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33.

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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

VOLTAIRE

LA HENRIADE.- POEME DE FONTENOY ODES ET STANCES, ETC.

ANCIENNE MAISON J. CLAYE

PARIS. IMPRIMERIK A. QUANTIN KT G'^

RLE SAINT-BENOIT

IVRES COMPLÈTES

DE

VOLTAIRE

NOUVELLE ÉDITION

AVEC

NOTICES, PRÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE

LES NOTES DE TOUS LES COMMENTATEURS ET DES NOTES NOUVELLES

Confoi'ino pour le texte à l'édition de Beuchot ENRICHIE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉCENTES

ET MISE AU COURANT DES TRAVAUX QUI ONT PARU JUSQU'A CE JOUR

PRÉCÉDÉE DE LA

VIE DE VOLTAIRE

PAR CONDORGET

ET d'autres Études eiogr aphiques

Ornée d'un portrait eu pied d'après la statue du foyer de la Comédie-Française

LA HENRIADE. POEME DE FONTENOY

ODES ET STANCES, ETC.

^^^^'

PARIS

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

0, RUE DES SAINTS-PÈRES, 0

1877

il

'6,

LA HENRIADE

POEME EN DIX CHANTS

La Henri a de.

AVERTISSEMENT

POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

L'Avertissement de Beuchot, la Préface de Marmontel et les autres préam- bules qu'on trouvera plus loin, donnent tous les renseignements que peut souhaiter le lecteur sur la composition, la publication de la Henriade, et sur l'accueil que ce poëme reçut en son temps. Nous n'avons donc que des parti- cularités à y ajouter, ou des appréciations plus modernes à faire connaître.

Le dernier écrivain qui ait parlé de la Henriade avec quelque autorité el quelque étendue, M. Villemain, dans le Tableau de la littérature française au XVIIl'' siècle, a su rendre justice à cette grande composition poétique, sans taire ce qui a manqué à l'auteur pour réaliser l'objet de son ambition.

« Lorsque j'entrepris cet ouvrage, dit Voltaire quelque part, je ne comptais pas le pouvoir finir, et je ne savais pas les règles du poëme épi- que. )i « J'ignore, reprend M. Villemain, s'il les apprit plus tard, et quelles sont ces règles. Qu'un poëme épique commence par le milieu, et que l'expo- sition vienne après, dans un récit,

In médias res, Haud secus ac notas, auditorem rapit,

cet ordre peut plaire dans V Enéide; mais ce n'est pas plus une règle que le songe ou le récit de nos tragédies. Voltaire, d'ailleurs^ ne s'est que trop conformé à ces usages^ à ces routines épiques dont il affecte l'igno- rance. C'est le défaut même de la Henriade de ressembler à tout ce qui précédait, et surtout à l'Enéide; d'avoir une tempête, un récit, une Ga- brielle quittée comme Didon, une descente aux enfers, un Elysée, une vue anticipée des grandeurs et des maux de la patrie, et même un Tu Marcel- lus eris, qui s'applique au Dauphin. La chose dont aurait s'inquiéter Voltaire, ce ne sont pas les règles prescrites à l'épopée, mais les conditions sociales qui lui permettent de naître...

« La philosophie répandue dans la Henriade est, au fond, la plus grande beauté de l'ouvrage. C'est la seule chose qui vienne naturellement au poète, qu'il sente et qu'il croie. Tout le reste, voyages, batailles, combats singu- liers, exploits de héros, est pour lui une sorte de cérémonial épique dont il

IV AVERTISSEMENT.

s'ennuie, et qu'il abrège le plus qu'il peut. Mais, par cela même, il le rend d'un médiocre intérêt pour le lecteur ; tandis que la description précise du système planétaire jusqu'au vers admirable :

Par delà tous les cieux le Dieu des cieux réside ;

le tableau de la grandeur anglaise fondée sur la liberté, le commerce et les arts; la satire éloquente de Rome catholique, d'autres traits dans la manière de Tacite pour peindre une cour digne de Néron, voilà les grandes beautés poétiques de la Heariade... On y peut noter mille défauts cachés sous l'élégance, y relever des vers faibles, de nombreux plagiats de style, un chant d'amour sans passion, des personnages sans drame. Il n'importe : une part d'originalité est acquise à la Heariade et ia conservera dans l'avenir...

« La Henriade, soutenue par le nom de Voltaire et de Henri, traversera les siècles. Elle n'a pas enrichi le trésor de l'imagination ; elle n'apporte pas avec elle quelques-unes de ces physionomies que le poëte ajoute à la liste des êtres qui ont vécu : une Béatrix, une Clorinde, une Armide, un Renaud, un Tancrède. Souvent môme elle n'a pas égalé l'histoire ; elle est au-dessous des faits. L'ingénieuse élégance du xviii« siècle ne pouvait rendre, avec leur expressive rudesse, les mœurs de la Ligue, et Voltaire dédaigne et flétrit ces temps, plutôt qu'il ne les décrit, dans leur sangui- naire grandeur. Mais il a de beaux mouvements de poésie, et il est inspiré par un sincère amour de l'humanité. Son poëme est, après tout, une œuvre durable. Le feu du génie n'y brille que par intervalles; mais une civilisa- tion élevée, un art ingénieux s'y fait partout sentir.

« Quelle beauté, quelle majesté triste et sévère dans ce début du troi- sième chant !

Quand l'arrêt des destins eut, durant quelques jours, A tant de cruautés permis un libre cours, Et que des assassins, fatigués de leurs crimes. Les glaives émousscs manquèrent de victimes, Le peuple, dont la reine avait armé le bras, Ouvrit enfin les yeux, et vit ses attentats.

« Comme la pensée philosophique se mêle à l'intérêt du récit dans ce vers :

Aisément sa pitié succède à sa furie !

« Quelle vérité de pensée et quel coloris dans la peinture un peu anti- cipée des Anglais !

Ils sont craints sur la terre, ils sont rois sur les eaux;

Leur flotte impérieuse, asservissant Neptune,

Des bouts de l'univers appelle la fortune.

Londres, jadis barliare, est le centre des arts.

Le magasin du monde, et le temple de Mars.

Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble

Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble.

AVERTISSEMENT. v

« Combien cet ordre d'idées et d'images était nouveau dans notre poé- sie! Le grand Corneille avait admirablement traduit, sur la scène, le génie de Rome républicaine et les époques du despotisme romain; mais la poli- tique moderne, les institutions, les lois de l'Europe, étaient matière inconnue de la poésie. Voltaire fit servir la poésie aux vérités sérieuses de la vie sociale.

« Telle est la Ilenriade, monument d'un art ingénieux et d'une époque Qorissante. Elle a fait mieux connaître un grand roi dont la gloire était restée dans l'ombre pendant la longue apothéose de Louis XIV régnant. Bos- suet, à la vérité, dans une lettre de direction, disait à Louis XIV d'admi- rables choses sur la bonté île cœur de Henri et son amour du peuple; mais c'était un éloge secret. La chaire chrétienne, les grands écrivains du XVII* siècle parlaient peu de Henri. Je ne sais s'ils lui avaient encore par- donné son hérésie. Voltaire le premier fit briller ce nom d'un éclat nouveau, et en opposa les bienfaisants souvenirs à la gloire onéreuse du dernier règne.

« Le succès fut grand et retentit dans toute l'Europe. La Ilenriade fut critiquée, vantée, réimprimée sans cesse. Le roi de Prusse voulut en être l'éditeur, et, dans une préface admirative, la mit à côté de l'Enéide.

« La postérité a réduit beaucoup cette louange; mais la Henriade^iàns être une création originale, conserve un caractère distinct et une place à part parmi tant d'essais d'épopée.

« Une revue anglaise, après un examen fort attentif d'un poëme épique nouveau, couronnait ses critiques et ses éloges par ces mots : « A tout « prendre, le poëme épique dont nous venons de donner l'analyse est un des « meilleurs qui aient paru dans l'année. « Tel est le fleuve d'oubli qui emporte les épopées modernes. Le Léonidas do Glover, la Colombiade du poëte américain, les épopées italiennes de nos jours, sont déjà bien loin: laHen- riade ne passera pas de même ; elle a la marque d'une époque et d'un génie.

« Voltaire en avait fait le premier instrument de sa mission philoso- phique; il y avait employé la poésie, surtout à plaire à l'opinion; il y avait gravé, en beaux vers, des principes de liberté politique et religieuse. Ce qui faisait la nouveauté hardie de l'ouvrage en est encore la beauté sérieuse et dernière. »

Voltaire, jusqu'à la fin de sa vie, fut avant tout l'auteur de la Ilenriade. C'était son titre poétique. Lorsqu'il fit exécuter par un peintre genevois le tableau qui est encore à Ferney : le Triomphe de Voltaire, il y était repré- senté offrant sa Henriade à Apollon, en présence de ses ennemis fouettés par les Furies. Il fut préoccupé sans cesse d'assurer à cette œuvre capitale toutes les garanties de popularité durable que les arts réunis peuvent procurer. Il aurait voulu qu'elle fût exécutée môme eu tapisserie. « Vous allez donc, mon cher ami, écrit-il à l'abbé Moussinot, dans le royaume de M. Oudry ^ ? Je voudrais bien qu'un jour il voulut bien faire exécuter

1. La manufacture de Beauvais.

VI AVERTISSEMENT.

la Uenriade en tapisserie ; j'en achèterais une tenture : il me semble que le temple do l'Amour, l'assassinat do Guise, celui de Henri III par un moine, saint Louis montrant sa postérité à Henri IV, sont d'assez beaux sujets de dessin. Il ne tiendrait qu'au pinceau d'Oudr} d'immortaliser la Uenriade. 11 faut que vous fassiez encore cette affaire ^ »

Le 16 novembre il revient sur ce sujet : « Oudry est bien cher; mais, en faisant faire deux tentures, ne pourrait-on avoir meilleur marché ? Si M. de Richelieu me paye, il faudra mettre mon argent. Le visage de Henri IV et celui de Gabrielle d'Estrées en tapisserie ne feront pas mal. Les bons Fran(;ais voudront avoir de ces tapisseries-là, surtout si les bons Fran- çais sont riches. Je pourrais même en faire faire trois tentures. »

Le lendemain : « Si Boucher voulait venir travailler à Girey, dit-il. nous lui ferions faire cinq tableaux de la Henriade. Ensuite, quinze aunes de courre en'tapisserie coûteraient environ sept mille francs, et qainze cents francs ou deux mille francs pour le peintre. Le tout ne reviendrait peut-être pas à dix mille francs; mais nous en raisonnerons plus à fond. » Le 24 : « Je reviens aux tapisseries de la Henriade. Trente-cinq mille livres, c'est beaucoup. Il faudrait savoir ce que la tapisserie de Don Quichotte a été vendue. D'ailleurs je ne veux pas qu'on suive les estampes : il faut d'autres dessins. »

Voltaire n'y renonça pas sans peine. Il n'avait pas pris un moindre souci des estampes qui devaient orner la première édition de son poëme. Il avait lui-même indiqué à Coypel, à Detroy et à Galloche les illustrations à faire à la Henriade, alors en neuf chants :

{Coypel.)

« A la tête du poëme, Henri IV, au naturel, sur un trône de nuages, tenant Louis XV entre ses bras et lui montrant une Renommée qui tient une trompette sont attachées les armes de France :

Disce, puer, virtutem ex me verumquc laborem.

Enéide, XII, v. 435.

PREMIER CHANT.

(Galloche.)

Une armée en bataille ; Henri III et Henri IV s'entretenant à cheval à la tête des troupes; Paris dans l'éloignement; les soldats sur les remparts; un moine sur une tour, avec une trompette dans une main et un poignard dans l'autre.

DEUXIÈME CUAXT.

{Galloche.)

Une foule d'assassins et de mourants; un moine en capuchon, un prêtre en surplis, portant des croix et des épées; l'amiral de Goligny qu'on jette

1. Lettre du 12 avril 173G.

AVERTISSEMENT. vu

par la fenêtre; le Louvre, le roi, la reine mère et toute la famille royale sur un balcon, une foule de morts à leurs pieds.

TROISIEME CHANT.

(Deiroy.) Le duc de Guise au milieu de plusieurs assassins qui le poii,'nardent.

QUATRIÈME CHANT.

[Galloche.y

Le château de la Bastille dont la porte est ouverte ; on y fait entrer les membres du parlement deux à deux. Trois Furies, avec des habits semés de croix de Lorraine, sont portées dans les airs sur un char traîné par des dragons.

CINQUIÈME CHANT.

(Detroy.)

cques Clément, à genoux devant Henri III, lui perce le ventre d'un poignard; dans le lointain, Henri IV^, sur un trône, reçoit le serment de l'armée.

SIXIÈME CHANT '.

(Coypel.)

Henri IV armé, endormi au milieu du camp; saint Louis, sur un nuage, mettant ]a couronne sur la tète de Henri IV, et lui montrant un palais ouvert; le Temps, la faux à la main, est à la porte du palais, et une foule de héros dans le vestibule ouvert.

SEPTIÈME CHANT.

{Detroy.)

Une mêlée au milieu de laquelle un guerrier embrasse en pleurant le corps d'un ennemi qu'il vient de tuer; plus loin, Henri IV entouré de guer- riers désarmés, qui lui demandent grâce à genoux.

HUITIÈME CHANT.

(Coypel.)

L'Amour sur un trône, couché entre des fleurs, des Nymphes et des Furies autour de lui; la Discorde tenant deux flambeaux, la tète couverte- de serpents, parlant à l'Amour qui l'écoute en souriant; plus loin, un jardin on voit deux amants couchés sous un berceau; derrière eux un guerrier qui paraît plein d'indignation.

1. Voltaire ayant, dans l'édition de 1728, ajouté un sixième chant, le sixièm est devenu le septième, et ainsi jusqu'au neuvième, devenu le dixième.

vin AVERTISSEMENT.

NEUVIÈME CHANT.

{Galloche.)

Les remparts de Paris couverts d'une multitude de malheureux que la faim a desséchés, et qui ressemblent à des ombres; une divinité brillante qui conduit Henri IV par la main ; les portes de Paris par terre ; le peuple à genoux dans les rues '. »

Tout cela, par malheur, fut assez médiocrement exécuté. Il n'en était pas mains intéressant, il nous semble, de placer ces « idées de dessins » dans les préambules de laUcnriade, car elles font bien voiries traits essen- tiels que l'auteur voulait dès lors faire ressortir dans son poëme.

Louis MOLAND.

1. Lettre àTliieriot, du II septembre 1722.

AVERTISSEMENT

DE BEUCIIOT.

Voltaire lui-même dit* qu'il « commença la Henriade ii Saint-Ange-, cliez 31. de Caumartin, intendant des finances, après avoir fait Œdipe, et avant que cette pièce fût jouée ». On sait, par une note du Cominenlaire historiqîie, qxi Œdipe était achevé en 1713 ; mais cette tragédie ne fut jouée qu'en 1718. C'est donc dans cet intervalle de cinq ans que fut conçue la Henriade.

Voltaire, que ses parents, à son retour de Hollande, avaient forcé d'en- trer chez un procureur, fut bientôt dégoûté du métier; et M. de Caumartin obtint de son père la permission d'emmener à Saint-Ange le jeune Arouet. Le père de Caumartin, qui s'y trouva, avait, dans sa jeunesse, vécu avec des seigneurs de la cour de Henri IV et des amis de Sully. Les récits qu'il faisait à Voltaire eurent bientôt enflammé l'imagination du poëte, qui résolut d'être le chantre de Henri. C'est une tradition reçue, consacrée, que, pendant sa détention à la Bastille, en 1716, Voltaire composa le second ciiant de son poëme^.On peut donc faire remonter à 1715 l'idée première de la Henriade. L'auteur avait vingt et un ans.

11 était assez naturel de dédier le poëme au roi de France, qui était le cinquième descendant de Henri IV. Voltaire pouvait espérer que son ouvrage serait imprimé à l'Imprimerie royale. Il faisait graver des planches d'après ses idées et les dessins de Coypel, Galloche, et Detroye'*. La dédicace était, au moins en grande partie, rédigée, lorsqu'un refus inconcevable dérangea tous les projets du poëte. Ce qui de cette dédicace a échappé à la destruction n'a ét(' publié qu'en 1821. Ce n'est qu'un fragment, mais il est étendu. I! ne [leut être mis à la tête d'une édition, mais je dois le conserver comme monument. Le voici :

« Sire, tout ouvrage oii il est parlé des grandes actions de Henri IV doit être offert à Votre Majesté. C'est le sang de ce héros qui coule dans vos

1. Commentaire historique sur les OEuvrcs de l'auteur de la Henriade.

2. Château à trois lieues de Fontainebleau.

3. Voyez YÉloge de Voltaire, par le roi de Prusse.

4. Lettre à Thieriot, du 11 septemljre 1722.

8. La Henriade. 1

2 AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.

veines. Vous nèles roi que parce qu'il a été un grand homme, et la France, qui vous souhaite autant de vertus et plus de bonheur qu'à lui, se flatte que le jour et le trône que vous lui devez vous engageront à l'imiter.

« Henri IV était, de l'aveu de toates les nations, le meilleur prince, le maître le plus doux, le plus intrépide capitaine, le plus sage politique de son siècle. Il conquit son royaume à force de vaincre et de pardonner. Après plus de cent combats sanglants et plus de deux cents sièges, il se vit enfin maître de la France, mais. de la France désolée et épuisée d'hommes et d'argent; les campagnes étaient incultes, les villes désertes, les peuples misé- rables. Henri IV en peu d'années repara tant de ruines; et parce qu'il était juste et qu'il savait choisir de bons ministres, il rétablit l'ordre dans l'État et dans les finances; il sut en même temps enrichir son épargne et ses peuples.

« Heureux d'avoir connu l'adversité, il compatissait aux malheurs des hommes, et il modérait les rigueurs du commandement que lui-même il avait ressenties.

« Les autres rois ont des courtisans, il avait des amis; son cœur était plein de tendresse pour ses vrais serviteurs. Il écrivit au fameux Duplessis- Mornay, qui avait reçu un outrage: « Comme votre roi, je vous ferai justice; « et comme votre ami, je vous offre mon épée. » Plusieurs Français gardent avec un respect religieux quelques lettres écrites de sa main, monument de sa justice et de sa bonté. Une à M. de Caumartin, depuis garde des sceaux, commençait par ces mots: Euge^^ serve hone et fidelis; quia supra pauca fuisti fidelis, supra mulla le consliluam. « Courage, bon et fidèle serviteur ; a puisque vous m'avez bien servi dans les petites choses, je vous en con- te fierai de plus importantes. »

(( Tout le monde connaît celle qu'il écrivit au duc de Sully au sujet des habitants des vallées de la Loire, ruinés par les débordements de cette rivière :

« Pour ce qui touche la ruine des eaux. Dieu m'a donné mes sujets pour « les conserver comme mes enfants; que mon conseil les traite avec charité. « Les aumônes sont agréables à Dieu, particulièrement en cet accident; j'en « sentirois ma conscience chargée ; que l'on les secoure de tout ce qu'on « jugera que je le pourrai faire. »

« Ce roi, qui aimait véritablement ses sujets, ne regarda jamais leurs plaintes comme des séditions, ni les remontrances des magistrats comme des attentats à l'autorité souveraine. Quelquefois son conseil prit des moyens odieux pour rétablir les finances. On créa des impôts qui firent soulever les peuples. Henri IV réprima doucement les séditieux, il rétablit ces impôts pour marquer son pouvoir, et les révoqua presque en même temps pour signaler sa bonté. Les députés des villes oij les séditions s'étaient allumées vinrent se jeter aux pieds du roi, dans la crainte qu'on ne fît bâtir des cita- delles dans leurs villes : « Je n'en veux point avoir d'autres, reprit le roi, « que le cœur de mes sujets. »

(T Ce fut à peu près dans une pareille occurrence que l'un des plus sages

1. Matthieu, xxv, 21. Saint Luc, xix, 17, se sert d'autres termes.

AVERTISSEMENT DE BEUGIIOT. 3

et des plus verluoux magistrats que la France ait jamais eus, Miron, lieu- tenant civil et prévôt des marchands, fit au roi des remontrances hardies au sujet des rentes de l'hôtel de ville, dont on voulait faire une recherche pré- judiciable à l'intérêt et au repos des familles ; les paroles de Miron, qui n'étaient que fortes, parurent séditieuses aux courtisans. Plusieurs conseil- lèrent au roi de le faire enfermer à la Bastille. Au premier bruit de ces con- seils violents, le peuple, qui idolâtrait Miron, et qui n'avait pas encore perdu cette audace et cette impétuosité que donnent les guerres civiles, accourut en foule à la porte de ce magistrat. 11 fit retirer la populace avec sagesse, et vint se présenter à Henri IV, plein d'une confiance que lui donnaient sa vertu et celle de son maître. Quand il parut devant le roi, il n'en reçut que des éloges. Le prince approuva sa fidélité et la hardiesse de son zèle. «Vous « avez voulu, dit-il, être le martyr du public, mais je ne veux point en être « le persécuteur. » Il fit plus, il révoqua son édit, et apprit aux rois, par cet exemple, qu'ils ne sont jamais si grands que lorsqu'ils avouent qu'ils se sont trompés. Le dirai-je, sire? oui, la vérité me l'ordonne; c'est une chose bien honteuse pour les rois que cet étonnement où. nous sommes quand ils aiment sincèrement le bonheur de leurs peuples. Puissiez-vous un jour nous accoutumer à regarder en vous cette vertu comme un apanage insé[)arable de votre couronne ! Ce fut cet amour véritable de Henri IV pour la France qui le fit enfin adorer de ses sujets.

« Les cœurs que l'esprit de la Ligue avait endurcis s'attendrirent ; ceux qui s'étaient le plus opposés à sa grandeur n'en désiraient plus que l'affer- missement et la durée. Dans ce haut degré de gloire, il allait changer la face de l'Europe; il partait à la tête d'une armée formidable^; on allait voir éclore un dessein inouï que seul il avait pu former, et qu'il était seul capable d'exécuter, lorsqu'au milieu de ces préparatifs et sous les arcs de triomphe préparés pour son épouse il fut assassiné.

« A ces paroles, qui furent en un moment portées dans tout Paris : Le roi est mort! la consternation saisit tous les cœurs, on n'entendit que des cris et des gémissements; on s'embrassait en versant des larmes. Les vieillards disaient à leurs enfants : « Vous avez perdu votre père. » Vous le savez, sire, ce ne sont point des exagérations, c'est l'exacte peinture de la douleur que sa mort fit sentir à la France.

« Vous êtes né, sire, ce que Henri le Grand devint par son courage. Ce trône qu'il conquit à quarante ans, dont il trouva les fondements ébranlés et teints du sang des Français, la nature vous l'a donné dans votre enfance, glorieux et paisible. Les cœurs des Français que ses vertus forcèrent si tard à l'aimer, vous les possédez dès votre berceau. Vos yeux ne se sont ouverts que pour voir des hommes pénétrés pour vous d'une tendresse respectueuse; que dis-je, la France vous adore ! «

Il paraît que les difficultés vinrent de la censure-. Mais le poëme était

1. Voyez le chapitre ci.xxiv de l'Essai sur les mœurs.

2. Page IX de l'Avertissement de l'éditeur des Pièces inédites de Voltaire, 18'21, in-S".

4 AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.

di'jà connu. L'auteur en faisait des lectures chez le président des Maisons et recueillait les observations des personnes qui y assistaient, et parmi les- quelles était le président Ilénault. Un jour, fatigué des critiques vétilleuses ((u'il essuvait, Yoltaire jette au feu le manuscrit et dit à ses juges : « Il n'est donc bon qu'à être brûlé. »

Duvernet, qui dit tenir l'anecdote du président Hénault lui-même, ajoute' que le président s'élance à la cheminée et dérobe la Henriade aux flammes. Aussi écrivait-il longtemps après à Voltaire: « Souvenez-vous que pour l'ar- racher au feu il m'en a coûté une paire de manchettes de dentelle. »

Près de cent ans après avoir été refusée par Louis XV, ou du moins en son nom, la Henriade eut une destinée bien différente. Lorsqu'on 1818 on rétablit sur le terre-plein du Pont-Neuf une statue de Henri IV, on ne trouva rien de mieux à mettre dans le ventre du cheval qu'un exemplaire de cette même Henriade-.

Dans un voyage qu'il fit à La Haye en octobre 1722, Voltaire proposa son ouvrage au libraire Levier, qui l'annonça par souscription. L'édition devait être in-i" et ornée des gravures faites sous les yeux de Voltaire, et dont j'ai déjà parlé. Le titre était Henri IV, ou la Ligue, poëme héroïque. La souscription devait être fermée le 31 mars 1723^ L'affaire fut rompue, et le libraire rendit l'argent aux souscripteurs.

Rebuté pour ainsi dire de tous côtés. Voltaire, qui n'avait pas fait un poëme pour le garder en portefeuille, se décida à le faire imprimer clandes- tinement. Sa correspondance * nous apprend que l'édition fut faite à Rouen, par Viret, libraire. Ce ne peut être que l'édition in-8" intitulée la Ligue, ou IJejiri le Grand, poëme épique, par M. de Voltaire, à Genève, chez Mokpap, MDCcxxiii, in-8" de viij et 231 pages. L'ouvrage est en neuf chants; et il y a quelques lacunes qui sont remplies par des points ou par des étoiles.

L'année suivante parut une édition in-12 sous le même titre. On croit ([u'elle fut faite à Évreux^, quoiqu'elle porte l'adresse d'Amsterdam. Desfon- tiiines, qui en fut l'éditeur, avoua à Michault'^ avoir rempli à sa fantaisie des lacunes de V édition précédente, et avoir ajouté ces deux vers signalés par Voltaire :

En dépit des Pradons, des Perraults, des H*** (Houdarts), On verra le bon goût fleurir de toutes parts.

Mciis toutes les lacunes n'étaient pas remplies dans l'édition de Desfontaines.

1. \k de Voltaire, édition de 1797, cliap. vi, page 58.

2. C'est dans la troisième des quatre boîtes mises dans le corps de la statue équestre qu'est placé un exemplaire, sur vélin, en deux volumes in-S", d'une édi- tion de la Henriade, imprimée à Kehl.

3. Mercure, novembre 1722, tome II, page 134.

4. Lettre à M"'" de Bernières, du 20 décembre 1723 ; à Thleriot, du 20 juillet 1724.

5. C'est ce qui est dit dans une note à la suite de la première variante du chant V; note que je crois de Voltaire; voyez page 59.

C. Mélanges historiques et philologiques de Michault, t. I, p. 159.

AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. 5

C'est aussi on 1724 que parut une autre édition petit in-S", portant les mêmes titre et adresse que l'édition de 4723, à laquelle elle est conforme pour le texte comme pour les lacunes.

Ces trois éditions étaient connues de Voltaire, qui les cite dans une note^ il répond à l'abbé Sabatier (jui l'accusait d'avoir, pour la Henriade, pillé le Clovis de Saint-Didier, dont la première édition n'est que de 1725.

L'auteur étant à Londres en 4727, y annonça une souscription pour une édition in-4'' de la HeiuHade, et il eut beaucoup à se louer de la générosité anglaise. Peu après son arrivée en Angleterre, le juif Acosta lui fit ban- queroute de vingt mille francs-. Le roi d'Angleterre, instruit de ce malheur, envova deux mille écus à Voltaire^. On porte à cent cinquante mille livres le produit de la souscription: ce fut une des premières sources de sa fortune'*.

Sur le refus du roi de France, ce fut à la reine d'Angleterre que la ffen- riade fut dédiée. Cette dédicace en anglais ne fut pas reproduite dans les éditions des Œuvres de Voltaire; mais Marmontel la comprit, ainsi que la traduction par Lenglet-Dufresnoy, dans la préface qu'il composa, en 474(i, pour la Henriade^ et que j'ai reproduite ii l'exemple de mes prédécesseurs.

L'édition in-4'', ornée des gravures que l'auteur avait fait exécuter, porte la date de 1728 et le titre de la Henriade, de M. de Voltaire. Mais son prix n'étant pas à la portée de tout le monde, Voltaire autorisa un libraire de Londres à en publier une dans le format in-S", qui parut sous le même millé- sime. On imprima à la suite des Pensées sur la Henriade.

Une autre édition parut encore en 1728 en Hollande. Les Pensées v sont reproduites, mais sous le titre de Critique de la Henriade^. Elles ne sont pas dans une édition de 1729.

Une édition avouée par l'auteur parut, en 1730, in-S". Un grand nombre de notes y furent ajoutées.

C'est dans l'édition de 1 732 (|ue Voltaire corrigea la traduction que Desfon- taines avait faite de l'Essai sur la poésie épique, ouvrage que l'auteur refit en français pour l'édition de 1733. Cette édition de 1733 est la première qui donne des variantes, qui toutefois ne sont qu'au nombre de deux, aux chants IV et VIL

L'édition de 1734 n'est que la réimpression de celle de 1733.

1. Du treizième article de sou Fragment sur l'Histoire générale, article inti- tule Défense de Louis XIV contre les Annales politiques de l'abbé de Saint-Pierre.

2. Un Chrétien contre six Juifs, addition à la A7'' Niaiserie.

3. Prtiface de la Henriade dans le tome P"" des OEuvres diverses, 1746, six volumes in-12.

4. Thieriot avait reçu en France le montant de cent ou tout au moins de quatre- vingts exemplaires que Voltaire eut à rembourser; voyez les lettres à d'Argental, (lu 18 janvier 1739; à Destouclies, du 3 décembre 1744.

5. Un exemplaire de cette édition de Hollande étant tombe dans les mains de Voltaire, il mit à la marge de la Critique des réponses et observations. M. Fre- nieau, possesseur de cet exemplaire en 1820, donna une réimpression de l'édi- tion de 1728, texte et critique, en ajoutant les remarques ou réponses marginales de Voltaire, jusqu'alors inédites; voyez ci-après, page 364.

r. AVERTISSEMENT DE BEUCIIOT.

G'ost à Linant que l'on doit l'odition de 1737, dont il fit la préface. Oueliiues notes encore lurent ajoutées à cette édition, la [)remiére ail paru la Lettre de Cocclii, traduite par le baron Elderclien.

Dans l'édition des Œuvres de Voltaire, '1738-39, «piatro volumes in-8", on suivit pour la llenriade le texte de '1737; mais une note fut ajoutée sur le vers 1 97 du chant VI.

11 est évident que l'édition des Œuvres, faite en '1739, avait été entre- prise à l'insu de l'auteur; car Y Essai sur la poésie épique y est conforme à la traduction de l'abbé Desfontaines, et non au texte refait par Voltaire dès 1733.

En '1741^ ou du moins sous cette date, fut émise la Henriade de M. de Voltaire avec des remarques et les différences qui se trouvent dans les diverses éditions de ce poème, Londres in-4''. Ce n'est point une nouvelle édition, mais tout simplement l'édition de '1728, qu'on rajeunit au moyen d'un nouveau titre, et en ajoutant: -l" en i^ia \x\\ Avertissement du libraire, la Préface de Linant (de 'I737J, et quelques autres pièces préliminaires; 2" à la fin du dernier chant, les arguments, notes, et variantes. Le travail des variantes est très-incomplet. Quant aux remarques, l'éditeur les a tantôt réduites, tantôt étendues. Quelquefois même la rédaction de Voltaire a été mise de côté.

Voltaire dit^ que cette édition fut donnée par Gandouin, libraire à Paris, et c}<ie c'était l'abbé Lenglet-Dufresnoy qui avait recueilli les variantes. 11 est à remarquer que Michault, auteur des Mémoires pour servir à l'His- toire de la Vie et des ouvrages de M. l'abbé Lenglet-Dufresnoy , 1761, .in-12, ne fait aucune mention de ce travail.

En ne parlant que des éditions qui méritent quelque attention, je ne dois point passer sous silence l'édition de la Henriade qui forme le tome I" des Œuvres, '1746, six volumes in-'12. Elle contient, au chant VII, la noté sur Colbert, et celle qu'on appelle la note des damnés, parce qu'elle donne un calcul sur le nombre des damnés. La nouvelle préface, composée pour cette édition, est intéressante. Dans quelques notes (pages 316, 344, 359, 360, 367, 371, 379, 381, 385, 388) sont réfutées des remarques de Lenglet- Dufresnoy.

C'est pour une édition séparée de la Henriade, 1746, deux volumes in-12, que Marmontel composa une préface qu'on a presque toujours réim- primée avec la Henriade. L'édition de Marmontel a aussi la note des dam- nés. Mais la rédaction définitive de cette note est de 1748, dans l'édition in-1 2 d'Amsterdam (Rouen), qu'il ne faut pas confondre avec l'édition de Dresde de la même année, qui ne contient aucune des deux versions de la note sur les damnés, et qui a pourtant les notes réfutatives des remarques de Lenglet-Dufresnoy.

Les éditions qui suivirent ne présentent que quelques corrections.

En 1769, il circula des exemplaires d'une édition intitulée la Henriade, avec des remarques, à Ilenrichemont et à Bidache Toulouse), 1769, in-12. Les remarques sont de La Beaumelle, qui, non content de critiquer

1. Lettre à Kœnig, juin 1753.

AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. 7

l'ouvrage, en refait des passages. Voltaire fit saisir l'édition. Il en avait le droit, puisque c'était une réimpression entière de son poëme. Mais elle no fut pas détruite. On la rendit, en 1793, aux héritiers, qui en firent une nou- velle publication en 4803. Dans VAvis du libraire on se récrie contre la saisie faite en 1769. Je possède un exemplaire avec le frontispice de 1769, et un avec celui de 1803. La saisie de 1769 n'effraya pas Fréron, qui, six ans après, mit au jour un Commentaire sur la Henriade^ par feu M. de La Beaumelle, revu et corrigé par M. F. (Fréron), 1775, un volume in-i", ou deux volumes in-8°. François de Neufchàteau proposait * d'inten- ter un procès à Fréron. Voltaire combattit ce projet-.

A quelques corrections près, les volumes publiés par Fréron sont une réimpression du volume de 1769. Ils contiennent /a //e?»^^^^ tout entière et en corps d'ouvrage. Le Cofnmentaire est au bas des pages.

Cinq ans après on vit paraître la Henriadej, avec la réponse de M. B. (Bidaut) à chacune des principales objections du Co7n?nentaire de La Beaumelle, 1780, un volume in-12 ; sur le faux titre du volume on lit : la Henriade vengée.

Voltaire était mort depuis deux ans. Les presses ne cessaient pas et n'ont pas cessé depuis de multiplier les exemplaires de la Henriade en divers formats, mais presque toujours sans aucun nouveau travail d'éditeur.

Palissot publia, en 1784, une édition in-8'', dans laquelle il a introduit plusieurs versions nouvelles qu'il dit tenir la plupart de Voltaire, mais sans le prouver.

Le travail de Jean Sivrac, qui donna à Londres, en 1795, une édition in-18, se borne à avoir réduit les notes de Voltaire comme celles de ses éditeurs.

C'est à Sardy de Beaufort que l'on doit la Ueiiriade, avec des noies et des observations critiques dédiées à la jeunesse, par M. ***, ancien offi- cier, Avignon, Aubanel, 1809, in-18,

La Henriade, poëme auquel sont joints les passages des auteurs anciens et modernes qui présentent des points de comparaison; édition classique, par un professeur de l'Académie de Paris, Paris, Duponcet. 1813, in-18, est le travail de M. Naudet, membre de l'Institut.

C'est par exception et comme chef-d'œuvre typographique que je men- tionne la Henriade, poème de Voltaire, Paris, P. Didot aîné, 1819, in-folio, tiré à 12b exemplaires. Il n'y a aucun travail d'éditeur.

Quoique portant la même date de 1819, ce ne fut qu'en 1823 que fut mise au jour la Henriade, poëme épique en dix chants, Paris, F. Didot, petit in-folio. M. Daunou a donné des soins à celte édition, à laquelle il a ajouté des notes critiques et littéraires.

Par la publication de la Henriade, avec des remarques de Clémoit, etc., Paris, Ponthieu, 1823, in-8°, M. Lepan s'est acquis de nouveaux droits à être placé parmi les éditeurs qui dénigrent les auteurs qu'ils réimpriment.

1. Lettre de d'Alembcrt, du 18 auguste 1775.

2. Lettre à d'Alcmbert, 24 auguste 1775.

8 AVERTISSEMENT DE BEUGHOT.

La inêine année 1823, M. Fontanier fit imprimer à Rouen la Henriade, avec un commentaire classique, un volume in-S".

Dans r('dilion publiée à Nantes, 4 826, in-12, M. l'abbé Bernier annonce avoir corrigé ou supprimé quelques vers aonlraires à la saine doctrine et aux bonnes mœurs.

Les innombrables éditions de la Henriade prouvent un succès que con- firment encore les nombreux écrits dont elle a été le sujet. Je ne parlerai que de quelques-uns.

Les Réflexions critiques sur un poème intitulé la Ligue, etc., 1724, in-8°, eurent deux éditions en 1724. On les attribue à Bonneval.

Une Lettre critique, ou Parallèle des trois poèmes épiques anciens, savoir : l'Iliade, l'Odyssée d'Hotnère, et l'Enéide de Virgile, avec le poème nouveau intitulé la Ligue, ou Henri le Grand, poëme épique par M. de Voltaire, à mademoiselle Del..., Paris, Legras, 1724, in-8° de seize pages, est d'un nommé Bellecliaume, qui avait publié une Réponse à l'Apologie du nouvel Œdipe, 1719, 10-8°, et qui donna encore une 5eco«ofe Lettre et Critique générale, ou Parallèle des trois poèmes épiques anciens, l'Iliade et l'Odyssée d'Hotnère, et l'Enéide de Virgile, avec le nouveau prétendu poème épique itilitulé la Ligue, ou Henri le Grand, à mademoi- selle Del.,., 1724, in-8" de quarante-six pages.

L'Apologie de M. de Voltaire adressée à lui-même, 1723, in-8", fut réimprimée dans la Bibliothèque française, tome VII, pages 239-280. A. -A. Barbier, d'après Chaudon, attribue cette critique de la Henriade à l'abbé Pellegrin, se fondant sur ce qu'il est dit à la fin de la pièce : « Celui qui vous adresse cette Apologie est l'auteur de la comédie du Nouveau Monde. » Mais c'est un détour du véritable auteur, l'abbé Desfontaines, qui perfidement cite les vers qu'il avait ajoutés sur les Pradons, les Perraulls, les Houdarts. Les éditeurs de la Bibliothèque française disent nettement, page 237 : « Cette pièce est de l'abbé D. F. »

Le titre des Lettres critiques sur la Henriade de M. de Voltaire, 1728, in-8'' de cinquante pages, annonçait que l'auteur avait le projet de publier plusieurs lettres. Mais il n'en a paru qu'une qui contient la critique du premier chant. Elle est de Saint-Hyacinthe, et a été réimprimée dans la Bibliothèque française, tome XII, pages 104-15, et n'a rien de commun avec la Critique de la Henriade (en neuf lettres), qu'on trouve dans le Voltariana.

Des Pensées sur la Henriade (Londres), 1728, in-8", ont été réimpri- mées sous un autre titre dans les éditions de la Haye, 1728, et de Paris, 1826.

Le Jouriial de Trévoux, de juin 1731, contient une critique de la Hen- riade. La Bruère y répondit par une Lettre sur la Henriade, qui fut insé- rée au Mercure de décembre 1731.

Les Remarques historiques, politiques, mythologiques, et critiques

sur la Henriade de M. de Voltaire, par le P. L (Lebrun), la Ha\c, 1741,

un volume in-8" de près de doux cent cinquante pages, auraient pu aussi être appelées théologiques ; car il y en a un assez grand nombre de cette

AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. 9

ospèco. Lebrun Ptait calviniste, à en juger par ce qu'il dit des vers 241 et 242 du chant ^^ Il n'est pas le seul sectaire qui ait condamné la Ilen- riade. Dans la seconde édition, donnée par le P. Colonia, de la Bibliothèque janséniste, pâtre 156, est comprise la Ligue, ou Henri le Graiid, poème épique, auquel, par faute d'impression, on donna la date de 1713. Ce qui n'est pas moins singulier, c'est que, dans la quatrième édition que donna le P. Patouillet, sous le litre de Dictionnaire des livres jansénistes ou qui favorisent le jansénisme, 1752, quatre volumes in- 12, on ne retrouve plus le poëuie de Voltaire qui, certes, ne s'était pas amendé.

Le Parallèle de la Ilenrinde et du Lutrin (par Batteux), 174G, in-12, est tout à l'avantage du Lutrin.

Des Observations critiques sur le premier chant de ta Ilenriade furent imprimées dans le Conservateur, octobre 1758, pages 132-170.

Les sixième, septième, et Imitième lettres de Clément à Voltaire, publiées en 1775 et 1776, sont consacrées à la Henriade.

Un Examen critique de la Henriade parut dans le Conservateur déca- daire des principes républicains et de la morale publique, journal qui se publiait à Paris en 1794, et dont la collection forme deux volumes in-8°. Cet Examoi est des citoyens Denis, Drobecq, Boucheseiche, et La Chapelle.

Onze ans après on imprima la Philosophie de la Henriade, ou Sup- plément nécessaire aux divers jugements qui en ont été portés, surto%it à celui de M. de Laharpe, pur M. T. (Tabaraud), ancien supérieur de l'Oratoire, 1805, in-8", dont une nouvelle édition augmentée est de 1824.

Les tragédies de Voltaire furent pre.sque toutes parodiées à l'instant de leur apparition. Ce ne fut que vingt-deux ans après la première édition de la Ligue (ou Henriade) qu'on vit paraître la Henriade travestie en vers burlesques (par Fongeret de Montbron), Berlin (Pari.s), 1745, in-12, plusieurs fois réimprimé. L'auteur désavoua une édition de Rouen, avec des variantes qui ne sont pas de lui; voyez VAyinée littéraire, 1756, tome P'", page 356.

L'ouvrage de Montbron, dont on a retenu quelques traits, ne pouvait être parodié, mais il a été traduit dans un des patois de la France, sous ce titre : la Henriade de Voltaire mise en vers burlesques auvergnats, imi- tés de ceux de la Henriade travestie de Marivaux, suivie du quatrième livre de l'Enéide de Virgile, 1798, in-18. Le traducteur auvergnat se trompe ([uand il attribue la Henriade travestie à Marivaux, qui a fait Y Homère travesti, ou l'Iliade en vers burlesques, 1716, deux volumes in-12.

Dans une note à la fin de la seconde partie du Supplément au Siècle de Louis XIV, in-12. Voltaire dit qu'un auteur s'est avisé « de faire un poëme épique de Cartouche et de parodier la Henriade sur un si vil sujet ». L'amour-propre d'auteur a entraîné Voltaire un peu trop loin. Le comédien Grandval père, auteur de le Vice puni, ou Cartouche, poème (en douze chants), 1725, in-8°, nouvelle édition, 1726, in-S», y parodie quelques vers de Corneille, de Molière, de Boileau, de Racine, et de Voltaire ^ Il n'y avait pas, ce me semble, motif de se fi'icher d'être en si bonne compagnie.

1. Non-seulement de la Henriade, mais aussi d'OEdipe.

iO AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.

Les centons en français ne sont pas nombreux. Il en existe un intitulé le Siège de Paris et les vers de la Henriade de Voltaire distribués en une tragédie eyi cinq actes, terminée par le couronnement de Henri IV ; par l'auteur rf'Eulalie, aie des Préférences amoureuses, drame e?i cinq actes et en prose (feu Bohaire Dutheil), la Haye, et Paris, 1780, in-8° de qua- rante pages.

Avant Voltaire on avait chanté Henri IV en latin, en italien, et même en français. Claude Quillet, auteur de la Callipédie, avait composé une llenri- cias. Ce poërae latin était en douze chants ; il n'a point été imprimé ; le manuscrit était dans la bibliothèque du cardinal d'Estrées.

Jules Malmignati, poëte du dix-septième siècle, avait fait imprimer l'Enrico, ovvero Francia conquistata, poema eroico, Venise, 1623, in-8°. Villoison a, dans le Magasin encyclopédique, cinquième année, tome I", page 299, domné une notice de ce rare ouvrage. Le poëme italien est en vingt-deux chants. « Ce qu'il y a de plus remarquable dans le poëme de Malmignati, c'est que (chant VI, pages 129 et suivantes) Henri IV est enlevé au ciel, dans un char de feu, pendant la nuit, et y voit les places destinées aux princes chrétiens, et (chant XXII, pages 468 et suivantes) saint Louis lui apparaît et l'exhorte à embrasser la religion catholique; Henri se rend à ses instances; et le dénoiiment de la Henriade de Malmignati est le même que celui de la Henriade de Voltaire, qui lui est postérieure d'un siècle. » L'abjuration de Henri IV est un fait qui devait naturellement être la conclu- sion d'un poëme sur Henri. Le rapport qu'il y a entre les sixièmes chants des poëmes de Malmignati et de Voltaire prouve que tous deux avaient lu l'Enéide-, la source appartenait à l'un et à l'autre.

Sébastian Garnier, contemporain de Henri IV, avait publié, en 1593 et 1594, les huit derniers et les deux premiers chants d'un poëme de sa façon, intitulé la Henriade, qui devait avoir seize chants. Ce livre était telle- ment oublié fje pourrais dire inconnu) qu'il n'en est pas fait mention dans la première édition de la Bibliothèque historique de la France du P. Lelong, et que, dans la seconde édition de ce grand travail bibliographique, on ne parle que des huit derniers chants. Le succès de la Henrïade de Voltaire donna l'idée de réimprimer la Henriade et la Loyssée de Sébastian Gar- nier en un volume in-S". Ce fut en 1770 que, pour me servir des expressions de Voltaire dans une autre occasion, la nouvelle édition parut et disparut.

Ce n'est pas pour lutter avec Voltaire que M. Maizony de Laui-éal a composé la Petite Henriade, ou l'Enfance de Henri IV, poème en trois chants, 1824, in-18. « Le sujet de cette composition, dit l'auteur, est l'enfance et l'éducation de Henri IV. » Les vers sont alternativement de dix et de douze syllabes, ce qui est une nouveauté; les rimes ne sont pas croisées.

Plus ambitieux, l'abbé Aillaud, mort à la fin de 1826, avait fait impri- mer la Nouvelle Henriade, poème héroïque en douze chants, Montau- ban, 1826, in-S" de trente pages, ne contenant que le premier chant. La mort de l'auteur n'est peut-être pas la seule cause de l'interruption de l'im- pression. Dans les Observations sur la Henriade, qui forment la préface de

AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. H

son poëme, Aillaud déclare avec franchise, que si ce poëme (celui de Vol- taire), sous les rapports de la versification, doit être placé presque à côté de ceux de Virgile et du Tasse, ce même poëme doit descendre au dernier rang des épopées avouées par le public, sous les rapports qui constituent l'invention, le grand poëte, l'homme de génie.

Le Blanc de Guillet^ auteur de la tragédie de Manco Capac, à Mar- seille en '1730, mort le 2 juillet 1799, a laissé en manuscrit la moitié d'un poëme sur la Ligue. Je n'en connais aucun morceau d'imprimé.

L'abbé Caux de Cappeval essaya le premirr de traduire, en vers latins, la Uenriade. Il fit, en 1746, imprimer dans le Mercure, second volume de juin, sa traduction des quatre-vingts premiers vers du premier chant. Le traducteur fit annoncer le projet d'imprimer son livre en 1756; et Fréron en parla avec éloge ^, Cependant, treize ans après, aucun libraire n'avait encore voulu se charger de l'impression -. La première édition ne parut qu'en 1772; la troisième est de 1777.

Une autre traduction, en vers latins, par L. B., fut publiée à Toulouse vers 1811, en un volume in-12.

Quelques passages seulement ont été aussi traduits. Le P. Alexandre Vie], en 1736, mort en 1821, a donné Henriados liber octavus, in-S" de quarante-neuf pages, sans date, nom de ville, ni d'imprimeur, ni même d'auteur, mais réimprimée dans ses Miscellanea gallico-latina^ 1816, in-12.

Une traduction de la famine de Paris (chant X) a été imprimée dans VApis romana, 1 du tome II, mai 1822.

C'est une entreprise si vaste qu'une édition complète des Œuvres de Voltaire, qu'il m'a été impossible de me livrer aux recherches qu'il fau- drait faire pour d;'Couvrir toutes les traductions en diverses langues.

La Enriade tradotta in italiano in versi sciolti da Paniasse Cabi- riano /îorenlino, 1739, in-S", est le travail de Nenci, qui l'a publié sous son nom d'académicien des arcadi.

Un premier chant de la Henriadej traduit en italien, est imprimé à la suite des Elégie scelle di Tibullo, Lucques, 174o, in-4°.

La bibliothèque de Bergame possède le manuscrit d'une traduction italienne en vers blancs, par Marenzi, à qui Voltaire écrivit le 12 fé- vrier 1770.

Vers le même temps, M. de La Tourette avait envoyé à Voltaire le manus- crit d'une traduction par le chevalier de Ceretesi.

Deux ans après pai-ut F Enriade, poeina eroico del signor de Voltaire, tradotto in versi ilaliani del signor Anligono de Villa, prof essore d'ana- toniia e belle leltere neW academia di Berlino, Neufchàtel, 1772, in-S".

Le 9 décembre 1774, Voltaire écrivit au comte de Medini pour le remer- cier de l'envoi de sa traduction italienne de la Henriade.

On a, en 1816, imprimé une traduction en vers blancs, par Michel Bolaffi.

1. Année littéraire, 1756, tome VIII, pages 330-37.

2. Mercure, 17G9, second volume d'octobre, page 97.

12 AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.

Dans sa Préface de la Ilenriade, Marmontel cite Ortolani comme tra- ducteur italien de cliants de ce poëme.

Marmontel parle aussi d'une traduction en vers anglais, par Lockman.

Les deux premiers chants d'une autre traduction dans la môme langue. |)ar un citoyen de la Caroline, ont été imprimés à New-York en 4823.

Une traduction en vers espagnols, par D. Joseph-Joachim Virues y Espi- nola, a paru à Madrid, 1823, in-8°. Je ne sais si c'est la même traduction qui a été imprimée à Perpignan, I82G, in- 16, avec les initiales D. J. de V. y E. y D. A. L. y J.

Il existe deux traductio:.-; hollandaises : l'une, par Klinkhamer, est de 1742; l'autre, par Feitama, ne vit le jour qu'en 1753.

On compte aussi, au moins, deux traductions allemandes : l'une, par le libraire Schraembl. mort en 1803; l'autre, par F. Hermès, imprimée à Berlin. •1824, in-8".

La traduction hongroise, par Joseph Petzcli, a été publiée à Gyorben. 1792, in-8°.

Frédéric, n'étant encore que prince royal, avait projeté de faire graver la Henriude à Londres; ennuyé des lenteurs du graveur, il prit le parti de la faire imprimer avec des caractères d'argenté Mais, étant bientôt monté sur le trône, il oublia ce projet. Il avait cependant composé, pour cette édi- tion, un Avant-propos qui ne vit le jour qu'en I7o6.En mettant tel Avant- propos en tête de la Henriade, on mettait à la suite la Préface de Mar- montel, qui est de 1 746. J'ai placé ces préfaces dans leur ordre de publication.

Les notes, et surtout les variantes, sont considérablement augmentées dans cette édition. Le mérite en est à M, Thomas, qui m'avait communiqué un grand travail sur la Pucelle, et qui m'en a envoyé un plus grand encore sur la Henriade.

Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet et Decroix; Condorcet est seul auteur de la note sur Colbert à l'occasion du vers 349 du chant VIL Mais en général il est rigoureusement impossible de faire la part de chacun des éditeurs de Kehl.

Les additions que j'ai faites à diverses des notes de Voltaire ou des édi- teurs de Kehl en sont séparées par un , et sont, comme mes notes, signées de l'initiale de mon nom. Je n'ai mis ma signature qu'à quelques-unes des notes nouvelles, dont je devais prendre la responsabilité. Presque toutes les autres qui n'ont point de signature (par exemple les notes des pages 23o, 236, et 4 et 3 de la page 246) sont le résultat des nombreuses et utiles recherches de M. Thomas. Je n'ai eu qu'à les vérifier et reporter surl'exem- plaiie qui a servi pour l'impression.

3 mars 1834. \. Lettre de Frédéric, du 18 mai 1740.

PREFACE'

POUR LA HENRÏADE

PAR

M. DE ]\IARM0NTEL-.

On ne se lasse point de réimprimer les ouvrages que le public ne se lasse point de relire; et le public relit toujours avec un nouveau plaisir ceux qui_ connue la Ilenriade, ayant d'abord mérité son estime, ne cessent de se per- loctionner sous les mains de leurs auteurs.

Ce poëme, si différent dans sa naissance de ce qu'il est aujourd'hui, parut l»our la première fois en 1723, imprimé à Londres sous le titre de la Ligue '. M. (le Voltaire ne put donner ses soins à cette édition : aussi est-elle rem- |>lie de fautes, de transpositions, et de lacunes considérables.

L'abbé Desfontaines en donna, peu de temps après, une édition ùÉvreux, aussi imparfaite que la première, avec cette différence qu'il glissa dans les vides quelques vers de sa façon, tels que ceux-ci, il est aisé de recon- naître un tel écrivain :

Et malgré les Perraults, et malgré les Houdarts, L'on verra le bon goût naître de toutes parts.

( Chant VI de son édition. )

En 1726*. on en fit une édition à Londres, sous le titre de la Ilenriade,

\. Publiée pour la première fois en 174G.

2. Marmontel, en 1719 à Bort, petite ville du Limousin; mort près de Gaillon (Seine-Inférieure) le dernier jour de l'an 1799; bomme de lettres, poëtc, critique, auteur dramatique, encyclopédiste, et auteur des Incas et de liélisaire, célèbres romans pbilosopbiques. Le dernier de ces ouvrages fut brûlé. (G. A.)

3. Ou plutôt imprimé clandestinement à Rouen en neuf chants, et avec l'adresse de Genève. Il y a des lacunes remplies par des points. (G. A.)

4. Il se peut que l'édition de Londres, in-4", ait été commencée en 1726, mais elle porte la date de 1728. (B.)

Il PRKFACE DE M. DE MAR.MOXTEL.

iii-4'\ avec des figures; elle est dédiée à la reine d'Angleterre*: et, pour ne rien laisser à désirer dans cette édition, j'ai cru devoir insérer dans ma préface celte épîlre dédicatoire. On sait que dans ce genre d'écrire M. de Voltaire a pris une route qui lui est propre. Les gens de goût, qui s'épargnent ordinairement la lecture des fades éloges (jue mémo nos plus grands auteurs n'ont pu se dispenser de prodiguer à leurs Mécènes, lisent avidementctavcc fruit les épîtres dédicatoires û'Alzire, de Zaïre, etc. Celle-ci est dans le même goût; on y reconnaît un philosophe judicieux et poli, qui sait louer les rois, même sans les flatter. Il n'écrivit cette épître qu'en anglais.

TO THE QUEEN.

M ADAM,

It is thc fate of Henry tlie Fourth to be protected by an englisli queen, He was assistée! by tliat great Elisabeth, who was in lier âge the giory of her sex. By whom can bis memory be so well protected, as by her who resembles so much Elisabeth in her Personal virtues ?

Your Majesty will find in this book bold impartial truths, morality unstained witli superstition, a spirit of liberty, equally abhorrent of rébellion and of tyranny, the rights of kings always asserted, and those of mankind never laid aside.

The same spirit, in wliicli it is written, gave me the confi- dence to offer it to the virtiious consort of a king who, among so many crowned heads, enjoys almost alone the inestimable honour of riilinga free nation, a king whomakes bis powercon- sist in being beloved, and his glory in being just.

Our Descartes, who was the greatest philosopher in Europe, before sir Isaac Newton appeared, dedicated his Principles to the celebrated princess palatine Elisabeth ; not, said he, because she was a princess (for true philosophers respect princes and never flatter them), but because of ail his readers she understood hini the best, and loved trutli the most.

I beg leave, Ma.dam (witbout comparing my self to Descartes), to dedicate the Henriade to Your Majesty, upon the like account, not only as the protectress of ail arts and sciences, but as the best judge of them.

i . GuillclniinG-Dorothce-Charlottc de Brandobourg-Anspacli, femme de George II, morte le l*^"" décembre 1737, à cinquante-quatre ans.

PRÉFACE DE M. DE MARMONTEL. lo

I am, with that profoiind respect whicli is due to the s'reatest virtue, as well as to tlic higliest rank,may it please Your Majesty,

YouR Majesty's,

Most humble, most dultful, most obliged servant,

VOLTAIRE.

M. l'abbé Lcnglet-Dufresnoy ^ nous en a donné la traduction suivante :

« A LA REINE.

« Madame,

« C'est le sort de Henri IV d'être protégé par une reine d'AngletcM-re; il a été appuyé par Elisabeth, cette grande princesse, qui était dans son temps la gloire de son sexe. A qui sa mémoire pourrait-elle être aussi bien confiée (lu'à une princesse dont les vertus personnelles ressemblent tant à celles d'Elisabeth?

« Votre Majesté trouvera dans ce livre des vérités bien grandes et bien importantes; la morale à l'abri de la superstition; l'esprit de liberté éga- lement éloigné de la révolte et de l'oppression; les droits des rois toujours assurés, et ceux du peuple toujours défendus. Le même esprit dans lequel il est écrit me fait prendre la liberté de l'offrir à la vertueuse épouse d'un roi qui, parmi tant de têtes couronnées, jouit presque seul de l'honneur, sans prix, de gouverner une nation libre, d'un roi qui fait consister son pouvoir à être aimé, et sa gloire à être juste.

« Notre Descartes, le plus grand philosophe de l'Europe, avant que le che- valier Newton parût, a dédié ses Principes à la célèbre princesse palatine Elisabeth; non pas, dit-il, parce qu'elle était princesse (car les vrais phi- losophes respectent les princes et ne les flattent point), mais parce que, de tous ses lecteurs, il la regardait comme la plus capable de sentir et d'aimer le vrai.

« Permettez-moi, madame (sans me comparer à Descartes), de dédier de même la Henriade à Votre Majesté, non-seulement parce qu'elle protège les sciences et les arts, mais encore parce qu'elle en est un excellent juge.

« Je suis, avec ce profond respect qui est à la plus grande vertu et au |)lus liant rang, si Votre Majesté veut bien me le permettre,

« DE Votre .AIajesté,

« Le très-humble, très-respectueux et très-obéissant serviteur.

« VOLTAIRE. » 1. Voyez pages 5-6.

I(i l'RKFACE DE I\I. DE MARMONTEL.

Cette édition, qui fut laite par souscription, a servi de prétexte ii mille calomnies contre l'auteur. Il a dédaigné d'y répondre; mais il a remis dans la Bibliothèque du roi, c'est-à-dire sous les yeux du public et de la posté- rité, des preuves authentiques de la conduite généreuse qu'il tint dans cette occasion : je n'en parle (|u'après les avoir vues ^

Il serait long et inutile de compter ici toutes les éditions qui ont précédé celle-ci, dans laquelle on les trouvera réunies par le moyen des variantes.

En 1736, le roi de Prusse, alors prince royal, avait chargé M. Algarotti, (]ui était à Londres, d'y faire graver ce poëme avec des vignettes à chaque l)age. Ce prince, ami des arts, qu'il daigne cultiver, voulant laisser aux siècles à venir un monument de son estime pour les lettres, et particuliè- lemcnt pour la Jlenriade^ daigna en composer la préface-; et, se mettant ainsi au rang des auteurs, il apprit au monde qu'une plume éloquente sied bien dans la main d'un héros. Récompenser les beaux-arts est un mérite commun à un grand nombre de princes; mais les encourager par l'exemple et les éclairer par d'excellents écrits en est un d'autant plus recommandable dans le roi de Prusse, qu'il est plus rare parmi les hommes. La mort du roi son père, les guerres survenues, et le départ de M. Algarotti de Londres, interrompirent ce projet, si digne de celui qui l'avait conçu.

Comme la préface qu'il avait composée n'a pas vu le jour, j'en ai pris deux fragments qui peuvent en donner une idée, et qui doivent être regardés comme un morceau bien précieux dans la littérature ^ :

« Les difficultés, dit-il en un endroit, qu'eut à surmonter M. de Voltaire lorsqu'il composa son poème épique, sont innombrables. Il voyait contre lui les préjugés de toute l'Europe et celui de sa propre nation, qui était du sen- timent que l'épopée ne réussirait jamais en français. Il avait devant lui le triste exemple de ses prédécesseurs, qui avaient tous bronché dans cette pénible carrière. Il avait encore à combattre le respect superstitieux et exclusif du ]»euple savant pour Mrgile et pour Homère, et, plus que tout cela, une santé faible qui aurait mis tout autre homme, moins sensible que lui à la gloire de sa nation, hors d'état de travailler. C'est cependant indépendamment de tous ces obstacles que M. de A'oltaire est venu à bout de son dessein, etc. >•>

« Quant à la saine morale, dit-il ailleurs, quant à la beauté des senti- ments, on trouve dans ce poëme tout ce qu'on peut désirer. La valeur pru- dente de Henri IV, jointe à sa générosité et à son humanité, devrait servir d'exemple à tous les rois et à tous les héros, qui se piquent quelquefois mal il propos de dureté envers ceux que le destin des États et le sort de la guerre ont soumis il leur puissance. Qu'il leur soit dit, en passant, que ce n'est ni dans l'inflexibilité ni dans la tyrannie que consiste la véritable grandeur, raai.>^ bien dans ce sentiment que l'auteur exprime avec tant de noblesse :

1. Voir sa Inttre à d'Argontal (13 janvier 1739), et celio à Destouches (3 dé- cembre 174i) dans la Correspondance. (G. A.)

•2. Lorsque Marmontel imprima sa Préface, l'Avant-propos de Frédéric n'était pas encore imprimé, et ne le fut que dix ans après : voyez p. 22. (B.)

3. On peut remarquer quelques diflfcrences dans le fragment cité par MarmoiUcl et dans le texte ci-après.

l'KKKACE DE M. DH ArARMOXTK L. hl

« Amitio, don du ciel, plaisir des grandes âmes, Amitié, que les rois, ces illustres ingrats, Sont assez nuiUieureux pour ne connaître pas. »

Ainsi pensait ce i,'ran(l prince avant ((ue de monter sur le liùne. Il ne pouvait alors instruire les rois (|ue par des maximes : aujourd'hui il les instruit par des exemples.

La lleiiriade a été traduite en plusieurs lani,aies, en vers anj^lais i)ar M. Lockuian; une partie l'a été en vers italiens par 31. Quirini, noble véni- tien, et une autre en vers latins i)ar le cardinal de ce nom, bibliothécaire (lu Vatican, si connu par sa grande littérature, ('e sont ces deux hommes célèbres ([ui ont traduit le poëme de Fonloioij. MM. Orlolani et Nenci ont aussi traduit plusieurs chants de la llenriade. Elle l'a été entièrement en vers hollandais et allemands, et en vers latins par M. Caux de Gappeval '.

Cette justice, rendue par tant d'étrangers contemporains, sennble suppléer à ce (|ui man([ue d'ancienneté à ce poëme; et puiscju'il a été généralement approuvé dans un siècle qu'on peut appeler celui du goiit, il y a apparence qu'il le sera des siècles à venir. On pourrait donc, sans être téméraire, le placer ii côté do ceux qui ont le sceau de l'immortalité. C'est ce ({U(> semble avoir fait 31. Cocchi, lecteur de Pise, dans une lettre- imprimée à la tète de quelques éditions de la llenriade, il parle du sujet," du plan, des mœurs, des caractères, du merveilleux, et des principales beautés de ce poëme. en homme de goiit et de beaucoup» de littérature; bien différent d'un Français, auteur de feuilles périodiques, (jui, plus jaloux qu'éclairé, l'a com- paré à la Pliarsale. Une telle comparaison suppose dans son auteur ou bien peu de lumières, ou bien peu d'équité : car en quoi se ressemblent ces deux poëmcs ? Le sujet de l'un et de l'autre est une guerre civile; mais, dans la Pharsale, « l'audace est ti-iomphante et le crime adoré : dans la Henriade, au contraire, tout l'avantage est du côté de la justice. Lucain a suivi scrupuleusement l'histoire sans mélange de fiction, au lieu (jue y\. de Voltaire a changé l'ordre des temps, transporté les faits, et emplo\ s^ le merveilleux. Le style du premier est souvent ampoulé, défaut dont on ni; voit pas un seul exemple dans le second. Lucain a peint ses héros avec de grands traits, il est vrai, et il a des coups de pinceau dont on trouve peu d'exemples dans Virgile et dans Homère. C'est peut-être en cela que lui res- semble notre poète : on convient assez que personne n'a mieux connu que lui l'art de marquer les caractères : un vers lui suffit quelquefois pour cela, témoin les suivants :

Mcdicis la 3 reçut avec indifférence.

Sans paraître jouir du fruit de sa vengeance,

Sans remords, sans plaisir, etc. ,

1. Bouchot cite d'autres traductions dans l'Avertissement ci-deasus.

2. Voyez la traduction de cette lettre, page 29.

3. La tète do Coligny, chant IL

8. La Henriade.

48 PREFACE DE M. DE MARMONTEL.

Connaissant les périls, ot ne redoutant rien ; Heureux guerrier i, grand jn-incc, et mauvais citoyen.

112 se présente aux Seize, et demande des fers, Du front dont il aurait condamné ces pervers.

11* marche en philosophe l'honneur le conduit, Condamne les combats, plaint son maître, et le suit.

Mais, si IM. de A'oltaire annonce avec tant d'art ses personnages, il les soutient avec beaucoup de sagesse : et je ne crois pas que dans le cours de son poëme on trouve un seul vers quelqu'un d'eux se démente. Lucain. au contraire, est plein d'inégalités; et, s'il atteint quelquefois la véritable grandeur, il donne souvent dans l'enilure. Enfin ce poëte latin, qui a porté à un si haut point la noblesse des sentiments, n'est plus le même lorsqu'il faut ou peindre ou décrire; et j'ose assurer qu'en cette partie notre langue n'a jamais été si loin que dans la Ilenriade.

Il v aurait donc plus de justesse à comparer laHenriade avec l'Enéide. On pourrait mettre dans la balance le plan, les mœurs, le merveilleux de ces deux poëmes ; les personnages, comme Henri IV et Énée, Achates et Mornay, Sinon et Clément, Turnus et d'Aumale, etc. ; les épisodes qui se répondent, comme le repas des Troyens sur la côte de Carthage, et celui de Henri chez le solitaire de Jersey; le massacre de la Saint-Barthélémy, et l'incendie de Troie; le quatrième chant de V Enéide, Qi le neuvième de la Henriade; la descente d'Énée aux enfers, et le songe de Henri IV; l'antre de la Sibylle, et le sacrifice des Seize; les guerres qu'ont à soutenir les deux héros, et l'intérêt qu'on prend à l'un et à l'autre ; la mort d'Euryale et celle du jeune d'Ailly; les combats singuliers de Turenne contre d'Aumale, et d'Énée contre Turnus; enfin le style des deux poètes, l'art avec lequel ils ont enchaîné les faits, et leur goût dans le choix des épisodes, leurs compa- raisons, leurs descriptions. Et après un tel examen, on pourrait décider d'après le sentiment.

Les bornes que je suis obligé de me prescrire dans cette Préface ne me permettent pas d'appuyer sur ce parallèle; mais je crois qu'il me suffit de l'indiquer à des lecteurs éclairés et sans prévention.

Les rapports vagues et généraux dont je viens de parler ont fait dire à quelques critiques que la Henriade Tnanquait du côté de l'invention : que ne fait-on le même reproche à Virgile, au Tasse, etc.? Dans V Enéide sont réunis le plan de V Odyssée et celui de l'Iliade; dans la Jérusalem délivrée, on trouve le plan de V Iliade exactement suivi, et orné de (juelques épisodes tirés de rÉnéide.

Avant Homère, Virgile, et le Tasse, on avait décrit des sièges, des incen- dies, des tempêtes; on avait peint toutes les passions; on connaissait les

1. Guise, chant III.

2. Harlay, chant IV.

3. Mornay, chant VI.

PRKFACE DE M. DE MARMONTKL. 19

enfers et les chiimps élysées; on disait (lu'Orphée, Hercule, I*irithoUs, Ulysse, y étaient descendus pendant leur vie. Enfin ces poètes n'ont rien dont l'idée générale ne soil ailleurs. Mais ils ont peint les objets avec les couleurs les |)lus belles : ils les ont modifiés et end^ellis suivant le caractère de leurirénie et les mœurs de leur temps; ils les ont mis dans leur jour et à leur place. Si ce n'est pas créer, c'est du moins donner aux choses une nouvelle vie; et on ne saurait disputer à M. de A'oltaire la gloire d'avoir excellé dans ce genre de production. Ce n'est lii, dit-on, que de l'invention de détail, et quelques criti(jues voudraient de la nouveauté dans le tout. On faisait un jour remarquer à un homme de lettres ce beau vers M. do Voltaire exprime le mystère de FEucharistie :

Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n'est plusi.

Oui, dit-il, ce vers est beau; mais, je ne sais, l'idée n'en est pas neuve. Malheur, dit M. de Fénelon -, à qui n'est pas ému en lisant ces vers :

Fortunate sencx ! hic, inter flumina nota Et fontes sacros, frigus captabis opacum.

ViKU., Égl. I.

N'aurais-je pas raison d'adresser cette espèce d'anathème au critique dont je viens de parler ? J'ose prédire à tous ceux qui, comme lui, veulent du neuf, c'est-à-dire de l'inouï, qu'on ne les satisfera jamais qu'aux dépens du bon sens. Milton lui-même n'a pas inventé les idées générales de son poëme, quelque extraordinaires qu'elles soient : il les a puisées dans les poètes, dans l'Écriture sainte. L'idée de son pont, toute gigantesque qu'elle est, n'est pas neuve. Sadi s'en était servi avant lui, et l'avait tirée de la théologie des Turcs. Si donc un poëte qui a franchi les limites du monde, et peint des objets hors de la nature, n'a rien dit dont l'idée générale ne soit ailleurs, je crois qu'on doit se contenter d'être original dans les détails et dans Fordonnance, surtout quand on a assez de génie pour s'élever au- dessus de ses modèles.

Je ne réfuterai pas ici ceux qui ont été assez ennemis de la poésie pour avancer qu'il peut y avoir des poëmes en prose ^ : ce paradoxe paraît témé- raire à tous les gens de bon goût et de bon sens. M. de Fénelon, qui avait beaucoup de l'un et de l'autre, n'a jamais donné son Télémaque que sous le nom des Aventures de Télémaque, et jamais sous celui de poëme. C'est sans contredit le premier de tous les romans; mais il ne peut pas même être mis dans la classe des derniers poëmes. Je ne dis pas seulement parce que les aventures qu'on y raconte sont presque toutes indépendantes les unes

1. Chant X, vers 492.

2. Lettre à l'Académie française.

3. Houdard de Lamotte. Ou en a vu dans notre siècle : les Aatchez, les Martyrs.

20 prki-ai:e de m. de marmontel.

dos autres, et parce que le style, tout fleuri et tendre qu'il est, serait trop uniforme; je dis parce qu'il n'a pas le nombre, le rhythme, la mesure, la rime, les inversions, on un mot rien de ce qui constitue cet art si difficile de la poésie, art qui n'a pas plus de rapport avec la prose que la musique n'en a avec le ton ordinaire delà parole.

Il no me reste plus qu'un mot à dire sur l'ortlioi^raplie qu'on a suivie dans cette édition ; c'est celle de l'auteur; il l'a justifiée lui-même^: et puisqu'il n'a contre lui qu'un usage condamné par ceux mêmes qui le sui- vent, il paraît assez inutile de prouver qu'il a eu raison de s'en écarter; je me contenterai donc, pour faire voir combien cet usage est pernicieux à notre poésie, de citer quelques endroits de nos meilleurs poètes, ils ne l'ont (jue trop scrupuleusement suivi :

-Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers; Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.

3 Ma colère revient, et je me reconnais; Immolons en partant trois ingrats à la fois;

*. . . Je ne fais que recueillir les voix, Et dirais vos défauts si je vous en savois.

Il est sur qu'une orthographe conforme à la prononciation eût obvié à ces défauts, et que deux poëtes si .exacts et si heureux dans leurs rimes ne se sont contentés de celles-ci que parce qu'elles satisfaisaient les yeux : ce (jui le prouve, c'est qu'on ne s'est jamais avisé de faire rimer Beauvais, (ju'on prononce comme savais^ avec voix, qu'on a cru cependant pouvoir rimer avec savois. Dans ces deux vers de Boileau :

«La discorde en ces lieux menace de s'accroître; Demain avec l'aurore un lutrin va paroître.

on prononce s'accrailre pour la rime; et cela est assez usité. M"'' Deshou- lières dit :

6 Puisse durer, puisse croître

L'ardeur de mon jeune amant,

Comme feront sur ce hâtre

Les marques de mon tourment !

Mais ce qui parait singulier, c'est que paroîlre, en faveur de qui

1. Voltaire n'avait pas encore publié d'ouvrage important avec son orthographe avant cette édition faite par xMarmontel. Le Siècle de Louis XIV{11^)2) fut, comme nous Tavons dit, le premier ouvrage en prose qu'il risqua ainsi fabrique. (G. A.)

2. Mithridate, acte IV, scène i.

3. Ibid., acte IV, scène v.

4. J.-B. Rousseau, le Flatteur, acte I, scène iv.

5. Lutrin, chant II.

6. Célùnène, églogue.

PRÉFACE DE M. DE IMxVRMONTKL. 21

on prononce s'accraîlre, change lui-même sa i)rononciation en faveur de cloîlre.

1 L"lionncur et la vertu n'osèrent \>\\i?, paroître:

La piété chercha les déserts et le cloître.

L'ne bizarrerie si marquée vient de ce qu'on a changé l'ancienne pronon- ciation sans changer l'ortliographe qui la représente. La réformation géné- rale d'un tel abus eût été une afTaire d'éclat. M. de Voltaire n'a porté que les premiers coups ; il a cru judicieusement qu'on devait rimer pour l'oreille, et non pour les yeux : en conséquence il a fait rimer François avec succès, etc. Et, pour satisfaire en même temps les oreilles et les yeux, il a écrit Français, substituant à la diphthongue oi la diphthongue ai, qui, accompagnée d'un s, exprime à la fin des mots le son de Yè, comme dans bienfails, souhaits, etc. M. de Voltaire a été d'autant plus autorisé à ce changement d'orthographe qu'il lui fallait distinguer dans son poëme cer- tains mots qui, écrits partout ailleurs de la même façon, ont néanmoins une prononciation et une signification différentes : sous le froc de François-, etc., des courtisans frayiçais '^, etc.

Quant a ce que j'ai dit sur le mérite de ce poëme, je déclare qu'il ne m'a été permis que de laisser entrevoir mon sentiment; et que si je n'ai pas heurté de front la prévention de quelques critiques, ce n'est pas que je ne leur sois entièrement opposé. Peut-être un jour pourrai-je sans contrainte parler comme pensera la jiostérité.

1. Épître III, Boileau. '2. Chant IV, vers 321. :{. Cliant III, vers 207.

AYANÏ-PROPOS

SUR LA HENRIADE

PAR

LE ROI DE PRUSSEi.

Le poënie de la Henriade est connu de toute l'Europe. Les éditions multipliées qui s'en sont faites l'ont répandu chez toutes les nations qui ont des livres, et qui sont assez policées pour avoir quelque goût pour les lettres.

M. de Voltaire, peut-être l'unique auteur qui préfère la perfection de son art aux intérêts de son amour-propre, ne s'est point lassé de corriger ses fautes; et depuis la première édition, la Henriade parut sous le titre de Poème de la Ligue, jusqu'à celle qu'on donne aujourd'hui au public, l'au- teur s'est toujours élevé, d'efforts en efforts, jusqu'à ce point de perfection que les grands génies et les maîtres de l'art ont ordinairement mieux dans l'idée qu'il ne leur est possible d'y atteindre.

L'édition qu'on donne à présent au public est considérablement augmen- tée par l'auteur : c'est une marque évidente que la fécondité de son génie est comme une source intarissable, et qu'on peut toujours s'attendre, sans se tromper, à des beautés nouvelles et à quelque chose de parfait d'une aussi excellente plume que l'est celle de M. de Voltaire.

Les difTicuUés que ce prince de la poésie française a trouvées à surmon- ter, lorsqu'il composa ce poëme épique, sont innombrables.il avait contre

\. Ce morceau fut envoyé à Voltaire par Frédéric, alors prince royal, le 9 sep- tembre 1739. Comme on l'a vudans la Préface de Marmontel, p. IG, il était destiné pour une édition qui no fut point exécutée. Il parut, pour la première fois, dans l'édition de 1750 des OEuvres de Voltaire. Il y est intitulé Avant-propos composé par un des plus augustes et des plus respectables protecteurs que les lettres aient eus dans ce siècle, et dont on n'avait vu qu'un fragment cité dans la Préface de M. de Marmontel. 11 a le titre d' Avant-propos sur la Henriade de M. de Voltaire, dans le tome VI des OEuvres posthumes de Frédéric II ; mais ce n'était pas dans les OEuvres posthumes qu"était sa place, puisqu'il était imprimé dès 1756, c'est-à- dire trente ans avant la mort de son auteur. (13.)

AVANT-PROPOS DU ROI DE PRUSSE. 23

lui les i)r('jiii.H'S do toute rEuroi)c, et ceuK do sa propre nation, (pii était du sentiment ({lie repoi)ée ne réussirait jamais en iraneais ; il avait devant lui le triste exemple de ses précurseurs, qui avaient tous bronché dans cette pénible carrière ; il avait encore à combattre ce respect superstitieux du peuple savant pour Virgile et pour Homère, et, plus que tout cela, une santé faible et délicate, qui aurait mis tout autre homme moins sensible que lui à la gloire de sa nation hors d'état de travailler. C'est néanmoins malgré ces obstacles que M. de Voltaire est venu à bout d'exécuter son dessein, ([uoique aux dépens de sa fortune, et souvent de son repos.

Un génie aussi vaste, un esprit aussi sublime, un homme aussi laborieux <iue l'est M. de Voltaire, se serait ouvert le chemin aux emplois les plus illustres, s'il avait voulu sortir de la si)hère des sciences, qu'il cultive, pour se vouer à ces affaires (jue l'intérêt et l'ambition des hommes ont coutume d'appeler de solides occupations; mais il a préféré de suivre l'impulsion irrésistible de son génie pour ces arts et pour ces sciences aux avantages (jue la fortune aurait été forcée de lui accorder: aussi a-t-il fait des progrès (jui répondent parfaitement à son attente. Il fait autant d'honneur aux sciences (]ue les sciences lui en font : on ne le connaît dans la llenriade qu'en qua- lité de poète ; mais il est philosophe profond, et sage historien en mèm(^ temps.

Les sciences et les arts sont comme de vastes pays, qu'il nous est pres- <jue aussi impossible de subjuguer tous, qu'il l'a été à César, ou bien à Alexandre, de conquérir le monde entier : il faut beaucoup de talents et beaucoup d'application pour s'assujettir quelque petit terrain ; aussi la plu- part des hommes ne marchent-ils qu'à pas de tortue dans la conquête de ce pays. Il en a été cependant des sciences comme des empires du monde, qu'une infinité de petits souverains se sont partagés; et ces petits souverains réunis ont composé ce qu'on appelle des académies; et comme dans ces gouvernements aristocratiques il s'est souvent trouvé des hommes nés avec une intelligence supérieure, qui se sont élevés au-dessus des autres, de même les siècles éclairés ont produit des hommes qui ont uni en eux les sciences qui devaient donner une occupation suffisante à quarante tètes pen- santes. Ce que les Leibnitz, ce que les Fontenelle^ ont été de leur temps, M. de Voltaire l'est aujourd'hui; il n'y a aucune science qui n'entre dans la sphère de son activité; et, depuis la géométrie la plus sublime jusqu'à la poésie, tout est soumis à la force de son génie.

Malgré une vingtaine de sciences qui partagent M. de Voltaire, malgré ses fréquentes infirmités, et malgré les chagrins que lui donnent d'indignes envieux, il a conduit sa llenriade à un point de maturité oià je ne sache pas (ju'aucun poëme soit jamais parvenu.

On trouve toute la sagesse imaginable dans la conduite de la Henriade, L'auteur a profité des défauts qu'on a reprochés à Homère; ses chants et l'action ont peu ou point de liaison les uns avec les autres, ce qui leur a mérité le nom de rapsodies : dans la llenriade on trouve une liaison intime

1. Fontenclle vivait encore lors de la première éditiou de cet Avant-vropos. (B.)

2i AVANT-l'HOI'OS DU ROI DE PRUS3E.

outre tous les cliants; ce n'est (lu'un même sujet divisé ]nu' Tordre des temps en dix actions principales. Le dénoîiment de la Ilenriade est naturel; c'est la conversion de Henri IV et son entrée ;i Paris (jui met fin aux guerres ci- viles des liirueurs, qui troublaient la France; et en cela le poëte françaisest infiniment supérieur au poëte latin, qui ne termine pas son Enéide d'une manière aussi intéressante qu'il l'avait commencée; ce ne sont plus alors que les étincelles du beau feu que le lecteur admirait dans le commence- ment de ce poëme; on dirait que Virgile en a composé les i)remiers chants dans la fleur de sa jeunesse, et qu'il a composé les derniers dans cet âge l'imagination mourante et le feu de l'esprit à moitié éteint ne permettent plus aux guerriers d'être héros, ni aux poètes d'écrire.

Si le poëte français imite en quelques endroits Homère et Virgile, c'est pourtant toujours une imitation qui tient de l'original, et dans laquelle on voit que le jugement du poëte français est infiniment supérieur à celui du poëte grec. Comparez la descente d'Ulysse aux enfers* avec le septième chant de la Ilenriade^ vous verrez que ce dernier est enrichi d'une infinité de beautés que M. de Voltaire ne doit qu'à lui-même.

La seule idée d'attribuer au rêve de Henri IV ce qu'il voit dans le ciel, dans les enfers, el ce qui lui est pronostiqué au temple du Destin, vautseule toute V Iliade : car le rêve de Henri IV ramène tout ce qui lui arrive aux règles de la vraisemblance, au lieu que le voyage d'Ulysse aux enfers est dépourvu de tous les agréments qui auraient pu donner l'air de vérité à l'ingénieuse fiction d'Homère.

De plus, tous les épisodes de la Henriade sont placés dans leur lieu; l'art est si bien caché par l'auteur, qu'il est difficile de l'apercevoir: tout y paraît naturel, et l'on dirait que ces fruits qu'a produits la fécondité de son imagination^ et qui embellissent tous les endroits de ce poëme, n'y sont que par nécessité. Vous n'y trouvez point de ces petits détails se noient tant d'auteurs à qui la sécheresse et l'enflure tiennent lieu de génie. M. de Vol- taire s'applique à décrire d'une manière touchante les sujets pathétiques; il sait le grand art de toucher le cœur; tels sont ces endroits touchants, comme la mort de Coligny, l'assassinat de Valois Je combat du jeune d'Ailly, le congé de Henri IV de la belle Gabrielle d'Estrées, et la mort du brave d'Aumale; on se sent ému à chaque fois qu'on en fait la lecture; en un mot, l'auteur ne s'arrête qu'aux endroits intéressants, et il passe légèrement sur ceux qui ne feraient que grossir son poëme : il n'y a ni du trop ni du trop peu dans la Henriade.

Le merveilleux que l'auteur a employé ne peut choquer aucun lecteur sensé; tout y est ramené au vraisemblable par le système de la religion: tant la poésie et l'éloquence savent l'art de rendre respectables des objets qui ne le sont guère par eux-mêmes, et de fournir des preuves de crédibi- lité capables de séduire !

Toutes les allégories qu'on trouve dans ce poëme sont nouvelles; il y a la Politique, qui habite au Vatican; le temple de l'Amour, la vraie Religion,

1. Odyssée^ chant XL

AVANT- l'UUl'OS i>l UOI DK l'UlSSl-. 25

]ii Discorde, les Vertus, les Vices; tout csl iuiinie |);ir le pinceau de M. de Voltaire; ce sont autant de tableaux qui surpassent, au jugement des con- naisseurs, tout ce qu'a produit le crayon habile du Carraclio et du Poussin.

11 me reste à présent à parler de la poésie du style, de cette partie qui caractérise proprement le poëte. Jamais la langue française n'eut autant de force que dans la llenriade : on y trouve partout de la noblesse ; l'auteur s'élève avec un feu infini jusqu'au sublime, et il ne s'abaisse qu'avec grâce et dignité : quelle vivacité dans les peintures, ([uelle force dans les carac- tères et dans les descriptions, et quelle noblesse dans les détails! Le combat (lu jeune Turenne doit faire en tout temps l'admiration des lecteurs; c'est dans cette peinture de coups portés, parés, reçus, et rendus, que M. de Vol- taire a trouvé principalement des obstacles dans le génie de sa langue; il s'en est cependant tiré avec toute la gloire possible. Il transporte le lecteur sur le champ de bataille; et il vous semble i)lutùt voir un combat qu'en lire la description en vers.

Quant à la saine morale, quant à la beauté des sentiments, on trouve dans ce poëme tout ce qu'on peut désirer. La valeur prudente de Henri IV, jointe à sa générosité et à son humanité, devrait servir d'exemple à tous les rois et à tous les héros, qui se piquent quelquefois mal à propos de dureté et (le brutalité envers ceux que le destin des États ou le sort de la guerre a soumis à leur puissance; qu'il leur soit dit, en passant, que ce n'est point dans l'inflexibilité ni dans la tyrannie que consiste la vraie grandeur, mais bien dans ces sentiments ([ue l'auteur exprime avec tant de noblesse :

Amitié, don du ciel, plaisir des grandes àmes', Amitié, que les l'ois, ces illustres ingrats, Sont assez malheureux pour ne connaître pas.

Le caractère de Philippe de Mornay peut aussi être compté parmi les chefs-d'œuvre de la llenriade; ce caractère est tout nouveau. Un philoso- phe guerrier, un soldat humain, un courtisan vrai et sans flatterie; un as- semblage de vertu aussi rare doit mériter nos suffrages : aussi l'auteur y a- t-il puisé comme dans une riche source de sentiments. Que j'aime à voir Philippe de Mornay, ce fidèle et sto'ique ami, à C(3té de son jeune et vaillant maître, repousser partout la mort, et ne la donner jamais-! Cette sagesse philosophique est bien éloignée des mœurs de notre siècle ; et il est à dé- plorer, pour le bien de l'humanité, qu'un caractère aussi beau que celui de ce sage ne soit qu'un être de raison.

D'ailleurs la Henriade ne respire que l'humanité : cette vertu si néces- saire aux princes, ou plutôt leur unique vertu, est relevée par M. de Vol- taire ; il montre un roi victorieux qui pardonne aux vaincus: il conduit ce héros aux murs de Paris, où, au lieu de saccager cette ville rebelle, il four- nit les aliments nécessaires à la vie de ses habitants désolés par la famine la

1. Chant VIII, vers 3-2;>-24.

2. Chant Vlli, vers 204.

26 AVANT-PROPOS DU ROI DE PRUSSE.

jilus ciiicllo ; mais, d'un autre côto, il dépeint des couleurs les plus vives l'alTreux massacre de la Saint-Barlhélemy, [et la cruauté inouïe avec laquelle Charles IX hâtait lui-môme la mort de ses malheureux sujets calvinistes.

La sombre politique do Philippe II, les artifices et les inlriguesde Sixte- Quint, l'indolence léthargique de Valois, et les faiblesses que l'amour fit commettre à Henri IV, sont estimés à leur juste valeur. 31. de Voltaire accompagne tous ses récits de réflexions courtes, mais excellentes, qui ne peuvent que former le jugement de la jeunesse, et donner des vertus etdes vices les idées qu'on en doit avoir. On trouve de toute part dans ce poëme que l'auteur recommande aux peuples la fidélité pour leurs lois et pour leurs souverains. Il a immortalisé le nom du président de Harlay ^ dont la fidé- lité inviolable pour son maître méritait une pareille récompense; il en fait autant pour les conseillers Brisson, Larcher, Tardif, qui furent mis à mort par les fiictieux; ce qui fournit la réflexion suivante de l'auteur:

Vos noms toujours fameux vivront dans la mémoire, Et qui meurt pour son roi meurt toujours avec gloire 2.

Le discours de Potier ^ aux factieux est aussi beau par la justesse des sentiments que par la force de l'éloquence. L'auteur fait parler un grave magistrat dans l'assemblée de la Ligue; il s'oppose courageusement au des- sein des rebelles, qui voulaient élire roi un d'entre eux : il les renvoie à la domination légitime de leur souverain, à laquelle ils voulaient se soustraire; il condamne toutes les vertus des Guises, en tant que vertus militaires, puisqu'elles devenaient criminelles dès qu'ils en faisaient usage contre leur roi et leur patrie. Mais fout ce que je pourrais dire de ce discours ne saurait en approcher; il faut le lire avec attention. Je ne prétends que d'en faire remarquer les beautés à ceux des lecteurs auxquels elles pourraient échapper.

Je passe à la guerre de religion, qui fait le sujet de la Henriade. L'au- teur a exposer naturellement les abus que les superstitieux et les fana- tiques ont coutume de faire de la religion : car on a remarqué que, par je ne sais quelle fatalité, ces sortes de guerres ont toujours été plus sanguinaires que celles que l'ambition des princes ou l'indocilité des sujets ont suscitées; et comme le fanatisme et la superstition ont été de tout temps les ressorts de la politique détestable des grands et des ecclésiastiques, il fallait néces- sairement y opposer une digue. L'auteur a employé tout le feu de son ima- gination, et tout ce qu'ont pu l'éloquence et la poésie, pour mettre devant les yeux de ce siècle les folies de nos ancêtres, afin de nous en préserver à jamais. Il voudrait purifier les camps et les soldats des arguments pointilleux et subtils de l'école, pour les renvoyer au peu[)le jiédant des scolastiques; il voudrait désarmer à perpétuité les hoaunes du glaive saint (pi'ils preiment

J. Chant IV, vers i3!).

'-'. Ibii., 467-G8.

3. Chant V, vers 83 et suiv.

AVANT-PUOI'OS DU ROI DE PRUSSE. 27

-iir l'autel, et dont ils égorgent iniiiiloyaldeiuenl leurs frères : en un mot, le liien et le r(>[)OS de la société font le principal but de ce poëmo, et c'est |i(iurquoi l'auteur avertit si souvent d'éviter dans cette route l'écueil dange- l'cux du fanatisme et du faux zèle.

11 paraît cependant, pour le bien de rimmanilé, que la mode des guerres (1(> religion est finie, et ce serait assurément une folie de moins dans le monde; mais j'ose dire que nous en sommes en partie redevables à l'esprit |ihilosophi(|ue, qui prend depuis quelques années beaucoup le dessus en lÙHOpe. Plus on est éclairé, moins on est superstitieux. Le siècle vivait ilenri IV était bien ditférent : l'ignorance monacale, qui surpassait toute imagination, et la barbarie des hommes, qui ne connaissaient pour toute (i(cu|)ation que d'aller à la chasse et de s'entre-tuer, donnaient de l'accès ,iu\ erreurs les plus palpables. Catherine de Médicis et les princes factieux (louvaient donc alors abuser d'autant plus facilement de la crédulité des peuples, puisque ces peuples étaient grossiers, aveugles, et ignorants.

Les siècles polis qui ont vu fleurir les sciences n'ont point d''exemples à nous présenter de guerres de religion, ni de guerres séditieuses. Dans les beaux temps de l'empire romain, je veux dire vers la fin du règne d'Auguste, tout l'empire, qui composait prestjue les deux tiers du monde, était tran- (juille et sans agitation; les hommes abandonnaient les intérêts de la religion à ceux dont l'emploi était d'y vaquer, et ils préféraient le repos, les plaisirs, et l'étude, à l'ambitieuse rage de s'égorger les uns les autres, soit pour des mots, soit pour l'intérêt, ou pour une funeste gloire.

Le siècle de Louis le Grand, qui peut-être égale, sans flatterie, celui d'Auguste, nous fournit de même un exemple d'un règne heureux et tran- ([uille pour l'intérieur du royaume, mais qui malheureusement fut troublé vers la fin par l'ascendant que le P. Le Tellier prenait sur l'esprit de Louis XIV, qui commençait à baisser; mais c'est la faute proprement d'un particulier, et l'on n'en saurait charger ce siècle, d'ailleurs si fécond en grands hommes, que par une injustice manifeste.

Les sciences ont ainsi toujours contribué à humaniser les hommes, en les rendant plus doux, plus justes, et moins portés aux violences; elles ont pour le moins autant de part que les lois au bien de la société et au bonheur des peuples. Cette façon de penser aimable et douce se communique insen- siblement de ceux qui cultivent les arts et les sciences au public et au vulgaire; elle passe de la cour à la ville, et de la ville à la province: on voit alors avec évidence que la nature ne nous forma point assurément pour que nous nous exterminions dans ce monde, mais pour que nous nous assis- tions dans nos communs besoins; que le malheur, les infirmités, et la mort, nous poursuivent sans cesse, et que c'est une démence extrême de multi- plier les causes de nos misères et de notre destruction. On reconnaît, indé- pendamment de la différence des conditions, l'égalité que la nature a mise entre nous, la nécessité qu'il y a de vivre unis et en paix, de quelque nation et de quelque opinion que nous soyons; que l'amitié et la compassion sont des devoirs universels : en un mot, la réflexion corrige en nous tous les défauts du tempérament.

^8 AVANT-PKOI'OS DU ROI DE TIIUSSE.

Tel est le véritable usage des sciences, et voilà par conséquent la règle fie l'obligation que nous devons avoir à ceux qui les cultivent, et qui tâchent d'en fixer l'usage parmi nous. M. de Voltaire, qui embrasse toutes ces sciences, m'a toujours paru mériter une part à la gratitude du public, et d'autant plus qu'il ne vit et ne travaille que pour le bien de l'humanité, dette réflexion, jointe à l'envie que j'ai eue toute ma vie de rendre hommage à la vérité, m'a déterminé à procurer au public cette édition ^, que j'ai ren- due aussi digne qu'il me l'a été possible de M. de Voltaire et de ses lecteurs.

En un mot, il m'a paru que donner des marques d'estime à cet admi- lable auteur était en quelque façon honorer notre siècle, et que du moins la postérité se redirait d'âge en âge que si notre siècle a porté des grands hommes, il en a reconnu toute l'excellence, et que l'envie ni les cabales n'ont pu opprimer ceux que leur mérite et leurs talents distinguaient du vulgaire et même des grands hommes.

\. Qin n'a jamais vté faite, comme l'a déjà dit Marmontol, page 10.

TRADUCTION^

D'UNE LETTRE DE M. ANTOINE COCCIII

LECTEUR DE PISE

A M. RINUCCINI

SECRÉTAIRE d'État de Florence

SUR LA HENRI A DE

Selon moi, monsieur, il y a peu d'ouvrages plus beaux que le poëme de la Henriade, que vous avez eu la bonté de nie prêter.

J'ose vous dire mon jugement avec d'autant plus d'assurance ([ue j'ai remarqué qu'ayant lu quelques pages de ce poëme à gens de différente condition et de différent génie, et adonnés à divers genres d'érudition, tout cela n'a point empêché la Henriade de plaire également à tous; ce (jui est la preuve la plus certaine que Ton puisse rapporter de sa perfection réelle.

Les actions chantées dans la Henriade regardent, à la vérité, les Fran- çais plus particulièrement que nous; mais, comme elles sont véritables, grandes, simples, fondées sur la justice, et entremêlées d'incidents qui frappent, elles excitent l'attention de tout le monde.

Qui est celui qui ne se plairait point à voir une rébellion étouffée, et l'héritier légitime du trône s'y maintenir, en assiégeant sa capitale rebelle, en donnant une sanglante bataille, en prenant toutes les mesures dans les- quelles la force, la valeur, la prudence, et la générosité, brillent à l'envi ?

II est vrai que certaines circonstances historiques sont changées dans le poëme; mais, outre que les véritables sont notoires et récentes, ces change- ments, étant ajustés à la vraisemblance, ne doivent point embarrasser l'esprit d'un lecteur tant soit peu accoutumé à considérer un poëme comme l'imita- tion du possible et de l'ordinaire, liés ensemble par des fictions ingénieuses.

1. Cette pièce parut, pour la première fois, eu 1737, dans l'cdilion de la Hen- riade donnée par Linant. Voltaire, dans une lettre à Berger, nous apprend que la traduction est du baron Elderchen, qui, après avoir été envoyé de Holstcin à Paris, devint chambellan du roi de Suède. (B.)

30 LKTTUK DE M. COCCIII

Tout reloge quo puisse jamais mériter un poëme i)Our le ijon choix de son sujet est certainement à la Henriade, d'autant jjIus que, par une suite naturelle, il a été nécessaire de raconter le massacre de la Saint-Bartlié- lemy, le meurtre de Henri III, la bataille d'Ivry, et la famine de Paris : évé- nements tous vrais, tous extraordinaires, tous terribles, et tous représentés avec cette admirable vivacité qui excite dans le spectateur et de l'horreur et de la compassion; efTets que doivent produire pareilles peintures, quand elles sont de main de maître.

Le nombre d'acteurs dans la Henriade n'est pas grand ; mais ils sont tous remarquables dans leurs rôles, et extrêmement bien dépeints dans leurs mœurs.

Le caractère du héros Henri IV est d'autant plus incomparable que l'on y voit la valeur, la prudence militaire, riuimanité, et l'amour, s'entre- disputer le pas, et se le céder tour \x tour, et toujours à propos pour sa gloire.

Celui de Mornay, son ami intime, est certainement rare; il est représenté comme un philosophe saVant, courageux, prudent, et bon.

Les êtres invisibles, sans l'entremise desquels les poètes n'oseraient entreprendre un poëme, sont bien ménagés dans celui-ci, et aisés à sup- poser : telles sont l'àme de saint Louis, et quelques passions humaines personnifiées; encore l'auteur les a-t-il employées avec tant de jugement et d'économie, que l'on peut facilement les prendre pour des allégories.

En voyant que ce poëme soutient toujours sa beauté, sans être farci, comme tous les autres, d'une infinité d'agents surnaturels, cela m'a confirmé dans l'idée que j'ai toujours eue que, si l'on retranchait de la poésie épique ces personnages imaginaires, invisibles, et tout-puissants, et qu'on les rem- plaçât, comme dans les tragédies, par des personnages réels, le poëme n'en deviendrait que plus beau.

Ce qui m'a d'abord fait venir cette pensée, c'est d'avoir observé que, dans Homère, Virgile, le Dante, l'Arioste, le Tasse, Milton, et en un mot dans tous ceux que j'ai lus, les plus beaux endroits de leurs poëmes ne sont pas ceux oii ils font agir ou parler les dieux, le diable, le destin, et les esprits; au contraire tout cela fait rire, sans jamais produire dans le cœur ces sentiments touchants qui naissent de la représentation de quelque action insigne, proportionnée à la capacité de l'homme notre égal, et qui ne passe point la sphère ordinaire des passions de notre âme.

C'est pouniuoi j'ai admiré le jugement de ce poëte, qui, pour enfermer sa fiction dans les bornes de la vraisemblance et des facultés humaines, a placé le transport de son héros au ciel et aux enfers dans un songe, dans lequel ces sortes de visions peuvent paraître naturelles et croyables.

D'ailleurs il faut avouer que sur la constitution de l'univers, sur les lois de la nature, sur la morale, et sur l'idée (pi'il faut se former du mal et du bien, des vertus et du vice, le poëte sur tout cela a parlé avec tant de force et de justesse que l'on ne peut s'empêcher de reconnaître en lui un génie supérieur, et une connaissance parfaite de tout ce que les philosophes modernes ont de plus raisonnable dans leur système.

SUR LA IIEMlLVDi:. 3r

Il semble rapporter toute sa science à inspirer au inonde entier une espèce d'amitié universelle, et une horreur générale pour la cruauté et pour le fanatisme.

Également ennemi de l'irréligion, le poëte, dans les dis|)utes que notre raison ne saurait décider, qui dépondent de la révélation, adjuge avec modestie et solidité la préférence à notre doctrine romaine, dont il éclaircit même plusieurs obscurités.

Pour juger de son style, il serait nécessaire de connaître toute l'étendue et la force de la langue: habileté à laquelle il est presque impossible qu'un étranger puisse atteindre, et sans laquelle il n'est pas facile d'approfondir la pureté de la diction.

Tout ce que je puis dire là-dessus, c'est qu'à l'oreille ses vers paraissent aisés et harmonieux, et que dans tout le poëmejen'ai trouvé rien de puéril, rien de languissant, ni aucune fausse pensée : défauts dont les plus excel- lents poêles ne sont pas tout à fait exempts.

Dans Homère et Virgile, on en voit quelques-uns, mais rares : on en trouve beaucoup dans les principaux, ou, pour mieux dire, dans tous les poètes des langues modernes, surtout dans ceux de la seconde classe de l'antiquité.

A l'égard du style, je puis encore ajouter une expérience que j'ai faite, qui donne beaucoup à présumer en sa faveur. Ayant traduit ce poëme cou- ramment, en le lisant à différentes personnes, je me suis aperçu qu'elles en ont senti toute la grâce et la majesté : indice infaillible que le style en est très-excellent. Aussi l'auteur se sert-il d'une noble simplicité et brièveté pour exprimer des choses difficiles et vastes, sans néanmoins rien laisser ii désirer pour leur entière intelligence; talent bien rare, et qui fait l'essence du vrai sublime.

Après avoir fait connaître en général le prix et le mérite de ce poëme, il est inutile d'entrer dans un détail particulier de ses beautés les plus écla- tantes. Il y en a, je l'avoue, plusieurs dont je crois reconnaître les originaux dans Homère, et surtout dans VlUade, copiés depuis avec différents succès par tous les poètes postérieurs; mais on trouve aussi dans ce poëme une infinité de beautés qui semblent neuves, et appartenir en propre à la Ilen- riade.

Telles sont, par exemple, la noblesse et l'allégorie de tout le chant \'\ l'endroit le poëte représente l'infànie meurtrier de Henri Ht, et sa juste réflexion sur ce misérable assassin.

C'est encore quelque chose de nouveau dans la poésie que le discours ingénieux qu'on lit sur les châtiments à subir après la mort.

Il ne me souvient pas non plus d'avoir vu ailleurs ce beau trait qu'il met dans le caractère de Mornay, quil combat sans vouloir tuer personne ^ .

La mort du jeune d'Ailly-, massacré par son père sans en être connu, m'a fait verser des larmes, quoique j'eusse lu une aventure un peu scm-

1. Chant VIII, vers 204.

2. Ibicl, vers 212 et suiv.

32 LETTRE DE M. COCCIII SUR LA HENRLVDE.

hliiblo dans le Tasse; mais celle de M. de Voltaire, étant décrite avec plus de précision, m'a paru nouvelle et sublime.

Les vers sur l'amitié sont d'une beauté inimitable, et rien ne les égale, si ce n'est la description de la modestie de la belle d'Estrées.

Enfin, dans ce poëme, sont répandues mille grâces qui démontrent que l'auteur, avec un goût infini pour le beau, s'est perfectionné encore davan- tage par une application infatigable à toutes sortes de sciences, afin de devoir sa réputation moins à la nature qu'à lui-même.

Plus il a réussi, plus il est obligeant à lui envers notre Italie d'avoir, dans un discours à la suite de son poëme, préféré notre Virgile et notre Tasse à tout autre poëte, quoique nous n'osions nous-mêmes les égaler ii Homère, qui a été le premier fondateur de la belle poésie.

F ^

HISTOIRE ABREGEE'

DES ÉVÉNEMENTS SUR LESQUELS EST FONDÉE LA FABLE

DU POËME DE LA HENRIADE.

Le feu des guerres civiles, dont François II vit les premières étincelles, avait embrasé la France sous la minorité de Charles I\. La religion en était le sujet parmi les peuples, et le prétexte parmi les grands. La reine mère, Catherine de Médicis, avait plus d'une fois hasardé le salut du royaume pour conserver son autorité, armant le parti catholique contre le protestant, et les Guises contre les Bourbons, pour accabler les uns par les autres,

La France avait alors, pour son malheur, beaucoup de sei- gneurs trop puissants, par conséquent factieux; des peuples devenus fanatiques et barbares par cette fureur de parti qu'in- spire le faux zèle ; des rois enfants, au nom desquels on ravageait l'État. Les batailles de Dreux, de Saint-Denis, de Jarnac, de Mou- contour, avaient signalé le malheureux règne de Charles IX; les plus grandes villes étaient prises, reprises, saccagées tour à tour par les partis opposés ; on faisait mourir les prisonniers de guerre par des supplices recherchés. Les églises étaient mises en cendres par les réformés, les temples par les catholiques; les empoisonne- ments et les assassinats n'étaient regardés que comme des ven- geances d'ennemis habiles.

On mit le comble à tant d'horreurs par la journée de la Saint-Barthélémy. Henri le Grand, alors roi de Navarre, et dans

1. Ce morceau a paru, pour la première fois, dans l'édition de 1730. 11 y est immédiatement après la préface, ou, pour mieux dire, il en fait partie, d'après le titre courant. Dans les éditions antérieures à 1748 et dans l'édition de 1751, il est encore parmi les pièces préliminaires; mais dans l'édition de 17 48 et la plupart des suivantes, il est rejeté après le poëme. Ce sont les éditeurs de Kehl qui l'ont rétabli en tête de la Henriade; mais avant V Histoire abrégée, etc., ils avaient mis l'Idée de la Henriade. qui est ci-après, page 39. (B.)

8. La Henriade. 3

34 ÉVÉNEMENTS SUR LESQUELS

une extrême jeunesse chef du parti réformé, dans le sein duquel il était né, fut attiré à la cour avec les plus puissants seigneurs du parti. On le maria à la princesse Marguerite, sœur de Charles 1\. Ce fut au milieu des réjouissances de ces noces, au milieu de la paix la plus profonde, et après les serments les plus solennels, que Catherine de lAIédicis ordonna ces massacres dont il faut perpétuer la mémoire (tout afl'reuse et toute flétrissante qu'elle est pour le nom français), afin que les hommes toujours prêts à entrer dans de malheureuses querelles de religion voient à quel excès l'esprit de parti peut enfin conduire.

On vit donc, dans une cour qui se piquait de politesse, une femme célèhre par les agréments de l'esprit, et un jeune roi de vingt-trois ans, ordonner de sang-froid la mort de plus d'un million de leurs sujets. Cette môme nation, qui ne pense aujour- d'hui à ce crime qu'en frissonnant, le commit avec transport et avec zèle. Plus de cent mille hommes furent assassinés par leurs compatriotes; et, sans les sages précautions de quelques person- nages vertueux, comme le président Jeannin, le marquis de Saint- Herem, etc., la moitié des Français égorgeait l'autre.

Charles IX ne vécut pas longtemps après la Saint-Barthélémy. Son frère Henri III quitta le trône de la Pologne pour venir replonger la France dans de nouveaux malheurs, dont elle ne fut tirée que par Henri IV, si justement surnommé le Grand par la postérité, qui seule peut donner ce titre.

Henri III, en revenant en France, y trouva deux partis domi- nants : l'un était celui des réformés, renaissant de sa cendre, plus violent que jamais, et ayant à sa tête le même Henri le Grand, alors roi de Navarre ; l'autre était celui de la Ligue, faction puis- sante, formée peu à peu par les princes de Guise, encouragée par les papes, fomentée par l'Espagne, s'accroissant tous les jours par l'artifice des moines, consacrée en apparence par le zèle de la religion catholique, mais ne tendant qu'à la réhellion. Son chef était le duc de Guise, surnommé le Balafré, prince d'une réputation éclatante, et qui, ayant plus de grandes qualités que de bonnes, semblait pour changer la face de l'État dans ce temps de troubles,

Henri III, au lieu d'accabler ces deux partis sous le poids de l'autorité royale, les fortifia par sa faiblesse ; il crut faire un grand coup de politique en se déchu-ant chef de la Ligue, mais il n'en fut que l'esclave. H fut forcé de faire la guerre pour les intérêts du duc de Guise, qui le voulait détrôner; contre le roi de Navarre, son beau-frère, son héritier présomptif, qui ne pensait qu'à réîa-

EST FONDÉE LA HENRIADE. 3

l)lir l'autorité royale, d'autant plus (ju'en agissant pour Ifonri Ml. à qui il devait succéder, il agissait pour lui-même.

L'armée que Henri III envoya contre le roi son beau-frère fut battue à Coutras; son favori Joyeuse y fut tué. Le Navarrois ne voulut d'autre fruit de sa victoire que de se réconcilier avec le roi. Tout vainqueur qu'il était, il demanda la paix, et le roi vaincu n'osa l'accepter, tant il craignait le duc de Guise et la Ligue. Guise, dans ce temps-là même, venait de dissiper une armée d'Allemands. Ces succès du Balafré humilièrent encore davantage le roi de France, qui se crut à la fois vaincu par les ligueurs et par les réformés.

Le duc de. Guise, enflé de sa gloire et fort de la faiblesse de son souverain, vint à Paris malgré ses ordres. Alors arriva la fameuse journée des Barricades, le peuple chassa les gardes du roi, et ce monarque fut obligé de fuir de sa capitale. Guise fit plus: il obligea le roi de tenir les états généraux du royaume à Blois, et il prit si bien ses mesures qu'il était près de partager l'autorité royale, du consentement de ceux qui représentaient la nation, et sous l'apparence des formalités les plus respectables. Henri III, réveillé par ce pressant danger, fit assassiner au chciteau de Blois cet ennemi si dangereux, aussi bien que son frère le cardinal, plus violent et plus ambitieux encore que le duc de Guise.

Ce qui était arrivé au parti protestant après la Saint-Barthé- lémy arriva alors à la Ligue : la mort des chefs ranima le i)arti. Les ligueurs levèrent le masque ; Paris ferma ses portes ; on ne songea qu'à la vengeance. On regarda Henri III comme l'assassin des défenseurs de la religion, et non comme un roi qui avait puni ses sujets coupables. Il fallut que Henri III, pressé de tous côtés, se réconciliât enfin avec le Navarrois. Ces deux princes vinrent camper devant Paris; et c'est que commence la Hcnriade.

Le duc de Guise laissait encore un frère; c'était le duc de Mayenne, homme intrépide, mais plus habile qu'agissant, qui se vit tout d'un coup à la tête d'une faction instruite de ses forces, et animée par la vengeance et par le fanatisme.

Presque toute l'Europe entra dans cette guerre. La célèbre Elisabeth, reine d'Angleterre, qui était pleine d'estime pour le roi de Navarre, et qui eut toujours une extrême passion de le voir, le secourut plusieurs fois d'hommes, d'argent, de vaisseaux ; et ce fut Duplessis-Mornay qui alla toujours en Angleterre solliciter ces secours. D'un autre côté, la branche d'Autriche, qui régnait en Espagne, favorisait la Ligue, dans l'espérance d'arracher quelques dépouilles d'un royaume déchiré par la guerre civile. Les papes

36 l'-VÉNEMENTS SUR LESQUELS

coTiibaltaicnt le roi do Navarre, iion-seulcmcnt par des excommu- nications, mais par tous les artifices de la politique, et par les petits secours d'hommes et d'argent que la cour de Rome peut fournir.

Cependant Henri III allait se rendre maître de Paris, lorsqu'il fut assassiné à Saint-Cloud par un moine dominicain, qui commit ce parricide dans la seule idée qu'il obéissait à Dieu, et qu'il courait au martyre ; et ce meurtre ne fut pas seulement le crime de ce moine fanatique, ce fut le crime de tout le parti. L'opinion publique, la créance de tous les ligueurs était qu'il fallait tuer son roi s'il était mal avec la cour de Rome. Les prédicateurs le criaient dans leurs mauvais sermons ; on l'imprimait dans tous ces livres pitoyables qui inondaient la France, et qu'on trouve à peine aujourd'hui dans quelques bibliothèques, comme des mo- numents curieux d'un siècle également barbare et pour les lettres et pour les mœurs.

Après la mort de Henri III, le roi de Navarre (Henri le Grand), reconnu roi de France par l'armée, eut à soutenir toutes les forces de la Ligue, celles de Rome, de l'Espagne, et son royaume à con- quérir. Il bloqua, il assiégea Paris à plusieurs reprises. Parmi les plus grands hommes qui lui furent utiles dans cette guerre, et dont on a fait quelque usage dans cepoëme, on compte les maré- chaux d'Aumont et de Riron, le duc de Rouillon, etc. Duplessis- Mornay fut dans sa plus intime confidence jusqu'au changement de religion de ce prince ; il le servait de sa personne dans les armées, de sa plume contre les excommunications des papes, et de son grand art de négocier, en lui cherchant des secours chez tous les princes protestants.

Le principal chef de la Ligue était le duc de Mayenne ; celui qui avait le plus de réputation après lui était le chevalier d'Au- male, jeune prince connu par cette fierté et ce courage brillant qui distinguaient particulièrement la luaison de Guise. Ils obtin- rent plusieurs secours de l'Espagne ; mais il n'est question ici que du fameux comte d'Egmont, fils de l'amiral, qui amena treize ou quatorze cents lances au duc de Mayenne. On donna beaucoup de combats, dont le plus fameux, le plus décisif et le plus glo- rieux pour Henri IV fut la bataille d'Ivry, le duc de Mayenne fut vaincu, et le comte d'Egmont fut tué.

Pendant le cours de cette guerre, le roi était devenu amoureux de la belle Gabrielle d'Estrées ; mais son courage ne s'amollit point auprès d'elle, témoin la lettre qu'on voit encore dans la Riblio- thèque du roi, dans laquelle il dit à sa maîtresse : « Si je suis vaincu, vous me connaissez assez pour croire que je ne fuirai pas ;

EST FONDEE LA HENUIADE. 37

mais ma dernière pensée sera à Dieu, et ravant-dcrnière à vous, » Au reste, on omet plusieurs faits considérables, qui, n'ayant point de place dans le poëme, n'en doivent point avoir ici. On ne parle ni de l'expédition du duc de Parme en France, qui ne servit (^u'à retarder la chute de la Ligue, ni de ce cardinal de Dourbon, qui fut quelque temps un fantôme de roi sous le nom (le Charles X, Il suffit de dire qu'après tant de malheurs et de <lésolation, Henri IV se fit catholique, et que les Parisiens, qui haïssaient sa religion et révéraient sa personne, le reconnurent alors pour leur roi *,

1. Dans l'édition de 1730, on lisait ce passage, qui se trouve encore dans une cdition de 1732, mais qui n'est plus dans celle de 1733 :

« Après avoir mis sous les yeux du lecteur un petit abrégé de l'histoire qui sort de fondement à la flenriade, il semblerait qu'on dût, selon l'usage, donner ici une dissertation sur l'épopée, d'autant plus que le P. Le Bossu a bien donne des règles pour composer un poëme épique en grec ou en latin, mais non pas en français, et qu'il a écrit beaucoup plus pour les mœurs des anciens que pour les nôtres; ordinaire défaut des savants qui connaissent mieux leurs auteurs classiques que leur propre pays, et qui, sachant Plante par cœur, mais n'ayant jamais vu représenter une pièce de Molière, nous donnent pourtant des règles du théâtre.

« Plusieurs personnes demandaient qu'on imprimât à la tète de cette édition un petit ouvrage intitulé Essai sur la poésij épique, composé en anglais par M. de Voltaire en 172(5, imprimé plusieurs fois à Londres. Il comptait le donner ici tel qu'il a été traduit en français par M. l'abbé Guyot-Desfontaines, qui écrit avec plus d'élégance et de pureté que personne, et qui a contribué beaucoup à décrier en France ce style recherché et ces tours alïectés qui commençaient â infecter les ouvrages des meilleurs autours. M. de Voltaire ne se serait pas flatté de le traduire lui-même aussi bien que M. l'abbé Desfontaines l'a traduit ( â quelques inadver- tances près ). Mais il a considéré que cet Essai est plutôt un simple exposé des poëmes épiques anciens et modernes, qu'une dissertation bien utile sur cet art. Le poëme épique sur lequel il s'étendait le plus était le Paradis perdu de Milton, ouvrage alors ignoré en France, mais qui est aujourd'hui très-connu par la belle traduction qu'en a faite, quoique en prose, M. Dupré de Saint-Maur.

« On prend donc le parti de renvoyer ceux qui seraient curieux de lire cet Essai sur PÉpopée à la traduction de M. Desfontaines, à Paris, chez Chaubcrt, quai des Augustins.

« Ce n'est que le projet d'un plus long ouvrage que M. de Voltaire a composé depuis, et qu'il n'ose f;iire imprimer, ne croyant pas que ce soit à lui de donner des règles pour com-ir dans une carrière dans laquelle il n'a fait peut-être que broncher.

« Il se contentera donc de faire ici quelques courtes observations nécessaires à des lecteurs peu instruits d'ailleurs, qui pourraient jeter les yeux sur ce poëme. »

C'est immédiatement après ce morceau que venait l'Idée sur la Henriade.

Quant à VEssai sur la poésie épique, il est dans le présent volume après le po«mc. (B.)

IDEE DE LA HENRIADE^

Le sujet de la Henriadc est le siège de Paris, commencé par Henri de Valois et Henri le Grand, achevé par ce dernier seul.

Le lieu de la scène ne s'étend pas plus loin quede Paris à Ivry, se donna cette fameuse bataille qui décida du sort de la France et de la maison royale.

Le poëme est fondé sur une histoire connue, dont on a con- servé la vérité dans les événements principaux. Les autres, moins respectables, ont été ou retranchés, ou arrangés suivant la vrai- semblance qu'exige un poëme. On a tâché d'éviter en cela le défaut de Lucain, qui ne fit qu'une gazette ampoulée; et on a pour garant ces vers de M. Despréaux :

Loin ces rimeurs craintifs dont l'esprit flegmatique Garde dans ses fureurs un ordre didactique.

Pour prendre IJlle il faut que Uùle soit rendue, Et que leur vers exact, ainsi que Mézeray, Ait déjà fait tomber les remparts de Courtray-.

On n'a fait même que ce qui se pratique dans toutes les tra- gédies, où les événements sont plies aux règles du théâtre.

Au reste, ce poème n'est pas plus historique qu'aucun autre. Le Camoëns, qui est le Virgile des Portugais, a célébré un événe- ment dont il avait été témoin lui-même. Le Tasse a chanté une croisade connue de tout le monde, et n'en a omis ni l'ermite Pierre, ni les processions, Virgile n'a construit la fable de son Kntuk que des fables reçues de son temps, et qui passaient pour l'histoire véritable de la descente d'Énée en Italie.

Homère, contemporain d'Hésiode, et qui par conséquent vivait environ cent ans après la prise de Troie, pouvait aisément avoir

1. Ce morceau est aussi de 1730. (B.)

2. Boileau, Art poétique, chant II, vers 73-74, 78-80.

40 IDÉE DE LA IIENIUADE.

VU dans sa jeunossc des vieillards qui avaient connu les héros de cette guerre. Ce qui doit même plaire davantage dans Homère, c'est que le fond de son ouvrage n'est point un roman, que les caractères ne sont point de son imagination, qu'il a peint les hommes tels qu'ils étaient, avec leurs honnes et mauvaises qualités, et que son livre est un monument des mœurs de ces temps reculés.

La Henriade est composée de deux parties; d'événements réels dont on vient de rendre compte, et de fictions. Ces fictions sont toutes puisées dans le système du merveilleux, telles que la pré- diction de la conversion de Henri IV, la protechon que lui donne saint Louis, son apparition, le feu du ciel détruisant ces opéra- tions magiques qui étaient alors si communes, etc. Les autres sont purement allégoriques : de ce nombre sont le voyage de la Discorde à Rome, la Politique, le Fanatisme, personnifiés, le temple de l'Amour, enfin les Passions et les Vices,

Prenant un corps, une àme, un esprit, un visage*.

Que, si l'on a donné dans quelques endroits à ces passions personnifiées les mômes attributs que leur donnaient les païens, c'est que ces attributs allégoriques sont trop connus pour être changés. L'Amour a des flèches, la Justice a une balance dans nos ouvrages les plus chrétiens, dans nos tableaux, dans nos tapisseries, sans que ces représentations aient la moindre teinture de paganisme. Le mot d'Amphitrite, dans notre poésie, ne signifie que la mer, et non l'épouse de Neptune. Les champs de Mars ne veulent dire que la guerre, etc. S'il est quelqu'un d'un avis con- traire, il faut le renvoyer encore à ce grand maître, M. Despréaux, qui dit :

C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement,

C'est vouloir au lecteur plaire sans agrément.

Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,

De donner à Tliémis ni bandeau ni balance,

De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain.

Ou le Temps qui s'enfuit, une horloge à la main ;

Et partout des discours, comme une idolâtrie,

Dans leur faux zèle iront chasser l'allégorie-.

Ayant rendu compte de ce que contient cet ouvrage, on croit

1. Doileau, Art jwrtique, chant 111, vers 10 i. ti. Art poétique, chant III, vers 225 et suiv.

IDKE DE LA HENRIADE. 44

devoir dire un mot de l'esprit dans lequel il a été composé. On n'a voulu ni flatter ni médire. Ceux qui trouveront ici les mau- vaises actions de leurs ancêtres n'ont qu'à les réparer par leur vertu. Ceux dont les aïeux y sont nommés avec éloge ne doivent aucune reconnaissance à l'auteur, qui n'a eu en vue que la vérité ; et le seul usage qu'ils doivent faire de ces louanges, c'est d'en mériter de pareilles.

8i l'on a, dans cette nouvelle édition, retranché ([uelquesvers* qui contenaient des vérités dures contre les papes qui ont autre- fois déshonoré le saint-siége par leurs crimes, ce n'est pas qu'on fasse II la cour de Rome l'affront de penser qu'elle veuille rendre respectable la mémoire de ces mauvais pontifes : les Français qui condamnent les méchancetés de Louis XI et de Catherine de Médicis peuvent parler sans doute avec horreur d'Alexandre VI. Mais l'auteur a élagué ce morceau, uniquement parce qu'il était trop long, et qu'il y avait des vers dont il n'était pas content.

C'est dans cette seule vue qu'il a mis beaucoup de noms à la place de ceux qui se trouvent dans les premières éditions, selon qu'il les a trouvés plus convenables à son sujet, ou que les noms mêmes lui ont paru plus sonores. La seule politicjuc dans un poëme doit être de faire de bons vers. On a retranché la mort d'un jeune Boufflers, qu'on supposait tué par Henri IV, parce que, dans cette circonstance, la mort de ce jeune homme semblait rendre Henri IV un peu odieux, sans le rendre plus grand "-. On a fait passer Duplessis-Mornay en Angleterre auprès de la reine Elisabeth, parce que effectivement il y fut envoyé, et qu'on s'y ressouvient encore de sa négociation. On s'est servi de ce même Duplessis-Mornay dans le reste du poëme, parce qu'aj ant joué le rôle de confident du roi dans le premier chant, il eût été ridicule

1. On avait, dans l'édition de 1730, retranché du chant IV seize vers de l'édi- tion de 1728, commençant par

L'É^'Iise, dès co jour puissante et profanée,

et finissant par

Peu de pasteurs sans tache et beaucoup de t3Tans.

On avait aussi retranche du chant VII vingt-deux vers, commençant par

La mort est à ses pieds, elle amène à la fois,

et finissant par

S'élèvent contre nous dans le jour du trépas.

Voyez vers 199 du chant IV et vers 79 du chant VII, ainsi que les variantes de ces passages. (B.)

2. Voyez les variantes du chant IV.

4-2 IDKE DE LA HENRIADE.

([uiin aulro prît sa placo dans les cliants suivants ; de même qu'il serait inipertinciit dans une tragédie (dans Bérénice, par exemple), que Titus se confiât à Paulin au premier acte, et à un autre au cinquième. Si quelques personnes veulent donner des interprétations malignes à ces changements, Fauteur ne doit point s'en inquiéter : il sait que quiconque écrit est fait pour essuyer les traits de la malice.

Le point le plus important est la religion, qui fait en grande partie le sujet du poëme, et qui en est le seul dénoûment.

L'auteur se (latte de s'être expliqué en beaucoup d'endroits avec une précision rigoureuse, qui ne peut donner aucune prise à la censure. Tel est, par exemple, ce morceau de la Trinité,

La puissance, l'amour, avec l'intelligence, Unis et divisés, composent son essence*.

Et celui-ci,

Il reconnaît l'Eglise ici-bas combattue,

L'Église toujours une, et partout étendue,

Libre, mais sous un clief, adorant en tout lieu

Dans le bonheur des saints la grandeur de son Dieu;

Le Christ, de nos pécliés victime renaissante,

De ses élus chéris nourriture vivante,

Descend sur les autels à ses yeux éperdus,

Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n'est plus-.

Si l'on n'a pu s'exprimer partout avec cette exactitude théolo- gique, le lecteur raisonnable y doit suppléer. 11 y aurait une extrême injustice à examiner tout l'ouvrage comme une thèse de théologie ^ Ce poëme ne respire que l'amour de la religion et des lois; on y déteste également la rébellion et la persécution. Il ne faut pas juger sur un mot un livre écrit dans un tel esprit.

1. Chant X, vers i^o-^G.

2. Ibid., vers 48o et suiv.

'A. C'est ce qu'a pourtant fait feu Tabaraud, dans son opuscule intitulé De la philosophie de la Henriade; 1805, in-S". (B.)

LA HENRIADE

POEME

CHANT PREMIER.

ARGUMENT.

Henri III, réuni avec Henri do Bourbon, roi de Navarre, contre la Ligue, ayant déjà commencé le blocus de Paris, envoie secrètement Henri de Bourbon demander du secours à Elisabeth, reine d'Angleterre. Le béros essuie une tempête. 11 relâche dans une île, un vieillard catholique lui prédit son change- ment de religion et son avènement au trône. Description de l'Angleterre et de son gouvernement.

Je chante ce héros qui régna sur la France Et par droit de conquête et par droit de naissance ' ; Qui par de longs malheurs apprit à gou^erncr, Calma les factions, sut vaincre et pardonner, Confondit et Mayenne, et la Ligue, et Tlhère, Et fut de ses sujets le vainqueur et le père.

Descends du haut des cieux, auguste Vérité! Répands sur mes écrits ta force et ta clarté :

1. Ce vers se trouve dans un poëme de l'abbé Cassagnes, intitulé Henri le Grand, au roi, 1601, in-f°; voyez le Mercure de 1770, août, page 147. (B.)

Il est malaisé d'admettre que Voltaire se soit cru de bonne foi le premier auteur de l'alexandrin fameux de la Henriade^ d'une allure si française :

Et par droit do conquùte et par droit de naissance,

qui est de l'abbé Cassagnes {Henri le Grand. Paris, de l'imprimerie d'Antoine Vitré, 1661, p. 3, vers 0). A coup sûr, Voltaire avait lu tout ce qui avait été publié à la gloire d'Henri IV, et ce vers lui était resté dans la mémoire. Ce qui plaide en faveur de sa loyauté, c'est qu'il ne remania le début de son premier chant qu'à Londres, en 17'27, sur les observations du Smyrniotc Dadiky, et qu'il ne devait pas avoir sous les yeux alors le poëme du pauvre Cassagnes, dont les destinées étaient d'être déshonoré par Boileau et détroussé par Voltaire. (G. D.)

4i LA HKMIIADE. [

Que loreillo des rois s'accoutume à t'entendrc,

(Test à toi d'annoncer ce qu'ils doivent apprendre;

C'est à toi de montrer aux yeux des nations

Les coupables effets de leurs divisions.

Dis comment la Discorde a troublé nos provinces;

Dis les mallieurs du peuple et les fautes des princes:

\ iens, parle ; et s'il est vrai que la Fable autrefois

Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix ;

Si sa main délicate orna ta tète altière,

Si son ombre embellit les traits de ta lumière,

Avec moi sur tes pas permets-lui de marcher,

Pour orner tes attraits, et non pour les cacher.

Valois ^ régnait encore, et ses mains incertaines De l'État ébranlé laissaient flotter les rênes '^ ; Les lois étaient sans force, et les droits confondus; Ou plutôt en effet Valois ne régnait plus. Ce n'était plus ce prince environné de gloire. Aux combats ^ dès l'enfance, instruit par la victoire. Dont l'Europe en tremblant regardait les progrès, Et qui de sa patrie emporta les regrets. Quand du Nord étonné de ses vertus suprêmes Les peuples à ses pieds mettaient les diadèmes \ Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier; Il devint lâche roi d'intrépide guerrier : Endormi sur le trône au sein de la mollesse. Le poids de sa couronne accablait sa faiblesse. Quélus et Saint-Mégrin, Joyeuse et d'Épernon^,

1. Henri III, roi de France, Tun dos principaux personnages de ce poëme, y est toujours nomme Valois, nom de la branche royale dont il était. {Noie de

Voltaire, 1723 et 1730.)

2. Racine a dit, dans Phèdre, acte V, scène vi :

Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.

3. Henri III (Valois), étant duc d'Anjou, avait commandé les armées de Charles IX, son frère, contre les protestants, et avait gagne, à dix-huit ans, les batailles de Jarnac et de Moncontour. {Note de Voltaire, 1730.)

4. Le duc d'Anjou fut élu roi de Pologne par les mouvements que se donna Jean de Montluc, cvêquo de Valence, ambassadeur de France en Pologne; et Henri n'alla qu'à regret recevoir cette couronne; mais, ayant appris, en 1574, la mort de son frère, il ne tarda point à revenir en France. {Note de Voltaire, 1741.)

5. C'étaient eux qu'on appelait les mignons de Henri III. Saint-Luc, Livarot, Villequier, Duguast et Maugiron curent part aussi et à sa faveur et à ses débau- ches. 11 est certain qu'il eut pour Quélus une passion capable des plus grands

[35] CHANT I. 45

Jeunes voluptueux qui régnaient sous son nom, D'un maître efléminé corrupteurs politi([ues, Plongeaient dans les plaisirs ses langueurs léthargiques.

Des Guises cependant le rapide bonheur Sur son abaissement élevait leur grandeur;

excès. Dans sa première jeunesse on lui avait déjà reproclié ses goûts : il avait eu une amitié fort équivoque pour ce même duc de Guise, qu'il fit depuis tuer à Blois. Le docteur Boucher, dans sou livre De justa Ilenrki Tertii abdicalione. ose avancer que la haine de Henri III pour le cardinal de Guise n'avait d'autre fonde- ment que les refus qu'il en avait essuyés dans sa jeunesse; mais ce conte ressemble à toutes les autres calomnies dont le livre de Boucher est rempli.

Henri III mêlait avec ses mignons la religion à la débauche; il faisait avec eux des retraites, des pèlerinages, et se donnait la discipline. Il institua la confrérie de la Mort, soit pour la mort d'un de ses mignons, soit pour celle de la princesse de Condc, sa maîtresse : les capucins et les minimes étaient les directeurs des con- frères, parmi lesquels il admit quelques bourgeois de Paris; ces confrères étaient vêtus d'une robe d'étamine noire avec un capuchon. Dans une autre confrérie toute contraire, qui était celle des pénitents blancs, il n'admit que ses courtisans. Il était persuadé, aussi bien que certains théologiens de son temps, que ces mome- rics expiaient les péchés d'habitude. On tient que les statuts de ces confrères, leurs habits, leurs règles, étaient des emblèmes de ses amours, et que le poëte Desportes, abbé de Tyron, l'un des plus fins courtisans de ce temps-là, les avait expliqués dans un livre qu'il jeta depuis au fju.

Henri III vivait d'ailleurs dans la mollesse et dans raffétorie d'une femmo coquette; il couchait avec des gants d'une peau particulière pour conserver la beauté de ses mains, qu'il avait effectivement plus belles que toutes les femmes de sa cour; il mettait sur son visage une pâte préparée, et une espèce de masque par-dessus : c'est ainsi qu'en pirle le livre des Hermaphrodites, qui circonstancié les moindres détails sur son coucher, sur son lever et sur ses habillements. Il avait une exactitude scrupuleuse sur la propreté dans la parure : il était si attaché à ces petitesses qu'il chassa un jour le duc d'Epcrnon de sa présence, parce qu"il s'éttit présenté devant lui sans escarpins blancs, et avec un habit mal boutonné.

Quélus fut tue en duel le 27 avril 1578.

Louis de Maugiron, baron d'Ampus, était Tun des mignons pour qui Henri III eut le plus de faiblesse : c'était un jeune homme d'un grand courage et d'une giande espérance. Il avait fait de fort belles actions au siège d'Issoire, il avait eu le malheur de perdre un œil. Cette disgrâce lui laissait encore assez de charmes pour être infiniment du goût du roi; on le comparait à la princesse d'Éboli, qui, étant borgne comme lui, était dans le même temps maîtresse de Philippe H, roi d'Espagne. On dit que ce fut pour cette princesse et pour Maugiron qu'un Italien fit ces quatre beaux vers renouvelés de l'Anthologie grecque :

Lumine Acon destro, capta est Lconida sinistro,

Et poterat forma vincere uterque deos : Parve puer, lumen quod habes concède puellse ;

Sic tu co'cus Amor, sic erit illa Venus.

Maugiron fut tué en servant Quélus dans sa querelle.

Paul Stuart de Caussade de Saint-Mégrin, gentilhomme d'auprès de Bordeaux, fut aimé de Henri III autant que Quélus et Maugiron, et mourut d'une manière aussi tragique; il fut assassiné le 21 juillet de la môme année, dans la rue Saint-

40 LA lIRNRIADli. :40'

Jls roriiiaioiit dans Paris cette Ligue fatale,

De sa faible puissance orgueilleuse rivale.

Les peuples déchaînés, vils esclaves des grands,

Persécutaient leur prince, et servaient des tyrans.

Ses amis corrompus bientôt l'abandonnèrent ;

Du Louvre épouvanté ses peuples le chassèrent :

Dans Paris révolté l'étranger accourut ;

Tout périssait enfin, lorsque Bourbon^ parut.

Le vertueux Bourbon, plein d'une ardeur guerrière,

A son prince aveuglé vint rendre la lumière :

Il ranima sa force, il conduisit ses pas

De la honte à la gloire, et des jeux aux combats.

Aux remparts de Paris les deux rois s'avancèrent :

Bome s'en alarma ; les Espagnols tremblèrent :

L'Europe, intéressée à ces fameux revers,

Honoré, sur les onze heures du soir, en revenant du Louvre. Il fut porte à ce même hotel de Boissy étaient morts ses deux amis; il y mourut, le lendemain, de trente-quatre blessures qu'il avait reçues la veille. Le duc de Guise, le Balafré, fut soupçonné de cet assassinat, parce que Saint-Mégrin s"était vanté d'avoir couché avec la duchesse de Guise. Les mémoires du temps rapportent que le duc de Mayenne fut reconnu, parmi les assassins, à sa barbe large et à sa main faite en épaule de mouton. Le duc de Guise ne passait pourtant point pour un homme trop sévère sur la conduite de sa femme; et il n'y a pas d'apparence que le duc de Mayenne, qui n'avait jamais fait aucune action de lâcheté, se fût avili jusqu'à se mêler dans une troupe de vingt assassins pour tuer un seul homme.

Le roi baisa Saint-Mégrin, Quélus, et Maugiron, après leur mort, les fit raser, et garda leurs blonds cheveux; il ôta de sa main à Quélus des boucles d'oreilles qu'il lui avait attachées lui-même. M. de TEstoile dit que ces trois mignons mou- rurent sans aucune religion : Maugiron, en blasphémant; Quélus, en disant à tout moment : « Ah ! mon roi, mon roi ! » sans dire un seul mot de Jésus-Christ ni de la Vierge. Ils furent enterrés à Saint-Paul : le roi leur fit élever dans cette église trois tombeaux de marbre, sur lesquels étaient leurs figures à genoux; leurs tom- beaux furent charges d'épitaphes en prose et on vers, on latin et en français : on y comparait Maugiron à Horatius Coclès et à Annibal, parce qu'il était borgne comme eux. On ne rapporte point ici ces épitaphcs, quoiqu'elles ne se trouvent que dans les Antiquités de Paris, imprimées sous le règne de Henri III. Il n'y a rien de remarquable ni de trop bon dans ces monuments; ce qu'il y a de meilleur est l'épitaphe de Quélus :

Xon injuriam, sed mortem patienter tulit. Il ne put souffrir un outrage, Et souffrit constamment la mort.

{Note de Voltaire, 1723.) Voyez, sur Joyeuse, les notes du troisième chant. (Id., 1730.)

1. Henri IV, le héros de ce poëme, y est appelé indifféremment Bourbon ou Henri.

Il naquit à Pau, en Béarn, le 13 dcccrabrc 1553. (Xote de Voltaire, 17'23 et 1730.)

[55^ CllA.NT I. 47

Sur ces murs mallieurcux avait les yeux uu\erls.

On voyait dans Paris la Discorde inhumaine Excitant aux coml)ats et la Ligue et Alaxenne, Et le peuple et l'Église ; et, du liant de ses tours, Des soldats de l'Espagne api)chuit les secours. Ce monstre impétueux, sanguinaire, inllcvible, De ses propres sujets est l'ennemi terrible : Aux malheurs des mortels il borne ses desseins; Le sang de son parti rougit souvent ses mains : Il habite en tyran dans les cœurs qu'il déchire, Et lui-même il punit les forfaits qu'il ins])ire.

Du côté du couchant, près de ces bords fleuris la Seine serpente en fuyant de Paris, Lieux aujourd'hui charmants, retraite aimable et pure triomphent les arts, se plaît la nature'. Théâtre alors sanglant des plus mortels combats. Le malheureux Valois rassemblait ses soldats. On y voit ces héros, fiers soutiens de la France, Divisés par leur secte, unis par la vengeance. C'est aux mains de Bourbon que leur sort est commis : En gagnant tous les cœurs, il les a tous unis. On eût dit que l'armée, à son pouvoir soumise. Ne connaissait qu'un chef, et n'avait ({u'une Église.

Le père des Bourbons-, du sein des immortels, Louis fixait sur lui ses regards paternels : Il présageait en lui la splendeur de sa race ; Il plaignait ses erreurs; il aimait son audace ; De sa couronne un jour il devait l'honorer; Il voulait plus encore, il voulait l'éclairer. 31ais Henri s'avançait vers sa grandeur suprême Par des chemins secrets, inconnus à lui-même : Louis, du haut des cieux, lui prêtait son appui ; Mais il cachait le bras qu'il étendait pour lui, De peur que ce héros, trop sûr de sa victoire,

1. J.-B. Rousseau, dans son Palémon et Daphné. a dit :

Ces fertiles coteaux se plaît la nature.

2. Saint Louis, neuvième du nom, roi de France, est la tige de la branche do« Bourbons. {Note de Voltaire, 1730.)

48 LA HE NUI A DE. >aT

Avec moins de danger n'eût acquis moins de gloire.

Déjà les deux partis au pied de ces remparts ' Avaient i)lus d'une fois balancé les hasards; Dans nos champs désolés le démon du carnage Déjà jusqu'aux deux mers avait porté sa rage, Quand Valois à Bourbon tint ce triste discours. Dont souvent ses soupirs interrompaient le cours :

« Vous voyez à quel point le destin m'humilie ; Mon injure est la vôtre; et la Ligue ennemie, Levant contre son prince un front séditieux, Nous confond dans sa rage, et nous poursuit tous deux. Paris nous méconnaît, Paris ne veut pour maître, M moi qui suis son roi, ni vous qui devez l'être. Ils savent que les lois, le mérite et le sang. Tout, après mon trépas, vous appelle à ce rang ; Et, redoutant déjà votre grandeur future. Du trône je chancelle ils pensent vous exclure. De la religion ^ terrible en son courroux, Le fatal anathèmc est lancé contre vous. Rome, qui sans soldats porte en tous lieux la guerre, Aux mains des Espagnols a remis son tonnerre : Sujets, amis, parents, tout a trahi sa foi, Tout me fuit, m'abandonne, ou s'arme contre moi; Et l'Espagnol avide, enrichi de mes pertes. Vient en foule inonder mes campagnes désertes ^

\. Racine a dit. dans Bajazet, acte I"', scène ii :

Et bientôt les deux camps, au pied de son rempart, Devaient de la bataille éprouver le hasard.

'2. Henri IV, roi de Navarre, avait été solennellement excommunié par le pape Sixte-Quint dès l'an 1585, trois ans avant révcnemcnt dont il est ici question. Le j)apc, dans sa bulle, l'appelle génération bâtarde et détestable de la maison de liourbon ; le prive, lui et toute la maison do Condé, à jamais de tous leurs domaines et fiefs, et les déclare surtout incapables de succéder à la couronne.

Quoique alors le roi de Navarre et le prince de Condé fussent en armes à la tête des protestants, le parlement, toujours attentif à conserver l'honneur et les libertés de l'État, fit contre cette bulle les remontrances les plus fortes; et Henri IV fit afticher dans Rome, à la porte du Vatican, que Sixte-Quint, soi-disant pape, eu avait menti, et que c'était lui-même qui était hérétique, etc. (Soie de Vol- taire, 1730.)

3. Racine, dans Mithridate, acte IH, scène r% a dit :

Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes De Romaius que la guerre enrichit de nos pertes,

[ii4] CHANT I. 49

« Contre tant d'ennoinis ardents à m'outragcr, Dans la France à mon tonr a[)])elons Tétrangcr : Des Anglais en secret gagnez l'illustre reine. Je sais qu'entre eux et nous une immortelle haine Nous permet rarement de marcher réunis, Que Londre est de tout temps l'émule de Paris ; Mais, après les affronts dont ma gloire est flétrie, Je n'ai plus de sujets, je n"ai plus de patrie. Je hais, je veux punir des peuples odieux. Et quiconque me venge est Français à mes yeux. Je n'occuperai point, dans un tel ministère. De mes secrets agents la lenteur ordinaire ; Je n'implore que vous : c'est vous de qui la voix Peut seule à mon malheur intéresser les rois. Allez en Alhion ; que votre renommée Y parle en ma défense, et m'y donne une armée. Je veux par votre bras vaincre mes ennemis ; Mais c'est de vos vertus que j'attends des amis^ »

Il dit; et le héros,' qui, jaloux de sa gloire, Craignait de partager l'honneur de la victoire. Sentit, en l'écoutant, une juste douleur. Il regrettait ces temps si chers à son grand cœur -, Où, fort de sa vertu, sans secours, sans intrigue. Lui seul avec Coudé ' faisait trembler la Ligue. Mais il fallut d'un maître accomplir les desseins : Il suspendit les coups qui partaient de ses mains ; Et, laissant ses lauriers cueillis sur ce rivage, A partir de ces lieux il força son courage.

1. Dans son manuscrit, Voltaire faisait ici répliquer le roi de Navarre; mais le morceau fut retranche comme trop languissant. Voir une lettre à Thieriot (1722) dans la Correspondance. (G. A.)

2. Dans Bajazet, acte l*^*", scène i'"'', Racine a dit :

Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux.

3. C'était Henri, prince de Condc, fils de Louis, tue à Jarnac. Henri de Condé était l'espérance du parti protestant. Il mourut à Saint-Jean-d'Angély à l'âge de trente-cinq ans, en 1585. Sa femme, Charlotte de La Trimouille, fut accusée de sa mort. Elle était grosse de trois mois lorsque son mari mourut, et accoucha six mois après de Henri de Condé, second du nom, qu'une tradition populaire et ridicule fait naître treize mois après la mort de son père.

Larrey a suivi cette tradition dans son Histoire de Louis XIV, histoire le style, la vérité, et le hon sens, sont également négligés. [Note de Voltaire, 1730.)

8. La Henri AD E. 4

50 LA IIENRIADE. [ui

Les soldats étonnés ignorent son dessein ;

Et tous de son retour attendent leur destin.

11 marche. Cependant la ville criminelle

Le croit toujours présent, prêt à fondre sur elle ;

Et son nom, qui du trône est le plus ferme appui,

Semait encor la crainte, et combattait pour lui.

Déjà des Neustriens il franchit la campagne. De tous ses favoris, Mornay seul l'accompagne, Mornay', son confident, mais jamais son flatteur; Trop vertueux soutien du parti de l'erreur. Qui, signalant toujours son zèle et sa prudence. Servit également son Église et la France ; Censeur des courtisans, mais à la cour aimé ; Fier ennemi de Rome, et de Rome estimé.

A travers deux rochers la mer mugissante A ient briser en courroux son onde blanchissante, Dieppe aux yeux du héros offre son heureux port : Les matelots ardents s'empressent sur le bord ; Les vaisseaux sous leurs mains, fiers souverains des ondes> Étaient prêts à voler sur les plaines profondes ; L'impétueux Rorée, enchaîné dans les airs, Au souffle du zéphyr abandonnait les mers.

1. Duplcssis-Moraay, le plus vertueux et le plus grand homme du parti pro- testant, naquit à Buy le 5 novembre 15i9. Il savait le latin et le grec parfaitement, et riiébreu autant qu'on le peut savoir : ce qui était un prodige alors dans un gentilhomme. Il servit sa religion et son maître de sa plume et de son cpée. Ce fut lui que Henri IV, étant roi de Navarre, envoya à Elisabeth, reine d'Angleterre. Il n'eut jamais d'autre instruction de son maître qu'un blanc-signé. 11 réussit dans presque toutes ses négociations, parce qu'il était un vrai politique, et non un intri- gant. Ses lettres passent pour être écrites avec beaucoup de force et de sagesse.

Lorsque Henri IV eut changé de religion, Duplcssis-Mornay lui fit de san- glants reproches, et se retira de sa cour. On l'appelait le ixtpe des huguenots. Tout ce qu'on dit de son caractère dans le poëme est conforme à rhistoirc. {Note de Voltaire. 1730.)

La raison qui porta l'auteur h choisir le personnage de Mornay, c'est ce carac- tère de philosophe qui n'appartient qu'à lui, et qu'on trouve développé au chant huitième :

Et son rare courage, ennemi des combats, Sait affronter la mort, et ne la donne pas.

Et au chant sixième,

]l marche en philosophe l'honneur le conduit, Condamne les combats, plaint sou maître, et le suit.

(Id., 17G8.) Voyez aussi la variante du vers 140.

[iG4^ , CIIANÏ I. 51

On lève l'ancre, on part, on fuit loin de la terre ' :

On découvrait déjà les Ijords de l'Angleterre ;

L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit;

L'air siffle, le ciel gronde, et l'onde au loin mugit ;

Les vents sont déchaînés sur les vagues émues;

La foudre étincelante éclate dans les nues ;

Et le feu des éclairs, et l'abîme des flots,

Montraient partout la mort aux pâles matelots-.

Le héros, qu'assiégeait une mer en furie,

Ne songe en ce danger qu'aux maux de la patrie.

Tourne ses yeux vers elle, et, dans ses grands desseins.

Semble accuser les vents d'arrêter ses destins ^

Tel, et moins généreux, aux rivages d'Épire,

Lorsque de l'univers il disputait l'empire,

Confiant sur les flots aux aquilons mutins

Le destin de la terre et celui des Romains,

Déflant à la fois et Pompée et Neptune,

César* à la tempête opposait sa fortune.

Dans ce même moment, le Dieu de l'univers. Qui vole sur les vents, qui soulève les mers, Ce Dieu dont la sagesse ineflable et profonde Forme, élève, et détruit les empires du monde, De son trône enflammé, qui luit au haut des cieux. Sur le héros français daigna baisser les yeux. Il le guidait lui-même. Il ordonne aux orages De porter le vaisseau vers ces prochains rivages Jersey semble aux yeux sortir du sein des flots : Là, conduit par le ciel, aborda le héros.

Non loin de ce rivage, un bois sombre et tranquille

1. Le voyage de Henri de Navarre en Angleterre est une fiction. Mornay ■^eul y alla. Voyez plus loin la note 3 de la page 57,

2. Traduction du vers de Virgile {/En., I, 95) :

Pnit'sentemque viris intentant omnia mortcm.

3. Comme, dans le premier chant de l'Enéide, Énée essuie une tempête, Vol- taire en a imaginé une pour son héros. (G. A.)

i. Jules César, étant en Épire, dans la ville d'Apollonie, aujourd'hui Ccrès, s'en déroba secrètement, et s'embarqua sur la petite rivière de Bolina, qui s'appe- lait alors l'Anius. Il se jeta seul pendant la nuit dans une barque à douze rames, pour aller lui-même chercher ses troupes, qui étaient au royaume de Naples. Il essuya une furieuse tempête. Voyez Plutaiique. (Note de Voltaire, 1730.)

52 LA HENRI A DE. [m]

Sous dos om])rages frais i)résente un doux asile : Un rocher, qui Je cache à ki fureur des flots, Défend aux aquilons d'en troubler le repos : Une grotte est auprès, dont la simple structure Doit tous ses ornements aux mains de la nature. Un vieillard vénérable avait, loin de la cour, Cherché la douce paix dans cet obscur séjour. Aux humains inconnu, libre d'inquiétude', C'est que de lui-même il faisait son étude; C'est qu'il regrettait ses inutiles jours. Plongés dans les plaisirs, perdus dans les amours. Sur l'émail de ces prés, au bord de ces fontaines, ïl foulait à ses pieds les passions humaines : Tranquille, il attendait qu'au gré de ses souhaits La mort vînt à son Dieu le rejoindre à jamais. Ce Dieu qu'il adorait prit soin de sa vieillesse ; Il fit dans son désert descendre la sagesse ; Et, prodigue envers lui de ses trésors divins, 11 ouvrit à ses yeux le livre des destins.

Ce vieillard, au héros que Dieu lui fit connaître, Au bord d'une onde pure offre un festin champêtre. Le prince à ces repas était accoutumé : Souvent sous l'humble toit du laboureur charmé. Fuyant le bruit des cours, et se cherchant lui-même -, Il avait déposé l'orgueil du diadème.

Le trouble répandu dans l'empire chrétien Fut pour eux le sujet d'un utile entretien, Mornay, qui dans sa secte était inébranlable, Prêtait au calvinisme un appui redoutable; Henri doutait encore, et demandait aux cieux Qu'un rayon de clarté vînt dessiller ses yeux. (( De tout temps, disait-il, la vérité sacrée

1. On trouve dans Boileau, cpître VI, vers 153-54 :

Nous irons, libres d'inquiétude, Discourir des vertus dont tu fuis ton étude.

2. Racine a dit dans Esther, acte l'"", scène i" :

Et c'est que, fuyant l'orgueil du diadème,

Lasse des vains honneurs, et me cherchant moi-même.

[225] CHANT I. 53

Chez les foibles luiniains fat d'errours entourée : Faut-il que, de Dieu seul attendant mon appui. J'ignore les sentiers qui mènent jusqu'à lui? Hélas ! un Dieu si bon, (jui de l'homme est le maître. En eilt été servi, s'il avait voulu l'être,

De Dieu, dit le vieillard, adorons les desseins, Et ne l'accusons pas des fautes des humains. J'ai vu naître autrefois le calvinisme en France ; Faible, marchant dans l'ombre, humble dans sa naissance. Je l'ai vu, sans support, exilé dans nos murs. S'avancer à pas lents par cent détours obscurs : Enfin mes yeux ont vu, du sein de la poussière. Ce fantôme effrayant lever sa tête altière, Se placer sur le trône, insulter aux mortels. Et d'un pied dédaigneux renverser nos autels,

« Loin de la cour alors, en cette grotte obscure. De ma religion je vins pleurer l'injure. Là, quelque espoir au moins flatte mes derniers jours : In culte si nouveau ne peut durer toujours. Des caprices de l'homme il a tiré son être ; On le verra périr ainsi qu'on l'a vu naître. Les œuvres des humains sont fragiles comme euK: Dieu dissipe à son gré leurs desseins factieux. Lui seul est toujours stable ; et tandis que la terre Voit de sectes sans nombre une implacable guerre, La Vérité repose aux pieds de l'Éternel, Rarement elle éclaire un orgueilleux mortel : Qui la cherche du cœur un jour peut la connaître. Vous serez éclairé, puisque vous voulez l'être. Ce Dieu vous a choisi : sa main, dans les combats, Au trône des Valois va conduire vos pas. Déjà sa voix terrible ordonne à la victoire De préparer pour vous les chemins de la gloire ; Mais si la vérité n'éclaire vos esprits. N'espérez point entrer dans les murs de Paris. Surtout des plus grands cœurs évitez la faiblesse ; Fuyez d'un doux poison l'amorce enchanteresse ; Craignez vos passions, et sachez quelque jour Résister aux plaisirs, et combattre l'amour. Enfin quand vous aurez, par un effort suprême,

54 LA lIENRIiVDE. [

Triomphé des ligueurs, et surtout de vous-même ; Lorsqu'on un siège liorrible, et célèbre à jamais, Tout un peuple étonné vivra de vos bienfaits, Ces temps de vos États finiront les misères ; Vous lèverez les yeux vers le Dieu de vos pères ; Vous verrez qu'un cœur droit peut espérer en lui. Allez : qui lui ressemble est sûr de son appui. »

Chaque mot qu'il disait était un trait de flamme Qui pénétrait Henri jusqu'au fond de son âme. Il se crut transporté dans ces temps bienheureux le Dieu des humains conversait avec eux, la simple vertu, prodiguant les miracles, Commandait à des rois, et rendait des oracles.

Il quitte avec regret ce vieillard vertueux : Des pleurs, en l'embrassant, coulèrent de ses yeux; Et, dès ce moment même, il entrevit l'aurore De ce jour qui pour lui ne brillait pas encore. Mornay parut surpris, et ne fut point touclié : Dieu, maître de ses dons, de lui s'était caché. Vainement sur la terre il eut le nom de sage. Au milieu des vertus l'erreur fut son partage.

Tandis que le vieillard, instruit par le Seigneur, Entretenait le prince, et parlait à son cœur, Les vents impétueux à sa voix s'apaisèrent. Le soleil reparut, les ondes se calmèrent. Bientôt jusqu'au Irivage il conduisit Bourbon : Le héros part, et vole aux plaines d'Albion.

En voyant l'Angleterre, en secret il admire Le changement heureux de ce puissant empire. l'éternel abus de tant de sages lois Fit longtemps le malheur et du peuple et des rois. Sur ce sanglant théâtre cent héros périrent. Sur ce trône glissant d'où cent rois descendirent. Une femme, à ses pieds, enchaînant les destins. De l'éclat de son règne étonnait les humains : C'était Éhsaheth; elle dont la prudence De l'Europe à son choix fit pencher la balance, Et fit aimer son joug à l'Anglais indompté.

[m] CIIAXÏ I. si;

Qui ne peut ni servir, ni vi\re en libcrlô '.

Ses peuples sous son règne ont oublié leurs pertes;

De leurs troupeaux féconds leurs plaines sont couvertes,

Les guérets de leurs blés, les mers de leurs vaisseaux ;

Ils sont craints sur la terre, ils sont rois sur les eaux ;

Leur Hotte impérieuse, asservissant Neptune,

Des bouts de l'univers appelle la fortune :

Londres, jadis barbare, est le centre des arts,

Le magasin du monde, et le temple de Mars.

Aux murs de Westminster - on voit paraître enseml)lc

Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble.

Les députés du peuple, et les grands, et le roi.

Divisés d'intérêt, réunis par la loi ;

Tous trois membres sacrés de ce corps invincible,

Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible ^

Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir.

Respecte, autant qu'il doit, le souverain pouvoir !

Plus beureux lorsqu'un roi, doux, juste, et politique.

Respecte, autant qu'il doit, la liberté publique !

<c Ah ! s'écria Bourbon, quand pourront les Français

Réunir, comme vous, la gloire avec la paix?

Quel exemple pour vous, monarques de la terre!

Une femme a fermé les portes de la guerre;

Et, renvoyant chez vous la discorde et l'horreur.

D'un peuple qui l'adore elle a fait le bonheur. »

Cependant il arrive à cette ville immense. la liberté seule entretient l'abondance. Du vainqueur* des Anglais il aperçoit la tour. Plus loin, d'Elisabeth est l'auguste séjour. Suivi de Mornay seul, il va trouver la reine. Sans appareil, sans bruit, sans cette pompe vaine

1. Imitation de Tacite [flist., livre I'') : « Qui nec totam sorvitutcm, nec totam libertatem pati possunt. »

2. C'est à Westminster que s'assemble le parlement d'Angleterre : il faut le concoui'S de la chambre des communes, de celle des pairs, et le consentement du roi, pour faii-e des lois. {Note de Voltaire, 1730.)

3. Vers célèbres sur la fameuse pondération des pouvoirs. Ils furent cités sou- vent en 1189, et au xix'' siècle, pendant la durée de la royauté constitutionnelle. (G. A.)

4. La tour de Londres est un vieux château bâti près de la Tamise par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie. {Note de Voltaire, 1730.)

56 LA IIENlUADIi. [334]

Dont les grands, qnels qu'ils soient, en secret sont épris,

JMais que le vrai liéros regarde avec mépris.

Il parle; sa franchise est sa seule éloquence :

11 expose en secret les besoins de la France;

Et jusqu'à la prière humiliant son cœur,

Dans ses soumissions découvre sa grandeur.

(t Quoi ! vous servez Valois ! dit la reine surprise ;

C'est lui qui vous envoie au hord de la Tamise?

Quoi ! de ses ennemis devenu protecteur,

Henri vient me prier pour son persécuteur !

Des rives du couchant aux portes de l'aurore.

De vos longs différends l'univers parle encore ;

Et je vous vois armer en faveur de Valois

Ce hras, ce même hras qu'il a craint tant de fois !

Ses malheurs, lui dit-il, ont étouffé nos haines;

Valois était esclave ; il brise enfin ses chaînes.

Plus heureux si, toujours assuré de ma foi.

Il n'eût cherché d'appui que son courage et moi !

Mais il employa trop l'artifice et la feinte ;

Il fut mon ennemi par faiblesse et par crainte.

J'oublie enfin sa faute, en voyant son danger ;

Je l'ai vaincu, madame, et je vais le venger.

Vous pouvez, grande reine, en cette juste guerre,

Signaler à jamais le nom de FAngleterre,

Couronner vos vertus en défendant nos droits.

Et venger avec moi la querelle des rois, n

Elisabeth alors avec impatience Demande le récit des troubles de la France, Veut savoir quels ressorts et quel enchaînement * Ont produit dans Paris un si grand changement. « Déjà, dit-elle au roi, la prompte Renommée De ces revers sanglants m'a souvent informée ; Mais sa bouche, indiscrète en sa légèreté, Prodigue le mensonge avec la vérité : J'ai rejeté toujours ses récits peu fidèles. Vous donc, témoin fameux de ces longues querelles. Vous, toujours de Valois le vainqueur ou l'appui,

1. Imitation de Racine {Esther, acte I'"", scène 1") :

Par (juels secrets ressorts, par quel enchaînement Le ciel a-t-il conduit ce grand événement?

[37 1] ClIAXÏ 1. 57

Expliquez-nous le nœud qui vous joint avec lui : Daignez développer ce changement extrême ; Vous seul pouvez parler dignement de vous-même. Peignez-moi vos malheurs et vos heureux exploits ; Songez que votre vie est la leçon des rois,

Hêlas! reprit Bourbon, faut-il que ma mémoire ^ Rappelle de ces temps la malheureuse histoire! Plût au ciel irrité, témoin de mes douleurs. Qu'un éternel oul)li nous cachât tant d'horreurs! Pourquoi demandez-vous que ma bouche raconte Des princes de mon sang les fureurs et la honte? Mon cœur frémit encore à ce seul souvenir- ; Mais vous me l'ordonnez, je vais vous obéir. Un autre, en vous parlant, pourrait avec adresse Déguiser leurs forfaits, excuser leur faiblesse ; Mais ce vain artifice est peu fait pour mon cœur, Et je parle en soldat plus qu'en ambassadeur '\

t. Imitation de Virgile {.En., II, 3, 10, 13) :

Infandum, regina, jubos renovare dolorcm. Scd, si tantus amor casus cognoscerc nostros Incipiam.

2. Imitation de Virgile {.En., II, 12) :

Animus meminissc horret.

3. Ceux qui n'approuvent point que l'auteur ait suppose ce voyage de Henri IV en Angleterre peuvent dire qu'il ne paraît pas permis de mêler ainsi le mensonge à la vérité dans une histoire si récente; que les savants dans l'histoire de France en doivent être choqués, et les ignorants peuvent être induits en erreur; que si les fictions ont droit d'entrer dans un poëme épique, il faut que le lecteur les reconnaisse aisément pour telles; que, quand on personnifie les passions, que l'on peint la Politique et la Discorde allant de Rome à Paris, l'Amour enchaînant Henri IV, etc., personne ne peut être trompé à ces peintures; mais que, lorsque l'on voit Henri IV passer la mer pour demander du secours à une princesse de sa religion, on peut croire facilemont que ce prince a fait effectivement ce voyage; qu'en un mot, un tel épisode doit être moins regardé comme une imagination du poëte que comme un mensonge d'historien.

Ceux qui sont du sentiment contraire peuvent opposer que non-seulement il est permis à un poëte d'altérer l'histoire dans les faits principaux, mais qu'il est impossible de ne le pas faire; qu'il n'y a jamais eu d'événement dans le monde tellement disposé par le hasard qu'on pût en faire un poëme épique sans y rien changer; qu'il ne faut pas avoir plus de scrupule dans le poëme que dans la tra- gédie, où l'on pousse beaucoup plus loin la liberté de ces changements : car, si l'on était trop servilement attaché à l'histoire, on tomberait dans le défaut de

58 LA HENRIADE.

Lucain, qui a fait une gazette eu ver.-?, au lieu d'vui poëmc épique. A la vérité il serait ridicule de transporter des événements principaux et dépendants les uns des autres, de placer la bataille d'Ivry avant la bataille de Centras, et la Saint- Barthélomy après les Barricades. Mais l'on peut bien faire passer secrètement Henri IV en Angleterre, sans que ce voj-ago, qu'on suppose ignoré des Parisiens mêmes, change en rien la suite des événements historiques. Les mêmes lecteurs, qui sont choqués qu'on lui fasse faire un trajet de mer de quelques lieues, ne seraient point étonnés qu'on le fît aller en Guyenne, qui est quatre fois plus éloignée. Que si Virgile a fait venir en Italie Énée, qui n'y alla jamais, s'il l'a rendu amoureux de Didon, qui vivait trois cents ans après lui, on peut sans scru- pule faire rencontrer ensemble Henri IV et la reine Elisabeth, qui s'estimaient l'un l'autre, et qui eurent toujours un grand désir de se voir. Virgile, dira-t-on, par- lait d'un temps très-éloigné : il est vrai ; mais ces événements, tout reculés qu'ils étaient dans l'antiquité, étaient fort connus. L'Iliade et l'histoire de Carthage étaient aussi familières aux Romains que nous le sont les histoires les plus récentes : il est aussi permis à un poëte français de tromper le lecteur de quelques lieues, qu'à Virgile de le tromper de trois cents ans. Enfin ce mélange de l'histoire et de la fable est une règle établie et suivie, non-seulement dans tous les poëmes, mais dans tous les romans. Ils sont remplis d'aventures qui, à la vérité, ne sont pas rapportées dans l'histoire, mais qui ne sont pas démenties par elle. 11 suffit, pour établir le voyage de Henri en Angleterre, de trouver un temps l'histoire ne donne point à ce prince d'autres occupations. Or il est certain qu'après la mort des Guises Henri a pu faire ce voyage, qui n'est que de quinze jours au plus, et qui peut aisément être de huit. D'ailleurs cet épisode est d'autant plus vraisem- blable que la reine Elisabeth envoya effectivement six mois après à Henri le Grand quatre mille Anglais. De plus, il faut remarquer que Henri IV, le héros du poëme, est le seul qui puisse conter dignement l'histoire de la cour de France, et qu'il n'y a guère qu'Elisabeth qui puisse l'entendre. Enfin il s'agit de savoir si les choses que se disent Henri IV et la reine Elisabeth sont assez bonnes pour excuser cette fiction dans l'esprit de ceux qui la condamnent, et pour autoriser ceux qui l'approuvent. (Xote de Voltaire. 1723.)

FIN DU CHANT PREMIER.

VARIANTES

DU CHANT PREMIER.

Vers 1. La première édition, donnée in-8°, en 1723, commençait ainsi :

Je chante les combatfî, et ce roi généreux Qui força les Français à devenir heureux, Qui dissipa la Ligue et fit trembler l'Ibère, Qui fut de ses sujets le vainqueur et le père. Dans Paris subjugué fit adorer ses lois. Et fut l'amour du monde et l'exemple des rois.

Muse, raconte-moi quelle haine obstinée Arma contre Henri la France Biiutinéc, Et comment nos aïeux, à leur perte courants, Au plus juste des rois préféraient des tyrans. (I"il.)

Nous rapporterons, au sujet de cette variante, une anecdote singulière.

M. de Voltaire faisait imprimer à Londres, en 1726, une édition de la Uenriade. Il y avait alors à Londres un Grec natif de Smyrne, nommé Dadiky, interprète du roi d'Angleterre; il vit par hasard la première feuille du poëme, oià était ce vers :

Qui força les Français à devenir heureux.

Il alla trouver l'auteur, et lui dit: « Monsieur, je suis du pays d'Homère; il ne commençait point ses poëmes par un trait d'esprit, par une énigme. » L'auteur le crut, et corrigea ce commencement de la manière qu'on voit aujourd'hui.

Au reste, l'édition de 1723 fut faite, par l'abbé Desfontaines, sur un manuscrit informe dont il s'était emparé ; et le même Desfontaines en fit une autre à Évreux, qui est extrêmement rare, et dans laquelle il inséra des vers de sa façon (1736).

Vers 3. Édition de 1728:

Qui par de longs travaux apprit à gouverner. Qui, formidable et doux, sut vaincre et pardonner.

60 ' VARIANTES DU CHANT I.

Édition de 1730:

Qui par le malheur niûmc apprit à gouverner. Persécute longtemps, sut vaincre et pardonner.

La version actuelle est dans l'édition de Dresde, 1752. (B.)

Vers 20. C'est ici que devaient venir huit vers à l'honneur de Fré- déric, alors prince royal de Prusse, qui avait projeté de faire faire une édition de la Henriade. Mais l'édition n'eut pas lieu, et Voltaire retrancha en 1741 ces vers, qui n'ont été admis dans le texte d'aucune édition de la Henriade :

Et loi, jeune héros, toujours conduit par elle, Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle, Citoyen sur le trône, et l'exemple du Nord, Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support; Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre, Porter de toutes parts ou la fraude ou la guerre : De leurs fausses vertus laisse-les s'honorer ; Ils désolent le monde, et tu dois l'éclairer. (B.)

Vers 24 :

Ou, pour en mieux parler, Valois ne régnait plus. (1723.)

Vers 36 :

Tyrans voluptueux. (1723.)

Vers 42. Édition de 1723 :

De son faible pouvoir insolente rivale : Cent partis opposés, du môme orgueil épris. Do son trône à ses yeux disputaient les débris. Ses amis corrompus, etc.

Vers 43 :

Les peuples aveuglés. (1752.)

Vers 50. Édition de 1723 :

Vint montrer la lumière. Il lui rendit sa force.

Vers o4. Édition de 1723 :

Au bruit de leurs exploits cent peuples s'alarmèrent.

Vers 59. Édition de 1723 :

Troublant tout dans Paris, et, du haut de ses tours, De Rome et de l'Espagne appelant les secours;

VARIANTES DU CHANT I. 61

De l'autre paraissaient les soutiens de la France, Divises par leur secte, unis par la vengeance : Henri de leurs desseins était l'âme et l'appui; Leurs cœurs impatients volaient lous après lui. On eût dit que l'armée, à son pouvoir soumise, Ne connaissait qu'un chef et n'avait qu'une Église.

Vous le vouliez ainsi, grand Dieu, dont les desseins, Par de secrets ressorts inconnus aux liumains, Confondant des ligues la superbe espérance. Destinaient aux Bourbons l'empire de la France : Déjà les deux partis, etc.

Co vers,

De Rome et de l'Espagne appelant les secours,

a été d'abord remplacé par celui-ci :

De la superbe Espagne appelant les secours.

Enfin, dans l'édition de 1775, M. de Voltaire a mis: Des soldats de l'Espagne appelant les secours.

Vers 71. Palissot a mis:

Théâtre alors sanglant des plus cruels combats.

N'ors 73 :

sont mille héros. (1752.)

Vers 8o. Palissot a mis :

Vers la grandeur suprême.

Vers 86 :

Par des chemins cachés. (1752.)

Vers 103. On lit, en 1723:

ils savent que les lois, les nœuds sacrés du sang, La vertu, tout enfin vous appelle à mon rang.

Dans l'édition de 1728 et autres, il y a:

Ils savent que les lois, les droits sacrés du sang, Que surtout la vertu vous appelle à mon rang.

Palissot a mis :

Ils savent que les lois, le mérite, le sang, etc.

Vers 115. Édition de 1723 :

Soigneux de m'outragcr.

62 VARIANTES DU CHANT I.

Vers 117. Édition de 1723 :

Allez fléchir la reine.

Vers 124. Édition de 1723 :

Et qui peut me venger est Français à mes yeux.

Vers 129. Édition de 1723 :

L'Angleterre vous aime et votre renommée

Sur vos pas en ces lieux conduira son armée.

Les momimts nous sont chers, et le vent nous seconde :

Allez, qu'à mes desseins votre zèle réponde;

Partez, je vous attends pour signaler mes coups :

Qui veut vaincre et régner ne combat point sans vous.

11 dit; et le héros, etc.

Vers 149. Édition de 1723 :

Déjà des Neustriens il franchit la campagne ;

De tous ses favoris Sully seul l'accompagne;

Sully qui, dans la guerre et dans la paix fameux,

Intrépide soldat, courtisan vertueux,

Dans les plus grands emplois signalant sa prudence,

Servit également et son maître et la France :

Heureux, si, mieux instruit de la divine loi,

11 eut fait pour son Dieu ce qu'il fit pour son roi !

A travers deux rochers, etc.

L"ainitié de M. de Voltaire pour M. le duc de Sully l'avait engagé à donner Sully pour confident à Henri IV dans son poëme. Cependant le rôle que Sully pouvait jouer dans la Henriade^ qui se termine à la reddition de Paris, était trop inférieur à celui qu'il a joué depuis dans l'histoire. M. de Vol- taire, avant eu des raisons très-justes et très-graves de se plaindre de I\l. le duc de Sully, a corrigé ce défaut, et substitué le sage Mornay à Sully, et, ne pouvant le rendre intéressant en le faisant agir, il lui a donné ce carac- tère original et sublime qu'il n'eût pu supposer à Sully, ou à quelque autre ami de Henri IV, sans trop s'écarter de l'histoire. (K.)

On peut voir dans la Vie de Voltaire, par Condorcet (tome I" de la présente édition), quelles raisons graves Voltaire avait de se plaindre du duc de Sully. L'insulte faite à Voltaire est de 1726, et c'est dans l'édition de 1728 que Mornay fut substitué à Sully.

En 4723, il y avait une longue note qui commençait ainsi : « On a choisi le duc de Sully parce qu'il était de la religion prétendue réformée, qu'il fut toujours inséparablement attaché à sa religion et à son maître, et que depuis même il alla ambassadeur en Angleterre. Il naquit, etc. »

Le surplus de la note a été transposé par les éditeurs de Kehl à la suite de celle sur le vers 97 du chant VIII. ( B. )

Vers 1o9. Édition de 1723 :

OllVc un tranquille port.

VARIANTES DU CHANT F. 63

Vers IGo:

On lève l'ancre, on part, on fuit loin tic la torre;

On aborde bientôt les champs de l'Angleterre :

Henri court au rivage, et d'un œil curieux

Contemple ces climats, alors aiinésdes cieux.

Sous do rustiques toits, les laboureurs tranquilles

Amassent les trésors des cami)agnes fertiles,

Sans craindre qu'à leurs yeux des soldats inhumains

Ravagent ces beaux champs cultivés jiar leurs mains.

La paix au milieu d'eux, comblant leur espérance,

Amène les plaisirs, enfants di; l'abondance.

« Peuple heureux, dit Bourbon, quand pourront les François

Voir d'un règne aussi doux fleurir les justes lois?

Quel exemple pour vous, monarques de la terre !

Une femme a fermé les portes de la guerre ;

Et, renvoyant chez vous la discorde et l'horreur.

D'un peuple qui l'adore elle fait le bonheur. »

En achevant ces mots, il découvre un hocage

Dont un léger zéphyr agitait le feuillage :

Flore étalait au loin ses plus vives couleurs;

Une onde transparente y fuit entre les fleurs ;

Une grotte est auprès, etc.

Vers 204. Édition de 1723:

Perdus dans les plaisirs, plonges dans les amours.

Vers 218. Édition de 1723 : Il avait abaissé...

Vers 243. Éditions de 1723-1752 :

Console mes vieux jours.

Vers 248. Éditions de 1723-1764 :

Leurs desseins orgueilleux. Lui seul est toujours stable. En vain notre caprice De sa sainte cité veut saper l'édifice; Lui-même en affermit les sacrés fondements, Ces fondements vainqueurs de l'enfer et du temps. C'est à vous, grand Bourbon, qu'il se fera connaître.

L'édition in-4", de 1768, est la première version qui donne le texte actuel. On y lit cette note sur la première version :

« Cette tirade parut à l'auteur plus faite pour la chaire que pour la poésie, et peu digne de cette philosophie tolérante qu'il a toujours annoncée. 11 faut d'ailleurs remarquer qu'étant parmi les catholiques, il s'est toujours exprimé en catholique. » (B.)

Vers 272. Édition de 1723 :

Et que qui lui ressemble...

64 VARIANTES DU CHANT I.

Vers 279. - Édition do 1723:

Il embrasse en pleurant ce vieillard vertueux; H s'éloigne à regret de ces paisibles lieux : Il avance, il arrive à la cite fameuse Qu'arrose de ses eaux la Tamise orgueilleuse.

Là, des rois d'Albion est l'antique séjour; Élisabetb alors y rassemblait sa cour. L'univers la respecte, et le ciel l'a formée Pour rendre un calme lieureux à cette île alarmée, Pour faire aimer son joug à ce peuple indompté, Qui ne peut ni servir ni vivre en libortc.

Le liéros en secret est conduit chez la reine ; Il la voit, il lui dit le sujet qui l'amène; Et, jusqu'à la prière humiliant son cœur, Dans ses soumissions découvre sa grandeur. <( Quoi! vous servez Valois, etc.

Le beau tableau de l'Angleterre a été ajouté dans les éditions sui- \antes, d'après ce que M. de Voltaire avait vu lui-même dans cette île; et ce tableau ressemble plus à l'Angleterre sous George l" qu'à l'Angleterre sous Elisabeth.

Dans un poëme, on n'est obligé de se conformer rigoureusement à la vérité historique^ ni pour l'ordre et les détails des faits, ni même pour le caractère des personnages. Il sufBt de ne point s'écarter de l'histoire dans les grands événements, et de ne pas choquer l'opinion publique sur les caractères prin- cipaux. M. de Voltaire a donc pu, sans se contredire, ne donner ici que des louanges à Elisabeth, et rendre justice dans son histoire à la perfidie, à la cruauté, à l'hypocrisie de cette princesse. (K.)

Vers 349. Edition de 1723: Les malheurs, reprit-il.

Vers 3j3. Édition de 1723:

Mais, n'employant jamais que la ruse et la feinte, Il fut mon ennemi par faiblesse et par crainte : Je l'ai vaincu, madame, et je vais le venger; Le bras qui l'a puni saura le protéger.

Dans d'autres éditions, il y avait :

Reine, je parle ici sans détour et sans feinte : Vous m'avez commandé de bannir la contrainte ; Et mon cœur, qui jamais n'a su se déguiser, Prêt à servir Valois, ne saurait l'excuser.

Vers 360. Édition de 1723:

La querelle des rois- La reine accorda tout à sa noble prière; De Mars à ses sujets elle ouvrit la barrière.

VARIANTES DU CHA\T I. 6b

Mille jeunes héros vont bientôt sur ses pas Fendre le soin dos mers et chercher les combats. Essox esta leur tête, Essex dont la vaillance Vingt fois de l'Espagnol confondit la prudence, Et qui ne croyait pas qu'un indigne destin Dût flétrir les lauriers qu'avait cueillis sa main.

Ouolques-uns de ces vers ont été transposés dans le troisième chant.

Vers 361. Dans cjuelques éditions: La reine cependant...

Vers 375. Édition de 1723 :

Et je crois mériter que sans déguisements Vous m'instruisiez ici de vos vrais sentiments.

Vers 383. Au lieu de ce vers et des trois suivants, on lisait dans les éditions de '1723 à 1737 :

Surtout en écoutant ces tristes aventures, Pardonnez, grande reine, à des vérités dures Qu'un autre aurait pu taire ou saurait mieux voiler, Mais que jamais Bourbon n'a pu dissimuler.

Dans sa lettre à Frédéric, du 1o avril 4739, Voltaire a expliqué pourquoi il a supprimé ces vers : « Comme ces vérités dures dont parle Henri I\' ne regardent pas la reine Elisabeth, mais des rois qu'Elisabeth n'aimait point, il est clair qu'il n'en doit point d'excuses à cette reine; et c'est une faute que j'ai laissé subsister trop longtemps. »

8. La Hen ri ade.

CHANT DEUXIEME.

ARGUMENT.

Henri le Grand raconte h la reine Élisabctli l'histoire des malheurs do la France : il remonte à leur origine, et entre dans le détail des massacres de la Saint- Barthélomy.

« Reine, l'excès des maux la France est livrée* Est d'autant plus affreux que leur source est sacrée : C'est la religion dont le zèle inhumain Met à tous les Français les armes à la main. Je ne décide point entre Genève et lîome "'. De quelque nom divin que leur parti les nomme, J"ai vu des deux côtés la fourbe et la fureur ; Et si la perfidie est fdle de l'erreur, Si, dans les dilférends l'Europe se plonge, La trahison, le meurtre est le sceau du mensonge, L'un et l'autre parti, cruel également. Ainsi que dans le crime est dans l'aveuglement. Pour moi, qui, de l'État embrassant la défense,

1. 11 n'y a que ce seul chant dans lequel l'auteur n'ait jamais rien changé. {JXote de Voltaire, 1750 à 1775.) La tradition veut que Voltaire ait compose tout ce chant en dormant, lorsqu'il était détenu h la Bastille, et qu'à son réveil il Tait retenu par cœur. Mais le président Hénault nous apprend, dans ses Mémoires, que si Voltaire le fit sans encre ni papier, dans la tour de la Basinière, il était bien éveillé, et qu'il écrivit ses vers au crayon entre les lignes d'un livre qu'il avait. Quoi que le poète dise ici, il y eut des variantes dans ce chant comme dans les autres. Voyez page 88. (G. A.)

'2. Quelques lecteurs peu attentifs pourront s'effaroucher delà hardiesse de ces expressions. 11 est juste de ménager sur cela leur scrupule, et de leur faire consi- dérer que les mêmes paroles qui seraient une impiété dans la bouche d'un catho- lique sont très-séantes dans celle du roi de Navarre. Il était alors calviniste. Beau- coup de nos historiens mûmes nous le peignent flottant entre les deux religions; et certainomcnt, s'il ne jugeait de l'une et de l'autre que par la conduite des deux partis, il devait se défier des deux cultes, qui n'étaient soutenus alors que par des crimes. (/(/., 1723.1 On le donne ici pour un homme d'honneur, tel qu'il était, cherchant de bonne foi à s'éclairer, ami de la vérité, ennemi de la persécution, et détestant le crime partout il se trouve. {Id., 1730.)

[i3] CHANT II. G7

Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance' ,

On ne m'a jamais vu, surpassant mon pouvoir.

D'une indiscrète main i)rofaner roncensoir :

Et périsse h jamais l'afTreuse politique

Qui prétend sur les cœurs un pouvoir despotique,

Qui veut, le fer en main, convertir les mortels.

Qui du sang hérétique arrose les autels,

Et, suivant un faux zèle, ou l'intérêt, pour guides,

Ne sert un Dieu de paix que par des homicides !

u Plût à ce Dieu puissant, dont je cherclie la loi, Que la cour des Valois eût pensé comme moi ! Mais l'un et l'autre Guise- ont eu moins de scrupule. Ces chefs ambitieux d'un peuple trop crédule, Couvrant leurs intérêts de l'intérêt des cieux ^ Ont conduit dans le piège un peuple furieux. Ont armé contre moi sa piété cruelle. J'ai vu nos citoyens s'égorger avec zèle, Et, la flamme à la main, courir dans les combats Pour de vains arguments qu'ils ne comprenaient pas. Vous connaissez le peuple, et savez ce qu'il ose Quand, du ciel outragé pensant venger la cause. Les yeux ceints du bandeau de la religion. Il a rompu le frein de la soumission.

1. Molière a dit dans Tartuffe, acte IV, scène i" :

Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous?.... Laissez-lui, laissei-lui le soin de sa vengeance.

2. François, duc de Guise, appelé communément alors le grand duc do Guise, était père du Balafré. Ce fut lui qui, avec le cardinal son frère, jeta les fondements de la Ligue. Il avait de très-grandes qualités, qu'il faut bien se donner de garde •de confondre avec la vertu.

Le président de Tliou, ce grand historien, rapporte que François de Guise vou- lut faire assassiner Antoine de Navarre, père de Henri IV, dans la chambre de François II. Il avait engage ce jeune roi à permettre ce meurtre. Antoine de Navarre avait le cœur hardi, quoique l'esprit faible. Il fut informé du complot, et ne laissa pas d'entrer dans la chambre on devait l'assassiner. « S'ils me tuent, dit-il à Reinsi, gentilhomme à lui, prenez ma chemise toute sanglante, portez-la :\ mon fils et à ma femme; ils liront dans mon sang ce qu'ils doivent faire pour me venger. » François II n'osa pas, dit M. de Thou, se souiller de ce crime; et le duc de Guise, en sortant de la chambre, s'écria : Le pauvre roi que nous avons! {Xo(e de Voltaire, 1730.)

3. On lit dans Tartu/fe, acte I"", scène vi :

Et pour perdre quelqu'un couvrent insolemment De l'intérêt du ciel leur fier ressentiment.

68 LA IIENRIADE. [ae] |

A ous le savez, madame, et votre prévoyance

Étoufïa dès longtemps ce mal en sa naissance.

L'orage en vos États à peine était formé ;

Vos soins l'avaient prévu, vos vertus l'ont calmé :

Vous régnez ; Londre * est libre, et vos lois florissantes.

IMédicis a suivi des routes dill'érentes.

Peut-être que, sensible à ces tristes récits,

A^ous me demanderez quelle était Médicis ;

Vous l'apprendrez du moins d'une bouche ingénue.

Beaucoup en ont parlé ; mais peu l'ont bien connue,

Peu de son cœur profond ont sondé les replis.

Pour moi, nourri vingt ans à la cour de ses fils.

Qui vingt ans sous ses pas vis les orages naître.

J'ai trop à mes périls appris à la connaître.

« Son époux, expirant dans la fleur de ses jours, A son ambition laissait un libre cours. Chacun de ses enfants, nourri sous sa tutelle ', Devint son ennemi dès qu'il régna sans elle. Ses mains autour du trône, avec confusion, Semaient la jalousie et la division. Opposant sans relâche avec trop de prudence Les Guises^ aux Coudés, et la France à la France ; Toujours prête à s'unir avec ses ennemis. Et changeant d'intérêt, de rivaux, et d'amis; Esclave* des plaisirs, mais moins qu'ambitieuse; Infidèle ^ à sa secte, et superstitieuse ^ -,

i. M. de Castelnau, envoyé de France auprès do la reine Elisabeth, parle ainsi d'elle :

« Cette princesse avait toutes les plus grandes qualités requises pour rogner lieureusemcnt. On pourrait dire de son règne ce qui advint au temps d'Auguste lorsque le tensple de Janus fut fermé, etc. » {Note de Voltaire, 1730.)

'2. Catherine do Médicis se brouilla avec son fils Charles IX sur la fin do la vie de ce prince, et ensuite avec Henri III. Elle avait été si ouvertement mécon- tente du gouvernement de François II, qu'on l'avait soupçonnée, quoique injuste- ment, d'avoir hâté la mort de ce roi. {Id., 1730.)

3. Dans les Mémoires de la Ligue, on trouve une lettre de Catherine do Médicis au prince de Condé, par laquelle elle le remercie d'avoir pris les armes contre la cour. {Id., 1730.)

4. Elle fut accusée d'avoir eu des intrigues avec le vidame do Chartres, mort à la Bastille, et avec un gentilhomme breton, nommé Moscouët. (/fZ., 1730.)

5. Quand elle crut la bataille do Dreux perdue, et les protestants vainqueurs : 0 Eh bien, dit-elle, nous prierons Dieu en français. » (Id., 1730.)

(j. Elle était assez faible pour croire à la magie; témoin les talismans qu'on trouva après sa mort. (/(/., 1730.)

[r.i] CtlAM II. (i9

Possédant, en un mot, pour n'cMi pas dire plus,

Les défauts de son sexe, et peu de ses vertus.

Ce mot m'est échappé, pardonnez ma franchise :

Dans ce sexe, après tout, vous n'êtes point comprise;

L'auguste Élisabetli n'en a que les appas ;

Le ciel, qui vous forma pour régir des États,

Vous fait servir d'exemple à tous tant ([uc nous sommes;

Et l'Europe vous compte au rang des plus grands hommes.

(( Déjà François Second, par un sort imprévu, Avait rejoint son père au tombeau descendu; Faible enfant, qui de Guise adorait les caprices, Et dont on ignorait les vertus et les vices. Charles, plus jeune encore, avait le nom de roi : iMédicis régnait seule; on tremblait sous sa loi. D'abord sa politique, assurant sa puissance, Semblait d'un lîls docile éterniser l'enfance^; Sa main, de la discorde allumant le flambeau, Signala par le sang son empire nouveau ; Elle arma le courroux de deux sectes rivales. Dreux-, qui vit déployer leurs enseignes fatales, Fut le théâtre affreux de leurs premiers exploits. Le vieux Montmorency^, près du tombeau des rois, D'un plomb mortel atteint par une main guerrière S De cent ans de travaux termina la carrière. Guise ^ auprès d'Orléans mourut assassiné, Mon père^ malheureux, à la cour enchaîné,

1. Racine avait dit dans Bajazet, acte l", scène i'"'' :

Traîne, exempt Je péril, une éternelle enfance.

'i. La bataille de Dreux fut la première bataille rangée qui se donna entre le parti catholique et le parti protestant. Ce fut en 1302. {Note de Voltaire, 1730.)

3. Anne de Montmorency, homme opiniâtre et inflcNible, le plus malheureux géné- ral de son temps, fait prisonnier à Pavie et à Dreux, battu à Saint-Quentin par Phi- lippe II, fut enfin blesse à mort à la bataille de Saint-Denis, par un Anglais nomme Stuart, le même qui l'avait pris à la bataille de Dreux, (/d., 1730.)

4. Boileau, épître IV, vers 123, a dit:

Déjà du plomb mortel plus d'un brave est atteint.

5. C'est ce même François de Guise cité ci-dessus, fameux par la défense de Metz contre Charles-Quint. Il assiégeait les protestants dans Orléans, en 1.^)03, lorsque Poltrot de Méré, gentilhomme angoumois, le tua par derrière d'un coup de pistolet chargé de trois balles empoisonnées. Il mourut à l'âge de quarante- quatre ans, comblé de gloire, et regi'ctté des catholiques. {Id., 1730.)

0. Antoine de Bourbon, roi de Navarre, père du plus intrépide et du plus ferme

70 LA IIENRIADE. [»»]

Trop fai])lc, et malgré lui servant toujours la reine, Traîna dans les affronts sa fortune incertaine; Et, toujours de sa main préparant ses malheurs, Combattit et mourut pour ses persécuteurs, Condé ', qui vit en moi le seul fils de son frère,

do tous les hommes, fut le plus faible et le moins décidé : il était huguenot, et su femme, catholique. Ils changèrent tous deux de religion presque en même temps.

Jeanne d'Albret fut depuis huguenote opiniâtre; mais Antoine chancela toujour> dans sa catholicité, jusque-là même qu'on douta dans quelle religion il mourut. Jl porta les armes contre les protestants, qu'il aimait, et servit Catherine de Médi- cis, qu'il détestait, et le parti des Guises, qui l'opprimait.

Il songea à la régence après la mort de François II. La reine mère l'envoya cher- cher : « Je sais, lui dit-elle, que vous prétendez au gouvernement; je veux que vous me le cédiez tout à l'heure par un écrit de votre main, et que vous vous engagiez à me remettre la régence, si les états vous la défèrent. » Antoine de Bourbon donna l'écrit que la reine lui demandait, et signa ainsi son déshonneur. C'est à cette occasion que l'on lit ces vers, que j'ai lus dans les manuscrits de M. le premier président de Mesmes :

Marc-Antoine, qui pouvoit être Le plus grand seigneur et le maître De son paj-s, s'oublia tant, Qu'il se contenta d'être Antoine, Servant lâchement une roinc*. Le Navarrois en fait autant.

Après la fameuse conjuration d'Amboiso, un nombre infini de gentilshommes vinrent offrir leurs services et leurs vies à Antoine de Navarre ; il se mit à leur tète; mais il les congédia bientôt, en leur promettant de demander grâce pour eux. « Songez seulement à l'obtenir pour vous, lui répondit un vieux capitaine; la nôtre est au bout de nos cpées. »

Il mourut à quarante-quatre ans, au môme âge que le duc de Guise, d'un coup d"arqucbuse reçu dans l'épaule gauche au siège de Rouen, il commandait. Sa mort arriva le 17 novembre loG'i, le trente-cinquième jour de sa blessure. L'in- certitude qu'il avait eue pendant sa vie le troubla dans ses derniers moments; et, quoiqu'il eût reçu les sacrements selon l'usage de l'Église romaine, on douta s'il ne mourut point protestant. Il avait reçu le coup mortel dans la tranchée, dans le temps qu'il pissait : aussi lui fit-on cette épitapho :

Ami François, le prince ici gisant Vécut sans gloire, et mourut en pissant.

11 y en a une dans M. Le Laboureur qui ressemble à celle-là, et finit par le même hémistiche. M. Juricu assure que lorsque Louis, prince de Condé, était en prison à Orléans, le roi de Navarre, son frère, allait solliciter le cardinal de Lorraine, et que celui-ci recevait, assis et couvert, le roi de Navarre, qui lui parlait debout et nu-tète; je ne sais M. Jurieu a pu déterrer ce fait. {Note de VoHait^e, 1723.)

Dans l'édition de 1730, cette note a été réduite à sept lignes. Voltaire, au com- mencement de son Essai sur les guerres civiles de France, qui est dans le présent volume, reparle du changement de religion du père et de la mère de Henri IV. (B.)

1. Louis de Condé, frère d'Antoine, roi de Navarre, le septième et dernier des enfants de Cliarles de Bourbon, duc de Vendôme, fut un de ces hommes extraor- dinaires nés pour le malheur et pour la gloire de leur patrie. Il fut longtemps le chef des réformes, et mourut, comme l'on sait, à Jarnac. 11 avait un bras en ccharpe

•Cléopâtre. (n23.)

[oi] CHANT II. 7i

M'adopta, me servit et do maître et de père';

le jour de la bataille. Comme il marchait aux ennemis, le cheval du comte do La Rochefoucauld, son heau-frère, lui donna uu coup de pied qui lui cassa la jambe. Ce prince, sans daigner se plaindre, s'adressa aux gentilshommes qui l'ac- compagnaient : « Apprenez, leur dit-il, que les chevaux fougueux nuisent plus qu'ils ne servent dans une armée. » Un instant après il leur dit, avec un bras en écharpc et une jambe cassée : « Le prince de Condé ne craint point de donner la bataille, puisque vous le suivez; » et chargea dans le moment.

Brantôme dit qu'après que le prince se fut rendu prisonnier à Dargcnce, dans cette bataille, arriva un très-honnôte et très-brave gentilhomme, nommé Montes- quiou, qui, ayant demandé qui c'était, comme on lui dit que c'était M. le prince de Condé : « Tuez, tuez, mordieu ! » dit-il, et lui tira un coup de pistolet dans la tèto. {Note de Voltaire, lT2'.i.) Montesquieu était capitaine des gardes du duc d'Anjou, depuis Henri III. Le comte de Soissons, tils cadet du prince de Condé, cliercha partout Montesquiou et ses parents, pour les sacrifier à sa vengeance. {Id., I7!{0.)

Henri IV était à la journée de Jarnac, quoiqu'il n'eût pas quatorze ans, et remarqua les fautes qui firent perdre la bataille. (Id., 1730.)

Le prince de Condé était Ijossu et petit, et cependant plein d'agréments, spiri- tuel, galant, aimé des femmes. On fit sur lui ce vaudeville :

Ce petit homme tant joli,

Qui toujours cause et toujours rit,

Et toujours baise sa mignonne :

Dieu gard' de mal ce petit homme! {Id , 1723.)

La maréchale de Saint-André se ruina pour lui, et lui donna, entre autres présents, la terre de Vallery, qui depuis est devenue la sépulture des princes de la maison de Condé.

Jamais général ne fut plus aimé de ses soldats : on on vit à Pont-à-Mousson un exemple étonnant. Il manquait d'argent pour ses troupes, et surtout pour les reîtres, qui étaient venus à son secours, et qui menaçaient de l'ajjandonner : il osa proposer à son armée, qu'il no payait point, de payer elle-même l'armée auxi- liaire; et, ce qui ne pouvait jamais arriver que dans une guerre de religion et sous un général tel que lui, toute son armée se cotisa, jusqu'au moindre goujat.

Il fut condamné, sous François II, à Orléans, à perdre la tôte; mais on ignore si l'arrêt fut signé. La France fut étonnée de voir un pair, prince du sang, qui ne pouvait ôlre jugé que par la cour des pairs, les chambres assemblées, obligé de répondre devant des commissaires ; mais ce qui parut le plus étrange fut que ces commissaires mêmes fussent tirés du corps du parlement. C'étaient Christophe de Thou, depuis premier président, et père de l'historien ; Barthélémy Faye, Jacques Viole, conseillers; Bourdin, procureur général, et du Tillet, greffier, qui tous, en acceptant cette commission, dérogeaient à leurs privilèges, et s'étaient par la lil)erté de récla- mer leurs droits, si jamais on leur eût voulu donner à eux-mêmes, dans l'occasion, d'autres juges que leurs juges naturels, (/t/., 17-23. ) On prétend que M'"" Renée de France, fille de Louis XII et duchesse de Ferrare, qui arriva en France dans ce même temps, ne contribua pas peu à empêcher l'exécution de l'arrêt. (Id., 17il.)

Il ne faut pas omettre un artifice de cour dont on se servit pour perdre ce prince, qui se nommait Louis. Ses ennemis firent frapper une médaille qui le représentait : il y avait pour légende, louis xiii, roi de frange. On fit tomber cette médaille entre les mains du connétable de Montmorency, qui la montra tout en colère au roi, persuadé que le prince de Condé l'avait fait frapper. (/</., 1723). Il est parlé de cotte médaille dans lirantôme et dans Vigneul de Mai'ville. {Id., 1741.)

1. Racine a dit {Estlier, acte I", scène i''*) :

Mais lui, voyant en moi la fille de son frère, Me tint lieu, chère Elise, et de père et de mère.

72 LA HENRI A DE. [94]

Son camp fut mon berceau; là, parmi les guerriers, Nourri dans la fatigue à l'ombre des lauriers. De la cour avec lui dédaignant l'indolence. Ses combats ont été les jeux de mon enfance.

« 0 plaines de Jarnac ! ô coup trop inhumain ! Barbare Montesquiou, moins guerrier qu'assassin, (londé, déjà mourant, tomba sous ta furie! J'ai vu porter le coup ; j"ai vu trancher sa vie : Hélas! trop jeune encor, mon bras, mon faible bras Ne put ni prévenir ni venger son trépas.

« Le ciel, qui de mes ans protégeait la faiblesse, Toujours à des héros confia ma jeunesse. Coligny \ de Condé le digne successeur. De moi, de mon parti devint le défenseur. Je lui dois tout, madame, il faut que je l'avoue - ; Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue, Si Rome a souvent même estimé mes exploits, C'est à vous, ombre illustre, à vous que je le dois. Je croissais sous ses yeux, et mon jeune courage Fit longtemps de la guerre un dur apprentissage,

1. Gaspard do Coligny, amiral de Franco, fils do Gaspard de Coligny, maréchal de Franco, et de Louise de Montmorency, sœur du connétable; à Chàtillou le 16 février 1516 {Note de Voltaire, 1730), après la mort du prince do Condé, fut déclaré chef du parti des reformes en France. Catherine do Médicis et Charles IX surent l'attirer à la cour pour le mariage do Henri IV et do Marguerite de Valois, sœur do Charles IX et de Henri III. Il fut massacré le jour do la Saint-Barthélémy : c'était principalement à ce grand homme qu'on en voulait. {Id., 1741.)

Quelques personnes ont reproché à Tauteur de la Henriade d'avoir fait son héros, dans ce second chant, d'un huguenot révolté contre son roi, et accuse par la voix publique de l'assassinat de François de Guise. Cette critique louable est fondée sur l'obéissance au souverain, qui doit faire le principal caractère d'un héros français; mais il faut considérer que c'est ici Henri IV qui parle. Il avait fait ses premières campagnes sous l'amiral, qui lui avait tenu lieu de père; il avait été accoutumé à le respecter, et ne devait ni ne pouvait le sou])çonner d'aucune action indigne d'un grand homme, surtout après la justification publique de Coligny, qui ne pouvait point paraître douteuse au roi de Navarre.

A l'égard de la révolte, ce n'était pas à ce prince à regarder comme un crime dans Tamiral son union avec la maison de Bourbon contre des Lorrains et une Italienne. Quant à la religion, ils étaient tous deu\ protestants; et les huguenots, dont Henri IV était le chef, regardaient l'amiral comme un martyr. {Id., 1723.)

Dans l'édition do 1723, au lieu de Quelques personnes ont reproché à l'au- teur, etc., on lit : Quel<iues personnes m'ont reproché, etc.; ce qui ne laisse aucun doute que Voltaire soit l'auteur de cet alinéa et du suivant. (B.)

2. Boileau a dit, cpîtro VII, vers 59 :

Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue.

itv CHANT II. 73

II m'instruisait d'exemple* au grand art dos héros : Je voyais ce guerrier, blanchi dans les travaux, Soutenant tout le poids de la cause commune Et contre Wédicis et contre la fortune; Chéri dans son parti, dans l'autre respecté; Malheureux quelquclois, mais toujours redouté ; Savant dans les combats, savant dans les retraites; Plus grand, pins glorieux, plus craint dans ses défaites Que Dunois ni Gaston ne l'ont jamais été Dans le cours triomphant de leur prospérité.

(( Après dix ans entiers de succès et de pertes, Médicis, qui voyait nos campagnes couvertes D'un parti renaissant qu'elle avait cru détruit, Lasse enfin de combattre et de vaincre sans fruit. Voulut, sans plus tenter des efforts inutiles. Terminer d'un seul coup les discordes civiles. La cour de ses faveurs nous offrit les attraits; Et n'ayant pu nous vaincre, on nous donna la paix. Quelle paix, juste Dieu! Dieu vengeur que j'atteste, Que de sang arrosa son olive funeste! Ciel ! faut-il voir ainsi les maîtres des humains Du crime à leurs sujets aplanir les chemins- !

« Coligny, dans son cœur à son prince fidèle. Aimait toujours la France en combattant contre elle : II chérit, il prévint l'heureuse occasion ' Qui semblait de l'État assurer l'union. Rarement un héros connaît la défiance : Parmi ses ennemis il vint plein d'assurance ; Jusqu'au milieu du Louvre il conduisit mes pas. Médicis en pleurant me reçut dans ses bras. Me prodigua longtemps des tendresses de mère, Assura Coligny d'une amitié sincère, Voulait par ses avis se régler désormais,

1. Voltaire lui-mùmc indique cette expression comme étant de Corneille. Voyez le Cid, acte I"", scène vu.

2. On lit dans Phèdre, acte IV, scène vi :

Et leur osent du crimo aplanir le chemin.

3. Racine a dit dans Iphigénie, acte III, scène m :

Puis-je ne point chérir l'heureuse occasion D'aller du sang troyen sceller notre union?

74 LA HENRIADE. [1*7]

L'ornait de dignités, le comblait de bienfaits, Montrait à tous les miens, séduits par l'espérance, Des faveurs de son fils la flatteuse apparence. Hélas! nous espérions en jouir plus longtemps.

« Quelques-uns soupçonnaient ces perfides présents S Les dons d'un ennemi leur semblaient trop à craindre ^ Plus ils se défiaient, plus le roi savait feindre : Dans l'ombre du secret ^ depuis peu^ Médicis A la fourbe, au parjure, avait formé son fils,

1. Racine a dit {Esther, acte III, scène i :

Les perlidos bienfaits.

2. On lit dans Virgile {.En., Il) :

Aut uUa putatis

Dona carere dolis Danaum? .... Quidquid id est, timeo Danaos et dona ferentes.

3. Dans Mithridate, acte IV, scène iv, on lit :

Dans l'ombre du secret.

4. On a prétendu que le projet du massacre des huguenots était formé depuis liuit années; que le duc d'Albe en avait donné le conseil à Catherine de Médicis dans les conférences qu'il eut avec elle à Bordeaux.

D'autres croient que le projet ne fut formé que dans le temps de la dernière paix avec les huguenots. M. de Voltaire était de cette opinion; autrement il n'au- rait pas dit :

Dans l'ombre du secret, depuis pou Médicis

A la fourbe, au parjure, avait formé son fils.

Quelques écrivains ont même avancé que Charles IX ne savait rien encore du pro- jet lorsque l'amiral fut blessé ; qu'il était de bonne foi lorsqu'il jura de punir les assas- sins de l'amiral; qu'alors la reine lui avoua qu'elle était un des complices, le lit con- sentir en un instant à commettre le même crime dont il venait de jurer qu'il tirerait vengeance, et à faire égorger cent mille de ses sujets, à qui il venait de pardonner.

D'autres enfin ont cru que le projet do la reine était de faire tuer l'amiral par des assassins aux gages du duc de Guise, do faire ensuite attaquer par les gardes le duc et ses satellites; qu'alors Charles IX, délivré à la fois des deux chefs de pai'ti qu'il pouvait craindre, aurait, aux yeux de toute l'Europe, l'honneur d'avoir puni le crime du duc de Guise. L'habileté du Balafré fit manquer ce projet.

Nous ne discuterons pas ici toutes ces opinions, dont les trois premières sont appuyées sur des probabilités assez fortes. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on mit dans l'exécution du projet autant d'irrésolution que d'atrocité ; que les chefs n'étaient d'accord entre eux sur rien; que le duc de Guise voulait envelopper dans le massacre toutes les grandes familles fidèles au roi; qu'il multiplia les victimes; que lorsque Charles IX vint au parlement accuser avec tant de lâcheté l'amiral d'une prétendue conspiration, il était prêt, et peut-être avait déjà envoyé des contre-ordres dans les provinces; que les ordres n'émanaient point tous de lui; qu'enfin le fanatisme populaire, la barbarie de Charles IX, du duc d'Anjou, et de sa mère, ne furent en cette occasion que les instruments de projets dont eux-mêmes devaient ôtrc les victimes. (K.)

[isGj CHANT II.

Façonnait aux forfaits ce cœur jeune et facile; Et le malheureux prince, à ses leçons docile, Par son ])encliant féroce à les suivre excité, Dans sa coupable école avait trop profité.

« Enfin, pour mieux cacher cet horrible mystère, Jl me donna sa sœur S il m'appela son frère. 0 nom qui m'as trompé ! vains serments ! nœud fatal ! Hymen - qui de nos maux fus le premier signal ! Tes flambeaux, que du ciel alluma la colère. Éclairaient à mes yeux le trépas de ma mère ^.

1. Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, fut mariée à Henri IV en là72, peu de jours avant les massacres. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Le pape refusait à Marguerite de Valois la permission d'épouser Henri IV. « Si mons du pape fait trop la bête, dit Charles IX avec ses jurements ordinaires, je prendrai moi-même Margot par la main, et la mènerai épouser en plein prêche. » Enlin le pape se rendit, et Marguerite fut mariée à la porte de Notre-Dame de Paris par le cardinal de Bourbon, oncle de Henri IV. Charles IX parlait-il de bonne foi? ou la colère apparente contre le pape était-elle le fruit de la dissimulation? Ce pape, qui depuis approuva la Saint-Barthélémy, était-il instruit du complot lorsqu'il accorda la dispense? (K.)

3. Jeanne d'Albret, attirée h Paris avec les autres huguenots, mourut après cinq jours d'une fièvre maligne : le temps de sa mort, . les massacres qui la suivi- rent, la crainte que son courage aurait pu donner à la cour, enfin sa maladie, qui commença après avoir acheté des gants et des collets parfumés chez un parfumeur nommé René, venu de Florence avec la reine, et qui passait pour un empoisonneur public; tout cela fit croire qu'elle était morte de poison. On dit même que ce René se vanta de son crime, et osa dire qu'il en préparait autant à deux grands seigneurs qui ne s'en doutaient pas.Mézeray, dans sa grande histoire, semble favo- riser cette opinion, en disant que les chirurgiens qui ouvrirent le corps de la reine ne touchèrent point à la tète, oii l'on soupçonnait que le poison avait laissé des traces trop visibles. On n'a point voulu mettre ces soupçons dans la bouche de Henri IV, parce qu'il est juste de se défier de ces idées qui n'attribuent jamais la mort des grands à des causes naturelles. Le peuple, sans rien approfondir, regarde toujours comme coupables de la mort d'un prince ceux à qui cette mort est utile. On poussa la licence de ces soupçons jusqu'à accuser Catherine de Médicis de la mort de ses propres enfants; cependant il n'y a jamais eu de preuves ni que ces princes, ni que Jeanne d'Albret, dont il est ici question, soient morts empoisonnés.

Il n'est pas vrai, comme le prétend Mézeray, qu'on n'ouvrit point le cerveau de la reine de Navarre; elle avait recommandé expi'essément qu'on visitât avec exactitude cette partie après sa mort. Elle avait été tourmentée toute sa vie de grandes douleurs de tète, accompagnée? de démangeaisons, et avait ordonné qu'on cherchât soigneuse- ment la cause de ce mal, afin qu'on pût le guérir dans ses enfants s'ils en étaient atteints. La Chronologie novennaire rapporte formellement que Caillard, son méde- cin, et Desnœuds, son chirurgien, disséquèrent son cerveau, qu'ils trouvèrent très- sain; qu'ils aperçurent seulement de petites bulles d'eau logées entre le crâne et la pellicule qui enveloppe le cerveau, et qu'ils jugèrent être la cause des maux de tête dont la reine s'était plainte : ils attestèrent d'ailleurs qu'elle était morte d'un abcès formé dans la poitrine. Il est à remarquer que ceux qui l'ouvrirent étaient hugue-

'6 LA HENRI A DE. [im]

Je ne suis point injuste, et je ne prétends pas A Médicis encore imputer son trépas : J'écarte des soupçons peut-être légitimes, Et je n'ai pas besoin de lui chercher des crimes i. 3Ia mère enfin mourut. Pardonnez à des pleurs Qu'un souvenir si tendre arrache à mes douleurs. Cependant tout s'apprête, et l'heure est arrivée - Qu'au fatal dénoûment la reine a réservée.

(( Le signal est donné sans tumulte et sans bruit ' ; C'était à la faveur des ombres de la nuit\ De ce mois malheureux l'inégale courrière '

nots, et qu'apparemment ils auraient parlé de poison s'ils y avaient trouve quelque' vraisemblance. On peut me répondre qu'ils furent gagnes par la cour : mais Des- nœuds, chirurgien de Jeanne d'Albrct, huguenot passionné, écrivit depuis des libelles contre la cour; ce qu'il n'eût pas fait s'il se fût vendu à elle; et, dans ces libelles, il ne dit point que Jeanne d'All)ret ait été empoisonnée. De plus il n'est pas croyable qu'une femme aussi habile que Catherine de Médicis eût chargé d'une pareille commission un misérable parfumeur, qui avait, dit-on, l'insolence de s'en vanter.

Jeanne d'Albret était née, on 1530, de Henri d'Albrct, roi de Navarre, et de Marguerite de Valois, sœur de François l". A l'âge de douze ans, Jeanne fut mariée à Guillaume, duc de Clèves; elle n'habita pas avec son mari. Le mariage fut déclaré nul deux ans après par le pape Paul HI, et elle épousa Antoine de Bourbon. Ce second mariage, contracté du vivant du premier mari, donna lieu depuis aux pré- dicateurs do la Ligue de dire publiquement, dans leurs sermons contre Henri IV, qu'il était bâtard; mais ce qu'il y eut de plus étrange fut que les Guises, et entre autres ce François de Guise qu'on dit avoir été si bon chrétien, abusèrent de la faiblesse d'Antoine de Bourbon au point de lui persuader de répudier sa femme, dont il avait des enfants, pour épouser leur nièce, et se donner entièrement à eux. Peu s'en fallut que le roi de Navarre ne donnât dans ce piège. Jeanne d'Albret mourut à quarante-deux ans, le 9 juin 1572.

M. Baylc, dans ses Réponses aux questions d'un irrovincial, dit qu"on avait vu de son temps, en Hollande, le fils d"un ministre, nommé Goyon, qui passait pour petit-fils do cette reine. On prétendait qu'après la mort d'Antoine de Navarre, elle s'était mariée à un gentilhomme nommé Goyon, dont elle avait eu ce ministre. [Note de Voltaire, 1723.)

i. Ce vers est dans Artémire, acte I, scène i; voyez t. P'' du Théâtre, p. 120.

2. Racine a dit {Bajazet, acte II, scène i) :

Prince, l'heure fatale est enfin arrivée Qu'à votre liberté le ciel a réservée.

3. Ici commence la célèbre peinture du massacre de la Saint-Barthélémy.

4. Ce fut la nuit du 23 au 24 août, fête de saint Barthélémy, en 1572, que s'exé- cuta cette sanglante tragédie.

L'amiral était logé dans la rue Bétizy, dans une maison qui est à présent une auberge, appelée l'hôtel Saint-Pierre, l'on voit encore sa chambre. (Note de Vol- taire, 1730.)

5. Mallierbe, dans son Ode à la reine sur sa bienvenue en France, a dit :

Des mois l'inégale courrière.

[m] CHANT II. 77

Semblait cacher d'effroi sa tremblante lumière : Coligny languissait dans les bras du repos, Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots'. Soudain de mille cris le brnit épouvantable - Vient arracher ses sens à ce calme agréable : Il se lève, il regarde, il voit de tous côtés Courir des assassins à pas précipités ; Il voit briller partout les flambeaux et les armes, Son palais embrasé, tout un peuple en alarmes. Ses serviteurs sanglants dans la flamme étouffés, Les meurtriers en foule au carnage échauffés. Criant à haute voix : « Qu'on n'épargne personne ; C'est Dieu, c'est Médicis, c'est le roi qui l'ordonne ! » 11 entend retentir le nom de Coligny ; Il aperçoit de loin le jeune Téligny^ Téligny dont l'amour a mérité sa fille. L'espoir de son parti, l'honneur de sa famille. Qui, sanglant, déchiré, traîné par des soldats, Lui demandait vengeance, et lui tendait les bras.

« Le héros malheureux, sans armes, sans défense, Voyant qu'il faut périr, et périr sans vengeance, Voulut mourir du moins comme il avait vécu, Avec toute sa gloire et toute sa vertu.

« Déjà des assassins la nombreuse cohorte Du salon qui l'enferme allait briser la porte; Il leur ouvre lui-même, et se montre à leurs yeux Avec cet œil serein, ce front majestueux, Tel que dans les combats, maître de son courage, Tranquille il arrêtait ou pressait le carnage.

(( A cet air vénérable, à cet auguste aspect,

î. Boilcau, dans son Lutrin, II, 104, a dit :

Et toujours le sommeil lui verse des pavots.

2. Co vers et les suivants sont encore imites de Boileau, épîtrc IV :

Lorsqu'un cri, tout à coup suivi de mille cris, etc.

3. Le comte de Téligny avait épousé, il y avait dix mois, la fille de Tamiral. Il avait un visage si agréable et si doux que les premiers qui étaient venus pour le tuer s'étaient laissé attendrir à sa vue; mais d'autres plus barbares le massacrè- rent. [Note de Voltaire, 1730.)

78 LA HENRIADE. >07"

Les meurtriers surpris sont saisis de respect ;

Une force inconnue a suspendu leur rage.

« Compagnons, leur dit-il, achevez votre ouvrage,

<( Et de mon sang glacé souillez ces cheveux blancs,

(( Que le sort des combats respecta quarante ans ;

« Frappez, ne craignez rien; Goligny vous pardonne;

u Ma vie est peu de chose, et je vous l'abandonne...

(( J'eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous..

Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux :

L'un, saisi d'épouvante, abandonne ses armes;

L'autre embrasse ses pieds, qu'il trempe de ses larmes ;

Et de ses assassins ce grand homme entouré

Semblait un roi puissant par son peuple adoré.

u BesmeS qui dans la cour attendait sa victime, Monte, accourt, indigné qu'on difTère son crime ; Des assassins trop lents il veut hâter les coups ; Aux pieds de ce héros il les voit trembler tous, A cet objet touchant lui seul est inflexible ; Lui seul, à la pitié toujours inaccessible, Aurait cru faire un crime et trahir Médicis, Si du moindre remords il se sentait surpris. A travers les soldats il court d'un pas rapide : Coligny l'attendait d'un visage intrépide ; Et bientôt dans le flanc ce monstre furieux Lui plonge son épée, en détournant les yeux. De peur que d'un coup d'œil cet auguste visage Ne fît trembler son bras, et glaçât son courage.

« Du plus grand des Français tel fnt le triste sort. On l'insulte-, on l'outrage encore après sa mort,

4. Besme était un Allemand, domestique de la maison do Guise. Ce misérable étant depuis pris par les protestants, les Rochellois voulurent l'acheter pour le faire écartelcr dans leur place publique. Ils proposèrent ensuite de l'échanger con- tre le brave Montbrun, chef des protestants du Dauphiné, à qui le parlement de Grenoble faisait alors le procès. Montbrun fut exécuté, et Besme tué par un nommé Bretanville. {Xote de Voltaire, 1730.)

Cette note est conforme aux éditions de Kchl. Dans toutes les éditions du vivant de l'auteur, de 1730 à 1775, au lieu des deux dernières phrases, on lisait seulement : « mais il fut tue par un nommé Bretanville. »

On a reproché à Voltaire d'avoir dit que Besme était Allemand, tandis qu'il était Bohémien. Mais ne peut-on pas comprendre la Bohême dans l'Allemagne? (B.)

2. Il est impossible de savoir s'il est vrai que Catherine deMédicis ait envoyé la tête de l'amiral à Rome, comme l'assurent les protestants. {Note de Voltaire, 1723.)

CHANT II. 7.)

Son corps, percé de coups, privé do sépulture, Des oiseaux dévorants fut l'indigne pâture^;

Mais il est sûr qu'on porta sa tète à la reine, avec un coffre plein de i)a]>iers, parmi lesquels était l'histoire du temps, écrite de la main de Coligny. (/d., 1730.) On y trouva aussi plusieurs mémoires sur les affaires publiques. Un de ces mémoires avait pour objet d'engager Charles à faire la guerre aux Anglais. Charles IX fit lire ce mémoire à l'ambassadeur d'Angleterre, qui se plaignait à lui de la tral)i- son faite aux protestants, et qui n'en méprisa que plus la politique de la cour de France. Un autre mémoire montrait les dangers auxquels il exposerait la tranquil- lité de l'État s'il donnait un apanage à son frère le duc d'Alcnçon : on le montra à ce jeune prince, qui regrettait l'amiral. « Je ne sais pas, répondit-il après l'avoir lu, si ce mémoire est d'un de mes amis, mais il est sûrement d'un sujet fidèle. » (K.)

La populace traîna le corps de l'amiral par les rues, et le pendit par les pieds avec une chaîne do fer au gibet de Moutfaucon. (/(/., 1723.) Le roi eut la cruauté d'aller lui-même avec sa cour à Montfaucon jouir de cet horrible specta- cle. Quelqu'un lui ayant dit que le corps de l'amiral sentait mauvais, il répondit, comme Vitellius : « Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon. » (Id., 1723 et 1730.)

Il alla au parlement accuser l'amiral d'une conspiration, et le parlement rendit un arrêt contre le moi't, par lequel il ordonna que son corps, après avoir été traîné sur une claie, serait pendu en Grève, ses enfants déclarés roturiers et incapables de posséder aucune charge, sa maison de Châtillon-sur-Loing rasée, les arbres cou- pés, etc.; et que to\i?, les ans on forait une procession, le jour de la Saint-Barthélémy, pour remercier Dieu de la découverte do la conspiration, à laquelle l'amiral n'avait pas songé. Malgré cet arrêt, la fille de l'amiral, veuve de Téligny, épousa peu de temps après le prince d'Orange. [M., 1723, et K.)

Le parlement avait mis quelques années auparavant sa tête à cinquante mille écus; il est assez singulier que ce soit précisément le même prix qu'il mit depuis à celle du cardinal Mazarin. Le génie des Français est de tourner en plaisanterie les événements les plus affreux : on débita un petit écrit intitulé Passio Domini nos- tri Gaspai'di Coligni, secundum Bartholomœum. {Id., 1723.)

Mézeray rapporte, dans sa grande histoire, un fait dont il est très-permis de dou- ter. Il dit que, quelques années auparavant, le gardien du couvent des cordcliers de Saintes, nommé Michel Crellet, condamné par l'amiral à être pendu, lui prédit qu'il mourrait assassiné, qu'il serait jeté par les fenêtres, et ensuite pondu lui-même.

De nos jours, un financier ayant acheté une terre qui avait appartenu aux Coligny, y trouva dans le parc, à quelques pieds sous terre, un coffre de fer rempli de papiers qu'il fit jeter au feu, comme ne produisant aucun revenu. {Id., 1723.)

Le Publicisle du 27 messidor an XII (l^'' juillet 1804) contient un article intitulé Monument de Vamiral Gaspard de Coligny, il est dit que des amis de l'amiral recueillirent ses restes, et les déposèrent dans les caves du château de Châtillon. Le duc de Luxembourg^ propriétaire de ce château en 1780, céda les restes de Coligny à M. de Montesquieu, qui les fit transporter dans sa terre de Maupertuis, il érigea un mausolée sur l'une des faces duquel on lisait, en caractères de trois pouces : Ici reposent et sont honorés enfin, après plus de deux siècles, les restes de Gaspard Coligny, amiral de France, tué à la Saint-Barthéleniy le xx.iv août mdlxxii. (B.)

1. Voltaire a dit dans OEdipe, acte I, scène m :

Et que son corps sanglant, privé de sépulture, Des vautours dévorants devienne la pâture.

Ce qui est une réminiscence d'Homère, Iliade, chant T "■, vers 3-5.

80 LA HENRIADE. W

Et l'on porta sa tête aux pieds de Médicis, Conquête digne d'elle, et digne de son fils. Médicis la reçut avec indifférence, Sans paraître jouir du fruil de sa vengeance. Sans remords, sans plaisir, maîtresse de ses sens, Et comme accoutumée à de pareils présents.

{( Qui pourrait cependant exprimer les ravages Dont cette nuit cruelle étala les images? La mort de Coligny, prémices des horreurs, N'était qu'un faible essai de toutes leurs fureurs. D'un peuple d'assassins les troupes effrénées. Par devoir et par zèle au carnage acharnées, Marchaient le fer en main, les yeux étincelants, - Sur les corps étendus de nos frères sanglants. Guise' était à leur tête, et, bouillant de colère. Vengeait sur tous les miens les mânes de son père. Nevers-, Gondi-^ Ta vanne ^, un poignard à la main s. Échauffaient les transports de leur zèle inhumain ; Et, portant devant eux la liste de leurs crimes, Les conduisaient au meurtre, et marquaient les victimes.

a Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris. Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris, Le fils assassiné sur le corps de son père, Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,

1. C'était Henri, duc de Guise, surnommé le Balafré, fameux depuis par les barricades, et qui fut tué à Blois. 11 était fils du duc François, assassine par Poltrot. (Xote de Voltaire, 1730.)

2. Frédéric de Gonzaguo, do la maison de Mantoue, duc de Nevers, l'un des auteurs de la Saint-Barthélémy, {kl.. 1730.)

3. Albert de Gondi, maréchal de Retz, favori de Catherine de Médicis. (/d.,1730.) C'était lui qui avait appris à Charles IX à jurer et à renier Dieu, comme on disait dans ces temps-là. (K.)

4. Gaspard de Tavannes, élevé page de Français T"". Il courait dans les rues la nuit de la Saint-Barthélémy, criant: « Saignez, saignez; la saignée est aussi bonne au mois d'août qu'au mois de mai. » Son fils, qui a écrit des mémoires, rapporte que son père, étant au lit de la mort, fit une confession générale de sa vie, et que le confesseur lui ayant dit d'un air étonné : « Quoi ! vous ne parlez point de la Saint-Barthélémy? Je la regarde, répondit le maréchal, comme une action méri- toire qui doit effacer mes autres péchés. » {Id.. 1730.)

5. Imitation de Racine {Athalie, acte I, scène ii) :

Un poignard à la main, l'implacable Athalie, Au carnage animait ses barbares soldats.

[262^ CHANT II. 81

Les époux expirant sous leurs toits embrasés, Les enfants au berceau sur la pierre écrasés : Des fureurs des humains c'est ce qu'on doit attendre. Mais ce que l'avenir aura peine à comprendre, Ce que vous-même encore à peine vous croirez, Ces monstres furieux, de carnage altérés, Excités par la voix des prêtres sanguinaires, Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères; Et, le bras tout souillé du sang des innocents. Osaient offrir à Dieu cet exécrable encens.

« 0 combien de héros indignement périrent ! Resnel * et Pardaillan chez les morts descendirent ; Et vous, brave Guerchy-, vous, sage Lavardin, Digne de plus de vie et d'un autre destin '. Parmi les malheureux que cette nuit cruelle Plongea dans les horreurs d'une nuit éternelles Marsillac et Soubise% au trépas condamnés. Défendent quelque temps leurs jours infortunés. Sanglants, percés de coups, et respirant à peine, Jusqu'aux portes du Louvre on les pousse, on les traîne; Ils teignent de leur sang ce palais odieux, En implorant leur roi, qui les traliit tous deux.

1. Antoine de Clcrmont-Resuel, se sauvant en chomiso, fut massacré par le fils du baron des Adrets, et par son propre cousin Bussy d'AmhoisO.

Le marquis de Pardaillan fut tue à côté de lui. [Note de Voltaire, 1730.)

2. Guerchy se défendit longtemps dans la rue, et tua quelques meurtriers avant d'être accablé par le nomljrc; mais le marquis de Lavardin n'eut pas le temps de tirer l'épée. {Id., 1730.)

3. Dans une épître au duc de Bouillon, Gliaulieu a dit :

Dignes de plus de vie et do plus de fortune.

4. Ces vers rappellent ceux de Racine {Andromaque, acte III, scène viii) :

Songe, songe, Cépliise, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

5. Marsillac, comte de La Rochefoucauld, était favori de Charles IX, et avait passé une partie do la nuit avec le roi. Ce prince avait ou quelque envie de le sau- ver, et lui avait même dit de coucher dans le Louvre; mais enfin il le laissa aller en disant : « Je vois bien que Dieu veut qu'il périsse. »

Soubise portait ce nom, parce qu'il avait épousé l'héritière de la maison de Soubise. Il s'appelait Dupont-Quellenec. Il se défendit très-longtemps, et tomba percé de coups sous les fenêtres de la reine. Comme sa femme lui avait intenté un procès pour cause d'impuissance, les dames de la cour allèrent voir son corps nu et tout sanglant, par une curiosité barbare digne de cette cour abominable. {Note de Voltaire, 1730.)

8. La He\ RI ADE. G

LA HENRI A DE. m;

uDii haut (le co palais excitant la tempête, Médicis à loisir contemplait cette fête : Ses cruels favoris, d'un regard curieux. Voyaient les flots de sang regorger sous leurs yeux, Kt de Paris en feu les ruines fatales Étaient de ces héros les pompes triomphales.

((Que dis-je! ô crime! ô honte! ô comble de nos maux! Le roi % le roi lui-même, au milieu des bourreaux, Poursuivant des proscrits les troupes égarées, Du sang de ses sujets souillait ses mains sacrées : Et ce même Valois que je sers aujourd'hui -,

1. Voici ce que Brantôme ne fait pas diffîcultt:' d'avouer lui-môme dans ses miémoires : « Quand il fut jour, lo roi mit la tèto à la fenêtre de sa chambre, et voyant aucuns dans le faubourg Saint-Germain qui se remuoient et se sauvoient, il prit une grande arquebuse de chasse qu'il avoit, et en tiroit tout plein de coups à eux, mais en vain, car l'arquebuse ne tiroit si loin; incessamment crioit : Tuez, tuez. »

Plusieurs personnes ont entendu conter à M. le maréchal de Tessé que, dans son enfance, il avait vu un gentilhomme âge de plus de cent ans, qui avait été fort jeune dans les gardes de Charles IX. Il interrogea ce vieillard sur la Saint-Barthé- lémy, et lui demanda s'il était vrai que le roi eût tiré sur les huguenots. « C'était moi, monsieur, répondit le vieillard, qui chargeais son arquebuse. »

Henri IV dit publiquement plus d'une fois qu'après la Saint-Barthélémy une nuée de corbeaux était venue se percher sur le Louvre, et que, pendant sept nuits, le roi, lui, et toute la cour, entendirent des gémissements et dos cris épo'ivantables à la même heure. Il racontait un prodige encore plus étrange : il disait que, quel- ques jours avant les massacres, jouant aux dés avec le duc d'Alençon et le duc de Guise, il vit des gouttes de sang sur lu table ; que par deux fois il les fit essuyer, que deux fois elles reparurent, et qu'il quitta le jeu saisi d'effroi. {Xote de Vol- taire, 1723.)

Je crois que le commencement do cette note est des éditeurs de Kehl. Dans l'édition de 1723, au lieu du premier alinéa, on lisait : « Charles IX avait eu la barbarie de tirer lui-même, avec une arquebuse, sur les huguenots qu'il voyait fuir. »

Cette phrase fut supprimée dans les éditions postérieures à 1724; mais dans les éditions de 1730 à 1775, au lieu de : (( Plusieurs personnes ont entendu, erc, » il y a : (c J'ai entendu. »

Voltaire reparle de la barbarie que Charles IX eut de tirer sur les protestants, dans son Essai sur les guerres civiles, qui fait partie du présent volume. (B.)

2. On trouve dans les Mémoires de Villeroi un discours de Henri III à un de ses confidents, sur la Saint-Barthélémy, ce prince disculpe Charles IX, et accuse sa mère et lui-même. Charles IX, suivant ce récit, fut entraîné par les sollicita- tions de sa mère et de son frère, qui lui avouèrent que l'assassinat de Coligny s'était commis par leur ordre, et qu'il fallait ou les immoler à l'amiral, ou ordonner 1(! massacre des protestants, pour lequel ils avaient d'avance pris des mesures. M. de Voltaire ne pouvait admettre ce récit sans rendre Valois trop odieux : d'ail- leurs cette pièce n'est rien moins qu'authentique. (K.)

[î95] CHANT H. 83

Ce roi qui par ma bouche implore votre appui, Partageant les forfaits de son barbare frère, A ce honteux carnage excitait sa colère. Non qu'après tout >alois ait un cœur inhumain. Rarement dans le sang il a trempé sa main ; Mais l'exemple du crime assiégeait sa jeunesse; Et sa cruauté même était une faiblesse.

(( Quelques-uns, il est vrai, dans la foule des moits, Du fer des assassins trompèrent les efforts. De Caumont', jeune enfant, l'étonnante aventure

1. Caumont, qui échappa à la Saint-Barthélcmy, est le fameux maréchal de La Force, qui depuis se fit une si grande réputation, et qui vécut jusqu'à l'àgc de quatre- vingt-quatre ans. {Note de Voltaire, 1723.) Il a laissé des mémoires qui n'ont point été imprimés, et qui doivent être encore dans la maison de La Force. (i(Z., 1730.)

Mézeray, dans sa grande histoire, dit que le jeune Caumont, son père, et son frère, couchaient dans un même lit; que son père et son frère furent massacres, et qu'il échappa comme par miracle, etc. C'est sur la foi de cet historien que j'ai mis en vers cette aventure. {Id., 1723.)

Les circonstances dont Mézeray appuie son récit ne me permettaient pas de douter do la vérité du fait, tel qu'il le rapporte: mais depuis, M. le duc de La Force m"a fait voir les mémoires manuscrits de ce même maréchal de La Force, écrits de sa propre main. Le maréchal y conte son aventure d'une autre façon : cela fait voir comme il faut se fier aux historiens.

Voici l'extrait des particularités curieuses que le maréchal de La Force raconte de la Saint-Barthélémy :

Deux jours avant la Saint-Barthélémy, le roi avait ordonné au parlement de relâcher un officier qui était prisonnier à la Conciergerie; le parlement n'en ayant rien fait, le roi avait envoyé quelques-uns de ses gardes enfoncer les portes de la prison, et tirer de force le prisonnier. Le lendemain, le parlement vint faire ses remontrances au roi : tous ces messieurs avaient mis leurs bras en écharpe, pour faire voir à Charles IX qu'il avait estropié la justice. Tout cela avait fait beaucoup de bruit; et, au commencement du massacre, on persuada d'abord aux huguenots que le tumulte qu'ils entendaient venait d'une sédition excitée daus le peuple à l'occasion de l'affaire du parlement.

Cependant un niajquignon, qui avait vu le duc de Guise entrer avec des satel- lites cJiez l'amiral de Coligny, et qui, se glissant dans la foule, avait été témoin do l'assassinat de ce seigneur, courut aussitôt en donner avis au sieur de Caumont de La Force, à qui il avait vendu dix chevaux huit jours auparavant.

La Force et ses deux fils logeaient au faubourg Saint-Germain, aussi bien que plusieurs calvinistes. Il n'y avait point encore de pont qui joignît ce faubourg à la ville. On s'était saisi de tous les bateaux par ordre de la cour, pour faire passer les assassins dans le faubourg. Ce maquignon se jette » la nage, passe à l'autre bord, et avertit M. de La Force de son danger. La Force était déjà sorti de sa maison; il avait encore eu le temps de se sauver; mais, voyant que ses enfants ne venaient pas, il retourna les chercher. A peine est-il rentré chez lui, que les assassins arri- vent : un nommé Martin, à leur tête, entre dans sa chambre, le désarme, lui et ses deux enfants, et lui dit, avec des serments affreux, qu'il faut mourir. La Force lui proposa une rançon de deux mille ccus : le capitaine l'accepte; La Force lui

84 LA III'MUADE.

Ira (le bouche on bouclie à la race future. Sou vieux père, accablé sous le fardeau des ans, Se livrait au soninieil entre ses deux enfants; In lit seul enfermait et les fils et le père.

jure de la payer dans deux jours; et aussitôt les assassins, après avoir tout pillé dans la maison, disent à La Force et à ses enfants de mettre leurs mouchoirs eu croix sur leurs chapeaux, et leur font retrousser leur manche droite sur l'épaule : c'était la marque des meurtriers. En cet état ils leur font passer la rivière, et les amènent dans la ville. Le maréchal de La Force assure qu'il vit la rivière couverte de morts. Son père, son frère, et lui, abordèrent devant le Louvre; ils virent égorger plusieurs de leurs amis, et entre autres le brave de Piles, père * de celui ■qui tua en duel le fils de Malherbe. De le capitaine Martin mena ses prisonniers dans sa maison, rue des Petits-Champs, fit jurer à La Force que ni lui ni ses enfants ne sortiraient point de avant d'avoir payé les deux mille écus, les laissa en garde à deux soldats suisses, et alla chercher quelques autres calvinistes à massacrer dans la ville.

L'un des deux Suisses, touché de compassion, oftVit aux prisonniers de les faire sauver. La Force n'en voulut jamais rien faire; il répondit qu'il avait donné sa parole, et qu'il aimait mieux mourir que d'y manquer. Une tante qu'il avait lui trouva les deux mille écus; et l'on allait les délivrer au capitaine Martin, lorsque le comte de Coconas (celui-là même à qui depuis on coupa le cou) vint dire à La Force que le duc d'Anjou demandait à lui parler. Aussitôt il fit descendre le père et les enfants nu-tête et sans manteau. La Force vit bien qu'on le menait à la mort; il suivit Coconas, en le priant d'épargner ses deux enfants innocents. Le plus jeune, âgé de treize ans, qui s'appelait Jacques Nompar, et qui a écrit ceci, éleva la voix, et reprocha à ces meurtriers leurs crimes, en leur disant qu'ils en seraient punis de Dieu. Cependant les doux enfants sont menés avec leur père au bout de la rue des Petits-Champs; on donne d'abord plusieurs coups de poignard à l'aîné, qui s'écrie : « Ah, mon père! ah, mon Dieu I je suis mort. » Dans le même moment le père tombe percé de coups sur le corps de son fils. Le plus jeune, couvert de leur sang, mais qui, par un miracle étonnant, n'avait reçu aucun coup, eut la prudence de s'écrier aussi : « Je suis mort. » Il se laissa tomber entre son père et son frère, dont il reçut les derniers soupirs. Les meurtriers, les croyant tous morts, s'en allèrent en disant : « Les voilà bien tous trois. » Quelques mal- heureux vinrent ensuite dépouiller les corps : il restait un bas de toile au jeune La Force; un marqueur du jeu de paume du Verdelet voulut avoir ce bas de toile; on le tirant, il s'amusa à considérer le corps de ce jeune enfant : » Hélas ! dit-il, c'est bien dommage; celui-ci n'est qu'un enfant, que peut-il avoir fait? » Ces paroles de compassion obligèrent le petit La Force à lever doucement la tête, et lui dire tout bas : « Je ne suis pas encore mort. » Ce pauvre homme lui répon- dit : « Ne bougez, mon enfant, ayez patience. » Sur le soir il le vint chercher; il lui dit : « Levez-vous, ils n'y sont plus; » et lui mit sur les épaules un méchant manteau. Comme il le conduisait, quelqu'un des bourreaux lui demanda : « Qui est ce jeune garçon? C"est mon neveu, lui dit-il, qui s'est enivré; vous voyez comme il s'est accommodé; je m'en vais bien lui donner le fouet. » Enfin le pauvre marqueur le mena cïiez lui, et lui demanda trente écus pour sa récom- pense. De le jeune La Force se fit conduire, déguisé en gueux, jusqu'à l'Arsenal, chez le maréchal de Biron, son parent, grand-maître de l'artillerie; on le cacha quelque temps dans la chambre des filles; enfin, sur le bruit que la cour le fai-

' Ou plutùt grand-père. (G. A.)

300^ CHANT II. 8

Les moiirtriors ardents, qu'aveuglait la colère, Sur eux à coups pressés enfoncent le poignard : Sur ce lit malheureux la mort vole au hasard.

« L'Éternel en ses mains tient seul nos destinées ; Il sait, quand il lui plaît, veiller sur nos années. Tandis qu'en ses fureurs l'homicide est trompé'. D'aucun coup, d'aucun trait, Caumont ne fut frappé. Un invisible bras, armé pour sa défense, Aux mains des meurtriers dérobait son enfance ; Son père, à son côté, sous mille coups mourant. Le couvrait tout entier de son corps expirant; Et, du peuple et du roi trompant la barbarie, Une seconde fois il lui donna la vie.

« Cependant que faisais-je en ces affreux moments? Hélas! trop assuré sur la foi des serments, Tranquille au fond du Louvre, et loin du bruit des armes. Mes sens d'un doux repos goûtaient encor les charmes. 0 nuit, nuit effroyable ! ô funeste sommeil ! L'appareil de la mort éclaira mon réveil. On avait massacré mes plus chers domestiques ; Le sang de tous côtés inondait mes portiques :

sait chercher pour s'en défaire, on le fit sauver en habit de page, sous le nom ile Bcaupui. {1(1., 1723.J

A une phrase près, qui est de 1730, ainsi que je l'ai indiqué, toute cette note est de 1723; mais Voltaire ne rapporte pas textuellement le passage des Mémoires (encore inédits) du maréchal de La Force. Le fragment de ces Mémoires relatif à la Saint-Barthélémy fut imprimé dans le Mercure de novembre 1705, pages 31-51, et réimprimé en 1783, par J.-B.-B. de Laborde, dans l'édition qu'il donna de V Histoire secrète de Bouryorjne: mais il fut supprimé, et ne se trouve que dans quelques exemplaires de cette Histoire.

Dans son Siècle de Louis XIV, Voltaire dit que le maréchal de La Force mourut en 1052, à quatre-vingt-dix-sept ans. A ce compte, il aurait eu dix-sept ans en 1572. 11 n'en avait que quatre ou cinq, s'il est mort à quatre-vingt-quatre ans.

Quant au de Piles qui tua en duel un fils de Malherbe en 1028, ce ne peut être que le petit-fils du protestant égorgé en 1572, et dont le fils, en 1028, ne pouvait avcir moins de cinquante-six ans. M. de Fortia {Biographie universelle, tome XXXI V, page 4i7) observe que Balzac dit formellement que l'adversaire du fils de Malherbe était un gentilhomme de Provence qui n'avait pas vingt-cinq ans. ( B.)

1. P»acine a dit dans Esther, acte I, scène i :

Dieu tient le cœur tics rois entre ses mains puissantes; ]1 fait que tout prospère aux âmes innocentes, Tandis qu'en ses projets l'orgueilleui est trompé.

M\ LA HENRI ADE. >o;

Et je n'ouvris les yeux que pour envisager Les miens que sur le marbre on venait d'égorger*. Les assassins sanglants vers mon lit s'avancèrent; Leurs parricides mains devant moi se levèrent; Je touchais au moment qui terminait mon sort ; Je présentai ma tête, et j'attendis la mort.

« Mais, soit qu'un vieux respect pour le sang de leurs maîtres Parlât - encor pour moi dans le cœur de ces traîtres ; Soit que de Médicis l'ingénieux courroux Trouvât pour moi la mort un supplice trop doux ; Soit qu'enfin, s'assurant d'un port durant l'orage, Sa prudente fureur me gardât pour otage, On réserva ma vie à de nouveaux revers. Et bientôt de sa part on m'apporta des fers ^.

(c Coligny, plus heureux et plus digne d'envie, Du moins, en succombant, ne perdit que la vie ; Sa liberté, sa gloire au tombeau le suivit... Vous frémissez, madame, à cet affreux récit : Tant dhorreur vous surprend ; mais de leur barbarie Je ne vous ai conté que la moindre partie. On eût dit que, du haut de son Louvre fatal, Médicis à la France eût donné le signal ;

1. Lagrange-Chancel a dit dans Amasis, acte I, scèno i :

Sur son corps tout sanglant, mourante, inanimée.

Me recouvra ses sons que pour envisager

Cinq fils que sur le marbre on venait d'égorger.

2. J.-J. Rousseau, dans ses Confessions, livre III, raconte que la lecture de ce passage de la Henriade le corrigea dune faute d'orthographe qu'il faisait avec tous les Genevois. « Ce mot parlât, qui me frappa, dit-il, m'apprit qu'il fallait un ( à la troisième personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je l'écrivais et prononçais parla comme le parfait de l'indicatif. » (B.j

3. Plusieurs gentilshommes attaches à Henri IV furent assassines dans son appartement : on les y poursuivit jusque dans la chambre de la reine sa femme, sœur de Charles IX, qui leur sauva la vie en se jetant entre eux et les meurtriers. Henri IV et le prince de Condé, son cousin, furent arrêtés; on les menaça de la mort, et on les força d'abjurer le calvinisme. Les prêtres s'appuyèrent depuis de cette abjuration pour le traiter de relaps. Des historiens ont rapporte que Charles IX et sa mère allèrent à l'Hôtel de Ville pour être témoins de 1 exécution de Briquemant et de Cavagne, condamnés à mort comme complices de la prétendue conspiration qu'on avait la bassesse d'imputer à l'amiral de Coligny, et que l'oa obligea Henri IV et le prince de Condé de suivre et d'accompagner le roi. (K.)

[3,i2^ CHANT II. 87

Tout imita Paris* : la mort sans résistance

Couvrit en un moment la lace de la France,

Quand un roi veut le crime, il est trop obéi!

Par cent mille assassins son courroux fut servi ;

Et des fleuves français les eaux ensanglantées

Ne portaient que des morts aux mers épouvantées ^ »

i. On envoya d'abord des courriers aux commandants dos provinces et aux clicfs des principales villes, pour ordonner le massacre. Quelque temps après on envoya un contre-ordre; et le massacre s'exécuta, malgré ce contre-ordre, dans quelques villes, à Lyon entre autres, le parti des Guises dominait : mais, dans un grand nombre, les cbefs catholiques s'opposèrent à l'exécution de ces ordres : le comte de Tende, en Provence; Gordes, de la maison de Simiane, en Dauphiné; Saint-Herem, en Auvergne; Cliarny, do la maison de Chabot, en Bourgogne; La Guiche, à Màcon ; le brave d'Ortez, à Bayonne; Villars, consul de ISîmes; les évoques d'Angers, de Lisieux, etc., etc. Beaucoup de protestants furent sauvés par leurs parents, par leurs amis, quelques-uns même par des prêtres : de ce nombre fut un Tronchin, qui resta plusieurs jours caché à Troyes dans un tonneau, et, s'étant retiré à Genève, y a été la tige de la famille de ce nom. (K.)

C'est d'après ce que Voltaire avait écrit dans son Essai sur les guerres civiles en France (qui fait partie du présent volume), qu'on met le commandant en Auvergne et l'évoque de Lisieux au nombre des personnes qui s'opposèrent au massacre des protestants; mais voyez ma note sur ce passage do Y Essai sur les guerres civiles. (B.)

'2. Dans le chant III de la Pucelle, Chapelain a dit :

De tant de corps meurtris la Loire ensanglantée Aux maritimes flots courut épouvantée.

FIN DU CHANT DEUXIEME,

VARIANTES

DU CHANT DEUXIÈME.

Vers 48. Quelques éditions portent:

A la cour de son tils.

Vers 64. Édition de 1723:

Tous les défiiuts du soxc avec peu de vertus. Ce mot m'est échappé, je parle avec fi'anchise.

Vers 78. Édition de 1723:

Préparait à son fils une éternelle enfance.

Vers 80. Éditions de 1723 à 1764:

Marqua par cent combats son empire nouveau.

Vers 87. Éditions de 1723 à 1730:

Se vit assassine.

Vers 99. Au lieu de ce vers et des cinq qui le suivent, il y a dans les éditions de 1723 et 1728:

Hélas ! je pleure encore et pleurerai toujours L'indigne assassinat qui termina ses jours.

Vers 222. Édition de 1723 :

Besme, qui dans la cour attendait sa victime, Monte, tout indigné qu'on difVère son crime.

Palissot a rennpiacé ces deux vers par ceux-ci, qu'il dit tenir de Voltaire, mais qui n'étaient dans aucune édition:

Mais des fureurs de Guise instrument mercenaire,

Besme veut par le crime acheter son salaire ;

Des assassins trop lents il vient hâter les coups. (B.)

Vers 319. J'ai suivi le texte des éditions données du vivant de l'auteur; les éditions précédentes portent:

Son père à ses côtés. (B.)

Vers 328. Édition de 1723:

Parut à mon réveil.

CHANT TROISIEME.

ARGUMENT.

Le héros continue l'histoire des guerros civiles de Franco. Mort funeste de Charles IX. Règne do Henri III. Son caractère. Celui du fameux duc do Guise, connu sous le nom do Balafré. Bataille de Coutras. Meurtre du duc de Guise. Extrémités Henri III est réduit. Mayenne est le chef de la Ligue; d'Aum.ale en est le héros. Réconciliation de Henri III et do Henri roi de Navarre. Secours que promet la reine Elisabeth. Sa réponse à Henri do Bourbon.

(c Quand l'arrêt des destins eut, durant quelques jours, A tant de cruautés permis un libre cours, Et que des assassins, fatigués de leurs crimes. Les glaives émoussés manquèrent de victimes, Le peuple, dont la reine avait armé le bras, Ouvrit enfin les yeux, et vit ses attentats. Aisément sa pitié succède à sa furie : 11 entendit gémir la voix de la patrie. Bientôt Charles lui-même en fut saisi d'horreur; Le remords dévorant s'éleva dans son cœur. Des premiers ans du ror la funeste culture N'avait que trop en lui corrompu la nature; Mais elle n'avait point étouffé cette voix Qui jusque sur le trône épouvante les rois. Par sa mère élevé, nourri dans ses maximes, Il n'était point, comme elle, endurci dans les crimes. Le chagrin vint flétrir la fleur de ses beaux jours ; Une langueur mortelle en abrégea le cours : Dieu, déployant sur lui sa vengeance sévère, Marqua ce roi mourant du sceau de sa colère. Et par son cliûtiment voulut épouvanter ^ Quiconque à l'avenir oserait l'imiter.

l. Voltaire a dit dans Artémire, acte II, scène m :

Puisse dans l'avenir ta mort épouvanter

Les ministres des rois qui pourraient t'imiter !

Et dans Brutus, acte V, scène vu :

Par mon juste supplice il faut épouvanter Les Romains, s'il en est qui puissent m'imitcr.

yi) LA m- NUI A DE. I22'

Je le vis ^ expirant. Cette image effrayante

A mes yeux attendris semble être encor présente.

Son sang, à gros bouillons de son corps élancé,

Vengeait le sang français par ses ordres versé ;

11 se sentait frappé d'une main invisible ;

Et le peuple, étonné de cette fin terrible,

Plaignit un roi si jeune et si tôt moissonné.

In roi par les méchants dans le crime entraîné,

Et dont le repentir permettait à la France

D'un empire plus doux quelque faible espérance.

« Soudain du fond du Nord, au bruit de son trépas, L'impatient Valois, accourant à grands pas, Mnt saisir dans ces lieux, tout fumants de carnage. D'un frère infortuné le sanglant héritage.

« La Pologne - en ce temps avait, d'un commun choix. Au rang des Jagellons placé l'heureux Valois ; Son nom, plus redouté que les plus puissants princes, Avait gagné pour lui les voix de cent provinces. C'est un poids bien pesant qu'un nom trop tôt fameux ! Valois ne soutint pas ce fardeau dangereux. Qu'il ne s'attende point que je le justifie : Je lui peux immoler mon repos et ma vie. Tout, hors la vérité, que je préfère à lui. Je le plains, je le blâme, et je suis son appui.

<( Sa gloire avait passé comme une ombre légère.

1. Charles IX fut toujours malade depuis la Saint-Barthélémy, et mourut environ deux ans après, le 30 mai 1574, tout baigne dans son sang, qui lui sortait par les pores. {Xote de Voltaire, 1730.)

Henri IV fut témoin de la mort de Charles IX. Ce prince, dont il avait reçu tant d'outrages, le fit appeler peu d'heures avant de mourir; il lui recommanda sa femme et sa fille, comme à l'héritier naturel de la couronne, et à un prince dont il connaissait la grandeur d'âme et la bonne foi. 11 l'avertit ensuite de se défier de... ( Mais il prononça ce nom, et quelques paroles qui suivirent, de manière à n'être pas entendu de ceux qui étaient dans la chanjbrc). « Monsieur, il ne faut pas dire cela, dit la reine mère, qui était présente. Pourquoi ne pas le dire? répondit Charles IX; cela est vrai. » Il est vraisemblable que c'est de Henri III qu'il parlait : il connaissait tous ses vices, et l'avait pris en horreur depuis qu'il l'avait vu retarder son départ pour la Pologne, dans l'espérance de sa mort prochaine. (K.)

2. La réputation qu'il avait acquise à Jarnac et à Moncontour, soutenue de l'argent de la France, l'avait fait élire roi de Pologne en 1573. Il succéda à Sigis- moud II, dernier prince de la race des Jagellons. (A'ofe de Voltaire, 1730.)

[47] CHANT III. 9*

Ce changement est grand, mais il est ortlinairc : On a vu plus d'un roi, par un triste retour. Vainqueur dans les combats, esclave dans sa cour. Reine, c'est dans l'esprit qu'on voit le vrai courage. Valois reçut des cieux des vertus en partage : Il est vaillant, mais faible-, et, moins roi que soldat. Il n'a de fermeté qu'en un jour de combat. Ses honteux favoris, flattant son indolence. De son cœur, à leur gré, gouvernaient l'inconstance ; Au fond de son palais, avec lui renfermés, Sourds aux cris douloureux des peuples opprimés. Ils dictaient par sa voix leurs volontés funestes ; Des trésors de la France ils dissipaient les restes; Et le peuple accablé, poussant de vains soupirs. Gémissait de leur luxe, et payait leurs plaisirs.

(( Tandis que, sous le joug de ses maîtres avides, Valois pressait l'État du fardeau des subsides. On vit paraître Guise*, et le peuple inconstant Tourna bientôt ses yeux vers cet astre éclatant. Sa valeur, ses exploits, la gloire de son père. Sa grâce, sa beauté, cet heureux don de plaire. Qui mieux que la vertu sait régner sur les cœurs. Attiraient tous les vœux par des charmes vainqueurs.

(( Nul ne sut mieux que lui le grand art de séduire ; Nul sur ses passions n'eut jamais plus d'empire, Et ne sut mieux cacher, sous des dehors trompeurs. Des plus vastes desseins les sombres profondeurs. Altier, impérieux, mais souple et populaire. Des peuples en public il plaignait la misère, Détestait des impôts le fardeau rigoureux ; Le pauvre allait le voir, et revenait heureux ^ : Il savait prévenir la timide indigence ; Ses bienfaits dans Paris annonçaient sa présence ;

1. Henri de Guise le Balafre, ne, en 1550, de François de Guise et d'Anne d'Esté» Il exécuta le grand projet de la Ligue, forme par le cardinal de Lorraine son oncle, du temps du concile de Trente, et entamé par François, son père. [Note de Vol- taire, 1730.)

2. Boileau a dit dans son cpîtrc I, vers 112 :

Qu'on n'alla jamais voir sans revenir heureux.

92 LA HENRI A DE. [ro]

11 se faisait aimer des grands qu'il haïssait; Terrible et sans retour alors qu'il offensait ; Téméraire en ses vœux, sage en ses artifices; Brillant i)ar ses vertus, et même par ses vices; Connaissant le péril, et ne redoutant rien; Heureux guerrier, grand prince, et mauvais citoyen.

« Quand il eut quelque temps essayé sa puissance, Et du peuple aveuglé cru fixer l'inconstance, Il ne se cacha plus, et vint ouvertement Du trône de son roi briser le fondement. Il forma dans Paris cette Ligue funeste, Oui bientôt de la France infecta tout le reste ; Monstre affreux, qu'ont nourri les peuples et les grands. Engraissé de carnage, et fertile en tyrans.

« La France dans son sein vit alors deux monarques : L'un n'en possédait plus que les frivoles marques; L'autre, inspirant partout l'espérance ou l'effroi, A peine avait besoin du vain titre de roi.

« Valois se réveilla du sein de son ivresse. Ce bruit, cet appareil, ce danger qui le presse, Ouvrirent un moment ses yeux appesantis; Mais du jour importun ses regards éblouis Ne distinguèrent point, au fort de la tempête, Les foudres menaçants qui grondaient sur sa tête ; Et, bientôt fatigué d'un moment de réveil. Las, et se rejetant dans les bras du sommeil, Entre ses favoris, et parmi les délices. Tranquille, il s'endormit au bord des précipices. Je lui restais encore; et, tout prêt de périr, 11 n'avait plus que moi qui pût le secourir : Héritier, après lui, du trône de la France, Mon bras sans balancer s'armait pour sa défense; .l'offrais à sa faiblesse un nécessaire appui ; Je courais le sauver, ou me perdre avec lui.

« Mais Cuise, trop habile, et trop savant à nuire. L'un par l'autre, en secret, songeait à nous détruire. Que dis-je ! il obligea Valois à se priver De l'unique soutien qui le pouvait sauver.

[lis] CHANT m. 93

De la religion le ])rétextc onlinairo

Fut un voile honorable à cet affreux mystère.

Par sa feinte vertu tout le peuple échauffé

Ranima son courroux encor mal étouffé.

Il leur représentait le culte de leurs pères,

Les derniers attentats des sectes étrangères,

Me peignait ennemi de TÉglise et de Dieu :

11 porte, disait-il, ses erreurs en tout lieu;

11 suit d'Elisabeth les dangereux exemples ;

Sur vos temples détruits il va fonder ses temples i ;

Vous verrez dans Paris ses prêches criminels -,

« Tout le peuple, à ces mots, trembla pour ses autels. Jusqu'au palais du roi l'alarme en est portée. La Ligue, qui feignait d'en être épouvantée. Ment de la part de Rome annoncer à son roi Que Rome lui défend de s'unir avec moi. Hélas ! le roi, trop faible, obéit sans murmure ; Et, lorsque je volais pour venger son injure. J'apprends que mon beau-frère, à la Ligue soumis. S'unissait, pour me perdre, avec ses ennemis ; De soldats, malgré lui, couvrait déjà la terre. Et par timidité me déclarait la guerre. Je plaignis sa faiblesse ; et, sans rien ménager. Je courus le combattre, au lieu de le venger. De la Ligue, en cent lieux, les villes alarmées Contre moi dans la France enfantaient des armées ; Joyeuse, avec ardeur, venait fondre sur moi, Ministre impétueux des faiblesses du roi : (iuise, dont la prudence égalait le courage. Dispersait mes amis, leur fermait le passage. D'armes et d'ennemis pressé de toutes parts, Je les défiai tous, et tentai les hasards.

(( Je cherchai dans Coutras ce superbe Joyeuse'.

1. Ce vers a été omis dans leséditions de 1723et 172i; ilfut rétabli en 1728. (B.)

2. On reprit l'auteur d'avoir mis le mot de prêches dans un poenic épique. 11 répondit que tout peut y enti-er, et que l'épitliète de criminels relève l'expression de prêches. {Note de Voltaire, 1708.)

S. Anne, duc de Jojeuse, donna la bataille de Coutras contre Henri IV, alors roi de Navarre, le 20 octobre 1587. On comparait son armée à celle de Darius, et l'armée de Henri IV à celle d'Alexandre. Joyeuse fut tué dans la bataille par

<)4 LA HENRIADE. [m]

Vous savez sa défaite et sa lin iiialheurcusc : Je dois vous épargner des récits superflus. Non, je ne reçois point vos modestes refus ; Non, ne me privez point, dit l'auguste princesse, D'un récit qui m'éclaire autant qu'il m'intéresse ; N'oubliez point ce jour, ce grand jour de Coutras, Vos travaux, vos vertus, Joyeuse, et son trépas : L'auteur de tant d'exploits doit seul me les apprendre ; Et peut-être je suis digne de les entendre. » Elle dit. Le héros, à ce discours flatteur. Sentit couvrir son front d'une noble rougeur ; Et réduit, à regret, à parler de sa gloire. Il poursuivit ainsi cette fatale histoire :

« De tous les favoris qu'idolâtrait Valois % Qui flattaient sa mollesse et lui donnaient des lois. Joyeuse, d'un sang chez les Français insigne, D'une faveur si haute était le moins indigne : Il avait des vertus; et si de ses beaux jours La Parque, en ce combat, n'eût abrégé le cours. Sans doute aux grands exploits son âme accoutumée Aurait de Guise, un jour, atteint la renommée. Mais, nourri jusqu'alors au milieu de la cour, Dans le sein des plaisirs, dans les bras de l'amour, Il n'eut à m'opposer qu'un excès de courage. Dans un jeune héros dangereux avantage. Les courtisans en foule, attachés à son sort. Du sein des voluptés s'avançaient à la mort. Des chiffres amoureux, gages de leurs tendresses, Traçaient sur leurs habits les noms de leurs maîtresses; Leurs armes éclataient du feu des diamants. De leurs bras énervés frivoles ornements. Ardents, tumultueux, privés d'expérience, Ils portaient au combat leur superbe imprudence : Orgueilleux de leur pompe, et fiers d'un camp nombreux. Sans ordre ils s'avançaient d'un pas impétueux,

deux capitaines d'infanterie nommés Bordeaux et Dcsccnticrs. {Noie de Voltaire, 1730.)

1. Il avait épouse la sœur do la femme de Henri Ul. Dans son ambassade à Rome, il fut traité comme frère du roi. Il avait un cœur digne de sa grande for- tune. Un jour, ayant fait attendre trop longtemps les deux secrétaires d'État dans l'antichambre du roi, il leur en fit ses excuses, en leur abandonnant un don de cent mille ccus que le roi venait de lui faire. {Id., 1730.)

[i8g' chant m. «j:i

u D'un éclat différent mon camp lra[){)ait leur vue: Mon armée, en silence à leurs yeux étendue, N'offrait de tous côtés que farouches soldats, Endurcis aux travaux, vieillis dans les combats, Accoutumés au sang, et couverts de blessures : Leur fer et leurs mousquets composaient leurs parures. Comme eux vêtu sans pompe, armé de fer comme eux, Je conduisais aux coups leurs escadrons poudreux ; Comme eux, de mille morts affrontant la tempête, Je n'étais distingué qu'en marchant à leur tête. Je vis nos ennemis vaincus et renversés, Sous nos coups expirants, devant nous dispersés : A regret dans leur soin j'enfonçais cette épée. Qui du sang espagnol eût été mieux trempée ^

<( Il le faut avouer, parmi ces courtisans Que moissonna le fer en la fleur de leurs ans. Aucun ne fut percé que de coups honorables : Tous fermes dans leur poste, et tous inébranlables, Ils voyaient devant eux avancer le trépas, Sans détourner les yeux, sans reculer d'un pas. Des courtisans français tel est le caractère - : La paix n'amollit point leur valeur ordinaire; De l'ombre du repos ils volent aux hasards ; Vils flatteurs à la cour, héros aux champs de i\Iars\

« Pour moi, dans les horreurs d'une mêlée affreuse, J'ordonnais, mais en vain, qu'on épargnât Joyeuse : Je l'aperçus bientôt porté par des soldats, Pâle, et déjà couvert des ombres du trépas.

I Horace a dit, livre I, ode ii, vers 21-22 :

Audiet cives acuisse ferrum,

Quo graves Persœ melius périrent ;

Et Corneille (dans le Cul, acte III, scène vi) :

Leurs vaillantes maias Se tremperont bien mieux au sang des Africains.

2. Ce vers rappelle celui de Zaïre (acte II, scène m) :

Dqs chevaliers franrais tel est le caractère.

3. Boileau a dit {Lutrin, chant IV, vers 10) :

Valet souple au logis, fier huissier à l'église.

% LA HENRIADE. [tu]

Telle une tendre fleur, qu'un matin voit éclore Des baisers du Zépliirc et des pleurs de l'Aurore', Brille un moment aux yeux, et tombe, avant le temps, Sous le tranchant du fer, ou sous l'effort des vents.

« Mais pourquoi rappeler cette triste victoire? Que ne puis-je plutôt ravir à la mémoire Les cruels monuments de ces affreux succès ! Mon bras n'est encor teint que du sang des Français- : Ma grandeur, à ce prix, n'a point pour moi de charmes, Kt mes lauriers sanglants sont baignés de mes larmes,

c( Ce malheureux combat ne fit qu'approfondir L'abîme dont Valois voulait en vain sortir, 11 fut plus méprisé, quand on vit sa disgrâce; Paris fut moins soumis, la Ligue eut plus d'audace. Et la gloire de Guise, aigrissant ses douleurs, Ainsi que ses affronts redoubla ses malheurs. Guise ^, dans Vimory, d'une main plus heureuse, Vengea sur les Germains la perte de Joyeuse ; Accabla, dans Anneau, mes alliés surpris; Et, couvert de lauriers, se montra dans Paris, Ce vainqueur y parut comme un dieu tutélaire, Valois vit triompher son superbe adversaire,

1. Imitation de Virgile {.En-, IX, 435-37):

Piirpureus veluti cum flos, succisus aratro, Languescit moricns; lassove papavera collo Demisere caput, pluvia cum forte gravantur.

Dans son poëme d'Adonis, vers 531-32, La Fontaine a dit :

Les fleurs, présent do Flore, Filles du blond Sommeil et des pleurs de l'Aurore.

Cette dernière expression a aussi été employée par Bernard dans son ode sur la

Rose :

Tendre fruit dos pleurs de l'Aurore.

'2. Dans Adélaïde du Guesclin, acte II, scène r, Voltaire a dit :

Et ce bras qui n'est teint que du sang des Français, Le vers qu'on lit aujourd'hui dans la Henriade est de 1737. (B.)

3. Dans le même temps que l'armée du roi était battue à Centras, le duc de Guise faisait des actions d'un très-habile général contre une armée nombreuse de rcîtres venus au secours de Henri IV; et, après les avoir harcelés et fatigues longtemps, il les défit au village d'Auneau. [Note de Voltaire, 1730.)

[236^ CHANT IH. 97

Qui, toujours insultant à ce prince abattu, Semblait l'avoir servi moins que l'avoir vaincu.

« La bonté irrite enfin le plus faible courage: L'insensible Valois ressentit cet outrage; Il voulut, d'un sujet réprimant la fierté, Essayer dans Paris sa faible autorité : Il n'en était plus temps; la tendresse et la crainte Pour lui dans tous les cœurs était alors éteinte : Son peuple audacieux, prompt à se mutiner, Le prit pour un tyran dès qu'il voulut régner. On s'assemble, on conspire, on répand des alarmes; Tout bourgeois est soldat, tout Paris est en armes ; Mille remparts naissants, qu'un instant a formés. Menacent de Valois les gardes enfermés.

« Guises tranquille et fier au milieu de l'orage, Précipitait du peuple ou retenait la rage. De la sédition gouvernait les ressorts. Et faisait à son gré mouvoir ce vaste corps. Tout le peuple au palais courait avec furie : Si Guise eût dit un mot, Valois était sans vie ; Mais, lorsque d'un coup d'oeil il pouvait l'accabler. Il parut satisfait de l'avoir fait trembler; Et, des mutins lui-même arrêtant la poursuite. Lui laissa par pitié le pouvoir de la fuite. Enfin Guise attenta, quel que fût son projet, Trop peu pour un tyran, mais trop pour un sujet. Quiconque a pu forcer son monarque à le craindre - A tout à redouter, s'il ne veut tout enfreindre. Guise, en ses grands desseins dès ce jour affermi. Vit qu'il n'était plus temps d'offenser à demi ; Et qu'élevé si baut, mais sur un précipice. S'il ne montait au trône, il marchait au supplice. Enfin, mattre absolu d'un peuple révolté. Le cœur plein d'espérance et de témérité.

1. Le duc de Guise, à cette journco des Barricades, se contenta de renvoyer Henri III ses gardes, après les avoir désarmes. {Note de Voltaire. 1730.)

2. Quinault {Thésée, acte II, scène vm), avait dit :

Quand on a fait trembler un roi, Apprenez qu'on en doit tout craindre.

8. La Henri ADE. 7

98 LA IlENRIADE. l"»!!

Appuyé des Romains, secouru des Ibères,

Adoré des Français, secondé de ses frères,

Ce sujet' orgueilleux crut ramener ces temps

de nos premiers rois les lâches descendants,

Déchus i)resque en naissant de leur pouvoir suprême,

bous un Troc odieux cachaient leur diadème.

Et, dans l'ombre d'un cloître eu secret gémissants,

Abandonnaient l'empire aux mains de leurs tyrans.

(( Valois, qui cependant différait sa vengeance. Tenait alors dans Blois les états de la France. Peut-être on vous a dit quels furent ces états : On proposa des lois qu'on n'exécuta pas ; De mille députés l'éloquence stérile y fit de nos abus un détail inutile ; Car de tant de conseils l'effet le plus commun Est de voir tous nos maux sans en soulager un.

« Au milieu des états, Guise avec arrogance De son prince offensé vint braver la présence, S'assit auprès du trône, et, sûr de ses projets, Crut dans ces députés voir autant de sujets. Déjà leur troupe indigne, à son tyran vendue, Allait mettre en ses mains la puissance absolue, Lorsque, las de le craindre, et las de l'épargner, Valois voulut enfin se venger et régner.

1. Le cardinal de Guise, Tun des frères du duc do Guise, avait dit plus d'une fois qu'il no mourrait jamais content qu'il n"eùt tenu la tète du roi entre ses jambes, pour lui faire une couronne de moine. M""= de Montpensier, sœur des Guises, voulait qu'on se servît de ses ciseaux pour ce saint usage. Tout le monde connaît la devise de Henri Ili; c'étaient trois couronnes avec ces mots: Manet nUiina cœlo, auxquels les ligueurs substituèrent ceux-ci : Manet uUiina claustro. On connaît aussi ces deux vers latins qu'on afficha aux portes du Louvre :

Qui dédit aiitc du;is^ unam abstulit ; altéra nutat ; Tcrtia tonsoris est facienda manu.

En voici une traduction que l'auteur a lue dans les manuscrits de feu M. le prési- dent de JVlcsmes :

ValoiS), qui les dames n'aime,

Deux couronnes posséda ;

Bientôt sa prudence extrême

Des deux l'une lui ôta.

L'autre va tombant de môme,

Grâce à ses heureux travaux.

Une paire de ciseaux

Lui baillera la troisième.

{Note de Voltaire, 1723.)

[2!.4^ CHANT III. rjg.

Son rival, chaque jour, soigneux de lui déplaire',

Dédaigneux ennemi, méprisait sa colère.

Ne soupçonnant pas même, en ce prince irrité.

Pour un assassinat assez de fermeté.

Son destin Taveuglait, son heure était venue :

Le roi le fit lui-même immoler à sa vue.

De cent coups de poignard indignement percé -,

Son orgueil, en mourant, ne fut point abaissé;

Et ce front, que Valois craignait encor peut-être.

Tout pâle et tout sanglant semblait braver son maître.

C'est ainsi que mourut ce sujet tout-puissant,

De vices, de vertus assemblage éclatant.

Le roi, dont il ravit l'autorité suprême,

1. Racine a dit dans Mithridate, acte II, scène m :

Un rival dès longtemps soigneux de lui déplaire.

2. Le duc de Guise fut tué le vendredi 23 décembre 1588, à iuiit heures du matin. Les historiens disent qu'il lui prit une faiblesse dans l'anticliambre du roi, parce qu'il avait passé la nuit avec une femme de la cour : c'était M"" de Noirmoutier, selon la tradition. Tous ceux qui ont écrit la relation de cette mort disent que ce prince, dès qu'il fut entré dans la chambre du conseil, commont;a à soupçonner son mal- heur par les mouvements qu'il aperçut. D'Aubignc rapporte qu'il rencontra d'abord dans cette chambre d'Espinac, archevêque de Lyon, son contident. Celui-ci, qui en même temps se douta de quelque chose, lui dit en présence de Larchant, capi- taine des gardes, à propos d'un habit neuf que le duc portait : « Cet habit est bien loger, au temps qui court; vous en auriez prendre un plus fourré. » Ces paroles, prononcées avec un air de crainte, conlirmèrcnt celles du duc. Il entra cependant par une petite allée dans la chambre du roi, qui conduisait à un cabinet dont le roi avait fait condamner la porte. Le duc, ignorant que la porte fut murée, lève, pour entrer, la tapisserie qui la couvrait : dans le moment, plusieurs de ces Gas- cons qu'on nommait les Quarante-cinq le percent avec des poignards que le roi leur avait distribués lui-même.

Les assassins étaient La Bastide, Monsivrj', Saint-Malin, Saint-Gaudin, Saint- Capautcl, Halfrenas, Herbelade, avec Lognac, leur ca()itaine. Monsivry fut celui qui donna le premier coup ; il fut suivi de Lognac, de La Bastide, de Saint-Malin, etc., qui se jetèrent en môme temps sur le duc.

On montre encore dans le château de Blois une pierre de la muraille contre laquelle il s'appuya en tombant, et qui fut la première teinte de son sang. Quelques Lorrains, en passant par Blois, ont baisé cette pierre ; et, la raclant avec un cou- teau, en ont emporté précieusement la poussière.

On ne parle point, dans le poëme, de la mort du cardinal de Guise, qui fut aussi tué à Blois; il est aisé d'en voir la raison : c'est que le détail de l'histoire ne convient point à l'unité du poëme, parce que l'intérêt diminue à mesure qu'il se partage.

C'est par cette raison que l'on n'a point parlé du prince de Condé dans la bataille de Coutras, afin de n'arrêter les yeux du lecteur que sur Henri IV. {Note de Voltaire, 1723.)

Je i-étabiis le dernier alinéa de cette note tel qu'il se trouve dans les seules éditions de 1723 et 1724. (B.)

100 LA HENRIADE. >?]

Le soullVit lûchcinont, et s'en vengea de même.

a Bientôt ce l)rnit allVeux se répand dans Paris. Le peuple épouvanté remplit Tair de ses cris. Les vieillards désolés, les femmes éperdues, Vont du nudhcureux (luise embrasser les statues. Tout Paris croit avoir, en ce pressant danger, L'Église à soutenir, et son père à venger. De Guise, au milieu d'eux, le redoutable frère, Mayenne, à la vengeance anime leur colère ; Et, plus par intérêt que par ressentiment, 11 allume en cent lieux ce grand embrasement.

« Mayenne S dès longtemps nourri dans les alarmes, Sous le superbe Guise avait porté les armes. Il succède à sa gloire, ainsi qu'à ses desseins; Le sceptre de la Ligue a passé dans ses mains. Cette grandeur sans borne, à ses désirs si chère, Le console aisément de la perte d'un frère - : Il servait à regret, et Mayenne aujourd'hui Aime mieux le venger que de marcher sous lui. Mayenne a, je l'avoue, un courage héroïque; Il sait, par une heureuse et sage politique. Réunir sous ses lois mille esprits difTérents, Ennemis de leur maître, esclaves des tyrans : Il connaît leurs talents, il sait en faire usage ; Souvent du malheur même il tire un avantage. Guise avec plus d'éclat éblouissait les yeux, Fut plus grand, plus héros, mais non plus dangereux. Voilà quel est Mayenne, et quelle est sa puissance. Autant la Ligue altière espère en sa prudence, Autant le jeune Aumale^ au cœur présomptueux,

1. Le duc de Mayenne, frère puîné du Balafre, tué à Dlois, avait été longtemps jaloux de la réputation de son aîné. Il avait toutes les grandes qualités de son frère, à l'aciivité près. {Note de Vollairey 1730.)

'2. On lit dans la grande histoire de Mézeray que le duc de Mayenne fut soupçonné d'avoir écrit une lettre au roi, il l'avertissait de se défier de son frère. Ce seul soupçon suffit pour autoriser le caractère qu'on donne ici au duc do Mayenne, carac- tère naturel à un ambitieux, et surtout à un chef de parti, (/d., 1723.)

3. Le chevalier d'Aumale, frère du duc d'Aumalc, di> la maison de Lorraine, jeune homme impétueux, qui avait des qualités brillantes, qui était toujours à la tète des sorties pendant le siège de Paris, et inspirait aux habitants sa valeur et sa confiance. (/(/., 1730.)

[337] CHANT III. 101

Répand dans les esprits son courage orgueilleux. D'Aumalc est du parti le bouclier terrible ; Il a jusqu'aujourd'hui le titre d'invincible : Mayenne, qui le guide au milieu des combats, Est l'àme de la Ligiu^, et l'autre en est le bras.

« Cependant des Flamands l'oppresseur politique, Ce voisin dangereux, ce tyran catholique. Ce roi, dont l'artifice est le plus grand soutien , Ce roi, votre ennemi, mais plus encor le mien, Phihppei, de Mayenne embrassant la querelle, Soutient de nos rivaux la cause criminelle ; Et Rome 2, qui devait étouiïer tant de maux, Rome de la discorde allume les flambeaux : Celui qui des chrétiens se dit encor le père Met aux mains de ses fils un glaive sanguinaire.

« Des deux bouts de l'Europe, à mes regards surpris, Tous les malheurs ensemble accourent dans Paris. Enfin, roi sans sujets, poursuivi sans défense, Valois s'est vu forcé d'implorer ma puissance. Il m'a cru généreux, et ne s'est point trompé : Des malheurs de l'État mon cœur s'est occupé ; Un danger si pressant a fléchi ma colère ; Je n'ai plus, dans Valois, regardé qu'un beau-frère : Mon devoir l'ordonnait, j'en ai subi la loi ; Et roi, j'ai défendu l'autorité d'un roi. Je suis venu vers lui sans traité, sans otage ^ : Votre sort, ai-je dit, est dans votre courage ;

1. Philippe II, roi d'Espaj^ne, fils de Charles-Quint. On l'appelait le Démon du midi, n.EMOMUM meridian'um, parce qu'il trouhlait toute l'Europe, au midi de laquelle l'Espagne est située. 11 envoya de puissants secours à la Ligue, dans le dessein de faire tomber la couronne de France à l'infante Claire-Eugénie, ou à quelque prince de sa famille. (Note de Voltaire, 1730.)

2. La cour de Rome, gagnée par les Guises, et soumise alors à l'Espagne, fit ce qu'elle put pour ruiner la France. Grégoire XIII secourut la Ligue d'hommes et d'argent; et Sixte-Quint commença son pontificat par les excès les plus grands, et heureusement les plus inutiles, contre la maison royale, comme on peut voir aux remarques sur le premier chant. {Ici., 1730.)

3. Henri IV, alors roi de Navarre, eut la générosité d'aller à Tours voir Henri III, suivi d'un page seulement, malgré les défiances et les prières de ses vieux offi- ciers, qui craignaient pour lui une seconde Saint-Barthélémy. {Id., 1730.)

102 LA IIENRIADE. [364]

Venez mourir ou vaincre aux remparts de Paris. Alors un noble orgueil a rempli ses esprits : Je ne me flatte point d'avoir pu dans son Ame Verser, par mon exemple, une si belle flamme ; Sa disgrâce a sans doute éveillé sa vertu: Il gémit du repos qui l'avait abattu. Valois avait besoin d'un destin si contraire ; Et souvent l'infortune aux rois est nécessaire. »

Tels étaient de Henri les sincères discours. Des Anglais cependant il presse le secours : Déjà du haut des murs de la ville rebelle La voix de la victoire en son camp le rappelle ; Mille jeunes Anglais vont bientôt sur ses pas* Fendre le sein des mers, et chercher les combats.

Essex- est à leur tête, Essex dont la vaillance A des fiers Castillans confondu la prudence, Et qui ne croyait pas qu'un indigne destin Dût flétrir les lauriers qu'avait cueillis sa main.

Henri ne l'attend point : ce chef que rien n'arrête, Impatient de vaincre, à son départ s'apprête. «Allez, lui dit la reine, allez, digne héros; Mes guerriers sur vos pas traverseront les flots. Non, ce n'est point Valois, c'est vous qu'ils veulent suivre A vos soins généreux mon amitié les livre : Au milieu des combats vous les verrez courir. Plus pour vous imiter que pour vous secourir. Formés par votre exemple au grand art de laguerre. Ils apprendront sous vous à servir l'Angleterre. Puisse bientôt la Ligue expirer sous vos coups ! L'Espagne sert Mayenne, et Rome est contre vous : Allez vaincre l'Espagne, et songez qu'un grand homme Ne doit point redouter les vains foudres de Rome. Allez des nations venger la liberté;

i. Ce vers était primitivement dans le chant P^ (B.)

2. Robert d'Évrcux, comte d'Esscx, fameux par la prise de Cadix sur les Espa- gnols, par la tendresse d'Klisabeth pour lui, et par sa mort tragique arrivée en 1001. Il avait pris Cadix sur les Espagnols, et les avait battus plus d'une fois sur mer. La reine Elisabeth l'envoya effectivement en France en lôOO, au secours de Henri IV, à la tête de cinq mile hommes. {Note de Voltaire, 1730.)

>7l CHANT III. 403

De Sixto et de Philippe ' abaissez la fierté.

« Philippe, de son père héritier tyrannique, Moins f^rand, moins courageux, et non moins politique. Divisant ses voisins pour leur donner des fers. Du fond de son palais croit dompter l'univers.

« Sixte'", au trône élevé du sein de la poussière. Avec moins de puissance a l'Ame encor plus fière : Le pâtre de Montalte est le rival des rois; Dans Paris comme à Rome il veut donner des lois ; Sous le pompeux éclat d'un triple diadème, 11 pense asservir tout, jusqu'à Philippe même. Violent, mais adroit, dissimulé, trompeur, Ennemi des puissants, des faibles oppresseur. Dans Londres, dans ma cour, il a formé des brigues, Et l'univers, qu'il trompe, est plein de ses intrigues.

« Voilà les ennemis que vous devez braver. Contre moi l'un et l'autre osèrent s'élever. L'un, coml)attant en vain l'Anglais et les orages, Fit voir à l'Océan ' sa fuite et ses naufrages ;

1. Sixtc-Quint, papo, avait osé excommunier le roi de France, et surtout Henri IV, alors roi de Navarre.

Philippe II, roi d'Espagne, grand protecteur de la Ligue. {Note de Voltaire, 1723.)

2. Sixte-Quint, no aux Grottes, dans la Marche d'Ancône, d'un pauvre vigneron nommé Perotti; homme dont la turbulence égala la dissimulation. Étant cordelicr, il assomma de coups le neveu de son provincial, et se brouilla avec tout l'ordre. Inquisiteur à Venise, il y mit le trouble, et fut obligé de s'enfuir. Étant cardinal, il composa en latin la bulle d'excommunication lancée par le pape Pie V contre la reine Elisabeth. Cependant il estimait cette reine, et l'appelait un grax cervello

DI PRIXCIPESSA. (/(/., 1730.)

3. Cet événement était tout récent; car Henri IV est supposé voir secrètement Elisabeth en 1589; et c'était l'année précédente que la grande flotte de Philippe II, destinée pour la conquête de l'Angleterre, fut battue par l'amiral Drake, et dis- persée par la tempête. (/</., 1730.)

On a fait, dans un journal de Trévoux, une critique spécieuse de cet endroit. Ce n'est p{is, dit-on, à la reine Elisabeth de croire que Rome est complaisante pour les puissances, puisque Rome avait osé excommunier son père.

Mais le critique ne songeait pas que le pape n'avait excommunié le roi d'Angle- terre, Henri VIII, que parce qu'il craignait davantage l'empereur Charles-Quint. {Id., 1737.) Ce n'est pas la seule faute qui soit dans cet extrait de Trévoux, dont l'auteur, désavoué et condamné par la plupart de ses confrères, a mis dans ses censures peut-être plus d'injures que de raisons. {Id., 1746.)

104 LA HENRIADE. 4

Du sang de ses guerriers ce bord est encor teint : L'autre se tait dans Rome, et m'estime, et me craint.

« Suivez donc, à leurs yeux, votre noble entreprise. Si Mayenne est dompté, Rome sera soumise ; Vous seul pouvez régler sa haine ou ses faveurs. Inflexible aux vaincus, complaisante aux vainqueurs, Prête à vous condamner, facile à vous absoudre, C'est à vous d'allumer ou d'éteindre sa foudre. »

FIN DU CHANT TROISIEME.

VARIANTES

DU CHANT TROISIKME.

Vers 24 Édilion de 1723 :

A mes sens étonnes sera toujours présente.

Vers 31. On lit permettait dans les éditions de 1723, 1730, 1737, 1746, 1748, 1732, 1736, 1764, 1768, 1773; mais il y a promettait dan? 1728, 1732, 1731. (B.)

Vers 38. Édition de 1723:

Sur son trône étranger placer l'iieureux Valois.

Vers 43. Au lieu de ce vers et des trois qui le suivent, les éditions de 1723 à 1742 portent:

Reine, je parle ici sans détour et sans feinte; Vous m'avez commandé de bannir la contrainte; Et mon cœur, qui jamais n'a su se déguiser, Prêt à servir Valois, ne saurait l'excuser.

Vers 49. Édition de 1723:

Par un honteux retour.

Vers 75. Édition de 1723 :

Mais simple et populaire.

Vers 79. Édition de 1723 : Souvent il prévenait.

Vers 81. Édition de 1723:

Il savait captiver les grands...

Vers 83. Édition de 1723:

Souple en ses artifices.

106 VARIANTES DU CHANT III.

Vers 97. Éditions de 4723-1764: L'autre portant partout...

La version actuelle est de 1768. Quelques éditions, dans le vers suivant, portent :

D'm/i vain titre de roi.

Vers 112. Édition de 1723:

Volait à sa défense.

Vers 114. Édition de 1723: Je voulais le sauver.

Le mot sauver étant quatre vers plus bas, Palissot a mis je courais le venger. Le mot venger ne se trouve que vingt-deux vers plus loin. (B.)

Vers 145. —Édition de 1723:

Joyeuse et Matignon, prêts à se signaler,

Se disputaient tous deux l'honneur de m'accablcr.

Vers 148. Édition de 1723 :

A. tous mes alliés disputait le passage.

Vers 153. Il y avait dans les anciennes éditions:

L'arbitre des combats, à mes ai-mes propice. Do ma cause en ce jour protégea la justice : Je combattis Joyeuse; il fut vaincu; mon bras Lui fit mordre la poudre aux plaines de Coutras; Et ma brave noblesse, à vaincre accoutumée. Dissipa devant moi cette innombrable armée.

Vers 171. Édition de 1723 :

Peut-être aux grands exploits...

Vers 175. Édition de 1723:

11 n'eut à m'opposer qu'un aveugle courage, Dans un chef orgueilleux dangereux avantage; Mille jeunes guerriers attachés à son sort * Du sein des voluptés s'avançaient à la mort Cent chiffres amoureux.

Vers 221. Dans les premières éditions:

Des succès trop heureux déplorés tant de fois,

Mon bras n'est encor teint que du sang des François.

VARIANTES DU GHANï III. 107

Mais l'auteur a senti que l'on devait pas faire rimer fols avec François^ qu'on prononce Français.

Vers 229. Édition de 1723 :

Il eut même à souffrir, pour comble de douleur, Et la gloire de Guise et son propre malheur.

Vers 320. On trouve dans l'édition de 1723 ces quatre vers, que l'auteur a retranchés, parce qu'ils rendaient le duc de Mayenne trop petit:

Mais Paris, occupe d'un nom si glorieux.

Sur un chef moins connu n'arrêtait point ses yeux :

Et ce guerrier si craint, que tout un peuple adore,

Si Guise était vivant, ne serait rien encore.

11 succède, etc.

Vers 331. Dans l'édition de 1723, on lisait:

Mais souvent il se trompe, à force de prudence;

Il est irrésolu par trop de prévoyance, *

Moins agissant qu'habile; et souvent la lenteur

Dérobe à son parti les fruits de sa valeur.

' Voilà quel est Mayenne, et quelle est sa puissance.

Cependant l'ennemi du pouvoir de la France,

L'ennemi de l'Europe, et le vôtre, et le mien,

* Ce roi dont l'artifice est le plus grand soutien,

Philippe, avec ardeur embrassant sa querelle,

Soutient des révoltés la cause criminelle;

Et Rome, qui devait, etc.

Vers 38o. Édition de 1723 :

Partez, lui dit la reine, allez, jeune héros

Vers 387. Édition de 1723: Ce n'est point votre roi.

Vers 420. Les éditions de 1723 à 4764 portent: Si Mayenne est vaincu...

Le mot vaincus est deux vers plus bas. La correction est dans l'édition de 1768, in-4°.

CHANT QUATRIEME.

ARGUMENT.

D'Aumale était près de se rendre maître du camp de Henri III, lorsque le héros , revenant d'Angleterre, combat les ligueurs, et fait changer la fortune.

La Discorde console Mayenne et vole à Rome pour y chercher du secours. Descrip- tion de Rome, régnait alors Sixte-Quint. La Discorde y trouve la Politique ; elle revient avec elle à Paris, soulève la Sorhonne, anime les Seize contre le Parlement, et arme les moines. On livre à la main du bourreau des magistrats qui tenaient pour le parti des rois. Troubles et confusion horrible dans Paris.

Tandis que, poursuivant leurs entretiens secrets. Et pesant à loisir de si grands intérêts, Ils épuisaient tous deux la science profonde De combattre, de vaincre, et de régir le monde, La Seine, avec eflfroi, voit sur ses Lords sanglants Les drapeaux de la Ligue abandonnés aux vents.

Valois, loin de Henri, rempli d'inquiétude. Du destin des combats craignait l'incertitude. A ses desseins flottants il fallait un appui ; Il attendait Bourbon, sûr de vaincre avec lui. Par ces retardements les ligueurs s'enhardirent ; Des portes de Paris leurs légions sortirent : Le superbe d'Aumale, et Nemours, et Brissac, Le farouche Saint-Paul, La Châtre, Canillac, D'un coupable parti défenseurs intrépides. Épouvantaient Valois de leurs succès rapides ; Et ce roi, trop souvent sujet au repentir. Regrettait le héros qu'il avait fait partir.

Parmi ces combattants, ennemis de leur maître. Un frère ^ de Joyeuse osa longtemps paraître.

1. Henri, comte de Bouchage, frère puîné du duc de Joyeuse, tué à Coutras. Un jour qu'il passait à Paris, à quatre heures du matin, près du couvent des

[2o] CHANT IV. 109

Ce fut lui que Paris vit passer tour à tour

Du siècle au fond d'un cloître, et du cloître à la cour :

Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,

Tl prit, (juitla, rei)rit la cuirasse et la liaire.

Du pied des saints autels arrosés de ses pleurs,

Jl courut de la Ligue animer les fureurs.

Et plongea dans le sang de la France é|)loréc

La main qu"à l'Eternel il avait consacrée.

Mais de tant de guerriers, celui dont la valeur Inspira plus d'efl'roi, répandit plus d'horreur, Dont le cœur fut plus fier et la main plus fatale, Ce fut vous, jeune prince, impétueux d'Aumale, Vous, du sang lorrain, si fécond en héros, Vous, ennemi des rois, des lois, et du repos. La fleur de la jeunesse en tout temps l'accompagne : Avec eux sans relâche il fond dans la campagne ; Tantôt dans le silence, et tantôt à grand hruit, A la clarté des cieux, dans l'omhre de la nuit, Chez l'ennemi surpris portant partout la guerre. Du sang des assiégeants son bras couvrait la terre. Tels du front du Caucase, ou du sommet d'Athos, D'où l'œil découvre au loin l'air, la terre, et les flots, Les aigles, les vautours, aux ailes étendues ^ D'un vol précipité fendant les vastes nues. Vont dans les champs de l'air enlever les oiseaux, Dans les Lois, sur les prés, déchirent les troupeaux. Et dans les flancs affreux de leurs roches sanglantes Remportent à grands cris ces dépouilles vivantes.

Déjà plein d'espérance, et de gloire enivré.

Capucins, après avoir passe la nuit en déhauclie, il s'imagina que les anges chan- taient les matines dans le couvent. Frappe de cette idée, il se fit capucin sous le nom de frère Ange. Depuis il quitta son froc, et prit les armes contre Henri IV. Le duc de Mayenne le fit gouverneur du Languedoc, duc et pair, et maréchal de France. Enfin il fit son accommodement avec le roi; mais un jour ce prince étant avec lui sur un balcon au-dessous duquel beaucoup de peuple était assemblé : « Mon cousin, lui dit Henri IV, ces gens-ci me paraissent fort aises de voir ensemble un apostat et un renégat. » Cette parole du roi fit rentrer Joyeuse dans son cou- vent, oîi il mourut. {Noie de Voltaire, 1730.) 1. La Fontaine a dit, livre IX, fable ii :

Quand des nues Fond à so:i tour un aigle aux ailes étendues.

no LA HENRIADE. [49]

Aux tentes de Valois il avait pénétré.

La nuit et la surprise auf^mentaient les alarmes :

Tout pliait, tout tremblait, tout cédait à ses armes.

Cet orageux torrent, prompt à se déborder *,

Dans son choc ténébreux allait tout inonder.

L'étoile du matin commençait à paraître :

Mornay, qui précédait le retour de son maître,

Voyait déjà les tours du superbe Paris.

D'un bruit mêlé d'horreur il est soudain surpris;

Il court, il aperçoit dans un désordre extrême

Les soldats de Valois, et ceux de Bourbon même :

(( Juste ciel ! est-ce ainsi que vous nous attendiez ?

Henri va vous défendre ; il vient, et vous fuyez !

Vous fuyez, compagnons! » Au son de sa parole.

Comme on ^it autrefois au pied du Capitole

Le fondateur de Rome, opprimé des Sabins,

Au nom de Jupiter arrêter ses Romains,

Au seul nom de Henri les Français se rallient ;

La honte les enflamme, ils marchent, ils s'écrient :

« Qu'il vienne, ce héros, nous vaincrons sous ses yeux. »

Henri dans le moment paraît au milieu d'eux,

Brillant comme l'éclair au fort de la tempête :

H vole aux premiers rangs, il s'avance à leur tête;

n combat, on le suit ; il change les destins :

La foudre est dans ses yeux, la mort est dans ses mains.

Tous les chefs ranimés autour de lui s'empressent ;

La victoire revient, les ligueurs disparaissent,

Comme aux rayons du jour qui s'avance et qui luit.

S'est dissipé l'éclat des astres de la nuit.

C'est en vain que d'Aumale arrête sur ces rives

Des siens épouvantés les troupes fugitives ;

Sa voix pour un moment les rappelle aux combats :

La voix du grand Henri précipite leurs pas;

De son front menaçant la terreur les renverse ;

Leur chef les réunit, la crainte les disperse.

D'Aumale est avec eux dans leur fuite entraîné;

Tel que du haut d'un mont de frimas couronné,

Au milieu des glaçons et des neiges fondues,

Tombe et roule un rocher qui menaçait les nues.

1. Racine a dit dans Mithridate, acte III, scène i :

Ils savent que sur eux, prêt à se déborder, Cu torrent, s'il m'entraîne, ira tout inonJor.

[»»] CHANT IV. lU

Mais que dis-je ! il s'arrête, il montre aux assiéji^eants, Il montre encor ce front redouté si longtemps. Des siens qui l'entraînaient, fougueux, il se dégage : Honteux de vivre encore, il revole au carnage, 11 arrête un moment sou vainqueur étonné ; Mais d'ennemis bientôt il est environné. La mort allait punir son audace fatale.

La Discorde le vit, et trembla pour d'Aumale. La barbare qu'elle est a besoin de ses jours : Elle s'élève en l'air, et vole à son secours. Elle approche ; elle oppose au nombre qui l'accable Son bouclier de fer, immense, impénétrable. Qui commande au trépas, qu'accompagne l'horreur, Et dont la vue inspire ou la rage ou la peur. 0 fille de l'enfer ! Discorde inexorable, Pour la première fois tu parus secourable ! Tu sauvas un héros, tu prolongeas son sort. De cette même main, ministre de la mort. De cette main barbare, accoutumée aux crimes, Qui jamais jusque-là n'épargna ses victimes. Elle entraîne d'Aumale aux portes de Paris, Sanglant, couvert de coups qu'il n'avait point sentis. Elle apphque à ses maux une main salutaire ; Elle étanche ce sang répandu pour lui plaire : Mais tandis qu'à son corps elle rend la vigueur, De ses mortels poisons elle infecte son cœur. Tel souvent un tyran, dans sa pitié cruelle, Suspend d'un malheureux la sentence cruelle ; A ses crimes secrets il fait servir son bras. Et, quand ils sont commis, il le rend au trépas.

Henri sait profiter de ce grand avantage. Dont le sort des combats honora son courage. Des moments dans la guerre il connaît tout le prix ^ : n presse au même instant ses ennemis surpris ; H veut que les assauts succèdent aux batailles ; H fait tracer leur perte autour de leurs murailles. Valois, plein d'espérance, et fort d'un tel appui,

1. Racine avait dit, dans Athalie, acte III, scène m : ,

Et d'un instant perdu connaissait tout le prix.

112 LA HENRIADE. [n^]

Donne aux soldats l'exemple, et le reçoit de lui ;

Il soutient les travaux, il brave les alarmes.

La peine a ses plaisirs, le péril a ses charmes.

Tous les chefs sont unis, tout succède à leurs vœux ;

Et bientôt la Terreur, qui marche devant eux.

Des assiégés tremblants dissipant les cohortes,

A leurs yeux éperdus allait briser leurs portes.

Que peut faire Mayenne en ce péril pressant?

Mayenne a pour soldats un peuple gémissant.

Ici, la fille en pleurs lui redemande un père;

Là, le frère effrayé pleure au tombeau d'un frères

Chacun plaint le présent, et craint pour l'avenir;

Ce grand corps alarmé ne peut se réunir.

On s'assemble, on consulte, on veut fuir ou se rendre,

Tous sont irrésolus, nul ne veut se défendre :

Tant le faible vulgaire, avec légèreté,

Fait succéder la peur à la témérité !

Mayenne, en frémissant, voit leur troupe éperdue : Cent desseins partageaient son âme irrésolue. Quand soudain la Discorde aborde ce héros. Fait siffler ses serpents, et lui parle en ces mots"^ :

((Digne héritier d'un nom redoutable à la France, Toi qu'unit avec moi le soin de ta vengeance, Toi, nourri sous mes yeux et formé sous mes lois. Entends ta protectrice, et reconnais ma voix. Ne crains rien de ce peuple imbécile et volage. Dont un faible malheur a glacé le courage ; Leurs esprits sont à moi, leurs cœurs sont dans mes mains. Tu les verras bientôt, secondant nos desseins. De mon fiel abreuvés, à mes fureurs en proie, Combattre avec audace, et mourir avec joie, »

La Discorde aussitôt, plus prompte qu'un éclair, Fend d'un vol assuré les campagnes de l'air.

1, Dans VArt poétique de Boileau, chant IV, vers 4 et 5, il y a :

Là, le fils orphelin lui redemande un père; Ici, le frère pleure un frère empoisonné.

2. Boileau a dit, dans le Lutrin, chant I, vers 42 :

Fait sifUer ses serpents, l'escite à la vengeance.

i.h' cil a. NT IV. Il 3

Partout chez les Français le troul)le et les alarmes Présentent à ses yeux des objets pleins de charmes : Son lialcinc en cent lieux répand laridité; Le fruit meurt en naissant, dans son germe infecté ; Les épis renversés sur la terre languissent ; Le ciel s'en ol)scurcit, les astres en pâlissent ; El la foudre en éclats, qui gronde sous ses pieds, Semble annoncer la mort aux peuples effrayés.

Un tourbillon la porte à ces rives fécondes Que l'Éridan rapide arrose de ses ondes.

Rome enfin se découvre à ses regards cruels ; Rome, jadis son temple, et l'effroi des mortels; Rome, dont le destin dans la paix, dans la guerre S Est d'être en tous les temps maîtresse de la terre. Par le sort des combats on la vit autrefois Sur leurs trônes sanglants enchaîner tous les rois ; L'univers fléchissait sous son aigle terrible. Elle exerce en nos jours un pouvoir plus paisible : On la roit sous son joug asservir ses vainqueurs, (iouverner les esprits, et commander aux cœurs; Ses avis font ses lois, ses décrets sont ses armes.

Près de ce Capitole régnaient tant d'alarmes, Sur les pompeux débris de Bellonc et de Mars -, Ln pontife est assis au trône des césars ; Des prêtres fortunés foulent d'un pied tranquille Les tombeaux des Gâtons et la cendre d'Emile. Le trône est sur l'autel, et l'absolu pouvoir Met dans les mêmes mains le sceptre et l'encensoir.

1. Dans V Année littéraire, t'GO, tome II, page 109, on remarque que l'idée des vers sur Rome est prise dans le poëme de Saint-Prosper contre les ingrats, et l'on rapporte quelques vers de la traduction par Sacy :

Rome

Plus graalo par la foi que jadis par la guerre, Étant chef de l'Église, est le chef de la terre.

Godeau, cvêque de Vence, dans son Êpître à sa bibliothèque, a dit :

Rome, dont le destin, soit en paix, soit on guerre, Est de se voir toujours la reine de la terre. (B.)

2. Boileau, satire X, vers 481 :

Sur le pompeux débris des lances espagnoles. 8. L.\ He.nriade. 8

Ili LA HHNRIADE. [ise]

Là, Dieu même a fondé son Église naissante, Tantôt persécutée, et tantôt triomphante : Là, son ])rcniier apôtre, avec la Vérité, Conduisit la Candeur et la Simplicité. Ses successeurs heureux quelque temps l'imitèrent, D'autant plus respectés que plus ils s'abaissèrent. Leur front d"un vain éclat n'était point revêtu ; La pauvreté soutint leur austère vertu ; Et, jaloux des seuls biens qu'un vrai chrétien désire, Du fond de leur chaumière ils volaient au martyre. Le temps, qui corrompt tout, cliangea bientôt leurs mœurs Le ciel, pour nous punir, leur donna des grandeurs. Home, depuis ce temps, puissante et profanée. Au conseil des méchants se vit abandonnée : La trahison, le meurtre, et l'empoisonnement, De son pouvoir nouveau fut l'affreux fondement. Les successeurs du Christ au fond du sanctuaire Placèrent sans rougir l'inceste et l'adultère; Et Rome, qu'opprimait leur empire odieux. Sous ces tyrans sacrés regretta ses faux dieux. On écouta depuis de plus sages maximes ; On sut ou s'épargner ou mieux voiler les crimes. De rÉglise et du peuple on régla mieux les droits'; Rome devint rar])itre, et non TelTroi des rois ; Sous l'orgueil imposant du triple diadème, La modeste vertu reparut elle-même. Mais l'art de ménager le reste des humains Est, surtout aujourd'hui, la vertu des Romains.

Sixte alors était roi de l'Église et de Rome-. Si, pour être honoré du titre de grand homme. Il suffit d'être faux, austère, et redouté. Au rang des plus grands rois Sixte sera compté. Il devait sa grandeur à quinze ans d'artifices: Il sut cacher, quinze ans, ses vertus et ses vices : Il sembla fuir le rang qu'il brûlait d'obtenir, Et s'en fit croire indigne afin d'y parvenir.

1. \oyczV Histoire des Papes. (Note de Voltaire, 17il.)

2. Sixtc-Quiiit, étant cardinal de Montalte, contrefit si bien l'imbécile près de quinze années, ({u'on l'ujtpelait communément l'âne d'Ancône. On sait avec quel artifice il obtint la papauté, et avec quelle bauteur il régna. {Noie de Voltaire, 1730.)

iî-r CHANT IV. 41;

Sous le puissant abri de sou bras despotique. Au fond du Vatican régnait la PoiitiqueT" ^ Fille de l'Intérêt et de l'Ambition,

Dont naquirent la Fraude et la Séduction. Ce monstre ingénieux, en détours si fertile, Accablé de soucis, paraît simple et tranquille ; Ses yeux creux et perçants, ennemis du repos, Jamais du doux sommeil n'ont senti les pavots; Par ses déguisements, à toute heure elle abuse Les regards éblouis de l'Europe confuse : Le Mensonge subtil qui conduit ses discours, De la Vérité même empruntant le secours. Du sceau du Dieu vivant empreint ses impostures. Et fait servir le ciel à venger ses injures.

A peine la Discorde avait frappé ses yeux, Elle court dans ses bras d'un air mystérieux ; Avec un ris malin la flatte, la caresse; Puis prenant tout à coup un ton plein de tristesse : « Je ne suis plus, dit-elle, en ces temps bienheureux les peuples séduits rne présentaient leurs vœux. la crédule Europe, à mon pouvoir soumise, Confondait dans mes lois les lois de son Église. Je parlais; et soudain les rois humiliés Du trùne, en frémissant, descendaient à mes pieds; Sur la terre, à mon gré, ma voix soufflait les guerres ; Du haut du Vatican je lançais les tonnerres; Je tenais dans mes mains la vie et le trépas; Je donnais, j'enlevais, je rendais les États. Cet heureux temps n'est plus \ Le sénat de la France Éteint presque en mes mains les foudres que je lance- ; Plein d'amour pour l'Église, et pour moi plein d'horreur,

1. Boileau a dit dans le Lutrin, chant II, vers 133 :

Ce doux siècle n'est plus . Racine, dans Phèdre, acte I", scène i :

Cet heureux temps n'est plus.

-2. En 1570, le parlement donna un fameux arrêt contre la bulle In cœna Domini.

On connaît ses remontrances célèbres sous Louis XF, au sujet do la pragmatique sanction : celles qu'il fit à Henri III contre la bulle scandaleuse de Sixte-Quint, qui appelait la maison régnante génération bâtarde, et sa fermeté constante à soutenir

116 LA HENIUADE. [asa^

Il ôte aux nations le bandeau de l'erreur'. C'est lui qui, le premier, démasquant mon visage, Vengea la vérité, dont j'empruntais l'image. Que ne puis-je, ô Discorde ! ardente à te servir. Le séduire lui-môme, ou du moins le punir ! Allons, que tes flambeaux rallument mon tonnerre : Commençons par la France à ravager la terre ; Que le prince et l'État retombent dans nos fers. » Elle dit, et soudain s'élance dans les airs.

Loin du faste de Rome, et des pompes mondaines, Des temples consacrés aux vanités humaines, Dont l'appareil superbe impose à l'univers. L'humble Religion se cache en des déserts : Elle y vit avec Dieu dans une paix profonde; Cependant que son nom, profané dans le monde, Est le prétexte saint des fureurs des tyrans. Le bandeau du vulgaire, et le mépris des grands. Souffrir est son destin, bénir est son partage : Elle prie en secret pour l'ingrat qui l'outrage ; Sans ornement, sans art, belle de ses attraits, Sa modeste beauté se dérobe à jamais Aux hypocrites yeux de la foule importune Oui court à ses autels adorer la Fortune-.

Son àme pour Henri brûlait d'un saint amour; Cette fille des cieux sait qu'elle doit un jour. Vengeant de ses autels le culte légitime, Adopter pour son fils ce héros magnanime :

nos libertés contre les prétentions de la cour de Rome. {Note de Voltaire, 1730.;

En 1730, la note était plus ample; elle commençait ainsi :

(( On sait que. pendant les guerres du xiii'' siècle entre les empereurs et les pontifes de Rome, Grégoire IX eut la hardiesse non-seulement d'excommunier l'empereur Frédéric II, mais encore d'offrir la couronne impériale à Robert, frère de saint Louis : le parlement de France assemblé répondit, au nom du roi, que co n'était pas au pape à déposséder un souverain, ni au frère d'un roi de France à recevoir d'un pape une couronne sur laquelle ni lui ni le saint-père n'avaient aucun droit. En 1580, le parlement sédentaire donna, etc. » (B.)

1. On a souvent appliqué ce vers à l'auteur de la Henriade, et M. Wirchtor l'avait mis pour légende à la médaille qu'il a frappée. Cette médaille est fort rare, parce qu'à Genève on exigea de M. Wirchter de supprimer sa légende. (K.)

Le graveur que les éditeurs de Kehl appellent Wirchter est appelé Wacchter par Colini. (B.)

2. Boilcau a dit, satire II, vers OG :

Je ne vais point au Louvre adorer la Fortune.

[28o] CHANT IV. 117

Elle l'en croyait digne, et ses ardents soupirs

Hâtaient cet heureux temps, trop lent pour ses désirs.

Soudain la Politique et la Discorde impie

Surprennent en secret leur auguste ennemie.

Elle lève à son Dieu ses yeux mouillés de pleurs :

Son Dieu, pour l'éprouver, la livre à leurs fureurs.

Ces monstres, dont toujours elle a souffert Finjure,

De ses voiles sacrés couvrent leur tête impure,

Prennent ses vêtements respectés des humains.

Et courent dans Paris accomplir leurs desseins.

D'un air insinuant, l'adroite Politique

Se glisse au vaste sein de la Sorbonne antique ;

C'est que s'assemblaient ces sages révérés,

Des vérités du ciel interprètes sacrés,

Qui, des peuples chrétiens arbitres et modèles,

A leur culte attachés, à leur prince fidèles,

Conservaient jusqu'alors une mâle vigueur.

Toujours impénétrable aux flèches de l'erreur.

Qu'il est peu de vertus qui résistent sans cesse !

Du monstre déguisé la voix enchanteresse

Ébranle leurs esprits par ses discours flatteurs.

Aux plus ambitieux elle offre des grandeurs ;

Par l'éclat d'une mitre elle éblouit leur vue :

De l'avare en secret la voix lui fut vendue;

Par un éloge adroit le savant enchanté.

Pour prix d'un vain encens trahit la vérité ;

Menacé par sa voix, le faible s'intimide.

On s'assemble en tumulte, en tumulte on décide. Parmi les cris confus, la dispute, et le bruit. De ces lieux, en pleurant, la Vérité s'enfuit. Alors au nom de tous un des vieillards s'écrie : (( L'Église fait les rois, les absout, les châtie ; En nous est cette Église, en nous seuls est sa loi : Nous réprouvons Valois, il n'est plus notre roi. Serments^ jadis sacrés, nous brisons votre chaîne! »

1. Le 7 de janvier de l'un 1589, la Faculté de théologie de Paris donna ce fameux décret par lequel il fut déclaré que les sujets étaient déliés de leur serment de fidélité, et pouvaient légitimement faire la guerre au roi. Le Fèvre, doyen, et quelques-uns des plus sages, refusèrent de signer. Depuis, dès que la Sorbonne fut libre, elle révoqua ce décret, que la tyrannie de la Ligue avait arraché de quel- ques-uns de son corps. Tous les ordres religieux qui, comme la Sorbonne, s'étaient déclarés contre la maison royale, se rétractèrent depuis comme elle. Mais si la

118 LA HENRI ADE, ;3i5]

\ peine a-l-il pailé, la Discorde inhumaine Trace en lettres de sang ce décret odieux. Clincun jure par elle, et signe sous ses yeux'.

maison de Lorraine avait eu le dcssns, se serait-on rétracté ? (Note de Voltaire. •1730.)

1. Nous avons cru devoir imprimer ici le décret de la Sorbor.ne, qui no se trouve que dans des l;vres qu'on ne lit plus,

DÉCRET DE LA FACULTÉ DE PARIS.

CONTUE HENRI III.

RESPONSUM FACULTATIS THEOLOGIC^ PARISIENS! S.

« Anno Domini millesimo quingentesimo octogesimo nono, die soptima mcnsis januarii, sacratissima theologiœ Facultas Parisiensis congregata fuitapud collegiuin Sorbonaî, post publicam supplicationeni omnium ordinum dictas Facultatis, et mis- sam de Sancto Spiritu ibidem colebratam, postulantibus clarissimis DD. proefecto. aîdilibus consulibus, et catl;olicis civibus alniaî urbis Parisiensis, tam viva voce quam publico instrumento et tabellis per eorumdem actuarium obsignatis, et publico urbis sigillé munitis, delibcratura super duobus sequentibus articulis qui deprompti sunt e\ libelle supplice prœdictorum civium, cujus ténor est hnjus modi, »

RÉPONSE DE LA FACULTE DE THÉOLOGIE DE PARIS.

« L'an du Seigneur 1589, 7 janvier, à la réquisition des gouverneur, officiers de la ville, et des babitants catboliques, qui ont présenté un acte public, signé par leur greffier, et scellé du sceau public de la ville, la très-sacrée Faculté de théologie de Paris, après une procession solennelle de tous les ordres do ladite Faculté, et la célébration de la messe du Saint-Esprit, s'est assemblée pour délibérer sur les deux articles suivants, qui sont extraits de la requête des susdits habitants, dont voici la teneur :

A monseigneur le duc d'XvMkLE, gouverneur, et à messieurs les prérât des marchands et échevins de la ville de Paris.

« Vous remontrent humblement les bons bourgeois, manants et habitants de la ville de Paris, que plusieurs desdits habitants et autres de ce royaume sont en peine et scrupule de conscience ])0ur prendre résolution sur les préparatifs qui se fout pour la conservation de la religion catholique, apostolique, et romaine, de cette ville de Paris et de tout l'État de ce royaume, à rencontre des desseins cruel- lement exécutés à Blois, et infraction de la foi publique, au préjudice de ladite religion, et de l'édit d'union, et de la naturelle liberté de la convocation des états : sur quoi lesdits suppliants désireroiont avoir une sainte et véritable résolution. Ce considéré, il vous plaise promouvoir que messieurs de la Faculté de théologie soient assemblés pour délibérer sur ces points, circonstances et dépendances : et s'il est permis de s'assembler, s'unir et contribuer contre le roi; et si nous sommes encore liés du serment que nous lui avons juré, pour sur ce donner leur avis et résolution.

« Soit la présente requête renvoyée par-devers messieurs de la Faculté do théo- logie, lesquels seront suppliés s'assembler et donner sur ce leur résolution. Fait le

[318] CHANT IV. 119

SoiKlaiii elle s'envole, et (réf-lise en église Annonce aux lacticnx celte grande entreprise;

septième janvier mil cinq cent qnatre-vingt-neuf : signé ÉvKnARD, et scellé du sceau public de la ville. »

AKTICULI DE QUIDDS D E 1. 1 D E R A T U M EST A F K D I C T A FACULTATE.

« An populus regni Gallia> sit liberatus et solutiis a sacrameuto fidelitatis et obcdientiu' Henrico Tertio itra^stito?

« An tuta conscientia possit idem populus ai-mari, uniii, et pecunias colligere, et contribuere ad defensionom et conservationem religionis catliolicse, apostolicœ, et romanaî, in lioc regno, adversus nefaria consilia et conatus pru'dlcti régis et quorumlibet illi adhaîrentium, et contra fidei publicae violalioneni ab eo Blesis factam, in prœjudicium prsedictœ religionis catholicai, et edicti sanctie unionis, et natiiralis libertatis convocationis trium ordinum liujus regni?

« Super quibiis articnlis, audita omnium et singulorum magistrorum, qui ad sei)tuaginta convenerant, matura, accurata, et libéra deliberatione, et audiiis multis et variis rationibus. quœ magna ex parte tum ex Scripturis sacris, tum canonicis sanctionibus et decretis pontificum in médium discrtissimis verbis productae sunt ; conclusum est a domino decano ejusdem Facultatis, nemine refragante, et hoc pcr modum consilii, ad liberandas conscicntias prœdicti populi :

<( Primum, quod populus liujus regni solutus est et liberatus a sacramcnto fidelitatis et obedientiae prœfato Henrico régi prsestito;

<( Deinde, quod idem populus licite et tuta conscientia potest armari, uniri, et pecunias colligere , et contribuere ad defensionem et conservationem religionis catholicœ, apostolic;», et romanœ, adversus nefaria consilia et conatus prœdicti régis et quorumlibet illi adhœrentium, ex quo fidem publicam violavit, in prsejudicium praîdictae religionis catliolica», et edicti sanctœ unionis, et naturalis libertatis con- vocationis trium ordinum hujus regni.

« Quam conclusioncm insuper visum est eidem Parisiensi Facultati transmit- tendam esse ad sanctissimum D. nostrum papam, ut eam sanctte sedis apostolicœ auctoritate probare et confirmare, et eadem opéra Ecclesiœ gallicanas, gravissime Jaboranti, opcm et auxilium pra?staro dignetur. »

ARTICLES -SUR LESQUELS IL A ÉTÉ DÉLIBÉRÉ PAR LA SUSDITE FACULTÉ.

<( Si le peuple du royaume de Franco est délie du serment de fidélité prêté à Henri III?

<i Si le même peuple peut eu sûreté de conscience s'armer, s'unir, lever do l'argent, et contribuer pour la défense et conservation de la religion catholique, apostolique, et romaine, dans ce royaume, contre les horribles projets et attentats du susdit roi et de ses adhérents, et contre l'infraction de la foi publique par lui commise à Blois, au préjudice de la susdite religion catholique, de l'édit de la sainte union, et de la liberté naturelle de la convocation des états?

« Après avoir ouï sur ces articles la délibération mûre, exacte, et libre, de tous les docteurs assemblés au nombre de soixante et dix, et avoir entendu plusieurs raisons différentes, tirées en gramie partie tant des saintes Écritures que des saints canons et des décrets des pontifes, il a été conclu par monsieur le doyen de la même Faculté, sans réclamation, et ce, par forme de conseil, pour lever les scrupules dudit peuple :

(( D'abord, que le peuple de ce royaume est délié du serment de fidélité prêté au roi Henri ;

« Ensuite, que le môme peuple peut en sûreté de conscience s'armer, s'unir,

4 20 LA 11 EX RI A DE. [320]

Sous l'iiabit d'Augustin, sous le froc de François,

Dans les cloîtres sacrés fait entendre sa voix;

Elle appelle à grands cris tous ces spectres austères,

De leur joug rigoureux esclaves volontaires.

« De la Religion reconnaissez les traits,

Dit-elle, et du Très-Haut vengez les intérêts.

C'est moi qui viens à vous, c'est moi qui vous appelle.

Ce fer, qui dans mes mains à vos yeux étincelle.

Ce glaive redoutable à nos fiers ennemis.

Par la main de Dieu mémo en la mienne est remis.

Il est temps de sortir de l'ombre de vos temples :

Allez d'un zèle saint répandre les exemples ;

Apprenez aux Français, incertains de leur foi.

Que c'est servir leur Dieu que d'immoler leur roi.

Songez que de Lévi la famille sacrée S

Du ministère saint par Dieu même honorée',

Mérita cet honneur en portant à l'autel

Des mains teintes du sang des enfants d'Israël.

Que dis-je ? sont ces temps, sont ces jours prospères.

j"ai vu les Français massacrés par leurs frères ?

C'était vous, prêtres saints, qui conduisiez leurs bras ;

Coligny par vous seul a reçu le trépas.

lever de l'argent, et contribuer pour la défense et conservation de la religion catho- lique, apostolique, et romaine, contre les horribles projets et attentats du susdit roi et de ses adhérents, depuis qu'il a violé la foi publique, au préjudice de la susdite religion catholique, de l'édit de la sainte union, et de la liberté naturelle de la convocation des états.

« De plus, la môme Faculté do Paris a jugé à propos d'envoyer cette conclusion au pape, pour qu'il daigne l'approuver et confirmer par l'autorité du Saint-Siège apostolique, et, par ce moyen, secourir l'Église gallicane, qui est dans le plus pressant danger. » (K.)

i. Ces vers sont une imitation de ceux d'Athnlie, acte IV, scène m :

Xc descendez-vous pas de ces fameux lévites Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israël Rendit dans le désert un culte criminel, De leurs plus chers parents saintement homicides, Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides ; Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur D'être seuls employés aux autels du Seigneur "?

Mais dans Athalie c'est un prophète inspiré de Dieu qui parle, et ici c'est le démon de la Discorde. (K.)

2 Racine a dit, dans Athalie, acte IV, scène n :

Entrez, généreux chefs des familles sacrées, Du ministère saint tour à tour honorées.

[n->] CHANT IV. 42Î

J'ai nagé clans le sang; que lo sang coule encore : Montrez-vous, inspirez ce peuple qui m'adore ! »

Le monstre au môme instant donne à tous le signal ; Tous sont empoisonnés de son venin fatal ; Jl conduit dans Paris leur marche solennelle; L'étendard^ de la croix flottait au milieu d'elle. Ils chantent; et leurs cris, dévots et furieux, Scmhlent à leur révolte associer les cieux. On les entend mêler, dans leurs vœux fanatiques, Les imprécations aux prières publiques. Prêtres audacieux, imhéciles soldats. Du sahre et de l'épée ils ont chargé leurs bras ; Une lourde cuirasse a couvert leur cilice. Dans les murs de Paris cette infâme milice Suit, au milieu des flots d'un peuple impétueux. Le Dieu, ce Dieu de paix, qu'on porte devant eux.

Mayenne, qui de loin voit leur folle entreprise, La méprise en secret, et tout haut l'autorise ; 11 sait combien le peuple, avec soumission. Confond le fanatisme et la religion ; Il connaît ce grand art, aux princes nécessaire. De nourrir la faiblesse et l'erreur du vulgaire. A ce pieux scandale enfin il applaudit; Le sage s'en indigne, et le soldat en rit. Mais le peuple excité jusques aux cieux envoie Des cris d'emportement, d'espérance, et de joie ;

I. Dès que Henri III et le roi de Navarre parurent en armes devant Paris, la plupart des moines endossèrent la cuirasse, et firent la garde avec les bourgeois. Cependant cet endroit du poëme désigne la procession de la Ligue, douze cents moines armés firent la revue dans Paris, ayant Guillaume Rose, évêque de Senlis, à leur tête. {Note de Voltaire, 1723.) On a placé ici ce fait, quoiqu'il ne soit arrivé «[u'après la mort de Henri III. {Id., 1730.)

Au lieu de la phrase qui termine cette note, on lit dans l'édition de 1723 : M Cette procession extravagante, que l'on appela à Paris la Drôlerie, se fit en 1590. Ce fut à cette belle cérémonie qu'un moine, qui avait malheureusement un mous- quet chargé à balles, tua un aumônier du cardinal Caîetan, dans le carrosse de ce légat, qui s'était arrêté au bout du pont Notre-Dame pour voir passer cette masca- rade. L'aiteur du Catholicon a transporté cette procession en 1593, aux états de la Ligue; et par la môme liberté on la place, dans ce poëme, sous Henri III, on 1589, selon la règle qui veut qu'un poète épique, dans l'arrangement des événe- ments, ait plus d'égard à l'ordonnance de son dessein qu'à l'exacte vérité de l'his- toire. » (B.)

122 LA IIEXRIADE. [ses]

Et comme à son audace a succédé la peur, La crainte en un moment fait place à la fureur. Ainsi l'ange des mers, sur le sein d'Amphitrite, Calme à son gré les flots, à son gré les irrite. La Discorde a choisi seize ^ séditieux, Signalés par le crime entre les factieux. Ministres insolents de leur reine nouvelle. Sur son char tout sanglant ils montent avec elle; L'Orgueil, la Trahison, la Fureur, le Trépas, Dans des ruisseaux de sang marchent devant leurs pas. Nés dans l'obscurité, nourris dans la bassesse, Leur haine pour les rois leur tient lieu de noblesse ; Et jusque sous le dais par le peuple portés, Mayenne, en frémissant, les voit à ses côtés : Des jeux de la Discorde ordinaires caprices. Qui souvent rend égaux ceux qu'elle rend compHces\ Ainsi, lorsque les vents, fougueux tyrans des eaux^ De la Seine ou du Rhône ont soulevé les flots, Le limon croupissant dans leurs grottes profondes S'élève, en bouillonnant, sur la face des ondes; Ainsi, dans les fureurs de ces embrasements Qui changent les cités en de funestes champs, , Le fer, l'airain, le plomb, que les feux amollissent. Se mêlent dans la flamiiie à l'or qu'ils obscurcissent.

Dans ces jours de tumulte et de sédition.

1. Ce n'est point à dire qu'il n'y eût que seize particuliers séditieux, comme l'a marqué l'abbé Lcgendre dans sa petite Histoire de France ; mais on les nomma les Seize, à cause des seize quartiers de Paris qu'ils gouvernaient par leurs intelli- gences et leurs émissaires. Ils avaient mis d'abord à leur tète seize des plus fac- tieux de leur corps. Les principaux étaient Bussi-Le-Clerc, gouverneur de la Bastille, ci-devant maître en fait d'armes; La Bruyère, lieutenant particulier; le commis- saire Louchart; Emmonot et Morin, procureurs; Oudinet, Passart, et surtout Scnault, commis au greffe du parlement, homme de beaucoup d'esprit, qui le pre- mier développa cette question, obscure et dangereuse, du pouvoir qu'une nation peut avoir sur son roi. Je dirai en passant que Senault était père du P. J.-F. Senault, cet homme éloquent, qui est mort général des prêtres de l'Oratoire en France. {Note de Voltaire, 1730.)

En donnant à cette note la date de 1730, je dois remarquer que le premier membre de la première phrase et toute la dernière phrase sont de 1741. (B.)

2. Les Seize furent longtemps indépendants du duc de Mayenne. L'nu d'eux, nommé Normand, dit un jour dans la chambre du duc : « Ceux qui l'ont fait pourraient bien le défaire. » (Note de Voltaire, 1730.)

•3. Ce vers et les sept qui le suivent sont do 1730.

jç^s] CHANT IV. 123

Thémis résistait seule îi la contagion ;

La soif de s'agrandir, la crainte, respérance,

Rien n'avait dans ses mains fait pencher sa balance ;

Son temple était sans tache, et la simple Équité

Auprès d'elle, en fuyant, cherchait sa sûreté.

Il était dans ce temple un sénat vénérable, Propice à l'innocence, au crime redoutable. Qui, des lois de son prince et l'organe et l'appui, Marchait d'un pas égal entre son peuple et lui. Dans l'équité des rois sa juste confiance Souvent porte à leurs pieds les plaintes de la France : Le seul bien de l'État fait son ambition ; Il hait la tyrannie et la rébellion; Toujours plein de respect, toujours plein de courage. De la soumission distingue l'esclavage ; Et, pour nos libertés toujours prompt à s'armer. Connaît Rome, l'honore, et la sait réprimera

Des tyrans de la Ligue une alfreuse cohorte Du temple de Thémis environne la porte : Russi les conduisait; ce vil gladiateur, Monté par son audace à ce coupable honneur. Entre, et parle en ces mots à l'auguste assemblée J*ar qui des citoyens la fortune est réglée : « Mercenaires appuis d'un dédale de lois, l'iébéiens, qui pensez être tuteurs des rois, Lâches, qui dans le trouble et parmi les cabales Mettez l'honneur honteux de vos grandeurs vénales; Timides dans la guerre, et tyrans dans la paix, Obéissez au peuple, écoutez ses décrets. 11 fut des citoyens avant qu'il fût des maîtres. Nous rentrons dans les droits qu'ont perdus nos an cétres. Ce peuple fut longtemps par vous-même abusé; Il s'est lassé du sceptre, et le sceptre est brisé ^ Effacez ces grands noms qui vous gênaient sans doute. Ces mots de plein pouvoir, qu'on hait et qu'on redoute : Jugez au nom du peuple; et tenez au sénat,

1. Cette peinture du parlement ne ressemble guère à celle que Voltaire fora quarante ans plus tard. (G. A.)

2. Vers qui furent populaires en 1789 et 1792. (G. A.)

un LA IIENRIADE. [m]

Non la place du roi, mais celle de FÉtat : Imitez la Sorbonne, ou craignez ma vengeance. »

Le sénat répondit par un noble silence. Tels, dans les murs de Rome abattus et brûlants. Ces sénateurs courbés sous le fardeau des ans Attendaient fièrement, sur leur siège immobiles, Les Gaulois et la mort avec des yeux tranquilles, lîussi, plein de fureur, et non pas sans elTroi : (( Obéissez, dit-il, tyrans, ou suivez-moi... » Alors Harlay se lève, Harlay, ce noble guide, Ce chef d'un parlement juste autant qu'intrépide; Il se présente aux Seize, il demande des fers. Du front dont il aurait condamné ces pervers ^ On voit auprès de lui les chefs de la justice. Brûlant de partager l'honneur de son supplice. Victimes de la foi qu'on doit aux souverains, Tendre aux fers des tyrans leurs généreuses mains-.

Muse, redites-moi ces noms cliers à la France ; Consacrez ces héros qu'opprima la licence. Le vertueux de Thou^ Mole, Scarron, Bayeul,

1. Achorcc dit dans Corneille, en parlant de l'ompi^e :

Et s'avance au trépas

Avec le même front qu'il donnait les États.

Pompée, acte II, scil-ne ii.

'2. Le 16 janvier 1589,Bussi-Le-Clorc, l'un des Seize, qui de tireur d'armes était devenu gouverneur de la Bastille, et le chef de cette faction, entra dans la grand'- chambre du parlement, suivi de cinquante satellites : il présenta au parlement une requête, ou plutôt un ordre, pour forcer cette compagnie à ne plus recon- naître la maison royale.

Sur le refus de la compagnie, il mena lui-même à la Bastille tous ceux qui étaient opposés à son parti; il les y fit jeûner au pain et à l'eau, pour les obliger à se racheter plus tôt de ses mains : voiLà pourquoi on l'appelait le grand-péni- tencier du parlement. {Note de Voltaire, 1730.)

3. Augustin de Thou, second du nom, oncle du célèbre historien; il eut la charge de président du fameux Pibrac en 1585.

Mole ne peut être qu'Edouard Mole, conseiller au parlement, mort en 163i.

Scarron était le bisaïeul du fameux Scarron, si connu par ses poésies et par l'enjouement de son esprit.

Bayeul était oncle du surintendant dos finances.

Nicolas Potier de Novion de Blancménil, président à mortier, se nommait Blancménil, à cause de la terre de ce nom, qui depuis tomba dans la maison de Lamoignon, par le mariage de sa petite-fille avec le président de Lamoignon.

Nicolas Potier ne fut pas, à la vérité, conduit à la Bastille avec les autres mcni-

'.v/ CIIAXT IV. 12)

Potier, cet homme juste, et vous, jeune Longuoil, Vous en qui, pour hâter vos belles destinées. L'esprit et la vertu devançaient les années. Tout le sénat enfin, par les Seize enchaîné, A travers un vil peuple en triomphe est mené Dans cet affreux château S palais de la vengeance, Qui renferme souvent le crime et l'innocence -. Ainsi ces factieux ont changé tout l'État ; La Sorbonne est tombée, il n'est plus de sénat... Mais pourquoi ce concours et ces cris lamentables ? Pourquoi ces instruments de la mort des coupables? Qui sont ces magistrats que la main d'un bourreau, Par l'ordre des tyrans, précipite au tombeau? Les vertus dans Paris ont le destin des crimes. Brisson, Larcher, Tardif ^ honorables victimes,

bres du parlement, car il n'était pas venu ce jour-là à la grand'chambre; mais il fut depuis emprisonné au Louvre, dans le temps de la mort de Brisson. On voulut lui faire le même traitement qu'à ce président. On l'accusait d'avoir une corres- pondance secrète avec Henri IV. Los Seize lui firent son procès dans les formes, afin de mettre de leur coté les apparences de la justice, et de ne plus eftarouchcr le peuple par des exécutions précipitées, que l'on regardait comme des assassinats.

Enfin, comme Blancménil allait être condamné à être iiendii, le duc de Maj^enne revint à Paris. Ce prince avait toujours eu pour Blancménil une vénération qu'on ne pouvait réfuser à sa vertu; il alla lui-même le tirer de prison. Le prisonnier se jeta à ses pieds, et lui dit : « Monseigneur, je vous ai obligation de la vie; mais j'ose vous demander un plus grand bienfait, c'est de me permettre de me retirer auprès de Henri IV, mon légitime roi : je vous reconnaîtrai toute ma vie pour mon bienfaiteur; mais je ne puis vous servir comme mon maître. » Le duc de Mayenne, touché de ce discours, le releva, l'embrassa, et le renvoya à Henri IV. Le récit de cette aventure, avec l'interrogatoire de Blancménil, sont encore dans les papiers de M. le président de Novion d'aujourd'hui.

Bussi-Le-Clerc avait été d'abord maître en fait d'armes, et ensuite procureur. Quand le hasard et le malheur des temps l'eut mis en quelque crédit, il prit le surnom de Bussi, comme s'il eut été aussi redoutable que le fameux Bussi d'Amboisc. Il se faisait aussi nommer Bussi Grande-Puissance. (Note de Voltaire, 1723 et 1730.)

Dans l'édition de 1723, l'alinéa qui concerne Bussi-Lc-Clerc est terminé par ces mots : « On l'appela le grand-pénitencier du parlement, parce qu'il faisait jeûner à la Bastille les magistrats qu'il y avait enfermés. »

Cela fut, en 1730, reporté dans la note précédente.

Au reste, Bussi ne se faisait pas nommer Grande-Puissance ; c'est une inad- vertance de Voltaire, relevée par Leduchat {Ducatiana, I, 14), qui rapporte le texte de L'Estoile, que voici : « Mais par-dessus tous les autres brigands avoit ce M. Bussi- Le-Clerc (car ainsi se faisoit-il appeler) la prande puissance. » (B.)

1. La Bastille. {Note de Voltaire, 1723.)

2. Vers souvent cités aussi lors de la prise de la Bastille (G. A.)

3. En 1591, un vendredi 15 novembre, Barnabe Brisson, homme très-savant, et qui faisait les fonctions de premier président, en l'absence d'Achille de Harlay; Claude Larcher, conseiller aux enquêtes, et Jean Tardif, conseiller au Chàtelet,

126 LA HENRIADE. [404^

Vous n'êtes point flétris par ce honteux trépas : Mânes trop généreux, vous n'en rougissez pas» ; Vos noms toujours fameux vivront dans la mémoire ; Et qui meurt pour son roi meurt toujours avec gloire-.

Cependant la Discorde, au milieu des mutins, 8'applaudit du succès de ses afTreux desseins : D'un air fier et content, sa cruauté tranquille Contemple les efïets de la guerre civile ; Dans ces murs tout sanglants, des peuples malheureux Unis contre leur prince, et divisés entre eux, Jouets infortunés des fureurs intestines, De leur triste patrie avançant les ruines ; Le tumulte au dedans, le péril au dehors, Et partout le débris, le carnage, et les morts.

furent pendu^^ à une poutre dans le petit Châtelct, par l'ordre des Seize. 11 est à remarquer que Hamilton, cure de Saint-Côme, furieux ligueur, était venu prendre lui-même Tardif dans sa maison, ayant avec lui des prêtres qui servaient d'archers. {Xote de Voltaire, 1730.) Voyez, sur ces événements, l'ouvrage intitulé Histoire du Parlement : l'auteur y parle comme historien; ici, il parle comme poëte. (K.)

1. Racine a dit dans Andromaque , acte 111, scène vin

Pensez-vous qu'après tout ses mânes en rougissent?

2. Tyrtce, dans le premier des fragments qui nous restent de lui, avait déjà vanté la mort du guerrier expirant pour son pays :

Il est beau qu'un guerrier, à son poste immoliile, Meure pour sa patrie, et meure aux premiers rangs.

(Traduction de M. Finnin Dklot.) Horace a dit, livre II, ode 11, vers 13 :

Dulce et décorum est pro patria mori. On lit dans Corneille :

Le peuple est trop lieurcux quand il meurt pour son roi.

Fî.\ DU QUATRIEME CH.\NT.

VARIANTES

DU CHANT QUATRIÈME.

Vers 13. Édition de 1723:

Nemours, d'Aunialo, Elbeuf, et Villars, et Brissac, La Châtre, Bois-Dauphin, Saint-Paul, et Canillac.

Dans l'édition do -1728, le premier de ces deux vers est tel qu'on le lit aujourd'hui. Le second est ainsi :

Elbeuf et Bois-Dauphin, Boufflers et Canillac.

Vers 18. Après ce vers, il y avait dans les premières éditions :

Soudain, pareil au feu dont l'éclat fend la nue,

Henri vole à Paris d'une course imprévue ;

La fureur dans les yeux et la mort dans les mains,

Il arrive, il combat, il change les destins;

Jl met d'Aumale en fuite, il fait tomber Saveuse :

Vers son indigne cloître on voit s'enfuir Joyeuse.

Boufflers, courez-vous, trop jeune audacieux? Ne cherchez point la mort qui s'avance à vos yeu\; Respectez de Henri la valeur invincible. Mais il tombe déjà sous cette main terrible; Ses beaux yeux sont noyés dans l'ombre du trépas, Et son sang qui le couvre efface ses appas :

* Telle une tendre fleur, qu'un matin voit cclorc

* Des baisers du Zéphire et des pleurs de l'Am-orc, Tombe aux premiers efforts de l'orage et des vents. Dont le souffle ennemi vient ravager nos champs.

C'est en vain que Mayenne arrête sur ces rives De ses soldats tremblants les troupes fugitives ; C'est eu vain que sa voix les rappelle aux combats:

* La voix du grand Henri précipite leurs pas;

* De son front menaçant la terreur les renverse : La fureur les a joints, la crainte les disperse;

Et Mayenne, avec eux dans leur fuite emporté.

Suit bientôt dans Paris ce peuple épouvanté.

Henri sait profiter de ce grand avantage. ^

L'édition de 1728 offre quelques variantes de cette version. C'est, au reste, en 1730 que ce passage fut supprimé. Voltaire a dit, page 41, ce qui

i28 VARIANTES DU CHANT IV.

l'avait porté ;i faire cette supiiression. La comparaison : Telle une tendre fleur, etc., a été reportée dans le chant III, vers t\'6 et suiv. (B.)

Vers 27. J'ai suivi le texte adopU' par Palissot, qui est aussi celui les éditions de 1728, 1729, 1730, 1732, 1733, 1734, 1737, 1746, 1748, 47o1 , l7o2, 17o6, 17G4, 1768, 1771, 1775. On lit dans les éditions de Kelil et les réimpressions faites depuis:

Et plongea dans le sein de la France cplorée. (B.)

Vers 49. Éditions de 1728 à 1764 :

Dans un de ces combats, de sa gloire enivré.

Le vers actuel est dans l'édition de 1768.

Vers 121. Les éditions antérieures à 1728 portent : Du moment qu'on dilïère il connaît tout le prix.

Vers 133. Édition de 1723 : Que feras-tu, Mayenne?

Vers i 40 :

Nul ne veut se défendre, etc.

Après ce vers, l'édition de 1723 met les quatre suivants :

sont ces grands guerriers, ces fiers soutiens des lois, Ces ligueurs redoutés qui font trembler les rois? Paris n'a dans son sein que de lâches complices. Qu'a déjà fait pâlir la crainte dos supplices : Tant le faible vulgaire, etc.

A'ers 168. Édition de 1723 :

Que le Tibre enrichit du tribut de ses ondes.

Vers 177. Éditions de 1723 à 1764 :

Elle a su sous son joug.

Vers 186. Édition de 1723 :

Le sceptre et l'encensoir, C'est de que le Dieu qui pour nous voulut naître S'explique aux nations par la voix du grand-prètre; Là, son premier disciple, avec la Vérité, Conduisit la Candeur et la Simplicité; Mais Komc avait perdu sa trace apostolique.

Alors au Vatican régnait la Politique, Fille de l'Intcrêt, etc.

VAIUANÏES DU CHANT IV. 129

Et en note, on lisait :

« On a mis exprès ce mot alors, afin de fermer la bouche aux malinten- tionnés, (jui pourraient (lire ([u'on a manqué de respect à la cour de Rome.

« Cette fiction de la Politicjue, qui se joint à la Discorde et qui emprunte les habits de la Religion, ne signifie autre chose que les intrigues des Espagnols et des ligueurs auprès du pape; il n'y a presque personne en Europe qui ne sache que leurs artifices engagèrent la cour de Rome à se déclarer contre la France. Le pape peut être considéré comme le chef de l'Église; alors on ne peut avoir qu'un respect sans bornes pour la sainteté de son caractère, et une soumission profonde pour ses décisions; mais comme prince temporel, il a des intérêts temporels à ménager; c'est un prince qui a besoin de politique pour faire la guerre et la paix. Ainsi Sixte- Quint donna de l'argent à la Ligue, et Grégoire XIV lui donna aussi de l'argent et des troupes. »

Vers 208. 11 y avait dans les éditions de Londres :

Sous des dehors plus doux la cour cacha ses crimes? La décence y régna, le conclave eut ses lois; La vertu la pins pure y régna quelquefois; Des Ursins dans nos jours a mérité des temples; Mais d'un tel souverain la terre a peu d'exemples, Et TEglise a compté, depuis plus de mille ans, Peu de pasteurs sans tache, et beaucoup de tyrans. Sixte alors était roi, etc.

La suppression est de 1730; mais dans les éditions de 1733 et 1734, on avait mis en note

« Les amis de l'auteur savent qu'il retrancha ces vers parce que la suite de la vie de ce des Ursins, pape sous le nom de Benoît III, fît voir que c'était moins un saint qu'un homme faible, incapable du pontificat et du trône, et gouverné par des ministres qui ont été l'objet do la haine des Romains. » (B.)

Vers 231 . Les éditions antérieures à 1 737 portent : Par cent déguisements.

Vers 233. Dans l'édition de 1748 et dans les précédentes , on lisait:

Toujours l'autorité lui prête un prompt secours. Le mensonge subtil règne en tous ses discours; Et, pour mieux déguiser son artifice extrême. Elle emprunte la voix de la vérité même.

Vers 259. Édition de 1723 :

Allons, qu'à tes flambeaux je rallume ma foudre; Que le trône français tombe réduit en poudre; Que nos poisons unis infectent l'univers.

8. La Henriade. 9

1.30 VARIANTES DU CHANT IV.

Vers 263. Dans les premières éditions, on lisait :

Ces monstres à l'instant pénètrent un asile la Religion, solitaire, tranquille, Sans pompe, sans éclat, belle de sa beauté, Passait, dans la prière et dans l'humilité, Dos jours qu'elle dérobe à la foule importune Qui court à ses autels encenser la Fortune. Son âme pour Henri, etc.

A' ers 276. Dans quelques éditions anciennes, on lit, comme on

l'a vu :

Qui court à ses autels encenser la Fortune.

Vers 284. Les premières éditions portent :

Surprennent en secret leur auguste ennemie; Sur son modeste fi'ont, sur ses charmes divins, Ils portent sans frémir leurs sacrilèges mains, Prennent ses vêtements, et, fiers de cette injure, De ses voiles sacrés ornent leur tête impure : C'en est fait, et déjà leurs malignes fureurs Dans Paris éperdu vont changer tous les cœurs. D'un air insinuant l'adroite Politique Pénètre au vaste sein de la Sorbonne antique : Elle y voit à grands flots accourir ces docteurs. De la vérité sainte éclairés défenseurs, Qui des peuples chrétiens, etc.

Et dans une édition de Londres, au lieu du dernier vers, De leurs faux arguments obstinés défenseurs.

Sur le vers :

Pénètre au vaste sein de la Sorbonne antique,

l'édition de 1723 contient cette note :

« On sait que soixante-douze docteurs de la Faculté de théologie de Paris donnèrent un décret par lequel les sujets étaient relevés du serment de fidélité envers le roi. »

Cette note fut supprimée en nSO, et remplacée par celle qui est page 147. (B.)

Vers 299. Toutes les éditions du vivant de l'auteur que j'ai vues ])ortent :

Qu'il est peu de vertu qui résiste sans cesse!

Vers 311. Au lieu de ce vers et des sept qui suivent, il y a dans les premières éditions :

On brise les liens de cette obéissance

Qu'aux enfants des Capets avait jurée la France.

VARIANTES DU CHANT IV. 131

La Discorde aussitôt, de sa cruelle main, Trace en lettres de sang ce décret inhumain. Soudain elle s'envole, etc.

Vers 334. Édition do 1723 :

Que d'attaquer leur roi.

Vers 343. Édition de 1723 :

Le monstre au môme instant leur donne le signal, Et marche en déployant son étendard fatal.

Ils le suivent en foule, et remplis de sa rage, Dans leur zèle insensé ces reclus furieux Pensent à leur révolte associer les cieux ; On les entend mêler, etc.

Il y a, comme on voit, un vers sans rime. Ce vers manque aussi dans l'édition de 1724.

Dans l'édition de 1728, on lit:

Venez... » Au même instant il donne le signal.

A ce seul mot près, le passage est, eu 1728, tel qu'il est actuellement et depuis 4730.

Vers 355. Édition de 1723 :

D'une lourde cuirasse il couvre leurs cilices. Dans les murs de Paris ces indignes milices Suivent parmi les flots d'un peuple impétueux.

Vers .371.4— Édition de 1723 : Ainsi le dieu des vents.

Vers 399. Dans les éditions antérieures à 1768, on lit: 11 est dans ce saint temple

Marche d'un pas égal, etc.

Vers 411. Les éditions antérieures à 1730 portent :

De ces seize tyrans l'insolente cohorte

* Du temple de Thémis environne la porte. On voyait à leur tête un vil gladiateur,

* Monté par son audace à ce coupable honneur. Il s'avance au milieu de l'auguste assemblée

* Par qui des citoyens la fortune est réglée : « Magistrats, leur dit-il, qui tenez au sénat. Non la place du roi, mais celle de l'État,

Le peuple, assez longtemps opprimé par vous-mêmes, Vous instruit par ma voix de ses ordres suprêmes.

13* VARIANTES DU CHANT IV.

Lus du joug des Capeis qui l'ont tyrannisé, 11 leur ôtc un pouvoir dont ils ont abusé : Je vous défi'uds ici d'oser les reconnaître; Songez que désormais le peuple est votre maître; Obéissez... » Ces mots, prononcés fièrement. Portent dans les esprits un juste étonnement. Le sénat, indigné d'une telle insolence, jNe pouvant la punir, garde un noble silence. La Ligue audacieuse en frémit de fureur; Elle avait tout séduit, hors ce sénat vengeur. Cette fermeté rare est pour elle un outrage; Le grand Harlay surtout est l'objet de sa rage : Cet organe des lois, si terrible aux pervers. Par ceux qu'il doit punir se voit chargé de fers. On voit auprès de lui, etc.

L'édition de 1723 contient en note le nom du vil gladiateur : « 11 s'ap- pelait Bussi-Le-Glerc. »

Vers 430. L'édition de 1723 porte ;

Amclot, Blancménil, et vous, jeune Longueil;

et, dans les remarques à la fin du poëme, on lisait cette phrase: « On ne connaît rien d'Amelot, sinon qu'il était conseiller en cette année, et de la maison de robe qui porte son nom. »

Vers 452. Ce vers et le précédent manquent dans les éditions de 1723 et 1724, il y a ainsi quatre rimes masculines de suite. On lit dans l'édition de 1728 :

Amelot, Blancménil, et vous, jeune Longueil, De qui le rare esprit tient lieu d'expérience, Et dont l'âme intrépide égala la prudence.

La version actuelle est de 1730.

Vers 4o6. Édition de ^23 : Qui renferma souvent...

Vers 439. Au lieu de ce vers et du suivant, on lisait avant 1730 :

En est-ce assez enfin pour leur rage insolente? Ciel! ô ciel! quel objet ù mes yeux se présente?

CHANT CINQUIÈME.

ARGUMENT.

Los assiégés sont vivement pressés. La Discorde excite Jacques Clément à sortir de Paris pour assassiner le roi. Elle appelle du fond des enfers le démon du Fanatisme, qui conduit ce parricide. Sacrifice des ligueurs aux esprits infer- naux. Henri III est assassiné. Sentiments de Henri IV. Il est reconnu roi par Tarmce.

Cependant s'avançaient ces machines mortelles Qui portaient dans leur sein la perte des rebelles ; Et le fer et le feu, volant de toutes parts. De cent bouches d'airain foudroyaient leurs remparts.

Les Seize et leur courroux, Mayenne et sa prudence, D'un peuple mutiné la farouche insolence, Des docteurs de la loi les scandaleux discours, Contre le grand Henri n'étaient qu'un vain secours : La victoire à grands pas s'approchait sur ses traces. Sixte, Philippe, Rome, éclataient en menaces : Mais Rome n'était plus terril)le à l'univers ; Ses foudres impuissants se perdaient dans les airs, Et du vieux Castillan la lenteur ordinaire Privait les assiégés d'un secours nécessaire. Ses soldats, dans la France errant de tous côtés, Sans secourir Paris, désolaient nos cités. Le perfide attendait que la Ligue épuisée Pût offrir à son bras une conquête aisée, Et l'appui dangereux de sa fausse amitié Leur préparait un maître, au lieu d'un allié ; Lorsque d'un furieux la main déterminée Sembla pour quelque temps changer la destinée. Vous, des murs de Paris tranquilles habitants, Que le ciel a fait naître en de plus heureux temps. Pardonnez si ma main retrace à la mémoire De vos aïeux séduits la criminelle histoire. L'horreur de leurs forfaits ne s'étend point sur vous : Votre amour pour vos rois les a réparés tous.

<34 LA HENRIADE. [is]

L'Église a de tout temps produit des solitaires, Qui, rassemblés entre eux sous des règles sévères, Et distingués en tout du reste des mortels, Se consacraient à Dieu par des vœux solennels. Les uns sont demeurés dans une paix profonde, Toujours inaccessible aux vains attraits du monde; Jaloux de ce repos qu'on ne peut leur ravir, Ils ont fui les humains, qu'ils auraient pu servir : Les autres, à l'État rendus plus nécessaires. Ont éclairé l'Église, ont monté dans les chaires : Mais, souvent enivrés de ces talents flatteurs. Répandus dans le siècle, ils en ont pris les mœurs : Leur sourde ambition n'ignore point les brigues ; Souvent plus d'un pays s'est plaint de leurs intrigues. Ainsi chez les humains, par un abus fatal, Le bien le plus parfait est la source du mal.

Ceux qui de Dominique^ ont embrassé la vie Ont vu longtemps leur secte en Espagne établie. Et de l'obscurité des plus humbles emplois Ont passé tout à coup dans les palais des rois. Avec non moins de zèle, et bien moins de puissance, Cet ordre respecté fleurissait dans la France, Protégé par les rois, paisible, heureux enfin. Si le traître Clément n'eût été dans son sein.

Clément 2 dans la retraite avait, dès son jeune âge, Porté les noirs accès d'une vertu sauvage. Esprit faible, et crédule en sa dévotion. Il suivait le torrent de la rébeUion. Sur ce jeune insensé la Discorde fatale Répandit le venin de sa bouche infernale.

1. Dominique, ne à Calahorra en Aragon, fonda les dominicains en 1215. {Note (le Voltaire, 1723.)

La ville de Calahorra n'est pas dans l'Aragon, mais dans la Castille vieille. (B.)

2. Jacques Clément, de l'ordre des dominicains, natif de Sorbonne*, village près de Sens, était âgé de vingt-quatre ans et demi, et venait de recevoir l'ordre de prêtrise lorsqu'il commit ce parricide.

La fiction qui règne dans ce cinquième chant, et qui peut-être pourra paraître trop hardie à quelques lecteurs, n'est point nouvelle. La malice des ligueurs et le fanatisme des moines de ce temps firent passer pour certain dans l'esprit du peuple ce qui n'est ici qu'une invention du poëte. (Note de Voltaire, 1723.)

■* Serbonnes.

[58^ CHANT y. 435

Prosterné chaque jour au pied des saints autels, 11 fatiguait les cieux de ses vœux criminels ^ On dit que, tout souillé de cendre et de poussière, Un jour il prononça cette horrible prière :

« Dieu qui venges l'Église et punis les tyrans, Te verra-t-on sans cesse accabler tes enfants, Et, d'un roi qui te brave armant les mains impures. Favoriser le meurtre et bénir les parjures? Grand Dieu ! par tes fléaux c'est trop nous éprouver ; Contre tes ennemis daigne enfin t'élever; Détourne loin de nous la mort et la misère ; Délivre-nous d'un roi donné dans ta colère : Viens, des cieux outragés abaisse la hauteur - ; Fais marcher devant toi l'ange exterminateur; Viens, descends, arme-toi ; que ta foudre enflammée Frappe, écrase à nos yeux leur sacrilège armée ; Que les chefs, les soldats, les deux rois expirants, Tombent comme la feuille éparse au gré des vents. Et que, sauvés par toi, nos ligueurs catholiques Sur leurs corps tout sanglants t'adressent leurs cantiques. »

La Discorde attentive, en traversant les airs, Entend ces cris affreux, et les porte aux enfers. Elle amène à l'instant, de ces royaumes sombres. Le plus cruel tyran de l'empire des ombres. Il vient, le Fanatisme est son horrible nom : Enfant dénaturé de la Religion, Armé pour la défendre, il cherche à la détruire. Et, reçu dans son sein, l'embrasse, et le déchire.

C'est lui qui, dans Raba, sur les bords de l'Arnon ', Guidait les descendants du malheureux Ammon,

1. La Fontaine a dit, livre VIII, fable 5 :

Par des vœux importuns nous fatiguong les dieux.

2. J.-B. Rousseau a dit, livre l*"", ode viii :

Abaisse la hauteur des cieux Et viens sur leur voûte enflammée. D'une main de foudres armée, Frapper ces monts audacieux. Mais ces idées sont prises du psaume 143.

3. Pays des Ammonites, qui jetaient leurs enfants dans les flammes, au son des tambours et des trompettes, en l'honneur de la Divinité, qu'ils adoraient sous le nom de Moloch. {Note de Voltaire, 1730.)

436 LA HENIUADE. [u]

Quand à Molocli, leur dieu, des mères gémissantes

Offraient de leurs enfants les entrailles fumantes.

Il dicta de Jeplité le serment inhumain ;

Dans le cœur de sa fille il conduisit sa main.

C'est lui qui, de Calclias ouvrant la bouche impie,

Demanda par sa voix la mort d'Iphigénie.

France, dans tes forêts il habita longtemps :

A l'affreux Tentâtes * il offrit ton encens.

Tu n'as point oublié ces sacrés homicides

Qu'à tes indignes dieux présentaient tes druides.

Du haut du Gapitole il criait aux païens :

« Frappez, exterminez, déchirez les chrétiens. »

Mais lorsqu'au Fils de Dieu Rome enfin fut soumise.

Du Capitole en cendre il passa dans l'Église ;

Et, dans les cœurs chrétiens inspirant ses fureurs,

De martyrs qu'ils étaient, les fit persécuteurs.

Dans Londre il a formé la secte - turbulente

Qui sur un roi trop faible a mis sa main sanglante.

Dans Madrid, dans Lisbonne, il allume ces feux.

Ces bûchers solennels, des juifs malheureux

Sont tous les ans en pompe envoyés par des prêtres

Pour n'avoir point quitté la foi de leurs ancêtres.

Toujours il revêtait, dans ses déguisements, Des ministres des cieux les sacrés ornements : Mais il prit cette fois dans la nuit éternelle, Pour des crimes nouveaux, une forme nouvelle : L'audace et l'artifice en firent les apprêts. Il emprunte de Guise et la taille et les traits, De ce superbe Guise, en qui l'on vit paraître Le tyran de l'État et le roi de son maître, f-'Et qui, toujours puissant, même après son trépas^ Traînait encor la France h l'horreur des combats. D'un casque redoutable il a chargé sa tête; Un glaive est dans sa main, au meurtre toujours prête; Son flanc même est percé des coups dont autrefois

1. Teutatès était un des dieux des Gaulois. 11 n'est pas sur que ce fût le même que Mercure; mais il est constant qu'on lui sacrifiait des hommes. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Los enthousiastes, qui étaient appelés indépendants, furent ceux qui eurent le plus de part à la mort de Charles 1", roi d'Angleterre. {Id., 1723.)

[123] CHANT V. "'"'' ' 137

Ce héros iacticux lut massacré dans Blois.

Et la voix de son sang, qui coule en abondance,

Semble accuser Valois et demander vengeance.

[ Ce fut dans ce terrible et lugubre appareil. Qu'au milieu des pavots que verse le sommeil,~| Il vint trouver Clément au fond de sa retraitëT La Superstition, la Cabale inquiète, Le faux Zèle enflammé d'un courroux éclatant, Veillaient tous à sa porte, et l'ouvrent à l'instant. Il entre, et d'une voix majestueuse et flère : « Dieu reçoit, lui dit-il, tes vœux et ta prière; Mais n'aura-t-il de toi, pour culte et pour encens. Qu'une plainte éternelle, et des vœux impuissants? Au Dieu que sert la Ligue il faut d'autres offrandes ; Il exige de toi les dons que tu demandes. Si Judith autrefois, pour sauver son pays, A'eût offert à son Dieu que des pleurs et des cris ; Si, craignant pour les siens, elle eût craint pour sa vie, Judith eût vu tomber les murs de Béthulie : Voilà les saints exploits que tu dois imiter. Voilà l'offrande enfin que tu dois présenter. Mais tu rougis déjà de l'avoir différée... Cours, vole, et que ta main, dans le sang consacrée. Délivrant les Français de leur indigne roi, Venge Paris, et Rome, et l'univers, et moi. Par un assassinat Valois trancha ma vie ; Il faut d'un même coup punir sa perfidie. Mais du nom d'assassin ne prends aucun effroi ; Ce qui fut crime en lui sera vertu dans toi. Tout devient légitime à qui venge l'Église : Le meurtre est juste alors, et le ciel l'autorise .. Que dis-je? il le commande ; il f instruit par ma voix Qu'il a choisi ton bras pour la mort de ^'alois : Heureux si tu pouvais, consommant sa vengeance. Joindre le Navarrois au tyran de la France ; Et si de ces deux rois tes citoyens sauvés Te pouvaient...! Mais les temps ne sont pas arrivés. Bourbon doit vivre encor ; le Dieu qu'il persécute Réserve à d'autres mains la gloire de sa chute. Toi, de ce Dieu jaloux remplis les grands desseins. Et reçois ce présent qu'il te fait par mes mains. »

438 LA HENRIADE. [m^

Lo fantôme, à ces mots, fait briller une épée Qu'aux infernales eaux la Haine avait trempée; Dans la main de Clément il met ce don fatal ; 11 fuit, et se replonge au séjour infernal.

Trop aisément trompé, le jeune solitaire Des intérêts des cieux se crut dépositaire. 11 baise avec respect ce funeste présent; II implore à genoux le bras du Tout-Puissant : Et, plein du monstre affreux dont la fureur le guide. D'un air sanctifié s'apprête au parricide.

Combien le cœur de l'homme est soumis à l'erreur 1 Clément goûtait alors un paisible bonheur : Il était animé de cette confiance Qui dans le cœur des saints affermit rinnocence : Sa tranquille fureur marche les yeux baissés * ; Ses sacrilèges vœux- au ciel sont adressés;

1. J.-B. Rousseau a dit {AHéijories, I, 128) :

Sa vanité marche les yeux baissés.

2. L'on imprima et l'on débita publiquement une relation du martyre de frère Jacques Clément, dans laquelle on assurait qu'un ange lui avait apparu, et lui avait ordonné de tuer le tyran, en lui montrant une épée nue. 11 est reste depuis un soupeon dans le public que quelques confrères de Jacques Clément, abusant de la faiblesse de ce misérable, lui avaient eux-mêmes parlé pendant la nuit, et avaient aisément troublé sa tète, échauflce par le jeûne et par la superstition. Quoi qu'il en soit, Clément se prépara au parricide comme un bon chrétien ferait au martyre, par les mortifications et par la prière. On ne put douter qu'il n'y eût de la bonne foi dans son crime; c'est pourquoi on a pris le parti do le repré- senter plutôt comme un esprit faible, séduit par sa simplicité, que comme un scélérat déterminé par son mauvais penchant.

Jacques Clément sortit de Paris le dernier juillet 1589, et fut mené à Saint- Cloud par La Guesle, procureur général. Celui-ci, qui soupçonnait un mauvais coup de la part de ce moine, l'envoya épier pendant la nuit dans l'endroit il était retiré. On le trouva dans un profond sommeil; son bréviaire était auprès de lui, ouvert et tout gras, au chapitre du meurtre d'Holophcrne par Judith. On a eu soin, dans le poëme, de présenter l'exemple de Judith à Jacques Clément, à l'imitation dos prédicateurs do la Ligue, qui se servaient do l'Écriture sainte pour prêcher lo parricide. (Note de Voltaire, 1723.)

Nous citerons ici un passage d'un livre fait par un jacobin, et imprimé à Troyes, chez M. Moroau, peu do temps après la mort do Henri III :

« De façon que Dieu, exauçant la prière de cestui serviteur, nomme frère Jacques Clément, une nuit, comme il étoit en son lit, lui envoie son ange ea vision, le(iuel avec grande lumière se présente à ce religieux, et lui montre un glaive nu, lui dit ces mots : « Frère Jacques, je suis messager du Dieu tout-puis- « sant, qui te viens acertener que par toi le tyran de France doit être mis à moi t.

i8o; CHANT V. 139

Son front de la vertu porte l'empreinte austère;

Et son fer parricide est caché sous sa liaire.

H marche : ses amis, instruits de son dessein,

Et de fleurs sous ses pas parfumant son chemin.

Remplis d'un saint respect, aux portes le conduisent,

Bénissent son destin, l'encouragent, l'instruisent *,

Placent déjà son nom parmi les noms sacrés

Dans les fastes de Rome à jamais révérés,

Le nomment à grands cris le vengeur de la France,

Et, l'encens à la main, l'invoquent par avance.

C'est avec moins d'ardeur, avec moins de transport,

Que les premiers chrétiens, avides de la mort.

Intrépides soutiens de la foi de leurs pères.

Au martyre autrefois accompagnaient leurs frères,

Enviaient les douceurs de leur heureux trépas.

Et baisaient, en pleurant, les traces de leurs pas'.

Le fanatique aveugle et le chrétien sincère

Ont porté trop souvent le même caractère :

Ils ont môme courage, ils ont mêmes désirs.

Le crime a ses héros; l'erreur a ses martyrs :

Du vrai zèle et du faux vains juges que nous sommes!

Souvent des scélérats ressemblent aux grands hommes.

Mayenne, dont les yeux savent tout éclairer. Voit le coup qu'on prépare, et feint de l'ignorer.

« Pense donc à toi, et te prépare, comme la couronne de martyre t'est aussi prc- « parée. »

« Cela dit, la vision se disparut, et le laissa rêver à telles paroles véritables. Le matin venu, frère Jacques se remet devant les yeux l'apparition précédente; et, douteux de ce qu'il devoit faire, s'adresse à un sien ami, aussi religieux, iiomme fort scientifique, et bien versé en la sainte Écriture, auquel il déclare franchement sa vision, lui demandant d'abondant si c'étoit chose agréable à Dieu de tuer un roi qui n'a ni foi ni religion, et qui ne cherche que l'oppression de ses pauvres sujets, étant altéré du sang innocent, et regorgeant en vices autant qu'il est possible. A quoi l'honnête homme fit réponse que véritiiblement il nous étoit défendu de Dieu étroitement d'être homicides; mais d'autant que le roi qu'il entendoit étoit un homme distrait et séparé de l'Église, qui boutl'oit de tyrannies exécrables, et qui se déterniinoit d'être le fléau perpétuel et sans retour de la France, il estimoit que celui qui le mettroit à mort, comme fit jadis Judith un Holopherne, feroit chose très-sainte et très-recommandable. » (K.)

Dans l'édition de 1730, on avait remplacé la note de 1123 par celle-ci : « Il jeûna, se confessa, et communia, avant de partir pour aller assassiner le roi. » (B.)

1. Ce vers manque dans l'édition de 1723. (B.)

2. Racine a dit, dans Bérénice, acte I, scène iv :

Je cherchais en pleurant la trace do ses pas.

140 LA HEMUADE. [204^

De ce crime odieux son prudent artifice Songe à cueillir le fruit sans en être complice : Il laisse avec adresse aux plus séditieux Le soin d'encourager ce jeune furieux.

Tandis que des ligueurs une troupe homicide Aux portes de Paris conduisait le perfide. Des Seize en même temps le sacrilège effort Sur cet événement interrogeait le sort. Jadis de Médicis* l'audace curieuse Cherclia de ces secrets la science odieuse. Approfondit longtemps cet art surnaturel, Si souvent chimérique, et toujours criminel. Tout suivit son exemple : et le peuple imbécile, Des vices de la cour imitateur servile, Épris du merveilleux, amant des nouveautés, S'abandonnait en foule à ces impiétés.

Dans l'ombre de la nuit, sous une voûte obscure, Le silence a conduit leur assemblée impure. A la pâle lueur d'un magique llambeau. S'élève un vil autel dressé sur un tombeau : C'est que des deux rois on plaça les images. Objets de leur terreur, objets de leurs outrages. Leurs sacrilèges mains ont mêlé, sur l'autel, A des noms infernaux le nom de l'Éternel. Sur ces murs ténébreux des lances sont rangées. Dans des vases de sang leurs pointes sont plongées. Appareil menaçant de leur mystère affreux. Le prêtre de ce temple est un de ces Hébreux Qui, proscrits sur la terre, et citoyens du monde. Portent do mers en mors leur misère profonde, Et d'un anti(pie amas do superstitions -

1. Catherine de Médicis avait mis la magie si fort à la mode en France, qu'un prêtre nommé Sechelles, qui fut brûlé en Grève sous Henri JII, pour sorcellerie, accusa douze cents personnes de ce prétendu crime. L'ignorance et la stupidité étaient poussées si loin dans ces temps-là. qu'on n'entendait parler que d'exor- cismes et de condamnations au feu. On trouvait partout des hommes assez sots pour se croire magiciens, et des juges superstitieux qui les punissaient de bonne foi comme tels. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Racine a dit dans Athalie, acte II, scène iv :

Et tout ce vaia amas de superstitions Qui ferme votre temple aux autres natious.

^35] CHANT V. Ul

Ont rempli dès longtemps toutes les nations.

D'al)orfl, autour de lui, les ligueurs en furie* Commencent à grands cris ce sacrifice impie. Leurs parricides bras se lavent dans le sang ; De Valois sur l'autel ils vont percer le flanc ; Avec plus de terreur, et plus encor de rage, De Henri sous leurs pieds ils renversent l'image, Et pensent que la mort-, fidèle à leur courroux, Va transmettre à ces rois l'atteinte de leurs coups.

L'Hébreu' joint cependant la prière au blasphème : H invoque l'abîme, et les cieux, et Dieu même. Tous ces impurs esprits qui troublent l'univers, Et le feu de la foudre, et celui des enfers.

Tel fut dans Gelboa * le secret sacrifice Qu'à ses dieux infernaux offrit la pythonisse. Alors qu'elle évoqua devant un roi cruel Le simulacre affreux du prêtre Samuel ; Ainsi contre Juda, du haut de Samarie, Des prophètes menteurs tonnait la bouche impie ; Ou tel, chez les Romains, l'inflexible Atéius^ Maudit, au nom des dieux, les armes de Crassus.

Aux magiques accents que sa bouche prononce, Les Seize osent du ciel attendre la réponse;

1. Ce vers et les dix-neuf qui le suivent ont été ajoutes en 1728.

2. Plusieurs prêtres ligueurs avaient fait faire de petites images de cire qui représentaient Henri il! et le roi de Navarre : ils les mettaient sur l'autel, les per- çaient pendant la messe quarante jours consécutifs, et le quarantième jour les perçaient au cœur. (Note de Voltaire, 1730.)

3. C'était, pour l'ordinaire, de juifs que l'on se servait pour faire des opérations magiques. Cette ancienne superstition vient des secrets de la cabale, dont les Juifs se disaient seuls dépositaires. Catherine de Médicis, la maréchale d'Ancre, et beaucoup d'autres, employèrent des juifs à ces prétendus sortilèges. (Id., 1730.)

4. On a remarqué que Saûl ne consulta pas la pythonisse dans Gelboa, ou plu- tôt Gelboé (comme dit l'Écriture), qui était une montagne sur laquelle l'armée de Saûl fut défaite, et il perdit la vie; Saûl consulta la pythonisse dans la ville d'Endor, distante d'environ une journée de Gelboé.

5. Atéius, tribun du peuple, ne pouvant empêcher Crassus de partir pour aller contre les Parthes, porta un brasier ardent à la porte de la ville par Crassus sortait, y jeta certaines herbes, et maudit l'expédition de Crassus, en invoquant les divinités infernales. (Id., 1730.)

Ul LA HENRIADE. js

A dévoiler leur sort ils pensent le forcer. Le ciel, pour les punir, voulut les exaucer : Il interrompt pour eux les lois de la nature ; De ces antres muets sort un triste murmure ; Les éclairs, redoublés dans la profonde nuit, Poussent un jour affreux qui renaît et qui fuit'. Au milieu de ces feux, Henri, brillant de gloire. Apparaît à leurs yeux sur un char de victoire : Des lauriers couronnaient son front noble et serein, Et le sceptre des rois éclatait dans sa main. L'air s'embrase à l'instant par les traits du tonnerre ; L'autel, couvert de feux, tombe, et fuit sous la terre, Et les Seize éperdus, l'Hébreu saisi d'horreur. Vont cacher dans la nuit leur crime et leur terreur.

Ces tonnerres, ces feux, ce bruit épouvantable. Annonçaient à Valois sa perte inévitable : Dieu, du haut de son trône, avait compté ses jours; Il avait loin de lui retiré son secours : La Mort impatiente attendait sa victime ; Et, pour perdre Valois, Dieu permettait un crime.

Clément au camp royal a marché sans effroi. Il arrive, il demande à parler à son roi ; Il dit que, dans ces lieux amené par Dieu même, Il y vient rétablir les droits du diadème, Et révéler au roi des secrets importants. On l'interroge, on doute, on l'observe longtemps ; On craint sous cet habit un funeste mystère : Il subit sans alarme un examen sévère; Il satisfait à tout avec simplicité ; Chacun, dans ses discours, croit voir la vérité. La garde aux yeux du roi le fait enfin paraître.

L'aspect du souverain n'étonna point ce traître. D'un air humble et tranquille il fléchit les genoux : Il observe à loisir la place de ses coups ; Et le mensonge adroit, qui conduisait sa langue,

1. Corneille, dans Horace, acte III, scène i, a dit :

Pareille à ces éclairs qui, dans le fort des ombres, Poussent un jour qui fuit, et rend les nuits plus sombres.

1^2931

CHANT V. 143

Lui dicta cependant sa perfide liarangiie. « Souffrez, dit-il, grand roi, que ma timide voix S'adresse au Dieu puissant qui fait régner les rois ; Permettez, avant tout, que mon cœur le bénisse Des biens que va sur vous répandre sa justice. Le vertueux Potier, le prudent Villeroi*, Parmi vos ennemis vous ont gardé leur foi ; Harlay -, le grand Harlay, dont l'intrépide zèle Fut toujours formidable à ce peuple infidèle. Du fond de sa prison réunit tous les cœurs. Rassemble vos sujets, et confond les ligueurs. Dieu, qui, bravant toujours les puissants et les sages. Par la main la plus faible accomplit ses ouvrages, Devant le grand Harlay lui-même m'a conduit. Rempli de sa lumière, et par sa boucbe instruit. J'ai volé vers mon prince, et vous rends cette lettre Qu'à mes fidèles mains Harlay vient de remettre. »

Valois reçoit la lettre avec empressement. n bénissait les cieux d'un si prompt changement : « Quand pourrai-je, dit-il, au gré de ma justice, Récompenser ton zèle, et payer ton service ? » En lui disant ces mots, il lui tendait les bras : Le monstre au même instant tire son coutelas. L'en frappe, et dans le flanc l'enfonce avec furie. Le sang coule : on s'étonne, on s'avance, on s'écrie ; Mille bras sont levés pour punir l'assassin : Lui, sans baisser les yeux, les voit avec dédain ; Fier de son parricide, et quitte envers la France, n attend à genoux la mort pour récompense : De la France et de Rome il croit être l'appui ; Il pense voir les cieux qui s'entr'ouvrent pour lui,

1. Potier, président du parlement, dont il est parle ci-devant, p. 124.

Villcroi, qui avait été secrétaire d'État sous Henri IH, et qui avait pris le parti de la Ligue, pour avoir été insulté en présence du roi par le duc d'Epernon. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Achille de Harlay, qui était alors gardé à la Bastille par Bussi -Lc-Clerc. Jacques Clément présenta au roi une lettre de la part de ce magistrat. On n'a point su si la lettre était contrefaite ou non {Id., 1730) : c'est ce qui est étonnant dans un fait de cette importance; et c'est ce qui me ferait croire que la lettre était véritable, et qu'on l'aurait surprise au président de Harlay : autrement on aurait fait sonner bien haut cette fausseté contre la Ligue. {Id,, 1741.)

Hi LA TIENRIADE. [sî*]

Et, (loinandanl à Dieu la palme du martyre. Il béuit, on tomhaut, les eonps dont il expire. Aveuglement terrible, alïreuse illusion ! Diiïne à la fois d'horreur et de compassion, Et de la mort du roi moins coupable peut-être Que ces lâches docteurs, ennemis de leur maître, Dont la Yoix, répandant un funeste poison. D'un faible solitaire égara la raison !

Déjà Valois touchait à son heure dernière ; Ses yeux ne voyaient plus qu'un reste de lumière : Ses courtisans en pleurs, autour de lui rangés*, Par leurs desseins divers en secret partagés, D'une commune voix formant les mêmes plaintes. Exprimaient des douleurs ou sincères ou feintes. Quelques-uns, que flattait l'espoir du changement. Du danger de leur roi s'affligeaient faiblement; Les autres, qu'occupait leur crainte intéressée. Pleuraient, au lieu du roi, leur fortune passée. Parmi ce bruit confus de plaintes, de clameurs, Henri, vous répandiez de véritables pleurs. Il fut votre ennemi ; mais les cœurs nés sensibles Sont aisément émus dans ces moments horribles. Henri ne se souvint que de son amitié : En vain son intérêt combattait sa pitié ; Ce héros vertueux se cachait à lui-même Que la mort de son roi lui donne un diadème.

Valois tourna sur lui, par un dernier eff'ort. Ses yeux appesantis qu'allait fermer la mort ; Et, touchant de sa main ses mains victorieuses, <( Retenez, lui dit-il, vos larmes généreuses; L'univers indigné doit plaindre votre roi : Vous, Bourbon, combattez, régnez, et vengez-moi. Je meurs, et je vous laisse, au milieu des orages. Assis sur un écueil couvert de mes naufrages.

i. Dans Phèdre, acte V, scène vi :

Imitaient son silence, autour de lui rangés. Dans Ayatliocle, acte IV, scène i :

Autour de lui rangés, ses courtisans le craignent.

[358] CHANT V. i45

Mon trône vous attend, mon trône vous est : Jouissez de ce bien par vos mains défendu : Mais songez que la foudre en tout temps l'environne; Craignez, en y montant, ce Dieu qui vous le donne. Puissiez-vous, détrompé d'un dogme criminel, Rétablir de vos mains son culte et son autel! Adieu, régnez heureux; qu'un plus puissant génie Du fer des assassins défende votre vie ! Vous connaissez la Ligue, et vous voyez ses coups : Ils ont passé par moi pour aller jusqu'à vous; Peut-être un jour viendra qu'une main plus barbare... Juste ciel, épargnez une vertu si rare! Permettez...! » A ces mots l'impitoyable Mort Aient fondre sur sa tète', et termine son sort.

Au bruit de son trépas, Paris se livre en proie Aux transports odieux de sa coupable joie : De cent cris de victoire ils remplissent les airs; Les travaux sont cessés, les temples sont ouverts ; De couronnes de fleurs ils ont paré leurs têtes ; Ils consacrent ce jour à d'éternelles fêtes; Bourbon n'est à leurs yeux qu'un héros sans api)ui, Qui n'a plus que sa gloire et sa valeur pour lui. Pourra-t-il résister à la Ligue affermie, A l'Église en courroux, à l'Espagne ennemie, Aux traits du Vatican, si craints, si dangereux, A l'or du nouveau monde, encor plus puissant qu'eux?

1. Henri III mourut do sa blessure le 3 août *, à deux heures du matin, à Saint- Cloud; mais non point dans la même maison il avait pris, avec son frère, la résolution de la Saint-Bartliclemy, comme l'ont écrit plusieurs historiens; car cette maison n'était point encore bâtie du temps de la Saint -Barthélémy. {Note de VoUalre, 1730.)

La note de 17^3 donnait quelques détails de plus. « La malheureuse journée de Saint-Barthelerav' arriva en \-û'î ; alors la maison appartenait à un bourgeois nommé Chapelier; CaUic.-ine de Médicis l'acheta en 1577, et la donna à la femme de Jérôme de Gondy, qui la fit re])àtir; par conséquent il est impossible que Henri IH soit mort dans la chambre il avait tenu le conseil de la Saint-Bar- thélémy. »

Les auteurs de VArt de vérifier les dates disent que Henri III mourut le 2 août, et cola se rapporte à ce que dit Voltaire dans le chapitre xxxi de son Histoire du Parlement, que « ce fut Henri IV qui porta lui-même l'arrêt { contre Jacques Clé- ment), le 2 août 1589, et condamna le corps du moine à être ccartelé et brûle ». (B.)

' Le 2 août.

8. La Henri ADE. 10

146 LA HENRI A DE. [384]

Déjà quelques guerriers, funestes politiques, Plus mauvais citoyens que zélés catholiques. D'un scrupule affecté colorant leur dessein, fSéparent leurs drapeaux des drapeaux de Calvin ; Mais le reste, enflammé d'une ardeur plus fidèle, Pour la cause des rois redouble encor son zèle. Ces amis éprouvés, ces généreux soldats. Que longtemps la victoire a conduits sur ses pas, De la France incertaine ont reconnu le maître ; Tout leur camp réuni le croit digne de l'être. Ces braves chevaliers, les Givrys, les d'Aumonts, Les grands .Montmorencys, les Sancys, les Crillons, Lui jurent de le suivre aux deux bouts de la terre : Moins faits pour disputer que formés pour la guerre. Fidèles à leur Dieu, fidèles à leurs lois. C'est l'honneur qui leur parle ; ils marchent à sa voix.

{( Mes amis, dit Bourbon, c'est vous dont le courage Des héros de mon sang me rendra l'héritage : Les pairs, et l'huile sainte, et le sacre des rois. Font les pompes du trône, et ne font pas mes droits. C'est sur un bouclier qu'on vit nos premiers maîtres Recevoir les serments de vos braves ancêtres. Le champ de la victoire est le temple vos mains Doivent aux nations donner leurs souverains. »

C'est ainsi qu'il s'explique ; et bientôt il s'apprête A mériter son trône en marchant à leur tête.

FIN DU CJNQUIEME CHANT.

VARIANTES

DU CHANT CINQUIÈME.

Vers 1. Dans les éditions de 1723 et 1724, ce chant commençait par huit vers qui ont été, avec de légers changements, transportés dans le chant VI, ils sont les 267-274; voyez la variante du vers 26 7, chant VI.

Vers 10. Édition de 1723 :

Rome et le roi Philippe éclataient en menaces.

Vers 50. Édition de 1723 : Cet ordre si fameux.

Vers 63. Édition de 1723 :

Dieu, protecteur des rois ; Dieu, vengeur des tyrans.

Vers 6o. Édition de 1723 :

Et d'un roi qui t'outrage.

Vers 71. On lit dans l'édition de Kehl :

Viens, des cieux enflammés abaisse la hauteur. Les éditions stéréotypes portent :

Viens, des cieux irrités, etc. Palissot a mis -,

Viens, des cieux ébranlés, etc. C'est cette dernière version qu'a suivie l'auteur de la traduction latine :

Hue ades, inclinans tremefacta cacumina cœli. (B.)

Vers 80. Après ce vers, on lit dans l'édition de 1723, et dans plusieurs autres, les dix vers suivants :

Les enfers sont émus de ces accents funèbres;

448 VARIANTES DU CHANT V.

Un monstre en ce moment sort du fond des ténèbres, Monstre qui do l'abîme et de ses noirs démons Réunit dans son soin la rage et les poisons; Cet enfant de la nuit, fécond en artifices. Sait ternir les vertus, s:iit embellir les vices, Sait donner, par l'éclat de ses pinceaux trompeurs, Aux forfaits les plus grands les plus vives couleurs. C'est lui qui, sous la cendre et couvert du cilicc, Saintement aux mortels enseigne l'injustice. Toujours il revêtait, etc.

Vers 4 06. Il y avait dans la première édition de Londres :

Dans Londre il inspira ce peuple de sectaires, Trembleurs, indépendants, puritains, unitaires.

Vers ICI. Édition de 1723 :

Henri doit vivre encore, et Dieu qu'il persécute.

Vers lOT. Il y avait dans le poëme de la Ligue :

Voilà comme à nos yeux, trop faibles que nous sommes,

* Souvent les scélérats ressemblent aux grands liommes. On ne distingue point le vrai zèle et le faux ;

Comme la vérité, l'erreur a ses héros. Le fanatique impie et le chrétien sincère Sont marqués quelquefois du même caractère. Mayenne, dont les yeux, etc.

Vers 212. Édition de 1723 : Sur tant d'événements.

Vers 22o. L'édition de 1723 met ainsi ce vers et les suivants

Us. sont les instruments de ces sombres mystères, Des métaux constellés, d'inconnus caractères, Des vases pleins de sang, et de serpents affreux. ■* Le prêtre de ce temple est un de ces Hébreux •Qui, proscrits sur la terre et citoyens du monde, Vont porter en tous lieux leur misère profonde,

* Et d'un antique amas de superstitions Ont rempli de tout temps toutes les nations. Aux magiques accents, etc.

Vers 229. Édition de 1728 :

Cent lances sont rangées.

Vers 263. Édition de 1723 : Mille éclairs redoublés.

Vers 269. Édition de 1723 :

De cent coups de tonnerre.

VARIANTES DU CHANT V. 149

Vers 279. Édition de 1723 :

Clément au camp du prince.

Cette leçon paraît préférable au texte actuel, ne fût-ce que pour '('viter le rapprochement de royal et de roi.

Vers 299. Édition de 1723 :

Le vertueux Daubray, le prudent Villeroi.

Vers 341. Édition de 1753 :

D'autres, voyant périr leur fortune passée, Couvraient d'un zèle faux leur crainte intéressée.

Vers 347. Au lieu de ce vers et des deux qui le suivent, on lit dans l'édition de 1723 :

Tous les ressentiments sont alors effacés;

Ou ne se souvient plus de ses chagrins passés.

Que dis-je ! ce héros se cachait à lui-mômc.

Vers 372. Édition de 1723 :

Lui coupe la parole et termine son sort.

Vers 378. Dans toutes les premières éditions, et même dans celle de 1751, le chant était terminé par les vers suivants :

Insensés qu'ils étaient! ils ne découvraient pas Les abîmes profonds qu'ils creusaient sous leurs pas; Ils devaient bien plutôt, prévoyant leurs misères, Changer ce vain triomphe en des larmes amèrcs. Ce vainqueur, ce héros qu'ils osaient défier, Henri, du haut du trône allait les foudroyer. Le sceptre, dans sa main rendu plus redoutable, Annonce à ces mutins leur perte inévitable. Devant lui tous les chefs ont fléchi les genoux, Pour leur roi légitime ils l'ont reconnu tous; Et, certains désormais du destin de la guerre, Ils jurent de le suivre aux deux bouts de la terre.

CHANT SIXIEME

ARGUMENT.

Après la mort de Henri III, les états de la Ligue s'assemblent dans Paris pour choisir un roi. Tandis qu'ils sont occupés de leurs délibérations, Henri IV livre un assaut à la ville; l'assemblée des états se sépare; ceux qui la composaient vont combattre sur les remparts; description de ce combat. Apparition de saint Louis à Henri IV.

C'est un usage antique, et sacré parmi nous : Quand la mort sur le trône étend ses rudes coups. Et que du sang des rois, si cher à la patrie. Dans ses derniers canaux la source s'est tarie,

l. Le sixième et le septième chants sont ceux M. de Voltaire a fait le plus de changements*. Celui qui était le sixième dans la première édition de 1723 est le septième dans l'édition de Londres, in-4o, et dans les autres qui l'ont suivie; et le commencement de ce chant est tiré du chant neuvième de l'édition de 1723. (Noie de Voltaire, 1741.) Comme on a plus d'égard, dans un poëme épique, à l'ordonnance du dessein qu'à la chronologie, on a placé immédiatement après la mort de Henri III les états de Paris, qui ne se tinrent cftectivement que quatre ans après. (M, 1730.)

Selon la vérité de l'histoire, Henri le Grand assiégea Paris quelque temps après la bataille d'Ivry, en 1590, au mois d'avril. Le duc de Parme lui en fit lever le siège au mois de septembre. La Ligue, longtemps après, en 1593, assembla les états pour élire un roi à la place du cardinal de Bourbon, qu'elle avait reconnu sous le nom de Charles X, et qui était mort depuis deux ans et demi; et, la même année 1593, au mois de juillet, le roi fit son abjuration dans Saint-Denis, et n'entra dans Paris qu'au mois de mars 1594.

De tous ces événements on a supprimé l'arrivée du duc de Parme et le pré- tendu règne de Charles, cardinal do Bourbon. 11 est aisé de s'apercevoir que faire paraître le duc de Parme sur la scène eût été diminuer la gloire de Henri IV, le héros du poëme, et agir précisément contre le but de l'ouvrage, ce qui serait une faute impardonnable.

A l'égard du cardinal de Bourbon, ce n'était pas la peine de blesser l'unité, si essentielle dans tout ouvrage épique, en faveur d'un roi en peinture, tel que ce cardinal : il serait aussi inutile dans le poëme qu'il le fut dans le parti de la Ligue. En un mot, on passe sous silence le duc de Parme, parce qu'il était trop grand, et le cardinal de Bourbon, parce qu'il était trop petit. On a été obligé de placer les états de Paris avant le siège, parce que si on les eût mis dans leur ordre, on

' Quand on imprima la Henriude en 1723, sous le nom de la Ligne, cet ouvrage n'était pas encore achevé. 11 fut imprimé même avec beaucoup de lacunes, sur une copie qui fut dérobée à l'auteur, et qui fut beaucoup altérée à l'impression. [Note de Voltaire, 1746.)

[4l CHANT VI. 4 34

Le peuple au même instant rentre en ses premiers droits ;

Il peut choisir un maître, il peut changer ses lois :

Les états assemhlés," organes de la France,

Nomment un souverain, limitent sa puissance.

Ainsi de nos aïeux les augustes décrets

Au rang de Charlemagnc ont placé les Capets.

La Ligue audacieuse, inquiète, aveuglée,

Ose de ces états ordonner Tassemhlée,

Et croit avoir acquis par un assassinat ^

Le droit d'élire un maître et de changer l'État.

Ils pensaient, à l'ahri d'un trône imaginaire.

Mieux repousser Bourbon, mieux tromper le vulgaire.

Ils croyaient qu'un monai-que unirait leurs desseins;

Que sous ce nom sacré leurs droits seraient plus saints;

Qu'injustement élu, c'était beaucoup de l'être;

Et qu'enfin, quel qu'il soit, le Français veut un maître.

Bientôt à ce conseil accourent à grand bruit Tous ces chefs obstinés qu'un fol orgueil conduit :

n'aurait pas eu les mêmes occasions de mettre dans leur jour les vertus du héros; on n'aurait pas pu lui faire donner des vivres aux assiégés, ni le faire aussitôt récompenser de sa générosité. D'ailleurs les états de Paris ne sont point du nombre des événements qu'on ne peut déranger de leur point chronologique; la poésie permet la transposition de tous les faits qui ne sont point écartés les uns des autres d'un grand nombre d'années, et qui n'ont entre eux aucune liaison néces- saire. Par exemple, je pouvais, sans qu'on eût rien à me reprocher, faire Henri IV amoureux de Gabrielle d'Estrées du vivant de Henri HI, parce que la vie et la mort de Henri III n'ont rien de commun avec l'amour de Henri IV pour Gabrielle d'Estrées. Les états de la Ligue sont dans le même cas par rapport au siège de Paris; ce sont deux événements absolument indépendants l'un de l'autre. Ces états n'eurent aucun effet, on n'y prit nulle résolution; ils ne contribuèrent en rien aux affaires du parti; le hasard aurait pu les assembler avant le siège comme après, et ils sont bien mieux placés avant le siège dans le poëme; de plus, il faut considérer qu'un poëme épique n'est jias une histoire : on ne saurait trop pré- senter cette règle aux lecteurs qui n'en seraient pas instruits :

Loin ces rimeurs craintifs, dont l'esprit flegmatiq^ue Garde dans ses fureurs un ordre didactique; Qui, chantant d'un héros les progrès éclatants, Maigres historiens, suivront l'ordre des temps. Us n'osent un moment perdre un sujet de vue : Pour prendre Dôle, il faut que Lille soit rendue, Et que leur vers, exact ainsi que Mézeray, Ait fait tomber déjà les remparts de Courtray.

BoiLEAU, Art podt., ch. IL

{Note de Voltaire, 1723.)

i. Corneille a dit dans Cinna, acte V, scène i" :

Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.

]oi LA HENRIADE. [as]

Les Lorrains, les Nemours, des prêtres en furie,

L'ambassadeur de Home, et celui d'Ibérie.

Ils marcbent vers le Louvre, où, par un nouveau choix,

Ils allaient insulter aux mânes de nos rois.

Le luxe, toujours des misères publiques,

Prépare avec éclat ces états tyranniques.

Là, ne parurent point ces princes, ces seigneurs,

De nos antiques pairs augustes successeurs.

Qui, près des rois assis, nés juges de la France,

Du pouvoir qu'ils n'ont plus ont encor l'apparence.

Là, de nos parlements les sages députés

Ne défendirent point nos faibles libertés;

On n'y vit point des lis l'appareil ordinaire :

Le Louvre est étonné de sa pompe étrangère.

Là, le légat de Rome est d'un siège honoré;

Près de lui, pour .Mayenne, un dais est préparé.

Sous ce dais on lisait ces mots épouvantables :

« Rois, qui jugez la terre*, et dont les mains coupables

Osent tout entreprendre et ne rien épargner.

Que la mort de Valois vous apprenne à régner ! »

On s'assemble, et déjà les partis, les cabales, Font retentir ces lieux de leurs voix infernales. Le bandeau de l'erreur aveugle tous les yeux. L'un, des faveurs de Rome esclave ambitieux. S'adresse au légat seul, et devant lui déclare Qu'il est temps que les lis rampent sous la tiare ; Qu'on érige à Paris ce sanglant tribunal. Ce monument- affreux du pouvoir monacal. Que l'Espagne a reçu, mais qu'elle-même abhorre. Qui venge les autels et qui les déshonore. Qui, tout couvert de sang, de flammes entouré, Égorge les mortels avec un fer sacré ^ : Comme si nous vivions dans ces temps déplorables la terre adorait des dieux impitoyables.

1. Imitation du verset 10 du psaume 11 : « lit nunc, reges, intelligitc : erudimini qui judicatis tcrram. »

2. L'Inquisition, que les ducs de Guise voulurent établir en France. (Note de Voltaire, 1730.)

3. Molière a dit, dans le Tartuffe, acte I, scène vi :

Veut nous assassiner avec un fer sacré.

[sfil CHANT VI. 153

Que des prêtres menteurs, encor plus inhumains, Se vantaient d'apaiser par le sang des humains! Celui-ci, corrompu ])ar l'or de Tlbérie, A l'Espagnol qu'il hait veut vendre sa patrie.

Mais un parti puissant, d'une commune voix, Plaçait déjà Mayenne au trône de nos rois. Ce rang manquait encore à sa vaste puissance ; Et de ses vœux hardis l'orgueilleuse espérance Dévorait en secret, dans le fond de son cœur*. De ce grand nom de roi le dangereux honneur.

Soudain Potier- se lève, et demande audience. Sa rigide vertu faisait son éloquence. Dans ce temps malheureux, par le crime infecté. Potier fut toujours juste, et pourtant respecté. Souvent on l'avait vu, par sa mâle constance, De leurs emportements réprimer la licence. Et conservant sur eux sa vieille autorité, Leur montrer la justice avec impunité. Jl élève sa vpix ; on murmure, on s'empresse. On l'entoure, on l'écoute, et le tumulte cesse. Ainsi, dans un vaisseau qu'ont agité les flots. Quand l'air n'est plus frappé des cris des matelots, On n'entend que le hruit de la proue écumante, Qui fend, d'un cours heureux, la mer obéissante. Tel paraissait Potier dictant ses justes lois, Et la confusion se taisait à sa voix.

« Vous destinez, dit-il, Mayenne au rang suprême : Je conçois votre erreur, je l'excuse moi-même. Mayenne a des vertus qu'on ne peut trop chérir ; Et je le choisirais si je pouvais choisir. Mais nous avons nos lois, et ce héros insigne,

1. On lit dans Rhadamiste et Zénobie, acte I», scène i :

Mais le cruel, bien loin d'appuyer sa grandeur. Le dévora bientôt dans lo fond de son cœur.

2. Potier de Blancménil, président du parlement, dont il est question dans les quatrième et cinquième chants. ( A'ote de Voltaire, 1730.)

11 demanda publiquement au duc de Mayenne la permission de se retirer vers Henri IV. « Je vous regarderai toute ma vie comme mon bienfaiteur, lui dit-il, mais je ne puis vous regarder comme mon maître. » {Id., 1730.)

154 LA IIENRIADE. [bt]

S'il prétend à l'empire, en est dès lors indigne. »

Comme il disait ces mots, Mayenne entre soudain

Avec tout l'appareil qui suit un souverain.

Potier le voit entrer sans changer de visage :

« Oui, prince, poursuit-il d'un ton plein de courage.

Je vous estime assez pour oser contre vous

Vous adresser ma voix pour la France et pour nous.

En vain nous prétendons le droit d'élire un maître :

La France a des Bourbons ; et Dieu vous a fait naître

Près de l'auguste rang qu'ils doivent occuper,

Pour soutenir leur trône, et non pour l'usurper.

Guise, du sein des morts, n'a plus rien à prétendre ;

Le sang d'un souverain doit suffire à sa cendre :

S'il mourut par un crime, un crime l'a vengé.

Changez avec l'État, que le ciel a changé :

Périsse avec Valois votre juste colère!

Bourbon n'a point versé le sang de votre frère,

Le ciel, le juste ciel, qui vous chérit tous deux.

Pour vous rendre ennemis vous fit trop vertueux.

Mais j'entends le murmure et la clameur publique;

J'entends ces noms affreux de relaps, d'hérétique :

Je vois d'un zèle faux nos prêtres emportés.

Qui, le fer à la main... Malheureux, arrêtez!

Quelle loi, quel exemple, ou plutôt quelle rage

Peut à l'oint du Seigneur arracher votre hommage ?

Le fils de saint Louis, parjure à ses serments,

Vient-il de ses autels briser les fondements ?

Au pied de nos autels il demande à s'instruire ;

Il aime, il suit les lois dont vous bravez l'empire ;

Il sait dans toute secte honorer les vertus,

Respecter votre culte, et même vos abus.

Il laisse au Dieu vivant, qui voit ce que nous sommes,

Le soin que vous prenez de condamner les hommes.

Comme un roi, comme un père, il vient vous gouverner;

Et, plus chrétien que vous, il vient vous pardonner.

Tout est libre avec lui ; lui seul ne peut-il l'être ?

Quel droit vous a rendus juges de notre maître?

Infidèles pasteurs, indignes citoyens,

Que vous ressemblez mal à ces premiers chrétiens,

Qui, bravant tous ces dieux de métal ou de plâtre.

Marchaient sans murmurer sous un maître idolâtre,

Expiraient sans se plaindre, et sur les échafauds,

[i29] CHANT VI. Voo

Sanglants, percés de coups, bénissaient leurs bourreaux ! Eux seuls étaient chrétiens, je n'en connais point d'autres ' ; lis mouraient ])our leurs rois, vous massacrez les vôtres : Et Dieu, que vous peignez implacable et jaloux, S'il aime à se venger, barbares, c'est de vous. »

A ce liardi discours aucun n'osait répondre ; Par des traits trop puissants ils se sentaient confondre ; Ils repoussaient en vain de leur cœur irrité Cet effroi qu'aux méchants donne la vérité ; Le dépit et la crainte agitaient leurs pensées ; Quand soudain mille voix, jusqu'au ciel élancées. Font partout retentir avec un bruit confus : « Aux armes, citoyens, ou nous sommes perdus! »

Les nuages épais que formait la poussière Du soleil dans les champs dérobaient la lumière. Des tambours, des clairons, le son rempli d'horreur De la mort qui les suit était l'avant-coureur. Tels des antres du Nord échappés sur la terre, Précédés par les vents, et suivis du tonnerre, D'un tourbillon de poudre obscurcissant les airs. Les orages fougueux parcourent l'univers.

C'était du grand Henri la redoutable armée, Qui, lasse du repos, et de sang affamée, Faisait entendre au loin ses formidables cris. Remplissait la campagne, et marchait vers Paris.

Bourbon n'employait point ces moments salutaires A rendre au dernier roi les honneurs ordinaires, A parer son tombeau de ces titres brillants Que reçoivent les morts de l'orgueil des vivants ; Ses mains ne chargeaient point ces rives désolées De l'appareil pompeux de ces vains mausolées Par qui, malgré l'injure et des temps et du sort, La vanité des grands triomphe de la mort : Il voulait à Valois, dans la demeure sombre. Envoyer des tributs plus dignes de son ombre,

1. Voltaire a dit, dans OEdipe, acte V, scène iv :

Voilà tous mes forfaits; jo n'en connais point d'autres.

156 LA HENRIADE. [io4[

Punir ses assassins, vaincre ses ennemis,

Et rendre heureux son peuple, après l'avoir soumis ',

Au bruit inopiné des assauts qu'il prépare. Des états consternés le conseil se sépare, 3Iaj enne au même instant court au haut des remparts ; Le soldat rassemblé vole à ses étendards : 11 insulte à grands cris le héros qui s'avance. Tout est prêt pour l'attaque, et tout pour la défense.

Paris n'était point tel, en ces temps orageux, Qu'il paraît en nos jours aux Français trop heureux. Cent forts, qu'avaient bâtis la fureur et la crainte, Dans un moins vaste espace enfermaient son enceinte. Ces faubourgs, aujourd'hui si pompeux et si grands. Que la main de la Paix tient ouverts en tout temps. D'une immense cité superbes avenues, nos palais dorés se perdent dans les nues, Étaient de longs hameaux d'un rempart entourés. Par un fossé profond de Paris séparés. Du côté du levant bientôt Bourbon s'avance. Le voilà qui s'approche, et la Mort le devance. Le fer avec le feu vole de toutes parts Des mains des assiégeants et du haut des remparts. Ces remparts menaçants, leurs tours, et leurs ouvrages. S'écroulent sous les traits de ces brûlants orages ; On voit les bataillons rompus et renversés, Et loin d'eux dans les champs leurs membres dispersés. Ce que le fer atteint tombe réduit en poudre. Et chacun des partis combat avec la foudre.

Jadis avec moins d'art, au milieu des combats. Les malheureux mortels avançaient leur trépas ; Avec moins d'appareil ils volaient au carnage, Et le fer dans leurs mains suffisait à leur rage. De leurs cruels enfants l'effort industrieux A dérobé le feu qui brûle dans les cieux. On entendait gronder ces bombes effroyables-,

1. Ce vers se trouve cluns !c poëmc de Cassagnc, déjà cité en la note 1 de la page 43,

2. C'est dans les guerres de Flandre, sous Philippe II, qu'un ingénieur italien

[m^ CHANT VI. i57

Des troubles de la Flandre enfants abominables : Dans ces globes d'airain le salpêtre enllanimé Vole avec la prison qui le tient renfermé; Il la brise, et la mort en sort avec furie.

Avec plus d'art encore, et plus de barbarie. Dans des antres i)rofonds on a su renfermer Des foudres souterrains, tout prêts à s'allumer. Sous un chemin trompeur, où, volant au carnage. Le soldat valeureux se lie à son courage. On voit en un instant des abîmes ouverts, De noirs torrents de soufre épandus dans les airs, Des bataillons entiers par ce nouveau tonnerre Emportés, déchirés, engloutis sous la terre. Ce sont les dangers Bourbon va s'offrir; C'est par qu'à son trône il brûle de courir. Ses guerriers avec lui dédaignent ces tempêtes ; L'enfer est sous leurs pas, la foudre est sur leurs têtes : Mais la gloire à leurs yeux vole à côté du roi ; Ils ne regardent qu'elle, et marchent sans effroi.

Mornay, parmi les flots de ce torrent rapide. S'avance d'un pas grave et non moins intrépide : Incapable à la fois de crainte et de fureur. Sourd au bruit des canons, calme au sein de l'horreur, D'un œil ferme et stoïque il regarde la guerre Comme un fléau du ciel, affreux, mais nécessaire. Il marche en philosophe l'honneur le conduit. Condamne les combats, plaint son maître, et le suit'.

Ils descendent enfin dans ce chemin terrible. Qu'un glacis teint de sang rendait inaccessible. C'est que le danger ranime leurs efforts : Ils comblent les fossés de fascines, de morts ; Sur ces morts entassés ils marchent, ils s'avancent ; D'un cours précipité sur la brèche ils s'élancent. Armé d'un fer sanglant, couvert d'un bouclier.

fit usage des bombes pour la première fois. Presque tous nos arts sont dus aux Italiens. (Note de Voltaire, 1738.)

1. Voyez la Préface de Marmontel. Mornay joue dans ce poëme le même rôle que Catou dans la Pharsale. (G. A.)

158 LA HKNRIADE. [833J

Henri vole à leur tête, et monte le premier. Il monte : il a déjà, de ses mains triomphantes, Arboré de ses lis les enseignes flottantes. Les ligueurs, devant lui, demeurent pleins d'effroi : Ils semblaient respecter leur vainqueur et leur roi. Ils cédaient, mais Mayenne à l'instant les ranime : H leur montre l'exemple, il les rappelle au crime; Leurs bataillons serrés pressent de toutes parts Ce roi dont ils n'osaient soutenir les regards. Sur le mur, avec eux, la Discorde cruelle ^ Se baigne dans le sang que l'on verse pour elle. Le soldat, à son gré, sur ce funeste mur. Combattant de plus près, porte un trépas plus sûr. Alors ou n'entend plus ces foudres de la guerre. Dont les bouches de bronze épouvantaient la terre ; Un farouche silence, enfant de la fureur, A ces bruyants éclats succède avec horreur. D'un bras déterminé, d'un œil brûlant de rage% Parmi ses ennemis chacun s'ouvre un passage. On saisit, on reprend, par un contraire effort, Ce rempart teint de sang, théâtre de la mort. Dans ses fatales mains la victoire incertaine Tient encor près des lis l'étendard de Lorraine. Les assiégeants surpris sont partout renversés. Cent fois victorieux, et cent fois terrassés ; Pareils à l'Océan poussé par les orages, Qui couvre à chaque instant et qui fuit ses rivages.

Jamais le roi, jamais son illustre rival. N'avaient été si grands qu'en cet assaut fatal : Chacun d'eux, au milieu du sang et du carnage. Maître de son esprit, maître de son courage. Dispose, ordonne, agit, voit tout en même temps. Et conduit d'un coup d'œil ces affreux mouvements.

Cependant des Anglais la formidable élite.

1. Imitation d'Homère, Iliade, livre XII.

2. Imitation de Racine {Thébaide, acte V, scène m) :

D'un geste menaçant, d'un œil brûlant de rage, Dans le sein l'un do l'autre ils cherchent un passage.

Ce dernier vers est, à un mot près, reproduit dans le chant VIII, vers 246.

[■if,i] CHANT VI. 459

Par le vaillant Esscx à cet assaut conduite, Marchait sous nos drapeaux pour la première fois, Et semblait s'étonner de servir sous nos rois. Ils viennent soutenir Thonneur de leur patrie, Orgueilleux de combattre, et de donner leur vie Sur ces mêmes remparts et dans ces mêmes lieux la Seine autrefois vit régner leurs aïeux. Essex monte à la brèche combattait d'Aumale ; Tous deux jeunes, brillants, pleins d'une ardeur égale. Tels qu'aux remparts de Troie on peint les (Jemi-dieux. Leurs amis, tout sanglants, sont en foule autour d'eux : Français, Anglais, Lorrains, que la fureur assemble, Avançaient, combattaient, frappaient, uîouraient ensemble'.

Ange, qui conduisiez leur fureur et leur bras. Auge exterminateur, àme de ces combats, De quel héros enfin prîtes-vous la querelle ? Pour qui pencha des cieux la balance éternelle? Longtemps Bourbon, Mayenne, Essex, et son rival. Assiégeants, assiégés, font un carnage égal. Le parti le plus juste eut enfin l'avantage : Enfin Bourbon l'emporte, il se fait un passage ; Les ligueurs fatigués ne lui résistent plus ; Ils quittent les remparts, ils tombent éperdus.

Comme on voit un torrent, du haut des Pyrénées, Menacer des vallons les nymphes consternées; Les digues qu'on oppose à ses flots orageux Soutiennent quelque temps son choc impétueux ; Mais bientôt, renversant sa barrière impuissante, 11 porte au loin le bruit, la mort, et l'épouvante; Déracine, en passant, ces chênes orgueilleux Qui bravaient les hivers, et qui touchaient les cieux ; Détache les rochers du penchant des montagnes. Et poursuit les troupeaux fuyant dans les campagnes : Tel Bourbon descendait à pas précipités Du haut des murs fumants qu'il avait emportés ;

1. Palissot a remarqué que ce passage est imité de Xénophon, cite par Longin dans son Traité du sublime, et traduit ainsi par Boileau : « Ayant approché leurs boucliers les uns des autres, ils reculoient, ils combattoient, ils tuoient, ils mou- roient ensemble. » {Traité du sublime, chapitre xvi, et Histoire grecque de Xéno- phon, livre IV.)

V^ ]

160 LA HENRIADE. ,302]

Tel, d'un bras foudroyant fondant sur les rebelles, 11 moissonne en courant leurs troupes criminelles. Les Seize, avec eflroi, fuyaient ce bras vengeur, Égarés, confondus, dispersés par la peur,

Mayenne ordonne enfin que Ton ouvre les portes : Il rentre dans Paris, suivi de ses cohortes. "Les vainqueurs furieux, les flambeaux à la main, Dans les faubourgs sanglants se répandent soudain. Du soldat effréné la valeur tourne en rage ; Il livre tout au fer, aux flammes, au pillage. Henri ne les voit point; son vol impétueux Poursuivait l'ennemi fuyant devant ses yeux. Sa victoire l'enflamme, et sa valeur l'emporte ; 11 franchit les faubourgs, il s'avance à la porte : (( Compagnons, apportez et le fer et les feux*. Venez, volez, montez sur ces murs orgueilleux. »

< Comme il parlait ainsi, du profond d'une nue Un fantôme éclatant se présente à sa vue : J/^ / Son corps majestueux, maître des éléments.

Descendait vers Bourbon sur les ailes des vents :

De la Divinité les vives étincelles

Étalaient sur son front des beautés immortelles ;

Ses yeux semblaient remplis de tendresse et d'horreur :

« Arrête, cria-t-il, trop malheureux vainqueur!

ïu vas abandonner aux flammes, au pillage.

De cent rois tes aïeux l'immorlel héritage.

Ravager ton pays, mes temples, tes trésors,

Égorger tes sujets, et régner sur des morts- :

Arrête!.., » A ces accents, plus forts que le tonnerre,

Le soldat s'épouvante, il embrasse la terre,

Il quitte le pillage. Henri, plein de l'ardeur

Que le combat encore enflammait dans son cœur.

Semblable à l'Océan qui sapaise et qui gronde :

<i 0 fatal habitant de l'invisible monde !

1. Imitation de Virgile, /En., IX, 37 :

Fertc citi fcrrum, dato tela, et scandite mui'os.

2. Racine a dit dans la Thébaïde, acte IV, scène m :

Est-ce donc sur des morts que vous voulez réi;ner ?

[aao] CHAx\T VI. 161

Que viens-tu m'annoncer dans ce séjour d'horreur ' ? »

Alors il entendit ces mots pleins de douceur :

<( Je suis cet heureux roi que la France révère,

Le père des Bourbons, ton protecteur, ton père ;

Ce Louis qui jadis combattit comme toi,

Ce Louis dont ton cœur a négligé la foi,

Ce Louis qui te plaint, qui t'admire, et qui t'aime.

Dieu sur ton trône un jour te conduira lui-même;

Dans Paris, ô mon iils ! tu rentreras vainqueur,

Pour prix de ta clémence, et non de ta valeur.

C'est Dieu qui t'en instruit, et c'est Dieu qui m'envoie. »

Le héros, à ces mots, verse des pleurs de joie.

La paix a dans son cœur étouffé son courroux ;

Il s'écrie, il soupire, il adore à genoux.

D'une divine horreur son âme est pénétrée :

Trois fois il tend les bras à cette ombre sacrée ;

Trois fois son père échappe à ses embrassements,

Tel qu'un léger nuage écarté par les vents -,

Du faite cependant de ce mur formidable. Tous les ligueurs armés, tout un peuple innombrable, Étrangers et Français, chefs, citoyens, soldats, Font pleuvoir sur le roi le fer et le trépas, La vertu du Très- Haut brille autour de sa tête, Et des traits qu'on lui lance écarte la tempête. Il vit alors, il vit de quel affreux danger Le père des Bourbons venait le dégager. Il contemplait Paris d'un œil triste et tranquille : « Français, s'écria-t-il, et toi, fatale ville. Citoyens malheureux, peuple faible et sans foi. Jusqu'à quand voulez-vous combattre votre roi? »

Alors, ainsi que l'astre auteur de la lumière,

1. « 11 faut admirer, dit M. Villcmain, la belle fiction de saint Louis apparais- sant sur la brèche des remparts de Paris pour arrêter le vainqueur. Le langage est vraiment épique. »

2. On lit dans Virgile, j£n., II, 792-794 :

Ter conatus ibi collo dare brachia circum ; Ter frustra comprensa manus effugit imago, Par levibus ventis, volucrique simiilima somno.

Cette imitation de ces vers de Virgile était, en 1723, dans le chant VI (qui depuis 1728 est le septième); voyez les variantes du chant VII, vers 263, 8. La Henh (ADE, 11

162 LA II EN RI A DE. [sgî]

Après avoir rempli sa brûlante carrière,

Au bord de l'horizon brille d'un feu plus doux,

El, plus g:rand à nos yeux, paraît fuir loin de nous,

Loin des murs de Paris le héros se retire.

Le cœur plein du saint roi, plein du Dieu qui l'inspire.

Il marche vers Vincenne, Louis autrefois.

Au pied d'un chêne assis, dicta ses justes lois.

Que vous êtes changé, séjour jadis aimable !

Vincenne 1, tu n'es plus qu'un donjon détestable.

Qu'une prison d'État, qu'un lieu de désespoir.

tombent si souvent du faîte du pouvoir

Ces ministres, ces grands, qui tonnent sur nos têtes.

Qui vivent à la cour au milieu des tempêtes ;

Oppresseurs, opprimés, fiers, humbles tour à tour.

Tantôt l'horreur du peuple, et tantôt leur amour.

Bientôt de l'occident, se forment les ombres,

La nuit vint sur Paris porter ses voiles sombres.

Et cacher aux mortels, en ce sanglant séjour,

Ces morts et ces combats qu'avait vus l'œil du jour.

1. On sait combien d'illustres prisonniers d'État les cardinaux de Richelieu et Mazarin firent enfermer à Vincennes. Lorsqu'on travaillait h la Henriade, le secré- taire d'État Le Blanc était prisonnier dans ce château, et il y fit ensuite enfermer SCS ennemis. (Note de Voltaire, 1752,)

rix\ DU CHAM SIXIEME,

VARIANTES

DU CHANT SIXIÈME.

Vers 8. Les premiers vers de ce chant étaient, en 1723, dans le ('liant IX, alors le dernier, mais avec quelques différences. On lisait en 1723:

Nomment un souverain, confirment sa puissance.

Vers 12. Édition de 1723, chant IX :

Ose de ces états demander rassemblée.

Partout on entendait cette fatale voix,

Que le peuple en tout temps est souverain des rois.

Ces maximes alors, en malheurs si fécondes,

Jetaient dans les esprits des racines profondes.

On voit de tous côtés .s'assembler à grand bruit

Ces ligueurs obstinés qu'un fol orgueil conduit.

* Le luxe toujours des misères publiques Prépare avec éclat ces états chimériques.

Là, ne parurent point les princes, les seigneurs,

* De nos antiques pairs augustes successeurs, 'Qui, près des rois assis, nés juges de la France, Du pouvoir qu'ils n'ont plus conservent l'apparence. *Là, de nos parlements les sages députés

*Ne défendirent point nos faibles libertés.

Les lis n'ornèrent point ce tribunal impie;

Sous un dais étranger l'ambition hardie,

Au milieu des Lorrains renversait à ses pieds

Des indignes Français les fronts humiliés.

Dans ces lieux étonnés Rome et Madrid commandent.

Cent conseils opposés de tous côtés s'entendent ;

Le bandeau de l'erreur aveugle tous les yeux.

L'un, de la cour de Rome esclave ambitieux.

Aux états assemblés insolemment déclare

* Qu'il est temps que les lis rampent sous la tiare ;

* Qu'on érige à Paris ce sanglant tribunal, ' Monument odieux du pouvoir monacal. Que l'Espagne a reçu, que l'univers abhorre,

* Qui venge les autels et qui les déshonore.

11 manque ici deux vers.

164 VARIANTES DU CHANT VI.

Celui-ci, corrompu par l'or de Tlbcric,

*A l'Espagnol qu'il liait veut vendre sa patrie;

L'autre, plus emporté, mais moins lâche en son ciioix,

* Plâtrait déjà Alayenne au trône de nos rois.

Soudain Daubray se lève, et demande audience. Chacun, à son aspect, garde un morne silence; Parmi ce peuple lâche et du crime infecté, Daubray fut toujours juste et pourtant respecté; Souvent on l'avait vu, par sa mâle éloquence, ' De leurs emportements réprimer la licence. Une noble colère éclate dans ses yeux.

<( Lorsque j'ai vu, dit-il, assemblés en ces lieux Les soutiens de l'Église et nos chefs les plus braves. J'ai cru voir des Français, et non point des esclaves. Quoi ! sous un joug honteux prompts à nous avilir, Ne disputez-vous donc que l'honneur de servir? Ah! si de sept cents ans les droits héréditaires N'ont pu placer Bourbon dans le rang de ses pères; Si, tant de fois vaincus et toujours moins soumis. Nous comptons les Capets parmi nos ennemis; Si le joug de Henri nous semble un joug trop rude. Pourquoi faut-il si loin chercher la servitude, Et rejeter nos rois pour aller à genoux Attendre qu'un tyran daigne régner sur nous?

u Pour vous, qui destinez Mayenne au rang suprême. Je conçois votre erreur, et l'excuse moi-même; 'Mayenne a des vertus qu'on ne peut trop chérir;

* Et je le choisirais si je pouvais choisir. Mais nous avons des lois, et ce héros insigne.

S'il veut monter au trône, en est dès lors indigne. » ' Comme il disait ces mots, Mayenne entre soudain Avec l'éclat pompeux qui suit un souverain. Daubray le voit entrer, etc.

Dès l'édition de 1728, Voltaire substitua Potier à Daubray; c'est aussi dans l'édition de 1728 qu'au lieu de ?norne silence, on lit profond silence. Enfin c'est encore de 1728 que date la transposition, dans le chant VI, de la tenue des états, qui faisait précédemment partie du chant IX.

Vers 78. Dans l'ouvrage intitulé Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de V éloquence dans la langue française, ce vers est ainsi cité :

Quand les vents apaisés ne troublent plus les eaux.

Vers 94. Dans l'édition de 1723, chant IX :

Vous parler en ces lieux pour la France et pour nous. 11 ne nous convient pas de nous choisir un maître.

Vers *)7, Kdition de 1723 : Près du suprême rang.

VARIANTES DU CHANT VI. 165

Vers 99. Ce vers elles sept qui le suivent parurent, pour la premioro fois, dans l'édition de 1728.

Vers 108. Édition de I7'23, chant IX :

J'entends les noms affreux de relaps, d'hérétique; Je vois d'un zèle faux des prêtres emportés.

Vers 112. Édition de 1723 :

A l'oint de votre Dieu dérobe votre hommage? Le sang de saint Louis parjure à ses serments.

Vers 115. Édition do 1723 :

Il vient les protéger, les chérir, et s'instruire; Il vient venger les lois, dont vous bravez l'empire.

Vers 127. Édition de 1723 :

Qui, détestant des dieux de métal ou de plâtre.

Vers 129. Édition de 1723 :

Souffraient tout sans se plaindre.

Vers 142. Édition de 1723 :

C'en est fait, il approche, et nous sommes perdus.

Vers 145. Édition de 1723 :

D'armes et de tambours un bruit plein de terreur.

Vers 147. Édition de 1723 : Ainsi des flancs du Nord.

Vers 1H2. Édition de 1723, cliant IX :

*Qui, lasse du repos et de sang affamée, Venait, d'un sang rebelle inondant nos sillons. Aux champs parisiens planter ses pavillons; Ces lions déchaînés, avides de carnage. N'attendent que l'assaut, la prise, le pillage. Le fer vengeur est prêt, les feux sont allumés; Bientôt ces murs fameux déti'uits et consumés. Cachant sous leurs débris le crime et l'innocence, Vont être un grand exemple au reste de la France. Mais, d'un peuple barbare ennemi généreux, Henri retient ses traits déjà tournés sur eux. Il voulait les sauver de leur propre furie : Haï de ses sujets, il aimait sa patrie. Armé pour les punir, prompt à les épargner,

1G6 VARIANTES DU CHANT VI.

Eux seuls voulaient le perdre; il voulait les gagner. Heureux si sa bonté, etc.

La suite de ce passage a été conservée dans le chant X.

Vers 169. L'édition de \"o j)orte :

Ses rives désolées,

ce qui est une faute dinipiession que les éditeurs de Kehl ont aperçue: leurs éditions portent les. J'ai rétabli le texte des éditions de 1728 à 1771.

Vers 4 97. Dans l'édition de 1723, on lisait au chant VII aujourd'liui le chaut VIII) :

Pour vous exterminer, vos enfants odieux Ont dérobé le foudre allumé dans les cieux.

Vers 201. On lisait dans l'édition de 1748 et dans les précédentes:

Le salpêtre, enfoncé dans ces globes d'airain, Part, s'échauffe, s'embrase, et s'écarte soudain; La mort en mille éclats en son avec furie.

Vers 223. Les éditions de 1728 et 1730 portent : Avec un œil stoïque.

C'est dans l'édition de 1737 qu'on lit, pour la première fois : D'un œil ferme et stoïque.

Vers 224. —Tel est le texte des éditions de 1728, 1730, 1732, 1733, 1734, 1736, et suivantes; mais dans les éditions de 1737, 1738, 1742, ^46, 4748, 1751, 1752, il y a :

Il ne voit dans la guerre Qu'un châtiment affreux des crimes de la terre.

Vers 267. Dans l'édition de 1723, le cinquième chant commençait

ainsi :

De la noblesse anglaise une nombreuse élite Par le vaillant Essex en nos climats conduite, Prête à nous secourir pour la première fois, S'étonnait en marchant de servir sous nos rois. Ils suivaient nos drapeaux dans les champs de Neustrie; C'est qu'ils soutenaient l'honneur de leur patrie, Orgueilleux de combattre et de vaincre en des lieux ' la Seine autrefois vit régner leurs aïeux. Cependant s'avançaient, etc.

C'est en 1728 que l'auteur transposa ces vers, dans le chant VI, tels qu'ils sont aujourd'hui.

VARIANïnS DU CHANT VI. 467

Vers 336. Il y a dans l'édition de 1728 :

« O fatal habitant do l'invisible monde! Répond-il, quel dessein te transporte en ces lieux? Sors-tu du noir abîme, ou descends-tu des cieux? Faut-il que je t'encense, ou bien que je t'abhorre? i>

Vers 335. Au lieu de ce vers et des dix-huit qui le suivent, il y avait •n '172S :

Cependant la nuit vient; le héros dans la plaine Suit Louis, qui s'envole aux chênes de Vincennc Vinccnne, lieux sacres, Louis autrefois, etc.

CHANT SEPTIEME

ARGUMENT.

Saint Louis transporte Henri IV en esprit au ciel et aux enfers, et lui fait voir, dans Je palais des Destins, sa postérité, et les grands hommes que la France doit produire.

Du Dieu qui nous créa la clémence infinie, Pour adoucir les maux de cette courte vie, A placé parmi nous deux êtres bienfaisants, De la terre à jamais aimables habitants, Soutiens dans les travaux, trésors dans l'indigence : L'un est le doux Sommeil, et l'autre est l'Espérance. L'un, quand l'homme accablé sent de son faible corps Les organes vaincus sans force et sans ressorts. Vient par un calme heureux secourir la nature. Et lui porter l'oubli des peines qu'elle endure ; L'autre anime nos cœurs, enflamme nos désirs, Et, même en nous trompant, donne de vrais plaisirs. Mais aux mortels chéris à qui le ciel l'envoie. Elle n'inspire point une infidèle joie; Elle apporte de Dieu la promesse et l'appui ; Elle est inébranlable et pure comme lui.

Louis près de Henri tous les deux les appelle : «Approchez vers mon fils, venez, couple fidèle, ;) pLe Sommeil l'entendit de ses antres secrets :

T

I 1. Le lecteur judicieux voit bien qu'on a été dans l'oblifcation indispensable de mettre dans un songe toute la fiction de ce septième chant, qui sans cela eût paru trop insoutenable dans notre religion. On a donc supposé (et la religion chrétienne le permet) que Dieu, qui nous donne toutes nos idées et le jour et la nuit, fait voir en songe à Henri IV les événements qu'il prépare à la France, et lui montre les secrets de sa providence sous des emblèmes allégoriques, ce qu'on expliquera plus au long dans le cours des remarques. [Note de Voltaire, 1723.) Cette note de l'édition de 1723 a été retranchée depuis par Tauteur.

[i»] CHANT VH. 1G9

Il marche mollement vers ces ombrages frais. Les Vents, à son aspect, s'arrêtent en silence ; Les Songes fortunés, enfants de l'Espérance, Voltigent vers le prince, et couvrent ce héros D'olive et de lauriers, mêlés à leurs pavots.

Louis, en ce moment, prenant son diadème*. Sur le front du vainqueur il le posa lui-même : « Règne, dit-il, triompiie, et sois en tout mon fils; Tout l'espoir de ma race en toi seul est remis - : Mais le trône, ô Bourbon ! ne doit point te suffire : Des présents de Louis le moindre est son empire. C'est peu d'être un héros, un conquérant, un roi ; Si le ciel ne t'éclaire, il n'a rien fait pour toi. Tous ces honneurs mondains ne sont qu'un bien stérile, Des humaines vertus récompense fragile. Un dangereux éclat qui passe et qui s'enfuit. Que le trouble accompagne, et que la mort détruit. Je vais te découvrir un plus durable empire, Pour te récompenser, bien moins que pour t'instruire. Viens, obéis, suis-moi par de nouveaux chemins : Vole au sein de Dieu même, et remplis tes destins. »

L'un et l'autre, à ces mots, dans un char de lumière, Des cieux, en un moment, traversent la carrière. Tels on voit dans la nuit la foudre et les éclairs Courir d'un pôle à l'autre, et diviser les airs ; Et telle s'éleva cette nue embrasée ^ Qui, dérobant aux yeux le maître d'Elisée, Dans un céleste char, de flamme environné, L'emporta loin des bords de ce globe étonné.

1. Imitation de Racine, Andromaque, acte V, scène ui :

Enfin avec transport proriant son cliadème,

Sur le front d' Andromaque il l'a placé lui-même.

2. Dans VÉnéide, livre XII, vers 59, on lit .

In te oranis domus inclinata rccumbit.

3. Le P. Lcraoine (de qui est un quatrain attribué à Voltaire) avait dit dans son poëme de Saint Louis :

Moins pompeuse monta cette nue embrasée Qui ravit autrefois le maître d'Elisée.

<70 LA 11 EN RI A DE. [48]

Dans le centre éclatant do ces orl)CS immenses, Qui n'ont pn nous cacher leur marche et leurs distances', Luit cet astre du jour, par Dieu même allumé-. Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé : De lui partent sans fin des torrents de lumière : Il donne, en se montrant, la vie à la matière, Et dispense les jours, les saisons, et les ans, A des mondes divers autour de lui flottants. Ces astres, asservis à la loi qui les presse. S'attirent dans leur course ^ et s'évitent sans cesse, Et, servant l'un à l'autre et de règle et d'appui, Se prêtent les clartés qu'ils reçoivent de lui. Au delà de leur cours, et loin dans cet espace la matière nage, et que Dieu seul embrasse. Sont des soleils sans nombre, et des mondes sans fin. Dans cet. abîme immense il leur ouvre un chemin. Par delà tous ces cieuxle Dieu des cieux réside \

C'est que le héros suit son céleste guide ; C'est que sont formés tous ces esprits divers Qui remplissent les corps et peuplent l'univers. sont, après la mort, nos âmes replongées. De leur prison grossière à jamais dégagées.

Un juge incorruptible y rassemble à ses pieds Ces immortels esprits que son souffle a créés. C'est cet être infini qu'on sert et qu'on ignore :

1. Voici un des plus admirables morceaux de poésie française que nous con- naissions. C'était pour la première fois, depuis Lucrèce, que les idées scientifiques se trouvaient exprimées en aussi beaux vers. Ce tableau du système du monde est en partie relatif à la gravitation, et fit événement dans cette société encore tout entichée des tourbillons de Descartes. (G. A.)

2. Dans le quatrième Discours sur l'homme, Voltaire a dit :

Notre globe entraîné Se meut autour de soi, sur son axe incliné.

3. Que l'on admette ou non l'attraction de M. Newton, toujours demeure-t-i certain que les globes célestes, s'approchant et s'éloignant tour à tour, paraisseni s'attirer et s'éviter. {Note de Voltaire, 1730.)

4. Voltaire, en citant ce vers et les quatre qui le précèdent dans les Adora teurs, ajoute : « J'aurais mieux aimé que l'auteur eût dit :

Dans CCS cieux infinis le Dieu des cieux réside. » Mais ce vers ne se trouve dans aucune des éditions que j'ai vues de la Henriade

[73] CHANT VII. 471

Sous des noms différents le monde entier l'adore : Du haut de Tempyrée il entend nos clameurs; 11 regarde en pitié ce long amas d'erreurs, Ces portraits insensés que l'humaine ignorance Fait avec piété de sa sagesse immense.

La Mort auprès de lui, fille affreuse du Temps, De ce triste univers conduit les habitants : Elle amène à la fois les bonzes, les hrachmanes. Du grand Confucius les disciples profanes. Des antiques Persans les secrets successeurs. De Zoroastre ^ encore aveugles sectateurs ; Les pâles habitants de ces froides contrées Qu'assiègent de glaçons les mers hyperborées - ; Ceux qui de l'Amérique habitent les forêts, De l'erreur invincible innombraldes sujets. Le dervis étonné, d'une vue inquiète, A la droite de Dieu cherche en vain son prophète. Le bonze, avec des yeux sombres et pénitents, Y vient vanter en vain ses vœux et ses tourments.

Éclairés à l'instant, ces morts dans le silence Attendent en tremblant l'éternelle sentence. Dieu, qui voit à la fois, entend et connaît tout. D'un coup d'oeil les punit, d'un coup d'oeil les absout. Henri n'approcha point vers le trône invisible D'où part à chaque instant ce jugement terrible, Dieu prononce à tous ses arrêts éternels, Qu'osent prévoir en vain tant d'orgueilleux mortels. « Quelle est, disait Henri, s'interrogeant lui-même. Quelle est de Dieu sur eux la justice suprême? Ce Dieu les punit-il d'avoir fermé leurs yeux Aux clartés que lui-même il plaça si loin d'eux? Pourrait-il les juger, tel qu'un injuste maître, Sur la loi des chrétiens, qu'ils n'avaient pu connaître? Non. Dieu nous a créés, Dieu nous veut sauver tous :

1. En Perse, les Guèbres ont une religion à part, qu'ils prétendent être la religion fondée par Zoroastre, et qui paraît moins folle que les autres superstitions humaines, puisqu'ils rendent un culte secret au soleil, comme à une image du Créateur. {Noce de Voltaire, 1730.)

2. Ce mot a été employé par Voltaire dans son ËpHre à Uranie et dans son Orphelin de la Chine.

472 LA IIENRIADE. [107'

Partout il nous instruit, partout il parle à nous ; 11 grave en tous les cœurs la loi de la nature, Seule ù jamais la même, et seule toujours pure. 8ur cette loi, sans doute, il juge les païens, Et si leur cœur fut juste, ils ont été chrétiens. »

Tandis que du héros la raison confondue Portait sur ce mystère une indiscrète vue. Au pied du trône môme une voix s'entendit ; Le ciel s'en ébranla, l'univers en frémit; Ses accents ressemblaient à ceux de ce tonnerre Quand du mont Sinaï Dieu parlait à la terre. Le cœur des immortels se tut pour l'écouter, Et chaque astre en son cours alla le répéter. « A ta faible raison garde-toi de te rendre : Dieu t'a fait pour l'aimer, et non pour le comprendre. Invisible à tes yeux, qu'il règne dans ton cœur; Il confond l'injustice, il pardonne à l'erreur; Mais il punit aussi toute erreur volontaire : Mortel, ouvre les yeux quand son soleil t'éclaire. »

Henri dans ce moment, d'un vol précipité. Est par un tourbillon dans l'espace emporté Vers un séjour informe, aride, affreux, sauvage. De l'antique chaos abominable image. Impénétrable aux traits de ces soleils brillants, Chefs-d'œuvre du Très-Haut, comme lui bienfaisants. Sur cette terre horrible, et des anges haïe, Dieu n'a point répandu le germe de la vie. La Mort, l'affreuse Mort, et la Confusion, Y semblent établir leur domination. « Quelles clameurs, ô Dieu ! quels cris épouvantables ' ! Quels torrents de fumée ! et quels feux effroyables ! Quels monstres, dit Bourbon, volent dans ces climats! Quels gouffres enflammés s'entr'ouvrent sous mes pas !

0 mon fils ! vous voyez les portes de l'abîme Creusé par la Justice, habité par le Crime :

1. Imitation de Viigile {.En., VI, 560-Gl) :

QucP scelerum faciès? o virgo, efïarc ; quibusve Urgcntur pœnis? qui tantus plangor ad auras?

1421 CM A. NT Vil. 173

Suivez-moi, les cliemins en sont toujours ouverts'. »

Ils marchent aussitôt aux portes des enfers "^

Là, gît la sombre Envie, à l'œil timide et louche ^

Versant sur des lauriers les poisons de sa bouche;

Le jour blesse ses yeux, dans l'ombre étincelants :

Triste amante des morts, elle hait les vivants*.

Elle aperçoit Henri, se détourne, et soupire.

Auprès d'elle est l'Orgueil, qui se plaît et s'admire;

La Faiblesse au teint pâle, aux regards abattus.

Tyran qui cède au crime et détruit les vertus;

L'Ambition sanglante, inquiète, égarée,

De trônes, de tombeaux, d'esclaves entourée ;

La tendre Hypocrisie, aux yeux pleins de douceur

(Le ciel est dans ses yeux^ l'enfer est dans son cœur) ;

Le faux Zèle étalant ses barbares maximes ;

Et l'Intérêt enfin, père de tous les crimes.

Des mortels corrompus ces tyrans efl'rénés, A l'aspect de Henri, paraissent consternés; Hs ne l'ont jamais vu ; jamais leur troupe impie N'approcha de son àme, à la vertu nourrie : <( Quel mortel, disaient-ils, par ce juste conduit. Nient nous persécuter dans l'éternelle nuit? »

Le héros, au milieu de ces esprits immondes. S'avançait à pas lents sous ces voûtes profondes.

1. Virgile a dit {Enéide, VI, 120) :

Facilis desccnsus Averno est et Racine {Phèdre, acte I*"", scène m) :

Mille chemins ouverts y ronduisent toujours.

2. Les théologiens n'ont pas décide comme un article de foi que l'enfer fût au centre de la terre, ainsi qu'il l'était dans la théologie païenne. Quelques-uns l'ont placé dans le soleil : on l'a mis ici dans un glohe destiné uniquement à cet usage. {Note de Voltaire, 1730.)

3. C'est encore une imitation de VÈnéide, chant VI, vers 273 et suivants :

Vostibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci, Luctus et ultrices posuere cubilia Cur», Etc., etc.

i. Ovide a dit, livre P"" des Amours, élégie xv, vers 39:

Pascitur in vivis Livor : post fata quicscit.

5. Le premier hémistiche de ce vers est aussi dans Pandore, acte III, voyez Théâtre, tome II, page 58 i.

174 LA HENRIADE. [iccl

Louis guidait ses pas : (( Ciel! qu'est-ce que je voi? L'assassiu de Valois ! ce monstre devant moi ! !Mon père, il tient encor ce couteau parricide Dont le conseil des Seize arma sa main perfide : Tandis que, dans Paris, tous ces prêtres cruels Osent de son portrait souiller les saints autels. Que la Ligue l'invoque, et que Home le loue'. Ici, dans les tourments, Fenfer le désavoue.

Mon fils, reprit Louis, de plus sévères lois Poursuivent en ces lieux les princes et les rois. Regardez ces tyrans, adorés dans leur vie : Plus ils étaient puissants, plus Dieu les humilie. Il punit les forfaits que leurs mains ont commis, Ceux qu'ils n'ont point vengés, et ceux qu'ils ont permis. La mort leur a ravi leurs grandeurs passagères, Ce faste, ces plaisirs, ces flatteurs mercenaires, De qui la complaisance, avec dextérité °, A leurs yeux éblouis cachait la vérité. La Vérité terrible ici fait leurs supplices : Elle est devant leurs yeux, elle éclaire leurs vices. Voyez comme à sa voix tremblent ces conquérants! Héros aux yeux du peuple, aux yeux de Dieu tyrans : Fléaux du monde entier, que leur fureur embrase, La foudre qu'ils portaient à leur tour les écrase. Auprès d'eux sont couchés tous ces rois fainéants. Sur un trône avili fantômes impuissants. »

Henri voit près des rois leurs insolents ministres : H remarque surtout ces conseillers sinistres, Qui, des mœurs et des lois avares corrupteurs. De Thémis et de Mars ont vendu les honneurs ; Qui mirent les premiers à d'indignes enchères L'inestimable prix des vertus de nos pères.

t. Le parricide Jacques Clément fut loué à Rome, dans la chaire l'on aurait prononcer l'oraison funèbre de Henri III. On mit son portrait à Paris sur les autels, avec l'eucharistie. Le cardinal de Retz rapporte que le jour des Barricades, sous la minorité de Louis XIV, il vit un bourgeois portant un hausse-col sur lequel ctaii gravé ce moine, avec ces mots : Saint Jacques Clément. [iXote de Voltaire, 1730.)

2. Racine a dit dans Athalie, acte III, scène m :

Autant je les charmais par ma dextérité. Dérobant à leurs veux la triste vérité.

[in] CHANT VII. ^lli

l^^tos-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs. Qui, livrés aux plaisirs, et couchés sur fies fleurs, Sans fiel et sans fierté couliez dans la paresse Vos inutiles jours, filés par la mollesse? Avec les scélérats seriez-vous confondus. Vous, mortels bienfaisants, vous, amis des vertus. Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse. Avez séché le fruit de trente ans de sagesse?

Le généreux Henri ne put cacher ses pleurs, (( Ah! s'il est vrai, dit-il, qu'en ce séjour d'horreurs La race des humains soit en foule engloutie'. Si les jours passagers d'une si triste vie D'un éternel tourment sont suivis sans retour, Ne vaudrait-il pas mieux ne voir jamais le jour? Heureux, s'ils expiraient dans le sein de leur mère! Ou si ce Dieu du moins, ce grand Dieu si sévère, A l'homme, hélas ! trop libre, avait daigné ravir Le pouvoir malheureux de lui désobéir !

Ne crois point, dit Louis, que ces tristes victimes -

1. On compte plus de 950 millions d'hommes sur la terre; le nombre dos catholiques va à 50 millions : si la vingtième partie est celle des élus, c'est beau- coup ; donc il y a actuellement sur la terre 947 millions 500,000 hommes des- tines aux peines éternelles de l'enfer. Et comme le genre humain se repare environ tous les vingt ans, mettez, l'un portant l'autre, les temps les plus peuplés avec les moins peuples, il se trouve qu'à ne compter que 0,000 ans depuis la création, il y a déjà 300 fois 947 millions de damnés. De plus, le peuple juif ayant été cent fois moins nombreux que le peuple catholique, cela augmente le nombre des damnés prodigieusement : ce calcul méritait bien les larmes de Henri IV. {Note de Voltaire, 1740.)

C'est ainsi, sauf une petite erreur dans le calcul (120 fois, au lieu de 300 fois), qu'on trouve cette note dans l'édition de la Henriade donnée par Mar- montel en 1746, et dans l'édition des OEuvres, qui est de la môme année. Dans cette dernière, elle est marquée d'un astérisque, tandis que les autres notes ont des lettrines. Elle ne fut pas reproduite dans les éditions de 1748, 1751, 175-', 1756,1764, 1768, 1775,

Dans une édition de 1748 (autre que celle de Dresde), et que je crois d'Amster- dam ou de Rouen, elle est remplacée par celle-ci :

« Ces vers ont un rapport bien sensible à la terrible vérité du petit nombre dos élus; et, sans vouloir ici effrayer les imaginations faibles par un calcul qui n'est que trop juste, il suffit de renvoyer aux paraboles des épis laissés après la moisson, et des grappes échappées à la diligence du vendangeur. Voyez surtout le sermon de l'évéque de Clermont (Massillon) sur le petit nombre des élus, lequel est un chef-d'œuvre d'éloquence, et le modèle presque inimitable des sermons. »(B,)

2. Ce vers et les onze qui le suivent ont été ajoutés dans l'édition de 1728.

t

-176 LA HliNRIADE. >i7

Souffrent des (iiàtimeiits ([iii surpassent leurs crimes, Ni que ce juste Dieu, créateur des humains. Se plaise à déchirer l'ouvrage de ses mains : Non, s'il est infini, c'est dans ses récompenses : Prodigue de ses dons, il hornc ses vengeances. Sur la terre on le peint l'exemple des tyrans ; Mais ici c'est un père, il punit ses enfants ; Il adoucit les traits de sa main vengeresse ^ ; Il ne sait point punir des moments de faihlesse, Des plaisirs passagers, pleins de trouble et d'ennui, Par des tourments alTreux, éternels comme lui-. »

Il dit, et dans l'instant l'un et l'autre s'avance Vers les lieux fortunés qu'hahite l'Innocence. Ce n'est plus des enfers l'affreuse obscurité, C'est du jour le plus pur l'immortelle clarté. Henri voit ces beaux lieux, et soudain, à leur vue. Sent couler dans son àme une joie inconnue : Les soins, les passions, n'y troublent point les cœurs ; La volupté tranquille y répand ses douceurs. Amour, en ces climats tout ressent ton empire : Ce n'est point cet amour que la mollesse inspire: C'est ce flambeau divin, ce feu saint et sacré. Ce pur enfant des cieux sur la terre ignoré. De lui seul à jamais tous les cœurs se remplissent; Ils désirent sans cesse, et sans cesse ils jouissent. Et goûtent, dans les feux d'une éternelle ardeur. Des plaisirs sans regrets, du repos sans langueur. Là, régnent les bons rois qu'ont produits tous les âges. Là, sont les vrais héros; là, vivent les vrais sages ; Là, sur un trône d'or, Charlemagne et Clovis ^

1. Dans les Conseils à M. Racine, ces vers sont ainsi cités :

Adoucit-il les traits de sa main vengeresse? Punira-t-il, hélas! des moments de faiblesse?

2. On peut entendre par cet endroit les fautes vénielles et le purgatoire. {Note de Voltaire, M 30.) Les anciens eux-mêmes en admettaient un, et on le retrouve expressément dans Virgile. {Ici., 1746.)

■i. Il ne s'agit pas d'examiner dans un poëme si Clovis et Charlemagne, Fran- çois I", Charles V, etc., sont des saints; il suffit qu'ils ont été de grands rois, et que dans notre religion on doit les supposer heureux, puisqu'ils sont morts en chrétiens, (/d., 1723.)

[J47] CHANT VII. 477

Veillent du haut des cieux sur l'empire des lis. Les plus grands ennemis, les plus fiers adversaires, Réunis dans ces lieux, n'y sont plus que des Irères. Le sage Louis Douze \ au milieu de ces rois, S élève comme un cèdre, et leur donne des lois*. Ce roi, qu'à nos aïeux donna le ciel propice, Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ; Il pardonna souvent ; il régna sur les cœurs. Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs. D'Amboise' est à ses pieds, ce ministre fidèle Qui seul aima la France, et fut seul aimé d'elle ; Tendre ami de son maître, et qui, dans ce haut rang, Ne souilla point ses mains de rapine et de sang\ 0 jours! ô mœurs! ô temps d'éternelle mémoire! Le peuple était heureux, le roi couvert de gloire : De ses aimables lois chacun goûtait les fruits. Revenez, heureux temps, sous un autre Louis ^!

Plus loin sont ces guerriers prodigues de leur vie, Qujenflamma leur devoir, et non pas leur furie ; La Trimouille', Clisson, Montmorency, de Foix'', Guesclin *, le destructeur et le vengeur des rois,

1. Louis XII est le seul roi qui ait eu le surnom de Père du peuple. (A'oie de Voltaire, 1730.)

2. Imitation de Virgile, Enéide, livre VIII, vers 670 :

His dantom jura Catonem.

3. Sur ces entrefaites mourut George d'Amboisc, qui fut justement aime de la France et de son maître, parce qu'il les aimait tous deux également. (Mczeray, Grande Histoire.) {Note de Voltaire, \TiO.)

4. Les éditeurs de Kehl trouvent exagéré cet éloge du cardinal d'Amboise.

5. Louis XV.

C. Parmi plusieurs grands hommes de ce nom on a eu ici en vue Guy de La Trimouille, surnommé le Vaillant, qui portail l'oriflamme, et qui refusa l'épée de connétable sous Charles VI.

Clisson (le connétable de), sous Charles VI.

Montmorency. Il faudrait un volume pour spécifier les services rendus à l'État par cette maison. (Id., 1730.)

7. Gaston de Foix, duc de Nemours, neveu de Louis XII, fut tué de quatorze coups à la célèbre bataille de Ravenne, qu'il avait gagnée. Dans quelques éditions on lisait Dunois. {Id., 1730.)

8. Guesclin (le connétable da). Il sauva la France sous Charles V, conquit la Castille, mit Henri de Transtamarc sur le trône de Pierre le Cruel, et fut conné- table de France et de Castille. (/(/., 1730.)

8. La Henri Ai)E. 12

478 LA HENRIADE. [208]

Lo vertueux Bayard ', et vous, brave amazone-, l.a honte des Anglais, et le soutien du trône ^

« Ces héros, dit Louis, que tu vois dans les cieux, Comme toi de la terre ont ébloui les yeux ; La vertu comme à toi, mon iils, leur était chère : Mais, enfants de l'Église, ils ont chéri leur mère ; Leur cœur simple et docile aimait la vérité ; Leur culte était le mien : pourquoi l'as-tu quitté? »

Comme il disait ces mots d'une voix gémissante, Le palais des Destins devant lui se présente : Il fait marcher son fils vers ces sacrés remparts, Et cent portes d'airain s'ouvrent à ses regards.

Le Temps, d'une aile prompte et d'un vol insensible.

1. Bayard (Pierre du Terrail, surnommé le Chevalier sans peur et sans repro- che). Il arma Franrois F'" chevalier à la bataille de Marignan; il fut tué en 1523, à la retraite de Rebec, en Italie. [Note de Voltaire, 1730.)

2. Jeanne d'Arc, connue sous le nom de la Pucelle d'Orléans, servante d'hôtel- lerie, née au village de Domremy-sur-Meuse, qui, se trouvant une force de corps et une hardiesse au-dessus de son sexe, fut employée par le comte de Dunois pour rétablir les afTaires de Charles VII. Elle fut prise dans une sortie à Com- piègne, en 1430, conduite à Rouen, jugée comme sorcière par un tribunal ecclé- siastique, également ignorant et barbare, et brûlée par les Anglais, qui auraient honorer son courage, {kl., 1730.)

Voici ce qu'on a écrit de plus raisonnable sur la Pucelle d'Orléans : c'est Mons- trelet, auteur contemporain, qui parle :

a En l'an 1428, vint devers le roi Charles de France, à Chinon, il se tenoit, une pucelle, jeune fille âgée de vingt ans, nommée Jeanne, laquelle étoit vêtue et habillée en guise d'homme, et étoit des parties entre Bourgogne et Lorraine, d'une ville nommée Droimi, à présent Domremy, assez près de Vaucoulcur; laquelle pucelle Jeanne fut grand espace de temps chambrière en une hôtellerie, et étoit hardie de chevaucher chevaux, les mener boire, et faire telles autres apertisos et habiletés que jeunes filles n'ont point accoutumé de faire; et fut mise à voye, et envoyée devers le roi, par un chevalier nommé messire Roger do Baudrencourt, capitaine, de par le roi, de Vaucouleur, etc. »

On sait comment on se servit de cette fille pour ranimer le courage des Fran- çais, qui avaient besoin d'un miracle : il suffit qu'on l'ait crue envoyée de Dieu, pour qu'un poëte soit en droit de la placer dans le ciel avec les héros. Mézeray dit tout bonnement que saint Michel, le prince de la milice céleste, apparut à cette fille, etc. Quoi qu'il en soit, si les Français ont été trop crédules sur la Pucelle d'Orléans, les Anglais ont été trop cruels en la faisant brûler; car ils n'avaient rien à lui reprocher que son courage et leurs défaites. {Id., 1723.)

3. Dans la Pucelle, chant II, vers 278-79, l'auteur a dit :

Suivez du moins cetto auguste amazone : C'est votre appui; c'est le soutien du trùne.

Lî8i] CHANT Vil. i79

Fuit et revient sans cesse à ce palais terrible ;

Et de sur la terre il verse à pleines mains

Et les biens et les maux destinés aux humains.

Sur un autel de fer, un livre inexplicable

Contient de l'avenir l'histoire irrévocable :

La main de l'Éternel y marqua nos désirs,

Et nos chagrins cruels, et nos faibles plaisirs.

On voit la Liberté, cette esclave si fière,

Par d'invisibles nœuds ^ en ces lieux prisonnière :

Sous un joug inconnu, que rien ne peut briser,

Dieu sait l'assujettir sans la tyranniser;

A ses suprêmes lois d'autant mieux attachée,

Que sa chaîne à ses yeux pour jamais est cachée.

Qu'en obéissant même elle agit par son choix,

Et souvent aux destins pense donner des lois.

« Mon cher fils, dit Louis, c'est de que la gràco

Fait sentir aux humains sa faveur efficace ;

C'est de ces lieux sacrés qu'un jour son trait vainqueur

Doit partir, doit brûler, doit embraser ton cœur.

Tu ne peux différer, ni hâter, ni connaître

Ces moments précieux dont Dieu seul est le maître.

Mais qu'ils sont encor loin ces temps, ces heureux temps

Dieu doit te compter au rang de ses enfants!

Que tu dois éprouver de faiblesses honteuses!

Et que tu marcheras dans des routes trompeuses!

lîelranches, ô mon Dieu, des jours de ce grand roi,

Ces jours infortunés qui l'éloignent de toi. »

Mais dans ces vastes lieux quelle foule s'empresse - ? Elle entre à tout moment, et s'écoule sans cesse. « Vous voyez, dit Louis, dans ce sacré séjour. Les portraits des humains qui doivent naître un jour^^ :

i. L'auteur de la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l'élo- quence dayis la langue française, en citant ce vers au mot Liberté, a mis :

Par d'invincibles nœuds.

2. Imitation de Virgile (,En., liv. VI, vers 706) :

Hune circum innumerœ gentes populique volabant.

3. Autre imitation de Virgile {/En., liv. VI, vers 756 et suiv.) :

Dardaniam prolem quoe deinde sequatur Gloria, qui maneant Itala de gente nopotes, Illustres animas, etc. i

480 LA IlEMllADE. [m]

Des siècles à venir ces vivantes images Hasscmblent tous les lieux, devancent tous les âges. Tous les jours des humains, comptés avant les temps, Aux yeux de rÉlernel à jamais sont présents. Le Destin marque ici l'instant de leur naissance, L"al)aisscment des uns, des autres la puissance, Les divers changements attachés à leur sort. Leurs vices, leurs vertus, leur fortune, et leur mort.

« Approchons-nous : le ciel te i)ermet de connaître Les rois et les héros qui de toi doivent naître. Le premier qui paraît, c'est ton auguste fils^ : Il soutiendra longtemps la gloire de nos lis, Triomphateur heureux du Belge et de ITbère; Mais il n'égalera ni son lils ni son père, »

Henri, dans ce moment, voit sur des fleurs de lis Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis : Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ; Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine; Tous deux sont entourés de gardes, de soldats : Il les prend pour des rois... « Vous ne vous trompez pas Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ; Du prince et de l'État l'un et l'autre est l'arbitre. Richelieu, Mazarin, ministres immortels. Jusqu'au trône élevés de Tombre des autels. Enfants de la Fortune et de la Politique, Marcheront à grands pas au pouvoir despotique. Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi; Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami : L'un-, fuyant avec art, et cédant à l'orage; L'autre aux flots irrités opposant son courage; Des princes de mon sang ennemis déclarés ; Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés; Enfin, par leurs efl'orts, ou par leur industrie, Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.

i. Louis XIIL

2. Le cardinal Mazarin fut oblige de sortir du royaume en 1651, maigre la reine régente, qu'il gouvernait; mais le cardinal do Richelieu se maintint toujours, mal- gré ses ennemis, et même malgré le roi, qui était dégoûté de lui. {Note de Vol- taire, 1730.)

CHANT VII. ^81

0 toi, moins puissant qu'eux, moins vaste en tes desseins, Toi, clans le second rang le premier des humains, Colbert*, c'est sur tes pas que l'heureuse adondance.

1. Les opinions sur Colbert sont si opposées entre elles, ses admirateurs l'ont placé si haut, ses dôtracteiirs l'ont ensuite tant rabaissé, qu'il n'existe peut-être pas un seul livre il soit mis à sa véritable place.

Pour juger un ministre, il faut examiner ses lois et ses opérations, les rappro- cher des circonstances, de l'histoire de son temps, et surtout des lumières de ses contemporains. Si un homme d'État a montré de l'humanité et de la justice; si, quoique gêné par les circonstances et par les événements, il a eu le bonheur du peuple pour premier objet; s'il a prouvé qu il avait les mêmes lumières que les hommes éclairés de son siècle, on doit respecter sa mémoire, et lui pardonner de n'avoir été ni supérieur aux événements, ni au-dessus de ses contemporains.

Colbert, fils d'un marchand, d'abord commis d'un négocian*;, puis clerc de no- taire, devint intendant du cardinal Mazarin. Fouquet avait été surintendant dans les dernières années de la vie du cardinal ; son administration était également onéreuse et corrompue.

Des traitants inventaient de nouveaux offices, de nouveaux droits sur les con- sommations, réveillaient d'anciennes prétentions domaniales, inventaient des pri- vilèges exclusifs, des lettres de maîtrise, faisaient revivre des arrérages d'impôts. Fouquet agréait ces projets, et en vendait le produit aux inventeurs, moyennant une somme payée comptant. Le gouvernement, alors très-faible, protégeait peu ces traitants; mais comme ils ne donnaient qu'une petite partie de la valeur de ce qu'on leur accordait, ils gagnaient encore beaucoup. Des parts dans les profits ou une somme d'argent décidaient de la préférence que le premier ministre et le surin- tendant accordaient aux faiseurs de projets. Ces emplois subalternes et b.s détails de cette corruption furent la première école de Colbert. Le cardinal le recommanda en mourant au roi comme un homme qui lui serait utile.

Le premier soin de Colbert fut de chercher à perdre Fouquet. Il lui était aisé de montrer à Louis XIV que ce ministre n'était qu'un homme vain, uniquement occupé de soutenir ses profusions par des moyens ruineux, et ne sachant qu'em- prunter. Mais ce n'était pas sa disgrâce, c'était sa perte que ses ennemis voulaient, parce que Fouquet, disgracié, eût pu éclairer le roi sur la conduite passée de Col- bert et des autres ministres.

Cependant Fouquet était procureur général, et ne pouvait être jugé que par le parlement. Ce droit n'est, à la vérité, que le droit commun de tout citoyen ; mais il est bien moins facile de le violer contre un procureur général. On persuada à Fouquet de vendre sa charge, et d'en faire porter le prix au trésor royal. La voix publique accusa Colbert de cette perfidie. On peignit ensuite Fouquet à Louis XIV comme un homme dangereux, qui avait fait fortifier Belle-Isle, qui avait des trésors, des troupes, et des partisans. Louis le crut. L'indiscrétion de Fouquet, qui avait voulu acheter M"' de La Vallière dans le temps même elle résistait au roi, lui rendait le surintendant odieux.

La perte de Fouquet fut donc résolue; et l'on employa pour l'arrêter une dissi- mulation qu'on aurait à peine pard"nnée à Henri III, s'il eût voulu faire arrêter le duc de Guise : tant on avait trompé Louis XIV sur la prétendue puissance du mal- heureux surintendant I ]l fut jugé par des commissaires. Séguier, son ennemi dé- claré, fut un de ses juges, ainsi que Pussort, allié de Colbert. Le Tellier le persé- cutait avec violence. On disait alors : « Le Tellier a plus d'envie que Fouquet soit pendu; mais Colbert a plus peur qu'il ne le soit pas. » La commission ne prononça qu'un bannissement perpétuel ; ceux des juges qui, par leur fermeté, empêchèrent

\Si LA IIENRIADE. [349]

rillo de tes travaux, vient enrioliir la France.

les autres d'aller plus loin, furent disgracii's; et on obtint du roi que Fouquet, qui aurait pu du fond de sa retraite démasquer ses ennemis, serait mis dans une prison perpciuelle. C"est sous ces auspices que Colbcrt parvint au ministère.

Ses premières opcratioas furent la remise des arrérages des tailles. Le trésor ne sacrifiait, par cet arrangement, que ce qu'il ne pouvait espérer de recouvrer. A la vérité on joignit à cette remise une diminution de tailles; mais elle fut bientôt remplacée, et au delà, sous une autre forme.

On retrancha le quatrième des rentes, c'est-à-dire qu'on fit banqueroute d'un quart de ce que le roi devait aux rentiers.

Depuis cette époque, on compta les années de l'administration de Colbert par des impôts et par des emprunts. 11 est vrai que l'on prétend qu'il s'opposa aux em- prunts; que môme le premier président ayant proposé à Louis XIV un emprunt, au lieu d'un impôt qu'il voulait établir, et le roi l'ayant accepté, Colbert dit au pre- mier président : « Vous venez d'ouvrir une plaie que vos petits-fils ne verront pas refermer. » Si ce trait est vrai, Colbert avait bien vu ; mais il n'en est pas plus excusable, à moins qu'on n'établisse comme un principe de morale qu'il est permis à un ministre de faire le mal, lorsque ce mal lui est nécessaire pour conserver sa place.

Quant aux impôts, la forme la plus onéreuse au peuple fut constamment préférée. Le code des aides, celui des gabelles, que Colbert publia, sont un monument d'absur- dité et de tyrannie; il est impossible de porter plus loin le mépris des hommes; il est impossible que le ministre qui a éci-it ce code eût conservé quelques sentiments d'humanité oudejustice: dans ses règlements sur les manufactures, on érigea en loi ce qui n'était que l'avis des fabricants habiles sur la manière de fabriquer, et on soumit à des peinescorporellesetinfamantes les ouvriers qui ne se conformeraient pas à ces opi- nions. Enfin Colbert, n'ayant plus d'expédients, imagina de faire une opération sur les petites monnaies, et de soumettre à des droits les denrées qui servent à la subsis- tance du petit peuple de Paris. Il mourut ; et son enterrement fut troublé parla popu- lace, que CCS dernières opérations avaientrévoltée, et qui voulait déchirer son corps.

Tel fut Colbert; et nous n'avons rien dit qui ne soit prouve ou par l'histoire ou par la suite môme de ses lois : comment donc cet homme eut-il une si grande réputation? Comment M. de Voltaire, l'ami de l'humanité, l'a-t-il appelé \c premier des humains? C'est ce qui nous reste à expliquer.

Colbert établit de la régularité dans la recette des impôts, et de l'ordre dans les dépenses. Cet ordre n'était pas de l'économie, les citoyens étaient toujours vexés; mais les vexations étaient moins arbitraires; les grands, les propriétaires riches, étaient ménagés, le peuple souffrait seul ; et ses cris, étouffés par une administra- tion vigilante et rigoureuse, n'étaient pas entendus au milieu des fôtes de la cour.

La France, depuis les malheurs de François P"" jusqu'à la paix des Pyrénées, avait été dans un état de trouble et de désastres : ses frontières menacées et enva- hies, les guerres de religion, les guerres des grands contre Richelieu et Mazarin, la puissance des seigneurs dans les provinces; toutes ces causes s'opposaient éga- lement à l'industrie du cultivateur et à celle de l'artisan. Personne n'osait et môme ne pouvait faire d'avance ni pour la culture, ni pour des entreprises de manufac- tures. Le commerce extérieur n'avait pu s'établir; le commerce intérieur était lan- guissant.On commença à respirer après la paix des Pyrénées; les frontières étaient en sûreté, la paix régnait dans l'intérieur des provinces.

L'autorité du roi ne souffrait plus de partage, et les vexations particulières ces- sèrent d'être à craindre. Plus la nation avait été épuisée, plus ses progrès durent être rapides; et il était naturel qu'on attribuât à Colbert ce qui était l'ouvrage des circonstances.

Colbert parut avoir encouragé le commerce et les manufactures, parce qu'il fit

[35o] CflANT VU. 183

Biculaiteur de ce peuple ardent à t outrager,

beaucoup de lois sur ces objets, et qu'on b'sait dans le préambule qu'elles avaient pour objet de favoriser le commerce et les manufactures.

La France n"avait jamais eu de marine; elle en eut une sous Colbert: non que ce ministre eût des connaissances dans la marine; mais il dépensa beaucoup, et il eut le bonbeur do trouver des officiers de mer babiles, audacieux, et entreprenants.

Plusieurs Français tentèrent des établissements dans les doux Indes; et, tantôt en les encourageant, tantôt en profitant de leur ruine, Colbert parvint à établir quelques colonies, qui, bien que faibles et mal administrées, paraissaient aux yeux des Français, alors peu instruits, avoir atigmenté leur puissance et leurs richesses.

Enfin Colbert, en favorisant les beaux-arts, en protégeant les gens de lettres, se fit des partisans qui célébrèrent ses louanges. La persécution qu'il suscita contre Saint-Fvremond; l'exclusion des grâces de la cour, par laquelle La Fontaine fut puni do sonattacbement pourFouquet;ladureté de Colbert envers Charles Perrault, son injustice à l'égard de Charles Patin, annonçaient une âme étroite et dure, peu sensible aux arts, et seulement frappée de la vanité de les protéger. Mais à peine ces petitesses furent-elles remarquées : l'Académie des sciences établie, de grands voyages utiles aux sciences entrepris aux frais du roi, l'Observatoire construit, sub- juguèrent les esprits.

Colbert mourut, et ses successeurs le firent regretter. Ils n'eurent pas d'autres principes d'administration; ils augmentèrent les impôts, et parurent moins occupés encore du bonheur du peuple. Les manufactures, le commerce, furent aussi mal administrés, et moins encouragés. La marine tomba; la première guerre qui suivit sa mort fut mêlée de revers, et la seconde fut malheureuse.

Enfin, plus Louvois était haï, plus Colbert son rival gagnait dans l'opinion ; sa conduite envers Fouquet fut presque oubliée; on lui pardonna une fortune immense et le faste de sa maison de Sceaux, en les comparant à la fortune scan- daleuse d'Emeri, aux prodigalités de Fouquet, et aux richesses des traitants de la guerre de la succession.

A la mort de Louis XIV, la réputation de Colbert augmenta encore : les prin- cipes de l'administration des finances, du commerce, et des manufactures, étaient inconnus; et, lorsqu'on commemça en France à s'occuper de ces objets, ce fut poui" adopter sur ces matières l'opinion de Colbert.

On se plaignait de n'avoir plus de marine, et, sous lui, la marine avait été florissante. »

On regrettait la magnificence de la cour de Louis XIV. On sentait les maux qu'avait causés la rigueur exercée contre les protestants, et l'on croyait que Col- bert les avait protégés ; on était dégotitc de la guerre, et Colbert passait pour s'être opposé à la guerre.

Les dépenses excessives qu'il faisait pendant la paix, pour satisfaire le goût de Louis XIV, paraissaient des moyens de faire fleurir dans l'État les arts de luxe, d'animer les manufactures, de rendre les étrangers tributaires de notre industrie.

Ce n'était pas après les opérations de Law, et le haussement excessif des mon- naies, qu'on pouvait reprocher à Colljert les retranchements des rentes et une faible augmentation dans la valeur du marc d'argent.

M. de Voltaire trouva donc la réputation de Colbert établie, et il suivit l'opi- nion de son siècle : on ne peut lui en faire un reproche. Ce qui, dans un homme occupé d'études politiques, serait une preuve d'ignorance ou d'un penchant secret pour des principes oppresseurs, n'est qu'une erreur très-pardonnable dans un écrivain qui a cru pouvoir s'en rapporter à l'opinion des hommes les plus éclairés de l'époque il écrivait; et lorsque c'est l'amour des arts, de la paix, et de la tolérance, qui a inspiré cette erreur, il y aurait de l'injustice à ne point la par-

^84 LA IIENRIADE. [asi]

En le rendant heureux, tu sauras t'en venger ^ : Semblable à ce héros, confident de Dieu même, Qui nourrit les Hébreux pour prix de leur blasphème.

« Ciel ! quel pompeux amas d'esclaves à genoux Est aux pieds de ce roi- qui les fait trembler tous! Quels honneurs ! quels respects ! jamais roi dans la France N'accoutuma son peuple à tant d'obéissance. Je le vois, comme vous, par la gloire animé, Mieux obéi, plus craint, peut-être moins aimé. Je le vois, éprouvant des fortunes diverses. Trop fier dans ses succès, mais ferme en ses traverses ; De vingt peuples ligués bravant seul tout l'e/Tort, Admirable en sa vie, et plus grand dans sa mort. Siècle heureux de Louis, siècle que la nature De ses plus beaux présents doit combler sans mesure, C'est toi qui dans la France amènes les beaux-arts ; Sur toi tout l'avenir va porter ses regards ; Les muses à jamais y fixent leur empire; La toile est animée, et le marbre respire ='; Quels sages'', rassemblés dans ces augustes lieux. Mesurent l'univers, et lisent dans les cieux;

donner. Depuis ce temps la science de l'administration a fait des progrès, ou plutôt elle a été créée, du moins en Fiance; et Colbert a été traité avec d'autant plus de sévérité, que l'entiiousiasme avait été plus vif.

On aurait tort sans doute de lui reprocher d'avoir ignoré ce que personne ne savait de son temps. On doit louer son application au travail, son exactitude; mais ni sa conduite envers Fouquet, ni les moyens ruineux qu'il employa pour soutenir, aux dépens du peuple, le faste de la cour, ni la dureté de ses règlements pour les manufactures, ni la barbarie du code des aides et des gabelles, ni ses opérations sur les monnaies, ni les retranchements des rentes, ne peuvent être excusés.

On peut le regarder comme un homme habile, mais non comme un homme de génie; ce nom ne convient en politique qu'à ceux qui s'élèvent au-dessus des opinions et des idées môme des hommes éclairés de leur siècle. On peut moins encore le regarder comme un homme vertueux; car ce nom n'est qu'au ministre qui n'a jamais sacrifié ni la nation à la cour, ni la justice à ses intérêts. (K.)

1. Le peuple, ce monstre féroce et aveugle, détestait le grand Colbert, au point qu'il voulut déterrer son corps; mais la voix des gens sensés, qui prévaut à la longue, a rendu sa mémoire à jamais chère et respectable. (Note de Voltaire, 174G.)

2. Louis XIV. (Id., 1723.)

3. Imitation de Virgile (.En., VI, 847-48) :

Kxcuflent alii spirantia mollius opra, Vivos ducent de marmore vultus.

4. L'Académie des sciences, dont les mémoires sont estimés dans toute l'Europe. /</., 17.30.)

[s7î; chant VII. hh:\

Et, dans la nuit obscure apportant la lumière, Sondent les profondeurs de la nature entière ? L'erreur présomptueuse à leur aspect s'enfuit. Et vers la vérité le doute les conduit.

u Et toi, fille du ciel, toi, puissante harmonie. Art charmant qui polis la (Irèce et l'Italie, J'entends de tous côtés ton langage enchanteur. Et tes sons, souverains de l'oreille et du cœur! Français, vous savez vaincre et chanter vos conquêtes : Il n'est point de lauriers qui ne couvrent vos têtes : Un peuple de héros va naître en ces climats : Je vois tous les Bourbons voler dans les combats. A travers mille feux je vois Condé '- paraître, Tour à tour la terreur et l'appui de son maître : ïurenne, de Condé le généreux rival, Moins brillant, mais plus sage, et du moins son égal. Catinat- réunit, par un rare assemblage, Los talents du guerrier et les vertus du sage. Vauban *, sur un rempart, un compas à la main, Rit du bruit impuissant de cent foudres d'airain. Malheureux à la cour, invincible à la guerre, Luxembourg ^ fait trembler l'Empire et l'Angleterre.

1. Louis de Bourbon, appelé communément le grand Condé, et Henri, vicomte de Turenne, ont été regardés comme les plus grands capitaines de leur temps; tous deux ont remporté de grandes victoires, et acquis de la gloire même dans leurs défaites. Le génie du prince de Condé semblait, à ce qu'on dit, plus propre pour un jour de bataille, et celui de M. de Turenne pour toute une campagne. Au moins est-il certain que M. de Turenne remporta des avantages sur le grand Condé à Gien, à Étampes, à Paris, à Arras, à la bataille des Dunes; cependant on n'ose point décider quel était le plus grand homme. (Note de Voltaire, 1730.)

2. Le maréchal de Catinat, en 1637. 11 gagna les batailles de Staffardc et de la Marsaille, et obéit ensuite, sans murmurer, au maréchal de Villeroi, qui lui envoyait des ordres sans le consulter. U quitta le commandement sans peine, ne se plaignit jamais de personne, ne demanda rien au roi, mourut en philosophe dans une petite maison de campagne à Saint-Gratien, n'ayant ni augmenté ni diminué son bien, et n'ayant jamais démenti un moment son caractère de modération. [Id-, 1730.)

3. Le maréchal de Vauban, on 1C33, le plus grand ingénieur qui ait jamais été, a fait fortifier, selon sa nouvelle manière, trois cents places anciennes, et en a bâti trente-trois; il a conduit cinquante-trois sièges, et s'est trouve à cent qua- rante actions; il a laissé douze volumes manuscrits pleins de projets pour le bien de l'État, dont aucun n'a encore été exécuté. 11 était de l'Académie des sciences, et lui a fait plus d'honneur que personne en faisant servir les mathématiques à l'avantage de sa patrie. {Id., 1730.)

4. François-Henri de Montmorency, qui prit le nom de Luxembourg, maréchal

^86 LA TIENRIADE. [394]

(( Regardez, dans Dcnain, l'audacieux Villars ^ Disputant le tonnerre à Taigle des césars 2, Arbitre de la paix, que la victoire amène, Digne appui de son roi, digne rival d'Eugène. Quel est ce jeune prince' en qui la majesté Sur son visage aimable éclate sans fierté ? D'un œil d'indillcrence il regarde le trône : Ciel ! quelle nuit soudaine à mes yeux l'environne M La mort autour de lui vole sans s'arrêter ; Il tombe aux pieds du trône, étant près d'y monter. 0 mon fils! des Franç-ais vous voyez le plus juste; Les cieux le formeront de votre sang auguste. Grand Dieu ! ne faites-vous que montrer aux humains ^ Cette fleur passagère, ouvrage de vos mains ? Hélas ! que n'eût point fait cette âme vertueuse ! La France sous son règne eût été trop heureuse : il eût entretenu l'abondance et la paix;

de France, duc et pair, gagna la bataille du Casse! sous les ordres de Monsieur, frère de Louis XIV, remporta en chef les fameuses victoires de Mons, de Flcurus, de Steinkerque, de Nerwinde, et conquit des provinces au roi. Il fut mis à la Bas- tille, et reçut mille dégoûts des ministres. {Note de Voltaire, 1730.)

1. On s'était propose de ne parler dans ce poëme d'aucun homme vivant; on ne s'est écarté de cette règle qu'en faveur du maréchal duc de Villars.

Il a gagné la bataille de Frcdelingue et celle du premier Hochstedt. Il est à remarquer qu'il occupa dans cette bataille le même terrain se posta depuis le duc de Marlborough, lorsqu'il remporta contre d'autres généraux cette grande vic- toire du second Hochstedt, si fatale à la France. Depuis, le maréchal de Villars, ayant repris le commandement des armées, donna la fameuse bataille de Blangis ou de Malplaquet, dans laquelle on tua vingt mille hommes aux ennemis, et qui ne fut perdue que quand le maréchal fut blessé.

Enfin, en 1712, lorsque les ennemis menaçaient de venir à Paris, et qu'on déli- bérait si Louis XIV quitterait Versailles, le maréchal de Villars battit le prince Eugène à Denain, s'empara du dépôt de l'armée ennemie à Marchiennes, fit lever le siège de Landrecies, prit Douai, le Quesno\', Bouchain, etc., à discrétion, et fit ensuite la paix à Rastadt, au nom du roi, avec le même prince Eugène, plénipo- tentiaire de l'empereur. (Id., 1730.)

2. Fréron {Année littéraire, 1770, V, 118) prétend que ce vers est pris à Cotin, qui a dit :

Il arrachait la foudre à l'aigle des césars.

3. Feu M. le duc de Bourgogne. {Note de Voltaire, 1723.) i. Imitation de Virgile {/En., VI, 860) :

Sed nos atra cajjut tristi circumvolat umbra.

5. Virgile a dit (/En., VI, 809-70) :

Ostendent terris hune tantum fata, neque ultra Esse sinent.

[m] CHANT VII. 187

Aloii fils, il cilt compté ses jours par ses bienfaits*; Il CLlt aimé son peuple. 0 jours remplis d'alarmes ! Oli ! combien les Français vont répandre de larmes, Quand sous la même tombe ils verront réunis Et l'époux et la femme, et la mère et le fils!

« Un faible rejeton- sort entre les ruines^ De cet arbre fécond coupé dans ses racines. Les enfants de Louis, descendus au tombeau. Ont laissé dans la France un monarque au berceau, De l'État ébranlé douce et frêle espérance. 0 toi, prudent Fleury, veille sur son enfance ; Conduis ses premiers pas, cultive sous tes yeux Du plus pur de mon sang le dépôt précieux! Tout souverain qu'il est, instruis-le à se connaître : Qu'il sache qu'il est homme en voyant qu'il est maître; Qu'aimé de ses sujets, ils soient chers à ses yeux : Apprends-lui qu'il n'est roi, qu'il n'est que pour eux. France, reprends sous lui ta majesté première, Perce la triste nuit qui couvrait ta lumière; Que les arts, qui déjà voulaient t'abandonner, De leurs utiles mains viennent te couronner ! L'Océan se demande, en ses grottes profondes, sont tes pavillons qui fiottaient sur ses ondes. Du Nil et de l'Euxin, de l'Inde et de ses ports. Le Commerce t'appelle, et t'ouvre ses trésors. Maintiens l'ordre et la paix, sans chercher la victoire ; Sois l'arbitre des rois ; c'est assez pour ta gloire : Il t'en a trop coûté d'en être la terreur.

« Près de ce jeune roi s'avance avec splendeur Un héros* que de loin poursuit .la calomnie,

1. Rousseau, dans son Ode à la Fortune, avait dit :

Et qui, père de la patrie,

Compte ses jours par ses bienfaits.

'2. Ce poëme fut composé dans Tenfance de Louis XV. {Note de Voltaire, 1733.)

3. Imitation de Racine (Athalie, acte I, scène i") :

Le ciel même peut-il réparer les ruines

De cet arbre séché jusque dans ses racines ?

4. Vrai portrait do Pliilippe, duc d'Orléans, régent du royaume. (Note de Vol- taire, 1746.)

488 I.A IIKXRIADE. [441]

Facile et non pas faible, ardent, plein de génie,

Trop ami des plaisirs, et trop des nouveautés,

Heniuant Tunivers du sein des voluptés.

Par des ressorts nouveaux sa politique habile

Tient l'Europe en suspens, divisée et tranquille.

Les arts sont éclairés par ses yeux vigilants;

pour tous les emplois, il a tous les talents.

Ceux d'un chef, d'un soldat, d'un citoyen, d'un maître :

Il n'est pas roi, mon fds; mais il enseigne à l'être. »

Alors dans un nuage, au milieu des éclairs. L'étendard de la France apparut dans les airs ; Devant lui d'Espagnols une troupe guerrière De l'aigle des Germains brisait la tête altière, « 0 mon père, quel est ce spectacle nouveau ? Tout change, dit Louis, et tout a son tombeau. Adorons du Très-Haut la sagesse cachée. Du puissant Charles-Quint la race est retranchée. L'Espagne, à nos genoux, vient demander des rois : C'est un de nos neveux qui leur donne des lois. Philippe... » A cet objet, Henri demeure en proie A la douce surprise, aux transports de sa joie. c( Modérez, dit Louis, ce premier mouvement ; Craignez encor, craignez ce grand événement. Oui, du sein de Paris, Madrid reçoit un maître : Cet honneur à tous deux est dangereux peut-être. 0 rois nés de mon sang! ô Philippe ! ô mes fils! France, Espagne, à jamais puissiez-vous être unis! Jusqu'à quand voulez-vous, malheureux politiques'. Allumer les flambeaux des discordes publiques? »

Il dit. En ce moment le héros ne vit plus Qu'un assemblage vain de mille objets confus. Du temple des Destins les portes se fermèrent. Et les voûtes des deux devant lui s'éclipsèrent.

L'Aurore cependant, au visage vermeil, Ouvrait dans l'orient le palais du Soleil : La Nuit en d'autres lieux portait ses voiles sombres;

1. Dans lo temps que cela fut écrit, la branche de France et la branche d'Es- pagne semblaient désunies. {Note de Voltaire, 1737.)

477' CHANT VU. \H^j

Les Songes voltigeants fuyaient avec les ombres.

Le prince, en s'éveillant, sent au fond de son cœur

Une force nouvelle, une divine ardeur:

Ses regards inspiraient le respect et la crainte;

Dieu remplissait son front de sa majesté sainte.

Ainsi, quand le vengeur des peuples d'Israël

Eut sur le mont Sina consulté l'Éternel,

Les Hébreux, à ses pieds coucbés dans la poussière,

i\e purent de ses yeux soutenir la lumière.

FIN DU CHA-NT SEPTIEME.

VARIANTES

DU CHANT SEPTIÈME.

Vers I. Tout le commencement de ce chant est entièrement différent dans la première édition [où. il était le sixième).

Les voiles de la nuit s'étendaient dans les airs; Un silence profond régnait dans l'univers. Henri, près d'affronter de nouvelles alarmes, Endormi dans son camp, reposait sur ses armes. Un héros, descendu de la voûte des deux, Ministre de Dieu même, apparut à ses yeux : C'était ce saint guerrier qui, loin du bord celtique, Alla vaincre et mourir sur les sables d'Afrique: Le généreux Louis, le père des Bourbons, A qui Dieu prodigua ses plus augustes dons. Sur sa tête éclatait un brillant diadème; Au front du nouveau prince il le posa lui-même : « Recevez-le, dit-il, de la main de Louis; Acceptez-moi pour père, et devenez mon fils. La vertu, qui toujours vous guida sur ma trace, Du temps qui nous sépare a rapproché l'espace ; Je reconnais mon sang, que Dieu vous a transmis; *Tout l'espoir de ma race on vous seul est remis. Mais ce sceptre, mon fils, ne doit point vous suffire : Possédez ma sagesse ainsi que mon empire. C'est peu qu'un vain éclat qui passe et qui s'enfuit,

* Que le trouble accompagne, et que la mort détruit; 'Tous CCS honneurs mondains ne sont qu'un bien stérile,

* Des humaines vertus récompense fragile. D'un bien plus précieux, osez être jaloux :

Si Dieu ne vous éclaire, il n'a rien fait pour vous.

Quand verrai-je, ô mon fils ! votre vertu guerrière,

Comme sous son appui, marcher à sa lumière!

Mais qu'ils sont oncor loin ces temps, ces heureux temps,

Dieu doit vous compter au rang de ses enfants!

Que vous éprouverez do faiblesses honteuses,

Et que vous marcherez dans des routes trompeuses !

(Des points indiquent qu'il y a ici une lacune.)

VAKIANTES DU CHANT VIT. 191

Osez suivre mes pas par de nouveaux chemins. Et venez de la France apprendre les destins. »

Henri crut, à ces mots, dans un char de lumière Dos deux en un moment pénétrer la carrière; Comme on voit dans la nuit la foudre et les éclairs Courir d'un pôle à l'autre et diviser les airs.

Parmi ces tourbillons que d'iine main féconde Disposa l'Éternel au premier jour du monde, Est un globe élevé dans le faîte des cieux. Dont l'éclat se dérobe à nos profanes yeux : C'est que le Très-Haut forme à sa ressemblance Ces esprits immortels, enfants de son essence, Qui, soudain répandus dans les mondes divers, Vont animer les corps, et peuplent l'univers. sont, après la mort, nos âmes replongées, Do leur prison grossière à jamais dégagées ; Quand le Dieu qui les fit les rappelle en son sein, D'une course rapide elles volent soudain : Comme on voit dans les bois les feuilles incertaines. Avec un bruit confus tomber du haut des chênes, Lorsque les aquilons, messagers des hivers. Ramènent la froidure et sifflent dans les airs; Ainsi la mort entraîne en ces lieux redoutables

Des mortels passagers les troupes innombrables.

Un juge incorruptible avec d'égales lois

Y rassemble à ses pieds les peuples et les rois.

Tout frémit devant lui; les morts dans le silence

"Attendent en tremblant l'éternelle sentence;

Lui qui, dans un moment, voit, entend, connaît tout,

'D'un coup d'œil les punit, d'un coup d'œil les absout.

De ses ministres saints la troupe inexorable

Sépare incessamment l'innocent du coupable;

Donne aux uns des plaisirs, aux autres des tourments.

Des vertus et du crime éternels monuments.

Mais d'où partent, grand Dieu ! ces cris épouvantables. Ces torrents do fumée et ces feux effroyables? * « Quels monstres, dit Bourbon, volent dans ces climats ! Quel est ce gouffre affreux qui s'ouvre sous mes pas ! 0 mon fils, vous voyez, etc.

Vers 78. Dans l'édition de 4728, il y avait :

Fait si pieusement de sa sagesse immense :

La Mort est à ses pieds, elle amène à la fois Le juif et le chrétien, le turc et le chinois. Là, le dervis tremblant, d'une vue inquiète, A la droite de Dieu cherche en vain son prophète; Le bonze, avec des yeux tristes et pénitents, Y vient vanter en vain ses vœux et ses tourments : Leurs tourments et leurs vœux, leur foi, leur ignorance, Comme sans châtiment restent sans récompense.

492 VARIANTES DU CHANT VII.

Dieu ne les punit point d'avoir forme les yeux

' Aux clartés que lui-même il plaça si loin d'eux ;

11 ne les juge point tel qu'un injuste maître

Sur les clirétiennes lois qu'ils n'ont point pu connaître.

Sur le zèle insensé de leurs saintes fureurs,

Mais sur la simple loi qui parle à tous les cœurs.

La Nature sa fille, et des humains la mère,

Nous inspire en naissant, nous conduit, nous éclaire ;

De l'instinct des vertus elle aime à les remplir.

Et dans leurs premiers ans leur enseigne à rougir;

Mais, pure en notre enfance et par l'àgo altérée,

Elle pleure ses fils, dont elle est ignorée;

Elle pleure, et ses cris que nous n'entendons pas

S'élèvent contre nous dans les jours du trépas.

Ces vers furent, en '1730, remplacés par les dix premiers de ceux qu'on lit aujourd'hui. Mais ils furent mis en variante dans l'éditiou de 1730, avec cette note :

« Beaucoup de curieux regrettaient ce morceau. Mais il faut avouer que celui que l'auteur y a substitué est infiniment plus raisonnable dans un poëme fondé sur la religion catholique. (B.)

Vers 115. Tel est le texte des éditions de 1730 à 'I77o. Les éditeurs de Kehl ont mis :

Au pied du trône même.

Vers 143. Dans l'édition de la Ligue, de 1723, on lisait :

En sont toujours ouverts : L'un et l'autre à ces mots descendent aux enfers. D'abord de tous côtés s'offrent sur leur passage Le Désespoir, la Mort, la Fureur, le Carnage, Et ces vices affreux, suivis par les douleurs, Formées dans les enfers, ou plutôt dans nos cœurs : L'Orgueil au front d'airain, la lâche Perfidie, Qui d'abord en rampant se cache et s'humilie, Puis tout à coup, levant un homicide bras, Fait siffler ses serpents et porte le trépas ; L'Avarice au teint pâle, et la Haine, et l'Envie, Le Mensonge, et surtout sa sœur l'Hypocrisie, Qui les regards baissés, l'encensoir à la main, Distille en soupirant sa rage et son venin; Le faux Zèle étalant, etc.

Vers 163. Édition de 1723 :

Quel mortel, disaient-ils, par Dieu même conduit, Vient effrayer l'enfer et l'éternelle nuit?

Vers 170. Après ce vers, on lit, dans l'édition de 1723, ces quatre vers qui ne sont plus dans l'édition de 1728 :

Voyez de ces serpents tout son corps entouré,

VARIANTES DU CHANT VII. -193

Sous leur dent vengeresse en lanabeaux déchiré ; Fuyons, n'aigrissons point le tourment qui l'opprime.

Il Sa peine, dit Louis, est égale à son crime. » Tandis que dans Paris, etc.

Vers 174. Les éditions de 1723 à 1775 inclusivement portent : Ici dans les tourments l'enfer les desavoue.

Cette version a été suivie par Palissot.

Vers 17o. Édition de 1723:

« Mais apprenez, mon fils, quelles sévères lois Poursuivent en ces lieux tous les crimes des rois.

Vers 179. Édition de 1723 :

Et se plaît à venger, par des maux infinis,

Los crimes qu'ils ont faits et ceux qu'ils ont permis,

La mort leur a ravi ces grandeurs passagères.

Vers 185. Édition de 1723 :

La Vérité terrible, augmentant leurs supplices, De son flambeau sacré vient éclairer leurs vices.

Près de ces mauvais rois sont ces fiers conquérants, Héros aux yeux du peuple, etc.

Vers 191. Édition de 1723 :

Devant eux sont couchés tous ces rois fainéants.

Vers 199:

Ètes-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs, etc.

Au lieu de ce vers et des sept qui le suivent, en voici huit autres qu'on lit dans l'édition de 1723 :

Le sujet révolté, le lâche adulateur.

Le juge corrompu, l'infâme délateur,

Ceux même qui, nourris au sein de la mollesse,

IN'ont eu pour tous forfaits qu'un cœur plein de faiblesse ;

Ceux qui, livrés sans crainte à des penchants flatteurs,

N'ont connu, n'ont aimé que leurs douces erreurs;

Tous enfin, de la mort éternelles victimes.

Souffrent des châtiments qui surpassent leurs crimes.

Le généreux Henri, etc.

Et dans celle de 1737, voici ce qu'on lit au lieu de ces huit vers :

Il est, il est aussi dans ce lieu de douleurs

Des cœurs qui n'ont aimé que leurs douces erreurs,

Des foules de mortels noyés dans la mollesse,

8. La Henriade. 13

194 VARIANTES DU CHANT VII.

Qu'entraîna lo plaisir, qu'endormit la paresse. Le généreux Henri, etc.

On voit, par tous ces différents changements, avec quelle extrême atten- tion et avec quelle sévérité l'auteur a revu son ouvrage; c'est ainsi que doit en user quiconque travaille pour la postérité (1746.)

Vers 213. Édition de 1723 :

A l'œuvre de ses mains avait daigné ravir.

Vers 229. Édition de 1723 :

Cependant à grands pas lun et l'autre s'avance Vers ces lieux fortunes.

Vers 24a. Édition de 1723 :

vivent les bons rois qu'ont produits tous les âges.

Et ce vers est sans rime dans l'édition de 1723, ainsi que dans celle de 1724.

Vers 263. Édition de 1723 :

Plus loin sont ces guerriers, vengeurs de la patrie, Qui dans les champs d'honneur ont prodigue leur vie; La Trimouille, Clisson, Montmorenry, de Foix, Et le brave Guesclin, et l'auguste Dunois. brille au milieu d'eux cette illustre amazone Qui délivra la France et raffermit le trône. Antoine de Navarre, avec des yeux surpris. Voit Henri qui s'avance, et reconnaît son fils : Le héros attendri tombe aux pieds de son père; Trois fois il tend les bras à cette ombre si chère, ' Trois fois son père échappe à ses embrassements, * Tel qu'un léger nuage écarté par les vents. Cependant il apprend à cette ombre charmée Sa grandeur, ses desseins, l'ordre de son armée. Et ses premiers travaux, et ses derniers exploits. Tous les héros en foule accouraient à sa voix ; Les Martels, les Pépins l'écoutaient en silence, Et respectaient en lui la gloire de la France. Enfin, le saint guerrier, poursuivant ses desseins : « Suivez mes pas, dit-il, au temple des destins; Avançons, il est temps de vous faire connaître Les rois et les héros qui de vous doivent naître. De ce temple déjà vous voyez les remparts, Et ses portes d'airain s'ouvrent à vos regards. »

Le Temps, d'un cours rapide et pourtant insensible, Parcourt tous les dehors de ce palais terrible; Et de sur la terre, etc.

Les deux vers marqués d'un astérisque sont une imitation de Virgile, et ont été reportés dans le chant VI (voyez la note 2 de la page 161).

VARIANTES DU CHANT VU. .19o

Vers 284. Après ce vers, les éditions de 1723 et 1724 en contiennent quatre qui furent supprimés dans l'édition de 1728, et n'ont point encore été recueillis dans les variantes; les voici :

De Dieu dans ce lieu saint la'volontc rcsido. La Crainte languissante et l'Espérance avide Près de ces murs sacrés gémissent nuit et jour : Les Désirs inquiets voltigent à l'entour.

Vers 287. Édition de 1723 :

Dieu même a marqué nos plus secrets désirs.

Vers 297. Ce vers et les onze qui le suivent furent imprimés, pour la première fois, dans l'édition de 1728.

Vers 321. Édition de 1723 :

« Approcliez-vous, venez, contemplez l'un et l'autre Le sort de vos États, et ma race, et la vôtre.

A'ers 347. Ce vers et les sept qui le suivent ont été ajoutés dans l'édition de 1737.

Vers 333. Édition de 1723 : De cent peuples ligués.

Vers 370. Dans l'édition de 1723, il y a :

le marbre est vivant, et la toile respire. Ici de mille esprits les efforts curieux * Mesurent l'univers et lisent dans les cicux. Descartes, répandant sa lumière féconde, Francliit d'un vol hardi les limites du monde. J'entends de tous côtés ce langage enchanteur, Si flatteur à l'oreille et doux tyran du cœur. Français, vous savez vaincre, etc.

Sur cette variante les éditeurs de Kehl disent :

« Ces vers se retrouvent dans l'édition de Londres. Ce fut dans ce voyage en Angleterre que M. de Voltaire connut et adopta le système de Newton, dans un temps très-peu de mathématiciens l'avaient étudié, les géomètres les plus illustres du continent l'attaquaient encore, le sage Fonteneile reprochait à ce système de ramener les qualités occultes que Descartes avait bannies de la physique. »

La version actuelle n'est que de 1730.

Vers 391. M. de Voltaire avait changé ainsi les deux vers sur M. de Yauban :

Ce héros dont la main raffermit nos remparts, C'est Yauban, c'est l'ami des vertus et des arts.

496 VARIANTES DU CHANT VIF.

Mois, dans les dernières éditions, il les a rétablis tels qu'ils (Haient dans la première; ils rappellent ces vers d'Athalie, acte V, scène i:

Copendant Athalic, un poignard à la main,

Uit des faibles remparts de nos portes d'airain. (K.)

Vers .$94. Édition de 1723 :

Luxembourg de son nom remplit toute la terre.

Vers 398. Dans l'édition de 1723, c'était inimédialement après ce vers que venaient ceux sur Richelieu et Mazarin, qui soni aujourd'hui les vers 327-346 de ce chant.

Vers 399. Édition de 1723 :

Quel est cet autre prince en qui la majesté Sur sou front sage et doux éclate sans fierté?

Vers 422. Au lieu de ce vers et des dix-huit qui le suivent, voici ce que met l'édition de 1723 :

« De l'empire fi-ançais douce et frêle espérance : O vous, qui gouvernez les jours de son enfance, Vous, Villeroi, Fleury! conservez sous vos yeux 'Du plus pur de mon sang le dépôt précieux; Conduisez par la main son enfance docile; Le sentier des vertus à cet âge est facile; Age heureux, son cœur, exempt de passion, IN'a point du vice encor reçu l'impression; d'une cour trompeuse, ardente à nous séduire, Le souffle empoisonné ne peut encor lui nuire ; Age heureux, lui-même, ignorant son pouvoir. Vit tranquille et soumis aux règles du devoir. Qu'ati sortir de l'enfance il puisse se connaître, Qu'il songe qu'il est homme en voyant qu'il est maître; Qu'attentif aux besoins des peuples malheureux, Il ne les charge point de fardeaux rigoureux ; Qu'il aime à pardonner; qu'il donne avec prudence Aux services rendus leur juste récompense; Qu'il ne permette pas qu'un ministre insolent Change son règne aimable en un joug accablant; Que la simple vertu, de soutiens dépourvue. Par ses sages bienfaits soit toujours prévenue; Que de l'amitié même il chérisse les lois, Bien pur présent du ciel, et peu connu des rois; Et que, digne en effet de la grandeur suprême. Il imite, s'il peut, Henri Quatre et moi-môme. » Il dit. En ce moment, etc.

Vers 447. Au lieu des trois vers suivants, Voltaire se proposait de placer une tirade sur le système de Law. Le poëte disait du régeat :

D'un sujet et d'un maître il a tous les talents;

VARIANTES DU CHANT VII. 197

Malheureux toutefois dans le cours de sa vie D'avoir reçu du ciel un si vaste gûnie. Philippe, garde-toi des prodiges pompeux Qu'on otVre à ton esprit, trop plein du nicrvcilicux. Un Kcossais arrive, et promet l'abondance; 11 parle, il fait changer la face do la France; Des trésors inconnus se forment sous ses mains. L'or devient méprisable aux avides humains. Le pauvre qui s'endort au sein de l'indigence Des rois, à son réveil, égale l'opulence; Le riche, en un moment, voit fuir devant ses yeux Tous les biens qu'en naissant il eut de ses aïeux. Qui pourra dissiper ces funestes prestiges? «te.

Ces vers font partie du billet pour Tliieriot, inséré dans la lettre à >["" la présidente de Bernières, du 13 novembre Mfô.

Dans l'édition de 17*3, les vers sur le duc d'Orléans étaient placés immédiatement après ceux sur Richelieu et Mazarin, qui sont aujourd'hui les 227-46. Ils étaient ainsi :

Près de ce jeune roi regardez ce héros,

Propre à tous les emplois, ne pour tous les travaux.

Jl unit les talents d'un sujet et d'un maître.

* Il n'est pas roi, mon fils, mais il enseigne à l'être.

Voici même une autre version de ces vers, mais que je n'ai vue dans aucune édition de la Henriade :

Auprès du jeune roi regardez ce héros,

Propre à tous les emplois, pour tous les travaux;

Son esprit éclairé, peu connu du vulgaire.

De l'art de gouverner possède le mystère.

Les arts sont étonnes de marcher sur ses pas

Avec la politique et le dieu des combats :

Sans besoin de ministre, il fait tout par lui-même;

Maître do ses voisins, sa clémence est extrême;

Toute l'Europe entière, appuyant son pouvoir.

Cède à ses volontés sans s'en apercevoir.

Il a tous les talents de sujet et de maître;

*I1 n'est pas roi, etc. (B.)

Vers 460. II faudrait qui lui. Mais toutes les éditions depuis -1728, oîi ces vers parurent pour la première fois, portent leur. Il est sin- guher que Fréron, La Beaumelle, et Clément n'aient pas reproché cette faute à Voltaire.

Vers 473. édition de 4723 : Du temple du Destin.

CHANT HUITIÈME.

ARGUMENT.

Le comte d'Egmont vient de la part du roi d'Espagne au secours de Mayenne et des ligueurs. Bataille d'Ivry, dans laquelle Mayenne est défait, et d'Egmont tué. Valeur et clémence de Henri le Grand.

Des états dans Paris la confuse assemblée* Avait perdu l'orgueil dont elle était enflée. Au seul nom de Henri, les ligueurs, pleins d'effroi, Semblaient tous oublier qu'ils voulaient faire un roi. Rien ne pouvait fixer leur fureur incertaine; Et, n'osant dégrader ni couronner Mayenne, Ils avaient confirmé, par leurs décrets honteux. Le pouvoir et le rang qu'il ne tenait pas d'eux.

Ce lieutenant sans chef-, ce roi sans diadème, Toujours dans son parti garde un pouvoir suprême. Un peuple obéissant, dont il se dit l'appui, Lui promet de combattre et de mourir pour lui. Plein d'un nouvel espoir, au conseil il appelle Tous ces chefs orgueilleux, vengeurs de sa querelle; Les Lorrains ^ les Nemours, La Châtre, Canillac,

1. Tel qu'il est aujourd'hui, le commencement de ce chant date de 1730. Voyez aux variantes, page 218.

'2. Il se fit déclarer, par la partie du parlement qui lui demeura attachée, lieutenant général de l'État et royaume de France. {Note de Voltaire, 1730.)

3. Les Lorrains. Le chevalier d'Aumale, dont il est si souvent parlé, et son frère le duc, étaient de la maison de Lorraine.

Charles-Emmanuel, duc de Nemours, frère utérin du duc de Mayenne.

La Châtre était un des maréchaux de la Ligue, que l'on appelait des bâtards qui se feraient un jour légitimer aux dépens de leur père. En effet, La Châtre fit sa paix depuis, et Henri lui confirma la dignité de maréchal de France. (/c/.,1730.)

[is] CHANT VIII. 199

Et rinronstant Joyeuse S et Saint-Paul, et Brissac.

Ils viennent : la fierté, la vengeance, la rage.

Le désespoir, l'orgueil, sont peints sur leur visage.

Quelques-uns en tremblant semblaient porter leure pas,

Allaibiis par leur sang versé dans les combats;

Mais ces mêmes combats, leur sang, et leurs blessures,

Les excitaient encore à venger leurs injures.

Tout auprès de Mayenne ils viennent se ranger;

Tous, le fer dans les mains, jurent de le venger.

Telle au haut de l'Olympe, aux champs de Thessalie,

Des enfants de la terre on peint la troupe impie

Entassant des rochers, et menaçant les cieux,

Ivre du fol espoir de détrôner les dieux.

La Discorde à l'instant, entr'ouvrant une nue, Sur un char lumineux se présente à leur vue : (( Courage! leur dit-elle, on vient vous secourir; C'est maintenant, Français, qu'il faut vaincre ou'jmourir. » D'Aumale, le premier, se lève à ces paroles ; Il court, il voit de loin les lances espagnoles : « Le voilà, cria-t-il, le voilà, ce secours Demandé si longtemps, et difl'éré toujours : Amis, enfin l'Autriche a secouru la France. » 11 dit. Mayenne alors vers les portes s'avance. Le secours paraissait vers ces lieux révérés Qu'aux tombes de nos rois la mort a consacrés. Ce formidable amas d'armes étincelantes. Cet or, ce fer brillant, ces lances éclatantes, Ces casques, ces harnois, ce pompeux appareil. Défiaient dans les champs les rayons du soleil. Tout le peuple au-devant court en foule avec joie : Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie : C'était le jeune Egmonf-, ce guerrier obstiné,

■1. Joyeuse est le même dont il est parlé au quatrième chant, note 1, page 108.

Saint-Paul, soldat de fortune, fait maréchal par le même duc de Mayenne, homme emporté et d'une violence extrême. Il fut tué par le duc de Guise, fils du Balafré.

Brissac s'était jeté dans le parti de la Ligue, par indignation contre Henri III, qui avait dit qu'il n'était bon ni sur terre ni sur mer. Il négocia depuis secrète- ment avec Henri IV, et lui ouvrit les portes de Paris, moyennant le bâton de maré- chal de France. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Le comte d'Egmont, fils de Lamoral, comte d'Egmont, qui fut décapité à Bruxelles avec le prince de Horn, le 5 juin 1568.

Le fils, étant resté dans le parti de Philippe II, roi d'Espagne, fut envoyé au

200 LA HENRIADE. [47J

Ce fils ambitieux d'un père infortuné ; Dans les murs de Bruxelle il a re<;u la vie : Sou père, qu'aveugla Tamour de la patrie, xMourut sur récliafaud, pour soutenir les droits Des malheureux Flamands opprimés par leurs rois : Le fils, courtisan lâche, et guerrier téméraire, liaisa longtemps la main qui lit périr son père. Servit, par politique, aux maux de son pays. Persécuta Bruxelle, et secourut Paris, Philipi)e l'envoyait sur les bords de la Seine, Comme un Dieu tutélaire, au secours de Mayenne ; Et Mayenne, avec lui, crut aux tentes du roi l^apporter à son tour le carnage et l'effroi. Le téméraire orgueil accompagnait leur trace. Qu'avec plaisir, grand roi, tu voyais cette audace! Et que tes vœux hâtaient le moment d'un combat semblaient attachés les destins de l'État!

Près des bords de l'Iton ^ et des rives de l'Eure * Est un champ fortuné, l'amour de la nature : La guerre avait longtemps respecté les trésors Dont Flore et les Zéphyrs embellissaient ces bords. Au milieu des horreurs des discordes civiles, Les bergers de ces lieux coulaient des jours tranquilles. Protégés par le ciel et par leur pauvreté, Ils semblaient des soldats braver l'avidité. Et, sous leurs toits de chaume, à l'abri des alarmes, A"entendaient point le bruit des tambours et des armes. Les deux camps ennemis arrivent en ces lieux : La désolation partout marche avant eux. De l'Eure et de l'Iton les ondes s'alarmèrent ;

secours du duc de Mayciiuo, à !a tôte de dix-liuit cents lances. A son entrée dans Paris, il reçut les compliments de la ville. Celui qui le haranguait ayant mêlé dans son discours les louanges du comte d'Egmont, son père : « Ne parlez pas de lui, dit le comte, il méritait la mort; c'était un rebelle. » Paroles d'autant plus con- damnables que c'était à des rebelles qu'il parlait, et dont il venait défendre la cause. {Note de Voltaire, -1730.)

1. Ce fut dans une plaine entre Tlton et l'Eure que se donna la bataille d'Ivry, le 14 mars 15'J0. {Id., 1730.)

2. La rime indique comment il faut prononcer le dernier mot de ce vers. Ce mot est encore employé en rime dans le vers l'25 du chant JX. Voltaire s'est conformé à la prononciation du pays. Hamilton, dans son Éptlre à Boileau, et Bertin, dans fsa lettre au chevalier du Hauticr, ont fait aussi rimer Eure avec nature.

[77] CHANT VIII. tôt

Les bergers, pleins d'effroi, dans les bois se cachèrent ; Et leurs tristes moitiés, compagnes de leurs pas. Emportent leurs enfants gémissants dans leurs bras.

Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes. Du moins à votre roi n'imputez point vos larmes ; S'il cherche les combats, c'est pour donner la paix : Peuples, sa main sur vous répandra ses bienfaits: Il veut finir vos maux, il vous plaint, il vous aime. Et dans ce jour affreux il combat pour vous-même. Les moments lui sont chers, il court dans tous les rangs Sur un coursier fougueux plus léger que les vents. Qui, fier de son fardeau, du pied frappant la terre. Appelle les dangers, et respire la guerre \ On voyait près de lui briller tous ces guerriers. Compagnons de sa gloire et ceints de ses lauriers : D'Aumont-, qui sous cinq rois avait porté les armes;

1. On lit dans Job, cliap. xxxix : « Tcrram ungula fodit; exultât audacter, in occursum pergit armalis, contemnit pavoroni, ncc ccdit gladio... Ubi audicrit buc- cinam, dicit :Wali; procul odoratur bclluni, cxhortationeni ducuin et ululatum exercitus, etc. »

Sarrasin, dans VOde de Calliope sur la bataille de Lens ('20 août lGi8), avait

imite ce passage :

Il monte un cheval superbo Qui, furieux aux combats, A peine fait courber l'herbe Sous la trace de ses pas ; Son œil est ardent, farouche; L'écume sort de sa bouche; Prêt au moindre mouvement, Il frappe du pied la terre, Et semble appeler la guerre Par un fier hennissement.

Frci'on {Année littéraire, 1770, VII, 335) prétend que Voltaire est le plagiaire de Sarrasin. On a aussi rappelé ce vers de Segrais :

Son cheval, glorieux du fardeau qu'il emporte.

Les vers de Voltaire sont une imitation de ceux de Virgile {Géorgiques, III, 79, 85, 87, 88 ) :

Nec vanos horret strepitus. . . .

CoUectumque premens volvit sub naribus ignem. Cavatque

Tellurem.

Voyez aussi la note 6 de la page 205.

2. Jean d'Aumont, maréchal de France, qui fit des merveilles à la bataille d'Ivry, était fils de Pierre d'Aumont, gentilhomme de la chambre, et de Françoise de Sully, héritière de l'ancienne maison de Sully. Il servit sous les rois Henri II, Fran- çois II, Charles IX Henri III, et Henri IV. {Note de Voltaire, 1730.)

iO% LA [lEXRIADE. [9a]

Biron', dont ie seul nom répandait les alarmes; Et son fds -, jeune encore, ardent, impétueux, Qui depuis... mais alors il était vertueux ^; Sully'*, Nangis, Grillon, ces ennemis du crime,

1. Henri de Gontaud de Biron, maréchal do France, grand-maître de l'artillerie, était un grand homme de guerre : il commandait à Ivry le corps de réserve, et contribua au gain de la bataille eu se présentant à propos à l'ennemi. Il dit à Henri le Grand, après la victoire : « Sire, vous avez fait ce que devait faire Biron, et Biron ce que devait faire le roi. » Ce maréchal fut tué d'un coup de canon, en 1592, au siège d'Épernay. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Charles de Gontaud de Biron, maréchal et duc et pair, fils du précédent, conspira depuis contre Henri IV, et fut décapité dans la cour de la Bastille en 1620. On voit encore à la muraille les crampons de fer qui servirent à l'échafaud. (kl, 1730.)

3. Ce texte, qui est de 1728, est une imitation do Bacine (Britannicus, acte IV, scène 11 ) :

Et ce même Burrhus, Qui depuis... Rome alors estimait ses vertus.

4. Rosny, depuis duc de Sully, surintendant des finances, grand-maître de l'ar- tillerie, fait maréchal de France après la mort de Henri IV, reçut sept blessures à la bataille d'Ivry. (Id., 1730.)

Il naquit à Rosny, en 1.j59, et mourut à Villebon en IGil : ainsi il avait vu Henri II et Louis XIV. Il fut grand-voyer et grand-maître de l'artillerie, grand- maître des ports de France, surintendant des finances, duc et pair et maréchal de France. C'est le seul homme à qui ou ait jamais donné le bâton de maréchal comme une marque de disgrâce : il ne l'eut qu'en échange de la charge de grand- maître de l'artillerie, que la reine régente lui ôta en lG3i. H était très-brave homme de guerre, et encore meilleur ministre; incapable de tromperie roi et d'être trompé par les financiers. Il fut inflexible pour les courtisans, dont l'avidité est insatiable, et qui trouvaient en lui une rigueur conforme à l'humeur économe de Henri IV. Ils l'appelaient le négalif., et l'on disait que le mot de oui n'était jamais dans sa bouche. Avec cette vertu sévère il ne plut jamais qu'à son maître, et le moment de la mort de Henri IV fut celui de sa disgrâce. Le roi Louis XllI le fit revenir à la cour quel- ques années après, pour lui demander ses avis. Il y vint, quoique avec répugnance. Les jeunes courtisans qui gouvernaient Louis XIII vouluient, selon l'usage, donner des ridicules à ce vieux ministre, qui reparaissait dans une jeune cour avec des habits et des airs de mode passés depuis longtemps. Le duc de Sully, qui s'en aperçut, dit au roi : « Sire, quand le roi votre père, de glorieuse mémoire, me faisait l'honneur de me consulter, nous ne commencions à parler d'affaires qu'au préalable on n'eût fait passer dans l'anticliambre les baladins et les bouffons de la cour. »

Il composa, dans la solitude do Sully, des mémoires dans lesquels règne un air d'honnûte homme, avec un style naïf, mais trop diffus.

On y trouve quelques vers de sa façon, qui ne valent pas plus que sa prose. Voici ceux qu'il composa en se retirant de la cour, sous la régence de Marie de Médicis :

Adieu maisons, châteaux, armes, canons du roi ;

Adieu conseils, trésors déposés à ma foi;

Adieu munitions, a<lieu grands équipages ;

Adieu tant de rachats, adieu tant de ménages ;

Adieu faveurs, grandeurs; adieu le temps qui court;

Adieu les amitiés et les amis de cour ; etc.

Il ne voulut jamais changer de religion ; cependant il fut des premiers à cou-

CHANT VIII. 203

Que la Ligue déteste et que la Ligue estime; Turenue, qui, depuis, de la jeune Bouillon

sciller à Henri IV d'aller à la messe. Le cardinal Duperron l'exhortant un jour à quitter le calvinisme, il lui répondit : « Je me ferai catholique quand vous aurez supprimé l'Évangile; car il est si contraire à l'Église romaine, que je ne peux pas croire que l'un et l'autre aient été inspirés par le môme esprit, n

Le pape lui écrivit un jour une lettre remplie de louanges sur la sagesse de sou ministère; le pape finissait sa lettre comme un bon pasteur, par prier Dieu qu'il ramenât sa brebis égarée, et conjurait le duc de Sully de se servir de ses lumières pour entrer dans la bonne voie. Le duc lui répondit sur le même ton; il l'assura qu'il priait Dieu tous les jours pour la conversion de Sa Sainteté. Cette lettre est dans ses mémoires. {Note de Voltaire, 1723.)

Addition des éditeurs de Kehl.

[Ce sont les écrivains qui font la réputation des ministres. Pour les bien juger, il faudrait non-seulement connaître les principes de l'administration, mais encore avoir lu les lois, les règlements, que ces ministres ont faits, et savoir quelle a été l'influence de ces lois, de ces règlements sur la nation entière, sur les différentes provinces. Presque personne ne prend cette peine; et on juge les ministres sur la parole des historiens ou des écrivains politiques.

Sully et Colbert en sont un exemple frappant. Sous le règne de Louis XIV, les gens de lettres français étaient en général plongés dans une ignorance profonde sur tout ce qui regardait l'administration d'un État; et les hommes qui se mêlaient d'affaires étaient hors d'état d'écrire deux phrases qu'on pût lire. Le système tourna vers ces objets les esprits des hommes de tous les ordres. On s'occupa beaucoup de commerce; et, comme Colbert avait fait un grand nombre de règlements sur les manufactures, comme il avait encouragé le commerce maritime, formé des com- pagnies, il devint, dans tous les écrits, le modèle des grands ministres. Cependant les sciences politiques firent partout des progrès; on cherchait à les appuyer sur des principes généraux et fixes ; on en trouva quelques-uns. On observa dans l'administration de Colbert un grand nombre de défauts; mais on avait besoin d'offrir un autre objet à l'admiration publique, et on choisit Sully : le choix était heureux. Ministre, confident, ami d'un roi dont la mémoire est chérie et respectée, il avait conservé la réputation d'un homme d'une vertu forte, d'une franchise aus- tère ; il avait été un sévère économe du trésor public : on opposa donc Sully à Col- bert. On aha plus loin : on supposa que chacun de ces ministres avait un système d'administration; que ces systèmes étaient opposés; que l'un voulait favoriser l'agriculture, tandis que l'autre la sacrifiait à l'encouragement des manufactures. Mais il est facile, en lisant les lois qu'ils ont faites, de voir que ni l'un ni l'autre n'eurent jamais un système; de leur temps il était même impossible d'en avoir. Sully fut supérieur à Colbert, parce qu'il s'opposait avec courage aux dépenses que Henri voulait faire par générosité ou par faiblesse; au lieu que Colbeit flatta le goût de Louis XIV pour les fêtes et la pompe de la cour; que Sully mérita la con- fiance de Henri IV en sacrifiant pour lui ses biens et .son sang, et que Colbert, après avoir gagne la confiance de Mazarin, en l'aidant à augmenter ses trésors, obtint celle de Louis XIV, en se rendant le délateur de Fouquet et l'instrument de sa perte; que Sully, terrible aux courtisans, voulait ménager le peuple, et que Colbert sacrifia le peuple à la cour.

Sully n'encouragea le commerce des blés que par des permissions particulières d'exporter, plus fréquentes à la vérité que du temps de Colbert, mais qu'il faisait

u

204 LA HENRIADE. [99]

Mérita, dans Sedan, la puissance et le nom ^ ; Puissance malheureuse et trop mal conservée, Et par Armand - détruite aussitôt qu'élevée. Essex avec éclat paraît au milieu d'eux, Tel que dans nos jardins un palmier sourcilleux, A nos ormes touffus mêlant sa tête altière, -Paraît s'enorgueillir de sa tige étrangère. Son casque étincelait des feux les plus brillants Qu'étalaient à l'envi l'or et les diamants, Dons chers et précieux dont sa lière maîtresse Honora son courage, ou plutôt sa tendresse.

aussi quelquefois acheter; conduite qu'un ministre même très-corrompu n'oserait avouer de nos jours.

Tous deux n'encouragèrent de même les manufactures que par des dons et des privilèges. Ils ne songèrent ni l'un ni l'autre à rendre moins onéreuses les lois fiscales : si elles furent moins dures sous Sully, il faut moins en faire honneur à son caractère qu'aux circonstances, qui n'auraient point permis cet abus de l'auto- rité royale.

En un mot, Sully fut un homme vertueux pour son siècle, parce qu'on n'eut à lui reprocher aucune action regardée dans son siècle comme vile ou criminelle ; mais on ne peut dire qu'il fut un grand ministre, et encore moins le proposer pour modèle. Un général qui, de nos jours, ferait la guerre comme du Guesclin serait vraisemblablement battu.

Sully eut des défauts et des faiblesses. Ami de Henri IV, il était trop jaloux de sa faveur; fier avec les grands ses égaux, il eut avec ses inférieurs toutes les peti- tesses de la vanité : sa probité était incorruptible; mais il aimait à s'enrichir, et ne négligea aucun des moyens regardés alors comme permis. Obligé de se retirer après la mort de Henri ]V, il eut la faiblesse de regretter sa place, et de se con- duire en quelques occasions comme s'il eût désiré d'avoir part au gouvernement incertain et orageux de Louis Xlil. Il est vrai que le mot célèbre cité par M. de Voltaire est une belle réi)aration de cette faiblesse, si pourtant elle est aussi réelle que l'ont prétendu ses ennemis. ]

Nangis, homme d'un grand mérite et d'une véritable vertu : il avait conseillé à Henri III de ne point faire assassiner le duc de Guise, mais d'avoir le courage de le juger selon les lois.

Grillon était surnommé le Brave. Il offrit à Henri IV de se battre contre ce même duc de Guise. C'est à ce Grillon que Henri le Grand écrivit : « Pends-toi, brave Grillon; nous avons combattu à Arques, et tu n'y étais pas... Adieu, brave Grillon; je vous aime à tort et à travers. » (Note de Vultaire, 1730.)

1. Henri de La Tour d'Orliègues, vicomte de Turenne, maréchal de France. Henri le Grand le maria à Charlotte de La Mark, princesse de Sedan, en 1591. La nuit de ses noces, le maréchal alla prendre Stenay d'assaut. {Id., nSO.)

'2. La souveraineté de Sedan, acquise par Henri de Turenne, fut perdue par Frédéric- Maurice, duc de Bouillon, son fils, qui, ayant trempé dans la conspiration de Cinq-Mars contre Louis XIII, ou plutôt contre le cardinal de Richelieu, donna Sedan pour conserver sa vie : il eut, en échange de sa souveraineté, de très-grandes terres, plus considérables en revenu, mais qui donnaient plus de richesses et moins de puissance. {Id., 1730.)

[no] CHANT VIII. 203

Ambitieux Essex, vous étiez à la fois

L'amour de votre reine et le soutien des rois.

Plus loin sont La TrimouilleS et Clermont, et Feuquières,

Le malheureux de Nesle, et l'heureux Lesdiguières-,

D'Ailly, pour qui ce jour fut un jour trop fatal.

Tous ces héros en foule attendaient le signal,

Et, rangés près du roi, lisaient sur son visage

D'un triomphe certain l'espoir et le présage.

Mayenne, en ce moment, inquiet, abattu. Dans son cœur étonné cherche en vain sa vertu '. Soit que, de son parti connaissant l'injustice. Il ne crût point le ciel à ses armes propice ; Soit que Tàme, en effet, ait des pressentiments, Avant-coureurs certains des grands événements. Ce héros cependant, maître de sa faiblesse, Déguisait ses chagrins sous sa fausse allégresse* : Il s'excite, il s'empresse, il inspire aux soldats Cet espoir généreux que lui-même il n'a pas.

.'-""""D'Egmont auprès de lui, plein de la confiance*^ Que dans un jeune cœur fait naître l'imprudence. Impatient déjà d'exercer sa valeur, De l'incertain Mayenne accusait la lenteur.

; Tel qu'échappé du sein d'un riant pâturage \

1. Claude, duc do La Trimonille, était à la bataille d'Ivry. Il avait un grand courage et une ambition démesurée, do grandes richesses, et était le seigneur le plus considérable parmi les calvinistes. 11 mourut à trente-huit ans.

Balsac de Clermont d'Entragues, oncle de la fameuse marquise de Verncuil, fut tue à la bataille d'Ivry. Feuquières et de Nesle, capitaines de cinquante hommes d'armes, y furent tués aussi. (Note de Voltaire, 1730.)

2. Jamais homme ne mérita mieux le titre d'heureux; il commença par être simple soldat, et finit par être connétable sous Louis XIII. {Id., 1730.)

3. Boiloau a dit, dans le Lutrin, chant V, vers 230 :

Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage.

4. Imitation de Virgile {.En., IV, 477, et I, 212-213) :

ConsiHum vultu tegit, ac spem fronte serenat...

Curisque ingentibus œger

Spcm vultu simulât, premit altum corde dolorem.

5. Ce vers et les quinze qui le suivent furent ajoutés en 1728. G. Imitation de Virgile {Géorg., III, 75-76, 83-86) :

Continuo pecoris generosi puUus in arvis

206 L.V HENRI A DE. 'iss^

\ Au bruit de la trompette animant son courage, ' Dans les champs de la Thrace un coursier orgueilleux, Indocile, inquiet, plein d'un feu belliqueux, Levant les crins mouvants de sa tête superbe. Impatient du frein, vole et bondit sur l'herbe; l^Tel paraissait Egmont : une noble fureur Éclate dans ses yeux, et brille dans son cœur. Il s'entretient déjà de sa prochaine gloire ; Il croit que son destin commande à la victoire. Hélas ! il ne sait point que son fatal orgueil Dans les plaines d'Ivry lui prépare un cercueil.

Vers les ligueurs enfin le grand Henri s'avance ; Et s'adressant aux siens, qu'enflammait sa présence : (( Vous êtes nés Français, et je suis votre roi' ; Voilà nos ennemis, marchez, et suivez-moi ; Ne perdez point de vue, au fort de la tempête, Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ; Vous le verrez toujours au chemin de l'honneur. » A ces mots, que ce roi prononçait en vainqueur. Il voit d'un feu nouveau ses troupes enflammées. Et marche en invoquant le grand Dieu des armées. ■— ^ur les pas des deux chefs alors en même temps On voit des deux partis voler les combattants. Ainsi lorsque des monts séparés par Alcide Les aquilons fougueux fondent d'un vol rapide. Soudain les flots émus de deux profondes mers D'un choc impétueux s'élancent dans les airs ; La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel gronde, Et l'Africain tremblant craint la chute du monde.

Altius ingreditur

. . Tura, si qua sonum procul arma dederc, Slare loco nescit, micat auribus, et tremit artus, Collectumque premens volvit sub naribus igncm. Densa juba, et dextro jactala recumbit ia armo.

(et /En., XI, 492, 493, 496, 497) :

Qualis, ubi abruptis fugit prœsepia vinclis, Tandem liber equus, canipoque potitus aperto :

Emicat, arrectisque frémit cervicibus alte Luïurians, luduntque jubas per colla, par armos.

1. On a tâché de rendre en vers les propres paroles que dit Henri IV à la journée d'Ivry : « Ralliez-vous à mon panache blanc, vous le verrez toujours au chemin de l'honneur et de la gloire. » {Note de Voltaire, MiO.)

[i62] CHANT VIII. 207

Au mousquet réuni le sanglant coutelas Déjà de tous côtés porte un double trépas : Cette arme' que jadis, pour dépeupler la terre, Dans Bayonne inventa le démon de la guerre. Rassemble en même temps, digne fruit de l'enfer. Ce qu'ont de plus terrible et la flamme et le fer. On se mêle, on combat ; l'adresse, le courage, Le tumulte, les cris, la peur, l'aveugle rage, La boute de céder, l'ardente soif du sang. Le désespoir, la mort, passent de rang en rang. L'un poursuit un parent dans le parti contraire ; Là, le frère en fuyant meurt de la main d'un frère, La nature en frémit, et ce rivage affreux S'abreuvait à regret de leur sang malheureux.

Dans d'épaisses forêts de lances hérissées, De bataillons sanglants, de troupes renversées, Henri pousse, s'avance, et se fait un chemin. Le grand Mornay- le suit, toujours calme et serein ; r—il veille autour de lui tel qu'un puissant génie, \ Tel qu'on feignait jadis, aux champs de la Phrygie, I De la terre et des cieux les moteurs éternels

Mêlés dans les combats sous l'habit des mortels ; I Ou tel que du vrai Dieu les ministres terribles, i Ces puissances des cieux, ces êtres impassibles, Environnés des vents, des foudres, des éclairs. D'un front inaltérable ébranlent l'univers. Il reçoit de Henri tous ces ordres rapides, De l'âme d'un héros mouvements intrépides. Qui changent le combat, qui fixent le destin ; Aux chefs des légions il les porte soudain ; L'officier les reçoit ; sa troupe impatiente Règle, au soin de sa voix, sa rage obéissante. On s'écarte, on s'unit, on marche en divers corps ; Un esprit seul préside à ces vastes ressorts. Mornay revole au prince, il le suit, il l'escorte ;

i. La baïonnette au bout du fusil ne fut en usage que longtemps après. Le nom de baïonnette vient de Bayonne, l'on fit les premières baïonnettes. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Duplessis-Mornay eut deux chevaux tués sous lui à cette bataille. Il avait effectivement dans l'action le sang-froid dont on le loue ici. (/d., 1730.)

i

208 LA HENREADE. [197]

11 parc, en lui parlant, plus d'un coup qu'on lui porte:

Mais il ne permet pas à ses stoïques mains

De se souiller du sang des malheureux humains.

De son roi seulement son àme est occupée :

Pour sa défense seule il a tiré l'épée ;

Et son rare courage, ennemi des combats,

tSait affronter la mort, et ne la donne pas.

De Turenne déjà la valeur indomptée llepoussait de Nemours la troupe épouvantée. D'Ailly portait partout la crainte et le trépas ; D'Ailly, tout orgueilleux de trente ans de combats, Et qui, dans les horreurs de la guerre cruelle, Reprend, malgré son âge, une force nouvelle. Un seul guerrier s'oppose à ses coups menaçants : C'est un jeune héros à la fleur de ses ans, Qui, dans cette journée illustre et meurtrière. Commençait des combats la fatale carrière ; D'un tendre hymen à peine il goûtait les appas ; Favori des Amours, il sortait de leurs bras. Honteux de n'être encor fameux que par ses charmes, Avide de la gloire, il volait aux alarmes. Ce jour, sa jeune épouse, en accusant le ciel, En détestant la Ligue et ce combat mortel. Arma son tendre amant, et, d'une main tremblante, Attacha tristement sa cuirasse pesante, Et couvrit, en pleurant, d'un casque précieux Ce front si plein de grâce, et si cher à ses yeux.

II marche vers d'Ail! y, dans sa fureur guerrière : Parmi des tourbillons de flamme, de poussière, A travers les blessés, les morts, et les mourants, De leurs coursiers fougueux tous deux pressent les flancs: Tous deux sur l'herbe unie, et de sang colorée, S'élancent loin des rangs d'une course assurée : Sanglants, couverts de fer, et la lance à la main, D'un choc épouvantable ils se frappent soudain. La terre en retentit, leurs lances sont rompues ; Comme en un ciel brûlant deux effroyables nues. Qui, portant le tonnerre et la mort dans leurs flancs, Se heurtent dans les airs, et volent sur les vents : De leur mélange affreux les éclairs rejaillissent ;

[237] CHANT VIII. 209

J^a foudre en est formée, et les mortels frémissent. Mais loin de leurs coursiers, par un subit effort. Ces guerriers malheureux cherchent une autre mort; Déjà brille en leurs mains le fatal cimeterre, La Discorde accourut ; le démon de la guerre, La Mort pâle et sanglante, étaient h ses côtés. Malheureux, suspendez vos coups précipités! Mais un destin funeste enflamme leur courage ; Dans le cœur l'un de l'autre ils cherchent un passage', Dans ce cœur ennemi qu'ils ne connaissent pas. Le fer qui les couvrait brille et vole en éclats ; Sous les coups redoublés leur cuirasse étincelle- ; Leur sang, qui rejaillit, rougit leur main cruelle ; Leur bouclier, leur casque, arrêtant leur effort, Parc encor quelques coups, et repousse la mort. Chacun d'eux, étonné de tant de résistance, Resi)cctait son rival, admirait sa vaillance. Enfin le vieux d'Ailly, par un coup malheureux. Fait tomber à ses pieds ce guerrier généreux. Ses yeux sont pour jamais fermés à la lumière ; Son casque auprès de lui roule sur la poussière, D'Ailly voit son visage: ô désespoir! ô cris! Il le voit, il l'embrasse: hélas! c'était son fils^ Le père infortuné, les yeux baignés de larmes. Tournait contre son sein ses parricides armes ; On l'arrête; on s'oppose à sa juste fureur : Il s'arrache, en tremblant, de ce lieu plein d'horreur ; Il déteste à jamais sa coupable victoire ; Il renonce à la cour, aux humains, à la gloire ; Et, se fuyant lui-même, au milieu des déserts. Il va cacher sa peine au bout de l'univers. Là, soit que le soleil rendît le jour au monde,

1. Racine a dit dans les Frères ennemis, acte V, scène iîi :

Dans le sein l'un de l'autre ils cherchent un passage. Voltaire avait déjà imite ce vers; vojez les vers 251-252 du chant VI.

2. On trouve dans VAlaric de Scudéry :

Sous les coups redoublés, les casques étincellent.

3. Dans Vldoménée de Crébillon, acte I, scène ii, on lit :

J'en approche en tremblant ; hélas ! c'était mon fils.

8. La Henriade. 14

'210 LA HENRIADE. ^269]

Soit qu'il finît sa course au vaste sein de ronde.

Sa voix faisait redire auv échos attendris

Le nom, le triste nom de son malheureux fils'.

Du héros expirant la jeune et tendre amante-. Par la terreur conduite, incertaine, tremblante, Vient d'un pied chancelant sur ces funestes bords : Elle cherche, elle voit dans la foule des morts, Elle voit son époux; elle tombe éperdue; Le voile de la mort se répand sur sa vue : « Est-ce toi, cher amant? » Ces mots interrompus, Ces cris demi formés ne sont point entendus; Elle rouvre les yeux ; sa bouche presse encore Par ses derniers baisers la bouche qu'elle adore : Elle tient dans ses bras ce corps pâle et sanglant, Le regarde, soupire, et meurt en l'embrassant.

Père, époux malheureux, famille déplorable. Des fureurs de ces temps exemple lamentable. Puisse de ce combat le souvenir affreux Exciter la pitié de nos derniers neveux, Arracher à leurs yeux des larmes salutaires ; Et qu'ils n'imitent point les crimes de leurs pères !

Mais qui fait fuir ainsi ces ligueurs dispersés? Quel héros, ou quel dieu, les a tous renversés? C'est le jeune Biron ; c'est lui dont le courage Parmi leurs bataillons s'était fait un passage. D'Aumale les voit fuir, et, bouillant de courroux : « Arrêtez, revenez.,, lâches, courez-vous? Vous, fuir! vous, compagnons de Mayenne et de Guise! Vous qui devez venger Paris, Rome, et l'Église!

1. Imitation de Virgile {Géorrj., IV, 464-466, et 5'26):

Ipse, cava solans fegrum lestudine amorcm, Te, dulcis conjux, te solo in littore secum, Te, veniente die, te, decedenle, canebat.

Ah, miseram Eurydicnm! anima fugiente, vocal)at.

2. Ce morceau est une imitation du tableau de la mort d'Andromaquc dans V Iliade (chant XXII, vers 437-476), et des vers de Racine dans Phèdre, acte V, scène vi :

La timide Aricic est alors arrivée, etc.

[îo«] CHANT VIII. an

Suivez-moi, rappelez votre antique vertu ;

Combattez sous d'Aumale, et vous avez vaincu. »

Aussitôt secouru de Beauvau, de Fosseuse,

Du farouche Saint-Paul, et même de Joyeuse,

11 rassemble avec eux ces bataillons épars,

Qu'il anime en marchant du feu de ses regards.

La fortune avec lui revient d'un pas rapide :

Biron soutient en vain, d'un courage intrépide,

Le cours précipité de ce fougueux torrent;

Il voit à ses côtés Parabère expirant ;

Dans la foule des morts il voit tomber Feuquière ;

Nesle, Clermont, dAngenne, ont mordu la poussière;

Percé de coups lui-même, il est près de périr...

C'était ainsi, Biron, que tu devais mourir^ !

Un trépas si fameux, une chute si belle,

Rendait de ta vertu la mémoire immortelle.

Le généreux Bourbon sut bientôt le danger

Biron, trop ardent, venait de s'engager :

Il l'aimait, non en roi, non en maître sévère

Qui soutire qu'on aspire à l'honneur de lui plaire,

Et de qui le cœur dur et l'inflexible orgueil

Croit le sang d'un sujet trop payé d'un coup d'œil.

Henri de l'amitié sentit les nobles flammes- :

Amitié, don du ciel, plaisir des grandes âmes;

Amitié, que les rois, ces illustres ingrats.

Sont assez malheureux pour ne connaître pas' !

Il court le secourir; ce beau feu qui le guide

Rend son bras plus puissant, et son vol plus rapide.

Biron S qu'environnaient les ombres de la mort,

A l'aspect de son roi fait un dernier effort;

Il rappelle, à sa voix, les restes de sa vie ;

1. Voyez plus haut, sur Charles de Gontaud de Biron, la note 2 de la page 202.

2. On a dit que Voltaire inséra ces vers quand il eut appris comment on aimait à la cour de Versailles et à celle do Potsdam. Mais ils furent imprimes, pour 1* première fois, dans l'édition de 1737.

3. La légende veut que, dans ces vers, Voltaire ait fait allusion à ses déboires tant à la cour de France qu'à celle de Prusse (1749 et 1753); mais ces vers ont été composés en 1737, et Frédéric les cite lui-même dans sa préface de 1739. C'est dommage pour la légende. (G. A.)

4. Le duc de Biron fut blessé à Ivry, mais ce fut au combat do Fontaine-Fran- çaise que Henri le Grand lui sauva la vie. On a transporté à la bataille d'Ivry cet événement, qui, n'étant point un fait principal, peut être aisément déplacé. {Note de Voltaire, 1730.)

212 LA IIENRIADE. [329]

Sous les coups de Bourbon, tout s'écarte, tout plie : Ton roi, jeune Biron, t'arrache à ces soldats Dont les coups redoublés achevaient ton trépas; Tu vis : songe du moins à lui rester fidèle.

Un bruit affreux s'entend. La Discorde cruelle, Aux vertus du héros opposant ses fureurs. D'une rage nouvelle embrase les ligueurs. Elle vole à leur tête, et sa bouche fatale Fait retentir au loin sa trompette infernale. Par ses sons trop connus d'Aumale est excité : Aussi prompt que le trait dans les airs emporté, Il cherchait le héros ; sur lui seul il s'élance ; Des ligueurs en tumulte une foule s'avance : f ^els, au fond des forêts, précipitant leurs pas, i Ces animaux hardis, nourris pour les combats, I Fiers esclaves de l'homme, et nés pour le carnage, ! Pressent un sanglier, en raniment la rage ; ? Ignorant le danger, aveugles, furieux.

Le cor excite au loin leur instinct belliqueux ; i Les antres, les rochers, les monts en retentissent : V_-Ainsi contre Bourbon mille ennemis s'unissent ; Il est seul contre tous, al)andonné du sort. Accablé par le nombre, entouré de la mort. Louis, du haut des cieux, dans ce danger terrible. Donne au héros qu'il aime une force invincible ; ; Il est comme un rocher qui, menaçant les airs, /.--Rompt la course des vents et repousse les mers. Qui pourrait exprimer le sang et le carnage Dont l'Eure, en ce moment, vit couvrir son rivage !

0 vous, mânes sanglants du plus vaillant des rois. Éclairez mon esprit, et parlez par ma voix ! Il voit voler vers lui sa noblesse fidèle ; Elle meurt pour son roi, son roi combat pour elle. L'effroi le devançait, la mort suivait ses coups. Quand le fougueux Egmont s'offrit à son courroux.

Longtemps cet étranger, trompé par son courage, Avait cherché le roi dans l'horreur du carnage : Dût sa témérité le conduire au cercueil. L'honneur de le combattre irritait son orgueil.

[368] CHANT YIII. 213

(( Viens, Bourbon, criait-il, viens augmenter ta gloire,

Combattons ; c'est à nous de fixer la victoire. »

Comme il disait ces mots, un lumineux éclair,

Messager des destins, fend les plaines de l'air :

L'arbitre des combats fait gronder son tonnerre;'

Le soldat sous ses pieds sentit trembler la terre.

D'Egmont croit que les cieux lui doivent leur appui.

Qu'ils défendent sa cause, et combattent pour lui ;

Que la nature entière, attentive à sa gloire.

Par la voix du tonnerre annonçait sa victoire.

D'Egmont joint le héros, il l'atteint vers le flanc;

Il triomphait déjà d'avoir versé son sang.

Le roi, qu'il a blessé, voit son péril sans trouble * ;

Ainsi que le danger son audace redouble :

Son grand cœur s'applaudit d'avoir, au champ d'honneur,

Trouvé des ennemis dignes de sa valeur-.

Loin de le retarder, sa blessure l'irrite ;

Sur ce fier ennemi Bourbon se précipite :

D'Egmont d'un coup plus sûr est renversé soudain ;

Le fer étincelant se plongea dans son sein.

Sous leurs pieds teints de sang les chevaux le foulèrent ;

Des ombres du trépas ses yeux s'enveloppèrent,

1. Ce no fut point à Ivry, ce fut au combat d'Aumale que Henri IV fut blesse ; il eut la bonté depuis de mettre dans ses gardes le soldat qui l'avait blesse.

Le lecteur s'aperçoit bien sans doute que l'on n'a pu parler de tous les combats de Henri le Grand dans un poëme il faut observer l'unité d'action. Ce prince fut blesse à Aumale; il sauva la vie au marccbal de Biron à Fontaine-Française. Ce sont des événements qui méritent d'être mis en œuvre par le poëte ; mais il ne peut les placer dans les temps ils sont arrivés; il faut qu'il rassemble autant qu'il peut ces actions séparées; qu'il les rapporte à la même époque; en un mot, qu'il compose un tout de diverses parties : sans cela il est absolument impossible de faire un poëme épique fondé sur une histoire.

Henri IV ne fut donc point blessé h Ivry, mais il courut un grand risque de la vie; il fut même enveloppé de trois cornettes wallonnes, et y aurait péri s'il n'eût été dégagé par le maréchal d'Aumont et par le duc de La Trimouille. Les siens le crurent mort quelque temps, et jetèrent de grands cris de joie quand ils le virent revenir, Tépéc à la main, tout couvert du sang des ennemis.

Je remarquerai qu'après la blessure du roi à Aumale, Duplessis-Mornay lui écrivit : « Sire, vous avez assez fait l'Alexandre, il est temps que vous fassiez le César: c'est à nous à mourir pour Votre Majesté; et ce vous est gloire à vous, sire, de vivre pour nous; et j'ose vous dire que ce vous est devoir. {Note de Voltaire, 1723.)

2. On a remarqué que c'était l'exclamation d'Alexandre après le passage de l'Hydaspe à la vue de Porus : « Tandem, par animo meo pcriculum video ; cum bestiis simul et cura egregiis viris res est. » (Quinte-Curce, livre VIII.)

Î14 LA HENRIADE. [s9o]

Et SOU ùme en courroux s'envola chez les morts ', l'aspect de son père excita ses remords.

Espagnols tant vantés, troupe jadis si fière, Sa mort anéantit votre vertu guerrière ; Pour la première fois vous connûtes la peur.

L'étonnement, l'esprit de trouble et de terreur, S'empare, en ce moment, de leur troupe alarmée ; Il passe en tous les rangs, il s'étend sur l'armée ; Les chefs sont effrayés, les soldats éperdus ; L'un ne peut commander, l'autre n'obéit plus. Us jettent leurs drapeaux, ils courent, se renversent, Poussent des cris affreux, se heurtent, se dispersent : Les uns, sans résistance, à leur vainqueur offerts. Fléchissent les genoux, et demandent des fers ; D'autres, d'un pas rapide évitant sa poursuite, Jusqu'aux rives de l'Eure emportés dans leur fuite. Dans ses profondes eaux vont se précipiter, Et courent au trépas qu'ils veulent éviter. Les flots couverts de morts interrompent leur course-, Et le fleuve sanglant remonte vers sa source.

Mayenne, en ce tumulte, incapable d'effroi. Affligé, mais tranquille, et maître encor de soi. Voit d'un œil assuré sa fortune cruelle. Et, tombant sous ses coups, songe à triompher d'elle. D'Aumale auprès de lui, la fureur dans les yeux. Accusait les Flamands, la fortune et les cieux. (( Tout est perdu, dit-il ; mourons, brave Mayenne ! Quittez, lui dit son chef, une fureur si vaine ;

i. Dans l'édition de 1723, Voltaire tuait vite Egniont, et c'était Mayenne qu'il mettait longtemps aux prises avec Henri ; à la fin, Mayenne s'enfuyait. (G. A.) Ce vers est une imitation de Virgile {/En., XII, 952) :

Vitaque cum gcmitu fugit inJignata sub umbras ;

Cl de Racine {Frères ennemis, acte V, scène m) :

Et son âme eu courroux s'enfuit dans les enfers.

2. J.-B. Rousseau, dans sa cantate VII, a dit:

Les astres de la nuit interrompent leur course; Les fleuves étonnés remontent vers leur source.

[41»' CHANT VIII. 215

A'ivez pour un parti dont vous êtes l'honneur; Vivez pour réparer sa perte et son malheur : Que vous et Bois-Dauphin, dans ce moment funeste, De nos soldats épars assemblent ce qui reste. Suivez-moi l'un et l'autre aux remparts de Paris : De la Ligue en marchant ramassez les débris : De Coligny vaincu surpassons le courage. » D'Aumale, en l'écoutant, pleure, et frémit de rage. Cet ordre qu'il déteste, il va l'exécuter ; Semblal)]c au fier lion qu'un Maure a su dompter, Qui, docile à son maître, à tout autre terrible, A la main qu'il connaît soumet sa tête horrible, Le suit d'un air affreux, le flatte en rugissant. Et paraît menacer, môme en obéissant.

Mayenne cependant, par une fuite prompte. Dans les murs de Paris courait cacher sa honte.

Henri victorieux voyait de tous côtés Les ligueurs sans défense implorant ses bontés. Des cieux en ce moment les voûtes s'entr'ouvrirent : Les mânes des Bourbons dans les airs descendirent. Louis au milieu d'eux, du haut du firmament. Vint contempler Henri dans ce fameux moment, Vint voir comme il saurait user de la victoire. Et s'il achèverait de mériter sa gloire.

Ses soldats près de lui, d'un œil plein de courroux. Regardaient ces vaincus échappés à leurs coups. Les captifs en tremblant, conduits en sa présence. Attendaient leur arrêt dans un profond silence. Le mortel désespoir, la honte, la terreur. Dans leurs yeux égarés avaient peint leur malheur. Bourbon tourna sur eux des regards pleins de grâce, régnaient à la fois la douceur et l'audace. (( Soyez libres, dit-il ; vous pouvez désormais Rester mes ennemis, ou vivre mes sujets. Entre Mayenne et moi reconnaissez un maître; Voyez qui de nous deux a mérité de l'être : Esclaves de la Ligue, ou compagnons d'un roi. Allez gémir sous' elle, ou triomphez sous moi : Choisissez. » A ces mots d'un roi couvert de gloire.

216 LA HENRIADE. [457]

Sur un champ de bataille, au sein de la victoire,

On voit en un moment ces captifs éperdus.

Contents de leur défaite, heureux d'être vaincus :

Leurs yeux sont éclairés, leurs cœurs n'ont plus de haine ;

Sa valeur les vainquit, sa vertu les enchaîne ;

Et, s'honorant déjà du nom de ses soldats.

Pour expier leur crime, ils marchent sur ses pas.

Le généreux vainqueur a cessé le carnage ;

Maître de ses guerriers, il fléchit leur courage. r~Cle n'est plus ce lion qui, tout couvert de sang, i Portait avec l'effroi la mort de rang en rang ;

C'est un dieu bienfaisant qui, laissant son tonnerre,

Enchaîne la tempête, et console la terre. / Sur ce front menaçant, terrible, ensanglanté,

La paix a mis les traits de la sérénité.

Ceux à qui la lumière était presque ravie.

Par ses ordres humains sont rendus à la vie ;

Et sur tous leurs dangers, et sur tous leurs besoins,

Tel qu'un père attentif il étendait ses soins.

Du vrai comme du faux la prompte messagère. Qui s'accroît dans sa course, et d'une aile légère, Plus prompte que le temps, vole au delà des mers. Passe d'un pôle à l'autre, et remplit l'univers ; Ce monstre composé d'yeux, de bouches, d'oreilles ', Qui célèbre des rois la honte ou les merveilles. Qui rassemble sous lui la Curiosité, L'Espoir, l'Effroi, le Doute, et la Crédulité, De sa brillante voix, trompette de la gloire. Du héros de la France annonçait la victoire.

i. Boileau, dans le Lutrin, chant II, vers 2, appelle la Renommée :

Ce monstre composé de bouches et d'oreilles.

J.-B. Rousseau, dans son Ode au prince Eugène, a dit :

Ce monstre difforme Tout couvert d'oreilles et d'yeux.

Ces descriptions modernes de la Renommée sont imitées de Virgile et d'Ovide;

Monstrum horrendum, ingens; cui, quot sunt corpore plumae,

Tôt vigiles oculi subter,mirabile dictu,

Tût linguae, totidem ora sonanf, tôt subrigit aures.

.€n., IV, 181-1S3. Tota frémit, vocesque refert, itoratque quod audit.

MctMUorph., 'X.ll, 47.

>86] CHANT VIII. il7

Du Tage à l'Éridan le bruit en fut porté, Le Vatican superbe en fut épouvanté. Le Nord à cette voix tressaillit d'allégresse ; Madrid frémit d'effroi, de honte, et de tristesse.

0 malheureux Paris! infidèles ligueurs! 0 citoyens trompés ! et vous, prêtres trompeurs ! De quels cris douloureux vos temples retentirent ! De cendre en ce moment vos têtes se couvrirent. Ffélas ! Mayenne encor vient flatter vos esprits, Vaincu, mais plein d'espoir, et maître de Paris, Sa politique habile, au fond de sa retraite. Aux ligueurs incertains déguisait sa défaite. Contre un coup si funeste il veut les rassurer; En cachant sa disgrâce, il croit la réparer. Par cent bruits mensongers il ranimait leur zèle: Mais, malgré tant de soins, la vérité cruelle, Démentant à ses yeux ses discours imposteurs. Volait de bouche en bouche, et glaçait tous les cœurs.

..--La Discorde en frémit, et redoublant sa rage : « Non, je ne verrai point détruire mon ouvrage, Dit-elle, et n'aurai point, dans ces murs malheureux, ; Versé tant de poisons, allumé tant de feux, / De tant de flots de sang cimenté ma puissance. Pour laisser à Bourbon l'empire de la France. Tout terrible qu'il est, j'ai l'art de l'affaiblir; Si je n'ai pu le vaincre, on le peut amollir. N'opposons plus d'efforts à sa valeur suprême : Henri n'aura jamais de vainqueur que lui-même. C'est son cœur qu'il doit craindre, et je veux aujourd'hui L'attaquer, le combattre, et le vaincre par lui, » Elle dit; et soudain, des rives de la Seine, Sur un char teint de sang, attelé par la Haine, Dans un nuage épais qui fait pâlir le jour. Elle part, elle vole, et va trouver l'Amour.

FIN DU CHANT HUITIEME.

r

VARIANTES

DU CHANT HUITIÈME.

Vers 1. Voici le commencement de ce chant dans l'édition de 1723 :

Paris, toujours injuste et toujours furieux, De la mort de son roi rendait grâces aux cieux. Le peuple, qui jamais n'a connu la prudence, S'enivrait follement de sa vaine espérance; Mais Philippe, au récit de la mort de Valois, Trembla dans ses États pour la première fois. Il voyait des Bourbons les forces réunies; Du trône sous leurs pas les routes aplanies; Un chef infatigable et plein de fermeté, Instruit par le travail et par l'adversité; Et qui pouvait bientôt, conduit par la vengeance. Reporter dans Madrid les malheurs do la France : Il crut qu'il était temps d'envoyer un secours Demandé si longtemps, et différé toujours. Des rives de l'Escaut sur les bords de la Seine, Le malheureux Egmont vint se joindre à Mayenne; *Et Mayenne avec lui crut aux tentes du roi Renvoyer à son tour le carnage et l'effroi. Le téméraire Orgueil accompagnait leur trace. 'Qu'avec plaisir, grand roi, tu voyais cette audace! *Et que tes vœux hâtaient le moment du combat Qui devait décider du destin de l'État! Henri, loin des remparts de la ville alarmée, Aux campagnes d'Ivry conduisit son armée. Attirant sur ses pas Mayenne et ses ligueurs. Que leur aveuglement poussait à leurs malheurs.

*Près des bords de l'Iton et des rives de l'Eure *Est un champ fortuné, l'amour de la nature. Là, souvent les bergers, conduisant leurs troupeaux, Du son de leur musette éveillaient les échos ; Là, les nymphes d'Anet, d'une course rapide, Suivaient le daim léger et le chevreuil timide; Les tranquilles zéphyrs habitaient sur ces bords. Cérès y répandait ses utiles trésors.

VARIANTES DU CHANT Mil. 219

C'est que le Destin guida les deux armées, D'une chaleur égale au combat animées; Cérès en un moment vit leurs fiers bataillons Ravager ses bienfaits naissant dans les sillons. De l'Eure et de l'iton les ondes s'alarmèrent; Dans le fond des forêts les nymphes se cachèrent. Le berger plein d'elîroi, chassé de ces beaux lieux, Du sein de son foyer fuit les larmes aux yeux. Habitants malheureux, etc.

Vers 96. Édition de 1723 :

Dont la gloire enflammait le cœur présomptueux.

Vers 402. Après ce vers, on lisait, dans l'édition de 4723 :

Sancy, brave guerrier, ministre, magistrat,

Estimé dans l'armée, à la cour, au sénat;

La Trimouille, Clermont, Tourncmine et d'Angenne;

Et ce fier ennemi de la pourpre romaine,

Mornay, dont l'éloquence égale la valeur,

* Soutien trop vertueux du parti de l'erreur.

paraissaient Givry, Noailles, et Feuquièrcs,

Le malheureux de Nesle, et l'heureux Lesdiguières.

Le texte actuel est de 1728. Voici la note que l'édition de 1723 contenait sur le premier vers de la variante :

« Nicolas de Harlay de Sancy fut successivement conseiller au parle- mont, maître des requêtes, ambassadeur en Angleterre et en Allemagne, colonel général des Suisses, premier maître-d'hôtel du roi, surintendant des finances, et réunit ainsi en sa personne le ministère, la magistrature, et le commandement des armées. Il était fils de Robert de Harlay, conseiller au parlement, et de Jacqueline de Morvilliers. Il naquit en 1546, et mourut en 1629.

« N'étant encore que maître des requêtes, il se trouva dans le conseil de Henri IH lorsqu'on délibérait sur les moyens de soutenir la guerre contre la Ligue; il proposa de lever une armée de Suisses. Le conseil, qui savait que le roi n'avait pas un sou, se moqua de lui, « Messieurs, dit « Sancy, puisque de tous ceux qui ont reçu du roi tant de bienfaits il ne s'en « trouve pas un qui veuille le secourir, je vous déclare que ce sera moi qui « lèverai cette armée. » On lui donna sur le champ la commission, et point d'argent, et il partit pour la Suisse. Jamais négociation ne fut si singulière : d'abord il persuada aux Genevois et aux Suisses de faire la guerre au duc de Savoie, conjointement avec la France; il leur promit de la cavalerie, qu'il ne leur donna point; il leur fit lever dix mille hommes d'infanterie, et les engagea, de plus, à donner cent mille écus. Quand il se vit à la tête de cette armée, il prit quelques places au duc de Savoie; ensuite il sut tellement gagner les Suisses, qu'il engagea l'armée à marcher au secours du roi. Ainsi on vit, pour la première fois, les Suisses donner des hommes et de l'argent.

220 VARIANTES DU CHANT VIII.

« Sancy, dans cette négociation, dépensa une partie de ses biens; il mit en gage ses pierreries, et entre autres ce fameux diamant, nommé le Sancy, qui est à présent à la couronne.

« Ce diamant, qui passait pour le plus beau de l'Europe, avait d'abord appartenu au malheureux [roi de Portugal, don Antoine, chassé de son pays par Philippe II : don Antoine s'était réfugié en France, n'ayant pour tout bien qu'une selle garnie de pierreries, et un petit coffre dans lequel il y avait quelques diamants. Celui dont il est question est un diamant assez large, qu'il mettait à son chapeau, et qu'il aimait beaucoup. Ce fut celui dont il se défit le dernier; il le mit en gage entre les mains de Sancy, qui lui prêta quarante mille francs sur cet effet. Le roi n'étant point en état de rendre cette somme, le diamant demeura à Sancy, qui fut honteux d'avoir pour une somme si modique une pièce d'un si grand prix. Il envoya dix raille écus au roi don Antoine, et eût pu même en donner davantage.

« Sancy, étant surintendant des finances sous Henri IV, fut disgracié, au rapport de M. de Thou, parce qu'il avait dit à la duchesse de Beaufort que ses enfants ne seraient jamais que des fils de p 11 y a plus d'appa- rence que le roi lui ôta les finances, parce qu'il s'accommodait beaucoup mieux de Rosny. Sancy même ne fut point disgracié, puisque le roi, en 1604, le nomma chevalier de l'ordre.

« Il s'était fait catholique quelque temps avant Henri IV, disant qu'il fallait être de la religion de son prince. C'est sur cela que d'Aubigné, qui ne l'aimait pas, composa l'ingénieuse et mordante satire intitulée la Confes- sion catholique de Sanci, » imprimée avec le Journal de Henri JII.

Les sept derniers mots, non compris dans les guillemets, furent ajoutés par Lenglet-Dufresnoy lorsqu'on 1741 il recueillit les variantes. (B.)

Vers lia. Les éditions de 1728 à 1742 portent : L'amant de votre reine.

Vers 127. Édition de 1723 :

Il s'empresse, il s'agite

Vers 145. Édition de 1723 :

Enfin le grand Henri dans la plaine s'élance, Et, s'adressant aux siens qu'animait sa présence.

Vers 1o9. Édition de 1723 :

Soudain les flots émus des deux profondes mers.

Vers 163. Édition de 1723 :

Le salpêtre, enfermé dans des globes d'airain, Part, s'échauffe, s'embrase, et s'écarte soudain : La mort qu'ils renfermaient en sort avec furie. 0 coupables mortels! ù funeste industrie!

VARIANTES DU CHANT VIII. 224

Pour vous exterminer vos efforts odieux Ont dérobé le fondre allumé dans les deux. Dans tous les deux partis l'adresse, le courage. Le tumulte, les cris, la peur, l'aveugle rage, Le désespoir, la mort, l'ardente soif du sang. Partout sans s'arrêter passent de rang en rang : L'un poursuit un parent.

Les premiers de ces vers ont été corrigés par l'auteur, et transportés dans le quatrième chant; voyez les vers 201-203 :

Les six premiers vers de la version actuelle sont de 4728; les quatre suivants, de '1737.

Vers 177. Ce vers et les vingt-sept qui le suivent ne sont pas dans l'édition de 1723. Les premiers et les derniers sont de 1728; les autres furent corrigés ou ajoutés en 1737; voyez la variante suivante.

Vers 181. Il y a dans l'édition de 1728 :

Il veille autour de lui, tel qu'un heureux génie : <( Voyez-vous, lui dit-il, cet escadron qui plie? Ici, près de ce bois, Mayenne est arrêté; D'Aumale vient à nous, marchons de ce côté. » Mornay revoie au prince, il le suit, il l'escorte, etc.

La version actuelle est de 1737.

Vers 204. C'est probablement après ce vers que l'auteur avait primi- tivement placé le fragment suivant, publié, pour la première fois, en 1820 :

Dans les murs de Paris, la jeune Sennetère, Noble sang d'un héros illustre dans la guerre, Au parti de la Ligue avait par ses appas Attire cent héros attachés à ses pas. Au milieu des horreurs d'une guerre cruelle. Rassuré par ses yeux, l'Amour volait près d'elle.

Longtemps elle promit d'unir sa destiucic

Au plus vaillant guerrier dont la main fortunée

Saurait dans les combats, par les plus grands exploits.

Déterminer son cœur à mériter son choix.

De ses jeunes amants une troupe enflammée.

Par cet espoir charmant à la gloire animée,

Disputait à l'envi dans les champs de l'honneur

Ce prix que la beauté promit à la valeur.

Chacun d'eux aux dangers se livrant pour lui plaire,

Y portait un courage au-dessus du vulgaire;

Chacun d'eux ne craignait que ses nobles rivaux;

Et de tous ces amants l'amour lit des héros.

Mais l'amour les trompait; en vain leur fier courage

Recherchait ses faveurs au milieu du carnage :

tn VARIANTES DU CHANT VIII.

De l'objet de leur flamme il séduisit le cœur; Sennetère en secret reconnut un vainqueur. Par le pouvoir soudain d'un chai-me inexprimable, Le prix du plus vaillant fut pour le plus aimable; Tandis que pour lui plaire ils volaient à la mort, Vivonne la charma sans peine et sans effort; Dans la fleur de ses ans, nourri loin des alarmes, A peine il commençait la carrière des armes; Près d'un objet si fier il n'avait nul appui, Et la gloire parlait pour d'autres que pour lui ; Mais, de tous ses rivaux effaçant la mémoire. Un regard de ses yeux fit oublier leur gloire; On l'aimait en secret, et des charmes si doux Faisaient le bien d'un seul et les désirs de tous. Le ciel fit luire enfin cette heureuse journée Qui semblait des Français régler la destinée; Vivonne alors parut entre tous ces guerriers. Le myrte sur la tête, attendant des lauriers; Honteux de n'être encor connu que par ses charmes, H voulut signaler la gloire de ses armes; Il voulut en ce jour exercer son grand cœur, Aux yeux de ses rivaux mériter son bonheur. Vivonne fut armé des mains de son amante : Elle-même attacha sa cuirasse pesante, Et couvrit, en tremblant, d'un casque précieux Ce front si plein d'attraits et si cher à ses yeux; Elle mit dans ses mains la redoutable épée Qui du sang des Français devait être trempée.

Elle le vit partir les yeux remplis de larmes :

Vivonne en la quittant partagea ses alarmes;

Mais la gloire emportait ses pas et ses désirs.

Il partit, et l'amour en poussa des soupirs.

*Tel qu'échappé du sein d'un riant pâturage,

*Au bruit de la trompette animant son courage,

*Dans les champs de la Thrace un coursier orgueilleux,

*Jeune, inquiet, ardent, plein d'un feu belliqueux.

Lovant les crins mouvants de sa superbe tête.

Franchit les champs poudreux, plus prompt que la tempête;

Tel Vivonne accourut sur ces remparts sanglants,

l'implacable Mort volait dans tous les rangs.

La Victoire à ses coups est d'abord attachée :

Il renverse Rambure, et de Luyne, et Dachée;

Il arrache en cent lieux les étendards vainqueurs

Plantés par Bourbon môme aux yeux des fiers ligueurs :

Au milieu des Anglais s'élançant comme un foudre,

A Taylor, à Quélus, il fait mordre la poudre;

Du Guesclin, de ce peuple autrefois la terreur.

Dans leurs rangs éperdus i-épandait moins d'horreur.

Quelques passages de ce morceau, et notanimenl les quatre premiers

VARIANTES DU CHANT VIII. 223

vers sur le coursier de Thrace, ont été repris par Voltaire on 1728; voyez les vers 133 et suivants.

Vers 20.'). Cet épisode est bien moins orné et moins touchant dans les premières éditions. Le voici tel (ju'il se trouvait dans le poëme de la Ligue :

Du superbe d'Aumont la valeur indomptée

•Repoussait de Nemours la troupe épouvantée;

D'Ailly portait partout l'horreur et le trépas,

Los ligueurs ébranlés fuyaient devant ses pas :

Soudain, de mille dards affrontant la tempête.

Un jeune audacieux dans sa course l'arrête.

Ils fondent l'un sur l'autre à coups précipités :

La Victoire et la Mort volent à leurs côtés;

Ils s'attaquent cent fois, et cent fois se repoussent;

Leur courage s'augmente, et leurs glaives s'émoussent;

Défendus par leur casque et par leur bouclier.

Ils parent tous les traits du redoutable acier.

'Chacun d'eux, étonné de tant de résistance,

Respecte son rival, admire sa vaillance.

* Enfin le vieux d'Ailly, par un coup malheureux, Fait tomber à ses pieds ce guerrier généreux ;

* Ses yeux sont pour jamais fermés à la lumière; *Son casque auprès do lui roule sur la poussière.

* D'Ailly voit son visage : ô désespoir! 6 cris! 'Il le voit, il l'embrasse : hélas! c'était son fils! ' Le père infortuné, les yeux baignes de larmes, 'Tournait contre son sein ses parricides armes : *0n l'arrête, on s'oppose à sa juste fureur.

'Il s'arrache en tremblant de ce lieu plein d'horreur; 'Il déteste à jamais sa coupable victoire; *11 renonce à la cour, aux humains, à la gloire; 'Et se fuyant lui-même, au milieu des déserts,

* II va cacher sa peine au bout de l'univers :

' Là, soit que le soleil rendît le jour au monde, 'Soit qu'il finît sa course au vaste sein de l'onde, 'Sa voix faisait redire aux échos attendris 'Le nom, le triste nom de son malheureux fils.

Ciel! quels cris effrayants se font partout entendre! Quels flots de sang français viennent de se répandre ! Qui précipite ainsi ces ligueurs dispersés? Quel héros, ou quel dieu, etc.

Vers i9'6. Édition de 1723 :

Bois-Daufin les voit fuir, et, bouillant de courroux : «( Arrêtez, revenez, lâches ! fuyez-vous?

Vers 299. Édition de 1723 :

Il Arrêtez, rappelez votre antique vertu; Suivez mes pas, marchez, et vous avez vaincu. » Aussitôt, secouru de Beauvau, de Joyeuse, Du farouche Saint-Paul, et du brave Fosseuse.

221 VARIANTES DU CHANT VIII.

Vers 315. Dans l'édition de 1723, on lit:

Que vois-je? c'est ton roi qui marclie à ton secours; Il sait l'affreux danger qui menace tes jours : 11 le sait, il y vole, il laisse la poursuite De ceux qui devant lui précipitaient leur fuite; 11 arrive, il paraît comme un dieu menaçant; La Chastro à son aspect recule en frémissant : Tout tremble devant lui, tout succombe, tout plie. Ton roi, jeune Biron, te sauve enfin la vie; Il t'arrache sanglant aux fureurs des soldats.

Dans l'édition de 1728, au lieu de La Chastre, on lit d'Aumale; et au lieu de tout succombe, on lit toul s'ëcarle.

Vers 334. Édition de 1723 :

Mayenne apprend bientôt cette triste nouvelle;

Il court aux lieux sanglants son rival vainqueur

Répandait le désordre, et la mort, et la peur.

*Qui pourrait exprimer le sang et le carnage

*Dont l'Eure en ce moment vit couvrir son rivage;

Tant de coups, tant de morts, tant d'exploits éclatants

Que nous cache aujourd'hui l'obscure nuit des temps!

G vous! mânes sanglants du plus grand roi du monde, Sortez pour un moment de votre nuit profonde; Pour chanter ce grand jour, pour chanter vos exploits, *Éclairez mon esprit, et parlez par ma voix.

Pressé de tous côtés, sa redoutable cpce Est du sang espagnol et du français trempée; Mille ennemis sanglants expiraient sous ses coups, 'Quand le fougueux Egmont s'offrit à son courroux; Egmont, courtisan lâche et soldat téméraire, Esclave du tyran qui fit périr son père. Malheureux ! il osait sur un bord étranger Chercher dans les combats la gloire et le danger, Et de ses fers honteux chérissant l'infamie. Il n'osait peint venger son père et sa patrie. Il parut, le héros le fit tomber soudain; Le fer ctincelant se plongea dans son sein; Sous leurs pieds teints de sang les chevaux le foulèrent; Des ombres du trépas ses yeux s'enveloppèrent, Et son âme en courroux s'envola chez les morts, l'aspect de son père excita ses remords. Sur son corps tout sanglant le roi, sans résistance, Tel qu'un foudre éclatant, vers Mayenne s'avance; 11 l'attaque, il l'étonné, il le presse, et son bras A chaque instant sur lui suspendait le trépas. Ce bras vaillant, Mayenne, allait trancher ta vie; La Ligue en pâlissait, la guerre était finie : Mais d'Aumale et Saint-Paul accourent à l'instant; On l'entoure, on l'arrache à la mort qui l'attend. Que vois-je? au moment même une main inconnue Frappe le grand Henri d'une atteinte imprévue :

VARIANTES DU CHANT VIII. 22o

C'est ainsi qu'autrefois dans ces temps fabuleux, Que l'amour du mensonge a rendus trop fameux, Au pied de ces remparts qu'Hector ne put défendre. Dans ces combats sanglants, aux rives du Scamandre, On vit plus d'une fois des mortels furieux, Par un fer sacrilège oser blesser les dieux. Le héros tout sanglant voit son péril sans trouble; * Ainsi que ses dangers son audace redouble; 'Son grand C(Eur s'applaudit d'avoir aux champs d'honneur *Trouvé des ennemis dignes de sa valeur. Ses guerriers sur ses pas volent à la victoire : La trace de son sang les conduit à la gloire; Et bientôt devant eux il voit de toutes parts Les ligueurs éperdus confusément épars, Les chefs épouvantés, les soldats en alarmes, Quittant leurs étendards, abandonnant leurs armes; Les uns, sans résistance, à son courroux offerts, 'Fléchissaient les genoux et demandaient des fers; 'D'autres, d'un pas rapide évitant sa poursuite, 'Jusqu'aux rives de l'Eure emportés dans leur fuite, 'Dans les profondes eaux vont se précipiter, Et cherchent le trépas qu'ils veulent éviter. Les flots ensanglantés interrompent leur course, Le fleuve avec effroi remonte vers sa source : De mille cris afl'reux l'air au loin retentit, Anet s'en épouvante, et Mantes en frémit. Mayenne cependant, par une fuite prompte, etc.

Mais ce que Fauteur y a substitué est incomparablement mieux.

Vers 37 1 . Au lieu de ce vers et des neuf qui le suivent, on lit dans l'édition de '1758 :

Il dit : il pousse au prince, il l'atteint vers le flanc; Il triomphait déjà d'avoir versé ce sang.

La version actuelle est de 1730.

Vers 436. Après ce vers, voici ceux qu'on trouve dans "l'édition de 1728:

« Vivez, s'écria-t-il, peuple pour me nuire;

Henri voulait vous vaincre, et non pas vous détruire :

C'est la seule vertu qui doit vous désarmer :

Vivez, c'est trop me craindre, apprenez à m'aimer. »

Il dit, et dans l'instant arrêtant le carnage,

Maître de ses soldats, il fléchit leur courage.

Ce n'est plus ce lion, etc.

Vers 464. Édition de 1723 :

Déserteurs généreux, ils volent sur ses pas. Du vrai comme du faux, etc.

8. La Henriade. 15

•226 VARIANTES DU CHANT VIII.

Vers 469. Au lieu de ces quatre vers, on lit dans l'édition de 1728, et dans celles de 1723-24 :

C'est un dieu bienfaisant, qui, laissant son tonnerre, Fait succéder le calme aux horreurs de la guerre, Console les vaincus, applaudit aux vainqueurs. Soulage, récompense, et gagne tous les cœurs. Ceux à qui la lumière était presque ravie, etc.

Vers 476. Édition de 1723:

Tel qu'un père attentif il étend tous ses soins. Les captifs cependant, conduits en sa présence, etc.

(-es vers ont été mis un peu au-dessus.

Vers 479. Édition de 1723 :

Traversant tous les jours et les montS' et les mers. Des actions dos rois va remplir l'univers. La Renommée enfin, dans la ville rebelle. Des exploits de Henri répandait la nouvelle. Mayenne dans ces murs abusait les esprits.

CHANT NEUVIEME .

ARGUMENT.

Description du temple de l'Amour : la Discorde implore son pouvoir pour amollir le courage de Henri IV. Ce héros est retenu quoique temps auprès de M""' d'Es- trées, si célèbre sous le nom de la belle Gabrielle. Mornay l'arrache à sou amour, et le roi retourne à son armée.

Sur les bords fortunés de l'antique Idalie-, Lieux finit l'Europe et commence l'Asie, Selève un vieux palais^ respecté par les temps: La Nature en posa les premiers fondements ; Et l'art, ornant depuis sa simple architecture, Par ses travaux hardis surpassa la nature. Là, tous les champs voisins, peuplés de myrtes verts \ N'ont jamais ressenti l'outnige des hivers. Partout on voit mûrir, partout on voit éclore Et les fruits de Pomone et les présents de Flore ;

1. Ce chant était le huitième dans l'édition de 1723. 11 est imite du dixième livre de VOdyssée, dn quatrième de VEnéiile, du quinzième et du seizième de la Jéru- salem délivrée, du neuvième des Luaiades, du huitième deTélémaque, etc. (B.) On remarquera également avec quelle réserve, quelle pudeur même, le poète peint 'es amours de Henri et de Gabrielle. H laisse deviner plutôt qu'il ne montre. C'est faire ce qu'il conseille, au chapitre v de son Ëxsai sur la ijoésie épique, h propos, duTrissin et de sou poème. (G. A.)

2. Dans son opéra de Samson (prologue, vers 1), Voltaire avait dit :

Sur les bords fortunés embellis par la Seine.

3. Cette description du temple de l'Amour, et la peinture de cette passion per- sonnifiée, sont entièrement allégoriques. On a place en Chypre le lieu de la scène, comme on a rais à Home la demeure de la Politique, parce que les peuples de l'île de Chypre ont de tout temps passé pour être adonnés à l'amour, de même que la cour de Rome a eu la réputation d'être la cour la plus politique de l'Europe.

On ne doit point regarder ici l'Amour comme fils de Venus et comme un dieu de la fable, mais comme une passion représentée avec tous les plaisirs et tous les désordres qui l'accompagnent. {Note de Voltaire, lliO.)

4. Imitation de Segrais :

Dans un bois écarté dont les ombrages verts Ne sentirent jamais la rigueur des liivers.

22S LA HKNRIADE. [lo]

Et la terre n'attend, pour donner ses moissons,

M les vœux des humains, ni l'ordre des saisons.

L'homme y semhlc goûter, dans une paix profonde,

Tout ce que la nature, aux premiers jours du monde,

De sa main bienfaisante accordait aux humains,

Un éternel repos, des jours purs et sereins.

Les douceurs, les plaisirs que promet l'abondance,

Les biens du premier âge, hors la seule innocence.

On entend, pour tout bruit, des concerts enchanteurs

Dont la molle harmonie inspire les langueurs;

Les voix de mille amants, les chants de leurs maîtresses

Qui célèbrent leur honte, et vantent leurs faiblesses.

Chaque jour on les voit, le front paré de fleurs.

De leur aimable maître implorer les faveurs ;

Et, dans l'art dangereux de plaire et de séduire.

Dans son temple à l'envi s'empressent de s'instruire.

La flatteuse Espérance, au front toujours serein,

A l'autel de l'Amour les conduit par la main.

Près du temple sacré les Grâces demi-nues

Accordent à leurs voix leurs danses ingénues',

La molle Volupté, sur un lit de gazons.

Satisfaite et tranquille, écoute leurs chansons.

On voit à ses côtés le Mystère en silence.

Le Sourire enchanteur, les Soins, la Complaisance,

Les Plaisirs amoureux, et les tendres Désirs,

Plus doux, plus séduisants encor que les Plaisirs.

De ce temple fameux telle est l'aimable entrée.

Mais, lorsqu'en avançant sous la voûte sacrée.

On porte au sanctuaire un pas audacieux.

Quel spectacle funeste épouvante les yeux!

Ce n'est plus des Plaisirs la troupe aimable et tendre :

Leurs concerts amoureux ne s'y font plus entendre.

Les Plaintes, les Dégoûts, l'Imprudence, la Peur,

Font de ce beau séjour un séjour plein d'horreur.

1. J.-B. Rousseau {Ode à une jeune veuve, livre II, ode vu) :

Une riante jeunesse Folâtre autour de l'autel ; Les Grâces à demi nues A ces danses ingénues Mêlent de tendres accents; Et sur un trône de nues, Vénus reçoit votre encens.

[44] CHANT IX. 229

La sombre Jalousie, au teint pâle et livide,

Suit d'un pied chancelant le Soupçon qui la guide :

La ITaine et le Courroux, répandant leur venin,

Marchent devant ses pas, un poignard à la main.

La Malice les voit, et d'un souris perfide

Applaudit, en passant, à leur troupe homicide.

Le Repentir les suit, détestant leurs fureurs.

Et baisse en soupirant ses yeux mouillés de pleurs.

C'est là, c'est au milieu de cette cour afïreuse, Des plaisirs des humains compagne malheureuse, Qiij; l'Amour a choisi son séjour éternel. Ce dangereux enfant, si tendre et si cruel, Porte en sa faible main les destins de la terre. Donne, avec un souris, ou la paix, ou la guerre. Et, répandant partout ses trompeuses douceurs. Anime l'univers, et vit dans tous les cœurs. Sur un trône éclatant contemplant ses conquêtes, Il foulait à ses pieds les plus superbes têtes ; Fier do ses cruautés plus que de ses bienfaits, Il semblait s'applaudir des maux qu'il avait faits.

La Discorde soudain, conduite par la Rage, Écarte les Plaisirs, s'ouvre un libre passage. Secouant dans ses mains ses flambeaux allumés, Le front couvert de sang, et les yeux enflammés : <( Mon frère, lui dit-elle, sont tes traits terribles? Pour qui réserves-tu tes flèches invincibles ? Ah! si de la Discorde allumant le tison, Jamais à tes fureurs tu mêlas mon poison ; Si tant de fois pour toi j'ai troublé la nature, Viens, vole sur mes pas, viens venger mon injure : Un roi victorieux écrase mes serpents ; Ses mains joignent l'olive aux lauriers triomphants : La Clémence avec lui marchant d'un pas tranquille. Au sein tumultueux de la guerre civile. Va sous ses étendards, flottants de tous côtés. Réunir tous les cœurs par moi seul écartés : Encore une victoire, et mon trône est en poudre. Aux remparts de Paris Henri porte la foudre : Ce héros va combattre, et vaincre, et pardonner ; De cent chaînes d'airain son bras va m'enchaîner.

2.30 LA HENRIADE. [n]

C'est à toi d'arrêter ce torrent dans sa course ' ;

Va de tant do hauts faits empoisonner la source-,

Que sous ton joug, Amour, il gémisse abattu ;

Ya dompter son courage au sein de la vertu.

C'est toi, tu t'en souviens, toi dont la main fatale

Fit tomber sans eifort Hercule aux pieds d'Omphale.

Ne vit-on pas Antoine amolli dans tes fers,

Abandonnant pour toi les soins de l'univers.

Fuyant devant Auguste, et, te suivant sur l'onde,

Préférer Cléopâtre à l'empire du monde?

Henri te reste à vaincre, après tant de guerriers :

Dans ses superbes mains va flétrir ses lauriers;

Va du myrte amoureux ceindre sa tête altièn^ :

Endors entre tes bras son audace guerrière ;

A mon trône ébranlé cours servir de soutien :

Viens, ma cause est la tienne, et ton règne est le mien. »

Ainsi parlait ce monstre ; et la voûte tremblante Répétait les accents de sa voix effrayante. L'Amour, qui l'écoutait, couché parmi des fleurs. D'un souris fier et doux répond à ses fureurs. Il s'arme cependant de ses flèches dorées : Il fend des vastes cieux les voûtes azurées. Et, précédé des Jeux, des Grâces, des Plaisirs, II vole aux champs français sur l'aile des Zéphyrs.

Dans sa course d'abord il découvre avec joie Le faible Simoïs, et les champs fut Troie ; Il rit en contemplant, dans ces lieux renommés, La cendre des palais par ses mains consumés. Il aperçoit de loin ces murs bâtis sur l'onde. Ces remparts orgueilleux, ce prodige du monde, Venise, dont Neptune admire le destin. Et qui commande aux flots renfermés dans son sein.

Il descend, il s'arrête aux champs de la Sicile, lui-même inspira Théocrite et Virgile, l'on dit qu'autrefois, par des chemins nouveaux. De l'amoureux Alphée il conduisit les eaux.

1. Racine a dit dans Iphigénie, acte I, scène i :

Mais qui pout dans sa course arrêter ce torrent?

[i2o] CHANT IX. 231

Bientôt, quittant les bords de l'aimai)le Aréthuse,

Dans les champs de Provence il vole vers Vaucluse',

Asile encor plus doux, lieux où, dans ses beaux jours,

Pétrarque soupira ses vers et ses amours.

Il voit les murs d'Anet, bâtis aux bords de l'Eure-;

Lui-même en ordonna la superbe structure :

Par ses adroites mains avec art enlacés,

Les chiffres de Diane ^ y sont encor tracés.

Sur sa tombe, en passant, les Plaisirs et les Grâces

Répandirent les fleurs qui naissaient sur leurs traces.

Aux campagnes d'Ivry l'Amour arrive enfin. Le roi, près d'en partir pour un plus grand dessein, Mêlant à ses plaisirs l'image de la guerre. Laissait pour un moment reposer son tonnerre. Mille jeunes guerriers, à travers les guérets. Poursuivaient avec lui les hôtes des forêts. L'Amour sent, à sa vue, une joie inhumaine; Il aiguise ses traits, il prépare sa chaîne ; Il agite les airs que lui-même a calmés ; Il parle, on voit soudain les éléments armés. D'un bout du monde à l'autre appelant les orages. Sa ^oix commande aux vents d'assembler les nuages. De verser ces torrents suspendus dans les airs, Et d'apporter la nuit, la foudre, et les éclairs.

Déjà les Aquilons, à ses ordres fidèles. Dans les cieux obscurcis ont déployé leurs ailes ; La plus affreuse nuit succède au plus beau jour ; La Nature en gémit, et reconnaît l'Amour.

Dans les sillons fangeux de la campagne humide ; Le roi marche incertain, sans escorte et sans guide ; L'Amour, en ce moment, allumant son flambeau. Fait briller devant lui ce prodige nouveau.

1. Vaucluse, Yallis clausa, près de Gordcs, en Provence, célèbre par le séjour que lit Pétrarque dans les environs. L'on voit môme encore près de sa source ■une maison qu'on appelle la maison de Pétrarque. {Xote de Voltaire^ 1730.)

2. Voyez, page 210, note 2.

3. Anet fut bâti par Henri II pour Diane de Poitiers, dont les chiffres sont mêlés dans tous les ornements de ce château, lequel n'est pas loin de la plaine divry. (/d., 1730.)

232 LA. IIENRIADE. [152

Aliandonné des siens, le roi, dans ces bois sombres, Suit cet astre ennemi, brillant parmi les ombres : Comme on voit quelquefois les voyageurs troublés Snivrc ces feux ardents de la terre exbalés. Ces feux dont la vapeur maligne et passagère Conduit au précipice, à Tinstant qu'elle éclaire.

Depuis peu la fortune, en ces tristes climats. D'une illustre mortelle avait conduit les pas. Dans le fond d'un cbàteau tranquille et solitaire. Loin du bruit des combats elle attendait son père, Qui, lidèle à ses rois, vieilli dans les liasards, Avait du grand Henri suivi les étendards. D'Estrée ^ était son nom : la main de la nature De ses aimables dons la combla sans mesure. Telle ne brillait point, aux bords de i'Eurotas, La coupable beauté qui trahit Ménélas ; Moins touchante et moins belle à Tarse on vit paraître Celle qui des Romains avait dompté le maître-, Lorsque les habitants des rives du Cydnus, L'encensoir à la main, la prirent pour Vénus. Elle entrait dans cet âge, hélas! trop redoutable, Qui rend des passions le joug inévitable. Son cœur, pour aimer, mais fier et généreux. D'aucun amant encor n'avait reçu les vœux : Semblable en son printemps à la rose nouvelle, Qui renferme en naissant sa beauté naturelle,

1. Gabrielle d'Estrces, d'une ancienne maison de Picardie, fille et petite-fille d'un grand maître de l'artillerie, mariée au seigneur de Liancourt, et depuis duchesse de Beaufort, etc.

Henri IV en devint amoureux pendant les guerres civiles; il se dérobait quel- quefois pour l'aller voir. Un jour même il se déguisa en paysan, passa au travers des gardes ennemies, et arriva clicz elle, non sans courir risque d'être pris.

On peut voir ces détails dans l'Histoire des amours du grand Alcandre, écrite par une princesse de Conti. {Note de Voltaire, 1730.)

2. Cléopàtre allant à Tarse, Antoine l'avait mandée, fit ce voyage sur un vaisseau brillant d'or et orné des plus belles peintures ; les voiles étaient de pourpre, les cordages d'or et de soie. Cléopàtre était liabHlée comme on représentait alors la déesse Vénus; ses femmes représentaient les Nymphes et les Grâces; la poupe et la proue étaient remplies des plus beaux enfants déguisés en Amours. Elle avançait dans cet équipage sur le fleuve Cydnus, au son de mille instruments de musique. Tout le peuple de Tarse la prit pour la déesse. On quitta le tribunal d'Antoine pour courir au-devant d'elle. Ce Romain lui-même alla la recevoir, et en devint éperdùmcnt amoureux. Plutarque. {Id,, 1730.)

[i78] CHANT IX. -m

Cache aux vents amoureux les trésors de son sein, Et s'ouvre aux doux rayons d'un jour pur et serein.

L'Amour, qui cependant s'apprête à la surprendre, Sous un nom supposé vient près d'elle se rendre : Il parait sans flambeau, sans flèches, sans carquois ; Il prend d'un simple enfant la figure et la voix, <( On a vu, lui dit-il, sur la rive prochaine. S'avancer vers ces lieux le vainqueur de Mayenne, » Il glissait dans son cœur, en lui disant ces mots,^ In désir inconnu de plaire à ce héros. Son teint fut animé d'une grâce nouvelle. L'Amour s'applaudissait en la voyant si belle : Que n'espérait-il point, aidé de tant d'appas! Au-devant du monarque il conduisit ses pas. L'art simple dont lui-même a formé sa parure Paraît aux yeux séduits l'effet de la nature : L'or de ses blonds cheveux, qui flotte au gré des vents. Tantôt couvre sa gorge et ses trésors naissants. Tantôt expose aux yeux leur charme inexprimable. Sa modestie encor la rendait plus aimable: Non pas cette farouche et triste austérité Qui fait fuir les Amours, et môme la beauté ; 3Iais cette pudeur douce, innocente, enfantine. Qui colore le front d'une rougeur divine. Inspire le respect, enflamme les désirs, Et de qui la peut vaincre augmente les plaisirs ^

Il fait plus l'Amour tout miracle est possible) - ;

1. « Malgré tous les charmos que lui procure la plume élégante et voluptueuse <lc Voltaire, cette bloude et grasse beauté me laisse froid, » dit M. Bancel. Et il a raison. Mieux vaut la chanson du Béarnais, laquelle a servi de modèle à Voltaire :

Elle est blonde

Sans seconde; Elle a la taille à la main.

Sa prunelle

Étincelle Comme l'astre du matin.

De rosée

Arrosée, La rose a moins de fraîcheur;

Une hermine

Est moins fine, Le lis a moins de blancheur. (G. A.)

2. Cette fiction est, pour le fond et pour quelques détails, imitée de la Jéru- salem délivrée, chant XV.

234 LA IIENRIADE. [^or,;

11 enchante ces lieux par un charme invincible. Des myrtes enlacés, que d'un prodigue sein La terre obéissante a fait naître soudain, Dans les lieux d'alentour étendent leur feuillage : A peine a-t-on passé sous leur fatal ombrage, Par des liens secrets on se sent arrêter; On s'y plaît, on s'y trouble, on ne peut les quitter. On voit fuir sous cette ombre une onde enchanteresse ; Les amants fortunés, pleins d'une douce ivresse, V boivent à longs traits l'oubli de leur devoir. L'Amour dans tous ces lieux fait sentir son pouvoir : Tout y paraît changé ; tous les cœurs y soupirent : Tous sont empoisonnés du charme qu'ils respirent : Tout y parle d'amour. Les oiseaux dans les champs Redoublent leurs baisers, leurs caresses, leurs chants. Le moissonneur ardent, qui court avant l'aurore Couper les blonds épis que l'été fait éclore, S'arrête, s'inquiète, et pousse des soupirs : Son cœur est étonné de ses nouveaux désirs; Il demeure enchanté dans ces belles retraites. Et laisse, en soupirant, ses moissons imparfaites. Près de lui, la bergère, oubliant ses troupeaux. De sa tremblante main sent tomber ses fuseaux. Contre un pouvoir si grand qu'eût pu faire d'Estrée? / Par un charme indomptable elle était attirée ; Elle avait à combattre, en ce funeste jour. Sa jeunesse, son cœur, un héros, et l'Amour.

Quelque temps de Henri la valeur immortelle Vers ses drapeaux vainqueurs en secret le rappelle : Une invisible main le retient malgré lui. Dans sa vertu première il cherche un vain appui : Sa vertu l'abandonne, et son âme enivrée N'aime, ne voit, n'entend, ne connaît que d'Estrée'.

Loin de lui cependant tous ses chefs étonnés Se demandent leur prince, et restent consternés. Ils tremblaient pour ses jours ; aucun d'eux n'eût pu croire Qu'on eût, dans ce moment, craindre pour sa gloire :

1. Imitation de Boilcau, cpitrcVIII, vcrsGi:

Ne regarde, n'entend, ne connaît plus que toi.

W CHANT IX. 233

On le cherchait en vain ; ses soldats abattus,

Ne marchant plus sous lui, sem])laient déjà vaincus.

Mais le génie heureux qui préside à la France Ne souffrit pas longtemps sa dangereuse absence: Il descendit des cieux à la voix de Louis, Et vint d'un vol rapide au secours de son fils.

Quand il fut descendu vers ce triste hémisphère. Pour y trouver un sage il regarda la terre. Il ne le chercha point dans ces lieux révérés, A l'étude, au silence, au jeûne consacrés ; Il alla dans Ivry : là, parmi la licence du soldat vainqueur s'emporte l'insolence. L'ange heureux des Français fixa son vol divin Au milieu des drapeaux des enfants de Calvin : 11 s'adresse à Mornay. C'était pour nous instruire Que souvent la raison suffit à nous conduire. Ainsi qu'elle guida, chez des peuples païens, .Alarc-Aurèle, ou Platon, la honte des chrétiens.

Non moins prudent ami que philosophe austère, Mornay sut l'art discret de reprendre et de plaire : Son exemple instruisait bien mieux que ses discours : Les solides vertus furent ses seuls amours. Avide de travaux, insensible aux délices. Il marchait d'un pas ferme au bord des précipices. Jamais l'air de la cour, et son souffle infecté, ^altéra de son cœur l'austère pureté. ;^ Belle Aréthuse, ainsi ton onde fortunée ; Houle, au sein furieux d'Amphitritc étonnée, I Un cristal toujours pur, et des flots toujours clairs, 1 Que jamais ne corrompt l'amertume des mers^. '\^

Le généreux Mornay, conduit par la Sagesse,

1 . Laharpe, dans son Lycée, ou Cours de liltératiire, troisième partie, xviii* siècle, livre I'^'"', chapitre i", section 2, a remarqué que cette comparaison avait été employée, mais mal employée, par Malherbe dans son Ode au duc de Bellegarde. Avant Mal- herbe, saint Grégoire de Nazianze, en parlant de ses relations avec saint Basile, avait dit : « Nous coulions des jours purs et tranquilles, comme cette source qui passe, et conserve la douceur de ses eaux à travers les flots amei's de Sicile. » Voyez aussi le Traité des études, par Rollin, liv. II, chap. i'='", art. 3.

236 LA HENRIADE. [273]

Part, et vole en ces lieux la douce Mollesse Retenait dans ses bras le vainqueur des humains, Et de la France en lui maîtrisait les destins. L'Amour, à chaque instant, redoublant sa victoire. Le rendait plus heureux, pour mieux flétrir sa gloire. Les plaisirs, qui souvent ont des termes si courts. Partageaient ses moments et remplissaient ses jours,

L'Amour, au milieu d'eux, découvre avec colère, A côté de Mornay, la Sagesse sévère : 11 veut sur ce guerrier lancer un trait vengeur; Il croit charmer ses sens, il croit blesser son cœur : .Mais Mornay méprisait sa colère et ses charmes ; Tous ses traits impuissants s'émoussaient sur ses armes. Il attend qu'en secret le roi s'offre à ses yeux, Et d'un œil irrité contemple ces beaux lieux.

Au fond de ces jardins, au bord d'une onde claire, Sous un myrte amoureux, asile du mystère, D'Estrée à son amant prodiguait ses appas ; Il languissait près d'elle, il brûlait dans ses bras. De leurs doux entretiens rien n'altérait les charmes : Leurs yeux étaient remplis de ces heureuses larmes. De ces larmes qui font les plaisirs des amants : Ils sentaient cette ivresse et ces saisissements*. Ces transports, ces fureurs, qu'un tendre amour inspire -, Que lui seul fait goûter, que lui seul peut décrire. Les folâtres Plaisirs, dans le sein du repos. Les Amours enfantins désarmaient ce héros : L'un tenait sa cuirasse encor de sang trempée. L'autre avait détaché sa redoutable épée, Et riait, en tenant dans ses débiles mains Ce fer, l'appui du trône et l'effroi des humains.

1. Tout ce passage est imité du poëme d'Adonis do La Fontaine, vers 128-134.

Quand d'une égale ardeur l'un pour Tautro on soupire.

Et que de la contrainte ayant banni les lois

On se peut assurer au silence des bois,

Jours devenus moments, moments filés de soie,

Agréables soupirs, pleurs, enfants de la joie,

Vœux, serments, et regards, transports, ravissements,

Mélange dont se fait le bonheur des amants.

2. M"* Deshoulières a dit :

Agréables transports qu'un tendre amour inspire.

[304] CHANT IX. 2;n

La Discorde de loin insulte à sa faiblesse ; Elle exprime, en grondant, sa barbare allégresse. Sa fière activité ménage ces instants : Elle court de la Ligue irriter les serpents ; Et tandis que Bourbon se repose et sommeille, De tous ses ennemis la rage se réveille.

Enfin dans ces jardins, sa vertu languit, Il voit Mornay paraître^ : il le voit, et rougit. L'un de l'autre, en secret, ils craignaient la présence. Le sage, en l'abordant, garde un morne silence; Mais ce silence même, et ces regards baissés. Se font entendre au prince, et s'expliquent assez. Sur ce visage austère, régnait la tristesse, Henri lut aisément sa honte et sa faiblesse. Rarement de sa faute on aime le témoin : Tout autre eût de Mornay mal reconnu le soin. « Cher ami, dit le roi, ne crains point ma colère ; ' Qui m'apprend mon devoir est trop sûr de me plaire : Viens, le cœur de ton prince est digne encor de toi : Je t'ai vu, c'en est fait, et tu me rends à moi; Je reprends ma vertu, que l'Amour m'a ravie : De ce honteux repos fuyons l'ignominie ; Fuyons ce lieu funeste, mon cœur mutiné Aime encor les liens dont il fut enchaîné. Me vaincre est désormais ma plus belle victoire- : Partons, bravons l'Amour dans les bras de la Gloire ; Et bientôt, vers Paris répandant la terreur. Dans le sang espagnol effaçons mon erreur. »

A ces mots généreux, Mornay connut son maître. « C'est vous, s'écria-t-il , que je revois paraître; Vous, de la France entière auguste défenseur ; Vous, vainqueur de vous-même, et roi de votre cœur! L'Amour à votre gloire ajoute un nouveau lustre : Qui l'ignore est heureux, qui le dompte est illustre. »

Il dit. Le roi s'apprête à partir de ces lieux.

1. Mornay rappelle ici lo Mentor de Féneloii plutôt que le Caton deLucain. (G. A.)

2. La Fontaine a dit, dans son élégie vu :

La plus belle victoire est de vaincre son cœur.

238 LA IIENRIADE. [339]

Quelle douleur, ô ciel! attendrit ses adieux' ! Plein de Taiinable objet qu'il fuit et qu'il adore, En condamnant ses pleurs, il en versait encore. Entraîné par Alornay, par l'Amour attiré, Il s'éloigne, il revient, il part désespéré. Il part^. En ce moment d'Estrée, évanouie, Reste sans mouvement, sans couleur, et sans vie ; D'une soudaine nuit ses beaux yeux sont couverts. L'Amour, qui l'aperçut, jette un cri dans les airs; 11 s'épouvante, il craint qu'une nuit éternelle N'enlève à son empire une nymphe si belle, N'efface pour jamais les charmes de ces yeux Qui devaient dans la France allumer tant de feux. Il la prend dans ses l)ras ; et bientôt cette amante Rouvre, à sa douce voix, sa paupière mourante, Lui nomme son amant, le redemande en vain. Le clierche encor des yeux, et les ferme soudain. L'Amour, baigné des pleurs qu'il répand auprès d'elle. Au jour qu'elle fuyait tendrement la rappelle; D'un espoir séduisant il lui rend la douceur, Et soulage les maux dont lui seul est l'auteur.

Mornay, toujours sévère et toujours inflexible. Entraînait cependant son maître trop sensible, La Force et la Vertu leur montrent le chemin ; La Gloire les conduit, les lauriers à la main ; Et l'Amour indigné, que le devoir surmonte. Va cacher loin d'Anet sa colère et sa honte.

1. Racine a dit dans Mithridate, acte l", scène 11 :

Quelle vive douleur attendrit mes adieux!

2. Les couplets de Henri IV sui- son départ sont d'un bien autre sentiment dTun tout autre ton que la tirade qu'il vient de débiter ici à Mornay :

Charmante Galiriello, Percé de mille dards, Quand la gloire m'appelle Sous les drapeaux de Mars, Cruelle départie !

Malheureux jour! Que ne suis-je sans vie

Ou sans amour! (G. A.)

FIN DU CHANT NEUVIÎiME.

VARIANTES

DU CHANT NEUVIÈME.

Vers 13. Au lieu de ce vers et des sept qui le suivent, on trouve dans l'édition de 1723 ceux que voici :

Dans ces climats charmants habite l'Indolence. Les peuples paresseux, séduits par l'abondance, N'ont jamais exerce par d'utiles travaux Leurs corps appesantis, qu'énerve le repos; Dans un loisir profond, aux soins inaccessible, La Mollesse entretient un silence paisible : Seulement quelquefois on entend dans les airs Les sons efféminés des plus tendres concerts, Les voix de mille amants, etc.

Vers 28. Édition de 1723 :

A l'autel de leur dieu les conduit par la main.

Vers 34. Édition de 1723 :

Les Refus attirants, les Soins, la Complaisance.

Vers S7. Voici comme l'édition de 1723 a mis ces deux vers :

Sans cesse armé de traits plus prorapts que le tonnerre, * Porte en sa faible main les destins de la terre.

Vers 110. L'édition de 1723 met ainsi ce vers : La campagne jadis on vit les murs de Troie.

C'est le Campos uhi Troja fuit, de Virgile {.En., liv. III, v. ii).

Vers 113. Édition de 1723 :

Il voit en un moment ces murs bâtis sur Tonde.

240 VARIANTES DU CHANT IX.

Vers 121. Dans l'odition de 1723, on lisait :

Bientôt dans la Provence il voit cette fontaine

Dont son pouvoir aimable éternisa la veine,

Quand le tendre Pétrarque, au printemps de ses jours,

Sur CCS bords encbantcs soupirait ses amours.

11 voit les murs d'Anct, etc.

Vers 137. Édition de 1723 :

L'amour sent, à le voir, une joie inhumaine.

Vers 139. Édition de 1723 :

Il soulève avec lui les éléments armés ;

Il trouble en un moment les airs qu'il a calmés.

Vers 148. Édition de 1723 :

Présage infortuné des chagrins de l'amour.

V^ers 167. Au lieu de ces vers, on lisait dans l'édition de 1723

Jamais rien de plus beau ne parut sous les cieux, Et seule elle ignorait le pouvoir de ses yeux. Elle entrait dans cet âge, etc.

Vers 187. Édition de 1723 ;

Il excitait son cœur en lui disant ces mots. Par un désir secret de plaire à son héros.

C'est une imitation de Virgile {.-£n., 1, 723-26] :

, . . Et vivo tentât praevertere amore Jam pridem résides animes, desuetaque corda.

Vers 192. On lisait dans l'édition de 1723 :

Au-devant du monarque il conduisit ses pas : Armé de tous ses traits, présent à l'entrevue. Il allume en leur âme une crainte inconnue. Leur inspire ce trouble et ces émotions Que forment en naissant les grandes passions. Quelque temps de Henri la valeur immortelle, etc.

Vers 23o. Édition de 1723 :

Une invincible main le retient malgré lui.

Vers 238. Dans l'édition de 1723, après ce vers, on lisait :

C'est alors que l'on vit dans les bras du repos Les folâtres Plaisirs désarmer ce héros :

VARIANTES DU CHANT IX. 2H

L'un tenait sa cuirasse cncor de sang trempée;

L'autre avait détache sa redoutable épée,

Et riait en voyant dans ses débilos mains

(le fer, l'appui du trône et l'olTroi des humains.

Tandis que de l'amour Henri goûtait les charmes, Son absence en son camp répandait les alarmes; Et ses chefs étonnés, ses soldats abattus, Ne marchant plus sous lui, semblaient déjà vaincus. Mais le génie heureux qui préside à la France Ne souffrit pas longtemps sa dangereuse absence; 11 va trouver Sully d'un vol léger et prompt. Il lui dit de son roi la faiblesse et l'affront. Non moins p.udent ami que philosophe austère, Sully sut l'art heureux de rci)rendre et de plaire; Dos solides vertus rigoureux sectateur. Favori de son maître, et jamais son flatteur; Avide de travaux, etc.

Vers 241. Édition de 1728 :

Ils tremblaient pour ses jours : hélas! qui l'eût pu croire.

Vers 273. Édition de 1723 :.

Ce guerrier généreux, conduit par la Sagesse.

Vers 284. Édition de 4723 :

Par l'attrait des plaisirs il croit vaincre son cœur.

Vers 298. Édition de 1723 :

Que lui seul fait sentir, que lui seul peut décrire.

Enfin, dans le repos sa vertu lanp,uit, 11 voit Sully paraître, il le voit, et rougit.

Vers 315. Édition de 4723 :

Mais son silence même et ses regards baissés.

Vers 317. Édition de 1723:

Sur ce visage austère régnait la sagesse.

Vers 320. Édition de -1723:

Tout autre eût de Sully mal reconnu le soin, Tout autre eût d'un censeur haï le front sévère. « Cher ami, dit le roi, tu ne peux me déplaire; Viens, le cœur de ton prince, etc.

Vers 325. Édition de 4723 :

Je reprends la vertu que l'amour m'a ravie. 8. La IIenhiade. \6

î42 VARIANTES DU CHANT IX.

Vers 336. Édition de 1723 :

Vous, maître de vous-mômo et roi de votre cœur.

Vers 366. Édition de 1723 :

Va cacher dans Paphos sa colère et sa honte.

CHANT DIXIEME.

ARGUMENT.

Retour du roi à son armée : il recommence le siège. Combat singulier du vicomte de Turenne et du chevalier d'Aumale. Famine horrible qui désole la ville. Le roi nourrit lui-même les habitants qu'il assiège. Le ciel récompense enfin ses vertus. La Vérité vient l'éclairer. Paris lui ouvre ses portes, et la guerre est finie.

Ces moments dangereux, perdus dans la mollesse. Avaient fait aux vaincus oublier leur faiblesse. A de nouveaux exploits Mayenne est préparé ; D'un espoir renaissant le peuple est enivré. Leur espoir les trompait : Bourbon, que rien n'arrête, Accourt, impatient d'achever sa conquête. Paris épouvanté revit ses étendards ; Le héros reparut au pied de ses remparts, De ces mêmes remparts fume encor sa foudre. Et qu'à réduire en cendre il ne put se résoudre. Quand l'ange de la France, apaisant son courroux, Retint son bras vainqueur, et suspendit ses coups. Déjà le camp du roi jette des cris de joie ; D'un œil d'impatience il dévorait sa proie. Les ligueurs cependant, d'un juste effroi troublés, Près du prudent Mayenne étaient tous rassemblés. Là, d'Aumale, ennemi de tout conseil timide, Leur tenait fièrement ce langage intrépide : « Nous n'avons point encore appris à nous cacher ; L'ennemi vient à nous : c'est qu'il faut marcher. C'est qu'il faut porter une fureur heureuse. Je connais des Français la fougue impétueuse ; L'ombre de leurs remparts affaiblit leur vertu : Le Français qu'oQ attaque est à demi vaincu.

241 LA IIENRIADE. [24]

Souvent le désespoir a gngné des batailles; J'attends tout de nous seuls, et rien de nos murailles. Héros qui m'écoutez, volez aux; cliamps de Mars; Peuples qui nous suivez, vos chefs sont vos remparts, n

Il se tut à ces mots : les ligueurs en silence Semblaient de son audace accuser l'imprudence. Il en rougit de honte, et dans leurs yeux confus 11 lut, en frémissant, leur crainte et leur refus. (i Eh bien ! poursnivit-il, si vous n'osez me suivre. Français, à cet affront je ne veux point survivre : Vous craignez les dangers; seul je m'y vais offrir. Et vous apprendre à vaincre, ou du moins à mourir'. »

De Paris à l'instant il fait ouvrir la porte; Du peuple qui l'entoure il éloigne l'escorte ; Il s'avance : un héraut, ministre des combats, Jusqu'aux tentes du roi marche devant ses pas. Et crie à haute voix : « Quiconque aime la gloire, Qu'il dispute en ces lieux l'honneur de la victoire : D'Aumale vous attend ; ennemis, paraissez. »

Tous les chefs, à ces mots, d'un beau zèle poussés. Voulaient contre d'Aumale essayer leur courage : Tous briguaient près du roi cet illustre avantage ; Tous avaient mérité ce prix de la valeur : Mais le vaillant Turenne emporta cet honneur. Le roi mit dans ses mains la gloire de la France. (( Va, dit-il, d'un superbe abaisser l'insolence; Combats pour ton pays, pour ton prince, et pour toi. Et reçois, en partant, les armes de ton roi. » Le héros, à ces mots, lui donne son épée. « Votre attente, ô grand roi ! ne sera point trompée, Lui répondit Turenne embrassant ses genoux : J'en atteste ce fer, et j'en jure par vous. » Il dit. Le roi l'embrasse, et Turenne s'élance Vers l'endroit d'Aumale, avec impatience. Attendait qu'à ses yeux un combattant parût. Le peuple de Paris aux remparts accourut ;

1. Scudcrj-, dans Alaric^ a dit :

Allons chercher à vaincre, ou du moins à mourir.

[gqT chant X. 245

Les soldats de Henri près de lui se rangèrent : Sur les deux combattants tous les yeux s'attachèrent : Chacun, dans l'un des deux voyant son défenseur, Du geste et de la voix excitait sa valeur.

Cependant sur Paris s'élevait un nuage ^ Qui semblait apporter le tonnerre et l'orage ; Ses flancs noirs et brûlants, tout à coup entr'ouverts. Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers, Le Fanatisme aflreux, la Discorde farouche, La sombre Politique au cœur faux, à l'œil louche, Le démon des combats respirant les fureurs, Dieux enivrés de sang, dieux dignes des ligueurs. Aux remparts de la ville ils fondent, ils s'arrêtent ; En faveur de d'Aumale au combat ils s'apprêtent. Voilà qu'au même instant, du haut des cieux ouverts. Un ange est descendu sur le trône des airs. Couronné de rayons, nageant dans la lumière, Sur des ailes de feu parcourant sa carrière. Et laissant loin de lui l'occident éclairé Des sillons lumineux dont il est entouré. 11 tenait d'une main cette olive sacrée. Présage consolant d'une paix désirée; Dans l'autre étincelait ce fer d'un Dieu vengeur. Ce glaive dont s'arma l'ange exterminateur. Quand jadis le Très-Haut à la Mort dévorante Livra les premiers nés d'une race insolente. A l'aspect de ce glaive, interdits, désarmés, Les monstres infernaux semblent inanimés ; La terreur les enchaîne ; un pouvoir invincible Fait tomber tous les traits de leur troupe inflexible. Ainsi de son autel teint du sang des humains Tomba ce fier Dagon, ce dieu des Philistins, Lorsque de l'Éternel, en son temple apportée, A ses yeux éblouis l'arche fut présentée.

Paris, le roi, l'armée, et l'enfer, et les cieux. Sur ce combat illustre avaient fixé les yeux -.

1. Cette fiction est imitée du chant XX de la Jérusalem délivrée. Ce fut en 1737 que l'auteur ajouta ici trente-deux vers.

2. Le morceau qui suit a toujours figuré dans les Cours de littérature. C'est une

246 LA HENRIADE. [se]

Bientôt les deux guerriers entrent dans la carrière. Henri du champ d'honneur leur ouvre la harrière. Leur hras n'est point chargé du poids d'un bouclier; Ils ne se cachent point sous ces bustes d'acier, Des anciens chevaliers ornement honorable, l^^clatant à la vue, aux coups impénétrable: Ils négligent tous deux cet appareil qui rend* El le combat plus long, et le danger moins grand. Leur arme est une épée ; et, sans autre défense, Exposé tout entier, l'un et l'autre s'avance, « 0 Dieu ! cria Turenne, arbitre de mon roi -, Descends, juge sa cause, et combats avec moi ; Le courage n'est rien sans ta main protectrice ; J'attends peu de moi-même, et tout de ta justice. » D'Aumale répondit : « J'attends tout de mon bras^ ; C'est de nous que dépend le destin des combats : En vain l'homme timide implore un Dieu suprême; Tranquille au haut du ciel, il nous laisse à nous-même: Le parti le plus juste est celui du vainqueur; Et le dieu de la guerre est la seule valeur, » Il dit; et, d'un regard enflammé d'arrogance, Il voit de son rival la modeste assurance.

Mais la trompette sonne : ils s'élancent tous deux; Ils commencent enfin ce combat dangereux. Tout ce qu'ont pu jamais la valeur et l'adresse \

imitation de la Jérusalem délivrée. Dans les premières éditions, le combat était plus précipite, (G. A.)

1, Imitation de Corneille [Cinna, acte V, scène m):

G vertu sans exemple ! o clémence, qui rend Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand.

2, Ce vers et les onze qui le suivent furent ajoutes on 17 i6.

3. Imitation de Virgile {Mn., X, 773-74):

Dextra mihi deus, et telum, quod missile libro, Nunc adsiot.

Et de Stace (Thébaïde, III, G15-1G) :

Virtus mihi numen et ensis Quem teneo.

4. Cotte description du combat de Turenne contre d'Aumale est en partie imi- tée de la Jérusalem délivrée^ chants VI et VII,

[i2i] CHANT X. 247

L'ardeur, la fermeté, la force, la souplesse, Parut des deux côtés en ce choc éclatant. Cent coups étaient portés et parés à l'instant. Tantôt avec fureur l'un d'eux se précipite; L'autre d'un pas léger se détourne, et l'évite : Tantôt, plus rapprochés, ils semblent se saisir ; Leur ])éril renaissant donne un affreux plaisir ; On se plaît à les voir s'observer et se craindre, Avancer, s'arrêter, se mesurer, s'atteindre : Le fer étincelant, avec art détourné. Par de feints mouvements trompe l'œil étonné. Telle on voit du soleil la lumière éclatante Briser ses traits de feu dans l'onde transparente, Et, se rompant encor par des chemins divers, De ce cristal mouvant repasser dans les airs^ Le spectateur surpris, et ne pouvant le croire, Voyait à tout moment leur chute et leur victoire, D'Aumale est plus ardent, plus fort, plus furieux : Turenne est plus adroit, et moins impétueux ; Maître de tous ses sens, animé sans colère. Il fatigue à loisir son terrible adversaire. D'Aumale en vains efforts épuise sa vigueur : Bientôt son bras lassé ne sert plus sa valeur. Turenne, qui l'observe, aperçoit sa faiblesse ; Il se ranime alors, il le pousse, il le presse ; Enfln, d'un coup mortel, il lui perce le flanc. D'Aumale est renversé dans les flots de son sang : Il tombe, et de l'enfer tous les monstres frémirent ; Ces lugubres accents dans les airs s'entendirent : (( De la Ligue à jamais le trône est renversé; Tu l'emportes, Bourbon ; notre règne est passé-. » Tout le peuple y répond par un cri lamentable. D'Aumale sans vigueur, étendu sur le sable, Menace encor Turenne, et le menace en vain ; Sa redoutable épée échappe de sa main :

1. « Je suis, je crois, le premier poëte, dit Voltaire à propos de ce passage, qui ait tire une comparaison de la rôfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d'escrime portés, parés, et détournés. » (Lettre à Frédéric, 1739.)

2. Voltaire avait dit dans OEdipe, acte III, scène iv :

Trembler, malheureur roi, votre règne est passé.

Î48 LA HEXRIADE. [ise]

Il veut parler: sa voix expire dans sa Louche *. L'horreur d'être vaincu rend son air plus farouche. 11 se lève, il retombe, il ouvre un œil mourant, Il regarde Paris, et meurt en soupirant. Tu le vis expirer, infortuné Mayenne; Tu le vis; tu frémis; et ta chute prochaine Dans ce moment affreux s'offrit ù tes esprits.

Cependant des soldats dans les murs de Paris Jlapportaient à pas lents le malheureux d'Aumale-. Ce spectacle sanglant, cette pompe fatale Entre au milieu d'un peuple interdit, égaré : Chacun voit, en tremblant, ce corps défiguré^ Ce front souillé de sang, cette bouche entr'ouverte. Cette tête penchée, et de poudre couverte, Ces yeux le trépas étale ses horreurs. On n'entend point de cris, on ne voit point de pleurs : La honte, la pitié, l'abattement, la crainte, Étouffent leurs sanglots, et retiennent leur plainte : Tout se tait, et tout tremble. Un bruit rempli d'horreur Bientôt de ce silence augmente la terreur. Les cris des assiégeants jusqu'au ciel s'élevèrent; Les chefs et les soldats près du roi s'assemblèrent ; Ils demandent l'assaut : mais l'auguste Louis, Protecteur des Français, protecteur de son fils. Modérait de Henri le courage terrible. Ainsi des éléments le moteur invisible Contient les aquilons suspendus dans les airs, Et pose la barrière se brisent les mers :

1. J.-B. Piousseaii, dans sa cantate X, a dit :

U veut parler, sa voix sur ses lèvres expire. C'est le Vox faucibus hœsil de Virgile.

2. Le chevalier d'Aumale fut tué dans ce temps-là à Saint-Denis, et sa mort affaiblit beaucoup le parti de la Ligue. Son duel avec le vicomte de Turenne n'est qu'une fiction; mais ces combats singuliers étaient encore à la mode. Il s'en fit un célèbre derrière les Chartreux, entre le sieur de Marivaux, qui tenait pour les royalistes, et le sieur Claude de Marolles, qui tenait pour les ligueurs. Ils se batti- rent en présence du peuple et de l'armée, le jour même de l'assassinat de Henri III; mais ce fut de Marolles qui fut vainqueur, {Note de Voltaire, 1730.)

3. Imitation du livre II de Téléinaqne : « Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tète qui nageait dans le sang, les yeux fermés et éteints; ce visage pâle et défiguré; cette bouche entr'ouverte qui semblait vouloir achever encore des paroles commencées; cet air superbe et menaçant que la mort môme n'avait pu effacer. »

^184^ CHANT X. 249

Il fonde les cités, les disperse en ruines,

Et les cœurs des mortels sont dans ses mains divines.

Henri, de qui le ciel a réprimé l'ardeur, Des ^aiorriors qu'il jj^ouvcrne enchaîne la fureur. Il sentit qu'il aimait son ingrate patrie; Il voulut la sauver de sa propre furie. Haï de ses sujets, prompt à les épargner, Eux seuls voulaient se perdre; il les voulut gagner. Heureux si sa bonté, prévenant leur audace, Forçait ces malheureux à lui demander grâce. Pouvant les emporter, il les fait investir; Il laisse à leur fureur le temps du repentir. 11 crut que, sans assauts', sans combats, sans alarmes, La disette et la faim, plus fortes que ses armes. Lui livreraient sans peine un peuple inanimé. Nourri dans l'abondance, au luxe accoutumé ; Qui, vaincu par ses maux, souple dans l'indigence. Viendrait à ses genoux implorer sa clémence : Mais le faux Zèle, hélas ! qui ne saurait céder. Enseigne à tout soufl'rir, comme à tout hasarder.

Les mutins, qu'épargnait cette main vengeresse. Prenaient d'un roi clément la vertu pour faiblesse ; Et, fiers de ses bontés, oubliant sa valeur. Ils défiaient leur maître, ils bravaient leur vainqueur; Ils osaient insulter à sa vengeance oisive.

Mais lorsqu'enfiu les eaux de la Seine captive Cessèrent d'apporter dans ce vaste séjour L'ordinaire tribut des moissons d'alentour; Quand on vit dans Paris la Faim pâle et cruelle. Montrant déjà la Mort qui marchait après elle ; Alors on entendit des hurlements affreux ; Ce superbe Paris fut plein de malheureux De qui la main tremblante, et la voix affaiblie. Demandaient vainement le soutien de leur vie. Bientôt le riche même, après de vains efforts. Éprouva la famine au milieu des trésors.

1. Henri IV bloqua Paris en 1590, avec moins de vingt mille hommes. {Note de Voltaire, 1730.)

230 LA HENRI ADE. [220]

Ce n'était plus ces jeux, ces festins, et ces fêtes, de myrte et de rose ils couronnaient leurs têtes; Où, parmi des plaisirs toujours trop peu goûtés, Les vins les plus parfaits, les mets les plus vantés, Sous des lambris dorés qu habite la Mollesse, De leurs goûts dédaigneux irritaient la paresse. On vit avec effroi tous ces voluptueux, Pelles, défigurés, et la mort dans les yeux S Périssant de misère au sein de l'opulence, Détester de leurs biens l'inutile abondance. Le vieillard, dont la faim va terminer les jours. Voit son fils au berceau, qui périt sans secours. Ici meurt dans la rage une famille entière. Plus loin, des malheureux, couchés sur la poussière, Se disputaient encore, à leurs derniers moments, Les restes odieux des plus vils aliments. Ces spectres affamés, outrageant la nature, Vont au sein des tombeaux chercher leur nourriture. Des morts épouvantés les ossements poudreux, Ainsi qu'un pur froment, sont préparés par eux. Que n'osent point tenter les extrêmes misères ! On les vit se nourrir des cendres de leurs pères. Ce détestable mets - avança leur trépas. Et ce repas pour eux fut le dernier repas.

Ces prêtres cependant, ces docteurs fanatiques. Qui, loin de partager les misères publiques, Bornant à leurs besoins tous leurs soins paternels, Vivaient dans l'abondance à l'ombre des autels'. Du Dieu qu'ils offensaient attestant la souffrance. Allaient partout du peuple animer la constance.

1. J.-B. Rousseau, dans sa cantate vu :

Circé, pâle, interdite, et la mort dans les yeux.

2. Ce fut l'ambassadeur d'Espagne auprès de la Ligue qui donna le conseil de faire du pain avec des os de morts ; conseil qui fut exécute, et qui ne servit qu'à avancer les jours de plusieurs milliers d'hommes. Sur quoi on remarque l'étrange faiblesse de l'imagination humaine. Ces assiégés n'auraient pas osé manger la chair de leurs compatriotes qui venaient d'être tués, mais ils mangeaient volontiers les os. {Note de Voltaire, 1730.)

3. On fit la visite, dit Mézeray, dans les logis des ecclésiastiques et dans les couvents, qui se trouvèrent tous pourvus, môme celui des capucins, pour plus d'un an. (Jd., 1730.)

[250] CHANT X. 251

Aux uns, à qui la mort allait fermer les yeux,

Leurs libérales mains ouvraient déjà les deux ;

Aux autres ils montraient, d'un coup d'oeil prophétique,

Le tonnerre allumé sur un prince hérétique,

Paris bientôt sauvé par des secours nombreux,

Et la manne du ciel prête ù tomber pour eux.

Hélas ! ces vains appâts, ces promesses stériles,

Charmaient ces malheureux, à tromper trop faciles :

Par les prêtres séduits, par les Seize effrayés.

Soumis, presque contents, ils mouraient à leurs pieds.

Trop heureux, en effet, d'abandonner la vie !

D'un ramas d'étrangers la ville était remplie, Tigres que nos aïeux nourrissaient dans leur sein. Plus cruels que la mort, et la guerre, et la faim. Les uns étaient venus des campagnes belgiques; Les autres, des rochers et des monts helvétiques ; Barbares* dont la guerre est l'unique métier, Et qui vendent leur sang à qui veut le payer. De ces nouveaux tyrans les avides cohortes Assiègent les maisons, en enfoncent les portes ; Aux hôtes effrayés présentent mille morts. Non pour leur arracher d'inutiles trésors, Non pour aller ravir, d'une main adultère, Une fille éplorée à sa tremblante mère; De la cruelle faim le besoin consumant Fait expirer en eux tout autre sentiment; Et d'an peu d'aliments la découverte heureuse Était l'unique but de leur recherche affreuse. Il n'est point de tourment, de supplice, et d'horreur, Que, pour en découvrir, n'inventât leur fureur.

Une femme (grand Dieu! faut-il à la mémoire - Conserver le récit de cette horrible histoire?),

1. Les Suisses qui étaient dans Paris à la solde du duc de Mayenne y commi- rent des excès affreux, au rapport de tous les historiens du temps; c'est sur eux seuls que tombe ce mot de barbares, et non sur leur nation, pleine de bon sens et de droiture, et l'une des plus respectables nations du monde, puisqu'elle ne songe qu'à conserver sa liberté, et jamais à opprimer celle des autres. {Note de Vol- taire, 1730.)

2. Cette histoire est rapportée dans tous les mémoires du temps. De pareilles horreurs arrivèrent aussi au siège de la ville de Sancerre. {Id., 1730.)

252 LA IIENRIADE. [282]

Une femme avait vu, par ces cœurs inhumains, Un reste d'aliment arraché de ses mains. Des hiens que hii ravit la fortune cruelle, Un enfant lui restait, prêt à périr comme elle : Furieuse, elle approche, avec un coutelas, De ce fils innocent qui lui tendait les hras : Son enfance, sa voix, sa misère, et ses charmes, A sa mère en fureur arrachent mille larmes ; Elle tourne sur lui son visage effrayé. Plein d'amour, de regret, de rage, de pitié; Trois fois le fer échappe à sa main défaillante. La rage enfin l'emporte; et, d'une voix tremblante, Détestant son hymen et sa fécondité : « Cher et malheureux fils que mes flancs ont porté, Dit-elle, c'est en vain que tu reçus la vie ; Les tyrans ou la faim l'auraient bientôt ravie. Et pourquoi vivrais-tu ? Pour aller dans Paris, Errant et malheureux, pleurer sur ses débris ? Meurs, avant de sentir mes maux et ta misère ; Rends-moi le jour, le sang, que t'a donné ta mère' ; Que mon sein malheureux te serve de tombeau, Et que Paris du moins voie un crime nouveau, » En achevant ces mots, furieuse, égarée. Dans les flancs de son fils sa main désespérée Enfonce, en frémissant, le parricide acier. Porte le corps sanglant auprès de son foyer. Et, d'un bras que poussait sa faim impitoyable, Prépare avidement ce repas effroyable.

Attirés par la faim, les farouches soldats Dans ces coupables lieux reviennent sur leurs pas : Leur transport est semblable à la cruelle joie Des ours et des lions qui fondent sur leur proie ; A l'envi l'un de l'autre ils courent en fureur. Ils enfoncent la porte, 0 surprise ! ô terreur ! Près d'un corps tout sanglant à leurs yeux se présente Une femme égarée, et de sang dégouttante, <( Oui, c'est mon propre fils, oui, monstres inhumains. C'est vous qui dans son sang avez trempé mes mains;

1. Dans Vlpliiyénie de Racine, acte IV, scène iv, on lit : Vous rendre tout le sang que vous m'avez donna.

[320] CHANT X. 2^3

Que la mère et le fils vous servent de pAture : Craignez-vous plus que moi d'outrager la nature? Quelle horreur à mes yeux semble vous glacer tous ! Tigres, de tels festins sont préparés pour vous. »

Ce discours insensé, que sa rage prononce', Est suivi d'un poignard qu'en son cœur elle enfonce. De crainte, à ce spectacle, et d'horreur agités. Ces monstres confondus courent épouvantés. Ils n'osent regarder cette maison funeste; Ils pensent voir sur eux tomber le feu céleste. Et le peuple, effrayé de l'horreur de son sort. Levait les mains au ciel, et demandait la mort.

Jusqu'aux tentes du roi mille bruits en coururent ; Son cœur en fut touché, ses entrailles s'émurent ; Sur ce i)euple infidèle il répandit des pleurs : « 0 Dieu! s'écria-t-il. Dieu qui lis dans les cœurs, Qui vois ce que je puis, qui connais ce que j'ose. Des ligueurs et de moi tu sépares la cause. Je puis lever vers toi mes innocentes mains : Tu le sais, je tendais les bras à ces mutins ; Tu ne m'imputes point leurs malheurs et leurs crimes. Que Mayenne à son gré s'immole ces victimes: Qu'il impute, s'il veut, des désastres si grands A la nécessité, l'excuse des tyrans ; De mes sujets séduits qu'il comble la misère; 11 en est l'ennemi ; j'en dois être le père : Je le suis; c'est à moi de nourrir mes enfants. Et d'arracher mon peuple à ces loups dévorants : Dût-il de mes bienfaits s'armer contre moi-môme, Dussé-je, en le sauvant, perdre mon diadème, Qu'il vive, je le veux, il n'importe à quel prix; Sauvons-le, malgré lui, de ses vrais ennemis-; Et, si trop de pitié me coûte mon empire,

1. Imitation de Corneille {OEdipe, acte V, scène viii) :

Cet arrêt qu'à nos youx lui-même il se prononce. Est suivi d'un poignard qu'en son flauc il enfonce.

2. Racine a dit dans Bajazet, acte IV, scène vu :

Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême.

LA IIENRIADE. [3

Que du moins sur ma tombe un jour on puisse lire -.

« Henri, de ses sujets ennemi généreux,

« Aima mieux les sauver que de régner sur eux. )>

11 dit * ; et dans l'instant il veut que son armée Approche sans éclat de la ville affamée, Qu'on porte aux citoyens des paroles de paix. Et qu'au lieu de vengeance on parle de bienfaits. A cet ordre divin ses troupes obéissent. Les murs en ce moment de peuple se remplissent ; On voit sur les remparts avancer à pas lents Ces corps inanimés, livides, et tremblants, Tels qu'on feignait jadis que des royaumes sombres Les mages à leur gré faisaient sortir les ombres Quand leur voix, du Cocyte arrêtant les torrents, Appelait les enfers, et les mânes errants.

Quel est de ces mourants l'étonnement extrême ! Leur cruel ennemi vient les nourrir lui-même. Tourmentés, déchirés par leurs fiers défenseurs, Ils trouvent la pitié dans leurs persécuteurs. Tous ces événements leur semblaient incroyables. Ils voyaient devant eux ces piques formidables. Ces traits, ces instruments des cruautés du sort, Ces lances qui toujours avaient porté la mort, Secondant de Henri la généreuse envie, Au bout d'un fer sanglant leur apporter la vie, u Sont-ce là, disaient-ils, ces monstres si cruels? Est-ce ce tyran si terrible aux mortels, Cet ennemi de Dieu, qu'on peint si plein de rage? Hélas ! du Dieu vivant c'est la brillante image ; C'est un roi bienfaisant, le modèle des rois; Nous ne méritons pas de vivre sous ses lois. Il triomphe, il pardonne, il chérit qui l'offense. Puisse tout notre sang cimenter sa puissance ! Trop dignes du trépas dont il nous a sauvés,

\. Henri IV fut si bon, qu'il permettait à ses officiers d'envoyer (comme le dil Mczcray) des rafraîchissements à leurs anciens amis et aux dames. Les soldats en faisaient autant, à l'exemple des officiers. Le roi avait de plus la générosité d( laisser sortir de Paris presque tous ceux qui se présentaient. Par il arriva effec- tivement que les assiégeants nourrirent les assiégés. {Note de Voltaire., 1730.)

[387 1 CHANT X. 25vi

Consacrons-lui ces jours qu'il nous a conservés. »

De leurs cœurs attendris tel était le langage : Mais qui peut s'assurer sur un peuple volage, Dont la faible amitié s'exhale en vains discours, Qui quelquefois s'élève, et retombe toujours ? Ces prêtres, dont cent fois la fatale éloquence Ralluma tous ces feux qui consumaient la France, Vont se montrer en pompe à ce peuple abattu. « Combattants sans courage, et chrétiens sans vertu, A quel indigne appât vous laissez-vous séduire? Ne connaissez-vous plus les palmes du martyre? Soldats du Dieu vivant, voulez-vous aujourd'hui Vivre pour l'outrager, pouvant mourir pour lui ? Quand Dieu du haut des cieux nous montre la couronne. Chrétiens, n'attendons pas qu'un tyran nous pardonne. Dans sa coupable secte il veut nous réunir : De ses propres bienfaits songeons à le punir. Sauvons nos temples saints de son culte hérétique. »

C'est ainsi qu'ils parlaient ; et leur voix fanatique, Maîtresse du vil peuple, et redoutable aux rois*. Des bienfaits de Henri faistdt taire la voix ; Et déjà quelques-uns, reprenant leur furie, S'accusaient en secret de lui devoir la vie.

A travers ces clameurs et ces cris odieux, La vertu de Henri pénétra dans les cieux. Louis, qui du plus haut de la voûte divine Veille sur les Bourbons dont il est l'origine. Connut (pi'enfin les temps allaient être accomplis, Et que le Roi des rois adopterait son fils. Aussitôt de son cœur il chassa les alarmes : La Foi vint essuyer ses yeux mouillés de larmes ; Et la douce Espérance, et l'Amour paternel, Conduisirent ses pas aux pieds de l'Éternel.

Au milieu des clartés d'un feu pur et durable,

1. Imitation d'Athalie, acte IV, scène m :

Maîtresses d'un vil peuple obéissent aux rois.

256 LA FI EN Kl A DE.

Dieu mit, avant les temps, son trône inéhranlable.

I.c ciel est sons ses [)ie(ls; de mille astres divers'

Le cours, toujours réglé, l'annonce à l'univers.

La puissance, l'amour, avec l'intelligence,

Unis et divisés, composent son essence-.

Ses saints, dans les douceurs d'une éternelle paix.

D'un torrent de plaisirs enivrés à jamais.

Pénétrés de sa gloire, et remplis de lui-même.

Adorent à l'envi sa majesté suprême.

Devant lui sont ces dieux, ces brûlants séraphins,

A qui de l'univers il commet les destins.

Il parle, et de la terre ils vont changer la face:

Des puissances du siècle ils retranchent la race ;

Tandis que les humains, vils jouets de l'erreur,

Des conseils éternels accusent la hauteur.

Ce sont eux dont la main, frappant Rome asservie,

Aux fiers enfants du Nord a livré l'Italie,

L'Espagne aux Africains, Solymc aux Ottomans :

Tout empire est tombé, tout peuple eut ses tyrans,

Mais cette impénétrable et juste Providence

Ne laisse pas toujours prospérer l'insolence ;

Quelquefois sa bonté, favorable aux humains,

Met le sceptre des rois dans d'innocentes mains.

Le père des Bourbons à ses yeux se présente. Et lui parle en ces mots d'une voix gémissante : ( « Père de l'univers, si tes yeux quelquefois Honorent d'un regard les peuples et les rois. Vois le peuple français à son prince rebelle; S'il viole tes lois, c'est pour l'être fidèle.

1. L'hémistiche de mille astres diveis est critique comme remplissage dans la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de Véloquence dans la langue française, au mot Ghandeir de Dieu ; voyez tome XXXIX, page 2'i3.

V. Ces vers sur le Dieu triiiitairc des catholiques sont inspirés (qui le croirait?) de Chapelain, tant moqué par Boilcau, et M. Villemain prétend que Chapelain l'emporte sur Voltaire :

I.tjin dos murs flamboyants qui renferment le monde,

Dans le centre caché d'une clarté profonde,

Dieu repose en lui-même, et vêtu de splendeur.

Sans bornes est rempli de sa propre grandeur.

Une triple personne en une seule essence,

Le suprême pouvoir, la suprême scioncc,

Et le suprême amour, unis en trinité,

De son règne éternel forment la majesté. (G. A.)

[43o] CHANT X. 257

Aveuglé par son zèle, il te désobéit,

Et pense te venger alors qu'il te trahit.

Vois ce roi triomphant, ce foudre de la guerre.

L'exemple, la terreur, et l'amour de la terre;

Avec tant de vertus, n'as-tu formé son cœur

Que pour l'abandonner aux pièges de l'erreur?

Faut-il que de tes mains le plus parfait ouvrage

A son Dieu qu'il adore offre un coupable hommage?

Ah! si du grand Henri ton culte est ignoré,

Par qui le Roi des rois veut-il être adoré?

Daigne éclairer ce cœur créé pour te connaître :

Donne à l'Église un fils, donne à la France un maître;

Des ligueurs obstinés confonds les vains projets;

Rends les sujets au prince, et le prince aux sujets :

Que tous les cœurs unis adorent ta justice.

Et t'offrent dans Paris le même sacrifice. »

> L'Eternel à ses vœux se laissa pénétrer ;

Par un mot de sa bouche il daigna l'assurer.

A sa divine voix les astres s'ébranlèrent;

La terre en tressaillit, les ligueurs en tremblèrent, TLe roi, qui dans le ciel avait mis son appui.

Sentit que le Très-Haut s'intéressait pour lui./

Soudain la Vérité, si longtemps attendue, Toujours chère aux humains, mais souvent inconnue, Dans les tentes du roi descend du haut des cieux. D'abord un voile épais la cache à tous les yeux -. De moment en moment, les ombres qui la couvrent Cèdent à la clarté des feux qui les entr'ouvrent : Bientôt elle se montre à ses yeux satisfaits, Brillante d'un éclat qui n'éblouit jamais.

''^ Henri, dont le grand cœur était formé pour elle, Voit, connaît, aime enfin sa lumière immortelle. H avoue, avec foi, que la religion Est au-dessus de l'homme, et confond la raison, n reconnaît l'Église ici-bas combattue, L'Église toujours une, et partout étendue. Libre, mais sous un chef, adorant en tout lieu. Dans le bonheur des saints, la grandeur de son Dieu. Le Christ, de nos péchés victime renaissante,

8. La Henri AD E. ^ 17

258 LA HENRIADE. M

De ses élus chéris nourriture vivante,

Descend sur les autels à ses yeux éperdus,

Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n'est plus.

Son cœur obéissant se soumet, s'abandonne

A ces mystères saints dont son esprit s'étonne.

Louis, dans ce moment qui comble ses souhaits, Louis, tenant en main l'olive de la paix, Descend du haut des cieux vers le héros qu'il aime ; Aux remparts de Paris il le conduit lui-même. Les remparts ébranlés s'entr'ouvrent à sa voix ; Il entre* au nom du Dieu qui fait régner les rois. Les ligueurs éperdus, et mettant bas les armes. Sont aux pieds de Bourbon, les baignent de leurs larmes; Les prêtres sont muets; les Seize épouvantés En vain cherchent, pour fuir, des antres écartés. Tout le peuple, changé dans ce jour salutaire, Reconnaît son vrai roi, son vainqueur, et son père.

Dès lors on admira ce règne fortuné, Et commencé trop tard, et trop tôt terminé. L'Autrichien trembla. Justement désarmée, Rome adopta Bourbon, Rome s'en vit aimée. La Discorde rentra dans l'éternelle nuit. A reconnaître un roi Mayenne fut réduit ; Et, soumettant enfin son cœur et ses provinces, Fut le meilleur sujet du plus juste des princes.

1. Ce blocus et cetto famine de Paris ont pour époque l'année 1590, et Henri IV n'entra dans Paris qu'au mois de mars 1594. Il s'était fait catholique en 1593; mais il a fallu rapprocher ces trois grands événements, parce qu'on écrivait un poëmc, et non une histoire. ( Note de Voltaire, 1 730.)

FIN DE LA HENRIADE.

VARIANTES

DU CHANT DIXIÈME.

L'édition de 1723, ce chant était le neuvième (et toujours le der- nier), contenait une longue remarque que voici :

« Il y aura sans doute des lecteurs qui seront étonnés de la suppression de plusieurs événements considérables dans le neuvième chant, et de quel- ques dérangements de chronologie qu'ils y trouveront; cette matière mérite d'être éclaircie.

« Ce chant contient trois faits principaux : 1" les états de Paris; le siège de cette ville; et 3" la conversion de Henri IV, qui attira la réduction de Paris.

« Selon la vérité de l'histoire, Henri le Grand assiégea Paris quelque temps après la bataille d'Ivry, en 1590, au mois d'avril. Le duc de Parme lui fit lever le siège au mois de septembre. La Ligue, longtemps après, en 1593, assembla les états pour élire un roi à la place du cardinal de Bourbon, qu'elle avait reconnu sous le nom de Charles X, et qui était mort depuis deux ans et demi. Enfin, sur la fin de la même année 1593, au mois de juillet, le roi fit son abjuration dans Saint-Denis, et n'entra dans Paris qu'au mois de mars 1594.

« De tous ces événements on a supprimé l'arrivée du duc de Parme, et le prétendu règne de Charles, cardinal de Bourbon. Il est aisé de s'aperce- voir que faire paraître le duc de Parme sur la scène eût été avilir Henri IV, le héros du poërae, et agir précisément contre le but de l'ouvrage; ce qui serait une faute impardonnable.

« A l'égard du cardinal de Bourbon, ce n'était pas la peine de blesser l'unité, si essentielle dans tout ouvrage épique, en faveur d'un roi en pein- ture tel que ce cardinal : il serait aussi inutile dans le poëme qu'il le fut dans le parti de la Ligue. En un mot, on passe sous silence le duc de Parme, parce qu'il était trop grand, et le cardinal de Bourbon, parce qu'il était trop petit. On a été obligé de placer les états de Paris avant le siège, parce que, si on les eût mis dans leur ordre, on n'aurait pas eu les mêmes occasions de faire paraître la vérité de l'histoire; on n'aurait pas pu lui faire donner des vivres aux assiégés, et le faire aussitôt récompenser de sa générosité. D'ailleurs les états de Paris ne sont pas du nombre des événe- ments qu'on ne peut déranger de leur point chronologique; la poésie per-

260 VARIANTES DU CHANT X.

met la transposition do tous les faits qui ne sont point écartés les uns des autres d'un grand nombre d'années, et qui n'ont entre eux aucune liaison nécessaire. Par exemple, je pourrais, sans qu'on eût rien à me reprocher, faire Henri IV amoureux de Gabrielle d'Estrées du vivant de Henri III, parce que la vie et la mort de Henri III n'ont rien de commun avec l'amour de Henri IV pour Gabrielle d'Estrées.

« Les états de la Ligue sont dans le même cas par rapport au siège de Paris : ce sont deux événements absolument indépendants l'un de l'autre. Ces états n'eurent aucun effet; on n'y fit nulle résolution, ils ne contri- buèrent en rien aux affaires du parti : le hasard aurait pu les assembler avant le siège comme après, et ils sont bien mieux placés avant le siège dans le poëme : de plus, il faut considérer qu'un poëme épique n'est pas une histoire : on ne saurait trop présenter cette règle aux lecteurs qui n'en seraient pas instruits :

Loin ces rimeurs craintifs dont l'osprit flogmatiquc

Garde dans ses fureurs un ordre didactique;

Qui, chantant d'un héros les exploits éclatants.

Maigres historiens, suivront l'ordre des temps!

Ils n'osent un moment perdre un sujet de vue :

Pour prendre Lille il faut que Dôle soit rendue,

Et que leur vers exact, ainsi que Mézeraj,

Ait déjà fait tomber les remparts de Courtray. »

Les changements faits à ce chant, tels que la transposition de la tenue des états, mise dans le sixième chant, rendirent la note inutile. Elle ne fut pas môme recueillie en 1741 pour l'édition in-4°. Quelques-unes des pen- sées qui terminent cette note se retrouvent dans Vidée de la Henriade ; voyez ci-dessus, page 39.

Vers 1. Voici de quelle manière commence l'édition de 1723 :

Le temps vole, et sa perte est toujours dangereuse ; En vain du grand Bourbon la main victorieuse Fit dans les champs d'Jvry triompher sa vertu : Négliger ses lauriers c'est n'avoir point vaincu. Ces jours, ces doux moments, perdus dans la mollesse, Rendaient aux ennemis l'audace et l'allégresse; Déjà dans leur asile oubliant leurs malheurs, Vaincus, chargés d'opprobre, ils parlaient en vainqueurs. Les envoyés de Rome et ceux de l'ibérie, Les ligueurs obstinés, les prêtres en furie, Pour réparer leur honte et cacher leur effroi, Dans ces murs désolés veulent choisir un roi. Ils pensaient, etc.

C'était après ces vers que M. do Voltaire plaçait les états de Paris et le discours de Daubray. Voyez les variantes du sixième chant, tirées de l'édi- tion de 1728; la marche du poëme est la même que dans les dernières édi- tions, mais les détails du combat de Turenne ont été très-embellis depuis l'édition de 1728. (K.)

VARIANTES DU CHANT X. 264

Vers 8i, Édition de 1737 :

Ce présage charmant d'une paix désirée.

Vers 85. Éditions de 1737 à 1775 :

Quand jadis l'Éternel à la Mort dévorante.

Vers 93. Éditions de 1737 à 1775 :

Lorsque du Dieu des dieux en son temple apportée.

Vers 114. C'est ainsi qu'on lit dans les éditions de 1746, 1748, 1751, 1752, 1756, 1764. On a mis dans les éditions de 1768 et suivantes :

Il me laisse à moi-même.

Le texte que j'ai adopté est exigé par le sens. La suppression de la lettre s à la fin du mot même est nécessaire pour la rime, et rappelle cette licence de Racine dans Mithridale, acte III, scène v :

Jusqu'ici la fortune et la victoire mêmes

Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes. (B.)

Vers 178. Au lieu des dix vers qui suivent, l'édition de 1728 contient les deux que voici :

Ils demandent l'assaut : le roi dans ce moment Modéra leur courage et leur emportement; Il sentit qu'il aimait, etc.

Vers 179. Au lieu de ce vers et des treize qui le suivent, l'édition de 1723 contient les six derniers vers transcrits- dans la variante du chant VI, vers 152:

Mais d'un peuple barbare.

Vers 200. Édition de 1723 :

Nourri dans la mollesse, au luxe accoutumé.

Vers 203. Édition de 1723 :

Mais il ne prévit pas en cette occasion Ce que pouvaient les Seize et la religion.

Aux yeux d'un ennemi la clémence est faiblesse. *Les mutins, qu'épargnait cette main vengeresse, A peine encor remis de leur juste terreur, Allaient insolemment défier leur vainqueur. Ils osaient insulter.

Vers 223. Édition de 1723 :

Où, parmi cent plaisirs toujours trop peu goûtés.

262 VARIANTES DU CHANT X.

Vers 226. Édition de 1723 :

De leur goût dédaigneux irritaient la paresse.

Vers 244. Édition do 1723 :

Mais ce mets détestable avança leur trépas, * Et ce repas pour eux fut le dernier repas.

Ces deux vers sont imités d'une imprécation de Pénélope dans l'Odyssée, livre IV, vers 683-86, que Boileau, dans le Traité du sublime, chap. xxiii, avait ainsi traduite :

Fasse le juste ciel, avançant leur trépas, Que ce repas pour eux soit le dernier repas!

Vers 276. Édition de 1723 :

Semble étouffer en eux tout'autrc sentiment.

Vers 292. Édition de 4723 :

Plein d'amour, de regret, de rage, de pitié.

Vers 298. Édition de 4723 :

Les tyrans ou la faim l'auront bientôt ravie.

Vers 308. Édition do 1723 .

Porte son corps sanglant auprès de son foyer.

Vers 313. Édition de 1723 :

Leur transport est égal à la cruelle joie.

Vers 342. Édition de 1723 :

Que la Ligue, à son gré, s'immole ces victimes; Que Pcllevé, Mendozze, et Mayenne, et Nemours, Des peuples, sans pitié, laissent trancher les jours; De mes sujets séduits qu'ils comblent la misère; Ils en sont les tyrans, j'en dois être le père.

Vers 361. Édition de 1723 :

Au seul son de sa voix ses troupes obéissent.

Vers 393. Édition de 1723 :

Guincestre, dont cent fois la fatale éloquence •Ralluma tous ces feux qui consumaient la France; Guincestre se présente à ce peuple abattu. Combattant sans courage, et chrétien sans vertu. H A quel indigne appât, etc.

Guincestre était curé de Saint-Gcrvais.

VARIANTES DU CHANT X. 263

Vers 406. Édition de 1723 :

Ainsi parlait Guinccstre; et sa voix fanatique, etc.

Vers 4M . Au lieu de ce vers et des neuf qui le suivent, il y avait dans l'édition de 4723 :

Enfin les temps affreux allaient être accomplis. Qu'aux plaines d'Albion le ciel avait prédits; Le saint roi, qui du iiaut de la voûte divine Veillait sur le héros dont il est l'origine, Touche de sa vertu, saisi de tant d'horreurs, Aux pieds de l'Éternel apporte ses douleurs. Au milieu des clartés, etc.

Vers 426. édition de 1723 :

Unis et séparés, composent son essence.

Vers 431. Au lieu de ces vers, on lisait dans l'édition de 4723 :

Par des coups effrayants souvent ce Dieu jaloux A sur les nations étendu son courroux; Mais toujours pour Je juste il eut des yeux propices; Il le soutient lui-même au bord dos précipices. Épure sa vertu dans les adversités, Combat pour sa défense, et marche à ses côtés. Le père dos Bourbons, etc.

.Vers 458. Édition de 1723 :

N'offre au Dieu qui l'a fait qu'un criminel hommage.

Vers 480. Dans l'édition de 1723, le poëme se terminait par ces vers :

Henri, dont le gi'and cœur était formé pour elle, Voit, connaît, aime enfin sa lumière immortelle; Ces rayons désirés enflamment ses esprits : Il avance avec elle aux remparts de Paris; Il parle, et les remparts tombent en sa présence; Les ligueurs éperdus implorent sa clémence; Les prêtres sont muets; les Seize épouvantes En vain cherchent pour fuir des antres écartés; Et le peuple à genoux, dans ce jour salutaire. Reconnaît son vrai roi, son vainqueur et son père.

Vers 483. Il y avait dans l'édition de 1728 :

Il abjure avec foi ces dogmes séducteurs, Ingénieux enfants de cent nouveaux docteurs. Il reconnaît l'Église, etc.

AVERTISSEMENT

V ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES DE FRANCE.

Voltaire publia, en 1727, un ouvrage qu'il avait écrit en anglais, et inti- tulé an Essay npon Ihe civil ivars of France^ exlracled from curions manuscripts; Londres, S. Jallasson, in-S" de trente-cinq pages*; c'était la première partie de V Essai sur la poésie épique. La censure de Paris ne permit pas l'impression de l'Essai sur les guerres civiles^, et la traduction de l'abbé Granet' ne vit le jour qu'en Hollande, en 1729. Elle fut réimpri- mée, dans le môme pays, en 1731.

Pendant longtemps cet écrit n'a pas été admis dans les Œuvres de Vol- taire. Enfin on l'imprima, en 1768, dans la septième partie des Nouveaux Mélanges ; et depuis lors il avait toujours été conservé dans les Mélanges. Ce sont les éditeurs de Kehl qui l'ont imprimé dans le même volume que la Henriade : c'était faire ce que désiraient les auteurs de la Bibliothèque française''.

Ayant vainement cherché à Pétris et fait chercher ii Londres un exem- plaire de l'ouvrage anglais, je donne la traduction de l'abbé Granet, comme on le fait depuis 1768, sans le savoir, ou du moins sans le dire.

B.

1. Bihl. française, tome XIII, page 127.

2. /d.,t. XII, p. 2(3; et XIII, 127.

3. Tables du Nouvelliste du Parnasse, lettre E.

4. Tome XII, article xi, pago 26.

ESSAI

SUR

LES GUERRES CIVILES

DE FRANGE*

Henri le Grand naquit, en 1553, à Pau, petite ville, capitale du Béarn : Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, son père, était du sang royal de France, et chef de la branche de Bourbon (ce qui autrefois signifiait bourbeux), ainsi appelée d'un fief de ce nom, qui tomba dans leur maison par un mariage avec l'héritière de Bourbon.

La maison de Bourbon, depuis Louis IX jusqu'à Henri IV, avait presque toujours été négligée, et réduite à un tel degré de pau- vreté qu'on a prétendu que le fameux prince de Condé, frère d'Antoine de Navarre, et oncle de Henri le Grand, n'avait que six cents livres de rente de son patrimoine.

La mère de Henri était Jeanne d'Albret, fille de Henri d'Albret, roi de Navarre, prince sans mérite, mais bonhomme, plutôt indo- lent que paisible, qui soutint avec trop de résignation la perte de son royaume, enlevé à son père par une bulle du pape, appuyée des armes de fEspagne. Jeanne, fille d'un prince si faible, eut encore un plus faible époux, auquel elle apporta en mariage la principauté de Béarn, et le vain titre de roi de Navarre.

Ce prince, qui vivait dans un temps de factions et de guerres civiles, la fermeté d'esprit est si nécessaire, ne fit voir qu'incer- titude et irrésolution dans sa conduite. Il ne sut jamais de quel parti ni de quelle religion il était. Sans talent pour la cour, et

1. L'auteur avait écrit ce morceau en anglais [Noie de Voito're, 1768), lorsqu'on imprima la llenriade à Londres. {Id., 1775.)

-'66 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

sans capacité pour l'emploi de général d'armée, il passa toute sa vie cl favoriser ses ennemis et à ruiner ses serviteurs, joué par Catherine de Médicis, amusé et accablé par les Guises, et toujours dupe de lui-même. Il reçut une blessure mortelle au siège de Rouen, il combattit pour la cause de ses ennemis contre l'intérêt de sa propre maison. Il fit voir, en mourant, le même esprit inquiet et flottant qui l'avait agité pendant sa vie.

Jeanne d'Albret était d'un caractère tout opposé : pleine de courage et de résolution, redoutée de la cour de France, chérie des protestants, estimée des deux partis. Elle avait toutes les qua- lités qui font les grands politiques, ignorant cependant les petits artifices de l'intrigue et de la cabale. Une chose remarquable est qu'elle se fit protestante dans le môme temps que son époux rede- vint catholiques et fut aussi constamment attachée à sa nouvelle religion qu'Antoine était chancelant dans la sienne. Ce fut par qu'elle se vit à la tête d'un parti, tandis que son époux était le jouet de l'autre.

Jalouse de l'éducation de son fils, elle voulut seule en prendre le soin. Henri apporta en naissant toutes les excellentes qualités de sa mère, et il les porta dans la suite à un plus haut degré de perfection. Il n'avait hérité de son père qu'une certaine facilité d'humeur, qui dans Antoine dégénéra en incertitude et en fai- blesse, mais qui dans Henri fut bienveillance et bon naturel.

Il ne fut pas élevé, comme un prince, dans cet orgueil lâche et efl'éminé qui énerve le corps, afi'aiblit l'esprit, et endurcit le cœur. Sa nourriture était grossière, et ses habits simples et unis. Il alla toujours nu-tête. On l'envoyait à l'école avec des jeunes gens de même âge ; il grimpait avec eux sur les rochers et sur le sommet des montagnes voisines, suivant la coutume du pays et des temps.

Pendant qu'il était ainsi élevé au milieu de ses sujets, dans une sorte d'égalité, sans laquelle il est facile à un prince d'oublier qu'il est homme, la fortune ouvrit en France une scène san- glante ; et, au travers des débris d'un royaume presque détruit, et sur les cendres de plusieurs princes enlevés par une mort préma- turée, lui fraya le chemin d'un trône qu'il ne put rétablir dans son ancienne splendeur qu'après en avoir fait la conquête.

Henri II, roi de France, chef de la branche des Valois, fut tué, à Paris, dans un tournoi qui fut en Europe le dernier de ces romanesques et périlleux divertissements.

1. Voyez une note du chant II, pages, 09-70.

DE FRANCE. 267

Il laissa quatre fils: François II, Charles IX, Henri III, et le duc d'AleMPon. Tous ces indignes descendants de François P' montèrent successivement sur le trône, excepté le duc d'Alcnçon, et moururent, heureusement, à la fleur de leur âge, et sans poste' ri té.

Le règne de François II fut court, mais remarquable. Ce fut alors que percèrent ces factions et que commencèrent ces cala- mités qui, pendant trente ans successivement, ravagèrent le royaume de France.

11 épousa la célèbre et malheureuse Marie Stuart, reine d'Ecosse, que sa beauté et sa faiblesse conduisirent à de grandes fautes, à de plus grands malheurs, et enfin à une mort déplorable. Klle était maîtresse absolue de son jeune époux, prince de dix-huit ans, sans vices et sans vertus, avec un corps délicat et un esprit faible.

Incapable de gouverner par elle-même, elle se livra sans réserve au duc de Guise, frère de sa mère. Il influait sur l'esprit (hi roi par son moyen, et jetait par les fondements de la gran- deur de sa propre maison. Ce fut dans ce temps que Catherine de Médicis, veuve du feu roi, et mère du roi régnant, laissa échapper les premières étincelles de son ambition, qu'elle avait habilement étouffée pendant la vie de Henri II. Mais, se voyant incapable de l'emporter sur l'esprit de son fils et sur une jeune princesse qu'il aimait passionnément, elle crut qu'il lui était plus avantageux d'être pendant quelque temps leur instrument, et de se servir de leur pouvoir pour établir son autorité, que de s'y opposer inutilement. Ainsi les Guises gouvernaient le roi et les deux reines. Maîtres de la cour, ils devinrent les maîtres de tout le royaume: l'un, en France, est toujours une suite nécessaire de l'autre.

La maison de Bourbon gémissait sous l'oppression de la maison de Lorraine ; et Antoine, roi de Navarre, souffrit tranquillement plusieurs affronts d'une dangereuse conséquence. Le prince de Condé, son frère, encore plus indignement traité, tâcha de secouer le joug, et s'associa pour ce grand dessein à l'amiral de Coligny, chef de la maison de Châtillon. La cour n'avait point d'ennemi plus redoutable. Condé était plus ambitieux, plus entreprenant, plus actif; Coligny était d'une humeur plus posée, plus mesuré dans sa conduite, plus capable d'être chef d'un parti : à la vérité aussi malheureux à la guerre que Condé, mais réparant souvent par son habileté ce qui semblait irréparable ; plus dangereux après une défaite que ses ennemis après une victoire ; orné d'ail-

2G8 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

leurs d'autant de vertus que des temps si orageux et l'esprit de faction pouvaient le permettre.

Les protestants commençaient alors à devenir nombreux : ils s'aperçurent bientôt de leurs forces.

La superstition, les secrètes fourberies des moines de ce temps- là, le pouvoir immense de Rome, la passion des hommes pour la nouveauté, Tambition de Luther et de Calvin, la politique de plusieurs princes, servirent à l'accroissement de cette secte, libre à la vérité de superstition, mais tendant aussi impétueusement à l'anarchie que la religion de Rome à la tyrannie.

Les protestants avaient essuyé en France les persécutions les plus violentes, dont l'effet ordinaire est de multiplier les prosé- lytes. Leur secte croissait au milieu des écliafaudset des tortures. Condé, Coligny, les deux frères de Coligny, leurs partisans, et tous ceux qui étaient tyrannisés par les Guises, embrassèrent en môme temps la religion protestante. Ils unirent avec tant de concert leurs plaintes, leur vengeance, et leurs intérêts, qu'il y eut en même temps une révolution dans la religion et dans l'État.

La première entreprise fut un complot pour arrêter les Guises à Amboise, et pour s'assurer de la personne du roi. Quoique ce complot eût été tramé avec hardiesse et conduit avec secret, il fut découvert au moment il allait être mis en exécution. Les Guises punirent les conspirateurs de la manière la plus cruelle, pour intimider leurs ennemis, et les empêcher de former à l'avenir de pareils projets. Plus de sept cents protestants furent exécutés ; Condé fut fait prisonnier, et accusé de lèse-majesté ; on lui fit son procès, et il fut condamné à mort.

Pendant le cours de son procès, Antoine, roi de Navarre, son frère, leva en Guyenne, à la sollicitation de sa femme et de Coligny, un grand nombre de gentilshommes, tant protestants que catho- liques, attachés à sa maison. Il traversa la Gascogne avec son armée; mais, sur un simple message qu'il reçut de la cour en chemin, il les congédia tous en pleurant, a II faut que j'obéisse, dit-il ; mais j'obtiendrai votre pardon du roi. Allez, et demandez pardon pour vous-même, lui répondit un vieux capitaine ; notre sûreté est au bout de nos épées. » Là-dessus la noblesse qui le suivait s'en retourna avec mépris et indignation.

Antoine continua sa route, et arriva à la cour. Il y sollicita pour la vie de son frère, n'étant pas sûr de la sienne. Il allait tous les jours chez le duc et chez le cardinal de Guise, qui le rece- vaient assis et couverts, pendant qu'il était debout et nu-tête.

Tout était prêt alors pour la mort du prince de Condé, lorsque

DE FRANCE. 269

le roi tomba tout (run coup malade, et mourut. Les circonstances et la promptitude de cet événement, le penchant des hommes à croire que la mort précipitée des princes n'est point naturelle, donnèrent cours au bruit commun que François II avait été em- poisonné.

Sa mort donna un nouveau tour aux affaires. Le prince de Condé fut mis en liberté: son parti commença à respirer; la religion protestante s'étendit de plus en plus; l'autorité des Guises baissa, sans cependant être abattue; Antoine de Navarre recouvra une ombre d'autorité dont il se contenta ; Marie Stuart fut ren- voyée en Ecosse; et Catherine de Médicis, qui commença alors à jouer le premier rôle sur ce théâtre, fut déclarée régente du royaume pendant la minorité de Charles IX, son second fils.

Elle se trouva elle-même embarrassée dans un labyrinthe de difficultés insurmontables, et partagée entre deux religions et différentes factions, qui étaient aux prises l'une avec l'autre, et se disputaient le pouvoir souverain.

Cette princesse résolut de les détruire parleurs propres armes, s'il était possible. Elle nourrit la haine des Condés contre les Guises ; elle jeta la semence des guerres civiles ; indifférente et impartiale entre Rome et Genève', uniquement jalouse de sa propre autorité.

Les Guises, qui étaient zélés catholiques, parce que Condé et Coligny étaient protestants, furent longtemps à la tête des troupes. Il y eut plusieurs batailles livrées : le royaume fut ravagé en même temps par trois ou quatre armées.

Le connétable Anne de Montmorency fut tué à la journée de Saint-Denis, dans la soixante et quatorzième année de son âge. François, duc de Guise, fut assassiné par Poltrot, au siège d'Or- léans. Henri III, alors duc d'Anjou, grand prince dans sa jeu- nesse, quoique roi de peu de mérite dans la maturité de l'âge, gagna la bataille de Jarnac contre Condé, et celle de Moncontour contre Coligny.

La conduite de Condé, et sa mort funeste à la bataille de Jar- nac, sont trop remarquables pour n'être pas détaillées. Il avait été blessé au bras deux jours auparavant. Sur le point de donner bataille à son ennemi, il eut le malheur de recevoir un coup de pied d'un cheval fougueux, sur lequel était monté un de ses offi- ciers. Le prince, sans marquer aucune douleur, dit à ceux qui étaient autour de lui : « Messieurs, apprenez par cet accident qu'un

i. Voyez les notes du chant II, page 68.

270 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

cheval fougueux est plus dangereux qu'utile dans un jour de ba- taille. Allons, poursuivit-il, le prince de Condé, avec une jambe cassée et le bras en écharpe, ne craint point de donner bataille, puisque vous le suivez. » Le succès ne répondit point à son cou- rage : il perdit la bataille; toute son armée fut mise en déroute. Son cheval ayant été tué sous lui, il se tint tout seul, le mieux qu'il put, appuyé contre un arbre, à demi évanoui, à cause de la douleur que lui causait son mal, mais toujours intrépide, et le visage tourné du côté de l'ennemi. Montesquiou, capitaine des gardes du duc d'Anjou, passa par quand ce prince infortuné était en cet état, et demanda qui il était. Gomme on lui dit que c'était le prince de Condé, il le tua de sang-froid.

Après la mort de Condé, Coligny eut sur les bras tout le far- deau du parti. Jeanne d'Albrct, alors veuve, confia son fils à ses soins. Le jeune Henri, alors ûgé de quatorze ans, alla avec lui à l'armée, et partagea les fatigues de la guerre. Le travail et les adversités furent ses guides et ses maîtres.

Sa mère et l'amiral n'avaient point d'autre vue que de rendre en France leur religion indépendante de l'Église de Rome, et d'assurer leur propre autorité contre le pouvoir de Catherine de Médicis.

Catherine était déjà débarrassée de plusieurs de ses rivaux, François, duc de Guise, qui était le plus dangereux et le plus nuisible de tous, quoiqu'il fût de môme parti, avait été assassiné devant Orléans. Henri de Guise, son fils, qui joua depuis un si grand rôle dans le monde, était alors fort jeune.

Le prince de Condé était mort. Charles IX, fils de Catherine, avait pris le pli qu'elle voulait, étant aveuglément soumis à ses volontés. Le duc d'Anjou, qui fut depuis Henri III, était absolu- ment dans ses intérêts ; elle ne craignait d'autres ennemis que Jeanne d'Albret, Coligny, et les protestants. Elle crut qu'un seul coup pouvait les détruire tous, et rendre son pouvoir immuable.

Elle pressentit le roi, et même le duc d'Anjou, sur son dessein. Tout fut concerté ; et les pièges étant préparés, une paix avanta- geuse fut proposée aux protestants. Coligny, fatigué de la guerre civile, l'accepta avec chaleur. Charles, pour ne laisser aucun sujet de soupçon, donna sa sœur en mariage au jeune Henri de Na- varre. Jeanne d'Albret, trompée par des apparences si séduisantes, vint à la cour avec son fils, Coligny, et tous les chefs des protes- tants. Le mariage fut célébré ^ avec pompe : toutes les manières

1. Le 18 auguste 1572.

DE FRANCE. 271

obligeantes, toutes les assurances d'amitié, tous les serments, si sacrés parmi les hommes, furent prodigués par Catherine et par le roi. Le reste de la cour n'était occupé que de fêtes, de jeux, et de mascarades. Enfln une nuit, qui fut la veille de la Saint-Bar- Ihélemy, au mois d'août 1572, le signal fut donné à minuit. Toutes les maisons des protestants furent forcées et ouvertes en même temps. L'amiral de Coligny, alarmé du tumulte, sauta de son lit. Une troupe d'assassins entra dans sa chambre ; un certain Besme, Lorrain \ qui avait été élevé domestique dans la maison de Guise, était à leur tête : il plongea son épée dans le sein de l'amiral, et lui donna un coup de revers sur le visage.

Le jeune Henri, duc de Guise, qui forma ensuite la ligue catholique, et qui fut depuis assassiné à Blois, était à la porte de la maison de Coligny, attendant la fin de l'assassinat, et cria tout haut iBcsme, cela est-il fait? Immédiatement après, les assassins jetèrent le corps de l'amiral par la fenêtre. Coligny tomba et expira aux pieds de Guise, qui lui marcha sur le corps ; non qu'il fût enivré de ce zèle catholique pour la persécution, qui dans ce temps avait infecté la moitié de la France, mais il y fut poussé par l'esprit de vengeance, qui, bien qu'il ne soit pas en général si cruel que le faux zèle pour la religion, mène souvent à de plus grandes bassesses.

Cependant tous les amis de Coligny étaient attaqués dans Pa- ris : hommes, enfants, tout était massacré sans distinction : toutes les rues étaient jonchées de corps morts. Quelques prêtres, tenant un crucifix d'une main et une épée de l'autre, couraient à la tête des meurtriers, et les encourageaient, au nom de Dieu, à n'épar- gner ni parents ni amis.

Le maréchal de Tavannes, soldat ignorant et superstitieux, qui joignait la fureur de la religion à la rage du parti, courait à cheval dans Paris, criant aux soldats : « Du sang, du sang! La saignée est aussi salutaire au mois d'août que dans le mois de mai. »

Le palais du roi fut un des principaux théâtres du carnage, car le prince de Navarre logeait au Louvre, et tous ses domesti- ques étaient protestants. Quelques-uns d'entre eux furent tués dans leurs lits avec leurs femmes ; d'autres s'enfuyaient tout nus, et étaient poursuivis par les soldats sur les escaliers de tous les ap- partements du palais, et même jusqu'à l'antichambre du roi. La

1. Voltaire a dit plus tard que Besme était Allemand; voyez page 78. Il était Bohémien.

272 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

jeune femme de Henri de Navarre, éveillée par cet affreux tumulte, craignant pour son époux et pour elle-même, saisie d'hor- reur et à demi morte, sauta brusquement de son lit pour aller se jeter aux pieds du roi son frère. A peine eut-elle ouvert la porte de sa chambre que quelques-uns de ses domestiques pro- testants coururent s'y réfugier. Les soldats entrèrent après eux, et les poursuivirent en présence de la princesse. Un d'eux, qui s'était caché sous son lit, y fut tué ; deux autres furent percés de coups de hallebarde à ses pieds; elle fut elle-même couverte de sang.

Il y avait un jeune gentilhomme qui était fort avant dans la faveur du roi, à cause de son air noble, de sa politesse, et d'un certain tour heureux qui régnait dans sa conversation : c'était le comte de La Rochefoucauld, bisaïeul du marquis de Montendre, qui est venu en Angleterre pendant une persécution moins cruelle, mais aussi injuste. La Rochefoucauld* avaitpasséla soirée avec le roi dans une douce familiarité, il avait donné l'essor à son imagination. Le roi sentit quelques remords, et fut touché d'une sorte de compassion pour lui : il lui dit deux ou trois fois de ne point retourner chez lui, et de coucher dans sa chambre ; mais La Rochefoucauld répondit qu'il voulait aller trouver sa femme. Le roi ne l'en pressa pas davantage, et dit : « Qu'on le laisse aller ; je vois bien que Dieu a résolu sa mort. » Ce jeune homme fut massacré deux heures après.

Il y en eut fort peu qui échappèrent de ce massacre général. Parmi ceux-ci, la délivrance du jeune La Force est un exemple illustre de ce que les hommes appellent destinée. C'était un enfant de dix ans -. Son père, son frère aîné, et lui, furent arrêtés en même temps par les soldats du duc d'Anjou, Ces meurtriers tom- bèrent sur tous les trois tumultuairement, et les frappèrent au hasard. Le père et les enfants, couverts de sang, tombèrent à la renverse les uns sur les autres. Le plus jeune, qui n'avait reçu aucun coup, contrefit le mort, et le jour suivant il fut délivré de tout danger. Une vie si miraculeusement conservée dura quatre- vingt-cinq ans. Ce fut le célèbre maréchal de La Force, oncle de la duchesse de La Force, qui est présentement en Angleterre.

Cependant plusieurs de ces infortunées victimes fuyaient du côté de la rivière. Quelques-uns la traversaient à la nage pour

1. Voyoz page 81.

2. ]1 serait donc en 1502; mais ce compte diffère des chiffres qui sont donnes page 85.

DE FRANCE. 275

gagner lo faubourg Sainl-rtormain. Le roi les aperçut de sa fe- nêtre, qui avait vue sur la rivière : ce qui est presque incroyable, quoique cela ne soit que trop vrai, il tira sur eux avec une cara- bine '. Cafberine do Môdicis, sans trouble, et avec un air serein et tranquille au milieu de cette boucherie, regardait du haut d'un balcon qui avait vue sur la ville, enhardissait les assassins, et riait d'entendre les soupirs des mourants et les cris de ceux qui (Maient massacrés. Ses li II es d'honneur vinrent dans la rue avec une curiosité effrontée, digne des abominations de ce siècle : elles contemplèrent le corps nu d'un gentilhomme nommé Soubise, qui avait été soupçonné d'impuissance, et qui venait d'être assas- siné sous les fenêtres de la reine -.

La cour, qui fumait encore du sang de la nation, essaya (juelques jours après de couvrir un forfait si énorme par les for- malités des lois. Pour justifier ce massacre, ils imputèrent calom- uieusement à l'amiral une conspiration qui ne fut crue de per- sonne. On ordonna au parlement de procéder contre la mémoire de Coligny. Son corps fut pendu par les pieds avec une chaîne de fer au gibet de iMontfaucon. Le roi lui-môme eut la cruauté d'aller jouir de ce spectacle horrible. Un de ses courtisans l'aver- tissant de se retirer, parce que le corps sentait mauvais, le roi répondit: (( Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon. '>

Il est iuîpossible de savoir s'il est vrai que l'on envoya la tête de l'amiral à Rome. Ce qu'il y a de bien certain, c'est qu'il y a à l'iome, dans le Vatican, un tableau est représenté le massacre de la Saint-Barthélémy, avec ces paroles : « Le pape approuve la mort de Coligny. »

Le jeune Henri de Navarre fut épargné plutôt par politique que par compassion de la part de Catherine, qui le retint pri- sonnier jusqu à la mort du roi, pour être caution de la soumis- sion des protestants qui voudraient se révolter.

Jeanne d'Albret était morte subitement trois ou quatre jours auparavant. Quoique peut-être sa mort eût été naturelle, ce n'est pas toutefois une opinion ridicule de croire qu'elle avait été empoisonnée.

L'exécution ne fut pas bornée à la ville de Paris. Les mômes ordres de la cour furent envoyés à tous les gouverneurs des pro- vinces de France. Il n'y eut que deux ou trois gouverneurs qui refusèrent d'obéir aux ordres du roi. Un entre autres, appelé

1. Voj-ez page 82.

2. Voyez page 81.

8. La Hknhiade. IS

274 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

Montmorin, gouverneur d'Auvergne, écrivit à Sa Majesté la lettre suivante, qui mérite d'être transmise à la postérité :

« ^Sire, j'ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop Votre Majesté pour ne pas croire que ces lettres sont supposées; et si (ce qu'à Dieu ne plaise) l'ordre est véritablement émané d'elle, je la respecte aussi trop pour lui obéir-. »

Ces massacres portèrent au cœur des protestants la rage et l'épouvante. Leur liaine irréconciliable sembla prendre de nou- A elles forces : l'esprit de vengeance les rendit plus forts et plus redoutables.

1. Dans Ifi Nouvelliste du Parnasse, dont les rédacteurs étaient les abbés Des- fontaines et Granet, on observe que le traducteur (Tabbc Granet lui-même) no donne pas le texte de la lettre de Montmorin, mais la traduction qu'il a faite sur la traduction que Voltaire en avait faite en anglais. (B.)

2. En 1802, dans une séance particulière de l'Institut, M. Dulaure lut un mémoire dans lequel il prouve que cette lettre est supposée, parce que : le gou- verneur d'Auvergne, en 1572, s'appelait et signait Saint-Herem, et non Montmo- rin, quoique de la même famille; le mot protestant n'était employé alors que par quelques écrivains protestants eux-mêmes : les catholiques se servaient des mots reUrjionnaires, huguenots, calvinistes, prétendus réformés, ceux de la religion prétendue réformée; le style de la lettre n'est pas celui du temps; ce n'est pas celui du gouverneur de l'Auvergne; 5" cette lettre est contraire à son caractère et à sa conduite antérieure, puisqu'il avait persécuté les protestants; 6" si les réformes d'Auvergne ccbappèrent au massacre, ce fut parce que l'ordre envojé de la cour au gouverneur de la province fut enlevé par un calviniste au capitaine Combelle, natif de Clermont, qui en était porteur : celui-ci n'ayant pu qu'énoncer verbalement cet ordre rigoureux, le gouverneur ne voulut pas prendre sur lui de l'exécuter sans l'avoir reçu par écrit; mais la fureur de la cour s'étant ralentie après les massacres, on ne voulut pas expédier un nouvel ordre pour l'Auvergne.

Le château Saint-Ange, bâti par Henri IV pour la belle Gabrielle, n'est qu'à trois lieues du château de Fontainebleau, dont les Montmorin étaient gouverneurs; et ce fut chez M. de Caumartin,à Saint-Ange, que Voltaire commença laBenriade.

C'est ici le lieu de remarquer aussi que Jean Hennuyer, évèque de Lisieux, à qui l'on fait honneur d'avoir, dans son diocèse, empêché le massacre des protestants, loin d'avoir été leur protecteur, avait montré, en 1561, une vive opposition au célèbre édit du 17 janvier, qui leur permettait de faire des prêches hors des villes. Il ne paraît même pas qu'à l'époque de la Saint-Barthélémy, Hennuyer, qui était aumônier de Charles IX et confesseur do Catherine de Médicis, fût dans son dio- cèse; ce fut, dit-on, à Guy du Longchamp de Fumichon, gouverneur, ainsi qu'à Tannegui Leveneurde Carrouges, et aux officiers municipaux de Lisieux, que les pro- testants de cette ville durent leur salut. Voyez dans le Mercure diverses lettres, 1746, second volume de juin et premier do décembre; 1748, septembre, et second volume de décembre. L'abbé Lcbœuf, auteur de cette dernière lettre, fait honneur à Matignon, gouverneur des bailliages d'Alençon (d'où dépendait Lisieux), de Caen, et du Coten- lin, d'avoir empêché, dans son gouvernement, le massacre des protestants, (B.)

DE FRANCE. 273

Peu de temps après, le roi fut attaqué d'une étrange maladie qui l'emporta au bout de deux ans. Son sang coulait toujours, et perçait au travers des pores de sa peau : maladie incompréhen- sible, contre laquelle échoua l'art et l'habileté des médecins, et qui fut regardée comme un effet de la vengeance divine.

Durant la maladie de Charles, son frère, le duc d'Anjou, avait été élu roi de Pologne : il devait son élévation à la réputation qu'il avait acquise étant général, et qu'il perdit en montant sur le trône.

Dès qu'il apprit la mort de son frère, il s'enfuit de Pologne, et se hâta de venir en France se mettre en possession du périlleux héritage d'un royaume déchiré par des factions fatales à ses souverains, et inondé du sang de ses habitants. Il ne trouva en arrivant que partis et troubles, qui augmentèrent à l'infini.

Henri, alors roi de Navarre, se mit à la tête des protestants, et donna une nouvelle vie à ce parti. D'un autre côté, le jeune duc de Guise commençait à frapper les yeux de tout le monde par ses grandes et dangereuses qualités. Il avait un génie encore plus entreprenant que son père ; il semblait d'ailleurs avoir une heu- reuse occasion d'atteindre à ce faîte de grandeurs dont son père lui avait frayé le chemin.

Le duc d'Anjou, alors Henri III, était regardé comme inca- pable d'avoir des enfants, à cause de ses infirmités, qui étaient les suites des débauches de sa jeunesse. Le duc d'Alençon, qui avait pris le nom de duc d'Anjou, était mort en 158^, et Henri de Navarre était légitime héritier de la couronne. Guise essaya de se l'assurer à lui-même, du moins après la mort de Henri III, et de l'enlever à la maison des Gapets, comme les Capets l'avaient usurpée sur la maison de Charlemagne, et comme le père de Charlemagne l'avait ravie à son légitime souverain.

Jamais si hardi projet ne parut si bien et si heureusement concerté, Henri de Navarre et toute la maison de Bourbon était protestante. Guise commença à se concilier la bienveillance de la nation, en affectant un grand zèle pour la religion catholique: sa libéralité lui gagna le peuple ; il avait tout le clergé à sa dévo- tion, des amis dans le parlement, des espions à la cour, des ser- viteurs datis tout le royaume. Sa première démarche politique fut une association sous le nom de sainte Ligue contre les protestants pour la sûreté de la religion catholique.

La moitié du royaume entra avec empressement dans cette nouvelle confédération. Le pape Sixte-Quint donna sa bénédiction à la Ligue, et la protégea comme une nouvelle milice romaine. Philippe II, roi d'Espagne, selon la pohtique des souverains qui

276 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

concourent toujours à la ruine de leurs voisins, encouragea la Ligue de toutes ses forces, dans la vue de mettre la France en pièces, et de s'enrichir de ses dépouilles.

Ainsi Henri ITI, toujours ennemi des protestants, fut trahi lui- même par des catholiques, assiégé d'ennemis secrets et déclarés, et inférieur en autorité à un sujet qui, soumis en apparence, était réellement plus roi que lui.

La seule ressource pour se tirer de cet emharras était peut-être de se joindre avec Henri de Navarre, dont la fidélité, le courage, et l'esprit infatigable, étaient l'unique barrière qu'on pouvait opposer cl l'ambition de Guise, et qui pouvait retenir dans le parti du roi tous les protestants; ce qui eût mis un grand poids déplus dans sa balance.

Le roi, dominé par Guise, dont il se défiait, mais qu'il n'osait offenser, intimidé par le pape, trahi par son conseil et par sa mauvaise politique, prit un parti tout opposé; il se mit lui-même à la tête de la sainte Ligue. Dans l'espérance de s'en rendre le maître, il s'unit avec Guise, son sujet rebelle, contre son succes- seur et son beau-frère, que la nature et la bonne politique lui désignaient pour son allié.

Henri de Navarre commandait alors en Gascogne une petite armée, tandis qu'un grand corps de troupes accourait à son secours de la part des- princes protestants d'Allemagne ; il était déjà sur les frontières de Lorraine.

Le roi s'imagina qu'il pourrait tout à la fois réduire le Navar- rois, et se débarrasser de Guise. Dans ce dessein, il envoya le Lorrain avec une très-petite et très-faible armée contre les Alle- mands, par lesquels il faillit à être mis en déroute.

H fit marcher en même temps Joyeuse, son favori, contre le Navarrois, avec la fleur de la noblesse française, et avec la plus puissante armée qu'on eût vue depuis François P"". H échoua dans tous ces desseins : Henri de Navarre défit entièrement à Contras cette armée si redoutable, et Guise remporta la victoire sur les Allemands,

Le Navarrois ne se servit de sa victoire que pour offrir une paix sûre au royaume, et son secours au roi. Mais, quoique vain- queur, il se vit refusé, le roi craignant plus ses propres sujets que ce prince.

Guise retourna victorieux à Paris, et y fut reçu comme le sauveur de la nation. Son parti devint plus audacieux, et le roi plus méprisé; en sorte que Guise semblait plutôt avoir triomphé du roi que des Allemands.

DE FRANCE. 277

Le roi, sollicité de toutes parts, sortit, mais trop tard, de sa profonde léthargie. Il essaya d'abattre la Ligue : il voulut s'assurer de quelques bourgeois les plus séditieux : il osa défendre à Guise l'entrée de Paris; mais il éprouva à ses dépens ce que c'est que de commander sans pouvoir. Guise, au mépris de ses ordres, vint à Paris ; les bourgeois prirent les armes ; les gardes du roi furent arrêtés, et lui-même fut emprisonné dans son palais.

Rarement les hommes sont assez bons ou assez méchants. Si Guise avait entrepris dans ce jour sur la liberté ou la vie du roi, il aurait été le maître de la France ; mais il le laissa échapper après l'avoir assiégé, et en fit ainsi trop ou trop peu.

Henri III s'enfuit à Blois, il convoqua les états généraux du royaume. Ces états ressemblaient au parlement de la Grande- Bretagne, quant k leur convocation; mais leurs opérations étaient différentes. Comme ils étaient rarement assemblés, ils n'avaient point de règles pour se conduire : c'était en général une assem- blée de gens incapables, faute d'expérience, de savoir prendre de justes mesures; ce qui formait une véritable confusion.

Guise, après avoir chassé son souverain de sa capitale, osa venir lebraverà Blois, en présence d'un corps qui représentait la nation, Henri et lui se réconcilièrent solennellement ; ils allèrent ensemble au même autel; ils y communièrent ensemble. L'un promit par ser- ment d'oublier toutes les injures passées, l'autre d'être obéissant et fidèle à l'avenir ; mais dans le même temps le roi projetait de faire mourir Guise, et Guise de faire détrôner le roi.

Guise avait été suffisamment averti de se défier de Henri ; mais il le méprisait trop pour le croire assez hardi d'entreprendre un assassinat. Il fut la dupe de sa sécurité ; le roi avait résolu de se venger de lui et de son frère le cardinal de Guise, le compa- gnon de ses ambitieux desseins, et le plus hardi promoteur de la Ligue, Le roi fit lui-même provision de poignards, qu'il distribua à quelques Gascons qui s'étaient offerts d'être les ministres de la vengeance. Ils tuèrent Guise dans le cabinet du roi^; mais ces mêmes hommes qui avaient tué le duc ne voulurent point trem- per leurs mains dans le sang de son frère, parce qu'il était prêtre et cardinal ; comme si la vie d'un homme qui porte une robe longue et un rabat était plus sacrée que celle d'un homme qui porte un habit court et une épée !

Le roi trouva quatre soldats, qui, au rapport du jésuite Maim- bourg, n'étant pas si scrupuleux que les Gascons, tuèrent le

t. Voyez page 99.

278 ESSAI SUR LES GUERRES CIVILES

cardinal pour cent écus chacun. Ce fut sous l'appartement de Catherine de Médicis que les deux frères furent tués ; mais elle ignorait parfaitement le dessein de son fils, n'ayant plus alors la confiance d'aucun parti, et étant même abandonnée par le roi.

Si une telle vengeance eût été revêtue des formalités de la loi, qui sont les instruments naturels de la justice des rois, ou le voile naturel de leur iniquité, la Ligue en eût été épouvantée ; mais, manquant de cette forme solennelle, cette action fut regardée comme un affreux assassinat, et [ne fit qu'irriter le parti. Le sang des Guises fortifia la Ligue, comme la mort de Coligny avait for- tifié les protestants. Plusieurs villes de France se révoltèrent ouvertement contre le roi.

Il vint d'abord à Paris ; mais il en trouva les portes fermées, et tous les habitants sous les armes.

Le fameux duc de Mayenne, cadet du feu duc de Guise, était alors dans Paris. Il avait été éclipsé par la gloire de Guise pendant sa vie; mais, après sa mort, le roi le trouva aussi dangereux ennemi que son frère : il avait toutes ses grandes qualités, aux- quelles il ne manqua que l'éclat et le lustre.

Le parti des Lorrains était très-nombreux dans Paris. Le grand nom de Guise, leur magnificence, leur libéralité, leur zèle appa- rent pour la religion catholique, les avaient rendus les délices de la ville. Prêtres, bourgeois, femmes, magistrats, tout se ligua for- tement avec Mayenne pour poursuivre une vengeance qui leur paraissait légitime.

La veuve du duc présenta une requête au parlement contre les meurtriers de son mari. Le procès commença suivant le cours ordinaire de la justice ; deux conseillers furent nommés pour informer des circonstances du crime ; mais le parlement n'alla pas loin, les principaux étant singulièrement attachés aux intérêts du roi.

La Sorbonne ne suivit point cet exemple de modération : soixante et dix docteurs publièrent un écrit par lequel ils décla- rèrent Henri de Valois déchu de son droit à la couronne, et ses sujets dispensés du serment de fidélité.

Mais l'autorité royale n'avait pas d'ennemis plus dangereux que ces bourgeois de Paris nommés les Seize, non à cause de leur nombre, puisqu'ils étaient quarante, mais à cause des seize quartiers de Paris, dont ils s'étaient partagé le gouvernement. Le plus considérable de tous ces bourgeois était un certain Le Clerc, qui avait usurpé le grand nom de Bussi. C'était un citoyen hardi, et un méchant soldat, comme tous ses compagnons. Ces Seize

DE FRANCE. 279

avaient acquis une autorité absolue, et devinrent dans la suite aussi insupportables à Mayenne qu'ils avaient été terribles au roi.

D'ailleurs les prêtres, qui ont toujours été les trompettes de toutes les révolutions, tonnaient en chaire, et assuraient de la part de Dieu que celui qui tuerait le tyran entrerait infaillible- ment en paradis. Les noms sacrés et dangereux de Jéhu et de Judith, et tous ces assassinats consacrés par l'Écriture sainte, frappaient partout les oreilles de la nation. Dans cette affreuse extrémité, le roi fut enfin forcé d'implorer le secours de ce môme JVavarrois qu'il avait autrefois refusé. Ce prince fut plus sensible à la gloire de protéger son beau-frère et son roi qu'à la victoire qu'il avait remportée sur lui.

Il mena son armée au roi ; mais avant que ses troupes fussent arrivées, il vint le trouver, accompagné d'un seul page. Le roi fut étonné de ce trait de générosité, dont il n'avait pas été lui-même capable. Les deux rois marchèrent vers Paris à la tête d'une puis- sante armée, La ville n'était point en état de se défendre, La Ligue touchait au moment de sa ruine entière, lorsqu'un jeune reli- gieux de l'ordre de saint Dominique changea toute la face des affaires.

Son nom était Jacques Clément ; il était dans un village de Bourgogne, appelé Sorbonne^ et alors âgé de vingt-quatre ans. Sa farouche piété, et son esprit noir et mélancolique, se laissèrent bientôt entraîner au fanatisme par les importunes clameurs des prêtres. Il se chargea d'être le libérateur et le martyr de la sainte Ligue. Il communiqua son projet à ses amis et à ses supérieurs : tous l'encouragèrent et le canonisèrent d'avance. Clément se pré- para à son parricide par des jeûnes et par des prières conti- nuelles pendant des nuits entières. Il se confessa, reçut les sacre- ments, puis acheta un bon couteau. Il alla à Saint-Cloud, était le quartier du roi, et demanda à être présenté à ce prince, sous prétexte de lui révéler un secret dont il lui importait d'être promptement instruit. Ayant été conduit devant Sa Majesté, il se prosterna avec une modeste rougeur sur le front, et il lui remit une lettre qu'il disait être écrite par Achille de Harlay, premier président. Tandis que le roi lit, le moine le frappe dans le ventre, et laisse le couteau dans la plaie ; ensuite, avec un regard assuré, et les mains sur sa poitrine, il lève les yeux au ciel, atten- dant paisiblement les suites de son assassinat. Le roi se lève, arrache le couteau de son ventre, et en frappe le meurtrier au

1. Voyez la note 2 de la page 13 i.

280 ESSAI SLR LES GUERRES CIVILES

front. Plusieurs courtisans accoururent au bruit. Leur devoir exigeait qu'ils arrêtassent le moine pour l'interroger, et tâcher de découvrir ses complices ; mais ils le tuèrent sur-le-champ, avec une précipitation qui les fit soupçonner d'avoir été trop instruits de son dessein, Henri de Navarre fut alors roi de France par le droit de sa naissance, reconnu d'une partie de l'armée, et aban- donné par l'autre.

Le duc d'Épernon, et quelques autres, quittèrent l'armée, alléguant qu'ils étaient trop bons catholiques pour prendre les armes en laveur d'un roi qui n'allait point à la nîcsse. Ils espé- raient secrètement que le renversement du royaume, l'objet de leurs désirs et de leur espérance, leur donnerait occasion de se rendre souverains dans leur pays.

Cependant l'attentat de Clément fut approuvé à Rome, et ce moine adoré dans Paris. La sainte Ligue reconnut pour son roi le cardinal de Bourbon, vieux prêtre, oncle de Henri IV, pour faire voir au monde que ce n'était pas la maison de Bourbon, mais les hérétiques, que sa haine poursuivait.

Ainsi le duc de Mayenne fut assez sage pour ne pas usurper le titre de roi ; et cependant il s'empara de toute l'autorité royale, pendant que le malheureux cardinal de Bourbon, appelé roi par la Ligue, fut gardé prisonnier par Henri IV le reste de sa vie, qui dura encore deux ans. La Ligue, plus appuyée que jamais par le pape, secourue des Espagnols, et forte par elle-même, était par- venue au plus haut point de sa grandeur, et faisait sentir à Henri IV cette haine que le faux zèle inspire, et ce mépris que font naître les heureux succès.

Henri avait peu d'amis, peu de places importantes, point d'ar- gent, et une petite armée ; mais son courage, son activité, sa poli- tique, suppléaient à tout ce qui lui manquait. Il gagna plusieurs batailles, et entre autres celle d'Ivry sur le duc de Mayenne, une des plus remarquables qui aient jamais été données. Les deux généraux montrèrent dans ce jour toute leur capacité, et les sol- dats tout leur courage. Il y eut peu de fautes commises de part et d'autre. Henri fut enfin redevable de la victoire à la supériorité de ses connaissances et de sa valeur : mais il avoua que Mayenne avait rempli tous les devoirs d'un grand général : « Il n'a péché, dit-il, que dans la cause qu'il soutenait. »

Il se montra après la victoire aussi modéré qu'il avait été ter- rible dans le combat. Instruit que le pouvoir diminue souvent quand on en fait un usage trop étendu, et qu'il augmente en l'employant avec ménagement, il mit un frein à la fureur du sol-

DE FRANCE. 281

dut armé contre rennemi; il eut soin des blessés, et donna la liberté à plusieurs personnes. Cependant tant de valeur et tant de générosité ne touchèrent point les ligueurs.

Les guerres civiles de France étaient devenues la querelle de toute l'Europe. Le roi Philippe II était vivement engagé à défendre la Ligue : la reine Elisabeth donnait toutes sortes de secours à Henri, non parce qu'il était protestant, mais parce qu'il était ennemi de Philippe II, dont il lui était dangereux de laisser croître le pouvoir. Elle envoya à Henri cinq mille hommes, sous le com- mandement du comte d'Essex, son favori, auquel elle fit depuis trancher la tête.

Le roi continua la guerre avec différents succès. Il prit d'assaut tous les faubourgs de Paris dans un seul jour. Il eût peut-être pris de même la ville s'il n'eût pensé qu'à la conquérir; mais il craignit de donner sa capitale en proie aux soldats, et de ruiner une ville qu'il avait envie de sauver. Il assiégea Paris ; il leva le siège, il le recommença ; enfin il bloqua la ville, et lui coupa toutes les communications, dans l'espérance que les Pari- siens seraient forcés, par la disette des vivres, à se rendre sans effusion de sang.

Mais Mayenne, les prêtres, et les Seize, tournèrent les esprits avec tant d'art, les envenimèrent si fort contre les hérétiques, et remplirent leur imagination de tant de fanatisme, qu'ils aimèrent mieux mourir de faim que de se rendre et d'obéir.

Les moines et les religieux donnèrent un spectacle qui, bien que ridicule en lui-même, fut cependant un ressort merveilleux pour animer le peuple. Ils firent une espèce de revue militaire, marchant par rang et de file, et portant des armes rouillées par- dessus leurs capuchons, ayant à leur tête la figure de la vierge Marre, branlant des épées, et criant qu'ils étaient tout prêts à combattre et à mourir pour la défense de la foi ; en sorte que les bourgeois, voyant leurs confesseurs armés, croyaient effective- ment soutenir la cause de Dieu.

Quoi qu'il en soit, la disette dégénéra en famine universelle : ce nombre prodigieux de citoyens n'avait d'autre nourriture que les sermons des prêtres et que les miracles imaginaires des moines, qui, par ce pieux artifice, avaient dans leurs couvents toutes choses en abondance, tandis que toute la ville était sur le point de mourir de faim. Les misérables Parisiens, trompés d'abord par l'espérance d'un prompt secours, chantaient dans les rues des ballades et des lampons contre Henri : folie qu'on ne pourrait attribuer à quelque autre nation avec vraisemblance.

282 ESSAI SUR LÈS GUERRES CIVILES

mais qui est assez conforme au génie des Français, même dans un (Mat si allVeux. Cette courte et déplorable joie fut bientôt entièrement étoullée par la misère la plus réelle et la plus éton- nante : trente mille hommes moururent de faim dans l'espace d'un mois. Les malheureux citoyens, pressés par la famine, essayè- rent de faire une espèce de pain avec les os des morts, lesquels étant brisés et bouillis formaient une sorte de gelée ; mais cette noui-riture si peu naturelle ne servait qu'à les faire mourir plus proniptement. On conte (et cela est attesté parles témoignages les plus authentiques) qu'une femme tua et mangea son propre enfant*. Au reste, l'inflexible opiniâtreté des Parisiens était égale à leur misère, Henri eut plus de compassion pour leur état qu'ils n'en avaient eux-mêmes : son bon naturel l'emporta sur son intérêt particulier.

Il souffrit que ses soldats vendissent en particulier toutes sortes de provisions à la ville. Ainsi on vit arriver ce qu'on n'avait pas encore vu , que les assiégés étaient nourris par les assiégeants : c'était un spectacle bien singulier que de voir les soldats qui, du fond de leurs tranchées, envoyaient des vivres aux citoyens, qui leur jetaient de l'argent de leurs remparts. Plusieurs officiers, entraînés par la licence si ordinaire à la soldatesque, troquaient un aloyau pour une fille ; en sorte qu'on ne voyait que femmes qui descendaient dans des baquets, et des baquets qui remontaient pleins de provisions. Par une licence hors de sai- son régna parmi les officiers; les soldats amassèrent beaucoup d'argent : les assiégés furent soulagés, et le roi perdit la ville ; car dans le même temps une armée d'Espagnols vint des Pays-Bas. Le roi fut obligé de lever le siège, et d'aller à sa rencontre au travers de tous les dangers et de tous les hasards de la guerre, jusqu'à ce qu'enfin les Espagnols ayant été chassés du royaume, il revint une troisième fois devant Paris, qui était toujours plus opiniâtre à ne point le recevoir.

Sur ces entrefaites, le cardinal de Dourbon, ce fantôme de la royauté, mourut-. On tint une assemblée à Paris, qui nomma les états généraux du royaume pour procéder à l'élection d'un nou- veau roi. L'Espagne influait fortement sur ces états: IMayenne avait un parti considérable qui voulait le mettre sur le trône. Enfin Henri, ennuyé de la cruelle nécessité de faire éternelle- ment la guerre à ses sujets, et sachant d'ailleurs que ce n'était

L C'est un épisode du dixième chant, vers 282 et suivants; voyez page 252. 2. Le 9 mai 1590.

DE FRANCE. 283

pas sa personne, mais sa religion qu'ils haïssaient, résolut de rentrer au giron de l'Église roiuaine. Peu de semaines après, Paris lui ouvrit ses portes. Ce qui avait été impossible à sa valeur et ti sa magnanimité, il l'obtint facilement en allant à la messe, et en recevant l'absolution du pape.

Tout le peuple, changé dans ce jour salutaire,

Reconnaît son vrai roi, son vainqueur, et son père.

Dès lors on admira ce règne fortuné.

Et commencé trop tard, et trop tôt terminé.

L'Autrichien trembla. Justement désarmée,

Rome adopta Bourbon, Rome s'en vit aimée.

La Discorde rentra dans l'éternelle nuit.

A reconnaître un roi Mayenne fut réduit;

Et, soumettant enfin son cœur et ses provinces.

Fut le meilleur sujet du plus juste des ])rinces.

Hewiadc, fin du dernier chant.

DISSERTATION

SIR LA MOUT DE HENRI IV'

Le plus horrible accident qui soit jamais arrivé en Europe a produit les plus odieuses conjectures. Presque tous les mémoires du temps de la mort de Henri IV jettent également des soupçons sur les ennemis de ce Lon roi, sur les courtisans, sur les jésuites, sur sa maîtresse, sur sa femme même. Ces accusations durent encore, et on ne parle jamais de cet assassinat sans former un jugement téméraire. J'ai toujours été étonné de cette facilité malheureuse avec laquelle les hommes les plus incapables d'une méchante action aiment à imputer les crimes les plus affreuxaux hommes d'État, aux hommes en place. On veut se venger de leur grandeur en les accusant; on veut se faire valoir en racontant des anecdotes étranges. 11 en est de la conversation comme d'un spectacle, comme d'une tragédie, dans laquelle il faut attacher par de grandes passions et par de grands crimes.

Des voleurs assassinent Vergier dans la rue ; tout Paris accuse de ce meurtre un grand prince-. Une rougeole pourprée enlève des personnes considérables, il faut qu'elles aient été toutes em- poisonnées. L'absurdité de l'accusation ^ le défaut total de preuves, rien n'arrête; et la calomnie, passant de bouche en bouche, et bientôt de livre en livre, devient une vérité importante aux yeux de la postérité toujours crédule. Depuis que je m'applique à l'his- toire, je ne cesse de m'indigner contre ces accusations sans preuves, dont les historiens se plaisent à noircir leurs ouvrages.

La mère de Henri IV mourut d'une pleurésie ; coml)ien d'au- teurs la font empoisonner par un marchand de gants qui lui vendit des ganis parfumés, et qui était, dit-on, l'empoisonneur à

1. Dans le tomo VI do IVdition dos OEuvres de Voltaire, date do 1745, ot fai- sant siiito aux volumes publiés on l738-i50, on donne ce morceau comme nouveau. Il y est intitule De la Mort de Henri IV. Ce fut en 174S, dans le tome I*'' de l'édi- tion de Dresde, ((u'on le mit à la fin de la Ilenriade. (lî.)

2. Le prince do Condé.

3. Contre le duc d'Orléans, régent.

DISSERTATION SUR LA .MORT DE HENRI IV. ^85

brevet de Catliorine de Médicis ^ ! On ne s'avise guère tle douter que le pape Alexandre VI ne soit mort du poison qu'il avait pré- paré pour le cardinal Corneto, et pour quelques autres c;irdinaux dont il voulait, dit-on, être l'héritier. G uicliardin, auteur contem- porain, auteur respecté, dit qu'on imputait la mort de ce pontife à ce crime, et à ce châtiment du crime ; il ne dit pas que le i)ape fût un empoisonneur, il le laisse entendre, et l'Europe ne Ta que trop bien entendu.

Et moi j'ose dire à Guichardin : « L'Europe est trompée par vous, et vous lavez été par votre passion. Vous étiez l'ennemi du pape ; vous avez trop cru Votre haine et les actions de sa vie. Il avait, à la vérité, exercé des vengeances cruelles et perfides contre des ennemis aussi perfides et aussi cruels que lui; de vous concluez qu'un pape de soixante-douze ans n'est pas mort d'une façon naturelle; vous prétendez, sur des rapports vagues, qu'un vieux souverain, dont les coffres étaient remplis alors de plus d'un million de ducats d"or, voulut empoisonner quelques cardinaux pour s'emparer de leur mobilier; mais ce mobilier était-il un objet si important? Ces effets étaient presque toujours enlevés par les valets de chambre avant que les papes pussent en saisir quelques dépouilles. Comment pouvez-vous croire qu'un homme prudent ait voulu hasarder, pour un aussi petit gain, une action aussi infùme, une action .qui demandait des complices, et qui tôt ou tard eût été découverte? Ne dois-je pas croire le journal de la maladie du pape, plutôt qu'un bruit populaire? Ce journal le fait mourir d'une fièvre double-tierce. Il n'y a pas le moindre vestige de cette accusation intentée contre sa mémoire. Son fils Borgia tomba malade dans le temps de la mort de son père ; voilà le seul fondement de l'histoire du poison. Le père et le fils sont malades en même temps, donc ils sont empoisonnés ; ils sont l'un et l'autre de grands politiques, des princes sans scrupule, donc ils sont atteints du poison même qu'ils destinaient à douze cardinaux. C'est ainsi que raisonne f animosité ; c'est la logique d'un peuple qui déteste son maître : mais ce ne doit pas être celle d'un histo- rien. Il se porte pour juge, il prononce les arrêts de la postérité : il ne doit déclarer personne coupable sans des preuves évidentes. »

Ce que je dis de Guichardin, je le dirai des Mémoires de Sully au sujet de la mort de Henri IV. Ces Mémoires furent composés par des secrétaires du duc de Sully,' alors disgracié par Marie de Médicis ; on y laisse échapper quelques soupçons sur cette prin-

1. Nommé René; voyez la note 3 de la page 73.

2bG DISSERTATION

cesse, que la mort de Henri IV faisait maîtresse du royaume, et sur le duc d'Kpernon, qui servit à la faire déclarer régente. Mézeray, plus hardi que judicieux, fortifie ces soupçons; et celui qui vient de faire imprimer le sixième tome des .Mémoires de Condè ^ fait ses efforts pour donner au misérable Ravaillac les complices les plus respectables. N'y a-t-il donc pas assez de crimes sur la terre? Faut-il encore en chercher il n'y en a point?

On accuse à la fois le P. Alagona, jésuite, oncle du duc de Lerme, tout le conseil espagnol, la reine Marie de Médicis, la maîtresse de Henri IV, madame de Verneuil, et le duc d'Épernon. Choisissez donc. Si la maîtresse est coupable, il n'y a pas d'appa- rence que l'épouse le soit; si le conseil d'Espagne a mis dans Naples le couteau à la main de Ravaillac, ce n'est donc pas le duc d'Épernon qui l'a séduit dans Paris, lui que Ravaillac appelait catholique à gros grain, comme il est prouvé au procès -; lui qui n'avait jamais fait que des actions généreuses; lui qui d'ailleurs empêcha qu'on ne tuât Ravaillac à l'instant qu'on le reconnut tenant son couteau sanglant, et qui voulait qu'on le réservât à la question et au supplice.

Il y a des preuves, dit Mézeray, que des prêtres avaient mené Ravaillac jusqu'à Naples : je réponds qu'il n'y a aucune preuve. Consultez le procès criminel de ce monstre, vous y trouverez tout le contraire. Je ne sais quelles dépositions vagues d'un nommé Dujardin et d'une Descomans ne sont pas des allégations à opposer aux aveux que fit Ravaillac dans les tortures. Rien n'est plus simple, plus ingénu, moins embarrassé, moins inconstant, rien par conséquent de plus vrai que toutes ses réponses. Quel intérêt aurait-il eu à cacher les noms de ceux qui l'auraient abusé ? Je conçois bien qu'un scélérat associé à d'autres scélérats cèle d'abord ses complices. Les brigands s'en font un point d'honneur ; car il y a de ce qu'on a\i])e\\e honneur jusque dans le crime : cependant ils avouent tout à la fin. Comment donc un jeune homme qu'on aurait séduit, un fanatique à qui on aurait fait accroire qu'il serait protégé, ne décèlerait-il pas ses séducteurs? Comment, dans l'horreur des tortures, n'accuserait-il pas les imposteurs qui l'ont rendu le plus malheureux des hommes? N'est-ce pas le premier mouvement du cœur humain ?

1. C'est en 1743 que l'abbé Lenglet-Dufresnoy avait donné, comme sixième tome ou supplément des Mémoires de Condé, vingt et une pièces. (B.)

2. Ravaillac. d'après le texte exact du procès, semble parler ainsi de lui-même et convenir qu'il est, lui Ravaillac (et non le duc d"Épernon), un catholique à gros (jrain. Voyez, sur le sens de cette expression, page 295, note 1.

SUR LA MORT DE HENRI IV. 287

Ravaillac persiste toujoui^s à dire dans ses interrogatoires : (( J"ai cru bien faire en tuant un roi qui voulait faire la guerre au pape ; j'ai eu des visions, des révélations ; j'ai cru servir Dieu : je reconnais que je me suis tronqué, et que je suis coupable d'un crime horrible ; je n'y ai jamais été excité par personne. » Voilà la substance de toutes ses réponses. Il avoue que le jour de l'assas- sinat il avait été dévotement à la messe; il avoue qu'il avait voulu plusieurs fois parler au roi, pour le détourner de faire la guerre en faveur des princes hérétiques ; il avoue que le dessein de tuer le roi Ta déjà tenté deux fois, qu'il y a résisté, qu'il a quitté Paris pour se rendre le crime impossible, qu'il y est retourné vaincu par son fanatisme. Il signe l'un de ses interrogatoires François Ravaillac:

Que toujours dans mon cœuf Jésus soit le vainqueur!

Qui ne reconnaît, qui ne voit, à ces deux vers dont il accom- pagna sa signature, un malheureux dévot dont le cerveau égaré était empoisonné de tous les venins de la Ligue ?

Ses comphces étaient la superstition et la fureur qui animèrent Jean Chastel, Pierre Barrière, Jacques Clément. C'était l'esprit de Poltrot qui assassina le duc de Guise ; c'étaient les maximes de Balthazar Gérard, assassin du grand prince d'Orange. Ravaillac avait été feuillant; et il suffisait alors d'avoir été moine pour croire que c'était une œuvre méritoire de tuer un prince ennemi de la religion catholique. On s'étonne qu'on ait attenté plusieurs fois sur la vie de Henri IV, le meilleur des rois ; on devrait s'étonner que les assassins n'aient pas été en plus grand nombre. Chaque superstitieux avait continuellement devant les yeux Aod assassi- nant le roi des Philistins ; Judith se prostituant à Holophernepour l'égorger dormant entre ses bras ; Samuel coupant par morceaux un roi prisonnier de guerre, envers qui Saûl n'osait violer le droit des nations. Rien n'avertissait alors que ces cas particuliers étaient des exceptions, des inspirations, des ordres exprès, qui ne tiraient point à conséquence ; on les prenait pour la loi générale. Tout encourageait à la démence, tout consacrait le parricide. Il me paraît enfin bien prouvé, par l'esprit de superstition, de fureur, et d'ignorance, qui dominait, par la connaissance du cœur humain , et par les interrogatoires de Ravaillac , qu'il n'eut aucun complice. Il faut surtout s'en tenir à ces confessions faites à la mort devant des juges. Ces confessions prouvent expres- sément que Jean Chastel avait commis son parricide dans l'espé-

288 DISSERTATION SUR LA MORT DE HENRI IV.

rance d'être moins (iainiu', et Ravaillac, dans respérance d'être sauvé.

Il le faut avouer, ces monstres étaient fervents dans la foi. Havaillac se recommande en pleurant à saint François son patron et à tous les saints; il se confesse avant de recevoir la question ; il charge deux docteurs auxquels il s'est confessé d'assurer le greffier que jamais il n'a parlé à personne du dessein de tuer le roi ; il avoue seulement qu'il a parlé au P. d'Aubigny, jésuite, de quelques visions qu'il a eues, et le P. d'Aubigny dit très-prudem- ment qu'il ne s'en souvient pas; enfin le criminel jure jusqu'au dernier moment, sur sa damnation éternelle, qu'il est seul cou- pable, et il le jure plein de repentir. Sont-ce des raisons? Soiit-ce des preuves suffisantes?

Cependant l'éditeur du sixième tonie des Mémoires de Coudr insiste encore; il recherche un passage des Mi'moires de L'Estoile dans lequel on fait dire à Ravaillac, dans la place de l'exécu- tion : c( On m'a bien trompé quand on m'a voulu persuader que le coup que je ferais serait bien reçu du peuple, puisqu'il four- nit lui-même des chevaux pour me déchirer, n Premièrement, ces paroles ne sont point rapportées dans le procès-verbal de l'exécution ; secondement, il est vrai peut-être que Ravaillac dit ou voulut dire : <( On m'a bien trompé quand on me disait : Le roi est haï, on se réjouira de sa i\iort, » Il voyait le contraire, et les regrets du peuple ; il se voyait l'objet de l'horreur publique. Il pouvait bien dire : (( On m'a trompé. » En effet, s'il n'avait jamais entendu justifier dans les conversations le crime de Jean Chas- tel, s'il n'avait pas eu les oreilles rebattues des maximes fana- tiques de la Ligue, il n'eût jamais commis ce parricide. Voilà l'unique sens de ces paroles. Mais les a-t-il prononcées ? Oui l'a dit à M. de L'Estoile? Un bruit de ville qu'il rapporte prévaudra- t-il sur un procès-verbal? Dois-je en croire ce L'Estoile, qui écri- vait le soir tous les contes populaires qu'il avait entendus le jour? Défions-îious de tous ces journaux qui sont des recueils de tout ce que la renommée débite.

Je lus , il y a quelques années, dix-huit tomes in-folio des Mémoires du feu marquis de Dangeau : j'y trouvai ces propres pa- roles : « La reine d'Espagne, Marie-Louise d'Orléans, est morte empoisonnée par le marquis de Mansfeld ; le poison avait été mis dans une tourte d'anguilles; la comtesse de Pernits, qui mangea la desserte de la reine, en est morte aussi ; trois caméristes en ont été malades. Le roi l'a dit ce soir à son petit couvert. » Qui ne croirait un tel fait, circonstancié, appuyé du témoignage de

PROCES CRIMINEL DE RAVAILLAC. 289

Louis XIV, et rapporté par un courtisan de ce monarque, par un homme d'honneur qui avait soin de recueillir toutes les anec- dotes? Cependant il est très-faux que la comtesse de Pcrnits soit morte alors ; il est tout aussi faux qu'il y ait eu trois caméristos malades, et non moins faux que Louis XIV ait prononcé des pa- roles aussi indiscrètes. Ce n'était point M. de Dangeau qui faisait ces malheureux mémoires, c'était un vieux valet de chambre imbécile, ([ui se mêlait de faire à tort et à travers des gazettes manuscrites de toutes les sottises qu'il entendait dans les anti- chambres. Je suppose cependant que ces mémoires tombassent dans cent ans entre les mains de quelque compilateur : (|ue de calomnies alors sous presse! que de mensonges répétés dans tous les journaux! Il faut tout lire avec défiance. Aristote avait bien raison quand il disait que le doute est le commencement de la sagesse \

EXTRAIT

DU PROCÈS CRIMINEL FAIT A FRANÇOIS RAVAILLAC.

Interrogatoire du 19 mai 1610.

A (lit (lu'il n'a jamais reçu aucun outrage du roi, et que la cour a assez d'arguments sufïisants par les interrogatoires et réponses au procès; iiuil n'y a nulle apparence qu'il y ait été induit par argent, ou suscité par gens ambitieux du sceptre de France; car si tant est qu'il eût été porlé |)ar argent ou autrement, il semble qu'il ne fût pas venu jusqu'à trois fois et à trois voyages exprès d'Angoulème h l'aris, distants l'un de l'autre de cent lieues, pour donner conseil 'au roi de ranger à l'Église catliolitiue et romaine ceux de la Religion prétendue réformée, gens du tout contraires à la volonté de^Dieu et de son Église, parce que qui a volonté de tuer autrui par argent, dès qu'il se laisse malheureusement corrompre par avarice pour assas- siner son prince, ne va pas l'avertir comme il a fait trois diverses fois, ainsi que le sieur de La Force a reconnu, depuis l'homicide commis par l'accusé, avoir été dans le Louvre, et prié instamment de le faire parler au roi, ii quoi

1. Nous joindrons ici un extrait du procès criminel de Ravaillac, qui peut servir de preuve à ce qu'on vient de lire. (K.)

J'attribue cette note aux éditeurs de Kehl, parce que leurs éditions sont les premières dans lesquelles j'ai trouve ïExtrait du procès criminel, (B.)

8. La Henri ADE. 19 '

290 l'UOCKS CRIMINEL DE RAVAILLAC.

ledit sieur de La Force aumit ré|iondu qu'il était un papault et un catho- lique agios grains, lui demandant s'il connaissait M. d'Épernon; et l'accusé lui répondit que oui, et qu'il était catholique à gros grains : et ayant dit au sieur de La Force qu'étant catholique, apostolique et romain, et voulant tel vivre et mourir, il le suppliait de vouloir le faire parler au roi, afin de déclarer à Sa Majesté l'intention il était depuis si longtemps de le tuer, n'osant le déclarer ii aucun autre, parce que l'ayant dit à Sa Majesté, il se serait désisté tout à fait de cette mauvaise volonté.

Enquis si dès lors qu'il fit ses voyages pour parler au roi et lui con- seiller de faire la guerre à ceux de la Religion prétendue réformée, il avait projeté, au cas que Sa Majesté ne voulût accorder ce dont l'accusé la sup- pliait, de faire le malheureux acte qu'il a commis;

A dit que non, et que s'il l'avait projeté, s'en était désisté, et avait cru qu'il était expédient de lui faire cette remontrance plutôt que de le tuer.

Remontré qu'il n'avait point changé sa mauvaise intention, parce que depuis le dernier voyage qu'il a fait à Angoulême le jour de Pâques, il n'a cherché les moyens de parler au roi. ce qui démontre assez qu'il était parti en cette résolution de faire ce qu'il a fait ;

A dit qu'il est véritable.

Enquis si le jour de Pâques et de son départ il fit la sainte communion ; A dit que non, et l'avait faite le premier dimanche de carême; mais néanmoins qu'il fit célébrer le sacrifice de la sainte messe en l'église Saint- Paul d'Angouléme, sa paroisse, comme se reconnaissant indigne d'approcher de ce très-saint et très-auguste sacrement, plein de mystère et d'incom- préhensible vertu, parce qu'il se sentait encore vexé de cette tentation de tuer le roi, et en tel état ne voulait s'approcher du précieux corps de son Dieu.

Enquis s'il ne les a pas fait venir (les démons] dans la chambre

était couché ledit Dubois;

A dit que non ; qu'il est bien vrai que lui accusé, étant couché dans un grenier au-dessus de la chambre dudit Dubois, dans lequel grenier étaient aussi couchées d'autres personnes, il entendit à l'heure de minuit ledit Dubois qui le priait de descendre dans sa chambre, s'exclamant avec grands cris : « Ravaillac, mon ami, descends en bas, je suis mort ; mon Dieu, ayez pitié de moi! » Alors l'accusé voulut descendre; mais il en fut empoché par ceux qui étaient avec lui, pour la crainte qu'ils avaient; de sorte qu'il ne descendit point, et le lendemain il demanda audit Dubois qui l'avait de crier ainsi ; à quoi il lui fit réponse qu'il avait vu dans sa chandjre un chien noir d'une excessive grosseur et fort effroyable, lequel s'était mis les deux pieds de devant sur son lit ; de quoi il avait eu telle peur qu'il en avait pensé mourir, et avait appelé l'accusé à son secours; à quoi l'accusé fit réponse que, pour renverser ces horribles visions, il devait avoir recours à la célébration du Saint Sacrement de l'autel ; et furent à cet effet au couvent des cordeliers faire dire la messe, pour attirer la grâce de Dieu et le préserver des visions de Satan, ennemi commun des hommes.

Remontré qu'il y a apparence que c'était lui qui avait fait paraître ce chien ;

PROCÈS CRIMINEL DE RAVAILLAC. 291

A dit quo non, et de peur que nous n'ajoutions pas de foi à ses réponses, cette vérité serait attestée par ceux qui étaient dans la chambre il était couché, qui l'empêchèrent de descendre, qui étaient l'hôtesse de la maison et une sienne cousine, qui le prièrent de n'y point aller à cause qu'elles avaient entendu un grand bruit dans la chambre.

Remontré qu'il n'a point eu volonté de changer son malheureux dessein, ne \oulant recevoir la communion le jour de Pâques, parce que c'était le moyen de s'en divertir, duquel moyen n'ayant usé, et s'étant ainsi éloigné de la sainte communion, il a continué en sa mauvaise entreprise;

A dit que ce qui l'empêcha de communier fut qu'il a\'ait pris cette résolution le jour de Pâques de venir luer le roi; mais aurait ouï la sainte messe auparavant de partir, crojant que la communion réelle de sa mère était suffisante pour elle et pour lui.

Remontré que lui ayant celte mauvaise intention de commettre cet acte, il était en péché et en danger de damnation, ne pouvant participer à la grâce de Dieu et communion des fidèles chrétiens pendant qu'il avait cette mauvaise volonté, dont se devait départir pour être en la grâce de Dieu;

A dit qu'il ne fait pas de difficulté de convenir qu'il n'ait été porté d'un propre mouvement et particulier, contraire à la volonté de Dieu, auteur de tout bien et vérité, contraire au diable, père du mensonge; mais que maintenant, à la remontrance que lui faisons, il reconnaît qu'il n'a pu résister à cette tentation, étant hors du pouvoir des hommes de s'empêcher de mal; et qu'à présent il a déclaré la vérité entière sans rien retenir et cacher ; il espérait que Dieu tout bénin et miséricordieux lui fera par- don et rémission de ses péchés, étant plus puissant pour dissoudre le péché, moyennant la confession et absolution sacerdotale, que les hommes pour l'offenser; priant la sacrée Vierge, saint Pierre, saint Paul, saint François (en pleurant), saint Bernard, et toute la cour céleste de paradis, requiert être ses avocats envers sa sacrée majesté, afin qu'elle impose sa croix entre la mort et jugement de son âme et l'enfer. Par ainsi requiert et espère être ptuticipant des mérites de la passion de notre Sauveur Jésus- Christ, le suppliant bien humblement lui faire la grâce d'être associé aux mérites de tous les trésors qu'il a infus en la puissance apostolique, lors- qu'il a dit : Tu es Petrus, etc.

EXTRAIT

DU PROCÈS-VEHBAL DE LA QUESTION.

Du 27 mai.

xVrrêt de mort prononcé par le greffier, qui l'a prévenu ( Fr. Ravaillac ) que, pour révélation de ses 'complices, sera appliqué à la question; et, le

292 PROCES (JU.MIM:L 1)H RAVAILLAC.

sormenl de lui pris, a été exhorté de prévenir le tourment, et s'en rédimer par la reconnaissance de la vérité, qui l'avait induit, persuadé et fortifié à co nit'cliant acte, à qui il en avait communiqué et conféré ;

A dit que, par la damnation de son âme, il n'y a eu liomme, femme, ni autre tpie lui qui Tait su. Appli(]ué à la question, a persisté, etc..

ETAT DES RECHERCHES HISTORIQUES.

(IS'77.)

Les recherches, plus approfondies depuis Voltaire, n'ont fait que confirmer son jugement.

Qu'est-ce que Ravaillac? D'où vient ce sombre personnage qui, d'un coup de couteau, osa mettre fin au règne le plus réparateur et le plus fécond peut-être qu'il y ait dans l'histoire moderne? Car, il n'y a pas à le mécon- naître, quoique Henri IV n'eût qu'ébauché son œuvre, la France, à sa mort, diffère complètement de ce qu'elle était à son avènement au trône. Un grand progrès s'était fait en quelques années dans l'esprit public. Le jour même du crime de Ravaillac, les deux anciens chefs de la Ligue, Mayenne et le jeune duc de Guise, pressèrent la reine de maintenir les édits de pacifica- tion. Le dimanche qui suivit, 16 mai 1610, le peuple des faubourgs, le redou- table peuple des Seize, protégea les calvinistes se rendant au prêche à Charenton. Dans la plupart des paroisses et églises de Paris, les curés et docteurs catholiques, dit L'Estoile, prêchèrent l'union et la concorde avec les réformés. Il en fut de même par toute la France. « Les catholiques, continue L'Estoile, dans les villes ils se trouvaient les plus forts, prenaient les huguenots sous leur protection, comme aussi faisaient les huguenots dans les villes ils se trouvaient les maîtres. Ils se juraient les uns aux autres une inviolable fidélité et se promettaient un mutuel secours. » Un apaisement sensible s'était opéré, que rendirent plus sensible alors l'impression immense de la perte commune et le sentiment d'un commun péril.

C'était l'idée de tolérance qui s'imposait à la nation. Mais le prince auquel était cet important résultat périssait martyr de cette idée. Les grandes nouveautés morales, brisant les anciens courants, heurtant les anciennes passions, tuent presque toujours ceux qui les représentent d'abord. Tout principe rénovateur qui s'introduit dans le monde paye comme une dette de sang.

Des prf)fondeurs de la foule surgit un homme obscur (jui proteste par le meurtre contre la tendance générale, contre le mouvement de l'opinion. Ou'est-ce que cet homme encore une fois? A-t-il derrière lui de nombreux complices? Est-il l'agent de machinations ténébreuses? Ou bien son crime est-il tout spontané, tout personnel? Observons-le attentivement. La réponse se fera d'elle-même.

Dans ces premières années du dix-septième siècle, vivait ;i Angoulême un pauvre hère, moitié procureur, moitié maître d'école, nommé François

KTAÏ DES ri: CHER cm: S IIISTOKIQUES. 293

Ravaillac. Il était solliciteur de procès, c'est-à-dire à peu près ce ([u'on appelle maintenant homme d'affaires; mais il faisait peu de chose de ce métier. A défaut de procès à solliciter, il apprenait leurs prières à de petits enfants pauvres, dont les parents le payaient en objets de consommation, pain, vin, lard, etc. en 1578, ayant donc eu trente ans en 1608, il était grand, robuste, large des épaules. Roux de cheveux et de barbe, d'un roux foncé et noirâtre, il avait une physionomie sinistre. Un meurtre ayant été commis dans la ville, il en fut soupronné, probablement à cause de cette inquiétante physionomie, et tenu en prison pendant un an, après quoi on l'acquitta. Il fut remis en prison pour dettes, puis relâché. Il menait une existence assez précaire et misérable; il habitait avec sa mère, qui était séparée de son mari et qui allait à l'aumône. Il partageait les idées les plus exaltées (ju'eussent laissées après elles les guerres de religion à peine apaisées.

Il s'était développé pendant la Ligue un certain mysticisme politique, inventé ou réchauffé par les théologiens espagnols afin de favoriser le gouver- nement autocratique de Philippe II et ses prétentions à la monarchie univer- selle, et qui, importé en France, avait dénaturé le caractère national de ce grand mouvement populaire. C'est ce que les auteurs de la Satire Ménippée appellent « le faux catholicon d'Espagne ». Parmi ces doctrines se mêlaient de dangereuses discussions sur le régicide. Filles de l'Inquisition espagnole, répandues chez nous à la faveur des dissensions civiles qui agitèrent la der- nière moitié du seizième siècle, prêchées au peuple au milieu des soulè- vements de la Ligue, ces doctrines troublèrent beaucoup d'esprits, égarèrent des âmes crédules et sombres.

Quoicjue le pays, sous le règne de Henri IV, échappât de plus en plus à cette influence malsaine et antifrançaise, les fougueuses passions de la période antérieure persistaient dans une minorité intraitable. Toutes les fois que la politique royale se mettait en opposition plus ouverte avec l'ancien esprit de la Ligue, il y avait une recrudescence de ces déclamations dans lesquelles les guerres de religion prolongeaient leur retentissement. Elles entretenaient, dans une partie de la population, une irritation et des plaintes qui pouvaient faire illusion sur les sentiments que le monarque inspirait à la grande masse de la nation et qui éclatèrent à sa mort. Impuissantes à produire aucun mouvement sérieux, elles avaient un danger, c'était d'exalter des imagi- nations inflammables, d'enfiévrer des esprits maladifs. On en avait eu la preuve trop fréquente pendant ce règne. C'était ce vieux levain de fanatisme qui avait fomenté la plupart des tentatives faites contre la vie du roi. Il allait susciter Ravaillac.

Nul n'était plus disposé que le maître d'école d'Angoulôme à tomber dans ces aberrations farouches. C'était un cerveau mal organisé, une imagi- nation troublée, visionnaire. Il raconte, dans son interrogatoire, que, pendant qu'il était en prison pour dettes dans sa ville natale, il eut des visions. Voici en quoi elles consistaient : « Il avait senti le feu de soufre et d'encens, qui démontrait le purgatoire contre l'erreur des hérétiques. » Étant sorti de prison, raconte-t-il encore, un samedi après Noël, ayant de nuit fait sa méditation accoutumée, les mains jointes et les pieds croisés dans son lit, il

294 ÉTAT DES REÇUE HCII KS IIISTORIOUES.

avait senti sa face et sa bouche couvertes d'une chose qu'il ne put discerner, parce que c'était à l'heure de matines, c'est-à-dire de minuit. « Et, étant en cet état, il eut volonté do chanter les cantiques de David, commençant Dixit Dominus jusqu'à la fin du cantique, avec le Miserere et le De Pro- fundis tout au long. Il lui sembla que, les chantant, il avait à sa bouche une trompette faisant pareil son qu'une trompette à la guerre. Le lendemain malin, s'étant levé et ayant fait sa méditation à genoux, recolligé en Dieu à la manière accoutumée, il s'assit sur une petite chaise devant le foyer; et puis, s'étant passé un peigne par la tête, voyant que le jour n'était pas encore venu, il aperçut du feu en un tison, acheva de s'habiller, prit un morceau de sarment de vigne, lequel ayant allié avec le tison oii était le feu, il mit les deux genoux en terre et se prit à souffler. Il vit incontinent, aux deux côtés de sa face, à droite et à gauche, à la lueur du feu qui sortait par le soufOement, des hosties semblables ii celles dont l'on a accoutumé faire la communion aux catholiques en l'église de Dieu, et au-dessous de sa face, au droit de sa bouche, il vit par le côté un rond de la même grandeur que 'hostie que lève le prêtre à la célébration du service divin. » Grand signe de prédestination à des actes mémorables !

Voilà quelle était la force intellectuelle de l'instituteur angoumoisin. L'orgueil acheva d'exalter cette pauvre tète. Il crut avoir des révélations sur les dess?ins du Très-Haut, et il les écrivit. Quand il voulut se faire moine» entrer dans un couvent de feuillants, il communiqua ces prétendues révé- lations au prieur. On s'aperçut qu'il avait l'esprit dérangé, et on le renvoya.

Entre croire qu'on a des révélations sur les desseins du Très-Haut et croire qu'on est choisi pour les exécuter, il n'y a qu'un pas à franchir. C'est ainsi que l'idée de mettre à mort un roi qui tolérait et favorisait les héré- tiques, au lieu de les exterminer, s'empara du maître d'école et prit bientôt en lui les caractères d'une idée fixe. Avec son instruction tout à fait élémen- taire, il se mit à étudier la question de savoir s'il est permis de tuer un tyran; il consulta les livres de théologie cette question était traitée. Quand on l'interrogea après son crime, on le trouva au courant de toutes les distinc- tions et de toutes les subtilités scolastiques auxquelles cette question avait donné lieu, ignorant sur tout le reste.

Sa profession de solliciteur de procès l'avait appelé déjà à Paris. Au temps de Noël 1609, il se mit en route pour cette ville; il voulait faire taxer ses dépens dans quelque affaire, mais son but était surtout d'avertir et de .sommer le roi qu'il eût à soumettre et réduire ceux de la Religion prétendue réformée à l'Église ronwùne. Il fut quatorze jours à faire le voyage. Arrivé à Paris, il chercha pendant un mois tous les moyens d'avoir accès auprès du roi, annonçant qu'il avait eu des visions pour l'extermination de l'hérésie calviniste. Il s'adressa pour cela à un écuyer de la reine Marguerite, qui lui répondit sans façon qu'il n'avait pas la mine d'un saint personnage ni d'un homme de bien. Il s'adressa au secrétaire de M™' d'Angoulème; on lui répondit qu'elle était malade. Il se présenta chez le cardinal Duperron, on le repoussa en lui disant qu'il ferait mieux de s'en retourner à sa maison. Partout sa physionomie égarée et peu rassurante le faisait tenir à l'écart.

ÉTAT DES Kl- CHERCHE S HISTORIQUES. 295

Il supplia, pressa, conjura La Force, capitaine des gardes, jusqu'à trois reprises, de l'introduire auprès do Sa Majesté ; La Force s'y refusa, l'appelant « pupaull* et catholique à gros grains-. » Il l'aurait arrêté s'il n'en avait été empêché par les ordres formels du roi, défendant aucune arrestation pour cons[iiration ou desseins suspects contre sa personne. Ravaillac était, pendant ce voyage, affublé d'une grande casa(jue verte qui le faisait remarquer de tout le monde. Ayant un jour rencontré Henri IV qui passait en carrosse près des Innocents, Ravaillac s'élança de la foule « comme un grand diable vert » , suivant l'expression d'un témoin, et se précipita en criant : « Sire, au nom de ISotre-Seigneur Jésus-Christ et de la sacrée vierge Marie, que je parle à vous! » Le grand prévôt, qui escortait la voiture, l'éloigna avec sa baguette.

11 était impossible qu'un tel homme fût discret, qu'il ne trahît pas les préoccupations auxquelles il était livré. On le voit, en effet, essayer des demi-confidences. Ainsi, à l'en croire, il se serait abouché avec un père jésuite, nommé d'Aubigny ; il lui montra un jour un petit couteau il y avait un cœur et une croix, disant, en termes vagues, que le cœur du roi devait être porté à faire la guerre aux hérétiques. Il lui parla aussi de ses visions. Le P. d'Aubigny, raconte Ravaillac, lui fit réponse qu'il croyait que c'étaient plus imaginations que visions, qui procédaient d'avoir le cer- veau troublé, comme son visage le démontrait, et lui conseilla de manger de bons potages, retourner en son pays, dire son chapelet et prier Dieu. Il est vrai que, confronté avec Ravaillac après le crime, le P. d'Aubigny déclara ne point le reconnaître et n'avoir conservé aucun souvenir du récit que faisait l'accusé. Celui-ci ne marqua aucune irritation de ce désaveu, fait en termes très-vifs, et persista dans son récit.

Il resta l'espace d'un mois environ à Paris: il y fut réduit à une pro- fonde misère, jusciue-là d'implorer une aumône d'un sou à l'issue d'une messe à laquelle il avait assisté dans l'église des Jésuites de la rue Saint- Antoine. Enfin la détresse il se trouvait l'obligea de reprendre le chemin d'Angoulème à la fin de janvier 1610.

Pendant ce séjour, Ravaillac, quoique la tentation de tuer le roi le pour- suivit depuis longtemps, n'avait encore, ainsi qu'il l'affirma ensuite, formé d'autre dessein que de sommer Henri IV, au nom de ses prétendues révéla- tions, de faire la guerre aux huguenots, sans avoir arrêté ce qu'il ferait au cas le souverain refuserait d'obtempérer à ses avis, qu'il considérait comme des ordres de la Providence. En partant de Paris pour revenir à Angoulôme, après s'être convaincu de l'impuissance il était de parler au roi, la pensée du meurtre avait pris beaucoup plus de consistance dans son esprit.

Il s'efforça cependant de chasser l'idée qui l'obsédait. Il se remit à don- ner des leçons aux petits enfants. Il se confessa, communia le premier jour

1. Papault, papiste; ultramontain, comme on dirait maintenant.

2. Cette expression avait alors le sens de catholique renforce, catholique por- tant des chapelets à gros grains. Elle était prise, toutefois, en mauvaise part, de sorte que par la suite elle signifia au contraire : mauvais catholique, tiède et négligent. On écrivit alors : à (jros grain.

296 r.TAT DES R KCH ERCIIKS HISTORIQUES.

(io c;ii'(Miip. Mais les fausses rumeurs venaient le poursuivre dans sa retraite. Le bruit courut parmi le peuple que les huguenots avaient comploté de massacrer tous les catholitpics à la dernière fête de Noël, que le roi avait les preuves de ce complot, et qu'il se refusait à faire justice de ceux qui en étaient les auteurs. Ce bruit do représailles de la Saint-Barthélémy se renou- velait périodiquement, et était toujours accueilli avec la même crédulité. Il frappa vivement l'imagination enfiévrée du maître d'école. De plus, de vagues notions sur les projets de Henri IV circulaient dans les provinces: ces projets mal connus y étaient interprétés par la passion politique ou par l'in- quiétude religieuse. On savait que le roi, se préparant à attaquer l'Autriche sur tous les points à la fois, dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, allait, en outre, diriger contre elle une expédition en Italie. Or dans l'Italie était le pape, qui, depuis quarante ans, avait été l'allié des Impériaux, qui occu- paient l'Italie presque entière. De ce fait on concluait que le roi de France allait attaquer le pape, quoique le pape Paul V, fatigué des Impériaux, fût de moitié dans les projets de guerre et de conquête de Henri IV en Italie. « Se trouvant à la maison d'un nommé Béliart, dit Ravaillacdans son inter- rogatoire, ce Béliart dit avoir appris que l'ambassadeur du pape avait déclaré au roi que, s'il faisait la guerre, il l'excommunierait, et que Sa Majesté aurait fait réponse que ses prédécesseurs avaient mis les papes en leur trône et que, s'il l'excommuniait, il l'en déposséderait. »

Ces propos rendirent à Ravaillac toute sa résolution de tuer le roi, « parce que faire la guerre contre le pape, c'est la faire contre Dieu, d'au- tnnl que le pape est Dieu et Dieu est le pape ». Lorsque vint l'époque de la communion pascale, il se sentit indigne, sous l'empire de ces sanguinaires pensées, de s'approcher de la sainte table. Il fit toutefois célébrer une messe en l'église Saint-Paul d'Angoulême, sa paroisse ; sa mère y reçut le corps du Sauveur, mais lui s'abstint. Quand on l'interrogea ensuite sur les sentiments qui l'avaient dirigé en cette occasion, il dit « se ressouvenir que l'affection qu'il avait au saint sacrement de l'autel le lui avait fait faire, parce qu'il espérait que sa mère, allant recevoir son Dieu en ce sacrifice qu'il fai- sait célébrer, il serait participant de sa communion, la croyant, depuis qu'il est au monde, être portée d'une plus religieuse affection envers son Dieu que lui l'accusé; c'est pourquoi il pria alors Dieu et s'en remit à elle de son devoir, n'osant pas l'accomplir lui-même. » En disant ces paroles, ajoute le greffier, il jeta pleurs et larmes abondantes.

Il partit d'Angoulême le jour de l'àquos et vint se loger au fauliourg Saint-Jacipies; puis, pour se rapprocher du Louvre, au faubourg Saint- Honoré, à l'enseigne des Trois-Pigeons. Étant entré à l'hôtellerie des Quinze- Vingts, qui était à côté, il fut refusé parce qu'il y avait trop d'hôtes; mais sur la table il aperçut un couteau. Ce couteau, tranchant des deux côtés par la pointe, lui sembla propre à exécuter sa volonté; il le prit. Il le garda quinze jours ou trois semaines en un sac en sa pochette. Ayant rom])u, à force de le tourmenter, le manche de baleine qui y était, il en fit mettre un autre de corne de cerf par le frère de son hôte, qui était tourneur.

Il se livrait pourtant en lui-même un violent combat. Il ne pouvait se

ÉTAÏ DES RECHERCHES HISTORIOUES. 297

taire sur son horrible projet. 11 proposait des doutes, en termes généraux, à des religieux qu'il abordait; demandant si un homme ayant eu la tentation de tuer le roi, et s'en confessant au pénitencier ou à un prêtre ayant charge d'àmes, celui-ci serait tenu de le dénoncer à la justice. 11 interrogeait aussi les soldats, leur demandant, au cas le roi voudrait faire la guerre au souverain pontife, s'ils lui obéiraient. Les soldats répondaient qu'ils y étaient tenus, qu'ils feraient cette guerre-là aussi bien qu'une autre, et que si le roi avait tort, la responsabilité en retomberait sur lui. Tous ces propos expliquent suiïisanunent les avis qui parvinrent au roi, les bruits qui cou- rurent la ville, auxquels on prétait peu d'attention avant le crime, mais qui furent ensuite relevés avec soin et qui fortifièrent les soupçons de complot.

Il se désista encore de sa volonté, sortit de Paris, alla jusqu'à Étampes. Pendant qu'il cheminait à la hauteur du jardin de Chanteloup, une charrette marchait devant lui. Dans les angoisses auxquelles il était en proie, frappant la charrette de son couteau, il y rompit la pointe de la longueur d'un pouce. Au faubourg d'Étampes, il aperçut le calvaire, l'Ecce homo. Cette vue lui rendit sa résolution. 11 entendit répéter de nouveau que le roi allait faire la guerre au pape et transférer le sainl-siége à Paris. 11 revint sur ses pas, refit sur une pierre la pointe de son couteau, rentra à Paris. Le couronne- ment de la reine Marie de Médicis allait avoir lieu à Saint-Denis. C'était une garantie, disait-on, qu'en cas d'accident survenant au roi, il n'éclaterait pas de troubles dans le royaume. Comme Ravaillac ne se proposait pas de trou- bler le royaume, mais prétendait au contraire le délivrer, il attendit que la reine eût été couronnée à Saint-Denis. Le lendemain, vendredi 14 mai, à quatre heures du soir, étant en embuscade dans le Louvre, entre les deux portes, il vit le roi sortir en carrosse, le suivit jusque devant les Innocents, et, au moment le carrosse était forcé de s'arrêter ou du moins de mar- clier très-lentement à cause d'un embarras de voitures, il s'élança, passa son bras au-dessus de la roue et donna au roi deux coups de couteau dans le côté gauche.

On sait le deuil immense de la France, la terreur et la fureur du peuple. Tandis que Ravaillac assassinait Henri IV, parce que ce prince allait faire la giierre au pape, Paul V, apprenant cette mort, disait, les yeux pleins de larmes et la voix étouffée par les sanglots : « J'ai perdu mon bon fils aîné, prince grand, magnanime, sage et incomparable, vrai fils de l'Eglise et affectionné à ce saint-siége. »

On a dit que l'instruction fut écourtée, la condamnation brusquée. M. Poirson, dans le dernier volume de son Histoire du règne de Henri IV. fait bonne justice de ces assertions. Achille de Harlay présidait la commis- sion, c'est dire qu'aucune corruption, ni aucune complaisance n'est admis- sible. On avait affaire à un assassin pris en flagrant délit et avouant son crime. H n'y avait donc qu'à s'assurer s'il avait des complices. Sa prison, ses interrogatoires, ses tortures, durèrent treize jours. Le peuple exaspéré réclamait la mort du meurtrier avec une impatience à laquelle il eût été dangereux de résister plus longtemps. Les juges et le greffier, tant pendant le cours de l'instruction qu'après le jugement, lui fircntsubir dix-sept inter-

298 ÉTAT DES RECFIERCIIES HISTORIQUES-

rogatoires, le pressant de déclarer les instigateurs ou les confidents de l'at- tentat. Le pn'sident de Harlaj- le menaça, s'il ne les nommait pas, de faire venir son pore et sa mère, qui seraient déchirés sous ses yeux. L'assassin fut troublé parcelle menace, mais persista à soutenir qu'il n'avait ni confi- dent, ni complice. On lui fit subir deux fois la question, une première fois extra-légalement à l'hôtel de Retz, au moyen de vis de carabine serrées et avec une telle violence qu'il eut les os des pouces rompus ; une seconde fois à la fin de l'instruction et par l'ordre des juges. On lui mit les brodequins; trois coins furent enfoncés successivement. Le patient poussa de grands cris, mais ne varia point dans ses déclarations; il perdil la parole, s'évanouit, resta demi-mort. A chaque période de la torture, on interroge Ravaillac; ses réponses sont consignées dans le procès-verbal qu'on a publié. Ravaillac répond constamment, au milieu des plus horribles douleurs, que jamais ni Français ni étranger ne lui a conseillé ni persuadé de commettre l'attentat c[ue seul il a résolu et seul il a commis ; et que « s'il avait été induit à ce fait par quelqu'un de France ou de l'étranger, et qu'il fut tant abandonné de Dieu qu&de vouloir mourir sans le déclarer, il ne croirait pas être sauvé ni qu'il y eût de paradis pour lui ».

Deux docteurs en Sorbonne, les plus doctes et les plus honnêtes qu'il y eijt alors, les doclcurs Filsac et Gamaches, ne le quittèrent pas dans l'in- tervalle de plusieurs heures qui sépara la torture du supplice. Ils lui firent signer et avouer tout haut sa confession, il affirmait encore n'avoir agi que de son propre mouvement et par la suggestion de l'esprit du mal.

A trois heures de l'après-midi, on le fit sortir de prison, et avant même que d'en sortir il put juger de la rage excitée par son crime. Il ne croyait pas à la fureur du peuple Quand il entendit donner des ordres pour l'em- pêcher d'être déchiré dans le trajet, il dit a\'ec orgueil qu'on n'aurait garde de le toucher, persuadé qu'on lui savait gré, au contraire, d'avoir délivré le royaume d'un monarque contre lequel il avait entendu tant de plaintes. Il fut bientôt détrompé. Il faillit être étranglé d'abord par les prisonniers. Puis, dans la cour du Palais et sur tout le chemin qu'il parcourut, la foule fut contenue avec peine; elle voulait le mettre en pièces, elle vomissait feux et flammes contre lui. La colère pub!i((ue était montée ii un degré inouï.

On le mena faire amende honorable à Notre-Dame, puis on le conduisit à la place de la Grève, il souffrit les plus horribles supplices, qui ne pouvaient satisfaire encore la vengeance du peuple. Le feu fut mis à son bras; sa main droite percée de part en part d'un couteau rougi au feu de soufre. Ensuite, on lui déchira la poitrine et le gras des jambes avec des tenailles rougies. On arrosa les plaies avec du plomb fondu, de la cire, du soufre, de l'huile et de lapoixbouillantes.il poussait des hurlements affreux. La multitude criait qu'on allait trop vite, qu'il fallait le faire languir. Lorsque le clergé voulut réciter les prières accoutumées, elle s'y opposa, criant qu'il ne fallait pas prier pour ce méchant et traître parricide.

Apres avoir subi ces effroyables tortures, au moment d'être tiré à quatre chevaux, Ravaillac demanda l'absolution à son confesseur, l'un des

KTAT DES KKCHERCHES IlISTORIHUES. 299

docteurs de Sorbonne. (lelui-ci la lui refusa, en disant que cela lui était défendu en crime de lèse-majesté au premier chef, s'il ne voulait révéler ses fauteurs et complices. Il répondit (}u'il n'en avait point, ainsi qu'il avait souvent |)rotesté et prolestait] encore derechef. Le prêtre ne voulant, pas passer outre : « Donnez-moi, dit le mourant, l'absolution, au moins à con- dition, au cas que co que je dis soit vrai. Je le veux, lui répondit le confesseur, mais à cette condition qu'au cas qu'il ne soit ainsi, votre âme, au sortir de cette vie que vous allez perdre, s'en va droit en enfer et au diable, ce que je vous dénonce de la part de Dieu comme certain et infail- lible. — Je l'accepte et la reçois, dit-il, à cette condition. »

On fit tirer les chevaux par petites secousses pendant une demi-heure, et, dans les temps d'arrêt, le greffier l'admonesta encore à plusieurs reprises de dire la vérité. Le malheureux eut la force de répéter : « Il n'y a que moi qui l'ai fait ! » Un des chevaux étant trop fatigué pour continuer à tirer, un cavalier donna le sien. Au bout d'une grande heure d'écartèlement, Ravaillac fut enfin démembré, puis mis en pièces par la populace.

Soit que l'on considère les circonstances qui précédèrent l'attentat, soit que l'on considère celles qui le suivirent, il est évident que Ravaillac obéit à une impulsion personnelle et non à un mot d'ordre, qu'il agit pour son compte, sous l'empire de passions aveugles, et non pour le compte d'autrui. Ses fausses démarclies, ses indiscrétions, ses incertitudes, eussent fait de cet homme l'agent de complot le plus invraisemblable. Rappelez-vous cet habit vert qui attire les yeux, ces visites à tous les personnages qui peuvent lui donner accès auprès du roi, ce dénùmentqui le force une première fois à quitter Paris; au moment il commit son crime, il n'avait plus que trois quarts d'écu; si l'occasion de l'exécuter ne s'était pas offerte, il eût été obligé, comme il l'a avoué, de repartir le lendemain pour Angoulême. Puis songez à ces dénégations persévérantes dans les tortures et en présence de la mort. La confession de ses angoisses et de ses hallucinations a, d'ailleurs, un caractère de vérité incontestable. Lorsqu'on examine ainsi le personnage de près, aucun doute n'est possible.

Ce n'est pourtant pas le sentiment qui a prévalu chez la plupart des historiens. Le goût des complications dramatiques entre pour beaucoup, assurément, dans l'opinion contraire. Mais ce qui l'a entretenue et fortifiée, c'est la tendance qui, au moment môme de la catastrophe, fit naître et accrédita des bruits de complot. On se persuade malaisément qu'un événe- ment qui a les plus graves conséquences politiques ait pour auteur un individu isolé et obscur, et poussé par de funèbres rêveries. On a peine à accepter le rôle du grain de sable dans les affaires de ce monde. Aussi, bien des rumeurs ne manquèrent pas de circuler à la mort de Henri IV, « dans l'horreur et l'indignation, comme dit Bossuet, qu'inspira un coup si soudain et si exécrable ». L'Estoile s'est fait, à son ordinaire, l'écho immé- diat de ces rumeurs. Elles se renouvelèrent par la suite, et l'on chercha à leur donner plus de consistance. Sept mois après le supplice de Ravaillac, au mois de janvier 1611, Jacqueline de ^'oyer, dite la d'Escoman, épouse d'Isaac de la Varenne, femme faisant métier de la galanterie, adressa à la

300 ÉTAT Di:S RE Cil HRCTIES HISTORIQUES.

justice (les dcnonciations contre la marquise de Yerneuil, Henriette d'En- tragues. Elle fut traduite, non devant une commission, mais devant le parlement, devant la justice régulière du pays. Les chambres, assemblées et présidées par le vieil ami de Henri IV, Achille de Harlay, reçurent d'abord les dénonciations de la d'Escoman. Elle fut jugée ensuite par une chambre du parlement composée de dix-huit conseillers; elle fut d('claréo calomniatrice, condamnée à la prison perpétuelle, et ceux qu'elle avait accusés furent déchargés et i)roclamés innocents (23 et 30 juillet 1611). L'accusation était, en effet, des moins vraisemblables. La marquise de Verneuil n'avait aucun intérêt au crime et en avait un immense à l'empêcher. Même après son refroidissement pour elle, le roi lui demeurait attaché par le lien d'une ancienne affection, par le lien bien autrement fort de leurs enfants. Henri mort, elle perdait tout appui ; elle tombait à la merci de la reine, qui l'avait toujours détestée. Comment donc expliquer cette accusation? Il est clair que la d'Escoman essaya d'exploiter ces rancunes de la régente, qui étaient bien connues. Elle crut que Marie de Médicis lui saurait gré de diriger contre une ancienne rivale les soupçons qui inquiétaient les esprits: elle fut déçue dans son calcul. Non-seulement la reine ne prit pas son parti, mais l'opinion publique ne la soutint pas davantage.

Quelques années plus tard, en IGlo, une tentative analogue, mais plus politique, a lieu. Les circonstances ont changé. L'autorité de Marie de Médicis et du duc d'Épernon est ébranlée et impopulaire. Un aventurier nommé Pierre Dujardin, fils d'un plâtrier de Rouen, se faisant appeler capitaine et sieur de La Garde, après avoir été offrir ses services dans les diverses cours de l'Europe et n'avoir pu demeurer nulle part, rentrait en France. Voulant attirer l'attention sur lui et faire un coup d'éclat, il publie un factum dans lequel il accuse le conseil d'Espagne, le jésuite Alagona et le duc d'Epernon, d'avoir été les instigateurs de l'assassinat de Henri IV. 11 y faisait le récit romanesque et incontestablement faux d'une rencontre qu'il aurait faite de Ravaillac à Naples en 1 609. Il est enfermé à la Bas- tille, puis à la Conciergerie ; il subit de nombreux interrogatoires. Aucune des ambitions rivales qui s'agitaient alors ne consent à s'armer, comme il l'espérait, de ses dénonciations. Le grand ennemi de l'Espagne et du duc d'Épernon, Richelieu, les méprise. Pierre Dujardin est rendu à la liberté après une captivité assez longue, et disparaît dans l'obscurité. La conduite du duc d'Épernon, qui eût été l'intermédiaire du conseil d'Espagne auprès de Ravaillac, ne prêtait nullement à ces attaques. Il avait empêché le peuple de massacrer Ravaillac au moment de l'assassinat; ce n'était pas l'acte d'un complice qui, si prudente qu'eût été son intervention, aurait toujours eu (pielque révélation à craindre. On a dit que cette conduite était une preuve de .-^ang-froid, une habileté; mais, avec de telles interpré- tations, il est évident qu'on n'a plus aucun moyen de juger les actions des hommes.

Les Concini, les favoris de la rcino, tenus à l'écart par Henri IV, étaient seuls intéressés à la mort du roi ; et Sully dirige, en effet, les soupçons .«ur eux dans ses Mémoires; mais il était impossible d'imaginer aucune

ÉTAT DES IIKCIIERCHES HISTORIQUES. .$01

ix'lation entre ces étrangers et le maître d'école d'Angoul(>mc. Quant à .Marie de 3Iédicis, quoique cette reine ne fasse ])as dans l'histoire une figure très-sympathique, il n'y a pas la moindre présomption (jui permette de mêler son nom ii ce comijlot imaginaire. Mézeray accueillit le premier, avec une complaisante légèreté, quehiues-unes des allégations contenues dans les factums de la d'Escoman et de Dujardin. Après lui, on se laissa de plus en plus attirer par cette source de mj stères et de scandales. Pour la plupart des historiens, ces documents équivoques sont devenus des textes iiréh'agables. On en a pris ce qui convenait, scindant les t(''moignages, aissant de côté ce qui s'y trouve de trop absurde, arrangeant ari)itrai- lement ce qu'ils offrent de contradictoire et d'inconciliable, opérant des raccords, remplissant les lacunes par des insinuations qui se transforment bientôt en des affirmations tranchantes. Voltaire avait bien vu ce qu'il fal- lait penser sur ce point, et ses conclusions, conformes à la réalité des choses, sont celles que l'histoire adoptera définitivement'.

L M.

i. Les pièces relatives au procès criminel de Ravaillac ont été souvent impri- mées in extenso. Citons le petit volume qui a paru sous ce titre : « Procès du tiès-meschant et détestable parricide Fr. Ravaillac, natif d'Angoulesnie, public pour la première fois sur des manuscrits du temps, par P... D... A Paris, chez Auguste Aubry, l'un des libraires de la Société des Bibliophiles français, rue Dauphine, IG. MDCCCLVIII. »

AVERTISSEMENT

POUR L'ESSAI Sun LA POÉSIE ÉPIQUE.

Cet Essai sur la poésie épique, dont V Essai sur les guerres civiles devait faire partie *, fut composé pour servir d'introduction à laHenriade -. L'auteur l'écrivit' et le fit imprimer^ en anglais, et le fit traduire en fran- çais par l'abbé Desfontaines, qui commit un assez grand nombre de fautes dont Voltaire s'est plaint ii plusieurs reprises. L'abbé Desfontaines prélendit ne pas être l'auteur de la traduction, qu'il attribue au comte de Plélo^. Il dit même que Voltaire n'écrivit pas son livre en anglais, mais en français ; et qu'après l'avoir traduit lui-môme en anglais, Voltaire fit corriger sa tra- duction par son maître d'anglais ®. Voltaire n'a pas laissé sans réplique ces assertions, qui étaient tardives; car, en '1732, c'est avec le nom de l'abbé Desfontaines que la traduction de l'Essai avait été imprimée à la suite de la Ilenriade.

C'est à Paris que la traduction de V Essai avait été imprimée'' avec un avertissement que voici, aussi traduit de l'anglais :

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.

« On regardera peut-être comme une espèce de présomption que, n'ayant

1. V Essai sur les guerres civiles devait former la seconde partie, d'après la liihliothé'iue française, tome XII, page 20; il en formait la première d"aprè> lu môme journal, tome XIII, page 111.

2. Bibliothèque française, tome XII, page 26, et l'Avertissement de l'au'eur transcrit dans le présent avertissement.

3. Voyez la note vers la fin du chapitre ix.

4- Je n'ai point vu d'édition en anglais de l'Essai sur la poésie épique; mais il est à croire qu'il en existe au moins une. Ce fut en anglais que Rolli écrivit sa critique, dont je parle dans l'avant-dernier alinéa de cet avertissement; la Biblio- thèque française, tome XII, page 274, dit : « Le style de M. de V. n'a pas déplu aux Anglais; » 3" les premières plirases de l'Avertissement de l'auteur transcrit dans cet avertissement ne peuvent laisser aucun doute,

5. Voltairomanie {1129), in-li, page 26.

6. /(/., page 27.

7. En voici le titre : Essai sur la poésie épique, traduit de l'anglais de M. de Voltaire, par M. '"; Paris, Chaubert, 1728, in-12 de viij et 170 pages.

AVERTISSEMENT. 303

encore passé que dix-huit mois en Angleterre, j'ose écrire dans une langue que je prononce fort mal, et que j'entends à peine dans la conversation. Il me semble que je fais à présent ce que j'ai fait autrefois au collège lorsque j'écrivais en latin et en grec ; car il est certain que nous prononçons l'un et l'autre d'une manière pitoyable, et que nous serions hors d'état d'entendre ces deux langues si ceux qui les parlent suivaient la vraie prononciation des Romains et des Grecs. Au reste, je regarde la langue anglaise comme une langue savante qui mérite que les Français l'étudient avec la môme api^lication que, les Anglais apprennent la langue française.

« Pour moi, j'ai étudié celle des Anglais par une espèce de devoir. Je me suis engagé de donner une relation de mon séjour en Angleterre \ et je n'ai pas envie d'imiter Sorbières, qui, n'ayant passé que trois mois en ce pays, sans y rien connaître ni des mœurs ni du langage, s'est avisé d'en publier une relation qui n'est autre chose qu'une satire plaie et misérable contre une nation qu'il ne connaissait point.

« La plupart de nos voyageurs européans parlent mal de leurs voisins, tandis qu'ils prodiguent la louange aux Persans et aux Chinois. C'est que nous aimons naturellement à rabaisser ceux qu'on peut mettre aisément en parallèle avec nous, et à élever au contraire ceux que l'éloignement met à couvert de notre jalousie.

« Cependant une relation de voyage est faite pour instruire les hommes, et non pour favoriser leur malignité. Il me semble que, dans cette sorte d'ouvrage, on devrait principalement s'étudier à faire mention de toutes les choses utiles et de tous les grands hommes du pays dont on parle, afin de les faire connaître utilement à ses compatriotes. Un voyageur qui écrit dans cette vue est un noble négociant qui transporte dans sa patrie les talents et les vertus des autres nations.

« Que d'autres décrivent exactement l'église de Saint-Paul, Westmins- ter, etc.; je considère l'Angleterre par d'autres endroits : je la regarde comme le pays qui a produit un Newton, un Locke, un Tillotson, un Mil- ton, un Boyle, et plusieurs autres hommes rares, morts ou vivants encore, dont la gloire dans la profession des armes, dans la politique, ou dans les lettres, mérite de s'étendre au delà des bornes de cette île.

« Pour ce qui est de cet Essai sur la poésie épique *, c'est un discours que je publie comme une espèce d'introduction à mon Ilenriade, qui pa- raîtra incessamment. »

Cet Avertissement est réimprimé avec la traduction de l'Essai, par Desfontaines^ à la suite de la Henriade, dans le tome I" des Œuvres de Voltaire, 173^, in-8°. La note que je rapporte dans la note 2 ci-dessous est supprimée, et remplacée par celle-ci : « Elle [la Henriade) précède cet Essai dans cette édition. »

1. Ce fut le sujet des Lettres philosophiques.

2. On lit en note, dans l'édition do 1728 de cet Avertissement : « M. de Voltaire n'a point mis cet Essai à la tête do l'édition de son poème, qui est imprimé à Londres, in-4°, et qui parait depuis quelques mois. »

301 AVERTISSEMENT.

En roprotliiisant, on 1732, la tradiiotion do l'abbé Desfontainos, Voltaire en corrij^ea los faulos, et Tinlitula Essai sur la poésie épique de toutes les nations écrit en nnr/lais par .)/. de Voltaire en 1726, et traduit en fran- çais par M. l'abbé Desfontaines. ,

Mais bientôt il revit ou plutôt rolit tout son ouvrage en français, et le fit imprimer en 1733, toi, à quelques mots près, qu'on l'a toujours* donné depuis, et que je le reproduis.

Je ne dois point passer sous silonoo un singulier reproche fait à Voltaire par llarwood, dans sa Uiographia classica. « Une chose digne de quelque remarque, dit-il, c'est que Voltaire, dans un de ses essais critiques, après avoir assuré q»e^ selon l'opinion générale des critiques, le poëte romain a fait de larges emprunts à Apollonius de Rhodes pour la partie la plus bril- lante de l'Enéide, l'épisode de Didon et d'Énée, ajoute: On doit vivement rer]relter que les Argonauti({ue6 ne soient pas venus jusqu'à nous. » Dans le texte actuel du chapitre m on ne trouve pas le nom d'Apollonius. Ce nom est. il est vrai, dans la traduction de Desfontaines, mais non la phrase que rapporte Harwood. La faute de dire que les Argonautiques ne sont pas venus jusqu'à nous existe-t-elle dans l'original anglais? Il est permis de croire que non : car, comme l'a observé Chardon de La Rochette-, si Vol- taire eût commis une erreur aussi grossière, Rolli n'eût pas manqué de la relever dans la critique qu'il fit de V Essai de Voltaire. Il faut donc, comme le dit encore Chardon de La Rocliette, ranger l'assertion de Harwood « parmi les Mensonges imprimés ».

C'est peu après l'apparition de la traduction par l'abbé Desfontaines qu'on imprima à Paris un Examen de VEssai de M. de Voltaire sur la poésie épique, par M. Paul Rolli, traduit de l'anglais par M. L. A*** [Anto- nini]\ Paris, Rollin fils, 1728, in-i2 de xvj et l3o pages.

Blessé de voir le Télémaque traité de roman, dans la Conclusion de y Essai sur la poésie épique, un anonyme publia, quelques années après, une Apologie du Télémaque contre les sentiments de M. de Voltaire; Paris, P. Ribou, 1736, in-'I2 de 39 pages.

B.

1. La traduction de Dosfontaincs (et non le texte de Voltaire) se fbtrouve cepen- dant dans un volume qui z. ce singulier titre : Ouvrages classiques de Vélégant poëte M. Arouet, fameux sous le nom de Voltaire; nouvelle édition, tome V; à Oxford, pour les académiciens, 1771, in-8". Je ne sais si la collection a été conti- nuée. Je no crois pas que l'impression soit d'Oxford. (B.)

2. Magasin encyclopédique, 1807, 11,321.

ESSAI

SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

CHAPITRE I.

DES DIFFÉRENTS GOUTS DES PEUPLES.

[ On a accablé presque tous les arts d'un nombre prodigieux de règles, dont la plupart sont inutiles ou fausses. Nous trouvons partout des leçons, mais bien peu d'exemples. Rien n'est plus aisé que de parler d'un ton de maître des choses qu'on ne peut exé- cuter ^Jil y a cent poétiques contre un poëme. On ne voit que des maîtres d'éloquence, et presque pas un orateur. Le monde est plein de critiques, qui, à force de commentaires, de définitions, de distinctions, sont parvenus h ojDscurcir les connaissances les plus claires et les plus simples. Jl semble qu'on n'aime que les chemins difficiles. Chaque science, chaque étude, a son jargon, inintelligible, qui semble n'être inventé nue pour en défendre les approches. Que de noms barbares ! que de puérilités pédantesques on entassait il n'y a pas longtemps dans la tête d'un jeune homme, pour lui donner en une année ou deux une très'fausse idée de l'éloquence, dont il aurait pu avoir une connaissance très-vraie en peu de mois, par la lecture de quelques bons livres! La voie par laquelle on a si longtemps enseigné l'art de penser est assu- rément bien opposée au d^n de penser,

] Mais c'est surtout en fait de poésie que les commentateurs et les critiques ont prodigué leurs leçons. Ils ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes que l'imagination des poètes a créées en se jouant. Ce sont des tyrans qui ont voulu asservir à leurs lois une nation libre, dont ils ne connaissent point le carac- tère; aussi ces prétendus* législateurs n'ont fait souvent qu'em- brouiller tout dans les États qu'ils ont voulu réglerfl

8. La Henri ADE. 20

306 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

La plupart ont discouru avec pesanteur de ce qu'il fallait sentir avec transport; et quand même leurs règles seraient justes, com- bien peu seraient-elles utiles ! Homère, Virgile, le Tasse, Miltoi^ n'ont guère obéi à d'autres leçons qu'à celles de leur géni% Tant de prétendues règles, tant de liens, ne serviraient qu'à embar- rasser les grands hommes dans leur marche, et seraient d'un faible secours à ceux à qui le talent manqua. Il faut courir dans -la carrière, et non pas s'y traîner avec des béquilles. Presque tous les critiques ont cherché dans Homère des règles qui n'y sont assurément point. Mais comme ce poète grec a composé deux poèmes d'une nature absolument différente, ils ont été bien en peine pour concilier Homère avec lui-même. Virgile venant ensuite, qui réunit dans son ouvrage le plan de l'Iliade et celui de l'Odyssée, il fallut qu'ils cherchassent encore de nouveaux expé- dients pour ajuster leurs règles à l'Énèide. Ils ont fait à peu près comme les astronomes, qui inventaient tous les jour8 des cercles imaginaires, et créaient ou anéantissaient un ciel ou deux de cristal à la moindre difficulté, "*

Si un de ceux qu'on nomme savants, et qui se croient tels, venait vous dire : « Le poème épique est une longue fable inventée pour enseigner une vérité morale, et dans laquelle un héros achève quelque grande action, avec le secours des dieux, dans l'espafee d'une année ; » il faudrait lui répondre : Votre définition est très-fausse, car, sans exariiiner si l'Iliade d'Homère est d'accord avec votre règle, les Anglais^ (^t un poème épique dont le héros, loin de venir à bout d'une grande entreprise par le secours céleste, en une année,* est trompé par le diable et par sa femme en un jour, et est chassé du paradis terrestre pour avoir désobéi à Dieu. Ce poème cependant est mis par les Anglais au niveau de l'Iliade, et beaucoup de personnes le préfèrent à Homère avec quelque apparence de raison.

Mais, me direz-vous, le poème épique ne sera-t-il (^nc que le récit d'une aventure malheureuse? Non : cette définition serait aussi fausse que l'autre. VŒdipe de Sophocle, le Cinna de Cor- neille, YAlhalie de Racine, le César* de Shakespeare, le Caton d'Addison, la Mérope du marquis Scipion Maffei, le Roland de Quinault, sont toutes dejjelles tragédies, et j'ose dire toutes d'une nature différente : on aurait besoin en quelque sorte d'une défi- nition pour chacune d'elles.

11 faut dans tous les arts se donner bien de garde de cesjiéii-

1. Voyez ci-après le chapitre ix.

DES DIFFÉRENTS GOUTS DES PEUPLES. 307

nitions trompeuses, par lesquelles nous osons exclure toutes les bcajités qui nous sont inconnues, ou que la coutume ne nous a poijQt encore rendues familières. Il n'en est point des arts, et sur- tout d^ceux qui dépendent de l'imagination, comme des ouvrages de la nature. Nous pouvons définir les métaux, les minéraux, les éléments, les animaux, parce que leur nature est toujours la même ; mais presque tous les ouvrages des hommes changent ainsi que l'imagination qui les produit. Les coutumes, les langues, le goût des peuples les plus voisins diffèrent : que dis-je ! la même nation n'est plus reconnaissahle au bout de trois ou quatre siècles. Dans les arts qui dépendent purement de l'imagination, il y a autant de révolutions que dans les États ; ils changent m\ mille manières, tandis qu'on cherche à les fixer.

La musique des anciens Grecs, autant que nous en pouvc^iis juger, était très-différente de la nôtre. Celle des Italiens d'aujour- d'hui n'est plus celle de Luigi* et de Carissimi^ : des airs persans ne plairaient pas assurément à des oreilles européanes. Mais, sans aller si loin, un Français accoutumé à nos opéras ne peut s'empêcher de rire la première fois qu'il entend du récitatif en Italie; autant en fait un Italien à l'Opéra de Paris; et tous deux ont également tort, ne considérant point que le récitatif n'est autre chose qu'une déclamation notée; que le caractère des deux langues est très-différent ; que ni l'accent ni le ton ne sont les mêmes ; que cette différence est sensible dans la conversation, plus encore sur le théâtre tragique, et doit par conséquent l'être beaucoup dans la musique. Nous suivons à peu près les règles d'architecture de Vitruve; cependant les maisons bâties en Italie par Palladio, et en France par nos architectes, ne ressemblent pas plus à celles de Pline et de Cicéron que nos habillements ne ressemblent aux leurs.

Mais, pour revenir à des exemples qui aient plus de rapport à notre sujet, qu'était la tragédie chez les Grecs? un chœur qui demeurait presque toujours sur le théâtre; point de divisions d'actes, très-peu d'action, encore moins d'intrigue. Chez les Fran- çais, c'est pour l'ordinaire une suite de conversations en cinq actes, avec une intrigue amoureuse. En Angleterre, la tragédie est véritablement une action ; et si les auteurs de ce pays joi- gnaient à l'activité qui anime leurs pièces un style naturel, avec de la décence et de la régularité, ils l'emporteraient bientôt sur les Grecs et sur les Français.

1. Contrapuntiste qui florissait vers 1G50.

2. Compositeur du commencement du xvii'' siècle.

308 ESSAI SUR LA 1>0ÉSIE ÉPIQUE.

Qu'on examine tous les autres arts, il n'y en a aucun qui ne reçoive des tours particuliers du i>énie difTérent des nations qui les cullivent.

Quelle sera donc l'idée que nous devons nous forme#de la poésie épique? Le mot i'pi(jue vient du grec l'-o;, qui signifie r//sfo»rs; l'usage a attaché ce nom particulièrement à des récits en vers d'aventures héroïques ; comme le mot d't)ratîo chez les Romains, qui signifiait aussi discours, ne servit dans la suite que pour les discours d'appareil ; et comme le titre cVimperator, qui appartenait aux généraux d'armée, fut ensuite conféré aux seuls souverains de Rome.

* Le poëme épique, regardé en lui-même, est donc un récit en vers d'aventures héroïques. Que l'action soit simple ou complexe ; qu'elle s'achève dans un mois ou dans une année, ou qu'elle dure plus longtemps; que la scène soit fixée dans un seul endroit, comme dans l'Iliade; que le héros voyage de mers en mers, comme dans rodyssèe; qu'il soit heureux ou infortuné, furieux comme Achille, ou pieux comme Énée ; tju'il y ait un principal person- nage ou plusieurs : que l'action se passe sur la terre ou sur la mer; sur le rivage d'Afrique, comme dans la Lusiada^ ; dans l'Amérique, comme dans l' Araucana - ; dans le ciel, dans l'enfer, hors des limites de notre monde, comme dans le Paradis de Milton ; il n'importe : le poëme sera toujours un poëme épique, un poëme héroïque, à moins qu'on ne lui trouve un nouveau titre proportionné son mérite. Si vous vous faites scrupule, disait le célèbre M. Addison, de donner le titre de poëme épique âu Paradis perdu de Milton, appelez-le, si vous voulez, un poëme divin, donnez-lui tel nom qu'il vous plaira, pourvu que vous confessiez que c'est un ouvrage aussi admirable en son genre que l'Iliade.

Ne disputons jamais sur les noms. Irai-je refuser le nom de comédies aux pièces de M. Congrève ou à celles de Calderon, parce qu'elles ne sont pas dans nos mœurs? La carrière des arts a plus d'étendue qu'on ne pense. Un homme qui n'a lu que les auteurs classiques méprise tout ce qui est écrit dans les langues vivantes : et celui qui ne sait que la langue de son pays est comme -ceux qui, n'étant jamais sortis de la cour de France, prétendent fjue le reste du monde est peu de chose, et que qui a vu Versailles a tout vu.

Mais le point de la question et de la difficulté est de savoir

1 . Voyez ci-après, chapitre vi.

2. Voyez chapitre viii.

DES DIFFÉRENTS GOUTS DES PEUPLES. 309

, sur quoi les nations polies se réunissent, et sur quoi elles diiïèrent, rUn poëme épique doit partout être fondé sur le jugement, et ' embelli par l'imagination : ce qui appartient au bon sens appar- tient également à toutes les nations du monde. Toutes vous diront ^ qu'une action une et simple, qui se développe aisément et par degrés, et qui ne coûte point une attention fatigante, leur plaira davantage qu'un amas confus d'aventures monstrueuses. On sou- haite généralement que cette unité si sage soit ornée d'une variété d'épisodes qui soient comme les membres d'un corps robuste et proportionné. Plus l'action sera grande, plus elle plaira à tous les hommes, dont la faiblesse est d'être séduits par tout ce qui est au delà de la vie commune. Il faudra surtout que cette *^actiqn soit intéressante, car tous les cœurs veulent être remués; et un poëme parfait d'ailleurs, s'il ne touchait point, serait insipide en tout temps et en tout pays. Elle doit être entière, parce qu'il n'y a point d'homme qui puisse être satisfait s'il ne reçoit qu'une partie du tout qu'il s'est promis d'avoir.

Telles sont à peu près les principales règles que la nature dicte à toutes les nations qui cultivent les lettres ; mais la machine du merveilleux, l'intervention d'un pouvoir céleste, la nature des épisodes, tout ce qui dépend de la tyrannie de la coutume, et.de- cet instinct qu'on nomme goût, voiîà sur quoi il y a \jiille opi- nions, et point de règles générales. v

Mais, me direz-vous, n'y a-t-il point des beautés de goût qui plaisent également à toutes les nations ? il y en a sans doute en très-grand nombre. Depuis le temps de la renaissance des lettres, qu'on a pris les anciens pour modèles, Homère, Démosthène, Virgile, Cicéron, ont en quelque manière réuni sous leurs lois tous les peuples de l'Europe, et fait de tant de nations différentes une seule république des lettres; mais, au milieu de cet accord géné- ral, les coutumes de chaque peuple introduisent dans chaque pays un goût particulier.

Vous sentez dans les meilleurs écrivains modernes le caractère de leur pays à travers l'imitation de l'antique : leurs fleurs et leurs fruits sont échauffés et mûris par le même soleil ; mais ils reçoi- vent du terrain qui les nourrit des goûts, des couleurs, et des formes diflérentcs. Vous reconnaîtrez un Italien, un Français, un Anglais, un Espagnol, à son style, comme aux traits de son visage, à sa pro- nonciation, à ses manières. La douceur et la mollesse de la langue italienne s'est insinuée dans le génie des auteurs italiens. La pompe des paroles, les métaphores, un style majestueux, sont, ce me semble, généralement parlant, le caractère des écrivains espa-

310 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIOUE.

gnols. La force, rénergio, la liardiessc, sont plus particulières aux Anglais ; ils sont surtout amoureux des allégories et des com- paraisons. Les Français ont pour eux la clarté, l'exactitude, l'élé- gance : ils hasardent peu ; ils n'ont ni la force anglaise, qui leur paraîtrait une force gigantesque et monstrueuse, ni la douceur italienne, qui leur semble dégénérer en une mollesse efféminée.

De toutes ces différences naissent ce dégoût et ce mépris que les nations ont les unes pour les autres. Pour regarder dans tous ses jours cette différence qui se trouve entre les goûts des peuples voisins, considérons maintenant leur style.

On approuve avec raison en Italie ces vers imités de Lucrèce dans la troisième stance du premier chant de la Jérusalem :

Cosi air egro fanciul porgiamo aspersi Di soave licor gli orli del vaso : Succlii^amari ingannalo intanto ei beve, E dair inganno suo vita riceve.

Cette comparaison du charme des fables qui enveloppent des leçons utiles, avec une médecine amère donnée à un enfant dans un vase bordé de miel, ne serait pas soufferte dans un poëme épique français. Nous lisons avec plaisir dans Montaigne qu'il faut emnîieller la viande salubre à l'enfant. Mais cette image, qui nous plaît dans son style familier, ne nous paraîtrait pas digne de la majesté de l'épopée. '

Voici un autre endroit universellement approuvé, et qui mérite de l'être : c'est dans la trente-sixième stance du chant sei- zième de la Jérusalem, lorsque Armide commence à soupçonner la fuite de son amant :

Volea gridar: Dove, o crudcl, me sola Lasci? Ma il varco al suon cliiuse il dolore : Si clie tornô la flebile parola Più amara indietro a rimbombar sul core.

Ces quatre vers italiens sont très-touchants et très-naturels; mais si on les traduit exactement, ce sera un galimatias en fi-ançais, « Elle voulait crier : Cruel, pourquoi me laisses-tu seule ? Mais la douleur ferma le chemin à sa voix ; et ces paroles doulou- reuses i-eculèrent avec plus d'amertume, et retentirent sur son cœur. »

Apportons un autre exemple tiré d'un des plus sublimes endroits du poëme singulier de Milton, dont j'ai dt-jà parlé; c'est

DES DIFFÉRENTS GOUTS DES PEUPLES. 311

au premier livre (vers 5G-67), dans la description de Satan et des enfers.

Round lie tlirovvs his baleful eyes

Tliat witiiess'd liugo afiliction and disinay Mix'd with obdurate pride and stedfast hâte : At once, as far as angels ken, lie views The dismal situation waste and wild ; A dungeon horrible on ail sides round, As one great furnace flam'd; yet from those fiâmes J_^o lighl^ but rather darkness visible Serv'd only to discover sights of woe. Régions of sorrow, doleful shades, where peace And rest can nover dwell, hope ne ver cornes That cornes to ail, etc.

(( Il promène de tous côtés ses tristes yeux, dans lesquels sont peints le désespoir et l'horreur, avec Forgueil et l'irréconciliable haine. Il voit d'un coup d'oeil, aussi loin que les regards des ché- rubins peuvent percer, ce séjour épouvantable, ces déserts désolés, ce donjon immense, enflammé comme une fournaise énorme. /,Mais de ces flammes il ne sortait point de lumihrc; ce sont des ténèbres visibleP, qui servent seulement à découvrir des spectacles de déso- lation ; des régions de douleur, dont jamais n'approchent le repos mi la paix, Ton ne connaît point l'espérance connue partout ailleurs. »

Antonio de Solis, dans son excellente Histoire de la conquête du Mexique, après avoir dit que l'endroit Montézume consultait ses dieux était une large voûte souterraine de petits soupiraux ^laissaient à peine entrer la lumière, ajoute : 0 permitian solamentc la {luz), que bastava, para que se viesse la obscuridad^ : (( Ou lais- saient entrer seulement autant de jour qu'il en fallait pour voir l'obscurité. » Ces ténèbres visibles de Milton ne sont point con- damnées en Angleterre, et les Espagnols ne reprennent point cette même pensée dans Solis. Il est très-certain que les Français ne souffriraient point de pareilles libertés. Ce n'est pas assez que l'on puisse excuser la licence de ces expressions ; l'exactitude française li'admet rien qui ait besoin d'excuse.

Qu'il me soit permis, pour ne laisser aucun doute sur cette matière, de joindre un nouvel exemple à tous ceux que j'ai rap- portés : je le prendrai dans l'éloquence de la chaire. Qu'un homme, comme le P., Bourdaloue, prêche devant une assemblée

1. Voir Ant. de Solis, liv. III, ch. xiv, col. '271, édition de 1704, in-fol.

312 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

de la conimiinion anglicane, et qiraniniant, par un geste noble, nn discours pathétique, il s'écrie: u Oui, chrétiens, vous étiez l)ieii disposés; mais le sang de cette veuve que vous avez ahan- doniu'e; mais le sang de ce pauvre que vous avez laissé oppri- mer; mais le sang de ces misérables dont vous n'avez pas pris en main la cause; ce sang retombera sur vous, et vos bonnes dispo- sitions ne serviront qu'à rendresa voix plus forte pour demander à Dieu vengeance de votre infidélité. Ah! mes chers auditeurs, etc. » Ces paroles ]iathétiques, prononcées avec force, et accompa- gnées de grands gestes, feront rire un auditoire anglais : car autant qu'ils aiment sur le théâtre les expressions ampoulées et les nioiivemonts forcés de l'éloquence, autant ils goûtent dans la chaire une simplicité sans ornement. Un sermon en France est une longue déclamation, scrupuleusement divisée en trois points, et récitée avec enthousiasme. En Angleterre, un sermon est une dissertation solide, et quelquefois sèche, qu'un homme lit au peuple sans geste et sans aucun éclat de voix. En Italie, c'est une comédie spirituelle. En voilà assez pour faire voir combien grande est la difï'érence entre les goûts des nations.

Je sais qu'il y a plusieurs personnes qui ne sauraient admettre ce sentiment : ils disent que la raison et les passions sont partout les mêmes.; cela est vrai, mais elles s'expriment partout diverse- ment. Les hommes ont en tout pays un nez, deux yeux, et une bouche : cependant l'assemblage des traits qui fait la beauté en France ne réussira pas en Turquie, ni une beauté turque à la Chine: et ce qu'il y a de plus aimable en Asie et en Europe serait regardé comme un monstre dans le pays de la Guinée. Puisque la nature est si différente d'elle-même, comment veut-on asservir, à des lois générales des arts sur lesquels la coutume, c'est-à-dire l'inconstance, a tant d'empire? Si donc nous voulons avoir une connaissance un peu étendue de ces arts, il faut nous informer de quelle manière on les cultive chez toutes les nations. 11 ne suffit pas, i)Our connaître l'épopée, d'avoir lu Virgile et Homère ; comme ce n'est point assez, en fait de tragédie, d'avoir lu So- phocle et Euripide.

Nous devons admirer ce qui est universellement beau chez les anciens , no.us devons nous prêter à ce qui était beau dans leur langue et dans leurs mœurs ; mais ce serait s'égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la piste. Nous ne parlons point la même langue. La religion, qui est presque toujours le fonde- ment de la poésie épique, est parmi nous l'opposé de leur juy- thologie. Nos coutumes sont plus différentes de celles des héros

. /

l)i:S DIFFÉRENTS GOUTS DES PEUPLES. 313

du siège de Troie (jiie de celles des Américains. Nos combats, nos sièges, nos flottes, n'ont pas la moindre ressemblance ; notre philosophie est en tout le contraire de la leur. L'invention de la poudre, celle de la boussole, de l'imprimerie, tant d'autres arts qui ont été apportés récemment dans le monde, ont en quelque façon changé la l'ace de l'univers, 11 faut peindre avec des cou- leurs vraies comme les anciens, mais il ne faut pas peindre les mêmes choses.

Qu'Homère nous représente ses dieux s'enivrant de nectar, et riant sans fin de la mauvaise grâce dont Vulcain leur sert à boire, cela était bon de son temps, les dieux étaient ce que les fées sont dans le nôtre; mais assurément personne ne s'avisera au- jourd'hui de représenter dans un poëme unetroup^e d^nges et de saints buvant et riant à table. Que dirait-on d'un auteur qui irait, après Virgile, introduire des harpies enlevant le dîner de son héros, et qui changerait de vieux vaisseaux en belles nymphes ? En un mot, admirons les anciens, mais que notre admiration ne soit pas une superstition aveugle : et ne faisons pas cette injus- tice à la nature humaine et à nous-mêmes, de fermer nos yeux aux beautés qu'elle répand autour de nous, pour ne regarder et n'aimer que ses anciennes productions, dont nous ne pouvons pas juger avec autant de sûreté.

Il n'y a point de monuments en Italie qui méritent plus l'atten- tion d'un voyageur que la Jérusalem du Tasse. Milton fait autant d'honneur à l'Angleterre que le grand Newton. Camoèns est en Portugal ce que Milton est en Angleterre. Ce serait sans doute un grand plaisir, et même un grand avantage pour un homme qui pense, d'examiner tous ces poèmes épiques de différente natuFe, nés en des siècles et dans des pays éloignés les uns des autres. *1 me semble qu'il une satisfaction noble à regarder les portrajts vivants de ces illustres personnages grecs, romains, italiens, anglais, tous habillés, si je l'ose dire, à la manière de leur pays.

C'est une entreprise au delà de mes forces que de prétendre les peindre ; j'essayerai seulement de crayonner une esftjiiss€ de leurs principaux traits : c'est au lecteur à suppléer aux défauts de ce dessein. Je ne ferai que proposer : il doit juger ; et son juge- ment sera juste, s'il lit avec impartialité, et s'il n'écoute ni les préjugés qu'il a- reçus dans l'école, ni cet amour-propre mal - entendu qui nous fait mépriser tout ce qui n'est pas dans nos - mœurs. Il verra la naissance, le progrès, la décadence-de l'art ; il - le verra ensuite sortir comme de ses ruines ; il le suivra dans tous ses changements; il distinguera ce qui est beauté dans tous les

3U ESSAI SUR LA l'OÉSIE EPIQUE.

temps et chez toutes les nations, d'avec ces beautés locales qu'on admire dans un pays, et qu'on méprise dans un autre. Il n'ira point (lenianderàAristote ce qu'il doit penser d'un auteur anglais ou portugais, ni à M. Perrault comment il doit juger de Vlliadc. Il ne se laissera point tyranniser par Scaliger ni par Le Bossu : mais il tirera ses règles de la nature, et des exemples qu'il aura devant les yeux, et il jugera entre les dieux d'Homère et le dieu de Milton, entre Calypso et Didon, entre Armide et Eve,

Si les nations de l'Europe, au lieu de se mépriser injustement les unes les autres, voulaient faire une attention moins super- ficielle aux ouvrages et aux manières de leurs voisins, non pas pour en rire, mais pour en profiter, peut-être de ce commerce mutuel d'observations naîtrait ce goût général qu'on cherche si inutilement.

CHAPITRE II. HOMÈRE.

Homère vivait probablement environ huit cent cinquante années avant l'ère chrétienne ; il était certainement contemporain d'Hésiode. Or Hésiode nous apprend qu'il écrivait dans l'âge qui suivait celui de la guerre de Troie, et que cet âge, dans lequel il vivait, finirait avec la génération qui existait alors. Il est donc c(^tain qu'Homère fleurissait deux générations après la guerre de Troie ; ainsi il pouAait avoir vu dans son enùuice quelques vieil- lards qui avaient été à ce siège, et il devait avoir parlé souvent à des Grecs d'Europe et d'Asie qui avaient vu Ulysse, Ménélas, et Achille.

f Quand il composa l'Iliade (supposé qu'il soit l'auteur de tout cet ouvrage'), il ne fit donc que mettre en vers une partie de l'histoire et des fables de son temps. ?Les Grecs n'avaient alors que des poètes pour historiens et pour théologiens ; ce ne fut même que quatre cents ans après Hésiode et Homère qu'on se réduisit à

1. Voyez V Histoire des poésies homériques, pour servir d'introduction aux observations sur l'Iliade et l'Odyssée, par Duoas-Montbel, 1831, in-8". Voltaire, en 1771, dans ses Questions sur l'Encyclopédie, reparla de V Iliade. (B.)

HOMÈRE. 315

écrire l'histoire en prose. Cet usage, qui paraîtra bien ridicule ;i beaucoup de lecteurs, était très-raisonnable : un livre, dans ces temps-là, était une chose aussi rare qu'un bon livre Test aujour- d'hui : loin de donner au public l'histoire in-folio de chaque vil- lage, comme on fait à présent, on ne transmettait à la postérité que les grands événements qui devaient rintéresseri^^e culte des dieux et l'histoire des grands hommes étaient les seuls sujets de ce petit nombre d'écrits. On les composa longtemps en vers chez les Égyptiens et chez les Grecs, parce qu'ils étaient destinés à être retenus par cœur, et à être chantés : telle était la coutume de ces peuples si différents de nous. Il n'y eut, jusqu'à Hérodote, d'autre histoire parmi eux qu'en vers, et ils n'eurent en aucun temps de poésie sans musiquej

A l'égard d'Homère, autant ses ouvrages sont connus, autant est-on dans l'ignorance de sa personne. Tout ce qu'on sait de vrai, c'est que, longtemps après sa mort, on lui a érigé des statues et élevé des temples; sept villes puissantes se sont disputé l'hon- neur de l'avoir vu naître ; mais la commune opinion est que de son vivant il mendiait dans ces sept villes, et que celui dont la postérité a fait un dieu a vécu méprisé et misérable, deux choses très-compatibles. ; ' Ulliade, qui est le grand ouvrage d'Homère, est plein de dieuj; et de combats peu vraisemblables. Ces sujets plaisent naturelle- ment aux hommes ; ils aiment ce qui leur paraît terrible : ils sont comme les enfants qui écoutent avidement ces contes de sorciers qui les effrayent. Il y a des fables pour tout âge, et il n'y a point de nation qui n'ait eu les siennes. De ces deux sujets qui rem- plissent riliade, naissent les deux grands reproches que l'on fait à Homère ; on lui impute l'extravagance de ses dieux, et la gr'os- sièreté de ses héros : c'est reprocher à un peintre d'avoir donné à ses figures les habillements de son temps. Homère a peint les/ dieux tels qu'on les croyait, et les hommes tels qu'ils étaient. Ce n'est pas un grand mérite de trouver de l'absurdité dans la théo- logie païenne ; mais il faudrait être bien dépourvu de goût pour ne pas aimer certaines fables d'Homère. Si l'idée des trois Grâces qui doivent toujours accompagner la déesse delà beauté, si la ceinture de Vénus, sont de son invention, quelles louanges ne lui doit-on pas pour avoir ainsi orné ce4t«-religion que nous lui reprochons? Et si ces fables étaient déjà rerues avant lui, peut-on mépriser un siècle qui avait trouvé des allégories si justes et si charmantes?

Quant à ce qu'on appelle grossièreté dans les héros d'Homère, on peut rire tant qu'on voudra de voir Patrocle, au neuvième

316 KSSAl SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

livre de l'Iliade, mettre trois gigots de mouton dans une marmite, allumer et souffler le feu, et préparer le dîner avec Achille; Achille et Patroclc n'en sont pas moins éclatants, Charles XII, roi de Suède, a fait six mois sa cuisine à Demir-ïocca, sans perdre rien de son héroïsme ; et la plupart de nos généraux, qui portent dans un camp tout le luxe d'une cour efteminée, auront bien de la peine à égaler ces héros qui faisaient leur cuisine eux- mêmes. On peut se moquer de la princesse Nausicaa, qui, suivie de toutes ses femmes, va laver ses robes et celles du roi et de la reine : on peut trouver ridicules que les filles d'Auguste aient filé les habits de leur père lorsqu'il était maître de la moitié de l'uni- vers : cela n'empêchera pas qu'une simplicité si respectable ne vaille l)ien la vaine pompe, la mollesse, et l'oisiveté, dans lesquelles les personne*s d'un haut rang sont nourries.

Que si Ton reproche à Homère d'avoir tant loué la force de ses héros, c'est qu'avant l'invention de la poudre, la force du corps décidait de tout dans les batailles; c'est que cette force est l'ori- gine de tout pouvoir chez les hommes ; c'est que, par cette supé- riorité seule, les nations du nord ont conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu'au mont Atlas. Les anciens se faisaient une gloire d'être robustes; leurs plaisirs étaient des exercices violents: ils ne passaient point leurs jours à se faire traîner dans des chars, à couvert des influences de l'air, pour aller porter languissam- ment d'une maison dans une autre leur ennui et leur inutilité. En un mot, Homère avait à représenter un Ajax et un Hector, non un courtisan de Versailles ou de Saint-James,

Après avoir rendu justice au fond du sujet des poèmes d'Homère, ce serait ici le lieu d'examiner la manière dont il les a traités, et d'oser juger du prix de ses ouvrages; mais tant de plumes savantes ont épuisé cette matière que je me bornerai à une seule réflexion dont ceux qui s'appliquent aux belles-lettres poui-ront peut-être tirer quelque utilité.

Si Homère a eu des temples, il s'est trouvé l)ien des infidèles qui se sont moqués de sa divinité. H y a eu dans tous les siècles des savants, des raisonneurs, qui l'ont traité d'écrivain pitoyable, tandis que d'autres étaient à genoux devant lui.

Ce père de la poésie est depuis quelque temps un grand sujet <le dispute en France. Perrault commença la querelle contre-^ Despréaux ; mais il apporta à ce combat des armes trop inégales: il composa son livre du Parallèle des anciens et des modernes^

1. :G88, i vol. In-1-2.

HOMÈRE. 317

l'on voit un esprit très-superficiel, nulle méthode, et beaucoup de mrprisos. Le rodoiitahle Dospréaux accabla son adversaire en s'attacliant uniquement à relever ses bévues; de sorte que la dis- pute fut terminée par rire aux dépens de Perrault, sans qu'on entamùt seulement le fond de la question. Houdard de Lamotte a depuis renouvelé la querelle' : il ne savait pas la langue grecque; mais l'esprit a suppléé en lui, autant qu'il est possible, à cette connaissance. Peu d'ouvrages sont écrits avec autant d'art, de discrétion, et de finesse, que ses dissertations sur Homère. M'"* Dacier, connue par une érudition qu'on eût admirée dans un homme, soutint la cause d'Homère avec l'emportement d'un commentateur. On eût dit que l'ouvrage de M, de Lamotte était d'une femme d'esprit, et celui de M'"* Dacier d'un homme savant. L'un, par son ignorance de la langue grecque, ne pouvait sentir les beautés de l'auteur qu'il attaquait; l'autre, toute remplie de la superstition des commentateurs, était incapable d'apercevoir des défauts dans l'auteur qu'elle adorait.

Pour moi, lorsque je lus Homère, et que je vis ces fautes gros- sières qui justifient les critiques, et ces beautés plus grandes que ces fautes, je ne pus croire d'abord que le même génie eût com- posé tous les chants de l'Iliade. En effet, nous ne connaissor^i, parmi les latins et parmi nous, aucun auteur qui soit tombé si bas après s'être élevé si haut. Le grand Corneille, génie pour le moins égal à Homère, a fait, à la vérité, Pertharite, Suréna, Agè- silas, après avoir donné Cinna et Polijeiicte : mais Siorna et Pertha- rite sont des sujets encore plus mal choisis que mal traités : ces tragédies sont très-faibles, mais non pas remplies d'absurdités, de contradictions, et de fautes grossières. Enfin j'ai trouvé chez les Anglais ce que je cherchais, et le paradoxe de la réputation d'Homère m'a été développé, Shakespeare, leur premier poète tragique, n'a guère en Angleterre d'autre épithète que celle de divin. Je n'ai jamais vu à Londres la salle de la comédijs aussi remplie à VAnclromaqve de Racine, toute bien traduite qu'elle est par Philips, ou au Caton d'Addison, qu'aux anciennes pièces de Shakespeare. Ces pièces sont des monstres en tragédie. H y en a qui durent plusieurs années; on y baptise au premier acte le héros, qui meurt de vieillesse au cinquième; on y voit des sorciers, des paysans, des ivrognes, des bouffons, des fossoyeurs qui creu- sent une fosse, et qui chantent des airs à boire en jouant avec des têtes de mort. Enfin imaginez ce que vous pourrez de plus

1. Voyez son Discours sur Homère en tûte de son Iliade, 171 i, in-12.

318 ESSAI SUU LA l'OliSlE ÉPIOCE.

inonstriieux et de plus absurde, vous le trouverez dans ShaKes- pearc. Quand je commençais à apprendre la langue anglaise, je ne pouvais comprendre comment une nation si éclairée pouvait admirer un auteur si extravagant; mais dès que j'eus une plus grande connaissance de la langue, je m'aperçus que les Anglais avaient raison, et qu'il est impossible que toute une nation se

. trompe en fait de sentiment, et ait tort d'avoir du plaisir. Ils voyaient comme moi les fautes grossières de leur auteur favori ; mais ils sentaient mieux que moi ses beautés, d'autant plus singu-

- -lières que ce sont des éclairs qui ont brillé dans la nuit la plus profonde. Il y a cent cinquante années qu'il jouit de sa réputation. Les auteurs qui sont venus après lui ont servi à l'augmenter plutôt qu'ils ne l'ont diminuée. Le grand sens de l'auteur de ''atnn, et ses talents, qui en ont fait un secrétaire d'État, n'ont pu le placer à côté de Shakespeare. Tel est le privilège du génie d'invention : il se fait une route personne n'a marché avant lui ; il court sans guide, sans art, sans règle ; il s'égare dans sa

; carrière, mais il laisse loin derrière lui tout ce qui n'est que raison et qu'exactitude. Tel à peu près était Homère : il a créé son art, et l'a laissé imparfait : c'est un chaos encore ; mais la lumière y

^Jji'ille déjà de tous côtés.

Le Clovis de Desmarets, la PuccUe de Chapelain, ces poèmes fameux par leur ridicule, sont, à la honte des règles, conduits avec plus de régularité que VIliadc: comme le Pyrame de Pradou est plus exact que le Cul de Corneille. Il y a peu de petites Nou- velles où les événements ne soient mieux ménagés, préparés avec plus d'artifice, arrangés avec mille fois plus d'industrie que dans Homère; cependant douze beaux vers de rUiade sont au-dessus de la perfection de ces bagatelles, autant qu'un gros diamant,

^ouvrage brut de la nature, l'emporte sur des colifichets de fer ou de laiton, quelque bien travaillés qu'ils puissent être par des mains industrieuses. Le grand mérite d'Homère est d'avoir été un peintre sublime. Inférieur de beaucoup à Virgile dans tout le reste, il lui est supérieur en cette partie. S'il décrit une armée en marche, « c'est un feu dévorant qui, poussé par les vents, con- sume la terre devant lui », Si c'est un dieu qui se transporte d'un lieu à un autre, « il fait trois pas, et au quatrième il arrive au bout de la terrc^ ». Quand il décrit la ceinture de Vénus, il n'y n point de tableau de l'Albane qui approche de cette peinture riante. Veut-il fléchir la colère d'Achille, il personnifie les prières :

1. Livre XUL vers 20-2L

HOMKRE. 319

« ïjlTos sont filles du maître des dieuv, elles niarclient tristement, le Iront couvert de confusion, les yeux trempés de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds chancelants; elles suivent de loin l'Injure, l'Injure altière, qui court sur la terre d'un pied léger, levant sa tête audacieuse. » C'est ici sans doute qu'on ne peut surtout s'empêcher d'être un peu révolté contre feu Lamotte floudard de l'Académie française, qui, dans sa traduction d'Ho- mère, étrangle tout ce beau passage, et le raccourcit ainsi en deux vers :

On apaise les dieux; mais, par des sacrifices, De ces dieux irrités on l'ait des dieux propices.

Quel malheureux don de la nature que l'esprit, s'il a empêché M. de Lamotte de -sentir ces grandes beautés d'imagination, et si cet académicien si ingénieux a cru que quelques antithèses, quelques tours délicats pourraient suppléer à ces grands traits d'éloquence ! Lamotte a ôté beaucoup de défauts à Homère, mais il n'a conservé aucune de ses beautés ; il a fait un petit squelette d'un corps démesuré et trop plein d'embonpoint. En vain tous les journaux ont prodigué des louanges à Lamotte; en vain avec tout l'art possible, et soutenu de beaucoup de mérite, s'était-il fait un parti considérable; son parti, ses éloges, sa traduction, tout a disparu, et Homère est resté.

Ceux qui ne peuvent pardonner les fautes d'Homère en faveur de ses beautés sont la plupart des esprits trop philosophiques, qui ont étoufTé en eux-mêmes tout sentiment. On trouve dans les Pcnsl'cs de M. Pascal qu'il n'y a point de beauté poétique, et que, faute d'elle, on a inventé de grands mots, comme fatal laurier, hcl astre\ et que c'est cela qu'on appelle beauté poétique. Que prouve un tel^passage, sinon que l'auteur parlait de ce qu'il n'en- tendait pas?/Pour juger des poètes, il faut savoir sentir, il faut être avecTquelques étincelles du feu qui anime ceux qu'on veut connaître; comme, pour décider sur la musique, ce n'est pas assez, ce n'est rien même de calculer en mathématicien la i ''oportion des tons ; il faut avoir de l'oreille et de l'âme.

Qu'on ne croie point encore connaître les poètes par les tra- ductions; ce serait vouloir apercevoir le coloris d'un tableau dans une estampe. Les traductions augmentent les fautes d'un ouvrage, et en gâtent les beautés. Qui n'a lu que M™* Dacier n'a point

1. Voltaire parle ailleurs de ces expressions de Pascal.

320 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

lu Homôro; c'est dans le grec seul qiron peut voir le style du poëte, plein de négligences extrêmes, mais jamais affecté, et paré de l'harmonie naturelle de la plus belle langue qu'aient jamais parlée les liommes^Enfin on verra Homère lui-même, qu'on trou- vera, comme ses héros, tout plein de défauts, mais sublime». Malheur à qui l'imiterait dans l'économie de son poëme ! heureux qui peindrait les détails comme lui ! et c'est précisément par ces détails que la poésie charme les hommes.

CHAPITRE III.

VIRGILE^,

Il ne faut avoir aucun égard à la Vie de Virgile, qu'on trouve à la tête de plusieurs éditions des ouvrages de ce grand homme; elle est pleine de puérilités et de contes ridicules. On y représente Virgile comme une espèce de maquignon et de faiseur de prédic- tions, qui devine qu'un poulain qu'on avait envoyé à Auguste était d'une jument malade ; et qui, étant interrogé sur le secret de la naissance de l'empereur, répond qu'Auguste était fils d'un boulanger, parce qu'il n'avait été jusque-là récompensé de l'empe- reur qu'en rations de pain. Je ne sais par quelle fatalité la mémoire des grands hommes est presque toujours défigurée par des contes insipides. Tenons-nous-en à ce que nous savons certai- nement de Virgile. Il naquit l'an 684 de la fondation de Rome, dans le village d'Andez, à une lieue de Mantoue, sous le premier consulat du grand Pompée et de Crassus. Les ides d'octobre, qui étaient le 15 de ce mois, devinrent à jamais fameuses par sa nais- sance : Octobris Maro consecravit idus, dit Martial'.^ Il ne vécut que cinquante-deux ans, et mourut à Brindes comme il allait eu (irèce pour mettre, dans la retraite, la dernière main à son Enéide, qu'il avait été onze ans à composer.

1. Voyez la première des Stances sur les poêles épiques.

2. Voyez aussi ce qu'en 1771 Voltaire, dans ses Questions sur l'Encyclopédie, dit de Virgile.

3. Livre XII, cpigramme G8.

VIRGILE. 321

Il est le seul de tous les poètes épiques qui ait joui de sa répu- tation pendant sa vie. Les suffrages et l'amitié d'Auguste, de Mécène, de Tucca, de Pollion, d'Horace, de Gallus, ne servirent pas peu sans doute à diriger les jugements de ses contemporains, qui peut-être sans cela ne lui auraient pas rendu sitôt justice. Quoi qu'il en soit, telle était la vénération qu'on avait pour lui à Piomc, qu'un jour, comme il vint paraître au théâtre après qu'on y eut récité quelques-uns de ses vers, tout le peuple se leva avec des acclamations, honneur qu'on ne rendait alors qu'à l'empe- reur. Il était d'un caractère doux, modeste, et même timide ; il se dérobait très-souvent, en rougissant, à la multitude qui accou- rait pour le voir. 11 était embarrassé de sa gloire; ses mœurs étaient simples; il négligeait sa personne et ses habillements ; mais cette négligence était aimable; il faisait les délices de ses amis par cette simplicité qui s'accorde si bien avec le génie, et qui semble être donnée aux véritables grands hommes pour adoucir l'envie.

Comme les talents sont bornés, et qu'il arrive rarement qu'on touche aux deux extrémités à la fois, il n'était plus le même, dit-on, lorsqu'il écrivait en prose. Sénèque le philosophe nous apprend que Virgile n'avait pas mieux réussi en prose que Cicéron ne passait pour avoir réussi en vers*. Cependant il nous reste de très-beaux vers de Cicéron -. Pourquoi Virgile n'aurait-il pu descendre à la prose, puisque Cicéron s'éleva quelquefois à la poésie ?

Horace et lui furent comblés de biens par Auguste. Cet heu- reux tyran savait bien qu'un jour sa réputation dépendrait d'eux : aussi est-il arrivé que l'idée que ces deux grands écrivains nous ont donnée d'Auguste a effacé l'horreur de ses proscriptions; ils nous font aimer sa mémoire; ils ont fait, si j'ose le dire, illusion à toute la terre, Virgile mourut assez riche pour laisser des sommes considérables à Tucca, à Varius, à Mécénas, et à l'empe- reur même. On sait qu'il ordonna par son testament que l'on brûlât son Énùide, dont il n'était point satisfait ; mais on se donna bien de garde d'obéir à sa dernière volonté. Nous avons encore les vers qu'Auguste composa au sujet de cet ordre que Virgile avait donné en mourant ; ils sont beaux, et semblent partir du cœur :

Ergone supremis potuit vox improba verbis

1. Voici les paroles de M. A. Sénèque {Controverses, livre I") : « Virgilium illa félicitas ingenii in oratione soluta reliquit : Ciceronem eloquentia sua incarmi- nibus destituit. » (B.)

2. Voyez la traduction de quelques-uns par Voltaire, t. IV d\xThéâtre,p. 206-207.

8. La He.nriade. 21

322 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

T;)ni (liriiiu maiui;ire nefas ? ergo ibil in ii,'iics, MagiuKiuo (Joctiloqui moriotur musa Maronis? etc.

Cet ouvrage, que rauteur avait condamné aux flammes, est

encore, avec ses défauts, le plus beau monument qui nous reste

I de toute Fantiquité. Virgile tira le sujet de son poëme des tradi-

I tions fabuleuses que la superstition populaire avait transmises

j ^wsqu a lui, à peu près comme Homère avait fondé son Iliade sur

la tradition du siège de Troie; car, en vérité, il n'est pas croyable

qu'Homère et Virgile se soient soumis par hasard à cette règle

bizarre que le P. Le Bossu a prétendu établir : c'est de choisir

son sujet avant ses personnages, et de disposer toutes les actions

qui se passent dans le poëme avant de savoir à qui on les attri-

^ huera. Cette règle peut avoir lieu dans la comédie, qui n'est

qu'une représentation des ridicules du siècle, ou dans un roman

frivole, qui n'est qu'un tissu de petites intrigues, lesquelles n'ont

besoin ni de l'autorité de l'histoire, ni du poids d'aucun nom

célèbre.

Les poètes épiques, au contraire, sont obligés de choisir un héros connu, dont le nom seul puisse imposer au lecteur, et un point d'histoire qui soit par lui-même intéressant. Tout j)oëte épique qui suivra la règle de Le Bossu sera sûr de n'être jamais lu : mais heureusement il est impossible de la suivre; car si vous tirez votre sujet tout entier de votre imagination, et que vous cherchiez ensuite quelque événement dans l'histoire pour l'adapter à votre fable, toutes les annales de l'univers ne pourraient pas vous four- nir un événement entièrement conforme à votre plan : iFfaudra de nécessité que vous altériez l'un pour le faire cadrer avec l'autre ; et y a-t-il rien de plus ridicule que de commencer à bâtir pour être ensuite obligé de détruire? / Virgile rassembla donc dans son poëme tous ces dijQférents matériaux qui étaient épars dans plusieurs livres, et dont on peut I voir quelques-uns dans Denys d'Halicarnasse. Cet historien trace exactement le cours de la navigation d'Énée; il n'oublie ni la fable des harpies, ni les prédictions de Céléno, ni le petit Ascagne^ qui s'écrie que les Troyens ont mangé leurs assiettes, etc. Pour la métamorphose des vaisseaux d'Énée en nymphes, Denys d'Hali- carnasse n'en parle point; mais Virgile lui-même prend soin de nous avertir que ce conte était une ancienne tradition, Prisca fuies facto, sed fama perennis: il semble qu'il ait eu honte de cette fa1)le puérile, et qu'il ait voulu se l'excuser à lui-même en se rappelant la croyance publique. Si on considérait dans cette vue plusieurs

VIRGILE. 323

endroits de Virgile qui choquent au premier coup d'oeil, on serait moins prompt à le condamner.

N'est-il pas vrai que nous permettrions à un auteur français, qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la sainte am- poule, qu'un pigeon apporta du ciel dans la ville de Reims pour oindre le roi, et qui se conserve encore avec foi dans cette ville ? In Anglais qui chanterait le roi Arthur n'aurait-il pas la liberté de parler de l'enchanteur Merlin ? Tel est le sort de toutes ces anciei>fîés fables se perd l'origine de chaque peuple, qu'on respecte leur antiquité en riant de leur absurdité. Après tout, quoique excusable qu'on soit de mettre en œuvre de pareils contes, je pense qu'il vaudrait encore mieux les rejeter entière- ment : un seul lecteur sensé que ces faits rebutent mérite plus d'être ménagé qu'un vulgaire ignorant qui les croit,

A l'égard de la construction de sa fable, Virgile est blâmé par quelques critiques, et loué par d'autres, de s'être asservi à imiter Homère, Pour moi, si j'ose hasarder mon sentiment, je pense qu'il ne mérite ni ces reproches ni ces louanges. Il ne pouvait éviter de mettre sur la scène les dieux d'Homère, qui étaient aussi les siens, et qui, selon la tradition, avaient eux-mêmes guidé Énée en Halie ; mais assurément il les fait agir avec plus de juge- ment que le poète grec : il parle comme lui du siège de Troie; mais j'ose dire qu'il y a plus d'art et des beautés plus touchantes dans la description que fait Virgile de la prise de cette ville, que dans toute l'Iliade d'Homère, On nous crie que l'épisode de Didon est d'après celui de Circé et de Calypso; qu'Énée ne descend aux enfers qu'à l'imitation d'Ulysse. Le lecteur n'a qu'à comparer ces prétendues copies avec l'original supposé, il y trouvera une pro- digieuse différence. Homère a fait Virgile, dit-on ; si cela est, c'est sans doute son plus bel ouvrage, ^

Il est bien vrai que Virgile a emprunté du grec quelques com- paraisons, quelques descriptions, dans lesquelles même poui' l'ordinaire il est au-dessous de l'original. Quand Virgile est grand, il est lui-même ; s'il bronche quelquefois, c'est lorsqu'il se plie' à suivre la marche d'un autre.

J'ai entendu souvent reprocher à Virgile de la stérilité dans l'invention : on le compare à ces peintres qui ne savent point varier leurs figures. Voyez, dit-on, quelle profusion de caractères Homère a jetés dans son Iliade : au lieu que, dans rÉnddc, le fort Cloanthe, le brave Gyas, et le fidèle Achate, sont des personnages insipides, des domestiques d'Énée, et rien de plus, dont les noms ne servent qu'à remplir quelques vers. Cette remarque me paraît

324 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

juste ; mais j'oso dire qu'elle tourne à l'avantage de Virgile. Il chante les actions d'Énée, et Homère l'oisiveté d'Achille. Le poëte grec était dans la nécessité de suppléer à l'absence de son principal héros : et, comme son talent était de faire des tableaux plutôt que d'ourdir avec art la trame d'une fable intéressante, il a suivi l'im- pulsion de son génie en représentant avec plus de force que de choix des caractères éclatants, mais qui ne touchent point. Q^ir- gile, au contraire, sentait qu'il ne fallait point affaiblir son prin- cipal personnage et le perdre dans la foule : c'est au seul Énée qu'il a voulu et qu'il a nous attacher ; aussi ne nous le fait-il jamais perdre de vue. Toute autre méthode aurait gâté son poème.

Saint-Évremonddit qu'Énée est plus propre à être le fondateur d'un ordre de moines que d'un empire. Il est vrai qu'Énée passe auprès de bien des gens plutôt pour un dévot que pour un guer- rier ; mais leur préjugé vient de la fausse idée qu'ils ont du cou- rage. Ils ont les yeux éblouis de la fureur d'Achille, ou des exploits gigantesques des héros de roman. Si Virgile avait été moins sage, si au lieu de représenter le courage calme d'un chef prudent, il avait peint la témérité emportée d'Ajax et de Diomède, qui com- battent contre des dieux, il aurait plu davantage à ces critiques ; mais il mériterait peut-être moins de plaire aux hommes sensés.

Je viens à la grande et universelle objection que l'on fait contre rÉnèide: les six derniers chants, dit-on, sont indignes des six premiers. Mon admiration pour ce grand génie ne me ferme point les yeux sur ce défaut; je suis persuadé qu'il le sentait lui- môme, et que c'était la vraie raison pour laquelle il avait eu dessein de brûler son ouvrage. Il n'avait voulu réciter à Auguste que le premier, le second, le quatrième, et le sixième livre, qui sont effectivement la plus belle partie de l'Èndde. Il n'est point donné aux hommes d'être parfaits. Virgile a épuisé tout ce que l'imagination a de plus grand dans la descente d'Énée aux enfers; il a dit tout au cœur dans les amours de Didon ; la terreur et la compassion ne peuvent aller plus loin que dans la description de la ruine de Troie : de cette haute élévation, il était parvenu au milieu de son vol, il ne pouvait guère que descendre. Le projet du mariage d'Énée avec une Lavinie qu'il n'a jamais vue ne saurait nous intéresser après les amours de Didon ; la guerre contre les Latins, commencée à l'occasion d'un cerf blessé, ne peut que refroidir l'imagination échauffée par la ruine de Troie. Il est bien difficile de s'élever quand le sujet baisse. Cependant il ne faut pas croire que les six derniers chants de l'Enéide soient sans beautés ; il n'y en a aucun vous ne reconnaissiez Virgile : ce que

VIRGILE. , 325

la force de son art a tiré de ce terrain ingrat est presque incroya- ble ; vous voyez partout la main d'un homme sage qui lutte contre les difficultés; il dispose avec choix tout ce que la brillante ima- gination d'Homère avait répandu avec une profusion sans règle.

Pour moi, s'il m'est permis de dire ce qui me blesse davantage dans les six derniers livres de l'Enéide, c'est qu'on est tenté, en les lisant, de prendre le parti de Turnus contre Énée. Je vois en la personne de Turnus un jeune prince passionnément amoureux, prêt à épouser une princesse qui n'a point pour lui de répu- gnance; il est favorisé dans sa passion par la mère de Lavinie, qui l'aime comme son fils; les Latins et les lUilules désirent éga- lement ce mariage, qui semble devoir assurer la tranquillité publique, le bonheur de Turnus, celui d'Amate, et même de Lavinie : au milieu de ces douces espérances, lorsqu'on touche au moment de tant de félicités, voici qu'un étranger, un fugitif, arrive des côtes d'Afrique. Il envoie une ambassade au roi latin pour obtenir un asile ; le bon vieux roi commence par lui oflrir sa fille, qu'Énée ne lui demandait pas ; de suit une guerre cruelle; encore ne commence-t-elle que par hasard, et par une aventure commune et petite. Turnus, en combattant pour sa maîtresse, est tué impitoyablement par Énée ; la mère de Lavinie au désespoir se donne la mort; et le faible roi latin, pendant tout ce tumulte, ne sait ni refuser ni accepter Turnus pour son gendre, ni faire la guerre ni la paix; il se retire au fond de son palais, laissant Turnus et Énée se battre pour sa fille, sûr d'avoir un gendre, quoi qu'il arrive.

Il eût été aisé, ce me sem])le, de remédier à ce grand défaut : il fallait peut-être qu'Énée eût à délivrer Lavinie d'un ennemi, plutôt qu'à combattre un jeune et aimable amant qui avait tant de droits sur elle: et qu'il secourût le vieux roi Latinusau lieu de ravager son pays. 11 a trop l'air du ravisseur de Lavinie : j'aime- rais qu'il en fût le vengeur; je voudrais qu'il eût un rival que je pusse haïr, afin de m'intéresser davantage au héros ; une telle, disposition eût été une source de beautés nouvelles; le père et la mère de Lavinie, cette jeune princesse même, eussent eu des per- sonnages plus convenables à jouer. Mais ma présomption va trop loin, ce n'est point à un jeune peintre ^ à oser reprendre les dé- fauts d'un Raphaël ; et je ne puis pas dire, comme le Corrége : Son pittore ancKio.

1. Cette phrase ne se trouve pas dans la traduction par Desfontaines. Elle est dans l'édition de 1733-, l'auteur avait alors trente-neuf ans. (B.)

32(i ESSAI SUR LA POÉSIE EPIQUE.

CHAPITRE IV.

LUCAIN.

Après avoir levé nos yeux vers Homère et Virgile, il est inutile de les arrêter sur leurs copistes. Je passerai sous silence Statius et Silius Italicus, l'un faible, l'autre monstrueux imitateur de l'Iliade et de l'Ènéidc; mais il ne faut pas omettre Lucain, dont le génie original a ouvert une route nouvelle. Il n'a rien imité ; il ne doit à personne ni ses beautés ni ses défauts, et mérite par cela seul une attention particulière.

Lucain était d'une ancienne maison de l'ordre des chevaliers : il naquit à Cordoue, en Espagne, sous l'empereur Caligula. Il n'avait encore que huit mois lorsqu'on l'amena à Rome, il fut élevé dans la maison de Sénèque, son oncle. Ce fait suffit pour imposer silence à des critiques qui ont révoqué en doute la pureté de son langage; ils ont pris Lucain pour un Espagnol qui a fait des vers latins ; trompés par ce préjugé, ils ont cru trouver dans son style des barbarismes qui n'y sont point, et qui, supposé qu'ils y fussent, ne peuvent assurément être aperçus par aucun moderne. Il fut d'abord favori Néron, jusqu'à ce qu'il eût la noble imprudence de disputer contre lui le prix de la poésie, et le dangereux honneur de le remporter. Le sujet qu'ils traitaient tous deux était Orphée. La hardiesse qu'eurent les juges de déclarer Lucain vainqueur est une preuve bien forte de la liberté dont on jouissait dans les premières années de ce règne.

Tandis que Néron fit les délices des Romains, Lucain crut pouvoir lui donner des éloges ; il le loue même avec trop de flatterie ; et en cela seul il a imité Virgile, qui avait eu la faiblesse de donner à Auguste un encens que jamais un homme ne doit donner à un autre homme, tel qu'il soit, Néron démentit bientôt les louanges outrées dont Lucain l'avait comblé : il força Sénèque à conspirer contre lui*: Lucain entra dans cette fameuse conju- ration, dont la découverte coûta la vie à trois cents Romains du premier rang. Étant condamné à la mort, il se fit ouvrir les veines dans un bain chaud, et mourut en récitant des vers de sa Pharsak', qui exprimaient le genre de mort dont il expirait.

Il ne fut pas le premier qui choisit une histoire récente pour

LUC A IN. 327

le sujet d'un poëme épique ; Varius, contemporain, ami, et rival de Virgile, mais dont les ouvrages ont été perdus, avait exécuté avec succès cette dangereuse entreprise. La proximité des temps, la notoriété publique de la guerre civile, le siècle éclairé, politique, et peu superstitieux, vivaient César et Lucain, la solidité de son sujet, ôtaient à son génie toute liberté d'invention fabuleuse. La grandeur véritable des liéros réels qu'il fallait peindre d'ai)rès nature était une nouvelle difficulté. Les Romains, du temps de César, étaient des personnages bien autrement importants que Sarpédon, Diomède, Mézcnce, et Turnus. La guerre de Troie était un jeu d'enfants en comparaison des guerres civiles de Rome, les plus grands capitaines et les plus puissants hommes qui aient jamais été disputaient de l'empire de la moitié du monde connu.

'^ Lucain n'a osé s'écarter d^ l'histoire ; par il a rendu son poëme sec et aride! Il a voulu suppléer au défaut d'invention par la grandeur des sentiments ; mais il a caché trop souvent sa sé- cheresse sous de l'enflure. Ainsi il est arrivé qu'Achille et Énée, qui étaient peu importants par eux-mêmes, sont devenus grands dans Homère et dans Virgile, et que César et Pompée sont petits quelquefois dans Lucain. II n'y a dans son poëme aucune des- cription brillante comme dans Homère : il n'a point connu, comme Virgile, l'art de narrer, et de ne rien dire de trop ; il n'a ni son élégance ni son harmonie : mais aussi vous trouvez dans la Phorsale des beautés qui ne sont ni dans l'Iliade ni dans r Enéide; au milieu de ses déclamations ampoulées, il y a de ces pensées mâles et hardies, de ces maximes politiques dont Cor- neille est rempli; quelques-uns de ses discours ont la majesté de ceux de Tite-Live, et la force de Tacite. Il peint comme Sal- luste ; en un mot, il est grand partout il ne veut point être ^ poète : une seule ligne telle que celle-ci, en parlant de César,

Nil actum reputans, si quid superesset agendum ' ,

vaut bien assurément une description poétique.

Virgile et Homère avaient fort bien fait d'amener les divinités sur la scène : Lucain a fait tout aussi bien de s'en passer. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, étaient des embellissements nécessaires aux actions d'Énée et d'Agamemnon ; on savait peu de chose de ces héros fabuleux : ils étaient comme ces vainqueurs des jeux olym-

1. Pharsale, livre II, vers C57.

338 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

piques que Pindarc chantait, et dont il n'avait presque rien à dire; il fallait qu'il se jetât sur les louanges de Castor, de Pollux, et d'Hercule. Les faibles commencements de l'empire romain avaient besoin d'être relevés par l'intervention des dieux; mais César, Pompée, Caton, Labiénus, vivaient dans un autre siècle qu'Énée ; les guerres civiles de Rome étaient trop sérieuses pour ces jeux d'imagination. Quel rôle César jouerait-il dans la plaine de Pliarsale, si Iris venait lui apporter son épée, ou si Vénus des- cendait dans un nuage d'or à son secours?

Ceux qui prennent les commencements d'un art pour les principes de l'art même sont persuadés qu'un poëme ne saurait subsister sans divinités, parce que l'Iliade en est pleine ; mais ces divinités sont si peu essentielles au poëme, que le plus bel en- droit qui soit dans Lucain, et peut-être dans aucun poëte, est le discours de Caton, dans lequel ce stoïque ennemi des fables dé- daigne d'aller voir le temple de Jupiter Ammon \ Je me sers de la traduction de Brébeuf, malgré ses défauts.

Laissons, laissons, dit-il, un secours si honteux A ces âmes qu'agite un avenir douteux... Pour être convaincu que la vie est à plaindre, Que c'est un long combat dont l'issue est à,.craindre, Qu'un trépas glorieux vaut bien mieux que les fers -, Je ne consulte point les dieux ni les enfers... Lorsque d'un rien fécond' nous passons jusqu'à l'être, Le ciel met dans nos cœurs tout ce qu'il faut connaître; Nous trouvons Dieu partout, partout il parle à nous ; Nous savons ce qui fait ou détruit son courroux ; Et chacun porte en soi ce conseil salutaire, Si le charme de'fe sens ne le force à se taire. ^ Croyons-nous qu'à ce temple un dieu soit limité?

Qu'il ait dans ces sablons caché la vérité? Faut-il d'autre séjour à ce monarque auguste Que les cieux, que la terre, et que le cœur du juste? C'est lui qui nous soutient, c'est lui qui nous conduit:

1. Phanale, livre IX, vers 565.

2. Voltaire, eu citant Brcbcuf, l'avait corrigé. Il avait mis :

Qu'une mort glorieuse est préférable aux fers. Je n'ai vu aucun inconvénient à rétablir le texte de Brébeuf. (B.)

3. Voltaire avait mis :

Alors que du néant, etc. (B.)

LE TRISSIN. 329

C'est sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit ; Tout ce que nous voyons est cet Être suprême... (^est donc assez, Romains, de ces vives leçons Qu'il grave dans notre âme au point que nous naissons. Si nous n'y savons pas lire nos aventures, Percer avant le temps dans les choses futures, Loin d'appliquer en vain nos soins à les chercher, Ignorons sans douleur ce qu'il veut nous cacher.

Ce n'est donc point pour n'avoir pas fait usage du ministère des dieux, mais pour avoir ignoré l'art de bien conduire les af- faires des hommes, que Lucain est si inférieur à Virgile. Faut-il qu'après avoir peint César, Pompée, Caton, avec des traits si forts, il soit si faible quand il les fait agir! Ce n'est presque plus qu'une gazette pleine de déclamations : il me semble que je vois un portique hardi et immense qui me conduit à des ruines.

CHAPITRE V.

LE TRISSIN».

Après que l'empire romain eut été détruit par les Barbares, plusieurs langues se formèrent des débris du latin, comme plu- sieurs royaumes s'élevèrent sur les ruines de Rome. Les conqué- rants portèrent dans tout l'occident leur barbarie et leur igno- rance; tous les^arts périrent, et lorsque après huit cents ans ils commencèrent à renaître, ils renaquirent Goths et Vandales. Ce qui nous reste malheureusement de l'architecture et de la sculp- ture de ces temps-là est un composé bizarre de grossièreté et de colifichets. Le peu qu'on écrivait était dans le même goût. Les moines conservèrent la langue latine pour la corrompre; les Francs, les Vandales, les Lombards, mêlèrent ^e latin corrompu leur jargon irrégulier et stérile. Enfin la l||É||^||lienne, comme la fille aînée de la latine, se polit la ^MMiP^usuite l'espa- gnole, puis la française et l'anglaise se })erfectionnèi%nt.

1. à Viccnce le 8 juillet 1478. ■■n'

330 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

La poésie fut le premier art qui fut cultivé avec succès. Dante et Pétrarque écrivirent dans un temps l'on n'avait pas encore un ouvrage de prose supportable : chose étrange que presque toutes les nations du monde aient eu des poètes avant que d'avoir aucune autre sorte d'écrivains! Homère fleurit chez les Grecs plus d'un siècle avant qu'il parût un historien. Les cantiques de Moïse sont le plus ancien monument des Hébreux. On a trouvé des chansons chez les Caraïbes, qui ignoraient tous les arts. Les Barbares des côtes de la mer P)altique avaient leurs fameuses rimes ruuifiucs dans les temps qu'ils ne savaient pas lire : ce qui prouve, en passant, que la poésie est plus naturelle aux hommes qu'on ne pense.

Quoi qu'il en soit, le Tasse était encore au berceau, lorsque le Trissin, auteur de la fameuse Soplionisbe, la première tragédie écrite en langue vulgaire, entreprit un poème épique. Il prit pour son sujet a l'Italie délivrée des Goths par Bélisaire, sous l'empire de Justinien ». Son plan est sage et régulier; mais la poésie y est faible. Toutefois l'ouvrage réussit, et cette aurore du bon goût hrilla pendant quelque temps, jusqu'à ce qu'elle fût absorbée dans le grand jour qu'apporta le Tasse.

Le Trissin était un homme d'un savoir très-étendii et d'une grande capacité. Léon X l'employa dans plus d'une affaire im- portante. Il fut ambassadeur auprès de Charles-Quint; mais enfin il sacrifia son ambition et la prétendue solidité des affaires à son goût pour les lettres, bien différent en cela de quelques hommes célèbres que nous avons vus quitter et même mépriser les lettres, après avoir fait fortune par elles. Il était avec raison charmé des beautés qui sont dans Homère ; et cependant sa grande faute est de l'avoir imité ; il en a tout pris, hors le génie. Il s'appuie sur Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre ; il cueille 'les fleurs du poète grec, mais elles se flétrissent dans les mains de l'imitateur.

Le Trissin, par exemple, a copié ce bel endroit d'Homère Junon, parée de la ceinture de Vénus, dérobe à Jupiter des caresses ((u'il n'avait pas coutume de lui faire. La femme de l'empereur Justinien a les mêmes vues sur son époux dans Vltalia liherata \^j^e commence par se baigner dans sa belle chambre; elle met une chemise blanche, et, après une longue énu- mération <]o tous les afflqiiets d'une toilette, elle va trouver l'em- pereur, qui est assis sur un gazon dans un petit jardin; elle lui

1. Chant III, y r< o82, etc.

LE TRISSIN. 331

fait une menterie avec beaucoirp d'agaceries, et enfin Justinien

le diede un bascio

Soave, e le gettb le braccia al collo, Ed ella stette, e sorridendo disse : « Siynor mio dolce, or che voleté faro ? Cliè se venisse alciino in questo luogo, E ci vedesse, avrei tanta vergogna, Chè più non ardirei levar la fronte. Entriamo nelle nostre usate stanze, Chiudiamo gli usci, e sopra il vostro letlo Ponianici, e fate poi (piel che vi place. » L'imperator rispose: a Aima mia vita, Non dubitate de la vista altrui ; Chè qui non puô venir persona umana Se non per la mia stanza, ed io la cliiusi Corne qui venni, ed ho la chiave a canto ; E penso, che ancor voi chiudeste 1' uscio Che vien in esso dalle stanze vostre,; Perché giammai non Io lasciale aperto. » E detto questo, subito abbracciolla; Poi si colcar no la minuta erbetta, La quale aliegra gli fioria d'intorno, etc.

« L'empereur lui donna un doux baiser, et lui jeta les bras au cou. Elle s'arrêta, et liii dit en souriant : a Mon doux seigneur, que « voulcz-Yous faire? Si quelqu'un entrait ici, et nous découvrait, je « serais si honteuse que je n'oserais plus lever les yeux. Allons (c dans notre appartement, fermons les portes, mettons-nous sur le « lit, et puis faites ce que vous voudrez. » L'empereur lui répondit : « Ma chère âme, ne craignez point d'être aperçue, personne ne « peut entrer ici que par ma chambre; je l'ai fermée, et j'en ai la u clef dans ma poche : je présume que vous avez aussi fermé la « porte de votre appartement qui entre dans le mien ; car vous ne c. le laissez jamais ouvert. » Après avoir ainsi parlé, il l'embrasse, et la jette sur l'herbe tendre, qui semble partager leurs plaisirs, et qui se couronne de fleurs. » Ainsi ce qui est décrit noblement dans Homère devient aussi bas et aussi dégoûtant dans le Trissin que les caresses d'un mari et d'une femme devant le monde.

Le Trissin semble n'avoir copié Homère; qup dans les détails des descriptions : il est très-exact à peindre les l^ibillements et les meubles de ses héros ; mais il oublie leuts caractères. Je ne pré- tends pas parler de lui pour remarquer seulement ses fautes, mais pour lui donner l'éloge qu'il mérite d'avoir été le premier

332 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

iiiodcrno on Europe qui ait fait un poëmc épique régulier et sensé, quoique faible, et qui ait osé secouer le joug de la rime : de plus, il est le seul des poètes italiens dans lequel il n'y ait ni jeux de mots ni ]iointos, et celui de tous qui a le moins introduit d'en- chanteurs et de héros enchantés dans ses ouvrages; ce qui nt'tait pas un petit mérite.

CHAPITRE VI.

LE CAMOËNS.

Tandis que le Trissiu, en Italie, suivait d'un pas timide et fai- ble les traces des anciens, le Camoëns, en Portugal, ouvrait une carrière toute nouvelle, et s'acquérait une réputation qui dure encore parmi ses compatriotes, qui l'appellent le Virgile portugais.

Camoëns, d'une ancienne famille portugaise, naquit en Espa- gne S dans les dernières années du règne célèbre de Ferdinand et d'Isabelle, tandis que Jean II régnait en Portugal. Après la mort de Jean, il vint à la cour de Lisbonne, la première année du règne d'Emmanuel le Grand, héritier du trône et des grands desseins du roi Jean. C'étaient alors les beaux jours du Portugal, et le temps marqué pour la gloire de cette nation.

Emmanuel, déterminé à suivre le projet, qui avait échoué tant de fois, de s'ouvrir une route aux Indes orientales par l'Océan, fit venir, en U97, Vasco de Gama avec une flotte pour cette fa- ( meuse entreprise, qui était regardée comme téméraire et impra- ticable, parce qu'elle était nouvelle. Gama, et ceux qui eurent la hardiesse de s'embarquer avec lui, passèrent pour des insensés qui se sacrifiaient de gaieté de cœur^ Ce n'était qu'un cri dans la, ville contre le roi : tout Lisbonne vit partir avec indignation et avec larmes ces aventuriers, et les pleura comme morts. Cepen- dant l'entreprise réussit, et fut le premier fondement du com- merce que l'Europe fait aujourd'hui avec les Indes par l'Océan.

Camoëns n'accompagna point Vasco de Gama dans son expé- dition, comme je l'avais dit- dans mes éditions précédentes; il

1. Louis Camoiins est à Lisbonne en 1517. (B.)

2. Voltaire l'avait dit non-seulcincnt dans l'ouvrage qu'il avait écrit en anglais, tt que traduisit Dcsfontaincs, mais dans les premières éditions qu'il donna lui- même en français. L'édition de 1742 est la première qui donna le texte actuel. (B.)

LE CAMOÈNS. 333

n'alla aux rirandes-Indcs que longtemps après. Un désir vague de voyager et de faire fortune, l'éclat que faisaient à Lisbonne ses galanteries indiscrètes, ses mécontentements de la cour, et sur- tout cette curiosité assez inséparable d'une grande imagination, rarrachèrent à sa patrie, 11 servit d'abord volontaire sur un vais- seau, et il perdit un œil dans un combat de mer. Les Portugais avaient déjà un vice-roi dans les Indes. Camoëns étant à Goa en fut exilé par le vice-roi. Être exilé d'un lieu qui pouvait être re- gardé lui-même comme un exil cruel, c'était un de ces malheurs singuliers que la destinée réservait à Camoëns, Il languit quel- ques années dans un coin de terre barbare sur les frontières de la Chine, les Portugais avaient un petit comptoir, et ils commençaient h bâtir la ville de Macao. Ce fut qu'il composa son poëme de la découverte des Indes, qu'il intitula Lusiade; titra qui a peu de rapport au sujet, et qui, à proprement parler, signi- fie /a Par tu g n de.

Il obtint un petit emploi à Macao môme, et de retournant ensuite à Goa, il fit naufrage sur les côtes de la Chine, et se sauva, dit-on, en nageant d'une main, et tenant de l'autre son poëme, seul bien qui lui restait. De retour à Goa, il fut mis en prison ; il n'en sortit que pour essuyer un plus grand malheur, celui de suivre en Afrique un petit gouverneur arrogant et avare : il éprouva toute l'humiliation d'en être protégé. Enfin il revint à Lisbonne avec son poëme pour toute ressource. Il obtint une petite pension d'environ huit cents livres de notre monnaie d'au- jourd'hui ; mais on cessa bientôt de la lui payer. Il n'eut d'autre retraite et d'autre secours qu'un hôpital. Ce fut qu'il passa le reste de sa vie, et qu'il mourut dans un abandon général. A peine fut-il mort qu'on s'empressa de lui faire des épitaphes hono- rables, et de le mettre au rang des grands hommes. Quelques villes se disputèrent l'honneur de lui avoir donné la naissance. Ainsi il éprouva en tout le sort d'Homère, Il voyagea comme lui ; il vécut et mourut pauvre, et n'eut de réputation qu'après sa mort. Tant d'exemples doivent apprendre aux hommes de génie que ce n'est point par le génie qu'on fait sa fortune et qu'on vit heureux.

Le sujet de la Lusiade, traité par un esprit aussi vif que le Camoëns, ne pouvait que produire une nouvelle espèce d'épopée. Le fond de son poëme n'est ni une guerre, ni une querelle de héros, ni le monde en armes pour une femme ; c'est un nouveau pays découvert à l'aide de la navigation.

Voici comme il début©.: Pie chante ces hommes au-dessus du vulgaire, qui des rives occidentales de la Lusitanie, portés sur des

334 ESSAI STR LA POÉSIE ÉPIQUE.

mers qui n'avaient point encore vu de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane de leur audace ; eux dont le courage patient à souf- frir des travaux au delà des forces humaines établit un nouvel empire sous un ciel inconnu et sous d'autres étoiles. Qu'on ne vante plus les voyages du fameux Troyen qui porta ses dieux eu Italie; ni ceux du sage Grec qui revit Ithaque après vingt ans d'absence ; ni ceux d'Alexandre, cet impétueux conquérant. Dispa- raissez, drapeaux que Trajan déployait sur les frontières de Tlnde : voici un homme à qui Neptune a abandonné son trident ; voici des travaux qui surpassent tous les vôtres.

« Et vous, nymphes du Tage, si jamais vous m'avez inspiré des sons doux et touchants, si j'ai chanté les rives de votre aimable fleuve, donnez-moi aujourd'hui des accents fiers et hardis; qu'ils aient la force et la clarté de votre cours; qu'ils soient purs comme vos ondes, et que désormais le dieu des vers préfère vos eaux à celles de la fontaine sacrée. »

Le poète conduit la flotte portugaise à l'embouchure du Gange : il décrit, en passant, les côtes occidentales, le midi et l'orient de l'Afrique, et les différents peuples qui vivent sur cette côte; il entremêle avec art l'histoire du Portugal. On voit dans le troi- sième chant la mort de la célèbre Inez de Castro, épouse du roi don Pedro, dont l'aventure déguisée a été jouée depuis peu sur le théâtre de Paris \ C'est, à mon gré, le plus beau morceau du Camoèns; il y a peu d'endroits dans Virgile plus attendrissants et mieux écrits. La simplicité du poème est rehaussée par des fictions aussi neuves que le sujet. En voici une qui, je l'ose dire, doit }»éussir dans tous les temps et chez toutes les nations.

Lorsque la flotte est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, appelé alors le promontoire des Tempêtes, on aperçoit tout à coup un formidable objet. C'est un fantôme qui s'élève du fond de la mer ; sa tête touche aux nues ; les tempêtes, les vents, les ton- nerres, sont autour de lui ; ses bras s'étendent au loin sur la sur- face des eaux : ce monstre, ou ce dieu, est le gardien de cet océan dont aucun vaisseau n'avait encore fendu les flots ; il menace la flotte, il se plaint de l'audace des Portugais, qui viennent lui disputer l'empire de ces mers ; il leur annonce toutes les calamités qu'ils doivent essuyer dans leur entreprise. Gela est grand en tout pays sans doute.

Voici une autre fiction qui fut extrêmement du goût des Por- tugais, et qui me paraît conforme au génie italien : c'est une île

1. L'Inès de Castro de Lamotte fut jouée, pour la première fois, le G avril 1723. (B.)

LE CAMOENS. 335

enchantée qui sort de la mer pour le ral'raîchissenient de Gama et de sa flotte. Cette île a servi, dit-on, de modèle à l'île d'Arinide, décrite quelques années après par le Tasse. C'est que Vénus, aidée des conseils du Père éternel, et secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les Néréides amoureuses des Portu- gais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans méuagement ; chaque Portugais embrasse une Néréide; Thétis obtient Vasco de Gama pour son partage. Cette déesse le transporte sur une haute montagne, qui est Tendroit le plus délicieux de l'île, et de lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les destinées du Portugal.

Camoèns, après s'être abandonné sans réserve à la description voluptueuse de cette île, et des plaisirs les Portugais sont plon- gés, s'avise d'informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir qu'un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut avouer qu'une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et des nymphes caressent des matelots après un A'oyage de long cours, ressemble pkis à un musico d'Amsterdam qu'à quelque chose d'honnête. J'apprends ^ qu'un traducteur du Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la sainte Vierge , et que Mars est évidemment Jésus-Christ. A la bonne heure, je ne m'y oppose pas; mais j'avoue que je ne m'en serais pas aperçu. Cette allégorie nouvelle rendra raison de tout ; on ne sera plus tant surpris que Gama, dans une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et que ce soit Vénus qui vienne à son secours. Bacchus et la vierge Marie se trouveront tout naturelle- ment ensemble.

Le principal but des Portugais, après l'établissement de leur commerce, est la propagation de la foi, et Vénus se charge du succès de l'entreprise. A parler sérieusement, un merveilleux si absurde défigure tout l'ouvrage aux yeux des lecteurs sensés. Il semble que ce grand défaut eût faire tomber ce poème; mais la poésie du style et l'imagination dans l'expression l'ont soutenu ; de même que les beautés de l'exécution ont placé Paul Véronèse parmi les grands peintres, quoiqu'il ait placé des pères bénédic- tins et des soldats suisses dans des sujets de l'Ancien-Testament et " qu'il ait toujours péché contre le costume.

\. Cotte phrase, celle qui la précède fsauf quelques mots), et celle qui la suit, ont été ajoutées dans l'édition de 1742. La traduction de la Lusiade, par Duporron de Castera, avait paru en 173.5, trois volumes in-12. (B.)

2. Je rétablis le dernier membre de cette phrase d'après les éditions de 1733 et

336 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

Le Camo("ns toml)e presque toujours dans de telles disparates. Je nie souviens que Vasco, après avoir raconté ses aventures au roi de Mélinde, lui dit : « 0 roi, jugez si Ulysse et Énée ont voyagé aussi loin que moi, et couru autant de périls : «comme si un bar- bare Africain des côtes de Zanguebar savait son Homère et son Virgile. /'Mais de tous les défauts de ce poème le plus grand est le peu de liaison qui règne dans toutes ses parties; il ressemble au voyage dont il est le sujet. Les aventures se succèdent les unes aux autres, et le poète n'a d'autre art que celui de bien conter les détails| mais cet art seul, par le plaisir qu'il donne, tient quel- quefois lieu de tous les autres. Tout cela prouve enfin que l'ou- vrage est plein de grandes beautés, puisque depuis deux cents ans il fait les délices d'une nation spirituelle qui doit en connaître les fautes.

CHAPITRE VII.

LE TASSE.

Torquato Tasso commença sa Gerusalemme liberata dans le temps que la Lmlade du Camoèns commençait à paraître. Il enten- dait assez le portugais pour lire ce poème et pour en être jaloux ; il disait que le Camoèns était le seul rival en Europe qu'il crai- gnît. Cette crainte, si elle était sincère, était très-mal fondée ; le Tasse était autant au-dessus cte| Camoèns que le Portugais était supérieur à ses compatriotes. Le Tasse eût eu plus de raison d'avouer qu'il était jaloux de l'Arioste, par qui sa réputation fut si longtemps balancée, et qui lui est encore préféré par bien des Italiens. Il y aura même quelques lecteurs qui s'étonneront que l'on ne place point ici l'Arioste parmi les poètes épiques Ml est vrai

autres. L'édition de 1738 porte : contre la coutume; et c'est probablement cette faute d'impression qui aura décidé quelque éditeur, qui n'avait pas le texte, à sup- primer le membre de phrase. (B.)

1. Voltaire a changé d'opinion sur le compte de l'Arioste. « Arioste est mon dieu (écrivait-il à M""^^ du DefTant le 15 janvier 17G1) : tous les poëmes m'ennuient, hors le sien. Je ne l'aimais pas assez dans ma jeunesse, je ne savais pas assez l'ita- lien. Le Pentaleuqrie et l'Arioste font aujourd'hui le charme de ma vie. » Dix ans

LE TASSE. 337

que l'Arioste a plus de fertilité, plus de variété, plus d'imagina- tion que tous les autres ensemble; et si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit l'Arioste pour son plaisir. Mais il ne faut pas confondre les espèces. Je ne parlerais point des comédies de l'Avare et du Joueio- en traitant de la tragédie, UOr- lando furioso est d'un autre genre (jue l'Iliade et l'ÉnéUlc. On peut même dire que ce genre, quoique plus agréable au commun des lecteurs, est cependant très-inférieur au véritable poème épicjue. 11 en est des écrits comme des hommes. Les caractères sérieux sont les plus estimés, et celui qui domine son imagination est supérieur à celui qui s'y abandonne. Il est plus aisé de peindre des ogres et des géants que des héros, et d'outrer la nature ({ue de la suivre.

Le Tasse naquit à Sorrento en 15hh, le 11 mars, de Bernardo Tasso et de Porzia de Rossi. La maison dont il sortait était une des plus illustres d'Italie, et avait été longtemps une des plus puis- santes. Sa grand'mère était une Cornaro : on sait assez qu'une

plus tard (dans ses Questions sur l'I^ncyclopédie, au mot HIpopée, il reparle du lioland le furieux, et fait un grand éloge de ce prodigieux ouvrage. « Je n'avais pas osé autrefois le compter (Arioste) parmi les poêles épiques... et je lui fais hum- blement réparation. » Bettinelli, dans ses Lettere sopra gli epigrammi, analysées par Suard (Mélanges de littérature, Paris, 1803, in-8°, tome I'"", pages 20-27), pré- tend que c'est lui qui décida Voltaire à modifier le jugement qu'il avait porté d'abord sur l'Arioste. Cela se peut : mais V^oltairc, avant de connaître Bettinelli, avait déjà changé d'opinion sur l'Arioste et corrigé quelques expressions.

En 1733 il disait : parmi les poètes épiques. Mais il faut qu'ils songent

qu'en fait de tragédie il serait hors de propos de citer l'Avare et le Grondeur; et, quoi que plusieurs Italiens en disent, l'Europe ne mettra l'Arioste avec le Tasse que lorsqu'on placera l'Enéide avec le lioman comique, et Callot à côté du Corrége. Le Tasse naquit, etc. »

Eu 1738 il corrigea : « Lorsqu'on placera l'Enéide avec Don Quiclwlte, et

Callot à côté du Corrége. Le Tasse naquit, etc. »

En 1742 il disait : « à côté du Corrége. L'Arioste est un poëte charmant,

mais non pas un poëte épique. Je suis bien loin de rétrécir la carrière des arts, et de donner des exclusions; mais enfin, pour être poëte épique, il faut au moins avoir un but; et TArioste semble n'avoir que celui d'entasser fable sur fable; c'est un recueil de choses extravagantes écrit d'un style enchanteur. Je n'ai pas osé placer Ovide parmi les poëtes épiques, parce que ses Métamorphoses, toutes con- sacrées qu'elles sont par la religion des anciens, ne font pas un tout, ne sont pas un ouvrage régulier : comment donc y placerais-je l'Arioste, dont les fables sont si fort au-dessous des Métamorphoses? Le Tasse naquit, etc. »

En 17 iO il supprima presque tout ce qu'il avait ajouté en 1742. Il n'en con- .scrva que la première phrase : « L'Arioste est un poëte charmant, mais non pas un poëte épique. »

En 1748, 1751, 1732, il supprima cette phrase, et s'en tint au texte de 1738.

C'est de 1756 qu'est le texte actuel. Mais ce n'est pas de ce texte que veutparlcr Bettinelli; c'est de ce que Voltaire a dit dans son article Épopée. (B.)

8. La Henriade. 22

;538 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

noble Vénitienne a d'ordinaire la vanité de ne point épouser un homme d'une qualité médiocre; mais toute cette grandeur passée ne servit peut-être qu'à le rendre plus malheureux. Son père, dans le déclin de sa maison, s'était attaché au prince de Salerne, qui fut dépouillé de sa principauté par Charles-Quint. De plus, iîernardo était poëte lui-même; avec ce talent, et le malheur qu'il eut d'être domestique d'un petit prince, il n'est pas étonnant (|u*il ait été pauvre et malheureux.

Torquato fut d'abord élevé à Naples. Son génie poétique, la seule richesse qu'il avait reçue de son père, se manifesta dès son enfance. Il faisait des vers à l'âge de sept ans. Bernardo, banni de Naples avec les partisans du prince de Salerne, et qui connais- sait par une dure expérience le danger de la poésie et d'être atta- ché aux grands, voulut éloigner son fils de ces deux sortes d'escla- vage. Il l'envoya étudier le droit à Padoue. Le jeune Tasse y réussit, parce qu'il avait un génie qui s'étendait à tout : il reçut même ses degrés en philosophie et en théologie. C'était alors un grand honneur, car on regardait comme savant un homme qui savait par cœur la Logique d'Aristote, et ce bel art de disputer pour et contre, eu termes inintelligibles, sur des matières qu'on ne comprend point. Mais le jeune homme, entraîné par l'impul- sion irrésistible du génie, au milieu de toutes ces études qui n'étaient point de son goût, composa, à l'âge de dix-sept ans, son poème de Renaud, qui fut comme le précurseur de sa Jérusalem. La réputation que ce premier ouvrage lui attira le détermina dans son penchant pour la poésie. Il fut reçu dans l'académie des Eterei de Padoue sous le nom de Pcntito, du repentant, pour mar- quer qu'il se repentait du temps qu'il croyait avoir perdu dans l'étude du droit, et dans les autres son inclination ne l'avait pas appelé.

Il commença la Jérusalem à l'âge de vingt-deux ans. Enfin, pour accomplir la destinée que son père avait voulu lui faire évi- ter, il alla se mettre sous la protection du duc de Ferrare, et crut qu'être logé et nourri chez un prince pour lequel il faisait des vers était un étabhssement assuré. A l'âge de vingt-sept ans ij alla en France, à la suite du cardinal d'Esté. « Il fut reçu du roi Charles IX, disent les historiens italiens, avec des distinctions dues à son mérite, et revint à Ferrare comblé d'honneurs et de biens, » Mais ces biens et ces honneurs tant vantés se réduisaient à quelques louanges; c'est la fortune des poètes. On prétend qu'il fut amoureux, à la cour de Ferrare, de la sœur du duc, et que cette passion, jointe aux mauvais traitements qu'il reçut dans

LE TASSE. 339

cette cour, fut la source de cette liumeur mélancolique qui le cousunia vingt années, et qui fit passer pour fou un homme qui avait mis tant de raison dans ses ouvrages.

Quelques chants de son poëme avaient déjà paru sous le nom de Godefroi; il le donna tout entier au public à l'âge de trente ans, sous le titre plus judicieux de la Jérusalem délivrée. Il pouvait dire alors comme un grand homme de l'antiquité : J'ai vécu assez pour le bonheur et pour la gloire. Le reste de sa vie ne fut plus qu'une chaîne de calamités et d'humiliations. Enveloppé dès l'âge de huit ans dans le bannissement de son père, sans patrie, sans biens, sans famille, persécuté par les ennemis que lui suscitaient ses talents, l)laint, mais néghgé par ceux qu'il appelait ses amis, il souffrit l'exil, la prison, la plus extrême pauvreté, la faim même ; et, ce qui devait ajouter un poids insupportable à tant de malheurs, la calomnie l'attaqua et l'opprima. Il s'enfuit de Ferrare, le protecteur qu'il avait tant célébré l'avait fait mettre en prison. Il alla à pied, couvert de haillons, depuis Ferrare jusqu'à Sorrento, dans le royaume de Naples, trouver une sœur qu'il y avait, et dont il espérait quelques secours, mais dont probablement il n'en reçut point, puisqu'il fut obligé de retourner à pied à Ferrare, il fut emprisonné encore. Le désespoir altéra sa constitution robuste, et le rejeta dans des maladies violentes et longues, qui lui ôtèrent quelquefois l'usage de la raison. Il prétendit un jour avoir été guéri par le secours de la sainte Vierge et de sainte Scolastique, qui lui apparurent dans un grand accès de fièvre. Le marquis Manso di Villa rapporte ce fait comme certain. Tout ce que la plu- part des lecteurs en croiront, c'est que le Tasse avait la fièvre.

Sa gloire poétique, cette consolation imaginaire dans des mal- heurs réels, fut attaquée de tous côtés. Le nombre de ses ennemis éclipsa pour un temps sa réputation. Il fut presque regardé comme un mauvais poète. Enfin, après vingt années, l'envie fut lasse de l'opprimer ; son mérite surmonta tout. On lui offrit des honneurs et de la fortune, mais ce ne fut que lorsque son esprit, fatigué d'une suite de malheurs si longue, était devenu insensible à tout ce qui pouvait le flatter. Il fut appelé à Rome par le pape Clément VII, qui, dans une congrégation de cardinaux, avait résolu de lui donner la couronne de laurier et les honneurs du triomphe; cérémonie bizarre, qui paraît ridicule aujourd'hui, surtout en France, et qui était alors très-sérieuse et très-honorable en Italie. Le Tasse fut reçu à un mille de Rome par les deux car- dinaux neveux, et par un grand nombre de prélats et d'hommes de toutes conditions. On le conduisit à l'audience du pape : «Je

3i0 ESSAI SUR LA POÉSIK EPIQUE.

désire, lui dit le ponlirc. (]uo vous honoriez la couronne de laurier, quia honore' jus([u"ici tous reu.vqui l'ont portée.» Les deux cardi- naux Aldobrandin, neveux du pape, qui aimaient et admiraient le Tasse, se charj^èrent de l'appareil du couronnement; il devait se faire au (ïapitole : chose assez singulière. (|ue ceux qui éclairent le monde par leurs écrits triomphent dans la même place que ceux qui l'avaient désolé par leurs con([uêtcs! Le Tasse tomba malade dans le temps de ces préparatifs; et, comme si la fortune avait voulu le tromper jus(iu"au dernier moment, il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie.

Le temps, qui sape la réputation des ouvrages médiocres, a assuré celle du Tasse. La Jèrusalrm dclioi'C est aujourd'hui chantée en plusieurs endroits de Fltalie, comme les poëmes d'Homère Tétaient en Grèce ; et on ne fait nulle difficulté de le mettre à côté de Virgile et d'Homère, malgré ses fautes, et malgré la cri- tique de Despréaux.

La Jérusalem paraît à quelques égards être copiée d'apcès l'Iliade; mais si c'est imiter que de choisir dans l'histoire un sujet qui a des ressemblances avec la fable de la guerre de Troie ; si Renaud est une copie d'Achille, et Godefroi d'Agamemnon, j'ose dire que le Tasse a été bien au delà de son modèle. Il a autant de feu qu'Homère dans ses batailles, avec plus de variété. Ses héros ont tous des caractères différents comme ceux de l'Iliade; mais ses caractères sont mieux annoncés, plus fortement décrits, et mieux soutenus; car il n'y en a presque pas un seul qui ne se démente dans le poète grec, et pas un qui ne soit invariable dans l'italien.

Il a peint ce qu'Homère crayonnait; il a perfectionné l'art de nuancer les couleurs, et de distinguer les différentes espèces de vertus, de vices, et de passions, qui ailleurs semblent être les mêmes. Ainsi Godefroi est prudent et madéré ; l'inquiet Aladin a une politique cruelle ; la généreuse valeur de Tancrède est opposée à la fureur d'Argant; l'amour, dans Armide, est un mé- lange de coquetterie et d'emportement; dans Herminie, c'est une tendresse douce et aimable. Il n'y a pas jusqu'à l'ermite Pierre qui ne fasse un personnage dans le tableau, et un beau contraste avec l'enchanteur Ismeno ; et ces deux figures sont assurément au-dessus de Calchas et de Talthybius. Renaud est une imitation d'Achille : mais ses fautes sont plus excusables; son caractère est plus aimable, son loisir est mieux employé. Achille éblouit, et Renaud intéresse.

Je ne sais si Homère a bien ou mal fait d'inspirer tant de compassion pour Priam, îcnuemi des Grecs ; mais c'est sans

LE TASSE. 341

doute un coup de l'art d'avoir rendu Aladin odieux. Sans cet artifice, plus d'un lecteur se serait intéressé pour les mahométans contre les chrétiens; on serait tenté de regarder ces derniers comme des brigands ligués pour venir, du fond de l'Europe, désoler un pays sur lequel ils n'avaient aucun droit, et massacrer de sang-froid un vénérable monarque âgé de quatre-vingts ans, et tout un peuple innocent qui n'avait rien à démêler avec eux.

C'était une chose bien étrange que la folie des croisades. Les moines prêchaient ces saints l)rigandages, moitié par enthou- siasme, moitié par intérêt. La cour de Rome les encourageait par une politique qui profitait de la faiblesse d'autrui. Des princes quittaient leurs États, les épuisaient d'hommes et d'argent, et les laissaient exposés au premier occupant pour aller se battre en Syrie.

Tous les gentilshommes vendaient leurs biens, et partaient pour la Terre-Sainte avec leurs maîtresses. L'envie de courir, la mode, la superstition, concouraient à répandre dans l'Europe cette maladie épidémique. Les croisés mêlaient les débauches les plus scandaleuses et la fureur la plus barbare avec des senti- ments tendres de dévotion; ils égorgèrent tout dan§ Jérusalem,, sans distinction de sexe ni d'âge; mais quand ils arrivèrent au Saint-Sépulcre, ces monstres, ornés de croix blanches encore toutes dégouttantes du sang des femmes qu'ils venaient de mas- sacrer après les avoir violées, fondirent tendrement en larmes, baisèrent la terre, et se frappèrent la poitrine : tant la nature humaine est capable de réunir les extrêmes !

Le Tasse fait voir, comme il le doit, les croisades dans un jour tout opposé. C'est une armée de héros qui, sous la conduite d'un chef vertueux, vient délivrer du joug des infidèles une terre con- sacrée par la naissance et la mort d'un Dieu. Le sujet de la Jérusalem, à le considérer dans ce sens, est le plus grand qu'on ait jamais choisi. Le Tasse l'a traité dignement; il y a mis autant d'intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit ; presque tout y est lié avec art; il amène adroitement les aventures; il distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur des alarmes de la guerre aux délices de l'amour, et de la peinture des voluptés il le ramène aux combats; il excite la sen- sibilité par degrés ; il s'élève au-dessus de lui-même de livre en livre. Son style est presque partout clair et élégant, et lorsque son sujet demande de l'élévation, on est étonné comment la mol- lesse de la langue italienne prend un nouveau caractère sous ses mains, et se change en majesté et en force.

342 ESSAI SUR LA POÉSIE EPIOUE.

On trouvo, il est vrai, dans la Jh-malcm, environ deux cents vers l'auteur se livre à des jeux de mots et à des concetti puérils; mais ces faiblesses étaient une espèce de tribut que son génie payait au mauvais goût de son siècle pour les pointes, qui même a augmenté depuis lui, mais dont les Italiens sont entière- ment désabusés.

Si cet ouvrage est plein de beautés qu'on admire partout, il y a aussi bien des endroits qu'on n'approuve qu'en Italie, et quel- ques-uns qui ne doivent plaire nulle part. Il me semble que c'est une faute par tout pays d'avoir débuté par un épisode qui ne tient en rien au reste du poëme; je parle de l'étrange et inutile talisman que fait le sorcier Ismeno avec une image de la vierge Marie, et de l'histoire d'Olindo et de Sofronia. Encore si cette image de la Vierge servait à quelque prédiction ; si Olindo et Sofronia, prêts à être les victimes de leur religion, étaient éclairés d'en haut, et disaient un mot de ce qui doit arriver; mais ils sont entièrement hors d'œuvre. On croit d'abord que ce sont les prin- cipaux personnages du poëme; mais le poète ne s'est épuisé à décrire leur aventure avec tous les embellissements de son art, et n'excite tant d'intérêt et de pitié pour eux, que pour n'en plus parler du tout dans le reste de l'ouvrage, Sophronie et Olinde sont aussi iniïtiles aux affaires des chrétiens que l'image de la Vierge l'est aux mahométans.

Il y a dans l'épisode d'Armide, qui d'ailleurs est un chef- d'œuvre, des excès d'imagination qui assurément ne seraient point admis en France ni en Angleterre : dix princes chrétiens métamorphosés en poissons, et un perroquet chantant des chan- sons de sa propre composition, sont des fables bien étranges aux yeux d'un lecteur sensé, accoutumé à n'approuver que ce qui est naturel. Les enchantements, ne réussiraient pas aujourd'hui avec des Français ou des Anglais; mais. du temps du Tasse ils étaient reçus dans toute l'Europe, et regardés presque comme un point- d? foi par le peuple ^superstitieux d'Italie. Sans doute un homme qui vient de lire Locke ou Addison sera étrangement révolté de trouver dans la Jtrmalcm un sorcier chrétien qui tire Renaud des mains des sorciers mahométans. Quelle fantaisie d'envoyer Ubalde et son compagnon à un vieux et saint magicien, qui les conduit jusqu'au centre de la terre! Les deux chevaliers se promènent sur le bord d'un ruisseau rempli de pierres précieuses de tout genre. De ce lieu on les envoie à Ascalon, vers une vieille qui les transporte aussitôt dans un petit bateau aux îles Canaries. Ils y arrivent sous la protection de Dieu, tenant dans leurs mains une

LE TASSE. 343

baguette magique : ils s'acquittent de leur ambassade, et ramènent au camp des clirétiens le brave Renaud, dont toute l'armée avait grand besoin. Encore ces imaginations, dignes des contes de fées, n'appartiennent-elles pas au Tasse ; elles sont copiées de l'Arioste, ainsi que son Armide est une copie d'Alcine. C'est surtout ce qui fait que tant de littérateurs italiens ont mis l'Arioste beaucou[) au-dessus du Tasse,

Mais quel était ce grand exploit qui était réservé à Renaud ? Conduit par enchantement depuis le pic de Ténérifïe jusqu'à Jérusalem, la Providence l'avait destiné pour abattre quelques vieux arbres dans une forêt : cette forêt est le grand merveilleux du poëme. Dans les premiers chants. Dieu ordonne à l'archange Michel de précipiter dans l'enfer les diables répandus dans l'air, qui excitaient des tempêtes, et qui tournaient son tonnerre contre les chrétiens en faveur des mahométans. Michel leur défend absolument de se mêler désormais des affaires des clirétiens. ils obéissent aussitôt, et se plongent dans l'abîme ; mais bientôt après le magicien Ismeno les en fait sortir. Ils trouvent alors les moyens d'éluder les ordres de Dieu ; et, sous le prétexte de quelques dis- tinctions sophistiques, ils prennent possession de la forêt, les chrétiens se préparaient à couper le bois nécessaire pour la char- pente d'une tour. Les diables prennent une infinité de différentes formes pour épouvanter ceux qui coupent les arbres. Tancrède trouve sa Clorinde enfermée dans un pin, et blessée du coup qu'il a donné au tronc de cet arbre; Armide s'y présente à travers l'écorce d'un myrte, tandis qu'elle est à plusieurs milles dans l'armée d'Egypte. Enfin, les prières de l'ermite Pierre et le mérite de la contrition de Renaud rompent l'enchantement.

Je crois qu'il est à propos de faire voir comment Lucain a traité différemment dans sa Pharsale un sujet presque semblable. César ordonne à ses troupes de couper quelques arbres dans la forêt sacrée de Marseille, pour en faire des instruments et des machines de guerre. Je mets sous les yeux du lecteur les vers de Lucain et la traduction de Brébeuf, qui, comme toutes les autres traductions, est au-dessous de l'original * :

Lucus erat, longo numquam violatus ab œvo, Obscurum cingens connexis aéra ramis, Et gelidas alte summotis solibus umbras. Hune non ruricolae Panes, nemorumque potentes Silvani, nymphacque tenent; sed barbara ritu

1. Pharsale, livre III, vers 399.

344

ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

Sacra deum, stnicla) diris altaribus ara^; Oninis et liiimanis lustnita cruoribus arbos. Si (]iia fidoin iiKTiiit suporos inirala vetustas, Illic et volucres metuunt insidere raniis, Et lustris recubare ferae : nec ventus in illas Incubuit silvas, excussaquc nubibus atris Fiilgura: non ullis frondeni priTcljentibus amis, Arboribiis suus liorror iiicst. Tuni pluriina nigris Eonlibus iinda cadit, sinmlacra(jue m(rsta deoruni Arte carent, cœsisque extant infonnia truncis. Ipso situs, putrique facit jam robore pallor Attonitos : non vulgatis sacrata figuris Numina sic metuunt: tantum terroribus addit, Ouos tinieant, non nosse deos! Jam fama lerebat Sa>pe cavas motu terrse mugire cavernas, Et i)rocunibentes iterum consurgere taxes, Et non ardentis fulgere incendia silvœ, Roboraque amplexos circumduxisse dracones. Non illuni cuitu po{)uli propiore fréquentant, Sed cessere deis. Medio cum Phœbus in axe est, Aut cœlum nox atra tenet, pavet ipse sacerdos Accessus, doniinumque timet deprendere hici.

Ilanc jubet immisso silvam procunibere ferro : Nam vicina operi. belloque intacta priori, Inter nudatos stabat densissima montes. Sed fortes tremuere manus, motique verenda Majestate loci, si robora sacra ferirent, In sua credebant redituras membra secures. Implicitas magno Caesar terrore cohortes Ut vidit, primus raptam vibrare bipennem Ausus, et aeriam ferro proscindere quercum, Effatur merso violata in robora ferro : « Jam ne quis vestrum dubitet subvertere silvam, Crédite me fecisse nefas. » Tune paruit omnis lmj)eriis non sublato secura pavore, Turba, sed expensa superorum et Ca^saris ira. Procumbunt orni, nodosa impeilitur ilex, Silvaque Uodones, et fluctibus aptior ahnis. Et non plebeios luctus testata cupressus. Tum piimum j)0suere comas, et fronde carentes Adinisere diem, propulsaque robore denso Susfinuit se silva cadens. Gemuere videntes Gallorum populi : mûris sed dausa juventus Exultât. Quis enim lassos impune putaret Esse deos ?

LE TASSE. 345

Voici la traduction de Brébeuf : on sait qu'il était plus ampoulé encore queLuraiu; il j^Ate souvent son original en voulant le sur- passer; mais il y a toujours flans Brébouf quelques vers heureux :

On voit iuiprès du ciinip une forêt sacrée, Fonnidable aux humains, ot des temps révérée. Dont le feuillage sombre et les rameaux épais Du dieu de la clarté font mourir tous les traits. Sous la noire épaisseur des ormes et des hêtres. Les faunes, les sylvains, et les nymphes champêtres, Ne vont point accorder aux accents de la voix Le son des chalumeaux ou celui des hautbois. Cette ombre, destinée à de plus noirs offices, Cache aux yeux du soleil ses cruels sacrifices; Et les vœux criminels qui s"oiïrent en ces lieux Offensent la nature en révérant les dieux. " Là, du sang des humains on voit suer les marbres; On voit fumer la terre, on voit rougir les arbres : Tout y parle d'horreur, et même les oiseaux Ne se perchent jamais sur ces tristes rameaux. Les sangliers, les lions, les bêtes les plus fièrcs. N'osent pas y chercher leur bauge ou leurs tanières. La foudre, accoutumée à punir les forfaits, Craint ce lieu si coupable, et n'y tombe jamais. Là, de cent dieux divers les grossières images Impriment l'épouvante, et forcent les hommages ; La mousse et la pâleur de leurs membres hideux Semblent mieux attirer les respects et les vœux : Sous un air plus connu la Divinité peinte Trouverait moins d'encens, et ferait moins de crainte, Tant aux faibles mortels il est bon d'ignorer Les dieux qu'il leur faut craindre et qu'il faut adorer! Là, d'une obscure source il coule une onde obscure Qui semble du Cocyte emprunter la teinture. Souvent un bruit confus trouble ce noir séjour, Et l'on entend mugir les roches d'alentour: Souvent du triste éclat d'une flamme ensoufrée La forêt est couverte, et n'est pas dévorée ; Et l'on a vu cent fois les troncs entortillés De cérastes hideux et de dragons ailés. Les voisins de ce bois si sauvage et si sombre Laissent à ses démons son horreur et son onibre ; Et le druide craint, en abordant ces lieux, D'y voir ce qu'il adore, et d'y trouver ses dieux.

Il n'est rien de sacré pour des mains sacrilèges ;

346 ESSAI SUR LA POKSIK KPIOLE.

Les dieux nu'mes, les dieux n'ont point de privilèges :

César veut (prà l'instant leurs droits soient violés,

Les arbres abattus, les autels dépouillés;

Et (le tous les soldats les ànies étonnées

Craiii:nent de voir eontre eux retourner leurs cognées.

11 querelle leur crainte, il frémit de courroux,

Et, le fer à la main, porte les premiers coups :

« Quittez, quittez, dit-il, l'effroi qui vous maîtrise;

Si ces bois sont sacrés, c'est moi qui les méprise :

Seul j'offense aujourd'hui le respect de ces lieux,

Et seul je prends sur moi tout le courroux des dieux. »

A ces mots tous les siens, cédant à la contrainte,

Dépouillent le respect, sans dépouiller crainte :

Les dieux parlent encore à ces cœurs agités ;

Mais, quand Jules commande, ils sont mal écoutés.

Alors on voit tomber sous un fer téméraire

Des chênes et des ifs aussi vieux que leur mère ;

Des pins et des cj^près, dont les feuillages verts

Conservent le printemps au milieu des hivers.

A ces forfaits nouveaux tous les peuples frémissent;

A ce fier attentat tous les prêtres gémissent.

Marseille seulement, qui le voit de ses tours.

Du crime des Latins fait son plus grand secours.

Elle croit que les dieux, d'un éclat de tonnerre.

Vont foudroyer César, et terminer la guerre.

J'avoue que toute la Pharsale n'est pas comparable à la Jérusa- lem délivrée; mais au moins cet endroit fait voir combien la vraie grandeur d'un héros réel est au-dessus de celle d'un héros imagi- naire, et combien les pensées fortes et solides surpassent ces inventions qu'on appelle des beautés poétiques, et que les per- sonnes de bon sens regardent comme des contes insipides propres à amuser les enfants.

Le Tasse semble avoir reconnu lui-môme sa faute, et il n'a pu s'empêcher de sentir que ces contes ridicules et bizarres, si fort à la mode alors, non-seulement en Italie, mais encore dans toute l'Europe, étaient absolument incompatibles avec la gravité de la poésie épique. Pour se justifier, il publia une préface dans laquelle il avança que tout son poëme était allégorique. L'armée des princes chrétiens, dit-il, représente le corps et l'âme; Jérusalem est la figure du vrai bonheur, qu'on acquiert parle travail et avec beaucoup de difficulté; Godefroi estl ame ; Tancrède, Renaud, etc., en sont les facultés ; le commun des soldats sont les membres du corps; les diables sont à la fois figures et figurés, figura efigurato;

DON ALONZO DE ERCILLA. 347

Armide et Ismeiio sont les tentations qui assiègent nos âmes ; les charmes, les illusions de la forêt enchantée, représentent les faux raisonnements, falsl siUogismi, dans lesquels nos passions nous entraînent.

Telle est la clef que le Tasse ose donner de son poëme. Il en use en quelque sorte avec lui-même comme les commentateurs ont fait avec Homère et avec Virgile : il se suppose des vues et des desseins qu'il n'avait pas probablement quand il fit son poëme ; ou si, par malheur, il les a eus, il est bien incompréhensible comment il a pu faire un si bel ouvrage avec des idées si alambiquées.

Si le diable joue dans son poëme le rôle d'un misérable char- latan, d'un autre côté tout ce qui regarde la religion y est exposé avec majesté, et, si je l'ose dire, dans l'esprit de la rjsligion ; las processions, les litanies, et quelques autres détails des pratiques religieuses, sont représentés dans la Jérusalem délivrée sous une forme respectable : telle est la force de la poésie, qui sait ennoblir tout, et étendre la sphère des moindres choses. ^

Il a eu l'inadvertance de donner aux mauvais esprits les noms de Pluton et d'Alecton, et d'avoir confondu les idées païennes avec les idées chrétiennes. Il est étrange que la plupart des poètes modernes soient tombés dans cette faute : on dirait que nos diables et notre enfer chrétien auraient quelque chose de bas et de ridicule qui demanderait d'être ennobli par l'idée de l'enfer païen. Il est vrai que Pluton, Proserpine, Rhadamanthe, Tisi- plione, sont des noms plus agréables que Belzébuth et Astaroth : nous rions du mot de diable, nous respectons celui de furie. Voilà ce que c'est que d'avoir le mérite de l'antiquité ; il n'y a pas jusqu'à l'enfer qui n'y gagne.

CHAPITRE VIII.

DON ALONZO DE ERCILLA.

Sur la fin du seizième siècle, l'Espagne produisit un poëme épique célèbre par quelques beautés particulières qui y brillent, aussi bien que par la singularité du sujet, mais encore plus remar- quable par le caractère de l'auteur.

3i8 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

Dou Alonzo de Ercilla y Cuniga, gentilhomme de la chambre de l'empereur Maximilien II, fut éleyé dans la maison de Phi- lippe II. et com])alHt à la bataille do Saint-Quentin, les Français furent défaits. Philippe, qui n'étail point à cette bataille, moins jaloux d'acquérir de la gloire au dehors que d'établir ses affaires au dedans, retourna en Espagne. Le jeune Alonzo, entraîné par une insatiable avidité du vrai savoir, c'est-à-dire de connaître les hommes et de voir le monde, voyagea par toute la France, parcourut l'Italie et l'Allemagne, et séjourna longtemps en Angle- terre. Tandis qu'il était à Londres, il entendit dire que quelques provinces du Pérou et du Chili avaient pris les armes contre les Espagnols leurs conquérants. Je dirai, en passant, que cette tenta- tive des Américains pour recouvrer leur liberté est traitée de rébel- lion i)ar les auteurs espagnols. La passion qu'il avait pour la gloire, et le désir de voir et d'entreprendre des choses singulières, l'entraînèrent dans ces pays du nouveau monde, Il alla au Chili à la tête de quelques troupes, et il y resta pendant tout le temps de la guerre.

Sur les frontières du Chili, du côté du sud, est une petite contrée montagneuse nommée Araucana, habitée par une race d'hommes plus robustes et plus féroces que tous les autres peuples de l'Amérique : ils combattirent pour la défense de leur liberté avec plus de courage et plus longtemps que les autres Américains, et ils furent les derniers que les Espagnols soumirent. Alonzo soutint contre eux une pénible et longue guerre ; il courut des dangers extrêmes ; il vit et fit les actions les plus étonnantes, dont la seule récompense fut l'honneur de conquérir des rochers, et de réduire quelques contrées incultes sous l'obéissance du roi d'Espagne.

Pendant le cours de cette guerre, Alonzo conçut le dessein d'immortaliser ses ennemis en s'immortalisant lui-même. Il fut en même temps le conquérant et le poète : il employa les inter- valles de loisir que la guerre lui laissait à en chanter les événe- ments; et, faute de papier, il écrivit la première partie de son poème sur de petits morceaux de cuir, qu'il eut ensuite bien de la peine à arranger. Le poème s'appelle Araucana, du nom de la contrée.

Il commence par une description géographique du Chili, et par la peinture des mœurs et des coutumes des habitants. Ce commen- cement, qui serait insupportable dans tout autre poème, est ici nécessaire, et ne déplaît pas dans un sujet la scène est par delà l'autre tropique, et les héros sont des sauvages, qui nous

DON ALONZO DE ERCILLA. 349

auraient été toujours inconnus s'il ne les avait pas conquis et célébrés. Le sujet, qui était neuf, a lait naître des pensées neuves. J'en présenterai une au lecteur pour échantillon, comme une étincelle du beau feu qui animait ([uelquefois l'auteur.

« Les Araucaniens, dit-il, furent bien étonnés de voir des créatures pareilles à des hommes portant du feu dans leurs mains, et montés sur des monstres q[ii combattaient sous eux ; ils les prirent d'abord pour dès dieux descendus du ciel, armés du ton- nerre, et suivis de la destruction ; et alors ils se soumirent, (juoique avec peine : mais dans la suite, s'étant familiarisés avec leurs conquérants, ils connurent leurs passions et leurs vices, et jugèrent que c'étaient des hommes : alors, honteux d'avoir succombé sous des mortels semblables à eux, ils jurèrent de laver leur erreur dans le sang de ceux qui l'avaient produite, et d'exercer sur eux une vengeance exemplaire, terrible, et mémorable. »

Il est à propos de faire connaître ici un endroit du deuxième chant, dont le sujet ressemble beaucoup au commencement de l'Iliade, et qui, ayant été traité d'une manière différente, mérite d'être mis sous les yeux des lecteurs qui jugent sans partialité. La première action de l'Amuaum est une querelle qui naît entre les chefs des Barbares, comme, dans Homère, entre Achille et Aga- memnon. La dispute n'arri^e pas au sujet d'une captive; il s'agit du commandement de l'armi-e. Chacun de ces généraux sauvages vante son mérite et ses exploits ; enfin la dispute s'échauffe telle- ment qu'ils sont près d'en venir aux mains : alors un des caciques, nommé Colocolo, aussi' vieux que Nestor, mais moins favorable- ment prévenu en sa faveur que le héros grec, fait la harangue suivante :

«Caciques, illustres défenseurs de la patrie, le désir ambitieux de commander n'est point ce qui m'engage à vous parler. Je ne me plains pas que vous disputiez avec tant de chaleur un honneur qui peut-être serait à ma vieillesse, et ([ui ornerait mon déclin : c'est ma tendresse pour vous, c'est l'amour que je dois à ma patrie qui me sollicite à vous demander attention pour ma faible voix. Hélas! comment pouvons-nous avoir assez bonne opinion de nous-mêmes pour prétendre à quelque grandeur, et pour ambi- tionner des titres fastueux, nous qui avons été les malheureux sujets et les esclaves des Espagnols? Votre colère, caciques, votre fureur, ne devraient-elles pas s'exercer plutôt contre nos tyrans ? Pourquoi tournez-vous contre vous-mêmes ces armes qui pour- raient exterminer vos ennemis et venger notre patrie? Ah ! si vous voulez périr, cherchez une mort qui vous procure de la gloire :

3o0 ESSAI SUR LA POKSIE ÉPIQUE.

d'une main brisez un joug honteux, et de l'autre attaquez les Espagnols, et ne répandez pas dans une querelle stérile les pré- cieux restes d'un sang que les dieux vous ont laissé pour vous venger. J'applaudis, je l'avoue, à la fière émulation de vos cou- rages : ce même orgueil que je condamne augmente l'espoir que je conçois. Mais que votre valeur aveugle ne combatte pas contre elle-même, et ne se serve pas de ses propres forces pour détruire le pays qu'elle doit défendre. Si vous êtes résolus de ne point cesser vos querelles, trempez vos glaives dans mon sang glacé. J'ai vécu trop longtemps : heureux qui meurt sans voir ses compa- triotes malheureux, et malheureux par leur faute ! Écoutez donc ce que j'ose vous proposer: votre valeur, ô caciques! est égale; vous êtes tous également illustres par votre naissance, par votre pouvoir, par vos richesses, par vos exploits ; vos âmes sont égale- ment dignes de commander, également capables de subjuguer l'univers; ce sont ces présents célestes qui causent vos querelles. Vous manquez de chef, et chacun de vous mérite de l'être ; ainsi puisqu'il n'y a aucune différence entre vos courages, que la force du corps décide ce que l'égalité de vos vertus n'aurait jamais décidé, etc. » Le vieillard propose alors un exercice digne d'une nation barbare, de porter une grosse poutre, et de déférer à qui en soutiendrait le poids plus longtemps l'honneur du comman- dement.

Comme la meilleure manière de perfectionner notre goût est de comparer ensemble des choses de même nature, opposez le discours de Nestor à celui de Colocolo; et, renonçant à cette ado- ration que nos esprits, justement préoccupés, rendent au grand nom d'Homère, pesez les deux harangues dans la balance de l'équité et de la raison.

Après qu'Achille, instruit et inspiré par Minerve, déesse de la sagesse, a donné à Agamemnon les noms d'ivrogne et de chien, le sage Nestor se lève pour adoucir les esprits irrités de ces deux héros, et parle ainsi ^ : Quelle satisfaction sera-ce aux Troyens lorsqu'ils entendront parler de vos discordes? Votre jeunesse doit respecter mes années, et se soumettre à mes conseils. J'ai vu autre- fois des héros supérieurs à vous. Non, mes yeux ne verront jamais des hommes semblables à l'invincible Pirithoils, au brave Céneus, au divin Thésée, etc.. J'ai été à la guerre avec eux, et, quoique je fusse jeune, mon éloquence persuasive avait du pouvoir sur leurs esprits ; ils écoutaient Nestor : j tunes guerriers, écoutez donc

1. Iliade, livre I", vers 254.

DON ALONZO DE ERGILLA. 3S1

les avis que vous donne ma vieillesse. Atride, vous ne devez pas garder rcsclave d'Achille : iils de ïhétis, vous ne devez pas traiter avec hauteur le chef de l'armée. Achille est le plus grand, le plus courageux des guerriers; Agamemnon est le plus grand des rois, etc. » Sa harangue l'ut infructueuse; Agamemnon loua son éloquence, et méprisa son conseil.

Considérez, d'un côté, l'adresse avec laquelle le barljare Colo- colo s'insinue dans l'esprit des caciques, la douceur respectable avec laquelle il calme leur animosité, la tendresse majestueuse de ses paroles, combien l'amour du pays l'anime, combien les sentiments de la vraie gloire pénètrent son cœur; avec quelle pru- dence il loue leur courage en réprimant leur fureur; avec quel art il ne donne la supériorité à aucun : c'est un censeur, un pané- gyriste adroit; aussi tous se soumettent à ses raisons, confessant la force de son éloquence, non par de vaines louanges, mais par une prompte obéissance. Qu'on juge, d'un autre côté, si Nestor est si sage de parler tant de sa sagesse ; si c'est un moyen sûr de s'attirer l'attention des princes grecs, que de les rabaisser et de les mettre au-dessous de leur aïeux ; si toute l'assemblée peut entendre dire avec plaisir à Nestor qu'Achille est le plus courageux des chefs qui sont présents. Après avoir comparé le babil présomp- tueux et impoli de Nestor avec le discours modeste et mesuré de Colocolo, l'odieuse différence qu'il met entre le rang d'Agamemnon et le mérite d'Achille, avec cette portion égale de grandeur et de courage attribuée avec art à tous les caciques, que le lecteur pro- nonce ^ ; et s'il y a un général dans le monde qui souffre volon- tiers qu'on lui préfère son inférieur pour le courage ; s'il y a une assemblée qui puisse supporter sans s'émouvoir un harangueur qui, leur parlant avec mépris, vante leurs prédécesseurs à leurs dépens, alors Homère pourra être préféré à Alonzo dans ce cas particulier.

Il est vrai que si Alonzo est dans un seul endroit supérieur à Homère, il est dans tout le reste au-dessous du moindre des poètes : on est étonné de le voir tomber si bas, après avoir pris un vol si haut. Il y a sans doute beaucoup de feu dans ses batailles, mais nulle invention, nul plan, point de variété dans les descrip-

i. M. Dugas-Montbcl remarque qu'on ne peut prononcer en connaissance de cause sur le texte donné par Voltaire, qui, après avoir donné une traduction élé- gante et soignée du discours de Colocolo, mutile impitoyablement celui de Nestor, et en supprime les plus beaux traits; voyez les Observations sur r Iliade d'Homère, par Dugas-Montbel, t. F"",?. 35-39. (B.)

352 ESSAI SUR LA POKSIK KPIQUE.

lions, point d'unité dans le dessein. Ce poëme est plus sauvage que les nations qui en l'ont le sujet. Vers la fin de Touvrage, l'au- teur, qui est un des premiers héros du poëme, fait pendant la nuit une longue et ennuyeuse marche, suivi de quelques soldats; et, pour passer le temps, il fait naître entre eux une dispute au sujet de Virgile, et principalement sur l'épisode de Didon. Alonzo saisit cette occasion pour entretenir ses soldats de la mort de Didon, telle qu'elle est rapportée par les anciens historiens; et, afin de mieux donner le démenti à Virgile, et de restituer à la reine de Cartilage sa réputation, il s'amuse à en discourir pendant deux chants entiers.

Ce n'est pas d'ailleurs un défaut médiocre de son poëme d'être composé de trente-six chants très-longs. On peut supposer avec raison qu'un auteur qui ne sait ou qui ne peut s'arrêter n'est pas propre à fournir une telle carrière.

Un si grand nombre de défauts n'a pas empêché le célèbre Michel Cervantes de dire que VAraucana peut être comparé avec les meilleurs poèmes d'Italie. L'amour aveugle de la patrie a sans doute dicté ce faux jugement à l'auteur espagnol.^ Le véritable et solide amour de la patrie consiste à lui faire du bien, et à contri- buer à sa liberté autant qu'il nous est possible; mais disputer seu- lement sur les auteurs de notre nation, nous vanter d'avoir parmi nous de meilleurs poètes que nos voisins, c'est plutôt sot amour de nous-mêmes qu'amour de notre pays.

CHAPITRE ÏX.

MILTONi.

On trouvera ici, touchant Milton, quelques parti(*ularités omises dans l'abrégé de sa 17c qui est au-devant de la traduction française de son Paradis perdu '-. Il n'est pas étonnant qu'ayant

!. Voyez aussi le long article que Voltaire, en 1771, consacra, dans ses Questions sur V Encyclopédie, à Milton.

'2. La traduction du Paradis perdu, par Dupré de Saint-Maur, ne parut qucii 1729. Le premier alinéa du chapitre sur Milton est de 1733. (B.)

MILTON. 35;J

recherché avec soin eu Angleterre tout ce qui regarde ce grand homme, j'aie découvert des circonstances de sa vie que le public ignore.

Milton, voyageant en Italie dans sa jeunesse, vit représenter à Milan une comédie intitulée Adam, ou le Pèche oruiincl, écrite par un certain Andreino', et dédiée à Marie de Médicis, reine de France. Le sujet de cette comédie était la chute de l'homme. Les acteurs étaient Dieu le père, les diables, les anges, Adam, Eve, le serpent, la Mort, et les sept Péchés mortels. Ce sujet, digne du génie absurde du théâtre de ce temps-là, était écrit d'une manière ([ui répondait au dessein.

La scène s'ouvre par un chœur d'anges, et Michel parle ainsi au nom de ses confrères : « Que l'arc-en-ciel soit l'archet du vio- lon du firmament; que les sept planètes soient les sept notes de notre musique ; que le Temps batte exactement la mesure ; que les vents jouent de l'orgue, etc. » Toute la pièce est dans ce goût. J'avertis seulement les Français qui en rir^t que notre théâtre ne valait guère mieux alors; que /^/ Mort de saint Jcan-Baptisfc, et cent autres pièces, sont écrites dans ce style ; mais que nous n'avions ni Pastor ftdo ni Amintc.

Milton, qui assista à cette représentation, découvrit, à travers l'absurdité de l'ouvrage, lasublimité cachée du sujet. 11 y a sou- vent, dans des choses tout paraît ridicule au vulgaire, un coin de grandeur qui ne se fait apercevoir qu'aux hommes de génie." Les sept Péchés mortels dansant avec le diable sont assurément le comble de l'extravagance et de la sottise; mais l'univers rendu malheureux par la faiblesse d'un homme, les bontés et les ven- geances du Créateur, la source de nos malheurs et de nos crimes, sont des objets dignes du pinceau le plus hardi : il y a surtout dans ce sujet je ne sais quelle horreur ténébreuse, un sublime sombre et triste qui ne convient pas mal à l'imagination anglaise. Milton conçut le dessein de faire une tragédie de la farce d'An-' dreino : il en composa même un acte et demi. Ce fait m'a été as- suré par des gens de lettres, qui le tenaient de sa fille, laquelle est morte lorsque j'étais à Londres.

La tragédie de Milton commençait par ce monologue de Sa- tan, qu'on voit dans le quatrième chant de son poème épique :

1. Ginguoné {Biographie universelle, IF, 138) dit que c'est faire trop d'iion- iicur à Pouvrage d'Andreino que de prétendre que Milton y puisa l'idée de sou poëme; Johnson, dans sa Vie de Millon, regarde comme une histoire bizarre et dénuée de fondement le récit de Voltaire. (B.)

8. La Heniiiaok. 23

354 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

c'est lorsque cet esprit de révolte, s'échappant du fond des enfers, découvre le soleil qui sortait des mains du Créateur :

Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits^,

Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,

Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s'étonnent,

Toi qui semblés le dieu des cieux qui t'environnent,

Devant qui tout éclat disparaît et s'enfuit,

Qui fais pâlir le front des astres de la nuit;

Image du Très-Haut, cpii régla ta carrière.

Hélas! j'eusse autrefois éclipsé ta lumière;

Sous la voûte des cieux, élevé plus que toi,

Le trône oiî tu t'assieds s'abaissait devant moi.

Je suis tombé, l'orgueil m'a plongé dans l'abîme -.

Dans le temps qu'il travaillait à cette tragédie, la sphère de ses idées s'élargissait à mesure qu'il pensait. Son plan devint im- mense sous sa plumeiet enfin, au lieu d'une tragédie, qui, après fout, n'eût été que iTizarre et non intéressante, il imagina un poëme épique, espèce d'ouvrage dans lequel les hommes sont con- venus d'approuver souvent le bizarre sous le nom de merveilleux.

Les guerres civiles d'Angleterre ôtèrent longtemps à Milton le loisir nécessaire pour l'exécution d'un si grand dessein. Il était avec une passion extrême pour la liberté : ce sentiment l'em- pêcha toujours de prendre parti pour aucune des sectes qui avaient la fureur de dominer dans sa patrie; il ne voulut fléchir sous le joug d'aucune opinion humaine ; et il n'y eut point d'Église qui pût se vanter de compter Milton pour un de ses membres. Mais il ne garda point cette neutralité dans les guerres civiles du roi et du parlement : il fut un des plus ardents enne- mis de l'infortuné roi Charles P"" : il entra même assez avant dans la faveur de Cromwell ; et, par une fatalité qui n'est que trop commune, ce zélé républicain fut le serviteur d'un tyran. IJ fut secrétaire d'Olivier Cromwell, de Richard Cromwell, et du |)arlement, qui dura jusqu'au temps de la restauration. Les An- glais employèrent sa plume pour justifier la mort de leur roi, et pour répondre au livre que Charles II avait fait écrire par Sau- maise' au sujet de cet événement tragique. Jamais cause ne fut

1. Paradis perdu, liv. IV, v. 32.

2. Voltaire ajouta, en 177t, onze vers à ceux qu'on lit ici.

3. Le livre de Saumaise intitulé Defensio regia, imprimé eu 1C49, réimprime on 1651, fut réfuté par l'ouvrage de Milton ayant pour titre Defensio pro populo anglicanoy 1G51, in-folio. (B.)

MILTON. 355

plus belle, et ne fut si mal plaidée de part et d'autre. Saumaise défendit en pédant le parti d'un roi mort sur l'échafaud, d'une famille royale errante dans l'Europe, et de tous les rois même de l'Europe, intéressés dans cette querelle. Milton soutint en mau- vais déclamateur la cause d'un peuple victorieux, qui se vantait d'avoir jugé son prince selon les lois. La mémoire de cette révo- lution étrange ne périra jamais chez les hommes, et les livres de Saumaise et de Milton sont déjà ensevelis dans l'oubli. Milton, que les Anglais regardent aujourd'hui comme un poëte divin, était un très-mauvais écrivain en prose.

Il avait cinquante-deux ans lorsque la famille royale fut réta- blie. Il fut compris dans l'amnistie que Charles II donna aux ennemis de son père ; mais il fut déclaré, par l'acte même d'am- nistie, incapable de posséder aucune charge dans le royaume. Ce fut alors qu'il commença son poëme épique, à l'âge Vir- gile avait fini le sien. A peine avait-il mis la main à cet ouvrage, qu'il fut privé de la vue. Il se trouva pauvre, abandonné, et aveugle, et ne fut point découragé. Il employa neuf années à composer le Paradis perdu. Il avait alors très-peu de réputation ; les beaux esprits de la cour de Charles II ou ne le connaissaient pas, ou n'avaient pour lui nulle estime. Il n'est pas étonnant qu'un ancien secrétaire de Cromwell, vieilli dans la retraite, aveugle, et sans biens, fût ignoré ou méprisé dans une cour qui avait fait succéder à l'austérité du gouvernement du Protecteur toute la galanterie de la cour de Louis XIV, et dans laquelle on ne goîitait que les poésies efféminées, la mollesse de W^aller, les satires du comte de Rochester, et l'esprit de Cowley.

Une preuve indubitable qu'il avait très-peu de réputation, c'est qu'il eut beaucoup de peine à trouver un libraire qui voulût imprimer son Paradis perdu : le titre seul révoltait, et tout ce qui avait quelque rapport à la religion était alors hors de mode. En- fin Thompson * lui donna trente pistoles de cet ouvrage, qui a

1. Milton, le 26 avril 1667, vendit son manuscrit à Samuel Simmons pour cinq livres sterling payées comptant, avec promesse du libraire d'en payer cinq de plus quand il aurait vendu plus de treize cents exemplaires de la première édition, cinq autres après la vente d'un même nombre de la seconde, et enfin cinq après un pareil débit lors de la troisième. Il n'avait paru que deux éditions quand Milton mourut, le 10 novembre 1674 (vieux style), n'ayant ainsi reçu que quinze livres sterling. Sa veuve, en 1680, vendit tous ses droits moyennant huit livres sterling à S. Simmons. Celui-ci transporta, moyennant vingt-cinq livres sterling, tous ses droits à Brabazon Aylmer, qui les vendit à Jacob Tonson, une moitié le 17 avril 1683, et l'autre moitié le 2^nars 16'JO, moyennant une somme plus considérable. Voyez les Vies de Milton et d'Addison, par S. Johnson (traduit par Boulard), in-18, tome I*"", pages 100-101. (B,)

3o6 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

valu depuis plus de cent mille écus aux héritiers de ce Thomp- son, Encore ce libraire avait-il si peur de faire un mauvais mar- ché, qu'il stipula que la moitié de ces trente pistoles ne serait payable qu'en cas qu'on lit une seconde édition du poëme, édi- tion que Milton n'eut jamais la consolation de voir. 11 resta pau- vre et sans gloire : son nom doit augmenter la liste des grande y génies persécutés de la fortune.

Le Paradis perdu fut donc négligé ' à Londres, et Milton mou- 'l rut sans se douter qu'il aurait un jour de la réputation. Ce fut le

. lord Somcrs et le docteur Atterbury, depuis évêque de Rochester, qui voulurent enfin que l'Angleterre eût un poëme épique. Ils engagèrent les héritiers de Thompson à faire une belle édition du Paradis perdu. Leur suffrage en entraîna plusieurs : depuis, le célèbre M. Addison écrivit en forme, pour prouver que ce poëme égalait ceux de Virgile et d'Homère. Les Anglais commencèrent à se le persuader, et la réputation de Milton fut fixée.

Il peut avoir imité plusieurs morceaux du grand nombre de poèmes latins faits de tout temps sur ce sujet, VAdamm exiil de Grotius, un nommé Mazen ou Mazenius^, et beaucoup d'autres, tous inconnus au commun des lecteurs. Il a pu prendre dans le Tasse la description de l'enfer, le caractère de Satan, le conseil des démons : imiter ainsi, ce n'est point être plagiaire, c'est lutter, comme dit Pioileau, contre son original ; c'est enrichir sa langue des beautés des langues étrangères: c'est nourrir son génie et l'accroître du génie des autres ; c'est ressembler à Virgile, qui imita Homère. Sans doute Milton a jouté contre le Tasse avec des armes inégales ; la langue anglaise ne pouvait rendre l'harmonie des vers italiens,

Chiama gli abitator dell' ombre eternc ' Il rauco suon délia tartarea tromba; Treman le spaziose atre caverne, E l'aer cieco a quel romor rimbomba, etc...

Cependant Milton a trouvé l'art d'imiter heureusement tous ces beaux morceaux. Il est vrai que ce qui n'est qu'un épisode

\. Johnson observe que les livres ne se vendaient pas du temps de Milton comme aujourd'ilui. La lecture n'était pas alors ramusement général... Dans l'espace de quarante-un ans, depuis 10-23 jusqu'à 166i, l'Angleterre se contenta de deux édi- li'ins des œuvres de Shakespeare, qui probablement ne formaient pas ensemble n.ille exemplaires. (B.)

2. Voltaire a reparlé, en 1771, Du reproche de plagiai (ait à Milton. (B.)#

3. Le Tasse, chant IV, stance m.

MILTON. 3o7

dans le Tasse est le sujet même clans Milton ; il est encore vrai que sans la peinture des amours d'Adam et d'Eve, comme sans l'amour de Renaud et d'Armide, les diables de Milton et du Tasse n'auraient pas eu un grand succès. Le judicieux Despréaux, qui a presque toujours eu raison, excepté contre Quinault, a dit à tous les poètes :

Et quel objet enfin à présenter au\ yeux * Que le diable toujours hurlant contre les cieuv!

Vx Je crois qu'il y a dmix_ç.auses du succès que le Paradis perdu /) ^ aura toujours : la première, c'est l'intérêt qu'on prend à deux ( I créatures innocentes et fortunées qu'un être puissant et jaloux 1 j rend par sa séduction coupables et malheureuses ; la seconde est j ' la beauté des détails. ^^

Les Français riaient encore quand on leur disait que l'Angle- terre avait un poème épique, dont le sujet était le diable combat- tant contre Dieu, et un serpent qui persuade à une femme de manger une pomme : ils ne croyaient pas qu'on pilt faire sur ce sujet autre chose que des vaudevilles. Je fus le premier qui fis connaître aux Français quelques morceaux de Milton et de Sha- kespeare. M. Dupré de Saint-Maur donna une traduction en prose française de ce poème singulier. On fut étonné de trouver, dans un sujet qui parait si stérile, une si grande fertilité d'imagi- nation ; on admira les traits majestueux avec lesquels il ose pein- dre Dieu, et le caractère encore plus brillant qu'il donne au diable, on lut avec beaucoup de plaisir la description du jardin d'Éden, et des amours innocentes d'Adam et d'Eve. En effet, il est à remarquer que dans tous les autres poèmes l'amour est regardé \ comme une faiblesse ; dans Milton seul il est une vertu. Le poète a su lever d'une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plai- sjrs de cettepassion ; il transporte le lecteur dans le jardin de < délices ; il semble lui faire goj^iter les voluptés pures dont Adam ' et Eve sont remplis : il ne s'élève pas au-dessus de la nature hu- maine, mais au-dessus de la nature humaine corrompue ; et comme il n'y a point d'exemple d'un pareil amour, il n'y en a point d'une pareille poésie.

Mais tous les critiques judicieux, dont la France est pleine, se réunirent à trouver que le diable parle trop souvent et trop long- temps de la même choge. En admirant plusieurs idées sublimes, ilâl^ugèrent qu'il y en a plusieurs d'outrées, et que l'auteur n'a

1. Boileau, Art poétique, chant III.

358 ESSAI SUR LA POKSIE ÉPIQUE.

rendu que puériles en s'efforçant de les faire grandes. Ils con- damnèrent unanimement cette futilité avec laquelle Satan fait bùtir une salle d'ordre dorique au milieu de l'enfer, avec des co- lonnes d'airain et de beaux chapiteaux d'or, pour haranguer les diables, auxquels il venait de parler tout aussi bien en plein air. Pour comble de ridicule, les grands diables, qui auraient occupé trop de place dans ce parlement d'enfer, se transforment en pyg-y mées, afin que tout le monde puisse se trouver à l'aise au conseil.

Après la tenue des états infernaux, Satan s'apprête à sortir de l'abîme ; il trouve la Mort à la porte, qui veut se battre contre lui. Ils étaient prêts à en venir aux mains, quand le Péché, monstre féminin, à qui des dragons sortent du ventre, court au- devant de ces deux champions : « Arrête;ii»ô mon père ! dit-il ait diable ; arrête, ô mon fils ! dit-il à la Mort. Et qui es-tu donc, ré- pond le diable, toi qui m'appelles ton père? Je suis le Péché, réplique ce monstre; tu accouchas de moi dans le ciel ; je sortis de ta tête par le côté gauche ; tu devins bientôt amoureux de moi ; nous couchâmes ensemble ; j'entraînai beaucoup de chéru- bins dans ta révolte ; j'étais grosse quand la bataille se donya dans le ciel ; nous fûmes précipités ensemble. J'accouchai dans l'enfer, et ce fut ce monstre que tu vois dont je fus père : il est ton fils et le mien. A peine fut-il né, qu'il viola sa mère, et qu'il me fit tous ces enfants que tu vois, qui sortent à tous mo- ments de mes entrailles, qui y rentrent, et qui les déchirent. »

Après cette dégoûtante et abominable histoire, le Péché ouvre à Satan les portes de l'enfer ; il laisse les diables sur le bord du Phlégéton, du Styx, et du Léthé : les uns jouent de la harpe, les autres courent la bague ; quelques-uns disputent sur la grâce et sur la prédestination. Cependant Satan voyage dans les espaces imaginaires : il tombe dans le vide, et il tomberait encore si une nuée ne l'avait repoussé en haut. Il arrive dans le pays du chaos; il traverse le paradis des fous, the paradise of fools (c'est l'un des endroits qui ne sont point traduits en français ) ; il trouve dans ce paradis les indulgences, les Agnus Dci, les chapelets, les capu- chons, et les scapulaires des moines.

Voilà des imaginations dont tout lecteur sensé a été révolté ; et il faut que le poème soit bien beau d'ailleurs pour qu'on ait pu le lire, malgré l'ennui que doit causer cet amas (\e folies désa- gréables. •

La guerre entre les bons et les mauvais anges a paru aussi aux connaisseurs un épisode le sublime est troj) noyé dans l'extra-

/

MILTON. 359

vagant. Le merveilleux même doit être sage ; il faut qu'il conserve \ un air de vraisemblance, et qu'il soit traité avec goût. Les criti- ques les plus judicieux n'ont trouvé dans cet endroit ni goût, ni vraisemblance, ni raison : ils ont regardé comme une grande faute contre le goût la peine que prend Milton de peindre le caractère de Rapbaël, de Micbcl, d'Abdiel, d'Uriel, de Moloch, de Nisrotb, d'Aslarotb, tous êtres imaginaires dont le lecteur ne peut se former aucune idée, et auxquels on ne peut prendre aucun ^ intérêt, Ilomèi'e, en parlant de ses dieux, les caractérisait par î. / leurs attributs que l'on connaissait; mais un lecteur clirétien a_j j ' envie de rire quand on veut lui faire connaître à fond Nisroth, Molocli, et Abdiel, On a reproché à Homère de longues et inutiles harangues, et surtout les plaisanteries de ses héros : comment souffrir dans Milton les harangues et les railleries des anges et des diables pendant laj)ataille^ qui se donne dans le ciel? Ces mêmes critiques ont jugé que Milton péchait contre le vraisem- blable, d'avoir placé du canon dans l'armée de Satan, et d'avoir armé d'épées tous ces esprits, qui ne pouvaient se blesser ; car il arrive que, lorsque je ne sais quel ange a coupé en deux je ne sais quel diable, les deux parties du diable se réunissent dans le moment.

Ils ont trouvé que Milton choquait évidemment la raison par une contradiction inexcusable, lorsque Dieu le père envoie ses fidèles anges combattre, réduire, et punir les rebelles. (( Allez, dit Dieu à Michel et à Gabriel ; poursuivez mes ennemis jusqu'aux extrémités du ciel ; précipitez-les, loin de Dieu et de leur bonheur, dans le ïartare, qui ouvre déjà son brûlant chaos pour les engloutir. » Comment se peut-il qu'après un ordre si positif la victoire reste indécise? et pourquoi Dieu donne-t-il un ordre _ inutile? 11 parle, et n'est point obéi ; il veut vaincre, et on lui résiste : il manque à la fois de prévoyance et de pouvoir. Il ne devait point ordonner à ses anges de faire ce que son fils unique seul devait faire.

C'est ce grand nombre de fautes grossières qui fit sans doute dire à Dryden, dans sa préface sur l'Éncide, que Milton ne vaut guère mieux que notre Chapelain et notre Lemoyne ; mais aussi ce sont les beautés admirables de Milton qui ont fait dire à ce même Dryden que la nature l'avait formé de l'àme d'Homère et de celle de Virgile. Ce n'est pas la première fois qu'on a porté du même ouvrage des jugements contradictoires : quand on arrive à Versailles du côté de la cour, on voit un vilain petit bâtiment écrasé avec sept croisées de face, accompagné de tout ce que l'on

360 ESSAI SUU LA POESIE EPIQUE.

a pu imaginer de plus mauvais goût; quand on le regarde du côté des jardins, on voit un palais immense, dont les beautés peuvent racheter les défauts.

Lorsque j'étais à Londres, j'osai composer en anglais un petit Esaai sur la poésie épique \ dans lequel je pris la liberté de dire que nos bons juges français ne manqueraient pas de relever toutes les fautes dont je viens de parler. Ce que j'avais prévu est arrivé, et la plupart des critiques de ce pays-ci ont jugé, autant qu'on le peut faire sur une traduction, que le Paradis perdu est un ouvrage plus singulier que naturel, plus plein d'imagination que de gi'àces, et de hardiesse que de choix, dont le sujet est tout idéal, et qui semijlc n'être pas fait pour l'homme.

CONCLUSION.

Nous n'avions point de poëme épique en France, et je ne sais même si nous en avons aujourd'hui, Zf/ Henriade, à la vérité, a été imprimée souvent ; mais il y aurait trop de présomption à regarder ce poëme comme un ouvrage qui doit passer à la pos4^rité, et effacer la honte qu'on a reprochée si longtemps à la France de n'avoir pu produire un poëme épique. C'est au temps seul à con- firmer la réputation des grands ouvrages. Les artistes ne sont bien jugés que quand ils ne sont plus,

11 est honteux pour nous, à la vérité, que les étrangers se van- tent d'avoir des poëmes épiques, et que nous, qui avons réussi en tant de genres, nous soyons forcés d'avouer, sur ce point, notre stérilité et notre faiblesse. L'Europe a cru les Français inca- pables de l'épopée; mais il y a un peu d'injustice à juger la France sur les Chapelain, les Lemoyne, les Desmarets, les Cassai- gne, et les Scudéri. Si un écrivain, célèbre d'ailleurs, avait échoué dans cette entreprise; si un Corneille, un Despréaux, un Racine, avaient fait de mauvais poëmes épiques, on aurait raison de croire l'esprit français incapable de cet ouvrage : mais aucun de nos grands hommes n'a travaillé dans ce genre; il n'y a eu que les plus faibles qui aient osé porter ce fardeau, et ils ont succombé.

t. C'est en partie celui-ci nj5me, qui, en plusieurs endroits, est une traduction littérale de l'ouvrage anglais. {Note de Voltaire, 1756.J

CONCLUSION. 361

En effet, de tous ceux qui ont fait des poèmes épiques, il n'y en a aucun qui soit connu par quelque autre écrit un peu estimé. La comédie des Visionnaires de Desmarets est le seul ouvrage d'un poëte épique qui ait eu, en son temps, quelque réputation ; mais c'était avant que Molière eût fait goûter la bonne comédie. Les Visionnaires de Desmarets étaient réellement une très-mauvaise pièce, aussi bien que la J/rtrmm/îc de Tristan, et l' Amour tyran nique de Scudéri, qui ne devaient leur réputation passagère qu'au mauvais goût du siècle.

Quelques-uns ont voulu réparer notre disette en donnant au Tèlènuyine le titre de poème épique ; mais rien ne prouve mieux la pauvreté que de se vanter d'un bien qu'on n'a pas : on confond toutes les idées, on transpose les limites des arts, quand on donne le nom de poème à la prose. Le Tidèmaque est un roman * moral, écrit, à la vérité, dans le style dont on aurait se servir pour traduire Homère en prose; mais l'illustre auteur du Tèlèmaeim avait trop de goût, était trop savant et trop juste pour appeler son roman du nom de poème. J'ose dire plus, c'est que si cet ouvrage était écrit en vers français, je dis même en beaux vers, il devien- drait un poëme ennuyeux, par la Taison qu'il est plein de détails que nous ne souffrons point dans notre poésie, et que de longs discours politiques et économiques ne plairaient assurément pas en vers français. Quiconque connaîtra bien le goût de notre nation sentira qu'il serait ridicule d'exprimer en vers - « qu'il faut distinguer les citoyens en sept classes : habiller la première de blanc avec une frange d'or, lui donner un anneau et une mé- daille ; habiller la seconde de bleu, avec un anneau et point de médaille; la troisième de vert, avec une médaille, sans anneau et sans frange, etc. ; et enfin donner aux esclaves des habits gris hrun )). Il ne conviendrait pas davantage de dire « qu'il faut ([u'une maison soit tournée à un aspect sain, que les logements en soient dégagés, que l'ordre et la propreté s'y conservent, que l'entretien soit de peu de dépense, que chaque maison un peu considérable ait un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour les hommes libres ». P]n un mot, tous les détails dans lesquels Mentor daigne entrer seraient aussi indignes d'un poème épique qu'ils le sont d'un ministre d'État.

On a encore accusé longtemps notre langue de n'être pas

1. Cette expression donna naissance à l'Apologie du Télémaque, dont il est parlé dans le dernier alinéa de la page 304.

2. Livre XU.

362 ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

v/ assez sublime pour la poésie épique. Il est vrai que chaque langue a son génie, formé eu partie par le génie même du peuple qui la parle, et en partie par la construction de ses phrases, par la lon- gueur ou la brièveté de ses mots, etc. Il est vrai que le latin et le grec étaient des langues plus poétiques et plus harmonieuses que celles de l'Europe moderne; mais, sans entrer dans un^plus long détail, il est aisé de finir cette disi)utc en deux motsfl]_est certain (jne notre langue est plus forte que l'italienne, et plus douce que l'anglaise. Les Anglais et les Italiens ont des poëmes épiques : il .est donc clair que, si nous n'en avions pas, ce ne serait pas la V' faute de la langue française^j

On s'en est aussi pris à la gêne de la rime, et avec encore moins de raison. La Jcrusalem et le Roland furieux sont rimes, sont beaucoup plus longs que l' Enéide, et ont de plus l'uniformité des stances ; et non-seulement tous les vers, mais presque tous les mots finissent par une de ces voyelles, a. c, i, o : cependant on lit ces poëmes sans dégoût, et le plaisir qu'ils font empêche qu'on ne sente la monotonie qu'on leur reproche.

Il faut avouer qu'il est plus difficile à un Français qu'à un autre de faire un poëme épique ; mais ce n'est ni à cause de la rime, ni à cause de la sécheresse de notre langue. !Oserai-je le dire ? c'est que de toutes les nations polies, la nôtre est la moins poétique. Les ouvrages en vers qui sont le plus à la mode en France sont les pièces de théâtre : ces pièces doivent être écrites dans un style naturel, qui approche assez de celui de la conversation. Despréaux n'a jamais traité que des sujets didactiques, qui demandent de la simplicité : on sait que l'exactitude et l'élégance font le mérite de ses vers, comme de ceux de Racine ; et lorsque Despréaux a voulu s'élever dans une ode, il n'a plus été Despréaux.

Ces exemples ont en partie accoutumé la poésie française à une marche trop uniforme ; l'esprit géométrique, qui de nos jours s'est emparé des belles-lettres, a encore été un nouveau frein pour la poésie. Notre nation, regardée comme si légère par des étran- gers qui ne jugent de nous que par nos petits-maîtres, est de toutes les nations la plus sage, la plume à la main. La méthode est la qualité dominante de nos écrivains. On cherche le vrai en tout ; on préfère l'histoire au roman ; les Cijrus, les Clèlie, et les Astrée, ne sont aujourd'hui lus de personne. Si quelques romans nouveaux paraissent encore, et s'ils font pour un temps l'amuse- ment de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent. Insensiblement il s'est formé un goût général qui donne assez l'exclusion aux imaginations de f épopée; on se moquerait égale-

CONCLUSION. 363

ment d'un auteur qui emploierait les dieux du paganisme, et de celui qui se servirait de nos saints : Vénus et Junon doivent rester dans les anciens poëmes grecs et latins; sainte Geneviève, saint Denis, saint Rocli, et saint Christophe, ne doivent se trouver ail- leurs que dans notre légende. Les cornes et les queues des diables ne sont tout au plus que des sujets de raillerie; on ne daigne pas même en plaisanter.

Les Italiens s'accommodent assez des saints, et les Anglais ont donné beaucoup de réputation au diable ; m'ais bien des idées qui seraient sublimes pour eux ne nous paraîtraient qu'extravagantes. Je me souvi£jisjjueJiirsque je consultai, il y a plus de douze ans*, sur ma Hcnruule feu M. de Malezieux, homme qui joignait une grande imagination à une littérature immense, il me dit : « Vous entreprenez un ouvrage qui n'est pas fait pour notre nation : les Français n'ont pas la tête épique. » Ce furent ses propres paroles, et il ajouta : <( Quand ^o\is écririez aussi bien que MM. Racine et Despréaux, ce sera beaucoup si on vous lit. »

C'est pour me conformer à ce génie sage et exact qui règne dans le siècle je vis, que j'ai choisi un héros véritable au lieu d'un héros fabuleux; que j'ai décrit des guerres réelles, et non des batailles chimériques ; que je n'ai employé aucune fiction qui ne soit une image sensible de la vérité.fQuelque chose que je dise de plus sur cet ouvrage, je ne dirai rien'que les critiques éclairés ne sachent; c'est à la Henriade seule à parler en sa défense-, et au temps seul de désarmer l'envie.

1. Toute la Conclusion parut en 1733 telle qu'elle est aujourd'hui, mais bien différente de ce qu'était la fin de l'Essai dans la traduction par Desfontaines. (B.)

2. C'est ici qu'en 1733 et 1742 finissait l'ouvrage; dans les éditions do 1746, 1748, 1751, et 1752, on lit : « et le temps seul peut désarmer Tenvie. » La version actuelle est de 17.50. (B.)

FIN DE L ESSAI SUR LA POESIE EPIQUE.

REPONSE

A LA CRITIQUE DE LA HENRI ADE\

I. (( Puisque l'illustre M, de Voltaire a fait connaître son génie parmi nous comme en France. »

Je ne suis point illustre.

II. « Je ne suis pas un juge compétent de la poésie française. » Pourquoi en parles-tu donc?

III. u On est bientôt rassasié de leurs grands vers rimes, qu'ils appellent bien tournés, mais qui manquent presque tous de force et d'énergie. »

Cela n'est pas vrai. Corneille est plein de force et d'énergie.

IV. « Mais je prends la liberté de demander à i\I. de Voltaire pour quelle raison il a voulu choisir pour sujet d'un si beau poëme une si vilaine action, je veux dire le changement de reli- gion de Henri IV. »

Par la raison que le sujet est beau dans Paris.

V. « Y a-t-il, en vérité, une chose plus lâche et plus indigne sur la terre que de changer de religion par intérêt? »

Ce n'est pas à moi à blAmer Henri IV.

VI. « 11 (Henri IV) se fit protestant pour être chef de parti;... il se fit papiste pour sauver sa vie à la sainte journée de Barthé-

1. Cot intitulé n'ost pas do Voltaire.

A la suite de INklition de la Henriade, la Haye, 17'28, iii-12, on avait imprimé une Critique de la Henriade. C'est en marge d'un exemplaire de ce volume que Voltaire avait écrit ses réponses. Cet exemplaire appartenait, on 182G, à M. F. Fre- meau, libraire de Reims, qui fit réimprimer, à Paris, le volume de 11'2S, en y ajou- tant en marge de la Critique les notes marginales de Voltaire, jusqu'alors inédites» et qui ne pouvaient avoir de titre. J'ai leur en donner un en les produisant ei> forme d'ouvrage. C'est ce que j'ai fait aussi pour les Notes de Voltaire sur les Remarques de La Mollraije.

L'auteur de la Critique de la Henriade est un Anglais, ou du moins se donne pour tel dans les premières lignes de son écrit. Voyez ci-dessus page 5. (B.)

UKI'OXSK A LA CUITIOUE DE LA III-NIUADL. 363

lemj;... il redevint protestant; et... il se fit papiste encore pour entrer dans Paris. C'est cette dernière action que M. de Voltaire a embellie avec toute la grandeur de son imagination, n

Je suis catholique ; si j'étais mahométan, il faudrait bien que je louasse Mahomet.

VII. u Voilà M. de Voltaire qui, selon les principes de sa secte, dans laquelle il a été nourri, fait le panégyrique de Henri IV devenu catholique romain. »

Le critique est plagiaire; car j'ai employé cette pensée dans un de mes ouvrages.

VIII. ((Cependant on ne veut pas souffrir son ouvrage en France, parce qu'il ne dit pas assez de mal de ces méchants hugue- nots. »

.le n'ai rien dit de tout cela.

]\. (( Qu'on dise ce qu'on voudra; les Français font peut-être la révérence aux étrangers mieux que nous; mais nous les rece- vons mieux. »

Le docteur Burnet a été mieux reçu en France que moi en Angleterre.

X. Oui, le ciiine sans doute est l'enfant de l'erreur, Oui, dans les différends l'Europe se plonije,

La trahison, le meurtre est le sceau du mensonge; Mais la compassion, la générosité, La liberté surtout, vient de la vérité.

(( Ces vers ne sont pas si bons que ceux de M. de Voltaire'. » Il est vrai que ces vers sont mauvais.

XI. (( . . . Un vieillard catholique qui prédit deux choses : l'une, que notre religion - sera bientôt détruite ; l'autre, que Henri IV se fera papiste dans l'occasion. De ces deux prédictions, la première me semble difficile à accomplir; au contraire, il y a plus d'apparence que le papisme sera à sa fin plus tôt que le protestantisme. »

Je le souhaite de tout mon cœur ; et ni moi ni mon ouvrage ne s'y opposent.

XII. (( Les poètes sont comme les théologiens: Dieu est leur machine. Il semble que ces deux professions aient pour but de nous tromper avec des paroles. »

1. Les vers 5-12 du chant II :

Je ne décide jioint entre Genèves et Rome, etc. (B.)

2. On ne doit pas oublier qu(î c'est un anglican qui parle. (B.)

366 RÉPONSE A LA CUIÏIQUE

Je VOUS supplie de croire que je ne parle de religion qu'en vere.

Mil, « Le troisième chant n'est pas, je crois, si poétique que le second ; mais il me paraît qu'il y a plus d'art. »

Vous avez raison.

XIV. « Je suis fâché que la peinture qu'Elisabeth fait du pape Sixte ne soit pas si belle que celle que fait le poëte, au chant IV, du même pape. »

Et moi aussi.

\V. «Allons! quelques touches de votre pinceau sur cette infaillibilité. »

De tout mon cœur.

XVI. (( Voici un chant digne d'attention; un bon moine y assassine son roi. »

C'est l'infaillibilité, ou pour la souscription \

XVII. <( . . . Il fait la même chose positivement que Mutins Scévola. Mais il a, par-dessus Scévola, l'avantage d'une révé- lation. Un ange de lumière lui apparaît de la part de Dieu. »

Xe voyez-vous pas que cette apparition poétique ne figure autre chose que l'imagination égarée d'un moine?

XVIII. «Je ne saurais approuver l'opération magique dans ce cinquième chant. M. de Voltaire s'est déclaré ouvertement contre ces choses dans son Essay on epic poetry. »

Avec votre permission, ce sortilège n'est point dans le goût de la Jérusalem. Il est représenté comme une folie superstitieuse, et non comme le Piomage du Tasse.

XIX. « Ma foi, Mornay est plus grand que Henri IV, )>

Point du tout; le chapelain demilord Marlborough n'est-il pas plus grand que lui ?

XX. « La fin (du VIT' chant) est froide : il ne parle que de la France. »

Je suis Français. Pourquoi ne voulez-vous pas que je parle de la France?

XXI. « Je souhaiterais que M. de Voltaire eût fait comme son ami Camoëns le Portugais, lequel, en sa Luziada, ne s'arrête pas dans les limites du Portugal, mais permet à sa muse de courir par toute la terre, et parler de chaque nation, »

Je ne suis point si babillard.

1. Il est nécessaire de dire ici que l'auteur terminait la critique qui précède par ces mots : « Et je vous ferai une souscription pour ce seul endroit. » (B.)

DE LA HENRIADE. 367

X\I 1. (( De plus, ce chant n'est ni assez varié, ni ne fait partie du tout. »

Vous vous trompez,

XXII I, « Donnez-moi les deux Ijouts de ce chant (le VIIT), je vous quitte du milieu ; ce qui précède et qui suit la bataille est admirable, mais la bataille est froide. »

Volontiers; la critique n'est pas mauvaise.

XXIV. « La clémence de Henri IV tire des larmes; mais saint Louis fait rire. Il s'en va trouver le bon Dieu pour le prier d'en- voyer Henri IV à la messe. »

Saint Louis allait à la messe aussi bien que vos ancêtres.

FIN DE LA REPONSE A LA CRITIQUE.

POËME DE FONTENOY

8. PokmedeFontenoy. 24

AVERTISSEMENT

POUR LE POÈME DE FONTE NO V

La bataille de Fontenoy fut gagnée le 1-1 mai '1745. La nouvelle en arriva à Paris dans la nuit du 1 3 au 1 4, et l'approbation du censeur Cré- billon est du 17 mai. On peut en regarder comme le premier jet une épître que Voltaire avait déjà adressée au duc de Richelieu. En quelques jours il parut plusieurs éditions, les unes sous le titre de la Bataille de Fonte- noy; d'autres sous celui de le Poème de Fontenoy. Prault donna les cinq premières dans le format in-4'', et les sixième et septième dans le format in-8°. L'ouvrage avait été réimprimé deux fois, à l'Imprimerie royale, in-4'', lorsque Prault publia une nouvelle édition, qu'il intitula neu- vième. Des réimpressions avaient été faites à Lille, Lyon, Rouen, etc.; l'une des deux éditions de l'Imprimerie royale porte pour épigraphe, sur le frontispice, ces mots de Virgile : Disce, puer, virluteni ex me.

Du vivant de Voltaire, des éditeurs, dans un moment de distraction, transposèrent cette épigraphe, et la mirent à la dédicace. Elle y a été con- servée longtemps : je la fis enfin disparaître en 1817; on ne doit pas s'éton- ner de ne pas la retrouver ici.

Voltaire, espérant obtenir la permission de faire imprimer à l'Impri- merie royale, alors au Louvre, sa Henrkide, avait fait faire de belles gra- vures. Le frontispice représente Henri IV tenant dans ses bras le jeune Louis XV, et au bas de la planche on lit :

Disce, puer, virtuteni ex me, verumque laborem*.

La citation était aussi bien placée qu'elle le serait mal en tête de l'épître dédicatoire du Poème de Fontenoy, et même en tète du poëme. Dans quelle bouche, en effet, y mettrait-on cette épigraphe? Serait-ce dans celle de Voltaire s'adressant à Louis XV, alors âgé de trente-cinq ans ? Cela n'est pas soutenable. Serait-ce dans la bouche du roi, s'adressant au dauphin son fils? L'épigraphe a pu être ajoutée par le roi, ou en son nom, dans une édition faite à son imprimerie. Mais l'admettre dans des éditions faites ail- leurs me paraît une inconvenance, pour ne pas dire une impertinence.

1. /£«,, liv. XII, vers 435.

372 AVERTISSEMENT.

C.'ost d'iiprès la neuvième édition, donnée par Prault, que je rétablis en 1817 quatre vers sur la prise d'Ostende, et une note qui s'y rapporte.

J'ai cru inutile de si|,Muiler de cpiand datent les additions ou corrections faites successivement par l'auteur ;i ses difTérentes éditions. Je n'ai recueilli qu'une seule variante pour le Discours préliminaire^ et deux pour le poëme.

Le nombre des écrits cpii parurent sur le poëme de Voltaire est très- grand. Le plus remarquable, et le seul dont je parlerai, est une Requête du curé de Fonlenoy, au roi (par l'avocat Marcliant). Des critiques avaient blâmé comme peu poétiipie la grande quantité de noms propres répandus dans l'ouvrage. Le curé de Fontenoy se plaint

Que sur ma paroisse on enterre Sept ou liuit mille hommes pour rien; C'est mon casuel, c'est mon bien. Sur mes droits et mon honoraire On m'a fait encor d'autres torts; Un fameux monsieur de Voltaire A donné l'extrait mortuaire De tous les seigneurs qui sont morts.

Le cardinal Quirini (voyez tome III du Théâtre, ^a^q. 487) avait projeté de traduire en vers latins le Poème de Fonlenoy; mais il y renonça, à cause du trop grand nombre de noms propres qu'il contient; quelques pas- sages qu'il avait traduits ont été imprimés dans le Mercure [%" volume de décembre 1745).

B.

AU ROI

. 1/

SIRE

Je n'avais osé dédier à Votre Majesté les premiers essais de cet ouvrage ; je craignais surtout de déplaire au plus modeste des vainqueurs ; mais, sire, ce n'est point ici un panégyrique ; c'est une peinture fidèle d'une partie de la journée la plus glorieuse depuis la bataille de Bovines; ce sont les sentiments de la France, quoique à peine exprimés; c'est un poëme sans exagération, et de grandes vérités sans mélange de fiction ni de flatterie. Le nom de Votre Majesté fera passer cette faible esquisse à la postérité, comme un monument authentique de tant de belles actions faites en votre présence, à l'exemple des vôtres.

Daignez, sire, ajouter à la bonté que Votre Majesté a eue de permettre cet hommage celle d'agréer les profonds respects d'un de vos moindres sujets, et du plus zélé de vos admirateurs.

DISCOURS PRELIMINAIRE^

- Le public sait que cet ouvrage, composé d'abord avec la rapidité que le zèle inspire, reçut des accroissements à chaque édition qu'on en faisait. Toutes les circonstances de la victoire de Fontenoy, qu'on apprenait à Paris de jour en jour, méritaient d'être célébrées ; et ce qui n'était d'abord qu'une pièce de cent vers est devenu un poëme qui en contient plus de trois cent cin- quante : mais on y a gardé toujours le même ordre, qui consiste dans la préparation, dans l'action, et dans ce qui la termine; on n'a fait même que mettre cet ordre dans un plus grand jour, en traçant dans cette édition le portrait des nations dont était com- posée l'armée ennemie, et en spécifiant leurs trois attaques.

On a peint avec des traits vrais, mais non injurieux, les nations dont Louis XV a triomphé; par exemple, quand on dit^ des Hollandais qu'ils avaient autrefois brisé /ejo?;^ de V Autriche cruelle, il est clair que c'est de l'Autriche alors cruelle envers eux que l'on parle; car assurément elle ne l'est pas aujourd'hui pour les

1. Les trois premières éditions étaient sans discours préliminaire.

2. Dans les sixième, septième et huitièmo éditions, le discours commençait ainsi : « Ce poëme fut composé presque le même jour qu'on apprit à Paris la victoire

que le roi avait remportée à Fontenoy; et depuis on ajouta plusieurs traits à la pièce, à mesure qu'on savait quelque circonstance de ce grand événement, et qu'on faisait une nouvelle édition de louvrage. La rapidité avec laquelle tant d'éditions furent épuisées à Paris et dans les provinces, en moins de quinze jours, n'est qu'un témoignage de l'intérêt qu'a pris la nation à la journée mémorable dont ce poëme était alors le seul monument. L'auteur n'a eu en vue que de rendre fidèlement ce qui était venu à sa connaissance, et son seul regret est de n'avoir pu, dans un si court espace de temps, et dans une pièce de si peu d'étendue, célébrer toutes les belles actions dont il a depuis entendu parler. Il ne pouvait dire tout; mais au moins tout ce qu'il a dit est vrai. Ce n'était pas une occasion les faits eussent besoin d'être altérés : la moindre flatterie eût déshonoré un ouvrage fondé sur la gloire du roi et de la nation.

« Tous ceux qui sont nommes, » etc.

3. Vers 53.

/

376 DISCOURS PU fiLIMIXAI RE.

Ktats-r.i'néraux : et (railleurs la reine de Hongrie, qui ajoute tant à la gloire de la maison (rAulriclie, sait combien les Français respectent sa personne et ses vertus, en étant forcés de la com- battre.

Quand on dit* des Anglais, et la férocité le cède à la vertu, on a eu soin d'avertir en note, dans toutes les éditions, que le reproche de férocité ne tombait que sur le soldat.

En elfet, il est très-véritable que lorsque la colonne anglaise déborda Fontenoy, plusieurs soldats de cette nation crièrent : « No quartcr, point de quartier; » on sait encore que, quand M. de Séchelles seconda les intentions du roi avec une prévoyance si singulière, et qu'il fit préparer autant de secours pour les pri- sonniers ennemis blessés que pour nos troupes, quelques fan- tassins anglais s'acharnèrent encore contre nos soldats dans les chariots mêmes l'on transportait les vainqueurs et les vaincus blessés. Les officiers, qui ont à peu près la même éducation dans toute l'Europe, ont aussi la môme générosité; mais il y a des pays le peuple, al)andonné à lui-môme, est plus farouche qu'ailleurs. On n'en a pas moins loué la valeur et la conduite de cette nation, et surtout on n'a cité le nom de M. le duc de Cum- berland - qu'avec l'éloge que sa magnanimité doit attendre de tout le monde.

Quelques étrangers ont voulu persuader au public que l'illustre Addison, dans son poème de la campagne de Hochstedt, avait parlé plus honorablement de la maison du roi que l'auteurmôme du Poème de Fontenoy : ce reproche a été cause qu'on a cherché l'ouvrage de M. Addison à la bibliothèque de Sa Majesté, et on a été bien surpris d'y trouver beaucoup plus d'injures que de louanges; c'est vers 'le trois-centième vers. On ne les répétera point, et il est bien inutile d'y répondre : la maison du roi leur a répondu par des victoires. On est très-éloigné de refuser à un grand poète et à un philosophe très-éclairé, tel que M. Addison, les éloges qu'il mérite; mais il en mériterait davantage, et il aurait plus honoré la philosophie et la poésie, s'il avait plus ménagé dans son poème des têtes couronnées, qu'un ennemi même doit toujours respecter, et s'il avait songé que les louanges données aux vaincus sont un laurier de plus pour les vainqueurs. Il est à croire que quand M. Addison fut secrétaire d'État le ministre se repentit de ces indécences échappées a l'auteur.

1. Vers 256.

2. Vers 248.

DISCOURS l'RÈLI.MINAlHK. 377

Si l'ouvrage anglais est trop rempli de fiel, celui-ci respire riuimanité : on a songé, en célébrant une bataille, à inspirer des sentiments de bienfaisance. Malheur à celui ([ui ne pourrait se plaire qu'aux peintures de la destruction, et aux images des malheurs des hommes !

Les peuples de l'Europe ont des principes d'humanité qui ne se trouvent point dans les autres parties du monde ; ils sont plus liés entre eux; ils ont des lois qui leur sont communes; toutes les maisons des souverains sont alliées; leurs sujets voyagent continuellement, et entretiennent une liaison réciproque. Les Européans chrétiens sont ce qu'étaient les Grecs : ils se font la guerre entre eux ; mais ils conservent dans ces dissensions tant de bienséance, et d'ordinaire de politesse, que souvent un Fran- çais, un Anglais, un Allemand, qui se rencontrent, paraissent être nés dans la même ville. Il est vrai que les Lacédémoniens et les ïhébains étaient moins polis que le peuple d'\thènes; mais enfin toutes les nations de la Grèce se regardaient comme des alliées qui ne se faisaient la guerre que dans l'espérance certaine d'avoir la paix : ils insultaient rarement à des ennemis qui dans peu d'années devaient être leurs amis. C'est sur ce principe qu'on a tâché que cet ouvrage fût un monument de la gloire du roi, et non de la honte des nations dont il a triomphé. On serait fâché d'avoir écrit contre elles avec autant d'aigreur que quelques Français en ont mis dans leurs satires contre cet ouvrage d'un de leurs compatriotes : mais la jalousie d'auteur à auteur est beau- coup plus grande que celle de nation à nation.

On a dit* des Suisses qu'ils sont nos antiques amis et nos conci- toyens, parce qu'ils le sont depuis deux cent cinquante ans. On a dit que les étrangers t[ui servent dans nos armées ont suivi l'exemple de la maison du roi et de nos autres troupes, parce qu'en effet c'est toujours à la nation qui combat pour son prince à donner cet exemple, et que jamais cet exemple n'a été mieux donné.

On n'ôtera jamais à la nation française la gloire de la valeur et de la politesse. On a osé imprimer que ce vers',

Je vois cet étranger, qu'on croit parmi nous, était un compliment à un général en Saxe d'avoir l'air français.

t. Vers 260.

'2. Vers 24. Dans le texte ce vers est un peu différent.

378 DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

Il est bien question ici d'air et de bonne grâce! quel est Tbomme qui ne voit évidemment que ce vers signifie que le général étran- ger est aussi attaché au roi que s'il était son sujet?

Cette critique est aussi judicieuse que celle de quelques personnes qui prétendirent qu'il n'était pas honnête de dire que le général était dangereusement malade, lorsqu'en effet son courage lui fit oublier l'état douloureux il était réduit, et le fit triompher de la faiblesse de son corps ainsi que des ennemis du roi.

Voilà tout ce que la bienséance en général permet qu'on réponde à ceux qui en ont manqué.

L'auteur n'a eu d'autre vue que de rendre fidèlement ce qui était venu à sa connaissance ; et son seul regret est de n'avoir pu, dans un si court espace de temps, et dans une pièce de si peu d'étendue, célébrer toutes les belles actions dont il a depuis entendu parler. Il ne pouvait dire tout; mais du moins ce qu'il a dit est vrai : la moindre flatterie eût déshonoré un ouvrage fondé sur la gloire du roi et sur celle de la nation.

Le plaisir de dire la vérité l'occupait si entièrement, que ce ne fut qu'après six éditions qu'il envoya son ouvrage à la plupart de ceux qui y sont célébrés.

Tous ceux qui sont nommés n'ont pas eu les occasions de se signaler également. Celui qui, à la tête de son régiment, atten- dait l'ordre de marcher, n'a pu rendre le même service qu'un lieutenant général qui était à portée de conseiller de fondre sur la colonne anglaise, et qui partit pour la charger avec la maison du roi. Mais si la grande action de l'un mérite d'être rap- portée, le courage impatient de l'autre ne doit pas être oublié : tel est loué en général sur sa valeur, tel autre sur un service rendu; on a parlé des blessures des uns, on a déploré la mort des autres.

Ce fut une justice que rendit le célèbre M. Despréaux * à ceux qui avaient été de l'expédition du passage du Rhin : il cite près de vingt noms; il y en a ici plus de soixante; et on en trouverait quatre fois davantage si la nature de l'ouvrage le comportait.

Il serait bien étrange qu'il eût été permis à Homère, à Virgile, au Tasse, de décrire les blessures de mille guerriers imaginaires, et qu'il ne le fût pas de parler des héros véritables qui viennent de prodiguer leur sang, et parmi lesquels il y en a plusieurs avec

1. Épître IV.

V -^

DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 371)

qui l'auteur avait eu riionneur de vivre, et ([ui lui ont laissé de sincères regrets.

L'attention scrupuleuse qu'on a apportée, dans cette édition, doit servir de garant de tous les faits qui sont énoncés dans le poëme. Il n'en est aucun qui ne doive être cher à la nation et à toutes les familles qu'ils regardent. En effet, qui n'est touché sen- siblement en lisant le nom de son fils, de son frère, d'un parent cher, d'un ami tué ou blessé, ou exposé dans cette bataille qui sera célèbre à jamais; en lisant, dis-je, ce nom dans un ouvrage qui, tout faible qu'il est, a été honoré plus d'une fois des regards du monarque, et que Sa Majesté n'a permis qu'il lui fût dédié que parce qu'elle a oublié son éloge en faveur de celui des officiers qui ont combattu et vaincu sous ses ordres?

C'est donc moins en poète qu'en bon citoyen qu'on a travaillé. On n'a point cru devoir orner ce poëme de longues fictions, sur- tout dans la première chaleur du public, et dans un temps l'Europe n'était occupée que des détails intéressants de cette vic- toire importante, achetée par tant de sang.

La fiction peut orner un sujet ou moins grand, ou moins inté- ressant, ou qui, placé plus loin de nous, laisse l'esprit plus tran- quille. Ainsi lorsque Despréaux s'égaya dans sa description du passage du lîhin, c'était trois mois après l'action; et cette action, toute brillante qu'elle fut, n'est à comparer ni pour l'importance ni pour le danger à une bataille rangée, gagnée sur un ennemi habile, intrépide, et supérieur en nombre, par un roi exposé, ainsi que son fils, pendant quatre heures au feu de l'artillerie.

Ce n'est qu'après s'être laissé emporter aux premiers mouve- ments de zèle, après s'être attaché uniquement à louer ceux qui ont si bien servi la patrie dans ce grand jour, qu'on s'est permis d'insérer dans le poëme un peu de ces fictions qui affaibliraient un tel sujet si on voulait les prodiguer ; et on ne dit ici en prose que ce que M. Addison lui-même a dit en vers dans son fameux poëme de la campagne d'Hochstedt.

On peut, deux mille ans après la guerre de Troie, faire appor- ter par Vénus à Énée des armes que Vulcain a forgées, et qui rendent ce héros invulnérable ; on peut lui faire rendre son épée par une divinité, pour la plonger dans le sein de son ennemi; tout le conseil des dieux peut s'assembler, tout l'enfer peut se déchaîner ; Alecton peut enivrer tous les esprits des venins de sa rage : mais ni notre siècle, ni un événement si récent, ni un ouvrage si court, ne permettent guère ces peintures devenues les lieux communs de la poésie. Il faut pardonner à un citoyen péné-

380 DISCOURS l'RÉLIMIXAIRE.

tré de faire parler son cœur plus que son imagination ; et l'auteur avoue qu'il s'est plus attendri en disant * :

Tu meurs, jeuno Craon : que le ciel moins sévère Veillo sur les destins de ton généreux frère!

que s'il avait invoqué les Euménides pour faire ôter la vie à un jeune guerrier aimable.

Il faut des divinités dans un poëme épique, et surtout quand il s'agit de héros fabuleux; mais ici le vrai Jupiter, le vrai Mars, c'est un roi tranquille dans le plus grand danger, et qui hasarde sa vie pour un peuple dont il est le père; c'est lui, c'est son fils, ce sont ceux qui ont vaincu sous lui, et non Junon et Juturne, qu'on a a^ouIu et qu'on a peindre. D'ailleurs le petit nombre de ceux qui connaissent notre poésie savent qu'il est bien plus aisé d'intéresser le ciel, les enfers et la terre, à une bataille, que de faire reconnaître, et de distinguer, par des images propres et sensibles, des carabiniers qui ont de gros fusils rayés, des grena- diers, des dragons qui combattent à pied et à cheval ; de parler de retranchements faits à la hâte, d'ennemis qui s'avancent en colonne, d'exprimer enfin ce qu'on n'a guère dit encore en vers.

C'était ce que sentait M. Addison, bon poète et critique judi- cieux. Il employa dans son poëme, qui a immortalisé la campagne d'Hochstedt, beaucoup moins de fictions qu'on ne s'en est permis dans le Poe me de Fonte noy. Il savait que le duc de Marlborough et le prince Eugène se seraient très-peu souciés de voir des dieux il était question de grandes actions des hommes; il savait qu'on relève par l'invention les exploits de l'antiquité, et qu'on court risque d'affaiblir ceux des modernes par de froides allégo- ries : il a fait mieux, il a intéressé l'Europe entière à son action. Il en est à peu près de ces petits poèmes de trois cents ou de quatre cents vers sur les affaires présentes comme d'une tragé- die : le fond doit être intéressant par lui-môme, et les ornements étrangers sont presque toujours superflus.

On a spécifier les différents corps qui ont combattu, leurs armes, leur position, l'endroit ils ont attaqué; dire que la colonne anglaise a pénétré ; exprimer comment elle a été enfoncée par la maison du roi, les carabiniers, la gendarmerie, le régiment de Normandie, les Irlandais, etc. Si on n'était pas entré dans ces détails, dont le fond est si héroïque, et qui sont

1. Vers 113-114.

DISCOURS l'KKLIMINAIRE. 381

cependant si difficiles à rendre, rien ne distinguerait la bataille de Fontenoy d'avec celle de Tolbiac '. Despréaux, dans le passage du lUiin, a dit- :

Revel les suit de près : sous ce clief redouté Marche des cuirassiers l'escadron indompté.

On a peint ici les carabiniers, au lieu de les appeler par leur nom, qui convient encore moins au vers que celui de cuirassiers. On a même mieux aimé, dans cette dernière édition, caractériser la l'onction de l'état-major que de mettre en vers les noms des officiers de ce corps qui ont été blessés.

Cependant on a osé appeler la maison du roi par son nom, sans se servir d'aucune autre image. Ce nom de maison du roi, qui contient tant de corps invincibles, imprime une assez grande idée, sans qu'il soit besoin d'autre figure ; M. Addison môme ne l'appelle pas autrement. Mais il y a encore une autre raison de l'avoir nommée, c'est la rapidité de l'action.

Vous, peuple de héros dont la foule s'avance,

Louis, son fds, l'État, l'Europe est en vos mains : Maison du roi, marchez, etc. ^

Si on avait dit : la maison du roi marche, cette expression eût été prosaïque et languissante.

On n'a pas voulu un moment s'écarter dans cet ouvrage de la gravité du sujet. Despréaux, il est vrai, en traitant le passage du Rhin dans le goût de quelques-unes de ses épîtres, a joint le plai- sant à l'héroïque; car après avoir dit* :

Un bruit s'é))and (ju'Enghien et Condé sont passés : Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles, Force les escadrons, et gagne les batailles; Enghien, de son hymen le seul et digne fruit, etc.,

il s'exprime ensuite ainsi ^ :

Bientôt... mais Wurts s'oppose à l'ardeur qui m'anime. Finissons, il est temps : aussi bien si la rime

1. La bataille de Tolbiac fut gagnée par Clovis en 495.

2. Épîtro IV, vers 103-104.

3. Vers 174, 177.

4. Épitre IV, vers 132-135.

5. Id., vers 149-152.

382 DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

Allait mal à propos m'engager dans Arnheim, Je ne sais, pour sortir, de porte qu'IIildesheim.

Les personnes qui ont paru souhaiter qu'on employât dans le récit de la victoire de Fontenoy quelques traits de ce style familier de Boilcau n'ont pas, ce me semble, assez distingué les lieux et les temps, et n'ont pas fait la différence qu'il faut faire entre une épître et un ouvrage d'un ton plus sérieux et plus sévère : ce qui a de la grâce dans le genre épistolaire n'en aurait point dans le genre héroïque.

On n'en dira pas davantage sur ce qui regarde l'art et le goût, à la tête d'un ouvrage il s'agit des plus grands intérêts, et qui ne doit remplir l'esprit que de la gloire du roi et du bonheur de la patrie.

POEME DE FONÏENOY

Quoi ! du siècle passé le fameux satirique Aura fait retentir la trompette héroïque, Aura chanté du Rhin les hords ensanglantés, Ses défenseurs mourants, ses flots épouvantés. Son dieu même en fureur, effrayé du passage, Cédant à nos aïeux son onde et son rivage : Et vous, quand votre roi dans des plaines de sang Voit la mort devant lui voler de rang en rang, Tandis que, de Tournay foudroyant les murailles, Il suspend les assauts pour courir aux batailles ; Quand, des bras de l'hymen s'élançant au trépas, Son fils, son digne fils, suit de si près ses pas ; Vous, heureux par ses lois, et grands par sa vaillance. Français, vous garderiez un indigne silence !

Venez le contempler aux champs de Fontenoy. 0 vous. Gloire, Vertu, déesses de mon roi. Redoutable Bellone, et Minerve chérie. Passion des grands cœurs, amour de la patrie. Pour couronner Louis prêtez-moi vos lauriers ; Enflammez mon esprit du feu de nos guerriers ; Peignez de leurs exploits une éternelle image.

Vous m'avez transporté sur ce sanglant rivage : J'y vois ces combattants que vous conduisez tous ; C'est ce fier Saxon* qu'on croit parmi nOus, Maurice, qui, touchant à l'infernale rive, Rappelle pour son roi son âme fugitive. Et qui demande à Mars, dont il a la valeur,

1. Le comte maréchal de Saxe, dangereusement malade, était porté dans une gondole d'osier quand ses douleurs et sa faiblesse l'empêchaient de se tenir à cheval. Il dit au roi, qui l'embrassa après le gain de la bataille, les même choses qu'on lui fait penser ici. {Note de Voltaire.)

384 rOh.ME DE l-OXTENOV. [27'

De vivre encore un jour, et de mourir vainqueur. Con-servez, justes cieux, ses hautes destinées; Pour Louis et pour nous prolongez ses années.

Déjà de la tranchée Harcourt^ est accouru; Tout poste est assigné, tout danger est prévu. Noailles-, pour son roi plein d'un amour fidèle. Voit la France en son maître, et ne regarde qu'elle. Ce sang de tant de rois, ce sang du grand Condé, D'Eu^ par qui des Français le tonnerre est guidé"*, Penthièvre^, dont le zèle avait devancé l'âge, Qui déjà vers le Mein signala son courage, Bavière avec de Pons, Boufilers et Luxembourg, Vont chacun dans leur place attendre ce grand jour Chacun porte l'espoir aux guerriers qu'il commande. Le fortuné Danoy^, Chahanes, Galerande, Le vaillant Bérenger, ce défenseur du Bhin, Colbert, et du Chaila, tous nos héros enfin^ Dans l'horreur de la nuit, dans celle du silence, Demandent seulement que le péril commence.

Le jour frappe déjà de ses rayons naissants De vingt peuples unis les drapeaux menaçants. Le Belge, qui jadis fortuné sous nos princes, Vit l'abondance alors enrichir ses provinces ; Le Batave prudent, dans l'Inde respecté, Puissant par son travail et par sa liberté. Qui, longtemps opprimé par l'Autriche cruelle. Ayant brisé son joug, s'arme aujourd'hui pour elle; L'Hanovrien constant, qui, formé pour servir, Sait soufi'rir et combattre, et surtout obéir ; L'Autrichien, rempli de sa gloire passée,

\. M. le duc d'Harcourt avait investi Tournay. {Note de Voltaire.)

2. Marécbal de France. (Id.)

3. Grand-maître d'artillerie. (/(/.)

4. Il était gouverneur du Languedoc Le roi, l'ayant envoyé tenir les états de la province, lui annonça qu'il serait payé de ses dépenses sur ses mémoires : M. le comte d'Eu ne voulut point y consentir. « Sire, dit-il au roi, ce que je tiens de l'État suffit pour les dépenses extraordinaires que son service peut exiger de moi. » (K.)

5. 11 s'était signalé à la bataille de Dettingen. {Xote de Voltaire.)

6. M. de Danoy fut retiré par sa nourrice d'une foule de morts et de mourants sur le champ de Malplaquet, deux jours après la bataille. C'est un fait certain : cette femme vint avec un passe-port, accompagnée d'un sergent du régiment du roi, dans lequel était alors cet officier. (Id.)

7. Les lieutenants-généraux, chacun à leur division. {Id.)

[tii] POËMI-: DK FONÏENOV. 385

De ses derniers césars occupant sa pensée ; Surtout ce peuple altier qui voit sur tant de mers Son commerce et sa gloire embrasser l'univers, Mais qui, jaloux en vain des grandeurs de la France, Croit porter dans ses mains la foudre et la balance: Tous marcbent contre nous; la valeur les conduit, La bainc les anime, et l'espoir les séduit.

De l'empire français l'iudomptable génie brave auprès de son roi leur foule réunie. Des montagnes, des bois, des fleuves d'alentour. Tous les dieux alarmés sortent de leur séjour. Incertains pour quel maître en ces plaines fécondes Vont croître leurs moissons, et vont couler leurs ondes, ba Fortune auprès d'eux, d'un vol prompt et léger. Les lauriers dans les mains, fend les plaines de l'air; Elle observe Louis, et voit avec colère Oue sans elle aujourd'bui la valeur va tout faire.

Le brave Cumberland, fier d'attaquer Louis, A déjà disposé ses bataillons bardis : ^

Tels ne parurent point aux rives du^ Scamandre, Sous ces murs si vantés que Pyrrbus mit en cendre, (les antiques béros qui, montés sur un cbar, Combattaient en désordre, et marchaient-ay^ hasard : Mais tel fut Scipion sous les murs de Cartilage ; Tel son rival et lui, prudents avec courage, Déployant de leur art les terribles secrets. L'un vers l'autre avancés, s'admiraient de plus près.

L'Escaut, les enncmis,^^ les remparts de la ville, Tout présente la mort, et Louis est tranquille. Cent tonnerres de bronze ont donné le signal : D'un pas ferme et pressé, d'un front toujours égal. S'avance vers nos rangs la profonde colonne Oue la terreur devance, et la flamme environne. Comme un nuage épais qui sur l'aile des vents Porte l'éclair, la foudre et la mort dans ses flancs. Les voilà ces rivaux du grand nom de mon maître, Plus farouches que nous, aussi vaillants peut-être, Encor tout orgueilleux de leurs premiers exploits. Bourbons, voici le temps de venger les Valois,

Dans un ordre effrayant trois attaques formées Sur trois terrains divers engagent les armées. Le Français, dont Maurice a gouverné l'ardeur,

8. POËME DE F0^TE^'0Y. 25

386 POEME DE FONTENOY. [99]

A son poste attaché, joint l'art à la valeur. La mort sur les deux camps étend sa main cruelle : Tous ses traits sont lancés, le sang coule autour d'elle ; Chefs, officiers, soldats, l'un sur l'autre entassés. Sous le fer expirants, par le plomb renversés. Poussent les derniers cris en demandant vengeance.

Grammont, que signalait sa noble impatience, Grammont dans l'Elysée emporte la douleur D'ignorer en mourant si son maître est vainqueur : De quoi lui serviront ces grands titres de gloire*, Ce sceptre des guerriers, honneurs de sa mémoire, Ce rang, ces dignités, vanités des héros. Que la mort avec eux précipite aux tombeaux ? Tu meurs, jeune Craon ^ : que le ciel moins sévère Veille sur les destins de ton généreux frère ! Hélas ! cher Longaunay^ quelle main, quel secours Peut arrêter ton sang et ranimer tes jours! Ces ministres de Mars*, qui d'un vol si rapide S'élançaient à la voix de leur chef intrépide, Sont du plomb qui les suit dans leur course arrêtés ; Tels que des champs de l'air tombent précipités Des oiseaux tout sanglants, palpitants sur la terre. Le fer atteint d'Havre^; le jeune d'Aubeterre" Voit de sa légion tous les chefs indomptés Sous le glaive et le feu mourants à ses côtés.

Guerriers que Chabrillant avec Brancas rallie, •Que d'Anglais immolés vont payer votre vie! Je te rends grâce, ô Mars! dieu de sang, dieu cruel, La race de Colberf, ce ministre immortel,

1. Il allait ûtre maréchal de France. {Xote de Voltaire.)

2. Dix-neuf officiers du régiment de Hainaut ont été tués ou blessés. Son frère, le prince de Beauvau, servait en Italie. (/(/.)

3. M. de Longaunay, colonel dos nouveaux grenadiers, mort depuis de ses bles- sures. {Id.)

4. Officiers de l'état-major, MM. de Puységur, de Mézières, de Saint-Sauveur, de Saint-George. ( Id. )

5. Le duc d"Havré, colonel du régiment de la Couronne. {Id.)

6. M. le marquis d'Aubetcrre, depuis ambassadeur à Rome. Il y fut chargé des négociations relatives à Tabolition de l'ordre des jésuites. Depuis il a été nommé commandant de Bretagne. La bonté de ses principes d'administration, son inté- grité, son amour du bien, la douceur et la franchise de son caractère, lui ont mérité l'estime publique. (K. )

7. M. de Groissy, avec ses deux enfants, et son neveu M. Duplcssis-Chàtillon, blessés légèrement. {Note de Voltaire.)

t

\i-i%] POÈME DE FONTENOY. 387

Échappe en ce carnage à ta main sanguinaire. Guerchy ^ n'est point frappé-: la vertu peut te plaire. Mais vous, brave d'Aché^ quel sera votre sort? Le ciel sauve à son gré, donne et suspend la mort.

Infortuné Lutteaux, tout chargé de blessures, L'art qui veille à ta vie ajoute à tes tortures ; Tu meurs dans les tourments : nos cris mal entendus Te demandent au ciel, et déjà tu n'es plus,

0 combien de vertus que la tombe dévore ! Combien de jours brillants éclipsés à l'aurore! Que nos lauriers sanglants doivent coûter de pleurs! Ils tombent ces héros, ils tombent ces vengeurs ; Ils meurent, et nos jours sont heureux et tranquilles : La molle volupté, le luxe de nos villes. Filent ces jours sereins, ces jours que nous devons Au sang de nos guerriers, aux périls des Bourbons! Couvrons du moins de fleurs ces tombes glorieuses ; Arrachons à l'oubli ces ombres vertueuses. Vous* qui lanciez la foudre et qu'ont frappé ses coups. Revivez dans nos chants quand vous mourez pour nous.

1. Régnier de Guerchy, d'une ancienne famille de Bourgogne, et dont un des ancêtres avait été tue à la Saint-Barthéleniy (voyez la Henriade, chant II, vers 275), fut fait colonel du régiment du roi après la bataille. Il le commanda pendant la guerre dernière, et se signala surtout à la retraite de Crcvelt, il sauva l'hôpital des blessés, et à celle de Mindon. Sa valeur, une humanité dans la guerre rare même dans ce siècle, son amour de l'ordre et de la discipline, une probité égale- ment incorruptible dans les armées, à la cour et dans les affaires, le soin qu'il prenait de former dans son régiment des sujets utiles à la patrie, soit dans la carrière politique, soit dans l'état militaire, enfin la réunion de toutes les qua- lités d'un brave officier, d'un honnête homme et d'un bon citoyen, ont vérifie ce jugement de M. de Voltaire, qui ne pouvait être alors qu'une espèce de prophétie. Il fut nommé ambassadeur d'Angleterre après la dernière paix.

Nous nous sommes fait un devoir de rendre ici justice à la mémoire de M. le comte de Guerchy, parce qu'il a été calomnié à la fin de sa vie, et depuis sa mort, par un de ces êtres vils qui, à force d'impudence et de méchanceté, parviennent quelquefois à se donner une existence, et acquièrent par leurs excès mêmes une sorte de célébrité, honteuse il est vrai, mais qui peut en imposer à la multitude. (K.) Les noms de baptême du comte de Guerchy étaient Claude-Louis-François. Il était, en 1763, ambassadeur en Angleterre, et eut des discussions avec Treyssac de Vergy. C'est probablement ce Treyssac de Vergy que désignent les mots un de ces êtres vils. (B.)

2. Tous les officiers de son régiment (Royal-dos-Vaisscaux) hors de combat; lui seul ne fut point blessé. (Note de Voltaire.)

3. M. d'Aclié (on l'écrit d'Apcher ), lieutenant général. M. de Lutteaux, lieute- nant général, mort dans les opérations du traitement de ses blessures. (Id.)

4. M. du Brocard, maréchal de camp, commandant l'artillerie, {kl.)

77,

388 POÈME DE FONTENOY. [us]

Eh! quoi serait, grand Dieu! le citoyen barbare, Prodigue de censure, et de louange avare, Qui, peu touché des morts, et jaloux des vivants. Leur pourrait envier mes pleurs et mon encens? Ah ! s'il est parmi nous des cœurs dont Findolence, Insensible aux grandeurs, aux pertes de la France, Dédaigne de m'entendre et de m'encourager, lîéveillez-vous, ingrats, Louis est en danger.

Le feu qui se déploie, et qui, dans son passage. S'anime en dévorant l'aliment de sa rage. Les torrents débordés dans l'horreur des hivers. Le flux impétueux des menaçantes mers, 1 Ont un cours moins rapide, ont moins de violence ^— Que l'épais bataillon qui contre nous s'avance, Qui triomphe en marchant, qui, le fer à la main, A travers les mourants s'ouvre un large chemin. Rien n'a pu l'arrêter; Mars pour lui se déclare. Le roi voit le malheur, le brave, et le répare. Son fils, son seul espoir... Ah! cher prince, arrêtez; portez-vous ainsi vos pas précipités? Conservez cette vie au monde nécessaire.

C Louis craint pour son fils', le fils craint pour son père. Nos guerriers tout sanglants frémissent pour tous deux. Seul mouvement d'effroi dans ces cœurs généreux.

Vous- qui gardez mon roi, vous qui vengez la France, Vous, peuple de héros, dont la foule s'avance, Accourez, c'est à vous de fixer les destins; Louis, son fils, l'État, l'Europe est en vos mains.

Maison du roi, marchez, assurez la victoire; Soubise^ et Pecquigny* vous mènent à la gloire.

1. Un boulet do canon couvrit de terre un homme entre le roi et monseigneur le dauphin; et un domestique de M. le couite d'Argenson fut atteint d'une halle de fusil derrière eux. (Note de Voltaire.)

2. Les gardes, les gendarmes, les chevau-légers, les mousquetaires, sous M. de Montesson, lieutenant général; deux bataillons de gardes françaises et suisses, etc. {Id.)

3. !M le prince de Soubise prit sur lui de seconder M. le comte de La Marck dans lu dérense obstinée du poste d'Antoin; il alla ensuite se mettre à la tête des gendarmes, comme M. de Pecquigny à la tête des chevau-légers : ce qui contribua beauf'oup au gain de la bataille. (Id.)

4. Depuis duc deChaulues. 11 fut membre honoraire de l'.Académie des sciences. On a de hii un ouvrage intitulé Art de diviser les instruments de mathématiques , dans lequel il propose des moyens ingénieux pour rendre ces divisions plus sûres

r

[i78] POEME DE FONTENOV. 38i)

Paraissez, vieux soldats', dont les bras éprouvés Lancent de loin la mort, que de près vous bravez. Venez, vaillante élite, honneur de nos armées; Partez, flèches de feu, grenades- enflammées. Phalanges de Louis, écrasez sous vos coups Ces combattants si fiers, et si dignes de vous. Richelieu, qu'en tous lieux emporte son courage, Ardent, mais éclairé, vif à la fois et sage, Favori de l'Amour, de Minerve et de Mars, Richelieu* vous appelle, il n'est plus de hasards : Il vous appelle; il voit d'un œil prudent et ferme Des succès ennemis et la cause et le terme ; Il vole, et sa vertu secondant vos grands cœurs, Il vous marque la place vous serez vainqueurs.

D'un rempart de gazon, faible et prompte barrière Que l'art oppose à peine à la fureur guerrière, La Marck\ La Vauguyon^, Choiseul, d'un même efl"ort Arrêtent une armée, et repoussent la mort. D'Argenson, qu'enflammaient les regards de son père, La gloire de l'État, à tous les siens si chère, Le danger de son roi, le sang de ses aïeux. Assaillit par trois fois ce corps audacieux. Cette masse de feu qui semble impénétrable. On l'arrête; il revient, ardent, infatigable; Ainsi qu'aux premiers temps par leurs coups redoublés

et plus exactes. 11 avait un véritable talent pour cette partie do la mécanique qui s'occupe de la perfection et de l'exactitude des instruments délicats. Son fils en a montre de plus grands pour la physique, pour la chimie, et les arts qui en dépendent. (K.)

1. Carabiniers, corps institué par Louis XIV. Ils tirent avec des carabines rayées. On sait avec quel éloge le roi les a nommés dans sa lettre. (Note de Voltaire.) La lettre le roi fait l'éloge des carabiniers est celle qu'il écrivit au camp devant ïournay, le 16 mai 1745, aux archevêques et évèquos, pour qu'ils eussent à faire chanter un Te Deiim. Elle est dans le Mercure de mai 1745, page 211. (B.)

2. Grenadiersà cheval, commandés par M. le chevalier de Grille; ils marchaient à la tète de la maison du roi. {Note de Voltaire.)

3. Le marquis d'Argenson, qui n'a point quitté le roi pendant la bataille, a écrit à M. de Voltaire ces propres mots : « C'est M. de Richelieu qui a donné ce conseil, et qui l'a exécuté. ■> [Id.)

4. M. le comte de La Marck, au poste d'Antoin. (Id.)

5. MM. de La Vauguyon, Choisoul-Meusc, etc., aux retranchements faits à la hâte dans le village de Fontenoy. M. de Créqui n'était point à ce poste, comme on l'avait dit d'abord, mais à la tète des carabiniers. (Id.) C'était dans la variante du vers 172 que Voltaire avait parlé inexactement do Créqui. (B.)

390 POEME DE FONTENOY. [203]

[J^es béliers enfonçaient les remparts ébranlés.

Ce brillant escadron \ fameux par cent batailles, Lui par qui Catinat fut vainqueur à Marsailles, Arrive, voit, combat, et soutient son grand nom. Tu suis du Cliastelet, jeune Castelmoron -, - Toi qui touches encore à 1 âge de l'enfance, Toi qui, d'un faible bras qu'aflermit ta vaillance, Reprends ces étendards déchirés et sanglants. Que l'orgueilleux Anglais emportait dans ses rangs. C'est dans ces rangs affreux que Chevrier expire. Monaco perd son sang, et l'Amour en soupire. Anglais, sur du Guesclin deux fois tombent vos coups : Frémissez à ce nom si funeste pour vous.

Mais quel brillant héros, au milieu du carnage, Renversé, relevé, s'est ouvert un passage? Riron ^, tels on voyait dans les plaines d'Ivry Tes immortels aïeux suivre le grand Henri ; Tel était ce Crillon *, chargé d'honneurs suprêmes. Nommé brave autrefois par les braves eux-mêmes ; Tels étaient ces d'Aumonts, ces grands Montmorencys, Ces Créquis si vantés renaissant dans leurs fils ^ ; Tel se forma Turenne au grand art de la guerre. Près d'un autre Saxon ^ la terreur de la terre.

Quand la justice et Mars, sous un autre Louis^

Frappaient laigle d'Autriche et relevaient les lis. Comment ces courtisans doux, enjoués, aimables, Sont-ils dans les combats des lions indomptables?

1. Quatre escadrons de la gendarmerie arrivèrent après sept heures de marche, et attaquèrent. {Note de Voltaire.)

2. Un cheval fougueux avait emporté le porte-étendard dans la colonne anglaise. M. de Castelmoron, âge de quinze ans, lui cinquième, alla le reprendre au milieu du camp des ennemis. M. de Bcllet commandait ces escadrons de gendarmerie; il eut un cheval tué sous lui, aussi hicn que M. de Chimènes, en reformant une brigade. (/d.) Voltaire écrivait Chimènes, comme on le prononçait, le nom du marquis de Ximenès, mort en 1817. Ximenès remercia Voltaire de l'avoir mentionné. (B.)

3. M. le duc de Biron eut le commandement de l'infanterie, quand M. de Lut- teaux fut hors de combat; il chargea successivement à la tète de presque toutes les brigades. {Note de Voltaire.)

4. Le duc de Crillon. Il vient de prendre Mahon, et le roi d'Espagne l'a recom- pensé de cette conquête importante (1782), en lui donnant la grandesse, le titre de capitaine général, et surtout en le chargeant du siège de Gibraltar. (K.)

5. M. de Luxembourg, .M. de Logni, et M. de Tingry. {Note de Voltaire.)

C, Le duc de Saxe-\\'eimar, sous qui le vicomte de Turenne fit ses premières campagnes. M. de Turenne est arrière-neveu de ce grand homme. {Id.)

[i3o; POÈME DE FONTENOY. 391

Quel assemblage heureux de grâces, de valeur!

Boufflers, Meuse, d'Ayen, Duras, bouillants d'ardeur,

A la voix de Louis courez, troupe intrépide.

Que les Français sont grands quand leur maître les guide!

Us l'aiment, ils vaincront; leur père est avec eux :

Son courage n'est point cet instinct furieux,

Ce courroux emporté, cette valeur commune ;

IMaître de son esprit, il l'est de la fortune ;

Rien ne trouble ses sens, rien n'éblouit ses yeux : -^ Il marche ; il est semblable à ce maître des dieux ( Qui, frappant les Titans et tonnant sur leurs têtes, UD'un front majestueux dirigeait les tempêtes ;

Il marche, et sous ses coups la terre au loin mugit,

L'Escaut fuit, la mer gronde, et le ciel s'obscurcit. Sur un nuage épais que, des antres de l'Ourse,

Les vents affreux du nord apportent dans leur course,

Les vainqueurs des Valois descendent en courroux :

« (Uimberland, disent-ils, nous n'espérons qu'en vous;

Courage, rassemblez vos légions altières;

Bataves, revenez, défendez vos barrières ;

Anglais, vous que la paix semble seule alarmer.

Vengez-vous d'un héros qui daigne encor l'aimer :

Ainsi que ses bienfaits craindrez-vous sa vaillance? »

Mais ils parlent en vain ; lorsque Louis s'avance

Leur génie est dompté, l'Anglais est abattu,

Et la férocité* le cède à la vertu. Clare avec l'Irlandais, qu'animent nos exemples.

Venge ses rois trahis, sa patrie, et ses temples.

Peuple sage et fidèle, heureux Helvétiens-,

Nos antiques amis et nos concitoyens,

Votre marche assurée, égale, inébranlable.

Des ardents Neustriens'^ suit la fougue indomptable.

Ce Danois*, ce héros qui, des frimas du Nord,

1. Ce reproche de férocité ne tombe que sur le soldat, et non sur les officiers, qui sont aussi généreux que les nôtres. On m'a écrit que, lorsque la colonne an- glaise déborda Fontenoy, plusieurs soldats de ce corps criaient : ce A^o quarter, no quarter! Point de quartier! » {Note de Voltaire.)

2. Los régiments de Diesbach, de Betens et de Courten, etc., avec des batail- lons des gardes suisses. (Id.)

3. Le régiment de Normandie, qui revenait à la cbarge sur la colonne anglaise, tandis que la maison du roi, la gendarmerie, les carabiniers, etc., fondaient sur elle, (/d.)

4. M. de Lowendahl. {Id.)

392 POEME DE FONTE NO Y. M

Par le dieu des combats fut conduit sur ce bord,

Admire les Français qu'il est venu défendre ;

Mille cris redoublés près de lui font entendre :

« Rendez-vous, ou mourez, tombez sous notre efibrt. »

C'en est fait, et l'Anglais craint Louis et la mort.

Allez, brave d'Estrée', aclievez cet ouvrage; Encbaînez ces vaincus échappés au carnage; Que du roi qu'ils bravaient ils implorent l'appui : Ils seront fiers encore, ils n'ont cédé qu'à lui*.

Bientôt vole après eux ce corps fier et rapide ' Qui, semblable au: dragon qu'il eut jadis pour guide, Toujours prêt, toujours prompt, de pied ferme, en courant, Donne de deux combats le spectacle effrayant. ^'est ainsi que l'on voit, dans les champs des Numides, Différemment armés, des chasseurs intrépides; Les coursiers écumants franchissent les guérets ; On gravit sur les monts, on borde les forêts ; Les pièges sont dressés; on attend, on s'élance; Le javelot fend l'air, et le plomb le devance. Les léopards sanglants, percés de coups divers, D'affreux rugissements font retentir les airs ; [jDans le fond des forêts ils vont cacher leur rage,

Àli! c'est assez de sang, de meurtre, de ravage; Sur des morts entassés c'est marcher trop longtemps: Noailles*, ramenez vos soldats triomphants; (Mars voit avec plaisir leurs mains victorieuses Tramer dans notre camp ces machines affreuses, Ces foudres ennemis contre nous dirigés : Venez lancer ces traits que leurs mains ont forgés; Qu'ils renversent par vous les murs de cette ville, Du Batave indécis la barrière et l'asile,

1. M. le comte d'Estrces à la tète de sa division, et M. de Brionnc à la tète de son régiment, avaient enfoncé les grenadiers anglais, le sabre à la main. {Note de Voltaire.)

2. Depuis saint Louis, aucun roi de France n'avait battu les Anglais en per- sonne, en bataille rangée. (Id.)

3. On envo3-a quelques dragons à la poursuite : ce corps était commandé par M. le duc de Ghevrousc, qui s'était distingué au combat de Saliy, oîi il avait reçu trois blessures. L'opinion la plus vraisemblable sur l'origine du mot dragon est qu'ils i)ortèrent un dragon dans leurs étendards, sous le maréclial de Brissac, qiti institua ce corps dans les guerres du Piémont. {Id.)

4. Le comte de iXoailles attaqua de son côté la colonne d'infanterie anglaise avec une brigade de cavalerie, qui prit ensuite des canons. {Id.)

■ir: POliMH \)E l'ONTKXOV. 39.5

Ces premiers fondements* de l'empire des lis, Par les mains de mon roi pour jamais affermis.

Déjà Tournay se rend, déjà (land s'épouvante : Cliarles-Quint s'en émeut; son ombre gémissante Pousse un cri dans les airs, et fuit de ce séjour pour vaincre autrefois le ciel le mit au jour : Il fuit; mais quel objet pour cette ombre alarmée! Il voit ces vastes champs couverts de notre armée ; L'Anglais deux fois vaincu, cédant de toutes parts. Dans les mains de Louis laissant ses étendards ; Le Belge en vain caché dans ses villes tremblantes ; Les murs de Gand- tombés sous ses mains foudroyantes; Et son char de victoire, en ces vastes remparts,

rjilcrasant le berceau du plus grand ^ des césars ; Ostende, qui jadis a, durant trois années*, Bravé de cent assauts les fureurs obstinées. En dix jours à Louis cédant ses murs ouverts. Et l'Anglais frémissant sur le trône des mers. Erançais, heureux guerriers, vainqueurs doux et terribles, Revenez, suspendez dans nos temples paisibles Ces armes, ces drapeaux, ces étendards sanglants; Que vos chants de victoire animent tous nos chants : Les palmes dans les mains nos peuples vous attendent; Nos cœurs volent vers vous, nos regards vous demandent : Vos mères, vos enfants, près de vous empressés, Encor tout éperdus de vos périls passés, Vont baigner, dans l'excès d'une ardente allégresse, Vos fronts victorieux de larmes de tendresse. Accourez, recevez, à votre heureux retour, Le prix de la vertu par les mains de l'amour.

1. Tournay, principale ville des Français sous la première race, dans laquelle on a trouvé le tombeau de Childéric. {Note de Voltairp.)

2. La ville de Gand soumise à Sa Majesté le il juillet, après la défaite d'un corps d'Anglais par M. du Cliaila, à la tète des brigades de Grillon et de Norman- die, le régiment de Grassin. (Id.)

3. Des césars modernes. {Id.) Comme Voltaire l'a dit dans un vers ci-dessus, c'est à Gand que Charles-Quint avait reçu le jour. (B.)

i. Elle fut prise en 1604 par Ambroisc Spinola, après trois ans et trois mois de siège. {Note de Voltaire.)

FIN DU POEME DE FONTENOY.

VARIANTES

DU POÈME DE FONTENOY.

Vors 17 2. Après ce vers, dans les premières éditions on lisait :

D'un rempart de gazon, faible et prompte barrière Que l'art oppose à peine à la fureur guerrière, La Vauguyon et Crcqui, d'un indomptable effort, Arrêtent une armée et repoussent la mort.

Une note apprenait que les mots un rempart de gazon désignent les redoutes.

Ces vers, qui étaient encore dans la cinquième édition, ne sont plus dans la sixième. Ils furent changés comme inexacts, et transposés ; voyez la note 5 de la page 389. (B.)

Vers 308. Après ce vers, il y avait :

Français, heureux Français, peuple doux et paisible,

C'est peu qu'en vous guidant Louis soit invincible;

C'est peu que, le front calme et la mort dans les mains,

Il ait lancé la foudre avec des yeux sereins;

C'est peu d'être vainqueur, il est modeste et tendre;

11 honore de pleurs le sang qu'il vit répandre;

Entouré de héros qui suivirent ses pas,

Il prodigue l'éloge et noie reçoit pas;

11 veille sur des jours hasardés pour lui plaire.

Le monarque est un homme, et le vainqueur un père.

Ces captifs tout sanglants, portés par nos soldats.

Par leur main triomphante arrachés au trépas.

Après ces jours de sang, d'horreur et de furie.

Ainsi qu'en leurs foyers, au sein de leur patrie.

Des plus tendres bienfaits éprouvent les douceurs,

Consolés, secourus, servis par les vainqueurs.

O grandeur véritable! ô victoire nouvelle!

Eh ! quel cœur ulcéré d'une haine cruelle.

Quel farouche ennemi pfr-ut n'aimer pas mon roi.

Et ne pas souhaiter d'être sous sa loi?

11 étendra son bras, et calmera l'Empire.

Déjà Vienne se tait, déjà Londres l'admire.

VARIANTES DU POIÎME DE FONÏENOV. 393

La Bavière, confuse au bruit de ses exploit?,

Gémit d'avoir quitte le protecteur des rois.

Naplc est en sùroté, la Sardaignc eu alarmes.

Tous les rois de son sang triomphent par ses armes;

Et de l'Èbre ;\ la Seine en tous lieux on entend :

Il Le plus aime dos rois est aussi le plus grand. »

Ah ! qu'on ajoute encore à ce titre suprême

Ce nom si cher au monde et si cher à lui-même.

Ce prix de ses vertus qui manque à sa valeur.

Ce titre auguste et saint de pacificateur !

Que de ses jours si beaux, de qui nos jours dépendent,

La course soit tranquille, et les bornes s'étendent!

Ramonez ce héros, ô vous qui l'imitez, Guerriers qu'il vit combattre et vaincre à ses cotes. *Les palmes dans les mains, etc.

t

I

LETTRE CRITIQUE'

D'UNE BELLE DAME

A UN BEAU MONSIEUR DE PARIS

SUR r. E VoKME DE LA BATAILLE DB FONTENOY

('1743)

Je ne sais pas, monsieur, pourquoi j'ai pu lire jusqu'au bout ce poëme de la bataille de Fontenoy. C'est un ouvrage qui roule tout entier sur des faits vrais et récents : y a-t-ii rien de plus insipide pour des esprits comme les nôtres, si solidement nourris de la lecture du Prince Titl- et de Zerbinette?

Vous vous souvenez que nous étions à l'Opéra le jour qu'on donna cette vilaine bataille, et que nous fîmes un souper déli- cieux qui dura quatre heures, après quoi nous gagnâmes cent louis au cavagnole, en nous plaignant furieusement et infininienl de la misère du temps.

L'auteur du poëme prétend que nous avons beaucoup d'obli- gation au roi de gagner des batailles en personne, et de prendre des villes, afin que nous jouissions tranquillement à Paris du fruit de ses travaux, et des dangers il s'expose. Quelle sottise! Je vou- drais bien savoir si les dames de Londres se réjouissent moins parce que le duc de Cumberland a été bien battu. Je ne sais qui a fait cette rapsodie, mais il connaît bien mal le monde.

Que m'importe, à moi, que quatre ou cinq officiers de l'état-

1. Les éditeurs de Kehl avaient place cette Lettre critique dans la Correspon- dance k la suite d'une lettre au marquis d'Argenson du 25 juin 1745. Mais dans Yet'rata faisant partie de leur soixantc-et-dixième volume in-8°, ils disaient: «Cette réponse aux détracteurs du Poëme de Fontenoy aurait été mieux placée dans les notes, à la suite de ce poëme. Mais l'original de cette pièce, écrit de la main de l'auteur, a été communiqué trop tard. »

2. Ouvrage de Saint-Hyacinthe, 1735 et 1730, 2 vol. in-12; 1752, 3 vol. in-12.

398 LETTRE CRITIQUE.

major aient été blessés? j'ai bien affaire qu'on me les nomme ! Ils ont versé, dit-on, leur sang pour nous sous les yeux de leur roi, et les louanges qu'on leur donne sont une juste récompense et un aiguillon de la gloire; mais, si cela était, il aurait nous donner une liste des morts et des blessés. J'ai un parent, lieutenant de milice, qui a reçu un coup de fusil dans la manche. Pourquoi parle-t-il plutôt des autres que de mon parent ? J'aurais été fort aise de trouver son nom; mais toutes les choses qui ne m'inté- ressent pas personnellement, ou qui ne sont pas des romans nou- veaux, m'ennuient /■poiirnntablement, horriblement.

On dit que M. le maréchal de Saxe est fort content de l'endroit qui le regarde ; je le trouve bien indulgent.

Maurice, qui, touchant à l'infernalo rive, Rappelle pour son roi son âme fugitive. Et qui demande à Mars, dont il a la valeur, De vivre encore un jour, et de mourir vainqueur.

(Vers 25-28.)

M. l'abbé de *** nous a fait remarquer judicieusement le ridi- cule de nommer un homme par son nom de baptême, et de le faire ensuite prier le dieu Mars. J'ai bien senti l'impertinence de dire qu'un maréchal de France est prêt à descendre sur l'infernale rive, quand il est dangereusement malade. Je trouve fort mauvais, moi, lorsque j'ai la migraine après avoir joué toute la nuit, qu'on vienne me dire que j'ai mauvais visage. On prétend qu'en effet M. le maréchal de Saxe, après la victoire, dit au roi qu'il n'avait demandé au ciel que ce jour de vie, pour voir triompher Sa Majesté : permis à lui de penser de cette façon ; mais, en vérité, cela est bien déplacé dans un poème, qui ne doit donner que des idées douces et riantes.

Pourquoi dit-il que le duc de Grammont

dans l'ÉIysée emporte la douleur

D'ignorer en mourant si son maître est vainqueur ?

(Vers 107-108.)

Voilà un sentiment que je n'ai vu dans aucun des petits romans que je lis. Je voudrais bien savoir si on a de ces idées-là quand on a la cuisse emportée d'un boulet de canon. On me répond à cela que le duc de Grammont aimait véritablement le roi, et qu'il pouvait très-bien avoir eu de pareils sentiments à sa mort : faible réponse, misérable évasion, dont vous sentez la petitesse.

LETTRE CRITIQUE. :m

Je me soucie fort peu qu'il me nomme tous les lieutenants généraux qui étaient chacun à leur poste. Ne voilà-t-il pas une chose bien extraordinaire d'être à son poste! Un franc pédant, qui est tout plein de son Homère, nous a voulu persuader (juc c'est ainsi que ce vieux Grec s'y prenait dans son roman de l'Iliade, et que Virgile l'avait imité ; vous savez comme nous l'avons reçu avec son Homère et son Virgile: je ne crois pas qu'on s'avise de les citer dorénavant devant vous ni devant moi. J'entends dire à de fort habiles gens que ces rêveurs-là sont tout à fait passés de mode , et qu'un homme qui écrirait dans leur goût ne serait pas toléré aujourd'hui. On dit qu'ils poussaient le ridicule jusqu'à faire une description détaillée des blessures d'anciens héros imaginaires :si cela est, il est bien clair que rien n'est plus impertinent que de parler des blessures que nos officiers ont reçues réellement depuis peu, puisque Virgile ne parlait que de gens qui avaient été blessés deux mille ans auparavant.

On m'a assuré qu'Homère employait un livre tout entier à faire rénumération de toutes les troupes de la Grèce : pourquoi donc ne peindre qu'en peu de vers les grenadiers, les carai)iniers, la maison du roi, les dragons? S'il y avait eu davantage de ces pein- tures, il est vrai que je n'aurais jamais lu cet ouvrage; et c'est précisément ce que je voulais : car, en vérité, je l'ai lu malgré moi, et je ne sais pas pourquoi quelques personnes, à l'article de M. du Brocard, de M, de Craon, et du duc de Grammont, ont versé des larmes. On ne peut s'attendrir ainsi que par esprit de cabale : mais je vous réponds que nous en ferons une bien vio- lente contre l'auteur et ses adhérents.

Premièrement, nous dirons qu'il est Anglais ; et on le voit assez par l'épithôte de brave qu'il donne au duc de Cumberland, qui est venu attaquer Sa Majesté. Nous déchaînerons contre lui tout Paris, qu'il a si indignement attaqué par ces détestables vers :

Ils tombent ces liéros, ils tombent ces vengeurs;

Ils meurent, et nos jours sont heureux et tranquilles :

La molle volupté, le luxe de nos villes,

Filent ces jours sereins, ces jours que nous devons

Au sang de nos guerriers, aux périls des Bourbons.

(Vers 1-40, etc.)

C'est moi, sans doute, et toute ma société, qu'il a eus en vue ; mais nous le perdrons à la cour de Hanovre. Nous ferons voir à toute la terre que son ouvrage est plein de mensonges.

400 LETTRE CRITIQUE.

Il y a lin jeune oflicier ' dont il dit dans ses notes que le cheval a été tué sous lui, et nous savons de science certaine, par le gaze- tier de Cologne, que ce cheval n'a eu que trois balles dans le corps, et qu'un maréchal a promis, foi d'homme d'honneur, de le guérir. Il y a bien d'autres impostures pareilles, qu'on relèvera, aussi l)ien que l'insolence de faire cinq ou six éditions de cette pièce ridicule, pour faire plaisir à son libraire. Kncore je lui l)ardonnerais s'il avait dit quelque petit mot de moi, et s'il avait parlé de ma beauté à propos de la bataille de Fontenoy. Il pou- \ait très-bien dire qu'un de ces jeunes officiers, dont il vante les grâces, a été amoureux deux jours d'une de mes cousines, et qu'il voulut même lui faire une infidélité pour moi, le premier jour : et assurément on peut dire que ma cousine ne me valait pas ; elle a trois ans et demi de i)liis que moi, et elle est toute engoncée. C'est de quoi je veux vous entretenir ce soir à fond, car, en vérité, je suis très-fàchée contre ma cousine.

Adieu, monsieur, le cavagnole- m'attend.

1. Le marquis de Xiincnès.

2. Jeu de cartes fort en vogao.

ODES

Odes.

26

I!

ODES

ODE I.

SLR SAINTE GENEVIÈVE.

(Imitation d'une ode latine, par le R. P. Lejai'.) (17092)

Qii'apeiTois-je ! est-ce une déesse Qui s'olTre à mes regards surpris? Son aspect répand l'allégresse, Et son air charme mes esprits. Xjïï flambeau brillant de lumière, Dont sa chaste main nous éclaire, Jette un feu nouveau dans les airs. Quels sons, quelles douces merveilles, Viennent de frapper mes oreilles Par d'inimitables concerts?

Un chœur d'esprits saints l'environne, Et lui prodigue des honneurs ; Les uns soutiennent sa couronne, Les autres la parent de fleurs. 0 miracle ! ô beautés nouvelles ! Je les vois, déployant leurs ailes,

1 . Professeur de rhétorique de Voltaire.

5. La première édition est in-4'', et ne porto point de date; mais on lit au Las: François Arouet, étudiant en rhétorique, et pensionnaire au collège de Louis le Grand; ce qui indique l'époque de sa composition. Mercier de Saint-Léger la réim- prima en 1759, dans le recueil A, B, C, tome III, page 203. Cotte ode n'est pas dans les éditions de Kehl. C'est en 1817, dans l'édition en douze volumes jn-S", qu'elle fut admise dans les OEuures de Voltaire. (B.)

U)V ODE I.

L'

r.l

Former un trône sous ses pieds. Ah ! je sais qui je vois paraître ! Franco, pouvez-vous méconnaître L'héroïne que vous voyez ?

Oui, c'est vous que Paris révère Comme le soutien de ses lis : Geneviève, illustre bergère, Quel bras les a mieux garantis? Vous qui, par d'invisibles armes, Toujours au fort de nos alarmes Nous rendîtes victorieux, Voici le jour la mi-moire De vos bienfaits, de votre gloire, Se renouvelle dans ces lieux.

Du milieu d'un brillant nuage Vous voyez les humbles mortels Vous rendre à l'envi leur hommage. Prosternés devant vos autels ; Et les puissances souveraines Remettre entre vos mains les rênes D'un empire à vos lois soumis. Reconnaissant et plein de zèle. Que n*ai-je su, comme eux fidèle, Acquitter ce que j"ai promis !

Mais, hélas! que ma conscience M'offre un souvenir douloureux! Une coupable indifférence M'a pu faire oublier mes vœux. Confus, j'en entends le murmure. Malheureux! je suis donc paijure! Mais non ; fidèle désormais, Je jure ces autels antiques. Parés de vos saintes reliques, D'accomplir les vœux que j'ai faits '.

t. Lors de la réimpression faite en 1759, Fréron {Année littéraire, 1759. tome VI, page 137 ) fit sur cotte strophe la singulière remarque que voici: « Ces vœux sont de faire hommage de tous ses écrits à sainte Geneviève, qu'il appelle

[5o] SUR SAINTE GENEVli:VE. 405

Vous, tombeau sacré que jlionore, Enrichi des dons de nos rois, Et vous, bergère que j'implore, Écoutez ma timide voix. Pardonnez à mon impuissance, Si ma faible reconnaissance Ne peut égaler vos faveurs. Dieu même, à contenter facile. Ne croit point l'offrande trop vile Que nous lui faisons de nos cœurs.

Les Indes, pour moi trop avares, Font couler l'or en d'autres mains : Je n'ai point de ces meubles rares Qui flattent l'orgueil des humains. Loin d'une fortune opulente. Aux trésors que je vous présente Ma seule ardeur donne du prix ; Et si cette ardeur peut vous plaire, Agréez que j'ose vous faire Un hommage de mes écrits.

Eh quoi ! puis-je dans le silence Ensevelir ces nobles noms De protectrice de la France Et de ferme appui des Bourbons ? Jadis nos campagnes arides. Trompant nos attentes timides, Vous durent leur fertilité; Et, par votre seule prière, Vous désarmâtes la colère Du ciel contre nous irrité.

La Mort même, à votre présence, Arrêtant sa cruelle faux, Rendit des hommes à la France, Qu'allaient dévorer les tombeaux. Maîtresse du séjour des ombres. Jusqu'au plus profond des lieux sombres

sa bergère. Croyez-vous que tous ses ouvrages méritent en effet d'être dédiés à cette sainte? » (B.)

406 ODE I.

Vous fîtes révérer vos lois. Ah ! n'étes-vous plus notre mère, Geneviève ? ou notre misère Est-elle moindre qu'autrefois?

Regardez la France en alarmes, Qui de vous attend son secours ! En proie à la fureur des armes. Peut-elle avoir d'autre recours? Nos fleuves, devenus rapides Par tant de cruels homicides, Sont teints du sang de nos guerriers: Chaque été forme des tempêtes Qui fondent sur d'illustres têtes, Et frappent jusqu'à nos lauriers.

Je vois en des villes brûlées Régner la mort et la terreur ; Je vois des plaines désolées Aux vainqueurs mêmes faire horreur. Vous qui pouvez finir nos peines. Et calmer de funestes haines. Rendez-nous une aimable paix ! Que Bellone, de fers chargée Dans les enfers soit replongée, Sans espoir d'en sortir jamais!

ODE II.

SUR LE VŒU DE LOUIS Xlin.

(1712)

Du Roi des rois la voix puissante S'est fait entendre dans ces lieux. L'or brille, la toile est vivante, Le marbre s'anime à mes yeux. Prêtresses de ce sanctuaire, La Paix, la Piété sincère, La Foi, souveraine des rois. Du Très-Haut filles immortelles. Rassemblent en foule autour d'elles Les Arts animés par leurs voix.

0 Vierges, compagnes des justes, Je vois deux héros prosternés^ Dépouiller leurs bandeaux augustes Par vos mains tant de fois ornés.

1. Ce fut Louis XIV qui accomplit le vœu de son père, en faisant construire le chœur do l'église Notre-Dame de Paris.

Cette ode, faite en 1712, concourut pour le prix de poésie de l'Académie fran- çaise, adjuge en 1714. L'auteur à dix-huii ans fut vaincu par l'abbé du Jarry, qui on avait soixante-cinq, ot dont le poëme commençait ainsi :

Enfin le jour paraît le saint tabcrnaclo D'ornements enrichi nous offre un beau spectacle, etc.

Le reste était dans ce goût. Ces vers-ci étaient surtout fort remarquables :

Pôles glacés, brûlants, sa gloire connue

Jusqu'aux bornes du monde est chez vous parvenue, etc. (K.)

La pièce de l'abbé du Jarry a été le sujet d'observations de Voltaire. (B.)

2. Les statues de Louis XIII et de Louis XIV sont aux deux côtés de l'autel. {Note de Voltaire.)

408 ODE II. [uj

Mais quelle puissance céleste Imprime sur leur Iront modeste Cette suprême majesté, Terrible et sacré caractère Dans qui Tœil étonné révère Les traits de la Divinité?

L'un voua ces fameux portiques ; Son fils vient de les élever. Oh! que de projets héroïques Seul il est digne d'achever! C'est lui, c'est ce sage intrépide Qui triompha du sort perfide Contre sa vertu conjuré: Et de la discorde étouffée Vint dresser un nouveau trophée Sur l'autel qu'il a consacré*.

Telle autrefois la cité sainte Vit le plus sage des mortels Du Dieu qu'enferma son enceinte Dresser les superbes autels ; Sa main, redoutable et chérie, Loin de sa paisible patrie Écartait les troubles affreux ; Et son autorité tranquille Sur un peuple à lui seul docile Faisait luire des jours heureux,

0 toi, cher à notre mémoire, Puisque Louis te doit le jour. Descends du pur sein de la gloire, Des bons rois éternel séjour; Revois les rivages illustres ton fils depuis tant de lustres Porte ton sceptre dans ses mains ; Reconnais-le aux vertus suprêmes Qui ceignent de cent diadèmes Son front respectable aux humains.

i, La paix faite avec l'empereur, dans le temps que le chœur a été achevé. ( Note de Voltaire.)

[5o] SUR LE VŒU DE LOUIS XIIL iOO

Viens : la Chicane insinuante,

Le Duel armé par l'AfTront,

La Révolte pâle et sanglante,

Ici ne lèvent plus le front.

Tu vis leur cohorte ctïrénée

De leur haleine empoisonnée

Souffler leur rage sur tes lis;

Leurs dents, leurs flèches, sont hrisées.

Et sur leurs têtes écrasées

Marche ton invincihle fils.

Viens sous cette voûte nouvelle. De l'art ouvrage précieux; brûle, allumé par son zèle, L'encens que tu promis aux cieux. Offre au Dieu que son cœur révère Ses vœux ardents, sa foi sincère, Humble tribut de piété. Voilà les dons que tu demandes : (irand Dieu! ce sont les offrandes Que tu reçois dans ta bonté.

Les rois sont les vives images Du Dieu qu'ils doivent honorer. Tous lui consacrent des hommages ; Combien peu savent l'adorer! Dans une offrande fastueuse Souvent leur piété pompeuse Au ciel est un objet d'horreur; Sur l'autel que l'Orgueil lui dresse Je vois une main vengeresse Montrer l'arrêt de sa fureur \

Heureux le roi que la couronne N'éblouit point de sa splendeur; Qui, fidèle au Dieu qui la donne. Ose être humble dans sa grandeur; Qui, donnant aux rois des exemples. Au Seigneur élève des temples,

1. « Apparucrunt, digiti quasi manus hominis scribcntis. » [Daniel, cliap. v, vers. 5. ] {Note de Voitaire.)

410 ODE II. [86]

Dos asiles aux malheureux : Dont la clairvoyante justice Démêle et confond l'artifice De l'hypocrite ténébreux!

Assise avec lui sur le trône, La Sagesse est son ferme appui. Si la Fortune l'abandonne, Le Seigneur est toujours à lui : Ses vertus seront couronnées D'une longue suite d'années, Trop courte encore à nos souhaits ; Et l'Abondance dans ses villes Fera germer ses dons fertiles, Cueillis par les mains de la Paix.

PRIÈRE POUR LE ROP.

Toi qui formas Louis de tes mains salutaires. Pour augmenter ta gloire, et pour combler nos vœux, Grand Dieu, qu'il soit encor l'appui de nos neveux, Comme il fut celui de nos pères!

i. Toutes les pièces de concours devaient finir par une prière pour le roi. (K.)

ODE III.

SUR LES MALHEURS DU TEMPS».

(1713)

Aux maux les plus affreux le ciel nous abandonne : Le désespoir, la mort, la faim- nous environne; Et les dieux, contre nous soulevés tant de fois, Équitables vengeurs des crimes de la terre,

Ont frappé du tonnerre

Les peuples ot les rois.

Des plaines de Tortose^ aux bords du Borysthène Mars a conduit son char, attelé par la Haine : Les vents contagieux ont volé sur ses pas ; Et, soufflant de la mort les semences funestes,

Ont dévoré les restes

Échappés aux combats.

D'un monarque puissant la race fortunée Remplissait de son nom l'Europe consternée : Je n'ai fait que passer, ils étaient disparus " ;

1. Ceci n'est pas une pièce de concours comme la précédente. Le poète nous peint en toute vérité la désolation du royaume dans les dernières années du règne de Louis XIV. (G. A.)

2. Variante :

Le désespoir, la faim, la mort...

3. Variante ;

4. Variante ;

Des rivages de l'Èbre...

J'ai passé : de la terre ils étaient disparus. Et le peuple abattu, que sa misère étonne, Les cherche près du trône.

Racine a dit dans Esther, acte III, scène ix :

Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus. Voltaire, dans son épître à Villotte, intitulée les Adieux du Vieillard^ a replacé le premier des trois vers que je donne ici en variante. (B.)

412 ODE III. [is]

Et le peuple abattu, que ce malheur étonne, Les cherche auprès du trône, Et ne les trouve plus^

Peuples, reconnaissez la main qui vous accable ; Ce n'est point du destin l'arrêt irrévocable, C'est le courroux des dieux, mais facile à calmer : Méritez d'être heureux, osez quitter le vice ;

C'est par ce sacrifice

Qu'on peut le désarmer.

Rome, en sages héros autrefois si fertile ; Rome, jadis des rois la terreur ou l'asile ; Rome fut vertueuse et dompta l'univers : Mais l'Orgueil et le Luxe, enfants de la Victoire,

Du comble de la gloire

L'ont mise dans les fers-.

Quoi ! verra-t-on toujours de ces tyrans serviles. Oppresseurs insolents des veuves, des pupilles, Élever des palais dans nos champs désolés? Verra-t-on cimenter leurs portiques durables

Du sang des misérables

Devant eux immolés ?

Élevés dans le sein d'une infâme avarice. Leurs enfants ont sucé le lait de l'Injustice, Et dans les tribunaux vont juger les humains : Malheur à qui, fondé sur la seule innocence,

A mis son espérance

En leurs indignes mains!

Des nobles cependant l'ambition captive S'endort entre les bras de la Mollesse oisive, Et ne porte aux combats que des corps languissants. Cédez, abandonnez à des mains plus vaillantes

Ces piques trop pesantes

Pour vos bras impuissants.

1. Le dauphin et son flls, le duc de Bourgogne et sa femme, venaient de rir tous quatre. (G. A.)

2. Variante :

La plongèrent aux fors.

[48^ SUR LES MALHEURS DU TEMPS. 413

Voyez cette beauté sons les yeux de sa mère*; Elle apprend en naissant l'art dangereux de plaire, Et d'exciter en nous de funestes penchants ; Son enfance prévient le temps d'être coupable :

Le Vice trop aimable

Instruit ses premiers ans.

Bientôt, bravant les yeux de l'époux qu'elle outrage, Elle abandonne aux mains d'un courtisan volage De ses trompeurs appas le charme empoisonneur : Que dis-je ! cet époux, à qui l'hymen la lie,

Trafiquant l'infamie,

La livre au déshonneur.

Ainsi vous outragez les dieux et la nature ! Oh ! que ce n'était pas de cette source impure Qu'on vit naître les Francs, des Scythes successeurs, Qui, du char d'Attila détachant la Fortune,

De la cause commune

Furent les défenseurs !

Le citoyen alors savait porter les armes; Sa fidèle moitié, qui négligeait ses charmes, Pour son retour heureux préparait des lauriers. Recevait de ses mains sa cuirasse sanglante,

Et sa hache fumante

Du trépas des guerriers.

Au travail endurci leur superbe courage Ne prodigua jamais un imbécile hommage A de vaines beautés, à leurs yeux sans appas ; Et d'un sexe timide et pour la mollesse

Ils plaignaient la faiblesse,

Et ne l'adoraient pas.

De ces sauvages temps l'héroïque rudesse Leur dérobait encor- la délicate adresse

1. Cette strophe a quelque rapport avec les vers d'Horace (livre III, ode vi) :

Motus doceri gaudet lonios Maturavirgo. (B.)

2. Variante:

Leur laissait ignorer...

4li ODE III.

D'excuser leurs forfaits par un subtil détour; c\\ Jamais en n'entendit leur bouclie peu sincère Donner h l'adultère Le tendre nom d'amour.

Mais insensiblement l'adroite Politesse, Des cœurs efféminés souveraine maîtresse, Corrompit de nos mœurs l'austère pureté, Et, du subtil Mensonge empruntant l'artifice.

Bientôt à l'injustice

Donna Pair d'équité.

Le Luxe à ses côtés marche avec arrogance ; L'or qui naît sous ses pas s'écoule en sa présence Le fol Orgueil le suit : compagnon de l'Erreur, Il sape des États la grandeur souveraine, De leur chute certaine Brillant avant-coureur*.

1. Comme on le voit, il y a dans cette ode bien des réminiscences d'Athahe.

ODE IV.

LE VRAI DIEU\

Se peut-il que dans ses ouvrages L'homme aveugle ait mis son appui, Et qu'il prodigue ses hommages A des dieux moins divins que lui ? Jusqu'à quand, par d'affreux blasphèmes, Rendrons-nous des honneurs suprêmes Aux métaux qu'ont formés nos mains? Jusqu'à quand l'encens de la terre Ira-t-il grossir le tonnerre Prêt à tomber sur les humains?

Descends des demeures divines,

Grand Dieu : les temps sont accomplis ;

L'Erreur enfin sur ses ruines

Va voir des temples rétablis.

Un jour pur commence à paraître;

Sur la terre un Dieu vient de naître

i. C'est sous le nom d'Arouct que cette ode est imprimée dans le Nouveau Choix de pièces de poésie, 1715, deux parties, petit in-8°. Elle fait aussi partie du Portefeuille trouvé, ou Tablettes d'un curieux, 1757, deux volumes in-1'2 Elle a même été admise dans la Collection complète des OEuvres de M. de Voltaire, 1770-75, 48 vol. in-8" ; c'est au tome XXIII qu'elle se trouve, ainsi que l'ode Sur sainte Geneviève.

En 1773, Voltaire, dans sa note quatrième du Dialogue de Pégase et du Vieillard, désavoua l'ode intitulée le Vrai Dieu, et dit que l'auteur était un jésuite nommé Lefèvre ; mais il ne parle pas de l'ode Sur sainte Geneviève, qu'on ne peut lui contester.

Le Mercure de janvier 1773, tome I, pages 5-10, contient une ode signée Lefè- vre, et intitulée le Triomphe de la Ueligion.

Voltaire désavoue encore l'ode sur le Vrai Dieu dans sa Lettre de M. de La Vis- cîède. L'édition dos OEuvres de Voltaire, Paris, Lefèvre et Déterville, 1817, 42 vol. in-8° (y compris ,1a table), est la première qui contienne l'ode intitulée le Vrai Dieu. (B.)

416 ODE IV

J'our nous arracher au tombeau. De l'enfer les monstres terribles, Abaissant leurs têtes horribles, Tremblent au pied de son berceau.

Mais l'homme, constant dans sa rage.

S'oppose à sa félicité ;

Amoureux de son esclavage,

Il s'endort dans l'iniquité.

Je vois ses mains infortunées.

Aux palmes du ciel destinées,

S'offrir à des fers odieux.

11 boit dans la coupe infernale,

Et l'épais venin qu'elle exhale

Dérobe le jour à ses yeux.

Ne peut-il des nuages sombres Percer la longue obscurité? Son Dieu porte à travers les ombres Le flambeau de la vérité. Ouvre les yeux, homme infidèle; Suis le Dieu puissant qui t'appelle : Mais tu te plais à l'ignorer. Affermi dans l'ingratitude. Tu voudrais que l'incertitude Te dispensât de l'adorer.

Mets le comble à tes injustices, Il n'est plus temps de reculer; Ses vertus condamnent tes vices : Il faut le suivre, ou l'immoler. L'Erreur, la Colère, l'Envie, Tout s'est armé contre sa vie. Que tardes-tu ? perce son flanc. De ses jours il t'a rendu maître; Et qui l'a bien pu méconnaître Craindra-t-il de verser son sang?

Ciel ! déjà ta rage exécute Ce qu'a présagé ma douleur; Ton juge, à tous les maux en butte, Va succomber sous ta fureur.

I

[s4] LE VRAI DIEL'. 417

Je vous vois, victime innocente, Sous le faix d'une croix pesante. Vous traîner jusqu'au triste lieu. Tout est prêt pour le sacrifice : Vous semblez, de vos maux complice, Oublier que vous êtes Dieu.

0 toi dont la course céleste Annonce aux hommes ton auteur, Soleil ! eh cet état funeste Reconnais-tu ton Créateur ? C'est à toi de punir la terre : Si le ciel suspend son tonnerre, Ta clarté doit s'évanouir. Va te cacher au sein de l'onde : Peux-tu donner le jour au monde, Quand ton Dieu cesse d'en jouir?

Mais quel prodige me découvre Les flambeaux obscurs de la nuit ? Le voile du temple sentr'ouvre. Le ciel gronde, le jour s'enfuit. La terre, en abîmes ouverte, Avec regret se voit couverte Du sang d'un Dieu qui la forma ; Et la Nature consternée Semble à jamais abandonnée Du feu divin qui l'anima.

Toi seul, insensible à tes peines,

Tu chéris l'instant de ta mort.

Grand Dieu ! grâce aux fureurs humaines,

L'univers a changé de sort.

Je vois des palmes éternelles

Croître en ces campagnes cruelles

Qu'arrosa ton sang précieux.

L'homme est heureux d'être perfide,

Et, coupables d'un déicide,

Tu nous fais devenir des dieux.

8. Odes. 27

ODE V.

LA CHAMBRE DE JUSTICE^

ÉTABLIE AU C O M M E N C K M E N T D K L A U K O E N C K , EN 1715.

Toi dont le redoutable Alcée

Suivait les transports et la voix.

Muse, viens peindre à ma pensée

La France réduite aux abois.

Je me livre à ta violence;

C'est trop, dans un lâche silence,

Nourrir d'inutiles douleurs.

Je vais, dans l'ardeur qui m'enflamme.

Flétrir le tribunal infâme

Qui met le comble à nos malheurs.

Une tyrannique industrie Épuise aujourd'hui son savoir; Son implacable barbarie Se mesure sur son pouvoir. Le délateur, monstre exécrable, Est orné d'un titre honorable, A la honte de notre nom; L'esclave fait trembler son maître ; Enfin nous allons voir renaître TiCs temps de Claude et de Néron.

En vain l'Auteur de la nature S'est réservé le fond des cœurs, Si l'orgueil leuse créature Ose en sonder les profondeurs.

I, P.-A. de Laplace, à Calais en 1707, mort à^Paris en 1793, avait, sur un exemplaire de cette pièce, écrit: « M. de Querlon m'a assuré que cette ode était de M. de Voltaire. » C'est sur cette seule autorité que, depuis 1817, la Chambre de Jus- tice a été imprimée dans les OEuvres de Voltaire. L'édition Lofèvre et Détervillo est la première dos OEuvres de Voltaire qui contienne la Chambre de'/ustice. (B.;

LA CHAMBRE DE JUSTICE. 4t9

Une ordonnance criminelle Veut qu'en public chacun révèle Les opprobres de sa maison ; Et, pour couronner l'entreprise, On fait d'un pays de franchise lue immense et vaste prison.

Quel gouffre sous mes pas s'entr'ouvre! Quels spectres me glacent d'effroi ! L'enfer ténébreux se découvre : C'est Tysiphone, je la voi. La Terreur, l'Envie, et la Rage, Guident son funeste passage : Des foudres partent de ses yeux ; Elle tient dans ses mains perfides Un tas de glaives homicides Dont elle arme des furieux.

Déjà la troupe meurtrière Commence ses sanglants exploits ; Elle ouvre l'affreuse carrière Par le renversement des lois. Contre la force et l'imposture La foi, la candeur, la droiture. Sont des asiles impuissants. Tout cède à l'horrible tempête ; S'il tombe une coupable tête, On égorge mille innocents.

Tel, sortant du mont de Sicile, Un torrent de soufre enflammé Engloutit un terrain fertile Et son habitant alarmé ; Tel un loup, fumant de carnage. Enveloppe dans son ravage Les bergers avec les troupeaux ; Telle était, moins terrible encore, La fatale boîte Pandore Cachait à nos yeux tous les maux.

Dans cet odieux parallèle

Ne rencontrez-vous pas vos traits,

420 ODE V.

Magistrats d'un nouveau modèle, Que l'enfer en courroux a faits ; Vils partisans de la Fortune, Que le cri du faible importune, Par qui les bons sont abattus, Chez qui la Cruauté farouche, Les Préjugés au regard louche. Tiennent la place des Vertus?

Nous périssons : tout se dérange; Tous les états sont confondus. Partout règne un désordre étrange : On ne voit qu'hommes éperdus ; Leurs cœurs sont fermés à la joie : Leurs biens vont devenir la proie De leurs ennemis triomphants. 0 désespoir ! notre patrie N'est plus qu'une mère en furie Qui met en pièces ses enfants.

Je sens que mes craintes redoublent ; Le ciel s'obstine à nous punir. Que d'objets affligeants me troublent! Je lis dans le sombre avenir. Bientôt les guerres intestines. Les massacres, et les rapines, Deviendront les jeux des mortels. On souillera le sanctuaire : Les dieux d'une terre étrangère Vont déshonorer nos autels.

Vieille erreur, respect chimérique, Sortez de nos cœurs mutinés; Chassons le sommeil léthargique Qui nous a tenus enchaînés. Peuple ! que la flamme s'apprête ; J'ai déjà, semblable au prophète. Percé le mur d'iniquité : Volez, détruisez l'Injustice; Saisissez au bout de la lice La désirable Liberté.

ODE VI.

A MONSIEUR LE DUC DE RICHELIEU SUR L'INGRATITUDE'.

(1736)

0 toi, mon support et ma gloire. Que j'airne à nourrir ma mémoire Des biens que ta vertu m'a faits, Lorsqu'on tous lieux l'ingratitude Se fait une pénible étude De l'oubli honteux des bienfaits!

Doux nœuds de la reconnaissance, C'est par vous que dès mon enfance Mon cœur à jamais fut lié; La voix du sang, de la nature, N'est rien qu'un languissant murmure Près de la voix de l'amitié.

Eh! quel est en effet mon père? Celui qui m'instruit, qui m'éclaire, Dont le secours m'est assuré ; Et celui dont le cœur oublie

I. Cette ode doit être de 173G. On trouve quatre strophes de même mesure dans la lettre de Voltaire à Tressan, du 21 octobre 1736. On peut croire que ces quatre strophes et l'ode ont été faites en même temps, pendant que Voltaire était en veine sur le sujet. La correspondance de l'année 1736 ne contient aucune lettre à Richelieu. Il est probable cependant qu'en envoyant l'ode, Voltaire y aura joint une lettre. La première édition des OEuvres de Voltaire qui contienne cette pièce est celle de Dresde, 1752, 7 vol. in-12. Les douze strophes y sont telles qu'on les lit aujourd'hui, mais il doit y avoir eu des éditions antérieures. (B.)

422 ODE VI. H

Les biens répandus sur sa vie, C'est le fils dénaturé.

Ingrats, monstres que la nature A pétris d'une fange impure Qu'elle dédaigna d'animer, Il manque à votre âme sauvage Des humains le plus beau partage ; Vous n'avez pas le don d'aimer.

Nous admirons le fier courage Du lion fumant de carnage. Symbole du dieu des combats. D'où vient que l'univers déteste La couleuvre bien moins funeste? Elle est l'image des ingrats.

Quel monstre plus hideux s'avance?

La Nature fuit et s'offense

A l'aspect de ce vieux giton ;

Il a la rage de Zoïle,

De Gacon ^ l'esprit et le style,

Et l'àme impure de Chausson.

C'est Desfontaines, c'est ce prêtre Venu de Sodome à Bicêtre, De Bicêtre au sacré vallon : A-t-il l'espérance bizarre Que le bûcher qu'on lui prépare Soit fait des lauriers d'Apollon ?

Il m'a l'honneur et la vie, Et, dans son ingrate furie. De Rousseau lâche imitateur, Avec moins d'art et plus d'audace, De la fange sa voix coasse Il outrage son bienfaiteur.

1. Gacon était un misérable écrivain satirique, univorsellemcnt méprisé. (A'ote de Voltaire, 1752.) Chausson a laisse un nom immortel. (/(/., 1775.)

Dans les éditions de 175'i, 1756, etc., après le mot méprisé, on lisait: <■ Chausson fut brûlé publiquement pour le même crime pour lequel l'abbé Des- fontaines fut mis à Bicêtre. » ( D.)

[4«] SUR L'INGRATITUDE. 423

Qu'un Hibernois*, loin de la France, Aille ensevelir dans Bysance Sa honte à l'abri du croissant ; D'un œil tranquille et sans colère, Je vois son crime et sa misère ; Il n'emporte que mon argent.

Mais l'ingrat dévoré d'envie.

Trompette de la calomnie,

Qui cherche à flétrir mon honneur,

Voilà le ravisseur coupable.

Voilà le larcin détestable

Dont je dois punir la noirceur.

Pardon, si ma main vengeresse Sur ce monstre un moment s'abaisse A lancer ces utiles traits, Et si de la douce peinture De ta vertu brillante et pure .le passe à ces sombres portraits.

Mais lorsque Virgile et le Tasse Ont chanté dans leur noble audace Les dieux de la terre et des mers, Leur muse, que le ciel inspire, Ouvre le ténébreux empire, Et peint les monstres des enfers,

1. Ua abbc irlandais, fils d'un chirurgien de Nantes, qui se disait de l'ancienne maison de Macarti, ayant subsisté longtemps des bienfaits de notre auteur, et lui ayant emprunté deux mille livres en 1732, s'enfuit aussitôt avec un Écossais, nomme Ranisay, qui se disait aussi des bons Ramsay, et avec un officier français, nomme Mornay; ils passèrent tous trois à Constantinople, et se firent circoncire chez le comte de Bonneval. {Note de Voltaire, 1752.) Remarquez qu'aucun de ces folliculaires, de ces trompettes de scandale qui fatiguaient Paris de leurs bro- chures, n'a écrit contre cette apostasie; mais ils ont jeté feu et flamme contre les Bayle, les Montesquieu, les Diderot, les d'Alcmbert, les Helvctius, les Buffon, contre tous ceux qui ont éclairé le monde, (/tf., 1775.)

Une note du second chant de la Guerre civile de Genève est consacrée à l'abbc Macarti. (B.)

VARIANTES

DE L'ODE VI.

Vers 24. L'auteur a supprimé la strophe suivante, qui était la cinquième dans la })remière édition :

Je crois voir ces plaines stériles

Dont nos cultures inutiles

N'ont pu fei'tilisiT le sein ;

Ou le bronze informe et rebelle,

Indocile à la main fidèle

Qui conduit les traits du burin.

Vers 30. La première édition contenait les strophes suivantes, que l'auteur a fait disparaître :

Tel fut ce plagiaire habile Et de Marot et de d'Ouville, Connu par ses viles chansons : Semblable à l'infâme Locuste, Qui, sous les successeurs d'Auguste, Fut illustre par ses poisons.

Dis-nous, Rousseau, quel premier crime Entraîna tes pas dans l'abîme j'ai vu Saurin te plonger? Ahl ce fut l'oubli des services : Tu fus ingrat, et tous les vices Vinrent en foule t'assiéger.

Aussitôt le dieu qui m'inspire T'arracha le lutii et la lyre *

Qu'avaient déshonores tes mains : Tu n'es plus qu'un reptile immonde, Rebut du Parnasse et du monde. Rongé de tes propres venins.

En vain la triste Hypocrisie Des fureurs de ta frénésie

VARIANTES DE L'ODE VI. 42o

Veut couvrir les traits odieux ; Ton cœur n'en est que plus coupable, Et, dans la noirceur qui t'accahle. Ton esprit moins ingénieux.

Dos forêts le tyran sauvage, Vieux, lani^iiissant, et plein de rage, Périssant de faim dans les bois, Pour trom|)Cr les troupeaux paisibles, Prétendit par ses cris horribles Des pasleui's imiter la voix.

Les faibles troupeaux en gémirent; Mais quand les pasteurs entendirent Ses détestables hurlements. On écrasa dans son repaire Cet h3pocrite sanguinaire, Pour prix de ses déguisements.

Oh I qu'en sa fureur impuissante Une âme abattue et tremblante Donne de mépris et d'horreur. Quand le style, glacé par l'âge, En vain ranimé par la rage. Languit énervé de froideur !

Il faut que ma main vengeresse Sur ce monstre un moment s'abaisse A lancer ces utiles traits; 11 faut de la douce peinture De la vertu brillante et pure Passer à d'horribles portraits.

Quel monstre plus hideux s'avance, etc.

Vers 42. Après celte stroplie, on lit dans les premières éditions

Vieux, languissant, et sans courage, Souvent, dans un accès de rage Qui l'enflamme et dont il périt, L'n chien, de sa gueule édentée. Horrible, écumantc, empestée, Poursuit la main qui le nourrit.

Il me dut l'honneur et la vie; Et dans son ingrate furie, De Rousseau lâche imitateur, Ami traître, ennemi timide, Des fliits de sa bile insipide 11 veut couvrir son bienfaiteur.

Pardon si ma main vcngercsso, etc.

426 VARIANTES DE L'ODE VI.

Dernier vers. La stroplic qui suit, et que l'auteur a supprimée, ter- minait l'ode :

Raphaël, Rubcns, Michel-Ange, Sous les pieds du divin archange Ont montre le diable abattu ; Et, par un heureux artifice, Massillon peint l'horreur du vice Pour mieux embellir la vertu.

j

ODE Vil.

81 H LE FANATISME.

Klharmantc et sublime Emilie S Amante de la Vérité, Ta solide philosophie T'a prouvé la Divinité. Ton âme, éclairée et profonde, Franchissant les bornes du monde, S'élance au sein de son auteur. Tu parais son plus bel ouvrage; Et tu lui rends un digne hommage. Exempt de faiblesse et d'erreur.

Mais si les traits de l'Athéisme Sont repoussés par ta raison,

fUe la coupe du Fanatisme Ta main renverse le poison : Tu sers la justice éternelle, Sans Tàcreté de ce faux zèle

'De tant de dévots malfaisants % Tel qu'un sujet sincère et juste Sait approcher d'un trône auguste Sans les vices des courtisans.

1. Cette ode est de raiinéc 17.i2. Elle est adressée à l'illustre marquise du Clià- telct, qui s'est rendue par son génie l'admiration de tous les vrais savants et de tous les bons esprits de l'Europe. {Note de Voltaire, 1748.)

. Cette ode est mentionnée dans la lettre à, Cideville, du 30 mai 1736; elle était alors intitulée Ode sur la superstition. C'est le titre qu'elle a encore dans les éditions de 1740 et 1741.

Dans les éditions antérieures à 1751, et données du vivant de M™* du Châ- telet, au lieu d'Emilie, le premier vers portait Aspasie. La substitution d'un nom à l'autre rond presque inutile la note. (B.)

'2. Faux dévots. {Note de Voltaire, 1742.)

428 ODE VII. [29]

Ce Fanatisme sacrilège Est sorti du sein des autels ; Il les profane, il les assiège, Il en écarte les mortels, 0 Religion bienfaisante, Ce farouche ennemi se vante D'être dans ton chaste flanc ! Mère tendre, mère adorable, Croira-t-on qu'un fils si coupable Ait été formé de ton sang?

On a vu souvent des athées

Estimables dans leurs erreurs;

Leurs opinions infectées _

N'avaient point corrompu leurs mœurs. i

Spinosa fut toujours fidèle

A la loi pure et naturelle

Du Dieu qu'il avait combattu;

Et ce Desbarreaux qu'on outrage'.

S'il n'eut pas les clartés du sage.

En eut le cœur et la vertu.

Je sentirais quelque indulgence Pour un aveugle audacieux Qui nierait l'utile existence De l'astre qui brille à mes yeux. Ignorer ton être suprême, Crand Dieu! c'est un moindre blasphème. ' Et moins digne de ton courroux, Que de te croire impitoyable, De nos malheurs insatiable. Jaloux, injuste comme nous.

Lorsqu'un dévot atrabilaire,

Nourri de superstition,

A, par cette affreuse chimère.

t. Il était conseiller au parlement : il paya à des plaideurs les frais de leur procès qu'il avait trop différé do rapporter. (Note de Voltaire, 1742,) Dans les éditions de Kehl et suivantes, au lieu de cette note on lit : « Dans le temps qu'il était conseiller au parlement, les parties pressant le jugement d'un procès dont il était rapporteur, il brûla les pièces, et donna la somme pour laquelle on plaidait. » Voltaire a parlé de ce trait dans son Siècle de Louis XIV. (B.)

[53^ SIK LK FANATISME. i-)j

Corrompu sa religion, Le voih\ stupide et farouche ; Le fiel découle de sa bouche, Le Fanatisme arme son bras ; Et, dans sa piété profonde. Sa rage immolerait le monde A son Dieu, qu'il ne connaît pas.

Ce sénat proscrit dans la France, Cette infâme Inquisition, Ce tribunal l'ignorance Traîna si souvent la raison ; Ces Midas en mitre, en soutane. Au philosophe de Toscane Sans rougir ont donné des fers. Aux pieds de leur troupe aveuglée. Abjurez, sage (lalilée. Le système de Tunivers.

Écoutez ce signal terrible

Qu'on vient de donner dans Paris ' ;

Regardez ce carnage horril)le,

Entendez ces lugubres cris :

Le frère est teint du sang du frère,

Le fils assassine son père,

La femme égorge son époux ;

Leurs bras sont armés par des prêtres.

0 ciel! sont-ce les ancêtres

De ce peuple léger et doux?

Jansénistes et molinistes. Vous qui combattez aujourd'hui Avec les raisons des sophistes. Leurs traits, leur bile, et leur ennui, Tremblez qu'enfin votre querelle Dans vos murs un jour ne rappelle Ces temps de vertige et d'horreur ; Craignez ce zèle qui vous presse :

1. Le rédacteur de la Bic/arrure, en reproduisant, en 1752, dans son tome XIX, page 76,;quelques strophes de l'ode sur le Fanatisme, y ajouta une note de sa façon sur les massacres de la Saint-Barthclemy. H dit que le nombre des victimes fut de trente mille; Voltaire porte le compte un peu plus haut. (B.)

430 ODE VII. [88]

L""J

On ne sent pas dans son ivresse Jusqu'où peut aller sa fureur.

Malheureux, voulez-vous entendre La loi de la religion? Dans Marseille il fallait l'apprendre Au sein de la contagion, Lorsque la tombe était ouverte, Lorsque la Provence, couverte Par les semences du trépas, Pleurant ses villes désolées Et ses campagnes dépeuplées, Fit trembler tant d'autres États.

Belsunce^ pasteur vénérable, Sauvait son peuple périssant ; Langeron, guerrier secourable. Bravait un trépas renaissant ; Tandis que vos lâches cabales Dans la mollesse et les scandales Occupaient votre oisiveté De la dispute ridicule Et sur Quesncl et sur la bulle-, Qu'oubliera la postérité.

Pour instruire la race humaine Faut-il perdre l'humanité? Faut-il le flambeau de la Haine Pour nous montrer la Vérité? Un ignorant, qui de son frère Soulage en secret la misère. Est mon exemple et mon docteur : Et l'esprit hautain qui dispute, Qui condamne, qui persécute, N'est qu'un détestable imposteur.

1. M. (1(2 Belsiince, évôquG de Marseille, et M. de LangiM'on, commandant, allaient porter eux-mùmes les secours et les remèdes aux pestiférés moribonds, dont les médecins et les prêtres n'osaient approcher. {Note de Voltaire, t7i8.)

2. Bulle Unigenitus.

à

N'ers

Veis 31 :

VARIANTES

DE L'ODE VU.

Tu connais cet fttre suprême; Dans ton cœur est sa bonté même: Dans ton esprit est sa grandeur. Tu parais, etc.

On a vu souvent des athées

Sociables dans leurs erreurs;

Leurs opinions infectées

N'avaient point corrompu leurs mœurs.

Spinosa fut doux, simple, aimable;

Le Dieu que son esprit coupable

Avait follement combattu,

Prenant pitié de sa faiblesse.

Lui laissa l'humaine sagesse,

Et les ombres de la vertu.

Au vaste empire de la Chine

Il est un peuple de lettres

Qui de la nature divine

Combat les attributs sacrés '.

0 vous! qui de notre hémisphère

Portez le flambeau salutaire

A CCS faux sages d'Orient,

Parlez; est-il plus de justice,

Plus de candeur, et moins de vice.

Chez nos dévots de l'Occident!

Je sentirais, etc.

La strophe On a vu souvent des athées, est citée par Voltaire 'dans le XVI' article de son Fragment sur VUisloire générale, avec quelques différences.

1. M. de Voltaire croyait alors, d'après quelques ouvrages de moines, que les lettrés chi- nois étaient athées : il a depuis été le premier qui nous ait désabusés de cette erreur, (K.)

432 VA HI AN TES DE L'ODE VII.

Vers ou :

Son âme alors est endurcie; Sa raison s'enfuit obscurcie; Rien n'a plus sur lui de pouvoir : Sa justice est folle et cruelle; 11 est dénature par zèle, Et sacrilège par devoir.

Vers fio :

Vers 91

Vers 1 1

Cette troupe folio, inhumaine. Qui tient le bon sens à la gène Et l'innocence dans les fers, Par son zèle absurde aveuglée Osa condamner Galilée Pour avoir connu l'univers.

Ce Bacon, qui fut de la poudre

L'innocent et sage inventeur.

Ne put jamais se faire absoudre

Au consistoire de l'erreur.

Les chrétiens ont vu sur la terre

Le trouble, un concile, et la guerre,

Pour la forme d'un capuchon ;

Et leurs églises divisées

Du sang des pasteurs arrosées.

Pour les sophisnies de Platon,

V'ous riez des sages d'Athènes

Que la terre a trop respectés.

Vous dissipez leurs ombres vaines

Par vos immortelles clartés.

Mais au moins, dans leur nuit profonde.

Conducteurs aveugles du monde.

Ils n'étaient point persécuteurs.

Imitez l'esprit pacifique

Et du Lycée et du Portique,

Quand vous condamnez leiu's errciu's.

Enfants ingrats d'un même père, Si vous prétendez le servir. Si vous aspirez à lui plaire. Est-ce à force de vous haïr? Est-ce en déchirant l'héritage Qu'un père si tendre et si sage Du haut'des cieux nous a tiansmis? L'amour était votre partage Cruels ! auriez-vous plus de rage, Si vous étiez nés ennemis?

i

De ces disputes furieuses Sur des chimères épineuses 'Qu'oubliera la postérité.

VARIANTES DE LODE VII. 43;}

Dans votre pédantosque audace, Digne de votre faux savoir, \'ous argumentez sur la grâce. Et vous êtes loin de l'avoir. *Un ignorant, qui de son frère Soulage en secret la misère, Qui fuit la cour et les flatteurs, Doux, clément, sans être timide : Voilà mon apôtre et mon guide ; Les autres sont des imposteurs.

8. Odes.

28

ODE VIII.

SUR LA PAIX DE 1736".

L'Etna renferme le tonnerre

Dans ses épouvantables flancs ;

Il vomit le feu sur la terre,

Il dévore ses habitants.

Fuyez, Dryades gémissantes,

Ces campagnes toujours brûlantes,

Ces abîmes toujours ouverts.

Ces torrents de flamme et de soufre,

Échappés du sein de ce gonfîre

Qui touche aux voûtes des enfers.

Plus terrible dans ses ravages, Plus fier dans ses débordements. Le renverse ses rivages Cachés sous ses flots écumants : Avec lui marchent la Ruine, L'Elfroi, la Douleur, la Famine, . La Mort, les Désolations; Et, dans les fanges de Ferrare, Il entraîne à la mer avare Les dépouilles des nations.

Mais ces débordements de l'onde. Et ces combats des éléments. Et ces secousses qui du monde

1. Dans les éditions do 17i2 et 1748, cette pièce est intitulée Ode sur la paix lie 1737. Dans les éditions antérieures, on lisait seulement Ode sur la paix. L'édi- tion de 1751 est la première qui donne à cette ode son titre actuel. Le traité de paix ne fut signé que le 18 novembre 1738; mais les préliminaires sont du 3 octobre 1735; la déclaration est du 15 mai 1730.

I

1

STR LA PAIX DE 173(5. i:}o

Ont ébranlé les fondements,

Fléaux que le ciel en colère

Sur ce malheureux hémisphère

A fait éclater tant de fois,

Sont moins affreux, sont moins sinistres,

Que rambition des ministres

Et que les discordes des rois.

De l'Inde aux bornes de la France,

Le soleil, en son vaste tour,

Ne voit qu'une famille immense.

Que devrait gouverner l'Amour.

Mortels, vous êtes tous des frères ;

Jetez ces armes mercenaires :

Que cherchez-vous dans les combats?

Quels biens poursuit votre imprudence ?

En aurez-vous la jouissance

Dans la triste nuit du trépas?

Ëncor si pour votre pa^'ie Vous saviez vous sacrifier! Mais non ; vous vendez votre ^ie Aux mains qui daignent la payer. Vous mourez pour la cause inique De quelque tyran politique Que vos yeux ne connaissent pas : Et vous n'êtes, dans vos misères, Que des assassins mercenaires \rmés pour des maîtres ingrats.

Tels sont ces oiseaux de rapine.

Et ces animaux malfaisants.

Apprivoisés pour la ruine

Des paisibles hôtes des champs :

Aux sons d'un instrument sauvage.

Animés, ardents, pleins de rage,

Ils vont, d'un vol impétueux,

Sans choix, sans intérêt, sans gloire,

Saisir une folle victoire

Dont le prix n'est jamais pour eux.

0 superbe, ô triste Italie!

«(. ODE Mil. [ci]

Que tu plains ta fécondité !

Sous tes débris ensevelie,

Que tu déplores ta beauté !

Je vois tes moissons dévorées

Par les nations conjurées

Qui te flattaient de te venger :

Faible, désolée, expirante,

Tu combats d'une main tremblante

l*our le choix d'un maître étranger.

Que toujours armés pour la guerre Nos rois soient les dieux de la paix ; Que leurs mains portent le tonnerre, Sans se plaire à lancer ses traits. Nous chérissons un berger sage, Qui, dans un heureux pâturage, l nit les troupeaux sous ses lois. Malheur au pasteur sanguinaire Qui les expose en téméraire A la dent du ty^-an des bois !

Eh ! que m'importe la victoire D'un roi qui me perce le flanc, D'un roi dont j'achète la gloire De ma fortune et de mon sang ! Quoi ! dans l'horreur de l'indigence, Dans les langueurs, dans la souffrance, Mes jours seront-ils plus sereins Quand on m'apprendra que nos princes Aux frontières de nos provinces Nagent dans le sang des Germains ?

Colbert, toi qui dans ta patrie Amenas les arts et les jeux; Colbert, ton heureuse industrie Sera plus chère à nos neveux Que la vigilance inflexible De Louvois, dont la main terrible Embrasait le Palatinat, Et qui, sous la mer irritée. De la Hollande épouvantée Voulait anéantir l'État.

I I

i

[loo] SUR LA PAIX DE 4 736. 437

Que Louis jusqu'au dernier âge Soit honoré du nom de Grand; Mais que ce nom s'accorde au sage, Qu'on le refuse au conquérant. C'est dans la paix que je l'admire, C'est dans la paix que son empire Florissait sous de justes lois, . Quand son peuple aimable et fidèle Fut des peuples l'heureux modèle, Et lui le modèle des rois.

VARIANTES

DE L'ODE YIII.

Vers 5. Voltaire, le 18 octobre 1736, soumettait à d'Olivel quelques passages de cette pièce, et donnait cette version des six derniers vers de la première strophe :

Le tigre, acharné sur sa proie,

Sent d'une impitoyable joie

Son àmc horrible s'enflammer.

Notre cœur n'est point sauvage :

Grands dieux ! si riiommc est votre image,

11 n'était fait que pour aimer.

Ces six derniers vers furent ensuite re|)ortés dans une strophe qui fut retranchée depuis; voyez la variante suivante. (B.)

Vers 3'1. Cette strophe et la suivante ont remplacé celles-ci :

Que de nations fortunées Reposaient au sein des beaux-arts, Avant qu'au haut des Pyrénées Tonnât la trompette de Mars! Des Jeux la troupe enchanteresse. Les Plaisirs, les chants d'allégresse, Régnaient dans nos brillants palais. Tandis que les flûtes champêtres Mollement, à l'ombre des hêtres, Vantaient les charmes de la paix.

Paix aimable, éternel partage

Des heureux habitants dos cieux,

Vous étiez l'unique avantage

Qui pouviez nous approcher d'eux.

Ce tigre, acharné sur sa proie,

Sent d'une impitoyable joie

Son âme iiorrible s'enflammer;

Notre cœur n'est point sauvage :

Grand Dieu ! si l'homme est ton image,

C'est qu'il était fait pour aimer.

Vers 95. Dans sa lettre à d'Olivct, du Ib octobre 4730, Voltaire pro- posait cotte autre version :

Que la politique inflexible

De Louvois prudent et terrible.

Qui brûlait le Palatinat. (B.)

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I

ODE IX.

A MESSIEURS DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES,

Qui ont été sous l'équateur et au cercle polaire mesurer des degrés de latitude '.

0 Vérité sublime! ô céleste Uranie! Esprit de l'esprit qui forma l'univers, Qui mesures des cicux la carrière infinie, Et qui pèses les airs :

Tandis que tu conduis sur les gouffres de l'onde Ces voyageurs savants, ministres de tes lois. De l'ardent équateur ou du pôle du monde, Entends ma faible voix.

Que font tes vrais enfants? Vainqueurs de la nature, ils arrachent son voile ; et ces rares esprits Fixent la pesanteur, la masse, et la figure, De l'univers surpris.

Les enfers sont émus au bruit de leur voyage : Je vois paraître au jour les ombres des héros. De ces Grecs renommés qu'admira le rivage De l'antique Colchos,

I. La date de 1735, que les éditeurs de Kehl avaient mise à cette ode, est celle de rexpédition. C'est le 10 mai 1735 que s'étaient embarqués à la Rochelle, pour le Pérou, Bouguer, Godin, et la Condamine. Leur opération dura longtemps, et un écrit de Bouguer ne parut qu'en 1749, in-4". Dès 1738 Maupertuis avait publié le résultat des observations faites au pôle. L'ode de Voltaire n'est donc que de 1738. Frédéric l'en remercie dans sa lettre du 14 septembre 1738. Le Pour et Contre (de l'idjbé Prévost), tome XVI, daté de 1738, donne comme une nouveauté VOde pour Messieurs de V Académie des sciences, etc. Les éditions de Kehl sont les premières elle est intitulée Ode à Messieurs de l'Académie des sciences, etc.

440 ODE IX. [ig]

Argonautes lamoux. demi-dieux de la Grèce, Castor, Pollux, Orphée, et vous, heureux Jason, Vous de qui la valeur, et l'amour, et l'adresse. Ont conquis la toison ;

En voyant les travaux et Tart de nos grands hommes, Que vous êtes honteux de vos travaux passés ! Votre siècle est vaincu par le siècle nous sommes : Venez, et rougissez.

Quand la Grèce parlait, l'univers en silence Respectait le mensonge ennobli par sa voix ; Et l'Admiration, fille de l'Ignorance,

Chanta de vains exploits'.

Heureux qui les premiers marchent dans la carrière ! N'y fassent-ils qu'un pas, leurs noms sont publiés; Ceux qui trop tard venus la franchissent entière Demeurent oubliés.

Le Mensonge réside au temple de Mémoire ; Il y grava, des mains de la Crédulité^ Tous ces fastes des temps destinés pour Tliistoire Et pour la vérité.

Uranie, abaissez ces triomphes des fables : Effacez tous ces noms qui nous ont abusés ; Montrez aux nations les héros véritables Que vous seule instruisez.

Le Génois qui chercha, qui trouva l'Amérique, Cortez qui la vainquit par de plus grands travaux,

L En effet, il n'y a pas un de nos capitaines do vaisseau, pas un seul de nos pilotes, qui ne soit cent fois plus instruit que tous les Argonautes. Hercule, Thésée, et tous les héros de la guerre de Troie, n'auraient pas tenu devant six bataillons commandés parle grand Condé.ou Turenne, ou Marlborough. Thaïes elles Pytha- gore n'étaient pas dignes d'étudier sous Newton. Alcine et Armide valent mieux que toutes les poésies grecques ensemble. Mais les premiers venus s'emparent du temple de la Gloire, le temps les y affermit, et les derniers trouvent la place prise. Note de Voltaire, 1775.) 2. Variante :

.Ses mains ont tout écrit, et la postérité N'aura plus désormais de place pour l'histoire Et pour la vérité.

.2^ A MM. DE L'ACADK.MIl" DES SCIENCES

En voyant des Français l'entreprise héroïque Ont prononcé ces mots :

<( L'ouvrage de nos mains n'avait point eu d'exemples, Et par nos descendants ne peut être imité ; Ceux à qui l'univers a fait bâtir des temples L'avaient moins mérité.

<i Nous avons fait beaucoup, vous faites davantage; >^otre nom doit céder à l'éclat qni vous suit. Plutus guida nos pas dans ce monde sauvage ; La vertu vous conduit. »

Comme ils parlaient ainsi. Newton dans Fempyrée, Newton les regardait, et du ciel entr'ouvert : (( Confirmez, disait-il, à la terre éclairée Ce que j'ai découverte

« Tandis que des humains le troupeau méprisable, Sous l'empire des sens indignement vaincu. De ses jours indolents traînant le fil coupable. Meurt sans avoir vécu,

(( Donnez un digne essor à votre âme immortelle ; Éclairez des esprits nés pour la vérité. Dieu vous a confié la plus vive étincelle De la Divinité.

« De la raison qu'il donne il aime à voir l'usage ; Et le plus digne objet des regards éternels. Le plus brillant spectacle est l'àme du vrai sage Instruisant les mortels.

'.( Mais surtout écartez ces serpents détestables. Ces enfants de l'Envie, et leur souffle odieux ; Qu'ils n'empoisonnent pas ces âmes respectables Qui s'élèvent aux cieux.

u Laissez un vil Zoïle aux fanges du Parnasse

1. Cette expédition, qui eut pour résultat de constater l'aplatissement des pôles, mit fin à toute discussion sur la physique de Newton. (G. A.)

442 ODE IX. [73!

De ses coassements' importuner le cieK Agir avec bassesse, écrire avec audace, Et s'abreuver de fiel.

(( Imitez ces esprits, ces fils de la lumière, Confidents du Très-Haut, qui vivent dans son sein, Qui jettent comme lui sur la nature entière Un œil pur et serein. »

1. Toutes les éditions données du vivant de l'auteur et les éditions de Kehl portent croassement. L'édition Desoër, en douze volumes in-8° (plus un de table). est la première l'on ait mis coassement : c'est le cri des grenouilles. Croasse- ment est le cri des corbeaux. Cette faute est probablement des imprimeurs des pays étrangers, à qui Voltaire était obligé de faire imprimer ses OEuvres. Les trois dernières strophes de l'ode ne sont pas dans le tome XVI de Pour et Contre. (B.)

ODE X.

\l noi l)K IMU SSE,

SLR SOy AVKNKMKNT AU TRONE '.

(1740)

Est-ce aujourd'hui le jour le plus beau de ma vie? Ne me trompé-je point dans un espoir si doux? Vous régnez. Est-il vrai que la philosophie Va régner avec vous?

Fuyez loin de son trône, imposteurs fanatiques, Mis tyrans des esprits, sonil)rcs persécuteurs, Vous dont 1 ame implacable et les mains frénétiques Ont tramé tant d'horreurs.

Quoi! je t'entends encore, absurde Calomnie! C'est loi, monstre inhumain, c'est toi qui poursuivis Et Descartes, et Bayle, et ce puissant génie - Successeur de Leibnitz.

1. Frédéric le Grand était devenu roi de Prusse le 31 mai 1740, jour de la mort de son père. L'ode sur son avènement était composée douze jours après; voyez la lettre à d'Argental, du 12 juin 1740. (B.)

2. Wolff, chancelier de l'université de Halle. Il fut chassé sur la dénonciation d'un théologien, et rétabli ensuite. Voyez la préface de l'Histoire de Bramlebouru, il est dit « qu'il a noyé le système de Leibnitz dans un fatras de volumes, et dans un déluge de paroles». {Note de Voltaire, 1750 .)

On avait fait accroire à Frédéric-Guillaume I" que la doctrine de Wolff sur le libre arbitre était cause que plusieurs de ses soldats avaient déserté. Wolff était un homme très-savant, mctapliysicicn obscur, et géomètre médiocre; mais ses ouvrages, faits avec méthode, supérieurs à ce qu'on avait en Allemagne avant lui, formant enfin un cours complet de philosophie (ce que personne n'avait encore osé entreprendre), lui avaient fait une réputation prodigieuse. On le comparaît à Leib- nitz, parce qu'il avait développé et fait connaître dans les écoles quelques-unes de ses opinions. Aussi fut-il accusé d'athéisme, quoiqu'il eût prouvé l'existence d'un Dieu aussi bien et plus longuement qu'aucun philosophe. (K.)

ODE \. [12]

Tu prenais sur l'autel un glaive qu'on révère, Pour frapper saintement les plus sages humains. Mon roi va te percer du fer (jue le vulgaire Adorait dans tes mains.

11 te frappe, tu meurs; il venge notre injure: La vérité renaît, l'erreur s'évanouit ; La terre élève au ciel une voix libre et pure : Le ciel se réjouit.

Et vous, de Borgia détestables maximes, Science d'être injuste à la faveur des lois, Art d'opprimer la terre, art malheureux des crimes, Qu'on nomme l'art des rois ' ;

Périssent à jamais vos leçons tyranniques! Le crime est trop facile, il est trop dangereux. l'n esprit faible est fourbe; et les grands politiques Sont les cœurs généreux.

Ouvrons du monde entier les annales fidèles, Voyons-y les tyrans, ils sont tous malheureux ; Les foudres qu'ils portaient dans leurs mains criminelles Sont retombés sur eux.

Ils sont morts dans l'opprobre, ils sont morts dans la rage ; Mais Antonin, Trajan, Marc-Aurèle, Titus, Ont eu des jours sereins, sans nuit et sans orage, Purs comme leurs vertus.

Tout siècle eut ses guerriers ; tout peuple a dans la guerre Signalé des exploits par le sage ignorés. Cent rois que l'on méprise ont ravagé la terre : Régnez, et Téclairez.

On a vu trop longtemps l'orgueilleuse ignorance, Écrasant sous ses pieds le mérite abattu. Insulter aux talents, aux arts, à la science. Autant qu'à la vertu.

1. Allusion au Prince, de Machiavel, que Frédéric avait réfuté. (G. A.)

1 I

[44] AU ROI \)E PRUSSE. 445

Avec un ris moqueur, avec un ton de maître, Vn esclave de cour, enfant des Voluptés, S'est écrié souvent : Est-on fait pour connaître? Est-il des vérités?

11 n'en est point pour vous, âme stupide et flère; Absorbé dans la nuit, vous méprisez les cieux. Le Salomon du Nord apporte la lumière; Barbare, ouvrez les yeux.

VARIANTES

DE L'ODE X.

Vers 1"'. Voici la pièce telle qu'elle a été envoyée au loi :

Enfin voici le jour le plus beau de ma vie, Que le monde attendait et que vous seul craignez, Le grand jour la terre est par vous embellie, Le jour vous régnez.

Fuyez, disparaissez, révérends fanatiques, Sous le nom de dévots lâclies persécuteurs. Séducteurs insolents, dont les mains frénétiques Ont tramé tant d'horreurs.

J'entends, je vois trembler la sombre Hypocrisie; C'est toi, monstre inhumain, etc.

Vers 25 :

Politique imprudente autant que tyrannique, De votre faux éclat cachez le jour affreux; Redoutez un héros de qui la politique Est d'être vertueux.

Vers 37. Au lieu des quatre dernières strophes, l'auteur avait mis ;"elles-ci :

Ils renaîtront en vous ces vrais héros de Rome ; A les remplacer tous vous êtes destiné : Régnez, vivez heureux ; que le plus honnête honune Soit le plus fortuné.

Un philosophe règne. Ah ! le siècle nous sommes Le désirait sans doute, et n'osait l'espérer. Seul il a mérité de gouverner les hommes : Il sait les éclairer.

On voit des souverains vieillis dans l'ignorance, Idoles sans vertus, sans oreilles, sans yeux. Que sur l'autel du vice un vil flatteur encense. Images des faux dieux.

Quelle est du Dieu vivant la véritable image? Vous, des talents, des arts, et des vertus l'appui; Vous, Salomon du Nord, plus savant et plus sage, Et moins faible que lui.

ODE XI.

SUR LA MORT DE L'EMPEREUR CHARLES VI'.

('1740)

Il tombe pour jamais ce cèdre dont la tète Défia si longtemps les vents et la tempête, Et dont les grands rameaux ombrageaient tant d'États.

En un instant frappée,

Sa racine est coupée

Par la faux du trépas.

Voilà ce roi des rois et ses grandeurs suprêmes :

La mort a déchiré ses trente diadèmes,

D'un front chargé d'ennuis dangereux ornement.

0 race auguste et fière !

Un reste de poussière

Est ton seul monument.

Son nom même est détruit, le tomheau le dévore : Et si le faible bruit s'en fait entendre encore,

1. L'empereur Cliarlcs VI avait conclu, pou de temps avant sa mort, une paix desavantageuse avec les Turcs : il punit ses généraux qui n'avaient été que mal- heureux, quelques officiers qui avaient rendu des places qu'ils étaient charges de défendre, et fit faire le procès aux pléni-potentiaires qui avaient signé cette paix. Sa mort les sauva. On a prétendu qu'ils avaient reçu des ordres secrets de la grande-duchesse, depuis impératrice-reine. Il est du moins certain qu'ils l'avaient servie. Il était aisé de prévoir la mort prochaine de l'empereur, l'orage qui allait s'élever contre sa fille, et la nécessite de s'assurer de la paix avec les Turcs, beau- coup moins politiques, mais souvent plus fidèles observateurs des traités que les princes chrétiens. (K.)

Le traité de paix entre le sultan et l'empereur est du l*"" septembre 1739; Charles VI mourut dans la nuit du 19 au 20 octobre 1740. Dans quelques éditions la pièce est intitulée « Ode sur la mort de l'empereur Charles VI, 2 novembre 1 740 ». Cette date du 2 novembre ne peut être que la date do la composition de l'ode. (B.)

448 ODE XI. [14]

On (lira quelquefois : (( JI régnait, il n'est plus M » Éloges funéraires De tant de rois vulgaires Dans la foule perdus.

Ah! s'il avait lui-même, en ces plaines fumantes Ou'Eugène ensanglanta de ses mains triomphantes. Conduit de ses (icrmains les nom])reux armements.

Et raffermi l'Empire,

De qui la gloire expire

Sous les fiers Ottomans!

S'il n'avait pas langui dans sa ville alarmée, Bedoutahle en sa cour aux chefs de son armée, Punissant ses guerriers par lui-même avilis ;

S'il eût été terrihle

Au sultan invincihle.

Et non pas à WallisM

Ou si, plus sage encore, et détournant la guerre,

Il eût par ses hienfaits ramené sur la terre

Les heaux jours, les vertus, l'ahondance, et les arts,

Et cette paix profonde

Que sut donner au monde

Le second des Césars !

La Renommée alors, en étendant ses ailes,

Eût répandu sur lui les clartés immortelles

Qui de la nuit du temps percent les profondeurs;

Et son nom rcspectahle

Eût été plus diirahle

Que ceux de ses vainqueurs.

Je ne profane point les dons de l'harmonie : Le sévère Apollon défend à mon génie

1. C'est à peu près l'épitaphe de Colas, qui est dans les poésies de Gombaud ;

Colas est mort de maladie : On veut que je plaigne son sort. Que diablo veut-on que j'en die? Colas vivait, Colas est mort. (B.)

2. Le comte de Wallis avait perdu, le 21 juillet 1739, la bataille de Croska. (B.)

SUR LA MORT DE L'EMPEREUR CHARLES VL 449

De verser, en bravant et les mœurs et les lois, Le fiel de la satire Sur la tombe respire La majesté des rois.

Mais, ô Vérité sainte! ô juste Renommée!

Amour du genre humain dont mon àme enflammée

Reçoit avidement les ordres éternels !

Dictez à la mémoire

Les leçons de la gloire,

Pour le bien des mortels.

Rois, la Mort vous appelle au tribunal auguste vous êtes pesés aux balances du juste. Votre siècle est témoin ; le juge est l'avenir :

Demi-dieux mis en poudre,

Lui seul peut vous absoudre.

Lui seul peut vous punir.

Odes. 29

ODE XII.

A LA REIxNE DE HONGRIE

MARIE-THÉRÈSE D'Al TRICHE \

(4742)

Fille de ces héros que l'Empire eut pour maîtres, Digne du trône auguste l'on vit tes ancêtres, Toujours près de leur chute et toujours affermis ;

Princesse magnanime.

Qui jouis de l'estime

De tous tes ennemis :

Le Français généreux, si fier et si traitahle,

Dont le goût pour la gloire est le seul goût durahle.

Et qui vole en aveugle l'honneur le conduit,

Inonde ton empire,

Te comhat et t'admire,

T'adore et te poursuit.

Par des nœuds étonnants Faîtière Germanie, A l'empire français malgré soi réunie, Fait de l'Europe entière un ohjet de pitié-; Et leur longue querelle

1. Ceci est une ode de diplomate. Elle fut faite le 30 juin 1742, au moment le cardinal deFleury cherchait à se rapprocher de l'Autriche, qu'il combattait malgré lui. On sait que, duux mois et demi après, la politique cauteleuse de Fleury ayant été éventée par l'Autriche elle-même, Voltaire fut envoyé en mission secrète auprès (lu roi de Prusse. Voyez, sur toutes ces affaires, la Correspondance h cetto époque, ot le chap. VII du Précis du Siècle de Louis XV. (G. A.)

Dans plusieurs éditions, après l'intitulé de la pièce, on lit : « Faite le 30 juin de 174'2. » (B.)

2. La France soutenait Charles-Albert de Bavière contre Marie-Thérèse. (G. A.)

A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 451

Fut cent fois moins cruelle Que leur triste amitié.

Ainsi de Téquateur et des antres de l'Ourse

Les vents impétueux emportent dans leur course

Des nuages épais l'un à l'autre opposés ;

Et, tandis qu'ils s'unissent,

Les foudres retentissent

De leurs flancs embrasés.

Quoi! des rois bienfaisants ordonnent ces ravages! Ils annoncent le calme, ils forment les orages! Ils prétendent conduire à la félicité

Les nations tremblantes,

Par les routes sanglantes

De la calamité!

0 vieillard vénérable', à qui les destinées Ont de l'heureux Nestor accordé les années. Sage que rien n'alarme et que rien n'éblouit,

Yeux-tu priver le monde

De cette paix profonde

Dont ton âme jouit?

Ah! s'il pouvait encore, au gré de sa prudence, Tenant également le glaive et la balance. Fermer, par des ressorts aux mortels inconnus,

De sa main respectée,

La porte ensanglantée

Du temple de Janus !

Si de l'or des Français les sources égarées. Ne fertilisant plus de lointaines contrées, Rapportaient l'abondance au sein de nos remparts.

Embellissaient nos villes.

Arrosaient les asiles

languissent les arts!

Beaux-Arts, enfants du Ciel, de la Paix et des Grâces, Que Louis en triomphe amena sur ses traces,

1. Le cardinal deFleury. {Note de Voltaire, 1748.)

ODE XII. [50]

Ranimez vos travaux, si brillants autrefois. Vos mains découragées, Vos lyres négligées, Et vos tremblantes voix.

De l'immortalité vos succès sont le gage. Tous ces traités rompus et suivis du carnage, Ces triomphes d'un jour, si vains, si célébrés.

Tout passe, et tout retombe

Dans la nuit de la tombe ;

Et vous seuls demeurez \

1. Dans une ancienne édition on trouve une strophe de plus, qui terminait l'ode :

Lo ciel entend mes vœux, un nouveau jour m'éclaire; L'âme du grand Armand *, qui vous servit de père, Pour ranimer nos chants reparaît aujourd'hui :

Rois, suivez son exemple ;

Vous, prêtres de son temple'*,

Soj'ez dignes de lui. (K.)

Je n'ai pas vu l'ancienne édition dont les éditeurs de Kehl parlent dans la note qu'on vient de lire. Je n'ai pas trouve la strophe dans les éditions de 1746, 1748, 1751, 1752, 1756, etc. (B.)

* Le cardinal de Richelieu. (K.)

»• La Sorbonne, au lieu de profiter de cet avis, s'est empressée de censurer et de dénoncer, comme des ennemis publics, tous ceux qui cultivaient les lettres avec quelque succès. Heureusement ces libelles étaient écrits dans un latin barbare, traduit, pour la conmiodité des dévotes, dans un franjais tel que les docteurs avaient pu rapprendre dans leurs antichambres.

Voyez la satire intitulée les Trois Empereurs en Sorbonne. (K.)

ODE XIII.

LA CLÉMENCE DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV

DANS LA VIGTOIREi.

Devoir des rois, leçon des sages, Vertu digne des immortels, Clémence, de quelles images Dois-je décorer tes autels? Dans les débris du Capitole Irai-je chercher ton symbole? Rome seule a-t-elle un Titus? Les Trajans et les Marc-Aurèlcs Sont-ils les stériles modèles Des inimitables vertus ?

Ce monarque brillant, illustre. Digne en effet du nom de grand, Louis, ne dut-il tant de lustre Qu'aux triomphes du conquérant ? Il le doit à ces arts utiles Dont Colbert enrichit nos villes. Aux bienfaits versés avec choix, A ses vaisseaux maîtres de l'onde, A la paix qu'il donnait au monde, Aux exemples qu'il donne aux rois.

Imitez, maîtres de la terre,

Et sa justice et sa bonté ;

Que les maux cruels de la guerre

1. On trouve la raison de cette ode au chapitre xvi du Précis du Siècle de Louis XV.

La première édition des OEuvres de Voltaire qui contienne cette pièce est l'édition de Kelil. Elle y est sans date, et à la place je l'ai laissée. Je la crois de 1745. (B.)

454 ODE XIII.

Soient ceux de la nécessité ;

Que dans les horreurs du carnage

Le vainqueur généreux soulage

L'ennemi que son bras détruit.

Héros entourés de victimes,

Vos exploits sont autant de crimes,"

Si la paix n'en est pas le fruit.

La Paix est fille de la Guerre.

Ainsi les rapides éclairs

Par les vents et par le tonnerre

Épurent les champs et les airs ;

Ainsi les alcyons paisibles,

Après les tempêtes horribles,

Sur les eaux chantent leurs amours;

Ainsi quand xMmègue étonnée

Vit par Louis la paix donnée *,

L'Europe entière eut de beaux jours.

Telle est la brillante carrière Qu'ouvrit le dernier de nos rois ; Son fils la remplit tout entière Par sa clémence et ses exploits : Comme lui bienfaiteur du monde, Son cœur est la source féconde De la publique utilité; Comme lui conquérant et sage, Il sait combattre avec courage, Et secourir avec bonté.

Adorateurs de la Clémence, Transportez-vous à Fontenoy. Le jour luit, le combat comnience; Bellone admire votre roi. Voyez cette phalange altière. Dans sa marche tranquille et fière, En tous nos rangs porter la mort; Et Louis, plus inébranlable. Par son courage inaltérable Changer et maîtriser le sort.

1. La paix de Niinègue est du 10 auguhte 1678.

CLÉMENCE DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV. i.'i.S

Ce jour est le jour de la gloire, Il est celui de la vertu : Louis, au seiu de la victoire, Pleure son rival abattu. Les succès n'ont rien qui l'enivre, 11 sait qu'un héros ne doit vivre Que pour le bonheur des humains ; Parmi les feux qui l'environnent. Sous les lauriers qui le couronnent. L'olive est toujours dans ses mains.

Guerriers frappés de son tonnerre

Et secourus par ses bienfaits,

Dans les bras sanglants de la Guerre

Il daigne demander la paix.

Par quelles maximes funestes

Préférez-vous aux dons célestes

Les fléaux qu'il veut détourner?

0 victimes de sa justice,

Quoi ! vous voulez qu'il vous punisse,

Quand il ne veut que pardonner!

ODE XIV.

LA FÉLICITÉ DES TEMPS,

ou

L'ÉLOGE DE LA FRANCE *.

(1746)

Est-il encor des satiriques

Qui, du présent toujours ])lessés.

Dans leurs malins panégyriques

Exaltent les siècles passés ;

Qui, plus injustes que sévères,

D'un crayon faux peignent leurs pères

Dégénérant de leurs aïeux,

Et leurs contemporains coupables.

Suivis d'enfants plus condamnables,

Menacés de pires neveux - ?

Silence, imposture outrageante ;

1. Voltaire, reçu à l'Académie française le 9 mai 174G, lut, dans la séance publique du "25 août, cette ode, qu'on imprime ordinairement sans titre. Celui que j'ai mis est celui que donne le Mercure do septembre 1746, il est rendu compte de la séance. (B.)

2. Traduction de ces vers d'Horace (livre III, ode vi) :

^tas parentum, pejor avis, tulit Nos ncquiores, mùx daturos Progcniem vitiosiorem.

M. de Voltaire est un des premiers philosophes qui aient osé prononcer cette vérité si consolante que, depuis plusieurs siècles, le genre humain en Europe a fait des pas très-sensibles vers la sagesse et le bonheur, et qu'il doit ces avantages aux progrès des sciences et de la philosophie.

On trouvera, à la fin de l'opuscule intitule Des Conspirations contre les peu- ples, une parodie de ces mêmes vers d'Horace. (K.)

[":

LA FÉLICITÉ DES TL.Ml'S. ib7

Déclliroz-vous, voiles afTreux ; Patrie auguste et florissante, Connais-tu des temps plus heureux ? De la cime des Pyrénées Jusqu'à ces rives étonnées la Mort vole avec l'Efi^roi, i\Iontre ta gloire et ta puissance ; Mais pour mieux connaître la France, Qu'on la contemple dans son roi.

Quelquefois la grandeur trop fière, Sur son front portant les dédains. Foule aux pieds, dans sa marche altière, Les rampants et faibles humains. Les Prières humbles, tremblantes. Pâles, sans force, chancelantes. Baissant leurs yeux mouillés de pleurs, Abordent ce monstre farouche, Un indigne éloge à la bouche. Et la haine au fond de leurs cœurs.

Favori du dieu de la guerre. Héros dont l'éclat nous surprend, De tous les vainqueurs de la terre Le plus modeste est le plus grand, 0 modestie ! ô douce image De la belle âme du vrai sage ! Plus noble que la majesté. Tu relèves le diadème. Tu décores la valeur môme. Comme tu pares la beauté.

Nous l'avons vu ce roi terrible Qui, sur des remparts foudroyés ', Présentait l'olivier paisible A ses ennemis effrayés : Tel qu'un dieu guidant les orages. D'une main portant les ravages Et les tonnerres destructeurs. De l'autre versant la rosée

1. A Anvers.

4o8 ODE XIV. [4«1

Sur la terre fertilisée, Couverte de fruits et de fleurs.

L'airain gronde au loin sur la Flandre, 11 n'interrompt point nos loisirs. Et quand sa voix se fait entendre, C'est pour annoncer nos plaisirs ; Les muses en habit de fêtes, De lauriers couronnant leurs têtes, Éternisent ces heureux temps ; Et, sous le bonheur qui l'accable, La Critique est inconsolable De ne plus voir de mécontents.

Venez, enfants des Charlemagnes, Paraissez, ombres des Valois ; Venez contempler ces campagnes Que vous désoliez autrefois : Vous verrez cent villes superbes Aux lieux d'inutiles herbes Couvraient la face des déserts, Et sortir d'une nuit profonde Tous les arts, étonnant le monde i)e miracles toujours divers.

Au lieu des guerres intestines De quelques brigands forcenés, Qui se disputaient les ruines De leurs vassaux infortunés, Vous verrez un peuple paisible, Généreux, aimable, invincible; Ln prince au lieu de cent tyrans ; Le joug porté sans esclavage ; Et la concorde heureuse et sage Du roi, des peuples, et des grands.

Souvent un laboureur habile. Par des efforts industrieux. Sur un champ rebelle et stérile Attira les faveurs des cieux ; Sous ses mains la terre étonnée Se vit de moissons couronnée

LA FÉLICITÉ DES TEMPS. 459

Dans le sein de raridité ; Bientôt une race nouvelle De ces champs préparés pour elle Augmenta la fécondité.

Ainsi Pyrrhus après Achille Fit encore admirer son nom ; Ainsi le vaillant Paul-Émilc Fut suivi du grand Scipion ; Virgile, au-dessus de Lucrèce, Vux lieux arrosés du Permesse S'éleva d'un vol immortel ; Et Michel-Ange vit paraître. Dans l'art que sa main fit renaître, Les prodiges de Raphaël.

Que des vertus héréditaires A jamais ornent ce séjour! Vous avez imité vos pères ; Qu'on vous imite à votre tour. Loin ce discours lâche et vulgaires Que toujours l'homme dégénère, Que tout s'épuise et tout finit : La nature est inépuisahle, Et le Travail infatigahle Est un dieu qui la rajeunit.

L Voltaire cite les six derniers vers de cette strophe (mais avec quelques va- riantes) dans l'article Hémistiche de YEncydopédik. Dans un des volumes du Lycée, ou Cours de littérature de Laliarpe (xviir siècle, ch. viii, section 1"'), ces six vers sont donnés comme les seuls qu'on ait retenus d'une ode de la jeunesse de l'auteur. C'est peut-être la citation qu'avait faite Voltaire qui a induit Laliarpe en erreur. (B.)

Vers 11

Vers 21 :

Vers 31

VARIANTES

DE L'ODE XIV.

Patrie aimable et triomphante, Confondez ces traits pleins d'horreur De votre splendeur éclatante Percez les voiles de l'erreur. De la cime, etc.

Dans l'Asie esclave et guerrière La majesté des souverains. Toujours sombre, toujours altière, Foule aux pieds les faibles humains. Les prières, etc.

Rois puissants, foudres de la guerre, Héros dont l'éclat, etc.

Vers 40. Après la quatrième strophe, on lisait :

Mais, sous cette aimable apparence. Souvent on nourrit dans son cœur La froide et dure indifférence. Funeste fille du bonheur. Du haut d'un trône inaccessible, Qu'il est aisé d'être insensible Aux voix plaintives des douleurs. Aux cris de la misère humaine, Qui percent avec tant de peine Dans lu tumulte des grandeurs !

C'est au faîte des grandeurs même,

C'est sur un trône de lauriers.

Que l'heureux vainqueur qui vous aime

VARIANTES DE L'ODE XIV. 4G1

Gémit sur ses braves guerriers, Sur ces victimes do sa gloire, Qui, dans les bras de la victoire, Et dans les horreurs du tombeau. Formaient ce mélange terrible Du carnage le plus horrible Et du triomphe le plus beau.

La Discorde, avec épouvante, Le voit sur des murs foudroyés Offrir rolivc bienfaisante *A ses ennemis effrayés, etc.

ODE

SUR LA MORT DE S. A. S. M™^ LA PRINCESSE DE BAREITH».

(1759)

Lorsqu'on des tourbillons de flamme et de fumée Cent tonnerres d'airain, précédés des éclairs, De leurs globes brûlants renversent une armée ; Quand de guerriers mourants les sillons sont couverts.

Tous ceux qu'épargna la foudre,

Voyant rouler dans la poudre

Leurs compagnons massacrés,

Sourds à la Pitié timide.

Marchent d'un pas intrépide

Sur leurs membres déchirés.

Ces féroces humains, plus durs, plus inflexibles Que l'acier qui les couvre au milieu des combats,

1. Voyez la Note de M. Morza, page 407.

Frédérique-Sophic-Wilhelmine, sœur de Frédéric II, roi de Prusse, née le 3 juil- let 1709, est morte le 14 octobre 1738. Frédéric, qui avait la plus grande amitié pour la margrave, écrivit à Voltaire : « Rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument à son bonneur. » Voltaire envoya au roi les vers qui sont dans la lettre de décembre 1758.

Ces vers ne satisfirent pas Frédéric. « Je désire, écrivait-il à Voltaire le 23 jan- vier 1759, quelque chose de plus éclatant et de public. Il faut que toute l'Europe pleure avec moi une vertu trop peu connue; il no faut point que mon nom partage cet éloge; il faut que tout le monde sache qu'elle est digne de l'immortalité, et c'est à vous de l'y placer. On dit qu'Apelle était le seul digne de peindre Alexandre : je crois votre plume la seule digne de rendre ce service à celle qui sera le sujet éternel do mes larmes. »

Ce fut alors que Voltaire envoya son ode, datée du 4 février 1759. Le roi de Prusse, dans sa lettre du 22 avril 1759, fait quelques observations sur cette pièce. (B.)

li SUR LA iMORT DE LA PRINCESSE DE BAREITIL 4G3

S'étonnent à la fin de devenir sensibles, D'éprouver la pitié qu'ils ne connaissaient pas, Lorsque la Mort en silence D'un pas terrible s'avance Vers un objet plein d'attraits, Quand ces yeux qui dans les ;\mes Lançaient les plus douces flammes Vont s'éteindre pour jamais.

Une famille entière, interdite, éplorée,

Se presse en gémissant vers un lit de douleurs ;

La victime l'attend, pAle, défigurée.

Tendant une main faible à ses amis en pleurs.

Tournant en vain la paupière

Vers un reste de lumière

Qu'elle gémit de trouver',

Elle présente sa tète ;

La faux redoutable est prête;

Et la Mort va la lever.

Le coup part, tout s'éteint : c'en est fait, il ne reste De tant de dons heureux, de tant d'attraits si chers, De ces sens animés d'une flamme céleste, Qu'un cadavre glacé, la pâture des vers.

Ce spectacle lamentable.

Cette perte irréparable

Vous frappe d'un coup plus fort

Que cent mille funérailles

De ceux qui, dans les batailles,

Donnaient et souffraient la mort.

0 Bareith! ô vertus! ô grâces adorées! Femme sans préjugés, sans vice, et sans erreur. Quand la mort t'enleva de ces tristes contrées, De ce séjour de sang, de rapine, et d'horreur,

Les nations acharnées

De leurs haines forcenées

Suspendirent les fureurs ;

Les discordes s'arrêtèrent ;

1. Virgile (/£«., liv. IV, v. 692) a dit :

Qucesiyit cœlo lucem, ingemuitquo reporta. (B.)

464 ODE XV.

Tous les peuples s'accordèrent A t'honorer de leurs pleurs.

De la douce Verlu tel est le sûr empire;

Telle est la digne offrande à tes mânes sacrés.

Vous qui n'êtes que grands, vous qu'un flatteur admire.

Vous traitons-nous ainsi lorsque vous expirez?

La mort que Dieu vous envoie

Est le seul moment de joie

Qui console nos esprits.

Emportez, âmes cruelles,

Ou nos haines éternelles.

Ou nos éternels mépris.

Mais toi dont la vertu fut toujours secourable,

Toi dans qui l'héroïsme égala la bonté,

Qui pensais en grand homme, en philosophe aimable.

Qui de ton sexe enfin n'avais que la beauté,

Si ton insensible cendre

Chez les morts pouvait entendre

Tous ces cris de notre amour.

Tu dirais dans ta pensée :

Les dieux m'ont récompensée

Quand ils m'ont ôté le jour.

C'est nous, tristes humains, nous qui sommes à plaindre, Dans nos champs désolés et sous nos boulevards. Condamnés à souffrir, condamnés à tout craindre Des serpents de l'Envie et des fureurs de Mars.

Les peuples foulés gémissent,

Les arts, les vertus périssent,

On assassine les rois ;

Tandis que l'on ose encore,

Dans ce siècle que j'abhorre,

Parler de mœurs et de lois!

Hélas! qui désormais dans une cour paisible Retiendra sagement la Superstition, Le sanglant Fanatisme, et l'Athéisme horrible, Enchaînés sous les pieds de la Religion?

Qui prendra pour son modèle

La loi pure et naturelle

V,; SUR LA MOllT I)K LA PRINCESSE DE BAIIEITIL 405

Que Dieu grava dans nos cœurs? Loi sainte, aujourd'hui proscrite Par la fureur hypocrite D'ignorants persécuteurs !

Des tranquilles hauteurs de la philosophie Ta pitié contemplait avec des yeux sereins Ces fantômes changeants du songe de la vie, Tant de travaux détruits, tant de projets si vains ;

Ces factions indociles

Qui tourmentent dans nos villes

Nos citoyens obstinés ;

Ces intrigues si cruelles

Qui font des cours les plus belles

Un séjour d'infortunés.

Du temps qui fuit toujours tn fis toujours usage : 0 combien tu plaignais l'infâme oisiveté De ces esprits sans goût, sans force, et sans courage, Qui meurent pleins de jours, et n'ont point existé!

La vie est dans la pensée :

Si l'àme n'est exercée,

Tout son pouvoir se détruit;

Ce flambeau sans nourriture

N'a qu'une lueur obscure,

Plus affreuse que la nuit.

Illustres meurtriers, victimes mercenaires, Qui, redoutant la honte et maîtrisant la peur. L'an par l'autre animés aux combats sanguinaires, Fuiriez si vous l'osiez, et mourez par honneur;

Une femme, une princesse,

Dans sa tranquille sagesse ,

Du sort dédaignant les coups,

Souffrant ses maux sans se plaindre.

Voyant la mort sans la craindre.

Était plus brave que vous.

Mais qui célébrera l'amitié courageuse, Première des vertus, passion des grands cœurs, Feu sacré dont brûla ton âme généreuse, Qui s'épurait encore au creuset des malheurs?

8. Odes. 30

466 ODE XV.

r.ougissez, âmes communes, Dont les diverses fortunes Gouvernent les sentiments, Frêles vaisseaux sans boussole. Qui tournez au gré d'Éole, Pins légers que ses enfants.

Cependant elle meurt, et Zoïle respire !

Et des lâches Séjans un lâche imitateur

A la vertu tremblante insulte avec empire ;

Et l'hypocrite en paix sourit au délateur ! Le troupeau faible des sages, Dispersé par les orages. Va périr sans successeurs ; Leurs noms, leurs vertus, s'oublient, Et les enfers multiplient La race des oppresseurs.

Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre, Dans ce palais des arts les sons de ta voix Contre les préjugés osaient se faire entendre. Et de l'humanité faisaient parler les droits ; Mais, dans ta noble retraite. Ta voix, loin d'être muette. Redouble ses chants vainqueurs. Sans flatter les faux critiques, Sans craindre les fanatiques. Sans chercher des protecteurs.

Vils tyrans des esprits, vous serez mes victimes. Je vous verrai pleurer à mes pieds abattus ; A la postérité je peindrai tous vos crimes De ces mâles crayons dont j'ai peint les vertus. Craignez ma main raffermie : A l'opprobre, à l'infamie. Vos noms seront consacrés, Comme le sont à la gloire Les enfants de la Victoire Que ma muse a célébrés.

NOTE DE M. MORZA

SUR L ODE PRECEDENTE.

La princesse à qui on a élevé ce monument en méritait un plus beau, et les monstres dont on daigne parler à la fin de cette ode méritent une punition plus sévère.

Dans les beaux jours de la littérature, il y avait, à la vérité, do plats critiques comme aujourd'hui. Claveret écrivait contre Cor- neille ; Subligny et Visé attaquaient toutes les pièces de Racine ; chaque siècle a eu ses Zoïlcs et ses Garasses : mais on ne vit jamais que dans nos jours une troupe infâme de délateurs vomir hardiment leurs impostures, et en inventer encore de nouvelles quand les premières ont été confondues ; cabaler insolemment, attaquer jusque dans les tribunaux les gens de lettres dont ils ne peuvent attaquer la gloire ; ])orter l'audace de la calomnie jusqu'à les accuser de penser en secret tout le contraire de ce qu'ils écri- vent en public ; et vouloir rendre odieux, par leurs imputations, le nom respectable de philosophe.

La manie de ces délations a été poussée au point de dire et d'imprimer que les philosophes sont dangereux dans un État,

Et qui sont ces hardis délateurs? tantôt c'est un pédant jésuite -

1. Morza est un des noms sous lesquels Voltaire se cacha quelquefois, croyant ne pas être reconnu et pouvoir dire plus librement la vérité. C'est sous ce nom qu'il donna les notes sur la tragédie des Lois de Minos (voyez tome VI du Théâtre, page 166) et celles sur les Cabales ainsi que sur le Dialogue de Pégase et du Vieil- lard. Jusqu'en 1771, la note était sans intitulé à la suite de l'ode. Dans l'édition in-4''(tome XVIII, date de 1771), elle est à lamêmeplace, mais intitulée Réflexions. Ce ne fut qu'en 1773, en réimprimant VOde dans le même volume que les Lois de Minos, qu'il donna la Note comme étant de M. de Morza. Dès 1761 il en avait changé le début. L'addition nouvelle qui est à la fin est de 1773. (B.)

2. Le P. Berthier, qui est le sujet de la Relation de la maladie, de la confes- sion, etc., du jésuite Berthier, ayant, dans les Mémoires de Trévoux, rendu compte de VOde sur la mort de la princesse de Bareilh, s'était surtout attaché à défendre la relijiion révélée et le Journal de Trévoux, deux choses qu'on ne peut dire homogènes. Il paraît que Voltaire répliqua par un Avis à frère Berthier et à mon- sieur le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques. Voltaire en parle dans sa lettre à

468 >!OTE DE M. MORZA

qui compromet la société dont il est, et qui ose parler de morale, taudis que ses coufrères sont accusés et punis d'un parricide; faiit(M c'est le factieux auteur d'une g?izet\c nommée Ecclésiastique, (\m, pour quelques écus par mois, a calomnié les Buffon, les Montesquieu, etjusqu'à un ministre d'État (M. d'Argenson), auteur d'un livre excellent sur une partie du droit pul)lic. C'est une troupe d'écrivains afTamés qui se vantent de défendre le christia- nisme à quinze sous par tome, qui accusent d'irréligion le sage et savant auteur des Essais sur Pa)'is, et qui enfin sont forcés de lui demander pardon juridiquement '.

C'est surtout le misérable auteur d'un libelle intitulé l'Oracle des philosophes ', qui prétend avoir été admis à la table d'un homme qu'il n'a jamais vu, et dans l'antichambre duquel il ne serait pas souffert ; qui se vante d'avoir été dans un château, lequel n'a jamais existé ; et qui, pour prix du bon accueil qu'il dit avoir reçu dans cette seule maison en sa vie, divulgue les secrets ({u'il sup- pose lui avoir été confiés dans cette maison... Ce polisson, nommé Guyon, se donne ainsi lui-môme de gaieté de cœur pour un malhonnête homme. N'ayant point d'honneur à perdre, il ne songe qu'à regagner par le débit d'un mauvais libelle l'argent qu'il a perdu à l'impression de ses mauvais livres. L'opprobre le couvre, et il ne le sent pas ; il ne sent que le dépit honteux de n'avoir pu môme vendre son libelle. C'est donc à cet excès de tur- pitude qu'on est parvenu dans le métier d'écrivain !

d'Argcntal, du 3 juin 1759. Quelques pcrsotinos ont cru, et j'ai beaucoup trop légèrement adopte cette opinion, que cet Avis à frère Berthier, etc., n'était autre que la Noie qui est à la suite de YOde. Mais je crois que l'Avis est autre que la N^ote.

Montjoye, auteur d'un Eloge de Berthier, 1817, in-S", regrette de ne pouvoir lire à ses auditeurs la Réponse de \Pltaire, parce que malheureusement elle est souillée de sales obscénités. Montjoye a été plus heureux que moi s'il a vu cette réponse; mais Montjoye n'est pas toujours exact. Ainsi, dans son Eloge, page 13(3, à l'occasion de la pension que, le 9 décembre 1782, l'assemblée du clergé accorda à Berthier, Montjoye s'écrie : « Le croircz-vous, messieurs^ et oserai-je vous le révéler? Cette modique pension, si justement méritée, si tard accordée, souleva l'âme haineuse de Voltaire, si près lui-môme du terme de sa carrière. Ce fut pour lui une occasion de lancer de nouveaux sarcasmes et contre celui qui avait été honoré de cette faveur, et contre ceux qui l'avaient décernée. » Malheureusement pour ces exclamations, Voltaire était mort depuis quatre ans et demi quand la pension fut accordée à Berthier. Cette circonstance fait, ce me semble, sentir la nécessité qu'il y avait de restituer les notes à chacun, ou du moins d'en donner les dates. (B.)

1. Voyez les Honnêtetés littéraires, dans les Mélanges, Dixième Honnêteté. Voyez aussi dans la Correspondance la lettre au roi Stanislas, du 15 auguste 1700.

'2. L'abbé Guyon. Voyez les Honnêtetés littéraires^ dans les Mélanges, Vingt- quatrième Honnêteté.

SUR L'ODE PRÉCÉDENTE. 469

Ces valets de libraires, gens de la lie du peuple et la lie des auteurs, les derniers des écrivains inutiles, et par conséquent les derniers des hommes, sont ceux qui ont attaqué le roi, l'État, et l'Église, dans leurs feuilles scandaleuses écrites en faveur des convulsionnaires. Ils fabriquent leurs impostures, comme les filous commettent leurs larcins, dans les ténèbres de la nuit, changeant continuellement de nom et de demeure, associés à des receleurs, fuyant à tout moment la justice, et, pour comble d'horreur, se couvrant du manteau delà religion, et, pour comble de ridicule, se persuadant qu'ils lui rendent service.

Ces deux partis, le janséniste et le moliniste, si fameux long- temps dans Paris, et si dédaignés dans l'Europe, fournissent des deux côtés les plumes vénales dont le public est si fatigué ; ces champions de la folie, que l'exemple des sages et les soins pater- nels du souverain n'ont pu réprimer, s'acharnent l'un contre l'autre avec toute l'absurdité de nos siècles de barbarie, et tout le raffinement d'un temps également éclairé dans la vertu et dans le crime ; et, après s'être ainsi déchirés, ils se jettent sur les philo- sophes : ils attaquent la raison, comme des brigands réunis volent un honnête homme pour partager ses dépouilles.

Qu'on me montre dans l'histoire du monde entier un philo- sophe qui ait ainsi troublé la paix de sa patrie : en est-il un seul, depuis Confucius jusqu'à nos jours, qui ait été coupable, je ne dis pas de cette rage de parti et de ces excès monstrueux, mais de la moindre cabale contre les puissances, soit séculières, soit ecclé- siastiques? Non, il n'y en eut jamais, et il n'y en aura jamais. Un philosophe fait son premier devoir d'aimer son prince et sa pati'ie; il est attaché à sa religion, sans s'élever outrageusement contre celles des autres peuples ; il gémit de ces disputes insen- sées et fatales qui ont coûté autrefois tant de sang, et qui excitent aujourd'hui tant de haines. Le fanatique allume la discorde, et le philosophe l'éteint. Il étudie en paix la nature; il paye gaiement les contributions nécessaires à l'État ; il regarde ses maîtres comme les députés de Dieu sur la terre, et ses concitoyens comme ses frères : bon mari, bon père, bon maître, il cultive l'amitié; il sait que, si l'amitié est un besoin de l'âme, c'est le plus noble besoin des âmes les plus belles, que c'est un contrat entre les cœurs, contrat plus sacré que s'il était écrit, et qui nous impose les obligations les plus chères : il est persuadé que les méchants ne peuvent aimer.

Ainsi le philosophe, fidèle à tous ses devoirs, se repose sur l'innocence de sa vie. S'il est pauvre, il rend la pauvreté respec- table ; s'il est riche, il fait de ses richesses un usage utile à la

470 NOTE DE M. MORZA

société. S'il fait des fautes, comme tous les hommes en font, il s'en rcpcnt, et il se corrige. S'il a écrit librement dans sa jeu- nesse, comme Platon, il cultive la sagesse comme lui dans un ftge avancé; il niourt en pardonnant à ses ennemis, et en implo- rant la miséricorde de Tl^trc suprême.

Qu'il soit du sentiment de Leibnitz sur les monades et sur les indiscernables, ou du sentiment de ses adversaires ; qu'il admette les idées innées, avec Descartes, ou qu'il voie tout dans le Verbe, avec Malebranche ; qu'il croie au plein, qu'il croie au vide, ces innocentes spéculations exercent son esprit, et ne peuvent nuire en aucun temps à aucun homme. Mais plus il est éclairé, plus les esprits contentieux et absurdes redoutent son mépris ; et voilà la source secrète et véritable de cette persécution qu'on a suscitée quelquefois aux plus pacifiques et aux plus estimables des mor- tels. Voilà pourquoi les factieux, les enthousiastes, les fourbes, les pédants orgueilleux, ont si souvent étourdi le monde de leurs clameurs ; ils ont frappé à toutes les portes ; ils ont pénétré chez les personnes les plus respectables ; ils les ont séduites, ils ont animé la vertu même contre la vertu ; et un sage a été quelque- fois tout étonné d'avoir persécuté un sage.

Quand l'évêque irlandais Berkeley se fut trompé sur le calcul différentiel, et que le célèbre Jurin eut confondu son erreur, Berkeley écrivit que les géomètres n'étaient pas chrétiens ; quand Descartes eut trouvé de nouvelles preuves de l'existence de Dieu, Descartes fut accusé juridiquement d'athéisme ; dès que ce même philosophe eut adopté les idées innées, nos théologiens l'anathé- matisèrent pour s'être écarté de l'opinion d'Aristote et de l'axiome de l'école que rien n'est dans l'entendement qui nait été dans les sens. Cinquante ans après, la mode changea ; ils traitèrent de matérialistes ceux qui revinrent à l'ancienne opinion d'Aristote et de l'école.

A peine Loi])nitz eut-il proposé son système, rédigé depuis dans la Thèodicce, que mille voix crièrent qu'il introduisait le fatalisme, qu'il renversait la créance de la chute de l'homme, qu'il détniisait les fondements do la religion chrétienne. D'autres philosophes ont-ils combattu le système de Leibnitz, on leur a dit : Vous insultez la Providence.

Lorsque milord Sliaftesbury assura que l'homme était avec l'instinct de la bienveillance pour ses semblal)les, on lui imputa de nier le péché originel. D'autres ' ont-ils écrit que l'homme est

1. François, duc de La Rochefoucauld, auteur des Maximes, (B.)

SUR L'ODE PRKCÉDENTE. 471

avec l'instinct de Tamour-propre, on leur a reproché de détruire toute vertu.

Ainsi, quelque parti qu'ait pris un philosophe, il a toujours été en hutte à la calomnie, lillc de cette jalousie secrète dont tant d'hommes sont animés, et que personne n'avoue. Enfin de quoi pourra-t-on s'étonner depuis que le jésuite Hardouin* a traité <rathées les Pascal, les JXicole, les Arnauld, et les Malehranche?

Qu'on fasse ici une réflexion. Les Romains, ce peuple le plus religieux de la terre, nos vainqueurs, nos maîtres, et nos législa- teurs, ne connurent jamais la fureur ahsurde qui nous dévore; il n'y a pas dans l'histoire romaine un seul exemple d'un citoyen romain opprimé pour ses opinions ; et nous, sortis à peine de la barl)arie, nous avons commencé à nous acharner les uns contre les autres dès que nous avons appris, je ne dis pas à penser, mais à balbutier les pensées des anciens. Enfin depuis les coml)ats des réalistes et des nominaux, depuis Ramus assassiné par les écoliers de l'université de Paris pour venger Aristote, jusqu'à Galilée em- prisonné, et jusqu'à Descartes banni d'une ville batave, il y a de quoi gémir sur les hommes, et de quoi se déterminer à les fuir.

Ces coups ne paraissent d'abord tomber que sur un petit nombre de sages obscurs dédaignés ou écrasés pendant leur vie par ceux qui ont acheté des dignités à prix d'or ou à prix d'hon- neur; mais il est trop certain que si vous rétrécissez le génie, vous abâtardissez bientôt une nation entière. Qu'était l'Angleterre avant la reine Elisabeth, dans le temps qu'on employait l'autorité sur la prononciation de Vepsiloii? J/Angleterre était alors la der- nière des nations policées en fait d'arts utiles et agréables, sans aucun bon livre, sans manufactures, négligeant jusqu'à l'agri- culture, et très-faible môme dans sa marine ; mais dès qu'on laissa un libre essor au génie, les Anglais eurent des Spenser, dés Shakespeare, des Bacon, et enfin des Locke et des Newton.

On sait que tous les arts sont frères, que chacun d'eux en éclaire un autre, et qu'il en résulte une lumière universelle. C'est par ces mutuels secours que le génie de l'invention s'est commu- niqué de proche en proche ; c'est par qu'enfin la philosophie a secouru la politique, en donnant de nouvelles vues pour les manufactures, pour les finances, pour la construction des vais- seaux. C'est par que les Anglais sont parvenus à mieux cultiver la terre qu'aucune nation, et à s'enrichir par la science de l'agri- culture comme par celle de la marine; le môme génie entrepre-

1. Voyez le Dictionnaire 2)hilosophique au mot athéisme.

472 NOTE DE M. MORZxV

liant ot persévérant, qui Jour l'ait fal)riquer des draps plus forts que les nôtres, leur fait aussi écrire des livres de philosophie plus profonds: La devise du célèhre ministre d'État Walpole, fari (ji(,v sentiat, est la devise des philosophes anglais. Ils mar- chent plus ferme et plus loin que nous dans la même carrière ; ils creusent à cent pieds le sol que nous effleurons. Il y a tel livre français qui nous étonne par sa hardiesse, et qui paraîtrait écrit avec timidité s'il était confronté avec ce que vingt auteurs anglais ont écrit sur le même sujet.

Pourquoi l'Italie, la mère des arts, de qui nous avons appris à lire, a-t-elle langui près de deux cents ans dans une décadence déplorahle? C'est qu'il n'a pas été permis jusqu'à nos jours à un philosophe italien d'oser regarder la vérité à travers son téles- cope ; de dire, par exemple, que le soleil est au centre de notre monde, et que le hlé ne pourrit point dans la terre pour y ger- mer \ Les Italiens ont dégénéré jusqu'au temps de Muratori et de ses illustres contemporains. Ces peuples ingénieux ont craint de penser ; les Français n'ont osé penser qu'à demi ; et les Anglais, qui ont volé jusqu'au ciel, parce qu'on ne leur a point coupé les ailes, sont devenus les précepteurs des nations. Nous leur devons tout, depuis les lois primitives de la gravitation, depuis le calcul de l'infini, et la connaissance précise de la lumière, si vainement comhattue, jusqu'à la nouvelle charrue et à l'insertion de la petite vérole, comhattues encore.

Il faudrait savoir un peu mieux distinguer le dangereux et l'utile, la licence et la sage liberté, abandonner l'école à son ridi- cule, et respecter la raison. Il a été plus facile aux Hérules, aux Vandales, aux Goths, et aux Francs, d'empêcher la raison de naître, qu'il ne le serait aujourd'hui de lui ôter sa force quand elle est née. Cette raison épurée, soumise à la religion et à la loi, éclaire enfin ceux .qui abusent de l'une et de l'autre; elle pénètre lentement, mais sûrement; et au bout d'un demi-siècle une nation est surprise de ne plus ressembler à ses barbares ancêtres.

Peuple nourri dans l'oisiveté et dans l'ignorance, peuple si aisé à enflammer et si difflcilc à instruire, qui courez des farces du cimetière de Saint-Médard aux farces de la foire ; qui vous passionnez tantôt pour un Quesnel, tantôt pour une actrice de la Comédie italienne ; qui élevez une statue en un jour, et le lende- main la couvrez de bouc ; peuple qui dansez et chantez en mur-

1. Dans sa première aux Corinthiens, ch. xv, vers, 36, saint Paul dit : « Quod seminas non vivificatur, nisi prius nioriatur. » ( B.)

SUR L'ODE PRÉCÉDENTE. 473

murant, sachez (jne vous vous seriez égorgé sur la tombe du diacre ou sous-diacre Paris, et dans vingt autres occasions aussi belles, si les philosophes n'avaient, depuis environ soixante ans, adouci un peu les mœurs, en éclairant les esprits par degrés ; sachez que ce sont eux (et eux seuls) qui ont éteint enhn les bûchers, et détruit les échafauds Ton immolait autrefois et le ])rêtre Jean Hus, et le moine Savonarole, et le chancelier Thomas Morus, et le conseiller Anne du Bourg, et le médecin Michel Servet, et l'avocat général de Hollande Barneveldt, et la maré- chale d'Ancre, et le pauvre Morin, qui n'était qu'un imbécile, et Vanini même, qui n'était qu'un fou argumentant contre Aristote, et tant d'autres victimes enfin dont les noms seuls feraient un immense volume : registre sanglant de la plus infernale supersti- tion et de la plus abominable démence (1761 et 1759).

Addition nouvelle de M. Morza sur ce vers de la huitième strophe : On assassine les rois.

On se souvient de ceux qui, aux pieds d'une Vierge Marie très-fêtée en Pologne, et dont il est difficile à un Français de prononcer le nom, firent serment, en 1771, d'assassiner le roi ; ils remplirent leur serment, autant qu'ils purent, avec le secours de la bonne mère.

Les philosophes qui avaient obtenu du révérend père Mala- grida, du révérend père Mathos, et du révérend père Alexandre, en confession, la permission de tirer des coups de fusil par der- rière au roi de Poi'tugal, n'étaient-ils pas aussi de très-savants hommes, et qui savaient leur Lucrèce par cœur?

Si Damiens n'étudia point en philosophie, il est avéré du moins qu'il étudia en théologie, car il répondit dans ses interroga- toires, page 135 : (( Quel motif l'a déterminé? A dit : La religion ; » et page 405 : « Qu'il a cru faire une œuvre méritoire ; que c'étaient tous ces prêtres qu'il entendait qui le disaient dans le palais, »

Voilà les mêmes réponses qu'ont faites tous les assassins de tant de princes, en remontant depuis Damiens jusqu'au pieux Aod, qui vint enfoncer de la main gauche un poignard jusqu'au manche dans le ventre de son roi Églon, de la part du Seigneur.

Et, après ces exemples, de pauvres philosophes oseraient se plaindre que de petits abbés leur disent des sottises (1773) !

VARIANTES

DE L'ODE XV.

V(M-s 43 :

D'éprouver la pitié qu'ils ne connaissaient pas. Quand la Mort, qu'ils ont bravée, Dans cette foule abreuvée Du sang qu'ils ont répandu, Vient, d'un pas lent et tranquille, Seule, aux portes d'un asile repose la vertu.

Une famille, etc.

Vers 50. Après la cinquième stroplie, on lisait la suivante, que l'au- teur a retranchée :

Dos veuves, des enfants, sur ces rives funestes. Au milieu des débris des murs et des remparts, Ghercbant de leurs parents les pitoyables restes, Ramassaient en tremblant leurs ossements épars.

Ton nom seul est dans leur bouche,

C'est ta perte qui les touche,

Ta perte est leur seul effroi ;

Et ces familles errantes,

Dans la misère expirantes,

Ne gémissent que sur toi.

Vers 80. L'auteur a retranché cette strophe, qui était après la huitième :

Beaux-arts, fuirez-vous? troupe errante et céleste, De l'Olympe usurpé chassés par des Titans ; Beaux-arts? elle adoucit votre destin funeste : Puisqu'elle eut du génie, elle aima les talents;

Ces talents que Dieu dispense,

Avilis sous l'ignorance.

Gémissant sous l'oppresseur;

Ces enfants de la lumière

Que l'imposture grossière

Offusque de sa noirceur.

VARIANTES DE L'ODE XV. 475

Vers 120. Dans sa lettre au roi de Prusse, du 30 mars l7o9, Voltaire donne une autre version de cette strophe. (B.)

Dernier vers. Après cette strophe, on en lisait, dans la première édition, encore une autre que l'auteur a retranchée, et (jue voici :

Augu'ite et clier objet d'intarissables larmes. Une main plus illustre, un crayon plus heureux, Peindra tes grands talents, tes vertus, et tes charmes, Et te fera régner chez nos derniers neveux.

Pour moi, dont la voix tremblante

Dans ma vieillesse pesante

Peut à peine s'exprimer,

Ma main tremblante, accablée,

Grave sur ton mausolée :

Cl-GÎT QUI SAVAIT AIMER.

VARIANTE DE LA NOTE DE M. MORZA.

Page 467, ligne 3. Dans la première édition, cette note (qui n'était |)as donnée sous le nom de Morza) commençait ainsi :

« L'auguste famille de j\P"' la margrave de Bareith a ordonné expres- sément qu'on publiât ce faible éloge d'une princesse qui en méritait un plus beau. Je l'expose au public, c'est-à-dire au très-petit nombre des amateurs de la poésie et des véritables connaisseurs, qui savent que cet art est encore plus difficile qu'infructueux; ils pardonneront la lajigueur de cet ouvrage à celle de mon âge et de mes talents. Mon cœur, qui m'a toujours conduit, m'a fait répandre plus de larmes que de fleurs sur la tombe de cette princesse; la reconnaissance est le premier des devoirs, je ne m'en suis écarté avec personne. Son Altesse Royale n'avait cessé en aucun temps de m'honorer de sa bienveillance et de son commerce ; elle (>nvoya son portrait à ma nièce, et à moi quinze jours avant sa mort, lorsqu'elle ne pouvait plus écrire. Jamais une si belle àme ne sut mieux faire les choses décentes et nobles, et réparer les désagréables. Sujets, étrangers, amis, et ennemis, tous lui ont rendu justice, tous honorent sa mémoire : pour moi, si je n'ai pas vécu auprès d'elle, c'est que la liberté est un bien qu'on ne doit sacrifier à personne, surtout dans la vieillesse.

« J'avoue donc hautement ce petit ouvrage, et je déclare en môme temps (non pas ii l'univers, à qui le P. Castel s'adressait toujours, mais k quelques gens de lettres, qui font la plus petite partie de l'univers ) que je ne suis l'auteur d'aucun des ouvrages que l'ignorance et la mauvaise foi m'attri- buent depuis longtemps.

« Un jeune homme, connu dans son pays par son esprit et par ses talents, fit imprimer l'année passée une ode sur les victoires du roi de

476 VARIANTE DE LA NOTE DE M. MORZA.

Prusse; el comme le nom do ce jeune étranger commence par un V, ainsi que le mien, cette ode fut réimprimée il Ratisbonne, ii Nureml)erg. sous mon nom. On la traduisit il Londres, on m'en fit honneur partout : c'est un honneur (lu'assurément je ne mérite pas. Chaque auteur a son style; celui de cette ode n'est pas le mien; mais ce qui est encore plus contraire à mon état, il mon devoir, à ma place, ii mon caractère, c'est que la pièce sort du profond respect qu'on doit aux couronnes avec qui le roi de Pru.-^se est en guerre; il n'est permis à personne de s'exprimer comme on fait dans ce^ écrit. On doit d'ailleurs avertir tous les auteurs que nous ne sommes plus dans un temps l'usage permettait îi l'enthousiasme de la poésie de louer un prince aux dépens d'un autre. L'ode sur la prise de Namur, dans laquelle Boileau raille très-indiscrètement le roi d'Angleterre Guillaume III, ne réussirait pas aujourd'hui; et Lamotte fut très-blàmé de n'avoir pas rencKi justice à l'immortel prince Eugène dans une ode au duc de Vendôme.

On ne peut trop louer trois sortes de personnes, Les dieux, sa maîtresse, et son roi.

C'est la maxime d'Ésope et de La Fontaine : mais il ne faut dire d'injures ni aux autres dieux, ni aux autres rois, ni aux autres femmes.

« On m'a imputé encore je ne sais quel poëme sur la Religion natu- relle, imprimé dans Paris, avec le titre de Berlin, par ces imprimeui-s qui impriment tout, et publié aussi sous la première lettre de mon nom. Les brouillons et les délateurs ont beau faire, je n'ai jamais écrit ni en vers ni en prose sur la religion naturelle ou révélée; mais je composai, dans le palais d'un roi et sous ses yeux, en 1751, un poëme sur la Loi naturelle, principe de toute religion, sur cette loi primitive que Dieu a gravée dans nos cœurs, et qui nous enseigne à frémir du mal que nous faisons à nos semblables; ouvrage très-inférieur ii son sujet, mais dont tout homme doit chérir la morale pure, et dans lequel il doit respecter le nom (jui est à la tète.

« Que nous nous éloignons tous tant que nous sommes de celte loi natu- relle, et de la raison qui en est la source! Je ne parle pas ici des guerres ([ui inondent de sang le monde entier depuis qu'il est peuplé ; je parle de nous autres gens paisibles qui l'inondons de nos mauvais écrits, de nos plates disputes, et de nos sottes querelles; je parle de ces graves fous qui enseignent que quatre et quatre font neuf, de nous qui sommes encore plug fous qu'eux quand nous perdons notre temps à vouloir leur faire entendre (|ue quatre et quatre font huit, et des maîtres fous qui, pour nous mettre d'accord, décident que quatre et quatre font dix.

(f D'autres fous mourant de faim composent tous les matins dans leur grenier une des cent mille feuilles qui s'impriment journellement dans notre Europe, croyant fermement, avec frère Castel, que toute la terre a les yeux sur eux, et ne se doutant pas que le soir leurs belles productions périssent il jamais, tout comme les miennes.

« Pendant que ces infatigables araignées font partout leurs toiles, il y

VARIANTE DE LA NOTE DE M. MUllZA. 477

en a deux ou trois cents autres qui recueillent soigneusement ces fils qu'on a balayés, et qui en composent ce qu'on appelle des journaux; de laron que, depuis l'an 1666, nous avons environ dix mille journaux au moins, dans lesquels on a conservé près de trois cent mille extraits de livres inconnus : et, ce qui est fort à l'honneur de l'esprit humain, c'est que tout cela se fait pour gagner dix écus, pendant que ces messieurs auraient pu en gagner cent à labourer la terre.

« Il faut excepter sans doute le Journal des Savants, uniquement dicté |)ar l'amour des lettres, et le judicieux Bayle, l'éternel honneur de la raison humaine, et quelques-uns de ses sages imitateurs. J'excepte encore mes amis; mais je ne puis excepter frère Berthier, principal auteur du Journal de Trévoux, (|ui n'est point du tout mon ami.

« Il faut savoir qu'il y a non-seuloinent un Journal de Trévoux, mais encore un Dictionnaire de Trévoux : par conséquent il y a eu un peu de jalousie de métier entre les ignorants qui ont fait pour de l'argent le Dic- tionnaire de Trévoux, et les savants qui ont entrepris le Dictionnaire de V Encyclopédie , je ne sais pourquoi. Outre ces terribles savants, nous sommes une cinquantaine d'empoisonneurs, lieutenants généraux des armées du roi, commandants d'artillerie, prélats, magistrats, professeurs, académi- ciens, de belles dames môme, et moi, cultivateur de la terre et partisan séditieux de la nouvelle charrue, qui tous avons conspiré contre l'État, en envoyant au magasin encyclopédique d'énormes articles. Quelques-uns sont remplis de longues déclamations qui n'apprennent rien; et beaucoup de nos méchants confrères ont manqué à la principale règle d'un dictionnaire, qui est de se contenter d'une définition courte et juste, d'un précepte clair et vrai, et de deux ou trois exemples utiles. Notre fureur de dire plus qu'il ne faut a enflé le dictionnaire, et en a fait un objet de papier et d'encre de plus de trois cent mille écus.

« Aussitôt les adverses parties ont soulevé la ville et la cour contre les entrepreneurs; on les a accablés des plus horribles injures. On a poussé la cruauté jusqu'à dire à Versailles qu'ils étaient des philosophes. Qu'est-ce que des philosophes ? a dit une grande dame. Un homme grave a répondu : .Madame, ce sont des gens de sac et de corde, qui examinent, dans quelques lignes d'un livre en vingt volumes in-folio, si les 'atomes sont insécables ou sécablcs, si on pense toujours quand on dort, si l'àme est dans la glande pinéale ou dans le corps calleux, si l'ànesse de Balaam était animée par le diable, seJon le sentiment du révérend Père Bougeant, et autres chose? sem- blables, capables de mettre le trouble dans les consciences timorées des tailleurs scrupuleux de Paris, et des pieuses revendeuses à la toilette, qui ne manqueront pas d'acheter ce livre, et de le lire assidûment. On a fourni des mémoires par lesquels on démontre que si le venin n'est pas expressé- ment dans les tomes imprimés, il se trouvera dans les articles des autres tomes, qu'il en résultera infailliblement des séditions et la ruine du royaume, et qu'enfin rien n'a jamais été plus dangereux dans un État que des philo- sophes.

« Pour dire le vrai, la cabale la plus acharnée a osé accuser d'une cabale

iTs VAUIAME DE LA NOTE DE M. MORZA.

(les hommes qui ne se sont jamais vus, et qui, dispersés à une grande dis- tance les uns des autres, cultivent en paix la raison et les lettres.

« Hélas ! quel temps l'auteur du Journal de Trévoux et ceux de son parti prennent-ils pour accuser les philosophes d'être dangereux dans un État! Quelques philosophes auraient-ils donc trempé dans ces détestables attentais (jui ont saisi d'horreur l'Europe étonnée? Auraient-ils eu part aux ouM-ages innombrables de ces théologiens d'enfer, qui ont mis plus d'une lois le couteau dans des mains parricides ? Attisèrent-ils autrefois les feux de la Ligue et de la Fronde? Ont-ils... Je m'arrête. Que le gazetier de Tré- voux ne force point les hommes éclairés à une récrimination juste et ter- rible; que ses supérieurs mettent un frein à son audace. J'estime et j'aime plusieurs de ses confrères ; c'est avec regret que je lui fais sentir son impru- dence, qui lui attire de dures vérités. Quel emploi pour un prêtre, pour un religieux, de vendre tous les mois à un libraire un recueil de médisances et de jugements téméraires !

« Si le Journal de Trévoux excite le mépris et l'indignation, ce n'est pas qu'on ait moins d'horreur pour ses adversaires les auteurs de \a Gazette ecclésiastique^ eux qui ont outragé si souvent le célèbre 3Iontesquieu,' et tant d'honnêtes gens; eux qui, dans leurs libelles séditieux, ont attaqué le roi, l'État, et l'Église; qui fabriquent cette gazette scandaleuse comme les filous exécutent leurs larcins, dans les ténèbres de la nuit ; changeant con- tinuellement de nom et de demeure, associés à des receleurs; fuyant atout moment la justice; et pour comble d'horreur se couvrant du manteau de la religion, et pour comble de ridicule se persuadant qu'ils lui rendent service.

« Ces deux partis, le janséniste et le moliniste, etc. » (Le reste comme ci-dessus, page 469.)

Page 473, ligne lo. Dans la première édition on lisait, par forme de post-scriptum :

« P. S. Sur une lettre reçue du roi de Prusse, je suis en droit de réfu- ter ici quelques mensonges imprimés. J'en choisirai trois dans la foule. La première erreur est celle d'un homme qui malheureusement a employé tout son esprit et toutes ses lumières à pallier dans un livre plein de recherches savantes les suites de la révocation de l'édit de Nantes, suites plus funestes que ne le voulait un monarque sage; il a voulu encore (qui le croirait!) diminuer, excuser les horreurs de la Saint-Barthélémy, que l'enfer ne pour- rait approuver s'il s'assemblait pour juger les hommes.

« Cet écrivain avance dans son livre ^ que les mémoires de Brandebourg n'ont pas été écrits par le roi de Prusse. Je suis obligé de dire à la face de l'Europe, sans crainte d'être démenti par personne, que ce monarque seul a été l'historien de ses États. L'honneur qu'on veut me faire d'avoir part à

i. Page 84 de l'Apologie de la revocation de l'cdit de Nantes et des massacres de la Saint-Barthélémy. {Note de Voltaire.) L'ouvrage de Cavayrac est intitulé Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l'édit de Nantes, avec une dissertation sur la journée de la Saint-Barlhélemy, 1758, in-8". (B.)

VARIANTE DE LA NOTE DE M. SfORZA. 479

son ouvrage ne m'est point ; je n'ai servi qu'à lui aplanir les difficultés do notre langue, dans un temps je la parlais mieux qu'aujourd'hui, parce que les instructions des académiciens mes confrères étaient plus fraîches dans ma mémoire. Je n'ai été que son grammairien ; s'il m'arracha à ma patrie, à ma famille, à mes amis, h mes emplois, à ma fortune, si je lui sacrifiai tout, j'en fus récompensé en étant le confident de ses ouvrages; et quant à l'honneur qu'il daigna me faire de me demander à mon roi pour être au nombre de ses chambellans, ceux qui me l'ont reproché ne savent pas que cette dignité était nécessaire à un étranger dans sa cour.

« Le mémo auteur ^ accuse d'infidélité les mémoires de Brandebourg, sur ce que l'illustre auteur dit que le roi son grand-père recueillit vingt mille Français dans ses États : rien n'est plus vrai. Le critique ignore que celui qui a fait l'histoire de sa patrie connaît le nombre de ses sujets comme celui de ses soldats.

« A qui doit-on croire, ou à celui qui écrit au hasard qu'il n'y eut pas dix mille Français réfugiés dans les provinces de la maison de Prusse, ou au souverain qui a dans ses archives la liste des vingt mille personnes aux- ([uelles on donna des secours, et qui les méritèrent si bien en apportant chez lui tant d'arts utiles?

« Ce critique ajoute qu'il n'y a pas eu cinquante familles françaises réfu- giées à Genève. Je connais cette ville florissante, voisine de mes terres; je certifie, sur le rapport unanime de tous ses citoyens que j'ai eu l'honneur de voir à ma campagne, magistrats, professeurs, négociants, qu'il y a eu beaucoup au delà de mille familles françaises dans Genève ; et, de ces familles à qui l'auteur reproche leur misère vagabonde, j'en connais plusieurs qui ont acquis de. très-grandes richesses par des travaux honorables.

« La plupart des calculs de cet auteur ne sont pas moins erronés. Celui qui a eu le malheur d'être l'apologiste de la Saint-Barthélémy, celui qui a été forcé de falsifier toute l'histoire ancienne pour établir la persécution, celui-là, dis-je, méritait-il de trouver la vérité ?

« S'il y a eu parmi les catholiques un homme capable de préconiser les massacres de la Saint-Barthélémy, nous venons de voir dans le parti opposé un écrivain anonyme qui, avec beaucoup moins d'esprit et de connais- sances, et non moins d'inhumanité, a essayé de justifier les meurtres que son parti commettait autrefois, lorsque des fanatiques errants immolaient d'autres fanatiques qui ne rêvaient pas de la même manière qu'eux.

« Quel est le plus condamnable, ou d'un siècle ignorant et barbare dans lequel on commettait de telles cruautés, ou d'un siècle éclairé et poli dans lequel on les approuve ?

'( C'est ainsi que des ennemis de l'humanité écrivent sur plus d'une matière depuis quelques années ; et ce sont ces livres qu'on tolère! Il sem- ble que des démons aient conspiré pour étouffer en nous toute pitié, et pour nous ravir la paix dans tous les genres et dans toutes les conditions.

« Ce n'est pas assez que le fléau de la guerre ensanglante et bouleverse

1. Page 84. {Note de Voltaire.)

480 VARIANTE Dl- LA xNOTE DE M. MORZA.

une partie de l'Europe, et que ses secousses se fassent sentir aux extrémités (ie l'Asie et de l'Amérique, il faut encore que le repos des villes soit conti- nuellement troublé par des misérables qui veulent se venger de leur obscu- rité en se déchaînant contre toute espèce de mérite. Ces taupes, qui soulè- vent un pied de terre dans leurs trous, tandis que les puissances du siècle (■'branlent le monde, ne sont pas éclairées par la lumière qu'on leur présente ici. mais on se croira trop heureux si ce peu de vérités peut germer dans l'esprit de ceux qui, étant appelés aux emplois publics, doivent aimer la modération, et avoir le fanatisme en horreur. »

Une réponse à ce post-scriptum parut longues années après. Elle est intitulée Post-scriplimi d'un morceau de prose que M. de Voltaire avait fait imprimer à la suite de la première édition qu'il donna de son Ode sur la mort de la princesse de Bareith, et est imprimée dans une bro- chure ayant pour titre : Lettre du docteur Chlevalès à M. de Voltaire, ■1772, in-8°, et qu'on réimprima sous ce titre : Qxion y réponde, ou Lettre du docteur Chlevalès à M. de Voltaire, 1772, in-8°.

Voltaire avait supprimé son post-scriptum dès 1761. (B.)

ODE XVI.

A LA VERITE'.

(1766J

Vérité, c'est toi que j'implore; Soutiens ma voix, dicte mes vers. C'est toi qu'on craint et qu'on adore, Toi qui fais trembler les pervers. Tes yeux veillent sur la justice ; Sous tes pieds tombe l'artifice, Par la main du Temps abattu : Témoin sacré, juge inflexible, Tu mis ton trône incorruptible Entre l'audace et la vertu.

Qu'un autre - en sa fougue hautaine. Insultant aux travaux de Mars, Soit le flatteur du prince Eugène, Et le Zoïle des Césars ; Qu'en adoptant l'erreur commune, Il n'impute qu'à la fortune

1. Lorsque rotte pièce fut imprimée, en 1771, page 363 d'un volume intitulé Epitres, Satires, Contes, Odes et Pièces fugitives du poète philosophe, on mit en note : « Cette ode est de l'année 1702, dans le temps de l'affreuse aventure des Calas. »

Les éditeurs de Kchl disent qu'elle est de 1705, dans le temps de la réhabilita- tion des Calas. La réhabilitation des Calas est du 9 mars 1705. Mais VOde à la vérité est de '1766, si une lettre du 8 décembre a été bien classée, par les éditeurs de Kehl, à l'année 1760. (B.)

Voyez la note I de la page 48i.

2, J.-B. Rousseau, dans son Ode à la Fortune, « si vantéo dans les collégei », disent les éditeurs de Kchl. (B.)

8. Odes 31 *

i8-' ODE XVI.

Les succès des plus grands guerriers, Et que du vainqueur du Granique Son éloquence satirique Pense avoir flétri les lauriers.

Illustres fléaux de la terre, Qui dans votre cours orageux Avez renversé par la guerre D'autres brigands moins courageux, Je vous hais ; mais je vous admire : Gardez cet éternel empire Que la gloire a sur nos esprits ; Ce sont les tyrans sans courage A qui je ne dois pour hommage Que de Fhorreur et du mépris.

Kouli-Kan ravage l'Asie, Mais en aff'rontant le trépas : Tout mortel a droit sur sa vie ; Qu'il expire sous mille bras ; Que le brave immole le brave. Le guerrier qui frappa Gustave ' Ailleurs eût rampé sous ses lois ; Et, dans ces fameuses journées Au droit du glaive destinées. Tout soldat est égal aux rois.

Mais que ce fourbe sanguinaire, De Charles-Quint l'indigne fils-. Cet hypocrite atrabilaire, Entouré d'esclaves hardis, Entre les bras de sa maîtresse Plongé dans la flatteuse ivresse De la volupté qui l'endort. Aux dangers dérobant sa tête, Envoie en cent lieux la tempête, Les fers, la discorde, et la mort :

Que Borgia, sous sa tiare

1. Le duc (le Saxe-Lauenbourg. •2. Philippe II.

A LA VÉRITÉ. 483

Levant un front incestueux, Immole à sa fureur avare Tant de citoyens vertueux, Et que la sanglante Italie Tremble, se taise, et s'humilie Aux pieds de ce tyran sacré : 0 terre ! ô peuples qu'il olfense ! Criez au ciel, criez vengeance; Armez l'univers conjuré.

0 vous tous qui prétendez être

Méchants avec impunité.

Vous croyez n'avoir point de maître :

Qu'est-ce donc que la Vérité?

S'il est un magistrat injuste,

Il entendra la voix auguste

Qui contre lui va prononcer ;

Il verra sa honte éternelle

Dans les traits d'un burin fidèle

Que le temps ne peut effacer.

Quel est parmi nous le barbare ? Ce n'est point le brave officier Qui de Champagne ou de Navarre Dirige le courage altier : C'est un pédant morne et tranquille, Gonflé d'un orgueil imbécile, Et qui croit avoir mérité Mieux que les Mole vénéral)les Le droit de juger ses semblables, Pour l'avoir jadis acheté.

Arrête, ûme atroce, âme dure, Qui veux dans tes graves fureurs Qu'on arrache par la torture La vérité du fond des cœurs. Torture ! usage abominable Qui sauve un robuste coupable, Et qui perd le faible innocent. Du faîte éternel de son temple La Vérité qui vous contemple Détourne l'œil en gémissant.

484 ODE XYl. [90]

Vérité, porte à la Mémoire, Répète aux plus lointains climats L'éternelle et fatale histoire Du supplice affreux des Calas ; Mais dis qu'un monarque propice, En foudroyant cette injustice, A vengé tes droits violés. Et vous, de Thémis interprètes, Méritez le rang vous êtes; Aimez la justice, et tremblez.

Qu'il est beau, généreux d'Argence', Qu'il est digne de ton grand cœur De venger la faible innocence Des traits du calomniateur! Souvent l'Amitié chancelante Resserre sa pitié prudente ; Son cœur glacé n'ose s'ouvrir; Son zèle est réduit à tout craindre : Il est cent amis pour nous plaindre, Et pas un pour nous secourir.

Quel est ce guerrier intrépide?

Aux assauts je le vois voler ;

A la cour je le vois timide :

Qui sait mourir n'ose parler.

La Germanie et l'Angleterre

Par cent mille coups de tonnerre

Ne lui font pas baisser les yeux :

Mais un mot, un seul mot l'accable ;

Et ce combattant formidable

N'est qu'un esclave ambitieux.

Imitons les mœurs héroïques De ce ministre des combats, Qui de nos chevaliers antiques

i. Le marquis d'Argence avait écrit de son cliâlcau de Dirac, près d'Angoulùme, le 20 juillet 17G5, une lettre par laquelle il réfutait les assertions affreuses de l'Année littéraire contre les Calas.

Si, comme on a raison de le présumer, ce fut cette lettre qui donna naissance à l'ode, c'est une raison de croire que la lettre de Voltaire, classée au 8 décembre 17G6, est du 8 décembre 1765. (B )

[,23j A LA VÉRITÉ. 483

A le cœur, la tête, et le bras ; Qui pense et parle avec courage. Qui de la Fortune volage Dédaigne les dons passagers, Qui foule aux pieds la calomnie, Et qui sait mépriser l'envie. Comme il méprisa les dangers ^

1. Le duc de Choiscul-Stainvillo, ministre de la guerre, et qui, pendant quelque temps, eut aussi le ministère des affaires étrangères et celui de la marine. (B.)

ODE XVII.

GALIMATIAS PINDARIQUE

SUR DN CARROUSEL DONNÉ PAR L' I M PK RAÏF. IC E DE RISSIE. (176G')

Sors du tombeau, divin Pindare,

Toi qui célébras autrefois

Les chevaux de quelques bourgeois

Ou de Corinthe ou de Mégare ;

Toi qui possédas le talent

De parler beaucoup sans rien dire;

Toi qui modulas savamment

Des vers que personne n'entend,

Et qu'il faut toujours qu'on admire.

Mais commence par oublier Tes petits vainqueurs de l'Élide -, Prends un sujet moins insipide ; Viens cueillir un plus beau laurier. Cesse de vanter la mémoire Des héros dont le premier soin Fut de se battre à coups de poing Devant les juges de la Gloire.

■1. Le titre que je donne à cette pièce est celui qu'elle a dans les éditions don- nées du vivant de l'auteur, en 1770, 1771, 1775. Quant à la date, c'est celle que lui donnent les éditions de Kehl. Mais je remarquerai que dans les éditions de 1770, 1771, 1775, au lieu de 1766, on lit 1768, date qui me parait plus probable, soit pour époque du carrousel, soit pour époque de la composition de la pièce. Voltaire a fait l'éloge de la magnificence de ce carrousel de Catherine II (dans le chapitre xci.v de V Essai sur les mœurs). Mais le passage il en parle n'existait pas encore dans l'édition in-i", qui est de 1708 : nouvelle raison pour rejeter la date de 1760. (B.)

17 GALIMATIAS PINDARIQUE. 487

La Gloire habite de nos jours Dans l'empire d'une amazone ; Elle la possède, et la donne : Mars, Tliémis, les Jeux, les Amours, Sont en foule autour de son trône. Viens chanter cette ïhalestris ^ Qu'irait courtiser Alexandre. Sur tes pas je voudrais m'y rendre, Si je n'étais en cheveux gris.

Sans doute, en dirigeant ta course Vers les sept étoiles de l'Ourse, Tu verras, dans ton vol divin. Cette France si renommée Qui brille encor dans son déclin ; Car ta muse est accoutumée A se détourner en chemin.

Tu verras ce peuple volage. De qui la mode et le langage Régnent dans vingt climats divers ; Ainsi que ta brillante Grèce Par ses arts, par sa politesse. Servit d'exemple à l'univers.

Mais il est encor des barbares Jusque dans le sein de Paris ; Des bourgeois pesants et bizarres, Insensibles aux bons écrits ; Des fripons aux regards austères. Persécuteurs atrabilaires Des grands talents et des vertus ; Et, si dans ma patrie ingrate Tu rencontres quelque Socrate, Tu trouveras vingt Anitus'.

Je m'aperçois que je t'imite.

1. Thalestris, reine des Amazones, sortit de ses États pour venir voir Alexandre le Grand, auquel elle avoua de bonne foi qu'elle désirait avoir des enfants de lui, se croyant digne de donner des héritiers à son empire. Quinle-Curce, {Note de Voltaire, 1770.)

2. Anitus fut le délateur et l'accusateur calomnieux de Socrate. {Id., 1770.)

488 ODE XVII. [»oJ

Je veux aux campagnes du Scythe Chanter les jeux, chanter les prix Que la nouvelle Thalestris Accorde aux talents, au mérite ; Je veux céléhrer la grandeur, Les généreuses entreprises. L'esprit, les grâces, le bonheur. Et j'ai parlé de nos sottises.

ODE XVIII.

SUR LA GUERRE DES RUSSES

CONTRE LES TURCS, EN 1708.

L'homme n'était pas pour égorger ses frères ; Il n'a point des lions les armes sanguinaires : La nature en son cœur avait mis la pitié. De tous les animaux seul il répand des larmes,

Seul il connaît les charmes

D'une tendre amitié.

Il naquit pour aimer : quel infernal usage De l'enfant du Plaisir fit un monstre sauvage? Combien les dons du ciel ont été pervertis! Quel changement, ô dieux! la Nature étonnée,

Pleurante et consternée,

Ne connaît plus son fils.

Heureux cultivateurs de la Pensylvanie,

Que par son doux repos votre innocente vie

Est un juste reproche aux barbares chrétiens!

Quand, marchant avec ordre au bruit de leur tonnerre,

Ils ravagent la terre,

Vous la comblez de biens.

Vous leur avez donné d'inutiles exemples. Jamais un Dieu de paix ne reçut dans vos temples Ces horribles tributs d'étendards tout sanglants : Vous croiriez l'offenser, et c'est dans nos murailles

Que le dieu des batailles

Est le dieu des brigands.

m ODE XVIII.

Combattons, périssons, mais pour notre patrie. Malheur aux vils mortels qui servent la furie Et la cupidité des rois déprédateurs ! Conservons nos foyers ; citoyens sous les armes.

Ne portons les alarmes

Que chez nos oppresseurs.

sont ces conquérants que le Bosphore enfante? D'un monarque ahruti la milice insolente Fait avancer la Mort aux rives du Tyras * ; C'est qu'il faut marcher, Roxelans invincibles;

Lancez vos traits terribles,

Qu'ils ne connaissent pas.

Frappez, exterminez les cruels janissaires, D'un tyran sans courage esclaves téméraires ; Du malheur des mortels instruments malheureux. Ils voudraient qu'à la fin, par le sort de la guerre.

Le reste de la terre

Fût esclave comme eux.

La Minerve du Nord vous enflamme et vous guide; Combattez, triomphez sous sa puissante égide, Gallitzin vous commande, et Byzance en frémit : Le Danube est ému, la Tauride est tremblante ;

Le sérail s'épouvante,

L'univers applaudit,

1, Fleuve de la Sarniatie d'Europe, aujourd'hui le Niester ou Dniester, (K.

ODE XIX.

ODE PINDARIQUE.

A PROPOS DE LA GUERRE PRÉSENTE EX GRÈCEi.

Au fond d'un sérail inutile Que fait parmi ses icogians Le vieux successeur imbécile Des Bajazets et des Orcans? Que devient cette Grèce altière, Autrefois savante et guerrière, Et si languissante aujourd'hui ; Rampante aux genoux d'un Tartare, Plus amollie, et plus barbare, Et plus méprisable que lui ?

Tels n'étaient point ces Héraclides, Suivants de Minerve et de Mars, Des Persans vainqueurs intrépides, Et favoris de tous les arts ; Eux qui, dans la paix, dans la guerre. Furent l'exemple de la terre

1. Le titre que j'ai restitué à cette pièce est celui qu'elle a dans la dix-ncuviènio partie des Nouveaux Mélanges, publiée eu 1774 ; dans l'édition in-4'' (tome XX, date de 1774), et dans le tome XII de l'tklition encadrée de 1773; elle y est sans date. Elle a celle de 1708 dans les éditions de Kehl et les réimpressions faites depuis lors.

Frcron l'imprima dans VAnnée littéraire, 1770, t. VI, p. 113, et l'intitule Ode Pindar-Eutraphique au sujet de la guerre présente en Grèce, par le secrétaire du prince Dolgorouki, juin 1770. Il est à croire que ce titre est celui que porte l'édi- tion originale. Mais n'ayant pu me procurer cette édition originale, je n'ai pas osé m'appuyer de l'autorité de Frcron.

L'Année littéraire contient six notes, dont quelques-unes peuvent être de Vol- taire, mais que je n'ai pas reproduites, par la raison que je ne les ai pas vues ailleurs.

La version donnée par Frcron contient une strophe de plus, que je rapporte dans la note suivante, et présente une variante pour le dernier vers de toute la pièce.

Quant à. la date, j'adopte très-volontiers celle de 1770, d'après Fréron. (B.)

192 ODE XIX.

Et les émules de leurs dieux, Lorsque Jupiter et Neptune Leur asservirent la fortune, Et combattirent avec eux.

Mais quand sous les deux Théodoses Tous ces héros dégénérés Ne virent plus d'apothéoses Que de vils pédants tonsurés, Un délire théologique Arma leur esprit frénétique D'anathèmes et d'arguments ; Et la postérité d'Achille, Sous la règle de saint Basile, Fut l'esclave des Ottomans.

Voici le vrai temps des croisades. Français, Bretons, italiens, C'est trop supporter les bravades Des cruels vainqueurs des chrétiens. Un ridicule fanatisme Fit succomber votre héroïsme Sous ces tyrans victorieux. Écoutez Pallas qui vous crie : « Vengez-moi ! vengez ma patrie ! Vous irez après aux saints lieux*.

« Je veux ressusciter Athènes. Qu'Homère chante vos coni])ats, Que la voix de cent Démosthènes Ranime vos cœurs et vos bras. Sortez, renaissez, Arts aimables, De ces ruines déplorables

i. Après cette quatrième stroplie, VAnnéc littéraire donne celle que voici

( La voix de Jupiter mon père A déjà fait changer lo sort ; Calisto, qui lui fut si chère, "Vient d'armer les enfants du Nord. Neptune sur la mer Egée A conduit vers Sparte afUigée Un peuple nouveau de soldats. Joignez vos troupes invincibles A ces Roxclans plus terribles Que les vengeurs de Ménélas. (B.)

[46] A PROPOS DE LA GUERRE PRÉSENTE EN GRÈCE. 493

Qui VOUS cachaient sous leurs débris ; Reprenez votre éclat antique, Tandis que ropéra-comique Fait les triomphes de Paris.

(( Que des badauds la populace

S'étouffe à des processions,

Que des imposteurs à besace

Président aux convulsions,

Je rirai de cette manie ;

Mais je veux que dans Olympie

Phidias, Pigalle, ou Yulcain,

Fassent admirer à la terre

Les noirs sourcils du dieu mon père.

Et mettent la foudre en sa main.

{( C'est par moi que l'on peut connaître Le monde antique et le nouveau ; Je suis la fille du grand Être, Et je naquis de son cerveau. C'est moi qui conduis Catherine Quand cette étonnante héroïne, Foulant à ses pieds le turban, Réunit Thémis et Bellone, Et rit avec moi, sur son trône. De la Bible, et de l'Alcoran.

« Je dictai V Encyclopédie,

Cet ouvrage qui n'est pas court,

A d'Alembert, que j'étudie,

A mon Diderot, à Jaucourt ;

J'ordonne encore au vieux Voltaire

De percer de sa main légère

Les serpents du sacré vallon ;

Et, puisqu'il m'aime et qu'il me venge,

Il peut écraser dans la fange

Le lourd Nonotte et l'abbé Guion *, »

i. Dans VAnnée littéraire le dernier vers se lit ainsi: C*"*, La B*"*""*, et F*'***; ce qui, d'après le nombre des étoiles, signifie évidemment Coger, La Beaumellc, et Froron. (B.)

ODE XX.

L'ANNIVERSAIRE DE LA SAINT-BARTHÉLEMYi ,

poi n l'année 17 72.

Tu reviens après deux cents ans, Jour alTreux, jour fatal au monde ; Que l'abîme éternel du temps Te couvre de sa nuit profonde ! Tombe à jamais enseveli - Dans le grand fleuve de l'oubli, Séjour de notre antique histoire! Mortels, à souffrir condamnés, Ce n'est que des jours fortunés Qu'il faut conserver la mémoire.

C'est après le triumvirat Que Rome devint florissante.

1. Ce titre est celui que porte la pièce dans la XIV* partie des Nouveaux Mélanges, publiée eu 1774; dans le tome XX de l'édition in-4", date de 1774; dans le tome XIII de l'édition encadrée ou de 1775, et dans toutes les réimpressions faites depuis. L'cditioa originale est intitulée Stances pour le 24 août 1772, par M. (le V"\, in-8° de 4 pages; réimprimées peu après à la suite des Réflexions phi- losophiques sur le procès de mademoiselle Camp; elles ont en tête ces mots : Pour le 24 auguste ou aoust 1772.

Les Mémoires secrets en parlent dès le 28, et cela n'est pas étonnant. Voltaire écrivait à M""= du Deffant, le 10 auguste 1772 : « Nous voici bientôt à l'anniver- saire centenaire de la Saint-Barthélémy. J'ai envie de faire un bouquet pour le jour de cette belle fête. » Le li, il envoya les stances à M"'* d'Épinay, en lui écrivant : « Voici un bouquet pour la Saint-Barthclemy ; une bonne âme m'a fait ce présent quelques jours à l'avance. »

Le 14 mai, date de l'assassinat de Henri IV, et le 24 auguste, anniversaire de la Saint-Barthélémy, n'étaient pas des jours ordinaires pour le philosophe de Fer- ney. « J'ai toujours, écrivait-il à M. de Schomberg le 31 auguste 17C9, la fièvre vers le 24 de ce mois, comme vers le 14 mai. » « Je ne sais, écrivait-il à d'Argental le 5 septembre 1774, par quelle fatalité singulière j'ai la fièvre tous les ans... le 24, jour de la Saint-BarUiélemy. » (B.)

2. C'est une imitation du passage de Stace : Excidat illa dies, etc.

[n] L'ANNIVERSAIRE DE LA SAINT-BARTHÉLEMV. 49;i

In poltron, tyran de l'État, L'embellit de sa main sanglante. C'est après les proscriptions Que les enfants des Scipions Se croyaient heureux sous Octave. Tranquille et soumis à sa loi. On vit danser le peuple-roi En portant des chaînes d'esclave.

Virgile, Horace, Pollion, Couronnés de myrte et de lierre, Sur la cendre de Cicéron Chantaient les baisers de Glycère ; ^Ils chantaient dans les mêmes lieux tombèrent cent demi-dieux Sous des assassins mercenaires ; Et les familles des proscrits Rassemblaient les Jeux et les Ris Entre les tombeaux de leurs pères.

Bellone a dévasté nos champs Par tous les fléaux de la guerre : Cérès par ses dons renaissants A bientôt consolé la terre. L'enfer engloutit dans ses flancs Les déplorables habitants De Lisbonne aux flammes livrée ; Abandonna-t-on son séjour?... On y revint, on fit l'amour, Et la perte fut réparée.

Tout mortel a versé des pleurs ; Chaque siècle a connu les crimes; Ce monde est un amas d'horreurs, De coupables, et de victimes. Des maux passés le souvenir Et les terreurs de l'avenir Seraient un poids insupportable : Dieu prit pitié du genre humain ; Il le créa frivole et vain. Pour le rendre moins misérable.

ODE XXI.

SUR LE PASSÉ ET LE PRÉSENT'.

JUIN 1775.

Si la main des rois et des prêtres Ébranla le monde en tout temps, Et si nos coupables ancêtres Ont eu de coupables enfants, 0 triste muse de l'histoire. Ne grave plus à la mémoire Ce qui doit périr à jamais ! Tu n'as vu qu'horreur et délire. Les annales de chaque empire Sont les archives des forfaits^.

La Fable est encor plus funeste; Ses mensonges sont plus cruels. Tantale, Atrée, Égisthe, Oreste, N'épouvantez plus les mortels. Que je hais le divin Achille, Sa colère en malheurs fertile. Et tous ces ridicules dieux Que vers le ruisseau du Scamandre Du haut du ciel on fait descendre Pour inspirer un furieux !

1. La date de juin 1775 est donnée à cotte pièce dans une note de l'édition encadrée, tome XIII, page 410. (B.)

Voltaire célèbre dans cette ode le commencement du lègnc de Louis XVI. (G. A.)

2. Henri Grégoire, conventionnel, ancien évoque de Blois, etc., mort le 28 mai 1831, disait plus cnergiquement : « L'histoire des rois est le martyrologe des peuples. i> (B.)

2o] SUR LE PASSÉ ET LE PRÉSENT. 497

Josué, je hais davantage

Tes sacrifices inhumains.

Quoi ! trente rois ^ dans un village

Pendus par tes dévotes mains !

Quoi ! ni le sexe, ni l'enfance,

De ton exécrable démence

N'ont pu désarmer la fureur!

Quoi ! pour contempler ta conquête,

A ta voix le soleil s'arrête !

II devait reculer d'horreur.

Mais de ta horde vagabonde Détournons mes yeux éperdus. 0 Rome! ô maîtresse du monde! Verrai-je en toi quelques vertus? Ce n'est pas sous l'infâme Octave ; Ce n'est pas lorsque Rome esclave Succombait avec l'univers. Ou quand le Sixième Alexandre ^ Donnait dans l'Italie en cendre Des indulgences et des fers.

L'innocence n'a plus d'asile : Le sang coule à mes yeux surpris, Depuis les vêpres de Sicile Jusqu'aux matines de Paris ^. Est-il un peuple sur la terre Qui dans la paix ou dans la guerre Ait jamais vu des jours heureux? Nous pleurons ainsi que nos pères, Et nous transmettons nos misères A nos déplorables neveux.

C'est ainsi que mon humeur sombre

Exhalait ses tristes accents ;

La nuit, me couvrant de son ombre,

Avait appesanti mes sens :

Tout à coup vun trait de lumière

1. Il y en eut même trente et un de pendus. (B.)

2. Borgia, pape sous le nom d'Alexandre VI.

3. La Saint-Barthélcmy ; le signal fut donne à minuit.

8. Odes. 32

49S ODE XXI. ^nr.]

Ouvrit ma (Irbilc paupière, Qui cherchait en vain le repos ; Et, (les demeures éternelles. In génie étendant ses ailes Daigna me parler en ces mots :

u Contemple la brillante aurore

Qui t'annonce enfin les heaux jours :

Un nouveau monde est près d'éclore;

Até^ disparait pour toujours.

Vois l'auguste Philosophie,

Chez toi si longtemps poursuivie,

Dicter ses triomphantes lois.

La Vérité vient avec elle

Ouvrir la carrière immortelle

devaient marcher tous les rois.

(( Les cris affreux du fanatique N'épouvantent plus la raison ; L'insidieuse Politique N'a plus ni masque ni poison. La douce, l'équitable Astrée S'assied, de grâces entourée. Entre le trône et les autels ; Et sa fille, la Bienfaisance, Vient de sa corne d'abondance Enrichir les faibles mortels. »

Je lui dis: « Ange tutélaire.

Quels dieux répandent ces bienfaits?

C'est un seul homme-. » Et le vulgaire

Méconnaît les biens qu'il a faits !

Le peuple, en son erreur grossière.

Ferme les yeux à la lumière.

Il n'en peut supporter l'éclat.

Ne recherchons point ses suffrages :

Quand il souffre, il s'en prend aux sages ;

Est-il heureux, il est ingrat.

1. Até, fille de Jupiter, était la déesse du mal; voyez Iliade ^ chant VJI.

2. Turgot.

SIK LE PASSÉ ET LE PRÉSENT. 49'J

Oïl prétend que l'humaine race, Sortant des mains du Créateur, Osa, dans son absurde audace, S'élever contre son auteur. Sa clameur fut si téméraire Qu'à la fin Dieu, dans sa colère, Se repentit de ses bienfaits. 0 vous que l'on voit de Dieu même Jmitei" ta bonté suprême, /Ne vous en repentez jamais !

FIN DES ODES.

STANCES

AVERTISSEMENT

Dans une édition complète des Œuvres, ce sont les doubles emplois (pi'il faut éviter autant que possible. Dans quelques éditions, le nombre des pièces intitulées Stances s'élève à plus do cinquante. Je n'en donne (jue trente-huit; encore y a-t-il deux doubles emplois (les numéros VIII etX, voyez pages 512 et 515). Les stances à M""" du Châtelet, envoyées dans une lettre à Cideville, du 1 1 juillet 1741 , y sont imprimées telles qu'elles existaient alors. L'auteur les a depuis corrigées et augmentées. Les Stances au roi de Prusse sont rapportées dans les Mémoires pour servir à la Vie de M. de Voltaire. Ces deux doubles emplois étaient nécessaires.

Voici au reste l'indication des lettres oii se trouvent les stances que je n'ai pas ré|)étées ; je les désigne ici par leur premier vers.

Que devient, mon clier Cideville.

(Lettre à Cideville, 20 septembre 1735.)

Tandis qu'aux fanges du Parnasse.

(ATressan, 21 octobre 1736.)

O nouvelle effroyable! ô tristesse profonde!

(A Frédérîc, 26 février 1739.)

Ombre aimable, charmant espoir!

(Au même, 26 octobre 1740.)

Vous en souviendrez-vous, grand homme que vous êtes? (Au même, 31 décembre 1740.)

Je croyais autrefois que nous n'avions qu'une âme. (Au même, 5 mai 1741 .)

Vous dont le précoce génie.

(.Vu même, 3 août 1741.)

Quels talents divers elle allie !

(A des Issarts, 19 février 1750.)

Brisons ma lyre et ma trompette.

(A Cideville, 19 février 1756.)

Qui les a faits ces vers doux et coulants.

(A M™e du Bocage, 2 février 1759.)

En tout pays on se pique.

(A Albergati, 19 juin 1760.)

504 AVERTISSEMENT.

Que je suis touché ! que j'aspire !

(A Charles-Théodore, 14 avril 1~61.)

Est-ce une fille? est-ce un garçon? (Au môme, 9 juin 1761.)

Pourquoi, généreux prince.

(A Christian VII, 3 février 1767.)

C'en est trop d'avoir tout ce feu.

(A Frédéric, 9 mars 1770.)

Lattaignant chanta les belles.

(A Lattai-nant, IG mai 1778.)

Quant aux stances intitulées les Pour, les Que, les Qui, les Quoi, les Oui, les N^on, je les ai laissées, avec les autres Pompignades, dans les Poé- sies mêlées.

STANCES

I.

STANCES sur. LKS POiÏTES ÉPIQUES^.

A MADAME

LA MARQUISE DU CHATELET.

Plein de beautés et de défauts, Le vieil Homère a mon estime ; Il est, comme tous ses héros, Babillard, outré, mais sublime.

Virgile orne mieux la raison, A plus d'art, autant d'harmonie ; Mais il s'épuise avec Didon, Et rate à la fin Lavinie.

De faux brillants, trop de magie, Mettent le Tasse un cran plus bas ; Mais que ne tolère-t-on pas Pour Armide et pour Herminie?

Milton, plus sublime qu'eux tous, A des beautés moins agréables ; Il semble chanter pour les fous, Pour les anges, et pour les diables.

4. Les cinq premières stances sont, pour le plus tard, de 1731. La cinquième est citée comme déjà connue dans la lettre de Voltaire à Cideville, du 13 août 1731. Je crois que la sixième est de 1733. (B.)

;30(i STANCES.

Après Milton, après le Tasse, Parler de moi serait trop fort ; Kt j'attendrai que je sois mort, Pour apprendre (juellc est ma place.

Vous en qui tant d'esprit abonde. Tant de grâce et tant de douceur, Si ma place est dans votre cœur. Elle est la première du monde.

II. A MONSIEUR DE FORC ALQL lElV.

Vous philosophe! ah, quel projet! N'est-ce pas assez d'être aimable ? Aurez-vous bien l'air en effet D'un vieux raisonneur vénérable?

D'inutiles réflexions Composent la philosophie. Eh! que deviendra votre vie Si vous n'avez des passions?

C'est un pénible et vain ouvrage Que de vouloir les modérer; Les sentir et les inspirer Est à jamais votre partage.

L'esprit, l'imagination, Les grâces, la plaisanterie, L'amour du vrai, le goût du bon. Voilà votre philosophie.

1. Ce doit être celui qui eut les cheveux coupes par un boulot de canon au siège de Kehl, et à qui, à cette occasion, Voltaire adressa dix vers qui sont dans les Poésies m^iees, (B.)

STANCES. .'307

Si quelque secte a le mérite De fixer votre esprit divin, C'est 1 "école de Déniocrite, Qui se moquait du genre humain.

III. AU MÊME.

AU NOM DE MADAME LA MARQUISE DU CHATELET,

A gui IL AVAIT ENVOYÉ UNK PAGODE CHINOISE.

Ce gros Chinois en tout difTèrc Du Français qui me Ta donné ; Son ventre en tonne est façonné, Et votre taille est bien légère.

11 a l'air de s'extasier

En admirant notre hémisphère ;

\ ous aimez à vous égayer

Pour le moins sur la race entière

Que Dieu s'avisa d'y créer.

Le cou penché, clignant les yeux, 11 rit aux anges d'un sot rire ; Vous avez de l'esprit comme eux : Je le crois, et je l'entends dire.

Peut-être, en vous parlant ainsi, C'est vous donner trop de louanges ; Mais il se pourrait bien aussi Que je fais trop d'honneur aux anges.

508 STANCES.

IV. A MONSEIGNELR LE PRINCE DE CONTI.

POUR UN NEVEU DU P. SANADON, JÉSUITE ^

Votre âme, à la vertu docile, Eut de moi plus d'une leçon ; Je fus autrefois le Chiron Qui guidait cet aimable Achille.

Mon pauvre neveu Sanadon, Connu de vous dans votre enfance, N'a pour ressource que mon nom, Vos bontés, et son espérance.

A vos pieds je voudrais bien fort L'amener pour vous rendre hommage ; Mais j'ai le malheur d'être mort. Ce qui s'oppose à mon voyage.

Votre cœur n'est point endurci. Et sur vous mon espoir se fonde : Je ne peux rien dans l'autre monde, Vous pouvez tout dans celui-ci.

Je pourrais me faire un mérite D'avoir pour vous bien prié Dieu : Mais jeune prince aime fort peu Les uremus d'un vieux jésuite.

Je ne sais d'où dater ma lettre. Si par vous mes vœux sont reçus. En paradis vous nVallez mettre, Mais en enfer par un refus.

I. Le P. Sanadon est supposé parler lui-raême de l'autre monde. (K!)

STANCES. 509

Non, mon neveu seul misérable Est seul à soulIVir condamné ; Car qui n'a rien se donne au diable Empêchez qu'il ne soit damné.

V.

AU PRÉSIDENT HÉNAULT,

EN LUI ENVOYANT LE MANUSCRIT DE MÉROPE.

Juin 1740'.

Lorsqu'à la ville un solitaire envoie Des fruits nouveaux, honneur de ses jardins. Nés sous ses yeux et plantés de ses mains, Il les croit bons, et prétend qu'on le croie.

Quand par le don de son portrait flatté La jeune Aminte à ses lois vous engage, Elle ressemble à la Divinité Qui veut vous faire adorer son image.

Quand un auteur, de son œuvre entêté, Modestement vous en fait une offrande, Que veut de vous sa fausse humilité? C'est de l'encens que son orgueil demande.

Las! je suis loin de tant de vanité. A tous ces traits gardez de reconnaître Ce qui par moi vous sera présenté : C'est un tribut, et je l'ofl're à mon maître.

1. Voltaire était alors à Bruxelles.

510 STANCES.

YI,

AU ROI DE P15LSSE. SUR M. HOXY, MARCHAND DE VIN'.

A Bruxelles, le 2G auguste 174*».

Le voilà ce monsieur Hony, Que Bacclius a comblé de gloire; Il prétend qu'il sera honni, S'il ne peut vous donner à boire.

Il garde un mépris souverain Pour Phébus et pour sa fontaine, Et dit qu'un verre de son vin Vaut le Permesse et rilippocrène.

Je crois que quelques rois jaloux. Et quelques princes de l'Empire, Pour essayer de vous séduire, Ont député Hony vers vous.

Comme on leur dit que la Sagesse

A grand soin de vous éclairer, i

Ils ont voulu vous enivrer,

Pour vous réduire à leur espèce.

Cher Hony, cette trahison Est un bien fail)le stratagème ; Jamais Baccluis et l'Amour même Ne pourront rien sur sa raison.

Le dieu des amours et le vôtre. Hony, sont les dieux du plaisir ;

1. Frédéric écrivait à Voltaire, le 16 mai 1739 : u Mon marchand de vin, Hony, vous rendra cette lettre. » Ce n'est donc pas, comme on l'a dit trop souvent, Vol- taire qui adressa Hony au roi de Prusse, en 1740. La réponse de Frédéric à ces stances fait partie de sa lettre du 5 septembre 1740. (B.)

STANCES. ^11

Tous deux sont faits pour le servir : Mais il ne sert ni l'un ni Tautre.

Sans doute Bacchus et l'Amour Ne sont ])oint ennemis du sage; Il les reçoit sur son passage, Sans leur permettre un long séjour,

VII. AU MÊME.

A Berlin, ce 2 décembre 17iO.

Adieu, grand homme; adieu, coquette. Esprit sublime et séducteur, Fait pour l'éclat, pour la grandeur. Pour les muses, pour la retraite.

Adieu, vainqueur ou protecteur Du reste de la Germanie, De moi très-chétif raisonneur. Et de la noble poésie.

Adieu, trente âmes dans un corps Que les dieux comblèrent de grâce, Qui réunissez les trésors Qu'on voit divisés au Parnasse.

Adieu, vous dont l'auguste main. Toujours au travail occupée, Tient, pour l'honneur du genre humain, La plume, la lyre, et l'épée.

Vous qui prenez tous les chemins De la gloire la plus durable. Avec nous autres si traitable. Si grand avec les souverains !

512 STANCES.

Vous qui n'avez point de faiblesse, Pas même celle de blâmer Ceux qu'on voit un peu trop aimer Ou leurs erreurs leur maîtresse !

Adieu ; puis-je me consoler Par votre amitié noble et pure? Le roi me fait un peu trembler; Mais le urand homme me rassure.

VIII.

A MADAME DU CHATELET^

(17412)

Si vous voulez que j'aime encore, Rendez-moi Tàge des amours ; Au crépuscule de mes jours Rejoignez, s'il se peut, l'aurore, -

Des beaux lieux le dieu du vin Avec l'Amour tient son empire. Le Temps, qui me prend par la main, M'avertit que je me retire.

De son inflexible rigueur"' Tirons au moins quelque avantage. Oui n'a pas l'esprit de son âge De son âge a tout le malheur.

i. Huit do ces stances furent envoyées à Cidoville le M juillet 1741,

2. Voltaire avait alors quarante-sept ans.

■i. Au lieu de cette strophe et de la suivante, on lisait d'abord :

Que le matin touche à la nuit! Je n'eus qu'une heure ; elle est finie. Nous passons : la race qui suit ©("'jà par une autre est suivie.

STANCES. 613

Laissons à la belle jeunesse Ses folâtres emportements : Nous ne vivons que deux moments ; Qu'il en soit un pour la sagesse.

Quoi! pour toujours vous me fuyez, Tendresse, illusion, folie, Dons du ciel, qui me consoliez Des amertumes de la vie !

On meurt deux fois, je le vois bien' Cesser d'aimer et d'être aimable, C'est une mort insui)portable ; Cesser de vivre, ce n'est rien.

Ainsi je déplorais la perte Des erreurs de mes premiers ans ; Et mon àme, aux désirs ouverte, Regrettait ses égarements-.

Du ciel alors "daignant descendre, L'Amitié vint à mon secours ; Elle était peut-être aussi tendre. Mais moins vive que les Amours.

Touché de sa beauté nouvelle, Et de sa lumière éclairé. Je la suivis ; mais je pleurai De ne pouvoir plus suivre qu'elle.

1 . Houdard de Lamotte a dit :

On meurt deux fois dans ce bas monde ; La première en perdant les faveurs de Vénus. J'ai bien moins peur de la seconde : C'est un bien quand on n'aime plus.

2. Variante :

Rappelait ses enchantements.

Stances. 33

514 STANCES.

IX.

A M. VAN HARENS

DÉPUTÉ DES ÉTATS-GÉNÉRAUX.

(1743)

Démosthène au conseil, et Pindare au Parnasse, L'auguste Vérité marche devant tes pas; Tyrtée a dans ton sein répandu son audace, Et tu tiens sa trompette, organe des combats.

Je ne puis t'imiter ; mais j'aime ton courage. pour la liberté, tu penses en héros : Mais qui naquit sujet ne doit penser qu'en sage, Et vivre obscurément s'il veut vivre en repos.

Notre esprit est conforme aux lieux qui l'ont vu naître A Rome on est esclave ; à Londres, citoyen. La grandeur d'un Batave est de vivre sans maître ; Et mon premier devoir est de servir le mien.

1. Une longue critique des douze vers de Voltaire est imprimée' dans la Biblio- thèque française, tome XXXVII, pages 111-118. (B.) Ces vers furent faits à la Ha3e, pendant la mission secrète dont Voltaire avait été chargé par le cabinet de Versailles. Voyez la Correspondance à cette époque, et la Vie de Voltaire par Con- dorcot. (G. A.)

STANCES. Jii5

X.

A FRÉDÉRIC, ROI DE PRUSSE,

Pour en obtenir la grâce d'un Français détenu depuis longtemps dans les prisons de Spandau.

(1743 1)

Génie universel, âme sensible et ferme, Grand homme, il est sous vous de malheureux mortels Mais quand à ses vertus on n"a point mis de terme, Ou en met aux tourments des plus grands criminels.

Depuis vingt ans entiers faut-il qu'on abandonne Un étranger mourant au poids affreux des fers ? Pluton punit toujours, mais Jupiter pardonna : i\"imiterez-vous plus que le dieu des enfers ?

\ oyez autour de vous les Prières tremblantes. Filles du Repentir, maîtresses des grands cœurs. S'étonner d'arroser de larmes impuissantes La généreuse main qui sécha tant de pleurs.

Ah ! pourquoi m'étaler avec magnificence Ce spectacle brillant triomphe Titus? Pour embellir la fête égalez sa clémence. Et l'imitez en tout ; ou ne le vantez plus.

1 . Ces stances sont rapportées, mais avec quelques différences, dans les Mémoire pour servir à la Vie de M. de Voltaire. Le prisonnier de Spandau était un gentil homme franc-comtois nommé Courtilz. (B.)

•es

516 STANCES.

XI.

A MADAME LA MARQUISE DE POMPADOLR.

A Étioles, juillet 1745.

Il sait aimer, il sait combattre ; Il envoie en ce beau séjour Un brevet digne d'Henri Quatre, Signé Louis, Mars, et l'Amour',

Mais les ennemis ont leur tour ; Et sa valeur et sa prudence Donnent à Gand le même jour Un brevet de ville de France-.

Ces deux brevets si bien venus Vivront tous deux dans la mémoire : Chez lui les autels de Vénus Sont dans le temple de la Gloire.

1. Par ce brevet M™*^ d'Étiolés était créée marquise de Pompadour.

2. La ville de Gand avait été prise par l'armée française le 11 juillet 17io.

STANCES. 517

XII.

STANCES IRRÉGULIÈRES.

A SON ALTESSE ROYALE LA PRINCESSE DE SUÈDE, ULRIQUE DE PRUSSE,

SŒUR DE FRÉDÉRIC L. S GRAND '.

Janvier 1747.

Souvent la plus belle princesse Languit dans l'âge du bonheur; L'étiquette de la grandeur, Quand rien n'occupe et n'intéresse. Laisse un vide afTreux dans le cœur.

Souvent même un grand roi s'étonne. Entouré de sujets soumis, Que tout l'éclat de sa couronne Jamais en secret ne lui donne Ce bonheur qu'elle avait promis.

On croirait que le jeu console ; Mais l'Ennui vient à pas comptés, A la table d'un cavagnole-. S'asseoir entre des majestés ^

1. On voit par des lettres à d'Argental et à Hcnault, de février 1748, que ces stances ont été composées plus d'un an auparavant; il n'y avait point alors de dau- phine. La princesse de Saxe n'arriva qu'en février 1747; l'infante d'Espagne était morte le 22 juillet 1746. C'est donc par erreur que, dans le Nouveau Magasin fran- çais, 1751, février, page 51, et même dans quelques éditions Aqs, OEuvres de Voltaire, on a donné ces stances comme adressées à M""' la dauphine, infante d'Espagne. Voltaire, dans sa lettre au président Hénault, dit les avoir faites « pour une princesse très-aimable qui tient sa cour à quelque quatre cents lieues d'ici ». Il paraît, au reste, qu'on avait dit à la cour que les stances avaient été adressées à la dauphine, et qu'il était question d'exiler l'auteur. Voyez la lettre d'Argental, du 14 février 1748. (B.)

2. Jeu à la mode à la cour. {Note de Voltaire, 1752.)

3. Dans sa lettre au président Hénault, de février 1748, Voltaire cite ainsi cette strophe :

On croirait que le jeu console ; Mais l'Ennui vient à pas comptés S'asseoir entre des majestés A la table d'un cavagnole. (B.)

518 STANCES.

On fait tristement grande clièrc, Sans dire et sans écouter rien, Tandis que riiébété vulgaire Vous assiège, vous considère, Et croit voir le souverain bien.

Le lendemain, quand l'hémisplière Est brûlé des feux du soleil, On s'arrache aux bras du sommeil Sans savoir ce que l'on va faire.

De soi-même peu satisfait. On veut du monde ; il embarrasse : Le plaisir fuit ; le jour se passe Sans savoir ce que l'on a fait.

0 temps! ô perte irréparable! Quel est l'instant nous vivons ! Quoi! la vie est si peu durable, Et les jours paraissent' si longs !

Princesse au-dessus de votre âge. De deux cours auguste ornement, Vous employez utilement Ce temps qui si rapidement Trompe la jeunesse volage.

Vous cultivez l'esprit charmant Que vous a donné la nature ; Les réflexions, la lecture, En font le solide aliment. Le bon usage, et la parure.

S'occuper, c'est savoir jouir : L'oisiveté pèse et tourmente. L'âme est un feu qu'il faut nourrir, Et qui s'éteint s'il ne s'augmente.

1 . Variante :

Et les jours paraîtraient...

STANCES. _ 5)19

XIII. A MADAME DU BOCAGE'.

(17i8)

Milton, dont vous suivez les traces, Vous prête ses transports divins : Eve est la mère des humains, Et vous êtes celle des Grâces.

Comment n'eût-clle pas séduit La raison la plus indomptable ? Vous lui donnez tout votre esprit; Adam était bien pardonnable.

Eve le rendit criminel.

Et vous méritez des louanges ;

Eve séduisit un mortel,

Et vous auriez séduit les anges.

Sa faute a perdu l'univers : Elle ne doit plus nous déplaire ; Et son erreur nous devient chère Dès que nous lui devons vos vers.

Eve, par sa coquetterie, Nous a fermé le paradis ; L'Amour, les Grâces, le Génie, Nous l'ont rouvert par vos écrits.

1. Ces stances furent adrossccs par M™» Denis à M""- du Bocage, qui lui avait envoyé son pocrae du Paradis terrestre. (K.)

520 STANCES.

XIY. SLR LE LOUVRE'.

(1749)

l\Ionument imparfait de ce siècle vanté Qui sur tous les beaux-arts a fondé sa mémoire. Vous verrai-je toujours, en attestant sa gloire, Faire un juste reproche à sa postérité?

Faut-il que l'on s'indigne alors qu'on vous admire. Et que les nations qui veulent nous braver, Fières de nos défauts, soient en droit de nous dire Que nous commençons tout, pour ne rien achever ?

Mais, ô nouvel affront! quelle coupable audace- Vient encore avilir ce chef-d'œuvre divin ? Quel sujet entreprend d'occuper une place ^ Faite pour admirer les traits du souverain !

Louvre, palais pompeux dont la France s'honore ! Sois digne de Louis, ton maître et ton appui ; Sors de l'état honteux l'univers t'abhorre. Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui \

4. Ces stances ont été imprimées à la page 159 de l'opuscule intitulé l'Ombre du grand Colbert, le Louvre, et la ville de Paris, dialogue (par La Fontde Saint- Yennc), 1749, in-12; et c'est cette version de 1749 qui a été reproduite jusqu'ici. L'édition de 1752 de l'Ombre du grand Colbert contient une version différente des deux dernières strophes, que j'ai adoptée ainsi que les notes qui l'accompa- gnaient. (B.)

2. On élevait alors, dans le milieu de la cour du Louvre, le bâtiment que l'on y voit aujourd'hui. {Note de Voltaire, 1752.)— Ce braiment, bâti avant 1749, fut démoli en 1756 (voyez l'Année littéraire, 175G, IV, 68). Voltaire l'appelle la maison de Moletus; je ne sais qui Voltaire désigne sous ce nom de Molctus. (B.)

3. On avait projeté, dans le plan du Louvre, de placer au milieu de la cour une statue du roi. (Note de Voltaire, 1752.)

4. Louis XV revenait alors à Paris, victorieux, triomphant, et pacifique. {Id., 1752.) La victoire de Fontenoy est de 1745 : la paix d'Aix-la-Chapelle est du 18 oc-

STANCES. 521

XV.

IMPROMPTU

TAIT A UN SOUP'eR DANS UNE COUR d' ALLE M AON B.

(17501)

Il faut penser, sans quoi l'homme devient, Malgré son âme, un vrai cheval de somme : Il faut aimer, c'est ce qui nous soutient ; Sans rien aimer, il est triste d'être homme.

Il faut avoir douce société

De gens savants, instruits sans suffisance,

Et de plaisirs grande variété,

Sans quoi les jours sont plus longs qu'on ne pense.

Il faut avoir un ami qu'en tout temps. Pour son honheur, on écoute, on consulte. Qui puisse rendre à notre âme en tumulte Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands.

Il faut, le soir, un souper délectable. l'on soit libre, l'on goûte à propos Les mets exquis, les bons vins, les bons mots ; Et sans être ivre il faut sortir de table.

tobrel748. —Dans rédiiion de 1749, voici quelles étaient les deux dernières strophes :

Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique

On laisse ensevelis ces chefs-d'œuvre divins !

Quel barbare a mêlé la bassesse gothique

A toute la grandeur des Grecs et des Romains?

Louvre, palais pompeux dont la Franco s'honore, Sois digne de ce roi, ton maître et ton appui ; Embellis les climats que sa vertu décore, Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui.

Une note sur le troisième vers de la troisième strophe disait qu'il regardait « le bâtiment neuf au milieu de la cour ». (B.)

1. Date du second voyage à Berlin.

i%t STANCES.

11 faut, la nuit, tenir entre deux draps Le tendre objet que votre cœur adore, Le caresser, s'endormir dans ses bras, Et le matin recommencer encore ^

Mes chers amis, avouez que voilà De quoi passer une assez douce vie : Or, dès l'instant que j'aimai ma Sylvie, Sans trop chercher j'ai trouvé tout cela.

XVI.

AU ROI DE PRUSSE.

(1750)

La mère de la Mort, la Vieillesse pesante, A de son bras d'airain courbé mon faible corps ; Et des maux qu'elle entraîne une suite effrayante De mon âme immortelle attaque les ressorts.

Je brave tes assauts, redoutable Vieillesse ;

.Je vis auprès d'un sage, et je ne te crains pas :

Il te prêtera plus d'appas Que le plaisir trompeur n'en donne à la jeunesse.

Coulez, mes derniers jours, sans trouble, sans terreur

Coulez près d'un héros dont le mâle génie

Me fait goûter en paix le songe de la vie,

Et dépouille la Mort de ce qu'elle a d'horreur.

Ma raison, qu'il éclaire, en est plus intrépide; Mes pas par lui guidés en sont plus affermis :

1. Variante :

U faut, la nuit, dire tout ce qu'on sent Au tendre objet que votre cœur adore ; Se réveiller pour en redire autant, Se rendormir pour y songer encore.

STANCES. 523

Un mortel que Pallas couvre de son égide Ne craint point les dieux ennemis.

0 philosophe-roi, que ma carrière est l)elle! J'irai de Sans-Souci, par des chemins de fleurs. Aux champs élysiens parler à Marc-Aurèle Du plus grand de ses successeurs,

A Salluste jaloux je lirai votre histoire; A Lycurgue, vos lois ; à Virgile, vos vers ; J'étonnerai les morts, ils ne pourront me croire : Nul d'eux n'a rassemblé tant de talents divers.

Mais, lorsque j'aurai vu les omhres immortelles, N'allez pas, après moi, confirmer mes récits. Vivez, rendez heureux ceux qui vous sont soumis, Et n'allez que fort tard auprès de vos modèles.

XVII.

f AU MÈMEi.

(4 75'])

Par le cerveau le souverain des dieux, Selon ma Bible, accoucha d'une fille : Vos six jumeaux me sont plus précieux; J'adorerai cette auguste famille.

On vous connaît à leur force, à leurs traits, A leurs beautés, à leur noble harmonie ; Les élever, cultiver leur génie, Qui le pourra? celui qui les a faits.

1. Ces stances furent faites en réponse à un petit billet par lequel le roi (le Prusse annonçait être accouché de six jumeaux, c'est-à-dire de l'Art de la guerre, poëme en six chants. (B.)

524 STANCES.

Ils sont tous nés pour instruire et pour plaire; Ces six enfants sont frères des neuf Sœurs ; Et nous dirons, comme chez nos docteurs : u Le fils est Dieu, nous l'égalons au père. »

XVIII. AU MÊME.

(1751)

Jadis l'amant de Madeleine Changea Peau claire en mauvais vin : Vos eaux, par un art plus divin, Deviennent les eaux d'Hippocrène.

.J'en devrais boire un verre ou deux ; Car certaine humeur scorbutique, Qui n'est point du tout poétique. Rend mon esprit très-langoureux.

Roi, philosophe, auteur fameux,

Grand homme, et surtout homme aimable,

Buvez, soyez toujours heureux.

Et je serai moins misérable \

\. Dans ses vers Sur Vusaye de la vie, qui sont à la suite do la Défense du mondain. Voltaire a dit :

Si mes amis sont lieuroux, Je serai moins misérable.

STANCES. 535

XIX.

AU MÊME.

(1751)

Roi des l)caiix vers et des guerriers. N'allez point à bride abattue ; Je crains qu'Apollon ne vous tue En vous couronnant de lauriers.

Que votre Pégase s'arrête ; Souffrez de moi la vérité : Votre estomac débilité N'est pas digne de votre tête.

Les rois sont hommes comme nous. L'homme machine est bien fragile. Grand roi, l'estomac est pour vous Ce qu'est le talon pour Achille.

Hélas ! chaque homme a son défaut J'en ai beaucoup, et je vous jure Que je combats comme il le faut Pour dompter en moi la nature.

Jusqu'ici j'ai mal profité : Que le ciel, à qui je m'adresse, Vous rende enfin votre santé, Et m'accorde votre sagesse.

526 STANCES.

XX.

AL M EUE.

(1751)

Vainqueur des préjugés, vainqueur dans les combats, Enfant de Marc-Aurèle, et rival de Lucrèce, Quel étonnant génie a conduit tous vos pas Du faîte de la gloire au sein de la sagesse !

C'est de vous que j'apprends à maîtriser le sort ; Par vos grandes leçons ma raison raffermie Fait de mes derniers jours les beaux jours de ma vie. Et l)rave, ainsi que vous, les liorreurs de la mort.

Dieux justes (s'il en est!) quoi! cette âme si belle N'est-il ^ qu'un composé de vos quatre éléments ? L'esprit de ce grand homme est-il une étincelle Qui s'évapore avec les sens?

Rentrez, esprits communs, dans la nuit éternelle ; Périssez tout entiers, soyez anéantis. Ame de Frédéric, vous êtes immortelle. Ainsi que ses vertus, sa gloire, et ses écrits.

XXI. AU MÊME.

(1751)

Du bas de votre beau vallon, Qui devient un bel hôpital,

1. Cette faute est dans le manuscrii. (ISole de Boissonade.)

STANCES. 5i7

Je renvoie à Mars-Apollon Ses beaux vers en original.

Vous êtes le dieu d'Hclicon, Le dieu de la société ; Et je vous dis pour oraison : (( Soyez le dieu de la santé.

XXII.

AU MÊME.

QUI l'avait invité a dînek.

(1752)

A votre table divine

En vain je suis appelé,

Quand chez moi Tbomme machine'

De tourments est accablé.

Que votre philosophie, Que votre esprit courageux. M'inspire et me fortifie Dans ces combats douloureux !

Que vos lumières brillantes M'éclairent malgré mes maux, Comme ces lampes ardentes Qui brûlaient dans les tombeaux!

Ici, sous les yeux d'un sage, Que je vive sagement ; Que je soufTre avec courage ; Que je meure en vous aimant-!

1. Un des familiers de Frédéric, La Mottrie, avait publié V Homme machine. (G. A.)

2. Quelques semaines après avoir écrit ces vers, Voltaire se brouillait avec Fré- déric, et quittait Berlin. (G. A.)

528 STANCES.

XXIIT. A MADAME DENIS'.

Aux Délices, 1755.

L'art n'y fait rien ; les beaux noms, les beaux lieux, Très-rarement nous donnent le bien-être. Est-on heureux, hélas ! pour le paraître, Et suffit-il d'en imposer aux yeux ?

J"ai vu jadis l'abbesse de La Joie, Malgré ce titre, à la douleur en proie ; Dans Sans-Souci certain roi renommé Fut de soucis quelquefois consumé.

Il n'en est pas ainsi de mes retraites ; Loin des chagrins, loin de l'ambition, - De mes plaisirs elles portent le nom : Vous le savez, car c'est vous qui les faites.

1. Ces vers furent aussi adressés à de Bordes, dans une lettre dont on ne con- naît que ce passage :

« Vous avez fait assurément nos délices, monsieur, quand vous avez bien voulu passer quelques jours avec l'oncle et la nièce; ils n'ont qu'un reproche à vous faire, c'est de ne vous avoir pu posséder assez longtemps. '

M L'oncle et la nièce vous embrassent; la nièce dit que les vers sont pour elle. Partagez en revenant ici. » ( G. A.)

On trouve aussi ces vers dans le tome III, page 145, des OEuvres de Bordes ; dans la dixième partie des Nouveaux Mélanges; dans l'édition in-4'', t. XVIII, p. 491; dans l'édition encadrée, ou de 1775, ces vers sont imprimés avec l'adresse A M...

Les éditeurs de Kebl sont les premiers qui aient mis pour adresse A madame Denis. (B.)

STANCES. ;;29

XXIV.

LES TORTS'.

(1757)

Non, je n'ai point tort d'oser dire Ce que pensent les gens de bien; Et le sage qui ne craint rien A le beau droit de tout écrire.

J'ai, quarante ans, bravé l'empire Des lâches tyrans des esprits ; Et, dans votre petit pays, J'aurais grand tort de me dédire.

Je sais que souvent le Malin A caché sa queue et sa griffe Sous la tiare d'un pontife, Et sous le manteau d'un Calvin.

Je n'ai point tort quand je déteste Ces assassins religieux. Employant le fer et les feux Pour servir le Père céleste.

Oui, jusqu'au dernier de mes jours, Mon âme sera fière et tendre:

i. Dans une lettre à Thieriot, du 26 mars 1757, Voltaire se vantait d'avoir fait imprimer à Genève, avec approbation, que Calvin avait une âme atroce. Cette lettre avait été imprimée dans le Mercure do mai 1757. Les mots âme atroce n'ont jamais été dans l'Essai sur les mœurs. Mais la publication do la lettre à Thieriot fit scandale à Genève, et occasionna des tracasseries à Voltaire. Un Genevois, nommé Rival, lui adressa des vers il lui disait :

Quant à vous, célèbre Voltaire,

Vous eûtes tort, c'est mon avis. ^

Vous vous plaisez dans ce pays ;

Fêtez le saint qu'on y révère, etc., etc.

C'est en réponse à la pièce de Rival, que Voltaire a reproduite dans lo Commen- taire historique, qu'il publia ces stances, intitulées les Torts. (B.)

8. Stances. 3i

ri30 STANCES.

J'oserai gémir sur la cendre Et des Servets et des Dubourgs '.

De cette horrible frénésie A la fin le temps est passé : Le Fanatisme est terrassé ; Mais il reste l'Hypocrisie.

Farceurs à manteaux étriqués, Mauvaise musique d'église, Mauvais vers, et sermons croqués, Ai-je tort si je vous méprise?

XXV.

A MONSIEUR LE CHEVALIER DE BOLFFLERS,

QUI LUI AVAIT ENVOYÉ UNE PIÈCE DB VERS INTITULÉE LE CŒUR.

Certaine dame honnête ^ et savante, et profonde,

Ayant lu le traité du cœur, Disait en se pâmant : « Que j'aime cet auteur ! Ah! je vois bien qu'il a le plus grand cœur du monde!

« De mon heureux printemps j'ai vu passer la fleur: Le cœur pourtant me parle encore :

Du nom de Petit-Cœur quand mon amant m'honore, Je sens qu'il me fait trop d'honneur. »

Hélas! faibles humains, quels destins sont les nôtres! Qu'on a mal placé les grandeurs! Qu'on serait heureux si les cœurs Étaient faits les uns pour les autres!

1. Dubourg, conseiller-clerc du parlement, pendu etbrùlc à Paris, comme Sorvct à Genève. {Note de Voltaire, 17 70.) '2. .M'"" Cramer-Dellon.

STANCES. 53<

Illustre clievalier, vous chantez vos combats,

Vos victoires, et votre empire ; VA dans vos vers heureux, comme vous pleins d'appas,

C'est votre cœur qui vous inspire.

Quand Lisette vous dit : « Rodrigue, as-tu du cœur? » Sur riieure elle l'éprouve, et dit avec franchise :

« Il eut encor plus de valeur

Quand il était homme d'église. »

XXVI.

A M. DEODATI DE TOVAZZP.

A Fcrnoy, le l" février 1701.

Étalez moins votre abondance. Votre origine, et vos honneurs ; Il ne sied pas aux grands seigneurs De se vanter de leur naissance.

L'Italie instruisit la France ; Mais, par un reproche indiscret, Nous serions forcés à regret A manquer de reconnaissance.

Dès longtemps sortis de l'enfance. Nous avons quitté les genoux D'une nourrice en décadence Dont le lait n'est plus fait pour nous.

Nous pourrions devenir jaloux Quand vous parlez notre langage :

1. Dcodati de Tovazzi ayant publié une Dissertation sur Vexcellence de la langue italienne, Voltaire prit la défense de la lanj;ue française dans une assez longue lettre qui est dans la Correspondance. Peu de jours après, il écrivit ces ■stances, qu'il appelle son Ultimatum dans sa lettre à Damilaville,du 3 mars 1761, (B.)

53£ STANCES.

Puisqu'il est embelli par vous. Cessez donc de lui faire outrage.

L'égalité contente un sage. Terminons ainsi le procès : Quand on est égal aux Français, Ce n'est pas un mauvais partage.

XXVII. A MONSIEUR BLI.\ DE SAINMORE'.

Mon amour-propre est vivement flatté JJe votre écrit ; mon goût Test davantage. On n'a jamais, par un plus doux langage, Avec plus d'art blessé la vérité.

Pour Gabrielle, en son apoplexie. D'autres diront qu'elle parle longtemps-; Mais ses discours sont si vrais, si touchants, Elle aime tant, qu'on la croirait guérie.

Tout lecteur sage avec plaisir verra Qu'en expirant la belle Gabrielle Ne pense point que Dieu la damnera. Pour aimer trop un amant digne d'elle.

Avoir du goût pour le roi très-clirétieu. C'est œuvre pie, on n'y peut rien reprendre : Le paradis est fait pour un cœur tendre, Et les damnés sont ceux qui n'aiment rien.

i. Aarien-Michcl-Hyaciiithc Blin de Sainmore, le 13 février 4733, mort le 20 septembre 1807, avait publié à la fin de 1701 une héroide intitulée Lettre de Gabrielle d'Estrées à Henri IV. qu'il fit réimprimer en 1706. (B.)

2. Voltaire trouvait que Blin de Sainmore avait beaucoup fait parler la belle Gabrielle; voyez sa lettre à Damilaville, du C décembre 1701.

STANCES. 0:33

XXVIII.

A L'IMPÉRATRICE DE RUSSIE CATHERINE II,

A L' OCCASION DE LA PRISE DE CHOCZIM I^AR L3S RUSSES,

EN neo.

Fuyez, vizirs, hachas, spahis, et janissaires : Si le nonce du pape, allié du mufti, Se damnait en armant vos troupes sanguinaires, Catherine a vaincu, le nonce est converti.

Il doit l'être du moins ; il doit sans doute apprendre A ne plus réunir la mitre et le turhan. Malheureux Polonais! le fer de l'Ottoman Mettait donc par vos mains la république en cendre!

De vos vrais intérêts devenez plus jaloux. Rome et Constantinople ont été trop fatales : Il est temps de finir ces horribles scandales ; Vous serez désormais fortunés malgré vous.

Bientôt de Gallitzin la vigilante audace

Ira dans son sérail éveiller Moustapha,

Mollement assoupi sur son large sofa,

Au lieu même naquit le fier dieu de la Thrace.

0 Minerve du Nord! ô toi, sœur d'Apollon! Tu vengeras la Grèce en chassantces infâmes, Ces ennemis des arts, et ces geôliers des femmes. .Te pars; je vais fattendre aux champs de Marathon.

S34 STANCES.

XXIX.

A MADAME LA DUCHESSE DE GHOISEUL.

SUR LA FONDATION DE VERSOY^

(1700)

Madame, un héros destructeur,

S'il est grand, n'est qu'un grand coupable-;

J'aime bien mieux un fondateur :

L'un est un dieu, l'autre est un diable.

Dites bien à votre mari

Que des neuf Filles de Mémoire

Il sera le seul favori,

Si de fonder il a la gloire.

Didon, que j'aime tendrement. Sera célèbre d'âge en âge ; Mais quand Didon fonda Garthage, C'est qu'elle avait beaucoup d'argent.

Si le vainqueur de l'Assyrie Avait eu pour surintendant Un conseiller du parlement ^ Nous n'aurions point Alexandrie.

Nos très-sots ^ïeux autrefois

Ont fondé de pieux asiles

Pour mes moines de saint François;

Mais ils n'ont point fondé de villes.

1. Port sur le lac de Genève, que créait alors le duc de Choiscul. (G. A.)

2. Variante :

N'est à mes yeux qu'un grand coupable.

3. L'abbé Terray, d'abord conseiller-clerc au parlement, puis contrôleur général des finances, avait fait rendre un odit portant suspension du payement des rescrip- tions. On ne les recevait pas même dans les nouveaux emprunts. Voltaire avait alors en portefeuille deux cent mille francs de rcscriptions. (B.)

STANCES. 533

Envoyez-nous des Amphions, Sans quoi nos peines sont perdues; A Versoy nous avons des rues, Et nous n'avons point de maisons.

Sur la raison, sur la justice. Sur les grâces, sur la douceur. Je fonde aujourd'hui mon bonheur; Et vous êtes ma fondatrice.

XXX.

A MONSIEUR SAURIN,

DE l'AC.VDKMIE française.

Sur ce que le général des capucins avait agrégé l'auteur à l'ordre de saint Fran- çois, en reconnaissance de quelques services qu'il avait rendus à ces moines.

(1770)

Il est vrai, je suis capucin ; C'est sur quoi mon salut ^ se fonde : Je ne veux pas, dans mon déclin. Finir comme les gens du monde.

Mon malheur est de n'avoir plus Dans mes nuits ces bonnes fortunes. Ces nobles grâces des élus. Chez mes confrères si communes.

Je ne suis point frère Frapart',

1. C'est d'après une copie de la main de VVagnière que j'ai mis ici salut. Toutes les éditions portent bonheur. (B.)

2. Sur ce mot, voyez chant V de la Pucelle, tome IX, page 98, note 2.

536 STANCES.

Confessant sœur Luce' ou sœur Nice:

Je ne porté point le cilice

De saint Grisel, de saint Billard -.

J'achève doucement ma vie ; Je suis prêt à partir demain, En communiant de la main Du bon curé de iMclanic^.

Dès que monsieur l'abbé Terray* A su ma capucinerie, De mes biens il m'a délivré : Que servent-ils dans l'autre vie?

J'aime fort cet arrangement; Il est leste et plein de prudence. Plût à Dieu qu'il en fît autant A tous les moines de la France !

1. La pièce que Saurin avait adressée à Voltaire contenait vingt et un vers, dont voici les D*", 6", et T*" :

Par la grâce du saint capuce, Tu. seras près de la sœur Luce Aussi jeune qu'en tes écrits. (B.)

2. Billard, caissier général des postes à la fin du règne de Louis XV, était renomme pour sa dévotion. Il s'approchait de la sainte table tous les trois ou quatre jours, et fit, on 17G9, une banqueroute frauduleuse do plusieurs millions. Il fut, en 1772, condamné au bannissement, et mis au carcan sur la place de Grève pendant deux heures.

L'abbé Grisel, sous-pénitencier de l'église de Paris, confesseur de l'archevêque, directeur de dévotes illustres, était le confident de Billard. Plus heureux que Bil- lard, il avait été mis en liberté en septembre 1771, était rentré dans ses fonctions à l'archevêché, et avait dit à Notre-Dame une messe il y eut grande affluence. (B.)

3. Drame de Laharpe.

i. Voyez la note 3, page 534.

STANCES. o37

XXXI.

A MADAME NECKER^

Quelle étrange idée est venue Dans votre esprit sage, éclairé ? Que vos bontés l'ont égaré ! Et que votre peine est perdue!

A moi chétif une statue ! Je serais d'orgueil enivré. L'ami Jean-Jacque a déclaré Que c'est à lui qu'elle était due-,

11 la demande avec éclat. L'univers, par reconnaissance, Lui devait cette récompense : Mais l'univers est un ingrat.

C'est vous que je figurerai En beau marbre, d'après nature, Lorsqu'à Paplios je reviendrai, Et que j'aurai la main plus sûre.

Ah ! si jamais de ma façon De vos attraits on voit l'image. On sait comment Pygmalion Traitait autrefois son ouvrage.

1. A propos de la souscription pour la statue du patriarche. M""^ Necker fut la présidente de la commission des gens de lettres souscripteurs. (G. A.)

La statue de Voltaire, dont il est question dans ces stances, ne fut achevée qu'en 177G. Voltaire alors adressa à M"'* Necker une épître. La statue est aujour- d'hui dans la Bihliothèque de l'Institut. On lit au bas :

A Monsieur De Voltaire Par Les gens De Lettres Ses Compatriotes et Ses Contemporains 1776.

(B.)

2. Voyez l'écrit intitulé J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris.

o38 STANCES.

XXXII.

A MONSIEUR HOURCASTREMÉ.

(1770)

L'amour, les plaisirs, et l'ivresse, Respirent dans vos^heureux chants ; C'est parmi la vive jeunesse Qu'Apollon se plut en tout temps.

Les muses, ainsi que les belles. Dédaignent les vœux d'un vi_eiJlard ; En vain j'irais même après elles. Et vous les fixez d'un regard.

Elles cessent de me sourire ; Vos accords ont su les charmer. Eh bien ! je vous cède ma lyre ; Vos doigts sont faits pour l'animer.

XXXIIt.

A MONSIEUR DE = ^

En réponse à des vers que la Société de la Tolérance de Bordeaux lui avait envoyés.

Vous voulez donc édifier Un beau temple à la Tolérance! Je prétends y sacrifier : C'est ma sainte de préférence.

A vos maçons j'ai pu fournir Des pierres pour cette entreprise

STANCES, 539

Les dévols s'en voulaient servir Pour me lapider dans l'église.

Mais je sais ce qu'ont ordonné Les maximes de l'Évangile : En bon chrétien j'ai pardonné Au méchant comme à l'imbécile.

XXXIY. A MADAME LULLIN,

DE GENÈVE 1.

A Fcrney, le IG novembre 1773.

quoi ! vous êtes étonnée Qu'au bout de quatre-vingts hivers j\la musc faible et surannée Puisse encor fredonner des vers?

Quelquefois un peu de verdure Rit sous les glaçons de nos champs ; Elle console la nature, Mais elle sèche en peu de temps-.

Un oiseau peut se faire entendre Après la saison des beaux jours ; Mais sa voix n'a plus rien de tendre, Il ne chante plus ses amours.

1. Ces stances circulèrent et ont été imprimées comme adressées à M""^ du Deffant : ce qui blessa beaucoup cette dame, qui ne pouvait digérer qu'on l'appelât bergère et ma chère. Ce n'est que depuis 1817 qu'on leur a mis leur véritable adresse. (B.)

'2. Après la seconde stance, l'auteur a retranché celle-ci :

Du soin d'un ténébreux nuage Un rayon s'écliappe et nous luit; Mais bientôt il cède à l'orage Qui nous replonge dans la nuit.

;iO STANCES.

Ainsi je touche encor ma lyre, Qui n'obéit plus à mes doigts; Ainsi j'essaye encor ma voix Au moment même qu'elle expire.

<c Je veux dans mes derniers adieux, Disait Tibulle à son amante, Attacher mes yeux sur tes yeux\ Te presser de ma main mourante. »

Mais quand on sent qu'on va passer, Quand l'àme fuit avec la vie, A-t-on des yeux pour voir Délie, Et des mains pour la caresser?

Dans ce moment chacun oublie Tout ce qu'il a fait en santé. Quel mortel s'est jamais flatté D'un rendez-vous à l'agonie ?

Délie elle-même à son tour S'en va dans la nuit éternelle, En oubliant qu'elle fut belle. Et qu'elle a vécu pour l'amour.

Nous naissons, nous vivons, bergère. Nous mourrons sans savoir comment Chacun est parti du néant : va-t-il?.,. Dieu le sait, ma chère.

1. Les vers de Tibulle sont rapportés tome VI du Théâtre, page 426.

STANCES. 541

XXXV.

LES DÉSAGRÉMENTS DE LA VIEILLESSE.

Oui, je sais qu'il est doux de voir dans ses jardins Ces beaux fruits incarnats et de Perse et d'Épire, De savourer en paix la sève de ses vins, Et de manger ce qu'on admire. J'aime fort un faisan qu'à propos on rôtit ; De ces perdreaux maillés le fumet seul m'attire ; Mais je voudrais encore avoir de l'appétit.

Sur le penchant fleuri de ces fraîches cascades. Sur ces prés émaillés, dans ces sombres forêts, Je voudrais bien danser avec quelques dryades ; Mais il faut avoir des jarrets.

J'aime leurs yeux, leur taille, et leurs couleurs vermeilles, Leurs chants harmonieux, leur sourire enchanteur ; 3Iais il faudrait avoir des yeux et des oreilles : On doit s'aller cacher quand on n'a que son cœur.

Vous serez comme moi quand vous aurez mon âge. Archevêques, abbés, empourprés cardinaux.

Princes, rois, fermiers généraux ; Chacun avec le temps devient tristement sage :

Tous nos plaisirs n'ont qu'un moment. Hélas! quel est le cours et le but de la vie? Des fadaises, et le néant. 0 Jupiter, tu fis en nous créant Une froide plaisanterie !

.'U2 STANCES.

XXXVl.

AU ROI DE PRUSSE,

Sur un buste en porcelaine, fait à Berlin, niprésentant l'auteur, et envoyé par Sa Majesté, en janvier 1775 '.

Épictctc au bord du tomhoau A reçu ce présent des mains de Marc-Aurèlc.

Il a dit : « Mon sort est trop beau : J'aurai vécu pour lui ; je lui mourrai fidèle.

« Nous avons cultivé tous deux les mêmes arts

Et la même philosopliie ; Moi sujet, lui monarque et favori de Mars, Et tous les deux parfois objets d'un peu d'envie.

« Il rendit plus d'un roi de ses exploits jaloux : Moi, je fus harcelé des gredins du Parnasse. Il eut des ennemis, il les dissipa tous ; Et la troupe des miens dans la fange coasse.

« Les cagots m'ont persécuté ; Les cagots à ses pieds frémissaient en silence. Lui sur le trône assis, moi dans l'obscurité,

Nous prêchâmes la tolérance.

« Nous adorions tous deux le Dieu de l'univers : Car il en est un, quoi qu'on dise : Mais nous n'avions pas la sottise

De le déshonorer par des cultes pervers.

(c Nous irons tous les deux dans la céleste sphère, Lui fort tard, moi bientôt. Il obtiendra, je croi. Un trône auprès d'Achille, et même auprès d'Homère; Et j'y vais demander un tabouret pour moi. »

1. Ce buste était, en 1822, chez M"!' la marquise de Villctte. (B.)

STANCES. 543

XXXVII.

STANCES*

Sur l'alliance renouvelée entre la France et les cantons helvétiques, jurée dans l'église de Soleure, le 15 auguste 1877.

Quelle est dans ces lieux saints cette solennité

Des fiers enfants de la Victoire? Ils marchent aux autels de la Fidélité,

De la Valeur, et de la Gloire.

Tels on vit ces héros qui, dans les champs d'Ivry, Contre la Ligue et Home, et l'enfer, et sa rage.

Vengeaient les droits du grand Henri,

Et l'égalaient dans son courage.

C'est un dieu hienfaisant, c'est un ange de paix Qui vient renouveler cette auguste alliance. Je vois des jours nouveaux marqués par des hienfaifs, Par de plus douces mœurs, et la même vaillance.

On joint le caducée au houclier de Mars,

Sous les auspices de Vergenne. 0 monts helvétiens ! vous êtes les remparts

Des beaux lieux qu'arrose la Seine.

Les meilleurs citoyens sont les meilleurs guerriers. Ainsi Philadelphie étonne l'Angleterre; Elle unit l'olive aux lauriers. Et défend son pays en condamnant la guerre.

Si le ciel la permet, c'est pour la liberté.

Dieu forma l'homme libre alors qu'il le fit naître ;

L'homme, émané des cieux pour l'immortalité.

N'eut que Dieu pour père et pour maître.

J. Ces stances ont été imprimées, pour la première fois, dans le Journal de politique et de littérature du 15 octobre 1777. (B.)

STANCES.

On est libre en efTet sous (réquital)les lois; Et la félicité, s'il en est dans ce monde, Est d'être en sûreté, dans une paix profonde, Avec de tels amis et le meilleur des rois.

XXXVIII. STANCES OU QUATRAINS,

POUR TENIR LIEU DE CEUX DE IMDRAC, VUl ONT UN PEU VIEILLI.

Tout annonce d'un Dieu l'éternelle existence; On ne peut le comprendre, on ne peut Tignorer, La voix de l'univers annonce sa puissance, Et la voix de nos cœurs dit qu'il faut l'adorer.

Mortels, tout est pour votre usage; Dieu vous comble de ses présents. Ah ! si vous êtes son image, Soyez comme lui bienfaisants.

Pères, de vos enfants guidez le premier âge ; Ne forcez point leur goût, mais dirigez leurs pas. Étudiez leurs mœurs, leurs talents, leur courage : On conduit la nature, on ne la change pas.

Enfant, crains d'être ingrat ; sois soumis, doux, sincère Obéis si tu veux qu'on t'obéissc an jour. Vois ton Dieu dans ton père ; un Dieu veut ton amour. Que celui qui t'instruit te soit un nouveau père.

Qui s'élève trop s'avilit ;

De la vanité naît la honte.

C'est par l'orgueil qu'on est petit :

On est grand quand on le surmonte.

Fuyez Tindolente Paresse ; C'est la rouille attachée aux plus brillants métaux.

STANCES. y4ï

L'Honneur, le Plaisir même, est le fils des Travaux; Le Mépris et l'Ennui sont nés de la Mollesse.

Ayez de l'ordre en tout : la carrière est aisée Quand la règle conduit Thémis, Pliébus, et Mars ; La règle austère et sûre est le fil de Thésée Qui dirige l'esprit au dédale des arts.

L'esprit fut en tout temps le fds de la Nature, Il faut dans ses atours de la simplicité ; Ne lui donnez jamais de trop grande parure : Quand on veut trop l'orner on cache sa beauté.

Soyez vrai, mais discret; soyez ouvert, mais sage, Et, sans la prodiguer, aimez la vérité :

Cachez-la sans duplicité ;

Osez la dire avec courage.

Réprimez tout emportement ; On se nuit alors qu'on ofi"ense; Et l'on hâte son châtiment, Quand on croit hâter sa vengeance,

La politesse est à l'esprit Ce que la grâce est au visage : De la bonté du cœur elle est la douce image Et c'est la bonté qu'on chérit.

Le premier des plaisirs et la plus belle gloire.

C'est de prodiguer les bienfaits : Si vous en répandez, perdez-en la mémoire ; Si vous en recevez, publiez-le à jamais.

La dispute est souvent funeste autant que vaine ; A ces combats d'esprit craignez de vous livrer. Que le flambeau divin, qui doit vous éclairer. Ne soit pas en vos mains le flambeau de la haine.

De l'émulation distinguez bien l'envie :

L'une mène à la gloire, et l'autre au déshonneur;

L'une est l'aliment du génie,

Et l'autre est le poison du cœur.

8. Stances. 35

5i6 STANCES.

Par un liiimblc maintien, qu'on estime et qu'on aime, Adoucissez l'aigreur de vos rivaux jaloux.

Devant eux rentrez en vous-même.

Et ne parlez jamais de vous.

Toutes les passions s'éteignent avec l'âge; L'amoiu-propre ne meurt jamais. Ce flatteur est tyran, redoutez ses attraits, Et vivez avec lui sans être en esclavage.

FIN DES STANCES.

LE

TEMPLE DU GOUT

173 1

AVERTISSEMENT

Le Temple du Goût * a fait à M. de Yoltairo plus d'ennemis peuMtre qiio ceux de ses ouvrages il a combattu les projugés les plus j)uissants et les plus funestes.

On ne pardonna point à l'auteur de la Ileiiriaile, d'Œdipe, de Druliis

1. Voltaire Iiti-même, dans une do ses notes (voyez note 1, page 555), dit. que cet ouvrage fut composé en 1731 ; mais il était encore manuscrit h la fin de 173'2, lorsque l'auteur Tenvoj'a à Cideville (voyez sa lettre du 8 décembre 1732). Ce fut en mars ou avril 1733 que le Temple du Gottf parut imprimé : l'auteur l'avait fait imprimer sans permission; il en convient lui-même dans sa lettre à Thieriot, du l'^'" mai 1733, il dit avoir fait imprimer sans une permission scellée avec de la cire jaune. Toutes les critiques qu'on on fit, et qui furent présentées à l'appro- bation du sceau ou de la police, furent arrêtées, ce qui ne les empêcha pas toutes de paraître. Voici celles que j'ai vues :

I. Observations critiques sur le Temple du (loust, 1733, in-S" de 16 pages; elles parurent en avril 1733. L'éloge de Pioy, qu'on fait dans la dernière phrase, fit attribuer h cet auteur les Observations, qui paraissent être de l'abbé Dosfontaines, ou tout au moins de son ami Castro d'Auvigny. Une seconde édition augmentée parut h la suite de VEssai d'apologie, etc. (voyez III).

II. Lettre de M.'" à son ami. sur le Temple du Goust de M. de Voltaire (1733', in-S" de 7 pages. Cette Lettre est do l'abbé Goujet.

III. Essai d'apologie des auteurs censurés dans le Temple du Goust de M. de Voltaire, in-8"do 3'2 pages, y compris la seconde édition des Observations critiques. qui commencent page 15. L'abbé Dosfontaines fut au moins l'éditeur de VEssai d'apologie.

IV. Entretien de deux Gascons à la promenade, sur le Temple du Goust; à Éphèsc, aux dépens des héritiers d'Érostrate, 1733, in-8", dialogue on vers dont l'auteur est un Provençal nomme Perrin, ancien secrétaire du maréchal de Villars.

V. Le Temple du Goust, comédie ( par Romagnesi et Mvau), représentée, pour la première fois, par les comédiens italiens ordinaires du roi, le 11 juillet 1733. Paris, Briasson, 1733, in-S".

VI. Le Temple du Goust, comédie, à la Haye, par la compagnie, 1733, in-S'" de ij et Si pages.

Voltaire, dans sa lettre à Tliioriot, du 0 février 1730, attribue cette comédie à Dolaunay; mais elle est de l'abbc d'.Ulainval. Quoique portant l'adresse do la Haye, elle avait été imprimée à Mantes, chez Tellier, qui, quelques années auparavant, avait été condamné au carcan par contumace, pour avoir imprime les Nouvelles ecclésiastiques. Lorsqu'il eut obtenu sa grâce, les jésuites lui firent imprimer la comédie antijanséniste intitulée la Femme docteur, afin, lui dirent-ils, de réparer le mal qu'il avait fait par l'impression dos Nouvelles ecclésiastiques.

Dans la comédie de d'Allainval, Voltaire figure sous le nom de Momus; un per-

ooO AVERTISSEMENT.

et do Zaïre, d'oiov jii2;cr les poëlos du siècle passé, trouver dos défauts dans Corneille, dans Racine, dans Despréaux, et apprécier ce qu'on était convenu d'admirer. Cependant un demi-siècle s'est écoulé, et il n'y a peut- être pas un seul des jugements du Temple du (ioàl qui ne soit devenu l'opi- nion générale des hommes éclairés.

Nous croyons devoir dire un mot dos variantes de ce poëme.

La Critiijue conseillait à M. de Voltaire de ne point faire de vers dans sa vieillesse, et de ne pas aller en Allemagne. 11 n'a point profité de ces conseils, et nous y aurions beaucoup perdu s'il avait suivi le premier. Il a laissé sub.sister ces vers pour éviter apparemment qu'on lui reprochât de les avoir ôtés : mais il a suppriuK'

Donnez jtlus d'intrigue à Brutus, Plus do vraiseml)lancc à Zaïre;

parce que ces conseils de la Critique étaient moins l'expression de son juge- ment qu'un sacrifice qu'il faisait à l'opinion publique du moment.

Il a supprimé également quelques louanges qui n'étaient que des com- pliments de société, et qui, dans un ouvrage lu par toute l'Europe et des- tiné pour la postérité, auraient contrasté avec les jugements sévères, mais justes, que contient le reste du poëme.

Il n'a pas cru devoir conserver non plus les éloges qu'il avait donnés (l'abord au cardinal de Fleury, parce que le cardinal se rendit, peu de temps après, l'instrument de la haine des cagots contre M. de Voltaire, quoiqu'il les méprisât autant que M. de Voltaire lui-même pouvait les mépriser.

Toutes les fois qu'un homme de lettres loue un ministre ou un prince, il conserve le droit d'effacer ses éloires s'ils cessent de les mériter.

sonnage appelé Kafener est ovidcmment Falkcner, à qui est dédiée Zaïre: voyez tome l'T, du Théâtre, page 5i7.

Beaucoup d'épigrammes furent lancées contre le Temple du Goût. Boindin, qui se reconnut dans Bardus ou Bardou, avait aussi fait une comédie qu'il intitula Polichinelle sur le Parnasse, et qu'il lut en plein café. Boindin voulait aussi faire graver un dessin tous les personnages du Temple du Goût figuraient. Polichi- nelle est au milieu, Rollin est ininnîdiatemont au-dessous, ayant à ses côtés les demoiselles Lecouvreur et Salle; Voltaire était représenté en malade. Le lieu de la scène est orné de seringues et autres instruments des apothicaires. (B.)

Voyez Gustave Desnoiresterres, Voltaire àCirey, pp. 15-18.

LETTRE A M. CIDEVILLE

SUR LE TEMPLE DU GOUTK

Monsieur, vous avez vu et vous pouvez rendre témoignage comment cette bagatelle fut conçue et exécutée. C'était une plai- santerie de société. Vous y avez eu part comme un autre : chacun fournissait ses idées, et je n'ai guère eu d'autre fonction que celle de les mettre par écrit.

M. de *** disait que c'était dommage que Baylc eût enflé son dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens ou calvinistes; qu'en cherchant l'article de César, il n'avait rencontré que celui de Jean Césari us-, professeur à Cologne; et qu'au lieu de Scipion, il avait trouvé six grandes pages sur Gaspard Scioppius. De on concluait, à la pluralité des voix, à réduire Bayle en un seul tome dans la hibliothéque du Temple du Goût.

Vous m'assuriez tous que vous aviez été assez ennuyés en lisant l'Histoire de l' Académie française; que vous vous intéressiez fort peu à tous les détails des ouvrages de Balesdens, de Porchères, de Bardin, de Baudoin, de Faret, de Colletet, et d'autres pareils grands hommes, et je vous en crus sur votre parole. On ajoutait qu'il n'y a guère aujourd'hui de femmes d'esprit qui n'écrivent de meilleures lettres que Voiture ; on disait que Saint-Évremond n'aurait jamais faire de vers, et qu'on ne devait pas imprimer toute sa prose. C'est le sentiment du public éclairé ; et moi, qui trouve toujours tous les livres trop longs, et surtout les miens, je réduisais aussitôt tous ces volumes à très-peu de pages.

Je n'étais en tout cela que le secrétaire du public. Si ceux qui

•1. Voltairo, dans sa lettre à Cidevillo, du 12 avril 1733, qualifiant de Préface du Temple du Goût la Lettre qui le précède, j'ai la laisser à cette place, et non la porter dans la Correspondance. (B.)

2. La manière dont Bayle a écrit ces deux noms les lui a fait placer à quelque distance l'un de l'autre; c'est ce que n'a pas aperçu Voltaire. Cœsarius est le pre mier article de la lettre G; César est le soixante-douzième. (B.)

552 LETTRE A M. CI DE VILLE

perdent leur eaiise se plaignent, ils ne doivent pas s'adresser à celui qui a écrit l'arrêt.

Je sais que des politiques ont regardé cette innocente plaisante- rie du Temple du Goût comme un graAC attentat. Ils prétendent qu'il n'y a qu'un malintentionné ([tii puisse avancer que le cliAteau de Versailles n'a que sept croisées de l'ace sur la cour, et soutenir que Le Brun, qui était premier peintre du roi, a manqué de coloris.

Des rigoristes disent qu'il est impie de mettre des filles de l'Opéra, Lucrèce, et des docteurs de Sorbonne, dans /e Temple du Goût.

Des auteurs auxquels on n'a point pensé crient à la satire, et se plaignent que leurs défauts sont désignés, et leurs grandes beautés passées sous silence ; crime irrémissible qu'ils ne pardon- neront de leur vie ; et ils appellent le Temple du Goût un libelle dillamatoire.

On ajoute qu'il est d'une àme noire de ne louer personne sans un petit correctif, et que, dans cet ouvrage dangereux, nous n'avons jamais manqué de faire quelque égratignure à ceux que nous avons caressés.

Je répondrai en deux mots à cette accusation : Qui loue tout n'est qu'un flatteur ; celui-là seul sait louer, qui loue avec res- triction.

Ensuite, pour mettre de l'ordre dans nos idées, comme il convient dans ce siècle éclairé, je dirai qu'il faudrait un peu distinguer entre la critique, la satire, et le libelle.

Dire que le Traité des Étioles ' est un livre à jamais utile, et que par cette raison môme il en faut retrancher quelques plai- santeries et quelques familiarités peu convenables à ce sérieux ouvrage; dire que les Mondes- est un livre charmant et unique, et qu'on est fâché d'y trouver que le jour est une beauté blonde, et la nuit une beauté brune, et d'autres petites douceurs : voilà, je crois, de la critique.

Que Despréaux ait écrit ^

Si jp pense exprimer un auteur sans défaut, La raison dit Virgile, et la lime Ouinault;

c'est de la satire, et de la satire même assez injuste en tous sens

i. Par Rollin.

2. Entretiens sur la pluralité des mondes, par Fontcnclle, publiés pour a pre- mière fois en 1686.

3. Satire JI, vers 19-20.

SUR LE TEMPLE DU GOUT. 553

(avec le respect que je lui dois) ; car la rime de défaut n'est point assez belle pour rimer avec Quinault ; et il est aussi peu vrai de dire que Virjïile est sans défaut, que de dire que Quinault est sans naturel et sans grâces.

Les couplets de Rousseau, le Masque de Laverne ', et telle autre horreur, certains ouvrages de Gacon ; voilà ce qui s'appelle un libelle diffanuitoire.

Tous les honnêtes gens qui pensent sont critiques, les malins sont satiriques, les pervers font des libelles; et ceux qui ont fait avec moi le Temple du Goût ne sont assurément ni malins ni méchants.

Enfin voilà ce qui nous amusa pendant plus de quinze jours. Les idées se succédaient les unes aux autres ; on changeait tous les soirs quelque chose, et cela a produit sept ou huit Temples du Goût absolument différenls-.

Un jour nous y mettions les étrangers, le lendemain nous n'admettions (|uo les Français. Les Matïei, les Pope, les Bonon- cini, ont perdu à cela plus de cinquante vers, qui ne sont pas fort à regretter. Quoi qu'il en soit, cette plaisanterie n'était point du tout faite pour être publique.

Une des plus mauvaises et des plus infidèles copies d'un des plus négligés brouillons de cette bagatelle, ayant couru dans le monde, a été imprimée sans mon aveu ; et celui qui l'a donnée, quel qu'il soit, a très-grand tort.

Peut-être fait-on plus mal encore de donner cette nouvelle édition ; il ne faut jamais prendre le public pour confident de ses amusements : mais la sottise est faite, et c'est un des cas l'on ne peut faire que des fautes.

Voici donc une faute nouvelle ; et le public aura une petite esquisse (si cela même peut en mériter le nom), telle qu'elle a été faite dans une société l'on savait s'amuser sans la ressource du jeu, l'on cultivait les belles-lettres sans esprit de parti, l'on aimait la vérité plus que la satire, et l'on savait louer sans flatterie.

S'il avait été question de faire un traité du Goût, on aurait prié les de Cotte et les Boffrand de parler d'architecture, les Coypel de définir leur art avec esprit, les Destouches de dire quelles sont les grâces de la musique, les Grébillou de peindre

1. C'est le titrp d'une des Alléçiories de J.-B. Rousseau, qui, dans plusieurs éditions, est intitulée la Francinade

2. Voyez les variantes.

r,54 LETTHE A M. CIDEVILLE.

la terreur qui doit animer le théâtre : pour peu que chacun d'eux eût voulu dire ce qu'il sait, cela aurait fait un gros in-folio. Mais on s'est contenté de mettre en général les sentiments du public dans un petit écrit sans conséquence, et je me suis chargé uni- quement de tenir la plume.

Il me reste à dire un mot sur notre jeune noblesse, qui emploie l'heureux loisir de la paix à cultiver les lettres et les arts; bien dilierente en cela des augustes Visigoths, leurs ancêtres, qui ne savaient pas signer leurs noms. S'il y a encore dans notre nation si polie quelques barbares et quelques mauvais plaisants qui osent désapprouver des occupations si estimables, on peut assurer qu'ils en feraient autant s'ils le pouvaient. Je suis trôs- persuadé que quand un homme ne cultive point un talent, c'est qu'il ne l'a pas ; qu'il n'y a personne qui ne fît des vers s'il était poëte, et de la musique s'il était musicien.

Il faut seulement ([ue les graves critiques, aux yeux desquels il n'y a d'amusement honorable dans le monde que le lansquenet et le biribi, sachent que les courtisans do Louis XIV, au retour de la conquête de Hollande, en 1672, dansèrent à Paris sur le théâtre de Lulli, dans le jeu de paume de Belleaire, avec les danseurs de l'Opéra, et que l'on n'osa pas en murmurer. A plus forte raison doit-on' je crois, pardonner à la jeunesse d'avoir eu de l'esprit dans un âge l'on ne connaissait que la débauche.

Omiie lulit punctum qui miscuit utile dulci *. Je suis, etc.

1. Horace, de Arte poetica, vers 343.

LE TEMPLE DU GOUT'

Le cardinal oracle de la Erance,

Non ce Mentor qui gouverne aujourd'hui,

Mais ce Nestor qui du Pinde est l'appui,

Oui des savants a passé l'espérance,

Qui les soutient, qui les anime tous,

Qui les éclaire, et qui règne sur nous

Par les attraits de sa douce éloquence;

Ce cardinal qui sur un nouveau ton

En vers latins fait |)ar!(M- la sagesse,

Réunissant Virgile avec Platon,

Vengeur du ciel, et vainqueur de Lucrèce -;

ce cardinal, enfin, que tout le monde doit reconnaîti-e à ce por- trait, nie dit un jour qu'il voulait que j'allasse avec lui au Tem- ple du Goût. « C'est un séjour, me dit-il, qui ressemble au Temple de r Amitié^, dont tout le monde parle, peu de gens vont, et que la plupart de ceux qui y voyagent n'ont presque jamais bien examiné. »

Je répondis avec franchise :

« Hélas! je connais assez peu

Les lois de cet aimable dieu;

Mais je sais qu'il vous favorise.

1. Cet ouvrage fut compose en 173L II en a été fait plusieurs éditions; celle- ci est incomparablement la meilleure, la plus ample, et la plus correcte. (Note de Voltaire^ édition de 1748.) Voyez la note de la page 5i9.

2. L' Anti-Lucrèce n'avait point encore été imprimé; mais on en connaissait quelques morceaux, et cet ouvrage avait une très-grande réputation, (hh, 17.52.)

Lorsque Voltaire appela le cardinal de Polignac vainqueur de Lucrèce, ce fut après avoir entendu seulement vingt vers que l'auteur de VAnti-Lucrèce lui avait lus, et qui semblaient fort beaux à l'auditeur. Voyez la lettre à M""" du Def- fant, du 13 octobre 17.'i9, IWnti-Lucrèce est appelé poëme sans poésie et philo- sophie sans raison. La première édition de VAnti-Lucrèce est de 1715. (B.)

3. Voltaire a fait un ouvrage sous ce titre : voyez tome IX, page 372.

5bb LIÎ TEMI'LK DU GOUT.

Entre vos mains il a remis

Les clefs de son l)eau paradis ;

Et vous êtes, à mon avis,

Le vrai papi; de celte église :

Mais de l'autre pa[)e et de vous

(Dut Rome se mettre en courroux)

La difTérence est bien visible;

Car la Sorbonno ose assurer

Que le saint-père peut errer,

Chose, à mon sens, assez possible;

]\Iais pour moi, (piand je vous entends

D'un ton si doux et si plausible

Débiter vos discours brillants.

Je vous croirais presque infaillible.

Ah! me dit-il, l'inlaillilHlité est à Rome pour les choses qu'on ne comprend point, et dans le Temple du (loùt pour les choses que tout le monde croit entendre. Il faut absolument que vous Teniez avec moi. Mais, insistai-je encore, si vous me menez avec vous, je m'en vanterai à tout le monde.

Sur ce petit pèlerinage

Aussitôt on demandera

Que je compose un gros ouvrage.

Voltaire simplement fera

Un récit court, qui ne sera

Qu'un très-frivole badinage.

Mais son récit on frondera;

A la cour on murmurera;

Et dans Paris on me |>rendra

Pour un vieux conteur de voyage

Qui vous dit d'un air ingénu

Ce qu'il n'a ni vu ni connu,

Et (pii vous ment ;i cluKjuo page. »

Cependant, comme il ne faut jamais se refuser un plaisir honnête dans la crainte de ce que les autres en pourront penser, je suivis le guide qui me faisait l'honneur de me conduire,

(>lier Holliclin ', vous fûtes du voyage, Vous (pic le goût ne cesse d'inspirer,

1. L'al)l)ô dn P.otholin, do l'Acadiimift française. (Note rie Voltaire. 17ô2.)

Charles d'Orlcan.s de Rothelin, descendant de Danois, était aussi de l'Aca- démie des inscriptions. Ne en 1691, il est mort en 1744. (B.)

LE TEMPLE DU GOUT. oi?

Vous dont l'esprit si délicat, si sage, Vous dont rexem])le a daigné me montrer Par (juels cliemins on peut sans s'égarer Chercher ce goût, ce dieu que dans cet âge Maints beaux esprits font gloire d'ignorer.

Nous ronconfràines en cliemin Lien des ol)stacles. D'abord nous trouvâmes MM. Baldus, Scioppius, Lexicocrassus, Scri- blerius; une nuée de commentateurs qui restituaient des pas- sages, et qui compilaient de gros volumes à propos d'un mot qu'ils n'entendaient pas.

j'aperçus les Dacier, les Saumaises ',

Gens iiérissés de savantes fadaises,

Le teint jauni, les yeux rouges et secs,

Le dos courbé sous un tas d'auteurs grecs,

Tout noircis d'encre, et coiffés de poussière.

Je leur criai de loin par la portière :

« N'allez-vous pas dans le Temple du Goût

Vous décrasser? Nous, messieurs? point du tout;

Ce n'est pas là. grâce au ciel, notre étude :

Le goût n'est rien ; nous avons l'habitude

De rédiger au long de point en point

Ce qu'on pensa; mais nous ne pensons point. »

Après cet aveu ingénu, ces messieurs voulurent absolument

1. Dacior avait une litt(Ji"aturc fort grande : il connaissait tout des anciens, hors la grâce et la finisse : ses commentaires ont jiartout de l'érudition, et jamais de goût; il traduit grossièrement les délicatesses d'Horace.

Si Horace il, 5) dit à sa maîtresse :

Miseri, quibus Intentata nites !

Dacier dit : « Malheureux ceux qui se laissent attirer par cette bonace, sans vous connaître! » Il traduit

Nunc est bibendum, iiunc pedc libero Pulsanda tellus (I, 37),

« C'est à présent qu'il faut boire, et que sans rien craindre il faut danser do toute

sa force ; »

Mox juniores quierit adultères (III, 6),

« l'allés ne sont pas plutôt mariées qu'elles cherchent de nouveaux galants. » Mais quoiqu'il défigure Horace, et que ses notes soient d'un savant pou spirituel, son livre est plein de recherches utiles, et on loue son tru\ail en voyant son peu de génie. {Note de Voltaire, 1733.)

Saumaise est un auteur savant qu'on ne lit plus guère. Il commence ainsi sa défense du roi d'Angleterre Charles I'''" : «Anglais, qui vous renvoyez les tûtes des rois comme des balles de paume, qui jouez à la boule avec des couronnes, et qui vous servez de sceptres comme de tnarottes. •> {Id., 1742.)

;;B8 le temple DU GOUT.

nous faire lire certains passages de Dictys de Crète et de Métro- dore de Lampsaque, que Scaliger avait estropiés. Nous les remer- ciâmes de leur courtoisie, et nous continuâmes notre chemin. Nous n'eûmes pas lait cent pas, que nous trouvâmes un homme entouré de peintres, d'arciiitectes, de sculpteurs, de doreurs, de faux connaisseurs, de flatteurs. Ils tournaient le dos au Temple du Goût.

.^.. D'un air content l'orgueil se reposait,

Se pavanait sur son lari;;e visage;

Et mon Crassus tout en ronllant disait :

« J'ai beaucoup d'or, de l'esprit davantage;

Du goût, messieurs, j'en suis pourvu sur tout;

Je n'appris rien, je me connais à tout; ^^^^~ Je suis un aigle en conseil, en atfaires;

Malgré les vents, les rocs, et les corsaires.

J'ai dîans le port fait aborder ma nef :

Partant il faut qu'on me bâtisse en bref

Un beau palais fait pour moi, c''est tout dire,

tous les arts soient en foule entassés,

tout le jour je prétends qu'on m'admire.

L'argent est prêt; je parle, obéi-sez. »

Il dit, et dort. Aussitôt la canaille

Autour de lui s'évertue et travaille.

Certain maçon, en Vitruve érigé,

Lui trace un plan d'ornements surchargé,

Nul vestibule, encor moins de façade;

Mais vous aurez une longue enfilade ;

Vos murs seront de deux doigts d'épaisseur,

Grands cabinets, salon sans profondeur,

Petits trumeaux, fenêtres à ma guise.

Que l'on prendra pour des portes d'église;

Le tout boisé, verni, blanchi, doré,

Et des badauds à coup sûr admiré.

« Réveillez-vous, monseigneur, je vous prie,

Criait un peintre; admirez l'industrie

De mes talents; lîaphaél n'a jamais

Entendu l'art d'embellir un palais :

C'est moi qui sais ennoblir la nature;

Je couvrirai plafonds, voûte, voussure,

Par cent magots travaillés avec soin.

D'un pouce ou deux, pour être vus de loin. » Crassus s'éveille; il regarde, il rédige,

A tort, à droit, règle, approuve, corrige.

A ses côtés un petit curieux,

Lorgnette en main, disait : « Tournez les yeux,

LE TK.MPLE DU GOUT. 559

Voyez ceci, c'esl [)oiir voire chapelle ; Sur ma parole achetez ce tableau, C'est Dieu le père en sa gloire éternelle, Peint galamment dans le goût de Wateau '. )>

Et cependant un IVipon de libraire, Des beaux esprits écumeur mercenaire. Tout liellegarde à ses yeux étalait, Gacon, Le Noble, et jusqu'à Desfontaines, Recueils nouveaux, et journaux à centaines : Et monseigneur voulait lire, et bâillait.

Je crus en être quitte pour ce petit retafdeinent, et que nous allions anivcr au temple sans autre mauvaise fortune : mais la route est plus dangereuse que je ne pensais. Nous trouvâmes bientôt une nouvelle embuscade.

Tel un dévot infatigable.

Dans l'étroit chemin du salut, , Est cent fois tenté par le diable '. Avant d'arriver à son but.

C'était un concert que donnait un homme de robe, fou de la musique, qu'il n'avait jamais apprise, et encore plus fou de la musique italienne, qu'il ne connaissait que par de mauvais airs inconnus à Rome, et estropiés en France par quelques filles de l'Opéra.

Il faisait exécuter alors un long- récitatif français, mis en musique par un Italien qui ne savait pas notre langue. En vain on lui remontra que cette espèce de musique, qui n'est qu'une déclamation notée, est nécessairement asservie au génie de la langue, et qu'il n'y a rien de si ridicule que des scènes françaises chantées à l'italienne, si ce n'est de l'italien chanté dans le goût français.

« La nature féconde, ingénieuse, et sage,

Par ses dons partagés ornant cet univers,

Parle à tous les humains, mais sur des tons divers.

Ainsi que son esprit tout peuple a son langage.

Ses sons et ses accents à sa voix ajustés.

Des mains de la nature exactement notés :

i. Wateau est un peintre flamand qui a travaillé à Paris, il est mort il y a quelques années. Il a réussi dans les petites figures qu'il a dessinées, et qu'il a très-bien groupées; mais il n'a jamais rien fait de grand, il en était incapable. ( Note de Voltaire, 1733.) Il est mort à Nogent-sur-Marne en 1721. (B.)

560 LE TEMPLE DU GOUT.

L'oreille heureuse et fine en sent la différence. Sur le ton des Fran^-ais il faut chanter en France. Au\ lois de noire poùt Lulli sut se ranger; Il embellit notre art. au lieu de le changer. »

A CCS paroles judicieuses, mon homme répondit en secouant la tête. « Venez, venez, dit-il ; on va vous donner du neuf. » Il lalliit entrer, et voilà son concert qui commence.

Du grand Lulli vingt rivaux fanatiques, Plus enncHiis de l'art et du bon sens, Défiguraient sur des tons glapissants Des vers français en fredons italiques. Une bégueule en lorgnant se pâmait; Et certain fat, ivre de sa parure, En se mirant chevrotait, fredonnait. Et, de l'index battant faux la mesure, Criait bravo lorsque l'on délonnait.

Nous sortîmes au plus vite : ce ne fut qu'au travers de bien des aventures pareilles que nous arrivâmes enfin au Temple du

Goût.

Jadis en Grèce on en posa

Le fondement ferme et durable,

l*uis jusqu'au cie! on exhaussa

Le faîte de ce temple aimable :

L'univers entier l'encensa.

Le Romain, longtemps intraitable,

Dans ce séjour s'apprivoisa;

Le musulman, plus implacable.

Conquit le temple, et le rasa ^

En Italie on ramassa

Tous les débris que rinfidéle

Avec fureur en dispersa.

Bientôt François Premier osa

En bâtir un sur ce modèle ;

Sa postérité méprisa

Cette architecture si belle.

Richelieu vint, qui répara Le temple abandonné par elle. Louis le Grand le décora :

1. Quand Mahomet II prit Constantuiopln en 1 i*j3, tous les Grecs qui cultivaient les arts se n'fugièrcnt eu ItaUe. Ils y furent piinripaicmenl accueillis par les mai- Bons de Médicis, d'Esté et de Bentivoglio, à qui l'Italie doit sa politesse et sa gloire. {Note de Voltaire, 1733.)

LE TEMPLE DU GOL'Ï. Ô61

Colbert, son ministre fidèle,

Dans ce sanctuaire attira

Des beaux-arts ia troupe immorlello.

L'Europe jalouse admira

Ce temple en sa beauté nouvelle ;

iMais je ne sais s'il durera.

Je pourrais décrire ce temple, Et détailler les ornements Que le voyageur y contemple ; Mais n'abusons point de l'exemple De tant de faiseurs de romans; Surtout fuyons le verbiage De monsieur de Félibien ^, Qui noie éloquemment un rien Dans un fatras de beau langage. Cet édifice précieux IS'est point chargé des antiquailles Que nos très-gothiques aïeux Entassaient autour des murailles De leurs temples, grossiers comme eux * : Il n'a point les défauts pompeux De la chapelle de Versaille ', Ce colifichet fastueux, Qui du peuple éblouit les yeux, Et dont le connaisseur se raille.

Il est plus aisé de dire ce que ce temple n'est pas, que de faire connaître ce qu'il est. J'ajouterai seulement, en général, pour éviter la difficulté :

Simple en était la noble architecture; Chaque ornement, ii sa place arrêté, Y semblait mis par la nécessité : L'art s'y cachait sous l'air de la nature ; L'œil satisfait embrassait sa structure. Jamais surpris, et toujours enchanté *.

1. Félibien a fait, sur la peinture, cinq volumes, on trouve moins do choses que dans le seul volume do Piles. {Note de Voltaire, édition d'Amsterdam.)

2. Le portail de Notre-Dame est chargé de plus d'ornements qu'on n'en voit dans les bâtiments de Michel-Ange, de Palladio, et du vieux Mansard. {Id,, 1733.)

3. La chapelle de Versailles n'est dans aucune proportion : elle est longue et étroite à un excès lidiculo. (Id., 1733.)

4. Quand on entre dans un édifice bâti selon les véritables règles de l'archi- tecture, toutes les proportions étant observées, rien ne paraît ni trop grand, ni trop petit, et le tout semble s'agrandir insensiblement à mesure qu'on le consi- dère; il arrive tout le contraire dans les monuments gothiques. {Id., 1733.)

8. Le Temple du G oit. 36

562 LE TH.MPLE DU GOUT.

T.o temple était environné d"une foule de virtuoses, d'artistes, et de juges de toute espèce, qui s'eiroiraient d'entrer, mais qui n'entraient point:

C;ir la (;rili(]UO, à l'œil sévère et juste, (îiinlant les clefs de cette porte auguste,* D'un bras d'aiiain fièrement repoussait Le peuple gotii qui sans cesse avançait.

Oli ! ([ue d'hommes considérables, que de gens du bel air, qui président si impérieusement à de petites sociétés, ne sont point reçus dans ce temple, malgré les dîners qu'ils donnent aux beaux esprits, et malgré les louanges qu'ils reçoivent dans les journaux !

On ne voit point dans ce pourpris

Les cabales toujours mutines

De ces prétendus beaux esprits

Qu'on vit soutenir dans Paris

Les Pradons et les Scudéris ^

Contre les immortels écrits

Des Corneilles et des Racines.

On repoussait aussi rudement ces ennemis obscurs de tout mérite éclatant, ces insectes de la société, qui ne sont aperçus que parce qu'ils piquent. Ils auraient envié également Rocroy au grand Condé, Denain à Villars, etPolyeucte à Corneille ; ils auraient exterminé Le Brun pour avoir fait le tableau de la famille de Darius. Ils ont forcé le célèbre Le Moine à se tuer pour avoir fait l'admirable salon d'Hercule. Ils ont toujours dans les mains la cigiie que leurs pareils firent boire à Socrate,

L'Orgueil les engendra dans les flancs de l'Envie. L'Intérêt, le Soupçon, l'infâme Calomnie, Et souvent les dévols, monstres plus Oflieux, Entr'ouvrent en secret d'un air mvstérieux

i. Scudtiri était, comme de raison, ennemi déclare de Corneille. Il avait une cabale qui le mettait fort au-dessus de ce père du théâtre. Il y a encore un mau- vais ouvrage de Sarrasin fait pour prouver que je ne sais quelle pièce de Scudéri, nommée l'Amour tyrannique, était le chef-d'œuvre de la scène française. Ce Scu- déri se vantait qu'il y avait eu quatre portiers tués à une de ses pièces, et il disait qu'il ne céderait à Corneille qu'en cas qu'on eût tué cinq portiers au Cid et aux Horaces.

A l'égard de Pradon, on sait que sa Phèdre fut d'abord beaucoup mieux reçue que celle de Racine, et qu'il fallut du temps i)0ur faire céder la cabale au mérite. {Note de Voltaire, 1733.)

LE TEMPLE DU GOUT. 563

Les portes dos p;il;iis ii leur cal)a!e iiii|)ie.

C'est (\ue d'im .Midiis ils lïist'iiieiU les yeux;

Un fat leur applaudit, un méchant les appuie:

Le mérite indigné, qui se tait devant eux,

Verse en secret des pleurs, que le temps seul essuie.

Ces lâches persécuteurs s'enfuirent en voyant paraître mes deux guides. Leur fuite précipitée fit place à un spectacle plus plaisant : c'était une foule d'écrivains de tout rang, de tout état, et de tout Age, qui grattaient à la ])orte, et qui priaient la Critique de les laisser entrer. L'un apportait un roman mathématique, l'autre une harangue à l'Académie; celui-ci venait de composer une comédie métaphysique, celui-là tenait un petit recueil de ses poésies, imprimé depuis longtemps incognito, avec une longue approhation^ et un privilège. Cet autre venait présenter un man- dement en style précieux, et était tout surpris qu'on se mît à rire au lieu de lui demander sa hénédiction. « Je suis le révérend P. Alhertus Carassus, disait un moine noir ; je prêche mieux que Bourdaloue : car jamais Bourdaloue ne fit hrûler de livres ; et moi j'ai déclamé avec tant d'éloquence contre Pierre Bayle, dans une petite province toute pleine d'esprit, j'ai touché tellement les auditeurs, qu'il y en eut six qui hrillèrent chacun leur Bayle. Jamais l'éloquence n'ohtint un si heau triomphe. Allez, frère Garassus, lui dit la Critique, allez, harbare; sortez du Temple du Goût; sortez de ma présence, Visigoth moderne, qui avez insulté celui que j'ai inspiré. J'apporte ici Marie Alacoque, disait un homme fort grave-. Allez souper avec elle, répondit la déesse. »

Un raisonneur avec un fausset aigre

Criait : « Messieurs, je suis ce juge intègre

Qui toujours parle, arguë, et contredit;

Je viens sitïler tout ce qu'on applaudit. »

Lors la Critique apparut, et lui dit :

« Ami Bardou, vous êtes un grand maître,

Mais n'entrerez en cet aimable lieu;

\. La plupart des mauvais livres sont imprimés avec des approbations pleines d'éloges. Les censeurs des livres manqut^nt en cela de respect au public. Leur devoir n'est pas de dire si un livre est bon, mais s'il n'y a rien contre l'État. {Note de Voltaire, 1733.) Dans l'édition de 1742, l'auteur réduisit sa note à ces mots : « Beaucoup de mauvais livres sont imprimes avec des approbations pleines d'éloges. » (B.)

2. Languct de Gergy (Jean-Joseph), évêque de Soissons en 1715, et archevêque de Sens en 1730, auteur de la Vie de 'a vénérable mère Marguerite-Marie (née Alacoque), 1720, in-4".

o64 LE ÏKMPLE DU GOUT.

Vous y YOiioz i)our froiulcr notre dieu : (loiilotito/.-NOUs (le ne le |);is; ennnaître. »

M. Hanioii' se mil alors à crier : « Tout le monde est trompé et le sera ; il n'y a point de dieu du Goût, et voici comme je le prouve. » Alors il proposa, il divisa, il subdivisa, il distingua, il l'ésuma ; personne ne l'écouta, et l'on s'empressait à la porte plus que jamais.

l'anni les flols de la foule' insensée

De ce parvis obstinément chassée.

Tout doucement venait Lamotte-tloudard -,

Lequel disait d'un ton de papelard :

« Ouvrez, messieurs, c'est mon Œdipe en prose.

Mes vers sont durs, d'accord, mais forts de chose 3 :

De grâce, ouvrez ; je veux à Despréaux

Conire les vers dire avec goût deux mots. »

La Critique le reconnut à la douceur de son maintien et à la dureté de ses derniers vers, et elle le laissa quelque temps entre Perrault et Chapelain, qui assiégeaient la porte depuis cinquante ans, en criant contre Virgile.

Dans le moment arriva un autre versificateur, soutenu par deux petits satyres, et couvert de lauriers et de chardons.

« Je viens, dit-il *, pour rire et pour m'ébattre,

Me rigolant, menant joyeux déduit,

Et jusqu'au jour faisant le diable ;i quatre.

Qu'est-ce que j'entends ? dit la Critique. C'est moi, reprit le rimeur. J'arrive d'Allemagne pour vous voir, et j'ai pris la saison du printemps :

1. Bardou est le nom d'un mccliant poëtc ridiciilisi'' par Boileau. Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV (Catalogue dos écrivains, article Lamotte), apprend que sous le nom de Bardou c'est Boindin qu'il a voulu peindre. (B.)

2. Houdard de Lamotte fit, en 1728, un OEdipc on prose et un OEdipe en vers. A l'égard de son OEdipe en prose, personne, que je sache, n'a pu le lire. Son OEdipe en vers fut joué trois fois. 11 est imprimé avec ses autres œuvres drama- tiques, et l'auteur a eu soin de mettre dans un avertissement que cette pièce a été interrompue au milieu du plus grand succès. {A'ote de Voltaire, 1733.) Cet auteur a fait d'autres ouvrages estimés, quelques odes très-belles, do jolis opéras, et des. dissertations très-bien écrites. (Id., 173'.).)

3. Fontenelle avait appelé Lamotte un poëte fort de choses. (B.)

4. Vers de Rousseau. {Note de Voltaire, 1730.) Ces vers sont dans VÉpitha- lame qui fait partie de ses OEuvres. (B.)

LE TEMPLE DU GOUT. 565

Ciir les jeunes zépliirs, de leurs chiiucles haleines, Ont londu l'écorce des eaux '. »

Plus il parlait ce langage, moins la porte s'ouvrait. « Quoi! l'on me prend donc, dit-M,

Pour- une grenouille aquali(jue, Qui du fond d'un petit thorax Va chantant, pour toute musique, Brekeke, kake, koax, koax. koax?

Ah, bon Dieu! s'écria la Critique, quel horrible jargon ! » Elle ne put d'abord reconnaître celui qui s'exprimait ainsi. On lui dit que c'était Rousseau, dont les muses avaient changé la voix, en punition de ses méchancetés : elle ne pouvait le croire, et refusait d'ouvrir.

Elle ouvrit pourtant en faveur de ses premiers vers; mais elle

s'écria :

'( 0 vous, messieurs les beaux esprits,

Si vous voulez t^tre chéris Du dieu de la double montagne, Et que toujours dans vos écrits Le dieu du goût vous accompagne, Faites tous vos vers ii Paris, Et n'allez point en Allemagne. »

Puis, me faisant approcher, elle me dit tout bas : « Tu le con- nais ; il fut ton ennemi, et tu lui rends justice ^

Tu vis sa muse indifTérente, Entre l'autel et le fagot, .Manier d'une main savante De David la harpe imposante, Et le flageolet de Marot. Mais n'imite pas la faiblesse Qu'il eut de rimer trop longtemps : Les fruits des rives du Permesse Ne croissent que dans le printemps,

1. Vers de Rousseau. {Note deVoUaire,\'i'^').) Livre III, ode vu, strophe 1, (B.) '2. Vers de Rousseau. [Note de Voltaire, 1730.) Dans la fable intitulée le Rossignol et la Grenouille. (B.)

3. Tout le monde no fut pas de l'avis de la Critique, et bien des gens trouvèrent au moins la «justice » rigoureuse. Brossette, à qui tous les livres nouveaux (5taient dépêchés à mesure qu'ils paraissaient, écrit au président Bouhier: « Je parierais bien que Voltaire a entrepris principalement cette satire pour se venger de Rous- seau, qui y est cruellement et, j'ose le dire, injustement traité. »

o66 LE TEMPLE DU GOUT.

El la froido et triste vieillesse IS"est faite que pour le hou sens. »

Après m'avoir donné cet avis, la Critique décida que Rous- seau passerait devant Lamotte en qualité de versificateur, mais que Lamotte aurait le pas toutes les fois qu'il s'agirait d'esprit et de raison.

Ces deux, hommes si difl'érents n'avaient pas fait quatre pas que l'un pâlit de colère, et l'autre tressaillit de joie, à l'aspect d'un homme qui était depuis longtemps dans ce temple, tantôt à une place, tantôt à une autre.

C'était le discret Fonlenelle, Qui, par les beaux-arts entouré, Répandait sur eux, à son gré, Une clarté douce et nouvelle. D'une planète, à tire-d'aile. En ce moment il revenait Dans ces lieux le Goût tenait Le siège heureux de son empire : Avec Ouinault il badinait; Avec Mairan il raisonnait; D'une main légère il prenait La compas, la plume, et la lyre.

(( Eh quoi ! s'écria Rousseau, je verrai ici cet homme contre qui j'ai fait tant d'épigrammes! Quoi! le hon (ioût souffrira dans son temple l'auteur des Lettres du ch. d'Her...., ^'une Passion d'au- tomne, d'un Clair de lune, d'un Ruisseau amant de la prairie, de la tragédie (ÏAspar, d'Endymion, etc. ! Hé! non, dit la Critique ; ce n'est pas l'auteur de tout cela que tu vois; c'est celui des Mondes, livre qui aurait t'instruire ; de Thètis et Pelée, opéra qui excite inutilement ton envie ; de l'Histoire de l'académie des sciences, que tu n'es pas à portée d'entendre. »

Rousseau alla faire une épigramme ; et Fontenelle le regarda avec cette compassion philosophique qu'un esprit éclairé et étendu ne peut s'empêcher d'avoir pour un homme qui ne sait que rimer; et il alla prendre tranquillement sa place entre Lucrèce et Leihnitz \ Je demandai pourquoi Leihnitz était : on

1. Loijjnitz, à Leipsick le 'iii juin I6il">, mort à Hanovre lu I i novembre 1716. Nul hnmmi de lettres n'a fait tant dlionneui- à l'Allemagne. Il était plus universel que Newton, quoiqu'il n'ait peut-être pas été si grand mathématicien. 11 joignait à une profonde étude de toutes les parties de la physique un grand goût pour les

LE TEMPLE DU GOUT. 567

me répondit que c'était pour avoir fait d'assez bons vers latins, quoiqu'il fût métapliysicien et géomètre, et que la Critique le souffrait eu cette place pour tâcher d'adoucir, par cet exemple, l'esprit dur de la plupart de ses confrères.

Cependant la Critique, se tournant vers l'auteur des Momlcx, lui dit : «Je ne vous reprocherai pas certains ouvrages de votre jeunesse, comme font ces cyniques jaloux; mais je suis la Cri- tique, vous êtes chez le dieu du Goût, et voici ce que je vous dis de la part de ce dieu, du public, et de la mienne; car nous sommes à la longue toujours tous trois d'accord :

Votre muse sai,'e et riante Devrait aimer un peu moins l'art : Ne la gâtez point par le fard ; Sa couleur est assez brillante. »

A l'égard de Lucrèce, il rougit d'abord en voyant le cardinal son ennemi; mais à peine l'eut-il entendu parler, qu'il l'aima; il courut à lui, et lui dit en très-beaux vers latins ce que je tra- duis ici en assez mauvais vers français :

« Aveugle que j'étais! je crus voir la nature; Je marcliai dans !a nuit, conduit par Èpicure ; J'adorai comme un dieu ce mortel orgueilleux Qui fit la guerre au ciel^ et détrôna les dieux. L'âme ne me parut qu'une faible étincelle Que l'instant du trépas dissipe dans les airs. Tu m'as vaincu : je cède; et l'àme est immortelle, Aussi bien que ton nom, mes écrits, et tes vers. »

Le cardinal répondit à ce compliment très-flatteur dans la langue de Lucrèce. Tous les poètes latins qui étaient le prirent pour un ancien Romain, à son air et à son style; mais les poètes français sont fort fâchés qu'on fasse des vers dans une langue qu'on ne parle plus, et disent que, puisque Lucrèce, à l{ome, embellissait Épicure en latin, son adversaire, à Paris, devait le combattre en français. Enfin, après beaucoup de ces retarde- ments agréables, nous arrivâmes jusqu'à l'autel et jusqu'au trône du dieu du Goût.

belles-lettres; il faisait même des vers français. Il a paru s'égarer en métaphysique ; mais il a cela de commun avec tous ceux qui ont voulu faire des systèmes. Au reste, il dut sa fortune à sa réputation. 11 jouissait de grosses pensions de l'empereur d'Allemagne, de celui de Moscovic, du roi d'Angleterre, et de plusieurs autres sou- verains. {Note de Voltaire, 1733.)

668 LI-: TKM1M.E DU GOUT.

Je vis co dieu qu'on vain j'iniploro,

('e diou clianiiant qiio l'on ignore

Quand on cheichc à le définir;

Ce dieu qu'on ne sait point servir

Quand avec scrupule on l'adore;

Que La Fontaine fait sentir,

Et que Vadius clierche encore.

11 se plaisait à consulter

Ces grâces simples et naïves

Dont la France doit se vanter;

Ces grâces piquantes et vives

Que les nations attentives

Voulurent souvent imiter;

Qui de l'art ne sont point captives;

Qui régnaient jadis ii la cour,

Et que la nature et l'amour

Avaient fait naître sur nos rives.

Il est toujours environné

De leur troupe tendre et légère ;

C'est par leurs mains qu'il est orné.

C'est par leurs charmes qu'il sait plaire;

Elles-mêmes l'ont couronné

D'un diadème qu'au Parnasse

Composa jadis Apollon

Du laurier du divin Maron,

Du lierre et du myrte d'Horace,

Et des roses d'Anacréon.

Sur son front règne la sagesse ; Le sentiment et la finesse Brillent tendrement dans ses yeux; Son air est vif, ingénieux : 11 A'ous ressemble enfin, Sylvie, A vous que je ne nomme pas. De peur des cris et des éclats De cent beautés que vos appas Font dessécher de jalousie.

Non loin de lui, Hoilin dictait^

1. Charles liolliii, ancien recteur de l'Université et prof(^sseur royal, est le pre- mier homme de l'Université qui ait écrit purement en français pour l'instructiou de la jeunesse, et qui ait recommandé l'étude de notre langue, si nécessaire, et cependant si négligée dans les écoles. Son livre du Traité des études respire le bon goût et la saine littérature presque partout. On lui reproche seulement de dos- cendre dans des minuties. Il ne s'est guère éloigne du bon goût que quand il a voulu plaisanter (t. III, liv. VI, part, m, cliap. 2, art. i, scct. i) en parlant de Cyrus : «Aussitôt, dit-il, on équipe le petit Cyrus en échaiison; il s'avance grave- ment, la serviette sur l'épaule, et tenant la coupe délicatement entre trois doigts...

LE Ti:.M['LE DU GOUT. 569

Quel(|ues lerons à la jeunesse, Et, quoique en robe, ou l'éeoutail, Chose assez rare à son espèce. Près de là, dans un cabinet Hue Girardou el le Puget ^ Embellissaient de leur sculpture, Le Poussin sagement peignait*, Le Brun fièrement dessinait ■- ; Le Sueur entre eux se plaçait^ : On l'y regardait sans murmure ; Et le dieu, qui de l'œil suivait Les traits de leur main libre et sûre. En les admirant se plaignait De voir qu'à leur docte peinture. Malgré leurs efforts, il manquait Le coloris de la nature :

« J'ai appréliendc, dit le petit Cyrus, que cette liqueur ne fût du poison. Du poi- « son! et comment cela? Oui, mon papa. » En un autre endroit (liv. VII, part, i, art. Il), en parlant des jeux qu'on peut permettre aux enfants : « Une balle, un ballon, un sabot, sont fort de leur goût... » Et liv. Vif, part, ii, ch. 2, art. iv : « Depuis le toit jusqu'à la cave, tout parlait latin chez Robert Estionnc. » Il serait à souhaiter qu'on corrigeât ces mauvaises plaisanteri(;s dans la première cditien qu'on fera de ce livre, si estimable d'ailleurs. (Note de Voltaire, 1752.)

\. Girardon mettait dans ses statues plus de grâce, et le Puget plus d'expres- sion. Les bains d'Apollon sont de Girardon, ainsi que le mausolée du cardinal de Richelieu en Sorbonne, l'un des chefs-d'œuvre de la sculpture moderne. Le Milon et l'Andromède sont du Puget. {Id,, li33.)

2. Le Poussin, aux Andelys en 1594, n'eut de maître que son génie et quelques estampes de Raphaël qui lui tombèrent entre les mains. Le désir de con- sulter la belle nature dans les antiques le fît aller à Rome, malgré les obstacles qu'une extrt'nic pauvreté mettait à ce voyage. Il y fit beaucoup de chefs-d'œuvre, qu'il ne vendait que sept écus pièce. Appelé en Franco par le secrétaire d'État des Noyers, il y établit le bon goût de la peinture; mais, persécuté par ses envieux, il s'en retourna à Rome, il mourut avec une grande réputation, et sans fortune. Il a sacrifié le coloris à toutes les autres parties de la peinture. Ses sacrements sont trop gris : cependant il y a dans le cabinet de M. le duc d'Orléans un ravissement de saint Paul, du Poussin, qui fait pendant avec la vision d'Ézéchiel, de Raphaël, et qui est d'un coloris assez fort. Ce tableau n'est point déparé du tout par celui de Raphaël, et on les voit tous deux avec un égal plaisir. {Id., 1733.)

3. Le Brun, disciple de Vouet, n'a poché que dans le coloris. Son tableau de la famille d'Alexandre est beaucoup mieux colorié que ses batailles. Ge peintre n'a pas un si grand goût de l'antique que le Poussin et Raphaël, mais il a autant d'in- vention que Raphaël et plus de vivacité que le Poussin. Les estampes des batailles d'Alexandre sont plus recherchées que celles des batailles de Constantin par Ra- phaël et par Jules Romain. {Id-, 1733.)

4. Eustache Le Sueur était un excellent peintre, quoiqu'il n'eût point été en Italie. Tout ce qu'il a fait était dans le grand goût; mais il manquait encore do beau coloris.

Ces trois peintres sont à la tète do l'école française. {Id., 1733.)

570 LE TEMPLK DU GOUT.

Sous ses ycMix, (]c^ Amours badins Ranimaient ces touches savantes Avec un pinceau (jue leurs mains Trempaient dans les couleurs brillantes De la pâlotte de Rubens^

Je fus fort étonné de ne pas trouver dans le sanctuaire bien des gens qui passaient, il y a soixante ou quatre-vingts ans, pour être les plus chers favoris du dieu du Goût. Les Pavillon, les Benserade, les Pellisson, les Segrais -, les Saint-Évremond, les Balzac, les Voiture, ne me parurent pas occuper les premiers rangs. « Ils les avaient autrefois, me dit un de mes guides; ils brillaient avant que les beaux jours des belles-lettres fussent arrivés ; mais peu à peu ils ont cédé aux véritablement grands hommes : ils ne font plus ici qu'une assez médiocre figure. » En elTet, la plupart n'avaient guère que l'esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité.

Déjà de leurs faibles écrits Beaucoup de grâces sont ternies : Ils sont comptés encore au rang des beaux esprits, Mais exclus du rang des génies.

Segrais voulut un jour entrer dans le sanctuaire, en récitant ce vers de Despréaux,

« Que Segrais dans l'églogue en charme les forêts ; » mais la Critique, ayant lu par malheur pour lui quelques pages

1. Rubons (îgale le Titien pour le coloris; mais il est fort au-dessous de nos peintres français pour la correction du dessin. (Note de Voltaire, 1733.)

2. Segrais est un poëte très-faiMc; on ne lit point ses cglogues, quoique Boileau les ait vantées. Son Enéide est du style de Chapelain. Il y a un opéra de lui, c'est Roland et Angélique, sous le titre de rAmour guéri par le temps. On voit ces vers dans le prologue :

Pour couronner leur tête

En cotte fête, Allons dans nos jardins, Avec 1ns lis du Charlemagnc, Assembler les jasmins Qui parfument TEspagno.

La Zaide est un roman purement écrit, et entre les mains de tout le monde (note de Voltaire, 1733); mais il n'est pas do lui. (Id , 1731).) Il le disait lui- môme: « La Princesse de Clév^s, dit-il dans le Segraisiana, page 9, est de M'"* de La Fayette.... Zaïde, qui a paru sous mon nom, est aussi d'elle; il est vrai que j'y ai eu quelque part, mais seulement pour la disposition du roman.» (B.)

LE TEMPLE DU GOUT. 57-1

de son Éni-idc en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place M"'« de La Fayette ', qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïdc et celui de la Prin- cesse de Clhves.

On ne pardonne pas à Pellisson d'avoir dit f,n'avement tant de puérilités dans son Hisluirc de l' Académie française, et tl'avoir rap- porté comme des bons mots des choses assez grossières -. Le doux mais faible Pa\illon fait sa conr humblement à M""' Deshoulières, qui est placée fort au-dessus de lui. L'inégaP Saint-Évremond n'ose parler de vers à personne. Balzac assomme de longues phrases hyperbohques Voiture '' et Benserade, qui lui répondent

1. Voici ce que M. Huct, évêqiic d'Avraiiches, rapporte, page 20i de ses Com- mentaires, édition d'Amsterdam : « M'""' de La Fayette négligea si fort la gloire qu'elle méritait, qu'elle laissa Zaïde paraître sous le nom de Segrais; et lorsque j'eus rapporté cette anecdote, quelques amis de Segrais, qui ne savaient pas la vérité, se plaignirent de ce trait comme d'un outrage fait à sa mémoire. Mais c'était un fait dont j'avais longtemps été témoin oculaire, et c'est ce que je suis en état do prouver par plusieurs lettres de M""-' de La Fayette, et par l'original du manuscrit de la Zaïde, dont elle m'envoyait les feuilles à mesure qu'elle les com- posait. » (.\ote de Voltaire, \lli'^.)

2. Voici ce que Pellisson rapporte comme des bons mots : » Sur ce qu'on par- lait de marier Voiture, fils d'un marcliand de vin, à la fille d'un pourvoyeur de

chez le roi :

Oh ! quo v.o tieau couple d'amants Va goCitur de cuiueiitenients ! Que leurs délices seront grandes ! Ils seront toujours en festins; Car si La Prou fournit les viandes, Voiture fournira les vins. »

Il ajoute que VI"" Desloges, jouant au jeu des proverbes, dit à Voiture . « Celui-ci ne vaut rien, percez-nous-en d'un autre. » {UL, ITSô.) Son Histoire ae l'Académie est remplie de pareilles minuties, écrites languissamment : et ceux qui lisent ce livre sans prévention sont bien étonnés de la réputation qu'il a eue. Mais il y avait alors quarante personnes intéressées à le louer, {id., ['i'i9.)

3. On sait à ([uel point Saint-Évremond était mauvais poëto. Ses comédies sont encore plus mauvaises. Cependant il avait tant de réputation qu'on lui offrit cinq cents louis pour imprimer sa comédie de Sir Pulitik. (Id., \l'i'i.)

i. Voiture est celui de tous ces illustres du t(nnps passé qui eut le plus de gloire, et celui dont les ouvrages le méritent le moins, si vous en exceptez quatre ou cinq petites pièces de vers, et peut-être amant de lettres. Il passait pour écrire des lettres mieux que Pline, et ses lettres ne valent guère mieux que celles de Le Pays et de Boursault.

Voici quelques-uns de ses traits : « Lorsque vous me déchirez le cœur et que vous le mettez en mille pièces, il n'y en a pas une qui ne soit à vous, et un de vos souris confit mes plus amères douleurs. Le regret de ne vous plus voir me coûte, sans mentir, plus de cent mille larmes. Sans mentir, je vous conseille de vous faire roi de Madère. Imaginez-vous le plaisir d'avoir un royaume tout de sucre! A dire le vrai, nous y vivrions avec beaucoup de douceur. »

Il écrit à Chapelain : « Et notez, quand il me vient en la pensée que c'est au

:Ût LE TE.MPLE DU GOUT.

par des pointes et des jeux de mots dont ils rougissent eux-mêmes le moment d'après. Je cliercliais le fameux comte de Bussy. M'"* de Sévigné, qui est aimée de tous ceux qui habitent le temple, me dit que son cher cousin, homme de beaucoup d'esprit, un peu trop vain, n'avait jamais pu réussir à donner au dieu du Goût cet excès de bonne opinion que le comte de Bussy avait de messire Roger de Rabutin.

Bussy, (jui s'estime et qui s'aime Jusqu'au point deii être ennuyeux, Est censuré dans ces beaux lieux Pour avoir, d'un ton glorieux, Parlé trop souvent de lui-même ^. Mais son fils, son aimable fils, Dans le temple est toujours admis, Lui qui, sans flatter, sans médire, Toujours d'un aimable entretien, Sans le croire, parle aussi bien Que son père croyait écrire. Je vis arriver en ce lieu Le brillant abbé de Cliaulieu, Qui cliaiitait en sortant de table. 11 osait caresser le dieu D'un air familier, mais aimable. Sa vive imagination Prodiguait, dans sa douce ivresse, Des beautés sans correction -,

plus judicieux liornmc de notre siècle, au jière de la Lionne et de la Pucellc que j'écris, les clicveux me dressent si fort à la tête qu'il semble d'un hérisson. i> Souvent rien n'est si plat que sa poésie.

Nous trouvâmes près Scrcotto, Cas étrange, et vrai pourtant. Des bœufs qu'on voyait broutant Dessus lo haut d'une motte; Et plus bas quelques coehoiis, Et bon nombre de moutons.

Cependant Voiture a été admiré, parce qu'il est venu dans un temps l'on commençait à sortir de la barbarie, et l'on courait après l'esprit sans le con- naître. ]1 est vrai que Despréaux l'a comparé à Horace; mais Despréaux était jeune alors. 11 payait vohiniicis ce tribut à la réputation de Voiture, pour attaquer celle fie Chapelain, qui passait alors pour le plus grand génie de l'Europe {note de VoUai7-e, 1733), et Despréaux a rétracté depuis ces éloges. (W., 1752.)

1. Il écrivit au roi : « Sire, un homme comme moi, qui a de la naissance, de l'esprit, et du courage... J'ai de la naissance, et l'on dit que j'ai de l'esprit pour faire estimer ce que je dis. » {Id., 17.'{3.)

2. L'abbé de Cliaulieu, dans une é])ître au marquis de La Farc, connue dans le public sous lo titre du Déiste, dit :

J'ai vu de près le Rtyx, j'ai vu les Euniénidcs;

LE TEMPLE DU GOUT. 573

Qui cliO([uaienl un peu la justesse, Mais respiraient la passion.

La Fare *, avec plus de mollesse, En baissant sa lyre d'un ton, Chantait auprès de sa maîtresse Quelques vers sans précision, Que le plaisir et la paresse Dictaient sans l'aide d'Apollon. Auprès d'eux le vif Haniilton ^, Toujours armé d'un trait qui blesse, Médisait de l'iiumaine espèce, Et même d'un peu mieux, dit-on.

L'aisé, le tiMidre Saint-Aulaire ^, Plus vieux eiicor qu'Anacréon, Avait une voix plus légère; On voyait les fleurs de Cythère Et celles du sacré vallon Orner sa tête octoirénaire.

Déjà venaient frappor mes oreilles timides

Les affreux cris du chien de l'empire des morts.

Le moment d'après il fait le portrait d'un confesseur, ot parle du Dieu d'Israël.

Lorsqu'au bord de mon lit une voix menaçante. Des volontés du ciel interprète lassante...

Voilà bien le confesseur. Dans une autre pièce sur la Divinité, il dit :

D'un Dieu, moteur de tout, j'adore l'existence : Ainsi l'on doit passLT avec tranquillité Les ans que nous départ Varcwjle destinée.

Ces remarques sont exactes, et M. de Saint-Marc s'est trompe en disant dans son édition de Cliaulieu qu'elles ne l'étaient pas. On trouve dans ses poésies beau- coup de contradictions pareilles. 11 n'y a pas trois pièces écrites avec une correc- tion continue; mais les beautés de sentiment et d'imagination qui y sont répandues en rachètent les défauts.

L'abbé de Chaufieu mourut en 17-0, âgé de près de quatre-vingts ans, avec beaucoup de courage d'esprit. [Note de Voltaire, 1733.)

1. Le marquis de La Fare, auteur des mémoires qui portent son nom, et de quelques pièces de poésie qui respirent la douceur de ses mœurs, était plus aimable liommc qu'aimable poète. Il est mort en 1718. Ses poésies sont imprimées à la suite des œuvres de l'abbé de Chaulieu, son intime ami (Id., 1733), avec une ])réfaco très-partiaie et pleine de défauts. (Id., 1730.) 'l'outcs les éditions du Temple du Goût, depuis 1733 jusqu'en 1817, portent ici 1718. Je me suis permis le premier, et peut-être ai-je eu tort, de mettre 1713, non que cette date soit la véritable date de la mort de La Fare, mais parce que c'est celle que Voltaire a mise dans son Siècle de Louis XIV; c'était corriger Voltaire par lui-môme. La Fare est mort en 1712. (B.)

2. Le comte Antoine Hamilton, à Caen en Normandie, a fait des vers pleins de feu et de légèreté. Il était fort satirique. [Note de Voltaire, 1739.)

3. M. de Saint-.\ulaire, à l'âge de plus de quatre-vingt-dix ans, élisait encore des chansons aimables. {Id., 1742.)

574 LE TEMPLE DU GOUT.

Le (lion aimait fort tons ces messieurs, et surtout ceux qui ne se piquaient de rien : il avertissait Chaulieu de ne se croire que le premier des poètes négligés, et non pas le premier des bons poètes.

Ils faisaient conversation avec queUiues-uns des plus aimables hommes de leur temps. Ces entretiens n'ont ni l'afTectation de rhôtel de Rambouillet ', ni le tumulte qui règne parmi nos jeunes étourdis.

On y sait fuir ('gaiement

Le précieux, le pédanlisme,

L'air empesé du syllogisme,

Et l'air fou de l'emportement.

C'est l;i qu'avec grâce on allie

Le vrai savoir ii l'enjouement,

Et la justesse à la saillie ;

L'esprit en cent fa(.'Ons se plie;

On sait lancer, rendre, essuyer

Des traits d'aimable raillerie ;

Le bon sens, de peur d'ennuyer.

Se déguise en plaisanterie.

se trouvait Chapelle, ce génie plus débauclié encore que déhcat, phis naturel que poli, facile dans ses vers, incorrect dans son style, libre dans ses idées. Il parlait toujours au dieu du Goût sur les mêmes rimes. On dit que ce dieu lui répondit un jour :

« Réglez mieux votre passion Pour ces syllabes enfilées. Qui, chez Richelet étalées, Quelquefois sans invention. Disent avec profusion Des riens en rimes redoublées. »

Ce fut parmi ces hommes aimables que je rencontrai le prési- dent de Maisons, homme très-éloigné de dire des riens, homme aimable et solide, qui avait aimé tous les arts.

« 0 transports! ô plaisirs! ô moments j)leins de charmes! Cher Maisons ! ni'écriai-je en l'arrosant de larmes, C'est toi que j'ai perdu, c'est toi que le trépas, A la fleur de tes ans, vint frapper dans mes bras.

1. Dt'spréaux alla réciter ses ouvrages à l'hôtel de Rambouillet. Il y trouva Chapelain, Cottin* et quelques gens de pareil goût, qui le reçurent fort mal. {Note de Voltaire, 1733.)

LE TEMPLE DU GOUT. 575

La mort, l'afTi-ouse mort fut sourde à ma prière.

Ail! puis(]ue le destin nous voulait séparer,

C'était à toi de vivre, à moi seul d'expirer.

Hélas ! depuis le jour j'ouvris la pauj)ière,

Le ciel pour mon partage a choisi les douleurs;

Il sème do chagrins ma p.Miiblo carrière :

La tienne était brillante, et couverte de feurs.

Dans le sein des plaisirs, des aits, et des honneurs,

Tu cultivais en paix les fruits de ta sagesse ;

Ma vertu n'était point l'eflet de ta faiblesse;

Je ne te vis jamais offusquer ta raison

Du bandeau de l'exemple et de l'opinion.

L'homme est pour l'erreur: on voit la molle argile

Sous la main du ])Otier moins souple et moins docile

Que l'àme n'est flexible aux préjugés divers.

Précepteurs ignorants de ce faible univers.

Tu bravas leur empire, et tu ne sus te rendre

Qu'aux paisibles douceurs de la pure amitié;

lit dans toi la nature avait associé

A l'esprit le plus ferme un cœur facile et tendre. »

Parmi ces gens d'esprit nous trouvcinies quelques jésuites. Un janséniste dira ([ue les jésuites se fourrent partout; mais le dieu du Goût reçoit aussi leurs ennemis, et il est assez plaisant de voir dans ce temple Bourdaloue qui s'entretient avec Pascal sur le grand art de joindre l'éloquence au raisonnement. Le père Bouliours est derrière eux, marquant sur des tablettes toutes les fautes de langage et toutes les négligences qui leur échappent.

Le cardinal ne put s'empêcher de dire au père Bouliours :

« Quittez d'un censeur pointilleux La pédantesque diligence; Aimons jusqu'aux défauts heureux De leur mâle et libre éloquence : J'aime mieux errer avec eux Que d'aller, censeur scrupuleux. Peser des mots dans ma balance. »

Cela fut dit avec beaucoup plus de politesse que je ne le rap- porte ; mais nous autres poètes, nous sommes souvent très-impolis, pour la commodité de la rime.

Je ne m'arrêtai pas dans ce temple à voir les seuls beaux esprits.

Vers enchanteurs, exacte prose, Je ne me borne point à vous ;

o76 LE TEMPLE DU GOUT.

^ îs'avoir qu'un goût est peu de chose

Beaux-arts, je vous invoque tous ; Musique, danse, arcliitecture, Que vous m'inspirez de désirs ! Art de graver docte peinture, Beaux-arts, vous êtes ,ies plaisirs; Il n'en est point qu'on doive exclure.

Je vis les muses présenter tour à tour, sur l'autel du dieu, des livres, des dessins, et des plans de toute espèce. On voit sur cet autel le plan de cette belle façade du Louvre, dont on n'est point redevable au cavalier Bernini, qu'on fit venir inutilement en France avec tant de frais, et qui fut construite par Perrault et par Louis Le Vau, grands artistes trop peu connus. est le dessin de la porte Saint-Denis, dont la plupart des Parisiens ne connais- sent pas plus la beauté que le nom de François Blondel, qui acheva ce monument; cette admirable fontaine', qu'on regarde si peu, et qui est ornée des précieuses sculptures de Jean Goujon, mais qui le cède en tout à l'admirable fontaine de Boucliardon, et qui semble accuser la grossière rusticité de toutes les autres; le portail de Saint-Gervais-, chef-d'œuvre d'architecture, auquel il manque une église, une place , et des admirateurs , et qui devrait immortaliser le nom de Desbrosses, encore plus que le palais du Luxembourg, qu'il a aussi bâti. Tous ces monuments, négligés par un vulgaire toujours barbare, et par les gens du monde toujours légers, attirent souvent les regards du dieu.

On nous fit voir ensuite la bibliothèque de ce palais enchanté : elle n'était pas ample. On croira bien que nous n'y trouvâmes pas

L'amas curieux et bizarre

De vieux manuscrits vermoulus.

Et la suite inutile et rare

D'écrivains qu'on n'a jamais lus.

Le dieu daigna de sa main môme

En leur rang placer ces auteurs

Qu'on lit, qu'on estime^, et qu'on aime.

Et dont la sagesse suprême

N'a ni trop ni trop pou de fleurs.

1. La fontaine Saint-Innnccnt. L'architecture est de Lescot, abbé de Claigny, et les sculptures de Jean Goujon. {Note de Voltaire, 1733 et 1748.)

2. Le G mai 1733, Voltaire écrit à Cideville : « Je vais domeuror vis-à-vis le seul ami que le Temple du Goût m'a fait, vis-à-vis le portail de Saint-Gervais. »

LK TEMPLE DU GOUT. 577

Presque tous les livres y sont corrigés et retranchés de la main (les muses. On y voit entre autres l'ouvrage de Rabelais, l'éduit tout au plus à un demi-quart.

Marot, ([ui n'a qu'un style, et qui chante du même ton les psaumes de David et les merveilles d'Alix, n'a plus que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarrasin n'ont pas à eux deux plus de soixante pages.

Tout l'esprit de Baylc se trouve dans un seul tome, de son propre aveu ; car ce judicieux i)hiIosophe, ce juge éclairé de tant d'auteurs et de tant de sectes, disait souvent qu'il n'aurait ])as composé plus d'un in-folio, s'il n'avait écrit que pour lui, et non pour les libraires ^

Enfin on nous fit passer dans l'intérieur du sanctuaire. Là, les mystères du dieu furent dévoilés: là, je vis ce qui doit servir d'exempleà lapostérité : un petit nombre de véritablement grands hommes s'occupaient à corriger ces fautes de leurs écrits excel- lents, qui seraient des beautés dans les écrits médiocres.

L'aimable auteur du Tèlémaque retranchait des répétitions et des détails inutiles dans son roman moral, et rayait le titre de poëme épique que quelques zélés indiscrets lui donnent; car il avoue sincèrement qu'il n'y a point de poëme en prose-.

L'éloquent Bossuet voulut bien rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste, impétueux, et facile, lesquelles déparent un peu la sublimité de ses oraisons funèbres; et il est à remarquer qu'il ne garantit point tout ce qu'il a dit de la prétendue sagesse des anciens Égyptiens.

Ce grand, ce sublime Corneille, Qui plut bien moins à noire oreille Qu'à notre esprit, qu'il étonna; Ce Corneille, qui crayonna ^ L'âme d'Auguste et de Cinna, De Pompée et da Cornélie. Jetait au feu sa Pulchérie, Agésilas, et SurénUj

1. C'est ce que Bayle lui-même écrivit au sieur des Maizeaux. (A"o(e de Voltaire, 1742.)

2. Jamais l'illustre Fénelon n'avait prétendu que son Tèlémaque fût un poëme; il connaissait trop les arts pour les confondre ainsi : lisez sur ce sujet une Dis- sertation de l'abbc Fra^uier, imprimée dans les Mémoires de l'Académie des inscrip- tions. {Id., 1733.) C'est dans le tome VI de ces Mémoires, page 265, qu'est le Discours pour établir qu'il ne peut y avoir de poème en prose. (B.)

3. Terme dont Corneille se sert dans une de ses épîtres. [Note de Voltaire, 173'J.)

8. Le Temple DU Go UT. 37

578 LE Tl'.MPLr- DU GOUT.

Et sacrifiait sans faiblesse Tous ces enfants infortunés, Fruits languissants de sa vieillesse, Trop iiuliirnes ci(> leurs aînés.

Plus pur, plus élégant, plus tondre, Et i)aiiant au cœur de plus prés, Nous attachant sans nous surprendre, Et ne se démentant jamais, Racine observe les portraits Do Tiajazet, de Xipbarès, De Britannicus, d'ilippolyte. A peine il distingue leurs traits : Ils ont tous le même mérite, Tendres, galants, doux, et discrets; Et l'amour, qui marche à leur suite, Les croit des courtisans français.

Toi, favori de la nature, Toi, La Fontaine, auteur charmant, Qui, bravant et rime et mesure, Si négligé dans ta parure. N'en avais que plus d'agrément. Sur tes écrits inimitables Dis-nous quel est ton sentiment; Éclaire notre jugement Sur tes contes et sur tes fables.

La Fontaine, qui avait conserve la naïveté de son caractère, et qui, dans le temple du Goût, joignait un sentiment éclairr à cet heureux et singulier instinct qui l'inspirait pendant sa vie, retranchait quelques-unes de ses fahles. Il accourcissait presque tous ses contes, et déchirait les trois quarts d'un gros recueil d'œuvres posthumes, imprimées par ces éditeurs qui vivent des sottises des morts.

régnait Despréaux, leur maître en l'art d'écrire. Lui qu'arma la raison des traits de la satire. Qui, donnant le précepte et l'exemple à la fois. Établit d'Apollon les rigoureuses lois. 11 revoit ses enfants avec un œil sévère : De la triste Équivoque il rougit d'être père, Et rit des traits manques du pinceau faible et dur Dont il défigura le vainqueur de Namur '.

1. Voltaire a répété ce vers en 1709, dans son Epitre à Boileau.

M<: TKMl'I.K \)V GOUT. ;;79

Lui-niCme il los oiïaco, ot semble encor nous dire: Ou sachez vous connaître, ou i;ardez-vous d'écrire.

Dosprôanx, par un ordre exprès du dieu du Goût, se récon- ciliait avec Ouinault. ([ui est le poëte des grâces, comme Despréaux est le poëte de la raison.

Mais le sévère satirique» Embrassait encore en grondant Cet aimable et tendre lyrique, Oui lui |iai'(lonniii( en riant.

« Je ne me réconcilie point avec vous, disait Despréaux, que vous ne conveniez qu'il y a bien des fadeurs dans ces opéras si a<>réal)les. Cela peut bien être, dit Ouinault; mais avouez aussi qne vous n'eussiez jamais lait Aiys ni Armide.

Dans vos scrupuleuses beautés Soyez vrai, précis, raisonnable; Que vos écrits soient respectés : Mais permettez-moi d'être aimable. »

Après avoir salué Despréaux, et embrassé tendrement Quinault, je vis l'inimitable Molière, et j'osai lui dire :

« Le sage, le discret Térence Est le premier des traducteurs; Jamais dans sa froide élégance Des Romains il n'a peint les mœurs. Tu fus le peintre de la France : Nos bourgeois à sots préjugés, Nos petits marquis rengorgés Nos robins toujours ari-angés, Chez toi venaient se reconnaître ; Et tu les aurais corrigés, Si l'esprit humain pouvait l'être.

Ail! disait-il, pourquoi ai-je été forcé d'écrire quelquefois pour le peuple? Que n'ai-je toujours été le maître de mon temps ! j'aurais trouvé des dénoûments plus heureux; j'aurais moins fait descendre mon génie au bas comique. »

C'est ainsi que tous ces maîtres de l'art montraient leur supé- riorité, en avouant ces erreurs auxquelles l'iiumanité est soumise, et dont nul grand homme n'est exempt.

Je connus alors que le dieu du Goût est très-difficile à satis-

oSO LK TK.MIM.K Dl (iOUT.

faire, mais qu'il n'aime point à demi. Je vis que les ouvrages qu'il (M'itique le plus en détail sent ceux qui en tout lui plaisent davantage.

Nul auteur avec lui n'a tort

Ouaud il a trouvé l'art de plaire;

Il le critique sans colère,

Il l'applaudit avec transport. IMelpomène, ('talant ses charmes,

Vient lui présenter ses héros ;

Et c'est en répandant des larmes

Que ce dieu connaît leurs défauts. Malheur à qui toujours raisonne.

Et qui ne s'attendrit jamais !

Dieu du Goût, ton divin palais

Est un séjour qu'il abandonne.

Quand mes conducteurs s'en retournèrent, le dieu leur parla à peu près dans ce sens; car il ne m'est pas donné de dire ses propres mots :

0 Adieu, mes plus chers favoris: Comblés des faveurs du Parnasse, Ne souffrez pas que dans Paris Mon rival usurpe ma place.

Je sais qu'à vos yeux éclairés Le faux goût tremble de paraître; Si jamais vous le rencontrez, Il est aisé de le connaître :

Toujours accablé d'ornements, Composant sa voix, son visage, Affecté dans ses agréments, Et précieux dans son langage,

Il prend mon nom, mon étendar d ; . Mais on voit assez l'imposture.

Car il n'est (|ue le fils de l'art ; Moi, je le suis de la nature. »

FIN DU TEMPLE DU GOUT,

VARIANTES

DU TEMPLE DU GOUT

Pago ouo, ligne 2. Pivinières éditions :

Le cardinal oracle de la France, Non ce Mentor qui gouverne aujourd'hui, Juste à la cour, humble dans sa puissance. Maître de tout, et plus maître de lui, Mais ce Nestor, etc.

Page 556, ligne 19. Premières éditions :

« Il est bon (jue vous obsei-viez de près un dieu que vous voulez servir.

Vous l'avez pris pour votre maître, Il l'est, ou du moins, le doit être; Mais vous l'encensez de trop loin. Et nous allons prendre le soin De vous le faire mieux connaître. »

Je remerciai Son Éminonce de sa bonté, et je lui dis : « Monseigneur, je suis extrêmement indiscret : si vous me menez avec vous, je m'en vanterai il tout le monde.

Et si, dans son malin vouloir,

Quelque critique veut savoir

En quels lieux, en quel coin du monde,

Est bâti ce divin manoir.

Que faudra-t-il que je réponde? »

Le cardinal me répliqua (jue le temple était dans lepaj'S des beaux-arts, qu'il voulait absolument que je l'y suivisse, et que je fisse ma relation avec sincérité; que s'il arrivait qu'on se moquât un peu de moi, il n'y aurait pas grand mal à cela, et que je le rendrais bien, si je voulais. J'obéis, et nous partîmes.

Page 538, ligne 13. Une édition d'Amsterdam, J. Desbordes, 1733, porte :

On me prendrait pour le vrai dieu du Goût. (B.)

582 VAIUAXTES DU TEMPLE DU GOUT.

Page oo9, lignée. Édition de IT.};} :

Et cependant un fripon do libraire. Des beaux esprits écumeur mercenaire, Vendeur adroit de sottise et de vent, En souriant d'une mine matoise, Lui mesurait des livres à la toise; Car monseigneur est surtout fort savant.

Ibid., ligne 20 :

C'était un concert que l'on donnait dans une maison de campagne bizarrement située, et bâtie de même. Le maître de la maison, voyant de loin le carrosse du cardinal, et sachant que Son Éminence venait d'Italie, vint le prier du concert. Il lui dit en peu de mots beaucoup de mai de Luiii, de Destouches, et de Campra, et l'assura qu'à son concert il n'y aurait point de musique française. Le cardinal lui remontra en vain que la musique italienne, la française, et la latine, étaient fort bonnes, chacune dans leur genre; qu'il n'y a rien de si ridicule que de l'italien chanté it la française, si ce n'est peut-être le français chanté 'a l'italienne : « Car, lui dit-il a\ec ce ton de voix aimable fait pour orner la raison,

La nature, féconde, ingénieuse et sage, etc. »

Page 560, ligne 27. L'édition d'Amsterdam, J. Desbordes, contient ici

deux vers de plus :

Doux vainqueur, il y déposa Sa barbarie insupportable. (B.)

l'âge o6l, ligne 7. L'édition d'Amsterdam, après levers, Mais je ne sais s'il durera,

contient ce qui suit :

Ce serait ici le lieu de m'étendre sur la structure de cet édifice, et de parler d'architrave et d'archivolte, si j'avais formé le dessein de n'être pas lu :

Évitons le long verbiage De monsieur de Félibicn, Qui noie, etc.

Les éditions de Kehl donnent cette autre variante :

« C'est cela même, dit le cardinal ; mais, puisqu'il est question de goiit, défiez-vous un peu des rimes redoublées : elles ont l'air de la facilité, elles soutiennent l'harmonie, elles charment l'oreille; mais il faut qu'elles disent quehjue chose a l'esprit, sans quoi ce n'est plus qu'un abus de la rime; c'est un arbre couvert de feuilles, qui n'aurait point de fruits. L'aimable (Chapelle est tombé lui-même quelquefois dans ce défaut ; et i)lusieurs de ses petites pièces n'ont d'autre mérite que celui de beaucoup de familiarité, et du retour

des mêmes rimes.

Qui cbez Hichelet étalées, Et des esprits sages sifllées.

VARIANTES DU TT^Ml'Li: DU GOUT. 583

Bien souvent sans invention, Disent avec profusion, etc. » (B.)

Page 06 1, ligne 27 :

Il e^st plus aisé de dire ce que ce temple n'est pas que de faire con- naître c? qu'il est. Je n'ose en faire une longue description , et épuiser les termes d'architecture; car c'est surtout en [)arlant du temple du Goût qu'il ne faut pas ennuyer :

Dieu nous garde du verbiage De monsieur de l'éliliien. Qui noie cloquemment un rien Dans un fatras de beau langage.

Il vaut mieux éviter le détaii, qui serait ici très-liors d'oeuvre. Je me bornerai donc à dire :

Simple en était la noble architecturo, etc.

rage 562, ligne 9 :

Lit ne sont point reçus les petits-maitros, qui assistent à un spectacle sans l'entendre, ou qui n'écoutent les meilleures choses que pour en faire de froides railleries. Bien des gens qui ont brillé dans de petites sociétés, qui ont régné chez certaines femmes, et qui se sont fait appeler grands hommes, sont tout surpris d'être refusés ; ils restent à la porte, et adressent en vain leurs plaintes ;i quelques seigneurs, ou soi-disant tels, ennemis jurés du vrai mérite, qui les néglige, et protecteurs ardents des esprits médiocres, dont ils sont encensés. On repousse aussi très-rudement tous ces petits satiriques obscurs (jui, dans la démangeaison de se faire connaître, insul- tent les auteurs connus, qui font secrètement une mauvaise critique d'un bon ouvrage ; petits insectes dont on ne soupçonne l'existence que par les efforts qu'ils font pour piquer. Heureux encore les véritables gens de lettres, .s'ils n'avaient pour ennemis que cette engeance! xAIais, k la honte de la littérature et de l'humanité, il y a des gens qui s'animent d'une vraie fureur contre tout mérite qui réussit ; qui s'acharnent à le décrier et à le perdre; qui vont dans les lieux publics, dans les maisons des particuliers, dans les palais des princes, semer les rumeurs les plus fausses avec l'air de vérité; calomniateurs de profession, monstres ennemis des arts et de la société. Ces lâches persécuteurs s'enfuirent en voyant paraître le car- dinal de Polignac et l'abbé de Rothelin : ils n'ont jamais pu avoir accès auprès de ces deux hommes; ils ont pour eux cette haine timide que les cœurs corrompus ont pour les cœurs droits et pour les esprits justes.

Ibid.j ligne :2'1. Premières éditions:

On repoussait plus fièrement ces hommes injustes et dangereux, ces ennemis de tout mérite, qui ha'issent sincèrement ce qui réussit, de quelque nature qu'il puisse être. Leurs bouches distillent la médisance et la calom-

o84 VARIAMES DU TEMPLE DU GOUT.

nie. Ils (iisonl que Télëmaque est un libelle contre Louis \IV, et Eslher une satire contre Jeministère* : ils donnent de nouvelles clefs de La Bruyère, ils infectent tout ce qu'ils touchent.

Page o63, ligne 4 :

Un fat leur applaudit, un méchant les appuie; Et le mérite en pleurs, persécuté par eux. Renonce en soupirant aux beaux-arts qu'on décrie.

Ces lâches persécuteurs s'enfuirent en voyant paraître le cardinal de Po- lignac et l'abbé de Rothelin : ils n'ont jamais pu avoir accès auprès de ces deux hommes; ils ont pour eux cette haine timide que les cœurs corrompus ont peur les cœurs droits et pour les esprits justes. Leur fuite précipitée, etc.

Ihid.^ ligne 17. Les premières éditions portent :

« Je suis le lévérend père..., criait lun. Fa tes un peu place à monseigneur, disait l'autre. »

L'n raisonneur avec un faussot aigre, etc.

Le texte actuel parut, pour la première fois, en 4756. Par les noms d'Albertus Garassus, Voltaire désigne un brave Iroquois jésuite nommé Aubert, qui (vers 1750) prêcha si vivement contre Bayle à Colmar que sept personnes apportèrent chacune leur Bayle, et le brûlèrent. Voyez lettres à d'Argens, du 3 mars 1734. (B.)

Page .%4, ligne 21. Édition de 1733:

Rousseau parut en revenant d'Allemagne : il avait été autrefois dans le temple; mais quand il voulut y rentrer,

Il eut beau tristement redire Ses vers durement façonnés, Hérissés de traits de satire, On lui ferma la poi'te au nez.

Rousseau se fâcha d'autant plus ({ue la déesse avait raison : elle lui disait des vérités; il répondit par des injures, et lui cria ;

« Ah! je connais votre cœur équivoque; Respect le cabre, amour ne l'adoucit. Et ressemblez à l'œuf cuit dans sa coque : Plus on l'échauffé, et plus il se durcit. »

11 vomit plusieurs do ses nouvelles épigrammes, qui sont toutes dans ce goût. Lamotte les entendit : il en rit, mais point trop fort, et avec discré- tion. Rousseau, furieux, lui reprocha à son tour tous les mauvais vers que

1. On a fait réellement ces reproche» à Fénelon et à Racine, dans de misérables libelles que personne ne lit plus aujourd'hui, et auxquels la malignité donna de la vogue dans leur temps. {Sole de Voltaire, 173.3.)

VARIANTES DU TIi.MI'LE DU GOUT. 080

cet acadéniifien avait faits en sa vie ; et cette dispute aurait duré lonj^temps entre eux si la Critique ne leur avait imposé silence, et ne leur avait dit : « Écoutez : vous, Laniotte, brûlez votre Iliade., vos tragédies, et toutes vos dernières odes, les trois quarts de vos fables et de vos opéras; prenez à la main vos premières odes, (|uol(jues morceaux do prose dans lesquels vous avez presque toujours raison, hors quand vous parlez de vous et de vos vers. Je vous demande surtout une demi- douzaine de vos fables, V Europe galante; avec cela, entrez hardiment.

« Vous. Rousseau, brûlez vos opéras, vos comédies, vos dernières alléiio- ries, odes, épii^rammes germani(iues, ballades, sonnets : jurez de ne plus écrire, et venez vous mettre au-dessus de Lamotte en qualité de versifica- teur : mais toutes les fois qu'il s'agira d'esprit et de raisonnement, vous vous placerez fort au-dessous de lui. » Lamotte fit la révérence, Rousseau tourna la bouche, et tous doux entrèrent à ces conditions.

Dans une autre édition de 1733, après ce vers.

On lui forma la porto au nez,

on lisait :

Il fut fort étonné de ce procédé, et jura de s'en venger par quelque nouvelle allégorie contre le genre humain, (|u'il hait par représailles. 11 s'écriait en rougissant :

« Adoucissez cette rigueur extrême : Je viens chercher Marot mon compagnon; J'eus comme lui quelque peu de guignon. Le dieu qui rime est le seul dieu qui m'aime : Connaissez-moi; je suis toujours le même. Voici des vers contre rabl)é Bigiioni; J'ai tout fronde, Vienne, Paris, Versailles; J'ai rétracté l'éloge de Noaillos-. Du dieu i'iuton lisez le jugement ■',

1. U faut apprendre au lecteur qu'il y a dans les Œuvres de Rousseau une mauvaise épi- gramme contre M. l'abbé Bignon, qui est regardé dans l'Europe, depuis quarante ans, comme le protecteur le plus zélé des lettres. Rousseau a tâché, dans cette épigramme, de tourner en ridicule une vertu si respectable; et voici comme il définit ce sage prélat, bibliothécaire <iu roi :

C'est celui qui sous ApoUoa

Prend soin des haras du Parnasse,

Et qui fait provigner la race

Des bidets du sacré vallon.

{yole de Voltaire, ilZZ.) ■2. Il avait autrefois fait des vers pour M. le duc de Noailles, il avait dit :

Oli ! qu'il chaDsoune bien ! Serait-ce point Apollon dclphien ? Venez, voyez : tant a beau le corsage, etc.

Mais dans le même temps, ayant écrit une lettre contre M. le duc de Noailles, qui songeait à lui faire avoir un emploi, ce seigneur lui retira sa protection. Rousseau étant banni de France, lit depuis une pièce qu'il intitula la Palinodie, ouvrage généralement méprisé, (hl., ibid.)

o. Le Juijcmenl de Plnlon, allegorio de Rousseau, dans laquelle il se répand en invectives contre le parlement, qui ne l'avait pourtant condamné qu'au bannissement. Cette pièce est

586 VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT.

j'ai sanglé messieurs da parlement. 0 vous, Critique! ô vous, déesse utile! C'était pour vous que j'étais inspire : En tout pays, en tout temps abhorré, Je n'ai que vous désormais pour asile. »

La Critique entendit ces paroles, rouvrit la porte, et parla ainsi :

« Rousseau, connais mieux la critique :

Je suis juste, et ne fus jamais

Semblable à ce monstre caustique

Qui t'arma de ses lâches traits,

Trempés au poison satirique

Dont tu t'enivres à longs traits.

Autrefois de ta félonie

Tiiémis te donna le guerdon :

Par arrêt ta muse est bannie

Pour certains couplets de chanson,

Et pour un fort mauvais facton

Que te dicta la calomnie.

Mais par l'équitable Apollon

Ta rage fut bien mieux punie :

Il t'ota le peu de génie

Dont tu dis qu'il t'avait fait don :

Il te priva de Fharmonie;

Et tu n'as plus rien aujourd'hui

Que la fureur et la manie

De rimer encor malgré lui

Des vers tudesques qu'il renie.

O vous, messieurs les beaux esprits.

Si vous voulez être chéris

Du dieu de la double montagne,

Et que dans vos galants écrits

Le dieu du Goût vous accompagne.

Faites tous vos vers à Paris,

Et n'allez point en Allemagne. »

Page 565, ligne 10. Édition de 1733 :

«Ah, bon Dieu, s'écria la Critique, quel horrible jargon! » Elle fit ouvrir la porte pour voir l'animal qui avait un cri si singulier. Qvw\ fut son étonne- uient quand tout le monde lui dit que c'était Rousseau ! Elle lui ferma la porte au plu» vite. Le rimeur désespère lui criait dans son style marotique :

«I Eh! montrez-vous un peu moins difficile.

d'un style dur et rebutant. Il y a. encore je ne sais quelle épigramme do lui sur cet auguste corps.

Si (le Xoù ruri des enfants maudit,

De son seigneur perdit la sauvegarde,

Ce ne fut point pour avoir, comme on dit,

Surpris son père on posture gaillarde ;

Mais c'est qu'ayant fait cuchur sa guimbarde

Au fond de Tarche, en guise de relais,

Il on tira cette espèce bâtarde

Qu'on nomme gens de robe et de palais.

(Xole de Voltairr, 1133.)

VAUIAMES DU TEMPLK DU GOUT. 587

J'ai près de vous mérité d'être admis ; Roconnaissez mon humeur et mou stjle : N'oici des vers contre tous mes amis. 0 vous, Critique ! ô vous, déesse utile ! C'était par vous que j'étais inspiré : En tout pays, en tout temps abhorré. Je n'ai que vous désormais pour asile.»

A ces paroles, la Critique fit ouvrir le temple", parut d'un air (]e juge, et parla ainsi au cvnique :

(( Rousseau, tu m'as trop méconnue :

Jamais ma candeur ingénue

A tes écrits n'a présidé.

Ne prétends pas qu'un dieu t'inspire.

Quand ton esprit n'est possédé

Que du démon de la satire.

Pour certains couplets de chanson,

Et pour un fort mauvais facton,

Ta mordante muse est bannie i :

Mais par l'équitable Apollon

Ta rage est encor mieux punie :

11 t'ota le peu de génie

Dont tu dis qu'il t'avait fait don :

Il te priva de l'harmonie;

Et tu n'as plus rien aujourd'hui

Que la faiblesse et la manie

De forger encor malgré lui

Des vers tudesques qu'il renie.

Lamotte entendait tout cela; il riait, mais point trop fort, et avec discré- tion. Rousseau lui reprochait avec fureur tous les mauvais vers que cet aca- démicien avait faits en sa vie. « Souviens-toi du cornet fatidique -, disait Rousseau avec un sourire amer. Eh! n'oubliez pas Vœuf cuit dans sa coque'^, répondait doucement Lamotte. » La dispute aurait duré longtemps si la Critique ne leur avait imposé silence, et ne leur avait dit : « Écoutez : prenez tous deux à la main vos premières œuvres, et brûlez les dernières. Rousseau, placez-vous au-dessus de Lamotte en qualité de versificateur ;

1. Voyez le factum de M. Saurin, de l'Académie des sciences, contre Rousseau, avec l'arrêt qui condamne ce dernier comme calomniateur. {Note de Voltaire, édition d'Amsterdam.)

2. Plus loin une main frénétique Chasse du cornet fatidique L'oracle roulant du destin.

(Lamotte.) (Note de Voltaire, 1733.)

Ces vers de Lamolte terminent la strophe de son ode intitulée la Fuite de soi- mcine. (B.)

3. Ah ! je connais votre cœur équivoque ;

Et ressemblez à rœuf cuit dans sa coque.

{Note de Voltaire, 1733.)

Voyez les Œuvres de J.-B. Rousseau, liv. II,épigrammc 5. (B.)

588 VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT.

mais toutes les fois qu'il s'agira d'esprit et de raison, vous vous mettrez fort au-dessous de lui. » Ni l'un ni l'autre ne fut content de sa décision.

J'étais présent à cette scène; la Criti(|uc m'aperçut : « Ah! ah ! me dit- elle, vous êtes bien hardi d'entrer. » Je lui répondis humblement : « Dan- gereuse déesse, je ne suis ici que parce que ces messieurs l'ont voulu; je n'aurais jamais osé y venir seul. Je veux bien, dit-elle, vous y souf- frir à leur considération; mais tâchez de profiter de tout ce qui se fait ici.

Surtout gardez-vous bien de rire Des autours que vous avez vus; Cent petits rimeurs ingénus Crieraient bien vite à la satire. Corrigez-vous sans les instruire : Donnez plus d'intiigue à Brutus, Plus de vraisenii)lance à Zaïre: Et, croyez-moi, n'oubliez plus Que vous avez fait Artémire. »

Je vis bien qu'elle allait en dire davantage; elle me parlait déjà d'un certain Philoctète : je m'esquivai, et je laissai avancer un homme qui valait mieux que Rousseau, Lamotte, et moi,

C'était 1g sage Fontenelle,

Qui, par les beaux-arts entouré, etc.

Autre variante :

« Ah, bon Dieu! s'écria la Critique, queJ horrible jargon ! » On lui dit que c'était Rousseau, dont les dieux avaient changé la voix en ce cri ridi- cule, pour punition de ses méchancetés; elle lui ferma la porte au nez au plus vite. Il fut fort étonné de ce procédé, et jura de s'en venger par quelque nouvelle allégorie contre le genre humain, qu'il hait par repré- sailles; il s'écriait en rougissant :

« Adoucissez cette rigueur extrême :

Je viens chercber Marot mon compagnon ;

J'eus comme lui quelque peu de guignon :

Le dieu qui rime est le seul dieu qui m'aime.

Connaissez-moi; je suis toujours le môme:

Voici des vers contre l'abbé Bignon '.

O vous, Critique! ô vous, déesse utile I

C'était par vous que j'étais inspiré :

En tout pays, en tout temps abhorré.

Je n'ai que vous désormais pour asile, »

La Critique entendit ces paroles, rouvrit la porte, et parla ainsi :

« Rousseau, connais mieux la Critique : Je suis juste, et ne fus jamais Semblable à ce monstre caustique Qui t'arma de ses lâches traits,

1. Conseiller d'État, homme d'un mérite reconnu dans l'Europe, et protecteur des sciences. Roasseau avait fait contre lui quelques mauvais vers. {Mole de Voltaire, n:J3.)

VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT. o8S

Trcni]i('s an poison satirique

Dont tii t'enivres à longs traits.

Autrefois de ta félonie

Thcniis te donna le guerdon :

Par arrêt ta muse est bannie'

Pour certains couplets de chanson,

Et pour un fort mauvais facton

Que to dicta la calomnie.

Mais par l'équitable Apollon

Ta rage fut bientôt punie :

Il t'ota le pou de génie

Dont tu dis qu'il t'avait fait don :

11 te priva de l'harmonie;

Et tu n'as plus rien aujourd'hui

Que la faiblesse et la manie

De rimer encor malgré lui

Des vers tudcsques, qu'il renie. )>

Page .'367, li-ne 16. Édition de 1733 :

A l'égard de Lucrèce, il fut einl)arrassé en voyant son ennemi; il le regarda d'un œil un peu fâché, surtout quand il vit combien il est aimable, et comme il parait fait pour avoir raison.

Son rival charmant lui parla

Avec sa grâce naturelle,

Et cependant il y mêla

Un peu de catholique zèle.

<( Ç:\, dit-il, puisque vous voilà,

L'âme a bien l'air d'être immortelle :

Que répondez-vous à cela?

Ah! laissons ces disputes-là,

Dit le vieux chantre d'Épicure.

J'ai fort mal connu la nature :

Mais ne me poussez point à bout;

Que votre muse me pardonne :

Vous êtes chez le dieu du Goût,

Non sur les bancs de la Sorbonne. »

Ces messieurs n'argumentèrent donc point, et épargnèrent une dispute aux gens de goût, qui n'aiment pas volontiers l'argument.

Lucrèce récita seulement quekjues-uns de ses beaux vers, qui ne prou- vent rien; le cardinal dit aussi des siens, ce qui lui arrive trop rarement h

1. Rousseau fut condamné à l'amende honorable et au bannissement perpétuel, pour des couplets infâmes faits contre ses amis, et dont il accusa M. Saurin, de l'Académie des sciences, d'être l'auteur. Le factum de Rousseau passe pour être exirêmemeat mal écrit ; celui de M. Saurin est un chef-d'œuvro d'esprit et d'éloquence. { Note de Vollaire, 1133.) Roussea.\i, banni de France, s'est brouillé avec tous ses protecteurs, et a continué do déclamer inutile- ment contre ceux qui faisaient honneur à la France par leurs ouvrages, comme MM. de Fontenelle, Crébillon, Destouches, Dubos, etc., etc. (/cf., T/SO.) Quant aux vers qu'il fit depuis sa sortie de Franco, il est constant qu'ils ne sont pas de la force des autres. Son style est dur, corrompu, et plein des défauts mêmes qu'il avait tant reprochés à Lamotte. Quant à son bannissement de France, il est absurde de penser que le Châtclet et le parlement l'aient unanimement condamné sans des prouves convaincantes. {Id., l'752.)

590 VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT.

Paris : on leur applaudit égalonieiil à tous deux. De rapporter ce qui fut dit à cette occasion par les Grecs et les Latins qui étaient et qui les enten- daient, cela serait beaucoup trop long; il n'est ici question que des Français. La Critique m'aperçut : « Ah! ah! me dit-elle, vous êtes bien hardi d'en- trer. » Je lui répondis humblement : « Dangereuse déesse, je ne suis ici que parce que ces messieurs l'ont voulu ; je n'aurais jamais osé y venir seul.

Je veux bien, dit-elle, vous y soutTrir à leur considération; mais tâchez

de profiter de tout ce qui se fait ici.

Surtout iiardez-vous bien de rire Dos auteurs que vous avez vus; Cent petits rivaux inconnus Crieraient bientôt à la satire. Corrigez-vous, sans les instruire. Donnez plus d'intrigue à Brutus, Plus de vraisemblance à Zaïre; Et, croyez-moi, n'ouljHez plus Que vous avez fait Artémire. »

Je vis bien qu'elle en allait dire davantage ; elle me parlait déjà d'un certain Philoctète : je m'esquivai, etc.

Après « il n'est ici question que des Français ». on lisait dans une

autre édition :

Cependant le cardinal et l'abbé étaient arrivés à l'autel du dieu, et je m'y glissai sous leur protection.

Je vis ce dieu tout à mon aise; Je vis ses naïves beautés, Ses élégantes propretés. Ses atours n'ont rien qui ne plaise; Mais s'il est mis à la française. Si par nos mains il est orné. Ce dieu toujours est couronné D'un diadème qu'au Parnasse, etc.

Page 568, vers 28. Premières éditions :

Sur son front règne la sagesse,

Son air est tendre, ingénieux;

Les amours ont mis dans ses yeux

Le sentiment et la finesse.

Le Maure à ses autels chantait' ;

Pclissier près d'elle exprimait

De LuUi toute la tendresse;

Légère et forte en sa souplesse,

La vive Camargo^ sautait

A ces sons brill.tnts d'allégresse

Et de Rébel et de Mouret;

1. M"""» Le Maure et Pélissicr, célèbres chanteuses do l'Opéra. {Xole de Voltaire, 1733.)

2. M"e Camargo, la première qui ait dansé comme un homme. {Id., 1"33.)

VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT. o91

Lccouvrour ' plus loin récitait Avec cotte grâce divine Dont autrefois elle ajoutait De nouveaux charmes à Hacine.

Colbcrt, l'ninalciir ot lo protecteur de tous les arts, rassemblait autour de lui les connaisseurs. Tous félicitaient le cardinal de Polignac- sur ce salon de Marias qu'il a déterré dans Rome, et dont il vient d'orner la France.

Colbert attachait souvent sa vue sur cette belle façade du Louvre, dont Perrault et Le Vau se disputent encore l'invention. Il soupirait do ce qu'un si beau monument périssait sans être achevé. « Ah ! disait-il, pourquoi a-t-on forcé la nature pour faire du château de Versailles un favori sans mérite, tandis qu'on pourrait, en achevant le Louvre, égaler en bon goût Rome ancienne et moderne? »

On voyait sur un autel le plan du Luxembourg, de ce portail si noble '^ auquel il manque une place, une église, et des admirateurs; de cette fontaine qui fut un chef-d'(ruvre du goût dans un temps d'ignorance ; de cet arc de triomphe qu'on admiierait dans Rome, et auquel le nom vulgaire de la porte Saint-Denis ôte tout son mérite auprès de la plupart des Parisiens. Cependant le dieu s'amusait à faire construire le modèle d'un palais parfait. Il joignait Farcliitecture du palais de Maisons au dedans de l'hôtel de Lassay, dont il a conseillé lui-même la situation, les propoitions, et les embellissements, au maître aimable de cet édifice, et auquel il ajoutait quelques commodités.

Je demandais tout bas pourquoi il y a eu, à proportion, moins de lions architectes en France que de bons sculpteurs. Le cardinal, qui connaît tous les arts, daigna répondre ainsi : « Premièrement, les sculpteurs et les peintres ont toute la liberté de leur génie, au lieu que les architectes sont souvent gênés par le terrain, et encore plus par le caprice du maître. En second lieu, les sculpteurs et les peintres, faisant beaucoup plus d'ouvrages, ont bien plus d'occasions de se corriger. Cent particuliers étaient en état d'em- ployer le pinceau du Poussin, de Jouvenet, de Santerre, de Boulogne, de Wateau, et même aujourd'hui nos peintres modernes travaillent pres([ue tous pour de simples citoyens; mais il faut être roi ou surintendant pour exercer le génie d'un Mansard ou d'un Desbrosses. Enfin le succès du

1. Adricnnc Lecouvreur, la mcillcuro actrice qu'ait jamais eue, avant elle, la Comédio- Franraise pour le tragique; ot la première qui ait introduit au théâtre ia déclamation natu- relle. {Noie de Voltaire, 1733.)

Dans une autre édition de 1733, la note est conçue ainsi :

i< Adrienne Lecouvreur, la meilleure actrice que le Théâtre-Français ait jamais eue et aura peut-être jamais, est enterrée sur le bord de la Seine , à la Grenouillère, près d'un ter- rain appartenant à M. le comte de Maurepas. On l'y porta à minuit dans un fiacre, avec une escouade de guet, au lieu de prêtres, n (B.)

2. M. do Polignac, ayant conjecturé qu'un certain terrain de Rome avait été autrefois la maison de Marins, fit fouiller dans cet endroit. L'on trouva, à plusieurs pieds sous terre un salon entier, avec plusieurs statues très-bien conservées. Parmi ces statues, il y en a dix qui font une suite complète, et qui représentent Achille déguisé en fille à la cour de Lycomède, et reconnu par l'artifice d'Ulysse. Cette collection est unique dans l'Europe par la rareté et la beauté. (ISote de Voltaire, 1733.) A la mort du cardinal de Polignac, le roi do Prusse en fit l'acquisition, {hl., 1761.)

3. Saint-Gervais. (B.)

592 VARIANTES DU Ti::\IPLE DU G OUÏ.

luMiiIro est dans le dessin de son tableau, celui du sculpteur est dans son modèle en terre ; le modèle de rarchitecto, au contraire, est trompeur, parce que le bâtiment, regardé ensuite h une plus grande distance, fait un effet tout diffèrent, et que la perspective aérienne en change les proportions : en un mot, il en est souvent du plan en relief d'un édifice comme de la plupart des machines, qui ne réussissent ([u'en petit. »

Page 559, vers 2. Édition de 1733 :

Mais, malgn'' l'austère sagesse De la morale qu'il prêcliait, Pclissier on ces lieux chantait; Et cependant, avec mollesse, Salit 1 le temple parcourait D'un pas guidé par la justesse.

Page 570, ligne 6. Édition de '1733 :

C'est ce dieu qu'implore et révère

Toute la troupe des acteurs

Qui représentent sur la terre.

Et ceux qui viennent dans la chaire

Endormir leurs cliers auditeurs.

Et ceux qui livrent les auteurs

Aux sifflets hruyants du parterre. C'est que je vous vis, aimable Lecouvreur; Vous, fille de l'amour, fille de Melpomène; Vous dont le souvenir règne encor sur la scène, Et dans tous les esprits, et surtout dans mon cœur. Ah! qu'en vous revoyant une volupté pure. Un bonheur sans mélange enivra tous mes sens! Qu'à vos pieds en ces lieux je fis fumer d'encens! Cai', il faut le redire à la race future. Si les saintes fureurs d'un préjugé cruel Vous ont pu dans Paris priver do sépulture. Dans le temple du Goût vous avez' un autel.

Mes deux guides disaient qu'ils ne pouvaient en conscience donner à une actrice le même encens que moi; mais ils avaient trop de justice pour me désapprouver.

Page 574, ligne il :

On y examine si les arts se plaisent mieux dans une monarchie que dans une république, si l'on peut se passer aujourd'hui du secours des anciens, si les livres ne sont point trop multipliés, si la comédie et la tragédie ne sont point épuisées. On examine quelle est la vraie différence entre l'homme de talent et l'homme d'esprit, entre le critique et le satirique, entre l'imitateur et le plagiaire.

1. M"" Salle, excellente danseuse qui exprime les passions. {Nùie de Vollaire, 1733.)

VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT. b93

Quelquefois môme on laisse parler lon;,'temps la même personne, mais ce cas arrive très-rarement; heureusement pour moi on se rassemblait en ce moment autour de la fameuse Ninon de Lenclos.

Ninon, cet objet si vanté,

Qui si longtemps sut faire usage

De son esprit, de sa beauté,

Et du talent d'être volage,

Faisait alors, avec gaîté,

A ce charmant aréopage.

Un discours sur la volupté.

Dans cet art elle était maîtresse :

L'auditoire était enchanté,

Et tout respirait la tendi'esse.

Mes dcu\ guides, en vrrité,

Auraient volontiers écouté;

Mais, hélas! ils sont d'une espèce

Qui leur ùte la liberté.

Et les condamne à la sagesse.

Ils me laissèrent entendre le sermon de Ninon. Je courus ensuite vers la Lecouvreur, et mes conducteurs s'amusèrent à parler de littérature avec quelques jésuites qu'ils rencontrèrent. Un janséniste dira que les jésuites se fourrent partout; mais la vérité est que de tous les religieux les jésuites sont ceux qui entendent le mieux les belles-lettres, et qu'ils ont toujours réussi dans l'éloquence et dans la poésie. Le dieu voit de très-bon œil beaucoup de ces pères, mais à condition qu'ils ne diront plus tant de mal de Despréaux, et qu'ils avoueront que les Lettres provinciales sont la plus ingénieuse, aussi bien que la |)lus cruelle, et, en quelques endroits, la plus injuste satire qu'on ait jamais faite.

On se doute assez que les bienfaiteurs du temple y ont une place hono- rable : mais croirait-on que Colbert y est mieux traité que le cardinal de Richcliea? C'est que Colbert protégea tous les beaux-arts sans être jaloux des artistes, et qu'il ne favorisa que de grands hommes; car il se dégoûta bien vile de Chapelain, et encouragea Despréaux. Le cardinal de Richelieu, au contraire, fut jaloux du grand Corneille; et, au lieu de s'en tenir, comme il le devait, d protéger les beaux vers, il s'amusa à en faire de mauvais avec Chapelain, Desmarets, et Colletet ^ Je m'aperçus même que ce grand

1. Xon-seulement le cardinal de Richelieu fit quelqncfuis travailler Chapelain à des ouvrages de théâtre, mais il s'appropria un mauvais prologue de ce Chapelain; c'était lo prologue d'un très-ridicule poëiue dramatique intitulé les Tuileries. Ce cardinal fit bâtir la salle du Palais- Royal pour représenter la tragédie de Mirame, dont il avait donné lo sujet, et dans laquelle il avait fait plus de cinq ccuts vers. Il se servait do Desmarets, de Colletet, de Faret, pour composer des tragédies dont il leur donnait le plan. 11 admit quoique temps le grand Cor- neille dans cette troupe; mais le mérite de Corneille se trouva incompatible avec ces poètes, et il fut aussitôt exclu. Ce cardinal avait si peu de goût qu'il récompensa ces vers imperti- nents do Colletet :

La canne s'humecter de la bourbe de; l'eau,

D'une voi.v enrouée et d'uQ battement d'aile

Animer le canard qui languit auprès d'elle.

Il voulait seulement, pour rendre ces vers parfaits, qu'on mit barboter au lieu à'humccler. ?\'oU de Volluirc, n3.3.)

8. Le Temple DU Go UT. 38

59 i VARIANTKS DU TEMPLE DU GOUT.

ministre était moins gracieusement accueilli par le dieu du Goût qu'un cer- tain duc son neveu, qui vient très-souvent dans le temple. Les connaisseurs en belles-lettres disent pour raison

Que dans co clianiiant sanctuaire L'honneur de protéger les beaux-arts qu'on chérit,

Mmîs auxquels on ne s'entend guère,

L'autorité du ministère,

L'éclat, l'intrigue et le crédit. Ne sauraient égaler les charmes de l'esprit,

Et le don fortuné de plaire.

Les connaisseurs en galanterie ajoutent que Son Éminence * fit jadis lamour en vrai pédant, et que son neveu s'y prend d'une manière assuré- ment tout opposée. Il y a dans cette demeure bien des habitants qui, comme lui. n'ont fait aucun ouvrage:

Qui, sagement livrés aux douceurs du loisir, Ont passé de leurs jours les moments délectables

A recevoir, à donner du plaisir. Do chanter et d'écrire ils ont été capables; Mais pour être en ce temple, et pour y réussir.

Qu'ont-ils fait? ils étaient aimables.

Cest entre ces voluptueux et les artistes qu'on trouve le facile, le sage, l'agréable La Fave : heureux qui pourrait, comme lui, passer les dernières années de sa vie tantôt en composant des vers aisés et pleins de grâce, tantôt écoutant ceux des autres sans envie et sans mépris; ouvrant son cabi- net ii tous les arts, et sa maison aux seuls hommes de bonne compagnie ! Combien de particuliers dans Paris pourraient lui ressembler dans l'usage de leur fortune ! mais le goût leur manque; ils jouissent insipidement, ils ne savent qu"ètre riches.

Devant le dieu est un grand autel, les muses viennent présenter tour à tour des livres, des dessins, et des ornements de toute espèce : on y vovait tous les opéras de Lulli, et plusieurs opéras de Destouches et de Gampra. Le dieu eût désiré quelquefois, dans Destouches, une musique plus forte; souvent, dans Campra, un récitatif mieux déclamé; et de temps en temps, dans Lulli, (juelques airs moins froids. Tantôt les muses, tantôt les Pélissier et les Le 3Iaure, chantent ces opéras charmants : le temple résonne de leurs voix touchantes; tout ce qui est dans ces beaux lieux applaudit par un léger murmure, plus flatteur que ne le seraient les acclamations emportées du peuple. Les mauvais auteurs et leurs amis prêtent l'oreille autour du temple, entendent à peine quelques sons, et sifflent pour se venger.

l.Le cardinal de Richelieu fit soutenir des thèses sur l'amour cliez sa nièce la duchesse d'Aiguillon : il y avait un président, un répondant, et des argumentants. Il y a à Paris une copie de ces thèses chez un curieux; elles soi>t divisées en plusieurs positions, comme les thèses de collège : la première position est « qu'il ne faut point parler d'un véritable amour après sa fin, parce qu'un véritable amour est sans fin ». (JS'ote de Voltaire, 1733.)

VARIANTES DU TEMPI.E ])[' COUT. 593

Le dessin de Versailles se trouve, à la vérité, sur l'autel; mais il est accompagné d'un arrêt du dieu, qui ordonne qu'on abatte au moins tout le côté de la cour, afin qu'on n'ait point à la fois en France un chef-d'œuvre de mauvais goût et de magnificence. Par le mémo arrôt, le dieu ordonne que les grands morceaux d'architecture très-déplacés et très-cachés dans les bosquets de Versailles soient transportés à Paiis pour orner des édifices publics.

Une des choses que le dieu aime davantage, c'est un recueil d'estampes d'après les plus grands maîtres; entreprise utile au genre humain, (jui mul- tiplie à peu de frais le mérite des meilleurs peintres, qui fait revivre a jamais dans tous les cabinets de l'Europe des beautés qui périraient sans le secours de la gravure, et qui peut faire connaître toutes les écoles à un homme qui n'aura jamais vu de tableaux.

Crozat préside à ce dessin ;

Il conduit le docte burin

De la Gravure scrupuleuse,

Qui, d'une niaiu laborieuse,

Immorta'ise sur l'airain

Du Carrache la touche heureuse.

Et la belle âme du Poussin.

Dans le temps que nous arrivâmes, le dieu s'amusait à faire élever en relief le modèle d'un palais parfait; il joignait l'architecture extérieure du château de Maisons avec les dedans de l'hôtel de Lassay, lequel, par sa situation, ses proportions, et ses embellissements, est digne du maître aimable qui l'occupe, et qui lui-même a conduit l'ouvrage.

Tous les amateurs considéraient ce modèle avec attention. Parmi eux était le président de Maisons, qui, depuis le moment fatal il a été enlevé à ses amis et aux beaux-arts dont il faisait les délices, jouit auprès du dieu du Goùf de l'immortalité qu'il mérite i. Ouclle fut ma félicité de le revoir, de pouvoir prendre encore de ses leçons, et de jouir de son utile entretien !

« 0 transport! ô plaisirs, etc. »

Page 375. ligne 39 :

« Permettez que je continue mes petites observations , répondit le P. Bouhours. Ce sont les grands hommes qu'il faut critiquer, de peur que les fautes qu'ils font contre les règles ne servent de règles aux petits écrivains; ce sont les défauts du Poussin et de Le Sueur qu'il faut relever, et non ceux de Rouet et de Vignon ; et dès que votre Anti-Lucrèce sera imprimé, soyez sûr de ma critique.

1. René de Longueil de Maisons, président du parlement, mort à Paris en 1731, à l'âge de trente ans, et n'ayant laissé pour héritier qu'un enfant de quelques mois, mort l'année suivante. Il avait eu du goût pour tous les arts dès sa première jeunesse ; il avait un jardin de plantes plus complet et mieux entretenu que celui du roi ne l'était alors. 11 commençait un cabinet de tableaux. Il s'amusait quelquefois à faire des vers, et même de la musique ; il était excellent critique, peu aimé de ceux qui ne le connaissaient pas, et chéri avec la plus viV9 tendresse de ses amis, qui en parlent encore les larmes aux yeux (Nota de Voltaire, 1733.)

o9o VARIAXTKS I)L' TI'Ml'LE DU GOUT.

Eli bitMi, exaniinoz, vclillez tant qu'il vous plaira, dit en passant un jmino (lue ipii revenait du sermon de Ninon, et qui en paraissait tout péné- tre : pour moi, je n'ai pas la force de rien censurer d'aujourd'hui. »

Cet lionuiie que Ninon avait rendu si indulgent,

C'est lui qui, (l'un esprit vif, aimal)lc et facile, D'un vol toujours brillant sut passer tour à tour Du temple des beaux-arts au temple de l'Amour, Mais qui fut plus content de ce dernier a,sile.

Des mains des Grâces présenté,

Fil Allemagne, en Italie,

Il charma l'Kiu'ope adoucie.

Dont son oncle fut redouté.

Il est même encore mieux reçu dans le temple du Goijt que cet oncle si vanté, qui rétablit les beaux-aris en France de la même main dont il abaissa ou perdit tous ses ennemis. Ce terrible ministre, craint, haï, envié, admiré à l'excès de toutes les cours et de la sienne, est redouté jusque dans le temple du Goût, dont il est restaurateur : on craint à tout moment qu'il ne lui prenne fantaisie d'y faire entrer Chapelain, CoUetet, Faref, et Desma- rels, avec lesquels ils faisait autrefois de méchants vers.

Quand je vis que le cardinal de Richelieu n'avait pas toutes les préfé- rences, je m'écriai : « C'est donc ici comme ailleurs, et l'inclination l'em- porte partout sur les bienfaits ! » Alors j'entendis quelqu'un qui me dit :

(( Établir, conserver, mouvoir, arrêter tout. Donner la paix au monde, ou fixer la victoire, C'est ce qui m'a conduit au temple de la Gloire Bien plutôt qu'au temple du Goût. »

Page 375, ligne 40. Édition de 1733 :

Ce qui me charmait davantage dans cette demeure délicieuse, c'était (le voir avec quelle heureuse agilité l'esprit se promène sur différents plai- sirs, en jiarcourant de suite les arts, et caressant tant de beautés diverses.

On y passe facilement

De la musique à- la peinture.

De la physique au sentiment,

Du tragique au simple agrément.

De la danse à l'architecture.

Tel Homèr(> peignait ses dieux

Planant sur l:i terre et sur l'onde.

Et, cent fois plus prompt que nos yeux,

S'élançant du centre des cieux

Jusqu'au bout de l'axe du monde.

Aussi serais-je trop long si je disais tout ce que je vis dans ce temple. Grâce au siècle de Louis XIV, une foule de grands hommes en tout genre, qui avaient honoré ce beau siècle, s'étaient rangés avec mes deux guides autour du grand Colbert. « Je n'ai exécuté, disait ce ministre, que la moindre partie de ce que je méditais ; j'aurais voulu que Louis XIV eût employé

VAIIIA-NTES DU TE.MPLH DU GOUT. 597

au\ oinbellisscincnts nécessaires de sa Ciipihilc les trésors ensevelis dans Versailles, et prodigués pour forcer la nature. Si j'avais vécu plus longtemps, Paris aurait pu surpasser Rome en magnificence et en bon goût, comme il la surpasse en grandeur : ceux (jui viendront après moi feront ce que j'ai seulement inuiginé. Alors le royaume sera rempli des monuments de tous les beaux-arts. Déjii les grands chemins qui conduisent à la capitale sont des promenades délicieuses, ombragées de grands arbres l'espace de plu- sieurs milles, et ornées même de fontaines ' et de statues. Un jour vous n'aurez plus de temples gothiques; les salles ^ de vos spectacles seront dignes des ouvrages immortels qu'on y représente ; de nouvelles places, et des marchés publics construits sous des colonnades, décoreront Paris comme l'ancienne Rome; les eaux seront distribuées dans toutes les mai- sons connue ii Londres; les inscriptions de Santeul ne seront plus la seule chose que l'on admirera dans vos fontaines ; la sculpture étalera partout ses beautL's ^ durables, et annoncera aux étrangers la gloire de la nation, le bonheur du peuple, la sagesse et le goût de ses conducteurs. » Ainsi parlait ce grand ministre.

Qui n'aurait a|)i»laudi? (juel cœur français n'eût été ému à de tels dis- cours ? On finit par donner do justes éloges et par souhaiter un succès heureux aux grands desseins que le magistrat '' de la ville de Paris a for- més pour la décoration de cette capitale.

Enfin, après une conversation utile, dans laquelle on louait avec justice ce que nous avons, et dans laquelle on regrettait, avec non moins de jus- tice, ce que nous n'avons pas, il fallut se séparer. J'entendis le dieu qui disait à ses deux amis, en les embiassant :

« Adieu, mes plus clicrs favoris. Par qui ma gloire est 6la!)lic; Tant que vous sorc.^ dans Paris, Je n'ai pas j)Cui' que l'on m'oujjlie :

1. Sur le chemin do Juvisj' on a élevé (ieux fontaines dont l'eau retombe dans de grands bassins : des deux côtés du chemin sont deux morceaux de sculpture ; l'un est de Coustou, et est fort estimé : il est triste que son ouvrage ne soit pas de marbre, mais seulement de pierre. (\olc de VoUaire, 173:}.)

2. Les salles de tous les spectacles de Paris sont sans magnificence, sans goût, sans com- modités, ingrates pour la voix, incommodes pour les acteurs et jiour les spectateurs : ce n'est qu'en France qu'on a l'importinente coutume de faire tenir debout la plus grande partie da l'auditoire. (Ici., 1733.)

3. C'était en eiïot le dessein de ce grand homme. Un de ses projets était de faire une grande place de l'hôtel de Soissons ; on aurait creusé au milieu de la place un vaste bassin qu'on aurait rempli des eaux qu'il devait faire venir par de nouveaux aqueducs. Du milieu de ce bassin, entouré d'une balustrade de marbre, devait s'élever un rocher sur lequel quatre fleuves de marbre auraient répandu l'eau, qui eût retombé en nappe dans le bassin, et qui de se serait distribuée dans les maisons des citoyens. Le marbre destiné à cet incomparable monu- ment était acheté; mais co dessein fut oublié avec M. Colbert, qui mourut trop tôt pour la Franco, (/d., 1733.)

4. M. Turgot, président au parlement, prévôt des marchan'is, qui a déjà embelli cette capitale, a fait marché avec des entrepreneurs pour agrandir le quai derrière le Palais, le continuer jusqu'au pont de l'île, et joindre l'île au reste de la ville par un beau pont de pierre : il n'y a point de citoyen dans Paris qui ne doive s'empresser à contribuer de tout son pouvoir à l'exécution de pareils desseins, qui servent à notre commodité, à nos plaisirs, et à notre gloire. [Id., 1733.)

598 VAlllAMl-S DU TK.Ml'Li' DU GOUT.

M;iis ])rèchez, jo vous on supplio, Certains prétendus lieaux esprits, Qui, du faux goût toujours épris, Et toujours me faisant insulte, Ont tout l'air d'avoir entrepris De traiter mes lois et mon culte Gomme l'on traite leurs écrits. »

Il les pria de faire ses coinpliineiits ii un jeune prince qu'il aime lendre- nient ; et, séchaufifant à son nom avec un peu d'enthousiasme, que ce dieu ne dédaigne pas quehiuefois, mais qu'il sait toujours modérer, il prononça ces vers avec vivacité :

« Que toujours Clermonti s'illumine Des vives clartés de ma loi; Lui, sa sœur, les Amours et moi, Nous sommes de même origine. Conti, sachez à votre tour Que vous êtes pour me plaire Aussi bien qu'au dieu de l'amour. J'iiimai jadis votre grand-père; Il fut le charme de ma cour : De ce héros suivez l'exemple; Que vos beaux jours me soient soumis; Croyez-moi, venez dans ce temple. peu de princes sont admis. Vous, noble jeunesse de France, Secondez les chants dos beaux-arts. Tandis que les foudres de Mars Se reposent dans le silence; Que dans ces fortunés loisirs L'esprit et la délicatesse, Nouveaux guides de la jeunesse, Soient l'âme de tous vos plaisirs. Je vois ïhalie et Melpomène- Vous suivre en secret quelquefois, Et quitter Gaussin et Dufresne Pour venir entendre vos voix. Et vous applaudir sur la scène. Que des muses à vos genoux Les lauriers à jamais fleurissent; Que ces arbres s'enorgueillissent De se voir cultivés par vous.

1. M. le comte de Clermont, prince du sang, a fondé, à l'âge de vingt ans, une académie des arts, composée de cent personnes qui s'assemblent chez lui, et il donne une protection marquée aiix gens de lettres. On ne saurait trop proposer un tel exemple aux jeunes princes. (Sole de Votlnire, IT.i'S.)

2. II y a plus de vingt maisons dans Paris dans lesquelles on représente des tragédies et des comédies : on a fait même beaucoup de pièces nouvelles pour ces sociétés particulières. On ne saurait croire combien est utile cet amusement, qui demande beaucoup de soin çt d'attention : il forme le goût do la jeunesse, il donne de la grâce au corps et à l'esprit, il con- tribue au talent de la parole, il rutire les jeunes gens de la débauche, eu les accoutumant aux plaisirs purs de l'esprit. (Id., IVi'i.)

VARIANTES DU TEMPLE DU GOUT. o^J

Transportez le Piiule h Cytlièrc : Bi-assac', chantez; gravez, (;aylii.s- : ]\e craignez point, jeune Surgère-', D'employer des soins assidus Aux beaux vers que vous savez faiie; Et que tous les sots confondus, A la cour et sur la frontière, Désormais ne prétendent plus Qu'on diTOgo et qu'on dégénère En suivant Minerve et Phcbus. »

Dans une des premières éditions on lisait :

« Se reposent dans le silence. Brassac, sois toujours mon soutien; Sous tes doigts j'accordai ta lyre : De l'amour tu chantes l'empire, Et tu composes dans le mien. Caylus, tous les arts te chérissonl '•; Je conduis tes brillants dessins, Et les Raphacls s'applaudissent

1. M. lo chevalier de Brassac uoii-suulemont a le talent très-rare de faire la musique d'un opéra, mais il a le courage de le faire jouer et de donner cet exemple à la jeune noblesse française. 11 y a déjà longtemps que les Ilaliens, qui ont été nos maîtres en tout, ne rougis- sent pas de donner leurs ouvrages au public. Le n)arquis Maffei vient do rétablir la gloire du théâtre italien; le baron d'.Vstorga et le prélat qui est aujourd'hui archevêque de Pise ont fait plusieurs opéras fort estimés. {Xole de Voltaire, n.'3.3.) L'opéra de Brassac était intitulé le Triomphe de l'Amour, et fut représenté sans succès le 14 avril n33. Les paroles étaient do Moncrif. On croit que Brassac n'y a fait que deux ou trois airs, et que le reste de la mu- sique est do Rebel fils, uiaîtrc d'orchestre, et de Francœur cadet, violon à l'Opéra. Aussi disait- on que l'ouvrage était des quatre fils Aymon. (B.)

2. M. le comte de Caylus est célèbre par son goût pour les arts, et parla faveur qu'il donne à tous les bons artistes; il grave lui-même et met une expression singulière dans ses dessins. Les cabinets des curieux sont pleins do ses estampes. M. de Saint- Maurice, officier des gardes, grave aussi, et se sert avec avantage du burin : il a fait une estampe d'après Le Main, qui est un chef-d'œuvre. {Noie de Voltaire, l'733.)

3. M. de La Rochefoucauld, marquis de Surgères, a fait une comédie intitulée l'Ecole du monde. Cette pièce est sans contredit bien écrite et pleine de traits que le célèbre duc de La Rochefoucauld, auteur des .)/«x('we.s-, aurait approuves. (/('/., 1733.) Son Voyaje à Surycres (en prose et en vers) a été imprimé dans un volume de Lettres inédites publié par Sorieys, 180'2, in-80.

4. Ce fut M. de Caylus qui demanda la suppression des quatre vers qui le concernent. (B.) Lo résultat fut autre que ne l'avait attendu le poète : au liuu de faire plaisir, l'éloge

déplut. M. de Caylus, parlicuhèremcnt, laissa voir son chagrin, que la malveillance exagéra au point de lui prêter une épigrammc on lui faisait -envoyer un louis à Voltaire pour le payer de sa peine et n'être pas forcé de dire du bien de son Temple. Rien n'était moins dans le caractère de Caylus. L'auteur, à qui cependant il ne cacha point sa pensée, tout en s'eiTor- jant de ne pas le Ijlcsser, offrit à cet ombrageux de mettre un carton à l'édition d'Amsterdam. « Je préfère le plaisir de vous obéir à celui que j'avais de vous louer. Je n'ai pas cru qu'une louange si juste pût vous offenser. Vos ouvrages sont publics; ils honorent les cabinets des curieux. » Tout cela pouvait être vrai ; mais le comte ne fut sensible qu'à cette promesse de suppression. Il finissait sa réponse à la lettre de Voltaire par cette phrase qui fait sourire, mais qui dut faire plisser la lèvre à l'auteur du Temple du Goût : « Je vous remircic encore une fois de votre politesse; vous y mettrez le comble si je ne me trouve point dans votre nouvelle édition. » Cette anecdote est tout un trait de mœurs. La publicité était le fait des lettrés et des artistes de profession qu'elle mettait à leur place ; un honnête homme pouvait bien rimer quelques vers, même les montrer aux gens; mais il jouait sa considération tt faisait incontestablement acte de mauvais goût en cherchant plus qu'un succès de salon et d'intimes, et en donnant au public le pouvoir et lo droit de le juger et do le siffler. Les choses ont bien changé depuis. (G. D.)

600 VARIANTES l>r TI'Ml'Llï DU GOUT.

De se voir gravés par tes mains.

Jeune d'Kianipe', et vous, Surgèro,

Employez vos soins assidus^

Aux beaux vers que vous savez faire, etc. »

Tage 577, ligne 2. DansTédilion de Desbordes, 1733, on lit :

Presque toutes les éditions sont corrigées et retranchées de la main des nuises. Les trois quarts de Habelais au moins sont renvoyés à la Biblio- thèque bleue; et le reste, tout bi/arre qu'il est, ne laisse pas de faire rire quelquefois le dieu du goût. 31arot, etc.

Voltaire est bien revenu de sa sévérité envers Rabelais : voyez sa lettre à M""= du Deffant, du 12 avril 1760, et les Lellres à S. A. Mgr le prince rfe***, en 1767, dans les Mëlaiif/es.

Ibid.j ligne 14. Dans l'édition de Desbordes, on lit :

Saint-Evremond, qui parle si délicatement de religion, si solidement de bagatelles, et qui écrit de si longues lettres à la belle M"'" 3fazarin, est confiné dans un très-petit volume ; encore n'y trouve-t-on pas la Conver- sation du P. C(mai/e, qui appartient à Charle\al. La Conjuralion de Ve- nise, seul ouvrage qui puisse donner un nom ii l'abbé de Saint-Réal, est à côté de Salluste. Il n'y a point encore d'écrivain français que les muses aient pu mettre à côté de Tacite. Enfin l'on nous fit passer, etc.

Ibid.^ ligne 23. Dans l'édition de Desbordes, 1733, dont j'ai déjà parlé, on lisait :

Bossuet, le seul Français véritablement éloquent entre tant de bons écrivains en prose, qui pour la plupart ne sont qu'élégants, Bo.ssuet voulait bien retrancher quelques familiarités échappées à son génie -saste et docile, qui déparent la beauté de ses Oraisons funèbres.

Une édition antérieure à celle de Desbordes portait seulement :

Bossuet ennoblissait beaucoup de familiarités qui avilissent quelquefois ses sublimes Oraisons funèbres. Pierre Corneille joignait enfin l'esprit de discernement à son vaste génie, et il convenait que Suréna n'est point égal i) Polyeucle.

La tirade .sur Racine n'était alors aussi qu'en prose. (B.)

1. M. le marquis d'Etampes, qu'on nomme M. de I.a Ferté-Imbault, permettra, malgré son extrême modestie, qu'on dise qu'il a fait, à l'âge de dix-huit ans, une tragédie dont les vers sont très-harmonieux, dans le temps que de vieux poëtes de profession étaient assez déraison nables pour écrire contre l'harmonie. {Note de Voltaire, n33.)

2. Dans les versions avant l'impression on lisait :

Ne craigne/, point, jeune Surgùre,

l)'eni|»lojer des soins assidus

Aux beaux vers que vous voulez faire. B.)

TABLE

DES MATIERES CONTENUES DANS CE VOLUME.

rages.

LA HENRIADE. Avertissement pour la présente édition .... m

Avertissement de Beuchot 1

Préface pour la Henriade, par M. de Marmontel 13

, Avant-propos sur la Henriade, par le roi de Prusse 22

Traduction d'une lettre de M. Antoine Cocclii, lecteur de Pise,

à M. llinuccini, secrétaire d'État de Florence, sur la Henriade. . . 29

Histoire abrégée des événements sur lesquels est fondée la fable du poëmc de la Henriade 33

Idée DE LA Henriade 30

Chant premier. Henri HI, réuni avec Henri de Bourbon, roi de Navarre, contre la Ligue, ayant déjà commencé le blocus de Paris, envoie secrètement Henri de Bourbon demander du secours à Elisabeth, reine d'Angleterre. Le héros essuie une tempête. Il relâche dans une île, un vieillard catholique lui prédit son changement de religion et son avènement au trône. Description de l'Angleterre et de son gouverne- ment 43

Variantes du chant premier 59

Chant deuxième. Henri le Grand raconte à la reine Elisabeth l'histoire des malheurs de la France : il remonte à leur origine, et entre dans le détail des massacres de la Saint-Barthélémy 66

Variantes du chant deuxième 88

Chant troisième. Le héros continue Tliistoire des guerres civiles de France. Mort funeste de Charles IX. Règne de Henri III. Son carac- tère. Celui du fameux duc de Guise, connu sous le nom de Balafré. Bataille de Centras. Meurtre du duc de Guise. Extrémités Henri III est réduit. Mayenne est le chef de la Ligue. D'Aumale en est le héros. Réconciliation de Henri III et de Henri roi de Kavarro. Secours que promet la reine Elisabeth. Sa réponse à Henri de Bourbon. ... 89

Variantes du chant troisième 105

Mi TABLE DES MATIERES.

Pages Cir.vM' ni'ATRiKMF. D'Auiiialo était près de se rondi-e maître du camp do Henri 111, lorsque le héros, revenant d'Angleterre, combat les ligueurs, et fait changer la fortune.

La Discorde console Mayenne, et vole à Rome pour y cherclier du se- cours. Description de Rome, oh régnait alors Sixte-Quint. La Discorde y trouve la Politique; elle revient avec elle à Paris, soulève la Sor- bonne, anime les Seize contre le Parlement, et arme les moines. On livre à la main du bourreau des magistrats qui tenaient pour le paiti des rois. Troubles et confusion horrible dans Paris 108

Variantes du chant quatrième 127

Chant cinquième. Les assiégés sont vivement pressés. La Discorde excite Jacques Clément à sortir de Paris pour assassiner le roi. Elle appelle du fond des enfers le démon du Fanatisme, q>ii conduit ce parricide. Sacrifice des ligueurs aux esprits infernaux. Henri HI est assassiné. Sentiments de Henri IV. 11 est reconnu roi par l'armée. . 133

Variantes du^chant cinquième 146

Chant sixhcme. Après la mort de Henri III, les états de la Ligue s'assemblent dans Paris pour choisir un roi. Tandis qu'ils sont occupés de leurs délibérations, Henri IV livre un assaut à la ville; l'assem- hlce des états se sépare; ceux qui la composaient vont combattre sur les remparts; description de ce combat. Apparition de saint Louis à Henri IV 150

Variantes du chant sixième 163

Chant septième. Saint Louis transporte Henri IV en esprit au ciel et aux enfers, et lui fait voir, dans le palais des Destins, sa postérité et les grands hommes que la France doit produire 168

Variantes du chant septième 190

Chant huitième. Le comte d'Egmont vient de la part du roi d'Es- pagne au secours de Mayenne et des ligueurs. Bataille d'Ivry, dans laquelle Mayenne est défait, et d'Egmont tué. Valeur et clémence de Henri le Grand 108

Variantes du chant huitième 218

Chant neuvième. Description du temple de l'Amour: la Discorde implore son pouvoir pour amollir le courage de Henri IV. Ce héros est retenu quelque temps auprès de M""' d'Estrées, si célèbre sous le nom de la hello GabricUc. Mornay l'arrache à son amour, et le roi retourne à son armée l'a

Variantes du chant neuvièuiL 239

Chant dixième. Retour du roi à son armée : il recommence le siège. Combat singulier du vicomte de Turenne et du chevalier d'Aumalc. Famine horrible qui désole la ville. Le roi nourrit lui-même les habi- tants qu'il assiège. Le ciel récompense enfin ses vertus. La Vérité vient l'éclairer. Paris lui ouvre ses portes, et la guerre est finie 2i3

Variantes du chant dixième 259

TABLE DES .MATIERES. 603

Paj{OS

AyEK'TissEME'iT pouv VEsiai sur les ouerres civiles de France '264

Essai slii les (. lerrks civiles de France 265

Dissertation sur la mort de Henri IV 28i

Extrait du procès criminel fait à François Ravaillac 289

Extrait du procès-verbal de la question 291

État des reclierchcs liistoriques (1877) 292

Avertissement pour VEssai sur la poésie épiijue 302

Essai stR la poésie épiqle. Chapitre premier. Des diftcrents

goûts des peuples 305

Chap. II. Homère 314

m. Virgile 320

IV. Lucain 326

V. Le Trissin 329

VI. Le Camoëns 332

VII. Le Tasse 336

VI H. Don Alonzo de Ercilla 347

IX. Alilton 352

Conclusion 300

Réponse à la Critiipie de la llenriade 364

POEtME DE FONTE^OY. Avertissement pour le Poème de Fon-

tenoy. .... 371

Au Roi 373

Discours préliminaire 375

PoëmedeFontenoy 383

Variantes du Poème de Fontenoy 394

LETTRE CRITIQUE d'uoe ijclle dame à un beau monsieur de Paris sur

le Poème de la bataille de Fontenoy 397

ODES.

ODE I. Sur sainto Geneviève 403

II. Sur le vœu de Louis XIII 407

III. Sur les malheurs du temps 411

IV. Le vrai Dieu 415

V. LaCliambro de justice établie au commencement de la Régence,

en 1715 418

Tvi. 1 A monsieur le duc de Richelieu, sur l'Ingratitude 421

Variantes de l'ode VI ^24

1)04 TAIiLE DES MATIÈRES.

/- V l'sges

ODEA'II. ^ Sur le Fanatisme 427

Variantes do l'ode VU 431

(VIII^) Sur la paix de 1736 434

Variaxtks de l'ode VIII 438

M^) A Messieurs de l'Académie des sciences, qui ont été sous ^•^— ^ réquatour et au cercle polaire mesurer des degrés de latitude. 430

fx. j Au roi de Prusse 4i3

Vauia\ti:s de l'ode X 4i6

(XI.) Sur la mort de l'empereur Charles VI 4i7

r^tlT) A la reine de Hongrie Marie-Thérèse d'Autriche 450

(_XIII. i La Clémence de Louis XIV et de Louis XV dans la victoire. . 4J3

, XIV. La Félicité des temps, ou TÉloge de la France 450

^'^-" ' Variantes de l'ode XIV 4C0'

rX\.J Sur la mort de S. A. S. M'"'' la princesse de Bareith. . . . 462

' Note de M. Morza sur l'ode précédente 467

Variantes de l'ode XV 474

Variante de la note de M. Morza 475

XVI. A la Vérité 481

X\'II. Galimatias pindarique sur un carrousel donné par l'impéra-

trice de Russie 480

XVIII. Sur la guerre des Russes contre les Turcs, en 1768 489

XIX. Ode pindarique à propos do la guerre présente en Grèce. . 491

XX. L'Anniversaire de la Saint-Barthélémy pour l'année 1772. . 494

XXI. Sur le Passé et le Présent (juin 1775) 490

STANCES.

Averti s SE aient 503

I. Stances sur les poètes épiques. A madame la marquise du

Châtelet 505

II. A M. de Forcalquier 506

III. Au même 507

IV. A monseigneur le prince de CnuM. pour un neveu du P. Sanadon,

jésuite 508

V. Au président Hénault, en lui envoyant le manuscrit de Mérope. 509

VI. Au roi de Prusse, sur M. Hony, marchand de vin 510

VII. Au même 511

ri A madame du Châtelet 512

A M. Van Uaron, député des États-Généraux 514 A Frédéric, roi de Prusse, pour en obtenir la grâce d'un Français

détenu depuis longtemps dans les prisons de Spandau. . . . 515

A M"'"' la marquise de Pompadour 510

TARLE DES MATIERES. 603

Pages XII. / Stances irrétjuUères. A S. A. R. la princesse de Siièdo, Ulrique

v^ de Prusse, sœur de Frédéric le Grand 517

yXlII., A madame du Bocage 519

'XIV.) SurlcLouvro 5^0

X V. ) Impromptu oli

( aTI. Au roi de Prusse 522

XVII. Au même .523

XVI II. Id. 524

XIX. Id 525

XX. Id. 526

XXI. Id. 526

XXII. Id. qui l'avait in\itc à dinor 527

X xTrî."" A madame Denis 528

XXI VÏ) Les Torts 529

XXV. A M. le olicvalior de BoulTl'^rs, qui lui avait envoyé une pièce de

vers intitulée le Cœur 530

XXVI. A M. Doodati de Tovazzi 531

XXVII. A M. Blin de Sainmore 532

XXVIII. A l'iniiiéiatrico de Hussie, Catherine II, à l'occasion delà prise

de Clioczini par les Piusses 533

XXIX. A M""' la duchesse de Clioisoul, sur la fondation de Versoy. . . 534

XXX. A. M. Saurin, de l'Académie française 535

XXXI. A madame Ncckor 537

XX XII. A M. Ilourcastiemé 538

XX.XIII. A M. de '**, en réponse à des vers que la Société de la Tolérance

de Bordeaux lui avait envoyés 538

XXXIV. A madame Lullin, de Genève 539

XXXV. Les Désagréments de la vieillesse 5il

XXXVI. Au roi de Prusse sur un buste en porcelaine, fait à Berlin, repré-

sentant l'autour, et envoyé par Sa Majesté, en janvier 1775. . 542

XXXVII. Stances sur l'alliance renouvelée entre la France et les cantons

helvétiques, jurée dans l'église de Soleure, le 15 auguste 1777. 543

XXXVIII. Stances ou quatrains pour tenir lieu de ceux de Pibrac, qui ont un

peu vieilli 544

LE TEMPLE DU GOUT. Avertissement 5i9

Lettre a M. Cideville sur le Temple du Goût 551

Le Temple DU Go UT 555

Variantes du Temple du Goût 581

FK\ DE LA TABLE.

PARIS.— Iinpr. J. CLAYE. A. Quantix et f, rue Si-Bcuoît.

(1^00.1

MAR 7 1983

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