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COMPLETTES

DE J. J. ROUSSEAU.

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(E U V R E s

C O M P L E T T E s

DE J. J. ROUSSEAU,

ClTO\'ET« DE GENivï.

NOUVELLE ÉDITION.

TOME D I X-S E P T I È M E.

A PARIS,

'Bélin, Libraire, rue St. Jacques, n*. aC. Caille , rue Je la Harpe , n°. i5o. cncï^ Grégoire, rue du Coq St. Honoié.

VoLLAND, quai des Augustins, u". 25.

1793.

LES

CONFESSIONS

D E

DE J.J. ROUSSEAU.

Mémoires. Tome If.

LES

CONFESSIONS

D E

J. J. ROUSSEAU.

LIVRE CINQUIEME.

V^ E fut, ce me semble, en 17.32 que ('ar- rivai à Chambéri , comme je viens de le dire , et que je commençai d'être employé au ca- dastre pour le service du roi. J'avais vingt ans passes, près de vingt-un. J'étais assez formé pour mon âge du càté de l'esprit; mais le jugement ne l'était guère, et j'avais grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire. Car quelques années d'espcricnc» n'avaient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques : et, malgré tous les maux que j'avais souCTerts, je connaissais aussi peu

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monde et les houiiues , que si je n'arais pas acheté' ces instructions.

Je logeai chez moi , c'est-à-dire , chez ma- man ; mais je ne retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau ^ plus de paysage. La maison qu'elle occupait était sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-dc-sac pour rue, peu d'air, peu de ;our, peu d'espace, des grillons, des rats, des planches pourries ; tout cela ne fesait pas une plaisante habita- tion. Mais j'ctais chez elle, auprès d'elle , sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre ; je m'apercevais peu do la laideur de la mienne, je n'avais pas le temps d'y rêver. Il paraîtra bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter cette vilaine maison : cela même fut un trait d'habdete' de sa part, que je ne dois pas taire. Elle allaita Turin avec répugnance , sentant bienqu'aprcs des révolutions toutes récentes et dans ra};itatiou l'on était encore à la cour , ce n'était pas le ujoment de s'y présenter. Cependant ses allaires demandaient qu'elle s'y montrât; elle craigtiait d'être oubliée ou desservie. Elle savait sur-tout que le comte de * * * , iulcu-

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daiît-général des finances , ne la favorisait pas. Il avait à Cbambéri une maison vieille, mal tâtie, et dans une si vilaine position qu'elle restait touiours vide ; elle la loua et s'y éta- blit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point supprimée, et depuis lors le comte de*** fut toujours de ses amis.

J'y trouvai son ménage à-peu-prcs monté comme atipaiavant , et le fidèle Clavde Anet toujours avec elle. C'était, comme je crois l'avoir dit, un paysan de Moutru , qui , dans son enfance, herborisait dans le Jura pour faire du llié de Suisse, et qu'elle avait pris à son service à cause de ses drogues , trouvant commode d'avoir un herboriste dans sou laquais. Il se passionna si bien pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût qu'il devint un vrai botaniste , et que, s'il ne fût mort jeune, il se serait fait un nom dans cette science , comme il en méritait un parmi les honnêtes gens. Connue il était sé- rieux , même grave , et que j'étais plus jeune que lui, il devint pour moi une espèce do gouverneur qui me sauva beaucoup de folies; car il m'en imposait , et je n'osais m'oublier devant lui. 11 eu imposait même à sa mai-<

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tresse qui connaissait son grand sens , sa droi- ture , son inviolable attachement jjour elle , et qui le lui rendait bien. Claude Anet était sans contredit un homme rare , et le seul même de son espèce que j'aie jamais vu. Lent, posé, rëfle'chi , circonspect dans sa conduite, froid dans ses manières, laconique et senten- cieux dans ses propos , il était dans ses pas- sions d'une impétuosité qu'il ne laissait ja- mais paraître , mais qui le dévorait en -de- dans , et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise, mais terrible; c'est de s'être empoi- sonné. Cette scène tragique se passa peu après mon arrivée, et il la fallait pour m'apprea- dre l'intimité de ce garcou avec sa maîtresse ; car si elle ne me l'eût dit elle-même , jamais je ne m'en serais douté. j\ssurément si l'atta- chement, le zèle et la fidélité peuvent méri- ter une pareille récompense , elle lui était bien due : et ce qui prouve qu'il eu était digne, il n'en abusa jamais. Ils avaient ra- rement des querelles, et elles finissaient ton- jours bien. Il eu vint pourtant une qui finit mal: sa maîtresse lui dit dans la colère na mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir , et trouvant sous sa main une fiole de laudanum , il

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l'avala , puis fut se coucher tranquillement , comptaat ne se réveiller jamais. Heureuse^ ment Mme. de TP^arens inquiète , agite'e elle-même , errant dans sa maison trouva la îiolc vide et devina le reste. E:i volant à son secours , elle poussa des cris qui m'at- tirèrent ; elle m'avoua tout , imj)lora moa assistance , et parvint avec beaucoup de ' peine à lui faire vomir l'opium. Témoin de cette scène , j'admirai ma bêtise de n'avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle ui'apprenait. Mais Claude An et éx.ix\% si discret que de plus clairvoyans auraienÉ pu s'y méprendre. Le raccommodement fut! tel que j'en fus vivement touché moi-même ; tt depuis ce tems , ajoutant pour lui le res- pect à l'estime , je devins en quelque façon son élève , et ne m^'en trouvai pas plus mal Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avais pas songé tnêm» à dés r r pour nioi celte place ; mais il m'était dur de la voir rcnrilir par un autre ; cela était fort naturel. Open- dant , au-lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait soufflé? , je sentis réellement «'étendre à lui l'attachement que j'avais pour

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elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût heureuse ; et puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être , j'e'tais content qu'il fut heu- reux aussi. De son côté il entrait parfaite- ment dans les vues de sa maîtresse , et prit en sincère amitié l'ami qu'elle s'était choisi. Sans affecter avec moi l'autorité que soa poste le mettait en droit de prendre , il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je n'osais rien fairo q'-'il parût désapprouver, et il ne désapprou- vait que ce qui était mal. Nous vivions aiiisi dans une union qui nous rendait tous heu- reux , et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l'excellence du carac- tère de cette aimable femme , est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entr'eux. La, jalousie , la rivalité même cédait au senti- ment dominant qu'elle inspirait , et je u'ai vu jamais aucuns de ceux qui l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceur qui mie lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge ; et s'ils trouvent en j pensant quelqu'autre femme dont ils puissent dire la même chose , qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie.

Ici commence , depuis mou arrivée à Cham«

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beri jusq^u'à mon dcpart pour Paris eu i ■'41 , un intervalle de huit ou neuf ans , duraut lequel j'aurai peu d'rvéncuicusùdire, parce que ma vie a e'tc aussi simple que douce , et cette uniformité était précisément ce dont j'avais le plus grand besoin pour achever de for- mer mon caractère que des troubles conti- nuels enipéchaicut de se ijxcr. C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et sans suite , ayant pris de la consis- tance, m'a fait ce que je n'ai j)!us cessé d'être à travers les oraj^es qui m'attendaient. Ce progrès fut insensible et lent ; chargé de peu d'événemens mémorables ; mais il mérite cependant d'être suivi et développe.

Au commencement je n'étais guère occupé que de mon travail ; la gène du bureau ne me laissait pas songer à autre^chosc. Le peu de temps que j'avais de libre se passait auprès de la bonne maman , et n'ayant pas même celui délire, la fantaisie ne m'en prenait pas. 3Iais quand ma besogne , devenue une espèce de routine, occupa moins mon esprit , il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint néces- saire ; et comme .'i ce goût se fut toujours irrité par la difficulté de m'y livrer , il serait ïcdcvcuu passion eommc chez mon maître,

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TO LES CONFESSIONS.

si d'autres goûts venus à la traverse , n'eus- sent fait diversion à celui-là.

Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations «ne aritlime'tiquc bien transcendante , il eu fallait assez pour m'einbarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté', j'achetais des livres d'arithmétique , et je l'appris bien ; car je l'appris seul. L'arithmétique pratique s'étend plus loin qu'on ue pense , quand ou y vent mettre l'exacte précision. Il y a des opérations d'unclongueur extrême, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois de bons géo- ïiiètres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage donne des idées nettes , et alors ou trouve des molhodes abrégées dont rinventiou flatle l'amour-propi"e, dont la justesse satisfait l'es- pi'it , et qui font faire avec plaisir im travail ingrat par lui-même. Je m'y enfonçai si bien, qu'il n'y avait point de question solublepar les seuls chiiïrcs qui m'embarrassât ; et main- tenant que tout ce que j'ai su s'efface jour- nellement de ma mémoire, cet acquis y de- meure encore en partie , au bout de trente ans d'interruption. Il y a quelques jours que , dans un voyage que j'ai fait à Davenport chez mou hôte , assistant à la leçon d'arith- métique de SCS enfaus , j"ai fait sans faut*

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avec un plaisir incroyable une opération des plus couipose'es. Il me semblait , en posant mes cbiflVes , que j'e'tais encore à CUambe'ri dans mes beureux jours. C'était revenir de loin sur mes pas.

Le lavis des inappes de nos géomètres m'a- vait aussi rendu le goût du dessin. J'achetai des couleurs et je me mis à faire des fleurs et des pa3'sages. C'e-it dommage que je me sois trouve peu taleut pour cet art; l'inclina-i tion y était toute entière. Au milieu de mes crayons et de mes pinceaux , j'aurais passé des mois entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante , on était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de tons les goûts auxquels je commence à me livrer; ils augmentent, deviennent passion , et bientôt je ne vois plus rien au monde que l'amusement dont je suis occupé. L'âge ncm'a pas guéri de ce défaut; il ne l'a pas diminue» mèmt; : et maintenant que j'écris ceci , me voilà comme un vieux radoteur engoué d'une autre étude inutile je n'entends rien , et que ceux méinc qui s'y sont livrés dans leur jeunesse, sont forcés d'abandonner à l'âge je la veux commencer.

C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'oc-

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casion était belle , et j'eus quelque tentation d'en profiter. Le coutcutement que je voyais dans les yeux à'jdiiet revenant chargé de plantes nouvelles , me mit deux ou trois fois sur le poiiitd'allcr herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j'y avait; été une seule fois, cela m'aurait gagné , et je serais peut- être aujourd'hui un grand botaniste : car je rie connais poiut d'étude au monde qui s'as- socie mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes ; et la vie que je mène depuis dix ans à la campagne n'est guère qu'une her- borisation continuelle , à la vérité sans objet et sans progrès ; mais n'ayant alo'.s aucune kiée de la botanique, je l'avais j)ri.<e eu une sorte de mépris et même de dégoût; je ne la regardais que comme une élude d'apo- thicaire. Maman , qui l'aimait , n"eu fesait pas elle-même un autre usage ; elle ne rcclierchait que les piaules usuelles pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique , la eliimie, et l'analomic , confondues dans mon esprit cous le nom de médecine , ne servaient qu'à me fournir des sarcasmes plaisans toute la journée , et àm'atlircr des soufilcls de temps en temps. D'ailleurs un goût diflcrent et trop «QUtrqire a, celui-là croissait par degrés , elr

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bien lot absorba tous ks autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois pour cet art , puisque j'ai commencé de l'aimer dès mon enfance , et qu'il est le seul que j'aie aimé constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant, est qu'un art pour lequel j'étais , m'ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre ,et avec des succès si lents, qu'après une pratique de toute ma vie , jamais je n'ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendait sur-ton t alors cette étude agréable , était que je la pouvais faire avec maman. Ayant des goûts d'ailleurs fort différens , la musique était pour nous un point de réunion, dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y refu- sait pas ; j'étais alors à-pca-près aussi avancé qu'elle ; en deux ou trois fois nous déchif- frions un air. Quelquefois la- voyant empressée autourd'uu fourneau, je lui disais : Maman, voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir l'empyrcume à vos drogues. Ali ! par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais brûler , je te les ferai manger. Tout en dis- putant je l'entraînais à sou clavecin : on s'y oubliait; l'extrait de genièyre ou d'absynth©

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était calciné , elle m'en barbouillait le visage, et tout cela était délicieux.

Ou voit qu'avec peu de temps de reste ," j'avais beaucoup de choses à quoi l'employer. Il me vint jiourtaut encore un amusement de plus, qui fit bien valoir tous les autres.

Nous occupions un cachot si étoulTc , qu'on avait besoin quelquefois d'aller prendre l'air sur la terre, ylnet engagea maman à louer dans un faubourg wxv jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin était jointe une guin- guette assez iolie qu'on mcnbla suivant l'or- donnance. On y mit un lit ; nous allion» souvent 3^ dîner , et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres , beaucoup d'estampes ; je passais une partie de mon temps à l'orner et à y préparer à maman quelque surprise agréable lorsqu'elle s'y ve- nait promener. Je la quittais pour venir ni'occuper d'elle , pour y pcjiser avec plus de plaisir ; autre caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue , parce que la chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois Mme. dt Luxembourg me parlait eu raillant d'un liouuae ^ui quittait sa maîtresse pour

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îiii écrire. Je lui dis que J'aurais bien e'te cet lioniinc^là ; et j'aurais pu ajouter que je l'avais été' quelquefois. Je n'ai pourtaut jamais senti près de inamau ce besoin de m'éloigner d'elle pour l'aimer davantage ; car tétc-à-tcte avec elle j'e'tais aussi parfaitement à mon aise que si j'eusse été' seul, et cela ne m'est jamais arrivé près de personne autre , ni homme ni femme , quelque attachement que j'aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée , et de gens qui me convenaient si peu , que le dépit et l'ennui me chassaient dans mou asile, oij je l'avais comme je la voulais , sans crainte que les iuiportuns vinssent nous y suivre.

Tandis qu'ainsi partagé entre le travail, le plaisir et l'instruction , je vivais dans le plus doux repos , l'Europe n'était pas si tranquille que moi. La France et l'ompercur Tenaient de s'entre -déclarer la guerre : le roi de Sardaigne était entré dans la querelle, et l'armée française filait en Piémont pour entrer dans leMilanez. Il en passa une colonne par Chambcri , et entr'autres le régiment do Chamjjagne dont était colonel M. le duc de la 7'/7///07/i7/^ , auquel je fus présenté^ qui me promit beaucoup de choses, et qui sure-.

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ment n'a jamais repense à moi. Notre petit jardin était pre'cisénicnt an haut du iaubourj^ par lequel entraient les troupes , de sor;e que je me rassasiais du plaisir d'aller les voir passer ; et je me passionnais pour le succès de cette guerre , comme s'il m'eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne mVtais pas encore avisé de songer ans. aCaircs pu- bliques, et je mc mis à lire les gazettes pour la première fois , mais avec une telle partialité pour la France, que le cœur me battait de joie à ses moindres avantages , et que ses re- vers m'affligeaient comme s'ils fussent tomliés sur moi. Si cette folie n'eût été que passagère , je ne daignerais jjas en parler; mais elle s'est tellement enracinée dans mon cœur sans au- cime raison, que, lorsque j'ai fait dans la suite à Paris l'anti-dcspotc et le lier répu- blicain, je sentais en dépit de moi-même une prédilection secrète pour cette même nation que je trouvais scrvile , et pour ro gouvernement que j'affectais de fronder. Ce qu'il y avait de plaisant, était qu'ayant lion le d'un penchant si contraire à mes maximes, je n'osais l'avouer à personne, et je raillais les Français de leurs défaites, tandis que le coeur m'ea saignait plus (ju'à eux. Je suis

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snremcnt le seul qui , vivant chez une nation qui le tr-aitait bien et qu'il adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Eiifiii ce penchant s'est trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si invinci- ble , que même depuis ma sortie du royaume , depuis que le gouvernement , 1rs magistrats, les auteurs , s'y sont à l'cnvi déchaînés contre moi ; dt^puis qu'il est devenu du bon a-r de in'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi, quoiqu'ils me maltraitent.

J'ai clierché long-temps la cause de cette pai tialité, et je n'ai pu la trouver que dans l'occasion qui la vit naître. Un goût croissant pour la littérature m'attachait aux livres fran- çais, aux auteurs de ces livres, et au paj's do ces auteurs. Au moment même que déhiait sous mes yeux l'armcc française, je lisais les grands capitaines de Jirantôme. J'avais la tête pleine des C/i.sson , des Bayard , des Liintrec ^ des CoUgni ^ des Moiitmorenci ^ des Ja Trimouille , et je m'affectionnais à leurs descendans conimc aux héritiers de leur mérite et de leur courage. A chaque régiment qui passait , je croyais revoir ces fameuses bandes uoircs qui jadis avaient tant fait

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d'exploits en Pie'mont. EuDii j'appliquais à ce que je voyais les idées que je puisais dans les livres ; lues lectnres continuées et tou- jours tirées de la mcuic nation nourrissaient mon afîection pour elle, et m'en firent enfui une passion aveugle que rien n'a pu sur- monter. J'ai eu dans la suite occasion de remarquer dans mes voyages que cette im- pression ne m'était pas particulière , et qu'a- gissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation qui aimait la lecture, et qui cjiltivait les lettres, elle balançait la liaine générale qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les hommes leur attaclient les femmes de tous les pays, leurs clifls-d'œuvrc dramatiques alfertion- nent I i i'unesseà leurs théâtres. La célébrité de ctlui de Paris y attire des foules d'étran- gers mil en rcviennrnt entliousiastes. Enfin IVk( 'H'-'it <f>iil de leur littérature leur soumet s qui (u ont, et dany la guerre .;.'^k Jdu! 'Is sortent , j'ai vu leurs ours pli oso|)'i<s soutenir la gloire

ICI.!-, ternie (<ar leurs guerriers, vltiiic Iranc'is ardent , et cela me "V'ilist'. .I';ii!.iis avtc la fituledes ^loiicùcs attcudic sur la place l'arrivée

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«les courriers : et plus béfe que l'àue de la fable, je m'inquiétais beaucoup pour savoir de quel maître j'aurais l'iiouneur de porter le bât ; car oa prétendait alors que nous appartiendrions à la France, et l'on fesait de la Savoie un échange pour le Milancz. Il faut pourtant convenir que j'avais quelques sujets de crainte ; car si cette guerre eût mal tourné pour les alliés, la pension de maman courait un grand risque. Mais j'étais plein de confiance dans mes bons amis ; et pour le coup , malgré la surprise de M. de JBroglie , cette confiance ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne à qui je n'avais pas pensé.

Tandis qu'on se battait en Italie , on chantait en France. Les ope'ra de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard , j'entendis parler de son traité de l'harmonie, et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce lirre. Par un autre ha- sard , je tombai malade. La maladie était inflammatoire ; elle fut vive et courte ; mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce teaips

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j'ébauchai, je dévorai mou traité de l'har- moriie ; ruais il était si long, si diffus, si mal arrangé, que je seutis qu'il me fallait xxn temps considérable pour l'étudier et le débrouiller. Je suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la miusique. Les cantates de JBernier sur lesquelles je m'exerçais ne me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par cœur quatre ou cinq , eu- tr'autres celle des amours dormcns ^ que je n'ai pas revue depuis ce temps-là , et que je sais encore presque toute entière, de même que l'ainoiu- pùjuc par iineahcille , très-jolie cantate de Clerambaiih ^ que j'appris à-pcu- prcs dans le même (en;ps.

Pour m'acliever il arriva de la Valdostc nu jeune organiste appelé l'abbé Palais y bon musicien , bon boiume, et qui accom- pagnait très-bien du clavcciu. Je fais con- naissance avec lui ; nous voilà inséparables. Il était élève d'un moine italien, grand or- ganiste. Il me parlait de ses principes ; je les comparais avec ceux de mou liamcaii ^ je remplissais ma tête d'accompagnemens , d'accords, d'harmonie. Il fallait se former l'oreille à tout cela : je proposai à mamau uu petit concert tous les mois ; elle y cou-

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sentit. Me voilà si plein de ce coi:cert, que lii jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose, et réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertans, les instrumcns, tirer les parties, etc. Maman chantait, le P. Catoii dont j'ai déjà parlé , et dont j'ai à parler encore , chantait aussi ; un maître à danser appelé /ZocZreetson fils jouaicntduviolon; Caiiai^as, musicien piémontais , qui travaillait au ca- dastre , et qui depuis s'est marié à Paris , jouait du violoncelle ; l'abbé Palais accom- pagnait du clavecin ; j'avais l'honneur de conduire la musique, sans oublier le Lâtou du bûcheron. On peut juger combien tout tf la était beau ! Pas tout-à-fait comme chez M. de Treytorens ^ mais il ue s'en fallait {Ijiièrc.

TiC petit concert de Mme. de Tf^arens nou- velle convertie, et vivant , disail-on ,descha. r.tcs du roi , fesaitmuninrcr la stquclîedévole, mais c'était un amuse ruent agréable pourphi- biciirs honnêtes gens. (Jn ne devinerait pas qui je met.-; à leur tétc en cette occasion ? un luoinr -, mais un moine homme de mérite , et niéme aimable , dont les infortunes jn'ont Uans la suite bien vivement ulltcté, et dont

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la mémoire , liée à celle de mes beaux jours, m'est encore chère. Il s'agit du P. Cato/i ,' cordelier , qui , conjointement avec le comte à.'Orta?i , avait fait saisira Lyon la musique, du pauvre Petit-Cbat ; ce n'est pas le plus beau trait de ma vie. Il était bachelier desor- bonue: il avait vécu long-temps à Paris dans le plus grand monde et trcs-faulilé sur-tout chez le marquis d'yi/itremoni, alors ambas- sadeur de Sardaigne. C'était un grand homme bien fait, le visage plein , les yeux à fleur de tête , des cheveux noirs qui fesaient sans af- fectation le crochet à côté du front , l'air à-la-fois noble, ouvert, se prôeentant sim- plement et bien ; n'ayant ni le mainlieii cafl'ard ou effronté des moincj , ni l'abord ca- valier d'un homme à la mode , quoiqu'il le fût, mais l'assurance d'un honnéte-horame ^ui , sans rougir de sa robe , s'honore lui- même et se sent tdVijours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique lel^.Caton n'eut pas beaucoup d'étude pour un docteui* , il en avait beaucoup pour un homme du monde-, et n'étant point pressé de montrer son acquis , il le plaçait si à propos , qu'il en paraissait davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société , il s'était plus attacké

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aux talens agréables qu'à un solide savoir. 11 avait de l'esprit, fesait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix belle , touchait l'orgue et le clavecin, 11 n'en fal- lais pas tant pour être recherche', aussi l'e'- tait-il; mais cela lui fit si peu négliger les soins de sou état, qu'il parvint', malgré des concurrens très-jaloux , à être élu défiuitcur de sa province, ou , comme ou dit,uiidcs grands colliers de l'ordre.

Ce P. Catoii lit connaissance avec maman cliezle marquis d'^/^^/v;«o^/#.llentenditpar- 1er de nos concerts, il en voulut être, il en fut, et les rendit brillans. Nous fûmes bien- tôt liés par notre goût commun pour la mu- sique qui, chez l'un et chez l'autre, était une passion très-vive, avec cette diCTérence qu'il était vraiment musicien , et que je n'é- tais qu'un barbouillon. Nous allions avec Ca-- iiavas et l'abbé Palais faire de la musique dans sa chambre , et quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dînions souvent à son petit couvert ; car ce qu'il avait encore d'é- tonnant pour un moine , est qu'il était géné- reux, magnifique, et sensuel sans grossièreté. Les jours de nos concerts il soupait cliez maman. Ces soupers étaient liès-gais , très-

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agréables; on y disait le mot et la chose, ou y chantait des duo : j'étais à mon aise , j'avais de l'esprit, des saillies ; le P. Catoii était charmant, mainan était adorable, VdXAiC- Pa- lais avec sa voix de bœuf était le plastron. Momens si doux de la folâtre jeunesse , qu'il y a de temps que vous êtes partis !

Comme je n'aurai plusà parler de ce pauvre P. Cnton , que j'achève ici eu deux ui«ts sa tristr^ histoire. Les autres moines jaloux oti plu- tôt iurieux de lui voir uu mérite, une élé- gance de mœurs qui n'avait rien de la crapule nouastique, le prirent en haînc, parce qu'il 1. était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs ^•t liguèrent contre lui et ameutèrent les luoi- nillons envieux de sa place, et qui n'osaient aupara vaut le regarder. On lui fit mille alïronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre qu'il avait meublée avec goût quoiqu'avcc bimpli- cité , on le relégua je ne sais ; enlinccs misérables l'accablèrent de tant d'outrages que son ame honnête et tière avec justice , n'y put résister ; et après avoir fait les délices dos sociétés les j)lus aimables, il uiourut de douleur sur i\u vil grabat , dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré tous les honnêtes gens duut il fut coTinu ,

et

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et qui ne lui ont trouve d'autre défaut que d'être uaoine.

Avec ce petit traiu de vie je fis si bien eu très-peu de temps , qu'absorbe' tout entier par la musique je uie trouvai hors d'état de pen- sera autre chose. Je u'allaisplusà mou bureau qu'à contre - cœur , la géue et l'assiduité au travail m'en firent uu supplice insupportable, et j'en vins enSu à Touloir quitter mon em- ploi pour me livrer totalement à la musique. Ou peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter uu poste honnête et d'un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à maman. ISlcme en suppo- sant m"s progrès futurs aussi grands que je me les figurais , c'était borner bien modeste- ment mon ambition que de me réduire pour la vie à l'état de musicien. Elle qui ne for- mait que des projets magnifiques et qui ne me prenait plus tout-à-fait au mot de M. ai ^iibonne , me vo3'ait avec peine occupé sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse , fait vn métier qui peu ai'ance Elle me voyait d'ua

Mémoires, Tome II, B

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autre côté entraîné par un goût irrésistible; ma passion de musique devenait une lureur, et il était à craindre que mon travail se sen- tant de mcsdislractions , ncin'atliiàt unconj^é qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi- méiae. Je lui représentais encore que cet em- ploi n'avait pas long-temps à durer , qu'Unie fallaituu talent pour vivre, et qu'il était plus sûr d'achever d'acquérir par la pratique celui auquel mou goût me portait et qu'elle m'a- vait choisi , que de me incttrc à la merci des protections, ou de faire de nouveaux es- sais qui pouvaient mal réussir, etmc laissi-r, après avoir passé IMiJ^c d'apprendre , sans rcssourc* pourgaç;ner mon pain. En (in l'extor- quai sou consentement plus à force d'impor- tunités et de caresses , que de raisons dont elle se contentât. Aussi-tôt jecourus remercier fièrement M. CoccelH , directeur-général du cadastre , comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque ; et je quittai volontairement mou emploi sans sujet , sans raison , sans pré- texte, avec autant et plus de joie que je n'eu avais eu à le prendre il n'y avait pas deux ans.

Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira dans le pays uuc sorte de considé-

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ration qui me fut utile. Les uns me suppo- sÎMent des ressources que je n'avais pas ; d'autres me voyant livré tout-à-fait à la mu- sique, jugcrenldemontalcntparmousacrifice, et crurent qu'avec tant de j)assion pour cet art je devais le posséder supérieureiuent. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois; je passai pour un bon maître, parce qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d'un certain goi'it de chant, favorisé d'ailleurs par mon âge et par ma ligure , j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne ïn'en fiillait pour remplacer ma paye de se- crétaire.

11 est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait passer plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre, occupé huit heures par jour du plus maussade travail avec des gens encore plus maussades, cnfcrmédans un triste bureau empuanti de 1 haleine et do la sueur de tous cesmanans , la plupart fort mal peigiu's et fort mal-propres , )c me sentais quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'at- tentiou , l'odeur , lu gêne , et l'ennui. Au-licu de cela nie voilà toul-à-coup jeté parmi le beau monde, admis , recherché dans les meil- leures maibons; par-tout uu accueil gracieux,

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2S LES CONFESSIONS.

carressaiit, uu air de fête ; d'aimables de- moiselles bien parées m'attendent , me re- çoivent avec empressement; je ue vois que des objets cliarmans, je ne seus que la rose et la fleur d'orange; ou chaule , on cause, on rit , on s'amuse ; je ne sors de-là que pour aller ailleurs en faire autant: ou conviendra qu'à égalité dans les avantages, il n'y avait pas à balancer dans le choix. Aussi me trou- Tai-jc si bien du mien , qu'il ne m'est arrive jamais de m'en repentir, et je ne m'en rcpeus pas même en ce moment , je pèse au poids de la raison les actions de ma vie , et oii jo suis délivré des motifs peu sensés qui m'ont entraîné.

Vodà presque l'unique fois qu'en n'écou- tant que mes penchans , je n'ai pas vu trom- per mon attente, Laccucil aisé, l'esprit liant, l'humeur facile des habitaiis du pays , me rendit le commerce du monde aimable ; et le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les hom- mes , c'est moins ma faute que la leur.

C'est dommage que les Savoyards ne soient )*as riches, ou peut-êue serait-ce donmiago qu'ils le fussent; car tels qu'ils sont c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je cou-

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naisse. S'il est une petite ville au monde l'on goûte la douceur de la vie dans un com- merce agréable et svir , c'est Chambéri. La noblesse delà province, qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour parvenir , et ne pou- vant se livrer s l'ambition , elle suit par né- cessite' le conseil de Cinéas. Elle dévovie sa jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles et pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté , et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé par mou état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu à Chambéri une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j'étais disposé à les trouver telles , et l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis en vérité me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolicrcs. Que ne puis -je, eu nommant ici les plus aimables , les rappeler de même et moi avec elles , à l'âge heureux nous étions, lors des momens aussi doux qu'innocens que j'ai passés auprès d'elles! la première fut Mlle, de Mcllaridc, ma voisiur ,

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sœur de l'clève de M. Gaiine. C'était «ne biiuie trcs-vive , mais d'une vivacité carrs- sante , |Dleine de grâces , et sans étourderie. Elle était un peu maigre, couiine sont la plupart des filles à son àgc ; mais ses yeus bnllans , sa taille linc, et son air attirant, n'avaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle était encore ordinairement en dcsbabiîlé , sans autre coif- fure que ses cheveux négligemment relevés , ornés de quelque fleur qu'on mettait à mon arrivée et qu'on ôtait à mou départ pour se coiQer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en déshabillé ; je la redouterais cent fois moins, parée. Mlle, de Blenthon chez qui j'allais l'après-midi l'était toujours , et tue fesait une impression tout aussi douce , mais diflcrcnte. Ses cheveux étaient d'un bloud cendré ; elle était très- mignonne , très-timide, et très-blanche; une voix nette , juste , et flùtée , mais qui n'osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante qu'un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon attention , qui bientôt n'clait plus pour la cipatricc. Mademoiselle de Chalks y un»

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autre de tnes voisines, était une fille faite; grande, I)ellc quarriire , de l'enibonpoiiit : clic avait été trcs-bien. Ce n'était plus une bcaulé ; uiais c'était u:îepersoiine à citerpour la Ijoune j^ràce , pour l'humeur égale , pour le boa uaturei. 8a sœur, Mme. de Charliy la plus belle feiume de Chambéri , u'appre- iiait plus la musique, mais elle lafesait ap- prendre à sa fille toute jeune encore , mais doutla beauté naissante eut promis d'égaler celle de sa mère , si malhcureusem.eut elle n'ci'it été un peu rousse. J'avais à la Visita- tion une petite demoiselle française , doJit j'ai oublié le nom, mais qui mérite une place clans la liste de mes prélérences. Elle avait jM'is le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses très- saillantes qui ne semblaient pas aller avec son maintien. Au r?stc , elle était paresseuse, n'aimait pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c'était une faveur qn'tllc n'ac- cordait pas à tout le monde. (>e ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de négligence, qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me plaisais à mes leçous quand j'y étais , maii jc n'aimai*

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pas être obligé de m'y rendre ni que l'heure xue cominaudât : en toute chose la gène et l'assujétissenient nie sont insupportables ; ils me feraient prendre en haine Is plaisirméme. On dit que chez les mahonie'lans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais turc à ces heures-là.

J'avais quelques ecolières aussi dans la bourgeoisie , et «ne entr'autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation dont j'ai à parler, puisqu'cnhn je dois tout dire. Elle était fille d'un épicier , et se nom- mait Mlle. Z*** , vrai modèle d'une statue grecque , et que je citerais pour la pins belle iilie quej'aie jamais vue , s'il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans aine. Sou indolence, sa froideur, son insensibilité , allaient à un point incroyable. Il était éga- lement impossible de lui plairo et de la fâcher, et je suis persuade que si l'on eût fait sur elle quelque entreprise, elle auraitlaissé faire, non par goût , mais par stupidité. Sa mère , qui n'eu voulait i)as courir le risqi^ie , ne la quittait pas d'un pas. En lui fcsant apprendre i chanter , eu lui donnant un jcuuc maitre ,

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elle fcsait tout de son mienx pour l'emous- tiller ,inai.s cela ne icnsiit point. Tandis que le maître agaçait la lille, la raèic agaçait le uiaîlie, et cela ne réussissait pas bcancoup mieux. Madame L*** ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que .-ia fille aurait avoir. C'était un petit minois e'veille' , chif- fonné, marqué de pctito-vérole. Elle avait de petits yeux trc.s-ardcns , et un peu rouges , parce qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les uaatins quand j'arrivais , je trouvais prêt mon café à la crcuie; et la mère ne manquait jamais de m'accucillir par un bai- ser bien appliqué sur la bouche, et que par curiosité j'aurais voulu rendre à sa fille, pour voir coimuent elle l'aurait pi is. Au reste tout cela se fcsait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. L*** était les agaceries et les baisers n'eu allaient pas moins leur train. C'était v^wx^ bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille , et que sa femme ne trompait p .is , parce qu'il n'eu était pas besoin.

Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonne- ment pour des marques de pure amitié. J'eu étais pourtant imnortunc quelquefois ; car Mcmoires. Tome II. C

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la vive Mme. L*** ne laissait pas d être exi- geante , et si dans la journée j'avais passé devant la boutique sans ni'arrcter , il y aurait eu du bruit. Il fallait quand j'étais pressé, que je prisse uu détour pour passer dans une autre rue , sachant bieu qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y entrer.

Mme. L*** s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse poiut d'elle. Ses atten- tions me touchaient beaucoup ; j'en parlais à maman comme d'une chose sans mystère , et quand il y eu aurait eu , je ue lui eu aurais pas moius parlé; car lui faire un secret de quoi que ce fût, ne m'ciit pas été possible; mou cœur était ouvert devant elle connue devant Dieu. Elle ne prit pas tout-à-fait la chose avec la même simplicité que uioi. Elle vit des avances oii jeu'avais vu que des ami- tié;; ; elle jugea que Mme. L,* * * se fcsant uu pointd'houueurdc mclaiïsermoinssot qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de manière o'-i d'autre à se faire entendre ; et outre qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se char- j;cât de l'instruction de son élève , elle avait des motifs plus diguesd'elle , pouriuc j^arautir des pièges auxquels mou âge et mou état

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m'exposaient. Dans le même temps on m'en leudit un d'une espèce plus dangereuse auquel j'échappai , mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse , rendaient nscessaires tous les préservatifs qu'elle y pouvait apporter.

Mme. la comtesse de 31*** , mère d'une de mes ecolicres , était une femme de beau- coup d'esprit , et passait pour n'avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause , à ce qu'on disait , de bien des brouilleries, et d'une eutr'autres qui avait eu des suites fatales à la maison d'^* **. Maman avaitélé assez liée avec elle pour connaître son carac- tère; ayant très-iunocemmcnt inspiré du goût à quelqu'un sur qui Mme. de iJ/*^* avait des prétentions , clic resta chargée auprès d'elle du crime de cette préférence , quoi- qu'elle n'eût été ui recherchée ni acceptée, et Mme. de M* * * chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours dont aucun ne réussit. J'en rapporterai un des plus comi- ques par manière d'échantillon. Elles élaicnt ensemble à la campagne avec plusieurs gen- tils-hommes du voisinage , et eutr'autres l'as- pirant en question. Mme de JJ*** dit nu jour à un de ces messieurs que Mme. de

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Jf^'arev% n'était qu'une précieuse , qu'elle n'avait point de goût , qu'elle se nirttaitnial , qu'elle couvrait sa gorge counnc une bour- geoise. (Juant à ce dernier article , lui dit l'Iionnne , qui était un plaisant , elle a ses raisons , et je sais qu'elle a un gros vilain rat empreint sur le sein , mais si ressemblant qu'on dirait qu'il court. La haine ainsi que l'amour rend crédule ; Mme. de .1/* * * résolut de tirer parti de cette découverte , et w\\ Jour que maman était au jeu avec l'ingrat faTori de la dame , cel'.e-ci prit son temps pour passer derrière sa rivale , puis renversant à demi sa cliaiseelle découvrit adroitement sou mouchoir. xMais au-lieu du gros rat, le mon- sieur ne vit qu'un objet fort dllTerent qu'il n'était pas plus aisé d'oublier que de voir , et cela ne lit pas le compte de la dame.

Je n'étais pas un personnage à occuper Mme. de M*** qui ne voulait que des gens briilans autour d'elle. Cependant elle lit quelque attention à moi , non pour ma ligure, dont assurément elle ne se souciait point du tout , mais pour l'esprit qu'on me suppo- sait et qui m'eut pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à l'aire dci chansons et des veià sur

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les gens qui lui déplaisaient. Si elle ui'ent trouve assez de talent pour lui aider à tourner ses vers , st assez de complaisance pour les écrire, entr'ellc et moi nous aurions bientôt mis Chauibëri sens dessus-dessous. On serait remonté à la source de ces libelles ; Mme. de M** * se serait tirée d'affaire en me sacribaiit, et j'aurais été enferme le reste de mes jours peut-être , pourm'apprendre à faire le phœbus avec leà dauies.

Heureuseuient rien de tout cela n'arriva. Mme. de 31*** me retint à diner deux ou trois fois pour me faire causer , et trouva que je n'étais qu'ua sot. Je le sentais moi-même et j'en gémissais, enviant les talens de mon ami Tenture^ tandis que j'aurais remer- cier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeiuai pour Aime, de JJ * * * le maître à chanter de sa lillect rien de plus : mais je vécus tranquille et lou)ours bien voulu dans Clbambéri. (kla valait mieux que d'être un bel esprit pour elle , et uu serpent pour le reste du pays.

Quoi qu'il eu soit , maman vit que pour lu'arracher aux périls de ma jeunesse , il était temps de me traiter en homme , et c'est ce qu'elle lit ; mais de la façon la plus siugu-

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licre dont iamais femme se soit avisée ca pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et le propos pins moral qu'à sou ordi- naire. A la gaieté folâtre dont elle entremê- lait ordinairemeut ses instructions , succéda tout-à-coup un ton toujours soutenu qui n'était ni familier ni sévère , mais qui sem- blait préparer une explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raisoa de cecliangcmcnt, je la lui demandai ; c'était ce qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lende- main : nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses mesures pour qu'on nous laissât seuls toute la journée : et l'employa à me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non comme uneautrc femme , par du utanége et des agaceries , mais par des entretiens pleins de scnîiiuent et de raison , plus faits pour m'instruirc que pour me séduire , et qui parlaient plus a mon cœur qu'à mes sens. Cependant , quelque excellens et utiles que fussent les discours qu'elle me tint, et quoi- qu'ils ne fussent rien moins que froids et tristes , je n'y fi* pas toute l'attention qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire , comme j'aurais tait (^aus tout autre

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temps. Son début ,cct air de picpai'atif m'avait donné de rinquiétude : tandis qu'elle parlait, rêveur et distrait malgré moi , j'étais moius occupé de ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle eu voulait venir ; et si-tôt que je l'eus compris , ce qui ne me fut pas facile , la nouveauic do cette idée qui , depuis qu3 je vivais auprès d'elle, ne ui'était pas venue nue seule fois dans l'esprit, ni'occup^iat alors tout entier , ne me laissa plus le maître de ])enser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais pas.

Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut dire , en leur montrant au bout un objet très-intéressant pour eux, est un contre-sens très-ordinaire aux institu- teurs , et que je n'ai pas évité moi-même dans mon Emile. Le jeune homme, frappé de l'objetqu'onlui présente, s'en occupe unique- ment ctsauteà pieds jointspar-dessus vos dis- cours préliminaires pour aller d'abord vous le menez trop lentement a son gré. Quand ou veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance, ctc'esten quoi maman fut mal-adroite. Par une singularité qui tenait k son esprit S3'stématique , clic prit la précau- tion trèb-vaiue de faire ses conditions -, mais

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si-tôt que j'en vis le prix , je ne les e'contai pas même , et je me dc'pcchai de consentir à tout. Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur la terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander , et tme seule femme qui pût |)ardouner de l'avoir fait. Par une suite de la nicmc bi>:anerie, elle mit à cet accord les formalités Us plus graves, et me donna pour y penser huit jours dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin: car , pour comble de singularité , je fus très- aise de les avoir ; tant la nouveauté' de ces idées m'avait frappe' , et tant je sentais un bouleversement dans les miennes , qui me demandait du temps pour les arranger.

On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles. Tout au contraire, j'aurais vou- lu qu'ils les eussent duré en eflet. Je ne sais comment décrire l'état je me trouvais , plein d'un certain eflVoi mêlé d'impatience , redoutant ce que je désirais , jusqu'à cher- cher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête uioyen d'éviter d'être heu- reux. Qu'on se représente irion tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé , mon cœur enivré d'amour , uaa vigueur , ma santé, mou fige; qu'on pense que dans cet éiat,

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alte'ië de la soif des fcmuics , je n'avais encore approche d'aucinie ; que l'iuiat;ination , le besoin , la vanité , la curiosité se réunissaient pour me dévorer de 1 ardent désir d'être liomuie et de le paraître, (^u'on ajoute sur- tout , car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on ou- 'blie, que mon vif et tendre attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'aug- menter de jour eu jour, que je n'étais bica qu'auprès d'elle , que je ne m'en éloignais que pour y penser, que j'avais le cœur plein non- seulement de ses bontés , de son caractère aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne , d'elle , en un mot , par tons les rapports sous lesquels elle pouvait m'être cbère : et qu'où n'imagine pas que pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle , elle fût vieillie ou me parut l'être. Depuis cinq ou six ans que j'avais éprouvédes trans- ports si doux à sa première vue, elle était réellement très-peu changée, et ne me le pa- raissait point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi , et l'était encore pour tout le monde. Ua taille seule avait pris un peu plus de rondeur. Du reste c'était le nierae cpil , le même teint , le même sein , les mêmes traits, les mcmcs beaux cheveux blonds ,

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même gaieté, tout Jusqu'à la uicme voix ,' cette voix argente'ede la jeunesse qui fit tou- jours sur moi tant d'iuipressiou , qu'encore aujourd'hui je ne puis entendre sans émotioa le son d'une jolie voix de fille.

Naturelltuient ce que j'avais à craindre dans l'attente de la possession d'une pcrsoiuic si che'rie , était de l'anticiper et de ne pou- voir assez gouverner mes dérirs et mon ima- gination pour rester maître de moi-même. Ou verra que , dans un âge avancé , la seule idée de quelques légères laveurs qui m'atten- daient près de la personne aimée, allumait mon sang à tel point , qu'il m'était impossi- ble de faire impunément le court trajet qui me séparait d'elle. Comment, par quel pro- dige , dans la fleur de ma jeujiesse, eus-je si peu d'empressement pour la première jouis- .•<ance ? Comment pns-je en voir approche? l'heure avec plus de peine que de plaisir ? Comment , au milieu des délices qui devaient ïn'euivrer, seutais-je presque de la répu- gnance et des craintes ? Il n'y a pointa dou- ter que, si j'avais pu me dérober à mon bon- heur avec bienséance , je ne l'eusse fait de tout mon cœur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mou attachement pour elle!

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Eu voilà sûrement une a lac^uelle ou ne s'at- tendait pas.

Le lecteur déjà révolte' )Ugc qu'étant pos- Fedce par un autre bomuie , elle se dégra- dait à mes yeux en se partageant, et qu'ua scntinient de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait inspirés ; il se trompe. Ce partage , il est vrai , me fesait une cruelle peine , tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi ; mais , quant à mies senti- mcns pour elle , il ne les altérait point : et je peux jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je désirais si peu delà posséder. Je connaissais trop son cœur cliaste et son tempérament de glace , pour croire un moment que le plaisir des sens eut aucune part à cet abandon d'elle-même : j'étais par- iailenicnt sûr que le seul soin de m'arracher à des dangers autrement presqu'inévitablcs , et de me conserver tout entier à moi et à mes devoirs , lui en fesait enfreindre un qu'elle ne regardait pas du même œil que les autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je id plaignais , et je me plaignais ; j'aurais voulu lui dire : non, maman, il n'est pas néces- saire j je vous réponds de moi sans cela :

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mais je n'osais; picinîèrcuicnt jjarce que ce ii'ctait pns une clio^c à ciirc, et puis parce qu'au fond je sentais que cela n'était pas vrai , et qu'eu ellft il n'y avait qu'une femme qui pût me garantir des autres ("eniuies et nie mettre à r(-|)reuve des tentations. Sans dési- rer de la posséder , j'étais bien aise qu'elle m'ôtât le désir d'en putsctUr d'autres ; tant je regardais tout ce qui pouvait me distraire d'elle connue un mallieiir.

La louj^iic habitude de \ ivre ensemble et d'y vivre innoccnunent , loin d'aflaiblir nies sentiuicns pour elle, Icsavait renforces , mais leur avait en mcnic-tcuips donné inic antre tournure qui les rendait plus afloctuenx , plus •tendres peut-être, mais moins sensncls. A force de rappelcrmnnian forccd'user avec elle de la i.uniiiarité d'iui tils , je m'étais ac- coutumé à me regarder comme tel. .le crois que voilà la véritable cause du j)eu d'em- pressemcnl ([ue )'(iis de la posséder, quoi- qu'elle nu' fut si clicre. Je me souviens très- bien que mes premiers senlimens, «ans être plus vifs, étaient plu.s voluptueux. A Annecy j'étais dans l'ivresse , à (^liambéri je n'y étais plus. Je l'aimais toujours aussi passiontié- nient qu'il fut possible; mais je i'aïuai.s plus

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pour elle et moins pour uioi , ou du moins je cherchais plus uion ))oiihi ';.r que mou plai- sir auprès fl'clle : clic était pour moi plus qu'une sneur , j)lus qu'une mère , plus qu'une amie, plus même qu'une maîtresse , et c'é- tait pour cela qu'elle u'étaitpas unemaîtiesse. EnIJu je l'aimais trop pour la convoiter: voilà ce qu'il y a de plus clair dans mes idées.

Ce jour, plutôt redouté qu'attendu, vint er.Gn. Je prouus tout, et je ne mentis pas. Mon cœur conhrmait mes cngagemens sans en désirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me vis , pour la première fois , dans les bras d'une femme, et d'une femme que j'adorais. Fus-jc heureux ? non , )e goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoison- nait le charme. J étais comme si j'avais coin- iiiis un inceste. Deux ou (rois l'ois, en laprcs- .«ant avec transport dans mes bras, j'inon- dai son sein de mes larmes. Pour elle , elle n'était ni triste ni vive ; elle était caressante et tranquille. Comme elle était peu SLUSuclle ït n'avait point recherché la volupté, elle n'en eutpas Us délices, et n'eu a jamais eu les remords.

.le le répète : toutes ses fautes lui vinrent de SCS erreurs^ jamais de ses passions. Elle

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était bien née , son cœur était pur , elle aimait les choses honnêtes , ses penchans étaient droits et vertueux , son goût était délicat, elle était faite pour une élégance de mœurs qu'elle a toujours aimcc , et qu'elle n'a jamais suivie ; parce qu'au-licu d'écouter son cœur qui la menait bien , elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des princi- pes faux l'ont égarée , ses vrais sentinaeus les ont toujours démentis : mais malheureuse- ment elle se piquait de philosophie, et la morale qu'elle s'était faite, gâta celle que son cœur lui dictait.

M. de Tarel, son premier amant, fut sou maitie de philosophie, et les principes qu'il lui donna furent ceux dont il avait besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari , à ses devoirs, toujours froide , raison- nante , et inattaquable par les sens , ill'atta- qua par dcssophismcs , et parvint à lui mon- trer ses devoirs auxquels elle était si attachée, comme un bavardage de catéchisme , fait vmiquement pour amuser les enl'ans; l'unioa des sexes comme l'acte le plus inditférent ctt soi; la fidélité conjugale comme une appa- rence obligatoire dont toute la moralité re- gardait ropiuiou ; ie repos des maris comme

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la scnle règle dn devoir des femmes; en sorte? que des iufidelilés ignorées, nulles pour ce- lui qu'elles offensaient, l'étaieut aussi pour la conscience ; enfin il lui persuada que la cbosc en ellc-uiéuie n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le scandale , et que toute femme qui paraissait sage , par cela seul l'était en eSiet. C'est ainsi que le malheureux parvint à sou but en corrom- pant la raison d'un enfant dont il n'avait pu corrompre le cœur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé qu'elle le traitait lui-iuéaic comme il lui avait appris à traiter son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre _p * * * passa pour son successeur. Ce que Je sais ^ c'est que le tempérament froid de cette jeune femme , qui l'aurait garantir de ce système, fut ce qui l'empccha dans la suite d'y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu'on donnât tant d'im- portance à ce qui n'en avait point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtait si peu.

Elle n'eût donc guère abusé de ce faux prin- cipe pour elle-même ; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre maxime presque aussi fausse , mais plus d'accord avec la boul«

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de sou cœur. Elle a toujours cru que ricii n'attachait tant un liomuie à une frinuic que la possession; et quoiqu'elle n'aiuiât ses amis que d'amitié, c'était d'une amitié' si tendre, qu'elle employait tous les moyens qui dépen- daient d'elle pou rscles attacher plus fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire, est qu'elle a presque toujours réussi. El le était si réellement aimable que, plus l'intimité dans laquelle on vivait avec elle était grande , plus on y trou- vait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre chose digne de remarque , est qu'après sa première faiblesse , elle n'a guère favorisé que des malheureux ; les gens brillaus ont tous perdu leur peine auprè** d'elle ; mais il fal- lait qu'un homme qu'elle conuncneait par plaindre, fût bien peu aimable, si clic ne finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu digues d'elle , bien loin que ce fût par des inclinations basses qui n'approchèrent jamais de son noble cœur, ce fut uniquement par sou caractère trop généreux , trop Innnaiii trop compatissant , trop sensible , qu'elle ne gouverna pas toujours avec assez de discer- nement.

Si quelques principes faux l'ont égarée, combien n'eu avait-cUepas d'admirables dont

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elle ne se départait jamais? Par combien de vi-rtus ne rachetait-elle pa* ses faiblesses , si l'on peut appeler de ce nom des crrenrs les sens avaient si pen de part? Ce même hommequila trompasnriin point , l'irir-truisit excellemment sur mille autres ; et ces jîassions qui n'e'taient pas fougueuses , lui permettant de suivre toujours ses lumières, elie allait bien quand ses sophiraes ne l'egaraientpas-Scs motifs étaient louables jusque dans ses fautes ; en s'abu^ant clic pouvait mal faire, jnais elle ne pouvait vouloir rien qui fi'it mal. Elle abhorrait la duplicité , le mcnsou<^c; elle était juste, équitable, liniuaine , désn)téressée , iidelle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de veup,eai)ce et de haine , et ne concevant pas même qu'il y eût le moindre mérite à par- donner. Enlin, pour revenir à ce qu'elle avait de moins excusable , sans estimer ses fa- veurs ce qu'elles valaient, elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les prodij.niait , mais clic ne les vendait pas, quoiqu'elle fut sans cesse aux expcdiens pour yivre: et j'ose dire que , si Socrotc put estimer Aspasie ^ il eût respecté madame de T^'arens.

Je sais d'avance qu'en luidounautuucarac-

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tèie sensible et un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l'or- dinaire et avec autant de raison. Il se peut que la nature ait en tort , et que cette com- binaison n'ait pas di'i être ; je sais seulement qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu Mme. de Warens , et dont un si grand nombre existe encore , ont pu savoir qu'elle était ainsi. J'ose même ajouter qu'elle n'a connu qu'un seul vrai plaisir au monde ; c'était d'en faire à ceux qu'elle aimait. Toute- fois permis à chacun d'argumenter là-dcs=us tout à son aise , et de prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire.

J'appris peu-à-peu tout ce que je viens de dire , dans les entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent déli- cieuse Elle avait eu raison d'espérer que sa complaisance me serait utile ; )'cn lirai pour mon iustrucliou de grands avantages Elle m'avait jusqu'alors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme et me })arla d'elle. Tout ce qu'elle me disait m'était si intéressant, )e m'en sen- tais si touche que , me repliant sur moi-

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même , J'appliquais à mon profit ses con- fideuces plus que je n'avais fait ses leçons. Quand on sent vraiment que ic cœur parle , le nôtre s'ouvre pour recevoir ses épanche- mens ; et jamais toute la morale d'un pé- dagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme sensée pour qui l'on a de l'attacbcuient.

L'intimité dans laquelle je vivais avec elle , l'ayant mise à portée de m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait , elle jugea que , malgré rnon air gauche, je valais la peine d'être cultivé pour le monde , et que, si je m'y montrais un jour sur un cer- tain pied , je serais en état d'y faire inott chemin. Sur cette idée elle s'attachait , non- seulement à former mon jugement , mais mou extérieur, mes manières , à me rendre aimable autant qu'estimable ^ et s'il est vrai qu'on puisse allier les succès dans le monde avec la vertu , ce que pour moi je ne crois pas , je suis sûr au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle qu'elle avait prise et qu'elle voulait m'cnseigner. Car Mme. de ff^arens connaissait les hounncs et savait supérieurement l'art de traiter avec «ux sans mensonge et sans imprudence, sans

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les tromper et sans les fàclicr. IVfais cet art t'tait dans son caractère l)ien plus que dans ses leçons ; clic savait mieux le mettre eu pratique que l'enseigner , et j'étais l'homme du inonde le moins propre à l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard fut-il , peu s'en faut , peine perdue , de même que le soin qu'elle prit de me donner de» maî- tres pour la danse et pour les armes. Quoique leste et bien pris dans uia taille, je ne pus apprendre à danser un menuet. J'avais telle- ment pris , à causG de rues cors , l'habitude de marcher du talon , que Roche ne put me la faire perdre ; et jamais avec l'air assez ingambe je n'ai pu sauter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d'armes. Après trois mois de Icçou je tirais encore à la mu- raille , hors d'état de faire assaut ; et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le bras assez Icrme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au niaîlre de le fairesauler. Ajoutez que j'avais un (i<'j;oril mortel |)our cet e>:er- cice et pour le maître qui tâchait de me l'en- seigner. Je n'aurais jamais cru qu'on joùt être M fier de l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée , il ne s'exprimait que par des couiparaisous tirées

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de la musique qu'il ne savait point. Il trou- vait des analoi^ics frappantes ciilie les bottes de tierce et de quarte , et les intervalles musicaux du même nom. (^iiand il voulait faire une feinte , il me di.sait de prendre garde à ce dièse , parce qu'ancieuncment les dièses s'appelaient des feintes : quand il m'avait fait sauter de la main mou fleuret, il disait en ricanant que c'eLaient une panse. Enlin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme , avec son plumet et son plastron.

Je lis donc peu de progrès dans mes exer- cices , que je quittai bientôt par pur dégoût ; mais j'en lis davantage dans nu art plus utile , celui d'être content de mon sort et de n'en pas désirer un plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que je n'étais pas ne. Livre' tout entier au désir de rendre à maman la vie heureuse , je me plaisais toujours plus auprès d'elle ; et quand il fallait m'en éloigner pour courir eu ville, malgré ma passion pour la musique ,jc coiu- jiiencais à sentir la gêne de mes leçons.

J'ignore si Claude ^Jiiet s'aperçut de l'intimilc de notre commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui l'ut pas cache. Celait un

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garçon tvès-clairvoyant , mais très -discret, qui uc parlait jamais contre sa pense'e , mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu'il fut instruit, par sa conduite il paraissait l'être ; et cette conduite ne venait sûrement pas de bas* sesse d'aiac , ujais de ce qu'étant entré dans les principes do sa maîtresse, il ne pouvait desapprouver qu'elle agît consé- quemmeut. Quoiqu'aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si grave, qu'il nous regardait presque comme deux cnfaus dignes d'indul- gence, et nous le regardions l'un et l'autre comme un homme respectable dont nous avions l'estime à ménager. Ce ne fut qu'après qu'elle lui fut iufidelle, que je connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne pensais , ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait combien elle l'aimait, atin que je l'aimasse de même ; et elle appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime , parce que c'était le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Com- bien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes , en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au

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bonheur de sa vie. Et que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle avait, ce besoin n'était pas équivoque : c'était uniquement celui de son cœur.

Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos vœux , nos soins , nos cœurs étaient en commun. Rien n'en passait au-delà de ce petit cercle. L'habitude de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement devint si grande, que, si dans nos repas un des trois manquait ou qu'il vînt un quatrième, tout était dé- rangé ; et malgré nos liaisons particulières, les tctc-à-têtes nous étaient moins doux que la réunion. Ce qui prévenait entre nous Ja gène était une extrême confiance réciproque, «t ce qui prévenait l'ennui était que nous étions tous fort occupés. Maman , toujours projetante et toujours agissante , ne nous laissait guère oisifs ni l'un ni l'autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le désœuvrement n'est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de rieus, de rapports, de paquets, de tra-

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casscries, de incusonges , que d'être e'tcrncl- lemeut leufenuc's vis-a-vis les uns des autres dans une chambre , réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller coutiuudllcinent. Quand tout le monde est occupé, l'on ne parle que quand ou a quelque cbose à dire ; mais quand on ne fait rien , il faut absolu- ment parler toujours: et voilà de tontes les gcnes la plus iucomulode et la plus dange- •rciise. J'ose mcine aller jjIus loin , et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non-seulement que chacun y fasse quelque cliosc, mais quelque chose qui demande un peu d'altention. faire des nœuds c'est ne rien faire , et il faut tout autaut de soin pour amuser une f«nime qui fait des nœuds, que celle qui tient les bras croises. Mais quand elle brode, c'est autre chose ; elle s'occupe assez pour remplir les inlcrvallcs du silence. (>e qu'il y a de cho- quant, de ridicule^ est de voir pendant ce temps une douzaine de Handrius se lever, s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur Icius talons, retouiiicr deux cents lois les magots de la cheminée, et lati;^uer leur minerve à maintenir un intarissable tlux de paroles : la belle occupation! Ccs|^eus-là, quoiqu'ils

fuSiCUl ,

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fassent, seront toujours à charge aux antres et à cnx-mèuics. Quand j'étais à Motiers, j'allais faire des lacets chez mes voisines ; si je retovunais dans le inonde , j'aurais toujours dans ma poclie un bilboquet, et j'en jouerais toute la journe'e pour me dispenser de parler quand je n'aurais rien h dire. Si chacun en Ifsaitautant , les hcuiniesdcviendraientinoins inc'chans , leur commerce deviendrait plus sur , et je pense , plus agréable. En&n que les plaisans rient s'ils veulent, mais je sou- tiens que la seule niorale à la portée du présent siècle est la morale du bilboquet.

Au reste, ou ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui par nous-mêmes ; et les importuns nous en donnaient trop par leur aflluence, pour nous eu laisser quand nous restions seuls. L'impatience qu'ils m'avaient donnée autrefois u'était pas diminuée , et toute la didcrence était que j'avais moins de temps pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point j)erdu son ancienne fantaisie d'entreprises et de systèmes. Au contraire, plus .ses besoins domestiques devenaient pressans , plus, pour y pourvoir, elle se livrait à ses visions. Moins elle avait de ressources présentes , plu» elle s'en forgeait

Mi'inoires. Touic il. U

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dans l'avenir. Le progrès des ans ne fcsait qu'augmenter en elle cette iranie ; et à mesure qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse , elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La maison ne de'semplissait pas decharlatans, defabriquans, de so'.iffleurs , d'entrepreneurs de toute espèce qui, distribuant par millions la fortune, finis- saient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne sortait de chez elle à vide ; et l'un de me» étonneinens est qu'elle ait pu suffire aussi long -temps à tant de profusions sans ea épuiser la source , et sans lasser ses créanciers.

Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je parle, et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût formé , était de faire établir àCliambéri un jardin royal déplantes avec un démonstrateur a])pointé , et l'on com- prend d'avance à qui cette |)lace était destinée. La position de cette ville au milieu des Alpes était très-favorable à la botanique; et luamaii qui lacilitait toujours un projet par un autre y joignait celui d'un collège de pharmacie, qui véri tablementparaissaittrès-utiled ans ini pays aussi pauvre , les apothicaires sont presque Icsseuls médecins. La retraite du proto-méde- cin (//•Oi\y/ à Chaïubéri , après la mort du roi

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Victor , lui parut favoriser beaucoup cette idée , et la lui sugge'ra peut-être, (^uoi qu'il en soit, ellcse mita cajoler (7 roi-.vz, qui pourtant n'c'tait pas trop cajolable ; car c'était bien le plus caustique et le plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. Ou en jugera par deux ou troistraits que je vais citer pour échantillon. Un jour ilétait ea consultation avec d'autres médecins, un entre autres qu'on avait fait venir d'Aunrcy, et qui était le médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme encore malap- pris pour un médecin , osa n'être pas de l'avis de monsieur le proto. Celui-ci pour toute ré- ponse lui demanda quand il s'en retournait , par il passait , et quelle voiture il prenait ? L'autre, après l'avoir satisfait , lui demande à Sun tour s'il y a quelque chose pour son ser- vice. Rien , rien, dit Grossi , sinon que je veux m'aller mettre h une fenêtre sur votre passage , pour avoir le plaisir de voir passer vin âne à cheval. Il était aussi avare qneriche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour em- prunter de l'argent avec de bonnes sûretés. Mon ami , lui dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents , quand St. Pierre descen- drait du ciel pour m'einprunter dix pistoles , cl qu'il me donnerait laTrinité pour caution,

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je ne les lui prêterais pas. ["n jour iiivilcà dî- ner clicz M. le comte Picoii fçonveriiciir de Savoie et Irès-dévol , il arrive avant l'iieiire , et S. E. alors occupée à dire le rosaire , lui eu propose l'ainuscment. Nesachant trop que répondre, il lait une i^riinace aflreuse et se met à genoux. Mais à peine avait-il récité deux jdve que, n'y pouvant |)lus tenir, il se lève brusquement, prend sa caunc et s'en va sans mot dire. Le comte Picoii court après , et lui crie, 31. Grossi , M. Grossi , restez donc ; vous avez là-bas à la broche une excellente barta- velle. M. le comte , lui répond l'autre en se retournant ; vous me donneriez un ange rôti que je ne resterais pas. V'oilà quel était M. le proto-médecin Grossi , que inaman entre- prit et vint à bout d'apprivoiser. (^)noiqn'ex- trémemeut occupé, il s'accoutuma à venir très-souvent chez elle, prit y^iict en amitié , marqua fairecas de ses connaissances , en par- lait avec estime ; et, ce qu'on n'amait pas attendu d'un pareil ours, il aH'cctait de le traiter avec considération pour eflnccr les im- pressions du pa>;sé. C^ar quoiqu'.^z/f^ ne iVit jdus sur le pied d'un douieslique, on savait qu'il l'avait été , et il ne fallait |ias moins que l'exemple etl'autorilé de M. le prolo-médeciu,

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pour donner a son(';^aid le ton qu'on n'aurait j)ns pris de tout autre. Claiule Aiiet , avec un liabil noir, une perruque bien peigne'c, un luainlicn grave et décent, luie conduite sage et circoiis[)ecte , des connaissances assez éten- dues en matière me'dicalc et eu botanique , et la faveur du chef de la faculté' , pouvait rai- sonnablement espérer de remplir arec ap- plaudissemcu t la place de démonstra teur royal des plantes, si l'établissement projeté avait lieu; et réellement (7r05i'/ en avait f^oû le plan , l'avait adopté, et n'attendait , pour le proposer à lacour , que le moment la paix permettrait de sonjz,er aux choses utiles , et laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir.

JNlais ee projet dont !'( \éculion m'eût pro- bablement jeté dans la botanique, pour la- quelle il uic semble que j'étais né, manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J'étais des- tinéù devenir par degrés un exemple des mi- sère;; humaines. On dirait que la Providence,, qui nra;)j)rfaità ces grandes épreuves, écartait de sa main tout ce qui m'eut empêché d'y arriver. Dans une course qu'^wfj; avait faite au iiaut des uionlngncs pour aller cherchée

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du gc'nipi, plaute rare qui ne croit que sur les .Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon s'échauffa tellement, qu'il gai^na une pleurésie dont le génipi ne put le sauver, quoiqu'il y soit dit-ou , spéciljquc ; et , malgré tout l'art de Grossi qui certaiuc- nient était un trcs-liabile homme, inalgréles soins lulillis que nous prîmes de lui sa bonne maîtresse et inoi , il mourut le ciuquiciuc jour entre nos mains nprès la plus cruelle agonie , durant laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes : et je les lui prodiguai avec des élans de douleur et de zèle qui , s'il était en état de ra'cntcndre , devaient être de quel- que consolation ponrlui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j'eus en toute ma vie, homme estimable et rare en qui la la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude loutesles \ertus des grands hommes , et à qui peut-être il ne manqua , pour se montrer tel à tout le monde, que do vivre et d'être placé.

Le lendemain j'en parlais avec maman dans l'amiction la plus vive et la plus sincère, et toutd'uu coup au milieu de l'entretien j'eus la vile et indigne pensée que j'héritais de ses nippes, et sur-tout d'un bel habit noir qui

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m'avait donné dans la vue. Je le pensai , par conséquent je le dis; car près d'elJe. c'était pour moi la même chose. Rien ne lui (il mieux sentir la perte qu'elle avait faite , que ce lâche et odieux mot, le désintéressement et la no- blesse d'ame étant drs qualités que le défunt avait éminemment possédées. La pauvre femme sans rien répondre se tourna de l'au- tre côlé et se mit à pleurer. Chères et pré- cieuses larmes ! elles furent entendues, et coulèrent toutes dans mon cœur ; elles y la- vèrent jusqu'aux dernières traces d'un senti- ment bas et mal-honnctc ; il n'y en est jamais entré depuis ce tcuips-là.

Cette perte causa à maman autant de pré- judice que de douleur. Depuis ce moment ses affaires ne cessèrent d'aï 1er en àccadence . yf /let était un garçon exact et rangé qui maintenait l'ordre dans la maison de sa maîtresse. Oa craignait sa vigilance, et le gaspillage était moindre. Elle-même craignait sa censure et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce n'était pas assez pour elle de son attache- ment, elle voidait conserver son estime ; et elle redoutait le juste reproche qu'il osait quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le Lieu d'autrui autant que le sien. Je pensais

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coiumc lui , je le disais inénie ; mais je n'avais pas le uiëmtt ascendant sur elle, et mes dis- cours n'en imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu d'aptitude que de goût ; je la remplis mal. J'e'tais peu soij^ncux , j'étaisfort timide: tout eu grondant à part moi , je laissais tout aller comme il allait. D'ailleurs j'avais bien obteiui la même confiance, mais non pas la même autorité. Je voyais le désordre, j'en gémis- sais, je m'en plaignais, et je u 'étais pas écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir lo droit d'être raisonnable ; et quand je voulais me, mêler de faire le censeur , maman me donnait de petits soufflets de caresses, m'ap- pelait son petit mentor , et me forçai ta ic- prcndre le rôle qui me convenait.

Le sentiment profond de la détresse ses dépenses peu mesurées devaient nécessaire- ment la jeter tôt ou tard , me fit nue impres- sion d'autant plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de sa maison, je jugeais par moi- même de l'inégalité de la balance entre le doit et Vaioir. Je date de cette époque le penchant à l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce temps-là. Je n'ai jamais été

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foiî'^mcnt prodigue qtve^jar hourasqnes; mais jusqu'alors je ne urétais jamais beaucoup inquie'té si j'avais peu ou beaucoup d'argent. Je counuencal à Taire cette attention et à prendre du souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif très-noble ; car en vcritc je ne songeais qu'a ménager à maman quoi- que ressource dans la catastrophe que je prc'voyais. Je craignais que ses créanciers ne iissent saisir sa pension, qu'elle ne fut tout- à-fait supprimée ; et je m'imaginais, selon mes vues étroites, que mon petit magot lui serait alors d'un grand secours. Mais pour le faire et sur-tout pour le conserver, il fallait me cacher d'elle ; car il n'eût pas convenu, tandis qu'elle était aux expédiens , qu'elle eut su que j'avais de l'argent mignon. J'allais donc clicrehant par-ci par-là de petites caches )e fourrais quelques louis en dépôt , com- ptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu'au moment de le mettre à ses pieds. Mais j'étais si mal-adroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle les éventait toujours ; puis pourm'ap- prendre qu'elle les avait trouvées, elle ôtait l'or que j'y avais mis, et en mettait davan- tage en autres espèces. Je venais tout hoiitenx rapporter à la bourse commune mou petit

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tiësor, et jamais elle ne manquait de l'em- ployer en nippes ou meul)les à mon profit, comme épée d'argent , montre ou autre chose pareille.

Bien convaincu qu'accumuler ne me réus- sirait jamais et serait pour clic une mince ressource, je sentis eniin que je n'en avais point d'antre contre le malheur que je crai- gnais , que de me mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance , quand , ces- sant de pourvoir à la mienne , clic verrait le pain prêt à lui manquer. Malhcureusemeut jetant mes projets du côté de mes goûts, je m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la musique; et sentant naître des idées et des chants dans ma tcte, je crus qu'aussi- tôt que je serais en état d'en tirer parti, j'al- lais devenir un homme célèbre , un Orphée moderne dont les sons devaient attirer tout l'arf^entdu Pérou. Ce dont il s'agissait pour moi , commençant à lire passablement la musique , était d'apprendre la composition. La dilhcuUé était de trouver quelqu'un pour me l'enseigner; car avec mon Hameau seul je n'espérais jins y parvenir par moi-même : et depuis le départ de 3L le. Maître y il n'j

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avait persoiiuc en Savoie qui entendit rien a riiaimoiiie.

Ici l'oii va voir encore nue de ces inconsé- quences dont ma vie est remplie, etqui ur'oût fait si souvent aller contre tnoii but, lors lucme que j'y pensais tendre directement. l'en tare m'avait beaucoup parlé de l'abbé £lanchard son maître de composition , Lomme de mérite et d'un grand talent, qui pour lors était maître de musique de la calbé- diale de Besancon, et qui l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d'aller à Besançon prendre leçon de l'abbé Blanchard , et cette idée me parut si raison- nable , que je parvins à la faire trouver telle à uTaman. La voilà travaillant à mon petit équrpage , et cela avec la profusion qu'elle mettait à toute cbose. Ainsi toujours avec le projet de prévenir une banqueronte et de réparer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipa- tion , je commençai dans le moment même par lui causer une dépense de huit cents francs : j'accélérais sa ruine pour me uittlre en état d'y remédier. (Quelque folle que \v.t cette conduite, l'illusion était eutière de ma part, et mcuic de la sicmie. Nous ctiuus

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persuades rnu et rautrc, mol que je travail- lais ulilcmeut pour elle , elle que je travaillais utilement pour moi.

J'avais coiupté trouver J'enfuie encore à Annecy, et lui deuiander une lettre pour l'abbë Blanchard. Il n'y ('tait plus. II fallut, pour tout renseignement, me contenter d'une messe à quatre parties de sa composition et de sa main , qu'il m'avait laisse'e. Avec cette recommandation , je vais à Besancon passant par Genève, je fus voir mes parens, et par Nion je fus voir mon père qni me /ccut comme à son ordinaire, et se chargea de me faire parvenir mama'lc qui ne venait qu'après moi , parce que j'clais à cheval. J'arrive à Besancon. L'abbé Jilancliard me reçoit bien , me jiromet ses instructions , et m'olTre sss services. Nous étions prêts à com- mencer quand j'apprends par une lettre de mon père que ma malle a été saisie et con- lisquée aux Rousses , bureau de France sur les frontières de vSuissc. Effrayé de cette nou- velle , j'emploie les connaissances que Je m'étais faites à Besancon pour savoir le mo- tif de cette confiscation ; car bien sur de n'avoir point de contrebande , je ne pouvais concevoir sur quel prétexte ou l'avait pu

fonder.

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fonder. Je l'apprends eiiûu : il faut le dire» car c'est un fait curieux.

Je voyais à Cliambéri un vieux Lyonnais J fort boa homme, appelé M. Dut^ivier ^ qui avait travaillé au p^isa sous la régence , et qui, faute d'emploi , était venu travailler au cadastre. Il avait vécu dans le monde ; il avait des talens , quelque savoir , de la dou- ceur, de la politesse , il savait la musique : et comme j'étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à Paris de» correspondances qui lui fournis- saiwit ces petits riens, ces nouveautés éphé- mères qui courent on ne sait pourquoi , qui meurent ou ne sait comment , sans que jamais personne y repense quand on a cesié d'en parier. Comme ;e le menais quelquefois dîner chez maman , il me fesait sa cour eu quelque sorte; et pouï- se rendre agréable , il tâchait de me faire aimer ces fadaisas , pour lesquelles j'eus toujours un tel dégoût , qu'il ne uVest arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Malheureusement un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d'ua habit neuf que j'avais porté deux ou trois î'~'.i pour être en rè^le avec les coinrais. Ce Mémoires, Tome H,

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papiert'tait une parodie janséniste assezplate de la belle scène du Mithridate de Racine. Je n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissce par oubli cians ma poche. Voilà ce qui fit couGsquei mon équipage. Les commis firent à la (cte de l'inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal où, snpposantque cet écrit venait de Genève pour être imprimé et distribué en France, ils s'étendaient en saintes invectives contre les ennemis de Diia et de l'F.glisc , et en eioi';cs de leur pieuse vigi- lance qui avait arrêté l'exécution de ce projet infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes chemises sentaient aussi l'hérésie ; car eu "vertu de ce terrible papier tout fut confis- qué , sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa demandaient tant d'instructions , de renseigriemcns , de certi- ficats , de mémoires , que me perdant mille fois dans ce labyrinthe , je fus contraint de tout abandonucr. J'ai un vrai regret de n'avoir pas conservé le procès-verbal du bu- reau des Rousses : c'était une pièce à figurer arec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit. Cette perte me lit revenir àCbauibéri tout

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de suite sansavoiriien fait avec Vahhé JB /an- chard; et tout bieu pesé , voyaut lemallieujf lue suivre dans toutes mes entreprises , je résolus de m'attacher uniquement à mamau , dccoiuir sa fortune, et de neplusm'inquie'ter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté des trésors , remonta pcu-à-peu ma petite garde-robe ; et zuon malheur , assez grand pour l'un et pour l'autre, fut presque aussi-tôt oublié qu'arrivé.

(^)uoique ce malheur m'eût refroidi sur mes -projets de musique , je ne laissais pas d'étu- dier toujours mot! Rameau; et à force d'ef- forts je parvins cntin à l'entendre et à faire quelques petits essais de composition dont le sucées m'encouragea. Le comte de BcUe- gaide ^ fils du raarquiiS à.'' A ntremont ^ était revenu de Dresde après la mort du roi yln- g^nste. Il avait vécu long-temps h Paris , il aimait extrêmement la musique et avait pris en passion celle de Punncan. Son frère le comte de Naiigis jouait du violon , INÏme. la comtesse de la Tour leur sœur chantait un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique à la mode , et l'on établit une manière decon- ccrtpublic, dout ou voulut d'abord me don-

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ner la direction ; mais ou s'aperçut bientôt qu'elle passait mes forces , et l'on s'arrangea autrement. Je ne laissais pas d'y donner quel- ques petits morceaux de ma façon, et entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'était pas une pièce bien faite , mais elle était pleine de chants nouveaux et de choses d'eSet , que l'on n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne purent croire que lisant si mal la musique, je fusse en état d'eu composer de passable , et ils ne dovitèrcnt pas que je ne me fusse fait honneur du travail d'aufrui. Pour vérifier la chose , un matin M. de JVangis vint me trouver avec une cantate de Clerambault (\\x"\\ avait transpose'e, disait-il , pour la commodité de la voix , et à laquelle il fallait faire une autre basse, la transposi- tion rendant celle de dermnbault imprati- cable sur linstrumcnt ; je répondis que c'était un travail considérable et qui ne pouvait être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais une défaite et me pressa de lui faire au moins la basse d'un récitatif. Je ^ lis donc, mal sans doute, parce qu'en toute chose il me faut, pour bien faire , me» aises et la liberté; mais je la fis du moins dans les règles, et comme il était présent il ne put douter que je ne

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susse les élemensdela composition. Ainsi je ne perdis pas ines ecolicrcs , mais je me refroidis un peusur la musique, voyant qu'où fesait uu concert et que l'on s'y passait de moi.

Ce fut à-peu-près dans ce temps-là que , la paix étant faite , l'armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent voir maman, entreautres M. le comte de Laut?ec y colonel du réglaient d'Orléans , depuis plé- nipotentiaire à Genève, et enfin maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui dit , il parut s'intéresser beaucoup à moi , et me promit beaucoup de choses , dont il ne s'est souvenu que la dernière année de sa vie , lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de Sennecterre , dont le père était alors ambassadeur à Turin , passa dans le même temps à Chambéri. Il diua chez Mjue. de Menthon ; j'y dtnaisaussi ce jour-là. Après le dîné il fut question de uuïsique ; il la savait très-bien. L'opéra de Jephlé étai» alors dans sa nouveauté ; il en parla , on le fit apporter. Il me fit frémir en me propo- sant d'exécuter à nous deux cet opéra , et tout en ouvrant le livre il tomba sur ce morceau célèbre à deux chœurs :

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La terre , l'enfer , le ciel même , Tout tremble lievant le Seigneur.

II me dit : Combien voulez-vous faire de parties ? je ferai pour ma part ces six-là. Je n'étais pas encore accoutume' à cette pe'tu- lance française ; et quoique jeusse quelque- fois annonce' des partitions , je ne comprenais pas comment le même homme pouvait faire en même-temps six parties ni même deux. Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi légèrement d'une partie à l'autre , et d'avoir l'œil à-la-fois sur toute une partition. A la manière dotit je me tirai de cette entreprise , M. d& Sennectcre dut être tente' de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut peut-être pour vériHer co doute j qu'il me proposa de noter uucdiansou qu'il voulait donnera Mlle, de J/é-// ///on. Je ne pouvais m'en défendre. Il chanta la clian- son ; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite , et trouva , comme il était vrai , qu'elle était très-correctement no- tée. Il avait vumon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C'était pourtant lane chose très-simple. Au fond je savais fort bien la musique , je ne manquais que de cctt»

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vivacité du premier coup-d'œil que Je n'eus jamais sur rien , et qui ue s'acquiert ea mu- sique que par une pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à l'honnête soin qu'il prit d'elfacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite honte que j'avais eue ; et douze ou quinze ans après me rencon- trant avec lui dans diverses maisons de Paris , je fus tente plusieurs fois de lui rappelT cette anecdote , et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il avait perdu le» yeux depuis ce temi)s-là. Je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l'usaga qu'il en avait su faire , et je me tus.

Je touche au moment qui com-nence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là , prolongées jusqu'à celui-ci , me sont devenues bien pré- cieuses. Elles m'ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité ceux qui se di- saient mes auiis l'étaient et m'aimaient pour moi , par pure bienveillance , non par la vanité d'avoir des liaisons avec un homme cqnnu , ou par le désir secret de trouver ainsi plu5 d'occasions de lui nuire. C'est d'ici quo je date ma première connaissance avec mon vieux ami GavJJccouri qui m'est toujours

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LES COl^FESSIONî?.

resté , n!alj»té les cflbits qu'on a faits ponrmo l'ôter. Toujours reste ! non. Hélas je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'éa cessant de vivre , et notre aiuilié n'a fini qu'avec lui. M. de Gaiijfccourt était un des hoiuuics les plus aimables qui aient existé. Il était impossible de le voir sans l'aimer, et de vivre avec lui sans s'y attacher tout-â- fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante , qui eiit plus de sérénité , qui marquât plus de sentiment et d'esprit , qui inspirât plus dje confiance." Quelque réservé qu'on pût être , on ne pou- vait dès la première vue se défendre d'êtra aussi familier avec lui que si on l'eût connu depuis vingt ans : et moi qui avais tant do peine d'être à mon aise avec les nouveaux visages , j'y fus avec lui du premier iiMjment. Son ton , son accent , sou propos accompa- gnaient parfcTitemcnt sa physionomie. Le sou dosa voix était net, plein , bien timbré; un© belle voix de basse , étoflée et mordante , qui remplissait l'oreille , et sonnait au cœur. Il est ■impossible d'avoir une gaieté plus égale et plus douce , des grâces plus vraies et plus simples , des talcns plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez « cela un cœur

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aimant , mais aimant un peu trop tout le monde , un caractère officieux avec peu de choix , servant ses amis avec zèle , ou plutôt se fesant l'ami des gens qu'il pouvait servir , et sachant faire très-adroitemcut ses propres affaires en fesant très-chaudement celles d'au- trui. Gauffecourt e'tait tils d'un simple hor- loger et avait e'té horloger lui-même : mais sa figure et son me'rite l'appelaient dans une autre sphère il ne tarda pas d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure , rési- dent de France à Genève, qui le prit en amitié. II lui procura à Paris d'autres connaissances qui lui furent utiles , et par lesquelles il par- vint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valait vingt mille livres de rente. Sa fortune , assez belle, se borna du côte des Lonunes ,mais du côte des femmes la presse y était ; il eut à choisir , et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus rare , et de plus hono- rable pour lui , fut qu'ayant des liaisons dans tous les états, il fut par-toulchéri , recherché de tout le monde, sans jamais être envié ni haï de personne ; et je crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heu- reux honame! Il venait tous les ans aux bains d'Aix se raseeuibic la bonne corapaguic

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des pays voisins. Lie avec toute la noblesse de Savoie , il venait d'Aixà Chauibe'ii voir le comte de Bellegarde et sou père le uiarquis ^^ Antrcmont , chez qui luamau fit et ine fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance qui semblait devoir n'aboutir à rien , et fut nombre d'années interrompue , se renouvela dans l'occasion que je dirai , et devint un véri- table attachement. C'est assez pour m'autoriscr à parler d'un ami avec qui j'ai été si étroite- ment lié : mais quand je ne prendrais aucun intérêt persounel à sa mémoire , c'était un liomme si aimable , et si heureusement , que pour l'honneur de l'espèce humaine je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses dé- fauts , ainsi que les autres , cojnme on pourra voir ci-après ; mais s'il ne les eût pas eus, peut-c'lro ciit-il été nu)ins aimable. Pour le rendre intéressant autant (ju'il pouvait l'être , il fallait qu'on eût quelque chose à lui par- donner.

Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel qui meurt si dilhcilcuient dans le cœur de Ihomme. jNI. de Coiiz'c , gouliihomuic savoyard , ulors jcuuc et aima-

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ble, evit la fantaisie d'apprendre la musique, ou plutôt de faire coiuiaissaiiee avec celui qui l'enseignait. Avec de l'cspiit, et du goût pour les belles conuaissances , ]M. de Conziê avait une douceur de cavactlne qui le rendait très-liant, et je l'étais beaucoup uioi-aiêuie pour les gens en qui je la trouvais. La liaisou fut bientôt faite. Le germe de littérature et de philosophie qui coinnicnrait à fermenter dans uia tcle, et qui n'attendait qu'un peu de culture et d'émulation pour se développer tout-à-fait, les trouvait en lui. M. de Conziê avait peu de diàposition pour la musique ; ce fut un bien pour moi : les heures des leçons se passaient à toute autre chose qu'à solder. Nous déjeûnions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés , et pas uu. mot de musique. La correspondance de l'oUaire avec le prince royal de Prusse, iesait du bruit alors ; nous nous cntreteuiou« souvent de ces deux hommes célèbres, dont l'un depuis peu sur le trône s'annonçait dcjj, tel qu'il devait dans peu se montrer , et dont l'autre , aussi décrié qu'il est admiré main- tenant, nous fcsait plaindre sincèrement le malheur qui semblait le poursuivre , et qu'où voit si souvent être l'apanage des grands

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talens. Le prince de Prusse avait été pen Heureux dons sa jeunesse , et P'oltaire semblait fait pour ne l'être jamais. L'intérêt ^ que nous prenions à l'un et à l'autre s'é- ^ tendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce qu'écrivait P'oltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance , et de tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur dont j'étais encljanté. (Quelque temps après parurent s.s lettres philosophi- ques ; quoiqu'elles ne soient assurément pas sou meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'étude, et ce goût uaissaul ne s'éteignit plus depuis ce temps-là.

Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon. Il me restait encore une humour un peu volage, un désir d'aller et venir qui s'était plutôt borné qu'éteint, et que nourrissait le train de la maison de Mme. de /farciis , trop bruyant pourmon iuuneur solitaire, ("e tas d'ijiconnus qui lui affluaient journellement lie toutes parts, et la persuasion j'étais que ces gens-là ne cherchaient qu'à la duper chacun h sa manière, me fesaieut un vrai tourment de mon habitation. Depuis ^u'ayaut succédé à Claude Anet dans la

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confidence de sa maîtresse je suivais de plus près l'état de ses affaires , j'y voyais uu progrès en mal dont j'étais effrayé. J'avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré , et toujours inutilement. Je m'étais jeté à ses pieds , je lui avais fortement représenté la catastrophe qui la menaçait, je l'avais vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi, à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses créanciers, de s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et à la misère. Sensihle à la sincérité de mon zèle elle s'at- tendrissait avec moi, et me promettait les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il ? à l'iustant tout était oublié. Après mille épreuves de l'inutilité de mes remon- trances, que me rcstait-il à faire que de détourner les yeux du mal que je ne pouvais prévenir ? Je m'éloignais de la maison dont je ne pouvais garder la porte ; je fesais de petits voyages à Nion , à Genève, à Lyon, qui lu'étourdissant sur ma peine secrète, eu augmentaient en même -temps le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j'en aurais souffert tous les retranchemens avec joie, si mamau eût vraimeut profité de cette épargne;

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mais certain que ce que ;e me refusais passait à des fripons, j'abusais de sa facilité pour partager avec cuv ; et comme le chien qui revien t de la houclicric , j 'emportais mon lopin du morceau que je n'avais pu sauver.

Les pre'tcxles ne uie manquaient pas pour tous CCS voyages, et maman seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait par-tout de liaisons, de négociations, d'allaircs, de com- missions à donner à quelqu'un de sûr. Elle ne demandait qu'à m'cnvoyer , je ne deman- dais qu'à aller ; cola ne pouvait manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques bonnes coniiaisïances qui m'ont été dans la suite agréables ou utiles; entr'autres à Lyon celle de M. Perrichoii , que je me reproche de n'avoir pas assez cultivé , vu les bontés qu'il a eues pour moi ; celle du bon Parisotàoxi\i je parlerai dans son temps ; à Grenoble celles de ^ln\ç. Dey liens' ti de Mme. la présidente de Bardoiimiche ^ femme de beaucoup d'es- prit, et qui m'eût pris en amitié si j'avais été à portée de la voir plus souvent ; à Genève celle de M. de la Closure résident de France, qui me parlait souvent de ma mers dont , malgré la mort et le temps, sou coeur n'avait

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jju se deprendre ; celle des deux Barillot, dont le père, qui m'appelait son petit-fils, cîait d'une société' tiès-aimable , et l'un de^ plus dit^nes liotnmes que j'aie jamais connus. Durant les troubles de la republique , ces deux citoyens se jetèrent dans les deux partis contraires ; le fils dans celui de la bour- geoisie, le père dans celui des niaj^islrats , et lorsqu'on prit les armes en ijSy, je vis, étant à Genève, le père et le fils sortir armés de la même mafisou , l'un pour monter à Thôtel-dc-villc , l'autre pour se rendre à sou quartier , surs de se trouver deux heures après l'un vis-à-vis de l'autre, exposés à s'entr'c'gorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre civile, et de ne soutenir jamais au-dcdans la liberté par les ~ armes , ai de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais dans mes droits de ci- toyen. Je me rends le témoignage d'avoir tenu ce serment dans une occasion délicate ; et l'on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.

Mais je n'en étais pas encore à cette pre- mière feimcntation de patriotismeque Genève eu armes excita dans uioa eœur. Ou jugera

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combien j eu étais loin par un fait tiès-grave a ma charge, que ;'al oublie' Je mettre à sa place et qui ue doit jias f'trc om s.

Mon oncle Bernard était depuis quelques atmées passé dans la Caroline pour y faire bâtir la ville de Cliarlcs!to\vn dont il avait donné le plan. 11 y mourut peu aprcs ; mon. pauvre cousin était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en mème-tcmps. Ces pertes récliaulfcrent un pou son amitié pour le plus proche parent qui lui restât et qui était moi. Quand j'allais à Genève, je logeais chez elle, et je m'amusais à fureter et feuil- leter les livres et papiers que mon oncle avait laissés. J'y trouvai beaucoup de pièces curieuses et des lettres dont assurément ou ne se douterait pas. Ma tante, qui fesait peu de cas de ces papera.'îses , m'eût laissé tout emporter si j'avais voulu. Je me contentai de deu\ ou trois livres commentés de la main de mon grand-pcrc Bernard le mi- nistre , et entr'autrcs les œuvres posthumes de Rohault in-quarto , dont les marges étaient pleines d'excellentes scolies qui me Ijrent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de Mme. de Tf'arcns \ )'ai

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toujours été fâché de ne l'avoir pas gardé,' A ces livres Je joignis cinq ou six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux Micheli Ducret , homme d'un grand talent , savant éclairé , mais trop remuant , traité bien cruellement par les magistrats de Genève, et mort dernièrement dans la forteresse d'Arberg il était en- fermé depuis longues années , pour avoir , disait- ou, trempé dans la conspiration de Berne.

Ce mémoire était une critique assez judi- cieuse de ce grand et ridicule plan de fortifi- cation qu'on a exécuté en partie h Genève, a la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret qu'avait le Conseil dans l'exécution de cette magnifique entre- prise. M. Micheli , ayant été exclu* de la chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan , avait cru , commemembre des Deux- cents, et même comme citoyen, pouvoir ea dire sou avis plus au long ; et c'était ce qu'il avait fait par ce mémoire qu'il eut l'impru- dence de faire imprimer, mais non pas pu- blier ; car il n'en fît tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait aux Deux-cents, ctc[ui furent tous iutcrcepUcs à la poste par

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ordre du petit Conseil. Je trouvai ce me'inoire parmi les papiers de mon oncle, avec la ré- ponse qu'il avait été chargé d'y faire , et j'em- portai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu après ma sortie du cadastre, et j'étais demeuré eu quelque liaison avec l'avocat CocceUi qui en était le chef. Quelque temps après , le directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un enfant , et me donna ma- dame ('occelli pour counutro. Les houjicurs me tournaient la létc ; et, fier d'appartenir de si près à M. l'avocat , je tâchais de faire l'important pour me montrer digne de cette gloire.

Dans cette idée , je crus ne pouvoir ricu faire de mieux que de lui faire voir mon mé- moire imprimé de M. MichcU , qui réelle- ment était une pièce rare, pour lui prouver que j'appartenais à des notables de Genève qui savaient les secrets de l'Etit. Cependant, par nue demi-réserve dont j'aurais piine à rendre raison , je ne lui inontrai point la ré- ponse de mon oncle à ce mémoire, peut - être parce qu'elle était manuscrite, et qu'il ne fallait à M. l'avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l'écrit que j'eus la bêtise de lui coniier, que je ne pus

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jamais le ravoir ni le revoir , et que , bien convaincu de l'iniUilite' de mes cB'orts , je me fis un mérite de la chose et transformai ce vol en pre'scnt. Je ne doute pas un moment qu'il n'ait hien fait valoir à la cour de Turiu cette pièce , plus curieuse cependant qu'utile , et qu'il n'ait eu grand soin de se faire rem- bourser, de manière ou d'autre, de l'argent qu'il lui en avait coûter pour l'acque'rir. Hcureusenient, de tous les futurs contingens, un des moins probables est qu'un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais , comme il n'y a point d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours h reprocher à ma sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi.

Je passai deux ou tro^s ans de cette façon entre la musique, les magistères , les projets, les voyages , flottant incessamment d'une chose à l'autre , cherchant à me fixer sans savoir à quoi , mais entraîné pourtant par degrés vers l'étude , voyant des gv.ns de lettres, entendant parler de littérature , me mêlant quelquefois d'en parler moi-même, et pre- nant plutôt le jargon des livres que la con- naissance de leur contenu. Dans mes voj"a- gcsdcGeiicve, j'allais de temps eu temps voit

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en passant mon ancien bon ami M. Simon , qui fomentait beaucoup mon émulation nais- sante par des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres, tirées de Baillât on de Colomics. Je voyais aussi beaucoup à Charabéri un jacobin professeur de physique, bon homtue de moine dont j'ai oublié lo nom, et qui fcsait souvent de petites expé- riences qui m'amusaient extrêmement. Je voulus, à son exemple, faire de l'encre de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli tinc bouteille plus qu'à demi de chaux vive , d'orpiment et d'eau , je la bouchai bien. L'ef- fervescence commença presque à l'instant très-violcmmcnt. Je courus à la bouteille pour la déboucher , mais je n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux ; j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus do si\ semaines , et j'appris ainsi à ne pas me mêler de p'iysique expérimentale sans en sa- voir les élcmens.

Cette aventure m'arriva mal-à-propos pour ma santé qui , depuis quelque temps, s'alté- rait sensiblement. Je ne sais d'où venait qu'é- tant bien conforme [wr le coirre,etne fesant d'excès d'aucune espèce, je déclinais à vu»

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d'oeil. J'ai mic assez bonne quarrure, la poi- trine large, mes poumons doivent y joutr à l'aise; cependant j'avais la courte haleine; )c me sentais oppressé , je souj)irais involon- tairement, j'avais des palpitations, je cra- chais du sang; la fièvre lente survint et je n'en ai jamais e'tc bien quitte. Comment peut- on tomber dans cet état à la fleur de l'âge, sans avoir aucun viscère vicié , sans avoir rien fait pour détruire sa santé ?

L'épée use le fourreau , dit-on quelquefois. "Voilà mon histoire. Mes passions m'ont fait vivre , et mes passions m'ont tué. (^uellrs passions , dira-t-on ? Des riens : les choses du monde lespluspuériles, mais qui m'affectaient comme s'il se fut agi de la possession d'/7é- 77' ne on du trône de lunivers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon cœur ne le fut jamais. JjCS besoins de l'amour inc dévoraient au sein de la jouissance. J'avais une tendre vacrc , une amie chérie, mais il me fallait une maî- tresse. Je me la figurais à sa place ; je me la créais de mille façons pour me donner le changea moi-même. Si j'avais cru tenir ma- man dans mes l)ias quand je l'y tenais , mes «ireintcs n'auraient pas été moins vive».

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mais tous mes désirs se seraient c'tciuts; j'au- rais sanglotié de tendresse , mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'hoirk- mc ? Ah ! si jamais une seule fois eu ma vie j'avais goûté dans leur ple'uitnde toutes les dc'lices de l'amour, je n'imagine pas que ma frêle existence y eût pu suUire ; je serais mort sur le fait.

J'étais donc brûlant d'amour sans objet, et c'est peut-être ainsi qu'il (-puise le plus. J'e'tais inquiet, tourmente du mauvais ctat des affaires de ma pauvre maman, et de soa imprudente conduite qui ne pouvait man- quer d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle jnjagination , qui va toujours au- devant des malLeurs , me montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcement se'parc par la misère , de celle à qui j'avais consacre ma vie , et sans qui je n'en pouvais jouir. Yoilk comment j'avais toujours l'ainè agitc'c. Les désirs etles craiutesme dévoraient alternativement.

La mu.sique était pour moi une autre pas- sion moins fougueuse, mais non moins consu- mante par l'ardeur avec laquelle je m'y li- vrais , par l'clude opiniâtre des obscurs livres

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de Rameau , par mou iavinciblc obstination àvoviloircii charger ma mémoire qui s'y re- fusait toujours, par mes courses continuelles , par les compilations immenses que j'entassais, passant très-souvent à copier les nuits en- tières. Et pourquoi m'arréter aux choses per- luauentes , tandis que toutes les folies qui passaient dans mou inconstante tête, les goûts fugitifs duu seul jour, nu voyage, un con- cert, un soupe, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui était le moins d'i monde prémédite dans mes plaisirs ou dans mes afl'aires, devenait pour luoi tout autant de passions violentes qui , daris leur impétuosité ridicule , me donnaient le plus vrai tourment. La lecture des mal- heurs imaginaires de Cléveland , faite avec fureur et souvent interrompue , m'a fait faire , je crois , plus de mauvais sang que les miens. Il y avait un Genevois nommé ls\. Bagiic- ret , lequel avait été employé sous Pierre le grand\ la cour de Ilussic ; un des plus vi- lains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui , qui fcsait tomber les mil- lions comme la pluie , et à qui les zéro ne ceûtaient ricu. Cet liotume, étant venu à

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Cliambéri pour quelque procès au sénat ," s'tmpara de maman comme de raison ; et pour ses tre'sors de zéro qu'il lui prodiguait gf'iiéieuscnient lui tirait ses pauvres ccus P ècc à pièce. Je ne Taïuiais point , il ie voyait ; avec moi cela n'est pas difficile : il n'y avait sorte de bassesse qu'il n'cmplovàt pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les échecs qu'il jouait un peu. J'cssajai presque malgré moi , et après avoir tant bien que mal appris la marche , mou progrès fut si rapide, qu'avant la tin de la première séance , je lui donnai la tour qu'il m'avait donnée eu commençant. 11 ne m'en fallut pas davantage : me voilà forcrnc des échecs. J'achète un échiquier : j'achète le calabrois ; je uiVii ferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à vouloir ap- prendre par cœur toutes les parties , à les fourrer dans ma tête bon gré malgré, à jouer seul sans relâche et sans tin. j\près deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts inima- ginables, je vais au café , miaigre , jaune, et presque hébété. Je m'essaye^ je rejoue avec M. Bagiierct : il me bat une fois , deux fois , vingt fois ; tant de combinaisons s'étaient brouillées dans ma lêtc; et mou imagination

s'était

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s'était si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec Ite livre de Philidor ou celui de Stamnia j'ai voulu m'exercer à étudier des parties , la même chose m'est arrivée ; et après m'étrc épuisé de fatigue , je me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste , que j'aie abandonné les échecs , ou qu'ea jouant je me sois remis eu haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette pre- mière séance, et je me suis toujours retrouvé au même point j'étais en la finissant. Jo m'exercerais des milliers de siècles, que finirais par pouvoir donner la tour à Jia- giieretf et rien de plus. Voilà du temps bien employé , direz-vous ! Et je n'y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier es- sai que quand je n'eus plus la force de con- tinuer. Quand j'allai me montrer sortant de ma chambre , j'avais l'air d'un déterré , et suivant le même train je n'aurais pas resté déterré long-temps. On. conviendra qu'il est difficile , et sur-tout dans l'ardeur de la jcu- Kiesse, qu'une pareille tête laisse toujours le corps en santé.

L'altération de la mienne agit sur mou Lunicur, et tempéra l'ardeur de mes fantai-

Aidmolns, Tome 11. . F

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sles. Me sentant afTaiblir , je devius plus tranquille et perdis iiu peu la fureur des voyages. Plus sédentaire , je fus pris , non de l'ennui , mais de la mélancolie ; les vapeurs succédèrent aux passions ; ma langueur de- vint tristesse ; je pleurais et soupirais à pro- pos de rien ; je sentais la vie méchapper sans l'avoir goûtée ; je gémissais sur l'état je laissais ma pauvre maman , sur celui je la voyais prête à tomber ; je puis dire que la quitter et la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je tombai tout-à-l'ait malade. Elle me soigna connue jamais mère n'a soigné son enfant , et cela lui lii du bieu ^ elle-même, en fesant diversion anx})ro)cts, et tenant écartés les projeteurs. (Quelle douce inort,si alors elle fut venue ! Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en avais peu senti les malheurs. Mon amc paisible pouvait par- tir sans le sentiment cruel de l'iujustice des hommes , qui empoisonne la vie et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la meilleure moitié de uioi-mcme ; c'était à peine mourir. Sans les inquiétudes que j'avais sur son sort , je serais mort comme j'aurais pu m'endormir; et ces inquiétudes même avaient un objet aflectueux et teudre qui «n

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tempérait l'amer tume. Je lui disais : "Vous Toilà dépositaire de tout mon être; faites eu eu sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois fois , quand j'étais le plus mal , il ni'airiva de me lever dans la nuit et de me traîner à sa chambre pour lui donner sur sa conduite des conseils, j'ose dire pleins de justesse et de sens, mais oi^i l'inte'rèt que je prenais à sou sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étaient ma nourri- ture et mon remède , je me fortifiais de ceux que je versais auprès d'elle, avec elle , assis sur son lit , et tenant ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes , et je m'en retournais en meilleur état que je n'étais veuu ; content et calme dans les promesses qu'elle m'avait faites , dans les espérances qu'elle m'avait donne'es , je m'endormais là-dessus avec. la paix du cœur et la résignation à la Provi- dence. Plaise à DiKO qu'après tant de sujets de haïr la vie , après tant d'orages qui ont agité la mienne, et qui ne m'en font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer jîie soit aussi peu cruelle qu'elle me l'ciitcté dans ce moment-là !

A force de soins ^ de vigilance, etd'ia-

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96 LES CONFESSIONS.

croyables peines , elle me sauva ; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi à la médecine des médecins : mais j'en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dout notre bonheur dépend, se font toujours beaucoup mieux que tontes les autres. S'il y a dans la vie un sentiment délicieux j c'est celui que nous éprouvâmes d'être rendus l'un à l'autre. Notre attache- ment mutuel n'en augmenta pas , cela n'était pas possible ; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout-à-fait son oeuvre, tout-à-fait son enfant, et plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous commencàmes- sans y sonj^er, à ne plus nous sépare?, l'uu de l'autre , à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun : et sentant que réciproquement nous nous étions non-seu- lement nécessaires , mais suffisans , nous nous accoutumâmes à ne plus pensera riea d'étranger à nous , à borner absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette possession mutuelle et peut-être unique parmi les humains , qui n'était point , comme je l'ai dit , celle de l'amour , mais une possession plus essentielle qui, sans tenir aux sens, au'

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sexe , à l'âge , à la figure , tenait h tout ce par quoi l'on est soi , et qu'où ne peut perdre qu'eu cessant d'être.

A. quoi tint-il que cette précieuse cri^c n'a- menât le bonheur du reste de ses jours et des miens ? Ce ne fut pas à moi, je m'en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non. plus à elle , du moins à sa volonté. Il était ccrit que bientôt l'invincible naturel repren- drait son empire ; mais ce fatal retour ne se fit pas tout d'un coup. Il y eut, grâces au ciel , un intervalle; court et précieux inter- valle ! qui n'a pas fini par ma faute , et dont je ne me reprocherai pas d'avoir ma! profite. Quoique guéri de ma grande maladie , je n'avais pas re|)ris ma vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre durait toujours et me tenait en langueur. Je n'avais plus de goût à rien qu'à finir mes jours près de celle qui m'était chère , à la maintenir dans SCS bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse , à rendre la sienne telle autant qu'il dépendait de moi : mais je voyais , je sentais même que , dans xtne maison sombre et triste, la continuelle solitude du tête - Ule deviendrait à la fia triste aussi. Le re-

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9^ LES CONFESSIONS.

jncde à ce! a se présenta comme de lui-incitie: Maman m'avait oidonu'J le lait , et voulait que j'allasse le preiîdie à la campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vînt avec moi. Il n'en fallut pas davantage pour la de'ter- mlner ; il ne s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas propre- ment î; la campagne, entouié de maisons et d'autres jardins; il n'avait point les attraits •l'une retraite champêtre. D'ailleurs , après la mort d'^'z/f/, nous avions quitte ce jardin pour raison d'économie, n'ayant plus à coeur d'y tenir des plantes ^ et d'autres vues nous fesant peu regretter ce réduit.

Pro6fant maintenant du dégoiit que je lui trouvai pour la ville , je lui proposai de l'a- bandonner tout-à-fait , et de nous établir dans •une solitude agréable , dans quelque petite maison assez éloigiuk'^ pour dérouter les im- portuns. Elle l'eût fait, et ce parti que sou bon ange'et le mien me suggéraient , nouseùt vrais; mblabîemcnt assure des jours heureux et tranquilles, jusqu'au moment la mort devait nous séparer : mais cet état n'était pas celui nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les peines de l'indigence et du nial-étrc, après avoir passe savicdausTabou-

LIVRET. 99

danec , pour la lui faire quitter avec moins de regret ; et moi, par un assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour en exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice , ose , fort de sa seule innocence , dire ouvertement la vérité aux hommes sans s'étaycr par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protégar.

Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine maison , de peur de fâche*- le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mou goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison, je risque de perdre mon pain ; et quand nous n'eu aurons plus dans les bois , il en faudra bien retourner chercber à la ville. Pour avoir moins besoia d'y venir , ne la quittons pas tout-à-fait. Payons cette petite pension aucomtcdc * * * *^ pour qu'il me laisse la mienne. Cberchons quelque réduit as-^ez loin delà ville pour vivre en paix , et assez près pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherche , nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de INÎ. de Conzn'h la porte de.CUiambéri , mais rct:rf-e et solitaire comme si l'on c'iait à cent licuce.

ïoo LES CONFESSIONS.

Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud , au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparscs , fort aj^réables pour quicon- que aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois dccesmai- sous , nous choisîmes enfin la plus jolie, ap- partenant à un gcntillionmie qui était au service, ajjpelé ÏNL Aolref. La maison était très-logeable. Au-devant un jardin en ter- rasse, une vigne an-dessns , un verger au- dessous , vis-à-vis un petit bois de cliâtai- gnicrs, une fontaine h portée ; plus hant , dans la montagne , des prés pour IVntrcticii du bétail ; ciiiin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que nousjr voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates , nous en prîmes possession vers la fin de l'été de 1736. J'étais transporté lo prcmicrjourquenousy couchâmes. O maman! dis-je à cette chère ainie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie •, ce séjour est celui du bonheur et de l'inuo- ccnce. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chcrclur nulle part.

l'^iu du LÏ/iijuicme Livre,

L I V R E V I. lor

LIVRE SIXIÈME.

Hoc erat in votis ,• modus agri non ita

magniis , Uortus iihi , et tecto vicinus aqnœ /uns y Et paululani sih'ce super his foret.

»/ E ne puis pas ajouter : auctihs atque. Di melihs fecére y mais n'importe , il ne jn'en fallait pas même la propiiétc ; c'était assez pour moi de la jouissance : et il y a long-tenis que j'ai dit et senti que le pro- priétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très-différentes, même en laissant à part les maris et les amans.

Ici commence le court bonheur de ma TÎe : ici viennent les paisibles mais rapides momens qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Momens précieux et si regretés ah ! recommencez pour moi votre aimable «ours ; coulez plus lentement dans mon souvenir , s'il est possible , que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succes- sion. Comment ferai-je pourprolonj^er àmoa gré ce récit si touchant et si simple , pour

îoa LES CONFESSIONS,

redire toujours les mêmes choses et n'en- nuyer pas plus mes lecteurs eu les répétant , tjue je ne m'enuuyais moi-niéine en les re- commençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions , en paroles , je pourrais le décrire et le rendre , en quelque façon : mais comment dire ce qui n'était ni dit ni fait, ni pensé même, mais , goûté, mais senti , sans que je puisse énoncer d'autro objet de mon bonheur que ce sen-timent même. Je me levais avec le soleil et j'étais heureux ; je me promenais et j'étais heureux ; je voyais maman et j'étais heureu-x , je la quittais et j'étais heureux ; je parcourais les bois , les coteaux, j'errais dans les vallons , je lisais , j'étais oisif, je travaillais au jardin , je cueillais les fruits , j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait par-tout ; il n'était dans aucune chose assignable, il était tout eu moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.

Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie , rien de ce que j'ai fait, dit, et pensé tout le tcms qu'elle a duré, n'est échappé de ma mémoire. Les tems qui précèdent et qui me suivent me reviennent par iulcrvalles. Je me les rappelle inégale-

LIVRE VI. io3

meut et confusément ; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination qui , dans ma jeunesse , allait toujours en avant et maintenant rétro- grade , compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rieu dans l'avenir qui me tente ; les seuls retours du passé peuvent me flatter : et CCS retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je parle , me font souvent vivre heu- reux malgré mes malheurs.

Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes , maman était en chaise à porteurs , et je la suivais à pied. Le chemin monte , elle était assez pesante ; et craignant de trop fatiguer ses porteurs , elle voulut descendre à-peu-près à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit : Voilà de la pcr- Tencbc encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetui sculcmcut en passant un coup-d'œijl

104 LES CONFESSIONS.

sur celle-là : et pics de trente ans se sont pasïies sans que j'aie revu de la pervenche, ou que j'y aie fait atteutiou. Eu 1764 étant à Crcssier avec mon ami !M. du Peyroii , nous ïnontions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. Eu uionlant et regar- dant ]îarnii les buissons, je pousse un tri de joie : Ah ! voilà de la pevienche ! et c'en était en effet. JJii Peyrou s'aperçut du transport , mais il en ignorait la cause ; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le Itcteur peut juger, par l'im- pres.-ion d'un .si petit objet , de celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.

Opcndanl l'air de la campagne ne me rendit point ma première santé. J'étais lan- guissant ; je le devins davantage. Je ne j)us supporter le lait, il fallut le quitter. C'était aloi> Va mode de l'eau pour tout remède ; je me mis à l'eau, et si peu discrètement, qu'elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins eu me levant j'allais à la fontaine avec un grand gobelet, et j'eu buvais succcssivcuicut, eu me pr<.-

ïiicnaiil ,

t I V R E V I. io5

Uieuaut , la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout-à-fait le vin à mes repas. L'eau que je buvais était uu peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien , qu'eu moins de deux mois je me détruisis tota- lement l'estomac que j'avais eu très -bon Jusqu'alors. Ne digérant plus, je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-iuème que par ses suites, qui ne (iniront qu'avec moi.

Un malin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en dressant une petite table sur «on pied, je sentis daus tout luon corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ns saurais mieux la comparer qu'à uao espèce de tempête qui s'éleva dans mon sang, et gagna daus l'instant tous mes uiembres. Mes artères se uiirent à battre d'une si grauda force, que non -seulement je sentais leur Lattemcnt, mais que je l'entendais luême, et sur-tout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir, un bour- donnement grave et sourd , un muruuire plus clair comme d'une eau courante , ua

Mvnioires. l'orne II. G

ic6 LES CONFESSIONS.

sifTI'-iiicnt très-aign, et le battement que je viens de dii'e , et dont je pouvais aisément compter les coups sans uic tàtei- le pouls ni tonclier mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand, qu'il m'ôta la finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit, mon tout-à-fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce temps-là.

On peut juger de ma surprise et de mon efîVoi. Je me crus mort ; je me mis au lit ; le médecin fut appelé ; je lui contai mon. cas en frémissant et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa de même, mais il lit son métier. Il m'eniila de longs raisonnc- mens je ne compris rien du tout ; puis, eu conséquence de sa sublime théorie , il «omnienca l'n aiiiniâ ri/i la cure expéri- mentale qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante, et opérait si peu, que je m'en lassai bientôt ; et au bout de quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire, avec mon battement d'artères et mes bourdonnemens qui , depuis ce temps- , c'est-à-dire, depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une minute.

J "avais été jusqu'alors grand dormeur. La

LIVRE V X; 107

totale privation du souimcil , qui se joignit à tous ces syujptôuies, et qui les a constam- ment accouipagués jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de j^uérir. Ne povivant prolonger ma vie, je résolus de tirer du pei* qu'il m'en restait tout le parti qu'il était possible ; et cela se pouvait par une sin- gulière faveur de la nature qui, dans un e'tat si funeste , m'exemptait des douleurs qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit, mais je n'en souffrais pas : il n'était accompagné d'aucune autre incom- modité habituelle que de l'insomnie durant les nuits , et en tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'à l'astlime, et ne se lésait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement.

Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions ; et j'en bénis le ciel chaque jour par l'heureux cUct qu'il produisit sur mon ame. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme uiurt. ])onnaMl leur véritable prix au\ choïcs que j'allais quitter, je comuiencai de m'occupcr

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io8 LES CONFESSIONS.

de soins plus nobles , comme par anticipation, sur ceux que j'aurais bientôt à remplir, et que j'avais fort négliges jusqu'alors. J'avais souvent travesti la religion à ma mode , mais je n'avais jamais été' tout-à-fait sans religion. 11 m'en coûta moins de revenir à ce sujet si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en fait un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut en cette occasion beaucoup plus utile que tous les théologiens ue ine l'auraient été.

Elle qui mettait toute chose en système, n'avait pas manqué d'y mettre aussi la reli- gion ; et ce s^'stéme était composé d'idées très - disjjarates , les unes très -saines, les autres très -folles, de scntiniens relatifs à son caractère, et de préjugés venus de sou éducation. En général les croyansfont Dilit comme ils sont eux-mc)ncs ; les bons le font bon ; les méchans le font méchant : les dévots haineux et bilieux ne voient que l'enfer, parce qu'Us voudraient damner tout le monde ; les auies aimantes et douces n'y croient guère; et l'un des élonncmcns dont je ue reviens point est de voir le bon Ftiielon en parler dans son Télcmaque, comme s'il y croyait tyut de bou : mais j'espère qu'il mentait

LIVRE VI. 109

alors ; car cnliii , quelque véridiqne qu'on soit, il faut bien mentir qnelqucfoij quand ou est évêque. Maman ne mentait pas avec moi ; et cette arue sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu viiidicatit" et toujours cour- roucé, ne voyait que clémence et miséricorde les dévots ne voient que justice et puni- tion. Elle disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu d'être juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu'il faut pour l'être, ce serait redemander plus qu'il n'a donné. Ce qu'il y avait de bizarre était que, sans croire à l'enfer, elle ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle ne savait que (aire des amcs des médians, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent devenus ; et il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans l'autre, les inéchans sont toujours bien embarrasvans.

Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péclié originel et de la rédemp- tion est détruite par ce système , que la base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut sub- sister. Maman cependant était bonne catho- lique ou prétendait rélrc, et il est siuqù'cll»

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Iio LES C O A" F E S S I O X S.

le prêter) cl ait de très-bonne foi. 11 lui scmlilait qu'on expliquait trop litle'ralcinent et trop durement l'Ecriture. Tout ce qu'on y lit des toiirmens éternels lui paraissait conuiiinaioirs ou figuré. La mort de Ji:siis -(Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine, pour apprendre aux hommes h aimer Dieu et à s'aimer cntr'eux de mcnie. En un mot, fidclle à la religion qu'elle avait em- brassée , elle eu admettait sincèrement toute la profession de foi ; mais quand on venait ù la discussion de chaque article , il se trou- vait qu'elle croyait tout aulroment que l'église , toujours en s'y soumettant. Elle avait là-dessus une simplicité de cœur, une franchise plus éloquente que des ergotcries, et qui souvent embarrassait jusqu'à son con- fesseur; car elle ne lui déguisait ricn..Tesuis bonne catholique, lui disait-elle , je veux toujours l'être-, j'adopte de toutes les puis- sances de mon ame les décisions de la sainto nicrc église. Je ne suis pas uiaitressc de ma foi , mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus ?

(^)uand il u'y aurait point eu de morale chréticuuc, je crois qu'elle l'aurait suivie,

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tant elle s'adaptait bien à son caractère. Elle fc'sait tout ce qui était ordonne ; mais elle l'eut fait de même quand il n'aurait pas été ordonné. Dans les choses indiOéreutes elle aimait à obéir ; et s'il ne lui eut pas été permis, prescrit même de faire gras, elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans que la prudence eut eu besoin d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale était su- bordonnée aux jDriiicipes de M. de Tavcl ^ ou plutôt elle prétendait n'y rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en repos de conscence, et sans même en avoir plus de scrupule que de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas sur ce point plus scrupuleuses ; mais la didérencc est qu'elles .sont séduites parleurs passions, et qu'elle ue l'était que par ses sophismcs. Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les plus édifiantes, clic fut tombée sur ce point saus changer ni d'air ni de ton , sans se croire eu contra- diction avec elle-même. Elle l'eût mémo interrompue au besoin pour le fait, et puis l'eût re|)risc avec la même sérénité qu'aupa- ravant ; tant elle était intimement persuadée çuc tout cela n'élait qu'une maviuic de police

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113 LES CONFESSIONS.

sociale , dont toute personne sensée pouvait faire l'interprétation , l'application , l'ex- ception selon l'esprit de la chose , sans le

moindre risque d'ofi'cnser Dieu. Quoique sur ce point je ue fusse assurément pas de sou avis, j'avoue que je n'osai* le couibattre , honteux du rôle peu galant qu'il ui'eùt fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché d'éta- blir la règle pour les autres , en tâchant de m'en excepter; mais outre que son tempé- rament prévenait assez l'abus de ses principes, je sais qu'elle n'était pas fcnuncà prendre lo change , et que réciauicr l'exception pour moi c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette inconséquence avec les autres,

quoiqu'elle ait eu toujours peu d'cflct dans sa coiuluite , et qu'alors elle n'en eût eu point du tout ; mais j'ai promis d'exposer fidèlement ses principes , et je veux tenir cet engagement : je reviens k moi.

Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir mou nue des terreurs de la mort et de ses suites , je puisais avec sécurité dans cette source de confiance. Je m'attachais à elle plus que je n'avais jamais fait ; j'aurais voulu transporter toute en cllo

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ma vie que je sentais prcieà m'abandonncr. De ce redouhleuieiitd'attaclicuient pour elle, delà persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre , de ma profonde se'curité sur moa sort à venir, résultait un état habituel très- calme , et sensuel même , en ce qu'amortisïant toutes les passions qui portent au loin nos craintes et nos espérances , il me laissait jouir sans inquiétude et sans trouble du peu de jours qui m'étaient laisses. TJnc chose con- tribuait à les rendre plus agréables ; c'était le soin de nourrir sou goût pour la campagne par tous les ainusemens que j'y pouvais rassembler. En lui fesant aimer sou jardin , sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, )0 m'affectionnais moi-même à tout cela; et ces petites occupations qui roiiplissaieiit ma journée sans troubler ma tranquillité , me valurent mieux que le laitet tous les remèdes pour conserver ma pauvre machine , et la rétablir même autant que cela se pouvait.

Les vendanges , la récolte des fruits nous arauscrcnt le reste de cette année , et nous attachèrent de plus en plus à la vie rustique au milieu des bonnes gcus dont nous étions entourés. Nous vîmes arriver l'hiver avec grand rcgr>.t, et nous retournâmes à !a vilU

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connue nous serions allésen exil ; moi sur-tont qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté depuis long- temps mes écolicres, ayant perdu le goût dis amuscmcus et des sociétés de la ville , Je' ne sortais plus , ]c ne voyais plus personne , •sceptc maman et M. Salomôn devenu depuis peu son médecin et le mien , lionnclc homme , hoiniue d'esprit , grand cartésien, qui parlait assez bien du système du mou- de , et dont les eutrelicns agréables et instructifs me valurent mieux que tontes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu sup- poiter ce sot et niais remplissage des con- versations ordinaires ; mais des conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand plai.'^ir , et je ne m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de goût à celles de :M. Saloiiion / il me semblait que j'anlieijiais avec lui sur ces hautes connaissances que mon ame allait acquérir quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour lui s'e'tendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de rechercher les li\res qui pou-

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valent m'aider îi le mieux entendre. Ceux qui mêlaient la dévotion aux sciences , m'e'- taient les plus convenables ; tels étaient particulièrement ceux de l'Oratoire et de Port-royal, Je me mis à les lire ou plutôtà les dévorer. Il m'en tomba dans les mains un du iVcve Lami , intitulé Entretiens sur les sciences. C'était une espèce d'introduction à la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois ; je résolus d'ea faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné peu-à-pcu uialgré mon état, ou plutôt par mon état vers l'étude avec une force irrésis- tible ; et tout en regardant cliaque jour comme le dernier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur qne si j'avais tou- jours vivre. On disait que cela me fesait du mal ; je crois , moi , que cela me fit du bien , et non-seulement à mon ame , mais à uiou corps ; car cette application pour laquelle je me passionnais me devint si délicieuse , que , ne pensant plus à mes maux , j'en étais beaucoup moins afïecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procurait un soulagement réel; mais n'ayant pas de douleurs vives , m'accoutumais à languir, à ne pas doruiir, à penser au-Iieu d'agir , et enfin àregarder U

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dëpcrisseineiit successif et lent de ma inachine comme un progrès iiicvilablc que la mort seule pouvait arrêter.

Non-seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la vie , mais eJb roe de'livra de rimportun' t(!desrcinèdes auxquels on m'avait jusqu'alors soumis malglé moi. Salomon , convaincu que ses drogues ne pou- vaient me sauver ^ u\\n épargna le dcboire , et se contenta d'amuser la douleur de ma pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indiflerentes qui leurrent l'es- poir du malade et maintiennent le crc'dit du médecin. Je quittai l'étroit régime , Je repris l'usage du vin , et tout lo train de vie d'un homme en santé selon la mesure nu's forces , sobre sur toute chose , mais ne uj'abf- tcnantde rien. Je sortis mcuic etrcconuucurai d'aller voir mes connaissances , sur-tout M. de CoTizi'é dont le commerce me plaisait fort. Enfin , soit qu'il me parut beau d'apprendre jusqu'à ma dernière heure , soit qu'un reste d'espoir de vivre se cacbàt au fond de mou cœur, l'aîtenlc de la mort, loin de ralentir mon goût pour l'étude , semblait Tr-nimcr ; et je me pressais d'amasser un peu d'acquis pour l'autre monde , comme si j'avais cru

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v\' avoir que celui que j'aurais emporte. Je pris en afl'ecliou la boutique d'iui libraire appelé Bouchard ^ se rendaient quelques gens-de-lettres ; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir étant proche , je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes , en cas que j'eusse le bonheur d'y retourner.

J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les pre- miers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps était pour moi ressusciter en pa- radis. A peine les neiges commençaient à fondre , que nous quittâmes notre cachot, et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les prémices du rossignol. Dcs-lors je ne crus plus mourir ; et réGllemeut il est singulier que )e n'ai jamais fait de grandes maladies à la campagne. J'y ai beaucoup soufiért , mais je n'y ai jamais été alité. Sou- vent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à l'or- dinaire : quand vous me verrez prêt à mourir , portez-moi à l'ombre d'un chcne 5 je vous promets que j'en reviendrai.

(Quoique faible je repris mes fonctions champêtres , mais d'une manière propor- tionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardiu tout seul j mais

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quaud j'avais donné six coups de béclie ^ j't'tais hors d'haleine, la sueur me ruisselait , je n'en pouvais plus. Quand j'étais baissé, mes batlemcns redoublaient, et le sang nie montait à la tête avec tant de force , qu'il fallait bien vite nie redresser. Contraint de me borner à des soins moins faligans , je pris entre autres celui du colombier , et je m'y afiectionnai si fort , que j'y passais souvent plusieurs heures de suite sans m'ennuvcruu moment. Le pigeon est fort timide et diffi- cile à apprivoiser. Cependant je vins à bout d'inspirer aux miens tant de conhance, qu'ils me suivaient par-tout et se laissaient prendre quaud je voulais. Je ne pouvais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à l'ins- tant deux ou trois sur les bras , sur la tête : et enûn malgré le plaisir que j'y prenais, ce cortège me devint si incommode, que je fus oblige de leur ôter cette familiarité. J'ai tou- jours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux , sur-tout ceux qui sont crain- tifs et sauvages. Il me paraissait chaïuiant de leur inspirer une coiiiiance que je n'ai jamais trompée. Je voulais qu'ils m'aimassent en liberté.

J'ai dit que j'avais apporté des livres, j'ea

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fis usage , ruais d'une manière moins propre à m'instruira qu'à in'accaljlcr. La fausse idéo que j'avais des choses me persuadait que , pour lire un livre avec fruit, il fallait avoir loutes les connaissances qu'il supposait , bica éloigné de penser que souvent l'auteur ne les avait pas lui-iuéuie , et qu'il les puisait dans d'autres livres à mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idée j'étais arrêté à chaque iustant , forcé de courir incessamment d'un livre à l'autre ; et quelquefois avant d'êtreà la dixième pagedecelui que.je voulais étudier , il m'eût fallu épuiser des bibliothè- ques. (Cependant je m'obstinai si bien à cette «xtravagaute méthode , que j'y perdis un temps inlini , et faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une fausse route qui m'égarait dans un labyrinthe immense , et j'en sortis avant d'y être tout-à-fait perdu.

Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences , la première chose qu'on seut en s'y livrant, c'est leur liaison qui fait qu'elles s'at- tirent, s'aident , s'éclaircntmutuellcmcnt , et que l'une ne peut se passer de l'autre. (Quoique Vcsprit humaiune puisse suffire à toutes, et

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qu'il eu faille toujours préférer une comme' la principale , si l'on n'a quelque notion des autres , dans la sienne même on se trouve souvent dans l'oliscurité. Je sentis que ce quo j'avais entrepris était bon et utile en hii-mémc , qu'il n'y avait que la mélhodc à changer. Prenant d'abord l'Eucyclopédic , j'allais la divisant dans ses branches ; je vis qu'il fallait faire tout le contraire ; les jjrendre chacune séparément , et les poursuivre chacune à part jusqu'au point elles' se réunissent. Ainsi je revins à la synthèse ordinaire ; mais j'y îevins en homme qui sait ce qu'il fait. Ld méditation me tenait en cela lieu de connais- sance , et une réflexion très-naturelle aidaif àine bien guider. Soit que je vécusse ou que jcuiourusse , je n'avais point de t.nips à per- dre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans et vouloir tout apprendre, c'est s'engager à bicu mettre 1p temps à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort pouvaient avictcr monxèlc , je voulais à tout événement acquérir des idées de tontes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par raoi-mo ne d;; ce qui méritait lo mieux d'être cultive.

Je trouvai dans rexécutiou de oc plan un.

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autre avantage auquel je u'avais pas pense' ; celui de mettre beaucoup de temps à profit. Il faut que je ue sois pas pour l'ctude ; car une longue application me fatigue a tel ]ioint , qu'il m'est impossible de m'occuper demi-heure de suite avec force du même sujct , sur-tout en suivant les idées d'antrui ; car il m'est arrivé quelquefois de me livrer plus long-temps aux miennes, et même avec assex de succès, (^uaud )'ai suivi durant quelques pages un antcur qu'il faut lire avec a|)plica- tion , mon esprit l'abandonne et se perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise inu- tilement ; les ti)Iouissemens me prennent , je ne vois plus rien. IMais que des sujets difîé- rens se succèdcMit^ même sans interruption, l'un me délasse de l'autre : et sans avoir bes^olu de relâche , je les suis plus aisément. Je mis a profit cette observation dans mon plan d'études , et je les entremêlai tellement, que je m'occupais tout le jour et ne me fatiguais jamais, il est vrai que les soins clunupétres et domestiques fcsaient des diversions utiles ; mais dans ma ferveur croissante , je trouvai bientôt lemoyen d'en ménager encore le tcuips pour l'étude , et de m'occuper à-la-fois do

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deux choses , saus songer que cliacune cm allait moins bien.

Dans tant de menus de'tails qui me charment et dont j'excède souvent mon lecteur, je mets pourtant une discre'tiou dont il ne se douterait guère si je n'avais soin de l'en avertir. Ici , par exemple, je ine rappelle avec délices tous les diETcrcus essais que je fis jîour distribuer inon tenips de façon que j'y trouvasse à-la-fois autant d'agrément et d'u- tilité qu'il était possible ; et je puis dire que ce temps je vivais dans la retraite et tou- jours malade, fut celui de ma vie je fus le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à tâtcr la pente de mon esprit et h jouir dans la plus belle sai- son de l'année , et dans un lieu qu'elle ren- dait enchanté, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de celui d'une société aussi libre que douce , si l'on peut donner le nom de société à une aussi parfaite union , et de celui des belles connaissances que je me proposais d'acquérir ; car c'était pour moi connue si le les avais déjà possédées; ou plu- tôt c'était mieux encore , puisque le plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon, ])ouheur.

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II faut passer sur ces essais qui tous étaient pour uioi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. Encore uu coup , le vrai bonheur ne se décrit pas , il se sent, etse sent d'autant mieux qu'il peut le moins se décrire, parce qu'il ne résulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un état pcrmauent. Je me répète souvent, mais )e me répéterais bien davantage, si je disais la même chose autant de fois qu'elle me vient dans l'esprit, (^uand enlin mon train de vie souvent changé eut pris im cours uniforme Toici à-pcu-près quelle en fut la distribution. Je me levais tous les matins avant le soleil. Je montais par un verger voisin dans un très-jali chemin qui était au-dessus de la vigne et suivait la côte jusqu'à Chambéri. Là, tout en me promenant, je fesais ma prière qui ne consistaitpas en un vain balbutiement de lèvres , mais dans une sincère élévation de cœur à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux. Je n'ai ja- mais aimé à prier dans la chambre , il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses œuvres, tan- dis que mon cœur s'élève à lui. Mes prières

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étaient pures , je puis le dire , et dignes par-là d'être exauce'es. Je ne demandais pour mot et pour celle dont mes vœux ne me sej)a- raient jamais, qu'une vie innocente et tran- quille^ exempte du vice , de la douleur, des pe'nibles besoins , la mort des justes et leur sort dans l'avenir. Du reste , cet acte se pas- sait plus en admiration et eu coiUempiatioii qu'en demandes, et je savais qu'aupris du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont néces- saires est moins de les demander que de les mériter. Je revenais, en me prnintnant, par un assez grand tour , occupé a considérer avec intérêt et volupté les objets cliampétres dont j'éiais environné, les seuls doiît l'œil et le cœur ne se lassent jamais. Je regardais de loiu s'U était jour chez maïunn ; quand je voyais son contrevent ouvert, je tressail- lais de joie et j'accourais. S'il était fermé, j'entrais au jardin en attendant qu'elle tut réveillée , m'amusant à repasser ce que j'avais appris la veille on à jardiner. I,c contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent encoïc à moitié cndurinie j et cet cmbrasscmeut, aussi pur que tendre, tirait

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12j

de son innocence même un charme qni u'tst jamais joint à la volnpté des sens.

Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était le temps de la journée où. nous étions le plus tranquilles , nous cau- sions le plus à notre aise. Ces séances , pour l'ordinaire assez longues , m'ont laissé uu goût vif pour les déjeunes; et je préfère in- finiment l'usage d'Angleterre et de Suisse , le déjeuné est un vrai repas qui rassemble tout le monde , a celui de France chacna déjeune seul dans sa chani!)re , ou le plus souvent ne déjeûne point du tout. Après une heure ou deux de causerie , j'allais à mes livres jusqu'au dîné. Je commençais par quelque livre de philosophie , comme la Lo- gique de Port-royal , l'Essai de Loche , Mallehranche , Leihnilz , Descartes etc. Je m'apcrcns bientôt que tous ces auteurs étaient entr'eux en contradiction presque perpétue! le ; et ;e formai le chimérique projet de les ac- corder , qui me fatigua beaucoup et me lit perdre bien du temps. Je me brouillais la tête, et je n'avançais point. Enfin, renon- çant encore à cette méthode, j'en pris une infiniment meilleure , et à laquelle j'attribue tout le progrès que je puis avoir fait, mal-

326 LES CONFESSIONS.

gré mon défaut de capacité ; car il est certain que j'en eus toujours fort peu pour l'étude. Eu lisant chaque auteur , je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis : commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pou- voir les comparer et choisir. OHe méthode n'est pas sans inconvéniens , je le sais, mais elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au Lout de quelques années passées à ne penser exacteuient que d'après autrui, sans réfléchir, pour ainsi dire, et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d'ac- quis pour me suffire à moi-même et j)enser sans le secours d'autrui. Alors, quand Les voyages et les auaires m'ont ôté les movens de consulter les livres, je me suis amusé ù repasser et comparer ce que j'avais lu , à peser chaque cho.se à la balance de la raison, et à ju^er quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma fa- culté judiciaire , je n'ai pas trouvé qu'elle eiit perdu sa vi^^ucur ; et quand j'ai publié mes propres idées, on ne m'a pas accusé d'ctro un

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disciple servile et de ;urcr in verha magistri. Je passais de-là à la ge'ome'trie élemcu- taire ; car je n'ai jamais e'tc plus loiji , m'obstinaiit à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas , et de recommencer incessam- ment la même marche. Je ne goûtai pas celle d' Euc/ide y qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des idées; je préférai la géométrie du P. iû-/»/ qui dès- lors devint un de mes auteurs favoris , et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L'ulgchre suivait, et ce fut toujours le P. La/ni (\nv: je pris pour guide ; quand je fus plus avancé , je pris la science du calcul du P. lieytiaud , puis son analyse démontrée que je u'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais été assez loin pour bien sentir l'application de l'algèbre à la géométrie. Je n'aimais point cette manière d'opérer sans voir ce qu'on fait ; et il me semblait que résoudre un pro- blème de géométrie par les équations , c'é- tait jouer un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul , que le quarrc d'un binôme était composé du q narré de chacune de ses parties et du double produit de l'une par l'autre , malgré lu justesse

123 LES CONFESSIONS.

de ma multiplication , je n'eu voulus rien croire jusqu'à ce que j'eusse fait la ligure. Ce u'ctait pas que je n'eusso un grand goût pour l'algèbre en n'y considérant que la quantité abstraite ; mais appliquée à l'éten- due, je voulais voir l'opération sur les ligues , autrement je n'y conipreiuiis i)lus rien.

Apres cela venait le latin. C'était mou étude la plus péuible , et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d'abord à la méthode latine de Port-royal , mais sans fruit. Ces vers ostrogots me fesaicnt mal au cœur et ne pouvaien t entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de règles , et en apprenant la dernière , j'oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n'est pas ce qu'il faut à un liommc sans mé- moire; et c'était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité , que je m'obstinais h cctte*étudc II fallut rabandon- lier à la IJn.'vT'entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile à l'aide d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai ])icn. Je m'appliquai à la tra- duction , non par écrit , mais mentale , et ;e m'en tins là. A force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez couramment les

auteurs

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auteurs latins , mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire clans crtle langue ; ce qui m'a sou- vent rais dans l'embarras quand je me suis trouvé , je ne sais comment , enrôlé parmi les gens-dv-h ttres. \i\\ autre inconvénient , conséquent à cette mar)ière d'apprendre , est que je n'ai jamais su la prosodie, encore moins les règles de la versitication. Désirant pourtant de sentir l'iiarmonie de la langue en vers et en prose , j'ai fait Jnen des efforts pour y parvenir*, mais je suis convaincu que sans maître cela est presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les vers qui est l'hexamètre , j'cns la patience de scander presque tout f^'irgile, et d'y mar- quer les pieds et la quantité ; puis quand, j'étais eu doute si une syllabe était longue ou brève , c'était mon i'irgile que j'allais consulter. On sent que cela me ferait faire bien des fautes , à cause des altérations per- mises par les règles de la vcrôilication. Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul , il y aussi de grands ineonvcnicns , et sur-tout vme peine ir)croyablc. Je sais cela mieux que qui que ce soit.

Avant midi je quittais mes livres , et si le diné n'était pas prêt , j'allais faire visite à mes

Alémoires, Tome II. Il

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amis les pigeons , ou travailler au jardin en attendant l'heure. Ouand je m'entendais ap- peler, j'accourais fort content , et muni d un grand appétit : car c'est encore une chose à noter que , quelque malade que )e puisse être , l'appétit ne me manque jamais. Nous dînions très-agréablement , eu causant de nos aQaires , en attendant que UTaman put manger. Deux ou trois l'ois la semaine, quand il lésait beau , nous allions derrière la mai.-ion prendre le calé dans un cabinet irais et toullu que j'avais garni de houblon , et qui nous lésait grand plaisir durant la chaleur ; nous passions une petite heure à visiter nos légumes , nos fleurs , à des entretiens relatifs à notre ma- nière de vivre , et qui nous en fesaient miens goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du jardin ; c'étaient des abeil- les. Je ne manquais guère , et souvent ma- man avec moi, d'aller leur rendre visite ; je m'intéressais beaucoup à leur ouvrage , je m'amusais inliniiuent à les voir revenir de la picorée , leurs petites cuisses quelquefois si chargées , qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers jours la curiosité me rendit indiscret , et elles me piquèrent deux ou trois fois; mais ensuite nous fîmes «i bien cou-

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ïiaîssauce, que , quelque près que je vinsse, elles inc laissaient faire , et quelque pleines que fussent les ruches prêtes à jeler leur essaim , j'en étais quelquefois entouré , j'ea avais sur les mains , sur le visage , sans qu'au- cune me piquât jamais. Tous les animaux se défient de l'homiue , et n'ont pas tort ; mais sont-ils surs une fois qu'il ne leur veut pas nuire , leur confiance devient si grande, qu'il faut être plus que barbare pour en abuser.

Je retournais à mes livres : mais mes occu- pations de l'après-midi devaient moins porter le nom de travail et d'étude , que de récréa- tions et d'amiuement. Je n'ai lamais pu sup- porter l'application du cabinet après mou dîné , et en général toute peine me cofitc durant la clialeur du jour. Je m'occupais pourtant , mais sans gène et presque sans règle , à lire sans étudier. La chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la géographie ; et counnc cela ne demandait point de contention d'esprit , j'y fis autant de progrès que le permettait mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Pttnîi , et je m'enfonçai dans les ténèbres de la chrono- logie ; mais je me dégoûtai de la partie cri-

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tique qui n'a ni fond ni rive , et Je m'affec- tionnai par préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des corps célestes. J'au- rais même pris du goût pour l'astronomie si j'avais eu des instriuneiis , mais il fjllut me contenter de quelques élciueiis ]}ris dans des livres , et de quelques obst-rvallons grossières faitesavec une lunette d'approche, senlcment pour connaître la situation générale du ciel : car ma vue courte ue me permet pas de dis- tinguer «/ct/jt nus assez nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais acheté un |)la!iisphèri; céleste pour étiidicr les constellations. J'avais atlaelié ce planis- phère sur un châssis; et les nuiti le ciel était serein, j'allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de ma hauteur, le plaiiisplicre tourné en-dessous : et pour l'é- clairer sans que le vent souillât ma chandelle , je la mis dans uii seau à terre entre les quatre piquets ; puis regardant alternativement le planisphère avec mes yeux, et les astres avec ma luneltc , je m'exerçais à connaître les étoiles et 3 discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était ea terrasse \ on voyait du chemiu tout

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«e qui s'y fesait. Un soir d^SA,ay,<{au8' passant assez tard me virent dans un ^^^(^ y^e équi- page , occupé à mon opcration. La lueur qui donnait sur mon planisplicre , et dont ils ne voyaient pas la cause, parce que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau , ces quatre piquets , ce grand papier barbouillé de figures , ce cadre et le jeu de ma lunette qu'ils voyaient aller et venir , donnaient à cet objet un air de grimoire qui les eflraya. ]\Ia parure n'était pas propre à les rassurer: un cîiapeau clabaud par-dessus mon bonnet , et un pet-en-l'air ouaté de maman qu'elle m'avait obligé de mettre , ofiraient à leurs yeux l'image d'un vrai sor- cier : et comme il était près de minuit, ils iiedoutcreut pointque cène fût lecomtuence aueutdu sabbat. Peu curieux d'eu voir davan- tage , ils se sauvèrent trcs-alarmés , éveillèrent leur voisins pour leur conter leur vision ; et l'Iiistoire courut si bien , que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat «o tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit enlju celte rumeur , si l'un des pay- sans^ témoin de mes conjurations , n'eu eût le mêuie jour porté sa plainte à deux jésuites c^ui vcuaicnl uous voir, et c^ui , saus savoUc

i34 Ï-ES COIN FESSIONS.

de quoi if . 'ysait , les dc'sabuscrcut par

■i. piovisicwt' '■ ' aous contèrent riiistoire , je

leur eu dis la cause , et nous rîmes beau- coup. Cependant il fut résolu , crainte de récidive , que j'observerais désormais sans lumière , et que j'irais consulter le planis- phère dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lctiiwi de la vioiiiagne ma luagic de Tenise , trouveront , je m'assure , que j'avais de longue main une grande vocnliou pour être sorcier.

Tel était mou train de vie aux Cbarmcttes quand je n'étais occupé d'aucuns soins cham- pêtres; car ils avaient toujours la préférence, et dans ce qui n'excédait pas ruv s forces, )e travaillais comme un paysan ; uiais il est vrai q\ie mon extr 'lue faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D'ailleurs, je voulais faire à-la-fois deux ouvrages , et par cette raison je n'en fpsnis bien aucun. Je m'étais mis dans la tète de me donner par force de la mémoire ; je m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre par coeur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque livre qu'avec une peine incroyable j'étudiais et repassais tout en travaillant. Jo jic sais pas comiileiit l'opiniâtretc de ces valus

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et continuels eflbits ne m'a pas enGu rendu stupicle. Il faut que j'aie appris et r'appris bien vingt l'ois les Egiogues de J^'irgile y dont je ne «ais pas un seul inot. J'ai perdu ou dépareille' des multitudes de livres, par l'habitude que j'avais d'en porter par-tout avec moi , au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d'autre chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie; par-tout j'oubliais de le reprendre, et souvent au bout de quinze jours je le retrouvais pourri ou rongé des fourmis et des limacouy. Celte ardeur d'apprendre devint une manie qui uie rendait comme hébété, tout occupé que j'étais sans cesse à marraoter quelque chose entre mes dents.

Les écrits de Port-royai et de l'Oratoire étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste ; et malgré toute ma confiance , leur dure théologie •m'épouvantait quelquefois. La terreur de l'enfer, que jusque-là j'avais très-peu craint, troublait peu- à -peu ma sécurité ; et si maman ne m'eut tranquillisé l'ame , cette cfiVayante doctrine m'eut enfin tout-'a-tait bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien , contribuait pour sa part ]x uie maiu-

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tenir dans une bonne assiette. C'était le P. Uejiiet, jésuite, bon et sage vieillard dont ]a mémoire me sera toujours en ve'nc'ratiou. (Quoique jésuite, il avait la simplicité' d'un enfant ; et sa uiorale , moins relâchée quo douce, était précisément ce qu'il me fallait pour balancer les tristes impressions du jan- sénisme. Ce bou-liomme et .sou compagnon le P. Coppicr venaient souvent nous voir aux Cliaruiettes, quoique le chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur âge. Levirs visites me fesaient grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes ; car ils étaient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore aujourd'hui. J'allais aussi les voir à Chambéri , je me familiarisais pcu-à-peu avec leur maison : leur biblio- thèque était à mon service ; le souvenir de cet lienreux temps se lie avec celui des jésui- tes , au point de me faire aimer l'un par l'autre : et quoique leur doctrine m'ait toujours paru dangereuse , je n'ai jamais pu trouver eu moi le pouvoir de les liaïv sinccremeut.

Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les cœurs des autres hommes des pné- ïilitcs pareilles à celles qui passent quel qucloj*

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dans le mien. Au milieu de mes e'tudes et d'une vie innocente autant qu'on la puisse mener , et malgré tout ce qu'on m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait encore souvent. Je me demandais : en quel état suis-je ? si ;e mourais à l'instant même, serais-je damné ? Selon mes jansénistes la chose était indubitahle ; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Tou- jours craintif, et flottant dans cette cruelle incertitude , j'avais recours pour en sortir aux f-xpédicns les plus risibles , et pour les- quels je r rais volontiers enfermer HnoOmmc si je lui en voyais faire autant. Un 'jour rêvant à ce triste sujet je m'exerçais machina- lement à lancer des pierres contre les troncs des arbres ; et cela avec mon adresse ordi- naire, c'est-à-dire, sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, (e m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic ])Our calmer Tiion inquiétude. Je me dis : je m'en vais jeter cette pierre contre l'arl^rc qui est vis-à-vis de moi. Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de dam- nation. Tout en disant ainsi je jette ma pierre d'utie maiu tremblante et avec un horrible Lattcmcut de cœur, mais si hcnreiiscmeut

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qu'elle va frapper au beau milieu de l'arbre : ce qui véritablement n'était pas difficile ; car j'avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors je u'ai plus doute de mou saint. Je ne sais en me rappelant ce trait si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands-homuies , qui riez sûrement, félicitez-vous , mais n'insnltcz pas h ma mi- sère ; car je vous jure que je la sens bien.

Au reste ces troubles, ces alarmes insé- parables peut-être de la dévotion, n'étaient pas un état permanent. Communément j'étais assez tranquille , et l'impression que l'idéo d'iuie mort prochaine fesait sur mon aine, ét.iit uioin» de la tristesse qu'une langueur paisible, et qui même avait ses douceurs. viens de retrouver parmi de vieux papiers vme espèce d'exhortation que je me fesais à moi-uiémc, et je uic félicitais de mourir à l'âge l'on trouve assez de coiu"ago eu soi pour envisager la mort, et sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d'esprit durant ma vie. Que j'avais bicu raison ! Un presscnlinient me fesait craindre de vivre pour soufîVir. Il semblait que je prévoyais le sort qui m'attendait sur mes vieux jours. Je n'ai jauiais été si près de U

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sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé, délivre des soucis de l'aveuir, le sentiment qui dominait oonstamment dans mon ame e'tait de jouir du présent. Les dévots ont pour l'ordinaire une petite sensualité très-vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocens qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi, ou plutôt je le sais bien. C'est qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux -mêmes ont perdu le goût. Je l'avais ce goût, et je trouvais charmant de Je satisfaire en sûreté de conscience. i>3on cœur neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d'enfant, ou plutôt, si je l'ose dire , avec une volupté d'ange : car en vérité ccâ tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dînes faits sur l'herbe à Montagnoie, des soupes sous le berceau, la récolte des fruits , les vendanges , les veillées à teiller avec nos gens , tout cela fosait pour nous autant de fêtes auxquelles» maman prenait le luèuie plaisir que iitoi. Des promenades plus solitaires avaient ini charme plus grand encore , parce que le cœur s'épanchait plus eu liberté. .^'o us en fîmes un»

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entr'autics , qui fait époque dans ma me— moire, uu jour de St. Louis dont maman portait le uoui. Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin , après la messe qu'un carme était venu nous dire à la pointe du jour dans une clia|)elle attenante à la maison. J'avais propose' d'aller parcourir la côte op- pose'e à celle nous étions , et que nous n'avions point vis.tée encore. Nous avions envoyé nos provisions d'avance, car la course devait durer tout le jour. Maman , quoi- qu'un peu ronde et grasse , ne marthait pas mal ; nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l'ombre; nous reposant de temps eu temps, et nous oubliant des bcures entière? ; cautaiit de nous , de notre i7nion, de la douceur de notre sort , t fcsant pour sa durée des vctux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu; point de poussière, et des ruisseaux bien courans. Un petit vent frais agitait les feuilles; l'air était pur , l'ho- rison sans nuages ; la sérénité régnait au ciel comme dans nos coeurs. Notre dîné fut fait chez un paysan , et partagé avec sa fa- mille , qui nous bénissait de bon cœur. Ces

pauyrcs

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pauvres Savojards sont do si bonnes gens ! j^pics le dîtié nous f^aEjiiâmes l'ombre sons de grands arbres , tajidis que j'amassais - des brins de bois sec pour faire notre cale, maman s'amusait à herboriser parmi les broussailles ; et avec Irs fleurs du bouquet que chemin lésant je iui avais ramasse' , elle me lit remarquer dans leur struclnre mille choses curieuses, qui nramusèrcnt beaucoup et qui devaient me donner du goût pour la botanique , mais le moment n'était pas venu; j'e'tais distrait par trop d'autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion ans ilcurs et aux plantes. La situation d'ame je me trouvais , tout ce que nous avions dib et fait ce jour-là , tous les objets qni m'avaient frappé me rappelèrent l'espèce de rêve que tout éveillé j'avais fait à Annecy sept ou huit ans auparavant , et dont j'ai rendu compte en son lieu. Les rappoi Is en étaient si frappans , qu'eu y pensant, j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un transport d'at- tondrisscmcut j'embrassai celte chère amie. Mamau , maman , lui dis-je avec passion , ce jour m'a été promis depuis long-te-mps , et je ne vois ricu au-delà. Mon boniicur , grâce à vous , est à son comble ; puisse-t-il Mémoires. Tome 11. I

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ne pas décliupr désormais ! Puisse-t-il durer aussi long-terups que j'eu conserverai le goût ! il ue finira qu'avec moi.

Ainsi coulèrent mes jonrs henreux , et d'au- tant pins henreux que n'apercevant rien qui les dût troubler , je n'envisageais en effet leur fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours Que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu'elle portâtson remède avec elle. Maman aimait naturellement la campagne , et ce goût ne s'attiédissait pas avec moi. Peu- à-peu elle prii celui des soins cbampétres , elle aimait à faire valoir les terres, et elle avait sur cela des connaissances dont elle fcsait usage avec plaisir. iNon contente de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait prise, elle louait tantôt un cbamp , tantôt un pré. Enfin portaiitson humeur entreprenante sur des objets d'agriculture , au-licu de rester oisive dans sa maison , elle prenait le traiu de devenir bientôt une grosse fermière. Je n'aimais pas trop à la voir ainsi s'étendre, et je m'y opposais tant que je pouvais; bien sûr qu'elle serait toujours trompée, et que *uu Liuueiu- UJiLiaic et piodigue porterait

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toujours la dépense au-delà du produit. Toutefois je lue consolais en pensant quece produit du moins ne serait pas nui et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins ruineuse; et sans y envisager comme elle un objet de profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée je désirais ardeuiment de recouvrer autant de force et dosante qu'il m'en fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier ; et naturellement l'exercice que cela me fesait faire , lu'arrachant souvent à mes livres, et me distrayant sur mou état , devait le rendre meilleur.

L'hiver suivant BariVot revenant d'Italie m'apporta quelques livres, entre autres le Bontcmpi et la Cartella per niusica du P. lionchicri ^ qui me donnèrent du goi'itpour l'histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barillof resta quel- que temps avec nous; et comme j'étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le printcnis suivant à Genève redc- jaiaudct le bien de ma mère ou du inoins la

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part qui m'en revenait, en attendant qu'on sut ce que mon frère était devenu. Cela s'exécuta coinme il avait été résolu. J'allai à Genève ; juon père y vint de son côté. Depuis long-temps il y revenait sans qu'on lui cher- chât querelle , quoiqu'il n'eût jamais purgé son décret : mais comme ou avait de reslimo pour son courage et du respect pour sa pro- bité, on teignait d'avoir oublié son alîaire; et les magistrats occupés du grand projet qui éclata peu après , ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bour'.eoisie , en lui rap- pelant mal-à- propos leur ancienne parti j- litc.

je craignais qu'on ne me fît des didîcultés sur mon changement de rergion; l'on n'eu Jit aucune. Les lois de Crenèvc sont àcet égard moins dures que celles de Berne , oîi qui- conque change de religion perd non-seule- ment son état mais son bien. Le mien ne mo fut donc pas disputé, mais se trouva, Je no sais couiment , réduit à fort peu de chose. Quoiqu'on fût à-pcu-près sûr que mon frère était mort, on n'en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisans pour réclamer .'^a part , et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mou père , qui en

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a joui tant qu'il a vc'cti. Si-tôt que les forma- lités (le justice furent faites, et que )'eus reçu mon argent, j'en mis quelque partie ea livres , et je yolai porter le reste aux pieds de luaman. Le cœur me battait de joie durant la route , et le moment cii je déposai cet argent dans ses mains, me fut mille fois plus doux que ctlui il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité' des belles âmes, qui, fesant ces clioses sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale simplicité. L'emploi en eût exactement été le méuie, s'il lui fut venu d'autre part.

Cependant ma santé ne se rétablissait point. Jedépérissais au contraire à vue d'œil. .Tétais pâle comme un mort, et maigre comme ua squelette. Mes battemens d'artères étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes ; l'étais continuellement oppressé, et ma fai- blesse enfin devint telle que j'avais peine à me mouvoir ; je ne jiouvais presser le pas sans étouUer, ;c ne pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau-, j'étais réduit à Tinaction la plus tonrjiicutaute pour uu homme aussi rc-

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uiiiaiit que moi. 11 est certain qu'il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux ; c'était la mienne : les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau , l'ine'galité d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être, qui fait pour ainsi direextravaguer la sensi- bililé. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas , qu'il faut nécessairement que l'ame ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le boa état de l'un fait presque toujours tort à l'au- tre. Quand j'aurais pu jouir délicieusement delà vie, ma machine en décadence m'en empêchait, sans qu'on put dire la cause du mal avait son vrai siège. Dans la suite malgré le déclin des ans et des maux, trî-s- rcels et très-graves , mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir ines nml- heurs ; et uiaintciiant que j'écris ceci, infimie cl presque sexagénaire , accal)lé de donlmrs de tonte espèce, je me sens pour souffrir plus de vigueur et de vie que je n'en eus pour jouir à la fleur de mou àgc cl dans le /sciu du plus vrai bonheur.

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Pour in'achevcr, ayant l'ait entrer un peu de pb^'^siologie dans mes lectures, )e m'ctafi misa étudier raaatomie; etpassantcn rcvuela multitude et le jeu des pièces qui composaient lua machine, je m'attendais à sentir drtra- qucr tout cela vingt fois le jour : loin d'être étonné de me trouver mourant , je l'étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sur que si je n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant daus chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes, et j'en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m'étais cru déli- vré : la fantaisie de guérir ; c'en est une difficile a éviter quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher, de réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base démon mal était un polype au cœur, et Salomon lui-même parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais par- tir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis poiut ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher conmient on pouvait guérir d'un polvpe au cœur, résolu d'en-

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licpicndre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu^net avait fait à iMoutpelIier pour aller voir le jardin des plantes, et le de'uionstrateur M. Sniir^^es , on lui avait dit que M. Fizfs avait guéri un pareil polype. Maman s'en souvint et m'en paria. 11 n'eu fallut pas davautaj^e pour m'inspirer le désir d'aller consulter M. l''izes. L'espoir de gue'rir me fait retrouver du courage et dos forces pour entreprendre ce voyai],e. L'argent venu de Genève en fournit les moyens. Mamanloin de m'en détourner m'y exhorte; et me voila parti pour Montpellier.

Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouverle médecin qu'il me fallair. Le cheval me fatigant trop, j'avais pris une chaise à Grenoble. A Moiranscinqou six antres chaises arrivèrent à la lile après la mienne, l'our Je coup c'était vraiment l'aventure des brancards. La plupait de ces chaises étaient Je cortège d'une nouvelle mariée appelée Mme. de***. Avecelle était une autre femme appelée Mme. iV^ ***, moin.-i jeune et moins belle que Mme. de***, mais non moins «iaïahle , et qui de Romans, s'arrêtât celle-ci , devait pour- suivre sa route jusqu'au *** , près le pont baint -Esprit. Avec la timidité qu'on UXQ

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ronnaît, ou s'altcnd que la connaissance ne lut pas si-tôt faite avec des femmes brillantes et la suite qui lc5 entourait : mais eiifîu suivant la mcuic route , logeant dans les mêmes auberges, et sous peine de passer pour un loup garou , forcé de me présenter à la même table , il fallait bien que cette connais- sance se fît ; elle se fit donc, et même plutôt que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne convenait guère u un malade, et sur-tout à un malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insinuantes , que pour parvenir à connaître un homme , «lies commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. INTme. de***, trop en- tourée de ses jeunes roquets , n'avait guère le temps de m'agacer ; et d'ailleurs ce n'eu était pas la peine, puisque nous allions nous quitter; mais Mme. A' *** , moins obsédée» avait des provisions à faire pour sa route : voilà ]\rme. 7\'*** qui m'entreprend, et adieu le pauvre Jea7i-Jact/7/es , ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype, tout part auprès d'elle , hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma sauté fut le premier texte de notre connaissauce. Ou

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3 5o LES C O N F E S S I O I\' S,

voyait que j'étais malade, ou savait qnç j'allais à Montpellier, et il faut que mon air et mes maulères iraniioncasscut pas un dé- baucbé ; car il fut clair dans la suite qu'on, ne m'avait pas soupçonne' d'aller y faire un tour de casseroUc. (Quoique l'état de maladie ne soit pas pour un homiuc une grande re- commandation près des dames, il me rendit toutefois iatéressaut pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles , et m'inviter à prendre le chocolat avtc elles ; elles s'informaient comment j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je repondis que je ne savais pas. Cette réponse leur fit croire que j'étais fou; elles m'examinèrent davantarjc, et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois Mme. de *** dire à son amie : il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup , et lit que je le devins en effet.

Eu se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'où l'on venait, qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais très-bien que parmi la bonne compagnie , et avec des fenuncs galantes , ce mot de nouveau con- verti m'allait tuer. Je uc sais par quelle

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bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais. Je nie donnai pour jacobite , ou me prit pour tel ; je m'appelai Duddiiig, et l'on m'appela 3M. Duddiiig. Uu maudit marquis de ***, qui était , malade ainsi que moi, vieux au par-dessus, et d'assez mauvaise humeur , s'a- visa de lier conversation avec M. Duddiug. Il aie parla du roi J'^r^z/f^^ du prétendant , de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étais sur les épines. Je ne savais de tout cela que le peu que J'en avais lu dans le comte HamiJion et dans les gazettes ; cependant je fis de ce peu si bon usage que je me tirai d'afiaire : heureux qu'on ne se fût pas avisé de me ques- tionner sur la langue anglaise dont ;e ne savais pas un seul mot.

Toute la compagnie se convcnait,et vojait à regret le moment de se quitter. Nousfcsions dos journées de limaçon. Nous nous trou- vâmes un dimanche à St. Marcellin ; Maie. iV*** voulut aller à la messe, j'y fus avec elle, celafaiUitàgâtermesafTaires. Jeme couipoi lai comme j'ai toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie, elle me crut dévot, et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, coaane elle me l'avoua deux jour» apics. Il uic fallut ensuite beaucoup de galau-

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1 52 LES CONFESSION S.

teiie pour effacer cette mauvaise impression ' ou plutôt Mme. A'***, eu femme d'expe'ricuce et qui De se rebutait pas aise'ment, voulut tien courir les risques de ses avances pour •voir comment je ui'tu t'rcrais. Elle m'en fit beaucoup, et ûc te'!cs que, bien cloigne' de prc'sumcr de ma fi-urc, )? crus qu'elle se luoquaitdc moi. Sur cette iolieil n'y eut sorte de bètiscs que je ne iissc; c'était pis que le marquis (\\x Legs. Mme. iV*** tint bon, me fit tant d'agaceries , et me dit des cboscs si tendres, qu'un bomine beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela se'rieusement. Plus elle en fesait, plus elle me conDrmait dans mon idée ; et ce qui me tourmentaitdavantage,e'laitqu'à bon compte je me prenais d'auiour tout de bon. Je me disais , et je lui disais en soupirant : ah ! que tout cela n'est-il vrai ! je serais le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu'irriter sa fantaisie ; clic n'en voulut pas avoir le démenti.

Nous avions laissé à Romans Mme. de*** et sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement et le j)his agréablement du monde , Mme. iV***, le marquis de*** et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur.

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était un as.soz hon-hominc , mais qui n'aimait pas trop à manger son pain à la fumée du rôti . Mme. A'*** cachait si peu le goût qu'elle avait pour moi, qu'il s'en aperçut plutôt que moi-mcuic ; et ses sarcasmes uiali us au- raient dû me donner au moins la confiance que je n'osais prendre anx bontés de la dame, si par un travers d'esprit dont moi seul étais capable, je ne m'étais imaginé qn'ilss'enten- daient pour mi- pcrsiftler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tête , et me fit faire le plus plat personnage dans une situation mon cœur étant réellement pris m'en pouvait dicter un assez brillant. Je ne cou- cois pas comment Mme. iV *** ne se rebuta pai de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le dernier mépris : mais c'était une fcmmed'cspritqui .savaitdiscernerson monde, et qui voyait bien qu'il y avait j)lus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés.

Elle parvint enfin a se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. A Valence nous étions arrivés pour dîner , et selon notre louable coutume nous v passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à St.-.Tacqucs ; je me souviendrai toujours de celte auberge aiusi que de la chambre que

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jVIine. jV*** y occupait, j^pvès le dinc elle voulut se promener ; elle savait que le mar- quis n'était pas allant : c'était le moyeu de se iiiéuager un téte-à-tétc dont elle avait bieu résolu de tirer parti ; car il n'y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à prolit. Nous nous promenions autour de la ville, le long des fossés. je repris la longue histoire de mes complaintes auxquelles elle repondait d'un ton si tendre, me pres- sant quelquefois contre son cœur le bras qu'elle tenait , qu'il fallait une stupidité pareille à la mienne pour m'empécher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait d'impayable était que j'étais moi- même excessivement ciwu. J'ai dit qu'elle était aimable : l'amour la rendait cliarmantc : il lui rendait tout l'éclat de la première jeu- nesse ; et elle ménageait ses agacerie* avec tant d'art, qu'elle aurait séduit un bomuie à l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise et toujours sur le point de m'émanciper. Mais la crainte d'on'enscr on de déplaire, la frayeur plus grande encore d'»'lrebué, siiïlé, berné, de fournir une histoire à table , et d'être complimenté sur mes entreprises par l'impi- toyable marquis , me ictmreut au poiul d'èlre

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indignr' raoi-inéme de ma sotte honte , et de ne la pouvoir vaiucre en me la reprochant. J'étais au supplice ; j'avais déjà quitté mes propos de Céladon dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin : ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire , je me taisais ; j'avais l'air boudeur; enfin je fesais tout ce qu'il fallait pour m'attirer le traite- ment que j'avais redouté. Heureusement Mme. iV*** prit un parti plus humain. Elle iutcrrompit brusquement ce silence en pas- sant un bras autour de mon cou , et dans l'instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ue pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m'avait donné cette confiance dont le défaut m'a presque toujours empêché d'rtre moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens , xuon cœur et ma bouche n'ont si bien parlé ; jamais je u'ai si pleinement réparé mes torts : et si cette petite conquête avait coûté des soins à Mme. iV***, j'eus lieu do croire qu'elle n'y avait pas regret.

Quand je vivrais cent ans , je ne me rappel- lerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charicautc femme. Je dis chaimautc ,quoi-

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qu'elle ne fi'it ni belle ni jeune ; mais n'e'tant noa plus ni laide ni vieille, elle n'avait lieu daus sa figure qui empêchât son esprit et ses grâces de l'aire tout leur elt'ct. Tout au contraire des autres feiuuies, ce qu'elle avait de uioins irais était le visage , et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile : c'était le moyen de valoir tout sou prix. On pouvait la voir sans l'aiuier , mais i.on pas la posséder sans l'adorer ; et cela prouve , ce me semble , qu'elle n'était pas toujours aussi prodigue de ses bonlc's qu'elle le fut avec mo'. Elle s'était prise d'iui goiit trop prompt et trop vif pour être excu- sable , mais le cœur entrait du moins au- tant que les sens ; et duiant le temps court et dclicicuv que je passai auprès d'elle, j'eus lieu de croire ,aux ménagemens forcés qu'elle m'imposait , que , quoique sensuelle et vo- luptueuse , elle aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.

Notre intelligence n'échappa pas au mar- quis. Il n'en tirait pas moins sur moi : au contraire , il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi , martyr des rigueurs de sa dame. Jl ne lui échappa jamais un mot , un sourire , uu regard qui put ui«

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faire soupçonner qu'il nons ei'it devinés ; et je l'aurais cru noire dupe, si ^Ime. iV*** , qui voyait mieux que moi , ne m'eut dit qu'il ne l'était pas , mais qu'il était galant homme : et eu effet on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes , ni se comporter pins poliment qu'il tit toujours , même en- vers moi , saut ses plaisanteries , sur-tout depuis mon succès ; il m'en attribuait l'iion- Meur peut-être et me supposait moins sot que je ne l'avais paru: il se trompait , comme on a vu , mais n'importe ; je profitais de son erreur , et il est vrai qu'alors les rieurs étant pour moi , je prêtais le ilanc de bon cœurct d'assez bonne grâce à ses cpigranimcs , et j'y ripostais quelquefois même assez heu- reusement , tout fier de me faire honneur auprès de Aime. JV*** de l'esprit qu'elle m'avait don né. Je n'étais plus le même homme. Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère. Nous la fesions par- tout excellente grâce aux bons soins du mar- quis. Je me serais pourtant passé qu'il les étendît jusqu'à nos chambres ; mais il en- voyait devant son laquais pour les retenir; et le coquin , soit do sou chef , .-^oit par l'ordre de sou maître , le logeait toujours

i58 LES CONFESSIONS.

à côté de Mme. ^V**" , et me fourrait à l'autre bout de la maison ; mais cela ne m'em- barrassait guère , et nos rendez-vous n'en étaient que plus piquaus. Cette vie délicieuse dura quatre ou cinq jours pendant lesquels je m'enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures , vives , sans aucun mélange de peines ; ce sont les premières et les seules que j'aie ainsi goûtées : et je puis dire que je dois à Mme. JV*** de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.

Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de l'amour, c'était du moius un retour si tendre pour celui qu'elle me témoignait ; c'était une sensualité si brillante dans le plaisir et une intimité si douce dans les entretiens, qu'elle avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire qui tourne la tète et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas auprès d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimé et comme j'aimais Mme. de Tfarens ; mais c'était pour cela même que je la pos- sédais cent fois mieux. Près de maman i^on plaisir était toujours trouble par un senti- ment de tristesse, par un secret serrement

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de cœur que je ne surmontais pas sans peine ; aii-licu de rue féliciter de la posse'der, je me reprochais de l'avilir. Près de Mme. iV"*** au contraire, fier d'être homme et d'être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec confiance ; je partageais l'impressioa que je fcsais sur les siens ; j'étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe, et pour tirer de-là de quoi le redoubler.

Je ne me souviens pas de l'endroit nous quitta le marquis qui était du pays 5 mais nous nous trouvâmes seuls avant d'ar- river à ^^ontelimart , et dès-lors Mme. A*** c'tablit sa fcmme-de-chamhre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette manière, et j'aurais eu bien de la peine à dire comment le pays que noiw parcourions était fait. A Montelimait elle eut des affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu'un quart-d'heure pour une visite qui lui attira des importimités désolantes et des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prétexta des incommodités , qui ne nous empêchèrent pourtant pas d'aller nous pro-

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mener tous les jours tête-à-tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du moudc. Oh, ces trois jours ! j'ai dii les regretter quelquefois ; il u'cu est plus reyeuu de semblables.

Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. 11 fallut nous se'parer , et j'avoue qu'il eu était temps , non que je fusse rassasié ni prêt à l'être, je m'attachais chaque jour davantage; mais malgré toute la discréliou ds la dame , il ne me restait guère que la bonne Yoloiitc. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce ré- gime me fcsait du bien, j'en userais, et que j'irais passer l'hiver au *** sous la direction de Mme. iV ***. Je devais seulcmcut rester à Montpellier cinq ou six semaines pour lui laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les caquets. Elle me donna d'amples instructions sur ce que je devais savoir , sur ce que je devais dire , sur la manière dont je devais me comporter. Ku attendant, nous devions nous écrire. Elie lue parla beaucoup et sérieusement du soin de ma santé , m'exhorta de consulter d'habih-s gens, détrc ircs-alteiitif à tout ce qu'il» me

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prescriraient, et se chargea, quelque se'vère que pût être leur ordonuauce , de me la faire exécuter tandis que je serais auprès d'elle. Je crois qu'elle parlait sincèrement car elle m'aimait : elle m'en donna mille preuves plus sures que des faveur.'-. Elle ju'^ca par mon équipage , que je ne nageais pas dans l'opulence ; quoiqu'elle ne fut pas riche ellc-uiéme, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse qu'elle apportait de Grenoble assez bien garnie et j'eus beaucoup de peine à m'en défendre. Enfin je la quittai le cœur tout plein d'elle, et lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.

J'achevais ma route en la rcconimenrant dans mes souvenirs, et pour le coup très- content d'être dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise aux plaisirs que j'avais goûtés , et à ceux qui m'étaient promis. Je ne pensais qu'au*** et à la charmante vie qui m'y attendait. Je ne voyais que Mme. JV*** et ses cutours. Tout le reste de l'univeis «'était rien pour moi , maman même était oubliée. Je m'occupais à combiner dans ma tête tous les détails dans lesquels ^Mme. A '** était entrée pour aie faire d'avance une idée

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de sa demeure , de son voisinage , de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle avait une fille dout elle m'avait pîTrlé très- souvent eu mère idolâtre. Cette fille avait quinze ans passes ; elle était vive, charmante, et d'uu caractère aimable On m'avait promis que j'eu serais caressé , je n'avais pas oublié cette promesse; et j'étais fort curieux d'ima- giner comment Mlle. i\"*** traiterait le boa ami de sa maman. Tels furent les su)cts de mes rêveries depuis le pout Saint-Esprit jusqu'à Remoulin. On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard ; je n'y manquai pas. Après un déjeûné d'excellentes figues , je pris un guide et j'allai voir le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que j'eusse vu. Je m'attendais ti voir un monu- ment cligne des maius qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appar- tenait qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de ce siu:ple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert, le silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive ; car ce prétendu pont n'était qu'un aqueduc. Ou se dcmaudc quelle force a

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transporté ces pierres énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d'hotumes dans un lieu il n'en habite aucun ? Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m'em- pêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces im- menses voûtes me fesait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme un insecte dans cette im- mensité. Je sentais tout en me fesant petit, je ne sais quoi qui m'élcvait l'ame, et Je me disais en soupirant : que ne suis-je romain ! Je restai plusieurs heures dans une con- templation ravissante. Je m'en revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à Mme. iV***. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. Oa ne s'avise jamais de tout.

A Nîmes j'allai voir les Arènes ; c'est un ouvrage beaucoup plus magnibqnc que le pont du Gard, et qui me lit beaucoup moius d'impression , soit que mon admiration se fut épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l'autre au milieu d'une ville fut moins propvc a l'exciter. Ce vaste et superb»

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cirque est entouré de vilnines petites iiiaI-< sons, et d'autres maisons plus petites cl plus vilaines encore en remplissent l'Arène de sorte que le tout ne produit qu'un efTct dis- parate et confus , le rei^ret et l'indijinatiou étouffent le plaisir et la surprise. J'ai vu depuis le cirque de Vérone infiniment plus petit et moins beau que celui de Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles , et qui par cela uicnie me fit une imprcs-sion plus forte et plus aççréable. Les Français n'ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent rien iinir ni rien entretenir.

J'étais changé à tel point, et ma sensua- lité mise en exercice s'était si bien éveillée, que je m'arrêtai un jour au pont de Lnuel pour y faire bonne clière , avec tle la com- pagnie qui s'y trouva. Ce cabaret , le plus estimé de l'Europe, méritait alors de l'être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abon- damment approvisionné et avec choix, (tétait léellement une chose curieuse de trouver dans une maison seule et isolée au nulieu de la «ampague, une table fourme eu poiison de

uicr

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mer et d'eau douce, en gibier excelleiit, eu viiis Dus, servie avec ces attciilious et ces soins qu'on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente- cinq sous. AJais le pont de Liniel ne resta pas long-temj)s sur ce pied , et à force d'user sa rcpulaLio'i , il la perdit ciiiin tout- à-I'ait.

J'avais onblie' dnrart ma route que j'ctais malade;)? ui'eu souvins en arrivant à Alont- pellicr. Mes vaj)eurs étaient bien f^uc'ries , inais tons mes autres uiaux me restaient; et quoique l'habitude m'y rendît moins sensible, c'en était assez ponr se croire moi ta qui s'ea trouverait attaqué toiU d'un eou|). Eu efi'et ils étaient moins douloureux qu'iflVayans , et Cesaicnt plu:; souflVir l'esprit que le corrs dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela fcsait que , distrait par des passions vives , Je ne songeais phis à mon état ; mais couimc il n'était pas iuiai^inaire , je le sentais si-tôt que j'étais de saiif^-froid. Je songeai donc .érieusement aux conseils de madame JV*** et au but de mon voyage. J'allai cou- eulter ks praticiens les plus illustres , sur- tout M. J'/zf-^ , et pour surabondance de précaution je me mis en pcusion chea uu

mémoires, Tuiue II. K

i66 LES CONFESSIONS.

Xnédecin. C'était un. Irlandais appelé FitZ" Moris , qui tenait une table assez nombreuse d'ctudians en uiédccinc; et il y avait cela de commode pour lui malade à s'y mettre, que ]\i. Fiti-Moï-is se contentait d'une pensioa honnête pour la nourriture , et ne prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins , comme niexlccin. Il se chargea de rexécutioii des ordonnances de M. Fizes , et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait pas d'indigestions à cette pension-là : et quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espèce , les objets de comparaison étalent si proches, que je ne pouvais ni'em- pcchër de trouver quelquefois en moi-même que M*** était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant comme on ne mourait pas de faijn non plus, et que toute cette jeunesse était fort gaie, cette manière de vivre me lit du bien réellement, et m'ein- ~ pccha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à prendre des drogues, sur-tout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vais, et à écrire à madame J\'*** ; car la correspondance allait son train , et Mousseau se chariTcait de retirer les lettres

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de son ami Dudding. A midi j'allais faire un tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos )eunes commensaux, qui tous étaient de très-bons enfans: ou se rassemblait, on allait dîner. J^près dîné , nne importante aliaire occupait la plupart d'entre nous jusqu'au soir: c'e'tait d'aller hors de la ville jouer le goûté en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas , je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais: et suivant avec l'intérct du pari nos joueurs et leurs boules à travers des chemins raboteux et pleins de pierres , je fesais un exercice agréable et salu- taire qui me convenait tout-à-fait. On goûtait dans un cabaret hors la ville. Je n'ai pas besoin de dire que ces goûtés étaient gais, mais j'ajouterai qu'ils étaient assez décens, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fit~-Morls , grand joueur de mail , était notre président; et je puis dire , malgré la mauvaise réputation des étudians, que je trouvai plus de mœurs et d'honnêteté parmi toute cette jeunesse, qu'il ne sérail aisé d'en trouver dans le mcmenombred'honuiies faits. Ils étaient plus bruyans que crapuleux , plus gais que libertins; et je me n»onte si aisé- ment à uu train de vie quand il est voloii-

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taire, que Je n'aurais pas mieux demande que de voir durer celui-là toujours. 11 y avait paruii ces c'tudinns plusieurs Irlandais avec lesquels je tâchais d'appreudre quelques mots d'anglais par précaution pour le *** , car le temps approchait de m'y rendre. Mme. iV*** m'en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clnir que jues médecins, qui n'avaient rien comjjris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied, avec leur squiue , leurs eaux et leur petit- lait. Tout an contraire des théologiens, les médecins , et les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent exj)liqiier , et font de leur inlellige;ice la mc.-îuro des possibles. Ces mes.sieurs ne connaissaient rien à mon mal; donc je n'étais pas malade: car conunentsupposer que desdoetcurs ne sussent pas tout? Je \ is qu'ils ne chcMcliaient qu'à m'amuser et m;- faire manger mon argent; et jugeant que leur substitut du * * * ferait cela tout au si bien qu'eux, mais plus agréa- blement, je résolus de lui donner la préfé- rence , et )e quittai iMontpellier dans cette sage iiilenlion.

Je partis vers la liu de novembre après six

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semaines ou deux aïois de séjour dans cette ville, je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ui pour mou instruction si ce n'est un cours d'ana- tomie , commencé sous M. Fitz-Moris ^ et que je fus obligé d'abandonner par l'horrible puanteur des cadavres qu'où disséquait, et qu'il nie fut impossible de supporter.

Mal à luou aise au-dedans de moi sur la résolution que j'avais prise , j'y léliéclussais eu m'avançaut toujours vers le pont Saint» Esprit qui était également la route du*** et de Cliaiabéri. Les souvenirs de maman et ses lettres , quoique moins fréquentes que celles de Mme. ^V***, réveillaient dans mou coeur des remords que J'avais étouftes durant ma première route. Ils devinrent si vifs au retour , que balançant Vautour du plaisir ^ ils uic mirent en état d'écouter la raisou seule. D'abord dans le rôle d'aveuturi r que j'allais- recommencer je pouvais être moins heureux que la première fois ; il ne fallait dans tout le*** qu'une seule personne qui eut été eu Angleteire, qui connut les Anglais, ou qui sût leur langue , |)our me démasquer. La famille de Mme. A"** pouvait se prendra de mauvaise humeur contre uioi, et me trai-

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ter peu honnêtement. Sa fille y à laquelle malgré moi je pensais plus qu'il n'eut fallu, ïu'inquiétait encore. Je tremblais d'en devenir amoureux , et cette peur fesait déjà la moitié de l'ouvrage. Allais-jc donc, pour prix des bonte's de la mère, chercher à corrompre sa fille , à lier le plus détestable commerce , à mettre la disscution , le déshonneur , le scan- dale , et l'eufer dans sa maison ? Cette idée xne fit horreur, je pris bien la ferme résolu- tion de me combattre et de me vaincre , si ce mallieurcux penchant venait à se déclarer. . Mais pourquoi m'exposera ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon cœur ? (^)u€lle récessité d*aller cherclicr cet état , et m'e\- poser aux malheurs , aux allVonts , aux lemtords » pour des plaisirs dont j'avais d'avance épuisé le pins grand charme ? car il est certain que ina fantaisie avait perdu sa première vivacité. I,e goût du plaisir y était encore , mais la passion n'y était plus. A cela se méhTieut des réflexions relatives à ma ituation , à mes devoirs, à cette maman si bonne , si généreuse , qui , déjà chargée de dettes, l'étaitcucore de mes folies dépenses.

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qui s'cpuisait pour moi , et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif qu'il l'emporta à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l'e'tapc du *** , et de passer tout droit. Je l'exécutai courageusement , avec quelques soupirs, je l'avoue; mais aussi avec cette satisfaction intérieure que je goûtais pour la première fois de ma vie de lue dire: je mérite ma propre estime; je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première obligation véritable que j'aie ù l'étude. C'était elle qui m'avait appris à réfléchir, à com- parer. Après les principes si purs que j'avais adoptés il y avait peu de temps ; après les règles de sagesse et de vertu que je m'étais faites et que je m'étais senti si fier de suivre: la honte d'être si peu conséquent à moi- même , de démentir si-tôt et si haut mes propres maximes, l'emporta sur la volupté; l'orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu ; mais si cet orgueil n'est pas la vertu même , il a des effets si semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper.

Ij'uu des avantages des bonnes actions est d'cleyer l'ame et de I9 disposer à eu faire do

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meilleures : car telle est la faiblesse humaine ," qu'on doit mettre au nombre des bonnes ac- tions , rabstinence du mal qu'on est tenté de commettre. Si-tôt que )'cus pris ma résolution je devins un autre bonune , ou plutôt je rede- vins celui que j étais auparavant , et que ce moment d'ivnsse avait fuit disparaître. Plein de bons scntimens et de bonnes resolutions, }e continuai uia route dans la bonne intention d'expier ma faute ; ne pensant qu'à régler désormais ma conduite surks lois de la vertu , à me consacrer sans réserve au service de la meilleure des mères , à lui vouer autant de fidélité que j'avais d'attachement pour elle , et à n'écouter plus d'autre amour que celui de mes devoirs. Hclas ! la sincérité de mon retour au bien semblait luc promettre une autre destinée ; mais la mienne était écrite et dé;à commencée ; et quand mon cœur , plein d'amour pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu'innocence et bonliem- dans la vie , je touchais au moment funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs.

L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que )e n'avais coujpté. Je lui avais aimoucé de Valence le jour ci l'heure de uioa

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arrivée. Ayant S-^S"^ ^^"^ demi iouriie'e sur luoii calcul , je restai autant dt,- temjjs à C!ia- parillaii , alii d'arriver juste au luouient que j'avais uiarqué. Je voulais goûter dans tout sou charme le plaisir de la voir. J'aimais mieux le dillcrcr un peu pour y joindre celui d'être attendu. Cette précaution m'avait toujours réussi. J'avais vu toujours jnarqucr mon arri- vée par une esjjèce de petite fête : je u'ea atteiiJais pas inoins cette fois ; etcesempres- semcns , qui m'étaieut si sensibles , valaient bien la peine d'être ménagés.

J'arrivai d'jnce\actcmentà l'iieure T>^ fnnt loin ie regardais si je ne la verrais point sur le chemin; le cœur me baltait de plus eu plus à mesure (jue j'approchais. J'arrive essoufiflé , car l'avais quitte ma voiture en ville ; jo ne Tois personne dans la cour, sur la porle , à la fenêtre ; je commence à lue troubler , je redoute quelque accident. J'entre ; tout est tranquille ; des ouvriers goûtaient dans la cuisine ; du reste aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir ; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chère maman , si tendron>''tit , si vite- incnt,si purement aimée; j'accours, je m'e- laiicc à ses pieds. Ah ! te voilà petit , mi dit-

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elle en m'euibrassan t : as-tu fait boti voyage? commcut te purtes-tn ? Cet accueil ui'mterdit un peu. Je lui demandai si elle n'avait pas lecu ma lettre ? Elle me dit qu'oui. J'aurais cru que non , lui dis-je ; et réclaircissement finit là. Un jeune homme était avec elle. Je le connaissais pour l'avoir vu déjà dans la maison avant mon départ : mais crtte fois il } paraissait établi , il l'était. Bref , je trouvai ma place prise.

Ce jeune homme était du pays de Vaud , son phre appelé P"'intzt'n7-ied était concierge, ou soi-disant capitaine du château dcCliillon. Le fils de monsieur le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde eu cette qua- lité quand il vint se présenter à Mme. de. TP^ai-ens , qui le reçut bien , comme elle fesaiC tous les passans, et sur-tout ceux de son pays. C'était un grand fade blondin , assez bien fait , le visage plat , l'esprit de même, parlant comme le beau Liandre ; mêlant tous les tons , tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes ; ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché , et prétendant n'avoir point coiffé de jolies f mmes , dont il n'eut aussi coiffé les maris. Yaiu , sot , ignorant , inso-

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lent ; au demeurant le meilleur fils du monde. Tclfutle substitut qui me fut donne durant luoa absence , et l'associé qui me fut offert après mon retour.

O ! si les âmes de'gagces de leurs terrestres entraves , voient encore du sein de rëteruello lumière ce qui se passe chez les mortels , pai-- dounez, ombre chère et respectable , si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes qu'aux mi'Muies , si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs ! Je dois , veux être vrai pour vous comme pour moi- même ; vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh ! combien votre aimable et doux caractère , votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise, et toutes vos excellente» vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses , si l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison? Vous eûtes des erreurs et non pas des vices ; votre conduite fut répréhensible , mais votre cœur fut toujours pur.

Le nouveau veau s'était montré zélé , dili- gent , exact pour toutes ses petites commis- sions , qui étaient toujours en grand nombre ; il s'était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l'étais peu , il .se fesait voir et sur-tout entendre à-la-foi,s à la cliarrue , au^

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foins, au bois , à l'écnric, ;i la hassr-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il ii'égiigeait , parce qnc c'était nn travail trop paisible et qui ne fesait point de liniit. vSoti |i,rand plaisir était de charger et cLarrier , de hcier ou fendre du bois ; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la iiiaiii ; on l'ontcndait courir , coigner, crier à pleine léte. Je ne sais de com- bien d'hommes i! fesait le travail , mais il fesait toujours le bruit de dix ou douze. Tout ce tintauiare en imposa à ma pauvre jnaman ; elle crut ce jeune honnue un trésor pour ses afi'aires. Voulant se l'attaciier , elle employa pour cela ions les moyens qu'elle y crut (iro- pres , et n'ouijlia pas celui sur lequel elle comptait le plus.

On a coutuiître mon cœur, «es scnti- mcns les plus constans, les plus vrais, ceux sur-tout qui me ramenaient en ce moment auprès d'elU-. (^uel prompt et plein boule- versement dans tout mon cire ! qu'on se mette à nia place pour en juger. En un mo- aiicnt je vis évanouir pour jamais tout l'avenir de félicité que je m'étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si aH'eclueusc- uient disparurent ; ri moi qui depuis mon ciii'aucc uc savais voir mou existence qu'avec

la

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la sicflne , je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut allVeux : ceux qui le suivireut furent toujours sombres. J'étais jeune encore ; mais ce doux seiiti ncnt de jouissance et d'espc'ranc? , qui vivifie la jeu- ïicsse, me quitta pour Jamais. Dès-lors l'être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide; et si quelquefois encore une iina^e de bonheur eillcura mes désirs , ce bonbeur n'était plus celui qui m'était propre ; je sentais qu'ea l'obtenant je ne serais pas vraiment lieureux.

J'étais si bcte , et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nou- veau venu , que je regardais comme un effet de cette facilité^ d'humeur de maman , qui ra})procliait tout le monde d'elle, je ne me , serais pas avisé d'en soupcouner la véritable ' cause, si elle ne me l'eût dite elle-même ; mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter à ma rage, si mon ccjeur eût pu se tourner de ce côté- ; trouvant quant à elle la chose toute simple , me reprochant ma négligence dans la maison , et m'allcguant mes fréquentes absences , conmie si elle eût été d'un tempé- rament fort pressé d'eu remplir les vides,

Mciiioires, Tome II L

■ijZ LES CONFESSIONS.

Ali , maman ! lui dis-je le cœur serré de douleur , qu'osez-vous ra'apprendre ? quel prix d'un attachement pareil au mien ? Ne m'avez-vous tant de fois conservé la vie , que pour m'ôt«r tout ce qui me la rendait chère? J'en mourrai , mais vous me regret- terez. Elle me répondit d'un ton tranquille à me rendre fou , que j'étais \\\\ enfant , qu'on ne mourait point de ces clioscs-là ; que je ne perdrais rien , que nous n'en serions pas moins bons anus , pas moins intimes dans tous îcs sens , que son tendre atlache- ment pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me lit entendre eu un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes , et qu'en les partageant avec im autre , je n'en étais pas privé pour cela.

Jamais la pureté , la vérité , la force de mes sentiœcns pou relie; jamais la sincérité, l'hou- nêteté de vaon aine ne se firent miens sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j'embrassai ses genoux eu versant des torreus de larmes. Non , maman , lui dis-je avec transport , je vous aime trop pour vous avilir; votre possession m'est trop chère pour la parla^^er : les. regrets qui l'accompa- g:;creut quand je l'acquisse sont accrus ayec

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mon amour ; non , je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez toujours mes ado- rations ; soycz-eii toujours dii^iic : il m'est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C'est à vous , ô maman , que je vous cède; c'est à l'union de nos cœurs que je sacriEe tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois , avaut d'eu goûter qui dégradent ce que j'aime !

Je tins cette résolution avec une constance di{;ne , j'ose le dire, du sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable lils ; et il est à noter que , bien que ma résolution n'eut point son approbatiou secrète , comme je m'en suis trop aperçu , elle n'employa jamais pour m'y faire reuon- cer , ni propos insiuuans , ni caresses , ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre , et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à ine chercher uu sort indépendant d'elle , et n'en pouvant même imaj:,iuer , je passai bien- tôt à l'autre extrémité , et le clicreliai tout eu elle. Je l'y cherchai si parfaitement, que je parvins presque h m'oublier moi-même. L'ar- dent désir de la voir heureuse à quelque

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prix que ce fût, absorbait toutes mes affec- tions : elle avait beau séparer sou bonheur du mien , je le voyais mien , en dépit d'elle. Ainsi coniincnccrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence était au fond de mon amc , que l étude avait cultivées, et qui n'attendaient pour éclore que le fer- mint de l'adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d'écarter de mon cœur tout sentiment de haîne et d'envie contrecclui qui m'avait supplanté. Je voulus , au contraire, et je voulus sincèrement m'at- tachcr à ce jeune homme, le former , tra- vailler à sou éducatioi! , lui faire sentir sou bonheur , l'en rendre digne , s'il était pos- sible , et faire , en un mot , pour lui tout ce c^iiy^net avait fait pour moi dans une occa- sion pareille. Mais la parité manquait entre les peisonnes. Avec plus de douceur et de lumières , je n'avais pas le sang-froid et la fermeté à^ Anet , ni cette force de caractère qui en imposait , et dont j'aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu'^/zf/ avait trouvées en moi ; la docilité , l'attachement, la rcconnaiysaKCc ; sur-loul le sentiment du besoin que j'avais de ces soins et l'ardent désir

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de les rendre uti'cs. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne -voyait en moi qu'un pcMant importun , qui n'avait que du babil. .Au contraire , il s'admirait lui- même comuie un homme important dans la maison ; et mesurant les services qu'il y croyait rendre sur 1<-; bruit qu'il y fcsait , il regardait ses haches et ses pioches comme înliniment plus utiles que tous mes bouquins. A quelque e'gard il n'avait pas tort ; inais il partait dc-là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard , bientôt il eu fit autant avec moi , et enfin avec maman elle-même. vSon nom de 7 'intzt^nricd ne lui paraissant pas assez noble , il le quitta pour celui de monsieur de Courtillcs et c'est sous ce dernier nom qu'il a ëte' connu de- puis à Cbambcri , et en Maurienne il s'est marie.

Kniin , tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la maison et moi rien. C'onmie ioi-sque l'avais le malheur de lui (l»*'[)laire , c'était maman et non pas moi qu'il grondait , la crainte de l'exposer à sc.<! brutalite's me rendait docile à tout ce qu'il de'sirait ; et cha- que fois qu'il fendait du bois , emploi qu'il

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remplissait avec une licite sans égale , il fallait que je fusse spectateur oisif et trauquilic admirateur de sa prouesse. Ce garcoii n'était pourtant pas absolument d'un mauvais natu- rel ; il aimait maman paice qu'il était impos- sible de ne la pas aimer : il n'avait même pas pour moi de l'aversion ; et quand 1rs inter- valles de ses fougues permettaient de lui jjar- 1er , il nous éeoutait quelquefois assez doci- lement, convenant francbcment qu'il n'était qu'un sot , après quoi il n'en fesait pas moins de nouvelles sottises, il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des goûts si bas , qu'il était difficile de lui parler raison et presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une femme jileine de charmes, il a)outa le ragoût d'une fcmmc-dc-chambrc , vieille, rousse ^ cdenlce, dont maman avait la patience d'endurer le dégmitant service , quoiqu'elle lui fît mal au crenr. Je m'aperçus de ce nouveau manège , et l'en fus outré d'in- dignation : mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'alfecta bien plus vivement en- core , et qui me jeta dans un plus profond découragement que tout ce qui s'était passé jusqu'alors. Ce fut le rcuoidisscuieJit de ma- iiuni euveis moi.

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La privation que je in'ctais imposée , et qu'elle avait fait scinblant (l'appronvcr , est une dcccscliosesquelcs femmes ne paidoMiient point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles- mêmes, que par rindi'iërence qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée , la plus philosophe , la moins attachée à ses sens, le crimie le plus irreuiissible que l'homme, dont au rcsteellese soucie le moins, puisse commettre envers elle , est d'en pou- voir jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exceptioa , puisqu'une sympa- thie si naturelle et si forte fut altere'e en elle par une abstinence qui n'avait que des motifs de vertu , d'attachement et d'estime. Dès-lors je cessai de trouver en elle cette intimité des coeurs qui fit toujours la plus douce jouissance du mien. Klle ne s'épanchait plus avec moi que quand elle avait à se plaindre du nou- veau venu; quand ils étaient bien ensemble, j'entrais peu dans ses confidences. Enfin clic prenait peu-à-peu une uianière d'être dont je ne fesais plus partie. Ma présence lui ftsait plaisir encore , mais elle ne lui fesait plus besoin; et j'aurais passé des jours entiers sans la voir , qu'elle ue s'cu serait pas aperçue,

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Insensiblement je me sentis isole' et seul dans cette même maison dont auparavant j'étais l'ame , et je vivais pour ainsi dire à double. Je m'accoutianai pcu-à-peu à me «éparer de tout ce qui s'y fesait^ de ceux mêmes qui l'habitaient ; et pour m'e'pargner de continuels déchiremens , je m'eui'cnuais avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mou aise au milieu des bois. Cette Ti m.e devint l)ientôt toul-à-t'ait uisnppor- table. Je sentis que la présence personnelle et i'éloiguemcnt de cœur d'une frumie qui m'était si clicrc irritaient ma douleur , et qu'en cessant de la voir je m'en sentirais moins crncilcment sépare. Je formai le projet de quilfer sa maison ; je le lui dis , et loin de s'y opposer elle le favorisa. File avait à Grei.'oble une amie ap\)c\éc yiine. Ueyôens ^ dont 1p mari était ami de M. de jMably grand-prévôt à I.von. M. Deybevs me pro- posa l'édiicalion des cnfans d"* M. de Jlab/y : j';;c?fptai , et je partis pour I^yon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d'une séparation doiît aiij)aravantlaseuleidéenous eut donné les angoisses de la mort.

J'avais à- peu-près les connaissances né- cessaires pour uu précepteur , et j'en croyais

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avoir le talent. Durant nu an que je passai chez M. de AJnhly , j'eus lo temps de me désabuser. La douceur de mon nature! rn'eiit rendu propre à ce me'tier , si l'emportement n'y eûlmêlc' ses oragos. Tant que tont allait bien, et que je voyais réussir mes soins et mes peines , qu'a'ors je n'épargnais point , j'étais un ange. J'étais un diable quand le:» clioses allaient de travers. Quand mes élèves Tiem'entendaieiitpas j'cxtravajyiais , etqnand ils marquaient de la méchanceté je les aurais tués : ce n'était pas le moyen de les rendre savans et sages. J'en avais deux ; ils étaient d'humeurs Ircs-difl'ércntes. L'un de huit à neuf ans , Tx^^'iXé Sainte-Marie ^ étaitd'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vil", étourdi , badin , malin , mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé CondiUac , paraissait presque stupide , musard , têtu comme une mule, et ne pouvant rien apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujet* je n'avais pas besogne iaite. Avec de la patience et du san^-froid peut-être aurais-jc pu réussir; mai»; laute de l'une et l'autre , je ne fis rieu qui vaille , et mes élèves tournaient très- mal. Je ne manquais pas d'assiduité , mais je manquais d'égalité, sur-tout de prudence.

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lie savais employer auprès d'eux que trois iiistruaieiis tou)ourb ituililcs et souvent per- nicieux auprès des eiîTaiis; le scntiinent, le raisonncnicat , la colère. Tanîôi je nratteii- drissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer ; je voulais l'attendrir hii-jnèine connue si l'cii- fantétaitsusceptiljle d'une veritalile euiotioii de cœur : tantôt je m'épuisais à lui parler raisou comme s'il avait pu m'cntcndre ; et comme il luc fesait quelquefois des argumcns trts-snhtils , je le prenais tout de bon pour raisonnable , parce qu'il c'toit raisonneur. IjC petit Cou diiJac étix'ii encore plus embar- rassant, parce qu'en n'entendant rien , ne répondant rien , ne s'cmonvant de rien , ctd'unc opiniâtreté à toute épreuve , il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m'avait mis en fnrein- ; alors c'ctait lui qui ctait le sage , et c'était moi qui étais reniant. Je voyois toutes mes l'autcs , je les sentais ; j'étudiais l'rsprit de mes élèves, je les péné- trais très-!)ien , et je ne crois pas que jamais «ne seule fois j'aie été la dupe de leurs ruses : uiais que me servait de voir le mal , sans savoir appliquer le remède ? Eu pénétrant tout je n'empécliais rien , je uc réussissais à lieu , et tout ce que je fcsais étoit pré-

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ciscment ce qu'il ne fallait pas faire.

Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J'avais été rccommaîidé par Miue. JJeyhens à Mme. de J/iS'/i/}'. Elle l'avait priée de former mes manières et de me donner le ton du monde ; elle y prit quei([iics soins , et voulut que j'apprisse à faire les honneurs de sa uiaison; mais je m'y pris gauchement , i'étais si honteux , si sot , qu'elle se rebuta et me planta là. Cela ne m'empêcha pas de de- venir selon ma coutume amoureux d'elle. J'en lis assez pour qu'elle s'en aperçut , mais je n'osai jamais me déclarer ; elle ne se trouva pas d'humeur à faire des avances , et j'en fus pour mes lorgncrics et mes soupirs , dont mcme je m'ennuyai bientôt , voyant qu'ils n'aboutissaient à rien.

J'avais tout-à-fait perdu chez maman le goût des petites friponneries , parce que tout étant à moi , je n'avais rien à voler. D'ailleus , les principes élevés que je m'étais faits de- vaient me rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses , et il est certain que de- puis lors je l'ai d'ordinaire été : mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tenta- tions que pour en avoir coupé la racine , et j'aurois grand'pcur de voler comme daus.

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iî?8 LES CONFESSIONS.

mon enfance, si j'étais sujet anx uicmes de'- sirs. J'eus la preuve de cela cliez M. de JJahly. Environne' de petites choses volables que je ne regardais lucuie pas , je m'avisai de convoi- ter uu certain petit vin blanc d'Arbois très- oli , dont quelques verres que par-ci par-là Je buvais à table m'avaient iort aSriaude. Il j'étoit un peu louche; je croyais savoir bien coller le vin , Je m'en vantai ; on nie confia celui-là ; je le collai et le gâtai , mais aux yeux seulement. Il resta toujours agréable à boire , et l'occasion fit que je m'en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise à mou petit particulier. Mal- heureusement je n'ai lamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain ? Il in'étJiit impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c'était me déceler et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même , je n'«sai ja- mais. Un beau monsieur , l'épée an côté , aller chez un boulanger acheter xin morceau de pain , cela se pouvait- il ! Enfin je me rappe- lai le pis-aller d'une .grande pi-incc::^* à qui l'eu disait que les paysans n'avaient pas pain , et qui répondit : qu'ils mangent de la Lriochc. Eucore , que de façons pour»n venir

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! Sorti seul à ce dessein , je parcourais quclqiicfois toute la ville et passais devant trente pâtissiers avant d'entrer chez aucun. ]l fallait qu'il n'y fut qu'une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m'attirât beaucoup pour que j'osasse fran- chir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois uia chère petite brioche , et que bien enfermé dans ina chambre j'allais trouver ma bou- teille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes jefesais toutseulcn lisant quelques [lages de roîuan. Car lire en man- geant fut toujours ma fantaisie au défaut d'un lête-à-têle. C'est le sup|ilémciit de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c'est comme si mou livre dînait avec moi.

Je n'ai jamais eu; dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort indiscrets : ce- pendant ils se découvrirent •, les bouteilles me décelèrent. On ne m'en lit pan semblant, mais je n'eus plus la direction de la cave. l'',ii tout (eia M. de iTltr/f/y 6€ conduisit hon- luHeiitnit et prudemment. C'était un très- galant homme qui, sous un air aussi dur t[ue sou emploi, ayait une véritable douceuv

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de caractère et mie rare bonté de ccciir. Il était judicieux, équitable, et, ce qu'on n'at- tendrait pas d'un offic er de inaréchaussci*, uiéme très-huiuaiu. En .valant sou indul- gence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger uioti séjour dans sa niaisoii plus que je n'aurais l'ait sans cela. Mais cntin dégoûté d'un métier auquel je n'étais pas propre, et d'une situation très-gênante qui n'avait rien d'agréable pour moi , après un an d'essai durant lequel je n'épargnai point mes soins, je uie déterminai a quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parvien- drais jamais à les bien élever. M. de Mahly lui-même voyait cela tout aussi bien qua moi. Cependant je crois qu'il n'eut jamais pris sur lui de me renvojer si je ne lui eu eusse épargné la peine, et cet excès de con- descendance en pareil cas n'est assurément pas ce que j'approuve.

Ce qui me rendait mon état plus insup- portable, était la comparaison continuelle que j'en fcsais avec celui que l'avais quitte-; c'était le souvenir de mes chères (Uiarniettcs, de mon jardin, de mes arbres, de ma fon- taine, de mou rerger, et sur-tout de celle pour qui j'étais né, q^ui donnait de l'amc à

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tout cela. En icprnsaiit ù elle, à nos plai- sirs, à notre innocente vie, il me prenait des serreuicns de cœur , des ctouR'eniens qui in'ôtaicnt le couraj^e de rieu faire. Cent foi» j'ai été violemment tente de partir à l'instant et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu que )e la revisse encore une fois, j'aurais clé coiitcut de mourir à l'instant même. Enliu je wc pus résister à ces souvenirs si tendres qui me rappelaient auprès d'elle à quelque prix que ce lût. Je me disais que je n'avais pas cte' assez patient , assez complaisant , assez caressant, que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié très-douce , en j mettant du mien plus que ;c n'avais fait, .le forme les plus beaux projets du monde, je brûle de !es exécuter. Je quitte tout, je re- nonce à tout, je pars, je vole, j'arrive dans tous les mciuc» transports de uia première jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. A\\l j'y serais mort de joie , si j'avais retrouvé dans son accueil , dans ses caresses, dans son cceur en lin, le quart de ce que j'y retrouvais ;îiulrefois, et que j'y reportais encore.

j\fl"reuse illusion des choses humaines ! elle me reçut toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle : mais je

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venais reclicrcl'.er le passé qui n'était plus et ijiii ne pouvait leiiaitio. A peine eus-je resté demi- heure avec clic, que je sentis mou ancien bonheur mort pour toujours. Je nie retrouvai dans la même situation désolante que j'avais été forcé de fuir, et cela sans qu» je pusse dire qu'il y eut de la faute de per- sonne ; car au fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais coimnent me souffrir surnuméraire près de celle pour qui j'avais été tout, et qui no pouvait cesser d'être tout pour moi ? Conmicnt vivre étrans^cr dans la maison dont j'étais l'enfant? L'aspect des objets témoins de mon bonheur passe me rendait la comparaison plus cruelle. J'aurais moins sonflc-rt dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c'était irriter le sentiment de mes pertes. (Consumé de vains regrets , li\ à la pins noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres , j'y cherchais des distractions utiles ; et sentant le péril im- minent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais de reclief à chercher eu moi- iHcmc les moyens d'y pourvoir quand maman

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n'aurait plus de ressource. J'avais mis les choses dans sa maison sur le pied d'aller sans empirer ; mais depuis moi tout était changé. Son économe était uu dissipateur. Il voulait briller : bon cheval, bon équi- page , il aimait à s'étaler noblement aux yeux. des voisins ; il fesait des entreprises conti- nuelles en choses il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance , les quartiers en étaient engagés , les loyersétaient arriérés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne tarderait pas d'être saisie, et peut-être supprimée. Enfin je n'envisageais que ruine et désastres, et le moment m'en semblait si proche que ;'eu sentais d'avance toutes les horreurs.

Mou cher cabiuet était ma seule distrac- tion. A force d'y chercher des remèdes contre le trouble de uron auie, ;e m'avisai d'y en cliprcher contre les maux que je prévoyais ; et revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne, ponr tirer cette pauvre maman des extrémités cruellw je la voyais prèle à tomber. .Te ne me sentais pas assez savant et ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la rfijmblique des lettres, et faire une fortune

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par cette vole. Une nouvelle idée qui se pië- préseuta, m'inspira la confiance que la uié- diocrité de lues talcns ne pouvait uic donner. Je n'avais pas abandonné la musique eu cessant de l'enseigner. Au contraire, j'en avais assez «'tudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant en celte partie. En réflécliiasant à la peine que j'avais eue d'a])prciKlre à déchiffrer la note, et à celle que j'avais encore à chanter à livre ou- vert , je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant sur -tout qu'en général apprendre la musique n'était pour j)ersonne «ne chose aisée. En examinant la constilii- tion des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait long-temps que j'avais pensé à noter l'échelle par ciiiflies pour éviter d'avoir toujours à tracer des lignes et portées , lorsqu'il fallait noter le moinclrc petit .lir. J'avais été arrêté par les dillicnltés des octaves , et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l'esprit, et je vis en y repensant que ces difficultés n'étaient pas insurmontables, .l'y rêvai avec succès, et )e parvins à noter quelque musique que ce fût,

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par mes cliiflVcs, avec la plus grande exac- titude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Des ce nioinent je crus uia fortune faite, et dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'eu présentant mon projet à l'acadcmie je ne lisse une révolution. J'avais raj)porlé de Lyon quelque argent ; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin, plein des idées magnifiques qui me l'avaient inspirée , et toujours le même dans tous les temps , je partis de Savoie avec mon système de musique , comme autrefois j'étais parti de Turin avec ma fou- laine de liéron.

Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai narré l'iiistoire avec une iîdélité dont mon cœur est content. Si dans la suite j'Iionorai uion âge iiiùr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même fran- chise, et c'était mon dessein. Mais il faut in'arrcter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma métnoirc parvient à la postérité , peut-être un jourclle apprendra ceque j'avais à dire. Alors on saura pourquoi je me lai».

l'iu du sixième Liire.

Ï96 LES C O N F E S S I O j\ S.

LIVRE SEPTIÈME.

Intiis et in ente.

A,

PRÈS deux ans de silctice et de patience , malgré mes résolutions, je prends la ])Iuni à Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui ui'y forcent. Vous n'en pouvez juger qu'après ni'avoir lu.

On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie. égale assez doiice, sans de grandes traverses , ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage do ïuon naturel ardent , mais faible ; moins prompt cneore a entreprendre que facile à décourager, sorlant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût; et qui , me ramenant toujours, l<jin des grandes vertus et plus loin des rrands vices, à la vie oiseu.se et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais jicrinis d'aller à rieu de giand , soit en bien soit en mal. Quel tableau didércnt j'aurai bientôt à déve- lopper ! Le sort qui durant trente ans fayo-

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rîsa rncs penchans, les contraria durant les trente autres, et de cette oppositiou con- tinuelle entre ma situation et unes incli- nations , on verra naître des fautes énor- mes , des mallicurs inouïs , et toutes les vertus , excepte' la force , qui peuvent honorer l'adversité.

Ma première partie a été toute écrite de mémoire, j'y ai du faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi , j'y en ferai probablement beaucoup davan- tage. Les doux souvenirs de mes beaux aus, passés avec autant de tranquillité que d'in- nocence , m'ont laissé mille impressions c!iarnian(es que j'aime sans cesse à me rap- jxler. On verra bientôt combien sonldifléreus ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est possible , et souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Celte facilité d'ou- blier les maux est une consolation que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les ob)ets agréables, est l'heureux contrepoids de mou imagina-

198 LES CONFESSIONS.

tiou efTaroucliée , qui ne me fait preVoir que de crnels avenirs.

Tous les papier? que j'avais rassemblc's pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise , passes en d'autres mains, ne rentreront plus dans les miennes.

Je n'Ai qu'un guide fidèle sur lequel )e puisse compter \ c'est la chaîne des sentimeiis qui ont marque' la succession de mon ctrr, et par eux celle des événemeiis qui en ont ctc la cause ou l'eFfet. J'oublie aise'ment mes malheurs , mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentimens. Leur souvenir m'est trop cher pour s'efi'accr jamais de mon cœur. Je puis faire des onus- sions dans les faits, des Irauspositious, des erreurs de dates ; mais ic ne puis :iic tromper sur ce que j'ai senti , ni sur ce que mes senti- tuens m'ont fait faire , et voilà de quoiprinci- ])alement il s'agit. L'objet propre de mes confessions est de faire connaître exaetcmcut înon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon amc que j'ai promise, et pour l'écrire bdclement je n'ai pas besoin d'autres mémoires: il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici , de rcutrcrau dedans de moi.

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11 y a cependant, et très-heurensemcnt , un intervalle de six à sept ans dont j'ai des rcnseiî^ncuicns surs dans un recueil transcrit de Icllres dont les originaux sont dans les inaiiis de M. du Peyron. (>'e recueil , qui finit en 1760, comprend tout le temps de mou ïcjourà l'bcrnutage , et ma grande brouillcrie avec mes soi-disant aiuis : époque ine'mora- l)lc dans ma vie , et qui fut la source de tous mes autres malheurs. A l'égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester , et qui sont en très-petit nombre, au- lieu de les transcrire à la suite du reçu il, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lors- qu'elles me paraîtront fournir quelque éclair- cissement , soit à mon avantage , soit à ma ciiargc : car je n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je taise la véritc, lorsqu'elle parle en ma faveur.

A\\ reste cette seconde partie n'a que cette même vérité de coninnine avec la première, ni d'avantage sur elle que par l'importance des chobcs. A cela près , elle uc peut que

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lui être inférieure en tout. J'e'crivais la pre- mière arec plaisir , avec complaisance , à mon aise , à Wootton ou dans le château de Trie: tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de nouvelles jouis- sances. J'y revenais sans cesse avec un nou- veau plaisir, et je pouvais tourner mes des- criptions sans gêne jusqu'à ce que j'en fusse content.

Aujourd'hui ma mémoire et ina tête affai- blies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m'occupe de celui-ci que par force et le cœur serre do détresse. 11 ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristans et déchirans. Je vou- drais pour tout au monde pouvoir ense\elir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et forcé de parler malgré moi , je suis réduit encore à me cacher , à ruser , à tacher de donner le chanfje , à m'avilir aux choses pour lesquelles j'étais le moins ; les planchers sous lesquels je suis, ont des yeux; les murs qui m'entourent, ont des oreilles : environné d'espions et de survcillans malveiilans et vigilans , inquiet et distrait , je jcite à la hâta sur le pa|)ier quelques mois interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire, encore moins

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LITRE VII. 201

de corriger. Je sais que maigre les barrières irinnenscs qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint toujours q-.ie la vérité ne s'échappe par quelque lissure. Comment m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir de succès, (^n'on juse si c'est de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant! J'avertis donc ceux qui voudront commen- cer cette lecture , que rien en la poursui- Tant lie peut les garantir de rrnmii , si ce n'est le désir d'«chcv(?r de connaître uu homme, et l'amour sincère de la justice et de la vérité.

Je me suis laissé dans ma prcmicre partie, partant a rcf^rct pour Paris, déposant mou coeur aux Cliarmctles , y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de maman , rendue a elle- même , les trésors que j'aurais acquis, et comptant sur mon système de musique, comme sur une fortune assurée.

Je m'arrêtai quelque temps à f.5'on pour y voir mes connaissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris et pour vendre mes livres de gf'ométrie que ;'avais apportés avec moi. Tout le monde

Mémoires. Tome il, M

202 LES CONFESSIONS.

m'y fit accueil. M. et Mme, de J/^^/)- mar- quèrent du plaisir à me revoir, et me dou- ncrent à dîner plusieurs lois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbé de Blably -, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de CondiUac , qn: tous deux' étaient venus voir leur frère. L'abbé de Mal)1y me donna des lettres pour Paris , entre autres une pour ?»1. de Fonte- iicUe et une pour le couitc de Cay/its. L'un et l'autre me furent dos connaissances ttès-agréàblcs , sur-tout le premier, qui jus- qu'à sa mort n'a point cessé de me marquer de l'amitié et de me donner dans nos tétc-à- tête des conseils dont j'aurais uiieux pro- fiter.

Je revis M. Bordes avec lequel j'ayais depuis long-temps Fait connaissance, et qui m'avait souvent obligé de ^^raiid creur et avec le plus vrai plaisir. En celte occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres; et il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recoinmaïulations pour Paris. Je revis ^l. l'in- tendant dont je devais la connaissance à 1>\.. Jiardes , et ;i qui Je dus celle de M. le dnc de RicheUeu qui past^a a Lyon dans ce ttuip: -là. jM. Fallu me piéscula à lui. M.

L I V II E V I T. 2o3

Fdchelieu me reçut bien , et me dit tic l'aller ToiràPariy; ce que )c lis jjlusieurs lois, sans pourtant que cette haute co!iiiai.s.>;aiice , dont j'aurai souvent à parler dans la suite , m'ait clc jamais utile 41 ric'i.

Je revis le musicien David ^ qni m'avait rendu service dans ma détresse à un de mes prccedens vo5'ages. Il m'avait prête ou donne un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus et qu'il ne m'a jamais rcdciuande's , quoique nous nous soyions revus souvent depuis ee teuips-lù. Je lui ai ])Ourlanl faitdans la suite un piéseut à-pcu-[)rès équivalent. Je dirais mieux que cela s'il s'aj;issait ici de ce "que ]'ai ; mais il s'ai^it de ce que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.

Je revis le noble et gënc'reux Perrlvhcn , et ce ne fut pas sans me ressentir de sa ma- gniQcencc ordinaire , car il me fit le mcme cadeau qu'il avait fait auparavant au s^cnlil Jiernard , en me d'-fiayant de ma [)!acc à la diligence, .le revis le chirurgien Parisat ^ le meilleur et le miciiv fesant des honuncs; je revis sa chère Gode/roi qu'il cntietenait de- puis dix ans , et dont la douceur de carac- tère et la boute de cœur fesaicnt à-pcu-prcs

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20+ LES CONFESSION S.

tout le mérite; mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt , ni quitter sans attcndrissemrnt, car elle était au deniier tenue d'une élliisie dont elle mourut peu après. Kieu ne montre mieux les vrais peuchnus d'un liomuie que respcce doses attacheuicns ( * ). (^»uand ou avait vu la douce Cot/<y/c»/ , on connaissait le bon P a ris ut.-

J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les néi^ligeai tous. Non cer- tainement par ingratitude , mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur ; ujais il m'en eût

(*) A moins qu'il ne se soil d'abord trompé dans son cliuix , ou qtie relie à laquelle il s'était attaché n'ait ensuite chaiiiié de cuactère par un concours do causes extraordinaires : ce qui n'est pas impossible absolument. Si l'on voulait. Tdrneitre sans modification cette conscupicnce , il faudrait donc ju;jer de Socrate prir sa lemine Xantippe et de Dion par son ami Calippiis , ce qui serait le pl;;s ini(pie et le plus Taux jugement qu'on ait jamais porté. Au reste , qu'on écarte ici toute api)licaiion injurieuse à ma femme. Elle est , il est vrai , faible el plus facile à trom]>er que je ne l'r.vais cru ; mais pour son caraclùre , pur , excellent, sans malice, il est dij^ne Je louie mon estime.

L I V îl E V I I. *>S

moins coûté de leur prouver ma reconnais^- sancc que de la leur témoigner assidumeut. L'cxactitnde à écrire a toujours été an-dcssus de mes forces ; si-tôt qite je commence à me relâcher , la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font agf^ravcr , et je uVcris pins du tout. J'ai dono gardé le silence , et j'ai paru les oublier. ParisotctPerricIiOnny ont pas même fait attention , et je les ai toujouis trouvés les mêmes ; mais ou verra , vingt aus après , dans M. Bordes , jusqu'où l'amour-propre d'un bel esprit peut portes la vengeance lorsqu'il se croit néglige.

Avant de quitter Lyon , je ne dois pas oublier uiïc aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais , et qui laissa dans mon cneur des souvenirs biea tendres. C'est Mlle. Serre dont j'ai parlé dai>s ma première partie , et avec laquelle j'avais re- nouvelle connaissance tandis que j^'étais citez M. de illably.

Ace voyage, ayant plus de loisir , je la vis davantage; mon cœur se prit, et très-vive- ment. J'eus quoique lieu de penser quelesiea ne m'était pas contraire; mais elle m'accoi-da une confiance qui ui'ôta la Icatatioii d'en abuser. Elle n'avait rieu ni moi nou pliu ^

31 3

2o6 LES CONFESSIONS.

nos situations étaient tropsemblablesponrque nous pussions nous unir , et dans les vues oui m'occupaient j'étais bien éloigne de songer au inariaj!,c. Elle m'apprit qu'un jeune négociant appelé M. Gejic-rc , paraissait vo\iloir s'atta- cher à elle. Je le vi;; chez elle une fois on deux ; il me parut honncte honime, il passait pour l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui , je désirai qu il l'épousât , comme il a fait dans la suite; et pourne pas troubler leurs innocentes amours , je me hâtai de partir , fcsantpou le bonheur de cette char- mante personne , des vœux qui n'ont été exaucés ici bas que pour un temps , hélas, bien court : car j'appris dans la suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets du- rant tonte ma route , je sentis, et j'ai souvent senti depuis lors eu y repensant , que si les lacriGces qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire , on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du cœur.

Autantà mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté défavorable , autant à celui-ci je le vis par son côté brillant, non pas toutefois quant à mou lo;j,cment; car sur

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nne adresse que m'avait donnée M, Bordes^ J'allai iogci a l'iiôtci Saint-Oiicntin , rue des Cordiers , proehe la Soibonnc , vilaine nie, vilain liotcl , vilaine cliambrc ; mais cepen-i dant avaient logé des hommesde mérite , tels que Gresset y Hordes, les abbés de lilab/y , de Condillac , et plusieurs autres dontmal- Leurcusemeiît je n'y trouvai plus aucun ; mais i'3' trouvai un M. de JJonnefond , hobereau , boîtcHs, plaideur, fcsant le puriste , auquel je dus la connaissance de M. Rognin, main- tenant le doyen de mes amis, et par luicvlie du philosophe Diderot , dont J'aurai beau- coup a parler dans la suite.

J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741 , avec quinze louis d'argent comptant , ma comédie de INTarcissc et mon projet de musique pour toute ressource , et ayaut parconséquent peu de temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de taire valoir mes recoiii- luan dations.

Un jeune homme qui arrive à Paris avec une (ij.^ure passable, et qui s'annonce par des talcus,est toujours sur d'être accueilli. Je le fus ; cela rac procura des agremens sans inc ïnener à grand'chose. Ue toutes les personnes a qui je lus recouiuiaudc , trois seules iu«

20?? LES CONFESSIONS.

furent utiles. M. Damesin , gentilhomme savoyard , alors ccuycr et , je crois , favori de Mme. la princesse de Carignan. M. de Base , secrétaire de l'académie des inscrip- tions et garde des médailles dn cabinet du roi , et le père Castel , jc'snite , auteur du clavecin oculaire.

Toutes ces recommandations, exceptccelle de 31. Damesin , me venaient de l'abbe de Blahly.

31. Damesin pourvut an plus presse par deux connaissances qu'il me procura. L'une de M. de Gasc ^ président à mortier au par- lement de Bordeaux , et qui jouait très-bien du violon ; l'autre de M. l'abbe' de Léon qui logeait alors en Sorbonne ; jeune seigneur très-aimable , qui mourut à ia tlcur de son âge, après avoir brille quelques instans dans le inonde sous le nom de clicvalier de Rohan. L'un et l'autre eurent !a fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons qui soutinrent \\n peu ma bourse tarissante. L'abbe' de Léon me pritcti amitié , et voulait m'avoir pour son secré- iaire : mais il n'était pas riche , et ne put in'oflrir en tout que huit cents francï que je irefusai , bien à regret , mais qui ne pouvaient

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me sudire ponr mon logcmcut, ma nourri- turo et mon entretien.

M. de Bose uie reçut fort bien. Il aimait le savoir , il en avait; mais il c'tait un peu pcda'it. Mme. de Bose aurait été sa fille ; cilc était brillante et petite - maîtresse. J'y dînai:, quelquefois : ou ne saurait avoir l'air plus candie et plus sot que je ne l'avais vis-à- vis d'elle. Soii maiatien dégagé m'intimidait et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me présentait une assiette , j'avançais ma fourcliello pour piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'oflrait , de sorte qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle m'avait destinée , en se touruant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guère que dans la tête de ce campagnard , il iie laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boxe me i)réscnta à M. de Héainnur son ami , qui venait dîner chez lui tous les vendredis, jours d'académie des sciences. 11 lui parla do mon projet , et du désir que j'avais de le soumettre à l'examen de l'académie. M. de Btaunnir se chargea de la proposition , qui fut agréée : le jour doimé je fus introduit et présenté par ^^. de Hcaiimnr , et le mc'nio jour 22 août 1742 , j'eus riionneurdc lire à

2IO LES CONFESSIONS.

l'académie le mémoire qnc j'avais piëparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très-imposante , j'y fus bien moins iiuiiuidc que devant Mme. de Bose y et je me ttrai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le mémoire réi!.>'>!it, et m'attira des complimcns qui me surprirent autant qn'ihi me flattèrent , imn'.'inant à peine que devant une académie , quiconque n'eu était pas , pût avoir le sens commun. Les commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairau , Hellot et de Fouchy , tous trois gens de mc-ritc asîuiémcnt , mais dont pas un ne savait la nnisique , as<cz du moin» pour être en état de juger de mon projet. Durant mes confcrencesavec ces ^îessieurs, J3 me convainquis avec autant de certitude que de surprise, que si quelquclois les savaiis ont moins de préjugés que les autres bommes , ils tiennent , en rcvanclie , encore |)!ms foite- inent à ceux qu'ils ont. Quelque fail'>Ic5 , quelque fausses que fussent la plupart de leurs ob|ections , et quoique j'y ré|)oiulisse timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais par dts raisons péromptoircs , je ne vin» pas \\\\ç^ seule fois à bout de me faire enten- dre?! de les contenter. J'étais toujours clvnbi

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de la facilite avec laquelle, à l'aide de quel- ques jiliiases sonores, ils ine reiataient sans ui'avoir coiu|)ris. Ils déterrèrent , je ne sais où, qu'un moine appelé ie P. Soiihaitti, avait jadis imaginé de noter la gamme par cliill'res. C'en f t assez pour prétendre que uion syslétrie n'était pas neuf, et passe pour cela j car bien que je n'eusse jamais ouï par- ler du P. Souhaitti ^ et bien que sa manière d'écrire les sept notes du plain-chant, sans même songer aux octaves , ne méritât en aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma simple et conunode invention pour noter aiscuient par chilîrcs toute musique imagi- nable, clefs, silences, octaves, mesures, temps, et valeurs des notes , ciioscs auxquelles Soii- haitti n'avait pas même songé , il était néanmoins très-vrai de dire, que quant à rélcmcnîaire expression des se])t notes, il en était le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnèrent a celte invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avait, ils n.c s'en tinrent pas ; et si-tôt qu'ils voulurent parler du fond du système , ils ne lirent plus que doruisotiner. Le plus grand avantage du mien était d'abroger les transpositions et les clefs , eusorte que le même morceau se trou-

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vaituoté et transpose à volonté dansquelqiic que ton qu'on voulut, au moyen du chan- geitient supposé d'une seule lettre initiale à la tétc de l'air. Ces Messieurs avaient ouï dire aux croquesols de Paris que la ufictliode d'exécuter par transposition ne valait rien. Ils partirent dc-là pour tourner eu invincible objection contre mon système son avantai^e ]e plus marqué , et ils décidèrent quema note était bonne pour la vocale , et mauvaise pour rinstrumentaic , au-lieu de décider , connue ils l'auraient , qu'elle était bonne pour la vocale et meilleure pour l'instrumentale. Sur leur rapport l'académie m'accorda uii ccrtihcat plein de très-beaux conipliiucns , à travers lesquels ou démêlait, pour le fond , qu'elle ne jugeait mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pa- reille pièce l'ouvrage intitulé Vissertation sur la imishjtie moderne , par lequel j'en appelais au public.

J'eus lieu de, remarquer en cette occasion combien , incmc avec un esprit borné , la connaissance unique, mais piolondc,dc la cbose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des

sciences ,

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Sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particulière de ceile dont il s'agit. Ija seule objection solide qu'il y eût à faire à mon sys- tème, y tut faite par Rameau. A peine le lui eus-jc expliqué, qu'il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il , sont très-bons , en ce qu'ils déterruinent simplement et clairemeut les valeurs , en ce qu'ils représentent nette- rient les intervalles, et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes chosesqvxe ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une opération de l'esprit qui ne peut toujours suivre la ra- pidité de l'exécution. La position de nos 'lîotes, continua-t-il, se peint à l'œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l'une très-baute, et l'autre très-bas=ip , sont jointes par une tirade de notes interuicdiaiies, je vois du premier coup-d'œil le progrès do l'une h l'antre ]iar degrés conjoints ; mais pour m'assuvcr chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j'épflle tous vos chiffre* l'un après l'antre; le coup-d'œil no peut suppléer à rien. L'ob;ection me parut sans réplique, et )ç.n convins à l'instcrit : quoiqu'elle soit simple et frappante , il n'y « qu'une grande pratique de l'art qui puisse Mémoins. Tome If. N

214 LES CONFESSIONS.

la suggérer , et il n'est pas e'tonnaiit qu'elle ne soit venue à aucun académicien ; mais il l'est que tous ces grands savaus qui savent tant de choses, sachent si peu que chacua ne devrait juger que deson métier.

Mes fréquentes visites à mes co mm iss aires et à d'autres académiciens , uie mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu'il y avait à Paris de plus distingué dans li lillérature, et par-là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi eux. Quanta présent, concentré dans mou sys- tème de musique , je m'obslinai à vouloir par-là faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une célébrité qui dans les beaux - arts se joint toujours a Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma chambre, et travaillai deux ou trois mois, avec une ardeur inexprimable, à refondre dans un ouvrage destiné pour le piiblic, le mémoire que j'avais lu à l'académie. La difficulté fut de trouver un libra.ro qui vou- lut se charger de mon manuscrit , vu qu'il y avait quelque dépeuse à fane pour le* nou- veaux caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tête des débu tans, et qu'il

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tnc semblait cependant bien jnste que mon ouvrage ine leudît le pain que j'avais mangé en l'écrivant.

Ji on fie fond lue procura Qiiilhiu le père, qui fit avec moi un traité à moitié profit , sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut opéré par ledit Quillau , que j'en fus pour mon privilège , et n'ai tiré jamais un liard de cette éditioti , qui vraiseniblablcmeut eut un débit médiocre, quoique l'abbé Des- fontaines m'eût promis de la faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien.

Le plus grand obstacle à l'essai de mon système, était la crainte que s'il n'était pas admis, on ne perdît le temps qu'on mettrait à l'apprendre. Je di.saisà eela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprenolrela musique par les caractères ordinaires, on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l'expérience , j'enseignai gra- tuitement la musique à une jeune américaine appelée Mlle. Ves Ronlins ^ dont M Rcgnin m'avait procuré la connaissance; en trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et niêm«

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de chanter à livre ouvert , mieux que mol- métae, tovite celle qui n'était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant mais ignoré. Un autre en aurait rempli les jour- Maux ; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles , je u'eu eus jamais pour les faire valoir.

Voilà comment ma fontaine de héron fut encore cassée ; mais cette seconde fois j'avais trente ans , et je me trouvais sur le pavé de P^ris , Tonne vit pas pour rien. Le parti que je prisdans cette extrémité n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la première partie de ces mémoires. Je venais de me donner dcsmouvemens aussi grands qu'inu- tiles : j'avais besoin de reprendre haleine. Au- lieu de me livrer au désespoir , je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence, et pour lui donner le temps de faire son œuvre , je me misa manger sans me presser , quelques louis qui me restaient encore , réglant la dépense de mes noncha- lans plaisirs sans la retrancher , n'allant plus au café que de deux jours l'un , et au specta- cle que deux fois la semaine. A l'égard de la dépense des filles, je n'eus aucune réforme à y faire, u'ayant ujis de ina vie un sou à cet

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«sage , si ce n'est une seule fois, dont j'aurai bientôt a parler.

La sécurité, la volupté, la confiance areo laquelle je me livrais à cette vie indolente et solitaire que je n'avais pas de quoi faire durer trois mois , est une des singularités do ma vie, et une des bizarreries démon hu- meur. L'cxtrcuic besoin que j'avais qu'on pensât à moi , était précisément ce qui ni'ô- tait le courage de me montrer, et la nécessité de faire des visites me les rendit insuppor- tables , au point que je cessai même de voir les académiciens et autres gcns-de-lettres avec lesquels j'étais déjà faufilé. Hlarii^auXjVahhô de Mably ^ Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelque- lois. Je montrai même au premier ma comé- die de Narcisse. Elle lui plut , et il eut la complaisance de la retoucher. Z^zW<fro^, plus jeune qu'eux , était à-peu-près de mon âge. Il aimait la musique ; il en savait la théorie ; nous en parlions ensemble ; il me parlait aussi de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes qui ont duré quinze ans , et qui probable- ment dureraient encore, si mallieureusti.

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ment , et bien par sa faute , je n'eusse éto jeté dans son uiéme métier.

On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux intervalle qui me restait encore avant d'éire forcé de mendier mon pain : à éliidier par c(ieur des passages de poètes, que j'avais appris c^iit fois et autant de fois oubliés. Tous bs matins, vers les dix heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma pocbe, et , jusqu'à rhcurc du dîner , je remémorais tantôt une (.de sacrée et tantôt une bucoli- que , sans me rebuter de ce qu'eu repassant celle du i'iiir, je ne manquLiis pas d'oublier celle de la veib-. Je me rappelais qu'après la défaite de I^.'icias à Syracuse , les Atliériiens captifs <3;agaaient leur vie à réciter les poèmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait d'é- rudition pour me prémunir contre la misère, fut d'txercer mon licureuse miérnoire à retenir tous les poètes parcixur.

J'avais un autre expédient noti moins so- lide dans les écliecs , auxquels je consacrais ré<:^ulièrement , chez lUai.'^is ^ les aprcj-midi des jours que je n'allais pas an spectacle. je fis connaissance avec M. de Lcgal , avec un M. IJusson , avec Philidor , avec tous

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les grands joueurs d'échecs de ce temps-là , et n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que )e ne devinsse à la fin plus fort qu'eux tous, et c'en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quel- que folie que je m'engouasse , j'y portais toujours la luéme manière de raisonner. Je me disais : quiconque prime en quelque chose, est toujours sûr d'être recherché. Primons donc, n'importe en quoi, je serai recherche; les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison , c'était •clui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu'il aurait fallu faire pour m'évertuer , je tâchais de flatter ma paresse , et )e m'en voilais la honte par des argumeus dignes d'elle.

J'attendais ainsi tranquillement la fin do mon argent, et je crois que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davan- tage , si le P. Casiel, que j'allais voir quelque- fois en allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Cas tel était fou , mais bon homme au demeurant : il était fâché de me voir ainsi consumer sans rien faire. Puis- que les musiciens , me dit-il , puisque les

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gavans ne chantent pas à votre uuisson ^ changez de corde , et voyez les femmes. Vous re'ussirez peut-être mieux de ce côté-là. J'ai parlé de vous à Mme. de Buzeiwal^ allez la Toir de ma part. C'est une bonne femme qui verra avec plaisir un paj's de sou fils et de son mari. Vous verrez chez eîie Aime, de JBroglie sa fille , qui est une femme d'esprit. Mme. Z?7y^/?7 eu est une autre à qui j'ai aussi parle de vous : porlez-îui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes. Ce sont comme des courbts dont les sages sout les asyuiptùles ; ils s'en approchent sans cesse , mais ils n'y touchent jamais.

Après avoir remis d'un jour à l'autre ces tcirijjles corvées, je pris enfin courage, et j'allai voir IMuic. de iS //-<•// tv?/. Elle lue reçut avec boute : Mme. de Broglie étant entrée daus sa chambre, elle lui dit: ma fille, voilà M. Rousseau dont le P. Castel nous a parlé. Mme. de UrOi;/ie me fit compliment sur mon ouvrage, et me menant à sou clavecin , me fit voir qu'elle s'en était occupée. Voyant à sa |)cndule qu'il était près d'une heure, je voulus m'en aller. Mme. de jBuzeural me dit : vous ctcs loin de votre quartier; restez.

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TOUS dînerez ici. Je ne me Gs pas prier. Ua quart d'heure après , je compris par quel- ques mots que le dîner auquel elle m'invi- tait , e'tait celui de son office. Mme. de Bu- zenval était une trcs-bonnc femme , mais bornée , et trop pleine de son illustre noblesse polonaise , elle avait peu d'ide'e des égards qu'on doit aux talens. Elle me jugeait même en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique très-simple, était fort propre, et n'annon- çait point du tout un homme fait pour dîner à l'onicc. J'en avais oublié le clicmin depuis trop long-tems pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit , je dis à Mme. de Buzeni>al qu'une petite affaire qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir. ^Ime. de Broglie s'approcha de sa mère , et lui dit "h. l'oreille quelques mots qui firent effet. Mme. de Brizenual se leva pour me retenir, et me dit : je compte que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je crus que faire le fier serait faire le sot , et je restai. D'ailleurs la bonté de Mme. de Broglie m'avait touché , et me la rendait intéres- sante. Je fus fort aise de dîucr avec elle, et

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j'espérai qu'eu me connaissant davantage , elle u'auiait pas regret à in'avoir procuré cet honneur. M. le pre'sidentde Z^w/o/^'wo//, grand atni de la maison , y dîna aussi. Il avait, ainsi que Mme. de Broglie , ce petit jargon de Paris, tout en petits mots , tout en petites allusions fines. Il n'y avait pas de quoi briller pour pauvre Jeau-.lacques. J'eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve ^ et je me tus. Heu- reux si j'eusse été toujours aussi sage ! je ne serais pas dans l'abyme je suis aujour- d'hui. J'étais désolé de ma lourdise , et de ne pouvoir justllicr aux yeux de Mme. de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur. Après le dîner , je m'avisai de ma ressourça ordinaire. J'avais dans ma poclie une épître en vers adressée à /'t7//AO/ pcndantuion séjour à l.you. Ce morceau ne manquait pas de cha- leur ; j'en mis dans la façon de le réciter , et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité d^ius mes interprétations , je crus voir que les regards de Mme. de BrogUe disaient à sa nicrc : eh bien , mainan ,avais- je tort de vous dire que cet homme était plus lait pour dîner avec vous qu'avec vos femmes ? Jusqu'à ce momeut j'arais eu le cœur un peu

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gros; mais après m'étre ainsi vengé , )e fus coûtent. Mme. de Broglie poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu'elle avait porté de moi , crut que j'allais faire sensation dans Paris, et devenir uh boraine à bonnes for- tunes. Pour guider mon inexpérience , elle me donna les Confessions du comte de ***. V.c livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde. Vous ferez Lien de le consulter quelquefois. J 'ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec recon- Maissancc pour la main dont il me venait ; jjuais riant souvent de l'opinion que parais i sait avoir cette dame de mon mérite galant^ Du moment que j'eus lu cet ouvrage , je dé- sirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon pen- chant m'uispirait très-bien : c'est le seul ami vrai que j'aiceu parmi les gens-de-Icttres. ( * ) Dès-lors j'osai compter que Mme. la ba- ronne de Buzcnfal et Mme. la marquise de liroglie prenant intérêt à moi, ne me lais- seraient pas long-temps sans ressource j et ja

( * ) Je l'ai cru si long tems et si parfaitemenr, que c'est à lui que depuis mon retenir à Paiis je confiai le manuscrit de mes Confessions. Te dé- fiant J. J. n'a jamais pu croire à la perfidie et à la fausseté qu'après en avoir été la victime.

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ne uie trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez Mme. Dnpin qui a eu d& plus longues suites.

MnxQ. JDupiii était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de Mme. Fontaine. Elles éla;eut trois sœurs qu'où pouvait ap- peler les trois grâces. IMme. de la Touche , qui fit une escapade eu Angleterre avec le duc de Kingston. Mme. à.' Epiuay , l'amie, l'unique et sincère amie de M. le prince de Conti y femme adorable , autant par la dovi- ceur, parla bontcdeson charmant caractère, que par ragrcment de son esprit , et par l'inal- tcrablc gaîié de son humeur. Enfin Mme. JJnpin , la pins belle des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa CQuduitc.

Eilefutleprix derhospitalitédcM. JDtipin^ à qui sa mère la donna avec une place de fermicr-géncrai et une fortune immense , ea recouuaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle c'tait encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle inc reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus , les cheveux épavs , sou peignoir mal arran- gé. Cet abord m'était Ucs - nouveau \ iha

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pauvre tête n'y tint pas : Je me trouble , je m'égare; et bref , me voilà épris de Mine. Ditpin.

Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle; elle ne s'en aperçut point. Elle ac- cueillit le livre et l'auteur , me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'ac- compagna du clavecin, me retint à dîner, IDC fit mettre à table à côté d'elle ; il n'en fallait pas tant pour me rendre fou , je le devins. Elle me permit de la venir voir; j'usai , j'abusai de la permission. J'y allais presque tons les jours , j'y dînais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d'envie de parler ; je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente était vine porte ou- verte à la fortune; je ne voulais pas dans ma situation , risquer de me la fermer. Mme.ZJM- /'/« , toute aimable qu'elle était, était sérieuse et froide ; je ne trouvais rien dans ses ma- nières d'assez agaçant pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dansParis, rassemblaitdes sociétés auxquelles il ne manquait que d'être un peu moins nom- breuse» pour être d'élite dans tous les genres. Lllc aimait à voir tous les geus c[ui jetaient

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de l'éclat : lesj^ratids, les gens-dc-letties , les Lellcs femmes. On ne vovaitchezellcque ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Mme. la prin- cesse de Rofian , Mme. la comtesse de For- calijuier , Mme. de Mirepoix , Mme. de Brignolé , milady Herrey pouvaient passer pour ses amies. M. ào. Fontenelle ^ l'abbé de Saint- Pierre, l'abbé S allier , M. de For- ma Jtt ^ M. de Bernls , M. de Bvjfoii , JM. de p'oltaire , o'taient de son cercle et de ses dî- ners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens , sa société d'autant: mieux composée n'eu était que plus impo- sante, et le pauvre .7e^«-./^?c7«« ti'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au mi- lieu de tout cela. Je n'osai donc parler ; mais ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisième jour elle me la rendit, m'adres- sant verbalement quelques mots d cxhorla- tion d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres : ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et, après une déclaration dans les formes , je continuai de vivre avec elle comme aupara- vant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.

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Je crus ma sottise oubliée ; je me trompai. ISl.àQ Francjteil , fils de M. JJj/pin et beau- fils de Mme. , était à-peu-près de son âge et du mien. Il avait de l'esprit ^ de la figure, il pouvait avoir des prétentions ; ou disait qu'il en avai^ auprès d'elle , uniquement peut- être parce qu'elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivait par- faitement avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talcns. La musique, qu'il savait fort bien , fut entre nous un moyen de liaison, .le le vis beaucoup ; je m'at- tachais à lui : tout d'un coup il me fit en- tendre que Mme. Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les discon- tinuer. Ce compliment aurait pu être h sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après , et sans aucune antre cause , il veuai l , ce me semble , hors de pro- pos. Cela fesait une position d'autant ])lus bizarre , que je n'eu étais pas moins biea venu qu'auparavant chez M. et 'h\\x\t. Fran~ cueiL J'y allai cependant plus rarement, et j'aurais cessé d'y aller toul-à-fait, si, par un autre caprice imprévu, Mme. JJupiii hc m'avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à sou fils , qui , changeant de gou-

228 LES CONFESSION S.

verneur , restait seul durantcet intervalle. Ja passai ces huit jours dans un supplice que lo plaisir d'obéir à Mu;e. Diipin pouvait seul me rendre souSVablc : io ne m'en serais pas charge' huit au très jours de plus, quand Mme. Dupin se serait donnée à moi pour récom- pense.

jM. de Francjieil me prenait en amitié, je travaillais avec lui ; nous commençâmes en- semble un cours de chimie chez Hoiiclle. Pour me rapprocher de lui , je quittai mon hôtel Saiut-(^uentin , et vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet , qui donne dans la rue Plâ trière logeait M. Dupin. , par la suite d'un rhume négligé, je gagnai jine fluxion de poitrine dont je taillis mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires , des pleurésies ctsur-tont des esquinancics , auxquelles j'étais très - sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez près pour me familiariser avec soa image. Durant ma convalescence j'eus le temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité , ma faiblesse et mon indolence , qui , mnl;;r'^ le feu dont je me sentais embrasé , me lais- saient languir daus l'oisiveté d'esprit, ton-

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jours à la porte de la misère. La veille du jour j'étais tombe' malade , j'étais aile' à uu opéra de Royer qu'on donnait alors , et dont j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour le talent des antres , qui m'a toujours fait dé- lier des miens , je ne pouvais m'erapèchcr do trouver ectte musique faible , sans chaleur , sans invention. J'osais quelquefois me dires il me semble que je ferais mieux que cela.' Mais la terrible idée que j'avais de la compo- sition d'un opéra, et l'importance que j'en- tendais donner par les gens de l'art à cette entreprise, m'en rebutaientà l'instant même, et me fesaient rougir d'oser y penser. D'ail- leurs , trouver quelqu'un qui voulût me fournir des paroles, et prendre la peine de les tourner à mon gré ? Ces idées de musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie , et dans le transport de ma fièvre je composais des chants, des duo , des chœurs. .Te suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux: dl prima intenzione , dignes peut-être de l'admiration des maîtres, s'ils avaient pu les entendre exécuter. Oh si l'on pouvait teiir registre des rêves d'un fiévreux, quelles gran- des et sublimes choses on verrait sortir quel- quefois de sou délire !

23o LES CONFESSIONS.

Ces sujets de musique et d'opéra m'occu- pèrent encore pendant ma convalescence , mais plus tranquillement. A force d'y penser, et malgré moi, je voulus en avoir le cneur net , et tenter de faire a moi seul un opéra , paroles et musique. Ce n'était pas tout-à-fait mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri un opéra-tragédie intitulé Iphis et Ana.ra- rete , que j'avais eu le bon sens de jeter au feu. J'en avais fait à Lyon un autre intitulé la Découverte du nouveau monde , dont , après l'avoir lu à ^I. Bordes , a l'abbé de Mably , à l'abbé Truhletcia d'autres, j'a- vais fini par faire le même usage, quoique j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte , et que Vai'idn\''cùt dit, en voyant cette nuisique, qu'il y avait des mor- ceaux dignes de Buononcini.

Cette fois , avant de mettre la main à l'ouvrage, je nie donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets dillcrens en trois actes détacbés , chacun dansun tbH'érentcaracfcredc musique, et prenant pour chaque sujet les amours d'un poète , j'intitulai in:\.o\tû,ïales Muses galantes. Mon premier acte , en genre de musique forte , était le Tasse j le second eu genre de musique

L I t' R E T I T. 23r

tendre , e'tait Ovide ; et le troisième , intitulé yinacréen , devait respirer la gaîte' du dity- rambe. Je m'essayai d'abord sur le jjrcinier acte , et je m'y livrai avec une ardeur qui , pour la première fois , me fit goûter les de'lices de la verve dans la composition. Un soir, près d'entrer à l'opéra, me sentant tourmenté, maîtrise' par mes idées , je remets mon argent dans ma poche , je cours m'eu- fermer chez moi ; je me mets au lit, après avoir bien ferme tous mes rideaux pour em- pêcher le jour d'y pe'nétrer , et me livrant à tout l'Oestre poétique et musical , je com- posai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare (car j'étais le Ta-ise pour lors) , et mrs nobles et fiers sentimens vis-à-vis de son injuste frère , me donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dan s les bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tcte qu'une bien petite |)artie de ce que j'avais fait; mais ce peu , presque effacé par la lassitude et le Joinmeil , ne laissait pas de marquer encore l'énergie de» morceaux dont il offrait les débris.

232 LES CONFESSIONS.

Pour cette fois je ne poussai pas fort loiu ce travail , eu ayant cté détourne par d'antres aQ'aircs. Taudis que jc m'attachais à la jnaisoii Dupin ) Mme. de Bnzenval et Mme. de ^r<?^'7/>jquejecontinuaide voir quelquefois, ne m'av'aicut pas oublie'. 31. le Comte de iï/o«/<7/^?/, capitaine aux gardes, venaitd'être nommé ambassadeur à Venise. C'était un ambassadeur de la façon de Barjac , auquel il lésait assidûment sa cour. Son frère, le chevalier de Moiita'igu , gentilhomme de la manche de monseigneur le daupiiin , était de la connaissance de ces deux dames , et de celle de l'abbé Alary ^ de l'académie fran- çaise , que je voyais aussi quelquefois. ôMmc. de Broglie , sachant que l'ambassadeur cherchait un secrétaire , me proposa. Nous cntriimcs en pourparler. Je demandais cin- quante louis d'appoin tement , ce qui était bien peu dans une place ovi l'on est obligé de figurer. Il ue voulait me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition était ridicule. Nous ue pûmes nous accorder. M. de Franciteil ([w'i fesait ses eflbrts pour me retenir, l'emporta.

Je restai, et 31. de Moutaigu partit, emmeuaut un autre secrétaire , appelé M.

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roUmi y qu'où lui avait donné au bureau des aflaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à Venise qu'ils se brouillèrent. Follait voyant qu'il avait à faire à vin fou , le planta là. Et M. de Montaigu n'ayant qu'un jeune abbé appelé M. de Jiinis qui écrivait sous le secrétaire , et n'était pas en état de remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier sou fière , homme d'esprit , me tourna si bien , ïue fesant enlendrc qu'il y avait des droits attachés à la place de secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage , et je partis.

A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis , pour voir eu passant ma pauvre maman. Mais je descendis le Rhône , et fus m'tmbarquer à Toulon , tant à cause de la guerre et par raison d'économie , que pour prendre un passe-port de M. de Mirepoix qui commandait alors en Provence, et à qui j'étais adressé. M. de Montaigu ,x\t, pouvant se passer de moi , m'écrivait lettre surlcUrc pour presser mon voyage. Un inci- dent le retarda.

C'était le temps delà peste de Messine. I.a flotte anglaise y avait mouillé , et visita la felouque sur laquelle j'étais.

234 LES CONFESSION S-

Ccla nous assujettit , en arrivant à Gènes J après une longue et pénible tiiaversée , à une quarantaine de vingt-un jours.

On donna le choix aux passagers delà faire à bord ou au Lazaret , dans lequel ou nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avait pas encore ew le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insuportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me Hrent préférer le Lazaret , à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages, absolument nu , je ne trouvai ni fenêtre , ni lit , ni table , ni chaise , pas même un escabeau pour ui'asscoir , ni une botte de paille pour me coucher. On m'ap- porta mon manteau , mou sac de nuit , mes deux malies , on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures , et je restai , maître de me promener à mon aise de chambre ea chambre et d'étage en étage , trouvant par- tout la même solitude et la même nudité.

Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le Lazaret plutôt que la felouque; et, comme un nouveau Robinsoti , Je me mis à m'arranger pour mes vingt-un jours, comme j'aurais fait pour toute ma vie. J'eus d'abord

LIVRE VII. 235

l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avais gagnés dans la felouque. Quand , à force d'avoir changé de linge ot de hardcs, je uie fus cntin rendu net , je procédai à l'auieubleuient de la chambre que je m'étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps de plusieurs serviettes que je cousus, une cou- verture de ma robe de chambre, un oreiller de mon uiaateau roulé. Je me fis un siège d'une malle posée à plat, et une table de l'autre de champ. Je tirai du papier , une écritoire; j'arrangeai en manière de biblio- thèque une douzaine de livres que j'avais. Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'excep- tion des rideaux et des fenêtres , j'étais presque aussi commodément à ce Lazaret, absolu- ment nu, qu'à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beau- coup de pompe : deux grenadiers, la baïon- nette au bout du fusil , les escortaient; l'es- calier était ma salle a manger, le palier me servait de table , la marche inférieure me servait de siège; et quand mon dîner était servi , l'on sonnait, en se retirant, une clo- chette pour ni'avcrtir de me mettre à table. Entre mes repas , quaud Je ue lisais ui

336 LES CONFESSIONS.

n'écrivais , ou que je ne travallais pas à mon ameublement, j'allais me promener dans le cimetière des protcstans qui me servait de cour , ou je moulais dans une lanterne qui donnait sur poit , et d'où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours, et j'y aurais passé la vingtaine entière sans m'eunuyer un moment , si31. de Joni'ille , envoyé de Fiance , à qui je lis par- venir une lettre vinaigrée , parl'uméc et dt-mi- bri'ilée , n'eût fait ai^régermou temps de huit jours. Je les allai passer chez lui , et je me trouvai mieux jjel'avoue , du j^îte desa maison quedeceluidn Lazaret. Il me lit force caresses. Z??//707/^ sou secrétaire , était \\\\ bon garçon, qui me mena tant à Gènes qu'à la campagne , dans plusieurs maisons l'on s'amiisoit assez , et je liai avec lui connaissance et cor- respondance ,quc nous cntrctinuics fort long- temps. Je poursuivis agréablement uia route à travers laLombardic. Je vis Milan, Vérone, Bresse , Padoue , et j'arrivai enBn à Venise jmpatiemmcntattcndu par M. l'ambassadeur. Je trouvai des tas de dépêches , tant de la cour que des autres ambassadeurs , dont il n'avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu'd eut tous les cUiilVcs uéccssaircs pour cela. N'ayant

jamais

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jamais travaillé dans aucun bureau , ni vu de nia vie un chiffre de luiuistre , je craignis d'a- bord d'être embarrasse'; lualsje trouvai que rien n'c'talt plus simple , et en moins de huit jours j'eus dc'chiffrc le tout, qui assurément n'en valait pas la pelue ; car , outre que l'am- Lassade de Venise est toujours assez oisive , ce u'était pas à uu pareil homme qu'on eût voulu confier la moindre négociation. Il s'é- tait trouvé dans uu grand embarras jusqu'à mon arrive'e , ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais très-utile ; il le sentait , et me traita bien. Un autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay ^'ion prédéces- seur , dont la tête s'était dérangée, le consul de France, appelé M. le Hloiid était resté charge des affaires de l'ambassade, et depuis l'arrivée de M. de Montaign il continuait de l.cs faire jusqu'à ce qu'il l'eut mis au fait. M. de i»/o«/(2i^'7/, jaloux qu'un autre fît son métier, quoique lui-même en fut incapable, prit eu guignon le consul ; et si-tôt que je fus arrivé , il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambas- sade pour me les donner. Elles étaient Insépa- parables du titre ; Il me dit de le prendre. T<«nt que je restai près de lui , jamais II n'envoya que moi sons ce tltts au sénat et à âlâiiioires. Tome lA. O

2S8 LES CONFESSIONS.

sou coufe'rcnt; et dans le fond il était fort naturel qu'il aiiiiàt mieux avoir pour secré- taire d'amliassade un homme à lui , qu'uu consul ou un couuuis des bureaux uouiuaé par la cour.

Cclarcnditma situation assez agréable, etem- péclia ses gentilshommes , qui étaient italiens, ainsi que ses pages et la plupart de ses gens , de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis av^c succès de l'autorité qui \ était attachée pour maintenir son droit de liste, c'est-à-dire , la franchise de sou quartier , contre les tentatives qu'on lit piu-ieurs f o s pour rcufreindre , et auxquelles ses officiers vénitiens n'avaient garde de résister ; mais aussi je ncsouQVis jamais qu'il s'y réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avatitages dont son excellence n'aurait pas dé- daigné sa part. Elle osa même la réel amer su ries droits du secrétariat, qu'on appelait la chan- cellerie. On était en guerre ; il ne laissait pas d'y avoir bien des expéditions de passe-povts. Chacun de ces passe-ports payait un scqnin au secrétaire, qui l'expédiait et le contresi- gnait. Tous mes prédécesseurs s'étaient fait payer indistinctement ce sequin , tant des Français que des étrangers. Je trouvai cet

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usage injuste ; et sans être français , je l'abro- geai pour !cs Français : uia«s j'exigeai si ri- goureusement mon droit de tout autre , que le marquis Scotti , frère du favori de !a reine d'Espagne , m'ayatit fait demander ua passe-port sans m'envoyer le sequin , je le lui fis demander ; hardiesse que, le vindicatif italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la reforme que j'avais faite dans la taxe des passe- ports , il ne se pre'senta plus pour en avoir que des foules de prétendus français , qui dans des baragouins abominables se disaient , l'un provençal , l'autre picard, l'autre bour- guignon, ('onime l'ai l'oreille assez line, je n'en fus guère la dupe , et je doute qu'un seul italien m'ait soufflé mou sequin , et qu'un seul français l'ait pa^^é. J'eus la bctise de dire à M. Moiilaigii , qui ne savait rien de rien , ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles ; et sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français , il pré- tendit que j'entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant d: s avantages équiva lens. Plus indigné de cette bassesse , qu'affecté par mon propre intérêt, je rejetai hautement sa proposition : il insista, je m'échauffai. Non , Monsieur , lui dis-jc très - vivement ,

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40 LES CONFESSIONS.

que votre excellence garde ce qui est à elle ^ et me laisse ce qui est a moi ; je ne lui eu cé- derai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette voie , il en prit une autre , et n'eut pas houte de me dire que puisque j'avais les profits de la chancellerie , il était juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article , et depuis lors j'ai fourni de mon argent , encre , papier, cire, bougie, nompareille, jusqu'au sceau que je lis refaire sans qu'il m'en ait jamais rembourse un liard. Cela ne m'empêcha pas de faire une petite part du produit des passe - ports à l'abbé de Binis , bon garçon , et bien éloigné de prétendre à rleude semblable. S'il était com- plaisant envers moi, je n'étais pas moins honnête envers lui , et nous avons toujours bien vécu ensemble.

Sur l'essai de ma besogne , je la trouvai moins embarrassante que je n'avais craint pour un homme sans expérience , auprès d'un ambassadeur qui n'en avait pas davan- tage , et dont |iour surcroit , l'ignorance el l'entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce que le bon sens et quelques lumières m'inspiraient de bien pour son service et celui du roi. Ce qu'il lit de plus raisouuabla

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fut de se lier avec le marquis Matri , ambas- sadeur d-Espage, homme adroit et fin , qui l'eût mené parle nez s'il l'eût voulu; mais qui , vu l'union d'intérêt desdeuxcourounes, le conseillait d'ordinaire assez bien , si l'autre n'eût gâté ses conseils en fourrant toujours dii sien dans leur exécution. La seule chose qu'ils eussent à faire de concert , était d'cn- gagv.r les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester do leur iidclité à l'observer, tandis qu'ils four- nissaient publiquement des munitions aux troupes autrichiennes et même des recrues , sous prétexte de désertion. M. de Blontaigto qui , je crois , voulait plaire à la république , ne manquait pas aussi , malgré mes représen- tations , de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu'elle n'enfreindrait Jamais la neu- tralité. L'entêtement et la stupidité de ce pau- vre honmie me fesaicnt écrire et faire à tout ment des extravagances dont j'étais bien force d'être l'agentjpuisqu'il le voulait; mais qui me rendaient quelquefois mon métier in- supportable et même presque impralicablc. Il voulait absolument , par exemple , que la plus grande partie de sa dépêche au roi et de celle an miuistre fùL en cUiffrcs , quoique l'une et

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24* LES CONFESSIONS.

l'autre ne continssent absolument rien qui demandât cette pre'caxition. Je lui reprç'sentaL qu'entre le vendredi , Qu'arrivaient les dépê- ches de la cour , et le samedi , que partaient les nôtres, il n'y avait pas assez de temps pour l'employer à tant de chifircs , et à la forte correspondance dont j'étais chargé pour le mémo courrier. 11 trouva à cela un expé- dient admirable ; ce fut de faire des le jeudi la réponse aux dépêches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée , quoi que je puise lui dire sur l'impossibilité , sur l'absurdilé de son exécution , qu'il en fallut passer par-là ; et tout le temps que j'ai demeuré chez lui ; après avoir tenu note de quelques mots qu'il ine disait dans la semaine à la volée , et do quelques nouvelles triviales que^'atlais écu- mant par-ci par-la , muni de ces uniques ma- tériaux, )e ne ujanquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui devaient partir le samedi , sauf quelques addi- tions ou corrections que je h sais à la hâte sur celles qui devaient venir le vendredi , et aux- quelles les nôtres servaient de réponses. Il avait un autre tic fort plaisant et qui donnait à sa corre?pondauce uu ridicule ditiicileàima-

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gincr. C'était de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au-lieu de lui faire suivre son cours. II marquait à M. ^melotXcs nouvelles de la cour ; à M. de Maiirepas , celles de Paris ; à M. d'//rt('r///co// r^ , celles de Suède; à M. de la Chéfardie ^ celles de Pétersboiirg ; et quel- quefois à chacun , celles qui venaient de lui- niêine , et que ^'habilla s en termes un peu dillerens. (domine de tout ce que je lui portais àsiguer,il ne parcourait que les dépêches de la cour, etsi^nait celles des autres auibassa- dcnis sans les lire, cela nie rendait un peu plus le maître détourner ces dernières à ma mode , et )y lis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fnt impossible de donner \\n tour raisonnable aux dépêches essentielles; heureux encore quand il ne s'avisait pas d'y larder improralu quelques lignes de sou estoc , qui me forçaient de retourner transcrire en hâte tonte la dépêche ornée de cette nouvelle im- per lin cnce à laquelle il fallait donner l'honneur dn chiffre , sans quoi il ne l'aurait pas sigtiée. Je fus tente vingt fois , pour l'amour de sa gloire , de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit ; mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille intidélité , je 'c laissai délirer à ses risques , content de lui parler

244 LES CONFESSIONS.

avec fraucliise , et de remplir aux miens , mou devoir auprès de lui.

C'est ce que je fis toujours avec une droi- ture, un zèle et un courage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que j'en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel qui m'avait doué d'un heureux naturel , ce que l'éducation que j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'étais donnée à uioi-mcmc m'avaient fait être , et je lo fus. Livré à moi seul , sans ami , sans conseil , sans expérience , en pays étranger , servant uue nation étran- gère , au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, m'excitaient à les imiter, loin d'en ritu faire je servis la France a qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur , comme il était juste, en tout ce qui dépen- dait de moi. Irréprocliable dans nu poste assez en vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république , celle de tous les ambassa- deurs avec qui nous étions en correspon- dance , et l'alfcction de tous les français établis à Venise , sans en excepter le consut même que je supplantais à regret dans des fouctions que je sayais lui être dues , et

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frui me douuaieut plus d'embarras que de plaisir.

M. de Montaigu , livré sans réserve au jnarqnis lUari , qui n'entrait pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel point, que sans moi les français qvii étaient à Venise , ne se seraient pas aperçus qu'il y eût un ambassadeur de leur nation. Tou- jours éconduiis sans qu'il voulût les entendre , lorsqu'ils avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et l'on n'en voyait plus aucun ni à sa suite, ni à sa table, il ne les invita jamais. Je fis souvent démon chef ce qu'il aurait faire. Je rendis aux fran- çais qui avaient recours à lui ou à moi, tous les services qui étaient en mon pouvoir. Eu tout autre pays j'aurais fait davantage ; mais ne pouvant voir personne en place, à cause de la mienne, j'étais forcé de recourir sou- vent au consul ; et le consul établi dans le pays oii il avait sa famille , avait des ménagc- luens à garder , qui l'cmpècliaient de faire ce qu'il aurait voulu. Quelquefois cependant le voyant mollir et n'oser parler , je m'aven. turais à des démarches hasardeuses dont plu- sieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le souvienir me fait encore rire. Ou ne

Î46 LES CONFESSIONS.

$e douterait guère que c'est à inoi que les amateurs du spectacle à Paris ont di'i Coral- linetX. sa sœur CamiUe. Rien cependant n'est plus vrai, f éronèse leur père , s'était engagé avec ses enfans pour la troupe italienne-, et après avoir rrcu deux mille francs pour son voyage, au-lieu de partir, il s'était tran- quillement inis à Venise au théâtre de Saint Luc (*), Coraline , tout enfant qu'elle était encore, attirait beaucoup de monde. M. le ducdcCffi-rr^A- , comme premier gentil- bomme de la chambre, écrivit à l'auibassa- denr pour réclamer le père et la lille. M. do Montaiguiwc donnant la lettre, me dit, pour toute instruction, voyez, cela. J'allai chea M. le H/orid le prier de parler au patri- cien à qui appartenait le théâtre de Saint Luc, et qui était, je crois , un Zuslinian ^ afin qu'il renvoyât J éroiilse qui était engage au service du roi. Le Blond , qui ne se souciait pas trop de la coimnission, la fit mal.

Zustinian battit la campagne , et TcvQ-'

( * ) Je suis en tloute si ce n'était point Sahu-Stimuel, Les noms propres m'échappeqt ah- solumenc.

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n'èse ne fut point renvoyé. J'étais piqvié ; l'on était en carnaval. Ayant pris la bahute et le masque , je me fis mener au palais Znsliniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livre'e de l'ambassadeur , furent frappés : Venise n'avait jamais vu pareille chose. J'entre, je me fais annoncer sous le nom d'una siora Maschera. Si-tôt que je fus introduit, j'ôte mon masque et je me nomme. Le sénateur pâlit et reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c'est à regret que j'importune V. E. de ma visite , mais vous avez à votre théâtre de Saint Luc, un nommé p^éronèse qui est engagé au service du roi, et qu'on vous a fait demander inutilement : je viens le récla- mer au nom de S. JM. Ma courte harangue fiteQ'et. A peine étais-je parti que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'Etat^ qui lui lavcrcut la tête. p't'ronèse fut congédié le jour utcme. Je lui fis dire que s'il ne partait dans la huitaine, je le ferais arrêter; et il partit.

Dans une autre occasion , je tirai de peine un capitaine de vaisseau niarclianrJ , par moi «eul ,et ])re9juesai)s le concouis de personne. 11 s'appelait le capitaine Ulifet , de Marseille;

248 LES CONFESSIONS.

j'ai oublié le uoiu du vaisseau. Son équipagd avait pris querelle avec des esclavons au ser- vice de la republique. Il y avait eu des voies de fait , et le vaisseau avait été' mis aux arrêts avec uue telle sévérité que persoune, excepté Je seul capitaine , n'y pouvait aborder ni sortir sans permission. Il eut recours à l'am- Jjassadeur qui l'envoya promener. Il fut au consul qui lui dit que ce n'était pas une aQaire de commerce , et qu'il pe pouvait s'en mêler : aie sachant plus que faire , il revint à moi. Je représentai à M. de Montaigii qu'il devait aiie permettre de donner sur cette affaire ua mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s'il y consentit, et si je présentai le mémoire, mais je me rappelle bien qnemes démarches n'abou- tissant à rien , et l'embargo durant toujours , je pris un parti qui me réussit. J'insérai la j-elation de cette affaire dans tuie dépêche à M. de iMaurcpas , et j'eus même assez depciuc à engager M. de MontaigM à laisser passer cet article.

Je savais nue nos dépêches, sans valoir trop la peine d'êue ouvertes , l'étaient à Venise. J'en avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot dans la gaiiette, iuAdc'iilc dont j'ayais inutilement

Toulu

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voulu porter l'ambassadeur à se plciindrc. Moti objet , eu pariant de cette vexation daus ladôjJBcbe, était de tirer parti de leur curio- sité pour leur faire peur , et les engager à délivrer le vaisseau ; car s'il ei'it fallu alteudrc pour cela la réponse de la cour, le capitaiue était ruiné avant qu'elle fût venue. Je fis plus; je lue rendis au vaisseau pour interro- ger l'équipage. Je pris avec moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à conlre-cœur , tant tous ces pauvres gens craignaient de déplaire au sénat! Ne pouvant luontrr a bord à cause de la défense , je restai dans ma gondole , et ;'y dressai uiou verbal , interrogeant à haute voix et succes- sivement tous les gens de l'équipage , et dirigeant uics questions de manière à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel a faire les inter- rogations et le verbal li:i-mêuie, ce qui eu effet était plus de sou métier que du mieu. Il n'y voulut jamais consentir , ne dit pas uu seul mot, et voulut à peine signer le verbal après moi. (>ctte déuin relie un pci»^ hardie, eut cependant uu hcureui: succès, et le vaisseau fut délivré long-temps avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut Mcmoires. Tome II. P

25o LES CONFESSIONS.

ine faire nn présent. Sans me fâcher je lui dis, en lui frappant snr l'c'panle ; capitaine OHcet , crois-tii qiu- coini qui ne reçoit pas des Français vm droit de passe-port qu'il trouve établi , soit homme à leur vendre la protection du roi ? Il voulut au moins me donner sur son bord un diné que j'acceptai , et Je menai le secrétaire d'ambassade d Es- pagne , nommé Ccirrio , homme d'esprit et très-aimable , qu'on a vu depuis secrétaire d'ambassade à Paris, et chargé des affaires, avec lequel je m'étais intimement lié, à l'exem- ple de nos ambassadeurs.

Hcureuv si, lorsque je fesais avec le plu-s parfait désiuléresscuient tout le bien que je pouvais faire , j'avais su mettre assez d'ordre et d^attrntion dans tous ces menus détails pour n'en pas être In dupe, et servir les autres à mes dépens. Mais dans des places comme celle que j'occupais, les moindres fautes ne sont point sans conséquence , j'épuisais toute mon attention jîour n'en point faire contre mon service. Je fus jusqu'à la fin du plus faraud ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon de- voir essentiel. Hors quelques erreurs qu'iuie précipitation forcée me lit faire eu chilTraiil,

LIVRE VIT. 23i

et dont les commis de M. y^inelot se plaigni- rent vinc fois, ni l'ambassadeur, ni personne n'eut jamais à me reprocher utic seule négli- gence dans aucune de mes fonctions ; ce qui est à noter pour un homme aussi négligent que moi : mais je manquais parfois de mé- moire et de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais , et l'amour de la justice m'en a toujours fait supporter le pre'judice de mon propre mouvement, avant que per- sonne songeât à se plaindre. Je n'en citerai qu'un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise , et dont j'ai senti le contre- coup dans la suite à Paris.

Notre cuisinier, appelé B.owtsclot , avait apporté de l''rancc un ancien billet de deux cents francs , qu'un perruquier de ses amis avait d'im noble vénitien, appelé Zoveito Kaiuii , pour fonrniliues de perruques. Roiisselot m'apporta ce billet , me priant de tâcher d'en tirer quelque chose par ac- commodement. Je savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais payer , de retour <lans leur patrie, les dettes qu'ils ont contractées en pajs étratiger. Quand ou les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs et de

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252 LES CONFESSIONS.

frais le malheureux créancier, qu'il se rebute et finit par tout abandonner ou s'accoin- zuodcr presque pour rien. Je priai M. le Jilotid de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet, non du paiciuent. A force de batailler, il promit enfin trois scquius. Quand le Blond lui porta le billet, les trois scquins ne se trouvèrent pas prêts ; il fallut attendre. Duraat cette attente , survint ma querelle avec l'ambassadeur , et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l'ambassade dans le plus grand ordre , mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le i^'orid m'assura nie l'avoir rendu. Je le connaissais trop honnête homme pour en douter, mais il me fut impossible de me rappeler ce qu'e'tait devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette , je priai M. le Blond de tâcher d'en tirer les trois sequius sur un reçu, ou de l'engager à renouveler le billet par duplicata. Zanetto sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre. J'offris h Rousselot les trois scquins de ma bourse , pour l'aquit du billet. Il les refusa et me dit que )e uraecomuioderais à Paris avec le créancier dont il me donna l'adresse, Le perruquier, sachant ce qui s'e'tait passé,

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▼oulut son billet ou sou argent en entier. Que n'auiais-je point donné dans iroii in- dignation pour retrouver ce maudit billet! Jo payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse. Voilà connnent la perte du billet valut au créancier le paiement de la somme entière, tandis que si, malbeu- Teusement pour lui , ce billot se lut retrouve, il en aurait difficilement tiré les dix éeus promis par S. E. Zanetto Nanni.

Le talent que Je crus me sentir pour mou emploi, me le lit remplir avec goiit ; et bors la société de mon ami Carrio, de celle du vertueux Altnna dont j'aurai bientôt à parler, bors les récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle et de quelques visites que nous fesions presque toujours ensemble , je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. (Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, sur-tout avec l'aide de I3inis, comme la correspondance était très- étendue et qu'on était en temps de guerre, je ne laissais |)as détre occupé raisonnable- ment. Je travaillais tous les jours une bonne partie de la matinée , et les jours de courrier, quelquefois jusqu'à minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier que

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2^4 LES CONFESSIONS.

commençais , et dans lequel je comptais bien ^ par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il n'v avait qu'une voix sur mon compte , h commencer par colle de l'ambassadeur , qui se louait hautement de mon service, qui ne s'en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que do ce que in'étant plaint inutilement moi-même, ;e voulus enfin avoir mon congé. Les ambas- sadeurs et ministres du roi avec qui nous étions en correspondance , lui fesaicnt, sur le mérite de son secrétaire, des coniplinieiis qui devaient le flatter, et qui , dans sa mau- vaise tête , produisirent un effet tout contraire. Il c)i rceut un sur-tout dans une circonstance essentielle qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d'être expliqué.

Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque tous les courriers, il ne pouvait attendre, pour sortir, que le travail fût achevé ; et me talonnant sans cosse pour expédier les dépêches du roi et des ministres, il les signait en hâte, et puis courait je ne sais , laissant la plupart des autres lettres sans signature ; ce qui me lorcait, quand ce n'était que des nouvelles.

LIVRE VII. 255

de les tourner eu bulletins ; tuais lorsqij'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du roi, il fallait bleu que quelqu'un signât, et je signais. J'en usai ainsi pour nu avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, charge des affaires du roi à Vienne. C'e'tait dans le temps que le prince de Lobkoiiitz marchait à Naples , et que le comte de Gages ht cette mémorable retraite, la plus belle manœuvre de guerre de tout le siècle, et dont l'EuroiJC a trop peu parle'. L'avis portfiit qu'un homme dont M. / iiicent nous envoyait le signalement , partait de Vienne, et devait passer à Venise, allant furtivement dans l'Abruzzc , chargé d'y faire soulever le peuple à l'approche des Autrichiens.

En l'absence de M. le comte de Moutaign qui ne s'intéressait à rieu , je fis passer à M, le marquis de X Hôpital cç^i avis >i à propos, que c'est peut-être à ce pauvre Jean'.Jacqnes si bafoué, que la maison de Bourhoti doit la conservation du royaume de Naples.

Le marquis de V Hôpital eu remerciant sou collègue, comme il était juste, lui parla de sou secrétaire et du service qu'il venait de rendre à la cause commune. I,c comte

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256 LES CONFESSIONS.

de BlontaigJi , qui aviiit a se reprocher sa négligence dans celte affaire, crut entrevoir dans ce coiripliment un reproche , et m'en parla avec humeur. J'avais clé dans le cas d'en user avec le comte de Castellane , ambassadeur à Constaiitiiiople , comme avec le marquis de V Hôpital , quoiqu'en choses moins importantes. Comme il n'y avait point d'autic poste pour Con.stantinople que les courriers que le sénat envoyait de temps ea temps à 60U bayle , on donnait avis du départ de ces courriers ?i raml)assadeur de France, pour qn'il put écrire par celte voie à son collègue, s'il le jus^eait à propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou deux à l'avance ; mais on fesnit si peu de cas de M. de iMoiitaii^u qu'on se contentait d'en- voyer chez lui, pour la forme , ime heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui nie mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépêche en sou absence. RI. de Castellane en y répondant, fesait mention de moi eu termes honnêtes ; autant en fesait à Gènes M.de ,/ont'il'e ; au'atit de nouveaux griefs.

J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire connaître ; mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos , cl il me pa-

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raissalt fort juste, en servant bien, d'aspirer au prix naturel des bous services , qui est rcstime de ceux qui sont eu état d'en juger et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions c'tait de la part de l'ambassadeur un légitime sujet de plainte , mais je dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre sépa- ration.

Sa maison , qu'il n'avait jamais raisesurun trop bon pied, se remplissait de canaille : les Français y étaient mial traités ; les Italiens y prenaient l'ascendant^ et même parmi eux les bons serviteurs, atlacbésdcpuis long-temps à l'ambassade, furent tous mal-bonuctemeut chassés, entr'autrcs son premier gentilhomme qui l'avait été du comte de h'roulay , et qu'on appelait , je crois , le comte Péati , ou d'un nom très-approchant. Le second gentil- homme , du choix de M. de JMontaigu ^ était un bandit de Mantoue, appelé Dominique t"^itali^ à qui l'ambassadeur coniia le soin de sa maison , et qui , à Ibrcc de patclinage et de basse lésine , obtint sa coniiance et devint son favori , au grand préjudice du peu d'honuctes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était à leur tctc. L'œil iulègr»

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258 LES CONFESSIONS.

d'un lionnôtc homme estlonjours inquiétant pour les tVipous. Il n'en aurait pas fallu da- vantage pour que celui-ci me prît en liaiuc ; mais cette haine avait une autre cause encore, qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause . aQn qu'on me condamne si j'avais lort.

L'arahassadeur avait, selon l'usa^iie, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jonrsb dîner il nommait Icthe'àtre il vou- lait aller ce jour-là. Je choisissais après lui, et les gentilshommes disposaient dos autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j'avais choisie. Un jour /' '/ta// n'était pas , je chargeai le valet-dc-pied qui me servait, de m'apporter la mienne dans iine maison que je lui indiquai, l'/tal/ , au-licn de m'cn- voyer ma clef, dit qu'il en avait dispose. J'étais d'autant plus outré, que le valcl-de- pied ut'avait rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, V/ta// voulut me dire quelques mots d'excuse que je ue rcçnspoint. Demain, Monsieur, luidis-je, voua viendrez me les faire à telle heure, dans la maison j'ai reçu l'aiïront, et devant les gens qui en ont été témoins ; ou après de- main, quoi qu'il arrive, je vous déclare que

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vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé 'lui cil imposa. Il vint au lieu et à l'iicure lue faire des excuses jDubliqiics avec une bassesse digne de lui : mais il prit à loisir ses mesures ; et tout en me fcsant de grandes courbettes , il travailla tellement à la sourdine, (pie, ne pouvant porter l'ambassadeur à me donner 3110U congé, il me mit dnns la nétessilc de le prendre.

Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me connaître , mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues. Il méconnaissait bon et doux à l'excès , pour supporter des torts involontaires, tîer et peu endurant pour des offenses préméditées, aimant la déccuce et la dignité dans les clioses convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'était du, qu'attentif à rendre celui que je devais aux autres. C'est par-là qu'il entre- prit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus-dessous ; il en ôta ce que j'avais tâché d'y uiaintenir dérègle, de subordination, de propreté, d'ordre. Une maison sans femme a besoin d'une discipline un peu sévère pour y lairc régner la modestie inséparable de la dignité. Il ht bientôt delà nôtre uu lieu de crapule et de licence, un.

26o LES C O I^" F E S S I O N S.

repaire de fripons et de debaucbc's. Il donna pour second gcnlilhomme à 8. E. , àla place de celui qu'il avait fait chasser , un autre maquereau coïKnie lui , qui tenait bordel public à la croix de iNIalte ; et ces deux co- quins bien d'accord, étaient d'une indécence égale à leur insolence. Hors la seule cbauibre de l'ambassadeur, qui même u'etait pas trop en règle , il n'y avait pas un seul coin dans lamaison souCfrable pour un bonnéle honunc.

ComraeS.E. ne soupait pas, nous avions le soir, les gentilshommes et moi, une table particulière mangeaient aussi l'abbé de Jiinis et les pages. Dans la pins vilaine gargotte on est servi plus proprement , plus décemment, en linge moins sale, et loua mieux à manger. On nous donnait luie seule petite chandelle bien noire, des assiettes d é- tain, des fourchettes de fer.

Passe encore pour ce qui se fesalt en secret ; mais ou ra'ôta ma gondole : seul de tous les secrétaires d'ambassadeur, j'étais forcé d'eu louer une , ou d'aller à pied , et je n'avais plus la livrée de vS. E. que quand j'allais au sénat. D'ailleurs , rien de ce qui se passait au dedans n'était ignoré dans la ville. Tous les oUicicis de l'ambassadeur jctaieut les hauts

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cris. Jlominiqiie ^ la seule cause de tout, criaille plus haut, sacliant bien que riiidé- cencc avec laquelle nous étions traites, m'était plus sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je i}c disais rien au dehors ; mais je me plaignais vivement à l'ambas- sadeur, et du reste, et de lui-niênis , qui secrètement excite' pa son auie duauie'e , me fesait chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair de mes confrères et convenablement à mon poste, je ne pouvais arracher un sou de mes appointcmens ; et quand je lui de- mandais de rart',ent , il me parlait de sou estime et de sa confiance, comme si elle ei'it dii remplir ma bourse et pourvoir à tout. (]esdcux bandits finirent par faire tourner tout-à-fait la tête à leur maître qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel , par des marchés de dupe, qu'ils lui persuadaient être des marchés d'escroc. Tls lui (ireut louer sur la Brcuta vin palazzo le double de sa valeiu", dont ils partagèrent le sur|)lus avec le propriétaire. Les appartcmens en étaient incrustés en mo- saïque, et garnis de colonnes et pilastres de très-beaux marbres , à la modcdu pa\ s. M. de

262 LES CONFESSIONS.

Jlloiitnign fit superbement luasqHcr tout cela (l'une boiserie de sapin, par l'unique raison qu'à Paris les appartenicns sont ainsi boise's. Ce fut par une raison semblable que , seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise, il ôla l'ciiceà ses pages , et la canne à ses valcts-dc-picd. Voilà quel était l'honuiie qui, toujours par le même motif peut-être me prit en grippe , uniquement sur ce que )q le servais lidclemcut.

J'endurai pnticnnnent SCS dédains, sa bru- talité, SCS mauvais traitcuiens , tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de la haine : mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l'hontieur que je mcrilais par mon bon service, je résolus d'yrenonccr. La première marque que je reçus de sa mauvaise volonté, fut à l'occasion d'un dîner qu'il devait donner à AI. le duc de Modeiie et à sa famille, qui était alors à Venise, et dans lequel il me signilia que je n'aurais pas place à sa table. Je lui répondis , piqué, mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur d'y dîner jonrnelleinent , si RI. le duc de iJ/o^fV/e exigeait que je m'en abstinsse quaiid il y viendrait , il était de la dignité de S. E. et de mou devoir de n'y pajcouscutir. Comment,

L I V R E Y I I. 265

dit-il arec emportcraeiit, mon secictairc , qui incmc n'c.^t pas gentilliomme , prétend dîner avec un souverain q.uaud mes gentilshommes n'y dînent pas ? Oui Monsieur, lui répliquai- je ; le po;ste dont m'a honore V. E. m'ennoblit si bien , tant que je le remplis , que j'ai luéme le pas sur vos gentilshommes ou soi- disant tels, et suis aduiis ils ne peuvent l'être. Vous n'ignorez pas que le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l'étiquette , et par un usage immé- morial à vous y suivre en habit de ce'rémonie, et à l'honneur d'y dîner avec vousau palais deSt.-31arc ; et je ne vois pas pourquoi un liomme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec JNL le duc de Jlodè/ie. Quoique l'argument fût sans réplique , l'aïubassadeur ne s'y rendit point ; mais nous n'eûmes pas occasion de renou- veler la dispute , M. le duc de Modène uélaut point venu dîner chez lui.

Des -lors il ne cessa de me donner des désagrémens , de me faire des passe-droits , s'cfforcant de m'ôter les petites prérogatives attachées à mon poste , pour les transmettre à sou cher A'ita/i , et je suis sûr que s'il cù»

264 LES CONFESSIONS.

osé l'eiivo3"er au sénut à lua place , il Taurait fait. Il employait oïdinairemeut l'abbc da Binis poin- écrire dans son cabinet ses lettres particulières : il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l'afTaire du capitaine Olivet , dans laquelle , loin de lui faire aucune mention de moi , qui seul m'en étais mêlé , il m'ôtait même l'honneur du verbal , dont il lui envoyait un double , pour l'attribuer à Patïzcl qui n'avait pas dit un seul mot. II voulait me mortifier et complaire à son favori , mais non pas se déiairc de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu'à M. Fol/tju , qui l'avait déjà fait con- naître. Il lui fallait absohuucnt un secrétaire qui sut l'italien , à cause des réponses du sénat ; qui fît toutes ses dépêches , toutes ses aîlaires , sans qu'il se mêlât de rien ; q ui joignît au mérite de le bien servir, la b;is- sesse d'être le complaisant de messieurs les faquins de gcntilshouuucs. Il voulait donc mic garder et me mattcr , en me tenant loin de mon pays et du sien , sans argent pour y retourner , et il aiirait réussi peut-être , s'il s'y fût pris modérément : mais p'ifali qui avait d'autres vues , et qui voulait uie

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forcerdc prendre mon parti , en vint à bout. Dès que Je vis que je perdais toutes mes peines , que l'amhassadeur me fesaitdes cri- mes de mes services, avi-Iiru de ui'en savoir grc,queje n'avais plus à espérer ciiez lui que de'sagre'uicn tau-dedans , injustice au-dehors , et que dans le drcri général il s'était mis, ses mauvais olficcs pouvaient me luiire sans que les bons pussent me servir , je pris mou parti , et lui demandai mon congé , lui lais- sant le temps de se pourvoir d'un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non , il alla toujours son train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en devoir de clicrclier per- sonne, j'écrivis à son frère, et lui détaillant mes motifs , je le priai d'obtenir mon congé de S. E. , ajoutant que , de manière ou d'autre , il m'était impossible de rester. J'at- tendis long-temps , et u'<'us point de réponse. Je commcnrais d'elle embarrassé : mais l'am- bassadeur reçut enfin uneletUedc son frère. Il fallait qu'eib- fut vive; car, quoiqu'il fût sujet à des cinportemens très-féroces ; je ne lui en vis jamais un pareil. A près des toivens d'injures abominables , ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu ses ciiiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d'uu ton

266 LES CONFESSIONS.

moqueur , s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise nu hoiunie assez sot pour en donner un e'cu. Cette re'ponse -le fit e'cumer de rage. Il fit uiine d'appeler ses gens , pour uie faire , dit-il , jeter par la icnclre. Jusque-là j'avais été fort tranquille ; mais à cette menace la colère et l'indignation me transportèrent à mon tour. Je ui'élancai vers ta porte , et après avoir tiré un bouton qui la fermait eu dedans : non pas , M. le comte , lui dis-je , en revenant à lui d'un pas grave ; vos gens ne se mêleront pas de cette affaire ; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon action , mon air le calmèrent à l'instant même : la surprise et l'effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie , je lui fis mes adieux en peu de mots , puis sans attendre sa réponse j'allai rouvrir la porte , jesortis et passai posément dans l'anti- chamljie au milieu de ses gens qui se levè- rent h l'ordinaire , et qui , je crois , m'au- raient plutôt prêté main-forte contre lui qu'à lui contre moi. Sans remonter chez moi je descendis l'escalier tout de suite , et sortis sur - le - champ du palais pour n'y plus rentrer.

J'allai droit chca M. /e J31ond\\\\ couler

L I V R E V I I. :l6-]

raventuic. 11 fut peu surpris , il connaissait riiorame. Il me retint à dîner. Ce dîner quoi- qu'impromplu fut brillant. Tous les Français de considération qui e'taient à Venise s'y trouvèrent. L'ambassadeur n'eut pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un cri , qui ne fut jias en faveur de S. E. Elle n'avait point règle mon compte, ne m'avait pas donné un sou , et réduit pour tonte ressource à quelques louis que j'avais sur moi , j'étais dans l'embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvcrtcF. Je pris une vingtaine de scquins dans celle de M. le Blond , autant dans celle de M. de St-Cyr avec lequel , après hii, j'avais le plus de liaison; je remer- ciai tous les autres; et en attendant moi dé- part , j'allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n'était pas complice des injustices de l'anibassadcnr.

Celui-ci , furieux de me voir fêté dans mon. infortntu- , et Ini délaissé , tout ambassadeur qu'il était , perdit tout-à-fait la tcte et se comporta comme un forcené. Il s'oublia jus- qu'à présenter un uiéuioire au sénat pour me faire arrêter; sur l'avis que m'en donna l'abb*

268 LES CONFESSIONS.

de Binis , je résolus de rester encore quinze jours , au-lieu de partir le surlendemain , comme j'avais compte. On avait vu et ap- prouvé ma conduite ; j'étais universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre à l'extravagant mémoire de l'am- bassadeur , et me fit dire par le consul qu« je pouvais rester à Venise aussi long-teuips qu'il me plairait , sans m'inquiéter des dé- marches d'un fou. Je continuai de voir mes amis : j'allai prendre congé de M. l'ambas- sadeur d'Espagne , qui me reçut très-bien , et du comte de Finochletti , ministre de Naples , que je ne trouvai pas , miais à qui j'écrivis , et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis ciiBn , no laissant malgré mes embarras , d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler; et une cinquantaine d'écus chez un marchand nommé Alomndi , que Carrio se chargea payer , et que je ne lui ai jamais rendus , quoique nous nous sovions souvent revus dcj'uis ce temps-là : mais quant aux (Km emprunts dont j'ai parlé , je les remboursai tiès-exactement , si-tôt que la chose me fut possible.

JVe quittons pas Venise sans dire un mot

LIVRE VIL 269

dos célèbres aninseincns de cette ville, ou du moins de la tic?-pelite part que j'y pris du- rant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j'ai couru les plai- sirs de cet âge , ou du moins ceux qu'on, noinmc ainsi. Je ne cliaii<^eai j)as de got'jt à Venise, mais mes occupations qui d'ailleurs m'en auraient empêché , rendirent pins pi- quantes les récréations simples que je me permettais. La première et la plus douce était la société des gens de mérite, MM. le Blond y St- Cyr , Carrio , y^Ifiina , et un gcntil- Lomme Forlan dont j'ai grand regret d'avoir oublié le nom , et dont je ne me rappelle pointsansémotion l'aimable souvenir: c'était de tous les hommes que j'ai connus dans ma vie celui dont le cœur ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou trois anglais pleins d'esprit et de connais- sances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs femmes ou leurs amies ou leurs maîtresses, ces der- nières presque toutes filles à talens , chez les- quelles on fesait de la musique ou des bals. On y jouait aussi ; mais très-peu : les goûts ■vifs , les talens , les spectacles nous rendaient cet amusemcut iusipide. Le jeu n'est que la

270 LES CONFESSIONS.

ressource des geus emiiiye's. J'avais apporté de Paris le préjugé qu'où a dans ce pays-là contre la musique italleune; mais j'avais aussi reçu de la nature cette seusibilité de tact contre laquelle les pré;ugc's ne tiennent pas. J'eus bientôt pour cette musique la pas- sion qu'elle inspire à ceux qui sont faits pour eu juger. En écoutant des barcarolles , je trouvais que je n'avais pas ouï chanter jus- qu'alors , et bientôt je m'engouai lellcuicnt de l'opéra, qu'ennuyé de babiller , manger ctjoucrdans les loges quand je n'aurais voulu qu'écouter, je me dérobais souvent à la coui- pagnie pour aller d'un autre côté. tout seul , enfermé dans ma loge , je me livrais malgré la longueur du spectacle au plaisir d'en jouir à mon aise et jusqu'à la lin. Uu jourau théâtre de Snint-Cln ysoslôme je m'cu- doruiis et bien plus proloudéuicnt que je n'aurais fait dans mon lit. Les airs bruyans etbrillans ne me réveillèrent point. Mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me lirent la douce barmouie , et les chants angétiques de celui qui me réveilla ? (^ucl réveil ! quel ravissement ! quelle extase , quand j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux ! .Ma première idée fut de

L I V R E V I r. 271

croire en paradis. Ce morceau ravissant que je me rappelle encore , et que je n'oublierai ma vie , commençait ainsi :

Conservami la bella CJie si m' ace en de il cor.

Je voulus avoir ce morceau , je l'eus , et je l'ai gardé long-temps ; mais il n'était pas sur mou papier comme dans ma mémoire. C'était bien la même note, mais ce n'était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tète, comme il le fut en effet le jour qu'il me réveilla.

Une musique à mou gré bien supérieure

à celle des opéra, et qui n'a pas sa semblable

eu Italie ni dans le reste du monde , est celle

des scnole. Les scuole sont des maisons de

charité établies pour donner l'éducation à de

jeunes filles sans bien, que la république

dote ensuite, soit pour le mariage soit pour

le cloître. Parmi les talcns qu'on cultive dans

ces jeunes fillfs , la musique est au premier

rang. Tous Icsdimaiieiies à l'église de chacune

de CCS quatre i^cz/oA' on a durant les vêpres ,

des motets à grand chœur et en grand orchestre,

composés et dirigés par les plus grands maîtres

dcl'ltalic, exécutés dans les tribunes grillées j

272 LES CONFESSIONS.

vmiqueinent par des filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'iJe'e de rien d*anssi voluptueux , d'aussi touchant que cette mu- sique : les ricliesses de l'art , le goût exquis des cliants , la beauté des voix, la justesse de rcxecution , touc dans ces délicieux cou- certs concourt à produire une impressiou qui n'est assurément pas du bou costume, mais dont je doute qu'aucun cœur d'iiomine soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne man- quions ces vêpres aux Mcndicaiiii , et nous n'étions pas les seids. L'cj^lise était toujours pleine d'amateurs , les acteurs iiicine de l'opéra venaient se former au grand goût du chant sur ces exccUcns modèles. C>e qui u>e désolait était ces maudites grilles, qui ne laissaient passer que des sons , et mccachaicnt les anges de beauté dont ils étaient dignes. Je ne parlais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez h Blond : si vous êtes si curieux, me dit-il , de voir ces petites tilles, il est aisé de vous coiUenter. Je suis un des administrateurs de la maison. Je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il ne m'eut tenu parole. Ku entrant dans le salon qui renfermoit ces beau- tés si couToitée» je seutis uu frémissement

d'amour

L I V R E V I T. 2-3

tl'araour que je n'avais jamais c'prouvé. M. le Blond me présenta , l'u:"; après l'autre, CCS chanlcuscs célèbres, dont la voix et le nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez ,

Sophie , elle était horrible. Venez, Ca-

thin , cllectait borj;nc. Venez Bettiiia,....

la petite vcrole l'avait détigurée. Presque pas une n'était sans quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma surprise. Deux ou trois cependant , me parurent passables : elles ne chantaient que dans les chœurs. J'étais désole. Durant le goutéoii les agara, elles s'égayèrent. I.,a laideur n'exclut pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais , on ne chante pas ainsi sans ame : elles en ont. EnOn , ma façon de les voir changea si bien , que je sortis presque amoureux de tous ces laidrons. J'osais à peine retourner à leurs vêpres. J'eus de qnoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux , et leurs voix fardaient si bien leurs visages , que tant qu'elles chan- taient, je m'obstinais , en dépit de mes yeux , à les trouver belles.

La musique en Italie coûte si peu de chose que ce n'est pas la peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai nu clavecin , et pour un petit ccu j'avais chea

Mémeircs. Tome II, (^

274 LES CONFESSIONS,

moi quatre ou cinq s^'mphonistes , avec les- quels je m'escicais une fois la semaine à exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de plaisir à l'opéra. J'y 6s essayer aussi quelques symphonies de mes Muscs galantes. Soit qu'elles plussent, ou qu'on me voulût cajoler , le maître des ballets de Saiiît-Jcaii Chrysostômc m'en fit demander deux que j'eus le plaisir d'entendre e?:ccuter par cet ad- mirable orchestre , et qui furent dause's par une petite Bettina , jolie et sur-tout aimable "fille , entretenue par un espagnol de nos amis appelé J'aifooga , et chez laquelle nous allions passer lasoire'e assez souvent. Mais à propos de filles , ce n'est pas dans une ville comme Venise qu'on s'en abstient; n'avez-vous rieu , pourrait-on me dire , a confesser sur cet article ? oui , j'ai quelque chose à dire , eu effet , et je vais procéder à cette confessioa avec la m^me naïveté que j'ai mise à toutes les autres.

J'ai toujours eu du dégoiit pour les filles publiques , et je n'avais pas à Venise autre chose a ma portée ; l'entrée de la plu part des maisons du pays m'étant interdite à cause de de ma place. Les filles de M. /e JJ/orid étaient très aimables, mais d'uu difficile abord , et

L I V R E V I r, 27&

je considérais trop le père et la incrc pour pcuser même à les convoiter.

J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée Mlle. Cûtaneo -, fille de l'agent du roi de Prusse, mais Carrio était amoureux d'elle : il a même été question de mariage. 11 était à son aise, et je n'avais rien ; il avait cent louis d'appoiïitemens , je îi'avais que cent pistolcs; et outre que je ne voulais pas aller sur les brisées d'un ami, je savais que par-tout , et sur-tout à Venise, avec une bourse aussiiiial garnie , on nedoit pas se mêler de faire le galant. Je n'avais pas perdu la funeste habitude do donner le change âmes besoins ; trop occupé pour sentir vi- vement ceux que le climat donne, je vécus plus d'un an dans cette ville, aussi sage que j'avais faità Paris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir approché du sexe que deux seules fois, par les singulières occa- sions que je vais dire.

La première me fut procurée par l'houndtc gentilhomme f'ilali , quelque temps après l'excuse que je l'obligeai de me demander dans toutes les formes. On parlait ?i table des pmusemens de Venise. Ces messieurs me repro- chaient ^louindifI'ércucc pour le pluspiquaiit

276 LES CONFESSIONS.

de tons , vantant la gentillesse des courtisanes vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point au niondc qui les valussent. Dcminiqne dit qu'il fallait que je fisse connaissance avec la plus aimable de toutes , qu'il voulait m'y mener, et que j'en sciais coulent. Je me uiis à rire de cette oiTie obligeante, et le comte /'zV?//, homme déjà vieux et vcnéiablc,ditavcc plus de franchise que je n'eu aurais attendu d'un italien , qu'il me croyait trop sage pour ine laisser mener chez des filles par mon en- nemi. Je n'en avais en ellet ni l'intention ni la tentation; ctmalgre cela, parunc de ces incon- séquences que j'ai peine à comprendre moi- même , je finis par me laisser entraîner contre mon goût, mon cœur, uia raison , ma volonté' même, uniquemcntparfaiblessc, par honte de marquer delà défiance?, et coinuie on dit dans ce pays-là , per non parer troppo cogliono. La Padoana chc". qui nous allâmes, était d'une assez jolie figure , l)cllc même , mais non pasd'unebeautéquimepli'it. Dominique. me laissa chez elle ; je fis venir des sorbeiti, je la fis clianicr, et au bout d'une demi- lieure je voulus m'en aller en laissant sur la table un <liicat; mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir jjoiut qu'elle

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rcût gagne , et moi la singulière bêtise de lever sou scrypule. Je m'en retournai au pa- lais si persuade' que j'e'tais poivre' , que la première chose que je fis eu arrivant , fut d'envoyer chercher le chirurj;iea ]50ur luL demander des tisanes. Rien ne peut égaler le mal-aise d'esprit que je touSVis durant trois setnaines , sans qu'aucune incouiraodité réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je ue pouvais concevoir qu'on pût sortir im- punément des bras de la Padoana. Le chirurj^ien lui-mêuie eut toute la peine ima- ginable à me rassurer. Il n'eu put venir à ])oiit qu'en me persuadant que j'étais con- formé d'une façon particulière, à ne pou- voir aisément être inrecic; f t quoique je me sois moins exposé peut-être qu'aucun autre homme à cette expérience, ma santé de ce côté u'ayant jamais reçu d'atteinte , m'est une preuve que le chirur-^icu avait raiso'i- Cclte opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire , et si je tiens en effet cet avantage de la nature , je puis dire que je n'eu ai pas abusé.

Mou autre aventure , quoiqu'avec une fille aussi, fut d'une espèce bien dilTérente, et quant à sou origine et quant à ses eQ"«t».

Q 3

7^?> L Ç S C O N F E S S I O ^^ S.

J'ai dit que le capitaine O/ifct m avait donne à dîner sur son bord , et que j'y avais nictic le secrétaire d'Espagne. Je m'attendais au salut du cauon. L'équipage nous reçut en liaie , iiiais il n'y eut pas une amorce de bruire , ce qui me mortiiia beaucoup à cause de Corrio , que ie vis on être un peu piqué ; et il c'iait vrai que sur les vaisseaux marcluinds on accordait le salut du canon à des geus qui ne nous valaient ccrtauic- incnt pas ; d'ailleurs je croyais avoir mérite' quelque distinction du capitaine. Je ne pus ine déguiser, parce que cela m'est toujours iuipossiiile ; et , quoique le dîner fût très- bon , et ([u'U/h-et en fît très-bien les hon- neurs ,jc le commençai de mauvaise humeur , mangeant peu et parlant eucore moins.

A 1^ première santé , du moins, j'attendais ime salve : rien. Cnrrio qui me lisait dans l'anic, riait de me voir grogner comme un enfant. Kw tiers du dîner, je vois approcher une gondole. IVÎa foi , ^Monsieur , me dit le capitaine ^ prenez garde à vous, voici l'en- nemi. Je lui demande ce qu'il veut dire; il répond en plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune personne éblouis- saute, fort cpqucltcmcut mise et fort leste ,

L I V R E V r I. 279

qui dans trois sauts fut dans la cIuuuImc , et )e la vis établie à côte de uioi avant que j'eusse aperçu qu'on v avait mis un couvert. Eille était aussi charmante que vive, une brunctte de vingt ans au plus. Elle uc parlait qu'ita- lien; son accent seul eût suffi pour me tour- ner la tête. Tout en mangeant , tout en cau- sant, elle me regarde , me ûn'; un moment, puis s'ecriant ; Bonne Vierge! Ah moucher yj/tv«o«rfj qu'il yade temps qucjc ne t'ai vu! se jette entre mes bras , colle sa bouche contre la mienne , et inc serre à m'c touller. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon cœurs des traits de feu, et quoique la sur- prise fît d'abord quelque diversion , la vo- lupté me gagna très-rapidement, au point que, malgré les spectateurs, il fallut bientôt que cette belle me contint clle-nicmc , car j'étais ivre ou plu tôt furieux. Quand clic me vit au point elle me voulait , elle mit plus de modération dans ses caresses , mais non dans sa vivacité, et quand il lui plut de nous ex- pliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance , elle nous dit que je ressemblais , à s'y tromper, à M. de Brémoj/d, directeur des douanes de Toscane , qu'elle avait raffolé de ce 31. de Brânond , qu'elle eu raliblait

28o LES CONFESSIONS.

encore ; qu'elle l'avait quitté parce qu'elle e'tait une sotte ; qu'elle me prenait à sa place; qu'elle voulait ui'aimer, parce que cela lui convenait; qu'il fallait, par la même raison , que je l'aimasse, tant que cela lui convien- drait ; et que quand elle me planterait , je prendrais patience , comme avait fait sou cher Bréinonà. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un homme à elle, me donna à garder ses gants , son éventail , son cinda , sa coiffe ; m'ordonnait d'aller ici ou , de faire ceci ou cela , et j'obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus ; elle me dit de m'ôter de ma place et de prier Carrio de s'y mettre , parce qu'elle avait à lui parler, et je le fis. Ils causèrent trcs- long-temps ensemble et tout bas ; je les laissai faire. Elle m'appela , je revins. Ecoute , Xa- Tictto , me dit-elle, je ne veux point être ai- mée à la française , et même il n'y ferait pas bon. Au premier moment d'ennui, va-t-eu ; mais ne reste pas à demi ^ je t'enavertis. Nous allâmes après le dîner voir la verrerie à IMu- ranc. Elle acheta bcaiicoup de petites bre- loques qu'elle nous laissa payer sans facou. Mais elle douua par-tout des triugucltes beau-

L I V R E V I I. 23r

coup pins forts que tout ce que nous avions dcpcrse. Par l'iiuiifF'rcnco avec laquelle elle jetait son argent et nous laissait jeter le nôtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix pour elle, (^uand elle se fesait payer , je crois que c'é- tait par vanité' plus que par avarice. Elle s'applaudis;a:t du prix qa'ou mettait à ses faveurs.

Lcsoir nous la ramenâmes cliez elle. Tout en causant, je Vis deux jjii-toiccs .sur sa toi- lette. Ah , ah ! dis-je , en en prenant un , voici une hoitc à mouches de nouvelle fabri-» que; pourrait-on .«-avoir quel en est l'usage? Je vous connais d'autres armes qui i\j<)l feu mieux que celles-là. jSprès quelques piiii.san- teries sur le même ton , clic nous dit avec une naïve fiert , qui la rendait encore plus charmante : quand j'ai des boutes pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer rcnnui qu'ils me donnent; rien n'est pins juste : mais en endurant leurs caresses, je lie veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la lis pas attendre. Je la trouvai tu vestito di confident" -, d.^is ua déshabille plus que j^alant , qu'on ne connaît

a82 LES CONFESSIONS.

que daus les pays méridionaux , et que je ne m'amuserai pas à cic'crire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement qu9ses manchettes et son lourde gorge étaient borr dés d'un fil d^ soie garni de pompons cou- leur de rose. Cela me parut animer fort une belle peau. Je vis ensuite que c'était la mode a Venise; et reflet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n'ait jamais passé en France. Je n'avais point d'idée des Voinptésqui m'attendaient. J'ai parlé dcl\l me. de LiiDia^c daus les transports que sou sou- venir me rend quelquefois encore, mais qu'elle était vieille et laide et froide auprès de nmy^n- licita ! Ne tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité. Les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du .'■érail sont moins vives , les hou- jis du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissatice ncs'odVit au ca-nr et aux sens d'un mortel. Ah, du moins si je l'avais su goûter pleine et entière un seul moment !.... Je la goûtai , mais sans charme. J'en émous- sai toutes les délices ; je les tuai coauue à plai- sir. Non, la nature ne ui'a point fait pour jouir; elle a uiis dans ma mau\aise télc lu

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poison (le ce bonheur iiK fiable doi)t elle a mis l'appétit dans mon cœur.

S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien uion naturel c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l'objet de mon livre me fera raei)ri.ser ici la fausse bienséance qui m'empêcherait de le remplir, (^ni que vous soyicz , qui voulez connaître un homme osez lire les deux ou trois pa^es qui suivent vous allczconnaître h plein ./, J. Rousseau:

J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté ; j'en crus voir la divinité dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que sans respect et sans estime on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit éprouver. A peine eiis-)e connu , dans les premières iamiliaritcs le prix de ses charmes et de ses caresses que de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir, l'out-à- coup , au-lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel courir d:iiis mes veines : les jambes me flageolent ; et prêt à me trouver mal , je m'as-sieds , et je pleure comme un enfant.

Qui pourrait dcvi'-ier la cause de mes lar-

28+ LES CONFESSIONS.

mes , et ce qui me passait par la tctc en ce liicmcnt ? Je me disais; cet objet dont je dispofc , est le clicr*d'œuvrc de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps , tout eu est parfait ; clic est aussi bonne et géiie'reuse qu'elle est aimable et belle. Les grands, les princes devraient être ses esclaves; les sceptres devraicîiL être à ses pieds. Cependant la voilà luiséraulc coureuse, livrée au j->ublic; un €a]);t?cinede vaisseau marchand dispose d'elle ; elle vient se jeter a ma tête , à moi quelle sait qui n'ai lien , à moi dont le mérite qu'elle ne peut conî'.aître doit être nul à ses yeux. Il y a quelque chost d'inconcevable. Ou mon cœur me trompe , fascine mes sens , et nie r?nd la dupe d'une indigne salope , ou il faut que quelque défaut secret que j'ip;uore , déiruise l'effet de ses charmes , et la rend© odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit singulière, et il nz me ■vint pas même à l'esprit que la vérole p-.it y avoir part. La fraîcheur de ses chairs , l'éclat de son coloris , la blancheur de ses dv'iits , la douceur de son haleine, l'air de "i-;opreté répandu iur toute sa personne, «jioJ.a:naicutde uioi si paiiaitciiicul celle idée,

qu'eu

L I V R E V î I. 285

qu'eu doute encore sur mou état depuis la Padoana , je nie iesais plutôt uu scrupule de u'ctre pas assez sain pour elle, et je suis très-pe:suadé qu'en cela ma conscience ne me trompait pas. Ces re'flexionssi bleu placées /n'agitèrent au point d'en pleurer. Ziilletta ^ j>our qui cela fcsait sùremeut un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut ini iuonicnt iutcrdite. Mais ayant fait un tour «ie chambre et passé devant son miroir, elle comprit , et mes yeux lui confirmèrent, que J'j dégoût n'avait point de part à ce rat. Il îie lui fut pas difficile de m'en guérir et d'ef- facer cette petite honte. Mais, au moment que j'étais piét à pâuier sur une gorge qui semblait pour la première fois souSVir la houche et la main d'uu homme, jem'apperçus qu'elle avait un teton borgne. Je me frappe, j'cxamitie, je crois voir que ce teton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un tctoti borgne; et, persuadé que cela tenait h quel- que notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis , clair comme le jour , que dans la plus charmante pcrsonn» dont je pusse me former l'imas^e, je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre^ Mémoires. Tome IJ. R

2?.6 LES c o N F E S S r o rr S.

rebut de la nature , des hoiumes et de l'amour; Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce ictoii borgne. Eile prit d'abord la chose en plaisantant , et dans son hnmcur folâtre dit et Ht des choses à nie faire mourir d'amour. Mais i^atdant un fond d'inquiétude, tel que je n<^. pns lui caehcr, je la vis enfin rougir , ser j lister, se redresser , et, sans dire un seul mol , s'aller mettre à sa fenêtre. .Te vouins m'y mettre à côté d'elle ; elle s'en ôta , fut s'asseoir sur \\\\ lit de repos , se leva le moment d'après , et se promenant par la chambre eu s'éventant, me dit d'un ton froid et dédai- gneux: j£anetlo , lascia le donne , e sfitdia la malaniatica.

Avant de la quitter, je lui demandai pour le lentleuiain \\\\ autre rcnd'z-vous , qu'elle riiiiit au troisième jour, en ajoutant avec un soiirire ironique, qne )C devais avoir besoia de repos. Je passai ce teuips mai à mon aise, le cmir plein de ses charmes et de ses grâces , sentant uiou extravagance , me la reprochant, ligreltant les moinens si mal emplovès qu'il n'iivait tenu qu'à moi de rendre les plus doux de ma vie , attendant avec la plus vive impa- tience celui d'en rêparerla perte , et ne'anmoins inquiet encore, malgré que )'cu eusse , de

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«oncilier les perfections de cette adorable tille avec l'indignité de son e'tat. Je courus, je volai chez clic à l'Iicurc dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été pins content de cette visite. Son orgueil l'eût été du moins, et je me fesais d'avance une jouissance déli- cieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordaut j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était partie la veille pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m'a point quitté. Toute aimable, toute charmante qu'elle était à mes yeux , je pouvais me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de moi qu'un souvenir mépri- sant.

Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés à Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au plus. Carrio était galant. Ennuyé de n'aller tou- jours que chez des Dlles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à sou tour; «t conuue nous ctious inséparables, il m^

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288 LES CONFESSIONS.

jjroposa l'arrangenient peu rare à Venise d'eu avoir uuc à nous deux. J'y consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il cbercba tant qu'il déterra une petite Bile de onze à douze ans , que son indigne mère cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes eutrailles s'cmureut en vovant cette enfant; elle était blonde et douce comme un agneau , on ne l'aurait jamais crue italienne. On vit pour tres-peu de cliose à Venise : nous donnâmes quelque argent à la mère , et nous pour- vûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de la voix ; pour lui procurer un talent de res- source , nous lui donnâmes une épinette et iiu maître à chanter. Tout cela nous coûtait a peine à chacun deux seqnins par mois , et nous en. épargnait davantage en autres de'- penses; mais comme il fallait attendre qu'elle fût mûre, c'était semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant , contens d'aller passer les soirées, causer et )ouer très-inno- cemment avec celte enfant, nous nous amu- sions plus agréablement peut-être que si nous l'avions possédée. Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes , est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles. luseasiblement mou cœur s'at-

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tachait à la petite Anzohtta mais d'uu attachemeut paternel , auquel les sens avaient si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait, il m'aurait été moins possible de les y faire entrer, et je sentais que j'aurais eu horreur d'approcher de cette petite fille devenue nubile, comme d'un inceste abominable. Je voyais les seutimens du bon Carrio prendre à son inscu le même tour. Nous nous ména- gions, sans y penser, des plaisirs non moins doux , mais bien différens de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée , et je suis ccrtaiu que , quelque belle qu'eut pu deveuir cette pauvre enfant, loin d'être jamais les corrup- teurs de sou innocence , nous en aurions été les protecteurs. Ma catastrophe arrivée peu de temps après , ne me laissa pas celui d'avoir part à cette bonne œuvre , et je n'ai à me louer dans cette aÉFaire que du penchant de moa

cœur. Revenons à mon vovage. 1 . . '

Mon prejuier projet en sortant de chez

M. de Montaigii était de me retirer à Ge- nève , en attendant qu'un meilleur sort , écartant les obstacles , pût me réunir à ma pauvre maman ; mais l'éclat qu'avait fait notre querelle , et la sottise qu'il fit d'eu écrire à la cour , me iireut prendre le parti

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290 LES CONFESSIONS.

d "aller moi-même y rendre compte de ma conduite , et me plaindre de celle d'un lor- ceiié. Je marquai de Venise uia résolutioa a M. du Thell , chargé par intérim des affaires étrangères , après la mort de M. j4vie- lot. Je partis aussi-tôt que ma lettre ; ;e pris rua route par Bcrgaiiic , Côme et Domo d'Qssola : je traversai le Saint - Plomb. A Sion M. de 6V/rt/|;^//o« , cliargc des aOTaires do France , me 6t mille amitiés; à Genève 31. da la Ciosure m'en fit autant. J'y renouvelai couuaissance avec 'M.At Gauffecourt y dont j'avais quelque argent à recevoir. J'avais tra- versé iN'yon sans voir mon père ; non qu'il ne m^'en coûtât extrêmement , maisje n'avais pu me résoudre à me montrer à ma belle- iiièrc aj)rès mon désastre , certain qu'elle me jugerait sans vouloir m'écouter. Le libraire JUu^'illard , ancien ami de mon père , me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et , poiw le réparer sans m'exposer à voir ma bclle-mèrc , )e pris wwo. chaise , et nous fiiuies ensemble à Nyon descendre au cabaret. Duvillard s'en lut chercher moa pauvre père , qui vint tout courant m'em- brasser. Nous soupàmes ensemble, et, après avoir passé uuesoirce bien douce à mou cœur.

L I V R E T I I. 392

je retournai le lendemain matin à Genève avec Dui'illard^ pour qui j'ai toiiioms conservé de la reeonnais'oaiice du bien qu'il me (it eu celte occasion.

Mon plus court chemin n'élait pas par Lyon, mais j'y voulus passer pour viinlic-r une friponnerie bien base de M. de liJoit; taigii. J'avais fait venir de Paris une pet te caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de mancheltes et six pa.res de bas de soie blancs ; rien de plus. Sur la proposition qu'il m'en fil hu-mcuie , je fis ajouter cette caisse ou plutôt celte boite à son bagage. Dans le mémoire d'apotlucaire qu'il voulut me donner en paiement de mes appointeinens , et qu'il avait écrit de sa main , il avait mis que cette boîte, qu'il ap- pelait un ballot, pesait onze q.'.mtanx , et il m'en avait passé le port à un prix énorme. Par les soins de JNl. Boy-Je-la-'/'our , au- quel j'étais recommandé par M. Rognin soa oncle , il lut vérilié sur les registres des douaius de Lyon et de Marseille que le- dit ballot ne pesait que quarante - cinq livres, et n'avait payé le port qu'à raisoa de ce poids. Je joignis cet extrait antlien- tique au mémoire de M. de Montaigu , et

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192 LES C O Nï' E S SIO N ?;

muui de ces pièces et de plusieurs autres d* la liituiC force , je uie rendis à Pans , trèst- impatient d'eiifaire usage. J'eus durant toute cette lonf^ue route , de petites aventures à Côme , eu Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses , entre autres les îles Boromécs , qui mériteraient d'être dc'crites. Mais le temps me gagne , les espions m'obsèdent ; je suis force de faire à la hâte et mal un travail qui demanderait le loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi , me procure enhu des jours plus calmes , je les destine à re- foudre , si je puis , cet ouvrage , ou à y faire au moins un supplément dont je sens qu'il a grand besoin. ( * )

Le bruit de mon histoire m'avait devancé , et en arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde était scanda- lisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri pubPc dans Venise , malgré les preuves sans réplique que j'exhibais , je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction , ni réparation , je fus même lais.<é à la discrétion de l'ambassadeur pour mes

(*) J'ai renoncé à ce projet.

L I V R E T I I. 293

appointemens^ et cela par l'unique raison que , n'étaut pas français , je n'avais pas droit à la protection nationale, et que c'était une affaire particulière entre lui et moi. Tout le monde convint avec moi que j'étais offensé, lésé, malheureux , que l'ambassadeur était un extravagant cruel , inique , et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi ! il était l'ambassadeur ; je n'étais , moi , que le secrétaire.

Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le méritait , on me dirait à la fin de me taire, et c'était ce que j'attendais, bien résolu de n'obéir qu'après qu'on aurait prononcé. Mais il n'y avait point alors de ministre des affaires étrangères. On me laissa clabaudcr, on m'encouragea même, on fe- sait chorus : mais l'affaire en resta toujours là, jusqu'à ce que, las d'avoir toujours rai- son et jamais justice , je perdis enfin cou- rage , et plantai tout.

La seule personne qui me reçut mal , et dont j'aurais le moins attendu cette injustice, fut Mme. dcBuzenval. Toute pleine des prc-

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294 LES CONFESSIONS.

rogativcs du raiig et de la noblesse, clic ne put jamais se inettre dans la tête qu'un am- bassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L'accueil quVlle uic lit fut conforme a ce préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être écrites, et n'y suis jamais retourne. Le P. Caste! me recul mieux; mais à travers le patelinage jésuitique^ je le vis suivre assez lidclement une des grandes maximes de la société, qui est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Caste/ , et par-là d'aller aux jésuites , je ne connaissais que lui seul. D'ailleurs , l'esprit tyranniquc et intrigant de ses con- frères, si d.ITéreiit de la bonhomie du bon P. //t'/net , me donnait tant d'éloignenient pour leur commerce , que je n'en ai vu aucua depuis ce temps-là , si ce n'est le P. Berthier que je vis deux ou trois fois cbez M. Dvpin^ avec lequel il travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.

j\clievons, pour n'y plus revenir ce qui me reste à dire de AI. de jSlontaÎMu. Je lui

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avais dit dans nos de'mélcs qu'il ne lui fallait pas uu secrétaire, mais un clerc de procu- reur. Il suivit cet avis, et me donna réclie- meut pour successeur un vrai procureur^ qui, dans moins d'ua an lui vola vingt ou trente m^ille livres. H le cbassa ; le fit mettre eu prison; chassa ses gentilsliomuus avec esclandre et scandale , se fit par-tout des querelles, reçut des afTronts qu'un valet n'en- durerait pas, et finit, à forces de foiies, par se faire rappeler etrenvoyer planter ses clioux. Apparemment que parmi les réprimandes qu'il reçut à la cour , son affairfe avec moi Hc fut pas oubliée. Du moins peu de tcmpi après son retour il ui 'envoya son maître-d'hô- tcl pour solder mou coui|)tc et lue donner de l'argent. J'en uianquais duiis ce uionicnt-là ; mes dettes de Venise , dettes d lionnenr si jamais il en fut, me pesaient sur le cœur. Je saisis le moyen qui se présentait de les ac- quitter, de même que le billet de Zanitto Anni.Je reçus ce qu'on voulut me donner, je payai toutes mes dettes , et je restai sans un sou conmie auparavant, mais soulage d'un poids qui m'était insupportable. Depuis lors je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à sa mort, que j'appris par la

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Toix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme ! 11 était aussi propre au mé- tier d'ambassadeur que je l'avais été dans xnon enfjtice à celui de grapignau. Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir hono- lablcuxent par rues services , et de me faire avancer rapidement dans l'état auquel le comte de Gom-on m'avait destiné dans ma jeunesse , et dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un àgc pins avancé.

La jus tic et l'inutilité de mes plaintes me iais- scr( nt daiisl'anieuu germcd'indignation con- tre nos sottes institutions civiles , le vrai bien public et la véritable justice sont tou- jours sacrifiés à Je ne sais quel ordre appa- rent, destructif en effet de tout ordre , et qiîi Me fait qu'ajouter la sanction de l'autoraé publiqne à ropjics ion du faible et à l'iiii- quitc du fort. Deux choses erapéclièrcnt ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans la suite; l'une qu'il s'agissait de inoi dans celte affaire , et que l'intérêt privé , qui n'a jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon cœur les di- Tins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et <ln beau «l'y produire. L'autre fut le cbaimc de l'auiilié qui tcui-

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perait et calmait ma colèie par l'ascendant d'un sentiment plus doux. J'avais fait con- naissance à Venise avec un biscaycn , ami de mon ami de Carrio , et digne de l'être de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, pour tous les talensetpour toutes les vertus , venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le goût des beaux-arts; et n'i- maginant rien de plus à acquérir , il voulait s'en rctournçr en droiture dans sa patrie, Je lui dis que les arts n'étaient que le délassement d'un génie comme le sien , fait pour cultiver les sciences , et je lui conseillai , pour en prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me crut, et fut à Paris, Il y était , et m'attendait quand j'y arrivai. Son logement était trop crand pour lui; il m'en oftiit la moitié; je l'acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Hicu n'était au-dessus de sa portée; il dévo- rait et digérait tout avec une prodigieuse ra- pidité. Comme il me remercia d'avoir pro- curé cet aliment à son esprit, que le be^oin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât Itu-mêuic ! Quels trésors de lumières cl de vertus je trouvai dans cette amc forte ! Je «cutis que c'était l'ami qu'il me fallait ; nous

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devînmes intijnes. Nos goûts n'étaient pas les mèuies ; nous disputions tou)ours. Tous deux opiniâtres , nous n'étions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et tout eu nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu que l'autre fût autrement.

Ignacio Einmaiinel de Altuna était nu de CCS hommes rares que l'Espagne seule produit , et dont elle produit trop peu pour* sa gloire. Il n'avaitpasces violentes passions nationales communes dans son pays. L'idé» de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit , que le désir dans son cœur. Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang- froid, qu'un tnortel ne pouvait pas offenser son amc. Il était galant sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme avec de jolis enfans. Il se plaisait avec le» maîtresses de ses amis , mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun d('sir d'en avoir. Les flammes de la Tertudont son cœur était dévoré, ne permi- rent jamais à celles de ses sens de naître.

K près ses voyages il s'est marié ; il est mort jeune, il a laisse des enfans ; et je suis per- suadé, comtue de mou existence , que sa

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fenirae est la première et la seule qui lui ait fait connaitre les plaisirs de l'amour. A l'ex- térieur il e'tait dévot comme un espagnol , mais en dedans c'était la piété d'un ange. Hors moi , je n'ai vu que lui seul de tolé- rant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il pensait «n matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, turc, bigot , athée , peu lui im- portait, pourvu qu'il fut honnête homme. Obstiné , têtu pour des opinions indifférentes, dès qu'il s'agissait de religion , même de morale, il se recueillait , se taisait, ou disait simplement : je ne suis chargé que demoi. Il est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'arae avec un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait et fixait d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heures et minutes, et sui- vait cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eût sonné taudis qu'il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude ; il y en avait pour telle autre : il y en avait pour la réflexion, pour la conversation , pour roHice , pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour

Soo LES C O N F F, S <? I O N S,

musique , pour la peinture ; et il n'y avait ni plaisii-,ni tentation, ni complaisance qui ymt intervertir cet ordre. Un devoir a remplir seul l'aurait pu.Quaud ilmefesaitia liste deses dis- tributions , afin que je m'y conformasse , je commençais par rire, et je finissais par pleu- rer d'admiration. Jamais il negénait persounc ni ne supportait la gène ; il brusquait les gens qui par politesse voulaient le gêner. Il était emporté sans être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère , mais je ne l'ai jainals vu fâche, Rienu'était si gai que son humeur; il ■^entendait raillerie, et il aimaità railler. Il 5- brillait même , et il avait le talent de l'epi- gramme. Quand on l'animait il était bruyant et tapageur en paroles ; sa voix s'entendait de loin: mais tandis qu'il criait , on le voyait sourire, et tout à travers ses emportemeus il kii venait quelque mot plaisant qui fesait éplater tout le monde. Il n'avait pas plus le tciutcspagnolquc le phlegme. il avait la peau blanche , los joiics colorées , les cheveux d'un chàtam presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé pour loger soname. Ce sage de cœur, ainsi que de tcte , connaissait en hommes , et fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque uc l'est pas.

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Nous nous liâmes si bien , que nous fttues projet de passer nos jours ensemble. Je devais,' dans quelques années, aller h Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties do ce projet furent arrauge'es entre nou;; la veille de son départ. 11 n'y manqua que ce qui no dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertes. Lesévcncmens postérieurs, mes désastres, son uiôriac;c, sa mort enliii nous ont séparés pour toujours. On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des mé- dians qui réussissent, les projets innocens des bons n'ont presque jamais d'accomplis- sèment.

j\yant senti l'ineonvéïiient de la dépen- dance , je nie promis bici de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dèsjeur naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avait fait former, lebutéde rentrer dans lércarrière que j'avais s'; bien commencée, et dont néan- moins je venais d'être expulsé, je résolus de ne plus m'attachera personne, mais de rester dans l'indépendance en tirant parti de mes talens, dont enlin je comuiencais à sentir la mes-ire , et dont j'avais trop modes- tement pensé jusqu'alors. Je repris le trtivail mou opéra que j'a\aib interrompu pour

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aller à Venise ; et pour m'y livrer plus tran- quillcuietit , après le départ A' Altutia , je retonniai loger à mon ancien hôtel vSaint- Qiientin , qui , dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, lu'e'tait plus commode pour travailler à moa aise que la bruyante rue Saint- Honore.

m'attendait la seule consolation que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère , et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas uneconnaissaiice passagère ; )c dois entrer dans quelque détail sur la manière dont elle se tt.

Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hôtesse. Cette 611e , appelée Thérèse Je P'asseitr , était de bonne famille. Soa père était ollicier de la monnaie d'Orléans, sa itièrc était marchande. Ils avaient beaucoup d'eufans. La monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se trouva sur le pavé ; la mère , ayant essuyé des banqueroutes , fit mal ses alFaires, quitta le coiiuncrce , et vint à Paris avec son mari et sa h Ile qui les UQurrisuait tous trois de soa travail.

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La première fois que je vis paraître cette £lle à table, je fus frappé de sou iiiaiiitiea modeste , et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était compose'e , outre M. A^ Bonne/ond , de plusieurs abbés irlandais, gascons , et autres gens de pareille étoffe. îîotre hôtesse elle-iticrne avait rôli le balai : il n'y avait qne uioi seul qui parlât et se comportât décemment. On agnca la petite; je prissadéfciise. Aussi-tôt les bardons tombèrent sur moi. (^uand je n'aurais eu naturellement aucun goiit pour cette pauvre fille, la com- passion , la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, sur-tout avec le sexe- Je devins hautement son champion. Je la vis sensibi» à mes soins , et ses regards , animés par la reconnaissance qu'elle n'osait exprimer de bouche , n'eu devenaient que plus pénétrans.

Elle était très-timide ; je l'étais aussi. La liaison que cette disposition commiuic sem- blait éloigner, se lit pourtant très-rapidement. L'hôtesse qui s'en apperçut, devint furieuse , et ses brniali tés avancèrent encore mes affaires auprès de la petite , qui , n'ayant d'appui

3o4 LES CONFESSIONS.

que moi seul dans la maison , me voyait sortir avec peine , et soupirait après le retour de sou protecteur. Le rapport de nos cœurs, le concours de nos dispositions eut bientôt fait sou effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête lioiume ; elle ne se trompa pas. Je «rus voir eu elle une fille sensible, simple et sans coquetterie ; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais. L'auiourj l'estime , la sincérité' naïve furent les ministres de mon triomphe, et c'était parce que son cœur était lendre et honnét» que je fus heureuv sans être entreprenant,

La crainte qu'elle eut que je ne me fâ- chasse de ne pas trouver en elle ce qu'elle croyait que j'y cherchais, recula mon bon- heur plus que toute autjre chose. Je la vis interdite et confuse avant de se rendre ; vouloir se faire entendre , et n'oser s'expli- quer. Loin d'imaginer la véritable cause de son embarras, j'en imaginais une bien fausse et bieninsultatite pour ses mœurs, et croyant qu'elle m'avertissait que ma santé courait des risques , je tombai dans des perploxite's qui ne me retinrent pas, mais qui, durant plusieurs jours empoisonnèrent mon boa-

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heur. Couiine nous ne nous entendions point l'un l'antre, nos entretiens à ce sujet étaient autant d'énigmes et d'aœphigouiis plus que risibles. Elle fut prêle à me croire absolu- ment fou; je fu« prêt à ne savoir plus que penser d'elle. £u6.d nous nous expliquâmes : «lie me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de sou ignorance et de l'adresse d'un séducteur. Si- tôt que je la compris, je fis un cri de joie : pucelage ! m'écriai-je ; c'est bien à Paris , c'est bien à viugt ans qu'on en cbercbe ! Ah, ma Thérèse !\G suis trop heureux de te posséder «âge et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas.

Je n'avais cherché d'abord qu'à donner un auuispnicnt. Je vis que j'avais plus fait, et que je m'étais dojiué une compagne. Un peu d'habitude avec cette excellente fille , un peu de réflexion sur ma situation , me firent sentir qu'en ne songeant qu'à mes plaisirs , j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait à la place de l'ambi- tion éteinte, un sentiment vif qui remplît mou cœur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à ma uiatnan -, puisque je ne dev ais plus vivre avecell*, il me fallait quelqu'ua

3o6 LES CONFESSIONS.

qui vécût avec son élève, et en qui )e trouvasse la simplicité , la docilité de cœur qu'elle avait trouvée en moi. Il fallait que la douceur de la vie privée et domestique me dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. (,)uand j'étais absolument seul , raoncœur était vide, mais il n'en fallait qu'un pour le remplir. Le aort m'avait ôlé , m'avait aliéné , du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. Dès-lors j'étais seul , car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvai.s dans Thérèse le supplément dont j'avais besoin ; par clic je vécus heureux au- tant que je pouvais l'être, selon le cours des évènemens.

Je voulus d'abord former son esprit. J'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fjit la nature : la culture et Us soins n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a ja- mais bien su lire , quoiqu'elle écrive passable- ment, (^uand j'allai loger dans la rue neuve des Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pont- chartram , vis-à-vis mes fenêtres ^wn cadran sur lequel je m'efforçai , durant plus d'un miois , à lui faire connaître les heures. A peine les connaît -elle encore à prcsnit. Elle n'a jamais pu suivie l'ordre dee douze mois de

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l'année , et ne connaît pas un senl chiËFie , nial-ié tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent , ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en pariant est souvent l'oppose de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un diclion- naire de ses phrases pour amuser Mme. de Luxembourg y et ses quiproquo sont devenus célèbres dans les sociélés j'ai ve'cu. Mais cette personne si bornée , et , si l'on veut , si stupide , est d'unconseil excellent dans les oc- casions dilhciles. Souvent en Suisse, en An- gleterre, eu France; dans les catastrophes je me trouvais , elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même ; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre ; elle m'a tiré des dangers je me précipitais aveuglément; et devant les dames du plus haut rang , devant les grands et les princes, ses sentimeus , son boa sens , ses réponses et sa conduite lui eut attiré l'estime universelle , et à moi, sur son mérite , des couiplimcns dont je sentais la sin- cérité.

Auprès des personnes qu'on aime , le sen- timent nourrit l'esprit ainsi que le c(Eur,et l'on a peu besoin de ckcrckcr ailleurs des idées.

So8 LES CONFESSIONS.

Je vivais avec ma Thérèse aussi agréable- ment qu'avec le p!us beaugéuie de l'univers. Sa uièie , lière d'avoir élé jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau , fesait le bel esprit, voulait diriger le sien, et giitait par ^on astuce la sinij)licité de notre coinuierce.

L'ennui de cetrc importunité me lit uu peu sunnonter la sotte lionte de n oser nie îuontrer avec Thérisc en [jubiie ; cl nous fesions tête-à-tête de petites prom; .iddcs cbanipètrcs et de petits goûtés qui m'ciaicnt délicieux. Je voyais ejuelk inauuait sincè- rement, et cela redoi.biiiit iua tendresse. Otie douce intimité nie tenait lieu de tout: l'ave- nir ne uie toue'nait plus , ou ne uie touLliait que comuu^ !;• présent proli)i!|^é : je ne desirais lieu que d'en assurer la duit'»-.

Cet a ttacbement inc rendit toute autre dis- sipation superQue et iiisiuidc. Je ne sortais plus qucpouraller cliez 1 héresc^ sadcuuurc devint [)rcsquc la mienne. C'ctte ve retirée dcvintsi avantageuse pour mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait, parole» et musique, il restait seule- ment quelques iiccoîupagncmcns et remplis- sages à faire. Ce travail de luanoeuvre ui'en- auyait fort. Je proposai à PhUidor de s'en

cliarger,

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charger , en lui domiant part au bénéfice. Il vint deux fois, et ût quelques remplissages dans l'acte ^Ot'ide: mais il ne put se capti- vera ce travail assidu pour un profit éloigne', et même incertain. 11 ne revint plus , et j'a- chevai ma besogne moi-même.

Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti : c'était un autre opéra bien plus difficile. Oa ne vient à bout de rien à Paris quand oa y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez v^xGaujff'ecourt, de retour de Genève, m'avait introduit. M. do la Popliniere , é\.Ki\i\t Mécène à.& Jia/neaii : Mme, de la Popliniere était sa très-humble écolière. Rameau fesait, comme on dit , la pluie et le beau temps dans cette maison. Ju- geant qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses disciples , je voulus lui inonirer le mien. Il refusa de le voir, disant qu'il ne pouvait lire des partitions , et que cela le fatiguoit trop. L,a Popliniere dit là-dessus qu'on pouvait le lui faire entendre , et m'ollrit de rassembler des nmsiciens pour en exécuter des morceaux : je ne demandais pas mieux. Hameau consentit en gromelant j et lépétant sans cesse que ce devait être une belle chose que de la composition d'iîii huniuic qui Mémoires. Tome il, ii

::!iO

LES CONFESSIONS.

n'était pas enfaut de la balle, et qui avait appris la musique tout seul. Je uie hâtai de tirer eu parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dixaine de sym|)honistes ; et pour chanteurs , ydlbert , BérardiiX. Mlle. Boiirhoiinois. Rameau commença ^ dès l'ouverture, à faire entendre , perses c'iojics outrés , qu'elle ne pouvait ctre de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d'impatience : maisàuu air de haute- contre dont le chant était mâle et sonore, et l'accompagnement très-brillant, il ne put plus se contenir; il m'apostropha avec wnç, brutalité qui scandalisa tout le inonde , soutenant qu'une partie do ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans l'art et le reste d'un ignorant qui ne savait pas même la musique; et il est vrai que mon travail inégal et sans règle , était tantôt sublime et tantôt trcs-plat , comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie , et que la science ne soutient point. Hameau prétendit ne voir eu moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assistans , et sur-tout le maître de la maison , ne pensèrent pas de mruir. jM. de Richelieu j qui dans ce temps -

L I V R E V I r. 3it

voyait beaucoup M. et Mme. de laPoplinière, ouït parler de mou ouvrage , et voulut l'en- tendre tu entier, avec le pro;et de le faire douiier à la cour s'il eu était content. 11 fut e^^ccutcà grand chœur et eu grand orchestre , aux frais du roi, chez M. de. lioimep'al , intendant des menus. Francœur dirigeait l'exécution. L'effet en fut surprenant : M. le Duc ne cessait de s'écrier et d'applaudir; et à la En d'un choeur, dans l'acte du Tasse ^ il se leva , vintà moi , et my serrant la main ; « M. Ilousseau ,me dit-il , voilà de l'harmo- « nie qui transporte. Je n'ai jamais rien « entendu de plus beau : je veux faire donner « cet ouvrage à V^ersailies. »

Mme. de la Poplinière qui était , uc dit pas un mot. liatneau , quoiqu'invité ,n'y avait pas voulu venir. Le lendemain Mme. de fa Poplinière me lit , à sa toilette , un ac- cueil fort dur, affecta de rabaisser ma pièce , et me dit que , quoiqu'un peu de clinquant eût d'abord ébloui M. de Richelieu , il ea était bien revenu, et qu'elle ne me conseil- lait pas de compter sur mon opéra. M. le Duc arriva peu après , et me tint un tout autre langage , me dit des choses llatleusessur jues talcus, et me parut toujours disposé à

Si 2 LES CONFESSIONS.

faire donner ma pièce devant le roi. Il n'y a , dit-il , que l'acte du Tasse qui ue peut pas- ser à la cour : il en faut faire un autre. Sur ce seul mot j'allai ni 'enfermer chez moi , et dans trois semaines j'eus fait , à la place du Tasse , un autre acte, dont le sujet était Hésiode inspiré par une Muse. Je trouvai le secret de faire passer dans cet acte une partie de l'histoire de mes talens , et de la jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dansée nouvel acte uneélévationmoins gigantesque et mieux soutenue que celle du Tasse La musique en était aussi noble etbcau- coup mieux faite ; et si les deux autres actes avaient valu celui-là, la pièce entière eût avantageusement soutenu la représentation ; mais tandis que j'achevais de la mettre en état , une autre entreprise suspendit l'csécu- tion de celle-là.

L'hiver qui suivit la bataille deFontcnoi il y eut beaucoup de fctes à Versailles , entre autres plusieurs opéra au théâtre des petites écuries. De ce nombre fut le drame de / 'ol- taire ^ intitulé la princesse de Navarre y dont Rameau avait fait la musique , et qui venait d'être changé et réformé sous le nom des Fêtes de Jtiamire. Ce nouveau sujet

L I V R E V I I. SiS

iàemandait plusieurs cbangcmens aux diver- tîssemeiis de l'ancien , tant dans les vers que dans la musique.

Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pût remplir ce double objet, f'oltaire y alors en Lorraine, et Rameau , tous deux occupe's pour Topera du Temple de la gloire, ne pou- Tant donner des soins à celui-là , M. de Hichelieu pensa à moi , me fît proposer de tn'en charger ; et pour que je pusse examiner mieux ce qu'il y avait à faire , il m'envoya sépare'ment le poème et la musique. Avant toute chose je ne voulus t(>ucher aux paroles que de l'aveu de l'auteur , et je lui écrivis à ce sujet une lettre très-honncte et inémc res- pectueuse , comme il convenait. Voici sa réponse.

i5 décembre 1745.

« Vous réunissez, Monsieur, deux taleni

« qui ont toujours été séparés jcisqu'à pré-

« sent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour

« moi de vous estimer , et de cherchera vous

«< aimer. Je suis fâché pour vous que vous

« employiez ces deux talens à un ouvrage

« qui n'en tst pas trop digne. Il y a quel-

Si4 LES CONFESSIONS.

« ques mois que M. le duc de Richelieu « m'ordonna absolumcut de faire eu ua H olin-d'cfil une petite et mauvaise esquisse « de quelques scènes insipides et tronquées , « qui devait s'ajuster à des divertissemeus « qui ne sont point faits pour elles. J'obéis « avec la plus graude exactitude , je fis trcs- « vite et très mal. J'envoyai re misérable « eroquis à M. le duc de Kichelieu , comp- « tant qu'il ne servirait pas , ou que je le «. corrigerais. Heureusement il est entre vos « mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai « perdu entiorement tout cela de vue. Je ne « doute pas que vous n'ayiez rectiac toutes « les fautes échappées nécessairement dans « une composition si rapide d'une simple « esquisse, que vous n'a%i?z supplée à tout, « Je me souviens qu'entre autres balour- « dises, il n'est pas dit dans ces scènes qui « lient les divcrtissemcns , conuncnt la j)rin-- « cesse Grenadine passe tout d'un ci)up « d'unç prison dans un jardin ou dans un « palais. Comme ce n'est poiut uu magicien « qui lui donne des fctcs , mais un seigneur « espagnol , il me semble que rien ne doit m se faire par onchantcmeut. Je vous prie, « Monsieur, de vouloir bien revoir cet eu-

LIVRE VII. Si 5

« droit, dont je n'ai qu'une idée confuse.

« Voyez s'il est nécessaire que la piisou « s'ouvre , et qu'on fasse passer notre prin- « cesse de cette prison dans un beau palais «t dore' et verni , préparé pour elle. Je sais » très-bien que tout cela est fort misérable , « et qu'il est au-dessous d'un être pensant « de faire une affaire séiùensc de ces baga- « telles; mais enfin, puisqu'il s'agit de dé- « plaire le moins qu'on pourra , il fautmettre « le plus de raison qu'on peut, iiiéme dans « un mauvais divertissement d'opéra.

« Je me rapporte de tout à vous et à « M. Ballot , et je compte avoir bientôt « l'honneur de vous faire mes remercîmcns « et de vous assurer , Monsieur , à quel « point j'ai celui d'être , etc. »

(^n'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre comparée aux autres lettres dcmi-cavalicres qu'il m'a écrites depuis ce temps-là. Jl me crut en grande faveur auprès de M. de lliclielieu ,• et la souplesse courtisanne qu'on lui connaît l'obligeait à beai4conp d'égards pour un nouveau venu , jusqu'à ce qu'il coniuït mieux la mesure de sou crédit.

Autorisé par 31. de f'oltaire , et dispensé

3i6 LES CONFESSIONS.

de tous égards pour Rameau , qui ne clier- chait qu'à me uuire , je me mis au travail , et en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna , quant aux vers , à très-peu de chose. Je tâchai seulement qu'où n'y sentît pas la diEFe'rence des styles, et j'eus la présomption de croire avoir réussi. ]Mon travail en musique fut plus long et plus pénible. Outre que j'eus à faire plusicursmorceaux d'appareil , et entre autres l'ouverture , tout le récitatif dont j'étais chargé , se trouva d'une difBculté exticme, en ce qu'il fallait lier, souvent eu peu de vers , et par des modulations très- rapides , des symphonies et des chœurs dans des tons fort éloignés ; car pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir dcliguré ses airs , je n'en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué , plein d'énergie , et sur-tout excellemment modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignnit m'associer m'avait élevé le génie , et je puis dire que dans ce travail ingrat et sans gloire , dont le public ne pou- vait pas même être informé, je me tiuspresquo toujours à côté de mes modèles.

La pièce dans l'état je l'avais mise , fut répétée au grand théâtre de l'opcra. Des

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trois auteurs, je m'y trouvai seul. J^ohaire était absent, et Rameau u'y vint pas , ou se cacha. Les paroles du premier monologue étaient très-lugubres ; éa voici le début ;

O mort ! viens terminer les malheurs de ma vie.

Il avait bieu t^llu faire une musique assor- tissante. Ce fut pourtant là-dessus que Mme. de la Popîinière fonda sa ceusure, eu m'ac- cusaut avec beaucoup d'aigreur d'avoir fait une musique d'cnterremeut. M. de Richelieu commença judicieusement pai- s'informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui fesait foi qu'ils étaient de foliaire. En ce cas , dit-il , c'est f-'oltaire seul qui a tort. Durant la répétition tout ce qui était de moi fut successivement iniprouvé par Mme. de la Popîinière ^ et justifiépar M. de Jiiehelieu. Mais enfin j'avais à faire i trop forte partie, et il me fut signilié qu'il y avait à refaire h mon travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d'une conclusion pareille , au - lieu des éloges que j'attendais , et qui ccrtaine- meut u'étaieut dus , je rentrai chez moi la

Si8 LES CONFESSIONS.

mort dans le cœur. J'y tombai malade J épuisé de fatigue , dc'vorc' de chagrin ; et de si% semaines je ne fus en état de sortir.

Hameau 3 qui fut chargé des chaugcmciis indiqués par Mme. de la PopHniire , m'en- Toya demander l'ouverture de mon grand opéra , pour la substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le croc-en- jambe , et je la refusai. Connue il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'à la repré- sentation , il n'eut pas le temps d'en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle était à l'ita- lienne , et d'un stile très-nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée , et j'ap- pris par M. de lyahnahttc , maîlre-d'hôtel du roi et gendre de M. JUr/ssard iwon parent et mon ami , que les amateure avaient été très-coutens de uiou ouvrage, et que le public ne l'avait pas distingué de celui de Hameau .* ïnais celui-ci , de concert avec oNlme. de /a Poplinière , prit des mesures pour qu'on ne eut pas même que j'y avais travaillé. Sin* les livres qu'on distribue aux spectateurs , et les auteurs sont toujours nommés , il n'y eut de nouuué que / oitaire ,' et Rameau aima xnitux que son nom fût supprimé , que d'y yoir associer le mien.

LIVRE VIT. 3r9

Si-tôt que je fus en état de sortir , je vonlua aller cliez M. de Riche icu : il rfctait plus temps. Il venait de partir pour Dunkcrrjue, il devait commander le débarquement destiné pour l'Ecosse, A son retour, je me dis , pour autoriser ihâ paresse, qu'il était trop tard. Ne l'ayant plus rcvn depuis lors, j'ai perdu l'hoMUCur que méritait mon ouvrage , l'honor'aire qu'il devait tne pro- duire ; et mon temps, mon travail, mon c!iai:,rin , ma maladie et l'argent qu'elle me coûta , tout cela fut à lues frais , sans me rendre un sou de hénclîce , ou plutôt de dédommagement. Il m'a cependant toujou^j paru que M. de Pùclielieu avait naturelle- ment de l'inclination pour moi, et'ptnsaifc avantageusement de flics taleus. Mais mon malheur et JNIme. de la PopUiiière empé- cbèrcnt tout l'effet de sa bonne volonté.

Je iK! pouvais rien compreiidre à l'aversioit de cette f; mme , à qui je m'éla's efforcé de plaire, et à qui je fesais assez régulièrement ma cour. Gauffecorirt m'en expliqua les causes. D'abord, me dit-il, son aiuitié pour Homemi ., dont elle est la prôneiisf en titre, et qui ne veut soulTrir aucun concurrent; tt de plus nu pcclié originel qui yous daiune

320 LES CONFESSIONS.

auprès d'elle , et qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être Genevois. - dessus il m'expliqua que l'abbé Hubert qui l'était , et sincère amideM.de laPoplinière avait fait ses efforts pour l'empccber d'épouser cette femme qu'il connaissait bien, et qu'après le mariage elle lui avait voué une haine implacable, ainsi qu'à tous le» Genevois. Quoique la Po- ■plinière , ajouta-t-il , ait de l'amitié pour vous , et que je le sache , ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme ; elle TOUS hait, elle est méchante , elle est adroite; vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit.

Ce même Gauffecourt me rendit à peu- près dans le même temps un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon vertueux père , âgé d'environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n'aurai» fait en d'autres temps les embarras de ma situation m'auraient moins occupé. Je n'avais point voulu réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mère, et dont il tirait le petit revenu. Je n'eus plus là- dessus de scrupule après sa mort. Mais le défaut de pjcuvc juridique de la mort do jftou fièie, fcsait une d.illi«ullé ^ue Gavffe-

CQuri

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tourt se cliargea de lever, et qu'il lev^a en eilet par les bons olliccs de l'avocat de Lohiie. Comme j'avais le plus grand besoin de cette petite ressource , et que révèncinciit c'iait douteux, j'en attendais la nouvelle dcûuitivo avec le plus vif empressement.

Un soir , en rentrant chez moi , je trouvai la lettre qui devait contenir cette nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremble- ment d'impatience , dont j'eus honte au- dcdans de moi. Eb quoi ! nie dis -je avec Ai.àxi\n.^ Jean- Jacques se laisseia-t- il sub- juguer à ce point par l'intérêt et par la curiosité ? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée. Je me déshabillai , me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à ïnon ordinaire , et me levai le lendemain assez tard, sans plus penser à ma lettre. En m'habillant je l'apperçus, je l'ouvris sans me presser, j'y trouvai une lettre-de-change. J'eus bien des plaisirs à-ia-fois ; mais je puis jurer que le plus vit fut celui d'avoir su me vaincre.

J'aurais vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pros.-é pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent à ma pauvre maman ; regrettant avco

Mémoires. Tome II. T

3^2 LES CONFESSIONS.

larmes l'iieureux temps j'aurais rais le tout à ses pieds. Tontes ses lettres se sen- taient de sa détresse. Elle m'envoyait des tas de recettes et de secrets dont elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le sentiment de sa misère lui resserrait le cœur et lui rétrécissait l'esprit. Le pru que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l'obsé- daient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partaj^er mon nécessaire avec ces misérables, sur-tout après l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci -après. Le temps s'écoulait et l'argent arec lui. Nous étions deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, quoique 7'^fv-?.?^ fi'it d'un désintéressement qui a peu d'exemple , sa uière n'était pas comme elle. Si -tôt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle iit venir toute sa famille pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites- filles , tout vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je fesais pour Tliérese était détourné par sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas à faire à nue personne avide, «tqueje n'étais pas subjugué par une passion

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Jolie , je ne fcsais pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l'abri des pressaus besoins, je consentais que ce qu'elle gaj;nalt par son travail fût tout entier au pro&t de sa mère , et je ne jne bornais pas à cela ; mais par une fatalité qui me poursuivait, tandis que maman était en proie à ses croquans, Thérèse était eu proie à sa famille , et je ne pouvais rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour qui je l'avais destiné. 11 était singulier que la cadette des enfans de Mme. le f'asseury la seule qui n'eût point été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère ; et qu'après avoir été long-temps battue par ses frères , par ses sœurs , même par ses nièces, cette pauvre {lllc en était maintenant pillée sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses nièces, appelée Gotan le Une y était assez aimable et d'un caracltre assez doux , quoique gâtée par l'exeuiple et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble, ;e leur donnais les noms qu'elles s'entre-don- naient : j'appelais la nièce ma nièce, et la tante ma tante. Toutes deux m'appelaient leur oncle. De - le nom de tante duquel.

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324 LES CONFESSION S.

;'ai continué d'appeier Thérèse^ et que mes aiuis répctnienl quelquefois en plaisautaat. Ou sent que dans une pareille situation , je n'avais pas un moment à perdre poor tâcher de m'en tirer. Jugeant que M. de liiclielu-ii pi'avait oublie', et u'espérant plus rien du côté de la cour, je fis. quelques tentatives pour faire passer à Paris mon opéra ; mais j'éprouvai des diUicultés qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et j'étais de jour eu jour plus pressé. Je m'avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux italiens : elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me firent grand plaisir. Mais ce fut tout. Je ne pus jauiais parvenir à faire jouer ma pièce , et ennuyé de faire ma cour à des comédiens, je les plantai là. Je revins eutia au dernier expédient qui me restait, et le seul que j'aurais prendre. En fréquentant la maison de M. de la Popliiiitre , je m'étais éloigné de celle de J)iipin. Les deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble, et ne se voyaient point. Jl n'y avait aucune société entre les deuK maisons , et Thiriot seul vivait dans l'une et dans l'autre. Jl fut chargé de tâcher de me ramener chez M- Dupin. M. de FrancucU suivait alors

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l'histoire naturelle et la cliymic, et fesait ua cabinet. Je crois qu'il aspirait à l'acadéuiie des sciences ; il voulait pour cela faire ua livre, et il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Mme. Dupin , qui , de «on côte, méditait un autre livre, avait sur moi des vues à - peu - près semblables. Ils auraient voulu m'avoir en conimmi pour une espèce de secrétaire, et c'e'tait l'objet des semonces de Thiriot.

J'exigeai préalablement que M. de Fran- cucil emploierait son crédit avec celui de Jelyote y pour faire répéter mon ouvrage à l'opéra. Il y cousentit. Les Muses galantes furent répétées d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand tbéàtre. II y avait beaucoup de monde à la grande répétition, et plusieurs morceaux furent très-ap|)Iaudis ; cependant je .sentis moi-même durant l'exé- Gution, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne passerait pas, et même qu'elle n'était pas en état de paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire, et sans in'exposer au refus : mais je vis clai- rement, par plusieurs indices , que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas passé. M. de Frfïucucil m'avait bien promis de le faira

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326 LES CONFESSIONS.

répéter , mais non pas de le faire recevoir. II me tint exactement parole. J'ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beau- coup d'autres, que ni lui, ni Mme. Dupin ne se souciaieut de me laif^scr acquérir une certaine réputation dans le iiîoude , de peur , peut-ctrè , qu'on ne supposât, en voyant leurs livres, qu'ils avaient grciié leurs talcns sur les miens. Cependant comme ~yin\<t.Ditpin m'en a toii/ours supposé de très-médiocres, et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dictée , ou à des recherches de pure érudition, ce reproche, sur-tout à son égard, eût été bien injuste.

Ce dernier mauvais succès ' lieva de me décourager; j'abandonnai tout projetd'avan- cemcnt et de gloire ; et sans \)!ns songer à des talens vrais on vains qui me prospéraient si peu, je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma su!)sistance et elle de ma Thérèse , comme il j)!airait à ceux qui se chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout-à-fait à Mme./>J?/yPz/z et à M.dcFranci/ei^. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence ; car avec huit à neuf cents iVancs par an , que j'eus les deux premières années, à peine avais je de quoi fournir à mes premiers bo

LIVRE VII. 327

soins ; force de ine loger à leur voisinage en cliaiubre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer à l'extrémité de Paris , tout au haut de la rue St.-Jacques, où, quelque temps qu'il fît j'allais souj)cr presque tous les soirs. Je pris bientôt le traia et même le goût de mes nouvelles occupa- tions. Je m'attachai à la chymie ; j'en lis plusieurs cours avec 31. de Fraiiciieil chez 'bl.Rouelle , et nous nous mîmes à barbouiller du papier, tant bien que mal, sur cctlR science , dont nous possédions à peine k's élemens. En 1747, nous allâmes passer l'au- tomne eu Tourainc, au château de Chenon- ceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri II pour Diane de Poitiers y dont on y voit encore les chiflVes, et maintenant posse'déc par M. Dupin , f. rmier-gcne'ral. On s'amusa beaucoup dans ce beau lieu ; on y fcsait très-bonne clière ; ;"y devins gras cou^mo un moine. On y fit beaucoup de nmsique. J'y composai plusieurs trios à chanter, pleins d'une assez forte harmonie, et dont je repar- lerai peut-être dans mon su})plêmcnt , si jamais j'en fais un. Ou y joua la comédie ; j'v en hs en quinze jours une en trois actes, iutiîi'.iéc y E'ti^',7s^ein:iit te m ''ru ire , qu'on

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Ss8 LES CONFESSIONS.

trouvera parmi mes papiers , et qui n'a d'autre inc'rile que beaucoup de gaieté. J'y composai d'antres petits ouvrages , entre autres une pièce en vers , iutitulêe V Allée de Syh'ie , du nom d'une alle'e du parc qui bordait le Cher ; et cela se 6t saas discontinuer mon travail sur la chymie , et celui que je fesais auprès de Blme. JJi/pin.

Tandis que j'en;;raissais à Chenoncenuî, ma pauvre Thérèse engraissait à Paris d'une autre manière ; et quand j'y revins, je Iroiuai l'ouvrage que j'avais mis sur le métier, plus avance que je ne l'avais cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un embarras rxtrënie, si des camarades de table ne m'eussent fuuriri la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est ^\\\ de ces récits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité , parce qu'il faudrait, en les commentant, ni'cxcuser ou me cbarger, et que je ne dois faire ici ni î'un ni l'autre.

Durant le séjour CCAltuna à Paris , au - lieu d'aller manger chez uu traitcr.r, Tions mangions ordinaircmciit lui et moi à notre voisinage, presque vis-à-vis le tul-de- sac de l'opéra, chez Mme. la Selle ^ feu:me *i\\i\ tailleur (jui donnait asstz mal à ma»*

LIVRE Vif. 329

ger, mais dont la table iie laissait pas d'être rechercliée à cause de la bonne et sûre com- pagnie qui s'y trouvait ; car on n'y recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de G. . . . e ^ "vieux dêbauelie', plein de politesse et d'es- prit, mais ordurier, y logeait et y attirait iine folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le comman- deur de aV /, chevalier de toutes

Jcs filles de l'ope'ra, y apportait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. M^I. du JRlessis , lieutenant-colonel retire', bon et sage vieillard, et Aucelet (*) , officier des

( * ) Ce fut à ce ]\T. Ar.ctht rjue je donnai une peiite comédie de ma façon , intitulée les Pri- sonniers de guerre , que j'avais faite après les désastres des Français en Bavière et en Bohême , et que je n'osai jamais avouer ni montrer, et cela par la singulière raison que jamais le roi, ni la France, ni les Français ne furent peut-être mieux loues , n\ de meilleur cœur que dans cette pièce ,( et que républicain et frondeur en titre, ^c n'osais m'avouer panégyriste d'une nation dont toutes les maximcsétaient contraires auxmiennes. Plus navré des malheurs de la Fi ance que les Fran- (;aismêine, j'avais peur qu'on ne taxât dcilatteri»

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33o LES CONFESSIONS.

mousquetaires, y maintetiaicnt un certain ordre parmi ces leuiics gens. Ji y vouait aussi descoitiiuerçans , des fiiiantiers, des vivriers, mais polis , honnêtes , et de ceux qu'on distinguait dans leur me'ticr. JNt. de Jjesse, M. de Forcadc et d'autres dont j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyait des gens de tous les états, excepté des abhes et des gens de robe que je n'y ai jamais vus , et c'était une conveulion de n'y en point iiitro luire. Cette table assez nombreuse était très-gaie sans être bruyante, et l'on y polissounait beaucoup sans grossièreté. Le vieux comman- deur avec tous ses contes gras, quant à la substance , ne perdait jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche, qu'il ne fut si plai- sant que des fouîmes l'auraient pardonné. Son ton servait de règle à toute la table ; tous ces jeunes gens contaient leurs aven- tures galantes avec autant de licence que de grfice , et les contes de filles manquaient d'autant moins , que le magasin était à la porte : car l'allée par l'on allait chez

et de lâclieréles marques fl'iinsînrèro attachement dont j'ai dit l'époque et la cause dans ma première partie, et que j'étais ùonteiu do montrer.

L ï V R E V I I. S3t

Mme. la Selle ^ était la mcme donnait la boutique de la Vuchapt , célèbre niar- cbande de modes, qui avait alors de très- jolies biles , avec lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou après dîner. Je m'y serais amusé comme les autres si j'eusse été plus bardi. Il ne fallait qu'entrer comme «ux ; je n'osai jamais. Quant à Mme. la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent après le départ à'ydtltvna. J'y ap- prenais des foules d'anecdotes trcs-amu santés, rt l'y pris aussi peu-à-peu , non, gr/ices au ciel , jamais les mœurs , mais les maximes qae j'y vis établies. D'honnêtes personnes :mises à mal , des maris trompés, des femmes séduites , des accoucliemcns clandestins , «taient les textes les plus ordinaires ; et celui qui peuplait le mieux Icscnfans-trouvés, «tait toujours le plus applaudi. Cela me gagna. Je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très-aimables ,. et dans le fond très-bonnétes gens, et Je me dis : puisque c'est l'usage du pays , quand on y vit on peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y déterminai gaillar- dement sans le moindre scrupule ; et le seul que j'eus à vaincre , fut celui de Tlu'rise à

332 LES CONFESSIONS.

qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyeu de sauver son boiincur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secourii , elle se laissa vaincre. On choisit une sage -femme prudente et sûre, appelée Mlle. Gouiii , qui demeurait à la pointe Saint-Eustachc , pour lui confier ce dépôt ; et quand le temps fut veau, Thérisg fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait à double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant, et il fut déposé par la sage - femme au bureau des cnfans - trouvés dans la forme ordinaire. L'année suivante même inconvénient ctmcme expédient, au cliiH're près qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle de la mère, ; vWr- obéit en gémissant. Ou verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale con- duite a produites dans ma façon de penser ainsi que dans ma destinée, (^uant à-préscut tenons -nous à cette prcmièri' époque. Ses suites aussi cruelles qu'imprévues , ne ma fovccroat que trop d'y revenir.

LIVRE VIL 333

Je marque ici celle de ma première con- naissance avec Mme. d'JEpifKzy , dont le nom reviendra souvent dans ces mémoires. Elle s'nppelait iMlIc.des C/are//cs, venait d'épouser M.û'J^pifiay , fils de M.deZ^//(T AcB/oin- fil/e, fermier-ge'uéral. Son mari était nuisicien, ainsi que M. de Francucil. Elle était musi- cienne anssi ; et la passion de cet art uiit entre ces trois personnes une grande inti- mité. M. de Francueil m'introduisit chez Mme. à^ Epinay. J'y soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable, avait de l'esprit, des talens ; c'était asturémcnt luie bonne con- naissance à faire. Mais elle avait une amie appelée Mlle. A'Ette qui passait pour mé- chante, et qui vivait avec le chevalier de P'alory , qui ne pa.ssait |)as pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit toit à Mme. d'Epinay , à qui la nature avait donné , avec un tempérament trcs- cxigeant , des qualités ckcc! lentes pour en régler ou racheter les écarts. M. tic Francueil lui communiqua une partie de l'amitié qu'il avait pour moi, rt m'avoua ses liaisons aveo elle, dont, par cette raison, je ne parlerais pa.^ ici , si elles ne fussent devenues publique.»;, an point mcmc de u'ctrc pas méiue cacUéci

334 LES C O IV F E S S I O rf 5.

à 31. ^CEpinay. 31. de Francveil rne fit même sur cette dame des coiilidcnccs bien singulières, qu'elle ne in 'a jamais faites elle- même, et dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je \\\\\ ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle, ni à qui que ce soit. Toute cette conliance de part et d'autre rendait ma situation très - embarrassante , sur-tout avec 3Inio. de Fraiicneil , qui me connaissait assez pour ne pas se délier de moi , quoiqti'en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre femme , à qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle avait pour lui. J'e'coutais séparément ces trois personnes ; je S'H'<^l'i^s leurs secrets avec la plus grande fidélité , sans qu'aucune dci trois m'en arrachât Jamais aucun fie ceux des deux autres , et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale. 3ïmc de Fran- cneil qui voulait se servir de moi pour bien des choses , essuya des refus formels ; et ]N[me. d'^/.'i>7<7>' m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour 31. de Francveil ^ non- seulement en reçut un pareil , mais encore une déclaration très-nette que si elle voulait me chasser pour jamais de cUc;« clic , cU»

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n'avalt^u'à me faire uue seconde fois pareille proposition.

Il faut rendre justice à ^Tmc. d'Epiiiay. Loin que ce procède parut lui d(i|)!airc, elle en parla à M. de Francueil avec c'Iof^e, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que dans des relations oragfuses entre trois per- sonnes que j'avais à ménager , dont je dépen- dais en quelque sorte , et pour qui j'avais de l'attachement , je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec c!i)uceur et complaisance , mais toujours avec droiture et fermeté. Mal- gré ma hétise et ma gaucherie Mme. A'E- pinay voulut uic mettre des auuiscuiens de la Chevrette, château près de Saint- Denis , ap- partenant à M. de Broglie. Il y avait un théâtre l'on jouait souvent des pièces. Oa me chargea d'un rôle que j'étudiai six mois sans relâche, et qu'il fallut me soufller d'un bout à l'autreà la représentation. A près cette épreuve , on ne me proposa plus de rôle.

En fesaut la connais.<ance de Mme. d'JE,'- pinay , je fis aussi celle de sa belle -sœur Mlle, de Bloinville , qui devint bientôt com- tesse de Hondetot. La première fois que je la vis elle était à la veille de sou mariage

336 LES CONFESSIONS.

Elle me causa long-temps avec cette familia- rité charinante qui lui est naturelle. Je la trouvai tiès-aunable, mais j'e'tais bien éloi- gne' de prévoir que cette jeune personne fe- rait uu jour le destin de ma vie, et m'entraî- nerait , quoique bien innocemment, dans l'abîme je suis au)ourd'liui.

(I^uoique je n'aie pas parle de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Jloguin , je n'avais pourtant néglige ni l'un ni l'autre, et je m'étais sur- tout lie' de jour eu jour plus intimement avec le premier. Il a.sa.\inx\.t JVaniietle ^ ainsi que j'avais une Thtrise. C'était entre nous une eonformité de plus; mais la dilTcrence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nannctte , avait une humeur douce et un caractère aimable , fait pour attacher un honnête homme ; au-lieu que la sienne, pie- grièchc et liarangère , ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mau- vaise éducation. Il l'cpousa toutefois. Ce fut fort bien fait s'il l'avait promis. Pour moi qui n'avais rien promis de semblable, ;e uo lue pressai pas de l'uni ter.

Je m'étais aussi lie avec l'abbé de Co?i- dillac qui n'était rien non plus que moi dans

L I V R E V I I. 337

la littcratinc , mais qni était fait pour deve- nir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier , peut-être, qui ait vu sa portée, et qui l'ait estime ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi ; et taudis qu'enfermé dans ma chambre , rue Jcan-Saint-Denis , près l'opéra, je fcsais mon acte d' I/és/ode , il ve- nait quelquefois dîner avec moi tête-à-tête en pic-nic. Il travaillait alors à l'essai sur l'origine des connaissances humaines , qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé , l'embarras fut de trouver un li])raire qui voulut s'en charger. Les libraires de Paris sont durs pour tout homme qui com- mence ; et la métaphysique alors très-peu à la mode, n'oHrait pas un sujet très-attrnyant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son oavrage; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir, ils se convin- reiit. Diderot cngrîgca le lihrairc Durand à prendre le manuscrit de l'abbé; et ce grand métaplivsicien eut de son premier livre , et presque par grâce , cent écus qu'il n'aurait peut-être pas trouvéssans moi. Connue nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres , nous nous rassemblions tous trois une fois la scmaiuc au Palais-royal,

338 LES CONFESSIONS.

et nous allions dîner ensemble à l'hôtel cl« Panier-fleuri. 11 fallait que ces petits dîners hebdomadaires plussent extréaiemeut à Di- derot ; car lui qui manquait presque à tous sesreudez-vous , ne mauqua jamais aucun, de ceux-là. Je formai le projet d'une feuille périodique, intitulée le Persifleur ^f\\\^yio\i% devions faire altcrnativementZ^/L/tvo/ et moi. J'en esquissai la première feuille , et cela me lit faire connaissance a\tc à^^dlembert , à qui Diderot en avait parlé. Des évèneinens im- prévus nous barrèrent , et ce projet en de- meura là.

Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui^ne devait d'abord être qu'une cs|)ccc de traduction de Chambers , semblable à-peu-près à celle dti dictionnaire de médecine de James , qua Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cctto seconde entreprise, et me [)roposa la parti» de la musique que j'acceptai et que j'exécutai très à la hâte et très-mal , dans les trois uiois qu'il m'avait donnés, comme à tous les au- teurs qui devaient concourir à cette entre- prise. Mais je fus le seul qui fut prêt au leiTiio prescrit. Je lui remis mon uuumscnt que

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j'avais fait mettre au net par un laquais de ISl. de Fravciieil ^ appelé Uupont , qui écri- vait très-bien , et à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été rem- hoursc^i Diderot m ivaït promis, de la part des libraiies , une rétribniiou dont il ne ui'a jamais reparle, ni moi à lui.

Cette entreprise de rEncyclopédie f^it interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attire quelques chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'eu fut pas de même de la Lettre sur les aveuj^les , qui n'avait rien de repréhensible que quel- ques traits personnels dont Mme. du Pré de Saini-Maur et 3L de 7?f-<77/w/r furent cho- qués , et pour lesquels il fut mis au donjon de Vinceunes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mou ami. Ma fnneste imagination qui porte tou- jours le mal au pis , s'cfiaroucha. Je le crus pour le reste de sa vie. La tête faillit à ureii tourner. J'écrivis à Mme. de Pornpadour pour la conjurer de le faire relâcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus aucune répon.seà rua lettre : elle était trop |)eu raisonnable pour être elficace , et je ne uiR flatte pas qu'elle ait contribue' aux adoucisse-

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mens qu'on mit quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque temps encore avec la même rigueur , je crois que je serais mort de déses- poir aux pieds de ce mallicureux donjon. Au reste , si ma lettre a produit peu d'cLTet , je ne m'en suis pas non plus beaucoup fait valoir; car je n'eu parlai qu'à très-peu de gens, et jamais à Diderot lui-iuéme.

Fin du septième Liyre , et du Tome second.

fciiôi II

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