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TITAM

IMPE1BE1E TEÎLO.

N/H/35

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CE U V RE S

COMPLETTES

EE J. J. ROUSSEAU,

U V R E S

COMPLETTES

DE J. J. ROUSSEAU,

Citoyen de Genève.

NOUVELLE ÉDITION.

TOME TRENTE-CINQUIÈME.

A PARIS,

Bii iw, Libraire , rue St. Jacques, n°. arj. .Caille, me de lu Harpe, i5o. |6rbooiiu(, rue du Coq Sr. Honoré.

\ «'LLAnd, quai des Au ^ustins , u°. i5.

17 9 0.

RECUEIL DE LETTRES.

MtUres. Tome VU.

LETTRE

A M. IL E MARQUIS

DE MIRABEAU.

A Amiens , le 2 juin 1767,

J 'ai diffère, Monsieur, de vous écrire jus- qu'à ce que je puisse vous marquer le jour de mon départ , et le lieu démon arrivée. Je compte partir demain et arriver après-demain au soir à S. Denis , le séjournerai le lende- main vendredi , peur y attendre de vos nou- velles. Je logerai aux Trora-Maillets. Comme on trouve des fiacres à S. Denis , sans prendre la peine d'y venir vous-même , il suffit que vous ayez la bonté d'envoyer un domestique, qui nous conduise dans l'asyle hospitalier que vous voulez bien me destiner. Il m'a été impossible de rester inconnu , comme je l'avais désiré , et je crains bien que mon nom ne me suive à la piste. A tout événement, quelque- nom que me donnent les autres , je prendrai celui de M. Jacques, et c'est sous

A 2

4 LETTRE

ce nom que vous pourrez me faire demander aux Trois-Maillets. Rien n'égale le plaisir avec lequel je vais habiter votre maison , si ce n'est le tendre empressement que j'ai d'en embrasser le vertueux maître.

A U M Ê M E.

A Fleury (i) , ce vendredi à midi 5 juin 1767

XL faut, Monsieur, jouir de vos hontes et de vos soins , et ne vous remercier plus de rien. L'air, la maison, le fard in , le parc, tout est admirable; et je me suis dépéché de m'emparer de tout par la jouissance. J'ai parcouru tous les environs, et au retour j'ai trouvé M. Garçon qui m'a tire de pi me sur votre retour d'hier , et m'a donne l'espoir de vous voir demain. Je ne veux point me laisser donner d'inquiétudes; mais quelque agréable et douce que me soit l'habitation de votre maisou , mon inieution est toujours de

(1) Maison de campagne de M. le marquis tyirfthffAU.

A M. DE MIRABEAU. 5

les prévenir. Mille très-humbles salutations •t respects de Mlle, le Vasseur.

v

AU MÊME.

Ce mardi 9 juin 1767.

otre présence, Monsieur , votre noble hospitalité, vos bontés de toute espèce ont mis le comble aux sentimens que m'avaient inspirés vos écrits et vos lettres. Je vous suis attache par tous le, liens qui peuvent rendre un homme respectable et cher à un autre- «nais je suis venu d'Angleterre avec une ré- solution qu'il De m'est pas même permis de Changer , puisque je ne saurais devenir votre hôte à demeure, sans contracter des obliga- tions qu'il n'est pas en mon pouvoir ni même en ma volonté de remplir j et pour répondre

uucfo.spourtontes^aunmotquevousm'avez ait en passant , je vous répète et vous déclare q«c jamais je ne reprendrai la plume pour le publie , sur quelque sujet que ce puisse être ; que je ne ferai ni ne laisserai rien imprimer <le moi avant ma mort , même de ce qui resta

A 3

6 LETTRE

encore en manuscrit ; que je ne puis ni ne veux rien lire désormais de ce qui puurra.t révc.ller mes idées éteintes, pas même vos propres écrits -, que dès à présent , jesuis mort à toute littérature , sur quelque su,et que ce puisse être, et que jamais rien ne me fer» changer de résolution sur ce point. Je suis assurément pénétré I pour vous, de reconnu. Sance, mais nou pas jusqu'à vouloir m pou- voir me tirer de mon ancantisemeut mental. N'attendez rien de moi , « moins que , pour mes péchés, je ne devenue empereur ou roi encore ce que je ferai dans ce cas sera- "il

moins pour vous que pour mes peuples-, puis- que pareil cas , quand je ne vous devrais rien , je ne le ferais pas moins.

En outre , quoi que vous puissiez, fa.rc , au Bigtion je serais che« vous, et je ne puis ét«

à mon aise que chez moi ; je serais dans le report du parlement de Paris, qui parratson

daconvenanee peut, au moment ou ou j peu.eralemoius.faireuueexéeutionuouvelto

\7animarin;)* ne veux pas le laisser e*-

posé à la tentation.

j'iraispourtautvoirvotreterreaveograud

plaisir, «•ela^efaisaitpa.uudétoujriuotile,

et si je ne craignais un peu, quand, y serais,

A M. DE MIRABEAU. f

d'avoir la tentation d'y rester. - dessus toutefois , votre volonté soit faite: je ne résis- terai jamais au bien que vous voudrez me faire , quand je le sentirai conforme à mou bien réel ou de fantaisie ; car pour moi c'est tout un. Ce que je crains n'est pas de vous être obligé , niais de vous être inutile.

Je suis très-surpris et très en peine de no recevoir aucune nouvelle d'Angleterre, et sur-tout de Suisse, dont j"en attends avec inquiétude. Ce retard me met dans le cas do faire à vous et à moi le plaisir de rester ici , jusqu'à ce que j'en aie reçu , et par consé- quent celui de vous y embrasser quelquefois encore, sachant que les œuvres de miséri- corde plaisent à votre cœur. Je remets clone à ces doux momens , ce qu'il me reste à vous dire, et sur-tout à vous remercier du bien que vous m'avez procuré dimanche au soir , et que par la manière dont je l'ai senti , je mérite d'avoir encore, y aie , et me ama.

A 4

* LETTRE

A U M Ê M E.

Ce vendredi, 17 juin 1767.

*IE lirai votre livre, puisque vous le vou- lez : ensuite j'aurai à tous remercier de l'avoir lu ; mais il ne résultera rien de plus àf cette lecture , que la confirmation de» senti mens que vous m'avez inspirés , et do mon admiration pour votre grand et pro- fond génie; ce que je me permets de vous dire en passant , et seulement une fois. Je »e roiis réponds pas même de vous suivre toujours, pan. qu'il m'a toujours été péni- ble de penser, lai, gant de suivre les pensées des nntics, et qu'à présent, je ne le puis pins du tout. Je ne vous remercie point; ma s je sois de votre maison , lier d'y avoir

u admis, et plus désireux que jamais de conserver les boutés et l'amitié du maître. Du reste , quelque mal que vous pensiez de la sensibilité, prise pour toute nourriture , c'est l'unique qui me t restée ; je ne vis plus que par le cœur. Je veUl VOUS aimer autant

que je tous respecte. C'est beaucoup ; mais

A M. DE MIRABEAU. 9

voilà tout : n'attendez jamais de moi rien de plus. J'emporterai, si je puis, votre livre de plantes ; s'il m'embarrasse trop , je le laisserai , dans l'espoir de revenir quelque jour le lire plus à mou aise. Adieu , mon cher et respectable hôte, je pais plein de tous, et content de moi, puisque j'emporte votre estime et votre amitié'.

AU M Ë M E.

A Trye-leChdceau , le 24 juin 17S7.

«J espérais, Monsieur, voui rendre compte un peu en détail , de ce qui regarde mou arrivée et mon habitation : mai» une douleur fort vive, qui me tient depuis hier à la joiu- ture du poignet , me donne à tenir la plume , une difficulté qui me force d'abréger. Le château est vieux ; le pays est agréable ; et j'y suis dans un hospiee qui ne me laisserait lien à regretter , si je ne sortais pas de Fleury. J'ai apporté votre livre de plantes, dont j'aurai graud soin ; j'ai apporté votre Philo- sophie rurale , que j'ai «ssayé de lire et de

A 5

iQ LETTRE

suivre, ?ans pouvoir en venir a bout; j'y reviendrai toutefois. Je réponds de la bonne volonté, mais non pas du succès. J'ai aussi apporta la ciefdu parc ; j'étais en train d'em- porter toute la maison. Je vous renverra! cette clef par la première occasion. Je vous prie de me garder le secret sur mon asyle. M le prince de Couti le désire ainsi, et je m'y suis engagé. Le nom de Jacques ne lui avant pas plu , j'y ai substitue celui que ,c signe ici , et sous lequel j'espère, Monsieur , recevoir de vos nouvelles àl'adressc suivante. Agréez , Monsieur , mes salutations très- humbles. Je vous révère, et vous embrasse de tout mon cœur.

Remit.

A Milord HARCOURT.

Le io juillet i7(,7-

J K recois seulement en ce moment , Milord , la lettre que vous m'avez l'ait l'honneur de rn'écrirelc 711131 , et le billet que vous m'avez envoyé sous la même date. En vous remer- ciant de l'une et de l'autre, et eu vous ici icranl

A MILORD HARCOURT. il

mes très-humbles excuses, de la peine que vous avez bien voulu prendre en ma faveur permettez qu'étant éloigné de vous, je prenne la liberté de me recommander à l'honneuc de votre souvenir, de vous assurer que vos bontés ne sortiront point de ma mémoire, et de vous rcnouveller les protestations da ma reconnaissance et de mon respect.

Je vous demande la permission , Milord de ne point dater quant à présent, du lieu de ma retraite , et de ne plus signer un nom sous lequel j'ai vécu si mallieurcureux. Vous ne tarderez pas d'être instruit de celui que j'ai pris , et sous lequel je vous rendrai désor- mais nies hommages , si vous me permettez de vous les rcnouveller quelquefois. Si vous m'honorez d'une réponse, monsieur Watelet est à portée de me la l'aire passer.

AM.GRAKVILL E.

De France, le 1er. août 1767,

c .,

OI ) avais eu, Monsieur, l'honneur de vous écrire autant de fois que je l'ai résolu, vous auriez été accablé de mes lettres ; mais les

A 6

ii LETTRE

tracas d'une vie ambulante , et ceux d'une multitude de survenans , ont absorbé tou> mon temps, jusqu'à ce que je sois parvenu, à olid-mr nu asyle un peu plus tranquille. (Quelque agréable qu'il soit , j'y sens souvent, Monsieur, la privation de votre voisinage et de votre société, et j'en remplis souvent la sobuide, du souvenir de vos bontés pour moi. Peu s'en est fallu que je ne sois retourné jour e (ont cela, chez mon ancien et ai- mable hôte ; mais .a manière dont vos papiers publics ont parlé de ma retraite, m'a déter- miné à li fane entière , et à exécuter un projet dont vous avez été le premier confident. Je you disais alors, qu'en quelque lieu que je fusse, je ne vous oublierais jamais ; j'ajoute maiutenant , qu'à ce souvenir si bien du , se jo dra toute ma vie le regret de l'entretenir de si loin.

Permette*, du moins , que ce regret soit tempéré par le plaisir de vous demander et d'apprendre quelquefois de vos nouvelles , et réitérer de temps en temps, les assurances de ma reconnaissance et de mon respect.

A M. DE MIRABEAU. i3 A M. LE MARQUIS

DE MIRABEAU.

A Trye, le 12 août 1767.

«JE suis affligé, Monsieur, que tous me mettiez dans le cas d'avoir un refus à vous faire ; mais ce que vous me demandez , est contraire à ma plus inébranlable résolution, même à mes eugagetnens ; et vous pouvez être assure' que de ma vie, une ligne de moi ne sera imprimée de mon aveu. Pour ôter même une fois pour toutes, les sujets de ten- tation , je vous déclare que dès ce moment, je renonce pour jamais à toute autre lecture que des livres de plantes, et même à celle des articles de vos lettres, qui pourraient réveiller en moi , des idées que je veux et dois étouffer. Après cette déclaratiou , Monsieur, si vous revenez à la charge , ne vous offensez pas que ce soit inutilement.

Vous voulez que je vous rende compte de la manière dont je suis ici. Non, mou respectable ami , je ue déchirerai pas yotr»

x+ LETTRE

noble cœur par un semblable récit. Lestrai- temens que j'éprouve en ce pays, de la part de tous les habitans saus exception, et diï l'instant de mou arrivée, sont trop contraires à l'esprit de la nation, et aux intentions du grand prince qui m'a donné cet hospice, pour que je les puisse imputer qu'à un esprit de vertige , dont je ne veux pas même rechercher la cause. Puissent-ils rester ignorés de toute la terre, et puisse- je parvenir moi-même à les regarder comme non avenus !

Je fais des vœux pour L'heureux vovago de ma bonne et belle compatriote, que je crois déjà partie. Je suis bien lier que madame la comtesse ait daigné se rappeller un homme qui n'a eu qu'un moment l'honneur de pa- raître à sls yeux, et dont les abords ne sont pas brillau?. Elle aurait trop à faire , s'il fallait qu'elle gardât un peu des souvenirs qu'elle laisse à quiconque a eu le bonheur de la voir. Recevez mes plus tendues nii- brassemens.

A M. DE LIIRABEAU.

A U Ivl È 3.1 E.

Ce 22 août 17G7,

Je vous dois bien des remerciement , Monsieur, pour votre dernière lettre, et je vous les fais de tout mon cœur. Elle m'a tire' d'une grande peine ; car vous étant aussi sincèrement attaché que je le suis , je ne pouvais rester un moment tranquille , dans la crainte de vous avoir déplu. Grâces à vos boules, me voilà tranquillisé sur ce point ; tous me trouvez grognon ; passe pour cela : >c réponds du moins que vous ne me trou- verez jamais ingrat : mais n'exigez rien de ma déférence et de mon amitié, contre la e'auss que j'ai le plus expressément stipulée ; car je vous confirme pour la dernière fois, que ce serait inutilement.

J'ai tore de n'avoir rieu mis pour mousieur l'Abbé ; mais ce tort n'est qu'extérieur et apparent, je vous jure. Il me semble que ht hommes de son ordre doivent deviner l'impression qu'ils font, sans qu'on la leur temoi^ue. La raison même qui m'empêchait

iS LETTRE

de répondre à sa politesse, est obligeante pour lui ; puisque c'était la crainte d'être entraîné dans des discussions que je me suis interdites, et j'avais peur de n'être pas le plus Fort. Je vous dirai tout franchement que j'ai parcouru chez vous quelques pages de son ouvrage, que vous aviez négligemment laisse sur le bureau de monsieur Garçon, et que sentant que je mordais un peu à l'hameçon, je me suis dépêché de fermer le livre, avant que j'y fusse tout-à-fait pris. Or prêchez et patrocinez tout à votre aise. Je vous promets que je ne rouvrirai de mes jours, ni celui-]?,, ni les vôtres, ni aucun autre de pareil acabit : hors V^strée, je ne Veux plus que des livres qui m'ennuient, ou qui ne parlent que de mon foin.

Je crains bien que vous n 'aviez deviné trop juste sur la source de ce qui se passe ICI, et dont vous uc sauriez même avoir l'idée : mais tout cela n'étant point dan* l'ordre naturel des choses , ne fournit point do conséquence contre le séjour de la cam- pagne , et ne m'en rebute assurément pas. Ce qu'il faut fuir, n'est pas la campagne, mais les maisons des grands et des princes, qui uc sont point les maîtres chez eux, et

A M. DE MIRABEAU. 17

ne savent rien de ce qui s'y fait. Mon mal- heur est premièrement d'habiter dans un château , et non pas sous un toit de chaume ; chez autrui, et non pas chez moi, et sur- tout d'avoir un hôte si élevé, qu'entre lui et moi, il faut nécessaire eut des intermé- diaires. Je sens bien qu'il faut me détacher de l'espoir d'un sort tranquille, et d'une vie rustique : mais je ne puis m'em pêcher de soupirer en y songeant. Aimez-moi, et plaignez-moi. Ah, pourquoi faut-il que j'aie fai.t des livres! J'étais si peu fait pour ce triste métier ! J'ai le cœur serré ; je buis, et vous embrasse.

A M. D'IVERN O I S.

Au château de Trye, ce 24 août 1767.

sfE n'ai reçu que depuis peu de jours > mon bon ami, votre lettre du 20 mai, adressée à Wootton. Elle était dans le plus triste état du monde, à demi -brûlée, et paraissant avoir été ouverte plusieurs fois. Les pièces que vous y avez jointes , ayant

t8 L E T T A E

grossi le paquet, ont augmenté la curiosité. Je ne sais pourquoi vous vous obstinez à m'envo3"cr de pareilles pièces: peine qui ne peut servir de rien, ni ù vous, ni à moi, ni à personne , et qui empêchera toujours que vos lettrés ne me parviennent fidelle- uient. Quand vos affaires seront accommodées, apprenez le-moi, pour consoler mon cœur. Jusques-là, ne me parlez que de vous.

Lorsque je doutais que vous vinssiez me voi: a \\ ootton , ce n'était pas de votre volonté que j'étais en p ine, niais bien des obstacles que vous trouveriez à l'exécuter. Soyez persuadé que , si vous m'étiez venu voir en Angleterre, de quelque manière que vous vousy Fussiez pris, vous n'auriez point passé Londres, Si jamais la concorde renaît parmi vous, j'ai lieu d'espérer que n'ayant plus à courir si loin, vous aurez moins de difficultés à me rejoindre. Monsicurdu Peyrou vous en indiquera les moyens quand il sera temps , et soyez sur que l'espoir de vous embrasser j est un de ceux qui me l'ont encore aimer la vie.

Ji- ne sais comment j'avais oublié de voiti rendre compte de l'affaire dont vous m'aviez (barge à Berlin. J'aurais jure de vous en avoit

A M. D'ITEBNOIS, i9

rendu compte il y a longtemps ; car dans mon, premier moment de relâche , j'écrivis a cet effet à inilord Mare'chal. C'était précisément quand monsieur Michel venait d'être nommé. Milord me répondit qu'il était allé exprès à, Berlin pour parler aux ministres, de votre affaire ; qu'il fallait nécessairement que vous vous adressassiez directement à eux, ou au viee-gouverueur ; que depuis la nomination du dernier, il ne lui convenait plus -de se mêler d'aucune affaire qui regardâtNeuchatel en aucune sorte ; qu'il avait refusé au colonel Cliaillct de se mêler d'une affaire pareille à celle qu'il venait de proposer à ma sollici- tation ; et qu'il me priait de ne plus me charger à l'avenir de recommandation auprès de lui , de quelque espèce qu'elles pussent être. Je ne doute pas qu'en vous adressant directement au ministère , votre affaire ne passât sans difficulté ; d'autant plus qu'elle a déjà été proposée , et qu'on est toujours bien venu dans cette cour-là, quand ou se présente avec de l'argent. Eu partant de l'isle de St-Pierre, je laissai vos papiers avec tous les miens , à monsieur du Peyrou , des mains de qui vous les retirerez sans difficulté quand, il vous plaira.

*o LETTRE

Je n'ai laissé nuls papiers à l'isle de St-Pierre , qu'il m'importe de ravoir; mais comme j'aime toujours mieux qu'ils soient en mains amies qu'en d'autres, si vous voulez les retirer en mon nom, vous n'avez qu'à in'cnvoyer la formule du billet qu'il faut que je fasse pour cela , et je vous l'enverrai sans délai.

Comme lorsque vos aff lires publiques seront'terminees^ vous pourriez avoir quelque Voyage à faire dans le pays je suis , sans passer par Neuchatel, je vous préviens que, si de Paris vous pouvez vous rendre au château de Trye , près de Gisors, et demander mon- sieur Elmou , il vous donnera de mes nouvelles sures. Gisors est à quinze petites lieues de Paris , et il y a un carrosse public qui part de Gisors tous les mercredis, et de Paris tous les samedis, et lai* la route eu été dans uu jour. Je vous embrasse, mon bon ami, de tout mon cœur, ainsi que tout ce qui vous est cher, et tous nos amis.

Monsieur du Peyrou étanl tombé malade à Paris, cette lettre a été prodigieusement retardée.

Ce S novembre,

A litre retard bien plus long,, monsieur

A M. 2i

du Peyrou étant retombé malade ici , et y ayant été retenu plus de deux mois, vous pouvez juger si ces longs retards me tiennent en inquiétude, et me rendent vos promptes nouvelles nécessaires, sur les tristes choses que j'apprends.

A M.

A Trye-It-Château , le 9 septembre 17C7.

Monsieur,

X brmittez que j'aie l'honneur d'exé- cuter près de vous , l'ordre exprès que m'a donné l'auteur d'un livre intitulé : Diction- vaire de musique, par J. J. Rousseau, qui s'imprime chez la veuve Duchesne. Cet ordre est, Monsieur, de m'opposer de sa part, comme je fais, à la publication de cet ouvrage qui porte son nom , jusqu'à ce qu'd ait été de nouveau soumis à la censure : attendu que des passages raturés et rétablis dans le manuscrit, peuvent faire naître des difficultés que le premier censeur étaut mort,

as LETTRE

ne pourrait lever, et que l'auteur veut pre'- venir. Vous êtes très-humblement supplié, Monsieur, (l'arrêter ladite publication jusqu'à ce temps-là.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect.

Signe Renoc, (t).

A M. LE MARQUIS \

DE MIRABEAU.

Ce 12 décembre 1767.

,1 F, consens de tovit mon cœur , mon illustre ami , que vous Fassiez imprimer , avec les précautions dont vous parlez, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrirc ; et je vous remercie de l'honnêteté avec laquelle \01ts voulez bien me demander mon consen- tement pour cela.

Vous voilà donc embarque tout de bon ,

( 1 "* C'était le nom qu'avait priî l'auteur , en so retirant au château de T'rye.

À MILORD HARCOURT. 2 3

dans les guerres littéraires. Que j'en suis affligé, et que je vous plains! Sans prendre la liberté de vous dire là-dessus , rien de mon chef, j'oserai vous transcrire ici deux vers du Tasse, que je me rappelle, et auxquels je n'ajouterai rien.

Giunta è rua gloria al somme, e per innanzi Fugir le dubbie guerre a te conviene.

Je vous honore et vous embrasse, Monsieur, de tout mou cœur.

A Milord HARCOURT.

i3 janvier 17GS.

%) E me reprocherais, Milord, d'avoir tarde' si long-temps à vous écrire et à vous remercier, si je ne me rendais le témoignage que la va- lonté y était toute entière, et que ce que je veux faire , est toujours ce que je fais le moins. J'ai entr'autres été depuis trois mois garde- malade, et je n'ai pas quitté le chevet d'uu ami , qui grâces au ciel , est enfin parfaitement rétabli. Je vous offre, Milord , les prémices de mes loisirs; et c'est avec autantd'empressement

24 LETTRE

que de reconnaissance , que touche de toutes les boules dont vous m'avez honoré, je vous en demande la continuation. Il ne tiendra pas à moi qu'eu les cultivant avec le plus grand soin , je ue vous témoigne en tout» occasion , combien elles me sont précieuses.

J'ai reçu dcpuii long-temps , l'argent du billet que vous prîtes la peine de m'envoyer pour le produit des estampes; et c'est encore un de mes torts les moins excusables, de ne Vous en avoir pas tout de suite accusé la ré- ception : mais je me reposais un peu en cela , sur votre banquier , qui n'aura pas manqné de vous en donner avis. Vous me demandez, Milord , ce qu'il fallait faire des estampes de ]W. Watclct. Nous étions convenus que puis- que vous ne les aviez pas, et qu'elles vous étaient agréables, vous les ajouteriez à vos porte-feuilles, d'autant plus qu'elles ne pou- vaient passer décemment et convenablement que, dans les mains <\\u\ ami de l'auteur. Ainsi , j'espère qu'à ce titre , vous ne dé- daignerez pas de les accepter. A l'égard de l'estampe du roi , je désire extrêmement qu'elle axe parvienne ; et si vous permettez que j'a- Luse encore de vos bontés , j'ose vous supplier de la faire envelopper ayee soin dans uu rou- leau

A MILORD HARCOURT. 2 5

leau. Je désire extrêmement recevoir bientôt cette belle estampe, que j'aurai soin de faire encadrer convenablement , pour avoir les traits de mon auguste bienfaiteur, incessam- ment gravés sous mes yeux, comme ses bon- tés le sont dans mon cœur.

Daignez, Milord , continuera m'bonorer des vôtres., et quelquefois des marques de votre souvenir. Je tâcherai de mon côté, de ne me pas laisser oublier de vous, en vous renouvellant , autant que cela ne vous im- portunera pas, les assurances de mon plus entier dévouement et de mon plus vrai res- pect.

A M. LE MARQUIS

DE MIRABEAU.

i3 janvier 1768.

J

'ai, mou illustre ami, pour vous écrire , laissé passer le temps des sots complimens dictes non par le cœur , mais par le jour et

Ltttrcs, Tome VU. B

26 LETTRE

par l'heure., et qui partent à leur moment, comme la dolente d'une horloge. Mes senti- ruens pour vous sont trop vrais, pour avoir besoin d'être dits ; et vous les méritez trop bien pour manquer de les connaître. Je vous plains du fond de mon cœur, des tracas Vous êtes ; car quoi que vous eu disiez , je vous vois embarqué , sinon dans des que- relles littéraires, au moins dans des querelles économiques et politiques : ce qui serait peut- être encore pis , s'il était possible. .Je suis prêt à tomber en défaillance , au seul sou- venir de toit cela. Permettez que je n'eu parle plus , que je n'y pense plus que par le tendre intérêt que je prends à votre repos , à votre gloire. Je puis bien tenir les mains élevées pendant le combat , mais non pas me résoudre à le regarder.

Parlons de chansons, cela vaudra mieuv Serait-il p'^ss ble que vous songeassiez tout de bon à Faire un opéra ? (), que vous seriez aimable, et que j'aimerais bien mieuv vous voir chanter à l'opéra, que trier dans le dé- serf ! Non qu'on uc vous écoute et qu'on ne vous lise ; mais on ne vous suit, ni ne vent vous entendre. Ma foi. Mouiscur; faUou*

A M. DE MIRABEAU. 27 Comme les nourrices, qui , quand les enfans grondent, leur chantent et les font dauser. Votre seule proposition m'a déjà mis, moi vieux radoteur, parmi ces enfans là; et il s'en faut peu que ma muse chenue ne soit prête à se ranimer aux acceus de la vôtre, ou même à la seule annonce de ces acceus. Je ne vous en dirai pas aujourd'hui davantage ; car votre proposition m'a tout l'air de n'être qu'une vaine amorce, pour voir si le vieux fou mor- drait encore à l'hameçon. A présent que vous en avez à peu près le plaisir, dites-moi tout rondement ce qu'il en est, et je vous dirai franchement, moi, ce que j'en pense, etee que je crois y pouvoir faire. Après cela, si lecrcur vous en dit , nousen pourrons causer avec mon aimable payse, qui nous donnera sur tout cela de très-bons conseils. Adieu, mou illustre ami ; je vous embrasse avec res- pect , mais de tout mon cœur

B

3g LETTRE

A M. G R AN VILLE.

A Trya, le 25 janvier 1768.

J E n'aurais pas tardé si long-temps , Mon- sieur, à vous remercier du plaisir que m'a fait la lettre dont vous m'avez honoré le 6 no- vembre, sans beaucoup de tracas , qui venus à la traverse, m'ont empêché de disposer de mon temps comme j'aurais voulu. Les té- moignages de votre souveuir et de votre amitié me seront toujours aussi chers que vos hon- nêtetés et ves hontes m'ont été sensibles , pendant tout le temps que j'ai eu le bonheur d'être votre voisin, (le qui ajoute a mon dé- plaisir de vous écrire si tard , est la crainte que cette lettre vous trouvant déjà parti de Calwich, ne lasse un bien long circuit pour vous aller chercher à Bath. Je désire fort, Monsieur, que vous ayei cette lois entrepris ce voyage annuel , plus par li ibitude que par nécessité ; et que toutefois les eaux vous las- sent tant de bien , que \uus puissiez, jouir eu

A M. GRANVILLE. i9 paix , de la belle saison qui s'approche , dans votre charmante demeure , sans aucun res^r sentiment de vos préce'dentes incommodités. Vous y trouverez , je pense , à votre retour, uu barbouillage nouvellement imprimé, je me suis mêlé de bavarder sur la musique, et dont j'ai fait adresser un exemplaire à M. Rougemont , avec prière de vous le faire passer. Aimant la musique, et vous y con- naissant aussi bien que vous faites, vous ne dédaignerez peut-être pas de donner quelques momens de solitude et d'oisiveté, ù parcourir une espèce de livre qui en traite tant bien que mal. J'aurais voulu pouvoir mieux faire - mais enfin, le voilà tel qu'il esl.

Le défaut d'occasion, Monsieur, pour faire partir cette lettre, rend sa date bien surannée, et me l'a fait écrire à deux fois. L'occasion même d'un ami prêt à partir, et qui veut bien sren charger , ne me laisse pas le temps de transcrire ma réponse à l'aimable berger» de Calwich , et me force à la laisser partir un peu barbouillée. Veuillez lui faire excuser cette petite irrégularité, ainsi que celle du défaut de signature , dont vous pouvez savoir la raison. Recevez, Monsieur, mes saluta-

B 2

i9 LE [ t fi E

lions empressées , et mes vœux pour l'affer- missement de votre saute'.

L'herboriste de mad. la Duchesse de Portlatid.

p. S. Comme l'exemplaire du Diction" noire de musique , qui vous étaitdestîué, avait

été adressé à M. Vaillant , qui u'a jamais paru fort soigneux des commissions qui me regar- dent , j'en ai fait envoyer depuis , un second a M. Rougemont , pour vous le faire passer, au défaut du premier.

A M. LE MAllQL'l S

DE MI R A B E A U.

A Ti ye, U 18 janviei i

JE me souviens, mon illustre ami, que le jour ie renonçai aux petites vanités du monde et en même-temps à sea avantages, je me dis entr'autres , eu me défaisant de ma montre : grâce» au ciel , je n'aurai plusbesoin de savoir l'heure qu'il est. J'aurais pu me due la même chose sur le quantième, en me de-

A M. DE MIRABE A IL 3i

faisant de mon almanach : mais quoique je n'y tienne plus par les affaires , j'y tieus encore par l'amitié'. Cela rend mes correspondance*, plus douces et moins fre'quentes: c'est pour- quoi je suis sujet à me tromper dans mes dates, de semaine, et même quelquefois de mois; car quoiqu'avec l'almauach, jesachc bien trouver lequautièmedans la semaine , sachant le jour, quand il s'agit de trouver aussi la semaine, je suis totalement en de'faut. J'y devrais pour- tant être moins avec vous qu'avec tout autre , puisque je n'écris à personne plus souvent et plus volontiers qu'à vous.

Conclusion : nous ne ferons d'opéra ni l'un. ni l'autre ; c'est de quoi j'étais d'avance à peu pris sûr. J'avoue pourtant que dans ma situation présente, quelque distraction atta- chante et agréable me serait nécessaire. J'au- rais besoin , sinon de faire cic la musique, au moins d'en entendre ; et cela me ferait beau- coup plus de bien. Je suis attaché plus que jamais à la solilude; mais il y a tan t d'entours déplaisans à la mienne , et tant de tristes sou- venirs m'y poursuivent malgré moi , qu'il m'en faudrait une autre encore plus entière, mais des objets agréables pussent effacer l'impression de ceux qui m'occupent , et faire

3i LETTRE

diversion au sentiment de mes malheurs. Des spectacles je pusse être seul dans un coin et pleurer à mon aise , de la musique qui put ranimer un peu mon cœur affaissé, voilà ce qu'il me faudrait pour effacer toutes les idées antérieures , et me ramener uniquement à mes plantés } qui m'ont quitté pour trop long-temps cet hiver. Je n'aurai rien de tout cela; car en toutes choses, les consolations les plus simples nie sont refusées ; mais il me faut un peu de travail sur moi-même, pour v suppléer de mon propre Fond.

On dit à Paris que je retourne en Angle- terre : je n'ensuis pas surpris; car le public me connaît si bien , qu'il me fait toujours faire exactement le contraire des choses que je fais en effet. M. Daveuport m'a écrit des lettres tres-honnetes et très-empressées , pour inc rappelhr chez lui. Je n'ai pas cru devoir répondre brutalement à ses avances; mais je n'ai jamais marqué l'intention d'y retourner. Honoré des bienfaits du souverain , et des boutés de beaucoup de gens de mérite dans ce pays-là , j'y suis attaché par reconnais- sance ; et je ne doute pas qu'avec un peu de choix dans, mes li;usons , ic n'y pusse vivre agréablement. Mais l'air i\\\ pays, qui m'en

AM. D'IVERNOIS. 33

a chassé , n'a pas changé depuis ma retraite , et ne me permet pas de songerau retour. Celui de France est de tous les airs du momie, celui qui convient le mieux à mon corps et a mon cœur ; et tant qu'on me permettra d'y vivre eu liberté, ;e ne choisirai point d'autre asyle pour y finir mes jours.

On me presse pour la poste , et je suis forcé de liuir brusquement, en vous saluant avec respect et vous embrassant de tout mou cœur.

A M. D'IVERNOIS.

Du château de Trye , ce 9 février 1765.

D

'ans l'incertitude , mon excellent ami , de la meilleure voie pour vous faire passer cette lettre sûrement et promptement, je prends le parti de risquer directement ce duplicata, et d'en adresser un autre à M. Coiudet , pour vous le faire passer. C'est une lettre qu'il a reçue , et qu'il m'a envoyée , qui a occasionné la mienne. Le temps me presse; je suis rendu de fatigue et navré de douleur , dans la crainte d'une catastrophe. Au nom de Dieu ,

34 LETTRE

faites-moi passer des nouvelles si-tôt que le .«ort de votre pauvie état sers décidé. C) la paix, la paix, mon bon ami ! Hélas ! il n'y a que cela de bon dans ectto courte vie. J'em- brasse nos auiis. Je vous embrasse de toute la tendresse de mou cœur. J'implore la bé- nédiction du ciel sur vos soins patriotiques, et j'en attends le succès avec la plus vive impatience.

J'espère que vous avez reçu ma précédente, que je vous ai adressée en droiture. CVst. toujours la voie qu'il faut préférer, sur-tout pour tout ce qui peut demander du secret.

AU M È M E.

Le 9 fevi ier 176g.

o

\T m'a communiqué , mon bon ami , quelques articles des deux projotsd'aci pmmo- d eme ut qui vous sont proposés ,et j'apprends que le Conseil-général, qui doit en décider, est lixé au 28. Quoique tant He précipitation ne me laisse pas le temps de peser suffisam- ment ces articles ; quoique je ne sois pas sur les lieux, que j'iguorc L'état des eboses, que

A M. D'ITERNOIS. 35 je n'aie ni papiers , ni livres, et que ma mé- moire , absolument éteinte , ne me rappelle pas même votre constitution , je suis trop affecte de votre situation, pour ne pas vous dire , bien qu'à la hâte , mon opinion sur 1rs moyens qu'on vous offre d'en sortir. Quel- que mal digérée que soit cette opinion , je ne laisse pas, Messieurs , de vous l'exposer avec confiance , non pas en moi , mais en vous ; ' tres-sur que si je me trompe , vous démêlerez aisément mou erreur.

Dans l'extrait qui m'a été envoyé, il n'y a, du projet oppcllé te second, qu'un seul article, qui est aussi le second ; savoir, l'é- lection de la moitié du Petit-Conseil p'ar le

Conseil-sdnéral: ce second article n'étant bon a pas grand'chosc , je ne dirai rien du projet dont il est tiré.

Jeparleraidel'autrcaprèsavoir posé deux principes que vous ne contesterez pas . l'Un quuliaccommodeffientnesupposep^

cède tout d'un côté et rien de l'autre, mai. qu ou se rapproche des deux côtés; l'autre qu .1 n'est pas question de victoire dan, cette affaire, n, de donner gain de cause aux né- gat.ti ou au* repréientane, mais de faire le

36 LETTRE

plus grand bien de la chose commune., sans

songer si l'on est Ru Iule ouïïoyen.

Cela pose , j'oserai vous dire que ce projet me paraît, non-seulement acccptaldc, mais avec quelques chatigemens et l'addition d'un ou deux anicles , le meilleur peut-être que vous puissiez adopter.

Le Petit Conseil tend fortement à la plus dure aristocratie Les maximes des représen- tai vont par leus conséquences, non-seu- lement a l'excès, mais à l'abus de la de mocra tic ; cela est certain. Or ,il ne faut ni l'un ni l'autre dan* votre république; vous le sente/ tous. Entré le Petit-Conseil , violent aristocrate, et le Conseil-général , démocrate effréné, trouver uneforceintérmédiaire,quicontienne V,.n el l'autre , et soit la olef du gouverne- ment i Elleexïste œtte Force ; c'est le conseil du Deux-cent: mais pourquoi cette lo.ee ne *«-t-elle pas a sou but ? Pourquoi le Deux- cènt, au lieu de contenir le \ ingt-oinq, en etf-il l'esclave î N'j a-t-il pas moyen de corriger cela? Voila précisément de quoi il

s'agit.

Avant d'entrer dans 1 examen di IS moyens ,

permettes-moi, Bi«iieurs, d'insistersur une

reilexion

A M. D'IVERNOIS. S7 réflexion dontj'ai lecœur plein. Les meilleures institutions humaines ont leurs de'fauts. La vôtre, excellente à tant d'égards, a celui d'être une source e'ternelle de divisions in- testines. Des familles dominantes s'enorgueil- lissent, abusent de leur pouvoir, excitent la jalousie. Le peuple, sentant son droit, s'in- digne d'être ainsi traîné dans la fange par ses égaux. Des tribunaux concurrens se chicanent, se contre-poiutent. Des brigues disposent des' élections. L'autorité et la liberté, dans un conflit perpétue! , portent leurs querellesjus- qu'à la guerre civile : j'ai vu vos concitoyens armés s'entr'égorger dans vos murs. En ce moment même, cette horrible catastrophe est prête à renaître ; et quand dans vos plans de réforme, vous devriez, par des moyens de concorde et de paix , pardes établissement doux et sages , lâcher de couper la racine à ces maux, vous allez comme à plaisir , les attiser, en excitant parmi vous de nouvelles animosités, de nouvelles haines, par la plus dure de tontes les censures, par l'inquisition du grabeau. Cela , Messieurs , permettez-moi de le dire, n'est assurément pas bien pensé. Premièrement , le Conseil ne souffrira jamais un établissement trop humiliant pour de fier» Lettres, Tome Y If. C

ma

LETTRE

r,strats. et quand ils le souffriraient , ie ir le bien de b paix et de la ifatne ,

peuvent rester sans danger

«..,,t mixte, mais diltmle a coini i- îouvcrnementmixiv,

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, f.rcc est en ration mirer» de leui ,Ue': Se et que .•inférieur d

i. échine puUse aller bien.

À M. D'IVERNOIS. 9 3

machine , qui ne laisse pas d'être admirable , est, que cet important équilibre peut s'établir sans rien changer aux principales pièces. Tous les ressorts ?ont bons ; il ne s'agit crue de le3 faire jouer un peu différemment.

Mais ce qu'il y a de fâcheux , est que cette réforme demande des sacrifiées, et précisé- ment de ta part des deux corps qui jusqu'ici ont paru le moins disposés à en faire ; sa- voir , le Couseil-géne'ral et celui des Vingt- cinq.

Or, voilà que, par plusieurs articles que j'ai sous les yeux, les Vingt -cinq officnt d'eux-mêmes , presque tout ce qu'on pourrait avoir à leur demander ; même eu un sens , davantage. Ajoutez un seul article, litais in- dispensable ; et le Pclil-Conicil a fait de son côte, tous les pas nécessaires vers un accord raisonnable et solide. Cet article regard© l'élection des syndics , dan9 la suppo- sition presqu'impossible , que le cas qui se présente ici pour la première fuis depuis la fondation de la république, y pût renaîtra une seconde fois ; auquel cas , au lieu de pré- senter de recbefle Conseil en corps, comme ou va faire , il faudrait, selon moi, se ré- soudre à présenter de nouveaux candidats,

C 2

40 LETTRE

tires des Soixante : je dirai mes raisons ci- après.

ÇUie le Conseil-général veuille cédera son tour, ou plutôt échanger, contre l'élection des Soixante qu'il gagne , un droit , un seul droit qu'il prétend, mais qu'on lui conteste, et dontil n'est poiuten possession ; au moyen de cela , tout est l'ait. Je parle du droit de prononcer souverainement et en dernier res- sort, sur l'objet des représentations. En un mot , c'est le droit négatif, qu'il s'agit d'ac- corder au Deux-cent, déjà juge suprême de tous les autres appels. Peut-être est-il j dans le projet , de cet article , et cela doit être ; mais l'extrait que j'ai , n'en dit rien.

Avec ces additions, et quelques lêj modifications au reste, le projet dont les ar- ticles sont sous mes yeux , me paraît offrir un moyen de pacification convenable à tout le monde, raisonnable du moins, solide et durable autant qu'on peut L'espérer de l'état présent dos choses , et de La disposition dei esprits; et je crois qu'il en résulterait un gou- vernement qui , sans être plus compose que l'ancien , serait mieux lié dans ses parties, et par conséquent plus fort dans son tout. . C'est sur-tout daus Je second article, <jus

A M. D'IVERNOIS. 4t

consiste essentiellement la bonté' du projet. Par cet article, le Conseil des Soixante est en entier e'!u par le Conseil-général f et tous ïes membres du Petit-Conseil doivent être tirés du Soixante (car il faut 6 ter d'ici les aulitenrs). L'idée de donner une existence à ce Censeil des Soixante , qui n'était rien au- paravant, est très-bonne ; elle est due aux médiateurs : il faut en profiter , et leur en savoir gré. Ceci &uppose qu'on revêtira ce corps , de nouvelles attributions qui lui don- neront du poids dans l'état ; mais bien qu'il soit rempli par le peuple , ce n'est pourtant pas en lui -même que s'opérera son plus grand efTet , mais dans le Deux-cent , dont les mem- bres rentreront ainsi dans la dépendance du Conseil-général , maître de leur ouvrir ou fer- mer à son gré , la porte des grandes magistra- tures. Voilà prc'ciséojer.tlasolntion très-simple et très-sûre, du problème que je proposais au commencement de cette lettre.

Par le premier article, on accorde au Con- seil-général l'élection de la moitié des Deux- cent : je ne serais pas trop d'avis qu'on acceptât cette concession. Ces moitiés d'élection sont inoins efficaces qu'embarrassantes. Il ne faut pas considérer les élections faites par le peuple^

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42 LETTRE

parleur f ITc ( subséquent, qui n'est rien ; mai» par leur rlfct antérieur, qni est tout. Les syn- dics sont élus par le Conseil-général; vovez toutefois comment ils le traitent! Le peuple ne doit pas espérer de ses créatures, plus de reconnaissance qu'il n'en a pour ses bienfai- teurs. Ce n'est pas à ce qu'on fait après être élu , mais à ce qu'on a fait pour être élu , qu'il faut regarder eu bonne politique, (^uand le peuple tire ses magistrats eleson propre sein, il n'augmente de rien sa force ; mais quand il les tire d'un autre corps, il se donne eh- la force sur ce corps-là, Voiià pourquoi l'élection du Soixante vous donnera de l'ascendaut en Deux-eent, et pourquoi l'électron du Petit- .jConseil donnera de l'asceudantau Deux-cent en Soixante. Nous en auriez par les syndics sur le Vingt-cinq même , s'il était.plus nom- breux , ou que le eliois ne IV; i pas f *cé. ( i'esi ainsi que lesplus simples moyens, les meilleurs fn toute chose , vont toutremettredaus l'ordre légitime et naturel.

Jl suit de -là, que le privilège d'élire la moi tiédu Deux-cent, tous est bcaucoupmoint avantageux qu'il ne. semble ; et cela est trop remuant pour votre ville, trop bruyant pour votre Conseil-général. Le jeu de la machina

A M. D'IVERNOÏS. 4*

doUétrca^ifacneque.impl^cttoulours «n.W, «tant qu'il* P^ Lelecl.oa.

i •../,» an iVtit-Con^eii , a du Deux-cent , laissée au lem v,

pourtant de grands «convenions, je 1 avoue, Lis n'y aurait-il pas , pour y pourvoi, quelque expédient plus court et mieux en- tendu ? Par exemple, serait le mal que cette élection Eut une des nouvelles allnbu- tmnsdontonrevétiraitlcConseildesSo.xante

Le Petit-Conseil lui-même ydevraltd autant moins répugner , que par sa présidence et par sou nombre, qui fait presque la mo.l.e du «ombre total , il n'aurait guère moins d in- fluence dans ces élections , que s'il continuait seul à les faire. Je n'imagine pas que ceci fasse une grande difficulté.

Mais je crains que l'article de l'élection des syndics n'en fasse davantage, et ne coûte beaucoup an Conseil : car il y a chez Ses tommes les plus éclairés , des entètemens dont ils ne se doutent pas eux -mémo; et souvent ils agissent par obstination , pensant agir par raison. Us s'effrayeront de la possi- bilité d'un cas qui ne saurait même arrivai désormais, sur-tout si la loi qui doit y pour- " voir, passe. Le Conseil des Ving-tcinq s#lt trop sa puissance absolue ; il sent trop que

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LETTRE

tout dépend de lui, que lui seul ne dépend de rien , de rien du tout. Cela doit le rendra dur, exigeant, impérieux, quelquefois in- juste. Pour son propre intérêt, pour se faire supporter, il faut qu'il dépende de quelque chose; car le ton qu'il a pris ne peut être souffert par des hommes. Eh! quelle pins

légère dépendance peut-il s'imposer que celle,

non pas de souffrir, mais de prévoir seulement dans un cas extrême , la perle passagère d'un syndicat en ide'e, et qui réellement ne sortira jamais de sou corps ? Cependaut ce sacribeo idéal et purement chimérique , peut et doit produire un grand effet, pour leur rendre cet esprit humain et patriotique , qui paraît s'être éteint parmi eux. l'.h ! s'il en reste un seul , à qui quelque goutte de Bang Genevois coule encore dans 1rs veines , COmmenl ne frémit-il pas, en songeant au péril auquel ils viennent d'exposer l'état pour vous asservir, et dont ils n ont été garantis eux-mêmes que par votre fermeté , par votre ^<-s.s« , par la modération des médiateurs, quoique si cruellement pré* Venus? Comment les chefs de la république) pouvaient-ils ne pas prévoir, en exposant fiinsi sa liberté, que le peuple en aurait avant eux déploré la perte , mais qu'ils l'auraient

A M. D'IVERNOI S. 45

sentie avant lui ! En voyant un moyen si doux , mais si sûr, de garantir Icurssuccesseurs de pareille incartade, ils devraient, s'ils ai- maient leur pays, le proposer eux-mêmes a quand persounc avant eux ne l'aurait proposé. Pour moi , je vous déclare que cet article me paraît d'une si grande importance , que rien , selon moi , ne devait vous y faire renoncer ; pas, quand on vous céderait tout le reste; pas , quand les Conseils voudraient en échange renoncer au droit négatif.

Mais je ne vous dissimulerai pas non plus, que ce droit négatif, attribué, non pas au Petit-Conseil , ni même au Soixante , mais au Deux-cent , me paraît si nécessaire au bon ordre, au maintien de toute police , à la tranquillité publique, à la force du gouver- nement , que quand on y voudrait renoncer^ vous ne devriez jamais le permettre. S'il n'y a point d'arbitre des plaintes , comment finiront-elles ? Si !e Conseil-général, auteur des ioix , veut être aussi juge des faits , vous n'êtes pluscitoyens.yousêtes magistrats; c'est l'anarchie d'Athènes, tout est perdu. Que cha- cun rentre dans sa sphère, et s'y tienne, tout est cauvé. Encore une fois , ne soyez ni négatifs , m représentons ; soyez patriotes , et ne reçoe-

C 5

46 LETTRE

naissez pour vos droits, que ceux qui sont utiles â celte petite, mais illustre république , que de si dignes citoyens couvrent de gloire.

Ce n'est point , Messieurs, à des gens comme vous qu'il faut tout dire. Je ne m'arrêterai point à vous détailler les avantages du projet propose' , dans l'état vous pouvez raisou- nablcmsnt demander qu'on le mette,, et les cliaugemcns à faire , sont autant contre vous que pour vous. Je n'ai rien dit, par exemple, de l'abolition du plus grand Beau de votre patrie , de cette autorité devenue héréditaire tt tyran nique , usurpée et réunie par des famille* qui tu abusaient si cruelle- ment, ("'est à celte première entrée, qu'il faut attendre et repousser au passage, tout ce qui est de même sang, ou de mc:ne nom; car une l'ois dans le Conseil, soyez sûrs qu'ils parviendront au syndicat malgré vous; mais ils n'entreront pas dans le Conseil malgré* vous : c'est à VOUS d'y veiller , Cl cela devient très-facile. Encore une fois, cette observa- tion, ni d'autres pareilles , ne sont pas de celles (ju'o.i a Besoiu de vous rappcllcr. C'est assez d'avoir établi les priucipea ; les consé- quences ii" vous échapperont pas.

Je me suis hâté , mou bon ami, de vous

A M. D'IVERNOIS. 47

faire ah hoc et ab hac, me? petites obser- vations, dans la crainte de les rendre trop tardives. Si je me suis trompé dans cet examen trop précipité, hommes sages et respectables, pardonnez mon erreur à mon zèle. Je crois sincèrement que le projet dont il s'agit , serait dans son exécution, favorable à la liberté, à la tranquillité, à la paix. Je crois de plus, que celte paix vous est très-nécessaire ; que les circonstances sont propres à la faire avan- tageusement , et ne le redeviendront peut-être jamais. Puisîé-je en apprendre bientôt l'heu- reuse nouvelle, et mourir de joie au même iustant ! Je mourrais plus heureusement que je n'ai vécu. vous embrasse de tout moa cœur.

AU MÊME.

Du château de Trye, ce 20 février 1768.

J E reçois, mon bon ami , avec votre lettre du 17, le mémoire que vous y avez joint ; et quand je serais en état d'y faire les obser- vations que Y-ous me demandez, il ets clair que le temps me manquerait pour cela

C 6

I- E T T R E

puisque cette lettre écrite sur le moment même, aura peine, supposé même que rien n'en suspende la marche, à vous arriver avant le 28. Mais, mon excellent ami , je sens que ma mémoire est éteinte ; que ma tête est en Confusion ; que de nouvelles idées n'y peuvent plus entrer : qu'il me faut même un temps et des efforts infinis pojr reprendre ta trace de celles qui m'ont été familières. Je ne suis plus en état de comparée, de Combiner ; je ne vois qu'un nuage, en par- courant votre mémoire. Je n'y vois qu'une chose claire, que je savais, mais qui m'est bien confirmée; c'est que les rédacteurs de ce mémoire sont assez instruits, assez éclairés, assez sages, pour taire par eux-mêmes, une besogne tout aussi bonne qu'elle pmt l'être, et que dans l'objet qui les occupe, ils n'ont besoin que de temps, et non pas de conseils, peur la rendre parfaite. J'y vois bien claire* ment encore que, comme je l'avais prévu, la précipitation de ma lettre précédente et : ignorance d'une roule de choses qu'il fallait savoir, m'y ont fait tomber dans de grandes bévues,, dont vous en relevez dans \otre lettre, une qui maintenant me saute aux yeux.

A M. B'ÎVERNOIS. 49

Cependant , je suis dans la plus intime pcrsuasiou que votre e'tat a le plus grand besoin d'une prompte pacification , et que de plus longs délais vous peuvent précipiter dans les plus grands, malheurs. Dans cette position , il me vient une idée qui doit sûre- ment être venue a quelqu'un d'entre vous, et dont je ne vois pas pourquoi vous ne feriez pas usage, parce qu'elle peut avoir de grands avantages, sans aucun inconvénient. Ce serait; pour vous donner le temps de peser un ou- vrage qui demande cependant la pi us prompte exécution, de fa ire un règlement provisionnel, qui n'eut force de loi que pour vingt ans, durant lesquels on aurait le teinps d'en observer la force et la marche, et au bout desquels il serait abrogé, modifié, ou con- firmé, selon que l'expérience en aurait fait sentir les inconvéniens ou les avantages. Pour moi , je n'appercois que ce seul expédient pour concilier la diligence avec la prudence, et j'avoue que je n'en appercois pas le danger, La paix , mes amis , la paix, et protnptemcnt , ou je meurs de peur que tout n'aille mal.

Vous ne recevrez point le duplicata de tua lettre par monsieur Coindet. Il n'en a

So LETTRE

pas été content, et m, Va rendue. Je m'ea étais douté d'avance.

L'article IX, pa-e 40 , commence par ces

mo,s : S'il *• Publiait il faut, ce me

semble, ajouter ces deux-ci : dans V état ' car enfin il me paraît absurde et ridicule,' que le gouvernement de Genève prétend* avoir jurisdiction sur les livres qui s'impri- ment hors de son territoire, dans tout le reste du monde ; et parce que le Petit-Conseil a fait une fois cela- faute, i] ne faut pas pour cela la consacrer dans vos loix ; d'autant plus que je ne demande, ni ne désire, ni n'approuve que l'on revienne jamais sur cette affaire ; puisqu'ayaut fait un serment folcmnel de ne rentrer jamais clan. Genève, si ce petit grief étaifredresse', il ne dépendrait pas de moi de tirer aucun parti de ce redres- sement : ce dont je suis bien aise de vous prévenir, de peur que votre scie amical ne vous inspirât dans la suite quelque démarche inutile sur un point qui doit à jamais rester dans l'oubli. Au reste, je mets si peu de fierté à cette résolution, que si par quelque démarche respectueuse, je pouvais ôter une paiiic du levain d'aigreur qui fermente eu- cure , je la ferais de tout mon cœur.

a m: D'IVERNOIS. Si

.Te ûh*is à la hâte ce griffonnage, que je n'ai pas même le temps de relire , tant je suis pressé de le Taire partir.

Eh mou Dieu ! cher ami , j'oublie de vous parler de ce que vous avez fait nord ma boune tante, et de l'argent que vous avez avance pour moi. Hc'las ! je suis si occupé de vous, que je ne songe pas même à ce que vous laites pour moi. Mais, mon digne ami, vous connaissez mon cœur, je m'en flatte ; et vous êtes bien sûr que cet oubli ne durera pas long-temps. Ah, plaise au ciel que votre première lettre m'annonce une bonne nouvelle ! Si je tarde encore un instant, ma lettre n'est plus à temps, .le Vous embrasse.

A M. M O U L T O U.

A Trye , par Gisors, le 7 mars 17G8.

(jn mme j'ignore , Monsieur , ce que monsieur Coindet a pu vous écrire , je veux vous rendre «ompte moi-même de ce que j'ai fait. Si-tôt qu'il m'eut envoyé votre première lettre, j'en ec rivis une à monsieur

5a L E T T R F.

d'Ivernois, le seul correspondant que je sois laissé à Genève , et auquel mémo, depuis mon funeste de'part pour l'Angleterre, je n'avais pas écrit plus de cinq ou six fois. Cette lettre, raisonné? de inou mieux, mais pressante et impartiale autant qu'il était possible, péchait en plusieurs points, faute di- connaissance de la situation de vos affaires, dont je ne savais absolument rien que ce qui en était dit dans la vôtre. J> blâmais fortement le grabeau proposé ; j'y proposais le projet du Conseil , dont j'avais l'extrait dans votre lettre, connu- excellent en lui-même, sauf quelques ebangemens et additions, les unes Fayor blés , les autres contraires aux représentant , selon qu'il m avait paru nécessaire pour faire un tout plus sol.ue et bien pondéré. J'avais écrit cette lettre à la bâte ; elle était très-longue. Je l'envoyai ouverte à monsieur Coindet, le priant de la faire passer à son adresse, et de vous en envoyer en même temps une copie. Quelques jours après , il me marqua n'avoir rien fait de tout cela, parce qu'il ne trouvait pas que cette lettre allât à son but. Il est venu me voir, et je me la suis fait rendre. J'offre de vous l'envoyer quand il

A M. M O U L T O U. 53

Vous plaira , afin que vous eu puissiez juger vous-même. Comme le moment pressait, et que je pre'voyais un peu ce qu'a fai t monsieur Coindet, j'avais envoyé en même temps , le biouilllon de la même lettre en duplicata, directement à monsieur d'Ivernois , dont les amis ne l'ont pas non plus approuvée ; et il m'est arrivé ce qu'il arrive ordinairement à tout homme impartial , entre deux partis échauffes, qui cherche sincèrement l'intérêt commun , et ne va qu'au bien de la chose : j'ai déplu également des deux côtés. Voyant les esprits si peu disposés encore à se rappro- cher, et sentant toutefois, combieu la plus prompte pacification vous est à tous impor- tante et nécessaire, j'ai eu depuis une autre idée que j'ai communiquée erJtore à monsieur d'Ivernois ; mais je ne sais s'il aura reçu ma lettre. Ce serait de tâcher du moins , de faire un règlement provisionnel pour vingt ans, au bout desquels on pourrait l'annuller, ou le continuer, selon qu'on l'aurait reconnu bon ou mauvais à l'usage. Ou doit tout faire pour appaiser ce moment de chaleur qui peut avoir les suites les plus funestes. ÇUinnd ou ne se fera plus un devoir cruel de m'affbger ; quand je ne serai plus, et que les circonstance*

$4 LETTRE

seront changées, les esprits se rapprocheront naturellement, et chaetm sentira «Jt on tard, que sou plus vrai bien n'est que dans le bien de la patrie.

Vous devez le savoir, Monsieur ; si j'en avais été cru, non- seulement on n'eût point soutenu les représentations , mais on n'en eût point fait; car n a tu Tellement je sentais qu'elles ne pouvaient avoir ni succès ni suite, crue tout était contre, les représentant, et qu'ils seraient infailliblement les victimes de leur zèlepatrip tique. J'étais bit :i éloigne de prévoir le grand et beau spectacle qu'ils Viennent de donner à l'univers, et qui , quoiqu'en puissent dire nos contemporains, fera l'admiration de la postérité. Cela devrait bien guérir vos magistrats, d'ailleurs si éclairés, si sages sur tout autre point, de l'erreur de regarder le peuple tic Genève comme une populace ordinaire. Tant qu'ils ont agi sur co faux i . ' rail de grandes fautes qu'ils

ont bien pay< ; et je prédis qu'il en sera de même,, tant qu'ils s'obstineront dansée mépris très-mal entendu. Quand en veut asser- vir i\u peuple libre, i! faut savoir employer des moyens ast ortis a son génie , et rien n'est plus aiaé ; mais ils sout loin de ces moyens-là

A M. M O U L T O U. 55

Je reviens à moi : malheur que j'ai eu d'être impliqué dans les commenceuicns de vos troubles , m'a fait un devoir dont je ne me suis jamais départi , de n'être ni la cause, ni le prétexte de leur continuation. C'est co qui m'a emjxiclié d'aller purger le décret ; c'est ce qui m'a fait renoncer à ma bour- geoisie ; c'est ce qui m'a fuit faire le serment solemnel de ne rentrer jamais dans Genève ; c'est ce qui m'a fait écrire et parler à tous mes amis, comme j'ai toujours Tait ; et j'ai encore renouvelle eu dernier lieu , à monsieur d'Ivernois, les mêmes déclarations que j'ai souvent faites sur cet article ; ajoutant même que, s'il ne tenait qu'à une démarche aussi respectueuse qu'il soit possible , pour appaiser l'auimosité du Conseil , j'étais prêt à la faire hautement; et de tout mon cœur. Pourvu que vous ayiez la paix , rien nu me coûtera, Monsieur, je vous proteste; et cela, sans espoir d'aucun retourde justice st d'honnêteté de la part de personne. Les réparations qui me sont dues, ne me seront faites qu'après ira mort , je le sais -, mais elles seront grandes et sincères : j'y compte, et cela me suffit. Malheureusement, je ne peux rien ; je n'ai nulle espèce de créditdans Genève , pas même

56 LETTRE

parmi les représentant Si j'en avais eu, je» vous le répète, tout ce qui s'est fait, ne se serait point l'ait. D'ailleurs , je ne puis qu'ex- horter ; mais je ne veux pas tromper. Je dirai, comme je le crois, que la paix vaut mieux que la liberté ; qu'il ne reste plus d'asyle à la liberté sur la terre, que dans le cœur de l'homme juste, et que. ce n'est pas la peine de se batailler pour le reste. Mais quand il s'agira de peser un projet , et d'en dire mon sentiment, je le dirai sans déguisement. En- core une fois, je veux exhorter, mais non pas tromper.

Je suis bien aise, Monsieur,, que vous pensiez savoir que je suis tranquille , et que» cela vous fasse plaisir. Cependant , si vous connaissiez ma véritable si tuât ion , vous no me croiriez pas si hors des mains de nionsieiir ihi" ; et vous ne vous adresseriez pas ~i monsieur Coindet , pour dire le mal que vous pouvez penser de c ( liommc-Ki. Adieu,

Monsieur, je Ferai toujours cas de votre amitié , el je serai toujours Batte d'en recei oir des témoignages ; mais comme voas n'ignorez,

ni mon habitation , ni le nom que j'v porte, VOUS me Iriez plaisir de m'eer.rr directement par préférence, ou de fane passer vos lettres

A M. D'IVERNOIS. 5;

par d'autres mains ; et sur-tout, ne soyez jamais la dupe de ceux qui font le plus de bruit de leur grande amitié pour moi. J'ou- bliais de vous dire que monsieur Coindet ne m'envoya que le 29 , c'est-à-dire le leudeinoiu du Conseil général , votre lettre du 10 ; que je ne la reçus que le 3 mars, et que par conséquent, il n'était plus temps d'eu faire usage. Du reste, ordonnez. Je suis prêt.

A M. D'IVERNOIS.

Au château de Trye , le 8 mars 1768.

Votre lettre, mon ami, du 29, me fait frémir. Ali, cruels amis! quelles angoisses vous me donnez ! N'ai-je donc pas assez des miennes ? Je vous exhorte de toutes les puis- sances de mon aine , de renoncer à ce mal- heureux grabeau , qui sera la cause de votre perte ,etqui va susciter contre vous la clameur universelle, qui jusqu'à-présent était en votre faveur. Cherchez d'autres équivalons -, con- sultez vos lumières ; pesez, imaginez, pro- posez : mais je vous eu conjure, hâtez-vous

58 LETTRE

de finir, et de finir e:i hommes de biet: et de paix, et avec autant de modération , do sagesseet de gloire , que vous avez commence'. N'attendez pas que votre étonnante union sa relâche , et ne comptez pas qu'un pareil miracle dure encore long- temps. L'expédiant d'un règlement provisionnel peut vous faire passer sur bien des choses, qui pourront avoir leur correctif dans un meilleur temps. Ce moment court et passager vous est favorable: mais si vous ne le saisisse/, rapidement, il va vous échapper ; tout est contre vous, et vous rtes perdus. Je pense bien différemment de vous , sur la chance générale de l'avenir car je suis très-persuade que dans dix ans, et sur-tout dans vingt, elle sera beaucoup plus avantageuse à la cause des représentant cela me p:irait infaillible : mais on ne peut pas tout dire par lettres ; cela deviendrait trop long. Enfin , je vous en conjure derechef par vos Familles, par votre patrie , par tous. vos devoirs , finissez , et promptement , dussiez-vous beaucoup céder. Ne changeai pas la constance en opiniâtreté ; c'est le seul moyeu de conserver ["estime publique, qu» vous avez acquise , et dont vous «eu tire* lu prix un jour. Mou coeur est si plein de cette

A M. D'IVERNOIS. 5^

néccsttc d'un prompt accord, qu'il voudrait s'élancer au milieu de vous, se verser dans tous les vôtres, pour vous la faire sentir.

Je diffère de vous rembourser les cent francs que vous avez avances pour moi , dans l'espoir d'une occasion plus commode. Lorsque vous songerez à réaliser votre ancien projet, point d'j confidcus, point de bruit, point de noms ; et sur-tout, défiez-vous par préférence, de ceux qui font ostentation de leur grande amitié pour moi. Adieu, mon ami. Dieu veuille bénir vos travaux et le* couronner ! Je vous embrasse.

A M. LE MARQUIS

DE MIRABEAU.

g mars 17G8.

J

E ne vous répéterai pas , mou illustre ami , les monotones excuses de mes longs silences , d'autant moins que ce serait toujours à re- commencer : car à mesure que mon abbalte- meat et mou découragement augmentent,

6o LETTRE

ma paresse augiucnte en méinc raison. Je n'ai plus d'activité pour rien ; plus même pour la promenade , à laquelle d'ailleurs je suis forcé de renoncer depuis quelque temps. Réduit au travail très-fatigant de me lever ou de me coucher, je trouve cela de trop encore ; du reste je suis nid. Ce n'est pas seulement là, le mieux pour nia paresse ; c'est le mieux aussi pour ma raison : et comme rien n'use plusvainement la \ ie que de regimber contre la nécessité, le meilleur parti qui me reste à prendre et que je prends , est de laisser faire sans résistance, ceux qui disposent ici de moi. Lu proposition d'aller vous voira Flcury, est aussi charmante qu'honnête ; et je sens que l'aimable société que j'y trouverais, serait en effet un spécifique excellent contre ma tristesse. Vos expediens 9 mon illustre and, vont mieux à mon eccur que votre morale ; je la trouve trop haute pour moi , plus stoïque que consolante ; et rien ne me paraît moins calmant pour les gens qui souillent , que de leur prouver qu'ils n'ont point de mal. Ce pèlerinage me tente beaucoup , et c'est pré- cisément pour cela , (pie je crains de ne le pouvoir faire : il uc m'est pas douué d'avoir

taut

A M. DE MIRABEAU. 61

tant de plaisir. Au reste , je ne prévois d'obs- tacle vraiment dirimant, que la durée de mon état présent , qui ne me permettrait pas d'entreprendreun voyage, quoiqu'assezconrt. (<)uant à la volonté, je vous jure qu'elle y est toute entière, de même que la sécurité. J'ai la certitude que vous ne voudriez pas m'ex- poscr, et l'expérience que votre hospitalité est aussi sûre que douce. Déplus, le refuge que je suis venu chercher au sein de votre nation, sans précautions d'aucune espèce, sans autre sûreté que mon estime pour elle, doit montrer ce que j'en pense , et que je ne prends pas pour argent comptai! t, les terreurs que l'on cherche à me donner. Enfin, quand uu homme de mon humeur, et qui n'a rien à se reprocher, veut bien , en se livrant sans réserve ù ceux qu'il pourrait craindre , se soumettre aux précautions suffisantes pour ne les pas forcer à le voir : assurément une telle conduite marque, non pas de l'arro- gance , mais de la confiance ; elle est un témoignage d'estime auquel on do:t être sen- sible, et non pas une témérité dont on se paisse offenser. Je suis certain qu'aucun esprit .bien fait ne peut penser autrement.

Comptez donc, mon illustre ami, qu'au- Leltres. Touîq VII. D

62 LETTRE

cime crainte no m'empêchera de vous aller voir, ,7c n'ai rien altéré du droit de ma liberté, et difficilement ferais-ic jamais do oe droit, un usage plus agréable que celui que vous m'avez propose'. Mais mon eut présent ne me permet cet espoir, qu'autant qu'il changera en mieux avec la saison ; c'est do quoi je ne puis juger que quand elle sera venue. Eu attendant, recevez mou respect, meB rtuicrcicrucus et rues embrassemens les plus tendres.

A M. DE LA LANDE.

Mari 17C8.

yoafi n'êtes pas, Monsieur, de ceux qui s'amusent à rendre aux infortunés, des hon- neurs ironiques, et qui couronnent la victime qu'ils veulent sacrifier. Ainsi , tout ce que

conclus des louanges dont il vous plaît de m'accablcr, dans la Lettre que vous m'avez fait la Faveur de m'écrirc , est que la générosité vous entraîne a outrer le respect que l'on doit à l'adversité. J'attribue a un sentiment aussi louable , le compte avantageux que

A M. DE LA LANDE. 63

vous avez bien voulu rendre de mon Diction- naire ; et votre extrait me paraît fait avec beaucoup d'esprit, de méthode et d'art. Si cependant vous eussiez choisi moins scru- puleusement , les endroits la musique française est le pins maltraitée, je ne sais si celte réserve eût été nuisible à !a ciiose; mais je crois Qu'elle eut été favorable a l'auteur. J'aurais bien aussi quelquefois désiré un autre choix des articles que vous avc3 pris la peine d'extraire , quelques-uns de ces articles n'étant que de remplissage , d'autres, extrai ts 0:1 com- pilés de divers auteurs _, tandis que la plupart des articles importans m'appartiennent uni- quement, et sont meilleurs en eux-mêmes ; tels q n c acceu t3 consonnance } disso nuance j expression 3 goât f harmonie t intervalle, licence } opéra , son, tempérament, unité de mélodie , voix 3 etc. et sur-tout l'article enharmonique , dans lequel j'ose croire que ce genre difficile, et jusqu'à-present ttès-m-il ea tendu , c.^t mieux expliqué que dans aucun autre livre. Pardon, Monsieur, de la liberté avec laquelle J'ose vous dire ma prisée ; je la soumets avec une pleine confiance j à votre décision, qui n'exige pas de vous une nouvelle peine, puisque vous avez été appelle h lire

D 2

<M LETTRE

le livre entier ; niimi dont je vous fais à-la- fois , mes remerciemens et mes excuses.

Je me souviens, .Monsieur , avec plaisir et reconnaissance , de la visite dont vous m'ho- norâtes à Montmorency , et du désir qu'elle me laissa de jouir quelquefois du même avan- tage. Je compte pgrmi les malheurs de nia vie , celui de ne pouvoir cultiver une si bonne ' connaissance,, et mériter peut-être un jour de votre part, moins d'éloges et plus de bontés.

A M. D'IVERNOIS.

"S mars 1768

T

%J l. ne me pardonnerais pas, mon ami, de vous laisser l'inquiétude qu'a pu voi^s donner ma précédente lettre , sur les idées dont j'étais frappé en l't -rivant Je 6s ma promenade agréablement ; 1 revins heureusement ; je reçus des nouvelles qui me tirent plaisir : « 1 voyant que rien de tout ce que j'avais ima- giné, n'est arrivé, je commence à craindre, après tant de malheurs réels , d'en \ 0 r quel- quefois d'imaginaires, qui peuvent agir, sur mon cerveau. Ce quejjesaisbien,c( rtainement,

A M. D'IVERNOÏ S. 65

ç'c-t que quelqu 'altération qui survienne a ma tête , mon cœur restera toujours leméme^ el qu'il vous aimera toujours. J'espère que vous commencez à goûter les doux fruits de la paix. Que vous êtes heureux ! Ne cessez jamais de l'être. Je vous embrasse ds tout înpn cœur.

AU M È M E,

26 avril 17SS.

0

_ GoiouE je fusse accoutumé , mon boa cuii , h recevoir de vous des paquets fréquens et coûteux, j'ai été vivement alarme à la vue du dernier, taxe' et payé six livres quatre sols de port, J'ai cru d'abord qu'il s'agissait de quelque nouveau trouble dans votre ville» dont vous m'envoyiez à la hâte , l'important et cruel détail ; mais à peine en ai-je parcouru cinq ou six lignes, que je me suis tranquillisé., voyant de quoi il s'agissait: et de peur d'être tente d'en lire davantage, je me suis pressé do jeter mes six livres quatro sols au feu 3 surpris, je l'avoue, que mon ami, monsieur d'iveruoisj m'envoyât de pareils paquets d<5».

D 3

6fÇ LETTRÉ

si loin, par la poste, et bien plus surpris encore , qu'il m'osât conseiller d'y répondre. Ides conseils., mon bon ami, me paraissent meilleurs que les yôtres . et ne méritaient assu- rément pas un pareil retour de votre part.

A mon départ pourGisors, regardant cette course comme périlleuse, je vous envoyai un billet de crut francs sur madame Duclusne, afin que s'il mésarrivait de moi, vous n'eu fussiez pas pour ces cent francs, dont vous m'aviez Tait l'avance. Il vous a plu de supposer que cet envoi voulait dire , ne venez pas. Une interprétation si bisarre , est peu naturelle.; si je vous connaissais moins, je croirais, moi , qu'elle était de votre part,, un mauvais pré- texte pour ne pis venir, après m'en avoir témoigne tant d'envie : mais je ne suis pas si prompt rue vous, à mésinternrétei les motifs de mes .unis ; et je me contenterai do vous assurer, avec vérité, que rien jamais ne fut plus éloigné do ma pensée, en écrivant ce billet, que le motif que vous m'avez supposé.

Si i'etais en état de faire d'une manière satisfaisante, la lettre dont vous m'avez dit sujet , je vous en enverrais ci-jouit \o modèle ; niais mon coeur serre, ma tête eu

A M. D'IYERNOI S. 67

désordre, toutes tues facultés troublées, ne me permettent plus de rien écrire avec soin, même avec clarté; e t il tie me reste précisément qu'assczde sagesse, pour ne plus entreprendre çg que je ne suis plus en étatd'exécuter. Il n'y a point à ce refila, de mauvaise volonté, je vous le jure ; et je suis désormais hors d'état d'écrire pour moi-même , les choses mémo les plus simples, et dont j'aurais le pins grand besoin.

Je crois, mon bon ami , pour de bonnes raisons _, devoir renoncer a la pension du roi d'Angleterre ; et pour des raisons non moins bonnes , j'ai rompu irrévocablement l'accord que j'avais fait avec monsieur du Peyrou. Je ne vous consulte pas, sur ces résolutions, je Vous en rends compte ; ainsi vous pouvez vous épargner d'inutiles efforts pour m'en dissuader. Il est vrai que faible, inurme , découragé, je reste à peu près sans pain sur mes vieux jours, et hors d'ttat d'en gagner. Mais qu'a cela ne tienne ; la providence y pourvoira de manière ou d'autre. Tant que j'ai vécu pauvre , j'ai vécu heureux ; et ce n'est que quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire, que je me suis senti le plus malheureux des mortels. Peut-être lebouheur

68 LETTRE

ou du moins le repos que je cherche, reviens dra-t-il a\cc mon ancienne pauvreté. 1 afl attention que vous devriez peut-être à l'état je rentre, seroit d'être un peu moins prodigue en envois coûteux par la poste, et de ne pas vous imaginer qu'eu me proposant ïe remboursement d<s ports_, vous serez pris au mot. Il est beaucoup plus Honnête areq des amis , dans le cas je nie trouve, de leur économiser la dépense , que d'offrir de la leur rembourser.

Bon jour, mon cher d'Ivernois ; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.

J'espère que vous n'irez pas inquiéter ma bonne vieille tante, sur la suite de sa petite pension. Tant qu'elle et moi vivrons, elle lui sera continuée , quoiqu'il arrive , à moins que je ne sois tout-à-fail sur le point do mourir de l'jiin ; et j'ai confiance cjue cela n'arrivera pas.

P. S. (^uand monsieur du IVyron me marqua que la salle de comédie avait été brûlée, je craignis le contre-coup d oél accident pour la cause des représentai» : mais

que et- soit à moi que \ oit, lire l'impute, je Vois de quoi rire ; je n'v vois point du tout de quoi répondre , ni se fâcher. Les

AM. DECONTI. 69

amis de ce pauvre hornms feraient bien, de le faire baigner et saigner de temps eo. temps.

A M. LE PRINCE

DE C O N T I.

T Trye-le-Chàteau, juin 1768, Monseigneur ,

C

j e u x qui composent votre maison ()e n'en excepte personne ) sont peu faits pour me connaître. Soit qu'ils me pren- nent pour un espion, soit qu'ils me croient honnête homme , tous doivent également craindre mes regards. Aussi, [Monseigneur , ils n'ont rien épargné, et ils n'épargneront lion , chacun par les manoeuvres qui leur Conviennent, pour me rendre haïssable et méprisable à tous les yeux , et pour me forcer de sortir enfin de votre château. Monseigneur, en cela, je dois et je veux leur complaire. Les grâces dont m'a comblé Votre Altesse Sérénissime , suffisent pour me consoler de tous les malheurs qui m'atteudent eu sortant

t. Ë T T R E

de cet asyle, la gloire et l'opprobre ont partage mou séjour. Ma vie et iKOtl Ql «ont à von?;, mais mon honneur est à moi ; permettez que j'obéisse à sa voix qui erie , et que jfi sorte dès demain , de ctu / vous. J'ose dire que vous le devez. Ne laisses pal un coquin de mon espèce, parmi ces lion- ne tes gens.

A Mlle. LE VASSEUR,

Sous h nom de Mlle. R E N 0 U.

A Grcnoblo , co 2.t JLi'!lrt, à trois heures du matin , 1 7^3.

'ats une heure d'ici , chère amie, je par- tirai pour Chainbé*ry , muni de bons passe- ports et de In protection des puissances, mais non pas du sauf-conduit des philosophes , que vous savez. Si mon voyage se fait heu- reusement, je compte être ici de retour avant la fin de la semaine , <*<t je vous écrirai sur-le-champ. Si vous ne receves pas dans huit jours de mes nouvelles, n'en attendes plus , et disposez de vous, à l'aide des pro-

A MUc. LE VASSEUR. 7%

testions , en qui vous savez que j'ai toute confiance , et cjui ne vous abandonneront pa». Vous savez sont les effets , en quoi consistaient nos dernières ressources ; tout est à vous. Je suis certain que les gens d'hon- neur qui en sont dépositaires, ne tromperont point mes intentions ni mes espe'rauces. Pesés bien toute chose avant de prendre un parti. Consultez madame l'Abbesse ; elle est bien- faisante , éclairée ; elle nous aime , elle vous conseillera bien ; mais je doute qu'elle vous conseille de rester auprès d'elle. Ce n'est pas dans une communauté qu'on trouve la liberté ni la paix ; voui êtes accoutumée à l'une , vous avez besoin de l'autre. Pour être libre et tranquille, soyez chez vous, et ne vous laissez subjuguer par personne. Si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de venir à Lyon. Voyez l'aimable Madelon ; demeurez , non chez elle, mais auprès d'elle. Cette ex- cellente fille a rempli de tout point mon, pronostic. Elle n'avait pas quinze ans, que j'ai hautement annoncé quelle femme et queile mère elle serait un jour. Elle l'est maintenant et grâces au ciel , si solidement et avec si peu d'éclat , que sa mère , son mari , ses frères t ses sœurs , tous ses proches ne se doutent p4fc

72 LïtîR*

eux-mêmes du proFond respect qu'ils Irti por- tent, et croient ne Faire que l'aimer de tout km- cœur. Aimez-là comme ils Font, chère

amie-, elle en est diSnc, et vous le rendra bien. Tout ce qu'il restait de vertu surla terre , semble s'être réfugié dans vos deux COSIUS. Souvenez-vous de votre ami l'une et l'autre; parlez-en quelquefois entre vous. Puisse ma mémoire vous être toujours chère, et mou- rir parmi les hommes avec la dernière des

deux !

Depuis mon départ de Trye , j'ai des preuves de jour eu jour plus certaines , que l'œil vigilant de la malveillance ne me quitte pas d'un pas, et m'attend principal' ment sur la frontière. Selojn le parti qu'ils pourront pren- dre ils me feront peut-être du bien sans le vouloir. Mon principal objet est bien, dans ce petit Voyage, d'aller sur la tombe de cette tendre mère que vous ave;: connue, pi le malheur que j'ai eu de lui survivre ; mais il v entre aussi , je l'avoue , i\n desir de dohni r Il beau jeu a mes ennemis, qu'ils jouen t enfin de leur reste : car vivre sani cesse entouré de leurs satellites flagorneurs et Fourb i, e«l un état pour moi , pire que la mort. Si toute- fm* mou alteutc et mes conjectures me Yrom-

peut

A M, U L I A U D. -3

tient , et que je revienne comme je suis allé a tous savez, chère sœur , chère amie , qu'en- nuyé' , dégoûté de la vie , je n'y cherchais ci n'y trouvais plus d'autre plaisir, que de cher- cher a vous la rendre agréahle et douce ; dans ee qui peut m'en rester encore, je lie changerai ni d'occupation ni de goût. Adieu, chèr« sœur ; je vous embrasse en frère et eu ami*

A M. LALIAUD.

ABourgoin, le3i août 1768,

N

ous vous devons, et nous vous faisons j Monsieur, Mlle. Rendu et moi, les plus vi& femerciemeris de tontes vos bontés pour tous îes deux ; mais nous ne vous en ferons ni l'un ni l'autre, pour la compagne dr voyage que Vous lui avez donnée. J'ai le plaisir .d'avoir1 ici depuis quelques jours, celle de mes .1. fur- tunes. Voyant qu'à tout prix, clic vtiùlaif suivre madestinée, j'ai fait ensoi le an moins, qu'elle pût la suivre avec honneur. J ai cru ne rien risquer de rendre indlasoluWe nu attachement de vingt-ciiuj au», que l'sstimo lettres, Touw VU M

74 LETTRE

mutuelle, sans laquelle il n'est point d'amitié durable, n'a fait qu'augmeuterincessammeut. La tejidre et pure Fraternité, dans laquelle i,ousvivonsdcpu'rstfeiaeans,u'apointchangé

de nature par le nœud conjugal; elle est, et sera jusqu'à la mort, ma femme, parla force de nos liens, et ma sœur, par leur pureté.

Cet honnête et saint engagement a été con- tracte dans toute la si m pi; eue , mais aussi dans toute la vente de la nature, en présence de deux hommes de mérite et d'honneur, offi- ciers d'artillerie , et l'un BU d\m de mes ane.ensamisdu bon temps, c'est-à-dire, avant

gue j'eusee aucun nom dans le inonde, et l'autre, mairede cette ville, et proche parent du premier. Durant cet acte si court et Bi Simple , j'ai vu fondre en larmes ces deux dl..nes hommes , et ie ne puis vous dire combien cette marque de la honte de leurs eœurs m'a attaché a l'un et à l'autre.

Je ne suis pas plus avance- sur le choix do ma demeure, que quand j'eus l'honneur de VWr; voir à Lyon ; et tant de cabarets et de Bourses ne facilitent pas un bon établissement. Le, nouveaux voyages à faire me font peur, sur-toùk à l'entrée de la saison nous tou- chons ; et ,c prendra! le paru de m'amlcr

A M. L A L I A U D. 1%

volontairement ici , si je puis , avant que je me trouve , par rua situation , dans l'impossi- bilité d'y rester, et dans celle d'aller plus loin. Ainsi, Monsieur, je me vois forcé de renoncer pour cette année , à l'espoir de me rapprocher de vous, sauf à voir daus la suite ce que je pourrai faire pour contenter mou désir à cet e'^ard.

Recevez les salutatious de ma femme , et celles , Monsieur , d'un homme qui vousaUne de tout son cœur.

A M. LE COMTE

DE TONNERRE.

A Bourgoin, le G septembre 1768.

I

L y a peu de résolutions et il n'y a point de répugnance , par-dessus lesquelles le désir d'approfondir l'affaire du sieur Theveniu , ne me fasse passer; et si ma confrontation sous vos yeux, avec cet homme , peut vous engager, Monsieur, à la suivre jusqu'au bout, je suis prêt a partir. Permettez seulement,

E 2

<?6 LETTRE

que j'ose vous demander auparavant , l'assu- rance que ce voyage ne sera point inutile ; quevous ne dédaignerez aucune des précau- tions convenables pour constater la vérité, tant à vos yeux qu'à CCUJC du public ; et que le motif d'éviter l'éclat , que je ne crains point, n'arrêtera aucune des démarches nécessaires à cet effet II ne serait assurément pas digne tic \ otre générosité j ni de la protection dont von:; m'honorez, que des imposteurs pussent à leur gré , nie promener de ville en ville , m 'attirer au milieu d'eux, et m'y rendre im- punément le jouet de leurs suppôts.

J'attends vos ordres, monsieur le Comte , et quelque parti qu'il vous plaise de prendre sur cette a (l'a ire , dont je vous cause à regret la longue importunité , je vous supplie de vouloir bien me renvoyer la lettre de M. Bo- vier, et la copie de ma réponse, que j'eus l'honneur de vous envoyer.

Je vous supplie , monsieur le Comte , d'a- gréer avec boutu ma reconnaissance et mon respect.

'A M. DE TONNERRE. 77

A U M É M E.

A Bourgoin , le 18 septembre J76S. MOSSIETTR,

JLiE contre-temps de votre absence à mon arrive'e à Grenoble , m'affligea d'autant plus que, sentant combien il m'importait que, selon votre désir , mon entrevue avec le sieur Thevenin se passât sous vos yenx , et ne pou- vant le trouverqu'à l'aide de M. Bovier, que j'aurais voulu ne pas voir, je me voyais forcé d'atteudre à Grenoble votre retour, à quoi je ne pouvais me résoudre ; ou de revenir l'atteudre ici , ce qui m'exposait à un second voyage. J'aurais pris, Monsieur, ce dernier parti , sans la lettre que vous me fîtes l'hon- neur de m'éenre le i5 , et qui me fut euvoyée à lauuit par M. Bovier. Je compris par cette lettre, qu'afin que mon voyage ne fût pas inutile , vous pensiez que je pouvais voir ledit Thevenin } quoiqu'on votre absence ; et c'est oe que je fis > par l'eutremise de M.

E 3

73 LETTRE

Eovier , auquel il fallut bien recourir pour cela.

Je le vis tard , a lu hâte, en deux reprises; j'étais en proie à mille idées cruelles , indigné 9 navre' de tue voir, après soixante ans d'hon- neur , compromis j seul, loin de vous , sans appui , sans amis, vis-à-vis d'un pareil misé- rable, et sur-tout de lire dans les cœurs des assistons ^ et de ceux même à qui je m'étais conlié, leur mauvaise volonté secrette.

Mais , quelque courte qu'ait été cette con- férence .. elle u sufli pour l'objel que je m'y proposais. Avant d'y venir, permettez-moi , monsieur le Comte ,, une petite observation qui >'v rapporte. M. Bovier m'avait induit en erreur, en me marquant que c'était per- sonnellement àmoi , que ledit Thevenin avait prêté neuf francs ; au lieu que I hei eniu lui- même dit seulement les avoir fait passer par la main d'aufrui , en prêt ou en don (car il De s'explique pas clairement là-dessus) a ust homme appelle Rousseau , duquel au ri ta il ne donne p.is le moindre renseignement , ni de son nom , ni de son âge , ni dt son etatj ni de sa demeure, ni de sa ligure, ni de son habit, excepté la couleur, et qu'il s'était dans une lettre., le voyageurperp&uel.

A M. BE TONNERRE. 79

M. Bovier, sur le simple rapport d'un quidam qu'il dit ne pas connaître , part de ces seuls indices, et de celui du lieu se s'ont vus ces deux hommes ; pourm'écrire en ces termes : « Je crois vous faire plaisir de vous rappcller un homme qui vous a rendu un service, il y a près de dix années, et qui se trouve au- jourd'hui dans le cas que vous vous en sou- veniez »• Ce même M. Bovier, dans sa lettre précédente, me parlait ainsi: « Je vous ai vu ; j'ai été émerveillé de trouver une ame aussi belle que la vôtre , jointe à un génie aussi sublime ». Voilà , ce me semble, cette belle aine transformée un peu légèrement, eu celle d'un vil emprunteur, et d'un plus vil banqueroutier. Il faut que les belles âmes soient bien communes à Grenoble ; car as- surément on ne les y met pas a haut prix.

Voici la substance de ladécla ration dudi tThe- venin,tant en présence de M.Bovieretdesa fa- mille, que de M. de Cha m pagneux, maire et châ- telain de Bourgoin , deson cousin, M. de Ro- zière, ollicier d'artillerie, etd'un autre officier du même corps, leur ami, dont j'ignore le nom; laquelle déclaration a été faite en plusieurs fo'is , avec des variations , en hésitant , ou se- reprenant ; quoiqu'assurément il dût avoir ta

E 4

8o LETTRE

mémoire bien fraîche de ce qu'il avait dit tant de fois , et à yous , monsieur le Comte et avant vous , à M, Bovier.

Çjue <\^ la Charité-sur-Loire , qui est son pays , venant en Suisse et passaut aux Verriè- res de Joux, dans un cabaret dont l'hôte s'appelle Janin , un homme nommé Rousseau Je voyant mettre à genoux , lui demanda s'il jetait catholique ; que là-dessus s'étant pris de conversation, cet homme lui donna une lettre de recommandation pour Yverdon qu'ayant continué dedemeurer ensemble dans ledit cabaret, ledit Rousseau le pria de lui prêter quelqu'argent , et lui donna deux jpurs après, deux autres lettres de recomman- dation ; savoir, nue seconde pour Yverdon , Ct l'autre pour Paria, ledit Rousseau lui dit qu'il avait mis pour signature : le roya- gçur perpétuel ; qu'en reconnaissance de ce service, lui, Thevenin lui lit remettre neuf francs par Janin leur bote, après un voyage qu'ils firent tous trois des Verrières à S. Sul- pice , ils dînèrent encore ensemble ; qu'eu- suite ils se Réparèrent ; <juo lui , Thevenin 6(6 rendit de-là à Yverdon, et porta les deux lettres de recommandation à leurs adresses l'uno pour M. de Faugucs, l'autre pour M.

A M. DE TONNERRE. 81

HaMimand ; que ne les ayant trouves ni l'un ni l'autre, il remit ses lettres à leurs gens, sans que pendant deux ans qu'il resta sur les lieux , la fantaisie lui ait pris de retourner chez ces messieurs , voir, dumoins par curio- sité, l'effet de ces mêmes lettres qu'il avait si bien payées. A l'égard de la lettre de re- commandation pour Paris, signée le voya~ geur perpétuel , il l'envoya à la Charité-sur- jLoire, à sa femme , qui la fit passer par le Curé à son adresse , dont il ne se souvient point.

<^)uant à la personne dudit Rousseau, j'ai déjà dit qu'il ne s'en rappellait rien , ni rien de ce qui s'y rapporte. Interroge si ledit Rous- seau portait son chapeau sur la tête ou sous le. bras, il a dit ne s'en pas souvenir ; s'il portait perruque , ou s'il avait ses cheveux, a dit qu'il ne s'en souvenait pas non plus, et que cela ne faisait pas une différence bien sensible. Interrogé sur l'habillement , il a dit que tout ce qu'il s'en rappellait, était qu'il portait un habit gris, doublé de bleu ou de ferd. Interrogé s'il savait la demeure dudit Rousseau, a dit qu'il n'en savait rien ; s'il n'avait plus eu de ses nouvelles, a dit que jurant tout sonscjouiàVvtrdonet àEstavayé

E à

82 LETTRE

il alla travailler cm sortant de là, il n'a jamais pins ouï parler dudît Rousseau , et n'a su ce qu'il était devenu, jusqu'à ce. qu'apprenant qu'il y avait un M. Rousseau à Grenoble, il s'est adresse par le vicaire de la paroisse, à sou voisin, M. Bovier , pour savoir si ledit sieur Rousseau ne serait point son homme des Verrières : chose qu'.l n'a pourtant jamais affirmée, ni dite, ni crue, mais dont il voulait simplement s'informer.

Comme sa déclaration laissait assez indé- terminé le temps de l'époque, j'ai parcouru,' pour le Bxer, ceux de ses papiers qu'il a bîcu voulu me montrer, et j'y ai trouve un cer- tificat daté du 3o juillet 1763, par lequel le sieur Cnclie, chamois*»* d'-ï verdon, a des te que ledit Tli venin a demeuré cbe* lui pen- du i 1 nvii on deui ans , el .

Supposant onc que Tbevenin soit entré chez I sieur Ciiclie, immédiatement à - arrivée à Yverdon , et qu'il se soit rendu im- médiatement à YimiImi, en quittant ledit Rousseau à s. Sulpîce, cela détermine le t< i' de leur entrevue , à la fin de l'i 1 au p'us Inrd. [t est possible que celte époque remonte plus haut ; mais il ne t'est pas qu'elle sèit plus récente, puisqu'il faudrait alors que

A M. DE TONNERRE. 83

cette rencontre se fut faite , du temps que ledit Thevenin était déjà à Yverdon; au lieu qu'elle se lit avant qu'il y fût arrivé.

J'ai demande à cet homme , le nom du maître chez lequel il travaille à Grenoble; il me l'a dit; je l'ai oublié. Je lui ai demandé pour qui ce maître travaillait , quelles étaient ses pratiques ; il m'a dit qu'il n'en savait rien, et qu'il n'en connaissait aucune. Je lui ai demandé s'il ne travaillait poiut pour son voisin, M. Bovier le père, qui est gantier il m'a dit qu'il n'en savait rien; et M. Bovier bis prenant la parole, a dit que non ; et il fallait bien en effet qu'ils ne se connussent point, puisque pour parvenir à lui parler , ledit Thevenin a eu recours au vicaire delà paroisse.

Voiià , dans ce qu'adit cet homme; tout co qui me paraît avoir trait à la question.

Cette question en peutoffrir deux distincte.*. Premièrement } si ledit Thevenin dit vrai ou s'il ment ?

Supposa ut qu'il dit vrai, seconde question : Quel est l'homme nommé Rousseau, auquel il a prêté sou argent, sans connaître de lui que Je nom ? Car enfin l'identité des noms ne fait pas celle des personnes ; et il ne suffi i

E 6

B4 LETTRE

pas , n'en déplaise à !\f. iovier, de porter I* mi de Rousseau , pour être par cela seul, ébiteur ou l'obligé du sieur The venin. 11 n'y a , selon le réeit <ln dernier , que trois personnes en état d'en attester la vérité ; sa- voir , le Rousseau dont il ne connaît que Je nom , Thevenin lui-même , et l'hâte Janin, qui est absent. D'ailleurs, le témoignage des deux premiers, comme parties, est nul, à inoins qu'ils ne so. eut d'accord ; et celui du dernû r Bcraitsuspecl , s'il FavorisaitTheveniu ; car il peut être son complice ; il peut même ptre le seul frippon , comme vous l'avez . Monsieur, soupçonne vous-même; il j)eut encore être pja^né par ceux qui ont aposté l'autre, Jl n'est décisif qu'au cas qu'il con- damne Thcvenin. En tout état de cause, |e ne vois pas à tout cela, de quoi Faire preuve

sans d'autres informations. Jl est vrai que les Circonstances an récit de Tlievenin ne sera i< nr pas un préjugé qui lui fut bien favorable , quand mémo il aurait affaire au dernier des malheureux, qui aurait tous les antres pré- jugés contre lui : mais enfin tout cela nosont pas des preuves. (v)u'un garcoti chamoiseur, qui court le pavs pour chercher de l'ouvrage , ys'dle mettre à genoux ea parade, dans un

A M. DE TONNERRE. 8S

eaWret protestant-, qu'un autre homme qui le voit, conclue de-là qu'il est catholique, lui en fas^e compliment, lui offre des lettres de recommandation , et lui demande de l'ar- gent sans le connaître et sans eu être connu d'aucune façon ; qu'au lieu de présumer de-là que l'emprunteur est un escroc j et que se* recommandations sontdes torches-cul, l'autre transporté du bonheur de les obtenir, firc aussi-tôt neuf francs de sa bourse cossue ; qu'il ait même la complaisante délicatesse de p'oscr les donner lui-même à celui qui ose bien les lui demander ; qu'il attende pour cela d'être eu un autre lieu, et de les lui faire mo- destement présenter par un autre homme: tout cela , tout inepte et r.sible qu'il est, n'est pas absolument impossible.

(Jue le préteur, ou donneur, passe trois jours avec l'emprunteur ; qu'il mange avec lui ; qu'il voyage avec lui , sans savoir com- ment il est fait, s'il porte perruque ou non, s'il est grand ou petit, noir ou blond, sans retenir la moindre chose de sa figure : cela parait si singulier, que je lui en fis l'objec- tion. A cela, il me répondit qu'en marchant, lui Thevenin était derrière l'autre, et ne le voyait que par le dos et qu'à table, il »e

86 LETTRE

le voyait pas bien non plus , parce que ledit Rousseau ne se tenait pas assis, mais se pro- ineuait par ia chambre eu mangea ut, Il faut convenir, eu riant de plus fort , que cela n'est pas encore impossible.

U ne l'est pascnliu , qu<- desdites lettres de recommandations! précieuses , aucune ue soit parvenue , attendu que ledit Tbeveniu, mo- des te pour (es lettres coiumi oour l'argent, ne voulut pas les rendre lui-më ne , m s'in- former an moins de leur effel , quoiqu'il de- meurât dan> le même lieu qu'babitaii 1 1 1 ceu« à qui elks étaient adressées, qu'il les vit peut-cire dix fois par jour, el q le c lui au moins une curiosité Fort naturelle dr .-voir «i un coureur de cabarets, à l'affui des écua des passa n s , nouvail rire réellernenteu lia son arec ces Messieurs- là. Si ,comm< il esta crain- dre , aucune desdites lettres »' si parvenue pèseront ottsooquiud le valets, h qui l'bon ête Tbeveniu les a remises, qui lui auront joue

le lourde l,s Mil. r. .le ne' di^ rien de la lettre pour Pans ; d i si si clair qu'un" reeo ri m an- datioil pour Puis , esi e\lièuieincn t utile à nu

garçon ebamoiseur qui va travailler à Fver-

dmi !

Pardon , Monsieur, je ris de ma simplicité',

A M. DE TONNERRE. 87

et j'admire votre patiente : mais eufin, si Tbevemii n'est pas un imposteur , il faut de nécessite absolue , qwe toutes ces Toiles soient autant de vente:.

Supposons - les telles, et passons outre, Voilà le généreux Tbeyenîn , créancier ou bienfaiteur d'un nommé Rousseau, lequel, comme le dit t'ès-bien monsieur Bovier, doit être pénétré de reconnaissance. Quel es.t ce Rousseau ? Lui Tlievenin ixcn sait rien; mais monsieur Bovier le sait pour lui , et présume avec beaucoup de vraisemblance, que ce Rousseau est l'infortuné Jean-Jacques Rousseau, si connu par ses malheurs passés, et qui le sera bien plus encore par ceux que l'on lui prépare. Je ne sache pas cependant, que parmi ces multitudes d'atroces et ridi- cules charges , que ses ennemis inventent journellement contre lui, ils l'aient jamais accusé d'être un coureur de cabarets , un crochctcur de bourses , qui va pochetant quelques écus ra et là, chez le premier va,- nu-pied qu'il rencontre. Si le Jean-Jacques Rousseau qu'on connaît, pouvait s'abaisser à pareille infamie, il faudrait qu'on l'eût vu, pour le pou voir croire et encore après l'avoir vu, n'eu croiïait-on rien. Monsieur Boviçr

88 LETTRE

est moins incrédule ; le simple doute d'un misérable qu'il 11c connaît point, se trans- forme à srs yeux , eu certitude , et lui prouve qu'une belle aine qu'il connaît, est celle du plus vil des tnctidiaus , ou du plus lâche des flippons.

Si le Jean -Jacques Rousseau dont il s'aeit , n'est qu'un infâme , ce n*. st pas tout : il faut encore qu'il soit un sot ; car s'il accepte les neuf Francs que ledit Th. venin ne lui donne pas de la main à la main, mais qu'il lui fuit donner par un autre homme habitant du pays, il doit s'attendre qu'ils lui seront re- prochés mille fois le jour : il doit compter qu'à chaque fois qu'on citera dans le pays quelque trait de sa facilité à répandre , rt de sa répugnance à recevoir, le sieur J.uiiu ne manquera pas de dire : Eh , par dieu , cet homme n'est pas toujours si Jîer ; il a demande et reçu neuf' francs d'un faquin d'encrier </ni logeait dans mon auberge ; e! /'en suis hien sûr, car c'est moi qui les ni licrés. Quand on commença d'ameuter la peuple contre ce pauvre Jean-Jacques, et qu'où le faisait lapider jusque* dans son lit , Jinin aurait fait sa fortune avec celte ins- toire j sou cahara u 'aurait pas désempli

'A M. DE TONNERRE. 8ç>

Thevcnin fait bien de la contera Grenoble ; suais s'il l'osait conter à St-Sulpice ou aux Verrières, et dans tout le pays, ce même Jean-Jacques a pourtant reçu tant d'outrages, et qu'il dit qu'elle le regarde , je suis sûr que les habitans lui cracheraient au nez.

Préjugés vrais ou faux à part , passons aux preuves, et permettez , monsieur le Comte, que nous examinions un peu le rapport de notre homme, et que nous voyions s'il se peut rapporter à moi.

LesieurTbevenin G (connaissance avecledit Rousseau aux Verrières , et ils y demeurèrent ensemble deux ou trois jours , loge's chez Janin. J'ai demeure' long-temps a Motiers sans aller aux Verrières, et je n'y ai jamais été qu'une seule fois , nllant à Poutarlier avec monsieur de Sauttcrshann , dit dans le pays , le baron Sauttern. Je n'y couchai point eu allant , j'en suis très-sur : je suis très-persuadé que je n'y couchai point en revenant , quoique |e n'en sois pas sur de même ; mais si j'y couchai, ce fut sans y séioumcr, et sans quitter le Karon.TUt venindit cependant que son homme était seul. Ma mémoire affai- blie me sert mal :ur les faits récens ; mais il «ri est, sur lesquels elle uepeut me tromper}

90 LETTRE

et je suis aussi sur de n'avoir jamais séjourné , ni peu , m beaucoup, aux \ errières, que je suis sur de n'avoir jamais etc à Pékin.

Je ne suis donc pas l'homme qui resta doux ou trois jours au\ Verrières, à contempler le» géuuflexious du dévot Tbeveuin.

Je ne peux guère être, non pins, celui qui lui demanda de l'argent à emprunter bus mêmes Verrières , parce que , outre monsieur du Terreau , maire du lieu , j'y connaissais beaucoup un monsieur B reguet , très-galant homme, qui m'aurait fourni tout ['argent dont j'aurais eu besoin, et avec lequel )'ai eu bien des querelles, pour n'avoir pn tenir la promesse que je lui avais faite de l'y aller. voir. j'avais loçê seul, c'eut elè chez lui , selon toute apparence , et non pas chez lv sieur Jaain , sur-tout quand j'aurais été sans argent.

Je ne suis point l'homme à l'habit £i'is double de bleu ou de verd , parce que jo n'en ai jamais porte de pareil , durant tout mon séjour en Suisse. .1 e n'y ai jamais voj -i-^e qu'en habit d'Arménien , qui su rem :n( ■> était double ni de M'i I ni <!<• bleu. Thevcnin ne sa souvient pas si SOU ho mine av.J; t ses cheveux çu la perruque, s'il portait kou chapeau sur

A M. DE TONNERRE. 91

la tête ou sous le bras. Un Arme'nien ne porte point de chapeau du tout ; et son équipage est trop remarquable pour qu'on eu perde totalement le souvenir, après avoir demeuré trois jours avec lu' , et après l'avoir vu dans la chambre et en ', oy.-ige, pardevaut, par derrière ; et de tontes les façons.

Je ne suis point i'liMnme qui a donné au rieur The venin une lettre do recommanda- tion pour mo isieur de Faugues, qu - je ne cou ; s ;> - pas même uioore , quainl ledit Thcvcniu a'ij à Yverdon ; et je ne suis point riioumn qui lui a do:. ne uni- lettre de re- con.ii.oii i.i ( .1 pour monsieur Raldimand, que je n'ai co de ma vie, et que je ne crois fias même, avoir e' de retour d'Italie à STverdon , sons la même date (r).

Je ne suis ponn l'houiOM qui a donné au sieur The venin une lettre de recommanda trou pour Pari- , signé le voyageur perpétuai. Je ne crois pas avoir jamais employé cette plate signature, cl je suis parfaitement sur de n'a- voirpu L'employer à l'époque de ma prétendue

( 1 ) J'ai appris seulement depuis qnelr|uo» jours , que le secrétaire baillival d'Yverdon s'ap. pelloit aussi M. Haldi; a n!.

9a LETTRE

rencontre avec Theveuin ; CM cette îettrs devant être antérieure à L'arrivée duclit Thé- venin à Yverdon , dut l'être à plus forte raison , à sou départ de la même ville. Or, même en ce temps- là, je ne pouvais signer le voyageur perpétutl avec aucune apparence de vérité d'aucune espèce ; car durant l'esp ce de dix-huit ans, depuis mon retour d'Italie à Paris, jusqu'à mou départ pour la Suisse, je n'avais fait qu'un seul voyage ; et il est absurde de donner le nom de voyageur per- pétuel , à an homme qui ne fait qu'un voyage» en dix-huit ans. Depuis la date de mon ai rivée à Moticrs, jusqu'à celle du départ de The- Tcnind'Vvcrdon , je n'avaisfaitcueore aucune promenade dans le pays , qui pût porter \a nom de voyage. Ainsi cette signature , nu moment que Thcvcnin la suppose, eut et» non-seulement plate et sotte, mais fausse c n tous sens , et de toute iau seté.

Il n'est pas non plus Tort aise de croirw que je sois l'homme do il Thevenin n'a plus ouï parler , durant tout son séjour en Suisse ; puisqu'on n'y parlait que de cet homme infernal , qui osait croire en Dieu sans croire au\ miracles , contre lequel les prédicans prêchaient avec le plus saint zèle, cl OU ils

A M. DE TONNERRE. 95

nommaient hautement V^nte - Christ. Je mis sur qu'il n'y avait pas dans tonte la Suisse, un honnête chamoiseur qui n'édifiât son quartier , en m'y maudissant saintement mille fois le jour ; et je crois que le bénin, Thevcnin n'était pas des derniers à s'acquitter de cette bonne œuvre. Mais sr;ns rien con- clure de tout cela, je finis par ma preuve péremptoire.

Je ne suis point l'homme qui a pu se trouver aux Verrières et à St-Sulpice avec le sieur Thevcnin, quand, venant de la Charité-sur-Loire il allait à Yverdon ; car il n'a pu passer aux Verrières plus tard quo l'été de 1 76 r , puisque le 3o juillet 1768, il v avait environ deux aus qu'il demeurait chez le sieur Cuche , et probablement davan- tage, qu'il demeurait à Yverdon. Or, au vu et au su de toute la France , j'ai passé l'année entière de 1 761 , et la moitié de la suivante, tranquille à Montmorency. Je ne pouvais donc pas, dès rannéeprécédente , avoir couru les cabarets aux Verrières et à St-Sulptce. .Ajoute*, je vous supplie, qu'arrivant eu -M'is^e , je n'allai pas tout de suite à Motiers ; ajoutez encore, qu'arrivé à Motiers , et tout •ccupé jusqu'à l'hiver, de uiou etablissemcut,

04 LETTRE

je ne fis aucun voyage du restb de l'année, ni bien avant dans la suivante. Selon Tiic- venin , notre rencontre a se faire avant qu'il allât à Vvciilon ; et selon la vérité, il étaitdéjà parti de cl- ttt- ville , quaud je fis mon premier et unique voyage aux Verrières : ]e n'étais donc pas L'homme portant le nom de Rousseau, qu'il y rencontra. C'est ce que j'avais à prouver.

Quel était cet homme ? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que , pour que ledit Theveiiin no soit pas un imposteur, il faut que cet autre homme se trouve ; c'est-à - diie , que son existence koit connue sur les lieux. Jl Faut qu'il s'y soit trouvé dans l'année ij6< ; qu'il s'appellât Rousseau ; qu'il eût un habil ris, doublé de verd ou de bleu «qu'il des lettres à messieurs de Fa ligues et liaj- dimand , qui parconséquent étaient de sa connaissance -, qu'il ait écrit une tutre lettre à P. uis, signée le voyageur per > t ■■..', qu'a- près avoir passé deus joun aux Verrières, ils aient encor c< n-

pagnie à St-Sulpice avec Janin leui et qu'après y avoir dîne tous trois eu: leditTbc venin ait fait donner audit Rou ueuf francs par ledit Janin, La

A M. DE TONNERRE. 93

de tous ces faits gît en informations, que je ne suis point en état de faire, et qui ne m'intéressent en aucune sorte , si ce n'est pour prouver ce que je sais bien ssns cela, savoir, que ledit Tlieveniu est un imposteur aposte'. J'ai pourtant e'erit dans le pays, pour avoir - dessus des e'claircissemens dont j'aurai l'honneur, Monsieur, de vous faire part, s'ils me parviennent. Mais comment pourrais-je espérer que des lettres de cette espèce échapperont à l'interception , puisque celles même que j'adresse à monsieur leprince dcCouti.n'y e'ciiappentpas, et queladeruicre que j'eus l'honneur de lui écrire, et que je mis moi-même à la poste, en partant de Grenoble, ne lui est pas parvenue ? Mais ils auront beau faire : je me ris des machines qu'ils entassent sans cesse autour de moi ; elles s'écrouleront par leur propre masse, et le cri de la vérité percera le ciel tôt ou tard.

Agréez, monsieur le Comte , les assurances de mon respect (i).

( i ) Apostille de T auteur.

N.B. » Certe lettre est restée sans réponse, « de même qu'une autre écrite encore l'ordinaire

9C LETTRE

A M. L A L I A U D,

ABour-;oin, le 11 septembre 176?.

Jr ne puis résister, Monsieur , au désir de vous donner, par la copie ci-jointe, une idée de la manière dont je suis traité dans ce pays. Si-tôt que je fus parti de Grenoble, pour venir ici, l'on y déterra un Sarçou cUamoiseur , nommé Tluvcnin , qui me redemandait neuf francs , qu'il prétendait m'aroir prêtés en Suisse, et qu'il prétend a-préaent m'avoir donnés ; parce que ceux

« suivant, k M. le comte de Tonnerre , en lui eu « envoyant une, dam laquelle ML Roguiu me « donnaitd îs informations sur le sieui Thevenia, « el . y < t ne m'a point été renvoyée. Depuis lois, « je n'ai reçu, ni <!<■ M. .le Tonnerre, ni d'au- « cune ente vivante, aucun avis .le rien d? ce -, qui sY-81 passé k Grenoble, nu sujet de cette a affaire, ni de ce qu'est devenu ledit Theve- ■>i nui te.

< >.i peur ranprorlier de la lettre qu'on vient de lire, une note relaiive a son objet, insérée dans li vol. »4, in-8. page 5oi de la Collection de» Œuvres d$ RausteaUf éduion d* Genève , 178a.

T'r

AM. LALIAUD. 97

qui l'instruisent ont senti le ridicule de faire prêter de l'argent par un passant, s quelqu'un, qui demeure dans le pays. Cette extravagante histoire, qui par-tout ailleurs, eut attiré audit Thevenin le traitement qu'il mérite, lui attire ici la faveur publique ; et il n'y a personne à Grenoble, et parmi les gens qui m'entourent , qui ne donnât tout au monde , pour que Thevenin se trouvât l'hon- nête homme et moi lefrippon. Malheureuse- ment pour eux, l'apprends à l'instant, per une lettre de Suisse , qui m'est arrivée sous couvert étranger, que ledit Thevenin a eu ci-devant l'honneur d'être condamné par un arrêt du parlement de Paris, à être marqué et envoyé aux galères , pour fabrication de faux actes , dans un procès qu'il eut l'im- pudence d'intenter à monsieur Thevenin de Tanley , conseiller honoraire actuel au parle- ment, rue des Enfaus-rouges , au Marais (1).

( 1 ) L'arrêt est du 10 mars 1761. Il fut permis à Jean Tlievenln de Tanlzy et consors, de le faire imprimer, publier et afficher. On y voit même, que ledit N':colas-Eloi Thevenin, de la Charité- Sur-Loire , esi condamné au carcan, en place de Grève, poury demeurer d -puis midi jusqu'à deux heures, avant écriteau devant et derrière, portaut cei mots : Calomniateur et imposteur insigne.

Lettres, Tome VII. F.

98 L E T T R F.

J'ni écrit en Suisse, pour avoir des La forma- tions sur le compte de ce misérable ; je n'ai eu encore que celte seule réponse, qui heu- reusement n'est pas venue directementà mon adresse. J'ai écrit à monteur de Faugues, receveur-général des finances à Paris, lequel a connu, à ce qu'on me marque , ledit Theveniu ;jen'en ai aucune réponse.. le crains bien que mes lettres ne soient interceptées à la poste. Monsieur de Faugnes demeure rue Feydau. Si, sans vous incommoder, vous pouviez, Monsieur, passer chez lui et élu/. monsieur Thevenin deTanley, vous tireriez peut-être de ces Messieurs , des informations qui me seraient utiles pour confondre mou coquin , malgré la faveur do ses honnêtes protecteurs^

j(- vois que ma diffamation est jurée, et qu'on veut l'opérera tout prix. Mou intention n'est pas de daigner me défendre, quoiqu'en celte occasion, je n'aie pu résister au désir de démarquer l'imposteur -, mais j'avoue, qu'eu fin dégoûté de la France,, je n'aspira plos qu'à m'en éloigner, et du lover dos lots lout je suis la victime, .le n'espère pas éch pp« à nus ennemis , en quelque lieu qute je uic réfugie ; mais eu les forçant do

A M. LALIAU D. 99

multiplierleurs complices, je rendsleursccret plus difficile à garder , et je le crois déjà au point de ue pouvoir me survivre. C'est tout ce qui me reste; à désirer de'sormais. Bonjour, Monsieur ; votre dernière lettre m'est bien parvenue ; cela me fait espérer le même bonheur pour celle-ci, et peut-être pour otre réponse. Faitcs-là un peu prompte- ment, je vous supplie, si vous voulez que je la reçoive ; car dans une quinzaine de jours , je pourrais bien n'être plus ici. Ma femme vous prie d'agréer ses obéissances. Recevez mes très-humbles salutations.

AU M È M E.

A Bourgoin , le 5 octobre 1768.

V

otre lettre, Monsieur, du 29 septembre, m'est parvenue en son temps, mais sans le duplicata ; et je suis d'avis que vous ne vous donniez plus la peine d'eu faire par cette voie, espérant que vos lettres continuel ont à me parvenir en droiture , ayant peut-être été ouvertes ; mais n'importe pas, pourvu qu'elles parviennent. Si j'apperçois uue iu~

F 2

IOO

LETTRE

terruption , je chercherai nue adresse inter- médiaire , ici , si je puis , ou à I.yon.

Je suis bien touché de vos soins , et de la peine qu'ils vous donnent, à laquelle je suis très-sûr que vous n'avez pas regret : mais il est superflu que vous continuiez d'en prendre au sujet de ce coquin de Tluvcnin , dont l'imposture est maintenant dans un degré d'évidence , auquel M. de Tonnerre lui-même ne peut se refuser. Savez -vous -dessus, quelle justice il se propose de me rendre , après m'avoir promis la protection la plus authentique pour tirer cette affaire au clair? C'est d'imposer silence à cet homme ; et moi , toute la peine que je me suis donnée, était dans l'espoir qu'il le forcerait de parler. Ko parlons plus de ce misérable , ni de ceux qui l'ont mis en jeu. Je sais que l'impunité de celui-ci va les mettre à leur aise pour en susciter mille autres , et c'était pour cela , qu'il m'importait de démasquer le premier. Je l'ai fait, cela me suffit ; il en viendrait maintenant cent par jour, que je ne daigne- rais pas leur répondre.

(Quoique ma situation devienne plus cruelle de jour en jour , que je me voie réduit à passer dans un cabaret, l'hiver dont je sens déjà les

A M. L A L I A U D. toi

atteintes, et qu'il ne me reste pas une pierre pour y poser ma tète, il n'y a point d'ex- trémité que je n'endure, plutôt que de re- tourner a Trye ; et vous ne me proposeriez sûrement pas ce retour, si vous saviez ce qu'on m'y a fait souffrir, et entre les mains de quelles gens j'étais tombé -là. Je frémis seulement à y songer ; n'en reparlons jamais, je vous prie.

Plus je réfléchis aux traitemens que j'é- prouve, moins je puis comprendre ce qu'on me veut. Egalement tourmenté , quelque parti que je prenne , je n'ai la liberté, ni de rester je suis, ni d'aller ;e veux ; je ne puis pas même obtenir desavoir l'on veut que je sois, ni ce qu'on veut faire de moi. J'ai vainement désiré qu'on disposât ouvertement de ma personne ; ce serait me mettre en repo" , et voilà ce qu'on ne veut pas. Tout ce que je sens, est qu'on est importuné de mon exis- tence, et qu'on veut faire ensorte que je le sois moi-même ; il est impossible de s'y prend re mieux pour cela. Il m'est cent fois venu dans l'esprit de proposer mon transport en Amé- rique , espérant qu'on voudrait bien m'v lais- ser tranquille, en quoi je crois bien que jo me flattais trop ; mais enfin j'en aurais l'ait

F 3

xoa LETTRE

Je bon cœur la tentative , si nous étions plu? en t'iat, ma femme et moi, d'en supporter le voyage et L'air. Il me vient une autre idée, dont je veux vous parler, et que ma passion pour la botanique m'a fait naître; car voyant qu'on ne voulait pas me laisser herboriser en repos, j'ai voulu quitter les plantes ; mais j'ai vu que je ne pouvais plus m'en passer; c'est une distraction qui m'est nécessaire ab^ sol u ment c'est nn engouement d'enfant, mais qui me durera toute ma vie.

Je voudrais, Monsieur, trouver quelque moyen d'aller la finir, dans les isles de l' \ rchi- pcl , dans celle de Chipre , ou daqs quelque autre coin de la Grèce ; il ne m'importe , pourvu que je trput e un lu au climat . fertile en végétaux, et que la chante cbrélicitnc ne dispose plus de moi. J'ai dans l'esprit que la barbarie Turque me sera moins cruelle : rual- lieurt nscment pour y aller , pour y \ i\ ri IVCC ma femme, j'ai lu-, oin d'aide et de prot< ction. saurais subsister là-bas sans ressource ; « t sans quelque faveur de la Porte, ou quel- que recommandation du moins , pour quel- qu'un des consuls qui résident dan» le p;>>s. pion établissement y serait totalement impos- able. Comme ;■• ne serai» pas sans espoir d'y

A M. L A L I A U D. io-3

tendre mon séjour de quelque utilité au. progrès de l'histoire naturelle et de la botani- que , je croirais pouvoir ce titre, obtenir quelque assistance des souverains qui se font honneur de le favoriser. Je ne suis pas un Tourncfort, tii un Jnssieu : maïs aussi je ne ferai* pas ce travail en passant, plein d'autres vues, et par tâche; je m'y livrerais touteutier, uniquement par plaisir, et jusqu'à la mort. Le goût, l'assiduité , la constance, peuvent suppléer à beaucoup de connaissances, et même les donner à la fin. Si j'avais o::tcrc ma pension du roi d'Angleterre, elle me suffirait et je ne deinau erais rien, sinon qu'on favo- risât mon passage, et qu'on m'accordât quel- que recommandation. Mais sans y avoir re- noncé formellement, je me suis mis dans le cas de ne pouvoir demander, ùi désirer même honnêtement qu'elle me soit continuée, et d'ailleurs , avant d'aller m'esiler-là , pour le reste de mes jours , il me Faudrait quelque assurance raisonnable de n'y pas ctre oublié, et laissé mourir de faim. J'avoue qu 'en faisant usage de mes propres ressources, l'en trouverais dans le fruit de mes travaux passés^ de suffisantes pour subsister que ce fut; uwis cela, demanderait d'autres arraiigeineus

,©4 LETTRE

que ceux qui subsistent , et des soins que je ne suis plus en état d'y donner. Pardon , Monsieur : je vous expose bien confusément Pidée qui m'est venue, et les obstacles que je vois à son exécution. Cependant, comme ces obstacles ne sont pas insurmontables , et que cette idée m'offre le seul espoir de repos qui me reste , j'ai cru devoir vous en parler , afin que sondant le terrain , si l'occasion s'en présente, soit auprès de quelqu'un qui ait du crédit à la cour, etdes protecteurs que vous me connaissez , soit pour tâober de savoir en quelle disposition l'on serait à celle de Lon- dres, pour protéger mes herborisations dans l'A rcbipcl , vous puissiez me marquer ! I exil dans ce pays-là , que je désire , peut être favo- risé d'un des deux souverains. Au reste, il n'y a que ce moyen de le rendre praticable, et je ne me résoudrai jamais , avec quelque ardeur que je le désire; à recourir pour cela, à aucun particulier, quel qu'il soit. La voie la plus courte et la plus siire de savoir là-rles- sus ce qui se peut faire , serait , à mon avis, de consulter madame la Marccbalede Luxem- bourg. J'ai même une si pleine confiance, et dans sa bonté pour moi , et dans ses lumières, que je voudrais que vous uc parlassiez d'abord

AM.DE TONNERRE. io$

de ce projet qu'à elle seule ; que vous ue lis- siez là-dessus , que ce qu'elle approuvera , etque vous n'y pensiez plus, si elle le juge im- praticable. Vous m'avez écrite Monsieur, de compter sur vous. Voilà ma re'ponse. Je mets mon sort dans vos mains, autant qu'il peut dépendre de moi. Adieu, Monsieur ; je vous embrasse de tout mon cœur.

A M. LE COMTE

DE TONNERRE,

En lui envoyant l'écrit suivant.

A Bourgoin , le 9 novembre 1768.

Monsieur,

x) 'ai l'honneur de vous envoyer c'-joinfc , la déclaration juridique du sieur Jeannct, cabaretier des Verrières , relative à celle du sieur Tlicvenin. De peur d'abuser de votre patience, je m'abstiens dejoindreà cette pièce, celles que j'ai rrçues en meme-temps , puis- qu'elle bullit seule à la suite des preuves que

i®6 LETTRE

vous avez déjà , pour démontrer pleinement,' non. l'erreur, mais l'imposture clete dernier. Je n'aurai» assurément pas eu l'indiscrétion de vous importuner de cette ridicule affaire, si le ton décidésur lequel M. Bpvier 3e faisait le por- teur de parole de ce misérable , n'eut excité ma juste indignation. Nous m'avez fait l'hon- neur de me marquer, qu'après te qui s'est passé , mon prétendu créancier se tiendra pour dit , qu'il ne saurait se flatter de trouver en moi son débiteur. Voilà, monsieur le Comte , de quoi jamais il ne s'est flatté, je vous assure : mais il s'est flatté , premièrement , de mentir, et m'avilir à son aise ; puis après avoir dit tout ce qu'il voulait dirt-, et n'ayant plus qu'à se taire, de se taire ensuite tranquillement; et s'il était enfin çoni ain< d d'être un imposteur, desortir néanmoins de ce tteaffaire, confondu , très-peu lui importe, mais impuni, mais triomphant. Pour un homme qui parait si bote , je trouve qu'il n'a pas trop mal cal- culé.

Je VOUS supplie, Monsieur, de vouloirbicii ordonner, à votre commodité , que les deux pièces ci-jointes me soient renvoyées avec la lettre de M. Roguin. Je sens que j'ai fort abusé dans cette occasion, de la permission

A M. DE TONNERRE. 107

que vous m'avez doune'e de faire veuir mes lettres sous votre pli. Je serai plus discret à l'avenir ; et si l'impuuité du premier fourbe en suscite d'autres , elle me servira de leçon pour ne m'en plus tourm nter.

J'ai l'honneur, monsieur le Comte, de vous assurer de tout mon lespeet.

Déclaration juridique du sieur Jeannet.

L'an 1768 _, et le dix-neuvième jour du mois de septembre , par-devant noble et prudent Charles-Auguste du Terraux , bourgeois de NeiiGÎialel et de Romain-Motiers , maire pour S. M. le roi dePrusse , notresouverainprince et seigneur, en la jurisdiction des Verrières ; administrant justice par jour extraordinaire, mais au lieu et heure uccoutume's, et en la présence des sieurs jurés enicelle après nom- més :

Personncllcmentest comparu M. Guyenet, receveur pour S. M. , et lieutenant en l'ho- norable cour de justice du Val-de-Travers , qui a représenté, qu'ayant reçu depuis peu une lettre de M. J. J. Rousseau, datée de Bourgoin du 8 du courant, par laquelle ii lui marque quclc uomméTbtveuiu, chamci*

3c3 LETTRE

seur de sa profession , lui ayant fait demander neuf livres argent de France, qu'il prétend lui avoir fait remettre en prêt, au logis du Soleil , à S. Sulpicc , il y a à-peu-près dis ans; et comme cet article est trop intéressant k l'honueurdemonditsieur Rousseau , pour ne pas l'éclaircir , vu et d'autant qu'il n'a jamaij été dans le cas d'emprunter cette somme dudit Thcvcnin, et que cet article est con trouvé; c'est pourquoi raondit sieur le lieutenant Guyenet se présente aujourd'hui par-devant cette honorable Justice, pour requérir que par reconnaissance, il puisse justifier autheu- tiquement ce qu'il vient d'avancer ; ayant pour cet effet , fait citer en témoignage le sieur Jean- JHenri Jeannet , cabarctier dece lieu , présent, lequel et par qui l'argent que répète ledit Tlievcuin à mondit sieur Rousseau, doit, suivant lui, avoir été remis ; requérant qu'a- vant de faire déposer ledit sieur Jeannet , il v soit appointé , ce qui a été Connu.

Ri pour v satisfaire, ledit sieur Jeannet étant comparu, a, après serment intimé sur les interrogats circonstanciés, à lui adressés, tendaus à dire tout ce qu'il peut S8VO UT de cette

atlaire , déposé comjue suit ;

Qu'A

A M. DE TONNERRE. 109

Qu'il n'a aucuneconnaissancequele norari Theve.iin , Cnaujoiseur, ait jamais pré lui, déposant-, ai ailleurs, aucun argenl à M. Jean-Jacques Rousseau , peudan t tout le laps de temps qu'il a demeuré d:ns ce pays , n'ayant jamais eu l'honneur de n'r dans son logis , mondit sieur Rousseau ; bien est-il Vrai qu'il y a à-peu-près cinq ans, qu'il ]0 vit s'en revenant du côte de Pontariier, sans lui avoir parlé, ni l'avoir revu dès-lors.

Il se rappelle aussi très-bien , qu>u x?62 pendant le courant du mois de mai , arriva chex lui un nommé Theveniu, qui s'e disait être de Ja Cl.arité-sur-Loire , réfugie dans ce pays, pour éviter l'effet d'aue lettre de cachet obtenue contre lui , lequel «tait accompagné du nommé Guillobcl, marchand îiorloger^du même lieu ; lix'it Thevenin n'ayant séjourné chez lui que huit à dix jours, peuduntlequel tempsarriva eacoredans son logis , un nomm» Decustreau, qu'il connaissait depuis près a vingt ans, pour avoir logé cV.vz lui à diffé rentes fois , et duquel il peut produire des lettres.

LeditDecustreaupartitauboutdequelquea jours, pour Neuchatel ; Thevenin avec lui, Jeauuét, l'accompagnèrentjmques àS.SulI

Lettres. Tome XLL, q

de

xio LETTRE

picc au logisdu Soleil, ils dînèrent Àprè.

le départ dudit Dccustrc-.ua , ledit Theven.n

demanda au déposant s'il connaissait ledit

becustreau ; il lui repondit qu'il leconnaissait

pottravoirlogéchezlui.Cettcdemandedndi*

Tbevenin ayant excite an déposant la cuno-

.itéd'anprendredelui , pourquoi ,1 lu. Formait

Cettequest.on, ledit Thevcnin lui répondit

ouec'éteritàeaosed'unécadetroiSl.vresquil

araitprctéauditDeenstreaa^urlademande

«•il lui en avait faite. Et eufin ledit «eut Lnnetaioutc que .pendant tout le temps

cucleditr.ievcnina reste chez lu,,. lue lu apointparlédeM.Ronssea«,n.d,tqaieu

joindre chose à faire avec lui; que led,t Thevenin, lorsqu'il arriva dans ce pays, na- ;a:tpointdeprofession,.yantde,-lors.pPna ceUetlccliamoiseuraEstavaye-le-lac.

C'est tout ce que ledit sieur Jeannct a dé- claré savoir sur cette affaire.

Qu monditsienrlelieutenanta continue

adiré, qu'étant nécessaire. M. Rousseau d a- voir le tout par écrit, pour lui servir en ca. de besoin.ildemandaitquepar connaissance,

il lui fût adjugé-, ce qui lui a été.

Connuetiugé par les sieurs Jacques L^im-

belet, doyen, et Jacob Perroud , tous dei«

A M. M O U L T O U. m

justiciers dudit lieu ; et par moudit sieur Je maire ordonné au notaire soussigné , greffier des Verrières j de lui en faire l'expédition eu cette forme. Le jour prédit, 19 septembre 1768.

Par ordonnance. Signé , Jeanjaquet.

A M. M O U L T O U.

A Eor.rgoin , le 10 octobre 17C8.

V os lettres , Monsieur , me sont parvenues. Je ne répondis point à la première, parce que vous m'annoncez votre prochain départ de Genève; mais j'y crus voir de votre partv la continuation d'une amitié à laquelle je serai toujours sensible, et j'y trouvai la clef de bleu des mystères, auxquels depuis long-temps je ne comprenais rien. Cela m'a fait rompre un peu imprudemment peut-être, avec des ingrats dont j'ai plus à craindre qu'à espérer, après jçn'êtrc perdu, pour leur service ; mais mon horreur pour toute espèce de déguisement, augmente avec L'effet de ceux dont je suis U

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ji2 LETTRE

victime. Aussi bien, dans l'état Ton m'a réduit, je puis désormais cire franc impuné- ment ; je n'en deviendrai pas plus miséir.blr. J'ignore absolutncntce que c'est que le châ- teau de Lavagnac , à qui il appartient , sur quel pied j'y pourrais loger , s'H est habitable pour moi, c'est-à-dire, à ma manière, et meublé; en un mot, tout ce qui s'y rapporte, hors le peu que vous m'en dites dar.s votre dernière lettre, et qui me parahtrès-atti :;y m*. Coindet ae m'en a jamais parlé , et cela ne m'étonne guère. Votre courte description du local est charmante. Vous m'offrez de m'eu dire davautage , et même d'aller prendre de» éclaircisseinens sur les lieux. Je suis bien tenté de vous prendre au mot ; car aller habiter un si beau lieu , moi qui n'ai d'asyle qu'an ca- baret, vous voir en passant, être voisin de M. Yenel, pour lequel j'ai la plus véritable estime, tout cela m'attire assez fortement pour me déterminer probablement tout-à-lait, pour peu que les convenances dont j'ai besoin s'y rencontrent. A l'égard du profond secret que vous me promettez, vous n'en êtes plus ie maître; ne laissez pourtant pas de le garder autant qu'il vous sera possible; je vous en

A M. M O U L T O U. n3

prie instamment, puisque votre lettre a été ouverte, quoique telle qui lui servait d'enve- loppe ne l'ait pas e'té. Avis au lecteur.

J'apprends avec le plus vrai plaisir, que votre voyage a été salutaire à la santé de Mad. Moultou : mon empressement de vous voir est cucore augmenté par le désir d'être connu d'elle, et de lui agréer. Si je n'obtiens pas qu'elle approuve votre amitié pour moi , et qu'elle en suive l'exemple , je réponds au moins que ce ne sera pas ma faute : mais comme je désire m'artêter un peu à Montpellier pour voir M. Guan et le jardin des plantes , je ne logerai pas chez vous. Je vous prierai seule- ment de me chercher deux chambres dans votre voisinage, et qui n'empêcheront pas, si je ne vous importune point , que vous ne me voyiez chez vous presque autant que si j'y logeais , à condition que vous'ne fermerez pour cela votre ports à personne : les sociétés bonnes pour vous , seront sûrement très bon- nes pour moi ; et si je no suis pas bon pour elles , ce ne sera pas la faute de ma volonté.

Vous savez sûrement que ma gouvernante, et mon amie , et ma sœur , et mou tout, est enfm devenue ma femme. Puisqu'elle a voulu suivre mon sort et partager toutes les misère»

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TT4 LETTRE

de ma vie, j'ai faire au moins que ce fût avec honneur. Vingt-cinq ans d'union des cœurs ont produit lu lin celle des personne?. L'estime et la confiance ont formé ce lien. S'il s'en formait plus souvent sous les mêmes au ;- pices , il y en aurait moins de malheureux. Madame Renou ne sera poi h t l'ornement d'un cercle, et les belles dames riront d'elle , sans que cela la Fâche; mais elle sera jusqu'à la liu de mes jours t la plus douce consolation, peut-être l'unique, d'un homme qui eu a le plus grand besoin.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

Vous pouvez m'écrîre en droiture à Bt. Re- nou, àBourgoin eaDauphiné.

A M. LALIAUD.

A Bourgoin, le s3 octobre 176S.

J'ai, Monsieur, votre lettre du i3, et les autres. Je ne vous ferai point d'autres rcmer- ciemens des peines que je vous donne, que

d'en profiter -, il eu est pourtant , que je vou- drais vous éviter, c.imue celle des duplicata de vos lettres, que vous prenez luuùleiucnt ,

AMtLALlAUD. nS

puisqu'il est de la dernière évidence que, si l'on prenait le parti de supprimer vos lettres, on supprimerait encore plus certainement les

duplicata.

Je sens l'impossibilité d'exécuter mon pro- jet : vos raisons sont sans réplique ; mais je ne conviens pas qu'en supposant cette exécu- tion , ce serait donner plus beau jeu à mes ennemis : je suis certain de ne pouvoir pas plus éviter en France qu'en A ngleterre , de tomber dans les mains de leurs satellites; au lieu que les pachas ne se piquant pas de philosophie, et n'étant que médiocrement galaus, lesMa- Chiavels et leurs amies ne disposeraient pas tout-a-fait aussi aisément d'eus , que de ceux d'ici. Le projet que vous substituez au mien , savoir, celui de ma retraite dans les Cévenues,

a été te premier des miens , ensongeant a quit- ter Trye. Je le proposai à monsieur le Prince deCoiiti, qui s'y opposa et me força de l'a- bandonner. Ce projetcût été Fortdemon goût, et le serait encore; mais je vous ayoue qu'une habitutiou tout-à-fait isolée m'effraie un peu , depuis que je vois dans ceux qui disposentde inoi , tant d'ardeur à m'y conuner. .le n sa>s ce qu'ils veulent faire de moi dans un désert; mais ils m'y veulent entraîner à toute force,

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n6 LETTRE

et je ne doute pas que ce ne soit l'une des raisons qui les a portés a me chasser :1 Trye , dont l'habita tiou ne leur paraissait pas encore assez solitaire pour leur oLiet , quoique le vœu commun deSon Altesse., de madame la Maréchale et le mien , fut quej*v liui.se mes jours. S'ils n'avaient voulu que s'assurer de moi, me diffamer à leur aise, sans que jamais je pusse dévoiler leurs trames aux yeux du public , ni même les pénétrer , c'était qu'ils devaient me tenir, puisque j maîtres absolus dans la maison c!u prince, il n'a lui-même, aucun pouvoir, ils y disposaient de moi tout ■a leur gré. Cependant, après avoir tâché do rue dissuader d'y entrer , et de me persuader d en sortir , trouvant ma volonté inébranla- ble , ils ont fini par m'en chasser de vive force , par les mains du sacripant que le maître avait char <: de me protéger . mais qui se sentait trop bien protégé ici , même par d'autres, pour avoir peur de désobéir. Que me veulent-ils maintenant, qu'ils me tiennent tout-à-fait? Je L'ignore ; je sais seulement qu'Us ne me veulent ni à Trye, ni dan: une ville, ni au voisinage d'aucun ami , ni même au voisinago de personne, et qu'ils ne veulent autre chose encore , que simplement s'assurer de moi.

A M. L A T. I A U D. 117

Convenez que voilà de quoi donner à penser. Comme n t le prince me protégera-t-il ailleurs , s'il n'a pu me protéger dans sa maison même ? Que d-viendrai-je dans ces montagnes, si je vais m'y fourrer sans préliminaire, sans con- naissance, et sûr d'être , comme par-tout, la dupe et la victime du premier fourbe qui viendra me circonvenir ? Si nous prenons des arrnngcmens d'avance , il arrivera ce qui est toujours arrivé; c'est que monsieur le prince de Couti e t madame la Maréchale ne pouvant Îescaclieraui-Macuiavélistesquilesentourent, et qni se gardent bien de laisser voir leurs, desseins secrets, leur donneront le plus beciu jeu du monde, pour dresser d'avance leurs batteries dans le lieu que je dois habiter. Je serai attendu ta, comme je l'étaisà Grenoble, et comme je le suis par-tout l'on sait que je veux aller. Si c'est une maison isolée, la chose leur sera cent fois plus commode ; ils n'auront à corrompre que les gens dont je dépendrai pour tout et en tout. Si ce n'était que pour în'cspionner , à la bonne heure , et très-peu m'importe : mais c'est pour autre chose, comme je vous l'ai prouvé. Et pour- quoi ? Je l'ignore , et je m'y perds ; mais cou- venez que le doute n'est paa attirant.

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u8 LETTRE

Voilà , Monsieur, des considérations que je vous prie de bien peser ; à quoi j'ajoute les incommodités infinies d'une habitation iso- lée , pour un étranger II mon âge , et dans mou état; la dépense au moins triple ; les idées terribles auxquelles je dois être en proie m

séquestré du genre 1m itiuin , non ' i taire* ment et par goût, mais par force 1 1 pour as- souvirla rage de lues oppresseurs: car d'ail- leurs , je vous jure que mou même goût pour la solitude est plutôt augmente que diminué par mes infortunes, et que si j'étais pleine- ment libre et maître de mon sort, je choisirais la plus profonde retraite pour) finir ines jours. Bien plus , une captivité déclarée n'aurait rien de pénible et de triste pour moi. (Ju'ou me traite comme ou voudra, pourvu que ce soit ouvertement : je puis tout.souffrir sans mur- mure ; mais mon cœur ne peut plus tenir aiu flagorneries d'un sot Fourbe, qui se croit bn parce qu'il est faux. J'étais tranquille aux cail- loux des assassins de Motiers , et ne puis l'être aux phrases des admirateurs de Grenoble-

Il faut vous dire encore, que ma situation présente est trop désagréable et violente , pour que je ne saisisse pas la première occasion d'en sortir; ainsi, des arrangquieusd'unc exécution

A M. L A L I A TJ D. 119

éloignée , ne peuvent (amaisétre pour moi des engigemens absolus , qui m'obligent à renoi - cer aux ressources qui peuvent se présenter dans l'intervalle. J'ai dû, Monsieur, entier avec vous dans ces détails , auxquels je dois ajouter , que l'espèce de liberté de disposer de ïnoi , que mes ressources me laissent , n'est pas illimitée \ que ma situation la restreint tous les jours ; que je ne puis former des projets quepour deux ou trois an nées, passé lesquelles d'autres loix ordonneront de mon sort, et de celui de ma campagne : mais l'avenir éloigné ne m'a jamais effrayé. Je sens qu'eu général, vivantou mort, le tenipsest pour moi; mesen» nemis le sent eut aussi , et c'est ce qui les désole; ils se pressent de jouer de leur reste ; dès main- tenant ils en ont trop fait, pour que leurs manœuvres puissent rester long-temps cachées ; et le moment qui doit les mettre en évidence, sera précisément celui ils voudront leséten- dre sur l'avenir. Vous êtes jeune, Monsieur, souvenez- vous de la prédiction que je vous fais, et soyez sûr que vous la verrez accomplie. Il me reste maintenant à vous dire que, pré- venu de tout cela , vous pouvez agir comme votre cœur vous inspirera, et comme voti» raison vous éclairera. Plein de confiance en

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320

LETTRE

Vos son timons et en vos lumières , rcrtain que vous n'êtes pas homme à servir mes intérêts aux dépens de mon honneur, je vous donne toute ma confiance. Yoyeamad. La Maréchale: la mienne en elle, est toujours la même. Je compte également, et sur «es bontés, et sur telles de monsieur le Prince de Couli ; mais l'un est subjugué, l'autre ne l'est pas ; et ;e jatitie d'avance tout ce que vous résoudrczaveCJ elle , comme fait pour mou plu? grand bien. A l'égard du titre dont vous me parle/, ie tiendrai toujours a très-grand honneur d'ap- partenir à S. A. S., et il ne tiendra pas à moi de le mériter ; mais ce sont de ces choses qui s'acceptent, etquînese demandent pas.

Je ne suis pas encore à la Ou de mon bavardage j, mais je suis à la hu de mon papier ; j'ai pourtant encore à vous dire qiu- l'aventure de Theveuio a produit sur- moi l'effet que vous desiriez. Je me trouve moi-même fort ridicule d'avoir pris à cceur une pareille affaira ; ce que je n'aurais. pourtant pas tait .je vous jure, si je n'eusse sur que c'était v\\ diole aposlé. JcdeSH yais, non par veogeance assurément, mais, pour nia sûreté, qu'on dévoilât ses insti- gateurs : ou ne l'a pas voulu, soit ; il eu

A M. L A L I A U D. iax

viendrait mille autres, que je ne daignerai* pas même répondre à ceux qui m'en parle- raient. Bonjour , Monsieur ; je vous embrasse de tout mou creur.

P. S. J'oubliais de vous dire que mon chamoiseur est bien le cordonnier de monsieur de Tanley. Il apprit le métier de chamoiseur à Yverdon, après sa retraite. J'ai fait faire en Suisse des informations , avec la déposition j undique et légalisée du cabaretier Jeannet.

AU MEME.

A Bourgoin , le 2 novembre 1768.

D,

epuis la dernière lettre , Monsieur, que je vous ai écrite, et dont je n'ai pas encore la réponse, j'ai reçu de mons eur le duc de Cboiseul, un passe-port que je lui avai* demandé pour sortir du royaume , il y a près de six semaines, et auquel je ne songeai* plus. Me sentant de plus eu plus dans l'absolue nécessité de me servir de ce passe-port, j'ai délibéré dans la cruelle extrémité je m* trouve, et dans la saison nous sommes, sur l'usage que j'en ferais, ne voulant ni US

122 LETTRE

pouvant le laisser écouler comme l'autre. Vous serez e'touue' du résultat de ma déli- bération, faite pourtant avec tout le poids, tout le sang-froid, toute la réflexion dont je suis capable ; c'est de retourner en An- gleterre , et d'y aller finir mes jours dans ma solitude deWoottou. Je crois cette résolution la plus sage que j'aie prise en ma vie, et j'ai pour un des garans de sa solidité, l'horreur qu'il m'a fallu surmonter pour la prendre, et telle qu'en cet instant même, je n'y puis penser sans frémir. Je ne puis, Monsieur, vous en dire davantage dans une lettre ; mais mon parti est pris, et je m'y sens inébran- lable , à proportion de ce qu'il m'en a coûté pour le prendre. Voici une lettre qui s'y rapporte, et à laquelle je vous priede vouloir bietl donner cours. J'écris à monsieur l'am- bassadeur d'Angleterre ; mais je ne sais s'il est à Paris. Vous m'obligeriez de vouloir bien vous en informer, et si vous pouviez même parvenir à savoir s'il a reçu ma lettre, vous feriez une bonne œuvre de m'en donner a vis : car tandis que j'attends ici sa réponse, mou passe-port s'écoule , et le temps est précieux. A uns êtes trop clairvoyant pou rue pas sentir combien il m'importe que la résolution que

A M. L A L I A U D. 12.3

)e vous communique demeure seerctte , et sccreile sans exception : toutefois je n'exig© rien de vous , cjue ce que la prudente et votre amitié eu exigeront. Si monsieur l'ambassa- deur d'Angleterre ébruite ce dessein, c'est toute autre chose ; et d'ailleurs je ne l'en puis empêcher. En prenanttnonparti sur ce peint , vous sentez que je l'ai pris sur tout le reste. Je quitterai ce continent, comme je quitterais le séjour de la lune. L'autre fois ce n'était pas la même chose ; j'y laissais des attache- ment , j'y croyais laisser des amis. Pardon, Monsieur ; mais je parle des anciens. Vous sentez que les nouveaux, quelque vrais qu'ils soient, ne laissent pas ces déchiremens de cœur qui le l'ont saigner durant toute la vit- , par la rupture de la plus douce habitude qu'il puisse contracter. Toutes mes blessures saigneront, j'en conviens, le reste de mes jours; mais mes erreurs du moins sont bien guéries ; la cicatrice est faite de ce côte-là- Je vous embrasse.

124 LETTRE

A M. M O U L T O U.

A Bouigoin , le j novembre

V ou s avez fait, cher Moultou , une prit* que tous vos amis et tous les lionnétc* gens doivent pleurer avec vous ; et j'en ai t'ait une en particulier, dans votre digue père, par les sentimeus dont i! m'honor il , et dont tant de Eaux amis, dont je suis la victime, m'ont bieu tait connaître le prix, (l'est ainsi, cher Moultou , que je meurs en détail , dans tous ceux qui m'aiment ; tandis que ceux qui me haïssent et me trahissent , semblent trouver dans l'âge et dans 1rs années, une nouvelle vigueur pour me tourmenter. Je vous entretiens de ma perte, au lieu «le parler de la vôtre : mais la véritable douleur, qui n'a point de consolation , m- .sait guère eu trouver pour autrui; on console les indifférent mais on s'afflige avec ses amis. 11 me semble que si j'étais près de vous, que nous nous embrassassions, que nous pleurassions tous deui sans nous rien dire, nos cœurs se sciaient beaucoup dit.

A M. M O U L T O U. 12&

Cruel ami , que de regrets vous me préparez dans votre description de Lavagnac ! Hélas! ce beau séjour était l'asile qu'il me fallait ; j'y aurais oublié, dans un doux repos, les eunuis de ma vie ; je pouvais espérer d'y trouver enfin de paisibles jours, et d'y attendre sans impatience, la mort qu'ailleurs je dési- rerai sans cesse. Il est trop tard. La fatal© destinée qui m'entraîne , ordonne autrement de mou sort. Si j'en avais été le maître, si le prince lui-même eût été le maître chez lui je ne serais jamais sorti de Trye } dont il u'avait rien épargué pour me rendre le séjour agréable. Jamais prince n'en a tant fait pour aucun particulier , qu'il en a daigné faire pour moi : Je le mets ici à ma place , disait-il à sou oiheier; je veux qu'il ait la même autorité que moi , et je n'entends pas qu'on lui offre rien , parce que je le fais le maître de tout. Il a même daigné me Tenir voir plusieurs fois , souper avec moi téte-à-tëte , me dire eu présence de toute 6a suite, qu'il venait exprès pour cela, et ce qui m'a plus touché que tout le reste, s'abstenir même de chasser, de peur que le motit de son voyage ne fût équivoque. Ho bien, cher Moultou , malgré ses soius, ses

n6 LETTRE

ordres les plus absolus , maigre le désir , la passion j'ose dire, qu'il avait de me rendre heureux dans la retraite qu'il m'avait donnée, ou est parvenu à m'en chasser , et cela par des moyens tels que l'horrible récit n'en sortira jamais de ma bouche ni de ma plume. Sou Altesse a tout su, et n'a pu désapprouver ma retraite. Les bontés, la protection , l'amitié de ce grand homme m'ont suivi dans cette province , et n'ont pu me garantir des indi- gnités que j'y ai souffertes. Voyant qu'on ne ïnc laisserait jamais en repos dans le royau- me, j'ai résolu d'en sortir; j'ai demande un passe-port à monsieur de Choiseul , qui après in 'avoir laissé long-temps sans réponse, vient enlin de m'envoyer ce pas>,c-poit. Sa lettre est très-polie, mais n'est que cela ; il m'en avait écrit auparavant d'obligeantes. Ne point m'invitera ne pas faire usage de ce passe-port, c est în'inviter en quelque sorte à eu Faire usage. H ne convient pas d'importuner les ministres pour rien : cependant depuis Io moment j'ai demandé ce passe-port, jusqu'à celui je l'ai obtenu , la saison s'est avancée; les Alpes se sont couvertes de glace et de Jicigc ; il n'y a plus de moyen de songer à les passer daus mon état. Mille considérations

A M, MOULTOU. 127

impossibles à détailler dans une lettre , m'ont forcé à prendre le parti le plus violent, le plus terrible, auquel mon cœur pût jamais se résoudre, mais le seul qiii m'ait paru me rester ; c'est de repasser en Angleterre, et d'aller linir mes malheureux jours , dans ma triste solitude de Wootton,, depuis mon départ, le propriétaire m'a souvent rappelé par force cajoleries. Je viens de lui écrire en conséquence de cette résolution ; j'ai même écrit aussi à l'ambassadeur d'Angleterre : si ma proposition est acceptée, comme elle le sera infailliblement, je ne puis plus m'en dédire , et il faut partir. Rien ne peut égaler l'horreur que m'inspire ce voyage ; mais je ne vois plus de moyen de m'en tirer, sans mériter des reproches ; et à tout âge , sur-tout au mien , il vaut mieux être malheureux que coupable.

J'aurais doublement tort d'acheter par rien de répréhcnsible, le repos du peu de jour» qui me restent à passer. Mais je vous avoue que ce beau séjour de Lavagnac, le voisinage de monsieur Vcnel, l'avantage d'être auprès de son ami , parconséquent d'un honnête homme, an lieu qu'à Trye j'étais entre les mains du dernier des malheureux -, tout cela

«28 LETTRE

me suivra en idée dans ma sombre retraite, et y augmentera ma misère , pour n'avoir pu faire mou bonheur. Ce qui me tourmente •ncore plus en ce moment; est une lueur de Vaine espérance, dont je vois l'illusion , mais qui m'inquiète malgré que j'en aie. Quand. mou sort sera parfaitement décidé, et qu'il ne me restera qu'à m'y soumettre , j'aurai plus de tranquillité. C'est en attendant un grand soulagement pour mou cœur, d'avoir épanche!^, daus le vôtre tout ce détail de ma situation. Au reste, je suis attendri d'imaginer vos Da- mes , vous et monsieur Vc-nel , faisant en- semble ce pèlerinage bienfaisant, qui mérite mieux que ceux de Lorettc , d'être mis au nombre des œuvres de miséricorde. Recevez tous mes plus tendres remerciement, et ceux de ma femme ; faites agréer ses respects * t les miens à vos Dames. Nous vous saluons et vous embrassons l'un et l'autre de tout notre cœur.

P. S. J'ai proposé L'alternative de V ^"~ filc terre ou de Kl inorque ,que j'aimerais mieux à cause du climat Si OC d< I -nier parti est pré- féré, ne pourrions-nous pas nous voir avant mon départ , soit à Montpellier t soit à Marseille ?

A M. L A L I A U D, 129

rAutrc P. S. Si j'avais reçu votre lettre avautle départ des miennes, je doute qu'elles fuEfent parties.

A M. L A L I A U D.

A Bourgoin, le 7 novembre 176S.

Depuis ma dernière lettre, Monsieur, j'at reçu d'un ami , l'incluse qui a fort augmenté mon regret d'avoir pris mon parti si brusque- ment. La situation charmante de ce château de Lavaguac , le maître auquel il appartient, l'honnête homme qu'il a pour agent , la beauté , la douceur du climat , si convenable a mon pauvre corps délabré, le lieu asscs solitaire pour êlre tranquille , et pas assez pour être un désert ; toutçela , je vous l'avoue, si jfi passe en A ogletcrre , ou même à Mahon , car j'ai proposé l'alternative, tout cela, dis-je, me fera souvent tourner les yeux et soupirer vers cet agréable asyle , si bien fait pour me rendre heureux, si l'on m'y laissait en paix. Mais j'ai éent ; si l'ambassadeur me repond honnêtement , me voilà engagé ; j'aurais l'air de me moquer de lui , si je changeai* de réso*

i3o LETTRE

lution ; et d'ailleurs ce serait en quelque sorte marquer peu d'égard pour le passe-port que monsieur de Choiscul a eu la honte de m'en- vover à ma prière. Les ministres sont trop occupés , et d'affaires trop importantes, pour qu'.l soit permis de les importuner inutile- ment. D'ailleurs, plus je regarde autour de moi, plus je vois avec certitude, qu'il se brasse quelque cliosc , sans que Je puisse devin r quoi. Thcvcniu n'a pas été apo pour rien : il y avait dans cette farce ridicule quelque vue qu'il m'est impossible de péné- trer ; et dans la profonde obscurité qui m'eu- virouuc, j'ai peur au moindre mouvement de faire un faux pas. Tout ce qui m'est arrivé depuis mon retour eu France, et depuis mon départ de Trye , me montre évidemment, qu'il n'y a que monsieur le prince dcConti , parmi ceux qui m'aiment, qui sache vrai le secret de ma situation , et qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour la rendre tranquille, sans pouvoir y réussir. Cette persuasion m 'arrache des élan» de reconnaissance et d'attendrissement vers ce grand prince,, et i> me reproche vivement mou impatience, au sujet du silence qu'il a |i;ardé surines deux dernières lettres ; car il y a peu de temps que j'en ai écrit à b'. A. uut

A M. L A L I A U D. i3t

seconde qu'elle n'a peut-être pas plus reçue que la première ; c'est de quoi je désirerais extrêmement d'être instruit. Je n'ose eu a jouter une pour elle dans ce paquet, de peur de le grossir au point de donner dans la vue : mais si dans ce moment critique, vous aviez pour moi , la charité de vous présenter à son audience, vous me rendriez un office bien signalé, de l'infoimcr de ce qui se passe, et de me faire parvenir sou avis, c'est-à-dire, ses ordres ; car dans tout ce que j'ai fait de mon chef, je n'ai fait que des sottises qui me serviront au moins de leçons à l'avenir, s'il daigne encore se mêler de moi. Demandez- lui aussi de ma part, je vous supplie,, la permission de lui écrire désormais sons votre couvert , puisque sous le sien , mes lettres ne passent pas.

La tracasserie du sieur Thevcnin est enfin terminée. Après les preuves sans réplique, que j'ai données à monsieur de Tonnerre, de l'imposture de ce coquin, il m'a offert de le punir par quelques jours de prison. Vous sentez bien que c'est ce que je n'ai pas accepté, et que ce n'est pas de quoi il était question. Vous ne sauriez imaginer les an- goisses que m'a données cette sotte .lfaiic,

î?2 L E T T R E

non pour ce misérable, à qui je ii'auraîa pas daigne repondre , mais pour ceir: qui l'ont aposté, et que rien n'était plus aise que de démasquer, si on l'eût voulu. Rien ne m'a mieux fait sentir combien je suis inepte et bête en pareil cas, le seul, à la vérité, de cette espèce, je me sois jamais trouvé. J'étais navré, consterné, presque tremblant; je ne savais ce que je disais en que:tionuant l'imposteur ; et lui , tranquille et calme dau» ses absurdes mensonges, portait dans l'audace du crime , toute l'apparence de la sécurité des innocens. Au reste, j'ai fait passer à monsieur de Tonnerre , l'arrêt imprimé con- cernant ce misérable, qu'un ami m'a envoyé, et par lequel monsieur de Tonnerre a pu voir que ceux qui avaient mis cet homme en ]eu , in aient su choisir un sujet expérimenté dans bes sortes d'affaires.

Je ue me trouvai jamais dans des embarras pareils à ceux je suis, et jamais je ue me sentis plus tranquille. Je ne vois d'aucun côte nul espoir de repos ; et loin de uic dé- sespérer , mon coeur me dit que mes maux touchent à leur un. Il en serait bien temps, je vous assure. Vous voyez , Monsieur , couuuout je vous «cris, coinuieut je vous

charge

A M. M O U L T O U. i3S

charge de mille- soins , comment je remets mon sort en vos mains , et à vous seul. Si vous n'appelez pas cela de la confiance et de l'amitié' , aussi bien que de l'importunite', et de l'indiscrétion peut-être , vous avez tort. Je vous embrasse de tout mon cœur.

A M. M O U L T O U.

A Bourgoin , le 21 novembre 1768.

J'ai, mon ami, votre lettre du 14. Je ne puis me détacher de l'idée d'aller vous embrasser, et délibérer avec vous, de ma destination ultérieure. Je n'ai point encore de réponse de l'ambassadeur d'Angleterre ; il n'était pas à Pars quand je lui ai écrit ; et j'ai appris daus l'intervalle qu'il avait l'honnête Walpole pour secrétaire d'ambassade. Cette ïiouvclle a achevé de me déterminer. Je n'irai point en Angleterre : on me traitera comme on voudra eu France; mais je suis déterminé à y rester. Je ne puis renoncer à l'espérance, qu'au moins pour l'honneur de l'hospitalité française, il s'y trouvera quelque coin l'eu Ltttres. Tome VII, H

i34 LETTRE

voudra bien me laisser mourir en repos. Si ce coin , ihar Moullou , en pouvait être uu du château de Lavaguac, il me semble que sous les auspices de l'amitié , l'habitation m'en serait délicieuse. Malheureusement , j'écris inutilement à monsieur le prince de Conti ; mes lettres ne lui parviennent point. 11 me répondait fortexactcment.iu commencement; il ne me répond plus ; il m'a fait dire qu'il ne recevait point de mes nouvelles. Les négo- ciations intermédiaires ont leurs inconvéniens. La générosité de ce grand prince m'a accou- tumé à accepter, et non pas à demander. Je ne puis me résoudre à changer de méthode. Si l'ami de monsieur Vend, qui commande dans le château, veut écrire,, a la bonne heure ; je lui en serai obligé. Pour moi, je n'écrirai pas. Mais dites-moi , n'y a-t-il dans le pays aucune habitation qui put me con- venir que ce château ? Le bon monsieur Vcncl ne pourrait-il pas me trouver un terrier ù Pe/cnas même, ou aux environs ? Pourvu que je sois son voisin , que m'importe en quel lieu j'habite ? Si nous étions dans une meil- leure saison , si le voyage était moins pénible, si j'avais plus de facilités pour le faire, je tolérais près de vous ; tuais mon transport

A m M O U L T O U. i35

et celui de tout mon attirail de botanique, est embarrassant. Je ne suis point à portée ici d'avoir des voitures. Il me faudrait un bon carrossin , qui pût charger avec nous cinq ou six malles, ou caisses ; il me faudrait uu bon voiturier , qui nous conduisît bien et qi.i fût honnête homme. J'ai pensé que cela se pourrait trouver vous êtes, et que vous pourriez être à portée de faire pour moi ce marché, et de m'envoyer la voiture au temps convenu. Voyez. Ah, si vous pouviez faire plus ! Mais, madame Moultou , votre santé, vos affaires ! et quand tout vous le permet- trait, je ne devrais pas le souffrir. Quoiqu'il en soit, j'ai le plus grand desir de me rendre auprès de vous ; et cela, d'autant plus que j'ai quelque lieu de croire qu'où m'y verrait avec plus de plaisir qu'ici.

J'ai reçu depuis peu , avec le reste de mes plantes et bouquins , une lettre que monsieur Gou.?n m'écrivait à Tryc. Elle est de si vieille date, que je ne sais plus cornaient y répondre. Il m'accusera de malhonnête envers lui, moi qui voudrais tout faire pour obtenir ses ins- tructions et sa correspondance , et que C3 desir anime encore à me rendre à Montpellier, bi vous le connaissez, si vous le voyez,

H 2

Ji6 LETTRE

obtenez-moi , je vous prie , ses bonnes grâces; eu attendant que iesoisà portée de les cultiver. Quel trésor vous m'annoncez dans l'herbier de plantes marines ! Que je suis touché de la générosité de votre digne paient ! Elle me fera , avec celle du brave Doinbey , une collection complète, sur-tout si monsieur Gouan veut bien y ajouter quelques fragment de ses dernières dépouilles des Pyrénées. Quo je vais être riche i Je suis si avare et si enfant, que le cœur m'en bat de joie. Gardez-moi bien précieusement ce beau présent, je vous prie, jusqu'à ce qu'il soit décidé qui de lui ou de moi ira joindre l'autre.

J'ai été très-malade, très-agité de peine et de fièvre ces temps derniers. Maintenant je suis tranquille , mais très-faible. J*aime mieux cet état que l'autre; et j'aurai peu de regret aux forces qui me manquent, s'il m'en reste assez pour vous aller voir. Adieu , cher Moultou ; faites agréer à Madame , les hommages et respects de votre vieux ami et de sa femme. Nous vous cmbrasïous l'un et l'autre , de tout notre coeur.

A M. LALIAU D. i3?

A M. LALIAU D.

A Eourgoin, le 28 novem&re 1768.

J E ne puis pas mieux vous détromper , Monsieur , sur la réservé dont vous me soupçonnez envers vous, qu'en suivant en tout vos idées et vous en confiant l'exécution ; et c'est ce que je fais, je vous jure, avec une confiance dont mon cœur est content, et dont le vôtre doit l'être. Voici une lettre pour monsieur le prince de Conti, je parie comme vous le desirez et comme pense. Je n'ai jamais ni désiré, ni cru, que ma lettre à monsieur l'ambassadeur d'An- gleterre , dût ni pût être un secret pour Son. Altesse, ni pour les gens en place, niais seulement pour le public; et je vous préviens, une fois pour toutes, que quelque secret que je puisse vous demander sur quoi que ce puisse être, il ne regardera jamais monsieur. le prince de Conti, en qui j'ai autant et plus de confiance qu'eu moi-même. Vous m'aves promis que ma lettre lui serait remise en uaaia

H 3

,38 LETTRE

propre ; je suppose que ce sera par vous ; j'y

compte, et je vous le demande.

Vous aurez pu voir que le projet de passer en Angleterre, qui rue vint cii recevant lo parse-port, a etc presqu'aussi-tôt révoqué que forme : de nouvelles lumières sur ma situation , m'ont appris que je me devais de rester en France, et j'y resterai. Monsieur Davenport m'a lait une réponse très-enga- geante et très - Honnête. L'ambassadeur ne m'a point répondu. Si j'avais su que le Bieur Walpole était auprès de lui , vous jugez bien que je n'aurais pas écrit. Je m'imaginais bon- nement que toute l'Angleterre avait conçu pour ce misérable et pour son camarade tout le mépris dont ils sont dignes. J'ai toujours agi d'après la supposition des sentimeaa do droiture et d'honneur, innés dans If-s coeurs des hommes. Ma lui, pour le coup, je me tiens coi , et je ne suppose plus rien ; me \ oila de jour en jour plus déplacé parmi eux, et plus embarrassé de ma ligure. Si c'est leur tort ou le mien , c'est ce que je les laisse décider à leur mode ; ils peuvent continuer à balloter ma pauvre machine à leur gré , mais ils ne m'ôteront pas ma place ; elle n'est pas au milieu d'eux.

A M. LALIAUD. i39

J'ai été très-bien pendant une dixaine de jours. J'étais gai , javais boa appétit , j'ai fait à mon herbier de bonnes augmentations. Depuis deux jours je suis inoins bien ; j'ai de la lièvre , un grand mal de tête , que les échecs j'ai joué hier, ont augmenté. Je les aime, et il faut que je les quitte. Mes plantes ne m'amusent plus. Je ne fais que chanter des stropbesduTasse; il est étonnantquel charme je trouve dans ce chant, avec ma pauvre voix cassée et déjà tremblotante. Je me mis hier tout en larmes, sans presque m'en apperec- voir, on chantant l'histoire d'Olinde et de Sophronie. Si j'avais une pauvre petite épi net te pour soutenir un peu ma voix faiblissante, je chanterais du matin jusqu'au soir. Il est impossible à ma mauvaise tête, de renoncer aux châteaux eu Espagne. Le foin de la cour du château de Lavaguac , une épinette et mon Tasse , voilà celui qui m'occupe aujourd'hui malgré moi. Boujour, Monsieur; ma femme vous salue de tout sou cœur ; j'en lais de même ; nous vous aimons tous deux bien ■iueèroment.

140 LETTRE

A U M È M E.

A JBourgoin , ce 7 décembre 17G8.

V 01 ci, Monsieur, une lettre à laquelle je vous prie de vouloir bien donner COUTS. Elle est pour mousieur Davenport, qui m'a écrit trop honnêtement, pour que je puisse me dispenser de lui donner avis que j'ai changé de résolution. J'espère que nia pie- ce'dcnteavec l'incluse vous sera bien pai venue, et j'en attends la réponse au premier jour. Je Suis assez content de mou état présent ; je passe entre mon Tasse et mon herbier, des heures assez rapides pour nie faire sentir combien il est ridicule de donner tant d'importance à une existence aussi fugitive. J'attends sans impatience que la mienne soit fixée ; elle l'est par tout ce qui dépendait de moi ; le reste, qui devient tous les jours moindre, est à la merci de la nature et des hommes : ce n'est plus la peiné de le leur disputer. J'aimerais assez à passer ce reste dans la grotte de la Bal me , si les chauve-souris ne IVmpuaii- tissaieut pas. il faudra que nous l'allions voix

A M: M O U L T O U. 141

ensemble, quand vous passerez par ici. tous embrasse de tout mou cœur.

A M. M O U L T O U.

A Bourgoin, le 12 décembre 1768.

C/uoi, Monsieur, c'est à monsieur Q t

qu'on s'est adressé ; c'est à lui qu'ont été envoye's les extraits des lettres que je vous avais écrites dans la confidence de- l'amitié ; et ce serait sous les auspices de l'homme qui m'a chasse du château de Trye, malgré son maître , que j'irais habiter celui de Lavaguac ? Vraimeut, mon ami , vous avez opéré de belles choses ! Mais n'en parlons plus ; ce n'est pas votre faute : vous ne saviez ni ce

qu'était monsieur Q t, ni ce que faisait

monsieur M x ; mais vous ne deviez pas,

me semble, être si facile à donner les extraits des lettres de votre ami. Le plus grand mal de tout ceci , est que j'ai trouvé de mon côté le moven d'écrire au prince, et de lui faire passer ma lettre. Si Sou Atteste agrée que j'aille à Lavaguac , comment Êcrai-je pou?

W LETTRE

m'en dédire , après le lui avoir demandé ? ou à quelle destinée dois-je m'a t tendre, fi

j'ose aller me livrera des gens sur qui (^ t

a de l'influence ? Ce qu'il y a de sûr, est qu il n'y a rien à quoi je ne m'expose , plutôt qu'à la disgrâce du prince, et sur-tout à la mériter. Ainsi , s'il approuve que j'aille à Lavagnac, je suis déterminé à m'y rendre* tout risque , quoiqu'assurément le destin qu'on m'y prépare, ne puisse être pire que celui auquel je m'attends. Mais que j'écrive

fc monsieur (^ t,moi! Non, mon ami;

le riche Dauphinois et le célèbre Genevois ne sont point faits pour s'écrire l'un à l'autre, et ne s'écriront jamais, je vous en réponds.

Je suis vivement touché du zèle et de» bontés de monsieur Veuel. Je ne lui écris pas, parce qu'il m'est très-pénible d'écrire ; mais j'ai le eneur plein de lui. Si j'alluis à Lavagnac, l'avantage d'être auprès de lui, me pourrait consoler et dédommager D( auc< ui) de choses : mais je vous avons

que l'idée d'être au pouvoir du sieur Q t,

fait frémir. Ce qu'il y adebisarre, cstquo

connais point du tout cet homme-là,

que je n'ai jamais eu nulle affaire avec lui,

A M. MOULTOU. i43 nulle sorte de liaison, que je ne l'ai même jamais vu, que je sache. Il me hait, comme tous mes autres ennemis, sans avoir à se plaindre de moi en aucune sorte, et unique- ment parce qu'ils ont tous des cœurs faits pour goûter un plaisir sensible, à haïr et tourmenter les infortunés. Au reste, vous vous doutez bien qu'un courtisan aussi délié

que monsieur Q t se garde bien d'avouer

sa haine : il suit encore en cela, les même» erremens des autres ; et pour mieux servir sa haine , il a grand soin de la cacher.

Je vous renvoie ci -jointe, la lettre de votre ami. J'en suis pe'ne'tre'. Si je dépendais de moi , je ne tarderais guère à aller lui demander ses directions , et proûter de ses soi.is généreux. Il ne de'pcndra même pas de moi , que cela n'arrive : mais ceux qui dis- posent de moi, règlent ma marche, cqjtnme Dieu celle de la mer. Procèdes hhc } et non ibis amplins. Adieu, cher Moultou; je ne sais ce qu'il arrivera de moi. Je vois que je soupire en vain, après le repos qu'on ne veut pas m'accorder; mais ce qu'on nem'ôtera pas du moins, quoi qu'il arrive, c'est le plaisir de vous aimer jusqu'à juion. deruier soupir.

M4 LETTRE

Je vois par ce qne Monsieur votrr ami vous dit tic son herbier, et ck ce qu'il se propose d'y joindre, que ce n'est pas tont-à- faiteeque j'avais imaginé survotre expression. Voivs m'aviez annoncé des plantes marines ; les plantes marines sont des fucus qui vien- nent dans la mer ; et je présume par sa lettre, que ce sont seulement des plantes maritimes, qui viennent sur les rivages. C'est antre chose ; mais n'importe : l'un ou l'autre présent me sera toujours très-précieux.

Je vois que Mad. Moultou a été malade. Vous ne m'en aviez rien dit. Vous aviez tort; l'armtiécstunsentimentsi doux, qu'elle donne mémeune sorte de plaisir à partagerles peines de nos amis, et vous m'avez ravi ce plaisir la. Il est vrai que je lui préfère celui de partager maintenant votre joie : mille respects de ma part , et de celle de ma femme , à votre cbèrt convalescente, et prenez-en votre part.

A M. L A L I A U D. z^

A M. L A L I A U D.

A Eourgoin, le 19 décembre 1768.

P

A auvre garçon, pauvre Sauttershaim !

Trop occupé de moi durant ma de'tresse je l'avais un. peu perdu de vue ; mais il n'était point sorti de mou cœur, et j'y avais nourri le désir secret de me rapprocher de lui, si jamais je trouvais quelque intervalle de repos entre les malheurs et la mort. C'était l'homme qu'il me fallait pour me fermer les yeux son. caraclère était doux ; sa société était simple lien de la pretintaille française ; encore plus de sens que d'esprit ; un -ont sain , formé par la bonté de son cœur ; des talcns assez pour parer mm solitude, et un naturel'fait pour L'aimer avec un ami : c'était mou homme - la Providence me l'a ôté ; Us hommes m'ont ôtc la jouissance de tout ce qui dépendait d'eux; ils me vendent insrju-;, |a petite mesure d'air qu'ils permettent que je respire ; f, ue me restait qu'une espérai ë illusoire; il ne m'en rcsteplusdulout. Sans doute ie ciel me trouve digne de tirer demoi seul , toutes mos retour- Lettres. Tome VII. I

■t46 LETTRE

ces , puisqu'il ne m'en laisse plus aneune antre. Je sens que la perte de ce pauvre -arçon in'af- fçcle plus à proportion , qu'aucun de mes autres malheurs. Il fallait qu'il y eûl une sym- pathie bieu forte entre lui et moi , pmsq n'ayant de'ià appris à me mettre en garde contre tes empressés , je I- reçus à brasoùvi rts, sitôt qu'il

çc présenta } et dès le- premiers jours de notre Il j son . e||e lut intime. Je me souviens que (ia.,s c, même temps, on m'écrivit deGenève q..c c'était wn espion apostc pour lâcher de m'ait rer en France, l'on voulait, disait la lettre, me Faire un mauvais part I à-dessus, ;,• proposai à Sautiershahn an voyagea Pon- tarlicr,sauslui parler de ma lettre. Il) consent ; nous partons ; en arrivant à Ponlailior, je

l'embrasse a> ec tr insport , et puisse lui montre la lettre ; il la 'il sans s'émouvoir : nous nous embrassons «le rechef, et nos larmes coulent. J'< n verse de recheF, en me rappel lant ce dc- licieux moment. .J'ai Fait avec lui, plusieurs petits voyages pédestres ; je commençais d'her- boriser il prenait le mêmegoùt ; nous allions voir Ulilord Mai» clial qui , sachant que je

L'aimais , le recevait bien ,et le prit bientôt en amitié lui-même. Il avait raison. Sauttershaim était aimable ; mais sou mérite uc pou\ ai t rive

A M- L A L I À U D. 147

senti que des gens bien nés , il glissait sur tous les autres.. La génération dans laquelle il a vécu , n'était pas faite pour le connaître : aussi n'a-t-il rieu pu faire à Paris ni ailleurs. Le ciel l'a retiré du milieu des hommes t il était étranger : mais pourquoi m'y a-t-,l laissé ?

Pardon , Monsieur ; mais vous aimiez ce pauvre garçon , et je sais que l'effusion de m0u attachement et de mon regret, ne peut vous déplaire. Je suis sen;ine à la peine que vous avez bien voulu prendre eu ma faveur, auprès de monsieur le Prince deConti ; mais vous en avez été bien payé , par le plaisir de converser avec le plus aimable et le plus généreux des bonunes, qui sûrement eût aimé et favorisé notre pauvre Sauttersliaim , s'il l'avait connu) Je vois par ce que vous me marquez de ses nouvelles bontés pour moi, qu'elles sont iné- puisables , comme la générosité de son cœur. AU! pourquoi faut-il que tant d'intermédiai- res qui nous séparent , détournent et anéan- tissent tout l'effet de ses soins ? J'apprends que son trésorier , qui m'a fait chasser du château de Trye à force d'intrigues , est en liaison avec l'agent du Prince à celui de La-

I 2

T48 LETTRE

vagnac , et qu'il a déjà été question de moi entr'eux deux. Il ne m'en faut pas davantaga pour juger d'avance , du sort qu'on m'v pré- pare ; niais u'iuiporte , me voilà prêt, et il n'y a rien que je n'endure , plutôt que de méritez la disgrâce du Prince, eu me rétractant sur ce que j'ai demande' moi-même, et en laissant inutiles par nia faute , les démarches qu'il veut bien faire en ma faveur. De tons les mal- heurs dont on a résolu de m'accabler iiisqu"<i ma dernière heure, il y en a un du nui in. s ,1,,, t je saurai me garantir , quoi qu'on Fas e : c\ i celui de perdre sabienveillance ctsa protection par ma tante.

Vous avez la bonté, Monsieur, de me cher- cher une épi nette. Voilà un soin dout j suis très-obligé, nuis dont le su< barrasseraii beaucoup ; car, avant d'avoir la- dite épi nette , il Faudrait me pourvoir d'un lieu pour la placer, et premièrement d'une pierrre pour y poser ma tête. Mon herbier et mes livres de botanique me coûtent déjà beau- coupdepeineet d'argent à transporter de gîte eu gîte, et de cabaret en cabaret. Si u^ns ajoutionsde surcroît , une épine t te , il !.. donc y attacher des courroies, afin que je

A M. L A L I A TJ D. 149

pusse la porter sur mon dos, comme les Sa- voyardes portent leurs vieilles; toutcetattirail me ferait un équipage assez digue du roman comique, mais aussi peu visible qu'utile pour moi. Dans les douces rêveries dont je suis en- core a scz fou pour me bercer quelquefois, j'ai pu faire entrer le désir d'une epinette; mais nous serons assez à temps de songer à cet article quand tous les autres seront réalisée ; et il me semble que de tous les services que vous pourriez me rendre, celui de me pourvoir d'une epinette, doit être laissé pour le dernier. Il est vrai que vous me voyez déjà tranquille au château de Lavagnac. Ah ! mon cher M. La- liaud , cela me prouve que vous avez la vue plus longue que moi. Bon jour , Monsieur; nous vous saluons tous deux de tout notre cœur. Je vous donne l'exemple de finir sans complimens ; vous ferez bien de le suivre.

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i5o LETTRE

A M. M O U L T O U.

A Bourgoin, le 3o décembre 17C8.

J 'attend Aïs, cher Moultou , pour répondre à votre dernière lettre, d'avoir reçu les ordres que monsieur le Prince de Conti m'avait lait annoncer , ensuite de l'approbation qu'il a donnée an projet de ma retraite à Lavagnac ; mais ces ordres ne sont point encore venus, et je crains qu'ils ne viennent pas sitôt . car S. A. m'a fait prévenir qu'il fallait, avant de m'écrire, qu'elle prît povirec projet, dis nr- rangemens semblables à ceux qu'elle a cru à propos de prendre , pour mon voyage eu Daupliine : ces arrangemens dépendent oc l'accord de personnes qui ne se rencontrent p 18 souvent ; et quelle que soit la générosité de cœur de ce grand prince, de quelque ex* treme boute qu'il m'honore , vous sentez qu'il n'est pas ni ne saurait être occupé de moi seul; et la chose du monde qui fait le mieux son e'lo:;c,est qu'il ne se soit pas encore en- Duyéde tous l«s soins que je lui ai coûtés. J'attends doue sans impatience; mais eu at-

À M. MOULTOU. i5i tendant , ma situation devient /a tous égards , plus critique de jour en jour ; et l'air maréca- geux et l'eau de Bourgoin , m'ont t'ait con- tracter , depuis quelque temps , une maladie singulière, dont, de manière ou d'i ulrc , il faut tacher de me délivrer. C'est un gpnflc- inent d'estomac très-considérable et seu-iide même, au-dehors , qni m'oppresse, m'étouffe et me gêne au point de ne pouvoir plus me baisser; et .1 faut que ma pauvre femme oit la peine de me mettre mes souliers, etc. Je croyais d'abor I d'engraisser , mais la graissa n'étouffe pas; je n'engraisse que de l'estomac, etle reste est tout aussi maigre qu'à l'ordinaire. Cette incommodité qui croît à vue d'oeil , me détermine à tacher de sortir de ce marais , le plutôt qu'il me sera possible, en attendant que le prince ait jugé à propos de disposer de moi. Il V a dans ce pays , à demi lieue de la ville, une maison à mi-côte, agréable, bien •ihtée,OÙ l'eau et l'air son très-bons , et le propriétaire veut bien me céder un petit logomcntquei'aidesscin d'occuper. La maison est seule, loin de tout village, et inhabitée en cette saison. J'y serai seul avec ma Femme , et une servante qu'on y tient: voilà une belle occasion , pour ceux qui disposen t de moi , d*

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ï52 LETTRE

se délivrer du soin de ma garde, et de me délivrer , moi, des misères de cette v.:<- ( , tte idée ne me détourne , „i De me dét< rmiue. Je compte aller dans quelques, purs, alamerci des hommes , et à la garde de la Providcuce ; en attendant que je sache s'il m'est permis d'aller vous joindre, ou si je dois rester dan. Ce pays ; car je suis détermine à ne prendre aucun parti sans l'aveu du Prince, pour qui ma confiance est égale à ma reconnaissance et c'est tout dire. Cher Mpuftou , adieu ; fa ne sais ni dans que! temps, ni à qu< Ile occa- sion, je cesserai de vous écrire : mais tant que je vivrai , je ne cesserai de vous aimer.

A M. BEAU-CHA TE AU.

A Bourgqin, le g janvier 1769,

H

11,rR' Monsieur, je reçus par le canal du sieur Guy, libraire a Pan., avcc des < nés mignonnes , votre lettre du 7 septembre 3768.

Mes ennemis ont toujours parle'; mesamis,

*i j'eu ai , se sont toujours tus. Lea uns et Ici

A M. BEAU-CHATEAU. i&3

autres peuvent continuer de même. Je ne désire point qu'on me loue, encore moins qu'où me justifie, j'approche d'uu séjour les injustices des hommes ne pénètrent pas. La seule chose que je désire en les quittant, est de les laisser tous heureux et en pais. Adieu , Monsieur.

AU MÊME.

A Bourgoin , le 4 avril 17^9.

V.

ocs vous moquez de moi , Monsieur, avec votre médaille. Allez , je ne veux point d'au- tre médaille que et lie qui restera dans les cœurs des honuétes gens qui me survivront , et qui connaîtront mes sentimens et ma des- tinée. Je vous salue , Monsieur, très-hum- blement.

1 5

i&4 LETTRE

A M. L A L I A U D.

A Bourgoin, le 16 janvier 171V4.

+J E commence, Monsieur, d'entrevoir le repoa que vous m'annoncez, et que j'ai pressenti même avant vous. Un grand mal d'estomac, accompagné d'enflure, d'etouuYment et de Fièvre , m'en mon lie la route , autre que et lie que vous avez prévue, niais la seule par la- quelle |'y puis parvenir. (Jette bisarre maladie a des relâches, que je paie par des retours plus cruels ; et hier même je me croyais guéri. J'ai change' cette nuit d'opinion ; je comprends que j'en ai pour le reste de la route : mais j ignore si le trajet qui me reste à faire, m ra courtou long. La srulechosc que je sens, c'est qu'il sera rude, d'autant plus que l'impossi- bilité de me baisser, de me chausser, d'her- boriser par conséquent, et l'extrême difficulté d'écrire, me condamnent à la plus insuppor- table inaction , ne pouvant supporter aucune lecture, ni feuilleter que des livres de plantes , qui vont 11e me servir plus de rien. Je crois que l'altitude d'être coutiiuicllciueut occupe

A M. L A L I A U D. i5S

à coller des plantes , et courbé sur la caisse de mon herbier, a beaucoup contribué à dé- truire mon estomac , et lorsque je repn uds dans des ynomens , la même attitude , la dou- leur et l'oppression qu redoublent, me forcent bien vite à la quitter : ruais je crois que l'ail" et l'eau de ce pays marécageux m'ont fait pi is de ma! encore ; je ne m'en suis pas se i i ii tout seul ; et ma femme, qui vient dV.re aussi malade , ;.) a éprouvé sa part. Cela m'a dé- terminé , me voyant tota:em.:-.;t oublié, ou du moins abandonné , à accepter \m petit loge- ment qui m'a été offert sur la hauteur, à une lieue. d'ici, dans une maison inhabitée, mais en très-bon air; et je compte m'y transplanter aussi-tôt r; u' il sera prêt , et que nous en aurons la force: trop heureux si l'on m'y laisse au moins finir mes jours dans la langueur d'une oisiveté total?, ou mêlée uniquement dénies maux , plus supportables pour moi , qu'elle.

Voici, Monsieur, une Ictlre-de-change do dix livres sterling sur l' \ ogleterre ,que je vous prie de. tâcher de négocier, ou d'envoyer à Londres; elle sera payée sur-le-champ ; c'est une petite îvnt viagère , que j'ai reçue en paie- ment de mes livres , que je vendis à Londres,

i

I 6

ï56 LETTRE

pour n'avoir plus à les traîner après moi , de- puis qu'ils m'étaient devenus inutiles.

Mon cher monsieur Lai au I , piaiguez- xnoi , et pardonne/.- moi. Je ne puis plus écrire sans souffrir beaucoup , et sans aggra- ver mon mal; et pour surcroît , je n'ai à f.ure qVà des ^eus exigeans , q^.i s'embarrassent très-peu de mou état , et me comptent leurs lignes , S>«- les pages qu'ils exigent de moi. Vous iiVi;s gas'de même; aussi loute mou attente est en sous. Je ne vous écrirai que pour clioses nécessaires, et très en bref. Ne comptez pas rigoureusement avec votre ser- viteur, je vous en conjure, et donnez-moi la consolation d'apprendrede temps en temps, que vo..s ne m'oubliez pas. Je vous embrasse de tout mon cœur , et ma femme voua salue.

AU ME M E.

À Monquia, le îS janvier ;

*j E ne connais point M. de la Sale; je sais reniement que c'est un fabricant de Lyon. 11 accompagna cet automne , le fila de Mad.

A M, I- A L I A U D. 1S7

Eoy-de-Ia-Tour mon amie, qui vint me voir ici. Me voyant logé si tristement et dans un si mauvais air, il me proposa une habitation, en Bombes. Je ne dis ni oui ni non. Cet hiver, me voyait dépérir, il est revenu à la charge 5 j'ai refusé , il m'a pressé : faute d'autres bon- nes raisons à lui dire , je lui ai déclaré que je ne pouvais sortir de cette province, sans l'agrément de M. le prince de Conti. Il m'a pressé de lui permettre de demander cet agrément; je ne. m'y suis pas oppose. Voilà tout.

J'apprends par la plus grand hasard du monde, qu'on vient d'imprimer à Lausanne, un ancien chiffon de nia façon. C'est un dis- cours sur une question proposée en ijbi , par M: de Curzay, taudis qu'il était en Corse. Quand il fut fait, je le trouvai si mauvais que je ne voulus ni l'envoyer , ni le faire imprimer. Je le remis avec tout ccque j'avais en manuscrit , à M. du Peyr'ou, avant mon départ pour l'Angleterre. Je ne l'ai pas revu depuis , et n'y ai pas même pensé ; je ne puis me rappeler avec certitude , si ce barbouillage est ou n'est point un des manuscrits inlisi- blcs que M., du Peyrou m'envoya à Woottou pour les transcrire , et que je lui renvoyai ,

i58 LETTRE

copie et brouillon , par son ami M. de Cerjal , chez lequel , ou durant le transport, le vol aura pu se faire; ce qu'il y a de sur^ c'est que je n'ai aucune part à cette impres- sion , et que si j'eusse été assez insensé pour vouloir mettre encore quelque chose sous la presse, ce n'est pas un pareil torche -cul que J aurais choisi J'ignore couinent il c-t p.issé sons la presse; mais je crois AI. du Peyrou parfaitement incapable d'une paieil!.- infidé- lité'. Eu ce qui me regarde , voilà la vérité, et il m'importe que cette vérité soit connue. Je vous embrasse et vous salue, mon cher Monsieur , de tout mou cœur.

AU M É M E.

A Monquin , le 4 fé\ 1 ier ;

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\* ai reçu, Monsieur, vos deuv dernières lettres, et avec la première, la rescription que vous avez en la bonté de m'enroyer, et dont je vous remercie.

<^noi , Monsieur, le barbouillage acadé- mique, imprime à Lausanne, l'avait aussi

A M. L A L I A U D. i5?

été à Paris !.... et o'est M. Frérou qui en est l'éditeur!.... Le temps de l'impression, le choix d" la pièce, la moindre et la plus plate de tout ce que j'ai lassé en manuscrit , tout ui'aoprend par quelles espèces de mains, et à quelle intention cet écrit a éié publié. L'édition de Lausanne, si elle existe, ura probablement été faite sur celle de Paris. Mais le silence de ML du Peyrou m. fait Hou- ter de celte seconde édition, dont la nou- velle m'a été donnée. l'ass 8 loin , pour qu'où ait pu confondre; et de pareils chiffons ne sont guère de ceux qu'on imprime deux fois. Vous avez pris le vrai moyen d'aller , s'il est possible, à la source du vol , par l'examen du manuscrit; cela vaut mieux qu'une lettre imprimée, qui ne ferait que faire souvenir de moi, le public et mes ennemis , dont je cb( relie à être oublié , et sur laquelle les coupables n'iront sûrement pas se déclarer. Tous m'apprenez aussi qu'on a imprimé uu nouveau volume de mes écrits vrais ou taux. C'est ainsi qu'on me dissèque de mon vivant, ou plutôt qu'on dissèque un autre corps sous mou nom. Car quelle part ai-je au recueil dont vous me parle*? si ce n'est deux ou trois lettres de moi, qui y sout insérées, et

jf.o LETTRE

sur lesquelles , pour faire croire que le recueil entier en était , on a eu l'impudence de le faire imprimer à Londres sous mou nom , tandis que j'étais en Angleterre , en suppri- mant la première édition de Lausanne, faite sous les yeus de l'auteur. J'entrevois que l'impression du chiffon académique tient en- core à quelque autre manœuvre souterraiue de même acabit. Vous m'avez écrit quelque- fois que je faisais du noir ; l'expression n'est pas juste : ce n'est pas moi , .Monsieur, qui iais du noir; mais c'est moi qu'on eu bar- bouille. Patience. Ils ont beau vouloir écar- ter le vivier d'eau claire; il se trouvera quand je ne serai plus eu leur pouvoir, et au mo- ment qn'ils y penseront le moins. Aussi, qu'ils fassent désormais à leur aise, je les mets au pis. J'attends sans alarmes , l'explo- sion qu'ils comptenl Faire après ma morl sut ma mémoire-, semblables aux vils corbeaux qui s'acliirneat sur les cadavres. ( 'est alort qu'ils croiront n'avoir plus à craindre le trait de lumière qui , de mon vivant , ne ee.se de les faire trembler ; et c'est alors que l'on con- naîtra peut-être j le pris de ma patience et de mou silence. Quoi qu'il ensuit, en quit- tant Boui-goin , j'ai quitte tous les SOUC

A M. L A L I A U D. i6x

m'en otit rendu le séjour aussi déplaisant que nuisible. L'état je suis, a plus t'ait pour ma tranquillité , que les leçons de la philo- sophie et de la raison. J'ai vécu, Monsieur; je suis content de l'emploi de ma vie ; et du même œil que j'en voisins restes, je vois aussi les éve'nemcns qui les peuvent remplir. Je renonce donc à savoir dc'sormais rieu de ce qui se dit, de ce qui se fait, de ce qui se passe par rapport à moi ; vous avez eu la discrétion de ne m'en jamais rien dire. Je vous conjure de continuer. Je ne me refuse pas aux Soins que votre amitié, votre équité peuveut vous inspirer pour la vérité, pour moi , dans l'occasion ; parce qu'après les seu- tnneiis (jiii; vous professez envers moi , co serait vous manquer à vous-même. Mais dans l'état sont tes choses, et dans le train que je leur vois prendre, je ne veux plus m'occu- per de rieu qui me rappelle hors de moi , de rien qui puisse ôter à mou euprit la même tranquillité dont jouit ma conscience.

Je vous écris sans y penser } de longues lettres qui l'ont giand bien à mou cceui , et grand mal à mon obtomac. Je remets à une autre fois , le détail de mon habitation. Mad. Rcncu vous remercie et vous saine: et

i6i LETTRE

moi , mon cher Monsieur, je vous embrasse de tout mou cœur.

A M. M O U L T O U.

A Monqinn, le uj février 1769.

J E suis déloge', cher Moultou ; j'ai quitté l'air marécageux de Bourgoin , pour venu occuper sur la hauteur, une maison vide et solitaire , que la dame h qui elle appartient, m'a offerte depuis long-t mps , et j'ai été reçu avec une hospitalité très-noble, mais trop bien pour me faire oublier que je ne suis pas chez moi. Ayant pris ce parti, l'état je suis ne me laisse plus peuser à une autre habitatioi ; l'honnêteté même ne me p< met- trait pas de quitter si promptemenl celle-ci après avoir consenti qu'on L'arrangeât nour moi. Ma situation , la nécessité ,. mon gôùt , tout me porte à borner mes désirs et mes soins à unir dans celte solitude, des jours dont, grâces au ciel, et quoi que vous en puissiei dire, je ne crois pas le terme bien éloigné. Accablé des maux do U vie et de

A M. M O U L T O U. i63

l'injustice des hommes , j'approche avec joie, d'un séjour tout cela ne pénètre point; et en attendant , je ne veux plus m'occuper, si je puis, qu'à me rapprocher de moi-même, et à goûter ici entre la compagne de mes infortunes , et mon cœur , et Dieu qui le voit, quelques heures de douceur et de paix, en attendant la dernière. Ainsi, mou Lon ami, parlez- moi de votre amilié pour moi, elle me sera toujours chère; mais ne me parlez plus de projets. 11 n'en est plus pour moi d'antre en ce monde , que celui d'en sortir avec la même innocence que j'y

ai vécu.

J'ai vu , mon ami, dans quelques-unes de vos lettres, notamment dans la dernière, que le torrent de la mode vous gagne ,e que vous commencez à vaciller dans des sentimens je vous croyais inébranlable. Ah! cher ami , comment avez-vous fait? Vous eu qui j'ai toujours cru voir un cœur si sain , une ame si forte, cessez-vous donc d'être content de VOùs-méme, et le témoin secret de vos sen- timens commencerait-il à vous devenir im- portun ? Je s-rs que la foi n'est pas indis- pensable .quel'incrédulité sincère n'est point un crime, et qu'où sera jugé sur ce qu'on

164 LETTRE

aura fait , et non sur ce qu'on aura cru. Mais prenez garde : je vous conjure, «l'être bien de bonne foi arec vous - même ; car il est très-différent de n'avoir pas cru , ou de n'avoir pas voulu croire : et je puis concevoir coin- tnent celui qui n'a jamais cru , ne croira jamais ; mais non comment celui qui a cru , peut cesser de croire. Encore an coup, ce que je vous demande, n'est pas tant la foi que la bonne foi. Voulez-vous rejeter l'iu- telligence universelle ? les causes finales voua crèvent les yeux. Voulez-vous étouffer l'ins- tinct moral? la vois interne s'élève dan» vo- tre cœur , v foudroie les petit.» argumensàla mode, et vous crie qu'il n'est pas vrai que l'honnête homme et le scélérat , le vice et la vertu ne soient rien ; car vous êtes trop bon raisonneur pour ne pjs voir à l'instant , qu'eu rejetant la cause première , et faisaut tout avec la matière et le mouvement , on ute toute moralité de ia vie humaine. Eh ! quoi , mon D.eu , le juste informé, en proie, à tous les iuau\- de cette vie , sans en excepter même l'opprobre et le deshonneur, n'aurait nul dédommagciiHiit à attendre après elle, et mourrait en bête , après avoir vécu en Dieu? ï>on, non, Moultou ; Jésus que ce siècle à

A M. M O U L T O U. i6$

méconnu , parce qu'il est indigne de le con- naître; Jésus qui inoiu.it pour avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux , de ses vils compatriotes , le sublime Jésus ne mou- rut point tout entier sur la croix; et moi , nui ne suis qu'un chétif homme plein de faiblesses, mais qui me sens un cœur dont un sentiment coupable n'approcha jamais, c'en est nssez pour qu'eu sentant approcher la

dissolution de mon corps, je sente en même temps la certitude de vivre. La nature entière m'en est garante. Elle n'est pas contradic- toire avec elle-même ; j'y vois régner un ordre physique admirable et qui ne se dément ja- mais. L'ordre moral y doit. correspondre. Il fut pourtant renversé pour moi durant ma y-ie. il va don© commencer à ma mort. Par- don, mon ami , je sens que je rabâche ; mais mon cœur, plein pour moi , d'espoir et de coufiance , et pour vous , d'intérêt et d'at- tachement , ne pouvait se refuser à ce court épanchement.

Je ne songe plus à Lavngnac , et proba- blement mes voyages sorrt finis. J'ai pourtant, reçu dernièrement une lettre du patron de la case , aussi pleine de bontés et d'amitié qu'il m'en ait jamais écrit , et qui douue son

i66 LETTRE

approbation à une autre proposition qui m'avait cte fuite ; ma.s toujours projeter ne me convient plus. Je veux jouir eutre la nature et moi , du peu de jours qui me res- tent, sans plus ine laisser promener, si je puis, parmi les hommes qui m'ont si mal traité, et plus mal connu. (Quoique je ne puisse plus me baisser pour herboriser . je ne puis renoncer aux plantes, et je les observe avec plus de plaisir que jamais. Je ne vous dis point de m'envoyer les vôtres, parce que j'espère que vous les apporterez; ce moment cher Mou Itou , me sera bien doux. Adieu , jo vous embrasse; paitagez tous les senti mens de mon cœur avec votre digne moitié , et recevez l'un et l'autre les respects de |;1 mienne. Elle va rester à plaindre. C'est bien malgré elle, c'est bien malgré nous, qu'elle et moi n'avons pu remplir de grands devoirs - mais elle en a rempli de bien respectables. Que de choses qui devraint être sues, vont être ensevelies avec moi ; et combien nus cruels ennemis tireront d'avantages, de l'un, possibilité ils m'ont mis de parler!

Vous pouvez continuer à ni 'écrire, tout simplement à Bourgoin.

A M. L A L I A U D. 167 A M. LALIAUD.

A Monquin, le 17 mars 17S9.

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O ai reçu, Monsieur, avec votre dernière lettre, votre seconde rescription , dont je vous remercie , et dont je u'ai pas encore fait usage , faute d'occasion.

Je me trouve beaucoup mieux depuis que je suis ici ; je respire et j'agis beaucoup plus librement , quoique l'estomac ne soit pas désenflé; outre reflet de l'air et de l'eau ma- récageuse , je crois devoir attribuer, en grande partie , mon incommodité au vin du cabaret, dont j'ai apporté avec moi, une vingtaine de bouteilles , et dont j'ai senti le mauvais effet , toutes les fois que j'en ai bu. Tous les cabartiers falsifient et Parlaient ici , leurs vins avec de l'alun ; et rien n'est plus pernicieux , sur-tout pour moi.

J'ai appris par M. du Peyrou , que le discours eu question , avait été absolument défiguré et mutilé à l'impression ; et que non-seulement, on n'avait pas suivi les cor- rections que j'y ai faites, mais qu'on ayait

168 LETTRE

mémo retranche des morceaux de la première composition' Cela me console , en quelque sorte, de ce larcin, personne de bon sens ne peut reconnaître mon ouvrage.

Permettez que je vous prie de douuer cours ?i la lettre ci-] ointe.

.l'oubliais- de vous répondre au sujet des livres cl ml vous offrez de me défaire, s'ils sont tolérés j j'y consens ; s'ils sont défendus , je m'y oppose. Mais une chose qui me tient beaucoup plus au cœur, et dont vous ne nie parlez point, est le portrait du roi d'Angleterre. !l est singulier que, de quel- que Façon que je m'y prenne , il me soit impossible d'avoir ce portrait; Il est pourtant bien à moi , ce me semble ; et je ne suis d'humeur à le céder à qui que ce : oi t , pas même à vois, ;i moins qu'il ne vu1'- ''* autant de plaisir qu'à moi.

Donnez-nous, Monsieur, de vos nouvel- les, à vos momens de loisir. Mad. Ilenou vous souhaite, ainsi que moi , bonheur et Santé ; et nous vous lai uns l'uu et lautre, bien des salutations^

A M. DE C O N T I.

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A M. LE PRINCE

DE C O N T I.

A Bourgofn , le 3i mai 1769.

Monseigneur,

P.

ui sotte Votre Altesse Sérénissime n'ap- pronve pas que ;c dispose, de moi sans ses ordres , et puisque je ne veux en rien lui dcplane, il faut qu'elle daigne endurer les importuuitçs que ma situation reud indis- pensables.

Je uc puis res'cr volontairement ici , ni choisir mon habitation dans le lieu qu'il vous a plu , Monseigneur , de me désigner. Mes raisons ne peuvent s'écrire. J'ai cent fois été tenté de partir , à tout risque , pour porter à vos pieds, les éclaircissemeus qu'il m'importe qui soicut connus de vous, et de vous sçul. Avant de céder h cette tentation , qui devient plus forte de jour eu jour , je crois devoir vous eu instruire. Daignez l'approuver , et

Lettre». Tome VII. h

î70 LETTRE

n'avoir pas plus d'égard à mes périls , que je n'en veux avoir moi-même ; parce qu'il n'est pas de la magnanimité de votre ame , de vou- loir ma sûreté aux dépens de mon honneur.

Si je suis assez malheureux pour que Voire Altesse Sérénissime se refuse à cette audience, je la supplie an moins, d'ap- prouver que je choisisse moi-même, dans le royaume , le lieu de mon babitation ; que je lechoisisse eu toute liberté, sans être obligé d'indiquer ce lieu d'avance ; parce que je ne puis juger de celui qui me con- viendra , qu'après eu avoir fait l'osai.

Si oui de ces deux partis n'obtient l'agré- ment de Notre Altesse Sérénissime, je le lui demande au moins , pour sortir du royaume, à la faveur d'un passe-port pareil au pi dent, que m'accorda M. de Cboiseul et dont je n'ai pu ni taire usage.

Enfin , Monseigeur , si vous n'approuvez aucune de ces propositions , ou que vous ne m'honoriez d'aucune réponse , je prends le ciel à témoin de mou profond respect pour vos ordres , et l'ardent désir que j'ai de mériter toujours vos bontés ; mais comme rien ne peut me dispenser de ce que je me dois à uioi-mëtuc , dans l'extrémité on je suis ,

A Mad. ROUSSEAU. 171

je disposerai de moi comme mon cœur me l'inspirera.

Veuillez, Monseigneur , agréer avec bonté, mon profond respect.

A Mad. ROUSSEAU.

A Monquin , ce samedi 12 août 1769.

.L/epuis vingt-six ans, ma chère amie, que notre union dure , je n'ai cherché mon bonheur que dans le vôtre ; je ne me suis occupé qu'à tâcher de vous rendre heureuse ; et vous avez vu , par ce que j'ai fait en der- nier lieu , sans m'y être engagé jamais , que votre honneur et voire bonheur ne m'étaient pas moins chers l'un que l'autre. Je m'ap- perçois avec douleur , que le succès ne répond pas à mes soins, et qu'ils ne vous sont pas aussi doux à recevoir, qu'il me l'est de vous les rendre. Je sais que les •entiinens de droiture et d'honneur, avec lesquels vous êtes née, ne s'altéreront jamais en vous -, mais quant à ceux de tendresse et d'attachement, qui jadis étaient réciproques, je sens qu'ils n'existent plus que de mou

xft L E T T R E

côté. Ma chère a-nic , non-seulement vous avez cesse du vous plaire avec moi ; mus il faut que vous preniez beaucoup sur vous, pour y rester quelques îuomens par complaisance. Vous êtes à votre aise avec tout le monde, hors avec moi ; tous ceux qui vous entoureut, soûl dans nos secrets, excepté moi , et votre seul véritable ami est le seul exclus de voir? couffdcnce. Je ne vous parle point de beaucoup d'autres choses. J! faut prendre nos amis .née leurs défauts, et je dois vous passer les vôtres, comme vous me passez les miens. Si vous e'ticz heureuse avec moi , je serais content ; mais je vois clairement, que nous ne l'eus pas ; et voilà ce qui me déchire. Si je pouvais faire mieux pour y contribuer, je U ferais et je me tairais; mais cela n'est pas possible. Je n'ai rien omis de ce que j'ai cru pouvoir contribuer à votre [elioité ; je ne saurais Faire d'avantage , quelque aident désir que j'en aie. En nous unissant , j'ai lait mes conditions ; vous y avea consenti; je les ai remplies. Il n'j avait qu'un tendre atta- chement de votre part, qui pûtm'engagcr à les passer , el a n'écouter que rj itre amour, au péril de uu vie et d.- ma saute. Convenez, ma

A Mad. ROUSSEAU. 1 7S

chère amie , que vous e'loiguer de moi , n'est paslemoyendeme rapprocher devons: c'e'tait pourtant mon intention, je vousle jure ; mais votre refroidissement m'a retenu , et des aga- ceries ne suffisent pas pour m'attirer , lorsque le cœur me repousse. En ce moment même , je vous écris, navré de détresse et d'afflic- tion , je n'ai pas de désir plus vif et plus vrai , que celui de finir mes jours avec vous, dans l'union la plus parfaite, et c!e n'avoir plus qu'un lit, lorsque nous n'aurons plus qu'un© ame.

Rien ne plait, lien n'agrée de la part de quelqu'un qu'on n'aime pas. Voilà pourquoi; de quelque façon que je m'y prenne, toui mes soins, tous mes efforts auprès de vous sont insuffisaus. Le cœur, ma obère amie, ne se commande pas , et ce mal est sans, remède. Cependant , quelque passion que j'aie de vous voir heureuse , à quelque pris que ce soit, je n'aurais jam;;is songe ù m'e- loigner de vous pour cela , si vous n'eussiez, été la première à m'en faire la proposition. Je sais bien qu'il ne faut pas donner trop de poids à ce qui se dit dans la chaleur d'une querelle ; mais vous êtes revenue trop sou- Vent à cette idée, pour qu'elle n'ait pas faii.

K 3

174 LETTRE

sur vous quelque impression. Vous connais- sez mon sort; il est tel qu'on n'oserait pas e le décrire , parce qu'on n'y saurait "ter Foi. Je n'avais, obère amie, qu'une i nie consolation , mais bien douce; c'était d'épancher mon cœur dans le tien : quand j'avais parlé de mes peines avec toi , elles étaient soulagées ; et quaud tu m'avais plaint, je ne me trouvais plus à plaindre. M est sur que , ne trouvant plus que des cœurs fermes ou faux, toute ma ressource , toute ma con- fiance est en toi seule; le mien ne peut vivra sans s'épancher , et ne peut s'épancher qu'a- vec toi. Il est sûr que, si tu me manques , et que /e sois reluit à vivre absolument seul , cela m'est impossible, et je suis \m homme mort. Mus je mourrais cc.it fois plus crnclle- ment encore, si nous continuions de vivre ensemble en mésintelligence , et que la con-« fiance et l'amitié s'éteignissent entre nous, A !i , mon enfant ! à Dieu ne plaise que je sois réservé .:; ce comble de misère ! Il vaut mieux cent lois cesser de se voir, s'aimer encore, et se regretter quelquefois. Quelque sacrifice qu'il laille de nia part , pour te rendre heu- reuse , sois-le, à quelque prix que ce soit, et je ^is content.

A Mad. ROUSSE A.U. i7&

Je te conjure donc, ma chère femme, de bien rentrer en toi-même , de bien sonder ton cœur, et de bien examiner s'il ne serait pas mieux pour l'un et pour l'autre , que tu suivisses ton projet de te mettre eu pension. dans une communauté , pour t'épagner les désagrémens de mon humeur, et à moi ceux de ta froideur ; car dans l'état présent des choses, il est impossible que nous trouvions notre bonheur l'un avec l'autre: je ne puis rien changer en moi, et j'ai peur que tu ne puisses rien changer en toi non plus. Je te laisse parfaitement libre de choisir ton asyle, et d'en changer si-tôt que cela te convien- dra. Tu ni manqueras de rien ; j'aurai soin de toi plus que de moi-même; et sitôt que nos cœurs nous feront mieux sentir combien nous étions nés l'un pour l'autre , et le vrai besoin de nous réunir, nous le ferons pour vivre en paix , et nous rendre heureux mutuellement jusqu'au tombeau. Je n'en- durerais pas l'idée d'une séparation éternel- le ; je n'eu veux qu'uue qui nous serv? à tous d< uv de leçon. Je ne l'exige point même , je ne l'impose point ; je crains seulement qu'e'le ne soit devenue nécessaire. Je t\u Jaissc le juge, et je m'en rapporte à la de-,

276 LETTRE

cision. La seule chose que j'exige , si uous en venons là, c'est que le parti que tu juge- ras à propos de prendre , se prenne de concert entre nous ; je te promets de me prêter IJi-dessus , eu tout à ta volonté, au- tant qu'elle sera raisonnable et juste , sans bumeur de ma part, et sans chicane. Mais quant au parti que tu voulais prendre dans ta colère, de me quitter et de l'éclipser sans que je m'en mêlasse , et sens que je susse même tu voudrais aller, je n'v consentirai de ma vie , parce qu'il serait honteux et déshonorant pour l'un et pour l'antre , et contraire à tous nos engagemens.

Je vous laisse le temps de bien peser ton- tes choses. Réfléchissez pendant mou absen- ce , au sujet de cette lettre. fcttwea à ce que vous devez, a ce que nous me devez , à ce que nous sommes depuis long-temps l'un à l'autre , et à ce que nous devons être jusqu'à la fin de nos jours, dont la plus grande et la plus belle partie est passée , et dont il ne nous reste que ce qu'il faut, pour couron- ner une vie infortunée , mais innocente . honnête et vertueuse, par une fin qui l'ho- nore et nous assure un bonheur durable. Noua ayons des fautes à pleurer et à ezpj^r ;

A Mad. ROUSSEAU. 177

mais grâces au ciel , nous n'avons à nous reprocher ni noirceurs, ni crimes; n'eiïa- cous pas par l'imprudence de nos dernier» jours, la douceur et la pureté' de ceux que nous avons passés ensemble.

Je ne vais pas faire u\i voyage bien long, ni bien périlleux : cependant la nature dis- pose de nous, au moment que nous y peu- sous le moins. Vous connaissez trop mes vrais sentimens, pour craindre, qu'à quel- que degré que nies malheurs puissent aller, je sois homme à disposer jamais de ma vie, avant le temps que la nature ou les hommes, auront masque'. Si quelque accident doit terminer ma carrière, soyez bien sûre , quoi qu'on puisse dire , que ma volonté n'y aura pas eu la moindre part. J'espère me retrouva* en honne santé dans vos bras , d'ici à quinze jours au plus tard-, mais s'il en était autre- ment , et que nous n'eussions pas le bonheur de nous revoir , souvenez-vous en pareil cas , de l'homme dont vous êtes la veuve , et d'honorer sa mémoire , en vous honorant. Tirez- vous d'ici le plus tôt que vous pourrez. Qu'aucun moine ne se mêle de vous, ni de vos aliaircs , eu quelque façon quecesoit. Je ne vous dis point ceci par jalousie , et je suis.

178 LETTRE

fcien convaincu qu'ils n'en veulent point à votre personne ; mais n'importe , profitez rie cet avis , nu soyez sûre de n'attirer que dés- honneur et calamité sur le reste de votre vie. Adressez - vous à M. de S. Germain, pour sortir d'ici. Tâchez d'endurer l'air méprisant de sa femme, parla certitude que vous ne l'avez pas mérité. Cherche/, à Paris , à Orléans, ou à lîlois , une communauté qui vous con- vienne, et tâchez d'y vivre, plutôt que seule dans une chambre. Ne comptez sur aucun ami ; vous n'en avez point , ni moi non plus , soyez-en sûre : mais comptez sur les honnêtes gens, et soyez sure que la bonté de cœur et 1 équité d'un bonuête homme vaut cent fois mieux que l'amitié d'un coquin. C'est à ce titre d'honnête homme, que vous pouvez donner votre confiance au seul homme de lettres que vous savez que je tiens pour tel. Ce D est pas un ami chaud ; mais c'est un homme droit, qui qe vous trompera pas, et qui n'insultera pas ma mémoire, parer qu'il m'a bien connu, et qu'il est juste; mais il ne se compromettra pas , et je ne désire pas JJU il ?e compromette. Laissez tranquillement exécuter les complota faits contre voire mari ; «e vous tourmentez point à justifier sa uié^

A Mad. ROUSSEAU. ij9 moire outragée ; contentez-vous de rendre honneur à la vérité dans l'occasion , et lais- sez la providence et le temps , faire leur oeuvre : cette œuvre se fera tôt ou tard. Ne vous rapprochez plus des grands ; n'acceptez aucune de leurs offres , encore moins celles des gens de ^lettres. J'exclus nommément toutes les femmes qui se sont dites mes amies. J'excepte Mad. Dupiu et Mad. de Chenon- ccaux. L'une et l'autre sont sûres à mon égard , et incapables de trahison. Parlez-leur quelquefois de mes sentimens pour elles- ils vous sont connus. Vous aurez assez de quoi vivre indépendante, avec les secours que M. du Peyrou a dessein de vous donner, et qu'il vous doit , puisqu'il eu a reçu l'argent. Si Vous aimez mieux vivre seule chez vous , que chez des religieuses , vous le pouvez;mais ne vous laissez pas subjuguer; ne vous liYrca pas à vos voisines, et ne vous fiez pas aux gens avant de les connaître. .1 finis ma lettre si à la hâte , que je ne sais plus ce que fe dis. Adieu, chère auiîe de mou cœur; ù vous revoir; et si nous ne n„us revoyons pas, sou- venez-vous toujours du seul ami véritable que vous ayez eu, et que vous aurez jamais. Jene me signerai pas lienou, puisque oeuom

iSo

LETTRE

fat fatal à votre tendresse ; mais pour ce mo« mentb j'en veux repreudro un que votrei

ne saurait oublier.

J. J. Rousseau.

A M. L A L I A U D.

AMonquin.le 2- août 1769.

U N voyage de botanique , Monsieur , que ).ai fait au mont Pilât, presque eu arrivant ici , m'a prive du plaisir de vous repondre aussi-tôt que je l'aurais i\u.l<- voyage a été désastreux, toujours de la pluie ;,*ai trouve peu de plantes , e1 j'ai perdu mon chien blessé par un au«.rc, et Fugitif ; je Le croyais mort dans les bois, de sa blessure , quand à ino» retour, 'je l'ai trouvé ici bien portant , sans une je puisse imaginer comment U a pu foire douw lieues, et repasser le Rhône dans Tétai il était. Vous ave« , Monsieur, la dou- ceur de revoir vos pénates , et de vivre au m, lieu de vos amis. Je prendrais pari à ce bonheur, en vous en voyant jouir; mais je doute que le ciel medestiue à ce partage, J ai

irons*»

A M. L A L I A U D. 181

trouvé Mad. Renou 'en assez bonne santé" elle vous remercie de votre souvenir , et vous salue de tout son cœur. J'en fais de- mène, e'tnnt force d'être bref, à cause du soin que demandent quelques plantes que j'ai rappor- tées , et quelques graines que je destinais 1 Mad.de Portkttd, le tout étant arrivé ici, à demi pourri parla pluie. Je voudrais du mbïW eu sauver quelque chose, pour n'avoir pas perdu tout-à-fait mon voyage , et la peine que j'ai prise à les recueillir. Adieu , nion. cher monsieur Laliaud -f conservez-vous et vivez content.

A M. M O U L T O U.

A Monquin, le 8 septembre 1763,

Oans une foulure à la main , cher Moultou ' qui me fait souffrir depuis plusieurs jours, je me livrerais à mon aise , au plaisir de cause* avec vous ; mais je ne désespère pas d'en retrouver une occasion plus commode. Ea attendant , recevez mon remerciement de vo* lettres. Tome VU, £

a8a L F T T R F.

tre bon souvenir, et de celui de Bkfad. M Mill- ion ? dont je me consolerai difficilement d'avoir été' si près, sans lavoir. Je veux croire qu'elle a quelque part au plaisir que vous m'avez fait de ni'amener votre fils, et cela ?n'a vendu plus touchante la vue de cet aima* bl enfant. Je suis Tort aise qu'il soit un peu Jaloux , dans ce qu'il fait , de mou approba- tion. IL lui est toujours aisé de s'en assurer p ir la vôtre : car sur ce point, comme sur beaucoup d'autres , nous ne saunons penser différemment vous et moi.

Je ne .uis point surpris de ce que vous me xnarçrui z des dispositions secrettes des gens qui vr.us entourent. Il y a long-tempa qu'ils ont changé le patriotisme en égoïsme, et l'amour prétendu du bien publie n'est plus dans leurs cœurs , que la haine des partis. Garantissez Je vôtre , ô cher MoultOU , de ce .sentiment pénible, qui donne toujours plus de tourment que de jouissance, et «]"« lors même qu'il l'assouvit, venge dans le cœur de celui qui l'éprouve , le mal qu'il fait à sou ennemi. Paradis aux bicnlcsans , disait sans cesse le bon abbé de S.Pierre. Voilà un para- dis que les méchan» uc peuvent ôter à ptr-

A M. LALIADD. 18S

sonne j et qu'ils se donneraient, s'ils en con- naissaient le prix.

Adieu , cher Moulton; je vous embrasse.

A M. LALIAUD.

A Monrjuin, le So novembre 1769.

J 'appri^d; avec plaisir, Monsieur, que vous jouissez en bonne santé , et avec agré- ment, du beau climat que vous babitez, et que vous êtes content à-la-fois de votre sé- jour j et de votre récolte. Vous avez deviné bien juste, que taudis que l'ardeur du soleil vous forçait encore quelquefois à chercher l'ombre , jetais réduit à garder mes tisons ; et nous avions eu dé|à de fortes gelées et des nei- ges durables , long-temps avant la réception de votre lettre. Cela , Monsieur , me chagrine eti une chose , c'est de ne pouvoir plus , pour cette année , exécuter votre petite commis- sion des rosiers à feuilles odorantes , puis- qu'ayantdcpuisloug- temps perdu toutes leurs feuilles, ils seraient à présent impossibles à distinguer , et difficiles même à trouver. Je

L 2

ï84 LETTRE

suis doue forcé de remettre cette recherche à l'année prochaiue , et je vous assure que vous rue fournissez l'occasion d'une petite herbo- risation très-agréable , eu songeant que je la fais pour votre jardin.

Je vous dois et vous fais , IVronsicur , bien des remercicmens des lauriers que voua avez la bonne intentiou de m'envoyer pour mou herbies, quoique je ne me rappelle point du tout qu'il en ait été question entre nous. Ilg ne laisseront pas de trouver leur place, et de nie rappeler votre obligeant souvenir, aussi long- temps que je reste rai possesseur de mou herbier; car il pourrai t dans peu , changer de maître , ainsi que mes livres de plantes, dont )e cherche a me défaire , étant sur le poiutdo quitter totalement la botanique.

J ai fait votre commission auprès de Mnd. de Lesscrt , et je ne doute pas que dans sa première lettre, elle ne me charge de ses re- mercicmens et salutations pour vous. Elfe a eu la bonté de me pourvoir d'une bonne épi- nette pour cet hiver. Cet instrument me fait plaisir encore, et me donne quelques moment d'amusement; maisil ne me fournit plus nouvelles ùiées tic musique , et je ine suis vai- nement efforcé d'eu jeter quelques-unes sur

X M. M O U L T O U. i85

le papicv : rien n'est venu , et je sens qu'il faut renoncer désormais à lacomposition , comme à tout le reste. Cela n'est pas surprenant.

Bon jour, Monsieur; le beau soleil qu'il fait ici dans ce moment, me fait imaginer des promenades délicieuses en cette saison 5 dans le pays vous êtes ; etsi j'y e'taisaussi, j'ai- merais bien à les faire avec vt>us.

Bon jourderechrf;portez-vousbien, amu- sez-vous, et donnez-moi quelquefois de VO> nouvelles.

A M. M O U L T O U.

A MoDquin, 5 janvier 1770*

•JE comprends, mon cher Moultou , qu'un» caisse deconBtures, que j'ai reçue de Mont- pellier, est le cadeau que vous m'aviez an- noncé cet été, et auquel |e ne songeais plus, quand il est venu me surprendre en gurt-à- pens. (^ue voulez-vous que je fasse d'un si grand magasin? Voulez-vous que je me mette marchand de sucre ? U me semble que je n étais pas trop appelé à ce métier. Voulez-

L 3

i86 LETTRE

vous que je le mange ? Il eu faudrait beau- coup, je l'avoue, pour adoucir les Ucuves d'amertume qu'on me fait avaler depuis tant d'années; mais c'est une amertume mielleuse et traîtresse , qui ne saurait s'allier avec la franche douceur du sucre. Votre envoi , cher Moultou, uVstraisonnable qu'aucasquevous vouliez venir m'aider à le consommer -, j'en goûterais alors la douceur dans toute sa pureté. \> faudrait attendre , il est vrai, que la ïaisu': fut plus douce elle-même : car quant à présent, la campagne n'est pas tenable ; il j Fai presque aussi froid que dans ma cham- 1).* , ou j;iès d'un grand feu, je gèle en me. rôtissant , et L'onglée me fait tomber la plume desdoigts.

Adieu , cher Moultou ; mes deux moitiés embrassent les deux vôtres, et tout ce qui vous est dur.

A M. M O U L T O U. 187.

AU M È M E.

A Monquin, le 9 février 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes ! Ciel , démasque les imposteurs , Et force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux regards des hommes.

c

jher Moultou , quoique Vous paraissiez m'oublicr, je vous aime toujours , et je n'ai pas voulu m'éloigner de ce pays , s uis TOUS eu donner avis , et vous dire encore un adieu. Je compte y rester qu' ize jours ou trois semaines, avant de me rendre à Lyon. Cc= trois semaines me seraient bien précieuses pour l'herborisation des mousses et des I ciicns, si la neige n'y portait obstacle . probablement l'occasion n'en reviendi pour moi. Le temps, qui parait v remettre, peut permettre un es avoir été long-temps bien malin . tenter aujourd'hui l'anal ysedequelqui d'arbres. Faites comme moi. Adieu; je yoi

L 4

188 LETTRE

embrasse tendrement, et je vous exhorte à m aimer , car je le mérite.

J. J. Rousseau. Je reprends un nom que Je n'aurais famaii quitter. N'en employez plus d'autres pour

m écrire.

A Mad. GONCERU, net Rousseau.

A Monquin , le s> février i779.

Pauvret aveugles que noussommei! Ciel, démasque les imposteurs, Et force leurs baibare!, cœurs A s'ouvrir aux i égards des homme».

AI A bonne, ma chère, ma respectable tante, ne mourant, je vous pardonne de m'avoir fait v.vre, et ie m'afflige de ne pou- voir vous rendre à la fin de vos jour», les ten- dres soins que vous m'avez prodigués au com- mencement des miens. A la première lueur d'une meilleure fortune, je songeai à vous faire une petite part de ma subsistance, qui put rendre la vôtre un peu plus commode. .Te vous eu Gs aussi-tôt douuer avis, et votre

A M. G O N C E R U. 189

petite pension commença de courir en même temps ; savoir , à la fin de mars 1767. 11 n'y a pas encore de cela trois ans révolus , et ces trois an s vous ont été payés d'avance , année par année ; ainsi, quand vous ne recevriez rien d'un au d'ici , toutserait encore en règle, et il n'y aurait encore rien d'arriéré. Mon intention est bien pourtant de continuer à vous payer d'avance , etl'année quiccrainen- ccra bientôt de courir , et les suivantes , au- tant que mes moyen s me le permettront; mais, ma chère tante , je ne puis pas vous dissimu- ler que la dureté présente et future de ma situation me met dans la nécessité décompter avec moi-même : sans quoi , je ne me résou- drais jamais a compter avec vous. Veuillez donc prendre un peu de patience , dans la certitude de n'être pas oubliée ; et s'il arri- vait dans la suite , que votre pension tardât à venir, ce qui ne sera pas , autant qu'il me sera possible, dites-vous alorsà vous-même: Je connais le caur de mon neveu ; et sûre qu'il ne m'oublie pas, je le plains de n'être ■pasenctat de mieux faire. Adieu , ma bonne «t respectable tante; je vous recommande à la providence ; faites la même chose pour moi ,

1. 2

193 LETTRE

car j'en ai grand besoin; et recevezavec bonté', mes plus tendres et respectueuses salutations.

A M. DE SAINT-GERMAIN.

AMoncju»n,le 2G février 1770*

o

U ctrs-vous, brave S. Germain ? Quand pourrai-je vous embrasser , et réchauffer au feu de votre courage, celai dont j'ai besoin pour supporter les rigueurs de ma destinée ? yu'il est cruel, qu'il e<t déchirant, pour le phis aimant des hommes , de se voir devenir l'horreur de ses semblables , en retour de son tendre attachement pour eux , et «ans pou- voir imaginer la cause décrite Frénésie, ni par conséquent la guérir ! Quoi ! l'implacable animosité des méchans peut-elle donc ainsi renverser les têtes et changer les cœurs do toute une nation, de toute une génération 2 lui montrer noir ce qui est blanc , lui ren lie odieux ce qu'elle doit aimer, lui l'aire estimer l'iniquité, justice, la trahison, générosité? Ah! c'est aussi trop accorder à la puissance,

A M. DE SAINT-GERMAIN. 191

que de lui soumettre ainsi le jugement, lo sentiment, la raison, et de se dépouiller pour elle , de tout ce qui nouji fait hommes.

Quels sont mes tors envers M. de C 1 ?

Un seul , mais grand ; celui d'avoir pu l'esti- mer. Pans ma retraite , je ne connaissais de lui , que son ministère ; son pacte de famille me prévint eu faveur de ses talens. Il av.ait paru bien disposé pour moi ; cette bienveil- lance m'en avait inspiré. Je ue savais rien de sou naturel , de ses goûts , de ses inclina- tions , de son caractère ; et dans Tes ténèbre» je suis plongé depuis tant d'années, j'ai long-temps ignoré touteela. Jugeant du reste par ce qui m'était connu , je lui donnai des louanges qu'il méritait trop peu, pour les prendre au pied de la lettre : il se crut insulté. De là, sa haine et tous mes malheurs. Eu me punissant de mon tort , il m'en a corrigé. S'il uie punit maintenant de lui rendre justice , il ne peut être trop sévère; car assurément, je la lui reuds bien.

Pour mieux assouvir sa vengeance, il n'a Toulu , ni ma mort quilinrs sait nies malheurs, ni ma captivité qui m'eût du moins donné lo repos. Il a conçu que le plus grand supplice d'une ame tière et brûlante d'amour poiu la

.16

*9*. LETTRE

gloire, était le mépris et l'opprobre; et qu'il •n'y avait poinl pour moi, de pire tourment que celui d'être haï. C'est sur ce double objet qu'il a lin é sou plan. Ii s'est appliqué à me travestir en monstre effroyaLI»; il a concerté dans le secret, l'œuvre dénia diffamation ; il m'a Tait enlacer de toutes parts, par ses satel- lites; il m'.i fait traîner par eux dans la fange; il '"'a rendu la Table du peuple , et le Jouet do lacanaille. Pour m'accabler encore mreui de la haine pnbliqut , il a pris son de la faire sortir, parles moqueuses caresses des fourbes dont il me faisait entourer; et pour dernier raffinement, il a fait ens-orte que par-tout, les égards et les attentions parussent me sui- ve , afin que, quand trop sensible aux ou- trag s, j'exhalerais quelques plaintes, j'eusse I air d'un homme qui r/esl pas àson aise avec lui-même , et qui se plaint des autres , parce qu',1 est mécontent de lui.

Pour m'isoler et m'ôter tout appui , les moyens étaient simples. Tout cède à la puissance, et presque tout à l'intrigue; on connaissait mes amis ; on a travaillé sur eux ; aucun n'a résisté. Ou a éventé parla poste", toutes les correspondances que je pouvais avoir. Ou m'a dùlacué de tcui-ps

A M. DE SAINT-GERMAIN. 193

eu temps, de petits chercheurs de places., de petits împloreurs de reco ;i mandations, pour savoir par eux, s'il ne restât personne qui eût pour moi , de la bienveillance , et travailler aussi-tôt à me i'ôter. Je connais si bien ce manège , et j'en ai si bien senti le succès, que je ne serais pas sans crainte pour M. de S. Germain lui-même , si je le savais moins clair-voyant , et que je con- nusse moins sa sagesse et sa fermeté. Parmi, les objets de tant de vigilance, mes papiers n'ont pas été oubliés. J'ai coufié tous ceus que j'avais , en des mains amies ou que je crus telles : tous sont à la merci de mes ennemis. Enfin , l'ou m'a lié moi-même par des engagemeas, dont j'ai cru vainement acheter mon repos , et qui n'ont servi qu'à nie livrer pieds et poings liés, au sort qu'on voulait me faire. On ne m'a laissé pour déleuse, que le oiel , dout ou ne s'embar- rasse guère, et mou innocence, qu'on n'a pu m'ôter.

Parvenu une fois à ce point , tout le reste va de lui-même et sans la poindra difficulté. Les gens chargés de disposer de moi, ne trouvent plus d'obstacle. Les essaims d'e*p;ons malveillaus et vigilans, dont je suis

i94 LETTRE

entoure, savent comment ils ont à faire leur cour. S'il y a du bien , ils se garderont de le dire, ou prendront grand soin de* le tra- vestir : s'il y a du mal , ils l'aggraveront ; s'il n'v en a pas , ils l'inventeront. Ils peuvent me charger tout à leur aise ; ils n'ont pas peur de me trouver là, pour les démentir. Chacun veut prendre part à la fête, et présenter le plus beau bouquet. Dès qu'il est convenu que je suis un homme noir, c'est à qui me con trouvera le plus de (limes. (Quiconque eu a fait un, peut i u faire cent : et vous verrez que bientôt j'irai , violant, brûlant, empoisonnant, assassinant à droite et à gauche, pour nus menus plai- sirs , sans m'embarrasser des foules de surveil- lant qui me guettent, sans) songer que les planchers sous lesquels je suis , ont des \ eux ; que les mars qui m'entourent, ont des oreilles ; que je ne fois pas un pas qui no

soit compté, pas un mouvement de doigt qui ne soit noté, et sans que durant tout ce temps la , personne ait la < haritéde pour- voir à la sûreté publique, en m'empéchant

de continuer toutes ces horreurs , dont ils se contentent de tenir tranquillement le regis- tre, tandis que je les lais tout aussi trau jiui-

A M. DE SAINT-GERMAIN. io5

lement sous leurs yeux : tant la haine est aveugle et bête dans sa méchanceté ! mais n'importe : dès qu'il s-'agira de ra'nnputer des forfaits , je vous réponds que le

M. de C 1 sera coulant sur les preuves ,

et qu'après ma mort , toutes ces inepties deviendront autant de faits incontestables , parce que M. l'un, et M. l'autre, et Mad. celle-ci , et Mlle, celle-là , tous gens de la plus haute probité, les auront attestés, et que )c ne ressusciterai pas pour y répondre.

Encore une fois, tout devient facile, et désormais on va faire de moi , tout ce qu'on voudra de mauvais. Si je reste en repos , c'est que je médite des crimes ; et peut-être le pire de tous, celui de dire la vérité. Si , pour me distraire de mes maux, je m'amuse à l'étude des plantes , c'est pour y chercher des poisons. Mon Dieu! quand quelque jour ceux qui sauront quel fut mon caractère , et qui liront mes écrits , apprendront qu'on a fait de .T. J,. Rousseau un empoisonneur, ils demanderont quelle sorte d'êtres existait de sou temps, et ne pourront croire que ce fussent des liommes.

Mais comment en est-on venu ? quel fut le premier forfait qui rendit les autres

i96 LETTRE

croyables ? Voilà ce qui me passe ; voila l'étonnante énigme. C'est ce premier pa» qu'il faut expliquer, et qui (l'offre à mes yeux , qu'un abyme impénétrable. M. do S. Germain , dans ce que vous connaissez de moi par vous-même , trouvez-vous do l'étoffe pour faire un scélérat ? Tel je paraît a vos yeux depuis plus d'un an , tel )c fus pendant près de soixaute. Je n'eus jamais que des goûts bon notes , que des passions douces : je m'élevai, pour ainsi dire, moi- même ; }e me livrai par eboix , aux meil- leures études ; je ne oui lirai que des talens aimables. J'aimai toujours la retraite, la vie paisible et so'itaire. J'ai passe la jeunesse et l'âge mûr , ebéri de mes amis , bien voulu de mes connaissances , tranquille , beureux , content de mon sort , et sans avoir eu jamais qu'une seule querelle avec un extravagant t laquelle tourna tout à ma gloire. Malhcu- reusement , ayant déjà passé l'âge mûr , je me laissai tenter enfin de communiquer au public , dans des livres qui ne respirent qu« la vertu , de» ma\iines que je crus utiles à mes semblables , ou de nouvelles idées pour le prégrès des beaux arts. Me voilà devenu depuis lors f uu homme noir ; de quelle

A M. DE SAINT-GERMAIN. 197

façon ? je l'ignore. Eli ! quels sont ces malheureux , dont les aines sombres et con- centrées , couvent le crime ? sont-ce des auteurs, des gens de !• fctrçs , dévoués à la paisib'e occupation d'écrire d*s livres, des romans, de la musique, des opéras ? Ont-ils des coeurs ou\ wl> , c ourVins , faciles à s'épan- cher ? Et de pareils secrets se cacheraient- ils un moment dans le mien , transparent comme le cristal , et qui porte à l'instant dans mes yeux et sur mon visage , chaque mouvement dont il est affecte. Seul , étran- ger , sans parti , livré dans ma retraite à de parei Is goûts, quel avantage , quel moyen, quelle tentation ponvais-je avoir de mal faire ? Quoi ! lorsque l'amour, la raison, la vertu, prenaient sous ma plume, leurs plus doux , leurs plus énergiques accens , lorsque je m'enivrais à torrens , des plus déli- cieux Bentimens qui jamais soient entrés dans un cœur d'homme, lorsque je planais dans l'empvrée au milieu des objets cliar- maus et presque angéliques, dont je m'étais entouré ; c'était précisément alors , et pour la première fois , que ma noire et farouche aine méditait, digérait , commettai t les for- faits atroces, dont ou ne me voila l'impu-

x^8 LETTRE

tation , que pour ru'ôler les moyens de m'en défendre , et cela , sans motif, sans raison , sans sujet, sans autre intérêt que celui de satisfaire la plus infernale féroeité. Et l'on

peut Si jamais pareille contradiction ,

pareille extravagance , pareille absurdité pouvait réellement trouver foi dans l'esprit d'un homme , oui , J'ose le dire sans crainte , il faudrait étouffer cet homme-là.

î,es passions qui portent au crime, sont analogues à leurs noirs effets. fuient Ks miennes? Je n'ai connu jamais les passions haineuses : jamais l'envie , la méchanceté , la vengeance n'entrèrent dans mon cœur, ,7c suis bouillant, emporte, quelquefois colère; ja- mais fourbe , ai ran« unier ; et quand je cesse d'aimer quelqu'un , celas' t bien vite.

.1 i qui veut n nuire; mais sitôt

que ne le crains plus , je ne le hais plus. Iderol . <| te G.., m sur-tout, le premier, le plus cach , k plus ardent , le plus'impla- ca!.!.' I : qui m'attira tous les autres , dise peu;...! il me ' lit. Est-ce pour le mal qu'il a n ç de moi ? Non, c'est pour celui qu'il m'a lait ; car : DUVCUt L'offensé pardonne , tuais l'oHeu ur ne pardonne jamais. i.)irai-jc me.

A M. DE SAINT-GERMAIN. 199 torts envers lui ? J'en sais deux. Le premier : }e l'ai trop aimé. Le second : son cœur fut dé- chire par la louange qui n'était pas pour lui (*). Si lui , si Diderot ont quelque autre grief, qu'ils le disent. Ils ont découvert, di- ra-t-on, que j'étais un monstre. Ah! c'est une autre affaire ; mais toujours est-il sûr que ce monstre ne leur fit jamais de mal.

Madame la Comtesse de B s me hait,

et en femme; c'est tout due. Quels sont ses gviefs ? Les voici :

Le premier. J'ai dit dans Ylléloise , que la femme d'un charbonnier était plus respectable que la maîtresse d'un prince : mais quand j'écrivis ce passage, je ne songeais ni à elle , nia aucune femme en particulier ; je ne savajs pas même alors qu'il existât une comtesse de

B s , encore moins qu'elle pût s'offeuser

de ce trait ; et je n'ai fait que long-temps après, connaissance avec elle.

Le second. Madame de B s me consulta

sur une tragédie en prose , de sa façon ; c'est- à-dire , qu'elle me demanda des éloges. Je lui

(*) Passage remarquable du Petit - Prophète , ouvrage de M. G... m, et clans lequel U s est peint sans y songer.

200 LETTRE

donnai ceux que je crus lui étf 'Jus : mail je l'avertis qui sa pièce ressembl > !>•■ i:. <>up à une pièce aug'a pc qui j lui no .•■•;i J eus le so.t de Gtl-Blas au pics de l'cviqiu pie'di- catear.

L< troisième. M»d de B s était aimable

alors, <•( jeune encore. Les amil es do .t elle m'honora . me touchèrent |dus<iu in'eul fallu peut-être. Elle s'en apperçut. vjue q ie t.-mps ap'ès , j'appris ses liaisons , que dans ma betiso je ne savais p;is encore. Je ne crus pas qu'il convîntà J.J. Rousseau , d'allersur es brisée» d'un prince du sang , et je me retirai. Je no sais, Monsieur, ce que vous île ce

crime ; mais il serait singulier que tous les malheu-s d: ma rie fussent venus de trop de prudence 3 dans un liouune qui eu eut toujours •i peu.

Mil .laine la Maréchale de L £ me hait ;

elle a raison. J'ai commis envers elle, des balourdises bien innocentes assurément dans mon cœur, bien involontaires, mais que ja- mais femme ne pardonne , quoiqu'on n'ait pas eu l'intention de l'offenser. Cependant je ne puis la croire essentiellement méchante, ni perdre le souvenir des jours heureux que )'ai passes près d'elle et de M. deL g- De tous

A M. DE SAINT-GERMAIN. 201

mes ennemis , elle est la seule que je crois ca- pable de retour , mais non pas de mon vivant. Je désire ardemment qu'elle me survive, sûr d'être regretté, peut-être pliure d'elle après jna mort.

Ajoutez à cette courte liste, M. deC. 1,

dont j'ai déjà parlé, et qui malheureusement

à lui seul en vaut mille: le docteur T n ,

avec qui je n'eus d'autre tort que d'être Gène- Toiscommelui, et d'avoir autantde célébrité, quoique j'eusse gagné moins d'argent : enfin ,

le baron d'H k , aux avances duquel j'ai

résisté long-temps, par la seule raisou qu'il était trop riche -, raison que je lui dis pour ïéponseàscs instances, etquimalheureusement 11e se trouva que trop juste dans la suite. Sur mes premiers écrits, et su rie bruit qu'ils firent, il se pVit pour moi d'une telle haine, et, comme je crois , par l'impulsiou de G. ..m, qu'il me traita dans sa propre maison , et sans le moin- dre sujet, avec une brutalité sans exemple. Diderot et M. de Margcncy , gentilhomme ordinaire du roi, furent témoins de la que- relle et ledernier m'a souvent dit depuis lors, qu'il avait admiré ma patience et ma modé- ration.

Ces détails, Monsieur, sont dan* la plus

3ob LETTRE

exacte vérité. Trouvez-vous quelque mé- chanceté dans le pauvre Jean- Jacques ? Voilà pourtaut les seuls ennemis personnels quo j'aie eus jamais. Tous les autres ne le sont que par jalousie, comme d'Alembert , avec lequel j'ai eu très-peu de liaisons, ou sur parole, comme la foule ; ou parce qu'en général, les lâches aiment à faire leur cour aux puissaus , eu achevant d'accabler ceux qu'ils oppriment. C^ue puis-je faire à cela ?

Les naturels haineux , jaloux, n:-:chans , ne se déguisent guère. Leurs propos , leurs écrits décèlent bientôt leurs penchans ; ils vont tou- jours se mêlant des affaires des autres. Les pointes de la satyre lardent leurs discours et leurs ouvrages ; les mots cou vers, (es allusions ma lignes leur échappent malgré eux : mes écrits sont dans hs mains de tout le monde , et vous connaissez mon ton. Veuillez, Monsieur, juger par vous-même , et voyez s'il y a de la malignité dans mon coeur.

Le jeu : je ne puis le soufTYir. Je n'ai vrai- ment joué qu'une fois en ma vie au redoute, à Venise. Je gagnai beaucoup , m'ennuyai , et ne jouai plus. Les échecs, l'on ne joue rien , sont le seul jeu qui m'amuse. Je u'ai pai peur d'être un Bcvcrley.

A M. DE SAINT-GERMAIN. ao3

L'ambition , l'avidité, l'avarice: je suis trop paresseux , je déteste trop la René, j'aime trop mon indépendance , pour avoir des goûts qui demandent un homme laborieux , vigilant, courtisan, souple, intrigant; les choses du monde les plus contraires à mon humeur. M'a-t-on vu souventaux toileites desfemmes, ou dans les antiebambres desgrauds ? Ce sont pourtant les portes de ia fortune. J'ai refusé beaucoup de places, et n'en rechercherai ja- mais. C'est par paresse que je suis attaché à l'argent que j'ai, crainte de la peine d'en cher- cher quand je n'eu ai plus : mais je ne crois pas qu'il me soit arrivé de ma vie, ayant le nécessaire du moment, de rien convoiter au- delà ; et après avoir toujours vécu dans une honnête aisance, je me vois prêt à manquer de pain sur mes vieux jours, sans eu avoir grand souci. Combien j'ai laissé échapper de choses, par nia nonchalance à les retenir ou à les saisir î Citons un seul fait. Un receveur-général des finances , auquel j'étais attache depuis long- temps, m'offre sa caisse ; je l'accepte. Au bout de quinze jours, l'embarras, l'assujettissement, l'inquiétude sur- tout de cette maudite caisse , me font tomber malade. Je finis par quitter la caisse , et me faire copiste de musique à six

204 LETTRE *

sols la page. M. de Franceuil , à tu' jp marque ma résolut o", m ci il "i i l m port de la fièvre, vaut me voir, me pai , m'exhorte, ne m'ébranle pas. Il attend inuti- lement; et voyant ma résolution bren p ;,e et bien confirmer, il dîsposeenG i de sa ca s*ej et me donne un successeur. Ce fait seul prouve', ce me semb,'',, que l'avidité de l'argent n'est pas mou défaut, et j'en pourrais donerdes preuves récentes , plus fuite? que celle-là Et de quoi me servirait l'opulence ? Je déteste le luxe, j'aime la retraite, je n'ai que It delà simplicité', je ne saurais <ouT>'; aill »Ut de moi des domestiques { et quand j'aur is cent mille livres de rentes, je ne voudrais aire ni mieux vêtu, ni mieux logé, ni m eux nourri que je ne le suis. Je ne voudrais être riche que pour faire du bien , et l'on us cherche pas à satisfaire un pareil goût par des crimes.

Les femmes ! Oh ! voici le grand ar- ticle ; car assurément le violateur de la chaste Vcrtier doit être un terrible homme auprès d'elles; et le plus difficile des travaux d'fler- dole doit pou lui conter, après celui-là. Il y a quinze ans qu'on eut été étonné de m'eu- teudre accuser dépareille iulamie; mais laissez

faire

A M. DE SAINT-GERMAIN. 3oS

faire M. de C 1 et Mad. de B s. Ils ont

bien ope'ré d'autres métamorphoses, et je les vois en train de ne s'arrêter plus guère que par l'impossibilité d'en imaginer. Je doute qu'au- cun homme ait eu une jeunesse plus chaste que la mienne. J'avais trente ans passe's , sans avoir eu qu'un seul attachement, ni fait à sou objet qu'une seule infidélité : c'était tout. Le reste de ma vie a doublé cette licence; je n'ai pas été plusloin. Je nefais point houneur de cet te réserve h ma sagesse ; elle est bien plus due à ma timidité; et j'avoue avoir manqué par elle, bien des bonnes fortunes que j'ai convoitées , et qui , si j'en avais tenté l'aven- ture, ne m'auraient peut-être pas réduit au même crime, auquel , selon la Vertier, m'ont entraîné ses attraits.

Pour contenter les besoins de mon cœur, encore plus que ceux de mes sens , je me donnai une compagne honnête et fidclle , dont après vingt-cinqatis d'épreuve et d'estime , j'ai fait ma femme. Si c'est ce qu'on appelle de la débauche, je m'en honore , et ce n'est pas du moins celle-là qui mène dans les lieux publics. L'exemple., la nécessité, l'honneur de celle qui m'était chèro , d'autres puissantes raison»

J.*ttrts. Toms Yil. M

3o6" LETTRE

me firent confier mes enfans à l'établissement fait pour cela , et m'empêchèrent de remplir moi-même le premier ,1e plus saint desdevoirs delà nature. En cela, loin de m'excuser , je m'accuse : et quand ma raison me dit que ;'ai fait dans ma situation, ce que j'ai du faire, je l'en crois moins que mon cœur , qui gémit et qui la dément. Je ne lis point un secret de ma conduite à mes amis , ne voulant pas pas- ser à leurs yeux , pour meilleur que je a'étais. C^uel parti les barbares en ont tiré! Avec qml art ils l'ont mise dan s les jours les plus odieux ! Comme ils se sont plus à me peindre en père dénaturé, parce que jYlais à plaindre ! Comme ilsont cherché a tirer du fond de mon carac- tère , une faute qui fut l'ouvrage de mou mal- heur! Comme si pécher n'était pas dr l'homme, et même de l'Iiommc juste ! Elle fut grave, sans doute; elle fut impardonnable : mais aussi ce fut la seule , et je l'ai bien expiée. A cela près , et des vices qui n'ont jamais lait de mal qu'à moi , je puis exposer à tous les yeux, une vie irréprochable dans tout le se- cret de mon crrnr. Ah ! que ces hommes si sévères aux fautes d'autrui , rentrent dans le fond de leurs consciences , et que chacun

A M. DE SAINT-GERMAIN. 207

d'eux se félicite , s'il sent qu'au jour tout sans exception sera manifesté, lui-même en sera quitte à meilleur compte !

La Providence a veillé sur mes enfans, par le péché même de leur père. Eli Dieu ! quelle eût été leur destinée, s'ils avaient eu la mienne à partager ! Que seraient-ils devenus dans mes désastres ! Ils seront ouvriers ou paysans ; ils passeront dans l'obscurité, desjours paisibles; que n'ai-je eu le même bouheur ! Je rends au moins grâces au ciel, de n'avoir abreuvé que moi, des amertumes de ma vie , et de les en avoir préservés. J'aime mieux qu'ils vivent du travail de leurs mains, sans ni- connaître, que de les voir avilis et nourris pat le traîtresse générosité de mes eunemis, qui les instrui- raien t à baïr , peut-être à trahir leur père : et j'aime mieux cent fois être ce père infortuné, qui commit la faute et qui la pleure, que d'être le méchant qui la relève, l'étend , l'am- plifie , l'aggrave avec la plus maligne joie , que d'être l'ami perbdc, qui traliitla cou fiance de son ami , et divulgue pour le diffamer, le se- •cret qu'il a versé dans son sein.

Mais des fautes , quelques grandes qu'elles soient, n'en supposent pas qui leur soient tonUadiytuircs. Les débauchés sont peu dans

M 2

2o8 LETTRE

le cas d'en commettre de pareilles, comme ceux qui s'occupent dans le port, à charger des vaisseaux que bientôt ils perdent de vue ne songent guère à les assurer. Mes attache- inens me préservèrent du désordre, et toujours, je lr re'pète , je fus réglé dans mes mrcnrs. Je ne doute pas même que celles de ma jeunesse n'aient contribué dans la suite, à répandre dansmes écrits , cette viveclialeur que les gens qui ne sentent rien, prennent pour de l'art, mais que l'ait ne peut contrefaire, et que ne saurait fournir un sang appauvri par la de'- Jjauche. Pour répondre à ces bommes vils, qui m'osent accuser d'avoir gagné dans des lieux que je ne connais point , des maux que je connais encore moins , je ne voudrais que la Nom^I/e Héîoise. Est-ce ainsi qu'on ap- prend à parler dans la crapule? (v)u'on prenne au tant de débauchés qu'on voudra , tons doués d'autant d'esprit qu'il est possible, cl je les délie entre eux tous, de faire une seule page à mettre à cîW d'une des lettres bridantes dont ce roman n'abonde que trop. Non , non , il est pour l'âme un prix aux bonnes moeurs , c'est de la vivifier. L'amour et la débauche ne sauraient aller ensemble; il faut choisir. Ceux qui ks confondent ne connaissent quo

A M. DE SAINT-GERMAIN. 209

la dernière. C'est sur leur propre état, qu'ils jugent du mien ; mais ils se trompent. Adorer les femmes, et les pos éder , sont deux choses très-difFére rites. Us ont fait l'une, et j'ai fait l'autre. J'ai connu quelquefois leurs plaisirs ; mais ils n'ont jamais connu les miens.

L'amour que je conçois , celui que j'ai pu sentir, s'enflamme à l'image illusoire de la perfection de l'objet aime', et celte illusion même le porte à l'enthousiasme de la vertu; car cette idée entre toujours dans celle d'une femme parfaite. Si quelquefois l'amour peut porter au crime, c'est dans l'erreur d'un mau- vais choix qui nous égare , ou dans les trans- ports de la jalousie. Mais ces deux e'tats , dont aucun n'a jamais été' le mien , sont raomin- tanés ,et ne transforment point un cœur noble eu u ne ame noire. Si l'amour m'eût fait faire un crime, il faudrait m'en punir et m'en plaindre; mais il ne me rcudraitpas l'horreur des hon- nêtes gens.

Voilà tout , ce me semble , à moins qu'on ne veuille ajouter l'amour de la solitude ; car cet amour fut la première marque à laquelle Diderot parut juger que j'étais un scélérat. Ses mystérieuses trames avec G. ..m, éUienï commencées, quand j'allai vivre à l'Hernie

M 3

?.if5 LETTRE

tnge. Il publia quelque temps après , le Fils naturel, dans lequel il inséra cette sentence ; ïln'y ci que lt méchant qui soit seul. Je lui écrivis avec tendresse, pour me plaindre qu'il n'eût misa ce passage aucun adoucissement- Il me ic'pondit durement, et sans aucune ex- plication. Pour moi , quoique cette sentence ait quelque chose qui papillote à l'oreille , jy n'y trouve qu'une absurdité; et il est si faux qu'il n'y ait que le méchant qui soit seul, qu'au ion traire il est impossible qu'un homme qui sait vivre seul, soit méchant, et qu'un méchant veuille vivre seul; car à qui Ferait-il du mal , et avec qui formerait-il ses intrigues '*. La sentence en elle-même exigeait donc tout an moins une explication : elle l'exigeait bien plus encore , ce me semble', de li part d'un, auteur qui, lorsqu'il parlait de la sorte au public , avait nu ami utile depuis six mois dans une solitude ; et il i lait également cho- quant et mal-honnéte de refuser, du moins «•u maxime générale , l'honorable et juste exception qu'il devait non-seulement à cet ami , mais à tant de sa^cs respectes _, qui dans tous l«s temps ont cherché h' calme et la paix dans la retraite, et dont pour la première. fois , depuis que le monde existe , un écrivain.

A M. DE SAINT-GERMAIN. 211

s'avise avec un trait de plume , de faire autant de scélérats : mais Diderot avait ses vues , et ne s'embarrassait pas de déraisonner pourvu, qu'il préparât de loin, les coups qu'il m'a portés dans la suite.

Je vais faire une remarque qui peut paraître légère, maisqui me paraîtàmoidesplussûres, pour juger de l'état interne et vrai d'un au- teur. On sent dans les ouvrages que j'écrivais à Paris, la bile d'un homme importuné du tracas de cette grande ville, et aigri par le spectable continuel de ses vices. (*) Ceux que j'écrivis depuis ma retraite à l'Hermitage , respirent une tendresse de cœur , une douceur d'ame, qu'on ne trouve que dans les bocages, et qui prouvent l'effet que faisaient sur moi la retraite et la campagne, et qu'elle:; feront toujours sur quiconque en saura sentir le ebarme , et y vivre aussi volontiers que moi,

(*) Ajoutez les impulsions continuelles de Diderot, qui, soit qu'il ne put oublier le donjon de Vincennes, soit avec le projet déjà formé, de inr rendre odieux , in'allait sans cesse excitant et stimulant aux sarcasmes. Sitôt que je fus à la campagne, et que ces impulsions cessèrent, le caractère et le ton de mes écrits changèrent, et je rentrai dans mon naturel.

212 LETTRE

Les pensées mâles de la vertu, dit le nerveux Young, les nobles élans du génie , les brû- lons transports d'un cœur sensible , sont perdus pour V homme oui croit , f n'être seul est une solitude. Le malheureux s'est con- damné à ne les jamais sentir. JJieu et la raison ! quelle immense société '. Que leurs entretiens sont sublimés ! que leur commerce est plein de douceurs! Voilà MM. Young et Diderot d'avis un peu diflérens , sans ajou- ter celui de Virgile. Pour moi , je me fait honneur d'avoir imite le soc'lérat Descartel , quand il s'en alla méchamment philosopher dans sa solitude de Nord-Hollande.

Je viens de faire , ce me semble , une revue exacte , et je n'y vois rien encore qui m'ait pu donner des penchaus pervers. Que reste- t-il donc en ti 11 ? L'amour de la gloire. Quoi ! ce noble sentiment qui élève l'ame aux su* blîmea contemplations qui l'élancé dais les régions él berces, qui l'étcnd , peur ainsi d ire % sur toute la postérité , pourrait Lui dicter des forfaits ? Il prendrait , pour s'honorer , la route de [infamie! Eh! qui ne sait que rien, n'avilit , ne resserre et ne concentre l'aine comme le crime ; que rien de e;ratid et de géné- raux se peut partir d'uu intérieur corrompu?

A M. DE SAINT-GERMAIN. 21S

Non, non ; cherchez des passions viles pour cause à des actions viles. On peut être un, mal-honnête homme , et faire un bon livre ; mais jamais les divins élans du génie n'iiono* rèrentl'amc d'un malfaiteur ; et si les soupçous do quelqu'un que j'estimerais , pouvoient à ce point ravaler la mienne , je lui présenterais mon Discours sur Vinêgaîité (*) pour toute réponse , et je lui dirais : lis et rougis. (**)

Vous me citerez Erostrate. A cela, voioi ma réponse. L'histoire d'Erostrate est une fable; mais supposons- la vraie. Erostrate, sans génie et sans talent, eut un moment la

(*) En retranchant quelques morceaux de la façon de Diderot, qu'il m'y fit insérer presque malrgé moi. Il eu avait ajouté de plus durs en- core ; mais je ne pus me résoudre à les employer.

(**) Que serait-ce , si je lui présentais ma lettre à d'Alenihert , sur les spectacles, ouvrage le plus tenilie délire perce à travers la force du rai- sonnement, et rend cette lecture ravissante? Il n'y a point d'absurdité qu'on ne rende imagina- ble , en supposant que des scélérats peuvent traiter ainsi de pareils sujets. Démocrite prouva aux .Abdéritt-s, qu'il n'était pas fou, en leur lisant une de ses pièces; et moi, je de'fie tout homme sensé, qui lira cette lettre, de pouvoir croire que l'auteua soit un Coquin.

2 14 LETTRE

fantaisie de la célébrité, à laquelle il n'avait aucun droit. Il prit la seule et courte voie que son mauvais cœur et son esprit étroit put lui suggérer : mais comptez que s'il se fut senti capable de Faire V Emile, il n'eut pomt brûlé le temple d'tOphèse. !\on, Monsieur , on n'aspire point par le crime au prix qu'on peut obtenir par la vertu ; et voilà u' qui rend plus ridicule l'imposture dont Je sus l'objet. Ou'a- vais-je besoin de gloire et do célébrité ? Je l'avais déjà toute acquise : non par des noir- ceurs et des actes abominables , mais par des moyens vertueux , honnêtes , par des taie us distingues , par des livres utiles , par une i ou- duiie estimable, par tout le bien que j'avais pu faire selon mon pouvoir; elle «.lait belU . elle était sans tache: qu'y pouvais-jc ajouter désormais, si ce n'est la persévérance dans l'honorable carrière donl je voyais déjà d'as- sez prés le tenue ? Que dis-je ! je l'avais at- teint; je n'avais plus qu'à me reposer et jouir. Peut-o:i conci uir que de gaieté de CO UI et par des loi faits , l'aie cherché mui-mcine ù ternir ma gloire , à la détruire , à laii s:- réchap- per de mes mains, ou plutôt à jeter dans un transport de furie, le prix, inestimable que j'avais Légitimement acquis ? Quoi ! Le sage j

A M. DE SAINT-GERMAIN-. 215

le brave S. Germain retournerait-il exprès à la guerre , pour y fle'trir par des lâchetés in- fâmes , les lauriers sous lesquels il a blanchi ? Ne sait-on pas qu'une belle réputation est la plus noble et la plus douce re'c.;mpense de la vertu sur la terre ? Et l'on veut qu'un, homme qui se l'est dignement procurée, s'aille exprès plonger dans le crime pour la souiller? Non , cela n'est pas , parce que cela ne peut pas être ; et il n'y a que des gens sans hon-t neur , qui puissent ne pas sentir cetto impos- sibilité.

Mais quels sont enfin ces forfaits, dont je me suis avi.oési tard de souiller une réputation, déjà toute acquise par mieux que dos livres, par quarante ans d'honneur et d'intégrité? Oh ! c'est ici le mystère profond qu'.i vc faut jamais que je sache , et qui ne doit être ou- vertement publié qu'a près ma mort, quoi qu'on fasse ensorte pendant ma vie,, que tout la monde eu soit instruit , hors moi seul. Pour me forcer , en attendant, de boire la coupe amère de l'ignominie , on aura soin de la faire circuler sans cessa autour de moi dans l'obscurité _, de la faire dégoutter, ruisseler su rmaréte, afin qu'elle m'abreuve, m'inonde, me suffoque ; mais saus qu'aucun trait de

2ï6 LETTRE

lumière l'offre jamais à ma vue, et me laisse discerner ce qu'elle oontierft. On me séquestrera du commerce des hommes, même en vivant avec eux ; tout sera pour moi , secret , mys- tère et mensonge; on me rendra étranger à la société , sans paraître m'en chasser ; on élèvera autour de moi , un impénétrable édifice de ténèbres, on m'ensevelira tout vi- vant dans uneercuèil. C'est exactement ainsi, que sans prétexte et sans droit, on traite eu France un homme libre , un étranger qui n'est point sujet du roi, qui ne doit compta à personne de sa conduite, en continuant d'y respecter, comme il a toujours fait, le roi les Ioix , les magistrats et la nation. Que s'il est coupable , qu'on l'accuse , qu'on juge «t qu'on le punisse; s'il ne l'est pas , qu'on le laisse libre, non pas en apparence, mais réellement. Voilà, Monsieur, ce qui est juste} tout ce qui est hors de là, de quelque pré- texte qu'on l'habille , est trahison, fourberie , iniquité.

Non , je ne serai point aCcusé , point arrêté, point jugé, point puni en apparence ; mais on l'attachera, sans qu'il y paraisse, à me rendre la vie odieuse, insupportable, pire ccftt lois que la mort. Ou Défera garder à

Vue ;

& M. DE SAINT-GERMAIN. at>

TOe ; je ne ferai pas un pas sans être suivi ; on m'ôtera tous moyens de rien savoir et de ce qui me regarde , et de ce qui ne me regarde pas ; les nouvelles publiques les plus indifférentes , les gazettes même me seront interdites ; on ne laissera courir mes lettres et paquets, que pour ceux qui me trahissent ; on coupera ma correspondance avec tout autre ; la re'ponse universelle à toutes mes questions, sera toujours qu'on ne sait pas « tout se taira dans toute assemblée à mon, arrive'e ; les femmes n'auront plus de langue les barbiers seront discrets et silencieux [e Vivrai dans le sein de la nation laplus loquace comme chez un peuple demuets. Si je voya e on préparera tout d'avance, pour disposer de moi par-tout je veux aller ; on mo consignera aux passagers , aux cochers, aux cabaretiers. A peine trouverai-je à inaoeer avec quelqu'un dans les auberges ; à peine y trouverai-je un logement qui ne soit pas isolé; enfin, l'on aura soin âe répandre une telle horreur de ntoî sur ma route , qn'h chaque pas que je Ferai , à chaque ob/ei qU0 je verrai, mon ame soit ijécli n'empêchera pas que, traité eo an je ne reçoive par-tout ceui courbetti i Lettres. Tome VU.

2i8 LETTRE

qn eu ses, avec autant de complimensde respect et d'admiration. Ce sont de ces politesses de tigres, qui semblent vous sourire au moment «ju'ils vont vous déchirer.

Imaginez, Monsieur, s'il est possible, un traitement plus insultant, plus cruel, plus barbare, et dont le concert incroyablement unanime , laisse au sein d'une nation toute entière, ui\ infortuné rigoureusement seul et sans consolation. Tel est le talent supérieur

de monsieur de C 1 pour les détails ; tels

sont les soins avec lesquels il est servi , quand il est question de nuire. Mais s'il s'agissait d'une oeuvre de boute , de générosité , de justice, trouverait- il la même fidélité dans ses créatures ? J'en doute. Aurait-il lui-même ]a même aetivité? .l'en doute encore plus.

J'ai beau chercher des cas il soit permis d'accuser , de juger, de diffamer un homme à son insu, sans vouloir l'entendre, sans soulliir qu'il réponde, et même qu'il parle ; je ne trouve rien. Je veux supposer toutes les preuves possibles. Mais quand en plein midi , toute la ville verrait un homme eu assassiner un autre sur la place publique; encore, eu jugeant l'accusé , ne l'empêcherait-on pas de répoudre, encore ne le jugerait-un pas

A M. DE SAINT-GERMAIN. 219

sans l'avoir interrogé. A l'inquisition l'on cache à l'accusé son délateur , je l'avoue ; mais au moins lui dit-on qu'il est accusé, au moins ne le condamne-t-on pas sans l'entendre, au moins ne l'empèche-t-on pas de parler. Un délateur secret accuse, il ne prouve pas -, il ne peut prouver dans aucun cas possible ; car , comment prouverait-il ? Par des témoins ? Mais l'accusé peut avoir contre ces témoins des moyens de récusation que les juges ignorent. Par des écritures ? Mais l'accusé peut y faire appercevoir des marques de fausseté que d'autres n'ont pu connaître. Un délateur qui se cache est tou- jours un lâche : s'il prend des mesures pour que l'accuse ne puisse répondre à l'accusation ni même à être instruit, il est un fourbe : s'il prenait en même temps avec l'accusé masque de l'amitié., il serait un traître. Or, un traître qui prouve ne prouve jamais assez , ou ne prouve que contre lui-même ; et quiconque est un traître peutbien être encore un imposteur. Eh , quel serait, grand Dieu ! le sort des particuliers, s'il était permis de leur faire a leur insu leur procès , et puis de les aller prendre chez eux pour les mener tout de suite au supplice, sous prétexte gu«

N a

220 LETTRE

les preuves sou t si oïaires, qu'il leur est imiti!» d'être entendus ?

Remarquez, Monsieur, je vous supplie , combien cet'.e première accusation dut pa- raître extraordinaire , vu la réputation sans) reproche dont je jouissais, et que soutenaient ma conduite et mes écrits. Assurément ceus qui vinrent apprendre pour la première fois, aux chefs de la nation , que j'étais un scélérat. durent les étonner beaucoup ; et rien ne de\ ai t manquer à la prmve d'une parerlle accusation pour être admise. 11 y manqua pourtant au moins une petite circonstance, savoir, l'au- dition de l'accusé ; on se cacha de lui très>- soigneusement , et il fut jugé. Messieurs messieurs ! quand il serait généralement permis de juger un accusé sans fouir, il y a du moins des hommes qui mériteraient d'être exceptés; et Jean-Jacquts pouvoir espérer ce me semble, d'être mis an nomirc de ces hommes-la.

On ne vous a pas jugé, diront-ils. F.t qu'avez -vous doue Fait, misérables ? I t 1. i ;nant d'épargner ma personne, vous m'ôtex l'honneur j vous m'accablez d'opprobres ; vous me laisse/, la vie, mais vous me la rendez odieuse, eu y joignant la diUamaùou, Yoiu

A M. DE SAINT-GERMAIX. 221

me traitez plus cruellement mille fois, que si vous m'aviez fait mourir ; et vous appelez cela ne m'avoir pas jugé ? Les fourbes ! il ne manquait plus à leur barbarie que le vernis do la générosité.

Non, jamais on ne vit des gens aussi fiers d'être trahres. Prudemment enfonce'» dans leurs tannières , ils s'app'audissent de leurs lâchete's, et insultent à ma franchise en la redoutaut. Pour m'étouffer s-ans que je crie, fis m'ont auparavant attaché un bâillon. A voir enfin leur bénigne contenance, on les prendrait pour les bourreaux de l'iufortuué L)om Carlos, qui prétendaient qu'il leur fut encore redevable de la peine qu'ils prenaient de l'étranglrr.

En vérité, Monsieur, plus je médite sur cette étrange conduite, plus j'y trouve une complication de lâcheté, d'iniquité, de four- berie, oui la rend inimaginable. Ce qui me passa encore plus , est que tout cela paraît se faire de l'aveu de la nation entière ; que non - seulement mes prétendus amis, mais d'honnêtes gens réellement estimables , y paraissent acquiescer ; et que monsieur de bt-Germain lui-même, ne m'en paraît pas encore assez scandalisé. Cependant fussé-j«

H 3

222 LETTRE

coupable , fussé-je en effet, tout ce qu'on m'accuse d'être, tant qu'on ne- m'aurait pas convaincu j cette conduite envers moi, serait encore injuste , fausse , inexcusable. Que doit-elle me paraître, à moi, qui me seus innocent ?

Soyons équitables toujours. Je ne crois

point que M. de C I soit l'auteur do

l'imposture ; mais je ne doute point qu'il n'ait très-bien vu que c'en était une ; et que ce ne soit pour cela, qu'il prend tant do mesures pour m'empécber d'en être instruit Car autrement, nvec la haine envenimée quo tout décèle en lui contre moi , jamais il ne se refuserait le plaisir de me convaincre et de me confondre, dût-il s'oter par-là, celui de me voir souffrir plus long-temps.

Quoique ma pénétration , naturellement très-mousse, mais aigu ise'e a Force de s'exercer dans les ténèbres, m- fasse deviner assea juste, des multitudes de choses qu'on s'appbqnc a me cacher, ce noir mystère r<t encore enve- loppé pour moi, d'un voile impénétrable : mais à force d'indices combinés, compares; a force de demi-mots échappés et saisis a la Volée ; h force de souvenirs effaces, qui pat asard me reviennent, je présume G. ..m

A M. DE SAINT-GERMAIN. 2 23

et Diderot les premiers auteurs de toute la trame. Je leur ai vu commencer, il y a plus de dix-huit ans, des menées auxquelles je ne comprenais rien , mais que je voyais certaine- ment couvrir quelque mystère dont je ne m'inquiétais pas beaucoup , parGe que les aimant de tout mou cœur, je comptais qu'ils m'aimaient de même. A quoi ont abouti ces menées? Autre énigme non moins obscure. Tout ce que je puis supposer le plus rai- sonnablement , est qu'ils auront fabriqué quelques écrits abominables, qu'ils m'auront attribués. Cependant comme il est peu naturel qu'on les en ait crus sur leur parole, il aura fallu qu'ilsaicnt accumulé des vraisemblances sansoublierd'imiter le style et la main. Çjuant au style, un homme qui possède supérieure- ment l\'irt d'écrire, imite aisément jusqu'à certain point, le style d'un autre, quoique bien marqué. C'est ainsi que Boileau imita le style de Voiture et celui de Balsac , à s'y tromper ; et cette imitation du mien peut tire sur-tout facile à Diderot, dont j'étudiais particulièrement la diction , quand je com- mençai d'écrire, et qui même a mis dans mes premiers ouvrages, plusieurs morceaux qui ne tranchent point avec le reste, et qu'on

N 4

224 LETTRE

ne saurait distinguer, du moins quant au style (*). 11 est certain que sa tournure et la mienne, sur-tout dans mes premiers ou- vrages , dont la diction est comme la sienne, un peu sautante et sentencieuse , sont parmi celles de nos contemporains, les deux qui se ressemblent le plus. D'ailleurs, il y a si peu de juges en état de prononcer sur la différence ou l'identité des styles, et ceux* même qui le sont, peuvent si aisément s'y tromper, que chacun peut décider là-dessus comme il lui plaît , sans craindre d etr* convaincu d'erreur.

La main est plus difficile à contrefaire ; je crois même cela presque impossible, dans

(*) Quant aux pensées, celles qu'il a ru la bonté" de rm prétei . : que j'ai eu la bêtise d'adop-

EU i i!< a miennes,

on peut le voir dans celle du philosophe,

gumenu i ant son bounet sur set

- (D se. utr l':nc'p. ) : car ce morre.iu est do

i fer. Il es; certain que M. I >idero«

an de ma i et de ma Facilité,

pour d mes écrits, un ton dur et un air

' qu il- n'eurent pins si-iôi qu'il cessa de me

ei , et que je lus livre tout-à-lait à moi*

A M. DE SAINT-GERMAIN. 22S

un ouvrage de longue haleine. C'est pourquoi Je présume qu'on aura préféré des lettres , qui n'ont pas la même difficulté et qui rem- plissent le même objet. Quant à l'écrivain chargé de cette contrefactiou , il aura été plus facile à trouver a Diderot, qnà tout autre, parce qu'ctaut chargé de la partie des arts dans Y Encyclopédie , il avait de graudes relations avec les artistes dans tous les genres. Au reste, quand la puissance s'en mêle, beaucoup de difficultés s'applanisseut ; et quand il s'agirait, par exemple, de décider si une écriture est ou n'est pas contrefaite, je ne crois pas qu'on eût beaucoup de peine à trouver des experts prêts à être de l'avis

qu'il plairait à monsieur de C I

Si ce n'est pas cela, ou de faux témoins, je n'imagine rien. Je peucheraisméme un peu pour cette dernière opinion, parce qu'assuré- ment le bénin Thevc-nin } quoiqu'on en dise, ne fut pas aposté pour rien ; et je ne puis imaginer d'autreobjet à la fable de cemanan, et à l'adroite faoon dont ceux qui l'avaient «posté, l'ont* accrédité (*), que de vouloir

(*) Enfin, tant ont opéré les gens quidfsposent de moi, qu'il reste clair comme le jour, à Gre-

î26 LETTRE

îàter d'avance, comment je soutiendrais la

confrontation d'un faux, témoin.

Les Holbackiens , qui croyaient m'avoir déjà coulé à fond , furieux de nie voir bien au château de Montmorency et chef M. lu prince deConti, firent jouer leurs machines par d'Alembert ; et profitant des piques se- crettes dont j'ai parlé, firent passer par le Temple, leur complot à l'hôtel de Luxem- bourg. 11 est aisé d'imaginer comment M. do C 1 s'associa pour cette affaire particu- lière, arec la ligue, et s'en fit le chef; qui rendit des- lors, le succès immanquable, au moyen des manœuvres souterraines , dont G. ..m avait probablement fourni le plan. Ce complot a pu se tramer de toute autre manière ; mais voilà celle les indices , <l as ce que j'ai vu, se rapportent le mieux.

noble et ailleurs, que le «alérien Thevenin m'a neuf francs aux i tandis que j «tau

à Montmorencj ; qu'il me les apn i mains

du caban lier Jeannet, notre < ommun hôte , chei qui je n'ai jamais loj j'' ne parlai do

nia vie; ei que je lui donnai en reconnaissance, des lc;ircs de recommandation poui MM. de îcs et Haldixrund , que je ne coniuissj.i» pas.

A M. DE SAINT-GERMAIX. 227

Il fallait, avant de rien tenter du c6té du public, m'éloigner au préalable ; sans quoi, le complot risquait à chaque instant d'être découvert, et son auteur confondu. U Emile en fournit les moyens, et l'on disposa tout pour m'effrayer par un décret comminatoire, auquel on n'en voulait cependant venir, que quaud j'aurais pris le parti de fuir. Maia voyant que, malgré tout le fracas dont on accompagnait la menace de ce décret, jo lestais tranquille et ne voulais pas démarrer, on s'avisa d'un expédient tout puissant sur mou cœur. Mad.nue de Boufflers, avec une grande éloquence , me fît voir l'alternative inévitable, de compromettre madame de L.......g si j'étais interrogé, ou de mentir;

ce que j'étais bien résolu de ne pas faire. Sur ce motif, auquel je ne pus résister, je partis enfin, et l'on ne lâcha le décret, que quand ma résolution fut bien prise, et qu'on put le savoir. Il parait que dès-lors, le projet était arrangé entre madame de BoufHers et monsieur Hume, pour disposer de moi ; elle n'épargna rienpour ni 'envoyer en Angleterre. Je tins bon, et voulus passer en Suisse. Ce n'était pas le compte de la ligue, qui par *es manœuvres parviut avec peine à m'en,

N é

LETTRE

chasser. Nouvelles sollicitations plus rive* pour l'Angleterre : nouvelle résistance de pàa |) 1 1 ■! pars pour aller joindre milord ?.].::, l,,,i à Berlin. La ligue vit L'instant Vji„ns lui échapper. Son complot s'en allait »eui-ètre ei| fumée, si l'on ne m'eût tendu tant de piégea à Strasbourg , qu'enfin j'y tombai, me laissai livrer à Hume, et partis avec lui pour l'Angleterre, j'étais attendit depuis si long-temps. Dès ccinoinent ils m'ont tenu ; je ne leur échapperai plus.

Que je regrettai la France! Avec quelle ardeur . avec quelle .constaucc je surmontai tons les obstacles , tous les dangers même qu'on eut soin d'opposer à mon retour; et pela pour venir essuyer dans ce pays si désiré , des traitcincns qui m'ont fait regretter I' \ n- glpterre ! Cependant les seize mois que j'y passai, ne furent pas perdus pour la Ligue, A mon retour, je trouvai la France et l'Ku- rope totalement changées* mou égard ; et ma prévention, ma stupidité furent telles, que trop frappé des manœuvres de David Huma et de qes associés, je m'obstinais à oheroheï à Poudres, la cause des indignités que j'es- suyaisa Trye, Me voilà bien désabusé depu'rs (juc je n'y suis plus , et je rends au* Anglais

A M. DE SAINT-GERMAIN. 229

la justice qu'ils me refusent. Néanmoins, s'ils étaient ce qu'on les suppose, ils auraient dit : n'imitons pas la légèreté' française ; détions- nous des preuves d'accusations qu'on cache si soigneusement à l'accusé, et gardons-nous de juger sans l'entendre, un homme qu'on cajole avec tant de fausseté, et qu'on charge avec tant d'animosité.

Enfin ce complot , conduit avec tant d'art et de mystère , est en pleine exécution. (,)ue dis-jc ! il est déjà consommé. Me voilà devenu le mépris , la dérision , l'horreur de cette même nation dont j'avais, il y a dix ans , l'estime, la bienveillance, j'oserais dire la considération; et ce changement prodigieux, quoiqu'opéié sur un homme du peuple, sera pourtant la plus grande œuvre du ministère de

M. de C. I , celle qu'il arue le plus à cœur,

celle à laquelle il a cousacié le plus temps et de soins. Elle prouvera par un exempta flétrissant pour l'espèce humaine , combien est forte l'uuion des méchans pour mal faire, tandis que celle des bons , quand elle existe, est si lâche, si faible , et toujours si facilQ à rompre.

Rien n'a été omis pour l'exécution de cette ftoble entreprise ; toute la puissance d'un

^5o LETTRE

grand royaume , tous les lalctiB d'un ministre intrigant, toutes les ruses de ses satellites, toute la vigilance de ses espions , la plume des auteurs , la langue des clabaudeurs , la séduction de mes amis, L'encouragement de mes ennemis, les malignes recherches sur ma vie pour la souiller, sur mes propos pour les empoisonner, sur mes écrits pour les fal- sifier ; l'art de dénaturer, si facile à la puis- sance, celui de me rendre odieux à tous les ordres , de me diffamer dans tous les pays- Les détails de tous ces laits seraient presque incroyables , s'il m'était possible d'exposer ici seulement gcux qui me sont connus. On m'a lâche des espions de toutes lis espèces, aventuriers , gens de le! tics, abbés , militaires , courtisans. On a envoyé des émissaires en divers pays, pour m'y peindre sous les traits qu'on leur a marques. J'avais eu Savoie, un témoin dema jeunesse , un ami que j'estimais, et sur lequel je comptais, .le vais le voir , je vois qu'il me trompe ; je le trouve en cor- respondance avec M. de C I J'avais a

Paris un vieux compatriote, un ami, u cs- bon homme : on le met à la Bastille ; j'ignore pourquoi , c'est-à-dire, sur quel prétexte. T.o long-temps qu'il y a reste, lui lait honneur j

A M. DE SAINT-GERMAIN. 23 r

on l'aura trouvé moins docile qu'on n'avait cru ; je veux espérer qu'on n'aura pas lassé sa patience , et qu'au bout de seiz^ mois, il sera ; orti de la Bastille aussi honnête homme qu'il y est entré. Je désire la même chose du libraire Guy, qu'on y a mis de même, et détenu presque aussi long-temps. On disait avoir trouvé dans les papiers du premier, un projet de moi pour l'établisse- ment d'une pure démocratie à Genève , et j'ai toujours blâmé la pure démocratie à Genève, et par-tout ailleurs: on disait y avoir trouvé des lettres par lesquelles j'excitais les brouil- leries de Genève; et non-seulement j'ai tou- jours blâmé les brouilleries de Genève, mais je n'ai lien épargné pour porter les représen- tans à la paix : mais qu'importe qu'on en impose et qu'on mente? Un mensonge dit en l'air fait toujours son effet, sur-tout quand il vient des bureaux d'un ministre , et quand il tire sur moi.

En songeant au libraire de Paris, avee le- quel j'eus si peu d'affaires , M de C 1 qui

n'oublie lien, a-t-il oublié mon libraire de Hollande ! Je ne sais , mais dans un livre que ccîui-ci s'est obstiné à vouloir me dédier quoique j'y sois maltraité, et dont il n'a pas

232 LETTRE

voulu me communiquer d'avance l'epitrc de'* dicatoire , j'ai trouve la tournure de cette épître si singulière et si peu naturelle, qu'il est difOcile de n'y pas supposer un bût cache , qui tieut à quelque 111 de la grande trame.

Enfin nulle attention n'a c'tc omise pour me défigurer de tout point , jusqu'à ccllcqu'oii n'imaginerait pas , de l'aire disparaître les portraits de moi qui me ressemblent, et d'eu répandre un à très-grand bruit ,qui me donne un air farouche et une mina de Cyelope. A. ce gracieux portrait, on a mis pour peudant celui de David Hume (*) , qui réellement a la tète d'un Cyelope, à qui l'on donne un air charmant. Comme ils peignent nos figures, ainsi peignent-ils nos âmes , avec la mémo fidélité. En un mot, les détails qu'embrassa l'exécution du plan qui me regarde, sont immenses, inconcevables. O ! si je savais tous

(*) Quand il s'avisa de me faire peindre i Londres, je ne pus imaginer quel était son Lut; car j'entrevoyais déjà le reste , que ce n'était pas par amitié pour moi. Je le \uis maintenant nès- bion , <.e but ; mai> je ne me paadoniier&ii P*1 d* l'avoir dcyijyL

A M. DE SAINT-GERMAIN. 235

ceux que j'ignore , si je voyais mieux ceux que je n'ai fait que conjecturer, si je pouvais embrasser d'un coup-d'œil, tous ceux dont je suis l'objet depuis dix an nées, ils pourraient ine donner quelque orgueil , si mon cœur en ctaitmoins déchire'. Si M. de C 1 eût em- ployé à bien gouverner l'état, la moitié du temps, des talens, de l'argent, et des soins qu'il a mis à satisfaire sa haine; il eût été l'un des grands ministres qu'ait eu la France.

Ajoutezà touteela l'expédition de la Corse , eette iniqueetridicule expédition, qui choque toute justice, toute humanité, toute politi- que, toute raison : expédition que son succès rend encore plus ignominieuse , eu ce que n'ayant pu conquérir ce peuple infortuné par le fer , il l'a fallu conquérir par l'or. La France peut bien dire de cette inutile et coûteuse conquête , ce que disait Pyrrhus de ses vic- toires : encore une, et nous sommes perdus. Mais hélas ! l'Europe n'offrira plus à M. de

C 1 d'autre peuple naissant à détruire , ni

d'aussi grand homme à noircir, que son il- lustre et vertueux chef.

C'est ainsi que l'homme le plus (in se décèle,

en écoutant trop son animosité. M. deC 1

connaissait bien la plaie la plus cruelle par

^34 LETTRE

laquelle il pût déchirer mou cœur, et il ne rue l'a pas épargnée ; niais il n'a pas vu com- bien celle barbare vengeance le démasquait et devait éventer son complot. Je le défie de pallier jamais celle expédition, d'aucune raison , ni d'aucun prétexte qui puisse con- tenter un homme sensé. On saura que ]e sus voir le premier , un peuple disciplinaire et libre , toute l'Inrope ne voyait encore qu'un tas de rebelles et de bandits; que je vis germer les palmes de cette passion nais- sante ; qu'elle me choisit pour le* arroser* que ce choix fit son infortune et la mienne ; que ses premiers combats furent des victoires ; que n'ayant pu la vaincre, il fallut l'acheter. Quant à la conclusion qui me regarde, ou présumera quelque jour, je l'espère, malgré

tous les artifices de M. de C I, qu'il n'y

avait qu'un homme estimable qu'il pût haïr avec tant de fureur.

\ oilà, Monsieur, ce qui me fait prendre mon parti avec plus de courage, que n'eu semblail annoncer l'accablement vous m'a- vez vu ; mais je décoU~j rais ;:lors pour la pre- mière fois, des horreurs dont je n'avais pas la moindre idée, <i auxquelles H n'est pas même permis à un honnête humme d'être

A M. DE SÀINT-GERMAIN. 2 3 5

préparé. Epouvanté dcsinfernales trames dont je me sentais enlacé , je donnais trop de pouvoir à l'imposture , j'en prolongeais trop loin l'effet sur l'avenir. Je voyais mon nom, qui doit me survivre , couvert par elle d'un, opprobre e'ternel , au lieu de la gloire et des honneurs que je sens dans mon cœur m'étre dus. Je frémissais de douleur et d'indignation à cette cruelle image. Aujourd'hui, que j'ai eu le temps de m'apprivoiser avec des idées qui m'étaient si nouvelles , de les peser, de les comparer , de mettre par ma raison, les iniques oeuvres des hommes à la coupelle du temps et de la vérité, je ne crains plus que le vil alliage y résiste; le soufre et le plomb s'en iront en fumes , et l'or pur demeurera tôt ou tatd , quand mes ennemis morts , ainsi que moi, ne l'altéreront plus. Il est impos- sible que, de tant de trames ténébreuses, quelqu'une au. moins ne soit pas enfin dévoi- lée au grand jour ; et c'en est assez pour juger des antres. Les bons ont horreur des médians _, et les fuient ; mais ils ne brassent pas des Complots contre eux. Il est impossible que, revenus de la haine aveugle qu'on leur ins- pire , mes semblables ne reconnaissent pas un jour dans mes ouvrages , un homme qui parla

236 LETTRE

d'après smi cœur. Il est impossible qu'en blâmant et plaignant les erreurs j'ai pu tomber, ils ne louent pas mes inteutions; qu'ils ne bénissent pas ma mémoire, qu'ils ue s'attendrissent pa^ sur mes malheurs. Une seule considération suffit pour me rendre la tranquillité que m'était l'effroi d'une igno- minie éternelle : c'est celle de la rouie qu'ont prise ceux qui m'oppriment , pour égarer a leur suite la génération présente, mais qui n'égarera sûrement pas la postérité , sur la- quelle ils n'auront plus L'ascendant dont ils abusent. Ses euuemis, dira-t-on , se sont at- tachés , comme de vils corbeaux , sur son cadavre: mais jamais de son vivant, aucun d'eux l'osa-t-il attaquer en lace ? 1 ls 1? prirent en traîtres ; ils s'enfoncèrent dans des sou- terrains , pour creusez des gouffres sous ses pas , taudis qu'il marchait à la lumière du soleil , et qu'il déliait le reprocha du crime, de soutenir ses regards. Ouoi ! la justice et la vérité rampent-elles ainsi dans les ténèbres ? Les hommes droits et vertueux se font-ils ainsi fourbes et traîtres , tandis que le coupable appelle à grands cris ses accusateurs ? Si cette considération leur fait reprendre le même exa- juou avec plus d'impartialité, je n'en veux pas

A M. DE SAINT-GERMAIN. z37

davantage. Tranquillise pour l'avenir sur la terre , j'aspire au séjour du repos , les œuvres de l'iniquité ne pénètrent pas. En attendant, je me dois d'approfcndir cet abo- minable complot, s'il m'est possible; c'est tout ce qui me reste à faire ici bas , et je n'épargnerai pour cela , rien de ce qui est eu ma faible puissance. Je sais que mon naturel craintif, honteux , timide, ne me promet ni sang-froid, ni présence d'esprit, ni mémoire, quand il faudra payer de ma personne et confondre les imposteurs. J'avoue même que l'indigne rôle auquel je me vois ravalé, et pour lequel la nature m'avait si peu fait, Kie donne un frémissement et des serremens de cœur que je ne puis vaincre, et don t j'au- rais été moins subjugué dans de plus heureux temps. Il y a dix ans que l'imputation d'un forfait m'eût fait rire , et rien de plus. Mais depuis que les cruels m'ont ainsi défiguré, sans me laisser même aucun moyen de me défendre , tout injurieux soupçon que je lis dans les cœurs } plonge lemirn dansuu trou- ble inexprimable. Les scélérats endurcis au «rime , ont des fronts d'airain ; mais l'iu- japeeuce rougit ot pleure en se voyant couvrir

s38 LETTRE

de fange. Une ame noble et fière a beau se roidir et s'élever, un tempérament timide ne peut se refondre : dans toutes les situations de ma vie, le mien me subjugue toujours; soit forcé de parler au milieu d'un cercle , soit tête h tête, agacé par une femme railleuse, soit avili dans la confrontation d'un impu- dent, mon trouble est toujours le même ; et le courage que je sens au fond de mon cœur, refuse de se montrer sur ma contenance. Je ne sais ni parler ni répondre-, je n'ai jamais su trouver qu'après coup , la chose que j'avais à dire , ou le mot qu'il fallait employer. Ur- baiu Grandier, dans le même cas que moi , avait L'assurance et la facilité qui me man- quent , et il périt. J'aurais tort d'espérer une meilleure destinée , mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Que je sache à tout prix de quoi je suis coupable; que j'apprenne enfin quel est mou crime ; qu'on m'en montre le témoi- gnage et les preuves , ces invincibles preuves qui bien qu'administrées si secrètement et pat des mains si suspectes , n'ont laissé la moindre doute k personne, et sur lesquelles ame vivante n'a même imaginé qu'il fût pour- tant bon de savoir si je n'avais rien à dire.

A M. DE SAINT-GERMAIN. a39

Enfin qu'on daigne , je ne dis pas me convain- cre, mais m'accuser moi présent (*), et je meurs content.

Eh ! que reste-t-il ici bas, pour me faire aimer à vivre ? Déjà vieux, souffrant, sans ami , sans appui , sans consolation , sans res- source, voilà la pauvreté prête à me talonner; et quand on m'aurait laissé même la liberté d'employer mes talens à gagner mon pain, de quoi jouirais-je en le mangeant? yuoi , voir toujours des hommes faux , haineux , malveillaus, toujours des masques , toujours des traîtres ; et loin de vous , pas un seul v;sugc d'homme ; plus d'épanchement dans

(*) Jh suis persuadé qu'il y a sous tout cela, quelque équivoque , quelque mal-entendu , quel- que adroit mensonge, sur lequel un mot peut- être serait un trait de lumière qui frapperait tout le monde, et démasquerait les imposteurs. Ils le sentent et le craignent , sans doute : aussi paraît- il qu'ils ont mis toute l'adresse, toute la ruse, toute la sagacité de leur esprii , à chercher des raisons plausibles et spécieuses , pour prévenir toute explication. Cependant, comment ont-ils pu couvrir l'iniquité de c»tte conduite, jusqu'à tromper les gens de bon sens ? Voilà ce qui rae passe,

*49 LETTRE

le sein d'un ami , plus de ces doux sentimeuî qu'une longue habitude rend délicieux ? Ah ! la vie à ce pris m'est insupportable ; et quand sa fin ne serait que celle de mes peines., je désirerais d'en sortir : mais clic sera le com- mencement de cette lelicité pour laquelle je me sentais né, et que je cherchai vainement sur la terre. Que j'aspire à celte heureuse époque , et que j'aimerai quiconque m'y fera parvenir ! J'étais homme, et j'ai péché ; j'ai fait de grandes fautes que j'ai bien expiées, mais le crime jamais n'approcha de mou cœur. Je me sens juste, bon, vertueux, autant qu'homme qui soit sur la terre : voila le motif de mon espérance et de ma sécurité, Quoiqm» je paraisse absolument oublié de la Provi- dence, je n'en désespérerai jamais. Que ses récompenses pour les bons doivent être belles, puisqu'elle les néglige à ce point ici bas ! J'avoue pourtant, qu'en la voyant dormir si long-temps, il me prend desmomens d'a- battement. Ils sout rares, ils ne durent guère , et ne changent rien à ma disposition. J'espère que la mort ne viendra pas dans un de ces tristes mouiens : mais quand cllcy viendrait, elle me serait moins consolante , sans m 'être plus redoutable. Je uic dirais ; je ne serai

ricua

A M. DE SAINT-GERMAIN". 241

rien , ou je serai bien ; cela vaut toujours mieux pour moi , que cette vie.

La moi test douce aux malheureux ; la souf- france est toujours cruelle. Par là, je reste ici bas à la merci des médians , mais enfin, que me peuvent-ils faire ? Ils ne me feront pas plus souffrir que ne lit la néphrétique, et j'ai fait lardessus , l'essai de mes forces : s'ils sout longs , ils exerceront mou amc à la patience , à la constance, au courage ; ils lui feront mériter les prix destinés à la vertu ; et au jour cle ma mort, qu'il faudra bien enfin qui vienne , mes persécuteurs m'auront rendu service en dépit d'eux. Pour quiconque en est , les bonnnes ne sont plus guère à

craindre. Aussi M. de C I peut jouer de

son reste avec toute sa puissance. Tant qu'il ne changera pas la nature des choses, tant qu'il n'ôlera pas de ma poitrine, le cœur de J. J. Rousseau , pour y remettre celui d'un mal -honnête homme, je le mets au pis.

Monsieur, j'ai vécu : je ne vois plus rien même clans l'ordre dos possibles, qui piU donner encore sur la terre, un moment de yrai plaisir. On m'offrirait ici bas le choix de ce que j'y veux être, que je répondrais, mort. Rien de ce qui flattait mon cœur, no Lettres. Tome VUt O

242 LETTRE

peut plus exister pour moi. S'il nie reste un intervalle encore , jusqu'à ce moment si lent à venir, je le dois à l'honneur de ma mémoire. Je veux tâcher que la lin de ma vie honore son cours et y réponde. Jusqu'ici j'ai supporte' le malheur ; il me reste à savoir supporter lacap- tivite , la douleur, la mort : ce n'est pas le plus difficile; mais la dérision _, le mépris, l'opprobre , apanage ordinaire de la vertu parmi les médians, dans tous les points par l'on pourra me les faire sentir. J'espère qu'un jour on jugera de ce qu>' je Fus, par ce que j'ai su souffrir. Tout ce que vous m'avea dit pour me détourner, quoi [Ue plein de sens, de vérité, d'éloquence , n'a lait qu'enflammer mou courage ; c'est uu fait qu'il est naturel d'éprouver près de vous ; et je n'ai pas peur que d'autres m'ébraulent , quaud vous ne m'avez pas ébranlé. Non , je ne trouve rien de si grand , de si beau , que de souffrir pour la vérité. J'envie la gloire des martyrs. Si je n'ai pas en tout la même foi qu'eux, j'ai la mémo innocence et le même zèle, et mon cœur se sent digne du même prix.

Adieu , Monsieur ; ce n'est pas sans un vrai regret que je me vois a la veille de lu'éloiguer de vous. Avant de vous quitter,

A M. DE SAINT-GERMAIN. 243

j'ai voulu du moins goûter la douceur d'é- pancher mon cœur dans celui d'un homme vertueux. C'est, selon toute appareuce, un avantage que jeuerctouveraide long-temps.

Note oubliée de ns ma lettre à M. de Saint- Germain.

Je me souviens d'avoir, étant jeune, employé le vers suivant dans une comédie :

C'est en le trahissant, qu'il faut punir un traître.

Mais outre que c'e'tait dans un cas très excusable, et il ne s'agissait point d'une véritable trahi- son , ce vers échappé dans la rapidité de la com- position, dans une pièce non publique et non corrigée, ne prouve point que l'auteur pense ce qu'il fait dire à une femme jalouse, et ne fait autoiité pour personne. S'il est permis de trahir les traîtres , ce n'est qu'aux gens qui leur rpssi'in- hlent; mais jamais les armes desméchans ne souil- lèrent Les mains d'un honnête homme. Comme il n'est pas permis de mentir à un menteur, il est encore moins permis de trahir un traître : sans cela, toute la morale serait subvertie, et la vertu ne serait plus qu'un vain nom; car le nombre des mal - honnêtes gens étant malheureusement le plus grand su- la terre , si l'on se permettait d'a- dopter vis-à-vis d'eux , leurs propres maximes, on serait !e plus souvent malhonnête homme foi

O 2

244 EXTRAIT D'UNE LETTRE

EXTRA I T

D'une Lettre à M. du Bell or.

12 mars 1770.

V_jE que vous me dites des imputations dont vous m'avez entendu charger, et du peu d'effet qu'elles ont fait sur vous , ne în'étoune que par l'imbécillité de ceux qui pensaient vous surprendre par cette voie. Ce n'est pas sur des bourres tels que vous, que les discours eu l'air ont quclqu» prise mais les frivoles clameurs de la ca- lomnie , qui n'excitant guère d'attention, bien différentes dans leurs effets, des complots trames et concertes durant longues années , dans un profond silence, et dont les dé- ▼eloppemens successifs se font lentement , sourdement, et avec méthode. Vous parlez

même, et l'on en viendrait bientôt h supposer toujours, que l'on a à faire à des toiiuins, afin de s'autoriser à l'être.

A M. DU BELL OY. 24$

d'évidence : quand vous la verrez contre moi , jugez-moi ; c'est votre droit : mais n'oubhez pas de juger aussi mes accusateurs. Examinez quel motif leur inspire tant de zèle. J'ai toujours cru que les médians ins- piraientde l'horreur, mais point d'aniinosité. Ou les punit , ou on les fuit : mais on ne se tourmente pas d'eux sans cesse ; ou ne s'occupe pas sans cesse à les circonvenir, à les tromper, à les trahir ; ce n'est point a eux que l'on fait ces choses-là ; ce sont eux qui les font aux autres. Dites donc à ces honnêtes gens si ze'lc's , si vertueux, si liers sur-tout d'être des traîtres, et qui se mas- quent avec tant de soin pour me démasquer : « Messieurs, j'admire votre zèle, et vos « preuves me paraissent sans réplique; mais « pourquoi donc craindre si fort que l'accusé « ne lus sache et n'y réponde? Permettez que « je l'eu instruise, et que je vous nomme, « II n'est pa* généreux, il n'est même jis « juste de diffamer un homme, quel qu'il « soit, en se cachant de lui. C est, dites-vous, « par ménagement pour lui , que vous ne « voulez pas le confondre, mais il serait « inoins cruel, cerne semble, de le confondre « que de le diffamer, et de lui ôter la vie,

O 3

i g LETTRE

« que de la lui rendre insupportable." lit hypocrite do vertu doit être publi- « qut-uiPDt confondu : c'est son vrai Uiiuent ; et l'évidence elle-inéine est <• .. ,< cl ■■ , quand elle élude la conviction « de l'accusé». En leur parlant de la sorte, examinez leur contenance ; pesez leur ré- ponse; suivezen la jugeant, les mouvemens de votre cour, <'t les lumières de votrc*raison : voilà, Monsieur, ce que je vous demande, et je nie t .eu s alors pour bicu jugé.

A M. MOULTO U.

Mcnquin, zS mars 1770. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.

J F. tardais , cber Moulton , pour répondre h votre dernière lettre , de pouvoir vous donner quelque avis certain de ma marche ; mais les neiges qui sont revenues m'assiéger, rendent les chemina de cette montagne telle- ment impraticables, que je ne sais plus quand j'en pourrai partir. Ce sera dans mou projet,

A M. M O U L T O TT. 247

pour me rendre à Lyon, cToù je sais bien ce que je veux faire ; mais j'ignore ce que je ferai.

J'avais eu le projet que vous me suggérez d'aller m'etablir en Savoie ; je demandai et obtins durant mon séjour à Bourgoin , un passe-port pour cela, dont sur des lumières qui me vinrent eu même temps , je ne voulus point faire usage. J'ai résolu d'achever mes jours dans ce royaume, et d'y laisser à ceux qui disposent de moi , le plaisir d'assouvir leur fantaisie jusqu'à mou dernier soupir.

Je ne suis point dans le cas d'avoir besoin de la bourse d'autrui , du moins pour le présent ; et dans la position je suis, je ne dépense guère moins en place qu'en voyage : mais je suis fâché que l'offre de votre bourse m'ait ôté la ressource d'y recourir au besoin ; ma maxime la plus chérie est de ne jamais rien demander à ceux qui m'offrent. Je les punis de m'avoir ôté un plaisir eu les privant d'un autre ; et quand je me ferai des amis à mon goût, je ne les irai pas choisir au Monopotapa , quoiqu'en dise la Fontaine. Cela tient à mon tour d'esprit particulier, dont je n'excuse pas la bisarrerie, mais que je dois consulter quand il s'agit d'être oblige ;

248 LETTRE

car autant je suis touché de tout ce qu'on in'accoide , autant je le suis peu de ce qu'on me fait accepter. Aussi je n'accepte jamais rien qu'eu rechignant, et vaincu par la tyrannie des importunitc.;. Mais l'ami qui veut bien m'obliger à ma mode, et non pas à la sienne, sera toujours content de mou cœur. J'avoue pourtant que l'a -propos de votre offre mérite une exception ; et je la fais eu tâchant de l'oublier, afin de ne .pas ôter à notre amitié, l'un des dioits que l'inégalité de fortune y doit mettre.

Il faut assurément que vous joviez peu difficile eu ressemblance , pour trouver la mienne dans cette figure de ( \ clope , qu'on débite à si grand bruit sous mon nom. Quand il plut à riiouuètc monsieur Huma de me faire peindre eu Angleterre, je ne pus jamais deviner son motif, quoique dès-lors je \isse assez que ee n'était pas l'amitié. Je ne l'ai compris qu'en voyant l'estampe, et sur-tout en apprenant qu'on lui en donnait pour pen- dant, une autre représentant ledit monsieur Hume, qui réellement a la figurc-d'iiuCyclopc, et à qui l'on donne un air cliarmaut. Gomme ils peignent nos visages , ainsi peignent-ils nos amc^ avec la même fidélité. Je comprends

A M. M O U L T O U. 249

que les bruyans éloges qu'on vous a fait de et» portrait, vous ont subjugué ; niais regardez-y mieux, et ôtez-moi de votre chambre c< tte mine farouche , qui n'est pas la mienne assu- rément. Les gravures faites sur le portrait peint par la Tour, me font plus jeune- à la vérité, mais beaucoup plus ressemblant ; remarquez qu'on les a fait disparaître, ou contrefaire hideusement. Comment ne sentez- vous pas d'où tout cela vient , et ce que tout cela sLnifie ?

Voici deux actes d'honnêteté , de justice et d'amitié à faire. C'est à vous que j'en donne la commission.

i°. Rey vient de faire u ie édition de mes •crits , à laquelle , et à d'autres marques , j'ai recounu que mon homme était enrôlé. J'au- rais du prévo;r, et ruades gens si attent fs ne l'oublieraieit p;'s, et qu'il ue serait pas à l'épreuve. E&utre-autres remarques que j'ai faites sur cette édition , j'y ai trouvé aveo autant d'indignation que de surprise , trois ou quatre lettres de monsieur le comte de Tresbau , avec les réponses, qui furent écrites, il y a une quinzaine d'années , au sujet d'une tracasserie de Palissot. Je n'ai jamais com- muniqué ces lettres qu'au seul Vemes, auquel

25o LETTRE

j'avais alors, et bien malheureusement , la même confiance que j'ai maintenant eu vous. Depuis lois je ne les ai montrées à qui qua ce sou, et «e me rappelle pas même eu avoir parle. Voilà pourtant Rey qui les imprime ; d'où h s ;i-i-il eues ? Ce n'est certainement pas de moi ; et il no m'a pas d:t un mot de c s lettres, en me pu:i,.nt de cette édition. Je comprends aiséi >.nt qu'il n'a pas mieux rempli le devoir d'obtenir l'agrément de M. dr Tressan , qui probablement ne l'aurait pas douûé u ou plus que mo Du cercueil l'on me tient enfermé tout rivant, je ne puis pas re à monsieur de Tressan , dont je ne sais adresse ,et à qir ma II tire ne parviendrait il inement pa>. Je vous prie de remplir ce devoir pour moi. Dites-lui que ce ne serait pas i river* lui que j'honore , que j'aurais en- Fn mi un devoir, dont j'ai parte l'observation jusqu'à un scrupule, peut-être inouï envers "V oltaire, que j'ai laissé falsifier et défigure! mes lettres, et taire le* siennes , sans que j'ai© voulu jusqu'ici, montrer ni les unes ui les autre? ;i personne. Ce n'e.>t sûrement pas pour m <• aire honneur, que ces lettres ont été im- prunces ; c'c.-t iniquement pour m'attire! I inimitié de monsieur de Tressan.

A M. M O U L T O U. 2$i

2°. J'ai fait , il y quelques mois , à madame la duchesse douairière de Port'aud, un envoi de plantes que j'avais été' herboriser pour elle au mont Pilât, et que j'avais préparées avec beaucoup de soin , de même qu'un assorti- ment de graines que j'y avais joint. Je n'ai aucune nouvelle de madame de Portland , ai de cet envoi , quo'que j'aie éout, et à elle et à son commissionnaire : iirs lettres >out restées sans réponse, et je comprends qu'elles out été supprimées ainsi que l'envoi , par des motifs qui ne vous serout pis difficiles à pénétrer. Les manœuvres qu'on emploie so.it très - assorties à l'objet qu'on se propose. Ayez, cher Mouliou, la complaisance d'écrire à madame de Portland ce que j'di fait, et combien j'ai de regret qu'on ne me laisse pas remplir tes fonctions du litre qu'elle m'avait permis de prendre auprès d'elle, et que je me faisais un honneur de mériter. Vous sentez que je ne peux pas entretenir des correspondance malgré ceux qui les inter- ceptent. Ainsi là-de>sus , comme sur toute chose la nécessité commande, je me sou- mets. Je voudrais seulement , que mes anciens correspoudaus sussent qu'il n'y a p^s de uia

c$2 LETTRE

faute, et que je ne lésai pas négligés. La même chose m'est arrivée avec monsieur G rouan de Montpellier, à qui j'ai fait un envoi sous l'adresse de monsieur de St-Pricxt. La même chose m 'arrivera peut-être avec vous. A ecusez- liioi du moins, je vous prie, la réception de cett? le tre, si elle vous, parvient encore ; la vôtre, si vous l'écrivez à la réception de la mienne, pourra me parvenir encore ici. Le papier me manque. Mes respects et ceux do ma femme à madame Moultou. Nous vous embrassons conjointement de tout notre eueur. Adieu , cher Moultou.

A M. LALIAUD.

A Monrjuin, le 4 avril l~"°-

(/ist par oubli, Monsieur , que je n'avais pas répondu a votre précédente lettre; car, quoique je ne promette de l'exactitude à per- Bonne , je me fera s un plaisir d'en avoir avec vous. La description devoir vie Iran (fui Ile

et champêtre, me fait grand plaisir, aiu»i que

selle

A M. L A L I A U D. ^3

celle du climat que vous liai) lez , aux vents près, qui ne sont point du mou goût. Cette douce vie, pour laquelle (tais ne', eut été celle dans laquelle j'aurais achevé mes jours si on m'avait I aiisc faire; mais quand l'hon- neur, le devoir et la nécessité, commandent il faut obéir. Ne m'e'crivez plus ici , Monsieur- votre lettre ne m'y trouver it vraisemblable- ment plus, et je ne puis vous donnerd'adresse i-ssure'e , parce que, quoique dès-

bien ce que je veux faire^ j'ignore absolument ce que je ferai. Je suis fâché de quitter ce pays sans vous envoyer des rosiers ; mais la nature, tardive en ces cantons, n'est pas encore éveillée ; à peine avons-nous déjà quelques violettes, et je ne dois plus espérer de recueillir des roses. Adieu , mon cher monsieur Laliaud. Souvenez- vous de moi quelquefois : je vous salue, et vous embrasse de tout mon cœur.

Lettres t Tome VII.

2$4 LETTRE

A M. M O U L *T O U.

Mon juin, le 6 avril i~7o.

Pauvres aveugles que nous sommi a ! eti

Votre lettre, cher Moullou , m'afflige sur votre santé. Vous m'aviez parlé dans la précédente, de votre mal de gor^e , comme d'une chose passés, et je le regardais comme un de ceux auxquels j'ai moi-même clé si sujet ; qui sont vils, courts, il ne laissent aucune trace. Mais si c'est une humeur de goutte, il sera difficile que vous ne voii9 en ressentiez pas de temps en temps : mais sur- tout n'allez pas vous mettre dans lu tête d'en ■vouloir guenr ; car ce sei.iit vouloir guérir de la vie, le mal que les lions doivent sup- porter , tant qu'il leur reste quelque bien à faire. Du Peyrou, pour avoir voulu droguer

lu sienne, l'ellaroucha , la lit renio Mer; et

ce ne fut pas sans beaucoup de peines que nous parvînmes a la rappeler aui extrémités.

"Vous savez sans doute ce qu'il faut l'aire

pour cela ; i'ai vu l'effet grand et prompt de

AM. MOULTOU. 2SS

la moutarde à la plante des pieds ; je vous la recommande en pareille occurrence, dont veuille le ciel vous pre'server. Si jeune, déjà la "-outte ! Que je vous plains ! Si vous eussiez toujours suivi le régime que je vous faisais faire à Motiers, sur-tout quant à l'exercice, vous ne seriez point atteint de cette cruelle maladie. Point de soupes, peu de cabinet, et beaucoup de marche dans vos relâches : voilà ce qu'il me reste à vous recommander.

Ce que vous m'apprenez qui s'est passe dernièrement dans votro ville me fâche en- core , mais ne me surprend plus. Comment ! votre Conseil souverain se met à rendre des jugemeps criminels ? Les rois , plus sages que lui, n'en rendent point. Voilà ces pauvres gens prenant à grands pas le train des Athé- niens , et courant chercher la même destinée, qu'ils trouveront, hélas! assez tôt sans tant courir. Mais ,

Çuos vult perdere Jupiter , dément a t.

Je ne doute point que les natifs ne missent à leurs prétentions l'insolence de gens qui se sentent soufflés , et qui se croient soutenus ; mais je doute encore moins que , si ces pauvres cicovens ne se laissaient aveugler par la pros-

J P 2

zhS LETTRE

péri , et séduire par un v'1 intérêt , ils n'eussent été les premiers à leur offrir le par- . dans le fond très-juste , très-raison- nable , et très-avantageux à ions, que ta autres leur demandaient. Les voilà aussi dors aristocrates avec les habitans, que les magis- trats furent jadis avec eux. De ces deux aristocraties , j'aimerais encore mieux [a première.

Je suis sensible à la bonté que vous avez de vouloir bien écrire à Mad. de Portland et à M. de Tresran. L'équité, l'amitié dicteront vos lettres; je ne suis pas en peine de ce que vous dire/. Ce que vous me dites de l'anté- rieure impression des lettres (\n dernier, dis- culpe absolument lie y sur cet article , n'infirme point au reste, les fort » raisons quo j'ai de le tenir tout au moins pour suspect* et je connais trop bien les gens à qui j'ai à faire, pour pouvoir croire que, songeant à tant de monde et à tant de choses, ils aient oubl e cet bomme là. Ce que vous ,, dit rein, du bruit qu'il rail de son amitié pour moi , n'est pas ; q'j donner plus

ette affectation e i singulière- ment dans le p!nn de ceux qui disposent de tooi' C •" y brillait par ex-cellence, et

A M. M O U L T O U. 2S7

jamais il ne parlait de moi , sans verser des larmes de tendresse. Ceux qui m'aiment véri- tablement, se gardent bien , dans les circons- tances présentes , de se mettre -en avant avec tant d'emphase. Ils gémissent tout bas au contraire, observent et se taisent, jusqu'à ce que le temps soit venu de parler.

Voilà, cher Moultou, ce que je vous prie et vous conseille de faire. Vous compromettre ne serait pas me servir. Il y a quinze ans qu'où travaille sous terre; les mains qui se prêtent à cette œuvre de ténèbres , la rendent trop redoutable pour qu'il soit permis à uni hon- nête homme d'en approcher pour l'examiner. Il faut , pour monter {pur la mine, attendre qu'elle ait f.iit son explosion ; et ce n'est plus n\ù personne qu'il faut songer à défendre , c'est ma mémoire. Voilà , cher Moultou , ce que j'ai toujours attendu de vous. Ne crovez pas que ('ignore vos liaisons ; ma confiance n'est pas celle d'uu sot, mais celle au con- traire de quelqu'un qui se cou naît eu hommes, en diversité d'étoffes d'aines , qui n'attend rien des C t , et qui attend tout des Moul- tou. Je ue puis douter qu'on n'ait voulu vous Séduire ; je suis persuadé qu'où n'a fait tout au plus que vous tromper. Mais aveo votre

P 3

25S LETTRE

pénétration, vous avez vu trop de choses , et vous en verrez trop encore , pour pouvoir être trompé long-temps. Quand vous verrez la vérité, il ne sera pas pour cela temps de la dire ; il faut attendre les révolutions qui lui seront favorables, et qui viendront tôt ou tard. C'est alors que le nom de mon ami , dont il faut maintenant se cacher, honorera ceux qui l'auront porté , et qui rempliront les devoirs qu'il leur impose. Voilà ta t;ïche , ô Moultou ! Elle est grande, elle est belle , elle est digne de toi , et depuis bien des années , mon coeur t'a choisi pour la remplir. A' oici peut-être la dernière fois , que je tous écrirai. Vous devez comprendre com- bien il me serait intéressanl <!<■ vous voir: mais ne parlons plus de Chambéri ; ce n'eit pas je suis appelle. L'honneur et îc devoir crient ; je n'entends plus que leur vbix. Adieu : recei cz l'embrassemenl que mou cœur vous envoie. Toutes nus lettres sont ouvertes ; ce n'est pas ce qui me Fâche , mais plusieurs ne parviennent pas. Faites en sorte que je sache si celle-ci aura été plus heureuse. Vous n'ignorerez pas je serai ; mais je dois vous prévenir qu'après avoir été ouvertes à la poste, mes lettres le seront encore dans la

A M. M O U L T O U. 259

maison je vais loger. Adieu derechef. ]\Tous vous embrassons l'un et l'autre , avec toute la tendresse de notre cœur. Nos hom- mages et respects les plus tendres à madame. Il est vrai que j'ai cherché à me défaire de mes livres de botanique , et même de mou herbier. Cepeudaut, comme l'herbier est uu présent, quoique non tout-à-fait gratuit , je ne m'en déferai qu'à la dernière extrémité ; et mon intention est de le laisser , si je puis, à celui qui me l'a donné , augmenté de plus de trois cents plantes que j'y ai ajoutées.

A M. DE CEZARGES.

A Monquin , fin d'avril 1770.

J E vous avoue , Monsieur , que vous con- naissant pour un gentilhomme plein d'hon- neur et de probité, je n'apprends pas sans surprise , la tranquillité avec laquelle vous avez souffert en mon absence, les ontrage9 atroees que ma reuwue a reçus du bandit en cotillon , auquel Mad. de Cezarges a jugé à propos de nous livrer, après nous avoir ôte

r 4

Z6Q LETTRE etc.

gens qu'elle nous avait tant vantea clic-

mené, fet avec qui nous vivons en pair. Je sais bien, Monsieur, qu'on vous taxe

davou- peu d'autorité cbc* vous, et nue le papita.ue Vmi.-r vous a subjugué, dît-on , ?°m " U aulr«- Mai, je no vous aurais ïan,a,.sQra dénué de crédit dans votre propre zûa,,on, .-,„ point de n'y pouvoir procurer la sûreté a.» bot,-, ,uevOUS y .,v z places vous-même. Puisque cela , toutefois , je me

"";S ?rom;v; P»«que von, ne pouvez vous débvror des raains dpj ^^ ^ .^ ^

cot.llon, e. puiSque Mad I eIle_

tteme nevoit d>'rc remède ,n „,.„. traitemens q„e je puis recevoir dos .,,,> q„j de>nd°"t d'elle, que ed olée , ne

trouvez pas mauvais, jusqu' , pu;88f)

me procurer nne autre demeure , que réduit a m°' ScuI POUr ' ' - . beda

me : iust,"ce que ic ne puis obtenir,

0,1 P < de mou mieux, à ma pro,

pre JH; •"-'• M à la protection que je dois à »'- femme. Hue s'il ,,, arrive ,;„ s'caudaIo

IS '",iv maison, |e vous p. end, vous- ,'"'""' •' (,: ''«"" , qu'il n'y aura pas de ma &Ute ; puisque ne pouvant, sans manquer ù

FRAGMENT d'usé LETTRE etc. 261

moi-même et à ma femme, éviter d'en venir , je ne l'ai fait cependant qu'à la dernière extrémité', et après vous en avoir prévenu.

F R A G M E N T

D* U N E LETTRE

A M. L. D. M.

A Paris, le novembre 1770,

V^/ui, le cruel moment cette lettre fut e'erite , fut celui pour la première et Tu- nique fois , je crus percer le sombre voile du complot inouï dont je suis enveloppé ; com- plot dont, malgré mes efforts pour en péuétrer le mystère, il ne m'élaitvcuu jusqu'alors la moindre idée , et dont la trace s'effaça bientôt d,:ns mou esprit, au milieu des ab>urdités sans nombre dont je le vis environné. La vio- lence de mes idées, et le trouble elles me plongèrent à cette découvert , m'ont plutôt laissé le souvenir de leur impression , que celui de leur tissu, Four en bien jugeï , u

V 3

2Ô2 FRAGMENT D'UNE LETTRE

faudrait avoir présens à l'esprit , tous 1rs dé- tails de la situation j'étais pour lors, et toutes les circonstances qui la rendaient acca- blante ; seul, sans appui, sans conseil, sans guide , à la merci desgens chargés de disposer de moi ; livré par leurs soins , à la haine pu- blique que je voyais , que je sentais eu fré- missant, sans qu'il me Eut possible d'en ap- percevoir, d'en conjecturer au moins la cause, pas même, ce qui paraît incroyable , de savoir les nouvelles publiques et de lire les gasettes ; environné des plus noires ténèbres, à travers lesquelles je n'appereetais que de sinistres ob- jets; confiné pour tout asylej aux approches de l'hiver , dans un méchant cabaret , et d'autant plus effrayé de ce qui venait de m'arriver à Trye , que j'en voyais la suite rt l'effet à Grenoble.

L'aventure de Tberenin, que j'attribuais aux intrigues des Anglais et des -eus de let- tres, m'apprit que ces intrigues Tenaient de plus près et de plus haut J'avais cru ce Tbe- venin aposté seulement par le sieur Bovier. J'appris par hasard, que Bovier n'agissait dans cette affaire, «pie par l'ordre de M. l'in- tendant ; ce qui ne me donna pas peu à

penser, AI. de Tonnerre, après ju'-.\o.j hau-

A M. L. D. M. 263

tement promis toute la protection dont j'avais besoin pour approfondir cette affaire , me pressa de la suivre, et me proposa le voyage de Grenoble , pour m'aboucher avec ledit Thevcnin. La proposition me parut bizarre, après les preuves péremptoires que j'avais données. J'y consentis néanmoins. O' and j'eus fait ce voyage , et que malgré mon inep- tie, son imposture fut parvenue au plus haut degré d'évidence,, M. de Tonnerre, oubliant l'assurance qu'il m'avait donnée , ui'offr t de punir ce malheureux par quelques jours de prison , ajoutant qu'il ne pouvait rien de plus. Je n'acceptai point cette offre , et l'affaire en demeura là. Mais il resta clair par l'expérience, qu'un imposteuradroit pourrait m'embarras- ser , et que je manquais souvent du sang- froid et de la présence d'esprit nécessaires pour me démêler de ses ruses. Je crus aussi m'ap- percevoir que c'était ce qu'on avait voulu savoir, et que cette connaissance influait sur les intrigues dont j'étais l'objet. Cette idée m'en rappclla d'autre s, auxquelles jusqu'alors j'avais fa.t peu d'attention, et des multitude* d'observations que j'avais rejetées comme les vaines inquiétudes d'une imagination efla- rouchee par mes malheurs,

P 6

264 Fil iXSMi NT ::

Pour remonter à un événement qui n'est pas sans mystère, l'époque du décret contre ma per Qnne, n:e parut avoir été celle d'une sourde trame contre ma r putation , qui d'année en année, étendit doucement ses menées , jusqu'à ce que mon départ ;iour l'.A u- gleterre, les manœuvres de M. Hume , et U lettre d M. AVa!po!e,lcs mirent. - couvert ; jusqu'à ce qu'ayant écarté de moi tout le monde, hors les fauteurs du complot, traîner dans la fange ouvertement et impunément.

C'est ainsi que peu à peu, tout ohangeait autour de moi. Le langage même de nus lees changeait très-sensibh nu-ut. Il régnait jusejucs dans leurs éloges, u tion de réserve, d'équivoque et d'obscurité, q" ils n'avaient jamais eue auparavant ; et rabeau m Wootton,

Pour ' j le en France , prit un

to" ■' , et se Bervait de tonrni

i qu'il ma Fallait toute la si de l'innocence ri toute ma confiance en ses ■mitié, pour n'être pas choqué d'ua langage. J'y fis pour lors si peu d'at, tentioo , que je n'en vins pas moins en France, * HW invitation ; mais j'y trouvai un :•..!

A M. L. D. M. 26S

changement par rapport à moi , et une telle impossibilité' d'en découvrir la cause , que ma tête déjà altérée par l'air sombre de l'Angle- terre , s'affectait davantage de plus en pins, Je m'apperçus qu'on cherchait à m'ôter la Connaissance de tout ce qui se passait autour de moi. I! n'y avait pas de quoi me tran- quilliser ; encore moins dans les traitemens dont, à l'insu de M. le prince de Conti , (du moins je le croyais ainsi) Ton m'accablait au château deTrve. Le bruit eu étant parvenu jusqu'à S. A. S., elle n'épargna rien pour y mettre ordre, quoique toujours sans succès, sans doute n iree que l'impulsion secrette eu venait à la fois du dedans et du dehors. Enfin poussé à bout, je pris le parti de m'adresser à Madame de Luxembourg, qui peur toute assistance , me fit faire de bouche nue réponse assez sèche, très-peu consolante, et qui ne répondait guère an* boutés dont ce prince paraissait m'accabler.

Depuis très -longr- temps, et long- temps même avaut le décret, j'avais remarqué dans cette dame un grand changement de ton et de manières envers moi. J'en attribuais la cause à un refroidissement assez naturel de la part d'une grande dame, qui d'abord s'é-

266 FRAGMENT D'UNE LETTÏIE

tant trop engouée de moi sur nies écrits, s'en était ensuite ennuyée par ma bêtise dans la conversation , et par ma gaucherie dans la société. Riais il y avait plus , et j'avais trop d'indices de sa secrette haine, pour pouvoir raisonnablement en douter. Je jugeais même que cette haine était fondée sur des balourdises dénia part, bien innocentes assurément dans mon cœur , bien involontaires , mais que ja- mais les Femmes ne pardonnent, quoiqu'on n'ait eu nulle intention de les offenser. Je flottai-, pourtant toujours dans c.tte opinion , ne pouvant me persuader qu'une fem e de ce rang , qui m'avait si bien connu , qui m'a- vait marqué tant de bienveillance et même d'empressement , la veuve d'un seigneur qui m'honorait d'une amitié particulière , pût jamais se résoudre h me haïr assez cruellement pour vouloir travailler * ma perte. Une seule chose m'avait paru toujours inexplicable. En partant de Montmorency , l'avais laissé à

Al. Luxembourg tous mes papiers, les mi!»

déjà triés, les autres qu'il se chargea de trier lui-même, pour me les envoyer avec les pre- miers , et huiler ce qui m'était inutile. En n cevant cet envoi , je trouvai qu'il manquait dans le triage plusieurs manuscrits que j'y

À M. L. D. M. 267

avais mis , et nombre de lettres indifférentes en elles-mêmes , mais qui faisaient lacune dans la suite que j'avais voulu conserver, ayant de'ià formé le projet d'e'crire un jour mes mémoires. Cette infidélité me frappa. Je ne pouvais l'attribuer à monsieur le Maréchal , dont je connaissais la droiture invariable, et la vérité de son amitié pour moi. Je n'osais non plus en soupçonner mad. la Maréchale, sachant sur-tout qu'on ne pouvait tirer de ces papiers , aucun usage qui pût me nuire , à moins de les falsifier. Je présumai que M. d'Alembert, qui depuis quelque temps s'était introduit auprès d'elle, avait trouve le moyen de fureter ces papiers et d'en enlever ce qu'il lui avait plu, soit pour tirer de ces papiers ce qui lui pouvait convenir , soit pour tâcher de me susciter quelque tracasserie. Comme j'étais déjà déterminé à quitter tout- à-fait la littérature , je m'inquiétai peu de ces larcins, qui n'étaient pas les premiers de la même main, que j'avais endurés sans m en plaindre (*).

(*) Sans parler ici de ses Elcmens de musique, je venais de parcourir un Dict ennaire des beaux arts, portant le nom d'un M. Lacombe, dans le- quel je trouvai beaucoup d'articles tout entiers,

268 FRAGMENT D'UNE LETTRE

Par trait de temps , et malgré quelques démonstrations affrétées et toujours plus rares, les seulimens secrets de Madame de Luxem- bourg se manifestaient davantage de jour en jour: cependant, craignant toujours d'être injuste, je ne ces«ai point de me confier à elle xlans tues malheurs, quoique toujours sans réponse et sans succès'. Enfin en dernier lieu , ayant écrit à M. de Choiseul pour lui deman- der, dans 1 extrémité j'étais, un passe-port pour sorti- du royaume , et n'ayant point de réponse , j'écrivis encore à Mâd. de Luxem- bourg , qui ne me fit aucune réponse non plus. Ce silence, dans la circonstance, mo parut décisif, et j'en couclm quesi cette dame i) 'cuirait pas directement dans le complot, du moins elle en était instruite, et ne voulait in aider ni a le connaître ni à m'en tirer, .le reçus le passe -port lorsque j'avais cessé de l'attendre. Al. de CI,. „\, u[ l'accompagna d'une lettre d'un suie objpnr, ambigu, choquant même , et assez scml.JaMe à celui des lettres de M. de Mirabeau. Je jugeai qu'on ne m'a-

de ceux que j'avais faits en i7.\0, pour YEncyclo- •l qui, depuis nombre d'année*) étaient d-ms les mains de M. d'Aleinbert.

A M. L. D. M. 269

▼ait faîtattcndrc ainsi lepassc-port , que pour se donner le temps de machiner à ion aise, dans les lieux l'on savait que j'avais des- sein d'aller. Cette ide'c me lit changer sur-le- champ tontes mes résolutions , et prendre celle de retourner en Angleterre, pour lo coup j'avais tout lieu de croire que fenetais pas attendu. J'écrivis à l'ambassadeur; j'é- crivis à M. Davenport : man's tandis que j'attendais mes réponses, j'apperçus autoiu? de moi une agitation si marquée , j'entendis rebattre à mes oreilles des propos si mysté- rieux , Bovîrr m'écrivait de Grenoble des lettres si inquiétantes, qu'il fut clair qu'on cherchait à m'aiarmeret me troubler tout-à- fatt, et l'on réussit. Ma léte s'affecta de tant d'effia yaus m ystères,dont on s'efforçait d aug- menter l'horreur par l'obscurité. Précisément dans le même-temps , ou arrêta , dit-on , sur la frontière du Dauphiné, un homme qu'on disait complice d'un attentat exécrable : on m'assura que cet homme passait par Bour- goin (*). L.i rumeur fut graude ; les propos

(*) Comme on n'a plus entendu parler, que

du prisonnier, \n ne doute

point que tout cela ne fût un jeu barbare et digne

de mes persécuteurs.

270 FRAGMENT D'UNE LETTRE

mystérieux allèrent leur train , avec l'affec- tation la plus marquée. Kiil'm , quand on aurait foruié le proie t d'achever de me rendre tout-à-fait frénétique , on n'aurait pas pu mieux s'y prendre ; et si la plus noire fureur ne s'empara pas alors de mon ame , c'est que les mouvemens de cette espèce ne sont pas dans sa nature. Vous sentez du moins que dans l'émotion successive qu'on m'avait don- née,il n'y avait pas la de quoi me tranquilliser; et que tant de noires idées qu'on avait soin de renouveller et d'entretenir sans cesse, n'étaient pas propres à rendre aux miennes leur séré- nité. Continuant cependant à me disposer au prochain départ pour l'Angleterre, je visitais à loisir les papiers qui m'étaient restés, et que j'avais dessein de brûler, comme un em- barras mutile , que je traînais après moi. Je commençais cette opération sur un recueil transcrit de lettres, que j'avais discontinué depuis lon£-tcinps , et j'en feuilletais machi- nalement le premier volume, (*) quand je tombai par basard sur la lacune dont j'ai parlé , et qui m'avait toujours paru difficile à comprendre, (^uc devins-je, en remarquant

( * ) C'en est ici le second.

A M. L. D. M. 271

que cette lacune tombait pre'cise'ment sur le temps de l'époque dont le prisonnier qui ve- nait dépasser, m'avait rappelé l'idée, et à laquelle , sans cet événement , je n'aurais pas plus songé qu'auparavant? Cette découverte me bouleversa. J'y trouvai la clef de tous les mystères qui m'environnaient. Je compris que cet eulèvementde lettres avait certaine- ment rapport au temps elles avaient été écrites, et que , quelqu'innocentes que fus- sent ces lettres, ce u'éta t pas pour rien qu'où s^en était emparé. Je conclus de , que depuis plus de six ans ma perte était jurée , et que ces lettres, inutiles à tout autre usage, servaient à fournir les points fixes des temps et des lieux, pour bâtir le système d'impos- tures dont on voulait me rendre la victime.

Dès l'instant même je renonçai au projet d'aller en Angleterre ; et sans balancer un moment, je résolus de m'exposer, armé de ma seule innocence , à tous lss complots que la puissance , la ruse et l'injustice pouvaient tramer contre elle. (*) La nuit même je

(*) Ce fut par une suite de cette même réso- lution, que je conservai mon recueil de lettres, dont heureusement je n'avais encore déchiré et brûlé que quelques feuillets.

2-J2 FRAGMENT D' UN ELFTTRE etc. lis cette affreuse découverte, fe songeais saJ chaut bieu que toutes mes lettres étaient ouvertes à la poste, à profiter du retour de M. Pépin de Belleisle ( ♦) qui m\ tant venu voir la veille, m'accablait ries plus pressantes offre* de service, et je lui remis le matin une lettre pour "Madame de Brioune,qui en con- tenait une autre pour M. le prince de Conti, l'une et l'autre écrites si à la bâte, qu'ayant été contraint d'en transcrire une, j'envoyai Je brouillon au lieu delà copie.

Tels sont , autant que je puis me le rap- peler, le sujet et l'occasiou desdites lettres : car encore une fois, l'agitation j'étais eu les écrivant ne m'a pas permis de garder un souvenir bien distinct de tout ce qui s'y rap- porte.

(*) Il venait d'ncrompagner en Fiémont , Mad# la piinecsse Je Caiiguttn,

LETTRE A M. DU SÀULX. iA. M. DU SAULX.

9 février 1771.

Mossiïui,

JE suis toujours frappé de l'idée que vous avez eue, de me mettre dans le livre que vous faites, en pendant avec un scéle'rat abo- minable, qui fait du masque de la vertu, l'instrument du crime, et qui, selon vous, la rend aussi touchante dans ses discours qu'elle l'est dans mes ccr t . J'ai toujours cru, Je crois encore, qu'il faut aimer sincèrement la vertu , pour savoir la rendre aimable aux autres ; et que quiconque y croit de bonne foi, distingue aisément dans son cœur, le langage de l'hypocrisie d'avec celui que le cœur a dicté. Vous me dites pour excuse que ■?ous portiez ce jugement à l'âge de dix-sept ans : mais, Monsieur , à dix-sept ans vous n'aviez pas lu mes écrits ; c'est a l'âge vous êtes, c'est au moment vous écrivez, que vous identifie* L'impression que vous fait leur

.274 LETTR E

lecture . avec celle des disoours du fourb» dont il s'agit. Si c'est-là la seule ou la plus honorable mention que vous faites dans sotie ouvrage, d'un homme a qui vous marque* entre vous et lui , tant d'estime et d'empres- sement, le tour, si c'est un éloge , est neuf et bisarre ; si c'est un art employé pour appuyer couvertemeut l'imposture t il est in- fernal. Vous paraissez disposé à changer dans le passage, ce qui peut me déplaire : n'y changez rien , Monsieur : s'il a pu vous plaire un moment, il ne me déplaira jamais. Je suis bien aise que toute la terre sache quelle place vous donnez dans VOS écrits, à un homme qu'eu même-temps vous recherchez avec tant de zèle , et à qui vous paraissez , au moins eu pariant à lui , eil donner une si belle dans votre estime et dans votre COBUr. Cette remari

que m'en rappelle d'autres trop petites pour

être citées, mais sur l'effet desquelles je nui Vous ouvrir le mien.

«.près m'avoirditSl souvent et en si beaux termes , que vous me connaissiez , m'aimiez , m'estimiez, m'honoriez parfaitement, il est constant, et je le dis de tout mon cœur, que les prévenances et les honnêtetés dont vous m'ayez comblé, adressées dans votre

A M. DU S A U L X. 27$

intention comme dans la vérité , à un homme de bien et d'honneur, vous donnent à ma reconnaissance et à mon attachement, un droit que je serai toujours empressé d'ac- quitter.

Mais s'il était possible , au contraire, que m'ayant pris pour un hypocrite et un scélé- rat , vous m'eussiez cependant prodigué taut d'avances, de caresses, de cajoleries de toute espèce , pour capter ma confiance et mon amitié , soit parce que mon caractère supposé conviendrait au vôtre, soit pour aller par astuce à des fins que vous me cacheriez avec soin: dans ce cas, il n'est pas moins sur qu'eu tout état de choses possible, vous ne seriez vous-même qu'un vil fourbe et un mal-hon- néte-homme , digne de tout le mépris que vous auriez eu pour moi.

J'aurais bien quelque chose encore à dire ; mais je m'en tiens-là , quant à présent. Voilà , Monsieur, un doute que j'ai senti naître avec douleur, et qui s'augmente au point d'être intolérable. Je vous le déclare avec ma fran- chise ordinaire, dont, quelque mal qu'elle m'ait fait et qu'elle me fasse , je ne me dé- partirai jamais. Imitcz-là, je vous prie , daus Votre réponse. Je vous montre bien mes sen-

K& LETTRÉ

timens ; montrez-moi si bien les vôtres, que je sache avec certitude ce que vous pensez de moi. Je me souviens de vous avoir dit que , si jamais je nie défiais de vous , ce serait votre i'autc. Vous voilà dans le cas ; c'esl à tous d'y pourvoir, au moins si vous donnez quelque prix à mon estime. En y pourvoyant, n'en laites pas à deux Fois; car je vous aver- tis qu'à la seconde, vous n'y suiez plus à temps.

Je me suis confié à vous, Monsieur, et à d'antres que je ne connaissais pas plus que vous. Le témoignage Intérieur de l'innocence el de la vérité, m'a l'ait croire qu'il suffisait d'épancher mon cœur dans des cours d'hom- mes, pour; verser le sentiment dontil était plein. J'espère encore ne m'étre pas trompé dans mon choix; mais quand cet espoir m'a- busérait, je n'en serais point abattu. La vérité, le temps triompheront enfin de l'im- posture , et de mon vivant même , elle n'osera jamais soutenir mes regards; son plus grand soin , sou p!us grand art est de s\ dérober : mais cet art même la décèle. Jamais on n'a vu , jamais on ne verra le mensonge marcher fièrement à la face du soleil, en interpellant a grands cris la vérité ; et celle-ci devenir

cauteleuse ,

A M. DU S A. V L X. 277

cauteleuse 3 craintive et traîtresse, se mas- quer devant lui , fuir sa présence , n'oser l'accuser qu'en secret, et se cacher dans les ténèbres.

Je vous fais , Monsieur , mes très-humbles salutations.

AU MEME.

Le 16 février 1770.

'ai voulu, Monsieur, mettre un intervalle entre votre dernière lettre et celle-ci , pour laisser calmer mes premiers mouvemens , et agir ma seule raison. Votre lettre est bien pins employée à me dire ce que je dois penser de vous , que ce que vous pensez de moi ; quoique je vous eusse prévenu que de ce dernier jugement dépendait absolument l'au- tre. Il faut pourtant que je me décide, et que je vous juge en ce qui me regarde, quoi- que j'aie renoncé, comme vous me le conseil- lez , à juger des hommes , bien convaincu que l'obscur labyrinthe do leur coeur m'est impé- nétrable, à moi dont le eccur transparent Lettres, Tome VU. Q

278 LETTRE

comme le crystal , ne peut cacher aucun ds scsinouvcmens; et qui, jugeant si long-temps des autres par moi, n'ai cesse' depuis vingt ans d'être leur jouet et leur victime.

A force de m'euvironner de ténèbres, ou m'acependant rendu quelquefois un peu plus clairvoyant ; et l'expérience et la nécessité me font appercevoir bien des choses, par le soin même qu'on prend à me les cacher. J'ai yu dans toute votre conduite avec moi, les honnêtetés les plus marquées, les attentions les plus obligeantes et des lins secrettea à tout cela ; j'y ai même démêle des signes de peu d'estime en bien des points , et sur-tout dans 1rs petits cadeaux, auxquels vous m'avez ap- paremment cru fort sensible, au lieu qu'ils me sont indifférons ou suspects. Tinuo V,i- naos et doua ferentes. C'est précisément par le peu de cas que j'en fais , que je ne les refuse plus, lassé des disputes et des ridicules que m'attirèrent long-temps ces refus , parla ma- ligne obstination des donneurs qui avaient leurs vues, et bien sûr en recevant et oubliant tout, d'éoarter en lin plus sûrement toutes ce» petites amorces. Je cherchais un logement : vous avez voulu m'avoir pour voisin , et pres- que pour hôte- cela était bon et amical j

A M. DU S A U L X. 279

mais j'ai vu que tous le vouliez trop , et que vous cherchiez à m'attirer : vous avez fait par-là tout le contraire. Vous avez cru que j'aimais les dînes ; vous avez cru que j'aimais les louanges : tout , à travers la pompe de vos paroles , m'a prouvé que j'étais mal connu de vous. Les je ne sais quoi , trop longs à dire, mais frappans à remarquer, m'ont averti qu'il y avait quelque mystère caché sous vos ca- resses , et tout a confirme mes premières ob- servations.

L'article que vous m'avez lu, a achevé de m'éclaircr. Plus j'y ai réfléchi , moins je l'ai trouvé naturel dans ma position présente , de la part d'un bienveillant. Vous faites trop Valoir le soin que vous avez pris de me lire cet article. Vous avez prévu que je le verrais un jour, et vous sentiez ee que j'en aurais pu penser et dire, si vous me l'eussiez jusqu'à sa publication. Vous avez cru me leurrer par ce mot d'illustre. Ah ! vous êtes trop loin de voir combien la réputation d'homme bon, juste et vrai , que je gardai quarante ans, et que je n'ai jamais mérité de perdre, m'est plus chère que toutes vos glorioles li ttéraires, dont j'ai si bien senti le néant. Ne changeons point, Monsieur, l'état de la question. Il ne

28o LETTRE

s agil pas de savoir comment vous avez pro- cédé pour faire passer un article aussi captieux, mais comment il vous est venu dans L esprit de l'écrire, de nie mettre gracieusement eu parallèle avec un exécrable scélérat, et cela précisément au moment l'imposture n'é- pargne aucune ruse pour me noircir. Mrs écrits respirent l'amour de la vertu, dont lo eœurde l'auteur était embrase. Quoi que mes ennemis paissent faire, cela se «eut et les de'sole. Dites-moi , si pour énerver ce senti- ment, aucun d'eux s'y prit jamais plus adroi- tement que vous.

Et maintenanl , au lieu de me dire nette- ment quel jugement vous portez de moi , de mes sentimens, de mes mœurs, de mon ca- ractère, comme vous le deviez dans la cir- constance, et comme je \ ou s ru avais con jure , vous me parlez de larmes d'attendrissement et d'un intérêt de commisération : comme si e'etui assez pour moi d'exciter votre pitié,

sans prétendre à des sentimens plus lionora-

bles. Je vous estime encore , me dit< s-vous , mais je vous plains. Moi , je vous réponds ; quiconque ne m'estimera que par grâce , trouvera difficilement en moi la même gé- nérosité.

A M. DU S A U L X. 28*

Je voudrais , Monsieur , entendre un peu plus clairement quel est ce grand intérêt qu» vous dites prendre en moi. Ls premier, le plus grand intérêt d'un homme , est sou honneur. Vous auriez donné, dites-vous, un de vos hras pour m'en sauver un ? C'est beaucoup , et c'est même trop. Je n'aurais pas donné mon bras pour le vôtre ; mais je l'aurais clonué, je le jure, pour la défense de votre honneur. Entouré de ces preucurs d'intérêt, qui ne cherchent qu'à me donner, comme faisait aux passans ce Romain , un ccu et un souffleta chaque rencontre , je ne prends pas le cliange sur cet intérêt prétendu; je sais qu'ils n'ontd'autrc butdansleur faussa bienveillance , que d'ajouter à leurs noirceur* quand je m'en plains , le reproche de L'in- gratitude.

Le généreux tIe vertueux J.J. rlousseau-t inquietet défiant comme un lâche criminel. Monsieur Dusaulx , si vous sentant poignar- der par-derrière par des assassins masqués., vous poussiez en vous retournant , les cris de la douleur et de l'indignation , que diriez-» vous de celui qui pour cela, vous reproche-, vait froidement d'être inquiet etdcûaut conuiiA nu lâche criminel ?

282 LETTRE

Il n'y nura jamais que des cœurs capables du crime, qui puissent en soupçonner le mien ; et quant à la lâcheté, maigre' tout l'effroi qu'on a voulu me donner, me voici dans Paris , seul , e'tranger, sans appui , s;ins amis , sans parens , sans conseil , arme de ma seule innocence et de mon courage , à la merci d'adroits et puissans persécuteurs, qui me diffament en se cachant, les provoquant et leur criant : parlez liant , me voilà. Ma foi , Monsieur, si quelqu'un fait lâchement le plongeon dans cette affaire ; il me Bemble que ce n'est pas moi.

Je veux être juste toujours. S'il n'y a contre moi nulle œuvre de ténèbres , votre reproche est fondé , )'cn conviens ; mais s'il existe une pareille œuvre, et que vous le sachiez très- bien, convenez aussi que ce même reprocha est bien barbare. Je prends là-dessus, votre conscience pour juge entre vous et moi.

Nous me trompez, Monsieur, j'ignore à quelle lin ; mais vous me trompez. C'est assu- rément tromper un homme à qui l'on marque la plus tendre affection , que de lui cacher les choses qui le regardent, et qu'il lui importo

le plus de savoir. Encore une fois, j 'ignora quels sont vos motifs ; ruais je sais qu'on ne

A M. DU S A U L X. s83

trompe personne pour son bien. Je n'attaque à tout autre égard , ni votre droiture ni vos vertus. Je ne sais qu'une seule chose , mais je la sais bien : c'est que vous me trompez.

Je veux que tout le monde lise dans mon cœur , et que ceux avec qui ie vis, sachent comme moi-même ce que je pense d'eux, quoiqu'une malheureuse honte que je ne puis vaincre , m'empêche d'oser leur dire en face; c'est afin que vous n'ignoriez pas mes sentimens , que je vous écris. Du reste, mon intention n'est de rompre avec vous , qu'au- tant que cela vous conviendra. Je vous laisse le choix. Si je connaissais un seul homme à ma portée, dont le cœur fût ouvert comme le mien , qui eût autant en horreur la dissi- mulation , le mensonge, quidédaignât , qui refusât de hanter ceux auxquels il n'oserait dire ce qu'il pense d'eux , j'irais à cet homme , et très-sûr d'en faire mon ami , je renoncerais à tous les autres ; il serait pour moi tout le genre humain. Mais après dixans de recherche inutile, je me lasse, et ma lanterne est éteinte. Environné de gens qui , sous un air d'in térêt grossièrement affecté, me flattent pour me surprendre, je les laisse faire, parce qu'il faut bien yiYi'e ayee quelqu'un, et qu'eu quittant

234 LETTRE

ceuN-là pour d'autres, (e ne trouverais pas mieux. Du reste, s'ils ne voient pas ce qwt je pense d'eux, t'est assurément leur faute. Je suis toujours surplis , je l'avoue, de les voir m'étaler pompeusement leurs vertus et leur amitié pour moi ; je cherche inutilement comment oii peut être vertueux et Taux tout à la fois, comment on peut se faire, un hon- neur de tromper les gens qu'on aime : je n'au- rais jamais cru qu'on put être aussi fiers d'être des traîtres. Livre' depuis si long-temps à tous ces gens-la , j'aurais tort aussurément d'être difficile en liaisons âet bien plus de uie refuser à la vôtre, puisque votre société me paraît très-agréable, et que sans VOUS confondre avec tous les empressés qui m'entourent, je vous compte parmi ceux que j'estime le plus ; ainsi je vous laisse le maître de me voir ou de ne pas me voir , comme cela vous conviendra. Pour l'iutimi tic , je n'en veux plus a\cc per- sonne, à moins que contre toute opparence , je ne trouve fortuitement l'homme juste" et vrai que j'ai cessé de chercher. Quiconque aspire à ma confiance, doit commencer par. me donner la sienne ; et du reste, malade ou non, pauvre ou riche, je trouverai ton-? jours très-mauvais que sous prétexte d'ua

A M. DE C O S S É. 283

zèle que je n'accepte point, qui que ce soit veuille, maigre moi, se mêler de mes af- faires.

Je viens de vous ouvrir mon cœur sans ré- serve. C'est à vous maintenant de consulter le vôtre; etde prendre le parti qui vous convien- dra. Je vous salue, Monsieur, trèï-humble»! ment.

A M. LZ CHEVALIER DE C O S S É.

Paris, le a5 juillet 1771.

T

•J E suis , monsieur le Chevalier , touché de Vos bontés et des soins qu'ellesvous suggèrent en ma faveur. Tres-persuadé que cas soins de votre part sont des fruits de votre boa naturel et de votre bienveillance envers moi ; après vous en avoir remercié de tout mon cœur , je prendrai la liberté d'y correspondre par un conseil qui part de la même source; et que la différence de nos âges autorise de ma part; c'est, Monsieur, de ne vous mêler d'au-;

a86 LETTRE

cune affaire, que vous n'en soyez préalable- ment bien instruit.

La pension que vous dites m'avoir été' re- tirée, et que tous offre/ de me faire rendre , rn'a e'te' apportée avec les arrérages , ici , dans ma chambre, il n'y a pas quatre mois, en une lettre de change de sis mille francs , qu'on offrait de me payer comptant sur-le-champ ; et je vous assure quelesplusvives sollicitations ne furent pas épargnées pour me faire recevoir cet argent. En voilà , ce me semble , assez pour vous faire comprendre que ceux qui ont pré- tendu vous mettre au fait de cette affaire, ne vous ont pas fait un rapport bdellc, et que la difficulté n'est pas vous la croyez voir.

Je vous réitère , Monsieur , mes actions de grâces de l'intérêt que vous voulez bien pren- dre à moi , et qui m'est plus précieux que toutes les pensions du mon, le : mais comme j'ai pris mon parti sur celle-là , je vous prie de ne m'en reparler jamais. A gréez mes liuiu- blcB salutations.

A M. LE NOIR. 286

A M. LE NOIR.

Paris, le i5 jaavier 177a. Monsieur,

j

E sais de quel prix sont vos momcns ; je sais qu'on les doit respecter : mais je sais aussi , que les plus précieux sont ceux quo vous consacrez à protéger les opprimés; et si j'ose en réclamer quelques-uns, ce n'est pas sans titre pour cela.

Après tant de vains efforts pour faire percer quelque rayou de lumière, à travers les ténè- bres dont ou m'environne depuis dix ans , j'y renonce. J'ai de grands vices^ mais qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi ; j'ai commis de grandes fautes , mais que je n'ai point tues à mes amis ; et ce n'est que par moi qu'elles sout connues, quoi qu'elle;; aient été publiées par d'autres, qui sout quelquefois plus dis- crets. A cela près , si quelqu'un m'impute quelque sentiment vicieux , quelque discours blâmable, ou quelque acte injuste, qu'il »o

283 LETTRE

montre , et qu'il parle ; je l'attends et ne me cache pas. Mais tant qu'il se cachera, lui, de moi , pour me diffamer , il n'aura diffamé que lui-même , aux yeux de tout homme équi- table et sensé. L'évidence et les ténèbres sont incompatibles; les preuves administrées par de mal-honnêtes gens , sont toujours sus- pectes ; et celui qui, commençant par fouler aux pieds la plus inviolable loi du droit na- turel et de la justice, se déclare parla, déjà làclio et méchant , peut bien être encore imposteur et fourbe. Et comment donnerai t-il à sou tc- moignage , et si l'on veut i ses preuves, la force que l'équité n'accorde même à nulle évidence de disposer de l'honneur d'uû homme, plus précieux que la vie , sans l'avoir mis pre xnenl en état de se défendre el d'être entendu î Que celui doue qui s'obstine à méjuger ainsi, restedans le stupideavauglement qu'il aime; sou erreur 8St do sou propre, fait : c'est lui seul qu'«iledcshonore:aprc! m'êtr< ffert pour l'en tirer, je l'\ laisse puisqu'il le veut, et qu'il m'est impossible de l'en guérir malgré lui. Grâces au ciel , tout l'art humain ne changera pas la nature des choses ; il ne fera pas que le mensonge dei ienne la vérité , ni que de mon vivant, lu poitrine de J. J. Rouseau renferme

le

A M. LE NOIR. 289

le cœur d'un mal-honnête homme : cela me suffit, et je vis en paix, eu attendant que mou moment et celui de la vérité vienne ; car il viendra J'en suis très-?,iir , et je l'attends avec un témoignage qui me dédommage de leluî d'autrui.

Tranquille donc sur tout ce qu'on me cache avec tant de soin , et même sur ce qui me parvient par hasard , j'ai laisse' débitez parmi cent autres bruits non moins ineptes, que j'avais cessé de voir M.id. de Luxem- bourg , après lui avoir emporté trois cents louis ; que je ne copiais de la musique que par grimace ; que j'avais de quoi vivre fort à mon aise ; que j'avais six bonnes mille livres de rente ; que la veuve Duchesne faî-J sait une pension de six cents livres ?' ma femme ; qu'elle m'en faisait une autre à moi de mille écus , pour une édition, nouvelle de mes écrits , que j'avais dirigé;. J'ai laissé débiter tous ces mensonges ; je n . Fait qu'en rire quand ils me sont revenus , et je n'ai pas même été tenté de vous importuner , Mon- sieur , de mes plaintes à ce sujet ; quoique je sentisse parfaitement, le coup que cette opi- nion de mon opulence devait porter aux res- sources que mon travail me procure , pour

Lettres. Tome V1!. R.

2Q0 LETTRE

suppléer à L'insuffisance de mon revenu Une petite circonstance de plus a passé la mesure , et m'a causé quelque émotion ; parce que l'imposture marchant toujours sous c masque de la trahison , a pris jusqu'ici grand soin de faire le plongeon devant moi, et ne m'avait pas encore accoutumé a l'ef- fronterie. Mais en voici une qui m'a, je Tatoue, affecté.

J'avais prié nu de ceux qui m'ont averti des Lruits dont je viens déparier , de tacher d'ap- prendre si madame Duchesne et le sieur Guy y avaient quelque part. De cher eux , il u'a trouvé que des garçons , il est aile chez Simon . qu'on lui disait avoir imprimé la nouvelle édition qui m'avait été si bien payée. Simon lui a dit qu'on effet , il venait d'imprimer quelques-uns de mes écrits sous mes yeux; que j'en avais revu les épreuves, et que j'étais même aile chei lui , -1 n'y avait pas long-temps. Quoique je sois par moi-même, le moins important des hommes, ,c le suis aMeadevenu par ma singulière position , pou: être assuré que rien de ce que je Fais et de ce ™}e ne tais pas, ne vous échappe : c'est une de me. plot douces consolations; et ,e vous

«oue, Momieur, que l'avance dfi I

A M. LE NOIR. 291

sous 'es yeux d'un magistrat intègre et vigi- lant , auquel on n'en impose pas aisément , est un des motifs qui m'ont arraché des cam- pagnes , , livré sans ressource aux ma- nœuvres des gens qui disposent de moi , je Kie voyais en proie à leurs satellites, et à toutes les illusions par lesquelles les gens puissans et iutrigans abusent si aisément le public , sur le compte d'un étranger isolé , à <mi l'on est veuu à bout de faire un invio- lable secret de tcut ce qui le regarde, et qui par conséquent n'a pas la moindre défense contre les mensonges les plus extravagans. J'ai donc peu besoin , Monsieur , de vous dire que cette opulence, dont on me gratifie si libéralement dans les cercles, que toutes ces pensions si fièrement spécifiées , ( ) cette

(*) C«U«s en particulier de Mad. Duchesne, ,e réduisent toutes, à une rente de trois cents francs , stipulée dans le marché Je mon Diction- „a;re de musique. J'en ai une de six cents fanes , de milord Maréchal , dont je jouis par 1 attention de celui qu'il en a chargé à ma prière , mais sans autre .û.eté que son bon plaisir, n'ayant aucun acte valable pour la réclamer de mon chef J ai une rente de dix livres sterling , pour mes livres que j'ai vendusen Angleterre , sur la tète de l'ache- teur et sur la mienne ; ensuite que cette rente doit

B. a

292 LETTRE

édition qu'on me prête, «ont autaut de 6c- tions : mais je n'ai pu m'eiupècher de mettre sous vos yeux , l'impudence incroyable dudit Simon , que je ne vis de mes jours, que je sache , chez qui je n'ai jamais mis le pied dont je ne sais pas la demeure , et que j'igno- rais même avant ces bruits, avoir imprime' aucun de mes écrits. Comme je n'attends plus aucune justice de la part des hommes , je m'épargne désormais la peine inutile de la demander , et je ne vous demande à vous- même que la patience de me lire , quoique je fasse l'exception qui est due à votre inté- grité et à la générosité qui vous intéresse aux infortunés. Mais ne voyant plus rien qui puisse me flatter dans cette vie , les restes m\m sont devenus indiffèrent La seule dou- ceur qui peut m'y toucher encore , est que l'œil clairvoyant d'un homme juste pénétra au vrai ma situation ; qu'il la connaisse et

s'éteindre au premier mouranr. Tout cela fait en- semble onze cents francs de viager, dont il n'y a (\nn trois cents de solides. Ajoutez à cela, quel- qu'argent comptant, dernier reste du petit capi- tal «jue j'ai consumé dans mes voyages, et nue je m'étais réservé pour avoir quelque avance en Uisant ici mou «ubiissemem.

A M. LE N O I R. 293

Jne plaigne en lui-même, sans se commettra pour madéfensc, avec mes dangereux ennemis. Je vous aurais choisi pour cela , Monsieur , quand tous ne rempliriez point la place Vous êtes ; mais j'y vois , je l'avoue , un avan- tage de plus, puisque par cette place même , vous avez été à porte'e de ve'rifier assez d'im- postures , pour en présumer beaucoup d'au- tres , que vous pouvez vérifier de même un jour. Peut-être vous écrirai-je quelquefois encore , mais je ne vous demanderai jamais rien ; et si ma confiance devient importune à l'homme occupe' t je réponds du moins qu'elle ne sera jamais à charge au magistrat. Ç 1 liez ne la pas dédaigner; veuillez, Mon- sieur, vous rappeller qu'elle ne tient pas seu- lement au respect que vous m'avez inspiré , mais encore aux témoignages de bonté, dont vous m'avez: îionoré quelquefois, et que j.» Veux mériter toute ma vie.

u4 la suite de cette lettre , Fauteur a ajouté, soit connue apostille , soit comme simple observation , l'article au on va lire.

Il n*ett peut-être pas inutile d'observer que le sieur Guy vient très-fréquemment chez

R 3

Ï94 LETTRE.

moi, sans avoir rien à me dire, et sans que je puisse trouver aucun motif à ses visites , vu que toutes les affaires que nous avons ensemble, n'exigent qu'une entre vue de deux minutes par an , et qu'il n'y a point de liaison d'amitié entre lui et moi. Il m'a prie' de lui faire un triage de chansons dans les anciens recueils, pour en faire un nouveau. Je l'ai prié de mou côte' , de me prêter quelques romans , pour amu.-er uia femme durant les soirées d'hiver. Il est parti de là, pour me faire apporter en pompe, d'immenses paquets de brochures qui , avec ses allées et venues , lui donnent l'air d'avoir avec moi beaucoup d'affaires. Tout cela , joint aux bruits dont j'ai parlé, commence à me faire soupçonner que ces fréquentes visites, que je n<- prenais que pour un petit espionnage assez commun aux gens qui m'entourent , et très- indiffèrent pour moi , pourraient bien avoir un objet plus méthodique , et dirigé de plus loin. Il y a dans tout cela , de petites manœuvres adroites, dont le but me paraîtrait pourtant facile à découvrir, dans toute autre position que la mienne , pour peu qu'on y mît de soin.

A M1L0RD HARCOURT. i95

A Milord HARCOURT.

A Paris, 16 juin 1773.

J'ai reçu, Milord , avec plaisir et recon- naissance*, des témoignages de la continua- tion d« Totre souvenir et fie vos bontés , par madame la duchesse de Portland , et je suis encore plus sensible à la peine que vous pre- nez de m'en donner par vous-même. J'avais espéré que l'ambassade de milord Harcourt pourrait vous attirer dans ce pays, et c'eût été pour moi , une-véritable douceur de vous y voir. Je me dédommage , autant qu'il se peut , de cette attente frustrée , eu nourrissant dans mon cœur et dans ma mémoire , les sentimens que vous m'avez inspirés, et qui sont par leur nature , à l'épreuve du temps , de l'éloignement et de l'interruption du com- merce. Je n'entretiens plus de correspon- dance , je n'éeris plus que pour l'absolue né- cessité ; mais je n'oublie point tout ce qui m'a paru mériter mon estima et mon attacha-

R 4

59*5 LETTRE

ment ; et c'est dans cet asyle de difficile accès mais par-là plus digne, de vous , et rien n'entre sans le pass«-port de la vertu , que vous occuperez toujours une place distin- guée.

Je suis sensible, Milord, à vos offres obli- geantes ; et si l'étais dans le cas de m'en pré- valoir, je le ferais avec confiance , et même avec joie , pour vous montrer combien je compte sur vos boutés : mais , grâces au ciel , je u'ai nulle affaire , et tout sur la terre m'est devenu si indifférent, que je ne me donne- rais pas mcuic la peine de former un désir pour cette vie, quand cet acte seul suffirait pour l'accomplir. Ma femme vous prie d'a- gréer ses remerciemena très - humbles , de L'honneur de votre souvenir; et nous vous offrons , Milord , de tout notre cœur l'un et l'autre, nos salutations et nos respecta.

A M. D'o.;:; 297

A M. LE COMTE

D' O

Paris, 1776.

V-

o ti s vous donnez , monsieur le Comte ~t pour avoir des singularités, et c'en est pres- que une d'être obligeant sans intérêt. C'en estune bien plus grande de l'être de plus loin , pour quelqu'un que l'on ne connaît pas. Vos offres obligeantes , le ton dout vous tue les faites, et la description de l'habitation que vous me destinez, seraient assurément très- capables de m'y attirer , si j'étais moins infirme, plus allant, plus jeune, et que vous fussiez plus près du soleil. Je craindrais d'ail- leurs, qu'en voyant celui que vous honorez d'une invitation , vous n'eussiez quelque regret. Vous attendriez un homme de lettres , un beau diseur qui devrait payer d'esprit et de paroles , votre généreuse hospitalité ; et vous n'auriez qu'un bon homme bien sim- ple , que son goût et ses malheurs ont rendu

r à

ïq8 RÉPONSE

fort solitaire, et qui pour tout amusement; herborise toute la journée , et trouve à com- mercer avec les plautes , cotte paix si doue© à sou cœur, que lui ont refusé les humains. Je n'irai donc pas, Monsieur, habiter votre maison ; mais je mesouvicudrai toujours avec reconnaissance , que vous me l'avez offerte , et je regretterai quelquefois de n'y être pas, pour cultiver la bonté et l'amitié' du maître. .Agréez, monsieur le Comte , je vous sup- plie, mes remerciemens très-sincères, et mes très-humbles salutations.

RÉPONSE

A M a r>. LA C OMTESSE

DE St. * * *

%J E suis fâché de ne pouvoir complaire a madame la Comtesse ; mais je ne fais point les honneurs de l'homme qu'elle est curieusa de voir, et jamais il n'a logé chez moi ; le saul moyen d'y etre admis , de mon aveu ,

À. Madami DE St. ***. 199

pour quiconque m'est inconnu , c'est un» réponse cathe'gorique à ce billet (1).

SECONDE ET DERNIÈRE

RÉPONSE

A Ma'd. LA COMTESSE

DE St. * * *.

Jeudi a3 mai 1776.

J'ai «u d'autant plus de tort , Madame," d'employer un mot qui vous était inconnu , que je vois par la réponse dont vous m'avez honoré, que même à l'aide d'un dictionnaire, Tous n'avez pas entendu ce mot. Il fauttàchc» de m'expliquer.

(t) Ce billet dont parle Rousseau, et dont il avait accompagné #a réponse à Mad. la comtess* de St. *** , était Le billet circula ir* , portant pouf dresse : A tous Français mimant encore la jutticeetla. vérité , qu'on ne donne pas ici, par la raison qu'il a déjà paru dans l'édition de Oenèvft i?8a, tin du tome XXII in-8.

Il 6

3oO RÉPONSE

La phrase du billet, à laquelle il s'agit do répondre, est celle-ci : Mais ce que je veux , et ce qui m'est tout au moins % après une condamnation si cruelle et ii infamante , c'est qu'on ni* apprenne enfin quels sont mes crimes, t comment, et par qui , j'ai t jugé.

Tout ce que je desire ici , est une réponse à cet article. C'est mal-à-propos que je la demandais cathégorique : car telle qu'elle soit, clic le sera toujours pour moi. Ma demeure et mon cœur sont ouverts pour le reste de ma vie, à quiconque nie dévoilera ce mystère abominable. S'il m'impose le se- cret , je promets , je jure de lui garder inviolablement jusqu'à la mort ; et je me conduirai exactement, s'il l'exige , comme s'il ne m'eût rien appris. Voilà la réponse que l'attends, ou plutôt qnc désire : car depuis longtemps , j'ai cesse de l'espérer.

Celle que j'aurai vraisemblablement, sera la teinte d'ignorer un secret qui ,par le plus étonnant prodige , n'eu est un que pour moi seul dans l'eu r ope entière. Cette réponse sera moins Franche assurément, mais non moins claire que la pn mi ère j enfin , le refus me mu de répondre, n'aura pas pour moi plus d'obs>

A Matjame DE St. ***. Soi

curité. D^ grâce , Madame., ue vous offensez pas de trouver ici, quelques traces de défian- ce : c'est bien à tort que le public m'en accuse: caria défiance suppose du doute, et il ne m'en reste plus à son égard. Vous voyez, par les explications dans lesquelles j'ose entrer ici s que je procède au vôtre avec plus de réserve , et cette différence u'est pas désobligante pour vous. Cependant vous avez commencé avec moi, comme tout le monde; et les louanges hyperboliques ( * ) et outrées , dont vos deux lettre» sont remplies , semblent être le cachet particulier de mes plus ardens persécuteurs : mais loin de sentir eu les lisant, ces mouve- mens de mépris et d'indignation que le* leurs me causent, je n'ai pu me défendre d'un vît désir que vous ne leur ressemblassiez pas ; et malgré tant d'expériencescruelles , un désir aussi vif entraîne toujours un peu d'espérant Au reste, ce que vous me dites , Madame , du prix que je mets au bonheur de me voir , ne me fera pas prendre le change : je serais touché de l'honneur de votre visite, faite avec

(*) Voici encore un mot pour le dictionnaire. Hélas! pour parler de ma destinée, il faudrait un vorabulaiictout nouveau , qui n'eut été compose que pour moi.

3oï RÉPONSE ete:

ïes sentimens dont je me sens digne ; mais quiconque ne veut voir que le rhinocéros doit aller, s'il veut, à la foire, et non pas chez moi ; et tout le persiflage dont on assai- sonne cette insultaute curiosité, n'est qu'un outrage de plus , qui n'exige pas de ma part une grande différence. Voulez -vous donc Madame, être distinguée de la foule î c'est à vous de faire ce qu'il faut pour cela.

Il est vrai que je aopie de la musique : je ne refuse point de copier la vôtre, si c'est tout de bon que vous le dites ; niais cette vieille musique a tout l'air d'un pré- texte , et je ne m'y prête pas volontiers là- dessus. Néanmoins , votre volonté' soit faite. Je vous supplie , madame la Comtesse , d'agrc'er mon respect.

MÉMOIRE ete. 3o3

MÉMOIRE

Ecrit au mois de février 7777 , et depuis lors remis ou montré à diverses per- sonnes.

IVl A femme est malade depuis long-temps ; et le progrès de son mal , qui la met hors d'état de soigner sou petit ménage , lui rend les soins d'autrui nécessaires à elle-même , quand elle est forcée a garder son lit. Je l'ai jusqu'ici gardée et soignée dans toute» ses maladies ; la vieillesse ne me permet plus le même service. D'ailleurs le ménage , tout petit qu'il est, ne se fait pas tout seul; il faut se pourvoir au dehors , des choses néces- saires à la subsistance , et les préparer ; il faut maintenir la propreté dans la maison (*)• Ne pouvant remplir seul tous ces soins, j'ai été forcé , pour y pourvoir , d'essayer de donner

(*) Mon inconcevable situation , dont personne n'a l'idée, pas même ceux qui m'y ont réduit, me force d'entrer dans ces détails.

3o.f MÉMOIRE etc."

une servante à ma femme. Dix mois d'expé- rience m'ont fait sentir l'insuffisance et les inconvénient inévitables et intolérables de cette ressource, dans utie position pareille a. la nôtre. Réduits à vivre absolument seuls , et néanmoins bors d'état de nous passer du service d'autrui , il ne nous reste dans les infirmités et l'abandon , qu'un seul moyeu de soutenir nos vieux jours : c'est de prier ceux qui disposent de nos destinées, de vouloir bien disposer aussi de nos personnes , et nous ouvrir quelqu'asylc nous puissions sub- sister, à nos frais, mais exempts d'un travail qui désormais passe nos forces , et de dé- tails et de soins dont nous ne sommes plus capables.

Du reste , de quelque Façon qu'on 1110 traite, qu'on me tienne en clôture formelle ou en apparente liberté, dans un hôpital ou dans un désert , avec des gens doux ou durs, faux ou francs (sideceiij-ci il eu est encore), je consens à tout , pourvu qu'on rende à ma femme les soins que son état exige , et qu'on me donne le couvert , le vêtement le plus sim- ple et la nourriture la plus sobre jusqu'à la fin de mes jours , saus que je sois plus obligé de me mêler de rien. Nous donnerons pour

MEMOIRE etc. 3oS

cela, ce que nous pouvons avoir d'argent , d'effets et de rentes ; et j'ai lieu d'espérer que cela pourra suffire dans des provinces les denrées sont à bon marché , et dan» des mai- sons destinées à cet usage , les ressources de l'économie sont connues et pratiquées ; sur-tout en me soumettant , comme je fais de bon cœur, à uu régime proportionné à mes moyens.

Je crois ne rieu demander en ceci , qui dans une aussi triste situation que la mienne, s'il en peut être, se refuse parmi les humains ; et je suis même bien sûr que cet arrange- ment, loin d'être onéreux à ceux qui dispo- sent de mou sort , leur vaudrait des épargnes considérables, et de soucis et d'argent. Cepeu- dant l'expérience que j'ai du système qu'on suit à mon égard , me fait douter que cette faveur me soit accordée : mais je me dois de la demander; et si elle m'est refusée , j'en supporterai p'us patiemment daus ma vieil- lesse , les angoisses de ma situation, en me rendant le témoignage d'avoir fait ce qui dé- pendait do moi pour les adoucir.

3o6 FRAGMENT etc.

FRAGMENT

Trouvé parmi les papiers de j. j. ro usseau.

W utcow <j tj E , sans urgente nécessite f sans allai rcs indispensables , recherche , et même jusqu'à l'iuiportunite' t un homrtiB dont il pense mal , sans vouloir s'éclaircir avee lui, de la justice ou de l'injustice du juge- ment qu'il en porte , soit qu'il se trompe ou non dans ce jugement , est lui-mémo uu homme dont il faut mal parler.

Cajoler un homme présent, et le diffamer absent , est certainement la duplicité d'un traître , et vraisemblablement la manœuvre d'un imposteur.

Dire en se cachant «l'un homme, pour le diffamer , que c'est par ménagement pour lui , qu'on ne veut pas le confondre , c'est faire un mensonge non moins inepte quo lâche. La diffamation étant le pirx des maux

FRAGMENT etc. 3o7

civils, et celui dont les effets sont les plus terribles , s'il était vrai qu'on voulût ména- ger cet homme , on le confondrait , on menacerait peut-être de le diffamer ; mais ou n'en ferait rien. On lui reprocherait son crime en particulier , en le cachant à tout le monde; mais le dire à tout le monde en le cachant à lui seul , et feindre encore de s'intéresser à lui , est le raffinement de la haine , le combî* de la barbarie et de la noirceur.

Faire l'aumône par supercherie, à quel- qu'un malgré lui , n'est pas le servir , c'est l'avilir ; ce n'est pas un acte de bonté , c'en est un de malignité: sur-tout si, rendant l'aumône mesquine, inutile, mais bruyaute t et inévitable 3b celui qui eu est l'objet , on fait discrètement ensorte que tout le monde en soit instruit , excepté lui. Cette fourberie est non-seulement cruelle , mais basse. En se couvrant du masque de la bienfaisance, elle habille en vertu la méchanceté , et par contre- coup en ingratitude, l'indignation de l'hon- neur outragé.

Le don est un contrat qui suppose toujours le consentement des deux parties. Un don fait par force ou par ruse, et qui n'est pas

3o8 FRAGMENT etc.

accepte, est un vol. Il est tyraunique , il est horrible de, vouloir faire en trahison , un devoir de la reconnaissance à celui dont on a mérité la haine et dont on est juste- ment méprisé.

L'bonmui étant plus précieux et plus im- portant que la vie , et rien ne la rendant plus à charge que la perte de l'honneur , il n'y a aucun cas possible , il soit permis de cacher à celui qu'on diffame, non plus qu'à celui qu'on punit de mort , l'accusation , l'accusateur et ses preuves. L'évidence même est soumise à cette indispensable loi : car si toute la ville avait vu un homme en assas- siner un autre , encore ne ferait-on point mourir l'accusé sans l'interroger et l'entendre. Autrement , il n'y aurait plus de sûreté pour personne , et la société s'ccrouhrait par ses fondement. Si cette loi sacrée est saus excep- tion , elle est aussi sans abus ; puisque toute l'adresse d'un accusé ne peut empêcher qu'un délit démontre' , ne continue à l'être, ni le garantir en pareille cas , d^ctre convaincu. Mais sans cette conviction , l'évidence ne peut exister. Elle dépend essentiellement drr. réponses de l'accusé ou de son silence ;

FRAGMENT etc. Sop

parce qu'on ne sauvait présumer que des ennemis , ni même des indiflërens , donne- ront aux preuves du dc'lit, la mcine atten- tion à saisir le faible de ces preuves, ni les éclaircissemens qui les peuvent détruire j que l'accusé peut naturellement y donner: ainsi personne n'a droit de se mettre à sa place , pour le dépouiller du droit de se défendre, en s'en chargeant sans son aveu ; et ce sera beaucoup même, si quelquefois une disposi- tion serrette ne fait pas voir à ces gens, qui ont tant de plaisir à trouver l'accusé cou- pable , cette prétendue évidence, lui- même eût démontré l'imposture, s'il avait été entendu.

Il suit de , que cette même évidence est contre l'accusateur , lorsqu'il s'obstine à violer cette loi sacrée ; car cette lâcheté d'un accusateur, qui met tout en œuvre pour se cacher de l'accusé, de quelque prétexte qu'on la couvre, ne peut avoir d'autre vrai motif que la crainte de voir dévoiler sou impos- ture et justifier l'innocent. Donc , tous ceux qui dans ce cas, approuvent les manœuvres de l'accusateur et s'y prêtent, sont des satel- lites de l'iniquité.

3io FRAGMENT etc.

Nous soussignés acquiesçons de tout notre cœur , à ces maximes , et croyons toute personne raisonnable- et juste , tenue d'y acquiescer.

REPONSE

Au Mémoire anonyme , intitulé : Si le monde que nous habitons est une s-plière &c. inséré dans le Mercure de juillet, -p. i5iq.

MoxSIKUR,

ZlTTinÉ par le litre de votre mémoire, je l'ai lu avec toute l'avidité d'un homme qui depuis plusieurs années attendait impatiem- ment , avec toute l'Europe , le résultat de ces fameux voyages entrepris par plusieurs membres de l'acadcmic-royale des sciences, sous les auspices du plus magniGquc de tous les rois. J'avouerai franchement, Monsieur, que j'ai eu quelque regret de voir que ce que j'avais pris pour le précis des observations de ces grands hommes, n'était effectivement qu'une conjecture hasardée , peut-être un peu hors de propos. Je ne prétends pas pour cela avilir ce que votre mémoire contient d'ingé- nieux; mais vous permettrez , Monsieur, que je me prévale du même privilège que vous vous <j|es accordé ^ et doot , selon vous, tout

3ia RÉPONSE

liouirae doit être eu possession , qui est de dire librement sa pensée sur le sujet dout il s'agit.

D'abord , il me paraît que vous avez eboisi le temps le moins convenable pour faire part au public de votre sentiment. Vous nous as- surez , Monsieur , que vous n'avez point eu en vue do ternir la gloire de Messieurs les acadé- miciens observateurs , ni de diminuer le prix de la gc'ue'rosité du roi. Je suis assurément très-porté à justifier votre coeur sur cet article ; et il paraît aussi par la lecture de votre mé- moire, qu'en effet des sentiment si b;is sont très-éloignés de votre pensée : cependant vous conviendrez, Monsieur, que si vous aviez en effet tranché la difficulté, et l'ait voir que la Ggure de la terre n'est point cause de la va- riation qu'on a trouvée dans la mesure de différens degrés de latitude ; tout le prix des soins et des fatigues de ces messieurs , des frais qu'il en a coûté , et la gloire qui en doit être le fruit , seraient bien pies d'être anéantis dans l'opinion publique. Je ne prétends pas pour cela , Monsieur , que vous ayez cl 1 1 dé- guiser ou caclier aux hommes la vérité quand vous avea cru la trouver , par des considé- ration*

AU MÉMOIRE ANONYME. 2i3

rations particulières ; je parlerais contre mes principes les plus chers. La vérité est si pré- cieuse à mon cœur; que je ne fais entrer nul autre avantage en comparaison avec elle. Mais , Monsieur, il n'était ici questiou que de retarder votre mémoire de quelques mois , ou plutôt de l'avancer de quelques années. A lors, vous auriez pu avec bienséance user de la li- berté qu'ont tous les hommes de dire ce qu'ils pensent sur certaines matières, et il eût sans doute été bien doux pour vous , si vous eussiez rencontré juste, d'à voir évité au roi la dépense de deux si longs voyages , et à ces Messieurs les peines qu'ils ont souffertes ,, et les dangers qu'ils ont essuyés. Mais aujourd'hui que les voici de retour , avant que d'être au fait des observations qu'ils ont faites , des consé- quences qu'ils en ont tirées ; en un mot , avant que d'avoir vu leurs relations et leurs décou- vertes ; il paraît , Monsieur , que vous deviez, moins vous hâter de proposer vos objections, qui plus elles auraient de force, plus aussi seraient propres à ralentir l'empressement et la reconnaissance du public, et à priver ce* messieurs de la gloire légitime due à leur* travaux. -Lettres. Tome VII. £

314 RÉPONSE

Il est question de savoir si la terre est spbé- rique , ou non. Fonde sur quelques argu- mens , vous vous décidez pour l'affirmative. Autant que je suis capable de porter mon jugement sur ces matières , vos raisonnemens ont de la solidité. La conséquence cependant ne m'en paraît pas invinciblement néces- saire.

En premier lieu , l'autorité dont vous for- tifiez votre cause , en vous as^ciant avec les anciens est bien faible, à mou avis. Je crois que la prééminence qu'ils ont tres-sagemen t conservée sur les modernes , en fait de poésie et d'éloquence , ne s'étend pas jusqu'à la phy- sique et à l'astronomie ; et je doute qu'on osât mettre Aristotc et Ptolomét en comparaison avec le chevalier Newton et M. Cossini. Ainsi, Monsieur, ue vous flattez pas d< tirer un grand avalage de leur appui. On peut croire , sans offenser la mémoire de ces grandi hommes, qu'il aéohappéquelquechosea leurs lumières. Destitués, comme ils ont été, des expériences et des instrumena nécessaires, il* n'ont pas prétendre a la gloire d'avoir tout connu; et si l'on met leur disette en com- paraison avec les secours dout uous jouissons

AU MÉMOIRE ANONYME. 3i5

aujourd'hui , on verra que leur opinion ne do:t pas être d'un grand poids contre le sen- timent des modernes : je dis des modernes en général , parce qu'en effet vous les rassemblez tous contre vous, eu vous déclarant contre les deux nations qui tiennent sans contredit le premier rang dans les sciences dont il s'agit; car vous avez en tête les Français d'une part, et les Anglais de l'autre, lesquels à la vérité ne s'accordent pas entr'eux sur la figure de la terre , mais qui se réunissent en ce point, de nier sa sphéricité. En vérité , Monsieur , si la gloire de vaincre augmente à proportion du nombre et de la valeur des adversaires, votre victoire , si vous la remportez, sera ac- compagnée d'un triomphe bien flatteur.

Votiv première preuve tirée de la tendance égale des eaux vers leur centre de gravité , me paraît avoir beaucoup de force, et j'avoue de bonne foi que je n'y sais pas de réponse satisfesaute. En effet, s'il est vrai que la su- perficie de la mer soit sphérique, il faudra nécessairement ou que le globeentier suivre la même figure , ou bien que les terres des rivages soi%ut horriblement escarpées dans les lieux de leurs alongemeus. D'ailleurs , (et je iné-

N 2

3i6 RÉPONSE

tonne que ceci vous aitéchappé) on ne saurait concevoir que le cours des rivières pût tendra de l'équateur vers les pôles, suivant l'hypo- thèse de M. Cassini : celle de M. Newton serait aussi sujette aux mêmes inconvénient tuais dans un sens contraire; c'est-à-dire des lieux bas vers les parties plus élevées, prin- cipalement aux environs des cercles polaires et dans les régions froides l'élévation de- viendrait plus sensible; cependant, l'expé- rience nous apprend qu'il y a quantité de rivières qui suivent cette direction.

Que pourrait -on répondre à de si fortes instances? Je n'en sais rien du tout. Remar- quez cependant, Monsieur, que votre dé- monstration, ou celle du P. Tacquet , est fondée sur ce principe, que toutes les parties delà masse terraquée tendent j>ar leur pesan- teur vers un centre commun , qui n'est qu'un point, et n'a par conséquent aucune lon- gueur; et sans doute il n'était pas probable qu'un axiome si évident, et qui lait le foude- ment de deux partie* considérables des ma» thématiques, pût devenir sujet à être con- testé : mais quand il s';igira de concilier des démonstrations contradictoires avec des faits

AU MÉMOIRE ANONYME. 3i7

assures, que ne pourra-t-on point contester ? J'ai vu dans la préface des élémens d'astro- nomie de M. Fiz.es, professeur en mathé- matiques de Montpellier, un raisonnement qui tend à montrer que dans l'hypothèse de Copernic , et suivant les principes de la pe- senteur établis par Descentes , il s'ensuivrait que le centre de gravité de chaque partie de la terre. , devrait qtre> nou Pas ie centre commun du globe , mais la portion de l'axe qui répondrait perpendiculairement à cette partie, et que par conséquent la figure de la terre se trouverait cylindrique. Je n'ai garde assurément de vouloir soutenir un si étonnant paradoxe , lequel pris îi la rigueur est très- évidemment faux : mais qui nous répondra que la terre une fois démontrée oblonguc par deconstantes observations, quelquephysiciea plus subtil et plus hardi que moi , n'adop- terait pas quelque hypothèse approchaute ? Car enfin , dirait-il , c'est une nécessité en physique , que ce qui doit être se trouve d'ac- cord avec ce qui est.

Mais ne chicanons point ; je veux accorder Totre premier argument. Vous ave/ démontts «pe la superficie de U mer et par oonséqi:«ut

3ï8 RÉPONSE

celle de la terre doit être spbérique : si par l'expérience je démontrais qu'elle ne l'est point, tout votre raisonnement pourrai t-il dé- truire la forcedema conséquence? Supposons pour un moment que cent épreuves exates et térées vinssent a nous convaincre, qu'un degré rie latitude a constammeul plus de lon- gu ..i à mesure qu'on approche de l'c quateur; serai-je mo.ns en droit d'en conclure à mon tour ; donc la terre est effectivement plus courbée vers les pôles que vers l'cquateur ; donc elle s'alongc en ce scns-!à : donc c'est un sphéroïde ? Ma démonstration fondée sur 1rs opérations les plus Bdellesde la géométrie, serait-elle moini évidente que la vôtre établie sur un principe universellement accorde ? Ou les Faits parlent, n'est-ce pas au raisonnement a se * are ? Or c'est pour constater le fait eu question , que plusieurs membres de l'ara- démie ont entrepris les \ ovales du Nord et du Peyrou. C'est donc à l'acadénùeà en décider , et Votre argument n'aura point de Force contre «a décision.

Pour éluder d'avance une conclusion dont vous sent B la nécessite, vous tâchez de ictet de l'incertitude sur les opérations idiles eu

AU MÉMOIRE ANONTxME. 3i?

divers lieux et à plusieurs reprises , par mes- sieurs Picart , de la Hire , et Cassini pour tracer la fameuse me'ridicune qui traverse la France desquelles donnèrent lieu à M. Cassini de soupçonner le premier de l'irrégularité dans la rondeur du globe, quand il se fut assuré que les degrés mesures vers le septentrion, avaient quelque longueur de moins que ceux qui s'avauçaient vers le midi.

Vous distinguez deux manières de consi- dérer la surface de la terre; vue de loin, comme par exempte , depuis la lune , vous l'établissez sphérique ; mais regardée de près, elle ne vous paraît plus telle, à cause de ses inéga- lités : car, dites-vous, les royons tirés du centre au sommet des plus hautes montagnes, ne seront pas égaux à ceux qui seront bornés à la superficie de la mer ; ainsi les arcs do cercles , quoique proportionnels entr'eux , étant inégaux suivant l'inégalité des rayons, il se peut très-bien que les différences qu'on a trouvées cntreles degrés mesurés ,quoiqu'avec toute l'exactitude et la précision dont l'at- tention humaine est capable, viennent des différentes élévations sur lesquelles ils ont été pris , lesqu , lies ont donner des arcs inégaux

3a» RÉPONSE

en grandeur, quoiqu'elles portions de leurs cercles respectifs.

J'ai deux choses à re'poudre à cela. Eu premier lieu, .Monsieur, je ue crois point que la seule inégalité des Iwuteurs sur les- quelles on a fait les observations, ait suffi pour donner des différences biçn sensibles dans la mesure des degrés. Pour s'en con- vaincre , il faut considérer que, suivant le sentiment commun des géographes, les plus hautes montagnes ne sont non plus capables d'altérer la figure de la terre, sphérique ou autre, que quelques grains de sable ou gravier sur une boule de deux ou trois pieds de diamètre. En effet , on convient générale- ment aujourd'hui qu'il n'y a poiut de mon- tagne qui ait une lieue perpendiculaire sur la surlace de la terre : une lieue cependant ne serait pas giand'chose , en comparaison d'un circuit de huit ou neuf mille, (Juant à la hauteur de la surface de la terre même par- dessus celle de la mer , cl derechef de la mer par- dessus certaines terres, comme par exemple du Zuider/ée au-dessus de la Northollando , on sait qu'elles sont peu considérables. Le cours modéré de la plupart des fleuves et de»

AU MÉMOIRE ANONYME. 322

rivières ne peut être que l'effet d'une pente extrêmement douce. J'avouerai cependant que ces différences prises seraient bien ca- pables d'en apporter dans les mesures : mais de bonne foi , serait-il raisonnable de tirer avantage de toute la diffe'reuce qui peut trouver entre la cime de la plus haute mon- tagne et les terres intérieures à la mer? les observations qui ont donne lieu aux nouvelles conjectures sur la Sgure de la terre, ont-elles été prises à des distances si énormes ?

Vous n'ignorez pas sans doute , Monsieur , qu'on eut soin dans la construction de la grande méridienne , d'établir des stations sur les hauteurs les plus égales qu'il fût possible: ce fut même une occasion qui contribua beau- coup à la perfection des nivaux.

Ainsi , Monsieur, en supposant avec vous que la terre est sphérique, il me reste main- tenant à faire voir que cette supposition , de la manière que vous la prenez, est une pure pétition de principe. Un moment d'attention , et je m'explique.

Tout votre raisonnement roule sur ce théorème démontré en géométrie , que deux eercles étant concentriques y si l'on mine-

322 REPONSE

des rayons jusqu'à la circonférenee du grand , les arcs coupés par ces rayons seront inégaux et plus grands , à propor- tion qu'ils seront portions de plu* grand* s. Jusqu'ici tout est bien ; votre prin- ci e est incontestable : ma's vous nie pa- raissi / moins heureux dans l'application que vous en Faites aux degiés de latitu Iç. (^u'on d Vise un mér dien terrestre en S6o parties égales, par des rayons menés du centre , ces parties e^,al<s selon vous seront des degrés pa; lesquels on mesurera I < levation du pôle. J'o-e, Mousieur, m'inserire en faux contre un pareil sentiment, et je soutiens que ce n'est point l'idée qu'on doit se fane des degrés de latitude.

Pour vous en convaincre d'une manière invincible, voyons ce qui résulterait de-la, en supposant pour un moment que la terro fut un sphéroïde oblong. Pour faire la divi- sion des degrés , j'inscris un cercle dans un ellipse représentant la ligure de la terre. Le petit axe sera l'équateur, et le ^rarui sera l'axo tnéme de la tore. Je divise le oercle en trois cents soixante degrés, de sorte que les den* axes passent pur quatre de ces divisons. Par

AU MÉMOIRE ANONYME. S23

toutes les autres divisions, je mène des rayons nue je prolonge jusqu'à la circonférance de l'ellipse : les arcs de cette courbe compris entre les extrémités des rayons donneront l'étendue des degrés, lesquels seront évidem- ment inégaux , (une ligure rendrait tout ceci plus intelligible, je l'amets pour uepas effrayer les yeux des dames qui lisent ce journal , ) mais daus'un sens contraire à ce qui doit être; caries degrés seront plus longs v:rs les pôles et plus courts vers Péquateur , comme il est manifeste à quiconque à quelque teinture de la géométrie. Cependant i! est démontre que si la terre est oblougue , les degrés doivent avoir plus de longueur vers l'équatcur q le- vers les pôles. C'est à'vous, Monsieur, à sauver la contradiction.

Quelle est donc L'idée qu'on doit se for- mer des degrés de latitude ? Le terme même d'élévation du pôle vous l'apprend. Des différena degrés de ccjle élévation , t rez de part et d'autre des tangentes n la superficie delà terre ; ls intervalles compris eotrjj les points d'attouchement donneront les degrés de latitude : or il est bien vrai q'ie si la terre était sphérique, tous ces points coticspou-

3?4 RÉPONSE

draient aux divisions qui marqueraient les ciegrés de la circonférence de la terre consi- dérée comme circulaire ; mais si elle ne l'est point, ce ne sera plus la même chose. Tout au contraire de votre système , les pôles étant plus élevés , les degrés y devraient être plus grands ; ainsi la terre étant plus courbée vers les pôles , les degrés sont plus petits. C'est le plus ou moins de courbure , et non l'éloignement du centre , qui influe sur la longueur des degrés d'élévation du pôle. Puis donc que votre raisonnement n'a de justesse qu'autant que vous supposez que la terre est sphérique , j'ai été eu droit dédire que vous Vous foudeï sur une pétition de principe ; et puisque ce n'est pas du plus grand , ou .moindre éloigucnifeiit du centre , que résul- tera la longueur des degrés de latitude, je concilierai de rechef que votre argument n'a de solidité en aucune de ses parties.

Il se peut que le terme de û'<y,/y' , équi- voque dans le cas dont il s'agit , vous ait induit en erreur : îutrc clio.se est au degré de la terre considéré comme lu 36o"»e partie d'Une circonférence circulaire , cl autre chose 1441 degi» de latitude coiT*idcré comme la

mesure

AU MÉMOIRE ANONYME. S2S

mesure de l'élévation du pôle par- dessus l'borisou ; et quoiqu'on puisse prendre l'un pour l'autre dans le cas que la terre soit spliérique, il s'en faut beaucoup qu'on en puisse faire de même , si la figure est irrégu- lière.

Prenez garde , Monsieur, que quand j'ai dit que la terre n'a pas de pente considéra- ble , je l'ai entendu , non par rapport à la ligure spliérique, mais par rapport à sa figure naturelle, obiougue ou autre ; ligure que je regarde comme déterminée dès le com- mencement par les lois de la pesanteur et du mouvement , et à laquelle l'équilibre ou le niveau des fluides peut très-bien être assu- jetti : mais sur ces matières on ne peut hasar- der aucun raisonnement, que le fait même ne nous soit mieux connu.

Pour ce qui est de l'inspection de la lune , il est bien vrai qu'elle nous paraît spliérique et elle l'est probablement; mais il ne s'ensuit point du tout que la terre le soit aussi. Par qui Ile règle sa ligure serait-elle assujettie à celle de la lune, plutôt qu'à celle de Jupiter, planète d'une toute autre importance , et qui pourtant n'est pas spliérique ? La raison que Vous tirez de l'ombre de la terre n'est guère

Lettres. Toino Vil, T

326 RÉPOXSË AU MÉMOIRE de.

plus forte. Si le cercle se montrait tout en- tier, elle serait sans réplique; niais vous savez , MEoetsieur , qu'il est difficile de distin- guer une portion de courbe d'avec l'arc d'un cercle pins ou moins grand. D'ailleurs ou ne croil point que la terre s'éloigne si fort de la figuré spherique , que cela doive occasionner sur la surface de la lune une ombre sensi- blement irrégulière ; d'autant plus que la terre <;(aut considérablement pins grande que la Lune*, il ne parait jamais sur celle-ci qu'une bien petite partie de son circuit. Je suis , etc.

R o V S S F. X V.

Ch.ainhCry , zo septembre i?33.

LETTRE (*)

DE M. CHARLES BONNET,

Au sujet du Discours de M. J. J. Rous- seau de Genève, sur l'origine et les fondemens de l'inégalité parmi les hommes.

J E viens , Monsieur , de lire le discours de M. ./• /• Rousseau do Genève , sur l'origine et les fondemens de f inégalité parmi les hommes. J'ai admiré le coloris de cet e'traoge tableau; mais je n'ai pu admirer de mêmç le dessin et la représentation. Je iais grand cas du mérite et des talens de M. Rousseau, et je félicite Genève , qui est aussi ma patrie, de le compter parmi les nommes célèbres auxquels elle a donné le jour; mais je re- grette qu'il ait adopté des idées qui me pa- raissent si opposées au vrai , ct'si peu propres a faire des heureux.

On écrira , sans doute, beaucoup contre ee nouveau discours , comme on a beaucoup

(*) Cette lettre a été imprimée clans le Mercure de France du mois d'octobre \~jj-

T a

32$ LETTRE

écrit contre celui qui a remporte le prix de l'académie de Dijon : el parce qu'on a beau- coup cent et qu'on écrira beaucoup encore «outre M. Rousseau 3 on lui rendra plus cher un paradoxe qu'il n'a que trop caisse. Pour moi qui n'ai nulle envie de faire un livre contre M. Rousseau, et qui suis très- convaincu que la dispute est de tous moyens celui qui peut le moins sur ce génie hardi et indépendant; je me borne à lui proposer d'approfondir un raisonnement tout simple , et qui tue semble renfermer ce qu'il y a de plus essentiel dans la question.

"\ oici ce raisonnement

Tout ce qui résulte immédiatement des facultés de L'homme , ne cioit-il pas être dit résulter de sa nature ? Or , je crois que l'on démontre [oit bien que l'état de .>^, tété ré- sulte immédiatement des facultés île L'hom- me : je n'en veux point alléguer d'autres preuves à notre savant auteur, que ses pro- pres idées sur L'établissement des soeù tés ; idées ingénieuses, et qu'il a si élégamment exprimées dans la seconde partie de son dis- cours, si donc Vétat Je société découle des facultés de l'homme , il est naturel "h l'homme. Il serait donc aussi déraisonnable de se plaiu-

D E M. B O N N E T. 3aç>

drc de ce que ces facultés , en se dévelop- pant ont donné naissance à cet état , qu'il le serait de se plaindre de ce que Dieu a donné à l'homme de telles facultés.

L homme est tel que l'exigeait la place qu'il devait occuper dans l'univers. Il y fallait apparemment des hommes qui bâtissent des villes , comme il fallait des castors qui cons- truisissent des cabanes. Cette perfectibilité , dans laquelle M. Rousseau fait consister le caractère qui distingue esesn tidlement l'homme de la brute , dev t , du propre aveu de l'auteur , conduire l'homme au point nous le voyons aujourd'hui. Vouloir que cela ne fût point, ce serait vouloir que l'homme ne fût point hommes L'aigle qui perd dans la nue, rampe-t-il dans la pous- sière comme le serpent ?

/.homme sauvage de M. Rousseau , cet homme qu'il chérit avec tant de complai- sance , n'est point du tout Y homme que Diect a voulu faire ; mais Dieu a fait des oravg- tmtangs et des singes , qui ne sont pas des hommes.

Quand donc M. Rousseau déclame avec tant de vélir'mence et d'ohstination contre l'état Uc iQcu'ti- 1 il ï'élèYc , sans y penser ?

TJ

33o LETTRE

contre la voi ot»té de celui qui a Fait l'Iioin- me , et qui a ordonne cet état. Les faits sont- ils autre chose que l'expression de sa volonté Adorable ?

Lors qu'avec le pinceau d'un le Brun , l'auteur trace à nos yeui ['effroyable pein- ture des maux que l'état civil a enfantés , il oublie que la planète l'on voit ces choses, fait partie d'un Tout immense que nous ne connaissons point, mais que nous savons être l'ouvrage d'une sagesse par- faite.

Ainsi renonçons pour toujours à la chi- mérique entreprise de prouver que l'hom- me serait mieux s'il éÇaât autrement : L'abeille, qui construit des cellules si régulières , voudra -l-tclle juger de ia façade du Louvre ? .Au nom du hou sens cl de la raison , pre- nons l'homme tel qu'il est avec ses dépen- dances ; laissons aller le inonde connue il va , et soyons surs qu'il va aussi bien qu'il pou- vait aller.

s'il s'agissait de Justifier la providence aux yeux des hommes , Leibnitz cl Pope l'ont lait ; et les ouvrages immortels de ces génies sublimes sont des monument élevés 4 la gloire de la raison. Le Discours d*

DE M. BONNET. 33i

M. Rousseau est un monumeut élevé ?i l'esprit , mais à l'esprit chagrin er mécontent de lui-même et des autres.

Lorsque notre philosophe voudra consa- crer ses lumières et ses taleus à nous décou- vrir les origines des choses , à nous montrer ïes développemens plus ou moins lents des biens et des maux , en un mot , à suivre l'humanité dans la courbe tortueuse qu'elle décrit ; les tentatives de ce génie original et fécond pourront nous valoir des connais- sances précieuses sur ces ob;e!s intéressans. Nous nous empresserons alors de recueillir ces connaissances ; et d'offrir à Tau leur le tribut de reconnaissance et d'éloges qu'elles }ui auront mérité, et qui n'aura pas été , je m'assure, la principale un de ses re- cherches.

Il y a lieu , Monsieur , de s'étonner, et je m'en étonnerais davantage, si j'avais moins été appelé à réfl îebir sur les sources de la diversité dis opinions des ho il y a,

dis-je , lieu de s'étonne) ' qui

a si bien connu

Vcrneincn!,' . peints dans

sa belle notre république, il a

cru voir tous ces avantages réunis, les ait

333 LETTRE

sitôt et si parfaitement perdus de vue dans son discours. On fait des efforts inutiles pour se persuader qu'un écrivain qui serait sans doute lâche' qu'on ne le crut pas judicieux , préférât sérieusement d'aller passer sa vie darfs les bois, si sa santé le lui permettait, à ivre au milieu de concitoyens chéris et dignes de I être. Eût-on jamais présumé qu'un écri- vain qui pense, avancerait, dans un siècle tel que le nôtre,, cet étrange paradoxe, qui ren- ferme seul une si grande foule d'inconsé- quences , pour ne rien dire déplus fort ï Si la nature nous a destinés à être sains ( *), j'ose presque assurer que Tétai de réflexion est un état contre nature , et que r homme qui médite est un animal dépravé. DisA page 22.

Je l'ai iusinué en commençant cette lettre;

(*) C'était bien sains , sani , et non saints, sancti, que portail le manuscrit original de Phi- lopolis. On ignora si L'on avait imprimé suints , sancti dans le Mercure de Franct d'octobre 1755 , et «ni le présume fai ilement. biais cette remarque ■ufKra pour faire tombei la petite plaisanterie de M. Rousseau. H est singulier qu'il n'eût pas soup- çonné ici une faute d 'impression.

Voyez ci-devant tojnei.

DE M. BONNET- 33»

mon dessein n'est point de proui M. Rousseau par des argumens , qu'assez d'antres f'erontsaus moi, et qu'il serai t peut- être mieux que l'on ne fît point , la su] rite «le l'e'tat de citoyen sur l'état I sauvage- qui eût jamais imaginé que cela sciait mis en question ! Mon but est unique- ment d'essayer de faire sentir à notre auteur combien ses plaintes continuelles seront su- perflues et déplacées ,ct combien il est évident que la société entrait dans la destination de notre être.

J'ai parlé à M. Rousseau avec toute la franchise que la relation de compatriote au- torise. J'ai une si gramle idée des qualités de son cœur, que je n'ai pas songé un instant qu'il pût ne pas prendre en bonne part ces reflexions. L'amour seul de la vérité me les a dictées. Si pourtant en les lisant il m'était 'échappé quelque chose qui pût déplaire k ]\1 . Rousseau , je le prie de me pardonner, et d'être persuadé de la pureté de mes in- tentions.

Je ne dis plus qu'un mot ; c'est sur Ia/v'//V, cette vertu si célébrée par notre auteur, et qui fut , selon lui , le plus bel appanage de l'homme dans l'enfance du monde. Je pria

33* LETTRE DE M. BONNET.

M. Rousseau de vouloir bien réfléchir sur Us questions suivantes.

Un homme ou tout être sensible qui n'au- rait jamais connu la douleur, aurait-il de la pitié , et serai t-t- il ému à la vue d'un enfant qu'on égorgerait?

Pourquoi la populace, à qui M. Rousseau accorde une si grande dose de pitié j se repait- clle avec tant d'avidité , du spectacle d'un malheureux expirant sur la roue?

affection que les femelles des animaux témoignent pour leurs petits , a-t-c! petits pour objet ou la mère? Si par li. isard c'était celle-ci , le bien-être des petits n'eu aurait été que mieux assuré.

J'ai l'honneur d'être , etc.

Phi l o r o l i s , citoyen de Genève.

A Genève , le z5 d'août i?55.

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