sentiiuent , qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur pre'sente par l'assurance de la voir finir , comme on sa- crifie une plaie pour la faire cicatriser ? et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à souffrir, s'en priver en s'otant la vie , n'est-ce pas faire à l'instant même tout ce qu'on craint de l'avenir ?

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix , vingt, trente ans pour un être immor- tel ? La peine et le plaisir passent coiumeune ombre ; la vie s'écoule en un instant : elle

(c) Non, Milord , on ne termine pas ainsi sa misère , on y met le comble ; on rompt les derni-irs nœuds qui nous attachaient au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher, on tient encore à l'objet de sa douleur par sa douleur même , et cet état est moins affreux que de n% t^nir plus à riea.

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a'est rien par elle-même , son prix dépend tle son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle Cbt quelque chose.

Ne dis donc plus que c'est un rnal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que ce soit un bien , et que si c'est un mal d'avoir Tecu , c'est une raison de plus pour vivr& encore. Ne dis pas , non plus , qu'il t'est permis de mourir ; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas homme , qu'il t'est permis de te révolter contre l'auteur de ton être, et de tromper ta destination. Mais, en ajoutant que ta mort ne fait de mal à per- sonne, songes-tu que c'est à ton ami que tu l'oses dire ?

Ta mort ne fait de mal à personne! J'en- teiids : mourir à nos dépens ne t'importe guère, tu comptes pour rien 7ios rep;rrts. Je ne te parle plus des droits de l 'amitié que tu méprises ; n'en est- il point de plus cliers encore (^) qui t'obligeiit à te conserver? S'il est une personne au ra,onde qui t'ait assez

(d) Des droits plus rhers que ceux de l^amitié! Et c'est un sage qui le dit ! Mais ce prétendu êagQ était amoureux lui-uiéxne.

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404 LA NOUVELLE

temps ? Attends et tu seras guéri ; que de- maiides-tu davantage.

Ah ! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront ! Vain sophisme de la douleur ! bon mot sans raison , sans jus- tesse , et peut-être sans bonne foi. Quel ab- surde m.otif de désespoir que l'espoir de ter- miner sa misère. (<: ) ! Même en supposant ce bizarre sentiment , qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur présente par l'assurance de la voir finir , comme on sa- crifie une plaie pour la faire cicatriser ? et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à souffrir, s'en priver en s'ôtant la vie, n'est-ce pas Faire à l'instant même tout ce qu'on craint de l'avenir?

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix , vingt, trente ans pour un être immor- tel ? La peine et le plaisir passent comme une ombre ; la vie s'écoule en un instant : elle

(c) Non , Milord , on ne termine pas ainsi sa misère , on y met le comble ; on rompt les dernifirs nœuds qui nous attachaient au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher, on tient encore à l'objet de sa douleur par sa douleur même , et cet état est moins affreux que de tenir plus à rien.

H E L O X s E. 4o5

a'cst rien par elle-même , sou prix dépend de sou emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose.

Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que ce soit un jjicn , et que si c'est un mal d'avoir Te'cu , c'est une raison de plus pour vivre encore. Ne dis pas , non plus , qu'il t'est permis de mourir ; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas homme , qu'il t'est permis de te révolter contre l'auteur de ton être, et de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort n«; fait de mal à per- sonne, songes-tu que c'est à ton ami que tu l'oses dire ?

Ta mort ne fait de mal à persoTine! J'en- tends : mourir à nos dépens ne t'importe guère, tu comptes pour rien nos re2;rcls. Je ne te parle plus des droits de l'amitié que tu méprises ; n'en est- il point de plus chers encore Ç^d') qui t'obligent à te conserver? S'il est une personne au inonde qui t'ait assez

(d) Des droits plus rhers que reux de ramitié!' Et r'est un sage qui le dit ! Mais ce prétendu •âge était amoureux lui-iuéme.

4o6 L A N O U T E L L E

aime pour ne vouloir pas te survivre , et à qui ton bonheur manque pour être heureuse , penses -tu ne lui rien devoir ? Tes funestes projets exe'cutc's ne troubleront -ils point la paix d*une ame rendue avec tant de peine à sa première innocence ? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce cœur trop tendre des bles- sures mal refermées ? Ne crains-tu point que ta perte n'en entraine une autre encore plus cruelle , en ôtant au monde et à la vertu leur plus digne ornement? et si elle te survit, ne crains -tu point d'exciter dans son sein le remords , pins pesant à supporter que la vie ? Ingrat ami , amant sans délicatesse , seras-tu toujours occupe' de toi-même ? ne songeras-tu jamais qu'à tes peines ? N'es-tu point sensible au bonheur de ce qui te fut cher ? et ne saurais-tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi ?

Tu parles des devoirs du magistrat et du père de famille, et parce qu'ils ne te sont pas inaposes , tu [e crois aflVanchi de tout. Et la société à qui tu dois ta conservation, tes taleus, tes lumières ; la patrie à qui tu appartiens, les malheureux qui ont besoin de toi, ne leur dois-tu rien ? O l'exact dé- nombrement c^ue tu fais ! parmi les devoirs

H E L O 1 s F. 407

que tn comptes , tu n'oublies qup cmjx d'hoinme et de citoyen. est ce vertueux patriote qui refuse de vendre so7i san^; à un prince étranger, parce qu'il ne doit le verser que pour sou pays, et qui \cut uiaintenant le re'pandrc en désespère contre l'expresse défense des lois ? Les lois, les lois^ jeufie homme ! le sage les mcprise-t-il ? Socrate innocent, par respect pour elles ne voulut pas sortir de prison. Tu ne balances point à les violer pour sortir injustement de la vie , et tu demandes ? Quel mal fais-Je ?

Tu veux t'autoriser j)ar des exemples. Tu m'oses nommer des romains ! Toi , des ro- mains! Il t'appartient bien d'oser prononcer ces noms illustres ! Dis-moi , J^rittiis iiiou- rut-ilen amant de'sespéré, et Caton décbira- t-il ses entrailles pour sa maltresse ? Houiînc petit et faible, qu'y a-t-11 entre Cala?} et toi ? Montre -moi la mesure commune fie cette amc sublime et de la tinine. Téincrairc , ab ! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint et auguste, tout aini de la vertu doit mettre le front dajis la poussière et bonorer en silence la iiiétnoire du plus grand des Iionunes.

<^uc tes exemples sont mal choisis , et qu#

4c8 LA NOUVELLE

tu juges bassement des Romains , si tu pense» qu'ils se crussent en droit de s'ôter la vie aussi tôt qu'elle leur e'tait à charge. Regarde les beaux teuips delà république , et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même après les plus cruelles infortunes. Hégulustç.^ tournant à Carthage prévint-il par sa mort les tourmens qui l'attendaient ? Que n'eût point donné Postuinins pour que cette res- source lui fût permise aux fourches caudines ? Quel effort décourage le sénat même n'admira- t-il pas dans le consul p'orroji pour avoir pu survivre à sa défaite ? Par quelle raison tant de généraux se laissèrent- ils volontai- rement livrer aux ennemis , eux a qui l'igno- minie était si cruelle, et à qui 1 en coûtait si peu de mourir ? C'est qu'ils devaient à la patrie leur sang , leur vie et leurs derniers soupirs , et que la honte ni les revers ne les pouvaient détourner de ce devoir sacré. Mais quand les lois furent anéanties , et que l'E- tat fut en proie à des tyrans , les citoyens reprirent leur liberté naturelle et leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus , il fut permis à des Romains de cesser d'être ; ils •ayoieiit rempli leurs fonctions sur la tc?i*e ;

H E L O I s E. 409

ils ii'nvaient plus de patrie; ils e'toifnt en droit de disposer d'eux , et de se rendre à eux- mêmes la liberté qu'ils 11e ])f)nvnient j)lus rendre à leur pays. Après av^oir employé leur vie à servir Rome expirante , et à com- battre pour les lois, ils mouriireiit vertueux et grands comme ils avaient vécu , et leur mort fut encore un tribut à la gloire du nom rouiain , aUn qu'on ne vît dans aucun d'eux, le spectacle in.ligtie de vrais citoyens servant nu usurpateur.

Maie toi , qui es-tu ? qu'as-tu fait ? crois- tu t'excuser sur ton obscurité ? ta faiblesse t'cxerapte-t-e:le de tes devoirs ; et pour n'a- Toir ni nom ni rang dans ta patrie , en es-tu moins soumis à ses loisPll te sied bicnd'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie à tes semblables ! Apprends qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et fiirtive. C'est un vol fait au genre- hiunain; Avant de le quitter , rends-lui ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne tietis a rien.... Je suis inutde au monde.. . Philosophe d*un jour ! ignores - tu que tu ne saurais faire \tn pas sur la terre sans y trouver quelque devoirà^ remplir , et que tout homme est utile à i'Uu-» niauite' par cela seul qu'il existe ?

^1(5 L^ NOUTELLE

Ecoute-moi , jeune insensé; tu m'es cher; j'ai plt'e Cir tr^s erreurs. SM te reste au fond du cœiuicmOiiiciresentlRientdevertu , viens , que je t'apprenne à aimer i vie, Chaq^ue fois que tn srras tenté d'en sorrr , dis eu toi- même : (^ue je fasse cn'.Oieuue boiiue action avant que de mourir. Puis va rbcrclier quel- que indigent à secourir , que||ttr?e infor- tuné à consoler , quelque oprimé \ dé- fendre. Rapproche de moi les malheureux que mon .-^bord intimide ; ne crains d'a« buser ni de ma bourse ni démon crédit: prends , épuise mes biens , fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd'hui , elle te retiendra encore demain , après de- main , toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs; tu n'es qu'un méchant.

LETTRE XXIII.

ni: M I L O R D É D O UA R D A V AMANT DE JULIE.

J

E ne pourrai , mon cher , vous embrasser aujourd'hui , comme je l'avais espéré , et l'on me retient encore pour deux jours à Kin- singtoii. I,e train de la cour est qu'on y travadie beaucoup sans rien faire , et que tou-

H É L O l s E. 411

tes les affaires s'y succèdent sans s'achever. Celle qui m'arrête ici depuis huit jours ne dcuiandait pas deux lueures ; uiais comme la plus importante affaire des ministres est d'a- voir toujours l'air aQairé , ils perdent plus de temps à me remettre qu'ils n'en auraient mis à m'expedier. Mou impatience un peu trop visible n'abrège pas ces délais. Vous savez que la cour ne me couvieut guère ; elle m'est encore plus insupportable depu's que nous vivons ensemble , et j'aime cent fois mieux partager votre inélaPA^olie que l'ennui des > alcts qui peuplv!it ce pays.

Cependant en ci isant avec ces empresses fainéaiis , il m'est venu une ide'e qui vous regarde, et sur laquelle je n'a tends que vo- tre aveu pour disposer de vous. Je vois qu'en combattant vos peines vous souffrez à-la-fois du mal et de la résistance. Si vous voulez vivre et guérir , c'est m.oins parce que l'honneur et la raison l'exigent , que pour complaire a vos hid'h. Mon cher , c^^ n'est pas assez : il faut reprendre legoiïtde la vie pour en bien remplir les devoirs, et avec tant d'in- différence pour toute chose , on ne réussit jauiais à rien. Nous avons beau faire l'un et l'autre j la raisou seule ne vous leudra pat

412 LA N O U T E L L E

la raisou. Il faut qu'une multitude d'objets nouveaux et frappans vous aiiaclient un© partiede l'attention que votre cœur ne donne qu'à celui qui l'occupe. Il faut pour vous rendre à vous-même que vous sortiez d'au- dedans de vous , etce u'e t que dans i'agitatioa d'uiie vie active que vous pouvez retrouver le repos.

Il se présente pour cette épreuve une occa- sion qui n'est pas a dédaigner ; il est question d'une entreprise grande, belle , et telle que bien des àgcs i\'t\\ voient pas de semblables. Il dépend de vous d en être témoin et d'y concourir. Vous verrez le plus grand spec- tacle qui puisse frapper les yeux des hommes; votre goût pour l'observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions seront^ ho- norables ; elles n'exigeront , avec les talens que vous possédez , que du courage et delà santé. Vous y trouverez plus de péril que de gêue ; elles ne vous en conviendront que in;eux : enlin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujour- d'hui davanlagc , parce que ce projet sur le pOiUt d'éclore est pourtant encore un secret- don t je ne suis pas le maître. J'ajouterai seukineut que si vous négligez celte heu- reuse

H Ê L O ï s E. 4ïS

relise et rare occasion , vous ne la retrouverez probablement jamais , et la regretterez, peut- ^tre , toute votre vie.

J'ai donné ordre à mon coureur, qui vous porte cette lettre , de vous chercher que soyicz, et de ne point revenir sans votre ré- ponse ;car elle presse , et je dois donner la mienne avant de partir d'ici.

LETTRE XXI V^

RÉPONSE.

1 AiTEs, Milord, ordonnez de moi, vous ne serez désayoué sur rien. En attendant que je mérite de vous servir, au moins que je vous obéisse.

LETTRE XXV.

DE MILORD EDOUARD A L'AMANT DE JULIE.

P

J a I s Q u E vous approuvez Tidée qui m'est

venue , je ne veux pas tarder un moment à vous marquer que tout vient d'être conclu , çt à vous expliquer de quoi il s'agit , selon la Nouviîle Héloisç, Tome IJ, Bi>

414 LA IV O U V E L L E

permission que j'en ai reçue en répcudant vous.

Vous savez qu'on vient d'armerà Plimoutî^ une escadre de cinq \ aisseaux de guerre , et qu'elle est prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander est 31. George y4nson , iiabile et vaillant officier, mon ancien ami. Elle est destine'e pour la mer du Sud , elle doit se rendre par les Indes orientales, j^insi vous voyez qu'il n'est pas question de moins que du tour du monde ; espe'dition. qu'on estiucie devoir durer environ trois ans. j 'aurais pu vous faire inscrire comme volon- taire ; mais pour vous donner plus déconsi- dération dans l'équipage , j'y ai fait ajouter un titre , et vous êtes couché sur l'état eîi, qualité d'ingénieur des troupf^s de débar- quement , ce qui vous convient d'autant mieux que le génie étant votre premiers destination , je sais que vous l'avez appris dès votre enfance.

Je compte retourner demain à Londres (e)

(e) Je n'entends pas trop bien ceci. Kinsington n'étant qu'à un quart de lieue de Londres, le» seigneurs qui vont à. la cour n'y couclient pas, cependant voilà milord 'Edouard forcé d'y passée je ne sais combien de jours,_

H E L O I s E. 41S

et TOUS présenter à M. Anson dans deux: jours. Em attendant , songez à votre équi- page , et à vous pourvoir d'iustrumcns et de livres ; car rcuibarqucment est prêt , et Ton n'attend plus que l'ordre du d«»- part. Mon cher aiui , j'espère que Dieu vous ramènera sain de corps et de coeur de ce long voyage , et qu'à votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous sc'parcr jamais.

LETTRE XXVI.

DE L'AMANT DE JULIE A MADAME D'ORBE.

%| E pars , chère et cliannante cousine , pour faire le tour du globe ; je vais chercher dans un autre hémisphère la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. Insensé' que je suis î Je vais errer dans l'univers sans trouver un lieu pour y reposer mon cœur \ je vais chercher un asile au monde je puisse être loin de TOUS ! Mais il faut respecter les volontés d'un ami , d'un bienfaiteur, d'un père. Sans espé- rer de guérir , il faut au moins le vouloir , puisque .////iV et la vertu l'ordonnent. Dans trois iieurcs je vais être à la njerci des flots ;

Bb 2

4r6 LA NOUVELLE

dans trois jours je ne verrai plus l'Europe ; dans trois mois je serai dans des mers in- connues où régnent d'éternels orages ; dans

trois ans peut-être qu'il serait affreux

de ne vous plus voir ! Hélas ! le plus grand pe'ril est au fond do mon cœur : car quoi qu'il eu soit démon sort , je l'ai résolu, je le jure , vous me verrez digue de paraître à vos yeux , ou vous ne ms reverrez jamais.

Milord Edouard qui retourne à Rome vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le détail de ce qui me regarde. Vous connoissez son ame , et vous devinerez aise'- nient ce qu'il ne vous dira pas. Vous con- nûtes la mienne ; jugez aussi de ce que je no vous dis pas nioi-méme Ah Milord ! vos yeux les re verront !

Votre amie a donc, ainsi que vous, le bonheur d'être mère ? Elle devait donc l'être ? . . .. Ciel inexorable ! .,. ô ma mère ! pourquoi* vous donna-t-il un fils dans sa colère ? . . ..

II faut finir, je le sens. Adieu , charmantes cousines. Adieu , beautés incomparables. Adieu, pures et célestes âmes. Adieu , ten- dres et inséparables amies , femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objefc

H E L O 1 s E. 417

digne du cœur de l'autre. Faites mutuelle- ment votre bonheur. Dai^^tiez vous rappeler quelquefois la mémoire d'un ijifortune, qui n'existait que pour partager cotre vous tous les sentimens de sou ame , et qui cessa de vivre au moment qu'il s'éloigna de vous. Si jamais... . j'entends le signal et les cris des matelots; Je vois fraîchir le veut etdéplovcr les voiles. Il faut monter à bord , il faut partir. Mer vaste , mer immense , qui dois peut-être ui'engloutir dans ton sein , puissé- jc retrouver sur tes flots le calme qui fuit mou cœur agite !

Fin de ta troisième Partie et du Tome eccQnd,

«b»

TABLE

DES LETTRES

ET MATIÈPlES

Contenues en ce volume,

JLjETTRE PREMIERE , à Julic.

Jieproches que lui fait son amant en proie aux peines de l'absence. P^^ge i

Let. II^ de luilord Edouard à Claire.

Jl riîiforme du trouble de V amant de Julie ^ et promet de ne point le quitter qu'il ne le voie dans un état sur lequel il puisse compter. 6

Ï*RAGMEKS joints à la lettre précédente.

J^'amant de Julie se plaint que Vainour et V amitié le séparent de tout ce qu''il aime. Il soupçonne qu'on lui a conseillé de V éloigner,

TABLE. 419

Let. in y de milord Edouard à Julie.

21 lui propose de passer en Angleterre atfec son amant pour Vépouscr , et leur ojfrc une terre qu'il a dans le duché d'Vorck.

TjET. IV , de Julie à Claire.

Perplexités de Julie incertaine si elle ac* ceptera ou non la proposition de milord JEdouard y elle demande conseil à son amie. 24

ïiET. V^ Réponse.

Claire témoigne h. Julie le plus inviolable attachement ^ et V assure qu'elle la suivra, par-tout j sa?is lui conseiller néanmoins d'abandonner la maison paternelle, 28

Billet de Julie à Claire.

'Julie remercie sa cousine du conseil qu^elle a cru entrevoir dans la lettre précédente.

H

Xet. VI , de Julie à milord Edouard.

Me/us de la proposition qu'il lui a faitt

ibid' B b 4

420 TABLE.

Let. TII 5 de Julie.

^Ue relevé h courage abattu de son amanf , et lui peint vii-ement V injustice de ses re- proches. Sa crainte de contracter des nœuds abhoi'rés ^ et peut-être inévi- tables. 43

Let. YIII ^ de Claire.

JElIe reproche à Pâmant de Julie son ton grondeur et ses mécontenteinens j et lui alloue qu^elle a engagé sa cousine à Vé- Joigner et a refuser les oj^res de milord Edouard.

Let. IX ^ de milord Edouard a. Julie.

L'amant de Julie plus raisonnable. Départ de milord Edouard pour E.o?ne. fl doit à son retour reprendre son ami a Paris , V emmener en Angleterre ^ et dans quelles vues. h 4,

Let. X , à Claire.

Soupçons de V amant de Julie contre milord Edouard. Suites. Eclaircissement. Son repentir. Son inquiétude causée par quel- ques mots d'une lettre de Julie. 60

TABLE. 421

Let. XI. de Julie.

Mlle exhorte son amant a faire usage de ses talens dans la carrière qu^ il va courir ^ €1 n^ abandonner jarnais la vertu , et à n^ oublier jamais son amante : elle ajoute qu'elle ne l'épousera point sans le consen- tement du baron d'Etange j mais qu'elle ne sera point à un autre sans le sien. 65

Let. XII j à Julie.

Son amant lui annonce son départ. 77

Let. XIII , à Julie.

jirrivée de son amant a Paris. Il lui jure une constance éternelle ^ et Vin/orme de la générosité de jnilord Edouard à son égard. 78.

Let. XIV. à Julie.

Entrée de son amant dans le monde. Eausses amitiés. Idée du ton des con- versations à la mode. Contraste entre les discours et les actions. 85

Let. XV , de Julie.

Critique de la lettre précédente. Prochain mariage de Claire, 9^

B b S

422 TABLE.

Let. XVI , à Julie.

S 071 mnant répond a la critique de sa der- nière lettre. Oii } et ccimnent il faut étu- dier un peuple. Le sen tinient de ses peines^ Consolation dans l'absence. 104

Let. XVII ^ à Julie.

So7i amant tout-à-fait dans le torrent du monde. Difficulté de V étude du monde. Soupers priés. T^isites. Spectacles. 114

Let, XVIII , de Julie.

Elle inforjue son amant du mariage de Claire ) prend ai>ec lui des mesures pour continuer leur correspondance par une autre voie que celle de sa cousine j fait V éloge des Français j se plaint de ce qu'il ne lui dit rien des Parisiennes / incite son ami à faire usage de ses talens ci Paris y lui annonce V arrivée de deux épouseurs et la meilleure santé de madame d'Etange. i36

Let. XIX, à Julie.

Mloiif de la franchise ^e sQJl amant vis-

TABLE. 428

a-vis des Parisiens. Par quelle raison il préfère V Angleterre à la France pour y faire valoir ses talens. 148

Let. XX, de Julie.

HUe enu'oie son portrait à son amant y et lui annonce le départ des deux épouseurs.

i5a

Let. XXr ;, à Julie.

Son amant lui fait le portrait des Pari" siennes. iSâ

Let. XXII , à Julie.

Transports de Vamani de Julie a, la vue du portrait de sa maîtresse. 181

Let. XXIII , de rainant de Julie à ma.-» dame d'Orbe.

Description critique de Vopéra de Pariai

18!»

Let. XXIV^ de Julie.

'^lle informa sonam^ant de la manière dont elle s^y est prise pour avoir le portrait <j[u^elle lui a envoyé* 302^

424 TABLE,

Let. XXV , à Julie.

Critique de son portrait* Son amant Je fait réformer. 20 S

Let. XXVI , à Julie.

Son amant conduit ^ sans le sat-oir ^ chez des femmes du moiide. Suites, y^çeu de son crime. Ses regrets. 2 1 r

Let. XXVII , de Julie.

Elle reproche a son amant ses sociétés et sa mauvaise honte j comme les premières causes de sa faute y lui conseille de rem- plir sa fonction d^ observateur parmi le bourgeois , et même le bas peuple ; se plaint de la différence entre les relatiojis frivoles qu'il lui envoie , et celles beaucoup meil- leures qu' il adresse a madame d'Orbe. 218

Let. XXVÏII , de Julie.

Las lettres de son amant surprises par sât Tnere. 2

TROISIÈME PARTIE.

Lettre première , de Madame d'Orbe. mie annonce a V amant de Julie la itialadie

TABLE, 425

de madame d'Etavge et V accablement de sajille j et l'engage à renoncer à Julie 237

Let. II , de l'ainaut de Julie à madame d'Etauge.

Promesse de rompre tout commerce avec Julie. 244

Let. III , de l'amant de Julie à madame d'Orbe j eu lui euvoyaut la lettre précé- dente.

// lui reproche rengagement qu^elle lui a fait prendre de renoncer à Julie. 247

Let. IV , de madame d'Orbe à l'amant de Julie.

a lie lui apprend V effet de sa lettre sur le cœur de madame d^Etange. 249

Let. V , de Julie à son amant.

Mort de madame d^Etange. Désespoir de Julie, Son trouble en disant adieu pour jamais à son amant. 262

Let. VI , de l'amant de Julie à madame d'Orbe.

// lui témoigne combien il ressent riye^

^26 TABLE-

ment les peines de Julie , et la recom^ jnaîide à son amitié. Ses inquiétudes sur la véritable cause de la mort de madame d^ Et ange, 2h6

liET. VII , Rëpoji&e.

Madame d^Orbe félicite tramant de Julie du sacrifice qu'il a fait / cherche à le consoler de la perte de son amante ^ et dissipe ses inquiétudes sur la cause dcr la mort de madame d'Étange. 261

Let. VIII, de milord Edouard à l'amant de Julie.

// lui reproche de Voublier ; le soupçonne de vouloir cesser de vii>re ^ et V accuse d'ingratitude» 21"^.

Let. IX, Réponse.

JJ amant de Julie rassure mîlord É douar â sur ses craintes. 27s

Billet de Julie.

Mlle demande a son amant de lui rendre «a libertés ihid»

T A C L E. ' 427

Let. X , du l)aroii d'Etangc , dans laquelle était le prcccdeut Billet.

Ilcproches et menaces à rimant de sajîlîe.

273 Let. XI , Réponse.

L^ amant de Jnlie brave les vienaces du baron d^ Etavge j et lui reproche sa bar- barie. 274

Billet inclus dans la pre'cédente Lettre.

L^ amant de Julie lui rend le droit de dis- poser de sa main. ijS

liET. XII , de Julie.

Son désespoir de se voir sur le point d'être séparée à jamais de son amant. Sa ma- ladie. 21 "J

Let. XIII , de Julie à madame d'Orbe.

Mlle lui reproche les soins qu'elle a pris pour la rappeler à la vie. Prétendu réie qui lui fait craindre que son amant ne çoit plus, 578

42» TABLE.

Let.XIV 3 Réponse.

Explication du prétendu rêve de JuUe^ jlrrii>ée subite de non amant. Il sHno- cuh volontairement en lui baisant la main. Son départ. Il tombe malade en chemin. Sa guérison. Son retour à Pa- ris avec m il or d Edouard, 283

Let. XY , de Julie.

Nouveaux témoignages de tendresse pour son amant. Elle est cependant résolue à obéir à son père, 2^0

Let. XVI , Réponse.

Transports d^ arnour et de fureur de V amant de Julie. Maximes honteuses aussitôt rétractées qu^ avancées. Il suivra milord Edouard en Angleterre , et projette de se dérober tous les ans , et de se rendre se- crètement près de son amante, 293

Let. XVII , de madame d'Orbe à l'amaul de Julie.

'S île lui apprend le mariage de Julie. 3oe

TABLE. 425

IjET. XVIII , de Julie à son amî.

Récapitulation de leurs amours, f'ne.t de Julie dans ses re?idez-i^oiis. Sa grossesse. Ses espérances évanouies. Comment sa lucre fut informée de tout. Elle proteste à son père qu'elle n'épousera jamais M' de ff^oJmar. Qi/els moyens son père emploie pour vaincre sa fermeté. Klle se laisse mener à l'église. Changement total de son cœur. Réfutation solide des so- phismes qui tendent à disculper l'adul- tère. JLlle engage celui qui fut son amant a s'en tenir , comme elle fait , aux sen- iimens d'une amitié Ji dell e ^ et lui demande son consentement pour avouer a son époux sa conduite passée. 3oi

X.ET, XIX , Réponse.

Sentimens d'admiration et de fureur chez Vaml de Julie. Il s'informe d'elle si elle est heureuse , et la dissuade défaire Vaueu qu'elle médite, 352

XiET. XX , de Julie.

Son bonheur avec M. de îf^olmar , dont elle dépeint à son ami le caractère. Ce

43o TABLE.

qui siiffit entre deux époux pour vif-'re heureux. Par quelle considération elle ne fera pas Vaueu qu'elle méditait. Elle rompt tout commerce avec son ami y lui permet de lui donner de ses noui^elles par madame d'Orbe dans les occasions in- téressantes , et lui dit adieu pour tou- jours. 36o

LtT. XXI 5 de l'amaut de Julie à milord Edouard.

Ennuyé de la vie j il cherche a justifier le suicide, 378

Let. XXII, Réponse.

Milord Edouard réfute apec force les rai- sons alléguées par V amant de Julie pour autoriser le suicide. 897

Î.ET. XXIII, de milord Edouard à l'amauC de Julie.

// propose à son ami de chercher le repos de Vame dans V agitation d'une vie active. Il lui parle d'une occasion qui se présente pour cela et j sans s' expliquer davan- toge . lui demande sa réponse^ 4113

TABLE. 43i

Let. XXIY , Réponse.

HésignatioTi de l'amant de Julie aux ro^ lontés de milord Edouard. 41 3

Let. XXV , de milord Edouard a l'amant de Julie.

// a tout disposé pour V embarquement de

son ami en qualité d^vgénieur sur un

vaisseau d'une escadre anglaise ^ qui doit

_faire le tour du inonde. ibid,

Let. XXYI , de l'amant de Julie à madame d'Orbe.

Tendres adieux a madame d'Orbe et a. madame de Ji^olmar. 41 5

Fiai de la Table du deuxième volume.

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