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IMF- DE DAVID, BUE DU FAUB. POISSONMIERE , M I.

OEUVRES

COMPLETES

DE CHAMFORT.

TOME QUATRIEME,

DE L'IMPRIMERIE DE DAVID,

nUK DU FAUBOURG POISSONNIÈRE, K" 1.

OEUVRES

COMPLÈTES

DE CHAMFORT,

RECUEILLIES ET PUBLIEES, AVEC UNE IfOTICE HISXORIQUK SUR L\ VIE ET LES ECRITS DE l'aUTEUR ,

Par p. R. AUGUIS. TOME QUATRIÈME.

PARIS,

CHEZ CHAUMEROT JEUNE, LIBRAIRE,

PALAIS-ROYAL, GALERIES DE BQlS , iSo,

Cr©- ©<-&«. C"©-

1824.

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BIBLfOTHcCA Ottaviena»»

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ŒUVRES

COMPLÈTES

DE CHA3IF0RT.

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ÉBAtCHES

D'UNE POÉTIQUE DRAMATIQUE.

DE LA TRAGÉDIE CHEZ LES ANCIENS.

Le hasard et Bacchus donnèrent les premières idées de la tragédie en Grèce : l'histoire en est as- sez connue. Bacchus ayant trouvé le secret de cul- tiver la vigne et d'en tirer le vin , l'enseigna à un certain Icarius, dans une contrée de l'Attique, qui prit depuis le nom d'Icarie.

Cet homme un jour rencontra un bouc qui faisait du dégât dans ses vignes, et l'immola à son bienfaiteur, autant par intérêt que par reconnais- sance. Des paysans , témoins de ce sacrifice , se mirent à danser autour de la victime, en chantant

IV. I

2 OEUVRES

les louanges du dieu. Ce divertissement passager devint un usage annuel , puis sacrifice public , en- suite cérémonie universelle, enfin spectacle public profane : car , comme tout était sacré dans l'anti- quité payenne, les jeux et les amuseraens se tour- nèrent en fêtes , et les temples à leur tour se mé- tamorphosèrent en théâ^i'es ; mais cela n'arriva que par degrés.

Les Grecs venant à se polir , transportèrent dans leurs villes une fête née du loisir de la campa- gne. Les poètes les plus distingués se firent gloire de composer des hymnes religieuses en l'honneur de Bacchus, et d'y ajouter tout ce que la musique et la danse pouvaient y répandre d'agrémens. Ce fut une occasion de disputer le prix de la poésie ; et ce prix, au moins à la campagne , était un bouc, ou une outre de vin , par allusion au nom de riivmne bachique , appelée depuis long-temps tragédie^ c'est-à-dire, chanson du bouc ou des vendanges. Ce ne fut , en effet , rien autre chose durant un long espace d'années.

On perfectionna plus en plus le miéme genre; mais on ne le changea pas. 11 fit, entre autres, la réputation de plus de quinze ou seize poètes, pres- que tous successeurs les uns des autres.

On voit assez que , ni dans ces hymnes , ni dans les chœurs qui les chantaient , on ne trouve au- cune trace de la véritable tragédie , à en pénétrer l'idée plutôt que le nom. On peut toutefois con- jecturer avec fondement que ces poésies devinrent

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graves, touchantes et passionnées, telles à peu près que l'iipime des Persans , qui est rapportée par Chardin , et qu'on trouve distribuée en sept chants, composée en l'honneur de Mahomet et d'Ali, avec des pensées et des sentimens qui ont quelque chose de l'esprit tragique. Aussi les poètes se lassèrent-ils à la fin de ces éloges bachiques , qui apparemment devenaient froids , comme les louanges réitérées sur le même sujet , et qui d'ail- leurs tournaient plus au profit des prêtres de Bac- chus , qu'au plaisir des sjDectateurs.

L'un de ces poètes ( ce fut Thespis ) eut la har- diesse d'y changer quelque chose , et eut le bon- heur de réussir. Il s'avisa d'interrompre le chœur par des récits, sous prétexte de se délasser ; cette nouveauté réussit.

Mais qu'était-ce que ces récits ? L'unique auteur qu'il introduisait, jouait-il seul une tragédie? il est visible que non : point de tragédie sans dia- logue , et point de dialogue sans deux interlocu- teurs , pour le moins.

Je me figure que Thespis , sur l'idée d'Homère, dont on récitait les livres dans la Grèce, crut que des traits de l'histoire ou de la fable , soit sérieux, soit comiques, pourraient amuser les Grecs: il barbouillait même ces acteurs de lie , dit Horace , po^r les rendre plus semblables à des satyres ; et il les promenait dans des chariots, d'où il disait souvent des paroles piquantes aux passans : voilà l'origine des tragédies satiriques. Mais il y avait

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quelque chose de plus dans les tragédies sérieuses, dont il n'inventa pourtant que l'ébauche.

Il y a lieu de croire que, bien qu'un seul acteur parût et récitât , il supposait une action réelle , et qu'il venait , dans les intervalles du chœur , en reiidie compte aux spectateurs , soit par voie de narration , soit en jouant le rôle d'un héros, puis d'un autre , et ensuite d'un troisième.

Je suppose , par exemple , que Thespis , ou quel- que autre de ses successeurs, eût pris pour sujet, comme Homère , la colère d'Achille : je m'ima- gine, que son acteur, représentant le prêtre d'A- pollon, venait dire que vainement il avait tâché de fléchir Agamemnon par des prières et des présens ; que ce roi inflexible s'était obstiné à ne lui pas rendre sa fille Chryséide ; que sur cela Chrysès implorait le secours du dieu pour se venger.

Dans un second monologue , le .même acteur, ou un autre , si Ton veut , faisait entendre qu'A- pollon avait vengé Chrysès , en répandant sur le camp des Grecs une peste cruelle , qui causait la désolation : selon les apparences, on continuait de même jusqu'à la fin.

Voilà ce qu'on peut imaginer de plus vraisem- blable, en ne supposant, avec Aristote, qu'un ac- teur ; mais , après tout , ces récits d'une action qu'on ne voyait pas n'étaient qu'une espèce ^e poème épique. En un mot , il n'y a point encore de vraie tragédie ; il peut au plus y en avoir un léger crayon; car, outre que le sujet des récits de

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l'acteur était nne action suivie, l'accessoire rem- porta peu à peu sur le principal.

Thespis , Phrynicus, Chérilus , et tous ceux fpii composèrent dans le goût de Thespis , oublièrent presque entièrement la destination du chœur , et ne parlèrent plus de Bacchus. De là, ditPhitarque , il arriva que la tragédie fut détournée de son but , et passa des honneurs rendus à Bacchus , à des fables et à des représentations passionnées. Les prêtres s'en plaignirent, et leurs plaintes fondèrent un proverbe : « Cela est beau , disait-on ; mais on » n'y voit rien de Bacchus. »

L'embarras est de savoir comment Thespis imagina le premier cette ombre de la tragédie , si les chœurs ne lui en ont pas donné lieu. La nature va ordinairement de l'un à l'autre dans les arts , ainsi que dans ses productions ; et il arrive presque toujours que l'idée nouvelle qui survient , a quelque rapport avec celle qui Ta fait naître.

Il est surprenant que ni Aristote , ni ceux qui ont traité cette matière , ne nous montrent pas avec précision les divers changeraens que reçut la tragédie , depuis sa naissance jusqu'à sa maturité ^ en Grèce. Il ne l'est pas moins qu'ils ne nous disent point nettement ( excepté Philostrate et Quintilien ) une chose qu'il faut toutefois néces- sairement conclure de leurs écrits , savoir, qu'Es- chyle fut le véritable inventeur de la tragédie pro- prement dite. Tous , en effet , s'accordent à dire qu'il joignit un second acteur à celui de Thespis.

6 OEfJVRlS

Voilà des interlocuteurs , voilà le dialogue , et par conséquent un germe de la tragédie. Avant lui , rien de tout cela : c'est donc Eschyle qui en est le père.

Sophocle et Euripide coururent après lui la même carrière ; et en moins d'un siècle . la tragédie grecque , qui avait pris forme tout d'un coup entre les mains d'Eschyle , arriva au point les Grecs nous l'ont laissée : car , quoique les poètes dont je viens de parler , eussent des rivaux d'un très- grand mérite , qui même l'emportèrent souvent sur eux dans les jeux publics , les suffrages des contemporains et de la postérité se sont néanmoins réunis en leur faveur. On les reconnaît pour les maîtres de ia scène ancienne ; et c'est uniquement sur le peu de pièces qui nous restent d'eux , que nous devons juger du théâtre des Grecs.

Aussi les passions principales que touche Homère, sont-elles conformes à la durée de son poème et à la nature de l'homme^ considéré comme lecteur; c'est la joie , la curiosité et l'admiration , passions douces , qui peuvent attacher long-temps le cœur sans le fatiguer : au lieu que la terreur, l'indi- gnation , la haine , la compassion , et quantité d'autres dont la vivacité peut épuiser l'âme , ne sont traitées dans \ Iliade qu'en passant, et toujours avec subordination aux passions modérées qu'on y voit régner. Mais dans un spectacle qui doit peu durer, les passions vives peuvent jouer leurs jeux , et de subalternes qu'elles sont dans le poème

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épique , devenir dominantes dans la tragédie , sans lasser le spectateur , que des mouvemens trop lents lie feraient qu'endormir.

Ce raisonnement , au reste , est fondé sur la nature des passions mêmes. Un homme ne peut soutenir long-temps une violente agitation : la "colère a ses emportemens , la vengeance a ses fureurs ; mais leurs derniers éclats sont de peu de durée. Si ces mouvemens résident plusieurs années dans un cœur , ce n'est que comme un feu assoupi sous la cendre ; leur flamme cause un incendie trop grand pour être durable : désir , effroi , pitié , amour , haine même , tout cela , porté aux derniers excès, s'épuise bientôt; la violence d'une tempête est un présage de sa fin.

Les passions vives et courtes sont donc le| vrais mobiles propres à animer le théâtre ; car si ce que je viens de dire est vrai dans la nature , le spectacle qui en est une imitation , doit s'y confor- mer d'autant plus , que les passions , fussent-elles feintes , se communiquent d'homme à homme d'une manière plus soudaine que la flamme d'une maison embrasée ne s'attache aux édifices voisins. Ne sentons-nous pas nos entrailles s'émouvoir à la vue d'un malheureux qui , avec des cris pitoyables , nous expose une extrême misère ? La crainte ne pénètre-t-eî!e pas jusque dans la moelle des os , quand on voit une ville livrée à l'ennemi, des vi- sages pâles, des femmes tremblantes, des soldats fu- rieux, et tout l'appareil d'une prochaine désolation ?

8 OEUVRES

Que serait-ce si l'on voyait les traits de la rage et du désespoir , que la nature grave elle-même sur le front d'un homme et d'un peuple destiné à périr sans ressource ? et quel effet ne produirait point une terreur panique?

Une passion bien imitée trouve aussi aisément entrée dans le cœur humain , parce qu'elle va trouver les mêmes ressorts pour les ébranler , avec cette d.fférence remarquable qui a sans doute frappé Eschyle : c'est que les passions feintes nous procurent un plaisir, au lieu que les passions véritables ne nous donnent qu'une satisfaction légère et novée dans une grande amertume. Un monstre horrible nous ferait sécher de frayeur ; un misérable que nous ne pourrions soulager, nous déchirerait les entrailles : mais ce monstre et ce "malheureux, en peinture, l'un lùt-il plus effiayant que l'hydre de Lerne , et l'autre plus à plaindre que Eélisaire , ne sauraient manquer de faire un plaisir très-grand aux spectateurs , s'ils sont tracés par une main habile ; et voilà pourquoi Boileau a si bien dit après Aristote :

Il n'est point de serpent ni de monstre odieux, Qui , par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux. D'un pinceau délicat l'artifice agréable. Du plus affreux objet fait un objet aimable. Ainsi , pour nous charmer, la tragédie en pleurs D'OEdipe tout sanglant fit parler les douleurs, D'Oreste parricide exprima les alarmes. Et pour nous divertir nous arracha des larmes.

DK CIIAMFORT. 9

Mais si toutes les passions bien représentées produisent ce plaisir délicat , il n'en est aucune qui le cause avec plus de vivacité que la terreur et la compassion. Ce sont proprement les deux pivots de rame. Comme nous sommes plus sen- sibles au mal qu'au bien , nous haïssons beaucoup plus l'un que nous n'aimons l'autre ; et nous sou- haitons moins vivement d'être heureux, que nous n'appréhendons d'être misérables ; d'où il arrive que la crainte nous est plus naturelle et nous donne des secousses plus fréquentes que toute autre passion , par le sentiment intime et expéri- mental qui nous avertit toujours" que les maux assiègent de toutes parts la vie humaine.

La .pitié , qui n'est qu'tm secret repli sur nous à la vue des maux d'au! rui dont nous pouvons être également les victimes , a une liaison si étroite avec la crainte , que ces «leux passions sont insé- parables dans les hommes , que le besoin mutuel oblige de vivre dans la société civile. C'est ce qui fait dire à Virgile , en parlant du bonheur ines- timable d'un heureux loisir que goûte un philo- sophe solitaire : « Il n'est point dans la nécessité » de compatir à la misère d'un vertueux indigent, » ou de porter envie au riche coupable. »

La crainte et la pitié sont les passions les plus dangereuses , comme elles sont les plus communes : car , si l'une , et par conséquent l'autre , à cause de leur liaison , glace éternellement les hommes , il n'y a plus lieu à la fermeté d'âme nécessaire

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pour supporter les malheurs inévitables de la vie, et pour survivre à leur impression trop souvent réi- térée. C'est pour cela que la philosophie a employé tant d'art à purger l'une et l'autre ( pour user du terme d'Aristote ) , à dessein de conserver ce qu'elles ont d'utile , en écartant ce qu'elles peuvent avoir de pernicieux.

Mais il faut convenir qu'en ceci ]a poésie l'em- porte infiniment sur la philosophie , dont les rai- sonnemens trop crus sont un préservatif trop faible ou un remède peu sûr contre les mauvais effets de ces passions : au lieu que les images poétiques ont quelque chose de plus flatteur et de plus insi- nuant pour faire goûter la raison.

Ce qu'il y a de particulier et de surprenant en cette matière , c'est que la poésie corrige la crainte par la crainte , et la pitié par la pitié ; chose d'au- tant plus agréable que le cœur humain aime ses sentimens et ses faiblesses. Il s'imagine donc qu'on veut les flatter; et il se trouve* insensiblement guéri par le plaisir même qu'il a pris à se séduire. Heureuse erreur dont l'effet est d'autant plus cer- tain , que le remède naît du mal même qu'on chérit !

A la vérité , la vie humaine est un grand théâtre l'on est spectateur de bien des malheurs de toute espèce. L'on y voit paraître tous les jours (outre l'indigence , la douleur et la mort) les désirs fougueux et les espérances trompées , les craintes désespérantes et les soucis dévorans. Mais tout ce

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spectacle n'inspire qu'une terreur et qu'une pitié plus capables d'abattre le cœur que de l'affermir.

On a beau dire , la vue des misérables ne nous console point de l'être : sans compter que l'homme se porte avec soin à éviter , autant qu'il le peut , une si triste vue, pour jouir plus tranquillement des douceurs de la vie ; ou qu'il se rend dur et insensible sur les misères de ses pareils , oubliant qu'il est homme comme eux , et qu'il paiera chè- rement de courtes joies par de longues douleurs.

Comment donc précautionner lliomme contre des maux inévitables ? comment le rendre sensible autant qu'il doit l'être ? comment le fortifier contre l'abattement le jettent la crainte et la pitié ? On le peut faire , en le réjouissant par le spectacle même de ses maux , en y attachant ses regards malgré lui par un attrait de plaisir dont il ne puisse se défendre , et en insinuant dans son cœur ce que cette crainte et cette pitié ont d'agréa- ble et de doux , non-seulement pour le genre humain , mais encore pour lui apprendre à modé- rer ses passions, quand des maux réels viendront les exciter. Car lorsqu'on s'apprivoise avec l'idée des maux , on se fortifie soi-même contre eux , et on se porte plus vivement à les so\ilager en autrui , BW l'espoir du retour.

Par ce moyen , la poésie procure deux avan- tages considérables à l'humanité : l'un , d'adoucir les mœurs des hommes comme l'ont fait Orphée , Linus et Homère ; l'autre, de rendre leur sensibi-

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lité raisonnable et de la renfermer dans de justes bornes , comme l'ont pratiqué les poètes tragiques de la Grèce.

L'on me dira peut-être qu'il n'est pas croyable que toutes ces réflexions aient passé par l'esprit d'Homère et d'Eschyle quand ils se sont mis à composer, l'un son Iliade et l'autre ses tragédies; que ces idées paraissent postiches et venues après coup ; qu'Aristote , charmé d'avoir démêlé dans leurs ouvrages de quoi fonder le but et l'art de l'épopée et de la tragédie , a mis sur le compte de ces auteurs des choses auxquelles , selon les apparences , ils n'ont pas songé ; qu'enfin je m'ef- force vainement moi-même de leur prêter des vues qu'ils n'avaient pas. Mais croira-t-on que ces grands hommes aient travaillé sans dessein ?

S'il est vrai qu'en effet l'art de la tragédie ré- sulte de leurs ouvrages , leur refusera-t-on le mérite de l'y avoir mis ? et voudra-t-on leur ravir l'honneur d'avoir pu penser ce que nous n'avons pensé qu'après eux et par eux? Mais je veux qu'ils n'aient pas eu dans l'esprit ces réflexions aussi analysées qu'elles l'ont été depuis : on ne peut au moins nier raisonnablement qu'ils u on aient eu le fond et la substance, et qu'ils les ont développés peu à peu, à mesure qu'ils voyaient le succès \^ ou mauvais de leurs spectacles. Car alors , non contens ^'étudier la nature dans leur propre cœur , ils jugeaient de ce qui devait plaire par ce qui plaisait en effet , et se conformaient au goût des

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peuples pour suivre de plus près la nature , comme un sculpteur habile et éclairé étudie l'an- tique qui a plu , pour approcher de plus près du vrai beau qui doit plaire.

Je vais encore plus loin , et je suppose qu'Es- chyle n'ait pas connu tout d'un coup que le but de la tragédie était de corriger la crainte et la pitié par leurs propres effets ; du moins on doit conve- nir que , puisqu'il a tâché de les exciter dans ses pièces , il a eu en vue de réjouir ses spectateurs par l'imitation de la crainte et de la pitié , et que par conséquent il a senti le prix de ces passions mises en œuvre. S'il n'a voulu instruire , il a prétendu plaire : et pouvait-il imaginer deux moyens plus efficaces pour y parvenir ?

pnfin , Eschyle a conçu visiblement que la tra- gédie devait se nourrir de passions , ainsi que le poème épique , quoique d'une façon différente , c'est-à-dire , avec un air plus vif et pliis animé , à proportion de la différence qui doit se trouver entre la durée de l'un et celle de l'autre, entre un livre et un spectacle. 11 s'est représenté l'épopée comme une reine auguste assise sur un trône , et dont le front chargé de nuages laisse entrevoir de vastes projets et d'étranges révolutions : au lieu qu'il s'est figuré la tragédie , éplorée et le poi- gnard-en main , telle qu'on la présente, accompa- gnée de la terreur et de la compassion , précédée par le désespoir , et bientôt suivie de la tristesse et du dei^iil. Mais pour ces mouvemens , il faut

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des changemens de fortune , des reconnaissances, des intrigues ; et tout cela suppose une ou plu- sieurs actions. Homère , guidé par la raison , n'en a choisi qu'une seule , qu'il a conduite jusqu'à vingt-quatre chants fort étendus. J.a raison veut donc beaucoup plus encore qu'on n'en traite qu'une dans un spectacle de peu d'heures : l'ordre et la proportion des parties leur ont paru le point le plus essentiel deY Iliade, et conséquemment de la traiïédie.

En effet, puisque le poème épique fait un corps accompli avec ses justes dimensions, et que par il est conforme à la nature, il a fallu faire cou- ler cet ordre et cet heureux arrangement dans le spectacle tragique , pour le rendre agréable. 11 a fallu, pour cela, déterminer sa véritable durée, mais d'une manière plus précise que n'a fait Ho- mère dans son Iliade et dans son Odjssée ; carj un poème qu'on doit lire peut prolonger ou rac- courcir la durée de son action un peu plus ou un peu moins , sans autre règle, sinon que l'étendue n'en doit pas être ou trop considérable ou trop petite.

Un poème épique est un édifice dont on doit voir les dimensions d'un coup-d'œil , après l'avoir examiné par parties et en détail. Que l'édifice soit plus ou moins grand , pourvu qu'il soit bien pro- portionné et qu'il ne passe pas la portée de l'œil, il n'importe. Voilà la règle de la nature, telle qu'Homère l'a choisie, ainsi que je l'ai déjà insi-

DE CHAMFORT. l5

inié; et je ne pense pas qu'on puisse raisonnable- ment en alléguer d'autres. Mais il n'en est pas de même d'une action mise en spectacle : c'est une autre sorte d'édifice, qui non seulement doit avoir une étendue beaucoup moindre que le pre- mier , mais encore qui ne peut souffrir qu'une mesure déterminée , pour ne pas rebuter le spec- tateur, obligé de le parcourir sans repos et sans interruption.

Il est donc naturel que la mesure de l'action ne passe pas de beaucoup celle de la représentation. Telle est la règle du bon sens que la réflexion fit naître à Eschyle , et plus nettement à ses succes- seurs, en considérant qu'une action représentée doit essentiellement ressembler à Faction réelle dont elle est l'image ; car,!sans cela, il n'y a plus d'imitation , plus d'erreur , plus de vraisemblance et par conséquent plus d'enchantement.

Toutefois , comme cette ressemblance ne sau- rait être toujours si parfaite, qu'elle n'admette quelque différence en faveur des beautés de l'art, l'art même, pour ménager ces beautés, peut faire illusion au spectateur, et lui montrer avec succès une action dont la durée exige huit ou dix heures, quoique le spectacle n'en emploie que deux ou trois : c'est que l'impatience du specta- teur, qui aime à voir la suite d'une action intéres- sante , lui aide à se tromper lui-même , et à sup- poser que le temps nécessaire s'est écoulé,-ou que ce qui exigeait un temps considérable s'est pu

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faire en moins de temps. Il ne va pas se chica- ner lui-même, et il se prête si naturellement à 3on erreur, pour peu que l'art la favorise, qu'il lui faudrait bien des réflexions pour s'en tirer : tant son impatience est ingénieuse à le séduire. Ainsi l'artifice, joint à la nature, justifie assez la conduite des premiers poètes tragiques, qui n'ont passé que de fort peu la durée de la repré- sentation dans l'espace qu'ils ont donné à l'ac- tion de leurs tragédies.

Je me contente de remarquer, par ce que je viens de dire, la différence exacte des expositions du poème épique et de celles des tragédies, afin qu'on distingue nettement ce qu'Eschyle et les tragiques grecs ont emprunté de V Iliade , et ce qu'ils ont changé quant à l'exposition du sujet. Homère n'a pas été gêné dans la sienne , n'étant que narrateur. Mais les tragédiens ont été obligés d'en rectifier l'art pour l'ajuster à la tragédie: il faut des coups de maître pour exposer heureuse- ment un sujet sur le théâtre ; au lieu qu'il n'est besoin que d'une belle simplicité, qui toutefois est rare, pour commencer un poème épique

C'est donc un effort d'esprit considéra] le dans Eschyle , d'avoir le premier aperçu cette diffé- rence de l'épique et du tragique, en faisant naître l'un de l'autre avec tant d'art que le disciple en ceci l'emporte sur le maître. Après cet effort , il lui était bien moins difficile de transporter de l'é- popée à la tragédie , ce qui s'appelle intrigue ou

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nœud ; car il est plus aisé de faire oublier le poète et le uarraTeur, quand on vient à brouiller ditfé- rens intérêts et à nouer le jeu de divers person- nages, que quand on veut mettre les spectateurs au fait d'une action , sans qu'ils s'aperçoivent qu'on ait eu dessein de le faire.

Le nœud est cependant la partie la plus consi- dérable de la tragédie ; c'est ce qui lui donne cette espèce de vie qui l'anime, aussi bien que le poème épique. Les poètes grecs , pleins du génie d'Ho- mère, y trouvèrent, sans contredit, ce balance- ment de raisons, de mouvemens , d'intérêts et de passions, qni tient les esprits suspendus et qui pique jusqu'à la fin la curiosité des auditeurs.

Sur ce principe , l'art de varier à l'infini les mouvemens de la balance du théâtre, se présente de soi-même à l'esprit. Deux ou trois incidens suffisent pour produire de grands effets , sans en- tasser , comme on fait souvent , un nombre pro- digieux de machines qui marquent plus la disette que la fécondité. Un outrage vengé , dans le Cicl^ a enfanté seul ce chef-d'œuvre d'intrigue, que le public révolté , comme dit Despréaux , s^est obs- tiné à toujours admirer , malgré une cabale puis-, santé, des raisonnemens spécieux et quantité de visibles défauts.

Le goût , aidé du bon sens et de l'exemple d'Ho- mère, est la plus sure règle pour faire croître le trouble de scène en scène et d'acte en acte. Mais la beauté des intrigues dépend du choix des ac-

IV. 2

l8 OEUVRFS

lions; et ce choix est souvent l'effet du bonheur phitôt que du discernement. L'histoire et la fable en fournissent d'intéressantes, mais en plus petit nombre qu'on ne le peut penser. Cependant c'est le fonds il faut puiser pour se rendre croyable.

Un sujet de pure imagination préviendrait le spectateur incrédule et l'empêcherait de concourir à se laisser tromper. Les changemens légers dont il peut ne pas s'apercevoir, sont les seuls qu'il permet au poète , et que le poète doit employer pour l'artifice de l'intrigue. Son adresse consiste à inventer des situations délicates le père se trouve en compromis avec ses enfans , l'amant avec la personne aimée, l'intérêt avec l'amitié, l'honneur avec l'amour. Plus la décision est em- barrassante , plus le trouble s'accroît.

L'intrigue , en im mot , est un dédale, un laby- rinthe qui va et revient toujours sur lui même, l'on aime à se perdre, d'où l'on cherche pour- tant à sortir, mais l'on rentre avec plaisir quand une fausse issue nous y rejette. Pour cela, il faut que le fil qui conduit le spectateur , sans qu'il y pense , soit en effet si délié qu'il ne le sente pas.

L'art une fois découvert fait évanouir tout le charme : c'est par le choc violent des passions , qu'on vient particulièrement à bout de sauver l'art. Ainsi Homère l'apprit-il aux Grecs. Chez eux, les passions roulent, se heurtent, se bouleversent et retournent sans cesse sur elles-mêmes , comme

DE CHAMFORT. I9

les vagues de la mer , jusqu'à la fin de la tempête, qui n'est autre chose que le dénoùment.

Ce dénoùment , autre invention des Grecs sur les pas d'Homère , résout l'embarras et dé- mêle peu à peu ou tout-à-coup l'intrigue, quand elle est portée aussi loin qu'elle peut l'être. C'est encore ^a nature qui le veut ainsi; car l'esprit im- patient court avidement à l'issue. Piqué par le concours de différens projets et de diverses pas- sions dont on a mêlé le jeu , il attend la main qui doit délier le nœud gordien.

Il me semble que la plus grande utilité du théâtre est de rendre la vertu aimable aux hommes, de les accoutumer à s'intéresser pour elle, de don- ner ce pli à leur cœur, de leur proposer de grands malheurs, de fortifier et d'élever leurs sentimens. 11 s'ensuit de que non-seulement il faut des ca- ractères vertueux , mais qu'à la manière élevée et fière de Corneille, ils affermissent le cœur et don- nent des leçons de courage. D'autres caractères , vertueux aussi, mais plus conformes à la nature commune, amolliraient l'âme et feraient prendre au spectateur une habitude de faiblesse et d'abat- tement. Pour l'amour, puisque c'est un mal né- cessaire, il serait à souhaiter que les pièces de Cor- neille ne l'inspirassent aux spectateurs que tel qu'elles le représentent.

Les parties principales de toute tragédie sont l'exposition , le nœud ou intrigue , et le dénoù- ment ou catastrophe : mais ces mêmes parties ,

20 OEUVr.ES

qu'Aristote appelé les parties d'extension on de quantité, en supposent plusieurs autres qui font corps avec elles, et que le même poète nomme parties intégrantes. H en trouve six , qui sont le sujet ou la fable, les mœurs , les sentimens , la diction ou le st^le, la musique et la décoration. La musique n'entre plus pour rien dans nos tra- gédies modernes, excepté nos tragédies 'lyriques ou opéras.

CHOEUR.

Le chœur , duis la tragédie ancienne , signifie un ou plusieurs acteurs, qui sont supposés spec- tateurs , mais qui témoignent de temps en temps la part qu'ils prennent à l'action par des discours qui V sont liés , sans pourtant en faire une partie essentielle.

Le chœur, chez les Grecs, était une des parties de quantité de la tragédie; il se partageait en trois parties , qu'on appelait parodos , strasimoji et commoï.

La tragédie n'était, dans son origine, qu'un chœur qui chantait des dithyrambes en l'honneur de Bacchus, sans autres acteurs qui déclamassent. Thespis, pour soulager le chœur , ajouta un ac- teur qui récitait les aventures de quelque héros. A ce personnage unique , Eschyle en ajouta un second, et diminua les chœurs pour donner plus d'étendue au dialogue. On nomma épisode ce que

DE (.IIVHFORT. 21

nous appelons aujourd'hui acte , et qui se trou- vait renfermé entre les chants du chœur.

]\rais quand la tragédie eut commencé à pren- dre une meilleure forme, ces récits ou épisodes, qui n'avaient été imaginés que comme un acces- soire pour laisser reposer le chœur , devinrent eux-mêmes la partie principale du poème drama- tique , dont, à son tour, le chœur ne fut plus que l'accessoire.

Les poètes eurent seulement l'attention de ra- mener au sujet ces chants qui auparavant étaient pris de sujets tout différens. li y eut des-lors unité dans le spectacle. Le chœur devint partie intéres- sée dans l'action, quoique d'une manière plus éloignée que les personnages qui y concouiaient»

Ils rendaient la tragédie plus régulière et plus variée: plus régulière, en ce que, chez les anciens, le lieu de la scène était toujours le devant d'un tem|.le, d'un palais, ou quelque autre endroit pubhc ; et l'action se passant entre les pre- mières personnes de l'état, la vraisemblance exi- geait qu'elle eût beaucoup de témoins , qu'elle intéressât tout un peuple : et ces témoins for- maient le chœur.

De plus , il n'est pas naturel que des gens inté- ressés à l'action , et qui , en attendent l'issue avec impatience, restent toujours sans rien dire. La rai- son veut, au contraire, qu'ils s'entretiennent de ce qui vient de se passer, de ce qu'ils ont à crain- dre ou à espérer , lorsque les principaux person-

'J.1 OEUVRES

nages, en cessant d'agir, leur en donnent le temps ; et c'est aussi ce qui faisait la matière des chants du chœur.

Ils contribuaient encore à la vérité du spectacle par la musique et l'harmonie, par les danses , etc. Ils en augmentaient la pompe par le nombre des acteurs., la magnificence et la diversité de leurs habiis ; et l'utilité , par les instructions qu'ils donnaient aux spectateurs. Voilà quels étaient les avantaoes des choeurs dans l'ancienne tragédie, avantages que les partisans de l'antiquité ont fait valoir , en supprimant les inconvéniens qui en pouvaient naître.

En effet, ou le chœur parlait dans les entr'actes de ce qui s'était passé dans les actes précédens, et c'était une répétition fatigante ; ou il prévoyait ce qui devait arriver dans les actes suivans , et c'était une annonce qui pouvait dérober le plaisir de la surprise ; ou enfin il était étranger au sujet , et par conséquent il devait ennuyer.

La présence continuelle du chœur, dans la tra- gédie, paraît encore plus impraticable. L'intrigue d'une pièce intéressante exige d'ordinaire que les principaux acteurs aient des secrets à se confier : et le moyen de dire son secret à tout un peuple ? Comment Phèdre, dans Euripide, peut-elle avouer à une troupe de femmes im amour incestueux qu'eile doit craindre de s'avoueV à elle-même ? Comment les anciens conservaient-ils si scrupu- leusement un usage si sujet au ridicule ? c'est

DE CHAMFOr.T. 23

que le chœur étant l'origine de la tragédie , ils étaient persuadés qu'il devait en être la base.

Le chœur, ainsi incorporé à l'action, parlait quelquefois, dans les scènes, par la bouche de son chef ^ appelé Choryphée. Dans les intermèdes, il donnait le ton au reste du chœur, qui remplis- sait par des chants tout le temps que les acteurs n'étaient point sur la scène : ce qui augmentait la vraisemblance et la continuité de l'action.

Outre ces chants , qui marquaient la division des actes , les personnages du chœur accompa- gnaient quelquefois les plaintes et les regrets des acteurs sur des accidens funestes arrivés dans le cours d'un acte : rapport fondé sur l'intérêt qu'un peuple prend ou doit prendre aux malheurs de son prince.

Dans la tragédie moderne , on a supprimé les chœurs , si nous en exceptons XAthalic et XEsther de Racine et VOEdipe de Voltaire. Les violons y suppléent. On a blâmé ce dernier usage, qui ôte à la tragédie une partie de son lustre.

On trouve ridicule que l'action tragique soit coupée et suspendue par des sonates de musique instrumentale. Le grand Corneille répond à ces objections , que cet usage a été établi pour don- ner du repos à l'esprit , dont l'attention ne pour- rait se soutenir pendant cinq actes , et n'est point assez relâchée par les chants du chœur , dont le spectateur est obligé d'entendre les moralités ; que , de plus , il est bien plus facile à l'imagina-

3 4 CœUVRES

tion de se figurer un long terme écoulé dans nos entr'actes, que dans les entr'actes des Grecs , dont la mesure était plus présente à l'esprit ; qu'enfin la constitution de la tragédie moderne est de ne point avoir de chœur sur le théâtre , au moins pendant toute la pièce.

Voyez avec quel art Racine et Voltaire les ont introduits ! Il n'y paraît qu'à son tour , et seule- ment lorsqu'il est nécessaire à l'action , ou qu'il peut contribuer à l'ornement de la scène. Le chœur serait absolument déplacé dans Bajazet , dans Mithndate , dans Britannicus , et généralement dans toutes les pièces dont l'intrigue n'est fondée que sur les intérêts de quelques particuliers.

Qiiand le chœur ne faisait que parler , un seul parlait pour toute la troupe ; mais quand il chan- tait , on entendait chanter ensemble tous ceux qui composaient le chœur. Le nombre des per- sonnages monta jusqu'à cinquante personnes ; mais Eschyle ayant fait paraître, dans un de ces chœurs, une troupe de furies qui parcouraient la scène avec des flambeaux allumés , ce spectacle fit tant d'impression que des enfans en moururent de frayeur , et que des femmes grosses accouchè- rent avant terme. Les magistrats réduisirent alors le chœur à quinze personnes.

DE LA COMÉDIE CHEZ LES ANCIENS.

L.v comédie , qu'on peut définir l'art de faire

UE CHA.MFORT. 2 5

servir la malignité humaine à la correction des mœurs , est presque aussi ancienne que la tragédie ; et ses commencemens ne sontpas moins grossiers.

La comédie ne fut d'abord qu'un tissu d'injures adressées aux passans par des vendangeurs bar- bouillés de lie ; mais Cratès , à l'exemple d'Epi- charmus et de Phormis , poètes siciliens , l'éleva sur un théâtre plus décent et dans un ordre plus régulier.

Alors la comédie prit pour modèle la tragédie , inventée par Eschyle ; et ce fut proprement l'origine grossière de la comédie grecque , dont on distingue trois époques remarquables , qui la divisent en ancienne , moyenne et /louvel/e.

La comédie parut d'abord une satyre publique, injurieuse , licencieuse , bouffonne et outrée , les personnages étaient nommés sans ménagement, avec les qualifications les plus odieuses et les charges les plus ridicules. Telle fut la comédie dite ancienne, dont le trop fameux Aristophane , poète grec , vi\ant vers Tan du monde 3G8o , est regardé comme le fondateur , ne respectant ni les mœurs , ni les lois , ni les vertus , ni la société. Il eut le malheureux talent de servir le fanatisme des prêtres d'Athènes , et de leur livrer pour vic- time le sage Socrate , dont ces prêtres redoutaient le plus la morale et la raison. Les Athéniens répri- mèrent bientôt cette licence , et punirent les cou- pables. Les poètes continuèrent alors la comédie moyenne , dans laquelle ils se contentèrent de

26 OEUVRES

désigner les objets de leur censure , dont ils adou- cirent l'âcreté. Enfin , cette ressource étant encore interdite aux poètes comiques , Ménandre et ses contemporains cherchèrent à intéresser le specta- teur par une intrigue attachante et par la peinture des mœurs générales : c'est ce qu'on appelle la comédie nouvelle , que Plaute et Térence offrirent aux Romains.

La comédie dégénéra ensuite à Rome. Il faut passer au quinzième siècle, pour en voir la renais- sance en Italie. Des baladins allaient de ville en ville jouer des farces qu'ils appelaient comédies ^ dont les intrigues sans vraisemblance et les situa- tions bizarres ne servaient qu'à faire valoir la pantomime italienne.

La véritable comédie doit être composée des mêmes parties que la tragédie, c'est-à-dire , expo- sition , nœud , dénoùnient. Elle est soumise aux mêmes règles , aux unités de temps , de lieu , d'action, d'intérêt, de desseni. Les moyens seuls sont différens.

On di\ ise ordinairement la comédie en deux espèces , la comédie d'intrigue et la comédie de caractère.

La comédie d'intrigue est celle l'auteur place ses personnages dans des situations bizarres et plaisantes qui naissent les unes des autres , jus- qu'à ce que

DE CHAMFORT. 27

D'un secret , tout-à-coup la vérité connue, Change tout , donne à tout une face imprévue,

et amène le dénoùment.

On peut distinguer deux sortes de comédies d'intrigue.

Dans la première, aucun des personnages n'a dessein de traverser l'action , qui semble devoir aller d'elle-même à sa fin , mais qui néanmoins se trouve interrompue par des événemens que le pur hasard paraît avoir amenés.

Cette sorte d'intrigue est celle qui produit un plus grand effet , parce que le spectateur, indépen- damment de ses réflexions sur l'art du poète , est bien plus flatté d'imputer les obstacles qui sur- viennent, au caprice du hasard, qu'à la malignité des maîtres ou des valets.

Amphjtrion est le modèle des pièces de ce genre. Il offre une action que les personnages n'ont aucun dessein de traverser ; c'est le hasard seul qui fait arriver Sosie dans un moment ]\Iercure ne peut le laisser entrer chez Amphytrion. Le dégui- semenl de Jupiter produit une brouillerie entre Amphytrion et Alcmène : faction est toujours conduite ainsi Jusqu'au moment la présence des deux Amphytrions amène le dénoùment et oblige Jupiter à se déclarer. Il ne manque à cette comédie que la simplicité dans le principe de l'action : celui des Ménechmes est encore plus vicieux.

28 OEL'VRES

Dans l'antre espèce d'intrigue , beaucoup plus commune , tous les incidens sont prémédités. C'est , par exemple , un fils amoureux de la per- sonne que son père veut épouser , et qui imagine des ruses pour arriver à son but ; c'est une fille qui , étant destinée à un homme dont elle ne veut point , fait agir un amant , une soubrette ou un valet , pour détourner ses parens de l'alliance qu'ils lui proposent , et parvenir à celle qui fait l'objet de ses désirs. Ici , tous les événemens sont produits par des personnages qui ont dessein de les faire naître ; et souvent le spectateur prévient ces événemens: ce qui diminue infiniment son plaisir.

Mais de tous les inconvéniens qui sont attachés a cette sorte d'intrigue, 'le plus considérable est le défaut de vraisemblance , défaut qu'entraînent les déguisemens et la plupart des ruses employées en pareil cas dans les comédies.

La seconde espèce est îa comédie de caractère : c'est celle qui est la plus utile aux mœurs et la plus difficile. Elle ne présente pas les hommes comme le jouet du hasard , mais comme les victimes de leurs vices ou de leurs ridicules ; elle leur présente le miroir, et les fait rougir de leur propre image.

Dans la comédie de caractère , l'auteur dispose son plan de manière que les situations mettent en évidence le caractère qu'il veut peindre : expres- sions , sentimens , actions , incidens , épisodes , tout doit se rapporter à cet unique but.

-T

DE CIIAMFORT. 29

Mais c'est en traitant de la Comédie chez les Modernes , que l'on donnera une connaissance plus étendue des principes de ce bel art, et des moyens imaginés pour varier l'instruction et les amusemens que la bonne comédie doit offrir à la société chez une nation policée.

Dans la comédie ancienne , il y avait un chœur , que l'on nonimait grex. Ce n'était d'abord qu'un personnage qui parlait dans les entr'actes ; on en ajouta successivement deux , puis trois , enfin tant de personnages , que ces comédies anciennes n'étaient presque qu'un chœur perpétuel , qui faisait aui spectateurs des leçons de vertu. Mais les poètes ne se continrent pas toujours dans ces bornes : les chœurs furent composés ensuite , ou de personnages satiriques , ou de personnages qui recevaient des traits de satire qui rejaillissaient indirectement sur les principaux citoyens. L'abus fut porté si loin en ce gein-e , que les magistrats supprimèrent les chœurs dans la comédie dite ancienne , et on n'en trouve point dans la comédie dite nouvelle.

THEATRE FRA]?fÇAIS.

Les Confrères de la Passion ayant loué uu salle à l'hôpital de la Trinité , élevèrent un théâtre propre à ce genre de représentations qu'ils don- nèrent au peuple les jours de fête. Le devant de leur théâtre était semblable à celui que nous

3o OEUVRES

avons aujourd'hui : mais ils avaient dressé, dans le fond, des échafauds , dont le plus élevé était des- tiné à représenter le paradis ; un autre représen- tait la maison de Pilate , etc.

A chaque côté du théâtre , il y avait des gradins sur lesquels les acteurs s'asseyaient après avoir joué leurs rôles , ou pour attendre cpie leur tour revint ; car ils ne disparaissaient qu'après avoir fini entièrement tout ce qu'ils avaient à dire : en sorte qu'il fallait que le spectateur les supposât absens, lorsqu'ils élaient assis.

Sur le bord du théâtre, on avait placé l'enfer : c'était une gueule de dragon par laquelle les diables entraient ou sortaient. Il y avait encore une petite niche avec des rideaux ; et c'était une espèce de chambre pour cacher aux spectateurs certains dé- tails qu'on ne pouvait leur représenter.

Le théâtre est aujourd'hui une grand'salle dont une partie est occupée par la scène , que nous appelons particulièrement théâtre, qui comprend l'espace les acteurs représentent, et dans lequel sont les décorations et les machines. Le reste de la salle est distribué en un espace nommé par- terre , ou l'on est debout , et en un amphithéâtre carré, opposé au théâtre, avec plusieurs rangs de sièges et de loges par étages au pourtour.

On appela d'abord Moralités les premières co- médies sain! es qui furent jouées en France dans le quinzième et le seizième siècles. Au nom de mo- ralité succéda celui de mystères de la passion. Ces

CHAMFORT. 3l

pieuses farces étaient un mélange monstreux d'im- piétés et de simplicités , mais que ni les auteurs ni les spectateurs n'avaient l'esprit d'apercevoir.

Dans la Conception à personnages ( c'est le ti- tre d'une des premières moralités jouées sur le Théâtre français , et imprimée /..-4° gothique , à Paris , chez Allain Lotrian ) ; on fait ainsi parler Joseph :

Mon soulcy ne se peut deffaire. De Marie, mon épouse sainte, Que j'ai ainsi trouvée enceinte ; Ne sçay s'il y a faute ou non.

De moi n'est la chose venue : Sa promesse n'a pas tenue

Elle a rompu son mariage. Je suis bien infaible , incrédule , Quand je regarde bien son faire , De croire qu'il n'y ait meffaire. Elle est enceinte ; et d'où viendroit Le fruict ? Il faut dire par d roit Qu'il y ait vice d'adultère , Puisque je n'en suis pas le père.

Elle a été trois mois entiers Hors d'icy, et au bout du tiers Je l'ai toute grosse reçue : L'aurait quelque paillard déçue , Ou de fait voulu efforcer ? Ha ! brief , ne sçay que penser.

32 OEUVRES

Voilà de vrais blasphèmes en bon français ^ et Joseph allait quitter son épouse, si l'ange Gabriel ne Tetit averti de n'en rien faire. Mais qui croi- rait qu'un jésuite espagnol du dix-septième siècle, Jean Carthagena mort à Napl^s en i6i 7 , ait débité dans un livre intitulé Josephi Mysteria , que, saint Joseph peut tenir rang parmi les martyrs, à cause de la jalousie qui lui déchirait le cœur, quand il s'aperçut de jour en jour de la grossesse de son épouse ? Quelle porte n'ouvre-t-on pas aux railleries des profanes, lorsqu'on ose se faire des martyrs de cette nature, et qu'on expose nos mystères à des idées d'une imagination aussi dépravée !

On donnait aussi autrefois le nom de moralités à des espèces de ballets ou opéras. On en représenta un de cette espèce au mariage du prince palatin du Rhin avec la princesse d'Angleterre. En voici la description , telle que l'a faite un auteur contemporain.

Un Orphée jouant de sa lyre entra sur le théâtre, suivi d'un chien , d'un chat , d'un chameau , d'un ours , d'un mouton , et de plusieurs animaux sau- vages, lesquels avaient délaissé leur nature farou- che et cruelle en l'oyant chanter de sa lyre. Après, vint Mercure , qui pria Orphée de continuer les doux airs de sa musique, l'assurant que, non- seulement les bétes farouches, mais les étoiles du ciel danseraient au son de sa voix.

Orphée pour contenter Mercure , recommença

DE CHAMFORT. 33

ses chansons. Aussitôt on vit que les étcwles du ciel commencèrent à se remuer, sauter, danser ; ce que Mercure regardant, et voyant Jupiter dans une nue , il le supplia de vouloir transformer quelques-unes de ces étoiles en des chevaliers qui eussent été renommés en amour par leur constance fidélité envers les dames.

A l'instant, parurent plusieurs chevaliers dans le ciel, tous vêtus d'une couleur de flamme, tenant des lances noires , lesquels , ravis aussi de la musique d'Orphée , lui en rendirent une infi- nité de louanges.

Mercure alors supplia Jupiter de transformer les autres étoiles en autant de dames qui avaient aimé ces chevaliers. Incontinent ces étoiles, chan- gées en autant de dames, se montrèrent vêtues de la même couleur que les chevaliers.

Mercure voyant que Jupiter avait oui ses prières, le supplia de permettre que toutes ces âmes célestes de chevaliers, avec leurs dames, descen- dissent en terre pour danser à ces noces royales.

Jupiter lui accorda encore cette requête ; et les chevaliers et leurs dames, descendant des nues sur le théâtre au son de plusieurs instru- mens , dansèrent divers ballets : ce qui fut la fin de cette belle moralité.

Le sujet d'une moralité intitulée le Mirouer

et V Exemple des En/ans ingrats , est singulier.

Un père et une mère , en mariant leur fils unique,

lui abandonnent généralement tous leurs biens

IV. 3

34 ©EUVRES

sans se rien réserver. Ils tombent bientôt après dans une grande misère , et ont recours à ce fils à qui ils ont tout donné. Mais celui-ci , pour n'être pas obligé de les secourir , feint de ne les pas connaître , et les fait chasser de la maison.

Peu de temps après, il se sent envie de manger du pâté de venaison; il le fait faire : on le lui ap- porte, il l'ouvre avec empressement ; aussitôt, il en sort un gros crapaud qui lui saute au visage et s'y attache. Sa femme , ses domestiques , font de vains efforts pour l'en arracher, rien ne peut faire démordre ci^^t animal. L'on soupçonne alors que ce pourrait être une punition divine.

On le mène chez le curé , qui , instruit de sa conduite envers ses père et mère , trouve le cas trop grave pour en connaître, et le renvoie à l'évêque. Celui-ci , informé de l'excès de son in- gratitude , juge qu'il n'y a que le pape qui puisse l'absoudre , et lui conseille de l'aller trouver : il obéit. Dès qu'il est arrivé, il se confesse au saint père , qui lui fait un beau sermon pour lui faire sentir toute l'énormité de son crime ; et voyant la sincérité de son repentir , il lui donne l'absolu- tion. A l'instant , le crapaud tombe du visage de ce jeune homme , qui , suivant l'ordre du pape , vient se jetter aux pieds de son père et de sa mère pour leur demander pardon : et il l'obtient.

1>E CHAMFORT. 35

MYSTÈRES.

Mystères : terme consacré aux farces pieuses jouées autrefois sur nos théâtres ; en voici l'ori- ' gine.

Il est certain que les pèlerinages introduisirent ces spectacles de dévotion. Ceux qui revenaient de la Terre Sainte , de Sainte-Reine , du Mont-Saint- Michel , de Notre-Dame-du-Piiy , et d'autres lieux semblables, composaient des cantiques sur leurs voyages , auxquels ils mêlaient le récit de la vie et de la mort de Jésus-Christ, d'une manière vérita- blement très-grossière , mais que la simplicité de ces temps-là semblait rendre pathétique. Ils chan- taient les miracles des saints , leur martyre , et certaines fables auxquelles la créance des peuples donnait le nom de visions.

Ces pèlerins, allant par troupes et s'arrétant dans les places pubhques, ils chantaient, le bourdon à la main, le chapeau et le mantelet chargés de coquilles et d'images peintes de diffé- rentes couleurs, faisaient une espèce de spectacle qui plut , et qui excita quelques bourgeois de Pa- ris à former des fonds pour élever un théâtre l'on représenterait ces moralités les jours de fêtes, autant pour l'instruction du peuple que pour son divertissement. L'Italie en avait déjà montré l'exemple ; on s'empressa de l'imiter.

Ces sortes de spectacles parurent si beaux dans

36 OEUVRES

ces siècles ignorans , que l'on en fit les princi- paux ornemens des réceptions des princes, quand ils entraient dans les villes; et comme on chantait' noël ^ noël^ au lieu des cris de vive le roi ^ on re- présentait dans les rues la Samaritaine ^ le Mau- vais Riche , la Conception de la sainte Vierge , la Passion de Jésus-Christ , et plusieurs autres mystères , pour les entrées des rois.

On allait au devant d'eux en procession avec les bannières des églises ; on chantait à leur louange des cantiques composés de passages de l'écriture sainte , cousus ensemble pour faire allusion aux actions de leurs règnes.

Telle est l'origine de notre théâtre , les ac- teurs qu'on nommait Confrères de la Passion, commencèrent àjouer leurs pièces dévotes en i l\oi. Cependant , comme elles devinrent ennuyeuses à la longue, les confrères, intéressés à réveiller la curiosité du peuple , entreprirent , pour y par- venir , d'égayer les mystères sacrés. 11 aurait fallu un siècle plus éclairé pour leur conserver leur di- gnité; et dans un siècle éclairé , on ne les aurait pas choisis. On mêlait aux sujets les plus respec- tables les plaisanteries les plus basses , et que l'in- tention seule empêchait d'être impies; car, ni les auteurs , ni les spectateurs , ne faisaient une atten- tion bien soutenue à ce mélange extra\ agant , persuadés que la sainteté du sujet couvrait la gros- sièreté des détails. Enfin, le magistrat ouvrit les yeux , et se crut obhgé , en i545 , de proscrire

DE CHAMFORT. 3^

sévèrement cet alliage honteux de religion et de bouffonnerie.

Alors naquit la comédie profane, qui, livrée à elle-même et au goût peu délicat de la nation, tomba , sous Henri ni , dans une licence effrénée, et ne prit le masque honnête qu'au commence- ment du siècle de Louis xiv.

SOTTIES.

Les sotties étaient des espèces de farces, carac- térisées par une satire effrénée el; souvent même personnelle. Il ne nous en est parvenu qu'un très- petit nombre. Celle qui fut jouée aux Halles , le mardi-gras de i5i i, était un tissu de traits amers et piquans contre le pape Jules ii.

Je hasarderai une conjecture sur l'étvmologie du mot de sottie. Les poètes de ce temps cachaient le plus souvent leur véritable nom , ou ne l'indi- quaient que dans quelque endroit de leurs ou- vrages,'par des espèces d'acrostiches; c'est-à-dire, par les lettres initiales d'un certain nombre de vers , lesquelles répondaient à celles dont était formé leur nom, ou un autre que souvent ils adoptaient et qui pouvait les faire connaître.

Jehan Bouchet s'annonçait sous celui du Tra- verseur des voies périlleuses ; François Habert , sous celui du Banni de Liesse , etc. Pierre Grin- gore se déguisait sous le titre de Mère sotte. La satire caractérisait particulièrement les ouvrages

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de ce dernier ; on peut en avoir la preuve dans ses Fantaisies et ses Menus propos. Il est donc probable que , d'après le nom que cet auteur avait adopté, on a appliqué la dénomination de sottie aux pièces de théâtre que le ton satirique distinguait des autres , comme pn appelle , dans la conversation ordinaire , des pasquinades les plaisanteries épigrammatiques et mordantes, sem- blables à celles qu'on affiche à Rome sur la statue de Pasquin.

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DE CHAMFOP.T. 39

OBSERVATIONS GENERALES

SUR

L aut duamatique.

Un honnête spectacle est la plus belle éduca- tion qu'on puisse donner à la jeunesse , le plus noble délassement du travail, la meilleure instruc- tion pour tous les ordres de citoyens ; c'est pres- que la seule manière dassembler les hommes sociables.

Emollit mores , nec sinit esse feros.

Rien , en effet , ne rend les hommes plus socia- bles , n'adoucit plus leurs mœurs , ne perfec- tionne plus leur raison, que de les rassembler pour leur faire goi\ter ensemble les plaisirs purs de l'esprit.

Je regarde , dit Voltaire , la tragédie et la bonne C' médie comme des leçons de vertu , de raison et de bienséance. Corneille, ancien Rom.ain parmi les Français, a établi une école de grandeur d'âme;

4o OEUVRES

et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies fi-anrais formés par eux appèlent du fond de l'Europe les étrangers, qui viennent s'ins- truire chez nous et qui contribuent à l'abondance de Paris.

SALLE DE SPECTACLE.

Un théâtre construit selon les règles , doit être très-vaste ; il doit représenter une partie d'une place publique , le péristyle d'un palais , l'en- trée d'un temple. Il doit être fait de sorte qu'un personnage vu par les spectateurs , puisse ne l'être point par les autres personnages , selon le besoin ; il doit en imposer aux yeux , qu'il faut to' jours séduire les premiers ; il doit être susceptible de la pompe la plus majestueuse. Tous les spectateurs viennent pour voir et entendre également, en quelque endroit qu'ils soient pla- cés. Comment cela peut-il s'exécuter sur une scène étroite, au milieu d'une foule de jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux acteurs ?(*)

Un abus public n'est jamais corrigé qu'à la dernière extrémité. Au reste, quand je parle

(*) Cet abus a été corrigé par le changement qu'on a fait à la scène ; mais la plupait des autres vices de la salle de spectacle sub- sistent.

DE CHAMFORT. 4^

d'une action théâtrale, je parle d'un appareil, d'une cérémonie, d'une assemblée , d'un événe- ment nécessaire à la pièce, et non pas de ces \ ains spectacles plus puérils que pompeux , de ces res- sources du décorateur qui suppléent à la stérilité du poète, et qui amusent les yeux quand on ne sait pas parler aux oreilles et à l'âme.

ACTION THEATRALE.

On se propose de réunir ici quelques re- marques préliminaires concernant l'ac ion théâ- trale. On tâchera surtout de développer l'arlilicc qui a présidé à la texture de quelques-uns de nos chefs-d'œuvres: on entrera dans quelques dé- tails, parce que les préceptes paraissent peu de chose sans les exemples qui les éclaircissent.

Outre les principales règles de l'art drama- tique, qu'on peut voir ci-après aux mots action , intrigue^ intérêt^ unité, et autres, on sait q. il y a un art plus caché et plus délicat, qui règle en quelque façon tous les pas qu'on doit faire, et qui n'abandonne rien aux caprices du génie même. Il consiste à ranger tellement ce qu'on a à dire, que du commencement à la fin , les choses se servent de préparation les unes aux autres , et que cepen- dant elles ne paraissent jamais dites pour rien préparer.

C'est une attention de tous les instans , à met- tre si bien toutes les circonstances à leur place ,

42 OEUVRES

qu'elles soient nécessaires on les met, et que d'ailleurs elles s'éclaircissent et s'embellissent toutes réciproquement ; à tout arranger pour les effets qu'on a en vue, sans laisser apercevoir de dessein; de manière enfin que le spectateur suive toujours une action et ne sente jamais un ou- vrage : autrement l'illusion cesse, et on ne voit plus que le poète au lieu des personnages.

C'est encore un prand secret de l'art, quand un morceau plein d'éloquence ou un beau dé- veloppement servent, non-seulement à passion- ner la scène ils se trouvent, mais encore à préparer le dénoûment ou quelque incident terribJe. En voici un exemple frappant dans les Horaces.

Le vieil Horace s'applaudit de ce que ses en- fans n'ont pas voulu qu'on les empêchât de combattre contre les trois Curiaces.

Ils sont , grâces aux dieux , dignes de leur patrie ; Aucun t'tonnemeiit n'a lem- gloire fl; trie ; Et j'ai vu leur hoiiueiu cifîue de la moitié Quand ils ont des deux camps refusé la pitié. Si par quelque faiblesse ils l'avaient mendiée , Si leur liante vertu ne l'eût r -pudiée, Ma maiu bientôt sm eux m'eût veng*^ hautement De l'afliont que m'eût fait ce mou consentement.

Ce discours du vieil Horace, dit Voltaire, est plein d'un art d'autant plus beau qu'il ne paraît pas : on ne voit que la hauteur d'un Romain et la chaleur d'un vieillard qui préfère l'honneur

DE CHAMFORT. 4^

à la nature; mais cela même prépare le déses- poir que montre le vieil Horace dans la scène suivante, lorsqu'il croit que son troisième fils s'est enfui.

Le poète , dit La Motte , travaille dans un certain ordre , et le spectateur sent dans un au- tre. Le poète se propose d'abord quelques beau- tés principales sur lesquelles il fonde l'espoir de son succès : c'est de qu'il part, et il ima- gine ensuite ce qui doit être dit ou fait pour parvenir à son but.

Le spectateur , au contraire , part de ce qu'il voit et de ce qu'il entend d abord ; et il passe de aux progrès et au dénoûment de l'action, comme à des suites naturelles du premier état on lui a exposé les choses.

Il faut donc que ce que le poète a inventé arbitrairement pour amener ces beautés , de- vienne pour les spectateurs le fondement néces- saire dont elles naissent. En un mot, tout est art du côté de celui qui arrange une action théâ- trale; mais rien ne le doit paraître à celui qui la voit.

Il y a certains sujets très-beaux, mais d'une difficulté presque insurmontable , parce que leur beauté même tient à quelque défaut de vraisemblance qu'on ne peut éviter : c'est alors que le génie développe toutes ses ressources. L'art consiste à couvrir ce défaut par des beau- tés d'un ordre supérieur.

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Telle était, dans Tancrède, la difficulté d'empê- cher que les deux amans ne pussent se voir et s'expliquer , ni avant ni après le combat. Que fait l'auteur? Tancrède apprend, de la bouche du père même d'Aménaïde , qu'elle est infidèle. Aucun chevalier ne se présente pour la défendre.

Celle qui fut ma lîUe à mes yeux va périr Sans trouver un guerrier qui l'ose secourir : Ma douleur s'en accroît , ma honte s'en augmente. Tout frémit , tout se tait , aucun ne se présente.

T\NCRÈDE.

Il s'en présentera, gardez-vous d'en douter.

ARGYRE.

De quel espoir, seigneur, daignez-vous me flatter?

Eh ! qui , pour nous défendre, entrera dans la lice? Nous sommes en horreur; on est glacé d'effroi : Qui daignera me tendre une main protectrice ? Je n'ose m'en flatter. Qui combattera ?

TANCRÈDE.

Qui ? Moi. Moi, dis-je ; et si le ciel seconde ma vaillance, Je demande de vous, seigneur, pour récompense, De partir à l'instant sans être retenu , Sans voii' Aménaïde et sans être connu.

Que de beautés dans cette scène ! L'auteur saisit le moment d'une émotion si vive pour vous ca- cher le défaut de son sujet. Quel intérêt il an- nonce ! il vous donne beaucoup et vous promet davantage. Tancrède, vainqueur, ne pourra point

DE CIIAMFORT. 4^

parler à sa maîtresse; mais vous vous y attendez. D'ailleurs, elle ne le verra qu'environné de ses en- nemis , qui ne le connaissent point. Cette circons- tance , toute nécessaire qu'elle est , cesse de vous le paraître , parce que , dans un moment que le spectateur ne pouvait point la prévoir, Tancrède a déjà résolu de partir sans voir Aménaïde. C'est le comble de l'art.

Dans le Fanatisme , il paraît nécessaire que Séide arrive dans la INIecque avant Mahomet. Mais est - il dans l'exacte vraisemblance qu'un jeune homme vienne ainsi se donner lui-même en otage , sans l'aveu de son maître ? L'auteur a bien senti ce défaut. Il en tire une beauté. Séide, en voyant Mahomet , s'écrie :

O mon père ! ô mon roi ! Le dieu qui vous inspire a marché devant moi. Prêt à mourir pour vous , prêt à tout entreprendre , J'ai prévenu votre ordre.

MAHOMET.

II eût fallu l'attendre : Qui fait plus qu'il ne doit , ne sait point me servir. J'obéis à mon dieu ; vous, sachez m'obéir.

L'empressement de Palmire à justifier Séide devant Mahomet, qui abhorre en lui son rival, est aussi une beauté qui naît de ce léger défaut.

Sémiramis est encore un modèle admirable de la manière de triompher des difficultés d'un sujet. L'auteur veut présenter le tableau terrible d'une

46 OEUVRES

reine meurtrière de son époux , immolée sur la cendre de cet époux par son fils même , qu'elle allait défendre contre un ministre qui fut com- plice de ses crimes. Mais comment amener Sé- miramis dans le tombeau de Ninus ? Le poète , pour sauver cette invraisemblance , fait inter- veiiir le ministère des dieux. Ce sont eux qui, de- puis quinze ans , préparent tout pour la ven- geance. Ce sont eux qui ont sauvé Ninias par les soins de Phradate ; ce sont eux qui ordonnent à Sémiramis de rappeler Arsuce, et qui inspirent à la reine le dessein de l'opposer à Assur et de lui donner son trône.

La majesté sombre et terrible du sujet, tout le rôle d'Oroès , le style et le grand intérêt , la leçon terrible donnée aux rois et même à tous les bommes : voilà l'artifice théâtral dont le poète se sert pour triompher de tant d'obstacles.

Une des beautés de l'art dramatique , c'est de disposer tellement la pièce , que les principaux personnages soient eux - mêmes les agens de leur propre malheur. Yoltaire y a rarement manqué.

Sans parler ^ Œdipe , qui est fondé d'un bout à l'autre sur l'ancien système du fatalisme ; c'est Brutus qui , dans la pièce de ce nom , veut , contre l'avis de Valerius , qu'on admette dans Rome l'ambassadeur toscan , qui doit séduire son fds ; c'est lui qui , par noblesse et par grandeur d'âme , a donné à la iiile de Tarquin un asile

DE CHAMFORT. 47

dans sa maison ; c'est encore lui qui , au cin- quième acte, s'écrie :

Mais quand nous connaîtrons le nom des parricides, Prenez garde, Romains: point de grâce aux perfides. Fussent-ils nos amis, nos femmes, nos enfans, Ne voyez que leur crime, et gardez vos seimens.

Admirez l'usage que l'auteur fait de ce person- nage. Il ne le fait paraître que dans les momens sa présence peut jeter de l'intérêt ou de l'effroi: c'est pour se plaindre à Ptlessala , complice de Ti- tus, des emportemens de son fils ; c'est pour faire partir Tullie, dans le moment que son fils allait promettre de lui tout sacrifier; c'est pour le char- ger du soin de défendre Rome, quand ce fils mal- heureux vient de la trahir.

Dans Zaïre ^ c'est Orosraane et Zaïre qui sont les agens de leurs maux. La générosité d'Orosmane, qui délivre les chevaliers chrétiens , et celle de Zaïre qui a demandé et obtenu la grâce de Lu- signan , amènent la reconnaissance de lAisignan et de sa fille , et tous les malheurs d'Orosmane et de Zaïre.

Même artifice à peu près dans Alzire. C'est Al- varès qui a obtenu la liberté des prisonniers , parmi lesquels se trouvera son libérateur , qui deviendra le meurtrier de son fils.

Préparer et suspendre , sont les deux grands se- crets du théâtre. Un incident est-il d'une impor- tance majeure: faites-le pressentir , mais sans le

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laisser deviner. Est-il moins intéressant : contentez- vous d'en laisser entrevoir le genre. ' Voyez avec quel soin l'auteur de Mérope in- siste sur les moyens de détruire la puissance de Poîifonte ! voyez comment il prévient toutes les objections qu'on peut lui faire! C'est encore une adresse théâtrde d'aller au-devant des objections, fut-on même dans l'impossibilité de les détruire. Le spectateur, content de voir que l'auteur n'a point péché par ignorance, prend le change et impute tout à la difficulté du sujet.

L'art de tenir les esprits en suspens , n'est pas moindre que celui de préparer. Cette adresse a souvent fait le succès de plusieurs ouvrages assez médiocres. C'est elle qui a soutenu si long-temps la Sophonisbe de Mairet. IN os grands maîtres n'y manquent jamais. En voici un des exemples le plus remarquables : il est tiré du Duc de Fcix.

Vamir , fait prisonnier par son frère , a pris les armes pour lui enlever Amélie. L'auteur veut prolonger , jusqu à i'arrivée d'Amélie , l'explica- tion qui doit apprendre au duc de Foix que Vamir est aimé d elle , et qiùi n'a pris les armes que pour la lui arracher. Voyez avec quel art il y réussit ! Vamir reproche à son frère d'être révolté contre sa patrie. Le duc lui répond :

Ce jour, qui semble si funeste, Des feux de la discorde cteindi-a ce qui reste.

DE CHAMFORT. 49

VAMIR.

Ce jour est trop horrible.

lE DUC,

Il va comhler mes vœux.

▼AMIR.

Comment ?

lE DUC.

Tout est changé , ton frère est trop heureux.

VAMIR.

Je le crois. On dirait que d'un amour extrême. Violent, effréné (car c'est ainsi qu'on aime), Ton cœur depuis trois mois s'occupait tout entier.

IK DUC.

J'aime : la renommée a pu le publier.

Oui, j'aime avec fureur

Ne blâme point l'amonr ton frère est en proie ; Pour me justifier, il suffit qu'on la voie.

TAMIR.

Cruel !.. elle vous aime?...

lE DUC.

Elle le doit du moins. Il n'était qu'un obstacle au succès de mes soins. Il n'en est plus , je veux que rien ne nous sépare.

VAMIR.

Quels effroyables coups le cruel me prépare ! Ecoute. A ma douleur ne veux-tu qu'insulter ? Me connais-tu ? Sais-tu ce que j'ose tenter ? Dans ces funestes lieux, sais-tu ce qui m'amène?

LE DUC.

Oublions ces sujets de discorde et de haine.

Amélie arrive , et c'est devant elle que §e fait l'explication.

VL 4

5o OEUVRES

C'est cet art de suspendre qui fait passer le spectateur de l'espérance à la crainte , du trouble à la joie : c'est l'artifice du cinquième acte de Tanerède. L'auteur n'a , pour occuper la scène , que le danger de Tancrède et l'incertitude des événemens. Argyre envoie les chevaliers le secou- rir. Aménaïde est partagée entre la crainte et l'espérance. Sa confidente vient lui apprendre la victoire de son amant. Aménaïde se livre aux transports de sa joie; et le retour d'Aldanon, qui lui annonce que Tancrède est blessé mortellement, la rejette dans le désespoir.

Il faudrait parcourir les pièces de Racine et de Voltaire pour faire voir toutes les finesses de l'art dramatique ; et dans le comique , il n'y a pas une seule des bonnes pièces de Molière qui ne fasse admirer toutes les ressources de son génie et les finesses de son art.

POÈME DRAMATIQUE.

«

Le poème dramatique , représentation d'actions merveilleuses , héroïques ou bourgeoises , est ainsi nommé du mot grec 'Jpa.u.a, action , représen- tation , parce que , dans cette espèce de poème , on ne raconte point l'action comme dans l'épopée, mais qu'on la montre elle-même dans les person- nages qui la représentent.

L'action dramatique est soumise aux yeux et doit se peindre comme la vérité : or , le jugement

Dt CHAMFORT. 5l

des yeux , ea fait de spectacle , est infiniment plus redoutable que celui des oreilles. Cela est si vrai que , dans les drames même , on met en récit ce qui serait peu vraisemblable en spectacle- On dit seulement qu'Hippolyte a été attaqué par un monstre et déchiré par ses chevaux , parce que , si on eût voulu représenter cet événement plutôt que le raconter, il y aurait eu une infinité de petites circonstances qui auraient trahi l'art et changé la pitié en risée. Le précepte d'Horace y est formel ; et quand Horace ne l'aurait point dit , le raison le dit assez.

On y exige encore, non-seulement que l'action soit une , mais qu'elle se passe toute en un même jour, en un même lieu. La raison de tout cela est dans l'imitation. Comme toute l'action se passe en un lieii , ce lieu doit être convenable à la qualité des acteurs. Si ce sont des bergers , la scène est un paysage ; celle des rois est un palais : ainsi du reste. Pourvu qu'on conserve le caractère du lieu, il est permis de l'embellir de toutes les richesses de l'art ; les couleurs et la perspective en font toute la dépense : cependant il faut que les mœurs des acteurs soient peintes dans la même scène , qu'il y ait une juste proportion entre la demeure et le maître qui l'habite, qu'on y remarque les usages des temps , des pays , des nations. Un Amé- ricain ne doit être ni vêtu ni logé comme un Français , ni un Français comme un ancien Ro- main , ni même comme un Espagnol moderne. Si

5)2 OEUVRES

on n'a point de modèle , il faut s'en figurer un , conformément à Tidée que peuvent en avoir les spectateurs.

Les deux principales espèces de poèmes dra- matiques sont la tragédie et la comédie , ou , comme disaient les anciens , le cothurne et le brodequin.

La tragédie partage avec l'épopée la grandeur et l'importance de l'action , et n'en diffère que par le dramatique seulement ; elle imite le beau , le grand ; la comédie imite le ridicule ; l'une élève l'âme et forme le cœur, l'autre polit les mœurs et corrige les dehors. La tragédie nous humanise par la compassion , et nous retient par la crainte ; la comédie ôte le masque à demi , et nous présente adroitement le miroir. La tragédie ne fait pas rire , parce que les sottises des grands sont^resque toujours des malheurs publics :

Quidqiiid délirant reges , plectuntur Acbivi.

La comédie fait rire , parce que les sottises des petits ne sont que des sottises : on n'en craint point les suites. I^a tragédie excite la terreur et la pitié; ce qui est signifié par le nom même de tra- gédie. La comédie fait rire ; et c'est ce qui la rend comique ou comédie.

Au reste , la poésie dramatique fit plus de progrès depuis j635 jusqu'en i665 ; elle se per- fectionna plus en ces trente années-là , qu'elle ne

DE CHAMFORT. 53

i" avait fait dans les trois siècles précédens. Rotroii parut en même temps que Corneille ; Racine , Molière et Quinaut vinrent bientôt après. Mais il est inutile d'entrer ici dans de plus grands détails.

PIÈCE DE THÉÂTRE.

C'est le nom qu'on donne à la fable d'une tra- gédie ou d'une comédie , ou à l'action qui y est représentée. Chambers ajoute que ce mot se prend plus particulièrement pour signifier le noeud eu l'intrigue qui fait la difficulté et l'embarras d'un poème dramatique. Cette acception du mot de pièce peut avoir lieu en Angleterre ; mais elle n'est pas reçue parmi nous. Par y^ièce , nous entendons le poème dramatique tout entier; et nous compre- nons les tragédies, les comédies, les opéras, même les opéras comiques , sous^le nom générique de pièces de théâtre.

On appelle aussi pièces de poésie certains ou- vrages en vers d'une médiocre longueur.

PLAN.

C'est le nom que Ton donne au tissu d'une pièce de théâtre, dont le plan est jeté sur le papier , d^is- tribué en actes divisés par scènes, et dont l'objet est clairement indiqué par l'auteur. On trouve , dans les œuvres de Racine , le canevas du premier acte (\!Tphigénie en Tauride , qui peut servir do modèle.

54

OEUVRES

CANEVAS.

Le plan est la distribution du sujet dramatique qu'on veut traiter dans ses parties conformément aux règles du théâtre , c'est-à-dire , en actes et en scènes. Si l'on est bien rempli de son sujet, si on l'a médité long-temps , on n'aura pas de peine , dit Horace, à l'arranger et à le traiter ensuite avec la clarté et la noblesse convenables.

Cui lecta potenter erit res, Nec facnndia deseret hune , nec lucidus ordo.

Il faut bien discerner le moment l'action doit commencer et elle doit finir , bien choisir le noeud qui doit l'embarrasser et l'incident prin- cipal qui doit la dénouer , considérer de quels personnages secondaires on aura besoin pour mieux faire briller le principal, bien assurer le caractère qu'on veut leur donner. Cela fait, on divise son sujet par actes et les actes par scènes , de manière que chaque acte , quelque grandes situations qu'il amène , en fasse attendre encore de plus grandes , et laisse toujours le spectateur dans l'inquiétude (le ce qui doit arriver jusqu'à l'entier dénoûment. Le premier acte est toujours destiné à l'exposition du sujet ; mais , dans les autres , il est de l'art du poète de ménager dans chacun , des situations intéressantes , de grands

DE CUAMFORT. 55

troubles de passions , et des choses qui fassent spectacle. En conséquence, on distribue les scènes de chaque acte , faisant venir pour chacune les personnages qui y sont nécessaires , observant qu'aucun ne s'y montre sans raison, n'y parle que conformément à sa dignité , à son caractère, n'y dise que ce qui est convenable et qui tend à au£:menter l'intérêt de l'action.

Les parties du drame étant ainsi esquissées , ses actes bien marqués , ses incidens bien ménagés et enchaînés les uns aux autres , ses scènes bien liées , bien amenées , tous ses caractères bien dessinés , il ne reste plus au poète que les vers à composer. C'est ce que le grand Corneille trouvait de moindre dans une tragédie. Quand l'échafau- dage d'une de ses pièces était dressé, qu'il en avait- tracé le plana : Ma pièce est faite, disait-il ; je » n'ai plus que les vers à faire. »

Aristote donne l'idée d'un plan de drame dans sa poétique , mais tracé seulement en grand et sans descendre dans les détails. Soit que l'on travaille, dit-il , sur un sujet connu , soit que l'on en tente un nouveau , il faut commencer par esquisser la fable et penser ensuite aux épisodes ou circonstances qui doivent l'étendre.

Est-ce une tragédie ? Dites : Une jeune prin- cesse est conduite sur un autel pour y être im- molée ; mais elle disparaît tout-à-coup aux yeux des spectateurs , et elle est transportée dans un pays la coutume est de sacrifier les étrangers

56 ŒUVRfiS

à la déesse qu'on y adore. On la fait prétresse. Quelques années après, le frère de cette prin- cesse arrive dans ce pays ; il est saisi par les habifans et sur le poiiït d'être sacrifié par les mains de sa sœur. Il s'écrie : « Ce n'est donc pas assez que ma sœur ait été sacrifiée, il faut que je le sois aussi A ce mot il est reconnu et sauvé.

Mais pourquoi la princesse avait-elle été con- damnée à mourir sur un autel ?

Pourquoi immole-t-on les étrangers dans la terre barbare son frère la rencontre ? Comment a-t-il été pris ?

Il vient pour obéir à un oracle; et pourquoi cet oracle ?

Il est reconnu par sa sœur; mais cette recon- naissance ne pouvait-elle se faire autrement?

Toutes ces choses sont hors du sujet; il faut les suppléer dans la iable.

Selon le même Aristote, il faut dresser tout le plan de son sujet, le mettre par écrit le plus exac- tement qu'on le peut, et le faire passer tout entier sous ses yeux ; car en voyant amsi nous- mêmes très-clairement toutes ses parties, comme si nous étions mêlés dans l'action , nous ti'ouve- rons bien sûrement ce qui sied , et nous remar- querons jusqu'aux moindres défauts et jusqu'aux moindres contrariétés qui pourraient nous être échappées.

Il veut encore qu'en composant on imite les

DE CHAMFORT. ^7

gestes et l'action de ceux qu'on fait parler; car , de deux hommes qui seront d'un égal génie ,«ce- lui qui se mettra dans la passion sera toujouri» plus persuasif : et une preuve de cela, c'est que celui qui est véritablement agité , agite de même ceux qui l'écoutent ; celui qui est en colère , ne manque jamais d'exciter les mêmes mouvemens dans le cœur des spectateurs.

Une invention purement raisonnable, dit le grand Corneille, peut être très-mauvaise; une invention théâtrale que la raison condamne dans l'examen , peut faire un très-grand effet : c'est que l'imagination émanée de la grandeur du spec- tacle se demande rarement compte de son plaisu'.

Si, dans le plan qu'on trace de son sujet, on commence par une situation forte, il faut que tout le reste soit de la même vigueur, ou il languira/ H est donc bien essentiel, en crayon- nant son dessin, de ménager les situations de manière qu'elles deviennent toujours plus frap- pantes, plus intéressantes, plus terribles. Il faut commencer par le plus faible pour aller par degrés au plus fort.

Le plan d'un drame peut être fait et très-bien fait, sans que le poète sache rien encore du ca- ractère qu'il attachera à ses personnages. Des hommes de différens caractères sont tous les jours exposés à un même événement. Celui qui sacrifie s^ fille peut être ambitieux, faible ou fé- roce; celui qui a perdu son argent peut être ri-

n

58 ŒUVRES

che ou pauvre ; celui qui craint pour sa maî- tresse, bourgeois ou héros, tendre ou jaloux, prince ou valet : c'est au poète à se décider pour l'un ou pour l'autre.

Une des meilleures règles pour bien former un plan, c'est de diviser l'action principale en cinq parties bien distinctes, qui fassent autant de tableaux différens qui ne se confondent pas les uns dans les autres, et qui mettent une es- pèce d'unité dans chaque acte. Cette méthode produit nécessairement deux effets; elle facilite l'attention du spectateur, parce que les choses, plus liées entre elles, se lient aussi plus facilement dans son esprit ; et elle augmenle d'ailleurs son émotion , parce qu'il est frappé plus continû- ment par le même endroit.

SUJET.

Le sujet est ce que les anciens ont nommé, dans le poème dramatique, la fable, et ce que nous nommons encore l'histoire ou le roman : c'est le fonds principal de l'action d'une tragédie ou d'une comédie. Tous les sujels frappans dans l'histoire ou dans la fable ne peuvent point tou- jours paraître heureusement sur la scène : en effet , leur beauté dépend souvent de quelque circonstance que le théâtre ne peut souffrir. Le poète ne peut retrancher ou ajouter à son sujet, parce quil n'esl point d'une nécessité absolue que

DE CHAMFOllT. .>9

la scène donne les choses comme elles ont été , mais seulement comme elles ont pu être.

On peut distinguer plusieurs sortes de sujets; les uns sont d'incidens, les autres de passions : il y a des sujets qui admettent tout à la fois les incidens et les passions.

C'est un sujet d'incidens, lorsque, d'acte en acte et presque de scène en scène , il arrive quel- que chose de nouveau dans l'action ; c'est un sujet de passion, quand, d'un fonds simple en apparence, le poète a l'art de taire sortir des mou- vemens rapides et extraordinaires , qui portent l'épouvante ou l'admiration dans l'àme des spec- tateurs.

Enfin, les sujets mixtes sont ceux qui produi- sent en même temps la surprise des incidens et le trouble des passions. H est hors de doute que les sujets mixtes sont les meilleurs et se sputien- nent le mieux.

ROMAN.

C'est le nom qu'on donne quelquefois au tissu d'événemens qui entrent dans l'action. Ce mot sert aussi quelquefois à désigner les pièces dont le fonds est un roman connu , telles que sont la plupart des pièces de La Chaussée.

FABLE.

C'est, dans la poétique d'Aristote, une des six

6o OEUVRES

parties de la tragédie ; il la définit la composition des choses. Il divise les fables, en fables simples et en fables implexes; il appelle simples, les ac- tions qui, étant continues et unies, finissent sans reconnaissance et sans révolutions; il appelle im- plexes, celles qui ont la révolution ou la recon- naissance, ou, mieux encore, toutes les deux.

Dans la fable simple, il n'y point de révolution décisive; les choses y suivent un même cours, comme dans Atrée. Celui qui méditait de se ven- ger, se ^enge; celui qui, dès le commencement, était dans le malheur, y succombe : et tout est fini. L'inconvénient de ces sortes de fables , c'est qu'elles ne portent pas assez loin la terreur et la pitié.

La fable implexe est à révolution simple ou à ré\olution composée. Dans le premier cas, s'il n'y a qu'un personnage principal, il est vertueux, ou méchant, ou mixte; et il passe d'un état heu- reux à un état malheureux, ou au contraire. S'il y a deux personnages principaux, l'un et l'autre passent de la bonne à la mauvaise fortune, ou de la mauvaise à la bonne; ou la fortune de l'un per- siste , tandis que celle de l'autre change; et ces combinaisons se multiplient par la qualité des personnages, dont chacun peut être méchant ou bon, ou mêlé de -viCes et de vertus.

La fable à révolution composée ou double , doit avoir deux personnages principaux, bons , mauvais ou mixtes , et la même révolution doit

DE CHAMFORT. 6l

les faire changer de fortune en sens contraire. Dans la fable unie et smjjle, si l'on représente le malheur du méchant, ce malheur n'inspire ni pitié ni terreur; nous le regardons comme la juste punition de son crime. Si c'est l'homme de bien qu'on nous retrace dans le malheur et la disgrâce, son malheur, à" la vérité, nous afflige et nous épouvante , maià comme ce malheur ne change par aucune révolution, il nous attriste, nous décourage , et finit par nous révolter. Il ne reste donc à la fable simple que le malheur d'un personnage mixte, c'est-à-dire qui ne soit ni tout à-fait bon , ni tout-à-fait méchant.

Dans les fables à double révolution, il faut éviter de faire entrer deux principaux person- nages de même qualité, car si , de ces deux hom- mes également bons ou mauvais, ou mêlés de vices et de vertus, l'un devient heureux et l'au- tre malheureux , l'impression de deux événemens opposés se contrarie et se détruit. On ne sait plus si l'on doit s'affliger ou se réjouir^ ni ce qu'on doit craindre ou espérer.

Il faut éviter aussi d'y faire périr l'homme de bien et prospérer le méchant ; mais il faut obser- ver la règle contraire, c'est-à-dire, que le m'échant tombe dans l'infortune, et que le juste, le ver- tueux, pour qui on s'intéresse, passe du malheur à la prospérité. C'est ainsi que la vertueuse Iphi- génie , qu'on tremble de voir immolée selon l'o- racle de Calchas, se trouve sauvée; et Ériphile sa

62 ŒUVRES

rivale, injuste et méchante, se trouve, par la même révolution , la malheureuse victime désignée par l'oracle; et elle s'immole elle-même de rage et de dépit.

La fable tragique , selon Aristote , peut se combiner de quatre manières différentes : la pre- mière , lorsque le crime s'achève ; la seconde , lorsqu'il ne s'achève pas ; la troisième , quand il est commis sans connaissance et comme invo- lontairement; la quatrième enfin, quand il est commis de propos délibéré. Dans toutes ces com- binaisons, le poète hal^ile peut trouver de l'in- téressant et du pathétique.

Dans Œdipe ^ le crime est commis avant d'être connu ; et la connaissance qu'en ont ensuite ceux qui l'ont commis, cause la plus grande terreur dans le dénoùment.

Dans Mérope et dans Iphigénie en Tauride , le crime est reconnu avant d'être commis ; Mérope recomiaît son fils Existe sur le ooint de l'immo- 1er. Iphigénie reconnaît de même Oreste son frère, au moment elle va le sacrifier. Cette recon- naissance empêche le crime de se consommer ; mais le spectateur n'en a pas moins frémi sur le sort d'Égiste et d'Oreste ; et le but de la tra- gédie est également rempli dans ces fables.

Le grand Corneille a inventé une autre combi- naison pour la fable tragique , ou , si l'on veut , un autre genre de fable : c'est celle le crime , entrepris avec connaissance de cause, ne s'a-

DE CHAMFORT. 63

chève pas. La fin de ces sortes de fables n'a rien de touchant ; mais elles ne laissent pas de donner lieu , dans le cours du spectacle, au plus grand pathétique et aux plus fortes émotions de l'àme , par les combats que doit éprouver celui qui a médité le crime. Il faut observer, dans cette sorte de fable , que celui qui a entrepris le crime ne l'a- bandonne pas par un simple changement de vo- lonté, mais qu'il en soit empêché par une cause étran£[ère.

La fable de la comédie consiste dans l'exposi- tion d'une action prise de la vie ordinaire , dans le choix des caractères, dans l'intrigue , les inci- dens , etc. , au moyen desquels on parvient à faire sortir le ridicule d'un vice quelconque , si le sujet est vraiment comique, ou à développer divers sentimens du cœur, si le sujet n'est pas véritable- ment comique.

La fable, soit tragique, soit comique, est ce qu'on appelé plus ordinairement le roman de la pièce.

DIVISION DRAMATIQUE.

PROLOGUE.

C'est, dans le poème dramatique, un discours qui précède la pièce, et dans lequel on introduit, tantôt un seul acteur, et tantôt plusieurs interlo-

04 cœuvnES

cuteuis. Ce mot vient du grec rjo , devant, et Àoyo^-, discours ; prœloquium, discours qui précède quelque chose.

L'objet du prologue, chez les anciens et origi- nairement, était d'apprendre aux spectateurs le sujet de la pièce qu'on allait représenter, à les préparer à entrer plus aisément dans l'action et à en suivre le til.

Quelquefois aussi, il contenait l'apologie du poète, et une réponse aux critiques qu'on avait faites de ses pièces précédentes. On peut s'en con- vaincre par l'inspection des prologues des tragé- dies grecques et des comédies de Térence.

Les prologues des pièces anglaises roulent presque toujours sur l'apologie de l'auteur dra- matique dont on va jouer la pièce ; l'usage du prologue est , sur le théâtre anglais , beaucoup plus ancien que celui de l'épilogue.

Les Français ont presque entièrement banni le prologue de leurs pièces de théâtre , à l'exception des opéras. On a cependant quelques comédies avec des prologues, telles que les Caractères de Thalie , Basile et Quitteriez Ésope au Parnasse ^ et quelques pièces du théâtre italien ; mais en gé- néral , il n'y a que les opéras qui aient conservé constamment le prologue.

Le sujet du prologue des opéras est presque toujours détaché de la pièce; souvent il n'a pas avec elle la moindre liaison. La plupart des pro- logues des opéras de Quinaut sont à la louange

I

DE CHAMFORT. 65

de Louis xiv. On regarde cependant comme les meilleurs prologues ceux qui ont du rapport à la pièce qu'ils précèdent , quoiqu'ils n'aient pas le même sujet : tel est celui à'Amadis des Gaules. Il y a des prologues qui, sans avoir de rapport à la piè(^ , ont cependant un mérite particulier pour la convertance qu'ils ont au temps elle a été représentée : tel est le prologue à'Hésione , opéra qui fut donné en 1700. Le sujet de ce prologue est la célébration des jeux séculaires.

Dans l'ancien théâtre , on appelait prologue l'acteur qui récitait le prologue ; cet acteur était regardé comme un des personnages de la pièce , il ne paraissait pourtant qu'avec ce caractère. Ainsi , dans Y Amphytrion de Plante , Mercure fait le prologue; mais, comme il fait aussi, dans îa comédie, un des principaux rôles , les critiques ont pensé que c'était une exception à la règle o^énérale.

Chez les anciens , la pièce commençait dès le prologue : chez les Anglais , elle ne commence que quand le prologue (îst fini ; c'est pour cela qu'au théâtre anglais , la toile ne se lève qu'après le pro- logue, au lieu qu'au théâtre des anciens, elle devait se lever auparavant. Chez les Anglais, ce n'est point un personnage de la pièce , c'est l'auteur même qui est censé adresser la parole aux spec- tateurs : au contraire, celui que les anciens nom- maient prologue , était censé pariei- à des per- sonnes présentes à l'action même , et avait , au IV. 5

66 OLUvr.KS

moins pour le prologue, un caractère dramatique. Les anciens distinguaient trois sortes de pro- logues : l'un , dans lequel le poète exposait le sujet de la pièce ; l'autre , le poète implorait l'indulgence du public , ou pour son ouvrage , ou pour lui-même ; le troisième, il répondait aux objections. Donat en ajoute une quatrième espèce, dans laquelle entrait quelque chose de toutes les autres, et qu'il appelle, par cette raison , prologue mixte. Les anciens distinguaient encore les pro- logues en deux espèces : l'une l'on n'Introdui- sait qu'un seul personnage , l'autre oii deux acteurs dialoguaient. On trouve de l'une et de l'autre dans Plante.

PROTASE.

Dans l'ancienne poésie dramatique , c'était la première partie d'une pièce de théâtre, qui servait à faire connaître le caractère des principaux per- sonnages , et à exposer le sujet sur lequel roulait toute la pièce.

Ce mot est formé d'un mot grec , qui veut dire tenir le premier lieu : c'était , en effet, par que s'ouvrait le drame. Selon quelques-uns , la pro- tase des anciens revient à nos deux premiers actes ; mais ceci a besoin d'être éclairci.

Scaliger définit la protase : in quel proponitur et narratur summa rel sine declaratione , c'est-à dire, l'exposition du sujet sans en laisser pénétrer

DE Cil AM FORT. G 7

le dénoûmeut. Mais si cette exposition se fait en une scène , on n'a donc besoin pour cela , ni d'un , ni de deux actes. C'est la longueur du récit , sa nature et sa nécessité, qui déterminaient l'étendue de la protase à plus ou moins de scènes , la ren- fermaient quelquefois dans le premier acte , et le second.

Aussi, Vossius remarque-t-il que cette notion que Donat ou Evanthe ont donnée de la protase ( protasis est primus actas initiumque dramatis ) , n'est rien moins qu'exacte; et il allègue en preuve le Miles gloriosLis de Plante , la protase, ce que Scaliger appelle rei sumnia , ne se fait que dans la première scène du second acte ; après quoi , l'action commence proprement. La protase ne revient donc à nos deux premiers actes qu'à raison de la première place qu'elle occupait dans une tragédie ou dans une comédie , et iniUement à cause de son étendue.

'Ce que les anciens entendaient par protase , nous l'appelons préparation ou exposition du V sujet , deux choses qu'il ne faut pas confondre. L'une consiste à donner une idée générale de ce qui \ a se passer dans le cours de la pièce , par le récit de quelques événemens que l'action sup- pose nécessairement. C'est d'elle que Despréaux a dit :

Que , dès les premiers vers , l'action pit'paiVe , Sans peiue du sujet aplanisse l'eiitJLf.

6S OEllVRî-S

L'autre développe d'une manière un peu plus précise et plus circonstanciée le véritable sujet de la pièce. Sans cette exposition , qui consiste quel- quefois dans un récit, et quelquefois se développe peu à peu dans le dialogue des premières scènes , il serait comme impossible aux spectateurs d'en- tendre une tragédie dans laquelle les divers inté- rêts et les principales actions des personnages ont un rapport essentiel à quelque autre grand évé- nement qui influe sur l'action théâtrale , qui dé- termine les incidens , et qui prépare , ou comme cause, ou comme occasion , les choses qui doivent ensuite arriver. C'est de cette partie que ce même poè^te a dit :

Le sujet n'est jamais assez tôt explique.

Cette exposition du sujet ne doit point être si claire , qu'elle instruise parfaitement le spectateur de tout ce qui doit arriver dans la suite, mais le lui laisser entrevoir comme une perspective, pour le rapprocher par degrés et le développer succes- sivement , afin de ménager toujours un nouveau plaisir partant du même principe , quoique varié par de nouveaux incidens qui piquent et réveillent îa curiosité. Car si l'on suppose une fois l'esprit suffisamment instruit , on le prive du plaisir de la surprise , auquel il s'attendait. C'est précisément ce que dit Donat, quand il définit la protase : Primas actus fabulœ , quo pars argumenti expli-

Dr CHÀMFORT. 69

catur , pars reticetur ad popuU expectationeni tenenclam.

Les anciens connaissaient peu cet art : au moins les Latins s'enjbarrassaient-iis peu de tenir ainsi l'esprit des spectateurs dans l'attente. Dès le pro- logue d'une pièce , ils en annonçaient toute l'or- donnance , la conduite et le dénoùment : témoin YJmphjtrion de Plante. Les modernes entendent mieux leurs intérêts et ceux du public.

ÉPITASE , EXPOSITION.

L'EXPOSiTio^r est la partie du poème dramatique dans laquelle l'auteur jette les fondemens de la pièce , en exposant les faits de l'avant-scène qui doi-'.ent produire ceux qui vont arriver, en éta-, blissant les intérêts et les caractères des person- nages qui doivent y avoir part , et surtout en diri- geant l'esprit et le cœur du côté de l'intérêt prin- cipal dont on \eut les occuper.

r*iais comme la tragédie est une action , il faut que le poète se cache dès le commencement , de manière qu'on ne s'aperçoive pas qu'il prend ses avantages et que c'est lui qui s'arrange , plutôt que les acteurs n'agissent.

Beaucoup- d'expositions de nos tragédies res- semblent bien moins à une partie de l'action qu'à des prologues des anciens , un comédien venait mettre le spectateur au fait de l'aclion qu'on allait

70 OEUVRES

lui représenter , en lui racontant franchement les aventures passées qui y donnaient lieu. ^

Le poète s'affranchissait par de l'art pénible de mêler les échafaudages avec l'édifice et de les tourner en ornemens. Corneille lui-même ne s'est pas trop élevé au-dessus de ces usages dans l'exposition de Roclogune , , par un acteur désintéressé, il fait faire à im autre qui ne l'est pas moins , toute l'histoire nécessaire à l'intelligence de la tragédie ; et l'histoire est si longue qu'il a fallu la couper en deux scènes, ou l'interrompre, pour laisser parler les deux princes qui arrivent : et on la reprend dès qu'ils sont sortis.

C'est le plus grand exemple d'une exposition froide ; mais aussi c'est ce même Corneille qui en a donné le plus parfait modèle dans la Mort de Pompée, Ptolemée tient conseil sur la conduite qu il doit tenir après la victoire de César à Phar- sale. Cette exposition est imposante, auguste, attendrissante ; elle forme en même temps le nœud de l'action.

La première règle de l'exposision est de bien faire connaître les personnages, celui qui parle, celui à qui on parle et celui dont on parle , le lieu ils sont, le temps l'action commence :

Que , dès les premiers vers , l'.ictlon préparée , Sans peine du sujet aplanisse TentnV : I.c sujet n'cr.t jamais assez tôt expliqué.

DK CHAT.TFO'RT. 7I

Le grand secret est d'exciter d'abord beaucoup de curiosité :

Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.

^ Toute scène qui ne donne pas envie de voir les autres , ne vaut rien'. ( 0 kiitx,»»-i )

Si le sujet est grand, est connu , comme la. 3Iort de Pompée , le poète peut tout d'un coup entrer en matière ; les spectateurs sont au fait de l'action commencée , dès les premiers vers , sans obscu- rité : mais si les héros de la pièce sont tous nou- veaux pour les spectateurs, il faut faire connaître, dès les premiers vers, leurs différens intérêts, etc.

L'oubli le plus léger suffit pour détruire toute illusion. Une petite circonstance omise ou mal présentée décèle la maladresse du poète et affai- blit l'intérêt. Il faut expliquer tout ce qui le demande, et rien au-delà.

Corneille prétend que le poète est dispensé de motiver , dans l'exposition , l'arrivée des acteurs ; c'est une licence qui peut quelquefois être prise , mais il semble qu'il est mieux de s'en passer. L'acte est froid quand l'exposition n'est pas amenée par un incident important ; il est même à souhaiter qu'elle en soit suivie.

La manière la plus commune, et par conséquent"^\ la plus défectueuse, d'amener une exposition, c'est de faire faire à un acteur , par un autre, tous les récits dont il a besoin , tantôt dans le dessein

«7^ ŒUVRES

d'instruire un personnage qui n'est pas au fait , tantôt en lui rappelant ce qu'il peut avoir oublié , quelquefois même en lui disant qu'il s'en souvient, comme si c'était une raison de le lui redire. De là, deux défauts : celui de la ressemblance et celui de la langueur. Le spectateur est tellement habitué à cet usage , qu'il n'est qu'auditeur dans le com- mencement. Il ne compte pas qu'il soit encore temps d'être ému. Les règles veulent qu'il attende ; ef il abarulonne le premier acte , quelquefois davantage, aux besoins du poète, dans l'espérance qu il lui ménage par de grandes émotions.

On doit tâcher de mettre tout en action jusqu'à rexpositi(jn. On en impose au spectateur, qui se trouve d'abord dans l'iJUision. Il n'aperçoit pas le poète sous les personnages ; l'art des préparatifs disparaît.

Il est difficile , en effet , de croire que les dis- cours de deux personnages passionnés aient d'autre objet que de développer leurs sentimens ; et , à la faveur de cette émotion , le poète instruit adroi- tement 1 s spectateurs de tout ce qu'il a intérêt qu'on sache.

Si le poète ose débuter par une situation forte , il se mettra dans la nécessité de soutenir le ton qu'il aura pris , et son ouvrage y gagnera.

Si le poète a choisi un sujet dont l'avant-scène ne soit pas trop compliquée , l'exposition en sera plus facile et plus claire. : 'Il est à souhaiter que l'action commence dans

DE CHAMFORT. 73

un jour illustre ou désiré, remarquable par quel- que événement qui tienne lieu cVépoque ou qui puisse le devenir. Corneille manque rare- ment à cette règfle.

I.e poète doit se ménager , autant que son sujet peut le lui permettre , quelqne description bril- lante qui passionne son exposition, comme le dis- cours de Cinna aux conjurés, comme le récit de la mort de Cresfonte dans Mérope.

L'exposition d'Othoii est citée comme modèle: elle est naturelle , noble , bien amenée, marquée par une époque intéressante. Il s'agit de désigner un successeur à Galba. L'avant-scène y entre avec beaucoup de netteté et de précision ; mais ne manque-t-elle pas l'objet de toute exposition , qui est d exciter un vif intérêt , au moins de curio- sité ? Othon est amoureux de Plautine , fille de Vinius, consul, et ministre de Galba. Albin , con- fident d'Otlion , conseille à son maître de s'atta- cher à Camille, nièce de l'empereur , qui lui por- tera l'empire en dot. Voici comment Othon rejette cette proposition.

Porte à d'autres qu'à moi cette amorce inutile : Mon cœur, tout à Plautine , est ferme- pour Camille. La beauté de l'objet, la bonté de cbanger, Le succès incertain, l'infaillible danger, Tout met à ces projets d'invincibles obstacles.

Un amant qui fait entrer Tincertitude de réussir auprès d'une autre femme, dans les raisons d'être

74 ŒUVIIILS

fidèle à celle qu il aime , ne peut intéresser vive- ment ; et Plauîine qui renonce généreusement à Othon , ne réchauffe pas l'intérêt en lui offrant le dédommagement d'un amour au-dessus des sens.

L'exposition de Bajazet paraît d'un ordre infi- niment supérieur. Osmin arrive d'un long voyage. L'étonnement qu'il montre en entrant dans Tin- té rieiu^ du sérail , fait voir qu'il s'est passé quel- que chose d'important dans son absence, et qu'il ne peut savoir. Les questions d'Acomat laissent entrevoir une partie de ses projets. Il y a peu d'avant-scènes aussi chargées de détads néces- saires , et il y en a peu qui soient aussi claires. Aussi cette exposition passe-t-elle pour un modèle unique en son genre.

Mais ne pourrait -on pas lui préférer encore celles qui joignent à ce mérite celui d'être en sentiment et en tableaux ? Il semble que celle di Iphigénie réunit ce double avantage.

Un grand roi, réveillé par ses inquiétudes pa- ternelles , voyant ses soldats endormis autour de lui, 'présente un tableau bien noble; et les com- bats de son cœur forment une exposition bien touchante.

C'est encore le mérite de Sémiramis. Le grand- prêtre , qui reçoit des mains d'Arsace le coffre qui contient la lettre , le glaive et la couronne de Ninus , forme dès lors le nœud et prépare le dénoûment. C'est le comble de l'art.

DE ClîAMrORT.

Les anciens ont connu ces expositions en ta- Ijleaux. Voyez celle de \ Œdipe roi. L'ouverture de la scène présente aux yeux une place publi- que , un palais , un autel ; à la porte du palais d'OEdipe , des enfans , des vieillards prosternés , demandant la fin de leurs maux.

En remontant encore plus haut , on peut voir, par l'exposition des CœphoreSy comment Eschyle avait conçu la tragédie. Le fond de la scène est le tombeau d'Agamemnon. Oreste y arrive avec Pilade ; il invoque Mercure qui préside aux fu- nérailles ; il coupe sa chevelure pour la répandre sur le monument ; et tandis qu'il est occupé à cette pieuse cérémonie, il aperçoit de loin Electre sa sœur, à la tête d'une troupe de jeunes filles qui s'avancent avec des dons pour le mort.

La Motte, après avoir loué les expositions en tableaux, prétend qu'elles sont très-dangereuses, et que l'auteur , avant de les hasarder , doit bien consulter ses forces. Selon lui , il est à craindre que le spectateur ne voie avec peine le théâtre presque vide , après l'avoir vu occupé par une foule de personnages. Cette crainte peut être fondée : mais il n'y a guère que le défaut d'in- térêt dans les actes suivans , qui rappelé au spec- tateur que le théâtre était rempli au premier acte: témoin Brutus et les ouvrages déjà cités.

Les principes de l'exposition sont les mêmes pour la comédie. La plus grande attention de l'au- teur doit être de faire marcher de front le co-

76 ŒUVRES

mique , le cléveloj3pement du sujet et celui des caractères.

Quand la pièce est un tissu de caractères , il est permis de s'occuper de leur développement, plus encore que de l'exposition du sujet. Telle est la première scène du Misanthrope , qui est em- ployée principalement à dessiner les caractères d'Alceste et de Philinte.

ÉPISODE,

C'était chez les Grecs, une des parties de quan- tité de la tragédie.

On appelait ainsi cette portion du drame qui était entre les chants du chœur ; elle équivalait à ïios trois actes du milieu.

Ce récit des acteurs, interposé entre les chants du chœur, étant distribué en plusieurs morceaux différens , on peut le considérer comme un seul épisode composé de plusieurs parties; à moins qu'on n'aime mieux donner à chacune de ses par- ties le nom d^épisode.

En effet, c'était quelquefois un même sujet di- visé en différens récits, et quelquefois chaque récit contenait un sujet particulier dépendant des autres. Mais ce qui n'avait été qu'un ornement dans la tragédie, en étant devenu la partie prin- cipale, on regarde la totahté des épisodes comme ne devant former qu'un seul corps dont les par- ties soient dépendantes les unes des autres.

DE CÎIAMfORT. 77

j^es meilleurs poètes conçurent leurs épisodes de la sorte, et les tirèrent d'une même action ; pratique si généralement établie du temps dAris- tote, qu'il en a fait une règle : en sorte qu'on nommait simplement tragédies, les pièces l'unité de ces épisodes était observée, et tragé- dies épisodiques, celles elle était négligée. Les mauvais poètes tombaient dans ce défaut par ignorance, et les bons par leur complaisance pour quelques acteurs aimés du public , à qui l'on voulait donner des rôles, sans que la contexture de la pièce l'exigeât ou le permît.

Parmi nous, l'épisode se prend pour un inci- dent ou une action détachée qu'un poète insère dans son ouvrage et lie à son action principale, pour y jeter une plus grande diversité d'é\éne- mens. Les actions les plus simples sont les plus sujettes à cette irrégularité, en ce qu'ayant moins d'incidens et de parties que les autres plus composées , elles ont plus besoin qu'on y en ajoute d'étrangères.

Un poète peu habile épuisera quelquefois tout son sujet dès le second acte, et se trouvera par dans la nécessité d'avoir recours à des actions étrangères pour remplir les autres actes: c'étaitle défaut des premiers poètes français. Pour remplir chaque acte, ils prenaient des actions qui apparte- naient bien au même héros, mais qui n'avaient aucune liaison entre elles.

Le poète doit choisir , autant qu'il est possible,

■^8 OEUVRES

des sujets dont le fond lui fournisse les incidens et les obstacles qui doivent concourir à l'action prin- cipale; mais lorsque le sujet n'en suggère point, ou que les incideus ne sont point par eux-mêmes assez importans pour produire les effets qu'on se propose , alors le poète doit employer toutes les ressources de son art à lier tellement l'épisode à son sujet , qu'il y devienne comme absolument nécessaire.

Racine a donné, àdias^mbomaque et dans Iphi- génie , deux modèles admirables de la manière dont un épisode doit être lié à l'action. Dans An- dromaque , Oreste , ouvrant la scène , déclare à Pilade sa passion pour Hermione , et y intéresse tellement le spectateur, qu'on est tenté de prendre cet amour épisodique pour l'action principale. Il est le représentant de la Grèce; il vient demander à Pyrrhus le fils d'Hector; enfin ^ son rôle est si bien lié à l'action qu'il est impossible de l'en séparer.

INIème artifice à peu près dans Iphigénie. Dès le premier acte, l'arrivée d'Eriphile est annoncée ; on explique même le sujet de sa venue. Elle veut interroger Calchas sur le secret de sa naissance ; elle est liée d'amitié avec Iphigénie ; elle est cap- tive d'Achille , et Iphigénie le prie de la délivrer. C'est elle qui déclare aux Grecs le projet du dé- part de la reine et de la princesse ; c'est elle qui est la victime du sacrifice qu'elle veut hâter, et

i)V. CHAMFORT. 79

elle ne tient guère moins à la pièce qu'Oreste

dans Andromaque.

Voyez encore la manière dont Voltaire , dans

Sémircunis ^ a lié à son sujet l'amour d'Arsace et

d'Azéma; et dans Mahomet^ celui de Palmire et

de Séide.

On connaît encore, sur le théâtre français, une

espèce d'ouvrages nommés comédies épisodiques,

ou pièces à tiroir. Les Fâcheux sont le modèle des pièces de ce genre , et jamais aucun auteur n'a pu en approcher.

Ces ouvrages sont composés d'un certain nom- bre de scènes détachées, qui ont un rapport à un certain but général. Le secret de Fauteur con- siste à faire passer rapidement devant les yeux du spectateur un grand nombre de personnages qui viennent donner ou montrer des ridicules ; ce sont surtout des travers de modes que l'on at- taque ordinairement dans ces pièces.

Le nom de comédie ne leur convient nulle- ment , puisque la comédie est une action et em- porte dans son idée l'unité d'action ; mérite qui manque absolument à ces ouvrages, qui ne sont que des déclamations partagées en plusieurs points.

Les anciens ne connaissaient point les pièces épisodiques ; mais ils avaient une autre manière d'attaquer en même temps plusieurs espèces de ridicules et de les immoler :i la fois. Les chœurs de leurs comédies étaient en partie destinés à cet

8o OlîUVRES

usage ; ils y rassemblaient plusieurs personnages ridicules sur lesquels le poète lançait rapidement une foule de traits.

Nos auteurs ont préféré la méthode d'immoler leurs victimes successivement.

Au reste, cet usage dura peu chez les Grecs , c'était dans les chœurs cpie les poètes portaient le plus loin la licence, et c'est sur les chœurs prin- cipalement que tombe la réforme qui sert d'épo- que à la comédie nouvelle.

Quand le poète introduit deux intrigues dans sa pièce, il doit conduire les deux actions de ma- nière que leur mouvement soit égal et ne se nuise point ^réciproquement : c'est alors qu'il faut éviter la multiplication des incidens , qui détour- nerait l'attention des spectateurs.

Si la pièce dans laquelle on introduit un épi- sode est une comédie de caractère , il faut avoir égard à deux choses : la première, que les intri- gues des deux actions soient légères ; la seconde , que le caractère les embrasse toutes deux. C'est ainsi que Molière en a usé dans l'^^^a/e.

Harpagon, père d'Elise et amoureux de Ma- rianne, embrasse les deux intrigues, l'une de Va- lère amant de sa fille, et l'autre de son fils Cléante amoureux de Rïarianne. Ces deux intrigues sont légères, parce qu'elles sont subordonnées au ca- ractère principal de l'Avare, qui les occupe et les fait marcher.

t)E CH A M FORT. 8l

CATASTASE.

La catastase est, selon quelques-uns, la troi- sième partie du poème dramatique chez les an- ciens , dans laquelle les intrigues , nouées dans Yépitase ou V exposition, se soutiennent, conti- nuent, augmentent, jusqu'à ce qu'elles se trou- vent préparées par le dénoùment qui doit arriver dans la catastrophe.

Quelques auteurs confondent la catastase avec l'épitase, ou ne les distinguent tout au plus qu'en ce que l'une est le commencement, et l'autre la suite du nœud de l'intrigue.

Ce mot veut dire en grec constitution , parce que c'est cette partie qui forme comme le corps de faction théâtrale, que la protase ne fait que préparer , et la catastrophe démêler.

ÉPILOGUE.

Aristote définit l'épilogue, une partie qu'on récite dans la tragédie, lorsque le chœur a chanté pour la dernière fois.

D.ans la poésie dramatique, il signifiait, chez les anciens , ce qu'un des principaux acteurs adres- sait aux spectateurs lorsque la pièce était finie, et qui contenait ordinairement quelques ré- flexions relatives à cette même pièce et au rôle qu' y avait joué cet acteur.

VI. G

Ba ŒUVRES

Parmi les modernes, ce nom et ce rôle sont in- connus; mais àî'épilogue des anciens, ils ont subs- titué l'usage des petites pièces ou comédies, qu'on fait succéder aux pièces sérieuses, afin, dit-on, de calmer les passions et de dissiper les idées tristes que la tragédie aurait pu exciter.

L'épilogue n'a pas toujours été d'usage sur le théâtre des anciens; et il n'est pas, à beaucoup près, de l'antiquité du prologue.

Il est vrai que plusieurs auteurs ont confondu, dans le drame grec, l'épilogue avec ce qu'on nom- mait exode , trompés par la définition d'Aristote. Mais ces deux choses étaient en effet aussi diffé- rentes que l'étaient nos grandes et nos petites pièces ; Yexode étant ( comme on l'a dit ci-devant) une des parties de la tragédie, c'est-à-dire , la quatrième et dernière, qui renfermait la catastro- phe ou le dénoùment de l'intrigue , et répondait à notre cinquième acte : au lieu que l'épilogue était hors d'oeuvre , et n'avait tout au plus que des rapports arbitraires et fort éloignés avec la tra- gédie.

KÉCIT DRAMATIQUE.

Le récit dramatique qui termine ordinairement nos tragédies, est la description d'un événement funeste , destiné à mettre le comble aux passions tragiques, c'est-à-dire , à porter à leur plus haut point la terreur et la pitié, qui se sont accrues du- rant tout le cours de la pièce.

J)F. CliAMTORT. 83

Ces sortes de récits sont, pour l'ordinaire, dans la bouche des personnages qui, s'ils n'ont pas un in- térêt à l'action du poème , en ont du moins un très-fort qui les attache au personnage le plus intéressé dans l'événement funeste. qu'ils ont à ra- conter. Ainsi, quand ils viennent rendre compte de ce qui s'est passé sous leurs yeux, ils sont dans cet état de trouble qui naît du mélange des pas- sions.

La douleur, le désir de faire passer cette dou- leur chez les autres, la juste indignation contre les auteurs du désastre dont ils viennent d'être témoins, l'envie d'exciter à les en punir, et les divers sentimens qui peuvent naître des diffé- rentes raisons de leur attachement à ceux dont ils déplorent la perte : toutes ces raisons agissent en eux , en même temps , indistinctement , sans qu'ils le sachent eux-mêmes, et les mettent dans une situation à peu près pareille à celle Longin nous fait remarquer qu'est Sapho , qui, racontant ce qui se passe dans son âme à la vue de l'infidé- lité de celui qu'elle aime , présente en elle , non une passion unique, mais un concours de pas- sions.

On voit aisément que je me restreins aux ré- cits qui décrivent la mort des personnages pour lesquels on s'est intéressé durant la pièce.

Les récits de la mort des peisonnages odieux ne sont pas absolument assujétis aux mêmes règles, quoique cependant il ne fut pas difficile

84 ŒUVRES

fie les 3^ ramener, à l'aide d'un peu d'explication. Le but de nos récits étant donc de porter la terreur et la pitié le plus-loin qu'elles puissent al- ler, il est évident qu'ils ne doivent renfermer que les circonstances qui conduisent à ce but.

Dans l'événeinent le plus triste et le plus ter- rible, tout n'est pas également capable d'imprimer de la terreur ou de faire couler des larmes. Il y a donc un choix à faire ; et ce choix commence par écarter les circonstances frivoles, petites et pué- riles. Voilà la première règle prescrite par Lon- oin ; et sa nécessité se fait si bien sentir qu'il est inutile de la détailler plus au long.

La seconde règle est de préférer, dans le choix des circonstances , celles qui sont principales. La raison de cette règle est plaire. Il est impossible , moralem.ent parlant, que, dans les grands mouve- mens,le feu de l'orateur ou du poète se soutienne toujours au même degré. Pendant qu'on passe en revue une longue file de circonstances , le feu se ralentit nécessairement , et l'impression qu'on veut faire sur l'auditeur languit en même temps.' Le pathétique manque une partie de son effet ; et l'on peut dire que , dès qu'il en manque une partie, il le perd tout entier. Cette seconde règle n'est pas moins nécessaire pour nos récits que la première. Les personnages qui les font, sont dans une situa- tion extrêmement violente ; et ce que le poète leur fait dire, doit être une peinture exacte de leur situation. Le tumulte des passions qui les agitent,

DE CriAMFOÎlT. 85

ne les rend eux-mêmes attentifs, (1 an s le désordre d'un premier mouvement, qu'aux traits les plus' frappans de ce qui s'est passé sous leurs yeux.

Je dis dans le désordre d'un premier mouve- ment , parce que ce qu'ils racontent venant de se passer dans le moment même , il serait absurde de supposer qu'ils eussent eu le temps de la ré- flexion , et que le comble du ridicule serait de les faire parler comme s'ils avaient pu méditer à loi- sir l'ordre et l'art qu'il leur faudrait employer pour arriver plus sûrement à leurs fins. C'est pour- tant sur ce modèle si déraisonnable, que sont faits la plupart des récits de nos tragédies, et on n'en connaît guère qui ne pèche contre la vraisem- blance.

La troisième règle est que les récits soient ra- pides , parce que les descriptions pathétiques doivent être presque toujours véhémentes, et qu'il n'y a point de véhémence sans rapidité.

]S os récits sont asservis à cette règle; mais il ne paraît pas que la plupart de nos tragiques la connaissent ou qu'ils se soucient de la pratiquer. Si leurs récits font quelque impression au théâtre, elle est l'ouvrage de l'acteur qui supplée par son art à ce qui leur manque.

Le style le plus vif et le plus serré convient à nos récits. Les circonstances doivent s'y précipiter les unes sur les autres; chacune doit être présentée avec le moins de mots qu'il est possible.

Ce n'est point à Racine^ comme poète, que l'on

84 ŒUVRES

de les y ramener, à l'aide d'un peu d'explication^ Le but de nos récits étant donc de porter la terreur et la pitié le plus-loin qu'elles puissent al- ler, il est évident cpi'ils ne doivent renfermer que les circonstances qui conduisent à ce but.

Dans l'événement le plus triste et le plus ter- rible, tout n'est pas également capable d'imprimer de la terreur ou de faire couler des larmes. Il y a donc un choix à faire ; et ce choix commence par écarter les circonstances frivoles , petites et pué- riles. Voilà la première règle prescrite par Lon- gin ; et sa nécessité se fait si bien sentir qu'il est inutile de la détailler plus au long.

La seconde règle est de préférer, dans le choix des circonstances , celles qui sont principales. La raison de cette règle est claire. Il est impossible , moralement parlant, que, dans les grands mouve- menSjle feu de l'orateur ou du poète se soutienne toujours au même degré. Pendant qu'on passe en revue une longue file de circonstances , le feu se ralentit nécessairement , et l'impression qu'on veut faire sur l'auditeur languit en même temps. Le ])athétique manque une partie de son effet ; et l'on peut dire que , dès qu'il en manque une partie, il le perd tout entier. Cette seconde règle n'est pas moins nécessaire pour nos récits que la première. Les personnages qui les font, sont dans une situa- tion extrêmement violente ; et ce que le poète leur fait dire, doit être une peinture exacte de leur situation. Le tumulte dos passions qui les agitent,

DE CriVMFOÎlT. 85

ne les rend eux-mêmes attentifs, dans le désordre d'un premier mouvement , qu'aux traits les plus frappans de ce qui s'est passé sous leurs yeux.

Je dis dans le désordre d'un premier mouve- ment , parce que ce qu'ils racontent venant de se passer dans le moment même , il serait absurde de supposer qu'ils eussent eu le temps de la ré- flexion , et que le comble du ridicule serait de les faire parler comme s'ils avaient pu méditer à loi- sir l'ordre et l'art qu'il leur faudrait employer pour arriver plus sûrement à leurs fins. C'est pour- tant sur ce modèle si déraisonnable, que sont faits la plupart des récits de nos tragédies, et on n'en connaît guère qui ne pècbe contre la vraisem- blance.

La troisième règle est que les récits soient ra- pides , parce que les descriptions pathétiques doivent être presque toujours véhémentes, et qu'il n'y a point de véhémence sans rapidité.

IS os récits sont asservis à cette règle; mais il ne paraît pas que la plupart de nos tragiques la connaissent ou qu'ils se soucient de la pratiquer. Si leurs récits font quelque impression au théâtre, elle est l'ouvrage de l'acteur qui supplée par son art à ce qui leur manque.

Le style le plus vif et le plus serré convient à nos récits. Les circonstances doivent s'y précipiter les unes sur les auti'es; chacune doit être présentée avec le moins de mots qu'il est possible.

Ce n'est point à Racine^ comme poète, que l'on

86 OEUVRES

fait le procès clans son récit : c'est à PLacine fai- sant parler Thèramène ; c'est à Théramène lui- même , qui ne peut pas plus jouir des privilèges accordés aux poètes, qu'aucun personnage de tra- gédie. La première partie du récit de Théramène répond à ceux que les anciens ont faits de la mort d'Hippolyte. Racine en avait trois devant les yeux: celui d'Euripide, celui d'Ovide et celui de Sénè- que. Il les admira ; et , selon toute apparence , les fautes qu'on lui reproche ne vieiment que de la noble ambition qu'il a eue de vouloir surpas- ser tous ces niodèles. Au reste , on a discuté ce beau morceau, avec la dernièie rigueur, dans la dernière édition de Despréaux, à cause de l'excel- lence de l'auteur ; mais les critiques qu'on en a faites , toutes bonnes qu'elles puissent être , ne tournent qu'à la gloire des talens admirables d'un illustre écrivain , qui , dès l'instant qu'il com- mença de donner ses tragédies au public, fit voir que Corneille , le grand Corneille , n'était plus le seul poète tragique en France.

MONOLOGUE ET MONODIE.

Le monologue est le discours d'un seul per- sonnage.

Encore que je n'aie point trouvé le terme de monologue chez les auteurs anciens qui nous ont parlé du théâtre, ni même dans le grand œuvre de Jiiies Scaliger, lui qui n'a rien oublié de eu-

DE CHAMFOUT. «^

rieiix sur ce sujet, il ne faut pourtant pas laisser d'en dire mon sentiment, selon l'intellioence des modernes, pour ne pas me départir des choses qui sont reçues parmi eux.

Je commence par une observation nécessaire, en avertissant d'abord qu'on ne^doit pas confon- dre la monodie des anciens avec ce qu'aucuns appellent maintenant monologues : car, quoique la monodie soit une pièce de poésie chantée ou récitée par un homme seul, l'usage néan- moins la restreint pour signifier les vers lugubres qui se chantaient par l'un de ceux qui compo- saient le chœur en l'honneur d'un mort; et l'on tient qu'Olimpe, musicien, fut le premier qui en usa de la sorte en faveur de Pithon , au rapport d'Aristoxène.

Je m'étonne qu'un moderne ait dit que la monodie est un poème composé pour un seul personnage, tel que la Cassandi'e de Licopliron; car n'étant pas même d'accord avec Scaliger touchant l'intelligence de ce simple terme poé- tique , il me semble qu'on peut bien aussi n'ap- prouver pas son opinion.

D'ailleurs, il y a des savans qui ne veulent point recevoir le mot grec pour signifier l'entre- tien d'un homme seul , mais bien un discours en tout semblable, sans aucune variété. J'estime donc que, de nos jours, on a nommé monologues, ce que les anciens appelaient en grec récit d'un seul personnage , par exemple , plusieurs églogues

88 OEUVRES

grecques et latines , et plusieurs discours du ehœur dans les premières comédies, et que Striblin appelle nionocUes ^ mettant de ce nom- dre le discours d'Electre seule dans Euripide, et un autre encore d'elle-même dans Sophocle , bien qu'elle parle en la présence du chœur.

J'avoue qu'il est quelquefois bien agréable sur le théâtre de voir un homme seul ouvrir le fond de son âme, de l'entendre parler hardiment de toutes ses plus secrètes pensées, expliquer tous ses sentimens, et dire tout ce que la vio- lence de sa passion lui suggère; mais il n'estpas toujours bien facile de le lui faire faire avec vraisemblance.

Les anciens tragiques ne pouvaient faire ces monologues, à cause des chœurs qui ne sortaient point du théâtre; et si ma mémoire ne me trompe, hors celui qu'Ajax ( dans Sophocle ) fait sur le point de mourir au coin d'un bois pendant que le chœur est sorti pour le chercher , je ne crois pas qu'il s'en trouve un dans les trente-cinq tragédies qui restent.

Je sais bien que souvent on ne trouve intitu- lé, dans nos scènes, qu'un acteur; mais si l'on y prend garde, on reconnaîtra qu'il n'est pas seul sur le théâtre, et c[ue son discours s'adresse à des gens qui le suivent en personne, quoiqu'ils ne soient point marqués à l'édition.

Quant aux prologues, ils sont récités ordinaire-' ment par des personnages seuls, mais non pas

DE CHAMFORT. 89

en forme de monologues: c'est une scène hors d'œuvre, qui, à la \érité, fait bien partie du poème ancien, mais non pas de l'action théâtrale; c'est un discours qui s'adresse aux spectateurs et en leur faveur, pour les instruire du fond de l'histoire, en attendant l'entrée du chœur, commonce précisément l'action , selon Aristote.

Les deux comiques latins que nos modernes ont imités , ont inséré plusieurs monologues dans presque toutes les comédies que nous en a^ons; mais comme il y en a quelques-uns qui sont faits à propos, et d'autres contre toute raison , je n'en veux pas faire ici le jugement en détail.

Je dirai seulement ce que j'estime qu'il faut observer pour faire un monologue avec vraisem- blance; et si l'on approuve mes sentimens, l'on pourra juger queîis sont les bons et les mauvais, tant chez les anciens que chez les modernes.

Premièrement, il ne faut jam.ais qu'un acteur fasse un monologue en parlant aux spectateurs, et seulement pour les instruire de quelques cir- constances qu'ils doivent savoir; mais il faut cher- cher, dans la vérité de l'action, quelque raison qui l'ait pu obliger à faire ce discours; autrement c'est un vice dans la représentation , vice que l'on trouve fréquemment dans Plante , et que Té- rence n'a pas entièrement évité.

a** Quand celui qui croit parler seul est enten- du par hasard de quelque autre , pour lors il doit être réputé parler tout bas ; d'autant qu'il n'est

90 CEIVRKS

point vraisemblable qu'un homme seul crie à haute voix, comme il faut que les histrions fassent pour être entendus.

Je demeure d'accord avec Scaliger, que c'est un défaut du théâtre; et je l'excuse avec lui par la nécessité de la représentation , étant impossible de représenter les pensées d'un homme autrement que par ses paroles. Mais ce qui fait paraître ces défauts sur le théâtre , c'est quand un autre acteur entend tout ce que dit celui qui parle seul : car alors nous voyons bien qu'il disait tout haut ce qu'il devait seulement penser ; et bien qu'il soit quelquefois arrivé qu'un hon je ait parlé tout haut de ce qu'il ne croyait et ne devait se dire qu'à lui-même , nous ne le souffrons pas néan- moins au théâtre, parce que l'on ne doit pas y représenter si grossièrement l'imprudence hu- maine , en quoi Plante a souvent péché.

En ces rencontres donc , il faut trouver une raison de vraisemblance qui obhge cet acteur à parler tout haut , ce qui est assez difficile ; car l'excès de la douleur ou d'une passion n'est pas , à mon avis , suffisant. Il peut bien obliger un homme à faire quelques plaintes en paroles inter- rompues , mais non pas un discours de suite et tout raisonné : ou bien il faudrait que le poète usât d'une telle adresse en la composition de ce monologue-, que l'acteur dût élever sa voix en récitant certaines paroles seulement , et la modé- rer en d'autres ; et cela , afin qu'il soit vraisem-

DE CH,VMFORT. Ç)l

blable que l'autre acteur , qui l'écoute de loin , puisse entendre les unes comme prononcées tout haut, et par l'effet d'une passion qui éclaterait à diverses reprises , mais non pas les autres , comme étant prononcées tout bas.

Or , pour dire ce qui me semble de cette com- position , il faudrait que l'autre acteur , après la parole prononcée d'une voix fort haute par celui qui ferait ce monologue , dit quelques paroles d'étonnement et de joie , selon le sujet , et qu'il se fâchât de ne pouvoir ouir le reste ; quelquefois même , quand l'acteur qui ferait !e monologue retiendrait sa voix , il faudrait que l'autre remar- quât toutes ses actions , comme d'un homme qui révérait profondément et qui serait travaillé d'une violente inquiétude.

Ainsi , peut-être, pourrait-on conserver la vrai- semblance et faire un beau jeu de théâtre ; mais alors , il faudrait éviter de confier ces rôles à ces acteurs présomptueux et ignorans, qui s'imaginent faire tout admirablement , et qui , quoiqu'ils ne sachent rien faire bien , ne prennent conseil que de leur insuffisance. A moins d'avoir des gens aussi dociles que furent autrefois ceux de la nou- velle troupe du Marais , on aurait bien de la peine à faire réussir une scène de cette qualité.

La troisième observation touchant les mono- logues , est de les faire en telle sorte qu'ils aient pu vraisemblablement avoir lieu , sans que la considération «de la personne, du lieu, du temps

02 OGUVr.ES

et des autres circonstances , ait dii l'empêcher.

Par exemple , il ne serait pas vraisemblable qu'un général d'armée venant de prendre par force une ville importante , se trouvât seul dans la grande place ; et , par conséquent , si l'on met- tait un monologue en la bouche de ce personnage, on ferait une chose ridicule.

Qu'un grand seigneur reçût un affront dans la salle du palais royal et qu'il y demeurât seul , fai- sant une longue plainte de son malheur , en lui- même ; ce serait ure invraisemblance.

Il n'y avu-ait pas d'apparence qu'un amant eût nouvelle que sa maîtresse est en grand péril , et qu'il s'amusât tout seul à quereller les destins , au lieu de courir à son secours. On ne lui pardonne- rait pas cette conduite dans la représentation , non plus que dans la vérité.

En ces rencontres donc , il faut trouver des couleurs pour obliger un homme à faire éclater tout haut sa passion, ou bien lui donner lui con- fident avec lequel il puisse parler comme à l'oreille ; en tout cas , le mettre en lieu commode pour s'en- tretenir seul et rêver à son aise , ou enfin lui don- ner un temps propre pour se plaindre à loisir de sa mauvaise fortune. En un mot, partout il se faut laisser conduire par la vraisemblance ^ comme par la seule lumière du théâtre.

Si quelque chose peut prouver que nous nous accoutumons à tout , et que , tout jaloux que nous paraissons de l'imitation de la nature , le moindre

DE CIIAMFORT. qS

plaisir nous fait passer sur Lien des irrégularités, c'est qu'on ne soit pas blessé des monologues dans les tragédies, surtout quand ils sont un peu longs. trouverait-on, dans la nature, des hommes raisonnables qui parlassent ainsi tout haut, qui prononçassent distinctement et avec ordre tout ce qui se passe dans leur cœur ? Si quelqu'un était surpris à tenir tout seul des discours si passionnés et si continus , ne serait-il pas légitimement sus- pect de folie ?

Cependant tous nos héros de théâtre sont atteints de cette espèce d'égarement ; ils raisonnent , ils racontent même, ils arrangent des projets, s'ob- jectent des difficultés qu'ils lèvent dans le moment, balancent différens partis et des raisons contraires, et se déterminent enfin au gré de leurs passions et de leurs intérêts ; tout cela comme s'ils ne pou- vaient se sentir et se conseiller eux-mêmes, sans articuler tout ce qu'ils pensent.

prendre , encore un coup , les originaux de semblables discoureurs ? On va me dire , sans doute , qu'ils sont supposés ne pas parler : mais il faudrait alors que , par une supposition plus violente , nous nous imaginassions lire dans leur cœur et suivre exactement leurs pensées. De qîielque façon que nous l'entendions , voilà des idées bien bizarres ; ne §ommes-nous pas réduits à avouer que la force de l'habitude nous fait dévorer les absurdités les plus étranges ?

Hasarderai-je là-dessus une pensée qui ne me

94 OLUVRES

paraît pas sans fondement ? Ce qui fait qu'on n'est pas blessé d'un monologue au théâtre , c'est que , quoique le personnage qui parle soit supposé seul , il y a cependant une assemblée qui nous frappe. ISous voyons des auditeurs ; et dès-lors le parleur ne nous paraît pas ridicule : ce n'est pas à eux qu'il s'adresse , mais c'est pour eux qu'il s'explique. Cette considération fait disparaître l'autre ; et parce que nous sommes bien aises d'être instruits, nous oublions que l'acteur devrait se taire.

Aujourd'hui, les monologues conservent la même mesure des vers que le reste de la tragédie ; et ce style alors est supposé le langage commun : mais Corneille en a pris quelquefois occasion de faire des odes régulières , comme dans Polieiicte et dans le Cid , le personnage devient tout à coup un poète de profession , non-seulement par la con- trainte particulière qu'il s'impose , mais encore en s 'abandonnant aux idées les plus poétiques , et même en affectant des refrains de ballade il fallait toujours retomber ingénieusement.

Tout cela a eu ses admirateurs. Bien des sens sont encore charmés des stances de Polieucte : tant il est vrai que nous ne sommes pas si délicats sur les convenances , et que la coutimie donne souvent autant de force aux fausses beautés , que la nature en peut donner aux véritables !

Qu'y a-t-il à conclure de tout ceci ? C'est que les poètes ne doivent se permettre de monologues

DE CHAMFOnX. 95

que le moins qu'il est possible ; et , quand ils ne peuvent s'en dispenser , d'y éviter au moins la longueur ; car ils pourraient quelquefois être si courts qu'ils ne blesseraient pas la nature ; il nous arrive dans la passion de laisser échapper quel- ques paroles que nous n'adressons qu'à nous- mêmes. C'est encore de n'y point admettre les raisonnemens , ni à plus forte raison les récits. Quelques mouvemens entrecoupés , quelques ré- solutions brusques , sont une excuse la plus natu- relle et la plus raisonnable : bien entendu , mal- gré tout cela , que des beautés exquises de pensées et de sentimens prévaudraient pour l'effet à ces précautions ; et c'est ce que jesous-entends presque toujours dans les règles que j'imagine pour la perfection de la tragédie.

On pardonne un monologue qui est un com- bat du cœur; mais non pas une récapitulation historique. Ces avertissemens au parterre , l'acteur annonce ce qu'il doit faire, ne sont plus permis ; on s'est aperçu qu'il y a très-peu d'art à dire : je vais agir avec art.

Cette faute de faire dire ce qui arrivera, par un acteur qui parle seul et qu'on introduit sans raison , était très-commune sur les théâtres grecs et latins : ils avaient cet usage, parce qu'il est fa- cile. Mais on eût dire aux Menandre , aux: Aristophane , aux Plante : « Surmontez la diffi- culté, instruisez nous du fait sans avoir l'air de nous instruire ; amenez sur le théâtre des person-

96 CœUVRES

nages nécessaires qui aient des raisons de se par- ler; qu'ils m'expliquent tout, sans jamais s'adres- ser à moi; que je les voie agir et dialoguer : sinon, vous êtes dans l'enfance de l'art. »

A mesure que le public s'est plus éclairé, il s'est plus dégoûté des longs monologues. Jamais un monologue ne fait un bel effet que quand on s'intéresse à celui qui parle, que quand >ses pas- sions, ses vertus, ses malheurs, ses faiblesses font dans son âme un combat si noble , si attachant , si animé , que vous lui pardonnez de se parler à soi-même.

C'est dans un opéra que les monologues sont plus supportables. On n'est point choqué de voir un homme ou une femme chanter seul et expri- mer par le chant les mouvemens de joie, (|e ten- dresse , de plaisir , de tristesse, dont son âme est atteinte. C'est même souvent dans ces monolo- gues que le musicien déploie tout le brillant de son art ; il peut se livrer à son génie; il n'est point gêné par la présence d'un interlocuteur qui demande à chanter à son tour.

DIALOGUE.

Le dialogue est proprement l'art de. conduire l'action par les discours des personnages, telle- ment que chacun d'eux dise précisément ce qu'il doit dire ; que celui qui parle le premier dans une scène, l'entame par les choses que la passion

DE CHAMFORT. 97

et l'intérêt doivent offrir le plus naturellement à son esprit ; et que les autres acteurs lui répon- dent ou l'interrompent à propos, selon leur con- venance particulière. Ainsi, le dialogue sera d'au- tant plus parfait , qu'en observant scrupuleuse- ment cet ordre naturel, on n'y dira rien que d'utile , et qui ne soit, pour ainsi dire, un pas vers le dénoûment-

Le personnage qui parle le premier dans une scène, peut tomber dans plusieurs défauts; en ne disant pas d'abord ce qui doit l'occuper le plus , ou faute d'employer les tours que sa passion de- mandait, ou même en s'étendant trop, et ne s'ar- rétant pas aux endroits il doit attendre et dé- sirer qu'on lui réponde.

Les autres peuvent aussi blesser la nature de plusieurs manières :

En ne répondant pas juste, sans qu'il y ait une raison," prise de la situation et du caractère, pour éluder les discours qu'on leur adresse ; ce qui serait alors une justesse véritable , et même plus délicate que la justesse prise dans un sens plus étroit ;

En ne répondant 'pas tout ce qu'ils de- vraient répondre ;

En n'interrompant pas ils devraient in- terrompre.

C'est encore, ce me semble, une manière indi- recte de manquer au dialogue , que de faire sortir des personnages qui devraient attendre qu'on IV. 7

98 OEUVRES

leur répondît , ou de faire rester ceux qui de- vraient répondre.

Une des plus grandes perfections du dialogue , c'est la vivacité ; et comme, dans la tragédie, tout doit être action , la vivacité y est d'autant plus nécessaire. Il n'est pas naturel qu'au milieu d'in- térêts violens qui agitent tous les personnages , ils se donnent , pour ainsi dire , le loisir de se ha- ranguer réciproquement. Ce doit être entre eux un combat de sentimens qui se choquent , qui se repoussent, ou qui triomphent les uns des au- tres; c'est surtout dans cette partie que Cor- neille est supérieur. Voyez la belle scène du Ciel , Rodrigue vient demander la mort à son amante :

N'épargnez point mon sang ; goûtez sans résistance La douceur de ma perte et de votre vengeance.

CHIMÈNE.

Hélas !

RODRIGUE.

Écoute-moi.

CHIMÈNE.

Je me mems.

RODRIGUE.

Un moment.

CHIMÈNE.

Va , laisse-moi mourir.

RODRIGUE.

Quatre mots seulement ; ^ Après , ne me réponds qu'avecque cette cpée.

CHIMÈIVE.

Quoi ! du sang de mon père , eucor toute trempée !

DE CHA.MFORT. 99

RODRIGUE.

Ma Chimène !

CHIMÈNE,

Ote-moi cet objet odieux , Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

RODRIGUE.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine ,

Pour croître ta douleur et pour hâter ma peine.

CHIMÈNE.

Il est teint de mon sang !

RODRIGUE.

Ton malheureux amant aura bien moins de peine A mourir par ta main , qu'à vivre avec ta haine.

CHIMÈNE.

Va , je ne te hais point.

RODRIGUE,

Tu le dois.

CHIMÈNE.

Je ne puis.

RODRIGUE.

Que je meure.

CHIMÈNE.

Va-t'en.

RODRIGUE.

A quoi te résous-tu ? etc.

On a cité , avec raison , comme une beauté de dialogue du premier ordre , la cinquième scène du troisième acte de Cinna. Emilie a déterminé Cinna à ôter la vie à Auguste ; Cinna s'y est engagé , mais il se percera le sein du même poignard dont

lOO OTTIVRr.S

il aura vengé sa maîtresse. Emilie reste avec sa confidente. Dans son trouble elle s'écrie :

Cours après lui , Fulvie ; Et si ton amitié daigne me secourir , Arrache-lui du cœur ce dessein de mourir. Dis-lui

FULVIK.

Qu'en sa faveur vous laissez vivre Auguste.

EMILIE.

Ah ! c'est faire à ma haine une loi trop injuste.

FULVIE.

Et quoi donc ?

EMILIE.

Qu'il achève , et dégage sa foi , Et qu'il choisisse après de la mort ou de moi.

C'est ainsi que Corneille conserve le caractère , et qu'il satisfait en un mot à la dignité d'une âme romaine , à la vengeance, à l'ambition , à l'amour.

Racine semble s'être proposé cette espèce de beauté pour modèle dans Jndromaque. Andro- maque est forcée d'épouser Pyrrhus pour sauver son fils Astyanax ; après des combats du cœur , elle se croit résolue à tout :

Allons trouver Pyrrhus. . . Mais non, chère Céphise, Va le trouver pour moi.

CÉPHISE.

Que faut-il que je dise ?

ANDROMAQUE.

Dis-lui que de mon fîls l'amour est assez fort. . . Mais crois-tu qu'en son âme il ait juré sa mort ?

DE CHAMFORT. lOI

L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

CÉPHISE.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

ANDROMAQUE.

Eh bien ! va l'assurer

CÉPHISE.

De quoi ? de votre foi ?

ANDROMAQUE.

Hélas ! pour la promettre, est-elle encore à moi ? O cendres d'un époux ! ô Troyens ! ô mou père ! O mon fils ! que tes jours coûtent cher à ta mère ! Allons

CÉPHISE.

donc, madame? et que résolvez-vous ?

ANDROMAQUE.

Allons sur son tombeau consulter mon époux.

Dans Cad/nus et Hermione , opéra de Quinaut , il y a, dans la dernière scène du premier acte, une très-grande beauté de dialogue. Cadmus se trouve placé entre Pallas et Junon, dontl'unelui ordonne et l'autre lui défend de secourir la princesse.

JUNON.

Pallas, pour les amans, se déclare en ce jour ; Qui l'aurait jamais osé croire ?

PALI-AS.

Qui peut être contre l'amour. Quand il s'accorde avec la gloire ?

JUNON.

Évite wn courroux dangereux.

PALLAS.

Profite d'un avis fidèle.

I02 OEUVRES

JUNON.

Fuis un trépas affreux.

P ALLAS.

Cherche dans les périls vuie gloire immortelle,

CADMUS.

Entre deux déitës qui suspendent mes vœux , Je n'ose résister à pas une des deux ; Mais je suis l'amour qui m'appelle.

Gadmus accorde le respect qu'il doit à deux divinités , avec ce qu'il doit à sa gloire et à sa maîtresse.

On désirerait que Racine eût quelquefois imité le dialogue vif et coupé de Corneille. On lui ï-eproclie de faire souvent dire de suite à un de ses personnages tout ce qu'il a à dire ; on répond de même , et une longue scène se consume quelque- fois en deux ou trois répliques.

Il est vrai que chaque discours fait une magni- fique suite de vers , qui s'embellissent encore par la continuité. L'effet en est admirable à la lecture; mais au théâtre , les scènes en deviennent moins vives , et si l'on y prend garde , moins naturelles , parce qu'en voyant les autres acteurs présens , on les sent souvent embarrassés de leur silence.

Voltaire est le seul qui ait donné quelques exemples de ces traits de répartie et de réplique on deux ou trois mots , qui ressemblent à des coups d'escrime poussés et parés eii même temps. Il y a une scène iXOEdipe dans ce goût.

DE CHAMFORT. lOj

OEDIPE.

J'ai tué votre époux.

JOCASTE.

Mais vous êtes le mien.

OEDIPE.

Je le suis par le crime.

JOCVSTE.

Il est involontaire.

OEDIPE.

N'importe, il est commis.

JOCASTE.

O comble de misèi'e 1

OEDIPE.

O trop fatal hymen ! ô feux jadis si doux !

JOCASTE.

Ils ne sont point éteints : vous êtes mon époux.

OEDIPE.

Non , je ne le suis plus , etc.

Mais il n'est pas nécessaire qu'un acteur prenne la parole , pour avoir part au dialogue. Il y peut entrer par un geste , par un regard , par le seul air de son visage , pourvu que ses mouvemens soient aperçus par l'acteur qui parle , et qu'ils lui deviennent une occasion de nouvelles pensées et de nouveaux sentimens. Alors la continuité du discours n'empêche pas qu'il n'y ait une sorte de dialogue , parce que l'action muette d'un des per- sonnages a exprimé quelque chose d'important, et qu'elle a produit son effet sur celui qui parle ; comme :

Zaïre , vous pleurez.

I04 OEUVRES

et dans Androniaque ,

Perfide, je le voi ; Tu comptes les momens que tu perds avec moi.

Tout cela répond à des mouvemens aperçus qui , quelquefois plus expressifs que la parole , font sentir du moins le dialogue de la passion., dans les endroits même l'on n'entend qu'un personnage.

Les maximes générales retardent et affaiblissent le dialogue , à moins qu'elles ne soient en senti- ment et très-courtes , comme dans cet exemple :

Je connais peu l'amour ; mais j'ose te répondre

Qu'il n'est pas condamné , puisqu'on veut le confondre.

Acomat ne dit que ce qu'il pense dans l'occa- sion présente ; et l'auditeur y découvre en même temps le caractère général de l'amour.

Ce n'est que dans une grande passion , que dans l'excès d'un grand malheur , qu'il est permis de ne pas répondre à ce que dit l'interlocuteur ; l'âme alors est toute remplie de ce qui l'occupe et non de ce- qu'on lui dit : c'est alors qu'il est beau de ne pas répondre.

On flatte Armide sur sa beauté , sur sa jeunesse, sur le pouvoir de ses enchantemens ; rien de tout cela ne dissipe la rêverie elle est plongée. On lui parle de ses triomphes et des captifs qu'elle a faits : ce mot seul touche à l'endroit sensible de

DE CllAMfcOHT. lO-^

son âme ; sa passion se réveille , elle rompt le silence.

Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous ; Renaud

Mérope , à l'exemple d'Armide , entend , sans l'écouter , tout ce qu'on lui dit de ses prospérités et de sa gloire. Elle avait un fils, elle l'a perdu, elle l'attend ; ce sentiment seul l'intéresse.

Quoi! Narbas ne vient point! reverrai-je mon fils?

Corneille a donné en même temps l'exemple et la leçon de l'attention qu'on doit apporter à la vérité du dialogue. Dans la scène d'Auguste avec Cinna , Auguste va convaincre d'ingratitude un jeune homme fort bouillant, que le seul respect ne saurait contraindre à l'écouter sans l'interrom- pre, à moins d'une loi expresse ; Corneille a donc préparé le silence de Cinna par l'ordre le plus formel d'Auguste. Cependant , malgré cet ordre , dès que l'empereur arrive à ces vers :

Cinna , tu t'en souviens , et veux m'assassiner !

Cinna s'emporte et veut répondre : mouvement naturel et vrai , que Corneille n'a pas manqué de saisir. C'est ainsi que la réplique doit partir sur le trait qui la sollicite.

On peut compter, parmi les manières de man- quer au dialogue , un usage vicieux , familier à plusieurs poètes , et surtout à Thomas Corneille :

Io6 OEUVRES

c'est de ne point finir sa phrase , sa période , et de se laisser interrompre , surtout quand le person- nage qui interrompt est subalterne et manque aux bienséances en coupant la parole à son supérieur.

Les principes du dialogue sont les mêmes pour la comédie. Il doit être celui de la nature même. C'est un des grands mérites Molière. On ne voit pas , dans toutes ses pièces , un seul exemple d'une réplique hors de propos.

Ses successeurs ont multiplié les tirades , les portraits, etc. Rien n'est plus contraire à la rapi- dité du dialogue. Un amant reproche à sa maî- tresse d'être coquette; elle répond par une défi- nition de la coquette : c'est sur le mot qu'on ré- pond , et presque jamais sur la chose.

La répartie sur le mot est quelquefois plai- sante , mais ce n'est qu'autant qu'elle va au fait. Qu'un valet, pour appaiser son maître qui me- nace un homme de lui couper le nez , lui dise :

Que feriez-vous, monsieur, du ne» d'un margulUier ?

Le mot est lui-même une raison. La lune tout entière de Jodelet est encore plus comique ; c'est une naïveté excellente, et l'on sent bien que ce n'est pas un de ces jeux de mots que l'on con- damne avec raison dans le dialogue.

Il serait à souhaiter que la disposition du su- jet fût telle qu'à chaque scène on partît d'un ^oint pour arriver à un autre point déterminé ;

DE CHAMFORT. IO7

ensorte que le dialogue ne servît qu'aux progrès de l'action. Chaque réplique serait un nouveau pas vers le dénoùment, un des chaînons de l'in- trigue , en un mot , un moyen de nouer ou d(f développer, de préparer une situation ou de passer à une situation nouvelle.

Mais, dans la distribution primitive, on laisse des intervalles vides d'action ; ce sont ces vides qu'on veut remplir, et de les excursions du dialogue.

APARTE.

C'est le nom qu'on donne à un discours que tient un personnage , pour n'être pas entendu d'un autre , soit que cet autre l'aperçoive ou ne l'aperçoive pas. Quoiqu'il y ait très-peu de cas un homme puisse parler sans être entendu de son voisin, on a admis cette supposition au théâ- tre , vu la difficulté serait un personnage de laisser voir ses véritables sentimens dans des situations il importe au public de les con- i^aître.

C'est la Menardière qui , dans sa Poétique , a donné à ces discours le nom d'aparté, qui a passé dans la langue dramatique. De plusieurs volu- mes que ce la Menardière a faits pour le théâtre, c'est le seul mot qui soit resté.

On trouve peu d'aparté chez les Grecs : ils ne sont guères que d'un vers ou deux ; encore sont-

Io8 ŒUVRES

ils dans la bouche du chœur, qui les dit après qu'un acteur vient de parler , pour donner à l'au- tre le temps de méditer sa réponse, ou quand un acteur arrive au théâtre.

Les Latins se sont moins asservis à cette règle : on trouve dans Plante des aparté d'une longueur insupportable; mais Térence les fait beaucoup plus courts. Sénèque le tragique s'en est permis de dix-sept vers.

L'art consiste à rendre Xaparté intéressant par la situation du personnage qui laisse voir les mouvemens dont il est combattu , ou qui révèle quelque secret terrible.

Dans la comédie , il faut s'en servir pour pro- duire des jeux de théâtre, comme lorsqu'un ac- teur fait en deux mots , tout bas , une réflexion plaisante sur ce que l'autre dit tout haut, etc.

Dans tous les Q,2i^^\ aparté est fort court ; il serait à souhaiter qu'il ne fût que d'un mot, parce que, dans l'exacte vérité , il nous peut échapper une parole qui n'est pas entendue de celui à qui l'on parle.

Il est encore à propos , pour la vraisemblance, qu'un des personnages paraisse s'être aperçu que l'autre avait parlé , et lui demande ce qu'il a dit, comme Harpagon qui fouille son valet dans X Avare de Molière.

LArJLÈciiK dit tout bas: Ah ! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint , et qhe j'aurais de joie à le voler !

Dr.

CnAMFORT

HARPAGON.

10

9

Hé?

L.V FLÈCHE.

Quoi

p

HARPAGON.

Que

parles

-tu

de voler?

iA FLÈCHE.

Jed

is que

vous fouillez

bien pourtant

pour

voir

si

je

vous

ai

Tolé.

vSi le besoin de la pièce fait durer Vaparté'trop long-temps, il faut que l'autre personnage s'éton- ne de la rêverie le premier est plongé , et pa- raisse inquiet de ce qui l'occupe.

Il y a des aparté très-naturels et même néces- saires ; ce sont les discours que tient un acteur, tandis que l'autre lit une lettre ou fait autre chose. C'est une des lois du théâtre, qu'il doit toujours y avoir quelqu'un qui parle.

C'est un grand art de faire que Xaparté influe sur la pièce même , comme dans le Préjugé à la mode^ , tandis que Durval écrit un billet qui va le réconcilier avec sa femme , son valet répète un rôle d'une comédie tout ridiculise les maris amoureux de leurs femmes, et empêche ainsi la réconciliation.

I I O ŒUVRES

CONDUITE DE L'ACTION DRAMATIQUE.

INTÉRÊT.

L'intérêt est ce qui attache, excite la curiosité, ce qui soutient l'attention et produit dans l'âme les différens mouvemens qui l'agitent : la crainte, l'espérance , l'horreur, la joie, le mépris, l'in- dignation, le trouble, la haine, l'amour, l'admi- ration, etc.

L'intérêt, dans un ouvrage de théâtre, naît du sujet, des caractères, des incidens, des situations, de leur enchaînement, de leur vraisemblance, du style, et de la réunion de toutes ces parties.

Si Tunemanque, l'intérêt cesse ou- diminue. Ima- ginez les situations les plus pathétiques : si elles sont mal amenées, vous n'attacherez point. Con- duisez votre poème avec tout l'art imaginable : si les situations en sont froides et si la vraisem- blance n'est pas dans le tout, vous n'intéresse- rez pas.

Une pièce de théâtre , dit Voltaire, est une expé- rience sur le cœur humain. Tout personnage principal doit inspirer un degré d'intérêt : c'est une des règles inviolables ; elles sont toutes fon- dées sur la nature. Tout acteur qui n'est pas né- cessaire, gâte les plus grandes beautés.

I)E CHAMFORT. I I I

Il faut, autant qu'on le peut , fixer toujours l'at- tention sur les grands objets, et parler peu des petits , mais avec dignité. Préparez , quand vous voulez toucher ; n'interrompez jamais les assauts que vous livrez au cœur. Les plus beaux senti- mens n'attendrissent point, quand ils ne sont pas amenés ou préparés par une situation pressante , par quelque coup de théâtre, par quelque trait vif et animé. Il faut toujours, jusqu'à la fin , de l'inquiétude et de l'incertitude sur la scène.

Je remarquerai que , toutes les fois qu'on cède ce qu'on aime , ce sacrifice ne peut faire aucun effet, à moins qu'il ne coûte beaucoup : ce sont les com- bats du cœur qui forment les grands intérêts. De simples arrangemens de mariage ne .sont jamais tragiques , à moins que , dans ces arrangemens même , il n'y ait un péril évident et quelque chose de funeste.

Le grand art de la tragédie est que le cœur soit toujours frappé des mêmes coups, et que des idées étrangères n'affaiblissent pas le sentiment domi- nant. Partout il n'y a ni crainte , ni espérance, ni combats du cœur, ni circonstances attendris- santes , il n'y a point de tragédie : c'est une loi du théâtre qui ne souffre guère d'exception.

Ne commettez jamais de grands crimes , que quand de grandes passions en diminueront l'atro- cité , et attireront même quelque compassion des spectateurs. Cléopâtre, à la vérité, dans la tragédie de Roclogwie , ne s'attire nulle compas-

I I 2 Or.UVRES

sion ; mais songez que, si elle n'était pas possédée de la passion forcenée de régner, on ne la pourrait pas souffrir, et que si elle n'était pas punie, la pièce ne pourrait être jouée.

C'est une règle puisée dans la nature , qu'il ne faut point parler d'amour quand on vient de com- mettre un crime horrible, moins par amour que par ambition. Comment le froid amour d'un scé- lérat pourrait-il produire quelque intérêt ? Que le forcené Ladislas , emporté par sa passion , teint du sang de son rival, se jette aux pieds de sa maî- tresse , on est ému d'horreur et de pitié. Oreste fait ufi effet admirable dans Andromaque , quand il paraît devant Hermione , qui l'a forcé d'assassi- ner Pyrrhus- Point de grands crimes , sans de grandes passions qui fassent pleurer pour le cri- minel même : c'est la vraie tragédie.

Le plus capital de tous les défauts dans la tra- gédie , est de faire commettre de ces crimes qui révoltent la nature , sans donner au criminel des remords aussi grands que son attentat, sans agiter son âme par des combats touchans et terribles , comme on l'a déjà insinué.

L'importance de la tragédie se tire de la dignité des personnages et de la grandeur de leurs in- térêts.

Quand les actions sont de telle nature que , sans rien perdre de leur beauté , elles pourraient se passer entre des personnes peu considérables, les noms des princes et des rois ne sont qu'une pa-

DE CHAMFORT. I I 3

rare étrangère que l'on donne aux sujets; mais cette parure , toute étrangère qu*elle est, est né- cessaire. Si Ariane n'était qu'une bourgeoise trahie par son amant et par sa sœur , la pièce qui porte son nom ne laisserait pas de subsister toute entière ; mais cette pièce si agréable y perdrait un grand ornement. £1 faut qu'Ariane soit prin- cesse; tant nous sbmmes destinés à être toujours éblouis par les titres !

Les Horaces et les Curiaces ne sont que des par- ticuliers, de simples ^citoyens de deux petites villes ; mais la fortune de deux états est attachée à ces particuliers. L'une de ces deux petites villes a un grand nom , et porte toujours dans l'esprit une grande idée : il n'en faut pas davantage pour an- noblir les Horaces et les Curiaces.

Les grands intérêts se réduisent à être en péril de perdre la vie, ou l'honneur, ou la liberté, ou un trône , ou son ami , ou sa maîtresse.

On demande ordinairement si la mort de quel- qu'un des personnages est nécessaire dans la tra- gédie. Une mort est à la vérité un événement im- portant ; mais souvent il sert plus à la facilité du dénoùment qu'à l'importance de l'action , et le péril de la mort n'y sert pas quelquefois davan- tage.

Ce qui rend Rodrigue si digne d'attention , est- ce le péril qu'il court en combattant le comte , les IMaures ou don Sanche ? ?<ullement : c'est la nécessité il est de perdre l'honneur ou sa maî- IV. 8

Il4 OELVÎIFS

/ tresse ; c'est la difficulté d'obtenir sa grâce de Chi- mène , dont il a' tué le père.

Les grands intérêts sont tout ce qui remue for- tement les hommes ; et il y a des momens la vie n'est pas leur puis grande passion.

Il semble que les grands intérêts se peuvent par- tager en deux espèces : les uns plus nobles , tels que l'acquisition ou la conservation d'un trône , un devoir indispensable , une vengeance , etc. ; les autres plus touchans , tels que l'amitié. L'une ou l'autre de ces deux sortçs d'intérêt donne son caractère aux tragédies elle domine.

Naturellement, le noble doit l'emporter sur le touchant; et Nicomède qui est tout noble, est d'un ordre supérieur à Bérénice qui est toute tou- chante. Mais ce qui est incontestablement au-des- sus de tout le reste, c'est le noble et le touchant réunis ensemble.

Le seul secret qu'il y ait pour cela, est démettre l'amour en opposition avec le devoir , l'ambition , la gloire ; de sorte qu'il les combatte avec force , et en soit à la fin surmonté. Alors ces actions sont véritablement importantes par la grandeur des in- térêts opposés.

Les pièces sont en même temps touchantes par les combats de l'amour , et nobles par sa défaite.

Pour la grandeur d'une action, voici les idées que je m'en suis faites. Je pense qu'elle doit se mesurer à l'importance des sacrifices et à la force des motifs qui engagent à les faire. On croirait

DE CHAMFORT. Il5

d'abord que le courage serait d'autant plus digne d'admiration, qu'il se résout à un plus grand mal pour un plus petit avantage ; mais il n'en est pas ainsi.

Nous voulons de l'ordre et de la raison par- tout, quand nous sommes hors d'intérêt ; le cou- rage ne nous paraîtrait qu'aveuglement et folie, s'il n'était appuyé sur des raisons proportionnées à ce qu'il souffre ou à ce qu'il ose. Ainsi ^ les héros qui s'immolent pour leur patrie sont sûrs de notre admiration, parce que , au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple est préférable à celui d'un homme , et que rien n'est plus grand que de pouvoir se porter ce jugement contre soi- même et agir en conséquence.

Ainsi, le courage des ambitieux nous en impose, parce que, au jugement de l'orgueil humain , l'éclat du commandement n'est pas trop acheté par les plus grands périls. Nous allons même jusqu'à trouver de la grandeur dans ce que la vengeance fait entreprendre , parce que , d'un côté , le préjugé attachant 1 honneur à ne pas souffrir d'outrages , et de l'autre , la raison faisant préférer l'honneur à la vie , nous jugeons qu'il est d'une âme forte d'écouter , au péril de ses jours, un juste ressentiment.

Les vengeances sans danger et sans justice apparente ne nous laissent voir que la bassesse et la perfidie. Si quelquefois les amans obtiennent nos suffrages, par ce qu ils tentenjLd'héroïque pour

l 1 6 OEUVRES

une maîtresse , c'est quand ils regardent , et que nous regardons avec eux , leurs entreprises comme des devoirs. Ils se sentent liés par la foi des sermens ; ils se reprocheraient , en osant moins , une espèce de parjure ; et ils nous paraissent alors autant animés pai' la vertu que par la passion même ; ils deviennent des héros par son objet. Si , au con- traire , ils ne sont entrahiés que par l'ivresse de leur passion , ils ne nous paraissent alors que des furieux plus dignes de nos larmes que de notre estime ; et loin qu'ils nous élèvent le courage , ils ne nous attendrissent que parce que nous sommes faibles comme eux.

Unité d'intérêt.

Je hasarderai ici un paradoxe : c'est qu'entre les premières règles du théâtre , on a presque ou- blié la plus importante. On ne traite d'ordinaire que de trois unités , de temps , de lieu et d'action : or , j'en ajouterai une quatrième , sans laquelle les ti'ois autres sont inutiles , et qui toute seule pourrait encore produire un grand effet : c'est l'unité d intérêt , qui est la vraie source de l'émo- tion continue ; au lieu que les trois autres condi- tions , exactement remplies , ne sauveraient pas un ouvrage de la langueur.

On peut ajouter aux réflexions ci-dessus , que, pour produire l'intérêt nécessaire à la tragédie , les moyens les plus propres sont , premièrement ,

DE CIIAMJFOllT. I 1 "J

de choisir un héros dont le sort puisse nous atten- drir et nous toucher. Pour cela, il ne faut pas choisir un homme vicieux et scélérat tout-à-fait ; ses prospérités nous causeraient de l'indignation , et ses malheurs n'exciteraient en nous aucune compassion. Il faut donc le choisir bon, ayant de la vertu , mais sujet aux faiblesses attachées à la nature humaine , et soumis au pouvoir et à la tyrannie des passions , comme les autres hommes. Il faut qu'il ne mérite pas d'être aussi malheureux qu'il l'est , ou que ses malheurs soient la punition de ses fautes passées. S'il tombe dans quelques grands crimes, il faut que ce soit involotitairement, qu'il y soit poussé par la violence de sa passion ou par la force des mauvais conseils , et que nous puissions le plaindre, quoique coupable.

Secondement , c'est de lui faire éprouver ces grands combats qui déchirent le cœur en le balan- çant entre deux intérêts opposés , et dont le sacrifice lui est également coûteux. Rien de si attachant pour le spectateur , qiie ces sortes de situations ; il se n^et à la place du héros et éprouve les mêmes déchiremens. C'est de le jeter dans de grands périls qui nous fassent trembler pour lui. Voilà ce qui alarme , ce qui attache : ce nest pas le meurtre qui touche , c'est l'intérêt qu'on prend au malheureux qui le copimet , ou à celui qui en est l'objet , et quelquefois à tous les deux ensemble.

Troisièmement , c'est de tenir le fil du dénoù-

I 1 8 OEUVRES

ment soigneusement caché jusqu'à la fin. L'intérêt ne peut se soutenir que par l'incertitude de ce qui peut arriver , et il s'augmente par le désir et l'impatience qu'on a de l'apprendre.

L'art est de toujours faire croître l'intérêt; mais la première règle , c'est de choisir un sujet , une aciion déjà capable d'intéresser par elle même , et propre à fournir de grands mouvemens, de belles situations , de grands sentimens , etc.

Un poète , dit Dubos , qui traite un sujet sans intérêt , n'en peut vaincre la stérilité : il ne peut mettre du pathétique dans laction qu'il imite , qu'en deux manières : ou bien il embellit cette action par des épisodes , ou bien il change les principales circonstances de cette action. S'il choi- sit le premier parti , l'intérêt qu'on prend à ces épisodes, ne sert (pj'à mieux faire sentir la froideur de l'action principale, et il a ma'i rempli son titre. Si le poète change les principales circonstances de l'action , que l'on suppose être un événement connu , son poème cesse d'être vraisemblable.

I)e V intérêt propre à la comédie.

Il faut attacher*? dans la comédie comme dans la tragédie : C3 qui ne peut se faire que par l'inté- rêt ; mais il n'est pas le même que dans la tragédie. , c'est le cœur tout seid qu'il faut intéresser , toucher , émouvoir , attendrir ; dans la comédie , c'est l'esprit , pour ainsi dire seul , qu'il faut

DE CHAMFORT. I l()

attacher et amuser : ce qui est peut-être plus difficile encore , à cause de sa légèreté et de son inconstance.\Pour fixer son attention , on se sert d'ordinaire d'une petite intrigue , qui est commu- nément un mariage ; mais ce n'est point assez , il faut encore le réveiller sans cesse et l'attacher par des traits piquans^ des scènes vives , des peintures , des incidens nouveaux. L'intrigue est souvent ce qui l'intéresse le moins.

Gradation cViiitérét.

L'action doi^ être très-intéressante dès le com- mencement , et l'intérêt doit croître de scène en scène, sans interruption , jusqu'à la fin. Tout acte , toute scène qui ne redouble pas la terreur ou la pitié dont le spectateur doit être saisi , n'est qu'un allongement inutile de l'action. C'est à l'auteur de chercher, dans son sujet, des circonstances inté- ressantes qui enchérissent l'une sur l'autre.

Cette attention qu'il faut donner à la grada- tion d'intérêt dans les cinq actes , il faut la porter ensuite à chaque acte en particulier , le regarder presque comme une pièce à part , et en arranger les scènes de façon que l'important et le pathé- tique se fortifient toujours.

Autre chose est un arrangement raisonnable , et une autre chose est un arrangement théâtral. Dans le premier , il suffit que les choses s'amènent

/ ^

1 20 ŒUVRES

naturellement, et que la vraisemblance ne soit pas blessée. Dans le second , il faut ménager une suite qui favorise la passion, et compter pour rien que l'esprit soit content , si le cœur n'a de quoi s'atta- clier toujours davantage. Il est vrai qu'il faudra souvent , pour parvenir à cette beauté , arranger lui acte de vingt manières différentes , toutes bonnes , si l'on veut , du côté de la raison ; mais toutes imparfaites par le défaut de 1 ordre que que demanderait le sentiment.

Ce n'est pas tout : chaque scène veut encore la même perfection ; il faut la considérer au mo- ment qu'on la travaille , comme un ouvrage en- tier , qui doit avoir son commencement , ses pro" grès et sa fin. Il faut qu'elle marche comme la pièce, et qu'elle ait, pour ainsi dire, son exposition, son nœud et son dénoùment. On entend par son exposition , l'état se trouvent les person- nages et sur lequel ils délibèrent ; on entend par son nœud , les intérêts ou les sentimens qu'un des personnages oppose aux désirs des autres ; et enfin par son dénoùment , l'état de fortune ou de passion la scène doit les laisser : après quoi , l'auteur ne doit plus perdre de temps en discours qui, tout beaux qu'ils seraient, auraient du moins la froideur de l'inutilité.

Cette gradation que Ton exige dans l'intérêt , il serait à souhaiter de pouvoir la porter encore dans les traits du caractère des principaux per- sonnages , et même dans la magie des tableaux

DE CH.VMFORT. 121

qu'on expose sur la scène ; mais il y a peu de sujets susceptibles d'une si grande perfection.

Les anciens négligeaient trop souvent la gra- dation d'intérêt. Ce défaut se fait sentir dans plusieurs de leurs pièces , et surtout dans les tra- gédies d'Euripide. Racine l'a quelqutfois négligée aussi dans ses cinquièmes actes : c'est qu'alors on les mettait rarement en tableaux. C'est au qua- trième acte que Racine porte ordinairement les grands coups, comme dans Britannicus , Phèdre, Iphigénie. Depuis que la forme de notre théâtre permet que les cinquièmes actes soient en ta- bleaux , les auteurs n'obtiennent plus l'indul- gence qu'on avait pour ceux du siècle passé.

NOEUD.

Le nœud est un événement inopiné qui sur- prend , qui embarrasse agréablement l'esprit , excite l'attention , et fait naître une douce impa- tience d'en voir la fin. Le dénoùment vient en- suite calmer l'agitation l'on a été , et produit une certaine satisfaction de voir finir une aven- ture à laquelle on s'est ^ ivement intéressé.

Le nœud et le dénoùment sont deux princi- pales parties du poème épique et du poème dra- matique. L'unité , la continuité , la durée de l'ac- tion , les mœurs , les sentimens , les épisodes , et tout ce qui compose ces deux poèmes , ne tou- chent 'que les habiles dans l'art poétique , ceux

12, a OEUVRES

qui en connaissent les préceptes et les beautés; mais le nœud et le dénoûment bien ménagés produisent leurs effets également sur tous les spec- tateurs et sur tous les lecteurs.

Le nœud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui s'ei^ passé hors du théâtre avant le com- mencement qu'on y décrit, et en partie de ce qui s'y passe ; le reste appartient au dénoûment. Le changement d'une fortune en l'autre fait la sépa- ration de ces deux parties. Tout ce qui le précède est de la première ; et ce changement, avec ce cjui le suit , regarde l'autre.

Le nœud dépend entièrement du choix et de l'imagination industrieuse du poète ; et l'on n'y peut donner de règle , sinon qu'il doit ranger toutes choses selon la vraisemblance ou le néces- saire , sans s'endjarrasser , le moins du monde , des choses arrivées avant l'action qui se présente.

Les narrations dupasse importunent ordinaire- ment, parce qu'elles gênent l'esprit de l'auditeur, qui est obligé de charger sa mémoire de ce qui est arrivé plusieurs années auparavant, pour com- prendre ce qui s'offre à sa vue. Mais les narra- tions qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière le théâtre depuis l'action com- mencée, produisent toujours un bon effet, parce qu'elles sont attendues avec quelque, curiosité , et font partie de cette action qui se présente.

Une des raisons qui donnent tant de suffrages à Cin/ia, c'est qu'il n'y a aucune narration du passé :

DE CHAMFORT. 2l3

celle qu'il fait de sa conspiration à Emilie , étant plutôt un ornement qui amuse l'esprit des spec- tateurs , qu'une instruction nécessaire des parti- cularités qu'ils doivent savoir pour l'intelligence de la suite. Emilie leur fait assez connaître , dans les deux premières scènes , que Cinna conspirait contre Auguste en sa faveur; et quand son amant Jui dirait tout simplement que les conjurés sont prêts pour le lendemain , il avancerait ai^tant l'action que par les cent vers qu'il emploie à rendre compte , et de ce qu'il leur a dit , et de la manière dont ils l'ont reçu.

Il y a des intrigues qui commencent dès la naissance du héros , comme celle ^ Heraclius ; mais ces srands efforts d'imaiji nation en deman- dent une extraordinaire à l'attention du specta- teur, et l'empéclient souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations , à cause de la fatigue qu'elles lui causent.

Un des grands secrets pour piquer la curiosité, c'est de rendre l'événement incertain. Il faut pour cela que le nœud soit tel qu'on ait de la peine à en prévoir le dénoûment , et que le dénoùment soit douteux jusqu'à la fin , et , s'il se peut, jus- ques dans la dernière scène.

Lorsque , dans Stilicon , Félix est tué au mo- ment qu'il va en secret donner avis de la conju- ration à l'empereur , Ilonorius voit clairement que Stilicon ou Euchérius, ses deux favoris, sont les chefs de la conjuration , parce qu'ils étaient

124 ŒUVRES

les seuls qui sussent que l'empereur devait donner une audience secrète à FéJix. Voilà un nœud qui met Honorius, Stilicon et Euchérius dans une si- tuation très-embarrassante ; et il est très-difficile d'imaginer comment ils en sortiront.

Tout ce qui serre le nœud davantage , tout ce qui le rend plus mal-aisé à dénouer , ne peut manquer de faire un he\ effet. 11 faudrait même » s'il se pouvait , faire craindre au spectateur que le nœud ne se put pas dénouer heureusement.

La curiosité une fois excitée n'aime pas à lan- guir ; il faut lui promettre sans cesse de la satis- faire, et la conduire cependant , sans la contenter, jusqu'au terme que l'on s'est proposé ; il faut ap- procher le spectateur de la conclusion , et tou- jours la lui cacher ; il faut qu'il ne sache il va, s'il est possible , mais qu'il voie qu'il avance. Le sujet doit marcher avec vitesse ; une scène qui n'est point un nouveau pas vers la fin , est vicieuse.

Tout est action sur le théâtre; et les plus beaux discours même y seraient insupportables, s'ils n'étaient que des discours.

La longue délibération d'Auguste , qui remplit le second acte de Cin/ia, toute divine qu'elle est, serait la plus mauvaise chose du monde , si , à la fin du premier acte, on n'était pas demeuré dans l'inquiétude de ce que veut Auguste aux chefs de la conjuration qu'il a demandés; si ce n'était pas une extrême surprise de le voir délibérer de sa plus importante affaire avec deux hommes qui

l)i: CII.V?.TFORT. llS

ont conjuré contre lui ; s'ils n'avaient pas tous deux des raisons cachées, et que le s}3ectateur pénètre avec plaisir , pour prendre deux partis tout opposés ; enfin, si cette bonté qu'Auguste leur marque n'était pas le sujet des remords et des itrésolutions de Cinna, qui font la grande beauté de sa situation. Un dénoùment suspendu jusqu'au bout et imprévu est d'un grand prix.

Camma , pour sauver la vie à Sostrate qu'elle aime, se résout enfin à épouser Sinorix qu'elle hait et qu'elle doit haïr. On voit, dans le cin- quième acte , Camma et Sinorix, revenus du tem- ple où ils ont été mariés ; on sait bien que ce ne peut ]>as être une fin ; on n'imagine point tout cela aboutira, et d'autant moins, que Camma apprend à Sinorix qu'elle sait^son plus grand crime , dont il ne la croyait pas instruite , et que quoiqu'elle l'ait épousé , elle n'a rien relâché de sa haine pour lui. Il est obligé de sortir ; et elle écoute tranquillement les plaintes de son amant qui lui reproche ce qu'elle vient de faire pour lui prouver à quel point elle l'aime. Tout est sus- pendu avec beaucoup d'art, jusqu'à ce cpi'on ap- prenne que Sinorix vient de mourir d'un mal dont il a été attaqué subitement , et que Camma déclare.à Sostrate qu'elle a empoisonné la coupe nuptiale elle a bu avec Sinorix , et qu'elle va mourir aussi. Il est rare de trouver un dénoù- ment aussi peu attendu et en même temps aussi naturel.

1-26

ŒUVRES

DEVELOPPEMEPTS.

A proprement parler , tout est développement au théâtre , puisque les personnages ne doivent paraître que pour développer ou leurs intérêts , ou leurs passions. Mais on donne plus particuliè- ment ce nom à ces sentimens naturels mais dé- licats, à ces nuances fines , à ces mouvemens In- volontaires dont l'âme ne se rend pas compte. L'art de rendre avec intérêt ces détails , est ce qu'on appelle l'art des développemens.

C'est peut-être celui qui est le plus nécessaire au poète dramatique , du moins s'il aspire à des succès soutenus. Racine et Voltaire sont des mo- dèles admirables en ce genre. C'est par surtout que Racine a relevé la faiblesse de certains rôles d'amoureux. Voyez la scène Néron déclare son amour à Junie. La princesse avoue qu'elle aime Britannicus.

; . Je lui fus destinée ,

Quand l'empire devait suivre son hymenée; Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté , Ses honneurs abolis, son palais déserté, La fuite d'une cour que sa chute a bannie , Sont autant de liens qui retiennent Junie. Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ; Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs; L'empire en est pour vous l'inépuisable source ; Ou si quelque chagrin en interrompt la course ,

UK CHAMFORT. 1%']

Tout l'uuivers , soigneux de les entretenir,

S'empresse à l'effacer de votre souvenir :

Britannicus est seul ; quekju'ennui qui le presse,

Il ne voit dans son soi t que moi qui s'intéresse ,

Et n'a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs

Qui lui foi>t quelquefois oublier ses malheurs.

Voyez encore îa scène îîritannicus vient reprocher à Junie son infidélité.

De mes persécuteurs j'ai vu le ciel complice : _^ Tant d'Iiorreurs n'avaient point épuisi- son courroux ; Madame , il me icstait d'être oublié ^ vous.

JUNIE.

Dans im temps plus heureux, ma juste impatience Vous ferait repentir de votre défiance : Mais Néron vous menace. En ce pressant danger, Seigneur , j'ai d'autres soins que de vous affliger. Allez , rassurez-vous , et cessez de vous plaindre : Néron nous écoutait , et m'ordonnait de feindre.

ERITAKNICUS.

De quel trouble un regard pouvait me préserver ! Il fallait

JTTNIE.

Il fallait nie taire et vous sauver. Combien de fois , liélas ! puisqu'il faut vous le dire , Mon cœur, de son désordre allait-il vous instruire ? De combien de soupirs interrompant ie cours , Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours! Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime , De l'entendre gémir , de l'affliger soi-même ,

laS OEUVRES

Lorsque , par un regard , on peut le consoler !

Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler !

Ah! dans ce souvenir, inquiète , troublée,

Je ne me sentais pas assez dissimulée ;

De mon front cflrayé je craignais la pâleur ;

Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur ,

Sans cesse il me semblait que Néron en colère

Me venait reprocher trop de soins de vous plaire ;

Je craignais mon amour vainement renfermé ;

Enfin , j'aurais voulu n'avoir jamais aimé.

Quelle vérité! quelle finesse de sentiment et quel style ! C'est ce langage enchanteur qui sou- tient la tragédie"^e Bérénice.

Je ne citerai plus que la scène Atalide exige de Bajazet qu'il promette à Roxane de l'épouser.

AT\JLIDE.

Vos bontés pour une infortunée

Ont assez disputé contre la destinée :

Il vous en coûte trop pour vouloir m'épargner,

Il faut vous rendre; il faut me quitter et régner.

Vous quitter !

ATALIDE.

Je le veux : je me suis consultée. De mille soins jaloux jusqu'alors agitée, Il est vrai , je n'ai pu concevoir sans effroi Que Bajazet piit vivre et n'être plus à moi ; Et lorsque quelquefois , de ma rivale heureuse Je me représentais l'image douloureuse ,

DE CFÎ.VBIFORT. I 29

Votre mort (pardonnez aux fureurs des amans) Ne me paraissait pas le plus grand des tourraens. Mais à mes tristes yeux votre mort préparée, Dans toute son horreur ne s'était pas montrée : Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois, Prêt à me dire adieu pour la dernière fois. Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance Vous allea de la mort affronter la présence , Je sais que votre coçur se fait quelques plaisirs . De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs ; Mais, liélas ! épargnez une âme plus timide; Mesurez vos malheurs aux forces d'Atalide ; Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs , Qui jamais d'une amante épuiscieut les pleurs.

Et que deviendrez-vous si, dès cette journée , Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

Ne vous informez point ce que je deviendrai :

Peut-être à mon destin, Seigneur, j'obéirai.

Que sais-je ? A ma douleur je chercherai des charmes ;

Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,

Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu ,

Que vous vivez , qu'eiiCu c'est mol qui l'ai voulu.

Quel intérêt! quelle délicatesse! quelle con- naissance profonde du cœur humain ! Il n'y a à reprendre , dans ce morceau , que ce vers-ci ;

Ne vous informez pas ce que je deviendrai. IV. Q

lOO COUVRES

Cette phrase était alors exacte. Il serait aisé de substituer :

Ne me demandez point ce que je deviendrai.

L'art des développemens est surtout nécessaire dans les scènes un personnage veut cacher un sentiment qui le domine, et en feindre un autre qu'il n'a pas. Telle est la scène Hermione s'ef- force de retenir sa colère contre Pyrrhus. Elle s'est fait A^iolence jusqu'au moment Pyrrhus paraît croire n'avoir jamais été aimé, et ajoute:

Rien ne vous obligeait à m'aimer en effet.

HERMIOXE.

Je ne t'ai point aimé , cruel ! Qu'ai-je donc fait ?

Telle est la scène Mithridate feint de vou- loir accorder INÏonime à Xipharès. La princesse donne dans le piège , découvre son secret , et s'écrie :

Seigneur , vous changez de visage !

Telle est la scène Ariane , prête à éclater en reproches contre la perfidie de Thésée , lui dit :

Approchez-vous, Thésée, et perdez cette crainte.

Enfin la scène Orosmane se croyant trahi

DE CHAMFORT. l3l

par Zaïre, feint pour elle une indifférence et un mépris quil va désavouer avectransport.ill faut au poète une grande connaissance du cœur humain, pour saisir le moment le personnage doit laisser échapper le sentiment dont il est plein.

L'art de ces développemens délicats n'est guère moins nécessaire à la comédie. Les modèles en ce genre sont les scènes de racommodement dans le Dépit amoureux, dans le Tartuffe. On en trouve une à peu près pareille dans la Mère coquette ou les Amans brouillés de Quinaut , une autre dans Mélanide.

On peut citer encore la belle scène le Mi santhrope vient demander à la Coquette l'explica- tion d'une lettre qu'il croit adressée à un de ses rivaux. Il commence par de l'emportement. Céli- mène lui répond :

Mais si c'est une femme à qui va ce billet ?

Voyons , voyons un peif , par quel biais , de quel air.

Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;

Et comment vous pourrez tourner pour tme femme ,

Tous les mots d'un billet qui montre tant de flamme ?

Ajustez , pour couvrir un manquement de foi,

Ce que je m'en vais lire

CÉX.IMÈ:!»E.

Il ne me plaît pas , moi î Je vous trouve plaisant d'user d'un tel empire , Et de me dire au nez ce que vous m'osez dire !

l32 / OEUVRES

Alceste finit par demander en grâce qu'on daigne au moins prendre quelques soins pour le tromper.

Voici une scène que M. de Fontenelle cite comme le modèle d'un développement très-heu- reux.

Qu'un amant mécontent de sa maîtresse s'em- porte jusqu'à dire qu'il ne perd pas beaucoup en la perdant , et qu'elle n'est pas trop belle ; voilà déjà le dépit poussé assez loin. Qu'un ami à qui cet amant parle , convienne qu'en effet cette per- sonne n'a pas beaucoup de beauté; que, par exemple, elle a les 3 eux trop petits ; que, sur cela, l'amant dise que ce ne sont pas ses yeux qu'il faut blâmer, et qu'elle les a très-agréables ; que l'ami attaque ensuite la bouche, et que l'amant en pren- ne la défense ; le même jeu sur le teint, sur la taille : voilà un effet de passion peu commun , fin, délicat et très-agréable à considérer. C'est une scène tirée du Bourgeois gentilhomme. Nos ouvrages dramatiques et nos bons romans sont pleins de traits de cette espèce ; et les Français ont en ce genre poussé très-loin la science du cœur.

COUPS DE THEATRE.

On donne ce nom à ce qui arrive sur la scène d'une manière imprévue, qui change l'état des choses, et qui produit de grands mouvemens

DE CHAMFORT. l33

dans rame des pei'sonnages et des spectateurs. L'importance de îa matière fait que nous la di^ viserons : nous parlerons des coups de théâtre dans la tragédie et dans la comédie, en commen- çant par la première.

Le poème épique admet ces surprises, qui ajoutent à l'intérêt ; quoiqu'il y en ait peu dans Homère , il peut même en ceci être regardé comme inventeur, en ayant donné l'idée aux poètes tragiques. L'arrivée de Priam au camp d'Achille , la nouvelle de la mort de Patrocle, peuvent passer pour de vrais coups de théâtre , puisqu'elles font naître dans l'âme du héros des mouvemens divers , et quelles y excitent des combats.

La simplicité de l'action , chez les Grecs , ne permettait pas qu'ils fassent parmi eux si fré- quens que sur nos théâtres : la reconnaissance est un de ceux qu'ils employaient le plus ordi- nairement.

Le coup de théâtre le phTS''frappant de la scène grecque, était le moment un vieillard venait, dsLïïS le Cresphonte d'Euripide, arrêter Mérope prête à immoler son fils, quelle prenait pour l'as- sassin de ce fils même.

La double confidence de Jocaste et d'OEdipe, dans Sophocie ; les pleurs d'Electre sur l'urne de son frère, qu'elle embrasse devant ce frère qu'elle croit mort, sont ce que la tragédie ancienne of- fre de plus beau en ce genre.

l34 OEUVRKS

On a sujet d'être étonné, en voyant la variété des ressorts par lesquels le génie des modernes a multiplié au théâtre ces surprises frappantes, qui transportent l'âme des spectateurs.

Les moyens les plus simples sont ceux à qui les connaisseurs accordent plus volontiers leurs suffrages.

Voici la simplicité des moyens que Corneille emploie dans ses belles tragédies. Dans le Cid y par exemple, un vieillard respectable vient de recevoir un affront; il ne peut se venger : il ren- contre son fils, il le charge de sa vengeance. Le fils demande le nom de l'offenseur.

D. DIEGUE.

C'est ....

U. RODRIGUE.

De grâce, achevez. . .

D. DIÈGUE.

, - Le père de Cliiniène.

D. RODRIGUE.

Le. . .

D. DIÈGUE.

Ne réplique pas ; je connais ton amour. Mais qui peut vivre infâme, est indigne du jour. Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense.

Venge-moi , venge-toi ; Montre-toi digne fils d'un père tel que moi.

DE CHAMFORT. l35

Dans les Horaces , c'est u!i simple messager qui produit un coup de théâtre terrible.

Horace époux de la sœur deCuriace, et Cu- riace amant de la sœur d'Horace , sont en scène. Curiace déplore le malheur d'Albe , qui n'a point encore nommé les trois £;uerriers qu'elle doit opposer aux trois Horaces. Flavian arrive.

CURIACE.

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?

FLAVIAW.

Je viens pour vous l'apprendre.

CURr.VCE.

Oh bien , qui sont les trois ?

FLAVIAN.

Vos deux frères et vous.

CURIACE.

Qui?

PLAVIAM.

Vous et vos deux frères.

Voilà la première scène au théâtre, dit Vol- taire, où un simple messager ait fait un effet tragique , en croyant apporter des nouvelles or- dinaires. C'est le comble de l'art.

Même exemple dans Cinna. Cinna vient de rendre compte à Emilie de la conspiration contre Auguste; Évandre arrive et dit :

Seigneur, César vous mande ,et Maxime avec vous.

l36 OEUVRES

Un des plus. beaux, qu'on puisse encore citer en ce g.^re, est celui du second acte ^ Andro- inaque. Oreste se croit sûr d'enlever Hermione de la cour de Pyrrhus, amoureux d'Androraaque. Pyrrhus , rebuté par les refus de sa captive , se résout à épouser la princesse ; il vient en avertir Oreste :

D'une éternelle paix Hermione est le gage.

Je l'épouse. Il semblait qu'un spectacle si doux

N'attendait en ces lieux d'autre témoin que vous.

Allez , dites-lui que demain J'attends , avec la paix, son cœur, de votre main.

La générosité d'un personnage produit encore des coups de théâtre d'un gran<^ effet.

Dans 1res de Castro , Inès est au pouvoir de la reine son ennemie ; don Pèdre son époux , qui a forcé le palais pour venir la délivrer, ne peut l'enf^ager à le suivre ; elle lui rappelle le respect qu'il doit à son père, et veut rester com- me un earant de sa fidélité.

Ti2iVi^ Ab salon ^ Tharès, fenmie de ce prince, à qui son époux vient de faire part de ses projets contre David son père , accusée par la reine d'ex- citer Absalon à la révolte, se livre elle-même en- tre les mains de David , pour lui tenir lieu dolage.

Cornélie, dans X^Mort de Pompée ^ pleurant la

DE chamfort. j37

mort de son époux vaincu par César , vient lui apprendre une conspiration formée contre lui.

La surprise qui naît du retour d'un héros qu'on crojait tué dans un combat ;

L'apparition d'un spectre qui vient révéler des crimes secrets , comme dans Hamlet et dans Sémiraniis ;

La vue d'un personnage qu'on croyait tué'à l'instant, et dont le meurtrier même venait de raconter ia mort, comme l'apparition d'Assur, au cinquième act*^ de Séinirainis \ celle du duc, au quatrième acte de Venceslas\ celle de Mélicerte,' au cinquièm.e acte d'/zzo ;

Une confidence que fait un personnage à son ennemi, qu'il ne connaît pas pour tel, comme le projet d'assassiner Mélicerte , confié à Ino sa propre mère ;

L'aveu que Monime fait à IVIithridate de son amour pour Xipharès :

Seigneur , vous changez de visage ;

Les reconnaissances, lorsqu'un personnage dit à un autre une chose qui produit un effet con- traire à ce qu'il attendait ; ainsi , quand Azéma veut empêcher Arsace de descendre dans la tombe de Ninus, en lui disant qu'Assur l'attend pour l'y sacrifier, Arsace s'écrie avec transport :

Tout est donc éclairci, etc. ,

/

I>8 OELVRliS

et il descend dans la tombe, il va immoler sa mère ;

Le contraste du caractère avec la situation , comme lorsque Brutus ordonne à son fils d'aller combattre pour Rome qu'il vient de trahir ; lors- que Zopire s'empresse d'offrir un asile à Séide , qui vient de promettre sa mort à Mahomet ; loi'squ' Auguste dit à Cinna :

Par vos conseils je retiendrai l'empire ; Mais je le retiendrai pour vous en laire part.

Pour épouse , Cinna , je te donne Emilie ;

et c'est pour elle que Cinna vient de conspirer la mort d'Auguste ;

Ce sont autant de coups de théâtre.

Souvent un seul mot , qui donne un nouveau mouvement à la scène , devient un coup de théâ- tre ; comme lorsque Orosmane vient déclarer à Zaïre qu'il renonce à elle : il fobserve, et s'écrie :

Zaïre , vous pleurez I

Une résolution subite et généreuse, une vic- toire sur soi-même, un mot sublime, devient aussi un coup de théâtre.

Soyons amis , Cinna , c'est moi qui t'en convie ;

est un des plus beaux traits qu'on puisse imaginer.

DE CHAMFORT. 1^9

Souvent un personnage forme un coup de théâtre, en apprenant , sans le vouloir, à un au- tre personnage , une chose qui intéresse ce der- nier ; comme au quatrième acte de Phèdre , lors- que Thésée dit à Phèdre, en parlant d'Hyppolite '•

Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus. Sa fureur coatre vous se rôpand en injures : Votre bouche, dit-il , est pleine d'impostures ; Il soutient qu'Aricie a son cœur, a sa foi , Qu'il l'aime

PHÈDRE.

Quoi ! seigneur.

THÉSÉE.

Il l'a dit devant moi. Mais je sais rejeter im frivole artifice , etc.

Il en est de même , lorsque Montèze , au deu- xième acte ^Alzire , ordonne aux gardes d'em- pêcher Zamore d^ le suivre à l'autel :

Des payens élevés dans des lois étrangères Pourraient de nos chrétiens profaner les mystères. Il ne m'appartient pas de vous donner des lois ; Mais Gusman vous l'ordonne et parle par ma voix.

INCIDENT.

On a appelé ainsi un événement quelconque lié avec l'action principale , et qui sert à en augmen- ter l'intérêt , à embarrasser ou aplanir l'intrigue.

1 /jO OEUVRES

Toutes les pièces de théâtre ne sont qu'un enchaî- nement d'incidens subordonnés les uns aux autres, et tendans tous à faire naître Xincident principal qui termine Faction. Les incidens qui le précèdent, sont appelés aussi épisodes.

Ce qu'on peut ajouter par rapport aux incidens, aux épisodes, c'est qu'ils doivent naître du fonds du sujet, et ne point paraître forcés, ni amenés de trop loin.

Ils doivent suspendre le dénoiiment , avoir une raison qui satisfasse le spectateur , mettre le hé- ros dans des situations frappantes, et que des coups de théâtre augmentent ses périls , déve- loppent son caractère , ses sentimens. Ils tiennent toujours l'attention du spectateur en haleine et dans l'incertitude de ce qui arrivera.

L'avantagé des incidens , bien ménagés et en- chaînés avec adresse les uns aux autres , est de promener l'esprit d'objets en objets, de faire re- naître sans cesse sa curiosité , et d'ajouter aux émotions du cœur, la nouvelle force que leur donne la surprise ; d'amener l'âme par degrés jus- qu'au comble de la terreur ou de la pitié ; si l'ac- tion est comique , de pousser le ridicule ou l'in- dignation jusqu'où ils peuvent aller.

Il faut éviter la multiplicité trop grande des incidens , dont la confusion ne servirait qu'à fa- tiguer l'esprit du spectateur , et ne ferait que des impressions légères sur son cœur.

il est nécessaire que chaque incident ait le

DE CilAMFORT. l4î

temps de produire son degré de crainte , de ter- reur ou de ridicule , avant de passer à un autre , lequel doit enchérir sur le précédent, et ainsi de suite jusqu'au dénoûment.

On demande, par rapport à l'incident principal de la tragédie , de quelle nature il doit être . On répond qu'il doit être terrible ou pitoyable , c'est- à dire , produire la terreur ou la pitié.

Tout ce qui se présente , arrive entre des amis, entre des ennemis , ou entre des personnes indif- férentes.

Un ennemi qui tue ou qui va tuer son ennemi , n'excite d'autre pitié que celle qui naît du mal même ; mais lorsque cela se fait entre des amis ,' qu'un frère tue ou va tuer son frère , un fils son père , une mère son fils , ou un fils sa mère , ou qu'ils commettent quelque chose semblable , c'est ce qu'il faut chercher.

Voilà pourquoi l'on ne doit pas changer les fables déjà reçues : par exemple , il faut que Cly- temnestre soit tuée par Oreste , et Eriphyle par Alcmœon.

Mais le poète doit inventer hiiméme, en se servant , comme il fait , des fables reçues ; c'est-à- dire , on peut représenter des actions qui se font par des gens qui agissent avec une entière con- naissance et qui savent ce qu'ils font , et c'était la pratique des anciens poètes. Euripide l'a suivie lorsqu'il a représenté Médée tuant ses enfans. On peut aussi faire agir des gens qui ne con-

l/^l OliUMlES

naissent pas l'atrocité de l'action qu'ils corn-* mettent, et qui viennent ensuite à reconnaître la liaison qui était entre eux et ceux sur qui ils se sont vengés, comme FOEdipe de Sophocle. ( Il est vrai que, dans Sophocle, cette action d'OEdipe est hors de la tragédie.)

Voici des exemples dans la tragédie même : la mort d'Eriphyle tuée par Alcmœon, dans le poète Astydamas , et la blessure d'Ulysse par Télégonus.

Enfin, on peut faire qu'une personne qui , par ignorance, va commettre un très-grand crime, le reconnaisse avant de l'exécuter.

Si l'on y prend bien garde , il n'y a rien au-delà de ces trois manières , au moins , qui soit propre à la tragédie ; car il faut qu'une action se fasse ou ne se fasse pas, et que l'un ou l'autre arrive par des gens qui agissent , ou par ignorance , ou avec une entière connaissance, ou de propos délibéré.

Il est vrai que cela renferme une quatrième ma- nière, qui est lorsqu'une personne va pour com- mettre un crime, le voulant et le sachant , et ne l'exécute point. Mais cette manière est très-mau- vaise; car, outre que cela est horrible , il n'y a rien de tragique, parce que la fin n'a rien de touchant.

Voilà pourquoi les poètes n'ont pas suivi cette quatrième manière; ou s'ils l'ont fait, ça été très- rarement. Sophocle s'en est servi ime seule fois dans son Antigone^ Hcemon veut tuer son père Créon. Dans ces occasions, il vaut mieux que le ciime s'exécute comme dans la première manière.

DF. CHAMFORT. 1 V'»

La seconde manière est encore préférable à celle-là; car alors le crime n'a rien de scélérat, et la reconnaissance est très-pathétique.

La meillem-e de toutes ces manières , c'est la troisième, qu'Euripide a suivie dans son Cres- phonte , Mérope reconnaît son fils comme elle va le tuer ; et dans son Ipliigénie , cette prin- cesse reconnaît son frère lorsqu'elle va le sacrifier : c'est ainsi que, dans VHellé^ Phryxus reconnaît sa mère sur le point de la livrer à ses ennemis.

On voit par que peu de familles peuvent four- nir de bons sujets de tragédie : la raison de cela est que les premiers poètes, en cherchant des su- jets, ne les ont pas tirés de leur art , mais les ont empruntés de la fortune , dont ils ont suivi les caprices dans leurs imitations. Voilà pourquoi les poètes modernes sont forcés d'avoir souvent re- cours à ces mêmes familles , dans lesquelles la fortune a permis que tons ces grands malheurs soient arrivés.

DELIBERATIOBT.

On entend ici par le mot de délibération , non pas ces incertitudes se livre un personnage combattu par les divers mouvemens de sa pas- sion, comme dans le monologue Rodrigue ba- lance entre son amour et son devoir; celui Emilie délibère sur le péril elle expose Cinna ; la scène Auguste est certain de ce qu'il doit

l44 OtUVUES

faire dans la dernière conjuration dont son favori s'était rendu le chef, etc : ce sont des combats du cœur ; les discours y sont impétueux , animés ^ tout y porte le caractère théâtral ; et ils sont l'âme de la tragédie.

On parle ici de ces délibérations sur une ques- tion importante qui intéresse le sort d'un empire : telle est celle d'Auguste , lorsqu'il veut quitter l'empire ; telle est encore celle Ptolomée examine s'il doit recevoir Pompée , ou lui donner la mort.

On peut citer de même la scène Mithridate propose à ses enfans le dessein d'aller porter la guerre en Italie , celle Mahomet propose à Zopire de le servir (lans ses desseins , s'il veut revoir ses enfans. Quoique, dans ces deux dernières pièces , le principal personnage soit décidé sur le parti qu'il doit prendre , cependant il éprouve de si grandes contradictions du personnage avec qui il est en scène, qu'on peut regarder ces morceaux comme de vraies délibérations.

Observons que ces scènes sont dangereuses au théâtre , et qu'il ne faut les y mettre qu'avec beaucoup de précautions.

La première condition est que le sujet soit grand , illustre et extraordinaire. Il faut ensuite que le motif d'une délibération mise sur la scène soit pressant et nécessaire.

Il faut que les raisonnemens répondent à la grandeur du sujet.

DE CHrVMFORT. I 4^

li ne faut jamais attendre que le théâtre soit dans la chaleur et l'activité de l'intrigue , pour faire ces délibérations , parce qu'elles la ralentissent et en étouffent les beautés. Le second acte , ou tout au plus le conHnencement du troisième , paraissent'en être la place naturelle.

Il y en a cependant qui ouvrent la scène ; telle est celle de Brutus, l'on examine s'il faut rece- voir ou non l'ambassadeur de Tarquin : mais cette délibération n'étant pas en elle-même d'une extrême importance , et n'occupant pas la scène entière , ne conclut rien contre la règle que nous venons d'établir. Celle d'Auguste est au second acte ; celle de Mahomet au second acte ; celle de Mithridate au commencement du troisième.

Mais la condition la plus nécessaire , c'est que la délibération même soit tellement attachée au sujet, et que ceux qui donnent conseil soient si fort intéressés en ce qu'ils proposent , que les spectateurs brûlent d'envie de connaître leurs sentimens. Il faut , de plus , que le parti qu'on prendra ait de l'influence sur tout le reste de la pièce.

La délibération d'Auguste remplit toutes ces conditions : elle est importante , elle intéresse tout l'univers connu ; elle saisit le spectateur , informé de la haine d'Emilie , de l'amour de Cinna , de la conspiration faite contre l'empereur. On veut savoir ce que diront Cinna et Maxime , quel parti ils prendront ; ils deviennent des ac- IV. I o

l46 ŒUVRES

leurs iiitéressans ; et quand on voit ces deux traîtres chargés de nouveaux bienfaits de l'empe- reur, l'incertitude du spectateur et l'intérêt re- doublent encore.

Il n'en est pas de même de celle de Pompée ; elle n'est pas nécessaire à l'action. Ptolomêe pouvait délibérer en son cabinet s'il recevrait Pompée ou s'il lui donnerait la mort , et rentrer en apprenant au spectateur le parti qu'il a pris.

Racine a bien senti la nécessité de lier ces sortes de scènes à l'action. Il commence par pré- parer avec soin la proposition de Mithridate. A peine le héros est-il arrivé , qu'il dit un mot de son projet à ses enfans :

Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage , Je médite un dessein digne de mon courage , Vous en serez bientôt instruits plus amplement.

Écoutons ce grand poète lui-même. « Cette entreprise ( de descendre en Italie ) fut en partie cause de sa mort , qui est l'action de ma tragédie. J'ai encore lié ce dessein de plus près à mon sujet; je m'en suis servi pour faire connaître à Mithridate les secrets sentimens de ses deux fils. »

On ne peut prendre trop de précautions pour ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très-né- cessaire ; et les plus belles scènes sont en danger d'ennuyer, du moment qu'on peut les séparer de l'action, et qu'elles l'interrompent, au lieu de la conduire vers sa fin.

DF, CHAMFORT. l47

C'est ce qu'on peut reproolier à la belle scène de l'entrevue de Sertorius et de Pompée , qui ne produit' rien dans la pièce. » Si elle faisait naître dit Voltaire , la conspiration ou quelque intrigue intéressante et terrible , elle eût été une beauté tragique , au lieu qu'elle n'est qu'une beauté de dialogue. »

Celle de Brutus est intéressante , en ce qu'elle a de l'effet sur le reste de la pièce : c'est Brutus même qui veut qu'on reçoive l'ambassadeur de Tarquin , et qui par prépare la séduction et la mort de son fils.

Celle de Mahomet est de la plus grande impor- tance ; elle sert à développer les projets d'un ambitieux qui veut donner de nouvelles lois et une nouvelle religion à l'univers ; elle est d'ailleurs intimement liée à l'action. Zopire , en refusant la proposition de Mahomet , l'irrite par sa fermeté , et le met dans le cas d'écouter l'avis d'Omar, qui lui conseille défaire périr Zopire par Séide, et de plus prépare la reconnaissance , en apprenant à Zopire que ses enfans vivent encore.

On cite encore , dans Corneille , la déhbération Attila examine s'il doit se joindre aux Français pour achever d'accabler l'empire romain , ou dé- fendre l'empire romain contre les Français. Cette scène est encore une beauté de tlialogue , plutôt qu'une beauté dramatique ; mais son plus grand défaut est d'être dans une pièce dépourvue d'in- térêt.

ï48 QLUVRES

Le poète ^, dans les délibérations, doit chercher à s^ ménager de grands tableaux , tels qu'on en voit dans la scène de Mahomet et de Zopire ; ils doivent être suivis, s'il est possible, d'un dialogue vif et pressé ^ pour réveiller le spectateur qui a prêté une longue attention aux projets du princi- pal personnage.

TIRADES.

Expression nouvellement introduite dans la langue , pour désigner certains lieux communs dont nos poètes dramatiques , surtout , embel- lissent , ou , pour mieux dire , défigurent leurs ouvrages.

S'ils rencontrent par hasard , dans le cours d'une scène , les mots de misère , de vertu , de crime , de patrie , de superstition , de prêtres , de religion , etc. , ils ont , dans leurs portefeuilles, une demi-douzaine de vers faits d'avance , qu'ils plaquent dans ces endroits.

Il n'y a qu'un art incroyable , un grand charme de diction , et la nouveauté ou la force des idées , qui puissent faire supporter ces hors d'œuvrcs.

Pour juger combien ils sont déplacés , on n'a qu'à considérer l'embarras de l'acteur dans ces endroits ; il ne sait à qui s'adresser. Est-ce à celui avec lequel il est sur la scène ? cela serait ridicule ; on ne fait pas de ces sortes de petits sermons à

DE CHAMFORT. I 49

ceux qu'on entretient de sa situation ; est-ce au parterre ? on ne doit jamais lui parler.

Les tirades , quelque belles qu'elles soient , sont donc de mauvais goût, et tout lionime un peu versé dans la lecture des anciens , les rejetera comme le lambeau de pourpre dont Horace a dit ^

Purpureus latè qui splendeat unus et alter Assuitur pannus : sed non erat liis locus. . . .

Cela sent l'écolier qui fait l'amplification.

CARACTÈRES.

Le carractère, dans les personnages qu'un poète dramatique introduit sur la scène, est l'inclination ou la passion dominaîite qui éclate dans toutes les démarches et les discours de ces personnages; il est le principe et le premier mobile de toutes leurs actions ; par exemple, l'ambition dans César ^ la jalousie dans Hermione , la vengeance dans Atrée, la probité dans Burrhus.

L'art de dessiner , de soutenir, de renforcer un caractère, est une des parties les plus importantes de l'art dramatique ; et quoique les principes soient à peu près les mêmes pour la tragédie et la comédie, nous séparerons les deux genres , pour éviter de dire des choses trop vagues ; et nous commencerons par la tragédie.

Les tragiques grecs paraissent n'avoir fait

1 5o ŒUVRES

qu'ébaucher cette partie de leur art. Homère fût leur maître eu ceci comme en tout ; mais il n'alla pas beaucoup plus loin que ses imitateurs. Achille, Agamemnon, Ajax, Ulysse , sont peints plus for- tement dans l'Iliade que dans les poètes qui les ont introduits sur la scène, quoique le théâtre exige des traits^lus caractérisés. C'est que les tra- giques grecs, contens de dessiner d'après Homère, et de ne point démentir l'idée qu'on s'était faite de leurs personnages^ ne songeaient point à y ajouter.

Ce sont les modernes qui ont senti les premiers que chaque mot échappé à leur personnage de- vait.peindre son âme, la montrer tout entière, la distinguer de tous les autres, d'mie fnanière neuA^e et frappante, renforcer son caractère, et le porter au point par-cfelà lequel il cesserait d'être dans la nature.

C'est Corneille qui nous a donné les premières leçons de ce grand art ; et s'il y a manqué dajis Cinna qui est quelquefois trop avili , dans Horace qui devient l'assassin de sa sœur, on le retrouve dans Rodrigue^ Chùnène , Pauline^ Cléopâtre et Nicomède.

Racine est admirable en cette partie ; et hors Néron et Mithridate , dégradés par la superche- rie dont ils usent envers leurs rivaux, tous les autres soutiennent l'idée que le poète a donnée d'eux dès les premiers vers , et chaque mot y ajoute un nouveau trait. Toutes ses pièces et celles

DE CHAMFORT. l5l

de Voltaire sont des applications de ce précepte Les premiers mots du principal personnage doi- vent peindre son caractère , et d'une manière atta- chante.Yoyez^dsins Baj'azet, comme l'âme d'Acoma'^ se développe avec l'exposition du sujet ; comme Rhadamiste vous saisit, quand, dès les premiers vers, il dit à son ami :

Ne me regarde plus que comme im furieux ,

Trop digne du courroux des hommes et des dieux ,

Qu'a proscrit dès long-temps la vengeance céleste ;

De crimes , de remords , assemblage funeste ;

Indigne de la vie et de ton amitié ,

Objet digne d'horreur , mais digne de pitié ;

Traître envers la natiu-e ; envers l'amom" , perfide ;

Usurpateur, ingrat , parjure , parricide;

Sans les remords affreux qui -déchirent mon cœur,

Hiéron , j'oublîrais qu'il est un ciel vengeur.

Remarquez comme la déclaration d'Orosmane à Zaïre rassemble tous les traits de son caractère : excès d'amour , fierté , générosité , violence , germe de jalousie , etc.

Soutenir un caractère est aussi essentiel que de l'établir avec force. Il faut que le sentiment dominant se montre sous des formes toujours nouvelles.

La passion dominante de IMithridate est sa haine contre les Romains. Avec quel art Racine la mêle à toutes les autres! Mithridate vaincu , amoureux, jaloux, incertain des sentimens de-

iSa OliUVRES

Monime, arrive clans Nympliéc. Après le reproché qu'il fait à ses fils , ses premiers mots sont :

Tont vaincu que je suis , et voisin du naufrage , Je médite un dessein digne de mon courage

et c'est d'aller attaquer Rome.

Da-ns la scène avec Arbate même , en soupçon- nant Xipharès d'être son rival, il lui fait un mérite de sa haine contre les Romains :

Je sais que de tout temps , à mes ordres soumis , Il hait autant que moi nos communs ennemis.

Il s'applaudit de ce que ses soupçons tombent plutôt sur Pharnace :

Que Pharnace m'offense , il offre à ma colère Un rival dès long-temps soigneux de me dcplaii-e , Qui toujours des Romains admirateur secret , Ne s'est jamais contr'eux déclaié qu'à regret.

Cette haine parait même dans la scène avec Mo- nime ; c'est elle qui amène la belle scène Mi- thridate développe son grand dessein d'aller assié- ger Rome. Lorsque Pharnace refuse d'épouser la fdle du roi des Parthes , Mithridate lui dit :

Traître , pour les Romains tes lâches complaisances N'étaient pas à mes yeux d'assez noires offenses ! Il te fallait encor les perfides amours Pour être le supplice et l'horrcm- de mes joms !

DE CHA.VFOllT. 1 53

Dans la scène il feint de vouloir que Mo- nime épouse Xipharès, il lui dit:

Cessez de prétendre à Pharnace ;

Je ne souffrirai point que ce fils odieux

Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux ,

Possédant une amour qui me fut déniée,

Vous fasse des Romains devenir l'alliée.

Et dans l'éloge de Xipharès :

C'est un autre moi-même. Un fils victorieux, qui me chérit , que j'aime, L'emiemi des Romains

Il apprend ensuite que ce fils est aimé de la reine ; il a résolu sa mort , il s'écrie :

Sans distinguer entr'eux qui je hais ou qui j'aime. Allons et commençons par Xipharès lui-même. Mais quelle est ma fureur , et qu'est-ce que je dis ? Tu vas sacrifier ; qui , malheureux ! ton fils ? Un fils que Rome craint, qui peut venger son père !

Et quand Mitliridate revient mourant , c'est pour dire:

Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon dessein, Rome en cendres me vît expirer dans son sein : Mais au moins quelque joie en mourant me console ; J'expire environné d'ennemis que j'immole ; Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains. Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.

l54 OELivr.KS

L'auteur àe Rhadaîriiste a peint Pbarasmane comme un maître terrible, un père redoutable à ses enfans ; et Pbarasmane, teint du sang de l'un de ses fils qu'il a immolé sans le connaître , dit à l'autre :

Courez vous emparer du trône d'Arménie ;

Avec mon amitié je vous rends Zénobie :

Je dois ce sacrifice à mon fils malheureux.

De ces lieux cependant éloignez -vous tous deux :

De mes transports jaloux mon sang doit se défendre ;

Fuyez , n'exposez plus un père à le répandre.

C'est le dernier vers du rôle et de la pièce. Quel homme que celui qui, même dans le remords que lui cause le meurtre d'un de ses fils , craint d'attenter à la vie de l'autre !

Souvent le poète a besoin de renforcer un ca- ractère, pour fonder un événement nécessaire à la constitution de son poème.

L'auteur de Brutus donne à Titus, que l'on veut séduire , un confident adroit , courageux , qui , sous le voile de l'amitié , travaille pour lui-même . C'est de Messala qu'on a dit :

Il est ferme , intrépide , autant que si l'honneur Ou l'amour du pays excitait sa valeur ; Maître de son secret , et mîûtre de lui-même , Impénétrable et calme'cn sa fureur extrême. .. .

Messala apprend à Titus que Tibérinus, son

DE CilAMFORT. 1 55

frère, livrera à Tarqiiin la porte Quirinale. ïitiis s'écrie :

Mon frère trahit Rome !

MESSALA.

Il sert Rome et son roi ; Et Tarquin , malgré vous , n'acceptera pour gendre Que celui des Romains qui l'aura pu défendre.

TITUS.

Ciel ! perfide , écoutez : mon cœur long-temps séduit A méconnu l'abîme vous m'avez conduit ; Vous pensez me réduire au malheiu- nécessaire D'être ou le délateur ou complice d'un frère : Mais plutôt votre sang . . .

MESSAL.V.

Vous pouvez m'en punir ; Frappez, je le mérite ; en voulant vous servir Du sang de votre ami que votre main fumante Y joigne encore le sang d'un frère et d'une amante ; Et, leur tête à la main, demandez au sénat. Pour prix de vos vertus , l'honneur du consulat ; Ou moi-même à l'instant , déclarant les complices , Je m'en vais commencer ces affreux sacrifices.

TITUS.

Demeure, malheureux; ou crains mon désespoir.

Le caractère de Messala , développant tout-à- coup tant de courage , d'audace et d'adresse , achève de justifier , pour ainsi dire , Titus aux yeux des spectateurs : on sent qu'assiégé par un tel homme , il est impossible qu'il ne suc- combe pas.

T 56 OEUVRES

La nécessité exige quelquefois qu'un héros lasse une démarche qui semble affaiblir son ca- ractère. L'art consiste à le relever sur-le-champ et à le montrer plus grand encore. En voici un exemple.

Dans XAndronic de Campistron , Andronic , lié d'intérêt avec les Bulgares , veut engager les mi- nistres de son père à intercéder pour eux auprès de l'empereur. Ces deux ministres sont les en- nemis du jeune princ;' qui leur fait cette prière. Un d'eux semble montrer quelque opposition ; le prince l'interrompt :

Arrêtez : 11 me reste à vous dira Que je dois être un jour le maître de l'empire.

On sent combien ce mot relève le caractère du héros , qui avait été obligé de faire une prière inutile à des hommes qu'il hait et même qu'il méprise.

Acomat, dans Bajazet^ est un personnage assez important pour qu'on ne le voie pas se dégra- der sans peine. Bajazet lui apprend l'alternative' il est d'épouser Roxane ou de mourir. bien! dit Acomat ,

Promettez ; affranchi du péril qui vous presse , Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

BjVJAZET.

Mei!

DE CHA.MFor.r. i:)7

ACOMA.T.

Ne rougissez point : le sang des Ottomans Ne doit point en esclave obéir aux sermens. Consultez ces héros que le droit de la guerre Mena victorieux jusqu'au bout de la terre : Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi, L'intérêt de l'état fut le^ir unique loi ; Et d'un trône si saint la moitié n'est fondée Que sur la foi promise et rarement gardée. Je m'emporte, seigneur

Quoique ces idées aient été , en effet , celles des sultans, des Français peuvent en être révoltés, et croire qu'elles avilissent Acomat ; mais ces mots ,

Je m'emporte, seigneur

relèvent son caractère et le réconcilient avec !e spectateur.

Les remords d'un héros , les reproches qu'il se fait d'une faiblesse ou d'un crime, contribuent encore beaucoup à le rendre intéressant. Qui ne pardonne à Mithridale son amour et sa jalousie , en entendant ces beaux vers ?

O Monime ! ô mon fils ! inutile courroux ! Et vous , heureux Romains, quel triomphe pour vous, Si vous saviez ma honte , et qu'un ami fidelle De mes lâches com.bats vous portât la nouvelle ! Quoi ? des plus chères mains craignant les trahisons, J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons; J'ai su, pai- une longue et pénible industrie, Des plus mortels venins prévenir la fiuie :

1 58 ŒUVRES

Ah ! qu'il eût mieux valu , plus sage et plus heureux , Et repoussant les traits d'un amour dangereux , Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées Un cœur déjà glacé par le frœd des années ?

On était fâché de voir que Mithridate vaincu, méditant un grand dessein , se livrât à l'amour et à la jalousie. Après ces vers , il est presque aussi grand que s'il n'avait point eu de faiblesse.

Un auteur doit avoir grand soin de ne rien mêler , dans le caractère d'un personnage , qui puisse repousser ou affaiblir l'intérêt qu'il a des- sein d'y répandre. Cette faute n'est pas sans exemple , et l'on y tombe de trois manières :

lo En rappelant des actions passées qui flétris- sent le personnage ;

20 En lui faisant faire ou penser, dans le cours même de la pièce , quelque chose qui l'avilit ;

En faisant prévoir qu'il doit démentir dans la suite , ce qu'il a actuellement d'estimable. C'est peut-être le défaut qu'on peut reprocher à Atha- lie. Le spectateur , pendant toute la pièce , s'inté- resse à Joas: après le couronnement de ce prince, Joas embrasse Zacharie , fils du grand-prêtre son bienfaiteur , qui s'écrie :

Enfans , ainsi toujours pulssiez-vous être unis !

Ce souhait, qui rappelé au spectateur que Joas sera un jour souillé du sang de Zacharie , affaiblit l'intérêt que l'on a pris à ce jeune prince.

DE CIIAMFORT. I 69

L'art consiste à déployer le caractère d'un pei'- sonnage et tous ses sentimens , par la manière dont on le fait parler , et non par la manière dont ce personnage parle de lui. A-t-il l'âme noble et fière ? que tout ce qu'il dit porte l'empreinte de cette noblesse et de cette fierté ; mais qu'il se garde bien de se vanter de sa hauteur. C'est le défaut de Corneille ; il fait toujours dire à ses héros qu'ils sont grands: ce serait les avilir, s'ils pouvaient l'être. L'opposé de la magnanimité est de se dire magnanime.

Racine n'a jamais manqué à cette règle ; il peint de grandes âmes qui semblent ignorer qu'elles sont grandes. En voici un exemple: Bajazet, en scène avec Atalide , lui déclare qu'il aime mieux mourir que de tromper Roxane , en lui faisant espérer qu'il l'épousera quand il sera monté sur le trône. Il ajoute, pour justifier ce refus :

Ne vous figurez point que, dans cette journée , D'un lâche désespoir ma vertu consternée , Craigne les soins d'un trône je pourrais monter , Et par un prompt trépas clierclie à les éviter. J'écoute trop peut-être une imprudente audace : Mais , sans cesse occupé des grands noms de ma race , J'espérais que, fnvant un indigne repos , Je prendrais quelque place entre tant de héros ; Mais , quelque amhition , quelqu'amour qui me brûle , Je ne puis plus tromper une amante crédule.

Quelle âme que celle qui craint d'être soup*-

l6o OCUYRES

çonnée de chercher la mort , pour éviter les dan- gers d'une conspiration ! voilà comme Racine peint presque toujours. Rappelons encore la ma- nière dont il montre l'âme entière de Roxane : elle s'adresse à Atalide , que Bajazet vient de quitter :

.... Il vous parlait : quels étaient ses discours , Madame ?

ATALIDE.

Moi , madame ! Il vous aime toujours.

ROXANE.

Il y va de sa vie , au moins que je le croye.

Par ce dernier vers, Roxane annonce sans em- phase et comme malgré elle , toute la violence et les excès dont elle est capable , si elle apprend que Bajazet aime Atalide. Un mot qui échappe du cœur , peint mieux que les menaces directes les plus violentes.

Il faut toujours peindre les caractères dans un degré élevé : rien de médiocre, ni vertus, ni vices. i Ce qui fait les grandes vertus , ce sont les grands obstacles qu'elles surmontent.

Le vieil Horace sacrifie l'amour paternel à l'a- mour de la patrie: voilà un grand amour pour la patrie. Pauhne , malgré la passion qu'elle a pour Sévère , qu'elle pourrait épouser après la mort de Polieucte , veut que ce même Sévère sauve la vie à Polieucte. Quel admirable attachement à

Dh CHAMFORT. l6l

son devoir ! Un seul de ces traits suffirait pour faire un grand caractère.

Les vices ont aussi leur perfection. Un deini- tyran serait indigne d'être regardé ; mais l'ambi- tion , la cruauté, la perlldie, poussées à leur plus haut Doint , deviennent de plus grands objets.

La tragédie demande encore qu'on les rende, autant qu'il est possible , de beaux objets; il faut donner au crime un air de noblesse et d'éléva- tion. L'ambition est noble, quand elle ne se pro- pose que des trônes ; la cruauté l'est en quelque sorte , quand elle est soutenue d'une grande fermeté d'âme; la perfidie même l'est aussi, quand elle est soutenue d'une extrême habileté.

Le théâtre n'est pas ennemi de ce qui est vi- cieux, mais de ce qui est bas et petit. Néron qui se cache derrière une tapisserie pour épier deux amans , Mithridate qui a recours à une petite ruse comique pour surprendre le secret de Monime , sont des personnages indignes de la scène tra- gique.

Les caractères bas ne peuvent y être admis que lorsqu'ils servent à faire valoir des caractères su- périeurs ; et c'est peut-être ce qui sert à faire to- lérer Prusias dans Niconiède , et Félix dans Po- lieucte.

Ceux qui veulent justifier les poètes d'av(ïir peint de tels hommes , disent qu'ils sont dans la nature. Mais on leur répond: N'y a-t-il pas quel- que chose de plus parfait , de plus rare , de plus

IV. * 1 I

162 OEUVIIES

noble, qui est aussi dans la nature ? c'est cela qu'on voudrait voir.

Si quelque chose pouvait être au-dessous des ca- ractères bas et méprisables, ce serait les caractè- res faibles et indécis. Ils ne peuvent jamais réussir, à moins que leur incertitude ne naisse d'une pas- sion violente , et qu'on ne voie, dans cette indéci- sion même, l'effet du sentiment dominant qui les emporte. Tel est Pyrrhus dans Androinaque.

Les caractères doivent être à la fois naturels et attachans ; il ne faut jamais leur donner de ces sentimens trop bizarres, dont les spectateurs ne sentiraient pas les semences en eux-mêmes. On veut rencontrer l'homme partout; et on ne s'intéresse point à des portraits chimériques , qui ne ressem- blent à rien de ce qu'on connaît. Les singularités ne s'attirent point de créance au théâtre , et pri- vent le spectateur du plaisir d'une imitation dont il puisse juger.

Les caractères ne peuvent être attachans que de trois manières : ou par la vertu parfaite et sans mélange, ou par des qualités imposantes auxquelles le préjugé a lié des idées de grandeur et de vertu , ou par un assemblage de vei^tus et de faiblesses reconnues pour telles.

Les caractères absolument vertueux sont rares , parce qu'ils ne sont pas susceptibles de variété ; et l'on a remarqué , avec raison , qu'un stoïcien ferait peu d'effet au théâtre. Il n'y a, sur îa scène, qu'un seul héros qui y fasse quelque plaisir , en

I

JjK CHiMFORT. I G3

se gouvernant toujours par les principes d'une vertu tranquille; c'est Régulus ,dans la pièce de Pradon. Si cette idée fût venue à un homme de génie, et qui , par l'exécution , ne fut pas demeuré au-dessous, peut-être aurions-nous une tragédie d'un genre nouveau.

Enfin , on rend un personnage intéressant par le mélange de vertus et de faiblesses reconnues pour telles : c'est même la voie la plus sûre ; on admire moins , mais on est plus touché. C'est que ceux en qui nous voyons nos faiblesses , ont plus de droit sur notre cœur , et sont plus proches de nous que les autres. Notre amour propre voit avec plaisir nos défauts unis à de grandes qualités. De plus , ces caractères mêlés sont dans un trouble continuel, ils nous entretiennent nous- mêmes : ce n'est qu'un long combat de passions et de vertus, où, tantôt vaincus et tantôt vainqueurs , ils nous contmuniquent autant de divers mouve- mens; et c'est cette agitation , ce sont ces secousses de l'âme , qui font le plaisir de la tragédie.

Ces personnages sont de deux espèces : ceux qui sortt totalement odieux , et qu'on ne doit montrer qu'autant qu'il est nécessaire pour re- doubler le péril des principaux personnages ; et ceux qui ne sont odieux qu'en partie , comme Médée et Cléopâtre dans Rodogune^ qui rachètent leurs crimes par une grande intrépidité d'âme , que Tune montre dans sa vengeance, et l'autre dans son ambition.

|64 OECVUES

Un des grands secrets de l'art dramatique , c'est de faire sans cesse contraster les caractères avec les situations.

AMOUR.

Cette passion est devenue , surtout parmi les modernes , l'âme de tous les théâtres : tragédies , comédies , opéras , elle s'est emparée de tout. Voyons par quels degrés elle y est parvenue , et examinons-la successivement dans la tragédie, la comédie et la tragédie lyrique.

Les anciens n'ont presque pas mis d'amour dans leurs tragédies. Phèdre est presque la seule pièce de l'antiquité, l'a^jour joue un grand rôle et soit vraiment théâtral ; dans Alceste ^ il est plutôt un devoir qu'une passion.

Les Grecs ne se sont jamais avisés de faire entrer l'amour dans des sujets aussi terribles qu'OEdJpe , Electre , Iphigénie en Tauride : de plus , ils n'avaient point de comédiennes ; les rôles de femmes étaient joués par des hommes masqués , et il semble que l'amour eut été ridicule dans leur bouche.

Chez les Romains, il n'occupa guères que la scène comique. 11 est étonnant que la Didon de Virgile n'ait point ap]:)ris aux poètes combien l'amour pourrait devenir terrible et théâtral ; peut-être l'était-il dans la Médée d'Ovide , si l'on en juge par son grand succès , et surtout par la manière dont l'auteur a traité cette passion dans

DE CHaMFORT. i65

plusieurs endroits des Métamorphoses. L'épisode de Mvrriia et de Cynire est un modèle que Racine a imité dans Phèdre , et surtout dans ia confidence de Plîèdre à Énone. Le peu d'amour qui se trouve dans les pièces de Sénèque , est froid et décla- mateur.

Le Cid espagnol fut la première pièce , parmi les modernes , l'amour fut digne de la scène tragique ; c'est que Corneille apprit le grand art de l'opposer aiî devoir , et créa un nouveau genre de tragédie. jMais ce grand homme ayant depuis contracté l'habitude do le faire entrer dans des intrigues peu dran::atiques , même il ne tenait que le second rang , il devint languissant et froid.

Enfin Racine parut ; et Ilermione , Roxane , Plîèdre , nous apprirent comment il fallait traiter l'amour.

Les grands effets qu'il produisit au théâtre , firent croire qu'une pièce ne pouvait s'y soutenir sans lui.

Corneille y dans ses discours sur l'art drama- tique , recommande de ne donner à l'amour que la seconde place , et de céder la première aux autres passions. Fontenelle , intéressé à étendre les principes de son oncle , fit , de cet usage ^ un précepte dans sa Poétique. Racine n'avait rien écrit : on crut Fontenelle, appuyé du grand nom de son oncle. Dès-lors, on ne vit plus, sur la scène tragique, qu.e de fades romans dialogues; et des

l66 ŒUVRES

auteurs qui seiiiblaient n'avoir pas besoin de cette ressource , le firent entrer dans des sujets il était absolument étranger.

Enfin Voltaire, après avoir, malgré lui, payé le tribut au goût de son siècle dans Œdipe , fit voir dans Zaïre Alzire , Adélaïde , etc. , que l'amour , au théâtre, doit être terrible, passionné, accompagné de remords ; et qu'il doit surtout avoir la première place.

Il faut , ou que l'amour conduise aux malheurs et aux crimes , pour faire voir combien il est dangereux , ou que la vertu en triomphe , pour montrer qu'il n'est pas invincible : sans cela, ce ïî'est plus qu'un amour d'églogue ou de comédie.

Si vous êtes forcé de ne lui donner que la seconde place , alors imitez Racine dans l'art difficile de le rendre intéressant par les développemens délicats du cœur humain , par des nuances fines , et surtout par un style correct et soutenu.

Pour que l'amour soit intéressant , il faut que le spectateur le suppose au comble , que ce sen- timent subsiste depuis long-temps , qu'il ne soit pas devant lui comme dans les pièces de la Grange-Chancel et de quelques autres , des princesses deviennent amoureuses pour avoir vu le héros un moment ; il faut que l'on n'aime pas une femme uniquement pour sa beauté.

On a remarqué qu'on ne s'intéresse jamais sur la scène à un amant, lorsqu'on est sur qu'il sera rebuté. Pourquoi Oreste intéresse-t-il dans An-

DE CRAMFORT. 16"^

dromaque ? C'est que Racine a eu le grand art de faire espérer qu'Oreste serait aimé. Un amant toujours rébuté par sa maîtresse, l'est toujours pat* le spectateur , à moins qu'il ne respire la fureur de la vengeance.

On ne ' s'intéresse jamais non plus aux amans fidèles sans succès et sans espoir , qui , comme Antiochus dans Bérénice , disent :

Je pars fidèle encor , quand je n'espère plus.

C'était une idée prise dans la galanterie ridicule du quinzième et du seizième siècles.

Il y a des personnages qu'il ne faut jamais représenter amoureux: les grands hommes, comme Alexandre, César, Scipion, Caton , Cicéron, parce que c'est les avilir ; et les hommes médians , parce que Tamour , dans une ame féroce , ne peut ja- mais être qu'une passion grossière qui révolte au lieu de toucher, à moins. qu'un tel caractère ne soit attendri et changé par une passion qui le sub- jugue.

Si vous introduisez un ambitieux obligé de parler d^amour, qu'il ^i parle conformément à son caractère; qu'il fasse servir même l'amour à ses desseins, comme Assur, Catilina dans Rome sauvée: surtout qu'il ne tienne point parler de son amour après qu'il vient de commettre quel, que crime, moins par amour que par ambition.

lG8 OEUVRES

Si Oreste fait un si grand effet, quand il revient devant Hermione après avoir assassiné Pyrrhus par ses ordres, c'est qu'il a été #veugîé par l'amour, et qu'il va être déchiré de remords.

Que la passion du héros paraisse dans tous ses discours et dans toutes ses actions; mais qu'il ne soit jamais discoureur d'amour, comme dans les pièces du grand Corneille et de son frère.

Une scène d'amans contens doit passer fort vite ; et une scène d'amans malheureux qui ap- puient sur toutes les circonstances de leur mal- heur, peut être assez longue sans ennuyer. La curiosité n'a plus rien à faire avec des gens heu- reux ; elle les abandonne, à moins c^u'elle n'ait lieu de prévoir qu'ils retomberont bientôt dans le malheur : alors ce contraste diversifie très- agréablement le spectacle qu'on offre à l'esprit, et les passions qui agitent le cœur.

L'amour, dans la comédie, paraît être beaucoiîp plus à sa place; et personne ne la lui a jamais contestée. Il ne paraît pas jouer un grand rôle dans les pièces d'Aristophane, parce que l'auteur, occupé à faire sans cesse la satire du gouver- nement et de ses concitoyens , ne s'est point oc- cupé à peindre les symptsomes et les ri<iicules de cette passion.

Mais quand les poètes furent forcés de se retran- cher dans les bornes d'une censure générale , il paraît que l'amour entra pour beaucoup dans les pièces de Ménandre et des poètes de la comédie

DE CnAMFORT. 169

nouvelle. Tl esl le principal ressort de celles de Plante et de Térence; et on trouve chez eux des peintures très savantes de cette passioii.

Nulle autre passion, en effet, ne paraît plus favorable à la comédie. La finesse , la vivacité des sentimens qu'elle inspire, les brouilleries , les raccommodemens , les dépits, les jalousies, etc., tout concourt à la rendre extrêmement comique.

Tantôt c'est un amant qui fait ce qu'il ne croit pas faire, ou qui dit le contraire de ce qu'il veut dire ; qui est dominé par un sentiment qu'il croit avoir vaincu, ou qui découvre ce qu'il prend grand soin de cacher.

Le raccommodement de deux pmans dans la Mère coquette^ la même scène à peu près dans le Dépit amoureux^ dans le Tartuffe^ dans le Bour- geois gentilhomme: toutes ces scènes qui ne sont que des développemens de l'ode d'Horace Donec gratus eram tibi , toutes ces scènes sont des mo- dèles en ce genre.

Racine, avant qu'il eût perfectionné l'idée qu'il avait de la vraie tragédie, avait développé, dans Andromaque ^ quelques-uns de ces mouve- mens ; mais il conçut bientôt après qu'il devait les abandonner à Molière.

Dans la vraie comédie , il faut observer de tour, ner toujours les scènes d'amans en gaieté. Cette attention est d'autant plus nécessaire , que ces scènes sont devenues des lieux communs,quele spec- tateur ne daigne écouter que quand l'auteur déve-

l'yO OEUVRES

loppe, d'une manière comique, les replis du cœur humain dans la passion qui lui est la plus chère. On a cru long-temps , d'après quelques ariettes des opéras de Quinaut, et d'après les ouvrages de presque tous ses successeurs , que l'amour, sur la scène lyrique , ne devait être que de la simple ga- lanterie. Mais après la mort de ce poète , on lui a rendu justice, comme à Racine, sm^ l'usage qu'il avait fait de l'amour. Ce n'est que depuis ce temps qu'on s'est souvenu que Qumaut l'avait peint comme une passion terrible , ennemie du devoir, combattue par les remords , détruisant l'héroïsme, et menant , comme la vraie tragédie , au crime et au malheur. Alceste ^ dans Quinaut comme dans Euripide, offre le triomphe de l'amour conjugal. Dans Thésée^ c'est une Médée qui s'écrie:

Le destin de Médée est d'être criminelle ; Mais son cœur était fait pour aimer la vertu.

Mon cœur aurait encor sa première innocence S'il n'avait jamais eu d'amour.

Mon frère et mes deux fils ont été les victimes

De mon implacable fureur ;

J'ai rempli l'univers d'horreur : Mais le cruel amour a fait seul tous mes crimes.

Dans Atjs , c'est un amant qui immole sa maî- tresse sans la connaître.

Atys, Atys lui-même Immole ce qu'il aime.

DE CHAMFORT. I7I

Dans Roland et dans Arinide , ce sont deux héros avilis par l'amour, et qui revolent vers la gloire , en détestant la mollesse ils ont langui. Dans Arinide même, cette morale est développée d'une façon neuve et frappante.

Il est donc incontestable que, si l'amour, n'a pas occupé la scène lyrique avec autant d'avantage qu'il a paru dans la tragédie , c'est uniquement la faute des poètes et non celle du genre.

Quinaut a précisément suivi la route de Racine. Quand il n'a pu rendre l'amour très-théâtral , il l'a rendu intéressant par des développemens et par un style enchanteur. En voici un exemple.

Dans/i^w, Pirante, qui veut rassurer Hierax sur le sort de son amour , lui dit :

Se peut -il qu'elle dissimule ? Après tant de sermens , ne la croyez-vous pas ?

HIERAX.

Je ne les crus que trop , hélas ! Ces sermens qui trompaient mon cœur tendre et crédule. Ce fut dans ces vallons par mille détours , Inaclius prend plaisir à prolonger son cours :

Ce fut sur son qliai'mant rivage Que sa fiUe'N olage

Me promit de m'aimer toujo'ars. Le zéphir fut ténibin , l'onde fut attentive , Quand la nymphe jura de ne changer jamais; Mais le zéphir léger et l'on^ fugitive Ont enfin emporté les sermens qu'elle a faits.

Quelquefois ce poète est aussi profond que Pia-

l'JI OEUVRES

cine lui-même dans la connaissance du cœur hu- main.

Hierax se plaint d'Io et de ses froideurs ; lu nymphe lui répond :

C'est à tort que tous m'accusez ; Vous avez vu toujours vos rivaux méprisés.

HIERAX.

Le mal de mes rivaux n'égale point ma peine. La douce illusion d'une espérance vaine Ne les fait point tomber du faî(e du bonheur : Aucun d'eux, comme moi, n'a perdu votre cœur ;

Comme eux , à votre humeur sévère

Je ne suis point accoutumé.

Quel toui nient de cesser déplaire , Quand on a fait l'essai du plaisir d'être aimé !

Voyez ceux de la déclaration de Pluton à Pro- serpine , dans l'opéra de ce nom.

Je suis roi des enfers , Neptune est roi de l'onde : Nous regnrdons avec des yeux jaloux Jupitei plus heureux qile nous; Son sceptre est le premier des trois sceptres du monde. Mais SI de votre copur j'étaisvictorieux, Je serais plus content d'adorer vm beaux yeux , Au milieu des enfers, dans une paix profonde, Que Jupiter, le plus heureux des dieux , N'est content d'être roi de la terre et des cieux.

Telle est la manière dont ce poère fait parler l'a- mour, quand il ne le peint pas ternble et pas-

DE CIIAMFORT. 1 73

sioiiné , comme dans Jtjs et dans Armide. C'est la réunion de ces deux talens qui le met au-dessus de tous ceux qui ont osé marcher sur ses traces dans la carrière qu'il s'était ouverte.

AMOUR CONJUGAL.

On a cru long -temps que l'amour conjugal n'é- tait pas propre au théâtre : on §e fondait sans doute sur ce que la possession refroidit les désirs, et que les sentimens du devoir ne sauraient être aussi vifs que ceux qui sont irrités par la défense. Si l'expérience du théâtre a souvent confirmé ce préjugé, ce n'est pas à la nature, c'est aux poètes qu'il faut s'en prendre. Ou ils n'ont pas mis les époux dans des situations assez fortes pour déployer une passion vive; ou ils n'ont pas mis dans leurs discours les mêmes sentimens de déhcatesse, ni cette chaieur qu'ils prodiguaient dans les discours des amans : en un mot, ils ont moins fait sentir la passion que le devoir, et il est vrai que ce n'est pas assez. Ils pouvaient bien par attirer l'approbation, exciter l'admiration même , mais non pas cette pitié qui fait entrer , pour ainsi dire, toute rame du spectateur dans l'intérêt du personnage.

Joignez Texcès de la passion aux règles étroites du devoir; que deux personnes soient l'une à l'autre , par sentiment , ce que la vertu existe qu'elles soient; que leurs discours et leurs actions

1^4 ŒUVRES

soient tout ensemble passionnés et raisonnables : vous toucherez beaucoup plus que par des mou- vemens déréglés ou moins autorisés. La raison en est évidente : nous portons au théâtre une raison et un cœur ; il faut satisfaire l'une et l'autre. Si les acteurs agissent par vertu , voilà notre sensi- bilité exercée ; mais si la passion et la vertu sont d'accord , voilà tous nos besoins remplis.

11 est étonnant que les modernes aient été pré- venus si long- temps contre l'amour conjugal: ïyilceste d'Euripide aurait leur apprendre qu'il pouvait devenir touchant et dramatique.

Le mauvais succès de Pertharite fit croire quel- que temps que l'amour conjugal , très-respec- table dans la société , n'était point recevable sur la scène.

Ce fut la tragédie de Manlius , par Lafosse , qui attaqua la première ce préjugé ridicule. On fut touché de l'amour de Valérie pour son époux, de la tendresse héroïque de ses sentimens, du respect qu'elle mêle à son amour, du ménage- ment avec lequel elle sonde le cœur de son époux, pour y rappeler la vertu et pour assurer son hon- neur et sa vie.

Le concours de tous ces sentimens forme un caractère si passionné et si raisonnable tout en- semble , que , malgré la terreur dominante de la pièce, on sent encore une espèce de joie à la vue d'une héroïne en qui la passion et le devoir ne sont qu'un même sentiment.

DE CHAMFORT. I '7$

Dans AbsalGii , Tharès a la même passion et le même héroïsme : elle est autant alarmée pour la vertu de son époux que pour sa vie ; et pour l'empêcher de consommer un crime, sans le déce- ler, elle ose se mettre en otage avec sa fille, entre les mains de David, après lui avoir fait faire un serment solennel que , s'il se trou\ e un traître , fût-ce son propre fils , il ne fera grâce ni à sa femme ni à ses enfans.

Elle fait plus : quand la reine ose l'accuser d'a- voir armé Absalon contre son père, elle ne lui ré- pond qu'en remettant au roi une lettre par la- quelle il apprend ce qu'on trame contre lui et ce qu'on tente pour la tirer elle-même de ses mains. Mais sa magnanimité n'est ni féroce ni hautaine ; elle y mêle tant de tendresse, tant de raison et tant d'égards, qu'elle n'en devient que plus chère et plus respectable pour son époux , au moment même qu'elle le fait trembler , et que le spectateur sent à la fois le plaisir de la pitié et celui de l'admiration.

Si l'amour doit être réciproque entre les amans, cette règle acquiert un nouveau degré de force relativement à l'amour entre les époux. Si l'un des deux n'était pas aimé autant qu'il aime , il en serait en quelque sorte avili, et l'autre paraîti-ait injuste. Il faut qu'ils soient tous deux dignes de ce qu'ils font l'un pour l'autre ; et le témoignage mutuel qu'ils se rendent, devient, pour le specta-

1 '^6 OELVRES

teiir, ]e gage assuré de ce qu'ils ont d'intéressant et d'aimable.

Le grand succès d'Inès de Castro fit tomber pour jamais le préjugé contre l'amour conjugal : mais il n'en parut pas moins difficile à traiter , puisqu'il ne s'est s^uère montré depuis sur la scène, jusqu'à \ Orphelin de la Chine ^ Voltaire a fait voir une femme qui a épousé son mari, dans le temps elle aurait aimé un amant qui depuis est devenu son maître, et à qui elle déclare qu'elle aimerait mieux mourir que de lui sacrifier un jépoux qu'elle chérit et qu'elle respecte.

Si ces beautés sont moins touchantes, elles sont aussi d'un genre plus difficile et plus délicat , et prouvent que l'amour conjugal fera toujours grand plaisir au théâtre, quand la situation sera vive et qu'elle sera traitée avec adresse.

^ AMITIÉ.

L'amitié, sans être une passion comme l'amour Tambition, etc. , a produit, dans certaines âmes, de si grands effets de générosité, de renoncement à soi-même ; ce sentinient est si doux , si sublime, si consolant pour l'humanité, qu'il a plusieurs fois l'empli la scène avec succès.

Par sa nature, il est une source de beautés du genre admiratif; et les deux amis peuvent être placés dans des situations qui produisent des

UE CHAMFORT, 1^-7

beautés non moins dramatiques que celles de la terreur et de la pitié.

L'importance des intérêts , la grandeur des sacrifices , est encore ici nécessaire : Tamitié seule ne peut produire de grands mouvemens au théâtre que quand un ami sacrifie à son ami un trône , une grande passion , ou même sa vie.

Le combat d'Oreste et de Pilade à qui mourra l'un pour l'autre , la dispute d'Héraclius et de Martian qui se prétendent tous deux fils de Maurice pour épargner la mort à leur ami , sont ce que nous avons au théâtre de plus touchant en ce genre.

L'égalité parfaite semble être nécessaire entre' les amis , et relever le caractère de l'un et de l'autre. On est fâché de voir , dans Androma- que , Pilade si fort au-dessous d'Oreste , qui le tutoie , et à qui il répond avec un respect qui nuit à l'effet que produirait le spectacle de leur amitié. 11 serait beau de voir le représentant de tous les rois de la Grèce , tutoyé par son ami. Cette réponse sublime de Pilade à Oreste , dont il a inutilement combattu la passion :

Eh bien ! Seigneur, enlevons Hermione.

Cette réponse serait bien plus sublime , sans ce mot de seigneur , qui la dépare.

IV. la

1 78 OEUVRES

L'amitié fraternelle , étant plus touchante , semble être encore plus faite pour la scène , elle ne s'est montrée encore que rarement. On est fâché que l'amitié d'Antiochus et de Séleucus, dans Rodogune , ne produise pas plus d'effet. Corneille s'est privé lui - même, .des ressources qu'elle aurait pu lui fournir dans Nicomède , en reculant , jusqu'à la fin de la pièce , la recon- naissance des deux frères. On voit ce que l'a- mitié fraternelle peut produire , au théâtre , par le plaisir qu'elle fait dans Rhadamiste et dans Adélaïde , elle n'a pu être le fonds du sujet. L'amitié , entre un frère et une sœur , a quel- que chose de plus doux encore. Electre, embras- sant , devant Oreste , l'urne elle croit qu'est renfermée la cendre de ce frère chéri , et dispu- tant cette cendre à son tyran , est le tableau le plus touchant que cette amitié puisse offrir.

COMBATS DU COEUR.

On n'entend pas ici ces délibérations tranquilles se balancent de grands intérêts, de sang-froid, et avec toute la liberté de l'esprit et de la raison ; mais on entend plus particulièrement ces chocs violens de passions qui se combattent récipi'o- quement , ces cruelles irrésolutions du cœur pla-

DE CHAMFORT. I ^Q

cées entre deux partis également douloureux pour lui.

C'est de ces combats que naît la chaleur de l'action théâtrale et le 23athétique des mouve-. mens. Pour assurer l'effet de ces sortes de com- bats , il est nécessaire qu'ils résultent de l'oppo- sition du devoir avec le penchant^ ou de l'oppo- sition d'un penchant avec un autre également violent. Il faut que l'alternative n'ait point de mi- lieu , et que les deux intérêts soient incompati- bles ; que le Cid laisse son père déshonoré , ou qu'il tue celui de son amante.

11 faut, de plus, que les deux intérêts^ mis en opposition , soient assez forts pour se balancer et assez grands pour être dignes du combat qu'ils se livrent, que le parti le plus vertueux soit aussi le plus violent et le plus pénible pour la nature, et qu'enfin le personnage intéressant se décide pour le parti le plus vertueux , et qui exige de lui un sacrifice plus coûteux à son cœur. On ne peut mieux faire sentir la vérité de ces règles que par des exemples : nous en rapporterons un ici.

Dans Iphigénie , Agamemnon, chef de la flotte grecque armée contre Troie , est instruit , par un oracle , qu'il faut qu'il sacrifie sa fille pour ob- tenir les vents favorables , sans lesquels la flotte ne peut sortir de l'Auhde, elle est arrêtée par un calme qui la consume inutilement. L'intérêt de l'armée et de tous les principaux chefs , la

l8o OEUVRES

gloire même d'Agamemnon , semblent exiger ce cruel sacrifice ; mais l'amour paternel s'y op- pose.

Voilà la source des combats les plus déchirans que ce malheureu>i père va éprouver durant toute la pièce , soit en présence d'Ulysse , ou du fier Achille promis à Iphigénie , soit à l'égard de Clytemnestre , son épouse , et de sa fille , etjde lui-même.

Le soin de sa gloire , l'intérêt de la nation , l'obéissance aux dieux , semblent l'avoir décidé d'abord pour le sacrifice. Déjà il a rappelé sa fille absente avec sa mère , sous prétexte de célé- brer son hymen avec Achille : mais la sentant approcher , son amour se réveille en son cœur ; et les combats de sa tendresse commencent à se faire sentir dans ces vers :

Ma fille qui s'approche et court àson trépas , Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère , Peut-être s'applaudit des bontés de son père ;

Ma fille ! ce nom seul dont les droits sont si saints,

Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains:

Je plains mille vertus , une amour mutuelle ,

Sa piété pour moi , ma tendresse pour elle ,

Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer.. .^

Non , je ne croirai point , ô ciel ! que ta justice

Approuve la fureur d'un si noir sacrifice.

Il envoie au-devant d'elle pour l'engager , elle et sa mère, à retourner sur leurs pas ; et cepen-

I»E CHAMFORT. iSl

dant il prend la résolution de congédier l'armée et de renoncer à la guerre de Troie : Ulysse s'ef- force de le ramener à son premier parti. Ce qu'Agamemnon lui répond, marque bien la vio- lence qu'il se fait à lui-même ; il l'attaque par son propre cœur :

Ah ! seigneur ! qu'éloigné du malheur qui m'opprime , Votre cœur aisément se montre magnanime ! Mais que si vous voyez , ceint du bandeau mortel , Votre fils Télémaque approcher de l'autel, Nous vous verrions , troublé de cette affreuse image , Changer bientôt en pleurs ce superbe langage , Eprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui , Et courir vous jeter entre Calchas et lui ! Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole.... Et si ma fille vient , je consens qu'on l'immole

A peine a-t-il prononcé ces mots , qu'on vient lui dire que sa femme et sa fille sont arrivées au camp. Quel nouvel embarras pour ce malheureux père ! Son entrevue avec sa fille doit lui déchi- rer l'âme ; elle l'accable de respect et de ten- dresse. H paraît triste et sombre ; il ne sait s'il doit lui apprendre ou lui cacher son sort. Sa fille lui dit :

Calchas , dit-on , prépare un pompeux sacrifice.

Il lui répond :

Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

jSa OEUVRES

IPHIGKJVIE

L'offrira-t-on bientôt ?

AGAMEMNOJV.

Plutôt que je ne veux.

IPHIGÉKIE.

Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ? Yena-t-on à l'autel votre heureuse famille ?

AGAMEMNOS.

Hélas !

IPH IGÉNIE.

Vous vous taisez !

AGAMEMNON.

Vous y serez , ma fille. Adieu.

Qui ne sent et n'éprouve en soi le combat af- freux de son cœur , la violence extrême qu'il se

fait clans ce moment pour retenir ses larmes ?

Ses perplexités , ses alarmes, ses déchiremens, ne font que croître ainsi , à mesure que le temps du sacrifice approche. Ce qui met le comble à sa douleur , c'est qu'il faut qu'il dispose lui-même ^ et sa fille , et sa femme, et Achille amant d'Iphi- génie, à consentir au sacrifice qu'il redoute encore plus qu'eux tous. Le dernier combat qu'il essuie , est avec lui-même :

Que vais-je faire ? Puis-je le prononcer cet ordre sanguinaire ?

DR CBL^MFOUT.

l83

Cruel, à quel combat faut-il te préparer?

Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?

Une mère m'attend, une mère intrépide,

Qui défendra son sang contre un père homicide.

Je verrai mes soldats, moins barbares que moi ,

Respecter dans ses bras la fille de leur roi.

Achille nous menace, Achille nous méprise;

Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ?

Ma fille , de l'autel cherchant à s'échapper ,

Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?

Que dis-je ? que prétend mon sacrilège zèle ?

Quels vœux , en l'immolant, formerai-je sur elle?

Quels lauriers me plairont , de son sang arrosés?..

Je veux fléchir des dieux la puissance suprême.

Ah ! quels dieux me seraient plus cruels quemoi-m ême!

Non ; je ne puis : cédons au sang, à l'amitié ,

Et ne rougissons plus d'une juste pitié.

Qu'elle vive ! Mais quoi ? Peu jaloux de ma gloire ,

Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?

Son téméraire orgueil, que je vais redoubler.

Croira que je lui cède et qu'il me fait trembler

De quel frivole soin mon esprit s'embarrasse ?

Ne puis-je pas d'Achille humilier l'audace ?

Que ma fille à ses yeux soit un sujet d'ennui ;

Il l'aime: elle vivra pour un autre que lui.

Il envoie chercher la reine et Iphigénie ; et ce- pendant il continue :

Grands dieux ! si votre haine Persévère à vouloir l'arracher de mes mains, Que peuvent devant vous tousles faibles humains ? Loin de la secourir, mon amitié l'opprime; Je le sais : mais , grands dicnx ! une telle victime

1 84 ŒUVRES

Vaut bien que , confirmant tos rigoureuses lois , Vous me la demandiez une seconde fois.

Il se décide , en attendant , à la faire évader. On peut voir , par cette analyse , comment doi- vent se conduire les combats du cœur. Les règles prescrites ci-dessus , sont ici parfaitement suivies. Voilà l'amour paternel opposé à l'ordre des dieux et à l'intérêt de toute une armée. Comme roi , Agamemnon doit immoler sa fille à la cause pu- blique ; comme père , il ne peut y consentir- L'intérêt de sa gloire et l'intérêt de sa tendresse sont dignes de se balancer mutuellement. Il n'y a point non plus de milieu à l'alternative ; ou il faut qu'il s'expose au murmure de toute la Grèce et à soii mépris, ou qu'il perde sa fille : enfin il se décide pour le parti le plus vertueux.

L'intérêt de son cœur doit céder à l'intérêt gé- néral; mais il ne s'y décide qu'après avoir cherché tous les moyens possibles de sauver sa fille. Enfin, il veut au moins que l'oracle lui demande ce sa- crifice une seconde fois : c'est la seule ressource qui lui reste.

Mais tout le camp s'oppose à sa fuite ; Achille, son amant , veut l'enlever malgré elle et malgré les Grecs ; elle refuse ; elle est conduite à l'autel malgré les efforts et les cris de sa mère : et c'est que l'oracle à double sens s'explique , et qu'elle est sauvée.

DE CIIAMFORT.

NUANCES.

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Ce sont des traits légers et presque impercep- tibles qui différencient les caractères e1; les pas- sions selon les personnes ; car les mêmes passions ont encore certaines choses qui les empêchent de se ressembler tout-à-fait , et ce sont ces légères différences qu'on nomme nuances.

Il n'appartient qu'au grand maître de les saisir, et aux connaisseurs de les bien apercevoir. Idamé, dans Y Orphelin de la Chine , Mérope et Andro- maque,sont trois mères sensibles et tendres, toutes alarmées sur le sort de leurs fils : cep(3ndant que de nuances de tendresse et de douleurs entre elles !

DICTION ET STYLE DRAMATIQUE.

La diction ou le style est, en géne'ral , la ma- nière dont on exprime, par les paroles, ses senti- mens et ses idées.

Le style dramatique a, pour règle générale , de devoir être toujours conforme à l'état de celui qui parle. Un roi, un simple particulier , un com- merçant , un laboureur , ne doivent point parler du même ton ; mais ce n'est pas assez.

Ces mêmes hommes sont dans la joie ou dans la douleur , dans l'espérance ou dans la crainte : cet état actuel doit donner une seconde confor- mation à leur style, laquelle sera fondée sur la pre- mière , comme cet état actuel est fondé sur l'ha-

1 86 OEUVRES

bitiiel ; et c'est ce qu'on appelle la condition de la personne.

Pour ce qui regarde la comédie, c'est assez de dire que son style doit être simple , clair , fami- lier , cependant jamais bas , ni rampant. Je sais bien que la comédie doit élever quelquefois son ton ; mais dans ses plus grandes hardiesses , elle ne s'oublie point, elle est toujours ce qu'elle doit être ; si elle allait jusqu'au tragique, elle serait hors de ses limites. Son style demande encore d'être assaisonné de pensées fines, délicates et d'expres- sions plus vives qu'éclatantes.

Il est important de faire ici quelques réflexions sur le style de la tragédie. On a accusé Corneille de se méprendre un peu à cette pompe de vers et à cette prédilection qu'il témoigne pour le style de Lucain. Il faut que cette pompe n'aille jamais jusqu'à l'enflure et à l'exagération : on n'estime point dans Lucain ,

Bella per emathios plus quàni civilla campos.

On estime

Nil actum reputans, si quld siiperesset agendum.

De même les connaisseurs ont toujours con- damné dans Pompée ,

Les fl euves.... rendus rapides

Par le débordement... des panicides ;

et tout ce qui est dans ce goût ; mais ils ont ad- miré :

DE CHAMb'ORT. 187

O ciel! que de vertus vous me faites haïr !

Restes d'un demi-dieu , dont à peine je puis Egaler le grand nom , tout vainqueur que j'en suis.

Voilà le véritable style de la tragédie : il doit être toujours d'une simplicité noble , qui convient aux personnes du premier rang ; jamais rien d'ampoulé ni de bas, jamais d'affectation ni d'obs curité.

La pureté du langage doit être rigoureusement observée; tous les vers doivent être harmonieux , sans que cette harmonie dérobe rien à la force des sentimens. Il ne faut pas que les vers marchent toujours de deux en deux ; mais que tantôt une pensée soit exprimée en un vers, tantôt en deux ou trois, quelquefois dans un seul hémistiche.

On peut étendre une image dans une phrase de cinq ou six vers , ensuite en renfermer une autre dans un ou deux. Il faut souvent finir un sens par la rime correspondante.

On peut distinguer de deux sortes de style dans la poésie, le style d'imagination, et le style de sen- timent et de pensées. Le premier consiste à relever? à anoblir par des figures et à représenter par des images propres à nous émouvoir , tout ce qui ne toucherait pas s'il était dit simplement.

Si Hippolyte disait simplement : Depuis que

l88 OEUVRES

j'aime , je ne puis plus supporter toucherait pas ; mais qu'il dise :

la chasse, il ne

Mes traits , mes javelots , mon arc , tout m'importune ;

Voilà la pensée anoblie et rendue touchante.

Racine excelle dans l'art d'embellir son style par des images. Voyez avec quelle noblesse Aricie rend une idée assez triviale :

Pour moi , je suis plus fîère , et fuis la gloire aisée D'arracher un hommage à mille autres offert , Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.

Que de tableaux dans ce peu de vers !

Le style d'images est ce qui fait la différence de la poésie et de la prose j il sert à exprimer les plus communes, d'une manière non commune ; il donne de la noblesse , de la grâce à tout.

Le style de sentiment est celui qui tire sa force et sa beauté, de la force même et de la beauté des sentimens et des pensées qu'il exprime. Ces pre- mières ^dées, qui naissent dans l'âme lorsqu'elle reçoit une affection vive, et qu'on appelle com- munément sentiment, touchent toujours, quoi- qu'elles soient énoncées par les termes les plus simples.

Ils sont le langage du cœur. On ne s'arrête point à l'enveloppe ; les sentimens cesseraient même d'être aussi touchans, aussi sublimes , s'ils étaient

DE CHAMFORT. I 89

exprimés en termes magnifiques et pompeux. L'amitié intéresse, quand elle dit:

J'aime encor plus Cinna , que je ne hais Auguste.

Si ce fameux quil mourût! était rendu avec des figures, il ne serait plus rien. Ton aper- çoit l'affectation , on ne reconnaît plus le langage du cœur.

Le stjle dont nous parlons ici, est indispensable' dans les situations passionnées : celui d'imagina- tion y serait déplacé ; il faut le réserver pour les descriptions, les récits, et tout ce qui n'est point mouvement. IMais il faut prendre garde de n'em- ployer jamais de grandes expressions et des termes fort relevés pour énoncer un sentiment faible : rien ne choque davantage.

Le style faible , non-seulement en tragédie , mais en toute poésie, consiste à laisser tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes et de courtes , et sans varier la mesure ; à rimer trop en épitliètes, à prodiguer des expres- sions trop communes, à répéter souvent les mêmes mots, à ne pas se servir à propos des conjonc- tions qui paraissent inutiles aux esprits peu ins- truits , et qui contribuent cependant beaucoup à l'élégance du discours.

Ce sont toutes ces finesses imperceptibles qui font en même temps la difficulté et la perfection de l'art.

igo OEUVRES

Rien n'est si froid que le style ampoulé. Un héros, dans une tragédie , dit qu'il a essuyé une tempête , qu'il a vu périr son ami dans cet orage ; il touche , il intéresse , s'il parle avec douleur de sa Derte , s'il est plus occupé de son ami que de tout le reste ; il ne touche point , il devient froid, s'il fait une description de la tempête , s'il parle de source de feux bouillonnans sur les eaux , et de la foudre qui gronde et qui frappe à sillons re- doublés la terre et l'onde.

Ainsi , le style froid vient, tantôt de la stérilité, tantôt de l'intempérance des idées, souvent d'une diction trop commune , quelquefois d^me diction trop recherchée.

TERREUR.

Terreur , grand effroi causé par la présence ou par le récit de quelque terrible catastrophe.

Il paraît assez difficile de définir la terreur ; elle semble pourtant consister dans la totalité des incidens qui, en produisant chacun leur effet et menant insensiblement l'action à sa fin , opè- rent sur nous cette appréhension salutaire , qui met un frein à nos passions d'après le triste exemple d autrui , et nous empêche par de tomber dans les malheurs dont la représentation nous arrache des larmes.

En nous conduisant de la compassion à la crainte , elle trouve un moyen d'intéresser notre

DE CHAMFORT. IQl

amour-propre par un sentiment d'autant plus vif du contre - coup , que l'art de la poésie ferme nos yeux sur une surprise aussi avantageuse , et fait à l'humanité plus d'honneur qu'elle ne mé- rite.

On ne peut trop appuyer sur les beautés de ce qu'on appelle teneur dans le tragique : c'est pour- quoi nous ne pouvons manquer d'avoir une grande opinion de la tragédie des anciens. L'uni- que objet de leurs poètes était de produire la terreur et la pitié ; ils chérissaient un sujet sus- ceptible de ces deux passions , et le façonnaient par leur génie. Il semble même que rien n'était plus rare que de si beaux sujets , puisqu'ils ne les puisaient ordinairement que dans une ou deux familles de leurs rois.

Mais c'est triompher de l'art que de réussir en ce genre ; et c'est ce qui fait la gloire de Crébillon sur le théâtre français.

Toute belle qu'est la description de l'enfer par Milton , bien des gens la trouvent faible auprès de cette scène de Hamlet , dans Shakespear , le fantôme paraît : il est vrai que cette scène est le chef-d'œuvre du théâtre moderne dans le eenre terrible ; elle présente une grande variété d'ob- jets diversifiés de cent façons différentes, toutes plus propres l'une que l'autre à remplir les spec- tateurs de terreur et d'effroi. îl n'y a presque pas une de ces variations qui ne forme \\\\ tableau , et» qui ne soil digne du pinceau d'un Caravage.

igi OEUVRES

On a observé qu'il faut distinguer deux sortes de crainte ou de terreur , dans l'effet théâtral ; l'une directe , et l'autre réfléchie.

La première est celle que nous éprouvons en voyant le héros dans le péril et la perplexité, et pour lequel nous frémissons. Antiochus tient au bord de ses lèvres la coupe empoisonnée ; c'est pour lui que je tremble.

La seconde est celle que nous ressentons lors- que , par réflexion , nous craignons pour nous- mêmes le sort d'un autre. Orosmane , dans un moment de fureur et de jalousie , plonge le poi- gnard dans le cœur de Zaïre qu'il adorait. Capa- bles des mêmes passions et des mêmes transports, c'est pour nous-mêmes , c'est nous-mêmes que nous craignons à la vue de cet événement.

La terreur , que la tragédie produit en nous , nous est donc quelquefois étrangère ; et quel- quefois elle nous est personnelle : l'une cesse avec le péril du personnage intéressant , ou se dis- sipe peu après ; l'autre laisse une impression qui survit à l'illusion du spectacle.

Il semble que les anciens se soient plus atta- chés à exciter la terreur directe que l'autre ; et que leur but ait été même de guérir plutôt de la pitié et de la terreur qu'ils regardaient comme des faiblesses , que de donner des leçons de mo- rale par leur moyen.

En effet, quelle terreur salutaire peut produire la vue d'un OEdipe , qui , sans le savoir , sans 1(*

DE CHAMFORT. IQS

vouloir , sans l'avoir mérité , tombe dans des malheurs et dans des crimes qui me font dresser les cheveux d'horreur.

La première réflexion que je fais en consé- quence, c'est de m'indigner de l'ascendant de ma destinée sur moi , de gémir sur ma dépendance des dieux : la seconde , c'est de ne plus craindre des crimes qui se commettent nécessairement , ni de m'affliger de malheurs dont toute ma pru- dence ne peut me garantir.

Le théâtre moderne ne prétend pas nous gué- rir de la pitié ni de la terreur , ni simplement se borner à exciter ces deux grandes affections en nous , pour le plaisir de nous faire verser des lar- mes et de nous épouvanter ; mais il prétend s'en servir comme des deux plus puissans ressorts pour nous porter à l'horreur du crime et à l'amour de la vertu.

Ce n'est plus par l'ordre inévitable des destins que le crime et le malheur arrivent sur notre théâtre ; c'est par la volonté de l'homme , que la passion égare et emporte. La terreur réfléchie se joint à la terreur directe , et elle devient plus morale et plus fructueuse pour le spectateur.

La terreur est , pour ainsi dire , le comble de la pitié ; c'est par l'une qu'il faut aller à l'autre. Les malheurs épouvantables tomberont sur un homme , que j'en serai peu touché, si vous ne me l'avez pas montré d'abord digne de ma compas- sion et de ma pitié.

IV. I i

194 QETTvniES

La décoration peut contribuer au terrible ; une sombre prison , un bûcher , un échafaud ,- un cercueil , etc. ; tous ces objets sont très-propres à accroître la terreur : il n'y a que l'effusion de sang que nous ne voulons point voir sur le théâtre:

Nec coram populo Medœa trucidet.

PITIE.

La pitié est un mouvement de l'âme qui nous porte à nous affliger du mal d'autrui.

L'homme est timide et compatissant; comme il se voit dans ses semblables , i! craint pour eux et pour lui-même les périls dont ils sont menacés ; il s'attendrit sur leurs peines , et s'afflige de leurs malheurs ; et moins ces malheurs sont mérités , plus ils l'intéressent.

La crainte même et la pitié qu'il en ressent, lui deviennent chères ; car au plaisir physique d'être ému , au plaisir moral et tacitement réfléchi d'é- prouver qu'il est juste, sensible et bon , se joint celui de se comparer aux malheureux dont le sort le touche.

Non quia vexari queinquani est jucimda voluptas ; Sed quibus ipse nialis careas quia cernere suave est.

Lucrèce.

Il était donc naturel de choisir , pour le lessort de la tragédie , la pitié et la terreur.

Je dis la pitié et la terreur ; car , quoique ces

DE CHAMFORT. IQD

deux sentimeiis paraissent un peu différens quant à leurs effets , ils partent de la même source et rentrent l'un dans l'autre.

Nous tremblons, nous frémissons pour un mal- heureux , parce que nous sommes touchés de son sort , et qu'il nous inspire de la tendresse et de la pitié ; ou bien la terreur s'empare de nous , parce que nous craignons pour nous mêmes ce que nous voyons arriver aux autres.

Ce double sentiment est celui qui agite le cœur le plus fortement et le plus long-temps.

L'émotion de la haine est triste et pénible ; celle de l'horreur est insoutenable pour nous ; celle de la joie est trop passagère et ne nous affecte pas assez profondément. L'admiration qu'excitent en nous la vertu , la grandeur d'âme , l'héroïsme , ajoute à l'intérêt théâtral ; mais cet enthousiasme est trop rapide : au lieu que les émotions de la crainte et de la pitié agitent l'âme long-temps avant de se calmer , elles y laissent des traces profondes qui ne s'effacent qu'avec peine.

Le double intérêt de la crainte et de la pitié doit donc être l'âme de toute la tragédie : c'est le but qu'il faut frapper. Pour y parvenir , la grande règle proposée par Aristote et par tous les grands maîtres , est que le héros intéressant ne soit ni tout-à-fait bon , ni tout-à-fait méchant.

S'il était tout-à-fait bon , son malheur nous indignerait ; s'il était tout-à-fait méchant , son malheur nous réjouirait.

tqG œuvres

Or voici , à cet égard ,' deux principes incon- testables : le premier est de ne donner au per- sonnage intéressant , que des crimes et des pas- sions qui peuvent se concilier avec la bonté naturelle ; le second, de lui donner pour victime des maux qu'il cause, ou pour cause des maux qu'il éprouve, une personne qui lui soit chère, afin que son crime lui soit plus odieux , ou son malheur plus sensible.

C'est ainsi , pour en donner un exemple , que Phèdre n'est ni tout-à-fait coupable , ni tout-à-fait innocente.. Elle est engagée par sa destinée et par la colère des dieux , dans une passion illégitime , dont elle a horreur la première ; elle fait tous ses efforts pour la surmonter ; elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne ; et lorsqu'elle est forcée de la découvrir , elle en parle avec une confusion qui fait qu'on la plaint : mais cette même passion devient la cause du vœu fatal que fait Thésée contre son fils innocent et qu'il croit coupable , et dont il devient la victime; ^voilà la personne chère dont Phèdre cause la mort , et c'est ce qui met le comble à sa douleur et à son désespoir.

HORREUR.

L'intérêt de la crainti et de la pitié doit être l'âme de la tragédie : on y a trop souvent substi- tué l'horreur.

DE CUAMFORT. I(j7

Les premières tragédies formèrent des spectii- cles plus horribles qu'intéressans : l'apparition des furies qui poursuivaient un coupable , Pro- méthée attaché à un rocher, tandis qu'un vautour lui déchire le foie ; voilà ce qu'Eschyle exposa sur la scène dans l'enfance de l'art dramatique. Mais bientôt après, Sophocle adoucit ces tableaux affreux : il fit de la terreur, le ressort tie la tragé- die ; et si riîorreur se montra quelquefois sur la scène , comme dans la tragédie d'OEdipe , ce malheureux prince se fait voir aux spectateurs le visage couvert de sang, après s'être percé de son épée , l'auteur tempère cette atrocité par le pathé- tique qu'il y mêle.

Les atrocités ne font de l'effet au théâtre que quand la passion les excuse , quand celui qui va tuer quelqu'un a des remords aussi grands que ses attentats , et quand cette situation produit de grands mouvemens.

Il ne faut émouvoir les spectateurs qu'autant que les spectateurs veulent être émus. 11 est im ~ point au - delà duquel le spectacle est trop dou- loureux : tel est pour nous , peut - être , celui d'Atrée , qui donne le sang d'un fils à boire à son père; tel serait pour des Fiançais celui d'OEdipe, si l'on n'avait pas adouci le cinquième acte de So- phocle.

Cela dépend du naturel et des mœurs du peu- ple à qui l'on s'adresse; < t par le degré de sensibi h qu'il apporte à ces spectacles, on jugera du

1 gS ŒUVRES

degré de force qu'on peut donner aux tableaux qu'on expose à ses yeux.

On ne peut guère aller, en ce geiu'e, par-delà le quatrième acte de Mahomet^ le cinquième acte de Bodogime , le cinquième acte de Séînb^ainis.

Cependant les auteurs semblent , depuis quel- que temps^ mettre le sentiment pénible de l'hor- reur à la place de la terreur et de la pitié , qui seront à jamais les ressorts de la véritable tragédie.

ADMIRA.TIOW.

Cet enthousiasme momentané qui élève et transporte l'âme à la vue d'une belle action ou d'un beau sentiment , est devenu parmi nous un des puissans moyens de la tragédie.

Il n'a pas été tout-à-fait inconnu aux anciens ; on peut s'en convaincre par quelques traits du Philoctecte de Sophocle; mais les anciens tragi- ques paraissent en avoir fait peu d'usage , et lui ont préféré , avec raison , les deux grands ressorts de la tragédie, la terreur et la pitié.

C'est Corneille qui a créé parmi nous ce moyen tragique.

Nourri de la lecture de Lucain , de Sénèque et des poètes espagnols, dans lesquels on trouve toujours de la grandeur, il a fait de ce sentiment l'âme de son théâtre.

L'admiration domine seiisibiement dans le Cid, qui préfère son honneur à sa maîtresse ; dans

DE CHAMFORT. 199

Cinna i une amante expose son amant pour venger son père , un empereur pardonne à son assassin qu'il avait comblé de bienfaits; dans PoUeucte , une femme se sert du pouvoir qu'elle a sur son amant , pour sauver son mari ; dans Héradius , deux amis se disputent l'hon- neur d'être fds de Maurice , pour mourir au lieu de régner.

Corneille a même soutenu des pièces entières avec ce seul res3CJ*t : tels sont Sertorius , et sur- tout Nicoinède , l'on voit un jeune prince opposer une âme inébranlable et calme à l'or- gueil despotique des Romains , à la perfidie d'une marâtre , et à la faiblesse d'un père qui le craint et qui est prêt à le haïr. « Le caractère de Nico- mède , dit Voltaire , combiné avec inie intrigue comme celle de Rodogune , aurait été un chef- d'œuvre. »

Cependant il paraît que l'exemple de Corneille est trop dangereux pour pouvoir être imité ; l'ad- miration est un sentiment qui s'épuise et qui de- mande à finir ; Corneille lui-même , malgré son génie , n'a pu éviter la langueur dans les pièces il a fait , de l'admiration , la base du tragique.

L'adresse consiste à combiner l'admiration avec le ressort de la terreur et de la pitié : quand ces trois moyens sont réunis ensemble, l'art est porté à son comble.

Racine semble avoir , à l'exemple des Grecs négligé d'exciter le sentiment de l'admiration

aOO OEUVRES

excepté dans Alexandre , il imitait encore Corneille.

Quoique Bajazet se montre généreux , quoi- que Iphigénie s'apprête à recevoir la mort avec courage , cette générosité indispensable dans un héros de tragédie, ne fait le fonds d'aucune pièce de Racine.

Voltaire paraît être un des poètes qui ont le mieux connu la puissance du sentiment de l'ad- miration ; mais il l'a toujoui s combiné avec un intérêt plus théâtral. Voyez , au cinquième acte i^Alzire , le retour de Gusman , qui va pardon- ner à son rival et à son meurtrier : c'est une beauté du genre admiratif ; mais elle serait beau- coup moins dramatique ,^ si le fonds était moins intéressant.

La scène du Fanatisme , IMahomet révèle à Zopire tous ses grands projets , est une beauté à peu près du même genre ; comme l'entrevue de Pompée et de Sertorius dans la tragédie de Cor- neille : mais combien celle-ci est moins théâ- trale ! c'est qu'elle n'excite que l'admiration sans intérêt, et que ce sentiment cesse avec la sur- prise qui l'a produit.

PERSONNAGES PRINCIPAUX DANS LA TRAGÉDIE.

Les personnages principaux doivent , en géné- ral , et particulièrement dans la tragédie , fixer rattention du spectateur ; et il ne faut pas l'abais-

DE CHA.MFORT. aOI

ser trop aux petits intérêts des personnages su- balternes ; voilà pourquoi Narcisse est si mal reçu dans Britannicus , quand il dit , en parlant de lui-même :

La fortune t'appelle une seconde fois.

On ne se soucie point de la fortune de Nar- cisse ; son crime excite l'horreur et le mépris : si c'était un criminel auguste , il imposerait.

CONFIDENS ET SUBALTERNES.

Les conlidens , dans une tragédie , sont des personnages surabondans , simples témoins des sentimens et des desseins des acteurs principaux. Tout leur emploi est de s'effrayer ou de s'attexi- drir sur ce qu'on leur confie et sur ce qui arrive ; et, à quelques discours près qu'ils sèment dans la pièce , plutôt pour laisser reprendre haleine aux héros que pour aucune autre utilité , ils n'ont pas plus de part à l'action que les spectateurs.

Il suit de qu'un grand nombre de conlidens, dans une pièce , en suspendent la marche et l'in- térêt , et qu'ils y jettent par beaucoup de froi- deur et d'ennui. Si , comme dans plusieurs tra- gédies , il y a quatre personnages agissans et au- tant de confidens et de confidentes , il y aura la moitié des scènes en pure perte pour faction , qui n'y sera remplacée que par des plaintes plus

aOa CflEDVRES

élégiaques que dramatiques : mais il ne faut rien confondre.

Il y a des personnages qui sont , pour ainsi dire , demi-confidens et demi-acteurs : tel est Phénix dans Andromaque , telle est Enone dans Phèdre.

Phénix , par l'autorité de gouverneur , humilie Pyrrhus , même en lui faisant sentir les illusions de son amour ; et , par le ton imposant qu'il prend avec lui , il contribue beaucoup à l'effet de la scène entière.

Enone , par une tendresse aveugle de nour- rice , dissuade Phèdre de se dérober au crime par la mort ; et , quand ce crime est fait , elle prend sur elle d'en accuser Hippolyte : ce qui, par l'im- portance de l'action , la fait devenir un person- nage du premier ordre.

Les confidens , qui ne sont que des confidens , sont toujours des personnages froids , quoiqu'en bien des occasions il soit fort difficile au poète de s'en passer. Quand , par exemple , il faut ins- truire le spectateur des divers mouvemens et des desseins d'un grand personnage , et que , par la constitution de la pièce , ce personnage ne peut ouvrir son cœur aux autres acteurs principaux , le confident alors remédie à l'inconvénient, et il sert de prétexte pour instruire le spectateur de ce qu'il faut qu'il sache.

L'art consiste à construire la pièce de manière que ces confidens agissent un peu , en leur mé-

DE CHAMFORT. 3o3

nageant quelque passion personnelle qui influe sur les partis que prennent les acteurs dominans ; hors de , les scènes de confidence ne sont pres- que que des monologues déguisés , mais qui ne méritent pas toujours le reproche de lenteur , parce que le poète y peut déployer , dans le per- sonnage, des sentimens ou vifs ou délicats , aussi intéressans que le cours de l'action même.

Néarque , dans Polieucte , montre comment un confident peut être nécessaire ; Fanie , dans le quatrième acte de Tancrède , enseigne comment il peut donner lieu à de beaux mouvemens.

Le bon goût et la raison ont proscrit du théâtre français ces scènes, deux confidens seuls s'en- tretiennent des intérêts de leurs maîtres. On est étonné que Corneille se soit servi de deux con- fidens pour faire l'exposition de Rodogune.

On a proscrit également ces scènes , dans les- quelles un confident parle à une femme en faveur de l'amour d'un autre : c'est ce qu'on a reproché à Racine dans son Alexandre , Ephestion pa- raît en

Fidèle confident du beau feu de son maître.

a Rien n'a plus avili notre théâtre , dit Voltaire, et ne l'a rendu si ridicule aux yeux de l'étranger, que ces scènes d'ambassadeurs d'amour. »

Un grand art dont Ratine a donné les premières leçons , c'est celui de charger le confident d'un crime qui avilirait le principal personnage.

ao/j OEUVRES

C'est ainsi , conjme on vient de le voir , qii'Énone sauve Phèdre de l'horreur qu'elle inspirerait , si elle accusait elle-même Hyppolite.

Dans le Fanatisme , c'est Omar qui donne à Mahomet l'idée de faire assassiner Zopire par Séïde.

Le rôle d'Octar , dans la tragédie de Y Orphelin de la Chine , est consacré à faire valoir celui de Gengis , par le contraste de la férocité aveugle d'unTartare etdela grandeurd'âme du conquérant de l'Asie , adouci par l'amour.

Les subalternes sont les personnages les moins importans d'une pièce de théâtre : ils ne doivent jamais ouvrir une tragédie.

GENRE COMIQUE.

Ce mot , appliqué au genre de la comédie , est relatif. Ce qui est comique pour tel peuple , p»ur telle société , pour tel homme, peut ne pas l'être pour tel autre.

L'effet du comique résulte de la comparaison qu'on fait , même sans s'en apercevoir , de ses mœurs avec les mœurs qu'on voit tourner en ridicule , et suppose entre le spectateur et le per- sonnage représenté une différence avantageuse pour le premier.

Ce n'est pas que le même homme ne puisse rire de sa propre image, lors même qu'il s'y reconnaît; cela vient d'une duplicité de caractère , qui s'ob-

DE CniMFOllT. à'Ô.^

serve encore plus dans le combat des passions l'homme est sans cesse en opposition avec lui- même ; on se condamne , on se plaisante comme un tiers , et l'amour-propre y trouve son compte.

Le comique n'étant qu'une relation , il doit perdre à être transplanté ; mais il perd plus ou moins , en raison de sa bonté essentielle. S'il est peint avec force et vérité, il auratoujom^s, comme certains portraits , le mérite de la peinture , lors même qu'on ne sera plus en état de juger de la ressemblance.

C'est ainsi que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes ont survécu aux ridicules qu'elles représentaient.

Bailleurs, si le comique roule sur des caractères généraux et sur quelque vice radical de l'huma- nité , il sera ressemblant dans tous les siècles. \J Avocat Patelin semble peint de nos jours ; \ Avare de Plante a ses originaux à Paris ; le Misantrope de Molière eût trouvé les siens à Rome. L'avarice , l'envie , l'hypocrisie , la flatterie , tous ces vices et une infinité d'autres existeront partout il y aura des hommes , et partout ils seront regardés comme des vices ; ce qui assure à jamais le succès du comique cpii attaque les mœurs générales.

Il n'en est pas ainsi du comique local et momen- tané • il est borné , par les lieux et par les temps, au cercle du ridicule cpi'il attaque : mais il n'en est souvent que plus louable , attendu que c'est lui

ao6 OETTVRtS

qui empêche le ridicule de se perpétuer et de se reproduire , en détruisant ses propres modèles , et que , s'il ne ressemble plus à personne , c'est que personne n'ose plus lui ressembler.

Le genre comique français , le seul dont nous traitons ici , comme étant le plus parfait de tous , se divise en comique noble , comique bourgeois et bas comique.

Le comique noble peint les moeurs des grands, et celles-ci diffèrent des mœurs du peuple et de la bourgeoisie , moins par le fond que par la forme ; les vices des grands sont moins grossiers ; leurs ridicules, moins choquans ; ils sont même, pour la plupart , si bien colorés par la politesse , qu'ils entrent , pour ainsi dire , dans le caractère de l'homime aimable ; ils sont d'ailleurs si bien com- posés qu'ils sont à peine visibles.

Quoi de plus sérieux en soi que le Misanthrope? Molière le rend amoureux d'une coquette ; dès lors il est comique : il le met en scène avec un homme de la cour , qui vient le consulter sur un sonnet de sa composition ; et le voilà devenu théâtral : il l'est dans la scène des marquis , dans celle la prude Arsinoë veut le dégager de l'amour de Célimène.

Le Tartuffe est un chef-d'œuvre plus surprenant encore dans l'art des contrastes. Dans cette intrigue si comique, aucun des principaux personnages , pris séparément , ne le serait ; ils le deviennent tous par leur opposition : en général , les carac-

DE CHAMFORT. lO'J

tères ne se développent que par leurs mélanges.

Les prétentions déplacées et les faux airs font l'objet principal du comique bourgeois ; les pro- grès de la politesse et du luxe l'ont approché du comique noble , mais ne les ont point confondus. La vanité , qui a pris dans la bourgeoisie un ton plus haut qu'autrefois , traite de grossier tout ce qui n'a pas l'air du beau monde : c'est peut-être cette disposition des esprits qui a fait tomber en France la vraie comédie.

En effet, l'esprit et les manières de la bour- geoisie sont ce qu'il y a de plus favorable au comique ; le ridicule , dans cette classe d'hommes, se montre bien plus facilement, et n'en est que plus théâtral ; le comique ne consiste pas en des nuances qui ne sont aperçues que des connais- seurs. Souvent il échappe aux gens du peuple des aveux naïfs dont l'effet est toujours sur au théâtre : c'est le secret de Mohère dans presque toutes ses pièces de comique bourgeois. Voyez ( nous le répétons ) dans le Bourgeois- Gentil-' homme ^ la scène du tailleur.

M. JOURDAl>' , regardant son habit. Qu'est-ce qiie c'est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en-bas.

LE TAIiLECR.

Vous ne m'aviez pas dit que vous les vouliez en en-haut.

,'.r. J3URD\IX.

Est-ce qu'il faut dire cela?

2o8 ŒUVRF.S

LE TAILLEUR.

Oui vràinient; toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.

M. JOURDAIN.

Les personnes de qualité portent les fleurs en en-bas?

LE TAILLEUR.

Orti , monsieur.

M. JOURDAIN.

Oli ! voilà qui est donc bien.

LE TAILLEUR.

Si vous voulez je les mettrai en en haut.

M. JOURDAIN.

Non, non.

LE TAILLEUR.

Vous n'avez qu'à dire.

M. JOURDAIN.

Non , vous dis-je , vous avez bien fait.

Aboyez encore, dans le Mariage forcé , Sganarelle sort de chez lui , en adressant la parole à ceux qui sont dans sa maison :

SGANARELLE.

Je suis de retour dans un moment : que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut: si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me vienne me quérir vite chez le seigneur Géro- nimo ; et si l'on vient m'en demander , que l'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de la journée.

Si les grands mettaient leurs ridicules en évi-

DE CUAMFORT. 2O9

dence aussi naïvement , le haut comique ne se- rait pas si difficile. Observons que presque tous les moyens de comique, qui excitent les éclats de rire , sont pris dans le comique bourgeois ; tels sont le contraste du geste avec le discours , du discours avec l'action , etc.

Le comique bas , ainsi nommé parce qu'il imite les mœurs du bas peuple , peut avoir , comme les tableaux français , le mérite du coloris , de la vérité et de la gaîté : il en a aussi la finesse et les grâces , et il ne faut pas le confondre avec le comique grossier.

Celui-ci consiste dans la manière ; ce n'est pas un genre à part , c'est le défaut de tous les gen- res : les amours d'une bourgeoise et l'ivresse d'un marquis peuvent être du comique grossier, com- me tout ce qui blesse le goût et les mœurs.

Le comique bas , au contraire , est susceptible de délicatesse et d'honnêteté. Il donne même une nouvelle force au comique bourgeois et au co- mique noble , lorsqu'il contraste avec eux : Mo- lière en fournit mille exemples.

Voyez , clans le Dépit amoureux , la brouillerie et la réconciliation entre Mathurine et Gros-René, sont peints , dans la simplicité villageoise , les mêmes mouvemens de dépit et les mêmes retours de tendresse , qui viennent de se passer dans la scène des deux amans.

IMolière , à la vérité , mêle quelquefois le co- mique grossier avec le bas comique. Dans la scène

IV. i4

2 10 OEIJVRKS

que nous avoiîs citée : « Voilà ton demi-cent d'é- pi ngies de Paris _, » c'est du comique bas ; « Je voudrais bien aussi te rendre ton potage » , est du comique grossier ; la paille rompue est un trait de génie.

Ces sortes de scènes sont comme des miroirs la nature , ailleurs peinte avec le coloris de l'art , se répète dans toute sa simplicité.

Molière a tiré des contrastes encore plus forts du mélange des comiques. C'est ainsi que , dans le Festin de Pierre , il nous peint la crédulité de deux petites villageoises, leur facilité à se laisser sé- duire par un scélérat, dont la magnificence les éblouit. C'est ainsi que, dans le Bourgeois gentil- homme^ la grossièreté de Nicole jette un nouveau ridicule sur les prétentions impertinentes et l'éducation forcée de M. Jourdain. C'est ainsi que, dans V École des Femmes , l'imbécillité d'Alain et de Georgette, nuancée avec l'ingénuité d'Agnès, concourt à faire réussir les entreprises de l'amant , et échouer les précautions du jaloux.

RIDICULE.

Le ridicule , dans le poème comique , est, se- lon Aristote , tout défaut qui cause difformité sans douleur , et qui menace personne de des- truction, pas même celui en qui se trouve le dé- faut : car , s'il menaçait de destruction , il ne

DE CHAMFORT. a 1 I

pourrait faire rire ceux qui ont le cœur bien fait ; ini retour secret sur eux-mêmes leur ferait trou- ver plus cle charmes dans la compassion.

Le ridicule est essentiellement l'objet de la co- médie. Un philosophe disserte contre le vice , un satirique le reprend aigrement , un orateur le combat avec feu ; la comédie l'attaque par des railleries , et elle réussit quelquefois mieux que les plus forts argumens.

La difformité , qui constitue le ridicule , sera* donc une contradiction des pensées de quelque homme , de ses sentimens , de ses mœurs , de son air , de sa façon de faire , avec la nature , avec les lois reçues , avec les usages , avec ce que semble exiger la situation présente de celui en qui est la difformité.

Un homme est dans la plus basse fortune , il ne parle que de tétrarques et de princes ; il est de Paris , à Paris il s'habille à la chinoise ; il a cinquante ans , et il s'amuse sérieusement à atteler des rats de papier à un petit charriot de cartes; il est accablé de dettes, ruiné, et veut apprendre aux autres à se conduire et à s'enrichir. Voilà des difformités ridicules, qui sont, comme on le voit, autant de contradictions a\ec une cer- taine idée d'ordre ou de décence établie.

Il faut observer que tout ridicule n'est pas ri- sible. Il y a un ridicule qui nous ennuie , qui est maussade : c'est le ridicule grossier. Il y en a un qui nous cause du dépit, parce qu'il tient

2 1 1 OEUVRES

à un défaut qui prend sur notre amour-propre : tel est le sot orgueil. Celui qui se montre sur la scène comique est toujours agréable, délicat , et ne nous cause aucune inquiétude secrète.

Le comique , que les Latins appellent m co- mica ^ est donc le ridicule vrai, mais chargé plus ou moins, selon que le comique est plus ou moins délicat. 11 y a un point exquis en-deçà duquel on ne rit point, et au-delà duquel on ne rit plus, au moins les honnêtes gens.

Plus on a le goût fin et exercé sur les bons modèles , plus on le sent ; mais c'est de ces choses qu'on ne peut que sentir.

Or, la vérité paraît poussée au-delà des limites , quand les traits sont multipliés et présentés les uns à côté des autres. H y a des ridicules dans la société ; mais ils sont moins frappans , parce qu'ils sont moins fréquens. Un avare , par exem- ples , ne fait ses preuves d'avarie^ que de loin en loin ; les traits qui prouvent , sont noyés , per- dus dans une infinité d'autres traits qui portent un autre caractère ; ce qui leur ôte presque toute leur force. Sur le théâtre , un avare ne dit pas un mot , ne fait pas un geste qui ne représente l'avarice ; ce qui fait un spectacle singulier , quoi- que vrai, et d'un ridicule qui nécessaiiement fait rire.

ao La vérité paraît au-delà des limites , quand elle passe la vraisemblance ordinaire. Un avare voit deux chandelles allumées , il en souffle une ;

DE CHAMFORT. 2l3

cela est juste. On la rallume encore , il la met dans sa poche ; c'est aller loin : mais cela n'est pas peut-être au-delà des bornes du comique. Don Quichotte est ridicule par ses idées de che- valerie , Sanclio ne l'est pas moins par ses idées de fortune ; mais il semble que l'auteur se moque de tous deux , et qu'il leur souffle des choses ou- trées et bizarres, pour les rendre ridicules aux au- tres , et pour se 'divertir luî-méme.

La troisième manière de faire sortir le comi- que , est de faire contraster le décent avec le ridi- cule. On voit , sur la même scène , un homme sensé , et un joueur de trictrac qui vient lui tenir des propos impertinens : l'un tranche , l'autre le relève. La femme ménagère figure à côté de la sa- vante , l'homme poli et humain à côté du misan- thrope, et un jeune homme prodigue à côté d'un père avare.

La comédie est le choc des travers , des ridi- cules , entre eux, ou avec la droite raison et la dé- cence. Le ridicule se trouve partout : il n'y a pas une de nos actions , de nos pensées , pas un de nos gestes , de nos mouvemens , qui n'en soient susceptib!es. On peut les conserver tout entier^, et les faire grimacer par la plus légère addition : d'où il est aisé de conclure que quiconque est vraiment pour être poète comique , a un fonds inépuisable de ridicules à mettre sur la scène, dans tous les caractères des gens qui composent la société.

'^l^l OEUVRES

OPERA.

L'opéra est un drame dont l'action se chante et réunit le pathétique de la tragédie et le mer- veilleux de l'épopée.

Le pathétique que l'opéra imite de la tragédie , consiste dans les sentimens, les situations tou- chantes , le noeud, les incidens frappans, l'intérêt, le dénoûment.

Le merveilleux qu'il imite de l'épopée , consis- te à réaliser aux yeux tout ce qu'elle ne fait que peindre à l'imagination. S'il y est question d'une divinité du ciel , de l'enfer, d'un naufrage^ des êtres même moraux et inanimés , il les représen- te au naturel par la magie des décorations.

Le caractère de l'épopée est de transporter la scène de la tragédie dans l'imagination du lecteur. , profitant de l'étendue de son théâtre , elle agrandit et varie ses tableaux, se répand dans la fiction, et marie à son gré tous les ressorts du merveilleux.

r

Dans l'opéra, la muse tragique, à son tour, jalouse des avantages que la muse épique a sur elle, essaie de marcher son égale, ou plutôt de la surpasser , en réalisant, du moins pour les sens ce que l'autre ne peint qu'en idée.

Pour bien concevoir ces deux révolutions, sup-

DE CHAMFORT. 2 i D

posez, sur le théâtre , une reine de Phénicie, qui, par ses grâces et sa beauté , ait attendri , intéressé pour elle lès chefs les plus vaillans de l'armée de Godefroi , qui en ait même attiré quelques-uns dans sa cour, y ait donné asyle au fier Renaud dans sa disgrâce , l'ait aimé , ait tout fait pour lui , et qu elle voie s'arracher aux plaisirs pour suivre les pas de la gloire: voilà le sujet d'Armide en tra- gédie.

Le poète épique s'en empare ; et au lieu d'une reine tout naturellement belle, sensible , il en fait une enchanteresse. Dès-lors, dans une action simple, tout devient magique et surnaturel. Dans Armide, le don de plaire est un prestige; dans Renaud, l'amour est un enchantement: les plai- sirs qui les environnent , les lieux même qu'ils habitent, ce qu'on y voit, ce qu'on y entend , la volupté qu'on y respire, tout n'est qu'illusion, et c'est le plus charmant des songes.

Telle est Armide, embellie des mains de la muse héroïque. La muse du théâtre la réclame et la reproduit sur la scène, avec toute la pompe du merveilleux. Elle demande, pour varier et pour embellir ce brillant spectacle , les mêmes licences que la muse épique s'est données; et , appellant à son secours la musique, la danse, la peinture, elle nous fait voir, par une magie nouvelle , les prodiges que sa rivale ne nous a fait qu'imaginer. Voilà Armide sur le théâtre lyrique ; et voilà l'idée

21 6 ŒUVRES

qu'on peut se former d'un spectacle qui réunit le prestige de tous les arts;

les beaux vers, la danse, la musique, L'art de tromper les yeux par les couleurs , L'art plus heureux de séduire les eœurs , De cent plaisirs font un plaisir unique.

Voltaire.

Dans ce composé, tout est mensonge , mais tout est d'accord : et cet accord en fait la vérité. La musique y fait le charme du merveilleux ; le merveilleux y fait la vraisemblance de la musique ; on est dans un monde nouveau; c'est la nature dans l'enchantement, et visiblement animée par vme foule d'intelligences dont les volontés sont des lois.

Une intrigue nette et facile à nouer et à dé- nouer, des caractères simples , des incidens qui naissent d'eux mêmes, des tableaux sans cesse variés par le moyen du clair-obscur, des passions douces, quelquefois violentes, mais dont l'accès est passager; un intérêt v'f et toi. hâ. , . mais qui par intervalles laissa rsspiiei i âme ; voilà les sujets que chérit la poésie lyrique, et dont Qui- naut a fait un si beau choix.

La passion qu'il a préférée est de toutesla plus féconde en images et en sentimens, celle se succèdent avec le plus de naturel toutes les nuan- ces de la poésie, et qui réunit le plus de tableaux riants et sombres tour-à-tour.

DE ClIOTFORT. 1 1 7

Les sujets de Qiiinaut sont simples, faciles à exposer, noués et dénoués sans peine. Voyez celui de Roland : ce héros a tout quitté pour Angélique ; Angélique le trahit et l'abandonne pour Médor. Yoilà l'intrigue de son poème ; un anneau ma- gique en fait le merveilleux ; une fête de village en amène le dénoûment. Il n'y a pas dix vers qui ne soient en sentimens ou en images. Le sujet d'Armide est encore plus simple.

L'opéra peut embrasser des sujets de trois genres différens : du genre tragique, tlu genre comique, et du genre pastoral. Nous allons faire quelques observations sur chacun de ces genres.

Le poète qui fait une tragédie lyrique , s'at- tache plus à faire illusion ^aux sens qu'à l'esprit ; il cherche plutôt à produire un spectacle enchan- teur , qu'une action la vraisemblance soit exactement observée. Il s'affranchit des lois ri- goureuses de la tragédie; et s'il a quelque égard à l'unité d'intérêt et d'action, il viole sans scrupule les unités de temps et de lieu, les sacrifiant aux charmes de la variété et du merveilleux. Ses héros sont plus grands que nature; ce sont des dieux ou des hommes en commerce avec eux , et qui participent de leur puissance : ils franchissent les barrières de l'Olympe; ils pénètrent les abîmes de l'enfer; à leur voix la nature s'ébranle, les élémens obéissent , l'univers leur est soumis.

Le poète tend à retracer des sujets vastes et sublimes; le musicien se joint à lui pour les ren-

2 1 8 OEUVRES

dre encore plus sublimes: l'un et l'autre réunis- sent les efforts de leur art et de leur génie, pour enlever et enchanter le spectateur étonné, pour le transporter tantôt dans les palais enchantés d'Armide, tantôt dans l'Olympe, tantôt dans les Enfers ou parmi les ombres fortunées de l'Elysée. Mais quelque effet que produisent sur les sens l'appareil pompeux et la diversité des décorations , le poète doit encore plus s'attacher à produire , dans les spectateurs , l'intérêt du sentiment.

Les sujets tragiques ne sont pas les seuls qui soient du ressort du théâtre lyrique ; il peut s'ap- proprier aussi le genre comique, c'est-à-dire les pièces de caractère, d'intrigue, de sentiment.

Le comique de caractère peut être d'une res- source infinie pour ce théâtre ; il fournirait au poète et au musicien un moyen de sortir de la monotonie éternelle d'expressions miellées, de sen- timens doucereux , qui caractérisent nos opéras lyriques. Cependant ce genre est entièrement né- gligé à notre grand Opéra : on Fa abandonné au théâtre des Italiens , avec les pièces d'intrigue et de sentiment.

Le genre pastoral trouve aussi sa place au théâtre lyrique. Plusieurs de nos poètes s'y sont exercés avec succès. Les sujets champêtres font plaisir par les tableaux naïfs qu'ils nous présentent , et sont très-susceptibles d'une musique gracieuse , par les images riantes dont ils sont ornés. L'amour pas- toral a une candeur , une aménité , un charme ra-

DE CHAMFORT. aiQ

vissant; il rappelle l'âge d'or , le goût seul fai- sait le choix des amans, et le sentiment, leurs liens et leurs délices. C'est parmi nos bergers que l'amour est vraiment un enfant : simple comme la nature qui le produit, il plait sans fard et sans déguisement , il blesse sans cruauté , il attache sans violence. De telles peintures demandent une musique naïve, des airs simples, un chant lini , une symphonie douce et tendre ; mais ce genre semble épuisé parmi nous , et n'avoir plus rien que de fade et de monotone.

POÈME LYRIQUE, OPERA.

Les Italiens ont appelé le poème lyrique ou le spectacle en musique , opéra , et ce mot a été adopté en français.

Tout art d'imitation est fondé sur un mensonge : ce mensonge est une espèce d'hypothèse établie et admise en vertu d'une con- ention tacite entre l'artiste et ses juges. Passez-moi ce premier men- songe, a dit l'artiste , et je vous mentirai avec tant de vérité que vous y serez trompés.

L'imitation de la nature par le chant a du être une des premières qui se soient offertes à l'ima- gination. Tout être vivant est sonicité,par le sen- timent de son existence, à produire, en de certains momens, des accens plus ou moins mélodieux , suivant la nature de ses organes.

Comment , au milieu de tant de chanteurs ,

ÛaO OEUVRES

l'homme serait-il resté clans le silence ? La joie a vraisemblablement inspiré les premiers chants ; on a chanté cl 'abord sans paroles , ensuite on a cherché à adapter au chant quelques paroles con- formes au sentiment qu'il devait exprimer : le cou- plet et la chanson ont été ainsi la première mu- sique.

Mais l'homme de génie ne se borna pas long- temps à ces chansons, enfans de la simple nature; il conçut un projet plus noble et plus hardi, celui de faire du chant un instrument d'imitation. Il s'aperçut bientôt cjue nous élevons notre voix, et que nous mettons dans nos discours plus de force et de mélodie, à mesure que notre âme sort de son assiette ordinaire. En étudiant les hommes dans différentes situations , il les entendit chanter réel- lement dans toutes les occasions importantes de la vie ; il vit encore que chaque passion , chaque affection de l'âme avait son accent, ses réflexions, sa mélodie et son chant propre.

De cette découverte naquirent la musique imita- tive et l'art du chant, qui devint une sorte de poésie, mi art d'imitation, dont l'hypothèse fut d'exprimer une langue parla mélodie, et à l'aide de l'harmonie, toute espèce de discours , d'accent, de passions , et d'imiter quelquefois juscju'à des effels physiques.

La réunion de cet art; aussi sublime que voisin de la nature, avec l'art dramatique, a donné nais- sance au spectacle de l'opéra , le plus noble et le plus brillant d'entre les spectacles modernes.

DE CHATVIFORT. 221

La musique est une langue. Imaginez un peuple d'inspirés et d'enthousiastes, dont la tète serait toujours exaltée , dont l'âme serait toujours dans l'ivresse et dans l'extase ; qui , avec nos passions et nos principes, nous seraient cependant supérieurs par la sensibilité , la pureté et la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse et la perfection des organes : un tel peuple chanterait au lieu de parler, sa langue naturelle serait la musique.

Le poème lyrique ne représente pas des êtres d'une organisation différente de la nôtre , mais seulement d'une organisation plus parfaite ; ils s'expriment dans une langue qu'on ne saurait par- ler sans génie , mais qu'on ne saurait non plus en- tendre sans un goût délicat^ sans des organes ex- quis et exercés.

Ainsi, ceux qui ont appelé le chant le plus fa- buleux de tous les langages , et qui se sont mo- qués d'un spectacle les héros meurent en chan- tant, n'ont pas eu autant de raison qu'on le croirait d'abord ; mais comme ils n'aperçoivent , dans la musique, que tout au plus un bruit harmonieux et agréable , une suite d'accords et de cadences , ils doivent le regarder comme une langue qui leur est étrangère : ce n'est point à eux d'appré- cier le talent du compositeur , il faut une oreille attique pour juger de l'éloquence de Démosthène.

La langue du musicien a , sur celle du poète , l'avantage qu'une langue universelle a sur un idiome particulier ; celui-ci ne parle que la langue

•J22 OEUVRES

de toutes les nations et de tous les siècles. Toute langue universelle est vague par sa nature; ainsi, en voulant embellir, par son art, la représenta- tion théâtrale , le musicien a été obligé d'avoir re- cours au poète. Non seulement il en a besoin pour l'invention de l'ordonnance du drame lyri- que , mais il ne peut se passer d interprète dans toutes les occasions la précision du discours devient indispensable , la langue musicale en- traînerait le spectateur dans l'incertitude.

Le musicien n'a besoin d'aucun secours pour exprimer la douleur, le désespoir , le délire d'une femme menacée d'un grand malheur; mais son poète nous dit : Cette femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque catas- trophe funeste pour un fils unique;.... cette mère est Sara , qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice , se rappelé le mystère avec lequel ce sa- crifice a été préparé , et le soin avec lequel elle en a été écartée ; elle se porte à questionner les com- pagnons de son fils^ conçoit de l'effroi de leur em- barras et de leur silence , et monte ainsi , par de- grés, des soupçons à l'inquiétude, de l'inquiétude à la terreur , jusqu'à en perdre la raison. Alors, dans le trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée lorsqu'elle est seule, ou elle ne reconnaît plus ceux qui sont avecelle; ...tantôt elle les presse parler, tantôt elle les conjure de se taire.

Deh , parlate : che forze taccendo. Par pitié , parlez : peut-être qu'en tous taisant.

I>E CHAMFORT. 2^3

Men pietosi , più barbari siete. Vous êtes moins compatissans que barbares.

Ah ! v'intendo ! tacete , tacete . Ah ! je vous entends! taisez-vous, taisez-vous.

Non mi dite che'i figlio è morto. Ne me dites point que mon Gis est mort.

Après avoir ainsi nommé le sujet et créé la si- tuation, après l'avoir préparée et fondée par les discours, le poète n'en fournit plus que les masses, qu'il abandonne au génie du compositeur; c'est à celui-ci à leur donner toute l'expression , et à dé- velopper toute la finesse des détails dont elles sont susceptibles.

Le drame en musique doit donc faire une im- pression bien autrement profonde que la tragédie et la comédie ordinaire : il serait inutile d'em- ployer l'instrument le plus puissant, pour ne pro- duire que des effets médiocres. Si la tr;igédie de Mérope m'attendrit , me touche , me fait verser des larmes, il faut que, dans l'opéra, les angoisses, les mortelles alarmes de cette mère infortunée, passent toutes dans mon âme ; il faut que je' sois effrayé de tous les fantômes dont elle est obsédée, que sa douleur et son délire me déchirent et m'ar- rachent le cœur. Le musicien qui m'en tiendrait quitte pour quelques larmes , pour un attendris- sement passager, serait bien au-dessous de son art.

Il en est de même de la comédie. Si la comédie de Térence et de Molière enchante , il faut que la comédie eit musique me ravisse. L'une représente

11 L\ OEUVRES

les hommes tels qu'ils sont, l'autre leur donne un. degré de verve et de génie de plus : ils sont tout près de la folie. Pour sentir le mérite de la pre- mière , il ne faut que des oreilles et du bon sens; mais la comédie chantée paraît être faite pour l'élite des gens d'esprit et de goût.

La musique donne aux ridicules et aux mœurs un caractère d'inégalité, une finesse d'expression , qui , pour être saisis , exigent un tact prompt et délicat , et des organes très-exercés. Mais la pas- sion a ses repos et ses intervalles , et l'art du théâtre veut qu'on suive en cela la marche de la nature.

On ne peut pas , au spectacle , toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n'est pas toujours tourmenté par les Euménides ; Andromaque , au milieu de ses alarmes , aperçoit quelques rayons d'espérance qui la calment; il n'y a qu'un pas de cette sécurité au moment affreux elle verra périr son fils; mais ces deux mo- mens sont différens , et le dernier ne devient que plus tragique par la tranquillité du précédent.

Les personnages subalternes, quelque intérêt qu'ils prennent à l'action , ne peuvent avoir les accens passionnés de leur héros ; enfin , la situa- tion la plus pathétique ne devient touchante et terrible que par degrés ; il faut qu'elle soit prépa- rée ; et son effet dépend , en grande partie, de ce qui l'a précédée et amenée. Voilà donc deux momensbien distincts du drame

DE CHAMFORT. jaS

lyrique ; le moment tranquille , et le moment pas- sionné : et le premier soin du compositeur a consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différens, et propres , l'un à ren- dre le discours tranquille , l'autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force , dans toute sa variété et dans tout son désordre.

Cette dernière déclamation porte le nom d'air ; la première a été appelée le récitatif. Celui-ci est une déclamation notée , soutenue et conduite par une simple basse , qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l'ac- teur de détonner.

Lorsque les personnages raisonnent, délibèrent, s'entretiennent et dialoguent ensemble , ils ne peuvent que réciter. Rien ne serait plus faux, que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, en sorte qu'un couplet devint la réponse de l'autre.

Le récitatif est le seul instrument propre à la scène et au dialogue. 11 ne doit pas être chantant; il doit exprimer les véritables inflexions du dis- cours , par des intervalles un peu plus marqués et plus sensibles que la déclamation ordinaire ; du reste, il doit en conserver la gravité et la rapidité, et tous les autres caractères. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte ; il faut qu'il soit aban- donné à Tint lligence et à la chaleur de l'acteur, qui doit se hâter ou se ralentir , suivant l'esprit de son rôle ou de son jeu. Un récitatif qui n'au- IV. 1 5

2 26 OEUVRES

rait pas tous ces caractères, ne pourrait jamais être employé sur la scène avec succès.

Le récitatif est beau pour le peuple , lorsque le poète a fait une belle scène , et que l'acteur l'a bien jou,ée. Il est beau pour l'homme de goût , lorsque le musicien a bien saisi, non seulement le principal caractère de la déclamation , mais en- core toutes les finesses qu'elle reçoit des intérêts de ceux qui parient et agissent dans le drame.

L'air et le chant commencent avec la passion ; dès qu'elle se montre , le musicien doit s'en empa- rer avec toutes les ressources de son art.

A rbace explique à Mandane les motif s qui l'obli- gent de quitter la capitale avant le retour de l'au- rore , de s'éloigner de ce qu'il a de plus cher au monde. Cette tendre princesse combat les rai- sons de son amant ; mais lorsqu'elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement , non sans un extrême regiet: voilà le sujet de la scène et du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui parler de toutes les peines de l'absence , sans lui recommander les intérêts de l'amour le plus tendre : et c'est le moment de la passion et du chant :

Conserve-toi fidèle. Songe que je reste et que je peine. Et quelquefois du moins Ressouviens-toi de moi.

Il eût été faiix de chanter durant l'entretien de

DE CHAMFORT. 227

la scène ; il n'y a point ci'air propre à peser les raisons de la nécessité d'un départ : mais quelque simple et touchant que soit l'adieu de Mandane, quelque tendresse qu'une habile actrice mette dans la manière de déclamer ces quatre vers , ils ne seraient que froids et insipides , si on se bor- nait à les réciter.

C'est qu'il est évident qu'une amante pénétrée, qui se trouve dans la situation de Mandane, répé- tera à son amant , au moment de la séparation , de vingt manières passionnées et différentes, les mots cités plus haut. Elle les dira , tantôt avec un attendrissement extrême , tantôt avec résigna- tion et courage, tantôt avec l'espérance d'an meil. leur sort, tantôt dans la confiance d'un heureux retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer quelquefois à sa solitude et à ses peines, sans être frappée elle-même de la situation elle va se trouver dans un moment : ainsi les ac- cens prendront le caractère de la plainte la plus touchante, à laquelle Mandane fera peut-être suc- céder un effort subit de fermeté , de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu'il l'est pour elle.

Cet effort ne sera peut-être suivi que de plus de faiblesse ; et une plainte, d'abord peu violente, finira par des sanglots et des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce et la plus ten- dre pourra inspirer dans cette position à une âme sensible, composera les élémens de l'air de

O/i.S OiîL'VRES

Mandane ; niais quelle pkirae serait assez élo- quente pour donner une idée de tout ce que con- tient un air ! Quel critique sera assez hardi pour assigner les bornes du génie î

Le duo , ou le duetto , est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l'air, leurs accens peuvent se confondre; cela est dans la nature. Un exclama- tion, une plainte , peut les réunir; mais le reste de l'air doit être en dialogue.

Il serait également faux de faire alternative- ment parler et chanter les personnages du drame lyrique. Non-seulement le passage du discours au chant , et le retour du chant au discours, auraient quelque chose de désagréable et de brusque ; mais ce serait un mélange monstrueux de vérité et de fausseté.

Dans nulle imitation, le mensonge de l'hypothèse ne doit disparaître un instant ; c'est la conven- tion sur laquelle l'illusion est fondée. Si vous laissez prendre une fois à vos personnages le- ton de la déclamation ordinaire , vous en faites des gens comme nous; et je ne vois plus de raison pour les faire ch aiter , sans blesser le bon sens.

Cette économie intérieure du spectacle en mu- sique, fondée d'un côté sur la vérité de l'imita- tion, et de l'autre sur la nature de nos organes, doit servir de poétique élénientiiire au poète lyrique.

DE CHA.MFORT. T.îC)

Tl faut, à la vérité, qu'il se soumette en tout au musicien ; il ne peut prétendre qu'au second rôle ; mais il lui reste d'assez beaux moyens, pour partager la gloire de son compagnon. Le choix et la disposition du sujet, l'ordonnance et la mar- ché de tout le drame, sont l'ouvrage du poète. Le sujet doit être rempli d'intérêt, et disposé de la manière la plus simple et la plus intéressante. Tout y doit être en action, et viser aux grands effets.

Jamais le poète ne doit craindre de donner à son musicien une tâche trop forte. Comme la ra- pidité est un caractère inséparable de la musique, et une des principales causes de ses prodigieux ef- fets, la marche du poème lyrique doit être tou- jours rapide. Les discours longs et oisifs ne seraient nulle part plus déplacés. Il doit se hâter vers son dénoûment, en se développant de ses propres forces , sans embarras et sans intermittence.

Cette simplicité et cette rapidité nécessaires à la marche et au développemeist du poème lyrique , sont aussi indispensables au style du poète. Rien ne serait puis opposé au langage musical , que ces longues tirades de nos pièces modernes , et cette abondance de paroles que l'usage et la nécessité de la rime ont introduite sur nos théâtres.

Le sentiment et la passion sont précis dans le choix des termes ; ils emploient toujours l'expres- sion propre , comme la pins énergique : dans les instans passionnés , ils la répéteraient vingt fois ,

a3o OEUVRES

plutôt que de chercher à la varier par de froides périphrases.

Le style lyrique doit donc être énergique , na- turel et facile. Il doit avoir de la grâce; mais il abhorre l'élégance étudiée. Tout ce qui sentirait la peine , la facture ou la recherche , une epi- gramme, un. trait d'esprit, d'ingénieux madrigaux, des sentimens alambiqués, des tournures compas- sées, feraient la croix et le désespoir du compo- siteur : car quel chant , quelle expression donner à cela ?

11 y a même cette différence essentielle entre le lyrique et le poète tragique , qu'à mesure que ce- lui-ci devient éloquent et verbeux , l'autre doit devenir précis et avare de paroles, parce que l'éloquence des momens passionnés appartient toute entière au musicien.

Rien ne serait moins susceptible de chant , que toute cette sublime et harmonieuse éloquence par laquelle la Cljtemnestre de Racine cherche à sous- traire sa fille au couteau fatal. Le poète lyrique , en plaçant une mère dans une situation pareille , ne pourra lui faire dire que quatre vers :

Rends mon fils

Ah ! mon cœur se fend :

Je ne suis plus mère, ô ciel!

Je n'ai plus de fils.

Mais , avec ces quatre petits vers , la musique fera en un instant plus d'effet , que le divin Ra-

DE CHAMFORT. àS r

ci ne n'en pourra jamais produire avec toute la magie de la poésie.

OPERA ITALIEN.

Les moralités qui sont semées dans Topéra ita- liens , ne plaisaient pas beaucoup en France, non plus que cette mode monotone de terminer la scène la plus passionnée par une ariette, par une comparaison. Est-elle bien placée dans le person- nage accablé de douleur ? A-t-il bonne ^rkce à se livrer à ce badinage ? N'est-ce pas refroidir l'au- diteur , et détruire Timpression du sentiment ?

Cela est aussi disparate que de mettre en mu- sique une conspiration , un conseil , que d'opiner en chantant.

Il est reçu de chanter les plaintes, la joie et la fureur ; mais la musique , faite pour toucher , ne raisonne pas. Titus fredonnant un cours de mo- rale, ferait tomber nos jeunes gens en léthargie.

Je trouve , en général, dans tous les opéras itahens , des germes de passions , jamais la pas- sion amenée à sa maturité , des scènes jamais fi- lées, peu soutenues, toujours étouffées par des sens suspendus , point finis , et qui laissent à l'au- diteur le soin de deviner.

Si nos scènes étaient aussi hachées , occasion- neraient-elles des morceaux de musique bien pa- thétiques ou bien agréables , des descriptions vives et animées , des images riantes , des tableaux galans ?

234 OEUVRES

Notre opéra, veut des fêtes liées à l'action et sorties de son sein ; l'opéra italien s'en dispense. Des pantomimes dans les entr'actes détournent l'attention due au poème , et font diversion ayix idées tragiques. Quel assemblage de bouffon et de sérieux ! Nous voulons un tout dont les parties soient plus analogues.

L'amour , qui ne devrait être qu'accessoire dans les autres théâtres , est le principal mobile de la scène lyrique. Atys est vraiment opéra , parce que tous les incidens naissent de l'amour ; Armide de même ; Phaéton un peu moins , car l'ambition du soleil est peu agréable.

FIN DES EBAUCHES D UNE POETIQUE DRAMATIQUE.

MUSTAPHA

f

ET ZEANGIR

TRAGEDIE

REPHESENTEE SUR LE THEATRE DE LA COMEDIE FRANÇAISE . Lf. l5 DÉCEMBRE 1777.

PERSONNAGES.

SOLIMAN , empereur des Turcs.

ROXELANE , épouse de Soliman.

MUSTAPHA , fils aine de Soliman , mais d'une autra femme.

ZÉAISGIR , fils de Soliman et de Roxelane.

AZÉlMIRE , princesse de Perse.

OSMAN , grand-visir.

ALI , chef des Janissaires.

ACHMET, ancien gouverneur de Mustapha.

FELIiME, confidente d'Azémire.

NÉSSIR.

Gardes.

La scène est dans le sérail de Constantinople autrement Byzance.

MUSTAHFA ET ZEANGIR, TRAGÉDIE.

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ACTE PREMIER.

SCENE PREMÈRE. ROXELANE, OSMAN.

OSMAN.

On, madame , en secret le sultan Tient d'entendre Le récit des succès que je dois vous apprendre ; Les Hongrois sont vaincus, et Témcswar surpris, , Garant de ma victoire, en est encore le prix. Mais tout près d'obtenir une gloire nouvelle , Dans Byzance aujourd'hui quel ordre me rappelle?

ROXELANE.

Et quoi! vous l'ignorez!... Oui, c'est moi seule, Osman, Dont les soins ont hâté l'ordre de Soliman. Visir, notre ennemi se livre à ma vengeance ; Le prince , dès ce jour, va paraître à Byzance.

a36 OEUVRES

Il revient : ce moment doit décider enfin Et du sort de l'empire et de notre destin. On saura si, toujours puissante, fortunée , Roxelane , vingt ans d'honneure environnée , Qui vit du monde entier l'arbitre à ses genoux , Tremblera sous les lois du fils de son époux ; Ou si de Zéangir l'heureuse et tendre mère. Dans le sein des grandeurs achevant sa carrière . Dictant les volontés d'un fils respectueux, De l'univers encor attachera les yeux.

OSMAN.

Que n'ai-je , en abattant une tête ennemie , Assuré d'un seul coup vos grandeurs et ma vie ! J'osais vous en flatter: le sultan soupçonneux M'ordonnait de saisir un fils victorieux , Dans son gouvernement , au sein de l'Amasie. Je pars sur cet espoir : j'arrive dans l'Asie ; J'y vois notre ennemi des peuples révéré , Chéri de ses soldats , partout idolâtré ; Ma présence effrayait leur tendresse alarmée; Et, si le moindre indice eût instruit son armée De l'ordre et du dessein qui conduisaient mes pas , Je périssais , madame , et ne vous servais pas.

aOXELANE.

Soyez tranquille , Osman ; vous m'avez bien servie : Puisqu'on l'aime à ce point, qu'il tremble pour sa vie. Je sais que Soliman n'a point, dans ses rigueurs , De ses cruels aïeux déployé les fureurs; Que souvent, près de lui, la terre avec surprise Sur le trône ottoman vit la clémence assise ;

DE r.HAMFORT. 20 7

Riais , s'il est moins lérocc , il est plus soupçonneux. Plus despote, plus fier , non moins terrible qu'eux. J'ignore si , d'ailleurs, au comble de la gloire, Couronné quarante ans des mains de la victoire , Sans regret par son fils un père est égalé ; Mais le fils est perdu, si le père a tremblé.

Ne m'écrivez-vous point qu'une lettre surprise , . Par une main vénale entre vos mains remise , Du prince et de Thamas trahissant les secrets, Doit prouver qu'à la Perse il vend nos intérêts ? Cette lettre, sans doute, au sultan parvenue

ROXELANE.

Cette lettre, visir, est encore inconnue ;

Mais apprenez quel prix le sultan , par ma voix ,

Annonce en ce moment au vainqueur des Hongrois.

De ma fille , à vos vœux par n)on choix destinée ,

Il daigne à ma prière approuver l'hyménée ;

Et ce nœud sans retour unit nos intérêts.

J'ai pu , jusqu'aujourd'hui, sans nuire à nos projets ,

Dans le fond de mon cœur ne point laisser surprendie

Tous les secrets qu'ici j'abandonne à mon gendre.

Ecoutez. Du moment qu'un hymen glorieux

Du sultan pour jamais m'eut asservi les vœux ,

Je redoutai le prince ; idole de son père,

11 pouvait devenir le vengeur de sa mère ;

Il pouvait... Cher Osman, j'en frémissais d'horreur....

Au faite du pouvoir , au sein de la grandeur.

Du sérail, de l'état souveraine paisible.

Je voyais, dans le fond de ce palais terrible ,

2 38 OEUVRES

Un enfant s'élever pour m'imposer la loi ; Chaque instant redoublait ma haine et mon effroi. Les cœurs volaient vers lui; sa fierté, son courage, Ses vertus s'annonçaient dans les jeux de son âge ; Et ma rivale, un jour, arbitre de mon sort, M'eût présenté le choix des fers ou de la mort. Tandis que ces dangers occupaient ma prudence , Le ciel de Zéangir m'accorda la naissance. Je triomphais, Osman; j'étais mère , et ce nom Ouvrait un champ plus vaste à mon ambition. Je cachais toutefois ma superbe espérance; De mon fils près du prince on éleva l'enfance , Et même l'amitié, vain fruit des premiers ans. Sembla mêler son charme ù leurs jeux innocens. Bientôt mon ennemi , plus âgé que son frère , S'enflammant au récit des exploits de son père , S'indigna de languir dans le sein du repoe , Et brida de marcher sur les pas des héros. Avec plus d'art alors cachant ma jalousie , Je fis à son pouvoir confier l'Amasie ; Et, tandis que mes soins l'exilaient prudemment , Tout l'empire me vit avec étonnement Assurer à ce prince un si noble partage, De l'héritier du trône ordinaire apanage ; Sa mère auprès de lui courut cacher ses pleurs. Mon fils , demeuré seul , attira tous les cœurs : Mon fils à ses vertus sait unir l'art de plaire : Presqu'autant qu'à moi-même il lut cher à son père Et, remplaçant bientôt le rival que je crains. Déjà, sans les connaître, il servait mes desseins. Je goûtais , en silence, une joie inquiète ; Lorsque, las de payer le prix de sa défaite.

DE CHAMFORT. ^39

Thauias à Soliman refusa les tributs ,

Salaire de la paix que l'on vend aux vaincus.

Il fallut pour arbitre appeler la victoire ;

Le prince, jeune , ardent, animé par la gloire,

Brigua près du sultan l'honneur de commander :

Aux vœux de tout l'empire il me fallut céder.

Eh! qui savait , Osman, si la guerre inconstante ,

Punissant d'un soldat la valeur imprudente ,

Naurait pu ? Vain espoir! les Persans terrassés ,

Trois fois dïins leurs déserts devant lui dispersés ;

La fille de Thamas aux chaînes réservée -

Dans Tauris pris d'assaut par ses mains enlevée :

Ces rapides exploits l'ont mis, dès son printemps.

Au rang de ces héros , honneur des Ottomans...

J'en rends grâces au ciel... Oui, c'est sa renommée,

Cet amour, ce transport du peuple et de l'armée,

Qui d'un maître superbe aigrissant les soupçons ,

A ses regards jaloux ont paru des affronts.

Il n'a pu se contraindre ; et son impatience

Rappelle, sans détour, le prince dans 1^'zance :

Je m'en applaudissais, quand le sort dans mes mains

Fit passer cet écrit propice à mes desseins.

Je voulais au sultan, contre un fils que j'abhorre...

Il faut que ce billet soit plus funeste encore;

Le prince est violent et son malheur l'aigrit;

Il est fier, inflexible, il me hait... Il suffît.

Je sais l'art de pousser ce superbe courage

A des emportemens qui serviront ma rage ;

Son orgueil finira ce que j'ai commencé.

OSMAN.

Hâtez-vous ; qu'à l'instant l'arrêt soit prononcé,

l[{0 COUVRES

Avant que l'ennemi que vous voulez proscrire Sur le cœur de son père ait repi'is son empire. Mais ne craignez-vous point cette' ardente amitié Dont votre fils, madame, à son frère est lié ? Vous-même , pardonnez à ce discours sincère , Vous-même , l'envoyant sur les pas de son frère , D'une amitié fatale avez serré es nœuds.

R0XELA.KE.

Et quoi ! fallait-il donc qu'enchaîné dans ces lieux ,

Au sentier de l'honneur mon fds n'osât pai'aître ?

Entouré de héros , Zéangir voulut l'être.

Je l'adore , il est vrai ; mais c'est avec grandeur.

J'éprouvai, j'admirai , j'excitai son ardeur ;

La politique même appuyait sa prière ;

Du trône sous ses pas j'abaissais la barrière.

Je crus que , signalant une heureuse valeur,

Il devait à nos vœux promettre un empereur

Digne de soutenir la splendeur ottomane.

Eh! comment soupçonner qu'un fils de Roxelane,

Si près de ce haut rang, pourrait le dédaigner,

Et former d'autres vœux que celui de régner?

Mais , non : rassurez-vous ; quel excès de prudence

Redoute une amitié, vaine erreur de l'enfance,

Prestige d'un moment , dont les faibles lueurs

Vont soudain disparaître à l'éclat des grandeurs ?

Mon fils

OSMAS.

Vous ignorez à quel excès il l'aime. Je ne puis vous tromper ni me tromper moi-même : Je déteste le prince autant que je le crains ; Il doit haïr en moi l'ouvrage de vos mains ,

DE CHAMFORT. I^ï

Un visir qui le brave est bientôt votre gendre. D'Ibrahim qu'il aimait il veut venger la cendre. Successeur d'Ibrahim , je puis prévoir mon sort. S'il vit, je dois trembler; s'il règne, je suis mort. Jugez sur ses destins quel intérêt m'éclaire. Perdez votre ennemi , mais redoutez son frère ; Par des nœuds éternels ils sont unis tous deus.

ROXELASE.

Zéangir!... ciel! mon fils!... il trahirait mes vœux! Ah ! s'il était possible... Oui, malgré ma tendresse... Je suis mère , il le sait, mais mère sans faiblesse. Ses frivoles douleurs ne pourraient m'alarmer, Et mon cœur en l'aimant sait comme il faut l'aimer.

OSMAN.

Il est d'autres périls dont je dois vous instruire : Je crains que, dans ces lieux, cette jeune Azémire N'ouvre à l'amour enfin le cœur de voti'e fils.

ROXELAXE.

J'ai mes desseins, Osman. Captive dans Tauris , Je la fis demander au vainqueur de son père : La fille de Thamas peutm'être nécessaire. Vous saurez mes projets , quand il en sera temps. Allez, j'attends mon fils ; profitez desinstans; Assiégez mon époux. Sultane et belle-mère , Jusqu'au moment fatal je dois ici me taire : Parlez : de ses soupçons nourrissez la fureur : C'est par eux qu'en secret j'ai détruit dans son cœur Ce fameux Ibrahim, cet ami de son maître , S'il est vrai toutefois qu'un sujet puisse l'être. Plus craint , notre ennemi sera plus odieux. Du despotisme ici tel est le sort affreux :

IV. i6

2^2 OEUVRES

Ainsi que la terreur le danger l'environne ;

Tout tremble à ses genoux; il tremble sur le trône.

On vient. C'est Zéangir. Un instant d'entretien ,

Me dévoilant son cœur , va décider le mien.

SCÈNE IL ROXELANE, ZÉANGIR.

ROXELANE.

Mon fils, le temps approche, où, devançant votre âge,

De mes soins maternels accomplissant l'ouvrage,

Vous devez assurer l'effet de mes desseins.

Elevez votre cœur jusques à vos destins.

Le sultan ( notre amour veut en vain nous le taire )

Touche au terme fatal de sa longue carrière ;

De l'Euphrate au Danube, et d'Ormus à Tunis (i) ,

Cent peuples, sous ses lois étonnés d'être unis ,

Vont voir à qui le sort doit remettre en partage

De sceptres, de grandeurs cet immense héritage.

Le prince, après huit ans , rappelé dans ces lieux....

ZÉANGIR.

Ah!... je tremble pour lui.

RoxELANE , « part.

Qui ? vous , mon fils !... 0 cieux!

ZÉANGIR.

C'est pour lui que j'accours ; souffrez que ma prière Implore vos bontés en faveur de mon frère. Les enfans des sultans ( vous ne l'ignorez pas ) , Bannis pour commander en de lointains climats, Ne peuvent en sortir sans l'ordre de leur père ; Mais cet ordre est souvent terrible . sanguinaire.

(i) Les flottes deSoUmanpénctrèreiit jusques daiisle golfe Persique.

DE CHAMFORT. ^^%

Sur le seuil du palais si mon frère immolé...

ROXELANE.

Et voilà de quels soins votre cœur est troublé !

De nos grands intérêts quand mon âme est remplie !

Quand vous devez régler le sort de notre vie !

ZÉANGIR.

Moi !

ROXELANE , à part.

Vous... Ciel , qu'il est loin de concevoir mes vœux ! {Haut).

Ceux dont ici pour vous le zèle ouvre les yeux Vous tracent vers le trône un chemin légitime.

ZÉASGIR.

Le trône est à mon frère : y penser est un crime.

ROXE^NE. '

Il est vrai qu'en effet , s'il eût persévéré ,

S'il eût vaincu l'orgueil dont il est dévoré,

S'il n'eût trahi l'état , vous n'y pouviez prétendre.

ZÉANGIR.

Qui? lui ! trahir l'état! ô ciel! puis-je l'entendre ? Croyez qu'en cet instant, pour dompter mon courroux. J'ai besoin du respect que mon cœur a pour vous. Qui venais-je implorer I quel appui pour moi. frère !

ROXELANE.

Eh bien ! préparez-vous à braver votre père ; Prouvez-lui que ce fils, noirci, calomnié, D'aucun traité secret à Thamas n'est lié ; Que, depuis son rappel, ses délais qu'on redoute, Sur lui , sur ses desseins, ne laissent aucun doute.

a 44 ŒUVRES

Mais tremblez que son père aujourd'hui , dans ces lieux.

N'ait de la trahison la preuve sous ses yeux.

ZÉANGIR.

Quoi!... Non, je ne crains rien, rien que la calomnie. Rougissez du soupçon qui veut flétrir sa vie : Il est indigne , afîreux.

ROXELANE-

Modérez-vous , mon fds. Eh bien ! nous pourrons voir nos doutes éclaircis. Cependant vous deviez, s'il faut ici le dire, ' Excuser une erreur qui vous donne un empire. Yous le sacrifiez ; quel repentir un jour!...

ZÉAI7GIB.

Moi ! jamais.

ROXELANE.

Prévenez ce funeste retour. Quel fruit de mes travaux ! Quel indigne salaire I Savez-vous pour son fds ce qu'a fait votre mère ? Savez-vous quels degrés, préparant ma grandeur, D'avance, par mes soins , fondaient votre bonheur? Née, on vous Ta pu dire, au sein de l'Italie, Surprise sur les mers qui baignent ma patrie, Esclave, je parus aux yeux de Soliman ; Je lui plus ; il pensa qu'éprise d'un sultan , M'honorant d'un caprice, heureuse de ma honte, Je briguerais moi-même une défaite prompte. Qu'il se Mit détrompé ! ma main, ma propre main. Prévenant mon outrage, allait percer mon sein ; 11 pûlit à mes pieds, il connut sa maîtresse. Ma fierté , son estime accrurent sa tendresse ;

DE CHAMFORT. ^45

Je sus m'en prévaloir : une orgueilleuse loi Défendait que l'hymen assujétît sa foi ; Cette loi fut proscrite ; et la terre étonnée Vit un sultan soumis au joug de l'hyménée. Je goûtai, je l'avoue, un instant de bonheur ; Mais bientôt, mon cher fils, lasse de ma grandeur, Une langueur secrète empoisonna ma vie ; Je te reçus du ciel, mon âme fut remplie. Ce nouvel intérêt, si tendre, si pressant. Répandit sur mes jours un chai-me renaissant ; J'aimai plus que jamais ma nouvelle patrie; La gloire vint parler à mon âme agrandie ; J'enflammai d'un époux l'heureuse ambition ; Près de son nom peut-être on placera mon nom. Eh bien ! tous ces surcroîts de gloire , de puissance ^ C'est à toi que mon cœur les soumettait d'avance ; C'est pour toi que j'aimais et l'empire et le jour; Et mon ambition n'est qu'un excès d'amour.

ZÉANGIR.

Ah ! vous me déchirez... Mais quoi! que faut-il faire ? Faut-il tremper mes mains dans le sang de mon frère ? Moi qui voudrais pour lui voir le mien répandu !

ROXELANE.

Quoi I vous l'aimez ainsi ? Dieul quel charme inconnu. Peut lui donner sur vous cet excès de puissance?

ZÉANGIR.

Le charme des vertus, de la reconnaissance , Celui de l'amitié... Vous me glacez d'effroi.

ROXELANE.

Adieu.

246 œUVRES

ZÉANGIR.

Qu'allez-vous faire ?

ROXEIANE.

Il est affreux pour moi D'avoir à séparer mes intérêts des vôtres : Ce cœur n'était pas fait pour en connaître d'autres.

ZÉANGIR.

Vous fuyez... Dans quel temps m'accable son courroux ? Quand un autre intérêt m'appelle à ses genoux, Quand d'autres vœux...

ROXELANE.

Comment !

ZÉANGIR.

Je tremble de le dire.

ROXELANE.

Parlez.

ZÉANGIR.

Si mon destin m'écarte de l'empire , Il est un bien plus cher et plus fait pour mon cœur, Qui pourrait à mes yeux remplacer la grandeur. Sans vous, sans vos bontés je n'y dois point prétendre; Je l'oserais par vous.

ROXELANE.

Je ne puis vous entendre ; Mais quel que soit ce bien pour vous si précieux , Mon fds, il est à vous, si vous ouvrez les yeux. Votre imprudence ici renonce au rang suprême; Vous en voyez le fruit : et dans cet instant même

DE CHAMFORT. 2 47

Il VOUS faut implorer mon secours, ma faveur. Régnez, et de vous seul dépend votre bonheur; Et, sans avoir besoin qu'une mère y consente, Vous verrez à vos lois la terre obéissante.

SCÈNE lïT.

ZÉANGIR seul.

Quels assauts on prépare à ce cœur effrayé ! Craindrai-je pour l'amour, tremblant pour l'amitié? O mon frère ! ô cher prince ! après un an d'absence. Hélas ! était-ce à moi de craindre sa présence ? J'augmente ses dangers... je vole à ton secours... Et c'est ma mère , ô ciel ! qui menace tes jours ! Se peut-il que d'un crime on me rende complice , Et que je sois formé d'un sang qui te haïsse ?

SCÈNE VI.

ZÉANGIR , AZÉMIRE.

zéàncir.

Ah! princesse, apprenez, partagez ma douleur.

Ma voix, de la sultane implorant la faveur.

Et de mes feux secrets découvrant le mystère,

Allait à mon bonheur intéresser ma mère ,

Quand j'ai compris soudain, sur un affreux discours,

Quels périls vont du prince environner les jours.

AZÉMIRE.

Eh quoi ! que faut-il craindre ? Et quel nouvel orage...

ZÉANGIR. ,

Souffrez qu'entre vous deux mon âme se partage;

248 ŒUVRES

Que d'un frère à vos yeux j'ose occuper mon cœur. Vous pouvez le haïr, je le sais...

AZÉMIRE.

Moi, seigneur!

AN6IR.

Je ne me flatte point; par lui seulprisonnière , C'est par lui qu'Azémire est aux mains de mon père. L'instant je vous vis est un iiialheur pour vous, Et mon frère est l'objet d'un trop juste courroux.

AZÉMIRE.

Par mon seul intérêt mon âme prévenue , A ses vertus , seigneur, n'a point fermé la vue ; Je suis loin de haïr un généreux vainqueur. Ses soins ont de mes fers adouci la rigueur; Il a même permis que mes yeux, dans son âme, Vissent... quelle amitié pour sou frère l'enflâme !

ZëANGIR.

Ah! que n'avez-vous pu lire au fond de son cœur ; De tous ses sentimens connaître la grandeur ! Vous sauriez à quel point son amitié m'est chère.

AZÉMIRE.

Je vous l'ai dit, seigneur; j'admire votre frère; Je sens que son danger doit vous faire frémir. Quel est-il ?

ZEAKGIR.

On prétend, on ose soutenir Qu'avec Thamas, madame, il est d'intelligence.

AZÉMIRE.

0 cicll qui peut ainsi flétrir son innocence ?

DE CIIAMfORT. ^49

ZÉAKGIR. *

De ces affreux soupçons je confondrai l'auteur.

Mais, si j'ose, à mon tour, soigneux de mon bonheur...

AZÉMIRE.

Faut-il que de mes vœux vous le fassiez dépendre ? D'un trop funeste amour que devez-vous attendre ? Nos deslins par l'hymen peuvent-ils être unis? Thamas et Soliman, éternels ennemis, Dans le cours d'un long règne , illustre par la guerre , De leurs sanglans débats ont occupé la terre ; Et, malgré ses succès, votre père , seigneur , Laisse au seul nom du mien éclater sa fureur. Je vois que votre amour gémit de ce langage ; Mais mon cœur, je le sens, gémirait davantage. Si le vôtre , seigneur, par le temps détrompé , Me reprochait l'espoir dont il s'est occupé.

ZÉAKGIR.

Non ; je serai moi seul l'auteur de mon supplice ;

Cruelle ! je vous dû^s cette affreuse justice.

Mais je veux, maij^p vous, par mes soins redoublés ,

Triompher des raisons qu'ici vous rassemblez;

Et si , dans vos refus , votre âme persévère,

Mes larmes couleront dans le sein de mon frère.

SCÈNE V.

AZÉMIRE , FÉLIME.

azÉmire.

Dans le sein de son frère!., ah! souvenir fatal î Pour essuyer ses pleurs, il attend son rival !

aSo ŒUVRES

Qyelle épreuve ! et c'est moi , grand Dieu ! qui la prépare I fÉlime.

Je conçois les terreurs votre cœur s'égare ; j Mais un mot, pardonnez, pouvait les prévenir. L'aveu de votre amour...

AZÉMIRE.

J'ai le retenir. Quand un ordre cruel , m'appelant à Byzance , Du prince , après trois mois , m'eut ravi la présence, Sa tendresse. Félinie , exigea de ma foi Qy\e ce fatal secret ne fût livré qu'à toi. Il craignait pour tous deux sa cruelle ennemie. Est-ce elle dont la liaine arme la calomnie ? A-t-il pour notre hymen sollicité Tliamas ? O ciel! que de dangers j'assemble sur ses pas! Etrange aveuglement d'un amour téméraire ! Ces raisons qu'à l'instant j'opposais à son frère. Contre le prince, hélas ! parlaient plus fortement; Je les sentais à peine auprès de mon amant ; Et quand , plus que jamais , ma flamme est combattue , C'est l'amour d'un rival qui les offre à!^a vue !

FÉtlME.

Je frémis avec vous pour vous-même et pour eux. Eh ! qui peut sans douleur voir deux cœurs vertueux Briser les nœuds sacrés d'une amitié si chère , Et contraints de haïr un rival dans un frère ?

azÉmire.

Ah! loin d'aigrir les maux d'un cœur trop agité , Peins-moi plutôt, peins-moi leur générosité; Peins-moi de deux rivaux l'amitié courageuse. De ces nobles combats sortant victorieuse ,

I DE CIIAMFORT. sSl

Et d'un exemple unique étonnant l'univers. Mais un trône, l'amour, des intérêts si chers... Fuyez , soupçons affreux ! gardez-vous de paraître ! Quel espoir, cher amant, dans mon cœur vient de naître, Quand ton frère, à mes yeux partageant mon effroi, Au lieu de son amour ne parlait que de toi ! L'amitié dans son âme égalait l'amour même : Il te rendait justice, et c'est ainsi qu'on t'aime. Tu verras une amante, un rival malheureux, Unir, pour te sauver, leurs efforts et leurs vœux. Le ciel, qui veut confondre et punir ta marâtre, Charge de ta défense un fils qu'elle idolâtre.

FIN DU PREMIER ACTE.

lSl OEUVRES

ACTE IL

SCÈNE PREMIÈRE. LE PRINCE, ACHMET.

LE PRINCE.

iliST-CE toi, cher Achmet , que j'embrasse aujourd'hui, Toi , de mes premiers ans et le guide et l'appui! Ah! puisqu'il mes regards on permet ta présence , De mes fiers ennemis je crains peu la vengeance. Par tes conseils prudens je puis parer leurs coups ; Un si fidèle ami...

ACHMET.

Prince , que faites-vous ? D'un tel excès d'honneur mon âme est accablée. Je voudrais voir ma vie à la vôtre immolée; Mais ce titre...

LE PRINCE.

Tes soins ont su le mériter. Pour en être plus digne il le faut accepter. On m'accuse en.ces lieux d'un orgueil inflexible : C'est du moins, cher Achmet, celui d'un cœur sensible. Je sais chérir toujours et ton zèle et ta foi; Et l'orgueil des grandeurs est indigne de moi. Voilà donc ce séjour si cher à mon enfance. jadis... Quel accueil après huit ans d'absence !

T)E CHAMFORT. ^53

Tu le vois; c'est ainsi qu'on reçoit un vainqueur !... On dérobe à mes j^eux l'empressement flatteur D'un peuple dont la joie honorait mon entrée. Une barque en secret, sur la mer préparée , Aux portes du sérail me mène obscurément ; Un ordre me prescrit d'attendre le moment Qui doit m'admettre aux pieds de in on juge sévère ; Il faut que je redoute un regard de mon père , Et que l'amour d'un fils , muet à son aspect , Se cache avec terreur sous un morne respect.

ACHMET.

Ecartez, croyez-moi, cette sombre pensée. N'enfoncez point les traits dont votre âme est blessée; A vos dangers, au sort conformez rotre cœur. Du joug, sans murmurer, souffrez la pesanteur; De vos exploits surtout bannissez la mémoire ; Plus que vos ennemis , redoutez votre gloire ; Et, d'un visir jaloux confondant les desseins , Tremblez au pied d'un trône affermi par vos mains.

LE PRINCE.

Le lâche ! d'Ibrahim il occupe la place !

Un jour... Dirais-tu bien que sa superbe audace.

Dans mon camp , sous mes yeux, voulait dicter des lois ?

ACHMET.

De vos ressentimens, prince , étouffez la voix.

LE PRINCE.

Qui ! moi ! souffrir l'injure et dévorer l'offense ! Détester sans courroux et frémir sans vengeance !... Je le voudrais en vain ; n'attends point cet effort... Pardonne , cher Achmet , pardonne à ce transport.

254 ŒUVRES

Je devrais , je le sens, vaincre ma violence...

Mais prends pilié d'un cœur déchiré dès l'enfance ,

Que d'horreur, d'aniCiUime on se plut à nourrir,

D'un cœur ("ait pour aimer, qu'on force de haïr.

Eh! qui jamais du sort sentit mieux la colère ?

Témoin, presqu'en naissant, des ennuis de ma mère,

Confident de ses pleurs dans mon sein recueillis,

Le soin de les sécher fut l'emploi de son fils.

Elle fuit avec moi ; je pars pour l'Amasie.

Dès ce moment, Achmet, l'imposture, l'envie.

Quand je verse mon sang, osent flétrir mes jours ;

Une indigne marâtre empoisonne leur cours.

Vainqueur dans les combats , consolé par la gloire ,

Je n'ose aux pieds d'un maître apporter ma victoire.

Je m'écarte en tremblant du trône paternel ;

Je languis dajis l'exil, en craignant mon rappel.

J'en reçois l'ordre, Achmet; et quand ? lorsque*ma mère

A besoin de ma main pour fermer sa paupière.

A cet ordre fatal juge de son effroi;

Expirante à mes 3'eux , elle a prdi pour moi ;

Ses soupirs, ses sanglots , ses muettes caresses.

Remplissaient de terreur nos dernières tendresses :

J'ai IlMous mes daisgers dans ses regards écrits ,

Et sur son lit de mort elle a pleuré son fils.

Ah ! cette image encor me poursuit et m'accable;

El tandis qu'occupé d'un devoir lamcnlable.

Je recueillais sa cendre et la baignais de pleurs ,

Ici l'on accusait mes coupables lenteurs ;

On cherchait à douter de mon obéissance.

Un fils pleurant sa mère a besoin de clémence ,

Et doit justifier, en abordant ces lieux.

Quelques momens perdus à lui fermer les yeux !

DE CHA.MFORT. ^55

ACHMET.

Ah! d'un nouvel effroi, vous pénétrez mon âme. Si votre cœur se livre au courroux qui renflame , De la sultane ici soutiendrez-vous l'aspect ? Feindrez-vous devant-elle une ombre de respect ? N'allez point à sa haine offrir une victi i;e; Contenez, renfermez l'horreur qui vous anime.

LE PRINCE.

Ah ! voilà de mon sort le coup le plus affreus !

C'est peu de l'abhorrer, de paraître à ses veux,

D'étouffer des douleurs qu'irrite sa présence;

Mon cœur s'est pour jamais interdit la vengeance.

Mère de Zéangir, ses jours me sont sacrés.

Que les miens, s'il le faut, à sa fureur livrés...

Mais quoi! puis-je penser qu'un grand homme , qu'un pire,

Adoptant contre un fils une haine étrangère...

ACHMET.

Ne TOUS aveuglez point de ce crédule espoir ;

Parla mort d'Ibrahim jugez de son pouvoir.

Connaissez, redoutez votre fière ennemie.

Vingt ans sont écoulés depuis que son génie

Préside aux grands destins Je l'empire ottoman.

Et, sans le dégrader, règne sur Soliman.

Le séjour odieux qui lui donna naissance ,

Lui montra l'art de feindre et l'art de la vengeance.

Son âme, aux profondeurs de ses déguisemens.

Joint l'audace et l'orgueil de nos fiers Musulmans.

Sou»un maître absolu souveraine maîtresse ,

Elle osa dédaigner, même dans sa jeunesse.

Ce frivole artifice et ces'soins séducteurs

Par qui son faible sexe, enchaînant de grands cœurs .

2 56 ŒUVRES

OiFre aux yeux indignés la douloureuse image

D'un héros avili dans un long esclavage !

De son illustre époux seconder les projets ;

Utile dans la guerre , utile dans la paix ,

Sentir ainsi que lui les fureurs de la gloire;

L'enflammer, le pousser de victoire en victoire :

Voilà par quelle adresse elle a su l'asservir.

Sans la braver, du moins , laissez-là vous haïr.

Eh ! par quelle imprudence augmentant nos alarmes ,

Contre vous-même ici lui donnez-vous des armes?

LE PRINCE.

Comment?

ACHMET.

Pourquoi, seigneur, tous ces chefs, ces soldats, Qui jusqu'au pied des murs ont marché sur vos pas ? Pourquoi cet appareil qui menace Byzance , Et qui d'un camp guerrier présente l'apparence ?

LE PRINCE.

N'accuse pas des miens le transport indiscret. Aux ordres du sultan j'obéissais, Achmet ; J'annonçais mon rappel ; et le peuple et l'armée, Tout frémit : on s'assemble ; une troupe alarmée M'environne , me presse et s'attache à mes pas. On s'écrie, en pleurant, que je cours au trépas ; Je m'arrache à leur foule ; alors, pleins d'épouvante, Furieux, égarés, ils volent à leur lente , Saisissent l'étendart, et d'un zèle insensé , Croyant me suivre, ami, m'ont déjà devancé.

Pardonne : à tant d'amour, hélas ! je fus sensible. E t quel serait, dis-moi, le mortel inflexible ,

DE CHAMFORT. 257

Qui , sous le poids des maux dont je suis opprimé , Aurait fermé son cœur au plaisir d'être aimé ? Mais mon frère en ces lieux tarde bien à paraître.

ACHMET.

Il s'occupe de vous, quelque part qu'il puisse être. De sa tendre amitié je me suis tout promis ; C'est mon plus ferme espoir contre vos ennemis.

LE PRINCE.

Hélas ! nous nous aimons dés 'a plus tendre enfance .

El , de son C\ge au mien oubliant la distance ,

iSos âmes se cherchaient alors comme aujourd'hui ;

L"n charme attendrissant régnait autour de lui ;

Et, le cœur encor plein des douleurs de ma mère ,

L'amitié m'appelait au berceau de mon frère.

Tu le sais, tu le vis ; et lorsque les combats.

Loin de lui, vers la gloire emportèrent mes pas,

La gloire, loin de lui , moins touchante et moins belle.

M'apprit qu'il est des biens plus désirables qu'elle.

Il vint la partager. La victoire deux fois

Associa nos noms, confondit nos exploits.

C'était le prix des miens; et mon ;îme enchantée

Crut la gloire d'un frère à la mienne ajoutée.

Mais je te retiens trop. Cours , observe ces lieux ;

Sur les pièges cachés ouvre pour moi les yeux.

Aux regards du sultan je dois bicntnt paraître.

Reviens... J'entends du bruit. C'est Zéangir peut-être.

C'est lui. Va, laisse-moi dans ces heureux momens,

Oublier mes douleurs dans ses embrassemens.

lY. 17

9.58 OEUVRl'S

SCÈNE IL

LE PraiNCE, ZÉAISGJR.

ZÉANGIR.

trouver?... C'est lui-même. O mon ami ! mon frère î Que, malgré mes frayeurs, ta présence m'est chère! Laisse-moi, dans tes bras, laisse-moi respirer. De ce bonheur si pur laisse-moi m'enivrer !

LE PRINCE.

Ah ! que mon âme ici répond bien à la tienne ! Ami , que ta tendresse égale bien la mienne ! Que ces épancheniens ont pour moi de douceurs ! Pour moi, près de mou frère, il n'est plus de malheurs..

ZîÎAMGIR.

Je connais tes dangers, ils redoublent mon zèle.

LE PBINCE.

Tu ne les sais pas tous.

ZÉANGIR.

Quelle crainte nouvelle ?...

LE PRINCE.

Écoule.

Je frémis.

LE PRINCE.

Tu vis de quelle ardeur Les charmes de la gloire avaient rempli mon cœur; Tu sais si l'amitié le pénètre et l'enflâme : Aces deuxsentimeus dont s'occupait mon âme ,

1)K CIIAMFOHT. a5<)

Le ciel on joint im autre ; et pent-êlie ce jour...

KÉAKGIA.

Eh bien!...

LE PRINCE.

A ce transport méconnais-tu l'ainour?

zÉAXGir,.

QuVnlend.s-je ? et qncl objet ?. ..

LE PRINCE.

.]e prévois les alarnieî.

ZKA^GIR.

AchèYP.

I-E PRINCE.

Il te souvient que la l'avexir des armes Dans les murs de Tauris remit entre uses mains. .^

ZÉANGIR.

Azémire ?. ..

Ï.K PUIXCK.

EUe-uiênic.

ZÉANGIR.

O douleur ! ô deslins !

LE PRINCE.

Je t€ l'avais bien dit : ta crainte est légitime ; Je sens que sous mes pas j'ouvre un nouvel abîme. Mais c'est d'elle à jamais que dépendra mon sort ; C'est pour elle qu'ici je viens braver la mort.

Je suis aimé, du moins, et sa tendresse extrême

En croirai-je ma vue ?. .. à ciel! c'est elle-même.

260 OEUVRKS

SCÈNE III. LE PRINCE, ZÉANGIR, AZÉMIRE.

lE PRINCE.

Azémire, est-ce vous ? qui tous ouvre ces lieux? Quel miracle remplit le plus cher de mes vœux ? Puis-je enfin devant vous montrer la violence D'un amour loin de vous accru dans le silence ? Comptiez-vous quelquefois, sensible à mes tourmens, Des jours dont ma tendresse a compté les momens ? J'ose encor m'en flatter; mais daignez me le dire. Vous baissez vos regards^ et votre cœur soupire ! Je vois... Ah! pardonnez, ne craignez point ses yeux; Qu'il soit le confldeot, le témoin de nos feux. Je vous l'ai dit cent fois, c'est un autre moi-même. Ce séjour, cet instant m'offrent tout ce que j'aime ; Mon bonheur est parfait... Vous pleurez?... tu pâlis?... De douleur et d'effroi vos regards sont remplis

ZÉA^XIR.

0 tourmens !

azémire . Jour affreux !

LE PRINCE.

Quel transport ! quel langage ! Du sort qui me poursuit est-ce un nouvel outrage ?

ZÉANGIR.

Non... c'est moi seul ici qu'opprime son courroux; C'est à moi dôsorn.ais qu'il réserve ses coups.

DE CHA.MFORT. l6]

Il me perce le cœur par la main la plus chère ; J'aime, et pour mon rival il a choisi mon frère.

LE PRINCE.

Cieux !

ZÉANGIB.

Ma mère en secret , j'ignore à quel dessein , Dans ce piège fatal m'a conduit de sa main. Sa cruelle bonté , secondant r.ion adresse, A permis à mes yeux l'aspect de la princesse ; J'ai prodigué les soins d'un amour indiscret, Pour attendrir , hélas ! un cœur qui t'adorait. Je Tenais à tes yeux dévoilant ce uiystèi-c...

AzéYnire. ) Cruelle ! eh quel devoir, vous forçant à vous taire, Me laissait enivrer de ce poison fatal? \-t-on craint de me voir haïr un tel rival ?

azÉmire. Je l'avoûrai , seigneur , ce reproche m'étonne ; L'ayant peu mérité , mon cœur vous le pardonne ; J'en plains même la cause, et je crois qu'en secret Déjà vous condamnez un transport indiscret.

( au Prince.) Vous n'avez pas pensé, prince, que votre amante, Négligeant d'étouffer une flâme imprudente , Fière d'un autre hommage à ses yeux présenté , Ait d'un frivole encens nourri sa vanité ; Et me justifler, c'est vous faire une offense. Mais puisque je vous dois expliquer mon silence , Du repos d'un ami comptable devant vous, Souffrez qu'en ce moment je rappelle entre nous Quels serraens redoublés me forçaient à lui taire Un secret...

162 ex:.' viîrs

LE PKI^cl;.

Ciel ! iiiudanic , un secret pour mon frère . Eh poiivais-je prévoir ?...

AZÉMIRU.

Je sais que ce palais Devait à tous les yeux me soustraire à jamais ; Qu'entouré d'ennemis empressés ù vous nuire , De nos vœux mutuels vous n'avez pu l'instruire. Hélas ! me chargeait-t-on de ce soin douloureu x, Moi qui, dans ce séjour pour vous si dangereux, Craignant mon cœur, mes yeux et mon silence même. Vingt fois ai souhaité de me cacher qui j'aime ? Mais , non : je lur parlais de vous , de tos vertus ; Enfin , je vous nommais ; que fallait-il de plus ? Et quand de son amour la prompte violence A condamné ma bouche à rompre le silence , J'ai vu son désespoir, tout prêt ù s'exhaler, Repousser le secret que j'allais révéler.

tE PRINCE.

Oui, sans doute ; et ce trait manquait ù ma misère ; Je devais voir couler les larmes de mon frère , Voir l'amitié, l'amour, unis, armés tous deux. Contre un infortuné qui ne vit que pour eus. Mon âme à l'espérance était encore ouverte ; C'en est fait : je l'abjure, et le ciel veut ma perte ; Je la veux comme lui, si je fais ton malheur,

ZÉANGIR.

Ta perte !... Achève, ingrat, de déchirer mon cœur. Il te fallait... Cruel! as-tu la barbarie D'offenser un rival qui tremble pour ta vie ?

I)K CHA.MFOl'.T. ^65

Ta perte î... et de quel crime ?... 11 n'en est qu'un pour loi : Tu viens de le commettre en doutant de ma foi. Crois-tu que ton ami , dans sa jalouse ivresse , Devienne ton tyran, celui de ta maîtresse ; Abjure l'amitié , la vertu , le devoir , Pour contempler partout les pleurs du désespoir , Pour mériter son sort en perckint ce qu'il aime ? Qui de nous deux ici doit s'immoler lui-même ? Est-ce-toi qu'à mourir son choix a condamné ? Ne suis-je pas enfin le seul infortuné ?

LE PRI>'CE.

Arrête! Peux-tu bien me tenir ce langage ? C'est un frère, un ami qui me fait cet outrage I Cruel ! quand ton amour au mien veut s'immoler, Est-ce par ton malheur qu'il faut nîe consoler ? Que tu craignes ma mort qui t'assure le trône, Cette vertu n'a rif;n dont la mienne s'étonne : Le ciel en te privant d'un ami couronné , ïe ravirait bien plus qu'il ne t'aurait donné ; Mais te voir à mes vœux sacrifier ta flâme , Sentir tous les conibats qui déchirent ton âme , Et ne pouvoir t'offrir, pour prix de les bienfaits. Que le seul désespoir de l'égaler jamais : Ce supplice est affreux, si tu peux me connaître.

Va, ce seul sentiment m'a tout payé peu^-ètrç. Mon frère, laisse-moi, dans mes vœux confondus. Laisse-moi ce bonlieur que donnent les vertus ; Il me coûte assez cher pour que j'ose y prétendre ; Tu dois vivre et rh'airhcr ; moi , vivre et te défendre.

^

264 OEUVRES

Tout l'ordonne, le ciel , la nature , l'honneur.

Respecte cette loi qu'ils font tous à mon cœur ,

Je t'en conjure ici par un frère qui t'aime,

Par toi, partes malheurs... par ton amour lui-même.

( a Azémire. ) Joignez-vous à mes vœux; c'est à vous de fléchir Uu cœur aimé de vous , qui peut vouloir mourir.

LE PRINCE , avec transport.

C'en est fait , je me rends ; ce cœur me justifie. Je vous aime encor plus*que je ne hais la vie. Oui, dans les nœuds sacrés qui m'unissent à toi , Ton triomphe est le mien, tes vertus sont à moi. Va; ne crains point, ami, que ma fierté gémisse , Ni qu'opprimé du poids d'un si grand sacrifice , Mon cœur de tes bienfaits puisse être humilié ; Et connaît-on l'orgueil auprès de l'amitié !

SCÈNE IV. LE PRINCE, ZÉANGIR, AZÉMIRE, ACHMET.

ACHMET.

Pardonnez si déjà mon zèle en diligence A vos épanchemens vient mêler ma présence : Mais d'un subit effroi le palais est troublé. Déjà, près du sultan le visir appelé ,

( au Prince. ) Prodigue contre vous les conseils de la haine. La moitié du sérail, que sa voix seule entraîne, Séduite dès long-temps, s'intéresse pour lui ; Même on dit qu'en secret un plus puissant appui...

DE CHAMFOKT. 265

Pardonnez... Dans vos cœurs mes regards ont lire; Mais une mère... hélas! je crains...

LE PRINCE.

Qu'oses-tu dire P zÉANGiR, transporté. Ichèw;.

ACHMET.

Eh bien ! l'on dit qu'invisible à regret , Sa main conduit les coups qu'on prépare en secret ; On redoute un courroux qu'elle force au silence ; On craint son artifice, on craint sa violence; Mais un bruit dont surtout mon cœur est consterné... Le sultan veut la voir , et l'ordre en est donné.

AZÉMiaE.

Ciel!

ACHMET.

On tremble , on attend cette grande entrevue ; On parle d'une lettre au sultan inconnue.

LE PRINCE.

( à Zéangir. ) Dieu ! mon sort voudrait-il ?... Tu sauras tout...

ACHMET.

Contre un juste courroux détendez votre cœur. Vous ignorez quel ordre et quel projet sinistre Mena dans votre camp un odieux ministre. Le visir ( je voudrais en vain vous le cacher ) Aux bras de vos soldats devait vous arracher.

Seigneur?

'iGÔ OLL'VRES

I.E PRINCE.

Que cîib-Ui ?

ACHMET.

Le péril arrêta son audace. Cher prince, devant vous si mes pleui's trouvent grâce. Si mes vœux, si mes soins méritent quelque prix. Si d'un vieillard tremblant vous souffrez les avis. Modérez vos transports; et, loin d'aigrir un père y Réveillez dans son cœur sa tendresse première ; Il aima votre enfance, il aîme vos vertus. Vous pourriez... Pardonnez. Je n'ose en dire plus. A de plus chers conseils mon cœur vous abandonne , Et vole à d'autres soins que mon zèle m'ordonne.

SCÈNE V. ZÉANGIR , LE PRINCE , AZÉMIRE.

ZÉANGIR.

Quel est donc le péril dont je t'ai vu frémir? Cette lettre fatale... Ami, daigne éclaircir...

LE PRINCE.

J'accroîtrai les douleurs.

zÉANGTft.

Parle.

LE PRINCE.

Avant que mon perc Demandât la princesse en mes mains prisonnière , Thaoïas secrètement députa près de moi, Et pour priser ses fers et pour tenter ma loi.

nii CIIAMIOÎIT.

Si

Ami. tu me connais ; et mon devoir l'annonce , Malgré mes vœux naissans , qlielle fut ma réponse ; Mais lorsque, chaque jour, ses vertus, ses attraits., Je t'urraclie le coeur...

ZEANGIK.

JNoii , mon cœur est en paix. Poursuis.

LE rRi::îÇE.

O ciel!... Éh biien ! bi'ûlatît d'amour pour elle , Et depuis, accablé d'une absence cruelle. Je crus que je pouvais, sans blesser mon devoir. De la paix à Thamas présenter quelque espoir. Et demander, pour prix d'une heureuse entremise Que la main de sa fdie à ma foi fût promise. Nadir, de mes desseins fidèle confident, Autorisé d'un mot, partit secrètement; J'attendais son retour. J'apprends qu'en Assyrie Attaqué, défendant mon secret et sa vie , Accablé sous le nombre , il avait succombé.

zéàngir.

Je vois dans quelles mains ce billet est tombé. Je vois ce que préparc une haine inhumaine : Cette lettre aujouid'hui vient d'enhardir sa haine. Hélas! de toi bientôt dépendront ses destins, Bient^ son empereur...

LE PRINCE.

One dis-tu ? Ouoi ! lu crains...

i68

OEirvRES

ZEANGIK.

Non, mon âme à ta foi ne fait point cette offense. Sans crainte pom- ses jours , je vole à ta défense. Je vois quels coups bientôt doivent m'être portés : Il en est un surtout... J'en frémis... Écoutez. Je jure ici par vous que , dans cette journée , Si je pouvais surprendre en mon âme indignée , Quelque désir jaloux, quelque perfide espoir, Capable un seul moment d'ébranler mon devoir. Dans ce cœur avili... Non, il n'est pas possible... Le ciel me soutiendra dans cet instant terrible , Et satisfait d'un cœur trop long-temps combattu. De l'affront d'un remords sauvera ma vertu.

FIN DU SECOND ACTE,

DE CHAMFORT. ti6q

ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE. SOLIMAN , ROXELANE.

Prenez place, madame ; il faut que, dans ce jour, Votre âme à mes regards se montre sans détour : Le prince dans ces lieux yient enfin de se rendre.

ROXELANE.

Les cris de ses soldats viennent de me l'apprendre.

SOLIMAN.

J'entrevois par ce mot vos secrets sentimens ;

Vous jugerez des miens : daignez quelques momens

Vous imposer laloi de m'entendre en silence.

Mon fils a mérité ma juste défiance ;

Et son retour, d'ailleurs fait pour me désarmer.

Avec quelque raison peut encor m'alarmer.

Sans doute je suis loin de lui chercher des crimes ;

Mais il faut éclaircir des soupçons légitimes.

Vos yeux , si du visir j'explique les discours,

Ont surpris des secrets d'où dépendent mes jours.

Je n'examine point si , pour mieux me confondre ,

De concert avec lui... vous pourrez me répondre.

Hélas! il est affreux de soupçonner la foi

Des cœur* que l'on chérit et qu'on croyait à soi;

S.'JO OEUVRES

Mais au bord du lombeau telle est uia dcstini-p- Par d'autres intérêts maintenant gouvernée , Aux soins de l'avenir vous croyez vous devoir; Je conçois vos raisons , vos craintes , votre espoir ; Et, malgré mes vieux ans, ma tendresse constante A vos destins futurs n'est point indifférente. Mais vous n'espérez point que, pour votre repos, Je répande le sang d'un fils et d'un héros. Son juge, en ce moment, se souvient qu'il est père. Je ne veux écouter ni soupçons ni colère. Ce sérail, qui, jadis, sous de cruels sultans, Craignait de leurs fureurs les caprices sanglans, A connu, dans le cours d'un régne plus propice , Quelquefois ma clémence, et toujours ma justice. Juste envers mes sujets , juste envers mes enfans. Un jour ne perdra point l'honneur de quarante ans. Après un tel aveu , parlez , je vous écoute ; Mais que la vérité s'offre sans aucun doute. Je dois , s'il faut porter un jugement cruel , En répondre à l'état, à l'avenir , au ciel.

ROXELANE.

Seigneur, d'étoiinement je demeure frappée.

De vous, de votre fils en secret occupée ,

J'ai , sans m'éxpliqucr sur ce grand intérêt ,

3iuette avec l'empire , attendre son arrêt.

Mais, puisque le premier vous quittez la conîrainte

D'un silence affecté, trop semblable à la feinte ,

De mon âme à vos yeux j'ouvrirai les replis :

Je déteste le prince et j'adore mon fils ;

Ainsi que vous, du moins, je parle avec franchise;

Et, loin qu'avec effort ma haine se déguise.

DE CIIAMFORT. 27!

J'ose entreprendre ici de la justifier , Vous invitanl A'ous-même à vous en défier. Je ne vous cache point ( qu'est-il besoin de feindre ? ) Que prompte en ce péril à tout voir, à tout craindre, J'ai d'un visir fidèle emprunté les avis, ^jk,,

Et moi-même éclairé les pas de votre fils- Tout fondait mes soupçons; un père les partage. Eh ! qui donc, en effet , pourrait voir sans ombrage Un jeune ambitieux qui, d'orgueil enivré. Des cœurs qu'il a séduits, disposant ù son gré , A vous intimider semble mettre sa gloire , Et croit tenir ce droit des mains de la victoire ? Qui , mandé par son maître , a, jusques à ce jour. Fait douter de sa foi, douter de son retour. Et du grand Soliman a réduit la puissance A craindre , je l'ai vu , sa désobéissance? Qui, j'ose l'attester, et mes garans sont prêts, Achète ici les yeux ouverts sur vos secrets , Parle, agit en sultan; et, si l'on veut l'entendre, Et la guerre et la paix de lui seul vont dépendre. Oui, seigneur, oui, vous dis-je , et peut-être aujourd'hui Vous en aurez la preuve et la tiendrez de lui.

SOLIMAN.

Ciel !

ROXELANE.

D'un fils, d'un sujet est-ce donc la conduite ? Et depuis quand , seigneur, n'en craint-on plus la suite ? Est-ce dans ce séjour ?... vainement sous vos lois, La clémence en ces lieux fit entendre sa voix; Une autre voix peut-être y parle plus haut qu'elle, La voix de ces sultans qu'une main criminelle ,

272 OEUVRES

Sanglans, a renversés aux genoux de leurs fils ; La voix des fils encor qui, près du trône assis, N'ont point devant ce trône assez courbé la tête. 11 le sait : d'où vient donc que nul frein ne l'arrête ? Sans doute mieux qu'un autre il connaît son pouvoir ; De l'empire , en effet , il est l'unique espoir. Eh ! qui d'un peuple ingrat n'a vu cent fois l'ivresse Oser à vos vieux ans égaler sa jeunesse. Et d'un héros, l'honneur des sultans , des guerriers. Devant un fier soldat abaisser les lauriers? Qui peut vous rassurer contre tant d'insolence ? Est-ce un camp qui frémit aux portes de Byzance? Un peuple de mutins, d'esclaves factieux, De leur maître indigné tyrans capricieux? Ah ! seigneur, est-ce ainsi ('e vous cite à vous-même) Que, rasurant Sélim, dans un péril extrême , Vous vîntes dans ses mains ici vous déposer , Quand ces mêmes soldats, ardens à tout oser. Pour vous , malgré vous seul , pleins d'uM| zèle unanime , Rebelles, prononçaient votre nom dans leur crime ? On vous vit accourir, seul, désarmé, soumis, Plein d'un noble courroux contre ses ennemis , Et tombant à ses pieds , otage volontaire , Echapper au malheur de détrôner un père. Tel était le devoir d'un fils plus soupçonné , Et votre exemple au moins l'a déjà condamné.

Ce qu'a fait Soliman, Soliman dut le faire. Celui qui fut bon fils doit être aussi bon père, Et quand vous rappelez ces preuves de ma foi , Votre voix m'avertit d'être dicnc de moi.

1)K CHAMFORT. 2 -y 3

Des revers des sultans vous me tracez l'image :

Je reconnais vos soins, madame; et je présage

Que, grâce aux miens peut être, un sort moins rigoureux

Ecartera mon nom de ces noms malheureux.

Trop d'autres, négligeant le devoir qui m'arrête ,

A des fils soupçonnés ont demandé leur tête.

Oui : mais n'ont-ils jamais, après ces rudes coups,

Détesté les transports d'un aveugle courroux?

Hélas! si ce moment doit m'oflVir un coupable.

Peut-être que mon sort est assez déplorable.

Serais-je donc rangé parmi ces souverains

Qu'on a vus , de leurs fds juges trop inhumains.

Réduits à s'imposer ce fatal sacrifice ?

Malheureux qu'on veut plaindre et qui faut qu'on haïsse !

Quelqu'éclat dont leur régne ait ébloui les yeux •,

De ces grands châtimens le souvenir affreux,

Eternisant l'eflroi ■qu'imprime leur mémoire.

Mêle un sombre nuage aux rayons de leur gloire.

Le nom de Soliman , madame , a mérité

De parvenir sans tache à la postérité.

Dans mon cœur vainement votre cruelle adresse

Cherche d'un vil dépit la vulgaire faiblesse.

Et voudrait par la haine irriter mes soupçons ;

J'écarte ici la haine et pèse les raisons.

L'intérêt de mon sang me dit , pour le défendre ,

Qu'un coupable en ces lieux eût tremblé de se rendre;

Qu'adoré des soldats Je l'étais comme lui.

ROXELANE.

Comme lui, des Persans imploriez-vous l'appui?

SOLIMAN.

Des Persans... Luil grands dieux !... je reliens ma colère...

IV. i8

1']^ OEUVRES

Ce ne pas vous ici que rluit en croire un père. Que des garans certains à mes yeux présentés , Que la preuve à l'instant....

KOXELANE.

Je le veux.

SOLIMAN, se levant.

Arrêtez. Je redoute un Courroux ti'op facile à surprendre. Son maître en vain frémit, son juge doit l'entendre. Que mon fils soit présent... Faites venir mon fils.

[Roxclaiie se lève, le lùsir parait. ) Que veut-on ?

SCÈNE II.

SOLIMAN, ROXELANE, OSMAN.

OSMAN.

J'attendais le moment d'être admis. Seigneur, je viens chercher des ordres nécessaires. Ali, ce brave Ali, ce chef des janissaires. Qui , même sous Sélim , s'est illustré jadis, Et, malgré son grand âge, a suivi voire fils. Se flatte qu'à vos pieds vous daignerez l'admettre ; II apporte un secret qu'il a craint de commettre : Le salut de l'empire , a-t-il dit , en dépend. Et des moindres délais il me rendait garant. Je cru que son grand nom , ses exploits...

SOLIMAN.

Qu'il paraisse. ROXELANE, à part. Que veul-il ?

UE CHAMFORT. 27!)

soLiMAXj lai faisdîit signe de sortir.

Vous savez quelle est Totre promesse.

KOXELANE.

Je ne reparaîtrai que la preuve à la main.

SCÈNE III. SOLIMAN, OSMAN, ALf.

SOLIMAN.

Quel soin pressant t'amène, et quel est ton dessein? Veux-tu qu'il se retire ?

ALI.

Il le faudrait peut-être.

Mais je viens contre lui m'adresser à son maître ;

Qu'il demeure, il le peut. Sultan, tu ne crois pas

Que j'eusse d'un rebelle accompagné les pas.

Ton fils, ainsi que moi, vit et mourra fidèle.

J'ai su calmer des siens et la fougue et le zèle;

Ils te révèrent tous. Mais on craint les complots

Que la haine en ces lieux trame contre un héros.

« Ah! du moins, disaient-ils, dans leur secret murmure

» Ah ! si la vérité confondait l'imposture !

» Si , détrompant un maître et cherchant ses regards

» Elle osait pénétrer ces terribles remparts !

)) Mais la mort punirait un zèle téméraire. »

On peut près du cercueil hasarder de déplaire.

Sultan, d'un vieux guerrier ces restes languissans,

Ce sang, dans les combats prodigué soixante ans.

Exposés pour ton fils que tout l'empire adore.

S'ils sauvaient un héros te serviraient encore.

2^76 . . OEUVRES

JDe noire amour pour lui ne prends aucuns soupçons; C'est le grand Soliman qu'en lui nous chérissons ; Il nous rend tes vertus, et tu permets qu'on l'aime. Mais crains ses ennemis, crains ton pouvoir suprême. Crains d'éternels regrets, et surtout un remords. J'ai rempli mon devoir: ordonnes-tu ma mort ?

SOLIMAN.

j'estime ce courage et ce zèle sincère ; Je permets à te» yeux de lire au cœur d'un père. Ne crains point un courroux imprudent ni cruel. J'ai:ne un fds innocent, je le hais criminel : Ne crains pour lui que lui. L'audace et l'artiflce En moi de leurs fureurs n'auront point un complice. Contiens dans son devoir le soldat turbulent ; Leur idole répond d'un caprice insolent. Sans dicter mon arrêt , qu'on l'attende en silence. Tu peux de ce séjour sortir en assurance : Va , les cœurs généreux ne craignent rien de moi.

ALI

Sur le sort de ton fils je suis donc sans elTroi.

SCÈNE IV.

SOLIMAN , LE PRINCE.

SOLIMAN.

Approchez : à mon ordre on daigne enfin se rendre. J'ai cru qu'avant ce jour je pouvais vous attendre.

LE PKIMCE.

Lin devoir douloureux a retenu mes pas; Une mère , seigneur, expirante en mes bras...

SOUMAK.

Elle n'est plus ! Je dois des rep:reis à sa cendre.

i.E i-ruscî:.

Occupée, en mourant, d'un souvenir trop tendre...

sonM.vn.

C'est assez. Plut au ciel qu'à de justes raisons Je pusse voir encor céder d'autres soupçons, Sans que de vos soldats l'audace et l'insolence Vinssent d'un fds suspect attester l'innocence I

LE PRINCE.

Ne me reprochez point leurs transports effrénés. Qu'en ces lieux ma présence a déjà condamnés. Ah ! seigneur, si pour moi l'excès de leur tendresse Jusqu'à l'emportement a poussé leur ivresse. Daignez ne l'imputer, hélas ! qu'à mon malheur : C'est mon funeste sort qui parle en ma faveur. Privé de vos bontés je pouvais prétendre, J'inspire une pitié plus pressante et plu>< tendre.

SOLIMAN.

Peut-être il vaudrait mieux leur en inspirer nioin- : Peut-être qu'un sujet devait borner ses soins A savoir obéir, à faire aimer sa gloire , A servir sans orgueil , à ne point laisser croire Que ses desseins secrets , de la Perse approuvés...

LE PBIXCE.

Oh ciel ! le croyez vous !

SOLIMAN.

Non , puisque vous vivcT.

l'J^ OIÎUVJÎKS

SCÈNE V. LES PRÉCÉDENS, ROXELANE-

HOXELANE , à SoUmav.

Sultan , vous pourrez voir ma promesse accomplie.

A a Prince. Prince , un destin cruel m'a fait votre ennemie ; Mais cette haine, au moins , en s'attaquant à vous , Dans la nuit du secret ne cache point ses coups : Vous êtes accusé, vous pourrez vous défendre.

LE PRINCE.

A ce trait généreux j'avais droit de m'attendre.

SOLIMAN, prenant la lettre.

« A VOS désirs on refusa la paix : » Un heureux changement vous permet d'y prétendre. » Victorieux par moi, peut être à mes souhaits

» Le Sultan voudra condescendre. » Les raisons de cette offre et le prix que j'y mets , » Je les tairai; Nadir doit seul vous les apprendre. » Que vois-je? avoûrez-vous cette lettre, ce seing?

LE PBINCE.

Oui; ce billet, seigneur , fut tracé de ma main.

SOLIMAN.

Holà! gardes.

LE PRINCE.

Je dois vous paraître coupable , Je le sais. Cependant , si le sort qui m'accable Souffrait que votre fils pût se justifier. Si mon cœur à vos yeux se montrait tout entier..

DE r.IIAMl OUT. IJl)

ROXELANÏ.

{Au Prince. ( Au Sultan ). {Au Prince ).

Il le faut... Permettez... Vous n'avez rien à craindre ;

Parlez , Nadir n'est plus , et vous pouvez tout feindre.

LE PRINCE.

Barbare ! à cet opprobre étais-je réservé ?

Par pitié , si mon crime à vos yeux est prouvé ,

D'un père , d'un sultan déployez la puissance ;

Par mille affreux tourmens éprouvez ma constance :

Je puis chérir des coups que vous aurez portés ;

Mais ne me livrez point à tant d'indignités.

Votre gloire l'exige, et votre fils peut croire...

Perfide ! il le sied bien d'intéresser ma gloire ! Toi qui veux la flétrir, toi, l'ami des Persans ! Toi qui , devant leur maître , avilis mes vieux ans ! Qui, sachant contre lui quelle fureur m'anime...

LE PRINCE.

Ah ! croyez que son nom fait seul mon plus grand crime ; Que , sans ce fier courroux, j'aurais pu... Non , jamais.

( Montratit Roxelane). J'ai mérité la mort, et voilà mes forfaits. Celte lettre en vos mains, seigneur, m'accusait-elle, Quand d'avance par vous traité comme un rebelle , L'ordre de m' arrêter dans mon camp ?

SOLIMAN.

Just'js cieux ! Tu «avais... Je vois tout. D'un écrit odieux

280 CœUVRES

Ta bouche en ce moment lu'éclaircit le mystère ; Il demande à Thamas des secours contre un père.

LE PRINCE.

Quoi ! ce secret fatal qu'à l'instant dans ces lieux...

SOXIMAN.

Traître ! c'en est assez. Qu'on l'ôte de mes yeux.

SCÈNE VI. LES PRliCÉDENS, ZÉANGIR.

LE FRiNCE , voyant Zéangir. Ciel!

ZÉAKGIR.

( à part. ) Mon père , daignez... O mère trop cruelle !

SOUMAN.

Quoi ! sans être appelé ?

ROXELANE.

Quelle audace nouvelle !

SOLIMAN.

Qu'on m'en réponde , allez.

ZÉANGIR.

Suspendez un moment.

LE PRINCE.

Ah ! qu'il suffise au moins à cet embrassement. Va, de ton amitié cette preuve dernière A trop bien démenti les fureurs de ta mère ;

DE CFIAMFORT.

a8i

Elle surpasse loiit, sa rage et mes malheurs, Et la haine qu'on doit à ses persécuteurs.

(// sort ).

SCÈNE VII. SOLIMAN, ROXELANE, ZÉANGIR.

SOLIAIAN.

Quel orgueil!

zÉangir. Ah ! craignez que dans votre vengeance...

SOLIMAN.

Je veux bien de ce zèle excuser rimprudencc ; Et j'aimerais, mon fils , à vous voir généreux. Si le crime du moins pouvait être douteux : Mais ne me parlez point en faveur d'un perfide Qui peut-être déjà médite un parricide.

( à Roxelane. ) J'excuse votre haine, et je vais de ce pas Prévenir les effets de ses noirs attentats.

SCÈNE Vlil.

ROXELANE, ZÉANGIR.

zéangih. Quoi ! déjà votre haine a frappé sa victime ! Un père en un moment la trouve légitime !

BOXELAKE.

Pour convaincre un coupable, il ne faut qu'un instant.

282 Oi: LIVRES

ZÉANGIR.

Si vous n'aviez un fils, il serait innocent,

ROXELANE.

Le ciel me l'a donné, peut-être en sa colère.

ZÉANGIH.

Le ciel vous l'a donné... pour attendrir sa uièrc.

Je veux croire et je crois que, prête à l'opprimer.

Contre un coupable ici vous pensez vous armer ;

El l'amour maternel que dans vous je révère

( Car je combats des voeux dont la source m'est chère ) ,

Abusant vos esprits sur moi seul arrêtés ,

Vous persuade encor ce que vous souhaitez;

ftlais cet amour vous trompe , et peut être funeste.

KOXELANE.

Dieu! quel aveuglement! le criae est manifeste , Son père en a tenu le gage de sa main.

ZÉANGIR^ à pari.

Que ne puis-je parler ?

ROXELANE.

Vous fréniissez en vain. Abandonnez un traitre à son sort déplorable. Vous l'aimiez vertueux, oubliez-le coupable. Ou, si votre an itié lui donne quelques pleurs. Voyez du moins, voyez, à travers vos douleurs, Quel brillant avenir le destin vous présente ; Col éclat des sultans , celte pompe imposante , L'miivers de vos lois docile adorateur , El la gloire plus belle encor que la grandeur , La gloire que vos vœux...

DF. CHAMFORT. 28'^

zéangir. Sans doute elle m'anime.

ROXELAKE".

Un Irône ici la donne.

ZÉAT(GIR.

Un trône acquis sans crime,

ROXELANE.

Quel crime conimels-tu ?

ZÉANGIR.

Ceux qu'on commet pour moi.

ROXELAXE.

Des attentats d'autrui je profite pour loi.

ZÉANGIB.

Vous le croyez coupable , et c'est votre excuse.

Mais moi qui vois son cœur, mais moi que rien n'abuse...

ROXELANE.

Tu pleureras un jour quand l'absolu pouvoir...

ZÉANGIR.

A-t-on jamais pleuré d'avoir'fait son devoir ?

ROXELANE.

J'ai pitié, mon cher fils, d'un tel excès d'ivresse j Je vois avec quel art, séduisant ta jeunesse. Il a su", plus prudent, par cette illusion , T'écartant du sentier de son ambition...

ZÉANGIR.

Quoi! vous doutez...

284 OE[;VRF,S

r.OXELANE.

Eh bien , je veux le croire . il liiiine Ainsi que toi , mon fils ,il se trompe lui-même. Vous ignorez tous deux, dans votre aveugle erreur. Et le cœur des humains et votre propre cœur. Mais le temps, d'autres vœux, l'orgueil de la puissance. Du monarque au sujet cet intervalle immense. Tout va briser bientôt un nœud mal affermi , Va sur le trône un jour tu verras...

ZÉANGIR.

Un ami. '

ROXELANE.

E'aini d\in maître ! ô ciel! ah! quitte un vain prestige.

7.ÉANGIR. Jamais.

ROXELANE.

Les Ottomans ont-ils vu ce prodige ')

ZÉANCIR.

Ils le verront.

BOXEtANE.

Mon fils, songes-tu dans quels lieux ?.., Encor si tu vivais dans ces climats heureux, Qui, grâce à d'autres mœurs, à des lois moins sévères, Peuvent offrir des rois que chérissent leurs frères ; , près du maître assis, brillans de sa splendeur , Quelquefois partageant le poids de sa grandeur, Ils vont à des sujets placés loin de sa vue De leurs devoirs sacrés rappeler l'étendue ;

DE CHAMFORT.

285

Et, marchant sur sa trace , aux conseils , aux combats,

UecucHlent les honneurs attachés à ses pas !

Qu'à ce prix signalant l'aïuitié fraternelle ,

On mette son orgueil à s'immoler pour elle ,

Je conçois cet effort. Mais en ces lieux ! mais toi !...

Il est fait pour mon âme , il est digne de moi.

Est-ce donc un effort que de chérir son frère ?

Serait-ce une vertu quelque part étrangère ?

Ai-je m'en défendre ? Et quel cœur endurci

Ne l'eût aimé partout comme je l'aime ici ?

Partout il eût trouvé des cœurs aussi sensibles ,

Un père, hélas! plus doux... des destins moins terribles.

Non , vous ne savez pas tout ce gue je lui dois.

Si mon nom près du sien s'est placé quelquefois ,

C'est lui qui vers l'honneur appelait ma jeunesse,

Encourageait mes pas, soutenait ma faiblesse ;

Sa tendresse inquiète au milieu des combats ,

Prodigue de ses jours , m'arrachait au trépas ;

La gloire enfin , ce bien qu'avec excès on aime ,

Dont le cœur est avare envers l'amitié même.

Lui semblait le trahir , et manquait à ses vœux ,

Si son éclat du moins ne nous couvrait tous deux.

Cent fois...

ROXELAl^E.

Ah ! c'en est trop : va, quoiqu'il ait pu faire, ïu peux tout acquitter par le sang de la mère.

zÉAKGIfi.

Ocicl!

286 OEUVRES

UOXELANE.

Oui, par mon sang! lui seul doit expier Des affronts que jamais rien ne fait oublier. Sous les yeux de son fils , ma rivale en silence Vingt ans de ses appas a pleuré l'impuissance. Il l'a vue exhaler, dans ses derniers soupirs, L'amertume et le fiel de ses longs déplaisirs ; Il revient poursuivi de cette affreuse image ; Et, lorsque mon nom seul doit exciter sa rage, Il me voit, calme et fière, annonçant mon dessein, Lui montrer son forfait attesté par son seing. Dis-moi si, pour le trône élevé dès l'enfance, Le plus fier des humains oublîra cette offense.

ZÉANGIR.

Je vais vous étonner ; le plus fier des humains Verrait , sans se venger, la vengeance en ses mains; Le plus fier des humains est encore le plus tendre... Je prévoyais qu'ici vous ne pourriez m'entendre; Mais, quoi que vous pensiez, je le connais trop bien...

ROXELANE.

Insensé !

ZÉANGIR. ^

Votre cœur ne peut juger le sien ; Pardonnez. Mon respect frémit de ce langage ; Mais vous concevez mal qu'on pardonne un outrage. Un autre l'a conçu. Je réponds de sa foi , Et vos jours sont sacrés pour lui comme pour moi ; Il sait trop qii'à ce coup je ne pourrais survivre.

KOXELANE.

J'entends... pour prix des soins l'amitié vous livre.

DE CHAafFORT. 287

Sa bonté souffrira que du plus beau destin Je coure dans l'opprobre ensevelir la fin ; Et ramper, vile esclave, et rebut de sa haine, En ces lieux vingt ans j'ai marché souveraine. Décidons notre sort, et daignez écouter Ce qu'un amour de mère avait su me dicter. De mon époux bientôt je vais pleurer la perte , Et de la gloire ici la barrière est ouverte : Soliman la cherchait; mais détestant Thamas, Malgré moi cette haine en détournait ses pas. Loin de porter ses coups à la Perse abattue , Dans ses vastes déserts sans fruit toujours vaincue , Il fallait s'appuyer des secours du Persan Contre les vrais rivaux de l'empire ottoman. L'hymen fait les traités ; et la main d'Azémirc Pourrait unir par vous et l'un et l'autre empire.

ZÉANGIR.

Par moi !

ROXELANE.

J'offre à vos vœux la gloire et le bonheur

ZÉANGIR.

Le bonheur! désormais est-il fait pour mon cœur ? Si vous saviez...

ROXELANE.

Mon fils: je sais tout.

ZÉANGIR.

Que dit-elle ?

ROXET.ANE.

Vous l'aimez.

lS8 ŒLUVllES

ZKANGIR.

Je l'adore, et je fuis... Ah, cruelle ! O ciel , dont la rigueur vend si cher les vertus , D'un cœur au désespoir n'exige rien de plus.

SCÈNE IX.

ROXELANE, seule.

Voilà donc de ce cœur quel est l'endroit sensible I Allons , frappons un coup plus sûr et plus terrible. Mon fils est amoureux, sans doute il est aimé; Intéressons l'objet dont il est enflammé. Pour être ambitieux, il porte un cœur trop tendre ; Mais l'amour va parler, j'ose tout en attendre. Espérons. Qui pourrait triompher en un jour Des charmes de l'empire et de ceux de l'amour ?

FIN DU TROISIEME ACTE.

DE CIIAMFORT. 9.89

AdlE IV.

SCÈNE PREMIÈRE. ZÊANGIR, AZÉMIRE.

Non , je n'ai point douté qu'un héroïque zèle

Ne signalât toujours votre amitié fidèle ;

Je vous ai trop connu. Votre frère arrêté*,

Aujourd'hui, de vous seul attend la liberté.

La sultane me quitte; et, dans sa violence. . . .

Quel entretien fatal et quelle confidence !

De ses desseins secrets complice malgré moi ,

Ainsi que ma douleur j'ai caché mon effroi.

Je respire par vous; et, dans ma tendre estime.

J'ose encore implorer un rival magnanime :

Je tremble pour le prince j et mes vœux éperdus

Lui cherchent un asile auprès de vos vertus.

ZÊANGIR.

J'ai subi comme vous cette épreuve cruelle, Je n'ai pu désarmer une main maternelle. Manière, en son erreur, se flatte qu'aujourd'hui Vos vœux, fixés pour moi, me parlent contre lui ; Que le sang de Thamas doit détester mon frère. Ignorant mon malheur, elle croit, elle espère Que la séduction d'un amour mutuel M'intéresse par vous à son projet cruel :

■iV. I y

aqo OEUVRES

]1 sera confomhi. Déjà jusqu'à mon père Une lettre en secret a porté ma prière : On Ta AU s'attendrir; ses larmes ont coulé; C'est par son ordre ici que je suis appelé. J'obtiendrai qu'à ses yeux le prince reparaisse; Je saurai pour son fils réveiller sa tendresse. Songez, dans vos frayeurs, qu'il lui reste un appui : Et tant que je vivrai, ne craignez rien pour lui.

AZÉMIRE.

Je retiens !es transports de ma reconnaissance. Mais, par pitié peut-être, on nous rend l'espérance: Four mieux me rassurer, vous cachez vos terreurs; Vous détcurnez les yeux en essuyant mes pleurs. Que de périls pressans ! le visir, votre mère, Moi niOme, cette lettre et ce fatal mystère, Un sultan soupçonneux, l'ivresse des soldats, L'horreur de Soliu)an pour le nom de Thamas, Horreur toujours nouvelle et par le temps accrue, Que sans fruit la sultane a même combattue ! Ah ! si, dans les dangers qu'on redoute pour moi , Ceux du prince à mon cœur inspiraient moins d'effroi, Je vous dirais : Forcez son généreux silence , Dévoilez son secret, montrez son innocence: Heureuse si j'avais, en voulant le sauver, Et des périls plus grands, et la mort à braver!

ZÉANCIR.

Comme elle sait aimer! je vois toute ma perte. Pardonnez ; ma blessure un instant s'est ouverte ; Laissez-moi : loin de vous je suis plus généreux; Le sultan va paraître : on vicnl. Fuyez ces lieux.

DE CHAMFORT. agi

SCÈNE IL SOLIMAN, ZÉANGIR.

ZÉANGIR.

Souffrez qu'à vos genoux j'adore l'indulgence Qui rend i mes regaids votre auguste présence , Et d'un ordre sévère adoucit la rigueur.

SOLIMAN.

Touché de tes vertus, satisfait de ton cœur,

D'un sentiment plus doux je n'ai pu me défendre.

Dans ces premiers momens, j'ai bi-'U voidu t'entendre :

Mais que vas-tu me dire en faveur d'un ingrat

Dont ce jour a prouvé le rebelle attentat ?

De ce triste entrelien quel fruit peux-tu prétendre?

Et de ma complaisance , hélas ! que dois-je attendre ,

Hors la douceur de voir que le ciel aujourd'hui

Me laisse au moins en toi plus qu'il ue m'ôte en lui?

ZÉANGIR.

Il n'est point prononcé , cet arrêt sanguinaire ! Le prince a pour appui les bontés de son père. Vous l'aimâtes, seigneur; je vous ai vu cent fois Entendre avec transport et compter ses exploits, Des splendeurs de l'empire en tirer le présage, Et montrer ce modèle à mon jeune courage. Depuis plus de huit ans éloigné de ces lieux , Ou a de ses vertus détourné trop vos yeux.

SOLIMAN.

Quoi ! quand toi-même as vu jusqu'où sa violence A fait de ses adieux éclater l'insolence !

2Q2 OEUVRES

Gardez de le juger sur un emportement, D'une âme au désespoir rapide égarement. Vous savez quel affront enflammait son courage. On excuse l'orgueil qui repousse un outrage.

SOUMAN.

De l'orgueil devant moi ! menacer à mes yeux ! Dès long-temps...

ZÉANGIR.

Pardonnez, il était malheureux; Dans les rigueurs du sort son âme était plus fière : Tels sont tous les grands cœurs, tel doit être mon frère. Rendez-lui vos bontés, vous le verrez soumis , Embrasser vos genoux, vous rendre votre fils ; •l'en réponds.

SOLIMAN.

Eh ! pourquoi réveiller ma tendresse, Quand je dois à mon cœur reprocher ma faiblesse , Quand un traître aujourd'hui sollicite Thamas , Quand son crime avéré?...

zÉANGlR.

Seigneur, il ne l'est pas : Croyez-en l'amitié qui me parle et m'anime ; De tels nœuds ne sont point resserrés par le crime. Quels que soient les garans qu'on ose vous donner. Croyez qu'il est des cœurs qu'on ne peut soupçonner. Eh ! qui sait, si , fermant la bouche à l'innocence...

SOLIMAN.

Va, son forfait lui seul l'a réduit au silence.

DE CHAMFORT. af)">

Eh ! peut-ii démentir ce camp , dont les clameurâ Déposent contre lui pour ses accusateurs?

ZEANGIR.

Oui. Souffrez seulement qu'il puisse se défendre. Daignez, daignez du moins le revoir et l'entendre.

SOLIMAIS.

Que dis-tu ! ciel ! qui ? lui ! qu'il paraisse à mes yeux ! Me voir encor braver par cet audacieux !

ZÉANGIR.

Eh quoi ! votre vertu , seigneur , votre justice ,

De ses persécuteurs se montrerait complice !

Vous avez entendu ses mortels ennemis ,

Et pourriez , sans l'entendre, immoler votre fils ,

L'héritier de l'empire I Ah ! son père est trop juste.

OiTi serait, pardonnez-, cette clémence auguste,

Qui dicta vos décrets, par qui vous effacez

Nos plus fameux sultans , près de vous éclipsés ?

Eh! qui l'atteste mieux, dis-moi, cette clémence.

Que les soins paternels qu'avait pris ma prudence

D'étouffer mes soupçons, d'exiger qu'en ma main

Fût remis du forfait le gage trop certain ;

D'ordonner que, présent, et prêt à les confondre,

A ses accusateurs lui-même il pût répondre ?

Hélas! je m'en flattais; et lorsque ses soldats

Menacent un sultan des derniers attentats ,

Qu'ils me bravent pour lui, réponds-moi, qui m'arrête ?

Quel autre dans leur camp n'eût fait voler sa tête ?

294 OEUVRES

El moi, loîn de frapper, je tremble en ce moment

Que leur zèle, poussé jusqu'au soulèvement,

Malgré moi ne m'arrache un ordre nécessaire.

Eh! qui sait, si tantôt , secondant ta prière,

Ce reste de bonté, qui m'enchaîne le bras,

IS'a point porté vers toi mes regrets et mes pas ;

Si je n'ai point cherché, dans l'horreur qui m'accable ,

A pleuier avec toi le ciime et le coupable?

Hélas ! il est trop vrai qu'au déclin de mes ans,

Fuyant des yeux cruels, suspects, indifîerens ,

Contraint de renfermer mon chagrin solitaire,

J'ai chéri l'intéi et que tu prends à ton frère ;

Et qu'en le refusant, ma douleur aujourd'hui

Goûte quelque plaisir à te parler de lui.

Vous l'aimez, votre cœur embrasse sa défense. Ah ! si vos yeux trop tard voyaient son innocence; Si le sort vous condamne à cet affreux malheur. Avouez qu'en effet vous mourrez de douleur.

SOLIMAN.

Oui. Je mourrais, mon fils, sans toi , sans ta tendresse, Sans les vertus qu'en toi va chérir ma vieillesse. Je te rends grâce, ô ciel, qui, dans ta cruauté , Veux que mon malheur même adore ta bonté; Qui , dans l'un de mes fils, prenant une victime , De l'autre me fais voir la douleur magnanime , Oubliant les grandeurs dont il doit hériter, Pleurant au pied du trône et tremblant d'y monter!

iiL cirA'.TFor>T. 295

Ah ! si vous m'approuvez, si mon cœur peut vous plaire ,

Accordez-m'eu le prix en me rendant mon frère.

(]es sentimens qu'en moi vous d. lignez applaudir,

Communs à vos deuxfils, ont trop su les unir ;

Vous formâtes ces nœuds aux jours de mon enfance ,

Le temps les a serrés. ..c'était votre espérance...

Ah ! ne les brisez point. Songez quels ennemis

Sa valeur a domptés, son bras vous a soumis.

Quel triomphe pour eux! el bientôt quelle audace,

Si leur haine apprenait le coup qui le menace !

Qurls vœux, s'ils conte::jp'aienl le bras levé sur lui !

Et d.ms quel temps veut-on vous ravir cet appui ?

Voyez le Transi! vain , le Hongrois, le 3Ioldalve ,

Infecter à lenvi le Danube et la Drave.

Rhodes n'est plus ! D'où vient que ses ficis défenseurs,

Sur le rocher de Malle insultent leurs vainqueurs ?

Et que sont devenus ces projets d'un grand homme ,

Quand vous deviez, seigneur, dans les remparts de Rome,

Détruisant des chrétiens le culle florissant ,

Aux murs du Capitole arborer le croissant ?

Parlez, armez nus ui;iins ; et q-ie nitr3 jeunesse

Fasse encor respecter ceite augusie vieillesse.

Vous , craint de l'univers , revoyez vos deux fils

Vainqueurs , à vos genoux retomber plus soumis,

Baiser avec respect cette main triomphante,

Incliner devant vous ieur tète obéissante ,

Et chargés d'une gloire offerte à vos vieux ans ,

De leurs doubles lauriers couvrir vos cheveux blancs.

Vous vous troublez, je vois vos larmes se Répandre.

2f)6 OECVRKS

SOLIMAN.

Je cède à la douleur et si noble et si tendre.

Ah ! qu'il soit innocent, et nntes vœux sont remplis..!

Gardes, que devant moi on amène mon fils.

ZÉANGIR.

( Aux gardes, ) Mon père... demeurez... Ah ! souffrez que mon zèle Coure de vos bontés lui porter la nouvelle ; Je reviens avec lui me jeter à vos pieds.

SCÈNE m.

SOLIMAN, ^m/.

O nature ! ô plaisirs trop long-temps oubliés !

O doux épanchemens qu'une contrainte austère

A long-temps interdits aux tendresses d'un père !

Vous rendez quelque calme à' mes sens oppressés.

Egalez vos douceurs à mes ennuis passés.

Quoi donc ! ai-je oublié dans quels lieux je respire?

Et par qui mon aïeul , dépouillé de l'empire ,

Vit son fils ?... Murs aflreux! séjour des noirs soupçons,

Ne me retracez plus vos sanglantes leçons.

Mon fils est vertueux, ou du moins je l'espère.

Mais si de ses soldats la lureur téméraire

Malgré lui-même osait... triste sort des sultans

Réduits à redouter leurs sujets, leurs enfans!

Qui ? moi ! je souffrirai qu'arbitre de ma vie...

Monarques des chrétiens, que je vous porte envie !

Moins craints et plus chéris , vous êtes plus heureux.

Vous voyez de vos lois vos peuples amoureux

DE CHAMFORT. 297

Joindre un plus doux hommage à leur obéissance; Ou , si quelque coupable a besoin d'indulgence , Vos cœurs à la pitié peuvent s'abandonner ; Et , sans effroi du moins, vous pouvez pardonner.

SCÈNE IV.

SOLIMAN , LE PRINCE , ZÉANGIR.

SOLIMAN.

Vous me voyez encor, je vous fais cette grâce;

Je veux bien oublier votre nouvelle audace.

Sans ordre, sans aveu , traiter avec Thamas,

Est un crime qui seul méritait le trépas.

Offrir la paix ! qui? vous! De quel droit? à quel titre ?

De ces grands intérêts qui vous a fait l'arbitre ?

Sachez, si votre main combattit pour l'état.

Qu'un vainqueur n'est encor qu'un sujet, un soldat.

LE PRINCE.

Oui, j'ai tâché du moins, seigneur , de le paraître , Et mon sang prodigué...

SOLIMA.N.

Vous serviez votre maître. Votre orgueil croirait-il faire ici mes destins ? Soliman peut encor vaincre par d'autres mains. Un autre avec succès a marché sur ma trace , Et votre égal un jour...

LE PRINCE.

Mon frère ! il me surpasse ;

2C)8 OEUVRES

Le ciel, qui pour moi seul garde sa cruauté, S'il vous laisse un tel fils, ne vous a rien ôté.

SOLIMAN.

Qu'entends-je? à la grandeur joint-on la perfidie ?

ZÉANGIR.

En se montrant à vous, son cœur se justifie.

SOLIMAN.

Je le souhaite au moins. Mais n'apprendrai-je paj Le prix que pour la paix on demande à Thamas ? Le perfide ennemi, dont le nom seul m'ofl'ense. Vous a-l-il contre moi promis son assistance ?

LE PRINCE.

Juste ciel ! ce soupçon me fait frémir d'horreur. Si le crime un moment fût entré dans mon cœur ( Vous rie penserez pas que la mort m'intimide ) , Je vous dirais : Frappez, punissez un perfide... Mais je suis innocent, mais l'ombre d'un forfait...

SOLIMAN.

Eh bien ! je veux vous croire , expliquez ce billet.

LE PRINCE, après an moment de silence.

Je frémis de l'aveu qu'il faut que je vous fasse ; Mon respect s'y résout, sans espérer ma grâce : J'ai craint, je l'avoCirai, pour des jours précieux; J'ai craint, non le courroux d'un sultan généreux, Mais une main.... Seigneur, votre nom, votre gloire, Soixante ans de vertus chers à notre mémoire. Tout me répond des jours commis à votre foi , Et mes malheurs du moins n'accableront que moi.

DE CHAMFORT. ^99

solima:s. Et pour qui ces terreurs ?

LE PRINCE.

Cet écrit , ce message , Que de la trahison vous avez cru l'ouvriige , C'est celui de l'ainour; ordonnez mon trépas : Votre ûh bràle ici pour le sang de Thaaias.

SOLlMAiy.

Pour le sang de Thamas !

LE PRINCE.

Oui, i'adore Azémire.

SOLIMAN.

Pr.is-je l'entendre . ô ciel ! et qu'oses-tu me dire ?

E.-.l-ce le secret que j'avais attendu ?

Yoilà donc le garant que m'offre ta vertu !

Quoi ! tu pars de ces lieux chargé de ma vengeance,

Et de mon ennemi tu brigues l'alliance !

ZÉANGIR.

S'il mérite la mort, si votre haine...

SOLIMAN.

Eh bien ?

ZÉANGIR.

L'amour est son seul crime , et ce crime est le mien. Vous Yoyez mon rival , mon rival que l'on aime ; Ou prononcez sa grâce , ou m'immolez moi-même.

SOLIMAN.

Ciel ! de mes ennemis suis-je donc entouré ?

v)00 OEIJVIIES

ZÉANGIR.

De deux fils vertueux vous êtes adoré.

SOLIMAN.

O surprise ! ô douleur !

ZÉANGIB.

Qu'ordonnez vous ?

LE PRINCE.

Mon père , Rien n'a pu m'abaisser jusques à la prière , Rien n'a pu me contraindre à ce cruel effort. Et je le fais enfin pour demander la mort. Ne punissez que moi.

ZÉANGIR.

C'est perdre l'un et l'autre.

LE PRINCE.

C'est votre unique espoir.

ZÉANGIR.

Sa mort serait la vôtre.

LE PRINCE. ,

C'est pour moi qu'il révèle un secret dangereux,

ZÉANGIR.

Pour vous fléchir ensemble, ou pour périr tous deux.

LE PRI5CE.

Il m'immolait l'amour qui seul peut vous déplaire.

ZÉANGIR.

J'ai sauver des jours consacrés à son père.

DE CHAMFORT. 3o

SOLIMAN.

Mes enfans, suspendez ces généreux débats. O tendresse héroïque ! admirables combats! Spectacle trop touchant offert à ma vieillesse! Mes yeux connaîtront-ils des larmes d'allégresse? Grand Dieu ! me payez-vous de mes longues douleurs ? De mes troubles mortels chassez-vous les horreurs? Non, je ne croirai point qu'un cœur si magnanime Parmi tant de vertus ait laissé place au crime. Dieu ! vous m'épargnerez le malheur...

SCÈNE V.

Les Précédens , OSMAN.

Paraissez : Le trône est en péril , vos jours sont menacés. Transfuges de leur camp, de nombreux janissaires, Des fureurs de l'armée insolens émissaires^ Dans les murs de Byzance ont semé leur terreur; Séditieux sans chef, unis par la douleur, Ils marchent. Leur maintien, leur silence menace. En prdissant de crainte, ils frémissent d'audace ; Leur calme est effrayant ; leurs yeux avec horreur Des remparts du sérail mesurent la hauteur. Déjà, devançant l'heure aux prières marquée, Les flots d'un peuple immense inondent la mosquée ; Tandis que, dans le camp, un deuil séditieux D'un désespoir farouche épouvante les yeux,

3o2 ŒUVRES

Que des plus forcenés l'emportement funeste Des drapeaux déchirés ensevelit le reste ; Comme si leur courroux, en les foulant aux pieds , Venait d'anéantir leurs sermens oubliés. Montrez-vous, imposez à leur foule insolente.

J'y cours ; va, pour toi seul un père s'épouvante. Frémis de mon danger , frémis de leur fureur , Et surtout fais des vœux pour me revoir vainqueur.

LE PRINCE.

Je fais plus , sans frémir je deviens leur otage; J'aime à l'être, seigneur ; je dois ce témoignage A de braves guerriers qu'on veut rendre suspects, Quand leur douleur soumise atteste leurs respects. Ah ! s'il m'était permis , si ma vertu fidèle Pouvait , à vos côtés , désavouant leur zèle , Se montrer, leur apprendre, en signalant ma foi, Comment doit éclater l'amour qu'ils ont pour moi

90HMAN , moment de silence.

Gardes, qu'il soit conduit dans l'enceinte sacrée. Des plus audacieux en tout temps révérée ; Qu'au fidèle Nëssir ce dépôt soit commis. "Va, mon destin jamais ne dépendra d'un fils. Visir , à ses soldats , aux vainqueurs de l'Asie, Opposez vos guerriers, vainqueurs de la Hongrie; Qu'on soit prêt à marcher à mon commandement ; Veillez sur le sérail.

DE CHAMFORT. 3o3

SCÈNE VI. ZÉANGIR , OSMAN.

Arrêtez un moment. C'est vous qui, de mon frère accusant rinnocence, Contre lui du sultan excitez la Tengean-^e. Je lis dans votre cœur , et conçois vos desseins ; Tous voulez par sa mort assurer mes destins , Et des pièges qu'ici l'amitié me présente Garantir par piliè ma jeunesse imprudente. Vous croyez que vos soins , en m'immoîant ses jours, M'afïligent un moment pour me servir toujours; Que, dans l'art de régner, sans doute moins novice, Je sentirai le prix d'un ^i rare service, Et que j'approuverai dans le fond de mon cœur Un crime malgré moi commis pour ma grandeur.

OSMAiy.

Moi ! seigneur j que mon, finie à ce point abaissée...

ZÉANGIR.

Vous le nîriez en vain , telle est votre pensée. Vous attendez de moi le prix de son trépas. Et même en ce moment vous ne me cro3'ez pas. Quoiqu'il en soit, visir, lâchez de me connaître : D'un écueil à mon tour je vous sauve peut-être ; Ses dangers sont les miens , son sort sera mon sort, Et c'est moi qu'on trahit en conspirant sa mort.

3o4 ŒUVRES

Vous-même, redoutez les fureurs de ma mère ; Tremblez autant que moi pour les jours de mon frère ; A ce péril nouveau c'est vous qui les livrez; Je vous en fais garant , et vous m'en répondrez.

OSMAN , seul.

Quel avenir, ô ciel ! quel destin dois-je attendre !

SCÈNE III. ROXELANE , OSMAxN.

ROXELANE.

Viens ; les momens sont chers : marchons,

OSMAN.

Daignez m'entendre.

ROXELANE.

Eh quoi ?

OSMAN.

Dans cet instant Zéangir en courroux...

ROXELANE.

N'importe. Ciel! L'ingrat !... Frappons les derniers coups. Le sultan hors des murs va porter sa présence ; Dans un projet hardi viens servir ma vengeance.

OSMAN.

Quel projet ? ah ! craignez...

ROXEtANE.

Quand un sort rigoureux A voulu qu'un desiin terrible, dangereux,

DE CHAMFORT. 3o:

Devînt en nos malheurs notre unique espérance , Il faut , pour l'assurer , consulter la prudence , Balancer les hazards , tout voir , tout prévenir ; Et j si le sort nous trouîpe^.il faut savoir mourir.

JIX DV QIATBIEME ACTE,

IV,

âO

3o6 COUVRES

ACTE Y.

he l/icâtrc représente l'intérieur de l'enceinte sacrée; Nessiret les Gardas au fond du théâtre ; le Prince sur le devant , et ussis au commencement du monologue.

SCÈNE PREMIÈRi:.

LE PRIINCE, seul.

L'excès du désespoir semble calmer mes sens.

Quel repos ! moi des fers ! ô douleur I ô tourmens !

Sultane ambitieuse, achève ton ouvrage,

Joins pour m'assassiner l'artifice à la rage ;

A ton biche visir dicte tous ses forfaits.

Le traître ! avec quel art, secondant tes projets,

De son récit trompeur la perfide industrie

Du sultan par degrés réveillait la furie !

Combien de ses discours l'adroite fausseté

A laissé , malgré lui , percer la vérité !

Ce peuple conslernc, ce silence , ces larmes

Qu'arrache ma disgrâce aux publicpies alarmes ;

Ce deuil, marque du sceau de la religion,

C'était donc le signal de la rébellion ;

Hélas ! prier, gémir, est-ce trop de licence ?

Est-on rebelle enfin pour pleurer l'innocence ?

Et le sultan le craint ! Il croit, dans son erreur.

Aller d'un camp rebelle appaiscr la fureur I

L

DE CHAMFORT. 3o7

Il verra leurs respects dans leur sombre tristesse ;

On m'aime en chérissant sa gloire et sa vieillesse.

Suspect dans mon exil, nourri, presque opprimé,

A révérer son nom je les accoutumai;

Son fils à ses vertus se plut à rendre hommage :

Que ne m'a-t-il permis de l'aimer davantage !

On ne vient point : ô ciel ! on me laisse en ces lieux ,

En ces lieux si souvent teints d'un sang précieux,

tant de criminels et d'innocens, peut-être.

Sont morts sacrifiés aux noirs soupçons d'un maître

Que tarde le sultan ? s'est-il enfiii5|feaontré ?

A-t-il vu ce tumulte, et s'est-il rassuré ?

Et Zéangir ! mon frère, ô vertus! o tendresse I

Mon frère, je le vois, il s'alarme, il s'empresse ;

De sa cruelle mère il fléchit les fureurs ;

Il rassure Azémire , il lui donne des pleurs ,

Lui prodigue des soins, me sert dans ce que j'aime :

Une seconde fois il s'immole lui-même.

Quelle ardeur enflammait &a générosité ,

En se chargeant du crime à moi seul imputé 1

Quels combats! quels transports! il me rendait mon père;

C'est un de ses bienfaits, je dois tout à mon frère.

Non, le ciel, je le vois, n'ordonne point ma mort;

Non , j'ai trop accusé mon déplorable sort;

J'ai trop cru mes douleurs, tout mon cœur les condamne.

Je sens qu'en ce moment je hais moins Roxelane.

Mais quel bruit ! ah ! du moins... Que vois-je ? le visir !

Lui , dans un tel moment ! lui dans ces lieui !

Ncssir,

3o8 CHÎUVRES

SCÈNE II. LE PRINCE, OSMAN.

OSMAN.

Adorez à genoux l'ordre de votre maître. ( // lui remet an papier. )

LE PRINCE , assî^Ktaprès un moment de silence. Et TOUS a-t-on permis oe le faire connaître ?

OSMAN.

Bientôt vous l'apprendrez.

LE PRINCE.

Et que fait le sultan ?

OSMAN.

Contre les révoltés il marche en cet instant.

LE PRINCE.

( A part. ) ( Haut. )

Les révoltés! 0 ciel ! contraignons-nous. J'espère Qu'on peut m'apprendre aussi ce que devient mon frère.

OSMAN.

Un ordre du sultan l'éloigné de ses yeux.

LE PRINCE , à part.

Zéangir éloigné ! mon appui ! justes cieux !

( Haut. ) Azémire...

DE CHAMFORT. 3of)

OSMAN.

Azémire à Tliamas est rendue ; Elle quitte Byzance.

lE PRINCE , à part»

O rigueur imprévue ! ( Haut. ) Quel présage ! Et Nessir... cet ordre...

OSMAN.

Est rigoureux. Craignez de vos amis le secours dangereux. Qui voudrait vous servir vous trahirait peut-être. Ce séjour est sacré ; puisse-t-il toujours l'être ! Souhaitez-le et tremblez ; vos périls sont accrus : Ce zèle impétueux qu'excitent vos vertus...

lE PRINCE.

Cessez; je sais le prix qu'il faut que J'en espère ; Roxelane avec vous les vantail ù mon père. Sortez.

OSMAN.

Vous avez lu, Nessir, obéissez.

SCÈNE III.

LE PRINCE, seul.'

0 ciel ! que de malheurs à la fois annoncés ! Zéangir écarté ! le départ d'Azémire ! Tout ce qui me confond , tout ce qui me déchire ! Craignez de vos amis le secours dangereux !... Je lis avec horreur dans ce mystère affreux.

3 1 0 OEUVRES

( à Nesstr. )

Si l'on s'armait pour moi , si l'on forçait l'enceinle... ïu frémis, je t'entends... D'où peut naître leur crainte? Leur crainte ! on l'espérait : cet espoir odieux Le visir l'annonçait, le portait dans ses yeux. S'il ne s'en croyait sfir, eût-il osé ui'instruire ? tiendrait-il insulter l'héritier de l'empire ? Comme il me regardait, incertain de mon sort, Mendier chaque mot qui me donnait la mort ! Et j'ai du le souffrir, l'insolent qui me brave ! Le fils de Soliman bravé par un esclave! Cet affront, cette horreur manquaient ù mon destin ; Après ce coup affreux, le trépas... Mais enfin Qui peut les enhardir? quelle est leur espérance ? Qu'on attaque l'enceinte ? Et sur quelle apparence... Est-ce dans ce sérail que j'ai donc tant d'amis ! Parmi ces cœurs rampans, à l'intérêt soumis, Qu'importent mes périls, nson sort, ma renommée? C'est le peuple "qui plaint l'innocence opprimée. L'esclave du pouvoir ne tremble point pour moi : A Roxelane ici tout a vendu sa loi... Quel jour vient ni'éclairer ? Si c'était la sultane... Ce crime est en effet digne de Roxelane. Oui , tout est éclairci. Le trouble renaissant , Le peuple épouvarité , le soldat frémissant , C'est elle qui l'excite : elle effrayait mon père , Pour surprendre à sa main cet ordre sanguinaire. Les meuririers sont prêts, par sa rage aposlés; Des coups sont attendus ; les momcns sont comptés. Grand Dieu ! si le malheur, si la faible innocence Ont droit à ton secours non moins qu'à ta vengeance ;

DE CH\MFORT. 3 I I

Toi dont le bras prévient ou punit les forfaits,

Au lieu de ton courroux signale tes bienfaits;

Je t'en conjure , ù Dieu ! par la voix gémissante

Qu'élève à tes autels la douleur suppliante,

Par mon respect constant pour ce père trompé ,

Qui périra du coup dont tu m'auras frappé.

Par ces vœux qu'en mourant t'offi-ait pour moi ma mère ;

Je t'en conjure... au nom des vertus de mon frère.

Calmons-nous , espérons : je respire ; mes pleurs

De mon cœur moins saisi soulagent les douleui-s :

Le ciel... Qu'ai-je entendu ?...

( ^a biHiit qu'on entend , les gardes tirent leurs coutelas. Nessir tire son poignard. Nessir écoute s'il enteûd un second bruit.)

Frappe , ta main chancelle ; Frappe.

(^Le second bruit se fait entendre. Ceux des gardes qui sont à la droite du Prince, passent devant pour aller vers la porte de la prison , et en passant forment un rideau, qui doit cacher absolument l'action de Nessir aux yeux du public. )

SCÈNE IV.

LE PRIiNCE, ZÉANGIR.

zÉANGiR, s' avançant jusque sur le devant du théâtre de l'autre

coté.

Viens, signalons notre foi, notre zèle ; C curons vers le sultan ; désarmons les soldats : Qu'il reconnaisse enfin...

( En ce moment les gardes qui environnent le prince mourant''

3l:

OEi;VI\KS

se rangent et se développent de manière à laisser voir le Prince à Zcangir et aux spectateurs. )

O ciel ? que Aois-je !... hélas ! Mon frère! u.oii cher frère ! ô crime I 6 harbarie 1

{Aux gardes. )

Monstres! quel noir projet, quelle aAeugle furie !..,

( Nessir lui montre l'ordre , sur lequel Zéangir jette les yeux. )

Qu'ai-je lu ? qu'ai-je fait? malheureux ! quoi ! ma main... O mon frère ! et c'est moi qui suis ton assassin I O sort ! c'est Zéangir que tu fais parricide ! Quel pouvoir formidable à nos destins préside ? Ciel !

lE PRINCE.

De trop d'ennemis j'étais enveloppé; Ton frère à leurs fureurs n'aurait point échappé. Je plains le désespoir ton âme est en proie.^ La mienne en ce malheur goûte au moins quelque joie. Je te revois encor : je ne l'espérais pas; Ta présence adoucit l'horreur de mon trépas.

ZÉANGIB.

Tu meurs ! ah! c'en est fait!

SCÈNE V ET DERNIERE. LE PRINCE , ZÉANGIR , SOLIMAN , ROXELANE-

SOLIMAN.

Tout me fuit, tout m'évite; Quelle inorne terreur dans tous les yeux écrite I

DE CHAMFORT. 3 10

Quevois-je? se peut-il ?.. . mon fils mourant, ô cieux!

ROXELISE.

11 n'est plus.

SOLIMAS.

Quoi! ^essir, quel bras audacieux ? . . . zÉAiîGiR , se relevant de dessus le corps de so7i frère. Pleurez sur l'attentat , pleurez sur le coupable. C'est Zéangir.

SOLIMAN.

0 crime ! ô jour épouvantable! KOXELAKE , « part Jour plus affreux pour moi !

SOLIMA>'.

Cruel ! qu'espérais-tu ?

, ZÉAîîGIR.

Prévenir vos dangers, vous montrer sa vertu ; Des soldats désarmés arrêter la licence.

SOLIMAN.

Hélas! dans leurs respects j'ai vu son innocence. Détrompé, plein de joie^ en les trouvant soumis. Tout mon cœur s'écriait: Vous me rendez mon fils. Et pour des jours si chers quand je suis sans alarmes, Quand j'apporte en ces lieux ma tendresse et mes larmes.

zÉAsGiR, hors de fui et s' adressant à Roxe/ane.

C'est vous dont la fureur l'égorgc par mon bras. Vous dont l'ambition jouit de son trépas, Qui , sur tant de vertus fermant les yeux d'un père, L'avez fait un moment injuste , sanguinaire. ....

3l4 OEUVRES _

M

( à Soliman. ) Pardonnez, je vous plains, je vous fhéris. . . . hélas! Je connais voire cœur, vous n'y survivrez pas. C'est la dernière fois que le mien vous offense.

^Regardant sa mère. )

Mon supplice finit, et le vôtre commence.

( // se tue sur Le corps de son frère. )

SOLIMAN.

0 comble des horreurs !

ROXEtANE.

O transports inouis !

SOLIMAN.

o père infortuné!

ROXELANE.

Malheureuse ! mon ûh. Lui pour qui j'ai tout fait! lui, depuis sa naissance, De mon ambition l'objet, la récompense ! Lui qui punit sa mère en se donnant la mort. Par qui mon désespoir me tient lieu de remord! Pour lui j'ai tout séduit, ton vieir, ton armée; Je t'effrayais du deuil de Byzance^alarmée ; De ton fils en secret j'excitais les soldats ; Par cet ordre surpris tu signais son trépas; Je forçais sa prison , sa perte était certaine. L'amitié de mon fils a devancé ma haine. Un dieu vengeur par lui prévenant mon dessein. . . . Le Musulman le pense, et je le crois enfin. Qu'une fatalité terrible, irrévocable, IN'ous enchaîne à ses lois, de son joug nous accable.

f

DE CnAMFORT. 3l5

Qu'un Dieu, près de l'abîme nous devons périr, Même en nous le montrant, nous force d'y courir! J'y tombe sans effroi, j'y brave sa colère, Le pouvoir d'uii despote et les fureurs d'un père. Ma mort. ...

( Elle fait un pas vers son fils. )

SOLIMAN. ^

Non, tu vivras pour pleurer tes forfaits. Monstre ! . . . De ses transports prévenez les effets; Qu'on l'enchaîne en ces lieux , qu'on veille sur sa vie. Tu vivras dans les fers et dans l'ignominie; Aux plus vils des humains vil objet de mépris, Sous ces lambris affreux teints du sang de ton fils. Que cet horrible aspect te poursuive sans cesse ; Que le ciel, prolongeant ton obscure vieillesse. T'abandonne au courroux de ces mânes sanglans ; Que mon ombre bientôt redouble tes tourmens. Et puisse en inventer de qui la barbarie Egale mes malheurs, ma haine et ta furie.

FIN DU CINQUIEME ET DEHNIER ACTE.

LA

JEUNE INDIENNE^

COMEDIE EN UN ACTE ET EN VERS.

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PERSONNAGES.

BETÏI. BELTON. MOWBRAI. MYLFORD. UN NOTAIRE. JOHN , laquais.

La scène est à Charlestown , colonie anglaise de V Am érique sep ten trionale.

LA JEL^NE INDIENNE ,

COMÉDIE.

»/«,V\llVl(VVMWV\VVVW\'l/1VVX^VYVXVl'f»*\'V»'VVVi\\'V^%*WV\VW\»/VV\iVVV\VV^'\\VV»

SCÈISE PREMIERE. BELTON, MYLFORÏ.

MYLEOîiD.

A Charlestown, enfin , vous voilà revenu :

L'ami que je pleurais à mes vœux est rendu.

Je vous vois, vous calmez ma juste impatience.

Mais de ce morne accueil que faut-il que je pense ?

J'arrive au moment même. En entrant dans le port.

J'apprends votre retour, j'accours avec transport;

Je m'attends au bonheur de répandre ma joie

Dans le sein d'un ami que le ciel me renvoie :

Je vous trouve abattu, pénétré de douleur.

Daignez me rassurer, ouvrez-moi votre cœur.

Tout semble vous promettre un deslin plus tranquille.

De ces lieux à Boston le trajet est facile ;

D'un père, avant trois jours, vous comblerez les vœux. . .

BELTON.

Ah! j'ai fait son malheur! comment puis-je être heureux? La jeunesse d'un fils est le vrai bien d'un père. Je regrette mes jours perdus dans la misère. Ces jours si prodigués, dont un plus sage emploi Pouvait me rendre utile à ma famille , à moi.

320 OEOVRI-S

Dès long-temps, cher MylforJ, une fougueuse irresse ,

L'ardeur de voyager domina ma jeunesse.

J'abandonnai mon père, et le ciel m'en punit.

Dans un orage affreux notre vaisseau périt.

Je fus porté mourant vers une île sauvage :

Un vieillard et sa fille accourent au rivage.

J'allais périr, hélas! sans eux, sans leur secours;

Quels soins, quels tendres soins ils prirent de mes jours?

Leur chasse me nourrit; leur force, leur adresse,

Pourvut à mes besoins et soutint ma faiblesse.

Voilà donc les mortels parmi nous avilis ?

J'avois passé quatre ans dans ce triste pays,

Quand ce vieillard mourut. L'ennui, l'inquiétude,

Mon père, mon état, ma longue solitude,

Cet espoir si flatteur d'être utile d mon tour

A celle dont les soins m'avaient sauvé le jour.

Tout me rendit alors ma retraite importune :

J'engageai ma compagne à tenter la fortune.

Vous savez tout. Après mille périls divers.

Nous fûmes à la fin rencontrés sur les mers,

Par un de vos vaisseaux qui nous sauva la vie.

Mais quels chagrins encore il faudra que j'essuie!

Il faudra retourner vers un père indigné

Contre un fils criminel et plus infortuné.

Soutiendrai-je ses yeux en cet état funeste !

Irai-je de sa vie empoisonner le reste ?

Prodiguede ses biens et même de ses jours,

Puis-je encor justement prétendre à tes secours?

MYLPORD.

L'amour et l'amité vont d'une ardeur commune D'un amant , d'un ami respecter la fortune.

UE CHAMFORT. 3a 1

/

BELTOX.

L'amour ?...

MYLFOBD.

Oubliez-vous qu'Arabelle autrefois Fut promise ù vos vœux ? Eh ! vous l'aimiez , je crois.

BELTON.

Personne sans l'aimer ne peut voir Arabelle : Mais quand Mowbrai formait cette union si belle , Quand cet aimable objet à mes vœux fut promis , De l'amour , je le sens, il n'était pas le piix. Votre oncle affermissait une amitié sincère Qui joignait ses destins aux destins de mon père ; Mais croyez-vous encor qu'il voulût aujourd'hui , Après cinq ans passés...

MYLFORD.

Quoi ! vous doutez de lui ? Vous ignorez pour vous jusqu'où va sa tendresse ? Vos malheurs vont bâter l'efTet-de sa promesse. Les charmes d'Arabelle augmentent chaque jour : Je lirai dans son cœur , il sera sans détour. Pour vous, voyez mon oncle ; il est d'un caractère Excellent, sans façon , d'une vertu sévère. La secte dont il est tranche les complimens; Les Quakers, comme on sait, ne sont pas fort galans.

BELTON.

Eh ? depuis si long-temps vous croyez qu'Arabelle...

MYLFORT.

Répondez-moi de vous, je réponds presque d'elle.

IV. Il

Û22 OEUVRES

BEtTON.

Revenez au plutôt: un cœur comme le mien

Doit , vous n'en doutez pas , goûter votre entretien.

Voire oncle m'est fort cher : je l'aime ; mais son âge

M'impose du respect, et m'interdit l'usage

De ses épanchemens à l'amitié si doux ;

Mon cœur ea a be.^oin , et les garJopour vous.

SCÈISE II. BELTON , seul.

Je revois ce séjour ! je vis parmi des hommes !

Quel sort vais-je éprouver dans les lieux nous sommes?

Cet hymen d'Arabelle , autrefois projeté,

Devient, dans ma disgrâce , une nécessité.

Généreuse Betti, tes soins et ton courage

Sauvent mes tristes jours, m'arrachent au naufrage :

Je saisis le bonheur au fond de tes déserts,

Et je trouve une amante ou bout de l'univers.

Pourquoi donc te ravir à ce climat sauvage ?

Etais-je malheureux ? Ton cœur fut mon partage.

O ciel ! je possédais , dans ma félicité ,

Ce cœur tendre et sublime avec simplicité ;

Heureux et satisfaits du bonheur l'un et l'autre ,

Dans un affreux séjour quel destin fut le nôtre !

Le mépris n'y suit point la triste pauvreté ;

Le mépris, ce tyran de la société.

Cet horrible fléau , ce poids insupportable

Dont l'homme accable l'homme et charge son semblable.

DE CHAMFORT. 323

Oui, Betti, je le sens , j'aurais bravé pour toi Les maux que ton amour a supportés pour moi. Mais je ne puis duaipter l'horreur inconcevable... Ma faiblesse à iietti paraîtra pardonnable , Quand elle connaîtra nos usages , nos mœurs , Mon déplorable état, et nos communs malheurs.

SCÈNE III. MOWBRAI, BELTON.

( Belton lai fait une profonde révérence. )

MCWBRAI.

Laisse-là tes saints, mon cher, couvre ta tête.

Pour être un peu plus franc, sois un peu moins honnête.

Je te l'ai déjà dit, et le dis de nouveau :

Aime-moi , tu le dois ; mais laisse ton chameau.

Mon ami , tes erreurs et ta folle jeunesse

De ton malheureux père ont hâté la vieillesse.

Ce père fut pour moi le meilleur des amis.

Je te retrouve enfin, je lui rendrai son fils.

BELTON.

Mais , monsieur...

MOWBaAI.

Heum, monsieur! C'est Mowbrai qu'on me nomme.

BELTON.

Peosez-vous...

MOWBRAI.

Penses-tu... Je ne suis qu'un seul homin*

3^4 ŒUVRES

Et non deux; souriens-l-en , et parle au singulier.

BELTOJÎ.

Tu le veux : eh bien! soit. Je vais vous... tutoyer.

Mon père est indulgent; mais ma trop longue absence

A peut-être depuis lassé sa patience ;

Après tous les chagrins que j'ai pu lui donner ,

Le penses-tu ? peut-il encor me pardonner?

motvbrai.

Tu ne sais ce que c'est que l'âme paternelle.

Dès qu'un enfant revient se ranger sous notre aile ,

On n'examine plus s'il est coupable ou non ;

Et l'aveu de l'erreur est l'instant du pardon.

M ais après ce qu'ici je consens à te dire ,

Si désormais encor un imprudent délire

T'égarait, t'éloignait des routes du devoir,

Si d'un pareil aveu tu t'osais prévaloir,

Je te mépriserais «sans retour ; mais je pense

Qu'après cinq ans entiers d'erreurs et d'imprudence ,

Le fils infortuné d'un ami généreux,

Puisqu'il s'adresse à moi, veut être vertueux :

Et pour me mettre en droit d'adoucir ta misère...

( Ici Belton frémit. )

Ta misère... oui. Voyez un peu la belle affaire...

Regardez comme il est confus, humilié ,

Pour ce mot de misère !... 0 ciel ! quelle pitié !

De ton père envers moi l'amitié peu commune

Dernièrement encor a sauvé ma fortune.

Je perdis deux vaisseaux, presqu'au port , sous mes yeux ;

On me crut sans ressource : un créancier fougueux ,

Afin de rassurer sa timide avarice ,

Veut que je fixe un terme , et que j'aille en justice,

DE CHAMFORT. ÔID

Par un serment coupable autant qu<; solennel , Déshonorer pour lui le nuni de l'Eternel. A l'Etre tout puissant faire une telle injure ! J'allais m'exécuter , la faillite était sûre , Quand je reçus soudain ce billet. Lis.

BELTON prend le billet et Ut :

« Monsieur...

MOWBRAl.

Ah ! sans doute.

BEtTON continue.

n Je viens d'apprendre le malheur » Qui vous met hors d'état de pouvoir faire face « A quelqu'arrangement. Je vous demande en grâce » D'accepter de ma part cinquante mille écus, » Que j'ai fort à propos nouvellement reçus. » Ignorez, s'il vous plaît, l'auteur de ce service. * Si la fortune un jour vous redevient propice, » Je les reclamerai. Conservez ce billet : » 11 est votre quittance, et je suis satisfait. »

MOAVBP.Ai, reprenant le billet.

Ton père de ce trait me parut seul capable. C'est en effet à lui que j'en suis redevable... Ne te voilà-t-ii pas interdit, confondu ! Mon fils, ne sois jamais surpris de la vertu. Te voilà maintenant en état de comprendre Quel intérêt sensible à tous deux je dois prendre : Mais n'attends pas de moi des protestations , Des élans d'amitié , des exclamation>. Je suis tout uni , moi : sois donc de la famille ; Dès ce jour mon neveu te présente à ma fille.

326 OEUVRES

BELTON.

Votre... ta fille !...

MOWBRAI.

Eh ! oui. ïu semblés t'étonner? A ton aise, s'entend , ne va pas te gêner.

Dès long-temps , en faveur d'un amitié fidèle, Ta bouche à mon amour promettait Arabelle. J'aspirais à ces nœuds ; et cet espoir flatteur , Précieux à mon père , était cher à mon cœur. Mais je me rends justice , et j'ai trop lieu de craindre Que mes longues erreurs n'aient peut-être éteindre Cet espoir dont jadis mon cœur s'était flatté. Je sens que cet hymen , entre nous concerté. Serait le seul moyen de me rendre à mon père , Et de m 'offrir à lui digne encor de lui plaire.

MOWBRAI.

Va, mon cœur est encor ce qu'il fut autrefois;

Je chéris ton maiheur, il ajoute à tes droits.

Oui, tant de maux soufferts, fruits de ton imprudence .

Doivent t'avoir donné vingt ans d'expérience.

Belton , il faut du sort uiettre à profit les coups;

Oublier ses mallieurs, c'est le plus grand de tous.

Adieu... Bon ! glisse donc le pied ! la révérence !

( A part. )

Il me fait enrager avec son élégance.

Depuis trois jours entiers que nous l'avons ici,

Il ne se forme pas, il est toujours poli.

DE CIIA-MFORT.

( Haut. )

La iVanchise , mon cher , voilà la politesse :

Les bois t'en auraient donner de cette espèce.

(// veut sortir, et revient sur ses pas. )

A propos, j'oubliais... Quelle est donc cette enfant Que toute ma famille entoure en l'admirant ? En habit de sauvage , en longue chevelure , Je viens de l'entrevoir... L'aimable créature !

BELTON.

C'est elle dont les soins et les heureux travaux Ont protégé mes jours , m'ont conduit sur les eaux ; Elle était avec moi, lorsque ton capitaine, Nous voyant lutter seuls contre une mort certaine , Cingla soudain vers nous , et nous prit sur son bord.

MOWBRAI.

Ah ! ce que tu m'en dis m'intéresse à son sort. Elle a des droits sacrés sur ta reconnaissance ; Mais je te laisse. Adieu : la voici qui s'avance.

( // sort. )

BELTON , seul.

Hélas ! puis-je à mon cœur dissimuler jamais

Qu'il n'est qu'un seul moyen de payer ses bienfaits ?

SCÈNE IV. BETTI , BELTON.

BETTI.

Ah ! je te trouve enfin. L'on m'assiège sans cesse. D'où vient qu'autour de moi tout le monde s'empresse

328 QELVRES

On me fait à la fois cinq ou six questions ; J'écoute de mon mieux, à toutes je réponds; On rit avec excès. Que faut-il que j'en croie , Belton ? Le rire ici marque toujours la joie...

BELTON.

Tu leur as fait plaisir...

BETTI.

Oh bien! si c'est ainsi. Tant mieux. Mais, toi, d'où vient ne ris-tu pas aussi ? On te croirait fûché,

BELTON. V

J'ai bien raison de l'être.

BETTI.

Quelle raison ? Dis-moi, ne puis-je la connaître ? Tu parais inquiet...

BELTON.

Je le suis... non pour moi.

BETTI.

Pour qui donc , mon ami ?

BELTON.

Le dirai-je ? pour toi! Je crains que dans ces lieux ton sort ne soit à plaindre.

BETTI.

Tn m'aimes, il suffît ; que puis-je avoir à craindre ?

BELTON.

Non , il ne suffit pas. Il faut , pour être heureux , Quelque chose de plus...

DE CHAMFORT. Sag

BETTI.

Que faut-il en ces lieux?

BELTON.

La richesse.

BETTI.

A parler tu m'instruisis sans cesse ; Mais tu ne m'as pas dit ce qu'était la richesse.

BELTON.

Eh î peut-on se passer ?...

BETTI.

Tu parles de l'amour... On ne s'aime donc pas dans ce triste séjour ?

BELTON.

On s'aime ; mais souvent l'amour laisse connaître Des besoins plus pressans. . .

BETTI.

Et que peuvent-ils être ?

BELTON.

L'amour sans d'autres biens....

BETTI.

L'amour sans la gaîté Ne peut guère suffire à la félicité ; Mais dans votre pays, ainsi que dans le nôtre , Ne peut-on à la fois conserver l'un et l'autre ?

BELTON.

Il faut, pour bien jouir de l'un et l'autre don , Être riche.

33o ŒUVRES

BETTI.

Eh ! dis-moi , suis-je riche , Belton ?

BELTON.

Toi? non; tu n'as pas d'or.

BETTI,

Quoi ! ce métal stérile Que j'ai vu ...

BELTON.

Justement.

BETTI.

Il te fut inutile ; Tu ne t'en servis pas pendant plus de quatre ans. Mais dans ce pays-ci tu connais bien des gens ; Ils l'en donneront tous , s'il t'est si nécessaire ; Ils ne voudront jamais laisser souffrir leur frère.

BELTOX.

Ecoute-moi, Betti, tu n'es phis dans hjs bois. Les hommes en ces lieux sont souiDis à des lois ; Le besoin les rapproche et les unit ensemble : Ces mortels opposés, que l'intérêt rassemble , Voudraient ne voir admis dans la société Que ceux dont les travaux en ont bien mérité.

BETTI.

Mais... cela me parait tout à fait raisonnable.

BELTON , à part.

Chaque instant à mes yeux la rend plus estimable.

( Haut. ) Belti... la pauvreté m'inspire un juste effroi.

I

ï

DE CHAMFORT.

BETTI.

La pauvreté ! mais , c'est manquer de tout, je crois?

BELTON.

Oui.

BETTI.

J'en sauvai toujours et toi-même et mon père... Quoi! nous pourrions ici manquer du nécessaire ?

BELTON.

Non ; mais il ne faut pas y borner tous nos soins.

Nous sommes assiégés de liifférens besoins :

Ils naissent chaque jour, chaque instant les ramène ;

Et lorsque par hasard la fortune inhumaine

Ne nous a pas donné...

BETTI.

Je ne te comprends pas... Manquer d'un vêtement, d'un abri, d'un repas, Voilà la pauvreté ; je n'en connais pas d'autre.

BELTON.

Voilà la tienne : hélas! connais quelle est la nôtre.

BETTI.

Une autre pauvreté ! vous en avez donc deux ? On doit dans ce pays être bien malheureux !

BELTON.

C'est peu de contenter les besoins d^ la vie... Une prévention, parmi nous établie , Fait ici, par malheur, une nécessité Des choses d'a^ément et de commodité,

332 cœuvREs

Dont tes yeux étonnés ont 5dmii-é l'usage ; Et d'éternels besoins un funeste assemblage...

BETTI.

Oh ! cette pauvreté... C'est votre faute aussi. Pourquoi donc inventer encore celle-ci ? Chez nous, grâce à nos soins, la terre inépuisable Etait de tous nos biens la source intarissable. Belton, comment ont fait, et comment font encor Tous ceux qui, parmi vous, possèdent le plus d'or ?

BELTON.

L'un le lient du hasard, et tel autre d'un père : Du crime trop souvent il devient le salaire; Mais la vertu par fois a produit...

BETTI.

Que dis-tu ? Avec de l'or ici vous payez la vertu ?

BELTON.

Contre le besoin d'or l'infaillible remède.. .

BETTI.

Eh bien !

BELTON.

C'est de servir quiconque le possède ; De lui vendre son cœur, de ramper sous ses lois.

BETTI.

v

O ciel ! j'aime bien mieux retourner dans nos bois. Quoi ! quiconque a de l'or oblige un autre à faire Ce qu'il juge à propos, tout ce qui peut lui plaire ?

DE CHAMFORT. 333

BELTOX.

Souvent.

BETTI.

En laissez-vous aux malhonnêtes gens ?

BELTOX.

Plus qu'à d'autres.

BETTI.

De l'or clans les mains des méchans ! Mais vous n'y pensez point , et cela n'est pas sage : N'en pourraienl-ils pas faii-e un dangereux usage ? Vous devez trembler tous , si l'or peut tout oser. . De vous et de vos jours ils peuvent disposer. La flèche qui , dans l'air, cherchait ta nourriture , Était , entre nies mains , naoins terrible et moins sûre !

BELTON.

Chacun, suivant son cœur, s'en sert différemment; Des vertus ou du vice il devient l'instrument. Avec avidité celui-ci le resserre , L'enfouit en secret, et le rendu la terre...

BETTI.

Ah ! fuyons ces gens-L\. Tu viens de me parler

D'un pays plus heureux nous pouvons aller,

Ce pays les gens veulent qu'on soit utile

A leur société. Si la terre est fertile ,

Ils en auront de trop : nous le demanderons;

Et comme elle est à tous , soudain nous l'obtiendrons.

BELTON.

Ils ne donneront rien ; les champs les plus fertiles Ne suffisent qu'à peine auxhabitans des villes...

334 ŒUVRES

BETTI.

Tant pis ; cai' j'aurais bien travaillé.

BELTON.

Dans ces lieux, On épargne à ton sexe un travail odieux.

BETTI.

C'est que vos femmes sont languissantes, débiles : J'en ai déjà vu deux tout-à-fait immobiles ; Mais pour moi le travail eut toujours des appas ; Dans nos champs, dès l'enfance, il exerça mes bras.

BELTON.

Tu ne peux travailler au séjour nous sommes ; L'usage le défend.

BETTI.

Le permet-il aux hommes?

BELTON.

Sans doute , il le permet.

BETTI , avec joie.

Belton , embrasse-moi.

BELTON.

Quoi donc ?

BETTI.

Tu me rendras ce que j'ai fait pour toi.

BELTON.

Ah ! c'est trop prolonger un supplice si rude ! "Vois la cause et l'excès dc'mon inquiétude.

DE CHAMFORT. 335

Va. Belti , j'ai dt'ià rcgnMté ti.n pays :

Ici. par ces travaux, nous sommes avilis.

Vois à quel sort , Iviias! nous devons nous attendre ?

Des liesoins renaissans l"horr<;ur va nous surprendre ;

Privés d'appuis, de biens, abandonnés de tous,

L'œil affreux du mépris s'attachera sur nous.

Nous n'oserons encor prendre ces soins utiles

Que l'amour ennoblit , qu'ici l'on croit serviles.

Il faudra dévorer, mendier les dédains ;

Rebutés, co^jdanmés à Tapiront (FCtre plaints,

Tout aigrira nos maux, jusqu'à notre tendresse;

Nous haïronsl'ai.iour , nous craindrons la vieillesse;

En d'autres malheureux reproduits, chaque jour,

Nos mains repousseront le Iruit de notre amour.

BETTI.

Ciel !

SCÈNE V.

BETTI , BELTON , MYLFORT.

MYi,F0RD, à Belton. Je quitte ^rabelle, et je vais vous instruire... BETTI , à Mylford. Aimes-tu Belton ?

MYLFORD.

Oui.

BETTI.

Bon ! il vient de me dire Qu'il n'a point d'or

336 CŒL'VRES

BEr.TON , à Mylfoni.

O ciel ! oseriez-YOus penser !...

MYLFORD,

Par un vain désaveu craignez de m'offenser.

Vous connaissez mon cœur, mes sentimens , mon zèle.

Je sais l'heureux devoir de l'amitié fidèle :

Tout mon bien est à vous.

BELTON , bas à Bctt'i.

A quoi me réduis-tu ?

BETTi , à Belton.

Mais il t'offre son or : que ne le reçois-tu ?

;^ A Mjlford, ) Nous ne prendrons pas tout.

BELTON , à Mylford.

Souffrez que je l'instruise. [A Betti.) Il se fait tort pour moi, son cœur le lui déguise. 11 m'offre tout son bien, je dois le refuser, Ou de so« amitié ce serait abuser. Cette offre quelquefois un ami se résigne. Quand on l'ose accepter, on en devient indigne.

BETTI.

Quoi ! l'on rejette ici les dons de l'amitié !

BELTON.

Souvent qui les reçoit excite la pitié.

DE CllAMFORT. SS^

BETTI.

Je ne vous entends point. Si chez vous la parole Ne présente aucun sens, c'est donc un bruit frivole. Des cris dans nos forêts parlaient plus clairement Que ce langage vain que votre cœur dément. Quoi ! tu veux que les dons puissent être une tache , Que sur qui les reçoit quelque opprobre s'attache, Que la main d'un ami ?... Non, tu t'es abusé ^ J'en suis sûre ; jamais je ne t'ai mépiùsé.

MYLFORD.

Belton, vous entendez la voix de la nature. Elle me venge, ami; vous m'aviez fait injure.

( A BetlL ) Je voudrais lui parler; Betti, retire-toi.

BETTI.

Pourquoi donc? ne peux-tu lui parler devant moi ? Est-il quelque secret que l'on doive me taire?

( A Belloii qu'elle regarde tendrement. )

Quand je t'en confiais, éloignais-je mon père ? Tu le veux ?...

( Belton lai fait signe de la tête. )

Allons donc !

{Betti, en sortant f soupire, et regarde plusieurs fois Belton. )

SCÈNE VI. BELTON, MYLFOllD.

MYIFORD.

Enfin tout est conclu. ly. 2i

338 OEUVRES

Je suis sûr d'AiabelIe , et son cœur m'est coruui. Sa réponse pour aous est des plus favorables. « Ces nœuds, a-t-ellc dit, me semblent désirables. »!Mon cœur, depuis six ans, à Belton tut promis ; » Mes yeux ont vu Belton , et ce cœur s'est soumis. » Je déplorais sa mort, le ciel nous le renvoie ; )) Mon père a commandé, j'obéis avec joie. » 3Iais de cet air chagrin , que dois-je enfin penser ? L'amitié doit savoir. ..

BELTON.

Ah ! e'est trop l'olTenser. Connaissez mon état. La jeune infortunée , Compagne de mes maux, en ces lieux amenée... L'homme est fait pour aimer. J'ai possédé son cœur. Dans un cliinut barbare elle a fait mon bonheur. INon, je ne puis trahir sa tendresse fidelle ; Elle a tout fait pour moi.

MYLFORD.

Vous ferez tout pour elle. 11 in'est doux de trouver mon ami généreux; Mais mon premier désir est de vous voir heureux. De l'hymen d'Arabelle observez l'avantage ; Observez que déjà vous touchez à pet âge, pour un état sûr votre choix arrêté Doit vous donner un rang dans l.i société. Pour vous, par cet hymen la fortune est fixée ; Et de tous vos malheurs la trace est eflacéc.

BELTON.

Je le sens , vos raisons pénètrent mon esprit.

Sans peine, il les admet ; mais mon cœur les détruit.

DE CHA.MFORT. SSq

Qui? moi! trahir Betti ! la rendre mallieureuse ! Je n'en puis soutenir l'image douloureuse. Hélas ! si vous saviez tout ce que je lui dois ! Mais qui peut le savoir? C'est elle , je la vois. Le remords à ses yeux m'agite et me dévore.

SCÈNE VIL BETTI, BELTON , MYLFORD.

BETTI , à Belton.

As-tu quelque secret à me cacher encore ? Hélas! oui... Loin de moi tu détournes les yeux. Ah ! je veux t'arracher ce secret odieux. Mais qui vient nous troubler?

MTlFORD , à Belton.

C'est mon oncle lui-même.

BETTI.

Quel pays ! on n'y peut jouir de ce qu'on aime.

MYLFORD.

Adieu , décidez-vous ; vous n'avez qu'un instant : Songez à votre état , au pris qui vous attend , A cinq ans de malheurs , à vous , à votre père, Et prenez un parti que je crois nécessaire.

BETTI , à Belton , lui montrant Mowbrai.

Ne faut-il pas sortir encor pour celui-là ? Moi, j'aime ce vieillard , je reste.

34o (iKÎUVRES

SCÈNE VIII.

BETTI, BELTON, MOWBRAI.

MOWBRAI.

Te voilà ! Je te cherchais; j'apporte une heureuse nouvelle. J'ai pour toi la promesse et les vœux d'ArabelIe. Le contrat est tout prêt.

BELTON.

Une telle faveur... Autant qu'il est en vous.... peut faire mon bonheur. BETTij à Mowhrai, avec ingénuité.

Bien obligé...

MOWBRAI.

Betti, tu serviras ma fille ; Et je te veux toujours garder dans ma famille.

BETTI.

Oh! pour moi, je ne veux servir que mon ami.

MOWBRAi , à Bclton.

Combien tu dois l'aimer ! je me sens attendri. En formant ces doux nœuds, l'amitié paternelle Croit assurer aussi le bonheur d'ArabelIe ; Et par l'égalité cet hymen assorti , A ma fille...

BETTI.

Belton , que parle-t-il ici De sa fille ? et qu'importe ?...

DE CHAMFORT. 34 1

MOWBRAi , àBelton.

Ehl daigne lui répondre. BELTON , à part. Dieux ! quel affreux moment ! que je me sens confondre !

MOWBBAI.

Son amitié méi'ite un meilleur traitement, Et tu dois avec elle en user autrement. Et quand elle saurait qu'un prochain hyméuée De ma fille à ton sort joindra la destinée. . Elle prend part assez...

BETTI.

Bon vieillard, que dis-tu ? MOWBRAi, à Belton. Mais d'où vient donc cet air inquiet , épei'du ?

( A Betti. ) Dès aujourd'hui ma fille...

BELTON , à part.

Il va lui percer l'âuic.

MOWBRAI.

Par des nœuds éternels va devenir sa femme.

BETTI.

Sa femme! votre fille I...

( A Belton. ) Est-il bien vrai , cruel ! Aurais-tu bien formé ce projet criminel ? Quoi ! tu pourrais trahir l'amante la plus tendre ? 0 malheur 1 ô forfait que je ne puis comprendre !

342 OEUVRES

Mais je ne te crains plus ; tu m'as dit mille fois Qu'ici contre le crime on a lecours aux lois. J'ose les iiiiplorer ; tu m'y forces, pertîde! Respectable vieillard, sois mon juge et mon guide; Que ta voix avec moi les implore aujourd'hui.

MOWBRA.I.

( A part, ) ( A Betti. )

Qu'allais-je faire ? ô ciel !... Je serai ton appui. Mais, mon enfant, ces lois que ton amour réclame, En vain...

BETTI.

Quoi! par vos lois il peut trahir ma flamme ! Il pourrait oublier... Dieu ! quels afl'reux climats! Dans quel pays, ô ciel ! as-tu condi it mes pas? Arrache-moi des lieux , témoins de mon injure , Qui d'un amant chéri font un amant parjure ; Exécrable séjour, asile du malheur. l'on a des besoins autres que ceux du cœur ; les bienfaits trahis , l'amour qu'on outrage... De la fidélité quel est ici le gage ? Quel appui...

MOWBRAI.

Des témoins, sûrs garans de l'honneur. BETTI , vivement.

Oh! j'en ai..

MOWBRAI.

Quels sont-ils ?

BETTJ.

Moi, le ciel et son cœur.

DE CIIAMFORT. 343

MOWBRAI.

Si, par une promesse auguste et solennelle...

BETTI.

Il m'a promis cent fois l'amour le plusfiiielle.

MOWBRAI.

A-t-il par un écrit ?...

BETTl.

O ciel! qu'ai-je entendu? Quoi ? tu peux demander un écrit! l'o&es-tu ? Un écritî oui , j'en ai... Les horreurs du naufrage , Mes soins dans un climat que tu nommas sauvage. Les dangers que pour toi j'ai mille fois courus; Voilà mes titres! viens, puisqu'ils sont méconnus, Dans le fond des forêts, barbare , viens les lire ; Partout , à chaque pas, l'amour sut les écrire , Au som:t et des rochers, dans nos antres déserts. Sur le bord du rivage et sur le sein des mers. Il me doit tout. C'est peu d'avoir sauvé ta vie. Qu'un tigre ou que la faim t'aurait cent fois ravie; Mes travaux, mes périls t'ont sauvé chaque jour. . Entre mon père et lui partageant mon amour... Mon père !... Ah ! je l'entends à son heure dernière , Au moment nos mains lui fermaient la paupière , Nous dire : Mes enfans, aimez-vous à jamais ; Je t'entends lui répondre : Oui , je te le promets.

( Se tournant vers le Quaker. )

Tu t'attendris...

BELTON, à part.

O ciel ! quel homme impitoyable

3 4 4 OEUVRES

Pourrait...

MOAVBRAI.

De la trahir serais-tu bien capabl e

BETTi , à Belton.

i)ue ne me laissais-tu clans le fond des forêts?

J'y pourrais sans témoins gémir de tes forfaits.

Dans mon obscur réd.iit, dans ma grotte profonde,

Savais-je s'il était des p. alheureux au monde ?

Ah! combien je le sens, quand tu ne m'aimes plus !

Eli bien ! puisqu'à jamais nos liens sont rompus...

Tire n oi de ces lieux... qu'au moins, dans ma misère,

Mes pleurs puissent couler sur le tombeau d'un père.

Toi , cruil, vis ici parmi les malheureux,

Ils te ressemblent tous , ils te souffrent chez eux.

BELTON, se retournant tendrement. Eelti...

BETTI.

Tu m'as donné ce nom que je déleste. Ce nom qui me rappMe un souvenir funeste, Ce nom qui fait, hélas! mon malheur aujourd'hui, Jadis il me fut cher : il me venait de lui. A ve nom qu'il aimait , autrefois sa tendresse Daignait joindre îe sien, les prononçait sans cesse; Se faisait un bonheur de les unir tous deux ; Prononcés par ma bouihe, ils rallumaient ses feux; Son afiVeux changement pour jamais les sépare.

MOWBBAi , à part.

yicïi coeur est oppx'cssé...

( J Belton. ) Quoi! ti! pourrais, barbare !.

DE CHAMFOIIT. 34^

BELïON.

Je le suis en effet ponr avoir n'îsisté

A cet ainuiir si tendre et trop peu mérité.

( A Betti. )

Ah ! crois-en les sermens de mon âme attendrie ! L'indigence et les maux j'exposais ta vie , Seuls à l'abandonner pouvaient forcer mon cœur : Même en te trahissant , je voulais ton bonheur. Dût cent fois dans tes bras la misère , l'outrage , M'accabîer, m'écraser , je bénis mon partage. Je brave ces besoins qui pouvaient m'alarmer. Je n'en connais plus qu'un : c'est celui de t'aimer. Je te perdais ! 0 ciel ! que j'allais être à plaindre !

{ // se jette à ses pieds. )

Voudras-tu pardonner ?... \

BETTI.

Ah ! lu n'as rien à craindre , Cruel, tu le sais trop : ce cœur qui t'est connu Peut-il ?...

BELTON.

Chère Bclli! quel cœur j'aurais perdu !

( Ils s'embrassent. )

MOWBRAl.

O spectacle touchant ! Tendresse aimable et pure î L'aînour porte en mon sein le cri de la nature! I.ivrez-vous sans réserve A des transports si doux ; Je les sens , et mon cœur les partage avec vous.

346 OEUVRES

( A Bellon. ) ( A Betti. )

Tu fus vil un instant... Et toi , que tu m'es chère !

( // va vers la coulisse. ) John , John.

SCÈNE IX. BETTI , MOWBRAI , BELTON , JOHN.

Écoute.

MOWBRAI. JOHN.

Quoi ?

MOWBBAI.

Fais venir le notaire. ( John sort. )

Belton , rends grâce au ciel de t'avoir réservé Ce cœur si généreux par toi-même éprouvé ; Et que ton âme un jour puisse égaler la sienne.

BETTI.

Égale , cher Belton , ta tendresse à la mienne .

Existant dans ton cœur , riche de ton amour ,

Le mien peut être heureux, même dans ce séjour.

( A Mowbrai. ) Cesse de l'accabler par un cruel reproche : Il m'aime...

MOWBRAI.

Quelqu'un vient , c'est le notaire.

DE CHAMFORT. 347

SGÈPnE X ET DERNIÈRE. BETTI, BELTON , 3I0WBRAI , LE ^'OTAIRE.

MOWBRAI.

Approche.

LE NOTAIRE.

Serriteur.

MOWBRAI.

Assieds-toi... C'est pour ces deux époux. BETTI , à Belton. Quel est cet horame-là ?

BELTON.

Cet homme vient pour nous.

LE NOTAIRE , à Mowhvai.

Tu te trompes, je crois; je ne viens pas pour elle ; Et j'ai sur ce contrat mis le nom d'Arabelle.

MOWBRAI.

Efface-moi ce nom ; mets celui de Betti.

LE NOTAIRE,

Betti !

MOTFBKAI.

Vite , dépêche.

LE NOTAIRE.

Allons, soit... J'ai fini.

3^8 OEUVRES

BELTOS.

Signons.

LE NOTAIRE.

C'est bien dit ; mais, avant la signature. Il faudrait mettre au moins la dot de la future.

MOWBRAI.

Allons , mets : ses vertus.

LE NOTAIRE , laissant tomber sa plume.

Bon ! tu railles, je crois ?

MOWBRAI.

Ses vertus.

LE NOTAIRE.

Allons donc, tu te moques de moi. Qui jamais aurait vu ?...

MOWBRAI , acec impatience.

Mets ses vertus , te dis-je.

LE NOTAIRE.

Tout de bon ! par ma foi, ceci tient du prodige. N'aioute-t-on plus rien ?

MOWBRAI.

Est-il rien au-dessus?... Ajoute, si tu veux, cinquante mille écus.

LE NOTAIRE.

CiîKjuaiite miîle écus , si tu veux! L'accessoire Vaut bien le principid , autant que je puis croire.

DT CnAMFORT. 3/|9

BELTON , à Betti.

Il nous comble de biens ! Ah ! courons dans ses bras...

BETTI.

Ah ! surtout, bon vieillard, ne nous méprise pas.

MOWBRAI.

Que dit-elle ?

BETTI.

Je sais que chez vous on méprise Quiconque en recevant des dons...

MOWBRAI.

Autre sottise. prend-elle cela ? Serait-ce toi , Belton, Qui peux la prévenir de cette illusion ? De rougir des bienfaits ton âme a la faiblesse ? Puisqu'avec le malheur tu confonds la bassesse , Je dois te rassurer. Je ne te donne rien : La somme est à ton père, et je te rends ton bien.

LE NOTAIBE , à BeltOU.

Signez. ( Belton signe. )

( J Betli. ) A vous...

BETTI.

Qui ? moi, je ne sais point écrire.

BELTON.

Donnez-moi votre main, l'amour va la conduire.

35o OEUVRES

BETTI.

Et le cœur et la main , Belton , tout est à toi.

BELTON.

Votre cœur en aimant ne le cède qu'à moi.

BETTI.

Eh bien ! c'est donc fini ? Que cela \eut-il dire ?

BELTON.

Qu'au bonheur de tous deux vous venez de souscrire; Vous m'assurez l'objet qui m'avait su charmer.

BETTI.

Quoi ! sans cet homme noir, je n'aurais pu t'aimer !

(.Au Notaire. ) Donne-moi cet écrit.

LE NOTAIRE.

Il n'est pas nécessaire. Cet écrit doit toujours i-ester chez le notaire. D'ailleurs que feriez-vous de...

BETTI.

Ce que j'en ferais ? S'il cessait de m'aimer , je le lui montrerais.

LE NOTAIRE.

Peste ! le beau secret qu'a trouvé madame !

BELTON.

En doutant de mes feux vous aflliffez mon âme.

DE CHAMFORT. 35 l

Par les nœuds les plus saints je viens de vous unir. Ton père l'aurait fait , j'ai le prévenir. Il approuvera tout ;

( En montrant Betti. )

Et voilà notre excuse. Instruisons mon ami que sa doulc^ur abuse. Lui-niê ai; en t'embrassant voudra tout oublier : Consoler ses vieux jours, c'est te justifier.

Tl^ DE LA JECSE I.VDIENNE.

LE MARCHAJ^D DE SMYRNE ,

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE ,

* BEPRÉSENTÉK, pour 1,1 PREMIÈRE FOIS^ lE 26 JANVIER I77O.

VVV».î/VVVlX\'ilA'YVVV\'lV\*'l-\%'V%'%\/V%/»\/VVV\/\.'V'VV\V'\'V'W\'\^y\'VV .WXW'WV'WW'WVWIrt

PERSONNAGES.

HASSAN, Turc, habitant de Smyrne.

ZAYDE, femme de Hassan.

DORNAL , Marseillais.

AMÉLIE, promise à Dornal.

KALED , marchand d'esclaves.

NÉBI , Turc.

FATMÉ , esclave de Zayde.

ANDRÉ , domestique de Dornal.

Un Espagnol.

Un Italien.

Un Vieillard turc, esclave.

La scène est à Snijrne , dans un jardin commun à Hassan et à Kaled, dont les deux maisons sont en regard sur le bord de la mer.

LE

MARCHAND DE SMYRNE ^

COMEDIE.

*XVA\\Vî'VVV'»VV\.'»\/VV\'V\'l/^^/%'V\V\\/VV»/\'^V*'\/^VVl'lVVX\\^VlA"^VX'V^V%'Vl^/VV»M'V*VV^^

SCENE PREMIERE.

HASSAN , seul.

On dit que le mal passé n'est qu'un songe ; c'est bien nfiieux , il sert à faire sentir le bonheur présent. II y a deux ans que j'étais esclave chez les chrétiens . à Marseille ; et il y a un an aujourd'hui, jour pour jour, que j'ai épousé la plus jolie fille de Smyrne.*Ccla fait une différence. Quoique bon musulman, je n'ai qu'une femme. Mes voisins en ont deux, quatre, cinq, six, et pourquoi faire? La loi le permet . . .heureusement,, elle ne l'ordonne pas. Les Français ont raison de n'en avoir qu'une; je ne sais pas s'ils l'aiment; j'ai, i. 6 beaucoup la mienne , moi. Mais elle tarde bien à venir prendre le frais. Je ne la gêne pas. Il ne faut pas gêner les femmes. On m'a dit en France que cela portait malheur... La voici.

356 œUVRES

SCÈNE 11. HASSAN, ZAYDE.

HASSAN.

Vous êtes descendue bien tard, ma chère Zayde ?

ZAYDE.

Je me suis amusée ù voir, du haut de mon pavillon , les ruisseaux rentrer dans le port. J'ai cru reniarquei* plu» de tumulte qu'à l'ordinaire. Serait-ce que nos corsaires auraient fait quelque prise?

HASSAW.

Il y a long-temps qu'ils n'en ont fait; et , en vérité, je n'en suis pas fâché. Depuis qu'un chrétien m'a délivré d'es. clavage et m'a rendu à ma chère Zayde , il m'est impos- sible de les haïr.

ZAYDE.

£t pourquoi les haïr ? parce qu'ils ne connaissent pas notre saint prophète ? Ne sont-ils pas assez à plaindre ? D'ailleurs, je les aime , moi ; il faut que ce soient de bonnes gens; ils n'ont qu'une femme ; je trouve cela très-bien.

HASSAN , souriant. Oui; mais, en récompense...

ZAYDK.

Quoi?

HASSAN.

Rien, part.) Pourquoi lui dire cela ? c'est détruire un*

DE CHAMFORT, So^

idée agréable. ( haut.) J'ai fait vœu d'en délivrer un tous les ans. Si nos gens avaient fait quelques esclaves aujourd'hui , qui est précisément l'anniversaire de mon mariage , je croirais que le ciel bénit ma reconnaissance.

ZAYDE.

Que j'aime votre libérateur, sans le connaître! Je ne le verrai jamais... je ne le souhaite pas^ au moins.

HASSA>'.

Son image est ù jamais gravée dans mon cœur. Quelle

ùme Si vous aviez vu On rachetait quel.jues-uns de

nos compagnons; j'étais couché à terre ; je songeais à vous et je soupirais: un chrétien s'avance et me demande la cause de mes larmes. « J'ai été arraché, lui dis-je, à une maî- Iresse que j'adore ; j'étais près de l'tpouser , et je mourrai loin d'elle . faute de deux cents sequins. » A peine cus-je dit ces mots , des pleurs roulèrent dans ses yeux. « Tu es sé- j.aré de ce que tu aimes, dit-il; tiens, mon ami , voilà deux cents sequins, retourne chez toi, sois heureux , et ne hais pas les chrétiens. » Je me lève avec transport; je tombe à se^ pieds, je les embrasse ; je prononce votre nom avec des sanglots; je lui demande le sien pour lui faire reiiiellre son argent à mon retour. « >Jon ami, me dit-il en me prenant par la main , j'ignorais que tu pusses me le rendre ; j'ai cru faire une action honnête : permets qu'elle ne dégénère pas en simple prêt, et en échauge d'argent. Tu ignoi-eras mon nom. » Je restai confondu; et il m'accompagna jusqu'à la (ihaloupe, nous nous séparilmes les larmes aux yeux.

ZAYDE.

Puisse le cie! le bénir à jamais î II sera heureux sans doute ,. avec une âme si sensible ! ,

358 OEUV11E5

II était prêt d'épouser une jeune personne qu'il devait aller chercher à Malte.

ZAïDE.

Comme elle doit l'aimer !

SCÈNE III.

HASSAN, ZAYDE, FÂTMÉ.

Z.VYDE.

Fatmé, que viens-tu donc nous annoncer? tu parais hors d'haleine.

rATMÉ.

II vient d'arriver des esclaves chrétiens. Cet Arménien , dont vous êtes fâché d'être le voisin, et que vous méprisez tant, parce qu'il vend des hommes , en a acheté une dou- zaine, et en a déjà vendu plusieurs.

HASSAN.

Voici donc le jour je vais remplif mon vœu. J'aurai le plaisir d'être libérateur à mon tour.

ZAYDE.

Mon cher Hassan , sera-ce une femme que vous déli- vrerez ?

HASSAN , souriant.

Pourquoi? cela vous inquiète... vous craignez que l'exemple.. .

ZATDE.

Nqn, je suis sans alarmes. J'espère que vous ne me don-

DK Cil A M BOUT. '^Si)

lierez jamais un si cruel chagrin. Vous ne m'entendez pas. Sera-ce un homme ?

Sans doute.

ZAYDE.

Pourquoi. pas une femme ?

HASSAN.

«

C'est un homme qui m'a délivré.

ZAYDE.

C'est une femme que vous aimez.

HASSAN.

ê

^' Oui Mais , Zayde , un peu de conscienc;e. Un pauvre homme en esclavage est bien malheureux; au lieu qu'une femme, à Smyrne, à Constantinople , à Tunis , en Alger , n'est jamais à plaindre. La beauté est toujours dans sa patrie. Allons, ce sera un homme, si vous voulez bien.

ZAYDE.

Soit, puisqu'il le faut.

HASSAN.

Adieu. Je me hâte d'aller chercher ma bourse ; il ne faut pas qu'un bon Musulman paraisse devant un Arménien sans argent comptant , cl surtout devant un avare comme cclui'-là.

36o OEUVRES

SCÈNE IV. ZAYDE, FATMlî.

ZAYDE.

Mon mari a quelque dessein , ira chère Fatmé ; il me prépare une lêle ; je fais semblant de ne pas m'en aperce- voir, comme cela se pratique. Je veux le surprendre aussi, moi. J'entends du biuit... c'est sûrement Raled avec se» escl^Jes ; je ne veux | as voir ces malheureux ;, cela m'at- tendriraittrop. Suis-moi, et exécute fidèlement mes ofdres.

SCÈNE V.

RALED, DORNAL, AMIÎ'LIE, ANDRÉ, UN ESPAGNOL, UN ITALIEN , encliainés.

KALED.

Jamais on ne s'est si fort pressé d'acheter ma marchan- dise. On voit bien qu'il y a long-temps qu'on n'avait fait d'esclaves ; il fallait qu'on fût en paix : cela était bien malheureux.

DORÎÎAI.

0 désespoir I la veille d'un mariage! ma chère Amélie î

K.ALED , resardont autour de lui.

Qu'est-ce que c'est? On dit qu'il y a des pays l'on ne

connait point l'esclavage ÏMauvais pays. Aurais-je fait

fortune ? J'ai déjà fait de bonnes affaires aujourd'hui ; je me suis débarrassé de ce vieil esclave qui tirait de sci poches de vieilles médailles de cuivre , toutes rouillces ,

DE CIIAMFORT. 36 1

qu'il regardait altenlivement. Ces gens-là sont dune dure défaite. J'y ai déjà été pris. Je ne !-uis pas fâché non plus d'être délivré de ce méde-in français. Rentrons; avancez. Qu'est-ce qui arrive ? C'est >ébi; il a l'air furieux. Serait-il niécoutent de son emplette.

SCÈNE VI.

Les Précédens , NJtlBI.

Kaled , je viens vous déclarer qu'il faut vous résoudre à reprendre votre esclave, à me rendre mon argent , ou à paraître devant le cadi.

KALED.

Pourquoi donc ? de quel esclave parlez-vous ? est-ce de cet ouvrier , de ce marchand? Je consens à les reprendre.

rébi.

Il s'agit bien de cela ? Vous faites l'ignorant : je parle de votre médecin français. Rendez-moi mou argent, ou veuez chez le cadi.

KALED.

Comment ! qu'a-t-il donc fait ? kÉbi.

Ce qu'il a fait ? J'ai dans mon sérail une jeune Espa- gnole . actuellement ma favorite ; elle est incommodée; savez-vous ce qu'il lui a ordonné ?

EALEI>.

IMa foi , non.

362 cœuvR F.S

NÉBI.

L'air natal. Cela ne m'arrange-t-il pas l)ien, iiioi ?

KâLED.

Eh !... l'air natal.... Quand je vais dans mou pays? je me porte bien.

NÉBI.

Qiicl médecin ! apparemment que ses malades ne pué- rissent qu'à cinq cents lieues de lui ! L'ignorant! il a bien fait d'éviter ma colère ; il s'est enfui dans mes jardins ; mais mes esclaves le poursuivent et vont vous l'amener. Mon argent, mon argent!

KALED.

Votre argent I Oh ! le marché est bon ; il tiendra.

NÉBI.

Il tiendra ! Non, par Mahomet. J'obtiendrai justice celte fois-ci. Vous vous êtes prévalu du besoin que j'avais d'un médecin, c'est bien malgré moi que j'ai eu recours à vous; mais je n'en serai plus la dupe. Vous croyez que cela se passera comme l'année dernière, quand vous m'avez vendu ce savant ?

KALET).

Quel savant?

SÉBI.

Oui, oui; ce savant qui ne savait pas distinguer du maïs ilavcc du blé , et qui m'a fait perdre six ccnls sequins . pour avoir ensemencé ma ierre suivant une nouvelle mé- tliode de son l»a\'s.

DE crivMFor.T. 36:

Eli bien ! est-ce ma 'aule à moi ? pourquoi faites-vous ensemencer vos terres par des savans ? est-ce qu'ils y en- lendent rien ? n"avez-vous pas des laboureurs? Il n'y a qu'à les bien nourrir, et les faire travailler! Regardez-le donc avec ses savans!

kÉbi.

Et cet autre que vous m'avez vendu au poids.de l'or, qui disait toujours : De qui est-il fils ? de qui est-il fils ? et quel est le père, et le grand- pire, et le bisaïeul? Il appelait cela, je crois, être généalogiste. Ne voulail-il pas me faire descendre, moi, du grand-visir Ibrahim ?

K.ALËD.

Voyez le grand malheur ! quel tort cela vous i'ail-ii? Au- tant vaut descendre d'Ibrahim que d'un autre.

KÉBI.

Vraiment , je le sais bien; mais le prix...

RALED.

Eh bjen ! le prix ! je vous l'ai vendu cher ? apparemment qu'il m'avait aussi coûté beaucoup; il y a long-temps de cela. Je n'étais point alors au fait de mon commerce. Pou" vais-je deviner que ceux qui me coûtent le plus sont les plus inutiles ?

xébi.

Belle raison ! cela est-il vraisemblable ? est-il possible

qu'il y ail un pays l'on' soit assez dupe ! Excuse de

fripon, excuse de fripon. Je ne m'étonne pa^ si on fait des fortunes.

364 ŒUVRES

Excuse de fripon! des fortunes ! vraiment oui, des for- tunes ! ne croit-il pas que tout est profil? et les mauvais marchés qui me ruinent ? IS'ont-ils pas centujétiers l'on ne comprend rien ? Et quand j'ai acheté ce haron allemand dont je n'ai jamais pu me défaire , et qui est encore là-de- dans à manger mon pain ! et ce riche Anglais qui voyageait pour son spleen , dont j'ai refusé cinq cents sequins , et qui s'est tué le lendemain à ma vue . et m'a emporté mon ar- gent ! cela ne iait-il pas saigner le cœur? Et ce docteur , com.me on l'appeliit , croyez-vous qu'on gagne là-dessus ? Et a la dernière foire de Tunis, n'ai-je pas eu la hêtise d'a- cheter un procureur, et trois abbés, que je n'ai pas seule- ment daigné exposer sur la place , et qui sont encore chez moi avec le baron allemand !

PÉBI.

Maudit infidèle ! tu crois m'en imposer par des clameurs? mais le cadi me fera justice.

Je ne vous crains pas; le cadi est un homme juste , in- telligent, qui soutient le commerce, qui sait très-bien que celui des esclaves va tomîjer, parce que tous ces gens-là valent moins de jour en jour.

Ah çà ! une fois, deux fois, voulez-vous reprendre volrK irédecin ?

Non , ma foi.

Dr ciiAMFor.T. 365

kébi.

Ëîi Lien! nous allons voir.

KALED.

A la bonne heure.

SCÈNE Vil.

KALED , LES ESCLAVES.

KALED , aux esclaves.

Eh bien ! vous autres, vous voyez combien on a de peine à vous vendre. Quel diable d'homme ! il m'a mis hors de moi. Il n'y a pas «l'apparence qu'il me vienne d'acheteurs aujourd'hui; rentrons. Qui est-ce que J'entends ? est-ce un charlatan?

SCÈNE VIII.

IJ1\ VIEILLARD TURC , LES PRÉCÉDENS.

KALED.

Bon, ce n'est rien. C'est un esclave d'ici près.

LE VIEILLARD.

Bonjour, voisin: est-ce votre reste ?

KALED.

Ne m'arrête pas , tu ne m'achèteras rien.

LE VIEILLARD.

Je n'achèterai rien ! Oh ! vous allez voir.

3G6 OEUVRES

RALED,

Que veut-il dire ?

DORNAL , à part. Je tremble.

LE VIEILLARD.

Avcz-vous bieii des femmes ? c'est une femme que je veux.

KALED.

Quel gaillard , à son âge !

LE VIEILLARD.'

Eh I il n'y en a qu'une ?

RiLED.

Encore n'cst-elle pas pour toi.

LE VIELLABD.

Pourquoi donc cela ?

KALED. ,

J.e l'ai refusée à de plus riches.

LE VIEILLARD.

Vous me la vendrez.

KALED.

Oui I oui!

DOBNAL.

Serait-il possible ? Quoi ! ce misérable...

LE VIEILLARD.

Combien vaut-elle !'

DE CIIAMFORT. SÔ^

RALED.

Quatre cents sequins.

LE VIEILLARD.

Quatre cents sequins ! c'est bien cher.

KALED.

Ah dame ! c'est une Française : cela se vend bien ; tout le monde m'en demande.

LE VIEILLARD.

Voyons-la.

KALED.

Oh! elle est bien.

LE VIEILLARD.

Elle baisse les yeux; elle pleure; elle me touche. C'est pourtant une chrétienne : cela est singulier. Trois cent cinquante.

KALED.

Pas un de moins.

LE VIELI.ARD.

Les voilà.

KALED.

Emmenez.

DOBXAL.

Arrêtez... O ma clière Amélie!,.. Arrêtez.

KALED.

IVe vas-tu pasm'cmpêcher de vendre? vraiment, je n'au- rai pas assez de peine à me défaire de toi. Vous autres Fran-

368 ŒUVRES

rais , les maris de ce pays-ci ne vous achètent point. Vous êtes toujours à rôder autour des sérails, à risquer le tout pour le tout.

DOKNAt.

Vieillard, tous ne paraissez pas tout à fait insensible; laissez- vous loucher. Peut-être avez-vous une femme, des enfiins ? ,

LE VIEILLARD.

Non , non.

DORWAL.

Par tout ce que vous avez de plus cher, ne nous séparez pa'j ! C'est ma femme.

LE VIEILLARD.

Sa fcumie ? cela est fort différent : mais, vraiment Kaled, si c'est sa femme , vous me surfaites.

DORNAL.

Pour toute grâce, achetez-moi du moins avec elle.

LE VIEILLARD.

Hélas ! mon ami, je le voudrais bien; mais je n'ai be- soin que d'une femme.

DORNAt.

Je vous servirai fidèlen)ent.

LE VIEILLARD.

Tu me serviras ! Je suis esclave.

KALED.

Est-ce que tu les écoules ?

DE CHAMFORT. 369

ANDRÉ.

Mes pauvres maîtres !

AMÉLIE.

O ! mon ami , quel soit !

Dor.N vt.

Ne l'achetez pas. Quelqi-.e liumme riche nous achètera peut-être ensemble.

LE VIEILLARD.

C'est bien ce qui pourrait tarriver de pis : il t'en ferait le gardien.

DORNAL, à Kaled.

Ne pouvez-vous différer de quelques jours ?

KALED.

Différer ! on voit bien que tu n'entends rien au com- merce. Est-ce que je le puis ? Je trouve mon profit ; je le prends.

DOUNAL.

o ciel! se peut-il?... Mais que dirai-je pour attendrir un pareil homme ? Quel métier ! quelles âmes! trafiquer de ses semblables !

KALED.

Que veut-il donc dire ? ne vendez-vous pas des nègres ?

Eh bien! moi, je vous vends N'est-ce pas la même

chose ? II n'y a jaiiiais que la différence du blanc au noir.

LE VIEILLARD.

En vérité, je n'ai pas le courage...

ly. 24

X

SyO OEUVRES

KAIED.

Allons, toi, ne vas-tu pas pleurer aussi ? Je gai'de ton argent ; emmène ta marchandise, si tu veux. H se fait tard.

AMÉLIE.

Adieu , mon cher Dornal !

DORNAt.

Chère Amélie !

AMÉLIE.

Je n'y survivrai pas !

KALED.

Cela ne me regarde plus.

rORKAI..

J"en mourrai.

KALED.

Tout doucement , toi, je t'en prie ; ce n'est pas mon compte. Ne vas-tu pas faire comme l'Anglais ( repoussant

Dornal ) ?

DORNAL.

Ah Dieu! faut-il que je sois enchaîné!...

ANDRÉ.

0 ma chère maîtresse !

SCÈNE IX.

RALED , DORNAL , ANDRÉ, L'ESPAGNOL , L'ITALIEN.

KALED.

M'en voilà quitte pourtant. Je suis bien heureux d'avoir

DE CITAMFORT. 3-^1

un cœur dur : j'aurais succombé. Ma foi, sans son argent comptant, il ne l'aurait jamais emmenée, tant je m'en sen- tais ému. Diable! si je m'étaisattendri,j'auraisperdu quatre

cents sequins. (Il compte ses esclaves. ) Un , deux Il n'y

en a plus que quatre. Oh l je m'en déferai bien, je m'en déferai bien.

SCÈNE X.

Les Précédens , HASSAN.

HASSAN , « Kaled. Eh bien , voisin , comment va le commerce ?

K.ALED.

Fort mal, le temps est dur. ( à part ) Il faut toujours se plaindre.

HASSAS.

Voilà donc ces pauvres malheureux ! Je ne puis les déli- vrer tous ; j'en suis bien fùché. Tâchons au moins de bien placer notre bonne action. C'est un devoir que cela ; c'est un devoir. ( à l'Espagnol. ) De quel pays cs-tu , toi ? parle. Tu as l'air bien haut... parle donc.

l'espagnol. Je suis gentilhomme espagnol.

HASSAN.

Espagnols ! braves gensi Un peu fiers , ù ce qu'on m'a dit en France... Ton état ?

l'espagnol. Je vous l'ai déjà dit : gentilhomme.

/

Ô'JI OEUVRES

HASSAN.

Genlilhomme ! je ne sais pas ce que c'est. Que fais-tu ?

l'espagnol. Rien.

HASSAK.

Tant pis pour toi, mon ami ; lu vas bien t'ennuyer. ( à Kaled. ) Vous n'avez pas fait une trop bonne emplette.

KALED.

Ne voilà-t-il pas que je suis encore attrappé ?... Gentil- homme, c'est sans doute comme qiii dirait baron allemand. C'est ta faute aussi : pourquoi vas-tu dire que tu es gentil- homme? je ne pourrai jamais me défaire de toi.

HASSAN , à ritalien.

Et toi, qui es-tu avec ta jaquette noire ? Ton pays ?

l'italien.

Je suis de Padoue.

HASSAN.

Padoue ? Je ne connais pas ce pays-h\,.. Ton métier?

l'italien. Homme de Ici.

HASSAN.

Fort bien. Mais quelle est ta fonction particulière ?

l'italien.

De me mêler des affaires d'autrui pour de l'argent, de faire souvent réussir les plus dé^^espérées , ou du moins de les faire durer dix ans , quinze ans , vingt ans.

CHAMFORT. 373

HASSAN.

Bon métier! et dis-moi , rends-tu ce beau service à ceux qui ont tort, à ceux qui ont raison indifféremment ?

l'italien.

Sans doute : la justice est pour tout le monde.

HASSAN , 7'iant. .

Et on souffre cela à Padoue !

l'italien. Assurément.

HASSAN.

Le drôle de pays que Padoue ! Il se passera bien de toi , je m'imagine. ( à André. ) Et toi , qui es-tu ?

ANDRÉ.

Moins que rien. Je suis un pauvre homme.

HASSAN.

Tu es pauvre ? tu ne fais donc rien ?

ANDRÉ.

Hélas ! je suis fils d'un paysan : je l'ai été :i oi-mêmc.

KALED.

Bon! c'est sur ceux-là que je me sauve.

asdrÉ.

Je me suis ensuite attaché au service d'un bon maître, mais qui est plus malheureux que noi.

HASSAN.

Cela se peut bien ; il ne sait peut-être pas labourer la terre. Mais c'est l'habit français que tu as lii?

ANDSÉ.

Je le suis aussi.

374 OEUVRES

HASSAN.

ïu es Trançais ! bonnes gens que les Français ! ils ne haïssent personne. Tu es Français, mon ami! il suffît , c'est toi qu'il faut que je délivre.

ANDRÉ.

Généreux musulman, si c'est un Français que vous vou- lez délivrer , choisissez quelqu'autre que moi. Je n'ai ni père, ni mère , ni femme , ni enfans ; j'ai l'habitude du malheur : ce n'est pas moi qui suis le plus à plaindre. Dé- livrez mon pauvre maître.

HASSAN.

Ton maître! qu'est-ce que j'entends? Quelle générosité ! Quoi!... Ces Français... Mais est-ce qu'ils sont touscomme cela ?... Et est-il ton maître ?

AKDHÉj lui montrant Dornal. Le voilà ; il est abîmé dans sa douleur.

HASSAN.

Qu'il parle donc I II se cache , il détourne la vue , il garde le silence. ( Hassan avance, le considère viaigré lui. ) Que vois-je î est-il possible ! je ne me trompe pas. C'est lui , c'est lui-même ; c'est mon libérateur I ( // l'embrasse avec transport. )

BORNAI.

0 bonheur I ô i^encontre imprévue !

KALED.

Comme ils s'embrassent! Il l'aime ; bon]! il le paiera.

HASSAN.

Je n'en reviens point. Mon ami I mon bienfaiteur !

DE CHAMFOBT. SyS

Peste ! un ami ! un bienfaiteur I cela doit bien se vendre ; cela doit bien se vendre,

HASSAN.

Mais , dites-moi donc, comment se fait-il?... par quel bonheur?... Qu'est-ce que je dis? la tête me tourne. Quoi! c'est envers vous-même que je puis m'acquitter! J'ai fait vœu de délivrer tous les ans un esclave chrétien ; je venais pour remplir mon vœu ; et c'est vous...

DORNAL.

O mon ami ! connaissez tout mon malheur.

Du malheur! il n'y en a plus pour vous. ( Se tournant du côté de Kaled. ) Raled , combien vous dois-je pour l'em- mener ?

K.ALED.

Cinq cents sequins.

HASSAK.

Cinqcents sequins... Raled, je ne marchande point mon

ami ; tenez.

Quelle générosité I

DORNAL.

HASSAN , à Kalcd.

Je vous dois ma fortune , car vous pouviez me la de- mander.

KALED.

Que je suis une grande bête ! bonne leçon.

SyÔ OEUVRES

Laissez-nous seulement, je vous prie : que je jouisse des embrassejuens de mon bienfaileur.

Ob ! cela est juste . cela est juste. Il est bien à vous. Al- lons , vous autres, suivez-uioi.

ANDuÉ, à D ornai.

Adieu , mon cber maire.

DOR>AL, « Hassan. f

Que dis-tu? Peux-tii jHn>^or?... Mon i her ami, ce pauvre mallieiin iix , yohs a\ez vu s'il m'esi attatbé, s'il est fidèle, sïl a un cœur sen&ible !

HASSAN.

Sans doute , sans doute , il faut le l'acheter.

KALED.

Quel homme ! comme il prodigue l'or! Si je profitais de cette occasion jiour faire délivrer mou baron allemand.... Mais il ne voudra pas.

HASSAN.

Tenez j Raled.

KALED , regardant les sequini. En vérité, voisin, cela ne suffit pas.

HASSAN.

Comment ! cent sequins ne suffisent pas ! L'n dômes- li<^'ue....

DE CHAMFORT. 377

KVLED.

Eh! mais... un domestique... Après tout, c'est un hornm» comme un autre.

HASSAN.

Bon ! voilà de la morale à présent.

KALED,

Et puis un valet Gdèle , qui a un cœur sensible , qui tra- vaille, qui laboure la terre, qui n'est pas gentilhomme.... En conscience...

HASSAN , donnant quelques scquins.

Allons, lais se-nous. Qu'entendez-vous ? qu'est-ce que vous voulez ?

Voisin , c'est que j'ai chez moi un pauvre malheureux , un brave homme, qui est au pain et à l'eau depuis trois ans ; cela fend le cceur : cela s'appelle un baron allemand. Vous qui êtes si bon, vous devriez bien...

HASSAN.

Je ne puis pas délivrer tout le monde.

KALED.

A moitié perte.

HASSAN.

Cela est impossible.

KALED.

Quand je disais que cet homme-là me resterait! Oh! si jumais on m'y rattrappe... Allons , homme de loi, gentil-

'6'] s OEUVRES

homme, rcntrez-là dedans; allez vous coucher, il faut que je soupe.

SCÈNE XI. HASSAN, DORNAL.

. , HASSAN.

Mon cher ami , que je vous présente à ma femme. Savez- vous que je suis marié ? C'est à vous que je le dois. Et vous, cette jeune personne que vous deviez aller chercher à Malte ?

DORNAL.

Je l'ai perdue.

HASSAN.

Que dites-vous ?

DORNAL.

Je l'emmenais à Marseille pour l'épouser: elle a été prise avec moi.

HASSAN.

Eh bien ! est-ce l'Arménien qui l'a achetée ?

DORNAL.

Oui.

HASSAN.

Courons donc vite.

DORNAL.

11 n'est plus temps : le barbare l'a vendue.

Dr CHAMFORT. 879

A qui ?

Je l'ignore. Un esclave de quelque homme riche l'a arra- chée de mes bras.

Ah, malheureux! c'est peut-être pour quelque pacha. Est-elle belle ?

DOBXAL.

Si elle est belle ! ^

SCÈISE XII.

Les Précédens, ZAYDE.

ZAYDi;.

Mon ami , vous me laissez bien long-temps seule. Et votre esclave chrétien ?

Mon esclave ! c'est mon ami , c'est mon libérateur que je vous présente. J'ai eu le bonheur de le délivrer à mon tour.

ZAYDE.

Etranger, je vous dois le bonheur de ma vie.

38o OEUVRES

SCÈNE XIII.

Les Précédens , FATMÉ.

fatmé. Est-il temps ? Ferai-je entrer?

ZAYDE.

Oui , tu le peux...

SCÈNE XIV. ZAYDE, HASSAN, DORNAL.

HASSAN.

Quel est ce mystère ?

ZAYDE.

Mon ami , vous m'avez tantôt soupçonnée de jalousie ; je Tais Yous prouver ma conflunce. Je me suis servi de vos bienfaits pour acheter un esclave chrétienne , je venais TOUS la présenter , afin qu'elle tînt sa liberté de vos mains.

SCÈP^E XV ET DERNIÈRE.

HASSAN, ZAYDE, DORNAL, FATMÉ, UNE ESCLAVE

«hrétietme , vêtue en musulmane , avec un voile sur la tête.

La voici : voyez le spectacle le plus intéressant, la beauté dans la douleur.

DE CHAMFORT. 38 1

HASSATî s^ approche et lève le voile. Qu'elle est touchante et belle !

DORNAL.

Amélie ! Ciel ! ( // cote dans ses bras. )

AMÉLIE , arec joie. Que voi»-je ? mon cliCf Dornal !

DOKXAt.

Ma chère Amélie , vous «"tes libre ! je le suis aussi. Vous êtes auprès cie votre bijniaitrice , de ;non libérateur. ( // saute au cou de Hassan , et veut ensuite embrasser Zayde , qui recule avec modestie. )

HASSAN , à Dornal.

Embrassez! embrassez! il est honnête ce transport-là. ( J Zayde qui reste confuse. ) Ma chère amie, c'est la cou- tume de France.

AMÉLIE, à Zayde. ,

Madame , je vous dois tout ! Que ne puis-je vous donner ma vie !

C'est à moi de vous rendre grâces. Vous ne me devez que votre liberté, et je dois ù votre époux la liberté du B;icn.

AMÉLIE.

Quoi? c'ejt lui...

382 OEUVRES

HASSAN.

Oh! cela est incroyable ! A propos, vous n'êtes point mariés ?

BORNAL. .

Vraiment non : nous ne le serons qu'à notre retour. Ine de ses tantes nous accompagnait : elle est morte dans la traversée.

ÈASSAN.

Yite, yite, un cadi, un cadi... Ah ! mais ù propos, on ne peut pas... c'est cet habit qui me trompe.

DORNAL.

Ma chère petite musulmane, quand serons-nous en terre chrétienne? Ah! mon Dieu! nos pauvres compa- gnons d'infortune!

HASSAN.

Si j'étais assez riche... Mais, après tout, l'homme de loi, et cet autre, cela ne doit pas coûter cher, n'est-ce pas ?

DORNAL.

Ah ! mon Dieu, non. Nous les aurons à bon marché.

FATMÉ.

Ah! c'est bien vrai. Je viens de rencontrer l'Arménien; tout ce qu'il demande, c'est de les vendre au prix coûtant.

BORNAI.

D'ailleurs, moi, je suis riche, et je prétends bien...

DE CHAMFORT. 383

Allons , délivrons-les. ( A Fatmc. ) Va les chercher ; qu'ils partagent notre joie, qu'ils soient heureux, et qu'ils nous pardonnent de porter un doliman au lieu d'un juste- au corps.

( Fatmé amène I' Armcnie.n suivi des esclaves qui ont paru dans la pièce , et de ceux dont il y est parlé. Ils forment un ballet , et témoignent leur reconnaissance à Zayde , à Hassan cl à Dornal.)

FIN DU MARCHAND DE SMYRNE.

ZEMS ET ALMASIE 9

BALLET héroïque.

REPRÉSENTÉ DEVANT SA MAJESTÉ, ACHOISY, EN SEPTEMBRE iyy'5.

IV. 25

l/^'Vl/V\VV\'\(VVV\V\'VÏVVV'*VVVI'VVV'\VVVl'VVV'^VV%/\(VVV*VV'\AiV\.V\V\^^'VVV\VÏ.V^

PERSONNAGES.

ZMIS. ALMASIE. . LE GÉNIE.

Une voix.

Une personne de la fête.

CHCffiTIR DE GÉNIES ET DE FEES.

1

ZENIS ET ALMASIE ,

BALLET HÉROîQLE.

Le Tlicâtre représente un désert hérissé de rochers , et l'on toit (tu fond un volcan qui jette des feux.

SCÈNE PREMIÈRE.

ZÉNIS , seul.

Ci 'est toi, cruel Amour, qui déchires mon cœur. Malgré le voile épais, qui couvre ma naissance, La reine de Memphis partageait mon ardeur. J'avais^sauvé ses jours ; et sa reconnaissance, En me donnant la main , couronnait ma valeur ;

Mais une barbare puissance M'a ravi cet objet si cher à mon bonheur. Je cherche en vain l'ennemi qui m'outrage : Mille obstacles affreux, mille dangers divers,

S'oftrenl sans cesse à mon passage. Cependant une voix m'arrête en ces déserts. Et d'un sort moins cruel m'annonce le présage. C'est un piège fatal , peut-être, l'on m'engage. N'importe. Fallùt-il combattre les enfers, L'excès de mon amour servira mon courage. Que vois-je ! contre moi déchainent-ils leur rage ?

( Des monstres sortent des rochers. )

388 OEUVRES

L'NE YOIX.

ZéniSi d'aucun danger ne sois épouvanté , Si lu veux être instruit de ta naissance.

zÉNis , en mettant le sabre à la main.

Je t'obéis, et ma constance Me fera triompher de mon adversité.

( // combat les monstres et les fait fuir. Un aigle parait , et vote autour du théâtre. )

LA MÊME VOIX.

Zénis, suis cet aigle rapide, Et tu pourras revoir l'objet qui t'a charmé.

Dieu des amans , c'est toi , c'est ta voix qui me guide ; Par l'espoir le plus doux je me sens animé.

Que vois-je?... ô fortune perfide ! L'aigle s'est abîmé dans cestorrens de feux...

[L'aigle s' abîme dans le volcan. )

J'y vole , je m'expose au sort le plus affreux. Un cœur qui sait aimer est toujours intrépide.

[Zenis se jette dans le volcan. )

i

v'

1;

À

DK CHAMFORT. v'^89

SCÈNE ÎI.

Le théâtre change , et représente an palais superbe. La princesse Almasie parait endormie, au fond du théâtre, sous un pavil- lon magnifique. On voit, à côté d'elle, sur un riche carreau, un sceptre d'or.

ZÉNIS , ALMASIE.

Quel changement! suis-je ?... Et quel palais pompeux ! Que vois-je ?... Est-ce l'objet de l'amour le plus tendre ? Aux transports que je sens pouvais-je aie méprendre ? C'est elle que le sort lend enfin à mes vœux.

Ciel! Zénis !... en quels lieux l'offrez-vous à ma vue Ah ! dissipez l'effroi de mon âme éperdue. Quel pouvoir vous a fait découvrir ce séjour ?

Puisque j'y revois Almasie, Je dois ce miracle à l'Amour.

ALMASlE.

Auriez-vous pu fléchir le souverain génie

Qui commande en ces lieux, qui m'y lient'asservie ?

ZÉiVlS.

Dieux! qu'entends-je?... Un génie est maître en ce palais ?

ALMASIE.

O ciel ! vous l'ignorez... quel orage s'apprête ! Zénis , craignez-en les effets, Dérobez-vous à la tempête.

ZÉMS.

Vous tremblez, il vous aime...

ALMASIE.

Et mon cœur en gémit. Il peut vous réduire en poudre ; II veut, et tout obéit ; Sur les ailes des vents il fait voler la foudre; 11 regarde la terre , et la terre frémit.

De ses soupçons craignez la violence.

Je ne crains que votre inconstance , Et je méprise son courroux.

Que dis-lu ?... Fuis, Zénis, fuis ses transports jaloux. Il y va de tes jours, fuis des momens terribles. Le pouvoir du génie est prêt de t'accabler. Dans ce palais, des esprits invisibles Veillent sans cesse et peuvent t'immoler. S'ils touchaient seulement ce sceptre redoutable, Tu k verrai-^ lui-même, au milieu des éclairs, Sur un char enflammé paraître dans les airs , Et tu serais l'objet de sa haine implacable.

DE CHAMFORT. 891

ZÉNIS.

Vous cherchez vainement ;\ me faire trembler. Je vous adore et brave sa puissance.

ALMASIE.

Je sens, à chaque instant, mes craintes redoubler... Tout semble s'animer pour venger son ofl'ense.... Ces colonnes , ces murs paraissent s'ébranler... Peut-être il n'est plus temps d'éviter sa vengeance.

zénis. Non, je ne le crains point. [eu brisant le sceptre. ) Qu'il paraisse.

( Des que le sceptre est brisé , on entend une tempête affreuse ; le théâtre s'obscurcit , le tonnerre gronde. )

ALMASIE.

Ah! grands dieux!

ZÉNIS.

Je veux en triompher, ou périr à vos yeux.

CHGECR d'esprits INVISIBIES.

0 crime épouvantable ! O jour funeste I jour aifreux! Tu vas périr ,- mortel audacieux ! La foudre va partir , et punir le coupable ; Tu vas périr, mortel audacieux!

SCÈNE III.

LE GENIE , paraissant dans les airs , sur un char de feu , ALMASIE, ZÉNIS.

ALMASIE.

Je me meurs.

892 . OEUVRES

LE GÉNIE.

Quel spectacle à mes yeux se présente ? Almasie éperdue et mon sceptre brisé ! , Punissons, punissons une audace insolente :

Vengeons mon pouvoir méprisé. Ministres de mes lois, venez, servez ma rage; Paraissez , enchaînez l'ennemi qui m'outrage.

SCÈNE IV. TROUPE DE GÉNIES , LE GÉNIE, ALMASIE, ZÉNIS.

CHOEUR DE GÉNIES.

Nous t'obéissons , Tu connais le crime , Nous en frémissons , Frappe ta victime.

ÂLMASIE.

Juste ciel !

LE GÉNIE.

Tu devrais mieux cacher ta douleur , Voilà donc le rival qui règne dans ton âme ?

C'est lui qui m'enlève ton cœur. Et qui fait mépriser mes bienfaits et ma flâme.

ALMAsIE.

Ah! seigneur, écartez des soupçons odieux,

LE GÉNIE.

Quel est donc son projet? et quel pouvoir suprême L'a fait pénétrer en ces lieux ?

DE Cil .VM FORT. Sq^

ALMASIE.

Hélas ! je l'ignort; moi-niêûie.

LE GÉKIE.

Je te soupçonne, j'en gémis; Mais s'il n'est pas l'objet de ton amour extrême , Prends ce fer; frappes... tu frémis !

( // lai donne an poignard. )

Ah ! perfide , lu nia trahis.

ALMASIE.

M'oses- tu proposer un forfait que j'abhorre ?

Pour calmer la fureur , j'immolerais Zénis !...

J'immolerais ce que j'adore !

ZÉNIS.

Ah ! cet aveu me venge , et je brave le sort.

LE GÉNIE.

El toi , tu m'offenses encore : C'est donc à moi de te donner la mort.

ALMASIE.

Barbare... arrête : S'il faut du sang pour t'appaiser, Donne ; nia main est toute prête : ( Elle veut arracher le poignard , pour s'en frapper. ) C'est le mien que je vais verser.

LE GENIE , faisant signe aux Génies de se retirer.

C'est assez. Il est temp sde me faire connaître.

304 ŒUVRES

Tendres amans , vos tourmens sont finis. J'ai su vous éprouver. Ton cournge , Zénis, Annonce à l'univers le sang qui l'a fait naître.

( à J Imasie. )

Et vous , de votre cœur je connais tout le prix; Sovez heureuse enfin , vous méritez de l'être ; Pardonnez-moi vos maux , je vous donne mon ÛU

ALMASIE.

Votre fils !...

ZÉXIS.

Vous mon père ! Ah ! pourquoi si long-temps m'en avoir fait mystère !

LE GlÎNIE.

Ma tendresse, mon fils, m'en imposa la loi.

La nature toujours rend la naissance égale.

Ce n'est qu'en s'illustrant qu'on met un intervalc

Entre tous les mortels et soi. S'ils ne gravent leur nom au temple de mémoire , Les enfans des héros sont dans l'obscurité;

C'est par sa propre gloire

Que l'on détruit l'égalité.

zÉNIS.

Amour , voilà l'eÛet de tes divins oracles.

LE gékie.

Ils n'étaient dictés que par moi. J'ai voulu t'opposcrdes dangers , des obstacles;

1)F CHVMFOKT. SqS

J'ai vu ton àuie incapable d'effroi, Et je viens partager mon empire avec toi.

zéms.

A vos bienfaits déjà mon cœur ne peut sufiire. Âhnasie est à moi. Puis-je former des vœux ?

Mon père, en couronnant mes feux. Vous avez fait bien plus que me donner l'empii-c.

LE GÉNIE.

Votre bonheur, mon fils, est tout ce que j«^ veux.

ALMA.SIE , ZÉNIS.

Triomphe , Amour, règne sur nous sans cesse ,

Dans nos coeurs lance tous tes traits ; Que chaque jour notre bonheur renaisse.

Nous le devons à tes bienfaits.

LE géme. ( La fête commence. )

Chantez l'Amour ; célùbrez sa victoire ; Il est le plus charmant des dieux : Il soutient son empire , en comblant tous vos vœux , C'est le plaisir qui prend soin de sa gloire.

LE CHOELR.

chantons l'amour, etc.

LE GÉ?fIE.

Esprits sous mes lois réunis, Pour votre roi, reconnaissez mon Gis. Ou'il décliuîne les vents, qu'il lance le tonnerre , Qu'il soulève et calme les mers,

396 OEUVRES

Qu'il règne sur tout l'univers , Et soit l'arbitre de la terre.

Mon pouvoir va inc i-endre heureux. Devenez immortelle, adorable Almasie ; Que vos attraits , que votre vie Burent autant que l'excès de mes feux.

Si vous m'êtes fidèle , Que mon bonheur sera parfait ! Mon immortaSité ne peut être un bienfait , Qu'en vous Aoyant brfder d'une amour éternelle.

ZÉNIS.

Partagez mes suprêmes droits, Et régnez dans les Cieux, sur la terre et sur l'onde. Il est plus doux d'obéir à vos lois ,

Que d'en pouvoir donner au monde.

ALMASIE.

( On danse. )

Les traits que l'amour lance Sont toujours des traits vainqueurs ; Il règne sur tous les cœurs , Pourquoi lui faire résistance ? Cédons au plus charmant des dieux ; L"effort qu'on fait pour se défendre Ne sert qu'à lendie Son triomphe plus glorieux. Les traits . etc.

DE CHàMFORT.

AiMASiE, idternatict'inent avec le chœur.

Est-il sans aimer, Des biens qu'un cœur désire? Non : l'amour seul peut charmer; Doit-on s'allarmer Des transports qu'il inspire ? Non, laissons-nous enflammer.

CHOEUR.

Est-il sans aimer , etc.

ALMASIE.

Dans ces lieux il choisit son empire ;

L'air qu'on y respire Est rempli de ses feux;

Au tendre délire, Aux soins amoureux, Cédons , ici tout conspire

Pour nous rendre heureux.

CHOEUR.

Est-il sans aimer, etc.

ALMASIE.

Dans ses chaînes,

S'il est quelques peines,

Les soupirs

Font naître les plaisirs.

Aimons, sans nous contraindre ;

Doit-on craindre ,

397

398 OEUVRES

Sous ses lois , Quand on fait un bon choix ?

Que nos voix Célèbrent son empire ; Qu'on entende dire Mille et mille fois :

Est-il sans aimer. Des biens qu'un cœur désire ? Non , l'amour seul peut charmer; Doit-on s'alarmer Des transports qu'il inspire ? Non, laissons-nous enflammer.

( Ballet général. )

FIN DE ZESIS ET ALMASIE,

PALMIRE,

BALLET Héroïque en un acte ,

REPRESENTE DEVANT LECRS MAJESTES , A FONTAINEBLEAU , LE 24 OCTOtnE 1755.

#

PALMIRE 9

BALLET héroïque.

W»)» W\.-HW\ WY^ VVV\ WW VVV» VVV\ WV» fVV» VW» VW» O i;t\» V»'»,^ WVA »\'V> VK IV Y 1

On voit au fond du théâtre les portes du temple de l' Amour.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE GRAND PRÊTRE, seul.

ZÉtÉNOR va paraître annoncé par la gloire , Sa valeur a sauvé le temple de l'Amour.

Hélas ! faut-il voir, eu ce jour, La reine devenir le prix de sa victoire ?

CHOEUR DE PEUPLE , derrière le théâtre.

Régnez, aimez, jeune vainqueur, Que la gloire et l'amour partagent votre cœur !

LE GRAND PRÊTRE.

Ces chants redoublent mes alarmes. Dieux ! (pie c'est un destin fatal D'être forcé d'admirer son rival ! Riais de son sort je troublerai les charme». Fatal hj^men ! funeste jour ! Pour mon cœur déchiré , ta pompe est un outrtige ! J'éteindrai tes flambeaux dans les mains de l'amour î Ils ne s'allumeront que du feu de ma rage î

IV. li)

4o2 OEUVRES

SCÈNE IL

LE GRAND PRÊTRE, ZÉLÉXOR , PALMIRE , PEUPLES.

CHGEtIR.

Régnez , aimez , jeune vainqueur , Que la gloire et l'amour partagent AOtre cœur!

ZÉLÉNOR.

Minisire du dieu dont l'empire S'étend sur tout ce qui respire , Présentez-lui deux cœurs qui chérissent ses fers. Quels hommages lui sont plus chers Que lessentimens qu'il inspire!

L'oracle de l'Amour doit approuver mon choix ; Daignez l'inlerroger , qu'il nous dicte ses lois.

ZÉLÉNOR.

Si j'en crois les transports de mon âme ravie , Déjà j'entends ce dieu vous consacrer ma vie.

Quel sera mon bonheur. Si j'en crois les transports de mon âiiic ravie î

VALMIRE.

L'oracle de l'Amour est écrit dans mon cœur.

DE cn\:viFORT. 4o3

Que leurs chaînes soient éternelles !

,, Puissant Amour ! remplis leurs yœux :

Rends ces amans heureux

Autant qu'ils sont fidelles.

LE GRA>'D PRÊTRE.

Allons prier ce dieu d'approuver leur ardeur ; Qu'il les unisse l'un et l'autre ; Lui demander de faire leur bonheur , C'est former des Aoeus pour le vôtre.

SCÈNE III.

ZÉLÉNOR, PALMIRE.

zélÉnor.

L'excès de ma félicité Répand l'ivresse dans mon âme; Mes yeux vous expriment ma tlàmc. Les vôtres sont varans de ma fidélité.

Au plus_tendre penchantje me laissai conduire : "f Quand je vous vis, je commençai d'aimer : J'ignorais le bonheur ; mais mon cœur sut m'instruirc

Vous avez le don de charmer , Et les autres mortels n'ont que l'art de séduiri Ah ! l'Amour me devait un si parfait amant

4o4 OEUVRES

ZÉLÉNOR.

Que l'Amour est un dieu charmant, Quand il fait partager les transports qu'il inspire !

l'ALMIRE .

Cher Zélénor !

ZÉLÉNOH.

Adorable Palmire !

ENSEMBLE.

Je vous aimerai toujours , Je veux passer tous mes jours A répéter l'aveu du serment qui nous lie , Et vous redire encore , en terminant ma vie : Je vous adorerai toujours.

( On entend un bruit de symphoîùe champêtre. )

PALMIRE.

Le son charmant de ces musettes Annonce ici les bergers de ces lieux.

ZÉLENOR.

Ils quittent leurs retraites , Pour offrir à vos yeux L'hommage le plus pur et le plus précieux.

PALMIRE.

L'Amour se plaît à les entendre ; Pour notre hymen c'est un présage heui'cui.

DB CHAMFORT. ^O^

ZÉLÉNOR.

Pour un cœur embrasé de l'ardeur la plus tendre , Le vrai présage est celui de ses feux.

SCÈNE IV.

Les Précédens, BERGERS , BERGÈRES.

( On danse. )

ZÉLÉNOR.

Bergers , chantez une reine si belle.

PALMIRE.

Bergers , chantez la gloire de mon choix.

CHŒTIR.

Chantons une reine si belle; Chantons la gloire de son choix.

PALMIRE.

Vous chérirez ses loix.

ZÉLÉNOR.

Je les recevrai d'e^e. CHecrR. Chantons , etc.

( On danse. )

/|o6 œuvRES

Éclatez , transports d'allégresse , Consacrez l'ardeur de mes feux ; Témoins de toute ma tendresse, Chantez i'amant le plus heureux

Eclatez, transports d'allégresse, Consacrez l'ardeur de mes feux ; Ah! qu'il est doux de lire,

Dans tous les yeux, Le souverain empire De l'objet de ses feux.

Eclatez , transports d'allégresse , Consacrez l'ardeur de mes feux.

[On danss. )

SCÈNE V.

Les Précédens, LE GRAND PRÊTRE.

LE GRAND PRETRE.

Viens, Amour, dicte tes arrêts, Fais le bonheur d'un amant qui t'implore : Ne triomphe d'un cœur, et n'y lance tes traits Que pour l'unir à l'objet qu'il adore !

LE CHOEUR.

Viens, Amour, dicte les arrêts ; Triomphe , prononce tes dcéïets.

1)F. CHAiNIFORT. l\0']

LL GRAND PRETRE.

Le dieu m'entend, il va prononcer ses décrets; ()uc du plus saint respect votre âme soit saisie!

l'oracle.

Palmire, ce n'est pas aux profanes mortels Que l'Amour destine ta vie :

Tu ne dois être unie Qu'au ministre de ses autels.

Quel oracle fatal î

Quel désespoir extrême ! L'Amour lui-même, hélas ! veut donc nous séparer

LE GRAND PRÊTRE.

Le dieu vient de se déclarer; Vous devez respecter sa volonté suprême : C'est un crijnc d'en murmurer,

PALMIRE.

Dieu barbare ! quelle est la rigueur de tes chaînes ?

Tu ne te plais qu'à voir couler nos pleurs. Si {)our les tendres' cœurs tu réserves les peines ,

Sur moi seule du moin-s épuise tes rigueurs.

LE GRAND PRETRE.

Chaque instant vous rend plus coupables .

4o8 QETJVRrS

L'Amour condamne votre ardeur ; Ses arrêts sont irn'-yocables j Venez à se» autels, prévenez sa fureur.

zélÉnor. Peuples, opposez-vous à cette barbarie.

ïÉtÉlSOK AVEC LE CBOEtB.

I je ne souffrirai )

Non, non, ^ . pas

( nous ne souiirirons )

( me ) Qu'elle l ] soit ravie.

( te )

Frémissez, ministres ingrats ;

Et craignez les transports de ma juste furie.

ISon , non , etc.

LE GRAND PRETRE ET SA StJITE.

Amour, on méprise tes lois ; Viens effrayer la terre ;

. ( mes ) , . Soutiens ta puissance et I J droits,

I ses j Du souverain des dieux emprunte le tonnerre.

( On entend le tonnerre. )

PALMtRE ET zÉlÉkOR.

Hélas ! nous nous voyons pour la dernière fois.

DE CHAMFORT. 4o9

SCÈ^E VI.

Les Précédens, L'AMOUR.

L'AMOrR.

En vain à mes projets voulez-vous mettre obstacle ; Pour les faire accomplir , je descends en ces lieux.

Tremblez, mortels audacieux !

Et soumettez^ous à l'oracle.

LE GRÀ\D PBÊTBE.

Qu'cntends-je ?

PALMIRE ET ZÉlÉNOR.

Juste Ciel !

L'AMOrR.

Et toi , de mes autels Ministre coupable et parjure, Je vais faire éclater tes complots criminels ,

Je vais punir ton imposture : Tu trompas ces amans par un oracle faux ;

Il va servir faire ton supplice. Pour augmenter ta honte et terminer leurs maux.

Je veux que l'hymen les unisse. Zélénor, présidez dans ce temple sacré; L'oracle est accompli, je vous joins à Palmire.

/|U) OEUVRES

1,F, GRAND PRETRE.

0 rage ! ô désespoir! quel rigoureux martyre !

PALMiRE ET zÉlÉnor , cnscwhle rf àlternalive/nent.

Quelle lélicitc ! Nos chaînes seront éternelles. Pour te servir avec sincérité. Tu ne pouvais choisir deux amans plus fidelles , " Ni plus.remplis de ta divinité. Quelle félicité ! Nos chaînes seront éternelles ; L'amour vient de combler nos vœux ; C'est l'amour qui nous rend heureux.

Quelle félicité I Nos chaînes seront éternelles.

SCÈNE Vil ET DERNIÈRE.

LE GRAND- PRÊTRE, ZÉLÉNOR, PALMURE, L'AMOLiR, SriTE de l'Amoua.

Vous qui brûlei d'une si belle fliime , Tendres amans, livrez-vous aux désirs;

Vous ressentirez dans votre âme

Que JG suis le Dieu des plaisirs ;

Le bonheur vous rendra fidelles ; Formez des vœux, je les remplirai tous:

Je suis le tyran des jaloux;

DE CIIVAIFORT. /{l l

iMais je suis l'esclave des belles. Volez , plaisiis , rassemblez-vous ; Dans vos jeux retracez l'histoire De la déesse des forêts : Célébrez à jamais Ma plus éclatante victoire.

{Le théâtre change et les plaisirs ex-^cutent un ballet pantomime .

LA VENGEANCE DE L AMOUR ç

DIANE ET ENDIMION,

PiSTOMIME HÉROÏQUE, EN TROIS ACTES,

EXÉCLTÉE DEYi.Nr LKURS MAJESTES, A FOMAISEBLEAC , A LA âCITE DE PALMIBE.

LA TENGEANCE DE E AMOUR ,

ou

DIAISE ET ENDIMION ,

PANTOMIME HÉROÏQUE.

o*e*c-«-»*««-t-t'-fi*c^t<"C^c-C'ev<-e-e-cc-e'*-c*fr*c<-c*s<'e-ot*c*o*C'*-C'*&*-c^ €-•■

ACTE PREMIER.

Le théâtre représente une forêt. Plusieurs forges, galamment ornées , sont placées dans des buissons.

Lne troupe d'Amours entre sur la scène sous la coniluile de leur chel". Les uns travaillent, sur des enclumes, à forger des fers et des flèches ; d'autres les aiguisent ; d'autres ar- rondissent des arcs ; quelques-uns les tendent , et essaient leurs traits en tirant à des blancs suspendus aux arbres. La fatigue assoupit successivejnent les Amours. Ils tombent, les uns après les autres, sur le gazon, pour y prendre du repos. Lorsqu'ils sont endormis, on voit paraître quelques Nymphes de Diane. Elle marquent de la crainte en aperce- vant les Amours. Quelques-unes avancent avec timidité ; elles fuyent au moindre bruit qu'elles croient entendre , au moindre luonvciucnt que font quelques Amours en dor- mant.

4 1 6 ŒUVRES

Enfin, elles font signe à leurs compagnes d'approcher ; elles vont au-devant d'elles, et reviennent toutes ensemble pour s'encourager mutuellement. Peu à peu elles s'enhar- dissent; elles approchent, et profitent du sommeil des Amours pour les désarmer et pour briser leurs arcs et leurs flèches. Devenues encore plus hardies par ce succès , une d'entre elles va allumer une torche de branchages au feu des forges, tandis que les autres font un monceau des armes brisées auquel elles mettent le feu , et se retirent précipitamment.

Les Amours se réveillent. Ils voient avec douleur le ra- vage que les Nymphes ont fait. Un d'entre eux trouve un trait échappé à leur fureur ; il s'en saisit ; il le remet à l'Amour principal qui le montre à la troupe comme l'instru- ment d'une vengeance prochaine. Ils sortent tous de la scène, pour se mettre en embuscade dans diflérens endroits de la forêt.

Diane vient avec ses Nymphes, qui lui font remarquer les débris des armes qu'elles ont brisées. La déesse leur or- donne d'aller tendre des filets au.K environs. Les Nymphes s'éloignent pour exécuter ses ordres. Quelques-unes restent auprès de Diane, pour la féliciter de l'avantage qu'on vient de remporter sur les Amours.

On aperçoit un grand mouvement dans les filets; toutes les Nymphes y courent. Diane attend avec impatience qu'on lui amène sa proie. Les nymphes reviennent et conduisent Endimion enchaîné avec des guirlandes de feuilles. Il paraît leur demander grâce. 11 sollicite en vain leur pitié; ses prières ne font qu'irriter leur barbarie. Lne d'entr'elles veut le percer de son javelot ; Diane le saisit et fait entendre qu'elle veut elle-même punir le téméraire. Les Nymphes se retirent.

DE Cni.MFORT. 4l5

Diane se dispose à immoler la victime ; Endimion im- plore sa clémence. La déesse paraît inexorable. Il se jette à ses pieds; elle détourne ses regards, et cependant sus- pend le coup fatal. Enfin, elle fixe les jeux sur Endimion , et lui tend la main pour le relever; il lui témoigne sa re- connaissance ; elle paraît le voir avec plaisir; ils dansent un pas de deux, et les regards de la déesse expriment au jeune berger les sentimens les plus flatteurs.

Les Nymphes reviennent ; elles paraissent surprises de la clémence de Diane. Un nuage dérobe Endimion à leur colère.

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IV.

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ŒUVRES

ACTE II.

Le théâtre représente une grotte , au fond de la forêt.

L'Amour, porté par des Faunes sur un trône de fleurs , entre en triomphe sur la scène , accompagné d'une troupe d'amours, de bergers et de bergères, qui célèbrent , par leurs danses, la victoire de ce dieu.

La grotte s'ouvre aux ordres de l'Amour. On y voit En- dimion endormi. Le silence, le mystère et les songes l'en- vironnent.

Les songes forment des danses d'enchantement. Un pas de deux amans que l'Amour enchaîne et que le mystère-cou- ronne , peint à Endimion la gloire qui lui est destinée.

Diane survient à son approche : toute la troupe se re- tire ; et les amours se cachent dans les environs. Diane touche Endimion de son arc ; il s'éveille; il court avec em- pressement à la déesse, qui, dans un pas de deux, exprime tO'te sa tendresse et annonce le rang glorieux atiquel elle Ta l'élever.

FIN Dl? SECOND ACTE..

DE CHAMFORT. 4^7

ACTE lîl.

Le théâtre représente le palais de la Lune , préparé pour célé- brer l'hymen de Diane et d'Endimion.

La déesse est sur son trône brillant avec Endimion , et environnée de toute sa cour, à laquelle s'est jointe la troupe des amours et les suivans d'Endiuiion, unis aux Nymphes de Diane. Tous ensemble célèbrent, par leurs danses, la vic- toire de l'Amour et le bonheur d'Endimion ; ce qui forme le divertissement général , à la fin duquel la déesse vient elle-même se joindre, pour danser avec Endimion , qu'elle couronne d'ime guirlande d'étoiles brillantes.

TIN Bt TROISIEME ACTE,

TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS LE QUATRIÈME VOLUME.

pages.

Lbacches d'une poétique dramatique 1

De la Tragédie chez les anciens Ibid.

Chœur 20

De la Comédie chez les anciens 24

Théâtre français 29

Blystères 55

Sotlies 37

Observations générales sur l'art dramatique. . . 39

Salle de spectacle 4^

Action théâtrale 4'

Poème dramatique ." < 5o

Pièces de théâtre 53

Plan . ibid.

Caneyas 54

Sujet . . . . , 58

Roman ' . , 59

Fable ibïd.

Division dramatique 63

Prologue , ib.

Protase 6Q

Epitase, Exposition. ." 69

Episode 76

Catastase 8 j

ZjaO TABI.F DES MATrÈRES

pages.

Epilogue 8i

Récit dramatique 8a

Monologue et monodie 86

Dialogue 96

Aparté 107

Conduite de l'action duamatiqtje 110

Intérêt Ibid.

Unité d'Intérêt 116

De l'Intérêt propre ù la Comédie 118

Gradation d'Intérêt 119

Nœud , 121

Développemens 127

Coups de théâtre ' ï^5

Délibération , i43

Tirades 148

Caractères, i49

Amour 164

Amour conjugal 175

AmiJ.ié ^ 176-

Combats du cœur 178

Nuances i85

Terreur. 190

Pitié 194

Horreur 196

Admiration 198

Personnages principaux dans la Tragédie. . . 200

Confidens et subalternes 201

Genre comique 204

Ridicule 210

Opéra 314

Poème lyrique 219

TABLE DES MATIÈRES. 4^1

pages.

Opéra italien 23 1

Mustapha et Zéangir , tragédie 235

La Jeune Indienne , comédie 3 1 7

Le Marchand de Smyrne , comédie 353

Zénis et Almazis , ballet héroïque 385

Palmire , ballet héroïque 399

La Vengeance de l'Amour, pantomime héroïque. 4i3

FIN DE LA TABLE DES MATIEUEi T>V QUATRIEME VOLVME.

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Échéance

Celui qui rapporte un volume après la dernière date timbrée ci-dessous devra payer une amen- de de cinq cents, plus deux cents pour chaque jour de retard.

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